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10
Rédaction / Editors
Sjef Houppermans (Leyde)
Nell de Hullu-van Doeselaar (Leyde)
Manet van Montfrans (Amsterdam)
Annelies Schulte Nordholt (Leyde)
Sabine van Wesemael (Amsterdam)
Comité de lecture
Sophie Bertho (Amsterdam VU)
Emily Eells (Paris Nanterre)
Luc Fraisse (Strasbourg)
Franc Schuerewegen (Nimègue / Anvers)
Édité par
Sjef Houppermans
Nell de Hullu-van Doeselaar
Manet van Montfrans
Annelies Schulte Nordholt
Sabine van Wesemael
Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents -
Prescriptions pour la permanence’.
ISBN: 978-90-420-3768-7
E-Book ISBN: 978-94-012-1017-1
Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2013
Printed in The Netherlands
TABLE DES MATIERES
Introduction 7
Françoise Leriche
De la « naissance » de la Recherche
à « l’œuvre des manuscrits »
Étapes dans la réflexion
sur les processus génétiques proustiens 9
Philippe Willemart
Une logique sous-jacente
à l´écriture des folios proustiens 33
Julie André
Les « scories » du Contre Sainte-Beuve :
récit et dialogue dans les premiers cahiers 43
Edward Forman
Proust and his Friends at the Louvre :
Painting in Words and Music 77
Martin Robitaille
À l’ombre de la mélancolie,
les « mystères de la nuit et du sable » 95
Marjolaine Morin
De Saint-Simon à Proust : la puissance du détail 111
Raluca Vârlan
La Bénédiction du Sanglier :
Proust pastichant Ruskin 127
Thanh-Vân Ton-That
Naissance d’une métaphore florale autour
de la « Dame en rose »
ou l’art des petits commencements 141
Bérengère Moricheau-Airaud
Le lieu de naissance du texte proustien 153
INTRODUCTION
‘Swann’ a cent ans et les proustiens font tout pour que cet événement
mémorable ne passe pas inaperçu. La génétique et la contextualisation
se complètent et renouvellent les approches donnant à nos lectures une
plus vaste envergure potentielle et une possibilité plus marquée de
personnalisation. La Recherche apparaît ainsi comme un labyrinthe
plutôt qu’une cathédrale (bien que plus d’une cathédrale de fiction soit
dédaléenne), non dépourvue de repères et de balises, mais invitant
aussi à des diversions de fantaisie, des gambades postextuelles, des
extrapolations savantes.
Ce numéro 10 de la Revue Marcel Proust Aujourd’hui vous invite
à placer l’entrée sur scène de Charles Swann, l’homme aux framboises
(framboises dont s’empare sans doute Françoise, ne fût-ce que pour
remplir la rime des enfants), et par extension ce Du côté de chez
Swann qui déploie ses différentes apparitions, dans un cadre plus
large. « La naissance du texte proustien » voudrait en effet varier et
multiplier les instances – moments, endroits, milieu, conditions – qui
déterminent, favorisent, complexifient l’origine de l’écriture prous-
tienne. Origine qui ne disparaît pas de la sorte, mais qui s’entoure
tantôt de nébuleuses, et tantôt s’ouvre sur des éclaircies fulgurantes.
La recherche génétique occupe toutefois une place d’honneur et
Françoise Leriche nous offre un beau panorama des travaux en cours
(notamment ceux de l’équipe de l’ITEM que dirige Nathalie Mauriac)
et de leurs racines. Philippe Willemart y ajoute une excursion compa-
rative dans les Cahiers qui rapproche les associations proustiennes de
nos désirs de lecture. La génétique est formelle, précise, exacte, mais
elle n’empêche pas de rêver. Julie André de sa part revient à ces mo-
ments cruciaux où les séparations génériques se produisent (où le
genre du fœtus se révèle) : dans les manuscrits du Contre Sainte-
Beuve certaines scories notamment témoignent de choix et de préfé-
rences au sujet du genre (entre essai et roman plus précisément).
Dans la section suivante Nell de Hullu-van Doeselaar résume
l’essentiel de sa thèse à paraître chez Champion qui montre de ma-
nière convaincante qu’après d’autres critères la rosace va se dégager
8 Introduction
Françoise Leriche
Université Grenoble Alpes, EA Traverses 19-21
1
La deuxième partie de cette contribution a été présentée le 2 mars 2012 à la
Bibliothèque nationale de France – sous le titre : « Une seconde après le big
bang : apparition de Swann » – au colloque « Proust, l’œuvre des manus-
crits » organisé par Nathalie Mauriac Dyer et Kazuyoshi Yoshikawa.
2
À la recherche du temps perdu, sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989.
10 Françoise Leriche
3
Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France, sous la direction de
Nathalie Mauriac Dyer, Turnhout, Brepols/BnF : 4 cahiers publiés depuis
2008 (Cahiers 54, 71, 26, 53).
4
Voir note 1.
De la ‘naissance’ de la Recherche à ‘l’œuvre des manuscrits’ 11
I.1. Une première période5, entre 1934 et le début des années 1970,
qu’on pourrait appeler « proto-génétique », antérieure à la découverte
et à l’exploration des brouillons du roman, a consisté à définir la
« naissance » de la Recherche – à la manière de Sainte-Beuve6 – en
établissant l’historique de sa conception et de sa rédaction, dans le
contexte de la biographie de son auteur. Albert Feuillerat, dans sa
thèse publiée à Yale en 1934, Comment Marcel Proust a composé son
roman, se demandant pourquoi, après un début poétique et « pur »,
l’œuvre devenait pessimiste et cruelle dans ses derniers tomes, ex-
plique ce changement de régime par l’histoire de l’écriture du roman
telle que la correspondance alors publiée et les sommaires des tomes
annoncés permettaient de la reconstituer : la guerre, en interrompant la
publication, avait amené Proust, assombri par ces circonstances histo-
riques aussi bien que par des tragédies personnelles, à modifier pro-
fondément son projet initial, en faisant proliférer les tomes du côté de
Guermantes et de Sodome. En 1937, Robert Vigneron semble récuser
cette thèse, en cherchant à établir – en s’appuyant sur la correspon-
dance et le témoignage de Robert Dreyfus –, que tout le roman est né
d’un projet de nouvelle sur l’homosexualité, au printemps de 1908.
C’est encore ce souci (généticien) d’établir de manière précise
l’historique de la rédaction du roman qui – il l’a souvent répété – a
amené Philip Kolb, dès 1935, à établir une datation précise des lettres
de Proust connues à l’époque, et de fil en aiguille, à rechercher de
nouvelles lettres et à entreprendre une grande édition de la correspon-
dance aussi exhaustive que possible, les recherches biographiques ne
venant que par surcroît pour aider à dater les faits évoqués par les
lettres ; or, en établissant des événements biographiques ensuite réin-
terprétés dans l’œuvre, le travail de Kolb retrouve la double dimension
de la proto-génétique beuvienne, ainsi qu’un troisième facteur cher à
Sainte-Beuve : l’existence de tentatives avortées qui précèdent le
« premier chef d’œuvre ». Au début des années 1950, en effet, en pré-
5
Voir la section B1 de la bibliographie donnée à la fin de cet article.
6
Si Goethe a, dès 1804, posé le principe de la génétique en affirmant qu’il
faut saisir les ouvrages de l’Art « à l’état naissant, si l’on veut parvenir à les
comprendre » (cité par P.-M. de Biasi, La Génétique des textes, Nathan,
2000, p. 17), Sainte-Beuve a inauguré un premier modèle de compréhension
de la naissance des œuvres en examinant, dans la correspondance de Goethe,
les circonstances biographiques qui avaient amené l’écrivain à concevoir
Werther, le calendrier de sa rédaction, et les éléments narratifs permettant
d’établir que ce texte n’était pas purement autobiographique. (« Werther »,
Causeries du Lundi, t. XI, Garnier frères, p. 289-315.)
12 Françoise Leriche
7
Les notes de Kolb, conservées à Urbana-Champaign dans les fichiers du
Kolb-Proust Archive, témoignent de la découverte « en creux » de ce roman
de jeunesse alors inconnu.
8
Voir B. de Fallois, « L’histoire d’un roman est un roman », Genesis, n° 36,
2013, p. 107-109.
9
Voir le titre révélateur de M. Lipiansky.
De la ‘naissance’ de la Recherche à ‘l’œuvre des manuscrits’ 13
tés textuelles est essentiel pour tenter d’établir et de dater les diffé-
rentes « formes » prises par le projet, et la chronologie des principales
étapes10. Ainsi, Claudine Quémar tente de repérer comment et quand
l’essai beuvien devient « roman de la mémoire » (printemps de 1909),
tandis que Bernard Brun, Volker Roloff, puis Akio Wada, s’attachent
à dater le moment où le roman de la lecture (1909) devient roman de
l’écriture (printemps de 1910). On peut considérer que l’édition de la
Recherche dirigée par Jean-Yves Tadié, entre 1987 et 1989, est repré-
sentative de cette conception « formaliste » et philologique de la ge-
nèse : dans sa longue introduction Tadié, reprenant la thèse (beu-
vienne) selon laquelle les thèmes sont essentiellement ceux des écrits
de jeunesse, insiste sur le fait que la Recherche est née lorsque le ro-
mancier a trouvé la « forme » qui lui manquait, celle du roman de la
mémoire. De plus, les « esquisses » fournissent les principales ver-
sions de chaque épisode, tandis que les notices retracent l’évolution de
chaque partie du roman.
10
Voir section B2 de la bibliographie.
11
Voir sections B3 et C de la bibliographie.
12
Voir la section A2 de la bibliographie.
14 Françoise Leriche
13
Daniel Ferrer, Logiques du brouillon, p. 184.
16 Françoise Leriche
Est-ce parce qu’à l’époque de Jean Santeuil Proust n’avait pas trouvé
la forme du « roman de la mémoire involontaire » que ce roman a
échoué ? On voit ici comment l’état actuel du roman proustien est,
rétrospectivement, transformé en nécessité – en nécessité « structu-
rale ».
Or l’ « explosion » de la structure close de l’essai narratif contre
Sainte-Beuve et la mise en place d’une écriture, romanesque cette fois,
du monde de l’enfance – explosion que Claudine Quémar repère très
exactement dans le Cahier 4, au folio 23 r° (nous y reviendrons) –, se
produisent-elles par nécessité interne ? ou par bifurcation, changement
de cap dans le projet de l’écrivain ? Cette mutation fondatrice de
l’essai narratif « clos » en roman « ouvert » ne peut-elle pas se lire
selon un autre modèle, selon une autre logique que celle d’un roman
de la mémoire qui tentait en vain de se mettre en place (et ce, depuis
Jean Santeuil) ?
14
Claudine Quémar, « Autour de trois « avant-textes » de l’ « Ouverture » de
la Recherche », BIP, n° 3, 1976, p. 12. Je souligne.
De la ‘naissance’ de la Recherche à ‘l’œuvre des manuscrits’ 17
15
« Scène », en effet, au sens quasi théâtral qu’avait déjà suggéré Maurice
Bardèche dans son Marcel Proust romancier : unité de lieu, l’appartement de
la famille ; unité de temps, la matinée ; unité d’action, comment surgit l’idée
de faire un article contre Sainte-Beuve.
16
Umberto Eco, Lector in fabula, Grasset, 1985. Sa théorie des structures de
mondes s’appuyant sur les travaux de logiciens américains, « monde » est
noté par W (World).
17
Cette notation simplifie délibérément le système de notation d’Eco qui,
lorsque le texte narratif prête des « attitudes propositionnelles » à un person-
nage (espoirs, croyances, pensées, etc.), les note Wnc. Ce qui exigerait une
notation de type Wnc(MP).
18 Françoise Leriche
Wn
WMP
qui s’appuie sur les témoignages des proches et des amis, ne peut me-
ner à l’essentiel.
Or dans les Cahiers 5 et 1, le dispositif scénarique se modifie. La
« vie cérébrale » du protagoniste (pour reprendre l’expression de Re-
my de Gourmont18) n’est plus représentée dans son fonctionnement
diurne, mais nocturne :
Wn
18
Remy de Gourmont : Sixtine, roman de la vie cérébrale (1886).
20 Françoise Leriche
d’épisodes passés plus anciens [en bleu roy] amenés par une percep-
tion erronée de la position du mur, du lit, etc. Comme dans le tableau
précédent (Cahiers 3 et 2), il s’agit bien de montrer l’activité psy-
chique profonde en termes de scène intérieure (projections désirantes,
mondes abolis conservés par la mémoire). Mais pourquoi cette activité
nocturne, et non plus diurne comme précédemment, pour mettre en
évidence ce « monde intérieur » inconnu à autrui ? Quel est l’intérêt
de cette activité nocturne semi-consciente dans la démonstration anti-
beuvienne ?
Il me semble que, précisément parce qu’elle n’est pas purement
« cérébrale » mais ancrée dans des perceptions sensorielles, cette acti-
vité quasi-inconsciente (le dormeur est à peine réveillé) démontre
mieux que les rêveries diurnes l’existence de cette « mémoire du
corps » (« son côté s’en souvient, et son cou, et ses jambes »…) qui
garantit, pour Proust, la singularité sensible de chaque individu.
Le texte, dès le Cahier 3, décrit chacun de ces souvenirs nocturnes
comme des planètes tournant autour du protagoniste, donc bien
comme des « mondes » autonomes : « pendant un instant encore, les
formes et les temps vont tourner autour de mon corps étourdi et rom-
pu » (Cahier 3, f° 18 r°). Ces souvenirs (diurnes ou nocturnes) étant
pensés chacun comme des visions fugitives, comme des évocations
scénariques ponctuelles, non liées, aucun récit suivi du passé ne sau-
rait se mettre en branle. Chaque scène remémorée est un univers clos,
qui a une existence psychique réelle pour le héros. – On se souvient de
ces deux assertions majeures de Freud : l’inconscient ne connaît pas le
temps, le rêve est la réalisation d’un désir (supprimant la distinction
entre réel et irréel). C’est la même expérience que révèle le narrateur
proustien : pour le dormeur qui n’a pas encore retrouvé sa pleine
conscience, tous ces moments du passé et scénarios érotiques ont le
même degré de réalité que le présent dans lequel il est. Ce sont autant
de « mondes possibles » à la disposition du protagoniste. –
Pour la commodité de la représentation graphique, et pour tenir
compte de la structure narrative d’emboîtement des temps les uns dans
les autres (présent – passé récent — passé plus ancien), je les ai repré-
sentés comme des poupées gigognes, mais il faudrait représenter ces
mondes possibles en sur-imposition à l’univers du dormeur et même
de l’insomniaque. Ces scènes vécues, rêvées ou fantasmées ont autant
de réalité les unes que les autres dans le psychisme, donc dans la vie
intérieure de celui qui se souvient.
