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COLLECTION D'ÉTUDES ANCIENNES

_':;-:ibliéesous le patronage de l' ASSOCIATION G UILLA UME B UDI!:

LA DOUCEUR
DANS LA PENSÉE GRECQ!!E

PAR

JACQUELINE DE ROMILLY
Membre de l'l,{{,itut
Professeur au Collège de France

Ouvrage publié avec le concours du C.N.R.S.

SOCIÉTÉ D'ÉDITION <<LES BELLES LETTRES>>


95, Boulevard Raspail
75006 PARIS

1979
La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une
part que • les copies ou reproductions strictement réservées à l'u,sage privé du copiste
et n~ destinées à une utilisation collective • et, d'autre part, que les analyses et les courtes
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ayants ~use, est illicite • (alinéa ter de l'Article 40).
Cette représen1ation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc
une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

© Société d'édition« LEs BELLES LETTRES», Paris, 1979


ISBN 2.251.32566.2
INTRODUCTION

Le projet d'écrire une étude sur la notion de douceur en Grèce peut à


rernière vue, sembler mal inspiré. Il réclame en tout cas quelques m~ts
l e justification.
Tout d'abord, on peut juger, non sans raisons, que la notion est floue.
On voit bien, tout de suite, une des valeurs de la douceur qui peut
t'appliquer à la Grèce : c'est la douceur au sens subjectif du terme, qui
lait du doux le contraire de l'amer, le synonyme de l'agréable. Mais ce
11ns, précisément, n'entrera pas dans notre enquête. Il ne sera question
loini de la douceur de vivre, ni de tout ce que les Grecs ont pu déclarer
doux en ce sens, depuis le fait de voir la lumière jusqu'à celui de se
venger. La douceur considérée dans ce livre est une attitude humaine et
fllève du domaine de l'éthique.
Mais l'attitude en question, une fois écartée cette première ambiguïté,
l'est pas aisée à définir.
On voit clairement à quoi elle s'oppose : elle est le contraire de la
violence, de la dureté, de la cruauté. Mais ses contours restent incertains
_ et cela d'autant plus qu'il s'agit de définir un comportement pratique,
dont la nature varie selon les circonstances. Au niveau le plus modeste
la douceur désigne la gentillesse des manières, la bienveillance que l'o~
Wmoigne envers autrui. Mais elle peut intervenir dans un contexte
beaucoup plus noble. Se manifestant envers les malheureux, elle devient
proche de la générosité ou de la bonté ; envers les coupables elle devient
Indulgence et compréhension ; envers les inconnus, les hommes en
lénéral, elle devient humanité et presque charité. Dans la vie politique,
ic même, elle peut être tolérance, ou encore clémence, selon qu'il s'agit
d"srapports envers des citoyens, ou des sujets, ou encore des vaincus.
A la source de ces diverses valeurs, il y a cependant une même
disposition à accueillir autrui comme quelqu'un à qui l'on veut du bien
• . dans toute la mesure du moins où on peut le faire sans manquer à
quelque autre devoir. Et le fait est que les Grecs ont eu le sentiment de
ptte unité, puisque toutes ces valeurs si diverses peuvent à l'occasion
llre désignées par le mot praos. Il les couvre toutes, et d'autres encore.
Seulement il se trouve que la richesse même de ces acceptions invite
à le rapprocher d'autres termes qui désignent avec plus de précision telle
outelle attitude de l'homme doux. S'il s'agit de modération, on le
LA DOUCEUR DANS L~ PENSÉE GRECQUE

rencontre à côté du mot épieikès ; s'il s'agit d'indulgence, à côté des


mots désignant le pardon (suggnômè); s'il s'agit de générosité, à côté
du mot philanlhrôpia, qui ne désigne pas exactement la « philanthropie >>,
mais selon la définition de J. Festugière1, « une disposition générale de
bien~eillance et de bienfaisance à l'égard des hommes>>. Et ces divers
mots, à leur tour, peuvent être employés seuls, avec une valeur à peu
près équivalente. L'extension de la notion semble croître de proche en
proche. À titre anecdotique, on peut signaler que cette étude était partie
d'un premier séminaire au Collège de France portant sur «la douceur et
l'indulgence dans les textes grecs antérieurs à Aristote>> : on s'est vite
aperçu que le thème dépassait les mots étudiés, et le séminaire suivant a
porté sur le pardon ; deux ans après, un cours venait s'y joindre, consacré
à la clémence.
Qui plus est, ces aspects divers que peut revêtir la douceur ne vont
pas seuls. Une action douce pourra s'inspirer de sentiments ou de vertus,
qui entretiennent avec elle des rapports indiscutables. La douceur peut
venir en effet de la pitié que l'on éprouve pour ceux qui souffrent, ou
du sens que l'on a des égards dus à autrui, c'est-à-dire de l'aidôs. Elle
peut venir aussi d'une attitude générale de réserve ou de modération,
c'est-à-dire de sôphrosynè". Elle peut encore s'inspirer de la simple
justice, ou bien du refus de tout excès, symbolisé par la maxime
delphique c Rien de trop >>.Elle correspond en outre au souci d'user de la
persuasion, de viser à la tranquillité, de respecter le bon ordre, les lois,
la paix.
Il a semblé qu'il y avait un péril assez net à s'engager sur cette voie
- péril auquel les ouvrages consacrés à ce genre de valeurs n'avaient pas
toujours échappé. Étudier ensemble ces mots ou ces idées pourrait
co~tribuer à l'élaboration d'une philosophie de la douceur, mais risque-
rait, en attendant, de conduire à des méandres sans fin pour un profit
fort incertain.
On s'est donc contenté des mots cités en premier lieu et normalement
associés à la douceur. Encore a-t-on, le plus possible, éliminé toute la
part de leur che.mp sémantique qui s'écartait de la douceur. Ainsi la
philanthrôpia peut coïncider avec la douceur quand elle désigne la
bienveillance ou la clémence; elle s'en écarte au contraire quand elle
désigne la générosité ou la libéralité : bien que les deux aspects soient
s~~v~nt confondus,. on a tenté de ne retenir que le premier, ou de
n ms1ster que sur lm.
Tout ceci implique des omissions possibles ou des déviations, des
glissements et des chevauchements. Ils tiennent à la souplesse de la

(1) La réuélation d'Hermès Trismégiste, II, p. 301.


(2)_A ~e t!tre, elle relève d'études comme celles de Von Erffa (Aidôs und Verwandle
Be~r1(fe in ihrer Enlwicklung von Homer bis Demokrit, Philologus, Suppl. XXX, 2,
~eipz1g, 19~7) ou de Helen North (Sophrosyne. Self-Knowledge and Self-Restraint
in Greek L1terature, Cornell Studies in Class. Phil., XXXV, 1966). Réunir dans une
seule étude toutes ces valeurs est cependant une tâche trop lourde comme le révèle
la_ tentative de G. J::I· Macurdy (The Quality of Mercy, the Gentler Virtues in Greek
L1ferafure, Yale Umv. Press, 1940, livre autrement fort attachant).
J:i',TRODUCTION 3

:i.:-tion. mais aussi à la richesse même de ses acceptions - c'est-à-dire,


~ un sens, à sa vaste portée. . ,
II arrivera donc que les aspects divers de la douceur se succedent d ~m
:.:.apitre à l'autre, en fonction du domaine c~nsidér~. Pourtant, l'umté
tie par les Grecs ne devrait pas s'en tradmre moms nettement d3:n~
:° continuité de la pensée et le retour même des mots. Cette umte
~.;-meure.

.'.\lais, s'il est clair que la notion a_e~isté da?s la pensée grecqu~, on
- ut encore se demander si elle méritait une s1 longue étude, et s~ elle
i°;ait vraiment importante pour la compréhension de la Grèce anti~ue.
Un examen superficiel pourrait suggérer que non. Les Grecs parlaient
de justice, ou alors ils parlaient d'héroïsme. Leurs valeurs étaient si
i:xigeantes, et si fortement centrées sur la vie collective, qu'ils ne
pouvaient pas être très sensibles aux vertus toutes sentimentales qui
correspondent à la douceur. Leurs philosophes en parlent peu. Quant à
la vision qu'ils avaient de la vie humaine et dont on peut juger par leur
littérature, c'est une des plus âpres et des plus violentes qui aient jamais
existé. Leurs mythes étaient cruels. L' lliade est un poème de batailles et
de mort. La tragédie devait rester le genre cruel par excellence. L'histoire
de Thucydide décrit avec un réalisme inégalé les violences physiques et
morales d'une guerre sans merci. La vie grecque n'était pas douce ...
A cela on peut d'abord répondre que c'est précisément un des intérêts
de cette recherche. Car l'épanouissement d'un idéal de douceur, fût-ce
en marge des autres valeurs et en réaction contre les habitudes en vigueur,
représente un phénomène d'autant plus remarquable. Et il vaut alors
la peine de se demander comment cet épanouissement a pu avoir lieu
dans un contexte apparemment si défavorable.
Mais en même temps cet épanouissement même suggère que la peinture
qui vient d'être esquissée n'exprime qu'un aspect de la réalité. C'est
celui sur lequel les Grecs ont souvent insisté. C'est celui que les érudits
ont eu tendance à privilégier parfois jusqu'à ne plus voir que lui. Et
l'on a décrit par exemple le monde d'Homère comme entièrement
commandé par l'idée du combat ou de l'exploit et par des valeurs
compétitives. En fait, de telles vues supposent une forte simplification.
Les Grecs ont cru, même au temps d'Homère, à la douceur. Et une
étude de cette notion révèle que, dans la pratique, ils n'ont cessé d'y
être de plus en plus attachés.
Les deux siècles au cours desquels a fleuri la civilisation athénienne
apportent le témoignage d'une poussée puissante de cette idée dans tous
les domaines. Sous ses diverses formes, douceur dans les mœurs, clémence
en politique, patience, tolérance, sérénité, la douceur a brusquement
gagné en importance à la fin du ve siècle.
Cela n'allait d'ailleurs pas sans problèmes. Dans le domaine de la cité,
la douceur peut vous entraîner à trop d'indulgence, à du laisser-aller.
Dans le domaine de la morale, elle devient aisément suspecte : si elle va
contre la justice, n'est-elle pas condamnable? si elle correspond à un
4 LA ])OUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

calcul politique, ne se mêle-t-elle pas d'ambition et de perfidie? Car-


enfin on peut être doux pour séduire ou pour asservir. Le point de vue,
des hommes politiqu.es et celui des moralistes sont donc différents, de
même que sont différents les points de vue adoptés pour une démocratie,
ou pour une monarchie. Le ive siècle a tenté toutes ces voies, mesuré des
risques, précisé des distinctions, esquissé des doctrines.
Pourtant, à travers tous ces débats, la douceur ne cessait de gagner.
Écartée d'un domaine, elle s'épanouissait dans un autre. Bientôt les
vertus qu'elle inspire devenaient le symbole de la civilisation et le signe
même de la Grécité, opposée à la barbarie. C'est sous ce jour qu'enfin.
on les retrouve, partout présentes et fièrement revendiquées, dan~
l'œuvre de Plutarque. À cet égard, on peut même dire que la douceur n'a
pas seulement une place à part dans la conscience grecque, à l'ombre de
valeurs plus essentielles, mais qu'elle est, en définitive, éminemment
caractéristique de l'idéal grec.
Sous certaines de ses formes au moins, comme l'hospitalité, la gentillesse,
la tendresse pour les enfants, on ne peut d'ailleurs pas mettre le pied
dans la Grèce actuelle sans retrouver des survivances de cet idéal, qui a
résisté à toutes les misères et à toutes les secousses de l'histoire.
En tout cas, l'importance de la notion dans la Grèce antique nous est
apparue de plus en plus nettement au fur et à mesure que se poursuivait
notre enquête : elle se dégageait de la juxtaposition même des témoi-
gnages de toute espèce. Du coup, il semblait raisonnable de ne pas
accepter sans réserve les théories souvent formulées, qui entendaient
ou bien prêter à des influences étrangères les formes de la douceur
prônées par les Grecs, ou bien opposer ces formes grecques à d'autres
qui seraient, ailleurs, plus riches et plus en honneur.
C'est ainsi qu'il est courant de prêter à des influences orientales les
thèmes relatifs a la douceur du roi, qui est pour ses sujets comme un
père ou comme un pasteur, et dont la tâche consiste à secourir les humblcH.
Quand ces idées se rencontrent à propos des rois lagides, on invoque des
influences pharaoniques. Quand elles se rencontrent dans la Cyropédie,
on parle d'influences asiatiques. En fait, la générosité orientale, juive ou
égyptienne, semble avoir eu un caractère différent de la générôsité
grecque, et, comme il est normal en des pays de plus grande inégalité,
s'adresser plus spécialement aux humbles 1 • Ces différences se traduiront
même dans le sens que l'on a parfois donné au mot grec désignant lu
douceur 2• Il a donc pu y avoir, dans des zones de contact entre cultures
diverses, des influences et des emprunts.
Mais, s'il est vrai que la comparaison jette un jour intéressant sur la
douceur grecque, qui n'est, en effet, ni la bonté ni la bienfaisance, cette
différence même garantit son originalité, et, pour qui suit, dans leur
détail, la suite des témoignages grecs, leur continuité à elle seule en
apporte une preuve éclatante. Ainsi, le cas de Xénophon pourrait, à la
rigueur, laisser quelque incertitude ; mais on peut avoir bien des doutes

(1) Cf. H. Bolkestein, WohlUil(gkeit und Armenpflege im vorchrist. Al!erlum, Utrecht,


1939, 492 pages (dont 220 relatives à la Grèce).
(2) Ainsi dans la Septante : cl. ci-dessous p. 310 sqq.
INTRODUCTION 5
9urla part de l'Orient réel dans la Cyropédie; et ces doutes se renforcent
fluand on constate que les mêmes idées se retrouvent dans d'autres
oeuvres de Xénophon, qui n'ont rien de particulièrement oriental ; et ils
le changent en certitude quand on compare ces œuvres avec celles
d'Isocrate. Est-il esprit plus purement grec que celui d'lsocrate? Or il
va plus loin encore que Xénophon dans sa peinture du monarque idéal
1t de sa douceur. Et sa pensée sur la douceur se présente comme une
Naction directe à l'expérience du ve siècle, telle que l'avait décrite
Thucydide. Il faut donc bien admettre que le thème de la douceur des
rois, s'il a pu, à l'occasion, s'enrichir ou se nuancer lors de certains
aontacts avec d'autres peuples, reste néanmoins grec dans son principe.
Il se développe en Grèce, d'Homère à Plutarque, avec une pleine auto-
nomie. Et la lucidité avec laquelle, à partir du ive siècle, il est mis en
doctrines et en arguments apparaît, elle aussi, comme spécifiquement
rrecque.
L'impression est la même si, de la bienfaisance orientale, on passe à
I'•humanité >>ou humanilas latine. Tout ce que la notion évoque de
•olidarité et de réelle civilisation a été admirablement illustré par Cicéron.
Ut c'est un fait que le grec n'a pas de mot tout à fait équivalent. Donc
1111découvre, ici encore, une différence intéressante. Pourtant, comme
dans le cas précédent, la continuité même des témoignages renforce
1mnsidérablement la portée de chacun d'entre eux et l'on constate que
l'évolution qui fait se succéder en grec des mots comme philanlhrôpos,
(luis des adverbes plus généraux signifiant <<de façon humaine >>ou «de
façon peu humaine >>,conduit bien près du sens latin. Les pièces récem-
ment découvertes de Ménandre confirment avec éclat ce que certains
avaient écrit à cet égard avant qu'elles ne fussent connues. Et l'examen
dlls textes aboutit en définitive à restituer à la Grèce la vraie paternité
dns notions qui furent plus tard illustrées par d'autres. Si le mot de
tarbarus, dans le latin de Ciceron, désigne un manque d'humanité que
1111Romains opposent à leurs propres mœurs, c'était déjà la valeur
donnée en grec au mot <<barbare>>,qui s'opposait alors à l'humanité
1recque. Il en va de même de la << clémence >>romaine, un terme qui
n'est pas grec, mais qui désigne une vertu d'abord reconnue aux
Romains par des Grecs et correspondant à un aspect au moins de leur
1 douceur >>. Les Romains ont pu donner à cette humanité ou à cette
alémence une couleur qui leur est personnelle : il n'en reste pas moins
qu'ils les ont puisées, et très directement puisées, dans l'héritage grec.
La coupure, en revanche, est plus grande avec les chrétiens. De la
1lmple douceur, dont se réclamaient les Grecs, à la charité pure ou bien
l l'amour pur, il y a un abîme. Comme les autres et plus que les autres,
aatte différence permet donc de mieux saisir ce que la douceur grecque a
dnspécifique. Elle permet aussi de percevoir les limites d'une morale qui
111 donne toujours plus ou moins la cité pour cadre, même quand les
11ltésn'ont plus grand rôle à jouer. Pourtant, ici encore, si la douceur
rrccque paraît bien modeste au regard de l'amour chrétien, on est surpris
dn voir combien les auteurs chrétiens ont en fait emprunté à la tradition
1rccque. Les Pères de l'Église, les évêques, les empereurs, ont adopté sa
6 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

terminologie et reproduit ses argumentations. La douceur grecque, pour


éloignée qu'elle soit de l'idéal chrétien, finit ainsi par pénétrer la pratique
et la morale chrétiennes.
La douceur qui, au début, se glissait dans la pensée grecque un peu
comme une intruse, se présente donc en fin de compte comme un thème
essentiel de cette pensée. Et son étude doit préciser tout ensemble les
idées couramment reçues sur la morale grecque en général et sur SOtJ
rapport avec les autres cultures avec lesquelles elle s'est trouvée eti
relation.
Il se peut que ce rayonnement de la douceur soit en outre un sujet de
méditation assez approprié en une époque aussi inhumaine que la nôtre :
il va sans dire que cet intérêt additionnel, s'il existe, ne constitue qu'une
heureuse rencontre. Les justifications d'ordre scientifique étaient, on lfl
voit, suffisantes par elles-mêmes pour inviter à entreprendre une telle
étude.

"* .
La tâche était donc séduisante : elle était cependant difficile.
Tout d'abord, il importe de prendre conscience du fait que l'image de
la douceur grecque retracée dans le présent ouvrage sera nécessairement
incomplète et tronquée, par la faute même de nos sources.
Le plus important, lorsqu'il s'agit de valeurs concernant les relations
entre personnes, serait en effet de cerner la place de la douceur dans la,
vie quotidienne et dans les jugements courants portés sur la conduite des
individus. Or ce n'est presque jamais ce que les textes nous apportent.
Certains traitent de la vie des héros mythiques, pour qui assurément la.
douceur compte assez peu. D'autres retiennent des exploits plus récents,
qui, dans le principe même, supposent plus d'héroïsme que de douceur.
Enfin les auteurs mêmes, qui s'occupent de morale auront souvent
tendance à parler avant tout des vertus les plus hautes, et les plus
indiscutables ; or la douceur n'est pas du nombre.
Qui plus est, la plupart de nos textes sont politiques : émanant
d'historiens ou d'orateurs, de théoriciens de la politique ou bien de
philosophes, ils parlent assez souvent de la douceur, a propos des
relations entre les citoyens, ou bien entre les cités, ou encore à propos
des devoirs des rois. En ce domaine les témoignages sont nombreux. Et
force est de les suivre. Mais il est clair que, de ce fait, on privilégie
nettement certaines formes de la douceur, qui ne sont pas a priori les
plus séduisantes, ni les plus profondes. En tout cas elle ne concernent
pas la vie quotidienne et les rapports privés.
Il en va naturellement de même des témoignages épigraphiques. Les
actes officiels ont peu de raisons de mentionner la douceur, si ce n'est
celle d'un souverain ou d'un haut fonctionnaire, par conséquent
- encore une fois - une douceur d'ordre politique. Seules les inscriptions
funéraires pourraient nous faire entrer dans la vie des familles ; mais la
brièveté qui est la leur à l'époque classique et le caractère stéréotypé
qu'elles conservent pendant toute l'antiquité, rendent leur témoignage
INTRODUCTION 7
bien décevant. Qui oserait juger de notre vie et de nos mœurs d'après
deséloges publics?
À cela s'ajoute que des témoignages plus abondants resteraient fort
difficiles à utiliser. Car il est malaisé de juger un comportement moral
dans une société qui n'est pas la nôtre, et dont seuls certains aspects
affleurent. Parlera-t-on de douceur pour un homme affectueux avec ses
infants, mais qui possède des esclaves dont il ne se soucie pas? Parle-
P&-t-on de douceur pour un homme amical et hospitalier, mais qui
peut-être est brutal ou méprisant avec sa femme ou ses parents? Chaque
1lvilisation, chaque milieu social, chaque époque, a ses habitudes, qui
jouentdans des registres complexes et pour lesquelles les appréciations
11nt nécessairement relatives.
Dans le domaine moral, on ne peut donc étudier avec quelque profit
quece que les hommes de telle ou telle époque ont dit et pensé : les
turements lucides sont plus aisément compréhensibles et comparables
•Ue les pratiques de fait. Et ceci nous renvoie une fois de plus au domaine
•u'ont retenu les textes grecs, c'est-à-dire au domaine politique.
Cette déformation et cette lacune étaient donc inévitables. Elles
p.. ent tout particulièrement sur notre troisième partie, où la vie privée
1111cupe les chapitres limites, avec Ménandre et Plutarque, mais où tout
111qui les sépare est d'ordre politique, comme le sont nos sources.

..
*

Cette obéissance aux textes implique en outre une seconde difficulté


ni, une seconde déformation possible.
l)u fait que nous considérons ce que les Grecs ont écrit à propos de la
1lu11ceur- et, par suite de la douceur en politique - ces écrits risquent
1111nous entraîner sur des voies un peu suspectes. Ce sont souvent des
~111•its de circonstance. Et ils ont toute chance d'être teintés soit de
l11111ulité, soit d'hypocrisie, soit des deux à la fois. Faire la leçon à un
•nuverain, louer les vertus de la clémence, exalter la générosité de sa
11ruprecité, sont autant de lieux communs. Peut-être l'auteur n'était-il
,111'/imoitié persuadé du bien-fondé de son éloge. Peut-être trouvait-il
1111portunde répéter des thèmes depuis longtemps rebattm. C'est un peu
1•11111me si l'on prenait pour une doctrine les éléments d'un programme
tll'oposé à des électeurs.
Muis, du point de vue de l'histoire des idées, cela importe-t-il?
l ,'l111portant est que l'opinion ait attendu ces thèmes et non pas d'autres,
'I"" l'on ait été nourri, formé, conditionné par ces arguments et non par
, '1t11Lres.Les lieux communs appartiennent de plein droit à l'histoire
1l11M idées et des valeurs. Les mensonges officiels aussi.
Au reste il faut se montrer prudent. Avec les Grecs, on a souvent un
111111 vite fait de crier au lieu commun. Car un lieu commun a eu ses
,l.h11Ls.Il a été à l'origine une pensée neuve et originale. Seul le succès
1'11rendu banal. Il en est souvent ainsi de la pensée d'lsocrate, parce
1111'111le se veut raisonnable plus que personnelle, et parce que, lue,
8 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

adaptée, imitée, reprise par Cicéron et par bien d'autres, elle a acquis
valeur de rengaine. Mais elle n'était pas rengaine en son temps.
Autrement dit les lieux communs nous intéressent dans la mesure où
ils portent témoignage sur la vogue d'une idée ; mais ils nous intéressent
aussi à l'heure où ils apparaissent, et où ils sont, dans toute leur jeunesse,
de futurs lieux communs.
On rencontrera dans le livre trop de douceur politique : la faute en est
aux auteurs grecs. On y rencontrera aussi des pensées d'apparence
banale : la faute en est à leur succès ; et ce caractère d'apparente banalité
ne fait que confirmer l'importance qu'elles ont acquise .

.• .
La méthode à suivre pour une telle enquête était de toute évidence
chronologique : seule une série chronologique liant ensemble historiens
et philosophes, poètes et orateurs, peut faire apparaître la continuité à
laquelle il a été fait allusion. En outre, la suite chronologique se lit,
comme si souvent, mais plus encore ici qu'ailleurs, sous la forme d'une
aventure intellectuelle, avec ses phases bien distinctes.
Jusqu'au début du ive siècle on assiste à une naissance. On voit
apparaître, timidement d'abord, puis en plein éclat, les différents mots
désignant la douceur et les notions voisines. Ils s'ouvrent une place dans
le monde clos de la stricte justice. Ils gagnent du terrain là où le droit
brutal du plus fort finit par en perdre. Et peu à peu ils s'entourent d'un
reflet brillant, dont Athènes aime à se parer.
Après cette période de découverte, qui se remarque si nettement dans
le vocabulaire, vient l'âge des doctrines. On cherche à situer cetLe
douceur, nouvelle venue parmi les vertus. On en mesure les beautés et,
les risques dans l'intérieur de la cité, et dans les rapports entre cités.
On aperçoit ses mérites dans le cas de ceux qui ont la force pour eux:,
conquérants ou souverains. Enfin on tente de lui donner un statut dans
l'analyse théorique, ce qui n'est pas aussi aisé que de la recommander
dans le domaine pratique. On n'y arrive pas avant Aristote.
Avec lui, et avec la fin de la vie des cités, les perspectives changent.
Les relations privées prennent le pas sur les liens proprement civiques ;
et le théâtre de Ménandre est un théâtre de la douceur. Mais, en mêm ~
temps, dans le domaine politique, l'existence des monarchies hellénis-
tiques puis celle de l'empire romain constituent un terrain de choi::-.c
pour la douceur des puissants.
Toute l'époque qui va de Ménandre à Plutarque est celle de la doucelI. l"
triomphante. Et l'œuvre de Plutarque en marque l'apogée.
Deux chapitres, avant et après cette longue série, ont été traités ~
part, sous la forme d'un prologue et d'un épilogue.
Le prologue est relatif à Homère. Il eût mérité plus et mieux. Car L~
présence de la douceur dans l'épopée en est un trait remarquable et tro ::il
peu remarqué. Deux raisons expliquent que l'étude soit traitée de faço~
marginale. La première est qu'une thèse de troisième cycle est en courl:'3,
INTRODUCTION 9
réeisément sur ce sujet, et lui donnera sa véritable importancei. La
conde est qu'après Homère il y a, à cet égard comme à bien d'autres
ne coupure. Ni les conditions sociales, ni la morale, ni le vocabulaire'
e seront plus les mêmes ensuite. Et les Grecs, pris dans la dureté d;
âge archaïque, de ses luttes et de ses mythes, auront ensuite à redé-
uvrir la douceur qu'Homère, en des temps révolus, avait été le premier
célébrer.
L'épilogue est relatif aux chrétiens. Plus encore qu'Homère, le
hristianisme aurait mérité plus et mieux. Car on est désormais à une
poque où tous, païens et chrétiens, parlent de douceur, avec insistance.
ais, précisément pour cette raison, des études importantes ont déjà
é publiées, pour l'époque en question, sur cette notion ou du moins
r les notions voisines 2 • De plus, comme pour Homère, on assiste à une
rtaine rupture de continuité. Le christianisme a commencé avant
lutarque et les auteurs grecs ou latins l'ignoraient. Lorsqu'il apparaît
us forme littéraire, il nous offre un mélange de traditions grecques, ou
ives et de doctrine chrétienne. Un nouveau monde spirituel a commencé
endant que Plutarque illustrait, avec tant d'éclat, ce que représentaii
héritage des valeurs grecques traditionnelles.
Il faut d'ailleurs reconnaître que la méthode et les difficultés
ncontrées n'étaient pas les mêmes dans les diverses parties de l'enquête
que les conditions changeaient au fur et à mesure que la douceur
agnait du terrain.
En dehors de quelques études générales portant sur l'emploi de
rtains mots 8, le champ à explorer était à peu près vierge pour les
eux premiers tiers de l'étude. Les témoignages mêmes y étaient assez
res pour que l'on pût les relever à peu près tous, mesurant avec soin
terrain gagné à chaque fois. Toute cette partie est donc assez détaillée
représente une enquête presque toujours neuve. En revanche, dès
e la notion a conquis ses lettres de noblesse, on rencontre des articles
des chapitres de livres relatifs à la place de la notion chez chacun des
uteurs considérés, ou encore dans les documents épigraphiques et
apyrologiques. En même temps, le nombre des témoignages interdit de
s considérer tous. Il interdit même de faire une place à chaque auteur.
a première partie suivait une piste d'après des traces trop rares : la
conde tente de dessiner des perspectives en élaguant dans une végé-
tion trop touffue. Le problème est alors de savoir choisir. Il est aussi
e voir si la considération d'une longue série chronologique ne jette
as parfois un jour nouveau sur certains des problèmes d'interprétation,
onsidérés jusqu'ici à propos de chaque auteur isolément.

(l) Ce travail est actuellement poursuivi par Mil• F. Bardot, agrégée des Lettres.
(2) Ces études portent surtout sur la notion de philantrôpia et sont particulière-
ent nombreuses en ce qui concerne Plutarque, l'entourage de l'empereur Julien et
monarchie byzantine. On les trouvera mentionnées en leur place.
(3) Sur la philanlhrf>pia ; S. Lorenz, De Progressu Nolionis I philanlhropia •, In.
iss. Leipzig, 1914 (60 pages), S. Tromp de Ruiler, De vocis quae est qnÀcxv8pc,m(cx
gniflcatione atque usu, Mnemosyne, 59 (1932), 271-306, R. Le Déant, • Philan-
rOpia • dans la littérature grecque jusqu'au Nouveau Testament (Tite, III, 4),
élanges E. Tisserant, 1964, I, p. 255-294.
10 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Parmi les choix et les rejets, il en est deux qui sont particulièrement
contestables et doivent être au moins signalés.
Tout d'abord, on a ici écarté les témoignages latins, ou plutôt on ne
les a mentionnés qu'en passant et comme point de comparaison. Pourtant,
il vient un moment où entre le latin et le grec se fait un échange perpétuel.
Des historiens grecs ou romains racontent les mêmes faits. Des traités
grecs ou romains exaltent les mêmes vertus. On a cependant pensé que
la notion même de <cpensée grecque >>excluait de franchir les limites de la
langue : autrement, jusqu'où ne serait-on pas allé?
D'autre part, même à l'intérieur du cadre grec, on a, de façon plus
arbitraire encore, renoncé à considérer les auteurs païens postérieurs à•
Plutarque : s'ils ont été mentionnés, c'est, ici encore, en passant et
comme point de comparaison. L'étude, certes, serait à faire. Mais notre
propos était ici de décrire une progression ; et il a paru légitime d'arrêter
l'évocation lorsque cette progression atteint un niveau qui ne pouvait
guère être dépassé : c'est ce qui se passe avec Plutarque, pour le double
domaine de la politique et de la morale. Sans compter que plus on allait
et plus il devenait difficile d'isoler une pensée grecque soumise à des
influences sans cesse multipliées, et inévitablement chargée d'imitations,
de redites et d'artifices.
Toujours est-il que ces divers choix, justifiés ou non, ont présidé à ln. :
composition de l'ouvrage.
On a essayé de le rendre lisible pour des lecteurs qui ne seraient pas ,
hellénistes. Sans doute y a-t-il des discussions de sens et de traduction
qui leur paraîtront oiseuses ; mais nous ne pouvions les omettre : un des
intérêts d'une étude de notion n'est-il pas de permettre, par la compa-
raison, de préciser ou de rectifier la signification même des textes?
Pourtant, ce qui vient d'être dit du rôle de la douceur dans la pensée
morale et politique permettait d'espérer que les spécialistes ne seraient
pas les seuls à pouvoir tirer profit de la lecture du livre.
Ce double souci se retrouve dans la présentation matérielle du texte,
et le procédé employé ici a doublement besoin d'excuse.
Normalement, les mots grecs correspondant aux termes essentiels ont
été transcrits en caractères français. Comme ils reviennent de façon
constante et qu'ils donnent aux citations une valeur beaucoup plus
précise\ il eût été à la fois coûteux et lassant de les écrire chaque fois
en grec. On a même admis qu'un lecteur ne sachant pas le grec finirait
par discerner sans embarras le sens d'expressions comme «la praolès •>,
«la philanthrôpia •>,etc. En revanche, les citations proprement dites ou
les mots moins souvent employés ont été laissés en caractères grecs,
afin d'éviter la laideur et l'obscurité des transcriptions.
Un problème se posait d'ailleurs pour la graphie du mot principal
désignant la douceur : faut-il écrire 1tp~oç, ou bien 1tp~oç avec un iota.

(1) Nous avons en général indiqué entre parenthèses le mot grec employé dans lo
texte cité. Il peut arriver que ce mot, s'il est transcrit au lieu d'être écrit en grec, ne
soit pas donné dans sa forme grammaticale exacte (pour son cas, en particulier) ;
il s'agit là d'un souci de clarté et d'élégance formelle, qui a paru sans inconvénient
seul le choix du mot est en etlet intéressant.
1 INTHODUCTION 11

~
uscrit? La seconde orthographe est nettement la plus répandue, du
oins dans les manuscrits 1 • D'après l'avis de Pierre Chantraine, elle
est probablement pas la meilleure ou la plus ancienne. Quoi qu'il en
,oit, il a paru quelque peu ridicule de respecter ici l'usage de chaque
auteur ou de chaque éditeur. Pour simplifier, il fallait unifier. Il a paru
P.lus.facile et aussi plus en_ accord a~ec la vra_isemblance historique
il'umfier dans le sens de 1tpcxoc;,sans 10ta souscrit, et surtout d'écrire,
ln transcription, praos. Cela ne veut pas dire que nous suivrions cette
orthographe en d'autres circonstances, ni que nous la jugeons toujours
\'raisemblable. - En vertu du même principe, nous n'avons pas signalé
les cas où étaient employées les formes 1tpocOc;et 7tpYjOc;
ou bien 1tpotOTI)c;,
ainsi que les formes correspondantes du verbe et des composés.
Quant aux traductions, afin de ne pas sembler solliciter les textes,
nous les avons empruntées, de façon systématique, à la Collection des
Universités de France, quand les éditions existaient. Quand elles
n'existaient pas encore, nous avons donné une traduction personnelle2.
Lorsque nous avons procédé autrement, l'auteur de la traduction citée
1 été mentionné en note.

(1) Les inscriptions écrivent normalement rrpocoç.


(2) Les traductions de Polybe sont celles de D. Roussel (la Pléiade).
PROLOGUE

LA DOUCEUR DANS HOMÈRE

ttu En préface à l'étude de la douceur dans la Grèce classique, une mise


point est nécessaire. En effet, les études récentes sur la morale
homérique, en insistant sur l'idéal héroïque et la morale guerrière, ont,
temble-t-il, méconnu la place considérable qu'occupait la douceur dans
11monde de l'épopée. C'est ainsi que le livre, désormais classique, de
A. W. H. Adkins, Merit and Responsibility, A Study in Greek Values
jOxford, 1960) n'y fait pas allusion. Et l'on ne trouvera dans !'Index
dece livre aucun des mots désignant la douceur ou l'indulgence. Cepen-
dtnt ces mots sont bien attestés dans l'épopée; en particulier le mot
~Loc:;y est attesté vingt-cinq fois - sans parler d'&yocv6c; (16 attestations)
et, de ses composés comme cxyocv6cppwv et &yocvocppocruv"fJ1,
sans parler non
P.lusde µdÀLxoc;(4 attestations) ou de µeLÀLXLoc; (27 attestations), ni
i'autres mots comme µocÀocx6c;, ou de leurs contraires,
yÀuxuc;,ÈV"fJ~c;,,
6't-YJv~c;, xocÀerr:6c;,
VYJÀ~c;.Le simple examen du vocabulaire montre donc
~len que ces valeurs n'étaient nullement inconnues de la société
homérique2 •
Si l'on a trop souvent négligé leur existence, c'est sans doute parce que
l'Iliade est, selon le titre d'une étude de Simone Weil, «le poème de la
force 1>8 • On y voit s'affirmer dans toute leur dureté la violence, la
1Duffrance et la mort. Pourtant l'impression générale n'est point une
Impression dure ; et la description qui est faite de tous ces actes de
,lolence est constamment empreinte de pitié. C'est au reste ce que
flconnaissait vers la fin l'étude qui vient d'être citée : elle montrait que
etout ce qui est absent de la guerre, tout ce que la guerre détruit ou
ftlr.naceest enveloppé de poésie dans l'Iliade>>et qu'une<< extraordinaire
"'uité >>inspire tout le poème 4 •
En réalité, l'humaine pitié qui remplit les deux poèmes homériques
Il saurait être mise en doute ; et elle n'a pas toujours été méconnue :

(l) cr., pour le premier, Iliade, XX, 467; pour le second, Iliade, XXIV, 772 et
.-11ssée XI, 203.
(2) Cf. d'ailleurs, à ce sujet, la juste critique faite d'Adkins dans L. Pearson,
Ptpular Ethics in Ancient Greece, Stanford Univ. Press, 1962, pp. 60-61.
(3) Étude parue dans les Cahiers du Sud en 1941 et 1947, et reprise en tête de
.. source grecque, Gallimard, 1953.
(4) Op. cil., p. 37-38.
14 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

au contraire, diverses études particulières lui ont été consacrées 1 . Qui


plus est, cette humaine pitié aboutit souvent à présenter comme des
mérites des attitudes qui, en fait, constituent précisément la douceur.
Même la lecture la plus superficielle suffit à le prouver.
Les héros ne cessent de s'adresser les uns aux autres <<de douces
paroles 1>.Certes, c'est parfois pour apaiser ceux à qui ils s'adressenL',
ou pour obtenir leur appui 3 ; mais l'expression est malgré tout révéla-
trice. Elle suggère d'emblée deux traits de la civilisation homérique, qui
impliquent déjà une certaine forme de douceur. Le premier est la
courtoisie. Sans doute, dans la bataille, les injures sont-elles de mise;
et l'on sait que les héros homériques s'y montrent éloquents; mais
l'accueil du visiteur, connu ou inconnu, les rites de la vie familiale, les
façons de s'adresser la parole, tout cela suppose un véritable raffinement,
et un sens délicat des égards à avoir. Ces égards sont d'ailleurs les mêmes
à Troie ou chez les Grecs, parmi les hommes ou parmi les dieux. En
second lieu, les <<douces paroles >> sont un signe de ce goût passionné
qu'ont toujours eu les Grecs pour la persuasion, opposée à la violence.
La persuasion peut mener aux arguties ; mais son principe reste toujours
le recours à la douceur.
Au reste, cette douceur, dans l'épopée, n'est aucunement limitée aux
paroles. Si la bataille même est violente, Homère, en revanche, laisse
toujours entrevoir, autour des héros, un réseau de relations humaines
et familiales, qui les rattache à un monde beaucoup plus doux. Et les
deux mondes se pénètrent.
Le rôle même de l'hospitalité est, à cet égard, caractéristique : il est
la marque, constamment présente, de ce que cette société pouvait avoir
de meilleur. Dans l'Odyssée, le fait de se montrer accueillant envers les
étrangers est ainsi, avec celui de respecter les dieux, la marque de
l'homme civilisé, opposé au sauvage, au bandit sans justice (VI, 121 ;
VIII, 576; IX, 176; XIII, 202). Et cela est amplement confirmé par le
récit. Les rites qui président à l'accueil de l'hôte, le respect dont on
l'entoure, font partie des devoirs auxquels on ne saurait se dérober sans
manquer à la piété, et par suite à l'honneur. Chacun y met tout le
raffinement, toute la générosité dont il est capable. Et sans doute
s'agit-il là de devoirs essentiellement religieux, puisque «tous les
étrangers et les mendiants sont de Zeus >> ( Odyssée, VI, 207) ; mais h

(1) On peut d'abord mentionner G. H. Macurdy, The Quality of Mercy, The genll,r
Virtues in Greek Literature, Yale Univ. Press, 1940. Les parties relatives à Homèr~
sont les meilleures ; voir ainsi, p. 3, le passage montrant comment Homère a humanii,1i
les données de la légende ancienne, en y introduisant des éléments plus doux, , tl1~
love of friend for friend, of husband for wire, love for child, and mercy shown h
enemies •· - L'étude de Walter Burkert (Zum altgriechischen Mitleidsbegri,r,
Erlangen, 1955, 156 p.) est, en dépit du titre, limitée à Homère et à la pitié. C'est
une étude d'une grande rigueur intellectuelle; elle marque avec précision que l'élémet1t
de douceur a toujours coexisté avec les notions aristocratiques du courage et de la
lutte; la pitié, justement, les corrige. L'auteur relève d'ailleurs les cas où les ph11
grands interprètes d'Homère ont reconnu l'humaine pitié dont sont pénétrés les poèm"
homériques (voir en particulier p. 68 et n. 4).
(2) Ainsi Iliade, IX, 113; X, 288; XI, 137.
(3) Ainsi IV, 256; XII, 267.
..
JJOMERE 15
n~,01111nissa11ce do tels devoirs adoucit de façon singulière les relations
t~i,trc les llot11111es
.. Le roi 1\lkinoos arrête ainsi les cl1anls qui attristent
1
son llôLe : • L l1ôte et le suppliant ne sont-ils pas des frères, pour peu
qu,e l 1?n ~o~serve a~ cœur qu~lqu~ ~agesse~?i 1 . De plus, s'il est vrai que
l'l1osp1tal1tc appartient à la vie c1v1le, ses effets retentissent sur toutes
les relations hu111aines. Les liens d,hospitalité sont l1éréditaires et
i111pliquent des égards réciproques. Jusqu'en plein combat, ils imposent
le respect des personnes - co1n1ne lorsque Dio1nède déclare à Glaucos :
«.:\insi je suis ton hôte au cœur de }'Argolide, et tu es le mien en Lycie,
le jour où j'irai jusqu'en ce pays. Évitons dès lors tous les deux la
javeline l,un de l'autre,. même au milieu de la presse. J'ai bien d'autres
hom1nes à tuer par1ni les Troyens ou leurs illustres alliés ... Et tu as bien
d'autres Achéens à abattre, si tu le peux. Troquons plutôt nos armes
. .
afin que tous sachent 1c1 que nous nous flattons d'être des hôtes hérédi-
'
taires» (Iliade, VI, 224-231). De tels liens, constamment rappelés, au
sein de l'épopée, montrent assez que les héros ntusent point sans limite
ni sans discernement de la violence.
Dans le même esprit, on ne peut pas non plus ne pas être frappé par
l'importance que donne l'épopée aux per~.!?-~nagesféminins, à la tendresse,
à ur,t_afl)ill~Les scènes où interviennent Àndromaqué, Hélène, Hécube,
soïit à cet égard révélatrices 2 • Et mêine lorsque ces affections ne sont
point directement l'objet du récit, elles sont du moins évoquées en
contre-point, trahissant au passage la pitié du poète et slin1ulant celle
de son public. Lorsqu'un héros meurt, il n'est pas rare que l'on ait ainsi
un bref rappel des afîections qu il ne reLrouvera pas. Si bien que les
1

héros homériques ont en quelque sorte deux faces. Hector n'est pas
seulement le défenseur de Troie : il est aussi l'époux d'J\ndron1aque,
le père q1..f'attendrit son jeune fils, l'homme pour lequel ttne farr1ille
entière suit des yeux le combat, pleine d'anxiété et d •espoir.
Ce qui est vrai de l' l liade l'est, naturellement, pl us encore de l' Qt;l.yssée.
Là, cJest la maisonnée entière qui intervient, avec tout le déroulement
de la vie domestique, la présence des serviteurs fidèles, et jusqu'au cJ1ien
du logis. Les complots et les châtiments se détachent donc sur une toile
de fond où règne la douceur ..
Sans doute d ailleurs est-ce un des grands secrets de t•art d'Ho1nère
1

que de savoir, en toute circonstance, couper d 1 un mot de pitié un récit


de combat, introduire une comparaison tendre et pacifique en un moment
où se déchaîne la violence, bref rétablir à toute force la douceur là où
elle semblerait devoir être le moins à sa place ..
Ce serait déjà beaucoup que ce contre-point de douceur. ~~is il arri':'e
que la tolérance et la mansuétude prennen~ une place déc~s1ve, au ~e1n
même de l'action - et cela jusque dans l' lltade. Il ~peut suf11re.den c~ler
deux exemples bien connus, qu~ nul lecte~r d'Ho~eri; 1;1esaurait oubher.
Le premier est la conversation de Priam et d Helene, au chant III

(1) Odyssée, YI 11, 546 : civ~t x«a1.yv~'t'ou. Le vers fait peut-être partie d'une addi ..
lion postérieure; mais il ne fait que commenter une idée présente d~ns tout le contexte.
(2) 11n'est pas jusqu'aux captives qui ne soient traitées avec politesse ou tendresse:
cr.ci ..dessous, p. 20.
16 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

de l'Iliade, en pleine guerre. Priam appelle auprès de lui la jeune femtn.e


qui est cause de tout le mal - et qu'Eschyle devait plus tard traite
avec une si âpre sévérité. Il lui demande : <<Avance ici, ma fille, assieds
toi devant moi>>( 162) ; et il la rassure : <<Tu n'es, pour moi, cause de rien
les dieux seuls sont cause de tout>>. Le remords et le respect d'Hélèl\
sont à la mesure de cette indulgence, si profondément compréhensiv
et patiente.
En retour, comment ne pas s'émerveiller que le même Priam soit,
à la fin du poème, l'objet d'un geste d'humanité? Une épopée, en général
se termine par l'exaltation d'une victoire : tel n'est pas l'esprit <l
l' lliade; et l'on n'a pas été sans remarquer que le chant où Achille Lt1
Hector a reçu pour titre « La mort d'Hector >>et non pas « Le triomph_
d'Achille >> 1 • Or il en est de même pour l'épopée dans son ensemble, ca_

l' lliade se termine par un double deuil : jeux funèbres en l'honneur <l
Patrocle, désolation à Troie. Et elle se termine surtout par un apaisemcl\t
puisque le vieux Priam, tout seul, s'en vient auprès d'Achille lui demande
le corps de son fils, et qu'Achille, le bouillant Achille, cède à cette prihe
Lui dont la colère donne au poème son élan et son unité, voici q11'i
accepte, au plus fort de sa peine, de se laisser fléchir par ce supplia_l\
qu'il sent assisté par les dieux. Il fait laver le corps d'Hector, il reçoi
Pria_m à sa table, lui offre l'hospitalité pour la nuit; et il suspend l
bataille assez longtemps pour que le vieux roi puisse ramener son fil
à Troie. Les héros homériques les plus emportés sont donc toujou.-
capables de compassion : cette humanité et cette compassion ont mê1l1,
ici le dernier mot.

Ces brèves évocations montrent assez que la douceur a sa place da4


l'épopée homérique : il faudrait toute une étude pour la définir et l
circonscrire 2 • On se contentera ici, pour marquer le point de départ d~
réflexions postérieures, de passer rapidement en revue les mots et 1~
formules par lesquels le poète lui-même évoque et célèbre la douce11l'
Parmi ces mots, èpios mérite une place à part. •
3
Appliqué aux relations humaines , èpios a - il est aisé de Je constater
un contenu fort précis. La douceur qu'il exprime est le fait du p<~t-
envers ses enfants et, par extension, du roi envers ceux dont il a l
charge. Zeus est èpios pour sa fille Athéna (Iliade, VIII, 40 ; XXII, 181) .
De même, Athéna est èpiè pour Ulysse ( Odyssée, XIII, 314). Le vie11 •
Nestor était pour Ménélas <<doux comme un père>>, 7tOC'TTJP &c;~m~ •
( Od. XV, 152). Et voici, a sa suite, nombre de rois pour qui cette douce~~

(1) G. H. Macurdy, op. cit., p. 27. On lit dans le même ouvrage quel' Iliade commcn~
déjà par la condamnation d'un acte d'hybris envers un prêtre et c'est vrai; met
on ne saurait parler à ce sujet de douceur.
(2) Cette élude est en cours : elle doit faire l'objet de la thèse de troisième cyct
de Mil• F. Bardot.
· (3) Il s'applique au mode d'action d'une drogue : on a -1\mttcpiipµootttdans l' I/iade
IV, 218, XI, 515 et 830 (cf. XXIII, 281): cet emploi se retrouvera dans Solon, I, 60 ~
et aura son équivalent dans Eschyle (Prométhée, 482, avec cbté:crµœ-rœ),dans Sophoct~
(Philoclèle, 698, avec <pUÀÀ01ç)ou dans Hérodote (III, 130, 3).
HOMÈRE 17
oute paternelle devient un mérite que l'on se plaît à signaler et qui
'exerce en faveur de tous les sujets. De leur nombre est Ulysse. Mais
eut-être est-ce parce que l'on est dans l'Odyssée, où le poète a tout
oisir d'évoquer ce que fut son règne au temps de la paix? Ne le croyons
1>as : déjà dans l' lliade, cette qualité d'Ulysse n'est pas ignorée.
Jigamemnon ne déclare-t-il pas qu'il s'entendra toujours avec lui? II
tn est sùr, car le cœur d'Ulysse <meconnaît que des pensers débonnaires>>
(IV, 361 : ~moc 81jve:oco!8e:). Ainsi est posé avec netteté un thème qui
1era souvent repris dans l'Odyssée. Là, combien de personnages regrettent
le règne plein de sollicitude qui fut celui d'Ulysse! <<Je n'ai pas seulement
perdu mon noble père>>, dit Télémaque à II, 47, << votre roi de jadis, qui
t'tOCTYJP 3' &ç ~moç -1je:v.
Et Mentor s'indigne: se souvient-on d'Ulysse,<< chez
ceux qu'il gouvernait, et pour qui 7tOCTIJp 8' &ç ~moç -1je:v?>>(II, 234).
Athéna répète la même formule à V, 12. Et Eumée se plaint qu'il ne
retrouvera jamais un maître aussi èpios (XIV, 139). La description
qu'il fait de ce maître est chaleureuse, affectueuse : << Car c'est Ulysse
absent qui me manque le plus>>... <<Entre tous il m'aimait; j'avais
place en son cœur ; il a beau être loin, il n'a toujours qu'un nom pour
moi : c'est le grand frère>>('1)0e:î:ov).
Aussi Ulysse (qui ne s'est point encore
fait reconnaître) félicite-t-il Eumée d'être tombé dans la maison de cet
homme« si doux>> (XV, 490 : èpiou) : le mot est même détaché, en début
clevers, avant une ponctuation. C'est le mot qui résume tout.
Cette douceur, caractéristique de la royauté patriarcale, s'étend
d'ailleurs à d'autres relations humaines. Les vrais héros la font rayonner
llutour ù'eux, puisque Priam était pour Hélène 1toc-djp3' &ç ~moç octe:(,
1l que, si ses beaux-frères ou leurs sœurs ne l'étaient pas, Hector savait
his retenir, par sa douceur et ses mots apaisants (lliade, XXIV, 772 :
cm'î ocyocvoqipocrUV7J xocl.O'OLÇIX)'OCVOLÇ
hée:crm).
En réponse, ceux qui sont traités avec douceur leur sont dévoués. Le
vieil Eumée est dévoué pour ses maîtres ; et Homère dit qu'il a des
,ensers ~moc (Odyssée, XIII, 405; XV, 39; 557). Déjà s'annonce ainsi
l n réciprocité qu'entraîne la douceur, et qui deviendra un des arguments
par lesquels on la recommandera à l'époque classique.
Ces emplois sont donc révélateurs. Ils expriment un certain idéal
1olitique et humain. Et le mot continuera à traduire le même idéal chez
1f\S écrivains postérieurs jusqu'à la fin du ve siècle. Hésiode ne l'évoque
1111s à propos des hommes : il dit seulement que Nérée était << loyal et
cloux >>et qu'il ne connaissait que des pensées «justes et douces >> 1
. Mais
un retrouve les rois humains avec Hérodote : montrant que Cambyse
~tait un despote, mais Cyrus un père pour ses sujets, il dit du premier
11u'il était dur envers eux, du second qu'il était èpios (III, 89, 3). De
111êmeMykérinos, chez les Égyptiens, était èpios pour son peuple, allant
jusqu'à donner de son bien pour consoler ceux qu'irritaient ses sanctions;
11ussiles Égyptiens le louaient-ils plus qu'un autre (Il, 129). Même
Périandre, au début, était <<plus doux>> que son père (V, 92, ~' 1). Et

(1) Théogonie, 235-236. Les deux autres emplois d'Hésiode sont peu intéressants;
Voir tou lefois, pour Léto, page 39, note 1.
18 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Hérodote signale volont.iers que les rois ou les chefs répondent ((avec
douceur>> au lieu de s'irriter 1 •
Si la tragédie se contente surtout des emplois traduisant les rapports
familiaux 2 , on retrouve dans la littérature de la même époque un'
souvenir de cette douceur qui fait régner l'harmonie au sein de la collec--
tivité : il concerne les emplois du mot èpios dans l'œuvre de Thucydide.
En effet, si l'un est appliqué au traitement plus doux que Nicias attend
des dieux 3 , les deux autres emplois s'appliquent à la vie de la cité
mais, par un trait bien caractéristique, ils concernent toujours le
rapports régnant ou devant régner à l'intérieur du groupe, ou de la:
famille, que constitue Athènes. Périclès veut ramener les Athéniens
; et, en 411, a fore
irrités à plus de douceur (II, 59, 3: 1tpoç-c-à"Y)1tt6)-c-e:pov)
d'efforts et de promesses, on obtient que le peuple, d'abord exaspér
par la lutte contre les Quatre Cents, devienne «plus doux>> et songe un
peu plus au salut de la cité dans son ensemble (VIII, 93, 3). Aristophane
lui aussi emploie le même mot pour qualifier l'attitude qu'il attend des
Athéniens en général ; mais, comme Thucydide, il semble en réserver,
l'application aux rapports entre citoyens, puisqu'il ajoute : <<Ainsi nous·.
serons des agneaux les uns envers les autres, et avec nos alliés bien plus.
4
traitables>> (Paix, 934-936 : 1tpix6-c-e:po~)

Après quoi le mot disparaît pratiquement dans la langue classique.
On en retrouve bien trois exemples chez Démosthène (dont un qui
qualifie précisément la douceur que doivent montrer entre eux les
Athéniens, dans le Contre Timocrale, 193), trois chez Platon et deux
chez Aristote, appliqués le plus souvent au domaine médical ou animalli.
Mais le mot ne figure plus ni chez Lysias, ni chez Xénophon, ni chez
Isocrate, ni chez Eschine. Il ne figurera même plus chez cet avocat de la
clémence qu'est Polybe. On peut penser que cette disparition tient en
partie au fait que cette conception toute patriarcale de la douceur n'avait
plus place dans la cité de type nouveau qui s'était alors instituée. Le
mot devait rester lié à l'affectueuse solidarité régnant dans les clans du:
passé. Il devait pourtant reparaître - mais dans une Grèce qui n'était 1
plus régie par les relations civiques et où revenaient au premier plan les

(1) Ainsi Xerxès, à VII, 106, 1, ou Thémistocle à VIII, 60, l.


(2) Cf. Euripide, Alceste, 310 (une belle-mère ne l'est pas), et fr. 960 (un père pour
ses enfants) ; de même Troyennes, 63 (entre dieux auyyeveî~). Il y a aussi, en dehors'
des emplois signalés ci-dessus, l'application aux dieux vis-à-vis des hommes (Phi/oc-'
tète, 737; Bacchantes, 861). Mais le mot peut avoir une acception plus générale: dnns:
un fragment de !'Érechthée d'Euripide (362 N 1 ), l'adjectif vaut dans tous les eus,!
puisqu'il caractérise les sentiments qu'un père recommande à son fils (c'est du reste,,
et le fait vaut d'être noté, le premier des conseils qu'il lui donne).
(3) VII, 77, 4. 1

(4) Le sens de ~moc;;semble plus étendu dans l'autre emploi qu'en fait Aristophane,
lorsque Bdélycléon demande que son père soit • doux • pour les gens ( Gu~pes, 879 :
ijmov -.oîc;;&v8pC:mou;) ; mais il est clair par le contexte qu'il s'agit de son rôle de juge,
qui l'apparente aux rois.
(6) Encore peut-on relever que dans !'Histoire des animaux d'Aristote (619 b 24)
il est dit que l'orfraie qu'elle est ijmoc;;xc,.1-.d: -.éxvcx èx-rpÉ<pe~
xcd -rcx-.oü &e:-roü: il
est permis de penser que les deux remarques sont étroitement liées, et que l'animal
agit là, pour reprendre la formule homérique : 1tcxrl)p&c;;-fjmoc;;.
HOMÈRE 19

rnpports de personne à personne : on le trouve en effet au terme de


l'histoire décrite ici : il figure dans les inscriptions de l'époque romaine,
1lnns saint Paul, dans Plutarque 1•

Ce sens précis qui était celui du mot chez Homère peut, au reste,
11 ,cpliquer que, s'il voulait évoquer une attitude générale de douceur ou
ilo bienveillance, celui-ci ait eu recours à d'autres mots - comme &.ycxv6c;
( 16 exemples, sans compter les composés), et µetÀLXoc; ou µe:LÀLX,Loc;
(rnspectivement, 4 et 27 exemples).
Ces mots caractérisent souvent la douceur dans les paroles ou celle
ilPs offrandes propitiatoires - ce qui semble en liaison étroite avec les
••ms originels. Pour &.yocv6c;, on l'a quatre fois pour des paroles 2 , et
!,rois fois pour des offrandes. Les vingt-sept exemples de µe:LÀL)'.LOÇ se
,111 pportent tous à des paroles (au contraire, dans l'Iliade, µe:(Àtxoc; ne
•'omploie que pour des personnes).
Mais cette douceur des manières part, évidemment, d'un tempérament
~l(ulet bienveillant. De fait, il est, dans l' lliade, un héros, qui n'est point
8
1111roi, ni un chef, et dont on rappelle toujours la douceur: c'est Patrocle •
lligne pendant du bouillant Achille, il a pour lui la courtoisie et l'affabilité.
l,o caractère d'Achille n'est pas, d'ailleurs, sans le heurter, puisqu'il
rllproche à celui-ci, au chant XVI, de nourrir une colère trop cruelle et
tl'ôlre sans pitié pour les souffrances des Achéens : <<Cœur sans pitié
(YY)Àe:éc;),non, je le vois, tu n'as pas eu pour père Pélée, le bon meneur
t
11 , chars, ni pour mère Thétis; c'est le mer aux flots pers qui t'a donné
ln jour, ce sont des rocs abrupts, puisque ton âme est si féroce>> (35 :
•miv~c;)4. Aussi, quand Patrocle mourra, ce sera un concert de regrets
iur sa grande douceur. Ménélas s'écrie ainsi : <<Rappelez-vous bien à
unlle heure la bonté du pauvre Patrocle : il savait être doux pour tous,
IJUtmd il vivait>> (671). Le mot désignant la «bonté» de Patrocle est
lvc(Yj,qui correspond à l'adjectif èv11~c; ; et cet adjectif ~'applique au
1111'me Patrocle à XVII, 204, XXIII, 252 et 648. Quant au mot signifiant

( 1) Voir ci-dessous p. 276 eqp. 314. Il y a eu quelques emplois exceptionnels dans


l'lnlcrvalle - sans compter les textes où revient en honneur la tradition de la royauté
tl'IJlysse - comme chez Philodème qui cite la formule mx:'t'l)p&,;;~moi;; ~e:v : cf. ci-
tJp11ous,p. 261. - A propos d'Ulysse, on remarquera que la douceur lui est assez
1111.urellementattribuée dans la littérature classique : son humanité apparait, chez
llnphocle, dans le contraste avec Ajax: cf. ci-dessous, p. 85-86; le duri ... Ulixi del' Énéide
p, 1 t1, entièrement isolé par rapport à la tradition grecque.
('l) Circonstance remarquable, les traits d'Apollon et d'Artémis sont qualifiés par
1, même adjectif (lliade, XXIV, 759; Odyssée, III, 280; V, 124; XV, 411), même
l11r•11u'ilstuent. On peut penser que c'est parce que ces traits donnent une mort
ttrnmpte et sans douleur, car le passage de l' lliade évoque une telle mort à propos
titicadavre d'Hector: , le teint frais, comme si la vie venait seulement de t'abandon-
t1Pr ,. Pénélope parle de même de la douce mort (µixÀixxov)qu'Artémis pourrait lui
1l1111ncr, et qui viendrait comme le sommeil.
(:1) Cela ne veut pas dire que les chefs ne sachent pas se montrer tiyixvot soit dans
11vll' privée (Jliade XXIV, 772: Hector pour Hélène; Odyssée, XI, 203 : Ulysse pour
11 1nère; XV, 53 : tout seigneur pour ses hôtes), soit dans le maniement des hommes
1/11111le,11, 164; 180; 189; IX, 113).
l·1) Le poète confirme ce trait de caractère en disant : , Il ne s'agit pas ici d'un
ne doux et facile (Iliade, XX, 467 : y).uxu8uµoi;;... où8' tiyixv6q:ipwv).
1t111111
20 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

«doux», c'est µd1.txoc; : il s'applique encore à Patrocle à XIX 300. Là


ce n'est plus Ménélas qui pleure l'ami d'Achille: c'est Briséis, qui rappell
qu'au plus fort de son malheur elle trouva en lui de la bonté : «Tu n
me laissais pas pleurer; tu m'assurais que tu ferais de moi l'épous
légitime du divin Achille, qu'il m'emmènerait à bord de ses nefs e
célébrerait mes noces au milieu de ses Myrmidons. Et c'est pourquo
sur ton cadavre je verse des larmes sans fin - toi qui étais toujours s
doux 1»1 .
Cette courtoisie gracieuse faisait sans doute elle aussi partie d'un
certaine civilisation, alors en plein épanouissement. Toujours est-il qu
le vocabulaire qui sert à l'exprimer ne devait pas durer plus que l
famille d'èpios : les mots meilichos et meilichios ne sont plus guè
employés, après le lyrisme, que dans le vocabulaire religieux ou dan
des textes poétiques tardifs : Apollonios de Rhodes l'emploie, et le
inscriptions tardives également (de même encore l'adjectif contraire
apènès, se retrouve en grec tardif, mais est des plus rares en attique)
Cette éclipse confirme que la douceur de Patrocle sembla longtemps lié
à la civilisation homérique, comme celle d'Ulysse : la vie civique n'olTrai
plus de place pour ce genre de douceur.

