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LA DOUCEUR
DANS LA PENSÉE GRECQ!!E
PAR
JACQUELINE DE ROMILLY
Membre de l'l,{{,itut
Professeur au Collège de France
1979
La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une
part que • les copies ou reproductions strictement réservées à l'u,sage privé du copiste
et n~ destinées à une utilisation collective • et, d'autre part, que les analyses et les courtes
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ayants ~use, est illicite • (alinéa ter de l'Article 40).
Cette représen1ation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc
une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.
.'.\lais, s'il est clair que la notion a_e~isté da?s la pensée grecqu~, on
- ut encore se demander si elle méritait une s1 longue étude, et s~ elle
i°;ait vraiment importante pour la compréhension de la Grèce anti~ue.
Un examen superficiel pourrait suggérer que non. Les Grecs parlaient
de justice, ou alors ils parlaient d'héroïsme. Leurs valeurs étaient si
i:xigeantes, et si fortement centrées sur la vie collective, qu'ils ne
pouvaient pas être très sensibles aux vertus toutes sentimentales qui
correspondent à la douceur. Leurs philosophes en parlent peu. Quant à
la vision qu'ils avaient de la vie humaine et dont on peut juger par leur
littérature, c'est une des plus âpres et des plus violentes qui aient jamais
existé. Leurs mythes étaient cruels. L' lliade est un poème de batailles et
de mort. La tragédie devait rester le genre cruel par excellence. L'histoire
de Thucydide décrit avec un réalisme inégalé les violences physiques et
morales d'une guerre sans merci. La vie grecque n'était pas douce ...
A cela on peut d'abord répondre que c'est précisément un des intérêts
de cette recherche. Car l'épanouissement d'un idéal de douceur, fût-ce
en marge des autres valeurs et en réaction contre les habitudes en vigueur,
représente un phénomène d'autant plus remarquable. Et il vaut alors
la peine de se demander comment cet épanouissement a pu avoir lieu
dans un contexte apparemment si défavorable.
Mais en même temps cet épanouissement même suggère que la peinture
qui vient d'être esquissée n'exprime qu'un aspect de la réalité. C'est
celui sur lequel les Grecs ont souvent insisté. C'est celui que les érudits
ont eu tendance à privilégier parfois jusqu'à ne plus voir que lui. Et
l'on a décrit par exemple le monde d'Homère comme entièrement
commandé par l'idée du combat ou de l'exploit et par des valeurs
compétitives. En fait, de telles vues supposent une forte simplification.
Les Grecs ont cru, même au temps d'Homère, à la douceur. Et une
étude de cette notion révèle que, dans la pratique, ils n'ont cessé d'y
être de plus en plus attachés.
Les deux siècles au cours desquels a fleuri la civilisation athénienne
apportent le témoignage d'une poussée puissante de cette idée dans tous
les domaines. Sous ses diverses formes, douceur dans les mœurs, clémence
en politique, patience, tolérance, sérénité, la douceur a brusquement
gagné en importance à la fin du ve siècle.
Cela n'allait d'ailleurs pas sans problèmes. Dans le domaine de la cité,
la douceur peut vous entraîner à trop d'indulgence, à du laisser-aller.
Dans le domaine de la morale, elle devient aisément suspecte : si elle va
contre la justice, n'est-elle pas condamnable? si elle correspond à un
4 LA ])OUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
"* .
La tâche était donc séduisante : elle était cependant difficile.
Tout d'abord, il importe de prendre conscience du fait que l'image de
la douceur grecque retracée dans le présent ouvrage sera nécessairement
incomplète et tronquée, par la faute même de nos sources.
Le plus important, lorsqu'il s'agit de valeurs concernant les relations
entre personnes, serait en effet de cerner la place de la douceur dans la,
vie quotidienne et dans les jugements courants portés sur la conduite des
individus. Or ce n'est presque jamais ce que les textes nous apportent.
Certains traitent de la vie des héros mythiques, pour qui assurément la.
douceur compte assez peu. D'autres retiennent des exploits plus récents,
qui, dans le principe même, supposent plus d'héroïsme que de douceur.
Enfin les auteurs mêmes, qui s'occupent de morale auront souvent
tendance à parler avant tout des vertus les plus hautes, et les plus
indiscutables ; or la douceur n'est pas du nombre.
Qui plus est, la plupart de nos textes sont politiques : émanant
d'historiens ou d'orateurs, de théoriciens de la politique ou bien de
philosophes, ils parlent assez souvent de la douceur, a propos des
relations entre les citoyens, ou bien entre les cités, ou encore à propos
des devoirs des rois. En ce domaine les témoignages sont nombreux. Et
force est de les suivre. Mais il est clair que, de ce fait, on privilégie
nettement certaines formes de la douceur, qui ne sont pas a priori les
plus séduisantes, ni les plus profondes. En tout cas elle ne concernent
pas la vie quotidienne et les rapports privés.
Il en va naturellement de même des témoignages épigraphiques. Les
actes officiels ont peu de raisons de mentionner la douceur, si ce n'est
celle d'un souverain ou d'un haut fonctionnaire, par conséquent
- encore une fois - une douceur d'ordre politique. Seules les inscriptions
funéraires pourraient nous faire entrer dans la vie des familles ; mais la
brièveté qui est la leur à l'époque classique et le caractère stéréotypé
qu'elles conservent pendant toute l'antiquité, rendent leur témoignage
INTRODUCTION 7
bien décevant. Qui oserait juger de notre vie et de nos mœurs d'après
deséloges publics?
À cela s'ajoute que des témoignages plus abondants resteraient fort
difficiles à utiliser. Car il est malaisé de juger un comportement moral
dans une société qui n'est pas la nôtre, et dont seuls certains aspects
affleurent. Parlera-t-on de douceur pour un homme affectueux avec ses
infants, mais qui possède des esclaves dont il ne se soucie pas? Parle-
P&-t-on de douceur pour un homme amical et hospitalier, mais qui
peut-être est brutal ou méprisant avec sa femme ou ses parents? Chaque
1lvilisation, chaque milieu social, chaque époque, a ses habitudes, qui
jouentdans des registres complexes et pour lesquelles les appréciations
11nt nécessairement relatives.
Dans le domaine moral, on ne peut donc étudier avec quelque profit
quece que les hommes de telle ou telle époque ont dit et pensé : les
turements lucides sont plus aisément compréhensibles et comparables
•Ue les pratiques de fait. Et ceci nous renvoie une fois de plus au domaine
•u'ont retenu les textes grecs, c'est-à-dire au domaine politique.
Cette déformation et cette lacune étaient donc inévitables. Elles
p.. ent tout particulièrement sur notre troisième partie, où la vie privée
1111cupe les chapitres limites, avec Ménandre et Plutarque, mais où tout
111qui les sépare est d'ordre politique, comme le sont nos sources.
..
*
adaptée, imitée, reprise par Cicéron et par bien d'autres, elle a acquis
valeur de rengaine. Mais elle n'était pas rengaine en son temps.
Autrement dit les lieux communs nous intéressent dans la mesure où
ils portent témoignage sur la vogue d'une idée ; mais ils nous intéressent
aussi à l'heure où ils apparaissent, et où ils sont, dans toute leur jeunesse,
de futurs lieux communs.
On rencontrera dans le livre trop de douceur politique : la faute en est
aux auteurs grecs. On y rencontrera aussi des pensées d'apparence
banale : la faute en est à leur succès ; et ce caractère d'apparente banalité
ne fait que confirmer l'importance qu'elles ont acquise .
.• .
La méthode à suivre pour une telle enquête était de toute évidence
chronologique : seule une série chronologique liant ensemble historiens
et philosophes, poètes et orateurs, peut faire apparaître la continuité à
laquelle il a été fait allusion. En outre, la suite chronologique se lit,
comme si souvent, mais plus encore ici qu'ailleurs, sous la forme d'une
aventure intellectuelle, avec ses phases bien distinctes.
Jusqu'au début du ive siècle on assiste à une naissance. On voit
apparaître, timidement d'abord, puis en plein éclat, les différents mots
désignant la douceur et les notions voisines. Ils s'ouvrent une place dans
le monde clos de la stricte justice. Ils gagnent du terrain là où le droit
brutal du plus fort finit par en perdre. Et peu à peu ils s'entourent d'un
reflet brillant, dont Athènes aime à se parer.
Après cette période de découverte, qui se remarque si nettement dans
le vocabulaire, vient l'âge des doctrines. On cherche à situer cetLe
douceur, nouvelle venue parmi les vertus. On en mesure les beautés et,
les risques dans l'intérieur de la cité, et dans les rapports entre cités.
On aperçoit ses mérites dans le cas de ceux qui ont la force pour eux:,
conquérants ou souverains. Enfin on tente de lui donner un statut dans
l'analyse théorique, ce qui n'est pas aussi aisé que de la recommander
dans le domaine pratique. On n'y arrive pas avant Aristote.
Avec lui, et avec la fin de la vie des cités, les perspectives changent.
Les relations privées prennent le pas sur les liens proprement civiques ;
et le théâtre de Ménandre est un théâtre de la douceur. Mais, en mêm ~
temps, dans le domaine politique, l'existence des monarchies hellénis-
tiques puis celle de l'empire romain constituent un terrain de choi::-.c
pour la douceur des puissants.
Toute l'époque qui va de Ménandre à Plutarque est celle de la doucelI. l"
triomphante. Et l'œuvre de Plutarque en marque l'apogée.
Deux chapitres, avant et après cette longue série, ont été traités ~
part, sous la forme d'un prologue et d'un épilogue.
Le prologue est relatif à Homère. Il eût mérité plus et mieux. Car L~
présence de la douceur dans l'épopée en est un trait remarquable et tro ::il
peu remarqué. Deux raisons expliquent que l'étude soit traitée de faço~
marginale. La première est qu'une thèse de troisième cycle est en courl:'3,
INTRODUCTION 9
réeisément sur ce sujet, et lui donnera sa véritable importancei. La
conde est qu'après Homère il y a, à cet égard comme à bien d'autres
ne coupure. Ni les conditions sociales, ni la morale, ni le vocabulaire'
e seront plus les mêmes ensuite. Et les Grecs, pris dans la dureté d;
âge archaïque, de ses luttes et de ses mythes, auront ensuite à redé-
uvrir la douceur qu'Homère, en des temps révolus, avait été le premier
célébrer.
L'épilogue est relatif aux chrétiens. Plus encore qu'Homère, le
hristianisme aurait mérité plus et mieux. Car on est désormais à une
poque où tous, païens et chrétiens, parlent de douceur, avec insistance.
ais, précisément pour cette raison, des études importantes ont déjà
é publiées, pour l'époque en question, sur cette notion ou du moins
r les notions voisines 2 • De plus, comme pour Homère, on assiste à une
rtaine rupture de continuité. Le christianisme a commencé avant
lutarque et les auteurs grecs ou latins l'ignoraient. Lorsqu'il apparaît
us forme littéraire, il nous offre un mélange de traditions grecques, ou
ives et de doctrine chrétienne. Un nouveau monde spirituel a commencé
endant que Plutarque illustrait, avec tant d'éclat, ce que représentaii
héritage des valeurs grecques traditionnelles.
Il faut d'ailleurs reconnaître que la méthode et les difficultés
ncontrées n'étaient pas les mêmes dans les diverses parties de l'enquête
que les conditions changeaient au fur et à mesure que la douceur
agnait du terrain.
En dehors de quelques études générales portant sur l'emploi de
rtains mots 8, le champ à explorer était à peu près vierge pour les
eux premiers tiers de l'étude. Les témoignages mêmes y étaient assez
res pour que l'on pût les relever à peu près tous, mesurant avec soin
terrain gagné à chaque fois. Toute cette partie est donc assez détaillée
représente une enquête presque toujours neuve. En revanche, dès
e la notion a conquis ses lettres de noblesse, on rencontre des articles
des chapitres de livres relatifs à la place de la notion chez chacun des
uteurs considérés, ou encore dans les documents épigraphiques et
apyrologiques. En même temps, le nombre des témoignages interdit de
s considérer tous. Il interdit même de faire une place à chaque auteur.
a première partie suivait une piste d'après des traces trop rares : la
conde tente de dessiner des perspectives en élaguant dans une végé-
tion trop touffue. Le problème est alors de savoir choisir. Il est aussi
e voir si la considération d'une longue série chronologique ne jette
as parfois un jour nouveau sur certains des problèmes d'interprétation,
onsidérés jusqu'ici à propos de chaque auteur isolément.
(l) Ce travail est actuellement poursuivi par Mil• F. Bardot, agrégée des Lettres.
(2) Ces études portent surtout sur la notion de philantrôpia et sont particulière-
ent nombreuses en ce qui concerne Plutarque, l'entourage de l'empereur Julien et
monarchie byzantine. On les trouvera mentionnées en leur place.
(3) Sur la philanlhrf>pia ; S. Lorenz, De Progressu Nolionis I philanlhropia •, In.
iss. Leipzig, 1914 (60 pages), S. Tromp de Ruiler, De vocis quae est qnÀcxv8pc,m(cx
gniflcatione atque usu, Mnemosyne, 59 (1932), 271-306, R. Le Déant, • Philan-
rOpia • dans la littérature grecque jusqu'au Nouveau Testament (Tite, III, 4),
élanges E. Tisserant, 1964, I, p. 255-294.
10 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
Parmi les choix et les rejets, il en est deux qui sont particulièrement
contestables et doivent être au moins signalés.
Tout d'abord, on a ici écarté les témoignages latins, ou plutôt on ne
les a mentionnés qu'en passant et comme point de comparaison. Pourtant,
il vient un moment où entre le latin et le grec se fait un échange perpétuel.
Des historiens grecs ou romains racontent les mêmes faits. Des traités
grecs ou romains exaltent les mêmes vertus. On a cependant pensé que
la notion même de <cpensée grecque >>excluait de franchir les limites de la
langue : autrement, jusqu'où ne serait-on pas allé?
D'autre part, même à l'intérieur du cadre grec, on a, de façon plus
arbitraire encore, renoncé à considérer les auteurs païens postérieurs à•
Plutarque : s'ils ont été mentionnés, c'est, ici encore, en passant et
comme point de comparaison. L'étude, certes, serait à faire. Mais notre
propos était ici de décrire une progression ; et il a paru légitime d'arrêter
l'évocation lorsque cette progression atteint un niveau qui ne pouvait
guère être dépassé : c'est ce qui se passe avec Plutarque, pour le double
domaine de la politique et de la morale. Sans compter que plus on allait
et plus il devenait difficile d'isoler une pensée grecque soumise à des
influences sans cesse multipliées, et inévitablement chargée d'imitations,
de redites et d'artifices.
Toujours est-il que ces divers choix, justifiés ou non, ont présidé à ln. :
composition de l'ouvrage.
On a essayé de le rendre lisible pour des lecteurs qui ne seraient pas ,
hellénistes. Sans doute y a-t-il des discussions de sens et de traduction
qui leur paraîtront oiseuses ; mais nous ne pouvions les omettre : un des
intérêts d'une étude de notion n'est-il pas de permettre, par la compa-
raison, de préciser ou de rectifier la signification même des textes?
Pourtant, ce qui vient d'être dit du rôle de la douceur dans la pensée
morale et politique permettait d'espérer que les spécialistes ne seraient
pas les seuls à pouvoir tirer profit de la lecture du livre.
Ce double souci se retrouve dans la présentation matérielle du texte,
et le procédé employé ici a doublement besoin d'excuse.
Normalement, les mots grecs correspondant aux termes essentiels ont
été transcrits en caractères français. Comme ils reviennent de façon
constante et qu'ils donnent aux citations une valeur beaucoup plus
précise\ il eût été à la fois coûteux et lassant de les écrire chaque fois
en grec. On a même admis qu'un lecteur ne sachant pas le grec finirait
par discerner sans embarras le sens d'expressions comme «la praolès •>,
«la philanthrôpia •>,etc. En revanche, les citations proprement dites ou
les mots moins souvent employés ont été laissés en caractères grecs,
afin d'éviter la laideur et l'obscurité des transcriptions.
Un problème se posait d'ailleurs pour la graphie du mot principal
désignant la douceur : faut-il écrire 1tp~oç, ou bien 1tp~oç avec un iota.
(1) Nous avons en général indiqué entre parenthèses le mot grec employé dans lo
texte cité. Il peut arriver que ce mot, s'il est transcrit au lieu d'être écrit en grec, ne
soit pas donné dans sa forme grammaticale exacte (pour son cas, en particulier) ;
il s'agit là d'un souci de clarté et d'élégance formelle, qui a paru sans inconvénient
seul le choix du mot est en etlet intéressant.
1 INTHODUCTION 11
~
uscrit? La seconde orthographe est nettement la plus répandue, du
oins dans les manuscrits 1 • D'après l'avis de Pierre Chantraine, elle
est probablement pas la meilleure ou la plus ancienne. Quoi qu'il en
,oit, il a paru quelque peu ridicule de respecter ici l'usage de chaque
auteur ou de chaque éditeur. Pour simplifier, il fallait unifier. Il a paru
P.lus.facile et aussi plus en_ accord a~ec la vra_isemblance historique
il'umfier dans le sens de 1tpcxoc;,sans 10ta souscrit, et surtout d'écrire,
ln transcription, praos. Cela ne veut pas dire que nous suivrions cette
orthographe en d'autres circonstances, ni que nous la jugeons toujours
\'raisemblable. - En vertu du même principe, nous n'avons pas signalé
les cas où étaient employées les formes 1tpocOc;et 7tpYjOc;
ou bien 1tpotOTI)c;,
ainsi que les formes correspondantes du verbe et des composés.
Quant aux traductions, afin de ne pas sembler solliciter les textes,
nous les avons empruntées, de façon systématique, à la Collection des
Universités de France, quand les éditions existaient. Quand elles
n'existaient pas encore, nous avons donné une traduction personnelle2.
Lorsque nous avons procédé autrement, l'auteur de la traduction citée
1 été mentionné en note.
(l) cr., pour le premier, Iliade, XX, 467; pour le second, Iliade, XXIV, 772 et
.-11ssée XI, 203.
(2) Cf. d'ailleurs, à ce sujet, la juste critique faite d'Adkins dans L. Pearson,
Ptpular Ethics in Ancient Greece, Stanford Univ. Press, 1962, pp. 60-61.
(3) Étude parue dans les Cahiers du Sud en 1941 et 1947, et reprise en tête de
.. source grecque, Gallimard, 1953.
(4) Op. cil., p. 37-38.
14 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) On peut d'abord mentionner G. H. Macurdy, The Quality of Mercy, The genll,r
Virtues in Greek Literature, Yale Univ. Press, 1940. Les parties relatives à Homèr~
sont les meilleures ; voir ainsi, p. 3, le passage montrant comment Homère a humanii,1i
les données de la légende ancienne, en y introduisant des éléments plus doux, , tl1~
love of friend for friend, of husband for wire, love for child, and mercy shown h
enemies •· - L'étude de Walter Burkert (Zum altgriechischen Mitleidsbegri,r,
Erlangen, 1955, 156 p.) est, en dépit du titre, limitée à Homère et à la pitié. C'est
une étude d'une grande rigueur intellectuelle; elle marque avec précision que l'élémet1t
de douceur a toujours coexisté avec les notions aristocratiques du courage et de la
lutte; la pitié, justement, les corrige. L'auteur relève d'ailleurs les cas où les ph11
grands interprètes d'Homère ont reconnu l'humaine pitié dont sont pénétrés les poèm"
homériques (voir en particulier p. 68 et n. 4).
(2) Ainsi Iliade, IX, 113; X, 288; XI, 137.
(3) Ainsi IV, 256; XII, 267.
..
JJOMERE 15
n~,01111nissa11ce do tels devoirs adoucit de façon singulière les relations
t~i,trc les llot11111es
.. Le roi 1\lkinoos arrête ainsi les cl1anls qui attristent
1
son llôLe : • L l1ôte et le suppliant ne sont-ils pas des frères, pour peu
qu,e l 1?n ~o~serve a~ cœur qu~lqu~ ~agesse~?i 1 . De plus, s'il est vrai que
l'l1osp1tal1tc appartient à la vie c1v1le, ses effets retentissent sur toutes
les relations hu111aines. Les liens d,hospitalité sont l1éréditaires et
i111pliquent des égards réciproques. Jusqu'en plein combat, ils imposent
le respect des personnes - co1n1ne lorsque Dio1nède déclare à Glaucos :
«.:\insi je suis ton hôte au cœur de }'Argolide, et tu es le mien en Lycie,
le jour où j'irai jusqu'en ce pays. Évitons dès lors tous les deux la
javeline l,un de l'autre,. même au milieu de la presse. J'ai bien d'autres
hom1nes à tuer par1ni les Troyens ou leurs illustres alliés ... Et tu as bien
d'autres Achéens à abattre, si tu le peux. Troquons plutôt nos armes
. .
afin que tous sachent 1c1 que nous nous flattons d'être des hôtes hérédi-
'
taires» (Iliade, VI, 224-231). De tels liens, constamment rappelés, au
sein de l'épopée, montrent assez que les héros ntusent point sans limite
ni sans discernement de la violence.
Dans le même esprit, on ne peut pas non plus ne pas être frappé par
l'importance que donne l'épopée aux per~.!?-~nagesféminins, à la tendresse,
à ur,t_afl)ill~Les scènes où interviennent Àndromaqué, Hélène, Hécube,
soïit à cet égard révélatrices 2 • Et mêine lorsque ces affections ne sont
point directement l'objet du récit, elles sont du moins évoquées en
contre-point, trahissant au passage la pitié du poète et slin1ulant celle
de son public. Lorsqu'un héros meurt, il n'est pas rare que l'on ait ainsi
un bref rappel des afîections qu il ne reLrouvera pas. Si bien que les
1
héros homériques ont en quelque sorte deux faces. Hector n'est pas
seulement le défenseur de Troie : il est aussi l'époux d'J\ndron1aque,
le père q1..f'attendrit son jeune fils, l'homme pour lequel ttne farr1ille
entière suit des yeux le combat, pleine d'anxiété et d •espoir.
Ce qui est vrai de l' l liade l'est, naturellement, pl us encore de l' Qt;l.yssée.
Là, cJest la maisonnée entière qui intervient, avec tout le déroulement
de la vie domestique, la présence des serviteurs fidèles, et jusqu'au cJ1ien
du logis. Les complots et les châtiments se détachent donc sur une toile
de fond où règne la douceur ..
Sans doute d ailleurs est-ce un des grands secrets de t•art d'Ho1nère
1
(1) Odyssée, YI 11, 546 : civ~t x«a1.yv~'t'ou. Le vers fait peut-être partie d'une addi ..
lion postérieure; mais il ne fait que commenter une idée présente d~ns tout le contexte.
(2) 11n'est pas jusqu'aux captives qui ne soient traitées avec politesse ou tendresse:
cr.ci ..dessous, p. 20.
16 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
l' lliade se termine par un double deuil : jeux funèbres en l'honneur <l
Patrocle, désolation à Troie. Et elle se termine surtout par un apaisemcl\t
puisque le vieux Priam, tout seul, s'en vient auprès d'Achille lui demande
le corps de son fils, et qu'Achille, le bouillant Achille, cède à cette prihe
Lui dont la colère donne au poème son élan et son unité, voici q11'i
accepte, au plus fort de sa peine, de se laisser fléchir par ce supplia_l\
qu'il sent assisté par les dieux. Il fait laver le corps d'Hector, il reçoi
Pria_m à sa table, lui offre l'hospitalité pour la nuit; et il suspend l
bataille assez longtemps pour que le vieux roi puisse ramener son fil
à Troie. Les héros homériques les plus emportés sont donc toujou.-
capables de compassion : cette humanité et cette compassion ont mê1l1,
ici le dernier mot.
(1) G. H. Macurdy, op. cit., p. 27. On lit dans le même ouvrage quel' Iliade commcn~
déjà par la condamnation d'un acte d'hybris envers un prêtre et c'est vrai; met
on ne saurait parler à ce sujet de douceur.
(2) Cette élude est en cours : elle doit faire l'objet de la thèse de troisième cyct
de Mil• F. Bardot.
· (3) Il s'applique au mode d'action d'une drogue : on a -1\mttcpiipµootttdans l' I/iade
IV, 218, XI, 515 et 830 (cf. XXIII, 281): cet emploi se retrouvera dans Solon, I, 60 ~
et aura son équivalent dans Eschyle (Prométhée, 482, avec cbté:crµœ-rœ),dans Sophoct~
(Philoclèle, 698, avec <pUÀÀ01ç)ou dans Hérodote (III, 130, 3).
HOMÈRE 17
oute paternelle devient un mérite que l'on se plaît à signaler et qui
'exerce en faveur de tous les sujets. De leur nombre est Ulysse. Mais
eut-être est-ce parce que l'on est dans l'Odyssée, où le poète a tout
oisir d'évoquer ce que fut son règne au temps de la paix? Ne le croyons
1>as : déjà dans l' lliade, cette qualité d'Ulysse n'est pas ignorée.
Jigamemnon ne déclare-t-il pas qu'il s'entendra toujours avec lui? II
tn est sùr, car le cœur d'Ulysse <meconnaît que des pensers débonnaires>>
(IV, 361 : ~moc 81jve:oco!8e:). Ainsi est posé avec netteté un thème qui
1era souvent repris dans l'Odyssée. Là, combien de personnages regrettent
le règne plein de sollicitude qui fut celui d'Ulysse! <<Je n'ai pas seulement
perdu mon noble père>>, dit Télémaque à II, 47, << votre roi de jadis, qui
t'tOCTYJP 3' &ç ~moç -1je:v.
Et Mentor s'indigne: se souvient-on d'Ulysse,<< chez
ceux qu'il gouvernait, et pour qui 7tOCTIJp 8' &ç ~moç -1je:v?>>(II, 234).
Athéna répète la même formule à V, 12. Et Eumée se plaint qu'il ne
retrouvera jamais un maître aussi èpios (XIV, 139). La description
qu'il fait de ce maître est chaleureuse, affectueuse : << Car c'est Ulysse
absent qui me manque le plus>>... <<Entre tous il m'aimait; j'avais
place en son cœur ; il a beau être loin, il n'a toujours qu'un nom pour
moi : c'est le grand frère>>('1)0e:î:ov).
Aussi Ulysse (qui ne s'est point encore
fait reconnaître) félicite-t-il Eumée d'être tombé dans la maison de cet
homme« si doux>> (XV, 490 : èpiou) : le mot est même détaché, en début
clevers, avant une ponctuation. C'est le mot qui résume tout.
Cette douceur, caractéristique de la royauté patriarcale, s'étend
d'ailleurs à d'autres relations humaines. Les vrais héros la font rayonner
llutour ù'eux, puisque Priam était pour Hélène 1toc-djp3' &ç ~moç octe:(,
1l que, si ses beaux-frères ou leurs sœurs ne l'étaient pas, Hector savait
his retenir, par sa douceur et ses mots apaisants (lliade, XXIV, 772 :
cm'î ocyocvoqipocrUV7J xocl.O'OLÇIX)'OCVOLÇ
hée:crm).
En réponse, ceux qui sont traités avec douceur leur sont dévoués. Le
vieil Eumée est dévoué pour ses maîtres ; et Homère dit qu'il a des
,ensers ~moc (Odyssée, XIII, 405; XV, 39; 557). Déjà s'annonce ainsi
l n réciprocité qu'entraîne la douceur, et qui deviendra un des arguments
par lesquels on la recommandera à l'époque classique.
Ces emplois sont donc révélateurs. Ils expriment un certain idéal
1olitique et humain. Et le mot continuera à traduire le même idéal chez
1f\S écrivains postérieurs jusqu'à la fin du ve siècle. Hésiode ne l'évoque
1111s à propos des hommes : il dit seulement que Nérée était << loyal et
cloux >>et qu'il ne connaissait que des pensées «justes et douces >> 1
. Mais
un retrouve les rois humains avec Hérodote : montrant que Cambyse
~tait un despote, mais Cyrus un père pour ses sujets, il dit du premier
11u'il était dur envers eux, du second qu'il était èpios (III, 89, 3). De
111êmeMykérinos, chez les Égyptiens, était èpios pour son peuple, allant
jusqu'à donner de son bien pour consoler ceux qu'irritaient ses sanctions;
11ussiles Égyptiens le louaient-ils plus qu'un autre (Il, 129). Même
Périandre, au début, était <<plus doux>> que son père (V, 92, ~' 1). Et
(1) Théogonie, 235-236. Les deux autres emplois d'Hésiode sont peu intéressants;
Voir tou lefois, pour Léto, page 39, note 1.
18 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
Hérodote signale volont.iers que les rois ou les chefs répondent ((avec
douceur>> au lieu de s'irriter 1 •
Si la tragédie se contente surtout des emplois traduisant les rapports
familiaux 2 , on retrouve dans la littérature de la même époque un'
souvenir de cette douceur qui fait régner l'harmonie au sein de la collec--
tivité : il concerne les emplois du mot èpios dans l'œuvre de Thucydide.
En effet, si l'un est appliqué au traitement plus doux que Nicias attend
des dieux 3 , les deux autres emplois s'appliquent à la vie de la cité
mais, par un trait bien caractéristique, ils concernent toujours le
rapports régnant ou devant régner à l'intérieur du groupe, ou de la:
famille, que constitue Athènes. Périclès veut ramener les Athéniens
; et, en 411, a fore
irrités à plus de douceur (II, 59, 3: 1tpoç-c-à"Y)1tt6)-c-e:pov)
d'efforts et de promesses, on obtient que le peuple, d'abord exaspér
par la lutte contre les Quatre Cents, devienne «plus doux>> et songe un
peu plus au salut de la cité dans son ensemble (VIII, 93, 3). Aristophane
lui aussi emploie le même mot pour qualifier l'attitude qu'il attend des
Athéniens en général ; mais, comme Thucydide, il semble en réserver,
l'application aux rapports entre citoyens, puisqu'il ajoute : <<Ainsi nous·.
serons des agneaux les uns envers les autres, et avec nos alliés bien plus.
4
traitables>> (Paix, 934-936 : 1tpix6-c-e:po~)
•
Après quoi le mot disparaît pratiquement dans la langue classique.
On en retrouve bien trois exemples chez Démosthène (dont un qui
qualifie précisément la douceur que doivent montrer entre eux les
Athéniens, dans le Contre Timocrale, 193), trois chez Platon et deux
chez Aristote, appliqués le plus souvent au domaine médical ou animalli.
Mais le mot ne figure plus ni chez Lysias, ni chez Xénophon, ni chez
Isocrate, ni chez Eschine. Il ne figurera même plus chez cet avocat de la
clémence qu'est Polybe. On peut penser que cette disparition tient en
partie au fait que cette conception toute patriarcale de la douceur n'avait
plus place dans la cité de type nouveau qui s'était alors instituée. Le
mot devait rester lié à l'affectueuse solidarité régnant dans les clans du:
passé. Il devait pourtant reparaître - mais dans une Grèce qui n'était 1
plus régie par les relations civiques et où revenaient au premier plan les
(4) Le sens de ~moc;;semble plus étendu dans l'autre emploi qu'en fait Aristophane,
lorsque Bdélycléon demande que son père soit • doux • pour les gens ( Gu~pes, 879 :
ijmov -.oîc;;&v8pC:mou;) ; mais il est clair par le contexte qu'il s'agit de son rôle de juge,
qui l'apparente aux rois.
(6) Encore peut-on relever que dans !'Histoire des animaux d'Aristote (619 b 24)
il est dit que l'orfraie qu'elle est ijmoc;;xc,.1-.d: -.éxvcx èx-rpÉ<pe~
xcd -rcx-.oü &e:-roü: il
est permis de penser que les deux remarques sont étroitement liées, et que l'animal
agit là, pour reprendre la formule homérique : 1tcxrl)p&c;;-fjmoc;;.
HOMÈRE 19
Ce sens précis qui était celui du mot chez Homère peut, au reste,
11 ,cpliquer que, s'il voulait évoquer une attitude générale de douceur ou
ilo bienveillance, celui-ci ait eu recours à d'autres mots - comme &.ycxv6c;
( 16 exemples, sans compter les composés), et µetÀLXoc; ou µe:LÀLX,Loc;
(rnspectivement, 4 et 27 exemples).
Ces mots caractérisent souvent la douceur dans les paroles ou celle
ilPs offrandes propitiatoires - ce qui semble en liaison étroite avec les
••ms originels. Pour &.yocv6c;, on l'a quatre fois pour des paroles 2 , et
!,rois fois pour des offrandes. Les vingt-sept exemples de µe:LÀL)'.LOÇ se
,111 pportent tous à des paroles (au contraire, dans l'Iliade, µe:(Àtxoc; ne
•'omploie que pour des personnes).
Mais cette douceur des manières part, évidemment, d'un tempérament
~l(ulet bienveillant. De fait, il est, dans l' lliade, un héros, qui n'est point
8
1111roi, ni un chef, et dont on rappelle toujours la douceur: c'est Patrocle •
lligne pendant du bouillant Achille, il a pour lui la courtoisie et l'affabilité.
l,o caractère d'Achille n'est pas, d'ailleurs, sans le heurter, puisqu'il
rllproche à celui-ci, au chant XVI, de nourrir une colère trop cruelle et
tl'ôlre sans pitié pour les souffrances des Achéens : <<Cœur sans pitié
(YY)Àe:éc;),non, je le vois, tu n'as pas eu pour père Pélée, le bon meneur
t
11 , chars, ni pour mère Thétis; c'est le mer aux flots pers qui t'a donné
ln jour, ce sont des rocs abrupts, puisque ton âme est si féroce>> (35 :
•miv~c;)4. Aussi, quand Patrocle mourra, ce sera un concert de regrets
iur sa grande douceur. Ménélas s'écrie ainsi : <<Rappelez-vous bien à
unlle heure la bonté du pauvre Patrocle : il savait être doux pour tous,
IJUtmd il vivait>> (671). Le mot désignant la «bonté» de Patrocle est
lvc(Yj,qui correspond à l'adjectif èv11~c; ; et cet adjectif ~'applique au
1111'me Patrocle à XVII, 204, XXIII, 252 et 648. Quant au mot signifiant
Ces deux séries d'exemples et ces deux héros, qui, chaque fois, leu
servent de prototypes suffisent à démontrer la présence de la douceu
au sein même de la guerre homérique. Mais on peut aller plus loin : o
constate en effet que cette douceur n'est pas seulement évoquée à propo
de tel ou tel personnage, mais prônée et défendue pour elle-même, alor
que l'excès de combativité est franchement blâmé.
Si Patrocle s'en prend à la dureté d'Achille, il faut en effet rappele
qu'Achille lui-même s'était plaint, en termes similaires, de la durd '
d' Agamemnon, ce roi <<intraitable>> (Iliade, I, 340 : cx7t1Jvéoc;), donL 1 ',
colère devait coûter si cher aux Achéens. Et, dans l'Odyssée, la doue
patience de Télémaque s'oppose à la violence des prétendants. D'Antinoos,
Télémaque dit : « Tu sais qu' Antinoos est toujours querelleur, et ~e
excitent tous les autres» (XVII, 394-395). À..
aigres propos (:x,OCÀe1toî:crw)
Eurymaque, Ulysse dit de même : «Tu n'es qu'insolence en ton cœu
sans pitié>> (XVIII, 381 · CX7t1Jv1Jc;).
Mais surtout - et c'est là le trait le plus important - on voit d<\j~
affieurer une argumentation sous-jacente en faveur de la douceur. Celte
argumentation consiste à dire, comme on en a eu le témoignage a. "
passage, que la douceur attire la sympathie, la fidélité, le dévouement,:
de ceux qui en sont l'objet. '
On a vu que cette réciprocité naturelle existait entre Ulysse et Eumée
entre Patrocle et Briséis. Les protestations de Mentor-Athéna en fav,~u
d'Ulysse ne font que s'indigner, auprès des hommes puis des dieux, qu
cet heureux effet ne soit pas plus général; elles en font presque une
affaire de justice. Car, par deux fois, on lit : <1 À quoi sert d'être ~age,
accommodant et doux lorsqu'on tient le sceptre, et de n'avoir jamais,
Quoi qu'il en soit, l'ensemble des témoignages montre bien que l'
douceur était une vertu dont Homère n'ignorait nullement le pri
- qu'il s'agisse de l'Iliade ou de l'Odyssée, des héros ou de ceux qui le
entourent.
Avant que ne craque la société homérique, de telles valeurs n'étaien
donc nullement méconnues. Et c'est sans doute ce qui distingue l'épopé
homérique de bien d'autres épopées guerrières.
Seulement il se trouve que cette société a craqué. Les mots donL s
servait Homère pour évoquer ces vertus sont assez vite sortis de l
langue. Les épisodes même de l'épopée, traités par les. auteurs post
rieurs, en particulier tragiques, se sont chargés de cruauté. Le bo
Ulysse est souvent devenu un fourbe ou bien un pleutre. Au lieu que l
corps d'Hector soit traîné autour des murailles, Sophocle n'hésite pas
faire traîner Hector tout vivant (Aja,x, 1031). Les suicides, les meurtre
les vengeances ont pris le pas sur tout le reste. Et les tourments qu
accompagnent la chute de la ville ont acquis un relief plus grand que le
exploits dont cette chute se trouve être l'aboutissement.
Pourtant ces malheurs mêmes étaient, dans la tragédie, destinés
exciter l'indignation et la pitié. C'est donc que peu à peu on avait
nouveau appris à connaître le prix de la douceur. Cette réinvention de l
douceur fera l'objet des chapitres suivants, qui devront aussi cherche
à préciser quelles formes a pu prendre cette douceur nouvelle, adapté
à une vie autre, dans un monde renouvelé.
PREMIÈRE PARTIE
A LA DÉCOUVERTE DE LA DOUCEUR :
L'ESSOR DES MOTS AU ye SIÈCLE AVANT J.-C.
CHAPITRE I
La vie durant ce que l'on appelle le Moyen Age grec dut être dure et
,iolente. La société archaïque, où bientôt se firent jour les difficultés
t,onomiques et les troubles sociaux, n'offrit sans doute pas plus de
place à la douceur. La douceur raffinée de l'époque homérique n'est
plus, la douceur délibérée des temps à venir n'est point encore érigée en
,aleur. Époque de guerres civiles et de jalousies, où des hommes libres
devenaient esclaves pour dettes 1 , puis où la richesse s'affranchissait
peu à peu de la noblesse, l'époque archaïque s'ouvre pour nous avec les
plaintes d'Hésiode, et avec l'apologue de l'épervier qui saisit le rossignol
Il, l'emporte en triomphant : <c Misérable, pourquoi cries-tu? Tu appar-
llens à bien plus fort que toi. Tu iras où je te mènerai, pour beau
ehanteur que tu sois, et de toi, à mon gré, je ferai mon repas ou te
rtmdrai la liberté. Bien fou qui résiste à plus fort que soi ... >> ( Travau:c,
107 sqq.).
Contre ce monde cruel les Grecs ont dressé un idéal d'ordre : c'était
c11luide la justice. II assurait un premier rempart contre la violence et la
force. De plus, il convient de constater qu'ils ont tiré de cette idée de
Justice, en tous les temps de leur histoire, toutes les possibilités qu'elle
l1dssait de faire place à l'indulgence et à la modération. Cela est vrai
dus deux justices, justice divine et justice humaine .
4
.
4
(l) Solon mit fin à la contrainte par corps au début du v1• siècle.
(2) The Justice of Zeus, Sather Class. Lectures, 41, Un. of Cal. Press, 1971, 230 pageE.
26 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Voir par exemple le textes réunis par R. Labat et d'autres dans Religions d
Proche-Orient, Paris, 1970.
PRINCIPES D'HUMANITÉ 27
2
28 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
C'est le crime dont s'est rendu coupable Agamemnon, et qui contrib
à expliquer le désastre dont il est victime. Clytemnestre l'annonce dé
par sa feinte prière : << Mais qu'un désir coupable ne s'abatte pas d'abo
sur nos guerriers ; qu'ils ne se livrent pas, vaincus par l'amour du gai_
à de sacrilèges pillages. Ils ont encore à revenir sans dommage à leu
foyers ... >> (Agamemnon, 341-343). Sur quoi, le messager annonce fièr
ment qu'Agamemnon a détruit Troie, et que Zeus l'a aidé pour <1déLrui
les autels et les temples des dieux, anéantir la race entière du pays
(527-528). Le roi porte donc bien ce titre redoutable d'être un<<destrude ·
de villes >> (783, cf. 475).
L'horreur de cette faute attribuée à Agamemnon semble bien ôtr
pour Eschyle, un souvenir des guerres médiques, pour lesquelles l'inc,~nd~
des sanctuaires joua, aux yeux des gens du temps, un rôle prépondéran
L'incendie de Sardes, involontairement allumé selon Hérodote, ava
entraîné la destruction du sanctuaire d'une grande déesse locale. Or, d,
l'historien, <1c'est cet incendie que les Perses alléguèrent par la sui
pour brûler en revanche les sanctuaires des pays grecs >> (V, 102;.
fait est que ces incendies se multiplièrent (VI, 19, 3; VI, 96, 1 ; V
101, 3; VIII, 33) ; mais celui qui devait rester le scandale de tous l
temps fut celui d'Athènes. Et Eschyle n'a pas manqué d'en fair,i u _
sacrilège impardonnable, dont le désastre subi par Xerxès consLitu
l'expiation : <<Eux qui, venus sur la terre grecque, n'hésitaient point
dépouiller les statues des dieux, à incendier les temples ; eux par q '
des autels ont été détruits, des images divines pêle-mêle, la tête en ba ·
renversées de leurs socles. Aussi, criminels, ils subissent des peines ég-ale
à leurs crimes ... >> (Perses, 809-814) 1 • '
Pendant la guerre du Péloponnèse, encore, l'occupation par les
Athéniens du sanctuaire de Délion (qu'ils ne détruisirent pas) fut tenue'
pour une faute grave dont ils durent s'excuser; et Thucydide crut d1voi ·,.;
reproduire cette discussion (IV, 90, 1 ; 97, 2-4)2 • 1
Sans doute ce trait concernait-il peu la douceur des mœurs entre les'
hommes. Mais il se trouve que cette protection divine s'étendait a l,ous
ceux qui avaient cherché refuge dans ces sanctuaires. Coupable, Ç>U
innocents, ennemis ou parents, quiconque était devenu suppliant du
dieu était du coup devenu sacré. 1
Nous entendons surtout parler de cette règle à propos des infraclior.a.s
qui eurent lieu. Mais les efforts faits pour la tourner, ou l'émol,ion l
soulevée par ces infractions, suffisent à mesurer le poids de l'intcrdi t.
Tels qui avaient fait sortir les suppliants du sanctuaire par une prom~sse 1
mensongère devenaient, ainsi que leurs familles, des sacrilèges célbres I
3
dans l'histoire (c'est la fameuse souillure des Alcméonides ). D'aut,res
1
(1) C'est aussi chez Hérodote une raison de confiance pour les Grecs; les Athé~ie:in.s
le disent à VIII, 143 : • Confiants dans l'assistance des dieux et des héros dont, 1a ris 1
aucun respect, il a incendié les demeures et les statues, nous marcherons contr, l. 1L1.Ï
et le repousserons •· 1
(2) C'est cependant le seul domaine où la guerre du Péloponnèse ne correspt~d.e
pas à une aggravation des sacrilèges.
(3) Cf. Thucydide I, 126, li. Un sacrilège analogue est accompli par Cléom'.!>Iie,
dans Hérodote VI, 78: mais Cléomène finit maudit et frappé de folie. I
PRINCIPES D'HUMANITÉ 29
11uilaissèrent mourir le roi de Sparte en guettant sa mort depuis le toit
1 u sanctuaire devenaient également des maudits, dont la cité devait se
1IM1arrasser1 • Et nombre de tragédies commencent par enfermer un
1ouverain dans l'obligation de secourir des suppliants, installés auprès
,l'un autel. S'il ne le fait pas, c'est la souillure, et le refus de l'aide divine
(11omme disent les suppliantes d'Eschyle, au vers 362 : <<à qui respecte
1111mppliantva la prospérité>>). A plus forte raison est-il criminel d'arracher
11" suppliant de l'autel par des paroles trompeuses, comme fait Ménélas
1lnns Andromaque. La tragédie confirme abondamment les données des
hh1Loriens.
Cette disposition s'étendait à tous les suppliants, quel que fût le
1lnnger impliqué ; et aucun problème ne se posait à cet égard. Hérodote
1•11pporteainsi l'hésitation des gens de Kymè, à qui les Perses réclamaient
ln Lydien Pactyès, venu chez eux en suppliant. Ils consultèrent l'oracle,
'l"i leur dit de le livrer. Ne pouvant y croire, un des envoyés se mit à
1 clloger tous les petits oiseaux nichés autour du temple. La voix de
l'oracle protesta : <<Tu arraches de mon temple mes suppliants ! >>:
l',mvoyé répondit que c'était justement la conduite que lui conseillait
l'orncle à propos de Pactyès. <<Oui, je l'ordonne>>, répliqua le dieu,
• nlin que, pour prix de votre impiété, vous périssiez plus vite ; ainsi ne
vl,•ndrcz-vous plus à l'avenir demander à l'oracle s'il convient de livrer
111•11 suppliants ! >>(Hérodote, I, 159)2 •
1)ans la guerre du Péloponnèse, au moment où les passions opposaient
I••~ citoyens entre eux au sein des cités, on vit cette règle violée de façon
~l'lulante. Et le sobre Thucydide signale cette abomination : <<Le père
l1111ilson fils, les suppliants étaient arrachés des sanctuaires ou tués sur
11111cc, certains même emmurés dans le sanctuaire de Dionysos>> (III,
Ml, !J) : c'est même à la mention de ce forfait qu'il accroche sa grande
111111'.ussion sur les atrocités des guerres civiles. Le texte commence en
flllt. par ces mots : <<Tel fut en effet le degré de cruauté qu'atteignit la
••111rrecivile ... >>.Le scandale soulevé mesure bien la force que gardait
1l1111H les consciences cet interdit sacré entre tous.
!)'autres personnes bénéficiaient de la même protection et de la même
h11111unité.C'était le cas, d'abord, des hérauts, personnages sacrés, dotés
1l'11Uributs rituels. Ils étaient, dit l'Iliade, <<chéris de Zeus» (VIII, 517 :
ful q>tÀm)3 • Toute atteinte à un héraut était donc un sacrilège. Hérodote
1•11pporteles suites qu'eut un tel crime, commis par Sparte contre deux
h1lrnuts de Xerxès : deux hérauts de Sparte furent envoyés au roi pour
1111picr leur mort; mais Xerxès les épargna : « Ils avaient, eux, violé
lt••lois reconnues par tous les hommes en faisant périr des hérauts : il
111• forait pas, lui, ce qu'il leur reprochait» (VII, 136). Cela n'empêcha pas
lt•• dieux de punir eux-mêmes les fils de ces hommes. Les instruments
1h•,·ette vengeance commirent donc une nouvelle infraction, puisque des
( 1) L'infraction mentionnée ici par Hérodote est rapportée par Thucydide II, 6
2-4. Les ambassadeurs étaient d'ailleurs moins sacrés que les hérauts (sur la distinclio
cf. Démosthène, Ambassade, 163).
(2) L'immolation de douze Troyens aux funérailles d'Hector (reprise dans l' Énlid
XI, 81) demeurera toujours une exception; et le poète a un mot de commenlair
où ce caractère cruel apparaît : Kocxix8è qipecrl µ~8e-ro ipyoc (XXIII, 176). Ce rite e
à rapprocher des sacrifices humains, qui occupent une grande place dans le myth'
et par suite dans la tragédie, mais étaient déjà fort exceptionnels à l'époque hérolq
et disparurent ensuite totalement. En revanche, l'asservissement des personnes Ha
une coutume admise à la guerre; et, même au v• siècle, seule l'extension d'une tell
mesure à toute la population paraissait scandaleuse. Autrement, c'était un des droi
de la guerre.
(3) La question de savoir s'il y avait eu un serment explicite ne vise, de toute évi
dence, qu'une circonstance aggravante. Sur ces questions, cf. P. Ducrey, Le traiteme
des prisonniers de guerre dans la Grèce antique (des origines à la conqutte romaine
Paris, 1968.
PRINCIPES D'HUMANITÉ 31
e les lois non écrites, inébranlables des dieux>> (Antigone, 454). Cette
obligation supposait un arrêt après chaque bataille, une trêve. Et les
Incidents de Délion, puis des Arginuses, prouvent assez combien une
l,nlle obligation était encore sentie comme impérieuse en pleine guerre
duPéloponnèse. À plus forte raison était-il interdit d'outrager le corps des
111orts.Et une très belle anecdote illustre ce sentiment dans Hérodote IX,
78-79. Il raconte qu'après la victoire de Platée, un Éginète suggéra à
Pausanias de traiter le corps de Mardonios comme celui-ci l'avait fait
pour Léonidas, dont il avait cloué la tête à un pieu. C'eût été là, selon ce
pnrsonnage, une juste mesure de rétorsion (niv oµOLYJV cxrtotttouç -
,s·nµwp-fiae:ou). Mais Pausanias refusa avec indignation cette proposition,
,ugée par Hérodote lui-même <<des plus impies >>.Léonidas, expliqua-t-il,
lvait été vengé par la victoire ; et nulle vengeance ne saurait passer
r,rle biais d'une impiété : << Une telle conduite convient à des barbares
,1utôt qu'à des Grecs; et à eux-mêmes nous en faisons reproche >> 1•
Les divers actes de cruauté, les divers sacrilèges que l'on voit
11.ccumuler en certaines époques ne doivent donc pas nous tromper.
, ne nous sont rapportés que précisément parce qu'ils représentaient
IM
1xception, et le scandale. En face, il faut ranger ces principes, ces
1t11tesde noblesse, ces marques de tolérance ou d'humanité. Et il faut se
flppeler que, contre les excès et les manquements à ces interdits, les
Ornesn'ont jamais cessé de protester. Les textes de Platon, de Polybe,
·• Diodore, redisant tout ce que l'on ne devrait pas faire en temps de
irre, et définissant un véritable droit à respecter au sein des guerres
(1) Xerxès lui-même sut cependant montrer les mêmes qualités, en se refusant
1p,,rcer une vengeance qui eût entraîné un sacrilège (cf. ci-dessus, p. 29).
jl) Voir Platon, République, 469 b sqq.; Polybe, II, 58 et V, Il ; Diodore, XXX,
11·1.D'autres œuvres seraient à citer, sans compter les œuvres perdues; celle de
lltn~trios de Phalère a pu jouer un rôle dans le développement de ces idées.
32 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
II
Le règne des lois dans les cités était en soi destiné à éviter la violcnc
ou les abus et à faire régner entre les citoyens une vie civilisée. Ce fu
même une des grandes fiertés grecques que d'avoir su fonder un te
ordre. Au v 8 et au rve siècle avant J .-C., les textes abon<len ·
dans lesquels le fait d'avoir ainsi renoncé à la vie sauvage (6~ptw3w.
~'Yjv)est présenté comme le triomphe même de l'humanité 1 ; et l'cxis'
tence de lois écrites était une garantie du droit de tous 2 • '
En fait, cette vie selon la loi ne retient pas que la douceur : elle ne;
fonctionne que parce que chacun s'en remet à la cité d'assurer le bon,
ordre et de sévir contre les coupables : ceci semble exclure l'indulgence ;
et l'on peut penser que la loi garantit contre la violence sans pour autan.-€
instaurer la douceur.
Pourtant il est de fait qu'à. toutes les époques la justice grecque - o-u
du moins la justice athénienne, la seule que nous connaissions - laiss
aux coupables une certaine marge de liberté et, quand elle les condamna.,
ne fut jamais cruelle. Fondée sur la défense de la cité, elle songeait plus à.
préserver l'intégrité de celle-ci qu'à poursuivre le crime à tout pri:K.,
Tout d'abord, respectant sur ce point l'existence de l'ancien <lroi.
familial, la justice de la cité ne se chargeait de faire mettre en accusalio :o;
(1) Cf. Isocrate, Nicoclès, 5-9 = Échange, 253-257, cité ci-dessous, p. 105, <'L les
autres textes cités dans notre étude sur• Thucydide et l'idée de progrès•, Annali del~a
Scuola norm. di Pisa (Lett., Stor., Phil.) 1966, p. 143-191.
(2) Cf. sur ce point notre étude sur la Loi dans la pensée grecque, des origi11es 12
Aristote, Paris, Les Belles-Lettres, 1971, principalement aux pages 9-25 et 139-15 !5·
PRINCIPES D'HUMANITÉ 33
,1110
les crimes la concernant : personne ne pouvait rien tenter contre un
,111mrtrier, si la victime avait pardonné avant de mourir1, ou si les
p11rents refusaient d'aller en justice. On pouvait donc laisser quitte un
l't111pable,passer l'éponge; et cet acquittement privé était officiellement
,11hnis.De fait. le pardon ainsi accordé était l'ocŒecrn;,dont le nom évoque
111 respect d'autrui ; et, si les gens qui comparaissaient devant l'Aréopage
11111r une accusation de meurtre prenaient place contre la <<pierre de
1'outrage >>,l'accusateur, lui,2 prenait place contre la pierre <<du refus de
1111rdon>>,Je ÀWoc;&voc~3docc; • Le bras de la juslice n'entrait pas en mouve-
111nntde façon inévitable.
l)ans les procès eux-mêmes, mille garanties étaient prévues contre la
l'fll'ruption des juges ou le manque d'information. Chaque accusé était
11111.,mdu, et même deux fois. Enfin, par une tradition généreuse, dont les
l~'1,rnénides d'Eschyle nous offrent le prototype, l'égalité des voix
•ll(nifiait l'acquittement.
Ile plus, après son premier plaidoyer, l'accusé pouvait prévenir sa
1•011clamnation, en décidant de s'exiler et d'abandonner ses biens.
1,'11hsence presque complète d'emprisonnement préventif avant les
pt•ucès correspond au même principe : on pouvait sans difficulté fuir
11v1111t une condamnation; on pouvait aussi quitter la ville si l'on ne
\·oulait pas payer une amende trop importante. L'appartenance à la
,,ll,1\était la condition même d'une vie collective et protégée, mais les
1111l1,t1mces de la cité se doublaient d'une indulgence qui en était la contre-
p11rl.ie: Je coupable, s'il renonçait à la cité, ne l'intéressait plus et
~11h11ppaità sa vindicte 3 • La justice n'agissait pas au-delà des murs.
l•:nfin les peines reflétaient Je même esprit : l'exil était une des plus
1111loutables,et, avec lui, l'alimie, ou perte des droits civiques et politiques.
IC11revanche, l'emprisonnement n'était appliqué aux citoyens que dans
1111•
4
,·.as très Iimités • Cela se comprend, puisqu'il s'agissait moins de sévir
'I"" de rejeter le citoyen indésirable.
Il y avait donc, dans les mœurs et le droit grec, un certain nombre
1l'lmhitudes, qui rendaient moins implacable le cours de la justice, et
,1111 traduisaient une indulgence naturelle à ce peuple, même quand il
1111 •'en réclamait pas.
l.11structure même des plaidoyers constitue à cet égard un témoignage
,~v~lateur. Car, à côté des arguments de justice, il y avait toujours, de
h1~011 ouverte et avouée, des développements faisant appel à deux senti-
11111111.schez les juges. L'un était la reconnaissance pour les services que
1'11111'.usé avait pu rendre à la cité; l'autre était la pitié. L'accusé la
,h11111mdait; il faisait comparaître, pour l'obtenir, sa famille éplorée, ses
( 1) Chez Euripide, ce refus de la série criminelle repose moins sur une réflexion
flhtllve à la justice que sur la simple lassitude (Oreste, 507-511).
(i) La justice athénienne a pu, en certains cas, tirer de la considération des cir-
.. llRlances un motif de sévérité; ainsi Antiphon prétend (IV,~. 2) que« les agresseurs
ll•rllent de subir non pas la pareille mais plus et pis• (cf. Dover, Greek popular
/111tr11lity,p. 184). Mais il s'agit de cas exceptionnels, et d'ailleurs évoqués comme
111llmitcs.
(:1) L'importance de la part de Protagoras a été discutée, mais il paraît fort difficile
·• <1roircqu'elle soit entièrement fictive. Au reste, elle correspond bien au genre des
p,ohlèmcs qui occupaient Protagoras (et dont on a vu un exemple ci-dessus) et au rôle
'Il" Jouait dans sa pensée la notion d'un intérêt bien calculé (Théltète, 167 b-c).
36 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
Myou)
dénuée de raison : celui qui a souci de punir intelligemment (µe:'t"oc
ne frappe pas à cause du passé - car ce qui est fait est fait - mais en
prévision de l'avenir, afin que ni les coupables ni les témoins de se,
punition ne soient tentés de recommencer>> (Protagoras, 324 a-b). Et il
fait dire à Socrate lui-même, à propos des châtiments dans l'autre
monde : <c Or la destinée de tout être que l'on châtie, si le châtiment
est correctement infligé (op0&ç) consiste ou bien à devenir meilleur et à
tirer parti de sa peine, ou bien à servir d'exemple aux autres, pour que
ceux-ci, par crainte de la peine qu'ils lui voient subir, s'améliorent
eux-mêmes>> (Gorgias, 525 a-b) 1 .
Cette réflexion nous écarte assurément des pratiques mêmes du droit,
Cependant elle illustre à merveille le sens dans lequel évoluait ce droit,
et l'orientation que prenait la pensée grecque sur la justice. Dans la
mesure où la violence de la vengeance tendait de plus en plus à s'elTacer
devant le souci du bien de chacun et de son éducation, une telle justice
ouvrait la place à une certaine douceur, et en reflétait au moins le goût.
(1) cr. de même 478 a: • N'est-ce pas en vue d'une certaine justice que l'on punit,
quand on punit avec raison (6p0wç) '/ •, et 478 d : • La justice ainsi rendue, en effet,
oblige à devenir plus sage et plus juste, et elle est comme la médecine de la méchan-
ceté,. cr. encore République, 380 b, et Lois, 862 e.
CHAPITRE II
I. Praos
Pour praos, les premiers exemples attestés sont ceux du verbe, qui
signifie <<apaiser» (apaiser la houle, les animaux, les manifestations
de violence). On le rencontre P.n ~e, sens deux fois chez Hésiode ( Théogonie,
254 ; Travaux, 797) et une fois chez Solon (3 D, 37). On rencontre aussi
dans le lyrisme des composés ; et Pindare applique à Eileithuia l'adjectif
: elle sait, en effet, procéder à l'accouchement en douceur,
1tpotÔ!J.l)TLV
sans brutalité.
Ces premiers emplois attestés fournissent une indication sur le caractère
général que conservera toujours la praolès : c'est une douceur des manières,
qui s'oppose à toutes les manifestations violentes. Et la fréquence du
verbe correspond à ce sens : la praotès doit être rétablie chaque fois
qu'un excès de violence risque de se faire jour. Dans !'Hymne homérique
à Hermès, 1, Apollon, jusque-là irrité, se laisse ainsi apaiser par le son de
la lyre qu'Hermès lui donnera (417 : peiot µ&,: È:1tp~üvev).Dans les Perses
d'Eschyle, Xerxès cherche à calmer son attelage où règne l'agitation
( 190), et Darius conseille à A tossa de calmer le désespoir de son fils par
des paroles affectueuses (837 : &.,,XotÙ-rov&Ùrppovwc:; cru1tpocüvovÀoyoLc:;).
Dans Hérodote, on voit un homme affecter la colère, distribuant les
injures, puis, sous l'effet de bonnes paroles, feindre <<de s'apaiser et de
laisser là sa colère >> ( II, 121, a : 1tp'l)Ôveo-0otL
... xoct {m(e:a-0otL
tjc:; ôpy~c:;).
Inversement, Amasis étant au comble de la colère, Laodice proteste de
son innocence sans parvenir à l'apaiser (II, 181: oùaèv è:y[ve:-ro 1tp1JÔ-re:poc:;).
La praolès est donc le contra.ire de la colère ; et elle le restera. Dans
un article de la revue Maia (1959, p. 17-22), P. Chantraine a commenté
son sens, relevant divers exemples classiques où le mot s'oppose soit à la
sauvagerie soit à l'emportement 2 • L'apparition de l'adjectif et du
{1 nltentif •l : si l'a- est privatif, prayu- serait. plus indiqué (on rapprocherait alors cc
111ul,signifiant « distrait, négligent•, de l'absence de réactions vives de la part du
11r,10s).Mais ce rapport de sens est terriblement lâche.
(1) On retrouve, semble-t-il, le mot appliqué à une divinité dans une inscription
1h•Lébadée, du m• siècle après J.-C., qui parle d'une offrande à 'Ap-réµtcrL11 Ilpot[É:]ottc;
Il s'agit d'/. G. VII, 3101. Pour la douceur des dieux on a aussi le texte
j1tt11t'pot(ottc;).
11'llésiode sur Léto ( Théogonie, 406) : elle est µdÀLJ(O\I&:d 1 µe:lÀLJ(O\I È~ &:px-ïjc;,
d:yot11C::.-
,111-ro11l:v-roc; 'OMµ7t'ou, 1 ~7\'LO\I&:110pw7t'OLO'L )((XL à:0ot111X-rOLO'L
6e:oÎO'L.- Pour leur
11hllanthrôpia, cf. ci-dessous p. 45.
(2) Cf. Jamblique, Vie de Pythagore, 196 sqq. (DK••, p. 471, 3); voir encore
•11henkl,dans les Wiener Studien de 1886, p. 84, où une formulation manifestement
l"rdive emploie le substantif : mxt8Eu-rtxèç &116pùl7t'OÇ 6é:Àw11d'>lotL&crxe:L1t'p1X6'r"l)-ra:.
11laudrait aussi mentionner le conseil attribué à l'oracle de Delphes : oµ(À&L1t'p&wç.
(3) Stobée IV, 7, 24 (W. H. p. 255, 2).
40 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
Ces << paroles affables>> (1tpoti'iv... ootpov) nous font découvrir, après la
mansuétude du souverain, l'esprit de réionciliation. Ces deux aspects
de la praotès joueront leur rôle dans la réflexion politique à venir.
On peut ajouter que le souvenir de la colère ou de la violence à laquelle
s'oppose la qualité de celui qui est praos reste sans doute assez présent :
il se marque dans le fait que les premières attestations de l'adjectif, qui
commencent à se multiplier au ve siècle, nous le présentent souvent au
comparatif. Il s'agit de <<s'adoucir>>, de devenir << plus doux>>. Ainsi
Eschyle et Sophocle n'emploient encore que le verbe (deux attestations
pour le premier et une pour le second). Hérodote, Aristophane et Euripide
emploient aussi l'adjectif : le premier en a un exemple au comparatif,
le second deux au comparatif et un au positif, le troisième un au positif.
(1) L'autre a trait à Bellérophon domptant et apprivoisant Pégase (01. XIII, 85).
Il faudrait joindre à ces exemples une quatrième attestation, le fragment 216 b 4,
où on lit : o 6' è,i;pcxü\le:,
sans avoir le contexte.
(2) Ou plutôt, selon nous, • père admirable» pour les étrangers. Cf. ci-dessous,
p. 127.
(3) Déjà auparavant, Jason s'était montré aimable, et cette amabilité avait porté
ses fruits : il avait usé, selon la formule homérique, de µe:tÀt)(loun À6yotç.
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR 41
millors, le mot surgit un peu partout. II est employé chez Démocrite.
Il est employé dans les écrits hippocratiques 1 •
Enfin on voit apparaître, à la même époque, le premier exemple sûr
1111 substantif. Bien qu'il ne soit guère spécialiste d'un monde de douceur,
1•'m1t chez l'homme au style, de tous, le plus abstrait que l'on rencontre
1111ur la première fois le terme : Thucydide parle, en effet, à IV, 108, 3,
,ln la praolès de Brasidas à l'égard des peuples qui se détachaient
1l'Athènes; et il insiste sur les sympathies que cette attitude valait au
1ti\néral lacédémonien 2 •
Désormais, la famille, au complet, allait se répandre dans le vocabulaire
irrl!c. Qu'il suffise de rappeler, en regard de ces séries d'une ou deux
uU,cstations, les chiffres que comporte le tableau pour le ive siècle et qui
,tonnent : 15 exemples pour Xénophon, 31 pour Isocrate, 25 pour
lh\mosthène, 59 pour Platon, 28 pour Aristote. La famille de praos s'est
,lune dès lors imposée à la sensibilité grecque.