Ces diverses évocations ne sauraient être concaténées en un récit
biographique suivi, qui relaterait les faits et gestes du héros (les actes
de son moi social) ; ce ne sont que des moments isolés, caractérisés
De la ‘naissance’ de la Recherche à ‘l’œuvre des manuscrits’ 21
Inventaire du Cahier 4
C’est sans doute vers mars 1909 que dut se produire dans son esprit
[l’esprit de Proust] une sorte de déflagration décisive qui fit exploser le
Sainte-Beuve récit. Découvrant, sans doute brusquement, le parti qu’il
pouvait tirer du préambule rédigé au Cahier 1, il tenait le moyen de ras-
sembler en un système organique non seulement les bouts de roman que
venait de produire son travail de rédaction, mais aussi les « Pages
écrites » de 1908 et tout l’ensemble romanesque abandonné depuis
De la ‘naissance’ de la Recherche à ‘l’œuvre des manuscrits’ 23
20
Cl. Quémar, art. cit., 21. Je souligne.
24 Françoise Leriche
21
Pour les Cahiers 4 et 8, voir RTP, I, Esquisses VIII, IX, ET XII (681-684).
Pour le Cahier 9, voir les folios 48r° à 51r° (« ce commencement d’ascension
– que son fils devait si brillamment parfaire – dans un monde différent, si
Madame Swann ne la prémédita pas, encore faut-il dire qu’elle eût peut-être
été incapable de l’accomplir si elle n’eût pas été juive, c’est-à-dire plus ré-
cemment bourgeoise que les femmes des collègues de son mari, pas lestée
encore d’un poids mort de préjugés et de routines séculaires, qui ne lui aurait
plus laissé l’élasticité, la mobilité qu’exige un changement de milieu. […] »)
De la ‘naissance’ de la Recherche à ‘l’œuvre des manuscrits’ 25
***
22
Au sujet de cette répartition primitive des épisodes romanesques dans le
roman de 1909, voir Cahier 26, édité par F. Leriche, A. Wada, H. Yuzawa,
BnF/Brepols, 2010, tome II, Introduction.
26 Françoise Leriche
23
Voir P.-M. de Biasi, op. cit., p. 25.
De la ‘naissance’ de la Recherche à ‘l’œuvre des manuscrits’ 27
Bibliographie
C. Théorie génétique
Philippe Willemart
Université de São Paulo
1
Intervention au Colloque franco-brésilien, Où en est le projet Brépols
réalisé à l’Université de São Paulo en avril 2010 dans le cadre des accords
ITEM-Fondation pour l’Appui à la Recherche de l’Etat de São Paulo
(FAPESP).
2 2
R I, 1260 et 1261.
34 Philippe Willemart
Bien au contraire, elle (Gilberte) avait souvent prétendu qu’elle avait des
amis qu’elle me préférait, que j’étais un bon camarade avec qui elle jouait
volontiers quoique trop distrait, pas assez au jeu; enfin elle m’avait donné
souvent des marques apparentes de froideur qui auraient pu ébranler ma
croyance que j’étais pour elle un être différent des autres, si cette
croyance avait pris sa source dans un amour que Gilberte aurait eu pour
moi, et non pas, comme cela était, dans l’amour que j’avais pour elle, ce
qui la rendait autrement résistante, puisque cela la faisait dépendre de la
manière même dont j’étais obligé, par une nécessité intérieure, de penser
à Gilberte. Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-même je
ne les lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutes les pages de mes ca-
hiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse, mais à la vue de ces
vagues lignes que je traçais sans qu’elle pensât pour cela à moi, qui lui
faisaient prendre autour de moi tant de place apparente sans qu’elle fût
mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé parce qu’elles ne me
parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait même pas, mais de mon propre
désir qu’elles semblaient me montrer comme quelque chose de purement
personnel, d’irréel, de fastidieux et d’impuissant. (R2 I, 393).
36 Philippe Willemart
Une logique sous-jacente à l’écriture des folios proustiens 37
Nous retrouvons les mêmes extraits bien qu’avec des ajouts dans A
l’ombre des jeunes filles en fleurs :
Hélas! Cette première matinée fut une grande déception. (R2 I, 437)
cette vie du théâtre qui pendant quelques heures avait été la mienne, et
dont je me serais arraché comme en un départ pour l’exil, en rentrant di-
rectement à la maison, si je n’avais espéré d’y apprendre beaucoup sur la
Berma par son admirateur auquel je devais qu’on m’eût permis d’aller à
Phèdre, M. de Norpois. Je lui fus présenté avant le dîner par mon père qui
m’appela pour cela dans son cabinet. A mon entrée, l’ambassadeur se le-
va, me tendit la main, inclina sa haute taille et fixa attentivement sur moi
ses yeux bleus. (R2 I, 441)
La Berma est citée sept fois dans Du côté de chez Swann non sans être
déjà caractérisée comme fameuse et géniale selon le héros et selon
Bergotte (R2 I, 74, 96, 98, 336, 393) (sauf si le cahier 21 a été écrit
avant Les noms de pays.) Cela importe peu cependant pour mon pro-
pos, mais montre tout au moins que la Berma est bien présente dès le
cahier 21 et que le folio 22 r° ne renvoie pas seulement à A l’ombre
des jeunes filles en fleurs.
3
Notons que Bréma apparaît seulement une fois sur le folio 17 recto et deux
fois sur le folio 21 recto.
38 Philippe Willemart
Quels rapports y a-t-il entre les deux folios qui se font face ? Des
rapports lointains sans aucun doute puisque trois pages plus loin dans
l´édition de la Pléiade, nous lisons :
Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma dans une
pièce classique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une brochure
où Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce.
Elle m’avait prié de lui en rappeler le titre exact, et le soir je lui avais
adressé un petit télégramme en écrivant sur l’enveloppe ce nom de Gil-
berte Swann que j’avais tant de fois tracé sur mes cahiers. Le lendemain,
elle m’apporta dans un paquet noué de faveurs mauves et scellé de cire
blanche, la brochure qu’elle avait fait chercher. «Vous voyez que c’est
bien ce que vous m’avez demandé », me dit-elle, tirant de son manchon le
télégramme que je lui avais envoyé. Mais dans l’adresse de ce pneuma-
tique – qui, hier encore n’était rien, n’était qu’un petit bleu que j’avais
écrit, et qui depuis qu’un télégraphiste l’avait remis au concierge de Gil-
berte et qu’un domestique l’avait porté jusqu’à sa chambre, était devenu
cette chose sans prix, un des petits bleus qu’elle avait reçus ce jour-là –
j’eus peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de mon écriture
sous les cercles imprimés qu’y avait apposés la poste, sous les inscrip-
tions qu’y avait ajoutées au crayon un des facteurs, signes de réalisation
effective, cachets du monde extérieur, violettes ceintures symboliques de
la vie, qui pour la première fois venaient épouser, maintenir, relever, ré-
jouir mon rêve. ( (R2 I, 395)
C’est un véritable traité sur le regard que le narrateur déroule ici et qui
serait à développer dans un autre essai, mais résumons-le : le regard
qu’il soit direct ou par la lorgnette est rarement sinon jamais objectif.
En ce qui concerne les arts tout au moins, nous voyons davantage à
travers notre mémoire ou notre imagination que ce que la réalité phy-
sique ou mathématique décrirait. L’actrice reproduit sans le savoir des
gestes qui ont marqué la civilisation et qui déclenchent les applaudis-
sements du public. Tout autant ce public qu’elle-même, sont donc le
fruit, ou mieux le porte-parole de la culture. Le public se reconnaît
dans l’art exposé et manifeste ainsi son identité avec l’artiste et en
célèbre les retrouvailles. Il ne s’agit pas contrairement à ce que le lec-
teur pourrait penser d’un quelconque archétype qui se manifesterait,
mais d’un langage gestuel qui se transmet de génération en génération
à travers l’art et les attitudes communes de l’homme dans son quoti-
dien.
Peu importerait donc la lorgnette ou le face à face au théâtre dans
ce cas. Cependant, une autre raison est avancée par le héros dans le
texte publié tout au moins et qui nuancerait la phrase précédente :
« user d’un moyen artificiel pour se les (la réalité des choses) faire
montrer n’équivaut pas tout à fait à se sentir près d’elles ». Notre per-
sonnage fait allusion aux lorgnettes, bien sûr!, et invoque la proximité
spatiale que ne remplace aucun moyen technique de rapprochement.
Que pouvons-nous en déduire? Que le héros ne veut pas simplement
voir, mais « se sentir tout près ». Le regard est non seulement un
moyen d’examiner l’objet, mais de le sentir. Et évidemment, plus le
regard est proche, meilleure est la sensation. Quelle sensation? Sans
doute, celle de faire partie de l’univers de la Berma et de mesurer la
distance où se trouve le héros par rapport à elle ?
Le concept de « distance » rappelle le texte de Blanchot cité par
Barthes sur le neutre:
Maintenant, ce qui est en jeu et demande rapport, c’est tout ce qui me sé-
pare de l’autre, c’est-à-dire l’autre dans la mesure où je suis infiniment
séparé de lui, séparation, fissure, intervalle qui le laisse infiniment en de-
hors de moi, mais aussi prétend fonder mon rapport avec lui sur cette in-
terruption même, qui est une interruption d’être - altérité par laquelle il
n’est pour moi, faut-il le répéter, ni un autre moi, ni une autre existence,
ni une modalité ou un moment de l’existence universelle, ni une surexis-
40 Philippe Willemart
tence, dieu ou non-dieu, mais l’inconnu dans son infinie distance [...] Al-
térité qui se tient sous la nomination du neutre ... ». « Par la présence de
l’autre entendu au neutre, il y a dans le champ des rapports une distorsion
empêchant toute communication droite, et tout rapport d’unité. (Barthes,
2002, 190 ; Blanchot, 1969, 109)
Les deux folios s’unissent donc dans cette même volonté de vivre
dans l’univers de l’autre, mais alors que dans le folio 22 r°, le regard
doute de la vérité de ce qu’il voit, dans le folio 21 v°, le regard va au-
delà de l’écriture pour y découvrir la vérité du désir sous-jacent.
D’autres rapports sont encore à souligner.
1. Le héros se fait le lien entre les deux femmes dont il vou-
drait partager l’univers en demandant à Gilberte une brochure où Ber-
gotte commentait le Phèdre de Racine. Dans ce sens, Bergotte joue le
même rôle que Monfort (le Norpois du texte) du folio 22 r° qui
comme admirateur de la Berma, pourra renseigner le héros. De plus, la
demande créera un lien plus intense avec son amie et entrer dans
l’univers de l’une le fera entrer dans celui de l’autre.
2. « l’immense déception » éprouvée à la sortie de scène de la
Berma d’un côté, et « le découragement » devant son désir resté sans
confirmation, de l’autre. L’idée qu’il se faisait de la grandeur de
l’actrice confronté à la réalité de la scène, idée du passé donc, est pa-
rallèle à celle de l’avenir qu’il s’imaginait avec Gilberte. Les deux
expériences illustrent à la fois son illusion et la réalité qui la remodèle
ou la détruit.
Ecrire sans cesse le nom de Gilberte sur les cahiers prend sa source
dans le même besoin de prolonger un plaisir « de ne pas quitter pour
jamais, en sortant du théâtre, cette vie qui pendant quelques heures
avait été la mienne » et dit assez ce vouloir permanent de vivre hors de
la réalité dans son monde imaginaire. Le retour à la maison comparé à
un exil et « la vue de ces vaines lignes qui ne prouvaient nullement
qu’elle consentit à, (qu’elle) tenait effectivement une grande place
dans ma vie, mais seulement qui dévoilaient seulement devant moi le
désir que j’avais que cela fut ».
Norpois et ici M.de Monfort, joue le même rôle que Gilberte, celui
de révélateur. Le premier fait prendre conscience au héros qu’il peut
suivre ses goûts, ici celui pour la littérature, et non les contrarier
comme il le pensait, alors que Gilberte supporte le désir incessant bien
que vain du héros. Tous deux contribuent ainsi à la connaissance de
soi du personnage.
3. Rapprochant ces deux folios, je justifie non seulement,
l’hypothèse initiale, mais illustre la notion de style d’une façon sous-
jacente ou implicite que le narrateur définit dans le cahier 28 :
Comme la réalité artistique est un rapport, une loi réunissant des faits dif-
férents (par exemple ces sensations différentes que la synthèse de
l’impression fait naître) la réalité n’est posée que quand il y a eu style
c’est-à-dire alliance de mots. C’est pourquoi il n’y a pas de sens à dire
42 Philippe Willemart
que le style aide à la durée des œuvres d’art etc, l’œuvre d’art ne com-
mence à exister qu’avec style; cela ne veût pas dire que la vision qu’il
jusqu’alors il n’y a qu’un écoulement sans fin de sensations séparées qui
ne s’arrêtent pas de fuir. Il en prend celles dont la synthèse fait un rapport,
les forge bat ensemble sur l’enclume et sort du four un objet où les deux
choses sont attachées.4
Bibliographie
Roland Barthes, Le Neutre, Paris, Seuil, 2002.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969.
Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XIX.... Ou pire, Paris, Association
Freudienne Internationale, 1971-1972.
—, Le Séminaire. Livre VIII. Le Transfert, Paris, Seuil, 1991.
Antony Pugh, The growth of À la recherche du temps perdu : a
chronological examination of Proust’s manuscripts from 1909, To-
ronto, University of Toronto Press, 2004. Vol. II.
Marcel Proust, folio 33rº. Cahier 28. A la recherche du temps perdu.
—, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1987 (Pléiade = R2 I).
—, A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Paris, Gallimard, II. (Pléiade
= R2 I).
Philippe Willemart, L’éducation sentimentale chez Proust. Lecture du
« côté de Guermantes », Paris : L’Harmattan, 2003.
—, Critique génétique : pratiques et théorie, Paris, L’Harmattan,
2007.