Ces deux séries d'exemples et ces deux héros, qui, chaque fois, leu
servent de prototypes suffisent à démontrer la présence de la douceu
au sein même de la guerre homérique. Mais on peut aller plus loin : o
constate en effet que cette douceur n'est pas seulement évoquée à propo
de tel ou tel personnage, mais prônée et défendue pour elle-même, alor
que l'excès de combativité est franchement blâmé.
Si Patrocle s'en prend à la dureté d'Achille, il faut en effet rappele
qu'Achille lui-même s'était plaint, en termes similaires, de la durd '
d' Agamemnon, ce roi <<intraitable>> (Iliade, I, 340 : cx7t1Jvéoc;), donL 1 ',
colère devait coûter si cher aux Achéens. Et, dans l'Odyssée, la doue
patience de Télémaque s'oppose à la violence des prétendants. D'Antinoos,
Télémaque dit : « Tu sais qu' Antinoos est toujours querelleur, et ~e
excitent tous les autres» (XVII, 394-395). À..
aigres propos (:x,OCÀe1toî:crw)
Eurymaque, Ulysse dit de même : «Tu n'es qu'insolence en ton cœu
sans pitié>> (XVIII, 381 · CX7t1Jv1Jc;).
Mais surtout - et c'est là le trait le plus important - on voit d<\j~
affieurer une argumentation sous-jacente en faveur de la douceur. Celte
argumentation consiste à dire, comme on en a eu le témoignage a. "
passage, que la douceur attire la sympathie, la fidélité, le dévouement,:
de ceux qui en sont l'objet. '
On a vu que cette réciprocité naturelle existait entre Ulysse et Eumée
entre Patrocle et Briséis. Les protestations de Mentor-Athéna en fav,~u
d'Ulysse ne font que s'indigner, auprès des hommes puis des dieux, qu
cet heureux effet ne soit pas plus général; elles en font presque une
affaire de justice. Car, par deux fois, on lit : <1 À quoi sert d'être ~age,
accommodant et doux lorsqu'on tient le sceptre, et de n'avoir jamais,

(1) Inversement la µ.e~À~)(l'IJ


peut être un défaut au combat (lliade, XV, 741).
HOMÈRE 21
l'injustice en son cœur? Vivent les mauvais rois 1 et leurs actes impies l
1:11rest-il souvenir de ce divin Ulysse chez ceux qu'il gouvernait en
p~re des plus doux? ... >>(Odyssée, II, 230-234 = V, 8-12).
Le poète semble éprouver la même amertume lorsqu'il raconte la mort
1l'Axyle : « les gens l'aiment, parce que sa demeure est au bord de la
1·1mteet qu'à tous il fait aimable accueil. Personne cependant ne vient
11"01Trir aux coups pour détourner de lui le triste trépas>> (Iliade, VI,
l~-16).
Dans de tels cas, le scandale de l'ingratitude suggère que la gratitude
,,l'lt été normale.
De fait, Pénélope le dit expressément - dans un passage qui, au
1·n11te,a parfois été considéré comme une addition postérieure ; c'est
lorsqu'elle déclare qu'il faut bien traiter le mendiant, qui se révèlera
11'être autre qu'Ulysse. Le texte dit, dans la traduction de V. Bérard :
• À vivre sans pitié pour soi-même et les autres, l'homme durant sa vie
11nreçoit en paiement que malédictions ; et, mort, tous le méprisent. À
vivre sans rigueur pour soi-même et les autres, on se gagne un renom
1111cl'étranger s'en va colporter par le monde, et bien des gens alors
v1mtent votre noblesse >>(XIX, 329-334). Il est évident que la traduction
1••t ici singulièrement libre. Celui qui vit <<sans pitié>>est en fait cx.miv~c;
;
ni. les mots <<pour lui et pour les autres >>ne sont qu'un commentaire
1111rle redoublement d'expression qu'emploie le grec: ac; µè:vCX.mJVYJ<; ocù-roc;
ln xocl.&mivéocda7i.Mais cette « pitié pour soi ►> est impropre ; et le redou-
hhiment sert seulement à insister sur l'idée de douceur, en joignant à la
1IIMpositionpersonnelle de l'homme les sentiments qui en sont l'effet et
l'nxpression. Il faudrait donc dire : <<celui qui est lui-même dur et nourrit
tl1•Hsentiments durs >>.D'autre part, celui qui est, selon la traduction,
1 mns rigueur>> est seulement en grec cx.µuµwv,c'est-à-dire <<irrépro-
11h11ble >>; et le parallélisme est le même que dans l'autre membre de
2

11hrase : <<celui qui est lui-même irréprochable et nourrit des sentiments


lt'l'éprochables >>.
La différence est importante : elle permet de constater que la douceur,
1111l'absence de dureté envers autrui font partie de la vertu, et de ce que
l'on attend du héros, de l'homme fo6:Mc;3 ; l'homme irréprochable
11'opposeà l'homme dur. Et le texte fournit une argumentation en faveur
tir• la douceur, que les siècles postérieurs allaient reprendre et étoffer.
t:11rl'homme dur en pâtira, dans sa vie et après sa mort; tandis que
l'l1omme qui n'est pas dur recueillera le fruit de sa vertu. La douceur,
111bienveillance et l'humanité ont ici pour effet et pour récompense
l't•Ktime d'autrui et le bon renom, tout de suite et à jamais. Pénélope
111,va pas jusqu'à dire qu'un tel renom peut être utile ou avantageux;

( 1) Le mot grec est xcxÀe:n-6ç 1


(2) Cette traduction est contestable : cf. A. A. Parry, Blameless Aegisthus, A Study
••f~µuµ(,)v and other Homeric epithets, Brill, 1973, 292 p. Mais il s'agit en tout cas d'une
•11111li té très générale.
(:1) cr. Théognis, 365, conseillant à Cyrnos de faire toujours régner le µe:lÀtxov
•11r KU langue : • C'est chez les lâches que le cœur s'aigrit•·
22 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

mais, en en faisant la sanction d'une vertu, elle prépare la voie


telles doctrines.

Quoi qu'il en soit, l'ensemble des témoignages montre bien que l'
douceur était une vertu dont Homère n'ignorait nullement le pri
- qu'il s'agisse de l'Iliade ou de l'Odyssée, des héros ou de ceux qui le
entourent.
Avant que ne craque la société homérique, de telles valeurs n'étaien
donc nullement méconnues. Et c'est sans doute ce qui distingue l'épopé
homérique de bien d'autres épopées guerrières.
Seulement il se trouve que cette société a craqué. Les mots donL s
servait Homère pour évoquer ces vertus sont assez vite sortis de l
langue. Les épisodes même de l'épopée, traités par les. auteurs post
rieurs, en particulier tragiques, se sont chargés de cruauté. Le bo
Ulysse est souvent devenu un fourbe ou bien un pleutre. Au lieu que l
corps d'Hector soit traîné autour des murailles, Sophocle n'hésite pas
faire traîner Hector tout vivant (Aja,x, 1031). Les suicides, les meurtre
les vengeances ont pris le pas sur tout le reste. Et les tourments qu
accompagnent la chute de la ville ont acquis un relief plus grand que le
exploits dont cette chute se trouve être l'aboutissement.
Pourtant ces malheurs mêmes étaient, dans la tragédie, destinés
exciter l'indignation et la pitié. C'est donc que peu à peu on avait
nouveau appris à connaître le prix de la douceur. Cette réinvention de l
douceur fera l'objet des chapitres suivants, qui devront aussi cherche
à préciser quelles formes a pu prendre cette douceur nouvelle, adapté
à une vie autre, dans un monde renouvelé.
PREMIÈRE PARTIE

A LA DÉCOUVERTE DE LA DOUCEUR :
L'ESSOR DES MOTS AU ye SIÈCLE AVANT J.-C.
CHAPITRE I

PRINCIPES D'HUMANlffl DANS LA RELIGION ET LE DROIT

La vie durant ce que l'on appelle le Moyen Age grec dut être dure et
,iolente. La société archaïque, où bientôt se firent jour les difficultés
t,onomiques et les troubles sociaux, n'offrit sans doute pas plus de
place à la douceur. La douceur raffinée de l'époque homérique n'est
plus, la douceur délibérée des temps à venir n'est point encore érigée en
,aleur. Époque de guerres civiles et de jalousies, où des hommes libres
devenaient esclaves pour dettes 1 , puis où la richesse s'affranchissait
peu à peu de la noblesse, l'époque archaïque s'ouvre pour nous avec les
plaintes d'Hésiode, et avec l'apologue de l'épervier qui saisit le rossignol
Il, l'emporte en triomphant : <c Misérable, pourquoi cries-tu? Tu appar-
llens à bien plus fort que toi. Tu iras où je te mènerai, pour beau
ehanteur que tu sois, et de toi, à mon gré, je ferai mon repas ou te
rtmdrai la liberté. Bien fou qui résiste à plus fort que soi ... >> ( Travau:c,
107 sqq.).
Contre ce monde cruel les Grecs ont dressé un idéal d'ordre : c'était
c11luide la justice. II assurait un premier rempart contre la violence et la
force. De plus, il convient de constater qu'ils ont tiré de cette idée de
Justice, en tous les temps de leur histoire, toutes les possibilités qu'elle
l1dssait de faire place à l'indulgence et à la modération. Cela est vrai
dus deux justices, justice divine et justice humaine .

4
.
4

La justice divine n'était pas absente de l'épopée homérique : M. Lloyd-


Jones a brillamment montré combien il pouvait être inexact de le
11rétendre2 •
Mais ceci mérite un mot de retour en arrière, qui remonte par-delà
Homère, et concerne les mythes grecs en général, tels qu'on en trouve
l'1\chochez Homère, chez Hésiode, ou chez les tragiques.
Ces mythes n'ont rien de doux. Ils nous mettent en présence de

(l) Solon mit fin à la contrainte par corps au début du v1• siècle.
(2) The Justice of Zeus, Sather Class. Lectures, 41, Un. of Cal. Press, 1971, 230 pageE.
26 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

monstres, de mutilations, de meurtres, de génies vengeurs. Mais deu


remarques doivent être faites à leur sujet.
La première est qu'ils sont, autant que l'on puisse le dire, moi
horribles qu~ les mythes plus anciens que l'on rencontre, par exempl
dans les textes suméro-babyloniens. Ceux-ci évoquent ainsi très volontie .
le pouvoir sans mesure de la déesse d'en bas, ou la terreur qu'elle inspi
aux dieux et aux hommes 1 • - Les mythes grecs, en comparaison, s
présentent comme moins effrayants et moins sombres.
Mais la seconde remarque est surtout qu'ils le sont de moins en moin
Il faut souvent remonter, par-delà les textes littéraires, aux écrits de
mythographes pour découvrir les pires d'entre eux. De même que l
religion grecque a très vite écarté les sacrifices humains, demeuré
uniquement le fait d'un langage légendaire, de même le monde de
mythes grecs s'est, dans les œuvres littéraires, peu à peu allégé de s.
part la plus choquante. La tragédie, en particulier, retient surtout ccu
qui peuvent présenter pour l'homme un sens et une espérance. .
Or ce sens et cette espérance sont justement fondés sur l'existenc •
d'une justice divine. Et, si celle-ci existe déjà de façon latente dan
Homère, il est hors de doute qu'au seuil de l'époque archaïque elle prcn
soudain plus de place. On en parle ; on s'en réclame ; on s'efforc.
d'organiser autour d'elle la conduite des dieux. Et c'est elle, préci;/
sément, qui constitue la protection des faibles en butte aux mêrne~1
menaces que le rossignol d'Hésiode. <<Justice triomphe de la démesure'
quand son heure est venu~>>,affirme Hésiode con~re l_'éper:7i~r(217-218)t
ou encore, parlant aux pmssants : <<Et vous aussi, rois, meditez sur cette{
justice ! Tout près de vous, mêlés aux hommes, des Immortels sont là,'.,
observant ceux qui, par des sentences torses, oppriment l'homme p ;
l'homme et n'ont souci de la crainte des dieux>>... <<Songez aussi qu'il
existe une vierge, Justice, la fille de Zeus, qu'honorent et vénèrent le·
dieux, habitants de l'Olympe >>(249-257). .
Une telle justice a pour effet d'interdire les crimes, les guerre~-
injustifiées, les massacres et les excès de toute sorte. Le théâtre d'Eschyl '·
est occupé, dans sa totalité, par le souci de reconnaître sa présence dan d'i
l'histoire des hommes. Chez lui, les plus monstrueuses des déesses, l
Érinnyes, acceptent finalement de s'intégrer dans un monde où règn,
un dieu juste, capable d'apporter l'apaisement; et elles prennent le no
plus doux de «Bienveillantes >>. D'Hésiode à Pindare, puis à Eschyle,
on peut dire que l'évolution dans la présentation des mythes illustre un
longue reconquête pour la justice et contre la terreur, pour la mod ,
ration et contre les excès ou bien les vengeances, pour la persuasion e
contre la violence. Si la terreur qu'inspirent les dieux subsiste, elle
pour sens et pour fonction de retenir les hommes que pourrait tenter l
violence égoïste : les sanctions du mythe sont là pour les arrêter sur cet
voie.
Cette justice, d'ailleurs, se tempère de bonté, de protection, voir

(1) Voir par exemple le textes réunis par R. Labat et d'autres dans Religions d
Proche-Orient, Paris, 1970.
PRINCIPES D'HUMANITÉ 27

tl'lndulgence. À côté du Zeus des suppliants, dont la garantie assure un


l'l'IIOUrsà tous les êtres en peine, il a existé un Zeus de douceur, un Zeus
Mnilichios, qui est moins universellement connu, mais qui apparaît,
lllllK aucun doute possible, dans les inscriptions et dans les textes
111.1.t',raires (à commencer par Thucydide I, 126, 6).
Les caractères ainsi prêtés aux dieux se traduisent, au niveau des
111111duites humaines, en des règles diverses, qui ne sont point encore
1hmceur, mais ont du moins pour sens d'interdire la cruauté.
On retiendra seulement ici, à titre d'exemple, un certain nombre de
,,,,. règles, qu'inspire de toute évidence un souci d'humanité, et dont les
tlrncs s'adjugeaient eux-mêmes assez volontiers le privilège. Ces interdits,
11111 sont appelés, selon les cas, << lois divines >>,ou <<
lois des Grecs >>,ou
11111•ore <<lois communes de tous les hommes >>,constituent ainsi en Grèce
oumrne un début de droit des gens, dont l'origine religieuse est indéniable.
A cet égard, il n'est pas indifférent de rappeler que les dieux grecs
_l,1i1mtbien faits pour jouer ce rôle de modérateurs. D'abord ils étaient
111• mêmes, d'une cité à l'autre. Ensuite, une assimilation toute naturelle
INI misait avec les cultes voisins. Les dieux d'Homère entretiennent les
111~111es rapports avec Troyens et Achéens. Le Lydien Crésus consultait
l'orucle de Delphes. Et Eschyle trouvait normal de présenter ses Perses,
•~l't'. toute leur bigarrure orientale, comme occupés seulement de Zeus
111,,lu Poséidon. Quand les Grecs, d'ailleurs, apprenaient à connaître
11'11111,res cultes que les leurs, ils professaient à cet égard une parfaite
,~,l~runce: toute l'œuvre d'Hérodote en est la preuve lumineuse. Offenser
111,lieu d'autrui ou bien son culte ou ses croyances eût été se montrer
1111pi1~.
t!,•C'iimplique que les luttes entre cités, ou entre Grecs et barbares, ne
111•oient jamais colorées d'aucun fanatisme, et le même fait explique
•H••Î comment le respect des dieux a pu naturellement comporter un
1•11rl.11in respect des personnes.
l,1•11« lois divines» ou« lois communes à tous les hommes>>interdisaient
1h111r. divers excès tenus pour impies. Or, si elles ne furent pas toujours
~1•11liquées,elles ne furent jamais reniées : elles s'esquissent dans
1111111\re, sont invoquées par Hérodote et dans tout le ve siècle athénien,
11111r être reprises plus tard par Isocrate, par Platon, par Polybe, par
1'lulnrque. Certes, on tendit de plus en plus à les appeler<<lois communes
,IP•hommes>>plutôt que «lois divines >>; mais elles traduisaient dans les
,,1111•1•iences le même sentiment d'un excès à ne pas commettre, fût-ce
eu•••in de la guerre.
l'uisque l'on craignait les dieux, on devait craindre de porter atteinte
- ,,,, 11u'ils protégeaient : à leurs temples ainsi qu'à ceux qui s'y réfu-
•l11h•nt,à leurs rites, qui englobaient la sépulture et le respect dû aux
11111rl.11,enfin aux serments prêtés en leur nom. C'était là une série de
;,rl1111~11auxquels la conscience grecque réagissait toujours très vivement.
llrMer un sanctuaire, ou même le profaner par un usage laïc était un
~th1111, qui devait attirer la colère divine.
llnns l'œuvre d'Eschyle, cet aspect de la guerre de Troie devient,
111111rla première fois dans les œuvres conservées, un aspect essentiel.

2
28 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE
C'est le crime dont s'est rendu coupable Agamemnon, et qui contrib
à expliquer le désastre dont il est victime. Clytemnestre l'annonce dé
par sa feinte prière : << Mais qu'un désir coupable ne s'abatte pas d'abo
sur nos guerriers ; qu'ils ne se livrent pas, vaincus par l'amour du gai_
à de sacrilèges pillages. Ils ont encore à revenir sans dommage à leu
foyers ... >> (Agamemnon, 341-343). Sur quoi, le messager annonce fièr
ment qu'Agamemnon a détruit Troie, et que Zeus l'a aidé pour <1déLrui
les autels et les temples des dieux, anéantir la race entière du pays
(527-528). Le roi porte donc bien ce titre redoutable d'être un<<destrude ·
de villes >> (783, cf. 475).
L'horreur de cette faute attribuée à Agamemnon semble bien ôtr
pour Eschyle, un souvenir des guerres médiques, pour lesquelles l'inc,~nd~
des sanctuaires joua, aux yeux des gens du temps, un rôle prépondéran
L'incendie de Sardes, involontairement allumé selon Hérodote, ava
entraîné la destruction du sanctuaire d'une grande déesse locale. Or, d,
l'historien, <1c'est cet incendie que les Perses alléguèrent par la sui
pour brûler en revanche les sanctuaires des pays grecs >> (V, 102;.
fait est que ces incendies se multiplièrent (VI, 19, 3; VI, 96, 1 ; V
101, 3; VIII, 33) ; mais celui qui devait rester le scandale de tous l
temps fut celui d'Athènes. Et Eschyle n'a pas manqué d'en fair,i u _
sacrilège impardonnable, dont le désastre subi par Xerxès consLitu
l'expiation : <<Eux qui, venus sur la terre grecque, n'hésitaient point
dépouiller les statues des dieux, à incendier les temples ; eux par q '
des autels ont été détruits, des images divines pêle-mêle, la tête en ba ·
renversées de leurs socles. Aussi, criminels, ils subissent des peines ég-ale
à leurs crimes ... >> (Perses, 809-814) 1 • '
Pendant la guerre du Péloponnèse, encore, l'occupation par les
Athéniens du sanctuaire de Délion (qu'ils ne détruisirent pas) fut tenue'
pour une faute grave dont ils durent s'excuser; et Thucydide crut d1voi ·,.;
reproduire cette discussion (IV, 90, 1 ; 97, 2-4)2 • 1
Sans doute ce trait concernait-il peu la douceur des mœurs entre les'
hommes. Mais il se trouve que cette protection divine s'étendait a l,ous
ceux qui avaient cherché refuge dans ces sanctuaires. Coupable, Ç>U
innocents, ennemis ou parents, quiconque était devenu suppliant du
dieu était du coup devenu sacré. 1
Nous entendons surtout parler de cette règle à propos des infraclior.a.s
qui eurent lieu. Mais les efforts faits pour la tourner, ou l'émol,ion l
soulevée par ces infractions, suffisent à mesurer le poids de l'intcrdi t.
Tels qui avaient fait sortir les suppliants du sanctuaire par une prom~sse 1
mensongère devenaient, ainsi que leurs familles, des sacrilèges célbres I
3
dans l'histoire (c'est la fameuse souillure des Alcméonides ). D'aut,res
1
(1) C'est aussi chez Hérodote une raison de confiance pour les Grecs; les Athé~ie:in.s
le disent à VIII, 143 : • Confiants dans l'assistance des dieux et des héros dont, 1a ris 1
aucun respect, il a incendié les demeures et les statues, nous marcherons contr, l. 1L1.Ï
et le repousserons •· 1
(2) C'est cependant le seul domaine où la guerre du Péloponnèse ne correspt~d.e
pas à une aggravation des sacrilèges.
(3) Cf. Thucydide I, 126, li. Un sacrilège analogue est accompli par Cléom'.!>Iie,
dans Hérodote VI, 78: mais Cléomène finit maudit et frappé de folie. I
PRINCIPES D'HUMANITÉ 29
11uilaissèrent mourir le roi de Sparte en guettant sa mort depuis le toit
1 u sanctuaire devenaient également des maudits, dont la cité devait se
1IM1arrasser1 • Et nombre de tragédies commencent par enfermer un
1ouverain dans l'obligation de secourir des suppliants, installés auprès
,l'un autel. S'il ne le fait pas, c'est la souillure, et le refus de l'aide divine
(11omme disent les suppliantes d'Eschyle, au vers 362 : <<à qui respecte
1111mppliantva la prospérité>>). A plus forte raison est-il criminel d'arracher
11" suppliant de l'autel par des paroles trompeuses, comme fait Ménélas
1lnns Andromaque. La tragédie confirme abondamment les données des
hh1Loriens.
Cette disposition s'étendait à tous les suppliants, quel que fût le
1lnnger impliqué ; et aucun problème ne se posait à cet égard. Hérodote
1•11pporteainsi l'hésitation des gens de Kymè, à qui les Perses réclamaient
ln Lydien Pactyès, venu chez eux en suppliant. Ils consultèrent l'oracle,
'l"i leur dit de le livrer. Ne pouvant y croire, un des envoyés se mit à
1 clloger tous les petits oiseaux nichés autour du temple. La voix de
l'oracle protesta : <<Tu arraches de mon temple mes suppliants ! >>:
l',mvoyé répondit que c'était justement la conduite que lui conseillait
l'orncle à propos de Pactyès. <<Oui, je l'ordonne>>, répliqua le dieu,
• nlin que, pour prix de votre impiété, vous périssiez plus vite ; ainsi ne
vl,•ndrcz-vous plus à l'avenir demander à l'oracle s'il convient de livrer
111•11 suppliants ! >>(Hérodote, I, 159)2 •
1)ans la guerre du Péloponnèse, au moment où les passions opposaient
I••~ citoyens entre eux au sein des cités, on vit cette règle violée de façon
~l'lulante. Et le sobre Thucydide signale cette abomination : <<Le père
l1111ilson fils, les suppliants étaient arrachés des sanctuaires ou tués sur
11111cc, certains même emmurés dans le sanctuaire de Dionysos>> (III,
Ml, !J) : c'est même à la mention de ce forfait qu'il accroche sa grande
111111'.ussion sur les atrocités des guerres civiles. Le texte commence en
flllt. par ces mots : <<Tel fut en effet le degré de cruauté qu'atteignit la
••111rrecivile ... >>.Le scandale soulevé mesure bien la force que gardait
1l1111H les consciences cet interdit sacré entre tous.
!)'autres personnes bénéficiaient de la même protection et de la même
h11111unité.C'était le cas, d'abord, des hérauts, personnages sacrés, dotés
1l'11Uributs rituels. Ils étaient, dit l'Iliade, <<chéris de Zeus» (VIII, 517 :
ful q>tÀm)3 • Toute atteinte à un héraut était donc un sacrilège. Hérodote
1•11pporteles suites qu'eut un tel crime, commis par Sparte contre deux
h1lrnuts de Xerxès : deux hérauts de Sparte furent envoyés au roi pour
1111picr leur mort; mais Xerxès les épargna : « Ils avaient, eux, violé
lt••lois reconnues par tous les hommes en faisant périr des hérauts : il
111• forait pas, lui, ce qu'il leur reprochait» (VII, 136). Cela n'empêcha pas
lt•• dieux de punir eux-mêmes les fils de ces hommes. Les instruments
1h•,·ette vengeance commirent donc une nouvelle infraction, puisque des

il) Cf. Thucydide, I, 134,2.


('l) Les habitants de Chios livrèrent finalement Pactyès ; mais le souvenir du
1 ge fut durable (!, 160).
111•rll1
1:1)Cf. I, 334 : ÂLOÇ&yyeÀOL ~Ile xal œvllpwv.
30 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

ambassadeurs se trouvèrent ainsi massacrés 1 . Mais l'existence


infractions, par le scandale qu'elles continuaient de causer, révèle,
encore, que le sentiment d'une obligation n'en subsistait pas moi .
Si les hérauts étaient des personnages d'exception, la protection d
dieux s'étendait aussi à tous ceux qui pouvaient être assimilés à d
suppliants - comme les prisonniers qui se rendaient 2 • Comme dev
le dire le Syracusain Nicolaos, dans Diodore XIII, 21, à propos
prisonniers de l'expédition de Sicile : <<Ceux qui se sont rendus à discréti
sont devenus vos suppliants>>. Telle paraît avoir été l'opinion courant
on la trouve exprimée, par exemple, dans les Héraclides d'Euripi
aux vers 966 et 1009-1011. Du moment qu'un homme a été fait prisonni
on ne peut le tuer sans manquer aux «lois des Grecs >>(1010 : -ro~
'EU~vCùv116µ.oL<;). C'est bien aussi l'idée que mettent en avant les Thé bai
de Thucydide, expliquant que leurs hommes ont été massacrés par l.
Platéens 1totpotv6µ.wc; (III, 66, 2), et réclamant des Lacédémoniens,
«Défendez donc, Lacédémoniens, la loi grecque qu'ils ont transgressé
(67, 6)3. Si la reddition était accompagnée d'un accord, mettant en eau
les dieux, le scandale était naturellement plus grand encore. Cert
pendant la guerre du Péloponnèse, on massacra souvent des prisonnie '
voire des populations entières; mais justement le souvenir devaiL e
rester pendant des années, pour ne pas dire des siècles. La règle pouva
être violée ; elle traduisait pourtant un sentiment, qui, lui, ne faiblissa
pas, et qui suffisait même à certaines époques pour devenir en lui-mê
une sanction. Comme le dit le Nicolaos de Diodore : <<Si l'on appren
que nous avons sacrifié nos prisonniers contrairement au droit des gen
c'est contre nous que se tournera le blâme public>> (XIII, 26). L'opinio
a pris le relais de la justice divine pour garantir ce droit des gens,
souvent violé, et pourtant toujours vivace dans l'esprit des gens.
On pourrait s'étendre encore beaucoup sur ces règles : elles imposaie
le respect des trêves sacrées, des grands jeux, des armistices. Et l
Lacédémoniens de Thucydide ne s'étonnaient pas d'avoir connu d
revers dans une guerre où ils étaient entrés en violant une trêve (VI
18, 2, avec le mot 1totpotv6µ'1)µot). Elles interdisaient aussi de laisser d
morts sans sépulture : c'est même là l'essentiel de ce qu' Antigone appel

( 1) L'infraction mentionnée ici par Hérodote est rapportée par Thucydide II, 6
2-4. Les ambassadeurs étaient d'ailleurs moins sacrés que les hérauts (sur la distinclio
cf. Démosthène, Ambassade, 163).
(2) L'immolation de douze Troyens aux funérailles d'Hector (reprise dans l' Énlid
XI, 81) demeurera toujours une exception; et le poète a un mot de commenlair
où ce caractère cruel apparaît : Kocxix8è qipecrl µ~8e-ro ipyoc (XXIII, 176). Ce rite e
à rapprocher des sacrifices humains, qui occupent une grande place dans le myth'
et par suite dans la tragédie, mais étaient déjà fort exceptionnels à l'époque hérolq
et disparurent ensuite totalement. En revanche, l'asservissement des personnes Ha
une coutume admise à la guerre; et, même au v• siècle, seule l'extension d'une tell
mesure à toute la population paraissait scandaleuse. Autrement, c'était un des droi
de la guerre.
(3) La question de savoir s'il y avait eu un serment explicite ne vise, de toute évi
dence, qu'une circonstance aggravante. Sur ces questions, cf. P. Ducrey, Le traiteme
des prisonniers de guerre dans la Grèce antique (des origines à la conqutte romaine
Paris, 1968.
PRINCIPES D'HUMANITÉ 31
e les lois non écrites, inébranlables des dieux>> (Antigone, 454). Cette
obligation supposait un arrêt après chaque bataille, une trêve. Et les
Incidents de Délion, puis des Arginuses, prouvent assez combien une
l,nlle obligation était encore sentie comme impérieuse en pleine guerre
duPéloponnèse. À plus forte raison était-il interdit d'outrager le corps des
111orts.Et une très belle anecdote illustre ce sentiment dans Hérodote IX,
78-79. Il raconte qu'après la victoire de Platée, un Éginète suggéra à
Pausanias de traiter le corps de Mardonios comme celui-ci l'avait fait
pour Léonidas, dont il avait cloué la tête à un pieu. C'eût été là, selon ce
pnrsonnage, une juste mesure de rétorsion (niv oµOLYJV cxrtotttouç -
,s·nµwp-fiae:ou). Mais Pausanias refusa avec indignation cette proposition,
,ugée par Hérodote lui-même <<des plus impies >>.Léonidas, expliqua-t-il,
lvait été vengé par la victoire ; et nulle vengeance ne saurait passer
r,rle biais d'une impiété : << Une telle conduite convient à des barbares
,1utôt qu'à des Grecs; et à eux-mêmes nous en faisons reproche >> 1•

Les divers actes de cruauté, les divers sacrilèges que l'on voit
11.ccumuler en certaines époques ne doivent donc pas nous tromper.
, ne nous sont rapportés que précisément parce qu'ils représentaient
IM
1xception, et le scandale. En face, il faut ranger ces principes, ces
1t11tesde noblesse, ces marques de tolérance ou d'humanité. Et il faut se
flppeler que, contre les excès et les manquements à ces interdits, les
Ornesn'ont jamais cessé de protester. Les textes de Platon, de Polybe,
·• Diodore, redisant tout ce que l'on ne devrait pas faire en temps de
irre, et définissant un véritable droit à respecter au sein des guerres

l ur les rendre moins violentes et moins destructrices, rendent à cet


rd un son particulièrement significatif, et expriment ce qu'avait de
s original la conscience grecque en matière de guerres 2 •
Aussi bien faudrait-il ajouter que les mêmes interdits introduisaient
t1i une certaine indulgence dans les rapports individuels et dans le

Ê t réservé aux coupables. Ceux-ci pouvaient en effet se réclamer du


uble droit que constituaient le droit d'asile et la purification.
'!'raqué par la justice des siens, un homme pouvait toujours se faire
lloueillir au dehors. Il était un suppliant, comme les autres.
·. lin des plus beaux exemples est une histoire fort ancienne, dont aucun
Maprotagonistes ne se trouve avoir été grec. C'est l'histoire que raconte
l•rodote et qui mena Crésus à perdre son fils. Crésus avait en effet
ueilli chez lui Adraste, qui était arrivé là comme <<un homme en
le au malheur et de qui les mains n'étaient pas pures>>. Or <<il se

Ë 1cnta au palais de Crésus et demanda à être purifié suivant les rites


pays>>.Crésus accepta et le garda chez lui (I, 35). Il ne savait pas qu'il
.ueillait ainsi celui qui lui tuerait son fils, sans le vouloir.
fic même dans la tragédie, Thésée invite Héraclès à le suivre après
t'll a tué ses enfants, lors d'une crise de folie : <<là, je te purifierai les

(1) Xerxès lui-même sut cependant montrer les mêmes qualités, en se refusant
1p,,rcer une vengeance qui eût entraîné un sacrilège (cf. ci-dessus, p. 29).
jl) Voir Platon, République, 469 b sqq.; Polybe, II, 58 et V, Il ; Diodore, XXX,
11·1.D'autres œuvres seraient à citer, sans compter les œuvres perdues; celle de
lltn~trios de Phalère a pu jouer un rôle dans le développement de ces idées.
32 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

mains de leur souillure, et je te donnerai un domaine et une part de m


biens>>(Héraclès, 1324-1325). Oreste se réfugie de même auprès d' Apollo
qui le purifie (Euménides, 280 sqq.). Avec le temps, se développe l'id
qu'un meurtre involontaire ne comporte même pas de souillure ; on
voit s'amorcer dans Sophocle à propos d'Œdipe, dont la souillure
compte plus guère (Œdipe Roi, 1414-1415, Œdipe à Colone, 1130-1136
Thésée accueille Œdipe, comme un suppliant sacré, sans parler de 1
purih~ '
D'ailleurs, cette protection n'était pas réservée aux seuls criminels,
Thémistocle, dont Thucydide raconte comment il arriva en supplia
chez ses anciens ennemis, en est un exemple célèbre.
Ainsi la purification remédie à la souillure, et le droit d'asile d
suppliants remédie aux rigueurs de la justice et de l'exil. Les dieux grec
chaque fois que cela est possible, encouragent les hommes a l'indulgenc
Cependant, ces cas d'exception, s'ils sont révélateurs d'une certain
tolérance latente chez les Grecs, ne visaient l'individu que dans de
cas fort rares : normalement les rapports des individus au sein des cité
étaient régis par la justice et par les lois.

II

Le règne des lois dans les cités était en soi destiné à éviter la violcnc
ou les abus et à faire régner entre les citoyens une vie civilisée. Ce fu
même une des grandes fiertés grecques que d'avoir su fonder un te
ordre. Au v 8 et au rve siècle avant J .-C., les textes abon<len ·
dans lesquels le fait d'avoir ainsi renoncé à la vie sauvage (6~ptw3w.
~'Yjv)est présenté comme le triomphe même de l'humanité 1 ; et l'cxis'
tence de lois écrites était une garantie du droit de tous 2 • '
En fait, cette vie selon la loi ne retient pas que la douceur : elle ne;
fonctionne que parce que chacun s'en remet à la cité d'assurer le bon,
ordre et de sévir contre les coupables : ceci semble exclure l'indulgence ;
et l'on peut penser que la loi garantit contre la violence sans pour autan.-€
instaurer la douceur.
Pourtant il est de fait qu'à. toutes les époques la justice grecque - o-u
du moins la justice athénienne, la seule que nous connaissions - laiss
aux coupables une certaine marge de liberté et, quand elle les condamna.,
ne fut jamais cruelle. Fondée sur la défense de la cité, elle songeait plus à.
préserver l'intégrité de celle-ci qu'à poursuivre le crime à tout pri:K.,
Tout d'abord, respectant sur ce point l'existence de l'ancien <lroi.
familial, la justice de la cité ne se chargeait de faire mettre en accusalio :o;

(1) Cf. Isocrate, Nicoclès, 5-9 = Échange, 253-257, cité ci-dessous, p. 105, <'L les
autres textes cités dans notre étude sur• Thucydide et l'idée de progrès•, Annali del~a
Scuola norm. di Pisa (Lett., Stor., Phil.) 1966, p. 143-191.
(2) Cf. sur ce point notre étude sur la Loi dans la pensée grecque, des origi11es 12
Aristote, Paris, Les Belles-Lettres, 1971, principalement aux pages 9-25 et 139-15 !5·
PRINCIPES D'HUMANITÉ 33
,1110
les crimes la concernant : personne ne pouvait rien tenter contre un
,111mrtrier, si la victime avait pardonné avant de mourir1, ou si les
p11rents refusaient d'aller en justice. On pouvait donc laisser quitte un
l't111pable,passer l'éponge; et cet acquittement privé était officiellement
,11hnis.De fait. le pardon ainsi accordé était l'ocŒecrn;,dont le nom évoque
111 respect d'autrui ; et, si les gens qui comparaissaient devant l'Aréopage
11111r une accusation de meurtre prenaient place contre la <<pierre de
1'outrage >>,l'accusateur, lui,2 prenait place contre la pierre <<du refus de
1111rdon>>,Je ÀWoc;&voc~3docc; • Le bras de la juslice n'entrait pas en mouve-
111nntde façon inévitable.
l)ans les procès eux-mêmes, mille garanties étaient prévues contre la
l'fll'ruption des juges ou le manque d'information. Chaque accusé était
11111.,mdu, et même deux fois. Enfin, par une tradition généreuse, dont les
l~'1,rnénides d'Eschyle nous offrent le prototype, l'égalité des voix
•ll(nifiait l'acquittement.
Ile plus, après son premier plaidoyer, l'accusé pouvait prévenir sa
1•011clamnation, en décidant de s'exiler et d'abandonner ses biens.
1,'11hsence presque complète d'emprisonnement préventif avant les
pt•ucès correspond au même principe : on pouvait sans difficulté fuir
11v1111t une condamnation; on pouvait aussi quitter la ville si l'on ne
\·oulait pas payer une amende trop importante. L'appartenance à la
,,ll,1\était la condition même d'une vie collective et protégée, mais les
1111l1,t1mces de la cité se doublaient d'une indulgence qui en était la contre-
p11rl.ie: Je coupable, s'il renonçait à la cité, ne l'intéressait plus et
~11h11ppaità sa vindicte 3 • La justice n'agissait pas au-delà des murs.
l•:nfin les peines reflétaient Je même esprit : l'exil était une des plus
1111loutables,et, avec lui, l'alimie, ou perte des droits civiques et politiques.
IC11revanche, l'emprisonnement n'était appliqué aux citoyens que dans
1111•
4
,·.as très Iimités • Cela se comprend, puisqu'il s'agissait moins de sévir
'I"" de rejeter le citoyen indésirable.
Il y avait donc, dans les mœurs et le droit grec, un certain nombre
1l'lmhitudes, qui rendaient moins implacable le cours de la justice, et
,1111 traduisaient une indulgence naturelle à ce peuple, même quand il
1111 •'en réclamait pas.
l.11structure même des plaidoyers constitue à cet égard un témoignage
,~v~lateur. Car, à côté des arguments de justice, il y avait toujours, de
h1~011 ouverte et avouée, des développements faisant appel à deux senti-
11111111.schez les juges. L'un était la reconnaissance pour les services que
1'11111'.usé avait pu rendre à la cité; l'autre était la pitié. L'accusé la
,h11111mdait; il faisait comparaître, pour l'obtenir, sa famille éplorée, ses

j l) Démosthène,Contre Panlénétos, 69.


j\l) C'est là un sens du mol absolumentdifférent de celui qu'il revêt ailleurs, et qui
,11 ln manque de respect pour autrui, ou impudence.
(Il) L'extradition fut parfois demandée,mais resta un procédé absolument excep-
11111111111.
14) En particulieraux débiteursdu trésor. La peine de mort, elle,existait; maisles
(entre autres ceux qui peuvent se comparer à la crucifixion)ne s'appliquaient
,,11111t1ces
111'•11xesclavesou aux ennemis; et ils semblentavoir été empruntésà des civilisations
,11t1hics.lis sont au demeurant restés rares.
34 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

amis ; et l'accusateur devait parer à l'effet ainsi produit. Quant au


thèmes inspirant la pitié, ils furent parfois l'objet d'un enseigneme
spécial : Thrasymaque est à cet égard cité par Aristote (Rhétoriqu
III, 1404 a 13). Tout ceci prouve amplement que la pitié jouait un rô
important, que l'on tenait pour légitime.

À ces caractères plus ou moins constants, il faut ajouter le fait q


l'évolution, ici, en renforce l'importance. Si la pratique des guerres
laisse voir aucune sorte de progrès d'Homère au ve siècle, en revanc
l'évolution du droit, qui reflète celle de la pensée, va nettement dans
sens d'une plus large compréhension.
Le premier aspect de la justice est en effet la vengeance ; et le mê
mot grec veut dire << punir >>et <<se venger>>. Par conséquent le point
départ est la rétorsion, ou, selon la formule, <<œil pour œil, dent po ·
dent>>.
À cet égard, l'instauration d'une justice de la cité constituait u
premier progrès : le droit familial est vengeance, le verdict rendu par u
tiers est justice. Parti du droit familial et des pratiques de vengeanc
le premier droit écrit apparut déjà comme un élément pacificateu
Telle fut à Athènes et au vue siècle l'œuvre de Dracon.<< Son idée dom
nante, c'est de combattre les abus de la vendetta et de substituer à i'
guerre privée la répression sociale >>1 . Les lois de Dracon furent sévères
il le fallait pour mettre fin à l'habitude selon laquelle les citoyens ·
vengeaient eux-mêmes. Et elles parurent surtout sévères en fonctio
de l'évolution qui suivit. En tout cas, Dracon sut déjà établir 1
distinction majeure du droit athénien, en opposant les fautes volontair
et involontaires. On reconnut que le meurtre involontaire était dign
de pardon, d'oci8e:crn:;et bientôt toute l'indulgence de la justice ath
nienne allait se glisser par cette ouverture.
Sous Solon, la société athénienne se fit plus démocratique ; les droi
du père de famille furent limités, ceux des humbles accrus. La just.ic
suivit le mouvement - avec l'abolition de la contrainte par corps, l
droit donné a chacun d'intenter un procès public, et les pouvoi
croissants du tribunal du peuple, !'héliée. Mais surtout, l'habitude nacru ·
et se développa de peser les responsabilités, les circonstances, les excuse
Au lieu de considérer seulement l'acte, on considéra l'intention, i'
caractère.
L' Orestie d'Eschyle témoigne bien de ces diverses tendances et
l'esprit nouveau qui s'était alors répandu.
Tout d'abord Athéna y fait triompher deux fois l'ordre de la jusLi ,.
et de la persuasion sur celui de la violence et de la vengeance. Un
première fois, elle institue le tribunal de !'Aréopage, qui doit tranch
définitivement et dire si la poursuite des Érinnyes doit ou non s
prolonger contre Oreste. Une seconde fois, après que le verdict a é
rendu, elle obtient par la persuasion que les Érinnyes renoncent à leu
courroux contre Athènes, et ne se vengent pas de ce qu'elles jugent

(1) Glotz, Histoire Grecque, I, p. 421.


PRINCIPES D'HUMANITÉ 35
alTrontpersonnel : << Si tu sais respecter la Persuasion sainte, qui donne
• ma parole sa magique douceur, va, tu resteras ici)) (Euménides, 885-887).
Ainsi est mise en relief la beauté du nouvel ordre, qui va avec la justice
111. qui est celui de la non-violence. De plus, reportant dans le mond~
divin l'évolution dont la justice humaine avait été le théâtre, Eschyle
nwntre dans sa trilogie comment on passe d'une justice mécaniquement
r/lpressive, comme celle des Érinnyes, qui s'exerce dans les deux premières
irugédies, à une autre justice qui, elle, tient compte des circonstances et
lllit ainsi arrêter la série criminelle 1 •
On sait que les hommes du v 0 siècle allaient pousser cette réflexion
dnplus en plus loin. Les discussions de responsabilité qui en résultèrent
dnvinrent pour chacun l'occasion la plus courante d'exercer ses talents
dlulectiques ; les discussions de Protagoras avec Périclès, sur le cas de
l'llLhlète tué involontairement dans une palestre, en sont un exemple
(Plutarque, Périclès, 36) ; les antilogies d'Antiphon en sont un autre.
Muis surtout il n'est pas d'agôn dans la tragédie ou de débat dans
1'hucydide qui ne reflète le même souci et la même subtilité dans l'art de
dh1tinguer. L'exemple des Euménides rend donc bien compte d'une
6volution profonde vers une justice de plus en plus nuancée 2•
Enfin la tragédie des Euménides attire aussi l'attention sur l'évolution
quicommençait alors et ten,dait à cha~ger la foncti?n. même du châtiment.
Dans Agamemnon, on decouvre deJà que le chat1ment a un sens, qui
ft'm,t pas seulement de faire payer, mais de rendre meilleur : la justice
divine, en tout cas, enseigne aux hommes la sagesse : c'est la leçon de la
µix6oc;;,
tl)Ulîrance, le 1toc0e:t dont Zeus a fait la loi de l'humanité (175 sqq.).
l)n plus, on découvre dans les Euménides que l'existence du châtiment
flnd aussi meilleur par la crainte qu'elle inspire et que cet effet préventif
ent retenir les criminels. Athéna le dit bien : << Sur ce mont, dis-je,
l 6Mormais le Respect et la Crainte, sa sœur, jour et nuit également,
flLiendront les citoyens loin du crime >> (690-692).
C'était là poser les jalons d'une réflexion qui allait s'épanouir à la fin
duve siècle. La doctrine a même le rare privilège que Platon l'attribue
"ut ensemble à Socrate et à Protagoras 3 • Il fait dire à Protagoras, en
tff.,t: <<Situ veux bien réfléchir, Socrate, a l'effet visé par la punition du

r. upable, la réalité elle-même te montrera que les hommes considèrent


vertu comme une chose qui s'acquiert. Personne, en effet, en punissant
Yneoupable, n'a en vue ni ne prend pour mobile le fait même de la faute
1C1111mise,
à moins de s'abandonner comme une bête féroce à une vengeance

( 1) Chez Euripide, ce refus de la série criminelle repose moins sur une réflexion
flhtllve à la justice que sur la simple lassitude (Oreste, 507-511).
(i) La justice athénienne a pu, en certains cas, tirer de la considération des cir-
.. llRlances un motif de sévérité; ainsi Antiphon prétend (IV,~. 2) que« les agresseurs
ll•rllent de subir non pas la pareille mais plus et pis• (cf. Dover, Greek popular
/111tr11lity,p. 184). Mais il s'agit de cas exceptionnels, et d'ailleurs évoqués comme
111llmitcs.
(:1) L'importance de la part de Protagoras a été discutée, mais il paraît fort difficile
·• <1roircqu'elle soit entièrement fictive. Au reste, elle correspond bien au genre des
p,ohlèmcs qui occupaient Protagoras (et dont on a vu un exemple ci-dessus) et au rôle
'Il" Jouait dans sa pensée la notion d'un intérêt bien calculé (Théltète, 167 b-c).
36 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Myou)
dénuée de raison : celui qui a souci de punir intelligemment (µe:'t"oc
ne frappe pas à cause du passé - car ce qui est fait est fait - mais en
prévision de l'avenir, afin que ni les coupables ni les témoins de se,
punition ne soient tentés de recommencer>> (Protagoras, 324 a-b). Et il
fait dire à Socrate lui-même, à propos des châtiments dans l'autre
monde : <c Or la destinée de tout être que l'on châtie, si le châtiment
est correctement infligé (op0&ç) consiste ou bien à devenir meilleur et à
tirer parti de sa peine, ou bien à servir d'exemple aux autres, pour que
ceux-ci, par crainte de la peine qu'ils lui voient subir, s'améliorent
eux-mêmes>> (Gorgias, 525 a-b) 1 .
Cette réflexion nous écarte assurément des pratiques mêmes du droit,
Cependant elle illustre à merveille le sens dans lequel évoluait ce droit,
et l'orientation que prenait la pensée grecque sur la justice. Dans la
mesure où la violence de la vengeance tendait de plus en plus à s'elTacer
devant le souci du bien de chacun et de son éducation, une telle justice
ouvrait la place à une certaine douceur, et en reflétait au moins le goût.

Pourtant, c'est là qu'intervient le paradoxe : cette aversion naturelle


des Grecs pour la violence, qui se traduit si bien dans leurs croyances
et dans leur droit, fut ce qui ralentit le plus chez eux l'émergence des
idées de douceur et d'indulgence, et ce qui donna à ces notions, dans le
monde grec, leur forme particulière. En effet, les Grecs étaient si hostiles
à cette violence qu'ils avaient, surtout à partir de l'époque archaïque,
cherché passionnément à l'endiguer en instaurant partout et l'ordre des
cités et le règne de la justice. Mais ils allaient dès lors être prisonniers de
la forme prise par cette réaction.
L'ordre des cités leur devint si cher qu'ils ne purent plus développer,
ni dans l'exercice de la justice ni dans les rapports entre individus, des
sentiments qui ne pouvaient s'en réclamer. Et le fait est qu'on ne verra
la douceur, le pardon, l'indulgence, la compréhension, devenir des vertus
reconnues qu'au moment où s'affaibliront le lien civique et le sens de la
cité.
De même, le règne de la justice occupa si bien leurs esprits, qu'il ne
leur fut plus naturel d'aller chercher, par-delà cette justice, une rôgle
différente qui pût régir les relations humaines. Il allait donc falloir,
pour pouvoir venir au jour, que ces mêmes vertus se glissent doucement
soit en marge de la justice, soit dans son sillage. '
Aussi bien peut-on constater - comme les chapitres suivunts
s'efforceront de le montrer - que les différents termes désignanL ces
vertus sont apparus dans le vocabulaire de façon tardive et progressive ;
souvent même ils ont, avant de s'appliquer aux relations entre les
hommes, désigné plus spécialement les sentiments des dieux envers les
hommes. La puissance même des dieux faisait espérer leur douceur,

(1) cr. de même 478 a: • N'est-ce pas en vue d'une certaine justice que l'on punit,
quand on punit avec raison (6p0wç) '/ •, et 478 d : • La justice ainsi rendue, en effet,
oblige à devenir plus sage et plus juste, et elle est comme la médecine de la méchan-
ceté,. cr. encore République, 380 b, et Lois, 862 e.
CHAPITRE II

NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR:


PRAOS ET PHILANTHROPOS

Les trois mots les plus couramment employés, à l'époque classique,


pour désigner la douceur ou les idées apparentées sont, outre les mots
,lt\Hignant l'indulgence et le pardon, les adjectifs praos, philanlhrôpos
,1,épieikès.
1
Naturellement, il y en a d'autres. Et il est bon de le rappeler, puisque
111 richesse du vocabulaire atteste le prix attaché par les Grecs à ces
Lions, ou plutôt à ces valeurs. Au lieu de dire qu'un homme est praos,
1111
1111peut dire qu'il est <<d'abord facile>>(e:ù1tpoa-riyopoç) <<poli, apprivoisé>>
(~(J,e:poc;),
<<bienveillant>>(dSvouç), <<bien disposé>>, (qnMcppwv),etc. Au
11,mde dire qu'il est philanthrôpos, on peut parler de sa <<libéralité >>
('Àe:u6e:pLoTI)ç)de son aptitude à << ou à <<faire
faire du bien>> (e:ùe:pye:-re:°Lv)
pl11isir>>(xixpl~e:cr6ou),ou à <<partager avec autrui>> (x.oLvwve:î:v). On peut
Hsi dire qu'il n'est pas irascible, ou pas dur, ou pas égoïste.
1111
Mais, pour s'en tenir aux trois mots principaux, on constate aisément
1111'ilsne sont entrés en usage que de façon progressive et relativement
lnrdive. Ni praos ni philanthrôpos ne sont employés dans Homère; et
itiieikès n'y est employé qu'avec une valeur différente. Chacun de ces
11111tsfera doucement son chemin, pour envahir soudain le domaine du
111•11cà partir du ive siècle avant J .-C.
Le tableau ci-dessous donnera une idée de ce brusque épanouissement.

praos philanlhrô pos épieikès

l(omère ............... 0 0 (21) autre sens


Hérodote .............. 3 0 4
Les trois tragiques ..... 6 2 4
Thucydide ............. 1 0 9
Xénophon ............. 16 18 6
l~ocrate ............... 31 12 42
llémosthène ........... 25 72 33
Platon ................ 59 5 72
Aristote ............... 28 11 92
38 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Cette naissance et ce surgissement sont donc indiscutables et ils


méritent que l'on suive, tant bien que mal, leur trace 1 .

I. Praos

Pour praos, les premiers exemples attestés sont ceux du verbe, qui
signifie <<apaiser» (apaiser la houle, les animaux, les manifestations
de violence). On le rencontre P.n ~e, sens deux fois chez Hésiode ( Théogonie,
254 ; Travaux, 797) et une fois chez Solon (3 D, 37). On rencontre aussi
dans le lyrisme des composés ; et Pindare applique à Eileithuia l'adjectif
: elle sait, en effet, procéder à l'accouchement en douceur,
1tpotÔ!J.l)TLV
sans brutalité.
Ces premiers emplois attestés fournissent une indication sur le caractère
général que conservera toujours la praolès : c'est une douceur des manières,
qui s'oppose à toutes les manifestations violentes. Et la fréquence du
verbe correspond à ce sens : la praotès doit être rétablie chaque fois
qu'un excès de violence risque de se faire jour. Dans !'Hymne homérique
à Hermès, 1, Apollon, jusque-là irrité, se laisse ainsi apaiser par le son de
la lyre qu'Hermès lui donnera (417 : peiot µ&,: È:1tp~üvev).Dans les Perses
d'Eschyle, Xerxès cherche à calmer son attelage où règne l'agitation
( 190), et Darius conseille à A tossa de calmer le désespoir de son fils par
des paroles affectueuses (837 : &.,,XotÙ-rov&Ùrppovwc:; cru1tpocüvovÀoyoLc:;).
Dans Hérodote, on voit un homme affecter la colère, distribuant les
injures, puis, sous l'effet de bonnes paroles, feindre <<de s'apaiser et de
laisser là sa colère >> ( II, 121, a : 1tp'l)Ôveo-0otL
... xoct {m(e:a-0otL
tjc:; ôpy~c:;).
Inversement, Amasis étant au comble de la colère, Laodice proteste de
son innocence sans parvenir à l'apaiser (II, 181: oùaèv è:y[ve:-ro 1tp1JÔ-re:poc:;).
La praolès est donc le contra.ire de la colère ; et elle le restera. Dans
un article de la revue Maia (1959, p. 17-22), P. Chantraine a commenté
son sens, relevant divers exemples classiques où le mot s'oppose soit à la
sauvagerie soit à l'emportement 2 • L'apparition de l'adjectif et du

(1) On a mêlé dans ce tableau à l'emploi de l'adjectif celui du verbe, du substantif


et de l'adverbe. D'autre part, les emplois de épieikès ont été mentionnés sans distinc-
tion de sens, le sens de , douceur• s'imposant presque exclusivement chez les derniers
auteurs.
(2) Voir, par exemple, Platon, Banquet, 197 d, Aristote, Éthique à Nicomaque,
1125 b. Un exemple très semblable à ceux que l'on vient de voir serait le fragment 822
d'Euripide : ÔpYl)V npm1voucroc.- L'étymologie est inconnue. Pour le sens il est tentant
de rapprocher le mot des termes sanskrits, slaves et germaniques évoquant une position
favorable envers quelqu'un (d'où : friend, freund); mais la filiation présente des
difficultés. Une autre hypothèse a voulu rapprocher le mot du sanskrit dprayu-
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR 39
1ubstantif consacre par suite la reconnaissance de ce trait de caractère,
11uipourra devenir une vertu.
Il est un peu difficile de déterminer le premier emploi que nous
possédions de l'adjectif.
Tout d'abord, il ne faudrait pas se laisser tromper par le cas de
l'Hymne homérique à Arès. Car il contient bien l'adjectif 1tp7JOç;mais il
n'est que par erreur rangé dans les Hymnes homériques. C'est un hymne
orphique, datant peut-être du ive ou du ve siècle de notre ère. Au reste,
l'emploi du mot y est remarquablement paradoxal, comme l'hymne
lui-même, qui fait d'Arès un dieu de vertu et de justice 1 ! Aussi ne doit-on
ins s'étonner de voir l'auteur demander au dieu : <<Répands d'en haut
l,Il douce clarté sur notre existence, et aussi ta force martiale pour que
j11puisse détourner de ma tête la lâcheté dégradante >>. Cet Arès tardif
peut se voir attribuer une <<douce clarté •> sans contradiction. Mais il
n'appartient pas au monde grec classique. Il peut à la rigueur consacrer
hi triomphe ultime de la douceur ; mais il ne saurait fournir une
Indication sur les débuts, et moins encore une première attestation de
l'adjectif.
Les choses sont moins nettes en ce qui concerne les conseils qui nous
ont été transmis comme exprimant l'enseignement des premiers philo-
111phes,ou des sept Sages, voire même celui de l'oracle de Delphes. Il n'y
a rien d'étonnant à ce que ces divers conseils aient recommandé de
1lominer sa colère et de respecter la modération. Or le mot praos pouvait
fort bien être employé en ce sens. Mais il peut aussi avoir été employé
1111ce sens et introduit dans ces conseils bien plus tard, à une époque où
lit vogue du mot avait pris une plus grande extension : les témoins
11ostérieurs emploient assez souvent le vocabulaire de leur temps.
Tel peut être le cas pour Pythagore, à qui l'on attribue à l'occasion
1lt1sconseils de ce genre 2• Tel est le cas pour Chilon, qui, d'après Stobée,
1111rait recommandé aux rois de concilier force et douceur, de façon à
Atrenon pas craints, mais jugés dignes de respect 3 • La pensée ne surprend
pus : elle correspond aux autres informations que l'on a sur les enseigne-
ments attribués au personnage ; Stobée lui-même lui prête ailleurs le
1mnseild'être calme, de dominer sa colère, de se prêter aux réconciliations.
Mnis la qualité de ces informations est déjà suspecte : à plus forte raison
1111est-il ainsi du vocabulaire qu'elles emploient.

{1 nltentif •l : si l'a- est privatif, prayu- serait. plus indiqué (on rapprocherait alors cc
111ul,signifiant « distrait, négligent•, de l'absence de réactions vives de la part du
11r,10s).Mais ce rapport de sens est terriblement lâche.
(1) On retrouve, semble-t-il, le mot appliqué à une divinité dans une inscription
1h•Lébadée, du m• siècle après J.-C., qui parle d'une offrande à 'Ap-réµtcrL11 Ilpot[É:]ottc;
Il s'agit d'/. G. VII, 3101. Pour la douceur des dieux on a aussi le texte
j1tt11t'pot(ottc;).
11'llésiode sur Léto ( Théogonie, 406) : elle est µdÀLJ(O\I&:d 1 µe:lÀLJ(O\I È~ &:px-ïjc;,
d:yot11C::.-
,111-ro11l:v-roc; 'OMµ7t'ou, 1 ~7\'LO\I&:110pw7t'OLO'L )((XL à:0ot111X-rOLO'L
6e:oÎO'L.- Pour leur
11hllanthrôpia, cf. ci-dessous p. 45.
(2) Cf. Jamblique, Vie de Pythagore, 196 sqq. (DK••, p. 471, 3); voir encore
•11henkl,dans les Wiener Studien de 1886, p. 84, où une formulation manifestement
l"rdive emploie le substantif : mxt8Eu-rtxèç &116pùl7t'OÇ 6é:Àw11d'>lotL&crxe:L1t'p1X6'r"l)-ra:.
11laudrait aussi mentionner le conseil attribué à l'oracle de Delphes : oµ(À&L1t'p&wç.
(3) Stobée IV, 7, 24 (W. H. p. 255, 2).
40 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

On peut en dire autant pour Solon. Le conseil lui convient bien ; et


il a pu employer le mot - si l'on en croit la pensée 19, citée par Stobée
(III, 1, 172) parmi les apophtegmes de Solon retenus par Démétrios de
Phalère. Cette pensée dit : -ro~ç ae:ocu-roü1tpiioç fofü, <<sois doux pour
les tiens>>. On peut toutefois douter qu'il s'agisse là d'une véritable
citation.
Ces traditions confirment en fait combien cette idée de douceur se
combinait naturellement avec une des tendances les plus profondes de la
pensée grecque. Elles ont pu seulement devoir un peu de leur précision
formelle au progrès ultérieur de cette idée.
On arrive enfin, du point de vue du vocabulaire, sur un terrain solide
avec Pindare, qui a trois attestations indiscutables de l'adjectif, dont
deux pour désigner une vertu humaine 1 .
C'est d'abord la vertu évoquée à propos de Hiéron, dans la troisit'1me
Pythique, que l'on peut dater avec probabilité de 475 : Pindare fait à
Hiéron un compliment, qui enveloppe peut-être un conseil, et se félicite
de voir en lui un souverain bienfaisant, le contraire d'un tyran : <<Plein
de douceur (TCp'YJGç) pour les citoyens, sans jalousie pour les bons, admiré
comme un père par les étrangers >> 2 (71). Non seulement la douceur est
ici une vertu, mais une vertu politique, applicable à la conduite d'un
prince envers ses sujets.
L'autre exemple, un peu postérieur, est celui de Jason, dans la
quatrième Pythique (136) ; et l'idée occupe une grande place dans le
poème, puisqu'il s'agit de la réconciliation des deux frères, Pélias et
Jason, auquel Jason ouvre la voie par le rayonnement même de sa
douceur : << Jason, distillant d'une voix douce des paroles affables, jeta
la base d'un débat conciliant>> (Jason déclare en effet : <<Nous devons,
moi et toi, mettre fin par un accommodement à notre rancune ... >> 3 ).

Ces << paroles affables>> (1tpoti'iv... ootpov) nous font découvrir, après la
mansuétude du souverain, l'esprit de réionciliation. Ces deux aspects
de la praotès joueront leur rôle dans la réflexion politique à venir.
On peut ajouter que le souvenir de la colère ou de la violence à laquelle
s'oppose la qualité de celui qui est praos reste sans doute assez présent :
il se marque dans le fait que les premières attestations de l'adjectif, qui
commencent à se multiplier au ve siècle, nous le présentent souvent au
comparatif. Il s'agit de <<s'adoucir>>, de devenir << plus doux>>. Ainsi
Eschyle et Sophocle n'emploient encore que le verbe (deux attestations
pour le premier et une pour le second). Hérodote, Aristophane et Euripide
emploient aussi l'adjectif : le premier en a un exemple au comparatif,
le second deux au comparatif et un au positif, le troisième un au positif.

