Des lettres et
de l’histoire
Le Clézio ou Joseph Kessel présentent des personnages féminins qui com-
plètent les voix des écrivaines. Les femmes sont de même confrontées à leur
rapport avec la mère et à son enfance et les rêves qui la conforment comme
Virginia Woolf ou Pierrette Fleutiaux. Parfois, il est difficile pour elles de trouver
leur chemin, de choisir nettement entre l’engagement social ou politique et la
vie privée, le monde de l’intimité, comme il arrive pour Mlle de Montpensier, Peter Lang
Anne Dacier, Marceline Desbordes-Valmore ou Farouzia Zouari. Pour finir, le
mystère de la création littéraire est évoqué de la main de l’écrivaine catalane
Núria Añó.
ISBN 978-3-0343-1367-4
Des lettres et
de l’histoire
Le Clézio ou Joseph Kessel présentent des personnages féminins qui com-
plètent les voix des écrivaines. Les femmes sont de même confrontées à leur
rapport avec la mère et à son enfance et les rêves qui la conforment comme
Virginia Woolf ou Pierrette Fleutiaux. Parfois, il est difficile pour elles de trouver
leur chemin, de choisir nettement entre l’engagement social ou politique et la
vie privée, le monde de l’intimité, comme il arrive pour Mlle de Montpensier, Peter Lang
Anne Dacier, Marceline Desbordes-Valmore ou Farouzia Zouari. Pour finir, le
mystère de la création littéraire est évoqué de la main de l’écrivaine catalane
Núria Añó.
Consejo editorial:
Juan Bravo (Universidad de Castilla-la-Mancha)
Béatrice Didier (Ecole Normale Supérieure, Ulm)
Giovanni Dotoli (Università di Bari)
Mª Carmen Figuerola (Universidad de Lleida)
Philippe Merlo (Université de Lyon II)
Àngels Santa (ed.)
Des lettres et
des femmes…
La femme
face aux défis
de l’histoire
PETER LANG
Bern · Berlin · Bruxelles · Frankfurt am Main · New York · Oxford · Wien
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Die Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche National-
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Printed in Switzerland
Table des matières
ÀNGELS SANTA
Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
SIMONE BERNARD-GRIFFITHS
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère
(1873-1876) de George Sand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
MARIE-FRANCE B OROT
Le « trouvé » de George Sand : une lecture
de François le Champi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
M. CARME FIGUEROLA
D’une femme à l’autre : Camille Claudel aux yeux
de Michèle Desbordes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
6 Table des matières
ÀNGELS SANTA
La guerre civile en Catalogne : le témoignage
de Marie Barbal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
JALILA TRITAR
Femme et pouvoir : les enjeux des écritures
du moi féminines Arabes au 20e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
SABIHA BOUGUERRA
Une femme dans la tourmente de l’Histoire :
Zaynab, reine de Marrakech de Zakya Daoud . . . . . . . . . . . . . . . 207
JEAN ARROUYE
Femmes face à la violence de l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
NAJET TNANI
Marguerite Duras et la propagande coloniale . . . . . . . . . . . . . . . 257
Table des matières 7
CLAUDE BENOÎT
Une regard féminin sur la violence : Paule Constant
et la violence postcoloniale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
CONCEPCIÓ CANUT
Les derniers romans de Claire Etcherelli . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287
M. CARME FIGUEROLA
Perception de l’histoire et construction identitaire
chez Malika Mokeddem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305
BÉATRICE DIDIER
Retrouver la voix de la mère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323
JEANNINE GUICHARDET
Métamorphoses de la reine de Pierrette Fleutieaux :
une réécriture de quelques Contes de Perrault . . . . . . . . . . . . . . 335
MADELEINE BERTAUD
Entre histoire et propos de femme : les Mémoires
de Mlle de Montpensier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347
E RIC FRANCALANZA
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres . . . . . . . . . . . . . . . 359
CLAUDE SCHOPP
Notes et notules dans les marges d’un album de voyage
de Marceline Desbordes-Valmore . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381
8 Table des matières
5. L’écrivaine a la parole
NÚRIA AÑÓ
Encre aux doigts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 407
Présentation
Àngels Santa
1. À propos de George Sand
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère
(1873-1876) de George Sand
SIMONE BERNARD-GRIFFITHS
Faut-il rappeler que le lexique dit la fée au féminin par la double entre-
mise du genre grammatical et de l’étymologie. Le Grand Dictionnaire
universel du XIXe siècle (1872) de Pierre Larousse en témoigne : « Fée ( fé
– du latin fata, sorcière, magicienne, qui se disait originairement pour
Parque ; de fatum, destin, oracle, proprement parole » mis en relation
avec le latin « fari, parler, qui se rapporte à la racine sanscrite bhâ, bhâs,
bhan », elle-même reconnaissable dans le grec « phémi »1. Cet héritage
féminin vient irriguer la sémantique : « Être surnaturel, qu’on repré-
sente sous la forme d’une femme, et qui était regardé comme jouissant
d’une certaine puissance magique et du don de lire dans l’avenir. »2
Or George Sand nuance cette définition. Elle rend problématique
la forme-femme et, dans la dédicace inaugurale à Aurore, l’aînée de ses
petites-filles et destinataire privilégiée des Contes d’une grand-mère, elle rem-
place, à propos des « fées » l’expression « être surnaturel » employée par Pierre
Larousse en une autre, prudemment modalisée et savamment dubitative :
Reste à savoir où sont ces êtres, dits surnaturels, les génies et les fées ; d’où ils
viennent et où ils vont, quel empire ils exercent sur nous, et où ils nous condui-
sent. Beaucoup de grandes personnes ne le savent pas bien, et c’est pourquoi je
veux leur faire lire les histoires que je te raconte en t’endormant.3 (I, p. 32)
1 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle, t. VIII, [1872], Slatkine,
Genève-Paris, réimpression de l’édition de Paris 1866-1879, p. 187.
2 Ibid.
3 G. Sand, Contes d’une grand-mère, 2 tomes, éditions de l’Aurore, Philippe Ber-
thier éd., Meylan, « Première série », 1982, « Deuxième série », 1983. Toutes nos
références inscrites entre parenthèses avec l’indication du tome et de la page ren-
voient à cette édition.
16 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS
Qui pourrait rivaliser pour les contes avec ma grand-mère ? … C’étaient des con-
tes qui duraient des soirs et des soirs, lorsque j’étais couchée dans sa chambre en
signe de grande joie et de récompense. […] Alors commençait ou continuait
une de ces narrations fantastiques où les fées et les génies avaient le meilleur
rôle.6
Plasticité définitionnelle
– Qui a pu te faire croire que j’étais capable d’aller si haut que cela ? est-ce que tu
me prends pour une fée ? – Mon Dieu, ma tante, quand vous seriez fée, qu’est-ce
qu’il y aurait d’étonnant ? Je ne veux point vous fâcher […] et les gens du village
qui montent jusque par ici et que je commence à comprendre, disent avec raison
que vous travaillez comme une fée. – On me l’a dit souvent à moi-même, répon-
dit madame Colette ; mais c’est une manière de parler, et je ne suis pas fée pour
cela. (I, pp. 168-169)
Elle s’appelait miss Barbara***, mais on lui avait donné le surnom de fée aux gros
yeux ; fée, parce qu’elle était très savante et très mystérieuse ; aux gros yeux, parce
qu’elle avait d’énormes yeux clairs saillants et bombés, que la malicieuse Elsie
comparait à des bouchons de carafe. (II, p. 179)
Enfin le nom de fée aux gros yeux prévalut, parce qu’elle était trop instruite et
trop intelligente pour être comparée à une bête, et aussi parce que tout le monde,
en voyant les découpures […] merveilleuses qu’elle savait faire, disait – C’est une
véritable fée. (II, p. 180)
Ambiguïtés phénoménologiques
18 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., t. X [1873],
p. 1488.
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 23
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Nous empruntons cette expression au titre de l’ouvrage de Béatrice Didier, L’Écri-
ture-femme, Puf écriture, Paris, 1981.
24 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS
interdit, « pendant deux cents ans » (I, p. 133), d’assouvir ses désirs,
pourtant dévorants.
Labile dans sa plasticité définitionnelle et phénoménologique, la
fée construit les constantes de sa féminité sur le génie du don.
Sans doute, Béatrice Didier l’a montré, les Contes d’une grand-mère
irriguent-ils d’une générosité qui s’épanche dans la bonté et dans l’art
de l’ensemble de leurs héros, masculins et féminins, au point de subli-
mer l’originelle « exclusion forcée » qui les frappe en « marginalité bien-
heureuse »22.
Mais la femme-fée surdétermine doublement la conduite oblative.
En tant que fée, elle hérite de la fonction donatrice des innombrables
« marraines »23 qui, dès le Moyen Âge, peuplent les récits merveilleux.
En tant que femme, elle s’applique à donner et prodiguer la vie
Donner, telle fut la devise de George Sand elle-même dans sa pro-
pre existence. Telle est encore sa devise auctoriale dans les Contes qui la
consacrent doublement comme grand-mère. Génétiquement d’abord,
parce qu’elle s’adresse à ses petites-filles Aurore et Gabrielle, narrative-
ment ensuite parce qu’elle excelle à déléguer la parole à ses pareilles,
tendres aïeules désireuses de dispenser avec largesse du « merveilleux »
(I, p. 32) à l’enfance.
Ma grand-mère disait que c’était une fée, et il y avait quelque chose de cela.
Aucun travail, aucune entreprise ne lui semblait ni trop poétique, ni trop
vulgaire, ni trop pénible, ni trop fastidieuse. […] Elle osait tout et réussissait
à tout.24
Vous êtes ma bonne fée de là-bas ! Vous voilà donc enfin ! Venez-vous pour être
ma maman, vous ? – Oui, répondit la Dame au voile, avec sa belle voix qui réson-
nait comme du cristal. – Et vous m’aimerez ? – Oui, si tu m’aimes. – Oh ! je veux
bien vous aimer ! […] – Qu’est-ce que tu veux voir ? – Ma mère. – Ta mère ? …
C’est moi (I, p. 72).
Fonction métapoétique
Dans son essai sur Les Parques, Sylvie Ballestra-Puech fait remarquer
que « toutes les figures féminines du destin », dans la littérature occi-
dentale « ont une relation avec la parole, généralement sous la forme du
chant, et souvent avec l’écriture »25. Les fées, étymologiquement filles
des Fata, ne manquent pas d’investir un domaine mythologique qui
s’étend du « fil du destin au fil du texte »26.
Leur rapport au destin est d’abord rapport à la parole qui est parole
de destin, ce qui permet à Nadine Jasmin, dans son analyse de « la nais-
sance du conte féminin » chez Madame d’Aulnoy, de considérer le « pou-
voir » « de la fée sur les mots »27 comme l’un des aspects majeurs de sa
« toute-puissance »28 au point que, « sur le plan narratif », le personnage
« représente » « l’un des actants essentiels au bon déroulement de l’in-
trigue »29.
Tel est bien le cas dans La Reine Coax où l’héroïne éponyme pro-
nonce, au seuil du récit, les mots fatidiques qui engagent l’avenir de la
25 Sylvie Ballestra-Puech, Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin dans la
littérature occidentale, Éditions universitaires du Sud, Toulouse, 1999, p. 141.
26 Ibid.
27 Nadine Jasmin, « La question féminine », in Naissance du conte féminin. Mots et
merveilles : Les Contes de fées de Madame d’Aulnoy (1690-1698), op. cit., p. 384.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 380.
30 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS
N’aie jamais l’idée de dessécher mon nouvel empire comme tu as desséché les
douves de ton manoir où j’avais daigné établir ma résidence ; sache que, si tu en
faisais autant de ce pré, il t’arriverait de grands malheurs ainsi qu’à ta famille.
(I, p. 122)
Il faut qu’une bouche qui n’a jamais menti dise simplement : – Cassette, ouvre-toi !
– Eh bien, dites-le madame. – Je ne saurais ma fille. J’ai été obligée de mentir
jadis pour cacher les secrets de ma science. C’est à toi de parler. (I, p. 134)
31 Sylvie Ballestra-Puech, Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin dans la
littérature occidentale, op. cit., p. 63.
32 Ibid., p. 46.
33 Ibid., p. 47.
34 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS
34 Nadine Jasmin, Naissance du conte féminin. Mots et merveilles : Les Contes de fées de
Madame d’Aulnoy (1690-1698), op. cit., p. 386.
35 Voir Geneviève Patard, « De la quenouille au fil de la plume : histoire d’un fémi-
nisme à travers les contes du XVIIe siècle en France », in Tricentenaire Charles
Perrault : les grands contes du XVIIe siècle et leur fortune littéraire, J. Perrot (dir.), In
Press, Paris, 1998, pp. 235-243.
36 Voir Sylvie Ballestra-Puech, Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin
dans la littérature occidentale, op. cit., p. 47.
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 35
l’on appelle le nuage » (I, p. 169), non sans avoir pris soin de mettre en
garde Catherine, née poète, puisqu’elle a cru voir se transformer en petite
nuée rose la blanche toison laineuse de son agnelle Bichette, contre les
dangers de la métaphore : « Confonds-tu les nuages du ciel avec la matière
fine et blanche que j’extrais du lin, et que dans notre pays de fileuses
habiles on appelle nuage pour dire une chose légère par excellence ? »
(I, p. 170) Ce « nuage », Madame Colette le conserve pieusement dans
un « coffret » où Catherine découvre, en guise de trésor magique,
[…] une grosse floche d’écheveaux de fil fin, mais si fin, si fin, qu’il eût fallu couper
un cheveu en dix pour faire quelque chose d’aussi fin. C’était si blanc qu’on n’osait
y toucher, et si fragile qu’on craignait de l’emmêler en soufflant dessus. (I, p. 160)
Les femmes-fées sandiennes ont besoin de mots pour se dire. Une pers-
pective « genrée » les rattacherait à la topique prétendument féminine
du « fleuve du rêve » si nettement opposé par Zola en 1876 au « fleuve
du vrai »38 volontiers masculinisé. Mais elles savent nous prouver qu’au
pays des contes la féminité se montre rebelle à toute définition réduc-
trice pour se complaire dans une efflorescence de métamorphoses et de
transferts métaphoriques qui, sans cesse, déplacent les lignes. Après avoir,
à l’instar de ses devancières, construit son personnage dans une sorte de
« contre-parole divine »39, la fée romantique se devait de nous parler
depuis un féminin de l’ailleurs.
38 Voir Martine Reid, Des femmes en littérature, Belin, Paris, 2010, p. 220.
39 Jacques-Philippe Saint-Gérand, « Les mots de la femme-fée dans la lexicographie
du XIXe siècle », in Images de la magie. Fées, enchanteurs et merveilleux dans
l’imaginaire du XIXe siècle, Simone Bernard-Griffiths et Jeanine Guichardet (dir.),
Annales littéraires de l’Université de Besançon, n° 504, Les Belles Lettres, Paris,
1993, p. 211.
37
L’enfant trouvé, parce qu’abandonné, est une réalité de tous les temps,
de Grégoire de Tours à Jean Genet, en passant par Jean Le Rond d’Alem-
bert, pour ne citer que trois d’entre eux qui se sont fait un nom ; d’Œdipe
à François le Champi, en passant par Moïse, Pâris, ou Romulus, du
côté du mythe et de la fiction.
Car malgré les innombrables – et touchantes – représentations de la
Mère et du Fils, dont l’iconographie chrétienne a peuplé églises et musées,
lorsque l’enfant paraît, il ne suscite pas toujours la satisfaction de voir la
descendance assurée ou l’émerveillement d’un Victor Hugo. Il peut aussi
provoquer le dégoût, l’effroi, le désir de meurtre ou, le plus souvent, le désir
de se débarrasser de l’intrus, avant ou après la naissance1. L’avortement, l’in-
fanticide déguisé en accident, l’abandon étaient des pratiques quotidiennes
dans la France d’autrefois. Les causes d’abandon sont le plus souvent : la
misère des géniteurs, l’illégitimité du nouveau-né, parfois aussi elles relèvent
de motivations plus obscures : l’auteur de l’Emile abandonna aux Enfants
Trouvés l’un après l’autre les cinq enfants qu’il eut avec Thérèse Levasseur2.
1 Sur l’illustration d’un manuscrit du XVe siècle, décrivant la fondation de l’hôpital
du Saint Esprit à Rome à la fin du XIIe siècle, on peut voir trois femmes en train
de se débarrasser d’enfants. L’une s’approche d’un pont, un enfant dans les bras,
en regardant à l’entour, des deux autres sont sur le pont, l’une a déjà lancé l’enfant
dans la rivière et l’on ne voit plus que les jambes, l’autre est en train d’y lancer un
nourrisson emmailloté à qui l’on a attaché une pierre autour du cou. Gravure
reproduite in James Boswell, Au bon cœur des inconnus, Les enfants abandonnés de
l’Antiquité à la Renaissance, Gallimard, Paris, 1993.
2 « Mon troisième enfant fut donc mis aux enfans-trouvés ainsi que les deux pre-
miers, et il en fut de même des deux suivants ; car j’en ai eu cinq en tout ». Jean
Jacques Rousseau, Confessions, L-VIII, T.I. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
Paris, 1964, p. 357.
38 MARIE-FRANCE BOROT
Si vous voulez m’adresser des vers, je les accepte de tout mon cœur, à condition
que […] ce sera l’épître d’un citoyen à son frère sur un sujet utile, le champi, par
exemple… 11
la faute est aux riches qui n’assistent pas les parents qui n’ont pas les
moyens de « nourrir » et « d’élever » leurs enfants.
Dans cette perspective parler des champis, leur consacrer des ro-
mans est une tâche utile, un devoir d’assistance. La romancière seconde
la dame de Nohant : « J’ai fait élever plusieurs champi des deux sexes qui
sont venus à bien au physique et au moral. »
Et d’ajouter très lucidement :
J’ai fait aussi cette expérience, que rien n’est plus difficile que d’inspirer le senti-
ment de la dignité et l’amour du travail aux enfants qui ont commencé par vivre
sciemment de l’aumône.15
– Puis le mot d’hospice qu’on avait plus d’une fois lâché devant lui, lui revint à la
mémoire. Il ne savait ce que c’était l’hospice, mais cela lui parut encore plus épou-
vantant que la diligence…17 (et la diligence qu’il voit pour la première fois, l’avait
« épeuré jusqu’à en perdre le peu d’esprit qu’il avait… »)18.
Ici, l’hospice n’est pas un lieu infernal mais des Limbes grises ou des
êtres en attente de vie vagissent sous le signe de la souffrance du cruci-
fié. Le champi échappera à ces Limbes, Morena aussi : « Nous nous étions
opposés à ce que l’enfant fût mis à l’hospice et aux enfants trouvés »20,
affirment les charitables personnes qui ont accueilli la petite gitane.
Tel Œdipe, exposé sur le Cithéron où paissent les troupeaux du roi
de Thèbes, le petit François est trouvé « dans le sein de la mère Na-
ture »21 et l’auteur des Contes rustiques précise à l’intention des lecteurs
qui trouveraient le titre de ce roman « incompréhensible »22 :
champi qu’il est, il ne pourra prétendre à ces champs. Sans racines, sans
famille connue dont il aurait pu hériter un lopin de terre, le « trouvé »
n’appartient pas à ce monde de paysans, liés à leur glèbe24 dont ils se
disputent jalousement la propriété. Mais en vertu du « qui perd gagne »
le sans terre, bénéficie de l’obscure protection de la nature, et n’est pas
soumis aux alea de la vie de paysan :
Celui-là, disaient-ils, n’attrapera jamais de mal parce qu’il est champi. Froment
de semence craint vipère, mais folle graine ne périt point.25
Et je suis sûre qu’il est déjà voleur. Tous les champis le sont de naissance, et c’est
folie que de compter sur ces canailles-là.26
C’est le diable qui met ces enfants-là dans le monde, et il est toujours après eux.27
L’enfant trouvé cristallise les peurs d’une société rurale pleine de supersti-
tions et qui donne le nom de la figure du Mal, qui hanta l’Occident
chrétien, à l’inconnu que le « trouvé », le « sans famille »28 représente
24 « On disait que les anciens seigneurs nous avaient attachés à (la glèbe) pour nous
faire périr à force de suer mais que la Révolution avait coupé le câble et que nous
ne tirions plus comme des bœufs à la charrue du Maître ; la vérité est que nous
nous sommes liés nous-mêmes à notre propre areau… » Ibid., p. 199.
25 Ibid., p. 66.
26 Ibid., p. 76.
27 Ibid., p. 141.
28 Pour reprendre le titre d’Hector Malot (1878).
44 MARIE-FRANCE BOROT
Rejeté, parce que différent, le champi, tel un enfant sauvage, reste long-
temps in-Fans, privé de parole, un retardé à « l’air….niais » : « Tu as au
moins six ans pour la taille mais tu n’en a pas deux pour raisonne-
ment »30, constate Madeleine Blanchet. Chez ce trouvé, souffrance so-
ciale, misère physique, affective et mentale se conjuguent. En lui se
prolonge l’état de détresse originaire du petit de l’homme qui, en rai-
son de l’inachèvement de son système nerveux, ne pourrait survivre
sans qu’un autre humain ne s’occupât de lui. Ainsi la femme du meu-
nier trouve-t-elle dans « son pré » un enfant « malpropre », « déguenillé »,
« l’air malade » et qui « grelottait tout seul au bord de la fontaine pré-
servé de s’y noyer par la seule providence ».31
A l’image de la solitude et du dénuement extrême de l’enfant aban-
donné le narrateur oppose le confort de l’enfant légitime :
Madeleine pensa à son petit Jeannie qui dormait bien chaudement dans son ber-
ceau, gardé par sa grand-mère…32
Le bon Dieu voulut que dans ce moment-là Madeleine Blanchet vint à passer.35
George Sand n’hésite pas à tirer les ficelles du romanesque36. Mais avec
ses ficelles « romanesques » et avec le mythe, elle tisse une fiction qui dit
la vérité du sujet.
Elle construit l’image d’une Mère-providence qui sauve l’enfant de
la mort et de l’hospice. Une mère qui veille à la satisfaction de ses be-
soins par l’intermédiaire de « la Zabelle » à qui elle fournit vivres et vête-
ments afin que le champi soit « chaudement vêtu ». Par touches succes-
sives Sand montre comment Madeleine devient pour cet enfant une
figure de la toute-puissance maternelle. Puissance d’autant plus absolue
qu’au-delà de la satisfaction des besoins, Madeleine va racheter le champi
– un rachat, qui commence par un achat :
J’achète cet enfant-là, il est à moi, il n’est plus à vous – affirme-t-elle, péremp-
toire, à « la Zabelle » – vous ne méritez pas de garder un enfant d’un aussi grand
cœur. C’est moi qui serai sa mère, et il faudra qu’on le souffre.37
[…] vous embrassez Jeannie bien souvent, observe François, […] et ma mère
Zabelle ne m’embrassait guère non plus. Je vois bien pourtant que toutes les mè-
res caressent leurs enfants, c’est à quoi je vois que je suis toujours un champi et
que vous ne pouvez pas l’oublier.38
Le baiser, qu’elle lui donne alors « de grand cœur » opère une modifica-
tion subjective, le voilà « plus content que s’il était au Paradis »39 : l’aban-
donné, désormais adopté, a trouvé sa place dans le désir de l’Autre ma-
ternel où il pourra se constituer en tant que sujet. Et devenu homme, il
affirmera : « Je serai toujours ce que je suis, et n’ai point coutume de
m’en tabouler l’esprit ».40
Mère véritablement « adoptive », Madeleine n’est donc pas seule-
ment celle qui est là, celle qui veille à la satisfaction de ses besoins, elle
est avant tout celle qui ne s’embarrassant pas de l’état de champi de
François, l’en débarrasse. Elle est aussi le lieu de la parole, celle qui lui
ouvre la porte du livre :
Le champi eut bien du mal à comprendre comment les histoires qu’elle prenait la
peine de lui raconter, en les arrangeant un peu pour les lui faire entendre […]
pouvaient sortir de cette chose qu’elle appelait son livre.41
38 Ibid., p. 94.
39 Ibid., p. 95.
40 Ibid., p. 191.
41 Ibid., p. 90.
42 Ibid.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 47
Elle n’avait plus personne pour lire avec elle, pour s’intéresser à la misère avec elle,
pour prier d’un même cœur et même pour badiner honnêtement.43
Quand ça a nourri un enfant, c’est déjà fatigué ; […] à preuve que la voilà bien
maigre et qu’elle a perdu sa bonne mine.44
43 Ibid., p. 144.
44 Ibid., p. 68.
48 MARIE-FRANCE BOROT
La toute mère est une femme mortifiée : « Elle avait retiré son cœur
de la terre, et rêvait souvent au paradis comme une personne bien aise
de mourir »45. Seule l’existence de son fils la préserve du suicide :
[elle] s’ordonnait le courage parce qu’elle sentait que son enfant ne serait heureux
que par elle….46
[…] il songeait qu’il aurait pu être bien heureux avec une personne aussi bien
famée, qui avait tant de goût pour lui, et qui n’était point désagréable à caresser.
Mais de toutes ces idées-là il se garait, pensant à Madeleine qui pouvait avoir
besoin d’un ami, d’un conseil, et d’un serviteur […]50
45 Ibid., p. 73.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 143.
48 Et qui le restera : elle a défendu au curé qui remet l’argent à François de « dire son
nom, ni dans quel pays elle réside, ni si elle est morte ou vivante à l’heure qu’il
est. » Ibid., p. 16.
49 Ibid., p. 165.
50 Ibid., p. 168.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 49
vont l’obliger (lui le champi) à la quitter encore une fois », et « (il) aime
autant en mourir », découvrant soudainement la femme sous la mère il
s’avise que celle qui « (l’)a aimé comme son fils, ce qui est la plus forte
de toutes les amitiés, […] pourrait bien (l’)aimer encore autrement. »51
Sand aime « son cher petit enfant »53 Chopin comme Maurice « son pau-
vre enfant plein de douceur et d’affection », son « petit fruit vert » à qui
elle écrit :
Je n’ai pas de plaisir réel sans toi, mon enfant, dépêche-toi de grandir pour que
nous ne nous quittions plus.54
Ou bien :
51 Ibid., p. 226.
52 George Sand, Correspondance, III, op. cit., p. 584.
53 « Adieu, adieu, mon cher petit enfant ». Ibid. II, p. 566.
54 George Sand, Correspondance, T.II, Garnier, Ed. Georges Lubin, Paris, 1973,
p. 668.
50 MARIE-FRANCE BOROT
55 « Le désir pour la mère ne saurait être satisfait parce qu’il est la fin, le terme,
l’abolition de tout le monde de la demande, qui est celui qui structure le plus
profondément l’inconscient de l’homme ». Jacques Lacan, Le Séminaire L.VII,
L’Ethique de la Psychanalyse, Seuil, Paris, 1986, p. 83.
56 François le Champi, op. cit., p. 65.
57 Ibid.
58 Ibid.
59 Ibid., p. 144.
60 Ibid.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 51
Ô que je vous aurais aimé, ma mère, si vous l’aviez voulu ! Mais […] vous avez
brisé mon cœur. Vous m’avez fait une blessure qui saignera toute la vie.62
Et encore :
[…] quand je vois une autre fille dans le bras de sa mère, heureuse, adorée, proté-
gée, je me tords les mains et je pense à vous qui m’avez abandonnée.63
61 Ibid., p. 174.
62 George Sand, Le voyage en Auvergne, in Œuvres Autobiographiques, tome II,
op. cit., p. 504.
63 Ibid.
52 MARIE-FRANCE BOROT
aimer de tout son cœur inemployé une mère qui accueille l’amour et loge
l’enfant aimant dans son désir, faisant ainsi de lui un véritable adopté.
George Sand en réécrivant le mythe construit son fantasme. Le
champi, en effet, n’est pas un personnage de roman, outre les qualités
superlatives, il a le caractère peu défini des héros mythiques. Son his-
toire n’est pas la saga d’un individu, elle « ressembl(e) – précise la con-
teuse – à celle de tous les malheureux »64, qu’il se nomme Poucet ou
Œdipe. Tel le fils de Jocaste et de Laios, parents fautifs, ou Moïse, le
champi est un enfant menacé de mort et finalement adopté par d’autres
parents, cependant ce récit ne construit pas le « mythe de la naissance
du héros ». A la différence de la tragédie de Sophocle ou de L’Homme de
neige, François le Champi n’est pas un roman des origines, celles-ci res-
teront inconnues65. C’est l’histoire d’une adoption merveilleuse.
Avec le fantasme – originaire – d’adoption et ses constantes, George
Sand raconte une belle histoire à la petite Aurore qui vécut des vio-
lences insensées. Une violence que décrit un épisode de L’Histoire de ma
vie. La petite Aurore est à Nohant, « elle joue mélancoliquement toute
seule sur le grand tapis du salon »66, la grand-mère somnole. La bonne
Catherine appelle doucement Aurore, sa demi-sœur est là, la grand mère
s’éveille : « Que cette petite s’en aille tout de suite […] et qu’elle ne se
présente plus jamais ici ! » La bonne emmène Caroline, Aurore entend
un « sanglot étouffé mais déchirant : Je fonds en larmes, je m’élance vers
la porte, mais il est trop tard, elle est partie. »67
La séparation avec la sœur, bâtarde de la mère, sur fonds de l’ab-
sence majeure du père mort et de la mère non grata, fait une telle vio-
lence à la petite fille qu’elle en tombe « dangereusement malade ». Dès
le lendemain la grand mère avait substitué une « poupée négrillonne » à
64 Op. cit., François le Champi, p. 43.
65 La mère biologique, mauvaise et bonne fée, n’entre dans le récit que pour doter le
champi de l’argent qui lui permettra de racheter le domaine de Madeleine. Et le
don de la génitrice est lié à la promesse de « ne rien dire, de ne rien faire qui puisse
éventer le secret ». Il n’apprendra que son nom : François la Fraise, une « marque »
qui situe, une fois de plus, le Champi du côté de la Nature.
66 George Sand, Histoire de ma vie, in Œuvres Autobiographiques, tome II, op. cit.,
p. 651.
67 Ibid., p. 652.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 53
la sœur interdite de séjour à Nohant. En une scène qui va, des larmes à
l’évanouissement, la petite fille commence par embrasser sa poupée,
« comme une mère embrasse son enfant », se comportant avec la poupée
comme elle eût souhaité que sa mère se comportât avec elle. A la fois
mère consolante et enfant inconsolable :
Quand on est parfois appelé « Maurice » ou « mon fils » par une grand
mère qui vous confond avec son fils trop aimé et qu’on vous assigne
ainsi la place d’un mort, il peut vous arriver de « tomber juste à la même
place où s’était tué (votre) père ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle
votre mère ne peut vous voir à cheval « sans cacher sa figure entre ses
mains ». Dans la demeure endeuillée, le jour de la mort de votre père,
68 Ibid., p. 654.
69 Ibid., p. 847.
54 MARIE-FRANCE BOROT
vous avez refusé les bas noirs qu’on vous avait donnés pour ne pas « mettre
des jambes de mort ».
Mais parfois aussi, quand on est « attaché à un mère par une chaîne
de diamant » que veut rompre une grand mère que l’on aime, il se peut
que, du côté du « chemin sinistre », on « lâche son cheval à toute vitesse
et en l’aiguillonnant » pour venir au plus près de « l’âme du mort » afin
de l’entendre crier « Prends garde » ou peut être aussi « Attends, je viens
te délivrer de l’amour des mères qui vous enchaînent ». Mais il vaut
mieux « monter la vieille jument normande qui avait sauvé la vie à (vo-
tre) père dans plus d’une bataille », même si « ceci paraît romancé » à
Monsieur Lubin, Georges comme vous (mais avec un s) et livrer vos
batailles de l’écriture, téméraire et « courageuse comme un homme », à
l’image du champi qui est la vôtre et que vous avez créée en devenant
père de vos œuvres signées George Sand.
Dans les rêveries au galop, que votre vieil ami normand chérissait
autant que vous, il vous est d’abord venu Corambé, et – avant que
François ne devienne un être de papier – « un enfant de six ou sept ans,
monté à poil sur un cheval nu […] et qui ne savait ni son nom, ni celui
de ses parents » s’était trouvé sur votre chemin de Dame de Nohant.
« Tout ce qu’il savait – dites-vous – c’était se tenir sur un cheval in-
dompté comme un oiseau sur une branche secouée par l’orage ».
Comme vous, en somme. Votre image dans l’autre a éveillé votre
compassion.
Noble bâtard n’est point champi, mais avouez que vous êtes l’héri-
tière d’une sacrée lignée. Flanquée d’un frère bâtard de votre père et
d’une sœur bâtarde de votre mère, d’un mari bâtard, d’un grand oncle
bâtard, d’une grand mère bâtarde d’un bâtard lui même bâtard très
noble, bien sûr vous ne devez votre légitimité qu’au désir de votre père
de « légitimer – in extremis – par le mariage les enfants de son amour ».
1 L’origine de cet article est un travail de cours proposé par le professeur Octavi
Rofes dans le cadre de la matière d’Anthropologie de la licence d’Humanités de
l’Université Pompeu Fabra, où on nous demandait une « Description ethnogra-
phique d’une situation de seuil ». Le professeur Rofes lui-même – sans l’aide du-
quel ce travail n’aurait pas été possible – me suggéra d’étudier le tourisme litté-
raire à Majorque qui a comme origine la figure de George Sand. Le moment venu
de rechercher de possibles informateurs, j’ai contacté différents spécialistes de
George Sand, parmi eux Àngels Santa professeur de l’Université de Lleida, à qui
je remercie de m’avoir invité et de m’avoir encouragé à présenter ce travail
aujourd’hui dans ce Colloque International « Troisièmes rencontres d’automne à
Lleida », Des lettres et des femmes… (28 et 29 octobre 2010), sans oublier les heu-
res de conversation par courrier et en personne, qui m’ont donné une connais-
sance beaucoup plus profonde de George Sand, aussi bien comme écrivain, que
comme femme du XIXe siècle.
2 La traduction de ce texte du catalán au français est due à Antoni Comes Gené,
avec tous nous remerciements.