4
Proust. folio 33rº. Cahier 28.(transcription de Guilherme I. da Silva)
LES « SCORIES » DU CONTRE SAINTE-BEUVE :
récit et dialogue dans les premiers cahiers
Julie André
Sciences Po Paris / ITEM
1
Voir notamment les réflexions de Kazuyoshi Yoshikawa (Yoshikawa, 2009,
69).
2
Voir la Préface de Fallois, (Proust, 1987, 23).
3
Lettre à Georges de Lauris de décembre 1908. Corr., VIII, lettre 170. En
1908, Proust évoque tantôt « un article de revue » à Georges de Lauris, « une
étude sur Sainte-Beuve » et un « essai classique » à Anna de Noailles, mais
également un « récit du matin » qui met en scène le personnage de Maman.
Corr., VIII, lettres 170 et 171. En 1909, notamment à partir de l’été, il
évoque plutôt un roman. Voir la lettre à Alfred Vallette de l’été 1909, Corr.,
IX, lettre 78.
4
Il existe également une édition en allemand, Gegen Sainte-Beuve, publiée
en 1997 sous la direction de Luzius Keller.
5
Le volume « Proust 45 » comprend notamment les passages théoriques
publiés dans « Projets de préface » et « La méthode Sainte-Beuve » de
l’édition Clarac (Leriche, 2012, 69).
44 Julie André
6
Il s’agit de dix cahiers : les cahiers 3, 2, 5, 1, 4, 31, 36, 7, 6 et 51.
7
Lettre à Alfred Vallette de l’été 1909, Corr., IX, lettre 78.
8
Voir les numéros 34 (2004) et 42 (2012) du Bulletin d’informations prous-
tiennes en partie consacrés au Contre Sainte-Beuve.
9
Voir la Préface de Bernard de Fallois (Proust, 1987, 10).
10
Voir la notice de Pierre Clarac (Proust, 1971, 828).
Les scories du Contre Sainte-Beuve 45
11
L’édition de Fallois est en effet constituée de courts chapitres classés par
thèmes ; celle de Clarac rassemble pour sa part les fragments consacrés aux
différents écrivains et critiques.
12
Dans les Cahiers 6 et 7, seuls quelques fragments sont précédés de titres :
« Le petit noyau des Verdurin » (Cahier 7, f° 15 r°), « Sainte-Beuve et Bau-
delaire » (Cahier 7, 56 r°) et « Fin de Baudelaire » (Cahier 6, f° 10 r°),
« Suite du Docteur Cottard » (Cahier 6, f° 16 r°), « Pinconville » (Cahier 6, f°
36 r°) ainsi que « La race des Tantes » (Cahier 6, f° 37 r°).
13
Passages critiques repris dans l’édition Fallois : Sainte-Beuve et Baudelaire
dans le Cahier 7 (folios 56-71 r° ; 161-179) et sa suite, « Fin de Baudelaire »
(Cahier 6, 9v°-15 r° ; 179-186) ainsi que le passage sur Nerval (Cahier 6, f°
33-36 r° ; 154-157).
Les scories du Contre Sainte-Beuve 47
14
Pierre Glaudes et Jean-François Louette notent en conclusion que l’essai
« vise à établir une vérité personnelle contre la doxa » (Glaudes et Louette,
2011, 295) mais aussi que l’essai est « traversé par un désir de fiction » et
qu’à ce titre, s’il peut impliquer la « ‘mise en scène’ d’un narrateur et d’un
public imaginaires », c’est cependant « sans véritables personnages. »
(Glaudes et Louette, 2011, 269).
48 Julie André
pas non plus avoir l’air d’avoir eu du chagrin pour que leurs pa-
rents
les plaignent trop. Je ne t’ai jamais reparlé raconté Guermantes
Hé bien voilà. Vois-tu si Tu me demandais pourquoi quand tout
ce que j’ai vu, sur quoi tu comptais pour me faire plaisir a
été une déception pour moi Guermantes ne l’a pas été. (Cahier 7, f°
10-11 r° ; R2 II, 1046)
15
Cependant le dialogue n’est jamais oublié puisqu’il réapparaît au folio 13
avec l’impératif « regarde ».
Les scories du Contre Sainte-Beuve 49
16
Dans cette hypothèse, le « récit du matin » serait du côté du narratif.
17
Lettre à Anna de Noailles, Corr., VIII, lettre 171, fin 1908.
18
Voir les Lettres à Valette, Corr., IX, lettre 78 ; à Max Daireaux, Corr., IX,
lettre 77.
19
Ils apparaissent en effet dans les « Esquisses » de l’édition d’A la re-
cherche du temps perdu de la Pléiade.
50 Julie André
Je me souviens qu’après
’on
A/Monsieur le Curé qu’est-ce que me dit qu’il y avait un
homme sur une échelle à peindre dans l’église.
Mon Dieu Madame j’avais une ordre de l’architecte dio-
césain, je ne pouvais pas l’empêcher. Mais Monsieur le Curé
qu’est-ce qu’il peut y avoir à peindre dans l’église. Mon
Dieu Madame cet peintre artiste qui n’est pas de nos régions
paraît intéressé par tout ce qui touche cette localité car
il a fait m’a t-on dit plusieurs vues de la Gracieuse au
pris
dessus et audessous (sic) de Pont-Vieux. (Cahier 7, f° 1 r°)
On note cette fois l’usage des guillemets, l’emploi d’un verbe déclara-
tif (« répondait ») et surtout la présence d’un narrateur qui dit explici-
tement « je ». L’instance narrative joue donc ici son rôle : elle intro-
duit le récit de paroles en précisant le contexte. Le dialogue pourrait
être considéré comme une des sources du récit, qui naîtrait ainsi du jeu
des réécritures.
Un autre passage rédigé sur l’envers du Cahier 6 pourrait accréditer
cette hypothèse. En effet, avant un court passage narratif consacré aux
blanchisseuses, figure, sous un trait de biffure, un curieux dialogue
entre le héros-narrateur et Françoise :
selon
Le tout pour les Verdurin d c’était de savoir se faire
ce qu’ils appelaient un « petit noyau agréable ».
un petit « clan », sans qu’on vît une raison spéciale à ce nom
écossais. (Cahier 7, f° 15 r° ; R2 I, 888)
Et, elle est précédée par une note qui fait la liste des expressions à
employer pour le discours des personnages :
20
On note que pour Pierre Glaudes et Jean-François Louette, l’essai se dis-
tingue justement du récit factuel comme du récit fictionnel (Glaudes et
Louette, 2011, 36).
54 Julie André
21
En effet, comme l’avait souligné Roland Barthes, Augustin Thierry est
justement le défenseur d’une histoire narrative mais la « narration complète »
reste chez lui au service d’un but « historique » : « prouver ». (Barthes, 1984,
177).
Les scories du Contre Sainte-Beuve 55
La lecture de ces deux cahiers montre donc cette tentative pour articu-
ler la critique littéraire et la fiction, le dialogue et le récit, le roman et
l’essai à laquelle se livre Proust avec dans l’esprit un double écueil :
Sainte-Beuve écrivant ses Lundis (Leriche, 2012, 77) mais aussi lui-
même et les premières tentatives de fictions suivies de Jean Santeuil.
Ce qui manque encore et qui se construit cependant sous nos yeux,
c’est une voix qui articule ces différentes dimensions, celle du temps –
« je » passé et « je » présent, celle du moi – « je » du héros, « je » du
narrateur et de l’auteur et celle des personnages22. Replacer les édi-
tions des Contre Sainte-Beuve dans leurs cahiers permet de mieux
mesurer la place qui occupe le dialogue et d’inscrire ainsi la conversa-
tion avec la mère dans une perspective plus large, celle des autres
dialogues qui mettent en scène cette fois des personnage résolument
fictifs. On peut ainsi mesurer comment se tisse le récit autour et à
partir de noyaux de dialogues primitifs, mais dans le refus du récit
factuel. De ce fait, c’est la question du genre qui se trouve reposée, le
dialogue étant peut-être précisément le lieu de la transition de l’essai
vers le roman. Car si on a souvent lu ces dialogues et cette place ac-
cordée à la relation d’interlocution comme la marque d’un essai, ne
faudrait-il pas y voir avant tout les traces de ce qu’Anne Herschberg
Pierrot appelle le « style de genèse » ? Dialogisme et polyphonie étant
précisément des traits de ce « style en mouvement » (Anne Hersch-
berg Pierrot, 2005, 103) qui est celui du brouillon et auquel, Contre
Sainte-Beuve, malgré ces deux éditions, appartient.
Bibliographie
Maurice Bardèche, Marcel Proust romancier, Paris, Les sept couleurs,
1971, vol. 1.
Roland Barthes, Le bruissement de langue. Essais critiques IV, Paris,
Seuil, 1984.
Bernard Brun, « Contre Sainte-Beuve (édition Fallois) », in Diction-
naire Marcel Proust, sous la direction d’Annick Bouillaguet et
Brian G. Rogers, Paris, Honoré Champion, 2004.
Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 2004 (1re éd. 1979).
—, Discours du récit, Paris, Seuil, 2007 (1re éd. 1972).
22
Sur la question du « je » et du genre roman/essai, voir l’article d’Isabelle
Serça (Serça, 2002, 90).
56 Julie André
de genèse du roman, dont la poétique fut influencée par les idées éla-
borées au sein de la NRF.
1. La naissance de la Recherche
Après l’échec de Jean Santeuil, récit autobiographique, Marcel Proust
réfléchit longtemps sur le genre et la composition d’un autre projet
d’écriture qui deviendra le monument de la littérature française. La
poétique de la Nouvelle Revue Française (NRF) marque profondément
la genèse de ce cycle romanesque, dont le succès semble résider avant
tout dans la rigueur de la construction, une notion qui vient naturelle-
ment sous la plume de l’écrivain pour désigner son œuvre (Fraisse,
1990, 191). Dans le sillage des premiers architectes et maîtres-verriers
de l’âge gothique, auxquels le narrateur se réfère au début du cycle,
l’image de la cathédrale fait partie de la conception architecturale de
l’œuvre (R2 I, 1091). La figure de la rose de l’église, associée au motif
des vitraux et de la lanterne magique, se révélera le vitrail par excel-
lence, selon notre thèse1, pour sous-tendre une écriture concentrique et
arc-bouter un projet romanesque unitaire dont la structure devait ga-
rantir l’autonomie, voire « la solidité de la moindre partie » (Corr.,
XVIII, 198). Il s’agit d’une construction formelle mais implicite, po-
sée comme idéal de construction à poursuivre dans la vocation du
héros, mais dont l’auteur semble avoir effacé les contours trop vi-
sibles, car il écrit dans la même lettre à Gide, citée en exergue, qu’il
considère la « composition en rosace » comme la plus savante mais
qu’il n’avait probablement pas le droit d’en parler (Corr., XIII, 108).
Benjamin Crémieux, un des premiers exégètes de la Recherche, eut
spontanément recours, en 1924, à la métaphore de l’œuvre-rosace
pour caractériser la forme du roman, qui se présentait au début comme
une masse informe de fragments que l’auteur envisage en 1912 à pu-
blier en un seul volume, selon Jean-Yves Tadié dans l’Introduction
générale à l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade. Il y retrace
l’histoire des progrès d’une vocation et la naissance du roman en
comparant la méthode de Proust à celle d’un joueur d’échecs qui
poursuivrait plusieurs offensives à la fois : « Vers cette époque
l’auteur développe le séjour à Combray, les vacances au bord de la
mer (encore sans les jeunes filles), et la vie à Paris, autour de Swann,
et il multiplie les remarques esthétiques » (R2 I, LVI). Finalement
1
La rosace sur fond blanc. Le parcours proustien du classicisme moderne au
modernisme classique, soutenue à l’Université de Leyde, le 28 juin 2012.
Du triptyque à la rosace 59
2
Cette liste dressée par l’auteur reste très fin de siècle et témoigne encore par
l’obsession du passé.
3
R I, LXXIV. Ce titre remplace le “Temps perdu », moins poétique peut-
être mais selon l’auteur : « Le titre doit refléter la simplicité du sujet et de la
composition, non une fausse poésie » […]. On dit à la campagne « Allez-
vous du côté de chez M. Rostand ? » .
60 Nell de Hullu-van Doeselaar
2. La naissance de la NRF
La naissance du texte proustien coïncide avec celle de la NRF qui voit
le jour en 1908. Comme l’Ermitage, une petite revue, fondée en 1890
qui, par son dévouement à l’art pur, correspondant aux conceptions
personnelles de Gide, peut être considérée comme son principal pré-
curseur, la NRF est parvenue à concilier « recherche et tradition, loin
des avant-gardes tapageuses et des conformismes stériles » (Brunel,
2002, 2-3). Baudelaire a déjà défini la contradiction interne qui ne se
manifesterait pleinement qu’au début du XXe siècle : d’une part, le
désir de participer aux expériences du temps moderne ; d’autre part,
l’effort de conjurer l’angoisse et la confusion de cette réalité dans une
forme artistique autonome. Henri Ghéon lance la formule du classi-
cisme moderne, qui définit non seulement la position de la NRF à ses
débuts, mais encore celle de l’entreprise proustienne où la qualité ar-
tistique sera le seul critère. Points de départ qui – en désaccord avec le
néoclassicisme maurassien – pencheront, au cours de l’évolution artis-
tique, vers une rénovation de plus en plus grande.
Les fondateurs de la NRF, dont la plupart ont contribué à
l’Ermitage jusqu’à son expiration en 1906, profitent de cette expé-
rience qui, non seulement leur a permis d’y développer leurs qualités
Du triptyque à la rosace 61
4
Pour laquelle on a proposé la notion de « modernisme classique », plus
conforme à l’esprit cartésien de la langue française et plus propice à définir
l’esthétique proustienne (de Hullu-van Doeselaar, 2012, 16-17).
62 Nell de Hullu-van Doeselaar
Dans une autre lettre à Robert de Billy (mars 1910), Proust avait déjà
exprimé son admiration pour les auteurs d’outre-manche :
C’est curieux que dans tous les genres les plus différents, de George Eliot
à Hardy, de Stevenson à Emerson, il n’y a pas de littérature qui ait sur
moi un pouvoir comparable à la littérature anglaise et américaine.
L’Allemagne, l’Italie, bien souvent la France me laissent indifférent. Mais
deux pages du Moulin sur la Floss me font pleurer […] . (Corr., X, 55 ;
Diesbach, 1991, 461-462 )
5
Publiée en septembre 1909 et traduit de l’anglais par E. Paul Margueritte ;
voir également le Dictionnaire Marcel Proust, 2004, (Thomas) Hardy, pp.