Le vocabulaire des inscriptions ne semble pas refléter cet essor. Ce
1lhmcc s'explique sans doute en partie par le sens même du mot. Il ne
111111vait guère pénétrer les inscriptions que par le biais d'éloges officiels.
1Ir, dans une démocratie, ou même dans une oligarchie, il eût suggéré
111wrelation de supérieur à inférieur qui eût été déplacée. Il ne pouvait
1lo11c,dans ce cas, concerner que les relations privées ; et tel n'était pas
111 domaine auquel s'intéressaient les textes gravés de l'époque classique.
Il,,fail, le mot ne pénétrera vraiment le vocabulaire des inscriptions
111wtrès tard : comme l'écrit M. Louis Robert, <<Sa grande époque est
ln Bas Empire, où il foisonne »3 • Toutefois les inscriptions nous livrent
un témoignage indirect de la vogue prise par la notion, puisque l'on
l.rouve le mot Praos employé comme nom propre à Athènes au rv8 siècle,
,,1,11uc divers noms de personnes avaient été formés sur ce radical : le
t'f11•ueil de Bechtel en relève six, dontl'un, IlpcxOxcx,est attesté à Tanagra
11~11le ve siècle •4
II. Philanlhrôpos
Les attestations de ces mots sont cependant trop rares pour rendre
,,umpte à elles seules de la montée de ces tendances nouvelles. Cette
111ontéese traduit par d'autres naissances, ou d'autres évolutions séman-
ll'lues, qui renforcent et confirment l'extension de cette première famille.
La création de philanlhrôpos et de philanlhrôpia est, à cet égard une
1l11M plus originales et des plus révélatrices.
/>hilanlhrôpos est plus riche que praos et nous conduit plus loin sur
ln d1emin de la douceur. D'abord ce mot, et ceux de sa famille, ne
1lt\Mignent plus seulement un procédé extérieur et une façon d'agir, mais
1111Hentiment et une disposition générale. Ensuite ces mots n'ont plus
111111r contrepartie plus ou moins sous-entendue une violence que l'on
ils n'ont rien de négatif : ils impliquent une affection généreuse
1111111,rise;
~,. Hpontanée.
Comme on pouvait le prévoir, un mot si étranger à toute solidarité
1111groupe - qu'il s'agisse du groupe familial, amical ou national -
11'11pu apparaître dans l'éthique grecque que relativement tard. On ne
11111rait en effet négliger le fait que les obligations n'ont d'abord eu de
lurc:e qu'au sein d'un tel groupe. Même la justice, qui implique pour
111111H le principe même de l'indifférenciation affective, était parfois
1l~llnieen Grèce comme <<faire du bien à ses amis, du mal à ses ennemis >> ;
11'nML la définition offerte au début de la République de Platon (332 d,
1,r,:135 d) et on la trouve également dans le Ménon (71 e) : on peut être
~••11réqu'elle représente un tour de pensée fort répandu avant Platon.
A plus forte raison n'est-il pas rare que les textes grecs où perce l'idée de
1l1111ceur s'inscrivent dans ce monde différencié et ne réservent leur
j 1) P. Chantraine dans l'article cité plus haut relève des composés multiples, tous
1tr~•et tardifs, comme itp'l)üyéÀwç, 1tpixt'l8uµoç,1tp7JOvooç,etc.
44 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) VI, 5.
(2) La même valeur a pu s'attacher à l'adjectif qnMvwp qui désigne la génére-.ie
hospitalité à laquelle préside Apollon (Bacchylide I, 150 Snell), ou la vie • amie Qlll
hommes• que mènent les dauphins, jadis humains eux-mêmes (Pindare, fr. 236 Snet),
Mais le mot s'est spécialisé, comme il était normal, pour désigner l'amour, non ile
I'dtv6pw1toç, mais de l'a:117Jp.
(3) 15, 4. Plus loin, à 19, 17, elle est dite encore qnMv6pwn-oç xo:l n-poce:ï:oc;
mai1U
s'agit là moins de ses bienfait8 que de la facilité avec laquelle elle ouvre aux homnea
ses teclmiques : , Il suffit de regarder et d'écouter pour qu'elle nous fasse conna1rè
ses secrets ,.
(4) Le mot est repris au § 116, joint à e:Ùe:pye:crlocc;
et n-po:6nrm.
(5) li faudrait ajouter que cette attitude, amie des hommes• peut aussi apparutre
chez des vivants étrangers à l'espèce humaine - comme les dauphins signalés ci-d1!B1J8
à la note 2, ou comme les animaux apprivoisés, dont Xénophon dit qu'il sQ.t
• amis de l'homme• : chevaux dans le traité de l' Équitation, 2, 3, et chiens dans I' .J,t
de la chasse, 6, 25.
(6) Cf. d'ailleurs Pohlenz, , Furcht und Mitleid? •, Hermes, 1956, p. 57.
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR 47
111wSocrate, par cette façon d'agir, se révélait <<ami du peuple et des
hommes >> : Ôl)µo·nx.oi:;xoct cpLÀcx:v0pc.moi:;.
C)r le mot, appliqué à Socrate et pris en ce sens, devait refléter un
llrl(tm1ent répandu parmi ses élèves, et teinté d'humour: dans un dialogue
~vlclemment proche del' Apologie, à savoir l'Euihyphron, Platon fait de
111Ame dire à Socrate qu'on peut l'accuser de prodiguer sans discernement
1111premier venu tout ce qu'il a à dire, non seulement sans se faire payer,
11111is en étant prêt à payer lui-même quiconque accepterait de l'écouter
plcl). Or, le sentiment qui le pousse à cette libéralité est ici encore appelé
1 l'11mour des hommes>> : u1to <pLÀocv0pw1tloci:;.
On voit par ce rapprochement comment on pouvait user d'une
111111gération souriante et délibérée pour comparer un acte de générosité
à lu bonté divine. La philanihrôpia de Socrate sonne un peu comme
l'11ppréciation qui lui fait définir la peine que devrait lui valoir sa conduite
1111rl'entretien au Prytanée. En même temps, il faut reconnaître qu'il
11•1,bien satisfaisant pour l'esprit que nos Athéniens aient choisi pour
11r11micrreprésentant humain de la philanlhrôpia, justement Socrate,
11111 leur apportait la sagesse.
Naturellement, cela peut être l'effet d'un hasard heureux. Nous n'avons
111111tous les textes, il s'en faut! Et il est probable que d'autres occasions
1111rcntprêter à des transferts analogues, à la faveur d'une exagération
11111usée, ou d'un parallélisme d'expression, ou d'un glissement progressif.
ll11pcndant, les textes relatifs à Socrate suggèrent que l'emploi n'était
1111,~ore,à la fin du ve siècle et au début du ive, ni banal ni usuel.
Les deux autres attestations sont plus inquiétantes : elles nous mènent
non seulement hors d'Athènes, mais en Grande Grèce. '
Il y a d'abord une maxime attribuée à Pythagore par Aristoxène dti
Tarente, cité par Stobée 1 ; elle signale le devoir qu'ont les dirigeanlN
d'être non seulement savants mais généreux : où [J-6vov Èmcrtj[J-ovix~
<ÎÀÀocxocl <pLÀocv0pC:mou,;2.
L'emploi serait donc banal - et très ancien,
Et la chose n'est pas impossible. Le souci de l'union a pu amener dan8
la doctrine pythagoricienne un rappel des devoirs de solidarité humainn
qui doivent rapprocher les princes de leurs sujets. Mais il en est comrnc
du fragment de Solon discuté plus haut 3 : il n'y a pas la plus petitn
raison de supposer qu'Aristoxène de Tarente, disciple d'Aristote, aurait
exprimé la pensée prêtée à Pythagore en des termes qui soient ceux du
vieux maître; il l'a exprimée avec le vocabulaire qui était le sien, et.
dans lequel philanlhrôpos était devenu d'un emploi courant 4 •
Le problème est plus délicat pour l'autre texte à considérer, qui est
du sicilien Épicharme. Ce texte a été transmis par Plutarque 6 ; il dit
(DK B 31): <1tu n'as pas l'amour des hommes; tu as plutôt une maladie:
tu aimes donner >>6 • Ici encore, l'emploi se présente comme banal, et
Épicharme devait vivre à la fin du vie siècle ou au début du ve. L'usage
serait donc ancien.
Naturellement, le caractère paradoxal, intellectuel, délibérément
brillant du passage pourrait prêter à réflexion ; et M. Pohlenz juge'
· qu'il ne saurait avoir été écrit avant le ive siècle. Une marge de doute
existe donc - et cela d'autant plus que l'on semble avoir beaucoup
prêté à Épicharme. Déjà Athénée parle des <1Pseudepicharmeu
(XIV 648 d) ; et la pensée considérée ici peut fort bien venir du recueil
que Philochore, ainsi qu' Apollodore, attribuaient à un certain Axiopi,;los,
Tout cela n'inspire qu'à moitié confiance.
Pourtant, il est certain qu'Épicharme nous surprend souvent, et qu'il
a dû y avoir alors en Sicile un développement de la langue et des idées
tout à la fois brillant et original. Peut-être le mot philanlhrôpos avait-il
fait sa percée en ce domaine, avant de la faire à Athènes. Ce ne serait
pas le seul cas où la Grèce occidentale ait ainsi montré la voie.
Quoi qu'il en soit, il est bien clair qu'à partir du ive siècle, il devient
naturel à Athènes de trouver la philanlhrôpia chez des hommes, et de
leur en faire une vertu.
(1) DK 10 58 (45) D 4 (I, 469, 28). Pythagore était, bien entendu, de Samos; mail
son activité eut pour cadre l'Italie du Sud.
(2) En retour, les dirigés doivent être où µ6vov m:L6-,ivlouç,&nocxod (!)LÀa.p:;(O\ITïtÇ,
le premier mot est tardif, le second est un hapax. '
(3) Cf. ci-dessus, p. 40.
(4) Sur cette tradition en général, cf. Mewaldt, De Arislox. Pythag. Sententiii
Berlin, 1904. Sur les raisons de doute, cf. également ci-dessus, note 2. '
(5) Publicola, 15, où Épicharme est nommé, et De Garrulitate, 510, sans nom
d'auteur.
(6) On peut rapprocher pour le sens B 29 : où ÀÉyeLv-ruy' è:cmt 8eLv6ç, &),),à
myéiv &:MvixToç.
(7) Hermes, 1956, p. 57, n. 2.
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR 49
Les mots de cette famille sont encore employés, semble-t-il, avec une
v11leur assez forte et emphatique. Sans doute est-ce une des raisons
1111pliquant qu'on les trouve souvent combinés avec d'autres, qui en
r11cililent l'emploi.
Cette combinaison peut être celle de synonymes. Aim;i Démosthène,
,hms le seul Sur la Couronne parle d'obtenir njc:; 1t0tp' ùµwv e:ùvo(atc:;
14alq>LÀocv8pwn(occ:; (5), ou bien de garder njc:; ,rcxpà. TOU-r<ùvt TLfL-'rjc;
xcx!
,,>.œv6p<ù7ttotc:; (209, et, dans les mêmes termes, 316), ou encore d'être
1111-mërne<<accueillant, humain, secourable à qui est dans le besoin»
(1/,id.268 : XOLVOÇ xoc1cpLÀcx.v0pwrtoc;
xat! ,réxcn-rote;ae:oµÉVOLÇ È1t0tpx&v); il
11'"1(it tout simplement dans ce dernier exemple - comme la suite le
1
prckisc - d'aide financière et de libéralité • Parfois aussi l'emploi du
111otsemble facilité par le rapprochement étymologique. Ainsi chez le
1111111Isocrate, Athènes se conduit où µ.6vov 8e:ocpLÀwç à.Mocxix! cpLÀOtV-
r,,,hm.ic; (Panégyrique, 29), et un bon roi, de même, administre l'État
fllO!pLÀwç xot! q>LÀocv8pw1twc:; (Évaqoras, 43) ; un chef doit savoir être
,,>.«v6p<ù1tov... x0t! cpLÀ61roÀLv (A Nicoclès, 15) et finalement on dit
111rtoutd'Alexandre qu'il est cpLÀcxv6pw1toc:; .•• xatt <pLÀOC&fivotLoc;
xatt q>LÀ6aocpoc:;
1 l,111.l,re
V, 2). Au total, sur 12 emplois du mot, Isocrate n'en a qu'un où
11,mit isolé ; et, sur 72 emplois, Démosthène n'en a que 22 où il le soit.
1:u trait aide à saisir la valeur encore neuve que gardait le mot. Mais
""• quelques exemples, pris parmi des emplois très nombreux, prouvent
,rn•~i que la vertu était désormais reconnue et largement prônée 2 •
,\11 reste, cette fois, les mots de la famille ne tardent pas à pénétrer
h••inscriptions 3 : on les y trouve à partir du ive siècle.
Comme la praolès, mais plus facilement qu'elle, cette vertu peut
••1111pliquerau domaine politique. La philanthrôpia peut et doit marquer
l'•U,itude des citoyens envers la collectivité et celle du peuple souverain
1•t1v1~rs ceux qu'il a à juger 4 • Les lois elles aussi doivent être animées
t••••un esprit de philanthrôpia 5 • Les souverains, à plus forte raison,
1l11lv1mL faire preuve de cette vertu envers leurs sujets 6 • Les États ont le
r ,A11v0pC:meuµa:
l~lllnHthène.
apparaissent aussi à cette époque : cptÀa:v6pùme:uoµett est déjà dans
1·11Cf. pour le premier cas : Démosthène, Midienne, 75; Couronne, ll2. Pour le
... ,,1111,i : Couronne, 5; 209; 316,
t11 Cf. Démosthène, Midienne, 57.
l Ili Cf. Isocrate, Échange, 132, A Nicoclès, 15, Évagoras, 43; Xénophon, Agésilas,
1, ~V, Cyropédie, l, 2, 1 et I, 4, 1.
50
'
LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
même devoir à l'égard des autres peuples, et surtout des peuples grecsl,,
Ces différentes formes que peut prendre la politique de la douceur seron,
examinées en leur lieu.
Mais, comme pour praos, le mot devient une qualité que l'on montre
dans la vie de tous les jours, qui régit heureusement les rapporta
humains, et se retrouve dans toutes les mesures bonnes ou salutaires•,
Isocrate réclame des thèmes de discours qui soient «élevés et beaux,
qui servent l'humanité et touchent l'intérêt général» (Échange, 276),
Démosthène rappelle qu'il est lui-même «accueillant, humain, secourable
à qui est dans le besoin >>(Couronne, 268). Les Athéniens accueillent un
nouvel homme politique en<<gens honnêtes et bienveillants>> (Ambassada,
xcd tpLÀcx.v6pw1twv).
99 : X.PlJO''C'WV Un personnage qui est «maître de lui ei
modéré >>envers tous se concilie les juges en montrant «tant de modé•
ration et de bonté>> (Leptine, 128 : p.é't'ptovxoà (f)LMv8pc.mov)3. Le moi
s'allie à tous ceux qui décrivent les vertus de sociabilité, et fait désormai1
partie de l'idéal de l'honnête homme.
Il y est si bien entré qu'il était destiné à s'user rapidement, par
l'influence même de cette diffusion. Déjà, dans les textes de Démosthène,
un trait de caractère ou un discours philanthrôpos peuvent être simple-
ment «aimable » ou « agréable >>.Il en est ainsi des discours ou des propos
agréables que l'on trouve dans I' Ambassade, 95 et 220, ou dans le Contre
Aristocrate, 165. Certains passages font même à cet égard difficulté,
comme ce qui est dit des propos que Philippe fait tenir à ses séides et.
dans lesquels n'apparaissent que les meilleures intentions : s'agiL-il de
générosité, ou bien de banales flatteries ? 4 Le texte de l' Ambassade, 315,
qui en parle, emploie une expression déjà manifestement passe-partout :
Toctpr.Àœv6p<ù1tot)..éyovTocc;.De fait, rien n'est dangereux comme de se
laisser prendre à ces dehors aimables, s'ils ne visent qu'à tromper. Cela
est vrai surtout dans le domaine international ; et Démosthène ne
manque pas de dénoncer les prétentions hypocrites de Philippe à la
philanlhrôpia (Couronne, 231) ou de montrer comment rien n'a pu le
détourner lui-même du droit chemin, ni occasion, ni bonnes paroles, ni
promesses ... : les bonnes paroles sont ici «la philanthrôpia des paroles •
( Couronne, 298).
La philanthrôpia peut donc s'enfermer dans de vaines paroles. Elle
(1) Cf. chez Isocrate, pour Athènes, Panégyrique, 29, et, pour Philippe, Philippe,
114 et 116.
(2) Diogène Laërce (à propos de Platon) distingue trois formes de la philanlhrôpia:
la promptitude à saluer les gens, le fait de secourir les malheureux, l'hospitalité; et il
dit qu'elle se traduit enfin dans la sociabilité (III, 98).
(3) Cf. Dover, Greek Popular Morality, p. 202, où l'on trouvera divers exemples de
Démosthène, Eschine et Ménandre, dans lesquels philanlhrôpos est voisin de sôphrlln et
souvent combiné avec lui.
(4) G. Mathieu traduit : des discours • pleins d'humanité•; la vieille traduction
Auger traduisait : • des paroles flatteuses•· L'usure du mot ressort clairement du
rapprochement entre ces deux traductions extrêmes. Dans Eschine, Ambassade, 39,
le mot désigne des paroles aimables, mais présentées par un homme qui y attache du
prix. Dans un fragment cynique cité par Stobée (VIII, 20), la lâcheté s'adressait à
Héracl/>~ avec une indulgence philanlhrôpos, lui disant par exemple : • Ton bouclier
te gênt '/ jette-le 1.•• • Une telle philanthrôpia prend donc une valeur plus que suspecte.
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR 51
11nut aussi se réduire à des gestes de pure forme. C'est ce qui arrive pour
11nKphilanlhrôpa, ou bons procédés, qui dès la seconde partie du ive siècle,
1•ommencent à désigner un ensemble de mesures plus ou moins codifiées
lllr la tradition diplomatique. Les inscriptions reflètent cette évolution.
l ln peu avant le milieu du ive siècle avant J .-C., une inscription d'Éleusis
loue un personnage pour son zèle, sa vie bien réglée et sa façon de se
i•umporter philanlhrôpôs avec les gens de son dème 1 . Mais, dès 340, on
1•1111contrel'expression, bientôt stéréotypée, 't'OC cpLÀcxv0pwmx.2.
Il s'agit
ilt'lKormais, dans ces inscriptions, et bientôt dans Polybe, puis à l'époque
1•omaine, des égards en usage dans le monde diplomatique, où même
,l'avantages reconnus par des traités et des décrets - des avantages
•l'•i sont, par conséquent, des droits 3 •
L'usure est donc considérable. De fait, le mot finira, en grec moderne,
1mr désigner un simple pourboire. On demande la <ccharité >>: en retour,
1ln même que l'on accorde une <caumône >>,c_e signe bien appauvri de
l'nncienne pitié (ÈÀe'Y)µoo-6v'l))4,
on accorde aussi cet autre don bien modeste,
•fiairappelle, de plus loin encore, l'ancien <camour des hommes>>. Cette
IIMUre même est à la mesure de la soudaine et irrépressible extension
•!'•'avaient connue le mot, et, avant le mot, la notion.
À cet essor admirable, il faut toutefois apporter dès maintenant un
lt\l(er correctif : il porte en germe tous les problèmes que ne pouvait
111nnquer de susciter plus tard cette douceur. Il faut en effet rappeler
•!'•'elle ne pouvait se développer qu'en marge de la justice. Un texte
1•11ractéristiquede la Cyropédie précise ainsi que tous les biens des vaincus
uppartiennent de droit aux vainqueurs : la philanlhrôpia sera de leur en
lni11ser une partie, ce qui constitue un domaine d'action bien étroit.
l'lus nettement encore, à l'intérieur de la cité, et là où existe un vrai
1lroit, la philanlhrôpia ne joue que lorsque la loi a parlé et dans le cadre
110liberté laissé par le droit. Elle ne saurait prévaloir contre la justice.
Mieux, elle suppose, selon l'esprit de la justice, la réciprocité. Démosthène
l'nllirme hautement dans la Midienne, 185 : si un citoyen est lui-même
1111 homme modéré, humain, charitable (ou, plus exactement : philan-
1/lt'IJpos et prenant en pitié beaucoup de gens), alors <cil est juste qu'il
rm,;oive de tout le monde la même contribution s'il est en difficulté avec
ln justice>>; mais, si un citoyen est <cun impudent, qui fait affront à tous,
( 1) Sylloge•, 1094. De même, pour une époque un peu plus tardive, Sylloge•, 438
~, :168.
(2) Sylloge•, 457 et 537, ainsi que toute la suite des inscriptions groupées par
lil. Lorenz, dans l'étude citée ci-dessus. De même Polybe II, 60, 6; IV, 26, 8; V, 66, 2;
!\, 38, 3; XII, 5, 3; XII, 11, 5, etc.
(:1) Sur cc rôle des philanthrôpa, cf. M. Th. Lenger, , La notion de bienfait
'l'LÀcxv8pw1tov) royal dans les ordonnances des rois lagides ,, Mélanges Arangio Ruiz,
l 111,:1,
,,,w
p. 483-499, et les articles cités ci-dessous, à la note 2, p. 223. - L'usure se remar-
également pour le verbe, qui signifie, dès le 111• siècle, • être aimable•• • être
11hllgcant • : A. Pelletier cite par exemple les papyrus Cairo Zenon 59.428, 1. 14 et
T1•ht.,31, 21 (• La philanthrôpia de tous les jours chez les écrivains juifs hellénisés••
M~langes Marcel Simon, 1978, aux pages 45 et 46).
(~) Le mot ÈÀE'l)f.lOmlVIJ,signifiant •pitié•, apparaît pour la première fois chez
1:11lllmaque (alors qu'èi.e:~µwv est homérique). Il désigne déjà une aumône dans les
li•~1es bibliques.
52 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
qui considère les uns comme des gueux, les autres comme des bouCN
émissaires, et le reste comme des moins que rien >>, alors il est juste qutt
cet homme-là reçoive le même apport que celui qu'il avait fourni aux
autres >>1 . La douceur, la bonté, ne consistent donc jamais à << lendr11
l'autre joue,>; et, si elles ont gagné en Grèce une place considérable, leur
domaine reste limité et leur application soumise au principe d'èquittl.
La douceur s'épanouit aux côtés de la justice, en une sorte d'alliance :
jamais, avant le christianisme, elle ne rompra avec celle-ci.
Cette réserve apparaîtra encore plus importante quand il s'agira dn
termes plus étroitement liés au domaine de la justice, comme l'épieikeia
et la suggnômè. Gagnées sur le terrain de la justice - ce qui esl déjà
caractéristique - ces vertus y établiront solidement leur empire, maiM
sans jamais s'affranchir de sa suzeraineté.
(1) Cf. de même Contre Aristocrate, 131, Contre Aristogiton I, 86 : ces lexles sonl
examinés ci-dessous, p. 118 sqq.
CHAPITRE III
sentiment, épieikès porte avant tout sur une conduite, reconnue par 11
société.
Dans Homère, on voit, une seule fois mais très nettement, cornmenL
le mot allait revêtir cette valeur nouvelle et comment il allait se glisser
dans le sillage de la justice. C'est précisément au chant XXIII de l'Iliade,
dont il vient d'être question ; et c'est à propos de la course de chars, qui
se trouve poser divers problèmes de juste rétribution. Dans cette course,
en effet, Diomède arrive nettement premier, et il aura le prix. Derrièl'I
lui viennent Antiloque et Ménélas, Mérion, et enfin Eumélos, qui est l1
dernier. Mais on sait pourquoi Eumélos est le dernier : il était en tête;
et Athéna est venue briser le joug de son atteïage : il est tombé! C'e1L
à peine si les assistants peuvent croire qu'il n'est plus en tête. DevanL
cette situation, Achille <ca pitié>> (534 : <j)x-re:Lpe:).
Il décide de lui donner
le second prix - bien qu'il soit arrivé le dernier : <<Le meilleur vient l1
dernier, menant ses chevaux aux sabots massifs. Allons ! donnons lui
un prix, wç tme:txéç - le second ! >>
Cette attribution du second prix semblait à Achille <1séante >>1,parce
qu'elle corrigeait la stricte justice, au nom de la compréhension et de
l'humanité.
Comme on pouvait s'y attendre, elle appelle cependant aussitôt une
réaction, fondée sur la stricte justice. Antiloque, arrivé second, proteste :
la malchance d'Eumélos vient à ses yeux de ce que ce dernier n'a pal
invoqué les dieux (ce qui sous-entend que sa défaite est juste). Et, al
Achille ressent de la pitié, c'est là une affaire personnelle qui ne doit
pas intervenir dans l'attribution des prix. De fait, Achille accepte ce
principe, et donne à Eumélos une récompense à part, prélevée sur sea
propres biens. L'épieikeia retourne dans le domaine privé, le seul où elle
soit à sa place. Mais, à cette réserve près, on constate donc qu'elle se
traduit bien en acte et corrige avec succès ce que la stricte justice avait
de peu satisfaisant.
Encore n'est-ce pas le seul problème que pose ici le conflit latent entru
justice et bons sentiments. Et le prix que vient de récupérer Anliloquc
n'a pas fini de changer de mains. La protestation qu'il avait fait entendre
est en effet suivie d'une autre : celle de Ménélas, qu' Antiloque a devancé
par ruse, en s'arrangeant pour le gêner. Antiloque, mis en cause, cède,
pour éviter toute brouille. Triomphe des bons sentiments : il donne à
Ménélas la cavale qu'il vient de gagner. Là-dessus Ménélas, devant cc
geste, <<sent fondre son cœur, comme la rosée sur l'épi>>; il <1fait fléchir
son courroux >>.Et, sans renoncer à ses droits sur la cavale, il la rend en
présent à Antiloque : <<Tous ici, de la sorte, sauront•>, dit-il, <<que mon
cœur n'est ni arrogant ni implacable>>. Après cet échange de procédés
courtois, la distribution des prix se poursuit dans la joie générale, au
milieu des compliments réciproques.
Les arrangements amiables de ces héros homériques tiennent
évidemment aux mœurs courtoises de l'époque. Mais la tentation d'être
(1) C'est aussi la valeur que l'on trouve dans l'unique exemple d'Antiphon.
56 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE
Chacun sait que la valeur illustrée par ces divers exemples est.
exactement celle qui commandera la définition de la notion donnée par
Aristote, et que c'est dans cette perspective, très exactement, qu'il lui
fera une place dans son éthique 1 •
De fait, ces textes, où les deux notions sont ainsi rapprochées éclairenL
bien la valeur du mot ; et ils peuvent aider à comprendre divers emploiK
du même genre que l'on voit apparaître au ve siècle pour le mot épieikèt1,
sans référence à la justice.
Quand Athènes accueille et protège Œdipe, après son malheur ello
agit évidemment de façon pieuse, puisque Œdipe est un suppliant. En
ne lui manquant pas de parole, elle agit avec loyauté ; mais, dans son
remerciement, Œdipe loue, non pas deux qualités, mais trois : <<La piété,
c'est chez vous, seuls entre tous les hommes, que je l'ai rencontrée,
ainsi que -roùme:Lxè:i; et la loyauté >>(Œdipe à Colone, 1125-1127). On traduit
parfois «la justice>> (ainsi dans la C.U.F.); déjà l'anglais <<fairness•
(Jebb) est plus exact. En fait, la justice n'obligeait pas Athènes à aller
aussi loin dans la protection d'un suppliant aussi inquiétant; mais
Thésée s'est montré compréhensif et généreux. Et les raisons qu'il n
données lui-même au début révèlent assez qu'il s'agit de sa part - comme
pour !'Ulysse de l' Ajax, d'un sentiment de solidarité humaine : «Je
n'oublie pas que moi-même j'ai vécu dans l'exil, étranger, comme toi ...
Aussi n'est-il pas d'étranger pareil à toi aujourd'hui à qui je puisse
refuser assistance. Je sais trop que je suis un homme et que, pas plus
que toi, je ne dispose de demain >>(562-568). Cette attitude était plus
que juste : elle était noble (569 : ye:wocÎ:o\l); et les Athéniens s'y sont
associés, tant par leur empressement à obéir, que par la compassion
qu'exprimaient les chants du chœur.
Le même sens se retrouve, en marge d'un autre droit beaucoup plus
rude encore, qui est, en temps de guerre, le droit de la force, dont le
principe est pratiquement reconnu par tous. Mais suffit-il? Les emplois
du mot dans l'œuvre de Thucydide montrent que, là aussi, l'épieikeia
a son rôle à jouer à côté du droit du plus fort 2 •
Aussi bien constatera-t-on que, comme dans le cas de la praotès,
Thucydide est pour nous le premier auteur à faire usage du substantifs.
La lecture de son œuvre confirme donc le progrès de la notion et sa
diffusion croissante en même temps qu'elle en illustre la valeur.
Or, dans sept cas sur neuf, le mot s'applique chez lui à la politique
athénienne.
La première fois, les Athéniens la réclament comme une de leurs
qualités. Il est vrai qu'il s'agit de la période antérieure à la guerre, et
d'un plaidoyer qui n'est pas encore totalement dépourvu d'idéalisme.
Au livre I, 76, 4, ils se plaignent en effet que leur caractère épieikès ait
contribué à les faire haïr : ils agissaient, disent-ils, <<de façon plus juste
Il reste que le sens premier du mot était assez vague, et que les critères
il faisait appel ne l'étaient pas moins : c'était une tradition,
1111111uels
11)Le sens est peu caractéristique ici; il l'est moins encore à III, 9, 2, où il s'agit
•'1111motif, lui aussi, •honorable• pour leur révolte.
l"l Cette analyse éclaire par contraste la pudique hypocrisie des Thébains qui,
3
60 U. DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
des tendances approuvées par une société, une attitude de décence et t1,,
correction. Un tel point de départ n'a pu que peser sur l'évolution du
mot, en lui donnant des contours plus flous et un statut moral plm
modeste. L'épieikeia implique toujours un certain conformisme.
De fait, si l'on considère les emplois du mot avant Aristote, on
constate d'abord que celui-ci a pris des valeurs assez diverses : il désign,,,
de façon souple, les hommes ou les conduites que l'on apprécie, et qui
n'ont en commun que de s'opposer aux querelles, aux vengeances, a1u
procès, bref à tous les désordres. À la limite, on peut rappeler que l'adverh~
&1tmxwc;ne signifie plus que «passablement>>.
Cependant, du point de vue de la douceur, on ne saurait négliger q1w,
quel que soit le sens du mot, et même lorsqu'on le traduit par « just1, •
ou par «honnête >>,il conserve toujours une coloration, qui le rattachr
à un idéal de tolérance.
D'abord, il arrive que l'épieikeia désigne simplement la disposition
d'un homme attaché à la justice : c'est le cas pour Strepsiade, ou pour Ir
Démonicos d'Isocrate, dont on nous dit qu'il obéit aux lois et ne manqu11
pas à sa parole 1 • Mais, du fait même qu'il s'agit d'un trait de curactèr1•
général, apparaissant dans toute la conduite d'un homme, il est cluar
que le mot a un champ sémantique large : il implique une tendance aux
rapports pacifiques et un désir de ne pas nuire à autrui. Il veut bien dir11
<<juste >>,mais dans la mesure où ce terme s'oppose à ((violent>>.
Son sens est en réalité le même dans les passages où on peut le Lradu1r1•
par <1honnête>>, ((modéré>>, ~raisonnable>>. C'est ce que l'on trouve che1.
Démocrite pour les fragments B 252 et 291. Le premier recommande dc,
mettre un frein aux ambitions qui, si on les laissait aller, ruineraient lc,
bien de l'État. Il ne faut pas être ambitieux plus que de raison : nixpli
't'O &1tmxéc;. Le fragment condamne donc celui que ne retient aucun
souci d'autrui. Quant au fragment 291, il dit qu'un homme raisonnablr
supporte la pauvreté &me:LXÉC!)c;, c'est-à-dire, apparemment, sans excil"
d'amertume ou de révolte. Les hommes épieikeis montrent, selon le mol,
de Matthew Arnold, une attitude gentiment raisonnable : 11 a swe1,I
reasonableness >> 2•
étant entrés dans Plalée en pleine paix, avouent que cela pourrait paraître , rnanq111•1·
1tpii!;.cu).- Le term~•
un peu aux égards• (III, 66, 2 : è:3oxoiiµév ·n à:ve:me:Lxfo-re:pov
négatif &ve:me:Lx~c; est déjà attesté pour Aristophane (fr. 50 Demianczuk).
(l) Sur ce texte, voir ci-dessus, n. 4, p. 57.
(2) Mot cité par G. H. Macurdy (cf. ci-dessus, p. 14, n. !), p. 156. - Sur ct>llr•
valeur, cf. ci-dessus, p. 38, à propos de praos, et ci-dessous, p. 185.
(3) Ainsi dans Démosthène, Ambassade, 32, 223, Contre Aristogiton l, 18 et Hl\.
(4) Le vague du terme grec se montre bien dans le fait que l'on ait pu t.radulr1•
que c'était •abusif• (C.U.F.).
UN MOT QUI S'OUVRE À LA DOUCEUR 61
I• hoisson et des désordres est sûrement un homme d'épieikeia (Lysias,
l'1111rManlithéos, 111). Un homme dont les dispositions reflètent
1•,1,ieikeia s'oppose à celui qui attaque témérairement et en aveugle
(hocrate, Sur la paix, 61). Un homme dont personne ne s'est jamais
11l11lnt peut légitimement se voir attribuer l'épieikeia (Isocrate, Échange,
11\1),De même, celui que ses ennemis ne trouvent pas à faire condamner
1111111. utiliser ce fait comme une preuve de son épieikeia {Démosthène,
M/,lienne, 207 3 ). Les gens épieikeis sont parfois sacrifiés aux coquins et
-1111 sycophantes ; et Isocrate se plaint cle partager le triste sort qui est
Mlor11 le leur, lui qui <<n'a jamais eu de tort à l'égard de personne» et qui
11111~agné d'argent qu'auprès d'étrangers (Échange, 164).
l:ntte vertu tranquille s'épanouira plus tard en sagesse (épieikès et
,ub,pCùv se rencontrent souvent groupés). Et le comble de l'épieikeia
•11r• naturellement - on en a vu déjà bien des exemples - de ne pas se
tlllll(1ir, d'oublier les injures. Plutarque donnera comme un signe de
1•,,,l,ikeia d'Aristide qu'ayant subi tant de torts de la part de Thémistocle,
, Il n,~ lui montra pas de rancune>> et. ((seul ne fit et ne dit rien de mal
, 11111.r,i
lui» (Aristide, 25, 10).
~ ln même époque, l'Épieikeia aura été divinisée comme traduction
,ht 111Clémence (Plutarque, César, 57). Et cette traduction contribue
que cette divinisation à éclairer la riche carrière réservée à cette
,111111111,
11 1•111.
l.11<"itédu ive siècle n'en est pas encore à cette définition de l'épieikeia;
111MI• die est sur la voie. Et une douce maîtrise de soi figure déjà au
,11,mlirc des mérites qu'elle sait apprécier.
l 11r voie de conséquence, cette coloration se retrouve même quand le
1
..,111 1•"tpris dans sa valeur sociale. Les termes moraux, en effet, prennent
,,11v1111t un sens social : les ((bons>>opposés aux <(méchants>>, les clyoc6ot
,,1I,,~xocÀoL x&.yoc6ot opposés aux 7tOVlJPOL, en sont un trop clair exemple.
11,,11, ,le même que les aristocrates étaient ((les bons >>,de même les
1111~1•11:; aisés et respectables étaient les épieikeis, ou, comme nous
1111t111" aujourd'hui, ((les gens comme il faut>>.
l ,1,1110tépieikès, par le caractère flou qui lui est attaché, et par la
1
,1~1•11 naturelle qu'il faisait aux critères des usages reçus, était plus
,111111111'•que tout autre pour désigner ces mérites, dus à l'hérédité et à la
,1~1IIU11n, qui ne s'enseignent guère, et ne sont pas commandés par des
,.IH Hhiques, mais dont on sent spontanément le prix, en fonction
"" YIIIPursparmi lesquelles on a vécu. Plusieurs textes parlent ainsi
1111111 nature épieikès 4 et de gens épieikeis, qui définissent comme une
,1rlt11•ip sociale.
11111• il Jst bien clair que cette acception suppose que l'on ait érigé
, Y11l1•11rla tranquillité et la modération qui y sont impliquées, avant
lt111reconnaître comme le mérite d'une classe. Le plus souvent, le
•~Il"iles deux aspects - moral et social - est des plus difficiles à
11l,h traduction de la C.U.F. dit, assez joliment •la dignité que j'ai gardée,.
,1 l,M traduction par •honnête, (C.U.F.) frise ici le faux-sens.
11 l,11traduction « la preuve de mon innocence• (C.U.F.) parait très inexacte.
11 h111,rate, Aréopagitique, 47; Platon, République, 638 c.
62 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Dans la Politique, V, 1308 b, Aristote, pour désigner les groupes opposés dan•
la cité, distingue les épieikeis et la masse, les pauvres et les riches : le mot est ici pur" -
ment social. Pourtant, même là, il suppose chez l'élite des vertus dont la masse e• t.
incapable.
(2) H. Bolkestein (Wohltéitigkeit ... , p. 109, n. 4) signale ce groupement, mais en I C"
faisant remonter, de taçon semble-t-il illégitime, à Hérodote.
(3) Le premier cas se trouve dans Isocrate, Contre Callimachos, 34 (où épieikeia
même traduit dans la C.U.F. par •amabilité•). Le second se rencontre dans I••
e• 1.
Panégyrique, 63, où, une fois de plus, l'épieikeia devrait empêcher un acte de violence .
(4) Ainsi dans la lettre IV d'Isocrate, § 1.
UN MOT QUI S'OUVRE À LA DOUCEUR 63
(2) A cette rigueur de la loi, Gorgias opposait l'op66-niç des paroles: chez Platon,
'"nie la justice est 6p6~. La rectification est si précise qu'elle parait presque être inten-
llonnelle.
CHAPITRE IV
(l) Cf. encore VIII, 24, 5. Ce peut être aussi: comprendre en rapprochant les lai
(ainsi Aristophane, Cavaliers, 427). La valeur intellectuelle du mot explique de mê
le sens pris par l'expression auy-y1yc/ia)(e:w = • avoir conscience de•·
é1Xu-r<j>
(2) Aristote définit la suggndmè dans I' Éthique à Nicomaque Z 11, 1143 a 23 corn
une forme du jugement : rvc:>µ'rjla-rlv )(pLWtlj -roü 1hne:ixoiiç op&tj, op% a· 11
ciÀ7J6oüç.
(3) Ainsi dans l'édition de la C.U.F.; de même A. M. Dale. Marie Delcourt trad
très bien : • je le comprends •·
(4) cr. même édition; de même dans l'édition Érasme (P.U.F.). Ici encore, Ma
Delcourt dit : • je comprends à présent ... •·
(5) Peut-être cette notion permettrait-elle aussi de mieux interpréter les m
d'Hyllos à la fin des Trachiniennes, quand il demande la cruyyv(J)µOO"Ull'lJ pour lui
stigmatise l'&:yvwµoaull'l) des dieux; ! 'opposition n'est claire que si les deux mots o
un sens large, comme c sympathie I et • dureté 1. 'Ayvwµ.oaull'l) a d'ailleurs lui aus
très souvent, une valeur intellectuelle. Pour le sens de • dureté •, cf. Hérodote, V,
et surtout Démosthène, Sur la Couronne, 207 \OÙ l'on a tort de parler de c I'aveug
ment• de la fortune) et 252 (où le mot est joint à (3otO"Xot11lœ).
LES FAUTES EXCUSABLES 67
Mais même lorsqu'il y a une faute et qu'il s'agit de l'excuser, ce sens
Intellectuel pèse encore sur la notion grecque et en modifie la valeur ;
li lui donne un sens plus rationnel, mais aussi plus limité, qui l'empê-
ohera de s'épanouir en une vertu comparable au pardon chrétien.
Le fait se marque principalement dans ce que l'on peut appeler l'aspect
objectif de la suggnômè, c'est-à-dire dans ce qui lie l'excuse à l'analyse
cle la faute. En effet, avant d'être une disposition morale et une vertu,
ht suggnômè se présente dans les textes grecs sous une forme quasi
juridique, où se reconnaît une fois de plus l'importance qu'avait pour les
Urecs la justice, et sa tendance à primer tout le reste. Pour être ainsi
ustifiée, la suggnômè repose sur une analyse de la faute et de ses circons-
j,ances. C'est une suggnômè dont on discute, à laquelle les gens ont droit
ou n'ont pas droit, et qui fait l'objet de règles, progressivement élaborées.
D'un bout à l'autre du développement qui va d'Hérodote à Aristote,
nos règles se ramènent toujours à la même idée : seuls auront droit à la
1uggnômè, dans le droit comme dans la réflexion morale, les actes qui
111mvent être qualifiés d'involontaires ; et ils sont de deux sortes : ceux
1111cl'on commet sous l'effet de l'ignorance et ceux qui sont dus à la
nontrain te.
Cette distinction a été fort bien analysée par L. Gernet dans sa thèse
111!.ituléeRecherches sur le développement de la pensée juridique et morale
"' Grèce (Paris, 1917). Il a montré que le langage s'en faisait le témoin,
1111isquel'on disait normalement en Grèce <cêtre coupable volontai-
Nlrnent >>(ocôtxeï:véxwv), mais <<être dans l'erreur involontairement>>
('µ.ocp-rocvetv &xwv)1. Le droit, on le sait, s'y conformait également,
1111isquedeux tribunaux différents étaient chargés, l'un du meurtre
Yolontaire, l'autre du meurtre involontaire 2 • Et des textes on ne peut
!'lus précis rappellent les cas où - même dans les lois de Dracon,
11pparemment - un meurtre involontaire était excusé : <<La loi dit
IIIIKuite>>,écrit Démosthène dans le Contre Aristocrate, 55, <<que celui
11uitue, à la guerre, par méprise (ocyvo~mxç) est pur. C'est avec raison.
1'1j'ai causé la mort d'un homme en le prenant pour l'ennemi, il n'est
IIIIMjuste que je subisse une peine, mais que j'obtienne la suggnômè >>.
De fait, dès le milieu du ve siècle les orateurs se réfèrent à cette
u~1positionentre le volontaire et l'involontaire 3 - au point qu'Aristophane
11111 moque dans les Guêpes, en montrant le vieil héliaste qui s'excuse
d'ewoir voté l'acquittement : il l'a fait <<involontairement>>! (Guêpes,
IKI\J sqq. ).
Toutes les excuses invoquées par les auteurs rentrent en fait soit
~llll~ une des deux catégories signalées soit dans l'autre : autrement dit
111lc•~invoquent ou l'ignorance ou la contrainte.
Invoquer l'ignorance, c'est en particulier dire que celui dont on parle
1 ~l.r. trompé, ou qu'il a commis une erreur. Quand, dans Hérodote, le
fils de Crésus dit a ce dernier qu'il co1nprend >> les précautions prise~ à
<<
lorl à son sujet, il explique pourquoi : quelque ch~se a échappé à Crésus
(L 39, 1 : )..Êh1j0€ ae) ; de même_ q_ua~d ~er~:s demand~ qu~- l'on
(1 èomprenne i) son changement d'avis~ 11sen J?st1he pa~ le fait qu 11n'a
pas encore tout le discernement qu'il faudrait (VII, 13, 2, cf. 12, 2 :
'1!PEVWv). Tout le monde peul se _tr~mper de l~ so;t~, surtout sans
bonne infor1nation. «Pour vous qui n avez pas l exper1ence de ce que
valent les Perses, j ,étais plein d'indulgence>>( cruyyvwµYl), dit l\lardonios,
dans Hérodote IX, 58; «mais de la part d' Arlabaze ... ,), cette excuse
ne joue pas. De mêtne Tl1ésée, dans l'Hippolyte d'Euripide a été lrornpé
parce qu'il n,y avait pas de preuve ·verbale (1336). Ou encore le
Strepsiade d, Aristophane detnande : <<0 rnon cl1er Herrnès, ne sois
nullemenl en colère contre rnoi el ne va point rn'écraser : pardonne moi
(auYY"filè-':'lvtzt) si j'ai été égaré par du ·verbiage)> (NtLées, 1478); ou
encore son Trygée avoue au même Herinès: «Nous avions lort {~µcip--roµe:v).
tvlais pardonne ( o-uyî"w[J-~'lv tzE) : notre esprit étai L alors cians les cuirs n
(Paixi 668-669). Les Corcyréens de Thucydide 11e disent guère autre
cl1ose quand ils soutiennent que leur attitude politique cl ses variations
sont excusables (~uyyvwµ1J),car ils ont agi ainsi « rnoins par refîet de
mau,.,ais sentiments qu'en vertu d,un calcul fautif)> ( I, 32, 5) 1 •
Toutefois, chez Thucydide, justement, l'excuse de la contrainte est
beaucoup plus fréquente. Dans ce 1nonde de ,tiolences et <ie pressions, qui
donc agirait tout à fait librement? J\.ussi chacun va ...t-i t expliquant
qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il avait peur; ou bien il devait
obéir; ou bien on le menaçait. Dans ce cas, natureller11enl, il s'attend
à être excusé. Cléon aflirme que, si des peuples ont fait défection « parce
qu,incapables de supporter votre en1pire ou sous la contrainte de
l'enn_erni>>,.il est tout prêt à l'indulgence (Ill, 39 2 : ~uyyvwµ·l)v).
1
Bras1das declare de mêrne que les fautes com1nises par la ville de Toronè
lorsqu:elle était sous le joug athénien méritent le pardon (IV, 114, 5 :
~uyyvwµ·1v).Les 1-\thé11ienss'excusenl d'avoir utilisé le sanctuaire de
Délion à .des ~i~s1~ilitaires en _précisant qu'ils ne l'ont fait que contraints
par la necess1te .= Il: y ont, disent-ils été forcés (IV, 98, 5 : ~c.a:,ea8~L) ;
<tor toute condu~t~ tmp~sée par la guerre ou par quelque menace devait
n?rm~lement me~•~er 1 ind~~ge~ce (!;Oyyvwµ6v-n), même aux yeux _du
dieu n • De toute ev1dence, c eta1l là une façon de voir répandue~ L'Ismene
de Sophocle aflirme de m~me (dans Antigone, 65 sqq.) qu'elle rnérit~ le
pardon des morts (leur ~uyyvoLocv) parce qu'elle agit sous la contrainte
v~
(~l plus l~rd le Colllre Nétre, 83 : l;uyyvc:ir,:qvdxov t!;,a.:-:et't""l)Oév't'~- .
t )1 · e qlucSLtonde texte intèressonlc se pose pour 1à phrase suivante; elle dit
que es aute s du dieu 0 (T • · • 0u
• l " raient bien un refuge pour les fautes involontoires
'etOIT
j'
ra1en
les rails un refuge même
. .. I f
pour es aulcs volontaires ,. Les manuscrils sont divis ' · · és ·
!utoris~ruient le choix du second texte. ?\fois la phrase appartient à one
argumental1on enl1èrcmcnl r dJ. . . ... , Jon-
laire t l l l on ~e sur la d1st1nction entre le volontaire el 1 lll'1i0
acco:neplî: 11:; 11en~onll~~e ov~c : •el l'on parlail de viola lion des règles pour les crimes
audace,+ ccssl • mois non quand les circonstances vous poussaient à quelque
LES FAUTES EXCUSABLES 69
(~L~~oµ~L)1; au contraire, les maux que Philoctète s'attire volontairement
ne méritent ni excuse ni pitié (Philoctète, 1320 : mJ"(YVWµ'Yjv). Quant à
l'Hélène d'Euripide, comme elle assure avoir été enlevée de force, puis
l(nrdée à Troie contre son gré, elle estime avoir toutes les excuses
( Troyennes, 950 : m>yyvwµ'Yj,cf. 1043 : m>yy(ywc:nce).
Ces deux types d'arguments sont donc déjà clairement fixés et
lnrgement répandus au ve siècle. Ils étaient destinés à servir encore aux
11rateurs du ive siècle. Et ils servent encore de cadre à l'analyse que fait
Aristote, dans l'Élhique à Nicomaque, de l'acte involontaire (III, 1,
1109 b sqq.) 2 : il range en effet dans cette catégorie les actes accomplis
Mous la contrainte (~(qt), ou bien sans 'savoir (&yvoLotv). Par cet effort
tl'élucidation, les Athéniens de la fin du ve siècle ont donc posé avec
r,,rmeté les bases d'une justice plus clémente ; et ils ont offert à la
,louceur, au sein même du jugement le plus lucide, des possibilités
précises de se faire entendre.
Ils ont même été plus loin, en cherchant, dans la pratique, à rendre
,lus efficace cette justification par la contrainte, déjà si riche de ressources.
\ lien ne les a autant passionnés - et tous les textes le prouvent, depuis
lt•Htémoignages relatifs à Périclès jusqu'aux discours fictifs d'Antiphon -
1111cde chercher à cerner les responsabilités. Or, il est clair que, le plus
Mouvent, le but de ces réflexions était d'innocenter quelqu'un qui semblait
/1première vue l'auteur d'un acte, mais qui, à tout bien peser, n'en était
1111Hvraiment responsable. La responsabilité était renvoyée à un autre.
Ce type d'argument apparaissait fort clairement dans le dernier
11x,~mplccité, où l'Hélène d'Euripide (dans les Troyennes) se prétendait
Innocente de ses fautes. En effet, elle accusait tout le monde, sauf elle :
11,\cube, le sauveur du jeune Pâris, Ménélas, et surtout la déesse, rcspon-
111hlede tout le mal. De fait, pour mieux montrer que l'on n'a rien voulu,
1111a tout intérêt à désigner un autre coupable. Cela s'est toujours fait.
!,'indulgence d'Homère à. l'égard d'Hélène offrait déjà un premier modèle.
Mnisil semble bien que ce soit là. un art dans lequel les sophistes soient
p11Hsés maîtres et aient abondamment fait école.
1-,ous sa forme la plus simple, ce rejet de responsabilité consiste à
r1111voyerà un ordre donné par un supérieur : l'exécutant n'est pas
r11Mponsabledes ordres qu'il reçoit. C'est l'aspect que revêt surtout
l'11rgumcnt chez les historiens ; et il peut se présenter chez eux de la
l11~onla plus candide et la plus légitime, comme aussi la plus pleine de
Nnwrie. Crésus, dans Hérodote, craint les répressions qui seront exercées
1ur Sardes et tente de les éviter : la ville est, dit-il, <<innocente de ce qui
ÙHL passé précédemment et de ce qui se passe aujourd'hui. De ce qui
•'11ML passé précédemment, c'est moi qui fus l'auteur, et j'en porte la
11h11rge sur ma tête. Pour le présent, c'est Pactyès le coupable, à. qui tu
as toi-même confié Sardes; à lui d'être puni par toi. Mais pardonne aux
Lydiens ... » (1, 155, 4 : auyyvwµl]v). C'est pour la même raison que
Brasidas, dans Thucydide, excuse les gens de Toronè pour toutes les
fautes commises sous l'autorité athénienne : l'innocence est même en ce
cas si nette que l'on peut à peine parler de faute à pardonner, et en tout
cas pas d'adikia 1• Mais voici que, du coup, on assiste dans l'œuvre à un
foisonnement de formules du type « Ce sont eux les vrais responsables •
ou« Vous êtes, vous, les vrais responsables>>. Les Platéens, mis en jugeme~t
par les Lacédémoniens déclarent que les Lacédémoniens sont les vrais
responsables de leur alliance avec Athènes ( III, 55, 1 : uµei:i;;8è cx!-rLoL) ;
ils affirment aussi qu'Athènes est seule en cause pour tout ce qu'ils o~t
fait sous sa direction : <<Ceux qui suivent ne sont pas responsables, mais
seulement ceux qui les conduisent vers un but qui n'est pas le bon•
cxfoOL).Quant aux Thébains, contre qui plaident
(55, 4 : oùx. ot É1't'6µ.e:voL
les Platéens, ils répondent qu'en entrant dans Platée, ils n'ont pas mal
agi puisqu'ils ont répondu à l'appel de certains Platéens et qu'ils n'ont
fait que suivre (65, 2).
À ce rejet de responsabilité d'ordre juridique et politique s'en jo~Tlt
un autre, bien différent. En effet, quand aucune puissance humaine
ne peut être alléguée pour servir d'alibi, il reste à tout le moins la volonté
divine : c'est ce dont on a vu l'exemple avec !'Hélène des Troyennes ;
mais elle est loin de représenter un cas isolé. Ici encore, il peut s'agir d'un
sentiment religieux authentique ou bien d'une excuse un peu facile; et
l'on glisse même insensiblement d'un cas à l'autre. La Déjanire ~e
Sophocle, avant Hélène, reconnaissait déjà qu'il est insensé de vouloir
tenir tête à l'amour : <<L'amour commande aux dieux suivant son
caprice, aussi bien qu'à moi ►> (Trach., 443-444) 2 • De façon plus explicite,
!'Artémis d'Hippolyte dit à Thésée : <<Ton crime fut affreux, et pourtant
toi aussi tu peux èn obtenir pardon ( 1326 : cruyyvwµ1Ji;;)3 • C'était la volonté
de Cypris qu'il en fût ainsi ►> • L'Hélène des Troyennes est seulement
4
plus experte et plus effrontée, quand elle dit ironiquement à son époux
qu'elle a le droit, elle, d'être excusée : <<Châtie la déesse, montre toi plus
fort que Zeus, qui tient sous son pouvoir les autres divinités et est
l'esclave de celle-ci>> (948-950) ; ou encore : <<Si tu veux l'emporter sur
les dieux, ta prétention est insensée (964-965) ; ou encore : <<Cesse de
m'imputer un mal qui vient des dieux. Ne me tue pas, pardonne»
(1042-1043). À vrai dire, elle reprend là un argument trop souvent
bœl-
&:8txefo0cct,&:>..).'
(1) Cf. IV, 114, 5 : ils sont au contraire les victimes (où crqie:îc;
11orn;); le texte de la phrase est cité ci-dessus, p. 68. - C'est là un autre aspect par
où la notion de faute «excusable• se distingue de celle de faute •involontaire•· On
peut, on l'a vu, avoir de la suggnômè pour quelque chose qui n'est pas une faute;
inversement, ce qui est totalement involontaire ne laisse plus de place à cette suggntJrn~.
C'est ce qui explique que, dans l'antilogie entre Platéens et Thébains, si riche cri juetl-
flcations et rejets de responsabilité, le mot n'intervienne pas une seule fois.
(2) Or Lichas a dit peu auparavant qu'Iole (dont il s'agit ici) avait droit à quelque
indulgence (328: cruyyvwµ-1]11). Sur l'évolution nuancée qui sépare ce texte des suivants,
cf. notre article • L'excuse de l'invincible amour•• dans les mélanges Kamerbeek
(Miscellanea Tragica, 1976, pp. 309-321).
(3) Ceci était présenté de façon artificieuse et rhétorique par la nourrice à 443 sqq.
(4) Sur l'excuse de l'ignorance qui se joint à celle-ci, cf. ci-dessus, p. 68.
LES FAUTES EXCUSABLES 71
nmployé à l'époque, puisque Aristophane s'en moque dans les Nuées;
lo raisonnement injuste conseille en effet au jeune homme de ne s'inquiéter
ile rien : «Es-tu surpris en adultère, tu répondras au mari que tu n'as
rien fait de mal. Puis rejette la faute sur Zeus : celui-là aussi, diras-tu,
nst vaincu par l'amour. Et comment toi, pauvre mortel, pourrais-tu
Atre plus fort qu'un dieu?>> (1078-1082) 1•
Utilisé avec hypocrisie par les coupables ou simplement par les
uccusés, accepté avec générosité par les autres, l'argument allait connaître
une longue carrière. Xénophon, dans la Cyropédie, se livre ainsi à toute
une digression sur la question de savoir si l'on peut ou non se prémunir
,•ontre l'amour (V, 1, 9-17) ; il semblerait que oui; mais lorsqu'en fin de
,~ompte l'amour dont on pesait les risques ou les chances a effectivement
t.riomphé, Cyrus pardonne à celui que sa passion a entraîné à mal agir ;
nt il justifie ce pardon en expliquant que les dieux passent bien pour
116derà l'amour, et que beaucoup d'hommes tenus pour sensés y ont, à
l'occasion, succombé (VI, I, 36)2 • L'excuse accordée au<• crime passionnel»
Al.nit ainsi lancée pour des siècles.
Pour les Grecs du v 0 siècle, il faut pourtant rappeler que cette excuse
n'avait nullement une importance privilégiée ; et le renvoi à la toute-
puissance de l'amour n'est qu'une des formes que peut prendre le rejet
,ln responsabilité, c'est-à-dire, en définitive, l'argument de la contrainte.
l ,o parallélisme des diverses excuses se manifeste en effet clairement
,lnns la façon dont le sophiste Gorgias entreprend d'excuser Hélène. Il
11rocèdeen effet a priori ; et, examinant les diverses explications possibles
,ln la conduite d'Hélène, il montre que, dans chaque cas, elle est bien
n,ccusable. Il distingue quatre possibilités. L'une d'entre elles, la troisième,
1·nntre dans la catégorie des excuses par l'ignorance : Hélène a, dans ce
l'llK, été convaincue de mal faire par des propos qui l'ont trompée. Toutes
lm1 autres hypothèses aboutissent à des excuses par la contrainte :
l'uction des dieux ou de la nécessité, celle de la violence, celle enfin de
l',unour représentent des forces auxquelles elle ne pouvait résister ; ce
•ont des cas de <<force majeure>>, comme nous dirions encore aujourd'hui.
Acela s'ajoute que, s'il s'agit d'un dieu, il faut, déclare Gorgias<<reporter
lu responsabilité sur le dieu>> (B 11, 6); et il en est naturellement de
môme si l'on considère l'amour comme un dieu (ibid., 19)3 • L'âge des
1ophistes a été celui de toutes les <<excuses » et le talent très visible avec
l1111uel les auteurs d'alors, sous leur influence, apprenaient à rejeter la
rt,11ponsabilitésur autrui n'est qu'un des aspects de la tendance qui se
.i,veloppait de toutes parts à voir dans toutes les actions des circons-
1,itncespropres à les rendre excusables.
..
*
..,.
(1) Cf. des raisonnements semblables dans Héraclès, 1314 sqq. et Dictys, fr. 339 N,
Le fait seul que l'on ait pu réunir ici tant d'exemples alléguant parfois
l'ignorance et plus souvent encore la contrainte révèle assez cette
tendance. Et il semble que de proche en proche le champ d'application
de ces arguments n'ait cessé de s'élargir.
L'œuvre de Thucydide permet ainsi de déceler, à côté des formes
normales et quasi juridiques de la notion de contrainte, deux formes
dérivées, capables d'interprétations très souples : le fait est d'autant
plus symptomatique qu'il s'agit d'une œuvre où la pitié et l'indulgence
n'ont guère de place.
Tout d'abord, il apparaît que la contrainte peut être simplement la
notion d'un danger; or quel individu ou quel État n'est pas en danger
ou ne peut se croire en danger quand règne une lutte si âpre entre des
ambitions rivales 1 ? Mais, par là, on arrive à l'idée que des conduites
qui, autrement, seraient blâmables, sont, dans de tels cas, <<normales>>;
et cette notion, à son tour, peut s'appliquer à bien des motivations, qui
n'impliquent même plus un danger. Phrynichos ne va-t-il pas jusqu'à
juger toute conduite excusable quand il s'agit d'un ennemi personnel
(VIII, 50)? Les Athéniens ne se justifient-ils pas de leur impérialisme
en invoquant la contrainte que constitue le souci de leur sécurité
(1, 75, 5) ?2 N'ajoutent-ils pas, précisément, que leur conduite est normale
et que tout homme ou toute cité, à leur place, en eût fait autant? Le
Syracusain Hermocrate en est d'accord ; et l'impérialisme des Athéniens
lui paraît mériter 1toÀÀ~~uyywµ'Y): ils ont agi, en effet, selon les habitudes
de la nature humaine (IV, 61, 5 : <<Car telle est la nature de l'homme que
toujours il domine lorsqu'on cède, et se garde lorsqu'on attaque,,). - Cet
argument, dans lequel la contrainte est devenue celle de la nature
humaine, avec ses tentations et ses passions, peut, on le conçoit, excuser
bien des choses et bien des fautes. De fait, comme le dit Diodote, <<La
nature veut que tous, particuliers et États, commettent des fautes•
(111, 45, 3).
On a un peu le sentiment que cette abondance d'excuses et cette
propension à tout expliquer par la nature humaine tient au réalisme
sans illusion de Thucydide. Mais l'impression provient en partie de
l'allure raisonnée des textes où ces excuses figurent, et de la façon dont
ils privilégient le politique par rapport au moral. En fait, la tragédie,
dont tel n'est pas le caractère, offre, vers la même époque, des exemples
de vues analogues.
L'idée que tout acte accompli sous la menace du danger mérite le
pardon se retrouve chez Sophocle, où un personnage affirme, dans le
fragment 326, que, si la mort menace, il est excusable (cruyyvwcr-r6v)de
dire même ce qui n'est pas beau à dire. Elle se retrouve aussi chez
( 1) Les contraintes de la guerre excusent bien des choses; c'est pourquoi elles
entraînent une crise de la moralité ; on remarquera que Thucydide emploie pour
décrire les contraintes de la guerre, qui sont aussi des excuses, une expression révéla•
trice : &xoucrlouç(i~:iyxocç(III, 82, 2).
(2) L'ivsistance sur la notion de contrainte est ici caractéristique de la façon dont
l'impérialisme tentait de rattacher sa conduite à l'excuse habituelle, qui consistait à
avoir agi (3lq;.
LES FAUTES EXCUSABLES 73
Euripide : elle excuse le suicide dans Hécube (1107-1108 : aoyyvCùcr't'oc) :
elle revêt une forme générale dans le fragment 645, où divers cas sont
énumérés, le premier étant celui du faux serment que l'on prête pour
assurer son salut ; elle intervient de façon hypothétique dans le cas du
sacrifice d'Iphigénie, qui aurait été excusable si les circonstances avaient
été autres (Électre, 1024-1026). On la retrouvera chez les orateurs : ainsi
Lysias parle de l'indulgence prévue en cas de légitime défense et de
l'extension logique qui assure la même indulgence à tous ceux qui
risquaient leur vie, d'une manière ou d'une autre (Contre Ératosthène, 31).
Quant à l'idée des conduites <<normales >>,elle est tout aussi répandue
chez Euripide que chez Thucydide. Ainsi, dans Hippolyte, la nourrice a
une formule qui n'est pas sans ressembler à celle de l'historien, quand elle
dit au jeune homme : <<Pardonne ! Il est humain de faillir, mon enfant>>
(615)1.
Mais surtout, on voit dans le théâtre d'Euripide comment chaque cas
particulier peut en fait devenir une excuse. Etre jeune est ainsi une
excuse, car il est normal que les jeunes soient emportés : <<Il faut
pardonner à qui, dans l'emportement d'une âme juvénile, t'adresse des
propos inconsidérés>>, dit le serviteur dans Hippolyte (117-118) 2 • Il faut
donc aussi pardonner à ceux que des jeunes induisent en erreur (d'ailleurs,
n'est-ce pas là un cas d'excuse par ignorance?) : <<Il a fait fausse route ;
les jeunes gens en sont la cause. Pour lui, il faut lui pardonner>>, dit le
coryphée des Suppliantes (250-251)3 • Mais, inversement, être vieux est
aussi une excuse, car il est normal que les vieux soient lâches ; ainsi
Créon ne veut pas sacrifier son fils, et ce fils remarque : << On peut le
, pardonner à un vieillard>> (Phéniciennes, 995)4• Etre une femme est
encore une excuse, car il est normal que les femmes soient faibles; et
Mégara demande à être excusée : <<La femme sait, moins bien que
l'homme, contenir sa douleur>> (Héraclès, 536). La colère peut être une
excuse; ainsi Teucros dit, dans Hélène : « Oui, j'ai eu tort. Et ma fureur
in'a emporté trop loin. C'est aussi que la Grèce entière déteste Hélène.