56 MARIONA VILA GRAU
3 Pour ce travail nous avons consulté diverses éditions d’Un hiver à Majorque (UH)
(1842) (voir bibliographie) mais les citations renvoient à l’édition que nous avons
pris pour référence, c’est-à-dire celle de George Sand, Un hiver à Majorque, éd.
Béatrice Didier, Le livre de poche, Librairie Générale Française, Paris, 1984.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 57
Et la morale de cette narration, puérile peut-être, mais sincère, c’est que l’homme
n’est pas fait pour vivre avec des arbres, avec des pierres, avec le ciel pur, avec
la mer azurée, avec les fleurs et les montagnes, mais bien avec les hommes ses
semblables. (p. 204).
4 « Quant à moi, je me mis en route pour satisfaire un besoin de repos que j’éprou-
vais à cette époque-là particulièrement. Comme le temps manque pour toutes
choses dans ce monde que nous nous sommes fait, je m’imaginai encore une fois
qu’en cherchant bien, je trouverais quelque retraite silencieuse, isolée, où je n’aurais
ni billets à écrire, ni journaux à parcourir, ni visites à recevoir ; où je pourrais ne
jamais quitter ma robe de chambre, où les jours auraient douze heures, où je
pourrais m’affranchir de tous les devoirs du savoir-vivre, me détacher du mouve-
ment d’esprit qui nous travaille tous en France, et consacrer un ou deux ans à
étudier un peu l’histoire et à apprendre ma langue par principes avec mes en-
fants. » (UH, pp. 46-47).
5 George Sand [Un hiver à Majorque, 1842], Un hivern a Mallorca, trad. de Marta
Bes Oliva, pròleg d’Antoni Marí amb un apèndix de Robert Graves, 1a Edició,
Ed. Edhasa, Barcelona, 1992, p. VII.
58 MARIONA VILA GRAU
6 Didier insinue en outre une possible accumulation de projets comme autre pos-
sible justification. « Mais on vient de voir combien le séjour à Majorque a été
assombri par des difficultés matérielles, par des problèmes de santé ; peut-être
aussi, G. Sand, trop prise par l’élaboration des œuvres dont nous venons de par-
ler, n’avait-elle pas le temps de faire en plus le récit de son voyage. Quoiqu’il
en soit, c’est seulement deux ans plus tard qu’elle se mit à la rédaction. » (UH,
p. 245)
7 Marí voit l’apogée des publications de voyages exotiques comme un dernier élan
pour écrire Un hiver à Majorque « Va ser escrit dos anys més tard de l’estada a Mallorca.
[…] Possiblement el mal record de Mallorca l’impedís tornar a una experiència tan
negativa i degué esperar a que els records perdessin intensitat ; és possible, també, que
l’interès que suscitaven les illes Balears (és a dir els viatges exòtics) i la seva pròpia
persona, decidís Sand a narrar definitivament la seva experiència mallorquina » (UH-
Cat, p. IX) (« Il fut écrit deux ans après le séjour à Majorque. […] Il se peut que le
mauvais souvenir de Majorque l’empêcha de revenir à une expérience si négative
et qu’elle dut attendre que les souvenirs perdent de leur intensité ; il est possible,
aussi, que l’intérêt que les îles Baléares suscitaient (c’est-à-dire les voyages exo-
tiques) et sa propre personne, décida Sand à raconter définitivement son expé-
rience majorquine).
8 Aussi bien Didier que Marí recueillent la réponse polémique publiée par José-
María Quadrado dans l’hebdomadaire La Palma du 5 mai 1841, « A Jorge Sand.
Vindicación », (UH, pp. 251-254 et UH-Cat, p. XII) ; Miguel López Crespí men-
tionne aussi cette réponse polémique dans son article « George Sand, La
professionalització de l’escriptor i el socialisme utòpic » dans Àngels Santa (ed.)
L’Ull Crític (Segona etapa), 13-14, « George Sand. La Dame de Nohant. Les
Romans Champêtres », Edicions de la Universitat de Lleida, Lleida, 2009,
pp. 35-49.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 59
dans les librairies mais aussi, comme Carlota Vicens et Joseph Jurt le
constatent, dans n’importe quel magasin de souvenirs ou chez n’im-
porte quel marchand de journaux9. La vigueur de ce « récit de voyage »
sandien est, par conséquent, le moteur propulseur de cette étude qui a
pour but global de comprendre les principes et les finalités du tourisme
littéraire. Concrètement, nous voulons répondre à la raison pour la-
quelle année après année des lecteurs de Sand voyagent jusqu’à Major-
que pour pouvoir visiter la Chartreuse de Valldemossa, que l’auteur a
immortalisé comme « le séjour le plus romantique de la terre » (p. 138)10.
En nous rapprochant de ce type spécifique de tourisme nous préten-
dons voir comment se construit ce regard (« gaze ») du touriste litté-
raire, car tel que John Urry le rappelle dans The Tourist Gaze (1990), le
tourisme n’est pas un sujet banal, mais il est « significatif dans son habi-
leté à révéler des aspects des pratiques normales qui autrement demeu-
reraient probablement obscures »11. Mais la singularité même de ce tou-
risme, la qualification de « littéraire », oblige à inclure et à ne pas sous-
estimer son rapport direct avec la théorie littéraire et les tendances de la
critique littéraire actuelle. Comme le signale Nicola J. Watson dans The
literary tourist (2006) ce type de pratique touristique n’est qu’« une ré-
ponse profondément contre-intuitive devant les plaisirs et les possibili-
tés de la lecture imaginaire » qui est encore plus difficile à comprendre
après le Poststructuralisme et la proclamation de Barthes de la mort de
9 Carlota Vicens, Pròleg a Carlota Vicens (ed.) George Sand, 1804-2004 : l’Île et la
dame de Nohant, PPU, Barcelona, 2004, p. 12 et Prof. Dr Joseph Jurt, « Winter
auf Mallorca » publié dans le Willisauer Bote-Wiggertaler Bote Nr. 54, 9.07.2010,
« Trotz ihres harten Urteils über die Einwohner ist das Buch paradoxerweise auf der
Insel zu einem Kultbuch geworden, das in jedem Souvenirladen zu finden ist. » (Tra-
duction de l’allemand vers le français : « Malgré son jugement dur sur les habi-
tants le livre est paradoxalement devenu sur l’île un livre de culte, qu’on peut
trouver dans chaque magasin de souvenirs. »).
10 George Sand, Correspondance (mai 1837 - mars 1840), Édition de Georges Lu-
bin, Garnier, Paris, 1968, « sur leurs pas nous referons le voyage aux îles Baléares,
qui n’a pas fini de faire rêver les touristes dont chaque été conduit les troupes
serrées aux cellules de Valldemosa », p. I.
11 John Urry, The tourist gaze (1990), Sage Publications, 2nd Edition, London, 2002,
p. 2.
60 MARIONA VILA GRAU
ciale normative se diluent et les rapports entre les êtres dans le stade de
transition – en cas de rite collectif – sont « présidés par la pleine égalité
et par l’entière camaraderie »16. Ultérieurement, Turner étendit le sens
de ce caractère anti-structurel en détectant aussi d’autres stades liminaux
présents dans les sociétés urbaines et industrielles comme c’est le cas
des pèlerinages. Dans notre cas d’étude nous croyons qu’il n’est pas
fortuit que l’emploi du terme « pèlerin » ou « pèlerinage littéraire » ait
été et soit utilisé17 de manière récurrente pour décrire ces voyages-
littéraires, qui ont pour objet la visite des lieux où l’auteur vécut ou
qui l’inspirèrent. C’est pour cela que nous voulons mettre le voyage-
littéraire en perspective à partir de la comparaison avec les pèlerinages,
c’est-à-dire d’envisager le voyage-littéraire à Valldemossa comme un
voyage avec une structure rituelle, où l’étude détaillée du stade liminal
nous aidera à résoudre les questions posées dans cet article.
Pour mener à bien l’analyse de ce rite de voyage à Majorque, j’ai
séjourné dans le village et à la Chartreuse de Valldemossa, en août 2010,
à l’occasion du Festival Chopin. J’ai aussi mené à terme un séjour de
trois jours dans la région du Berry, en septembre 2010, pour visiter la
maison de George Sand à Nohant et afin de parcourir en voiture le
circuit des lieux rattachés à l’auteur18. J’ai réalisé de façon parallèle à
ces séjours une moyenne d’entre deux et quatre conversations adressées
par courrier électronique avec six19 lecteurs de George Sand qui avaient
visité Valldemossa et avec trois de ces lecteurs j’ai pu avoir une rencon-
tre ; où au moyen de la conversation informelle, j’ai pu éclairer et ap-
profondir les aspects traités par écrit20. Le caractère lettré des interlocu-
teurs a rendu très pertinents les échanges écrits et la possible distance
par le biais de l’écriture a été compensée par ces rencontres. Étant donné
l’hétérogénéité des profils des lecteurs qui ont participé à cette ethno-
graphie en cours et pour faciliter la présentation des analyses, nous avons
établi trois dénominations descriptives :
– Lecteurs-biographistes : ayant lu Un hiver à Majorque ou des ouvrages
biographiques sur George Sand.
– Lecteurs-globaux : ayant lu Un hiver à Majorque, quelque œuvre de
fiction de Sand, ainsi que des œuvres autobiographiques, comme la
Correspondance ou Histoire de ma vie.
– Lecteurs-experts : des lecteurs qui mis à part le fait de remplir les
conditions du groupe précédent, ont produit des études académiques
spécialisées sur l’œuvre de George Sand.
Cette gradation nous permet de voir comment certains points de vue
peuvent être associés à des groupes de lecteurs différents et en même
temps comment dans le même groupe de lecteurs il peut y avoir des
divergences. Cela nous permet aussi de situer l’expérience du voyage
en rapport avec l’expérience de lecture pour y établir une correspon-
dance, c’est-à-dire qu’un lecteur peut avoir fait une première visite à
la Chartreuse comme lecteur-biographiste et y revenir ensuite comme
expert.
19 Grâce à l’Association des Amis de George Sand française, ainsi qu’à l’Association
de George Sand américaine j’ai pu contacter et parler avec un lecteur de France et
une lectrice d’Allemagne ; ainsi qu’avec un lecteur allemand, un lecteur majorquin
et deux lectrices de Lleida.
20 Les rencontres avec les lectrices eurent lieu à Majorque, le 12 août 2010 ;
à Torredembarra, le 8 septembre 2010 et à La Châtre, les 25 et 26 septembre
2010.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 63
I. Communion
Un jour ne souhaitant pas faire une longue marche, trop difficile pour moi,
et désirant fort, très fort réaliser un souhait ‹ Visiter la Chartreuse de Sand et
Chopin ›, je partis de bon matin (de Puerto Soller) en bus…….et découvris
Valldemosa très tôt, sans trop de visiteurs. La matinée était illuminée par les rayons
d’un soleil d’automne, j’éprouvais cette sensation de liberté, de joie…..qui faci-
lite l’exaltation…….
Je me souviens surtout du cloitre obscur par lequel je pus accéder aux deux
cellules………. Quand j’y pénétrai dans la 2eme ou la 3eme, je ne sais plus, c’est
une VIVE ÉMOTION que je ressentis, j’observais rapidement cette pièce aux
voutes et aux murs blancs, chargée d’histoire, et quelle histoire…. j’accédais au
jardinet et comme le soleil éclairait déjà la vallée la vision qui s’offrait à moi
m’émerveilla au plus haut point. Je croyais rêver….. Je restais longuement dans ce
jardinet, embaumé par le parfum des myrtes et des chèvrefeuilles……. Un mo-
ment magique qui reste gravé dans ma mémoire…..
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 65
J’étais trop dans l’émotion pour me souvenir des réflexions. Donc dans des mo-
ments aussi intenses, pour moi le « TEMPS N’EXISTE PAS »
Je retrouvais mes émerveillements d’enfant, les fleurs, les arbres, les parfums….tout
ce que la nature nous offre de plus simple et de plus beau, l’enfant n’explique pas,
il ressent… Par beaucoup d’attitudes j’ai gardé une âme d’enfant et c’est ce qui
me rapproche de G. Sand…
A quatre ans Sand aimait déjà ce qu’elle aimera toute sa vie : la rêverie, la musique,
les oiseaux et les arbres……… Je me retrouve en elle…. « Je suis de la nature de
l’herbe des champs, de l’eau et du soleil » disait-elle à Gustave Flaubert avec une
belle innocence d’enfant alors qu’elle avait 68 ans…….
J’admire George Sand parce qu’elle est ‹ femme › au XIXe siècle et ce n’est pas peu
dire, elle est ‹ mère › profondément aimante, elle est ‹ amie › rare, attentive, elle est
forte, très forte devant l’adversité. Et pour résumer elle aime ‹ le beau et le vrai. › Et
c’est ainsi que je conçois la Vie. Le beau et le vrai…
24 La lectrice lors d’une deuxième conversation nous dit « En effet, ce n’était pas ‹ le
pauvre piano majorquin › dont je vous ai parlé. Voici l’explication. En 1931, Mon-
sieur Bartomeu Ferrà écrivait : ‹ Nous devons considérer ce premier piano comme
définitivement perdu et ceux qui prétendent le posséder ne donnent pas de preu-
ves sérieuses de sa provenance. › C’est donc le piano Pleyel arrivé de France en
Janvier 1839 que j’ai pu voir ».
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 67
doit pas nous surprendre, puisque actuellement deux pianos sont expo-
sés dans la Chartreuse ; dans la Cellule nº 2, il y a un piano qui porte
comme inscription le lieu de fabrication « Palma de Mallorca » et dans
la Cellule nº 4, nous trouvons le piano Pleyel accompagné d’une lettre
écrite en 1953 – par le fabricant français lui-même – qui garantit
l’authenticité de ce piano numéro 6 66825. Par conséquent, il est pro-
bable que le lecteur a vu soit un des deux pianos soit tous les deux, de
toute façon ce qui est évident, c’est qu’elle se souvient d’avoir vu « un
piano ». Il est logique que si la beauté de la nature des jardins de la
Chartreuse renvoyait la lectrice à Sand, le piano devient le symbole
associé à Chopin et à la musique qu’il composa sur l’île. Le lecteur
cherche donc des éléments physiques qui évoquent les présences absen-
tes, ainsi donc aussi bien le paysage que le piano deviennent des élé-
ments matériels qui activent des histoire que le lecteur rattache à ces
derniers.
Un autre fait justificatif aussi de la confusion au moment de se sou-
venir des objets, c’est que six ans plus tard, cette lectrice après avoir lu
Un hiver à Majorque et d’autres œuvres de Sand effectua de nouveau
une autre visite à Valldemossa, par conséquent, dans la perspective de
lectrice-globale. Cette deuxième visite, cependant, fut effectuée en
groupe et avait pour but d’assister à un concert du Festival de Chopin
qui a lieu au mois d’août. Selon la lectrice, malgré le fait de vouloir
retrouver les émotions de la première visite, elle ne ressentit pas le même
état d’exaltation, bien qu’elle ajoute que le concert fut superbe et magni-
fique et qu’elle en garde encore soigneusement le programme des œuvres
II. Compréhension
Dans cette affirmation nous voyons que pour cette lectrice la visite à la
Chartreuse peut illuminer des passages de son œuvre ; mais il faut sou-
ligner le « probablement », puisqu’il existe un degré d’incertitude. La lec-
trice pressent que le lieu peut aider à la compréhension de l’œuvre,
mais il existe toujours le risque qu’il ne lui soit pas utile pour son ana-
lyse. Pourtant, d’après le récit de la visite à la Chartreuse nous pouvons
voir que celle-ci fut fructueuse :
Recordo haver vist les cel·les on Sand va sojornar amb Chopin. Com a objectes, el
famós piano que tantes tribulacions li va donar. Recordo també la representació
70 MARIONA VILA GRAU
d’una mà de Chopin, potser una mostra de cabells del pianista –tot i que no n’estic
segura–. A més, crec haver vist diferents publicitats sobre els festivals Chopin de música.
Je me rappelle avoir vu les cellules où Sand séjourna avec Chopin. Comme objets,
le fameux piano qui lui entraîna tant de tribulations. Je me rappelle aussi la repré-
sentation d’une main de Chopin, peut-être un échantillon de cheveux du pianiste
– bien que je n’en sois pas sûre. De plus, je crois avoir vu différentes publicités sur
les festivals Chopin de musique.
De la mateixa manera em va colpir la nuesa de les cel·les, la frescor dels seus passadissos
i el silenci del claustre : la Cartoixa sembla del tot un lloc de recolliment. La seva
situació geogràfica l’aïlla de la resta i pot fins i tot convertir-la en un indret inhòspit
si es té en compte el clima de l’illa a l’hivern. Cal tenir en compte que durant l’estada
de Sand a l’illa va nevar-hi, tal i com reflecteix un dels dibuixos efectuats pel seu fill.
Je fus également frappée par la nudité des cellules, la fraîcheur de leurs couloirs et
le silence du cloître : la Chartreuse semble tout à fait un lieu de recueillement. Sa
situation géographique l’isole du reste et peut même la transformer en un endroit
inhospitalier compte tenu du climat de l’île en hiver. Il faut tenir compte du fait
qu’il neigea pendant le séjour de Sand sur l’île, tel que le représente l’un des
dessins effectués par son fils.
Aquestes sensacions van permetre copsar millor la percepció que l’escriptora francesa
va tenir de l’illa i dels seus habitants, percepció que explicaria la seva animadversió
respecte els mallorquins. Afirmar que la visita em va transformar seria exagerat donada
la seva brevetat. Tot i això, va resultar positiva per a una interpretació més justa de
l’obra de l’escriptora.
Ces sensations permirent de mieux saisir la perception qu’eut l’écrivain français
de l’île et de ses habitants, perception qui expliquerait son animadversion à l’égard
des Majorquins. Affirmer que la visite m’a transformée serait excessif vu sa
brièveté. Malgré tout, elle fut positive pour une interprétation plus juste de l’œuvre
de l’écrivain.
Tot i això, quan ve a Mallorca, crec que a la seva ment té la imatge tòpica d’unes illes
on el clima serà suau i dolç i per tant, Chopin podrà curar-se de la seva malaltia. A
més, és una dona “emancipada” que ha viatjat, que ve de la metròpoli i que no espera
trobar-se amb una societat tan tradicional com la mallorquina. Però la realitat no és
la que ella esperava : visitant la Cartoixa et pots imaginar que a l’hivern no s’hi deu
estar massa confortable en aquelles cel·les nues on ella va estar i a més, la seva condició
de dona separada, que passeja l’amant sense amagar-se’n dels fills… no devia facilitar
les coses.
Malgré tout, quand elle vient à Majorque, je crois qu’elle a dans son esprit l’image
cliché d’îles où le climat sera doux et suave et, par conséquent, Chopin pourra
guérir de sa maladie. En plus, c’est une femme « émancipée » qui a voyagé, qui
vient de la métropole et qui ne s’attend pas à trouver une société aussi tradition-
nelle que la société majorquine. Mais la réalité n’est pas celle qu’elle attendait : en
visitant la Chartreuse on s’imagine bien qu’en hiver la vie dans ces cellules nues
où elle vécut ne doit être guère confortable et de plus, sa condition de femme
séparée, qui promène son amant sans se dérober aux regards de ses enfants… ne
devait pas faciliter les choses.
26 Le récit ne mentionne pas non plus que ce soit uniquement Chopin le bénéfi-
ciaire des herbes, mais nous comprenons que Maurice à la Chartreuse était déjà
presque rétabli du rhumatisme dont il souffrait. « Le pharmacien était un char-
treux qui s’enfermait dans sa cellule pour reprendre sa robe jadis blanche, et réci-
72 MARIONA VILA GRAU
També vam visitar la farmàcia, on era impactant veure tots aquells pots de ceràmica
amb el nom dels medicaments i fins i tot la recepta que elaboraven per a tractar
Chopin. El fet que el pianista estigués malalt durant la seva estada em va fer sentir
particularment sensible a aquesta part de la Cartoixa. Era fàcil imaginar-se en plena
nit George Sand trucant a la porta de l’apotecari per a demanar-li ajut mentre ell
tossia fins a defallir dintre la seva cel·la.
Nous visitâmes aussi la pharmacie, où je fus frappée de voir tous ces pots de
céramique avec le nom des médicaments et même l’ordonnance qu’ils élaboraient
pour traiter Chopin. Le fait que le pianiste fût malade pendant son séjour fit que
je fus particulièrement sensible à cette partie de la Chartreuse. Il était facile de
s’imaginer George Sand en pleine nuit frappant à la porte de l’apothicaire pour
lui demander de l’aide tandis qu’il toussait jusqu’à défaillir dans sa cellule.
ter tout seul ses offices en grande tenue. Quand on sonnait à sa porte pour lui
demander de la guimauve ou du chiendent (les seuls spécifiques qu’il possédât),
on le voyait jeter à la hâte son froc sous son lit, et apparaître en culotte noire, en
bas et en petite veste, absolument dans le costume des opérateurs que Molière
faisait danser en ballet dans ses intermèdes. C’était un vieillard très méfiant. Ne se
plaignant de rien, et priant peut-être pour le triomphe de don Carlos et le retour
de la sainte inquisition, sans vouloir de mal à personne. Il nous vendait son chien-
dent à prix d’or, et se consolait par ces petits profits d’avoir été relevé de son vœu
de pauvreté. » (UH, p. 133) Comme le signale Didier, on peut encore visiter la
Cellule de l’Apothicaire, mais ce n’est pas la même où se trouvait celle que Sand
cite dans son récit.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 73
Crec que ens van dir que es tractava del Pleyel però no ho podria assegurar. De totes
maneres, si no fos l’original, tampoc no tindria gaire sentit que n’ensenyessin un altre
qualsevol. Crec que és important que tingui el lligam amb Chopin.
Je crois qu’on nous dit qu’il s’agissait du Pleyel mais je ne pourrais pas l’assurer.
De toute façon, si ce n’était pas l’original, cela n’aurait pas non plus beaucoup de
sens qu’on nous montre n’importe quel autre piano. Je crois qu’il est important
qu’il ait le lien avec Chopin.
27 L’authenticité de ce que ce piano soit le « majorquin » sur lequel joua Chopin avant
l’arrivée du Pleyel est encore une question ouverte ; nous savons à travers la presse
locale majorquine que la Cellule 4 déposa une plainte contre la Cellule 2 l’accusant
de publicité mensongère, en affirmant que le piano que celle-ci exposait n’était
pas le piano authentique majorquin. L’affaire a été classée, sans résolution défini-
tive. Voir articles de presse locale : Barrasa, « Comienza un juicio para decidir
en qué celda de la Cartoixa habitó Chopin y qué piano tocó », Última Hora,
30.06.2010, <http://ultimahora.es/mallorca/noticia/noticias/cultura/comienza-
un-juicio-para-decidir-en-que-celda-de-la-cartoixa-habito-chopin-y-que-piano-
toco.html> (dernier accès 09.09.2010) ; G. Rodas, « Los peritos cuestionan que
el piano de la celda 2 fuera el que tocó Chopin », Diari de Mallorca, 30.06.2010,
<http://www.diariodemallorca.es/sociedad-cultura/2010/06/30/cuestionan-
chopin-tocara-piano-celda-2/582881.html> (dernier accès 09.09.2010). Le
74 MARIONA VILA GRAU
Quand les oranges seront mûres, je lui en enverrai pour vous, mais elles sont
encore acides, même dans mon jardin où elles sont bien abritées.
31 janvier 2011 la juge Catalina Munar trancha la question. Dans sa sentence l’on
affirme que la véritable cellule habitée par George Sand et Chopin, lors de leur
séjour à Valldemossa, est la cellule nº 4 et que le piano, exposé dans la cellule
nº 2 est un faux. (Sentencia, Juzgado de lo Mercantil, nº 2, Palma de Mallorca,
Asunto : Juicio Ordinario nº 586/09).
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 75
III. Réactivation
Quan jo hi vaig anar per primer cop, el lloc que envolta la cartoixa era menys turístic,
més verd, més salvatge…Jo era aleshores – encara ho sóc una mica – molt romàntica
i em va copsar aquest paisatge tan verd, el mar proper tan blau, sensacions que vaig
retrobar en la lectura d’alguns passatges de l’hivern…quan la Sand s’apropa al mar i
quan descriu les oliveres, per exemple…Mallorca és per a ella un jardí salvatge…
Quand j’y suis allée pour la première fois, le lieu qui entoure la chartreuse était
moins touristique, plus vert, plus sauvage… J’étais alors – je le suis encore un peu
– très romantique et je fus saisie par ce paysage si vert, la mer proche si bleue, des
sensations que je retrouvai dans la lecture de quelques passages de l’hiver… quand
Sand s’approche de la mer et quand elle décrit les oliviers, par exemple… Major-
que est pour elle un jardin sauvage…
Tota l’estructura actual de les cel·les és molt turística així com els voltants de la cartoixa
i això no permet de retrobar-hi ben bé el passat.
Toute la structure actuelle des cellules est très touristique ainsi que les environs de
la chartreuse et ceci ne permet pas d’y retrouver tout à fait le passé.
Jo busco en els llocs el que diu el llibre, i reconèixer els llocs, les descripcions i les
sensacions m’omple de joia…Crec que el llibre m’ajuda a percebre d’una manera més
pregona l’ànima del lloc, m’ajuda a estimar-lo més, a valorar-lo més…Però el més
important és el llibre…Valldemossa té més preu per a mi que un altre paisatge de
Mallorca com Formentor perquè a la meva fruïció de la bellesa del paisatge s’hi ajunta
l’aportació literària d’algú que estimo i valoro molt….
Je cherche dans les lieux ce que dit le livre, et reconnaître les lieux, les descriptions
et les sensations me remplit de joie… Je crois que le livre m’aide à saisir d’une
manière plus profonde l’âme du lieu, il m’aide à l’aimer davantage, à l’apprécier
davantage… Mais le plus important, c’est le livre… Valldemossa a plus de valeur
pour moi qu’un autre paysage de Majorque comme Formentor parce qu’à ma
délectation de la beauté du paysage s’unit l’apport littéraire de quelqu’un que
j’aime et que j’apprécie beaucoup…
28 UH, p. 235.
29 Comme nous l’avons déjà mentionné dans la note 27 ; il y a eu un litige entre ces
deux cellules, puisque les deux se disputent la reconnaissance d’avoir été les espa-
ces où Chopin et Sand séjournèrent vraiment. Dans ce sens, le fait que la pro-
priété des cellules soit partagée entre une communauté de propriétaires fait que la
gestion des espaces ne soit pas faite de manière coordonnée, par conséquent, les
cellules 2 et 4 ont chacune politique de gestion indépendante et décident quels
souvenirs exposer ou non. C’est pour cela qu’il peut arriver que le même objet –
en guise d’exemple, le masque mortuaire et le moulage de la main de Chopin –,
soit exposé dans les deux cellules.
78 MARIONA VILA GRAU
Si nous relisons les trois patrons de visites que nous avons décrits, nous
verrons qu’à travers une sincérité intime et des souvenirs, ils nous ra-
content un voyage différent d’un voyage classique, parce que c’est la
confession d’une expérience d’un stade liminal. C’est un voyage-rituel
qui a un objectif final : la visite à Valldemossa parce que c’est là où vécut
et écrivit George Sand. Les lecteurs prennent un avion ou un bateau
pour rejoindre l’île de Majorque, là une voiture ou un autobus les con-
duit jusqu’au village de Valldemossa, ils se garent, descendent et mar-
chent dans les rues exclusivement piétonnes qui les mènent dans leur
dernière montée, apercevant toujours de loin le clocher turquoise comme
suspendu en l’air et une fois arrivés sur la place, ils se retrouvent sou-
dain devant cet édifice éternisé par Sand : la Chartreuse. Comme le dit
Edith Turner « tout pèlerinage est un acte corporel long, laborieux, im-
pliquant une idée vague d’une connexion avec quelque figure » qui « mou-
rut il y a longtemps et que nous retrouvons à la fin de celui-ci ». La visite
à la Chartreuse est donc un rite où l’oxymoron « le corps de l’esprit » est
ce que les pèlerins recherchent : l’expérience palpable, le sens du « où il
fut /apparut vraiment »30. Parvenus à ce point, nous voulons revenir sur
ce que nous avons déjà dit dans l’introduction, même s’il est vrai que
l’expression « pèlerinage littéraire » a été largement utilisée pour docu-
menter ce type de voyages ; nous croyons qu’il est important d’indiquer
la différence entre un touriste et un pèlerin littéraire ; le touriste sera
toujours lié à la vision « de héros ambigu » que Jean-Didier Urbain nous
offre dans L’idiot du voyage (1991). Le touriste n’est pas nécessairement
conscient a priori de la signification du lieu, mais il peut le visiter juste
parce qu’il suit un guide de voyages ; en revanche, le pèlerin littéraire est
une personne pour qui Valldemossa n’est pas seulement un espace d’at-
traction touristique, mais un espace sacré, qui est en soi activateur d’ex-
périences personnelles et intimes qui ont pour origine une lecture de
George Sand.
30 Turner and Turner, op. cit., Prologue d’Edith Turner « Preface to the paperback
edition », pp. xx-xxi.
80 MARIONA VILA GRAU
Nohant és la casa de G. Sand, on va passar gran part de la seva vida, tot ens parla de la
seva presència. I els llocs estan conservats amb més cura i més respecte a la realitat de la vida
de l’autora ; hi ha a més un petit cementiri on ella esta enterrada amb els seus familiars,
pots pregar sobre la tomba, pensar en ella […] Hi ha una botiga de records, on tot parla
de Sand i on es poden trobar els seus llibres i la bibliografia sobre ella… No és ni molt
menys un lloc tan turístic com Valldemossa, allí hi vas exprés, per retrobar la Sand i veus
el seu llit, els seus mobles, els seus quadres, la seva casa…[…] Recordo que a Nohant
hi ha itineraris fets a partir dels llocs evocats en les novel·les camperoles de la Sand.
Nohant est la maison de G. Sand, où elle passa une grande partie de sa vie, tout
nous parle de sa présence. Et les lieux sont tenus avec plus de soin et plus de
respect quant à la réalité de la vie de l’auteur ; il y a en plus un petit cimetière où
elle est enterrée avec ses parents, tu peux prier sur sa tombe, penser à elle […] Il y
a un magasin de souvenirs, où tout parle de Sand et où l’on peut trouver ses livres
et la bibliographie sur elle… C’est loin d’être un lieu aussi touristique que
Valldemossa, là-bas tu y vas exprès, pour rencontrer Sand et tu vois son lit, ses
meubles, ses tableaux, sa maison… […] Je me rappelle qu’à Nohant il y a des
itinéraires conçus à partir des lieux évoqués dans les romans champêtres de Sand.
33 Watson, op. cit., p. 203 recueille aussi ce type de temps figé, en guise d’exemple la
volonté de Betarix Potter elle-même qui voulait laisser intacte sa maison pour
donner l’impression « as though I’ve just gone out » (Traduit de l’anglais : « comme
si je venais tout juste de sortir de chez moi »).
82 MARIONA VILA GRAU
34 Cette même lectrice raconte avec émotion l’instant où elle s’assoit à Nohant sur le
petit escalier situé à l’arrière de la maison qui possède une vue directe devant les
deux cèdres que Sand planta quand Maurice et Solange sont nés ; pour elle, c’est
un moment de connexion très spécial avec l’auteur.
35 UH, p. 264, « 15 décembre, départ pour Valldemosa où elle reste jusqu’au
12 février ».
36 George Sand, Correspondance, op. cit., p. 439, « Dans tous les cas, comme il vous
faut du temps pour obtenir la liberté de vous déplacer, commencez vos démarches,
car je vous veux à Nohant cet été, le plus tôt et le plus longtemps possible. Vous
verrez que vous vous y plairez ; il n’y a pas un mot de ce que vous craignez. Il n’y
a pas d’espionage, pas de propos, il n’y a pas de province ; c’est une oasis dans le
désert. Il n’y a pas une âme dans le département qui sache ce que c’est qu’un Chopin
ou un Grzymala », Lettre de Sand à Albert Grzymala, Nohant, fin mai 1838.
37 Dans le jardin de la cellule nº 2, il y a une plaque en marbre vert qui commémore
les pèlerinages musicaux avec le texte sculpté suivant : «Testimoni d’homenatge
del ‹ Patronat Chopin i G. Sand › a Valldemossa a l’insigne músic Joan Mª Thomas
organitzador dels memorables concerts que feren de la Cartoixa un centre de pelegrinatge
musical » (« Témoignage du ‹ Patronat Chopin et Sand › à Valldemossa en hom-
mage à l’éminent musicien Joan Mª Thomas organisateur des concerts mémo-
rables qui firent de la Chartreuse un centre de pèlerinage musical »).
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 83
Après avoir situé l’espace que Valldemossa occupe dans l’univers sandien
et avoir vu quel type de regard le pèlerin littéraire construit, nous sou-
haiterions mettre ces expériences de pèlerinage qui cherchent soit une
communion, une meilleure compréhension ou une réactivation, en rap-
38 Il est significatif que les mêmes chaînes standard de café que nous trouvons au
centre de Palma, appelées « Capuccino », soient déjà arrivées à Valldemossa.
84 MARIONA VILA GRAU
40 Lévi-Strauss, op. cit., pp. 313-314. Il cite le classement de rites établit par Sharp :
de contrôle, historique ou de deuil.
41 Lévi-Strauss, op. cit., p. 323.
42 Urry, op. cit., p. 9, il cite la vision de MacCannell selon laquelle « all the tourist for
MacCannell embody a quest for authenticity, and this quest is a modern version of
the universal human concern with the sacred. » (Traduit de l’anglais : « Pour
MacCannell tout touriste incarne une quête d’authenticité, et cette quête est une
version moderne de l’inquiétude humaine universelle sur ce qui est sacré »). Dans
ce cas précis nous voyons que cette authenticité n’est pas vérifiée ; par conséquent,
ceci nous oblige à mettre en question cette importance qu’accorde MacCannell
en ce qui concerne la recherche de l’authenticité, si elle était si importante le
lecteur ne devrait-il pas se souvenir de la marque du piano ?