463-464.
64 Nell de Hullu-van Doeselaar
Quand j’étais amoureux de votre maman, j’ai fait pour avoir sa photo-
graphie des choses prodigieuses » (Corr. X, 40).
Plusieurs biographes évoquent la visite inattendue de Proust qui se
présente vers minuit chez les Caillavet pour demander de réveiller leur
fille, « qui se prête avec bonne grâce à cette fantaisie », selon Dies-
bach, et Marcel, se rendant compte de sa conduite incongrue, se hâte
d’expliquer le lendemain dans une lettre la raison littéraire de sa dé-
marche (Diesbach, 1991,488 ; Painter, 1965, 154-179). La genèse du
roman montre ce que l’auteur a toujours affirmé, que le début et la fin
sont écrits simultanément et que corriger l’un, c’était corriger l’autre
(R2 I, LXIX). Le roman ne s’achèvera pas sur le temps destructeur, le
temps éprouvé comme perte, mais sur cette belle et grande personne
de seize ans, figure par excellence de l’Adoration perpétuelle. Elle
possède les yeux perçants d’oiseau et le nez aquilin des Guermantes
mais, où la nature, comme chez la mère et la grand-mère, a donné « en
grand et original sculpteur » un puissant et décisif coup de ciseaux :
« Un trait aussi particulier par lequel on eût reconnu une statue entre
des milliers » (R2 IV, 609). Dans une lettre à Mme de Caillavet, Proust
déclare être amoureux désormais de sa fille, dont le sourire l’a séduit
au point qu’il ne regrette qu’elle ne se soit pas montrée désagréable
car alors il n’aurait pas le souci de cette nouvelle passion […] (Dies-
bach, 1991, 488). Elle deviendra le type proustien par excellence, qui
par sa haute taille, tel un altimètre, mesure la distance temporelle que
le héros jusqu’ici a refusé de voir. Le temps incolore et insaisissable
vient s’incarner afin de se rendre pleinement visible dans cette der-
nière rose fraîchement épanouie (de Hullu-van Doeselaar, 2012, 214-
215).
Même si Proust en 1913 garde toujours à l’esprit la publication de
son roman en trois parties, ce triptyque va évoluer à cause de plusieurs
facteurs externes et internes sans que la structure initiale du cercle
éclate : aussi bien les expériences de la mémoire involontaire, de la
madeleine aux pavés, l’esthétique idéale développée par le narrateur
théoricien, que l’esthétique originale se déployant en filigrane dans
l’odyssée amoureuse du héros, sont des exemples de la structure circu-
laire qui sera la force motrice de l’œuvre.
Du triptyque à la rosace 65
C’est parce que l’œuvre a été construite comme une cathédrale qu’elle a
longtemps dérouté les lecteurs. Mais justement le fidèle est prévenu :
l’architecte a usé toutes ses forces à construire une église, pour que
chaque génération de lecteurs, renchérissant sur la précédente, découvre
mieux la vérité de l’œuvre, ses harmonies, c’est-à-dire encore son grand
plan d’ensemble. (R2 IV, 618)
La grande coupure
La suspension de toute édition chez Grasset pendant la période de la
Guerre va donc modifier tous les plans établis et doubler, de manière
totalement imprévue, les dimensions de l’œuvre, qui passera de mille
cinq cents à trois mille pages en huit ans (R2 I, LXXVI). Proust écrit
dans une lettre à André Beaunier : « Tout est écrit, mais tout est à
reprendre » (Corr. XII, 367). La conception de l’œuvre d’art comme
monde autonome est l’un des critères essentiels des romanciers appar-
tenant au cercle de la NRF. Le non-engagement de l’auteur qui tient à
son indépendance et vise à créer un monde autonome, où les héros
sont plutôt soumis aux « lois du désir » qu’à celles de l’histoire con-
temporaine, se reflète dans l’attitude de distanciation, prêtée à
l’instance narrative. Le narrateur conserve une position socialement
« neutre » à l’opposé des autres personnages. A l’intérieur de la trame
68 Nell de Hullu-van Doeselaar
Un général est comme un écrivain qui veut faire une certaine pièce, un
certain livre, et que le livre lui-même, avec les ressources inattendues
qu’il révèle ici, l’impasse qu’il présente là, fait dévier extrêmement du
plan préconçu. Comme une diversion, par exemple, ne doit se faire que
sur un point qui a lui-même assez d’importance, suppose que la diversion
réussisse au-delà de toute espérance ; tandis que l’opération principale se
solde par un échec ; c’est la diversion qui peut devenir l’opération princi-
pale. (R2 IV, 341)
Ce n’est pas Robert qui parle de la Grande Guerre, mais l’auteur qui
explique l’effet de cette grande coupure sur l’évolution interne et la
structure initiale de son roman. La guerre fait éclater le plan préconçu,
selon un idéal classique de la symétrie dans la symétrie, en provoquant
une ouverture définitive sur la modernité. Ce qui compte pour la stra-
tégie militaire compte également pour la stratégie littéraire : Saint-
Loup, au beau milieu de la guerre, est aussi incapable d’en prédire
l’évolution que l’auteur en train d’écrire un roman « en perpétuel de-
venir » (R2 IV, 331).
La leçon de Saint-Loup souligne l’approche perspectiviste, la plu-
ralité de la réalité complexe, voire la modernité de l’entreprise prous-
tienne. La guerre a été adaptée comme tout autre matériel au besoin de
la démonstration de la vocation littéraire. Le traitement de la guerre
chez Proust est avant tout littéraire, autonome et original, correspon-
dant à l’esprit nouveau du classicisme en France. Dans le parcours du
héros-narrateur toute thématique semble subordonnée à la théorie sur
l’art, même la mondanité et l’amour sont les matières premières desti-
nées à dégager les lois qui régissent le genre romanesque.
La « péripétie Albertine »
Si la guerre, malgré son importance de grande coupure dans l’évo-
lution du roman, n’occupe, matériellement parlant, que cent trente
pages, il en va tout autrement pour l’amplification amenée par la « pé-
ripétie Albertine ». Proust écrit au mois de novembre 1915 à Mme
Scheikévitch : « J’aimerais mieux vous présenter les personnages que
vous ne connaissez pas encore, celui surtout qui joue le plus grand
70 Nell de Hullu-van Doeselaar
6
L’instance narrative entre le héros et le narrateur qui se rapproche du
« Moi-créateur », selon A. Schulte Nordholt.
Du triptyque à la rosace 71
dans le petit tram, vers Doville, pour aller chez Mme Verdurin, cette
même Mme Verdurin qui avait noué et rompu, avant mon amour pour Al-
bertine, celui du grand-père et de la grand-mère de Mlle de Saint-Loup - !
Tout autour de nous étaient des tableaux de cet Elstir qui m’avait présenté
à Albertine. Et pour mieux fondre tous mes passés, Mme Verdurin tout
comme Gilberte avait épousé un Guermantes. (R2 IV, 608)
(R2 I, LXXXIV). Malgré le fait qu’elle est la femme la plus citée dans
le cycle romanesque à partir des Jeunes Filles, nous ne connaîtrons
pas plus ce personnage que les Demoiselles d’Avignon de Picasso
(1907). Albertine, « personnage à amplification », selon la terminolo-
gie de Jean Milly, est avant tout, comme tous les protagonistes, une
création imaginaire, une fille de rêve (Milly, 1986). La vision compar-
timentée, que Proust emprunte non seulement au motif des vitraux et
aux projections de la lanterne magique, mais également au cubisme et
à la chronophotographie : « Ma mémoire et mon imagination
m’offrent de temps en temps des séances de stéréoscope du sourire de
votre fille (Corr., XI, 157-158)», est une illustration de la technique de
représenter les personnages comme une succession d’images multiples
et toujours autres (Dupuy, 2003, 115-138). Les personnages prous-
tiens, notamment Albertine, une véritable « demoiselle du moder-
nisme », se fabriquent par addition :
Tout en vidant une dernière coupe je regardais une rosace peinte sur le
mur blanc, je reportais sur elle le plaisir que j’éprouvais. Elle seule au
monde existait pour moi ; je la poursuivais, la touchais et la perdais tour à
tour de mon regard fuyant, et j’étais indifférent à l’avenir, me contentant
de ma rosace comme un papillon qui tourne autour d’un papillon posé,
avec lequel il va finir sa vie dans un acte de volupté suprême. (R2 III, 405)
Conclusion
Triptyque ou rosace ? Au fond : « Quel faux problème » ! Au moment
où Marcel Proust pose les bases architecturales de son cycle roma-
nesque dans l’immédiat avant-guerre, la belle image de la rosace, héri-
tage des poètes symbolistes, paraît s’imposer à l’esprit de l’écrivain
pour réaliser la composition de son roman. Cet ornement de la cathé-
drale gothique semble la réponse personnelle de Proust pour admettre
une contrainte formelle, qui incarnait en même temps la possibilité
d’une liberté innovatrice, conforme à la poétique exprimée au sein de
la NRF. Dans la métaphorisation constante de l’église médiévale et ses
différentes parties, une place privilégiée sera réservée à la rose
d’église, comme vitrail, fleur et jeune fille. Non seulement à cause de
ses aspects formels : la « circularité » et la « vision compartimentée »,
7
Alison Winton, Proust’s Additions, tome II, Cambridge University Press,
1977, p. 128 (later addn : layers, 16713 : 22).
Du triptyque à la rosace 75
Bibliographie
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard « Pléiade »,
1987-1989, 4 vols.
—, Carnets, édition établie et présentée par Florence Callu et Antoine
Compagnon, Gallimard, 2002.
—, Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb,
21 tomes. Paris, Plon, 1971-1993.
Annick Bouillaguet, « Jacques Rivière, zélateur de Marcel Proust »,
BMP, No 62, 2012, 79-89.
Patrick Brunel, La littérature française du XXe siècle, Paris, Nathan,
VUEF, 2002.
Dictionnaire Marcel Proust, publié sous la direction d’Annick Bouil-
laguet et Brian G. Rogers, Paris, Honoré Champion, 2004.
Ghislain de Diesbach, Proust, Paris, Perrin, 1991.
Valérie Dupuy, « Le temps incorporé : chronophotographie et person-
nage proustien », in Proust et les images, Peinture, photographie,
cinéma, vidéo, Presses universitaires de Rennes, 2003, 115-138.
Luc Fraisse, L’œuvre-cathédrale, Proust et l’architecture médiévale,
Paris, Corti, 1990.
—, Le Processus de la création chez Marcel Proust. Le fragment ex-
périmental, Paris, Corti, 1988.
Sjef Houppermans, Marcel Proust Constructiviste, Faux titre No 300,
Amsterdam-New York, Rodopi, NY 2007.
76 Nell de Hullu-van Doeselaar
They are examples of art about art, evoking no specific pictures [...] but
providing a general meditation on the chosen painter’s special world, in
an attempt to recreate what it feels like to be in close contact with those
worlds. [...] These verses are truly redolent of their subject-matter.
78 Edward Forman
1
Extracts from five different commercial recordings of the pieces, including
two on which Proust’s poems are read, by Bernard Verley and by Caroline
Painting in Words and Music 79
1. Albert Cuyp
Richard Bales’s assertion that the poems evoke « no specific pic-
tures » has not prevented commentators4 from aligning sections of
each poem with individual paintings, often – we hope to show – in-
completely and misleadingly. The subject of Proust’s first poem is
Albert Cuyp (1620-1691) :
Here, all the editors (Laget, 328, Pléiade, 945, Cahiers, 161) refer to
two paintings, Promenade (also known as Paysage avec trois cava-
liers)5 and Départ pour promenade à cheval,6 but fail to mention the
equally relevant Paysage près de Rhenen : vaches au pâturage et ber-
ger jouant de la flûte.7 All three paintings present impressive sky-
scapes in which flights of birds create a rippling effect (l. 2), but it is
4
We will refer to the 1993 edition of Les Plaisirs et les Jours by Thierry
Laget as « Laget », to the 1971 Pléiade edition of Proust, Jean Santeuil, pré-
cédé de Les Plaisirs et les Jours, edited by Pierre Clarac and Yves Sandre as
« Pléiade », and to the 1982 collection of Proust’s verse, Poèmes, edited by
Claude Francis and Fernande Gontier in the Cahiers Marcel Proust as « Ca-
hiers ».
5
http://www.flickr.com/photos/mazanto/8467519729/. Louvre inventory
number 1192.
6
https://www.inkling.com/read/the-louvre-lessing-pomarede-1st/17th-and-
18th-centuries/aelbert-cuyp .
7
http://es.wikipedia.org/wiki/Archivo:Cuyp_Landscape_near_Rhenen.jpg.
Louvre inventory number 1190.
Painting in Words and Music 81
in Paysage près de Rhenen that cattle and trees are given something
akin to a halo (l. 3), it is Départ that has the pink feather (l. 6), Prom-
enade the pink faces (l. 7), Départ the « boucles blondes » (l. 8) and
Promenade the « bœufs » within a « brouillard d’or pâle » (ll. 10-11)!
In other words, this is not a poem « about » any or all of these three
canvases so much as a poem « for » the painting of Cuyp. Allusions to
and, no doubt, memories of visual details abound : looking back on
the poem’s conception many years later, Proust stated that the poems
had been « écrits avant une classe à Condorcet, en sortant du Louvre
où je venais de voir les cavaliers qui ont une plume rose au chapeau.
On m’a assuré depuis que le vêtement du duc de Richmond était non
bleu pâle, mais blanc ».8 He thus suggests that the single visual detail
of the pink feather played a disproportionate part in inspiring the po-
em, while acknowledging (with a reference to a different poem) that
precise accuracy was not his priority. In this poem, he is not saying
« Cuyp was good at depicting landscapes » (let alone at drawing
cows) so much as « Cuyp was a master at catching light » – which the
poem, and Hahn’s piano piece, also achieve in their own media, words
and sound. In none of the paintings, clearly, do the horsemen depart
(l. 12), and it is a feature of the transference from the static medium of
painting to the dynamic media of words and music that Proust and
Hahn are both able to dramatize the tension between the passivity of
the landscape and the potential for movement encapsulated in the dogs
and horses, which do in the picture (more in Promenade than in
Départ) seem ready to spring into action. As W.J.T. Mitchell has said
« We can never understand a picture unless we grasp the ways in
which it shows what cannot be seen » (Mitchell, 1986, 39), and
Proust’s artistry has enabled him to perform « an act of ventriloquism,
an act which endows the picture with eloquence, and particularly with
a non-visual and verbal eloquence » (Mitchell, 1986, 41).