Pardonne moi d'avoir parlé ainsi que je l'ai fait>> (80-82)5 • L'absence
d'enfants peut être une excuse pour un mari qui cherche une autre
union (Médée, 490-491). Plus tard, l'ivresse pourra de même être une
excuse (Démosthène, Contre Midias, 38; Lysias, Contre Simon, 43)8 •
La pauvreté pourra aussi en être une; elle le sera si elle joue comme
une contrainte, empêchant les gens d'adopter une conduite généreuse
·qu'ils auraient adoptée autrement ; ainsi Lysias déclare, dans le Contre
(1) cr. Démocrite B 253, surie fait qu'il est inévitable de commettre des fautes, mais
tlifficile de pardonner.
(2) cr. de même Lysias, Pour l' Invalide, 17 : • On estime que les jeunes gens ont
droit à l'indulgence des vieillards ... •·
(3) Trad. Marie Delcourt. La traduction de la C.U.F. introduit une nuance adver-
1utive qui fausse la valeur de l'argument.
(4) Même traduction.
(5) Même traduction. Cette excuse, consistant à invoquer la colère, est fermement
t•ontestée par Lysias, Contre Théomnestos, 30, qui rappelle que• le législateur n'accorde
Mucuneexcuse à la colère •·
(6) Cet\.e excuse semble peu décisive dans le même discours, 19.
74 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Cf. Sur la couronne triérarchique, 11. De ces idées, on peut rapprocher celltl selon
laquelle quelqu'un qui tourne mal, alors qu'il a reçu de gros avantages, est impar-
donnable (Euripide, fr. 297).
(2) Dans Œdipe à Colone, Antigone demande à son père de recevoir Polynice par
égard pour Thésée, à qui Œdipe doit tant: le service rendu joue par personne interposée.
(3) Elles jouaient aussi parfois dans les procès, lorsque le plaideur faisait appel à la
sympathie des juges pour des démocrates comme eux.
LES FAUTES EXCUSABLES 75
Une femme, par exemple, attend l'indulgence d'autres femmes. C'est
le cas déjà chez Sophocle, comme l'atteste le fragment 618 de sa Phèdre :
il réclame l'indulgence et un silence complice au nom de la solidarité
féminine 1 • De même, un crime accompli pour l'amour d'un frère s'auto-
risera de ce que l'être imploré connaît lui aussi l'amour fraternel ; tel
est le cas dans la prière qu'Iphigénie adresse à Artémis dans Iphigénie
en Tauride : <cPardonne moi (1400 : auyyvw0t) ce vol et cette fuite. Tu
as, déesse, un frère que tu aimes : accepte donc que j'aime aussi le
mien >>2 • Dans de telles excuses, il ne s'agit plus tant de circonstances
atténuantes : il s'agit déjà d'une sorte de lien entre les êtres, qui nous
conduit presque aux sources du véritable pardon humain, tel qu'il
apparaîtra dans le chapitre suivant.
En effet, le foisonnement de la suggnômè ne se limite pas à cette
somme d'excuses. Si nous ne l'avons vue jusqu'à présent que comme
un droit auquel prétendent les coupables, nous aurons à la voir aussi
comme une disposition intérieure ouvrant les cœurs à l'indulgence, sans
considérations de circonstances ou de justice. Et ainsi se découvrira
encore un nouvel élargissement de la notion, puisque l'on verra se déve-
lopper, à la même époque que l'autre, cet aspect plus subjectif et plus
personnel - la suggnômè librement accordée.
..
*
Pourtant, ce serait commettre une erreur assez grave que de tenir les
excuses considérées jusqu'ici comme un simple jeu rhétorique destiné à
attendrir les juges.
D'une certaine manière, c'en était un. Et le large éventail des excuses
que l'on a vu se déployer dans les textes est, en un sens, le reflet de
l'habileté dialectique mise en honneur par les sophistes. Mais il est bien
clair aussi que ces excuses n'auraient pas été inventées ni proposées, si
l'on n'avait pas su que les juges y étaient sensibles, ou que la personne
dont on souhaitait l'indulgence les reconnaîtrait comme valables. Si un
jeu rhétorique est destiné à attendrir les juges, c'est que les juges sont
portés à s'attendrir. Tout argument est donc le reflet d'une mentalité,
tout plaidoyer l'expression de valeurs généralement reconnues. D'ailleurs,
beaucoup des exemples cités exprimaient non pas la justification d'un
accusé, mais l'opinion de ceux qui, précisément, admettaient ces excuses,
les jugeaient fondées, et trouvaient légitimes de se montrer indulgents.
Par-delà l'habileté rhétorique, la multiplication des excuses jalonne donc
le développement à Athènes d'une indulgence accrue, qui se veut seule-
ment plus lucide. L'intelligence des excuses naît du progrès de la douceur 8 •
(1) Cf. Euripide, Andromaque, 955-956 : c Les femmes doivent donner figure
honnête aux faiblesses féminines •·
(2) Traduction Marie Delcourt.
(3) Le vocabulaire juridique de l'indulgence et du pardon a son existence propre en
latin (cf. W. Waldstein, Untersuchungen zum rfJmischen Begnadigungsrecht: Abolitio,
lndulgenlia, Venia, Innsbrück 1964, 240 p.); mais beaucoup de formules semblent
calquées sur le grec : les Athéniens du ve et du 1v•siècles ont bel et bien posé les bases
des théories futures sur l'indulgence.
76 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
L'APTITUDE À PARDONNER
(1) Les deux mots se rattachent, pour le sens, à des plaintes. L'importance du
premier apparait bien si l'on dit que le seul Euripide a 37 emplois du substantif et
39 des verbes correspondants.
(2) Cf. C. E. Von ErfTa, Aidôs und verwandte Begriffe in ihrer Entwicklung von Homer
bis Demokrit, Philologus Supp. Bd XXX, 2, Leipzig, 1937.
(3) L'idée de pardon apparatt aussi dans un sens semi-juridique (pour les offenses
non poursuivies) : cf. Démosthène, Plaidoyers privés, XXXVII, 59 = XXXVIII, 22;
de même encore XXIII, 72.
78 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
..
*
Mais cette référence même aux hommes est révélatrice. Elle conlirrne
que, normalement, les dieux grecs ne sont point indulgents : les Athéniens
du ve siècle n'ont attendu d'eux cette indulgence que lorsqu'elle s'est.
répandue dans leur propre société. Jusque-là, on pouvait avoir les dieux
pour amis ou pour ennemis, se sentir plus ou moins coupable envers eux,
trembler devant leur puissance, les supplier de ne pas sévir : leur clémence•
n'est que le reflet de l'idéal nouveau qui se répand parmi les hommes.
Aussi est-ce dans les rapports entre eux qu'il convient d'en suivre
l'épanouissement - même si parfois - on le verra - des figures de
divinités viennent prêter leur éclat à ces valeurs en train de se répandre .
•
• •
Un bref examen des principaux textes montre en effet que la suggnûmè
s'est, au cours du ve siècle, approfondie et étendue.
Il serait imprudent, en effet, de considérer des témoignages antérieurs.
Comme il était normal, l'idéal une fois admis, on a eu tendance à lui
donner pour garants des ancêtres glorieux. De même que l'on a prêté à
Solon des propos sur la praolès', de même on prête volontiers des idées
de suggnômè à tel ou tel d'entre les Sept Sages. Pittacos, selon Diodore de
(1) Voir, pour les cas idenliques ; XXXI, 3; XXI, 9; et XXXII, 27, 3; pour des
presque identiques: XXI, 21, 6 et 8; XXIV, 10, 2 (Hannon); XXVII, 15, l. Sur
1•11s
témoignage de Diodore, cf. ci-dessous, p. 254.
111•
(2) C'est moins un péché d'intention, comme le dit Ph. E. Legrand - en rappro-
1•hant.Andocide, Mystères, 96 - qu'une impiété comparable à celle de I, 159.
82 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
venger d'une façon qui serait impie (IX, 79). De plus il y a, même chez
les barbares, des moments délicieusement humains; mais, le plus souvent,
la clémence (qui est d'ailleurs toute relative) est alors d'ordre affectif :
elle naît d'un élan de pitié ou de sympathie. Au livre III (119), Darius a
pitié de la femme d'Intaphernès et lui accorde la vie de son frère et celle
de son fils aîné (mais il met à mort tous les autres). Au livre V (92, y),
l'homme chargé de tuer le petit Kypsélos y renonce parce que l'enfant
lui sourit (mais le groupe revient, pris de remords, et l'enfant ne leur
échappe que parce qu'ils ne le trouvent pas). De même, Xerxès laisse
dire Démarate, simplement parce qu'il a confiance (VII, 105 et 237);
mais il ne pardonnerait pas à qui tromperait cette confiance.
Un seul cas de clémence est dû à une véritable réflexion ; et la forme
que prend cette réflexion donne déjà le ton de ce que sera l'indulgence
grecque en général et de ses justifications profondes. Il s'agit de la
clémence de Cyrus, qui, ayant entendu les propos tenus par Solon sur la
fragilité de la vie humaine, décide de laisser la vie à Crésus : il a en effet
réfléchi qu'il était homme lui-même, et que <<dans les choses humaines
il n'y a rien de sûr>>(1, 86, 6).
Ce sentiment de la solidarité existant entre les hommes, et justifiant,
selon les cas, pitié, assistance ou pardon, se retrouvera dans d'autres
textes grecs ; mais il prend, dans le récit du livre I, un relief remar-
quable. Il fait en même temps comprendre pourquoi cette tolérance, liée
au sentiment d'une commune fragilité, n'est pas normalement le fait des
dieux : il s'agit véritablement d'<<humanité>>, au sens le plus fort du
terme.
Le témoignage des tragiques confirme que cette humanité n'était
point au début fort courante ; il confirme aussi que, lorsqu'elle se
répandit, elle conserva la forme essentielle qu'elle a dans le livre I
d'Hérodote ; cette forme ne fit que se préciser et s'affirmer.
Dans l'œuvre d'Eschyle, ni l'indulgence ni le pardon ne sont à
l'honneur. Les dieux exterminent des familles entières, de façon impla-
cable ; et les hommes se vengent tout comme les dieux. Seul le procès
d'Oreste dans les Euménides apporte une note plus réconfortante,
puisqu'il se clôt par un acquittement1. Mais on sait combien cet acquit-
tement est difficile à obtenir, et quelle révolution décisive il apporte dans
le droit et dans la religion. Il y faut l'intervention commune des hommes
et des dieux. Encore l'acquittement n'est-il acquis que par l'égalité des
suffrages. Surtout, les arguments offerts ne sont point fondés ni sur les
circonstances du crime 2 ni sur la beauté du pardon : le caractère, à nos
yeux, surprenant des explications fournies par Apollon et Athéna révèle
assez que l'art des excuses n'était pas encore vraiment développé et que
le pardon n'était point encore une vertu ; les arguments employés par
( 1) Cf. The heroic Temper. Studies in Sophoclean Tragedy, Sather Class. Lect. XXV,
1964.
(2) Contrairement à Eschyle, Sophocle ne cherche ni à comprendre ni à juger les
clleux ; son théâtre les montre seulement écrasant un homme sans raison et le relevant
11msraison (ainsi Œdipe Roi - Œdipe à Colone). Sur la dureté divine, cr. ci-dessus,
p. 79.
84 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
( 1) Nous modifions ici la traduction de In c. U .F ., qui n'est pas assPZ proche du l.cxte
pour notre propos.
(2) On notera que x&.µoü yE est en rejet : la place du mot, la particule, l'arrêt. de
la phrase à y-., tout contribue à metlre <'Il relief ces mots d'apparencP mod,.~I<•.
L'APTITUDE À PARDONNER 85
compte que, mortelle, tu as le cœur d'une mortelle, non celui d'un juge
insensible ... » (472-473). «Insensible>> traduit ici IX"(Vù>µovcx: Déjanire
n'est pas ~ sans compréhension>> : c'est le même mot qu'à la fin de la
pièce 1 , qui signifie à la fois borné et cruel : ceci ne saurait nous surprendre.
Mais l'important est que le mot, ou plutôt son contraire, désigne un
trait de caractère, une qualité durable appartenant à une personne :
le pardon n'est plus lié à l'acte que l'on juge, mais au tempérament de la
personne qui juge. De fait, on a trouvé chez Euripide l'adjectif auyyv<l>µCùv
(indulgent) 2 , et l'on trouve à la fin des Trachiniennes le substantif
cru'Y)'Vwµoo-uv"f)(indulgence )3 •
L'attitude de Déjanire donne donc déjà le ton de la nouvelle suggnômè,
fondée sur la compréhension et la solidarité humaine.
On retrouve dans d'autres pièces des échos de ce sentiment de commune
fragilité, en des termes plus généraux, plus proches encore de ceux
d'Hérodote. Ainsi, dans Philoctète, le héros supplie Néoptolème, avec
une insistance désespérée, en lui demandant de le prendre en pitié ; et
il ajoute, pour mieux le convaincre:<< Vois comme pour les hommes tout
n'est que périls, et comme ils courent autant de risques dans le bonheur
que dans le malheur>> (502-503) : la fragilité de la condition humaine
est le véritable fondement de la solidarité qui doit lier les hommes entre
eux.
Mais cette solidarité s'affirme surtout dans Ajax et elle occupe dans
cette pièce une place privilégiée. En effet, si Ajax se refuse à toute
compromission et à tout pardon, la tragédie place en regard l'image de
son adversaire, Ulysse. Et cet Ulysse incarne ici la compréhension, la
modération, l'oubli des injures.
Cela se marque dès le début, dans la façon dont il se dérobe et voudrait
ne pas assister au spectacle de la folie d' Ajax. II dit avoir peur de ce
spectacle. Mais, quand Athéna le lui a imposé, sa réaction, clairement
a.vouée, est la pitié. Qui plus est, cette pitié repose, non moins clairement,
tmr le sentiment de la fragilité commune à tous les hommes : <<Le
malheureux a beau être mon ennemi, j'ai pitié de lui quand je le vois
ainsi plier sous un désastre. Et, en fait, c'est à moi plus qu'à lui que je
pense. Je vois bien que nous ne sommes, nous tous qui vivons ici, rien
ùe plus que des fantômes ou que des ombres légères>> (121-126).
Cette réflexion si noble aurait de quoi retenir l'attention de toute
manière : le fait qu'Ajax ait voulu s'en prendre précisément à lui, Ulysse,
le fait que la déesse ne l'encourage en rien à ce genre de sentiment, tout
contribue à lui donner du relief. Mais ce relief s'accroît encore quand on
constate qu'à la fin de la pièce Sophocle prête une seconde fois à Ulysse
des idées d'une générosité comparable.
Alors que Ménélas et Agamemnon poursuivent leur rancune contre
Ajax par-delà la mort du héros et refusent de le laisser ensevelir, Ulysse,
qui était l'ennemi attitré d'Ajax, intervient en sa faveur. Dès qu'il
arrive, il appelle Ajax «ce brave» (1319) ; il pense que Teucros, s'il a
manqué au respect qu'il devait à ses chefs, a peut-être eu des excuses ;
et, sitôt mis au courant du litige, il demande à Agamemnon de ne Pas
refuser «impitoyablement >>une sépulture à Ajax. « Pour moi aussi»,
explique-t-il, «il était le pire ennemi que j'eusse dans toute l'armée »;
«et, malgré tout, je ne saurais répondre à sa haine par un affront»
(1336 sqq.). Et plus loin encore : <<C'était mon ennemi, sans doute, mais
c'était aussi un héros» (1355).
Cette attitude pourrait être due à un simple sentiment de justice;
mais une justice qui fait taire les rancunes est déjà une forme de l'oubli
des offenses. Et surtout, cette attitude vient de plus loin. En fait, encore
une fois, c'est par un retour sur lui-même et sur sa condition d'homme
qu'Ulysse arrive à cette générosité : <<En somme, tu m'engages à laisser
enterrer ce mort? - N'est-ce donc pas le terme où je viendrai moi-même
un jour? - C'est donc partout la même chose; chacun va travaillant
pour soi. - Et pour qui donc travaillerais-je, si ce n'est pas d'abord
pour moi?>> (1365-1369).
On ne saurait exprimer avec plus de force le lien que crée entre les
hommes leur commune condition : l'ironie d'Agamemnon, en attirant
l'attention sur les propos d'Ulysse, ne fait que rendre plus clair ce
sentiment de solidarité.
L'idée est nettement différente de celle que l'on a vue au chapitre
précédent. L'imperfection de la nature humaine y était une excust :
ici, la fragilité de la condition humaine devient une source de pitié et de
fraternité 1 •
Il faut toutefois reconnaître que les deux notions peuvent parfois se
mêler ou se compléter. Ainsi Andocide demande à deux reprises ai:x
juges de considérer son cas &:v6pw1ttvwç(1, 57 ; II, 6). Dans le prcm:er
cas, il précise que ceux-ci doivent se mettre à sa place <<comme si le
malheur vous atteignait vous-mêmes >>,et se demander : <<qu'aurait hit
chacun de vous? ». Il se réfère donc aux pressions du danger, qui
peuvent constituer une excuse ; mais il fait aussi appel à un sentiment
de solidarité et de pitié. Dans le second, il observe : <<Si donc, Athénie:ns,
vous me jugez humainement, vous montrerez plus d'esprit d'indulgence,
car ma vie me doit valoir moins de haine que de pitié >>.La pensée tst
clairement celle des égarements humains et le fait justifie la traductbn
de la Collection des Universités de France:« en ayant égard à la natur-e
humaine >>.D'ailleurs Andocide vient de dire : <<Ce n'est point là le lot
des uns mais non des autres : le sort commun de tous les hommes, c',st
l'égarement et le malheur >> (i~ocµocp-re:ï:v -r1 xoc1 xcxxwç 1tpii~cx1).Müs
cette insistance même sur la communauté entre les hommes, ainsi q11e
l'identification entre égarement et malheur, préparent déjà l'idée de
solidarité : la fragilité de la vertu humaine rejoint la fragilité du s~rt
humain.
Cette dernière idée, qui nous occupe ici, était très naturelle à la
(1) Ce dernier aspect est celui que retient uniquement H. Bolkestein, Wohltiili 9ki1
und Armenpflege im Vorchrisllichen Allertum, Utrecht, 1939 cr. en particulier p. 1!'7.
L'APTITUDE À PARDONNER 87
sensibilité des Grecs et très caractéristique de leur attitude par rapport
à la vie. Aussi la voit-on souvent figurer, sans mélange ni contamination,
dans les textes qui plaident pour l'indulgence.
Le coryphée, dans les Suppliantes d'Euripide, demande ainsi à Thésée
de pardonner à Adraste et de l'aider; pour l'y décider, il lui dit : <<Rien
n'est stable, en effet, dans la fortune humaine>> (269). Le fragment 130
du même Euripide veut que l'on n'insulte pas l'infortune, pour le cas où
on la connaîtrait soi-même un jour. Démocrite dit, de façon comparable
qu'il ne faut pas <<quand on est homme>> rire des malheurs d'autrui,
mais les prendre en pitié (107 A) ; il semble d'ailleurs que la morale de
Démocrite ait fait une assez large place à la solidarité humaine ou au
moins civique : le fragment 255 recommande ainsi l'aide des riches pour
les pauvres, aide qui permet la pitié, écarte la solitude, et crée des liens
de camaraderie, de secours réciproques, enfin de concorde. L'argument
de la fragilité humaine, et de la solidarité qui doit en être la conséquence,
se retrouve avec plus de précision chez Démosthène. Dans le discours
Sur la liberté des Rhodiens (21 ), il dit qu'il faut aider autrui <<puisque
l'avenir est incertain pour tous les hommes>>. Il emploie le même
argument dans le Contre Aristocrate (42), où il justifie le fait que l'indul-
gence (-rà -njc;;cruyyvwµl)c;;)soit un trésor dont doivent bénéficier tous
ceux qui se trouvent en peine, en invoquant pour cela l'incertitude du
sort qui attend chacun 1 • Du reste, dans le même discours, il déclare que
les législateurs de l'ancienne Athènes ne s'en prenaient pas à l'infortune,
mais que, dans la mesure où cela pouvait se faire sans pour autant mal
agir, ils allégeaient les malheurs de façon <<humaine>>(ocv0pc.m[vwc;;)z :
déjà t humanité>> signifie compréhension et indulgence.
Cette idée de la solidarité humaine se complète d'ailleurs par un
dernier aspect, puisque l'on rencontre l'affirmation qu'il faut traiter
des prisonniers « comme des hommes qu'ils sont>> : c'est le propos que
Xénophon prête à Agésilas dans le traité qui porte son nom (1, 21). Le
respect de la personne humaine perce ici sous l'appel à la douceur.
Encore flottante et mal définie, la notion d'humanité commence donc
nettement à poindre dans les textes. Elle s'épanouira plus tard avec
Ménandre 8 • Mais il est clair que, même si la notion n'a pas la même
valeur qu'en latin, d'ores et déjà elle existe, et vient rejoindre l'idéal de
la douceur.
Une des caractéristiques de la générosité et de l'indulgence grecques
restera cette solidarité humaine qui en constitue le fondement. Alors que,
dans certaines civilisations, on parle de faire du bien aux pauvres ou
d'être indulgent avec les humbles", la générosité et l'indulgence grecques
M'exercent non seulement entre citoyens, mais entre hommes, unis dans
une commune condition, qui mène à la fraternité. Et ce trait apparaît
dès les premiers textes où s'amorce cette notion.
(1) Pour d'autres exemples, dans lesquels il s'agit moins nettement de pardon,
cr. Dover, op. cil., p. 270-271.
(2) § 70; cr. le même adverbe, appliqué à la teneur d'une loi, au § 83.
(3) Cf. ci-dessous, p. 203.
(4) cr. le livre de H. Bolkestein cité ci-dessus, note 1, p. 4.
88 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
La morale qui perce dans l' Ajax constitue donc un moment important
dans l'histoire de la douceur grecque : les textes postérieurs le confirment.
Peut-être l'attitude personnelle de Sophocle ne se confond-elle pas
avec celle d'Ulysse : c'est un problème un peu vain que de chercher à
doser la part d'admiration ou d'approbation que Sophocle voulait voir
attribuer à l'intransigeance d' Ajax ou à l'humanité d'Ulysse. Mais une
chose est sûre : on voit nettement apparaître dans ce théâtre une morale
de l'indulgence et de la compréhension. Celle-ci n'est pas encore celle
sur laquelle l'auteur concentre toute la lumière ; mais elle est au moins
définie en profondeur comme un effet et une conséquence de la solidarité
humaine 1 .
...
Dans le théâtre d'Euripide, la suggnômè n'occupe pas une place aussi
constante, et sa nature n'est plus liée au même sens tragique de la condition
humaine. Mais, si elle paraît assez peu dans son œuvre, elle s'y présente
cette fois sous un jour nettement idéalisé - ce qui est nouveau.
Certes, le monde d'Euripide, déchiré par les passions, n'est guère,
dans l'ensemble, porté au pardon. Médée laisse à la fin le spectateur en
face de deux haines irréconciliables. Les Héraclides s'achèvent sur le
refus obstiné de faire grâce à Eurysthée. Hécube se conclut par une
vengeance de la dernière cruauté. En fait, pour que les haines humaines
renoncent à s'exercer, il faut en général - comme dans le Philoctète de
Sophocle - l'intervention d'un dieu. Dans Hélène, ce sont les Dioscures
qui exigent : <cCalme l'emportement furieux qui t'entraîne» (1642).
Dans Oreste, c'est Apollon qui ordonne : <cCesse, Ménélas, de tenir
aiguisée ta volonté>> (1625) ou <cMettez fin à vos querelles» (1679). Et
même si ces interventions permettent au drame de prendre fin et à la
chaîne des violences de se rompre provisoirement, nul ne parle de pardon.
L'atmosphère, cependant, ne porte point à approuver ces violences
sans merci. Le pathétique même dont use Euripide joue à cet égard
comme une protestation, et souvent comme une condamnation.
De plus on voit, ici ou là, des appels à la pitié, des plaidoyers pour la
réconciliation (toute la pièce des Phéniciennes en est un, à sa manière).
On voit aussi, ici ou là, des textes qui suggèrent que la rancune et la
vengeance sont ignorées du sage. Dans Andromaque, la mort de
Néoptolème est reprochée à Apollon. Néoptolème ne lui offrait-il pas
réparation? Or <cil s'est souvenu comme un méchant homme, de vieilles
querelles>> (1164-1165). Dans Électre, il est dit aussi que la pitié est le
fait du sage et ne va pas avec l'ignorance, ou l'incompréhension (294 :
&µocot~).C'est bien pourquoi, sans doute, Mégara dans Héraclès et Iolaos
dans les Héraclides vantent l'avantage qu'il y a à avoir pour ennemi un
( 1) On serait même lenté de penser que cette compassion, au sens précis du terme,
ne pouvait précisément se dc'vl'lopper que chez les hommes : cela expliquerait le
contraste avec Athéna.
L'APTITUDE À PARDONNER 89
sage plutôt qu'un homme grossier : les sages sont capables d'égards, de
justice, de réconciliation (Héraclès, 299 sqq.; Héraclides, 458 sqq.)
Ces indications ne sont encore que des suggestions isolées. En revanche,
il existe, dans Euripide, un témoignage plus révélateur à lui seul que de
longues séries d'exemples : il s'agit de la fin d'Hippolyte : elle baigne en
effet toute entière dans une lumière d'indulgence qui suffit à racheter
tout le reste.
Artémis commence par révéler, sans pitié, la vérité à Thésée. Ce
faisant, elle excuse Phèdre, qui fut, dit-elle, affolée par la passion, mais
livra un noble combat : Aphrodite l'avait égarée ; et elle luttait pour
résister, « quand elle succomba, malgré elle, aux machinations de sa
nourrice ►> (1300 sqq.). Phèdre a donc, conformément au cadre de pensée
défini dans le chapitre précédent, la double excuse de la contrainte et de
l'ignorance. Elle a agi oùx Éxou01x.Et la faute, en vertu d'un rejet de
responsabilité, revient toute entière à Thésée, qui a agi trop vite.
Pourtant, Thésée lui-même peut à son tour être excusé : <<Ton crime
fut affreux, et pourtant, toi aussi, tu peux encore en obtenir pardon 1>
( 1325-1326). Pourquoi cela? Parce que lui aussi a fait ce que voulait
Aphrodite, et parce que lui aussi a été trompé. Les deux mêmes excuses
peuvent donc lui être accordées, si du moins l'on juge avec assez de
compréhension. Plus loin elle dira que Thésée a tué son fils malgré lui :
&xwv (1433).
Jusque-là, cette générosité correspond beaucoup plus aux habitudes
des tribunaux que celle d'Ulysse dans Sophocle. Mais l'important est
qu'elle ne s'arrête pas là et qu'Artémis ne se contente ni de ce verdict
ni de cet acquittement. Elle veut encore que ce pardon s'étende aux
11entiments qui lient les êtres entre eux. Elle veut que le fils lui aussi
pardonne à celui qui a causé sa mort. Elle veut qu'ils se serrent dans les
bras l'un de l'autre. Elle les encourage tous deux ; et elle dit à Hippolyte :
«Et toi, suis mon conseil, n'aie pas de haine pour ton père, Hippolyte ;
tu connais maintenant le sort qui t'a perdu 1> (1435-1436). Aussi, Artémis
une fois partie, le père implore-t-il de son fils ce pardon qu'elle lui a
recommandé d'accorder; et celui-ci lui pardonne, sans réserve. Ce qui
t'ltait acquittement fondé sur des excuses d'apparence presque juridiques
1levient dès lors un vrai pardon venu du cœur : <<Laisseras-tu mon âme
uvec une souillure? - Non, puisque je t'absous du crime de ma mort.
- Hé quoi! Tu me renvoies absous du sang versé? - J'en atteste
Artémis à l'arc irrésistible. - Bien aimé, que tu es généreux pour ton
père!» (1448-1452).
Une telle fin a sans doute une base juridique : seule la victime pouvait
uccorder un pardon total. Mais la tendresse et la douceur qui planent sur
cette réconciliation finale donnent à ce pardon une nature toute affective
llt un rayonnement que l'on n'a point rencontrés jusqu'ici, même chez
l'\ophocle : cette chaleur montre assez que l'indulgence et la compré-
hension avaient, d'ores et déjà, gagné du terrain dans les esprits et dans
ln sensibilité du temps 1 .
nourrice dit ainsi à Hermione, qui s'affole : • II te pardonnera ta faute, ton époux t
(840); et Oreste raconte:• Quand le fils d'Achille fut de retour ici, je pardonnai à ton
père, mais je suppliai l'autre de renoncer à ton hymen• (971-973).
(1) cr. ci-dessous, p. 140.
L'APTITUDE À PARDONNER 91
Il n'y a pas lieu de poursuivre plus loin une évolution aussi nclte 1 :
seule doit être considérée ici la montée de la suggnômè au eours du
ve siècle ; et l'exemple de la Cyropédie ne fait que prolonger ce dévelop-
pement. De toute façon, qu'elle appartienne à Artémis, au sage, ou bien
au roi, il est clair que la suggnômè est désormais une vertu.
Elle peut servir à caractériser un homme. Et Aristote précisera qu'elln
est liée à sa praoMs ; celle-ci rend les hommes peu vindicatifs, et au
contraire «indulgents» (ltthique à Nicomaque IV, 11, 1126 a 2 : où y«p
·nµCùplJTLXO<; o 1tpiioi;, «U« auyyvCùµovLx6i;).Et, comme la praotès elle-
même, elle restera dorénavant la marque d'un certain niveau moral.
..
*
DOCTRINES ET PROBLÈMES
DE LA FIN DU ve SIÈCLE A ARISTOTE
CHAPITRE VI
LA DOUCEUR D'ATIŒNES
Si les divers aspects de la douceur ont pris tant de place dans les
textes athéniens au ive siècle, c'est en partie parce que les Athéniens
prétendaient incarner ces valeurs et se plaisaient à en reconnaître
l'influence sur la démocratie. Ils parlent souvent de la douceur pour se
l'aUribuer à eux-mêmes. Aussi bien a-t-il été suggéré, à la fin du chapitre
précédent, que l'évolution de leur régime n'avait pas été sans rapport
nvec le progrès même de ces idées.
La démocratie athénienne était-elle donc si tolérante et si libérale? Il
ust permis d'en douter. Beaucoup de savants, habitués à la tolérance
moderne, ont même jugé qu'il n'y avait à Athènes ni tolérance ni liberté
individuelle ; et il est facile d'invoquer des faits à l'appui : les procès que
d1acun pouvait intenter et ne se privait pas d'intenter, la torture,
couramment appliquée aux esclaves, les soudaines condamnations
d'étrangers, obligés de fuir en toute hâte, les procès d'impiété, la
1:ondamnation de Socrate... Quant aux luttes politiques, leur âpreté
111enasouvent jusqu'au bord de la trahison.
Pourtant, les Athéniens ont eu le sentiment que leur régime était le
11lusdoux et le plus tolérant qui fût. Et, à juger de façon relative, ce
••mtiment était justifié. Leur régime était beaucoup plus ouvert et
Indulgent que ne l'était, à la même époque, celui de Sparte. Il était
11ussibeaucoup plus ouvert et indulgent qu'il ne l'avait été jusque-là à
Athènes. Ce qui a été dit plus haut sur l'évolution de la justicc 1 suffirait
/1 l'attester. Donc, replacée dans son temps, la démocratie athénienne
l'ouvait à juste titre apparaître comme un régime de douceur.
La conscience qu'en ont eue les Athéniens mérite, par conséquent,
,t'ouvrir la série de leurs réflexions sur la douceur, dans l'examen qui en
••ira fait ici.
Cette conscience est apparue très tôt; et elle n'n cessé de s'affirmer,
nvec une fierté sans cesse renouvelée.
Le premier éloge approfondi que l'on possède de la démocratie
111.hénienne,ou du moins des principes sur lesquels elle reposait, est
!'Oraison funèbre prononcée par Périclès dans Thucydide. Or, après
idée de tolérance.
La notion en elle-même n'est pas isolée dans l'œuvre de Thucydide :
Cléon et Nicias parlent tous deux, avec des composés privatifs, de
l'absence de crainte ou d'hostilité qui règne dans la vie quotidienne, ou
de l'absence de réglementation dans la façon de vivre 2 • Mais l'analyse
de l'Oraison funèbre pousse l'analyse beaucoup plus loin.
La formulation même rend bien compte de ce en quoi consistait cette
tolérance. Elle était assez large. Car l'idée d'agir <<à sa fantaisie>> (xor.6'
~aov~v) peut évidemment s'appliquer à des libertés d'ordre tout extérieur,
vestimentaires par exemple ; mais elle implique aussi toutes les conduites
qui, sans tomber sous le coup des lois, peuvent être déplaisantes ou
offensantes. En revanche, on doit constater que le champ de cette
tolérance est nettement délimité : elle ne concerne pas les fautes contre
la loi ni l'application de sanctions. Et la phrase suivante met les choses
au point, en corrigeant aussitôt la mention de cette tolérance par celle
du respect avec lequel, toujours, on obéit aux lois : << Malgré cette tolé-
rance, qui régit nos rapports privés, dans le domaine public, la crainte
nous retient avant tout de rien faire d'illégal, car nous prêtons attention
aux magistrats qui se succèdent et aux lois ... >>3 •
Ainsi définie, délimitée, et corrigée, cette tolérance dans l'existence
quotidienne vient donc très tôt dans la description du régime politique.
Mais il faut ajouter qu'elle constitue, dans toute la suite du discours,
l'idée majeure qui domine la description de la vie athénienne. L'amabilité
entre les personnes et la liberté de vivre à sa guise en sont le prernier
trait. Mais la même tolérance harmonieuse se retrouve partout. Grâce à
elle, les plaisirs de la vie se multiplient pour tous et les enrichissent.
Chacun peut vivre selon son plaisir; mais tout le monde peut aussi
profiter des fêtes et du luxe (38). On laisse à chacun ses manières ; ruais
on laisse aussi tout le monde, même les étrangers, libre de voir n'importe
quoi ; la ville esL ouverte à tous (39, 1 : xoiv~v) ; de même, on laisse les
citoyens se préparer à la guerre non par un entraînement pénible mais
...
Les citations, à cet égard pourraient se multiplier sans mesure ; et il
n'est pas indifférent qu'elles soient si nombreuses. On dirait en effet
1111e cette douceur est devenue la qualité intrinsèque d'Athènes. Que ce
•oit pour la louer ou pour se plaindre de ses excès, chacun y fait
obi;tinément référence. Elle est devenue, en quelque sorte, la vertu
nutionale.
Dire en quoi elle consiste est plus délicat ; et le sens varie assez
h1rgement selon les cas.
Parfois il s'agit de la douceur d'Athènes envers les étrangers, c'est-à-dire
,h, son hospitalité accueillante et libérale. Celle-ci a certes connu de
lirusques temps d'arrêt, dans des moments d'inquiétude populaire,
11l1outissantà des procès. Mais dans l'ensemble elle constituait à juste
111.re une des fiertés des Athéniens ; la présence chez eux de tant d'étrangers
1,,prouve assez. Par là Athènes s'opposait à Sparte. Déjà le Périclès de
l'hucydide le laissait entendre : <<Notre ville est, en effet, ouverte à tous
,,(,il n'arrive jamais que, par des expulsions étrangers, nous interdisions
1, c1uiconque une étude ou un spectacle, qui, en n'étant pas caché, puisse
~11·0 vu d'un ennemi et lui être utile ... >>(11, 39, 1). De même la générosité
,('Athènes, toujours prête à aider les faibles et à les prendre en pitié,
100 LA DOL'CEUI{ DANS LA PENSÉE GRECQUE
est un thème classique dans tous les éloges de la cité 1 . Mais c'est envers
les villes soumises qu'avant tout une cité peut avoir à être <<douce>>;et
le fait est qu'il sera question dans les textes de cette douceur-là.
Celle qui règne dans la cité est forcément différente. Là, il n'y a pas de
maîtres et de sujets. Mais on parle de la douceur des lois, quand elles
prévoient des peines légères, et de la douceur des citoyens dans leurs
fonctions de juges, s'ils les remplissent avec indulgence 2 • Il peut aussi
exister une douceur des citoyens entre eux, s'ils tolèrent les uns chez les
autres ce qui pourrait susciter l'irritation ou l'animosité.
En tout cas, selon les circonstances ou selon sa propre pensée, chaque
auteur loue une des formes de cette douceur.
Quelquefois ce n'est qu'un mot en passant, dans un plaidoyer : ainsi
on lit dans le Contre Andocide transmis sous le nom de Lysias que
l'impunité du personnage est due à la douceur des Athéniens ( praoleta)
et à leur manque de loisir (34) ; ou bien on lit dans le Sur l'invalide que
les Athéniens ont la réputation d'être entre tous compatissants (7 :
) 3.
&ÀEl)[J.OVl::G't'IX't'm
En revanche, chez Isocrate et Démosthime, les textes sonL plus
insistants.
Isocrate mentionne la douceur d'Athènes dès son Éloge d'Hélène. En
effet il reconnaît clans l'attitude des Athéniens l'héritage de la douceur
de Thésée : <<Il g-ouverna sa patrie avec un tel respect des lois cl tant de
noblesse 4 qu'aujourd'hui encore la trace de sa douceur demeuni visible
dans no~ mœurs >>(:37 : praolèlos).
Comme Isocrate s'occupa surtout de la politique d'Athènes en Grèce
et de son hégémonie, c'est dans ce domaine essentiellemenL qu'il reconnaît
cette << douceur 1>,et ne cesse d'en faire l'éloge. Dans le Panégyrique,
quelques années apri~,; l'Hélène, il dit ainsi qu'Athènes a agi avec philan-
lhrôpia, puisqu'elle n'a pas gardé pour elle les avantages qui se trouvaient
a sa disposition, mais qu'elle a<<donné à tous une part de ce qu'elle avait
reçu >>(29). Dans l' Aréopagitique, la même idée se complète d'une
comparaison avec Sparte. Sparte a fait périr quantité de Grecs sans
jugement; elle n'a donc nullement la supériorité de la <<douceur>>(67 :
praotèta). Cette supériorité revient aux Athéniens, qui, dit le discours
Sur l'échange, << sont reconnus pour être en général les plus pitoyables
et les plus doux de tous les Grecs>> (20). Peut-être est-ce même la plus
grande supériorité d'Athènes; ceux qui l'aiment, dit Isocrate à la fin du
(1) Nous modifions le sens donné à ce membre de phrase par G. Mathieu. De llL~ie
les mots • le faire,, plus haut, sont de nous, et aussi, plus haut encore, les expresllios
relatives à la vie dans les familles et dans la cité : voir note suivante.
(2) Démosthène parle bien de la vie collective dans la cité ('TTJV rr:6)..woli,-~,e:
87Jµ.oalci;),
mais il ne parle pas de vie politique, ni même de vie • publique et nationa1 1, _
Il rapproche seulement les relations que l'on a au sein d'un groupe restreint et au su:i
d'un groupe plus large.
LA DOUCEUR D'ATHÈNES 103
pouvait fort bien s'accommoder de l'égalité et de la démocratie. La seule
réserve est que Démosthène, qui n'emploie pas ici le mot praos pour
désigner un groupe de citoyens par rapport à un autre, réservera cette
notion pour la cité dans son ensemble, ou son régime 1 • Autrement, c'est
bien la même douceur que dans les tribunaux. Elle se place avant tout
procès ; elle consiste à les éviter, à <cfermer les yeux >>.
Que ce soit là une des formes essentielles de la tolérance n'est pas
douteux. Par une rencontre révélatrice, Dion Cassius prête à Livie
(LVIII, 2) une formule équivalente lorsqu'il s'agit de définir la clémence
qu'elle attend d'Auguste. Peut-être même la comparaison offerte par
Démosthène peut-elle aider à comprendre la phrase un peu allusive
de Thucydide, parlant des « vexations qui, même sans causer de
dommage, se présentent au-dehors comme blessantes >>.Les Athéniens
de Démosthène, comme ceux de Thucydide, se contentent de discrétion ;
ils font semblant de ne pas voir ; ils ne s'indignent pas. Quant à la
tolérance dont faisait preuve le texte de Thucydide en parlant de
l'homme qui <<agit à sa fantaisie>> (et non pas <<de façon blâmable>>
ou <<de façon irritante~), on la retrouve, accrue, dans le texte de
Démosthène, qui parle de ce que font <<les victimes de la malchance >>
(-t&v~TOX"IJX6-t<ùv). Il s'agit bien entendu de fautes - fautes vénielles,
puisqu'elles ne donnent pas lieu à des procès, mais qui pourraient
appeler la réprobation ou la protestation : en les présentant comme
involontaires, excusables, comme des «malheurs >>, Démosthène fait
passer l'indulgence qu'il est en train de louer jusque dans son vocabulaire.
Cette gerbe de témoignages pourrait être encore grossie. On se
contentera ici d'en joindre un, qui se situe dans le temps avant les textes
des orateurs et dont le sens a été discuté dans un chapitre antérieur2 :
c'est celui de !'Oraison Funèbre de Gorgias. Ce discours, on le sait, loue
le sens que les morts avaient de la «douce équité >>,opposée à la <<justice
brute >>.Mais de qui s'agit-il, sinon, cette fois encore, des Athéniens? La
date du texte est discutable ; l'on n'est même pas certain que l'occasion
n'en soit pas fictive ; mais une chose est sûre, c'est que le discours fut
t',crit pour Athènes et porte sur des morts athéniens {DK A 1, 33). Il
iltait normal qu'une place y fût faite à la qualité distinctive d'Athènes;
1it cette qualité distinctive - comme on l'a vu dans des textes dont les
<la.tesencadrent celles de Gorgias - était précisément la douceur. La
comparaison lui prête donc un sens parfaitement clair.
D'autre part, cette tradition de la douceur d'Athènes s'est perpétuée
ntravers toutes les époques postérieures : depuis Callimaque, qui attribue
/1 Athènes le privilège d'être seule pitoyable (fr. 21 Schneider= 51
Pfeiffer) jusqu'à Diodore de Sicile, qui mentionne la prétention d'Athènes
h l'emporter pour la philanthrôpia (XIII, 30, 7), ou bien jusqu'à
Plutarque 3 •
Au reste, il existait un témoignage célèbre du prix qu'attachait
Athènes à cette douceur : c'est l'autel de la Pitié, sur l'agora, autel qui
(auyye:vLxwç;}. Enfin la phrase même qui suit le passage cité rappelle une
fois de plus aux Athéniens que ces manières sont «implantées dans
(leur) caractère et dans (leurs) mœurs >>(1te:7t"l)y6-rœ -cij rpocre~x«i -rot<;;
~8ecrL).
Cette insistance peut simplement suggérer que le sort avait donné un
I.e] caractère aux Athéniens ; et d'autres textes parleront, sans autre-
ment s'appesantir, de la «nature » des Athéniens. Le Contre Arislogiton
lui-même donne un peu plus haut comme le seul espoir d'Aristogiton
• ce qui est donné à tous les plaideurs par votre caractère même à vous
nutres (cpucre:wç), ce qu'aucun accusé n'apporte pour s'en servir, mais que
1'11acunapporte de chez soi : la pitié, les excuses, l'humanité>> (81 : tAe:ov,
t7UY'(VWµ"l)v, qnÀocv0pwrrlocv).
La douceur des Athéniens serait, en quelque
,mrtn, innée.
Il Hepeut en plus qu'elle suppose une idée comme celle que développe
Platon dans le Ménéxène, rappelant qu'Athènes, à la différence de Sparte,
Il toujours été habitée par une seule et même population : les Athéniens
,mnt donc, dit le texte, «tous frères nés d'une même mère » (238 e-239 a) ;
nt cette parenté de fait explique, selon Platon, la modération avec
lnquclle ils se réconcilièrent en 403 (244 a).
À cela s'ajoute l'idée que cette douceur correspond à la qualité de
ln civilisation qui règne à Athènes. Ceux qui la vantent semblent en
,,lfct penser toujours plus ou moins que c'est encore un de ces cas où
Athènes se trouve être <ila Grèce de la Grèce>>.Après tout, il est admis
4111eles hommes se distinguent des animaux par leur aptitude à se
c•oncerter de façon pacifique ; il est admis aussi que les Grecs sont en ce
,lomaine supérieurs aux barbares, dont la cruauté est souvent reconnuel.
IHocratc est peut-être celui chez qui cette idée de la civilisation s'exprime
ln plus nettement. Il rappelle que la parole a permis ainsi d'échapper à
ln vie sauvage (Nicoclès, 6; Sur l'échange, 254) ; et il compare l'éducation
,les hommes aux procédés qui, en apprivoisant les animaux, leur donnent
• plus de douceur»; il est même choqué que l'on puisse à ce sujet avoir
,lm, doutes : «En outre, bien qu'ils voient, à propos des chevaux, des
d1iens et de la plupart des animaux, des gens posséder des méthodes
11uidonnent aux uns plus de courage, aux autres plus de douceur 2 , aux
11utres plus d'intelligence, ils croient que, touchant la nature humaine,
un n'a inventé aucun système d'éducation capable d'amener les hommes
1au point où ceux-ci amènent les bêtes brutes (... ) Alors que chaque
1111née ils voient, dans les spectacles offerts à la curiosité, des lions qui
montrent plus de douceur envers qui s'occupe d'eux que certains hommes
,,nvers leurs bienfaiteurs, ...même devant cela ces gens ne peuvent
,·umprendre quelle est la valeur de l'éducation» (Sur l'échange, 211-214)3.
i\l.hènes, qui a fait don à la Grèce de l'éducation, qui a développé ces
(1) Inversement, Isocrate, par une analyse pénétrante et très moderne, montre
qu'Athènes tire avantage de ces venues d'étrangers, qui peuvent contribuer à déve-
lopper chez elle des influences diverses (ibid., 45). Donc elle accueille les étrangers
parce qu'elle est tolérante, mais leur présence contribue à la rendre plus tolérante.
(2) Sur ce sens de la démocratie, cf. notre livre Problèmes de la démocratie grecque,
p. 148 sqq.
LA DOUCEUR o'ATHÈNES 107
Dans le même sens, Aristote parle, dans la Constitution d'Athènes
(22, 4) de la «praotès habituelle au peuple>>; elle se marque à ses yeux
dès l'époque de Clisthène, et se traduit dans le comportement du peuple,
qui tolère, sans les bannir, ses ennemis (en l'occurrence, les amis des
tyrans).
Si cette relation entre démocratie et douceur apparaît bien nette dans
ces textes, elle prend plus de précision chez Démosthène, dont l'esprit
démocratique n'est pas douteux et qui lie résolument la douceur
d'Athènes au principe même de la démocratie. À ses yeux, elle est le
signe et la vertu de ce régime.
Dans un passage répété de.ux fois ( Contre Androlion, 51 = Contre
Timocrate, 163), il expose cette idée : « Cherchez, je vous prie, pour
quelle raison on aime mieux vivre dans une démocratie que dans une
oligarchie. La première qui vous viendra à l'esprit, c'est que, à tous
égards, il y a dans une démocratie plus de douceur ('Tt'cxVTot 'Tt'poco-re:p'
ecr't"(v).Et, dans les deux discours, ce rapport est précisé avec insistance
et fermeté.
Dans le Contre Timocrate, il ne s'agit pourtant pas d'un plaidoyer
pour la douceur, tout au contraire : Démosthène ne fait qu'attaquer en
passant le peu de douceur d'Androtion; il saisit ainsi l'occasion de louer
la tradition athénienne à laquelle celui-ci s'oppose. Il saisit d'ailleurs
d'autres occasions encore : lorsqu'il plaide pour l'application des lois
que Timocrate voulait suspendre, il dt.vient même plus clair. Il vante
l'utilité et l'excellence de ces lois en disant : «Rien de dur, de brutal,
d'oligarchique dans leurs prescriptions; bien au contraire, la procédure
qu'elles formulent est toute humaine et démocratique•> (24: qnÀotv0pwmùç
xotl.81jµo-rtxwç). En effet cette procédure établit les droits réguliers du
peuple, et elle interdit par là toute forme d'arbitraire ; elle protège donc
les droits de tous, ce qui est le véritable sens de la démocratie 1 • En face
des tyrans ou des oligarques, l'ordre légal est déjà, par lui-même, douceur.
Mais, dans le Contre Timocrate, Démosthène reprend aussi les
arguments avancés dans le Contre Androlion, un an et demi plus tôt,
pour attaquer le manque d'égards du personnage 2 ; et ces arguments
apportent des analyses plus poussées, dans lesquelles il ne s'agit pas
seulement de l'ordre démocratique, mais de la liberté qui en est la base.
Il précise ainsi que, dans les lois et les traditions nationales d'Athènes,
on trouve « la pitié, l'indulgence, tous les sentiments qui conviennent 8
aux hommes libres >>(57) : le lien avec la liberté est donc fermement
affirmé. Il correspond du reste au mouvement même qui était celui de
l'exposé dans Thucydide : «Nous pratiquons la liberté non seulement ... ,
c'est le sens de la traduction qui donne ces sentiments pour <<le propre
de l'homme libre >>; et Thucydide confirme cette interprétation. Pourtant,
il peut s'agir aussi du respect qui sied envers des hommes libres ; et il
n'est pas exclu que les deux sens soient ici mêlés; s'il en est bien ainsi,
la liberté se trouve postuler une réciprocité 2 ; et la douceur devient,
entre hommes libres, à la fois un devoir et un droit.
En tout cas, la seconde valeur se dégage assez bien du contexte, car
Démosthène vient de décrire la façon dont Androtion a offensé des
citoyens en pénétrant chez eux pour faire rentrer les impôts, et en les
traitant avec mépris et brutalité. Même sous l'oligarchie des Trente,
dit-il, <<tout citoyen avait la vie assurée à condition de se renfermer
dans sa demeure >>; au contraire Androtion, en pleine démocratie, «a
converti en prison le domicile privé des citoyens, en s'y présentant
accompagné des Onze >>(52)3 ; or quoi de plus contraire au statut d'un
homme libre? <<Pourtant, voulez-vous chercher la différence entre
l'esclave et l'homme libre? La principale, vous le constaterez, est celle-ci :
l'esclave est responsable corporellement de ses fautes, tandis que l'homme
libre, à quelque extrémité qu'il soit réduit, garde toujours sauve sa
personne>> (55). C'est donc bien le respect de la liberté des individus qui
définit cet 1j0oç d'Athènes, que Démosthène oppose à celui d'Androtion;
et c'est bien ce même respect qui veut que soient considérés avec égards
les droits, la dignité, et jusqu'aux goûts de tous ceux qui vivent dans un
régime démocratique. La liberté mène au libéralisme, qui est déjà
tolérance, c'est-à-dire douceur 4 •
À ce principe s'en joint un autre, qui n'est pas moins démocratique.
Car un régime d'hommes libres doit respecter la personne de tous ; et,
par là, on passe de la première valeur démocratique, la liberté, à la
seconde, qui est l'égalité. Elle apparaît lorsque Démosthène - d'accord
en cela avec Lysias - réclame une indulgence particulière à l'égard des
hommes simples et des pauvres 5 : elle doit compenser le crédit et
l'influence dont bénéficient les autres. À la limite, c'est même un des
rares domaines où le respect d'autrui se soit étendu, à Athènes, au-delà
du cercle des citoyens et des hommes libres, puisque Démosthène évoque
dans le Contre Midias (48-49) une loi, dont il célèbre la philanthrôpia,
(1) En ce sens, l'idée se rapprocherait de celle que l'on trouve dans !'Oraison
fuuèùre pronoucôe par P(,riclès (Thucydide, II, 40, 5): • Seuls nous aidons franchement
autrui, en suivant moins un calcul d'intérêt que la confiance propre à la lilH'rté •
-rcï>mcr-.<T>).Cf. aussi la n. 4, sur le mot è).e:u0e:p16-nic;.
(-njc; ,1;).eu0e:p(œc;
(2) Il en est de même des bons sentiments. Démocrite, dans le fragment 103 DK,
déclare ainsi que , celui qui n'aime personne n'est non plus aimé par personne•·
(3) Dans le Sur la couronne, 132, le traitre qu'a fait arrêter Démosthène Lente en
vain de se prévaloir de ceUe idée, el proteste que c'est outrager un citoyen que d'entrer
sans décrrl. dans une maison.
(4) Le mol de liberté a pour proches parents• libéralisme», mais aussi •libéralité•,
qui signifie la générosité : ce sens est cc! ui que donne Aristote au terme grec èÀe:u0e:pt6't"ljç.
(5) Cf. ci-d!'SSUS, p. 74.
LA DOUCEUR D'ATHÈ:\TES 109
et qui protégeait même les esclaves contre la violence. II imagine les
mots par lesquels on pourrait révéler à des barbares l'existence d'une
loi qui leur paraîtrait si étonnante : <<II existe des hommes, des Hellènes,
si humains dans leurs mœurs et à ce point civilisés >> 1 que, malgré toutes
les luttes entre Grecs et barbares, ils interdisent qu'on outrage un esclave !
Peut-être s'agissait-il là, comme l'assure Eschine, dans le Contre Timarque
(17), non de l'intérêt des esclaves, mais d'une sorte d'entraînement à
respecter les hommes libres : toujours est-il que l'on assiste dans ce cas
à une généralisation des droits accordés par la loi.
A plus forte raison la liberté exigeait-elle tout ensemble l'égalité des
droits et la douceur des procédés lorsqu'il s'agissait de citoyens : la
fraternité, en fin de compte, naît de la rencontre entre la liberté et
l'égalité.
Par une sorte de rapport inverse, on peut d'ailleurs penser que la
douceur athénienne, faite de relations fondées sur la réciprocité, se
distingue par là de la bonté ou de la bienveillance que connaissent les
pays où le fossé entre les riches et les humbles est plus profond. Elle en
reçoit sa coloration particulière, et probablement ses limites. C'est du
moins ce qui ressort des comparaisons faites par H. Bolkestein, dans son
gros livre intitulé : Wohlliiligkeit und Armenpflege im Vorchrisllichen
Allerlum (Utrecht, 1939). La douceur athénienne, ou même grecque, est
démocratique ; elle n'est pas l'aide d'un riche à des pauvres : elle est
entraide entre associés.
Cette relation entre douceur et démocratie est en tout cas indiscutable.
Qui plus est, on la rencontre même chez ceux qui s'opposent à ce régime
ou bien qui en font le procès.
Déjà le Pseudo-Xénophon se plaignait de la liberté laissée aux esclaves
et de leur impunité ou de leur insolence - les deux notions se confondant
dans le mot ocxoÀoccrloc. A l'inverse de Démosthène, il déplore qu'on leur
laisse faire n'importe quoi et qu'on ne puisse les frapper. Cette tolérance,
qu'il blâme, est pour lui une des conséquences logiques de la démocratie2.
Platon, naturellement, va plus loin. On sait qu'il condamne, au
livre VIII de la République, les vices de la démocratie, qui sont essentiel-
lement de laisser à tous trop de liberté. Il se moque, aux pages 562 b sqq.,
de l'anarchie qui veut que le père craigne son fils, que le métèque et
l'étranger soient les égaux du citoyen, que les vieux flattent les jeunes.
Comme le Pseudo-Xénophon, il y joint même les esclaves, qui «ne sont
pas moins libres que ceux qui les ont achetés>> (563 b). Mais on ne
Haurait oublier que cette description célèbre n'est pas, dans le livre VIII,
la première évocation de la démocratie : elle analyse seulement les
raisons qui font sa perte. Lorsque la démocratie, au contraire, s'instaure,
Platon commence par en faire un éloge ironique, qui s'attache à trois
mérites supposés - en fait à trois vices profonds. Or deux de ces trois
mérites, ou de ces trois vices, sont du domaine de la douceur.
Le premier, à vrai dire, en est aussi très proche, puisqu'il s'agit de
..
*
Le lien avec la démocratie vaut pour toutes les formes de douceur, qui,
d'ailleurs, sont apparentées entre elles. Pourtant les domaines où elle
,mtre en jeu sont - on l'aura remarqué - assez différents ; et les juge-
ments portés sont en grande partie fonction de ces différences.
Le premier éloge considéré portait sur les relations entre les personnes ;
et, s'il s'agissait bien de rapports caractérisant un mode de vie démo-
cratique, ils restaient d'ordre privé : Thucydide les résumait en disant,
h II, 37, 3, -rocia~oc.En ce domaine, presque personne ne critiquera la
douceur d'Athènes ou ne s'en plaindra - sinon les adversaires inconci-
liables du régime.
On pourra encore moins s'en plaindre quand elle se traduira dans la
vie politique par l'aptitude à oublier les torts réciproques causés par les
partis adverses au sein de la cité : la réconciliation de 403 se fit ainsi au
nom de cet oubli des torts et du bien commun. On jura de ne pas revenir
Kur Je passé. Et on observa ce serment. Ce grand moment de réconci-
liation nationale et de modération reçoit les éloges chaleureux d'Isocrate,
mais aussi ceux de Démosthène, et ceux d'Aristote, et même ceux de
Platon, du moins dans le Ménéxène 1• Les premiers essais de réconciliation
qui l'avaient précédée, en 411, avaient de même été loués par Thucydide
et, indirectement, par Euripide et Aristophane 2 • Parmi ceux qui font
l'éloge d'une telle attitude, Démosthène déclare, du reste, qu'elle
représente le véritable ~0oç de la cité, son caractère moral. Or il semble
que cet exemple ait servi de modèle à tous les efforts d'amnistie posté-
rieurs, en particulier à Rome1.
Entre les deux, à la charnière entre les rapports privés et la réconciliation
des partis, on trouve la vie normale du citoyen et les institutions qui la
régissent. Les exemples de Lysias et de Démosthène ont montré, en
effet, que la douceur se rencontrait et dans les procès et dans les lois,
qui protégeaient autant que possible l'indépendance de chacun contre
l'arbitraire des riches ou des puissants. Cette douceur se traduit tout
spécialement dans les lois qui président à la vie judiciaire. Elle se
complète par l'indulgence des juges, qui se laissent toucher par la pitié
et vont quelquefois jusqu'à fermer les yeux sur mainte irrégularité.
Enfin, cette douceur, dans Isocrate, s'applique aussi au domaine
extérieur, puisque, selon lui, elle caractérise l'attitude d'Athènes envers
les alliés auxquels elle commande.
Contrairement aux deux premiers champs d'application, les deux
derniers risquaient de soulever des problèmes : dans le domaine de la
cité, la douceur d'Athènes risquait de tourner à l'anarchie; dans le
domaine extérieur, l'empire d'Athènes, puis l'hégémonie de Sparte,
montraient au contraire qu'il n'est pas toujours aisé de se montrer aussi
doux qu'il conviendrait.
C'est pourquoi il importera de suivre dorénavant l'éclosion de cette
douceur dans les divers domaines séparément, afin de déterminer quelle
place la pensée des auteurs a pu lui assigner dans chacun d'entre eux.
Et pour commencer, puisque cette douceur d'Athènes est liée à son
régime même, il convient de chercher quels obstacles elle rencontra dans
la vie athénienne, et quelles limites la réflexion du ive siècle fut ainsi
amenée à lui fixer.
(l) Le fait a été relevé par Mommsen. Il est discuté par W. Waldstein dans le livre
cité plus haut, à la n. 3, p. 75 ; en tout cas, tous les témoignages romains ne cessent
d'invoquer le précédent de 404 (cf. C. R. de J. Pinsent, Erasmus, 18 (1966), col. 275-276).
CHAPITRE VII
(1) Pour Alcibiade, cf. les discours Contre Alcibiade (Lysias, XIV et XV) ; pour les
autres, cf. le Pour Mantithéos, 13.
(2) Cf. les discours Contre Andocide (VI) et Contre Théomnestos (X et XI) du corpus
de Lysias.
LES LIMITES DE L'INDULGENCE 115
..*
n'a pas toléré autrefois (Contre Timocrate, 175) ; ou bien il refuse que
l'on pardonne en acte ce que l'on ne tolérerait pas en paroles (Contre
Midias, 183)1. Il déclare aussi que l'on ne doit pas intervenir en faveur
d'un accusé, alors que l'on refuse ce service à d'autres (Ambassade, 290).
Les excuses ont pénétré jusque dans la justice; mais, en retour, le pardon
ne se mesure qu'en termes de justice.
Certes, ce sont là des arguments de rhéteurs, et non pas des aveux de
bonne foi. La tragédie ne parlerait pas tout à fait ainsi. Pourtant, cette
obstination à mesurer, à répartir, à comparer, implique que les juges
étaient sensibles à cet aspect. L'indulgence d'Athènes se voulait équitable
et rationnelle 2 •
Cette rationalité systématique se manifeste encore par un autre trait,
qui relève du même principe : l'indulgence réclame aussi la réciprocité.
Lysias s'indigne ainsi que l'on puisse prendre en pitié un homme
comme Agoratos : <c Tu n'as aucune raison d'obtenir notre pitié, puisque
tes victimes n'en ont obtenu aucune de toi et que tu les as fait pfrir »
(Contre Agoralos, 53).
L'idée, ici encore, prend plus d'ampleur chez Démosthène. S'agit-il de
Timocrate? Démosthène demande que l'on soit sans pitié : <cQui exerce
une charge au nom de la cité doit, s'il veut trouver en vous des juges
indulgents (1tpocwv),se montrer fidèle au caractère de la cité. Quels sont
les traits de ce caractère? Pitié pour les faibles, lutte contre l' opprr,ssion
des forts, rien de cette dureté envers la foule, de cette flagornerie envers
les maîtres du jour, que tu pratiques, toi, Timocrate >> ( Contre Timocrate,
170-171). D'ailleurs Timocrate est connu pour sa dureté : <cTu n'es pas
un tel modèle de douceur et d'humanité, pour avoir pitié d'eux!•> (196).
Ou bien s'agit-il d'Aristocrate? Il n'a fait auprès d'Athènes aucune
démarche amicale (<pLÀocv6pw1tov) qui pût lui valoir son pardon (Contre
Aristocrate, 131). Le cas d'Aristogiton n'est pas meilleur. AristogiLon ne
peut compter que sur «ce que chacun de vous apporte de chez soi : la
pitié, les excuses, l'humanité. Mais ni loi humaine ni loi divine ne
permettent d'en faire profiter cet être impur. Pourquoi? Parce que la
loi dont chacun dispose du fait de son caractère à l'égard d'autrui est
celle qu'il mérite à son tour de se voir appliquée par chacun ( ... ) Quelles
excuses, quelle pitié ce sycophante a-t-il accordées à ses victimes'! (... )
La cruauté, le caractère sanguinaire, la férocité de cet individu persis-
taient et se faisaient reconnaître. Ni la vue des enfants ni celle des vieilles
mères debout aux côtés de certains accusés n'émouvait sa pitié. Et
alors, pour toi, des excuses? ( ... ) C'est toi, Aristogiton, qui as jeté de
côté la pitié pour ces êtres; bien plus, qui l'as entièrement supprimée.
(1) Contre Aristogilon 1, 81-84. Nous modifions la traduction du dernier mot, uni-
11uernentpour faire mieux apparaitre la place occupée par la justice dans ce refus de
ln pitié.
(2) Nous modifions la traducl ion du mot grec l:.Àt&v.
120 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
...
Qu'une telle attitude puisse être ruineuse dans le domaine de la
politique extérieure n'est que trop évident : les chapitres suivants auront
à évoquer ce risque. Mais on peut dès maintenant relever que les
rapports avec les autres cités avaient leur retentissement sur la vie même
dans la cité et les rapports entre citoyens. Deux passages déjà cités de
Démosthène s'élevaient contre l'idée que l'on pût montrer de l'indulgence
à l'égard des traîtres 3 ; et ils sont loin d'être isolés. Mais on pouvait aller
plus loin et assimiler aux traîtres bien des citoyens considérés comme
coupables envers la patrie.