86 MARIONA VILA GRAU
Conclusions
Références bibliographiques
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quest for authenticity », The Chronicle Review Volume 55, Issue 36, Page B12,
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VICENS , Carlota (ed.) George Sand, 1804-2004 : l’Île et la dame de Nohant, PPU,
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WATSON, Nicola J., The literary tourist (2006), Palgrave Macmillan, Hampshire,
Paperback Edition 2008.
2. Ces femmes toujours en combat
Les femmes écrivent l’Indépendance de l’Amérique.
Lettres de Manuela Sáenz à Simón Bolívar (1822-1830)
Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR
1 Joan Scott, « Historia de las mujeres » dans Peter Burke, (ed.), Formas de hacer
historia, Alianza editorial, Madrid, 1994, p. 60.
2 Geda Lerner, « New Approaches to the Study of Women in American History »,
Journal of Social History, vol. 3, nº 1, 1969, p. 53.
3 Certains travaux possèdent des dates antérieures (comme celui de Guillermo
Furlong Cardiff, La cultura femenina en la época colonial, Buenos Aires, 1951),
mais ce sont des œuvres dispersées et rares. La grande éclosion d’études de genre
date des années 70 et des références bibliographiques fondamentales, pour la
plupart produit de recueils de recherches récentes de divers scientifiques sociaux
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 95
8 Par exemple, comme dans d’autres pays, pour l’Équateur, des biographies de fem-
mes individuelles ou qui firent partie de groupes familiaux ou conventuels, passées
sous silence tout au long du processus colonial, ont été aussi récupérées. Voir Dora
León Borja, « Castellanas y criollas en el período formativo de la sociedad hispano-
americana : algunas mujeres de Quito » dans Eufemio Lorenzo Sanz (coord.), Proyec-
ción histórica de España en sus tres culturas, Castilla y León, América y el Mediterráneo,
vol. 1 : Historia e historia de América, Junta de Castilla y León, Valladolid, 1993,
pp. 475-495. Marcela Costales a compilé un ensemble de trente-six biographies de
femmes impliquées directement dans le processus, certaines inconnues même par
leurs concitoyens, d’autres revêtues d’une renommée internationale. Marcela Cos-
tales, Mujeres patriotas y precursoras de la libertad en el bicentenario, 1809-2009,
Instituto ecuatoriano de investigaciones y capacitación de la mujer (IECAIM),
Quito, 2009. Aussi, de même, Ermilia Troconis de Veracoechea, Indias, esclavas,
mantuanas y primeras damas, Alfadil Ediciones, Caracas, 1990 et Gobernadoras,
cimarronas, conspiradoras y barraganas, Alfadil Ediciones, Caracas, 1998.
9 Manuel de Guzmán Polanco, Manuela Cañizares, la heroína de la Independencia del
Ecuador, Comisión Nacional Permanente de Conmemoraciones Cívicas, Quito,
2006.
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 99
en charge d’un rôle masculin ont laissé la trace d’actions qui furent très
faiblement récompensées ou rémunérées – ou de « camp follower », aides
de camp, inconnues et accomplissant des tâches traditionnellement fé-
minines12. Toute cette vaste gamme de facettes est, ordinairement, très
difficile à documenter, mais avait un impact visuel très marquant dans
la société de l’époque, bien qu’elle n’impliquât pas une modification du
statut de citoyenne des femmes dans le nouvel ordre politique né de
l’Indépendance13. Quelques-unes revinrent aux confins de leur espace
domestique, mais, lentement, un monde d’activismes divers se conso-
lida qui ne renonceraient plus jamais à leurs entreprises très variées dans
la vie sociale de la nouvelle Amérique14. Et, si une femme a été remar-
quable dans l’obtention d’un rôle principal propre à partir de ses ac-
tions individuelles durant les années de conflits et d’incertitudes dans
la lutte pour l’indépendance de la Grande Colombie, nous devons in-
diquer que Manuela Sáenz de Aizpuru (Quito, Équateur, 1797 - Paita,
Pérou, 1856) est l’une des plus importantes de par son action person-
nelle sur tous les fronts mentionnés et sur quelques autres.
En apparence, la renommée incombustible de Manuela Sáenz est
due à sa liaison de huit ans avec Simón Bolívar (Caracas, Venezuela,
1783 – Santa Marta, Colombie, 1830). Une relation amoureuse et ami-
cale avec un personnage illustre comme il en existe peu devait, inévita-
blement, être décisive pour inscrire son agent dans la mémoire histo-
rique postérieure15. Mais il faut rappeler que Bolívar, veuf très tôt, avait
Cambridge University Press, 2001, pp. 291-310. Du même auteur, une des meil-
leures biographies dans laquelle on réfléchit aussi sur son énorme empreinte lais-
sée après sa mort : « Afterlife », chapitre 7 de For Glory and Bolívar : The Remarkable
Life of Manuela Sáenz, University of Texas Press, Austin, 2008, pp. 155-162 (tra-
duction en espagnol, 2010).
19 Des exemples remarquables de biographies romancées qui s’efforcent d’arracher
le protagoniste aux médisances accumulées seraient celles de Victor Wolfgang
Von Hagen (1908-1985), The Four Seasons Of Manuela. A Biography. The Love
Story of Manuela Sáenz and Simón Bolívar de 1952 (traduction espagnole chez
Carlos Valencia editores, Bogotá, 1980) ; Galo René Pérez, Sin temores ni llantos :
vida de Manuelita Sáenz, Ediciones del Banco Central del Ecuador, Quito, 1997
(2006) ; Antonio Cacua Prada, Manuelita Sáenz : mujer de América, Academia
Colombiana de Historia, Bogotá, 2002.
20 Les romans dépeignent aussi bien les supposés avatars de sa vie, que la société
coloniale où celle-ci évolue, en essayant de les adapter à des exigences interpré-
tatives d’actualisation et d’évaluation du processus indépendantiste qu’offre le
cadre historique de référence. Entre autres, il convient de souligner : Alberto
Miramón, La vida ardiente de Manuelita Sáenz, Librería Suramérica, Bogotá, 1946 ;
Demetrio Aguilera Malta, La caballeresa del Sol, el gran amor de Bolívar, Guadar-
rama, Madrid, 1964 ; Luís Zúñiga, Manuela, Abrapalabra Editores, México, 1991 ;
Gregory Kauffman, Manuela. The Unsung South American Heroine Who Changed
History, RLN & Co., Seattle, 1999 ; Silvia Miguens, La gloria eres tú, Planeta,
Barcelona, 2000 ; Maria Eugenia Leefmans, La dama de los perros, Universidad
Autónoma del Estado de México, México, 2001 ; Denzil Romero, La esposa del
Dr. Thorne, Tusquets, Barcelona, 2002 ; Tania Roura, Manuela Sáenz, una histo-
ria maldicha, Ediciones La Iguana Bohemia, Quito, 2005 et la plus récente, Jaime
Manrique, Our lives are the rivers. A novel, Harper Collins publishers, New York,
2006 (traduction en espagnol, 2007).
21 Consuelo Navarro, « Manuela Sáenz en la literatura hispanoamericana contempo-
ránea », The South Carolina Modern Language Review, vol. 5-1, Virginia State
University, pp. 54-75. Publié sur <http://manuelalibertadora.blogspot.com/> (oc-
tobre, 2009).
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 103
26 Les recueils de lettres féminins sont d’habitude considérés comme des espaces
d’expression libre de toute forme de pensée. Voir Meri Torras Francés, Tomando
cartas en el asunto. Las amistades peligrosas de las mujeres con el género epistolar,
Prensas Universitarias de Zaragoza, Saragosse, 2001, pp. 83-84.
27 Les femmes commencèrent tôt à écrire sur des questions de critique, de fiction et
de témoignage, toutes de façon personnelle et spécifique, compte tenu de leur
environnement et de leur position, de telle sorte qu’on peut affirmer qu’un vaste
corpus de récit écrit par des voix féminines finit par se créer. Pour approfondir cette
question voir Stacey Schlau, Spanish American Women’s Use of the Word Colonial
through Contemporary Narratives, The University of Arizona Press, Tucson, 2001
et Doris Meyer (ed.), Reinterpreting the Spanish American essay : women writers of
the 19th and 20th centuries, University of Texas Press, Austin, 1995.
28 Kimberly Gauderman, Women’s lives in colonial Quito : gender, law and economy in
Spanish America, University of Texas Press, Austin, 2003, pp. 127-129.
29 Christiana R. Borchart de Moreno, « Mujeres quiteñas y crisis colonial. Las
actividades económicas femeninas entre 1780 y 1830 » dans La Audiencia de Quito :
aspectos económicos y sociales (siglos XVI-XVIII), Editorial Abya Yala, Quito, 1998,
pp. 363-380.
106 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR
30 Les traités de réglementation de la vie familiale sont plus stricts et plus fréquents
dans la métropole. Voir M. Isabel Correcher Tello, « El mantenimiento de la mo-
ral sexual y familiar tridentina en las mujeres madrileñas del siglo XVIII », dans
Cinta Canterla (coor.), VII Encuentro de la Ilustración al Romanticismo. Cádiz,
América y Europa ante la modernidad. La mujer en los siglos XVIII-XIX, Servicio de
publicaciones de la Universidad de Cádiz, Cádiz, 1994, pp. 187-200.
31 Susana Menéndez y Barbara Potthast (eds.), Mujer y familia en América Latina,
siglos XVIII-XX. Cuadernos de Historia Latinoamericana, núm. 4, Ahila-Algazara,
Málaga, 1996, notamment l’introduction des éditrices (pp. 7-25) et les textes de
Bernard Lavallé (pp. 27-56) et Bernd Schröter (pp. 69-95).
32 Sur le côté obscur du mariage, Bernard Lavallé, « Primera parte : pareja y familia
como reveladores sociales », articles recueillis dans Amor y opresión en los Andes
coloniales, IEP-IFEA-UPRP, Lima, 1999, pp. 19-136.
33 Pilar Gonzalbo, « Nuevo mundo, nuevas formas familiares », dans Pilar Gonzalbo
(ed.), Familia, género y mentalidades en América Latina, Río Piedras, Editorial de
la Universidad de Puerto Rico, 1997, notamment pp. 22-38. Voir aussi Asunción
Lavrin (ed.), Sexuality and Marriage in Colonial Latin America, University of Ne-
braska Press, Lincoln, 1989.
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 107
Les lettres
39 Vicente Lecuna, Cartas del Libertador, Lit. y Tip. del Comercio, Caracas, 1929 ;
Isaac Chiriboga Navarro, Glosario sentimental de Simón Bolívar y Manuela Sáenz,
Sociedad Bolivariana de la República Argentina, Buenos Aires, 1954 (Quito, 1961)
et Carlos Alvárez Sáa (ed.), Manuela sus diarios perdidos y otros papeles, Imprenta
Mariscal, Quito, 1995.
40 Manuel Espinosa Apolo (compilation et prologue), Simón Bolívar y Manuela Sáenz :
Correspondencia íntima, Trama Ediciones, 2006 (1re édition de 1996). Elle com-
prend 43 lettres de Bolívar et 36 de Sáenz, classées par étapes et avec une chrono-
logie détaillée des avatars qui les accompagnent. Celle de 2006 est l’édition qui
fournit les textes mentionnés dans les pages suivantes.
41 Manuel Espinosa Apolo les regroupe en cinq étapes : naissance de la relation (1822 -
août 1823), l’amour lors de la campagne militaire du Pérou (septembre, 1823-
1825), l’attente inutile dans le haut Pérou (1826), le séjour en Colombie (1827-
1829) et la dernière séparation (1830).
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 111
señor mío » [très cher monsieur] prédomine, mais des expressions comme
« incomparable amigo » [ami incomparable], « mi amor idolatrado » [mon
amour idolâtré], « Simón mi hombre amado » [Simón mon homme aimé]
ou « mi querido Simón » [mon cher Simón] abondent. Les formules de
prise de congé sont plus intenses et contiennent des expressions d’amour,
de possession et de folie qui résument à la perfection le ton général de
l’écriture contenue dans les lignes qui les précèdent42. Ce sont des adieux
ayant la forme de « suya de corazón y alma » [je suis à vous corps et âme],
« su pobre y desesperada amiga » [votre pauvre et désespérée amie], « su
querida a fuerza de distancia » [votre chérie à force de distance], « de su
amor desesperado para mi hombre único » [de votre amour désespéré pour
mon homme unique], « lo ama locamente », [je vous aime follement],
« al único hombre de mi vida » [au seul homme de ma vie] ou « de la
mujer que lo idolatra » [de la femme qui vous idolâtre]. Il s’agit d’une
correspondance extraordinairement vitaliste, annonciatrice du plein ro-
mantisme, aussi bien par les idéaux politiques sublimés qu’elle con-
tient, que par l’intense expression d’une passion absolue et sûre d’elle-
même qu’on ressent, encore aujourd’hui, à la lecture de chaque ligne
écrite. Elle définit le sens profond de leur histoire d’amour quand elle
écrivit cette célèbre sentence de « …soy una mujer decente ante el honor
de saberme patriota y amante de usted… »43 […je suis une femme dé-
cente devant l’honneur de me savoir patriote et aimée de vous…].
Dans le domaine politique, Manuela Sáenz traite des questions qui
indiquent l’étendue des sujets de conversation partagés dans les espaces
de temps vécus ensemble. Sur la guerre et dans les campagnes militai-
res, elle offre des appréciations permanentes sur les conflits qui se suc-
cèdent, de telle sorte qu’il est très facile de pressentir que son opinion
n’était pas du tout dédaignable. Elle se montre toujours vaillante
et aguerrie44, elle sous-estime constamment la dureté des conditions
prendre47. C’est pour cela que, fréquemment, elle s’adresse à lui comme
« Glorioso Libertador » [Glorieux Libérateur] et juge peu avant sa mort,
avec un succès évident, son caractère immortel48. Il existe, en fin de
compte, une défense radicale de l’idéal indépendantiste et, à travers lui,
l’articulation évidente, comme cela arrive chez tant d’intellectuels de
l’époque49, d’une pensée américaniste nettement nouvelle et originale.
Manuela Sáenz écrit sans palliatifs : « El mundo cambia, la Europa se
transforma, América también : ¡Nosotros estamos en América ! »50 [Le monde
change, l’Europe se transforme, l’Amérique aussi : Nous sommes en
Amérique !].
Au-delà de la politique, la substance qui enveloppe tout est amou-
reuse et ici la première constatation doit être que nous sommes face à
une femme consciente dans l’exercice de sa liberté et qu’elle est dotée
d’une mentalité qui n’admet pas l’hypocrisie des restrictions sociales ou
institutionnelles. Elle affirme catégoriquement et en faveur de ses ac-
tions : « …tan sólo debemos arrepentirnos de las cosas que no hemos hecho en
esta vida… »51 […nous devons seulement nous repentir des choses que
nous n’avons pas faites dans cette vie…]. À partir de cette volonté réso-
lue d’action vitale libre, diverses questions se succèdent qui méritent
d’être prises en compte, certaines à caractère culturel, d’autres à carac-
tère social. Manuela Sáenz assuma dans ses lettres le refus social, aussi
bien des parents, que du cercle de ses nombreuses relations. Ainsi, avec
47 « …La inteligencia de S.E. sobrepasa los pensamientos de este siglo, y bien sé que las
nuevas generaciones de esta provincia y de América, seguirán el resultado de las buenas
ideas de usted, en procura de una libertad estable… » […L’intelligence de V. E. dé-
passe les pensées de ce siècle, et je sais bien que les nouvelles générations de cette
province et d’Amérique, suivront le résultat de vos bonnes idées, à recherche d’une
liberté durable…] Correspondencia íntima, lettre du 28 mai 1825 (p. 60).
48 Lettre du 24 novembre 1830, commentée dans Gerhard Masur, « ’The Liberator
is Immortal’. An Unknown Letter of Manuela Sáenz », The Hispanic American
Historical Review, vol. 29, nº 3, 1949, pp. 380-383.
49 Rafael Rojas, « Traductores de la libertad : el americanismo de los primeros
republicanos » en Jorge Myers (ed.), La ciudad letrada, de la conquista al
modernismo…, pp. 205-226.
50 Correspondencia íntima, lettre du 1er mai 1825 (p. 55).
51 Correspondencia íntima, lettre du 1er mai 1825 (p. 55).
114 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR
« …hogar que aborrezco… »54 […foyer que je déteste…]. Par contre, les
occasions sont très nombreuses où elle rappelle à son amoureux de con-
sommer les aliments qu’elle lui a préparés – des friandises, des patacones,
des sandwichs –, d’utiliser les mouchoirs qu’elle lui a brodés et les che-
mises anglaises qu’elle lui fournit, de veiller sur sa santé précaire et de
se protéger des intempéries dévastatrices, etc55. Dans ces petits détails,
elle apparaît comme une figure presque trop maternelle.
L’amour qui les unit est écrit de telle sorte qu’il synthétise un catalo-
gue complet de sentiments Sturm und Drang, de tempête et de poussée.
Ce sont, en guise de décalogue manuélin : premièrement, la nature exu-
bérante comme cadre de l’amour56 ; deuxièmement, le destin incontes-
table comme imposition sans appel pour la matérialisation des senti-
ments57 ; troisièmement, la distance comme origine de l’incapacité à
65 « …sabe que me dejó en delirio… Aquí hay todo lo que usted soñó y me dijo sobre el
encuentro de Romeo y Julieta… y exuberancias de mi misma » […vous savez que
vous m’avez laissé en délire… Ici il y a tout ce dont vous avez rêvé et que vous
m’avez dit sur la rencontre de Roméo et Juliette… et exubérances de moi-même] ;
« …encuentro que satisfaciendo mis caprichos se inundan mis sentidos, pero no logro
saciarme en cuanto que es a usted a quien necesito ; no hay nada que se compare con
el ímpetu de mi amor… » […je trouve qu’en satisfaisant mes caprices mes sens
s’inondent, mais je ne réussis pas à me rassasier puisque c’est de vous dont j’ai
besoin ; il n’y a rien de comparable à l’élan de mon amour…] ; « …ahora dirá
usted que soy libidinosa por todo lo que voy a decir : que me bese toda, como me dejó
enseñada… » […à présent vous direz que je suis libidineuse pour tout ce que je
vais dire : baissez-moi toute, comme vous me l’avez enseigné…]. Correspondencia
íntima, lettres du 28 juillet 1822 (p. 27), du 14 avril 1825 (p. 52) et du 3 mai
1825 (p. 56).
66 « …déjeme usted estar feliz con mis caprichos y mis voluptuosidades, que desde luego
contaré con detalles a usted, que sé usted gozará en inmensidad de sus placeres menta-
les peregrinos […] Tiene su recuerdo tal cúmulo de retratos, que me hacen ruborizar,
pero de deseo… » […laissez-moi être heureuse avec mes caprices et mes voluptés,
que je vous raconterai naturellement en détail, que je sais que vous jouirez im-
mensément de vos plaisirs mentaux pèlerins […] Votre souvenir a une telle accu-
mulation de portraits, qu’ils me font faire rougir, mais de désir…]. Correspondencia
íntima, lettre du 14 juillet 1825 (p. 65).
67 « …y los dormitorios reverentes al descanso, cómo que ruegan por saturarse de amor… »
[…et les chambres à coucher révérencieuses au repos, semblent prier pour se
saturer d’amour…]. Correspondencia íntima, lettre du 27 juillet 1822 (p. 26).
68 « …ninguna otra mujer que haya conocido podrá deleitarlo con el fervor y mi pasión,
que me unen a su persona y estimula mis sentidos. Conozca usted a una verdadera
mujer, leal y sin reservas… » […aucune autre femme que vous ayez connue pourra
se le délecter avec la ferveur et ma passion, qui m’unissent à votre personne et
stimule mes sens. Connaissez une vraie femme, loyale et sans réserves…].
Correspondencia íntima, lettre du 23 septembre 1823 (p. 38).
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 119
ment)69. Face à tous les clichés qui situaient Manuela Sáenz hors des
sentiers battus de la féminité, elle même exalte sa condition de femme
redéfinie à travers la profondeur de la rencontre amoureuse et l’inten-
sité de l’extase sexuelle.
Il reste à évaluer un héritage final d’une correspondance si sugges-
tive. René Garguilo pose la question de l’importance de la dernière
lettre, celle du dénouement – équivalant au cinquième acte de la tragé-
die classique – dans un roman amoureux écrit sous une forme épisto-
laire. Dans celle-ci, face à la dévastation causée par la mort du héros, on
a besoin d’un témoin qui rende compte de la mésaventure et de ses
répercussions, de telle sorte que la réaction devant cet événement peut
clairement être considérée comme une manifestation de la sensibilité
d’une époque et comme une preuve de l’évolution stylistique de la pé-
riode70. Bien sûr, il ne s’agit pas ici de récit de fiction, mais il est bien
certain que l’auteure des lettres offrit à la postérité une dernière missive
qui assimile l’ensemble de l’épistolaire aux canons romanesques de ce
genre dans la période comprise entre le classicisme et le plein roman-
tisme. Sans date documentée, écrite durant le triste et douloureux exil
de Paita, après à la mort de Simón Bolívar, on conserve une dernière
lettre adressée au défunt et, par conséquent, clairement rhétorique, dans
laquelle s’exprime la futilité des luttes mondaines, l’omniprésence d’une
nostalgie imprégnée d’échec, le caractère éphémère du souvenir, l’amour
comme passion inutile et la vie comme absurdité qui peut parvenir à
ses fins selon la libre décision de qui la possède71. C’est un héritage très
déconcertant, peut-être la plus troublante de toutes les lettres qu’écrivit
Manuela Sáenz. Elle transporte le lecteur devant une agitation dévasta-
trice et situe l’individu – masculin et féminin – et ses luttes existentiel-
les comme le grand protagoniste du XIXe siècle.
71 « Mi amor : mi Simón triste y amargado. Mis días también se ven rodeados de una
huraña soledad, llena de la nostalgia hermosa de su nombre. También miro y retoco el
color de los retratos que son testimonio de un momento aparentemente fugaz. Las
horas pasan impávidas ante la inquietud ausente de sus ojos que ya no están conmigo ;
pero que de algún modo siguen abiertos, escrutando mi figura. Conozco al viento,
conozco los caminos para llegar a mi Simón ; pero yo sé que aun así no puedo responder
a este interrogante de tristeza que ponen las luces en su rostro, y su voz que ya no es
mía, ya no me dice nada. Manuela » [Mon amour : mon Simon triste et amer. Mes
jours sont aussi entourés d’une solitude sauvage, pleine de la nostalgie belle de
votre nom. Je regarde et retouche aussi la couleur des portraits qui sont le témoi-
gnage d’un moment apparemment fugace. Les heures passent impavides devant
l’inquiétude absente de vos yeux qui ne sont plus avec moi ; mais qui d’une cer-
taine manière restent ouverts, scrutant mon visage. Je connais le vent, je connais
les chemins pour arriver jusqu’à mon Simón ; mais je sais que malgré tout je ne
peux pas répondre à cette question de tristesse qui éclaire votre visage, et votre
voix qui n’est plus à moi, ne me dit plus rien. Manuela]. Correspondencia íntima,
« Carta de amor póstuma de Manuela a Bolívar en Paita », s. d., (p. 130).
121
Alors qu’elle prépare La robe bleue, c’est dans ces termes que Michèle
Desbordes en raconte la genèse dans son entretien avec Jacques Le Scanff.
A cette époque elle a déjà acquis une certaine expérience du récit fondé
sur la vie de personnages célèbres puisque quelques années auparavant
elle avait fixé son regard sur Léonard de Vinci dans La Demande bien
que c’était à la servante du peintre à qui elle avait accordé le statut de
protagoniste. Par la suite, trois ans après elle publie Un été de glycine où
elle reprend son projet sur Faulkner.
Toutefois, contrairement à ce que cette introduction pourrait lais-
ser entrevoir, l’écriture de Desbordes ne tient jamais à une visée biogra-
phique. « Ceci n’est pas un essai. Ce n’est pas non plus un roman. Sauf
à dire que la vie est roman », écrit-elle sur la couverture de ce dernier
volume pour encadrer l’ouvrage. Définition d’un terrain vague car il
échappe à ces catégories standardisées dans l’histoire littéraire ; provo-
cation qui anime la curiosité du lecteur à aller fouiner dans son inté-
rieur ; annonce d’un domaine diffus, voire de l’entre-deux, puisqu’en
revisitant ces personnages célèbres elle touche à ses propres racines, à sa
maison intérieure.
2 Ibid., p. 37.
D’une femme à l’autre : Camille Claudel aux yeux de Michèle Desbordes 123
qui a perdu toute opportunité de dire son mot, qui est réduite à ne
plus rien espérer de son entourage. Par ce moyen – et c’est ce qui fonde
notre réflexion – l’écrivaine accorde à Camille un tragique particulier
qui semble avoir germé en elle depuis sa jeunesse puisqu’elle semble
toujours avoir été consciente que le malheur allait arriver d’un mo-
ment à l’autre.
Au vu de cet objectif, l’écrivaine grossit sa plume sur des motifs tels
que l’attente et la compréhension de la durée pour en décortiquer leurs
engrenages. Le tout par le biais d’une mémoire qui sautille d’un épi-
sode à l’autre, d’un moment à un autre, sans aucun respect de la linéari-
té temporelle. Néanmoins Desbordes instaure une progression capable
non seulement d’harmoniser le sens du récit mais de rendre le tragique
d’une intrigue qui n’est pas telle puisqu’on connaît d’emblée son issue
et puisque, du début à la fin, la situation de sa protagoniste ne change
aucunement.
Une telle facture montre bien ce que Michèle Desbordes a déclaré
comme étant le principe créateur de L’Habituée mais qui, à notre avis,
peut s’appliquer à ses ouvrages suivants :
…je ne voulais pas raconter une histoire, mais plutôt une absence d’histoire. Des
vies sans histoire(s). Je me suis appropriée en quelque sorte les « outils » du roman
pour raconter le contraire d’une histoire… »3
termes qu’elle reprend presqu’au pied de la lettre dans son récit biogra-
phique Les Petites Terres4.
Or, il est connu, d’après Charles Grivel, que « le roman est de l’inté-
rêt produit à partir d’une histoire »5. Alors que le volume note sous le
titre le mot roman, ce qui traduit un vif souhait de s’ancrer dans la
fiction, dans ses déclarations portant sur les aspects formels de La robe
bleue l’écrivaine s’y rapporte en utilisant le terme fragment dont le mérite
3 Ibid., p. 32.
4 « voulant alors avec le roman, le romanesque, fabriquer non pas une histoire mais
une absence d’histoire, montrer le temps immobile, le temps invisible. » (Michèle
Desbordes, Les Petites Terres, Lagrasse, Verdier, 2008, p. 19).
5 Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque, Mouton, Paris, 1973 p. 72.
124 M. CARME FIGUEROLA
consisterait à être « tout et partie »6. On n’a qu’à feuilleter l’ouvrage pour
se rendre compte de la justesse du mot employé. À l’intérieur des chapi-
tres qui le composent, le texte apparaît constamment séparé, morcelé
par des blancs afin de créer l’impression évoquée par l’auteure : ces frag-
ments modèlent des unités autonomes issues des replis de la mémoire
sur soi et à la fois ils s’intègrent dans l’ensemble de ces trente années
indissociables. Le procédé formel renforce l’impression que tout le long
de sa vie cette vieille femme s’est sans cesse heurtée à la même affaire ;
l’époque, l’espace ont beau changer, l’attitude de Camille reste toujours
identique ; elle devient l’axe sur lequel se greffent les différentes étapes de
sa vie ; la forme invite donc le lecteur à une lecture entre les lignes. Car
celle-ci reste une autre caractéristique marquante du récit : la rareté des
pauses, la cadence longue du phrasé n’empêchent que souvent l’essentiel
reste dans le non-dit. Les silences, on y reviendra, sont éloquents. Le
discours devient alors métaphore dans un style qui a permis à certains
critiques de situer l’écriture de Desbordes à la frontière entre le roma-
nesque et la poésie7.
La structure de l’œuvre renforce aussi cet appel à entrevoir dans les
blancs du texte. Ainsi la distribution du contenu en deux unités ne
serait pas si probante si la densité des chapitres n’était pas tellement
distincte : alors que le premier regroupe cent trente une pages, le
deuxième en contient dix-huit. Si celui-là est parsemé d’événements
fondamentaux à l’aide desquels on reconstruit la vie de Camille, celui-
ci se concentre sur un épisode : la visite de Paul à Camille en 1936, la
dernière promenade, celle qui satisfait le rêve, celle où elle peut enfin
prendre la parole. Le déséquilibre évident fait appel à cette démesure
qui peuple l’univers intime de sa protagoniste. Car au fil du récit elle est
en proie à un mouvement pendulaire, à un va-et-vient constant dont
les pôles sont marqués par des situations extrêmes. Le texte entraîne le
lecteur dans une sorte de valse pareille à celle qui a tant de retentisse-
ment dans l’œuvre de l’artiste. A vrai dire, on devrait noter « des ar-
tistes » puisque Michèle Desbordes avoue son faible pour cette pièce à
laquelle elle consacre une place privilégiée dans son bureau. Ce mouve-
ment est aussi reproduit par la construction formelle : les deux citations
en exergue portent allusion à des états opposés qu’on peut attribuer
avec aisance à Camille. On se balance entre l’autrefois et l’instant pré-
sent. La force, le pouvoir de la gaîté font suite à un accablement, à une
résignation avilissante. Entre les deux il n’y a de place que pour la pas-
sion destructrice. Il est significatif que Desbordes se rapporte dans les
deux fragments à Paul Claudel, le seul qui, à ses yeux, a su interpréter la
métamorphose subie par sa sœur, le seul à savoir lire chez elle en pro-
fondeur.
Les épigraphes qui précèdent les chapitres sont orientés dans ce même
sens : la partie initiale porte comme intitulé « La nuit elle entendait les
chevaux », un leitmotiv qui revient sans cesse dans l’esprit de Camille et
dans le récit pour indiquer son accroc à la folie. L’inclination vers la
chute préside par là toute sa vie. En revanche, le dernier épigraphe adopte
le titre du livre et illustre cet épisode tant souhaité. Les deux parties
marquent donc une oscillation entre le malheur et le bonheur.
Pour ce qui est du contenu, l’ensemble de caractéristiques relevées
dans l’incipit concourent sans trêve à relever son aspect figé : physique-
ment sa tenue fait appel à l’immanence en tant qu’unique vêtement à
être porté le long des années. A ce trait se joint sa seule possession dont
les nuances acquièrent une force symbolique. Camille Claudel a été
dépouillée de tout sauf des carnets servant à compter le temps :
elle le [le carnet] feuilletait et cherchait les pages et les listes, énumérées les unes
au-dessous des autres les dates et les saisons qu’elle avait pris l’habitude de noter,
année après année ayant marqué là ce qu’il y avait à marquer de jours, d’événe-
ments ou de lettres qu’elle recevait […]on la voyait prendre des notes, elle avait,
disait-elle, besoin de marquer ce qu’il y avait à marquer du temps qui passait.8
8 Michèle Desbordes, La robe bleue, Verdier, Lagrasse, 2004, p. 14. Toutes les cita-
tions seront empruntées à ladite édition et seront indiquées par le numéro de
page entre parenthèses.
126 M. CARME FIGUEROLA
…dans cette chambre qu’on lui donnait, et plus tard encore dans cette autre du
pavillon bleu où, quand elle se mettait à la fenêtre, elle apercevait les toits claires,
les bureaux du bas et la chapelle parmi les frondaisons et les grands chênes, la tige
fine et mouvante des cyprès qui bordaient les allées, là-bas dans le pavillon aux
volets jaunes puis le pavillon aux volets bleus, puis dans un autre et un autre, et
c’était toujours la même étroite et triste chambre… (p. 28)
Espace éclaté, voire décomposé, anonyme tout comme les derniers jours
du personnage. Une stratégie pareille est entreprise pour ce qui est de
l’individualisation des êtres constituant son entourage, systématique-
ment refusée au lecteur : le texte s’en tient à des termes génériques. Il est
question de fous (p. 30), d’inconnus (p. 120), de malades (p. 121)…
Même dans un passage aussi transcendant que celui où les deux infir-
miers viennent la prendre, le lecteur se heurte à deux individus sans
identité déclarée11. Ce rejet se devine aussi dans la présence récurrente
11 Le récit s’y réfère en tant que : « deux hommes dans leurs grandes blouses
blanches » (p. 25) ou « les deux hommes sur la banquette de moleskine » (p. 121).
128 M. CARME FIGUEROLA
12 « De cela il ne dit rien […], il y a ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, ne se dit
jamais, ou qu’on réserve pour plus tard… » (Un été de glycine, op. cit., p. 31).
13 « Et alors il gardait le silence, voilà ce qu’il faisait, ne lui disait rien de ce qui se
décidait à son égard, considérant qu’il n’y avait à débattre ni même à parler d’une
affaire comme celle-là, qu’il n’y avait plus rien à dire à une insensée qui se terrait
derrière des volets toujours fermés et attendait Dieu sait quoi… » (p. 59).
D’une femme à l’autre : Camille Claudel aux yeux de Michèle Desbordes 129
Et parfois oubliant et mêlant les dates ou les pays d’où il venait, il lui semblait ne
plus rien savoir de ce qui était marqué là –ou bien disait-elle était-ce l’encre du
crayon qui s’était effacée et qu’elle peinait à déchiffrer, le violet pâle de la mine qui
peu à peu s’estompant, se dissolvant dans la lumière semblait à soi seul parler de
choses enfuies… (p. 126)
les hésitations ou les vides que la narratrice admet dans la pensée intime
des personnages. D’autre part, par la réitération de verbes de percep-
tion le récit est une fois de plus muté en image. Par analogie, le procédé
fonde un parallélisme entre les créatures du roman – Paul et sa sœur –
souvent livrés à la contemplation de leurs quelques photos et la narra-
trice et le lecteur appelés à observer, eux aussi, ces tableaux de vie. En
dernier lieu, les interventions de l’auteure contribuent à marquer la
différence entre le premier et le deuxième chapitre : alors qu’au sein de
la partie initiale elles ramènent à la photo connue de Camille en 1929,
dans la deuxième elles présentent les événements comme le produit de
l’imagination de Desbordes. C’est ainsi qu’on peut accorder à cette
deuxième expérience le statut de rêve.