One needs little expertise in looking at these paintings to be appre-
ciative of the quality of the light, but in investigating the relationship
between what Proust saw and the words he found to convey it, it is of
additional interest that his guide to Cuyp was probably Eugène Fro-
mentin,9 whose analysis of the painter gave special prominence to this
aspect, particularly the « golden » light to which Proust refers twice (l.
8
Letter to Jean-Louis Vaudoyer, 24 May 1921 (Proust, 1970-1992, XX, 292).
9
Cf. Proust, 1971 (Jean Santeuil), 945 : « La présence de Cuyp et de Potter, à
côté de Van Dyck et Watteau, révèle que Proust a été influencé non seule-
ment par Baudelaire, mais encore par Fromentin ». See also Tadié, 1996,
262.
82 Edward Forman
10
Ibid. Twice in his previous chapter on Ruysdael, Fromentin had comment-
ed on the golden quality of Cuyp’s light as a peculiar characteristic : « la
blonde atmosphère [...] dans ce bain de lumière et d’or » (696) and « sa con-
tinuelle dorure » (699).
Painting in Words and Music 83
2. Paulus Potter
Like Cuyp, Paulus Potter (1625-1654) probably owes his inclusion in
Proust’s collection to the influence of Fromentin, and again – although
no-one needs to be told that it is once more the skies that dominate
Potter’s paintings – we can detect in some details of Proust’s poem
recollections of Fromentin’s commentary :
In this case, editors (Laget, 329, Pléiade, 945, Cahiers, 162) all refer to
two of Potter’s paintings at the Louvre : Prairie,11 and Petite Auberge,
ou Chevaux à la porte d’une chaumière,12 but fail to mention his most
famous canvas, Le Cheval pie,13 which could well have supplied
Proust with the « plaines transies » (l. 3) and the shadowless landscape
(l. 5 and l. 7) as well as the « ciels coutumièrement gris » which in-
deed lour over this characterful horse more relentlessly than over the
other two paintings. Although Fromentin wrote more about Potter’s
techniques than about his subject-matter, he did sum up the painter’s
character in a formula which may be reflected in Proust’s characteri-
zation of the work as « sombre chagrin » (l. 1) and « mélancolique
humeur » (l. 5) : « Du génie et pas de leçons, de fortes études, un pro-
duit ingénu et savant de vue attentive et de réflexion : ajoutez à cela
un grand charme naturel, la douceur d’un esprit qui médite,
l’application d’une conscience chargée de scrupules, la tristesse insé-
11
http://www.insecula.com/oeuvre/O0017584.html. Louvre inventory num-
ber 1732.
12
http://www.flickr.com/photos/havala/4080208789. Louvre inventory num-
ber 1731.
13
http://www.insecula.com/oeuvre/O0017591.html. Louvre inventory num-
ber MI 199.
84 Edward Forman
the paintings, his imagination and his final poem. His first draft does
plausibly recreate the few moments of activity which could immedi-
ately precede the moment that is frozen by Potter : the man enters the
frame, the horse looks up, sniffs and shakes, looks down again and
settles. An initial idea suggested by the painting is elaborated in ways
that belong to poetry, then refined by memory and textual imperatives,
at the expense of any close correspondence between the painting and
the final poem. As James Heffernan has expressed it: « Ekphrastic
literature typically delivers from the pregnant moment of graphic
art its embryonically narrative impulse, and thus makes explicit the
story that graphic art tells only by implication » (Heffernan, 1991,
301).
Of Hahn’s four piano pieces, the one devoted to Potter is perhaps
the most immediately appealing, a delicate and wistful miniature in E
minor that conveys through chromaticism the bitter-sweet quality
evoked in the second line of Proust’s poem, and through repetition the
endlessness of Potter’s horizons. Apart from routine indications of
speed and intensity, Hahn’s only explicit instruction to his performer
is the one word « désolé ». Melancholy cadences arriving by a chro-
matic descent at G major can be arranged in performance to coincide
with the « soleil incompris » and with « sans joie et sans couleur »,
while a lilting but static figure accompanies the « plaines sombres ».
The mood briefly changes to a much deeper and more laborious ver-
sion of the same basic melodic unit, as the workman with his bucket
comes into the picture, and the movement briefly becomes more vig-
orous to reflect the anxiety in line 11 of the poem, but it rapidly dies
back to a quiet cadence that is left on an unresolved discord (E/A/C/F
sharp).
3. Antoine Watteau
Antoine Watteau is the only French painter to feature in Proust’s col-
lection.14 Fromentin had mentioned him a few times in his Salon de
1845, but only once, as an influence on nineteenth-century French
landscape painting, in Les Maîtres d’autrefois (Fromentin, 1984, 713).
He had, however, already been lauded in poetry within Baudelaire’s
Les Phares, and the Goncourt brothers did even more to re-establish
his reputation during the second half of the nineteenth century (Fro-
mentin, 1984, 1786). Of the four painters for whom Proust wrote his
poems, he was to be the only one given any significant mention in A
14
This poem is placed third in all editions of the text, although performances
of Hahn’s piano pieces normally end with it.
86 Edward Forman
15
http://www.jean-antoine-watteau.org/The-Indifferent-Man-1717.html.
Louvre inventory number MI 1122.
16
http://www.insecula.com/oeuvre/O0000729.html. Louvre inventory num-
ber 8525.
Painting in Words and Music 87
Hahn’s piece for Watteau is the most intricate and interesting of the
four, with four distinct musical ideas, frequent use of quintuplets and
17
http://mapage.noos.fr/moulinhg03/ancien.regime/art.18.html. Louvre in-
ventory number MI 1124.
18
http://www.ibiblio.org/wm/paint/auth/watteau/i/faux-pas.jpg. Louvre in-
ventory number MI 1127.
19
http://www.louvre.fr/en/oeuvre-notices/delicate-musician.
88 Edward Forman
20
No. 11 of his Premier Recueil de vingt mélodies. See http://reynaldo-
hahn.net/Html/melodies.htm.
21
http://en.wikipedia.org/wiki/Charles_I_at_the_Hunt. Louvre inventory
number 1236.
22
http://www.flickr.com/photos/jampa/2876690290/.
Painting in Words and Music 89
logue in which the poet addresses the general character of Van Dyck’s
portraiture in a way which cannot be pinned down to any single work,
but which establishes a mood that reflects the Van Dyck room : ele-
gance, aristocratic pride and confidence allied to an underlying fragili-
ty that is caught particularly in the eyes of his sitters.
23
http://www.insecula.com/oeuvre/O0018045.html. The original painting is
held by Windsor Castle, and the Louvre version, described as ‘d’après Van
Dyck’, is thought to be a later copy of a sketch. Louvre inventory number
1237.
Painting in Words and Music 91
Conclusion
« If there are ekphrastic descriptions in Les Plaisirs et les Jours they
are, I suspect, only recoverable as a result of sweated intellectual la-
bour » (Baldwin, 2005, 92). Thomas Baldwin’s comment is less than
encouraging, even though his focus is on the narrative texts rather than
the poems, and on Proust’s depiction of objects rather than of paint-
ings. He does however point out that in his narrative fiction, Proust
frequently « imagines [...] virtual paintings under an ekphrastic de-
scription that is itself virtual. These quasi-pictures can be highly un-
stable, changing their form suddenly in the course of a description of
what at first sight seems to be a single object » (Baldwin, 2005, 126-
24
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Anthony_van_Dyck-_Portrait_of_the_
Princes_Palatine_Charles-Louis_I_and_his_Brother_Robert_-_WGA0742
2.jpg.
92 Edward Forman
127), and there does seem to be a sense in which his youthful « Por-
traits de peintres » rehearsed those later depictions by making a virtue
of the same sort of instability, shifting perspectives, probing beneath
the surface and imaginatively extending the frozen moment. There is
no need to read these poems as though Proust were perpetuating a
conception of « rival arts » rather than seeking reciprocation of visual
and textual – and by bringing in Hahn, musical – cultures (see Har-
row, 2010, 257). The sign that a portrait, or a painting of a horse, is a
good one, is not that we think the being depicted is really there, but
that the imaginary being (which is really there) looks as though it
might spring into life at any moment. Proust in these poems demon-
strates that the artists whom he celebrates achieve that, and although
critics’ dislike of the poems may be a matter of taste, their dismissal of
them seems inappropriately short-sighted. Even at this early stage in
his career Proust « makes us see artistic masterpieces in a completely
new light » (Monnin-Hornung, 1951, 5).
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Oxford, Peter Lang, 2005.
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Juliette Monnin-Hornung, Proust et la peinture, Geneva, Droz, 1951.
Painting in Words and Music 93
Martin Robitaille
UQAR
conclusion : leur auteur devait être un grand mélancolique. Or, s’il est
un sujet peu étudié parmi les spécialistes de Proust, c’est bien celui de
« sa » mélancolie. Sujet trop large, trop évident, trop fuyant ? Une
évidence qu’il ne vaut pas la peine d’explorer ? Proust était-il un mé-
lancolique ? Et si oui, quel rôle a pu jouer la mélancolie dans la cons-
truction de son œuvre ? La Recherche fut-elle pour lui une « sortie de
la mélancolie » ? Antoine Compagnon rappelait en 2010 que le roman
de Proust est un livre comique, comme une comédie de Molière, mais
que la Recherche
est aussi une comédie dans un sens plus surprenant, et même exception-
nel, pour une œuvre moderne : son dénouement est heureux. L’un des
traits les plus constants des œuvres modernes, depuis Madame Bovary et
Les Fleurs du mal, jusqu’à Kafka ou Beckett, c’est que ça finit mal, ou
plus mal que ça commence. [...] À la recherche du temps perdu est une
œuvre moderne positive, peut-être la seule. (Le Magazine littéraire no
496, dossier « Proust retrouvé »)
« Quel rapport existe-t-il entre tel malade prostré, torpide et sans pa-
roles, entre ce malade muré et clos sur lui-même, et le créateur brillant
et jaillissant, dans quelque domaine que ce soit ? », se demande Jackie
Pigeaud ? « Car tous les deux sont dits mélancoliques » (Pigeaud,
1999). Son hypothèse
Pour Pigeaud, il ne fait aucun doute que la mélancolie n’est pas une
maladie comme les autres. Si l’on convient qu’un mélancolique est un
malade, il faut parler d’un malade d’une « certaine espèce, peut-être
d’une maladie unique dans son essence, qui met ensemble, de manière
problématique, une souffrance qu’il peut désigner et le soupçon que
cette souffrance signifie plus qu’elle-même et donne à dire à la fois
sur la connaissance de soi et sur le sens de l’être » (Pigeaud, 1999).
Cette souffrance porte le mélancolique à prendre une distance par
rapport à sa vie, mais aussi par rapport à la vie en général.
A l’ombre de la mélancolie 101
3. Un discours différent
Mais qu’est-ce qui distingue, alors, la mélancolie de la dépression ?
Ne sont-elles pas liées, toutes deux, par une souffrance sans objet ? Un
article de Marie-Claude Lambotte nous semble des plus éclairant, non
seulement par les distinctions qu’il apporte entre ces deux « mala-
dies », mais par la description tout à fait convaincante qui est faite du
discours mélancolique, discours qui correspond quasi parfaitement à
celui de Proust dans sa vie (lettres, témoignages) et, par l’entremise de
ses narrateurs et de sa vision d’auteur, dans son œuvre. Nous citons
deux passages de cet article un peu longuement, mais c’est qu’ils nous
apparaissent essentiels.
ture dans un temps suspendu, et le constat que « les seuls paradis sont
ceux qu’on a perdus ». Nous sommes bien conscients qu’il est tou-
jours délicat de faire comme si la vie et l’œuvre de Proust pouvaient
être étudiées sur le même plan, mais dans le cas des artistes mélanco-
liques, nous sommes d’avis que leur vie et leur œuvre baignent forcé-
ment dans les mêmes eaux, dans la même encre noire, et que les deux
– vie et œuvre – sont des vases communicants, puisque le problème du
mélancolique, c’est justement d’arriver à élaborer un récit qui tout à la
fois puisse rendre compte de son rapport difficile, impossible, au
monde, et du dépassement même de cette impossibilité dans une vérité
qui, pour lui, donne sens à ce monde. Le mélancolique chercherait en
fait à se créer un monde où la menace du désœuvrement absolu puisse
être remplacée par la plénitude d’une œuvre absolue.
Je ne suis rien pour vous que d’avoir été mêlé à des moments doux et
douloureux de votre vie. Je suis comme l’homme qui tenait le cheval ou
qui était à côté de la voiture dans tel grand événement historique. On ne
sait même pas son nom. Mais dans toutes les « vues » de l’événement, il
apparaît inévitablement, car le hasard, ou le Destin, l’avait placé là. (V,
252-253)
Proust est nulle part – et partout. On ne sait même pas son nom. En
vivant et en écrivant ainsi en position retranchée et voilée, en reclus et
en quasi « anonyme », il a pu avancer, caché derrière le masque de ses
défenses et de sa mélancolie. La correspondance ne fut pas pour lui le
terrain d’un investissement de l’écriture en tant que forme d’art, de la
104 Martin Robitaille
des êtres qui n’en valaient pas la peine. Cette déception essentielle,
irréparable et inépuisable, sans doute propre aux êtres mélancoliques,
finit par dépouiller la réalité, en effet, de toute séduction et de tout
intérêt – mais non pas de signification, dès lors que cette réalité peut-
être recréée par la mise en place d’un récit qui replace, au centre des
êtres et du monde, une forme de vérité. Cette vérité, il faut la décou-
vrir derrière les choses, derrière la réalité, pour que le mélancolique
arrive à sortir de son abattement et de cette conviction, inébranlable,
selon laquelle rien ne vaut la peine d’être vécu. La seule vie, c’est la
littérature – ou toute autre forme d’art, qui me permet d’advenir, enfin,
et pour de bon. La dernière phrase publiée du vivant de Proust aurait
été, selon Mireille Naturel, celle-ci : « À force de volonté, je me suis
réintégré dans le réel » (Enthoven, 2011). Discours du mélancolique
s’il en est un, toujours en train de jouer son va-tout entre une impos-
sible insertion dans la réalité et la volonté de la réintégrer en ayant
triomphé d’elle. « La froideur du discours mélancolique est corrélative
de son caractère implacable. Il ne semble y avoir nulle autre issue que
ses propos seuls à pouvoir dire la vérité. Aucune autre parole n’est
crédible, il est seul détenteur du dernier mot » (Rouam, 2009). Dans la
Recherche, c’est bien à cette position qu’en arrive le narrateur-auteur
de la fin du roman (et du tout début, en fait). Nous pouvons sans au-
cun doute en arriver à ce constat dans le cas de Proust lui-même. Pour
le mélancolique – qu’il ne soit pas arrivé à se créer un récit du monde
qui fasse sens ou qu’il ait réussi, au contraire, à advenir dans et par
une œuvre d’art –, la réalité perd peu à peu ses valeurs, tout attrait et
tout intérêt, se voit entachée d’une négativité grandissante, et finit par
basculer dans le hors-sens. Tout ce qui ne fait pas partie de son récit
passe du côté du hors-sens.