Cela était vrai des ennemis du régime. Malgré la réconciliation de
403, l'indulgence en ce cas était aisément suspecte ; et Lysias, dans le
Contre Ératosthène, ne manque pas de le signaler : ((Le moment est venu
où il ne doit y avoir dans vos cœurs ni pardon ni pitié (...) : pendant
que vous triomphez dans les combats des ennemis de la cité, n'allez
pas, par votre vote, donner la victoire à vos ennemis » (79) ; ou encore :
<(Condamner cet homme, ce sera faire éclater votre indignation contre
les actes des Trente; l'acquitter, ce sera vous montrer les fauteurs de
leur politique ... >> (90)4 •
La même chose pouvait se dire de ceux dont l'action portait un tort
( 1) Sur la gravi lé d'une telle duperie dans le domaine des relations inlernalionules,
cf. ci-dessous, p. 146.
(2) Nolrr traduction.
(3) Celui de la Troisième Philippique, cité p. 114; et celui du discours Sur l'ambas-
sade, cité ci-dessus. Contre un traitre comme Antiphon, dont parle le Sur la Couronne,
132-133, il n'y a même pas lieu de garder les égards habituels envers les citoyens :
on proteste qu'il est malséant de pénétrer dans les maisons (cf. ci-dessus, p. !08, n. 3)
et l'Assemblée le relâche; mais le conseil de !'Aréopage repousse ces protestations.
(4) Cf. la fin du discours (100), et celle du Contre Agoratos (97).
LES LIMITES DE L'INDULGENCE 121
direct à la cité : eux aussi étaient assimilés aux traîtres. Dans le Contre
Ergoclès (XXVIII), 2, Lysias demande comment on pourrait pardonner
ù des gens, lorsque l'on voit la flotte qu'ils commandent délabrée et
réduite à quelques unités, tandis qu'ils se sont, eux, enrichis 1 .
Mais, de toute façon, il est bien connu que, pour les Athéniens, le
Halut de la cité et celui du régime étaient constamment en cause. Les
accusations par voie d'<<eisangélie >>étaient des plus fréquentes. Or elles
étaient destinées à cet effort de salut public. N'importe qui pouvait se
porter accusateur ; et la procédure visait ceux qui travaillaient à
renverser le gouvernement démocratique, ou conspiraient à cet effet,
ceux aussi qui livraient une cité, des vaisseaux, une armée, une flotte,
ceux enfin qui, comme orateurs, touchaient de l'argent pour ne pas
conseiller au peuple les mesures les plus favorables. Bien des fautes
pouvaient rentrer sous ces rubriques : la trahison existait à tous les
niveaux de la vie publique. Et contre elle, naturellement, l'indulgence
était exclue.
Toutefois, de tous ces crimes que les anciens jugeaient impardonnables,
le plus remarquable sans doute est celui qui consiste à ruiner l'autorité
des lois. On le risquait à chaque instant, en montrant trop d'indulgence.
Or, ruiner l'autorité des lois, c'était encore trahir.
Cc sentiment était., dans !'Athènes du ive siècle, d'une rare vivacité;
et il se traduit à chaque instant dans les textes.
Tout d'abord, l'indulgence encourage au crime. Pour les Athéniens du
1v siècle, ce n'était
0 point là simple remarque de mauvaise humeur :
les Grecs ont en fait élahoré une théorie très ferme sur la valeur exemplaire
du châtiment. Comme l'expose la belle analyse que Platon prête succes-
Hivcment à Protagoras et à Socrate, punir est un moyen d'éducation,
d'avertissement, de mise en garde 2 • C'est bien pourquoi le souci du bien
commun doit raffermir les juges contre la tentation de l'indulgence ;
car une justice sans faiblesse, même s'il en coûte de l'appliquer, sert en
fin de compte le bien collectif. Sans cela, où irait-on? Tout châtiment
joue pour l'avenir et tend à instaurer un plus grand respect des lois.
Lysias emploie très souvent l'argument, avec une sécheresse un peu
didactique. On lit par exemple dans le discours XXII (Contre les marchands
de blé), 19 : <<On se dira, s'ils sont condamnés à mort, que c'est une leçon
pour les autres ; mais, si vous les acquittez, vous aurez accordé à tous,
par votre vote, pleinë licence d'agir à leur guise >>. Ou bien on lit dans le
Contre Épicralès, 6-7 : <<Faites donc aujourd'hui un exemple, qui assagira
les autres : punissez ces gens-là ! (... ) Si vous les acquittez, ils (les
hommes politiques) croiront qu'il n'y a aucun danger à vous tromper et
1\ s'enrichir à vos dépens ; si, au contraire, vous les condamnez et que
vous prononciez contre eux la peine de mort, par le même vote vous ferez
rentrer tout le monde dans le devoir >>.On trouverait des tirades analogues
(!) cr. encore 17, qui répète l'argument du Contre Ératosthène cité précédemment:
•elon Lysias, en sauvant les accusés, Athènes fera croire aux gens d'Halicarnasse
qu'elle est complice de ceux qui les ont trahis.
(2) cr. ci-dessus, p. 35-36.
122 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Le mol est à prendre au sens de• coupables•; il s'agit de ceux qui commettent
l'injustice.
(2) Voir par exemple 32-34 et 57.
5
124 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
intervient : elle oppose l'attitude des juges envers l'accusé qui peut être
innocent et l'attitude à avoir envers le condamné dont les torts ont été
prouvés. Le premier mérite d'être traité avec douceur : pas le second1,
Donc Démosthène demande que tout au moins les verdicts soient
exécutés, et ne puissent plus être corrigés par une douceur désormais
injustifiable.
Mais plus loin dans le même discours il établit une distinction
autrement importante. Il répond à l'avance à un argument qu'emploiera
Timocrate, et selon lequel sa loi tendait à adoucir celle qui était
jusqu'alors en vigueur : <<et il ajoutera qu'introduire dans les lois le
maximum de clémence et de modération, c'est servir surtout la cause
des faibles>> : voilà donc, invoquée par Timocrate, la fameuse douceur
démocratique, telle qu'on l'a rencontrée dans le chapitre précédent.
Mais Démosthène a une réponse, qui, en fait, recouvre tout le mouvement
de réaction décrit dans ce chapitre-ci. Il fonde cette réponse sur une
distinction, qui vaut d'être citée ici en entier, ou presque : « Quant à cet
argument, que la clémence et la modération des lois sont à l'avantage
du grand nombre, veuillez considérer ceci. Dans toute cité, Athéniens,
il y a deux catégories de lois. Les unes régissent nos relations et notre
commerce avec le prochain, les règles à observer dans nos affaires privées,
en un mot la vie de société. Les autres déterminent les rapports avec
l'État de tout citoyen qui participe à la vie politique 1 , et prétend
s'intéresser aux affaires du pays. Or, dans les premières, qui touchent
la vie privée, il est bien vrai que l'indulgence et l'humanité (~1tlCùc;
xEfo8ou
xixt cpLÀixv8pwnwc;) sont à l'avantage du grand nombre. Mais par contre,
dans celles qui regardent la vie publique, c'est la fermeté et la rigueur
qui sont à votre avantage ; car c'est le moyen d'empêcher que le grand
nombre - c'est-à-dire vous-mêmes - ne soit victime des politiciens ... »
Cet admirable texte pose avec force une limite.
Cette limite n'était point neuve; et, de même que le texte du Contre
Arisiogilon cité au chapitre précédent 8 , il fait écho à l'Oraison funèbre
que Thucydide prête à Périclès. Déjà dans Thucydide, en effet, la
fameuse tolérance athénienne était réservée au domaine des relations
privées ; et l'analyse de Démosthène, quand on l'en rapproche, permet
de mieux comprendre la portée de certains détails. Ainsi la phrase qui,
dans Thucydide, introduisait la description de la tolérance réciproque
mettait en parallèle les relations avec l'État et les relations entre
citoyens ; mais il est bien certain que cette phrase servait de transition :
le début résumait ce qui avait été dit de la vie politique, où régnait la
liberté, tandis que le second membre annonçait le développement sur la
vie privée, domaine de la tolérance ; « Nous pratiquons la liberté, non
(1) Le traiter avec douceur serait se montrer trop• facile•; le mot greceet~~<J'C'6>V71,
qui est évidemment péjoratif.
(i) Nous modifions pour ce mot la traduction de la C.U.F. La traduction de cl"
m>ÀL-reùe:cr8aL ~oOÀ'l')'t"O(L
par I qui a choisi la carrière politique • risque de suggérer un
personnel spécialisé comme dans nos démocraties modernes, alors que le texte greo
désigne seulement la participation normale à la vie de la cité.
(3) P. 102.
LES LIMITES DE L'INDULGENCE 125
seulement dans notre conduite d'ordre politique, mais pour tout ce qui
est suspicion réciproque dans la vie quotidienne »1 • Ce passage d'un
domaine à l'autre est confirmé par ce que l'on trouve à la fin du dévelop-
pement ; car la phrase qui suit la description de la tolérance est construite
de la même façon, avec un premier élément qui rappelle ce qui précède
et le lie avec ce qui suit : le rapport est ici un contraste plutôt qu'un
parallèle, mais le procédé est bien le même : « Malgré cette tolérance
qui régit nos rapports privés, dans le domaine public, la crainte nous
retient avant tout de rien faire d'illégal... ». La liberté, dans le domaine
politique, se combinait avec la considération des mérites inégaux ; de
même la douceur des rapports privés n'exclut pas le respect des lois,
dès lors que les gens agissent en temps que citoyens, 8-riµoa(~. La
,listinction entre les deux domaines était donc incluse, dès le ve siècle,
dans la définition de l'idéal démocratique.
Elle est cependant beaucoup plus fortement marquée dans Démosthène.
Il précise, on l'a vu, la nature des deux domaines par toute une série de
définitions, en multipliant les termes quasiment synonymes ; et il
distingue, cette fois, entre deux sortes de lois. De plus, la douceur n'est
iitus seulement l'objet d'une distinction mais d'un contraste radical.
On se contentait de ne la mentionner qu'à propos du domaine privé :
on la condamne maintenant pour tous les autres cas. On se contentait
de la corriger en invoquant le respect des lois : on la remplace maintenant
par son contraire, la rigueur ; celle-ci doit régner dans tout ce qui n'est
ias la vie privée ; et, soit dans la teneur des lois elles-mêmes, soit dans
lIl façon de les appliquer, la même indulgence, qui était si bonne dans les
r,,lations entre les personnes, devient ailleurs pernicieuse et ruineuse.
Entre ces deux textes, pour comprendre leur différence, il faut rétablir
1mtte grande poussée de la douceur et de l'indulgence, qui s'est d'abord
i\lendue à tout, jusqu'à ce qu'une réaction lucide l'ait endiguée et
,~nnalisée,en lui interdisant de façon formelle, tout ce qui ressortit de la
vie politique.
.•.
On saisit du coup la différence d'opinion entre les partisans et les
nilversaires de la démocratie. Les adversaires de la démocratie croyaient,
11ommePlaton, que ce régime de douceur était nécessairement un régime
,l'nnarchie, parce que l'une conduit à l'autre. Au contraire, les partisans
,ln la démocratie pensaient que ce régime, si doux dans son principe,
1111uvait, grâce à la loi, mettre lui-même un frein à cette douceur, et la
,mmpenser par une sévérité sans faille, chaque fois qu'était menacée,
11irectement ou indirectement, sa souveraineté. Ainsi s'explique que
l'on ne trouve nulle part autant que chez ce démocrate qu'était
1lémosthène soit des éloges de la douceur soit des appels à la rigueur.
l lnns cette double attitude, il ne faut pas voir le seul reflet des circons-
l 1mcesou des besoins de la cause. II ne faut pas non plus y voir une
LA DOtTCEtTRDES PRINCES
(1) Pythique IV, 271 sqq.; cf. encore Pylh. I, 62-70 (pour Hiéron et sa ville toù,
consacrée par les Dieux, la liberté règne selon des lois conformes à la discipline
d'Hyllos •); Pyth. IV, 293 sqq.; Pyth. VIII, 1 sqq.
(2) Cf. ci-dessous, p. 149. Voir aussi notre étude intitulée• Il pensiero di Euripide
sulla Tirannia •, Alti del III Congresso Internazionale di Studi sui Dramma anlico,
Rome-Syracuse, 1969, 175-187.
(3) Cette idée était déjà présente, quoique de façon discrète, dans Hippolyte,
1013 sqq.
(4) Ion, 621 sqq. Cf. de même Sophocle, Œdipe Roi, 584 sqq.
LA DOUCEUR DES PRINCES 129
est de refuser le pouvoir, celle d'Étéocle est d'accepter l'injustice, celle
de Platon dans la République de réclamer la royauté des philosophes,
ou de celui qui posséderait l'art royal et ne songerait jamais qu'au bien
de la cité. Ni Euripide ni Platon n'envisagent la possibilité d'une royauté
douce.
En revanche, Isocrate et Xénophon ont tous les deux cru aux bons
rois ; et ils ont tous deux réfléchi à ce en quoi la douceur pouvait s'avérer
profitable, non seulement pour leurs sujets, mais pour eux-mêmes.
En fait, il peut sembler paradoxal de considérer ici ces idées avant
d'avoir examiné les conseils d'Isocrate sur la douceur vis-à-vis des autres
cités : tout suggère en effet que les idées sur la douceur des princes se
sont élaborées et précisées en fonction de l'impérialisme athénien, et que
déjà Euripide en avait subi l'influence. En tout cas, pour Isocrate, la
réflexion sur l'hégémonie athénienne vient en premier et demeure à ses
yeux le plus important. Il est cependant révélateur de voir comment le
refus de la douceur qui s'est traduit avec netteté dans le cas de la
démocratie athénienne s'est en fait inversé dans le cas des monarques.
La doctrine d'Isocrate, dans le cas de ces derniers, est beaucoup plus
qu'un simple reflet de sa réflexion sur l'impérialisme athénien; et elle
s'affirme, dans son œuvre, avec une constance qui lui confère du prix.
Isocrate, comme Platon, a été en relations avec des tyrans. II a,
comme Platon, condamné la tyrannie. Pourtant il a, comme lui, et plus
que lui, placé son espérance en eux. Son œuvre contient donc à la fois
une analyse des défauts qui font la perte des tyrans et un tableau modèle
de la douceur des rois.
L'analyse de la tyrannie est faite en fonction de l'impérialisme
athénien ; elle est censée en expliquer les fautes. On la trouve dans le
Sur la paix, aux paragraphes 111 à 115.
Cette fois, le malheur du tyran semble bien être l'essentiel; ce malheur
se ramène à la crainte, elle-même issue de l'hostilité de tous. Les tyrans
sont ainsi <<contraints de faire la guerre à tous leurs concitoyens, de
haïr qui ne leur a jamais fait de mal, de se défier de leurs propres amis
et de leurs compagnons, de confier le salut de leur personne à des merce-
naires qu'ils n'avaient jamais vus jusqu'alors, de craindre tout autant
leurs gardes que les conspirateurs, d'avoir tant de soupçons qu'ils ne
sont même pas rassurés quand ils sont près de leurs plus proches parents>>.
Une brève évocation de tous les meurtres de tyrans exécutés par leurs
proches illustre cette situation : la haine de tous met le tyran en grand
danger.
Pour éviter de tomber dans les mêmes maux, les rois doivent éviter
t.out ce qui peut faire naître l'hostilité. Ils doivent être justes ; ils doivent
nussi être doux.
C'est ce qu'Isocrate recommande au jeune roi de Chypre, Nicoclès,
qui semble avoir été son élève 1 • Dans le traité qu'il lui adresse, vers 370,
le traité À Nicoclès, il rappelle le rôle que joue, pour les simples parti-
culiers, l'existence des lois et de la liberté de parole, avec les critiques
(1) Dans le Sur l'échange, 70, Isocrate, résumant le traité A Nicolès, dit de mêmu
qu'il n'a pas flatté Nicoclès, mais a préparé à ses sujets «dans la mesure de mes moyeu•,
le régime le plus doux• (wc; o!6v n 7tpoto't'!l'l"l)V).
(2) Ce dernier passage ne figure pas dans la citation du Sur l'échange et certains 0111
pensé que les phrases se trouvant dans ce cas étaient dues à quelque commentato111·
tardif. S'il en est ainsi, celui-ci serait étonnamment fidèle à l'esprit d'lsocrate. Souveul,
ceux qui repoussent ces phrases se fondent sur l'opposition entre l'emploi des argumenh
d'intérêt et la présence d'un idéal : cette alternance et cette combinaison sont en t11II
caractéristiques d'Isocrate. ~ La partie citée dans le Sur l'échange dit, au paragrapht•
suivant, d'éviter la dureté et les châtiments excessifs.
(3) Sur l'importance de cette notion dans la pensée politique d'Isocrate, cf. not.ru
étude « Eunoia in Isocrates or the political importance of creating good-will •, J.H.!!!,,
78 (1958), p. 92-101.
(4) Nicoclès est présenté sous d'autres traits par les historiens anciens: cf. Athén•,
XII, p. 53 AE.
LA DOUCEUR DES PRINCES 131
rappeler l'examen des régimes dans Hérodote ; mais les différences sont
révélatrices. Otanès, dans Hérodote, se plaignait que la royauté ne fût
ni agréable ni bonne (III, 80 : oiS-re:yocp ~au oiS-re&ycx66v).Or Nicoclès
déclare que ce régime est plus agréable, plus doux et plus juste qu'un
autre (17 : 'YJa(wvfo-,rtxcxt 7t"poco-répcx
xoct~txcxto-répoc) : un critère de plus
est donc ajouté - celui, une fois de plus, de la douceur 1 . Qui plus est,
dès le paragraphe précédent, Nicoclès attire l'attention sur ce nouveau
critère ; car, après avoir parlé de la reconnaissance des mérites de chacun,
il précise : « Qui plus est (16 : ocÀÀcx
µ~v), nous serions en droit de trouver
ce régime d'autant plus doux (1tpcxo-répocv) qu'il est plus aisé de s'appliquer
à exécuter la décision d'un seul homme que de chercher à plaire à des
esprits multiples et divers >>.On le voit : la monarchie, à la faveur d'un
paradoxe, se trouve ôter à la démocratie la palme de la douceur.
Nicoclès, d'ailleurs, démontre ce paradoxe par divers arguments;
entre autres, il montre que ceux qui n'ont point à lutter pour le pouvoir
ne mêlent point de jalousie à leur dévouement (20 : leur eunoia) : la
royauté ne connaît pas les luttes et les coteries que déjà, dans Hérodote,
le discours de Darius donnait pour un des inconvénients de la démocratie.
Mais ceci n'est possible que parce qu'il s'agit d'un bon roi, qui
précisément cherche à plaire, pour éviter d'être en butte aux haines.
Nicoclès explique plus loin combien il s'est donné de peine pour ses
sujets. <<Je me suis comporté à l'égard des citoyens avec tant de douceur
(32 : de praolès) que ni exil, ni condamnation à mort, ni confiscation, ni
aucun autre malheur de cette espèce ne s'est produit sous ma royauté>>.
La royauté est douce quand les rois eux-mêmes sont doux.
Au reste, les sujets peuvent les y aider : <<Sachez que le tempérament
Individuel ne fait pas seul la sévérité ou la douceur des souverains (55 :
le mot est praos), la manière de se comporter des citoyens intervient
t'lgalement : beaucoup de souverains dans le passé, à cause de la perversité
cle leurs administrés, ont été contraints d'exercer leur autorité avec une
hrutalité qui n'était pas dans leur caractère. Ayez confiance moins dans
ma douceur (ma praotès) que dans votre vertu>>. Une royauté douce est
clone un régime idéal, qui demande pour s'instaurer la bonne volonté de
Lous.
L'insistance de ces deux traités sur la douceur de Nicoclès est en
olle-même remarquable. On pourrait penser - malgré le peu d'appui
c1ue les faits apportent à cette hypothèse - que c'était là une doctrine
ad hominem : le traité intitulé Évagoras permet d'écarter cette idée.
Évagoras était le père de Nicoclès ; et Isocrate a écrit son éloge,
11uelques années, semble-t-il, après les deux autres traités. Or voici que
I'." roi idéalisé se pare à nouveau de douceur. Évagoras inspire confiance
h tous les rois du temps (24) ; il a les mérites les plus grands et les plus
11ivers; mais en particulier il se soucie du bien de ses sujets ; et ce souci
nHtexprimé par le mot cptÀocv6pC:mwç (43) ; il se traduit par des bienfaits.
l'libien qu'Évagoras, tout en étant un homme de guerre, se trouve être
(1) Sur le rapport entre les deux textes, cf. E. Maass, c Herodot und Isokrates •,
llermes, 22 (1887), p. 581-595.
132 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Isocrate ajoute qu'il était polilikos dans son administration : ce mot est réservé
par Aristote, dans les premiers mots de la Politique, à une autorité qui est exercée
selon les normes de la science politique et que le même homme n'exerce pas dans toua
les domaines: il l'oppose à l'autorité• royale•· On voit que, pour Isocrate, les deux
aspects pouvaient se concilier.
(2) Cf. E. Brémond, dans la Notice de la C.U.F., p. 143: • Quelques détails laissent
entrevoir une vie agitée, au cours de laquelle les intrigues intérieures, les désordre•
d'une cour imprégnée des mœurs asiatiques, se mêlent à d'audacieuses entreprise•
politiques et militaires•·
(3) L'authenticité en a été contestée ; mais son tour correspond en tout cas à la
doctrine isocratique.
LA DOUCEUR DES PRINCES 133
cipaient à mon enseignement>> (12 : ÈÀe:u0e:ptcl>-roc-rov ... xoct 1tpoc6-ra:-rov
xcx:.t q>LÀa:v0pc,m6-ra:-rov).
On pourrait ajouter qu'Isocrate a de même adressé lettres, conseils,
éloges et prières à des princes bien connus : Archidamos à Sparte, Denys
de Syracuse, Philippe et Alexandre. Mais - on ne saurait s'en étonner -
il leur parle surtout de la Grèce 1 : le fait ne compte ici que dans la
mesure où il témoigne de sa confiance obstinée dans les bons monarques.
En revanche, certains éloges donnés aux bons rois du passé illustrent
directement son idée de la douceur des princes. Thésée, en particulier,
av ait exactement les qualités que loue la lettre à Timothée ; on lit en
effet dans !'Éloge d'Hélène, 37 : <<Il sauvegarda son autorité non pas
grâce à l'appui d'une force étrangère, mais gardé par la bienveillance
(l' eunoia, c'est-à-dire le dévouement) de ses compatriotes; il était le
maître du pouvoir par sa puissance, mais il était le guide du peuple par
ses bienfaits. Il gouverna sa patrie avec un tel respect des lois et dans
un tel esprit d'équité qu'aujourd'hui encore la trace de sa douceur (sa
praolès) demeure visible dans nos mœurs.
Mais est-on encore, avec Thésée, parmi les princes? Ce roi démocrate
est à part; et il a l'avantage d'attirer l'attention sur un prolongement
imprévu des idées isocratiques, qui se fait sentir au sein même de la
politique athénienne.
Le fait est que l'art de commander, qui est si nécessaire aux rois,
vaut aussi pour les hommes d'État. Eux aussi ont à se concilier les
sentiments des citoyens. L'idée est seulement plus discrète parce que
leur douceur a une valeur plus ambiguë. Il faut se faire aimer ; pourtant
- toute la tradition athénienne le répète avec insistance ~ il ne faut
surtout pas flatter. Aussi ne s'agit-il pas chez Isocrate d'une doctrine
générale. Nul n'oserait conseiller aux hommes d'État athéniens de se
faire aimer. Il y a seulement dans l'œuvre un regret, portant sur un
homme précis, au demeurant exceptionnel : c'est le disciple d'Isocrate,
Timothée, l'homme d'État athénien. Isocrate ne peut que déplorer de
le voir, lui, si bon et généreux avec les Grecs 2 , laisser perdre tous les
bienfaits de sa politique, faute de s'être montré assez doux avec les
Athéniens. De fait, Timothée fut poursuivi pour trahison et condamné
à une lourde amende. Or, dit Isocrate, c'était un peu de sa faute. Il ne
«détestait ni la démocratie ni l'humanité>> (Sur l'échange, 131)3 ; mais
«il avait aussi peu d'aptitude à se faire bien venir des hommes qu'il
avait d'habileté pour diriger les affaires>>.Pourtant, tout l'enseignement
d'Isocrate aurait dû lui apprendre que les hommes d'État doivent avoir
deux mérites distincts : avant tout, ils doivent agir selon le bien de la
cité ; mais ils doivent aussi, en plus de cela (et l'addition est ici encore
(1) Cf. ci-dessous, chap. X, p. 169. Il joint pourtant les deux aspects à la fin
du Philippe : les Grecs seront reconnaissants à Philippe de ses bienfaits et les Macédo-
niens le seront aussi • si tu les gouvernes en roi et non en tyran• (154).
(2) Cf. ci-dessous, p. 164-165.
(3) Le mot est µtcrciv6p(J)7toc;.La traduction est bizarre et légèrement impropre;
mais la faute en est à la différence des langues : la • démocratie • est un terme trop
ubstrait pour 8'Ïjµoç, bientôt élargi en &.v6pw1tot.Le tour grec rappelle au passage le
lien entre gouvernement du peuple et douceur à l'égard des hommes en général.
134 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
soulignée par les mots de liaison (132 : où µ~v cx.ÀÀoc xocl)<<veiller avec
le plus grand soin à se montrer en tout gracieux et affables (agir avec
philanlhrôpia) dans leurs paroles et dans leurs actes, car les gens qui
négligent cela passent aux yeux de leurs concitoyens pour insupportables
et de commerce trop pénible >>.C'est donc une erreur que de vouloir,
comme Timothée, gagner à la cité les bons sentiments des autres cités
(leur eunoia) sans se ménager à soi-même ceux des citoyens; il faut user
d'égards pour obtenir une bonne réputation, indispensable à l'efficacité
d'une action politique. Timothée n'était malheureusement pas doué pour
une telle attitude ; il ne pouvait supporter les beaux parleurs ; et c'est
bien là ce qui l'a perdu.
La fermeté nécessaire dans une démocratie n'exclut donc pas, chez les
individus chargés de hautes fonctions, un certain usage de la douceur,
qui, si elle vient en appoint, leur apporte le moyen de consolider leur
autorité.
La théorie d'Isocrate est complète : se fondant sur un calcul rationnel
de l'intérêt bien entendu et du rôle de l'opinion, il condamne la tyrannie
et montre les dangers que lui vaut la haine des citoyens ; il décrit la
douceur dont doivent faire montre les bons rois ; et il étend cette notion
à l'art de commander une cité en général.
Or, sur ces trois points, il trouve son pendant exact en la personne de
Xénophon, qui a développé la même idée sous les trois mêmes aspects .
...
Xénophon a en effet proposé une critique de la tyrannie dans le
Hiéron; il a insisté sur le rôle de la douceur dans l'exercice de n'importe
quelle autorité, et l'idée se retrouve chez lui un peu partout, mais surtout
dans l' Anabase et l'Économique; enfin il s'est attaché à faire un portrait
des bons rois, en montrant leur douceur, et en a même dressé un tableau
idéal dans la Cyropédie.
Le Hiéron a pour sous-titre : ~ -rupocvvLx6ç: c'est donc bien l'étude
d'un régime et de ses inconvénients, avec la suggestion des remèdes
possibles. Une tentative a été faite il y a quelques années pour lire dans
ce traité une condamnation plus radicale qu'il ne semble 1 : cette tentative
se fondait sur l'absence de toute mention relative au vrai but de la vie,
à la loi, à la liberté, à la religion. Mais se formaliser de cette absence est
ne pas tenir compte du type d'argumentation alors en vogue, qui
consistait précisément à défendre la justice, ou la douceur, voire la
piété, au nom de l'intérêt bien entendu. Montrer que le tyran est mal-
heureux, qu'il va à sa ruine, et qu'il aurait donc avantage à vivre selon
d'autres principes correspond en tout aux idées d'lsocrate et à celles
qu'exprime ailleurs Xénophon. Quant à la possibilité d'exercer le pouvoir
(1) On doit aussi se rappeler que •tyran• et •roi• s'emploient souvent de façon
Indifférente en grec, et que la légitimité n'était pas une notion grecque. La distinction
commence à se préciser au 1v• siècle: cf. Mémorables, IV, 6, 12. Les problèmes soulevés
par l'empire athénien peuvent n'avoir pas été étrangers à l'élaboration de cette dis-
tinction, selon laquelle le consentement des gouvernés joue un rôle essentiel.
(2) Si les autres traités d'Isocrate en question ici sont antérieurs, le Sur la paix,
où figure l'analyse générale, semble être très légèrement postérieur : les deux pensées
,ont parallèles.
(3) Nous ne citons ici que les traités les plus insistants et les plus directement liés
nu problème de la royauté.
136 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
quelque chose de royal>> (XXI, 10)1. Le souci de l'art royal est donc
commun à Xénophon et à Platon ; mais Xénophon, lui, le rencontre
dans son jardin. Si bien que la femme d'lschomaque, l'intendante et le
chef de culture obéiront aux mêmes règles que le chef de guerre ; leur
but sera à tous le même : faire que leurs subordonnés soient dévoués
(IX, 12 : e:OvoLxwc; ~Xe:Lv); quant aux moyens, ils résideront avant tout
dans un bon emploi des récompenses et des châtiments.
Cette dernière indication révèle bien que la douceur n'est pas tout.
La femme d'lschomaque soigne les malades ; et elle s'en réjouit, en se
disant que ceux qu'elle aura soignés se montreront plus dévoués
qu'auparavant (VII, 37) : ses servantes lui seront attachées comme les
abeilles le sont à leur reine. De même les chefs de culture seront attachés
à Ischomaque (XII, 6 : e:tJvoLocv ~xe:w), grâce aux bienfaits qu'il leur
accordera. Mais l'autorité doit user de douceur et de sévérité ; elle doit
savoir sévir quand il faut ; elle est comme un dressage, qui distingue
perpétuellement entre ce qui est bien et ce qui est mal 2 •
La même idée commande l'appréciation que Xénophon fait des
stratèges dans l' Anabase. Comme on sait, il fait le portrait de trois
d'entre eux. Or, si le dernier, Ménon, est présenté sous les couleurs les
plus sombres, les deux autres constituent des symboles antithétiques
destinés à se compléter. En une sorte d'apologue éducatif, Xénophon
montre en eux les excès respectifs de la sévérité et de la douceur
- laissant ainsi clairement entendre qu'elles doivent en fait se combiner:
sans doute se combinent-elles en lui, comme le récit tend à le montrer !
Le premier, Cléarque, est un homme de guerre, qui ne songe qu'à la
guerre. On lui attribue l'art de commander parce qu'il sait trouver des
vivres pour ses troupes et les maintient dans l'obéissance. Mais est-ce
là tout l'art de commander? Cléarque ne les maintient dans l'obéissance
qu'en se montrant rude (II, 6, 9 : xocÀe:1t6c;). Cette rudesse le caractérise
en tout : il a l'air sombre et la voix impérieuse ; il punit toujours forte-
ment, quelquefois même avec colère. Il pense en effet que <<le soldat
doit craindre son chef plus que l'ennemi>>. Le résultat est que dans le
danger on lui obéit et l'on a confiance. Mais, une fois le danger écarté,
tout change : alors, dit Xénophon, on cherchait un autre chef : << Il
n'avait rien d'aimable, toujours il était sévère et dur, en sorte que les
soldats avaient envers lui les mêmes sentiments que des écoliers envers
leur maître. Et voilà pourquoi il n'eut jamais personne qui le suivit par
amitié et bon vouloir >>.
En face, voici Proxène. Il rêve, lui, de bienfaits partagés et de justice.
Il sait commander, mais seulement à des gens de bien : <<Il ne savait
pas se faire respecter ni craindre de ses propres soldats. Il avait plus
d'égards pour eux que ses subordonnés n'en avaient pour lui ; et l'on
voyait bien qu'il appréhendait plus de se faire haïr de ses soldats que ses
soldats n'appréhendaient de lui désobéir>> (19). De même, il récom-
(1) Ceci s'oppose nettement à la tyrannie; cf. 12, où • imposer une domination
tyrannique aux gens malgré eux • revient à tomber dans une vie de Tantale.
(2) Comme dans la théorie rappelée au chapitre précédent, la sévérité sera inexo-
rable dans le cas des• incurables• (XIV, 8 : iivl)xécr-rou;). De même XII, 11-12.
LA DOUCEUR DES PRINCES 137
pensait, mais ne punissait pas. Aussi les gens de qualité l'aimaient-ils ;
mais les autres conspiraient contre lui et se jouaient de lui.
Dans la maison ou à l'armée, par conséquent, punitions et récompenses,
sévérité et douceur, forment un système : l'une ne va pas sans l'autre.
Le problème des rois, en revanche, est, comme chez Isocrate, un peu
différent. Car les rois ont aisément tendance à devenir des tyrans : leur
mérite le plus grand est donc, de toute évidence, de savoir déjouer ce
péril. De même que le Timothée du Sur l'échange d'Isocrate devait
combiner un peu d'amabilité avec son sens de la rigueur, les généraux de
Xénophon, dans un autre domaine, doivent combiner, peut-être en
proportions égales, bienveillance et sévérité. Mais, de même qu'Isocrate
loue avant tout Nicoclès ou Évagoras pour leur douceur, de même
Xénophon insiste volontiers sur la douceur des rois. Et il insiste d'autant
plus qu'il s'agit de souverains plus puissants, pour qui cette douceur
représente un plus grand mérite.
Agésilas, roi de Sparte, diffère encore assez peu des généraux de
l' Anabase. Pourtant, Xénophon signale fréquemment sa douceur. Dans
le traité qu'il lui consacre, celle-ci se révèle à la fois dans la conduite de
la guerre et dans la vie de tous les jours.
Agésilas, sans doute, était un homme de guerre. Mais il n'ignorait pas
non plus l'art de se concilier les peuples : il ne se souciait pas seulement
de soumettre ses adversaires par la force : il savait aussi les gagner par
la douceur (I, 1, 20 : par sa praolès). Il se préoccupait des prisonniers,
qui, du coup, éprouvaient pour lui de bons sentiments (22 : eùµeva:i:ç).Il
se préoccupait aussi du sort des villes conquises. Quant à celles qui ne
l'étaient pas, il les gagnait par sa générosité (sa philanlhrôpia).
Dans la vie courante, de même, il était affable (VIII, 1) 1 et d'un
abord toujours facile ( IX, 2 : eù1tp6cro8oç).
La conclusion du traité revient encore sur cette douceur du roi de
Sparte, qui est rappelée aussitôt après sa piété : <<Dans la crainte il
était souriant, dans le bonheur plein de douceur>> (XI, 2 : praos). Mais
Xénophon précise aussi que cette douceur n'était pas aveugle. Comme la
douceur athénienne, elle savait faire la différence entre les fautes privées
et celles des magistrats : pour les premières seules il montrait de l'indul-
gence (XI, 6 : 1tp&.wç~<pepe).Comme le voulait Démosthène, aussi, elle
savait distinguer entre amis et ennemis : Agésilas était <<très doux pour
ses amis, très redoutable pour ses ennemis>> (XI, 10). Toujours, sa
conduite était réglée par le sens de l'à-propos: il pesait sur ses adversaires,
mais jamais après la victoire ; il résistait à toutes les ruses de ses ennemis,
mais se laissait aisément fléchir par ses amis. Cette douceur ferme et
sereine réunit en une seule personne les qualités que Cléarque et Proxène
avaient possédées chacun pour une moitié. La douceur est, ici encore,
toute mêlée à la sévérité.
En un sens il en est encore ainsi du Cyrus de la Cyropédie ; mais sa
douceur semble cette fois s'être renforcée et affirmée, à proportion de la
puissance qui est la sienne.
Bien que les données historiques soient fort peu respectées dans la
Cyropédie, le choix fait du personnage principal autorisait cette inter-
prétation. Hérodote, en effet, le présente comme ayant été, des jeunes
gens de son âge, <<le plus brave et le plus aimable>> (1, 123). Surtout, il
cite l'opinion des Perses attribuant à Cyrus la douceur des rois homé-
riques <<les Perses disent de Darius qu'il fut un trafiquant, tandis que
Cambyse était un maître et Cyrus un père>> - cela <cparce qu'il était
doux (èpios) et qu'il leur avait procuré toutes sortes de biens>>(III, 89).
La mansuétude de Cyrus envers les souverains qu'il vainquit est d'ailleurs
un fait historique bien établi.
Xénophon reprend ce trait ; et il le développe. Il supprime les luttes
de Cyrus avec les siens ; il préfère le montrer réunissant les royaumes de
Perse et de Médie grâce à des liens amicaux. De plus, chaque fois qu'il
le peut, il insiste sur la douceur du prince dans tous les domaines.
Dès le début1, la nature de Cyrus enfant est décrite par trois superlatifs,
disant qu'il montrait au plus haut degré l'amour des hommes, du savoir
et de l'honneur : le premier mot est qaÀocv8pc.m6-roc-roç (1, 2, 1). Cette
nature s'accorde, selon ce que Xénophon fait dire à Mandane, avec la
tradition politique de la Perse : Cyrus doit laisser aux Mèdes tout ce qui
est despotisme, se régler sur les lois, et être roi plutôt que tyran ( I, 3, 18).
En tout cas, personnellement, le jeune Cyrus possède l'art de s'attacher
ses petits camarades : on passe par lui pour obtenir quelque chose du
roi; il s'entremet à cause de sa générosité (1, 4, 1 : sa philanlhrôpia);
et le roi lui accorde tout à cause de l'affectueuse sollicitude que Cyrus
lui a montrée - et qui est, apparemment, de l'invention de Xénophon.
Si l'on passe du début à la fin, on constate que cette amabilité reste
un des traits dominants du héros de la Cyropédie. Son art principal
consiste à savoir se faire des amis (VIII, 1, 48). Il y arrive par la philan-
thrôpia qu'il ne cesse de faire paraître (VIII, 2, 1) : comme il est malaisé
d'aimer ceux qui semblent nous haïr, on ne peut guère être détesté par
ceux qui se sentent aimés ; la sollicitude et les bienfaits de Cyrus sont
ainsi la raison des sympathies dont il est entouré. Aussi Xénophon
reprend-il à son compte l'idée ancienne du roi qui est <<comme un père » :
la comparaison est répétée à plusieurs reprises : elle est développée à
VIII, 1, 1 ; elle inspire le jugement porté sur Cyrus par les Perses, et ceci
est rappelé à VIII, 1, 44 et à VIII, 2, 9 (où ce jugement est donné comme
un privilège exceptionnel de Cyrus par rapport aux autres souverains) 2 •
Enfin, la même comparaison revient encore à l'épilogue - dont l'authen-
ticité est douteuse, mais l'esprit bien conforme à la pensée de Xénophon 3 •
Cette douceur se traduit en actes dans l'ensemble de l'œuvre ; et elle
est souvent mise en valeur par quelques mots de commentaire. Elle
(1) Xénophon écarle la tradition selon laquelle la mort de l'enfant aurail été
décidée à sa naissance.
(2) Diodore IV, 30, 2, rappelle encore, à propos d'Iolaos, que Cyrus fut appelé
père par ses sujets.
(3) Pour l'épilogue, cf. VIII, 8, 2. - E. Delebecque, Essai sur la vie de Xénophon,
p. 406, nous paraît adopter une vue raisonnable en jugeant que le passage est de
Xénophon, mais constitue une addition tardive.
LA DOUCEUR DES PRINCES 139
prend du reste les formes les plus diversrs - à commencer par les plus
pratiques et les plus concrètes, ce qui ne saurait surprendre de la part
de Xénophon. On entend ainsi parler sans cesse des repas auxquels
Cyrus convie son entourage, du soin qu'il met à bien traiter ceux qu'il
reçoit et de ses égards. Gobryas en est même frappé d'admiration : au
livre VIII, il déclare que jusqu'alors il avait surtout vu en Cyrus l'homme
de guerre ; mais il atteste les dieux qu'à présent Cyrus lui paraît l'emporter
encore plus sur les autres par sa philanlhrôpia que par ses vertus militaires
(VIII, 4, 1). Cyrus accepte volontiers le compliment : il aime mieux
entendre évoquer des qualités bienfaisantes que destructrices ! Ce
caractère humblement quotidien de la douceur de Cyrus la différencie
nettement des rois qu'évoquait Isocrate.
Elle se distingue plus encore de la douceur isocratique par le fait
qu'elle se traduit surtout dans le domaine où brilla Cyrus et qui
passionnait Xénophon, à savoir celui de la guerre. Et là l'éventail
1'ouvre largement : on rencontre la douceur vis-à-vis de l'armée, vis-à-vis
des vaincus, vis-à-vis de tous : elle devient un moyen systématique
d'acquérir le succès.
En ce qui concerne l'armée, l'idéal que décrit Xénophon consiste,
comme toujours, à savoir se faire obéir, mais en sachant se faire aimer.
Parmi les principes que Cambyse enseigne à Cyrus, à côté de la tactique,
figurent la piété, mais aussi le fait de veiller sur la santé de ses troupes,
d'obtenir des hommes le zèle, l'obéissance volontaire et l'amitié 1 ; pour
cela, il faut - nous l'aurions deviné - pratiquer avec discernement la
louange et le blâme, les récompenses et les châtiments ; il faut aussi
montrer sa supériorité ; il faut enfin se faire le bienfaiteur de ses hommes
et le plus sûr de tous les amis (I, 6, 19-26). Cyrus suivra toujours ce
conseil, et cette façon de traiter la troupe se répandra du haut en bas de
10n armée : on le voit ainsi féliciter un jour un taxiarque qui avait bien
fait manœuvrer ses hommes : Cyrus se réjouit « de la douceur et du
1oin » que celui-ci a mis à les instruire (II, 3, 21). Et, selon l'habitude
qu'admire tant Xénophon, il invite à dîner le taxiarque, avec toute sa
compagnie 11
Comme dans Isocrate, d'ailleurs, le bon roi veille aussi à introduire
la douceur parmi ceux à qui il commande : c'est ce qui apparaît à propos
d'un de ces détails pratiques que Xénophon se plaît à relever : Cyrus,
explique-t-il, tenait à faire subir à ses troupes un entraînement qui,
avant les repas, les fît transpirer. Excellent exercice, à coup sûr, et fort
1ain I Mais on ne peut qu'être surpris en lisant que cet entraînement est
l ses yeux une école de douceur : • Pour mettre aussi plus de douceur
(II, 1, 29 : rcpoto't"épouc;)
dans les rapports des hommes entre eux, les
travaux pénibles lui paraissaient bons, parce que les chevaux aussi qui
travaillent ensemble deviennent plus doux les uns pour les autres •>.
(1) Sur cette idée d'obéissance volontaire dans la Cyroptdie, cf. encore III, 1, 28;
IV, 2, Il; V, 1, 19; VII, 4, 14. Les services rendus valent à Cyrus de se voir entouré
de volontaires (IV, 2, 10).
(2) cr.le même geste un peu avant, à II, 3, 17, pour un taxiarque ingénieux et une
oompagnie qui lui obéit bien.
140 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) D'une manière générale, Cyrus explique qu'en libérant les prisonniers OIi
engage les autres à se soumettre plutôt que de résister (IV, 4, 8) : c'est la thèse que
soutenait Diodote dans Thucydide.
LA DOUCEUR DES PRINCES 141
et philanthrôpos, de façon spontanée et authentique. S'il en tire des
succès, c'est simplement que, dans le monde de Xénophon comme dans
celui d'Isocrate, le mérite est récompensé par les sympathies qu'il suscite.
La doctrine exposée dans la Cyropédie est donc des plus cohérentes ;
et elle correspond de très près à toute la réflexion de Xénophon sur l'art
de commander.
Il importe de le signaler avec force, car c'est une preuve - s'il en
tltait besoin - du fait qu'il s'agit là de doctrines grecques. Sans doute
Xénophon avait-il bien choisi son exemple. Cyrus devait en effet être
clément (son attitude envers les Juifs le prouve assez). Ses sujets durent
aussi, en effet, le constater. Mais Xénophon est trop peu respectueux de
la vérité historique dans la Cyropédie, et trop obstiné à répéter les mêmes
Idées d'un traité à l'autre, pour que l'on puisse garder le moindre doute :
c'est bien sa pensée qu'il exprime, et très librement, dans son éloge de
Cyrus. Il le fait à propos de la Perse comme il le fait ailleurs à propos de
la Sicile ou de la Grèce, et en rien davantage.
Qui plus est, cette pensée, comme on aura pu le constater par la simple
juxtaposition, ressemble de très près à ce que l'on trouve chez Isocrate;
1euls les domaines d'application portent la marque de la différence entre
les deux hommes. Ce parallélisme a suscité diverses hypothèses qui
portent sur le rapport chronologique existant entre les deux séries
d'œuvres et sur les intentions des deux auteurs l'un vis-à-vis de l'autre.
En fait, l'imprécision des dates ne permet pas de déterminer le rapport
ontre l'Évagoras et la Cyropédie, qui sont sans doute très rapprochés
dans le temps. De toute façon, la constance de la doctrine chez les deux
uuteurs invite à penser qu'elle leur était commune et qu'elle ne peut se
réduire à telle influence ou telle imitation occasionnelle 1 . Peut-être le
r.èle à soutenir des thèses voisines s'est-il accompagné de menues
jalousies : Isocrate ne se plaît-il pas à préciser dans l 'Évagoras (37) que
Non héros était supérieur à Cyrus ? 2 Mais quelles qu'aient pu être les
querelles de personne, elles sont moins décisives que les différences
d'esprit. Parus dans les mêmes années, l'Évagoras et la Cyropédie sont
deux cantiques louant la douceur des princes - le premier dans le
domaine de la cité, le second dans la vie concrète et dans la conduite de la
guerre : chacun loue la douceur dans le domaine qui est le sien ; chacun
épouse un courant de pensée qui est commun et l'adapte à ses intérêts
propres.
En revanche, il semble y avoir plus de raisons de penser que les
divergences qui séparent Xénophon et Platon mettent en cause des
Intentions de polémique 3 •
On a dit, tout d'abord, que l'organisation politique décrite dans la
Cyropédie répondait en la critiquant à celle que décrit Platon, au moins
(1) On peut penser à une influence de Socrate; de toute façon, ces idées sortaient
naturellement de l'expérience du v• siècle, par rapport à laquelle elles constituaient
une réaction.
(2) Cf. de même 58 pour Cyrus le jeune, et pour l'Anabase 1
(3) La polémique entre Isocrate et Platon apparaît souvent; mais elle porte sur ce
11uiles intéressait tous deux : l'éducation et la philosophie.
142 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Nuits Attiques, XIV, 3. Cette tradition reparait dans Diogène Laërce, llI, 34 et
Athénée 505 a.
(2) II y a parallélisme pour certaines thèses - par exemple celles qui sont relative1
à la division du travail (Rép. 370 b, cf. Cyr. II, 1, 21 et VIII, 2, 5), ou bien à l'ardeur
avec laquelle on défend ce qui vous est cher (Rép. 467 a, cf. Cyr. IV, 3, 1-2), ou bien
sur le sens du sommeil (Rép. 572 a-b, cf. Cyr. VIII, 7, 21). Mais ce sont là des idéel
très générales; et aucune polémique n'apparait entre les deux textes.
(3) Cf. la belle formule de 697 d : ex0pwc; n xœt <X.VY)ÀE:'l)'t'Cslc;
µtcroüv.e:c; fLLO"OÜV't'c:tl,
(4) Sa condamnation de la tyrannie, elle aussi, va beaucoup plus loin que celle del
deux autres. C'est précisément pourquoi elle est laissée de côté ici : elle emporte Platon
bien au-delà des notions de douceur ou d'indulgence.
(5) Certains ne croient pas que l'allusion soit délibérée; elle est en tout cas caracté•
ristique d'une différence dans les points de vue.
LA DOUCEUR DES PRINCES 143
changement des mœurs militaires ; au contraire, dans les Lois, tout se
ramène à l'éducation que reçoivent les princes et qui ne les forme plus
nu bien.
Même si Platon ne répond pas allusivement à Xénophon, ces différences
,le détail sont fort révélatrices 1 • Le Cyrus de Xénophon a reçu une
Mu cation fondée sur la chasse et la guerre ; sa douceur vient de sa bonne
uature et d'un sens éclairé de l'intérêt bien entendu. Pour Platon de tels
mérites ont existé et sont appréciables ; mais ce ne sont pas ceux d'un
rni véritable, qui aurait été formé à la contemplation du bien et aurait
fnit régner chez les siens des principes lucidement mûris par la réflexion.
Ln Cyropédie se situe par là aux antipodes de la République.
Le fait que tant de problèmes se posent sur les rapports entre tous
i't\S textes est, au demeurant, le signe des temps. On aurait pu ajouter
11p 'Antisthène avait écrit, semble-t-il, plusieurs traités sur Cyrus : le
problème politique à l'ordre du jour devenait celui des princes. Avant
Aristote, on voit Platon, Xénophon, Isocrate, entretenir des rapports
ptirsonnels avec des souverains ; tous ont écrit sur la tyrannie ; tous ont
,lressé des projets de monarchie idéale. La monarchie hellénistique
•'annonce dans ces recherches parallèles. Et les éloges des princes qui
rnmpliront tant de siècles à venir trouvent leur origine commune dans
l'effort du ive siècle pour corriger la tyrannie en introduisant aux côtés
11n l'autorité ce complément alors nouveau que constituait la douceur.
Les traités que l'on a vus fournissaient le point de départ : il n'y eut
plus ensuite qu'à réfléchir, à compléter, à continuer. Il faut au reste
rnppeler que certains de ces traités exercèrent pendant des siècles une
Influence non seulement indirecte, mais encore directe. On y revenait.
lln les lisait. Et leur influence était, dans certains cas, considérable.
(lula est vrai surtout de la Cyropédie de Xénophon (et, à un moindre
1h1gré, de son Agésilas). L'ouvrage fut lu de tous les Grecs qui réflé-
1,tiissaient sur la royauté, à commencer par les auteurs de traités, pour
1111iCyrus resta toujours_, ap~ès Xénophon et Antisthène, un exemple
privilégié. Il fut lu des h1stonens_ - et pas seulement de cet Arrien qui
rn~ut le surnom de << Xénophon le jeune». Il fut lu par les souverains
nux:-mêmes, à commencer par ce grand admirateur de Cyrus que fut
,\lnxandre. Mais il fut aussi lu par les Romains. Cicéron, dans une lettre
~ 11on frère (1, 1, 23) le dit à propos de Scipion Émilien : << Xénophon
11'11 pas écrit son fameux <<Cyrus>> selon la vérité historique, mais pour
fournir une image du gouvernement tel qu'il doit être : le philosophe
1lonne à son héros une sévérité extrême jointe à une très particulière
1l1111ceur (singulari comilale); et ce n'est pas sans raison que notre grand
Mnipion gardait toujours ce livre entre les mains : il n'est pas en effet
1111seul des devoirs d'un souverain vigilant et sage qui y soit omis >>.Le
m~me Cicéron encourage son frère à pratiquer l'art de se faire aimer et
1W.onne que d'autres l'aient mieux possédé que lui : << Ils ne connaissent
11u11,pourtant, le Cyrus de Xénophon et son Agésilas, ces princes qui,
Dans les relations de cité à cité, la situation est inverse de celle qui se
présente au sein d'une cité. Normalement, ces relations apparaissent
comme étant régies par la guerre ; les vertus qui s'y affirment relèvent
avant tout du courage ; et les sentiments à inspirer sont apparentés à la
crainte. Il n'y a donc pas de tentation de la douceur. En revanche,
l'expérience ne tarda pas à révéler aux Grecs que la douceur, dont l'usage
nu-dedans pouvait être ruineux, avait chance de se révéler au-dehors
beaucoup plus profitable qu'ils ne l'auraient cru. Les positions premières
et l'évolution des idées sont donc exactement opposées.
Il ne suffit pourtant pas ici de parler d'évolution, sans distinguer une
fois de plus entre des aspects divers de la politique extérieure.
Une cité doit évidemment être forte, Elle le doit plus encore quand
cille est menacée par un ennemi puissant, et que la guerre couve ou bien
a déjà éclaté.
La guerre du Péloponnèse avait été l'occasion de dire et de répéter
que toute puissance repose sur la force et sur la peur ; dans le monde
plus douillet du ive siècle, on l'oubliait, et cela d'autant plus que la
douceur était à la mode : Démosthène dut faire un effort considérable
pour ramener ses concitoyens à des vues quelque peu réalistes ; et il se
peut que la lecture de Thucydide l'ait aidé à les formuler. En tout cas,
h ses yeux, la première règle est alors de ne jamais se fier à la douceur de
1'adversaire.
Dès les premiers discours, on le voit sur ses gardes : de même que les
Athéniens de Thucydide invitaient les Méliens à compter avec l'hypo-
crisie lacédémonienne («aucun peuple, à notre connaissance, n'a de
façon si nette l'habitude d'estimer beau ce qui lui plaît et juste ce qui
Mcrt son intérêt», disaient-ils à V, 105, 4), de même Démosthène ne
veut pas croire aux bons sentiments que d'aucuns attribuent à ces
Lacédémoniens : « Ce souci généreux (philanthrôpos} leur serait venu
vraiment un peu tard», écrit-il dans le discours Sur les Mégalopolitains,
16.
On retrouve la même attitude par rapport à Kersobleptès et Charidème :
1\ en croire les déclarations faites par leurs amis, ils ont les meilleures
146 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE
( 1) Le sens semble être : un mot désignant quelque chose de bienfaisant et, par suite,
de bien accueilli. La traduction par • populaire • est cependant forcée.
(2) Il dit que les Athéniens -x«Àroc; 1tmoüvn:c;- en ont récolté les fruits; l'expres•
sion veut dire, non pas• à bon droit•• comme on l'entend parfois, mais: • et c'est trèl
bien ainsi,; cf. Midienne, 212.
(3) C'est de même une attitude de pur mensonge dans le Contre Timocrate, 191.
(4) Elle peut jouer un rôle vis-à-vis de l'opinion; ainsi Pour les Mégalopolitain&, 9,
Elle prend même la valeur d'un idéal, dans le discours Sur l'Halonnèse, 31 (qui n'est
pas de Démosthène). ·
MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 147
et garantit votre sécurité. Et c'est pour cela qu'il faut se faire craindre
sous les armes et se montrer humain quand on juge>>. On ne saurait
mieux rejeter la philanthrôpia loin du domaine international. Et l'oppo-
sition est reprise ailleurs : dans le discours Sur la Chersonèse (32-34),
Démosthène s'indigne de la mauvaise répartition que les Athéniens font
de leurs différentes manières d'être : <<Certains de nos politiques vous ont
rendus terribles et irritables dans les assemblées, mais, dans la prépa-
ration de la guerre, mous et méprisables ( ... ). Eh bien, tout au contraire,
Athéniens, vos hommes politiques auraient dû vous accoutumer à être
traitables et humains (1tpocouc;xcxt <ptÀotv6pC:mouc;) dans les assemblées
- car, là, c'est entre vous et vos alliés que se posent les questions de
droit - mais, dans la préparation de la guerre, à vous montrer redou-
tables et exigeants, puisque, là, vous avez affaire à vos adversaires et à
vos ennemis. Au lieu de cela, par leurs procédés démagogiques, par
l'excès de leurs complaisances, ils vous ont corrompus, au point que,
dans vos assemblées, vous faites les délicats, vous voulez qu'on vous
udulc, qu'on ne vous dise rien que d'agréable; mais les événements
,mivent leur cours et vous voici dans le suprême danger >> 1.
(1) La traduction est ici un peu libre : la phrase grecque implique nettement que
IM trop grande douceur (ou mollesse) met la cité en danger, tout comme les faciles
1111lèresdu peuple encouragent la démagogie.
(2) Cf. ci-dessous, p. 180.
148 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
Ce domaine semble donc bien, pour ces divers auteurs (et pour d'autres
qui répétèrent la même idée à diverses époques 1 ) exclure, dans son
principe même, l'usage de la douceur.
Pourtant cet usage devait là aussi s'imposer - au moins dans certains
cas. Dès le ve siècle, le besoin commença à s'en faire sentir ; et déjà
l'œuvre de Thucydide, avec tout son réalisme, suggère assez nettement
que l'usage de la force et le recours à la crainte pouvaient, en fin de
compte, être fort périlleux.
...
La situation, à l'époque de la guerre du Péloponnèse, n'avait rien de
commun avec celle que connut Démosthène. En face de Philippe, croire
à la douceur ou s'en tenir à elle était se condamner au désastre. En
revanche, la douceur peut être de mise dans tous les cas où une cité se
trouve en position supérieure, et où son attitude peut être dictée par les
mêmes considérations que celle des souverains. L' Athènes dont Thucydide
fait l'histoire s'est trouvée dans de telles conditions et vis-à-vis de ses
adversaires et vis-à-vis des villes sujettes.
La modération, c'est-à-dire la douceur, ne saurait présenter d'inconvé-
nients quand on s'est assuré l'avantage par les armes; elle peut au
contraire constituer alors une bonne politique. Cette idée apparaît en
filigrane dans l'analyse que fait Thucydide d'une des fautes d'Athènes
- le refus de la paix avec Sparte après l'occupation de Pylos.
Il est clair en effet que Thucydide présente ce refus comme une faute
politique. Et il prête aux ambassadeurs de Sparte, au livre IV, un
discours qui est, dans l'œuvre, comme un avertissement. Ceux-ci
indiquent entre autres que seule une paix conclue dans des conditions
modérées pourrait être une paix durable. Aucune voix ne s'élève, dans
l'histoire de Thucydide, pour répondre à cet argument; et la suite des
événements devait en montrer a contrario la justesse, puisque la paix
conclue dans des conditions différentes ne fut, en effet, pas durable. Or
cette paix modérée est appelée, dans le discours, une paix conclue «dans
le sens de la douceur>> (IV, 19, 2 : 7tpo<;-rà tme:Lxé;). Il est donc claire-
ment suggéré qu'un peu plus de douceur eût pu éviter à Athènes cette
guerre si longue, qui devait s'achever en désastre.
Mais surtout il est un cas où la cité tient exactement le rôle d'un
souverain, puisqu'Athènes règne sur les villes sujettes comme un
souverain sur les individus qui lui sont soumis. De fait, l'empire d'Athènes
est - presque tous le disent - une tyrannie, reposant sur la force et
s'exerçant sur des cités qui n'obéissent qu'à contrecœur. Athènes risque
donc de se trouver exposée à tous les dangers qui, normalement, menacent
les tyrannies.
Depuis longtemps, certains esprits faisaient à Athènes le reproche de
se laisser entrainer sur cette voie, qui choquait les consciences en même
temps qu'elle était imprudente. Quand Périclès utilisa l'argent des
(1) Cf. Stace, Silves, IV, 3, 134: hic paci bonus, hic limendus armis.
MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 149
alliés aux constructions de l' Acropole, Plutarque relate les protestations
auxquelles cette politique donna lieu, même à Athènes (Périclès, 12).
On criait dans les assemblées << que le peuple s'était déshonoré et qu'il
avait mauvaise réputation pour avoir transporté à Délos le trésor
commun des Grecs >>; et l'utilisation de ce trésor commun à des dépenses
purement athéniennes constituait une aggravation : << Aussi la Grèce
pense-t-elle qu'elle est victime d'une terrible violence et d'une tyrannie
manifeste >>.
Périclès, on le sait, ne se laissa pas arrêter. Au contraire, il devait
admettre -- et la majorité des Athéniens avec lui - qu'en effet l'empire
d'Athènes était une tyrannie, qu'il était mal vu de tous et qu'il fallait
se fonder sur cette idée pour en tirer les conséquences, en maintenant
par la force un pouvoir désormais fondé sur la force. Périclès le reconnaît
dans Thucydide, quand il dit qu'Athènes n'a plus le choix : <<Cet empire,
vous ne pouvez plus vous en démettre, au cas où la crainte, à l'heure
actuelle, pousserait certains de vous à faire, par goût de la tranquillité,
ces vertueux projets. D'ores et déjà, il constitue entre vos mains une
tyrannie, dont l'acquisition semble injuste, mais l'abandon dangereux>>
(II, 53, 2). Il faut admettre l'impopularité : <<f:tre détestés et odieux
,mr le moment a toujours été le lot de ceux qui ont prétendu à l'empire »
(54, 5).
Cette idée de l'empire ne lui était pas propre. Les Athéniens du livre I
la partageaient, quand ils expliquaient que déjà la transformation de
leur hégémonie en empire avait été inévitable : <<Rien qu'à l'exercer,
nous avons d'abord été obligés de l'amener au point où il est : principa-
lement par crainte, puis aussi pour l'honneur, et plus tard par intérêt ;
dès lors, au nom de notre sécurité, comme nous étions en butte aux
haines de la plupart, et que même certains déjà, après avoir fait défection,
nvaient été réduits, comme en plus, auprès de vous, nous ne rencontrions
plus la même amitié, mais le soupçon et le désaccord, il ne nous semblait
plus possible de prendre des risques en laissant aller>> (1, 75, 3-4).
Cette notion devait commander, dans Thucydide, toute la suite de la
politique athénienne. Elle obligea aux répressions, puis aux conquêtes.
Cléon l'évoque à propos du débat sur Mytilène; et l'on doit évidemment
,:omprendre que ses raisons justifient aussi les répressions brutales
nxercécs un peu plus tard contre Toronè, Skionè et Mélos. Les Athéniens
l'évoquent pour justifier leur désir de réduire Mélos ; et Alcibiade
l'emploie pour justifier l'opportunité d'une conquête de la Sicile.
Or, cette politique exclut la douceur ; et Thucydide a pris soin de
le faire expliquer par Cléon. En effet, au livre III, il reprend presque
mot pour mot l'analyse de Périclès ; il reprend même le terme de
tyrannie, qu'avait employé Périclès:<< Vous oubliez que l'empire constitue
,mtre vos mains une tyrannie, qui s'exerce sur des peuples qui, eux,
Intriguent et subissent cet empire de mauvais gré ; leur soumission ne
résulte pas des faveurs que vous pouvez leur faire a votre détriment,
mais de l'ascendant que vous pouvez prendre sur eux, par la force
beaucoup plus que par le bon vouloir>> (III, 37, 2). Mais, cette fois, le
huta.voué de cette analyse est d'exclure l'indulgence. Cléon le dit bien :
150 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
..
• •
(!) ,o xoc8' -/jµépocv &8d:,; x.oct &ve:môouÀe:u,ov1tpo,; <XAl,~Àou,; (la formule est citéo
ci-dessus, p. 98). Que cette tolérance soit liée à la démocratie est une fois de plu1
confirmé par la phrase qui précède:, Souvent déjà j'ai eu l'occasion de constater quo
la démocratie est un régime incapable d'exercer l'empire•·
(2) oll.' &v,oŒ-rLoüv-rcx,;: on retrouve ici l'exigence de réciprocité indiquée au
chapitre précédent.
(3) Cf. 37, 2 : 1tpoç tmôouÀe:Uov-roc,; ocù-roù,; XCXL 6!:xov-rocç
&.pxoµévou,;.
(4) Nous avons essayé de le montrer dans un article intitulé, Fairness and Kindnesl
in Thucydides •• Phoenix, 1974 (Mélanges Mary White), p. 95-100.
MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 161
Tout d'abord, on peut suivre dans l'œuvre la dénonciation parfaitement
claire de cette politique sans douceur ; car elle y est décrite, mais elle n'y
est pas plus approuvée que celle qui avait consisté à refuser une paix
modérée avec Sparte.
Si les Athéniens du livre I trouvaient dans l'attitude athénienne des
traces de douceur, les alliés, eux, n'en trouvaient aucune ; et Thucydide
offre cette explication, mieux : cette justification, à la première grande
défection, celle de Mytilène.
Les gens de Mytilène voudrait eux aussi obtenir avec Athènes un
accord modéré (111, 4, 2 : Èmia:Lxeî:) ; mais ils n'y croient guère; de fait,
leurs envoyés reviennent sans avoir rien conclu (6, 1). Ils se détachent
alors d'Athènes, et s'en justifient auprès de Sparte en montrant qu'une
alliance avec Athènes ne saurait inspirer confiance : <<Quelle garantie
pouvait donc présenter une amitié, une liberté, où nous entretenions
des relations à contrecœur, où ils nous ménageaient par crainte en
temps de guerre, et où nous les traitions de même en temps de paix?