Mais l’écrivaine ne se borne pas à puiser dans le temps les effets
ayant ravagé Camille Claudel. Elle dépasse ce stade et présente le désor-
dre de cet être en tant que conflit entre la prise de parole et le maintien
du silence, un binôme très personnel d’après les témoignages qu’elle
fournit à propos de sa propre enfance16. Il est évident que les rapports
de Camille avec son milieu familial, notamment avec sa mère, ne béné-
ficiaient pas de fluidité. Deux situations ébauchent ce manque de com-
munication : la première réside en l’absence de buste parmi les modela-
ges de la sculptrice d’autant plus manifeste qu’elle fait exception puisque
tous les membres ont été la source de quelque buste. Si on conçoit cet
art comme la prise de parole de Camille, le silence est éloquent. A cela
se joint l’attitude de la mère et pendant l’enfance et la jeunesse de la
protagoniste : dans ses aventures enfantines de la main de son frère,
souvent ils se heurtent à la censure de la mère manifestée par des cris,
des haussements de voix qui finissent par provoquer un silence com-
plice chez tous les deux. Telle attitude manifeste un désaccord entre les
êtres concernés à la fois qu’elle dépasse la période de l’enfance. En fait,
II. La guerre
a. Le grand-père et le père
b. La Flandre ancestrale
III. L’historien(ne)-poète13
a. Cuirassier ou cavalier ?
15 Ibid., p. 251.
16 Ibid., p. 371.
17 Ibid., p. 76.
18 Ibid., p. 94 et p. 106.
19 Ibid., p. 252.
20 Ibid., p. 131.
142 H AJER BEN YOUSSEF
23 Ibid., p. 157.
24 Ibid., p. 304.
144 HAJER BEN YOUSSEF
25 Ibid., p. 77.
26 Ibid., p. 48.
27 Ibid.
28 On comprend, à ce propos, l’intérêt qu’a représenté pour l’auteure la lecture de
l’autobiographie du Mahatma Gandhi.
29 Ce référent topique jalonne le récit : il apparaît pp. 107, 109, 110, 122, 140, 146,
150, 157, 237, 255, 256, 257, etc….
Archives du Nord, l’œuvre d’une adepte de la paix, de l’art et du plaisir 145
c. le lien paternel
30 Le lecteur découvre que préalablement, elle avait eu à prendre une décision juri-
dique relative à son héritage qui la : « mena, avec une mince marge de sécurité,
jusqu’en septembre 1939 », ibid., p. 302.
146 H AJER BEN YOUSSEF
dans Archives du Nord, met l’accent continûment sur les liens de sang
et, plus précisément sur la relation paternelle, cette dernière étant signi-
fiée aussi bien par le soutien moral que le père apporte à son fils que par
le don gratuit et gracieux qu’il lui accorde, qu’il s’agisse d’aide finan-
cière ou de don d’objets. Cet appui prêté par le père au fils ne cesse de
se vérifier dans la chaîne généalogique des Crayencour. De Charles-
Augustin à Michel-Charles et de ce dernier à Michel, la tradition est
respectée et l’usage maintenu.
Par exemple, mis à part le fait que Charles-Augustin conseille à son
fils : « de ne pas laisser passer sa jeunesse sans en goûter, avec modéra-
tion, les plaisirs »31, nous apprenons qu’il lui offre une : « chevalière au
chaton d’onyx »32.
Ou encore, nous découvrons qu’à l’occasion du voyage pour l’Italie
préparé par Michel-Charles : « Charles-Augustin remit à son fils, déjà
nanti des fonds nécessaires pour les premiers relais du trajet, une traite
de dix mille francs sur la banque Albani à Rome »33.
Nous pouvons relever également de nombreuses références à des
actes de générosité similaires accomplis par le père de Michel à son
intention :
Loin de gagner une fortune au poker, il perdit en quelques séances une partie des
petites sommes que lui envoyait en secret son père34.
La générosité qu’un père est capable de montrer à l’égard de son fils est,
en quelque sorte, paradigmatique des liens de sang privilégiés par le
récit généalogique et autobiographique dans cet ouvrage de Yourcenar.
Elle se détache sur un arrière-fond historique parfaitement opposé
constitué d’« injustice et [d’]intérêt mal entendu »35. Alors que la rela-
tion familiale de père à fils et vice versa s’articule sur une volonté de
rapprochement et d’union, la séparation, résolue, radicale et violente a
31 Ibid., p. 105.
32 Ibid., p. 106.
33 Ibid., p. 126.
34 Ibid., p. 272.
35 Ibid., p. 143.
Archives du Nord, l’œuvre d’une adepte de la paix, de l’art et du plaisir 147
souvent été recherchée par des hommes de pouvoir non avisés. Dans
l’Histoire, des flots de sang ont été vainement versés, ici et là dans le
monde, et en insistant sur le lien génétique reliant un parent à son
enfant, l’auteure met l’accent sur l’essence biologique de ces personnes
et tente de sensibiliser son lecteur à la réalité de l’être de chair vers qui
est parfois dirigée l’hostilité injuste et inacceptable de l’homme po-
litique.
En définitive, telle qu’elle est proposée par Yourcenar, la lecture d’Ar-
chives du Nord laisse entendre que l’objectif visé par son auteure a été de
démontrer, par le truchement du procédé de la mise en abyme, que
l’option existentielle qui a été la sienne a consisté à allier deux activités
jusque-là pratiquées séparément par les habitants de cette région du
Nord : la création artistique – si création il y a – et le combat. L’engage-
ment idéologique et politique est, pris, cette fois, avec Marguerite Your-
cenar, par le moyen du langage, du texte écrit ou de l’objet-livre36, qui
s’est voulu à la fois, timide et puissant, conciliant et sévère.
Le Nord a vu naître sur son sol des artistes et des combattants à
foison. L’auteure, elle, choisit d’être et l’un et l’autre : elle se propose de
lutter en usant de mots c’est-à-dire d’objets immatériels dont l’instru-
ment d’écriture qu’est la plume est le symbole. Davantage encore, elle
envisage des modalités de combat aussi insolites que mythiques puis-
que cette même « plume », du fait de référer également au domaine de
l’ornithologie désignerait le « duvet » de l’animal, et impliquerait l’usage
de l’extrême douceur dans toute forme d’éventuel antagonisme avec
autrui.
Maria Barbal est une femme écrivaine née à Tremp (Lleida) en 1949.
Elle appartient à ma génération. Elle appartient aussi à la génération
des enfants des hommes et des femmes qui ont vécu la guerre civile
espagnole, qui l’ont eue dans la peau et dont le souvenir a marqué leur
existence. Maria Barbal saura le dire d’une manière extraordinaire et
magnifique. Mais une autre génération est encore concernée : celle des
grands-parents et ainsi la tragédie chez elle remonte à sa grand-mère,
car deux choses sont fondamentales chez Maria Barbal et il faut le dire
tout de suite :
– la récupération de la mémoire historique
– la vision féminine.
Les événements seront traités d’après une optique féminine qui n’est
pas innocente, malgré les apparences, chez l’écrivaine. Et qui montre
d’une façon très claire le rôle déterminant de la femme face à l’histoire.
Conxa viu un temps històric molt precís que s’inicia si fa no fa amb el segle i és
protagonista – malgrat ella – dels grans fets històrics que li toca de viure. L’Expo-
sició Universal de Barcelona de 1929, la proclamació de la II República, l’esclat de
la Guerra Civil, el franquisme i el primer fenòmen del despoblament del camp i
l’emigració cap a ciutat dles anys 60 contextualitzen l’obra. Tots aquests esdeveni-
ments a l’obra no hi són com a mers referents, sinó que guien els fets dels perso-
natges, els influencien i, en molts casos, en determinen la seva trajectòria vital1.
1 Carme Arenas Noguera, « La necessitat de l’escriptura » in Retrats, Maria Barbal,
AELC, Barcelona, 2010, p. 19 : « Conxa vit un temps historique très précis qui
commence à peu près avec le siècle et elle est protagoniste – malgré elle – des
grands événements historiques qu’il lui faut vivre. L’Exposition Universelle de
Barcelone de 1929, la proclamation de la Deuxième République, l’éclatement de
150 ÀNGELS SANTA
La femme écrit l’histoire avec des gestes, avec des faits, elle est le vérita-
ble agent de l’histoire dans l’ombre et la petite fille de Conxa, l’héroïne
de Pierre d’éboulis (Pedra de Tartera), trouvera les mots pour le dire.
Quand un écrivain est vivant et discret, comme c’est le cas, on en-
toure sa vie de silence. Il se cache derrière son œuvre. De Maria Barbal
on connaît quelques données biographiques, son enfance passé dans sa
région natale, le Pallars, son enfance à l’intérieur d’une famille qui valo-
rise les livres, l’éducation et la culture, ses baignades avec son frère, sa
complicité culturelle avec son père, son départ à 14 ans à Barcelone
pour poursuivre les études de baccalauréat… Elle a été élevée dans un
collègue religieux, et de cela son œuvre en garde la trace… Les religieu-
ses du Cœur de Marie ou de la Sainte Famille ont présidé son enfance
comme elles ont présidé la mienne et celle de beaucoup de femmes de
ma génération même quand les parents étaient républicains ; cette édu-
cation religieuse était vue comme un moyen d’intégration dans le monde
des vainqueurs, on avait hâte de cesser d’être la génération des vaincus.
Elle fait des études de Philologie Hispanique (à l’époque Philologie
Catalane n’était pas encore instaurée) et elle devient professeur de ly-
cée. Elle parle souvent de son expérience comme professeur dans un
lycée du Bessós (quartier de Barcelone) qu’elle utilisera comme cadre
pour ses œuvres. Elle se marie, elle a des enfants… Mais elle ne parle
pas beaucoup de sa vie privée, même si elle éclate, si elle s’étale d’une
manière extraordinaire dans certaines passages de Mel i metzines (Du
miel et des médicines) ou surtout dans País íntim (Pays intime) où les
rapports avec la mère sont mis en valeur. Les rapports avec la mère, un
autre thème que les écrivaines ont souvent traité et qui les accompagne
toujours… Comme Marguerite Duras, qui reprend des thèmes de fa-
mille, d’enfance, dans plusieurs romans : Les Impudents, Un barrage contre
le Pacifique, L’amant et L’amant de la Chine du Nord pour ne citer que le
cycle le plus connu, Maria Barbal introduit dans son premier roman
Pierre d’éboulis
À l’école, on avait bien chaud parce que donya Paquita ne se laissait pas émouvoir
par la pauvreté des familles, elle voulait un bon tas de bûches chaque semaine
dans la classe parce que, disait-elle en castillan, les lettres ne rentrent qu’avec
un peu de chaleur et si nos parents voulaient qu’on apprenne quelque chose, ils
devaient « faire preuve d’un peu de bonne volonté ». Le peu que je sais – après j’ai
presque tout oublié – je l’ai appris en castillan. Au début j’avais du mal à m’habi-
tuer à ce que la maîtresse d’école, dont j’ignorais qui pouvait bien savoir d’où elle
sortait, n’arrive pas à se faire comprendre quand elle parlait. On avait fini par la
comprendre, et elle aussi, elle comprenait ce qu’on disait, mais, je ne sais pas
pourquoi, elle faisait semblant, comme si elle avait honte ou que ça lui déplaisait3.
Accueillie par des parents qui n’ont pas d’enfants et qui voient en elle
un soutien pour leur vieillesse et une main-d’œuvre bon marché, elle
2 Maria Barbal, Pierre d’éboulis, traduction du catalan par Anne Charlon, Tinta
Blava, Saint-Maurice-es-Allier, 2004, p. 13.
3 Ibid., pp. 14-15.
154 ÀNGELS SANTA
Jaume disait que les gens passent avant les choses ; mais j’avais du mal à le faire
parce qu’on m’avait appris le contraire. Quand on avait fait ce qu’il fallait pour la
terre et les bêtes, alors c’était le tour des gens4.
Quand je pensais aux maisons que je connaissais, je voyais bien que c’était la
femme le pilier le plus solide. Chez nous c’était maman qui faisait ou organisait
tout. Et ne parlons pas de ma tante. C’est la femme qui mettait les enfants au
monde, qui les élevait, et elle moissonnait, elle s’occupait de l’étable, du pou-
lailler, des lapins ; elle tenait la maison, et encore tout un tas d’autres choses : les
légumes, les conserves, les saucisses et le boudin. Et l’homme, il faisait quoi ?5
Jaume m’avait dit qu’il aurait payé cher pour aller à Barcelone, comme la tante, et
que l’avenir du pays, la justice, ça le préoccupait. Il avait dit qu’on nous laissait
tomber, nous les gens de la montagne, que personne ne se souvenait des enfants
de la terre qui vivaient si loin de là où l’on prend les décisions6.
4 Ibíd., p. 49.
5 Ibid., pp. 50-51.
6 Ibid., p. 61.
La guerre civile en Catalogne : le témoignage de Marie Barbal 155
Les années d’après la guerre étaient un point fixe, immobile, toujours pareil. J’étais
restée sans bouger depuis le matin où la Garde Civile avait frappé à la porte, ou
peut-être je m’étais égarée dans le camp, en Aragon8.
Sa vie est à jamais marquée par la guerre et par ses conséquences. Elle ne
va pas s’en remettre et elle vieillit dans la grande ville, loin de son pays,
des personnes et des choses qu’elle a aimés, transportée par le vent de la
débâcle : « Barcelone, pour moi, c’est une très bonne chose. C’est la
dernière marche avant le cimetière »9.
Ainsi le récit se clôt-il. De la même manière que la vie de Contxa.
Une femme courageuse qui a témoigne de la sa lutte pour la liberté
dans la Guerre Civile.
7 Ibid., p. 94.
8 Ibid., p. 112.
9 Ibid., p. 121.
156 ÀNGELS SANTA
Mel i metzines10
País íntim11
Avec ces trois romans qui évoquent la guerre civile, ses préliminaires et
ses conséquences, Marie Barbal réussit à nous offrir un fidèle reflet de la
réalité, elle fait entendre la voix de la Catalogne et des paysans, elle met
en relief l’opposition campagne/ville et leur manière différente de vivre
l’histoire et les principaux événements qui vont secoueur la patrie. Elle
contribue avec cette littérature profondément enraciné dans le terroir
et dans la vie quotidienne à récupérer le passé, à lui donner une voix et
une présence et arrive à faire de la littérature avec cette tranche de vie
qui constitue le passé de sa famille.
159
Qui était Montserrat Roig ?), dit que « el tret més característic de la
Roig era que vivia com una persona lliure, com una dona lliure. I això,
la intel·lectualitat catalana, d’un conservadorisme formal sorprenent, li
va fer pagar2 ». Montserrat était la fille de Tomàs Roig i Llop, avocat et
écrivain, et d’Albina Fransitorra, une femme progressiste. En mars 1966,
Montserrat Roig participa à une réunion d’étudiants, de professeurs
universitaires, d’écrivains, parmi lesquels, il faut citer les écrivains Sal-
vador Espriu, Joan Oliver, Maria Aurèlia Capmany, José Agustín Goy-
tisolo et des peintres comme Antoni Tàpies, au couvent des Capucins
de Sarrià, un des quartiers les plus emblématiques de Barcelone, pour
constituer le Syndicat Démocratique de l’Université de Barcelone. C’était
une réunion illégale et la police assiégea le couvent pendant trois jours.
La répression fut sévère pour les étudiants, pour les professeurs et aussi
pour le responsable des capucins. Cette réunion est connue sous le nom
de « Caputxinada » (capucinade). Si le mot « capucinade » en français
signifie « banal discours de morale ou acte de dévotion qui paraît ridi-
cule et peu sincère », ce mot en catalan et en espagnol a une connota-
tion révolutionnaire et de lutte pour les libertés démocratiques.
Cette même année 1966, Montserrat Roig se maria avec l’archi-
tecte Albert Puigdomènech et continua à participer activement à la lutte
des étudiants antifranquistes. Elle était, selon Narcis Comadira, une
chef de file du SDEUB, une pasionaria exaltée, « la Roig era la nostra
musa. Una mena de deessa. Inabastable, per tant. Ens la miràvem de
lluny, i la vèiem perfecta en la seva vida alliberada de revolucionària3 ».
En 1968, elle décida d’adhérer au parti communiste catalan, le PSUC,
qu’elle quitta deux ans après, en 1970, désenchantée par l’hermétisme
de quelques « camarades ». Cette même année elle eut son premier fils
2 « le trait le plus caractéristique de Roig c’était qu’elle vivait comme une personne
libre, comme une femme libre. Et ceci, l’intellectualité catalane, d’un conserva-
tisme formel surprenant, le lui fit payer » (Isabel-Clara Simó, Si em necessites,
xiula. ¿ Qui era Montserrat Roig ?, Edicions 62, Barcelona 2005, p. 130).
3 « Roig était notre muse. Une espèce de déesse. Hors de portée. Nous la regardions
de loin, et nous la contemplions parfaite dans sa vie de femme libre et révolution-
naire » (Narcís Comadira in <http://www.ducros.biz/corpus/index.php?command=
show_news&news_id=2471>).
Le temps des cerises de Montserrat Roig 161
Nous qui sommes nés après 1939, nous avons dû avancer en déblayant notre
passé récent, un passé qui nous a laissé trop d’anomalies pour que puisse
être restitué dans son entier notre état de santé politique. Nous sommes des
ignares, consciemment ou non. Si nous en sommes conscients, nous souffrons
alors de rancune et de mauvaise humeur. À qui cela plaît-il d’avoir été éduqué
comme un benêt ? Outre l’attirance que je ressens pour le monde de la fiction,
j’ai toujours été attiré par l’histoire de mon pays. Le silence qu’on a fait planer
sur les Catalans, les Républicains, les vaincus de la guerre, a souvent ressemblé,
à mes yeux, à un silence qu’on voulait faire planer sur les miens voire sur moi-
même4
4 <http://bteysses.free.fr/espagne/Triangle%20bleu-LesCatalansDansLesCamps
Nazis.pdf>, p. 13.
162 PERE SOLÀ SOLÉ
Cet ouvrage représente en soi un document précieux notamment sur la vie dans
les camps, sur l’horreur au quotidien, sur les rapports entre déportés, entre dépor-
tés et administration nazie, sur les formes de solidarité et de résistance dévelop-
pées par les Républicains espagnols, les premiers déportés de France. Au passage,
rappelons que cette spécificité ouvre sa page le 6 août 1940 au camp de Mauthau-
sen considéré comme le « camp des Espagnols » avec selon les estimations, 7000 à
9000 personnes détenues (plus de 5000 morts) auxquelles il faudrait ajouter sans
doute les morts lors des transferts6.
5 <http://www.visat.cat/traduccions-literatura-catalana/fra/articles/59/11/0/2/Prose/
montserrat-roig.html>.
6 <http://bteysses.free.fr/espagne/Triangle%20bleu-LesCatalansDansLesCamps
Nazis.pdf>, pp. X-XI.
Le temps des cerises de Montserrat Roig 163
avait obtenu son premier prix littéraire, le Prix Víctor Català pour Molta
roba i poc sabó… i tan neta que la volen (Beaucoup de linge et peu de
savon… et en plus, ils le veulent tellement propre !). D’autres œuvres
suivirent : Ramona adéu (Adieu Ramona), 1972, El temps de les cireres
(Le temps des cerises), 1977, et L’hora violeta (L’heure violette),1980 ;
L’òpera quotidiana (L’Opéra quotidien),1982 ; La veu melodiosa (La voix
mélodieuse), 1987, et El cant de la joventut (Le chant de la jeunesse),
1989 ; Retrat de la senyora Clito Mestres (Portrait de dame Clito
Mestres),1992, et Digues que m’estimes encara que sigui mentida (Dis-
moi que tu m’aimes, même si ce n’est pas vrai), 1991.
Ramona adéu (Adieu Ramona), El temps de les cireres (Le temps des
cerises) et L’hora violeta (L’heure violette), écrits pendant les années
soixante-dix, constituent un ensemble romanesque qui raconte l’his-
toire d’une famille de la petite bourgeoisie catalane d’un quartier aisé
de Barcelone, l’Eixample. Cette chronique familiale s’inscrit dans une
période allant de la fin du XIXe siècle jusqu’à la disparition du fran-
quisme et l’avènement de la démocratie en 1979. Elle constitue aussi
une chronique sociale de l’époque. Les thèmes majeurs de cette trilogie
sont : les relations entre femmes, le rôle que la société leur attribue, la
sexualité féminine, les relations de pouvoir entre sexes, le refus de l’or-
dre patriarcal et moral imposé par le rigorisme franquiste et clérical.
Neus Real affirme que dans ces romans Montserrat Roig
va elaborar un univers ficcional centrat en una història, un gènere (en sentit sexual),
una cultura i una literatura sobre els quals el patriarcat, d’un costat, i el fran-
quisme i la “transacció” democràtica –com l’anomenen alguns historiadors–, de
l’altre, havien imposat cadenes i silenci, mort, por i oblit7.
7 « élabora un univers fictionnel centré sur une histoire, un genre (au sens sexuel),
une culture et une littérature sur lesquels le patriarcat, d’un côté, et le franquisme
et la « transaction » démocratique – comme l’appellent quelques historiens –, de
l’autre, avaient imposé des chaines et silence, mort, peur et oubli » (Neus Real,
« Montserrat Roig. El cicle narratiu dels anys setanta », Els Marges 73, 2004, p. 78).
164 PERE SOLÀ SOLÉ
El temps de les cireres (Le temps de cerises) (Prix Sant Jordi 1976, la plus
haute distinction littéraire en Catalogne) tourne autour de Natàlia, une
jeune femme appartenant à la famille Miralpeix, une famille en pleine
décadence9.
Le récit commence avec le retour de Natàlia à Barcelone qu’elle
avait quitté pour Paris et Londres, douze ans avant, après l’échec de ses
relations amoureuses avec un jeune étudiant révolutionnaire. Son dé-
part de Barcelone coïncide avec l’assassinat du dirigeant communiste
Julian Grimau, et son retour juste après l’exécution de l’anarchiste Sal-
vador Puig Antich. Cette exécution, en 1974, bouleversa l’opinion es-
pagnole et étrangère qui ne croyait pas que le régime franquiste, après
le procès de Burgos en 1970, tuerait au garrot vil l’activiste catalan. Ces
deux épisodes permettent à Montserrat Roig de montrer toute la cruauté
et la répression du régime franquiste.
8 <http://www.visat.cat/traduccions-literatura-catalana/fra/articles/57/11/0/2/prose/
montserrat-roig.html>, texte traduit du catalan par Adrien Bagarry.
9 Ibid., Núria Cabré, dans son analyse du roman, rappelle que El temps de les cireres
« s’articule en cinq parties, il est écrit à la troisième personne du singulier et est
omniscient. L’action se déroule en une semaine, semaine du retour de Natàlia –
colonne vertebrale du roman. Grâce aux relations que possède la protagoniste
avec toute la famille Claret-Miralpeix, elle tire peu à peu le portrait de ces person-
nages bien différents les uns des autres, personnages tristes qui errent dans le
Barcelone des années soixante-dix, dépourvus de courage, dans un monde qui a
perdu les valeurs humaines à cause de la guerre et du mauvais pas de l’après-
guerre. Natàlia se meut dans cet espace fermé et reclus avec une peur irrationnelle
qui la consume peu à peu, jusqu’à se retrouver, à la fin du roman, avec son père et
prendre conscience de sa responsabilité de fille et parler avec lucidité et sérénité
en tant que femme mûre ».
Le temps des cerises de Montserrat Roig 165
Natàlia éprise d’Emilio, dont elle partage son élan révolutionnaire, écoute
son amant dire que :
Il faut dire que les paroles de cette chanson ne furent pas écrites au
temps de la Commune, mais en 1866. Deux années plus tard, Antoine
11 « (elle) nota que son slip commençait à être humide et qu’un liquide chaud coulait
le long de ses cuisses » (ibid., p. 113).
12 « Sandoval dit qu’il n’a jamais eu de fiancée » (ibid., p. 120).
13 « d’ici on voit les choses différemment, ça c’est un autre monde, tu ne peux pas
l’imaginer. Il vaut mieux ne plus se revoir » (ibid., p. 120).
Le temps des cerises de Montserrat Roig 167
El personatge que fuig és, sovint, un personatge frustrat […] També un personatge
que recerca mons nous, situacions noves, obert, per tant, a noves experiències. La
gran realitat serà descobrir que el país on va […] no acabarà de resoldre els
problemes personals. La nova vida que emprèn no resoldrà les contradiccions
personals, socials i polítiques del personatge14.
14 « le personnage qui fuit, est souvent un personnage frustré […] C’est aussi un
personnage qui cherche des mondes nouveaux, des situations nouvelles, ouvert à
de nouvelles expériences. La grande réalité sera découvrir au pays où il va, […] il
ne pourra pas résoudre pleinement ses problèmes personnels. La nouvelle vie
qu’il commence ne résoudra pas ses contradictions, sociales et politiques. » (Àlex
Broch, Literatura catalana dels anys setanta, Edicions 62, Barcelona, 1980, p. 77).
168 P ERE SOLÀ SOLÉ
Love appears in Roig’s novels under a variety of guises, but what we find most
often is not the theme of love itself but those subordinate themes implying its loss
or failure : unrequited love, insufficient love, unhappiness in marriage compounded
by the meaninglessness of daily existence, a desire for freedom from the oppres-
sion of love, and a longing for love15.
16 « Je croyais que ça se faisait dans de nombreux couples. Mais quand j’ai vu ça dans
le film, je me suis mise hors de moi, j’en suis profondément dégoutée […] c’est
pour ça que je n’arrive pas à être enceinte. Il faudrait que je prenne un amant,
n’est-ce pas ? » (Montserrat Roig, El temps de les cireres, op. cit., p. 182).
17 « Les bonnes sœurs s’appliquaient à l’éducation de la mesquinerie. La frustration
accumulée était transmise à l’éducation avec une attitude répressive et frustrante.
Les relations entre bonnes sœurs et petites filles étaient comme entre victimes et
bourreaux. Tout était misérable […] Franchement, l’éducation … fut absolu-
ment banale et stupide, fondée sur l’irrationalité et l’injustice. Quant au développe-
ment de l’intelligence, penser était mal vu. Chaque fois qu’elle posait des ques-
tions elle avait immédiatement une punition. Vertus dominantes ? Résignation,
complaisance pour devenir victime, peur du monde extérieur, passivité » (Pere
Moroño, El goig de viure. Biografia de Montserrat Roig, Publicacions de l’Abadia
de Montserrat, pp. 92-93). Isabel-Clara Simó, dans son livre Si em necessites,
xiula. Qui era Montserrat Roig ? (Si tu as besoin de moi, siffle. Qui était Montserrat
170 PERE SOLÀ SOLÉ
Roig ?), op. cit., p. 28, parle aussi de cette étape de Montserrat Roig chez les bon-
nes sœurs en disant que leur éducation « intencionadament marginava la dona,
que abominava el sexe (i, per tant la vida) i que estava perfectament instal·lat dins
del règim franquista » (marginalisait intentionnellement la femme, abominait le
sexe (et pourtant la vie) et était parfaitement installée dans le régime franquiste).
Face à cette éducation aliénante, sa mère lui expliquait les secrets de la physiologie
féminine).
18 « qui pratiquait l’amour libre » (El temps de le cireres, op. cit., p. 124).
19 « de mauvaises langues affirmaient qu’elle était lesbienne […] Elle était athée, et
elle ne le dissimulait pas » (ibid., p. 30).
Le temps des cerises de Montserrat Roig 171
Lorsque nous faisons référence, dans notre titre, au mot « exister », nous
lui accordons le sens que lui attribue Sartre dans l’Être et le néant et dans
La Nausée. C’est dans ce sens que nous y ferons également référence le
long de cet article. Notre choix n’est pas le fruit du hasard ou du simple
caprice puisque, comme nous verrons plus loin, la pensée de l’écrivaine
objet de notre étude est fort influencée par la pensée sartrienne.
Clara Malraux, née Clara Goldschmidt, devint connue à partir de
son mariage avec André Malraux et plus tard, après leur divorce, elle
devint célèbre comme écrivain avec la publication de Le bruit de nos pas
entre 19631 et 1979. Les six volumes qui composent cet ouvrage de
mémoires, ainsi que l’ensemble de ses contes et romans, restent un té-
moignage important de la réalité sociale de son époque et de l’évolu-
tion de la personnalité de l’auteure. Parmi les thèmes majeurs qu’elle y
développe il y a ses réflexions concernant les droits des femmes et les
rapports à l’intérieur du couple.
Étant enfant, elle se montrait déjà indépendante et rebelle, et se
plaignait du conformisme à son avis excessif des filles de son école : « Ce
qui nous étonnait le plus dans ces filles […] était leur soumission. Tou-
tes, elles étaient des acceptantes »2. Dès qu’elle commence à prendre
conscience des contraintes que la société de son époque imposait à la
condition féminine, son esprit de révolte ne fait que s’accroître : elle
refuse d’accepter l’ordre établi, de devenir une « acceptante ». Elle réflé-
chit au rôle des femmes qui étaient autour d’elle :
Les destins féminins étaient simples, les femmes ressemblaient à ces coolies chi-
nois, dont un affreux bibelot posé sur la table de notre chambre était le délégué
chez nous : fixé autour du cou, puis reporté sur l’épaule, un bois retenait une
double charge qui tantôt s’alourdissait à droite, tantôt s’alourdissait à gauche : la
maternité et la conjugalité3.
C’était le cas de sa mère. Pourtant elle s’intéressait aussi aux raisons qui
avaient mené d’autres femmes à travaillaient pour gagner leur soutien
par elles-mêmes, comme leur bonne ou sa gouvernante. Cette pluralité
de chemins possibles ouvrait devant elle un large éventail d’options pour
l’avenir. Tout en respectant profondément sa mère, elle rêvait d’un avenir
moins simple et moins passif pour elle. Clara est une jeune femme intel-
ligente, cultivée et imaginative qui rêve de liberté et d’action. Elle avait
l’ambition de devenir écrivaine et, par ailleurs, voulait participer active-
ment à la construction d’une société nouvelle, plus juste et plus libre.
Dans sa jeunesse Clara a vécu en plein la crise de valeurs qui a eu
lieu après la Grande guerre, la mise en question des principes éthiques,
esthétiques et moraux jusqu’alors majoritairement incontestés, bref, les
changements sociaux de tout ordre que la guerre avait déclenchés ou
accélérés. Comme la plupart des intellectuels de l’époque, elle accuse la
génération de ses parents du désastre et du désarroi collectif qu’il a
entrainé : « L’ordre de nos parents avait abouti au pire massacre que l’hu-
manité ait connu. Nous ne voulions plus d’eux »4, écrit-elle. Et comme
la plupart des jeunes de son temps, se révolte.
Au sortir de la Grande guerre, au cours de laquelle les femmes avaient
dû remplacer les hommes partis pour le front dans les usines, les ate-
liers, dans la prise de décisions… il semblait qu’un modèle de société
était mort et qu’une distribution de rôles plus égalitaire s’ébauchait :
3 Ibid., p. 79.
4 Clara Malraux, Nos vingt ans, Grasset, Paris, 2006, p. 75.
5 Clara Malraux, La fin et le commencement, Grasset, Paris, 1976, p. 55.
Clara Malraux ou la volonté d’exister 175
Elle comprit vite qu’elle se trompait. Mais cela ne fit qu’encourager son
esprit de révolte. Devenue adulte, l’un des buts les plus importants de
sa révolte sera la revendication des droits de la femme. Au contraire de
ce qu’établissaient les règles de la bonne société, Clara, malgré être issue
d’une riche famille bourgeoise, voulut garder son indépendance et, en
1920, elle accepta un poste de journaliste à la revue Action. Gagner sa
vie par elle-même la faisait sentir exister. Un an plus tard elle se mariait
contre le gré de ses parents à un jeune homme intelligent et cultivé
mais pauvre et sans métier : c’était André Malraux. Elle exigea au jeune
André liberté totale et réciproque. Il accepta, peut être sans connaître
toute la portée de son acquiescement, ou bien dans l’espoir d’apprivoi-
ser cet esprit libre…
Les mésententes à l’intérieur du couple commencèrent peu après.
Profondément amoureuse et fascinée par l’intelligence de son jeune
mari, qu’elle a toujours jugée « d’une supériorité évidente »6 Clara fai-
sait de son mieux pour ne pas se sentir marginalisée. Elle tenait à briller
devant lui et devant ses amis, à exprimer librement ses points de vue,
même s’ils contredisaient les opinions d’André. Se sentir approuvée,
mise en valeur par les gens qu’elle admirait était pour la jeune femme
son pain essentiel pour se sentir exister. Pourtant il ne supportait pas
qu’une femme prétendît se placer sur un plan d’égalité avec lui, et beau-
coup moins être désavoué par elle. Son idéal à lui était, au contraire,
celui d’une femme d’intérieur, intelligente mais effacée et serviable. Mais
la jeune Clara refusait de se taire et de renoncer à son rêve personnel
d’écriture et d’action. « Ce qui en moi vous plaisait, vous ne l’aimiez
que s’adressant à vous »7 lui reproche-t-elle. Elle ne tardera pas à se
rendre compte que sa vie avec André Malraux lui ôte peu à peu sa li-
berté : « Toute entière comme une femme d’autrefois, je m’étais remise
entre les mains de celui qui donnait une saveur merveilleuse à chacun
de mes instants »8 écrira-t-elle plus tard.