Cet écrivain, qui peut-il être, sinon Proust lui-même ? Qui d’autre que
lui peut en effet engendrer ce genre de métaphore ? À l’époque de
Balbec – comme à toutes les époques de sa vie, avant les révélations
finales –, le jeune Marcel se trouve pris dans les filets de la réalité,
bien triste et cruelle, et sa solitude, parmi tant de gens aimés et qui
sont prêts à l’aimer, parmi tant de connaissances fantastiques, s’en
trouve ainsi, paradoxalement, amplifiée.
J’avais beau avoir appris que les jeunes gens qui montaient tous les jours
à cheval devant l’hôtel étaient les fils du propriétaire véreux d’un magasin
de nouveautés et que mon père n’eût jamais consenti à connaître, la « vie
de bains de mer » les dressait, à mes yeux, en statues équestres de demi-
dieux et le mieux que je pouvais espérer était qu’ils laissassent jamais
tomber leurs regards sur le pauvre garçon que j’étais, qui ne quittait la
salle à manger de l’hôtel que pour aller s’asseoir sur le sable. (R2 II, 43)
Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j’étais
seul et où, dans quelque sens que j’allasse, je ne la rencontrerais jamais.
Heureusement je trouvai fort à propos dans ma mémoire [...] une parole
de ma grand-mère. Elle m’avait dit à propos d’une histoire invraisem-
blable que la doucheuse avait racontée à Mme de Villeparisis : « C’est
une femme qui doit avoir la maladie du mensonge. » [...] Et ainsi je cher-
chais, et je réussis peu à peu, à me défaire de la douloureuse certitude que
je m’étais donné tant de mal à acquérir, ballotté que j’étais toujours entre
le désir de savoir et la peur de souffrir. [...] Mais [ma jalousie] renaquit
soudain en pensant à Balbec, à cause de l’image soudain revue (et qui
jusque-là ne m’avait jamais fait souffrir et me paraissait même une des
plus inoffensives de ma mémoire) de la salle à manger de Balbec le soir,
avec, de l’autre côté du vitrage, toute cette population, entassée dans
l’ombre comme devant le vitrage lumineux d’un aquarium, en faisant se
frôler (je n’y avais jamais pensé) dans sa conglomération les pêcheurs et
les filles du peuple contre les petites bourgeoises jalouses de ce luxe nou-
veau à Balbec, ce luxe que sinon la fortune, du moins l’avarice et la tradi-
tion interdisaient à leurs parents, petites bourgeoises parmi lesquelles il y
avait sûrement presque chaque soir Albertine, que je ne connaissais pas
encore et qui sans doute levait là quelque fillette qu’elle rejoignait
quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une ca-
bine abandonnée, au pied de la falaise. (R2 IV, 101-102)
Comme j’aurais voulu approfondir tous les jeux de la pêche, tous les mys-
tères de la nuit et du sable, et savoir qu’Albertine n’y était pas mêlée.
Mais il n’y avait plus de doute qu’elle ne l’y fût. Et si je ressentais une
douleur si affreuse c’est qu’Albertine n’avait pas incarné pour moi que le
charme de Balbec et le charme d’une vie inconnue d’une femme, c’est
que j’avais eu la folie par l’habitude d’une douce vie familiale, d’unir à
cela cette tendresse que j’avais eue autrefois pour ma grand-mère, le be-
soin du baiser du soir dans les côtés du cou qui avait fait pour moi de
l’attente du baiser d’Albertine quelque chose comme l’attente du baiser
de ma mère à Combray et qui maintenant me rendait déchirant d’être
obligé de l’imaginer vicieuse et à d’autres. Et pourtant il n’y avait plus
moyen d’en douter. (R2 IV, 645)
Bibliographie
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244, juillet-août 1987, 19-20.
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—, Correspondance, Paris, Plon, 1970-1993, 21 vol.
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Michèle Wilson, Proust et la neurasthénie, Paris IV, 2006, 392 p.
DE SAINT-SIMON À PROUST :
la puissance du détail
Marjolaine Morin
Université de Nantes
Conjonctions stylistiques
On le sait, le pastiche consiste d’abord en un exercice de style. Tour-
nures, vocabulaire, grammaire sont étudiés de près dans le texte
d’origine, servant ensuite de terreau au pasticheur, dans l’histoire qu’il
a choisie de raconter – l’affaire Lemoine en l’occurrence. Tout
comme, chez Renan par exemple, et avec beaucoup d’humour, Proust
112 Marjolaine Morin
1
Le critique cite la correspondance de Proust, XXI, 188-189.
De Saint-Simon à Proust : la puissance du détail 115
2
Grégory Gicquiaud, « Saint-Simon caricaturiste », in Approches textuelles
de Saint-Simon, textes réunis par Marc Hersant et Pascal Debailly, Textuel
n°58, Université Paris Diderot – Paris 7 (2009), 42.
De Saint-Simon à Proust : la puissance du détail 117
yeux » (R2 IV, 209 et 211). Le détail devient ici une véritable puis-
sance évocatrice, au service de la narration et de son but : faire pren-
dre conscience au narrateur de l’urgence de la création. C’est donc
bien encore d’une série de détails que naît la finalité du récit. Muriel
Ades et Marc Hersant ont remarqué une certaine convergence entre le
récit du Bal de têtes et celui de la mort de Monseigneur dans les Mé-
moires :
Ces « signes », ce sont les détails, qui investissent la scène avec une
force inouïe. Lors du travail de rédaction, c’est la puissance de ces
détails qui revient à la mémoire des écrivains.
Prolongement logique du détail, c’est aussi le recours à l’anecdote
qui caractérise Saint-Simon et Proust. Outre l’onomastique, c’est aussi
par elle que les deux textes entrent en interaction : ainsi de l’anecdote
du marquis du Lau d’Allemans, racontée par Oriane, qui trouve sa
référence dans les Mémoires, cet homme étant un ami du mémoria-
liste. Son nom est d’ailleurs directement convoqué : « ‘Du reste Mémé
cite une page de Saint-Simon sur un marquis d’Allemans, c’est tout à
fait ça’ » (R2 IV, 168). Ainsi, « on peut voir clairement ici la mise en
jeu de la référence à Saint-Simon, un personnage saint-simonien ser-
vant ainsi de précédent à un personnage de la Recherche, qui de ce fait
entre en continuité avec l’œuvre de référence » (Landes-Ferrali, 2004,
259). Le pastiche lui-même est d’ailleurs une large mise en anecdote,
celle de l’escroc Lemoine servant de point de départ à une construc-
tion détaillée. Herbert de Ley voit dans ce goût de l’anecdote la trans-
formation subtile du romancier en mémorialiste : « Dans la mesure où
Proust raconte des anecdotes et emprunte des mots à ses contempo-
3
Muriel Ades et Marc Hersant, « D’un Bal de têtes l’autre : la mort de Mon-
seigneur dans les Mémoires de Saint-Simon et la matinée chez la princesse de
Guermantes dans Le Temps retrouvé », in Le Temps retrouvé, eighty years
after/80 ans après, textes édités par Adam Watt, Bern, Modern French Iden-
tities, volume 84, Peter Lang Publishers (2009), 12-13.
118 Marjolaine Morin
à demi appuyée sur une ombrelle de façon à imprimer à son grand et mer-
veilleux corps cette légère inclinaison, à lui faire dessiner cette arabesque
si chère aux femmes qui avaient été belles sous l’Empire, et qui savaient,
les épaules tombantes, le dos remonté, la hanche creuse, la jambe tendue,
faire flotter mollement leur corps comme un foulard, autour de l’armature
d’une invisible tige inflexible et oblique qui l’aurait traversé. (R2 II, 59)
Vérité du regard
Que ce soit dans le pastiche, la Recherche ou les Mémoires, le regard
est un motif omniprésent, souvent révélateur de la conscience pro-
fonde des personnages. Le regard est une lueur – qui sait se dissimu-
ler, ou non – qui éclaire les abysses de l’âme. Pour des observateurs
avisés tels que Proust et Saint-Simon, il est rare que le regard ne soit
pas perçu et finement analysé. Le propos, si vaste, mériterait une étude
entière ; nous nous bornerons donc à quelques exemples, qui souli-
gnent la filiation entre nos deux écrivains. Dans un monde « la plupart
du temps si soigneusement masqué » comme le dit Saint-Simon, aux
allures de labyrinthe, le regard, tel un feu follet, se saisit au détour de
la vie réglée de la Cour ou du Faubourg. Yves Coirault ne dit pas autre
chose : « La réalité cachée peut être et est le plus souvent celle d’un
monde souterrain, labyrinthes traversés de quelques lueurs, comme de
regards inquiétants qui brillent dans l’ombre » (Coirault, 1965, 218-
219). Les Mémoires sont remplis de regard étranges, bigleux, borgnes,
menaçants, telle la loucherie inquiétante du cardinal de Bouillon. Ce
sont les regards de Saint-Simon lui-même qui ont retenu l’attention de
Proust pasticheur ; il est certain que le morceau magistral du lit de
justice de 1718 ne lui a pas échappé. Son pastiche montre qu’il a ob-
servé cette caractéristique du regard saint-simonien : il parle au Ré-
gent « avec feu en tenant mes regards fichés sur les siens qui ne les
purent soutenir » (Proust, 1971, 41). Le vocabulaire saint-simonien est
tout à fait respecté et l’expression peut rappeler « J’assénai néanmoins
une prunelle étincelante sur le Premier président » (Saint-Simon, Mé-
moires VII, 258). Ces détails oculaires du pastiche, Proust les a réutili-
sés à de nombreuses reprises dans la Recherche : ainsi du prince
d’Agrigente « fixant de toutes ses forces sur moi ses prunelles dans les
lumières perçantes desquelles il avait pleine confiance » (R2 III, 964).
L’influence saint-simonienne est visible ici. Dans les regards de M. de
Guermantes, c’est toute une vérité sociale qui s’exprime fugiti-
vement : « ses yeux dans lesquels brillait à fleur de tête son regard
bleu où il essayait d’amortir le feu perçant, l’invincible perspicacité
des Guermantes, en l’émoussant de fatuité cordiale, en les faisant cou-
122 Marjolaine Morin
4
Cité par Jean-Yves Tadié, in Proust et le roman, op.cit., 432.
124 Marjolaine Morin
qu’un agrégé d’histoire » (R2 III, 59), la mission d’un amoureux des
généalogies, des étymologies aristocratiques, comme l’était Saint-
Simon, comme le fut Proust, n’est-elle pas de revaloriser cette esthé-
tique ? Luc Fraisse envisage la finalité du pastiche comme une forme
de revanche, d’ordre artistique :
Bibliographie
Muriel Ades et Marc Hersant, « D’un Bal de têtes l’autre : la mort de
Monseigneur dans les Mémoires de Saint-Simon et la matinée chez
la princesse de Guermantes dans Le Temps retrouvé », in Le
Temps retrouvé, eighty years after/80 ans après, textes édités par
Adam Watt, Bern, Modern French Identities, volume 84, Peter
Lang Publishers, 2009, 11-21.
Yves Coirault, L’Optique de Saint-Simon. Essai sur les formes de son
imagination et de sa sensibilité d’après les Mémoires, Paris, édi-
tions Armand Colin, 1965, 710.
Luc Fraisse, Proust au miroir de sa correspondance, Paris, éditions
Sedes, 1996, 514.
––, La Petite Musique du style. Proust et ses sources littéraires, Paris,
Classiques-Garnier, 2011, 697.
126 Marjolaine Morin
Raluca Vârlan
Université Alexandru Ioan Cuza de Iaşi, Roumanie
1
Daté de 1909 par Ph. Kolb, d’après l’allusion d’une variante à certains ro-
mans de Lucien Daudet.
2
NNRF, No 10, octobre 1953, 763-767, réimprimé par J. Milly dans Les
Pastiches de Proust (Armand Colin, 1970), 321-334; Contre Sainte-Beuve
(Pléiade, 1971), 201-205; Ph. Kolb, Textes retrouvés (Gallimard, 1971), 257-
262. Marcel Proust, Pastiches et mélanges (Gallimard, 2009). Dans cet ar-
128 Raluca Vârlan
I could not decide whether it was lawful for me to adopt the Greek mode
of interpretation, according to which I might consider myself an assistant
of Hercules in the conquest of the Erymanthian boar, or was restricted to
the Gothic reading which would compel me to consider myself a pig in
persona (Ruskin, 2005, 315).
Chercher l’histoire qui se cache sous les mots, c’est une démarche qui
équivaut à apprendre de quelle manière Proust part de Ruskin pour
arriver à définir son propre style, assumant à la fois l’influence du
critique anglais et se démarquant de certaines croyances de celui-ci.
Le sous-titre, Études des fresques de Giotto représentant l’Affaire
Lemoine à l’usage des jeunes étudiants et étudiantes du Corpus Chris-
ti qui se soucient encore d’elle, reprend la technique de Ruskin, con-
sistant à préciser le public auquel il s’adresse. Sa préoccupation per-
manente de fournir des pistes de découverte aux lecteurs, ainsi que la
manière dont il entend traiter le sujet, se retrouvent, par exemple, dans
le sous-titre de La Bible d’Amiens : Esquisses de l’histoire de la Chré-
tienté pour les garçons et les filles qui ont été tenus sur ses fonts bap-
tismaux. Proust rappelle, dans la préface à sa traduction de La Bible
d’Amiens, que cette technique est récurrente, en donnant l’exemple de
Matins à Florence, dont le sous-titre est « De simples études sur l’Art
chrétien pour les voyageurs anglais », et du Repos de Saint-Marc, au
sous-titre « Histoire de Venise pour les rares voyageurs qui se sou-
cient encore de ses monuments ».