(1) L'autre a trait à Bellérophon domptant et apprivoisant Pégase (01. XIII, 85).
Il faudrait joindre à ces exemples une quatrième attestation, le fragment 216 b 4,
où on lit : o 6' è,i;pcxü\le:,
sans avoir le contexte.
(2) Ou plutôt, selon nous, • père admirable» pour les étrangers. Cf. ci-dessous,
p. 127.
(3) Déjà auparavant, Jason s'était montré aimable, et cette amabilité avait porté
ses fruits : il avait usé, selon la formule homérique, de µe:tÀt)(loun À6yotç.
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR 41
millors, le mot surgit un peu partout. II est employé chez Démocrite.
Il est employé dans les écrits hippocratiques 1 •
Enfin on voit apparaître, à la même époque, le premier exemple sûr
1111 substantif. Bien qu'il ne soit guère spécialiste d'un monde de douceur,
1•'m1t chez l'homme au style, de tous, le plus abstrait que l'on rencontre
1111ur la première fois le terme : Thucydide parle, en effet, à IV, 108, 3,
,ln la praolès de Brasidas à l'égard des peuples qui se détachaient
1l'Athènes; et il insiste sur les sympathies que cette attitude valait au
1ti\néral lacédémonien 2 •
Désormais, la famille, au complet, allait se répandre dans le vocabulaire
irrl!c. Qu'il suffise de rappeler, en regard de ces séries d'une ou deux
uU,cstations, les chiffres que comporte le tableau pour le ive siècle et qui
,tonnent : 15 exemples pour Xénophon, 31 pour Isocrate, 25 pour
lh\mosthène, 59 pour Platon, 28 pour Aristote. La famille de praos s'est
,lune dès lors imposée à la sensibilité grecque.
Le vocabulaire des inscriptions ne semble pas refléter cet essor. Ce
1lhmcc s'explique sans doute en partie par le sens même du mot. Il ne
111111vait guère pénétrer les inscriptions que par le biais d'éloges officiels.
1Ir, dans une démocratie, ou même dans une oligarchie, il eût suggéré
111wrelation de supérieur à inférieur qui eût été déplacée. Il ne pouvait
1lo11c,dans ce cas, concerner que les relations privées ; et tel n'était pas
111 domaine auquel s'intéressaient les textes gravés de l'époque classique.
Il,,fail, le mot ne pénétrera vraiment le vocabulaire des inscriptions
111wtrès tard : comme l'écrit M. Louis Robert, <<Sa grande époque est
ln Bas Empire, où il foisonne »3 • Toutefois les inscriptions nous livrent
un témoignage indirect de la vogue prise par la notion, puisque l'on
l.rouve le mot Praos employé comme nom propre à Athènes au rv8 siècle,
,,1,11uc divers noms de personnes avaient été formés sur ce radical : le
t'f11•ueil de Bechtel en relève six, dontl'un, IlpcxOxcx,est attesté à Tanagra
11~11le ve siècle •4

1)ans les textes littéraires, en tout cas, la nouvelle notion s'est, à


111,U.c époque, épanouie et répandue sous les formes les plus diverses.
ICI.elle a pris assez de place pour remplacer l'ancien èpios de l'épopée.
Naturellement, cette nouvelle «douceur» a perdu alors sa tendresse
1111.riarcale: dorénavant, en effet, les relations humaines les plus impor-
11111Les ne s'exercent plus au sein de la famille, mais dans la cité.
l lne brève comparaison suffit d'ailleurs à montrer que les Grecs du
v• Mièclegardaient le sentiment de cette différence. Euripide, Aristophane
,,1, Thucydide se trouvent en effet avoir employé les deux séries de
111111.s; or, la nuance de sens est tout à fait nette.
Euripide emploie dans la même tragédie des Bacchantes les deux
,uljcictifs, à propos du même Dionysos. Mais, au vers 861, il s'agit de

( 1) JI ne se rencontre ni chez Anti phon ni chez Andocide.


('l) cr. ci-dessous le chapitre relatif à la politique envers les cités, p. 152.
(:t) Hellenica XIII, p. 224. Sur ce foisonnement, cf. ci-dessous, p. 269 sqq.
(•I) Les deux exemples évoqués ici sont I.G. Il' 1928, l. 20 (liste de noms pour des
llh11·gies)et J. G. VII, 600. - Cf. Hechtel, Die historischen Personennamen des Griechi-
e,/1,nbis zur Kaiserzeit, 1917, réimpr. 1964, p. 501.
42 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Dionysos sous sa forme divine, et de sa bienveillante protection pour I



hommes : il est 0e:oc;et il est &.v0pw7tOU;L "1)7tLW'T<X'TOc;. En revanch
au vers 436, il s'agit d'un Dionysos qui n'a pas été reconnu comme dieu
et dont on s'empare comme d'une bête malfaisante : il est appelé o 6-1)
et il se montre praos, car il ne témoigne en rien de la violence que l'o
eût attendu.
De même, dans la Paix, Aristophane souhaite que les Athéniens soie
<<des agneaux >> entre eux, et, envers les alliés, <<beaucoup plus doux
(1tp<XonpOL 1t0Ào) : cette douceur contraste avec leur excessive dure
Il réclame aussi au vers 998 de la même pièce une plus grande compr
hension entre Grecs ; et, s'adressant pour cela à la Paix, il prie
~ Fusionne nous, les Hellènes, de nouveau 1 et absolument, par un su
d'amitié, et délaye en nos esprits un peu d'indulgence édulcorante.
(cruyyvwµriTM 1tp<Xo-ré:p~). Ici encore, le fait de se montrer praos s'oppo
à un rapport de violence, jusque-là pratiqué et tenu pour normal. ·
Enfin Thucydide emploie èpios pour désigner la douceur des die
envers les hommes (VII, 77, 4) ou celle des Athéniens entre eux (II, 59,
et VIII, 93, 3) ; mais il parle de praolès à propos de Brasidas, à IV, 108, 3·
quand il s'agit de peuples étrangers, jusque-là ennemis, envers qui un
relation de violence eût été normale et semblait autorisée par l'usage
La nouvelle douceur apparaît donc dans des rapports où aucun
solidarité naturelle ne l'imposait ou ne lui frayait la voie : la praolès es
l'invention d'un monde dans lequel la douceur est à réinventer.
Par voie de conséquence, elle est souvent la vertu de ceux qu,'
pourraient être tentés d'user de la force ou de la violence, c'est-à-dir
de ceux qui détiennent une forme de pouvoir. Ainsi s'explique en parti
sa place dans la réflexion politique.
On en suivra plus loin la découverte en ce domaine. Elle portera su~.
trois idées différentes : la praolès d'Athènes dans sa politique intérieure·
la praolès de la cité dominante envers ses alliés, et enfin la prao/ès d
souverain envers ses sujets. On a vu les premières acceptions s'esquisser
dans les textes cités de Thucydide et d'Aristophane; quant à la troisième,,
elle s'esquissait dans ce que Pindare disait de Hiéron. Toutes Lrois:•
s'épanouiront dans les écrits du 1v0 siècle, et fourniront des thèmea(
essentiels à Isocrate et Xénophon. 'i
Mais, d'ores et déjà, on peut relever qu'à ces domaines purementf
politiques s'en joignait un autre, plus largement humain, concernant;(;
les relations entre individus et la vertu du sage. Même si Solon n'a pas)
dit -ro°Lc;cre:<Xu-rou
1tp~oc;fofü, il avait dû recommander cette vertu.
Aristophane, dont ce n'est pas le seul plaidoyer en faveur de la douceur,.
fait dire par son Dionysos à Eschyle, dans les Grenouilles, 856, qu'il
doit se prêter à un examen pacifique, sans colère : µ~ 1tpoc; opy~v ..•.
ixÀÀcx. 2 Et Démocrite, dont ce n'est pas le seul plaidoyer en faveur
1tp<X6vwc;

(1) L'expression mx.À1vè~ cxp:;('ijçimplique que cette entente existait auparavant


- par exemple à l'époque des guerres médiques; mais elle ne suppose nullement un
groupe naturel comme une famille. De toute façon, cette • indulgence édulcorante•
avait laissé place depuis lors à une guerre acharnée.
(2) P. Chantraine fait de sérieuses réserves sur la filiation de ce mot (Maïa, 1969,
p. 19, n. 1); mais une parenté de sens devait pourtant être sentie.
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUH 43
,ln la maîtrise de soi, déclare que la noblesse d'âme est de supporter les
,,1•reurs de conduite avec sérénité, n-pocéwc; (B 46). De nombreux textes
'111Platon et d'Aristote feront suite à ces premières suggestions et trou-
vi,ront à leur tour un écho chez les moralistes postérieurs.
Par conséquent, le simple emploi des mots praos et praolès révèle,
le ve siècle, une aspiration à un mode de vie plus humain et plus
111\11
•nrcin. Il jette déjà. les bases de toutes les conquêtes futures de l'esprit
1l11douceur. ·
Le mot allait d'ailleurs continuer d'être associé à ces conquêtes. Sauf
1111elqueséclipses, dont il sera question en leur place, il se rencontre en
11hondance à toutes les époques et dans toutes les sortes de textes. De
môme qu'on le voit, à une époque tardive, pénétrer enfin le vocabulaire
1l1111inscriptions, de même on le voit essaimer dans le vocabulaire
111.t.éraire,sous forme de composés de plus en plus nombreux 1. La praolès
irngne dans les mots comme dans les cœurs.

II. Philanlhrôpos

Les attestations de ces mots sont cependant trop rares pour rendre
,,umpte à elles seules de la montée de ces tendances nouvelles. Cette
111ontéese traduit par d'autres naissances, ou d'autres évolutions séman-
ll'lues, qui renforcent et confirment l'extension de cette première famille.
La création de philanlhrôpos et de philanlhrôpia est, à cet égard une
1l11M plus originales et des plus révélatrices.
/>hilanlhrôpos est plus riche que praos et nous conduit plus loin sur
ln d1emin de la douceur. D'abord ce mot, et ceux de sa famille, ne
1lt\Mignent plus seulement un procédé extérieur et une façon d'agir, mais
1111Hentiment et une disposition générale. Ensuite ces mots n'ont plus
111111r contrepartie plus ou moins sous-entendue une violence que l'on
ils n'ont rien de négatif : ils impliquent une affection généreuse
1111111,rise;
~,. Hpontanée.
Comme on pouvait le prévoir, un mot si étranger à toute solidarité
1111groupe - qu'il s'agisse du groupe familial, amical ou national -
11'11pu apparaître dans l'éthique grecque que relativement tard. On ne
11111rait en effet négliger le fait que les obligations n'ont d'abord eu de
lurc:e qu'au sein d'un tel groupe. Même la justice, qui implique pour
111111H le principe même de l'indifférenciation affective, était parfois
1l~llnieen Grèce comme <<faire du bien à ses amis, du mal à ses ennemis >> ;
11'nML la définition offerte au début de la République de Platon (332 d,
1,r,:135 d) et on la trouve également dans le Ménon (71 e) : on peut être
~••11réqu'elle représente un tour de pensée fort répandu avant Platon.
A plus forte raison n'est-il pas rare que les textes grecs où perce l'idée de
1l1111ceur s'inscrivent dans ce monde différencié et ne réservent leur

j 1) P. Chantraine dans l'article cité plus haut relève des composés multiples, tous
1tr~•et tardifs, comme itp'l)üyéÀwç, 1tpixt'l8uµoç,1tp7JOvooç,etc.
44 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

recommandation qu'à un groupe bien clos. Xénophon louera encor1•


Agésilas d'avoir été <<très doux pour ses amis, très redoutable pour seH
ennemis>> (Agésilas, XI, 10) ; et une telle accolade reviendra souvent
dans les textes grecs en général1. Même Platon nous surprend parfois lt
cet égard, entre autres lorsqu'on le voit, au livre V de la République,
réclamer que la guerre soit menée avec plus d'humanité, quand c'est.
une guerre entre Grecs, et ne point réclamer la même chose dans le ca.H
d'une guerre contre les barbares. L'éthique grecque se concevait avant.
tout à l'intérieur d'un groupe, soumis à des normes communes et, d'un!i
façon ou d'une autre, solidaire.
Pourtant le principe d'une véritable humanité veut que le groupe au
sein duquel on se sent solidaire soit précisément formé de tous les
hommes.
Cet élargissement, qui n'était pas ignoré d'Homère quand il évoquait
le sort des <<mortels >>est un des fondements de la pitié à l'égard d'autrui.
Et Sophocle en particulier n'a pas manqué de suggérer que le sentiment
de la fragilité propre à la condition humaine peut engendrer une solidarité,
source d'indulgence. Le principal porte-parole de cette attitude est
!'Ulysse d'Ajax. Au moment où Athéna voudrait lui inspirer une joie
cruelle devant la folie d' Ajax, il recule au contraire devant ce spectacle :
<< Le malheureux a beau être mon ennemi, j'ai pitié de lui quand je le
vois ainsi plier sous un désastre. Et, en fait, c'est à moi plus qu'à lui
que je pense. Je vois bien que nous ne sommes, nous tous qui vivons ici,
rien de plus que des fantômes ou des ombres légères>> (121-126). Le
même sentiment pousse plus tard Ulysse à demander qu'Ajax puisse
être enseveli et ses mérites réaffirmés après sa mort : <<Je n'ai jamais>>,
dit-il, <<recommandé en tout cas les cœurs inflexibles>> (1361). Et
Agamemnon s'étonne : <<En somme tu m'engages à laisser enterrer ce
mort?>>. À quoi Ulysse répond : <<N'est-ce donc pas aussi le terme où
je viendrai moi-même un jour?>> (1365).
De tels textes montrent bien comment s'élabore le sentiment d'une
solidarité humaine et comment ce sentiment devient source d'indulgence'.
Pourtant, la pitié qu'ils traduisent - et qui est un ressort de toute
tragédie - reste liée à la présence du malheur, et se traduit plutôt par
un refus de triompher : elle reste donc relativement négative par rapport
à la notion de philanlhrôpia, qui impliquera une solidarité active et
généreuse, s'exerçant indépendamment des circonstances. La naissance
d'un tel mot représente, à vrai dire, une initiative des plus remarqua.Lies.
Or il semble que les textes, en l'occurrence, soient eux aussi généreux.
Si, en effet, on se limite à la suite des textes athéniens qui nous ont été
conservés, on voit se dessiner et se préciser de proche en proche les
modalités de cette naissance.
Au début, <<aimer les hommes>> semble n'avoir de sens que pour un

(!) Cf. République, Il, 375 c, Timée, 18 a. On rapprochera Démosthène, Organisa•


lion financière, 17, Chersonèse, 33, où l'opposition est entre • sous les armes, el • au
tribunal &, ou encore • dans les assemblées , et • dans les prépara tifs de la guerre •·
(2) Cf. ci-dessous p. 86.
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR 45
M,re extérieur à l'espèce humaine et qui, du dehors, peut l'aider
. c'est-à-dire un dieu, ou un être quasi divin.
C'est exactement ce que l'on trouve dans les deux seuls textes
111,héniens du ve siècle où le mot soit employé. Le premier est révélateur :
1Is'agit d'un texte d'Eschyle ; et il s'agit du don le plus généreux qu'ait
pu faire à l'espèce humaine quelqu'un qui n'était pas un homme. Le
nupplice de Prométhée a en effet pour cause le don qu'il a fait aux
hommes, et son attitude qu'Héphaïstos définit, au vers 28, par les mots :
mu <pLÀcx.v0pC.:mou -rp61tou (Mazon traduit : <<jouer le bienfaiteur des
hommes >>). Le second est un texte d'Aristophane, qui constitue une
1

prière : le chœur l'adresse à Hermès, avec toutes sortes de flatteries


,lm1tinées à le mieux fléchir ; et il lui dit : « Sois gentil, ô le plus humain
1,t, le plus libéral des dieux ! >>(Paix, 392-394 : cI> <pLÀcx.v0pc.m6-roc"t'e:
xoct
l&eY<x:Ào8wp6"t'oc"t'e: 8cx.Lµ6vwv).
Dans les deux cas, il s'agit donc d'un acte de générosité venu du
ilnhors aider l'espèce humaine; et ceci restera la valeur originelle du
t.,,rme. Dans les Mémorables, Xénophon prête à Socrate un enseignement
•ur la générosité dont les dieux font preuve envers les hommes. Le
1.hèmc n'était pas isolé, puisqu'on le trouve déjà dans les Suppliantes
,l'Euripide ; Thésée y montre tout ce qui a été donné à l'humanité pour
l'nrracher à la vie sauvage, et il s'indigne que l'homme puisse se plaindre
Nlors que la divinité lui accorde au départ de tels avantages (198-217).
ll',ist bien là le thème que développe le Socrate de Xénophon (à IV, 3) ;
INseule différence est que, pour désigner cette bonté divine, il emploie,
n•écisément, le mot philanthrôpia. Les dieux, dit-il, fournissent aux
l 1ommes, avec sollicitude (èmµe:Àwc;;),de quoi satisfaire leurs besoins; ils
lnur donnent la lumière, et la nuit pour leur repos, et les astres qui
lt1lonnent et mesurent cette nuit, ainsi que la lune, qui règle leur année.
li• leur donnent aussi les productions de la terre, rythmées par les
..,i1mns ; et c'est là encore amour des hommes (6: xoct"t'OCU"t'oc <pLÀIXv6pw1toc).
11,m est de même pour l'eau et pour le feu : or quel don pourrait mieux
l.ruùuire leur amour des hommes (7 : Ùm:poix.Me:L, ~(fl'lJ,xoct-roiho <pLÀcx.v0-
,,,17dq;)? La combinaison heureuse de la chaleur et de la fraîcheur a bien
l'uir d'avoir été aussi établie <cen vue des hommes>>. D'ailleurs, si les
hommes partagent ces divers avantages avec les autres espèces animales,
Il ,m est qui leur sont propres et les placent au-dessus des autres. On ne
iN11rait donc jamais être assez reconnaissant pour les bienfaits des
1ll1füX (15).
Cette philanthrôpia divine peut être attribuée à telle ou telle divinité
PII particulier. Ce sera par exemple, et de plus en plus jusqu'à l'époque
2
11hrétienne, une des qualités reconnues à Asclépios • Mais le caractère
lmnscendant qui est le sien subsiste en tout cas toujours. Rappellera-t-on
111wPlaton n'emploie que deux fois l'adjectif philanthrôpos 3 ? Or, les
1 1111xfois, il s'agit de dieux. La première fois, le mot est employé dans le

( 1) Le terme restera attaché à Prométhée : Lucien attribue encore ses malheurs à


•• 1,hilanthrôpia (De sacrificiis, 6 : 1M·n xcx6' un-spÔoÀ-IJv
cptÀixv6pc.moç
~v).
('1.) Cf. ci-dessous, p. 271 et n. 4; de même p. 323.
(:1) Sur le substantif, cf. ci-dessous, p. 47.
46 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Banquet et - l'on pouvait s'y attendre - à propos de l'Amour, dont


Aristophane dit qu'<<il n'y a pas de dieu qui soit plus ami de l'homme•
( 189 d : '1EO'-rLyixp 8e:<'üvcpLÀocv8pc,m6Toc't'oç).
De même dans les Lois
(713 d), quand Platon décrit l'âge de Cronos, où les cités avaient pour
les régir « non pas des hommes, mais des êtres d'une race supérieure et
plus divine, des démons » ; rapprochant la façon dont les bergers humains
s'occupent de leurs troupeaux, il écrit : <<de la même façon, le dieu,
dit-on, dans son amour pour les hommes (xod cpLÀocv6pc,moç &v) mit à
notre tête la race des démons >>.Ce texte devait plus tard rester, pour
les païens, le grand témoignage sur la bonté divine; et l'empereur Julien
ne manque pas de le citer 1 .
L'adjectif philanthrôpos renvoie donc avant tout aux dieux 2 •
Par extension, un art qui aide l'humanité deviendra« ami des hommes»,
comme l'agriculture dans l'Économique : elle est comme une bienfaitrice
venue d'en haut 3 •
Il n'est pas jusqu'aux emplois humains du mot qui ne renvoient
volontiers à cette bonté divine : si Philippe doit être bon pour les Grecs,
c'est, selon Isocrate, qu'il doit imiter Héraclès, <<son amour des hommes
et le dévouement qu'il avait pour les Grecs>> (Philippe, 114 : -rljv
cpLÀocv6p(J)1tLocv ~v . .. ) 4 •
xoc1 niv e:ÎJvoLocv
L'origine semble donc assez nette 6 • Qui plus est, les textes nous ont,
apparemment, conservé la trace de la façon dont s'est fait le passage ; et
l'analyse apportée sur ce point par M. S. Lorenz est tout à fait convain-
cante6. Elle se fonde sur le rapprochement de deux textes où il est question
de la générosité de Socrate, dont l'enseignement était gratuit. Dans les
Mémorables, I, 2, 60, Xénophon se plaît à signaler cette générosité; et,
par un emploi semi-plaisant, il y voit un trait de << dévouement au
peuple>> : Socrate ouvrait à tous ses trésors de sagesse, même à des
hommes qui ensuite devaient les revendre : ces hommes n'étaient pas,
comme lui, S'YJµO-rLxoL La note plaisante est ici bien sensible. Mais, dB!ls
l'introduction de ce petit développement, Xénophon ne se contente ~s
de cet adjectif, si paradoxalement appliqué à Socrate : il en ajoute in
autre, dont l'emploi devait être tout aussi audacieux; il déclare en e~t

(1) VI, 5.
(2) La même valeur a pu s'attacher à l'adjectif qnMvwp qui désigne la génére-.ie
hospitalité à laquelle préside Apollon (Bacchylide I, 150 Snell), ou la vie • amie Qlll
hommes• que mènent les dauphins, jadis humains eux-mêmes (Pindare, fr. 236 Snet),
Mais le mot s'est spécialisé, comme il était normal, pour désigner l'amour, non ile
I'dtv6pw1toç, mais de l'a:117Jp.
(3) 15, 4. Plus loin, à 19, 17, elle est dite encore qnMv6pwn-oç xo:l n-poce:ï:oc;
mai1U
s'agit là moins de ses bienfait8 que de la facilité avec laquelle elle ouvre aux homnea
ses teclmiques : , Il suffit de regarder et d'écouter pour qu'elle nous fasse conna1rè
ses secrets ,.
(4) Le mot est repris au § 116, joint à e:Ùe:pye:crlocc;
et n-po:6nrm.
(5) li faudrait ajouter que cette attitude, amie des hommes• peut aussi apparutre
chez des vivants étrangers à l'espèce humaine - comme les dauphins signalés ci-d1!B1J8
à la note 2, ou comme les animaux apprivoisés, dont Xénophon dit qu'il sQ.t
• amis de l'homme• : chevaux dans le traité de l' Équitation, 2, 3, et chiens dans I' .J,t
de la chasse, 6, 25.
(6) Cf. d'ailleurs Pohlenz, , Furcht und Mitleid? •, Hermes, 1956, p. 57.
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR 47
111wSocrate, par cette façon d'agir, se révélait <<ami du peuple et des
hommes >> : Ôl)µo·nx.oi:;xoct cpLÀcx:v0pc.moi:;.
C)r le mot, appliqué à Socrate et pris en ce sens, devait refléter un
llrl(tm1ent répandu parmi ses élèves, et teinté d'humour: dans un dialogue
~vlclemment proche del' Apologie, à savoir l'Euihyphron, Platon fait de
111Ame dire à Socrate qu'on peut l'accuser de prodiguer sans discernement
1111premier venu tout ce qu'il a à dire, non seulement sans se faire payer,
11111is en étant prêt à payer lui-même quiconque accepterait de l'écouter
plcl). Or, le sentiment qui le pousse à cette libéralité est ici encore appelé
1 l'11mour des hommes>> : u1to <pLÀocv0pw1tloci:;.
On voit par ce rapprochement comment on pouvait user d'une
111111gération souriante et délibérée pour comparer un acte de générosité
à lu bonté divine. La philanihrôpia de Socrate sonne un peu comme
l'11ppréciation qui lui fait définir la peine que devrait lui valoir sa conduite
1111rl'entretien au Prytanée. En même temps, il faut reconnaître qu'il
11•1,bien satisfaisant pour l'esprit que nos Athéniens aient choisi pour
11r11micrreprésentant humain de la philanlhrôpia, justement Socrate,
11111 leur apportait la sagesse.
Naturellement, cela peut être l'effet d'un hasard heureux. Nous n'avons
111111tous les textes, il s'en faut! Et il est probable que d'autres occasions
1111rcntprêter à des transferts analogues, à la faveur d'une exagération
11111usée, ou d'un parallélisme d'expression, ou d'un glissement progressif.
ll11pcndant, les textes relatifs à Socrate suggèrent que l'emploi n'était
1111,~ore,à la fin du ve siècle et au début du ive, ni banal ni usuel.

Avant d'accepter cette conclusion, une parenthèse s'impose pourtant;


11u trois attestations semblent nous renvoyer à une époque plus ancienne,
méritent, par conséquent, d'être pris en considération.
111,
l ln seul d'entre eux est athénien. C'est le fragment 953 d'Euripide,
1111111w par le papyrus Didot. Le thème relève d'une sorte de drame
hourgeois : une jeune fille ne veut pas épouser le riche prétendant auquel
1111 la destine ; elle implore son père ; et elle lui demande une faveur
, Ju~Leet généreuse >): xocpLVÔLxoclocv Le mot pourrait
xoct (f)LÀocv0pw1tov.
r~lrwer d'un transfert comme celui que nous avons vu dans le cas de
•uc1rate. Pourtant, la faiblesse de la formule ne le suggère guère. Il
f111clraitdonc, dans ce cas, faire remonter plus haut l'évolution décrite
h1I - si vraiment le fragment était d'Euripide. Mais ce n'est pas le cas ;
-1I" doute semble ici exclu. Le sujet même de la tirade, et son style, qui
,11.fort prosaïque, s'opposent à une telle attribution. L'authenticité du
lr111(ment,après diverses suggestions, a été fermement rejetée par
Wllnmowitz1, avant de l'être par S. Lorenz et par Pohlenz ; l'emploi du
ne figure pas dans la Concordance d'Allen et Italie. La présence du
111111.
philanlhrôpos, qui semblait être pour nous une objection, vient donc
111111.
11111,llrmer,au contraire, l'inauthenticité du fragment : l'emploi n'y est
111111111
que parce que le texte lui-même est tardif.

( 1) , Excurse zu Euripides Medea •, Hermes, XV (1880), p. 491.


48 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Les deux autres attestations sont plus inquiétantes : elles nous mènent
non seulement hors d'Athènes, mais en Grande Grèce. '
Il y a d'abord une maxime attribuée à Pythagore par Aristoxène dti
Tarente, cité par Stobée 1 ; elle signale le devoir qu'ont les dirigeanlN
d'être non seulement savants mais généreux : où [J-6vov Èmcrtj[J-ovix~
<ÎÀÀocxocl <pLÀocv0pC:mou,;2.
L'emploi serait donc banal - et très ancien,
Et la chose n'est pas impossible. Le souci de l'union a pu amener dan8
la doctrine pythagoricienne un rappel des devoirs de solidarité humainn
qui doivent rapprocher les princes de leurs sujets. Mais il en est comrnc
du fragment de Solon discuté plus haut 3 : il n'y a pas la plus petitn
raison de supposer qu'Aristoxène de Tarente, disciple d'Aristote, aurait
exprimé la pensée prêtée à Pythagore en des termes qui soient ceux du
vieux maître; il l'a exprimée avec le vocabulaire qui était le sien, et.
dans lequel philanlhrôpos était devenu d'un emploi courant 4 •
Le problème est plus délicat pour l'autre texte à considérer, qui est
du sicilien Épicharme. Ce texte a été transmis par Plutarque 6 ; il dit
(DK B 31): <1tu n'as pas l'amour des hommes; tu as plutôt une maladie:
tu aimes donner >>6 • Ici encore, l'emploi se présente comme banal, et
Épicharme devait vivre à la fin du vie siècle ou au début du ve. L'usage
serait donc ancien.
Naturellement, le caractère paradoxal, intellectuel, délibérément
brillant du passage pourrait prêter à réflexion ; et M. Pohlenz juge'
· qu'il ne saurait avoir été écrit avant le ive siècle. Une marge de doute
existe donc - et cela d'autant plus que l'on semble avoir beaucoup
prêté à Épicharme. Déjà Athénée parle des <1Pseudepicharmeu
(XIV 648 d) ; et la pensée considérée ici peut fort bien venir du recueil
que Philochore, ainsi qu' Apollodore, attribuaient à un certain Axiopi,;los,
Tout cela n'inspire qu'à moitié confiance.
Pourtant, il est certain qu'Épicharme nous surprend souvent, et qu'il
a dû y avoir alors en Sicile un développement de la langue et des idées
tout à la fois brillant et original. Peut-être le mot philanlhrôpos avait-il
fait sa percée en ce domaine, avant de la faire à Athènes. Ce ne serait
pas le seul cas où la Grèce occidentale ait ainsi montré la voie.

Quoi qu'il en soit, il est bien clair qu'à partir du ive siècle, il devient
naturel à Athènes de trouver la philanlhrôpia chez des hommes, et de
leur en faire une vertu.

(1) DK 10 58 (45) D 4 (I, 469, 28). Pythagore était, bien entendu, de Samos; mail
son activité eut pour cadre l'Italie du Sud.
(2) En retour, les dirigés doivent être où µ6vov m:L6-,ivlouç,&nocxod (!)LÀa.p:;(O\ITïtÇ,
le premier mot est tardif, le second est un hapax. '
(3) Cf. ci-dessus, p. 40.
(4) Sur cette tradition en général, cf. Mewaldt, De Arislox. Pythag. Sententiii
Berlin, 1904. Sur les raisons de doute, cf. également ci-dessus, note 2. '
(5) Publicola, 15, où Épicharme est nommé, et De Garrulitate, 510, sans nom
d'auteur.
(6) On peut rapprocher pour le sens B 29 : où ÀÉyeLv-ruy' è:cmt 8eLv6ç, &),),à
myéiv &:MvixToç.
(7) Hermes, 1956, p. 57, n. 2.
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR 49
Les mots de cette famille sont encore employés, semble-t-il, avec une
v11leur assez forte et emphatique. Sans doute est-ce une des raisons
1111pliquant qu'on les trouve souvent combinés avec d'autres, qui en
r11cililent l'emploi.
Cette combinaison peut être celle de synonymes. Aim;i Démosthène,
,hms le seul Sur la Couronne parle d'obtenir njc:; 1t0tp' ùµwv e:ùvo(atc:;
14alq>LÀocv8pwn(occ:; (5), ou bien de garder njc:; ,rcxpà. TOU-r<ùvt TLfL-'rjc;
xcx!
,,>.œv6p<ù7ttotc:; (209, et, dans les mêmes termes, 316), ou encore d'être
1111-mërne<<accueillant, humain, secourable à qui est dans le besoin»
(1/,id.268 : XOLVOÇ xoc1cpLÀcx.v0pwrtoc;
xat! ,réxcn-rote;ae:oµÉVOLÇ È1t0tpx&v); il
11'"1(it tout simplement dans ce dernier exemple - comme la suite le
1
prckisc - d'aide financière et de libéralité • Parfois aussi l'emploi du
111otsemble facilité par le rapprochement étymologique. Ainsi chez le
1111111Isocrate, Athènes se conduit où µ.6vov 8e:ocpLÀwç à.Mocxix! cpLÀOtV-
r,,,hm.ic; (Panégyrique, 29), et un bon roi, de même, administre l'État
fllO!pLÀwç xot! q>LÀocv8pw1twc:; (Évaqoras, 43) ; un chef doit savoir être
,,>.«v6p<ù1tov... x0t! cpLÀ61roÀLv (A Nicoclès, 15) et finalement on dit
111rtoutd'Alexandre qu'il est cpLÀcxv6pw1toc:; .•• xatt <pLÀOC&fivotLoc;
xatt q>LÀ6aocpoc:;
1 l,111.l,re
V, 2). Au total, sur 12 emplois du mot, Isocrate n'en a qu'un où
11,mit isolé ; et, sur 72 emplois, Démosthène n'en a que 22 où il le soit.
1:u trait aide à saisir la valeur encore neuve que gardait le mot. Mais
""• quelques exemples, pris parmi des emplois très nombreux, prouvent
,rn•~i que la vertu était désormais reconnue et largement prônée 2 •
,\11 reste, cette fois, les mots de la famille ne tardent pas à pénétrer
h••inscriptions 3 : on les y trouve à partir du ive siècle.
Comme la praolès, mais plus facilement qu'elle, cette vertu peut
••1111pliquerau domaine politique. La philanthrôpia peut et doit marquer
l'•U,itude des citoyens envers la collectivité et celle du peuple souverain
1•t1v1~rs ceux qu'il a à juger 4 • Les lois elles aussi doivent être animées
t••••un esprit de philanthrôpia 5 • Les souverains, à plus forte raison,
1l11lv1mL faire preuve de cette vertu envers leurs sujets 6 • Les États ont le

( 11 xr,LVàç;semble donc un peu plus large que la traduction citée ne le suggère.


1or••11•'Athènes se vante d'être xoLv~v (ainsi Thue., II, 39, 1), cela veut bien dire
1tll'11llcest• accueillante•, mais la valeur du mot suggère l'idée de partage. Le mot se
11111111111trc> souvent lié au vocabulaire de la douceur et les applications peuvent varier
1t111111IH l'uccueil courtois jusqu'à la bonté généreuse (en passant, naturellement, par
1t1111111rtiuliLé). On le retrouve lié à la philanlhrôpia, par exemple, dans Plutarque
1#1hul'ion, 10, 7).
IYI Les mêmes textes, qui louent la philanthrôpia, blâment parfois, encore que le
111,1111• soit rare, la misanlhrflpia : Démosthène, Sur la Couronne, 112, allie le mot à
Ü111l11ç; ; cr. encore le premier Contre Stéphanos, 68. Platon dans les Lois, 791 d,
i• joint à l'idée d'être iivû.e:u6tpouç.
Pli cr. les exemples groupés par S. Lorenz, De Progressu Notionis tpLÀa:v6pc:.mCot,
Ill 1IIMs.Leipzig, 1914, 60 p. - Des dérivés comme cptÀa:v6pw1rtc:.>, cptÀcrv6pc:.me:uoµctt,

r ,A11v0pC:meuµa:
l~lllnHthène.
apparaissent aussi à cette époque : cptÀa:v6pùme:uoµett est déjà dans

1·11Cf. pour le premier cas : Démosthène, Midienne, 75; Couronne, ll2. Pour le
... ,,1111,i : Couronne, 5; 209; 316,
t11 Cf. Démosthène, Midienne, 57.
l Ili Cf. Isocrate, Échange, 132, A Nicoclès, 15, Évagoras, 43; Xénophon, Agésilas,
1, ~V, Cyropédie, l, 2, 1 et I, 4, 1.
50

'
LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

même devoir à l'égard des autres peuples, et surtout des peuples grecsl,,
Ces différentes formes que peut prendre la politique de la douceur seron,
examinées en leur lieu.
Mais, comme pour praos, le mot devient une qualité que l'on montre
dans la vie de tous les jours, qui régit heureusement les rapporta
humains, et se retrouve dans toutes les mesures bonnes ou salutaires•,
Isocrate réclame des thèmes de discours qui soient «élevés et beaux,
qui servent l'humanité et touchent l'intérêt général» (Échange, 276),
Démosthène rappelle qu'il est lui-même «accueillant, humain, secourable
à qui est dans le besoin >>(Couronne, 268). Les Athéniens accueillent un
nouvel homme politique en<<gens honnêtes et bienveillants>> (Ambassada,
xcd tpLÀcx.v6pw1twv).
99 : X.PlJO''C'WV Un personnage qui est «maître de lui ei
modéré >>envers tous se concilie les juges en montrant «tant de modé•
ration et de bonté>> (Leptine, 128 : p.é't'ptovxoà (f)LMv8pc.mov)3. Le moi
s'allie à tous ceux qui décrivent les vertus de sociabilité, et fait désormai1
partie de l'idéal de l'honnête homme.
Il y est si bien entré qu'il était destiné à s'user rapidement, par
l'influence même de cette diffusion. Déjà, dans les textes de Démosthène,
un trait de caractère ou un discours philanthrôpos peuvent être simple-
ment «aimable » ou « agréable >>.Il en est ainsi des discours ou des propos
agréables que l'on trouve dans I' Ambassade, 95 et 220, ou dans le Contre
Aristocrate, 165. Certains passages font même à cet égard difficulté,
comme ce qui est dit des propos que Philippe fait tenir à ses séides et.
dans lesquels n'apparaissent que les meilleures intentions : s'agiL-il de
générosité, ou bien de banales flatteries ? 4 Le texte de l' Ambassade, 315,
qui en parle, emploie une expression déjà manifestement passe-partout :
Toctpr.Àœv6p<ù1tot)..éyovTocc;.De fait, rien n'est dangereux comme de se
laisser prendre à ces dehors aimables, s'ils ne visent qu'à tromper. Cela
est vrai surtout dans le domaine international ; et Démosthène ne
manque pas de dénoncer les prétentions hypocrites de Philippe à la
philanlhrôpia (Couronne, 231) ou de montrer comment rien n'a pu le
détourner lui-même du droit chemin, ni occasion, ni bonnes paroles, ni
promesses ... : les bonnes paroles sont ici «la philanthrôpia des paroles •
( Couronne, 298).
La philanthrôpia peut donc s'enfermer dans de vaines paroles. Elle

(1) Cf. chez Isocrate, pour Athènes, Panégyrique, 29, et, pour Philippe, Philippe,
114 et 116.
(2) Diogène Laërce (à propos de Platon) distingue trois formes de la philanlhrôpia:
la promptitude à saluer les gens, le fait de secourir les malheureux, l'hospitalité; et il
dit qu'elle se traduit enfin dans la sociabilité (III, 98).
(3) Cf. Dover, Greek Popular Morality, p. 202, où l'on trouvera divers exemples de
Démosthène, Eschine et Ménandre, dans lesquels philanlhrôpos est voisin de sôphrlln et
souvent combiné avec lui.
(4) G. Mathieu traduit : des discours • pleins d'humanité•; la vieille traduction
Auger traduisait : • des paroles flatteuses•· L'usure du mot ressort clairement du
rapprochement entre ces deux traductions extrêmes. Dans Eschine, Ambassade, 39,
le mot désigne des paroles aimables, mais présentées par un homme qui y attache du
prix. Dans un fragment cynique cité par Stobée (VIII, 20), la lâcheté s'adressait à
Héracl/>~ avec une indulgence philanlhrôpos, lui disant par exemple : • Ton bouclier
te gênt '/ jette-le 1.•• • Une telle philanthrôpia prend donc une valeur plus que suspecte.
NOUVEAUX MOTS POUR LA DOUCEUR 51

11nut aussi se réduire à des gestes de pure forme. C'est ce qui arrive pour
11nKphilanlhrôpa, ou bons procédés, qui dès la seconde partie du ive siècle,
1•ommencent à désigner un ensemble de mesures plus ou moins codifiées
lllr la tradition diplomatique. Les inscriptions reflètent cette évolution.
l ln peu avant le milieu du ive siècle avant J .-C., une inscription d'Éleusis
loue un personnage pour son zèle, sa vie bien réglée et sa façon de se
i•umporter philanlhrôpôs avec les gens de son dème 1 . Mais, dès 340, on
1•1111contrel'expression, bientôt stéréotypée, 't'OC cpLÀcxv0pwmx.2.
Il s'agit
ilt'lKormais, dans ces inscriptions, et bientôt dans Polybe, puis à l'époque
1•omaine, des égards en usage dans le monde diplomatique, où même
,l'avantages reconnus par des traités et des décrets - des avantages
•l'•i sont, par conséquent, des droits 3 •
L'usure est donc considérable. De fait, le mot finira, en grec moderne,
1mr désigner un simple pourboire. On demande la <ccharité >>: en retour,
1ln même que l'on accorde une <caumône >>,c_e signe bien appauvri de
l'nncienne pitié (ÈÀe'Y)µoo-6v'l))4,
on accorde aussi cet autre don bien modeste,
•fiairappelle, de plus loin encore, l'ancien <camour des hommes>>. Cette
IIMUre même est à la mesure de la soudaine et irrépressible extension
•!'•'avaient connue le mot, et, avant le mot, la notion.
À cet essor admirable, il faut toutefois apporter dès maintenant un
lt\l(er correctif : il porte en germe tous les problèmes que ne pouvait
111nnquer de susciter plus tard cette douceur. Il faut en effet rappeler
•!'•'elle ne pouvait se développer qu'en marge de la justice. Un texte
1•11ractéristiquede la Cyropédie précise ainsi que tous les biens des vaincus
uppartiennent de droit aux vainqueurs : la philanlhrôpia sera de leur en
lni11ser une partie, ce qui constitue un domaine d'action bien étroit.
l'lus nettement encore, à l'intérieur de la cité, et là où existe un vrai
1lroit, la philanlhrôpia ne joue que lorsque la loi a parlé et dans le cadre
110liberté laissé par le droit. Elle ne saurait prévaloir contre la justice.
Mieux, elle suppose, selon l'esprit de la justice, la réciprocité. Démosthène
l'nllirme hautement dans la Midienne, 185 : si un citoyen est lui-même
1111 homme modéré, humain, charitable (ou, plus exactement : philan-
1/lt'IJpos et prenant en pitié beaucoup de gens), alors <cil est juste qu'il
rm,;oive de tout le monde la même contribution s'il est en difficulté avec
ln justice>>; mais, si un citoyen est <cun impudent, qui fait affront à tous,

( 1) Sylloge•, 1094. De même, pour une époque un peu plus tardive, Sylloge•, 438
~, :168.
(2) Sylloge•, 457 et 537, ainsi que toute la suite des inscriptions groupées par
lil. Lorenz, dans l'étude citée ci-dessus. De même Polybe II, 60, 6; IV, 26, 8; V, 66, 2;
!\, 38, 3; XII, 5, 3; XII, 11, 5, etc.
(:1) Sur cc rôle des philanthrôpa, cf. M. Th. Lenger, , La notion de bienfait
'l'LÀcxv8pw1tov) royal dans les ordonnances des rois lagides ,, Mélanges Arangio Ruiz,
l 111,:1,
,,,w
p. 483-499, et les articles cités ci-dessous, à la note 2, p. 223. - L'usure se remar-
également pour le verbe, qui signifie, dès le 111• siècle, • être aimable•• • être
11hllgcant • : A. Pelletier cite par exemple les papyrus Cairo Zenon 59.428, 1. 14 et
T1•ht.,31, 21 (• La philanthrôpia de tous les jours chez les écrivains juifs hellénisés••
M~langes Marcel Simon, 1978, aux pages 45 et 46).
(~) Le mot ÈÀE'l)f.lOmlVIJ,signifiant •pitié•, apparaît pour la première fois chez
1:11lllmaque (alors qu'èi.e:~µwv est homérique). Il désigne déjà une aumône dans les
li•~1es bibliques.
52 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

qui considère les uns comme des gueux, les autres comme des bouCN
émissaires, et le reste comme des moins que rien >>, alors il est juste qutt
cet homme-là reçoive le même apport que celui qu'il avait fourni aux
autres >>1 . La douceur, la bonté, ne consistent donc jamais à << lendr11
l'autre joue,>; et, si elles ont gagné en Grèce une place considérable, leur
domaine reste limité et leur application soumise au principe d'èquittl.
La douceur s'épanouit aux côtés de la justice, en une sorte d'alliance :
jamais, avant le christianisme, elle ne rompra avec celle-ci.
Cette réserve apparaîtra encore plus importante quand il s'agira dn
termes plus étroitement liés au domaine de la justice, comme l'épieikeia
et la suggnômè. Gagnées sur le terrain de la justice - ce qui esl déjà
caractéristique - ces vertus y établiront solidement leur empire, maiM
sans jamais s'affranchir de sa suzeraineté.

(1) Cf. de même Contre Aristocrate, 131, Contre Aristogiton I, 86 : ces lexles sonl
examinés ci-dessous, p. 118 sqq.
CHAPITRE III

UN MOT QUI S'OUVRE A LA DOUCEUR ÉPIEIKÈS

A priori, rien n'indiquait que le mot èmc:Lx~c;pût un jour appartenir


1111vocabulaire de la douceur. C'est pourtant l'évolution qui se produisit.
l,11 mot, qui se rattache à la racine de ëoLxcx,signifiait d'abord << ressem-
l1l1111t >>.Il avait en ce sens un jumeau, èms:(xc:Àoç(à rapprocher de !xc:Àoç
111, dxc:Àoc;, dont le sens était toujours <<ressemblant >> 1). Du sens de
• rm1semblant >>,on passe aisément à celui de <<convenable>>,<<approprié»,
•jllÎ est bien attesté chez Homère, en particulier dans la formule wc;
,1tmxkc;,<<comme il sied >>• Le mot désigne donc la conformité à des
2

1rnclitions ou des usages reçus. Il ratifie le respect des règles sociales


,111111, les rapports entre les personnes 3 •
Mais par là on devine aussi comment allait se faire l'évolution. Si le
11101, représentait une bonne manière d'agir, qui cependant ne se référait
/1 1wcune règle absolue ni à aucun principe éthique, il était tout indiqué
pour désigner toute vertu qui pourrait exister en marge de la justice,
''" lu. piété, et des vertus fondamentales. Les Grecs avaient en eux une
111111lance naturelle à la douceur : il était normal que ce mot leur servît
/1 lrnduire cette aspiration, et qu'il leur permît d'exprimer ce quelque
1 h11t1e de plus, que la justice n'exigeait pas, mais qui leur était cher.
l li\j1\ la <<décence>>homérique, exprimée par le verbe ~oLxe:,s'opposait
/1 l.oute violence. Et Achille, au chant XXIII de l'Iliade, dit à Ajax et
ltloménée : <<N'échangez pas ainsi des mots méchants et durs : aussi
ltln11est-ce malséant>> (493 : è1tc:t oùôè ËoLxc:).Toute la modération, tout
111r1ispect d'autrui, que la justice ne prévoyait pas, pourrait ainsi passer
1l11m1 cette <<décence>>.
Enfin, il faut ajouter à cela que le mot, revêtu de son nouveau sens,
1 11111plétaitune lacune sensible dans le vocabulaire
1 de la douceur : si
/trt111sdésigne un procédé et une manière d'être, et philanlhrôpos un

( 1) Il y en a Il emplois dans Homère, où il s'agit toujours d'être uemblable aux


1l1t111x
,.
(~) Sept fois chez Homère, sur un total de vingt et un emplois du mot.
(:1) Ceci implique non seulement le respect de règles valant pour chacun (comme
t•Plh•H qui président à l'hospitalité), mais encore le respect de certains privilèges; ainsi
f,PIIK décide de la victoire : wc; Ème:ixifc;(Iliade, VIII, 431).
54 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

sentiment, épieikès porte avant tout sur une conduite, reconnue par 11
société.
Dans Homère, on voit, une seule fois mais très nettement, cornmenL
le mot allait revêtir cette valeur nouvelle et comment il allait se glisser
dans le sillage de la justice. C'est précisément au chant XXIII de l'Iliade,
dont il vient d'être question ; et c'est à propos de la course de chars, qui
se trouve poser divers problèmes de juste rétribution. Dans cette course,
en effet, Diomède arrive nettement premier, et il aura le prix. Derrièl'I
lui viennent Antiloque et Ménélas, Mérion, et enfin Eumélos, qui est l1
dernier. Mais on sait pourquoi Eumélos est le dernier : il était en tête;
et Athéna est venue briser le joug de son atteïage : il est tombé! C'e1L
à peine si les assistants peuvent croire qu'il n'est plus en tête. DevanL
cette situation, Achille <ca pitié>> (534 : <j)x-re:Lpe:).
Il décide de lui donner
le second prix - bien qu'il soit arrivé le dernier : <<Le meilleur vient l1
dernier, menant ses chevaux aux sabots massifs. Allons ! donnons lui
un prix, wç tme:txéç - le second ! >>
Cette attribution du second prix semblait à Achille <1séante >>1,parce
qu'elle corrigeait la stricte justice, au nom de la compréhension et de
l'humanité.
Comme on pouvait s'y attendre, elle appelle cependant aussitôt une
réaction, fondée sur la stricte justice. Antiloque, arrivé second, proteste :
la malchance d'Eumélos vient à ses yeux de ce que ce dernier n'a pal
invoqué les dieux (ce qui sous-entend que sa défaite est juste). Et, al
Achille ressent de la pitié, c'est là une affaire personnelle qui ne doit
pas intervenir dans l'attribution des prix. De fait, Achille accepte ce
principe, et donne à Eumélos une récompense à part, prélevée sur sea
propres biens. L'épieikeia retourne dans le domaine privé, le seul où elle
soit à sa place. Mais, à cette réserve près, on constate donc qu'elle se
traduit bien en acte et corrige avec succès ce que la stricte justice avait
de peu satisfaisant.
Encore n'est-ce pas le seul problème que pose ici le conflit latent entru
justice et bons sentiments. Et le prix que vient de récupérer Anliloquc
n'a pas fini de changer de mains. La protestation qu'il avait fait entendre
est en effet suivie d'une autre : celle de Ménélas, qu' Antiloque a devancé
par ruse, en s'arrangeant pour le gêner. Antiloque, mis en cause, cède,
pour éviter toute brouille. Triomphe des bons sentiments : il donne à
Ménélas la cavale qu'il vient de gagner. Là-dessus Ménélas, devant cc
geste, <<sent fondre son cœur, comme la rosée sur l'épi>>; il <1fait fléchir
son courroux >>.Et, sans renoncer à ses droits sur la cavale, il la rend en
présent à Antiloque : <<Tous ici, de la sorte, sauront•>, dit-il, <<que mon
cœur n'est ni arrogant ni implacable>>. Après cet échange de procédés
courtois, la distribution des prix se poursuit dans la joie générale, au
milieu des compliments réciproques.
Les arrangements amiables de ces héros homériques tiennent
évidemment aux mœurs courtoises de l'époque. Mais la tentation d'être

(1) Il est un peu inexact - on voit pourquoi - de traduire avec R. Flacelière


• c'est juste •·
UN MOT QUI S'OUVRE À LA DOUCEUR 55
plus généreux que la stricte justice n'allait pas disparaître avec ces
héros. Peu à peu, elle allait être reconnue. Et bientôt, au lieu de signifier
11irnplement <<séant>>,<< approprié>>, le mot épieikès se chargera vraiment.
,l'un sens nouveau, reflétant cette tendance. Ou plutôt il en prendra
,!eux : il désignera la vraie justice, ou équité, par opposition à la brutale
14pplication des règles ; et il désignera la modération, ou l'indulgence,
,pii sont, aux yeux des Grecs, les traits propres à cette équité.
Cette nouvelle portée du terme semble être apparue, en gros, au
moment où naissaient praos et philanlhrôpos. Pour nous, ces nouveaux
,mns se rencontrent dans les textes à partir du ve siècle, et gagnent très
vite du terrain. Chez Hérodote ils sont présents dans un emploi sur
11
uatre, chez Aristophane dans deux sur trois, chez Sophocle, Euripide
11 1, Thucydide, dans tous (soit, respectivement, deux emplois, deux
mnplois, huit emplois)1.
Or tous ces premiers emplois illustrent de façon éloquente la manière
dont l'épieikes s'est développé dans les marges de la justice, pour la
110 rriger et la compléter. Ce qui était dans Homère suggestion encore
vague devient alors une exigence précise, et clairement définie.
On relève en fait un assez grand nombre d'exemples dans lesquels
l'~pieikes est rapproché du dikaion et préféré à lui.
C'est le cas dans Hérodote, III, 53, 4. Il s'agit du fils de Périandre,
•tttine veut pas revenir chez lui, pour succéder bientôt à son père, qu'il
,mit responsable de la mort de sa mère. La sœur du jeune homme vient
Ir, trouver et l'invite à passer outre : << Pars pour le palais, cesse de te
111 anir toi-même. L'amour-propre est sottise ; n'essaie pas de guérir le
mul par le mal. Beaucoup à la stricte justice préfèrent l'équité plus
rllisonnable >>: -rwv Ôtxoc(wv-rix Èîtmxfo't'e:poc1tpo-rL8e:foL. En stricte justice,
lnjeune homme ne saurait pardonner à son père; mais la situation l'invite
 plus de tolérance. La phrase suivante précise d'ailleurs bien ce que
.,,rait cette stricte justice ; ce serait en petit la série des vengeances que
1111 nnut le palais des Atrides : <<Beaucoup déjà, poursuivant les droits de
lr,ur mère, ont perdu ce qu'ils auraient eu de leur père>>.Autrement dit,
1111 e attitude épieikès consiste à fermer les yeux pour éviter la série des
,lt'u1astres qu'entraîne la rétorsion du mal entre les individus.
On retrouve la même opposition, et le même appel à quelque chose de
1 conciliant que la justice dans divers textes de la fin du siècle.
,111s
L'un pourrait laisser un doute. Car, si le mot surgit bien dans le
voisinage de la justice, il semble s'en distinguer assez mal. C'est le cas
,111ns les Nuées d'Aristophane. Strepsiade, aux vers 1437-1438, fait
1111 mme bien des parents modernes : il approuve en fin de compte les
11111 uvais traitements que lui inflige son fils. Il commence par dire que la
1 11se du jeune homme est juste : 'Eµot µév, cilvôpe:c;
, u ~ÀLxe:i;,
ôoxe:~Mye:tv
8l)(0tLot. Cela devrait suffire; mais il ajoute : << Je suis d'avis qu'il faut
11111:order à ces enfants ce qui est raisonnable ('t'ocme:Lx~).L'épieikes
•t11nbledonc se confondre avec la justice. Mais ce n'est là qu'une appa-
r11nce.Le père a normalement des droits sur son fils. L'attitude tolérante

(1) C'est aussi la valeur que l'on trouve dans l'unique exemple d'Antiphon.
56 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

consiste à écouter des arguments de droit là où le principe d'autoriU


aurait dû en exclure l'usage 1 . Elle implique d'ailleurs un point de vun
plus général, comme le prouve le pluriel -rou-roLcrL (<<à ces enfants>>). S'il
n'y a pas opposition entre les deux notions, l'une des deux - ln
nouvelle - est donc beaucoup plus large et compréhensive que l'autre,
La distinction est, au reste, plus nette, dans d'autres textes de la
même époque.
Ainsi un fragment d'Euripide (645 N) recommande la même toléranco,
en l'attribuant aux dieux : « Ils jugent que l'équité passe avant la
justice >>: -r&me:Lx'Yj
1tp6cr0e:v~youv-rotLÔLXlJ<:;.
Au contraire, le plus cruel des dieux, Hadès, ne connaît pas l'équité,
mais simplement la justice pure et simple 2 :
WÇoü-re:-roùme:ixÈi;othe: TI)VxocpLV
o!ôe:v, µ6vl)V ô' fo-re:p!;e:TI)Voc1tÀwçÔLXl)V.
Cette attitude de tolérance peut être celle des hommes, même en
matière de droit et aux yeux des tribunaux. C'est ainsi qu'AnLiphon,
dans la première Tétralogie, ~ 13, fait dire à son accusé que, si la victime
était vivante, il aurait beaucoup à dire contre elle. Mais il n'en profitera
~ ÔLXotL6-repov.
pas : il laissera cela de côté È7tLe:Lxfo-re:pov Autrement dit,
il aurait eu le droit pour lui en en parlant ; mais il montrera un esprit
plus tolérant, pour obéir aux convenances 3 • La conduite épieikès interdit,
ici encore, d'aller jusqu'au bout de son droit.
Enfin Gorgias, dans }'Oraison Funèbre (fr. 6, 1. 10), parle des morts
en célébrant leurs vertus par une série d'oppositions verbales au cliquetis
un peu artificiel. Or, parmi ces oppositions, il en est une par laquelle il
dit que ces hommes préféreraient <<la douce équité à la justice brute (ou
-rou ocù0ocôoui;ÔLxotlou1tpoxplvov-re:i;.Ici, les
brutale)>> : -rà TTpiiovÈme:LxÈi;
deux mots praos et épieikès sont joints l'un à l'autre, ce qui confirme
avec éclat l'entrée de épieilrès dans la sphère de la douceur. De plus, le
juste n'est plus seulement -rà ôlxocLOv, ni même TYjVix1tÀw<:; ÔLXl)V: le justo
reçoit ici un adjectif nettement péjoratif, qui implique une trop grande
confiance en soi et un refus de composer avec autrui.
Or cette condamnation morale de la stricte justice semble se continuer
dans les phrases suivantes, non sans quelque obscurité. Tout d'abord,
Gorgias oppose à la rigueur de la loi la justesse des mots (v6µou &xpLÔe:(oc~
À6ywvop06Tl)-rcx).On reconnaît là l'idée que la loi peut être trop stricte;
mais que vient faire la justesse des mots? S'agirait-il de rhétorique?
C'est ce qu'entend Vollgraff, qui suppose qu'il est ici question des moyens

( 1) Cf. ci-dessous, p. 57 et n. 4. On ne peut se contenter de la glose du scholiaste,


qui interprète -rà:&:x.6Àou61X x1XtoµotlX. La traduction de Blaydes e to make reasonable
concessions• rend mieux compte des implications.
(2) Soph., incert., 703 N. - Dans les textes précédents, l'expression , la stricte
justice ~ visait à rendre le seul mot 8lx7J : ici, ! 'insistance est bel et bien dans le texte
grec, qui dit T7)Va:1tÀwc; 8lx7Jv (insistance encore renforcée par µ6v'l)v).
(3) La traduction Gernet, dans la C.U.F. : , pour obéir aux convenances plutôt
qu'à la justice• ne rend qu'un des aspects du mot: il s'agit bien de convenances, mali
le mot n'est pas 1tpé1to11et contient aussi l'idée de tolérance.
UN MOT QUI S'OUVRE À LA DOUCEUR 57
nlîerts par la parole pour tourner la loi 1. Le membre de phrase précédent
montre cependant qu'il est question d'une certaine façon de juger, et
110n pas d'un art de parler. Au reste, imagine-t-on un éloge des morts,
11uileur ferait une gloire d'avoir su, grâce à la parole, échapper à la loi?
Il est donc clair que, si la rhétorique intervient, c'est du point de vue
il11 ceux qui écoutent les explications, et non de ceux qui les apportent.
En sachant écouter ces explications, ils font preuve de compréhension.
Donc il s'agit bien en fin de compte, ici encore, d'une justice qui n'est ni
nveugle ni automatique, mais se fonde sur la persuasion. Aussi bien
f:orgias ajoute-t-il que la vertu de ces hommes est tout entière dans
l'à-propos : (( dire, et faire, et laisser faire ce qu'il faut quand il faut ►>.
1:ette vertu se rattache donc à une attitude de souplesse, à l'art de faire
ln part des choses, dont la tolérance et la compréhension sont un des
n11pects.
Il importera de préciser ailleurs en quoi les morts que célèbre Gorgias
justifient un éloge de ce genre 2 ; mais il est sûr du moins que les valeurs
ilont il se réclame sont bien nettes, et qu'elles se présentent chez lui,
l'llmme dans les autres textes considérés jusqu'ici, et plus nettement
1•11core,sous la forme d'un correctif à la justice, qui paraît brutale et
lnsuffisante 3 •
On retrouvera plus tard ce même rapprochement et cette même
1listinction entre le juste et l'épieikès, qui se complètent l'un l'autre.
lin ou deux exemples empruntés au ive siècle le prouvent assez.
Lorsque Isocrate célèbre la générosité avec laquelle le peuple, lors de
ln réconciliation de 404, décida de contribuer au remboursement de la
1lntte contractée envers Sparte par les oligarques, il rappelle que certains
11ruteurs firent valoir des arguments de justice : ces orateurs disaient
1 qu'il était juste (ô[xcxwv)que l'affaire fût réglée avec les Lacédémoniens
1111npar les assiégés, mais par les emprunteurs ►> (Aréopagilique, 68).
I Ir le peuple en jugea autrement : passant outre aux dissentiments
p1u;sés,il versa une contribution à laquelle la stricte justice ne le contrai-
Ktlllit pas. Et ce fut là, dit Isocrate, un témoignage de son épieikeia4.
De même avec le mot inverse, anépieikeia, Démosthène explique,
1lnns le Contre Aphobos III, 2-3, que, s'il avait fait exécuter la sentence
1111Hsitôt, cela n'aurait pas été injuste (~ô(xouvµèv oùô' &v), mais on aurait
pu dire qu'il avait agi trop durement (Àlcxvwµ&ç xcxt mxp&ç), du fait
1111'ils'agissait d'un parent. En patientant et en attendant, il a montré
1111'iln'était pas sans épieikeia.

( 1) W. VollgratT,L'Oraison Funèbre de Gorgias, Leiden, 1952, p. 12 sqq.