La certitude d'une garantie, que le dévouement surtout (ei'.>voLot) donne
aux autres, c'était la peur qui nous l'assurait>> (12, 1). On ne saurait
indiquer plus nettement que l'autorité d'Athènes, qui n'est soutenue
par aucun dévouement ni aucune confiance, risque par là d'être plus
exposée aux défections.
La révolte de Mytilène, cependant, est écrasée par les Athéniens.
Dans le débat portant sur le châtiment à lui infliger, Cléon, dont
certaines réflexions viennent d'être citées, parle en faveur de la sévérité.
Diodote, lui, soutient une politique de douceur. Mais il ne la soutient
pas en tant que telle : il en dénonce, lui aussi, les fâcheuses séductions
et veut que les Athéniens n'accordent pas trop aux attitudes purement
sentimentales que sont <<la pitié ou la clémence >> 1 . Ces protestations
(1) III, 48, 1, avec les mots qu'avait employés Cléon: µ1]-re:otimp ... µ~-re:ème:txe:L(f,
152 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
afin de ne pas encourir l'hostilité du seul élément qui reste notre allié»
(47, 2-4).
Si l'empire athénien semble exclure la douceur, il se trouverait donc
bien d'une politique qui, au nom de l'intérêt, la mettrait en pratique. Il
ferait comme les citoyens à l'intérieur de la cité : il maintiendrait la
bonne entente en faisant semblant de ne pas voir !1 Ainsi renforcerait-il
tout au moins le dévouement de ceux sur qui il peut encore compter;
et la modération des sanctions tournerait à son avantage en lui conservant
des fidèles.
Quand on sait que la politique de sévérité l'a emporté, sinon dans le
cas de Mytilène, du moins dans toutes les révoltes suivantes, et que
celles-ci n'ont pas cessé, Brasidas aidant, de se multiplier, on échappe
difficilement à l'impression que Diodote dégage ici une des raisons de
cette évolution qui, à la limite, devait perdre Athènes. Or, il n'est pas
négligeable de constater que ce premier plaidoyer pour une douceur
politiquement utile passe par la découverte du rôle joué en politique
par l'opinion. La justice, ou la douceur, ou la générosité, peuvent ainsi
devenir profitables, dans la mesure où elles vous concilient la faveur des
peuples. Diodote ne défend en effet ni la pitié ni la clémence en tant que
vertus, loin de là : le mot qui compte est celui de sentiments <<favorables »
(d~vouç). Et déjà s'annonce ainsi toute l'argumentation en faveur de la
douceur que présenteront des auteurs comme Isocrate, Xénophon et
Polybe. Dans un monde où les dieux ne récompensent plus immédia-
tement les vertus, la sympathie des hommes prend le relais ; et, d'une
nouvelle manière, ces vertus sont récompensées. La douceur, en tout
cas, est récompensée par le dévouement qu'elle inspire.
La sévérité d'Athènes était d'autant plus dangereuse et son influence
sur l'opinion publique d'autant plus grave que le Lacédémonien Brasidas,
en face d'elle, eut précisément le génie d'essayer sur les sujets d'Athènes,
pour les encourager à la révolte, une politique de douceur. Il leur promet
l'autonomie. Il leur promet qu'il ne soutiendra pas les aristocrates
(IV, 86). Il offre des conditions modérées (105 : µe-rp(otv).Aussi, cette
attitude agissant sur l'opinion des cités, les gens se rallient-ils à lui.
Beaucoup sont prêts à se soulever, en grande partie, sans doute, à cause
de ses succès, mais aussi - le mot est là - à cause de <<sa douceur»
(108, 3 : tjv n èxdvou 1tpot6ni-roc).On ne pourrait indiquer, ici encore,
plus nettement, qu'à l'égard des alliés, si la sévérité est périlleuse, la
douceur se révèle payante - toujours à cause des conséquences qu'elle
a sur l'opinion publique.
Mais il y a, dans l'œuvre de Thucydide, un avertissement un peu plus
direct encore : c'est celui des Méliens. D'abord, ils relèvent timidement
que le bon procédé qui consiste à engager un dialogue, et qu'ils appellent
l'èmdxetoc (V, 86) s'accorde mal avec la menace des armes. Puis ils
demandent non moins timidement si Athènes n'aurait pas elle aussi à
gagner au fait que ceux qui sont en danger soient traités selon une
. ..
En tout cas, en ce qui concerne les rapports avec les autres cités, il
•"mble bien que d'autres voix aient commencé à s'élever à Athènes,
déjà pendant la guerre, pour réclamer des procédés différents.
La mieux connue et la plus ferme est celle d'Aristophane, qui, épris de
paix avant tout, appelle à la douceur dans tous les domaines, et en
1111rticulierdans ceux que l'on vient de voir.
II l'aimait en elle-même. Et c'est plaisir que de relire le bel éloge de
l'indulgence qu'il a mis dans la bouche du Bdélycléon des Guêpes : un
lyrisme charmant y groupe tous les mots et toutes les images de la
1louceur. Il s'agit en fait d'une prière demandant que Philocléon ne soit
lllS un juge sévère : <<Mélange un peu de miel d'Ancyre à sa petite
l111meur; que désormais il soit doux pour les gens (~mov), plus miséri-
1,ordieux (ÈÀe:dv)à l'accusé qu'à l'accusateur; qu'il pleure avec ceux qui
l'implorent ; que, corrigé de son esprit chagrin, il ôte les orties de sa
1wlère >>(878-884).
(I) Cf. les miv-rotc; "EM7)VOt<; du vers 611, et l'ouvrage de Meredith Hugill, Pan•
hellenism in Aristophanes, Chicago Univ. Press, 1936.
MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 155
( 1) Cf. Gu~pes, 715 et Nuées, 212; on peut rapprocher le fragment comique cité
~llr Plutarque, Périclès, 7, 8.
(2) Cavaliers, 1114; le passage n'a cependant rien qui soit, directement du moins,
111111critique.
6
156 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
Or c'est le plaidoyer le plus ardent qui ait été écrit dans la Grèce classiqu,,
pour la douceur avec les autres peuples. Ce n'est pas un texte athénil'l1 :
c'est le discours du Syracusain Nicolaos, que nous a transmis Diodori•
de Sicile, au livre XIII, 20-27.
Ce discours est censé être prononcé par ledit Nicolaos pour demancl,·1·
que l'on traite avec humanité les Athéniens faits prisonniers danM ln
fameuse expédition de Sicile racontée par Thucydide.
En fait, il est fort douteux, pour ne pas dire impossible, que ce discom"
puisse vraiment remonter au ve siècle.
Diodore était bien originaire de Sicile ; il avait donc pu connaître 11PM
sources locales, qui auraient gardé la trace de l'intervention de Nicoluo~.
N'est-ce pas d'ailleurs à la même époque, ou presque, que se place ln
générosité de ce Gellias d'Agrigente (ou Tellias), qui accueillait tout 11 1
(1) Sa libéralité resta célèbre; elle est mentionnée par Valère Maxime et par
Athénée.
(2) E. Schwartz (R.E. col. 681) penche en faveur d'un texte inspiré d'Éphore, en
particulier à cause des rapprochements possibles avec Isocrate.
(3) Cf. ci-dessous, p. 250 sqq.
(4) Platon Lois, Ill, 697 d; cf. Diodore XI, 67, 5.
(5) Cf. XXVII, 13 sqq.
MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 157
réflexion sur la douceur a ses débuts, qui sont assez nets ; mais elle ne
cesse ensuite de s'épanouir et de s'amplifier, jusqu'au ive siècle après
,J.-C. ; et le discours de Syracuse renvoie à un état d'épanouissement
1léjà grand.
Mais précisément pour cette raison ce discours revêt un intérêt
particulier : portant sur des faits de la guerre du Pélopoonèse, prêté à un
homme de cette époque, il offre une possibilité dP, contraste. En ce qui
concerne la douceur, les textes athéniens nous fournissaient des premiers
jalons, des repères qu'il fallait chercher et découvrir, et qui ne faisaient
11uepréparer la voie aux futures doctrines d'Isocrate : dans le discours
de Nicolaos la théorie de la douceur avec les peuples s'étale avec complai-
Mnnce,avec trop de complaisance.
Le discours fait d'ailleurs partie d'un ensemble. Deux Siciliens,
llermocrate et Nicolaos, parlent en faveur de la clémence ; le spartiate
C :ylippc soutient au contraire, comme le faisait Cléon à Athènes, la
1·11usede la sévérité. Et ses arguments rappellent de très près les débats
,lu 1v8 siècle. Comme les contradicteurs à qui s'en prend Isocrate, Gylippe
ruppelle les cruautés de l'impérialisme athénien, en citant les votes
,•datifs à Mytilène, Skionè et Mélos (30, 4-6) : ceux-ci sont d'autant plus
11hoquants qu'ils viennent d'une cité qui, comme le disent les orateurs
,lu JYe siècle, prétend à la philanlhrôpia (30, 7). Par suite, comme
llémosthène dans le domaine intérieur, Gylippe s'oppose à une indulgence
4111iserait contraire à la justice (31, 1). Le discours de Nicolaos s'insère
1lonc dans tout un débat qui traite dans son ensemble de la question de
l'indulgence, et la traite avec des arguments que ne connaissait pas
1•11corcle ve siècle, du moins à Athènes.
Quant au discours lui-même, on y trouve tous les thèmes auxquels
11.ocrale devait donner une portée politique. Nicolaos déclare en effet
'Ille la décision à prendre engage l'honneur et l'intérêt de Syracuse : les
Athéniens, sans doute, ont mal agi ; mais ils ont été vaincus et se sont
1·1•ndus: ils ont donc droit à la générosité des vainqueurs (21, 6 :
'l'LÀcxv6pc,mlcxç).Ils sont devenus des suppliants et ce serait le fait de gens
1•r1iellement déraisonnables (&.yvwµove:ç) que de les maltraiter ; il faut
41ue les peuples sachent être cléments (Ème:txe:'tç).Les sujets, en effet,
l(Uettcnt une occasion d'agir contre ceux qui ne règnent que par la
1•1·ainte; au contraire, ils s'attachent solidement à ceux qui les dirigent
nvec humanité (22, 1 : <pLÀocv6pw1twç). L'empire des Mèdes a ainsi été
ilHruit à cause de leur cruauté envers les plus faibles : la révolte des
1'1,rscsa été suivie par tous. Cyrus, en revanche, a assuré son pouvoir
Jlltr le caractère modéré de sa souveraineté (e:ùyvwµoauvTI): c'est pourquoi 1
•11 douceur (~µs:pOTI)'t'Oç)lui a valu l'alliance de tous. De même à Syracuse,
C!Mona dû son pouvoir à la confiance que lui a value sa douceur (ème:lxe:toc).
Il ne faut donc pas trahir ce renom en agissant comme des gens brutaux
11I, incléments (6Y)ptw~e:ï:ç
xoct &.1tcxpcxttj't'ouç).
Si la fortune préside au sort
olm1armes, la douceur (~µe:pot7Jç)est la marque du mérite. Syracuse doit
ùn prévaloir. Il faut qu'elle se montre supérieure aux Athéniens non
...
Le Panégyrique est un plaidoyer en faveur de l'hégémonie athénienne.
m.c'est déjà là, semble-t-il, un signe des temps : on ne conquiert plus
160 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Le fait même d'appeler ces exploits guerriers des • services rendus• ou tles
, hienfails • est déjà caractéristique: cf. 51 et 61 (à rapprocher des bienfaits pacifiques:
VH, 31).
(2) Cf. 1, 75, 2; 96, 1.
(3) Panégyrique, 72; cf. Sur l'allelage, 27, Sur la paix, 76, Panalhénaïque, 67 (on
1,,.ut rapprocher Aristote, Constitution d'Athènes, 23, 2).
162 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Ici encore, l'addition d'un thème personnel est souligné par la transition 1
Isocrate pense que les héros des guerres médiques sont à louer, mais qu'il ne raul
• pourtant pas non plus, (75 : où µ~v oùlH) négliger les principes dans lesquels lei
avait élevés la génération précédente.
(2) Le passage parallèle del' Épilaphios de Lysias (33) ne parle pas de ce• pardon t,
LA DOUCEUR ENVERS LES CITÉS 163
( 1) Cf. 79 : <XmJ)(6&vov-ro.
(2) Cette indication ne figure que dans le texte , long• du traité (sur la question,
cf. G. Mathieu, Mélanges Navarre, p. 287). Mais l'idée générale est en accord avea
le reste du texte.
LA DOUCEUR ENVERS LES CITÉS 167
(1) Le mot de douceur peut étonner à propos d'Héraclès: du moins est-ce en ce sens
r1u'Isocrate infléchit la générosité du héros. On relèvera qu'Héraclès devait rester
un modèle pour les rois, au même titre que !'Ulysse d'Homère et le Cyrus de Xénophon
(r.f. Aalders, Political thought in Hellenistic Times, Amsterdam, 1975, p. 22-23),
168 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GHECQUE
(1) Cléon avait déjà relevé dans Thucydide que la démocratie était peu apte à
diriger un empire; mais cette réflexion, d'ordre purement pratique, était fort différente,
LA DOUCEUR ENVERS LES CITf:s 169
( 1) Cf. Panégyrique, 136: Athènes a laissé faire le barbare; voilà pourquoi ('t"oty(Xpoüv)
Il est devenu dangereux du fait de la folie athénienne.
(2) De même, dans Xénophon, la sévérité de Cléarque explique le peu de bonne
volonté qui l'entoure (Anabase, II, 6, 13 : X(Xlyà:p o?iv) et la douceur de Proxène
1,xplique le peu d'obéissance des méchants : ibid., 20 : -.oty(Xpoüv).
170 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
est avant tout un moyen pour lui donner réalité 1• On peut observer que
ce dernier trait est bien conforme à l'esprit des formules dont on a vu
l'écho dans divers auteurs et qui recommandent d'être doux pour ses
amis mais redoutable pour ses ennemis. L'amitié pour laquelle plaide
Isocrate doit régner à l'intérieur d'un groupe, qu'elle contribue a unifier,
et à définir contre un autre.
...
La vision de l'histoire que propose Isocrate, son double espoir de voir
les Grecs s'unir sous une hégémonie qui resterait douce et modérée, tout
cela peut passer pour le songe assez vain d'un homme peu averti des
réalités politiques. Isocrate pensait par exemple qu'en se montrant
vertueux et désintéressés, les Athéniens verraient Philippe leur rendre
Amphipolis dans un élan de confiance : a cet égard, Démosthène était
sans nul doute beaucoup plus perspicace. L'optimisme d'Isocrate semble
s'allier assez mal avec la lucidité.
Toutefois, il serait injuste d'oublier que ce rêve a eu ses prolongements
et a donné naissance à des réalisations importantes dans la politique
grecque. Le Panégyrique est de 380 et la fondation de la seconde confé-
dération athénienne est de 377. Parmi les stratèges de cette année-là
figure Timothée, le disciple chéri d'Isocrate. Or la seconde confédération
comporte toutes les garanties que pouvait souhaiter Isocrate pour une
hégémonie qui ne soit pas tyrannique : le respect de l'autonomie des
cités, l'interdiction des garnisons, des gouverneurs, des clérouquies, du
tribut - tout y est.
La suite devait montrer que - par la faute d'Athènes ou par celle des
autres cités - la tentative était sans avenir. Mais cet échec n'empêcha
pas l'idée de faire son chemin. Le ive siècle vit ainsi s'affirmer l'idée
fédérative - soit qu'il s'agisse de petites fédérations d'États voisins 1 ,
soit qu'il s'agisse de pactes d'alliance comme la ligue de Corinthe, qui
groupe des États sous l'hégémonie de Philippe, et leur offre des garanties
comparables à celles de la seconde confédération athénienne, soit enfin
qu'il s'agisse de paix communes 3 • Dans tous les documents qui jalonnent
cet effort, il n'est évidemment pas question de douceur; mais l'effort
lui-même s'inscrit dans la ligne de ce qu'Isocrate avait réclamé, en
réagissant contre le manque de douceur qui avait perdu l'impérialisme
athénien.
Au reste, la notion qu'une attitude désintéressée et généreuse des
chefs se révèle profitable pour eux se retrouve, a la même époque, dans
(1) La relation est d'ailleurs réciproque, car l'hégémonie sera d'autant mieux
acceptée qu'elle sera utilisée pour la défense de tous les Grecs.
(2) Leur principe devait s'étendre plus tard, et mener aux grandes confédérations
achéenne et étolicnne.
(3) Sur tous ces faits, voir entre autres G. Ténékidès, La notion juridique d'indépen-
dance el la tradition hellénique, Athènes, 1954, 210 p., et Droit international et commu-
nautés fédérales dans la Grèce des cités (Recueil des cours de l'Académie de droit inter-
national), Leyde, 1956, 652 p.
LA DOUCEUR ENVERS LES CITÉS 171
des programmes politiques très différents de ceux d'Isocrate - en
particulier chez celui qui fut en tout d'un avis contraire au sien, à savoir
Démosthène.
Démosthène n'est pas intéressé par les mêmes problèmes qu'Isocrate.
Quand il commence sa carrière politique (juste après le Sur la paix
d'lsocrate), il n'est déjà plus question d'hégémonie athénienne, et moins
encore de la possibilité pour Athènes de se montrer tyrannique 1. D'ailleurs,
contrairement à Isocrate, il n'a pas connu l'expérience de la guerre du
Péloponnèse, de la ruine de l'empire, et des événements qui suivirent 2 •
II ne connaît qu'une menace, celle que constitue Philippe ; et il ne voit
qu'un seul risque, qui serait de ne pas faire face à cette menace avec
assez de résolution.
Ceci explique sa méfiance à l'égard de la douceur dans le domaine
international : ou bien elle se confond avec la naïveté, ou bien elle vient
d'autrui et ne fait que jouer sur cette même naïveté 8• Il ne la recommande
donc pas une seule fois.
Et pourtant il dit, lui aussi, avec d'autres mots, que les haines sont
dangereuses et qu'Athènes doit chercher en tout le bien des cités grecques.
Il le dit en parlant de justice et de confiance : telle est pour lui la vraie
richesse d'un État. Là où Isocrate voulait que l'on fût doux afin d'être
aimé, Démosthène demande que l'on soit juste afin d'inspirer confiance.
Mais les réalités visées sont parfois assez voisines.
Ainsi l'on ne trouve dans son œuvre aucune critique de l'ancien empire
tyrannique d'Athènes; mais on y trouve une critique de la souveraineté
dure et injuste de Philippe. C'est par exemple la magnifique tirade de la
Seconde Olynlhienne (9 sqq.), montrant que ces défauts font la fragilité
du pouvoir de Philippe : «< Lorsqu'une puissance s'est constituée par un
concours de bonne volonté (d'eunoia) et qu'un intérêt commun unit
ceux qui participent à une guerre, oui, en ce cas, on consent à peiner
ensemble, à supporter des échecs, on ne songe pas à la défection. Mais
lorsqu'un homme s'est fait une force, comme celui-ci, par la convoitise
et la fourberie, alors, au premier prétexte, au plus léger échec, tout se
cabre, tout se disperse. Car il n'est pas possible, Athéniens, non, il n'est
pas possible de constituer par l'injustice, par le mensonge, une puissance
qui dure ». La fragilité du pouvoir de Philippe commence d'ailleurs dans
son entourage même : la majorité des Macédoniens souffre ; quant à
la garde du roi, il en écarte tous ceux qui se distinguent ; car, comme
tous les tyrans, Philippe éloigne de lui les honnêtes gens; d'où sa
faiblesse : «Qu'il subisse un échec et soudain tout se découvrira jusque
(1) Cf. d'ailleurs Chersonèse, 42 : c Il n'est pas dans notre nature de convoiter la
domination ni de la détenir; c'est pour empêcher les autres de s'en saisir que vous êtes
forts, pour l'arracher à qui la possède, en un mot pour inquiéter ceux qui veulent
s'ériger en maitres et pour affranchir les peuples asservis ,.
(2) Bien que certains de leurs écrits soient proches comme date, il est important
de se rappeler qu'lsocrate est né en 436 et Démosthène en 384, plus de cinquante ans
après,
(3) cr. ci-dessus, p. 120 et 146.
172 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
dans le détail>>; c'est en effet le sort qui attend «les cités et les tyrans>>
(20-21)1.
S'il n'est plus que:;tion de douceur, l'analyse de la fragilité de la
tyrannie s'inspire cependant du même esprit que celle d'Isocrate.
La seule force solide serait, ici encore, une force fondée sur le
consentement. Dans le passage qui vient d'être cité, Démosthène parle
d'une puissance reposant sur l'eunoia. Il emploie en d'autres occasions
le même mot, qui lui est commun avec Isocrate ; ainsi, en attaquant la
loi de Leptine, il indique qu'elle découragera les bonnes volontés de ceux
dont les bienfaits peuvent servir Athènes ( 17 : '!'oui:;dSvoui:;).Mais, presque
toujours, Démosthène insiste sur la confiance qu'il s'agit d'inspirer 2 , ou
sur la gloire qu'il s'agit d'obtenir. Éventuellement, il groupe bonne
volonté et confiance, comme dans la fière formule du discours Sur la
Chersonèse, 66, où il déclare : « Car la richesse d'une ville, qu'est-ce,
sinon ses alliés, la confiance et la sympathie qu'elle inspire? » (1t(a-rw,
euvmor.v); de la gloire, il a parlé juste auparavant 8• La confiance des
peuples et la gloire ne sont pas le produit d'une certaine politique au
sein d'une confédération, mais celui d'une longue tradition.
C'est bien pourquoi les qualités qui valent a Athènes ce prestige n'ont
rien à voir avec la douceur, ni avec la façon dont elle a pu, pendant un
temps, exercer une hégémonie aujourd'hui bien perdue. Ces qualités
sont d'une portée plus générale ; ce sont la justice, la générosité, la
promptitude à secourir les opprimés 4 ou à défendre les droits des Grecs 6 •
Loin d'avoir montré ces qualités en un temps de prospérité ou de
puissance, Athènes en a fait preuve au milieu des dangers ; et elles ont
pu la mener jusqu'au sacrifice, jusqu'à. l'héroïsme. Telle est la tradition
dont se réclame Démosthène dans le Sur la couronne, une fois l'échec
d'Athènes consommé : <i Il est impossible, oui, impossible que vous ayez
commis une erreur, Athéniens, en prenant sur vos épaules le danger pour
la liberté et le salut de tous >>(208).
Pas plus qu'Isocrate, Démosthène n'envisage qu'Athènes puisse ne
pas songer, toujours et avant tout, aux intérêts de la Grèce. Mais
Isocrate, encore hanté par Je fantôme de l'impérialisme passé, croit
encore bon de lui conseiller la douceur : Démosthène, lui, hanté par la
menace que représente Philippe, exige d'elle l'héroïsme. Gardant l'illusion
de la suprématie athénienne, Isocrate réclame pour Athènes l'exercice
(1) Sur le rapport cnl.re celle argumrntation et les idées d'Isocrate, cf. J. Mesk,
Wiener Sludien, 1901 (XXIII), p. 210 sqq. et G. Mathieu, Les idées politiques d'lsocrate,
p. 196.
(2) Cela vaut même dans le domaine intérieur ou financier : cf. Symmories, 28;
Pour Phormion, 44 et 57.
(3) Ailleurs la gloire s'accole de la même façon au dévouement; ainsi cf. Sur la
couronne, 94 : en ne montrant pas de rancune envers les gens de Byzance, Athènes
prouve qu'elle n'abandonne pas les opprimés, mais va jusqu'à les sauver: • ce qui vous
valait partout gloire et sympathie• (861;~v, EGvouxv).De même à 311, Démosthène
demande à Eschine ce qu'il a acquis à la cité comme eùvolcx,;et B61;l),;.
(4) Cf. Mégalopoli!ains, 15; Quatrième Philippique, 46.
(5) Cf. Première Philippique, 3; Deuxième Olgnlhienne, 24 ; Deuxième Philippique,
10-12; Troisième Philippique, 45.
LA DOUCEUR ENVERS LES CITÉS 173
de l'hégémonie dans la lutte traditionnelle contre la Perse : Démosthène
vibrant au souvenir d'un passé lointain, la veut à la tête de la lutt~
contre le nouvel ennemi. Chacun à sa façon veut ressaisir l'éclat généreux
des guerres médiques, dans ce qu'elles ont créé, dans ce qu'eUes ont été;
et tous deux arrivent trop tard, dans un monde devenu différent.
La chance d'Athènes était passée. C'est bien pourquoi l'idée de douceur
envers les sujets, qui est déjà absente chez Démosthène, ne devait se
retrouver que lorsqu'un nouveau peuple fut à son tour capable d'affirmer
sa puissance : ce sera la Rome de Polybe. La douceur est une vertu ù
l'usage des peuples forts.
CHAPITRE XI
1. PLATON
(1) Dans le Sophiste de Platon, 222 b, l'homme est appelé un animal apprivoisé
('l)µe:pov); mais le contexte atténue beaucoup la portée de l'indication.
(2) Ainsi Asclépios (3• Pythique, 6) ou Artémis, car à côté d'Artémis 'Aypo-répoc,
une Artémis 'HµÉpoc, plus proche des hommes, est mentionnée dans plusieurs ins-
criptions (cf. aussi Callimaque, A Artémis, 236). Sur les divinités , douces&, voir
ci-dessus p. 39 et 45.
(3) Cf. ci-dessus, p. llO.
LES PHILOSOPHES 177
dans la mesure où celle-ci consistait à suspendre l'exercice strict de la
justice. Comme Platon le dit lui-même dans les Lois (757 d) : « N'oublions
pas que l'équité (épieikes) et l'indulgence (suggnômon) sont toujours
des entorses à la parfait.e exactitude aux dépens de la stricte justice>>.
Une des grandes idées socratiques aurait pu toutefois inviter à
L'indulgence : si l'on admet la thèse selon laquelle nul n'est méchant
volontairement, toutes les fautes humaines devraient pouvoir rentrer
dans la catégorie de l'involontaire, et par conséquent de l'excusable.
Or Platon a défendu cette thèse à plusieurs reprises, depuis le Protagoras
jusqu'aux Lois, en passant par le Gorgias1 . Mais il n'en a pratiquement
jamais tiré de telles conséquences. On peut tout juste relever un passage
des Lois 2 , où, ayant montré qu'aucun homme ne fait le mal de propos
délibéré. il en conclut que le criminel <<mérite compassion au même titre
que n'importe quel homme atteint d'un mal>>. Encore l'indulgence
demcure-t-elle, même dans ce passage, toute relative, car le texte
précise : << Nous pouvons avoir pitié de celui qui a un mal guérissable,
retenir cl adoucir notre colère, au lieu de répandre constamment notre
humeur noire, comme une femme acariâtre ; mais contre celui qui se
livre au Msordre sans contrôle ni espoir d'amendement, il faut déchaîner
notre colère : aussi disons-nous qu'il convient que l'homme de bien soit
irascible et bénin (0uµ.oe~arj ... xod n-piio\l)selon les occasions >>3.
Aussi bien la douceur se heurte-t-elle à une autre th'èse socratique
non moins importante que la précédente : si nul n'est méchant volontai-
rement., il faut aider les hommes à devenir meilleurs, les instruire, les
redresser, d e'est précisément à quoi doit servir le châtiment. Telle est
la th,:orie du l'hâtiment exprimée dans le Gorgias et dans le Prolagoras4.
Dans le Gorgias, Socrate pousse même l'idée jusqu'au bout, établissant
avec forcP que le coupable est à plaindre s'il n'est pas puni : «Alors,
selon Loi, le coupable sera heureux s'il n'expie pas? - Certainement.
- Selon moi, Polos, l'homme coupable, comme aussi l'homme injuste,
est malheureux en tout cas, mais il l'est surtout s'il ne paie point ses
fautes el n'en subit pas le châtiment; il l'est moins au contraire s'il les
paie et s'il est châtié par les dieux et par les hommes>> (472 e). Cette
théorie, qui paraît à Polos fort extraordinaire, est développée et démontrée
dans toutes les pages qui suivent ; elle est rapprochée de la thèse fameuse
selon laquelle il vaut mieux subir l'injustice que la commettre ; elle est
rendue sensible par la comparaison avec la médecine, qui débarrasse
l'homme de la maladie en lui appliquant des traitements souvent
pénibles : si le plus malheureux est celui qui, étant malade, ne reçoit
pas de soins, c'est aussi celui qui, ayant en lui de l'injustice, n'en est pas
?élivré par le châtiment. - On conçoit que, dans une telle pensée, toute
mdulgence soit une trahison.
Il Y a d'ailleurs dans la République une sorte de réciproque ; car seuls
~e~~ qui n'ont pas foi en la justice sont portés à l'indulgence._ Ils pensent,
a l mverse de Socrate, que, comme le soutient Glaucon au hvre Il ~e la
,!lép_ublique,nul n'est volontairement juste : l'homme qui apprécie _la
Justice «sait qu'à l'exception de ceux à qui un instinct divin inspire
~•av~rsio_nd~ l'injustice ou qui s'en abstiennent parce que la scien~e les
ecla1re, Il n y a personne qui soit volontairement juste, et que, s1 1on 1
(1) Encore à la fin de sa vie Platon redira au livre X des Lois, que les dieux sont
inc~rruptibles, et il s'élèvera ~ontre celui « qui prétend que les dieux pardonnent
touJour~ aux hommes injustes et à leurs injustices, pourvu qu'on leur donne leur part
des frmts de l'iniquité; (906 d); cf. 921 a, contre l'artisan qui s'imagine • dans son
aveuglement d'esprit, que le dieu auquel il appartient lui sera par là même indulgent•·
La prétendue indulgence des dieux n'est dans des cas de ce genre, qu'un moyen au
service de la déprava lion. '
(2) Certaines excuses apparaissent ailleurs dans son œuvre; on trouve ainsi l'ex?use
~e 1~ tromperie généralisée dans la République, 426 d, ou celle de l'ignorance qui est
mévita?lement celle de la masse (Lois, 966 c), l'excuse de la passion dans le Banquet,
218 b (mvoquée par Alcibiade) celle de l'amour dans le Philèbe, 65 c (mais elle va à
~•e~contre de la raison), enfin l'~xcuse de la conduite , normale •• comme celle des pères
irrités contre leurs fils (Lois, 717 d). On ne retrouve pas, en revanche, les exc'!ses
créées par un lien entre le pardonnant et le pardonné; mais Platon avait, en parodiant
LES PHILOSOPHES 179
Il s'agit en effet d'une réflexion systématique sur ce que nous
appellerions )es «circonstances atténuantes », puisque P)aton entreprend
de dire quand et dans quelle mesure le pardon est juste. Qui plus est,
ces degrés sont ici fixés en fonction des dispositions intérieures du
r.oupable : la culpabilité s'intériorise et les intentions doivent être pesées
avec soin, si bien que la justice tend a devenir équité. C'est ainsi que
Platon distingue l'injustice du dommage. Si le coupable a cédé à la
colère, à la crainte, au plaisir ou à d'autres désirs, son injustice est hors
de question. Mais s'il a agi par ignorance, que dire? S'il s'agit d'une
ignorance pure et simple, la faute sera légère. Mais s'il a cru bien faire?
Dans le cas d'une telle illusion, il convient plutôt que de parler d'injustice
involontaire, de parler d'actes accomplis selon la justice, mais entraînant
un dommage. Cela ne veut pas dire que l'on pardonnera sans nuancei;
car d'autres distinctions interviennent; on sera sans indulgence si cette
illusion s'accompagne de force et de vigueur ; mais toutes les fautes des
&res faibles (par exemple, enfants ou vieillards) seront, elles, l'objet de
lois <<les plus douces de toutes (,rpoco-.!X-rou<;) et tempérées de la plus
l(randc indulgence• (GUyyv6.lµ.1)<;). Loyalement, Platon se met donc en
quête d'une indulgence et d'une douceur qui puissent être justes.
De ce principe découle une classification en cinq catégories de fautes.
Et l'on découvre que beaucoup seront traitées avec indulgence : ainsi,
tout ce qui se commet sous l'effet de la folie ou de la maladie, ou les
meurtres involontaires ; les meurtres accomplis par colère seront rappro-
nhés des meurtres involontaires (sans leur être absolument assimilés),
14'ils'agit d'un bref aveuglement et d'un acte qui n'est pas délibéré.
Enfin, dans le cas de meurtres entre parents, l~ châtiment sera prévu
par la loi ; mais Platon retient pourtant le vieux principe voulant que,
11ila victime a volontairement absous son meurtrier2, seule la purification
11oitr.xigée.
Par conséquent, Platon, qui refuse toute indulgence quand il s'agit
,1eulernent d'éluder un juste châtiment, a, dans cet essai de codification,
r,!tenu toute l'indulgence compatible avec la justice. Il a, en quelque
11orte,fixé son statut rationnel à l'indulgence.
los orateurs dans le Mé11éxène, offert de cette excuse une application contradictoire :
un se pardonne entre Athéniens parce que les Athéniens sont de même race (244 b),
mais on pardonne plus volontiers aux barbares qu'aux Grecs, dont le caractère de
pnrenls rend plus grave l'ingratitude (ibid.). Ceci ne relève en rien de la pensée plato-
ulcienne, mais t•st pure rhétorique.
( l) On admirera les multiples distinctions, qui s'accumulent dans tout ce texte;
un en retrouvt' certaines plus loin, comme celle qui oppose, dans les modalités de la
r11ute,lu violencr, la tromperie, ou la combinaison des deux. La vraie justice tient
mninl1,nunt compte de toute sorte de circonstances.
(2; cr. chnpitre I, p. 33; le maintien de cet usage est attesté par Démosthène,
t:ontre Panllnétos (XXXVI r, 58-59); mais ce n'était pas là une raison a priori décisive
1111x yeux d,• Platon.
180 LA DOUCKCR DANS LA PENSÉE GHECQUE
les vertus n'étaient pas à ses yeux - du moins dans toute la première
partie de sa vie - conçues comme un mélange et un équilibre.
Cependant, en liaison avec la vie de la cité, il a été amené, comme
malgré lui, à reconnaitre une valeur, non seulement à l'amitié mais à la
douceur.
L'amitié avait existé avant le déluge, lorsque les homnws ignoraient
encore le fer, les armes et les guerres et que les différences sociales
n'existaient pas pour semer la dissension 1 • Elle avait disparu dans les
régimes divisés que décrit la République; et Platon avait voulu la rétablir
d'abord sous la forme d'une entente totale, sans trace de différences
individuelles, ensuite sous la forme d'une harmonie entre les citoyens,
constamment préparée et contrôlée 2 • Autrement dit, la considération du
lien social avait obligé Platon à se pencher sur les facteurs d'union.
Il n'avait pas parlé de douceur pour ces rapports, qui reposaient sur
une entente profonde plutôt que sur des égards extérieurs. Pourtant la
même considération du lien social lui fait admettre même la douceur
- lorsque celle-ci se combine avec le courage et se présente ainsi dans
une combinaison qui en corrige les excès.
Dans la République, cette découverte de la douceur accompagne la
distinction classique entre l'attitude à avoir au-dedans et au-dd1ors 3 •
Il s'agit des qualités requises pour les gardiens. Parmi ces qualités
figurent ~ la sagacité pour découvrir l'ennemi, la vitesse pour le pour-
suivre aussitôt qu'il est découvert, et la force pour livrer hatiül11\ quand
il est atteint >>,avec, naturellement, «le courage pour bien combattre»,
celui-ci impliquant le caractère ardent, le 0uµoe:L3Éc;(375 ab). Mais res
qualités belliqueuses risquent de tourner à la férocité envers les aulrcs
citoyens, ce qui ne conviendrait pas ; et ainsi se révèle l'utilité de la
douceur : « Il faut pourtant qu'ils soient doux envers les leurs tout ,~n
étant rudes aux ennemis, sans quoi ils n'attendront pas que d'autres les
détruisent, ils les préviendront et se détruiront eux-mêmes. ···- C'est
vrai, dit-il. - Alors que faire? dis-je. Où trouver un naturel à la fois
doux et irascible? La colère et la douceur se repoussent• (375 c). Le
rapprochement avec les chiens de garde apporte un modèle de solution
pratique ; et il permet à Platon un rétablissement décisif ; car, pour
pouvoir distinguer entre les figures amies ou ennemies, il faut avoir le
désir d'apprendre : <<Admettons donc hardiment que l'homme aussi,
pour être doux envers ses amis et connaissances, doit être nal.urellemcnt
philosophe et ami du savoir>> (376 b). La douceur, que semblait justifier
une considération purement pratique, est donc, de façon paradoxale, ce
qui sert à Platon pour introduire tout l'élément intellectuel dans la
formation des gardiens ; et la première combinaison qui lie colère et
douceur se trouve ainsi lier deux parties de l'âme, 1e lhumos et le nous,
(1) cr. une criliq1w analogue à propos des sentiments qu'éprouveraient des hommes
ne possédant plus ripn PU propre : voir à ce sujet notre livre Problèmes de la démocratie
grecque, p. 171-172.
(2) Aristote remplace de façon caractéristique 1tpocouçpar <ptÀ'IJ't'LXouç,
qui est plus
chaleureux et relève davantage de la sensibilité.
(3) li ne semble pas que le sens du passage ait toujours été bien interprété. Ce ne
sont pas les sentiments d'union politique qui dépendent du 8uµ6ç, mais la distinction
entre amis <>Iennemis établie par Platon.
182 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
183 : praôs), ou de guetter ceux qui violent les lois pour ne pas paraître
supporter ces agissements avec sérénité (Contre Théocrinès, 55 : praôs),
il s'agit de personnes contre lesquelles on peut sévir. Au contraire Platon
emploie le même mot dans des cas plus remarquables : quand il s'agit
des rapports de l'homme avec son destin, avec la vieillesse, la pauvreté,
la mort.
Dans le Ménéxène, il semble s'agir d'un tour banal : les parents el les
enfants des morts sont invités à puiser dans la sollicitude de l'État le
moyen de supporter leur malheur <<avec plus de calme >> (249 c :
praoleron).
Dans le Criton, 43 b, Criton s'adresse à Socrate, qui, dans sa prison,
vient de s'éveiller ; et il lui dit : <<Bien souvent, dans toute ta vie passée,
j'ai pu admirer ton égalité d'humeur ; jamais autant, toutefois, que dans
le malheur présent, en voyant avec quel calme, quelle douceur (praôs)
tu le supportes >>.
Dans la République, 387 e, enfin, il s'agit de l'homme de bien. Il n'aura
pas peur de la mort et, en général, il se suffira pour être heureux : de tous
les hommes il aura le moins besoin d'autrui : <<Moins que tout autre il se
révoltera de perdre un fils, un frère, des richesses, ou quelque autre
chose du même genre (... ) Moins que tout autre il se lamentera, si un
pareil accident lui arrive, et il le supportera aussi doucement que
possible>> (praolata).
Ces exemples montrent bien qu'une telle prao/ès implique de résister
aux chagrins. Elle implique aussi de résister aux désirs, puisqu'on lit
dans le Lysis, 211 e, que, si certains veulent avoir des chevaux, de l'or
ou des honneurs, Socrate, lui, reste froid devant tout cela (rcpcf.wc;; ézw),
ne souhaitant posséder que des amis.
On pourrait penser que cette sérénité n'est pas très loin de l'ataraxie
du sage stoïcien ; mais un tel rapprochement est trompeur. L'homme
dont parle Platon dans la République n'est pas un vrai sage : c'est
simplement un homme de bien, un homme raisonnable, un épieikès 1 ;
son caractère, son milieu social, sa formation, tout a contribué à lui
donner cette mesure; et sa sagesse ni sa sérénité ne sont encore portées
à la limite quasi inhumaine du stoïcisme. Sa bonne tenue dans les
épreuves, même quand le vocabulaire de la douceur ne sert pas à
l'exprimer, est toujours celle d'un homme épieikès, et elle se situe au
niveau, non du philosophe, mais des gens de bien. C'est ainsi que dans
la République, 330 a, la définition en est donnée par le vieux Céphale,
qui n'a rien du philosophe : «L'homme raisonnable>>, dit-il, en employant
le mot épieikès, <<ne saurait supporter la vieillesse avec une aisance
parfaite, s'il est dans la pauvreté; mais l'homme déraisonnable aura
beau être riche : la richesse n'adoucira pas son caractère >>(ne le rendra
2 • Ou encore, quand Platon résume au livre X la pensée de
pas e:ÜxoÀoc;;)
(1) Cet emploi vague de épieikès pour désigner l'homme de bien a pu contriburr à
suggérer qu'une certaine douceur est liée à sa vertu.
(2) Cf. un peu plus loin (331 b): mourir sans rien devoir à personne est l'avantage
de la richesse, non pas pour le premier venu, mais pour l'épieikès (ce qui veut dire qu'il
n'a pas de désirs excessifs).
186 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE
387 e, on lit, sans le mot praos, mais avec le mot épieikès : «Nous disions
alors, repris-je, qu'un homme de caractère modéré à qui il est arrivé
quelque disgrâce, comme la perte d'un fils ou de quelque autre objet
très cher, porterait cette peine plus aisément que tout autre & (603 e).
La sérénité des gens sages se distingue donc nettement de celle du
sage qui échappe à la norme commune; et ceci confirme qu'elle ne
saurait avoir le rang de vertu au sens fort du terme : c'est seulement
une qualité qui en tient lieu dans la pratique. On la retrouve chez les
rois de l'Atlantide, qui usent tout naturellement d'une praolès accom-
pagnée de sagesse, par rapport aux événements comme entre eux
(Critias, 120 e). Mais ce n'est pas la vertu raisonnée du philosophe qui a
contemplé l'idée du Bien.
Il n'en reste pas moins que, sous cette forme épurée, la douceur prend,
même aux yeux de Platon, sa place au nombre des qualités humaines
et prépare l'image du sage exempt de passions, dont la vogue devait
être si grande dans les philosophies postérieures.
(1) Traduction modifiée pour ce dernier mot, et délibérément libre : le mot grec
couvre à la fois les idées de conversation, de dialogue et de dialectique.
(2) C'est le principe de la distinction posée dans les Lois, 731 c: cf. ci-dessus, p. 177.
7
188 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
II. ARISTOTE
(1) Tout amour digne de ce nom est d'ailleurs, pour Platon, un effort vers le beau,
le bien et le vrai.
(2) Cf. ci-dessus, p. 181. On peut rapprocher sa belle critique de la façon dont
Platon se représente l'union idéale entre citoyens (Politique 1261 b - 1262 b).
190 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
est confirmé par divers mots que lui prête Diogène Laërce : ainsi il aurai!.
fait l'aumône à un méchant personnage et répondu à ceux qui l'en
blâmaient que la pitié allait non pas au caractère mais à l'homme (V, 17) i
ou bien il aurait dit que le secours allait non pas à l'homme mais à
l'humanité (V, 21). Tout ceci suggère un sens fort vif de la solidarit.6
humaine.
Et de fait Aristote était convaincu qu'une amitié naturelle liait non
seulement les parents aux enfants, dans toutes les espèces, mais les gen11
de même race. Il l'a dit dans l'Éthique à Nicomaque (VIII, 1155 a 16 sqq.),
en précisant que «les individus de même race ressentent aussi une amitié
naturelle, principalement dans l'espèce humaine ; et c'est pourquoi nous
louons les hommes qui sont bons pour les autres (philanlhrôpoi). Mêmn
au cours de nos voyages au loin, nous pouvons constater à quel point
l'homme ressent toujours de l'affinité et de l'amitié pour l'homme>>. Il
ajoute du reste dans ce texte que l'amitié constitue le lien des cités; et
ceci peut être rapproché de la formule célèbre du début de la Politique,
selon laquelle l'homme est «un animal politique » : cette formule trouvo
ici sa résonance affective.
Ces diverses raisons expliquent qu'Aristote, tout en reprenant de très
près la pensée de Platon, ait cependant franchi le pas, et reconnu aux
vertus de douceur une place de plein droit dans son éthique.
Il a, en effet, défini le statut que devaient avoir et l'épieikeia et la
suggnômè ; en même temps, il a joint aux vertus traditionnelles toutn
une série de vertus apparentées à la douceur.
Le statut de l'épieikeia est défini à la fin du livre V de l'Élhique à
Nicomaque; et les rapports que cette épieikeia entretient avec la justice
constituent l'avant-dernier - peut-être même le dernier 1 - des prohlèmea
que soulève l'idée de justice. La première phrase le précise bien, à
1137 a 31 : « Nous avons ensuite à traiter de l'équité et de l'équitable,
et à montrer leurs relations respectives avec la justice et avec le juste »1 ,
Il pose que ces deux idées ne sont ni absolument identiques ni absolument.
différentes. Par là, il s'inscrit bien dans la tradition du ve siècle, qul
avait découvert l'équitable dans le sillage de la justice, mais en le situant.
en marge de la stricte justice, comme pour la compléter 8 : <<L'équitable••
écrit-il, «tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un
correctif à la justice légale>>,è1t0t't16p0wµoc Entre les deux
'tloµ(µou ~~xoc(ou.
existe une différence spécifique et non générique.
Mais, contrairement aux gens du ve siècle, Aristote ne se contente
plus du vague sentiment que la. stricte justice n'est pas tout : il analyse
la raison de ce malaise, qui se ramène essentiellement au caractère
général de la loi : par nature, celle-ci est incapable de prendre en considé•
ration tous les cas. De même que le décret reste nécessaire après la loi,
l'équitable remplit une fonction également indispensable à côté de cette
(1) La suite dit, dans la traduction Tricot : • non pas supérieur au juste absolu
mais seulement au juste où peut se rencontrer l'erreur due au caractère absolu de 1~
r/lgle •· Cette traduction n'est pas isolée (cf. Gauthier-Joli!: da justice au sens fort •l,
mais elle est un peu inexacte et trompeuse. Si l'on se souvient du fragment tragiqu~
11llép. 56, où -rlJvœ1tÀwc;8lxl)v désignait la justice sans nuances ni indulgence, opposée
• l'tpieikeia, on donnera plutôt à OG1tÀi.'>c;la même valeur. Il s'agit moins d'• absolu •
'lue d'absence de distinctions. Le sens serait alors: • non du juste pur et simple, mais
,,,s défauts tenant au fait qu'il est pris purement et simplement•· Cet emploi est
!l'ailleurs normal chez Aristote : cf. Bonitz, s.v., 1, fin, pour -roŒ1tÀi.'>c;
&yoe66v,xa:Mv,
lhca1ov,etc.
(2) Aristote justifie même ainsi le sens dérivé, dont il signale l'existence, et selon
l"1uel o! èmeLxeîc;,s'employant pour o! œy<X6ol, désigne les• gens de bien t (1137 a 33
111q.).
192 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
presque mot pour mot la même que dans !'Éthique à Nicomaque 1 • D'autre
part, il précise plus nettement encore, dans la Rhétorique, le caractère
humain de l'épieikes 2 , qu'il met directement en rapport avec l'indul-
gence:« Etre équitable, c'est être indulgent (mJ"{yLyvwcrx.eLV) aux faiblesses
humaines ( ... ) C'est aussi se rappeler le bien qui nous a été fait plutôt que
le mal, les bienfaits que nous avons reçus plutôt que les services que
nous avons rendus>>. Certains ont même pensé qu'Aristote, dans de tels
textes, avait confondu l'épieikes avec l'indulgence, pour le ramener,
dans l'Éthique à Nicomaque, à un véritable droit, fondé en nature 8 :
c'est méconnaître la nature même de l'épieikeia en grec, et le rôle qu'elle
joue devant les tribunaux aux côtés de la loi. En fait, l'épieikeia que
loue Aristote est, dans tous les cas et dans tous les textes, une forme de
justice plus indulgente et plus compréhensive.
Qu'Aristote ait été particulièrement sensible à cette sorte de justice
infiniment plus souple que la justice platonicienne n'est pas pour nous
surprendre. Il a aussi aimé employer le mot épieikès, dans un sens plus
large, pour désigner l'homme de bien. Et le fait est que, si les mots de
cette famille sont en plein épanouissement au ive siècle, Aristote est de
tous celui qui en groupe les exemples les plus nombreux : 33 pour
Démosthène, 42 pour Isocrate, 72 pour Platon, et, pour l'œuvro
d'Aristote : 92.
Son intérêt pour l'éthique, son goût des classements et des distinctions
ont fait qu'il a pu à la fois reconnaître cette vertu aux contours indécis,
et en donner une définition aussi rigoureuse qu'il était possible. Avec
lui, l'épieikeia a connu une promotion si frappante que les savants
devaient désormais la considérer comme un des thèmes de sa pensée :
si nous l'avons vu naître dès le ve siècle dans la pensée athénienne, elle ne
naît qu'avec Aristote dans la pensée philosophique.
(1) , L'équitable semble être le juste, mais c'est le juste qui dépasse la loi écrito,
Les lacunes de celle-ci sont, les unes voulues par les législateurs, les autres involon•
taires ... •·
(2) Plus haut dans la Rhétorique, à 1372 b 19 et à 1373 a 18, obtenir l'épieikes veu,
dire • obtenir l'indulgence•·
(3) Cf. Gauthier-Jolif, ad loc.
(4) 863 a - 871 a : cf. ci-dessus, p. 179.
LES PHILOSOPHES 193
sens, bien que la tendance générale soit de laisser aux coupables une
responsabilité plus grande, il contribue à donner à l'indulgence, dans les
cas où elle reste de mise, une justification rationnellement fondée. La
justice n'en devient pas ~lus indulgente, tout au contraire ; mais elle
devient plus nuancée et tient compte de plus de circonstances, si bien
que l'indulgence accordée de:Vi~ntri~our~usement légitime.
Il demande par exemple sr l on dort faire rentrer dans la catégorie des
fautes commises <<sous la contrainte>> celles que l'on accomplit par peur,
dans un moment de danger. Les personnages de la tragédie l'avaient
souvent prétendu 1 : Aristote ne le pense pas. Il les tient pour des actions
en prineipe involontaires, mais volontaires si l'on se réfère au moment de
la décision. De là une analyse sur la part de l'agent et celle des circons-
tances, que l'on n'avait rencontrée nulle part avant lui, et qui tend à
fixer en termes de raison le statut de l'excusable - c'est-à-dire à le
promouvoir du domaine du s~ntimen_t ~ ce~ui du ju?ementB.
De même, poussant plus lom la d1stmctron établie par Platon entre
les diverses sortes de meurtres accomplis sous l'effet de la colère et qu'il
appelait (1 intermédiaires entre le volontaire et l'involontaire» (Lois,
867 a), Aristote distingue entre ce qui n'est «pas volontaire» et ce qui
8
est <<involontaire >> (1110 b 18). Il fonde cette distinction, en particulier,
1mr la présence ou l'absence de chagrin et de regret' : par là, il ouvre
6videmment la voie à l'idée qui devait naître bien plus tard, que le
repentir est la condition du pardon; de façon plus immédiate, il fait
une place accrue à la psychologie du coupable ; si bien que la justice
devient plus souple tout en devenant plus lucide: désormais, les conditions
de cette souplesse sont définies avec rigueur, en fonction d'une philosophie.
De même encore, en ce qui concerne l'ignorance, Aristote distingue, de
façon non moins subtile, entre l'acte accompli <<par ignorance>>ou <<dans
l'ignorance »6• Il précise ainsi que l'ignorance décisive est celle des parti-
cularités de l'acte : « et c'est dans ces cas-là que s'exercent la pitié et
l'indulgence, parce que celui qui est dans l'ignorance de quelqu'un de
nes facteurs agit involontairement>> ; et Aristote d'analyser la nature et
le nombre de ces particularités, dont l'ignorance sera une excuse.
Celles-ci concernent naturellement l'acte lui-même, mais aussi des
llSpect.s psychologiques - par exemple, le résultat que l'on en attend.
Là encore, souplesse et précision se combinent donc sous le regard lucide
d'Aristote.
On pourrait compléter cette analyse en y joignant d'autres distinctions
1,td'autres réflexions, par exemple le passage où Aristote cherche à quels
ilésirs naturels il est plus excusable de se laisser aller (1149 b 4) ou celui
llans lequel il se demande dans quelle mesure l'homme intempérant
mérite l'indulgence (1146 a 2-3).
(1) Ainsi pour la libéralité : 1120 b 32 et 1121 b 24; pour l'amabilité : 1126 b 21;
pour la véracité : 1127 b 3; pour l'enjouement : 1128 a 18; pour la pudeur (traitée
par prétérition) : 1128 b 28-33.
(2) Cette vertu n'a pas de nom chez Aristote, mais se situe entre la complaisance
1ystématique et le caractère hargneux.
(3) Cette vertu non plus n'a pas de nom; Tricot l'appelle de façon quelque peu
bizarre • le bon goût dans ! 'activité de jeu • 1
(4) Ce souci semble être devenu de plus en plus marqué chez Aristote, si du moins
l'on admet l'authenticité et l'antériorité del' Éthique à Eudème; en effet, la véracité,
l'enjouement et l'amitié y sont absents de la liste des vertus.
(5) Gauthier-Jolif traduisent : «la placidité•, ce qui marque bien le malaise
d'Aristote, mais ne rend plus compte de l'évolution morale qui l'amène à employer
ln mot de praotès. Le sens que lui donne Aristote se rapproche de celui que l'on a vu
tians l'expression c supporter avec praotès • (ci-dessus, p. 184-185).
196 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
D'ARISTOTE A PLUTARQUE,
LA DOUCEUR A L'HONNEUR
CHAPITRE XII
(1) cr. De Officiis, II, 5, 16, d'où est tiré le fragment 24 Wehrli de Dicéarque.
(2) Cf. le texte de !'Éthique d Nicomaque, cité au chapitre précédent, p. 190.
200 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE
...
Le Dyscolos, qui est la seule pièce entière que nous possédions de
Ménandre, est aussi, apparemment, celle qui illustre le mieux le sens aigu
qu'il avait de la solidarité humaine.
La pièce, qui est ancienne et date probablement de 317-316, emprunte
son titre au trait de caractère qui s'y trouve critiqué. Il s'agit de
«L'atrabilaire>>. Elle avait, semble-t-il, un autre titre : <<Le misan-
thrope >>2 • De toute façon, elle stigmatise la disposition de celui qui ne
s'entend avec personne et qui, comme l'<<homme chagrin>> de Théophraste,
n'est jamais content. Mais l'analyse de ce défaut est beaucoup plus
poussée, naturellement, chez Ménandre.
On s'en aperçoit déjà à considérer le vocabulaire employé pour désigner
cette philanlhrôpia qui manque à Cnémon, ou ce caractère atrabilaire qui
est le sien.
Le couple philanlhrôpos-misanlhrôpos y figure. Ainsi, au vers 105, on
voit l'esclave Pyrrhias qui aborde aimablement le misanthrope : il veut
être un modèle d'amabilité et de savoir-vivre (philanlhrôpos); mais
Cnémon lui coupe la parole et lui jette une motte de terre à la figure,
avant de le poursuivre en lui lançant tout ce qu'il trouve. Sur quoi
Sostrate, l'amoureux de la fille de Cnémon, reste seul à attendre le
terrible vieillard ; il en a grand peur et remarque : <<Il n'a pas du tout
l'air aimable (147 : philanlhrôpos), à ce qu'il me semble, non, par Zeus!
Quelle mine sévère ! >>.On voit par là que le beau mot philanlhrôpos, à
force d'être employé, s'était déjà usé au point de désigner un compor-
tement tout extérieur.
Peut-être est-ce de la même évolution que relève l'emploi du verbe de
la même famille que l'on trouve au vers 573, quand Sostrate promet au
dieu Pan de lui adresser toujours une prière au passage et lui dit : xcxt
qnÀoc\16pwm:ucroµoci, ce que J. M. Jacques traduit : << nos rapports seront
toujours empreints d'humanité >>.Mais il y a là plus que de l'usure.
Montrer à un dieu un sentiment ou une attitude qui se désigne comme
(1) Traduction abandonnée par J. M. Jacques dans l'édition de 1976. En tout cas,
l'ironie reste; cf. W. Schmid, op. cil., p. 167 : • Feine Humor •, et Jean Martin, dans
l'édition de la collection Érasme : • Emploi remarquable, et humoristique, de ce mot
appliqué aux rapports d'un homme avec un dieu •· De toute façon, l'aspect plaisant et
familier est marqué, dans les vers précédents, par le fait que Sostrate déclare rendre
lui-même un oracle.
(2) Cf. Sophocle, fr. 916 N où Je mot était employé pour signifier, selon Hésychius :
crxÀ'!)p6ç,&:v67)-r,oç&q>pwv,&:veÀdJµwv.
(3) Lucien, Timon, 35 et 44. Voir aussi note 2 p. 274.
MÉNANDRE ET LA MORALE HELLÉNISTIQUE 203
de quelque chose qui en approche fort. Le fait a d'ailleurs été relevé par
plusieurs savants, à commencer par Bruno Snell, qui fait à cet égard
une place importante à Ménandre, et cela bien que son étude soit
antérieure à la découverte du Dyscolos 1 •
Ménandre semble, au demeurant - et c'est tout ce que l'on savait
avant le Dyscolos -- avoir entretenu un grand respect pour l'homme
digne de ce nom - et, par conséquent, pourvu d'humanité. C'est ce
que l'on peut inférer du célèbre fragment 484 (761 Kock) 2 , si souvent
cité, où on lit : <<Quel être agréable que l'homme, quand il est un
homme ! >>: &ç x.~pt€'olfo0' &v0pc.:moç,&v &v0pw1toçTl-Une telle sympa-
thie pour l'homme n'est point nécessairement douceur ; mais elle entraîne
dans sa suite l'idée d'une solidarité entre les hommes et d'une entraide
affectueuse, comme celle dont manque le Cnémon du Dyscolos. Et l'on
est, sans aucun doute, avec Ménandre, au point de départ de la formule
qu'emploiera Térence : «Je suis homme et rien de ce qui est humain ne
3
m'est étranger >> •
Sous sa double forme - confiance dans l'homme et solidarité entre
les hommes - cet idéal d'humanité s'oppose à la misanthropie ; et cette
opposition commande tout le Dyscolos.
Jusqu'à la péripétie du vers 625, jusqu'au moment où Cnémon,
tombant dans le puits, se trouve avoir de façon indiscutable besoin des
autres, la pièce ne cesse de décrire, d'analyser, de montrer en action
cette misanthropie. Nous apprenons dès le prologue, dans un passage
déja mentionné, que Cnémon est <<plein d'aversion pour la société des
hommes, bourru avec tout le monde et n'aimant pas la foule>>; et Pan,
qui le décrit ainsi, se reprend aussitôt : <<Que dis-je? la foule? Il vit
depuis un joli bout de temps; or il n'a dans son existence tenu volontiers
conversation aucune >>.De fait, il vit seul, avec sa fille et une vieille
11ervante(c'est ce que précise le vers 3, où le mot <<seul>>se détache en
fin de vers) ; il <<déteste tout le monde à la file >>(34). Toutes les premières
11cènesne sont qu'une découverte de ce caractère par les divers person-
nages qui ont affaire à lui. C'est d'abord Pyrrhias, qui, pour avoir voulu
l'aborder, revient terrifié, poursuivi de menaces et de mottes de terre :
«C'est un fils du chagrin, un possédé ou un dément, l'individu qui habite
Ici ! >>(88-89). Sostrate peut à peine croire qu'un tel accueil n'ait pas été
justifié par quelque faute de Pyrrhias. Mais, laissé seul pour affronter le
vieillard, il s'effraie à son tour : <<Il n'a pas du tout l'air aimable, à ce
qu'il me semble, non, par Zeus ! Quelle mine sévère (... ) Le voilà à
présent qui crie tout seul en marchant (... ). Par Apollon et par les dieux,
Il me fait peur!>> (147-152). Crainte justifiée : la première apparition de
Cnémon, si bien préparée par tout ce qui précède, est violente ; elle le
montre souhaitant pouvoir fuir tous les hommes, ou bien les changer en
(!) Les commentateurs signalent que la même idée se retrouve dans un fragment
de Démétrios de Phalère, qui était l'ami de Ménandre et, comme lui, disciple de l'école
péripatéticienne. On rapproche également Théophraste, fr. 73, Didot, ainsi qu'Aristote,
Politique, 1296 b sqq., Éthique à Nicomaque, 1169 b 26 sqq. : ces idées étaient alors
en vogue, sans que l'on puisse dire plus. - On peut d'ailleurs ajouter qu'un fragment
transmis par Stobée, mais que Koerte juge emprunté à une compilation tardive, dit :
« Si nous nous portions secours les uns aux autres, aucun homme n'aurait besoin de
la TUX"IJ• (467 = 679 Kock). La pensée conviendrait à Ménandre, comme elle convient
voir aussi fr. 417 = 482 Kock).
à d'autres après lui. Sur la fragilité de la -.UX"IJ
(2) 807-812; cf. déjà 271-288, où les variations du sort invitent à ne pas mépriser
les pauvres. On trouve la même idée dans Théophraste, Sur le mariage, selon saint
Jérôme, Contre Jovinien, I, 47. Mais ici encore, il s'agit d'une orientation très générale,
qui ne permet d'établir aucune filiation directe.
(3) Cf. ci-dessus, p. 140, p. 172, et surtout p. 166.
206 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉEGRECQUE
...
Une des pièces de Ménandre où cette inspiration se fait jour de la
façon la plus nette est L'arbitrage. Cette comédie est assez bien conservée,
puisque l'on en possède un peu plus de sept cents vers. À la différence
du Dyscolos, elle semble de date plutôt tardive. Or, ce que le Dyscolos
est pour la philanlhrôpia, L'arbitrage l'est pour la suggnômè 6 •
Le thème de la pièce porte en effet sur des fautes supposées qui se
trouvent séparer deux époux. Avant leur mariage, le jeune homme
avait, au cours d'une fête, violé une jeune fille, sans la connaître ; puis
il l'a épousée, sans la reconnaître ; or il apprend bientôt que sa femme a
donné le jour à un enfant, après cinq mois de mariage. Furieux, il la
(1) Nous traduisons par• sans ... • les cinq adjectifs commençant, dans ces deux vers,
par un alpha privatif.
(2) Le personnage de Phrynichos poussait sans doute, comme le Timon de Lucien,
1a révolte jusqu'aux dieux, ce qui implique la même outrance par rapport à Cnémon
(cf. ci-dessus, n. 5, p. 206).
(3) Sur ces dilTérences, cf. d'ailleurs J. M. Jacques, Notice à l'édition des Belles
Lettres du Dyscolos, p. 35.
(4) Cf. W. Schmid, op. cil., p. 179.
(5) Op. cil., p. 178 : • Die Entwicklung der Menschlichkeit •·
(6) On y relèverait une mention de la philanlhrôpia, si l'on rattachait à la pièce le
papyrus Didot, v. 41, faussement attribué à Euripide (cf. ci-dessus, p. 47). Mais à
cette suggestion de Robertson et Jensen s'opposent des arguments très forts.
208 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
quitte et va vivre chez un ami, chez qui il s'affiche avec une joueuse de
flûte. Le père de la jeune femme s'indigne alors, comme lui-même s'était
indigné. En plusieurs temps successifs, on découvre que le jeune mari est
le père du fameux enfant, puis que sa femme en est la mère. D'où
remords, réconciliation, et triomphe des bons sentiments.
Ce jeune ménage a donc failli être ruiné par des réactions de colère
portant sur des faits insuffisamment contrôlés ; et il y a là une nouvelle
leçon de douceur et de patience.
Qui plus est, l'expression de cet idéal moral est tout aussi vive et
aussi lucide que dans le Dyscolos.