130 Raluca Vârlan
1. Le Libellé de l’Églantine
La première partie du pastiche, présentée comme le début du Libellé
de l’Églantine, est une description ruskinienne de Paris à vol
d’aéroplane, qui met en jeu des aspects liés à la compréhension de
l’art. Ruskin, qui avait condamné le chemin de fer et son influence
néfaste sur les paysages, se retrouve projeté dans un avenir où la pos-
sibilité de survoler des villes enrichit la notion même de perspective.
Cette compréhension du temps qui, par le biais de l’imagination, per-
met de transposer des idées dans un nouveau contexte, sans qu’elles
perdent de leur fraîcheur, est fondée sur les multiples lectures de
l’œuvre du critique anglais. Lire Ruskin par les yeux de Proust, c’est
en fait l’enjeu principal de ce très beau pastiche, qui est la preuve
d’une lecture profonde, capable d’éveiller les nuances les plus fines de
l’écriture pastichée.
Ainsi, le titre de cette sous-partie, Le Libellé de l’Églantine, révèle
une volonté de synthèse, qui réunit, par l’entremise d’un symbole
floral, tout un réseau de significations. Il s’agit, comme dans le cas du
pastiche de Renan, de « régler son métronome intérieur » au rythme
du texte pastiché, d’insérer dans l’écriture un mot que Ruskin aurait
pu employer dans un titre, afin d’attirer l’attention du lecteur et de
guider sa compréhension du texte : l’églantine. Le langage floral est,
en effet, un des traits récurrents de l’œuvre du critique anglais; il ne
s’en sert pas seulement dans des desseins symboliques, mais aussi
dans le but de multiplier de manière incessante les pistes de lecture. Il
s’agit, comme Proust le souligne dans une note explicative à sa traduc-
tion de Sésame et les lys, de créer une « allégorie de l’allégorie »
(Ruskin, 1906, 61). C’est de cette manière qu’il faut interpréter, par
exemple, l’épigraphe de la seconde édition de Sésame et les lys : une
citation de Lucien (« Vous aurez chacun un gâteau de sésame et dix
livres »), qui projette, en effet, un éclairage supplémentaire sur la
compréhension du titre. Le titre symbolique, Sésame et les lys, inspiré
des Mille et Une Nuits, où la parole magique ouvre la porte de la ca-
verne des voleurs, est une allégorie de la lecture, qui ouvre la porte de
ses trésors, où les livres sont enfermés.
En ajoutant la citation de Lucien, Ruskin reprend également le sens
primordial du terme, « la graine de sésame », qui « hausse ainsi d’un
degré la signification symbolique de son titre, puisque la citation …
nous rappelle que Sésame était déjà détourné de sa signification dans
les Mille et une Nuits et qu’ainsi le sens qu’il a comme titre de la con-
férence de Ruskin est une allégorie de l’allégorie » (ibid.). C’est de ce
processus que proviennent les trois sens du mot « sésame » : la lecture
qui ouvre les portes de la sagesse, le mot magique d’Ali-Baba et la
Proust pastichant Ruskin 131
3
Voir, à ce propos, l’article sur Burne-Jones, de Julia Cartwright, paru dans
La Gazette des Beaux-Arts, juillet 1900.
4
Ibid.
5
Ruskin achète ses premiers tableaux et lui conseille l’étude directe de la
nature, tout en l’accompagnant dans un voyage en Italie, où il peint dans les
églises de Venise et de Florence et étudie Carpaccio et Botticelli.
Proust pastichant Ruskin 133
It is but the arresting upon the stone work of a stem or two of the living
flowers, which are rarely wanting in the window above (and which, by
the by, the French and Italian peasantry often trellis with exquisite taste
about their casements). This arabesque, relieved as it is in darkness from
the white stone by the stain of time, is surely both beautiful and pure; and
as long as the renaissance ornament remained in such forms it may be be-
held with unreserved admiration. But the moment that unnatural objects
were associated with these, and armour and musical instruments and wild
meaningless scrolls and curled shields, and other such fancies, became
principal in its subjects, its doom was sealed, and with it that of the archi-
tecture of the world. (Ruskin, 1920, 141-142)
faut préciser tout d’abord que Marcel Proust découvre Les Vertus et
les Vices de Giotto lors de son voyage à Padoue, ces fresques repré-
sentant une découverte si importante, qu’elles deviennent les illustra-
tions de son deuxième article sur Ruskin, paru dans la Gazette des
Beaux-Arts, et de multiples passages de la Recherche. Cet intérêt pour
les fresques de Giotto est éveillé par la lecture de Ruskin, qui compare
la Charité de Padoue à la Charité sculptée du portail d’Amiens.
La mise en discussion du début de cette partie du pastiche révèle
un nouvel aspect important dans l’analyse de la relation entre les idées
de Ruskin et l’écriture proustienne, à savoir la confiance que celui qui
regarde une œuvre d’art devrait accorder à cette œuvre :
Cette confiance absolue est un aspect dont Proust finit par se détacher,
puisqu’il l’attribue précisément à l’idolâtrie qu’il considère être le
péché fondamental de Ruskin : « Ce n’est pas que je méconnaisse les
vertus du respect, il est la condition même de l’amour. Mais il ne doit
jamais, là où l’amour cesse, se substituer à lui pour nous permettre de
croire sans examen et d’admirer de confiance » (Proust, 2009 : 197-
198). Ce qui explique l’ironie de la « pitoyable mentalité de lecteur
cockney », qui reprend, en fait, des formules chères à Ruskin. De
l’autre côté, la référence au sujet de l’œuvre, qui semble être dépourvu
d’importance, est un aspect que Proust approuve, puisqu’il corres-
pond, en fait, à sa propre vision du style comme « Vernis des
maîtres ». C’est en ce sens qu’il reconnaît les vertus de l’enthousiasme
dont Ruskin faisait preuve et qui caractérisait les relations avec ses
étudiants, à l’intention desquels il concevait des discours très sugges-
tifs, en empruntant ses outils aux expériences de la vie quotidienne.
Ainsi, dans le dernier chapitre du premier volume des Lois de Fie-
sole6, Ruskin explique le principe mathématique du tracé exact des
6
Ce passage est repris dans La Bible d’Amiens: « Dans le chapitre qui ter-
mine le premier volume des Lois de Fiesole, j’ai posé les principes mathéma-
tiques du tracé exact des cartes, - principes que pour beaucoup de raisons il
Proust pastichant Ruskin 137
Je vous ai dit dans les Lois de Fiesole que si vous prenez une pomme de
terre cuite au four et après l’avoir délicatement déshabillée de sa peau,
comme je suppose que vos parents ou à leur défaut votre cuisinière ont dû
certainement vous apprendre à le faire pour les jours où vous auriez envie
d’en manger à une heure où elle n’est pas là, et si ayant déshabillé cette
pomme de terre vous la marquez d’encre au dos et sur les points de son
relief que quelqu’un qui la tient devant lui ne peut apercevoir sans se cas-
ser la tête et une bonne semaine de torticolis, vous avez l’histoire de tout
le développement de la peinture murale en Italie, notamment des fresques
de Giotto dans la chapelle des Espagnols, à Florence, et des mosaïques
qui représentent les fleurs du Paradis à Saint-Marc, à Venise. (BS, 766)7
est bon que mes jeunes lecteurs apprennent et dont le plus important est que
vous ne pouvez pas rendre plane l’écorce d’une orange sans l’ouvrir et que
vous ne devez pas, si vous dessinez des pays sur l’écorce non entamée, les
étendre ensuite pour remplir les vides. » (195-196)
7
Mentionnons que Proust introduit une note explicative à ce passage, en
précisant que Ruskin fait une confusion, puisque les fresques sont celles qu’il
a décrites dans les Matins à Florence comme étant de Simone Memmi, en
ajoutant qu’« elles sont d’ailleurs de Lorenzo Monaco ».
138 Raluca Vârlan
tiches de Marcel Proust.8 Le fait que cette partie du pastiche finit par
des points de suspension, sans avoir développé justement la descrip-
tion des fresques annoncée dans le sous-titre, permet d’en conjecturer
soit que le pastiche est resté inachevé, soit qu’il s’agit d’une volonté
d’omission, qui trahit le manque d’importance du sujet, dont on a déjà
parlé.
Pour conclure, il faudrait ajouter que l’une des vertus du pastiche,
c’est d’arriver à connaître les moindres détails d’un style. La volonté
d’apprendre, en se soumettant à la vision d’un auteur admiré ne tient
pas de la servitude, au contraire, c’est le parcours qui mène à la défini-
tion de sa propre identité. On peut déceler cette attitude à l’égard de la
connaissance dans The Queen of the Air, où John Ruskin remarque le
fait qu’une œuvre d’art ne saurait rendre meilleur que si celui qui s’en
approche travaille déjà à se rendre meilleur lui-même, ce qui entraîne
la découverte inattendue d’une vérité cachée, qui lui est offerte
comme un cadeau pour avoir fait preuve de ténacité tout au long de
cette quête ; le propre de l’écriture des grands maîtres est, selon Rus-
kin, le fait de bloquer l’accès immédiat au sens. Ce n’est pas par ha-
sard que Matei Călinescu (2007 : p. 265) cite justement ce passage du
livre de Ruskin pour illustrer les parcours de ce qu’il appelle la lecture
en quête de secrets. Alors, ce ne serait peut-être pas excessif de com-
parer la lecture des pastiches à une quête de ce qui est caché. Dans le
cas des pastiches de Proust, le fait de reparcourir les chemins qui sous-
tendent le pastiche équivaut à une tentative d’emprunter les rythmes
de l’écriture. Le propre de ces textes est le fait d’envoyer le lecteur
vers d’autres livres, d’éveiller sa curiosité dans un premier temps,
pour pouvoir le guider ensuite dans un parcours de découvertes, qui
lui fera cadeau de clés d’interprétation capables de changer à tout ja-
mais sa perception du monde.
Les pastiches de Proust font partie du cheminement qui prépare À
la recherche du temps perdu, on pourrait donc affirmer que ce n’est
pas seulement un exercice cathartique, une critique en action, mais
aussi tout un parcours d’apprentissage qu’on découvre en sous-texte.
Emprunter la vision d’autres écrivains, acquérir l’ouverture nécessaire
pour se laisser entraîner par leur écriture, tel est le parcours vers la
construction de son propre style.
8
« Cette nuance me semble assez proche du mixte d’affection et d’ironie qui
marque l’amitié proustienne, et qui se traduisait par l’attitude communément
nommée taquinerie » (Genette, 1982, 130).
Proust pastichant Ruskin 139
Bibliographie
Marcel Proust, La Bénédiction du Sanglier. Études des fresques de
Giotto représentant l’Affaire Lemoine à l’usage des jeunes étu-
diants et étudiantes du Corpus Christi qui se soucient encore
d’elle, in La Nouvelle NRF, No10, octobre 1953, 763-766 (siglé
BS)
Livres
Matei Călinescu, A citi, a reciti. Cǎtre o poeticǎ a (re)lecturii, Iaşi,
Polirom, 2007, 265.
Umberto Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduc-
tion, traduit par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 2007, 247.
Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, 130.
Marcel Proust, Pastiches et mélanges, Paris, Gallimard, 2009, 164-
198.
John Ruskin, Praeterita, Boston, Elibron Classics, 2005.
––, The Queen of the Air, Boston, Elibron Classics, 1982.
––, The Seven Lamps of Architecture, Londres, The Waverley Book
Company, 1920.
––, Sésame et les lys, traduction, notes et préface par Marcel Proust,
Mercure de France, 1906.
––, La Bible d’Amiens, traduction, notes et préface par Marcel Proust,
Mercure de France, 1904.
Articles
Julia Cartwright, « Burne Jones », in La Gazette des Beaux-Arts, juil-
let 1900, 25-38.
Marcel Proust, « Pour un ami », in La Revue de Paris, 15 novembre,
1920, 270-281.
NAISSANCE D’UNE METAPHORE
FLORALE AUTOUR
DE LA « DAME EN ROSE »
OU L’ART DES PETITS COMMENCEMENTS
Thanh-Vân Ton-That
Université de Paris-Est Créteil
1
Publié chez Gallimard (nrf, 1952) dans une version qui gomme les imper-
fections et l’inachèvement du roman.
2
Voir Rousset, 1981. Ici le camélia semble voir et sourire.
144 Thanh-Vân Ton-That
[...] dix mille délicieuses asperges qui y dressaient en liberté sur leur
corps bleuâtre et rosé leur tête verte et bouclée [...] hautes et minces,
quelques unes plus grasses, dures et roses, puis bleuâtres avec une molle
tête verte bouclée. (Proust, 1986, 334 et 330)
3
Proust, 1986, 311, 310. Nous soulignons les points communs ou les paren-
tés avec le camélia.
146 Thanh-Vân Ton-That
[...] l’oncle disait à sa mère : « Nous avons été voir le camélia : il est
superbe, n’est-ce pas ? il est superbe. Il disait tout le temps à Ménard (le
jardinier) : « Ménard, il est superbe. » « Et il est vraiment si beau ? disait
la mère de Jean. – Oh ! il est superbe, c’est un bel arbre, répondait l’oncle
de Jean, mais il ne faut plus le voir maintenant, il est déjà à demi
défleuri » [...]. (Proust, 1986, 335)
Il ne se disait pas qu’il y avait dans le canal des cygnes mais « les »
cygnes, et dans le terrrain un camélia mais « le » camélia, qui étaient des
choses probablement aussi uniques en leur genre et en tous cas aimées et
connues en tant qu’elles étaient bien celles-ci [...] personnes distinctes et
n’ayant pas plus vraisemblablement leur double au monde que son oncle,
sa maman, le jardinier et leur maison d’Éteuilles. (Proust, 1986, 334)
[...] et il restait là devant lui comme devant une dame étrangère, belle,
merveilleusement vêtue à qui son oncle l’aurait présenté et qui lui
sourirait. [...] Or cette personne-là, c’était une personne bien nouvelle, et
il la regardait comme il avait regardé la belle dame qu’il avait vue la
première fois, l’arbre étant aussi quelque chose de grand aux vives
couleurs toutes nouvelles, souriant et un peu indifférent comme avait été
la dame qui l’avait regardé avec un sourire mais sans venir à lui avec
148 Thanh-Vân Ton-That
[...] en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au
cou, était assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine.