('l) Cf. ci-dessous,p. 103.
(3) Bien que le mot ne soit pas employé, on comprend la tendance à laquelle il
11111-rllspondquand on voit dans lsée (II, 30) des arbitres refuserde trancher un différend
111inn le droit a fin de ne se brouiller avec aucun des deux camps : ils préfèrent susciter
1111nrrangement à l'amiable.
(-1) Dans A Démonicos, 38, le rapprochement est le même que dans les Nuées :
h• roi doit tout ensemble pouvoir marquer son avantage, mais consentir à l'égalité
1v1111 les autres; on verra ainsi que, s'il souhaite la justice, ce n'est pas par faiblesse,
11111l11par épieikeia. Autrement dit, comme Strepsiade, il accepte de faire régner la
111"1.lce là où l'autorité serait parfaitement dans l'ordre.
58 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Chacun sait que la valeur illustrée par ces divers exemples est.
exactement celle qui commandera la définition de la notion donnée par
Aristote, et que c'est dans cette perspective, très exactement, qu'il lui
fera une place dans son éthique 1 •
De fait, ces textes, où les deux notions sont ainsi rapprochées éclairenL
bien la valeur du mot ; et ils peuvent aider à comprendre divers emploiK
du même genre que l'on voit apparaître au ve siècle pour le mot épieikèt1,
sans référence à la justice.
Quand Athènes accueille et protège Œdipe, après son malheur ello
agit évidemment de façon pieuse, puisque Œdipe est un suppliant. En
ne lui manquant pas de parole, elle agit avec loyauté ; mais, dans son
remerciement, Œdipe loue, non pas deux qualités, mais trois : <<La piété,
c'est chez vous, seuls entre tous les hommes, que je l'ai rencontrée,
ainsi que -roùme:Lxè:i; et la loyauté >>(Œdipe à Colone, 1125-1127). On traduit
parfois «la justice>> (ainsi dans la C.U.F.); déjà l'anglais <<fairness•
(Jebb) est plus exact. En fait, la justice n'obligeait pas Athènes à aller
aussi loin dans la protection d'un suppliant aussi inquiétant; mais
Thésée s'est montré compréhensif et généreux. Et les raisons qu'il n
données lui-même au début révèlent assez qu'il s'agit de sa part - comme
pour !'Ulysse de l' Ajax, d'un sentiment de solidarité humaine : «Je
n'oublie pas que moi-même j'ai vécu dans l'exil, étranger, comme toi ...
Aussi n'est-il pas d'étranger pareil à toi aujourd'hui à qui je puisse
refuser assistance. Je sais trop que je suis un homme et que, pas plus
que toi, je ne dispose de demain >>(562-568). Cette attitude était plus
que juste : elle était noble (569 : ye:wocÎ:o\l); et les Athéniens s'y sont
associés, tant par leur empressement à obéir, que par la compassion
qu'exprimaient les chants du chœur.
Le même sens se retrouve, en marge d'un autre droit beaucoup plus
rude encore, qui est, en temps de guerre, le droit de la force, dont le
principe est pratiquement reconnu par tous. Mais suffit-il? Les emplois
du mot dans l'œuvre de Thucydide montrent que, là aussi, l'épieikeia
a son rôle à jouer à côté du droit du plus fort 2 •
Aussi bien constatera-t-on que, comme dans le cas de la praotès,
Thucydide est pour nous le premier auteur à faire usage du substantifs.
La lecture de son œuvre confirme donc le progrès de la notion et sa
diffusion croissante en même temps qu'elle en illustre la valeur.
Or, dans sept cas sur neuf, le mot s'applique chez lui à la politique
athénienne.
La première fois, les Athéniens la réclament comme une de leurs
qualités. Il est vrai qu'il s'agit de la période antérieure à la guerre, et
d'un plaidoyer qui n'est pas encore totalement dépourvu d'idéalisme.
Au livre I, 76, 4, ils se plaignent en effet que leur caractère épieikès ait
contribué à les faire haïr : ils agissaient, disent-ils, <<de façon plus juste

(l) cr. ci-dessous, p. 190.


(2) Cf. notre article « Fairness and kindness in Thucydides •, Phoenix, 28 (1974) •
pp. 95-100.
(3) Cela ne veut certes pas dire qu'il ait été le premier à l'employer. Le mot s,e
rencontre dans des écrits médicaux.
UN MOT QUI S'OUVRE À LA DOUCEUR 59
,1ue n'eût permis leur puissance » ; et leurs concessions ont amené les
111mplesà ressentir plus vivement toute marque d'inégalité.
Partout ailleurs, dans Thucydide, l'épieikeia est au contraire ce à quoi
11111 Athéniens ont tourné le dos. Cela apparaît au livre III. D'abord, alors
,1ue les Mytiléniens semblaient avoir obtenu d'Athènes un accord
1 honorable» (III, 4, 2 : ème:LXe:î:1), les négociations ont bientôt été
l'flmpues. D'où la révolte, qui est vite écrasée. Cléon et Diodote discutent
ulors sur le cas des Mytiléniens. Cléon montre que l'épieikeia est dange-
r11usepour un empire (40, 2) et qu'elle est peu à sa place envers des
nnnemis inconciliables comme le sont les sujets de l'empire (40, 3) : il
hmt donc faire justice avec rigueur. Quant à Diodote, il ne veut pas de
11 111ssacre,mais il affirme n'être pas non plus favorable à l'épieikeia
1•tH,1) : il faut, selon lui, n'écouter que l'intérêt. Aucun des deux
,\l.héniens ne défend plus l'épieikeia.
Au livre IV, les Lacédémoniens suggèrent à Athènes que, si l'on veut
11110paix durable, menant à une réconciliation, il faut la conclure dans
11111ensde l'épieikeia (IV, 19, 2). C'est ce qu'Athènes ne fit pas; et la
..~11onciliation fut en effet manquée.
Au livre V, les Athéniens invitent les Méliens à un débat avant de les
11U,nquer. Le principe d'un débat semble inspiré par l'épieikeia (V, 86) ;
111111s les conditions dans lesquelles il s'engage contredisent cette appa-
11,uce.Et les Méliens de Thucydide ne manquent pas de le signaler.
On peut ajouter enfin que, dans ce débat, les Méliens se font débouter
,111leurs divers arguments ; mais ils pensent qu'il reste de l'intérêt
,I'ALhènes, comme de tous, « que, chaque fois, un homme en danger
,1hUcnnele respect normal de ses droits (-rocdx6-rot3(xcxtcx) et que, même
~, 111is arguments ne sont pas à tous égards rigoureusement décisifs, il
111111•.ontre un appui>>. Ici, on parle de droits et non d'épieikeia ; mais ces
,1t~1lls sont dx6-rcx,ce qui est un mot de la même racine ; et on précise
,11111 ùe tels droits doivent valoir même en dehors d'une stricte démons-
t 1·1tl.ion.Tout nous renvoie donc bien à l'idée d'une épieikeia soucieuse
,h, respecter autrui - et c'est elle, une fois de plus, qu'Athènes refuse
,l'ul111erver.
L1istextes de Thucydide, dans l'ensemble 2 , nous font donc saisir dans
,~ ,lomaine extérieur la même évolution que dans le domaine des rapports
"111,rtiindividus au sein de la cité. Dans les deux cas, on reconnaît le
,11.mc point de départ que constituent des habitudes couramment
111l111ises,et le même besoin de combler une lacune, en admettant que la
11111,ke a parfois besoin d'assouplissements et de correctifs. Dans les
,111111,cas, l'épieikeia revêt une valeur de douceur pour pouvoir combler
,,~U.11lacune.

Il reste que le sens premier du mot était assez vague, et que les critères
il faisait appel ne l'étaient pas moins : c'était une tradition,
1111111uels

11)Le sens est peu caractéristique ici; il l'est moins encore à III, 9, 2, où il s'agit
•'1111motif, lui aussi, •honorable• pour leur révolte.
l"l Cette analyse éclaire par contraste la pudique hypocrisie des Thébains qui,
3
60 U. DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

des tendances approuvées par une société, une attitude de décence et t1,,
correction. Un tel point de départ n'a pu que peser sur l'évolution du
mot, en lui donnant des contours plus flous et un statut moral plm
modeste. L'épieikeia implique toujours un certain conformisme.
De fait, si l'on considère les emplois du mot avant Aristote, on
constate d'abord que celui-ci a pris des valeurs assez diverses : il désign,,,
de façon souple, les hommes ou les conduites que l'on apprécie, et qui
n'ont en commun que de s'opposer aux querelles, aux vengeances, a1u
procès, bref à tous les désordres. À la limite, on peut rappeler que l'adverh~
&1tmxwc;ne signifie plus que «passablement>>.
Cependant, du point de vue de la douceur, on ne saurait négliger q1w,
quel que soit le sens du mot, et même lorsqu'on le traduit par « just1, •
ou par «honnête >>,il conserve toujours une coloration, qui le rattachr
à un idéal de tolérance.
D'abord, il arrive que l'épieikeia désigne simplement la disposition
d'un homme attaché à la justice : c'est le cas pour Strepsiade, ou pour Ir
Démonicos d'Isocrate, dont on nous dit qu'il obéit aux lois et ne manqu11
pas à sa parole 1 • Mais, du fait même qu'il s'agit d'un trait de curactèr1•
général, apparaissant dans toute la conduite d'un homme, il est cluar
que le mot a un champ sémantique large : il implique une tendance aux
rapports pacifiques et un désir de ne pas nuire à autrui. Il veut bien dir11
<<juste >>,mais dans la mesure où ce terme s'oppose à ((violent>>.
Son sens est en réalité le même dans les passages où on peut le Lradu1r1•
par <1honnête>>, ((modéré>>, ~raisonnable>>. C'est ce que l'on trouve che1.
Démocrite pour les fragments B 252 et 291. Le premier recommande dc,
mettre un frein aux ambitions qui, si on les laissait aller, ruineraient lc,
bien de l'État. Il ne faut pas être ambitieux plus que de raison : nixpli
't'O &1tmxéc;. Le fragment condamne donc celui que ne retient aucun
souci d'autrui. Quant au fragment 291, il dit qu'un homme raisonnablr
supporte la pauvreté &me:LXÉC!)c;, c'est-à-dire, apparemment, sans excil"
d'amertume ou de révolte. Les hommes épieikeis montrent, selon le mol,
de Matthew Arnold, une attitude gentiment raisonnable : 11 a swe1,I
reasonableness >> 2•

De tels hommes, raisonnables et soucieux d'autrui, sont fort appréci{,11,


dans }'Athènes des débuts du ive siècle. Ce sont parfois simplement dt•,.
hommes qui ne font rien de mal et s'opposent par là aux <(méchants••.
Ce sont surtout des gens qui n'intriguent point contre leur prochain.
Celui qui, inscrivant des citoyens comme débiteurs du Trésor, obéit t,
des inimitiés personnelles, manque à l'épieikeia (Lysias, Pour Lesoldat, 1 :
oùx &me:LxÉc;) 4. Celui qui a pour ennemis des gens coutumiers du jeu, dr•

étant entrés dans Plalée en pleine paix, avouent que cela pourrait paraître , rnanq111•1·
1tpii!;.cu).- Le term~•
un peu aux égards• (III, 66, 2 : è:3oxoiiµév ·n à:ve:me:Lxfo-re:pov
négatif &ve:me:Lx~c; est déjà attesté pour Aristophane (fr. 50 Demianczuk).
(l) Sur ce texte, voir ci-dessus, n. 4, p. 57.
(2) Mot cité par G. H. Macurdy (cf. ci-dessus, p. 14, n. !), p. 156. - Sur ct>llr•
valeur, cf. ci-dessus, p. 38, à propos de praos, et ci-dessous, p. 185.
(3) Ainsi dans Démosthène, Ambassade, 32, 223, Contre Aristogiton l, 18 et Hl\.
(4) Le vague du terme grec se montre bien dans le fait que l'on ait pu t.radulr1•
que c'était •abusif• (C.U.F.).
UN MOT QUI S'OUVRE À LA DOUCEUR 61
I• hoisson et des désordres est sûrement un homme d'épieikeia (Lysias,
l'1111rManlithéos, 111). Un homme dont les dispositions reflètent
1•,1,ieikeia s'oppose à celui qui attaque témérairement et en aveugle
(hocrate, Sur la paix, 61). Un homme dont personne ne s'est jamais
11l11lnt peut légitimement se voir attribuer l'épieikeia (Isocrate, Échange,
11\1),De même, celui que ses ennemis ne trouvent pas à faire condamner
1111111. utiliser ce fait comme une preuve de son épieikeia {Démosthène,
M/,lienne, 207 3 ). Les gens épieikeis sont parfois sacrifiés aux coquins et
-1111 sycophantes ; et Isocrate se plaint cle partager le triste sort qui est
Mlor11 le leur, lui qui <<n'a jamais eu de tort à l'égard de personne» et qui
11111~agné d'argent qu'auprès d'étrangers (Échange, 164).
l:ntte vertu tranquille s'épanouira plus tard en sagesse (épieikès et
,ub,pCùv se rencontrent souvent groupés). Et le comble de l'épieikeia
•11r• naturellement - on en a vu déjà bien des exemples - de ne pas se
tlllll(1ir, d'oublier les injures. Plutarque donnera comme un signe de
1•,,,l,ikeia d'Aristide qu'ayant subi tant de torts de la part de Thémistocle,
, Il n,~ lui montra pas de rancune>> et. ((seul ne fit et ne dit rien de mal
, 11111.r,i
lui» (Aristide, 25, 10).
~ ln même époque, l'Épieikeia aura été divinisée comme traduction
,ht 111Clémence (Plutarque, César, 57). Et cette traduction contribue
que cette divinisation à éclairer la riche carrière réservée à cette
,111111111,
11 1•111.
l.11<"itédu ive siècle n'en est pas encore à cette définition de l'épieikeia;
111MI• die est sur la voie. Et une douce maîtrise de soi figure déjà au
,11,mlirc des mérites qu'elle sait apprécier.
l 11r voie de conséquence, cette coloration se retrouve même quand le
1
..,111 1•"tpris dans sa valeur sociale. Les termes moraux, en effet, prennent
,,11v1111t un sens social : les ((bons>>opposés aux <(méchants>>, les clyoc6ot
,,1I,,~xocÀoL x&.yoc6ot opposés aux 7tOVlJPOL, en sont un trop clair exemple.
11,,11, ,le même que les aristocrates étaient ((les bons >>,de même les
1111~1•11:; aisés et respectables étaient les épieikeis, ou, comme nous
1111t111" aujourd'hui, ((les gens comme il faut>>.
l ,1,1110tépieikès, par le caractère flou qui lui est attaché, et par la
1
,1~1•11 naturelle qu'il faisait aux critères des usages reçus, était plus
,111111111'•que tout autre pour désigner ces mérites, dus à l'hérédité et à la
,1~1IIU11n, qui ne s'enseignent guère, et ne sont pas commandés par des
,.IH Hhiques, mais dont on sent spontanément le prix, en fonction
"" YIIIPursparmi lesquelles on a vécu. Plusieurs textes parlent ainsi
1111111 nature épieikès 4 et de gens épieikeis, qui définissent comme une
,1rlt11•ip sociale.
11111• il Jst bien clair que cette acception suppose que l'on ait érigé
, Y11l1•11rla tranquillité et la modération qui y sont impliquées, avant
lt111reconnaître comme le mérite d'une classe. Le plus souvent, le
•~Il"iles deux aspects - moral et social - est des plus difficiles à

11l,h traduction de la C.U.F. dit, assez joliment •la dignité que j'ai gardée,.
,1 l,M traduction par •honnête, (C.U.F.) frise ici le faux-sens.
11 l,11traduction « la preuve de mon innocence• (C.U.F.) parait très inexacte.
11 h111,rate, Aréopagitique, 47; Platon, République, 638 c.
62 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

établir. Quand Thucydide évoque le rôle de conciliation joué en 411


par les épieikeis (VIII, 93, 2), désigne-t-il un groupe social (une « clam
moyenne >>)?ou bien un parti (les modérés)? ou bien seulement dol
gens raisonnables, ennemis de la violence? Les deux premiers sen•
peuvent être suggérés ; mais le troisième est sans aucun doute essentiel,
De même, les épieikeis dont parle Démosthène dans le Conlre Arislogiton 1
donnent souvent leur garantie ou leur aide : ils ont à leur actif do•
philanthrôpiai (86). Et quand Aristote écrit qu'après Périclès le peupl11
se donna des chefs qui n'avaient pas bonne réputation auprès del
épieikeis (Const. Athènes, 28, 1), il désigne à la fois la noblesse et 1111
gens bien élevés, sans rien de tapageur. À la limite, quand on nous dlL
qu'un mariage peut être agréé parce que les intéressés sont<<de naissant\11
honorable • (Lysias, Sur les biens d' Aristophane, 13 : yeyov6-rocc,émeLxtL'i),
il s'agit avant tout d'un milieu social, mais il s'agit aussi des qualités do
réserve et de respect de l'ordre que l'on peut en attendre 1• Aussi peut-on
dire que l'épieikeia a beau prendre l'aspect le plus social possible, elle no
continue pas moins à s'opposer aux violences, aux abus, aux malhonn6·
tetés de toute sorte et elle n'implique pas moins une certaine douceur
dans les mœurs.
Cette coloration morale, que l'on a trouvée dans les emplois les plu•
divers du mot, aurait en tout cas son intérêt pour l'évolution des valeurt
dans la société athénienne ; on pourrait cependant hésiter à s'en
autoriser pour ranger franchement le mot épieikes dans le vocabulairn
de la douceur. Un fait lève ce doute : c'est qu'on le rencontre aussi dan•
un sens beaucoup plus précis et dans une étroite association avec le•
autres mots désignant des sentiments bienveillants, en particulier aV!'ICI
ceux dont on a ici suivi l'apparition et la diffusion.
Gorgias, on l'a vu, groupait déjà les deux notions de praos et d'épieik~••
en parlant du 1tpiiovème:Lxei;.Ces groupements se multiplient après lui•.
Le mot épieikès se rencontre joint à x_ocpLc, - que ce soit avec une valeur
défavorable, pour désigner une action accomplie «par faveur~. ou bien
avec une valeur favorable, pour désigner une action accomplie «paa·
reconnaissance >> 3 • Il se rencontre également joint à euvoLoc,déHignan t.
le dévouement'. Il s'allie aussi à la douceur proprement dite; el,
Plutarque parlera ainsi de l'épieikeia et de la praolès de Périclèt4
(Périclès, 39). Ailleurs, le groupement se fait avec la philanlhrôpia. C'est,
ainsi que Démosthène, parlant d'un homme serviable, précise, dans lu
discours 36 (Pour Phormion), 59, que cet homme se montre tel pa•·
l'effet de <<
sa générosité et sa bonté naturelles>> : <pLÀocv0pc,m(q.
xocl -rp6m>U

(1) Dans la Politique, V, 1308 b, Aristote, pour désigner les groupes opposés dan•
la cité, distingue les épieikeis et la masse, les pauvres et les riches : le mot est ici pur" -
ment social. Pourtant, même là, il suppose chez l'élite des vertus dont la masse e• t.
incapable.
(2) H. Bolkestein (Wohltéitigkeit ... , p. 109, n. 4) signale ce groupement, mais en I C"
faisant remonter, de taçon semble-t-il illégitime, à Hérodote.
(3) Le premier cas se trouve dans Isocrate, Contre Callimachos, 34 (où épieikeia
même traduit dans la C.U.F. par •amabilité•). Le second se rencontre dans I••
e• 1.

Panégyrique, 63, où, une fois de plus, l'épieikeia devrait empêcher un acte de violence .
(4) Ainsi dans la lettre IV d'Isocrate, § 1.
UN MOT QUI S'OUVRE À LA DOUCEUR 63

ime:Lxe(Cf.Et Plutarque dira de même, à propos, cette fois, de Flamininus


(Flamininus, 24), que sa conduite envers les Grecs était « clémente et
humaine » : È1tmi6j xod rpiÀ<fv6pc,mor., ce qui témoigne de sa noblesse.
Enfin, il reste un mot, dont il n'a pas encore été question ici, mais qui
Appartient à coup sûr au vocabulaire de la douceur : c'est celui qui
désigne l'indulgence et le pardon, auyyvwµ'Y).Or, Démosthène groupe
l'épieikeia et la suggnômè dans la Midienne, 90, quand il se plaint de
voir un homme condamné sans bénéficier « d'indulgence, d'égards, ni
d'équité» : µ-fin auyyvwµ'Y)c;µ1r,e Myou µ-fi't'eÈmeLxe:lor.c;.Et Platon va
,lus loin encore, groupant les deux notions sous un seul et même article,
lorsqu'il parle dans les Lois, 757 d, de «l'équité et l'indulgence >>: 't'o ycxp
bm:Lxèc;xor.tcruyyvwµov. Il oppose d'ailleurs cette attitude à la stricte
justice : «l'équité et l'indulgence sont toujours des entorses à la parfaite
nxactitude aux dépens de la stricte justice>> (-rou 't'EÀÉou xoct &:xpLÔouc;
Rotpcx.ÔLX'YJV tjv op6-fiv;) il retrouve ainsi la formule de Gorgias, dans
1•
lnquelle il était question de la stricte rigueur de la loi, v6µou &:xpLoe:lor.c;
Si l'épieikeia est restée proche de la justice, teintée par elle, souvent
presque indiscernable, le mot est donc pourtant entré de façon remar-
11uable dans le vocabulaire de la douceur, où, à partir du ive siècle il a
••• place - une place entière - exactement comme les mots qui lui
11ppartenaient de plein droit et n'avaient jamais eu d'autre sens. Cette
l.rnnsformation traduit donc la même ouverture à des valeurs nouvelles
11uele surgissement de mots comme praos et philanlhrôpos. Le vocabulaire
,'unrichit et évolue dans un sens bien déterminé - à la conquête de la
1louceur. Et l'histoire du mot épieikès confirme bien que si cette douceur
l(ugne ainsi du terrain, elle le gagne en grande partie sur la justice pure
111,simple.

(2) A cette rigueur de la loi, Gorgias opposait l'op66-niç des paroles: chez Platon,
'"nie la justice est 6p6~. La rectification est si précise qu'elle parait presque être inten-
llonnelle.
CHAPITRE IV

LA SUGGNôMÈ ET LES FAUTES EXCUSABLES

On a rencontré à la fin du chapitre précédent l'idée de compréhension


liée à celle d'épieikeia : c'était là un autre aspect de l'extension prise par
l'idée de douceur. Le progrès de la compréhension, ou suggnûmè, reflète
1iette nouvelle conquête.
Le mot lui-même est relativement récent. Homère ne connaît même
1,asyvwµYJ,bien qu'il emploie yiyvwcrxw : il ne connaît ni cruyyiyvwcrxw
ni (j\)yyvwµYJ.
Dire quels furent leurs débuts est délicat. À en croire Diodore de
Micile, on les rencontrerait chez les sages anciens. Mais on sait combien
de tels témoignages sont suspects, surtout en matière de vocabulaire 1 .
En revanche, dans les textes que nous avons conservés, on voit d'abord
llpparaître le verbe - comme toujours. On le trouve attesté pour la
première fois chez Simonide 2• Le substantif, lui, commence à être attesté
llll ve siècle. Mais, au début, il est clair que le verbe reste plus fréquent :
l(t1chyle a un exemple du verbe et n'en a aucun du substantif; Hérodote
Il vingt exemples du verbe pour sept du substantif ; avec Thucydide,
l'Idée abstraite prenant corps, le substantif l'emporte déjà, par huit à
Lrois; et de même chez Sophocle, par six à deux. Il ne cessera plus de
1ngner du terrain.
Mais, si le mot est relativement neuf, le lien qui le rattache à l'idée
lin douceur l'est plus encore : le mot se développe - comme praolès ou
tiliilanthrôpia ; mais en même temps il évolue - comme épieikeia. Le
111ns premier - l'étymologie l'indique assez - est en effet un sens
Intellectuel. Il s'agit de participer soit à une connaissance :;oit à une
tl~cision raisonnée. Ce sens se conservera mème à l'époque classique.
Uhez Thucydide, par exemple, la seconde valeur est bien attestée.
111\riclès rappelle ainsi aux Athéniens qu'ils ont, avec lui, pris la décision
1111faire la guerre (Il, 60, 4 : ~uvéyvw-re:) ; ou bien Thucydide dit que les

( 1) Cf. chapitre suivant, p. 80 sqq.


12) Cr. ci-dessous, p. 78 sqq.
66 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Syracusains étaient d'accord avec le jugement exprimé par Hermocrate


(VII, 73, 2 : l;uveytyvwcmov)1. Or, par une belle évolution, bien caract~
ristique du grec, c'est de la compréhension que naît l'indulgence, œ
l'intelligence que nait le pardon. Au contraire, pour les Romains, l'indu!·
gence vient d'un refus de constater, par lequel on «ignore» la faule
(ignosco). L'attitude grecque est toute intellectuelle, alors que l'attituœ
romaine est pratique.
L'évolution par laquelle on passe de la valeur intellectuelle du mot a
sa valeur morale est d'ailleurs bien naturelle ; et il est juste de rappel!I'
que le premier emploi du mot qui nous ait été conservé - celui de
Simonide - a déjà nettement la valeur de «pardonner». Cependant,
sans vouloir forcer les choses, on peut dire que les valeurs intellectuelles
semblent plus répandues au début qu'à la fin. Souvent, les deux valeura
sont si proches que l'on peut hésiter sur la répartition. Il reste malgré
tout qu'Hérodote a vingt exemples de la valeur intellectuelle contra
sept de la valeur morale ; au contraire, la proportion s'inverse aveo
Thucydide et Sophocle ; et seule la valeur morale est connue d'Euripide,
Cette statistique sommaire suggère donc bien que l'indulgence et le
pardon ont de plus en plus pris possession du mot, et qu'elles ont gagn
du terrain, en ce domaine comme dans les autres.
Toutefois, la valeur intellectuelle du mot reste importante : elle n'
jamais cessé de peser sur le sens que les Grecs avaient du pardon•.
Elle implique d'abord une différence d'extension. La suggnômè, étan
<c compréhension>>, a un champ d'application plus large que le« pardon•
Elle ne suppose pas nécessairement une faute. Quand, dans les Suppliant
d'Eschyle (215-216), le coryphée dit d'Apollon <<A un sort qu'il connat
il doit compatir», il s'agit de souffrances et non pas de fautes. On peu
même fausser le sens en introduisant dans des cas de ce genre l'idée d'un
faute. Quand le chœur dans Alceste (139) dit qu'il est auyyvwrr6v d'ê
dans le deuil lorsqu'un malheur arrive aux maîtres, on ne devrait p
traduire par « excusable », et moins encore commenter ce caractè ·
excusable 3 : le sens est seulement «compréhensible ». De même, quan
Égée dit à Médée que son affliction est auyyvwa-roc(Médée, 703), c'est
tort de traduire par «pardonnable >> 4 : le chagrin de Médée ne saurai

être une faute ; il est seulement <c compréhensible »5•

(l) Cf. encore VIII, 24, 5. Ce peut être aussi: comprendre en rapprochant les lai
(ainsi Aristophane, Cavaliers, 427). La valeur intellectuelle du mot explique de mê
le sens pris par l'expression auy-y1yc/ia)(e:w = • avoir conscience de•·
é1Xu-r<j>
(2) Aristote définit la suggndmè dans I' Éthique à Nicomaque Z 11, 1143 a 23 corn
une forme du jugement : rvc:>µ'rjla-rlv )(pLWtlj -roü 1hne:ixoiiç op&tj, op% a· 11
ciÀ7J6oüç.
(3) Ainsi dans l'édition de la C.U.F.; de même A. M. Dale. Marie Delcourt trad
très bien : • je le comprends •·
(4) cr. même édition; de même dans l'édition Érasme (P.U.F.). Ici encore, Ma
Delcourt dit : • je comprends à présent ... •·
(5) Peut-être cette notion permettrait-elle aussi de mieux interpréter les m
d'Hyllos à la fin des Trachiniennes, quand il demande la cruyyv(J)µOO"Ull'lJ pour lui
stigmatise l'&:yvwµoaull'l) des dieux; ! 'opposition n'est claire que si les deux mots o
un sens large, comme c sympathie I et • dureté 1. 'Ayvwµ.oaull'l) a d'ailleurs lui aus
très souvent, une valeur intellectuelle. Pour le sens de • dureté •, cf. Hérodote, V,
et surtout Démosthène, Sur la Couronne, 207 \OÙ l'on a tort de parler de c I'aveug
ment• de la fortune) et 252 (où le mot est joint à (3otO"Xot11lœ).
LES FAUTES EXCUSABLES 67
Mais même lorsqu'il y a une faute et qu'il s'agit de l'excuser, ce sens
Intellectuel pèse encore sur la notion grecque et en modifie la valeur ;
li lui donne un sens plus rationnel, mais aussi plus limité, qui l'empê-
ohera de s'épanouir en une vertu comparable au pardon chrétien.
Le fait se marque principalement dans ce que l'on peut appeler l'aspect
objectif de la suggnômè, c'est-à-dire dans ce qui lie l'excuse à l'analyse
cle la faute. En effet, avant d'être une disposition morale et une vertu,
ht suggnômè se présente dans les textes grecs sous une forme quasi
juridique, où se reconnaît une fois de plus l'importance qu'avait pour les
Urecs la justice, et sa tendance à primer tout le reste. Pour être ainsi
ustifiée, la suggnômè repose sur une analyse de la faute et de ses circons-
j,ances. C'est une suggnômè dont on discute, à laquelle les gens ont droit
ou n'ont pas droit, et qui fait l'objet de règles, progressivement élaborées.
D'un bout à l'autre du développement qui va d'Hérodote à Aristote,
nos règles se ramènent toujours à la même idée : seuls auront droit à la
1uggnômè, dans le droit comme dans la réflexion morale, les actes qui
111mvent être qualifiés d'involontaires ; et ils sont de deux sortes : ceux
1111cl'on commet sous l'effet de l'ignorance et ceux qui sont dus à la
nontrain te.
Cette distinction a été fort bien analysée par L. Gernet dans sa thèse
111!.ituléeRecherches sur le développement de la pensée juridique et morale
"' Grèce (Paris, 1917). Il a montré que le langage s'en faisait le témoin,
1111isquel'on disait normalement en Grèce <cêtre coupable volontai-
Nlrnent >>(ocôtxeï:véxwv), mais <<être dans l'erreur involontairement>>
('µ.ocp-rocvetv &xwv)1. Le droit, on le sait, s'y conformait également,
1111isquedeux tribunaux différents étaient chargés, l'un du meurtre
Yolontaire, l'autre du meurtre involontaire 2 • Et des textes on ne peut
!'lus précis rappellent les cas où - même dans les lois de Dracon,
11pparemment - un meurtre involontaire était excusé : <<La loi dit
IIIIKuite>>,écrit Démosthène dans le Contre Aristocrate, 55, <<que celui
11uitue, à la guerre, par méprise (ocyvo~mxç) est pur. C'est avec raison.
1'1j'ai causé la mort d'un homme en le prenant pour l'ennemi, il n'est
IIIIMjuste que je subisse une peine, mais que j'obtienne la suggnômè >>.
De fait, dès le milieu du ve siècle les orateurs se réfèrent à cette
u~1positionentre le volontaire et l'involontaire 3 - au point qu'Aristophane
11111 moque dans les Guêpes, en montrant le vieil héliaste qui s'excuse
d'ewoir voté l'acquittement : il l'a fait <<involontairement>>! (Guêpes,
IKI\J sqq. ).
Toutes les excuses invoquées par les auteurs rentrent en fait soit
~llll~ une des deux catégories signalées soit dans l'autre : autrement dit
111lc•~invoquent ou l'ignorance ou la contrainte.
Invoquer l'ignorance, c'est en particulier dire que celui dont on parle
1 ~l.r. trompé, ou qu'il a commis une erreur. Quand, dans Hérodote, le

( 1) D'après Gernet, seuls les philosophes parleraient de culpabilité involontaire :


IN ~xemples réunis ici ne permettent pas d'être aussi absolu.
('l) Cf., pour l'Égypte,Hérodote II, 65.
(3) Cf. Antiphon, 3• Tétralogie, IV Il 6; Sur le meurtre d'Hérode (V), 92, avec le
NIIIL
OUï(Vù>fl,'IJII,
,
68 LA DOUCEUR DANS LA PENSEE GRECQUE

fils de Crésus dit a ce dernier qu'il co1nprend >> les précautions prise~ à
<<
lorl à son sujet, il explique pourquoi : quelque ch~se a échappé à Crésus
(L 39, 1 : )..Êh1j0€ ae) ; de même_ q_ua~d ~er~:s demand~ qu~- l'on
(1 èomprenne i) son changement d'avis~ 11sen J?st1he pa~ le fait qu 11n'a
pas encore tout le discernement qu'il faudrait (VII, 13, 2, cf. 12, 2 :
'1!PEVWv). Tout le monde peul se _tr~mper de l~ so;t~, surtout sans
bonne infor1nation. «Pour vous qui n avez pas l exper1ence de ce que
valent les Perses, j ,étais plein d'indulgence>>( cruyyvwµYl), dit l\lardonios,
dans Hérodote IX, 58; «mais de la part d' Arlabaze ... ,), cette excuse
ne joue pas. De mêtne Tl1ésée, dans l'Hippolyte d'Euripide a été lrornpé
parce qu'il n,y avait pas de preuve ·verbale (1336). Ou encore le
Strepsiade d, Aristophane detnande : <<0 rnon cl1er Herrnès, ne sois
nullemenl en colère contre rnoi el ne va point rn'écraser : pardonne moi
(auYY"filè-':'lvtzt) si j'ai été égaré par du ·verbiage)> (NtLées, 1478); ou
encore son Trygée avoue au même Herinès: «Nous avions lort {~µcip--roµe:v).
tvlais pardonne ( o-uyî"w[J-~'lv tzE) : notre esprit étai L alors cians les cuirs n
(Paixi 668-669). Les Corcyréens de Thucydide 11e disent guère autre
cl1ose quand ils soutiennent que leur attitude politique cl ses variations
sont excusables (~uyyvwµ1J),car ils ont agi ainsi « rnoins par refîet de
mau,.,ais sentiments qu'en vertu d,un calcul fautif)> ( I, 32, 5) 1 •
Toutefois, chez Thucydide, justement, l'excuse de la contrainte est
beaucoup plus fréquente. Dans ce 1nonde de ,tiolences et <ie pressions, qui
donc agirait tout à fait librement? J\.ussi chacun va ...t-i t expliquant
qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il avait peur; ou bien il devait
obéir; ou bien on le menaçait. Dans ce cas, natureller11enl, il s'attend
à être excusé. Cléon aflirme que, si des peuples ont fait défection « parce
qu,incapables de supporter votre en1pire ou sous la contrainte de
l'enn_erni>>,.il est tout prêt à l'indulgence (Ill, 39 2 : ~uyyvwµ·l)v).
1

Bras1das declare de mêrne que les fautes com1nises par la ville de Toronè
lorsqu:elle était sous le joug athénien méritent le pardon (IV, 114, 5 :
~uyyvwµ·1v).Les 1-\thé11ienss'excusenl d'avoir utilisé le sanctuaire de
Délion à .des ~i~s1~ilitaires en _précisant qu'ils ne l'ont fait que contraints
par la necess1te .= Il: y ont, disent-ils été forcés (IV, 98, 5 : ~c.a:,ea8~L) ;
<tor toute condu~t~ tmp~sée par la guerre ou par quelque menace devait
n?rm~lement me~•~er 1 ind~~ge~ce (!;Oyyvwµ6v-n), même aux yeux _du
dieu n • De toute ev1dence, c eta1l là une façon de voir répandue~ L'Ismene
de Sophocle aflirme de m~me (dans Antigone, 65 sqq.) qu'elle rnérit~ le
pardon des morts (leur ~uyyvoLocv) parce qu'elle agit sous la contrainte

v~
(~l plus l~rd le Colllre Nétre, 83 : l;uyyvc:ir,:qvdxov t!;,a.:-:et't""l)Oév't'~- .
t )1 · e qlucSLtonde texte intèressonlc se pose pour 1à phrase suivante; elle dit
que es aute s du dieu 0 (T • · • 0u
• l " raient bien un refuge pour les fautes involontoires
'etOIT
j'
ra1en
les rails un refuge même
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pour es aulcs volontaires ,. Les manuscrils sont divis ' · · és ·
!utoris~ruient le choix du second texte. ?\fois la phrase appartient à one
argumental1on enl1èrcmcnl r dJ. . . ... , Jon-
laire t l l l on ~e sur la d1st1nction entre le volontaire el 1 lll'1i0
acco:neplî: 11:; 11en~onll~~e ov~c : •el l'on parlail de viola lion des règles pour les crimes
audace,+ ccssl • mois non quand les circonstances vous poussaient à quelque
LES FAUTES EXCUSABLES 69
(~L~~oµ~L)1; au contraire, les maux que Philoctète s'attire volontairement
ne méritent ni excuse ni pitié (Philoctète, 1320 : mJ"(YVWµ'Yjv). Quant à
l'Hélène d'Euripide, comme elle assure avoir été enlevée de force, puis
l(nrdée à Troie contre son gré, elle estime avoir toutes les excuses
( Troyennes, 950 : m>yyvwµ'Yj,cf. 1043 : m>yy(ywc:nce).
Ces deux types d'arguments sont donc déjà clairement fixés et
lnrgement répandus au ve siècle. Ils étaient destinés à servir encore aux
11rateurs du ive siècle. Et ils servent encore de cadre à l'analyse que fait
Aristote, dans l'Élhique à Nicomaque, de l'acte involontaire (III, 1,
1109 b sqq.) 2 : il range en effet dans cette catégorie les actes accomplis
Mous la contrainte (~(qt), ou bien sans 'savoir (&yvoLotv). Par cet effort
tl'élucidation, les Athéniens de la fin du ve siècle ont donc posé avec
r,,rmeté les bases d'une justice plus clémente ; et ils ont offert à la
,louceur, au sein même du jugement le plus lucide, des possibilités
précises de se faire entendre.

Ils ont même été plus loin, en cherchant, dans la pratique, à rendre
,lus efficace cette justification par la contrainte, déjà si riche de ressources.
\ lien ne les a autant passionnés - et tous les textes le prouvent, depuis
lt•Htémoignages relatifs à Périclès jusqu'aux discours fictifs d'Antiphon -
1111cde chercher à cerner les responsabilités. Or, il est clair que, le plus
Mouvent, le but de ces réflexions était d'innocenter quelqu'un qui semblait
/1première vue l'auteur d'un acte, mais qui, à tout bien peser, n'en était
1111Hvraiment responsable. La responsabilité était renvoyée à un autre.
Ce type d'argument apparaissait fort clairement dans le dernier
11x,~mplccité, où l'Hélène d'Euripide (dans les Troyennes) se prétendait
Innocente de ses fautes. En effet, elle accusait tout le monde, sauf elle :
11,\cube, le sauveur du jeune Pâris, Ménélas, et surtout la déesse, rcspon-
111hlede tout le mal. De fait, pour mieux montrer que l'on n'a rien voulu,
1111a tout intérêt à désigner un autre coupable. Cela s'est toujours fait.
!,'indulgence d'Homère à. l'égard d'Hélène offrait déjà un premier modèle.
Mnisil semble bien que ce soit là. un art dans lequel les sophistes soient
p11Hsés maîtres et aient abondamment fait école.
1-,ous sa forme la plus simple, ce rejet de responsabilité consiste à
r1111voyerà un ordre donné par un supérieur : l'exécutant n'est pas
r11Mponsabledes ordres qu'il reçoit. C'est l'aspect que revêt surtout
l'11rgumcnt chez les historiens ; et il peut se présenter chez eux de la
l11~onla plus candide et la plus légitime, comme aussi la plus pleine de
Nnwrie. Crésus, dans Hérodote, craint les répressions qui seront exercées
1ur Sardes et tente de les éviter : la ville est, dit-il, <<innocente de ce qui
ÙHL passé précédemment et de ce qui se passe aujourd'hui. De ce qui
•'11ML passé précédemment, c'est moi qui fus l'auteur, et j'en porte la
11h11rge sur ma tête. Pour le présent, c'est Pactyès le coupable, à. qui tu

( 1) Cf. Chrysothémis dans Électre, 400 : mt'TTjp8è: 'îOU'î(J)V, o!lloc,cruyyvwµl)'II !xe:i.


('l) Or l'involontaire est, en gros, ce qui mérite le pardon : cf. V, 10, 1136 a 5.
70 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

as toi-même confié Sardes; à lui d'être puni par toi. Mais pardonne aux
Lydiens ... » (1, 155, 4 : auyyvwµl]v). C'est pour la même raison que
Brasidas, dans Thucydide, excuse les gens de Toronè pour toutes les
fautes commises sous l'autorité athénienne : l'innocence est même en ce
cas si nette que l'on peut à peine parler de faute à pardonner, et en tout
cas pas d'adikia 1• Mais voici que, du coup, on assiste dans l'œuvre à un
foisonnement de formules du type « Ce sont eux les vrais responsables •
ou« Vous êtes, vous, les vrais responsables>>. Les Platéens, mis en jugeme~t
par les Lacédémoniens déclarent que les Lacédémoniens sont les vrais
responsables de leur alliance avec Athènes ( III, 55, 1 : uµei:i;;8è cx!-rLoL) ;
ils affirment aussi qu'Athènes est seule en cause pour tout ce qu'ils o~t
fait sous sa direction : <<Ceux qui suivent ne sont pas responsables, mais
seulement ceux qui les conduisent vers un but qui n'est pas le bon•
cxfoOL).Quant aux Thébains, contre qui plaident
(55, 4 : oùx. ot É1't'6µ.e:voL
les Platéens, ils répondent qu'en entrant dans Platée, ils n'ont pas mal
agi puisqu'ils ont répondu à l'appel de certains Platéens et qu'ils n'ont
fait que suivre (65, 2).
À ce rejet de responsabilité d'ordre juridique et politique s'en jo~Tlt
un autre, bien différent. En effet, quand aucune puissance humaine
ne peut être alléguée pour servir d'alibi, il reste à tout le moins la volonté
divine : c'est ce dont on a vu l'exemple avec !'Hélène des Troyennes ;
mais elle est loin de représenter un cas isolé. Ici encore, il peut s'agir d'un
sentiment religieux authentique ou bien d'une excuse un peu facile; et
l'on glisse même insensiblement d'un cas à l'autre. La Déjanire ~e
Sophocle, avant Hélène, reconnaissait déjà qu'il est insensé de vouloir
tenir tête à l'amour : <<L'amour commande aux dieux suivant son
caprice, aussi bien qu'à moi ►> (Trach., 443-444) 2 • De façon plus explicite,
!'Artémis d'Hippolyte dit à Thésée : <<Ton crime fut affreux, et pourtant
toi aussi tu peux èn obtenir pardon ( 1326 : cruyyvwµ1Ji;;)3 • C'était la volonté

de Cypris qu'il en fût ainsi ►> • L'Hélène des Troyennes est seulement
4
plus experte et plus effrontée, quand elle dit ironiquement à son époux
qu'elle a le droit, elle, d'être excusée : <<Châtie la déesse, montre toi plus
fort que Zeus, qui tient sous son pouvoir les autres divinités et est
l'esclave de celle-ci>> (948-950) ; ou encore : <<Si tu veux l'emporter sur
les dieux, ta prétention est insensée (964-965) ; ou encore : <<Cesse de
m'imputer un mal qui vient des dieux. Ne me tue pas, pardonne»
(1042-1043). À vrai dire, elle reprend là un argument trop souvent

bœl-
&:8txefo0cct,&:>..).'
(1) Cf. IV, 114, 5 : ils sont au contraire les victimes (où crqie:îc;
11orn;); le texte de la phrase est cité ci-dessus, p. 68. - C'est là un autre aspect par
où la notion de faute «excusable• se distingue de celle de faute •involontaire•· On
peut, on l'a vu, avoir de la suggnômè pour quelque chose qui n'est pas une faute;
inversement, ce qui est totalement involontaire ne laisse plus de place à cette suggntJrn~.
C'est ce qui explique que, dans l'antilogie entre Platéens et Thébains, si riche cri juetl-
flcations et rejets de responsabilité, le mot n'intervienne pas une seule fois.
(2) Or Lichas a dit peu auparavant qu'Iole (dont il s'agit ici) avait droit à quelque
indulgence (328: cruyyvwµ-1]11). Sur l'évolution nuancée qui sépare ce texte des suivants,
cf. notre article • L'excuse de l'invincible amour•• dans les mélanges Kamerbeek
(Miscellanea Tragica, 1976, pp. 309-321).
(3) Ceci était présenté de façon artificieuse et rhétorique par la nourrice à 443 sqq.
(4) Sur l'excuse de l'ignorance qui se joint à celle-ci, cf. ci-dessus, p. 68.
LES FAUTES EXCUSABLES 71
nmployé à l'époque, puisque Aristophane s'en moque dans les Nuées;
lo raisonnement injuste conseille en effet au jeune homme de ne s'inquiéter
ile rien : «Es-tu surpris en adultère, tu répondras au mari que tu n'as
rien fait de mal. Puis rejette la faute sur Zeus : celui-là aussi, diras-tu,
nst vaincu par l'amour. Et comment toi, pauvre mortel, pourrais-tu
Atre plus fort qu'un dieu?>> (1078-1082) 1•
Utilisé avec hypocrisie par les coupables ou simplement par les
uccusés, accepté avec générosité par les autres, l'argument allait connaître
une longue carrière. Xénophon, dans la Cyropédie, se livre ainsi à toute
une digression sur la question de savoir si l'on peut ou non se prémunir
,•ontre l'amour (V, 1, 9-17) ; il semblerait que oui; mais lorsqu'en fin de
,~ompte l'amour dont on pesait les risques ou les chances a effectivement
t.riomphé, Cyrus pardonne à celui que sa passion a entraîné à mal agir ;
nt il justifie ce pardon en expliquant que les dieux passent bien pour
116derà l'amour, et que beaucoup d'hommes tenus pour sensés y ont, à
l'occasion, succombé (VI, I, 36)2 • L'excuse accordée au<• crime passionnel»
Al.nit ainsi lancée pour des siècles.
Pour les Grecs du v 0 siècle, il faut pourtant rappeler que cette excuse
n'avait nullement une importance privilégiée ; et le renvoi à la toute-
puissance de l'amour n'est qu'une des formes que peut prendre le rejet
,ln responsabilité, c'est-à-dire, en définitive, l'argument de la contrainte.
l ,o parallélisme des diverses excuses se manifeste en effet clairement
,lnns la façon dont le sophiste Gorgias entreprend d'excuser Hélène. Il
11rocèdeen effet a priori ; et, examinant les diverses explications possibles
,ln la conduite d'Hélène, il montre que, dans chaque cas, elle est bien
n,ccusable. Il distingue quatre possibilités. L'une d'entre elles, la troisième,
1·nntre dans la catégorie des excuses par l'ignorance : Hélène a, dans ce
l'llK, été convaincue de mal faire par des propos qui l'ont trompée. Toutes
lm1 autres hypothèses aboutissent à des excuses par la contrainte :
l'uction des dieux ou de la nécessité, celle de la violence, celle enfin de
l',unour représentent des forces auxquelles elle ne pouvait résister ; ce
•ont des cas de <<force majeure>>, comme nous dirions encore aujourd'hui.
Acela s'ajoute que, s'il s'agit d'un dieu, il faut, déclare Gorgias<<reporter
lu responsabilité sur le dieu>> (B 11, 6); et il en est naturellement de
môme si l'on considère l'amour comme un dieu (ibid., 19)3 • L'âge des
1ophistes a été celui de toutes les <<excuses » et le talent très visible avec
l1111uel les auteurs d'alors, sous leur influence, apprenaient à rejeter la
rt,11ponsabilitésur autrui n'est qu'un des aspects de la tendance qui se
.i,veloppait de toutes parts à voir dans toutes les actions des circons-
1,itncespropres à les rendre excusables.

..
*

..,.
(1) Cf. des raisonnements semblables dans Héraclès, 1314 sqq. et Dictys, fr. 339 N,

(2) Cf. encore Mémorables, I, 3, 8.


(3) Comme dans l'antilogie des Platéens et des Thébains, le mot de suggnômè
~'Intervient pas : la rhétorique entend écarter toute notion de faute ; et Hélène 1t«vr6lç
111,cuye t 'TT)V
oth(cxv.
72 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Le fait seul que l'on ait pu réunir ici tant d'exemples alléguant parfois
l'ignorance et plus souvent encore la contrainte révèle assez cette
tendance. Et il semble que de proche en proche le champ d'application
de ces arguments n'ait cessé de s'élargir.
L'œuvre de Thucydide permet ainsi de déceler, à côté des formes
normales et quasi juridiques de la notion de contrainte, deux formes
dérivées, capables d'interprétations très souples : le fait est d'autant
plus symptomatique qu'il s'agit d'une œuvre où la pitié et l'indulgence
n'ont guère de place.
Tout d'abord, il apparaît que la contrainte peut être simplement la
notion d'un danger; or quel individu ou quel État n'est pas en danger
ou ne peut se croire en danger quand règne une lutte si âpre entre des
ambitions rivales 1 ? Mais, par là, on arrive à l'idée que des conduites
qui, autrement, seraient blâmables, sont, dans de tels cas, <<normales>>;
et cette notion, à son tour, peut s'appliquer à bien des motivations, qui
n'impliquent même plus un danger. Phrynichos ne va-t-il pas jusqu'à
juger toute conduite excusable quand il s'agit d'un ennemi personnel
(VIII, 50)? Les Athéniens ne se justifient-ils pas de leur impérialisme
en invoquant la contrainte que constitue le souci de leur sécurité
(1, 75, 5) ?2 N'ajoutent-ils pas, précisément, que leur conduite est normale
et que tout homme ou toute cité, à leur place, en eût fait autant? Le
Syracusain Hermocrate en est d'accord ; et l'impérialisme des Athéniens
lui paraît mériter 1toÀÀ~~uyywµ'Y): ils ont agi, en effet, selon les habitudes
de la nature humaine (IV, 61, 5 : <<Car telle est la nature de l'homme que
toujours il domine lorsqu'on cède, et se garde lorsqu'on attaque,,). - Cet
argument, dans lequel la contrainte est devenue celle de la nature
humaine, avec ses tentations et ses passions, peut, on le conçoit, excuser
bien des choses et bien des fautes. De fait, comme le dit Diodote, <<La
nature veut que tous, particuliers et États, commettent des fautes•
(111, 45, 3).
On a un peu le sentiment que cette abondance d'excuses et cette
propension à tout expliquer par la nature humaine tient au réalisme
sans illusion de Thucydide. Mais l'impression provient en partie de
l'allure raisonnée des textes où ces excuses figurent, et de la façon dont
ils privilégient le politique par rapport au moral. En fait, la tragédie,
dont tel n'est pas le caractère, offre, vers la même époque, des exemples
de vues analogues.
L'idée que tout acte accompli sous la menace du danger mérite le
pardon se retrouve chez Sophocle, où un personnage affirme, dans le
fragment 326, que, si la mort menace, il est excusable (cruyyvwcr-r6v)de
dire même ce qui n'est pas beau à dire. Elle se retrouve aussi chez

( 1) Les contraintes de la guerre excusent bien des choses; c'est pourquoi elles
entraînent une crise de la moralité ; on remarquera que Thucydide emploie pour
décrire les contraintes de la guerre, qui sont aussi des excuses, une expression révéla•
trice : &xoucrlouç(i~:iyxocç(III, 82, 2).
(2) L'ivsistance sur la notion de contrainte est ici caractéristique de la façon dont
l'impérialisme tentait de rattacher sa conduite à l'excuse habituelle, qui consistait à
avoir agi (3lq;.
LES FAUTES EXCUSABLES 73
Euripide : elle excuse le suicide dans Hécube (1107-1108 : aoyyvCùcr't'oc) :
elle revêt une forme générale dans le fragment 645, où divers cas sont
énumérés, le premier étant celui du faux serment que l'on prête pour
assurer son salut ; elle intervient de façon hypothétique dans le cas du
sacrifice d'Iphigénie, qui aurait été excusable si les circonstances avaient
été autres (Électre, 1024-1026). On la retrouvera chez les orateurs : ainsi
Lysias parle de l'indulgence prévue en cas de légitime défense et de
l'extension logique qui assure la même indulgence à tous ceux qui
risquaient leur vie, d'une manière ou d'une autre (Contre Ératosthène, 31).
Quant à l'idée des conduites <<normales >>,elle est tout aussi répandue
chez Euripide que chez Thucydide. Ainsi, dans Hippolyte, la nourrice a
une formule qui n'est pas sans ressembler à celle de l'historien, quand elle
dit au jeune homme : <<Pardonne ! Il est humain de faillir, mon enfant>>
(615)1.
Mais surtout, on voit dans le théâtre d'Euripide comment chaque cas
particulier peut en fait devenir une excuse. Etre jeune est ainsi une
excuse, car il est normal que les jeunes soient emportés : <<Il faut
pardonner à qui, dans l'emportement d'une âme juvénile, t'adresse des
propos inconsidérés>>, dit le serviteur dans Hippolyte (117-118) 2 • Il faut
donc aussi pardonner à ceux que des jeunes induisent en erreur (d'ailleurs,
n'est-ce pas là un cas d'excuse par ignorance?) : <<Il a fait fausse route ;
les jeunes gens en sont la cause. Pour lui, il faut lui pardonner>>, dit le
coryphée des Suppliantes (250-251)3 • Mais, inversement, être vieux est
aussi une excuse, car il est normal que les vieux soient lâches ; ainsi
Créon ne veut pas sacrifier son fils, et ce fils remarque : << On peut le
, pardonner à un vieillard>> (Phéniciennes, 995)4• Etre une femme est
encore une excuse, car il est normal que les femmes soient faibles; et
Mégara demande à être excusée : <<La femme sait, moins bien que
l'homme, contenir sa douleur>> (Héraclès, 536). La colère peut être une
excuse; ainsi Teucros dit, dans Hélène : « Oui, j'ai eu tort. Et ma fureur
in'a emporté trop loin. C'est aussi que la Grèce entière déteste Hélène.
Pardonne moi d'avoir parlé ainsi que je l'ai fait>> (80-82)5 • L'absence
d'enfants peut être une excuse pour un mari qui cherche une autre
union (Médée, 490-491). Plus tard, l'ivresse pourra de même être une
excuse (Démosthène, Contre Midias, 38; Lysias, Contre Simon, 43)8 •
La pauvreté pourra aussi en être une; elle le sera si elle joue comme
une contrainte, empêchant les gens d'adopter une conduite généreuse
·qu'ils auraient adoptée autrement ; ainsi Lysias déclare, dans le Contre

(1) cr. Démocrite B 253, surie fait qu'il est inévitable de commettre des fautes, mais
tlifficile de pardonner.
(2) cr. de même Lysias, Pour l' Invalide, 17 : • On estime que les jeunes gens ont
droit à l'indulgence des vieillards ... •·
(3) Trad. Marie Delcourt. La traduction de la C.U.F. introduit une nuance adver-
1utive qui fausse la valeur de l'argument.
(4) Même traduction.
(5) Même traduction. Cette excuse, consistant à invoquer la colère, est fermement
t•ontestée par Lysias, Contre Théomnestos, 30, qui rappelle que• le législateur n'accorde
Mucuneexcuse à la colère •·
(6) Cet\.e excuse semble peu décisive dans le même discours, 19.
74 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Philon, Il : « Nous pardonnons aux pauvres et aux infirmes parce que


nous jugeons leurs fautes involontaires >>.Elle le sera encore si - autre
contrainte - elle les a poussés à mal agir ; ainsi Démosthène dit, dans
le Contre Stéphanos I, 67 : «Pour qui juge avec humanité, la contrainte
du besoin est une excuse >>. Elle le sera enfin dans la mesure où elle
explique l'absence d'aide et de protection autour de l'accusé pauvre et
où cette considération doit compenser l'aide fournie aux riches en
fonction de leur influence; c'est ce qu'affirme hautement le Contre Midias,
183 et 209 1 • Plus l'on descend le cours du temps, plus les excuses tirées
des circonstances se multiplient et se diversifient. La faiblesse des
hommes en général, qui semblait, dans Thucydide, un alibi un peu
artificiel, se présente ainsi, dans chaque cas particulier, comme le reflet
d'un sentiment réel, qui tend à expliquer les fautes par la faiblesse parti-
culière de chaque groupe d'hommes considéré à part. Au niveau d'une
psychologie encore rudimentaire se répand ainsi une tendance à remplacer
l'accusation par une explication - tendance qu'à l'époque moderne la
psychanalyse contribuera à pousser jusqu'à son terme extrême.
Encore faudrait-il ajouter à ces excuses, pourtant si nombreuses,
tirées exclusivement de l'acte incriminé et des circonstances qui y ont
présidé, d'autres considérations, qui viennent, elles aussi, militer en
faveur de la suggnômè.
Il y a ainsi - et l'on sait quelle importance cet argument avait dans
tous les plaidoyers athéniens - les arguments relatifs à la conduite
passée du coupable ou aux services rendus par lui. Ils étaien~ déjà
familiers à Thucydide et déjà bien représentés dans les premières pièces
d'Euripide. Médée demande à Jason d'être indulgent à sa colère
(auyyvwµovcx)en pensant aux services d'antan qui les lient l'un à l'autre
(Médée, 870) 2 ; les Platéens de Thucydide utilisent le même argument
auprès des Péloponnésiens, et Nicias, dans sa lettre aux Athéniens,
compte sur leur ~uyywµ."1) au nom des services qu'il a auparavant rendus
(VII, 15, 2). En revanche, on peut constater, dans l'œuvre de Thucydide,
que l'argument se trouvait déjà parfois contesté, quand des mérites
anciens venaient aggraver la faute récente : ainsi dans le discours de
Sthénélaïdas à I, 86, 1, ou dans celui des Thébains, à III, 67, 2: les deux
textes affirment qu'une double punition devrait frapper un pareil chan-
gement d'attitude. Ce beau retournement est sans doute une réponse
à la vogue même de ce type d'excuse ; et il ne devait pas mettre fin à
sa carrière, loin de là. Il n'est pas un discours où les services passés, les
liturgies, voire les exploits des aïeux, ne soient longuement énumérés,
comme des titres supplémentaires à l'indulgence.
Enfin, à ces excuses, si bien représentées en justice, il faudrait encore
ajouter toutes celles qui étaient Învoquées de personne à personne 8 •

(1) Cf. Sur la couronne triérarchique, 11. De ces idées, on peut rapprocher celltl selon
laquelle quelqu'un qui tourne mal, alors qu'il a reçu de gros avantages, est impar-
donnable (Euripide, fr. 297).
(2) Dans Œdipe à Colone, Antigone demande à son père de recevoir Polynice par
égard pour Thésée, à qui Œdipe doit tant: le service rendu joue par personne interposée.
(3) Elles jouaient aussi parfois dans les procès, lorsque le plaideur faisait appel à la
sympathie des juges pour des démocrates comme eux.
LES FAUTES EXCUSABLES 75
Une femme, par exemple, attend l'indulgence d'autres femmes. C'est
le cas déjà chez Sophocle, comme l'atteste le fragment 618 de sa Phèdre :
il réclame l'indulgence et un silence complice au nom de la solidarité
féminine 1 • De même, un crime accompli pour l'amour d'un frère s'auto-
risera de ce que l'être imploré connaît lui aussi l'amour fraternel ; tel
est le cas dans la prière qu'Iphigénie adresse à Artémis dans Iphigénie
en Tauride : <cPardonne moi (1400 : auyyvw0t) ce vol et cette fuite. Tu
as, déesse, un frère que tu aimes : accepte donc que j'aime aussi le
mien >>2 • Dans de telles excuses, il ne s'agit plus tant de circonstances
atténuantes : il s'agit déjà d'une sorte de lien entre les êtres, qui nous
conduit presque aux sources du véritable pardon humain, tel qu'il
apparaîtra dans le chapitre suivant.
En effet, le foisonnement de la suggnômè ne se limite pas à cette
somme d'excuses. Si nous ne l'avons vue jusqu'à présent que comme
un droit auquel prétendent les coupables, nous aurons à la voir aussi
comme une disposition intérieure ouvrant les cœurs à l'indulgence, sans
considérations de circonstances ou de justice. Et ainsi se découvrira
encore un nouvel élargissement de la notion, puisque l'on verra se déve-
lopper, à la même époque que l'autre, cet aspect plus subjectif et plus
personnel - la suggnômè librement accordée.