De même que Cnémon, dans le Dyscolos, en venait à reconnaître ses
erreurs, le jeune mari de L'arbitrage, Charisios, quand il comprend,
grâce à une bague abandonnée lors du viol, qu'il est le père d'un enfant
que l'on a retrouvé, exprime les plus vifs remords pour la sévérité qu'il
a montrée envers sa femme. L'esclave Onésimos décrit ces remords
exaltés, qui lui paraissent une vraie folie. Charisios a en effet entendu
une conversation entre sa femme et son beau-père. Il a su qu'elle lui
était fidèle. Alors, changeant de couleur, il s'est répandu en exclamations :
<<0 très doucet, quels mots tu prononces ! >><<Quelle femme j'avais
épousée, et quelle femme, malheureux, j'ai perdue!>>. Puis il s'accuse
lui-même, se traitant de monstre : <<Moi, l'auteur d'un tel forfait, moi
le père d'un enfant illégitime, je n'ai pas accordé de pardon (suggnômè)
ni su faire à ce pardon sa place, cela envers une femme dont le malheur 2
3
était sans rapport, barbare que j'étais et impitoyable ! >> •
Charisios ne sait pas encore qu'il est en fait seul responsable de ce
qui est arrivé à sa femme ; mais ses regrets, pour avoir manqué à la
suggnômè n'en sont pas moins ardents ; et si l'amour les inspire, cet
amour ne fait que renforcer, en lui, le sentiment qu'il aurait dû être
indulgent.
Encore Ménandre ne se contente-t-il pas de cette présentation indirecte
des remords de Charisios : par un trait qui se manifestait déjà. dans le
Dyscolos, l'impression est rendue plus forte par le fait que ces remords
sont d'abord décrits, puis exprimés directement par le personnage
lui-même. Le jeune homme apparaît en effet, plein d'amertume à l'idée
des vertus auxquelles il prétendait et de la façon dont il y a manqué.
Ne l'a-t-on pas vu pousser les hauts cris, incapable de supporter le
malheur involontaire 4 de sa femme? Eh bien le voici tombé précisément
dans le même cas! Et sa femme, alors, sait réagir avec douceur (èpiôs)
tandis que lui la traite si mal ! Il apparaîtra donc comme un malheureux,
(1) Il ne s'agit pas ici de la douceur qui fait l'objet de la présente étude : le terme
est yÀuxu't"CX:TI).
(2) La jeune femme n'a en fait connu qu'un •malheur•· L'expression évoque le
vocabulaire de l'indulgence, qui tend à appeler malheur les situations blâmables dont
on ne veut pas faire grief aux gens : cf. ci-dessus, p. 103.
(3) La tirade représente les vers 878-907 de l'édition Sandbach.
(4) On retrouve l'idée de• malheur; (cf. n. 1, p. 222), mais renforcée par l'expression
technique à.xoucnov.
MÉNANDRE ET LA MORALE HELLÉNISTIQUE 209
obtus 1 et sans cœur (agnômôn). Aussi peut-il, et cette fois-ci devant les
spectateurs, se reprocher à nouveau sa hauteur et sa << barbarie >> 2•
...
Il est manifeste en effet que l'idéal prôné dans le théâtre de Ménandre
devait bientôt pénétrer les mœurs et la vie quotidienne : les témoignages
épigraphiques ou papyrologiques l'attestent expressément, et l'on en
trouvera la preuve vers la fin du chapitre suivant.
Ce fait explique assez que les systèmes philosophiques postérieurs en
aient tous tenu compte. Une brève anticipation peut en donner une idée.
Et elle devrait suffire, car aucun de ces systèmes n'a donné à l'idée de
douceur une place comparable à celle qui était la sienne dans l'école
péripatéticienne.
Cela est vrai des cyniques, encore que certains d'entre eux aient parlé
(1) Cf. Porphyre, De Abstinentia, II, 22; II, 25, et III, 162, 6, et l'article de Tarn
(cité à la note suivante), p. 20.
(2) Cf. d'ailleurs M. Mühl, Die antike Menschkeitsidee in ihrer geschichllichen Ent-
wicklung, Leipzig, 1928, p. 43, et surtout Tarn,• Alexander the Great and the Brother-
hood of Man•, Proc. of the British Acad., XIX (1933), p. 1-46.
(3) On a évoqué la possibilité qu'Ératosthène soit la source de ce développement,
et qu'ainsi l'influence d'Alexandre ait été déterminante; mais ce n'est nullement
prouvé : cf. H. C. Baldry, The Unity of Mankind in Greek Thought, C.U.P., 1965,
p. 113-127.
(4) Cf. les doutes émis par Baldry, dans le livre cité à la note précédente, p. 151 sqq.
(5) Cf. encore De Finibus, III, 62-63, De Of!iciis, III, 27 sqq.; et De Legibus, l, 12,
33-34. On rapprochera ces textes de S. V.F., III, 342-344. On se reportera aussi à
Bolkestein, op. cil., p. 142-143, H. F. Reynders, Societas Generis humani bij Cicero,
Groningen, 1954, et G. J. D. Aalders, Political Thought in hellenistic Times, Amsterdam,
1975, p. 85-86. L'idée d'une• cité commune• des hommes et des dieux (De Legibus, I,
7, 23; De natura deorum, II, 62, 154) fournit évidemment la base philosophique sur
laquelle se construit cette fraternité humaine, mais ne se confond pas pour autant
avec elle.
(6) Cf. au début de ce chapitre, p. 199.
(7) Cf. d'ailleurs les notes del 'édition Wachsmuth-Hense, et la répétition de formules
comme • etiam haec sunt stoica • 1 On a beaucoup cité à ce sujet le nom du stoicien
Antiochus d'Ascalon.
214 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) L'idée que l'homme est un être KOtv(J)V1x6v semble avoir fait l'accord enll'e épi-
curiens et stoïciens (Arrien, Entretiens d'Épictète, III, 13, 5) ; celle que l'homme est
un être qaÀŒ.ÀÀ1JÀO~ apparait dans les mêmes Entretiens, IV, 5, 10, dans un passage où
affleure l'idée de douceur (le développement est orienté • contre les gens disputeurs et
brutaux•). Épictète tenait aussi pour naturels les sentiments d'affection, c'est-à-dire
le qn16cr-ropyov(ibid., I, 11, 17). - Le thème de la fraternité humaine ne devait plus
cesser d'être repris. L'empereur Julien, par exemple, écrira que • tout homme est un
parent pour l'homme,, et fondera sur cette idée l'obligation de la philanthrôpia (lettre
89 b, 291 d : cf. ci-dessous, p. 324).
(2) Lettre 155, 3, 14 (Patrologie latine, 33, col. 672).
CHAPITRE XIII
(1) Les noms des souverains illustrent le phénomène : il y a des Démétrios dans
les dynasties de Macédoine et de Syrie; il y a des Ptolémée qui prennent le nom
d'Alexandre; et les surnoms laudatifs sont les mêmes chez tous.
216 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
sophes, avant d'en chercher un écho dans les valeurs dont se réclament
les documents du temps.
.* .
Les philosophes qui, à l'époque hellénistique, ont écrit des traités
«sur la royauté>> sont innombrables. Et, bien que ces traités soient en
général perdus, la tradition qu'ils représentent a souvent été étudiéel.
Ils étaient répandus dès le début de l'âge hellénistique : nous le savons
par Stobée (IV, 7) ; et nous savons également qu'ils n'étaient pas sans
viser une certaine efficacité pratique : Démétrios de Phalère aurait en
effet recommandé au jeune Ptolémée de lire des ouvrages<< sur la royauté >>.
Mais ce témoignage a surtout pour intérêt de mettre clairement en
lumière le lien étroit qui exista à l'origine entre la monarchie hellénis-
tique et l'école péripatéticienne. Ce lien est plus que compréhensible :
Aristote avait été le précepteur d'Alexandre et son école ne pouvait
qu'être en honneur auprès de ses successeurs. Aristote avait du reste
écrit, semble-t-il, un de ces traités intitulés Sur la royaule. Après sa
mort, le lien n'avait pas de raison de se rompre. Démétrios de Phalère,
qui donnait au jeune Ptolémée les conseils que l'on vient de voir,
était l'ami de Théophraste et appartenait à l'école péripatéticienne.
Théophraste lui-même avait écrit un Sur la royaulé 2 • Et Straton de
Lampsaque, le successeur de Théophraste à la tête de l'école, écrivit
aussi sur la justice et la royauté 3 • Or, il fut le tuteur de Ptolémée II.
Tout confirme donc l'existence d'un lien étroit entre la monarchie hellé-
nistique et l'école d'Aristote. Ce lien est important si l'on songe que
c'est aussi dans cette école que, pour d'autres domaines, les idées de
douceur et d'humanité avaient pris une grande place.
Comme pour le thème de la fraternité humaine, considéré au chapitre
précédent, celui des traités intitulés Sur la monarchie devait ensuite
passer aux stoïciens : Zénon, Chrysippe, Cléanthe, ont écrit ou des traités
intitulés Politeia ou des traités intitulés Sur la royaulé 4 • De même il
semble que l'on puisse attribuer à Posidonius et à Panétius - encore
qu'avec plus d'incertitude - des pensées appartenant au même cadre
de réflexion. D'ailleurs Zénon et son disciple Persée remplirent auprès
d'Antigone Gonatas le rôle de précepteurs du prince qu'avaient d'abord
tenu les péripatéticiens 5•
Toutefois, à la différence de ce qui se passait pour le thème considéré
(1) Les deux études les plus importantes sont celles de E. R. Goodenough, • The
political philosophy of Hellenistic Kingship •, Yale Classical Studies, I, 1928, p. 55-102,
et de G. J. D. Aalders, Political Thought in Hellenistic Times, Amsterdam, 1975,
130 p., où l'on trouvera une bibliographie plus complète.
(2) Un fragment en est conservé par Denys d'Halicarnasse.
(3) Diogène Laërce, V, 59.
(4) Cf., pour le premier cas, Diogène Laërce VII, 4 et 131 ; le dernier cas est celui
de Cléanthe : cf. Diogène Laërce VII, 175.
t5) Cf. Élien, Var. hist., III, 17; IX, 26; XII, 25. Sphairos fut lui aussi appelé
à Sparte par Cléomène.
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 217
dans le chapitre précédent, les péripatéticiens et les stoïciens ne sont
plus ici seuls à considérer.
Tout d'abord, l'école d'Épicure est, cette fois, bien représentée. Épicure
lui-même avait écrit un Sur la royauté; et Philodème devait plus tard
écrire une étude intitulée Sur le bon roi selon Homère 1 •
Il existe surtout d'autres œuvres relatives à la monarchie et appartenant
à des écrits pythagoriciens ou pseudo-pythagoriciens. Ce sont, en parti-
culier, ceux d'un certain Diotogénès, auteur d'un Sur la royauté, de
Sthénidas, qui est dans le même cas, et surtout ceux d'Ecphantos, qui
compare le roi à la divinité et offre des rapprochements soit avec le père
soit avec le berger 2 • Malheureusement, ces œuvres posent un problème;
car certains en repoussent la date jusqu'au ue ou au IIIe siècle après J.-C.
Cependant, les études les plus récentes et les plus autorisées tendraient
plutôt à les considérer comme appartenant à l'époque hellénistique 3 •
De toute manière, on constate qu'il y avait une littérature considérable
sur ce sujet, littérature répartie sur plusieurs siècles et plusieurs écoles,
mais dans laquelle les idées devaient souvent faire l'objet de répétitions
et d'emprunts. Il est vraisemblable que l'originalité de chaque auteur se
réduisait en bien des cas à des nuances de ton, de vocabulaire, ou de
tendance, mais que, comme pour le thème suivi au chapitre précédent,
un certain syncrétisme présidait à la succession des œuvres et qu'elles
présentaient toutes un certain noyau qui leur était commun.
Rien ne nous permet d'affirmer que ces traités exaltaient la bonté et
la douceur attendues des bons rois ~ sinon la vraisemblance même, qui
rend assez difficile d'imaginer d'autres conseils donnés à qui détient la
puissance absolue ou d'autre justification à l'octroi d'une telle puissance!
Mais cette vraisemblance ne suffit pas ; et il pourrait être un peu vain de
chercher à toute force les menus indices que l'on peut dégager de résumés
tardifs, s'il n'y avait pas, appartenant à cette même époque, un texte
qui, lui, est conservé et constitue un document important sur les vertus
d'un bon roi. Ce texte peut servir tout à la fois de témoignage pour
lui-même et de référence permettant de mieux imaginer la nature des
œuvres perdues. Il s'agit de l'ouvrage connu sous le nom de Lettre
d' Aristée à Philocrale.
Les dates en sont incertaines ; mais elles se situent en tout cas, en
gros, entre 275 avant J .-C. et 50 après. La date la plus fréquemment
admise dans les travaux récents se situerait vers l'an 200; certains
(1) Cf. sur ce point G. O. Murray, • Philodemus on the Good King according to
Homer•• J.R.S., 55 (1965), p. 161 sqq.
(2) Des extraits de ces traités sont donnés par Stobée, IV, 7, 62-66.
(3) Cette position est celle de Goodenough (cf. plus haut, note 1, p. 216) et de
'fheslelT, qui a édité les textes en question (cf. An introduction to the Pythagorean
Wrilings of the Hellenislic Period, Abo, 1961). Sur la question, voir L. Delatte, Les
traités de la royauté d'Ecphante, Diologène et Sthénidas, Liège-Paris, 1942, et Pseudepi-
grapha l (Entretiens de la Fondation Hardt), 1972, p. 50 sqq., avec la discussion,
p. 97 sqq.
218 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
préfèrent toutefois une date proche de l'an 1001 • D'une manière ou d'une
autre, on est en tout cas au cœur de l'époque hellénistique.
L'ouvrage est un récit de la façon dont les Septante traduisirent, à
Alexandrie, le Pentateuque ; et il constitue un écrit de propagande en
faveur de cette traduction. Normalement, la monarchie ne devrait donc
rien avoir à faire dans un tel texte. Mais l'auteur rapporte que, la
traduction une fois achevée, Ptolémée Philadelphe invita les traducteurs
à une série de banquets, et leur posa à chaque fois dix questions (onze
pour les deux derniers jours, car ils étaient en fait soixante-douze). Ces
questions portent essentiellement sur ses devoirs de roi 2 • Les sages juifs
y répondent d'une façon qu'admire sans réserve le souverain ; et ils
offrent ainsi comme un compendium des vertus d'un bon roi.
Cette partie de l'ouvrage tranche si nettement sur le reste que l'on y
a vu parfois la transposition presque littérale de l'un de ces nombreux
traités sur la royauté et que l'on a même voulu reconstituer ce traité 8 •
C'est peut-être aller trop loin. Et le fait est que d'autres savants ont
cherché à montrer que la forme adoptée et la doctrine étaient parfai-
tement adaptées à la cour ptolémaïque et n'étaient nullement déplacées
dans cet écrit de propagande destiné aux Grecs d'Égypte 4 • La vérié se
situe probablement entre ces deux extrêmes ; et, sans qu'il soit possible,
dans l'état actuel de nos connaissances, d'arriver à une solution plus
précise, il semble bien que l'écrit reflète ici des doctrines alors en vogue.
Mais, si l'originalité de l'auteur est incertaine, ces doctrines, elles du
moins, sont parfaitement claires. Et l'on ne peut imaginer une plus
grande insistance sur les thèmes chers à Isocrate -- à savoir la bonté du
prince, sa douceur, son souci du bien des sujets - avec, en contrepartie,
le réel dévouement de ces sujets, qui assurent de façon solide la puissance
même du prince. Les mots qu'employait Isocrate s'y retrouvent à chaque
instant.
Il faut toutefois signaler deux différences.
La première relève, précisément, du vocabulaire, puisqu'elle tient à
la place faite à un autre mot, appelé à jouer un grand rôle dans toute la
politique hellénistique ou romaine, celui d'evergésia, désignant les bien-
faits ou donations, constitua.nt ce que l'on a appelé l'évergétisme 6•
Cette notion n'était nullement ignorée d'Isocrate, ni des citoyens de
la cité classique, chez qui ces bienfaits représentent une des ma.nifes-
(1) Pour la première date, voir l'introduction du Père Pelletier, dans son édition
du texte (Sources Chrétiennes, 89, 1962), qui cite les avis antérieurs. La seconde date est
défendue, en liaison avec l'histoire d'Égypte, par O. Murray, « Aristeas and Ptolemata
Kingship •, Journal of Theological Studies, N.S. 18 (1967), p. 337-371.
(2) Il est parfois difficile de dire si une question relève directement d'une analyse
de la monarchie : selon les auteurs, la liste varie de 29 (Zuntz) à 47 (Murray); à la
limite, tout concerne le roi et par conséquent la royauté.
(3) Cf. Zuntz, Journal of Semitic Studies IV (1959), p. 21-31. Tarn, sans aller jusque.
là, admettait le caractère grec du texte ( The Greeks in Bactria and India, Cambridge,
1928, p. 425-430).
(4) O. Murray, op. cil.
(5) Cf. P. Veyne, Le pain et le cirque, Sociologie historique d'un pluralisme politique,
Le Seuil, 1976, 800 pages, étude qui s'intéresse moins aux valeurs impliquées qu'à li
réalité politique et économique qui s'en réclamait.
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 219
tations concrètes de la générosité en général. Mais ils ne constituaient
ni pour les rois d'lsocrate ni pour les citoyens de l'époque classique
quelque chose d'aussi institutionnalisé que ne sont les bienfaits royaux
de l'époque hellénistique ou les bienfaits des magistrats de l'époque
romaine. Et surtout ils ne représentaient que la part la plus modeste,
la plus concrète et la plus humble de la philanthrôpia : au contraire le
mot de philanthrôpon, ou, au pluriel, de philanlhrôpa désigne essentiel-
lement, à l'époque hellénistique ces libéralités qui tendent à devenir
l'expression privilégiée de l'évergétisme. Il se peut que la tradition
orientale ait contribué à orienter les choses en ce sens : les •cadeaux»
)' avaient toujours rté de mise; et l'absolutisme des souverains rendait
de telles libéralités à la fois plus aisées à accorder pour eux et moins
offensantes à accepter pour ceux qui en étaient l'objet. Elles cessaient
d'être une contribution issue du sens patriotique, pour devenir un don
venu d'en haut et destiné soit à remédier à des misères qui allaient
Clroissant, soit à se concilier des appuis pour une autorité souvent
oontestée. La différence, en tout cas, ouvre, en ce début de l'époque
hellénistique, l'ère d'habitudes sociales nouvelles.
La seconde différence est que la Lettre d' Arislée évoque constamment
le modèle divin. Et, chose remarquable, ce Dieu des juifs est ici bon,
bienfaisant, indulgent : c'est un Jehovah qui, dans l'écrit du moins, se
Papproche déjà du christianisme. Mais cette imitation divine, et ces dons
divins accordés aux rois, tout en étant ici authentiquement juifs, se
Popprochent aussi du caractère divin des monarchies orientales, et
•gyptienne en particulier. En Égypte, il s'agissait d'un legs du passé.
flans les autres monarchies hellénistiques d'un trait que déjà Alexandre
1vait su accueillir et acclimater : à partir de lui, sous une forme ou sous
Une autre, il y a toujours du divin dans la personne des rois et dans leur
bonté.
Ces deux différences ne sont donc pas négligeables. Mais, à cela près,
Il faut bien reconnaître que la doctrine de la Lellre d' Arislée est exacte-
ment celle qu'avaient élaborée les écrivains athéniens de la première
moitié du ive siècle. De fait, plus du quart des questions et réponses qui
•11succèdent des paragraphes 187 à 300 mettent en honneur la mansuétude
royale.
Au paragraphe 188, on voit que le roi gardera sa royauté en imitant la
Olémence divine (épieikes) et en châtiant les coupables avec plus d'indul-
fmce qu'ils ne le méritent (épieikesleron). En 190, on voit qu'il aura
d11samis grâce à sa sollicitude et en imitant la bienfaisance divine. En
l\12, on voit que l'indulgence (épieikeia) est dans la manière de Dieu.
len205, on voit que le roi, pour rester riche, doit éviter le gaspillage, et
11hcrcherà s'attirer par sa bienfaisance l'affection de ses sujets (eunoia).
kn 207, on voit que le roi, comme Dieu, devra, selon la sagesse, user
th, grands ménagements, même envers les coupables (épieikesteron -
,,,ieikeia). En 208, on voit que, pour être un homme bon (philanlhrôpos),
11roi ne devra pas user à la légère des châtiments, mais être porté à Ja
Jtltié, comme l'est Dieu. En 210, il est répété que Dieu fait du bien au
lllonde. En 225, il est fait allusion à l'eunoia du roi envers tous. En 226,
8
220 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
le roi doit montrer, par la spontanéité de ses bienfaits qu'il est prêt h
partager libéralement avec les autres. En 227, on parle de sa généreus11
libéralité envers les ennemis. En 228, on l'approuve de se faire de touN
des amis. En 230, il est dit que le roi ne saurait connaître d'échec, car
il a semé partout les bienfaits, germe de reconnaissance. En 2.12, il lui
est conseillé, pour être exempt de tristesse, de ne nuire à personne eL
d'obliger tout le monde. En 242, il est rappelé qu'un appui donné dn
bon cœur vous vaut de l'estime et qu'il est en fait impérissable. En 249,
on parle de bienfaits accordés à tout le monde. En 253, on suggèn,
d'imiter Dieu qui dirige tout l'univers avec clémence. En 257, on rappell,,
que toute l'espèce humaine a de la sympathie (philanlhrôpei) pour le•
humbles. En 263, on met le roi en garde contre l'orgueil : Dieu élèv11
«les doux et les humbles >> 1 • En 265, il est dit que l'acquisition la plu•
(1) Traduction du Père Pelletier; le mot traduit par •doux• est une fois de plUI
épieikès : on a là une nouvelle preuve de la façon dont les différentes valeurs étudié•
ici interfèrent et se mêlent entre elles. En ce qui concerne la place des humbles, of 1
ci-dessous, p. 225.
(2) Cf., sur agapè dans la Lettre d'Aristée, la note du P. Pelletier, ad 229.
(3) Malgrè J. Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, Il, p. 301, n. 4; el
malgré O. Murray, op. cit., p. 353 : voir d'ailleurs Je même article, p. 354, n. 1.
(4) Cet aspect est bien mis en lumière - mais sans exagération - dans l'article dl
Murray cité ci-dessus à la note 1, p. 218. .
(5) C'est ce qu'admet Goodenough (op. cil.) à propos des textes pythagoriciens ol
cette relation se fait jour. On le dit aussi pour la notion du roi-père : cr. J. Baille~
Le régime pharaonique dans ses rapports avec l'évolution de la morale en Égypte, Parla,
1913, pp. 236, 322.
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 221
mention répétée des humbles trahisse une notion orientale et égyptienne
de la bienfaisance 1 . Mais ces diverses contaminations n'en laissent pas
moins clairement percevoir un fond grec qui demeure essentiel. La
clémence et la générosité du prince sont décrites dans un esprit et avec
des mots qui sont exactement ceux du ive siècle athénien ; et cette
correspondance est ici trop précise pour pouvoir tromper.
Or cette doctrine si précise n'était évidemment pas isolée : à la lumière
de cc document où elle est si bien formulée, les rares indications que l'on
possMe sur les traités perdus prennent à leur tour un peu plus de sens.
Les traités pythagoriciens, qui sont les mieux connus, sont aussi ceux
qui se rapprochent le plus des thèmes considérés ici. Diotogénès disait
que le roi devait être aimable, juste, modéré, compréhensif ( épieikès,
r.ugnûmù11)2. Sthénidas parlait plus nettement de douceur (&µepov) et
,l'une <•disposition paternelle >>; le résumé de Stobée dit même, avec le
mot homérique, que la qualité de << père >>,qui est celle de la divinité, lui
vient de son attitude <<douce>>(èpios) envers tout ce qui lui est soumis
(IV, 7, G3). Quant à Ecphantos, il parlait de l'eunoia réciproque qui
devait régner entre le roi et ses sujets ; de même, il reprenait la compa-
raison du père (liée à la douceur depuis Homère et Hérodote) 3 ainsi que
celle du berger (reprise par Platon au même Homère) 4 • Le contexte et
le ton ne sont pas isocratiques : l'harmonie du cosmos occupe dans ces
texte:- une place importante ; et, sans même parler du thème de
l'imitation divine, la théorie selon laquelle le roi représente la loi incarnée
eonsLitue évidemment un élément à part 5 ; mais, pour ce qui est de la
mansuétude royale, ces traités rejoignent. de façon indiscutable la
1loctrine traditionnelle.
Elle devait survivre jusque chez Philodème, le contemporain de
Cicéron ; il en reconnaissait l'ancienneté dans le titre même de son traité,
qui évoquait le bon roi << selon Homère >>.Cette tradition était celle du
roi << doux comme un père >>.On devait la retrouver jusque dans les
muvres de Dion Chrysostome puis dans les traités Sur la Royauté datant
du ive :;iècle, ou même du me siècle après J.-C. ; ils continuent à parler
de la douceur << selon Homère>> qu'il s'agisse d'Himerius ou de Synésios.
l>e fait, c'est l'influence d'Homère qui fait comparer les bons rois à
Ulysse, celle de Xénophon qui les fait comparer à Cyrus ; et Isocrate a
1 ontribué, avant les Macédoniens, à acclimater leur comparaison avec
1
lléraclès 6 •
...
En attendant, ces valeurs se retrouvent dans tous les documenta
épigraphiques ou papyrologiques qui évoquent les qualités que l'on
attendait des rois et qu'ils se plaisaient à s'attribuer.
(1) On a jugé qu'ils étaient en général favorables à la monarchie, surtout dans lt,1
débuts : pour les raisons de le croire, cf. Aalders, op. cil., p. 89.
(2) Il s'agit du De Offlciis II, 41 : cf. Aalders, op. cil., p. 99. Mais nous ne citons c1
rapprochement., à vrai dire bien flou, que pour mémoire.
(3) Bien que Théocrite et Callimaque aient tous deux écrit des poèmes de cour pour
les souverains égyptiens, ceux-ci ne contiennent aucune indication utile pour le thèm11
qui nous intéresse (pour leur attitude, cf. cependant Schubart, • Das Kônigsbild del
Hellenismus •, Die Antike, XIII (1937), p. 272-288).
(4) Hadot (dans l'étude citée ci-dessus à la n. 6, p. 221) relève de nombreux auteur,,
dont certains se retrouveront ici, dans des chapitres ultérieurs (pour Dion Chrysoslomo
et Marc-Aurèle, cf. ci-dessous, p. 305 sqq.), pour Thémistius, cf. ci-dessous, p. 322 sqq.),
On n'a pas étudié en revanche (bien que cela eflt été une utile confirmation) Musoniul
Rufus, Aelius Aristide (digne héritier d'Isocrate) et Synésios de Cyrène (auteur, à son
tour, d'un traité • Sur la royauté•).
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 223
(!) • Das hellenistischc Kônigsideal nach lnschriften und Papyri ,, A.rchiv {ür
Papyrusforschung, 12 (1936-37), p. 1-26.
(2) Il faudrait ajouter, par exemple, L. Koehnen, dans Klass. Phil. Studien de 1957
11tP. J. Sijpesteijn, • Einige Papyri aus der Giessener Papyrussammlung •• Aeg., 45,
1965 (que nous n'avons pu consulter). On trouve aussi des renseignements utiles pom·
cette période dans le livre, plutôt consacré à la relation cité-monarchie, de Paola
Zancan, Il monarcato ellenistico nei suoi elementi federativi, Pui.JI. Un. Padova (Lett. fil.)
VII, 1934, 150 p., et surtout dans l'article, plutôt consacré à l'époque romaine dr-
H. I. Bell, • Philanthrôpia in the Papyri of the Roman Period •, Coll. Latomus 11
(Hommages à J. Bidcz et F. Cumont, 1949, p. 31-37.
(3) • Ln notion de bienfait (philanthrôpon) royal dans les ordonnances des rois
lngides ,, l'lfélanges Arangio-Ruiz, 1953, p. 483-499.
(4) • La bienfaisance dans les archives de Zénon&, Chroniques d'Égypte, 19 (1944,
11° 38), p. 281-290. Cf. aussi L'Économie royale des Lagides, p. 515-521.
(5) Ce sont, dans l'ordre: P.S.I. 632 (cf. 976); P. Enteuxeis 5, 6, 62, 74, 86, 44 el
47, 22 et 60, P. Tebt 770, O. G.J.S. 139, U.P.Z. l06, 107 et 108 (bis), S.B. 7259 et 6236.
224 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE
( 1) Cf. ci-dessus p. 4
226 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
yeux des colons grecs par les lieux communs que ressassent les philosophes-
précepteurs du monde hellénistique >> 1•
(1) Op. cil., p. 2tl·I. Nous émettrions en revanche des réserves sur l'addition finale:
• lieux communs qui, au reste, provi1mncnt eux-mêmes d'un fond oriental• : Isocrate
n'a rien d'orit'ntal, et la Cyropédie de Xénophon n'est 11iauthentiquement orientale
ni isolét' dans l'œuvrc de Xénophon.
(2) C'i,sl ce qui s'est produit pour les inscriptions d'Asoka, dont il csl question au
paragraphe suivant. Dt•puis l'étude citée note l p. 227, deux inscriptions d'Asoka,
écrites en grec, ont été trouvées en Afghanistan : des formes typiquement grecques Y
recouvrent des pensées qui sont à l'origine indiennes; ainsi lorsqu'il s'agit de procéder
envers ses esclaves C::.,; xoucp6TOCTOt
: cf. L. Robert, Opera Nfinora, III, n°• 85 et 86.
(3) On peut se reporter à ce sujet aux travaux de E. Otto : Die biographischen
lnschriflen der ügyplischen Spüzeit, Leiden, 1954, et Goll und Mensch nach der ügypli•
schen Tempelinschriften der griechisch-rômischen Zeit, Heidelberg, 1964 (en particulier :
3, Die Rolle des Kiinigs, p. 6:1-83). Cette insistance sur l'aspect religieux n'exclut
naturellement pas les , bic,nfaits , qui valent pour le roi au même titre que pour lei
particuliers.
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 227
une tradition égyptienne, le moins que l'on puisse dire est qu'elle rejoi-
gnait un fonds grec, désormais lucidement affirmé et défini.
Certains des traits du bon roi se rencontrent en bien des civilisations.
C'est ainsi que le Père A. J. Festugière a relevé les parallélismes existant
entre les doctrines sur la monarchie hellénistique et l'idéal monarchique
contemporain que traduisent les inscriptions du roi Asoka dans l'IndeI.
Asoka aussi se compare à un père (éd. J. Bloch, I, p. 140 et 142). On
n'en concluera pas pourtant qu'il s'agisse d'influences. Le Père Festugière
préfère à juste titre marquer les ressemblances et les différences.
Et la preuve que, dans ces monarchies hellénistiques en général, et en
Égypte en particulier, il s'agit bien de la tradition grecque est que ces
mêmes idées et ce même vocabulaire se rencontrent alors partout, et pas
seulement en Égypte. C'est ainsi que nulle part on ne rencontre l'idée du
roi bienfaiteur de façon isolée : elle se combine toujours avec les notions
que la pensée athénienne du début du ive siècle avait mises en honneur 2 •
On ne saurait s'appuyer à cet égard sur les philanthrôpa, dont on a vu
qu'ils ne désignent plus alors que de simples avantages d'ordre concret
ou juridique. Du moins doit-on rappeler qu'ils se rencontrent à ce titre
dans toutes les parties du monde grec, et ne sont nullement l'apanage
des Lagides 3 •
II est plus important de relever que ces bons rapports entre princes et
villes se situent dans un cadre de pensée qui est exactement celui qu'avait
élaboré Isocrate.
Dans son étude sur l'idéal du roi hellénistique, W. Schubart a relevé
les termes les plus fréquemment employés : vertu, sagesse, piété, justice,
honneur, pitié - ainsi que les qualités du roi <<sauveur>>,<<bienfaisant>>,
«secourable >> 4 • Mais il se trouve que certains des mots, et certaines des
idées, qui prennent dans cette liste une importance particulière, renvoient
de façon plus précise encore à la doctrine du ive siècle athénien.
En particulier cette philanlhrôpia, qui se traduit maintenant en
bienfaits et privilèges, est liée à une notion capitale chez Isocrate, celle
du dévouement, ou eunoia. Le fait apparaît clairement dans les références
groupées par Schubart et dont beaucoup sont papyrologiques ; on s'en
donne déjà une idée claire en se contentant de deux grands recueils
d'inscriptions 6.
cités ici comme O. G.I., et Welles. Plus loin, on trouvera aussi quelques références à
la Sylloge Inscriptionum graecarum de Dittenberger, 3• édition, 1915-1924, sous
l'abréviation Sylloge•. On pourrait compléter la série des exemples donnés ici avec
les études sur la philanthrôpia, auxquelles on joindra Wilhelm, Wiener Studien, 61-62
(1943-1947), p. 167-189, et L. Koehnen, Eine ptolemüische K/Jnigsurlmnde (P. /(roll),
Klassisch-philol. Studien, 19, 1957, 42 p. Il faudrait y Joindre la liste interminable
des témoignages de reconnaissance envers un« évergète•: déjà du vivant d'Alexandre;
on trouve des honneurs accordés à Antigone comme •évergète• (Dittenberger,
Sylloge', 278) ; le fait devient désormais constant.
(1) Cf. 735, où le magistrat est e:iSvouç pour un thiase de Théra et q>LÀ<Xv6pc,mo~
pour tous.
(2) Voir encore O. G.I., 233, où l'eunoia est réciproque.
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 229
alliances 1 ; mais ce loyalisme peut parfois impliquer un dévouement
proche de l'héroïsme (c'est le cas dans le dernier exemple cité et dans
O.G.l., 229). Et, de toute façon, le système qui transparaît sous ce
vocabulaire passe-partout est bien celui qu'avaient mis en avant Isocrate
et Xénophon, et qui tendait à donner aux rapports de dirigeants à
dirigés une hase plus solide.
II arrive du reste que cette eunoia finisse par se parer des couleurs
du sentiment et que les textes parlent d'une véritable affection, ou
philoslorgia. L'étude de W. Schubart en a relevé une demi-douzaine
d'exemples 2 • Ces exemples semblent refléter le rôle joué désormais par
les relations personnelles et les accords entre familles ou entre individus.
De fait, certains traduisent du dévouement à des parents ou des alliés,
d'autres l'attachement de ses officiers pour le roi : on peut citer ainsi
O.G.l., 257 (Séleucie de Piérie) ou le cas d'Aglaos de Cos, qu'honorent à
Délos les auxiliaires crétois de Ptolémée Philomètôr.
Sans doute il s'agit là, comme dans beaucoup des exemples cités
précédemment, de mots qui s'usent en devenant traditionnels. Pourtant,
on relèvera que la seconde partie de cette inscription, qui a été étudiée
par M. Holleaux 3 , après avoir mentionné un «pardon», qui est, certes,
de pure politique, donne ce même souverain comme plein de piété et
comme le plus doux des hommes : le terme est ici ~µe:poc;;,un adjectif
que déjà Démosthène combinait avec philanthrôpos 4 ; il est vraiment
synonyme de praos ; et ce n'est pas un hasard si Polybe rappelle, lui
aussi, ce trait de caractère du même Ptolémée VI Philomètôr, en disant
qu'il était, plus que personne, doux et bon, et en employant, cette fois,
le mot praos (XXXIX, 7, 3). Du reste, une lettre des environs de 164
présente comme un mérite le fait, pour un magistrat, d'agir dans un
xoct1tpixéwç6 •
esprit conciliant et doux : e:ù8~otÀO'L'CùÇ
On peut d'ailleurs constater que ces valeurs semblent alors gagner
même dans le domaine de la vie quotidienne. Le fait est moins éclatant
que pour le domaine politique et monarchique - peut-être en partie
parce que les documents que nous avons ont un caractère officiel ;
l'évolution des mœurs que reflétait le théâtre de Ménandre perce
cependant de façon nette dans les témoignages du temps 6•
Il semble bien que, dès le ive siècle, les reliefs funéraires deviennent
souvent plus personnels et plus sentimentaux par leur inspiration : ils
représentent souvent des enfants, des groupes familiaux, des gestes de
LA CLÉMENCEDES CONQUÉRANTSROMAINS,
DE POLYBE À DIODORE
où se jouent ces aventures n'est plus grec. Or, ce qui est barbare l'est
dans tous les sens du terme : déjà les Grecs de l'époque classique s'indi-
gnaient des cruautés barbares, depuis le fouet ou les mutilations en
honneur chez les Perses 1 jusqu'aux crimes sanguinaires des Thraces,
mentionnés par Thucydide. Comment le contraste aurait-il résisté au
brusque élargissement de l'histoire? Grâce à Alexandre, l'histoire a
désormais mêlé le monde grec au monde barbare; et un brassage s'est
fait entre les usages des uns et des autres. Dans les siècles qui suivent,
si les rois sont souvent encore des Grecs - mais pas toujours -- les
sujets et les troupes sont barbares ; et ces barbares donnent le ton. Déjà
les Macédoniens n'étaient pas de vrais Grecs aux yeux des Athéniens.
Mais voici que ces Macédoniens règnent dorénavant en Asie ou en Afrique.
Bientôt ils ont affaire à des peuples barbares, plus étrangers encore à la
culture grecque : Numides et Carthaginois, Parthes et Illyriens en sont
des exemples, mais aussi les Gaulois, mais aussi les Juifs, que leur vieille
et noble culture n'empêche pas de se déchirer en querelles qu'aggrave
la contestation religieuse. Aucun de ces peuples ne pratiquait la douceur ;
et il semblait par suite excusable à ceux qui étaient en relation avec
eux d'adopter un peu leurs façons.
On voit alors apparaître toutes sortes de violences 2 - en particulier
ces supplices que ne pratiquaient pas les Grecs : la crucifixion, les ampu-
tations successives, les bûchers où l'on brûle les gens tout vifs. On voit
aussi se multiplier les exemples d'extermination de femmes et d'enfants,
massacrés sous les yeux des leurs ; et il devient courant de passer au fil
de l'épée des populations avec qui l'on vient de traiter en leur promcllant
la vie sauve 3 •
Faire l'histoire de ces horreurs sortirait du cadre de notre recherche et
pourrait remplir des volumes. Quelques faits suffiront à suggérer cette
brusque aggravation des mœurs politiques. Nous les emprunterons aux
livres XVIII à XXX de Diodore.
Un tel choix est assurément arbitraire. D'abord le fait de mentionner
ou de décrire des atrocités est affaire de goût littéraire. On en trouve, à
propos des mêmes événements, beaucoup plus chez Appien que chez
Diodore, mais plus aussi chez Diodore que chez Polybe. Peut-être, au
surplus, la densité des horreurs varie-t-elle, chez Diodore, en fonction
de ses sources. Pourtant, lorsque l'on lit a la suite tout ce qui reste de
son histoire, on ne peut échapper au sentiment de se trouver, avec
l'époque hellénistique, et quel que soit le domaine géographique, dans
une époque de rares violences. On peut, au reste, préciser, que, pour
presque chaque fait, d'auLres auLeurs peuvent fournir des confirmations
et des compléments.
(1) Cf. Diodore XVII, 69, 3 et 83, 9; voir aussi Walbank, commentaire à Polybe,
VIII, 21, 3.
(2) Diodore raconte avec réprobation que les Carthaginois et les Gaulois sacrifiaicnL
aux dieux les prisonniers les plus beaux (XX, 65; XXXI, 13, 1). Cet usage est, à sel
yeux de Grec, • aussi barbare qu'étrange •· Pourtant, la religion qui l'inspire le met à
part des autres formes de violence.
(3) Diodore XIX, 68, 1 ; XX, 39; XX, 44, etc.
LA CONQUÊTE ROMAINE 233
Voici d'abord Antigone qui, entre autres, maltraite pendant trois jours
le corps d'Alcétas (XVIII, 47), fait brûler vif le chef des Argyraspides
et. exécuter Eumène (XIX, 44), avant de faire assassiner Cléopâtre
(:XX, 37). Voici Cassandre qui fait tuer ceux ou celles dont il se méfie
(:XIX, 51-52; 105, 2). Agathoclès de Syracuse qui fait abattre des
opposants présumés (XIX, 65, 6) ou des anciens opposants (XIX, 102, 5),
ou des gens qu'il accuse de trahison, au nombre de quatre mille (107, 4).
Il tue aussi celui qu'il a fait venir comme allié (XX, 42). Le même
Agathoclès fait avancer contre Utique une machine à laquelle sont
suspendus les prisonniers de la ville, si bien que les défenseurs sont
contraints de tuer les leurs (54). Après la prise de la ville, il égorge même
ceux qui s'étaient réfugiés dans les temples (55). II laisse égorger ses
fils (69) ; à Égeste, il invente des tortures sans fin : membres disloqués,
êtres vivants lancés par des catapultes, talons serrés dans des tenailles,
seins coupés, avortements par empilage de briques (71-72; cf. encore 99)1.
Mais Démétrius lui aussi fait mettre en croix, aux portes d'une ville
prise, quatre-vingt personnes qui étaient contre lui (XX, 103) ; Ptolémée
fait mourir Nicoclès, roi des Paphiens, pour éviter d'autres mouvements
contre son pouvoir (XX, 21). Du côté des Carthaginois, Spondius, le chef
des men:cnaires, décide que tout prisonnier carthaginois aura les mains
coupées; par suite, Hamilcar Barca fait livrer ses prisonniers aux
éléphants (XXV, 3). Il fera aussi mettre en croix Spondius; et un
Hannibal sera attaché à la même croix (5) 2 • Le grand Hannibal, lui,
offre le choix à ses hommes entre rester sur place ou bien le suivre ;
mais, sauf quelques-uns que l'on garde comme esclaves, tous ceux qui
choisissent de rester sont égorgés (XXVII, 9). Quatre mille transfuges,
jadis inlidèles, le rejoignent et sont tués (10)3 • Mœurs de Carthaginois?
Mais où n'en fera-t-on pas autant? A Antioche, Démétrius II Nicator
fait égorger ceux qui ne se rendent pas, avec leurs femmes et leurs
enfants, dans leurs maisons (XXXIII, 4, 2). En Égypte, Ptolémée
Physcon tue ceux qui sont supposés comploter (6). En Crète, les
Cydoniates tuent des hommes qui les traitaient en amis (XXX, 13). Le
roi de Thrace Diégylis coupe les mains, les pieds et les têtes des enfants
pour les attacher aux cous de leurs parents, et, voyant passer deux
beaux jeunes gens, se plaît à les couper en deux (XXXIII, 14, 3). A
Pergame, Attale II invite des amis qu'il soupçonne, puis les tue ainsi
que leurs femmes et leurs enfants (XXXIV-XXXV, 3, 1). Les Africains
de même : Jugurtha fait égorger non seulement son cousin Adherbal,
mais tous les Italiens qui avaient embrassé le parti de ce dernier (31) ;
lui-même sera traîtreusement arrêté et livré par Bocchus, qui l'avait en
principe invité à une conférence (39).
Encore n'est-il pas question, dans ces exemples, ni des révoltes
d'esclaves, dans lesquelles les lois de la guerre n'ont pas leur place, et où
(1) Voir aussi la façon dont il tue deux mille hommes qui avaient insolemment
exigé leur paie (XXI, 3, 3).
(2) Sur ces faits, cr. aussi Polybe, I, 80-81, qui insiste sur le cas de Giscon : il rut
le premier supplicié alors, bien qu'il eût été fort généreux auparavant avec ses hommes.
(3) Cf. Appien, VIII, 33.
234 LA DOUCEURDANSLA PENSÉE GRECQUE
(!) Voir, pour les révoltes, XXXIV-XXXV, 2; pour les assassinats de palais, pa1
exemple XX, 28, ou, sans qu'il s'agisse d'un enfant, XXVIII, 14.
(2) On retrouve plus tard ces façons chez Mithridate : cf. Appien, XII, 107; li 2,
(3) XXX, 13; XIX, 34, 6. Sur son sentiment personnel, cf. chapitre suivant.
(4) Ainsi III, 18; IV, 34; 69; V, 20; IX, 43.
(5) Les violences individuelles - comme celles de Fimbria (Diodore, XXXVIII-
XXXIX, 8 sqq.) demeurent tout à fait exceptionnelles.
(6) Sur cette Fides, voir entre autres les études de P. Boyancé, • Les Romains
peuple de la Fides ,, Bulletin de l' Ass. G. Budé, 1964, p. 419-435, ou Fides Romana e,
la vie internationale, Séance publique de l'Institut de France, 1962, 16 p., in-4° (o-.:
encore Collection Latomus LXIV, 1962, p. 329-341 et LXX, 1964, p. 101-113). Voil
aussi, plus récemment, A. Rambaud, • L'idéal romain dans les livres I et V de Tite•
Live,, Mélanges Senghor, 1977, p. 401-416. La mention de la Fides est surtout impor•
tante dans les textes romains; mais Polybe ne l'ignore pas (cf. VI, 56, 13 et 14).
LA CONQUÊTE ROMAINE 235
amenés à venir plaider leur cause devant le Sénat romain, qui rendait
sa justice en souverain et réprimait les désobéissances.
Dans ce rôle de conquérants pacificateurs, les Romains surent utiliser
les alliances, auxquelles ils attachaient un prix très grand. Il ne s'agissait
plus, comme en Grèce, de la lutte passionnée d'une cité contre une autre
mais d'une sorte de champ d'influence sans cesse croissant, où tous le~
liens possibles, depuis la simple alliance jusqu'à l'assimilation totale,
servaient à assurer la solidité de l'ensemble 1 : leur fameuse «clémence ►>
fut alors la meilleure des armes qui les fit maîtres du monde.
Cette «clémence >>n'est pas tout à fait la « douceur» chère à la tradition
grecque. Elle a tout à la fois plus de majesté et une parenté plus étroite
avec l'exercice même de la justice. Mais les premiers grands historiens de
Rome furent des Grecs ; et ils se plurent à saluer dans le comportement
romain les vertus dont Isocrate et Xénophon avaient montré l'utilité
dans les rapports entre les peuples. C'est pourquoi on voit Polybe, ainsi
que ses successeurs grecs, insister sur le rôle que joua, dans la formation
de l'empire romain, ce qu'ils appellent la philanlhrôpia, l'épieikeia et
même, dans certains cas, la praolès. Tous ces mots peuvent correspo~dre
à l'occasion au latin clemenlia. Ils s'emploient pour la clémence des chefs
envers leurs troupes ou des Romains envers les vaincus. De sorte que Ja
politique romaine s'est trouvée interprétée en termes de douceur grecque.
..
*
(1) cr. Je dernier chapitre de notre livre • The Rise and Fall of States according to
Greek Authors, Mich. Un. Press, 1977.
(2) On trouvera l'hypothèse dans W. Capelle, • Griechische Ethik und rômischer
Imperialismus •• Klio, 25 (1932), p. 86-113, et sa critique dans H. Strasburger, c Posei-
donios on Problems of the Roman Empire•• J.R.S., 55 (1965), p. 40-53. Panétius
était contemporain de Polybe; Posidonius était postérieur : cf. ci-dessous, p. 249.
236 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE
Philippe II : <<lui non plus n'a pas fait autant par ses armes que par son
caractère généreux et humain (son épieikeia et sa philanlhrôpia). Par la
guerre et par la puissance militaire, il n'a défait et réduit à l'obéissance
que les hommes qui l'avaient affronté dans la bataille, mais ce fut par sa
politique conciliante et modérée qu'il amena tous les Athéniens avec
leur cité à se ranger sous sa loi. La rancune ne l'a pas incité à redoubler
ses coups. Il n'a gardé les armes et n'a soutenu sa querelle que jusqu'au
moment où il a trouvé une occasion de manifester sa bénignité ( praolès)
et sa noblesse de cœur >>.Et, de même qu'il enchaînait pour Antigone :
<<Et voilà pourquoi>> (ToLycxpouv) Antigone fut loué, de même il enchaîne
pour Philippe II : <<Et voilà pourquoi>> (Tmycxpouv)grâr,e à ses bienfaits,
<<il obtint à peu de frais d'immenses résultats. Ayant, par une telle
magnanimité, confondu la fierté des Athéniens, il trouva désormais en
ceux qui avaient été ses ennemis des partenaires prêts à l'aider en toutes
choses>>. L'optimisme, ici, se double d'une forte tendance à dégager la
leçon - qui est, très exactement, la leçon d'lsocrate. Sans doute Polybe
force-t-il d'autant plus qu'il polémique contre Théopompe, à qui il ne
pardonne pas d'avoir dit du mal de Philippe II et de sa cour (VIII, 8-11);
mais il tient visiblement à son idée.
Dans le passage que l'on vient de voir, il associe à Philippe II
Alexandre ; il rappelle que celui-ci a toujours - même à Thèbes ! -
respecté les lieux et objets sacrés. De même au livre XVIII, 3, il
reproduira le discours d'un Étolien rappelant, contre Philippe V, la
générosité des rois de Macédoine, et plus particulièrement d'Alexandre.
Ceci montre bien que déjà une tendance se dessinait, qui cherchait des
précédents à la clémence romaine et les trouvait en Macédoine 1•
Quoi qu'il en soit, Polybe ne cesse de revenir à Philippe Il. Mêrne
lorsque Philippe II est attaqué - comme dans le discours de l'Étolien
qui parle à IX, 28-31 - sa magnanimité est reconnue et seuls les mobiles
qui l'inspirent semblent suspects : << Il se montra magnanime dans la
victoire, mais non pas, tant s'en faut, pour ménager les vaincus : il
voulait que sa générosité incitât les autres cités à reconnaître volontai-
rement son autorité>>. L'Étolien se voit répondre que tous les Grers
doivent leur salut à Philippe, et que <<parce qu'il était le bienfaiteur de
!'Hellade, toutes les cités l'ont choisi comme chef suprême sur terre et
sur mer, ce qui n'était jamais arrivé à personne avant lui>>(33, 7). Plus
tard, au livre XVIII, Polybe fait parler un autre Étolien, Alexandros,
qui, à propos des perfidies de Philippe V, rappelle combien la tradition
du royaume de Macédoine était différente ; on voyait rarement ses
prédécesseurs saccager des villes : ils les épargnaient pour pouvoir régner
sur elles et être honorés par elles (3). Puis, toujours au livre XVIII,
Polybe trouve le moyen de préciser que les partisans de Philippe II
n'étaient pas nécessairement des traîtres et que la politique de Démosthène
était peu clairvoyante : <<Si le roi de Macédoine ne s'était pas montré
aussi généreux et aussi soucieux de sa gloire >>,la situation d'Athènes
aurait tourné au désastre (14, 14). On retrouve des indications comparables
..
*
(1) Cf. VII, 14, 4, auquel il a été fait allusion ci-dessus, p. 237.
(2) Ce passage fait écho à l'analyse du livre I, qui présente les cruautés de la guerre
des mercenaires comme une véritable maladie de l'âme; celle-ci, si on ne la soigne pas,
ne s'arrête que lorsqu'elle n'a plus rien à dévorer (81).
LA CONQUÊTE ROMAINE 241
leurs troupes les lâcher ; ils invitent les leurs à se méfier : cette philan-
lhrôpia carthaginoise serait une manœuvre, destinée à permettre plus
tard une vengeance plus complète 1 •.. Ceci implique bien que cette
attitude généreuse constituait une arme. Les Carthaginois auraient dû
le comprendre. Mais telle ne fut pas la leçon qu'ils appliquèrent en
Espagne 2 •
Ce qui les perdit en Espagne fut l'hostilité des populations ou de leurs
chefs. À peine vainqueurs, ils se querellèrent entre eux, exigèrent de
l'argent de leur ami le plus sûr, Indibilis ; et celui-ci, ayant refusé, se vit
faussement accusé et contraint de livrer ses filles en otages (IX, li) :
c'est en apprenant ces mauvais traitements que Scipion l'Africain prit
confiance. Dr fait, bientôt Indibilis et Mandonios quittent le parti cartha-
ginois, suivis par les autres peuples : «car il y avait longtemps qu'ils
supportaient difficilement l'arrogance des Carthaginois>> (X, 35). Du
coup, Polybe saisit cette occasion pour présenter un commentaire d'ordre
général : «Cette sorte de mésaventure est déjà arrivée à bien des gens»
(X, :!6). Il explique que, se croyant sûrs de leur situation en Espagne,
les Carthaginois« s'étaient comportés de façon abusive avec les habitants
du pays. Voilà pourquoi (-roLycxpoüv) les peuples qui se trouvaient sous
leur autorité, au lieu d'être pour eux des alliés et des amis, nourrissaient
à leur égard des sentiments hostiles>>. Ils n'avaient pas compris que
«lcRhommes assurent leur avantage en obligeant les autres et en éveillant
en eux d'agréables espérances, mais que si, une fois leurs ambitions
saLÏi:;faitcs,ils maltraitent et tyrannisent ceux qui se sont soumis à leur
autorité, ce changement de conduite de la part des dirigeants entraîne
tout naturellement un changement dans les dispositions de leurs sujets».
Un tel tableau et une telle analyse ont évidemment pour effet de
donner tout son sens à la description de la conduite inverse, qui fut celle
de Rom,\ et s'incarna en la personne de Scipion.
Déjà Cneius Scipion, son oncle, avait suivi une politique de clémence :
il assiégeait les places qui refusaient de se rendre, mais se comportait en
ami (È:(()tÀcxv6pwm:L) avec celles qui lui faisaient bon accueil (III, 76, 2) :
ainsi établit-il solidement son autorité sur les populations côtières de
l'Espagne.
Le père de l'Africain, toujours en Espagne, adopte une politique
semblable. II y est même aidé par le plus malhonnête des Ibères, qui
joue du désir de popularité existant dans les deux camps : il va trouver
Bostar, un chef carthaginois - un homme doux (praon) et sans malice -
et il lui suggère de rendre les otages afin de déjouer les beaux projets de
(1) Cf., dans la suite:• Quiconque persistait à miser sur la philanlhrôpia de l'adver-
saire ne pouvait être considéré comme un allié véritable• (91, 2). De même les soldats
veulent épargner Giscon à cause de ses bienfaits antérieurs mais ceux qui parlent pour
la clémence sont lapidés.
(2) La même leçon se lire de l'exemple des villes rebelles à Carthage: celles qui ont
été trop loin ne peuvent plus traiter. • On voit par cet exemple 1, écrit Polybe, « que
même lorsqu'on s'engage dans une entreprise condamnable de ce genre, il est de la
plus grande importance de ne pas dépasser certaines limites et de n'accomplir de propos
délibéré aucun acte irrémédiable • ( I, 88, 3). Diodore reprend la même idée à XXV, 5, 3,
en en tirant un éloge de la (U't'pt6Tl)c;.
242 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) cr. Tite-Live, XXVI, 47 sqq. (en particulier 49, 14) et XXVII, 19.
(2) De même Seipion apaise la mutinerie de façon beaucoup plus brutale dans
Appien (VI, 7, 36) que dans Polybe (XI, 30). Même Tite-Live omet le rappel final
du pardon (XXVI II, 29, tin).
244 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(!) La formule se rencontre déjà à XII, 14, 3; elle est reprise, entn, autres, par
Salluste, Catilina, 51, 6; cf. chapitre suivant, p. 259.
(2) Tite-Live reproduit à peu près exactement le passage (XXXV 11, t5) ; mais il
trouve moyen d'ajouter deux mots sur le rôle de l'ambassade qui suivit la lett.re,
ambassade qui, dit-il se fonde sur la puissance de Rome et sur son respect des engage-
ments. La Fides, celte fois encore, tend à prendre le pas sur la clémence. ·
(3) Eumène fut à cette époque • modéré r,t doux• envers lui (XXI, 16) ; mais
Scipion resta ferme. La douceur ne vaut que pour ceux qui aident 011 aideront..
LA CONQUÊTE ROMAINE 245
gande. On en a la confirmation dans les parties de l'histoire de Polybe
qui traitent de ce qui pouvait le plus l'intéresser et aussi lui être familier
- à savoir les relations de Rome avec les Grecs.
Ce Grec ami des Romains a en effet à cœur de montrer que les Romains
méritent une tell~ amitié ; et son_ histoire dit clair.ement pourquoi, en
évoquant une pmssance assez sohde pour ne pas etre tyrannique. On
peut, pour simplifier, retenir s~ul~ment les_ exemples les plus convain-
cants, ou ,.;eux sur lesquels Im-meme a fait le plus de commentaires.
Flamininus mérite ainsi une mention. Une première fois, il a l'occasion
d'expliquer aux Étoliens, à propos de l'attitude à avoir avec Philippe,
le principe même de la clémence romaine:« Jamais les Romains n'avaient
résolu d'cxt~rminer, sans plus attendre_,, un a?versaire ~ontre lequel ils
étaient entres en guerre pour la prem1ere fois ... >> ; et 11 reprend cette
politique à son compte ; les hommes de valeur doivent à ses yeux rester
dignes et fiers dans la défaite, modérés dans la victoire : «ils doivent faire
preuve de modération, de clémence et d'humanité>> (XVIII, 37); les
Lieux derniers mots sont des formes de praos et philanthrôpos. Ensuite
Flamininus incarne la générosité de Rome à cause de sa proclamation
aux jeux isthmiques de la Grèce, lui annonçant sa liberté. La reconnais-
1arn·c eperdue des Grecs est longuement décrite par Polybe, qui la
1iéclare minime au regard de la grandeur même du bienfait (XVIII, 44-46).
Puis, dans la période qui suit, la générosité romaine se poursuit auprès
de chacun.
S'ugit-il des Étoliens? Au livre XXI, Scipion accueille d'abord une
1mbassade athénienne chargée de s'entremettre pour eux : sa façon de
,a traiter est décrite par le verbe È<ptÀotv6pwm:t(4, 3) ; le résultat est que,
Jeu après, les Étoliens viennent au camp de Scipion : ils lui rappellent
es services qu'ils ont naguère rendus (les philanthrôpa); mais, dit
Polybe, plus grandes encore furent la douceur et la générosiLé de Scipion
ians sa réponse (il répondit praoleron et philanthrôpoleron) ; il leur
ionseilla de se fier à lui, tout en leur offrant des conditions assez dures
douceur, mais fermeté!). Finalement, une convention est conclue : les
kipions peuvent partir tranquilles pour l'Asie.
S'agit-il, inversement, des Achéens? Ils ont souvent, sous l'impulsion
le certains dirigeants, résisté à Rome. II en est qui l'ont dupée. Mais
:ela même est à l'honneur de Rome. Ainsi l'Achéen Callicratès arrive
>ar des conseils déloyaux, à les engager dans une politique nuisible au~
ntérêts de la confédération : du moins cette politique semble-t-elle
ténéreuse, puisqu'elle tend à faire rappeler des exilés. Et Polybe profite
le celte occasion pour faire dire à Lycortas que les Romains ont toujours
>itié des malheureux, mais sont sensibles à la justice (XXIV, 8). Surtout
l en profite pour expliquer que Rome s'est alors laissé tromper :
Nourrissant de nobles pensées et des intentions généreuses1, les Romains
irennent en pitié tous ceux qui sont tombés dans le malheur et s'efforcent
le faire du bien à tous ceux qui cherchent protection auprès d'eux.
Pourtant lorsqu'un ami, qui leur est toujours resté fidèle, leur rappellC'
où est le bon droit, ils reconsidèrent généralement la question et font tout.
ce qu'ils peuvent pour corriger leurs erreurs>> (XXIV, 10) : ainsi
s'exprime Polybe lui-même, lui qui devait si souvent discuter de!!
intérêts achéens avec les Romains et qui connaissait, pour l'avoir vue i1
l'œuvre, leur façon d'en user en ce domaine.
Plus tard encore, il rappelle de même que les Romains acceptèrenL de
maintenir les statues de Philopoemen et aidèrent à réorganiser !'Achaïe,
laissant à leur départ << un bel exemple de ce qu'était la politiqu<'
romaine>> (XXXIX, 5, 1).
Mais l'attitude des Romains ne concerne pas seulement les deux
grandes ligues. En 170, au moment de la guerre contre Persée, on voit
des envoyés romains aller à Thèbes pour encourager les Thébains à
maintenir leur eunoia envers Rome (XXVIII, 3, 2), puis parcourir le
Péloponnèse pour s'efforcer<< de persuader les cités de la douceur eL de la
générosité du Sénat (de sa praolès et de sa philanlhrôpia), en invoquant
pour cela nombre de décisions antérieures. On voit aussi, plus loin,
deux généraux romains rivaliser de phila11lhrôpia et d'eunoia à l'égard
d'ambassadeurs rhodiens, au point que certains trouvenL suspect cet
assaut de philanlhrôpia (XXVIII, 17)1.
Ces exemples dont on pourrait allonger la liste 2 - montrent assez
que le récit de Polybe est délibérément orienté dans le sens d'une
exaltation de la clémence romaine, dont Scipion l'Africain constitue
l'expression la plus haute.
Ils montrent aussi toutes les différences qui séparent cette clémence
de la douceur grecque, même si Polybe emploie pour la désigner le
vocabulaire de la douceur grecque, y compris les mots parlant de praolès.
Ce qui caractérise cette nouvelle forme, cette forme romaine, est qu'elle
définit une politique, une diplomatie, des calculs d'alliance. Comme
l'écrit joliment H. H. Scullard sur la fameuse humanité de Scipion :
<<shrewd policy might undelie his humanity »3 •
Cette différence en entraîne une autre : à savoir que la clémence n'est
ici nullement universelle, comme devrait l'être une vertu. Scipion, et
Rome en général, se montrent généreux pour les uns afin de mieux
châtier les autres. De même que la douceur avec les individus tend à se
gagner des << clients >>,de même l'empire romain se constitue grâce au
dévouement de ceux à qui Rome garantit la sécurité - contre d'autres
qui devront rentrer à leur tour dans le système. Ainsi s'explique que,
même dans le récit de Polybe, Rome ne soit pas toujours douce, loin de
là. Elle sévit souvent durement ; et il le dit. La politique qu'il décrit
correspond donc à la formule célèbre : << parcere subjectis et debellare
(1) Cf. ci-dessus, p. 237. Le mot philanthrôpia figure trois fois dans le chapitre.
(2) Nous ne citons aucun des faits que Polybe ne commente pas part.iculierement
- ainsi des conditions accordées à Antiochus (malgré l'énoncé de principes attribué
ici à Scipion : XXI, 17, cf. aussi XXVII, 8, 8).
(3) Scipio Africanus: Soldier and Polilician, p. 233. L'auteur parle cepi,ndant - et
à juste titre - de modération et de générosité ; il pense que cc qui gagna le cœur des
Espagnols fut autant la personnalité romantique de Scipion que sa douceur envers les
populations.
LA CONQUÊTE ROMAINE 247
superbos >>. Elle a deux faces, et montre l'une ou l'autre selon les
circonstances 1 .
Il y a donc de la part de Polybe une option tout à fait nette, lorsqu'il
choisit de faire si souvent porter son commentaire sur l'aspect généreux
et indulgent de la politique romaine. On peut imaginer des raisons
diverses expliquant ce choix.
Il se peut que Polybe soit guidé par la tradition de la douceur grecque,
tradition dans laquelle il avait été formé, et dont on a vu l'importance
chez Isocrate et Xénophon, puis dans les traités sur la monarchie. Des
philosophes contemporains ont pu contribuer à la raviver : qui sait, ce
qu'il en était de Panétius à cet égard? Quelles qu'aient été les filiations
et les influences, il est clair que la praotès était louée par les Grecs ; et
l'interprétation que donne Polybe pourrait bien être, à partir de faits
exacts, une interprétation moralisante, parce que grecque.
Il se peut aussi que, comme si souvent, l'éloge cache un avertissement
et une prédication. Polybe, le conseiller de Scipion Émilien, peut s'ètre
vu un peu en conseiller de Rome; et c'était son rôle d'Achéen que de lui
conseiller la douceur.
Quoi qu'il en soit, on demeure un peu surpris que, louant si volontiers
les actes d'indulgence, il condamne si peu les actes de dureté.
Il proteste bien une fois, avec tout un commentaire, de nature
générale; mais ce n'est justement pas à propos d'un acte cruel. Il s'agit
en efTet des spoliations faites à Syracuse lorsque, en 211, les Romains
emportèrent les œuvres d'art de la ville. Par conséquent Polybe ne
proteste pas contre la dureté quand elle lui paraît nécessaire à la lutte :
il blâme ce qui lui semble maladresse gratuite. En l'occurrence, la
maladresse résidait dans l'action sur l'opinion. Et Polybe y est si sensible
qu'il ne retient que les critiques (IX, 10). La principale est à ses yeux
que ce geste marque un changement dans les principes de Rome (parce
qu'il s'agit de luxe et d'œuvres d'art), et aussi d'un geste propre à attirer
l'envie, <<chose redoutable entre toutes pour les puissants de ce monde •>.