9 Ibid., p. 263.
10 Ibid., p. 110.
11 Ibid., p. 85.
Clara Malraux ou la volonté d’exister 177
Pour exister il lui faut les autres. Ce sont les autres qui lui donnent
l’existence, et ce sont également les autres qui la lui nient lorsqu’ils
l’ignorent. Les échos sartriens dans sa vision de soi et du monde sont
évidents. Lorsque, dans le deuxième volume de ses mémoires12, elle
narre son retour d’Indochine, seule dans le bateau qui la transportait à
Paris, elle décrit des scènes qui évoquent le Roquentin de La Nausée. À
bord du bateau, les références à sa solitude, à la souffrance qu’elle lui
cause et à son manque de confiance en elle sont une constante. Ne
connaissant personne, personne ne lui adresse la parole. Elle a honte de
soi et est persuadée que les autres passagers l’évitent et la rejettent préci-
sément parce qu’elle est seule. Ce n’est qu’à partir du moment où elle
fait la connaissance de Charles G. qu’elle reprend ses forces et devient
capable de regarder les autres passagers sur un plan d’égalité :
Le lendemain, il faut se lever. […] Si je ne monte pas sur le pont je ne suis qu’une
lâche. Mais non, ce n’est pas pour me prouver mon courage que je monte sur le
pont, parmi les autres, c’est pour recevoir d’une présence déjà familière ma dose
quotidienne de conscience d’exister13.
J’ai beaucoup joué, ce qui, à mes propres yeux, ne me rend pas plus estimable. J’ai
joué au risque, au danger, à la grandeur d’âme, puis un jour j’ai été dépassée par la
réalité, une seule route s’est ouverte devant moi pour m’accepter et, au besoin,
mourir ! Alors j’ai cessé de jouer17.
17 Ibid., p. 73.
18 Clara Malraux, Nos vingt ans, op. cit., p. 203.
19 En juin 1942, à la suite d’un ordre du gouvernement collaborationniste de Pétain
qui exhortait les juifs de se déclarer comme tels à la mairie la plus proche, Clara
décida de s’y rendre. Elle voulait : « accomplir mon devoir, être à la hauteur
de moi-même, ne pas me renier… » (Cf. Dominique Bona, Clara Malraux,
Grasset, Paris, 2010, p. 97). Ceci était désormais prioritaire pour cette femme qui
180 CRISTINA S OLÉ CASTELLS
avançait dans le chemin de son affirmation, malgré ne pas partager la foi de ses
ancêtres. Peu après les résistants volèrent les archives municipales, ce qui épargna
Clara, comme tant de juifs, d’un destin incertain. Mais le geste de Clara symbo-
lisait pour elle sa conciliation avec ses origines.
20 La Résistance était à ses débuts en 1941, elle n’était pas encore unifiée et elle
n’avait pas encore pris ce nom. Clara milita dans le groupe « France Libre ».
Clara Malraux ou la volonté d’exister 181
J’ai écrit, j’ai lu beaucoup grâce à une bibliothèque municipale, j’ai patrouillé
dans le bouddhisme grâce à un swami exilé, dans la philosophie grâce à Janké,
dans les débuts de la sociologie grâce à Meyerson, dans le jardinage grâce à Ma-
dame C., dans l’action grâce à Jean, dans l’histoire grâce à Caffi. Je dois beaucoup
à beaucoup de gens26.
En avouant sa dette envers la société elle signe la paix avec elle. Seule-
ment alors son angoisse et sa souffrance intérieure se muent en paix
intérieure, son humiliation en humilité, son esclavage en liberté.
La guerre a mené donc la jeune fille riche et choyée qu’elle avait été
à découvrir le réel dans toute sa complexité, ce qui lui a permis de
mieux comprendre la nature de la condition humaine et la relativité de
toutes les choses. Elle a avancé vers l’âge adulte. Les expériences vécues,
la misère et les souffrances endurées au cours du conflit, ont mis à
l’épreuve sa capacité de réflexion, d’adaptation et d’initiative, elles ont
également fortifié son courage et l’estime de soi. Elle a finalement réussi
à construire son existence : « Je possède désormais un passé personnel,
un passé qui ne se transformera plus au gré d’un autre, un passé que je
tiens au creux de mes mains, comme un oiseau vivant »27, écrit-elle.
25 Dominique Bona, Clara Malraux, op. cit., p. 362.
26 Clara Malraux, Et pourtant j’étais libre, op. cit., pp. 127-128.
27 Clara Malraux, La fin et le commencement, op. cit., p. 230.
Clara Malraux ou la volonté d’exister 183
Nous avons compris alors que l’on pouvait vouloir changer le monde […] que les
femmes ne continueraient plus longtemps à jouer les colonisés, à se soumettre à
des valeurs imposées par l’homme, nous avons enfin compris qu’il était bon de ne
pas se mobiliser uniquement en vue de changements économiques29.
I. Aperçu historique
1 Pour une plus ample connaissances des écritures féminines arabes des années vingt,
voir l’ouvrage collectif suivant : Al-nis " al-carabiyy "t f ) al-cishr)n"t : huduran wa
huwiyyatan, tajamuc al-b"hith"t al-lubn"niyy"t.
186 JALILA TRITAR
2 H. Shacraw), mudhakkir "t ra’ dat al-mar’a al-carabiyya al-had )tha Hud " Sha craw),
d"r al-hil"l, 1981.
3 Journaliste et écrivaine féministe Egyptienne. Elle signa ses articles au nom de
« b"hithat al-b"diya ». son œuvre maîtresse s’intitule : « nis" iyy"t », publiée : t. I,
1910, t. II, 1925.
4 N. M.s" publia à partir de 1937, ses souvenirs dans sa revue « al-fat"t ». L’en-
semble des articles a été revu et publié par l’écrivaine dans un livre qui s’intitule
« hay "ti bi qalam) ».
5 May Ziy"da à écrit trois œuvres biographiques, (B "hithat al-b "dia, 1920), (caisha
taym-r, 1926), (Warda al-y "ziji, 1926).
6 Son œuvre autobiographique s’intitule, hamlat taft )sh, awr "q shakhsiyya,maktabat
al-usra, 2004.
7 L’œuvre autobiographique de N. Sacdaw) s’étend sur trois volume, elle s’intitule :
Awr "q )…hay "t ), d"r al-ad"d, 2000-2001.
Les enjeux des écritures du moi féminines Arabes au 20e siècle 187
Qu’est ce que écrire ses mémoires, pour une femme telle que H. Sha cra-
w ) ? S’agit-il, tout simplement, d’un effet de miroir où le vécu vient se
réfléchir dans l’écrit ? ou encore, serait-elle le simple témoin, qui vient
déposer au pieds de l’histoire, son propre témoignage ?
En fait, écrire est déjà un acte. Cet acte est loin d’être anodin, il est
socialement et culturellement codifié. Longtemps, dans les sociétés pa-
triarcales, le rôle premier des femmes n’a jamais été l’écriture, il le leur a
été plutôt interdit dans bien des cas. Dans la structure de domination
masculine8, les rapports de force qui régissent les rôles sociaux, ou
(gender) associent l’oralité voire le bavardage ou le silence à la femme,
l’écriture et l’éloquence à l’homme. L’écriture est donc un vrai privi-
III. Conclusion
Gloire et déchéance
Devant un sujet tel que le nôtre, il nous semble, tout d’abord, qu’il y
aurait 2 niveaux à distinguer : celui des faits, et de l’écriture qui en rend
compte ; le plan événementiel et celui de la science humaine qu’est l’his-
toire, s’occupant de décrire, d’expliquer et d’interpréter le passé, dans
ses aspects les plus divers et les plus complexes, mais aussi, de tous les
écrits s’intéressant à ce domaine comme les mémoires, les romans his-
toriques etc… Nous avons, ainsi, à nous demander s’il y a eu autant de
femmes actrices de l’histoire que d’historiennes, mémorialistes ou ro-
mancières pour s’intéresser aux faits du passé, de façon générale, et pas
forcément, uniquement, à ceux qui ont été accomplis par la femme.
Il est évident que l’époque moderne, et cela depuis environ deux
siècles, a vu un éveil du « deuxième sexe », sa lente promotion à ces deux
niveaux, et ceci essentiellement en Occident.
Mais si le problème de la présence de la femme, à la fois, en tant que
personne historique et témoin de l’histoire se pose pour tout le reste du
passé, cela est, bien sûr, dû à une grande carence ayant existé au niveau
de son action publique, politique, et aussi au niveau des récits d’écrivaines
destinés à en rendre compte. Concernant les faits marquants de l’his-
toire, notamment politiques, mais aussi économiques et culturels, la
femme – présente, évidemment, dans la société par son rôle capital
dans la perpétuation de l’espèce, mais encore par sa participation, de
tout temps, non seulement aux activités domestiques, mais aussi, éco-
nomiques, familiales et artisanales – a brillé, globalement, par son ab-
sence dans le domaine des activités dangereuses et à risques, la con-
quête du pouvoir politique et la guerre, par exemple, réservées à son
partenaire, plus mobile et déchargé du fardeau des soins apportés à sa
196 JAMILA BEN M USTAPHA
1 P. 23.
Les Tunisiennes ont-elles une histoire ? de Emna Ben Miled 199
Khefacha, évoquée à plusieurs reprises, dans ses discours, les larmes aux
yeux. L’auteur va même jusqu’à se demander si cette femme qui a vécu
des conditions très dures auxquelles son fils a été très sensible, ne serait
pas pour quelque chose dans l’élaboration du Code du statut personnel
tunisien de 1956 qui a représenté une vraie révolution, concernant l’amé-
lioration du statut de la femme.
Ce pouvoir des femmes est loin d’être considéré comme seulement
bénéfique ; l’auteur cite, à ce propos, le texte d’un psychiatre, David
Cooper qui s’exclame : « Faut-il tuer les mères ? » dans Mort de la famille,
pour montrer à quel point leur attitude possessive peut être nocive, vis-
à-vis de leurs fils, notamment.
La prise en compte, aussi, de l’époque antéislamique, dans l’histoire
du pays, intervient dans l’intérêt porté au pouvoir religieux des femmes.
Des recherches portant sur la Carthage, aussi bien punique que ro-
maine, montrent l’existence de prêtresses puniques et romaines très ins-
truites qui dirigeaient des temples religieux et des collèges d’enseigne-
ment général qui y étaient rattachés. À l’ère chrétienne, l’auteur cite
l’exemple de deux saintes, celui de Sainte-Perpétue qui, née à Tebourba,
non loin de Tunis, se convertit au christianisme et, persécutée par les
occupants Romains, fut livrée aux panthères le 7 mars 203, dans l’amphi-
théâtre romain de Carthage. Une autre religieuse, sainte Olive, avait ses
reliques conservées dans une petite église dont l’emplacement fut choisi
par les Arabes pour construire la première et la plus importante mos-
quée de Tunis, nommée, justement, celle de l’olivier.
Les saintes musulmanes sont innombrables, à la ville, aussi bien
qu’à la campagne. Les plus importantes, à Tunis, sont Saïda Manoubia
– dont la mémoire est vénérée depuis 700 ans – et Saïda Ajoula, qui a
vécu au XVIIe siècle. L’hagiographie d’une sainte ressemble à celle d’un
saint : à part le titre honorifique de « Sidi » ou de « Lella », on lui attribue
2 P. 61.
200 JAMILA BEN M USTAPHA
3 P. 132.
Les Tunisiennes ont-elles une histoire ? de Emna Ben Miled 201
4 P. 229.
Les Tunisiennes ont-elles une histoire ? de Emna Ben Miled 205
Introduction
Première partie
Deuxième partie
ville une « oasis de paix » dont l’épicentre était un foyer culturel, créé
par ses soins, pour les intellectuels de passage et les habitants de la ville.
Depuis sa plus tendre enfance, cette femme passionnée et protec-
trice des Lettres, des Sciences et des Arts, était curieuse également de
tout ce que lui faisait découvrir, lors de leurs promenades dans la
montagne, sa nourrice Ito, ancienne esclave venue du Soudan, dont
l’influence était estimée, par beaucoup, nocive. Zaynab n’était-elle pas
considérée « quelque peu magicienne » dans l’énoncé des caractéris-
tiques de la vraie Zaynab Nefzaoui ? Ces vieux cultes locaux ressusci-
tés par sa nourrice, ces inscriptions mystérieuses déchiffrées sur les
vieilles pierres, ces herbes et plantes utilisées comme remèdes, ce lan-
gage qui permettait la communication avec les étoiles et les vents, cette
fabrication d’antidotes contre les piqûres d’insectes et de scorpions et
cette intuition du danger, qui sera d’une grande utilité à Zaynab dans
certaines circonstances de sa vie, ne sont-ils pas les sortilèges attribués
aux sorcières ?
Ainsi, lit-on dans le roman, le bruit court dans Aghmat que la jeune Zaynab est
une sorcière susceptible de maléfices .[…] Et peu à peu, on commence à regarder
étrangement la petite lorsqu’elle rentre de ses courses dans la montagne, les bras
chargés de plantes et de fleurs, griffée et essoufflée mais tellement heureuse. […]
Aussi, pour la soustraire à l’influence jugée néfaste de sa nourrice, ses parents
décident de lui faire épouser son cousin Youçof.
Elle ordonne de fermer tous les magasins, de cacher, voire d’enterrer les grains, les
plantes médicinales, le produit des récoltes, les tissus et surtout les cuirs. Elle fait
en hâte envoyer ses richesses les plus précieuses […] dans la montagne et de-
mande à Ito […] à ce qu’elles soient entreposées dans des grottes […]
que seules les deux femmes connaissent. Ainsi l’essentiel est sauvegardé
et les mesures énergiques prises par Zaynab se révèleront judicieuses
après l’invasion de la ville par Abou Bakr. Prise en otage dans son pro-
pre château, Zaynab sait qu’elle se trouve dans une situation précaire et
214 SABIHA B OUGUERRA
Si tel est ton problème, tu dois, conseille-t-elle, réunir les jemaa3 de plusieurs
villages de l’amont (de l’oued) et de plusieurs villages de l’aval, ou encore leur
demander de déléguer des représentants et les laisser régler leurs problèmes selon
la coutume. Ils savent très bien le faire. N’impose rien, négocie, écoute (p. 72).
Aussi, Abou Bakr a-t-il pris l’habitude de souvent se tourner vers celle qui,
petit à petit, parvenait à se rendre, par son intelligence et son habileté,
vous vivez à l’étroit lui dit-il, […]. Nous, nous ne nous sentons libres qu’au milieu
de l’immensité du désert […] vos coutumes sont si compliquées qu’elles nous
sont incompréhensibles […] ! Je ne peux quand même pas m’éterniser à régler des
problèmes ridicules, alors que j’ai toutes les plaines atlantiques à conquérir, et la
parole de Dieu à prêcher ! (pp. 76-77).
tend pas de cette oreille et dicte sa décision à Youssef qui était sur le
point de céder. « Avant tout, le met-elle en garde, ne l’accueille pas en
subordonné ; montre-lui que tu es un grand roi, disposant d’une armée
invincible, et couvre-le de cadeaux. Il comprendra vite que sa place
n’est plus ici » (p. 114).
L’épouse de Youssef avait vu juste : ayant compris le message, Abou
Bakr ne put que répliquer à son intérimaire « Tu es digne de régner sur
mon Empire ! Aussi, je voudrais t’en remettre solennellement le com-
mandement et les rênes du pouvoir » (p. 115).
Sur le plan financier, Zaynab, se distinguant en cela de son modèle,
n’hésite pas à puiser dans son trésor personnel aussi bien pour la recons-
titution de l’armée de Youssef que pour la reconstruction et la fortifica-
tion des villes qu’il assujettit au fur et à mesure de ses conquêtes.
Mais il reste au chef militaire à stabiliser le Maghreb central et à
conquérir la région du nord avec Tanger et Sebta afin d’avoir le contrôle
du détroit de Gibraltar qu’il devra traverser pour entrer en Espagne.
L’expédition risquant de durer longtemps, qui pourvoira aux affaires de
Marrakech pendant son absence ? C’est Zaynab qui se verra confier le
gouvernorat de Marrakech : « Tu seras, lui dit son époux, la reine de tout
le sud […] qui rayonne à travers Marrakech et au-delà. Tu auras à diriger
tout l’Atlas et le Souss jusqu’aux frontières du Sahara, pendant que je
m’occupe du Nord et de l’Espagne », et il ajoute : « Jai confiance en toi »
(p. 125).
Zakya Daoud va engager son héroïne sur une voie où les qualités
extraordinaires de la femme politique vont se révéler de manière écla-
tante : Youssef parti vers le nord, a pris Tanger mais s’est heurté à la
résistance du gouverneur de Sebta, « porte de l’Andalousie », qui lui en
refuse l’accès et repousse tous ses assauts. La situation préoccupe le sou-
verain almoravide. Il en avise Zaynab. L’auteur va alors faire jouer à son
héroïne un rôle capital pour l’avenir de l’Empire. En effet, sans tergi-
verser, la reine de Marrakech décide, malgré la longueur et les dangers
de la route, de rejoindre son époux, non sans avoir pris les dispositions
nécessaires concernant Marrakech.
« La presqu’île est quasi imprenable par la terre » l’informe Youssef
qui, impatient, ne manque pas de lui demander « Que ferais-tu, toi ? ».
222 SABIHA BOUGUERRA
Sans l’ombre d’une hésitation, Zaynab expose son plan : « Cette pres-
qu’île ne peut-être prise que par la mer […]. Pourquoi ne demandes-tu
pas l’aide d’Al Mutamid de Séville ? ». Mais, en attendant, l’énergique
Zaynab met en garde son royal époux contre l’inaction fatale à sa re-
nommée et au moral de l’armée, aussi lui conseille-t-elle de partir à la
conquête inachevée du Maghreb central. « Cela ne pourra avoir en cas
de victoire, prédit-elle, que des effets positifs sur la conquête de Sebta et
sur le passage en Andalousie. » (p. 135).
Admiratif, Youssef s’exclame : « C’est toi qui aurais dû être émir à
ma place ! » Et l’occasion est bonne pour la féministe Zakya Daoud qui
ajoute par la bouche de son personnage : « Maudit soit le statut inférieur
fait aux femmes ! Tu mérites mille fois d’être reine. »
C’est ainsi que le Maghreb central est conquis et désormais, le terri-
toire de Youssef Ibn Tachfin s’étend d’ouest en est, de l’Atlantique à
Alger, et du nord au sud de la Méditerranée, au Sahara et que « (t)ous les
Taïfas sont définitivement rattachés au royaume de Youssef » (p. 171).
Conclusion
Dans les trois romans ici observés, une femme est confrontée à la vio-
lence de l’Histoire : l’établissement du nazisme en Allemagne, l’occupa-
tion de la France durant la seconde guerre mondiale, la répression qui
frappa les opposants au coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte en
1852. A chaque fois elle joue son bonheur. Comment ? Parvient-elle à
le préserver ? C’est ce qu’on étudiera.
2 Pour éviter de trop nombreux renvois en note, la pagination des citations est
donnée entre parenthèses.
Femmes face à la violence de l’histoire 227
Kessel commente :
Je compris [que grâce à cette lettre, Elsa] pouvait oublier la contrainte odieuse,
criminelle dont elle l’avait payée, parce que, grâce à [elle] dans un camp glacé de
Prusse orientale, un homme qui lui était cher plus que tout, avait eu, menacé par
la maladie, le désespoir, la mort lente, ce cri de bonheur, ce sursaut de salut. Et si
là-bas Michel ne vivait que pour elle, Elsa dans le plus fangeux Montmartre exis-
tait seulement en fonction de lui (p. 148).
Elle avait commencé à donner par devoir. Mais ce don l’avait entraînée si vite et si
loin, il avait exigé d’elle un si profond et ruineux tribut qu’il ne lui était rien resté
pour elle-même. Tout ce qui faisait sa force, son honneur et sa joie, Michel sans le
vouloir l’avait pris.
Sans lui elle n’était plus qu’une enveloppe évidée et dont elle ne se souciait plus.
Par un jeu surprenant et fatal, alors qu’elle payait la rançon du captif, il était
devenu son seul rachat (p. 149).
228 JEAN ARROUYE
chée » (p. 170)3 ; elle est devenue « une vieille femme » (p. 195). Aussi
quand il la retrouve dans un café – elle n’a pas osé aller l’attendre à la
gare, se défiant de son émotivité et, sans doute, consciente de son appa-
rence, redoutant la déception de son mari – de prime abord il ne la
reconnaît pas. Par la suite il traite Elsa avec un respect et une courtoisie
extrêmes, mais est incapable de lui donner la moindre preuve d’amour.
Ce faisant il en fait, dira Max, « une demi-morte » et « il achève de la
tuer tous les jours » (p. 203).
Si elle a arraché son mari à l’internement et peut-être à la mort, Elsa
a perdu son amour. Son rêve d’un amour enfin partagé est donc anéanti.
Comme elle n’a consenti son dernier sacrifice que pour réaliser ce rêve,
elle ne peut accepter cette situation. Aussi un jour lui raconte-t-elle dans
le détail la vie qu’elle a menée et les ignominies qu’elle a subies pour le
sauver. Michel est totalement surpris et exprime compassion, admira-
tion, reconnaissance pour tout ce qu’elle a accepté pour lui. Mais Elsa,
qui espérait que le récit de ses amours vénales susciterait la jalousie de
Michel, n’en est que plus malheureuse. Elle se jette sous un autobus et
dans ses derniers instants prononce le seul nom de M. Louis, le premier
homme auquel elle avait vendu son corps pour obtenir de l’argent pour
Michel, comme si, revenant au premier acte humiliant et destructeur
d’elle-même, elle voulait en esprit abolir tout ce qui s’en était ensuivi.
L’obtention de la libération de son mari n’a été pour Elsa Weiner
qu’une victoire à la Pyrrhus.
Les jeunes filles, tant qu’elles sont vierges, ont une beauté de fruit, puis cette
beauté éclate et on la voit en éclats dans les enfants. Il ne reste vraiment rien de
leur premier état : certaines Vénus deviennent des monstres effrayants, elles ont
presque toutes des bouches du XVIIe siècle, édentées ou pire encore, avec quel-
ques grandes dents déchaussées qu’elles sucent. C’est assez abominable. Mais il ne
faut pas prendre leur air niais pour argent comptant. Ce sont presque toujours de
maîtresses femmes. Au pied du mur elles font merveille. On se souvient encore
d’Ennemonde Girard (p. 16).
Honoré imposa tout de suite à sa femme la chemise de nuit à trou. C’est une
longue armure de grosse toile qui permet de faire des enfants sans fioritures cou-
pables. C’est par ce procédé un peu ennuyeux qu’elle eut cinq enfants en quatre
ans et demi, puis un chaque année, jusqu’à treize. Elle perdit d’abord une ving-
taine de dents et, finalement, elle fit sauter les deux dernières avec la pointe d’un
couteau. Elle était obèse, avec des fesses énormes, la ceinture de son mari, paraît-
il, ne pouvait pas faire le tour de sa cuisse à sa racine ; par contre sa poitrine
s’aplatissait, mais elle gardait toujours ses beaux cheveux du noir le plus luisant
(elle n’avait même pas quarante ans) et, merveille des merveilles, des chevilles
d’une finesse extraordinaire.
Honoré se mit à rétrécir. C’est une formule qu’on emploie ici pour un phéno-
mène qui se produit assez souvent. Quand un homme (ou une femme) n’a plus
assez de curiosité pour le monde naturel, il se réfugie dans l’insolite. Insolite par-
fois très banal : ne plus se déshabiller, par exemple, ou ne plus parler, ou ne plus
marcher, ne plus aller à telle ville, ou à telle foire, ne plus voir personne, souvent
c’est aussi bête que de ne plus mettre ses mains dans ses poches, ou de ne plus
essuyer ses lunettes, de ne plus enlever son chapeau. Ceci se fait, j’imagine, dans
l’espoir que le monde, moins quelque chose, n’importe quoi, sera différent du
Femmes face à la violence de l’histoire 231
monde habituel. Et de fait, ça doit marcher, puisque les gens qui rétrécissent de
cette façon ne reviennent jamais plus à leur taille normale (p. 19).
Ce doigt pointé sur le coussin aux médailles intrigua Ennemonde : il était énorme.
C’est en remontant du doigt au bras et du bras au reste du corps qu’elle fut éblouie
par une beauté à sa convenance. C’était un amas de graisse et de muscles d’un
mètre soixante de haut et d’un mètre cinquante de large ; il n’avait pas de cou. La
tête était plantée directement dans les épaules et y tenait attachée par une nuque
bombée comme un melon d’août. Il n’avait ni regard, ni nez, ni bouche digne du
nom. On le voyait respirer comme aurait pu respirer un rocher ou un bloc de fer :
c’était aussi surprenant. Ennemonde se prit à respirer à sa cadence […]
Elle en rêva la nuit. Elle se sentait emportée. Oh, que c’était bon ! (p. 54).
Mais Dieu voulait qu’Ennemonde soit heureuse, et la guerre éclata. Ils emména-
gèrent dans la maison neuve, au moment où Hitler rugissait […]. Dès l’annonce
de la défaite, les choses s’arrangèrent : Samuel était prisonnier, Ennemonde et
Clef-des-cœurs allèrent se marier sans tambour ni trompette à Avignon. Tout le
monde comprendrait ça, il fallait un homme à la maison. Ce mariage d’amour
qu’on n’aurait pas pardonné passa pour un mariage de raison (p. 81).
Il fallait frapper de nuit à des portes dérobées, rencontrer des mines patibulaires,
se faire respecter. Il fallait acheter des gens, des hommes « bien », des hommes forts
qui devenaient humbles et soumis dès qu’elle montrait l’argent. Chaque fois que
cela se produisait elle éprouvait cette sensation d’embrasement, et ce délicieux
martèlement de forge qui l’avait liée à Clef-des-cœurs. Elle aurait pu difficilement
se passer de ces émois nouveaux ; elle les préféra quelquefois à ceux de la chambre
conjugale » (pp. 82-83).
à laquelle elles sont censées appartenir et, d’autre part, des personnages
romanesques qui ne peuvent avoir été conçus que bien plus tard, après
que de multiples écrivaines ont affirmé le droit des femmes de décider
elles-mêmes de leur épanouissement. Une semblable ambiguïté va se
retrouver ailleurs.
Ainsi, si les femmes du hameau sont toutes d’accord sur leur con-
duite si un homme survenait – « nous devrions le partager pour la vie de
nos ventres » (19) –, cet accord et sa formulation recouvrent deux justi-
fications qui, quoiqu’en ait la narratrice, ne se confondent pas.
La première est de proroger la vie de la communauté villageoise et
de ce que Jean Giono appelle, dans Le poids du ciel 7, « la civilisation
paysanne ». La fertilité des femmes, procréatrices de ceux qui continue-
ront de cultiver la terre, est la condition de la fertilité de celle-ci. Dès la
première page de la Préface dans laquelle Violette Ailhaud justifie sa
décision de « raconter ce qui s’est passé après l’hiver 1852 » (p. 5) le
parallèle entre l’une et l’autre est clairement indiqué : on « nous a fauché
nos hommes comme on fauche les blés […] Mais nos ventres, notre
terre à nous les femmes, n’ont plus donné de récolte. A tant faucher les
hommes, c’est la semence qui a manqué » (p. 5). Et plus tard Violette
rappelle : « Nous avons tout prévu de la venue d’un homme. Notre pre-
mier objectif était sa semence, ensuite sa force de travail, enfin sa pré-
sence. Jamais son amour » (p. 17). Cet oubli de soi au profit d’une cause
transcendant les intérêts individuels explique l’unanimité de ces mo-
dernes filles de Loth.
Cependant la seconde raison énoncée par Violette Ailhaud est moins
raisonnée, plus intime et charnelle. Il s’agit d’assurer l’épanouissement
de la femme qu’elle est, mais il apparaît que cette exigence repose sur
une conception de la femme bien moins moderne qu’il avait semblé,
qui se découvre quand elle évoque la seule fois où elle s’était laissé cares-
ser par celui qui devait l’épouser : « une fois, une seule fois, je lui ai laissé
caresser, à travers le tissu de ma blouse, mes seins de femme déjà prête à
l’amour, déjà prête à se gonfler d’enfants » (p. 11). Et que confirme la
raison avancée pour qu’elle-même et ses compagnes s’interdisent d’être
sourit et dit sans hésiter : « Je ferai ce travail. Je ferai ce travail parce que c’est un
travail d’homme et que je ne vois pas d’autre homme ici. Je ferai ce travail avec
conscience car j’aime le travail bien fait. Je ferai ce travail avec plaisir aussi car j’ai
toujours plaisir à faire ce qu’il y a à faire. Mais je ferai ce travail sans amour car
l’amour je le garde pour vous (p. 37).
Lui aussi est tombé amoureux, de sorte que leur relation est d’abord
une histoire de désir et d’amour qui seront maintenus dans leur inten-
sité première jusqu’au dernier moment. Toutefois le plaisir et le bon-
heur qu’ils connaissent est un surplus, un bénéfice indu, ainsi que le
signale la reprise systématique du mot « travail » dans la déclaration du
géniteur de bonne volonté. Que penser donc de cette histoire d’amour
qui vient se mêler à un récit dont son auteur déclare ne le faire que pour
maintenir le souvenir de l’extraordinaire conduite collective des fem-
mes du Saule Mort ? Se veut-elle un faire-valoir de l’accomplissement
de la décision collective ou marque-t-elle l’incapacité de sa narratrice de
se détacher du souvenir de son bonheur personnel ? Ou bien s’agit-il de
démontrer que se soumettre à l’intérêt général et trouver un épanouis-
sement individuel ne sont pas choses incompatibles ?
L’acceptation par l’homme semence du rôle qui lui est proposé est
l’occasion d’une autre ambiguïté. Qui dit travail, dit devoir. Ici c’est
devoir envers la société, une société rurale qu’il faut maintenir. Les prin-
Femmes face à la violence de l’histoire 237
Oui … Mais adopter cette langue en 1918, quand est supposé avoir été
écrit L’homme semence, c’est adopter celle de la ville et d’un avenir où le
monde que Violette Ailhaud et ses compagnes s’efforcent de sauver aura
disparu, celle d’un pays par rapport aux intérêts duquel ceux du hameau
du Saule Mort perdent toute importance. C’est donc en quelque sorte
suggérer la vanité de tout ce qu’ont fait ces femmes.
8 « Travail, Famille, Patrie » fut la devise de l’État Français, régime politique qui se
substitua à celui de la République, dont la devise est « Liberté, Égalité, Frater-
nité », du 10 juillet 1940 au 20 août 1944. L’État Français a donc été un ennemi
historique de la République.
9 Ce fut la devise du mouvement des Croix-de-feu, fondé en 1927, avant d’être
celle du Parti Social Français qui lui succéda quand il fut dissous en 1936, puis
d’être adoptée par le maréchal Pétain comme devise de l’État Français
238 JEAN ARROUYE
10 James M. Cain, Le facteur sonne toujours deux fois, Gallimard, Paris, 1979.
Femmes face à la violence de l’histoire 239
sale », a été, ainsi que toutes les femmes qui l’accompagnaient, violée
par « des guerriers » : « un homme m’a forcée et j’ai cru que j’allais mou-
rir à cause du sang que je perdais de l’entrejambe » (R., p. 410). D’ailleurs,
après cette agression, la jeune fille a failli encore une fois mourir après
être tombée malade et avoir passé « plusieurs jours sans boire ni manger
à cause de la fièvre » (R., p. 410).
Ensuite, après avoir été vendue sur la place du marché aux escla-
ves, elle est embarquée sur un navire : « Les hommes du Mawarabu,
raconte-t-elle, sont venus me chercher et m’ont emportée dans un ba-
teau tel que je n’en vais jamais vu, plus grand qu’une maison et rem-
pli d’esclaves » (R., p. 410). Dans ce navire négrier, la jeune fille a souf-
fert de la chaleur suffocante, de l’obscurité, du mal de mer et des odeurs
nauséabondes des immondices et à l’île Maurice, après avoir survécu
au naufrage du navire qui « fut jeté sur les récifs » (R., p. 414), l’ado-
lescente est vendue encore une fois et conduite à la nouvelle maison
de ses maîtres : « Moi et quelques femmes assez jeunes, raconte Kiambé,
nous fûmes vendues à Minissy, district de Moka, où je suis restée
en qualité de femme de chambre jusqu’au jour de la révolution des
esclaves » (R., p. 414).
Dans cette première partie de l’aventure, Kiambé n’a été que l’objet
de plusieurs transactions commerciales effectuées sur les places des
marchés des villes qu’elle a traversées. Elle n’a été traitée que comme
une simple marchandise, puisqu’elle a été transportée « dans les couf-
fins accrochés au chameaux » (R., p. 408), mise dans les cales du bateau
avec « les sacs de blé et de millet » mais, dans la maison de sa nouvelle
maîtresse elle sera traitée comme un animal. En effet, cette dernière,
faisant fi de sa véritable identité, lui a choisi un autre nom en rapport
avec son apparence comme on le fait souvent quand on adopte un ani-
mal : « Alix m’a donné comme nom Balkis, raconte la jeune esclave, à
cause de la couleur de ma peau et de la forme de mes yeux » (R., p. 430).
D’ailleurs, cette pratique était courante puisque
De nombreux cas dans l’histoire, explique Raymond Mbassi Ateba dans son livre,
évoquent des nominations arbitraires. La pratique de l’esclavage et le colonia-
lisme a donné lieu à toutes sortes d’expropriations nominales. La plupart des
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 245
esclaves, ajoute-t-il, ont connu une altération et une redéfinition de leur identité
nominale par leurs maîtres3.
La jeune fille sera, par la suite, traitée par sa maîtresse comme un ani-
mal domestique, un chien bien dressé puisque la nuit elle « couchait
dans le vestibule de sa chambre, sur une couverture posée par terre »
(R., p. 430) et l’après midi elle s’asseyait « aux pieds de sa maîtresse »
(R., p. 431). En outre, à la manière d’une bête de foire ou de cirque,
Mlle Alix lui faisait répéter les phrases apprises par cœur « pour amuser
les invités » (R., p. 431) et lui donnait des « biscuits sucrés » en récom-
pense quand elle « la faisai[t] rire » (R., p. 432). D’ailleurs, quand les
escapades nocturnes de Kiambé ont été découvertes, la comparaison
utilisée par la mère de sa maîtresse confirment bien ces propos : « Tu es
sans honte, lui dira-t-elle, quand tout le monde dort tu vas dans les
champs comme une chienne, rôde-rôder partout ! » (R., p. 433).
Cette infraction aux règles a valu à Kiambé de sévères punitions.