..
*

Pourtant, ce serait commettre une erreur assez grave que de tenir les
excuses considérées jusqu'ici comme un simple jeu rhétorique destiné à
attendrir les juges.
D'une certaine manière, c'en était un. Et le large éventail des excuses
que l'on a vu se déployer dans les textes est, en un sens, le reflet de
l'habileté dialectique mise en honneur par les sophistes. Mais il est bien
clair aussi que ces excuses n'auraient pas été inventées ni proposées, si
l'on n'avait pas su que les juges y étaient sensibles, ou que la personne
dont on souhaitait l'indulgence les reconnaîtrait comme valables. Si un
jeu rhétorique est destiné à attendrir les juges, c'est que les juges sont
portés à s'attendrir. Tout argument est donc le reflet d'une mentalité,
tout plaidoyer l'expression de valeurs généralement reconnues. D'ailleurs,
beaucoup des exemples cités exprimaient non pas la justification d'un
accusé, mais l'opinion de ceux qui, précisément, admettaient ces excuses,
les jugeaient fondées, et trouvaient légitimes de se montrer indulgents.
Par-delà l'habileté rhétorique, la multiplication des excuses jalonne donc
le développement à Athènes d'une indulgence accrue, qui se veut seule-
ment plus lucide. L'intelligence des excuses naît du progrès de la douceur 8 •

(1) Cf. Euripide, Andromaque, 955-956 : c Les femmes doivent donner figure
honnête aux faiblesses féminines •·
(2) Traduction Marie Delcourt.
(3) Le vocabulaire juridique de l'indulgence et du pardon a son existence propre en
latin (cf. W. Waldstein, Untersuchungen zum rfJmischen Begnadigungsrecht: Abolitio,
lndulgenlia, Venia, Innsbrück 1964, 240 p.); mais beaucoup de formules semblent
calquées sur le grec : les Athéniens du ve et du 1v•siècles ont bel et bien posé les bases
des théories futures sur l'indulgence.
76 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Celle-ci pouvait être excessive. Elle le pouvait d'autant mieux que


l'habileté rhétorique s'en mêlait. Et la démocratie athénienne suivait là
une pente dangereuse ; après avoir voulu être indulgente, elle pouvait,
la rouerie des arguments aidant, être, comme nous disons, permissi'V~,
Ce danger est bien suggéré dans les railleries d'Aristophane, en parti·
culier dans les Nuées. Les épreuves de la guerre devaient le rendre plus
aigu encore, en sapant les fondements de la vieille moralité et en offrant
mille occasions de faire jouer l'argument de la contrainte : quand
Phrynichos juge excusable même de nuire a sa patrie, s'il s'agit de léser
un ennemi personnel, il est clair que les choses commencent à aller un
peu loin. Aussi peut-on comprendre qu'il y ait eu une double réaction,
à la fois politique et morale : ces réactions seront étudiées chacune
séparément. On peut se contenter de rappeler ici qu'elles sont solidaires
chez Platon, et que la notion de suggnômè est une de celles qu'il critique
avec le plus de force dans la République, en même temps que l'absence
de toute contrainte et que la praotès : la suggnômè maniée à la lég-ère
est alors devenue l'indulgence au mal, le mépris du scrupule et de l'effort
même vers le bien,
Mais, si les excès de la suggnômè pouvaient en cela se révéler dangereux,
son progrès était aussi, dans son principe, l'avènement d'une douceur
généreuse et clémente. Les orateurs pouvaient en jouer, la défor1r1er,
la détourner de son véritable esprit, elle n'en était pas moins une vertu,
à compter au nombre des mérites athéniens. Ce qui le confirme est, en
particulier, qu'elle ne se soit pas seulement développée en ces arguments
de plaideurs : la douceur à laquelle font appel, souvent avec succès,
tous ces arguments divers, est aussi une tendance générale, qui ne dépend
plus des actes incriminés, mais des valeurs morales que chacun nourrit
en lui-même,
CHAPITRE V

L'APTITUDE À PARDONNER

La disposition à l'indulgence n'avait certes pas attendu les excuses


juridiques et raisonnées, dont on vient de voir la prolifération, pour se
manifester en Grèce. Bien au contraire, on peut penser que cette dispo-
sition est ce qui a poussé les Athéniens, à l'âge des raisonnements et des
procès, à employer de la sorte leur ingéniosité. Aussi bien logiquement
que chronologiquement, le sens de l'indulgence vient en premier.
Mais avant de suivre l'éclosion de cette autre suggnômè, il importe de
formuler, dès le point de départ, une réserve majeure : c'est que la
suggnômè, en tout cas, ne traduit qu'un des aspects de cette disposition
intérieure.
On a dit ici qu'Homère n'employait pas le mot suggnômè ; mais on a
rappelé aussi, dès le premier chapitre, qu'il connaissait fort bien la
clémence, la compassion, la réconciliation, et même l'indulgence envers
ceux qui nous font du mal : l'attitude de Priam envers Hélène en est la
plus belle preuve.
D'autre part, s'il ne connaissait pas le mot suggnômè, il connaissait
bien d'autres mots, appelés à se perpétuer en grec, chez les poètes, mais
aussi chez les historiens et les orateurs. On peut parler en grec de pitié,
c'est-à-dire d'eÀeoc;ou d'o!x't'oç, avec la riche gamme des mots appar-
tenant à ces deux familles 1 - la première s'étant perpétuée dans le
• Kyrie eleison >> du christianisme. On peut aussi parler du respect que
l'on éprouve pour autrui et qui nous retient de lui nuire : c'est le beau
mot d'<XL8wç 2 ; et déjà il nous fait passer de l'émotion ponctuelle à
l'indulgence inscrite dans la vie judiciaire, puisqu'il se trouve qu'entre
toutes les valeurs qu'il revêt figure la valeur technique du pardon accordé
pour un meurtre involontaire 3 • Il y a aussi bien des façons de décrire

(1) Les deux mots se rattachent, pour le sens, à des plaintes. L'importance du
premier apparait bien si l'on dit que le seul Euripide a 37 emplois du substantif et
39 des verbes correspondants.
(2) Cf. C. E. Von ErfTa, Aidôs und verwandte Begriffe in ihrer Entwicklung von Homer
bis Demokrit, Philologus Supp. Bd XXX, 2, Leipzig, 1937.
(3) L'idée de pardon apparatt aussi dans un sens semi-juridique (pour les offenses
non poursuivies) : cf. Démosthène, Plaidoyers privés, XXXVII, 59 = XXXVIII, 22;
de même encore XXIII, 72.
78 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

la conduite indulgente des hommes : on peut dire qu'ils effacent le


souvenir des torts subis (µY) µv'Yjt:nxocxe:iv), qu'ils cèdent aux raisons de
l'autre (m>YX,(l)pe:i:v), qu'ils acquittent un accusé et reconnaissent son
innocence (&.<pr.tvotL) - cela sans parler des mots qui apparaîtront plus
tard et lieront les êtres entre eux, en particulier par la m.>µ1tti8e:r.a..
Si l'on a choisi de suivre ici le sort de la seule suggnômè, c'est seulement
parce que l'évolution ainsi dessinée est plus nette qu'une autre, et qu'elle
permet de saisir l'unité qui rattache cette indulgence plus large à
l'indulgence juridique, si visible dans les textes.
Au reste ce sens large de l'indulgence se reflète jusque dans le domaine
de la justice. Car, si la mention des services rendus et des liturgies crée
une sorte de droit dont l'accusé peut se prévaloir, les appels à la pitié
des juges sont un thème au moins aussi fréquent dans les plaidoyers.
Et ce n'est pas seulement un argument rhétorique - sous cette forme,
nous le connaissons encore - car il faut se rappeler que les plaideurs
faisaient comparaître devant les juges des enfants en larmes et des
familles éplorées. Il y avait là, vraiment, un appel au sentiment. Les
Guêpes d'Aristophane prouvent assez que l'usage était courant dès le
ve siècle 1 • Et ce fut, on le sait, une sorte d'éclat de la part de Socrate que
de se refuser à un rite qu'il jugeait indigne de la justice 11•
La suggnf>mè n'est donc qu'une des formes de la douceur, de la. pitié
et de la compassion ; son progrès au long des textes grecs ne fait qu'illus-
trer, sur un exemple particulier, celui d'une tendance générale, qui fut
toujours vivante au cœur des Grecs.

..
*

La suggnf>mè, comme la philanthrôpia, commence chez les dieux :


c'est d'abord chez eux qu'on la trouve ou que l'on voudrait la trouver.
En effet, le premier emploi du mot qui nous ait été conservé appa.rt.ient
à un texte poétique et se situe dans une prière : ce texte est le beau
poème de Simonide sur Danaè, transmis par Denys d'Halicarnasse
(37 B = 13 D).
Danaè flotte à l'abandon sur la mer, avec son enfant qui vient de
naître ; elle exprime son angoisse, avec sa tendresse pour son fils ; et
elle supplie Zeus de mettre fin à leurs épreuves. Pour finir, elle lui dit
(25-27) : « Si quelque chose dans ma prière est arrogant ou sans justice,
pardonne moi >) - 01Jyyvw6tµot.
En fait, rien ne pourrait être moins arrogant ou moins injuste que sa
prière : Danaè n'a aucune faute de ce genre à se reprocher. Mais, avec
les dieux souverains, on ne saurait jamais être assez prudent ; aussi,
sans même se sentir coupable, Danaè demande-t-elle pardon des offenses
qu'elle pourrait avoir commises. Elle implore donc ce pardon sans se

(1) Gu~pes, 568-574; 975-984.


(2) Platon, Apologie, 34 d - 35 c. Au 1v• siècle, l'habitude n'avait cependant rien
perdu de sa régularité : cf. entre autres Lysias, Pour Polyatratoa, 34 ; et voir D over,
Greek Popular Moralitg, p. 195.
L'APTITUDE À PARDONNER 79
fonder sur la nature de sa conduite, mais seulement sur l'espérance que
l'on place en la clémence des dieux. Sa prière est humble, et émouvante ;
et cette humilité acquiert un sens plus riche encore du fait que le salut
devait en effet lui être accordé ainsi qu'à son fils.
Ici, on attend donc que Zeus pardonne les offenses.
Le texte est d'autant plus remarquable que les dieux grecs, normale-
ment, étaient peu portés au pardon. Ils se vengeaient, souvent de façon
terrible et avec un véritable acharnement. C'est le cas chez Homère.
C'est encore le cas chez Eschyle. La seule différence entre les deux est
que, dans l'intervalle, cette vengeance est devenue moins personnelle,
plus proche d'une justice rigoureuse. Mais, si les dieux sont devenus
justes, ils ne sont pas devenus bons. Dans la pratique, presque aucun
texte grec ne retrouvera tout à fait l'accent de celui de Simonide.
Pourtant, à toutes les époques de la civilisation grecque, les dieux ont
été capables de pitié et de compassion. C'est bien pourquoi on les prie.
Dans les textes d'Homère ou d'Eschyle, ces prières sont surtout des
appels à l'aide. Les suppliantes d'Eschyle demandent aux dieux d'être
propices (140 : 1tpEO!'-E"EÏ:ç),bienveillants (144 : 6ÉÀouaoc),sauveurs (150 :
poaLoç),de jeter un regard sur leur sort (359 : t8oL-ro).Les dieux grecs, en
effet, peuvent avoir pitié des malheurs humains. Et même un peu plus
tard, dans un monde où les dieux se sont éloignés de 1'action et se
tiennent à l'écart du malheur, dans une sorte d'impassibilité1, ils
conservent cette aptitude. Castor le déclare dans l'Électre d'Euripide :
«Hélas ! hélas ! ton langage est cruel à entendre, même pour les dieux.
Car moi-même et les habitants du ciel, nous savons compatir aux misères
humaines>> (1327-1330)2 •
Comment les dieux grecs n'auraient-ils pas été capables de compassion?
La pitié est pour les Grecs une forme de la sagesse ; et un peu comme
dans le dicton français qui déclare : « C'est toujours le plus intelligent
qui cède>>,la pénétration d'esprit, en Grèce, porte à la douceur. C'est
ainsi que dans Électre, Euripide fait dire à Oreste : « La pitié ne naît
pas dans un esprit obtus, mais dans un esprit pénétrant» (295 : aoc:poi:at)8•
Et Iolaos, dans les Héraclides, souhaite avoir un ennemi sage et non pas
incompréhensif, car, si cet ennemi est sage, on peut, même dans le
malheur, rencontrer de sa part des égards (458-460).
La sagesse des dieux doit donc leur permettre, à eux aussi, de distinguer
entre les fautes : la justice de Zeus n'est nullement aveugle. Et, comme le
dit Lichas dans les Trachiniennes, si Héraclès «s'était vengé de façon
loyale, Zeus lui eût pardonné d'avoir frappé selon le droit» (279 :
auvéyv6l).

(1) cr. Hippolyte, 1396, 1441; Troyennes, 837.


(2) cr. HtracMs, 1115, où il est dit que• même un dieu• gémirait si cela lui arrivait
(interprétation qui n'est pas celle de la C.U.F.). L'épitaphios de Lysias dira de même:
1 Quel dieu n'eO.t pas été touché (~Àtl)cre:v) de la grandeur de leur péril ? Quel homme
n'eOt pas versé sur eux des larmes ? • (40).
(3) Traduction Marie Delcourt. La traduction de la C.U.F. parle d'esprit • sans
culture•• ce qui est assez impropre : li s'agit d'â.µ0t610t,c'est-à-dire d'incompréhension.
Les deux mots, employés en contraste dans le passage des Héraclides mentionné
ensuite, sont les mêmes.
80 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Mais surtout la sagesse des dieux devrait leur assurer, à défaut de


bonté, une certaine patience à l'égard des fautes humaines; c'est du
moins ce qu'attendent d'eux les hommes de la fin du ve siècle. Quand
le serviteur d'Hippolyte voit l'arrogance de son jeune maître envers
Aphrodite, il se tourne vers elle et réclame son indulgence; pour cela, il
invoque sans doute des excuses 1, mais il en appelle surtout à la clémence
que doivent posséder les dieux:« Il faut pardonner à qui, dans l'empor-
tement d'une âme juvénile, t'adresse des propos inconsidérés. N'aie pas
l'air de l'entendre : les dieux doivent être plus sages que les mortels•
(Hipp., 118-120). Créuse, dans Ion, compte bien sur la même indulgence,
quand elle s'écrie : <iEnfant, lueur plus douce à mes yeux que le soleil
- ce dieu me le pardonnera bien!>> (1440). On espère même que les.
dieux pardonneront là où il n'y a pas d'excuse ; et Tirésias n'hésite pas
à aller prier Dionysos pour Penthée, l'impie, <<tout féroce qu'il est 11,
(Bacch., 361). On a vu que de même les personnages d'Aristophane-
demandent volontiers pardon aux dieux 2• Les raisons de cette espérance-
que les hommes placent dans les dieux sont d'ailleurs très clairement.
formulées dans le fragment 645 N d'Euripide : il déclare que les dieux
doivent être considérés comme enclins au pardon (auyyvW(LOVotc;) dans
tous les cas de force majeure : ou bien ils sont moins compréhensifs que
les hommes (œ0'1Jve:-rw-re:pm), ou alors ils font passer l'équité avant la
justice •3

Mais cette référence même aux hommes est révélatrice. Elle conlirrne
que, normalement, les dieux grecs ne sont point indulgents : les Athéniens
du ve siècle n'ont attendu d'eux cette indulgence que lorsqu'elle s'est.
répandue dans leur propre société. Jusque-là, on pouvait avoir les dieux
pour amis ou pour ennemis, se sentir plus ou moins coupable envers eux,
trembler devant leur puissance, les supplier de ne pas sévir : leur clémence•
n'est que le reflet de l'idéal nouveau qui se répand parmi les hommes.
Aussi est-ce dans les rapports entre eux qu'il convient d'en suivre
l'épanouissement - même si parfois - on le verra - des figures de
divinités viennent prêter leur éclat à ces valeurs en train de se répandre .


• •
Un bref examen des principaux textes montre en effet que la suggnûmè
s'est, au cours du ve siècle, approfondie et étendue.
Il serait imprudent, en effet, de considérer des témoignages antérieurs.
Comme il était normal, l'idéal une fois admis, on a eu tendance à lui
donner pour garants des ancêtres glorieux. De même que l'on a prêté à
Solon des propos sur la praolès', de même on prête volontiers des idées
de suggnômè à tel ou tel d'entre les Sept Sages. Pittacos, selon Diodore de

( 1) cr. ci-dessus, p. 73.


(2) Cf. les deux exemples cités ci-dessus, p. 68. On pourrait joindre la demande de
pardon à la Paix (Paix, 668). Nous n'irions pourtant pas jusqu'à dire avec Dover
( Greek Popular Moralily, p. 261) qu'à cet égard la comédie est plus riche que la tragédie~
(3) cr. chapitre III, p. 56.
(4) cr. ci-dessus, p. 4 O.
L'APTITUDE À PARDONNEH 81
Sicile (IX, 11, 1) était xoLvoc;xoct qû ..ocv0pw7toc;; et Diogène Laërce lui
prête un éloge de l'amitié et de la sollicitude. Or Diodore précise qu'il
aurait dit, en libérant son ennemi Alcée : <<La suggnômè vaut mieux que
la vengeance» (ou <<le châtiment») (IX, 12, 3). Diogène Laërce (1, 4, 3)
r,t l'empereur Julien (111, 1) se font l'écho de cette tradition. Mais que
vaut-elle? Le doute est au moins permis, quand on constate que Diodore
prête la même formule, presque mot pour mot, tantôt à «certains sages
d'autrefois>>, tantôt à Démétrios, tantôt à César, sans compter les
variantes multiples 1 . De même, pour les Sept Sages, Bias aurait rendu
Hans rançon des jeunes filles de Messène et se consacrait à la défense des
opprimés (Diodore, IX, 13, 1). Périandre lui-même - le tyran qui fut
le premier à avoir une garde armée - aurait dit, selon Diogène Laërce
(1, 97) que la plus sûre garde d'un tyran est constituée par le dévouement
(eunoia) qu'il inspire, et non par les armes! II est clair que ces maximes
1\difiantmi prêtent beaucoup à ceux qu'ils en gratifient - et avant tout
hi vocabulaire. Elles attestent surtout la vogue que prirent plus tard ces
notions. De toute façon, même si telle ou telle formule a un réel fonde-
ment historique, l'incertitude de la transmission et l'absence de tout
contexte interdisent de considérer de semblables témoignages autrement
crue comme des jalons possibles.
En revanche, l'évolution peut être suivie avec précision à partir du
ve siùrle.
Chez Hérodote, malgré la tolérance amusée dont il fait preuve lui-même,
lu vengeance est la règle générale. Et cette vengeance est souvent cruelle.
l .e plus souvent, quand des excuses sont invoquées, elles ne font que
rnportrr la faute sur le vrai coupable, contre lequel, alors, on sévit sans
pitié. Au livre I (116, 5), le bouvier avoue avoir menti afin de sauver
l'enfant qu'Harpage lui avait ordonné d'abandonner parmi les bêtes
Mauvages; il demande à être pardonné (GUi'(VW!'-'1JV). Alors, Astyage ne
,c'occupe plm, de lui ... l\fais il fait manger à Harpage la chair de son propre
llls, pour le punir de n'avoir pas exécuté le meurtre de sa main! Même
un meurtre involontaire n'est que très partiellement excusé : Crésus
r,~connaît qu' Adraste Iui a tué son fils sans le vouloir ; il admet que la
responsabilité est celle d'un dieu ; mais il laisse Adraste se tuer, pour
payer la culpabilité de fait qui pèse sur lui. Les dieux ne sont pas plus
déments; ils peuvent même punir une attitude qui n'a pas abouti à
une faute, mais qui était, en elle-même, impie : à preuve le cas de Glaucos,
1lont la race est vouée à s'éteindre, parce qu'il a hésité à restituer ce qui
lui avait été confié, et qu'il a eu l'audace d'interroger le dieu sur une
ldle question (VI, 86 y) 9•
Certes, il y a, dans le monde d'Hérodote, des moments où cette
111~véritése relâche. Tout d'abord, il est clair que, chez les Grecs, la
v1mgeance observe certaines limites : Pausanias, à Platée, refuse de se

(1) Voir, pour les cas idenliques ; XXXI, 3; XXI, 9; et XXXII, 27, 3; pour des
presque identiques: XXI, 21, 6 et 8; XXIV, 10, 2 (Hannon); XXVII, 15, l. Sur
1•11s
témoignage de Diodore, cf. ci-dessous, p. 254.
111•
(2) C'est moins un péché d'intention, comme le dit Ph. E. Legrand - en rappro-
1•hant.Andocide, Mystères, 96 - qu'une impiété comparable à celle de I, 159.
82 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

venger d'une façon qui serait impie (IX, 79). De plus il y a, même chez
les barbares, des moments délicieusement humains; mais, le plus souvent,
la clémence (qui est d'ailleurs toute relative) est alors d'ordre affectif :
elle naît d'un élan de pitié ou de sympathie. Au livre III (119), Darius a
pitié de la femme d'Intaphernès et lui accorde la vie de son frère et celle
de son fils aîné (mais il met à mort tous les autres). Au livre V (92, y),
l'homme chargé de tuer le petit Kypsélos y renonce parce que l'enfant
lui sourit (mais le groupe revient, pris de remords, et l'enfant ne leur
échappe que parce qu'ils ne le trouvent pas). De même, Xerxès laisse
dire Démarate, simplement parce qu'il a confiance (VII, 105 et 237);
mais il ne pardonnerait pas à qui tromperait cette confiance.
Un seul cas de clémence est dû à une véritable réflexion ; et la forme
que prend cette réflexion donne déjà le ton de ce que sera l'indulgence
grecque en général et de ses justifications profondes. Il s'agit de la
clémence de Cyrus, qui, ayant entendu les propos tenus par Solon sur la
fragilité de la vie humaine, décide de laisser la vie à Crésus : il a en effet
réfléchi qu'il était homme lui-même, et que <<dans les choses humaines
il n'y a rien de sûr>>(1, 86, 6).
Ce sentiment de la solidarité existant entre les hommes, et justifiant,
selon les cas, pitié, assistance ou pardon, se retrouvera dans d'autres
textes grecs ; mais il prend, dans le récit du livre I, un relief remar-
quable. Il fait en même temps comprendre pourquoi cette tolérance, liée
au sentiment d'une commune fragilité, n'est pas normalement le fait des
dieux : il s'agit véritablement d'<<humanité>>, au sens le plus fort du
terme.
Le témoignage des tragiques confirme que cette humanité n'était
point au début fort courante ; il confirme aussi que, lorsqu'elle se
répandit, elle conserva la forme essentielle qu'elle a dans le livre I
d'Hérodote ; cette forme ne fit que se préciser et s'affirmer.
Dans l'œuvre d'Eschyle, ni l'indulgence ni le pardon ne sont à
l'honneur. Les dieux exterminent des familles entières, de façon impla-
cable ; et les hommes se vengent tout comme les dieux. Seul le procès
d'Oreste dans les Euménides apporte une note plus réconfortante,
puisqu'il se clôt par un acquittement1. Mais on sait combien cet acquit-
tement est difficile à obtenir, et quelle révolution décisive il apporte dans
le droit et dans la religion. Il y faut l'intervention commune des hommes
et des dieux. Encore l'acquittement n'est-il acquis que par l'égalité des
suffrages. Surtout, les arguments offerts ne sont point fondés ni sur les
circonstances du crime 2 ni sur la beauté du pardon : le caractère, à nos
yeux, surprenant des explications fournies par Apollon et Athéna révèle
assez que l'art des excuses n'était pas encore vraiment développé et que
le pardon n'était point encore une vertu ; les arguments employés par

(1) L'apaisement futur de la colère divine contre Io ou contre Prométhée n'a


naturellement rien à voir avec un pardon.
(2) Apollon explique pourtant la différence entre le crime d'Oreste et celui de
Clytemnestre (625 sqq.); mais ceci entraîne surtout l'analyse des différences entre
le rôle du père et de la mère dans la naissance, analyse qui n'a rien d'une réflexion sur
la responsabilité.
L'APTITUDE À PARDONNER 83
Athéna pour convaincre les Érinnyes célèbrent bien les beautés de la
concorde, ou de la persuasion, mais non pas celle de l'indulgence : au
contraire, Athéna est d'accord avec les Érinnyes pour faire régner un
ordre rigoureux fondé sur la crainte.
Dans le théâtre de Sophocle, en revanche, le pardon tient une grande
place, mais une place discutée : on peut dire que le problème y est traité
de façon presque constante.
Visiblement, les héros, dans ce théâtre, se caractérisent par le refus
de tout pardon. Pour eux, pardonner serait renoncer à leur juste colère,
donc céder, donc être infidèles à leur propre idéal. Et souvent, comme
B. M. W. Knox l'a fort bien montré, l'affrontement entre le héros et son
entourage se ramène à la lutte entre cette fermeté et les pressions des
autres 1.
Héraclès, dans les Trachiniennes, pardonne si peu à Déjanire qu'il
regrette seulement, en apprenant sa mort, de n'avoir pu la tuer lui-même
(1133); Hyllos a beau lui expliquer qu'elle a cru bien faire et qu'elle
H'est trompée (1139) : il reste insensible à cet argument et ne veut rien
entendre.
Ajax, dans la pièce qui porte son nom, pousse la rancune jusqu'à
vouloir tuer les chefs de l'armée grecque. Il multiplie les mots de haine
envers Ulysse. Et, bien qu'il prétende avoir<< molli>>(651) et avoir appris
qu'il faut haïr son ennemi <<avec l'idée qu'on l'aimera plus tard>> (680),
il meurt en appelant la mort sur ceux qui l'ont offensé (839 sqq.).
Antigone et Électre tirent toutes deux leur force de leur intransigeance.
Philoctète ne veut à aucun prix aller aider les Grecs qui l'ont jadis si
mal traité. En vain Néoptolème tente-t-il de le convaincre, par tous les
arguments, par toutes les promesses : il faut, pour le fléchir, l'inter-
vention d'Héraclès, surgissant sur le theologeion. Encore Philoctète ne
pardonne-t-il pas : il accepte seulement les ordres des dieux et la compen-
11ationglorieuse que ceux-ci lui offrent et lui imposent.
Enfin l'Œdipe d'Œdipe à Colone n'accepte même pas de recevoir le
llls à qui il en veut. Il faut pour qu'il tolère un moment sa présence la
double intervention de Thésée et d'Antigone. Après quoi, ayant écouté
Non fils, il le maudit de façon effroyable, invoquant contre lui et l'ombre
du Tartare et Arès.
Ces héros ont-ils tort? Pourtant !'Athéna d' Ajax est aussi dure que le
héros qu'elle condamne. Elle se moque d'Ajax, l'offre en spectacle à son
onnemi ; et elle insiste âprement : <<Quoi de plus doux? rire d'un
ennemi ... >>(79)2 •
En revanche, il est non moins clair que tous les personnages de
~ophocle n'en jugent pas ainsi. On dirait presque que les héros en sont
rc!stés aux temps grandioses et cruels de la légende, et que ceux qui les

( 1) Cf. The heroic Temper. Studies in Sophoclean Tragedy, Sather Class. Lect. XXV,
1964.
(2) Contrairement à Eschyle, Sophocle ne cherche ni à comprendre ni à juger les
clleux ; son théâtre les montre seulement écrasant un homme sans raison et le relevant
11msraison (ainsi Œdipe Roi - Œdipe à Colone). Sur la dureté divine, cr. ci-dessus,
p. 79.
84 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

entourent sont, eux, à la mesure de la nouvelle éthique. En tout cas


tous, à l'occasion, plaident pour le pardon et l'indulgence.
Quelquefois ce n'est qu'un mot en passant. Ismène, la sœur d'Antigone,
compte que les morts lui pardonneront de ne pas désobéir au souverain
dans la situation où elle se trouve (Ant., 65-67) ; Chrysothémis, la sœur
d'Électre se déclare de même assurée que son père lui pardonne si elle
cède à ceux qui ont le pouvoir (Él., 400-401).
Mais il est remarquable de constater que, partout ailleurs, les notions
de tolérance et de pardon apparaissent liées à ce sens de la fragilit.é et de
la solidarité humaines, dont on a vu une première image dans le livre I
d'Hérodote. Ce double sentiment est évoqué avec plus ou moins de force,
de précision, ou d'ampleur ; mais il n'est presque jamais absent.
L'Antigone d'Œdipe à Colone use seule d'arguments plus limites. Elle
fait pourtant appel à une solidarité, elle aussi; mais il s'agit de celle qui
lie les parents aux enfants. Cette solidarité doit à ses yeux susciter
l'indulgence, sans qu'il soit pour autant nécessaire d'atténuer la faute.
« C'est toi >>,dit-elle, <i qui lui donnas le jour : t'infligeât-il dès lors les
pires avanies, tu n'es pas en droit (8sµu;; aé ye), père, de lui rendre, toi,
le mal pour le mal. D'autres parents déjà ont eu d'autres enfants
criminels ; ils en ont ressenti une ardente colère ; mais les avis des leurs,
comme un charme magique, ont calmé et dompté leur premier mouve-
ment 1► (1189-1194). L'argument n'a encore qu'une portée familiale; et
Antigone ne demande à son père que d'entendre Polynice. \'lais la notion
d'un devoir d'indulgence, tenant à un lien de personne à perAonrni, Pst
déjà nettement perceptible.
Elle est plus nette dans le cas de Déjanire : dans les Trachiniennes,
Déjanire fonde son indulgence pour Iole sur l'idée que les être::; humains
sont faibles ; et elle fait de sa compréhension une vertu : «En me parlant>>,
dit-elle à Lichas, «tu ne parleras pas à une femme mauvaise, ou qui
ignorerait1 que la nature humaine ne se complaît pas éternellement aux
mêmes objets 1►• Puis elle évoque la toute-puissance de l'amour : «L'amour
commande aux dieux suivant son caprice, aussi bien qu'à moi : comment
donc pourrait-il ne pas faire de même avec d'autres pareilles à moi 1
Dès lors, m'en prendre à mon époux, le jour où il se trouve atteint du
même mal, serait absurde de ma part, ou encore à cette fille ... >► (4:18-447).
La référence à la nature humaine, qui fait commettre de,; fautes, et la
mention de la toute-puissance de l'amour, à qui nul ne peut ré~ister,
rappellent de très près les excuses passées en revue dan,; le chapitre
précédent. Pourtant, la résonance est assez différente ; et le fait que
Déjanire rapproche son propre cas de ceux d'Héraclès et d' Iole (444 :
<<ainsi qu'à moi 1►) 2 suggère une commune condition qui exclut les lrop
grandes sévérités : la solidarité se mêle déjà aux circonstanceô ulté-
nuantes. Aussi bien est-ce ainsi que l'entend Lichas, car il remarque, au
début de sa propre réponse : << Alors, chère maîtresse, puisque je me rends

( 1) Nous modifions ici la traduction de In c. U .F ., qui n'est pas assPZ proche du l.cxte
pour notre propos.
(2) On notera que x&.µoü yE est en rejet : la place du mot, la particule, l'arrêt. de
la phrase à y-., tout contribue à metlre <'Il relief ces mots d'apparencP mod,.~I<•.
L'APTITUDE À PARDONNER 85
compte que, mortelle, tu as le cœur d'une mortelle, non celui d'un juge
insensible ... » (472-473). «Insensible>> traduit ici IX"(Vù>µovcx: Déjanire
n'est pas ~ sans compréhension>> : c'est le même mot qu'à la fin de la
pièce 1 , qui signifie à la fois borné et cruel : ceci ne saurait nous surprendre.
Mais l'important est que le mot, ou plutôt son contraire, désigne un
trait de caractère, une qualité durable appartenant à une personne :
le pardon n'est plus lié à l'acte que l'on juge, mais au tempérament de la
personne qui juge. De fait, on a trouvé chez Euripide l'adjectif auyyv<l>µCùv
(indulgent) 2 , et l'on trouve à la fin des Trachiniennes le substantif
cru'Y)'Vwµoo-uv"f)(indulgence )3 •
L'attitude de Déjanire donne donc déjà le ton de la nouvelle suggnômè,
fondée sur la compréhension et la solidarité humaine.
On retrouve dans d'autres pièces des échos de ce sentiment de commune
fragilité, en des termes plus généraux, plus proches encore de ceux
d'Hérodote. Ainsi, dans Philoctète, le héros supplie Néoptolème, avec
une insistance désespérée, en lui demandant de le prendre en pitié ; et
il ajoute, pour mieux le convaincre:<< Vois comme pour les hommes tout
n'est que périls, et comme ils courent autant de risques dans le bonheur
que dans le malheur>> (502-503) : la fragilité de la condition humaine
est le véritable fondement de la solidarité qui doit lier les hommes entre
eux.
Mais cette solidarité s'affirme surtout dans Ajax et elle occupe dans
cette pièce une place privilégiée. En effet, si Ajax se refuse à toute
compromission et à tout pardon, la tragédie place en regard l'image de
son adversaire, Ulysse. Et cet Ulysse incarne ici la compréhension, la
modération, l'oubli des injures.
Cela se marque dès le début, dans la façon dont il se dérobe et voudrait
ne pas assister au spectacle de la folie d' Ajax. II dit avoir peur de ce
spectacle. Mais, quand Athéna le lui a imposé, sa réaction, clairement
a.vouée, est la pitié. Qui plus est, cette pitié repose, non moins clairement,
tmr le sentiment de la fragilité commune à tous les hommes : <<Le
malheureux a beau être mon ennemi, j'ai pitié de lui quand je le vois
ainsi plier sous un désastre. Et, en fait, c'est à moi plus qu'à lui que je
pense. Je vois bien que nous ne sommes, nous tous qui vivons ici, rien
ùe plus que des fantômes ou que des ombres légères>> (121-126).
Cette réflexion si noble aurait de quoi retenir l'attention de toute
manière : le fait qu'Ajax ait voulu s'en prendre précisément à lui, Ulysse,
le fait que la déesse ne l'encourage en rien à ce genre de sentiment, tout
contribue à lui donner du relief. Mais ce relief s'accroît encore quand on
constate qu'à la fin de la pièce Sophocle prête une seconde fois à Ulysse
des idées d'une générosité comparable.
Alors que Ménélas et Agamemnon poursuivent leur rancune contre
Ajax par-delà la mort du héros et refusent de le laisser ensevelir, Ulysse,
qui était l'ennemi attitré d'Ajax, intervient en sa faveur. Dès qu'il

(!) cr. chapitre précédml, p. 66, n. 5.


(21 On le trouve dans le fragment 645, cité plus haut, p. 80, el dans Médée, 870.
(3) 1265.
86 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

arrive, il appelle Ajax «ce brave» (1319) ; il pense que Teucros, s'il a
manqué au respect qu'il devait à ses chefs, a peut-être eu des excuses ;
et, sitôt mis au courant du litige, il demande à Agamemnon de ne Pas
refuser «impitoyablement >>une sépulture à Ajax. « Pour moi aussi»,
explique-t-il, «il était le pire ennemi que j'eusse dans toute l'armée »;
«et, malgré tout, je ne saurais répondre à sa haine par un affront»
(1336 sqq.). Et plus loin encore : <<C'était mon ennemi, sans doute, mais
c'était aussi un héros» (1355).
Cette attitude pourrait être due à un simple sentiment de justice;
mais une justice qui fait taire les rancunes est déjà une forme de l'oubli
des offenses. Et surtout, cette attitude vient de plus loin. En fait, encore
une fois, c'est par un retour sur lui-même et sur sa condition d'homme
qu'Ulysse arrive à cette générosité : <<En somme, tu m'engages à laisser
enterrer ce mort? - N'est-ce donc pas le terme où je viendrai moi-même
un jour? - C'est donc partout la même chose; chacun va travaillant
pour soi. - Et pour qui donc travaillerais-je, si ce n'est pas d'abord
pour moi?>> (1365-1369).
On ne saurait exprimer avec plus de force le lien que crée entre les
hommes leur commune condition : l'ironie d'Agamemnon, en attirant
l'attention sur les propos d'Ulysse, ne fait que rendre plus clair ce
sentiment de solidarité.
L'idée est nettement différente de celle que l'on a vue au chapitre
précédent. L'imperfection de la nature humaine y était une excust :
ici, la fragilité de la condition humaine devient une source de pitié et de
fraternité 1 •
Il faut toutefois reconnaître que les deux notions peuvent parfois se
mêler ou se compléter. Ainsi Andocide demande à deux reprises ai:x
juges de considérer son cas &:v6pw1ttvwç(1, 57 ; II, 6). Dans le prcm:er
cas, il précise que ceux-ci doivent se mettre à sa place <<comme si le
malheur vous atteignait vous-mêmes >>,et se demander : <<qu'aurait hit
chacun de vous? ». Il se réfère donc aux pressions du danger, qui
peuvent constituer une excuse ; mais il fait aussi appel à un sentiment
de solidarité et de pitié. Dans le second, il observe : <<Si donc, Athénie:ns,
vous me jugez humainement, vous montrerez plus d'esprit d'indulgence,
car ma vie me doit valoir moins de haine que de pitié >>.La pensée tst
clairement celle des égarements humains et le fait justifie la traductbn
de la Collection des Universités de France:« en ayant égard à la natur-e
humaine >>.D'ailleurs Andocide vient de dire : <<Ce n'est point là le lot
des uns mais non des autres : le sort commun de tous les hommes, c',st
l'égarement et le malheur >> (i~ocµocp-re:ï:v -r1 xoc1 xcxxwç 1tpii~cx1).Müs
cette insistance même sur la communauté entre les hommes, ainsi q11e
l'identification entre égarement et malheur, préparent déjà l'idée de
solidarité : la fragilité de la vertu humaine rejoint la fragilité du s~rt
humain.
Cette dernière idée, qui nous occupe ici, était très naturelle à la

(1) Ce dernier aspect est celui que retient uniquement H. Bolkestein, Wohltiili 9ki1
und Armenpflege im Vorchrisllichen Allertum, Utrecht, 1939 cr. en particulier p. 1!'7.
L'APTITUDE À PARDONNER 87
sensibilité des Grecs et très caractéristique de leur attitude par rapport
à la vie. Aussi la voit-on souvent figurer, sans mélange ni contamination,
dans les textes qui plaident pour l'indulgence.
Le coryphée, dans les Suppliantes d'Euripide, demande ainsi à Thésée
de pardonner à Adraste et de l'aider; pour l'y décider, il lui dit : <<Rien
n'est stable, en effet, dans la fortune humaine>> (269). Le fragment 130
du même Euripide veut que l'on n'insulte pas l'infortune, pour le cas où
on la connaîtrait soi-même un jour. Démocrite dit, de façon comparable
qu'il ne faut pas <<quand on est homme>> rire des malheurs d'autrui,
mais les prendre en pitié (107 A) ; il semble d'ailleurs que la morale de
Démocrite ait fait une assez large place à la solidarité humaine ou au
moins civique : le fragment 255 recommande ainsi l'aide des riches pour
les pauvres, aide qui permet la pitié, écarte la solitude, et crée des liens
de camaraderie, de secours réciproques, enfin de concorde. L'argument
de la fragilité humaine, et de la solidarité qui doit en être la conséquence,
se retrouve avec plus de précision chez Démosthène. Dans le discours
Sur la liberté des Rhodiens (21 ), il dit qu'il faut aider autrui <<puisque
l'avenir est incertain pour tous les hommes>>. Il emploie le même
argument dans le Contre Aristocrate (42), où il justifie le fait que l'indul-
gence (-rà -njc;;cruyyvwµl)c;;)soit un trésor dont doivent bénéficier tous
ceux qui se trouvent en peine, en invoquant pour cela l'incertitude du
sort qui attend chacun 1 • Du reste, dans le même discours, il déclare que
les législateurs de l'ancienne Athènes ne s'en prenaient pas à l'infortune,
mais que, dans la mesure où cela pouvait se faire sans pour autant mal
agir, ils allégeaient les malheurs de façon <<humaine>>(ocv0pc.m[vwc;;)z :
déjà t humanité>> signifie compréhension et indulgence.
Cette idée de la solidarité humaine se complète d'ailleurs par un
dernier aspect, puisque l'on rencontre l'affirmation qu'il faut traiter
des prisonniers « comme des hommes qu'ils sont>> : c'est le propos que
Xénophon prête à Agésilas dans le traité qui porte son nom (1, 21). Le
respect de la personne humaine perce ici sous l'appel à la douceur.
Encore flottante et mal définie, la notion d'humanité commence donc
nettement à poindre dans les textes. Elle s'épanouira plus tard avec
Ménandre 8 • Mais il est clair que, même si la notion n'a pas la même
valeur qu'en latin, d'ores et déjà elle existe, et vient rejoindre l'idéal de
la douceur.
Une des caractéristiques de la générosité et de l'indulgence grecques
restera cette solidarité humaine qui en constitue le fondement. Alors que,
dans certaines civilisations, on parle de faire du bien aux pauvres ou
d'être indulgent avec les humbles", la générosité et l'indulgence grecques
M'exercent non seulement entre citoyens, mais entre hommes, unis dans
une commune condition, qui mène à la fraternité. Et ce trait apparaît
dès les premiers textes où s'amorce cette notion.

(1) Pour d'autres exemples, dans lesquels il s'agit moins nettement de pardon,
cr. Dover, op. cil., p. 270-271.
(2) § 70; cr. le même adverbe, appliqué à la teneur d'une loi, au § 83.
(3) Cf. ci-dessous, p. 203.
(4) cr. le livre de H. Bolkestein cité ci-dessus, note 1, p. 4.
88 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

La morale qui perce dans l' Ajax constitue donc un moment important
dans l'histoire de la douceur grecque : les textes postérieurs le confirment.
Peut-être l'attitude personnelle de Sophocle ne se confond-elle pas
avec celle d'Ulysse : c'est un problème un peu vain que de chercher à
doser la part d'admiration ou d'approbation que Sophocle voulait voir
attribuer à l'intransigeance d' Ajax ou à l'humanité d'Ulysse. Mais une
chose est sûre : on voit nettement apparaître dans ce théâtre une morale
de l'indulgence et de la compréhension. Celle-ci n'est pas encore celle
sur laquelle l'auteur concentre toute la lumière ; mais elle est au moins
définie en profondeur comme un effet et une conséquence de la solidarité
humaine 1 .

...
Dans le théâtre d'Euripide, la suggnômè n'occupe pas une place aussi
constante, et sa nature n'est plus liée au même sens tragique de la condition
humaine. Mais, si elle paraît assez peu dans son œuvre, elle s'y présente
cette fois sous un jour nettement idéalisé - ce qui est nouveau.
Certes, le monde d'Euripide, déchiré par les passions, n'est guère,
dans l'ensemble, porté au pardon. Médée laisse à la fin le spectateur en
face de deux haines irréconciliables. Les Héraclides s'achèvent sur le
refus obstiné de faire grâce à Eurysthée. Hécube se conclut par une
vengeance de la dernière cruauté. En fait, pour que les haines humaines
renoncent à s'exercer, il faut en général - comme dans le Philoctète de
Sophocle - l'intervention d'un dieu. Dans Hélène, ce sont les Dioscures
qui exigent : <cCalme l'emportement furieux qui t'entraîne» (1642).
Dans Oreste, c'est Apollon qui ordonne : <cCesse, Ménélas, de tenir
aiguisée ta volonté>> (1625) ou <cMettez fin à vos querelles» (1679). Et
même si ces interventions permettent au drame de prendre fin et à la
chaîne des violences de se rompre provisoirement, nul ne parle de pardon.
L'atmosphère, cependant, ne porte point à approuver ces violences
sans merci. Le pathétique même dont use Euripide joue à cet égard
comme une protestation, et souvent comme une condamnation.
De plus on voit, ici ou là, des appels à la pitié, des plaidoyers pour la
réconciliation (toute la pièce des Phéniciennes en est un, à sa manière).
On voit aussi, ici ou là, des textes qui suggèrent que la rancune et la
vengeance sont ignorées du sage. Dans Andromaque, la mort de
Néoptolème est reprochée à Apollon. Néoptolème ne lui offrait-il pas
réparation? Or <cil s'est souvenu comme un méchant homme, de vieilles
querelles>> (1164-1165). Dans Électre, il est dit aussi que la pitié est le
fait du sage et ne va pas avec l'ignorance, ou l'incompréhension (294 :
&µocot~).C'est bien pourquoi, sans doute, Mégara dans Héraclès et Iolaos
dans les Héraclides vantent l'avantage qu'il y a à avoir pour ennemi un

( 1) On serait même lenté de penser que cette compassion, au sens précis du terme,
ne pouvait précisément se dc'vl'lopper que chez les hommes : cela expliquerait le
contraste avec Athéna.
L'APTITUDE À PARDONNER 89

sage plutôt qu'un homme grossier : les sages sont capables d'égards, de
justice, de réconciliation (Héraclès, 299 sqq.; Héraclides, 458 sqq.)
Ces indications ne sont encore que des suggestions isolées. En revanche,
il existe, dans Euripide, un témoignage plus révélateur à lui seul que de
longues séries d'exemples : il s'agit de la fin d'Hippolyte : elle baigne en
effet toute entière dans une lumière d'indulgence qui suffit à racheter
tout le reste.
Artémis commence par révéler, sans pitié, la vérité à Thésée. Ce
faisant, elle excuse Phèdre, qui fut, dit-elle, affolée par la passion, mais
livra un noble combat : Aphrodite l'avait égarée ; et elle luttait pour
résister, « quand elle succomba, malgré elle, aux machinations de sa
nourrice ►> (1300 sqq.). Phèdre a donc, conformément au cadre de pensée
défini dans le chapitre précédent, la double excuse de la contrainte et de
l'ignorance. Elle a agi oùx Éxou01x.Et la faute, en vertu d'un rejet de
responsabilité, revient toute entière à Thésée, qui a agi trop vite.
Pourtant, Thésée lui-même peut à son tour être excusé : <<Ton crime
fut affreux, et pourtant, toi aussi, tu peux encore en obtenir pardon 1>
( 1325-1326). Pourquoi cela? Parce que lui aussi a fait ce que voulait
Aphrodite, et parce que lui aussi a été trompé. Les deux mêmes excuses
peuvent donc lui être accordées, si du moins l'on juge avec assez de
compréhension. Plus loin elle dira que Thésée a tué son fils malgré lui :
&xwv (1433).
Jusque-là, cette générosité correspond beaucoup plus aux habitudes
des tribunaux que celle d'Ulysse dans Sophocle. Mais l'important est
qu'elle ne s'arrête pas là et qu'Artémis ne se contente ni de ce verdict
ni de cet acquittement. Elle veut encore que ce pardon s'étende aux
11entiments qui lient les êtres entre eux. Elle veut que le fils lui aussi
pardonne à celui qui a causé sa mort. Elle veut qu'ils se serrent dans les
bras l'un de l'autre. Elle les encourage tous deux ; et elle dit à Hippolyte :
«Et toi, suis mon conseil, n'aie pas de haine pour ton père, Hippolyte ;
tu connais maintenant le sort qui t'a perdu 1> (1435-1436). Aussi, Artémis
une fois partie, le père implore-t-il de son fils ce pardon qu'elle lui a
recommandé d'accorder; et celui-ci lui pardonne, sans réserve. Ce qui
t'ltait acquittement fondé sur des excuses d'apparence presque juridiques
1levient dès lors un vrai pardon venu du cœur : <<Laisseras-tu mon âme
uvec une souillure? - Non, puisque je t'absous du crime de ma mort.
- Hé quoi! Tu me renvoies absous du sang versé? - J'en atteste
Artémis à l'arc irrésistible. - Bien aimé, que tu es généreux pour ton
père!» (1448-1452).
Une telle fin a sans doute une base juridique : seule la victime pouvait
uccorder un pardon total. Mais la tendresse et la douceur qui planent sur
cette réconciliation finale donnent à ce pardon une nature toute affective
llt un rayonnement que l'on n'a point rencontrés jusqu'ici, même chez
l'\ophocle : cette chaleur montre assez que l'indulgence et la compré-
hension avaient, d'ores et déjà, gagné du terrain dans les esprits et dans
ln sensibilité du temps 1 .

(1) On voit d'ailleurs se développer les mentions du pardon sans commentaire ni


r•xplicalion, comme pour une altitude normale chez l'homme. Dans Andromaque, la
90 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

La beauté même de la scène pouvait d'ailleurs, à son tour, contribuer


à donner aux valeurs nouvdles un éclat de plus.
Et le fait est que l'on trouve, un peu plus tard, dans la littérature
grecque, une sorte d'écho amplifié de cette divine compréhension : on le
trouve lorsque cette compréhension est prêtée à un souverain idéalisé
- le Cyrus de Xénophon.
Au début du livre III de la Cyropédie, Cyrus s'apprête à juger le roi
d'Arménie. Celui-ci reconnaît ses torts et leur gravité : lui-même aurait
mis à mort quiconque eût agi comme il l'a fait. Mais le fils de }'Arménien,
Tigrane, intervient. alors ; il plaide la cause de l'indulgence, en dévelop-
pant toute une théorie sur l'utilité des châtiments et en montrant que
l'échec récent subi par son père lui aura servi de leçon et l'aura rendu
raisonnable ; il lui aura fait connaître la supériorité intellectuelle de
Cyrus, et la crainte éprouvée lui sera un vrai châtiment : il pourra alors
devenir un ami dévoué grâce à la reconnaissance qu'il éprouvera (28-30).
Cyrus, charmé de ces raisons, conclut en effet alliance avec le roi
d'Arménie, qu'il invite aussitôt à souper.
Cette première victoire de l'indulgence occupe une grande place dans
le texte; plus de dix pages lui sont consacrées; et ces pages sont rendues
vivantes par le dialogue le plus animé : cette victoire a, sans nul doute,
un sens politique, sur lequel il y aura lieu de revenir 1• Mais elle ne
constitue en fait qu'un premier temps; et le sens du pardon ne tarde pas
à s'affirmer dans les paragraphes qui suivent.
En effet, après le repas, Cyrus interroge Tigrane sur le sage qu'il avait
vu à ses côtés. Ce sage avait frappé Cyrus auparavant ; et l'admiration
qu'il avait éprouvée expliquait, précisément, qu'il eût laissé parler le
jeune homme (14). Le personnage a donc son importance; au reste, on
a toujours relevé que, dans l'ensemble, il n'était pas sans rappeler
Socrate. Or Cyrus apprend, en réponse à sa question, que ce sage est
mort, tué par le roi d'Arménie : celui-ci l'accusait - comme les Athéniens
le firent pour Socrate - de <<corrompre son fils >>(38). Pourtant, le
personnage était si plein de vertu que, précise le jeune homme, il lui a,
en mourant, recommandé, à lui Tigrane, de ne pas en vouloir à son père
pour ce meurtre.
Voici donc un sage en train de mourir, condamné bien qu'innocent;
et ses derniers propos sont une leçon de pardon. Reprenant le type
traditionnel de l'excuse accordée aux actes involontaires, il explique
que le roi le fait mourir, non pas par <<mauvais sentiments>>, mais bien
«par erreur» (38 : où yocpx.cx.x.ovo(~ ... &tJ...'&:yvo(qt): «Or toutes les
fautes que les hommes commettent par erreur, je les tiens quant à moi
pour involontaires >>.
Que l'on traduise <<par erreur>> ou <<par ignorance>>, l'idée est bien la
même et l'on reconnaît là une excuse typique. Mais l'application qui en
est faite ici dépasse quelque peu l'ordinaire. Car l'erreur ou l'ignorance

nourrice dit ainsi à Hermione, qui s'affole : • II te pardonnera ta faute, ton époux t
(840); et Oreste raconte:• Quand le fils d'Achille fut de retour ici, je pardonnai à ton
père, mais je suppliai l'autre de renoncer à ton hymen• (971-973).
(1) cr. ci-dessous, p. 140.
L'APTITUDE À PARDONNER 91

du roi d'Arménie ne consiste ni en une confusion de personnes, ni en la


rnéconnaissance d'un fait : elle se définit par une mauvaise compréhension
du rôle joué par cette personne, de sa vertu en général, de son influence :
elle trahit une absence de clairvoyance et de philosophie. Et le sage de
Xénophon aurait pu tout aussi bien dire, en généralisant : << Pardonuez-
leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font>>.Loin d'être une banale définition
juridique 1 , le texte représente donc une conquête morale : car personne
IU monde n'aurait pu normalement appeler le meurtre délibéré commis
par le roi d'Arménie un geste <<involontaire>>.
Le roi d'Arménie sent d'ailleurs qu'il lui faut s'expliquer, sinon se
justifier ; et il raconte comment il a amèrement ressenti le fait que le
•age lui dérobait l'admiration de son fils (on sait, de reste, que les parents
athéniens formulaient les mêmes plaintes contre Socrate 2 ). Cette expli-
ration ne se veut pas une excuse ; cependant elle peut toucher, par son
aôté humain. En tout cas, lorsqu'il entend ces mots, Cyrus assume
ioudain le rôle qui était jusque-là celui du sage, en se faisant l'avocat
du pardon.
II ne s'agit plus ici, comme dans le début de la scène, d'un pardon
d'ordre politique, accordé par un vainqueur à un rebelle vaincu : il
•'ngit d'un pardon entre proches, et plus exactement, même, d'un pardon
111:cordé par un fils au père qui l'a atteint de façon cruelle. On reconnaît
ht situation de la fin d'Hippolyte.
Cyrus commence - comme Artémis le faisait pour Thésée - par
!Mclarer le coupable lui-même digne du pardon, au nom des excuses
l.rnditionnelles : <<Par les dieux, dit-il, ô Arménien, tu me sembles avoir
,,omrnis une faute bien humaine (40 : !iv0pwmvocµoL 8oxdc; &.µocp·tûv).
L'excuse est celle de la faiblesse humaine (il est humain de commettre
,lm!fautes), renforcée par l'idée que le sentiment qui a aveuglé le roi
"·nit un des plus normaux et un des plus sains de l'homme - l'amour
ternel. De _m_êmeq~e Phèdre représent~it_le cas limite de la ·contrainte,
111
1n roi d'Armeme represente donc le cas hm1te de l'erreur : dans les deux
111v1 la contrainte d'un sentiment ou bien son influence sur le jugement
1umvcnt donc rendre un crime excusable.
Mais Cyrus - comme Artémis - ne se contente pas de ce verdict,
,l'ordre encore presque juridique, malgré la profonde compréhension qui
l'inspire. Cyrus se tourne vers Tigrane et ajoute : <<Toi aussi, Tigrane,
11trdonne à ton père>>. On croirait entendre le conseil d'Artémis à
1lippolyte : ((Et toi, suis mon conseil, n'aie pas de haine pour ton père>>.
Simplement, comme pour mieux insérer cette clémence dans le progrès
dala suggnômè, Xénophon, cette fois, a employé le mot : GUï(Lyvwaxe:
~ mx-rpl 3

(1) C'est ce qu'admet J. P. Vernant, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris,


IV72,p. 67.
(2) Cf. Xénophon, Apologie, 20 : • J'en sais à qui tu as persuadé de t'obéir à toi
flutôt qu'à leurs parents •·
(3) Sur la clémence de Cyrus en général, cf. ci-dessous, chapitre VIII, p. 137sqq. -
bl, Xénophon ne voulait probablement pas suggérer que cette leçon de pardon pflt
1'1ppliquer au cas de Socrate et de ceux qui avaient causé sa mort. Ils n'avaient pas
IN mêmes raisons. Et si le sage rappelle Socrate, il ne lui sert pas de symbole et n'est
llllllement un personnage à clef.
92 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Il n'y a pas lieu de poursuivre plus loin une évolution aussi nclte 1 :
seule doit être considérée ici la montée de la suggnômè au eours du
ve siècle ; et l'exemple de la Cyropédie ne fait que prolonger ce dévelop-
pement. De toute façon, qu'elle appartienne à Artémis, au sage, ou bien
au roi, il est clair que la suggnômè est désormais une vertu.
Elle peut servir à caractériser un homme. Et Aristote précisera qu'elln
est liée à sa praoMs ; celle-ci rend les hommes peu vindicatifs, et au
contraire «indulgents» (ltthique à Nicomaque IV, 11, 1126 a 2 : où y«p
·nµCùplJTLXO<; o 1tpiioi;, «U« auyyvCùµovLx6i;).Et, comme la praotès elle-
même, elle restera dorénavant la marque d'un certain niveau moral.

..
*

Il en est donc de même de toutes les notions qui se rattachent à lu


douceur : mansuétude, générosité, tolérance, indulgence, sérénité,
patience, toutes ces vertus semblent, au cours du ve siècle, s'êtrn
épanouies et imposées dans un élan irrésistible.
- Il est aisé de constater cet essor; il est plus malaisé d'en rendre eompt11
autrement que de façon hypothétique.
Comme l'analyse l'a montré, il s'agit en un sens d'un développement
continu, qui commence bien avant le ve siècle athénien et se poursuiL
bien au-delà. On peut convenir de laisser à part Homère, dont le voca-
bulaire est différent ; mais son œuvre prouve à l'évidence l'existence,
chez les Grecs, dès les débuts, d'une tendance profonde à la douceur,
Même en dehors d'Homère, le droit et la religion grecque en confirment
la présence latente. Et les mots dont on a suivi ici la montée apparais-
saient le plus souvent chez les lyriques. De plus, à Athènes mt'\me,
l'évolution du droit et celle du régime politique vont de pair; la justice
devient plus indulgente, le régime plus démocratique, plus ouvcrL, et,
après bien des luttes, plus soucieux de l'accord entre tous. On peut donc
admettre que le langage reflète ainsi le progressif épanouissement. do
tendances qui n'étaient pas neuves, et que les notions considérée:-1ont.
simplement subi une lente maturation, avant de parvenir enfin il uno
sorte de reconnaissance officielle - cela à une époque où l'analyse s'est.
elle aussi perfectionnée, donnant alors naissance à des œuvres aujourd'hui
conservées.
Cependant, la coupure qui apparaît dans ces œuvres entre le ve et l••
ive siècles, et l'espèce de seuil qui les sépare, comme le montre le tableau
placé au début du chapitre II, suggère qu'une autre raison a pu intervenir,
pour favoriser une éclosion si brusquement accélérée.
Notre littérature du ve siècle athénien est en effet presque 1.oulc•
entière une littérature du temps de guerre. Thucydide est l'historien de,
cette guerre ; les tragiques en sont les témoins ; et la nature du genre,
qu'ils pratiquent s'allie à la dureté des temps qu'ils vivaient pour laisser
assez peu de place à la douceur. Les Athéniens, plongés dans une guerr«-

(1) On trouverait d'autres exemples dans Xénophon lui-même et chez d'autre~


auteurs, comme le prouveront les chapitres suivants.
L'APTITUDE À PARDONNER 93
cle vingt-sept ans, connaissaient l'entassement des populations au dedans
des murs, la peste, le durcissement des relations avec les peuples de leur
11mpire,les scandales et les soupçons des affaires qui marquèrent le départ
11ourla Sicile, la mort au loin, ainsi que la menace de la guerre civile,
dont ils savaient par l'expérience d'autrui jusqu'à quelles horreurs elle
11ouvait mener : ils ne devaient guère avoir l'occasion de laisser libre
11oursà leur goût de la douceur; ils risquaient plutôt de l'y perdre. En
revanche, au ive siècle, dans un monde en grande partie pacifié, et dans
une cité reconciliée, ce dut être comme si les valeurs douces, renversant
1oudain toutes les digues, avaient enfin pu se répandre dans les mœurs,
clans les cœurs, dans les œuvres.
Elles durent le faire d'autant plus que la guerre, avec sa dureté, n'avait
pns seulement imposé à la douceur une sourdine : très vraisemblablement,
11lleavait aidé, par le contraste même, à en faire découvrir le prix. C'est
1111rcc que la vie était dure, que l'on aspira à plus de douceur. C'est parce
1111e la violence et la vengeance commandaient partout que l'on sentit
111nostalgie de la bienveillance réciproque, de la générosité, de l'oubli
1ln~injures. Et telle est bien la raison pour laquelle cet appel de plus en
plus nettement perceptible se fait jour précisément dans la progression
•1ue reflètent les œuvres de la fin du ve siècle athénien, d'Hérodote à
''hucydide, ou de Sophocle à Euripide. La réaction qu'appelait le présent
•Iimula donc sans aucun doute l'épanouissement d'idées dont la lente
11rugrcssioneût été, autrement, plus régulière et moins rapide.
Ainsi s'explique aussi que le ive siècle athénien se soit trouvé confronté
Mvecdes problèmes nouveaux. Car cette poussée de la douceur, de toute
,vidence, ne pouvait pas aller sans problèmes. En particulier, dans le
domaine de la cité, s'il y avait un charme à la douceur, les inconvénients
1111étaient visibles. En était-il de même dans le domaine des relations
1,11trecités? Et qu'en pensaient les philosophes? Pouvaient-ils concilier
11•~droits de ces vertus avec ceux de la justice? Ces différents problèmes,
1,,ve siècle les a légués au siècle suivant, qui a tenté de les élucider. La
nlllexion des auteurs du ive siècle s'y est attaquée, a confronté des
11l'~umentset élaboré des doctrines. Elle a ainsi fixé les limites que la
iluuceur ne pouvait franchir sans briser les cadres de la pensée et de la
~l,igrecques; et elle a également défini les formes précises qu'à l'intérieur
il" ces cadres elle allait revêtir - et cela pour plusieurs siècles.
DEUXIÈME PARTIE

DOCTRINES ET PROBLÈMES
DE LA FIN DU ve SIÈCLE A ARISTOTE
CHAPITRE VI

LA DOUCEUR D'ATIŒNES

Si les divers aspects de la douceur ont pris tant de place dans les
textes athéniens au ive siècle, c'est en partie parce que les Athéniens
prétendaient incarner ces valeurs et se plaisaient à en reconnaître
l'influence sur la démocratie. Ils parlent souvent de la douceur pour se
l'aUribuer à eux-mêmes. Aussi bien a-t-il été suggéré, à la fin du chapitre
précédent, que l'évolution de leur régime n'avait pas été sans rapport
nvec le progrès même de ces idées.
La démocratie athénienne était-elle donc si tolérante et si libérale? Il
ust permis d'en douter. Beaucoup de savants, habitués à la tolérance
moderne, ont même jugé qu'il n'y avait à Athènes ni tolérance ni liberté
individuelle ; et il est facile d'invoquer des faits à l'appui : les procès que
d1acun pouvait intenter et ne se privait pas d'intenter, la torture,
couramment appliquée aux esclaves, les soudaines condamnations
d'étrangers, obligés de fuir en toute hâte, les procès d'impiété, la
1:ondamnation de Socrate... Quant aux luttes politiques, leur âpreté
111enasouvent jusqu'au bord de la trahison.
Pourtant, les Athéniens ont eu le sentiment que leur régime était le
11lusdoux et le plus tolérant qui fût. Et, à juger de façon relative, ce
••mtiment était justifié. Leur régime était beaucoup plus ouvert et
Indulgent que ne l'était, à la même époque, celui de Sparte. Il était
11ussibeaucoup plus ouvert et indulgent qu'il ne l'avait été jusque-là à
Athènes. Ce qui a été dit plus haut sur l'évolution de la justicc 1 suffirait
/1 l'attester. Donc, replacée dans son temps, la démocratie athénienne
l'ouvait à juste titre apparaître comme un régime de douceur.
La conscience qu'en ont eue les Athéniens mérite, par conséquent,
,t'ouvrir la série de leurs réflexions sur la douceur, dans l'examen qui en
••ira fait ici.
Cette conscience est apparue très tôt; et elle n'n cessé de s'affirmer,
nvec une fierté sans cesse renouvelée.
Le premier éloge approfondi que l'on possède de la démocratie
111.hénienne,ou du moins des principes sur lesquels elle reposait, est
!'Oraison funèbre prononcée par Périclès dans Thucydide. Or, après

(1) cr. ci-dPSSUS, p. 34.