On risque par là de susciter de la pitié pour les vaincus et, en eux, de la
rancœur. Polybe admet fort bien que l'on s'approprie l'or et l'argent,
nécessaires â l'exercice de l'autorité ; mais les vexations qui indisposent
sans profit lui semblent une faute grave. L'eunoia, en efTet, ne saurait y
survivre 2 • La condamnation qu'il porte confirme donc que la clémence
se justifie avant tout par les résultats qu'elle entraîne pour celui qui
l'exerce.
C'est peut-être ce qui explique sa réserve dans des cas beaucoup plus
graves.
Il était plus grave de détruire Carthage. Et l'on connaît, par Diodore
et par Plutarque, les discussions soulevées à Rome par cette décision 3 :
( I) Nous avons tenté de montrer ces limites de la clémence dans le livre cité ci-dessus,
à la n. 1, p. 235, de ce chapitre.
(2) La condamnation se retrouve chez Tite-Live, mais sans qu'il soit fait mention
du tort ainsi porté à l'eunoia des peuples; en revanche, Tite-Live rappelle que, dans
le reste de la Sicile, Marcellus avait agi fide atque integritate (XXV, 40).
(3) Diodore XXXIV, 33, 4 (qui vient sans doute de Posidonius); Plutarque, Caton,
248 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
Polybe, lui, ne retient que les discussions qu'elle suscita en Grèce; ainsi
peut-il attirer l'attention sur sa gravité, sans manquer à son loyalisme
envers Rome et envers Scipion 1 . II peut aussi glisser, parmi les jugements
défavorables, l'idée - assez proche de celle que l'on a vue au livre X -
que les Romains étaient en train de changer et cédaient désormais à
l'esprit de domination 2 • Toutefois, il insiste sur le fait que la décision
pouvait se justifier, tant du point de vue politique que du point de vue
légal et juridique : les quatre avis retenus sont en effet répartis de telle
façon que la justification commence et termine le débat. Du point de
vue qui nous intéresse ici, il vaut la peine de remarquer que les idées de
clémence, de générosité, ou de douceur, n'interviennent ni dans l'accu-
sation ni dans la défense. La clémence est un luxe, et non pas une
obligation. Et l'histoire de Polybe suggère que, s'il n'y a ni impiété, ni
injustice, ni ruse déloyale, ni infraction au droit de la guerre, certains
actes peuvent susciter de l'émoi, mais n'appellent pas une condamnation.
En revanche, si Polybe avait pu admettre la destruction de Carthage,
justifiée par tant de guerres obstinées et toujours renaissantes, comment
pouvait-il admettre, lui un Grec, la destruction de Corinthe? Nous ne le
savons pas, puisque la partie correspondante de l'œuvre n'a pas été
conservée. Strabon nous dit bien que Polybe avait de l'événement un
récit pathétique. Mais, dans l'œuvre conservée, rien ne suggère qu'il en
ait tiré une critique à l'égard de Rome. Parlant de la terreur qui frappe
les Grecs aussitôt avant, il dit même que leur désastre arriva <<par la
faute de quelques dirigeants insensés et de leur propre aveuglement>>
(XXXVIII, 16, 9). L'étrange réserve qui apparaissait dans le cas de
Carthage se retrouve donc dans le cas de Corinthe 3 • II n'est pas exclu
qu'elle corresponde à une évolution dans le point de vue de Polybe, qui
ne veut pas trahir l'idée qu'il avait de Rome, mais a de plus en plus de
peine à réconcilier sa théorie de la clémence romaine avec l'expérience
vécue 4 •
Si l'on observe que, chez Diodore par exemple, la destruction de
Carthage puis celle de Numance marquent un tournant dans la politique
romaine, et l'abandon de la clémence pour la terreur (XXXII, 4, 4-5),
que d'autre part Appien flétrit en termes sévères la dureté montrée à
Numance par Scipion Émilien (ou <<Numantin >>,comme il le dit à VI,
15, 95-98), on devine combien la discrétion de Polybe peut cacher de
27, 2-5. Sur ce débat, cf. F. Adcock, • Delenda est Carthago ,, C.H.J. 8 (1946), p. 127-
128 ; M. Gclzer, • Nasicas Widerspruch gegen die Zerslôrung Karthagos ,, Philologus,
1931, puis Kleine Schriften, l, p. 69 sqq.; sur le silence de Polybe, cf. A. Momigliano,
dans Congrès de Rome de l' /\.çs. G. Budé, 1975, p. 186.
(1) Diodore signale à propos d'Agrigente (XIII, 90, 5) que Scipion profita de la
prise de Carthage pour opérer certaines restitutions. Ici encore, le traitement n'est
pas semblable pour tous !
(2) XXXVI, !J, 5-8 : cette nouvelle politique aurait commencé avec l'anéantisse-
ment du royaume de Macédoine.
(3) La destruction de Numance par Scipion Émilien sort des cadres de l'histoire de
Polybe. Cependant il avait consacré à la guerre de Numance une monographie,
aujourd'hui perdue.
(4) Cf. Walbank, Polybius, Sather class. Lectures, 43, 1972, p. 178-183.
LA CONQUÊTE ROMAINE 249
doutes nouveaux : sa discrétion mesure alors l'espoir obstiné qui l'empê-
chait de dissocier ouvertement les deux idées de politique romaine et de
politique clémente.
On pourrait donc s'attendre à voir les écrivains postérieurs renoncer
soit à l'éloge de Rome soit à celui de la douceur. Or il est remarquable
de constater que, chez les écrivains grecs que nous connaissons, c'est le
contraire qui se produit : Rome et la clémence, que Polybe avait
associées, continuent d'entretenir des liens étroits, qui ne font que se
renforcer.
( 1) Voir Salluste, Catilina, 9, 6; Cicéron, De Ofllciis, l, 11, 35 et. II, 8, 26. Voir
d'ailleurs Tite-Live lui-même, à I, 28.
(2) De Ira, II, 34, 4.
(3) Sur celte politique d'assimilation, voir les témoignages cités au dernier chapilr1~
de notre livre The Rise and Fall ...
(4) Le texte cite aussi l'égalité de caractère de Socrate - comme le fera plus tard
Plutarque : cf. ci-dessous, p. 302.
(5) Ainsi les suites à Polybe écrites par Posidonins et par Strabon, les œuvres de
Nicolas de Damas et de Juba, mais aussi les premiers historirns romains ou les Histoires
de Salluste.
250 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE
des meilleurs, ne mettent pas tant l'accent sur la douceur 1 . Et, inver-
sement, Diodore parle de douceur à propos de peuples et d'individus pour
lesquels Posidonius ne pouvait être sa source. Il apparaît donc plus
prudent, ici encore, de prendre le texte comme il est, et d'admettre qu'une
idée si obstinément défendue est en somme devenue personnelle à l'auteur.
De fait, il est clair qu'à tous égards Diodore renchérit sur l'éloge fait
par Polybe de la clémence romaine, et qu'il étend cet éloge à la douceur
en général.
Comme Polybe, il retient les deux précédents que constituaient les
rois de Macédoine, Philippe II et Alexandre. Et, comme Polybe, il
insiste sur la clémence qui contribua à établir leur grandeur. Il insiste
même plus que Polybe.
Il parle, à la fin du livre XVI, des manières aimables de Philippe et de
ses succès diplomatiques (95, 2-4). Il reprend cette idée au livre XXXII, 4,
en fonction de la puissance romaine, en un long développement. Il y
expose comment Philippe créa son empire par sa modération envers les
vaincus, comment il fit, après Chéronée, ensevelir les morts et libérer
sans rançon les prisonniers. <cEt voilà pourquoi ►> (-roLyotpouv) les peuples
qui avaient lutté contre lui dans la compétition pour l'hégémonie renon-
cèrent volontairement à leur autorité en Grèce à cause de son épieikeia ;
ainsi, lui qui n'avait pas réussi à s'assurer cette autorité par la guerre et
les combats reçut l'hégémonie des Grecs, qui la lui donnèrent sponta-
nément, <cgrâce à un seul acte de philanlhrôpia ►> (1-2) : la pensée est
donc exactement la même chez Polybe - jusqu'au fameux -rOLyotpouv,
symbole de l'optimisme moral.
Comme Polybe, encore, Diodore enchaîne avec Alexandre. Au
livre XVII, il est souvent question de sa clémence, de son humanité,
de sa compassion 2 . Il accueille bien ceux qui se rendent; il se gagne les
dévouements par ses bienfaits; il a de l'épieikeia et de la philanthrôpia;
sa clémence apparaît même de façon tout à fait remarquable dans la
façon dont il traite la mère et la femme de Darius. Cet épisode célèbre 3 ,
qui rappelle de si près la Cyropédie, a peut-être été en partie inspiré par
ce beau modèle littéraire. Diodore le narre avec complaisance ; et il y
ajoute des éloges : <cBref, de toutes les belles actions accomplies par
Alexandre, je crois pour ma part qu'il n'en est aucune qui soit plus
grande ni plus digne d'être mentionnée et consignée dans un ouvrage
historique que sa conduite en cette occurrence ►> (38, 4). De même, au
livre XXXII, Diodore rappelle que, si Alexandre fut dur en détruisant
(l) Les fragments où figurent les mols exprimant la douceur sont tous des textes
de Diodore ou de Plutarque inspirés de Posidonius, ce qui ne constitue nullement un
témoignage décisif. On trouvera les suggestions les plus précises sur l'influence de
Posidonius en ce domaine dans l'article de H. Strasburger, cité ci-dessus à la n. 2,
p. 236. Le tour de la question est fait, et la marge d'incertitude bien tracée, dans
l'élude récente de K. von Fritz, « Poseidonios ais Historiker ,, Historiographia Antiqua,
Louvain, 1977, p. 163-193.
(2) Cf. les références groupées par P. Goukowsky, dans l'édition de la C.U.F., aux
notes 6, 6 et 7 de la page xu.
(3) Cf. Quinte-Curce, III, 12, 18 sqq. (beaucoup moins détaillé), Plutarque,
Alexandre, 21 et Arrien, Anab., II, 11, 9.
LA CONQUÊTE ROMAINE 251
Thèbes, il traita les prisonniers perses avec la plus grande épieikeia :
ainsi le renom qui s'attacha non seulement à son courage mais à sa
mansuétude << fit que tous les Asiatiques voulurent lui être soumis >>
(4, 4).
C'est là exactement ce que disait Polybe ; mais Diodore est plus
insistant1. De plus, la généralisation est aussi, chez lui, plus marquée.
Polybe parlait en effet de Philippe et d'Alexandre à propos de Philippe V
et de !'Étolie, puis revenait à Philippe V : au contraire, Diodore enchaîne
au cas de Philippe et d'Alexandre, directement, celui de Rome. Et il
offre la première formulation franche de l'idée qui se trouvait latente
dans toute l'œuvre de Polybe ; il dit que, plus récemment, les Romains
acquirent leur empire par les armes, mais l'augmentèrent principalement
par leur traitement plein d'épieikeia envers les vaincus : << ils s'abstinrent
11i bien de se montrer envers ceux qu'ils avaient soumis cruels et vindi-
catifs qu'ils semblaient se comporter avec eux non pas en ennemis, mais
en bienfaiteurs et en amis 2• Alors que les vaincus s'attendaient, en tant
qu'ennemis, aux pires châtiments, les vainqueurs montraient une épieikeia
que nul ne devait jamais dépasser. Ils associaient les uns à la vie politique,
accordaient à d'autres le droit de mariage, rendaient à certains leur
indépendance : jamais ils ne gardaient plus de ressentiment qu'il ne
fallait. Et voilà pourquoi (-rmyocpoüv) à cause de leur extrême mansuétude
('Y)µe:p6TYJ't'Oc;),
les rois, les cités, et les peuples en général passaient
d'eux-mêmes à l'hégémonie romaine>> (4, 4-5).
Cette clémence romaine apparaît naturellement aussi dans la
description des événements et dans le rôle prêté à Scipion.
Les parties de l'œuvre traitant de Scipion en Espagne ne sont pas
1'.onservées. Pourtant, à XXVI, 21-22, Diodore mentionne la suggnômè
(mal récompensée) de Scipion envers Indibilis; à XXVII, 6, 1, il montre
le même Scipion ému aux larmes par la vue de Syphax chargé de chaînes :
Scipion décide de se montrer modéré dans le succès et traite Syphax avec
philanlhrôpia. À XXVII, 8, 1, Scipion a également pitié des coupables ;
nt il rend à jamais sûre l'alliance avec Massinissa : on ne trouve rien
1l'aussi net dans Polybe. En revanche, on trouve bien dans Polybe la
belle attitude de Scipion refusant de se venger sur les envoyés carthaginois
<lu sort infligé à ceux de Rome; on y trouve aussi l'éloge de cette attitude
( XV, 4)3 : Diodore reprend cet épisode, prêtant seulement à Scipion un
mot légèrement différent, puisqu'il lui fait dire qu'il ne faut pas faire
11oi-mêmece que l'on reproche à autrui (XXVII, 12, 2). Mais, chose plus
importante, il accroche à cet épisode tout un commentaire, cette fois
nncore général : <<Il n'est pas beau de vaincre tout le monde par les
nrmes mais de se laisser vaincre par la colère contre les malheureux, ni
ile nourrir une haine amère contre les gens que l'orgueil place au-dessus
iles hommes mais de faire soi-même dans le succès ce que l'on reproche
(1) En revanche, Diodore n'a pas les atténuations qu'avait Polybe relativement
• la destruction de Thèbes (Alexandre ayant respecté les sanctuaires thébains).
(2) Nous adoptons ici la correction de Nock. Le texte sous cette forme, rappelle
6troitement les formules d'Isocrate relatives à la domination athénienne.
(3) Cf. p. 243-244.
9
252 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
son sujet et que Polybe n'avaient pas tous connus, son jugement sur
la clémence romaine confirme celui de Polybe, et ne s'en distingue que
par une plus grande insistance et une plus grande généralité. L'idée, en
un siècle de temps, n'a fait que gagner du terrain.
Aussi bien ne s'étonnera-t-on pas de voir Diodore reprendre, lui aussi,
le thème du droit des gens. Il le fait avec des termes précis en XIII, 23,
en XIX, 63, 5, en XXX, 18, 2 ; et il énumère, lui aussi, les excès à ne
pas commettre ; or il ne s'agit pas là de passages qui aient leurs parallèles
dans Polybe.
De fait, les formules générales qu'emploie Diodore ne correspondent
pas seulement à une tendance personnelle de Diodore, mais à l'élargis-
sement même du sujet qui est le sien.
Car Diodore - il est temps de le rappeler - écrit une histoire
universelle, dans laquelle les leçons de la douceur portent sur bien d'autres
peuples et bien d'autres expériences que la seule clémence romaine.
À propos de tous, Diodore signale les actes de douceur et les heureuses
suites qu'ils ont eues (ou bien les exemples inverses qui confirment la
même idée); souvent, comme pour Rome, il y joint des petits commen-
taires édifiants. C'est même ce caractère de ses remarques qui a fait ,
conserver certains fragments, cités pour leur contenu moral. i
En pratique, cependant, on doit remarquer que la notion n'intervient :
pas pour les autres peuples autant qu'elle le fait pour Rome, et que, •
parmi ces divers peuples, elle n'intervient pas de façon égale pour tous. ,
Il peut arriver qu'il relève un exemple ici ou là 1 . Mais la douceur
intervient surtout dans certains cas. Elle intervient, dès son passé
lointain, pour la Grèce : Diodore fait même remonter la tradition de
l'indulgence et les maximes sur l'indulgence à certains des Sept Sages,
comme Bias ou Pittacos 2 ; et le caractère assez contestable de ces
assertions ne fait que renforcer le sentiment d'une thèse systématique 3 •
Elle intervient plus souvent encore, dès le livre I, à propos de l'ancienne
Égypte 4 ; et peut-être Diodore se fait-il alors l'écho de traditions locales,
puisque l'on attribuait en effet aux pharaons une forme de bienveillance
paternelle, qui a passé aux yeux de certains savants pour avoir eu une
influence décisive sur la théorie grecque du bon roi 6. Elle intervient enfin
(1) Ainsi pour le Mède Arbace, qui pardonne une faute afin de se montrer épieil,èa
(II, 28) : • Le bruit de celle modération•, commente Diodore, « se répandit partout;
il en recueillit une estime universelle : tout le monde jugeait digne de la royauté celui,
qui savait ainsi pardonner. Arbace se conduisit avec douceur (épieikôs) à l'égard del
habitants de Ninive ... •·
(2) IX, 13, 1 et 12, 3.
(3) Cf. les remarques sur l'emploi de praos (ci-dessus, p. 39) et de suggnômè((ci•:
dessus, p. 80-81). Diogène Laërce attribue également à Pittacos l'idée que le pardon
vaut mieux que la vengeance (I, 76).
(4) Cf. I, 43; 65; 70; 71, 4; 90, 2; 95, 3 et 5 - avec des mots comme émdxe!:.~
~peµ.oç, eilvoux ou q>tÀoa-c-opy(oc.
Il se peut que Diodore suive Hécatée (cf. Schwartz~
R.E., col. 670); mais il avait été lui-même en Égypte (ci-dessus, p. 226).
(5) cr. ci-dessus, chapitre XIII, p. 226.
LA CONQUÊTE ROMAINE 255
à propos de la Sicile, et de façon assez insistante 1•
L'on a même l'impres-
sion, à voir la différence entre ces parties et les autres, qu'il a pu suivre
en cela quelque historien de la Sicile sensible à ces idées de douceur ;
déjà l'on a vu que le plaidoyer de Nicolaos en faveur de l'indulgence se
plaçait précisément à Syracuse.
Pour les autres cas, il y a bien des mentions isolées ; et il n'est que
juste de préciser, puisque nous lui avons emprunté, au chapitre précédent,
les exemples illustrant la cruauté de l'époque hellénistique, qu'il signale
également, pour cette période et pour les mêmes personnages, des
exceptions heureuses 2 • Mais il ne fait de théorie qu'à propos de Rome
- de Rome qui apparaît ainsi comme étant à cet égard l'héritière de la
Grèce, ou plutôt comme ayant appliqué dans la pratique certains aspects
de l'enseignement plus moralisant qu'avaient mis en honneur les Grecs.
Cette insistance peut s'expliquer par une réalité objective, à laquelle
il serait fidèle. Elle peut aussi s'expliquer par l'influence de ses sources :
Polybe en était une ; mais nous ne connaissons pas les autres ; et
Posidonius a fort bien pu ici jouer un rôle assez important. Cependant
les domaines sur lesquels Diodore insiste le plus volontiers orienteraient
plutôt vers des historiens antérieurs, qui auraient traité d'histoire
universelle, ou bien d'histoire de la Sicile. Les noms d'Éphore et de
Timée ne peuvent être évoqués que comme des relais hypothétiques,
qui tous deux renverraient à Isocrate. Il se peut aussi que l'éducation
grecque de Diodore, et son tempérament personnel aient compté plus
qu'on ne croit. Diodore, après tout, n'est pas un copiste, il s'en faut.
Si l'on compare avec Tite-Live, on a le sentiment que ce dernier
insiste plus sur la Fides romaine que sur la clémence, ou à plus forte
raison sur la douceur : on a vu, au chapitre précédent, par quel léger
gauchissement ce que Polybe attribuait à la philanthrôpia devenait,
chez Tite-Live, preuve de justice et de loyauté 3 • Là où, par rapport à
(1) Voir par exemple, pour une période légèrement postérieure, des demandes comme
aelle qu'on lit dans Appien, Civ., 111, 84 : tous les soldats de Lépidus lui demandent
, la paix et la pitié pour les citoyens malheureux •· D'autres que César se réclament du
mêmeidéal à la même époque: ainsi Cicéron dans le Pro Sulla, 1, parle de sa /enitas et
de sa misericordia; il se vante encore, à 87, d'être aussi miséricordieux que les juges à
11uiil s'adresse, et 1am milis quam qui lenissimus 1
258 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Cf. des cas semblables à VIII, 3, 5 (les Gaulois comptent sur la clementi::J de
César) et 21, 2 (ils font appel à sa clementia atque humanitate).
(2) Cf. chapitre précédent, p. 244 et n. I. On relève que Diodore cite ta même
lormule à propos de Ducétius, un chef sicilien (XI, 92).
(3) Cf. encore IV, 27 ; V, 27.
(4) Cf. encore 86, 2 : lenitatem et clemenliam.
(5) li le fait malgré les torts du personnage; cf. Suétone, César, 75. II existait
1I'autres traditions.
260 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
Tous ces traits, qui sont de bonne politique, ont aussi, on le voit, de
quoi contrebalancer dans les esprits l'effet du suicide de Caton.
César, la chose est claire, se veut le pacificateur. La lettre de Balbus
et Oppius à Cicéron, qui constitue évidemment un document de propa-
gande, le dit bien : César s'est fixé pour règle de se montrer quam
lenissimum, de se réconcilier avec Pompée, et, trait conforme à son
humanilas, d'inventer une nouvelle sorte de victoire fondée sur la pitié
et la libéralité (Ad Ail. IX, 7 A). Une autre lettre fournit des indications
similaires (IX, 16) : rien n'est plus étranger à César que la cruauté.
Ce souci affiché de clémence trouve naturellement un écho dans les
écrits historiques de l'époque qui suit. Suétone parle des égards de César
envers tous1, et finit par dire que César était <<naturellement très doux
(lenissimus), même dans la vengeance >>2 • Surtout, il lui fait une gloire
particulière d'avoir su mettre fin à la guerre civile et obtenir un apaise-
ment général. De même Appien cite les discours de César mettant en
avant sa clémence envers les Pompéiens (11, 43) ou bien envers ses
propres troupes qu'il ramène à leurs devoirs (II, 47 ; II, 93). Il cite aussi
les éloges d'Antoine après sa mort (Il, 130; 144; 146). Et, tout comme
la clémence d'Alexandre servait de modèle à Rome, elle inspire maintenant
des parallèles entre lui et César : tous deux n'étaient-ils pas prompts à
combattre leurs adversaires, mais aussi à se réconcilier avec eux, à
pardonner, à se montrer généreux ? 3 Enfin, Dion Cassius prête a César
un long discours au Sénat, dans lequel le vainqueur d'Utique se réclame
de la clémence : il veut être aimé dans sa vie et loué après sa mort,
diriger mais non régner, et se conduire, dit-il, comme un père pour ses
enfants 4.
De fait, on sait qu'après la victoire de César sur Pompée, le dictateur
reçut des honneurs multiples, et fut, entre autres, proclamé <<Père de la
patrie »6 • Qui plus est, on lui dédia un sanctuaire qui était consacré, en
même temps qu'à lui, à une divinité nouvelle : la clémence 6 •
Si cet autel marque une étape remarquable dans la carrière de
•
• •
Or cette clémence ne faisait qu'ouvrir la voie, de façon encore
personnelle et spontanée, à ce qui allait devenir la clémence d'Auguste,
la clémence du princeps, et celle des empereurs en tant que tels.
Étudier les nuances toutes romaines de cette notion et mesurer sa
portée dans la réalité du temps serait une entreprise relevant de l'histoire
romaine et non de la pensée grecque. L'entreprise ne serait d'ailleurs
pas neuve 1 . Cependant, le rôle qu'elle eut alors illustre aussi la vogue
qu'avaient prise les idées que nous avons vu naître ; et beaucoup ont
signalé cette continuité ou ces influences 2 • Au reste, les auteurs grecs
continuent à désigner cette clémence par les mots habituels de la douceur,
au premier chef philanlhrôpia et épieikeia, mais aussi praolès et même
le vieux mot homérique, èpios 3 •
Pourtant des nouveautés surgissent, attestées par les historiens.
Elles n'apparaissent pas encore avec le futur Auguste. Octave, jeune
homme, n'avait certes pas l'âme naturellement clémente. Mais il se
réclamait de César ; et, même avant sa victoire finale, il lui arriva de
miser, comme son père adoptif, sur la clemenlia : il n'est pas jusqu'à
l'édit de proscription, tel qu'on le lit dans Appien (Civ., IV, 8) qui ne
juge bon de faire allusion aux crimes que la philanlhrôpia ne saurait
guérir ! De même on trouve, ici ou là, des exemples de pardon : toujours
dans Appien, qui pourtant ne minimise en rien les duretés d'Octave,
on en rencontre ainsi à V, 4; 16; 41; 47; 131 4 ; ou encore Velleius
Paterculus loue la lenilas d'Octave après Actium (II, 86, 2).
Cependant ces exemples mériteraient à peine d'être relevés, si l'on ne
voyait pas, une fois Octave devenu Auguste, la clémence s'instaurer
en même temps que le principat et bientôt l'empire.
La rencontre n'est pas un hasard. Elle n'avait pu être, avec César,
qu'éphémère; mais elle était dans l'ordre des choses. Et la clémence
devenait naturellement le complément indispensable du pouvoir absolu.
Il la rendait possible ; elle le faisait accepter. Et la clémence que l'on
vantera désormais sera la qualité de celui qui pourrait tout faire ; ce
sera la clémence du lion 5 • L'idée reviendra souvent dans les textes qui
la définissent.
C'est là sans doute une des raisons expliquant qu'on la trouve jusque
dans les formules officielles du principat et de l'empire. Elle apparaît
dans le caractère dorénavant courant de l'expression pater palriae,
comme dans la formule nouvelle, ob cives servalos, attestée sur de nom-
( 1) Cf. entre autres : A. Elias, De notione vocis clementia apud philosophos veteres et
de Fontibus Senecae librorum de Clementia, Diss. Kônigsberg, 1912; M. P. Charlesworth,
• The Virtues of a Roman Emperor •• Proc. of the Br. Acad., 23 (1937), p. 105 sqq. ;
E. Bux, Clementia Romana, Würtzb. Jb. 3 (1948), p. 201 sqq.; L. Gaudemet, Jndulgentia
principis, Conf. Roman., II, Milan, 1967, p. 1 sqq.; Traute Adam, Clementia principis,
Stuttgart, 1970, 148 p.; A. Sauvage, • L'idéologie impériale et le thème poétique
du leo clemens, Arion• (Grenoble), 1977, p. 45-59. Cf. aussi J. Béranger, Recherches sur
l'aspect idéologique du principat, Bâle, 1953, 318 p.
(2) cr., outre les ouvrages cités à la note précédente : W. F. Ferguson, • Legalized
Absolutism en route from Greece to Rome•• A.1-I.R. 18 (1912), p. 29 sqq.; N. Ham-
mond, • Hellenistic influence on the structure of the Augustean Principale•• Mem.
Amer. Acad. in Rome, 17-18 (1940-1941), p. 1 sqq.
(3) Par exemple Dion Cassius parle de praotès pour César (XLIII, 20) et pour
Auguste (LIII, 6) ; et il prête à Livie la défense d'un ton èpios (LV, 17). Tous les mots
dont on a suivi l'histoire ici peuvent à l'occasion être traduits, dans les textes latins,
par clementia (cf. T. Adam, op. cil., p. 85, n. 18).
(4) A V, 45, on trouve dans sa bouche à peu près la formule si souvent rencontrée
ailleurs : Auguste se soucie du sort de l'armée de Lepidus, mais plus encore des raisons
qui le concernent lui-même et lui imposent d'agir avec justice.
(5) cr. l'article cité à la n. 1.
L'EMPIRE ROMAIN 263
breuses monnaies ; elle a sa place, aussi, dans le groupe des quatre vertus
mentionnées sur le bouclier d'honneur : virtus, clementia, justitia, pietas 1•
Les Res Geslae d'Auguste et les panégyristes lui font toujours une part
de choix 2 • Elle accompagne partout l'absolutisme, qu'elle complète et
justifie.
Par un geste symbolique, qui intéresse directement notre étude,
Auguste devait, en 13 avant J.-C., consacrer à Rome l'Autel de la Paix
- la «douce Paix>>, comme dit Ovide à son sujet 3 • Et l'on a pensé que,
dans la construction même, se retrouvaient certains des traits qui avaient
caractérisé le fameux Autel de la Pitié à Athènes 4 • La politique de la
douceur était devenue, une fois la victoire acquise, la politique officielle
d'Auguste.
Les historiens marquent fort bien ce tournant. Dans la première
partie de la vie d'Auguste, Suétone ne mentionne que des actes de
violence ou de sévérité; à partir du moment où Auguste est seul maître,
il ne parle plus que de clémence. Auguste est libéral envers les divers
ordres de l'État (41) et ardent protecteur des rois (48); il donne« beau-
coup de preuves signalées de clémence et de douceur» (51 : clemenliae
civililalisque) ; aussi, « avec cette conduite, il est facile d'imaginer
combien il sut se faire aimer>> (57) ; car la sévérité s'alliait chez lui à
«la clémence et la douceur>> (67 : facilis el clemens). - De même Dion
Cassius montre Auguste parlant de son épieikeia et de sa praolès (Lill, 6),
ou plus loin de son humanité 6 • Dion insiste sur la clémence montrée à
l'égard des conjurés, et développe longuement le discours de Livie à
Auguste sur les avantages de la clémence. L'épisode était déjà dans
Sénèque et beaucoup d'arguments sont empruntés soit au De clemenlia 6 ,
soit à une source commune. En tout cas, on a ainsi un véritable petit
traité des avantages de la clémence. Livie y rappelle que l'on réussit
mieux par la philanthrôpia que par la cruauté, qu'il faut faire comme
les médecins et tenter de guérir les âmes, que même les animaux se
laissent apprivoiser ; et elle précise : <<Etre haï de ceux à qui l'on
commande, c'est chose qui, outre qu'elle est peu honorable, ne porte pas
profit». Or Auguste suit son conseil. C'est déjà la clémence telle qu'on
la retrouvera dans la pièce de Corneille : «Essayez sur Cinna ce que
peut la clémence>>; <<Son pardon peut servir à votre renommée>>, etc.
Et c'est déjà l'alliance, jugée idéale, du pouvoir et de la modération, que
la propagande impériale devait si fort mettre en valeur 7• Toujours dans
(1) cr. H. Markowsky, • De quattuor virtutibus Augusti o, Eos, 1936, 109 sqq.
(2) cr. 2, et la proclamation que le vainqueur n'a fait périr aucun citoyen.
(3) Fastes, I, 712.
(4i Cf. ci-dessus, p. 103-104.
(6) LVI, 6, cf. 40: àv8pc.>7;(vw,;.Il est plaisant, pour qui a suivi l'histoire de la notion
en grec, de voir les commentateurs traiter l'expression de latinisme.
(6) cr. Adler, dans les Wiener Studien de 1905 et Préchac, Introduction à l'édition
de la C.U.F., p. LVI-LXIII. L'épisode occupe, dans Dion Cassius, les § 14 à 21 du
livre LV.
(7) On arrive ainsi à l'idée d'un régime tempéré, dans lequel la clémence corrige
l'absolutisme; cf. Dion Cassius, LVI, 43 : ~amÀe:uoµÉvouç cl!ve:uôouÀE:f.otc; xal 071µ0-
xpa'!'ouµÉvou,;&ve:u8tl(Oa-rtX<Jlct,;.
264 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Ainsi T. Adam, op. cil., consacre les pages 12 à 18 à un tableau résumé des
données relatives à la réflexion grecque dont s'inspire Sénèque.
(2) Des parallélismes étroits entre le De Ira et le De Clementia sont relevés dans
l'introduction de l'édition Préchac dans la C.U.F., p. Lxxxvm-xcn.
(3) L'aspect stoïcien qu'évoque l'autre partie de la formule,« maître de moi comme
de l'univers•, apparaît lui aussi dans Sénèque, quand il parle de temperantia ou quand
il évoque l'idée de • triompher de sa propre victoire• (1, 21, 3).
(4) Elle est d'ailleurs si bien liée au pouvoir que certains auteurs semblent éviter
à dessein l'expression : cf. Syme, Tacitus, p. 414, à propos de Tacite.
266 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
•* •
Avant de l'aborder, et de revenir, avec lui, aux doctrines personnelles,
on peut déborder, un peu ou beaucoup, le cadre chronologique, pour
constater que le modèle, désormais bien fixe, de la clémence impériale,
était destiné a se perpétuer pendant des siècles.
Quelquefois on l'évoque à juste titre. Ainsi pour Titus, à qui la
tradition prête le mot qu'une des Vies d'Aristote prête à Alexandre :
<<J'ai perdu un jour : je n'ai fait de bien à personne >>
2 • Il est donc normal
(1) Cf. ci-dessus, p. 223. Cette philanthrôpia peut d'ailleurs avoir une coloration
affective comme dans le cas de cet Épaminondas honoré en Béotie à l'époque de Néron
pour avoir voulu n'exclure personne de sa philanlhrôpia (IG VII, 2712, 1. 75). Philan-
thrôp/Jsest lié à épieikôs: M.A.M.A. VI, 114 (J. et L. Robert, La Carie Il, p. 177).
(2) II s'agit de l'article cité ci-dessus, n. 3, p. 51.
(3) IV, p. 15-18; XI-XII, p. 550-552; XIII, p. 222-224.
(4) Ainsi C. Panagopoulos, • Vocabulaire et mentalité dans les Moralia de Plu-
tarque•, Univ. de Besançon, Dialogues d'Histoire ancienne, 2, 1977, p. 197-235.
(5) Le mot est xoaµi6niç, cf. plus bas.
(6) M.A.M.A. VIII, 401, 7-8 : on lit seulement pra ...
(7) Les deux premiers adjectifs traduisent (15) : 1tp1)ÔV[x]cd y)..ux[u6]uµo[v].
(8) 1tp7jGÇ,tÀeu6e:p!'l)vt1mµévoç, ~8uç l8fo6txL,
270 L.\ DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) La restitution parallèle d'lG XII, 3, 874 est des plus incertaines.
(2) Fin du 1er siècle avant ou début du 1er siècle après.
(3) Mihailov III, 2, 1689; Syllogè• 880, 35. Il s'agit d'un fonctionnaire impérial et
du fait que les habitants soient administrés non avec insolence et violence, mais avea
[8LKCX]LO<l'UV7l
et tm:Lxe:lq:.
(4) Le mot apparait aussi comme nom propre : c'est le cas pour les décrets en
l'honneur d'Épié, à Thasos (cf. F. Salviat, B.C.H., 1959, p. 362-397), dès le 1 cr siècle
avant J.-C.
(5) Inscr. Creticae, IV, 325.
(6) Mihailov III, 1023 (Peek 726). Le texte emploie deux fois l'adjectif-1il!uc;;. Le mot
~moc;; y est suivi d'une liste charmante : ~moc;;, -1i8ùc;;tlldv, cre:µv6ç,clé(1t)cx<rL q>(Àoç,
\7) E. Bernand, lnsc. métriques de l'Égypte gréco-romaine, n° 79 (Peek 854).
L'EMPIRE ROMAIN 271
que l'on s'adresse à un homme puissant en le traitant de doux et de fort :
ainsi a Tégée au ive siècle après J.-C. (IG V2 , 153)1.
Circonstance encore plus digne de mention pour qui pense à la formule
homérique évoquant Ulysse ((doux comme un père », et à la brillante
carrière que cette formule avait connue dans les traités sur la monarchie,
les inscriptions lient parfois de façon explicite la douceur du prince ou du
magistrat a celle du père envers ses enfants. C'est ainsi qu'à Dorylée,
en Phrygie, une inscription funéraire célébrant les vertus d'un personnage
dit qu'il était «un citoyen doux comme un père pour ses enfants » ; or le
contexte indique qu'il s'agit de sa façon de rendre la justice 2 • De même
à Termessos, en Pisidie, un décret honorifique pour un haut magistrat le
dit, avec une gerbe de mots qui dépasse les possibilités du français :
<<juste, bienfaisant, au cœur doux (&.yocv6cppovot), a l'humeur douce
toujours doux (1Jmov)pour tous comme un père »3 !
(µ.eLÀLx_68uµ.ov)
En plus de tous ces emplois de èpios, on rencontre le composé
71m6rppwv(«aux sentiments doux») : il est combiné avec µs(ÀLXO<;dans une
inscription de Trézène (B.C.H., 1900, 206, n° XVIII) 4 • Ou bien on
trouve le composé de même sens ~m60uµoi; : il se rencontre, pour l'époque
d'Hadrien, en Bithynie, à propos d'une femme qui était aussi et très
juste et très aimable (Z.P.E., 27, 1977) ; il se rencontre aussi, vers le
ve ou vie siècle en Palestine, où il s'agit d'un prêtre (S.E.G., VIII, 243) 6 •
A côté de cet èpios ainsi revenu à la mode, on voit surgir tous les
synonymes possibles et imaginables.
Parfois, c'est ~µepoi;, comme dans cette épigramme trouvée près de
Thèbes et datant du me ou ive siècle (Kaibel 502). Cela peut être aussi
le caractère affable, qu'exprime l'adjectif 1tpoa7jvfi<; comme à Aprodisias
(L. Habert, Hellenica, IV, p. 133). Ou encore cela peut être le caractère
comme pour ce grand personnage d 'Apollonia
accueillant (e:Ùot1ta.vni-roi;),
Pontica, en Bulgarie, personnage qui montrait cette qualité dans la vie
publique et dans les relations privées, mais qui, de plus, se montrait
serviable, rendant service à tous ceux qui venaient le trouver 6 • Mais le
plus fréquent des adjectifs employés à cet égard est µe:D-Lxoi;. On l'a déjà
rencontré dans les inscriptions citées ici, soit lié à praos, soit lié à èpios,
soit encore lié au même èpios, mais sous la forme du composé µeû,Lx_o8uµoc;.
Le mot est donc devenu fréquent ; et l'on pourrait multiplier les exemples,
du moins pour les épigrammes. Le recueil de Peek en offre des exemples
pour la Thrace (246), pour Ostie (403, 3), pour Rome (1429, 4), pour
Mégare (1903, 1), pour Syros (2030, 17).
Enfin, toujours dans cet ordre d'idées, il est à remarquer que les
inscriptions, comme les textes littéraires, commencent alors à attacher
du prix au caractère <i affectueux>> qu'exprime l'adjectif i:pLÀoO''t'opyoc;.
C'est du moins le cas pour les femmes. Le choix de Kaibel l'atteste pour
les habitants d'Imbros et Ténédos qui relèvent cette qualité chez une
toute jeune femme à l'égard de ses parents (151, 16), pour la région de
Cyzique, où une femme l'est envers son mari (244, 6), et dans la région
de Sébastopol, où la même vertu reparaît (403, 6)1 •
Mais à l'autre extrémité de la chaîne, et surtout s'il s'agit d'hommes,
de magistrats, la douceur se traduit sous des espèces moins affectives et
s'associe aux vertus tranquilles d'un citoyen qui sait respecter autrui.
On a ainsi déjà rencontré à deux reprises dans les inscriptions citées ici
la <i décence >>,ou xoo-µLOTIJÇ.
Le bon ordre, la tranquillité, le fait de se
tenir à sa place - tout cela rentre dorénavant dans les mérites que l'on
signale avec faveur. M. Louis Robert en a relevé des exemples nombreux
dans les M.A.M.A., VIII, aux numéros 407, 412 b, 414, 472, 473, 180,
490, 499 a et b 2 •
Les deux séries d'indications se combinent enfin dans un éloge, qui
aurait plu à Plutarque, et qui consiste à dire que le personnage dont on
parle, homme ou femme, n'a causé de peine à personne 3 •
Cette liste, qui ne prétend pas être complète, montre donc bien
l'épanouissement de la douceur, sous ses formes les plus diverses, assez
finement nuancées. Elle témoigne de la sorte que cet épanouissement
n'était pas simplement affaire de flatterie politique : dans touL le monde
parlant grec, de Rome à la Bithynie et des Balkans à l'Égypte, les mots
désignant la douceur se sont imposés ; et les qualités qu'ils désignaient
ont été partout honorées, partout mises en avant. Aussi bien trouvc-t-on
l'éloge de la douceur, dans les textes littéraires, pour des personnages
qui ne sont ni des souverains ni des fonctionnaires 4 ; et les penseurs,
païens ou chrétiens lui font - on le verra - la place belle.
(1) Sur la place de cet adjectif chez Plutarque, cf. ci-dessous, p. 277. On l'a au
reste rencontré pour l'époque hellénistique : ci-dessus, p. 229. Cf. aussi p. 137.
(2) De même T.A.M. Il, 406, 19 et Peek 1504. On rapprochera l'emploi des mots
ixl8~µwv et ixl81)µ6vw<;,seuls ou avec les mots cités ici : L. Robert, Études anatoliennes,
89, n. l et Hellenica Ill, 163, n. 3. On se reportera aussi, pour ces qualités, à la note
de L. Robert dans N. Firatli, Les steles funéraires de Byzance gréco-romaine, Bibl. Inst,
fr. d'lstambul, XV, 1964, aux pages 160-162. A la liste, on peut encore joindre le
simple mot signifiant •tranquille, (~cruxw<;),qui était une vertu douce dès le 1v• siècle
avant J.-C. et se retrouve volontiers : cf. d'ailleurs le texte relatif au vétérinaire
crétois cité ci-dessous.
(3) Ainsi 1G II /111' 13098; Peek 931 {Éleusis) ou IG 11/111•, 5673; Peek 2016, 3 :
cf. Skiadas, 'EIII TTMBQ, 1967, p. 71.
(4) Le sophiste Ru fus de Périnthe était selon Philostrate (Vit. soph., II, 17) : rrpix6'0)•
't'O<;XP1JµIX't'lcr't"1)<;.
L'EMPIRE ROMAIN 273
De fait, sans aller chercher l'avis des moralistes, il est déjà, dans
l'usage même des termes, deux faits assez remarquables, qui prouvent à
quel point l'éloge de la douceur était devenu normal, et même banal.
Le premier est l'emploi de la douceur dans les formules de politesse
par lesquelles on s'adresse à quelqu'un. On déclare volontiers à. un haut
magistrat que l'on admire, espère, apprécie sa «douceur>>; et parfois
cela devient un titre. Tout comme Clemenlia tua est une façon de s'adresser
à Dioclétien ou à Constantin\ ainsi saint Basile s'adresse à ses corres-
pondants en les appelant« Votre Bonté>> ou<<Votre Charité>>, voire même
« Votre Douceur »2•
D'autre part, M. Louis Robert a relevé un autre fait, non moins
symptomatique : en effet, à force de parler de douceur, on en vient à
vouloir renforcer les termes, apparemment frappés de banalité • et l'on
voit parler, de façon bien caractéristique d'un homme « vr;iment »
doux et tranquille 3 • Le fait qu'il s'agisse d'un vétérinaire crétois donne
à l'exemple une saveur de vie quotidienne, qui nous mène bien loin des
empereurs et de le~r clé~en?e. On_aimait la clémence de l'empereur
pour ses effets ; mais on a1ma1t aussi la douceur pour elle-même et chez
tous.
mais si le nom de barbare doit s'appliquer non aux langages mais aux
mœurs, je pense que les Romains sont aussi loin que les Grecs d'être des
barbares >> 1.
(1) Le changement se prépare dans des formules comme celle de Pyrrhus s'étonnant
de voir l'armée romaine rangée en ordre de bataille et disant que « l'ordonnance de
ces barbares ne lui paraissait pas du tout barbare • (Plutarque, Flamininus, 6, 6 =
Pyrrhus, 16, 7) : il se passe là pour la discipline, la même chose qu'ailleurs pour la
douceur.
(2) P. Oxy. 1681. On le rapprochera de P. Oxy. 298, et de 237, où une loi égyptienne
permettant à un père de reprendre sa fllle mariée est tombée en désuétude et a été
écartée à cause de son caractère d'cbtav6pc.mta. L'article de H. 1. Bell groupe six autres
exemples du mot &mi116pCù1toc;, tous d'époque romaine. Cf. également A. Pelletier,
Mélanges Marcel Simon, p. 38. Sur ce mot dans les textes littéraires, cf., à propos de
Plutarque, p. 276; et sur cette idée d'une douceur propre aux peuples civilisés, mais
principalement à la Grèce, cf. ci-dessous, p. 304.
CHAPITRE XVI
(1) R. Hirzel, Plutarch (Das Erbe der Allen, IV), Leipzig, 1912; chapitre IV =
p. 23-32. - H. Martin, • The concept of • praotes • in Plutarch's Lives•• Gr. Rom.
and Byz. St., 3 (1960), p. 65-73; « The Concept of • philanthropia • in Plutarch's
Lives•• Am. J. of Philology, 1961, p. 164-175. On peut également citer l'étude toute
récente de C. Panagopoulos, • Vocabulaire et mentalité dans les Moralia de Plutarque••
Univ. Besançon, Dialogue d'Histoire ancienne, 3, 1977, p. 197-235: cette étude tente
un rapprochement avec les inscriptions; elle examine successivement douze mérites
essentiels caractérisant l'idéal du «notable•; parmi ces mérites figure la douceur
(p. 216-222).
(2) Op. cil., p. 174 (notre traduction).
276 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Ainsi De tranq. an., 468 c : ~mo,; ... xc:d µé-rpto,;; De Cohib. ira, 457 c: ~1't'Lwc;
xott Àdùlç. - Dans ce chapitre, pour des références abrégées, on a gardé ks titres
latins des traités.
(2) Par exemple Denys d'Halicarnasse 6, 81 ou Appien, VII, 5, 28.
(3) Voir encore Alcibiade, 8, 6 ; Sylla, 30, 6 ; Pompée, 10, 4 ; Caton le jeune, 5, 3,
(4) Ainsi: De aud. poetis, 27 c; De Adul., 54 e; Quaest. Conv. IX, 745 d; De sol!. an.,
972 d; pour l'adverbe seul: De cup. div., 525 e et cf. Quaest. Conv., 746 e.
(5) Praec. ger., 823 b, à côté de cruvotÀydv et cruyxotlpetv; Aristote et Théophraste
avaient employé cruvotv6pw1teuecr6ott, dans un sens d'ailleurs plus modeste.
(6) Ainsi dans De cohib. ira, 462 a etc (lié à praos ou praotès) ; 463 d; De puer. educ.,
13 d; De tranq. an., 468 e (lié à praos) ; Ad ux., 608 d (lié à praotès). De même Galba, 3, 2.
(7) Eùµevfiç lié à philanthr/Jpos : Phocion, 10, 7; De aud., 44 e; De adul., 69 a; cf.
De San., 132 d. "IÀewç lié à praos: An vitios., 499 b; cf. De San., 125 c; Antoine, 83, 6.
Les trois mots sont groupés dans De cohib. ira, 464 d : -ro ÎÀewv -roü-ro xotl 1tpiiov xixl
cptÀIXv6pùl1't'OV.
PLUTARQUE ET LES HÉROS 277
la vertu de l'homme<< serein >>1 1 Et il ne faut pas oublier les mots signifiant
l'association facile avec autrui, comme xotvàç et xotvCùvtx6c;, que Plutarque
lie aisément à philanlhrôpos 8 , ou bien signifiant l'abord facile, comme
eô1rpo<Tljyopoi;;, qui peut, à l'occasion, qualifier la philanthrôpias. II a
aussi le mot, aussi ancien que Pindare, pour désigner l'amabilité, soit
1rpOGlJWJi;;4 • II a surtout le synonyme de praos, que l'on a rencontré dans
(1) C'est ainsi que l'on traduit le mot dans De {rat. am., 484 b, où Plutarque groupe:
XotllÀœpCJç;.Dans César, 4, 8, le mot est lié à philanthrlJpos ; de même dans
n-pcic..>ç;
Démosth., 22, 4.
(2) cr. Phocion, 10, 7; An seni .. , 796 e.
(3) Cons. ad Apoll., 120 a. Il est groupé avec xotv6ç; dans Praec. ger... , 823 a.
(4) cr., groupé avec ÎÀotpoç;: De tranq. an., 473 e; avec philanthrôpos: Phocion, 5, 1.
(5) De même De soli. an., 964 a.
(6) Cf. De Ale:z:.s. virt... , 332 d; V II Sap. conv., 152 e; dans Camille, 11, 3, le mot
ost lié à XP7)0'T6~.
(7) Ainsi Cléomène, 24, 8 ; Demetrios, 5, 4 ; 17, 1 ; Marcellus, 20, l ; Périclès, 30, 3;
cf. encore qHÀo<pp6V6>t;; : ainsi Pompée, 31, 7.
(8) Ainsi Pompée, 65, 3.
(9) Ainsi Pompée, 31, 7; Ctsar, 4, 4; ou, lié à praos, Crassus, 30, 2.
(10) Solon, 7, 3; Périclès, I, 1 ; Ad uz., 609 e. Cf. encore De virt. mor., 451 e.
(li) Ce serait le cas de mots comme eù8tœllotx-ro~ (César, 54, 3-4) ou XELpo7Jll7lt;;
(• docile •l, lié à praos dans Conj. Praec., 138 b ou De cohib. ira, 453 b; de même pour
l'EÙotpµoa-r!œn-poç; !v-reu~LV (Pompée, I, 4) ou encore l'e:ùn-e(&uie(De {rat. am., 487 c,
lié à praotès).
(12) Sur ce dernier mot, qui est un peu un terme d'école, cf. le chapitre suivant
p. 299. Le mot se retrouve chez Appien, VIII, 8, 52. '
(13) Cf. De aud. poel., 37 a : œÀu71'!ot n-a6wv (citation d'Jl:picure); De adul.
Kotln-pot6'TT),
r,7 e : n-pocwç;KotlœÀUTCùlÇ; cf. encore De inim. ut., 86 c. Pour œve:~Lxotx!œ : De cohib. ira:
459 cet, joint à praotès, De inim. ut., 90 e. Pour µe:-.pLon-oclle:Lot
: avec praos, De cohib. ira,
458 c (où la suggnômè s'y joint); De {rat. am., 489 c; Ad Cololem, 1119 c.
278 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Non posse... , 1098 d : le mot surgit dans une liste d'adjectifs commençant toua
par un alpha privatif. Il n'est pas indifférent que le substantif, lui, apparaisse dans le
traité péripatéticien attribué à Aristote, le traité Sur les Vices et les Vertus, 1251 b 3,
(2) Pour la combinaison de praos et de philanthr/Jpos (ou des substantifs ou adverbea
correspondants) on pourrait ajouter, par exemple : Alexandre, 58, 8 ; Artaxerxès, 30,
l ; Crassus, 30, 2; et, naturellement, Cons. ad Ap., 120 a ; De Alex. s. virt..., 332 c-d;
De cohib. ira, 464 d. Cela sans compter les passages où les mots sont rapprochés.'.sane
être directement accolés, comme De soli. an., 959 fou Fabius Max., 17,_7.
PLUTARQUE ET LES HÉROS 279
ration : la notion de melriolès ou modération, est liée à l'épieikeia dans
Solon, 29, 3, à la philanlhrôpia dans Caton le jeune, 29, 4, et à la praolès
dans le De prof. in virt., 77 b. Enfin, le groupement de praos avec
philosophos 1 constitue une sorte de consécration : la douceur, avec
Plutarque, s'identifie à la sagesse, sous ses formes les plus hautes.
Cette identification l'amène naturellement à reprendre la valeur que
l'on avait rencontrée chez Platon, quand il parlait de la douceur du
sage, qui savait supporter l'adversité praôs, c'est-à-dire <<avec sérénité>>.
Plutarque n'a pas manqué d'employer, lui aussi, l'expression avec cette
valeur : elle alliait, pour une fois, la douceur qui lui était chère à une
fermeté d'âme digne des stoïciens. Aussi la rencontre-t-on à mainte
reprise dans son œuvre 2 •
Mais il n'est pas moins important de constater qu'à cette tradition
platonicienne il a su allier la tradition toute différente qui s'était exprimée
chez les orateurs athéniens, et qui voyait dans la douceur une vertu
démocratique. Plutarque a appliqué cette identification à des personnes :
il appelle, en effet, <<ami du peuple >>( dèmolikos) ou <<démocratique>>
l'homme aux manières simples et affables ; et il associe ce mot à la
philanlhrôpia. Ainsi l'on trouve en Agésilas un caractère << démotique
et phil_anthrope >>,c'est-à-dire «simple et bon >>(I, 5) ; ou bien Cléomène,
qui ne pratique aucun faste royal, écoute les gens d'un air affable
(philanlhrôpos), de telle sorte que l'on est <<charmé de ses manières
démocratiques>> (13, 3 : xcx't'e:Ôî)µocywyoüv't'O); ou bien encore la table de
Cimon était contrairement à celle de Lucullus, <<démocratique et géné-
reuse>> (Cimon-Lucullus, I, f, : philanlhrôpos). De même, la jeune
Cléoboulinè-Eumètis, du Banquet des Sept Sages (148 d), parce qu'elle
est adroite et généreuse, sait rendre son père <<plus doux envers ses
sujets et plus ami du peuple >>: cette fois, le mot dèmotikos est lié à praos.
Inversement, un homme rude et violent comme Coriolan apparaît
«insupportable, grossier et hautain>> : or le mot <<hautain>>rend ici le
grec <<oligarchique>>(I, 3-4) 3 •
Cette alliance de mots est d'autant moins surprenante qu'en fait
Plutarque a retenu l'autre équivalence chère aux orateurs, et admis
l'existence d'une douceur athénienne, ou, plus généralement grecque.
Cette idée, que l'on retrouvera au chapitre suivant 4 , se traduit elle aussi
en des groupements de mots révélateurs, qui associent l'adjectif
«hellénique>> aux adjectifs praos ou philanthrôpos 5 •
Ce statut exceptionnel de la douceur chez Plutarque explique le rôle
que joue la notion, aussi bien dans les exposés historiques que dans la
réflexion morale.
..
*
La place que fait Plutarque à la douceur dans les Vies est si grand11
qu'il n'en est pratiquement pas une seule où elle ne soit présente. On eu
trouve quelques-unes où elle tient peu de place, et où les mots habituel•
lement employés pour la désigner ne se rencontrent pas ; mais le cas est
fort rare. C'est celui des vies de Lysandre et de Sylla ; mais la comparaison
dit que Lysandre changea la constitution de façon <<plus douce et légale•
que Sylla (2, 1) ; et elle établit un parallèle entre leurs attitudes par
rapport aux villes, parallèle qui attribue à Lysandre <<le prix de lu
tempérance et de la modération (5, 5 et 6). Partout ailleurs (à l'exception
de la vie d'Othon, qui, malgré tout, à 3, 1, ~ oublie les offenses>>), la
douceur intervient, d'une façon ou d'une autre. Elle intervient même do
façon particulièrement nette dans les passages où Plutarque dégage lei
traits essentiels, c'est-à-dire dans les comparaisons finales entre héro1
grecs et romains. Seules les comparaisons entre Solon et Publicola,
entre Alcibiade et Coriolan, entre Agis-Cléomène et les Gracques, so
contentent d'allusions rapides ou indirectes ; et seule la comparaison
entre Démétrios et Antoine n'en parle pas. La douceur est donc devenuo
un critère essentiel pour juger un homme.
Cela veut dire que la douceur a gagné en importance. Cela veut diro
aussi qu'elle n'est plus spécifiquement romaine. Plutarque, qui traitait
en parallèle les Grecs et les Romains, n'avait aucune raison de privilégier
la clémence romaine : plus nettement encore que Diodore, il a dono
rendu à la notion son universalité.
Enfin il en a élargi le sens, en dépassant le niveau purement utilitairo
qui avait jusqu'ici prédominé.
Il ne l'a pourtant pas ignoré : il a au contraire tenu à marquer, chaquo
fois que l'occasion s'en présentait, les avantages de la douceur, en parti•
culier dans le domaine de la guerre, des conquêtes ou des alliances. Aussi
est-il aisé de cueillir dans son œuvre des exemples illustrant ce principe,
Voici, de la sorte, Aristide, qui traitait les alliés praôs et philanlhrôpô•
et qui engageait Cimon à se montrer <<accommodant et affable >>; lo
résultat prévu arrive : ((Par là, insensiblement, sans avoir besoin
d'hoplites, de vaisseaux ni de cavaliers, simplement à force de bon•
procédés et de diplomatie, il enleva aux Lacédémoniens l'hégémonie,
Alors que les Grecs en effet étaient déjà bien disposés pour les Athénien,
par la justice d'Aristide et la modération de Cimon, l'avidité et la duret,
de Pausanias les leur firent aimer encore davantage» (Aristide, 23, 1),
Et, puisque Cimon est ici en cause, il va de soi que l'on retrouve la mêmo
idée, nettement dégagée, dans la vie de Cimon : celui-ci ((recevant aveo
douceur ( praôs) ceux que Pausanias avait lésés, et se comportant à leul'
PLUTARQUE ET LES HÉROS 281
égard avec humanité (philanthrôpôs), s'empara insensiblement de
l'hégémonie en Grèce, non point par les armes, mais par l'effet de ses
paroles et de son caractère (Cimon, 6, 2). La même idée vaut pour
Alexandre, qui obtient de la même manière des ralliements : il traite
bien un ambassadeur et celui-ci,<< plein d'admiration pour sa mansuétude
(praotès) et sa courtoisie>> (philanlhrôpia), lui demanda ce qu'il exigeait
d'eux pour qu'ils devinssent ses amis ; l'affaire se conclut aussi bien
qu'elle s'était engagée (Alexandre, 58, 7-8). Plus tard encore, la politique
« hellénique et généreuse>> d'Aratos lui permet d'élever la confédération
achéenne <<en dignité et en puissance>> (Philopoemen, 8, 1)1.
En face de ces Grecs, on peut citer Flamininus, car sa modération lui
vaut de même des ralliements : << Le résultat de cette modération ne
tarda pas à se faire sentir. Car, dès qu'ils eurent atteint la Thessalie, les
villes se rallièrent à eux>> (Flamininus, 5, 4, cf. 6, 2) 2 • De fait, la Grèce
n'aurait pas si bien admis la domination de Rome si elle n'avait trouvé
en Flamininus un chef bon et pacifique, sachant montrer aux gens de la
douceur (2, 5 : praotès). Il en est de même, un peu plus tard, pour
Lucullus : <<La justice et l'humanité (philanthrôpia) sont la marque d'un
esprit doux (~µépou) et cultivé, et c'est par elles que Lucullus, sans
recourir aux armes, subjugua alors les barbares>> (Lucullus, 29, 6). Vers
la même époque Sertorius était clément pour les vaincus (Sertorius,
6, 7-8); il était généreux et faisait aux barbares de riches présents (14, 1) ;
aussi beaucoup étaient-ils prêts a mourir pour lui. Quant à Pompée,
c'est en apprenant qu'il était d'un caractère << doux et clément>> (~µEpov
et praon), que Tigrane accepte une garnison romaine et va faire sa
reddition (Pompée, 33, 2)3 •
De la ligne politique en général à l'affabilité des manières, la douceur
se révèle donc payante sous toutes ses formes.
Naturellement, ceux qui le savent peuvent la pratiquer par calcul.
Et Plutarque le signale à l'occasion. Pour Marcellus, il semble que
douceur spontanée et douceur calculée se combinent : <<Outre qu'il était
naLurellement humain ( philanthrôpos) >>,il savait gagner les gens 4 par un
langage persuasif (Marcellus, 10, 6). Elles se combinent peut-être aussi
pour Cléomène, qui se voit conseiller par un homme de Mégalopolis de
ne pas détruire la ville, <<mais de la remplir d'amis et d'alliés fidèles et
sûrs>> (Cléomène, 24, 4) : dans un premier temps, il est sensible à cet
argument 6 ; mais la part de calcul est relevée par Philopoemen : «il
4
*4
(1) Caton sait à l'occasion jouer de la douceur calculée, mais c'est pour le bien
1lnl'État; ainsi pour la distribution des céréales qui évite une sédition (Caton le
/111ne,26, I ).
10
284 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(!) Dans la comparaison entre eux, Plutarque admet que, dans les deux cas, il y a
défaut : il convient en e!Tet de sauvegarder l'autorité sans pour autant la durcir. Mais
le défaut de Thésée procède • de la mansuétude et de l'humanité , ( épieikeia et philan-
lhrôpia) tandis que le défaut inverse vient de l'égoïsme et de la dureté.
288 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) La douceur intervient, au reste, dans cette Vie; mais c'est celle de Numitol'
(7, 5).
(2) Cf. R. Flacelière, dans la Notice de l'édition de la C.U.F., p. 55 et ad loc.; Il
s'agit de Denys d'Halicarnasse V, 7.
(3) La Vie signale aussi que le prestige de Thémistocle lui valut, même après
mort, la philanthrôpia du roi de Perse, bien qu'il n'ait pas voulu le servir. Encorll
s•
une fois, la douceur des autres n'est pas absente, si celle du héros s'impose peu.
PLUTARQUE ET LES HÉROS 289
avoue que son caractère était arrogant (1, 3-4) et qu'il se laissait aller à
la passion (15, 4). Même lorsqu'il reste ferme dans le malheur, Plutarque
précise que <<ce n'était pas chez lui l'effet de la réflexion ou de la douceur
du caractère : il ne supportait pas avec patience ce qui lui arrivait, mais
il était en proie à la colère et à l'indignation ... >>(21, 1). Enfin, Coriolan
répond avec impatience et colère à des demandes raisonnables (30, 7).
Nous voilà bien loin de la douceur, et cela de l'aveu même de Plutarque.
Alors, que faire en ce cas limite? Ce que Plutarque a fait a été d'inter-
venir lui-même pour rappeler la valeur de cette douceur que les faits
n'illustraient pas à eux seuls. Il a écrit que la pondération et la douceur
(praon) « sont les qualités essentielles de l'homme d'État et lui sont
communiquées par la raison et l'éducation. Il (Coriolan) ne savait pas
non plus qu'il faut éviter par-dessus tout l'arrogance - compagne de la
solitude, comme dit Platon - quand on entreprend de manier les affaires
publiques et les hommes, et qu'il faut être épris d'une vertu souvent
raillée par certaines gens, la patience à supporter les injures ... >>(15, 4).
Le mauvais exemple sert donc aussi à illustrer une bonne leçon : il faut
seulement alors que l'éclat de la douceur soit rétabli par le biographe.
Plutarque emploiera le même procédé pour Caton l'Ancien. Si celui-ci
avait une force d'âme peu commune, il avait aussi une rudesse et une
sévérité exceptionnelles. Plutarque, par suite, procède comme pour
Philopoemen, en parlant d'un deuil, qu'il supporta avec sérénité (praôs)
et en philosophe (24, 10). Il rappelle également la douceur d'autres
héros : Caton admirait Socrate pour la bonté et la douceur qu'il avait
toujours conservées envers une femme acariâtre (20, 3). Enfin et surtout,
comme pour Coriolan, Plutarque intervient en son nom personnel. A
propos de l'attitude de Caton envers ses esclaves, il marque sa réprobation
et écrit, en un texte justement célèbre : <<La bienfaisance et la libéralité
s'étendent jusqu'aux animaux privés de raison, en s'écoulant d'un cœur
généreux comme d'une source abondante. L'homme doué de bonté doit
nourrir ses chevaux épuisés par l'âge, et soigner non seulement les chiots,
mais aussi les chiens devenus vieux>>. Enfin il précise plus loin qu'en
s'habituant à être doux et clément envers des esclaves, on s'entraîne à
la pratique de l'humanité 1•
Cet exemple, qui illustre si bien la présence de la douceur dans les
Vies des héros qui en manquaient, a été introduit à propos de Coriolan,
rompant ainsi l'ordre jusqu'ici suivi. Il pourrait d'ailleurs sans incon-
vénient mettre un terme à cet examen, puisque déjà les procédés
apparaissent bien, de même que la présence constante de la douceur.
Mais ce serait donner une idée bien fausse de cette présence que de
terminer avec les deux exemples pour lesquels Plutarque avait le moins
à dire. Il vaut donc la peine d'ajouter un dernier couple de Vies, pour
rétablir le ton le plus courant dans l'œuvre.