Elle a été, d’abord, rudement battue : « Ils m’ont attachée à un arbre,
dit-elle, et ils m’ont battue avec des cannes si fort que j’ai perdu l’es-
prit » (R., p. 433), ensuite, elle a été mariée de force à Lubin un esclave
ivrogne et violent qui la maltraitait et qu’elle détestait :
forêt « J’avais fini ma provision de gâteaux manioc et j’ai rongé des ra-
cines » (R., p. 435) dit-elle, elle finit par être retrouvée par les marrons
et sauvée de la mort : « j’étais très faible, raconte-t-elle, et j’ai pensé que
j’allais mourir » (R., p. 435).
Ainsi, la jeune esclave, libérée du joug de ses maîtres et des violences
de Lubin, va vivre dans la montagne en compagnie de Ratsitatane, de-
venu son mari, les moments les plus heureux de sa vie : « Pour la première
fois depuis que j’avais quitté mon village, confie-t-elle, j’ai eu envie de
rire et de chanter, je me sentais libre et je voulais vivre » (R., p. 438).
Ce bonheur est, malheureusement, de courte durée ; il s’achève le
jour de leur capture par les Anglais après la trahison de l’un des leurs un
certain Laïzaf. Ratsitatane est exécuté sur la place publique et Kiambé
est internée dans un hôpital psychiatrique où elle subit, là aussi, d’autres
maltraitances :
Les gardiens savent mon nom, ils savent que j’étais dans la montagne avec
Ratsitatane, dont l’armée devait détruire la ville et libérer tous les esclaves. Pour
cela ils me tourmentent beaucoup, ils oublient de me donner à manger, ou bien
ils me donnent des sifflets et des chiquenaudes et m’arrosent avec du bouillon.
(R., p. 478).
Ainsi, dès le début de son récit, Kiambé commence par décliner son
identité où elle insère des mots dans sa langue maternelle, le swahili :
Mon nom est Kiambé, dit-elle, celle qui a été créée, je suis Uzui, je suis Wimbo,
je suis le guerrier Askari, vêtu de sa peau de buffle et armé de sa sagaie, je suis
Malaika l’ange, Simba le lion, Fisi la hyène, Twiga la girafe, je suis Moto le feu,
Tembo qui marche en faisant claquer ses défenses, je suis le tambour Ngoma qui
les mots, avec leur musique et leur pouvoir de suggestion, dit Abdelhaq Anoun,
font rêver. A l’intérieur d’un univers de paroles, dans cette langue romanesque
dont les ancêtres ont usé, les mots nourrissent la fantasmagorie de ceux qui les
prononcent et les entendent7.
Je suis Kiambé. Je ne suis pas Balkis, je suis redevenue celle que j’étais, il y a
longtemps, quand les voleurs d’enfants sont venus dans mon village et ont tué
mon père. Mon père est le guerrier Askari à la longue sagaie, ma mère est Malaika,
etc. (R., p. 436).
7 Ibid., p. 94.
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 249
Balkis, Noire du Mozambique, je ne sais plus ce qu’a été ma vie autrefois. Ici, les
noms des Noirs sont inconnus […]. Je ne sais plus rien de mon village natal. (R.,
p. 478)
Mon nom est Kiambé, celle qui a été créée, fille du guerrier Askari, fille de Malaika.
J’ai retrouvé mon nom, et le nom de tous ceux qui sont en moi et que je croyais
morts. Mon oncle paternel Mjomba chasseur de lions, mon frère Ndugu, et tous
ces noms qui vivent en moi, qui ne m’ont jamais abandonnée, Moshi, Mkalamu,
Singida, Uzuri, Moto, Nzige, Mbou (R., p. 483)
Elle a tracé sur la terre devant le feu avec une grande étoile qu’on appelle Vintana,
car c’était le signe qu’elle avait reçu de sa mère et de sa grand-mère, et chacune
avait porté en elle après l’autre ce signe qui était le signe de la puissance de Dieu
(R., p. 527).
Dans le port de Kilwa, j’ai vu pour la première fois un Mzungu, un homme blanc
[…] il était habillé tout de blanc, mais il ne portait pas de robe comme le Mawarabu,
il avait seulement un vêtement serré aux genoux et une tunique courte aux man-
ches fermées sur ses poignets, et aussi une coiffe blanche faite de cheveux, et sa
barbe et ses sourcils étaient blancs et son visage très rouge (R., p. 412).
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 253
tandis que l’autobiographie est centrée sur l’existence même de celui qui l’écrit,
les mémoires sont consacrés aux bouleversements historiques auxquels l’écrivain
a assisté, ou pris part – ou encore aux relations privilégiées qu’il a pu entretenir
avec les grands de ce monde qui ont, peu ou prou, déterminé les dits bouleverse-
ments9.
Par ailleurs, le chef des rebelles n’a pas réussi à accomplir son projet à
cause de la trahison du même Laizafy, qui l’avait autrefois sauvé, et qui
s’est accordé avec les Anglais pour les aider à retrouver le chef des re-
belles. Cette trahison, qui est un fait réel, a été évoquée par Issa Asgarally,
spécialiste de Ratsitatane, dans son livre dédié à « L’affaire Ratsitatane » :
Laïzaf s’étant éloigné, raconte – elle, il a tiré avec son escopette, en disant que
c’était un signal pour guider les fugitifs dans la montagne, mais c’était un accord
qu’il avait passé avec Orieux et Lescalier, les chefs de la Milice (R., p. 438)
Un peu avant midi nous avons entendu des coups de feu, et nous avons reconnu
le signal que le Noir Laïzaf nous donnait pour nous indiquer le repaire de
Ratsitatane (R., p. 441).
10 Issa Asgarally, L’affaire Ratsitatane : La révolte des esclaves dans les Mascareignes,
Goutte d’eau dans l’océan, Sainte Clotilde, 1977, p. 13.
11 Ibid. p. 15.
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 255
Ceux qu’il ne faut pas oublier, dit-il dans La Quarantaine, ce sont les négriers aux
noms terrifiants, le Phénix, l’Oracle, l’Antenor, le Prince-Noir, chacun chargé de
sa cargaison d’un demi-millier d’hommes, de femmes et d’enfants capturés sur les
côtes du Mozambique, à Zanzibar, à Madagascar.16
1 Elle rédige et cosigne de son vrai nom, Donnadieu, avec Philippe Roques L’Em-
pire français, Paris, Gallimard, 1940.
258 NAJET TNANI
On était alors en 1899. Certains dimanches à la mairie, elle rêvait devant les
affiches de propagande coloniale : « Engagez-vous dans l’armée coloniale ». « Jeu-
nes, allez aux colonies, la fortune vous y attend ». A l’ombre d’un bananier crou-
lant sous les fruits, le couple colonial, tout de blanc vêtu, se balançait dans des
rocking-chairs tandis que les indigènes s’affairaient en souriant autour d’eux.4
Ces images ne sont évoquées certes qu’une seule fois dans le texte et de
manière rapide. Elles auraient donc pu passer inaperçues et leur évoca-
tion paraître fortuite si l’auteur n’en avait pas reparlé ailleurs en leur
donnant un fondement biographique5. En outre, Duras les a impli-
quées dans un jeu textuel qui traverse de part en part Un Barrage et qui
en fait une clef essentielle dans la compréhension du sens de la vie de la
mère et de celui du texte. Composées de deux slogans juxtaposés, ac-
compagnées d’une description d’image, les phrases précitées réfèrent
en réalité à deux affiches coloniales différentes, une affiche militaire qui
s’adresse aux soldats comme le suggère l’appel : « Engagez-vous dans l’ar-
mée coloniale », et une autre affiche qui, elle, incite les jeunes à voyager
et à vivre dans les colonies. Si la première affiche est introduite de ma-
nière elliptique, sans que le lecteur soit informé sur son contenu ima-
gier, dans la deuxième l’écrivain s’attarde au contraire sur la partie
iconographique et en fait une description concise mais significative.
Tous les éléments retenus par l’écrivain : « le bananier croulant sous les
fruits », le couple colonial vêtu de blanc et se balançant dans les rocking-
chairs, les indigènes qui s’affairent souriant autour d’eux, donnent une
représentation paradisiaque de la vie coloniale : la colonie est ainsi liée à
l’idée de farniente, de nature exotique généreuse et prolifique, mais
aussi de relations harmonieuses entre colons et colonisés, relations dans
lesquelles la supériorité des Blancs est naturellement acceptée par les
indigènes. Par ailleurs, le jeu associatif qui s’établit, d’un côté entre les
mots « colonie » et « fortune » qui se côtoient dans le slogan de l’affiche :
« Jeunes, allez aux colonies, la fortune vous y attend », et de l’autre entre
le texte et l’image, favorise l’émergence de deux équivalences : une pre-
mière équivalence entre fortune et colonie et une seconde équivalence
entre fortune et bonheur.
Cette affiche semble avoir été choisie par l’auteur, peut-être même
rétroactivement, parce qu’elle constitue sans doute un exemple repré-
sentatif des images6 qui ont façonné l’imaginaire colonial et laissé des
traces dans l’esprit des coloniaux rencontrés en Indochine, et dans leur
conception de la vie coloniale. Ainsi, le texte offre quelques images de
Blancs fortunés qui paraissent, par de nombreux aspects, inspirées par
le modèle de cette affiche : le père Bart qui tient une cantine à Ram et
6 Ces images ne se limitent pas d’ailleurs aux affiches, elles sont de natures dif-
férentes : des photos, des cartes postales, des brochures publicitaires et même des
films.
260 NAJET TNANI
10 Op. cit., p. 222. On peut lire en effet quelques pages plus loin ces phrases : « peut-
être qu’à partir de cette bague, ils deviendraient riches et d’une richesse qui n’avait
rien à voir avec celle de M. Jo », op. cit., p. 249.
11 Cette fascination est exprimée même de manière explicite. Le narrateur parle de
l’« émerveillement » de la mère « devant la fortune de M. Jo », op. cit., p. 181.
12 Ajoutant « il n’y a que les imbéciles qu’elle ne fasse pas le bonheur », op. cit.,
p. 180.
13 Op. cit., pp. 187-188.
14 La première exposition coloniale a eu lieu à Lyon en 1894, et les premières cam-
pagnes de propagande autour de 1900.
262 NAJET TNANI
Ainsi, parmi les nombreux spectacles qui y étaient donnés figure une
reconstitution de la cour de Béhanzin, le roi d’Abomey (ex-Dahomey
et actuel Bénin) qui semble avoir inspiré l’auteur au moment de l’écri-
ture du Marin de Gibraltar 23. En tout cas, à la veille de la guerre lorsque
M. Duras travaillait au Ministère des colonies, l’idée d’Empire colonial
était, selon les historiens, à son apogée. Ainsi Pascal Blanchard écrit
dans son article « Propagande et réalités » :
23 Selon Cécile Hanania, Duras fait plusieurs références dans ce livre à l’écrivain et
ethnographe béninois Paul Hazoumé, auteur du premier roman historique afri-
cain Doguicimi, paru en 1938. (Cf. « Entre Hazoumé et Heminguay : voyage de
l’écrivance à l’écriture dans Le Marin de Gibraltar », in Les Lectures de Marguerite
Duras, textes rassemblés par Alexandra Saemmer et Stéphane Patrice, Presses uni-
versitaires de Lyon, 2005). Duras a peut-être puisé dans cet ouvrage quelques
détails sur l’Afrique où elle ne s’est jamais rendue, mais elle a sans doute aussi
emprunté à ces spectacles donnés au cours de l’exposition coloniale. Non pas
directement, puisqu’elle n’y a pas assisté, mais à partir des documents qu’elle aurait
trouvé au Ministère des colonies. On suppose qu’en tant que responsable de l’in-
formation et de la documentation à ce ministère, l’écrivain pouvait être au cou-
rant de toutes les activités qui ont eu lieu au moment de l’exposition.
24 Pascal Blanchard, « Propagande et réalités », article consulté sur internet le 1er
février 2009.
266 NAJET TNANI
– Il n’y a pas un seul peuple a qui la France n’ait apporté quelque chose de sa
pensée […]. Cette mission d’universalité, comme l’a qualifiée Paul Valery, la France
n’a cessé de la remplir.
– Il serait insensé d’imposer au jeune Annamite […] dont le pays a connu une
grandeur historique et intellectuelle véritable, issue d’une des plus vieilles cultures
du monde, la culture chinoise, les mêmes méthodes de travail qu’au jeune enfant
noir dont l’évolution a été retardée pendant des milliers d’années.
25 Ces passages sont pris dans les longs extraits du livre reproduits dans Le Figaro.
26 M. Duras reprend à son compte dans ce livre des clichés et des stéréotypes
que l’on retrouve, selon Eric Deroo, dans l’iconographie coloniale ; celle-ci af-
firme-t-il a été « très opérationnelle dans la fabrication du « regard sur l’autre ».
Cf. « Entretien avec Eric Deroo », Science et Avenir, site consulté le 15 janvier
2008.
Marguerite Duras et la propagande coloniale 267
Je vois la guerre sous les mêmes couleurs que mon enfance. Je confonds le temps
de la guerre avec le règne de mon frère aîné […] Je vois la guerre comme lui était,
partout se répandre, partout pénétrer, voler, emprisonner, partout être là, à tout
mélangée, mêlée, présente dans le corps, dans la pensée, dans la veille, dans le
sommeil, tout le temps.30
27 Dans « Le cahier rose marbré », première version de L’Amant, Duras évoque avec
beaucoup d’émotion le souvenir d’un ami annamite anti-français et anti-colonia-
liste qu’elle connut au lycée : « s’il vit je le devine dit-elle à la tête du Mouvement
Nationaliste Indochinois », DRS2.D1-01.03. IMEC, p. 51.
28 Ce livre qu’elle aurait qualifié « d’erreur de jeunesse », est écrit sous le nom de
Marguerite Donnadieu, nom de jeune fille de l’auteur et ne figure nulle part
parmi les œuvres de M. Duras. L’écrivain n’en parle jamais ni dans ses autobio-
graphies, ni même dans ses entretiens.
29 Cf. Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, Minuit, Paris, 1977, p. 137.
30 L’Amant, Minuit, Paris, 1984, p. 78.
268 NAJET TNANI
Ce dont mouraient les enfants dans la plaine marécageuse de Kam […] ce n’étaient
pas des tigres, c’était de la faim, des maladies de la faim et des aventures de la faim
[…] la plaine était tellement misérable qu’elle n’avait guère d’autres richesses que
ses enfants aux bouches roses toujours ouvertes sur leur faim.
Ils mouraient surtout du choléra que donne la mangue verte […] Chaque année
à la saison des mangues, on en voyaient, perchés sur les branches, ou sous l’arbre,
qui attendaient, affamés, et les jours qui suivaient, il en mourait en plus grand
nombre. Et d’autres l’année d’après, prenaient la place de ceux-ci […]. D’autres
se noyaient dans le rac. D’autres encore mouraient d’insolation ou devenaient
aveugles. D’autres s’emplissaient des mêmes vers que les chiens errants et mou-
raient étouffés […] les bouches roses des enfants étaient toujours des bouches en
plus ouvertes sur leur faim33.
32 Cette idée est inscrite d’une manière même assez explicite dans le texte, l’univers
des Blancs est à plusieurs reprises associé à l’éden : Le haut quartier est qualifié
d’« Eden des Blancs », et le cinéma qu’il comporte a pour nom l’Eden-cinéma,
op. cit., p. 273.
33 Cf. Un Barrage contre le pacifique, op. cit., pp. 170 et 234.
270 NAJET TNANI
34 Ainsi, nous relevons 7 occurrences du mot « faim » dans la page 170 et, 10 occur-
rences du mot « mort » dans la page 234.
35 On remarque d’ailleurs un parallélisme entre l’idée de nature nourricière repré-
sentée par le bananier croulant sous les fruits dans les affiches, et celle de nature
meurtrière représentée par les mangues vertes porteuses de maladies.
36 Ces maladies sont expressément évoquées dans le texte : Cf. Un Barrage, op. cit.,
pp. 194, 234, 264, 328, 329.
37 Ibid., p. 264.
38 Ibid., p. 272.
Marguerite Duras et la propagande coloniale 271
En tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie, ou à quelque senti-
ment de haine, ils sont entraînés à l’opposé les uns des autres et contraires les uns
aux autres, et d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de pouvoir et sont plus
habiles et rusés que les autres animaux. […] Ils sont aussi par nature, ennemis les
uns des autres5.
Tel est le cas de Tiffany, huit ans, qui vit à Ourégano, un cercle administratif
d’Afrique noire, à la fin de l’époque coloniale. Abandonnée à elle-même par une
mère sans tendresse et par un père qui a le goût de la guerre, la petite fille enregis-
tre à travers les manifestations du pouvoir et du racisme la détresse des adultes.
Mais un drame vient bouleverser l’ordre des choses, un assassinat contraint les
adultes à dévoiler la violence et la lâcheté qui les habitent. La présence de l’enfant
est désormais intolérable. Tiffany s’enfuit. Pour l’enfant-médium, l’heure de la
délivrance va-t-elle enfin sonner ?
C’est ma mère qui m’a appris à lire et à écrire dans un contexte d’une violence
inimaginable. Elle s’est instituée professeur, elle ne l’était pas, […] et elle devait
revivre en enseignant la panique de ses échecs scolaires : me faire recopier cent fois
ses propres fautes d’orthographe […] Sa colère éclatait quand je ne comprenais
pas ce qu’elle voulait me faire entendre. Mais je préférais encore sa colère à celle
de mon père […]. Il avait la colère éruptive et la violence virile. Je pense qu’il me
considérait comme une figure ennemie…10
Dans la fiction, non seulement les deux fillettes sont délaissées, pour
diverses raisons, par leur mère mais elles ressentent une peur atroce du
père, figure du militaire ou du médecin qui recherche les lieux de guerre
ou les colonies pour y exercer un pouvoir indiscutable et indiscuté. Les
rapports père-fille n’admettent ni affection, ni sollicitude ; ils s’appuient
sur une autorité inflexible qui effraye les enfants. Atteignant le comble
de la cruauté, le père terrible les oblige à achever ou à tuer leur petit
animal préféré, l’être sur lequel se cristallise leur immense besoin d’aimer
et d’être aimées. La peur, l’horreur, le chagrin de ce moment horrible
restera a jamais gravé dans la mémoire des deux enfants qui ne pourront
plus pardonner aux adultes cette effroyable épreuve. Pour Tiffany, la
bête est « douce et chaude, vivante et docile, jolie et drôle ». « Elle était
indéfectiblement liée à Tiffany dont elle ne s’éloignait jamais. » (O, p. 95).
Blessée accidentellement, alors qu’elle gît à demi-morte, « Tue-la, tue-la
criait Michel, « Tue-la, tue-la » hurlait le père. Tiffany saisit à nouveau le
petit corps et l’emporta. Elle le serra contre sa bouche. Elle ne savait pas
tuer » (O, p. 97)
Une situation analogue se présente dans La Fille du Gobernator.
Cette scène douloureuse s’y répète, comme en écho. Chrétienne, déso-
béissant à ses parents, cache un chiot dans l’entrepôt, mais l’animal
sevré trop tôt dépérit et agonise, à moitié dévoré par les rats. Effrayée,
elle attend sa mort en cachette. Mais le père terrible, ayant découvert le
chien à demi mort, veut obliger sa fille à l’achever : « Il demanda son
pistolet […], l’arma et le mit dans les mains de sa fille. – Voilà, dit-il, tu
l’achèves. » (FG, p. 166)
10 Ibid., p. 26.
280 CLAUDE BENOÎT
Dès qu’il fut à sa portée, Beretti le frappa. […] N’Diop ne se défendit pas, il
chancela sous le coup et tomba. La figure altérée par on ne sait quelle horreur, il
se traînait à terre vers la voiture. Beretti lui envoya des coups de pied, ici, là,
encore, de plus en plus fort. […] N’Diop hurla d’un cri qu’il ne reconnut pas, un
cri qui était un hurlement à la mort. (O, p. 203)
Le cri attisa la colère de Beretti, il se rua sur le corps allongé qu’il frappa jusqu’à la
limite de ses forces. N’Diop ne sentait plus les coups. Il ferma les yeux. […] il
étouffa. Il comprit que s’il ne respirait plus, c’était qu’il mordait la terre, elle lui
entrait dans le nez, dans la bouche. (O, p. 196)
282 CLAUDE BENOÎT
Comment ne pas se trouver derrière une porte qui risquait d’être mitraillée, com-
ment trouver un endroit pour se cacher, comment faire face à un feu de brousse,
comment échapper à un bagnard ivre qui vous menace de son couteau, comment
fermer sa moustiquaire pour que les vampires n’entrent pas, plus la grande co-
horte des dangers de la nature qui ne m’a jamais été présentée comme bonne ou
accueillante. (O, pp. 25-26)
Ses membres ne répondaient pas. Une onde glacée la paralysait, la fichant dans le
sol à un mètre des têtes, l’obligeant à un terrible face à face. […], elle se rendit
compte qu’elle ne pouvait plus sortir. Ce fut une panique atroce, une succession
de mouvements désordonnés. Et toujours les têtes la regardaient. […] Elle enten-
dit le choc du verre qui se brisait. En courant vers la porte, elle se persuadait que
la tête libérée prenait […] une terrifiante autonomie, et roulait sur le sol, prête à
mordre, à dévorer, à avaler par la section de son cou, tenaillée par une faim sans
estomac, par une faim insatiable. (FG, pp. 57-58)
Les bretelles lui sciaient le dessous des bras, lui mettant, là où elle était si tendre,
la chair à vif. […] Là, deux croissants rouges bourbouillèrent, cicatrisèrent ; s’ouvri-
rent, se refermèrent ; bourgeonnèrent, se fendirent. Et comme elle criait, car la
teinture d’iode la brûlait jusqu’à l’os, la Mère de Dieu l’encourageait à voir dans
ses plaies des stigmates. (FG, pp. 72-73)
Le Gobernator voit dans le bagne une sorte de purgatoire où ont été conduits tous
les soldats qu’il a fait tuer et les bagnards représentent pour lui les âmes de ses
soldats morts […]. La mère de Dieu est une véritable sainte comme on en faisait
au moyen âge. Je lui ai donné toutes les caractéristiques et les aspirations des
11 Il la fait se mettre à genoux sur une règle de fer et soutenir une lourde brique dans
chaque main.
Paule Constant et la violence postcoloniale 285
grandes mystiques du XIIe siècle. L’un et l’autre sont des personnages assez beaux,
très purs, mais leur réunion devient atroce12.
Le roman a pour moi une fonction curative, dit-elle, car si je dis la violence, je ne
dis pas toute la violence et de quelle façon elle fut concentrée sur moi surtout
entre mes quatre ans et dix ans, puis de nouveau entre mes treize et seize ans. Je la
disperse, je la généralise, et je l’historicise, c’est-à-dire que je l’exprime par la
guerre et la civilisation. J’essaie de la comprendre14.
J’étais dans une situation psychologique très difficile. Les autres élèves de la pension
où on m’avait mise étaient d’un milieu tellement supérieur au mien, socialement,
que je ne pouvais pas ne pas être consciente, constamment, de cette différence. […]
J’avais très peu d’amis. Quand j’ai arrêté mes études, j’étais, socialement une ratée,
parce que j’avais acquis le goût de certaines choses sans avoir la possibilité, n’ayant
aucun diplôme, d’aller au-delà et de faire ce qui m’aurait intéressée.1
2 Ibid.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 289
3 Ibid.
290 CONCEPCIÓ CANUT
Écrire pour dire ses malheurs, la longue succession des chagrins et des trahisons.
Mais les écrire, c’est déjà les dominer, les regarder par le haut, et quand Genia
s’assied devant sa table, prend son cahier, ce flot que son vieux cœur comprimait,
ce récit qui nous livre bien plus que ses déboires personnels, brise sa solitude et
l’exalte. Chacun des mots dont elle trace les lettres la grandit à ses propres yeux. À
ce moment, elle ne se doute pas d’être lue un jour prochain et c’est donc avec
nous, déjà, qu’elle s’épanche. Car elle n’écrit pas pour se faire plaisir, même si cet
acte soulage ses chagrins, non plus que pour tuer les soirées, mais pour que nous
la regardions de quel courage elle a construit la digue d’où résister les épreuves qui
n’ont cessé de monter autour d’elle sans jamais la submerger.8
11 Ibid., p. 11.
294 CONCEPCIÓ CANUT
– Après les journaux financiers vous vous intéressez aux ponts et canaux ?
– J’en connais quelques-uns. C’est ma région natale.
– Vous ne l’auriez pas déjà feuilleté ?
– Vous le savez bien, monsieur !
Et je secoue la tête. Non. Désolé. Impossible. Les ouvrages de ma bibliothèque ne
la quittent pas. […] Elle encaisse l’ironie.12
Je me tiens debout, là, devant mes livres, avec encore chaud dans la bouche mon
refus sec, mais qui refroidit à toute allure. J’ai dit non. Par principe. Par irritation.
Par méfiance intuitive. Par représailles ? Est-ce que je sais ? Une rudesse inutile,
maladroite. Qui maintenant me semble outrancière. Je la regrette. Ou est-ce plu-
tôt cette crainte sourde que nous sommes nombreux à ressentir, cette impression
sans doute exagéré de vivre aujourd’hui en danger possible au milieu de nos sala-
riés, d’être cernés par la haine. Stella un danger ? Je peux la licencier demain
matin. Pourtant je vais descendre. Et lui prêter ce livre.13
12 Ibid., p. 19.
13 Ibid., pp. 19-21.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 295
Je suis le patron des Ateliers, le dollar risque d’être dévalué, on dit qu’Usinor
pourrait s’allier à Thyssen, en avril il y aura un référendum sur l’entrée ou nom de
La Grande-Bretagne dans l’Europe, la sécurité de ces dernières années fait place
chaque jour davantage à de sombres incertitudes, la toute puissance technologi-
que trouvera-t-elle les formules pour réparer ce que sa toute-puissance aura dé-
truit en avançant.14
14 Ibid., p. 38.
15 Ibid., p. 50.
296 CONCEPCIÓ CANUT
Les vacances de Noël arrivèrent, l’appartement se vida. Neuf jours de congé. Irai-
je à Cézac ? Les désastres de la jeunesse avaient fini par se sédimenter, vieille tu-
meur devenue indolore. Mais un autre désir me tenait, revoir la fratrie, Ban tay,
ma fratrie d’élection. D’abord nous avions été sept. Nous vivions intensément
puisque les luttes s’ajoutaient aux luttes. Mais ce qui nous a rapprochés, liés,
soudés en cette époque d’embrassements collectifs prenait source dans une com-
mune conviction, une foi devrai-je dire : notre monde serait subverti donc trans-
formé par la plus radicale des armes, par la culture.16
16 Ibid., p. 142.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 297
Claire Etcherelli a une telle pudeur et une telle délicatesse – cette pudeur et cette
délicatesse qui sont au fond de tout esprit sérieusement révolté – qu’on distingue
à peine le moment où entre Joseph et OriStella, l’amitié se transforme en sexua-
lité. Quand Joseph et OriStella se séparent, ils sont toujours ensemble. Ça arrive
souvent, lui, il vit son deuil dans le silence de ses rentes. L’usine a été rachetée.
À la fin de l’Union de la gauche, plein d’usines ont été rachetées. C’est le propre
des temps déraisonnables : on met les morts à table. Joseph va vivre au soleil, avec
sa femme et ses souvenirs. Il vieillit aussi vite que Frédéric Moreau à la fin de
L’éducation sentimentale, livre dans lequel Claire Etcherelli a probablement appris
à écrire si bien17.
18 Claire Etcherelli, Un mal de chien, Robert Laffont, Paris, 2007, pp. 20-21.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 299
Le manuscrit prenait chaque jour un peu plus de retard. Cela venait aussi du
détachement qu’éprouvait Annette en regard de son projet créatif. Elle s’était ré-
signée à l’absence de Nelcius afin d’avancer dans l’histoire d’Émilien, son jeune
héros. Aujourd’hui, en relisant les dernières pages, elle constatait à quel point les
choses lui avaient échappé. En creux et à son insu, le roman avait dérivé, une
autre histoire s’était écrite »19.
– Et souviens-toi qu’elle a toujours été un peu comme ça. Par périodes tout au
moins. Et que, rappelle-toi quand on était gamines, ça lui prenait de temps en
temps, le mutisme ! Et aujourd’hui c’est bien installé. […] Malade ? Tu crois ? Ce
que je sais, plus exactement ce dont je me doute… son roman pas encore terminé,
sans compter qu’elle va au-devant d’un vide certain ! Encore dans l’après-guerre !
J’ai essayé de lui suggérer, tu imagines comme c’est facile avec elle, d’écrire…
Enfin pas sur sa vie personnelle mais par exemple son enfance. Souviens-toi ce
que papa nous a raconté.20
À détricoter un passé lointain que l’on utilise comme décor historique, on court le
risque de ne pouvoir en stopper l’effilochage. Les souvenirs ne sont pas de bobinots
que l’on arrête à son gré, le doigt sur la touche. Ils filent et vous ramènent de force
tandis que vous cherchez le sommeil. […] Une semaine en effet que la mère
d’Annette est couchée. Conciliabules avec la voisine, elles sont amies, jeunes
toutes deux, les commères du quartier racontent dans leur dos qu’elles comblent
leur solitude avec le boulanger, ou le laitier, le laitier surtout…Drôle de retour
pour le père d’Annette, cinq années de stalag, une épouse alitée, blême, qui perd
du sang et agonisera quatre jours devant lui atterré. La voisine s’est occupée
d’Annette. Quand elle la reconduit chez elle, la chambre est vide, sa mère est au
« ciel », son père s’est fait un lit dans le fond de la cuisine21.
– Pour des femmes comme nous, soupirait Annette, je ne connais qu’un seul
moyen : bosse. Bos-ser ! Nous n’avons pas reçu d’héritage, nous nous refusons à
dealer, à escroquer, à vivre sur le dos des autres… il ne reste que le travail !
Et c’est pour ça que tant de gens se bagarrent. Pour qu’on ne le leur enlève pas !
Violette ne cherchait pas à répondre. La morale sentencieuse de sa mère l’exaspé-
rait. Elle prenait plaisir au contre-pied aussitôt qu’Annette sermonnait. 22
La discussion entre les deux se poursuit. L’amour maternel lui fait énoncer
immédiatement : « – Écoute Violette, très bientôt, j’irai déposer mon
manuscrit, je demanderai une avance » Parallélisme de situations. Une
image importune passe devant les yeux d’Annette, la décision doulou-
reuse et accomplie par son père devant l’annonce que celle-ci lui fait de
mariage avec Gilbert : en quelques jours il liquide le magasin, et lui fait
don de la vente. Le père va se placer en homme de tout faire dans une
propriété sur les hauteurs de Floirac. Cet amour né furieusement d’une
21 Ibid., p. 110.
22 Ibid., p. 144.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 301
À peine s’est-on remis du Kosovo qu’un nouveau nom vient troubler les conscien-
ces : Timor, une poussière sur une carte du monde. Un petit peuple aspirant à se
délivrer d’un oppresseur qui l’affame et le terrorise. Le peut-il sans le secours
d’une force internationale capable de tenir en respect ses bourreaux ? Habituelles
palinodies jusqu’à l’arrivée d’un contingent musclé de l’ONU qui débarque à
Dili. Mise au jour des terreurs dont on connaît trop la litanie : centres de torture,
massacres, corps jetés vivants dans des puits, viols, récoltes brûlées ou empoison-
nées. Jugera-t-on les auteurs de ces barbaries ? Ils sont déjà loin, à l’abri, sous l’aile
de leur gouvernement23.
23 Ibid., p. 182.
302 CONCEPCIÓ CANUT
s’était amplifié, elle appelait au secours, les fenêtres s’ouvraient. Par la porte don-
nant sur la rue, Blondiche en combinaison, pieds nus, s’échappait en courant,
mais l’homme ‹ l’indic › la rattrapait par les cheveux dont une poignée lui restait
entre les doigts, alors il la martelait à coups de pied, elle hurlait, implorait de
l’aide, se redressait, il profitait du changement de position pour atteindre le vi-
sage, elle tentait de le protéger de son coude qu’il saisissait, tordait, ce qui redou-
blait ses hurlements et la faisait suffoquer. La rue retenait son souffle. Il n’allait
quand même pas l’achever ! Personne ne s’était interposé.24
Les histoires qu’elle écrira ne conviendront pas aux grandes personnes ; elles les
jugeront trop candides. Ou trop chimériques. Aux grandes personnes il faut du
réel bien réaliste. Du vrai.
Heureusement qu’elle a truqué son vrai à elle. Truqué fardé fleuri embelli. Son
esprit inventif est parvenu à l’enluminer. C’est ainsi qu’elle a pu triompher des
jours de désespérance. C’est ainsi qu’elle a pu se réconcilier avec le monde de ses
origines.25
Lutte pour faire passer une idéologie qui vise un monde meilleur. Sur
ce point repose l’intérêt porté sur l’actualité, les événements mondiaux.
Elle veut bien se réjouir lorsqu’une bataille est finie, ce sont ses trois
24 Ibid., p. 171.
25 Ibid., p. 175.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 303
… on a pensé que tu serais d’accord pour que l’on fête le dénouement chez toi,
nous habitons loin les uns des autres, tu étais le point central. Le dénouement ?
Oui ! Belgrade acceptait le plan de paix !
– Maman ! Tu n’écoutes plus les nouvelles ? L’Otan va entrer au Kosovo ! […]
Annette réveillez-vous ! La première étape est franchie, l’armée serbe va se retirer
du Kosovo ! Les réfugiés rentreront chez eux, la reconstruction pourra commen-
cer. Ils étaient là une poignée d’individus assis serrés les uns près des autres, qui
partageaient la même horreur de la guerre, de l’oppression tribale, la même mé-
fiance de ce qui pouvait se camoufler au prétexte de l’identité ou de la sacralisa-
tion d’un espace.26
À travers les pages qui précèdent cette citation, elle observe comment
l’histoire du chien la tracasse, à un tel point qu’elle en tombe malade.
Elle se donne un mal de chien pour achever de rédiger le livre que son
éditeur attend à une date fixée à l’avance. Elle oublie, comme lui repro-
che sa fille de ne pas s’intéresser aux nouvelles. Heureusement le groupe
est là pour fêter l’événement avec elle.