98 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

avoir défini l'esprit de la démocratie, qui veut l'égalité de tous devant


la loi, mais des prérogatives politiques qui soient fonction du mérite,
Périclès enchaîne avec la tolérance réciproque régnant dans la vie de
chaque jour : « Nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre
conduite d'ordre politique, mais pour tout ce qui est suspicion réciproque
dans la vie quotidienne: nous n'avons pas de colère envers notre prochain,
s'il agit à sa fantaisie, et nous ne recourons pas à des vexations, qui,
même sans causer de dommage, se présentent au-dehors comme bles-
santes>> (II, 37, 2). Dans la phrase suivante une telle conduite sera
appelée <<sans acrimonie >>(ocvmocx_0c7><;)1 ; et cela correspond bien à notre

idée de tolérance.
La notion en elle-même n'est pas isolée dans l'œuvre de Thucydide :
Cléon et Nicias parlent tous deux, avec des composés privatifs, de
l'absence de crainte ou d'hostilité qui règne dans la vie quotidienne, ou
de l'absence de réglementation dans la façon de vivre 2 • Mais l'analyse
de l'Oraison funèbre pousse l'analyse beaucoup plus loin.
La formulation même rend bien compte de ce en quoi consistait cette
tolérance. Elle était assez large. Car l'idée d'agir <<à sa fantaisie>> (xor.6'
~aov~v) peut évidemment s'appliquer à des libertés d'ordre tout extérieur,
vestimentaires par exemple ; mais elle implique aussi toutes les conduites
qui, sans tomber sous le coup des lois, peuvent être déplaisantes ou
offensantes. En revanche, on doit constater que le champ de cette
tolérance est nettement délimité : elle ne concerne pas les fautes contre
la loi ni l'application de sanctions. Et la phrase suivante met les choses
au point, en corrigeant aussitôt la mention de cette tolérance par celle
du respect avec lequel, toujours, on obéit aux lois : << Malgré cette tolé-
rance, qui régit nos rapports privés, dans le domaine public, la crainte
nous retient avant tout de rien faire d'illégal, car nous prêtons attention
aux magistrats qui se succèdent et aux lois ... >>3 •
Ainsi définie, délimitée, et corrigée, cette tolérance dans l'existence
quotidienne vient donc très tôt dans la description du régime politique.
Mais il faut ajouter qu'elle constitue, dans toute la suite du discours,
l'idée majeure qui domine la description de la vie athénienne. L'amabilité
entre les personnes et la liberté de vivre à sa guise en sont le prernier
trait. Mais la même tolérance harmonieuse se retrouve partout. Grâce à
elle, les plaisirs de la vie se multiplient pour tous et les enrichissent.
Chacun peut vivre selon son plaisir; mais tout le monde peut aussi
profiter des fêtes et du luxe (38). On laisse à chacun ses manières ; ruais
on laisse aussi tout le monde, même les étrangers, libre de voir n'importe
quoi ; la ville esL ouverte à tous (39, 1 : xoiv~v) ; de même, on laisse les
citoyens se préparer à la guerre non par un entraînement pénible mais

( 1) Le mot ne se rl'lrouve que dans des textes tardifs.


(2) cr., pour Cléon, 111, 37, 2 : ,:oxix6' -ljµépixv ix8d:ç XIXI ixve:moouÀe:u,:ovet, pour
Nicias, VII, 69, 2 : -ôjç Èv aù1:7i ixve:mi:ocx,ourréi<nv il:,; 1:lJV
8[ixi,a:v è!;ouc:r[a:ç.
(3) Le principe consistant. à corriger une indication par une autre, de manière è
mettre en lumière un équilibre, est celui qui commande tout l'exposé : c'est le cas,
dans le début du pnragraphe, pour l'égalité et le fait de distinguer entre les gens Selon
le mérile.
LA DOUCEUR D'ATHÈNES 99
par une vie sans contrainte (39, 1 : cxvE1µÉv<ù1;). On admet que chacun
peut s'occuper tout ensemble de ses propres affaires et de celles de
l'État (40, 2). Et au total on peut dire que l'individu, à Athènes, est
prêt à tous les rôles, et qu'il y suffit avec une bonne grâce pleine d'aisance
(41, 1 : µE-rixxcxp(-.wv µocÀto--r'iîv e:ù-.pcx7tÉÀwi;).
Sous les mots qui évoquent plaisir et beauté, l'éloge est en fait une
réflexion très poussée sur ce qui distingue la vie athénienne de la vie
Kpartiate. Cette réflexion combine les données ordinaires d'un tel éloge
- comme l'attitude accueillante d'Athènes à l'égard des étrangers,
qu'elle ne chassait pas comme on faisait à Sparte - avec la justification
de ce que l'on reprochait volontiers aux Athéniens - comme cette vie
• sans contrainte >>,qui pouvait si facilement passer pour du relâchement.
tli ces éléments peuvent ainsi se rejoindre en un tout, c'est parce que
Thucydide entend vraiment cerner l'esprit de la civilisation athénienne
ot de ce régime, entendu au sens large ; or, il apparaît que cette civili-
1ation et ce régime se ramènent à un seul et même trait dans tous les
domaines - ce trait étant le respect de la diversité, ou bien, si l'on
préfère, un pluralisme tolérant.
À la base de toute la vie athénienne, il y a donc - dans toute la mesure
où le permet la loi - la douceur et l'indulgence.
Thucydide n'emploie pas, pour le dire, les mots dont on a suivi ici la
•oudaine expansion. De fait, c'est le seul petit détail que les autres
nuteurs ajouteront à son analyse. Tous, après lui, parleront de la tolé-
mnce athénienne ; mais tous, désormais, l'appelleront, avec les mots
•i bien mis à la mode, <<la douceur d'Athènes>>.

...
Les citations, à cet égard pourraient se multiplier sans mesure ; et il
n'est pas indifférent qu'elles soient si nombreuses. On dirait en effet
1111e cette douceur est devenue la qualité intrinsèque d'Athènes. Que ce
•oit pour la louer ou pour se plaindre de ses excès, chacun y fait
obi;tinément référence. Elle est devenue, en quelque sorte, la vertu
nutionale.
Dire en quoi elle consiste est plus délicat ; et le sens varie assez
h1rgement selon les cas.
Parfois il s'agit de la douceur d'Athènes envers les étrangers, c'est-à-dire
,h, son hospitalité accueillante et libérale. Celle-ci a certes connu de
lirusques temps d'arrêt, dans des moments d'inquiétude populaire,
11l1outissantà des procès. Mais dans l'ensemble elle constituait à juste
111.re une des fiertés des Athéniens ; la présence chez eux de tant d'étrangers
1,,prouve assez. Par là Athènes s'opposait à Sparte. Déjà le Périclès de
l'hucydide le laissait entendre : <<Notre ville est, en effet, ouverte à tous
,,(,il n'arrive jamais que, par des expulsions étrangers, nous interdisions
1, c1uiconque une étude ou un spectacle, qui, en n'étant pas caché, puisse
~11·0 vu d'un ennemi et lui être utile ... >>(11, 39, 1). De même la générosité
,('Athènes, toujours prête à aider les faibles et à les prendre en pitié,
100 LA DOL'CEUI{ DANS LA PENSÉE GRECQUE

est un thème classique dans tous les éloges de la cité 1 . Mais c'est envers
les villes soumises qu'avant tout une cité peut avoir à être <<douce>>;et
le fait est qu'il sera question dans les textes de cette douceur-là.
Celle qui règne dans la cité est forcément différente. Là, il n'y a pas de
maîtres et de sujets. Mais on parle de la douceur des lois, quand elles
prévoient des peines légères, et de la douceur des citoyens dans leurs
fonctions de juges, s'ils les remplissent avec indulgence 2 • Il peut aussi
exister une douceur des citoyens entre eux, s'ils tolèrent les uns chez les
autres ce qui pourrait susciter l'irritation ou l'animosité.
En tout cas, selon les circonstances ou selon sa propre pensée, chaque
auteur loue une des formes de cette douceur.
Quelquefois ce n'est qu'un mot en passant, dans un plaidoyer : ainsi
on lit dans le Contre Andocide transmis sous le nom de Lysias que
l'impunité du personnage est due à la douceur des Athéniens ( praoleta)
et à leur manque de loisir (34) ; ou bien on lit dans le Sur l'invalide que
les Athéniens ont la réputation d'être entre tous compatissants (7 :
) 3.
&ÀEl)[J.OVl::G't'IX't'm
En revanche, chez Isocrate et Démosthime, les textes sonL plus
insistants.
Isocrate mentionne la douceur d'Athènes dès son Éloge d'Hélène. En
effet il reconnaît clans l'attitude des Athéniens l'héritage de la douceur
de Thésée : <<Il g-ouverna sa patrie avec un tel respect des lois cl tant de
noblesse 4 qu'aujourd'hui encore la trace de sa douceur demeuni visible
dans no~ mœurs >>(:37 : praolèlos).
Comme Isocrate s'occupa surtout de la politique d'Athènes en Grèce
et de son hégémonie, c'est dans ce domaine essentiellemenL qu'il reconnaît
cette << douceur 1>,et ne cesse d'en faire l'éloge. Dans le Panégyrique,
quelques années apri~,; l'Hélène, il dit ainsi qu'Athènes a agi avec philan-
lhrôpia, puisqu'elle n'a pas gardé pour elle les avantages qui se trouvaient
a sa disposition, mais qu'elle a<<donné à tous une part de ce qu'elle avait
reçu >>(29). Dans l' Aréopagitique, la même idée se complète d'une
comparaison avec Sparte. Sparte a fait périr quantité de Grecs sans
jugement; elle n'a donc nullement la supériorité de la <<douceur>>(67 :
praotèta). Cette supériorité revient aux Athéniens, qui, dit le discours
Sur l'échange, << sont reconnus pour être en général les plus pitoyables
et les plus doux de tous les Grecs>> (20). Peut-être est-ce même la plus
grande supériorité d'Athènes; ceux qui l'aiment, dit Isocrate à la fin du

( l I cr. Lysias, Ji"pit., I [",.


('.tl D'où l:1 rorrnult• dt" J .. l lolwrl. 'I" i r{·suml' bi<'n l't•rnploi normal du mol pr·uus tians
les Moges ùe pPrsoniws : ,, C<'l (•log!' n'a sans <loul" pas s:1 pl:H:t• dans tmt> sol'it>lé d<'
• ciloyt'ns »,sauf--~ fait. signific:ilil' -- 1io11r l,•s jug·<'s OH ,,,n-,·rs l<-s dr:ing-p1·s ». ;llel/e-
nica, XIII, p. 223-224), cf. ei-dessous, p. 12ï.
(3) LycurgLw parlera encore (pour s'l'-ll plnind1·t•) dP la propension dt•s jugps aux
larmPs el à la piliû (Contre L,'ocrale, 33). Le Ménéxrne de Platon lot1P ln disposition
dPs Athéniens à se p:11·domwr leurs lorls mutt1rls (244 al, \ont en signalanl. qu'on leur
rPprocht' lt•ur trop grande tendance à la pil.ii' (244 e).
(4) La traduction de la C.U.F. est modifiée en ce qui concerne le mot XtXÀwç; parler
ici d'équité ferait croirP, dans une élude comme celle-ci, à la présence d'un mot comme
Ème:lxe:ux.
LA DOUCEUR D'ATHÈNES 101
même traité (300), l'aiment pour sa puissance et ses ressources, et surtout
pour le caractère ('rp61tov) de ses habitants : <<Car il n'y a nulle part
d'hommes plus doux, plus sociables (1tpoco't"épouç xoc:1.
xmvo-répouç) plus
faits pour qu'on passe sa vie avec eux>>. De fait, Isocrate répétera encore
à la fin de sa vie, dans le Panalhénaïque : <<Ces faits établissent très
clairement combien nous nous sommes montrés plus modérés et plus
doux (µe:-rpiw-re:pov xoct1tp1X6-re:pov)
dans la pratique des affaires politiques>>
(56).
Pourtant, cette douceur envers les Grecs n'est point la seule qu'il
retienne : dans l' Aréopagilique, où, pour une fois, il s'occupe de la vie
politique à l'intérieur de la cité, il évoque la réconciliation de 403, et
l'équité avec laquelle les Athéniens firent taire leurs querelles intérieures.
Ils agirent là avec noblesse et respect des lois, tout comme Thésée ; mais
ils montrèrent surtout, et le peuple en particulier, de la modération, de
l'épieikeia. Le résultat fut la concorde (68-69).
Le domaine intérieur se joignant au domaine extérieur, tout Je
vocabulaire de la douceur est donc employé pour tresser une couronne
Il la gloire d'Athènes.
Quant à Démosthène, il revient sans cesse sur cette idée, soit pour
louer cette douceur d'Athènes soit pour s'en plaindre. Dans le Contre
Midias, il parle aux Athéniens de la mansuétude de leurs façons (184 : la
,,raolès); et il reprend le même mot dans le discours Sur l'ambassade, 104.
llans le Contre Arislocrale, 156, le mot est philanlhrôpia ; et, dans ce
discours, on a déjà relevé l'emploi, plus remarquable encore, de l'adverbe
iv6pw1tlvwç, <<humainement >>,pour désigner la façon dont étaient établies
l1islois athéniennes 1. La philanlhropia et la praolès sont combinées dans Je
(,'onlre Timocrale, 51, et le même discours rappelle aussi la pitié d'Athènes
pour les faibles (171). La philanlhrôpia est de même combinée avec Je
l,flrme koinos 2 dans le second discours Contre Boeolos, 32.
Ces indications concernent en général l'attitude des jurys athéniens et
l'indulgence des lois ou des tribunaux; mais elles visent aussi ce qui
précède tout procès, à savoir l'esprit même des Athéniens, qui se refusent
h poursuivre les gens sans raison impérieuse. En cela leurs dispositions
Mtmt présentées comme opposées à celles des dénonciateurs, si souvent
hlâmés dans tous les plaidoyers. C'est bien pourquoi on trouve dans le
premier Contre Arislogiton 3 - c'est-à-dire un discours prononcé contre
1111homme épris de procès et de médisances - une longue évocation de
ln douceur athénienne.
Cette fois, Démosthène ne se contente pas d'évoquer en un mot la

(!) § 70; cf. ci-dessus, p. 87. Ce sens se retrouvera chez :\lénandre.


(2) li ne semble pas que ln traduction par • pleins de concorde• (possible en elle-
111~me)soit tout à fait exacte ici : le mot rappelle plutôt le fait qu'Athènes se montre
111même pour tous; il est souvent employé pour signifier l'impartialité (cf. Lysias, XV,
1), mais aussi le fait d'être accessible à tous (ainsi Isocrate, Philippe, 80). On peut
,~marquer qu'il se trouve combiné à la philanthrôpia chez Démocharès (F.H.G. 75,
Ir, 2) : cf. l'exemple suivant.
(3) Nous admettons son authenticité; mais peu importe : la pensée que nous
h•nlons de suivre est ici celle des Athéniens et non celle de 1'un d'entre eux en parti-
11111ier.
102 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

douceur d'Athènes : il analyse en quoi elle consiste; et le texte rejonL


de façon si remarquable l'idée énoncée dans Thucydide qu'il mérite d'~r,
cité de façon un peu étendue. « Ensuite >>,dit-il, « ce sentiment gén~·a
d'humanité (xOLYrjVq>r.Àa.v8pw1tla.v) que vous avez naturellement les IIlS
pour les autres, cet individu le supprime et le détruit pour sa part. V,LU
allez voir comment. Vous, Athéniens, ce même sentiment naturel d'huna-
nité que, comme je l'ai dit, vous avez les uns pour les autres et dontle;
familles usent chez elles dans la vie privée, vous en usez à l'intérieur-d~
la cité dans la vie collective. Que font les familles? Là où il y a un !>.~
et des fils déjà hommes faits et peut-être même de leurs enfants, il
nécessairement les volontés sont multiples et dissemblables ; car lt
jeunesse n'a ni les mêmes paroles ni les mêmes actes que la vieillest
Néanmoins, tout ce que font les jeunes gens, s'ils sont bien élect!s
(µé-rpLoL),ils le font de telle façon qu'avant tout ils essaient de se cacla-
ou, sinon, qu'on voie bien qu'ils voulaient le faire. Les vieillards, de h.11"
côté, s'ils voient une dépense, une beuverie, un amusement qui dépa;,e
la mesure, les regardent de telle sorte qu'ils paraissent ne pas les a'.)ir
aperçus. Ainsi les choses se passent comme le comporte la nature de
chacun 1 et tout va bien. De la même façon vous, Athéniens, vous vire;
dans votre cité, en bons parents, en gens pleins d'humanité (q>LÀa.v8pc:in-i>
1
)
- les uns regardant les actes des victimes de la malchance de telle serte
que, comme dit le proverbe, en voyant ils ne voient pas, en entendantis
n'entendent pas, et les autres faisant ce qu'ils font de telle manP.~
qu'on voit bien qu'ils prennent des précautions et ont de la honte. Ceit
ce qui fait durer et subsister solidement la cause commune de tou1 le
bonheur de la cité, la concorde>> (87-89).
Dans ce texte, on retrouve l'idée exprimée par Thucydide, avec 315
limites clairement définies. Il s'agit, non de la vie politique et du respit
des lois, mais des égards régnant entre les personnes dans la vie qu,,t-
dienne2. Il est important de le relever pour deux raisons. D'abord .. il
nature de nos sources a pour effet de privilégier toujours les aspec:s
politiques ou juridiques de la douceur ; or cette douceur dans les rappc,11&
quotidiens, bien que moins souvent évoquée, était destinée à se dév•-
lopper plus librement, sans se heurter à la barrière des lois ; et elle ou~
ainsi une perspective, qui sera trop vite refermée ici, sur un des aspEœ
les plus accomplis de la douceur d'Athènes.
Quant au second intérêt que présente cette évocation, il se ratta,~~
au premier. En effet la douceur impliquera souvent, dans la vie politiqu
l'existence d'une souveraineté; c'est ce qui empêchera de jamais céléb:n;
la <<douceur>>d'un citoyen envers les autres, lorsqu'il s'agit de l'acti,a.
publique. Or, on constate ici que, dans les relations courantes, la douce;r

(1) Nous modifions le sens donné à ce membre de phrase par G. Mathieu. De llL~ie
les mots • le faire,, plus haut, sont de nous, et aussi, plus haut encore, les expresllios
relatives à la vie dans les familles et dans la cité : voir note suivante.
(2) Démosthène parle bien de la vie collective dans la cité ('TTJV rr:6)..woli,-~,e:
87Jµ.oalci;),
mais il ne parle pas de vie politique, ni même de vie • publique et nationa1 1, _
Il rapproche seulement les relations que l'on a au sein d'un groupe restreint et au su:i
d'un groupe plus large.
LA DOUCEUR D'ATHÈNES 103
pouvait fort bien s'accommoder de l'égalité et de la démocratie. La seule
réserve est que Démosthène, qui n'emploie pas ici le mot praos pour
désigner un groupe de citoyens par rapport à un autre, réservera cette
notion pour la cité dans son ensemble, ou son régime 1 • Autrement, c'est
bien la même douceur que dans les tribunaux. Elle se place avant tout
procès ; elle consiste à les éviter, à <cfermer les yeux >>.
Que ce soit là une des formes essentielles de la tolérance n'est pas
douteux. Par une rencontre révélatrice, Dion Cassius prête à Livie
(LVIII, 2) une formule équivalente lorsqu'il s'agit de définir la clémence
qu'elle attend d'Auguste. Peut-être même la comparaison offerte par
Démosthène peut-elle aider à comprendre la phrase un peu allusive
de Thucydide, parlant des « vexations qui, même sans causer de
dommage, se présentent au-dehors comme blessantes >>.Les Athéniens
de Démosthène, comme ceux de Thucydide, se contentent de discrétion ;
ils font semblant de ne pas voir ; ils ne s'indignent pas. Quant à la
tolérance dont faisait preuve le texte de Thucydide en parlant de
l'homme qui <<agit à sa fantaisie>> (et non pas <<de façon blâmable>>
ou <<de façon irritante~), on la retrouve, accrue, dans le texte de
Démosthène, qui parle de ce que font <<les victimes de la malchance >>
(-t&v~TOX"IJX6-t<ùv). Il s'agit bien entendu de fautes - fautes vénielles,
puisqu'elles ne donnent pas lieu à des procès, mais qui pourraient
appeler la réprobation ou la protestation : en les présentant comme
involontaires, excusables, comme des «malheurs >>, Démosthène fait
passer l'indulgence qu'il est en train de louer jusque dans son vocabulaire.
Cette gerbe de témoignages pourrait être encore grossie. On se
contentera ici d'en joindre un, qui se situe dans le temps avant les textes
des orateurs et dont le sens a été discuté dans un chapitre antérieur2 :
c'est celui de !'Oraison Funèbre de Gorgias. Ce discours, on le sait, loue
le sens que les morts avaient de la «douce équité >>,opposée à la <<justice
brute >>.Mais de qui s'agit-il, sinon, cette fois encore, des Athéniens? La
date du texte est discutable ; l'on n'est même pas certain que l'occasion
n'en soit pas fictive ; mais une chose est sûre, c'est que le discours fut
t',crit pour Athènes et porte sur des morts athéniens {DK A 1, 33). Il
iltait normal qu'une place y fût faite à la qualité distinctive d'Athènes;
1it cette qualité distinctive - comme on l'a vu dans des textes dont les
<la.tesencadrent celles de Gorgias - était précisément la douceur. La
comparaison lui prête donc un sens parfaitement clair.
D'autre part, cette tradition de la douceur d'Athènes s'est perpétuée
ntravers toutes les époques postérieures : depuis Callimaque, qui attribue
/1 Athènes le privilège d'être seule pitoyable (fr. 21 Schneider= 51
Pfeiffer) jusqu'à Diodore de Sicile, qui mentionne la prétention d'Athènes
h l'emporter pour la philanthrôpia (XIII, 30, 7), ou bien jusqu'à
Plutarque 3 •
Au reste, il existait un témoignage célèbre du prix qu'attachait
Athènes à cette douceur : c'est l'autel de la Pitié, sur l'agora, autel qui

(1) cr. ci-dessus, n. 2, p. 100; et voir les exemples ci-dessous, p. 107.


(2) cr. ci-dessus, p. 56-57.
(3) cr. ci-dessous, p. 304-305,
104 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

était une exception et une originalité. Stace le célèbre dans la Thébaïde


(XII, 481-509) ; Diodore fait rappeler par Nicolaos, à la fin de l'expé-
dition de Sicile, que les Athéniens ont été les premiers à célébrer cc
culte (XIII, 22) ; Pausanias déclarait même qu'ils étaient les seuls à Ir
faire (I, 17, 1)1 . Si l'on en croit Stobée, Phocion y aurait fait allusion,
disant qu'il ne fallait pas plus arracher la pitié du cœur humain que
l'autel du sanctuaire (III, 1, 52). En tout cas, Lucien prête un argument,
comparable à son Démonax, qui invite les Athéniens, s'ils doivent
vraiment se complaire à des combats de gladiateurs, à renverser d'abord
l'autel de la Pitié (Démonax, 57). Plusieurs de ces témoignages sont
tardifs. Mais cet autel, lui, était censé remonter à la plus haute antiquité :
les enfants d'Héraclès s'y seraient réfugiés, ainsi qu'Adraste 2 • Autrement
dit, les grands moments de la générosité athénienne, que célébraient les
oraisons funèbres, tendaient à se rattacher tous à ce monument, qui en
commémorait le principe. En même temps, un droit d'asile valable pour
tous continuait à s'y attacher. Il symbolisait, selon l'expression de SLace,
la <<douce clémence>> d'Athènes, sa mitis clementia. Or, ce monument,
qui devait prendre de plus en plus d'importance avec le temps (au
IVe siècle après J.-C., Libanios rappelle à Julien qu'il l'a vu lors de son
séjour athénien) a été identifié avec l'autel des Douze Dieux, qu'il aurait
peu à peu supplanté. Et une étude importante de H. A. Thompson
offre comme date, pour la construction de l'édifice dont les soubasse-
ments ont été ainsi identifiés, précisément les dernières années du
ve siècle 3 • L'autel aurait donc pris sa première importance juste au
moment où s'affirme dans les textes littéraires l'idée de la douceur
d'Athènes - et cela pour ne plus jamais disparaître, pas plus qu'elle ne
disparaît dans les textes littéraires.

Comment s'expliquait cette douceur? C'est la question qu'il est


légitime de poser à ces divers auteurs.
On a vu percer une première explication dans le Conlre Arislogiion,
où l'orateur insistait avec force sur le fait que cette douceur était, pour
les Athéniens, naturelle. Il parlait d'une disposition que ceux-ci possé-
daient <<naturellement>> (èx cpucre:wç),disait que leur humanité était
<<naturelle >> (T'ijçq,ucre:wç)
et que tout se passait comme le comportait les
natures de chacun (cxtcpucre:Lç). Du reste, la comparaison même avec la
famille impliquait une parenté naturelle, qui se retrouvait au niveau de
la cité, si bien que les Athéniens agissaient entre eux <<en bons parents >►

( 1) Une inscription d'Épidaure (Sylloge3, 1149) mentionne une fondation analogue,.


mais pour une époque plus tardive.
(2) Cf. entre autres Apollodore II, 8, 1 et III, 7, 1; on trouvera d'autres rNi',rcnces
dans l'article cité à la note suivante.
(3) « The Allar of Pily in the Athenian Agora», Hesperia, 1952, p. 47-82. L'auteuc-
met même la construction de l'édifice en relation étroite avec la fin de l'expédition de
Sicile, et cherche des relations entre certains éléments de décoration et l'expérience
athénienne de cette période. Ces dernières suggestions sont moins certaines que le reste.
LA DOUCEUR D'ATHÈNES 105

(auyye:vLxwç;}. Enfin la phrase même qui suit le passage cité rappelle une
fois de plus aux Athéniens que ces manières sont «implantées dans
(leur) caractère et dans (leurs) mœurs >>(1te:7t"l)y6-rœ -cij rpocre~x«i -rot<;;
~8ecrL).
Cette insistance peut simplement suggérer que le sort avait donné un
I.e] caractère aux Athéniens ; et d'autres textes parleront, sans autre-
ment s'appesantir, de la «nature » des Athéniens. Le Contre Arislogiton
lui-même donne un peu plus haut comme le seul espoir d'Aristogiton
• ce qui est donné à tous les plaideurs par votre caractère même à vous
nutres (cpucre:wç), ce qu'aucun accusé n'apporte pour s'en servir, mais que
1'11acunapporte de chez soi : la pitié, les excuses, l'humanité>> (81 : tAe:ov,
t7UY'(VWµ"l)v, qnÀocv0pwrrlocv).
La douceur des Athéniens serait, en quelque
,mrtn, innée.
Il Hepeut en plus qu'elle suppose une idée comme celle que développe
Platon dans le Ménéxène, rappelant qu'Athènes, à la différence de Sparte,
Il toujours été habitée par une seule et même population : les Athéniens
,mnt donc, dit le texte, «tous frères nés d'une même mère » (238 e-239 a) ;
nt cette parenté de fait explique, selon Platon, la modération avec
lnquclle ils se réconcilièrent en 403 (244 a).
À cela s'ajoute l'idée que cette douceur correspond à la qualité de
ln civilisation qui règne à Athènes. Ceux qui la vantent semblent en
,,lfct penser toujours plus ou moins que c'est encore un de ces cas où
Athènes se trouve être <ila Grèce de la Grèce>>.Après tout, il est admis
4111eles hommes se distinguent des animaux par leur aptitude à se
c•oncerter de façon pacifique ; il est admis aussi que les Grecs sont en ce
,lomaine supérieurs aux barbares, dont la cruauté est souvent reconnuel.
IHocratc est peut-être celui chez qui cette idée de la civilisation s'exprime
ln plus nettement. Il rappelle que la parole a permis ainsi d'échapper à
ln vie sauvage (Nicoclès, 6; Sur l'échange, 254) ; et il compare l'éducation
,les hommes aux procédés qui, en apprivoisant les animaux, leur donnent
• plus de douceur»; il est même choqué que l'on puisse à ce sujet avoir
,lm, doutes : «En outre, bien qu'ils voient, à propos des chevaux, des
d1iens et de la plupart des animaux, des gens posséder des méthodes
11uidonnent aux uns plus de courage, aux autres plus de douceur 2 , aux
11utres plus d'intelligence, ils croient que, touchant la nature humaine,
un n'a inventé aucun système d'éducation capable d'amener les hommes
1au point où ceux-ci amènent les bêtes brutes (... ) Alors que chaque
1111née ils voient, dans les spectacles offerts à la curiosité, des lions qui
montrent plus de douceur envers qui s'occupe d'eux que certains hommes
,,nvers leurs bienfaiteurs, ...même devant cela ces gens ne peuvent
,·umprendre quelle est la valeur de l'éducation» (Sur l'échange, 211-214)3.
i\l.hènes, qui a fait don à la Grèce de l'éducation, qui a développé ces

( l) cr. par exemple Thucydide VII, 29, 4. - Ménandre présente un personnage


,1111 se reproche sa dureté en se traitant de barbare sans cœur (Arbitrage, 878 sqq.).
(2j '.',ous modifions pour ce mot la traduction de la C.U.F. : le grec dit n:p<X6Te:pcx,
c'omrne plus loin 1tpœ6npov 81,xxe1µÉvouç.
(3) cr. A Nicoclès, 12, sur les procédés qui permettent d'c adoucir• le caractère
,lc•Hanimaux.
106 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

arts de la parole et de la culture, et qui a d'autre part sauvé la Grèce


de l'emprise barbare, ne pouvait manquer de posséder au plus haut
point cet aspect particulier de la civilisation et de l'hellénisme qu'est la
douceur.
Pourtant la tendance prédominante à Athènes a toujours été de
préférer à ces explications diverses une autre explication beaucoup
plus précise : et tous les auteurs ont lié, de la façon la plus étroite, la
douceur d'Athènes avec son régime démocratique. Douceur et démocratie
seraient alors l'expression d'un unique idéal définissant la vie au sein
de la cité.
On ne saurait s'en étonner puisque le texte dont on est parti ici
- celui de Thucydide - évoquait la tolérance régnant dans la cité
comme un des traits de sa politeia. Périclès venait d'en définir la nature
politique et il était passé directement de la liberté dans ce domaine au
libéralisme de la vie quotidienne : « Nous pratiquons la liberté non
seulement dans notre conduite d'ordre politique, mais pour tout ce qui
est suspicion réciproque dans la vie quotidienne ... >>.Après quoi il était
revenu directement de ce libéralisme à l'attitude des citoyens par rapport
aux lois : « Malgré cette tolérance, qui régit nos rapports privés, dans le
domaine public, la crainte ... >>.Par conséquent, cette tolérance était un
des caractères du régime politique d'Athènes : elle obéissait aux mêmes
principes et se combinait avec les autres mérites qu'il présentait.
Ce lien s'est encore précisé au 1v0 siècle: c'est en effet avec la démocratie
et en liaison étroite avec elle que la douceur se trouve, selon les cas,
louée ou condamnée.
Isocrate prend ainsi grand soin de signaler, chaque fois que son propos
le permet, qu'elle est caractéristique de la vraie démocratie, celle
d'autrefois, celle des ancêtres, telle qu'il voudrait la voir revivre. Cette
démocratie-là, écrit-il, n'était pas mensongèrement appelée du nom <ile
plus large et le plus doux>> (Aréopagitique, 20 : 't"é;) XOLVO't"CX't'Cp xotl
1tpotO't'IX't'Cp) : au contraire, alors régnait, à ses yeux, une démocratie
saine et digne de ce nom. Dans le Panégyrique, il loue déjà le régime que
se donnèrent les Athéniens en disant qu'il était tout ensemble <ihospi-
talier>> et propre à faire que les gens se sentent <<chezeux>>(41: otxd<,)ç)1.
Il loue aussi la douceur des Athéniens envers leurs alliés ; et il l'appelle,
par contraste avec la dureté de Sparte, <ila douceur de la démocratie »
(Aréop., 67). De même la modération qui apparaît dans la réconciliation
de 404 est appelée, de façon légitime mais délibérée, la modération du
peuple, ou du parti populaire (68 : nj<; ème:Lxe:locç ..-oü ô~µou). L'ensemble
de la pensée implique clairement que la douceur caractérise un régime,
qui laisse vraiment coexister et collaborer les divers éléments de la cité,
c'est-à-dire une démocratie entendue au sens large 2 •

(1) Inversement, Isocrate, par une analyse pénétrante et très moderne, montre
qu'Athènes tire avantage de ces venues d'étrangers, qui peuvent contribuer à déve-
lopper chez elle des influences diverses (ibid., 45). Donc elle accueille les étrangers
parce qu'elle est tolérante, mais leur présence contribue à la rendre plus tolérante.
(2) Sur ce sens de la démocratie, cf. notre livre Problèmes de la démocratie grecque,
p. 148 sqq.
LA DOUCEUR o'ATHÈNES 107
Dans le même sens, Aristote parle, dans la Constitution d'Athènes
(22, 4) de la «praotès habituelle au peuple>>; elle se marque à ses yeux
dès l'époque de Clisthène, et se traduit dans le comportement du peuple,
qui tolère, sans les bannir, ses ennemis (en l'occurrence, les amis des
tyrans).
Si cette relation entre démocratie et douceur apparaît bien nette dans
ces textes, elle prend plus de précision chez Démosthène, dont l'esprit
démocratique n'est pas douteux et qui lie résolument la douceur
d'Athènes au principe même de la démocratie. À ses yeux, elle est le
signe et la vertu de ce régime.
Dans un passage répété de.ux fois ( Contre Androlion, 51 = Contre
Timocrate, 163), il expose cette idée : « Cherchez, je vous prie, pour
quelle raison on aime mieux vivre dans une démocratie que dans une
oligarchie. La première qui vous viendra à l'esprit, c'est que, à tous
égards, il y a dans une démocratie plus de douceur ('Tt'cxVTot 'Tt'poco-re:p'
ecr't"(v).Et, dans les deux discours, ce rapport est précisé avec insistance
et fermeté.
Dans le Contre Timocrate, il ne s'agit pourtant pas d'un plaidoyer
pour la douceur, tout au contraire : Démosthène ne fait qu'attaquer en
passant le peu de douceur d'Androtion; il saisit ainsi l'occasion de louer
la tradition athénienne à laquelle celui-ci s'oppose. Il saisit d'ailleurs
d'autres occasions encore : lorsqu'il plaide pour l'application des lois
que Timocrate voulait suspendre, il dt.vient même plus clair. Il vante
l'utilité et l'excellence de ces lois en disant : «Rien de dur, de brutal,
d'oligarchique dans leurs prescriptions; bien au contraire, la procédure
qu'elles formulent est toute humaine et démocratique•> (24: qnÀotv0pwmùç
xotl.81jµo-rtxwç). En effet cette procédure établit les droits réguliers du
peuple, et elle interdit par là toute forme d'arbitraire ; elle protège donc
les droits de tous, ce qui est le véritable sens de la démocratie 1 • En face
des tyrans ou des oligarques, l'ordre légal est déjà, par lui-même, douceur.
Mais, dans le Contre Timocrate, Démosthène reprend aussi les
arguments avancés dans le Contre Androlion, un an et demi plus tôt,
pour attaquer le manque d'égards du personnage 2 ; et ces arguments
apportent des analyses plus poussées, dans lesquelles il ne s'agit pas
seulement de l'ordre démocratique, mais de la liberté qui en est la base.
Il précise ainsi que, dans les lois et les traditions nationales d'Athènes,
on trouve « la pitié, l'indulgence, tous les sentiments qui conviennent 8
aux hommes libres >>(57) : le lien avec la liberté est donc fermement
affirmé. Il correspond du reste au mouvement même qui était celui de
l'exposé dans Thucydide : «Nous pratiquons la liberté non seulement ... ,

(1) Cf. Aristophane, Grenouilles, 952, où le mot •démocratique• s'applique au pro-


cédé d'Euripide faisant parler même les personnages les plus humbles, et Assemblée des
femmes, 411, où il s'applique à un vaste programme d'entraide réciproque. Cf. Dover,
op. cit., p. 289 (qui cite également le fragment 192, 9 d'Aristophane et Euboulos, fr. 72).
(2) Les § 53-56 du Contre Androtion sont repris, avec de légères modifications,
dans Je Contre Timocrate, 165-168. Nous renvoyons ici au texte du Contre Androtion.
(3) Traduction modifiée pour ces quelques mots, en fonction de la discussion qui
1uit.
108 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

mais ... >>.En retour, la phrase de Thucydide pourrait aider à préciser


ce que veut dire ici Démosthène. Car il semble bien s'agir de la conduite
qui sied à des hommes libres, et leur commande d'être <<libéraux >> 1 :

c'est le sens de la traduction qui donne ces sentiments pour <<le propre
de l'homme libre >>; et Thucydide confirme cette interprétation. Pourtant,
il peut s'agir aussi du respect qui sied envers des hommes libres ; et il
n'est pas exclu que les deux sens soient ici mêlés; s'il en est bien ainsi,
la liberté se trouve postuler une réciprocité 2 ; et la douceur devient,
entre hommes libres, à la fois un devoir et un droit.
En tout cas, la seconde valeur se dégage assez bien du contexte, car
Démosthène vient de décrire la façon dont Androtion a offensé des
citoyens en pénétrant chez eux pour faire rentrer les impôts, et en les
traitant avec mépris et brutalité. Même sous l'oligarchie des Trente,
dit-il, <<tout citoyen avait la vie assurée à condition de se renfermer
dans sa demeure >>; au contraire Androtion, en pleine démocratie, «a
converti en prison le domicile privé des citoyens, en s'y présentant
accompagné des Onze >>(52)3 ; or quoi de plus contraire au statut d'un
homme libre? <<Pourtant, voulez-vous chercher la différence entre
l'esclave et l'homme libre? La principale, vous le constaterez, est celle-ci :
l'esclave est responsable corporellement de ses fautes, tandis que l'homme
libre, à quelque extrémité qu'il soit réduit, garde toujours sauve sa
personne>> (55). C'est donc bien le respect de la liberté des individus qui
définit cet 1j0oç d'Athènes, que Démosthène oppose à celui d'Androtion;
et c'est bien ce même respect qui veut que soient considérés avec égards
les droits, la dignité, et jusqu'aux goûts de tous ceux qui vivent dans un
régime démocratique. La liberté mène au libéralisme, qui est déjà
tolérance, c'est-à-dire douceur 4 •
À ce principe s'en joint un autre, qui n'est pas moins démocratique.
Car un régime d'hommes libres doit respecter la personne de tous ; et,
par là, on passe de la première valeur démocratique, la liberté, à la
seconde, qui est l'égalité. Elle apparaît lorsque Démosthène - d'accord
en cela avec Lysias - réclame une indulgence particulière à l'égard des
hommes simples et des pauvres 5 : elle doit compenser le crédit et
l'influence dont bénéficient les autres. À la limite, c'est même un des
rares domaines où le respect d'autrui se soit étendu, à Athènes, au-delà
du cercle des citoyens et des hommes libres, puisque Démosthène évoque
dans le Contre Midias (48-49) une loi, dont il célèbre la philanthrôpia,

(1) En ce sens, l'idée se rapprocherait de celle que l'on trouve dans !'Oraison
fuuèùre pronoucôe par P(,riclès (Thucydide, II, 40, 5): • Seuls nous aidons franchement
autrui, en suivant moins un calcul d'intérêt que la confiance propre à la lilH'rté •
-rcï>mcr-.<T>).Cf. aussi la n. 4, sur le mot è).e:u0e:p16-nic;.
(-njc; ,1;).eu0e:p(œc;
(2) Il en est de même des bons sentiments. Démocrite, dans le fragment 103 DK,
déclare ainsi que , celui qui n'aime personne n'est non plus aimé par personne•·
(3) Dans le Sur la couronne, 132, le traitre qu'a fait arrêter Démosthène Lente en
vain de se prévaloir de ceUe idée, el proteste que c'est outrager un citoyen que d'entrer
sans décrrl. dans une maison.
(4) Le mol de liberté a pour proches parents• libéralisme», mais aussi •libéralité•,
qui signifie la générosité : ce sens est cc! ui que donne Aristote au terme grec èÀe:u0e:pt6't"ljç.
(5) Cf. ci-d!'SSUS, p. 74.
LA DOUCEUR D'ATHÈ:\TES 109
et qui protégeait même les esclaves contre la violence. II imagine les
mots par lesquels on pourrait révéler à des barbares l'existence d'une
loi qui leur paraîtrait si étonnante : <<II existe des hommes, des Hellènes,
si humains dans leurs mœurs et à ce point civilisés >> 1 que, malgré toutes

les luttes entre Grecs et barbares, ils interdisent qu'on outrage un esclave !
Peut-être s'agissait-il là, comme l'assure Eschine, dans le Contre Timarque
(17), non de l'intérêt des esclaves, mais d'une sorte d'entraînement à
respecter les hommes libres : toujours est-il que l'on assiste dans ce cas
à une généralisation des droits accordés par la loi.
A plus forte raison la liberté exigeait-elle tout ensemble l'égalité des
droits et la douceur des procédés lorsqu'il s'agissait de citoyens : la
fraternité, en fin de compte, naît de la rencontre entre la liberté et
l'égalité.
Par une sorte de rapport inverse, on peut d'ailleurs penser que la
douceur athénienne, faite de relations fondées sur la réciprocité, se
distingue par là de la bonté ou de la bienveillance que connaissent les
pays où le fossé entre les riches et les humbles est plus profond. Elle en
reçoit sa coloration particulière, et probablement ses limites. C'est du
moins ce qui ressort des comparaisons faites par H. Bolkestein, dans son
gros livre intitulé : Wohlliiligkeit und Armenpflege im Vorchrisllichen
Allerlum (Utrecht, 1939). La douceur athénienne, ou même grecque, est
démocratique ; elle n'est pas l'aide d'un riche à des pauvres : elle est
entraide entre associés.
Cette relation entre douceur et démocratie est en tout cas indiscutable.
Qui plus est, on la rencontre même chez ceux qui s'opposent à ce régime
ou bien qui en font le procès.
Déjà le Pseudo-Xénophon se plaignait de la liberté laissée aux esclaves
et de leur impunité ou de leur insolence - les deux notions se confondant
dans le mot ocxoÀoccrloc. A l'inverse de Démosthène, il déplore qu'on leur
laisse faire n'importe quoi et qu'on ne puisse les frapper. Cette tolérance,
qu'il blâme, est pour lui une des conséquences logiques de la démocratie2.
Platon, naturellement, va plus loin. On sait qu'il condamne, au
livre VIII de la République, les vices de la démocratie, qui sont essentiel-
lement de laisser à tous trop de liberté. Il se moque, aux pages 562 b sqq.,
de l'anarchie qui veut que le père craigne son fils, que le métèque et
l'étranger soient les égaux du citoyen, que les vieux flattent les jeunes.
Comme le Pseudo-Xénophon, il y joint même les esclaves, qui «ne sont
pas moins libres que ceux qui les ont achetés>> (563 b). Mais on ne
Haurait oublier que cette description célèbre n'est pas, dans le livre VIII,
la première évocation de la démocratie : elle analyse seulement les
raisons qui font sa perte. Lorsque la démocratie, au contraire, s'instaure,
Platon commence par en faire un éloge ironique, qui s'attache à trois
mérites supposés - en fait à trois vices profonds. Or deux de ces trois
mérites, ou de ces trois vices, sont du domaine de la douceur.
Le premier, à vrai dire, en est aussi très proche, puisqu'il s'agit de

(1) o(hwç ~µtpoL xod <pLMv6pwitoLToÙç Tp6r.ouç.


(2) Elle esl liée aussi au système économique : les esclaves qui travaillent hors de
lu maison rapportent de l'argent à leurs maitres.
110 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

l'absence de toute contrainte (557 e) : dans la démocratie, on n'est


contraint à rien, ni à commander ni à obéir, ni à faire la guerre ni à être
en paix ! Bien plus, si la loi vous interdit quelque chose, on peut tout
simplement passer outre l De la liberté, on passe donc directement à
l'excès de douceur qu'implique un tel laisser-aller.
Avec le second trait, la douceur surgit, ouvertement nommée : Tl 8é ;
"1J1tpcx.6nic;... Et il s'agit encore des lois auxquelles on n'obéit pas et de
gens condamnés à mort ou à l'exil, qui circulent en paix sans que personne
semble les voir.
Enfin, après la douceur vient l'indulgence : 'H 8è <ru"("(VW!J,YJ··· 1· Et il
s'agit cette fois de ne pas regarder aux mérites ni aux principes des
hommes politiques auxquels on confie les affaires de l'État.
Il est clair que ces deux beaux mots sont ici pris ironiquement• : il y
aura lieu de revenir sur la condamnation de Platon et sur ses raisons 8 •
De toute manière, c'est un fait qu'il lie, lui aussi, la praolès et la suggnômè
à la liberté démocratique ; mais, cette liberté elle-même lui semblant
avoir valeur d'anarchie, les deux valeurs nouvelles ne sauraient signifier
à ses yeux que mollesse et immoralisme. La douceur va toujours avec la
démocratie, pour le meilleur et pour le pire.
On pourrait au reste rattacher cette idée, qui lie entre elles démocratie
et douceur, à l'opposition qui existe entre ce régime et les autres, et
surtout entre lui et la tyrannie. En effet, le ve et le ive siècle abondent
en textes qui décrivent la tyrannie comme condamnée à la violence
par les haines mêmes qu'elle suscite; Thucydide et plus tard Isocrate
appliquent le même schéma à l'évolution de l'empire athénien, devenu
empire-tyrannie. Aristote redira que les tyrannies sont souvent perdues
par ceux qui veulent se venger des outrages subis ou qui ont peur d'en
subir ; aussi le tyran doit-il veiller à ne pas être toujours haï et redouté'.
La tyrannie se définit donc bien comme le régime, non seulement de
l'arbitraire, mais de la violence; et, en regard, la démocratie ne pouvait
avoir pour essence que la douceur.
De même l'oligarchie, telle qu'Athènes la connut brièvement à la fin
de la guerre du Péloponnèse, se traduisit par des condamnations arbi-
traires. Celles-ci, comme celles des tyrans, ne se prétendaient même
pas l'effet de décisions judiciaires. Aussi les confiscations et les exils
justifièrent-ils que l'on parlât, à propos de ce régime, des «trente tyrans».
Ainsi s'explique que cette démocratie athénienne, qui nous paraît si

(1) Cf. ci-dessus, p. 76.


(2) La construction de la phrase, et son texte même, font ici difficulté. Nous admet-
trions volontiers que, par un brillant retournement, la mansuétude soit ici attribuée,
non aux juges ou aux citoyens, mais aux condamnés eux-mêmes, que leur condamna-
tion ne trouble ni ne gêne. Le sens serait alors : c Hé quoi, la mansuétude de certains
condamnés, n'est-elle pas jolie 'l N'as-tu jamais vu, dans ce genre de régime, quand
des hommes ont été condamnés à la mort ou à l'exil et qu'ils n'en restent pas moins
d'eux-mêmes (ou bien : sur place), à circuler parmi tout le monde : nul ne semble taire
attention ou les voir, et l'on dirait un héros protecteur qui hante les lieux 1 •·
(3) Cf. ci-dessous, p. 178.
(4) Le texte d'Aristote est Polilique V, 1311 a sqq., cf. 1315 b. Le Hiéron de
Xénophon est un bon exemple de l'avis donné aux tyrans.
LA DOUCEUR D'ATHÈNES 111
1ouvent acharnée et implacable avec ses procès en impiété ou en illégalité,
ait pu cependant être reconnue par tous comme le régime de la douceur.
Le régime démocratique était, par essence, doux.
Cette conclusion n'oblige d'ailleurs pas à exclure les deux explications
proposées en premier lieu. Car, si la douceur est une forme de la vie
civilisée, la démocratie athénienne se considérait précisément comme la
créatrice de cette civilisation. Et si le caractère des Athéniens les portait
naturellement à la douceur, ce caractère entretenait avec le régime des
rapports réciproques : leur <<nature >> avait poussé les Athéniens à se
donner œ régime, dont l'essence était la douceur; inversement, la
pratique de la démocratie avait cultivé en eux, avec le goût de la liberté,
celui de la douceur. Il s'agissait de nj0oç de la ville, c'est-à-dire de son
éthique ; et dans ce mot se confondent nature et éducation. Isocrate
disait bien que le régime était comme l'âme de la cité. Et avant lui
Thucydide avait dit que tout régime formait les citoyens, en leur inspirant
le goût des valeurs sur lesquels il reposait. La douceur d'Athènes était liée
h sa démocratie ; mais sa démocratie était sa vie même.

..
*

Le lien avec la démocratie vaut pour toutes les formes de douceur, qui,
d'ailleurs, sont apparentées entre elles. Pourtant les domaines où elle
,mtre en jeu sont - on l'aura remarqué - assez différents ; et les juge-
ments portés sont en grande partie fonction de ces différences.
Le premier éloge considéré portait sur les relations entre les personnes ;
et, s'il s'agissait bien de rapports caractérisant un mode de vie démo-
cratique, ils restaient d'ordre privé : Thucydide les résumait en disant,
h II, 37, 3, -rocia~oc.En ce domaine, presque personne ne critiquera la
douceur d'Athènes ou ne s'en plaindra - sinon les adversaires inconci-
liables du régime.
On pourra encore moins s'en plaindre quand elle se traduira dans la
vie politique par l'aptitude à oublier les torts réciproques causés par les
partis adverses au sein de la cité : la réconciliation de 403 se fit ainsi au
nom de cet oubli des torts et du bien commun. On jura de ne pas revenir
Kur Je passé. Et on observa ce serment. Ce grand moment de réconci-
liation nationale et de modération reçoit les éloges chaleureux d'Isocrate,
mais aussi ceux de Démosthène, et ceux d'Aristote, et même ceux de
Platon, du moins dans le Ménéxène 1• Les premiers essais de réconciliation
qui l'avaient précédée, en 411, avaient de même été loués par Thucydide
et, indirectement, par Euripide et Aristophane 2 • Parmi ceux qui font
l'éloge d'une telle attitude, Démosthène déclare, du reste, qu'elle
représente le véritable ~0oç de la cité, son caractère moral. Or il semble

(1) Cf. Démosthène, Contre Leptine, 11 ; Aristote, Constitution d'Athènes, 40, 2;


Platon, Ménéxène, 243 e.
(2) Cf. Thucydide VIII, 97; Aristophane plaidait pour la réconciliation avant
même qu'elle ait eu lieu (dans Lysistrata); et Euripide en fait un des thèmes majeurs
des Phéniciennes ; cf. notre livre ProbMmes de la démocratie grecque, p. 156-158.
112 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

que cet exemple ait servi de modèle à tous les efforts d'amnistie posté-
rieurs, en particulier à Rome1.
Entre les deux, à la charnière entre les rapports privés et la réconciliation
des partis, on trouve la vie normale du citoyen et les institutions qui la
régissent. Les exemples de Lysias et de Démosthène ont montré, en
effet, que la douceur se rencontrait et dans les procès et dans les lois,
qui protégeaient autant que possible l'indépendance de chacun contre
l'arbitraire des riches ou des puissants. Cette douceur se traduit tout
spécialement dans les lois qui président à la vie judiciaire. Elle se
complète par l'indulgence des juges, qui se laissent toucher par la pitié
et vont quelquefois jusqu'à fermer les yeux sur mainte irrégularité.
Enfin, cette douceur, dans Isocrate, s'applique aussi au domaine
extérieur, puisque, selon lui, elle caractérise l'attitude d'Athènes envers
les alliés auxquels elle commande.
Contrairement aux deux premiers champs d'application, les deux
derniers risquaient de soulever des problèmes : dans le domaine de la
cité, la douceur d'Athènes risquait de tourner à l'anarchie; dans le
domaine extérieur, l'empire d'Athènes, puis l'hégémonie de Sparte,
montraient au contraire qu'il n'est pas toujours aisé de se montrer aussi
doux qu'il conviendrait.
C'est pourquoi il importera de suivre dorénavant l'éclosion de cette
douceur dans les divers domaines séparément, afin de déterminer quelle
place la pensée des auteurs a pu lui assigner dans chacun d'entre eux.
Et pour commencer, puisque cette douceur d'Athènes est liée à son
régime même, il convient de chercher quels obstacles elle rencontra dans
la vie athénienne, et quelles limites la réflexion du ive siècle fut ainsi
amenée à lui fixer.

(l) Le fait a été relevé par Mommsen. Il est discuté par W. Waldstein dans le livre
cité plus haut, à la n. 3, p. 75 ; en tout cas, tous les témoignages romains ne cessent
d'invoquer le précédent de 404 (cf. C. R. de J. Pinsent, Erasmus, 18 (1966), col. 275-276).
CHAPITRE VII

LES LIMITES DE L'INDULGENCE

On pourrait s'imaginer que cette douceur athénienne allait pouvoir


~•1\panouir harmonieusement, une fois la paix retrouvée, et que les
Athéniens allaient vivre calmement, dans la bienveillance réciproque.
l lc fait, c'est alors l'époque où Lysias tient à suggérer que ses clients sont
,lm, gens modérés et tranquilles, soucieux de ne pas troubler l'ordre ni
,·nuser d'ennuis1, et où chacun flétrit l'homme qui fait le sycophante,
qui accuse, qui est cruel 2•
Pourtant, l'expansion même de la douceur et de l'indulgence risquait,
1•11 lin de rompte, de semer le désordre dans la vie de la cité. Et de tels
11hussont amplement attestés, dès le début du ive siècle.
À cet {,gard, les critiques portées par Platon sont confirmées, et par
il•Hfaits et par le témoignage des orateurs.
Les juges, semble-t-il, fermaient les yeux sur toutes sortes de méfaits.
1-\nnsdoute appliquaient-ils des principes comparables à celui que Stobée
( IV, 7, 25) attribue à Isée: celui-ci aurait dit, en effet, qu'il fallait<<fixer
lm1lois avec rigueur, mais se montrer dans les châtiments plus doux
(lti mot ei,;L praos) que ces lois ne l'ordonnent ►>. Est-il jamais prudent de
Jllger contrairement aux lois? Bien plus, ces jugements, une fois rendus,
1·1•Htaientsouvent lettre morte, parce que les citoyens, trop conciliants,
lnissaient faire 3 • Les plaidoyers montrent ainsi que le désordre dans les
1·11cs était tenu pour peccadilles. <<Il a le caractère si mal fait>>, proteste
1111client de Lysias, << qu'il n'a pas honte d'appeler blessures de simples

( 1) cr. awc les mots l)cr1.lXLot


ou l)O"UXLOTIJs,les discours 111 (Contre Simon), 30; Vil
/ /'iur l'olivier), 1 ; IX ( Pour Lesoldat), 4; XXVI ( Au sujet de l'examen d'Euandros), 5;
,,t, uvcc 1., mot x6crµtoc;,les discours III, 4 et 6; Vll, 41; XII (Contre Ératoslhène), 20;
\ IV ((:nntre Alcibiade), 41 ; XVI (Pnur Mantithéos), 18 et 19; XIX (Sur les biens
,/' lrislnphane), 16; XXI (Défense d'un anonyme), 19; XXVI, 3; XXVII (Contre
/•'.tiicratè.Y),7. Cf. aussi Dovcr, op. cil., p. 89.
(2) C'1•Hl un défaut haïssable que d'être wµ6c;: cr. Démosthène, Sur la Couronne,
-nr,; Contre ,·lrisiogiton I, 63; Contre Aphobos I, 26 et 68. Pour d'autres références,
1•f. Dov1,r, op. cil., p. 202.
(3) La pitié qui se traduisait par le fait de laisser quelques menus biens à des gens
1•1111damll(\s à la confiscation (Contre Aphobos I, 65) est très caractéristique de la
,luuceur athénienne; pourtant il semble bien qu'elle ait été tout à fait légale. C'est
,lune un des cas où la douceur pouvait s'affirmer sans impliquer de désordre.
114 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

meurtrissures sur le visage >>.Les riches, entre autres, pratiquent alors


impunément l'insulte : les nombreuses doléances de Démosthène contre
Midias en fournissent bien des exemples. Même à l'armée, les gens en
prennent à leur aise : ainsi le Simon auquel s'en prend le discours III de
Lysias, ou encore le jeune Alcibiade qui décide tranquillement de changer
d'arme, et qui n'est pas seul à le faire 1 • Une fois condamnés, les gens ne
subissent pas leur peine : nous l'apprenons lorsqu'un sursaut les expose
soudain à des poursuites, après plusieurs années de tolérance. C'est le
cas d'Andocide, participant à des cérémonies dont il devrait se trouver
exclu, et celui de Théomnestos, parlant au peuple en dépit d'une inter-
diction légale 2 • C'est celui de Midias, qui, condamné à une amende, ne
la paye pas, mais réussit à faire frapper l'arbitre d'exclusion et d'indignité
civique (Contre Midias, 87). C'est le cas d'Androtion, qui n'a jamais
acquitté la dette de son p.ère. C'est celui d'Aristogiton, qui n'a payé
aucune des deux amendes auxquelles il avait été condamné. Et
Démosthène suggère que c'était là une pratique courante : «Eh bien,
est-ce qu'un tel n'est pas débiteur?>>, sont supposés répondre les amis de
l'accusé (Contre Aristogiton I, 91). Parfois même on entend parler de
condamnés qui supplient qu'on leur fasse grâce une fois le jugement
acquis ; et le Contre Timocrate de Démosthène dit qu'une loi avait dû
être promulguée pour mettre fin à de tels usages (51-52). A la lisière de
l'indulgence se profile donc l'anarchie. Et Platon, dans le texte où il
parle des Athéniens condamnés à la mort ou à l'exil mais n'en restant
pas moins bien tranquillement dans la cité, ne fait que pousser à la
limite ce qui semble avoir été fort courant, sinon pour des condamnations
aussi graves, du moins pour les irrégularités communes.
On pourrait penser qu'il en avait toujours été ainsi, et que seule une
information plus riche nous révèle pour le ive siècle un laisser-aller
qu'il n'avait point instauré. Mais il se trouve que certains textes dénoncent
de façon claire les dangers de cette indulgence, qu'ils donnent pour un
signe des temps nouveaux. On en a la preuve, en particulier, dans un
texte de la Troisième Philippique, où Démosthène stigmatise l'affais-
sement des caractères et les progrès alarmants d'une indulgence aveugle.
Il parle de quelque chose qui existait autrefois dans l'âme de tous et qui,
dit-il, n'y est plus : ce quelque chose est la rigueur : <<C'était simplement
que les hommes salariés par les ambitieux et les corrupteurs de la Grèce
étaient en horreur à tous ; c'était qu'il y avait grand danger à être
convaincu de vénalité, que des châtiments terribles punissaient ce crime,
et qu'il n'y avait ni supplication valable ni pardon >>.A présent, tout est
différent : <<On a importé tout ce qui a perdu et corrompu la Grèce.
Quoi donc? l'envie à l'égard de celui qui a touché de l'argent, l'habitude
d'en rire, s'il l'avoue ; le pardon, s'il est convaincu>> (37-39). Le texte
dénonce nettement une évolution, et l'avènement de ce que nous appel-
lerions une société « permissive >>.Il se peut même qu'il en reflète et en

(1) Pour Alcibiade, cf. les discours Contre Alcibiade (Lysias, XIV et XV) ; pour les
autres, cf. le Pour Mantithéos, 13.
(2) Cf. les discours Contre Andocide (VI) et Contre Théomnestos (X et XI) du corpus
de Lysias.
LES LIMITES DE L'INDULGENCE 115

mesure la montée ; en effet, les deux membres de phrase où il est question


du pardon font partie seulement de la rédaction longue : si l'on admet
l'hypothèse qu'ont soutenue, entre autres, Spengel et H. Weil, et s'il
11'agit bien d'additions faites par Démosthène, on aurait dans ce double
njout la preuve d'une conscience croissante, prise par l'orateur, des
dangers qu'impliquait l'habituelle indulgence d'Athènes.
Cette évolution avait de quoi inquiéter tout le monde. Platon,
naturellement la condamne. Isocrate décrit l'inquiétude des riches qui
regrettent le temps où ils voyaient ~ les juges des contrats, au lieu de
recourir à l'indulgence 1, obéir aux lois» (Aréopagilique, 33); et Ménandre
nous montre un homme d'âge qui se plaint qu'avec tous les bons senti-
ments en honneur (X.PYJ<Tr6Tijc;), aucune faute ne soit plus punie (fr. 548
Koerte). Ces doléances peuvent avoir, à notre époque, un petit accent
d'actualité ; et elles pourraient être peu révélatrices. Mais il est plus
remarquable de constater que la même inquiétude se rencontre chez les
plus chauds partisans de la démocratie. L'on voit ainsi se dessiner, dès
le! début du ive siècle, un fort mouvement de mise en garde contre l'abus
de l'indulgence.
Cette réaction semble avoir été d'autant plus vive que les désordres
qui la causaient heurtaient les deux sentiments les plus solidement
11ncrés au cœur des Grecs : le sentiment de l'importance de la cité et la
passion pour la justice.
En effet, l'étroitesse du lien qui rattachait les individus à l'être
,•ollectif dont ils faisaient partie impliquait que les marques d'indépen-
dance fussent fort limitées. Jamais un Grec n'eût songé à revendiquer
,les libertés par rapport à la cité : on ne les revendiquait que grâce à elle.
Pe plus, c'était une idée primordiale pour les Grecs que la démocratie,
nlle-même, reposait sur le respect des lois : toute infraction aux lois
l't!présentait pour eux une atteinte portée par l'arbitraire contre la
Mouveraineté populaire. L'indulgence, quand elle allait contre la justice
,,t, contre la loi, allait donc aussi contre la cité et contre la démocratie.
De fait, tels sont bien les deux grands thèmes dont se réclamèrent les
orateurs du ive siècle lorsqu'ils trouvaient Athènes trop douce ou trop
indulgente. Et les textes ne manquent pas pour le prouver.
On pourrait, il est vrai, se demander quelle est leur portée : les
orateurs, de toute évidence, trouvaient Athènes trop indulgente quand
IIR pu.riaient pour l'accusation ; et ils l'invitaient à plus de douceur
lorsqu'ils plaidaient pour l'accusé. L'occasion déterminait en grande
partie leurs jugements de valeur. Pourtant, le développement même de
l'indulgence rend vraisemblable l'existence d'une réaction; et quelques
ldéei:sreviennent trop souvent pour ne pas impliquer une condamnation
•incère, qui se fait de plus en plus ferme.