Timoléon et Paul-Émile peuvent, en effet, être par eux-mêmes des
(1) Voir pour la suite des Vies dans l'ordre: Pélopidas, 26, 2 et 8; Marcellus l, 2-3;
JO, 3-7 ; Pélopidas-Marcellus, 1, 3; 3, 2. - Aristide, 23, 1 ; Caton l'ancien 20, 3;
24, 10 et ci-dessus, p. 289. Cimon 3, J ; 3, 3 ; 6, 6; Lucullus 18, 9 ; 29, 6; 32, 6 ; Cimon-
Lucullus 1, 6. - Voir encore Agésilas 2, 2 et 14, 1 ; Agis 20, 6 et 21, 4; Cléomène, 1, 4;
2, 6; 13, 3; 32, 6, etc.
(2) Voir, pour Tiberius, 2, 2; 2, 5; li, 6. Pour Caius : 5, 4. L'anecdote de la flûte
est dans Tiberius Gracchus, 2, 6 ; elle est très connue ; elle figure dans les Œuvrlll
Morales, mais aussi chez Cicéron ou Valère Maxime. - La vie de Tiberius Gracchul
comporte aussi la douceur d'un consul, en fait Mucius Scaevola (19, 4).
(3) Dans sa biographie apparaissent aussi la douceur de son collègue, Lutatiul
Catu lus (13, 1) et celle, à 8, 2, de ... Spartacus 1
PLUTAHQUE ET LES HÉROS 291
vaincus (26, 2 ; 30, 6), lui dont on nous dit qu'il n'était détesté par
personne, même parmi ses ennemis, car il était exceptionnellement
doux ... (30, 6). Mais le meilleur exemple de cette douceur vivante et
proche est sans doute Pompée ; car on a le sentiment de le voir en chair
et en os, et sa douceur n'est que rarement la clémence de l'homme d'État
ou du chef militaire.
Elle l'est parfois. Et de même que Cicéron dans le Pro lege Manilia
célèbre l'humanité de Pompée comme chef militaire, allant jusqu'à dire
que l'on ne savait si les ennemis craignaient plus ses mérites quand ils
le combattaient ou appréciaient plus sa douceur quand ils étaient
vaincus (42), de même Plutarque rapporte que sa réputation de douceur
et de clémence lui valut le ralliement de Tigrane (33, 2) ; et il ne manque
pas d'évoquer Pompée respectant les concubines de Mithridate (36, 3)
- ce qui rappelle la vertu montrée, dans des cas analogues, par Alexandre
puis par Scipion.
Mais le portrait qu'il trace de Pompée ne se contente nullement d'offrir
ainsi l'illustration édifiante d'un lieu commun traditionnel.
D'abord, Plutarque sait introduire des réserves, quand l'humanité de
Pompée n'est pas à la hauteur de l'idéal prôné dans les Vies. Au
chapitre 10, on découvre que le traitement humain accordé aux villes
connaît des exceptions ; on découvre aussi que Pompée insulta de façon
«inhumaine)> aux malheurs de Carbon, du moins à ce qu'il parut. Enfin,
citant sa source, qui est Oppius, l'ami de César, et indiquant toutes les
raisons que l'on peut avoir de s'en méfier, Plutarque relève un autre
trait d'<<inhumanité>> dans le traitement imposé à Quintus Valerius.
L'honnêteté de ces mentions 1 donne confiance dans les éloges qui figurent
ailleurs. Elle montre aussi que Pompée reste en-deçà de ce que Plutarque
attend de ses héros.
Mais la personne de Pompée est ailleurs revêtue de caractères bien
vivants, que Plutarque entend faire aimer. On voit la loyauté de son
tempérament et l'affabilité de son abord (1, 4): «Personne n'était capable
de solliciter avec moins d'importunité, ni de rendre service à qui l'en
priait avec plus de grâce)). Déjà son physique était avenant : il prévenait
en sa faveur avant même qu'il parlât, car son air aimable s'accompagnait
d'une dignité tempérée par la bonté (2, 1 : philanlhrôpôs). Et cette
gentillesse se traduit à tous moments dans la biographie. S'il est oublié
dans un testament et déçu de l'être, il sait le supporter avec modération
et sagesse politique (15, 4). Ce n'est pas un homme rancunier, chercha~t
les histoires ; car si sa puissance était en renom, «sa vertu et sa mansué-
tude (praolès) ne l'étaient pas moins. C'est ce qui lui faisait tenir cachées
la plupart des fautes commises à son égard par ses amis et ses familiers :
il n'était pas naturellement porté à empêcher ou à punir les mauvaises
nctions, et ceux à qui il avait affaire le trouvaient disposé à supporter
de bonne grâce (eukolôs) leur rapacité ou leur dureté)) (39, 6). II sait,
pour éviter que l'on ne soit jaloux des façons trop libres de son favori,
<<se laisser traiter par lui avec désinvolture sans se fâcher>> (40, 6). Il
sait aussi <<supporter avec douceur>> (60, 8) une raillerie intempestive ;
et s'il s'est trompé sur César, c'est parce que son amitié lui a fait confiance.
Pour tous ces traits, on comprend que Pompée soit aimé ; et Plutarque
en fait la remarque au moment où éclate la guerre civile : <<Jusque dans
ces circonstances critiques, Pompée paraissait encore digne d'envie à
cause de l'affection ( eunoia) qu'on lui portait : en effet, si beaucoup
réprouvaient sa manière de mener cette campagne, personne ne haïssait
le général, et l'on aurait pu constater que ceux qui fuyaient par amour de
la liberté étaient moins nombreux que ceux qui partaient parce qu'ils ne
pouvaient se résoudre à abandonner Pompée>> (61, 7) 1 .
Cette bonne humeur chaleureuse est donc une qualité humaine fort
différente de la clémence dont se réclament les souverains ou bien les
candidats à la souveraineté. Et l'on constate que, si la douceur évoquée
par Plutarque s'inspire en certains cas de modèles politiques comme
ceux qu'avait tracés Isocrate, ou encore s'élève jusqu'à la douceur du
sage affrontant la mort, telle que l'avait illustrée Platon, il arrive aussi
qu'elle rejoigne le souci simple et concret qui s'était marqué, dans la
Cyropédie, par d'amicales invitations à dîner. Entre tous ces modèles,
Plutarque choisit selon les circonstances ; et leur combinaison même
relève d'un mérite qu'aucun des auteurs précédents n'avait possédé
- à savoir la finesse dans l'analyse psychologique.
Cette variété même est aussi le signe d'une tendance obstinée eL
constante à retrouver, partout où cela se pouvait, le rayonnement de la
douceur. Et ceci suggère assez qu'un système moral cohérent présidait
à cette quête perpétuelle. En fait, les Vies ne sont que l'illustration d'une
doctrine, qui, elle, se trouve formulée dans les Œuvres Morales. Et si, en
apparence au moins, les Vies se situent dans le prolongement des écrits
historiques où était exaltée la clémence, les Œuvres Morales leur offrent
un substrat solide, qui vient, après une longue interruption dans l'exposé
présenté ici, reprendre la suite des analyses des philosophes qui, depuis
Aristote, avaient fait à la douceur une place plus ou moins grande au
nombre des valeurs.
aimer>>; cette tendance s'appelle plus loin, comme dans la Vie dtJ
1.
Périclès, le <pLÀ6cr"t"opyov
De telles déclarations ne rendent guère un son stoïcien. Mais la doctrine
qui les dicte ouvre la voie à la douceur, comme à une des conséquences
directes de cette tendresse naturelle.
Celle-ci trouve évidemment un domaine privilégié dans les liens de
famille. Et c'est ce qu'illustrent les divers traités de Plutarque consacrés
soit à l'amour des parents pour leurs enfants (Consolation à sa femme,
Sur l'amour de la progéniture 2 ) soit à celui des frères entre eux ( Sur
l'amour fraternel). Tous ces traités exaltent une forme de qnÀoc"t"opy[otet,
par suite, une forme de douceur.
La tendresse paternelle de Plutarque s'exprime dans la Consolation
qu'il écrit pour sa femme ; mais les qualités qu'il rappelle chez la petite
fille ne sont pas moins symptomatiques ; car Plutarque évoque avec une
tendresse délicieuse la douceur même de sa fille : <<Elle avait une douceur
et une bonté naturelle merveilleuse; elle s'efforçait de montrer qu'elle
3
aimait ceux qui l'aimaient, et s'étudiait à leur complaire >> , ne cessant
de distribuer aux autres tous ses petits trésors d'enfant (608 d) 4 • Cette
tendresse si spontanét chez la petite fille doit trouver un écho dans
l'effort de modération que sauront accomplir les siens, par égard pour
autrui 5 ; ils seront indulgents pour les servantes (609 c), réservés dans
les manifestations de leur deuil, et ils ne repousseront ni la gaieté ni la
compagnie, ni l'hospitalité d'une table accueillante (610 a: philanthrôpos).
La tendresse paternelle se combine donc, même en un temps d'épreuve
cruelle, avec le souci des autres.
Quant aux frères, ils sont, pour Plutarque, aussi naturellement unis et
solidaires que le sont les doigts de la main. Leur affection est la première
forme que revêt <c ce besoin qui nous fait accueillir et rechercher la société
et l'amitié, nous enseigne à honorer, à cultiver, à garder ce qui est de
notre sang, puisque, à moins de contrarier la nature, nous ne pouvons
vivre sans amis, sans relations, en solitaires >> 6 ; cette affection est donc
la plus naturelle des affections naturelles. De plus elle fait la joie même
des parents. Aussi doit-elle être préservée par l'indulgence réciproque,
( 1) cp1À6cr-ropyoç
est déjà dans Xénophon, où il est le signe distinctif des princea
doux: ainsi Agésilas (Agés., 8, l) ou Cyrus (Cyrop., I, 3, 2). Sur sa présence chez Épic-
tète et Marc-Aurèle, cf. nos p. 214 et 306. Cf. aussi p. 229. Il est à noter que saint Paul
fait de cette tendresse la vertu chrétienne consistant à aimer nos prochains commo
nos frères (Romains, XII, 10).
(2) Ce trailé considère surtout l'amour des animaux pour leurs petits; mais la
démonstration vise aussi les hommes. II faudrait joindre à la liste la Consola/ion a
Apollonius, bien qu'on la tienne souvent pour apocryphe; cf. toutefois la défenso
de J. Bani, dans son édition du traité, Paris, Klincksieck, 1972.
(3) Traduction Amyot, légèrement modernisée. Sénèque, bien qu'il célèbre aussi,
dans la Consolation écrite pour Marcia, les douces joies de l'affection (5), n'a dan1
aucune Consolation de passage équivalent à celui-ci.
(4) Cf. Consolation à Apollonios, 120 a, où le jeune mort aimait son père, sa mère,
ses proches, la sagesse, et était, en un mot, philanthriJpos.
(5) Cf. 609 c : cp1Àcxv0pc.mlcx,;.
(6) De l'amour fraternel, 479 c. La notion de t solitaire • est exprimée par le mot
_µovo-rpo1tou,;: cr. chapitre XVI, p. 278.
PLUTARQUE ET LES SAGES 295
c'est-à-dire par la douceur. On cède à un frère avec douceur (praôs) et
de gaieté de cœur (484 a-b); on montre à un frère une sollicitude pleine
d'humanité (487 b : philanlhrôpos); on s'efface devant lui de bonne
grâce; on a pour lui des égards comme ceux que Caton avait pour son
frère et qu'il lui montrait << par sa docilité, sa douceur (praolès), son
silence>> (487 c). En cas de mésentente, il faut aussitôt se réconcilier;
car la nature nous aurait donné en vain << la douceur (praotès) et la
patience, fille de la modération>> si nous n'en usions pas entre proches
(489 c). Il faudra donc demander et accorder le pardon. De même le
frère devra apaiser les colères de sa belle-sœur (491 d). Il faudra surtout
se méfier des propos pernicieux, savoir compenser sa propre supériorité,
accepter celle de l'autre, et supporter les imperfections qu'il laissera
paraître. La douceur fraternelle est présentée comme exigeante ; elle
est aussi peinte sous les traits les plus concrets. Peut-être n'est-il pas
indifférent de rappeler que Plutarque, dans ce traité, cite deux fois
Théophraste, ce qui nous renvoie à cette école péripatéticienne dont le
rôle nous a paru grand ; mais le thème rend aussi le son le plus personnel :
il prolonge manifestement ce qui était chez Plutarque une expérience
vivante.
Une tendresse équivalente vaut pour les époux ; et l'on sait combien
Plutarque a mis de délicatesse et d'estime dans ses évocations de l'amour
conjugal. Un sentiment non moins précieux impose la douceur entre les
amis : on ne leur fera jamais de reproches, même s'ils sont en faute (Du
flatteur el de l'ami, 69 b-c).
De proche en proche, l'affection que l'on a pour les siens devient
affection pour son prochain : le jeune homme qu'évoque la Consolation à
Apollonios aime d'abord son père et sa mère, puis ses proches et ses
amis, et en un mot les hommes 1 . C'est là l'élargissement que l'on a
rencontré chez les stoïciens, mais tout pénétré de tendresse.
Les relations avec autrui en général doivent refléter la même tendresse ;
et elle doit pénétrer jusque dans la politique 2 , puisque l'homme<< soucieux
de la communauté, généreux ( philanlhrôpos ), aimant son pays, se
souciant d'autrui et pourvu du vrai sens civique>> fait vraiment de la
politique, même s'il n'a pas de fonction officielle (Si un vieillard ... , 796 e).
La même attitude doit prévaloir dans toute la vie en société. C'est bien
pourquoi l'on est frappé par le nombre des petits traités que Plutarque
a consacrés à de menus travers qui sont surtout fâcheux pour autrui :
( 1) Les mots grecs rendent compte de ce parallélisme : qnÀ01t<X"t'Wp ... xod tpLÀO[J-~"t'Cùp
Katl tpLÀo[Kewç xcxl qn).6crotpo<;,"t'ô 8è: croµmxv dm:°LvtpLÀav0pw1toç.La suite du texte
marque bien le rayonnement de cette tendresse: le jeune homme est• plein d'affection
pour ceux de son âge et ses familiers, d'égards pour ses maitres, de douceur envers les
t\trangers et envers ses concitoyens, aimable (µe:lÀL)(O<;) envers tous - et aimé de tous
Il cause de son physique charmant et de sa philanthrôpia affable• (el'.mpocr~yopov).
On reconnaît dans cet éloge l'écho de certaines formules citées pour des inscriptions
runéraires (ci-dessus, p. 270).
(2) On le retrouve également dans l'éducation : le traité De l'éducation des enfants
peut n'être pas authentique, mais l'insistance sur l'indulgence y est remarquable;
les parents doivent se rappeler qu'ils ont été jeunes, supporter sans colère les fautes
de leurs enfants; ils doivent aussi, comme font les médecins, mêler la praotès à l'amer-
lume des reproches (13 d).
296 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Dans tous ces passages se retrouvent les mots de praotès (cf. encore 453 d),
d'ipieikeia(cf. encore 460 ef), d'eunoia (cf. encore 460 ef) d'eukolia (cf. encore 463 d).
On retrouve même le mot ~ino; : 457 c.
298 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
( 1) De constantia sapientis, 1.
(2) Il emploie à l'occasion des équivalents - mais chacun est rare. Ainsi mansuetudo
c!.
(De clementia, _II, 1), lenitas (ibid. II,~; De i~a, III, 22, 1); hu~anilas (De clementia
III, 3), palienlla, etc., ou encore les adJectifs bemgnus (De clementza, II, 3), mitis (De ira
II, 34, 2), dulcis (De tranq., 7, I), facilis (ibid., 14, 1). On a même à l'occasion humani
et du/ces (De ira, Ill, 8, 5).
(3) Cf. ci-dessous, p. 303-304.
(4) 83 e : èva6cm 8é 'l'M xocl rrpoi6't"Yj'l'I
rrcx6wv.D. Babut (p. 322, n. 1) signale le
rapprochement avec Publicola, 6, 5, où Plutarque dit que ~ette vertu achevée, qui
mène à l'apatheia, n'est pas dans la nature de l'homme, mats serait vraiment divine.
Pour l'expression rrpcx6nii;ncx6wv, cf. Sur la manière de lire les poètes, 37 b.
(5) Préceptes politiques, 800 b; Bahut, p. 322 rapproche Philopoemen, 9, 6-7, plus
net encore ; • Il n'était pas possible de supprimer radicalement ... Il commença p~r
détourner ... •·
300 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) cr. D. Babut, édition commentée de ce traité aux Belles Lettres, ad loc. Nous lui
empruntons la traduction citée ici.
(2) cr. Arnaldez, Introduction générale à l'édition de Philon aux éditions du Cerf,
p. 10 : • Le but final n'est pas l'annihilation des passions, mais plutôt un équilibre,
un heureux mélange de toutes les puissances de l'âme (e:ôn-&8e:ux, µe:-rpLomi6e:ux)
•.
(3) Plutarque dit cruvocv8p<,me:ï:v
: cf. chapitre précédent, p. 276.
(4) L'exemple d'Archytas, que cite ici Plutarque, figure également dans Cicéron,
De Republica, 38, 60.
PLUTARQUE ET LES SAGES 301
rapports avec les animaux. Car c'est là une autre différence avec les
stoïciens : Il ne croit pas, comme eux, que ceux-ci soient des êtres sans
raison 1 non plus que sans vrais sentiments (le dauphin, rappelle-t-il,
est même «ami des hommes >> 2 ). De fait, cette divergence de doctrine se
(1) riµepw-repoç.
(2) eùyvwµovfo-repoç.
PLUT ARQL'E ET LES SAGES 303
à la recherche (Questions platoniciennes, 999 f). Il a bu le poison avec
gaieté et douceur, sans frémir ni changer de visage (Si la méchanceté
explique le malheur, 499 b ). Et il est cité dans lè Contre Cololès comme le
premier exemple de la douceur et de la grâce dont peuvent faire preuve
les philosophes (1108 b)1.
Aussi bien Socrate est-il le plus grand nom dont puisse se réclamer la
douceur : témoin cette belle opposition du traité Du contrôle de la colère,
458 c, où, s'adressant à la colère, Plutarque dit : <cTu peux renverser,
délruire et abattre, mais relever, sauver, épargner, fortifier, c'est le
propre de la douceur (praolès), du pardon, de la modération, l'œuvre de
Camille, de Metellus, d'Aristide, de Socrate ; se jeter sur l'autre et le
mordre est le propre des fourmis et des rats >>2 • Il s'agissait de politique :
l'idée même de douceur fait surgir le nom de Socrate.
Cetle douceur de Socrate n'est certainement pas étrangère au
groupement de mots que l'on rencontre chez Plutarque quand il dit que
quelqu'un est <idoux et philosophe >>3 •
De même dans l'ordre politique, la douceur caractérise ce qui est
athénien. Plutarque reprenait là la vieille tradition du ve et du ive siècles.
Il a aussi laissé une description du caractère des Athéniens qui les
présente, un peu à la manière d'Aristophane, comme prompts à la colère
mais aisément touchés pa.r la pitié ; et il a ajouté l'idée, qui renchérit
sur le ve siècle, que ce peuple était <credoutable même pour ses gouver-
nants et généreux (philanlhrôpos) même pour ses ennemis >>4 • Aussi
s'est-il plu à rappeler, exactement dans la manière d'Isocrate, comment
celle philanlhrôpia se traduisit par le don à tous les peuples des biens
qu'Athènes avait reçus ou découverts : la ville, écrit Plutarque, <i est
fière d'avoir répandu en Grèce la semence de la nourriture, et elle apprit
aussi aux hommes qui l'ignoraient à irriguer les champs avec l'eau des
sources et à faire du feu >>0 •
l\1ais par-delà Athènes, une autre idée très importante, qui se rattache
elle aussi à la tradition du ive siècle, est que cette douceur est également
caractéristique de la Grèce. Aussi trouve-t-on volontiers chez Plutarque
l'association révélatrice de praos ou de philanlhrôpos avec <ihellénique >>.
Athènes a ouvert la voie à la civilisation dans le monde grec et la Grèce
l'a fait dans le monde au sens large. C'est en ce sens que les Athéniens
du ve siècle disaient ou bien qu'Athènes était une vivante leçon pour la
Grèce, ou bien qu'elle était <cla Grèce de la Grèce».
L'idée que les barbares étaient peu capables de douceur n'avait pu,
depuis lors, que se renforcer. Et cette valeur du mot <cbarbare >>apparaît
bien dans Appien, quand Sylla évoque les diverses violences dont
s'abstiennent les Romains et qui sont façons de barbares (XII, 62).
Mais l'opposé de cette barbarie reste, aux yeux de Plutarque, avant
( l) Un des traités cités ici n'est sans doute pas authentique; mais tous sont en
tout cas dans l'esprit de Plutarque.
(2) Traduction de la C.U.F., légèrement modifiée.
(3) Cf. chapitre précédent, p. 279.
(4) Préceptes politiques, 799 d.
(6) Cimon, 10, 7 : ces derniers dons prouvent que la source n'est pas Isocrate.
304 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) L'idée est rappelée à propos d'un acte exceptionnellement cruel et barbare.
(2) Lycurgue-Numa, I, 9-10.
(3) Cf. ci-dessous, p. 323, pour Libanios, mais déjà Isocrate, Evagoras, 50 (ci-dessus,
p. 132).
(4) Cf. chapitre précédent, p. 279.
PLUTARQUE ET LES SAGES 305
(1, 20). Il reprend la comparaison du roi avec le père, ainsi que l'idée du
modèle divin : il dit à I, 40 que Zeus est appelé père à cause du soin qu'il
a des hommes et à cause de sa douceur (praon) 1 • Le modèle d'Héraclès
est aussi repris ; et Héraclès ne choisit plus seulement entre le Vice et la
Vertu, mais entre la Royauté et la Tyrannie (1, 58-fin). Tout cela est
banal, assurément, mais témoigne d'une tradition qui ne faiblit pas, tout
au contraire 2 • Synésios devait suivre Dion de Pruse ; et il ne fut pas le
dernier. On pourrait ajouter qu'à la même époque la même tradition se
perpétue également dans la façon dont Aelius Aristide présente l'empire
romain, et la paix qu'il procure, un peu dans l'esprit d'lsocrate.
Inversement, la pensée de Marc-Aurèle est celle d'une âme qui se
parle à elle-même et cherche passionnément à accéder au bien.
Marc-Aurèle est né quand mourait Plutarque ; et il a, plus que
Plutarque, accepté le stoïcisme. Mais son stoïcisme est aussi pénétré de
douceur qu'il est possible. Cette vertu pour les souverains aura donc été,
vers la fin du paganisme, célébrée par un souverain ; mais ce souverain
était un philosophe et un sage, soucieux surtout de son âme.
Son goût pour la douceur le distingue sans doute de son entourage
romain, peu porté à ce genre de sentiments. Marc-Aurèle écrit en efTet
que son maître Fronton lui a appris à reconnaître la duplicité des
patriciens, qui sont en quelque sorte incapables d'affection, ou de
tendresse humaine (1, 11). De fait, une lettre de Fronton à Lucius Verus
hésite à qualifier de romaines les dispositions affectueuses : <c De ma vie
entière je n'ai trouvé dans Rome être plus rare qu'un homme ayant ces
dispositions (qnMcr-ropyoç); et c'est, j'en arrive à le penser, parce que
personne ici n'est en réalité cpLÀ6cr-ropyoç qu'il n'existe pas de nom romain
3
pour en désigner la vertu >>• Il convenait de rappeler ici ce témoignage,
qui explique en quoi la douceur était, de l'avis même des contemporains,
plus grecque que romaine. Le sentiment qui la suscitait, du moins,
n'était pas romain.
Marc-Aurèle, cependant, se plaît à reconnaître cette douceur chez
ceux envers qui il se sent débiteur. Il remarque chez son conseiller
Apollonius un mélange d'énergie et de douceur, avec une absence totale
de mouvements d'humeur (1, 8). Antonin, son père adoptif, a aussi
combiné la mansuétude (~f-1-e:pov) et la fermeté; mais, dans un éloge plus
étendu, on voit qu'il se distingue, entre autres mérites, par <c son égalité
d'âme en toutes occasions, sa piété, la sérénité de ses traits, sa douceur>>
(µe:LÀtzrnv)(VI, 30). Aussi Marc-Aurèle se fixe-t-il à lui-même cetLe douceur
pour règle. Il faut selon lui être indulgent pour les fautes, car l'erreur est
(1) Cf. encore IV, 43 (sur les e pasteurs de peuples,), et LIii, 11, 12 (sur l'au lori té
paternelle qui est celle du roi et de Zeus).
(2) On a parfois attribué la vision de la royauté que l'on trouve dans Dion Chry-
sostome à un mélange de politique romaine et de sources stoïco-cyniques : cf. M. P.
Charlesworth, à la note 41 de l'article cité ci-dessus (chapitre XV, n. 1, p. 262); cet
article renvoie entre autres à D. R. Dudley, A Hislory of Cynicism, 1937, p. 153-156).
L'étude menée ici nous oblige à élargir une fois de plus cette interprétation.
(3) Lettre écrite entre 163 et 166, et citée dans W. Lameere, « L'empereur Marc
Aurèle», Revue del' Université libre de Bruxelles, 1975, 4 : voir à ce sujet les nol.cs 22
et 23.
PLUTARQUE ET LES SAGES 307
involontaire : <c Tu seras plus doux (praos) envers tous>> (VII, 63)1.
Cette sérénité du sage rejoint le sens que déjà Platon prêtait au mot.
Mais elle s'est enrichie dans la méditation sur soi : en une sorte d'examen
de conscience, Marc-Aurèle s'encourage continuellement à dominer
l'irritation ; et ce qui aurait été ailleurs simple plaidoyer en faveur de la
douceur devient effort conscient pour y parvenir. Il faut, écrit-il, instruire
les gens de leur méprise et, si on ne réussit pas à les convaincre, se
souvenir <cque c'est pour cela que la bienveillance t'a été donnée 1>(IX, 11).
Les dieux eux-mêmes sont tolérants : ne peut-on l'être à son tour? Et
d'ailleurs <cque peut bien te faire l'homme le plus violent, si tu persistes
à lui témoigner de la bienveillance, et si, à l'occasion, tu l'admonestes
doucement (praôs), si tu l'instruis à loisir de son erreur dès l'instant
même où il entreprend de te maltraiter ... 1>(XI, 18). Ce n'est pas l'irri-
tation qui est un signe de courage, mais la mansuétude et la douceur 2 •
Aussi Marc-Aurèle se met-il lui-même en garde contre la colère, même la
plus légitime : envers ceux qui lui barrent la voie où il progresse vers
le Lien, il conservera donc non seulement un jugement et une conduite
imperturbables, mais de la mansuétude (XI, 9 : praolès). Et il se fait
des promesses à ce sujet : <cIl va me haïr? Ce sera son affaire! Pour
moi, je leur conserverai à tous en général ma bienveillance et ma bonté>>
(XI, 13). Cela reste vrai jusqu'au seuil de la mort, que l'on doit aborder
en toute sérénité, sans en vouloir à ceux qui ne vous comprennent pas :
~ Restant fidèle à ton caractère, conserve leur ton amitié, ta bienveillance,
ton aménité 1>(X, 36)3 •
Cette mort du sage que se prépare Marc-Aurèle fait un peu penser à
celle de Socrate ; mais déjà ce souci de rester bon envers ses ennemis
annonce le christianisme.
Et le fait est que, bien avant Plutarque et Marc-Aurèle, un autre idéal
de vie était né - un idéal qu'ils n'ont pas connu, mais qui bientôt allait
pén{)trer l'ancien monde grec, et même ses institutions ; on ne peut donc
pas s'arrêter à l'image, pourtant si riche, qui a été tracée de la douceur
grecque ; il reste à en suivre les derniers avatars en considérant - au
moins à titre d'épilogue - ce que cette douceur est devenue, dans le
monde romain puis byzantin, où s'affrontent enfin douceur païenne et
douceur chrétienne.
(1) Cf. VII, 22 et VIII, 47 (où cette disposition doit se retrouver au moment de
la mort.
(2) XI, 18, 21 : le praon et l'-IJµe:pov; ces deux qualités sont, dit le texte, non seule•
ment plus humaines (&v6pc.JmKw't"e:pov), mais plus viriles (&ppe:vtitw-c-e:pov).
(3) Cf. les derniers mots du livre XII. Le terme ÎÀe:wc;,qui désignait souvent, à
l'origine, la bienveillance propice d'un dieu, semble cher à Marc Aurèle : cf. déjà
VIII, 47. Le mot philanlhrôpos, en revanche, est employé pour la divinité.
ÉPILOGUE DOUCEUR PAÏENNE ET BONTÉ CHRÉTIENNE
1. LA RÉVOLUTION DU CHRISTIANISME
(1) Cf. ci-dessus, p. 220. - On peut signaler que l'amour de Dieu pour les hommes
et son indulgence sont déjà présents dans le Livre de la Sagesse (11, 23-24; 12, l!l-20;
cf. 1, 6 et 7, 23). A. Pelletier écrit («La philanthrôpia chez les écrivains juifs hellénisés•,
Mélanges Marcel Simon, 1978, aux pages 41-42) que le mot y avait un sens moins
universel et moins personnel que le sens étymologique qui sera celui des chrHicns :
c'est I l'espril de mansuétude,, et non • l'amour de l'humanité•· - Ccll,• remarque
ne saurait surprendre d'après ce que l'on a vu des textes grecs d'alors.
(2) De même, le passage d'Esther 3, 13 b, où il est question d'épieilœia rl d'i'piotès,
est une addition purement grecque. Et il s'agit là, comme si souvent dans les textes
grecs, de la douceur du roi envers ses sujets. On trouverait des résultats analogues
pour les emplois d'épieikeia (14 en tout) : ils sont presque tous tardifs cl désig1lf'nt
presque tous une qualité de roi (Samuel, Moise, Assuérus, Auguste, clc.).
(3) 28 exemples (11 substantifs et 17 adjectifs).
(4) Cf. G. Friedrich; Theologisches Wiirterbuch zum Neuen Testament (dans la parLie
de la note sur praotès relative à l'Ancien Testament). Pour la synonymie av"c -rocrre:iv6c;,
cf. Isaïe, 26, 6 et Ecclésiastique, 10, 14. Sur ce sens d'humilité, cf. Philoncnko, • David
humilis et simplex,, C.R. Acad. des Inscriptions, Hl77, p. 539, à la note 14. Une élude
détaillée qu'a bien voulu nous communiquer M. H. Rosen, professeur d'hébreu cl de
grec à l'Université de Jérusalem, relève une évolution de sens, sur cc poinl, l'nlre
l'hébreu biblique et l'hébreu michnique, ou langage rabbinique. Le premier sens
aurait été «humilité,; celui de •douceur, serait venu plus tard, pcut-êlrc sous
l'influence de l'araméen, et les traducteurs auraient bien eu à l'esprit une forme de
douceur, exprimée alors par le mot. II reste que praos correspond alors à une forme
de douceur liée à l'humilité, ce qui n'est nullement sa valeur normale. L'hébreu serait
passé insensiblement de l'humilité à la douceur, alors que la douceur grecque était
plutôt apparentée à la clémence souveraine.
(5) •Bénignité, mansuétude, douceur, clémence•, Revue Biblique 54 (1947), p. 321-
339. L'auteur se soucie essentiellement de distinguer les valeurs différentes qu'ont
les mots XP1Jcn·6ç,rrpocùc;,¼\moç, tme:bmoc. Il montre comment XP1Jcr-r6c; et rrpocù,;
(dans le sens où les LXX ont utilisé ce dernier) expriment des formes de douceur
incompatibles.
CHRÉTIENS ET PAÏENS 311
senter que ce sens n'est pas celui de praos en grec. Jamais dans le monde
grec le mot n'a désigné une catégorie sociale ; jamais il n'a été associé
avec les pauvres ou la souffrance ; et d'ailleurs jamais les Grecs, qui
recommandaient la maîtrise de soi, n'auraient, même dans le domaine
moral, recommandé l'humilité - tout au plus la modestie. Le glissement
de sens qui s'est fait dans les traductions de l'Ancien Testament illustre
donC' de façon saisissante le contraste entre deux sociétés et deux morales
- tel que l'étudie le livre souvent cité ici de H. Bolkestein.
Ce sens si particulier du mot explique en tout cas, au moins en partie,
pourquoi les textes juifs du ne ou du 1er siècle, même quand ils parlent
de douceur, évitent le mot praos. En dehors d'un exemple suspect1, on
ne le rencontre pas, dans l'Ancien Testament, mis en relation avec Dieu 2.
La Lettre d' Arislée, qui parle tant de la douceur royale, ne l'emploie
pas pour désigner cette douceur. Et cette abstention pèse encore sur le
vocabulaire de Philon d'Alexandrie, quoique de façon moins absolue.
II faudra en effet plusieurs siècles pour que la pensée judéo-chrétienne
exalte la douceur en tant que telle, et retrouve le vrai sens, le sens grec,
du mot praos.
Philon, déjà., est sur la voie. Juif nourri de lettres grecques, il célèbre
volontiers la bonté divine, qu'il n'hésite pas à appeler philanlhrôpia 3 •
Dieu est<< ami de la vertu, ami de l'honnêteté et aussi ami des hommes>>
(De Opificio, 81). II visite la création << par mansuétude et amour des
hommes>> (De Cherubim, 99). II fait le bien sans réserve (De Opificio, 23).
II veille sur tous, donnant aux coupables l'occasion de se corriger; et
<< il ne manque pas, ce faisant, a sa nature bienveillante, qui a pour
escorte la vertu et l'amour des hommes>> (De Providenlia, 15)4 •
D'autre part, cette même vertu est reconnue aux hommes qui ont
vécu selon Dieu, comme Moïse, Abraham, ou Joseph 5 • L'on sait, au reste,
que la philanlhrôpia comptait au nombre des quatre vertus dont traitait
Philon dans le traité De Virlulibus. C'était même la vertu la plus longue-
ment commentée (le développement fait plus de quarante pages dans
l'édition Cohn-Wendland) : il y est beaucoup question des mesures
généreuses prévoyant la douceur même envers les esclaves, ou les animaux,
ou les ennemis. De façon bien conforme à l'idéal de l'époque hellénistique,
et plus particulièrement à la doctrine stoïcienne, Philon y montre le sens
de la fraternité s'étendant de proche en proche, du frère aux parents, et
jusqu'au monde entier.
Qui plus est, chez Philon, la douceur reparaît timidement, sous sa
forme de praotès. Elle est, sous cette forme, prêtée une fois à Dieu et
..
*
(1) • Philanthropia in Religion and Statecraft in the Fourth Century after Christ••
Historia, 4 (1955), p. 199-208.
(2) Voir, dans ce traité, 3, p. 162, 4, ou encore 18, 1, p. 171, 9 et 34, 2, p. 182, 26,
Pour d'autres emplois de praos avec une valeur favorable, voir le fragment 44, p. 2221
13, où il s'agit d'un homme doux et généreux, et 57, p. 226, 25, où il s'agit du Sainl
Esprit, sous la forme de la colombe. - Dans l'ensemble, Clément emploie à peu prêt
à égalité, pour désigner la douceur, praos et '9)µepoc;;: il a 18 attestations des mots dl
la famille de praos, 19 de la famille d'-9jµe:poc;;
et 5 de celle d'tpieikès (pour 75 de phi•
lanlhr/Jpos).
(3) Gl. Downey fait remarquer l'importance que revêt, pour l'équivalence entrl
philanthrôpia et agapi, l'homélie XII du Pseudo-Clément (25-33) ; mais la date
l'auteur en sont incertains.
e,
(4) D'autres mots du pagarusme sont également repris dans cet esprit nouveall
ainsi Clément parle de l'eunoia divine (X, 110, l).
CHRÉTIENS ET PAÏENS 317
peu plus loin : <<Ce père qui nous chérit tendrement (X, 94, 1 : ip~M-
O"t'opyoç),réellement père ... >>.Ainsi, par un trait assez remarquable, la
philanlhrôpia qui, chez les Grecs du v 0 siècle avant J .-C., avait été
spécialisée pour désigner la bienveillance divine envers les hommes,
tend à reprendre cet ancien rôle, mais sous une forme plus chaleureuse
et plus puissante. Aux yeux de la philanlhrôpia chrétienne, les dieux
païens n'étaient pas philanlhrôpoi ; et Clément se plaît à le marquer,
lorsqu'il écrit, dans le même traité : <<Votre Phoibos aime les présents,
il n'aime pas les hommes>> (III, 43, 3)1.
Mais c'est surtout au rve siècle que la douceur grecque semble remplir
l'église chrétienne. On peut s'en assurer en considérant trois œuvres
particulièrement riches à cet égard : celles de saint Basile, de saint
Grégoire de Nysse et de saint Jean Chrysostome, tous trois nés entre
320 et 3452 • On constate par là-même que l'insistance sur la douceur,
qui a été révélée, dans un chapitre précédent, par le témoignage des
inscriptions, se retrouve, à la même époque, dans les œuvres littéraires,
tant chrétiennes que païennes.
De saint Basile, on retiendra surtout les lettres : elles ont l'avantage
de nous mettre en présence d'une morale vécue au fil du quotidien.
Même un simple sondage 8 permet de mesurer le regain des idées anciennes
de philanlhrôpia et de douceur.
Déjà de l'extérieur, on peut constater que la douceur grecque est une
vertu bien reconnue, puisque c'est précisément dans ces lettres que l'on
a relevé des formules comme <<Votre bonté>>, <<Votre Charité», et même
«Votre Douceur >> 4
•
D'autre part, on trouve dans les lettres un mélange constant entre les
valeurs les plus hautes du christianisme et les vertus les plus modestes de
la douceur.
L'amour de Dieu pour les hommes y est présent, dans toute sa force.
Et, si Basile invite les fidèles à renouveler l'ancienne charité, ou agapè 6 ,
s'il leur prêche avant tout <<l'amour de Dieu et de son prochain>>
(lettre 9, 1)6, il appelle à l'occasion cet amour divin philanlhrôpia 7 •
De même, le repentir et la rémission des péchés sont présents dans
toute leur force (ainsi lettre 46, 5). II écrit même, mêlant entre eux les
textes saints : << Dieu à son tour a essuyé toutes les larmes sur le visage
(1) Voir encore les passages cités par Gl. Downey, entre autres Stromates VII (3),
19 (p. 14, 4 éd. Stahlin) et VII (9), 53, 5 (p. 40, 2). Cf. aussi Stromates II (18), 85, 1
(p. 157, 24) et 87, 2 (p. 159, 6), avec praotès.
(2) On trouvera la référence aux textes sur la philanthr/Jpia, empruntés en parti-
culier à Origène, Eusèbe de Césarée ou Athanase, dans l'article de Gl. Downey cité
ci-dessus. Saint Grégoire de Nazianze fournirait également des indications utiles :
sa parenté intellectuelle avec saint Basile le suggère assez. On peut signaler que, dans
la lettre 10, 9, il loue, chez un magistrat, le mélange de fermeté et de douceur (rrpix.<p,
µE:LÀLJ((<p
).
(3) On s'est contenté ici, puisqu'il ne s'agit pas à proprement parler de doctrine,
de dépouiller les cent premières lettres.
(4) Cf. ci-dessus, p. 273.
(5) Ainsi lettres 65, 1. 28 et 70, 1. I et 2.
(6) Cf. le texte d'authenticité douteuse qui dit (lettre 43, 1. 5) : µtcrouµEvoc;œyix.mx.
(7) Ainsi lettre 5, 2 et lettre 26, 1. 8.
11-1
318 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
des repentants. Le Seigneur est fidèle dans toutes ses paroles. Il ne ment
pas lorsqu'il dit : << Si vos péchés sont comme la pourpre, je les ferai
blancs comme la neige; et s'ils sont comme l'écarlate, je les ferai blancs
comme la laine >>.Le grand médecin des âmes est prêt à guérir ton mal.
Ce sont ses paroles; c'est cette bouche, source de douceur 1 et de salut,
qui l'a dit:<< Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin,
mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs
au repentir>>>>(lettre 46, 6).
Mais en même temps, à côté de l'exaltation de ce pardon total et
totalement chrétien, Basile sait aussi apprécier la douceur plus humaine
de ses correspondants, dans la manière traditionnelle de la douceur
grecque. Parfois, il peut s'agir de relations officielles, où le côté chrétien
compte peu. Ainsi, désirant apaiser Callisthène, Basile le flatte : « Ceux
qui ont manqué quelque peu aux convenances, ayant ressenti les effets
de ta praotès, se reprochent d'avoir péché contre un homme tel que toi>>;
et il lui demande de confirmer ses espérances, ainsi que <<les témoignages
unanimes de tous sur ta modération et ta praotès >>(lettre 73, 1 et 3).
Ou encore, écrivant à un << comte des largesses privées >>,il lui dit : <<Ta
philanthrôpia... leur était acquise avant que nous eussions écrit, grâce
à la douceur ('Y)µep6TI)"t"ot)
qui t'est habituelle et que la nature a mise en toi
à l'égard de tous>>; et il parle de chanter sa praolès (lettre 15). Mais
l'éloge est souvent aussi plus personnel. Ainsi lorsque Basile évoque son
admiration pour celui qui l'avait baptisé et envers qui on l'accusait
d'ingratitude:<< Je faisais mes délices de sa société parce que je remarquais
la simplicité, la noblesse et la libéralité de son caractère, ainsi que tous
les autres traits particuliers de cet homme, sa mansuétude (~µep6nic;), sa
grandeur d'âme accompagnée de douceur (praon), sa distinction, son
calme, sa gaieté et son affabilité mêlées de gravité>>. Il parle encore, un
peu plus loin, de sa praolès et de son épieikeia (lettre 51, 1 et 2). Enfin
cette douceur est la qualité que l'on attend des défenseurs de la foi. Il
s'agit là, comme pour saint Paul, mais plus nettement encore, de la
douceur propre à celui qui enseigne, et qui doit, par son seul exemple,
faire aimer l'idéal qu'il incarne. Elle apparaît, liée à la fermeté, dans la
lettre 69 (ligne 39). Et la lettre 81 recommande à l'évêque un prêtre
«qui est l'élu de Dieu, bien fait pour cette tâche, objet de vénération
pour ceux qui le rencontrent et qui instruit avec praolès les adversaires »
(ligne 39)2.
On n'est donc pas surpris que ce soient avant tout des exemples de
douceur et de réserve que Basile retienne de la littérature païenne (Aua:
jeunes gens, 7). Il reconnaît en effet dans ces textes<< une sorte d'esquisse
de la vertu>>(ibid., 10, ligne 2). Par la douceur et la bonté, morale païenne
et morale chrétienne se rejoignent; les similitudes de vocabulaire rendent
(1) Les trois études les plus importantes sont, dans l'ordre chronologique : GI.
Downey, • Philanthropia in Religion and Statecraft in the IVth Century after Christ•,
Historia 4 (1955), p. 199-208; Jurgen Kabiersch, Untersuchungen zum Begriff der
Philanthropia bei dem Kaiser Julian, Klassisch-philologische St., 21, Wiesbaden,
1960, 96 p. (qui ne se limite nullement à Julien) et Lawrence J. Daly, • Themistius'
Concept of Philanthropia •, Byzantion, 45 (1975), p. 22-40. Voir aussi les comptes
rendus de Kabiersch, en particulier M. Hari, dans Zeilschrift für Kirchengeschichte,
III-IV (1961), p. 378-380.
322 LA DOUCEURDANSLA PENSÉE GRECQUE
( l) C'est là un trait sur lequel insistent très bien les études de GI. Downey et L. Daly
citées plus haut.
(2) Ailleurs Thémistius décrit, selon un schéma désormais classique, la philanthrôpia
comme un élargissement progressif des rapports entre proches (VI, 76 c-d). S'il va
jusqu'aux barbares et à tous les hommes, ce n'est donc point en vertu d'une fraternité
universelle qui serait posée en principe dès le départ comme dans le christianisme.
(3) Voir par exemple les discours Ill, 29, XI, 155 et XI, 243.
(4) Cf. Journal des Savants, 1973, p. 192 et n. 120.
(5) La différence est fortement soulignée, peut-être même forcée, dans l'article
de Daly cité plus haut.
324 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
Romains et des Grecs (Contre Gal., 116 a), plus particulièrement encore,
des Athéniens : il écrit ainsi dans le Misopogon, 18 (348 b-c) que les
Athéniens sont, de tous les hommes, les plus épris d'honneur et les plus
amis des hommes:<< De fait j'ai remarqué que les Athéniens sont les plus
généreux et les plus humains des Grecs, bien que j'aie constaté que ces
qualités existaient à un degré honorable chez tous les Grecs >>.Il en est
de même de l'hospitalité.
Mais cette vertu grecque est aussi une vertu en soi, qui se rattache à
un idéal religieux, comme chez Thémistius. Dans les justifications qu'il
donne de la philanthrôpia royale, Julien parle en effet d'imiter Dieu1,
ou bien de s'acquérir la bienveillance de Dieu ; car, comme le précise la
lettre 89 b (289), Dieu est naturellement philanlhrôpos et chérit donc
ceux qui le sont aussi. Julien reprend également, comme dans la tradition
stoïcienne et chrétienne, l'idée d'une fraternité existant entre les hommes:
« Tout homme est un parent pour l'homme>>, écrit-il dans la même lettre
(291 d) ; et il conclut, dans un vocabulaire qui se ressent de l'influence
chrétienne, que nous ne saurions refuser de partager avec notre prochain
(292 d : 1tpàç 't"OUt;7tÀ~O"LOV}2 •
Ce mélange de traditions païennes et d'influences chrétiennes se
retrouve dans le contenu même de la philanthropie qu'il préconise.
Comme dans la tradition païenne et comme chez Thémistius, la
philanthrôpia représente pour Julien une vertu essentiellement royale.
En tout cas, c'est chez des rois qu'il se plaît à en reconnaître, ou à en
souhaiter, la présence. Il le fait avec insistance pour Constance, dans
les éloges qu'il consacre à ce prince (ainsi I, 7, 11, 15, 26, 31, 32, 34;
III, 1, 7, 19, 28, etc.); il apporte pourtant des réserves graves plus tard
(V, 3). En revanche, point de réserves quand il s'agit de sa protectrice
l'impératrice Eusébie (11, 2, 5, 8, etc.). De plus, dans ces divers traités,
il cite les traits de douceur ou de bonté des souverains du temps passé,
évoquant tour à tour Ulysse, Cyrus, Alexandre, ou encore les Romains
vainqueurs de Carthage. Et il fait de cette bonté royale son programme
de gouvernement 3• C'est la vertu à cultiver <<avant tout>> ; et il déclare,
dans le Misopogon, 38 (365 d) : << Ainsi nous tenons pour mérite d'associer,
au sein du gouvernement, la douceur et la modération >>.Déjà dans le
discours III, dont le sous-titre était Sur la royauté, il écrivait qu'à ses
yeux << la douceur (praon), la bonté et l'humanité (philanlhrôpon)
conviennent à un roi, qu'il ne doit point se plaire aux châtiments, mais
se désoler des malheurs de ses sujets, quelle qu'en soit l'origine >>(37).
Le contexte dans lequel est évoquée cette philanthrôpia du prince
renvoie souvent, comme en ce dernier exemple, à la vieille idée de
(1) Par exemple, l'analyse de la douceur royale, dans l'éloge de Constance, parle
d'• imiter la nature divine chez les hommes• (39) ; de même Ill, 38 : • Le bon roi,
imitant de son mieux la Divinité ... 1.
(2) Malgré l'analogie des idées et des termes, cette o parenté• humaine diffère
naturellement de la fraternité chrétienne, entièrement religieuse dans son principe.
(3) Que ce soit la qualité prisée entre toutes par Julien apparaît dans un faux, la
prétendue lettre de Julien à Basile (lettres de Basile, 40), qui commence par ces mots :
• C'est en montrant la sérénité et l'humanité qui me sont naturelles depuis l'enfance,
que jusqu'à présent j'ai réduit en mon pouvoir ceux qui habitent sous le soleil•·
CHRÉTIENS ET PAÏENS 325
(1) Les deux aspects que distingue la lettre forment le cadre de l'étude de
J. Kabiersch.
(2) Cf. III, 38 : 'tljV 3(><l)V
... in:l -rb xpe:inov =l '1t'p<X6npovµtt·om6dç.
(3) On trouve souvent les divers mots à quelques lignes de distance : la lettre 89 b
en fournit des exemples. Julien y emploie aussi le composé œrniv6pc.>'1t'o<;; à la même
époque on voit des auteurs reprendre le mot rencontré chez Plutarque : œcptMv6pc.>'1t'o<; :
ainsi Libanios, Decl. 51, 10; les deux termes survivront dans les écrits byzantins
(4) On reconnait dans ces derniers exemples le même goQt que chez Plutarque
pour les combinaisons deux à deux de mots évoquant bonté et douceur. On trouve
ailleurs e:ôcre:ôwç><<XL
q>tÀ<Xv8p<lmc.><;(1, 34); n:p<X6't"l)-roc;
x<Xlin:u:t><El<X<;
(II, 2); quand
ee ne sont pas des groupes de trois : ainsi II, 8 : n:péiov... x<XlXPl)O"-rbv
><<XLeôyv<li(J,OV<X,
ou 19 : lmdxettXV ><<Xl O'Cilq>poau\ll)V
)((XLq>p6Vl)O'tV.
(5) Cf. de même III, 1, 7, 28, 34.
326 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
(1) Julien lui-même avoue ne pas posséder cet art de l'affabilité : il parle dans le
Misopogon de sa gaucherie, de son ignorance, de sa hargne (18 = 349 a); et il dit
qu'on les lui reproche:• Tu ne sais pas vivre en société, me dites vous ... • (20 = 349 d).
(2) Cf. Ammien Marcellin, XXV, 4, 15.
(3) Cf. Kabiersch, op. cit., p. 67. On relève que Julien fait passer les hôtes avant
les pauvres.
(4) Lettre 89 b, 290 d sqq.
CHRÉTIENS ET PAÏENS 327
l'importance même de la philanthrôpia et de la praolès pour les deux
séries d'auteurs - importance qui consacre son triomphe et confirme la
portée de l'évolution ayant mené jusque-là. La seconde est la constitution,
à travers les combats et les polémiques, d'une sorte de zone franche de la
morale, dans laquelle chrétiens et païens exercent les uns sur les autres
une influence, dont le résultat devait être de léguer à notre civilisation
occidentale une image revue et transposée de l'ancien idéal grec .
. ...
Cette image garde encore une certaine réalité dans l'histoire des
siècles qui suivirent : malgré des éclipses, la tradition de la douceur
grecque, ainsi revue et transposée, ne cesse de reparaître, de place en
place, dans les textes byzantins.
Autour de l'empereur, une double tradition l'imposait : l'empereur
était tout ensemble l'héritier de la clémence romaine, si bien associée à la
puissance du souverain, et l'héritier de la douceur chrétienne, puisqu'il
devait imiter Dieu. Aussi n'est-on pas surpris de voir la tradition de la
philanlhrôpia continuer à remplir les textes officiels. Une importante
étude de M. Hunger a montré que cette vertu, commune à Dieu et à
l'empereur, est constamment évoquée dans les textes 1 • L'auteur cite
entre autres le Livre des Cérémonies 2 , les discours «royaux>> comme
ceux de Théodore Métochite, et les textes officiels constitués par les
Novelles des empereurs, à partir de Justinien. La praolès est plus
discrète ; on la voit pourtant se manifester. On la rencontre, même tard,
dans les discours à l'empereur. Ainsi Théodore de Nicée, s'adressant à
Romain II (959-963), l'appelle <<maître très doux>> : 1tpoc6-rcx-re:
8écmo-rcx3•
Ces divers textes attestent avec force une survie - qui fera d'ailleurs
conserver ces deux mots dans le grec moderne. Mais ils témoignent aussi,
par contraste, que les sommets atteints avec Plutarque marquaient bien
la fin du voyage.
La douceur grecque avait été essentiellement une vertu de sociabilité,
de tolérance et d'indulgence. L'enfermer dans la personne d'un souverain
autocratique ou dans le secret des monastères lui ôtait ce qui avait fait
sa force et son originalité, lui ôtait son <<humanité>>.
S'il est vrai, en effet, que c'était une des forces du christianisme que
de promettre amour et douceur dans un monde tout spirituel, cela
demeure aussi une des forces de l'hellénisme classique que d'avoir cru à
ce peu de douceur et de gentillesse dont l'homme est capable ici-bas, par
le seul effort de sa civilisation et de sa culture morale.
Les Grecs - on ne saurait trop le répéter - n'ont pas toujours pratiqué
ces vertus : ils y ont du moins toujours aspiré. Et la continuité que nous
avons tenté de faire apparaître dans l'histoire de cette notion montre
combien l'aspiration à la douceur, avec ses hésitations, ses avatars, et
sa constante obstination, était, dans son principe même, essentielle à
l'héllénisme. En un sens, elle en définit l'esprit, par opposition à la
barbarie. Et elle en fait, par suite, apprécier mieux encore le prix.
INDEX DES TEXTES GRECS MENTIONNÉS DANS LE LIVRE
Les chiffres en italiques renvoient aux divisions des œuvres grecques, les chiffres
en romain aux pages du livre, les chiffres en caractères gras aux pages du livre où toute
une série de références se trouvent groupées.
L'index donne parfois des références plus précises que le texte même, en remplaçant
une allusion par une indication chiffrée ; inversement, des références à des phrases
consécutives ont parfois été groupées pour l'index en une référence unique. Une mention
comme 75 et n. 1 signifie ou bien que le document en question est mentionné dans un
passage du texte et dans une note se rapportant à un autre passage, ou bien qu'une
note le rattache à un passage du texte où il n'est pas directement mentionné. Le fait
qu'une œuvre soit citée sous le nom d'un auteur n'implique pas que son authenticité
soit admise sans réserves.
Pour alléger un Index déjà long, on a renoncé à reproduire toutes les références
d'abord relevées: on a donné sous une forme séparée, et très simplifiée, les indications
relatives aux documents qui, à cause de leur nature ou de leur date, avaient fait l'objet
d'une étude moins approfondie et se trouvaient, en fait, plus groupés : documents
épigraphiques ou papyrologiques, textes palens tardifs, textes chrétiens, textes latins.
À plus forte raison a-t-on pratiquement renoncé à donner un Index des mots grecs
(mais cf. p. 346). La répartition des auteurs du ne siècle après J.-C. entre un Index et
l'autre étant arbitraire, il sera prudent, pour ces cas tangents, de vérifier dans les
deux listes.
37 : 141. Sacrifices
43 : 49 et n. 6. 6: 45, n. 1.
50 : 304, n. 3. Timon: 206; 207.
li8: 141, n. 2. 35; H: 202, n. 3.
Hélène
Lycurgue
37 : 100 ; 133; 287.
C. Léocrate
Nicoclès 33: 100, n. 3; 117.
li-9 : 32, n. 1.
6: 105. Lysias
16-li5 : 180-131. I (Sur le meurtre d'Ératosthène)
À Nicoclès 34-36: 122.
8-23 : 129-180. II ( Epilaphios)
12: 105, n. 3; 175. 15 : 100 et n 1.
15 : 49 et n. 6. 33 : 162, n. 2.
Sur la Paia; : 135, n. 2; 185-166. 40: 79, n. 2.
61 : 61. III (C. Simon)
76 : 161, n. 3. 4 et 6 : 113, n. 1.
111-115: 129. 19: 73, n. 6.
114: 168. 30 : 113, n. 1.
Panathénalque : 164. 43: 73.
56: 101. IV ( Accusation pour blessure)
67: 161, n. 3. 9: 113-114.
77; 82 : 168. VI (C. Andocide): 114 et n. 2
Panégyrique 34: 100.
21-100 : 160-162. VII ( S. l'olivier)
28 : 175. 1; 41 : 113, n. 1
29 : 49; 50, n. 1 ; 100. IX (Pour le soldat)
40-50 : 175. 4: 113, n. 1.
41 : 106. 7: 60.
46 : 106, n. 1. X et XI (C. Théomnestos): 114 et n. 2.
63: 62, n. 3. X, 30 : 73, n. 5.
100-132 : 162-164. XI, 9: 117.
101 : 285, n. 4. XII (C. Ératosthène)
136 : 169, n. 1. 20: ll3, n. 1.
173: 169. 31: 73.
Philippe : 167-188. 79; 90: 120.
80 : 101, n. 2. 100: 120, n. 4.
114; 116 : 46 et n. 4; 50, n. 1. XIII (C. Agoratos)
164 : 133, n. I. 53: ll8.
Leltres 97 : 120, n. 4.
4, l : 62 et n. 4. XIV (C. Alcibiade I) : 114 et n. 1.
5, 2: 49. H:ll7.
7, 5-12 : 132-133. 12-13: 122 et n. 1.
Fl.1osèpbe 41 : ll3, n. 1.
Guerre des Juifs XV (C. Alcibiade Il) : 114 et n. 1.
I, 27, 28 : 267. 1: 101, n. 2.
VI, 324: 267. 9 : 122 et n. 1.
XVI (Pour Mantithéos)
1uba: 249, n. 5.
11 : 60-61.
Lucien 13 : 114 et n. 1.
Démonax 18 et 19: 113, n. 1.
9-11; 21 : 212, n. 1. XVIII (S. confiscation)
57: 104. 19: 117.
INDEX DES TEXTES GRECS 337
De curiosilate 60, 6 : 51 et n. 2.
52Z d : 296, n. 1. 70: 239.
De cupid. divifiarum Ill, 6, 13: 237.
525 C : 276, D. 4. '16, 2: 241.
De vitioso pudore 98-99 : 241-242.
529 a : 296, n. 1. IV, 8, 2: 239.
De se ipsum ... 26, 8 : 51 et n. 2.
543 C : 284, n. 2. V, 9, 10 : 237-238; 239.
De sera numinis .•• 11: 31 etn. 2; 236.
551 C: 300. 66, 2 : 51 et n. 2.
Cons. ad ua:orem : 294; 298. VI, 11 a: 239.
608 d : 276, n. 6. 15, 11: 236.
608 d - 610 a : 294. 56, 13 et 14 : 234, n. 6.
609 e : 277 et n. 10. VII, 11, 4-11: 239.
Quaest. conviv. 14, 2-5: 237, n. 1; 240, n. 1.
712 d : 301. 14, 3: 236.
745 d; 276, n. 4. 14, 4-5: 239.
746 e: 276, n. 4. VIII, 8-11: 238.
An seni... IX, 10: 247.
796 e : 277 ; 295. 11 : 241.
Pracepla gerendae r.p. 23-24: 236-237.
799 d : 303 et n. 4. 28-31: 238.
800 b : 299, n. 5. 33, 4: 236.
810 C sqq : 301. 33, 'I: 238.
816 d: 301. X, 5-1'1: 242,
823 a sqq. : 277, n. 3; 300. 26, 1: 240.
823 b : 276, n. 5. 34-10 : 242-243-
De comparatione Arisloph. 35-36: 241.
854 b sqq. : 211, n. 3. 38, 3 : 51 et n. 2.
De Herodoti malignilale XI, 30 : 243, n. 2.
855 b: 301. XII, 5, 3; 17, 5: 51 et n. 2.
De sollerlia animalium 14, 3 : 244, n 1
959 f: 278, n. 2; 301. XIII, 4, 8: 240.
964 a : 277, n. 5. XV, 4-17 : 243-244; 251.
972 d : 276, n. 4. 33: 240.
983 f; 984 c: 301 et n. 2. XV Ill, 3: 238.
Quaesl. plat. 14, 14: 238.
999 f: 303. 37: 245.
Non posse ... 44-46: 245.
1098 d : 278 et n. l. XXI, 4 sqq.: 245.
Adversus Cololem 11-1'1: 244 et n. 3.
1108 b c : 301 ; 303. 17: 246, n. 2; 252.
1119 C : 277, n. 3. XXII, 16 : 239.
XXIII, 10: 240.
Polybe
1, 8, 4: 239. 15, 1: 236.
70, 6: 235. XXIV, 8-10: 245-246.
72 sqq. : 240-241. XXV, 3, 9-10: 240.
80-81 : 233, n. 2. XXVII, 8, 8: 246, n. 2.
81, 5-9: 237; 240, n. 2. XXVIII, 3, 2: 246.
1'1, 12 : 237; 246.
88, 3: 241, n. 2.
li, 8, 12 : 235. XXIX, 20: 252.
48, 2 : 237. XXX, 3, 6: 237.
58 : 31 et n. 2; 236. XXXI, 24, 4: 237.
61, 4 : 281, n. 5. XXXIII, 13, 6: 237.
342 INDEX DES TEXTES GRECS
4, 1 : 49 et n. 6 ; 138.
IV, 19, 2: 59; 148.
6, 19-26 : 139.
61, 6: 72.
11, 1, 21 : 142, n. 2.
86: 152.
1, 29: 139.
90, 1: 28.
3, 11 : 139, n. 2.
97, 2-4: 28.
3, 21: 139.
98, 6-6: 68.
Il I, 1, 1-41 : 90-92,
105: 152.
1, 22-30: 140.
108, 3 ; 41; 42; 152.
1, 28 : 139, n. 1.
114, r, : 68 ; 70.
2, 12: 140.
V, 86: 59; 152. 3, 4: 140.
90: 59; 153. IV, 2, 10 et 11: 139, n. 1.
98 : 153. 3, 1-2 : 142, n. 2.
105, 4: 145. 4, 8 : 140, n. 1.
VII, 16, 2: 74. 6, 8: 140.
18, 2: 30.
V, 1, 9-17 : 71.
29, 4: 105 et n. l.
1, 19 : 139, n. 1.
69, 2 : 98, n. 2.
3, 18-19 : 140.
73, 2: 66. 4, 11 sqq. : 140.
77, 4 : 18; 42.
VI et VII: 242.
VIII, 24, 5: 66, n. l. VI, 1, 31 sqq.: 140.
50: 72. 1, 36 : 71.
93, 2: 62. 1, 45: 145
93, 3 : 18; 42. V 11, 2, 26 : 140.
97: ll 1. 3, 8 el 11 : 140.
4, 14 : 139, n. I.
Simonide VIII: 188-139.
37 b = 13 D: 78-79.
2, 4 : 142, n. 2.
Xénophon 2, 22: 140.
Agésilas : 13'7. 7, 21 : 142, n. 2.
1, 21: 87. Économique : 185-136.
22 : 49 et n. 6. 15, 4: 46.
VIII, 1: 294, n. l. 19, 1'1 : 46, n. 3.
XI, 10: 44; 147. Équitation
Anabase 2, 3 : 46, n. 5.
11, 6, 1-30 : 186-187. Hiéron : 110, n. 4 ; 184-185.
6, 11 : 285, n. l. Mémorables
6, 13 : 169, n. 2. 1, 2, 60: 46-47.
Apologie 3, 8 : 71, n. 2.
20: 91, n. 2. IV, 3: 46.
6, 12 : 135, n. 1.
Art de la Chasse
6, 25 : 46, n. 5. [Xénophon]
Cyropédie : 141-144. Cons!. Ath.
1, 2, 1 : 49 et n. 6; 138. 1, 10: 109.
3, 2 : 294, n. 1.
3, 18: 138.
Zénon: 216.
344 INDEX DES TEXTES GRECS
A. Inscriptions, papyrus
Les références à des inscriptions ou papyrus sont toutes groupées aux pages
223-224
227-230
268-274
(Les abréviations employées pour ces divers documents sont les abréviations
traditionnelles, qui figurent dans le Liddell-Scott.)
Les auteurs chrétiens, ainsi que les auteurs paiens postérieurs à Plutarque et Lucien
sont considérés aux pages l309-329j.Les références qui les concernent ailleurs :dans le
livre sont :
C. Auteurs latins
Un relevé complet des auteurs latins eùt alourdi inutilement l'index : on s'est
contenté d'indiquer les pages où il est question de chacun, soit dans le texte, soit
en note:
Un relevé des différents mots désignant éventuellement la douceur aurait été fort
long ; nous renvoyons seulement aux indications les plus importantes :
INTRODUCTION ..••..••••••.. · • - · • • · · · · · · · · • •• . • . • • . . . . . . . . . . . I
Prologue : La douceur dans Homère.... . . . . . . . . . . .. . ... ... . . . 13