Deux romans qui se déploient avec le calme et la rigueur des ouvra-
ges longtemps mûris et souvent refaits. Chaque phrase est dure comme
l’esprit qui l’a conçue et la table sur laquelle elle a été écrite. La progres-
sion dramatique est de la danse pure. Les personnages sont tour à tour
à nous et pourtant gardent leur secret, comme nous. Je vous en fais une
invitation à la lecture.
la colère car, au bout d’un moment, ça épuise »3. Sans toutefois cesser
de se faire écho de la violence qui fustige le pays, Mokeddem privilégie
l’étude du comportement de sa protagoniste, de ses élans, ses inquié-
tudes… Un nouveau jalon est posé par l’emploi de la première per-
sonne qui caractérise les trois derniers récits et les distingue des anté-
rieurs où l’auteure s’était dissimulée derrière la troisième. L’aspect auto-
biographique que le lecteur avait deviné depuis ses débuts devient do-
rénavant sans conteste. La jonction des deux pratiques explique à ce
moment une certaine atténuation des données historiques, nettement
saillantes dans les premiers pas de son écriture. Néanmoins, notre but
consiste à montrer que dans l’ensemble Mokeddem attribue à l’histoire
une transcendance qui dépasse celle d’un simple décor. Les épisodes
historiques acquièrent souvent un statut de premier plan, comparable à
celui d’un personnage car au-delà de la perception idéologique qu’ils
traduisent, ils contribuent à la naissance d’une conception particulière
de l’identité sur laquelle est axée la cosmogonie de l’écrivaine.
En revenant à sa première période, les intitulés des successifs volu-
mes confirment la portée de l’Histoire puisque, dans leur but de syn-
thétiser l’essentiel du livre, ils évoquent des êtres dont les liens avec
les événements marquants de l’Algérie sont clairs – Les Hommes qui
marchent renvoie au temps des nomades, ancêtres d’une lignée dont
l’intrigue décrit l’évolution vers le sédentarisme ; Le Siècle des sauterelles
annonce un ancrage chronologique d’autant plus remarquable que l’ani-
mal cité, d’après la lecture réalisée par Marta Segarra4, devient un écho
de la période de la colonisation5, L’Interdite en dit long sur le sort subi
par ceux qui osent soutenir leur différence par rapport à la tribu. Quant
à Des rêves et des assassins et La Nuit de la lézarde, ce sont tous les deux
des titres qui continuent à mettre l’accent sur ce qui frappe le pays à
l’époque : une violence de grande portée vu qu’elle dépasse les fron-
tières, puisque dans les deux volumes elle atteint non seulement l’Algé-
rie mais aussi la métropole. De plus, dans cette dernière œuvre bien
qu’il existe un jeu de mots entre la lézarde – l’animal – et la fente qui
déchire le cœur de Nour tout comme la fissure qui morcèle l’Algérie –,
il ne faut pas oublier que c’est cette dernière éventualité qui est privilé-
giée par la romancière à en juger de ses mots6. Il faudra attendre N’Zid 7
pour que l’aspect introspectif inauguré par La Nuit de la lézarde soit
transcrit dans le titre.
Une constatation générique permettra de remarquer qu’en gros la
période comprise dans les intrigues de l’écrivaine correspond aux der-
niers soixante ans environ : 1945 à 1975 pour Les Hommes qui mar-
chent ; 1901 à 1939 pour le Siècle des sauterelles, des années 1960 à nos
jours pour le reste d’ouvrages jusqu’à N’Zid. Ce laps de temps va de
pair avec l’existence de l’écrivaine elle-même et il comprend les événe-
ments historiques qui ont déterminé le sort de l’Algérie actuelle : les
derniers feux de la période coloniale, la guerre, l’Indépendance, le post-
colonialisme, entre autres. Par ailleurs il n’y a pas que les épisodes des
autochtones qui intéressent l’auteure : sa visée s’élance vers l’outre-mer
lorsque les conséquences des faits arrivés dans ces territoires sont par
quelque biais en rapport avec l’Algérie. Ainsi, la perplexité de Zohra
(Les Hommes qui marchent) devant la seconde guerre mondiale témoi-
gne l’incompréhension des natifs qui ne se sentent pas concernés auprès
des conflits de l’Hexagone et qui, en conséquence, n’interprètent pas le
dénouement des hostilités dans le même sens que les Français, comme
le manifeste symboliquement le comportement féminin : « C’est depuis
cette date que les femmes de l’Est algérien ont troqué le blanc haïk
contre un drapé noir »8.
6 Ramon Usall i Elena Garsaball (eds.), Malika Mokedem, Algèria amb ulls de dona,
Pagès Editors i Universitat de Lleida, Lleida, p. 212.
7 « N’Zid signifie ici « je continue ? » et aussi « je nais » en arabe » (Malika Mokeddem,
N’Zid, Seuil, Paris, 2001, p. 30.
8 Malika Mokeddem, Les Hommes qui marchent, Grasset, Paris, 1990, p. 31.
308 M. CARME FIGUEROLA
9 Des rêves et des assassins, op. cit., p. 118. Les Hommes qui marchent, op. cit.,
p. 219.
10 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 204.
11 Des rêves et des assassins, op. cit., p. 33.
12 Ibid., p. 95.
Perception de l’histoire et construction identitaire chez Malika Mokeddem 309
Ramon Usall13, que l’auteure ne choisit pas par hasard, comme il ne l’est
pas de transcrire l’espoir que De Gaulle suscite lorsqu’il proclame le
droit des Algériens à l’autodétermination14, ou de suivre mois par mois
le progrès de la guerre de façon à ce que le lecteur puisse revivre en soi
l’angoisse de tout un peuple suspendu au fil d’événements tels que l’explo-
sion de la première bombe atomique française15 ou les successifs revire-
ments ayant précédé les accords d’Evian. La proclamation de l’Indépen-
dance16, l’accès au pouvoir de Boumediene, les exploits du FLN dans sa
progressive métamorphose et la répression islamisante de 1973-197417
fournissent d’autres exemples du regard attentif que la narratrice porte
sur son époque. L’intersection entre les deux niveaux du récit – du par-
ticulier au général – est d’autant plus soulignée qu’elle se redouble d’un
moyen formel utilisé à chaque chapitre de Les Hommes qui marchent
ainsi que dans les divisions intérieures au sein de ces derniers. L’auteure
utilise un procédé consistant à encadrer les unités avec les données his-
toriques de l’Algérie pour en déduire ensuite les conséquences de celles-
là sur la vie des Ajalli et de Leïla, elle-même. Comme s’il s’agissait d’une
caméra photographique, le discours part d’un aperçu général et focalise
sur un point particulier, le réel a pour but d’autoriser ainsi la fiction.
Le poids de l’Histoire reste, de surcroît, confirmé par les références à
plusieurs des protagonistes du scénario politique contemporain : nous en
avons cité quelques-uns auxquels s’ajouteraient d’autres tels que Lyautey,
Bigeard ou Ben Bella dans Les Hommes qui marchent. Une femme aussi
acquiert ce statut privilégié dans le discours : Isabelle Eberhardt. Moked-
dem rend hommage à cette initiatrice à la culture musulmane –nous
empruntons l’expression à Àngels Santa18 – non seulement à travers
l’allusion à sa personne sinon à l’emprise qu’elle lui accorde sur les géné-
rations futures. Par ce biais, dans Le siècle des sauterelles19 Eberhardt
plane sur la destinée de Yasmine qui, à son âge adulte, devient l’héritière
spirituelle de son ancêtre et en reprend le flambeau pour ainsi orienter
sa vie future : « On dit qu’elle s’en console en arguant qu’elle vit en
femme libre comme vivait son modèle, la roumia Isabelle ».20 Le privi-
lège de cette figure reste d’autant plus marquant que la femme est, d’après
Mokeddem, souvent reléguée à un deuxième rang dans l’Histoire.
Mokeddem montre son originalité dans Des rêves et des assassins parce
qu’elle dénonce cette prééminence masculine à travers des voix apparte-
nant à ce même genre. Si la rencontre de la protagoniste avec Lamine
réussit à la réconcilier avec l’autre sexe car il lui permet de découvrir la
présence d’un autre modèle d’homme différent à celui du père exécré, il
ne parvient pourtant pas à bannir son inquiétude auprès de la destinée
féminine. L’argument du frère « Les femmes n’y sont pour rien dans
l’histoire »21 pèse comme une loi d’airain et reste de plus autorisé par la
constatation ultérieure de la narratrice omnisciente qui, empruntant la
célèbre formule aragonienne, assure : « La femme n’est pas ‹ l’avenir de
l’homme › mais un silence honteux dans un monde dit de progrès »22.
L’irruption de l’Histoire et plus concrètement de l’Histoire d’Algé-
rie sur la vie quotidienne des natifs modifie aussi leurs mœurs ancestrales
comme s’avère dans Des rêves et des assassins :
autre terre »26. L’absence de datation précise la situe dans une atempora-
lité parallèle à celle de la conteuse, toutes les deux capables de surmon-
ter le ravage du temps par le biais de leurs récits.
Si la transformation existe, elle s’accompagne chez la romancière
d’une prise de position vis-à-vis de certains épisodes-clé pour les Algé-
riens. À commencer par le nomadisme dont le rôle transcendant est
mis en exergue dans le premier ouvrage. A mi-chemin entre la réalité et
le mythe, Les Hommes qui marchent se présentent comme les représen-
tants d’une époque où l’échange culturel – de nos jours appelé l’inté-
gration sociale – est vécu comme une habitude
26 Ibid., p. 320.
27 Des rêves et des assassins, op. cit., p. 33.
28 L’Interdite, op. cit., p. 173.
29 Le siècle des sauterelles, op. cit., p. 34.
30 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 93.
Perception de l’histoire et construction identitaire chez Malika Mokeddem 313
algérienne. Son lest apparaît souligné par le compte précis31 que les
personnages font à propos de la durée de cette période, ce qui choque
justement avec la procédure de datation des temps révolus, déjà évo-
quée. Cependant certains personnages témoignent de ce que la diffé-
rence existe aussi au sein des protagonistes de l’occupation. L’un des
cas le plus remarquable est incarné par Portalès (Les Hommes qui mar-
chent), le colon avec lequel Leïla établit des liens d’amitié. L’individu
représente, d’après ses propres mots, un civil venu d’outre-mer et sou-
haitant « pouvoir vivre en paix sur cette terre d’Algérie »32. Depuis cet
angle de vue, il n’est pas sans conséquence que la romancière crée un
passage où, alors que le germe de la violence commence à aviver la
guerre, Portalès fait cadeau à la jeune fille de Le Petit Prince. Par cet
intertexte avec Saint-Exupéry il nous semble que l’écrivaine tient à évo-
quer le message porté par le héros : sa fuite, la solitude dans laquelle il
se réfugie permettent au jeune homme de redécouvrir les valeurs de
l’amitié et de l’amour33. A ce message se joint le caractère mythique
du conte qui fait régresser le lecteur à un temps primordial d’où il peut
envisager des problèmes cosmiques. Cet aspect renforce les quelques
parallélismes par rapport à l’ouvrage de Mokeddem : Les Hommes qui
marchent ébauche des thèmes tels que l’isolement du créateur, l’attente
de l’amour, la quête d’une réponse à un univers beaucoup plus large
que l’enceinte de l’Algérie. La syntonie de l’écrivaine avec l’auteur de
Le Petit Prince prend alors une consistance d’autant plus manifeste que
dans des volumes postérieurs sa réflexion sur le monde se greffe sur
ces thèmes.
Cet aperçu négatif du phénomène colonisateur tourne vers l’ambi-
valence par le biais linguistique. Les déclarations de l’écrivaine sur le
Je n’ai pas choisi cette langue [le français] mais elle est mienne – alors, je dis cela
en boutade quand j’ai un public français – c’est elle qui est venue me coloniser,
pour mon bonheur – la langue, pas le colonisateur – et maintenant puisqu’elle
m’a possédée, qu’elle fait partie de moi, c’est moi qui, à présent, vais la coloniser
et lui dire la complexité de la situation algérienne et de l’« algérianiser »34.
34 Yolande A. Helm, Malika Mokeddem : envers et contre tout, op. cit., p. 43. Plus tard
elle insiste dans ce même sens : « Je ne lui ai rien demandé à la langue française.
Elle est venue me coloniser. Et maintenant c’est moi qui la colonise, voilà » (Najib
Redouane, Yvette Bénayoun-Szmidt et Robert Elbaz (eds)., Malika Mokeddem,
L’Harmattan, Paris, 2003, p. 326).
35 « Intertextualité linguistique : lexique arabe chez Malika Mokeddem » in Najib
Redouane, Yvette Bénayoun-Szmidt et Robert Elbaz (eds.), op. cit., p. 186.
Perception de l’histoire et construction identitaire chez Malika Mokeddem 315
36 Jamel ALI-KHODJA, L’enfant prétexte littéraire dans le roman maghrébin des an-
nées 1950 à 1980, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2001.
37 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 171.
38 Ibid., p. 177.
39 Ibid., pp. 179 et 107 respectivement.
40 « Bouhaloufa, qui était allé chercher son corps, fut de retour tard dans la nuit. Son
visage, déjà tout ridé, avait pris dix années de plus en quelques heures. Il avait le
regard d’un homme définitivement brisé. » (Ibid., p. 98)
41 Ibid., p. 179.
316 M. CARME FIGUEROLA
44 Ibid., p. 284.
45 Des rêves et des assassins, op. cit., p. 21. S’il est vrai que les termes appartenant au
champ sémantique de la maladie sont fréquents en vertu du métier de l’écrivaine,
cet aspect ne dévalue pourtant pas leur nuance redoutable.
46 Ibid., p. 51.
47 Ibid., p. 44.
48 L’Interdite, op. cit., p. 180.
49 Ibid., p. 68.
50 Des rêves et des assassins, op. cit., p. 71.
51 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 314.
318 M. CARME FIGUEROLA
place à une époque d’une double morale, que ce soit chez les bourgeois
– vg. les parents de Yacef (Des rêves et des assassins) – ou des couches plus
populaires. Rappelons celle des hommes qui le 1r novembre lapidaient
la petite Leïla accompagnée de sa sœur parce qu’elles ne sont pas en
tenue « autorisée »… A évoquer de même le cas du père de Kenza, le
boucher dont le métier évoque par analogie sa démesure auprès des
femmes. Tant d’autres exemples s’ensuivraient. La plume de Mokeddem
déplore l’évolution politique du FIS dont les contre-sens touchent même
les morts, influence qui la préoccupe vu qu’elle en fait le sujet fonda-
teur de l’intrigue de L’Interdite.
Dans de nombreux passages la voix de l’écrivaine s’indispose con-
tre les affûts de l’islamisme, contre son profil inquisiteur visant parti-
culièrement la conduite sexuelle aussi bien de la femme que de
l’homme52 qui s’écarteraient des normes établies. Malgré tout, bien que
Mokeddem plaide en faveur de son genre, elle exprime aussi ses réser-
ves face à la position féminine qui hésite entre la perpétuation de la
tradition ou l’affranchissement de la même. Lorsque ses protagonistes
rejettent la maternité biologique elles refusent de céder à un système
patriarcal et toutefois elles sont loin de rejeter l’affection materno-
filiale, qu’elles prodiguent sur les enfants d’autres – comme le petit
Alilou (La nuit de la lézarde) – en revendiquant ainsi leur capacité de
libre choix.
Dans son raisonnement la romancière devine un danger constant
pour que cette nouvelle destinée soit accomplie dans la société de son
époque : l’inculture. Issue par ailleurs, qui se révèle loin d’être simple
puisqu’elle se sait, d’après le raisonnement de la romancière, guettée,
voire menacée par l’inculture. Pour la combattre, l’éducation offre, cer-
tes, à la totalité des protagonistes un exutoire à leurs plaies, une voie
ouverte à leur fuite… et cependant, malgré ces bienfaits salutaires, pour
combien d’entre ces jeunes femmes l’instruction, ne dresse-t-elle pas
un mur redoutable parce qu’infranchissable qui les éloigne des leurs ?
Cet exil aussi bien intérieur qu’extérieur fournit chez elles une iden-
Je pense que c’est parce que j’avais besoin de l’Histoire dans mes romans. L’His-
toire avec un grand H. Un individu, c’est une petite histoire avec un tout petit h
dans une grande histoire. La seule satisfaction que j’avais, c’est que l’Histoire avec
un grand H était trop forte et que je ne pouvais pas y échapper53.
53 Najib Redouane, Yvette Bénayoun-Szmidt et Robert Elbaz (eds), op. cit., p. 300.
3. La voix féminine entre la mère et le rêve
Retrouver la voix de la mère
BÉATRICE DIDIER
vient en aide à son beau-père, comme si elle était sa fille. Mais malgré
ces mères de substitution, la famille a irrémédiablement éclaté. « La mort
a toujours un effet étrange sur ceux qui survivent, et souvent un effet
terrible par le gâchis qu’il fait de désirs innocents »6. S’adressant dans
« Réminiscences » à son neveu, Julian Bell, Virginia lui dit :
La situation de ta grand-mère dans la famille était telle que sa mort non seule-
ment fit disparaître de notre vue le personnage central, mais amena un tel
déplacement des rapports humains que la vie pendant longtemps parut in-
croyablement bizarre7.
6 P. 31.
7 P. 59.
8 P. 289.
9 P. 187.
10 Pp. 179 et 242.
11 P. 173.
12 P. 242
326 BÉATRICE DIDIER
II
13 p. 130.
14 p. 147.
Retrouver la voix de la mère 327
Que ne donnerait-on pas pour retrouver ne fût-ce qu’une seule phrase ! le ton de
sa voix claire et bien modulée, ou encore la vision de sa silhouette superbe, si
droite et distinguée dans son long manteau fatigué, inclinant la tête à un certain
angle, la renversant un peu, de manière à vous regarder droit dans les yeux15 ?
Ce sont ses propres paroles ; je les tiens de Kitty Maxse. « J’ai été aussi malheu-
reuse et aussi heureuse qu’on peut l’être ». Kitty s’en est souvenue, parce que, bien
qu’elle fût très intime avec ma mère, ce fut l’unique fois de toute leur amitié où
celle-ci lui parla jamais de ses sentiments pou Herbert Duckworth17.
15 P. 41.
16 Pp. 31, 149, 151, 163.
17 Pp. 148-149.
328 BÉATRICE DIDIER
18 P. 31.
19 P. 149.
20 P. 163. Elle a neuf ans lorsque sa mère se remarie.
21 P. 139. Voir p. 256, une phrase de politesse.
22 P. 139.
23 P. 47.
Retrouver la voix de la mère 329
III
24 Pp. 202-203.
25 P. 42.
26 P. 143.
27 P. 11.
28 P. 218.
29 Pp. 154-155.
330 B ÉATRICE DIDIER
30 28 novembre 1928.
31 Fr. Pellan la retrace de façon très claire, Vers le Phare, Gallimard, Paris, Folio,
1996, pp. 327 et sq.
32 Journal, 25 juin 1925. Voir Fr. Pellan, Vers le Phare, Folio, p. 329.
33 Journal, 21 décembre 1925.
34 Cf. Vers le Phare, Folio, p. 322.
Retrouver la voix de la mère 331
35 Vers le Phare, Folio, p. 37, à partir d’ici toutes nos références renvoient à cette
édition.
36 P. 45.
37 P. 39.
38 Pp. 46-47.
332 BÉATRICE DIDIER
49 P. 86.
50 P. 75.
51 P. 85.
52 P. 71.
53 P. 115.
54 P. 116.
55 P. 117 : « elle avait été traîtreusement amenée à dire quelque chose qu’elle ne pen-
sait pas »
334 BÉATRICE DIDIER
56 P. 309.
57 On s’est beaucoup interrogé sur le sens de cette « ligne » au milieu du tableau, et
sur le sens du « Phare ». Il est simpliste de voir dans le phare un symbole phallique,
tandis que l’eau de la mer serait le symbole maternel, à moins que le phare sym-
bolise une « mère phallique » puisque finalement Mrs Ramsay domine nettement
le roman et aussi sa famille ! Dans le sens de l’interprétation que je propose ici, je
verrai plutôt dans le désir du petit garçon d’aller au Phare, le désir de Virginia
d’entendre à nouveau la voix de la mère (d’où l’importance du texte cité plus haut
sur le bruit des vagues et la berceuse) ; mais la mort a entraîné cette voix dans le
silence (voir Fr. Pellan, Folio p. 30, et la réponse de V. Woolf, le phare ne repré-
sente qu’un vide, un désir impossible) ; aller au phare n’a plus de sens pour James
devenu adulte. Reste à Virginia Woolf la possibilité de transformer ce désir d’en-
tendre la voix maternelle en une œuvre d’art, et le tableau a le mérite d’être une
œuvre d’art silencieuse. Le phare a essentiellement permis de structurer le roman
en trois parties, à la différence du désordre des fragments autobiographiques,
Marque de l’impossibilité d’un récit La ligne médiane tracée par Lily Briscoe
pourrait signifier que l’œuvre d’art ne peut exister qu’en s’imposant une limite,
alors que le désir inassouvi est sans limites. Mais est-il nécessaire à notre tour, de
délimiter un sens. Ne vaut-il pas mieux laisser au lecteur la possibilité de rêver
d’autres significations ?
335
Elle est née d’une impérieuse nécessité intérieure avouée dès la préface
de l’ouvrage qui nous conte l’aventure de cette réécriture.
Dans un moment de difficulté, j’ai voulu revenir aux contes de l’enfance […]. Et
il s’est passé quelque chose de curieux.
Ces contes étaient bien la seule « littérature »3 que mon esprit arrivait à accueillir,
alors que tout autre semblait comme s’arrêter et buter, plus ou moins loin, à la
périphérie de ce qui restait vivant en moi (p. 9)4.
J’étais une femme […] et lorsqu’on y parlait de femmes (et d’hommes aussi, bien
sûr) cela ne me plaisait pas, non, pas du tout […] si bien que ces contes se sont
mis à vivre d’une toute autre façon (p. 10).
sait pas » (p. 15). Tout le contraire d’une ogresse cette femme assise,
rêveuse, à l’ombre de la forêt où s’éveillera bientôt un étrange désir :
celui de faire du Petit Poucet son amant : « C’est toi que je veux », dit-
elle, et elle l’empoche littéralement ! Ainsi est-il tout près du corps de la
femme et bientôt il pénétrera dans « l’obscur sous-bois de son corps »
(p. 48). Ébloui d’avoir « fait jouir cette femme si grande et belle et forte »
(p. 49). Poucet alors « se transforme. Il sent qu’il grandit d’instant en
instant. Plus rien ne l’abandonnera » (p. 49).
il était une fois une veuve qui épousa en secondes noces le gentilhomme le plus
frivole et le plus hautain qu’on eût jamais vu. Il avait deux fils aussi frivoles que lui
[…]. La veuve aussi avait un fils qu’elle aimait tendrement. Mais celui-ci était
d’un maintien tranquille et d’un air réfléchi qui le firent bientôt haïr de ses frères
(p. 53).
Le conte suit son modèle d’assez près, les deux frères aspirant à la main
de la princesse que sa mère la reine souhaite marier ; Cendron se ren-
dant au bal incognito grâce à une fée bienfaitrice, etc… Mais tout sou-
dain le chemin bifurque vers la reine et c’est elle que Cendron, refusant
la fille trop frivole, épousera au terme d’aventures longuement contées.
Par ailleurs, le Petit Chaperon rouge de haute mémoire devient, sous
la plume de Pierrette Fleutiaux, Petit Pantalon rouge ; il ne s’agit pas ici
néanmoins d’une inversion des sexes, mais d’un renversement psycho-
logique, d’une inversion des rôles dévolus au loup et au chaperon rouge.
Petit Pantalon rouge, hardi jusqu’à la témérité, est le fruit d’une double
éducation particulièrement avisée :
Dans une chaumière, à quelque distance d’un village, vivait une petite fille, la
plus vive qu’on pût voir. Sa mère, qui n’avait point d’époux, et sa mère-grand qui
en avait eu plusieurs en étaient folles. Elles lui firent faire un petit pantalon rouge
qui lui seyait si bien que désormais partout on l’appelait « Petit Pantalon rouge »
(p. 105).
338 JEANNINE GUICHARDET
dans son vêtement quelque chose qui l’intriguait, fit sonner sa voix claire.
– Barbe-Bleue, dit-elle, montrez-moi donc votre brandon.
– C’est qu’il faut m’épouser d’abord, balbutia celui-ci en rougissant, persuadé
d’avoir une fois de plus tout perdu.
Mais PPR, ne se tenant pas d’essayer cet autre brandon, accepta sur le champ ce
qu’on lui proposait et le mariage fut aussitôt célébré (p. 117).
Tout est bien qui finit bien. PPR délivre son époux d’un sortilège dont
il était prisonnier et, du même coup, ses sept femmes précédentes :
Elles formaient une sorte de fleur étrange ces sept femmes qu’un long séjour au
placard avaient rendues si pâles avec, au beau milieu, le pistil rouge et plein de
sève de la huitième qui les avaient sauvées et semblait, par sa force, les retenir de
tomber comme des pétales fanés.
Ces sept femmes, sauf une, au placard confinées, s’étaient aimées d’amour tendre,
et cet amour tendre, rendu au grand jour, restait ferme et ne cédait à aucun at-
trait ! (p. 133)
Ô triomphe du féminin !
La fin du conte traditionnel du Chaperon rouge a émigré, elle, dans
La Femme de l’Ogre mais métamorphosée par les répliques des petites
ogresses auxquelles la mère tente de raconter l’histoire. S’ensuit un jeu
sur les mots, ex. : « va voir comment se porte ta mère-grand et porte-lui
cette belette et ce petit pot avec le cœur » (p. 31).
À travers les exemples qui précèdent nous avons déjà pu percevoir
l’humour de la conteuse. Humour qui tend parfois vers l’ironie. Ce sont
ces deux aspects de la réécriture que je voudrais maintenant mettre en
évidence.
L’Humour et l’Ironie
C’était une pierre qui avait fait alliance avec les dieux du temps, elle avait roulé
dans les flots de l’avenir et par des chemins mystérieux inconnus des humains,
340 JEANNINE GUICHARDET
avait déjà assisté à plus de séminaires de psychanalyse qu’on n’en pourrait comp-
ter. Elle ne dit mot et attendit son heure (p. 62)
u, u, u
et le second
e, è, o, i (p. 108)
Des recherches récentes autorisent à penser que les consonnes manquantes dans
le discours du loup aux mâchoires scellées pourraient être
Respectivement : « p,s,r ». Le texte se lirait alors « Pue, sue, rue » et pourrait se
comprendre de la façon suivante : « Elle pue, elle sue, elle rue ».
Certains exégètes, mécontents de cette interprétation dont ils reconnaissent le
bien-fondé formel, mais récusent la grossièreté signifiée, ont avancé une autre
théorie. Selon celle-ci, « u, u, u » devrait s’entendre : « je l’ai vue, je l’ai eue, je m’en
fus ».
Je résumerai brièvement les objections généralement opposées à cette dernière
thèse. Pourquoi le loup, dans une phrase visiblement marquée par la symétrie,
passerait-il soudain au passé simple après deux passés composés (p. 136).
Pour ma part, je me contenterais volontiers de penser que le loup n’a rien voulu
prononcer d’autre que les trois voyelles rapportées […]. « U,u,u » se lirait donc bien
« U,u,u ». Mais il reste entendu que, n’étant que conteuse et non théoricienne, je ne
soumets ici cette hypothèse qu’avec la plus grande modestie (p. 137).
La porosité de l’Espace-Temps
12 Pages savoureuses où l’on apprend que le loup du conte, étant un simple loup de
village, ne peut avoir connaissance du célèbre « veni, vidi, vici ». « Il ne s’agit ici
donc pas d’une citation, d’un plagiat ou de quelque parodie à but d’ironie » pré-
cise le texte !
342 JEANNINE GUICHARDET
On ne touche pas à ces textes impunément. En errant dans leur domaine, j’ai
rencontré une reine dont je n’avais jamais entendu parler et qui m’a envoûtée, je
crois. Elle est dans la dernière de ces histoires, elle vient de très loin et elle est très
proche, et je suis sûre qu’elle n’a pas fini de me hanter avec ses signes que je ne
comprends pas toujours (pp. 11-12).
Reine « toute petite dans son palais étroit et noir » (p. 225), elle fait à
son interlocutrice, celle qui écrit, « le récit de ses heures sombres dans le
dédale de la nuit » (p. 226), de ses attentes, de ses espoirs, de ses décep-
tions, de toutes ses errances à travers le labyrinthe du Temps passé et
présent. Ses propos, les images qui les traversent révèlent l’emprise de la
mort : ainsi « Les étoiles ressemblent à de terribles petits vers logés dans
le corps pétrifié du ciel » (p. 234). Image atroce qui renvoie à un autre
corps pétrifié, celui de l’écrivaine elle-même, avouant : « Tout était pé-
trifié en moi » (p. 10).
Cette reine venue de très loin et cependant très proche est, sans nul
doute, son double, le miroir où elle se reconnaît, même et pourtant
autre. Miroir magique qui la mène peu à peu sur le chemin initiatique
d’une remontée vers la lumière et d’une acceptation de la vie telle qu’elle
se présente en sa simplicité.
344 JEANNINE GUICHARDET
La reine est un peu lasse de tous ses jours passés, aussi pénétrants que les rêves
d’une nuit, mais, dans la fraîcheur du matin, une rumeur roule comme un doux
battement de cœur, la reine sent un sourire en elle, elle pense au café qu’elle va
boire dès qu’ouvriront les portes dans la ville, à l’entrevue qu’elle va avoir dans le
grand immeuble de verre, au travail qu’on lui donnera, au soir qui viendra.
Certainement, c’est ma vie, se dit-elle.
345
L’habileté et les héroïques vertus qui ont acquis au roi Henri IV le surnom de
Grand, et qui le rendent inimitable à ceux qui le suivront, font que son seul choix
était capable de faire juger avantageusement d’un homme. (t. I, p. 29)
Je trouvai à chaque pas que je fis dans la rue Saint-Antoine, des blessés, les uns à
la tête, les autres au corps, aux bras, aux jambes, sur des chevaux, à pied, sur des
échelles, des planches, des civières, des corps morts. (t. I, p. 230)
5 On songe aux Femmes illustres de Mlle de Scudéry (recueil publié sous le nom de
son frère en 1642), ou à La Galerie des femmes fortes du P. Le Moyne (1647).
6 Cité par Édouard Guitton., « André Chénier de la Révolution à la Terreur : l’homme
sans peur », in Travaux de Littérature, vol. XVII, 2004 : Madeleine Bertaud (dir.),
Les Grandes Peurs, 2. L’Autre, p. 416.
7 Sur la survie des préjugés qui vouaient l’héroïne à ne recevoir son éclat que de
l’homme, comme la lune le reçoit du soleil, voir Noémi Hepp, « La notion d’hé-
roïne », in Wolfgang Leiner (dir.), Onze études sur l’image de la femme dans la
littérature française du dix-septième siècle, Narr et Place, Tübingen-Paris, « Études
littéraires françaises », 1, 1978, pp. 9-27.
Entre histoire et propos de femme : les Mémoires de Mlle de Montpensier 351
[…] si c’était encore à recommencer, je le ferais, […] Je ne sais ce que c’est que
d’être une héroïne : je suis d’une naissance à ne jamais rien faire que de grandeur
et de hauteur en tout ce que je me mêlerai, et l’on appellera cela comme l’on
voudra ; pour moi, j’appelle cela suivre mon inclination et suivre mon chemin ; je
suis née à n’en pas prendre d’autre.9
je ferai quelque trait imprévu aussi bien qu’à Orléans » (t. I, p. 224)… Ce
sera l’affaire des canons de la Bastille, quasi surréaliste (ibid., pp. 234-
235).
Quand elle se remémorera les événements plume à la main, une
certaine prise de conscience s’opèrera, mais elle ne concernera que les
épisodes les plus cocasses – ainsi à propos de la création par les Princes
du « régiment de Mademoiselle » (t. I, p. 249), qui l’escortait jusque
chez elle avec ses beaux uniformes : « J’avoue que je fus un peu enfant »
(p. 256). « Enfant », ou femme : c’est comme on l’entendra. Elle voulait
faire l’Histoire, devenir elle aussi une légende vivante. Non seulement
elle céda à nombre d’illusions, échoua et fut sévèrement punie par son
cousin, mais quand elle se met à raconter cette histoire, à la différence
de personnalités comme Montluc, Bassompierre ou Turenne, elle la
ramène à des historiettes et se campe en ‹ grand capitaine › avec naïveté,
mettant sur le même plan faits saillants, anecdotes et détails personnels
(je ne pointe pas particulièrement ceux sur lesquels aujourd’hui il est
d’usage d’être discret, car ses contemporains de l’autre sexe n’avaient
pas plus de réserve).
Il est une autre manière de ‹ servir à l’histoire ›, moins gratifiante
sans doute pour un mémorialiste, mais utile : c’est de témoigner de ce
qu’il a vu, comme l’a fait, avec beaucoup de sérieux, Mme de Motte-
ville, qui écrivit des Mémoires dont la première édition parut à Amster-
dam, en1723, sous le titre : Mémoires pour servir à l’histoire d’Anne d’Autri-
che, épouse de Louis XIII, roi de France. Pendant les années qu’elle vécut
à la Cour, la Grande Mademoiselle vit l’histoire se faire, et de très près.
Or, si l’on excepte un drame aussi saisissant que la mort d’Henriette
d’Angleterre (t. II, pp. 271-273), elle n’éprouve pas le besoin de parler.
Elle s’en explique sans ambages, lorsqu’elle passe vite sur les amours du
roi et de La Vallière : « Comme tout cela n’a nul rapport à moi et qu’il
s’est passé tant de choses qui m’occupent pour moi-même, j’ai fort oublié
ce qui regarde les autres » (ibid., p. 182). Il y avait beaucoup trop d’égo-
tisme (le mot est anachronique mais pas la disposition qu’il désigne)
chez Mademoiselle, flattée dès sa tendre enfance par sa gouvernante la
marquise de Saint-Georges, habituée à être la reine du cercle (elle se
souvient qu’à Paris, dans l’hiver 1637, comme elle aimait danser, l’on
Entre histoire et propos de femme : les Mémoires de Mlle de Montpensier 353
Et elle alla coucher ailleurs. Plus tard, quand elle put s’y installer, elle
connut aussi la peur des revenants, et fut contente que Mme de Fronte-
nac, alors son amie, partageât sa chambre.