..*

(1) Nous modifions la traduction de la C.U.F.: le texte dit -:oci."<;


èmetxe:loctc;,ce qui
i'd plus que , l'amabilité•·
116 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

La passion pour la justice ne se confond pas avec le respect des lois.


Elle se traduit avant tout dans la façon dont sont mesurées, auprès des
tribunaux, la rigueur et l'indulgence. Certes, l'équité et la pitié avaient
eu pour objet d'adoucir et d'humaniser la justice. Mais, dans un jugement,
la justice restait seule maîtresse. Comment pouvait-on l'adoucir sans
l'infléchir, l'humaniser sans la dénaturer? Une telle idée avait de quoi
choquer la conscience grecque.
Ainsi l'on avait développé à Athènes l'usage des suppli,:ations
présentées par l'accusé, avec a ses côtés sa famille éplorée. Cet appel à
la pitié complétait l'argumentation de droit. Mais n'était-ce pas mêler à
la justice des considérations hors de place? Beaucoup le sentirent ;
beaucoup le dirent. L'on se rappelle que Socrate s'était refusé à cet
usage : moi aussi, j'ai des proches, expliqua-t-il dans l' Apologie composée
par Platon (34 d sqq.) ; moi aussi j'ai des enfants; «malgré cela,
Athéniens, je ne ferai venir ici aucun d'eux et je ne vous supplierai pas de
m'acquitter>>. La première raison qu'il avance fait appel à la dignité : de
telles supplications seraient contraires à son honneur et à celui de la
cité ; il ne veut pas Pn effet que les Athéniens passent pour n'uvoir
<cpas plus de courage que des femmes >>;mieux : il les invite à condamner
avec plus de sévérité ceux qui jouent devant eux <cces drames larmoyanls ~
et rendent la ville ridicule. Mais, en même temps qu'une affaire de dignité,
c'est une affaire de simple justice : <c Il ne me paraît pas qu'il soit juste
de prier des juges, d'arracher par des prières un acquittemenL qui doit
être obtenu par l'exposé des faits et par la persuasion. Non, le jug,~ ne
siège pas pour faire de la justice une faveur, mais pour décider cc <fUÏ est
juste>>.
Ce fier refus, qui ouvre le ive siècle, ne pouvait pas venir de n'importe
quel accusé ; il fallait être Socrate. :\fais les marques d'impaLicnce, chez
les orateurs, sont multiples. On peut se t:ontenter de quelques exemples.
Voici d'abord un ancien discours, transmis dans les œuvres de Lysias
mais qui date de la guerre du Péloponnèse (XX : Pour Polyslralos) :
l'orateur se contente de suggérer qu'il n'est guère convaincant de vouloir
épargner un accusé en considération de ses enfants : <c Vous ne savez pas
encore si, devenus hommes, ils seront de bons ou de mauvais citoyens t
(34) ; mieux vaut donc s'en tenir à la considération de services d'ores et
déjà rendus.
En regard de ('!\ petit calcul encore timide et gauche, on peut placm les
protestations de Démosthène. Il ne veut pas que l'on écoute les appels a
la pitié venant de Midias, quand il gémira << avec ses enfants à ses côtés
et qu'il prononcera force paroles pleines d'humilité: il pleurera et ,m lera
le plus pitoyable qu'il pourra>> (Contre Midias, 186) ; il n'avait qu'à
montrer de l'humilité plus tôt: <cSi cet homme se figure, avec ses enfants,
que vous voterez en leur faveur, considérez alors vous-mêmes que j'ai
les Lois auprès de moi, ainsi que le serment que vous avez prêté : en leur
nom je vous demande, je vous conjure individuellement de vous
prononcer pour elles. À bien des points de vue vous auriez raison
d'épouser les intérêts des Lois plutôt que ceux de cet homme ... >>(188).
Ou bien s'agit-il de gens qui vont intercéder pour l'accusé? Démosthène
LES LIMITES DE L'INDULGENCE 117
réagit de même : il ne veut pas que l'on écoute les frères d'Eschine :
• S'il convient qu'ils s'intéressent à Eschine, vous, c'est aux lois que vous
devez vous intéresser, à tout l'État et, avant tout, aux serments que
vous avez prêtés avant de siéger>>( Ambassade, 239) 1 .
Enfin, voici, après l'effondrement d'Athènes, l'indignation de Lycurgue,
qui voudrait obstinément réveiller l'éthique ancienne de la cité. Ces
,mpplications lui semblent scandaleuses : <<Et quels sont ceux, au contraire,
qu'il semble possible de toucher par les discours, ceux dont la sensibilité
naturelle s'émeut aux larmes et incline à la pitié? Les juges. C'est là le
recours de Léocrate, traître à son pays (... ) À quoi bon des prétextes,
,les discours, des excuses? Le droit est simple, la vérité facile, la preuve
1•st faite •> ( Contre Léocrate, 33).
Le principe de ces diverses interventions est assez semblable, et la
ferveur qui les anime assez nette, pour indiquer une réaction qui dépasse
lu portée du simple lieu commun et de l'argument passe-partout.
Au reste, la préférence accordée en tout à l'idée de justice se traduit
de façon caractéristique dans la façon dont les orateurs du ive siècle
t.raitent les notions d'indulgence et de pardon. En dehors des raisons
de pure pitié, ils admettent bien, en effet, les excuses. Mais ils leur
nppliquent les normes auxquelles ils sont habitués : non pas celles de la
1'.harité mais celles-là mêmes de la justice. Il faut non seulement que le
pardon soit mérité, mais qu'il soit exactement proportionné aux mérites.
Il faut, autrement dit, que le pardon soit accordé de façon juste.
Aussi voit-on sans cesse ces orateurs comparer, dresser des parallèles.
D'où une quantité de systèmes opposant par µè:v et ÔÈ: tous les cas
('()mparables : rien n'est plus caractéristique de l'exigence de cohérence
11ui anime toujours les Grecs. Car il faut de la logique : on ne doit pas
t.out ensemble condamner le fils d'Alcibiade pour les fautes de son père
1•Lne pas condamner son accusateur pour les siennes ( Isocrate, Sur
/'attelage, 44). On ne doit pas non plus tout ensemble condamner un
liomme qui abandonne son rang dans l'armée et pardonner à celui qui
uhandonne son arme (Lysias, Contre Alcibiade, 11).
Aussi va-t-on toujours, parlant de pardon, mesurer avec soin les
1:irconstances. Dans le Contre Ergoclès, Lysias trouve inadmissible de
t.olérer le vol et la corruption en temps de difficulté, alors que la simple
l,1mtative était punie en temps de prospérité (XXVIII, 3) 2 • Dans son
(.'onlre Philocrale, il refuse que l'on puisse punir celui qui reçoit de l'argent
d'autrui et pourtant pardonner à des gens qui détiennent de l'argent
11thénien (XXIX, 5). Dans son discours Sur la confiscation, il dit qu'on
1w saurait pardonner les accusations tendant à revenir sur le passé,
puisqu'on ne l'a pas fait sur le moment, alors que la colère eût pu être
,léterminante (XVIII, 19). Dans le Contre Théomneslos, il demande que
l'on ne pardonne pas à l'homme qui insulte des gens de mérite, alors que
l'on a pitié de celui qui reçoit des insultes méritées (XI, 9). De même,
111:~rnosthène ne veut pas que l'on laisse passer maintenant ce que l'on

(1) Sur l'intervention d'Eubule, cf. ci-dessous, p. 118.


(2) Encore un cas où l'indulgence semble avoir progressé!
118 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

n'a pas toléré autrefois (Contre Timocrate, 175) ; ou bien il refuse que
l'on pardonne en acte ce que l'on ne tolérerait pas en paroles (Contre
Midias, 183)1. Il déclare aussi que l'on ne doit pas intervenir en faveur
d'un accusé, alors que l'on refuse ce service à d'autres (Ambassade, 290).
Les excuses ont pénétré jusque dans la justice; mais, en retour, le pardon
ne se mesure qu'en termes de justice.
Certes, ce sont là des arguments de rhéteurs, et non pas des aveux de
bonne foi. La tragédie ne parlerait pas tout à fait ainsi. Pourtant, cette
obstination à mesurer, à répartir, à comparer, implique que les juges
étaient sensibles à cet aspect. L'indulgence d'Athènes se voulait équitable
et rationnelle 2 •
Cette rationalité systématique se manifeste encore par un autre trait,
qui relève du même principe : l'indulgence réclame aussi la réciprocité.
Lysias s'indigne ainsi que l'on puisse prendre en pitié un homme
comme Agoratos : <c Tu n'as aucune raison d'obtenir notre pitié, puisque
tes victimes n'en ont obtenu aucune de toi et que tu les as fait pfrir »
(Contre Agoralos, 53).
L'idée, ici encore, prend plus d'ampleur chez Démosthène. S'agit-il de
Timocrate? Démosthène demande que l'on soit sans pitié : <cQui exerce
une charge au nom de la cité doit, s'il veut trouver en vous des juges
indulgents (1tpocwv),se montrer fidèle au caractère de la cité. Quels sont
les traits de ce caractère? Pitié pour les faibles, lutte contre l' opprr,ssion
des forts, rien de cette dureté envers la foule, de cette flagornerie envers
les maîtres du jour, que tu pratiques, toi, Timocrate >> ( Contre Timocrate,
170-171). D'ailleurs Timocrate est connu pour sa dureté : <cTu n'es pas
un tel modèle de douceur et d'humanité, pour avoir pitié d'eux!•> (196).
Ou bien s'agit-il d'Aristocrate? Il n'a fait auprès d'Athènes aucune
démarche amicale (<pLÀocv6pw1tov) qui pût lui valoir son pardon (Contre
Aristocrate, 131). Le cas d'Aristogiton n'est pas meilleur. AristogiLon ne
peut compter que sur «ce que chacun de vous apporte de chez soi : la
pitié, les excuses, l'humanité. Mais ni loi humaine ni loi divine ne
permettent d'en faire profiter cet être impur. Pourquoi? Parce que la
loi dont chacun dispose du fait de son caractère à l'égard d'autrui est
celle qu'il mérite à son tour de se voir appliquée par chacun ( ... ) Quelles
excuses, quelle pitié ce sycophante a-t-il accordées à ses victimes'! (... )
La cruauté, le caractère sanguinaire, la férocité de cet individu persis-
taient et se faisaient reconnaître. Ni la vue des enfants ni celle des vieilles
mères debout aux côtés de certains accusés n'émouvait sa pitié. Et
alors, pour toi, des excuses? ( ... ) C'est toi, Aristogiton, qui as jeté de
côté la pitié pour ces êtres; bien plus, qui l'as entièrement supprimée.

(1) Cf. discours LI, 12.


(2) Dover, op. cil., p. 199, émet des réserves à cet t'gard, signalant, outr,· <les 1!x1•mples
tragiques, un cas de pitié pure et simple dans le Contre Apatourios de Démosthène
(XXXIII), 34. Mais, s'il s'agit là d'une preuve de plus de la douceur alhéniPnne, lo
cas n'est pas tout à fait aussi simple qu'il parait: la discussion est d'ordre légal, et la
pitié n'offre qu'un argument d'appoint.
LES LIMITES DE L'INDULGENCE 119

Donc ne va pas mouiller dans les ports que tu as )oi-même comblés et


romplis d'écueils. Ce n'est pas justice >>1•
Mais c'est encore contre Midias que le durcissement se révèle le plus
fort et l'argumentation la plus claire. D'abord on y retrouve cette même
Idée de réciprocité tout au long du discours. Le principe en est posé au
aragraphe 100 : « Nul n'a droit à la pitié, s'il compte parmi les cœurs
r.
mpitoyables, ni au pardon s'il est de ceux qui ne savent pas pardonner&.
Or Midias est de ces derniers : « N'allez pas croire, juges, que la morale,
la loi divine ou la pitié vous permettent, à vous qui descendez de si
1erandsaieux, de juger digne de votre indulgence, de votre bonté humaine
(philanthrôpia) ou de quelque autre faveur, ce coquin, cette brute, ce
violent que vous tenez, cet homme de rien, fils de rien>>(148). Si Midias
nt ses amis devenaient jamais les maîtres de la cité, «quelle indulgence,
11uelségards &croit-on qu'un accusé trouverait auprès d'eux? Alors, la
,ionclusion est claire : « Ne vous comportez pas d'autre façon, Athéniens,
A l'égard de gens qui vous traiteraient ainsi» (209-210). Mais surtout
l'on a, dans le Contre Midias, quelque chose de plus : on a une compa-
raison qui fait de la pitié non pas un don, mais un prêt, ou plutôt une
cotisation - nous dirions peut-être une prime versée à une caisse de
1olidarité. On ne l'accorde que pour compter sur elle en retour : si
,,uelqu'un est «modéré, humain, pitoyable 2 » à l'égard des gens, il reçoit
Il son tour la même contribution des autres le jour où il se trouve en
difficulté avec la justice; mais celui qui est un impudent se verra lui
uussi payer, ce jour-là, de même monnaie, et nul n'aura d'égards pour
lui (184-185). La comparaison marque mieux que ne pourrait le faire
11ucun commentaire la force et les limites de l'indulgence athénienne.
Ka force est d'être civique et de reposer sur un sens aigu des devoirs
Impliqués par une société. Ses limites sont d'être moins une vertu prônée
fl0Ur elle-même que l'objet d'un troc, soumis à toutes les règles du troc
nt al.tendant toujours d'être payée de retour.
Cela ne veut point dire que l'indulgence et la bonté des Athéniens
n'aient pas été spontanées ni vives, loin de là. Cela veut dire seulement
11u'ils réprimaient la tentation de s'y abandonner et cherchaient à
•oumettre leur penchant aux exigences de la justice, celle-ci demeurant
toujours, à leurs yeux, souveraine. Leur attitude a d'ailleurs ses prolon-
l(oments dans la nôtre. Et, si la charité ou la bonté sont devenues, avec
Ir, christianisme, des vertus en soi, qui n'attendent rien en retour, le
hcsoin de réciprocité et d'équité, qui se traduisait si impérieusement
nhez les orateurs grecs, continue de marquer l'attitude de la plupart des
lfllnS,non seulement dans la vie judiciaire, mais dans la vie quotidienne
11Lprivée.
Quoi qu'il en soit, le fait est qu'à Athènes l'idée d'une bonté gratuite
n'existait pas. Se montrer généreux sans pouvoir compter sur rien en

(1) Contre Aristogilon 1, 81-84. Nous modifions la traduction du dernier mot, uni-
11uernentpour faire mieux apparaitre la place occupée par la justice dans ce refus de
ln pitié.
(2) Nous modifions la traducl ion du mot grec l:.Àt&v.
120 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

retour était simplement un procédé de dupe 1 • Démosthène, quand il se


plaint de l'indulgence excessive d'Athènes combine avec le mot 1tpor.6't'Yjc;
qui signifie naïveté, candeur, sottise : il parle alors, en
celui d'e:ù~Oe:~or.,
les groupant sous un même article de la candeur d'Athènes et de sa
douceur: -rYJV uµe:-répor.v
e:ù~0e:iocv
xocl 1tpoc6't'Yj-rot
( Ambassade, 104). Ailleurs,
il parle simplement de candeur (e:ù'Yj0docc;) et l'on traduit par ((bonté»
(Contre Timocrale, 52), tant les deux mots deviennent équivalents. Mais
peut-être jamais Démosthène n'est-il aussi sévère que lorsque, justement,
il se refuse à dire le nom que mérite cette bonté : dans le Contre
Aristocrate (156), il pratique une belle aposiopèse, en évoquant ce moyen
de salut qui est le même pour tout le monde : lequel? «C'est cette
tendance que vous avez, Athéniens, qu'il faille l'appeler bonté (philan-
lhrôpia) ou bien de quelque autre nom ... >>2 • Cet autre nom désigne sans
équivoque possible l'aptitude à être dupé.
Or, dans le domaine privé, une telle aptitude peut exposer au ridicule
ou aux déboires ; mais dans le domaine de la cité elle devient aussitôt
ruineuse - ce qui explique que la réaction ait été, en ce cas, encorn plus
nette et plus vive.

...
Qu'une telle attitude puisse être ruineuse dans le domaine de la
politique extérieure n'est que trop évident : les chapitres suivants auront
à évoquer ce risque. Mais on peut dès maintenant relever que les
rapports avec les autres cités avaient leur retentissement sur la vie même
dans la cité et les rapports entre citoyens. Deux passages déjà cités de
Démosthène s'élevaient contre l'idée que l'on pût montrer de l'indulgence
à l'égard des traîtres 3 ; et ils sont loin d'être isolés. Mais on pouvait aller
plus loin et assimiler aux traîtres bien des citoyens considérés comme
coupables envers la patrie.
Cela était vrai des ennemis du régime. Malgré la réconciliation de
403, l'indulgence en ce cas était aisément suspecte ; et Lysias, dans le
Contre Ératosthène, ne manque pas de le signaler : ((Le moment est venu
où il ne doit y avoir dans vos cœurs ni pardon ni pitié (...) : pendant
que vous triomphez dans les combats des ennemis de la cité, n'allez
pas, par votre vote, donner la victoire à vos ennemis » (79) ; ou encore :
<(Condamner cet homme, ce sera faire éclater votre indignation contre
les actes des Trente; l'acquitter, ce sera vous montrer les fauteurs de
leur politique ... >> (90)4 •
La même chose pouvait se dire de ceux dont l'action portait un tort

( 1) Sur la gravi lé d'une telle duperie dans le domaine des relations inlernalionules,
cf. ci-dessous, p. 146.
(2) Nolrr traduction.
(3) Celui de la Troisième Philippique, cité p. 114; et celui du discours Sur l'ambas-
sade, cité ci-dessus. Contre un traitre comme Antiphon, dont parle le Sur la Couronne,
132-133, il n'y a même pas lieu de garder les égards habituels envers les citoyens :
on proteste qu'il est malséant de pénétrer dans les maisons (cf. ci-dessus, p. !08, n. 3)
et l'Assemblée le relâche; mais le conseil de !'Aréopage repousse ces protestations.
(4) Cf. la fin du discours (100), et celle du Contre Agoratos (97).
LES LIMITES DE L'INDULGENCE 121
direct à la cité : eux aussi étaient assimilés aux traîtres. Dans le Contre
Ergoclès (XXVIII), 2, Lysias demande comment on pourrait pardonner
ù des gens, lorsque l'on voit la flotte qu'ils commandent délabrée et
réduite à quelques unités, tandis qu'ils se sont, eux, enrichis 1 .
Mais, de toute façon, il est bien connu que, pour les Athéniens, le
Halut de la cité et celui du régime étaient constamment en cause. Les
accusations par voie d'<<eisangélie >>étaient des plus fréquentes. Or elles
étaient destinées à cet effort de salut public. N'importe qui pouvait se
porter accusateur ; et la procédure visait ceux qui travaillaient à
renverser le gouvernement démocratique, ou conspiraient à cet effet,
ceux aussi qui livraient une cité, des vaisseaux, une armée, une flotte,
ceux enfin qui, comme orateurs, touchaient de l'argent pour ne pas
conseiller au peuple les mesures les plus favorables. Bien des fautes
pouvaient rentrer sous ces rubriques : la trahison existait à tous les
niveaux de la vie publique. Et contre elle, naturellement, l'indulgence
était exclue.
Toutefois, de tous ces crimes que les anciens jugeaient impardonnables,
le plus remarquable sans doute est celui qui consiste à ruiner l'autorité
des lois. On le risquait à chaque instant, en montrant trop d'indulgence.
Or, ruiner l'autorité des lois, c'était encore trahir.
Cc sentiment était., dans !'Athènes du ive siècle, d'une rare vivacité;
et il se traduit à chaque instant dans les textes.
Tout d'abord, l'indulgence encourage au crime. Pour les Athéniens du
1v siècle, ce n'était
0 point là simple remarque de mauvaise humeur :
les Grecs ont en fait élahoré une théorie très ferme sur la valeur exemplaire
du châtiment. Comme l'expose la belle analyse que Platon prête succes-
Hivcment à Protagoras et à Socrate, punir est un moyen d'éducation,
d'avertissement, de mise en garde 2 • C'est bien pourquoi le souci du bien
commun doit raffermir les juges contre la tentation de l'indulgence ;
car une justice sans faiblesse, même s'il en coûte de l'appliquer, sert en
fin de compte le bien collectif. Sans cela, où irait-on? Tout châtiment
joue pour l'avenir et tend à instaurer un plus grand respect des lois.
Lysias emploie très souvent l'argument, avec une sécheresse un peu
didactique. On lit par exemple dans le discours XXII (Contre les marchands
de blé), 19 : <<On se dira, s'ils sont condamnés à mort, que c'est une leçon
pour les autres ; mais, si vous les acquittez, vous aurez accordé à tous,
par votre vote, pleinë licence d'agir à leur guise >>. Ou bien on lit dans le
Contre Épicralès, 6-7 : <<Faites donc aujourd'hui un exemple, qui assagira
les autres : punissez ces gens-là ! (... ) Si vous les acquittez, ils (les
hommes politiques) croiront qu'il n'y a aucun danger à vous tromper et
1\ s'enrichir à vos dépens ; si, au contraire, vous les condamnez et que
vous prononciez contre eux la peine de mort, par le même vote vous ferez
rentrer tout le monde dans le devoir >>.On trouverait des tirades analogues

(!) cr. encore 17, qui répète l'argument du Contre Ératosthène cité précédemment:
•elon Lysias, en sauvant les accusés, Athènes fera croire aux gens d'Halicarnasse
qu'elle est complice de ceux qui les ont trahis.
(2) cr. ci-dessus, p. 35-36.
122 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

dans les deux discours contre Alcibiade1, sans compter l'application


concrète et vive de l'idée, dans le discours Sur le meurtre d'Eratosthène
(34-36), où Lysias avertit les juges : si l'on pardonne à un séducteur, ne
risque-t-on pas de voir tous les voleurs prétendre au titre de séducteurs?
Mais Lysias n'a pas l'exclusivité de l'idée : elle fuse dans tous les
discours.
Démosthène la formule avec sa passion habituelle. Les derniers niots
du Contre Timocrale en sont un exemple : <<Car user d'indulgence envers
de tels individus (1tpocwçtxe:Lv)et, tout en les condamnant, ne leur
infliger qu'une peine légère, ce serait habituer, instruire d'avance au
crime l'immense majorité d'entre vous>> (218)2 • Et Isocrate y apporte la
touche moralisante qui le rapproche de Platon, quand il écrit dans
l' Aréopagitique 47 : <<Chez les peuples où il n'existe aucune surveillance
des gens de cette sorte et où les jugements ne sont pas sérieux 8 , même
les natures honnêtes se corrompent ; mais, dans les pays où il est difficile
aux gens injustes de se cacher ou d'obtenir grâce quand on les découvre
(auyyvwµl)<;'t'uxe:°Lv),
les mauvais penchants disparaissent complètement».
Quelles que soient, par conséquent, les excuses possibles et la pitié
qu'inspire le coupable, l'indulgence devient un mal, qui atteint la
collectivité.
Là réside en effet la vraie limite de l'indulgence dans les cités : elle
ne peut et ne doit jamais amener un relâchement ni dans le respect des
lois, ni dans la vie politique, ni dans les privilèges du peuple. Qui dit
indulgence dans ce domaine dit atteinte à la démocratie.
L'idée que la désobéissance aux lois constitue la ruine de la démocratie
~st si importante dans la pensée athénienne qu'il serait impossible de
l'évoquer ici dans toute sa richesse, ou de citer les divers traits d'éloquence
qu'elle a arrachés à Démosthène, précisément à propos d'hommes comme
Midias ou Aristogiton : il défend dans des textes célèbres la loi, condition
et incarnation de la souveraineté démocratique 4 • Mais on peut au moins
constater que ce n'était pas là une réaction personnelle et exceptionnelle :
il était au contraire normal d'évoquer de telles idées quand on voulait
limiter les effets pernicieux d'une indulgence abusive. Démosthène et
Eschine sont d'accord sur ce point, puisque le premier cite le second, et
les déclarations qu'il aurait faites à propos de Timarque : << Ne Vous
souviendrez-vous pas de cc qu'il disait en accusant Timarque? Rie:n. ne

( 1) Ainsi pour le premier, § 12 : • Quand vous rendez la justice, j'estime que ce


n'est pas seulement pour punir les coupables : c'est aussi afin de rendre plus sages
ceux des autres citoyens qui manquent à la discipline•· De même dans le second
les juges sont là, non pour prendre les coupables en pitié», mais pour sévir,• persuadé~
qu'en punissant seulement qurlques citoyens pour les fautes passées, vous en ramèrterez
beaucoup dans le devoir pour les fautes futures• (9). Dans le premier discours Contre
Alcibiade, Lysias ajoute l'idée que les alliés le sauront: en même temps que la moralité
de la cité, son prestige est donc en cause.
12) Il dit aussi que, si l'on veut des accords solides, il ne faut point de pardon pour
les infractions ( Contre Diongsodore = LV 1, 48); cf. encore Contre Théocrinès, 55.
(3) Le mot grec est &.xpiodç, qui désigne en fait la rigueur.
(4) Cf. notre livre sur La loi dans la pensée yrecque, Paris, 1971, chapitre Vil: (et
pour la réaction contre le désordre, Problèmes de la démocratie grecque, Paris, l. 975'
p. 101-105). '
LES LIMITES DE L'INDULGENCE 123
pouvait servir à une cité si elle n'avait pas un fouet contre les criminels1,
ni à un régime où les excuses (suggnômè) et les recommandations
prévalent sur les lois : vous ne deviez avoir pitié ni de la mère de
Timarque, une vieille femme, ni de ses enfants, ni de qui que ce fût
d'autre; vous deviez voir seulement qu'en abandonnant les lois et la
constitution, vous ne trouveriez personne pour avoir pitié de vous-mêmes •
(Sur l'ambassade, 283). Toute faute contre les lois est donc une faute
contre le régime où elles sont souveraines et dont elles garantissent le
maintien.
Mais cela est encore plus vrai, naturellement, lorsqu'il s'agit de fautes
politiques, dont les auteurs ou les victimes ont une fonction dans l'État.
On sait au reste que c'est une des grandes distinctions du droit athénien
que d'opposer les procès privés à ceux qui concernent l'État. Pour ces
derniers, la procédure est autre, les peines sont plus lourdes, et l'indul-
gence, elle aussi, devient plus périlleuse.
Ainsi Démosthène est giflé par Midias : il pouvait intenter un procès
privé pour coups et blessures; mais il préfère intenter un procès public
pour atteinte à la personne (ypatcp~06peCi>c;) ; son sort met ainsi en cause
le respect même de l'ordre dans l'État. Après tout, n'était-il pas chorège,
c'est-à-dire chargé d'une fonction officielle? Il le rappelle à maintes
reprises• ; car sa cause se confond par là avec celle des lois ; et Midias
devient un factieux qui, grâce à sa richesse et à ses amis, se joue de
l'ordre démocratique, ainsi que du peuple : <<Le jugement touche la
communauté, comme la touchent tous les délits pour lesquels on le juge
aujourd'hui>> (218 : l'affaire est koinè).
Il en va de même pour les fautes d'Eschine : leur véritable gravité
vient de son titre d'ambassadeur. Et Démosthène le dit hautement :
«Si c'est à titre privé qu'Eschine a commis des fautes en bavardant,
ne soyez pas trop minutieux, laissez-le, pardonnez-lui (auyyvwµ.l)vlxe:u) ;
mais si c'est dans ses fonctions d'ambassadeur que, pour de l'argent,
Intentionnellement, il vous a trompés, ne le renvoyez pas absous,
n'admettez pas qu'il n'ait pas à être châtié de ce qu'il a dit» (Sur
l'ambassade, 182). La cité, en effet, est alors en cause de façon directe.
Isocrate lui-même présente comme caractéristique de la démocratie
le contrôle exercé sur les magistrats par le peuple, et exercé avec rigueur :
• S'ils administrent mal, ils doivent n'obtenir aucun pardon et être
frappés des plus lourdes peines>> (Aréopagitique, 27).
Si bien qu'après avoir vu l'indulgence, qui était par elle-même si
étroitement liée au principe du régime démocratique, envahir plus ou
moins tous les domaines et se répandre jusque dans la vie politique, les
Athéniens du ive siècle ont dû se reprendre et opérer comme un rétablis-
•ement. Ils ont su assigner à la douceur une sphère bien déterminée. Et
le résultat de cette réflexion se lit dans le Contre Timocratede Démosthène,
11uxparagraphes 190-194.
Déjà au paragraphe 69 de ce discours, une première distinction

(1) Le mol est à prendre au sens de• coupables•; il s'agit de ceux qui commettent
l'injustice.
(2) Voir par exemple 32-34 et 57.

5
124 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

intervient : elle oppose l'attitude des juges envers l'accusé qui peut être
innocent et l'attitude à avoir envers le condamné dont les torts ont été
prouvés. Le premier mérite d'être traité avec douceur : pas le second1,
Donc Démosthène demande que tout au moins les verdicts soient
exécutés, et ne puissent plus être corrigés par une douceur désormais
injustifiable.
Mais plus loin dans le même discours il établit une distinction
autrement importante. Il répond à l'avance à un argument qu'emploiera
Timocrate, et selon lequel sa loi tendait à adoucir celle qui était
jusqu'alors en vigueur : <<et il ajoutera qu'introduire dans les lois le
maximum de clémence et de modération, c'est servir surtout la cause
des faibles>> : voilà donc, invoquée par Timocrate, la fameuse douceur
démocratique, telle qu'on l'a rencontrée dans le chapitre précédent.
Mais Démosthène a une réponse, qui, en fait, recouvre tout le mouvement
de réaction décrit dans ce chapitre-ci. Il fonde cette réponse sur une
distinction, qui vaut d'être citée ici en entier, ou presque : « Quant à cet
argument, que la clémence et la modération des lois sont à l'avantage
du grand nombre, veuillez considérer ceci. Dans toute cité, Athéniens,
il y a deux catégories de lois. Les unes régissent nos relations et notre
commerce avec le prochain, les règles à observer dans nos affaires privées,
en un mot la vie de société. Les autres déterminent les rapports avec
l'État de tout citoyen qui participe à la vie politique 1 , et prétend
s'intéresser aux affaires du pays. Or, dans les premières, qui touchent
la vie privée, il est bien vrai que l'indulgence et l'humanité (~1tlCùc;
xEfo8ou
xixt cpLÀixv8pwnwc;) sont à l'avantage du grand nombre. Mais par contre,
dans celles qui regardent la vie publique, c'est la fermeté et la rigueur
qui sont à votre avantage ; car c'est le moyen d'empêcher que le grand
nombre - c'est-à-dire vous-mêmes - ne soit victime des politiciens ... »
Cet admirable texte pose avec force une limite.
Cette limite n'était point neuve; et, de même que le texte du Contre
Arisiogilon cité au chapitre précédent 8 , il fait écho à l'Oraison funèbre
que Thucydide prête à Périclès. Déjà dans Thucydide, en effet, la
fameuse tolérance athénienne était réservée au domaine des relations
privées ; et l'analyse de Démosthène, quand on l'en rapproche, permet
de mieux comprendre la portée de certains détails. Ainsi la phrase qui,
dans Thucydide, introduisait la description de la tolérance réciproque
mettait en parallèle les relations avec l'État et les relations entre
citoyens ; mais il est bien certain que cette phrase servait de transition :
le début résumait ce qui avait été dit de la vie politique, où régnait la
liberté, tandis que le second membre annonçait le développement sur la
vie privée, domaine de la tolérance ; « Nous pratiquons la liberté, non

(1) Le traiter avec douceur serait se montrer trop• facile•; le mot greceet~~<J'C'6>V71,
qui est évidemment péjoratif.
(i) Nous modifions pour ce mot la traduction de la C.U.F. La traduction de cl"
m>ÀL-reùe:cr8aL ~oOÀ'l')'t"O(L
par I qui a choisi la carrière politique • risque de suggérer un
personnel spécialisé comme dans nos démocraties modernes, alors que le texte greo
désigne seulement la participation normale à la vie de la cité.
(3) P. 102.
LES LIMITES DE L'INDULGENCE 125
seulement dans notre conduite d'ordre politique, mais pour tout ce qui
est suspicion réciproque dans la vie quotidienne »1 • Ce passage d'un
domaine à l'autre est confirmé par ce que l'on trouve à la fin du dévelop-
pement ; car la phrase qui suit la description de la tolérance est construite
de la même façon, avec un premier élément qui rappelle ce qui précède
et le lie avec ce qui suit : le rapport est ici un contraste plutôt qu'un
parallèle, mais le procédé est bien le même : « Malgré cette tolérance
qui régit nos rapports privés, dans le domaine public, la crainte nous
retient avant tout de rien faire d'illégal... ». La liberté, dans le domaine
politique, se combinait avec la considération des mérites inégaux ; de
même la douceur des rapports privés n'exclut pas le respect des lois,
dès lors que les gens agissent en temps que citoyens, 8-riµoa(~. La
,listinction entre les deux domaines était donc incluse, dès le ve siècle,
dans la définition de l'idéal démocratique.
Elle est cependant beaucoup plus fortement marquée dans Démosthène.
Il précise, on l'a vu, la nature des deux domaines par toute une série de
définitions, en multipliant les termes quasiment synonymes ; et il
distingue, cette fois, entre deux sortes de lois. De plus, la douceur n'est
iitus seulement l'objet d'une distinction mais d'un contraste radical.
On se contentait de ne la mentionner qu'à propos du domaine privé :
on la condamne maintenant pour tous les autres cas. On se contentait
de la corriger en invoquant le respect des lois : on la remplace maintenant
par son contraire, la rigueur ; celle-ci doit régner dans tout ce qui n'est
ias la vie privée ; et, soit dans la teneur des lois elles-mêmes, soit dans
lIl façon de les appliquer, la même indulgence, qui était si bonne dans les
r,,lations entre les personnes, devient ailleurs pernicieuse et ruineuse.
Entre ces deux textes, pour comprendre leur différence, il faut rétablir
1mtte grande poussée de la douceur et de l'indulgence, qui s'est d'abord
i\lendue à tout, jusqu'à ce qu'une réaction lucide l'ait endiguée et
,~nnalisée,en lui interdisant de façon formelle, tout ce qui ressortit de la
vie politique.

.•.
On saisit du coup la différence d'opinion entre les partisans et les
nilversaires de la démocratie. Les adversaires de la démocratie croyaient,
11ommePlaton, que ce régime de douceur était nécessairement un régime
,l'nnarchie, parce que l'une conduit à l'autre. Au contraire, les partisans
,ln la démocratie pensaient que ce régime, si doux dans son principe,
1111uvait, grâce à la loi, mettre lui-même un frein à cette douceur, et la
,mmpenser par une sévérité sans faille, chaque fois qu'était menacée,
11irectement ou indirectement, sa souveraineté. Ainsi s'explique que
l'on ne trouve nulle part autant que chez ce démocrate qu'était
1lémosthène soit des éloges de la douceur soit des appels à la rigueur.
l lnns cette double attitude, il ne faut pas voir le seul reflet des circons-
l 1mcesou des besoins de la cause. II ne faut pas non plus y voir une

( 1) -rci -re:. . . xcxt è; ...


126 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

contradiction. La douceur démocratique entre les personnes ne saurait


en effet avoir de sens, que si elle se combine avec la fermeté dans le
maintien de l'ordre démocratique.
Peu de faits sont plus émouvants que le spectacle de cette tentation,
qui, au ive siècle, entraîne Athènes sur la pente de l'indulgence, et de
cette résistance opiniâtre, qu'elle lui oppose victorieusement.
L'on pourrait penser qu'il y a là une fin de non-recevoir, qui ferme la
porte à la douceur dans la vie politique au sein de l'État. De fait, cela
est vrai en ce qui concerne Athènes et sa démocratie. Cependant ce qui
était vrai de cette cité et de son régime ne l'était pas d'autres États où
régnaient des souverains. Par une sorte de diversion, la douceur, limitée
et endiguée dans la démocratie, qui risquait d'être trop douce, va repa-
raître dans ce même ive siècle, mais appliquée aux régimes qui, au
contraire, reposaient sur l'autorité d'un chef et risquaient d'être menacés
par l'abus de cette autorité. Dès que l'on cesse de considérer Athènes,
on découvre qu'en contre-partie de son effort vers la fermeté, les auteurs
tentent d'évoquer à l'usage des princes l'idée d'une monarchie qui serait.
modérée et douce.
CHAPITRE VIII

LA DOtTCEtTRDES PRINCES

Si le danger qui menace les démocraties est l'abus de la douceur, le


danger des régimes fondés sur la souveraineté d'un homme ou d'un
groupe d'hommes est exactement inverse. Les démocraties se perdent
en devenant trop <cpermissives >>,les pouvoirs personnels en devenant
trop brutaux.
C'est pourquoi l'on a souvent loué la douceur des princes, quand
l'occasion s'en rencontrait. Au 1v8 siècle, les choses allèrent plus loin,
puisque l'on vit alors s'esquisser, et bientôt se préciser, l'image d'une
monarchie idéalisée, qui se caractériserait, entre autres choses, par la
clouceur.
En fait, à toutes les époques, on a tenté de corriger ce qu'avait
d'inquiétant le pouvoir absolu en faisant appel à cette douceur. Les
pouvoirs d'un monarque sont trop grands pour n'avoir pas besoin de ce
11ontrepoids. Et si le contrat civique pouvait tout régler dans la démo-
cratie, limitant par là-même la légitimité de l'indulgence, le pouvoir
personnel se trouve dans une situation inverse : l'on ne peut compter,
nvec lui, que sur les bons sentiments de celui qui serait libre de ne rien
respecter. M. Louis Robert a ainsi écrit de la douceur qu'elle est le fait
1lu personnage puissant : <<Cet éloge n'a sans doute pas sa place dans la
1lémocratie classique, dans une société de <ccitoyens >>,sauf - fait signi-
tlcatif - pour les juges ou pour les étrangers. On invoquera la douceur,
npix6nic;, ~µe:p6nic;, µe:tÀLX,tov,
pour amadouer le roi, l'empereur, les hauts
fonctionnaires, les puissants représentants de l'aristocratie municipale >>1.
Ceci peut expliquer l'importance prise par la notion de douceur, ou de
démence, en des époques de maîtres absolus. Mais cette importance se
préparait de longue date. L'idée même de prince doux était fort ancienne.
On a vu que la royauté d'Ulysse était, chez Homère, celle d'un homme
1111iavait pour les siens la douceur d'un père : 7t1XTYJP &c; ~moc; ~e:v.
l'lus tard, Pindare loue Hiéron, le <<souverain qui gouverne Syracuse,
11lcinde bonté (1rpixOç)pour les citoyens, sans jalousie pour les bons,
111lmiré comme un père par les étrangers» (Pythique III, 70-71). Ou encore
Il demande à Arcésilas de Cyrène de soigner « d'une main bénigne>> la

(1) Hellenica, XIII, p. 223-224.


128 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

plaie dont souffre la ville et d'y rétablir l'harmonie en y accueillant


l'exilé 1 • De même Hérodote signale que, si Cambyse était <<duret sans
ménagement>>, Cyrus, lui, était doux (111, 89, 3 : èpios) ; il justifie ainsi
la formule prêtée aux Perses : ils «disent de Darius qu'il fut un traJi-
quant, tandis que Cambyse était un maître et Cyrus un père >>.En
Egypte également, Mykérinos était èpios pour son peuple, allant jusqu'à
donner de ses biens pour consoler ceux qu'irritaient ses sanctions ; aussi
les Égyptiens le louaient-ils plus qu'un autre (11, 129).
Ces formules prennent d'autant plus de relief que, dans la période qui
sépare Homère du ve siècle avant J .-C., une longue expérience avait
enseigné aux Grecs le danger de la toute-puissance, quand aucune
douceur ne vient la corriger et qu'elle tourne à la tyrannie. On le Voit
bien chez Hérodote. Le tyran fait violence aux femmes et met à mort
les gens sans même qu'il y ait de jugement (III, 80). Pour en donner une
idée, à propos du cas de Corinthe, Hérodote insère dans son histoire
un discours d'une longueur exceptionnelle et d'une utilité immédiate
contestable, qui la flétrit avec éloquence. La tyrannie est, dans ce
discours, << injuste et sanguinaire>> (V, 92, ex). De fait, Kypsélos bannit,
confisque et tue (e). Cela veut dire qu'il manque de douceur et Hérodote
n'hésite pas à employer le mot. Au début, explique-t-il, le fils de Kypsélos,
Périandre, était <<plus doux que son père >>(~ : ~mw'Tepoç) ; en revanche,
dans la suite, <<tout ce que Kypsélos avait laissé à tuer ou à bannir,
Périandre l'acheva>> : c'en est fini de sa douceur.
Il peut donc y avoir des princes doux ; mais le discours prouve bien
que la tyrannie comporte le risque du contraire - ce contraire n'étant
pas seulement défini par l'arrogance ou la sévérité, mais par le meurtre
et l'arbitraire.
Les mêmes attaques contre la tyrannie se rencontrent dans la tragédie
- que ce soit dans le Prométhée d'Eschyle, ou dans les nombreuses
allusions que contient l'œuvre d'Euripide. Pendant la guerre du
Péloponnèse, l'idée semble s'être précisée, en fonction de la réflexion
qui assimile l'empire d'Athènes à une tyrannie 2 • Dans les Suppliantes,
toute une analyse reprend, de façon très fidèle, les thèmes esquissés par
Hérodote ; elle y ajoute l'idée importante que le tyran craint les complots
(446). Euripide précisera un peu plus tard 3 , dans Ion, que ces craintes
gâtent la vie du tyran 4 ; et il définira dans les Phéniciennes la tyrannie
elle-même comme une << injustice heureuse>> (549). On reconnaît dans ces
deux idées de crainte et d'injustice l'essentiel de l'analyse que fera
Platon dans la République. Mais ni les textes d'Euripide évoqués ici ni
ceux de la République ne laissent place à un remède. La solution d'ion

(1) Pythique IV, 271 sqq.; cf. encore Pylh. I, 62-70 (pour Hiéron et sa ville toù,
consacrée par les Dieux, la liberté règne selon des lois conformes à la discipline
d'Hyllos •); Pyth. IV, 293 sqq.; Pyth. VIII, 1 sqq.
(2) Cf. ci-dessous, p. 149. Voir aussi notre étude intitulée• Il pensiero di Euripide
sulla Tirannia •, Alti del III Congresso Internazionale di Studi sui Dramma anlico,
Rome-Syracuse, 1969, 175-187.
(3) Cette idée était déjà présente, quoique de façon discrète, dans Hippolyte,
1013 sqq.
(4) Ion, 621 sqq. Cf. de même Sophocle, Œdipe Roi, 584 sqq.
LA DOUCEUR DES PRINCES 129
est de refuser le pouvoir, celle d'Étéocle est d'accepter l'injustice, celle
de Platon dans la République de réclamer la royauté des philosophes,
ou de celui qui posséderait l'art royal et ne songerait jamais qu'au bien
de la cité. Ni Euripide ni Platon n'envisagent la possibilité d'une royauté
douce.
En revanche, Isocrate et Xénophon ont tous les deux cru aux bons
rois ; et ils ont tous deux réfléchi à ce en quoi la douceur pouvait s'avérer
profitable, non seulement pour leurs sujets, mais pour eux-mêmes.
En fait, il peut sembler paradoxal de considérer ici ces idées avant
d'avoir examiné les conseils d'Isocrate sur la douceur vis-à-vis des autres
cités : tout suggère en effet que les idées sur la douceur des princes se
sont élaborées et précisées en fonction de l'impérialisme athénien, et que
déjà Euripide en avait subi l'influence. En tout cas, pour Isocrate, la
réflexion sur l'hégémonie athénienne vient en premier et demeure à ses
yeux le plus important. Il est cependant révélateur de voir comment le
refus de la douceur qui s'est traduit avec netteté dans le cas de la
démocratie athénienne s'est en fait inversé dans le cas des monarques.
La doctrine d'Isocrate, dans le cas de ces derniers, est beaucoup plus
qu'un simple reflet de sa réflexion sur l'impérialisme athénien; et elle
s'affirme, dans son œuvre, avec une constance qui lui confère du prix.
Isocrate, comme Platon, a été en relations avec des tyrans. II a,
comme Platon, condamné la tyrannie. Pourtant il a, comme lui, et plus
que lui, placé son espérance en eux. Son œuvre contient donc à la fois
une analyse des défauts qui font la perte des tyrans et un tableau modèle
de la douceur des rois.
L'analyse de la tyrannie est faite en fonction de l'impérialisme
athénien ; elle est censée en expliquer les fautes. On la trouve dans le
Sur la paix, aux paragraphes 111 à 115.
Cette fois, le malheur du tyran semble bien être l'essentiel; ce malheur
se ramène à la crainte, elle-même issue de l'hostilité de tous. Les tyrans
sont ainsi <<contraints de faire la guerre à tous leurs concitoyens, de
haïr qui ne leur a jamais fait de mal, de se défier de leurs propres amis
et de leurs compagnons, de confier le salut de leur personne à des merce-
naires qu'ils n'avaient jamais vus jusqu'alors, de craindre tout autant
leurs gardes que les conspirateurs, d'avoir tant de soupçons qu'ils ne
sont même pas rassurés quand ils sont près de leurs plus proches parents>>.
Une brève évocation de tous les meurtres de tyrans exécutés par leurs
proches illustre cette situation : la haine de tous met le tyran en grand
danger.
Pour éviter de tomber dans les mêmes maux, les rois doivent éviter
t.out ce qui peut faire naître l'hostilité. Ils doivent être justes ; ils doivent
nussi être doux.
C'est ce qu'Isocrate recommande au jeune roi de Chypre, Nicoclès,
qui semble avoir été son élève 1 • Dans le traité qu'il lui adresse, vers 370,
le traité À Nicoclès, il rappelle le rôle que joue, pour les simples parti-
culiers, l'existence des lois et de la liberté de parole, avec les critiques

(1) Cf. Sur l'échange, 40.


130 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

que celle-ci autorise : les tyrans, manquant de ce double appui, sont.


livrés a eux-mêmes et tombent dans une vie de malheur. Que faut-il
donc? Isocrate va l'expliquer, car un tel enseignement peut, selon lui,
rendre plus solide le pouvoir des souverains et plus douce la vie politiqun
des sujets (8: 7tpoto't'époc.ç)1.
Dès l'énoncé de son thème, Isocrate fait donn
intervenir la douceur.
Elle reparaît dans la doctrine elle-même.
Son premier point est en effet que le roi doit songer toujours au bien
du pays. Platon n'aurait pas dit mieux. Mais Isocrate ajoute d'autreM
mérites : << Il faut aussi aimer ses semblables (15 : être philanlhrôpos)
et aimer sa patrie : nul ne peut diriger convenablement des chevaux,
des chiens, des hommes, ni quelque entreprise que ce soit, s'il ne prend
plaisir dans la compagnie des êtres ou des choses sur lesquels il doil,
veiller. Veille sur la masse de tes sujets et, par-dessus tout, rends leur
agréable ton autorité» (15). Une affection réciproque complète donc ln
simple justice.
Le même accord se retrouve à tout instant. Ainsi les jugements du roi
seront conformes a la justice ; mais pourquoi? <<afin de ne pas fairn
trembler les innocents>>. En même temps, cette justice sera indulgente :
« Montre toi redoutable en prouvant que rien ne t'échappe, mais indulgent,
(23 : praos) en infligeant des sanctions qui restent au-dessous des fauteM
commises >> 2•

Autrement dit le roi d'Isocrate poursuit le bien, comme celui d11


Platon ; mais, à la différence de ce dernier, il y met aussi la gentillessl!,
les égards, l'humanité, qui lui permettront de se concilier ceux sur lesquelM
il règne. Les devoirs du roi se combinent avec un art de gouverner et d11
se faire accepter. Il a besoin de ses sujets et doit gagner leur eunoia•.
L'authenticité de l'autre écrit portant le nom du même prince, 1,,
Nicoclès, est contestée. Mais le moins que l'on puisse dire est que l""
mêmes traits s'y retrouvent avec une éclatante fidélité. Le plaidoym·
pour la douceur y est même encore plus marqué.
Cette fois, c'est Nicoclès qui est censé s'exprimer et définir les devoirM
de ses sujets. Mais il définit aussi, de façon plus ou moins véridique•,
ses propres mérites, et ceux de la royauté telle qu'il la pratique.
Pour cela, il se livre à un éloge de la monarchie qui n'est pas san•

(1) Dans le Sur l'échange, 70, Isocrate, résumant le traité A Nicolès, dit de mêmu
qu'il n'a pas flatté Nicoclès, mais a préparé à ses sujets «dans la mesure de mes moyeu•,
le régime le plus doux• (wc; o!6v n 7tpoto't'!l'l"l)V).
(2) Ce dernier passage ne figure pas dans la citation du Sur l'échange et certains 0111
pensé que les phrases se trouvant dans ce cas étaient dues à quelque commentato111·
tardif. S'il en est ainsi, celui-ci serait étonnamment fidèle à l'esprit d'lsocrate. Souveul,
ceux qui repoussent ces phrases se fondent sur l'opposition entre l'emploi des argumenh
d'intérêt et la présence d'un idéal : cette alternance et cette combinaison sont en t11II
caractéristiques d'Isocrate. ~ La partie citée dans le Sur l'échange dit, au paragrapht•
suivant, d'éviter la dureté et les châtiments excessifs.
(3) Sur l'importance de cette notion dans la pensée politique d'Isocrate, cf. not.ru
étude « Eunoia in Isocrates or the political importance of creating good-will •, J.H.!!!,,
78 (1958), p. 92-101.
(4) Nicoclès est présenté sous d'autres traits par les historiens anciens: cf. Athén•,
XII, p. 53 AE.
LA DOUCEUR DES PRINCES 131

rappeler l'examen des régimes dans Hérodote ; mais les différences sont
révélatrices. Otanès, dans Hérodote, se plaignait que la royauté ne fût
ni agréable ni bonne (III, 80 : oiS-re:yocp ~au oiS-re&ycx66v).Or Nicoclès
déclare que ce régime est plus agréable, plus doux et plus juste qu'un
autre (17 : 'YJa(wvfo-,rtxcxt 7t"poco-répcx
xoct~txcxto-répoc) : un critère de plus
est donc ajouté - celui, une fois de plus, de la douceur 1 . Qui plus est,
dès le paragraphe précédent, Nicoclès attire l'attention sur ce nouveau
critère ; car, après avoir parlé de la reconnaissance des mérites de chacun,
il précise : « Qui plus est (16 : ocÀÀcx
µ~v), nous serions en droit de trouver
ce régime d'autant plus doux (1tpcxo-répocv) qu'il est plus aisé de s'appliquer
à exécuter la décision d'un seul homme que de chercher à plaire à des
esprits multiples et divers >>.On le voit : la monarchie, à la faveur d'un
paradoxe, se trouve ôter à la démocratie la palme de la douceur.
Nicoclès, d'ailleurs, démontre ce paradoxe par divers arguments;
entre autres, il montre que ceux qui n'ont point à lutter pour le pouvoir
ne mêlent point de jalousie à leur dévouement (20 : leur eunoia) : la
royauté ne connaît pas les luttes et les coteries que déjà, dans Hérodote,
le discours de Darius donnait pour un des inconvénients de la démocratie.
Mais ceci n'est possible que parce qu'il s'agit d'un bon roi, qui
précisément cherche à plaire, pour éviter d'être en butte aux haines.
Nicoclès explique plus loin combien il s'est donné de peine pour ses
sujets. <<Je me suis comporté à l'égard des citoyens avec tant de douceur
(32 : de praolès) que ni exil, ni condamnation à mort, ni confiscation, ni
aucun autre malheur de cette espèce ne s'est produit sous ma royauté>>.
La royauté est douce quand les rois eux-mêmes sont doux.
Au reste, les sujets peuvent les y aider : <<Sachez que le tempérament
Individuel ne fait pas seul la sévérité ou la douceur des souverains (55 :
le mot est praos), la manière de se comporter des citoyens intervient
t'lgalement : beaucoup de souverains dans le passé, à cause de la perversité
cle leurs administrés, ont été contraints d'exercer leur autorité avec une
hrutalité qui n'était pas dans leur caractère. Ayez confiance moins dans
ma douceur (ma praotès) que dans votre vertu>>. Une royauté douce est
clone un régime idéal, qui demande pour s'instaurer la bonne volonté de
Lous.
L'insistance de ces deux traités sur la douceur de Nicoclès est en
olle-même remarquable. On pourrait penser - malgré le peu d'appui
c1ue les faits apportent à cette hypothèse - que c'était là une doctrine
ad hominem : le traité intitulé Évagoras permet d'écarter cette idée.
Évagoras était le père de Nicoclès ; et Isocrate a écrit son éloge,
11uelques années, semble-t-il, après les deux autres traités. Or voici que
I'." roi idéalisé se pare à nouveau de douceur. Évagoras inspire confiance
h tous les rois du temps (24) ; il a les mérites les plus grands et les plus
11ivers; mais en particulier il se soucie du bien de ses sujets ; et ce souci
nHtexprimé par le mot cptÀocv6pC:mwç (43) ; il se traduit par des bienfaits.
l'libien qu'Évagoras, tout en étant un homme de guerre, se trouve être

(1) Sur le rapport entre les deux textes, cf. E. Maass, c Herodot und Isokrates •,
llermes, 22 (1887), p. 581-595.
132 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

«démocrate par sa sollicitude à l'égard de la masse>>(46) 1 • Que l'éloge


corresponde ici à la réalité est, encore une fois, peu probable 1 : la
mutation qu'lsocrate fait subir au personnage d'Évagoras n'en est que
plus révélatrice.
Les succès d'Évagoras s'expliquent tous par de si bons principes.
Encore faut-il compter au nombre de ces succès l'influence qu'il a exercée
sur son peuple. Dans le Nicoclù, la douceur du roi s'appuyait sur la
vertu des citoyens : par un rapport inverse, dans l'Évagoras, la vertu
du roi fait fleurir la douceur des sujets : « Non seulement il accrut
l'importance de sa ville, mais il amena tout le pays environnant à une vie
douce et modérée» (49 : 1rp0t6T1j-rot Auparavant inabor-
xotl 1,u:-rpt6-ni-r0t).
dables et durs, ces sujets se font hellénisés, civilisés, humanisés. Cette
tâche d'éducateur du peuple frappe même tellement Isocrate qu'il insiste
et répète (cela lui arrive ... ) : «Il avait trouvé un pays tout entier insociable
et à tous égards sauvage; il le rendit plus doux et plus facile» (67 :
~!J,e:pC:m:pov
x.ocl1tpoc6-re:pov). Isocrate utilise tout ce qui peut suggérer
cette accession à des rapports vraiment humains, qui lui était si chère et
lui semblait la clef de tous les succès.
Évagoras et Nicoclès offrent donc des modèles étrangement semblables.
Ils sont loin d'être les seuls; et l'idéal d'lsocrate reparaît à propos de
bien d'autres princes.
Parmi ceux à qui il a également prodigué ses conseils figurent les fils
(ou les beaux-fils) de Jason de Phères : la lettre qui leur est adressée 3
veut les détourner de la tyrannie, et évoque les craintes ou les malheurs
qui les menacent en tant que tyrans. Parmi eux figure aussi Timothée
d'Héraclée, le fils de ce Cléarchos, qui avait été l'élève d'Isocrate et de
Platon, et qui, tyran lui aussi, avait été, comme Jason de Phères,
assassiné : la lettre qui lui est adressée félicite le jeune homme de s'être
réconcilié avec les citoyens ; elle lui rappelle que le rôle des bons rois
est, « au lieu d'être durs et cruels envers tous et de négliger leur propre
salut, de diriger l'État avec tant de douceur (5 : 1tpcx(l)t;) et de respect des
lois que personne n'ose comploter contre eux>>; le jeune roi doit avant
tout utiliser le pouvoir qu'il a reçu de façon belle et humaine (6 :
cpr.Àocv8pwm,>c;).Enfin, la lettre tient à rappeler les mérites de Cléarchos,
procédant ainsi comme Isocrate l'avait fait pour Évagoras, le père de
Nicoclès. Et quels sont donc ces mérites? On n'eût point osé espérer une
si parfaite formule : «ceux qui le rencontraient reconnaissaient tous que
c'était le plus libéral, le plus doux et le plus humain de ceux qui parti-

(1) Isocrate ajoute qu'il était polilikos dans son administration : ce mot est réservé
par Aristote, dans les premiers mots de la Politique, à une autorité qui est exercée
selon les normes de la science politique et que le même homme n'exerce pas dans toua
les domaines: il l'oppose à l'autorité• royale•· On voit que, pour Isocrate, les deux
aspects pouvaient se concilier.
(2) Cf. E. Brémond, dans la Notice de la C.U.F., p. 143: • Quelques détails laissent
entrevoir une vie agitée, au cours de laquelle les intrigues intérieures, les désordre•
d'une cour imprégnée des mœurs asiatiques, se mêlent à d'audacieuses entreprise•
politiques et militaires•·
(3) L'authenticité en a été contestée ; mais son tour correspond en tout cas à la
doctrine isocratique.
LA DOUCEUR DES PRINCES 133
cipaient à mon enseignement>> (12 : ÈÀe:u0e:ptcl>-roc-rov ... xoct 1tpoc6-ra:-rov
xcx:.t q>LÀa:v0pc,m6-ra:-rov).
On pourrait ajouter qu'Isocrate a de même adressé lettres, conseils,
éloges et prières à des princes bien connus : Archidamos à Sparte, Denys
de Syracuse, Philippe et Alexandre. Mais - on ne saurait s'en étonner -
il leur parle surtout de la Grèce 1 : le fait ne compte ici que dans la
mesure où il témoigne de sa confiance obstinée dans les bons monarques.
En revanche, certains éloges donnés aux bons rois du passé illustrent
directement son idée de la douceur des princes. Thésée, en particulier,
av ait exactement les qualités que loue la lettre à Timothée ; on lit en
effet dans !'Éloge d'Hélène, 37 : <<Il sauvegarda son autorité non pas
grâce à l'appui d'une force étrangère, mais gardé par la bienveillance
(l' eunoia, c'est-à-dire le dévouement) de ses compatriotes; il était le
maître du pouvoir par sa puissance, mais il était le guide du peuple par
ses bienfaits. Il gouverna sa patrie avec un tel respect des lois et dans
un tel esprit d'équité qu'aujourd'hui encore la trace de sa douceur (sa
praolès) demeure visible dans nos mœurs.
Mais est-on encore, avec Thésée, parmi les princes? Ce roi démocrate
est à part; et il a l'avantage d'attirer l'attention sur un prolongement
imprévu des idées isocratiques, qui se fait sentir au sein même de la
politique athénienne.
Le fait est que l'art de commander, qui est si nécessaire aux rois,
vaut aussi pour les hommes d'État. Eux aussi ont à se concilier les
sentiments des citoyens. L'idée est seulement plus discrète parce que
leur douceur a une valeur plus ambiguë. Il faut se faire aimer ; pourtant
- toute la tradition athénienne le répète avec insistance ~ il ne faut
surtout pas flatter. Aussi ne s'agit-il pas chez Isocrate d'une doctrine
générale. Nul n'oserait conseiller aux hommes d'État athéniens de se
faire aimer. Il y a seulement dans l'œuvre un regret, portant sur un
homme précis, au demeurant exceptionnel : c'est le disciple d'Isocrate,
Timothée, l'homme d'État athénien. Isocrate ne peut que déplorer de
le voir, lui, si bon et généreux avec les Grecs 2 , laisser perdre tous les
bienfaits de sa politique, faute de s'être montré assez doux avec les
Athéniens. De fait, Timothée fut poursuivi pour trahison et condamné
à une lourde amende. Or, dit Isocrate, c'était un peu de sa faute. Il ne
«détestait ni la démocratie ni l'humanité>> (Sur l'échange, 131)3 ; mais
«il avait aussi peu d'aptitude à se faire bien venir des hommes qu'il
avait d'habileté pour diriger les affaires>>.Pourtant, tout l'enseignement
d'Isocrate aurait dû lui apprendre que les hommes d'État doivent avoir
deux mérites distincts : avant tout, ils doivent agir selon le bien de la
cité ; mais ils doivent aussi, en plus de cela (et l'addition est ici encore

(1) Cf. ci-dessous, chap. X, p. 169. Il joint pourtant les deux aspects à la fin
du Philippe : les Grecs seront reconnaissants à Philippe de ses bienfaits et les Macédo-
niens le seront aussi • si tu les gouvernes en roi et non en tyran• (154).
(2) Cf. ci-dessous, p. 164-165.
(3) Le mot est µtcrciv6p(J)7toc;.La traduction est bizarre et légèrement impropre;
mais la faute en est à la différence des langues : la • démocratie • est un terme trop
ubstrait pour 8'Ïjµoç, bientôt élargi en &.v6pw1tot.Le tour grec rappelle au passage le
lien entre gouvernement du peuple et douceur à l'égard des hommes en général.
134 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

soulignée par les mots de liaison (132 : où µ~v cx.ÀÀoc xocl)<<veiller avec
le plus grand soin à se montrer en tout gracieux et affables (agir avec
philanlhrôpia) dans leurs paroles et dans leurs actes, car les gens qui
négligent cela passent aux yeux de leurs concitoyens pour insupportables
et de commerce trop pénible >>.C'est donc une erreur que de vouloir,
comme Timothée, gagner à la cité les bons sentiments des autres cités
(leur eunoia) sans se ménager à soi-même ceux des citoyens; il faut user
d'égards pour obtenir une bonne réputation, indispensable à l'efficacité
d'une action politique. Timothée n'était malheureusement pas doué pour
une telle attitude ; il ne pouvait supporter les beaux parleurs ; et c'est
bien là ce qui l'a perdu.
La fermeté nécessaire dans une démocratie n'exclut donc pas, chez les
individus chargés de hautes fonctions, un certain usage de la douceur,
qui, si elle vient en appoint, leur apporte le moyen de consolider leur
autorité.
La théorie d'Isocrate est complète : se fondant sur un calcul rationnel
de l'intérêt bien entendu et du rôle de l'opinion, il condamne la tyrannie
et montre les dangers que lui vaut la haine des citoyens ; il décrit la
douceur dont doivent faire montre les bons rois ; et il étend cette notion
à l'art de commander une cité en général.
Or, sur ces trois points, il trouve son pendant exact en la personne de
Xénophon, qui a développé la même idée sous les trois mêmes aspects .