[...] Elle me regardait en souriant [...] la dame en rose [...] répandait son
corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles, l’élégance qui émane de
l’amitié d’un grand-duc [...] Je me levai, j’avais une envie irrésistible de
baiser la main de la dame en rose [...]. Éperdu d’amour pour la dame en
rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil
oncle [...]. (R2 I, 75-78)
Odette apparaîtra comme une grande dame déguisée aux yeux du Nar-
rateur ébloui et comme le camélia à Éteuilles et la duchesse de Guer-
mantes à Combray, elle suscitera une vive admiration. La « belle
dame », imaginaire, « majestueuse », « bienveillante » comme la du-
chesse de Guermantes entrevue dans la chapelle de Gilbert le Mau-
vais, est une préfiguration de « la dame en rose » :
4
Ibid., 334-335. Nous soulignons la phrase qui annonce la rencontre avec la
dame en rose.
Naissance d’une métaphore florale 149
qui [...] ont besoin que les symphonies de Beethoven soient exécutées
par de grands virtuoses, qui trouvent que cela ne vaut pas la peine de
voir Sarah Bernhardt dans tel rôle » (Ibid.). Or juste avant d’évoquer
la scène de première rencontre avec la dame en rose, le Narrateur
avoue être troublé par l’univers des actrices :
[...] combien, à la glace d’un coupé qui passait dans la rue avec ses
chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d’une femme que je
pensais être peut-être une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé,
un effort impuissant et douloureux pour me représenter sa vie. Je classais
par ordre de talent les plus illustres, Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet,
Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient. Or mon
oncle en connaissait beaucoup et aussi des cocottes que je ne distinguais
pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. (R2 I, 74)
5
Proust, 1896. Les pages de l’édition originale illustrée seront indiquées entre
parenthèses.
150 Thanh-Vân Ton-That
Et l’arbre, [...] souriait, un peu changé de toutes ses admirables fleurs qui
sortaient de lui, comme une accouchée nous semble une autre en étant
encore la même.
Naissance d’une métaphore florale 151
Et tout le long du parc les fines chapelles dentelées que sont les haies
disparaissaient, comme il convient au mois de Marie, sous les guirlandes
roses des épines roses, sous les branches d’aubépine blanche [...].
(Proust,1986, 334-335)
Bibliographie
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, t. I, À la recherche du temps
perdu, 4 volumes, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard,
1987-1989 (=R2).
––, Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours [1971], Paris,
« Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1986.
––, Les Plaisirs et les jours, Paris, Calmann-Lévy, 1896.
Quel est le lieu de naissance du texte proustien ? La réponse vient des études
biographiques, génétiques, mais aussi du texte de l’œuvre tel qu’il est publié.
Or l’analyse de la manière et du moment où les incipit des livres de la Re-
cherche voient émerger le texte fait apparaître le bouleversement de caracté-
ristiques pourtant propres à un incipit, voire des continuités entre les livres,
ou encore le glissement des ouvertures au sein du texte. Des dévoiements
similaires affectent la temporalité des événements, des non-coïncidences
disjoignent entrée en texte et dispositif narratif, et même la syntaxe est tra-
vaillée de reports dilatoires. « Atopique », « achronique », la naissance du
texte proustien paraît sans cesse continuée par des bouclages, des échos, qui
semblent effacer les seuils d’entrée dans les livres.
C’est justement à cette objection que cette étude donnera une place.
Questionner le lieu de naissance du texte proustien, c’est aussi analy-
ser la manière et le moment où les incipit des divers livres de la Re-
cherche voient émerger le texte, tant sur le plan de l’histoire que sur
celui de l’écriture. L’interrogation sur le lieu de naissance se démulti-
plie en d’autres investigations du texte, augmentées par la réfraction
de l’incipit de la fresque dans les entrées en roman de chacun de ses
livres, et accrues encore par les déplacements qui travaillent leur loca-
lisation, et par les altérations de leur datation. Et même si
l’achèvement partiel de l’œuvre induit une part d’instabilité pour ces
incipit, la réponse du texte sur le lieu de son commencement aidera à
comprendre ce recommencement perpétué de sa naissance dans
l’architecture de l’œuvre.
2
Nous ne renverrons pas par ce terme à une « prédisposition génétique au
développement cumulé d’allergies courantes » : nous lui donnerons excep-
tionnellement le sens étymologique d’absence de lieu.
156 Bérengère Moricheau-Airaud
3
« Dans l’ouverture actuelle de Sodome et Gomorrhe en effet, le ‘tout’ est
délibérément laissé de côté pour mieux détacher et mieux isoler la scène de la
rencontre. En conquérant son autonomie, cette dernière constitue une magis-
trale entrée en fanfare du grand roman dans l’univers de Sodome : Proust
choisit finalement de privilégier la partie de préférence à l’ensemble. De la
vaste et ambitieuse orchestration mise en place dans le Cahier I du manuscrit
au net, l’auteur de la Recherche ne conservera rien en dehors du thème bota-
nique dont il fera la célèbre métaphore de la conjonction florale entre M. de
Charlus et Jupien. » (Teyssandier, 2011, 62).
158 Bérengère Moricheau-Airaud
Tant la vie, si elle doit une fois de plus nous délivrer contre une souf-
france qui paraissait inévitable, le fait dans des conditions différentes, op-
posées parfois jusqu’au point qu’il y a presque sacrilège apparent à cons-
tater l’identité de la grâce octroyée ! (R² III, 520)
Quand [la sonnette] avait tinté j’existais déjà, et depuis pour que
j’entendisse encore ce tintement, il fallait qu’il n’y eût pas eu discontinui-
té, que je n’eusse pas un instant cessé, pris le repos de ne pas exister, de
ne pas penser, de ne pas avoir conscience de moi, puisque cet instant te-
nait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu’à
lui, rien qu’en descendant plus profondément en moi. (R² IV, 624)
Il était d’ailleurs fort excusable car la réalité, même si elle est nécessaire,
n’est pas complètement prévisible, ceux qui apprennent sur la vie d’un
autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences qui ne le
sont pas et voient dans le fait nouvellement découvert l’explication de
choses qui précisément n’ont aucun rapport avec lui. (R² III, 519-520)
car ce à quoi me faisait penser cet homme qui était si épris, qui se piquait
si fort de virilité, à qui toute le monde semblait odieusement efféminé, ce
à quoi il me faisait penser tout d’un coup, tant il en avait passagèrement
les traits, l’expression, le sourire, c’était à une femme ! (R² III, 6)
5
Il faut remonter à la fin de La Prisonnière (R² III, 915) pour trouver men-
tion de la lettre de rupture.
162 Bérengère Moricheau-Airaud
Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les
étoffes, tirait les rideaux, le jour d’été qu’elle découvrait semblait aussi
mort, aussi immémorial qu’une somptueuse et millénaire momie que
notre vieille servante n’eût fait que précautionneusement désemmailloter
de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe
d’or. (R² II, 306)6
6
Les rideaux symbolisent le caractère liminaire de ces moments textuels.
Le lieu de naissance du texte proustien 163
On sait que bien avant d’aller ce jour-là (le jour où avait lieu la soirée de
la princesse de Guermantes) rendre au duc et à la duchesse la visite que je
viens de raconter, j’avais épié leur retour et fait, pendant la durée de mon
guet, une découverte, concernant particulièrement M. de Charlus, mais si
importante en elle-même que j’ai jusqu’ici, jusqu’au moment de pouvoir
lui donner la place et l’étendue voulues, différé de la rapporter. (R² III, 3)
Toute la journée, dans cette demeure un peu trop campagne qui n’avait
l’air que d’un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l’averse,
une de ces demeures où chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure, et où
sur la tenture des chambres les roses du jardin dans l’une, les oiseaux des
arbres dans l’autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie – isolés
du moins – car c’étaient de vieilles tentures où chaque rose était assez sé-
parée pour qu’on eût pu si elle avait été vivante la cueillir, chaque oiseau
le mettre en cage et l’apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations de
ces chambres d’aujourd’hui où sur un fond d’argent, tous les pommiers de
la Normandie sont venus se profiler en style japonais pour halluciner les
heures que vous passez au lit ; toute la journée, je la passais dans ma
chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de l’entrée,
les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil,
et la forêt de Méséglise. (R² IV, 275)
Si c’était cette notion du temps incorporé, des années passées non sépa-
rées de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief,
c’est qu’à ce moment même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce
bruit des pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebon-
dissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui
m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je
les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin
dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient
forcément entre l’instant où je les avais entendus et la matinée Guer-
mantes, je fus effrayé de penser que c’était bien cette sonnette qui tintait
encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son
grelot, puisque ne me rappelant plus bien comment ils s’éteignaient, pour
le réapprendre, pour bien l’écouter, je dus m’efforcer de ne plus entendre
le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâ-
cher de l’entendre de plus près, c’est en moi-même que j’étais obligé de
redescendre. C’est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre
lui et l’instant présent tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais
pas que je portais. (R² IV, 623-624)
Les échos qui résonnent dans les incipit proustiens perpétuent eux
aussi la naissance du texte proustien. Si la chambre est un lieu privilé-
gié de l’ouverture de La Recherche, c’est déjà parce que ce lieu se
prête à recevoir l’écho intériorisé dans l’intimité d’éléments extérieurs
au personnage, au passage ou même au texte.
Les chambres des incipit proustiens reflètent en premier lieu celles
dans lesquelles l’auteur a vécu. Il ne s’agit pas là de revenir sur le
débat du Contre Sainte-Beuve. Mais la demeure de la tante Léonie fait
penser à celle chez les Amiot à Illiers. Le déménagement évoqué du
Côté de Guermantes s’inspire de celui des parents de Proust qui quit-
tent le boulevard Malesherbes pour la rue de Courcelles. Les séjours à
Balbec et ceux de l’auteur à Cabourg ont des points communs. Et le
besoin de l’auteur d’écrire reclus dans sa chambre est connu.
Egalement, les chambres de ces ouvertures sont les reflets d’un
unique type de lieu. Certes, certaines ouvertures se font ailleurs que
dans des chambres. A l’ombre des jeunes filles en fleurs commence
dans une sphère familiale non précisée ; Sodome et Gomorrhe explore
les recoins de l’hôtel où habite le narrateur. Néanmoins, ces lieux sont
tous clos et protégés : la chambre de l’ouverture de La Prisonnière
paraît être une alcôve coupée du monde par des rideaux encore fer-
més, à la manière dont les yeux fermés du narrateur dans les premières
lignes du Côté de chez Swann préservaient son intimité en son for
intérieur. Ce sont aussi des lieux de repli sur soi : le lieu des premiers
moments d’Albertine disparue répond au besoin du narrateur de se
mettre à l’abri des regards inquisiteurs de Françoise. Une relation
d’antithèse tient ces endroits à l’écart de l’extérieur : l’espoir du sou-
lagement qui viendra avec le jour contraste avec l’enfermement dans
la nuit, comme dans « Combray ». Ce sont enfin des lieux intimes par
excellence : les premières lignes du Temps retrouvé disent combien la
168 Bérengère Moricheau-Airaud
Bibliographie
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, édition dirigée par J.-
Y. Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1987-1989, 4 vol.
Bernard Brun, « Les incipit proustiens et la structure profonde du ro-
man » in Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust, n°38,
1988, 50-54.
Claude Dauphiné, « Les chambres du narrateur dans La Recherche »,
in Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust, n°31, 1981,
339-356.
170 Bérengère Moricheau-Airaud
Proust. » (p. 27) Celui que Proust a bien aimé tout en critiquant son
côté ‘snob’ (inspirant le portrait de la jeune Cambremer) s’égare dans
ses écrits ultérieurs où des métaphores curieuses transforment l’auteur
de la Recherche en un être mystérieux et même en un ‘insecte atroce’.
Le chapitre le plus riche est celui de Franck Lestringant sur la rela-
tion entre Proust et Gide. Il résume très bien tout ce qu’on a pu avan-
cer sur les liens entre les deux auteurs majeurs de la première moitié
du 20e siècle en trois points importants qui ensuite se nuancent fine-
ment. Sur le refus par Gide de Du côté de chez Swann il est précisé
d’ailleurs que cette erreur d’appréciation fut avant tout celle de Jean
Schlumberger et que Gide se rattrape largement en excuses et explica-
tions. La première dimension plus fondamentale concerne l’attitude
envers l’homosexualité. Pour l’auteur de Corydon la pédérastie est une
vertu et une joie et la noirceur de Sodome et Gomorrhe lui répugne
essentiellement. Il prêche la santé virile là où Proust sonde les abysses
du désir. La notion de ‘tante’ que le créateur de Charlus privilégie lui
fait horreur. Et les travestissements et déguisements proustiens sont
une autre source d’indignation pour le peintre des Nourritures ter-
restres.
Deuxième aspect de différence clé : l’attitude de Gide à l’égard des
juifs. Si l’aversion de Gide s’adresse surtout à Léon Blum il considère
aussi le génie de Proust comme trop juif, peu français, séduisant mais
dangereux. Mais finalement c’est pourtant avant tout d’une profonde
divergence au sujet de la littérature qu’il s’agit. Si Proust a pu admirer
le personnage de Lafcadio et s’il a estimé à sa juste valeur la construc-
tion des Caves, il recule devant les traits d’un réalisme banal, lui pour
qui chaque détail doit avoir sa dimension spirituelle. Et comme Les-
tringant le remarque à juste titre : Proust n’a pas pu connaître les deux
livres magistraux de Gide que sont Les Faux-monnayeurs et Si le
grain ne meurt. La sympathie et le respect de part et d’autre ne dissi-
mulaient guère la rivalité qui davantage que sur les aléas des carrières
reposait sur des visions radicalement opposées : baroque versus clas-
sique ; inspirateur versus instructif ; richesse versus pureté ; poeta
vates versus poeta faber ; « l’atticisme contre l’assianisme » (p. 102).
Cela se reflète encore dans les préférences musicales : là où Gide raf-
fole de Chopin, Proust préfère l’amplitude de Wagner. Ce qui
d’ailleurs nous fait observer que parmi ceux qui manquent (inévita-
blement) dans ce joli bouquet de proches il y a tout d’abord l’ami mu-
sicien de toujours, Reynaldo Hahn.
Sjef Houppermans
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