Assez vite, Mademoiselle va constituer autour d’elle une petite cour,
où sont organisées des fêtes, champêtres et raffinées, où l’on donne la
comédie. Elle assure ne jamais s’ennuyer, ses visiteurs se déclarent ravis,
mais ses compagnes finissent par laisser entendre qu’elle les a entraî-
nées dans son exil, boudent les assemblées, et blessent ainsi la princesse
[…] je m’aperçus que c’était M. de Lauzun que j’aimais, qui s’était glissé dans
mon cœur […] ; que jamais personne ne m’avait témoigné d’amitié ; qu’il fallait
une fois en sa vie goûter la douceur de se voir aimée de quelqu’un, qui valût la
peine qu’on l’aimât. (t. II, p. 247)
Sire, il vaudrait mieux me tuer que de me mettre en l’état où vous me mettez. […]
qui se serait méfié de la parole de Votre Majesté ? […] Vous me l’aviez donné ;
vous me l’ôtez, c’est m’arracher le cœur […]. ( t. II, p. 313)
4 Le Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault est construit sur cette
partition : il met aux prises le Président, thuriféraire des Anciens, et l’Abbé, pro-
moteur des Modernes, dont le Chevalier, qui, comme homme du monde, « tient
le milieu entre le Président et l’Abbé », tempère l’ardeur de la dispute (cité d’après
La Querelle…, op. cit., p. 363).
5 Voir ce qu’en dit Marc Fumaroli dans son essai « Les Abeilles et les Araignées »
(La Querelle…, op. cit., pp. 199 sqq.).
6 Nathalie Grande, Stratégies de romancières. De Clélie à La Princesse de Clèves
(1654-1678), Champion, Paris, 1999, coll. Lumière classique, n° 20, 497 p. :
voir notamment le chapitre intitulé « Conquérir le nom d’auteur » et les deux
exemples de Mme de Villedieu et de Mlle de Scudéry (pp. 265-272).
7 J. Cusson, Paris, 1668, 342 p.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 361
En effet c’est le degré de science qui fait le degré d’élévation. Et quelqu’un a fort
bien dit que le sçavant est le dieu de l’ignorant. Qu’on ne m’accuse point de parler
ainsi pour moy ; je n’ay jamais prétendu à ce sçavoir qui rend respectable, je ne me
suis jamais amusée à lire ou à escrire que pour me délasser des occupations que les
femmes doivent regarder comme leur principal et leur plus indispensable devoir.
Mais j’honore, je respecte les véritables sçavants, ces grands personnages qui par
leurs lumières éclairent tous les hommes dans tous les temps. Au moins voilà un
aveu sincère.
On est touché par cet « aveu sincère », concession faite aux mœurs de
son temps, et l’on apprécie la manière dont elle rappelle ce qu’est, à ses
yeux, sa condition de femme. Cette conception traditionnelle, qu’elle
exhibe avec énergie, réfère effectivement son écriture à une activité
marginale. Il y va même d’une posture énonciative particulière, tant il
est vrai que l’écriture demeure généralement du domaine de l’otium
masculin. Les négations le soulignent avec vigueur – négation exclusive
(ne […] que) et forte (ne […] point), combinée à la répétition de « ne
[…] jamais ». Il convient de ne pas s’affirmer comme « savante », puis-
que le savoir appartient à l’homme. Elle s’empresse de faire remarquer
qu’elle écrit avant tout par « délassement », c’est-à-dire dans un temps
où le devoir féminin, donné pour « principal », est accompli. Mais c’est
là aussi un argument dont usaient les hommes. A vrai dire, elle l’oriente
dans un sens féminin, puisqu’elle en dispose pour mieux justifier le
statut que lui confère son entreprise, et par là même l’intrusion de son
ouvrage dans le monde de la critique mondaine.
Rappelons qu’en l’occurrence, elle réplique au Discours sur Homère
de La Motte18. Effectivement, « ce sçavoir qui rend respectable », qui
fait « les véritables sçavants », c’est bien celui dont elle se sert pour signi-
fier les enjeux de sa critique. Effectivement, cette vigueur énonciative
est celle précisément qui nourrit, depuis quelques pages déjà, l’essai
dont nous tirons cette citation, et qui appartient par nature à l’écriture
polémique : à cette fin, elle convoque aussitôt les grands hommes de la
tradition dont elle porte personnellement la parole pour contrer les
attaques d’un La Motte, jugé par elle ignorant. Elle se place d’emblée
dans une position de supériorité, non sans malice, puisqu’elle remercie
La Motte du compliment qu’il lui adresse de sa traduction :
18 Houdar de La Motte, Textes critiques. Les raisons du sentiment, édition critique avec
introduction et notes, dirigée par Françoise Gevrey et Béatrice Guion, Champion,
Paris, 2002, coll. Sources classiques, 848 p.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 365
le père, c’est-à-dire, le plus méchant critique qui ait jamais esté. Voilà le grand
jugement de M. de La M[otte]. Il oppose à cette foule de sçavants un homme
seul, et un homme dont le goust estoit fort dépravé. Il faut avoüer que la nature
luy a donné une heureuse aptitude à se révolter contre les opinions les plus géné-
rales et les plus receües. Enfin sont venües les traductions françoises, dit M. de La
M[otte]. et il me fait l’honneur de dire que la mienne est la meilleure.
19 André Dacier, Discours critique sur l’Art poétique d’Horace, où l’on donne une idée
générale de ses pièces de théâtre et où l’on reexamine si un poète doit préférer les
caractères connus aux caractères inventez (par le marquis de Sévigné et A. Dacier),
B. Girin, Paris, 1618 [sic], in-12, VI-122 p. ; Nouveaux Eclaircissemens sur les
œuvres d’Horace, avec la réponse à la critique de M. Masson, P. Cot, Paris, 1708, in-
12, IV-169 p. ; Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une nouvelle tra-
duction, Paris, 1688-1689, 10 vol. in-8° ; La Poétique d’Aristote, contenant les rè-
gles les plus exactes pour juger du poème héroïque, et des pièces de théâtre, la tragédie
et la comédie, traduite en françois avec des remarques critiques sur tout l’ouvrage,
Barbin, Paris, 1692, XXIII-527 p.
20 Père René Le Bossu, Traité du poème épique (chez Michel Le Petit, Paris, 1675,
2 parties en 1 vol., X-390 et 256 p.). L’œuvre régulièrement republiée (en 1677 et
1708). Au moment de la Querelle d’Homère, on note cette réédition : Traité du
poème épique, par le R. P. Le Bossu, augmenté de remarques d’un discours prélimi-
naire [par Thémiseul de Saint-Hyacinthe] et d’un abrégé de la vie de l’auteur [par
Le Courayer] (H. Scheurleer, La Haye, 1714).
366 ERIC FRANCALANZA
Je ne répondray point aux deux gros volumes que M. l’Abbé Terrasson a faits
contre Homère & contre moy. Avant que d’avoir vû son ouvrage, allarmée d’un
tel adversaire, je m’estois escriée, Quel fléau pour la Poësie qu’un Géomètre ! Mais
après l’avoir parcouru, j’ai vû que je m’estois trompée, & que je dois dire au
contraire, Quel fléau pour un Géomètre que la Poësie !22
Sans doute Anne Dacier a-t-elle aussi compris que la remarque bien
assaisonnée touche mieux son but, et son public, que la plus solide
argumentation. Elle passe donc sur la Dissertation sur l’Iliade d’Homère
en quelques mots : « Qu’y a-t-il de plus risible que de voir M. l’Abbé
21 Terrasson (abbé Jean), Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère, où, à l’occasion de
ce poème, on cherche les règles d’une poétique fondée sur la raison et sur les exemples des
anciens et des modernes, F. Fournier et A.-U. Coustelier, Paris, 1715, 2 vol. in-12.
22 Odyssée, p. LXXXVIII.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 367
Terrasson trouver Homère incorrigible pour le bon sens & pour les
bonnes mœurs ! Ce n’est pas la peine de répondre à ces reproches et le
Lecteur y répondra pour moy »23, et deux pages plus loin, elle lui donne
l’estocade par un nouveau mot d’esprit : « Que M. l’Ab. T. trouve Ho-
mère sot, ridicule, extravagant, ennuyeux, c’est son affaire, le public
jugera si c’est un défaut à Homère de déplaire à M. l’Ab. T. ou à M.
l’Ab. T. de ne pas goûter Homère24. » Les dernières lignes de cette pré-
face s’ouvrent alors à une Suite des causes, dont l’ambition sera de ré-
pondre à l’Apologie d’Homère du P. Hardouin25 :
23 Ibid., p. LXXXIX.
24 Ibid., p. XCI.
25 Hardouin (P. Jean), Apologie d’Homère, où l’on explique le véritable dessein de son
Iliade et sa théomythologie, Rigaud, Paris, 1716, in-12, 346 p.
368 ERIC FRANCALANZA
26 Cette réputation, toutefois, n’est pas nouvelle : elle avait déjà publié nombre d’autres
traductions : les Poésies de Callimaque en 1675, les Poésies d’Anacréon et de
Sapho en 1680 et trois Comédies de Plaute en 1683.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 369
a) L’esprit de la traduction
langue du roi. Aussi passe-t-elle en revue tous les domaines qu’il illustre :
morale, philosophie, mathématique, politique, économie, art militaire.
Une querelle le sous-tend déjà, puisque cette version française s’oppose
à la tradition d’une traduction en latin. Mais les auteurs ne cherchent
pas tant à atteindre un public particulier qu’à s’attirer la protection royale.
L’ouvrage de Du Souhait, dédié en 1634 à Louis de Guise, comprend un
« Avis au Lecteur » de quatre pages, qui entend marquer la distance entre
la version française et l’original : « Vous ne trouverez point en ma traduc-
tion Françoise les pointes relevées de sa Poësie, tant pour ce que les Grecs
ont plus d’emphase que les François, que pour avoir l’esprit aussi esloigné
des merveilles du sien, comme il y a de distance de son âge au nostre29. »
Le titre que Du Souhait donne à son travail ne va pas sans marquer une
distance dans l’appréciation du modèle – c’est en tous cas la leçon qu’on
peut tirer de la présence du complément des Poëtes Grecs : L’Iliade d’Ho-
mère Prince des Poëtes Grecs, avec la suite d’Icelle. Ensemble le ravissement
d’Hélène, sugiet de l’histoire de Troie. Le tout de la traduction et Invêtion du
Sieur Du Souhait dernierre edition 1634. Du Souhait voulait manifeste-
ment rivaliser avec son modèle.
L’œuvre d’Homère ne sera plus éditée de 1638 à 1681 – presque un
demi-siècle sépare de nouveau les traductions30. A vrai dire, la querelle
entre Perrault et Boileau demandait qu’elle le fût sur de nouveaux frais :
il importait de retrouver le sens de l’opposition entre Modernes et An-
ciens par un retour au texte. Cela dit, la version en prose de La Valterie,
29 Du Souhait, L’Iliade d’Homère Prince des Poëtes Grecs, avec la suite d’Icelle…
(chez Nicolas Gasse, Paris, 1634, 1248 p.). Il est précédé d’autres traductions du
même : L’Iliade d’Homère traduite par Du Souhait (Chevalier, Paris, 1614, 2 vol.
in-8)° ; L’Iliade d’Homère… avec la suite d’icelle, ensemble le ravissement d’Hélène…
Le tout de la traduction et invention du sieur Du Souhait, précédé de la Vie d’Homère
selon Hérodote (N. Buon, Paris, 1617 et 1620, in-8°, 1248 p. et 2 vol. in-8° ;
P. Chevalier, 1620, in-8°, 1248 p.) ; L’Iliade d’Homère,… avec la suite d’icelle,
ensemble le ravissement d’Hélène… Le tour de la traduction et invention du sieur Du
Souhait, précédé de la Vie d’Hélène selon Hérodote (chez Nicolas Gasse, Paris, 1627,
XXXII-1248, XXX p., in-8 ° ; éd. revue et corrigée, Vve C. Barbin, Paris, 1699,
2 vol. in-12).
30 N. Hepp, op. cit., pp. 34-37.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 371
publiée chez Barbin en 1681, n’a pas, selon N. Hepp, attiré les regards
des lettrés31. Une épître dédicatoire, adressée à l’abbé de Lyonne, est
suivie d’une préface qui condense en huit pages l’argumentaire de la
paternité poétique et des qualités du poème, tel qu’on le retrouvera
chez Anne Dacier. Mais l’embarras tient encore à la distance morale et
historique : « Pour prévenir néanmoins le dégoût que la délicatesse du
tems auroit peut-estre donné de la traduction, j’ay rapproché les mœurs
des Anciens, autant qu’il m’a esté permis32. » Après la publication en
1699 du Télémaque de Fénelon, l’abbé Régnier-Desmarais fait paraître,
en 1700, une traduction en vers du premier chant de l’Iliade, que suit
celle de La Motte en 1701. Avant Anne Dacier, l’abbé reprend Perrault
pour saper les fondements de son Parallèle. Mais il s’en prend aussi au
mode de traduire que choisit Perrault, lequel paraît plus proche à cet
égard de l’aspiration d’Anne Dacier. Pour l’abbé, il ne peut garantir la
noblesse du langage poétique : « Ma traduction, dit-il [Perrault], est pour-
tant mot à mot, & fort fidelle. Or c’est justement ce que ne peut jamais
estre, sur tout à l’égard d’un ouvrage de Poësie, une traduction faite
mot à mot33. » L’abbé finit par annoncer l’ouvrage d’Anne Dacier, preuve
que la nouvelle de sa traduction courait les ruelles : « Quand celle à la-
quelle j’apprens que Me Dacier travaille, sera imprimée, je ne doute
point qu’elle ne le représente bien plus au naturel » (ibid., p. 46).
Grâce à la Querelle des années 1680, le début du XVIIIe siècle voit
un regain d’intérêt pour Homère de la part du public mondain, et con-
naît nombre d’autres traductions, certaines perdues, d’autres inédites.
Mesurer la pertinence historique de l’édition d’Anne Dacier demande
qu’on considère cette abondance de traductions. Qu’elle se détache de
cette profusion signe d’ores et déjà son originalité. Qu’elle soit annon-
cée manifeste le renom de la traductrice. Pour tout dire, les principes
31 Ibid., p. 34.
32 La Valterie, L’Iliade d’Homere. Nouvelle Traduction, chez Claude Barbin, Paris,
1681, 4 vol. in-12, t. 1, p. 7.
33 Régnier-Desmarais (abbé François Séraphin), Le Premier Livre de l’Iliade d’Homere
en vers françois avec une dissertation sur quelques endroits d’Homere. Par M. l’abbé
Régnier. On y a joint quelques autres Pieces détachées, traduites du Grec, chez Jean
Anisson, Paris, 1700, p. 8.
372 ERIC FRANCALANZA
Quand je parle d’une traduction en prose, je ne veux point parler d’une traduc-
tion servile ; je parle d’une traduction généreuse & noble, qui en s’attachant for-
tement aux idées de son original, cherche les beautez de sa langue, & rend ses
images sans compter les mots. La première, par une fidélité trop scrupuleuse,
devient très infidelle : car pour conserver la lettre, elle ruine l’esprit, ce qui est
l’ouvrage d’un froid & stérile génie, au lieu que l’autre, en ne s’attachant princi-
palement qu’à conserver l’esprit, ne laisse pas, dans ses plus grandes libertez, de
conserver aussi la lettre ; & par ses traits hardis, mais tousjours vrays, elle devient
non seulement la fidelle copie de son original, mais un second original mesme37.
38 Ibid., 1711, p. I.
39 Pierre-Daniel Huet, Traité de l’origine des romans (1711).
40 A. Dacier, « Préface », Iliade, op. cit., p. IV.
41 Sur la carrière de cet homme de lettres important, voir Marc Fumaroli, « Des
abeilles et des araignées » (La Querelle des Anciens et des Modernes, op. cit.,
pp. 105 sqq.).
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 375
Des Causes de la corruption du goût, et pour les autres à tous les longs
romans d’aventures du XVIIe siècle. Son entreprise consiste alors à ren-
dre de nouveau l’accès aisé aux poèmes épiques, notamment à l’Iliade et
l’Odyssée, les plus dignes d’entre tous. Aussi énumère-t-elle les cinq prin-
cipales difficultés qu’elle compte affronter : elles concernent la nature
de l’épopée (démarcation avec le roman), l’interprétation du récit (allé-
gories et fables), l’historicité référentielle (mœurs et caractères), l’esthé-
tique (vraisemblance et merveilleux), le style (registres et prosodie). Elle
espère les réduire à travers le dispositif de la traduction commentée
qu’elle met au point, et qui est hérité de la plus pure tradition huma-
niste. Mais l’enjeu n’est pas le même que celui des humanistes et sa-
vants. C’est ce qu’elle précise encore dans la préface de l’Odyssée :
Que ceux qui lisent Homere dans ma Traduction, ayent sous la main tous les
secours nécessaires pour le lire avec plus d’intelligence & par conséquent avec
plus d’utilité & de plaisir, & que sans recourir ailleurs ils puissent voir la diffé-
rence qu’il y a entre des Poëmes sages & utiles, & des Poëmes informes & dange-
reux42.
Pour tout dire, il importe de « dissiper ces vains nuages qu’on oppose au
bon goût & à la raison »43. La corruption du goût se lit à un double
niveau : dans l’impossibilité d’accéder à une version française qui main-
tienne autant que possible et l’esprit et la lettre du poème grec, et, con-
séquemment, dans la confusion que cette méconnaissance introduit
entre les genres romanesque et épique.
Son dispositif est pédagogique, et par là modifie son statut de femme
savante :
Je n’escris pas pour les sçavants qui lisent Homere en sa langue, ils le connoissent
mieux que moi : j’escris pour ceux qui ne le connoissent point, c’est-à-dire, pour
le plus grand nombre, à l’égard desquels ce poëte est comme mort ; & j’escris
encore pour ceux qui commencent à le lire, & qui doivent travailler à l’entendre,
avant qu’ils puissent estre en estat d’en saisir les beautez44.
Pour qui écrit-elle, est bien une question fondamentale pour saisir le
sens de ce dispositif, le public auquel elle s’adresse et le statut littéraire
qu’elle prend de cette façon. On note en effet que, d’une certaine ma-
nière, la fonction pédagogique – « j’escris encore pour ceux qui com-
mencent à le lire, & qui doivent travailler à l’entendre, avant qu’ils
puissent estre en estat d’en saisir les beautez » – prime la valeur que
confère le savoir au texte qu’elle publie. Cette inversion des rôles qui
marque le souci du public – l’œuvre devient éducative – légitime et la
publication et la traduction commentée. C’est ainsi que la femme sa-
vante s’efface devant la pédagogue, et qu’apparaît le véritable rôle de la
femme de lettres.
c) La polémique
Combien de fois, dit-il [Phénix parle de l’enfance d’Achille], avez-vous vomi dans
mon sein, comme il arrive aux enfans de vomir sur leur nourrice ? Cette citation n’est
pas comme les autres de la traduction de Madame Dacier. Car elle a supprimé
jusdicieusement cet endroit, qui prouve fort bien en passant, que tout ce qui est
dans la nature, n’est pas pour cela bon à peindre.
Et Anne Dacier de répliquer qu’Homère n’a pas usé de ces termes, que
« les images dépendent des usages & des manières de penser » (ibid.),
qu’on ne peut pas toujours trouver des équivalents d’une langue à une
autre. Elle remarque surtout : « personne n’est plus persuadé que moy
que tout ce qui est dans la nature n’est pas pour cela bon à peindre46. »
Le cœur de la question du goût tient bien, nous le savons, à une con-
ception de l’imitation selon la nature, et le procès que La Motte intente
ici à Mme Dacier est bien un procès d’intention. Preuve de l’impor-
tance de cette traduction et de son dispositif (préfaces et remarques)
pour le public large que Mme Dacier entend désormais toucher.
être son apanage, dès lors qu’il se révèle utile à l’essor des lettres, au sens
très large qu’on donnait à ce mot au XVIIIe siècle.
Ces deux remarques optimistes ne négligent certes pas la part des tra-
ditions et des conventions qui pèsent encore sur les femmes lorsqu’elles
veulent se lancer dans la carrière littéraire. Mais on doit reconnaître
l’importance de certaines d’entre elles qui conquièrent des domaines autre-
fois réservés à la gente masculine : songeons à Mme du Châtelet, à Mme
de Graffigny, à Mme du Boccage, ou à d’autres qui se plaisent ou se
spécialisent dans l’écriture de romans : c’est un domaine des lettres qu’on
leur concède encore volontiers, étant donné le préjugé défavorable dont
il est toujours affecté, mais le nombre des romancières saisit aussi l’essor
du genre48 et contribue à une banalisation de l’acte de création romanes-
que, propice à une reconnaissance des femmes dans la littérature. Est-ce
là surévaluer conjointement le statut d’Anne Dacier et celui des femmes
dans la carrière des lettres au XVIIIe siècle ? Il ne reste pas moins sensible
qu’Anne Dacier a marqué son temps et que les résurgences de la querelle
d’Homère se font sentir durant tout le siècle et même après49, ni moins
vrai que les femmes, et elles furent nombreuses, ont occupé des positions
dans la vie littéraire du XVIIIe siècle qui demandent encore à être étu-
diées de près50 (même s’il y a déjà de belles enquêtes sur Mme de Lam-
bert, Mme de Graffigny, sur la figure de la mère51 etc.), et auxquelles
Anne Dacier semble avoir donné un des plus marquants exemples.
Épouse et mère
3 L’Art romantique.
4 L’Atelier du peintre, 1833.
5 « À M. A.L. », Pauvres Fleurs, 1839.
Un album de voyage de Marceline Desbordes-Valmore 383
Courant à sa perte
Nous étions encore une fois sans position et dans l’effroi d’attendre. On propose
alors à Valmore une année en Italie, trois mois à Milan, trois à Rome, trois à
Naples et trois autres à Gênes, son voyage et le mien payés, des honoraires conve-
nables, assurés par une société de millionnaires, le tout attesté par un correspon-
dant de théâtre, homme âgé, prudent et plein d’expérience. On nous pousse à
prendre ce parti. Mlle Mars se laisse entraîner comme nous. En cinquante heures,
ce déchirement s’opère ; mes meubles reçus chez un ami, mes malles faites, nos
places arrêtées, mon fils placé en pleurant comme l’exigent ses études, et nous
tombant tous quatre dans la diligence, mon mari, mes deux filles et moi, ivres de
douleur de surprise et de fatigue. Nous courions à notre perte, tout déchirés de ce
nouveau sacrifice. Les contrats étaient faux, les privilèges faux ; des fripons vou-
laient exploiter le couronnement de l’empereur d’Autriche à Milan : ce qu’ils ont
fait en abandonnant, après, leurs victimes dans ce pays étranger, à 260 lieues de
Paris. Mlle Mars a perdu 10.000 francs, pour le plaisir d’être couronnée et cou-
verte de fleurs par ce peuple idolâtre de son talent ; et nous, nous avons vendu ce
qu’ils avaient eu la pitié de nous laisser pour regagner… quoi ? les rues chères et
indifférentes de cette France qui ne veut pas de nous. »6
L’album
Pendant son voyage vers Milan et son séjour dans la capitale lombarde,
Marceline jette sur les feuillets d’un album descriptions et impressions,
dont coulent parfois de la poésie, vers ou strophes dans leur état pre-
mier. Ce carnet connaîtra un destin singulier : acquis par Louis Aragon,
il constitue une sorte de palimpseste sur lequel le poète écrit son long
poème intitulé Le Voyage d’Italie recueilli dans Les Poètes. Le regard du
poète décrit un long travelling suivant la diligence :
Je porte mes yeux gris, vers cette patache à quatre chevaux de halte en halte / Avec
son chargement de voyageurs vannés venant à petites journées / D’auberge en
auberge […] Je porte mes yeux gris sur cette cargaison de mil huit cent trente-
huit. […]
[…] cette femme ni jeune ni belle / Qui ne descend pas de la diligence avec ses
filles et son mari / Assise au fond dans ses vêtements et sa modestie / Les yeux
perdus écrivant sur ses genoux de temps à autre / Une ligne au crayon dansante et
mal formée. »
Dès son départ, le voyage d’Italie est vécu dans la douleur, douleur causée
par la séparation, car il s’effectue « sans mon fils ». Tout rappelle cet
arrachement. C’est à Turin, par exemple, « la chanteuse de nuit, si lente
et si triste » : Disait-elle. un salut à la mère qui voyage sans son fils ? » se
demande Marceline. Aussi la représentation plastique sur laquelle se
porte irrésistiblement son regard est-elle celle de la mater dolorosa.
Les vers qui s’élèvent immédiatement de cette souffrance prennent
naturellement la forme de la prière :
La pente à l’antithèse
Les femmes […] marchent à l’abandon dans le déploiement de leur grâce élevée,
car elles sont pour la plupart grandes et droites. La quantité prodigieuse des pres-
que nains dont fourmillent les rues forme un constraste surprenant avec la nature
élevée des femmes et des hommes de cette ville.
Des églises
D’église en église
Tristesse
Le rire enroué de notre padrone, les cris inintelligibles, pour nous, de ses garçons,
le bruit monotone de l’école voisine, et celui de plusieurs poules errantes dans le
petit jardin qui donne un peu d’ombre dans nos chambres me portent au som-
meil et engourdit mes idées qui restent tristes instinctivement.
Mélancolie ! Toutes ces têtes italiennes, pâles et graves comme le Lazare au tom-
beau. Leurs yeux seuls disent tristement aux vivants qu’ils sont vivants aussi. Là,
douze mille souffrants trouvent un lit pour s’étendre, se guérir ou s’anéantir dans
une nouvelle existence […] La grande porte d’une de ces tristes salles était ouverte
[…] Les malades […] presque tous tournaient leurs yeux languissamment vers
cette porte où nous nous arrêtâmes : ils espéraient sans doute y voir apparaître
quelque parent, quelque ami, ou voir entrer l’heure de la délivrance. Ils sont si las
de leurs chaînes brûlantes ! Et les lampes qui les éclairent forment avec les rayons
du jour que la porte ouverte laisse entrer, quelque chose si triste que leur âme
semble rester en dehors jusqu’à la guérison de leur pauvre corps esclave.
Près de l’hôpital, San Bernadino alle Ossa, dédiée aux Morts est « frap-
pante à voir », écrit Marceline ; cependant la description qu’elle en donne
est peu modalisée, comme si l’étrangeté du lieu occultait tout senti-
ment :
La Vierge en deuil, penchée sur le corps étendu du Christ sans vie, occupe l’autel
du milieu. Les trois murs qui l’entourent sont formés d’ossements de têtes de
morts véritables et tellement entassées, enchassées l’une dans l’autre qu’elles for-
ment d’abord une mosaïque grise, dont on ne distingue que par degrès le triste
dessin et la matière.. Des lampes d’une forme étrange brûlent en quantité dans ce
petit temple qui n’est consacré qu’à la mort […] Tous les soirs, les marches en
dehors de ce sépulcre sont envahies par des hommes et des femmes en prières.
Un album de voyage de Marceline Desbordes-Valmore 389
Images mortuaires
Émerveillements
La Cathédrale, vue à la fin du jour, […] s’offre aux yeux comme un de ces rêves
que l’on voit grandir, s’élever immense jusqu’au ciel dont il semble être une porte,
et que l’on tremble de quitter un moment du regard dans l’effroi qu’il ne s’éva-
nouisse. […] L’oiseau ne se pose pas plus svelte et plus gracile sur la pointe du
roseau qu’il ne fait pas plier. Mariæ Nascentia domine cette vaste merveille de
marbre blanc, elle seule est toute d’or, comme un soleil à forme humaine.
Les rayons du soir qui la frappaient alors la rendaient si resplendissante que j’étouffai
mes regards sous mes mains où mes larmes ruisselèrent. Ces vives et poignantes
admirations n’ont en moi que ces témoignages muets pour soulager l’âme et l’em-
pêcher d’éclater en cris.
[…] frappe les yeux par la beauté de ses colonnes en marbre et de cinq statues en
marbre blanc qui les surmontent : Santa Maria, deux anges adorants à ses pieds et
deux autres annonçant son ascension au son de la trompette. Cette scène d’anges
aux ailes d’airain s’envole, et se détache pleine de magie sur le ciel bleu où elle
s’élève et semble entrer.
L’amante
Cependant cet album criant d’une déchirante vérité, est aussi émouvant
par ce qu’il cache. L’amour sacré ou maternel y occulte l’amour profane.
La mère inquiète dissimule l’amante qui se laisse deviner peut-être dans
la description du groupe du sculpteur florentin Stoldo Lorenzi, dans la
cour de Santa Maria presso San Celso qui évoque le plaisir de l’amour :
Ève, rappelant la Vénus antique, prête l’oreille à la petite tentatrice, dont la fi-
gure, la gorge et les bras de femme sont admirables. La séduction présente le fruit.
Ce beau groupe est sous une grille. Adam, seul, est de l’autre côté, sous le même
treillage conservateur. C’est un bel Italien ; moins divin que sa femme, il est vrai,
plus vivant : on ne peut rien voir de plus animé, de [plus] simple, de plus beau.
Roméo devait plaire sous de pareils traits. Je comprends Roméo sous de pareils
traits et l’amour de Juliette, fût-elle belle comme Ève.
Cette voix puissante, c’est celle de Latouche qui était parti en 1812
pour Italie où il avait été employé, en 1813-1814, aux Droits réunis de
Rome. « Rome où ses jeunes pas ont erré, belle Rome ! » 9,
Latouche, l’ancien amant toujours aimé dont Aragon, prenant la
voix de Marceline, déplore la perte :
C’est toi seul qui baisses les lampes / J’ai vieilli moi dans les miroirs / Mais toi toi
qu’ils n’ont pas noyé dans leurs eaux noires / Invisiblement tu demeures le même /
Jeune homme blond front pur ô corps doré / Et je n’écoute pas ceux qui me
consolent à dire / Combien les saisons t’ont changé.
1 « Quand du haut du Caucase, Prométhée eut bien éprouvé que les chaînes, te-
nons, camisoles, parapets et autres scrupules, somme toute, l’ankylosaient, pour
changer de pose il se souleva du côté gauche, étira son bras droit et, entre quatre
et cinq heures d’automne, descendit le boulevard qui mène à la Madeleine à
l’Opéra. », Gallimard, Paris, 1944, p. 225.
396 A MOR BEN ALI
Tels sont les griefs contre Shahrazade ; celle-ci est une invention d’hom-
mes spéculant sur le mystère féminin. En occident, elle cesse d’être
femme pour devenir le symbole d’un Orient voluptueux et fantastique.
Pour toutes ces raisons, Fawzia Zouari et après elle, Joumana Haddad,
ont tué celle en qui le culte de la femme repose sur un effacement total
de son être au féminin. C’est cet être au féminin que revendique pas-
sionnément l’écrivaine tunisienne et qu’elle s’emploie à révéler dans un
essai dithyrambique sur le moi-femme. Shahrazade a raconté tant et
tant d’histoires qui commencent par « il était une fois » mais n’a pas su
raconter la seule histoire digne d’intérêt, la sienne propre.
Ni polémique, ni philosophique, ni analytique, Pour en finir avec
Shahrazade est un essai en forme de méditations libres, comportant
24 chapitres très brefs sur 130 pages de texte. Faouzia Zouari ne s’asso-
cie ni au féminisme militant qui vise l’égalité des sexes en effaçant leurs
différences, ni ne s’attaque aux idéologies phallocratiques, ni même à
l’homme qu’elle considère comme un partenaire essentiel. Il est vain de
chercher dans le livre une pensée rigoureuse, une conceptualisation claire
ou une argumentation solide. Sans doute le propre de l’essai est-il de
livrer un point de vue fondé sur l’expérience personnelle sans prétendre
à l’exhaustivité ni à la systématisation mais dans l’œuvre de l’écrivaine
tunisienne une subjectivité débordante débouche sur une vision fémi-
nine unilatérale ou sur le manifeste de la femme considérée comme
l’étymon spirituel et physique de l’humanité.
Un plaidoyer exalté en faveur de la femme corrige le féminisme
activiste qui fait « l’impasse sur le féminin ». Au-delà des droits acquis et
incontestables, l’émancipation au Nord aura été plus un principe d’aus-
térité que de jouissance, de liberté sociale que de liberté de bien vivre.
La lutte continue qui gomme la féminité au nom des valeurs. Mais pas
pour l’écrivaine qui n’ a pas connu les affres de la condition féminine :
« Je n’ai pas affronté de violence ni subi de blessures personnelles pour
en venir à parler des femmes. Je n’ai pas la foi solide des militants. »
(P, p. 7) « Je n’eus du reste, jamais l’impression de me rallier à des victi-
mes. » (P, p. 8)
Fawzia Zouari développe une conception essentialiste de la femme :
outre les vertus de sensibilité et de légèreté, de dévouement et de narcis-
sisme, d’intelligence et de naïveté, la féminité est définie comme le lieu
par excellence de l’intime, de la vie instinctive, de la présence au monde
et de l’ouverture au Dehors et à l’altérité. Une inspiration féminine
tend à considérer la femme en elle-même « existentiellement, dans son
appartenance physique et sexuelle ». Cette approche donne lieu à l’hymne
fédérateur de l’éternel féminin et au credo de la femme source de vie.
Ce lyrisme partisan s’explique par le fait que l’essai est conçu comme
une quête de soi en trois étapes : avant d’en arriver au moi-je, Fawzia
Zouari passe par « le NOUS des femmes » en ce qui les distingue uni-
versellement des hommes et ensuite par le nous problématique des
femmes arabes : « retrouver les femmes était la première étape d’un re-
tour vers moi. Il fallait d’abord que je me désigne comme femme, que
398 A MOR BEN ALI