...
Xénophon a en effet proposé une critique de la tyrannie dans le
Hiéron; il a insisté sur le rôle de la douceur dans l'exercice de n'importe
quelle autorité, et l'idée se retrouve chez lui un peu partout, mais surtout
dans l' Anabase et l'Économique; enfin il s'est attaché à faire un portrait
des bons rois, en montrant leur douceur, et en a même dressé un tableau
idéal dans la Cyropédie.
Le Hiéron a pour sous-titre : ~ -rupocvvLx6ç: c'est donc bien l'étude
d'un régime et de ses inconvénients, avec la suggestion des remèdes
possibles. Une tentative a été faite il y a quelques années pour lire dans
ce traité une condamnation plus radicale qu'il ne semble 1 : cette tentative
se fondait sur l'absence de toute mention relative au vrai but de la vie,
à la loi, à la liberté, à la religion. Mais se formaliser de cette absence est
ne pas tenir compte du type d'argumentation alors en vogue, qui
consistait précisément à défendre la justice, ou la douceur, voire la
piété, au nom de l'intérêt bien entendu. Montrer que le tyran est mal-
heureux, qu'il va à sa ruine, et qu'il aurait donc avantage à vivre selon
d'autres principes correspond en tout aux idées d'lsocrate et à celles
qu'exprime ailleurs Xénophon. Quant à la possibilité d'exercer le pouvoir

(1) Leo Strauss, De la Tyrannie, trad. française, Gallimard, 1954, 349 p.


LA DOUCEUR DES PRINCES 135
d'une meilleure façon 1 , c'est un espoir qui n'est nullement exceptionnel,
et qui hante tous les esprits au ive siècle - même celui de Platon.
Replacé dans la série des œuvres de l'époque, le Hiéron est donc parfai-
tement compréhensible et ne suppose point de sous-entendus.
Le fait est que l'analyse s'y déroule en des termes très proches de
ceux d'lsocrate 2 : les tyrans sont malheureux parce qu'ils vivent dans
la peur et dans la méfiance. Certaines phrases sont presque semblables
d'un auteur à l'autre ; ainsi lorsque Xénophon dit que le tyran est obligé
de recourir à une garde étrangère (V, 3), ou lorsqu'il évoque les craintes
de toutes sortes dont est assailli le souverain que l'on déteste : celui-ci
craint tout ensemble la foule et la solitude, l'absence de gardes et sa
garde (VI, 4). Quant au remède à cette situation, il consiste évidemment,
comme chez Isocrate, à se faire aimer (VIII, I); et les rois le peuvent
sans difficulté : venant d'eux, toutes les marques d'attention toucheront
d'autant plus; ils sont à même d'aider, de donner, d'être généreux
(VIII, 7). Certes, cela peut poser des problèmes financiers; mais ils ne
sont pas insurmontables; et, si les citoyens voient que l'on songe en
tout à leur intérêt, ils seront prêts, de leur côté, à tous les dévouements.
L'affection et l'admiration récompenseront un tel prince (XI, 8-9) : non
seulement il n'aura plus de crainte, mais tous craindront pour lui (XI, 12).
Cet idéal est si peu ironique que Xénophon n'a cessé d'en évoquer la
possibilité et qu'il s'allie chez lui, comme chez Isocrate, à toute une
théorie du commandement.
Celle-ci affleure un peu partout 8 , sous des aspects divers : dans
l 'Économique, elle est évoquée à propos de la gestion domestique ; dans
l' Anabase et dans les œuvres historiques, elle concerne les qualités du
chef militaire et du roi ; mais Xénophon précise bien, dans l'Économique,
que le principe est en tout le même. Une maison ne doit pas être en
désordre : une armée non plus (VIII, 4). Cyrus le jeune, s'il avait vécu,
aurait été un bon roi, car il savait l'art de se faire obéir; or il aimait
précisément faire admirer ses jardins, à l'ordonnance desquels il avait
lui-même présidé. Par manière de réciproque, l'agriculture enseigne l'art
de commander : «Pour être un bon agriculteur, il faut donner à ses
ouvriers de l'ardeur au travail et l'habitude d'obéir volontiers>> (V, 15).
De fait, il n'y a pas de différence : «Qui est capable d'enseigner l'art
d'être un bon maître peut former aussi à l'art d'être un bon roi>>(XIII, 5).
Xénophon le répétera encore à la conclusion : lorsque la vue du maître
11timule les ouvriers et les pousse à montrer ce qu'ils ont chacun de
meilleur, «alors je suis prêt à reconnaître dans le caractère de cet homme

(1) On doit aussi se rappeler que •tyran• et •roi• s'emploient souvent de façon
Indifférente en grec, et que la légitimité n'était pas une notion grecque. La distinction
commence à se préciser au 1v• siècle: cf. Mémorables, IV, 6, 12. Les problèmes soulevés
par l'empire athénien peuvent n'avoir pas été étrangers à l'élaboration de cette dis-
tinction, selon laquelle le consentement des gouvernés joue un rôle essentiel.
(2) Si les autres traités d'Isocrate en question ici sont antérieurs, le Sur la paix,
où figure l'analyse générale, semble être très légèrement postérieur : les deux pensées
,ont parallèles.
(3) Nous ne citons ici que les traités les plus insistants et les plus directement liés
nu problème de la royauté.
136 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

quelque chose de royal>> (XXI, 10)1. Le souci de l'art royal est donc
commun à Xénophon et à Platon ; mais Xénophon, lui, le rencontre
dans son jardin. Si bien que la femme d'lschomaque, l'intendante et le
chef de culture obéiront aux mêmes règles que le chef de guerre ; leur
but sera à tous le même : faire que leurs subordonnés soient dévoués
(IX, 12 : e:OvoLxwc; ~Xe:Lv); quant aux moyens, ils résideront avant tout
dans un bon emploi des récompenses et des châtiments.
Cette dernière indication révèle bien que la douceur n'est pas tout.
La femme d'lschomaque soigne les malades ; et elle s'en réjouit, en se
disant que ceux qu'elle aura soignés se montreront plus dévoués
qu'auparavant (VII, 37) : ses servantes lui seront attachées comme les
abeilles le sont à leur reine. De même les chefs de culture seront attachés
à Ischomaque (XII, 6 : e:tJvoLocv ~xe:w), grâce aux bienfaits qu'il leur
accordera. Mais l'autorité doit user de douceur et de sévérité ; elle doit
savoir sévir quand il faut ; elle est comme un dressage, qui distingue
perpétuellement entre ce qui est bien et ce qui est mal 2 •
La même idée commande l'appréciation que Xénophon fait des
stratèges dans l' Anabase. Comme on sait, il fait le portrait de trois
d'entre eux. Or, si le dernier, Ménon, est présenté sous les couleurs les
plus sombres, les deux autres constituent des symboles antithétiques
destinés à se compléter. En une sorte d'apologue éducatif, Xénophon
montre en eux les excès respectifs de la sévérité et de la douceur
- laissant ainsi clairement entendre qu'elles doivent en fait se combiner:
sans doute se combinent-elles en lui, comme le récit tend à le montrer !
Le premier, Cléarque, est un homme de guerre, qui ne songe qu'à la
guerre. On lui attribue l'art de commander parce qu'il sait trouver des
vivres pour ses troupes et les maintient dans l'obéissance. Mais est-ce
là tout l'art de commander? Cléarque ne les maintient dans l'obéissance
qu'en se montrant rude (II, 6, 9 : xocÀe:1t6c;). Cette rudesse le caractérise
en tout : il a l'air sombre et la voix impérieuse ; il punit toujours forte-
ment, quelquefois même avec colère. Il pense en effet que <<le soldat
doit craindre son chef plus que l'ennemi>>. Le résultat est que dans le
danger on lui obéit et l'on a confiance. Mais, une fois le danger écarté,
tout change : alors, dit Xénophon, on cherchait un autre chef : << Il
n'avait rien d'aimable, toujours il était sévère et dur, en sorte que les
soldats avaient envers lui les mêmes sentiments que des écoliers envers
leur maître. Et voilà pourquoi il n'eut jamais personne qui le suivit par
amitié et bon vouloir >>.
En face, voici Proxène. Il rêve, lui, de bienfaits partagés et de justice.
Il sait commander, mais seulement à des gens de bien : <<Il ne savait
pas se faire respecter ni craindre de ses propres soldats. Il avait plus
d'égards pour eux que ses subordonnés n'en avaient pour lui ; et l'on
voyait bien qu'il appréhendait plus de se faire haïr de ses soldats que ses
soldats n'appréhendaient de lui désobéir>> (19). De même, il récom-

(1) Ceci s'oppose nettement à la tyrannie; cf. 12, où • imposer une domination
tyrannique aux gens malgré eux • revient à tomber dans une vie de Tantale.
(2) Comme dans la théorie rappelée au chapitre précédent, la sévérité sera inexo-
rable dans le cas des• incurables• (XIV, 8 : iivl)xécr-rou;). De même XII, 11-12.
LA DOUCEUR DES PRINCES 137
pensait, mais ne punissait pas. Aussi les gens de qualité l'aimaient-ils ;
mais les autres conspiraient contre lui et se jouaient de lui.
Dans la maison ou à l'armée, par conséquent, punitions et récompenses,
sévérité et douceur, forment un système : l'une ne va pas sans l'autre.
Le problème des rois, en revanche, est, comme chez Isocrate, un peu
différent. Car les rois ont aisément tendance à devenir des tyrans : leur
mérite le plus grand est donc, de toute évidence, de savoir déjouer ce
péril. De même que le Timothée du Sur l'échange d'Isocrate devait
combiner un peu d'amabilité avec son sens de la rigueur, les généraux de
Xénophon, dans un autre domaine, doivent combiner, peut-être en
proportions égales, bienveillance et sévérité. Mais, de même qu'Isocrate
loue avant tout Nicoclès ou Évagoras pour leur douceur, de même
Xénophon insiste volontiers sur la douceur des rois. Et il insiste d'autant
plus qu'il s'agit de souverains plus puissants, pour qui cette douceur
représente un plus grand mérite.
Agésilas, roi de Sparte, diffère encore assez peu des généraux de
l' Anabase. Pourtant, Xénophon signale fréquemment sa douceur. Dans
le traité qu'il lui consacre, celle-ci se révèle à la fois dans la conduite de
la guerre et dans la vie de tous les jours.
Agésilas, sans doute, était un homme de guerre. Mais il n'ignorait pas
non plus l'art de se concilier les peuples : il ne se souciait pas seulement
de soumettre ses adversaires par la force : il savait aussi les gagner par
la douceur (I, 1, 20 : par sa praolès). Il se préoccupait des prisonniers,
qui, du coup, éprouvaient pour lui de bons sentiments (22 : eùµeva:i:ç).Il
se préoccupait aussi du sort des villes conquises. Quant à celles qui ne
l'étaient pas, il les gagnait par sa générosité (sa philanlhrôpia).
Dans la vie courante, de même, il était affable (VIII, 1) 1 et d'un
abord toujours facile ( IX, 2 : eù1tp6cro8oç).
La conclusion du traité revient encore sur cette douceur du roi de
Sparte, qui est rappelée aussitôt après sa piété : <<Dans la crainte il
était souriant, dans le bonheur plein de douceur>> (XI, 2 : praos). Mais
Xénophon précise aussi que cette douceur n'était pas aveugle. Comme la
douceur athénienne, elle savait faire la différence entre les fautes privées
et celles des magistrats : pour les premières seules il montrait de l'indul-
gence (XI, 6 : 1tp&.wç~<pepe).Comme le voulait Démosthène, aussi, elle
savait distinguer entre amis et ennemis : Agésilas était <<très doux pour
ses amis, très redoutable pour ses ennemis>> (XI, 10). Toujours, sa
conduite était réglée par le sens de l'à-propos: il pesait sur ses adversaires,
mais jamais après la victoire ; il résistait à toutes les ruses de ses ennemis,
mais se laissait aisément fléchir par ses amis. Cette douceur ferme et
sereine réunit en une seule personne les qualités que Cléarque et Proxène
avaient possédées chacun pour une moitié. La douceur est, ici encore,
toute mêlée à la sévérité.
En un sens il en est encore ainsi du Cyrus de la Cyropédie ; mais sa
douceur semble cette fois s'être renforcée et affirmée, à proportion de la
puissance qui est la sienne.

( I) Cf., en quelques lignes : -ro e:Ü)(ŒpL,


-ro cpiÀba-ropyovxci! 6e:pocrre:u-rix6v.
138 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Bien que les données historiques soient fort peu respectées dans la
Cyropédie, le choix fait du personnage principal autorisait cette inter-
prétation. Hérodote, en effet, le présente comme ayant été, des jeunes
gens de son âge, <<le plus brave et le plus aimable>> (1, 123). Surtout, il
cite l'opinion des Perses attribuant à Cyrus la douceur des rois homé-
riques <<les Perses disent de Darius qu'il fut un trafiquant, tandis que
Cambyse était un maître et Cyrus un père>> - cela <cparce qu'il était
doux (èpios) et qu'il leur avait procuré toutes sortes de biens>>(III, 89).
La mansuétude de Cyrus envers les souverains qu'il vainquit est d'ailleurs
un fait historique bien établi.
Xénophon reprend ce trait ; et il le développe. Il supprime les luttes
de Cyrus avec les siens ; il préfère le montrer réunissant les royaumes de
Perse et de Médie grâce à des liens amicaux. De plus, chaque fois qu'il
le peut, il insiste sur la douceur du prince dans tous les domaines.
Dès le début1, la nature de Cyrus enfant est décrite par trois superlatifs,
disant qu'il montrait au plus haut degré l'amour des hommes, du savoir
et de l'honneur : le premier mot est qaÀocv8pc.m6-roc-roç (1, 2, 1). Cette
nature s'accorde, selon ce que Xénophon fait dire à Mandane, avec la
tradition politique de la Perse : Cyrus doit laisser aux Mèdes tout ce qui
est despotisme, se régler sur les lois, et être roi plutôt que tyran ( I, 3, 18).
En tout cas, personnellement, le jeune Cyrus possède l'art de s'attacher
ses petits camarades : on passe par lui pour obtenir quelque chose du
roi; il s'entremet à cause de sa générosité (1, 4, 1 : sa philanlhrôpia);
et le roi lui accorde tout à cause de l'affectueuse sollicitude que Cyrus
lui a montrée - et qui est, apparemment, de l'invention de Xénophon.
Si l'on passe du début à la fin, on constate que cette amabilité reste
un des traits dominants du héros de la Cyropédie. Son art principal
consiste à savoir se faire des amis (VIII, 1, 48). Il y arrive par la philan-
thrôpia qu'il ne cesse de faire paraître (VIII, 2, 1) : comme il est malaisé
d'aimer ceux qui semblent nous haïr, on ne peut guère être détesté par
ceux qui se sentent aimés ; la sollicitude et les bienfaits de Cyrus sont
ainsi la raison des sympathies dont il est entouré. Aussi Xénophon
reprend-il à son compte l'idée ancienne du roi qui est <<comme un père » :
la comparaison est répétée à plusieurs reprises : elle est développée à
VIII, 1, 1 ; elle inspire le jugement porté sur Cyrus par les Perses, et ceci
est rappelé à VIII, 1, 44 et à VIII, 2, 9 (où ce jugement est donné comme
un privilège exceptionnel de Cyrus par rapport aux autres souverains) 2 •
Enfin, la même comparaison revient encore à l'épilogue - dont l'authen-
ticité est douteuse, mais l'esprit bien conforme à la pensée de Xénophon 3 •
Cette douceur se traduit en actes dans l'ensemble de l'œuvre ; et elle
est souvent mise en valeur par quelques mots de commentaire. Elle

(1) Xénophon écarle la tradition selon laquelle la mort de l'enfant aurail été
décidée à sa naissance.
(2) Diodore IV, 30, 2, rappelle encore, à propos d'Iolaos, que Cyrus fut appelé
père par ses sujets.
(3) Pour l'épilogue, cf. VIII, 8, 2. - E. Delebecque, Essai sur la vie de Xénophon,
p. 406, nous paraît adopter une vue raisonnable en jugeant que le passage est de
Xénophon, mais constitue une addition tardive.
LA DOUCEUR DES PRINCES 139
prend du reste les formes les plus diversrs - à commencer par les plus
pratiques et les plus concrètes, ce qui ne saurait surprendre de la part
de Xénophon. On entend ainsi parler sans cesse des repas auxquels
Cyrus convie son entourage, du soin qu'il met à bien traiter ceux qu'il
reçoit et de ses égards. Gobryas en est même frappé d'admiration : au
livre VIII, il déclare que jusqu'alors il avait surtout vu en Cyrus l'homme
de guerre ; mais il atteste les dieux qu'à présent Cyrus lui paraît l'emporter
encore plus sur les autres par sa philanlhrôpia que par ses vertus militaires
(VIII, 4, 1). Cyrus accepte volontiers le compliment : il aime mieux
entendre évoquer des qualités bienfaisantes que destructrices ! Ce
caractère humblement quotidien de la douceur de Cyrus la différencie
nettement des rois qu'évoquait Isocrate.
Elle se distingue plus encore de la douceur isocratique par le fait
qu'elle se traduit surtout dans le domaine où brilla Cyrus et qui
passionnait Xénophon, à savoir celui de la guerre. Et là l'éventail
1'ouvre largement : on rencontre la douceur vis-à-vis de l'armée, vis-à-vis
des vaincus, vis-à-vis de tous : elle devient un moyen systématique
d'acquérir le succès.
En ce qui concerne l'armée, l'idéal que décrit Xénophon consiste,
comme toujours, à savoir se faire obéir, mais en sachant se faire aimer.
Parmi les principes que Cambyse enseigne à Cyrus, à côté de la tactique,
figurent la piété, mais aussi le fait de veiller sur la santé de ses troupes,
d'obtenir des hommes le zèle, l'obéissance volontaire et l'amitié 1 ; pour
cela, il faut - nous l'aurions deviné - pratiquer avec discernement la
louange et le blâme, les récompenses et les châtiments ; il faut aussi
montrer sa supériorité ; il faut enfin se faire le bienfaiteur de ses hommes
et le plus sûr de tous les amis (I, 6, 19-26). Cyrus suivra toujours ce
conseil, et cette façon de traiter la troupe se répandra du haut en bas de
10n armée : on le voit ainsi féliciter un jour un taxiarque qui avait bien
fait manœuvrer ses hommes : Cyrus se réjouit « de la douceur et du
1oin » que celui-ci a mis à les instruire (II, 3, 21). Et, selon l'habitude
qu'admire tant Xénophon, il invite à dîner le taxiarque, avec toute sa
compagnie 11
Comme dans Isocrate, d'ailleurs, le bon roi veille aussi à introduire
la douceur parmi ceux à qui il commande : c'est ce qui apparaît à propos
d'un de ces détails pratiques que Xénophon se plaît à relever : Cyrus,
explique-t-il, tenait à faire subir à ses troupes un entraînement qui,
avant les repas, les fît transpirer. Excellent exercice, à coup sûr, et fort
1ain I Mais on ne peut qu'être surpris en lisant que cet entraînement est
l ses yeux une école de douceur : • Pour mettre aussi plus de douceur
(II, 1, 29 : rcpoto't"épouc;)
dans les rapports des hommes entre eux, les
travaux pénibles lui paraissaient bons, parce que les chevaux aussi qui
travaillent ensemble deviennent plus doux les uns pour les autres •>.

(1) Sur cette idée d'obéissance volontaire dans la Cyroptdie, cf. encore III, 1, 28;
IV, 2, Il; V, 1, 19; VII, 4, 14. Les services rendus valent à Cyrus de se voir entouré
de volontaires (IV, 2, 10).
(2) cr.le même geste un peu avant, à II, 3, 17, pour un taxiarque ingénieux et une
oompagnie qui lui obéit bien.
140 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Mais surtout Cyrus augmente le nombre de ses alliés par la clémence


dont il fait preuve à l'égard des autres peuples.
Les exemples, ici, sont innombrables. Un des plus célèbres est celui qui
a été évoqué plus haut, au chapitre V : c'est celui de la clémence de
Cyrus envers le roi d'Arménie (111, 1, 22-30). Or, dans le plaidoyer que
prononce le fils du roi d'Arménie, Tigrane, et qui justifie celte clémence,
on trouve l'argument de la reconnaissance qu'elle vaudra au roi : «Chez
qui trouverais-tu jamais autant d'amitié que tu peux maintenant en
obtenir de nous? » (28). De fait, Tigrane restera le plus sûr allié de Cyrus.
La même clémence se marque à l'égard des prisonniers de guerre
Chaldéens ; Cyrus les libère de leurs chaînes, les fait soigner par ses
médecins (111, 2, 12) ; pour finir, il les renvoie chez eux, en ne leur
faisant aucun mal pourvu qu'ils deviennent ses amis. Il réconcilie
Arméniens et Chaldéens et... il reçoit ses deux nouveaux alliés à sa
table I Lorsqu'il quitta plus tard le pays, «!'Arménien et le reste de la
population l'escortèrent, l'appelantleur bienfaiteur, leur héros>>(III, 3, 4) ;
et ils lui donnèrent plus d'argent et plus de troupes qu'il n'était prévu.
On retrouve encore la même clémence à l'égard des Égyptiens, qui
deviennent des alliés, à jamais fidèles (VII, 1, 45) et surtout à l'égard de
Crésus (VII, 2, 26) ; cette fois, Cyrus explique même que c'est en faisant
du bien à ses amis que l'on acquiert leur dévouement (VIII, 2, 22 : leur
eunoia)1.
C'est bien là le même Cyrus qui accueille le transfuge Gobryas (IV, 6, 8),
qui montre à l'eunuque Gadatas une amicale bonté (V, 3, 18-19), qui lui
porte plus tard secours, suscitant ainsi une reconnaissance sans limite
(V, 4, 11 sqq.) - sans même parler ici de sa sollicitude envers les blessés.
Enfin cette clémence s'étend à ses officiers comme à ses prisonniers ;
et les deux se combinent dans une autre histoire, aussi célèbre que celle
de l'Arménien : l'histoire de la belle Panthée, déjà mentionnée au
chapitre IV. Cyrus a confié la garde de la belle captive à Araspas, qui,
succombant à l'amour, a voulu lui faire violence. Araspas comparaît,
plein de honte, devant Cyrus ; mais Cyrus lui pardonne en considération
de la puissance attachée à l'amour. Il prend la faute sur lui-même,
puisqu'il a imprudemment confié la dangereuse reine à Araspas. Araspa11
s'émerveille de reconnaître là une nouvelle preuve de la douceur de
Cyrus, de sa compréhension des choses humaines (npiioc;- O'U'Y')'VWµwv),
Et Cyrus en profite aussitôt pour envoyer un Araspas, penaud et
déconsidéré, mais éperdu de dévouement, jouer à son avantage les faux
traîtres. Quant à Panthée, elle mande à son époux d'aider aussi Cyrus :
la fortune sourit aux miséricordieux ...
Pourtant ce n'est point par simple calcul que Cyrus est si bon : lei
larmes de pitié qu'il verse au livre VII (3, 8 et 11), quand il voit le deuil
de Panthée dont le mari a été tué, sont de vraies larmes de pitié, toui
comme les honneurs qu'il rend à Panthée, quand à son tour elle s'esi
donné la mort, sont un tribut sincère à la vertu. En tout Cyrus est prao,

(1) D'une manière générale, Cyrus explique qu'en libérant les prisonniers OIi
engage les autres à se soumettre plutôt que de résister (IV, 4, 8) : c'est la thèse que
soutenait Diodote dans Thucydide.
LA DOUCEUR DES PRINCES 141
et philanthrôpos, de façon spontanée et authentique. S'il en tire des
succès, c'est simplement que, dans le monde de Xénophon comme dans
celui d'Isocrate, le mérite est récompensé par les sympathies qu'il suscite.
La doctrine exposée dans la Cyropédie est donc des plus cohérentes ;
et elle correspond de très près à toute la réflexion de Xénophon sur l'art
de commander.
Il importe de le signaler avec force, car c'est une preuve - s'il en
tltait besoin - du fait qu'il s'agit là de doctrines grecques. Sans doute
Xénophon avait-il bien choisi son exemple. Cyrus devait en effet être
clément (son attitude envers les Juifs le prouve assez). Ses sujets durent
aussi, en effet, le constater. Mais Xénophon est trop peu respectueux de
la vérité historique dans la Cyropédie, et trop obstiné à répéter les mêmes
Idées d'un traité à l'autre, pour que l'on puisse garder le moindre doute :
c'est bien sa pensée qu'il exprime, et très librement, dans son éloge de
Cyrus. Il le fait à propos de la Perse comme il le fait ailleurs à propos de
la Sicile ou de la Grèce, et en rien davantage.
Qui plus est, cette pensée, comme on aura pu le constater par la simple
juxtaposition, ressemble de très près à ce que l'on trouve chez Isocrate;
1euls les domaines d'application portent la marque de la différence entre
les deux hommes. Ce parallélisme a suscité diverses hypothèses qui
portent sur le rapport chronologique existant entre les deux séries
d'œuvres et sur les intentions des deux auteurs l'un vis-à-vis de l'autre.
En fait, l'imprécision des dates ne permet pas de déterminer le rapport
ontre l'Évagoras et la Cyropédie, qui sont sans doute très rapprochés
dans le temps. De toute façon, la constance de la doctrine chez les deux
uuteurs invite à penser qu'elle leur était commune et qu'elle ne peut se
réduire à telle influence ou telle imitation occasionnelle 1 . Peut-être le
r.èle à soutenir des thèses voisines s'est-il accompagné de menues
jalousies : Isocrate ne se plaît-il pas à préciser dans l 'Évagoras (37) que
Non héros était supérieur à Cyrus ? 2 Mais quelles qu'aient pu être les
querelles de personne, elles sont moins décisives que les différences
d'esprit. Parus dans les mêmes années, l'Évagoras et la Cyropédie sont
deux cantiques louant la douceur des princes - le premier dans le
domaine de la cité, le second dans la vie concrète et dans la conduite de la
guerre : chacun loue la douceur dans le domaine qui est le sien ; chacun
épouse un courant de pensée qui est commun et l'adapte à ses intérêts
propres.
En revanche, il semble y avoir plus de raisons de penser que les
divergences qui séparent Xénophon et Platon mettent en cause des
Intentions de polémique 3 •
On a dit, tout d'abord, que l'organisation politique décrite dans la
Cyropédie répondait en la critiquant à celle que décrit Platon, au moins

(1) On peut penser à une influence de Socrate; de toute façon, ces idées sortaient
naturellement de l'expérience du v• siècle, par rapport à laquelle elles constituaient
une réaction.
(2) Cf. de même 58 pour Cyrus le jeune, et pour l'Anabase 1
(3) La polémique entre Isocrate et Platon apparaît souvent; mais elle porte sur ce
11uiles intéressait tous deux : l'éducation et la philosophie.
142 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

dans le début de la République. Cette affirmation a pour garant Aulu-


Gelle1 ; mais elle ne se vérifie pas de façon concluante dans le détail du
texte, et elle ne concerne en tout cas pas la douceur 2 • À l'autre bout de
l'évolution, en revanche, il est clair que, dans les Lois, Platon pense
parfois à la Cyropédie.
Alors que, dans le Ménéxène, Cyrus était présenté comme un prince
autoritaire, qui « asservissait>> à la fois ses propres concitoyens et les
Mèdes (239 d-e), dans le livre III des Lois, il est un bon général et un
homme dévoué à l'État; et il tient la balance égale entre servitude et
liberté. Cette attitude explique ses succès, car les soldats sont plus
«amis >>de leurs chefs et montrent plus de zèle pour affronter le danger.
De même, Cyrus accorde à ses sujets la liberté de s'exprimer et bénéficie
ainsi de leurs avis ; si bien que tout progresse grâce à la liberté, l'amitié et
l'union (694 a-b). Que ce soit bien là une analyse comparable aux autres
sur ce qu'apporte la douceur des princes est confirmé par ce qui se passe
après Cyrus : quand les rois de Perse se mirent à agir différemment,
quand ils donnèrent la part plus grande à l'élément despotique, ils
ruinèrent toute amitié et toute union dans l'État. Ceci disparu, le divorce
se fit entre gouvernants et gouvernés : les gouvernants ne se soucièrent
plus du bien général et accumulèrent les violences, tandis que les
gouvernés perdaient le goût de se dévouer à la communauté : dans un
climat de haines réciproques 3 , la grandeur perse courut alors au désastre.
La doctrine est donc pratiquement la même : à cet égard, Platon
aurait dû être étudié ici aux côtés d'Isocrate et de Xénophon - si le
souci de la douceur n'était en général rejeté par lui, et sacrifié à l'idéal
du bien et du juste dans leur parfaite rigueur 4 •
Les différences, au reste, se font jour, dans de curieuses nuances
d'expression, qui opposent le livre III des Lois à la Cyropédie.
En particulier, malgré la modération de Cyrus, dans les Lois, il n'est
en aucune façon le Cyrus de Xénophon. Platon déclare avec une apparente
malice que Cyrus n'a eu aucune notion de la bonne paideia (ce qui
exécute en deux mots la Cyro-pédie de Xénophon) et qu'il ne s'est jamais
intéressé à l'oikonomia (chère à l'auteur de l'Économique) 5 •
De même les deux auteurs (si l'épilogue de la Cyropédie est bien de
Xénophon) parlent de la décadence de la Perse après Cyrus; mais la
Cyropédie explique le fait par diverses raisons, parmi lesquelles figure,
sans doute, la manière de distribuer les récompenses, mais aussi le

(1) Nuits Attiques, XIV, 3. Cette tradition reparait dans Diogène Laërce, llI, 34 et
Athénée 505 a.
(2) II y a parallélisme pour certaines thèses - par exemple celles qui sont relative1
à la division du travail (Rép. 370 b, cf. Cyr. II, 1, 21 et VIII, 2, 5), ou bien à l'ardeur
avec laquelle on défend ce qui vous est cher (Rép. 467 a, cf. Cyr. IV, 3, 1-2), ou bien
sur le sens du sommeil (Rép. 572 a-b, cf. Cyr. VIII, 7, 21). Mais ce sont là des idéel
très générales; et aucune polémique n'apparait entre les deux textes.
(3) Cf. la belle formule de 697 d : ex0pwc; n xœt <X.VY)ÀE:'l)'t'Cslc;
µtcroüv.e:c; fLLO"OÜV't'c:tl,
(4) Sa condamnation de la tyrannie, elle aussi, va beaucoup plus loin que celle del
deux autres. C'est précisément pourquoi elle est laissée de côté ici : elle emporte Platon
bien au-delà des notions de douceur ou d'indulgence.
(5) Certains ne croient pas que l'allusion soit délibérée; elle est en tout cas caracté•
ristique d'une différence dans les points de vue.
LA DOUCEUR DES PRINCES 143
changement des mœurs militaires ; au contraire, dans les Lois, tout se
ramène à l'éducation que reçoivent les princes et qui ne les forme plus
nu bien.
Même si Platon ne répond pas allusivement à Xénophon, ces différences
,le détail sont fort révélatrices 1 • Le Cyrus de Xénophon a reçu une
Mu cation fondée sur la chasse et la guerre ; sa douceur vient de sa bonne
uature et d'un sens éclairé de l'intérêt bien entendu. Pour Platon de tels
mérites ont existé et sont appréciables ; mais ce ne sont pas ceux d'un
rni véritable, qui aurait été formé à la contemplation du bien et aurait
fnit régner chez les siens des principes lucidement mûris par la réflexion.
Ln Cyropédie se situe par là aux antipodes de la République.
Le fait que tant de problèmes se posent sur les rapports entre tous
i't\S textes est, au demeurant, le signe des temps. On aurait pu ajouter
11p 'Antisthène avait écrit, semble-t-il, plusieurs traités sur Cyrus : le
problème politique à l'ordre du jour devenait celui des princes. Avant
Aristote, on voit Platon, Xénophon, Isocrate, entretenir des rapports
ptirsonnels avec des souverains ; tous ont écrit sur la tyrannie ; tous ont
,lressé des projets de monarchie idéale. La monarchie hellénistique
•'annonce dans ces recherches parallèles. Et les éloges des princes qui
rnmpliront tant de siècles à venir trouvent leur origine commune dans
l'effort du ive siècle pour corriger la tyrannie en introduisant aux côtés
11n l'autorité ce complément alors nouveau que constituait la douceur.
Les traités que l'on a vus fournissaient le point de départ : il n'y eut
plus ensuite qu'à réfléchir, à compléter, à continuer. Il faut au reste
rnppeler que certains de ces traités exercèrent pendant des siècles une
Influence non seulement indirecte, mais encore directe. On y revenait.
lln les lisait. Et leur influence était, dans certains cas, considérable.
(lula est vrai surtout de la Cyropédie de Xénophon (et, à un moindre
1h1gré, de son Agésilas). L'ouvrage fut lu de tous les Grecs qui réflé-
1,tiissaient sur la royauté, à commencer par les auteurs de traités, pour
1111iCyrus resta toujours_, ap~ès Xénophon et Antisthène, un exemple
privilégié. Il fut lu des h1stonens_ - et pas seulement de cet Arrien qui
rn~ut le surnom de << Xénophon le jeune». Il fut lu par les souverains
nux:-mêmes, à commencer par ce grand admirateur de Cyrus que fut
,\lnxandre. Mais il fut aussi lu par les Romains. Cicéron, dans une lettre
~ 11on frère (1, 1, 23) le dit à propos de Scipion Émilien : << Xénophon
11'11 pas écrit son fameux <<Cyrus>> selon la vérité historique, mais pour
fournir une image du gouvernement tel qu'il doit être : le philosophe
1lonne à son héros une sévérité extrême jointe à une très particulière
1l1111ceur (singulari comilale); et ce n'est pas sans raison que notre grand
Mnipion gardait toujours ce livre entre les mains : il n'est pas en effet
1111seul des devoirs d'un souverain vigilant et sage qui y soit omis >>.Le
m~me Cicéron encourage son frère à pratiquer l'art de se faire aimer et
1W.onne que d'autres l'aient mieux possédé que lui : << Ils ne connaissent
11u11,pourtant, le Cyrus de Xénophon et son Agésilas, ces princes qui,

( t) li y en a d'autres qui ne concernent pas notre recherche - par exemple la


~hu:e faite aux femmes.
144 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

bien que tout-puissants, n'ont jamais fait entendre à personne la moindre


parole blessante>> (1, 2, 7)1 • César, de même, lit la Cyropédie et en parle
à ses amis (Suétone, César, 87). Bien plus, cette influence devait subsister
jusqu'à l'époque de l'empire byzantin : Synésios de Cyrène, dans son
discours Sur la Royauté, adressé à l'empereur Arcadius, rappelle que
l'attachement à ses amis <ca fait de Cyrus le Grand comme d' Agésilas
les plus renommés des rois chez les Grecs et chez les barbares>> (1072 d;
cf. encore 1088 a). La douceur des rois, dans la pensée grecque et gréco-
romaine se rattache donc ouvertement à ce foisonnement de la réflexion
qui prit place à Athènes dans la première moitié du ive siècle avant J.-C.

(1) Cf. encoreDe Republica, I, 27.


CHAPITRE IX

LA POLITIQUE À L'ÉGARD DES CIMS :


LES DANGERS DU MANQUE DE DOUCEUR

Dans les relations de cité à cité, la situation est inverse de celle qui se
présente au sein d'une cité. Normalement, ces relations apparaissent
comme étant régies par la guerre ; les vertus qui s'y affirment relèvent
avant tout du courage ; et les sentiments à inspirer sont apparentés à la
crainte. Il n'y a donc pas de tentation de la douceur. En revanche,
l'expérience ne tarda pas à révéler aux Grecs que la douceur, dont l'usage
nu-dedans pouvait être ruineux, avait chance de se révéler au-dehors
beaucoup plus profitable qu'ils ne l'auraient cru. Les positions premières
et l'évolution des idées sont donc exactement opposées.
Il ne suffit pourtant pas ici de parler d'évolution, sans distinguer une
fois de plus entre des aspects divers de la politique extérieure.
Une cité doit évidemment être forte, Elle le doit plus encore quand
cille est menacée par un ennemi puissant, et que la guerre couve ou bien
a déjà éclaté.
La guerre du Péloponnèse avait été l'occasion de dire et de répéter
que toute puissance repose sur la force et sur la peur ; dans le monde
plus douillet du ive siècle, on l'oubliait, et cela d'autant plus que la
douceur était à la mode : Démosthène dut faire un effort considérable
pour ramener ses concitoyens à des vues quelque peu réalistes ; et il se
peut que la lecture de Thucydide l'ait aidé à les formuler. En tout cas,
h ses yeux, la première règle est alors de ne jamais se fier à la douceur de
1'adversaire.
Dès les premiers discours, on le voit sur ses gardes : de même que les
Athéniens de Thucydide invitaient les Méliens à compter avec l'hypo-
crisie lacédémonienne («aucun peuple, à notre connaissance, n'a de
façon si nette l'habitude d'estimer beau ce qui lui plaît et juste ce qui
Mcrt son intérêt», disaient-ils à V, 105, 4), de même Démosthène ne
veut pas croire aux bons sentiments que d'aucuns attribuent à ces
Lacédémoniens : « Ce souci généreux (philanthrôpos} leur serait venu
vraiment un peu tard», écrit-il dans le discours Sur les Mégalopolitains,
16.
On retrouve la même attitude par rapport à Kersobleptès et Charidème :
1\ en croire les déclarations faites par leurs amis, ils ont les meilleures
146 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

dispositions pour Athènes (Contre Aristocrate, 13 : le mot est philan-


thrôpos), ce n'est rien d'autre qu'une manœuvre mensongère.
Mais surtout la méfiance est de mise contre la soi-disant générosité de
Philippe et de ceux qui parlent pour lui. Dans le discours Sur l'ambassade,
Démosthène déclare la lettre de Philippe « belle et pleine d'humanité li
(39 : philanthrôpos) ; mais elle ne promet rien de sérieux et ne constitue
qu'un leurre. Eschine croit à la paix avec Philippe : la paix, un beau
mot (95 : philanlhrôpon) 1 mais trompeur et dangereux. Quelquefois,
sans doute, on peut mettre Philippe en demeure de prouver sa philan-
thrôpia par des actes : les Thébains l'ont fait (140). Mais, le plus souvent,
elle n'est qu'un attrape-nigaud ; les promesses par où elle se marque
tendent à duper Athènes (220). Tous les traîtres utilisés par Philippe
sont chargés de tenir des propos pleins d'humanité (315: TIXcptMv8pw1tix) :
cela fait partie de son plan. C'est bien déjà ce que Démosthène appellera,
dans le discours Sur la couronne, «l'humanité dont (Philippe) s'affiuble
envers Athènes >> (231 : philanthrôpia) 1•
Il faudrait ajouter que, pour Athènes elle-même, la douceur et la
générosité sont le plus souvent dans les mots, puisque ses protestations
justes et généreuses (28 Philippique, 1) restent si souvent lettre morte.
Là aussi, la philanlhrôpia n'a pas de consistance 3 •
Dans l'ensemble, elle ne semble donc avoir aucune place réelle dans
la politique internationale. Elle peut fournir des arguments diploma-
tiques'; mais il ne faut ni croire à sa réalité, ni la pratiquer soi-même à
sens unique, dans un monde qui l'ignore.
De fait, le réalisme de Démosthène n'a d'original que la force avec
laquelle il s'exprime : c'est ce qui lui vaut d'avoir ici servi d'exemple,
indépendamment de toute considération chronologique. Pour le reste, il
est clair qu'il correspond à une distinction bien enracinée dans la pensée
grecque et dont on trouve le témoignage à diverses époques, chez des
auteurs très différents. Cette distinction consiste à opposer radicalement
la déontologie qui vaut à l'intérieur d'un groupe et à l'extérieur, en
considérant que les vertus à montrer ne sont pas les mêmes selon qu'il
s'agit du dedans ou du dehors, des amis ou des ennemis.
Démosthène en a eu vivement conscience ; et on la rencontre à plusieurs
reprises dans son œuvre. Ainsi il écrit dans le discours Sur l'organisation
financière, 16 : <<Les tribunaux, je le sais, sont les tuteurs des droits
dans les relations privées, mais c'est sous les armes qu'on est vainqueur
des ennemis, c'est en elles qu'est le salut de la république. Le vote d'une
assemblée ne peut faire qu'une armée soit victorieuse, mais la victoire
des armées sur l'ennemi vous permet de voter ce que bon vous semble

( 1) Le sens semble être : un mot désignant quelque chose de bienfaisant et, par suite,
de bien accueilli. La traduction par • populaire • est cependant forcée.
(2) Il dit que les Athéniens -x«Àroc; 1tmoüvn:c;- en ont récolté les fruits; l'expres•
sion veut dire, non pas• à bon droit•• comme on l'entend parfois, mais: • et c'est trèl
bien ainsi,; cf. Midienne, 212.
(3) C'est de même une attitude de pur mensonge dans le Contre Timocrate, 191.
(4) Elle peut jouer un rôle vis-à-vis de l'opinion; ainsi Pour les Mégalopolitain&, 9,
Elle prend même la valeur d'un idéal, dans le discours Sur l'Halonnèse, 31 (qui n'est
pas de Démosthène). ·
MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 147
et garantit votre sécurité. Et c'est pour cela qu'il faut se faire craindre
sous les armes et se montrer humain quand on juge>>. On ne saurait
mieux rejeter la philanthrôpia loin du domaine international. Et l'oppo-
sition est reprise ailleurs : dans le discours Sur la Chersonèse (32-34),
Démosthène s'indigne de la mauvaise répartition que les Athéniens font
de leurs différentes manières d'être : <<Certains de nos politiques vous ont
rendus terribles et irritables dans les assemblées, mais, dans la prépa-
ration de la guerre, mous et méprisables ( ... ). Eh bien, tout au contraire,
Athéniens, vos hommes politiques auraient dû vous accoutumer à être
traitables et humains (1tpocouc;xcxt <ptÀotv6pC:mouc;) dans les assemblées
- car, là, c'est entre vous et vos alliés que se posent les questions de
droit - mais, dans la préparation de la guerre, à vous montrer redou-
tables et exigeants, puisque, là, vous avez affaire à vos adversaires et à
vos ennemis. Au lieu de cela, par leurs procédés démagogiques, par
l'excès de leurs complaisances, ils vous ont corrompus, au point que,
dans vos assemblées, vous faites les délicats, vous voulez qu'on vous
udulc, qu'on ne vous dise rien que d'agréable; mais les événements
,mivent leur cours et vous voici dans le suprême danger >> 1.

Démosthène utilise ce schéma dichotomique pour blâmer la conduite


tl'Athènes; mais on le retrouve chez d'autres auteurs, qui ne poursuivent
nullement le même but - comme Xénophon ou Platon. Les textes
présentent, en fait, un parallélisme remarquable, et qui suffirait à déceler
l'existence d'un thème connu.
Pour Xénophon, il s'agit de louer Agésilas : il ne manque pas de dire
11u'il possédait les deux vertus complémentaires, appliquées chacune à
110n domaine propre : il était au plus haut point et doux avec ses amis
et redoutable pour ses ennemis (Agés., XI, 10).
(1tpcx6-roc-roc;)
Platon, lui, déclare de même dans la République que les gardiens de sa
dté doivent être comme les bons chiens de garde : doux {1tpocouç) avec
los gens de la maison, qu'ils reconnaissent, et le contraire pour les gens
1Ju dehors, pour les ennemis (II, 375 c-e). Il répète encore dans le Timée
que les gardiens doivent rendre la justice avec douceur (1tpocwc;) entre
1:nux a qui ils commandent, et qui sont, par nature, leurs amis, mais
11u'ils doivent se faire implacables, dans les combats, pour ceux des
l'lmemis qu'ils y rencontrent (18 a).
La formulation même de plusieurs de ces réflexions indique qu'elles
r11posent sur une distinction fort ancienne, que l'on rencontre dès le
lyrisme, et qui oppose en tout <<amis>> et <<ennemis>>.Platon devait la
lranscender dans le domaine moral, en la critiquant, avec force, au
livre I de la République. Aussi est-il d'autant plus remarquable de
mmstater qu'il lui laisse son importance quand il s'agit des relations
nntre cités. Elle lui permet ici d'introduire, de façon rare chez lui, la
1louceur au nombre des vertus 2 , mais celle-ci n'empiète en aucune façon
Nllr le domaine des rapports avec l'extérieur.

(1) La traduction est ici un peu libre : la phrase grecque implique nettement que
IM trop grande douceur (ou mollesse) met la cité en danger, tout comme les faciles
1111lèresdu peuple encouragent la démagogie.
(2) Cf. ci-dessous, p. 180.
148 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Ce domaine semble donc bien, pour ces divers auteurs (et pour d'autres
qui répétèrent la même idée à diverses époques 1 ) exclure, dans son
principe même, l'usage de la douceur.
Pourtant cet usage devait là aussi s'imposer - au moins dans certains
cas. Dès le ve siècle, le besoin commença à s'en faire sentir ; et déjà
l'œuvre de Thucydide, avec tout son réalisme, suggère assez nettement
que l'usage de la force et le recours à la crainte pouvaient, en fin de
compte, être fort périlleux.

...
La situation, à l'époque de la guerre du Péloponnèse, n'avait rien de
commun avec celle que connut Démosthène. En face de Philippe, croire
à la douceur ou s'en tenir à elle était se condamner au désastre. En
revanche, la douceur peut être de mise dans tous les cas où une cité se
trouve en position supérieure, et où son attitude peut être dictée par les
mêmes considérations que celle des souverains. L' Athènes dont Thucydide
fait l'histoire s'est trouvée dans de telles conditions et vis-à-vis de ses
adversaires et vis-à-vis des villes sujettes.
La modération, c'est-à-dire la douceur, ne saurait présenter d'inconvé-
nients quand on s'est assuré l'avantage par les armes; elle peut au
contraire constituer alors une bonne politique. Cette idée apparaît en
filigrane dans l'analyse que fait Thucydide d'une des fautes d'Athènes
- le refus de la paix avec Sparte après l'occupation de Pylos.
Il est clair en effet que Thucydide présente ce refus comme une faute
politique. Et il prête aux ambassadeurs de Sparte, au livre IV, un
discours qui est, dans l'œuvre, comme un avertissement. Ceux-ci
indiquent entre autres que seule une paix conclue dans des conditions
modérées pourrait être une paix durable. Aucune voix ne s'élève, dans
l'histoire de Thucydide, pour répondre à cet argument; et la suite des
événements devait en montrer a contrario la justesse, puisque la paix
conclue dans des conditions différentes ne fut, en effet, pas durable. Or
cette paix modérée est appelée, dans le discours, une paix conclue «dans
le sens de la douceur>> (IV, 19, 2 : 7tpo<;-rà tme:Lxé;). Il est donc claire-
ment suggéré qu'un peu plus de douceur eût pu éviter à Athènes cette
guerre si longue, qui devait s'achever en désastre.
Mais surtout il est un cas où la cité tient exactement le rôle d'un
souverain, puisqu'Athènes règne sur les villes sujettes comme un
souverain sur les individus qui lui sont soumis. De fait, l'empire d'Athènes
est - presque tous le disent - une tyrannie, reposant sur la force et
s'exerçant sur des cités qui n'obéissent qu'à contrecœur. Athènes risque
donc de se trouver exposée à tous les dangers qui, normalement, menacent
les tyrannies.
Depuis longtemps, certains esprits faisaient à Athènes le reproche de
se laisser entrainer sur cette voie, qui choquait les consciences en même
temps qu'elle était imprudente. Quand Périclès utilisa l'argent des

(1) Cf. Stace, Silves, IV, 3, 134: hic paci bonus, hic limendus armis.
MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 149
alliés aux constructions de l' Acropole, Plutarque relate les protestations
auxquelles cette politique donna lieu, même à Athènes (Périclès, 12).
On criait dans les assemblées << que le peuple s'était déshonoré et qu'il
avait mauvaise réputation pour avoir transporté à Délos le trésor
commun des Grecs >>; et l'utilisation de ce trésor commun à des dépenses
purement athéniennes constituait une aggravation : << Aussi la Grèce
pense-t-elle qu'elle est victime d'une terrible violence et d'une tyrannie
manifeste >>.
Périclès, on le sait, ne se laissa pas arrêter. Au contraire, il devait
admettre -- et la majorité des Athéniens avec lui - qu'en effet l'empire
d'Athènes était une tyrannie, qu'il était mal vu de tous et qu'il fallait
se fonder sur cette idée pour en tirer les conséquences, en maintenant
par la force un pouvoir désormais fondé sur la force. Périclès le reconnaît
dans Thucydide, quand il dit qu'Athènes n'a plus le choix : <<Cet empire,
vous ne pouvez plus vous en démettre, au cas où la crainte, à l'heure
actuelle, pousserait certains de vous à faire, par goût de la tranquillité,
ces vertueux projets. D'ores et déjà, il constitue entre vos mains une
tyrannie, dont l'acquisition semble injuste, mais l'abandon dangereux>>
(II, 53, 2). Il faut admettre l'impopularité : <<f:tre détestés et odieux
,mr le moment a toujours été le lot de ceux qui ont prétendu à l'empire »
(54, 5).
Cette idée de l'empire ne lui était pas propre. Les Athéniens du livre I
la partageaient, quand ils expliquaient que déjà la transformation de
leur hégémonie en empire avait été inévitable : <<Rien qu'à l'exercer,
nous avons d'abord été obligés de l'amener au point où il est : principa-
lement par crainte, puis aussi pour l'honneur, et plus tard par intérêt ;
dès lors, au nom de notre sécurité, comme nous étions en butte aux
haines de la plupart, et que même certains déjà, après avoir fait défection,
nvaient été réduits, comme en plus, auprès de vous, nous ne rencontrions
plus la même amitié, mais le soupçon et le désaccord, il ne nous semblait
plus possible de prendre des risques en laissant aller>> (1, 75, 3-4).
Cette notion devait commander, dans Thucydide, toute la suite de la
politique athénienne. Elle obligea aux répressions, puis aux conquêtes.
Cléon l'évoque à propos du débat sur Mytilène; et l'on doit évidemment
,:omprendre que ses raisons justifient aussi les répressions brutales
nxercécs un peu plus tard contre Toronè, Skionè et Mélos. Les Athéniens
l'évoquent pour justifier leur désir de réduire Mélos ; et Alcibiade
l'emploie pour justifier l'opportunité d'une conquête de la Sicile.
Or, cette politique exclut la douceur ; et Thucydide a pris soin de
le faire expliquer par Cléon. En effet, au livre III, il reprend presque
mot pour mot l'analyse de Périclès ; il reprend même le terme de
tyrannie, qu'avait employé Périclès:<< Vous oubliez que l'empire constitue
,mtre vos mains une tyrannie, qui s'exerce sur des peuples qui, eux,
Intriguent et subissent cet empire de mauvais gré ; leur soumission ne
résulte pas des faveurs que vous pouvez leur faire a votre détriment,
mais de l'ascendant que vous pouvez prendre sur eux, par la force
beaucoup plus que par le bon vouloir>> (III, 37, 2). Mais, cette fois, le
huta.voué de cette analyse est d'exclure l'indulgence. Cléon le dit bien :
150 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

il montre comment la tolérance à laquelle les Athéniens sont habitués à


l'intérieur de la cité 1 risque des les égarer dans leurs rapports avec leurs
alliés, dans la mesure où ils se laissent, là aussi, toucher par la pititl
(37, 2 : o(x-r(fl).C'est là une faiblesse dangereuse : il n'y a pas d'indulgence
à avoir pour les sujets révoltés (40, 1 : ~uyyvWf,l'Y)V) ; et les trois sentiments
les plus nuisibles à l'empire sont, selon Cléon, la pitié (40, 2 : o!x-r<i>;
3 : ~Àe:oç),le plaisir de l'éloquence, et enfin la clémence (ibid.; Ème:Lxd~).
On reconnaît là le vocabulaire de la douceur et celui des tentations
athéniennes dans la vie politique. La pitié, précise Cléon, est d'autant
plus à redouter qu'elle ne serait pas rendue 2 et que l'hostilité des alliés
est en tout temps nécessairement acquise ; quant à la clémence, elle
serait d'autant plus déplacée qu'en général elle <<s'applique à ceux sur
qui on peut encore compter dans l'avenir, plutôt qu'à ceux qui restent,
semblablement et sans rien céder, des ennemis>> (40, 3) 3 • C'est donc bien
la nature même de l'empire-tyrannie qui exclut les différentes formes
de la douceur et fait que celle-ci deviendrait, en l'occurrence, périlleuse.
Athènes, prise entre les haines de ses sujets et les craintes de ceux qui
ne le sont pas encore, n'a pour recours que de renforcer ces craintes,
afin de tenir en respect tous ceux qui la guettent et dont la vengeance
serait redoutable. Non seulement elle ne peut pratiquer la douceur, mais
elle le peut de moins en moins. Seuls les Athéniens du livre I affirment
en avoir fait preuve ; et l'existence des nombreux procès qu'on reprochait
à la cité est ici invoquée comme confirmation : alors qu'elle aurait pu
agir par la force, les critiques auxquelles elle est en butte sont dues en
partie à sa modération (1, 76, 4 : xcxt èx -rou Ème:1xouç).Mais plus tard,
dans l'œuvre, les Athéniens n'ont plus de ces fiertés : l'empire-tyrannie
a de moins en moins la possibilité d'un tel luxe.
On pourrait donc penser que la douceur si chère à la démocratie
athénienne n'avait ici aucune possibilité de se développer, ni de plaider
sa cause. Pourtant, la clarté même avec laquelle cette situation est
analysée dans l'œuvre de Thucydide suggère qu'il y avait là un problème
senti comme tel par les Athéniens de l'époque. Et le fait est qu'à y
regarder de plus près on découvre dans l'œuvre de ce Thucydide si
réaliste tous les points de départ qui devaient plus tard mener aux
diverses théories en faveur de la douceur envers les cités 4 •

..
• •

(!) ,o xoc8' -/jµépocv &8d:,; x.oct &ve:môouÀe:u,ov1tpo,; <XAl,~Àou,; (la formule est citéo
ci-dessus, p. 98). Que cette tolérance soit liée à la démocratie est une fois de plu1
confirmé par la phrase qui précède:, Souvent déjà j'ai eu l'occasion de constater quo
la démocratie est un régime incapable d'exercer l'empire•·
(2) oll.' &v,oŒ-rLoüv-rcx,;: on retrouve ici l'exigence de réciprocité indiquée au
chapitre précédent.
(3) Cf. 37, 2 : 1tpoç tmôouÀe:Uov-roc,; ocù-roù,; XCXL 6!:xov-rocç
&.pxoµévou,;.
(4) Nous avons essayé de le montrer dans un article intitulé, Fairness and Kindnesl
in Thucydides •• Phoenix, 1974 (Mélanges Mary White), p. 95-100.
MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 161
Tout d'abord, on peut suivre dans l'œuvre la dénonciation parfaitement
claire de cette politique sans douceur ; car elle y est décrite, mais elle n'y
est pas plus approuvée que celle qui avait consisté à refuser une paix
modérée avec Sparte.
Si les Athéniens du livre I trouvaient dans l'attitude athénienne des
traces de douceur, les alliés, eux, n'en trouvaient aucune ; et Thucydide
offre cette explication, mieux : cette justification, à la première grande
défection, celle de Mytilène.
Les gens de Mytilène voudrait eux aussi obtenir avec Athènes un
accord modéré (111, 4, 2 : Èmia:Lxeî:) ; mais ils n'y croient guère; de fait,
leurs envoyés reviennent sans avoir rien conclu (6, 1). Ils se détachent
alors d'Athènes, et s'en justifient auprès de Sparte en montrant qu'une
alliance avec Athènes ne saurait inspirer confiance : <<Quelle garantie
pouvait donc présenter une amitié, une liberté, où nous entretenions
des relations à contrecœur, où ils nous ménageaient par crainte en
temps de guerre, et où nous les traitions de même en temps de paix?
La certitude d'une garantie, que le dévouement surtout (ei'.>voLot) donne
aux autres, c'était la peur qui nous l'assurait>> (12, 1). On ne saurait
indiquer plus nettement que l'autorité d'Athènes, qui n'est soutenue
par aucun dévouement ni aucune confiance, risque par là d'être plus
exposée aux défections.
La révolte de Mytilène, cependant, est écrasée par les Athéniens.
Dans le débat portant sur le châtiment à lui infliger, Cléon, dont
certaines réflexions viennent d'être citées, parle en faveur de la sévérité.
Diodote, lui, soutient une politique de douceur. Mais il ne la soutient
pas en tant que telle : il en dénonce, lui aussi, les fâcheuses séductions
et veut que les Athéniens n'accordent pas trop aux attitudes purement
sentimentales que sont <<la pitié ou la clémence >> 1 . Ces protestations

prouvent assez que l'impérialisme athénien ne saurait plus faire aucune


place, dans ces décisions, à de telles considérations ; c'est bien pourquoi
Diodote les écarte. Pourtant, du point de vue même de l'intérêt athénien,
il entend démontrer qu'une attitude de clémence pourrait être un meilleur
calcul que la sévérité : la clémence n'est exclue en tant que sentiment
que pour être remise en honneur en tant que calcul rationnel. En effet,
la sévérité, explique Diodote, n'a jamais suffi à empêcher les fautes : ce
qu'il faut, c'est tout faire pour prévenir les défections et, quand elles ont
eu lieu, en limiter au moins les conséquences en limitant le nombre des
responsables : « Actuellement, le peuple de toutes les cités vous est
favorable (i::~vouç)et ne participe pas aux défections de l'aristocratie,
ou bien, s'il y est contraint, s'avère aussitôt l'ennemi des auteurs de la
défection, de sorte que vous entrez en guerre avec l'alliance de la masse,
dans la cité qui s'oppose à vous. Si vous anéantissez le peuple de
Mytilène (... ) vous réaliserez le désir le plus cher des notables : dans les
défections qu'ils provoqueront, ils auront aussitôt l'alliance du peuple( ... ).
Nous devons au contraire, même s'ils sont coupables, feindre de l'ignorer,

(1) III, 48, 1, avec les mots qu'avait employés Cléon: µ1]-re:otimp ... µ~-re:ème:txe:L(f,
152 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

afin de ne pas encourir l'hostilité du seul élément qui reste notre allié»
(47, 2-4).
Si l'empire athénien semble exclure la douceur, il se trouverait donc
bien d'une politique qui, au nom de l'intérêt, la mettrait en pratique. Il
ferait comme les citoyens à l'intérieur de la cité : il maintiendrait la
bonne entente en faisant semblant de ne pas voir !1 Ainsi renforcerait-il
tout au moins le dévouement de ceux sur qui il peut encore compter;
et la modération des sanctions tournerait à son avantage en lui conservant
des fidèles.
Quand on sait que la politique de sévérité l'a emporté, sinon dans le
cas de Mytilène, du moins dans toutes les révoltes suivantes, et que
celles-ci n'ont pas cessé, Brasidas aidant, de se multiplier, on échappe
difficilement à l'impression que Diodote dégage ici une des raisons de
cette évolution qui, à la limite, devait perdre Athènes. Or, il n'est pas
négligeable de constater que ce premier plaidoyer pour une douceur
politiquement utile passe par la découverte du rôle joué en politique
par l'opinion. La justice, ou la douceur, ou la générosité, peuvent ainsi
devenir profitables, dans la mesure où elles vous concilient la faveur des
peuples. Diodote ne défend en effet ni la pitié ni la clémence en tant que
vertus, loin de là : le mot qui compte est celui de sentiments <<favorables »
(d~vouç). Et déjà s'annonce ainsi toute l'argumentation en faveur de la
douceur que présenteront des auteurs comme Isocrate, Xénophon et
Polybe. Dans un monde où les dieux ne récompensent plus immédia-
tement les vertus, la sympathie des hommes prend le relais ; et, d'une
nouvelle manière, ces vertus sont récompensées. La douceur, en tout
cas, est récompensée par le dévouement qu'elle inspire.
La sévérité d'Athènes était d'autant plus dangereuse et son influence
sur l'opinion publique d'autant plus grave que le Lacédémonien Brasidas,
en face d'elle, eut précisément le génie d'essayer sur les sujets d'Athènes,
pour les encourager à la révolte, une politique de douceur. Il leur promet
l'autonomie. Il leur promet qu'il ne soutiendra pas les aristocrates
(IV, 86). Il offre des conditions modérées (105 : µe-rp(otv).Aussi, cette
attitude agissant sur l'opinion des cités, les gens se rallient-ils à lui.
Beaucoup sont prêts à se soulever, en grande partie, sans doute, à cause
de ses succès, mais aussi - le mot est là - à cause de <<sa douceur»
(108, 3 : tjv n èxdvou 1tpot6ni-roc).On ne pourrait indiquer, ici encore,
plus nettement, qu'à l'égard des alliés, si la sévérité est périlleuse, la
douceur se révèle payante - toujours à cause des conséquences qu'elle
a sur l'opinion publique.
Mais il y a, dans l'œuvre de Thucydide, un avertissement un peu plus
direct encore : c'est celui des Méliens. D'abord, ils relèvent timidement
que le bon procédé qui consiste à engager un dialogue, et qu'ils appellent
l'èmdxetoc (V, 86) s'accorde mal avec la menace des armes. Puis ils
demandent non moins timidement si Athènes n'aurait pas elle aussi à
gagner au fait que ceux qui sont en danger soient traités selon une

(1) Cf. ci-dessus, p. 102.


MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 153

Justice équitable, qu'ils bénéficient de -rocetx6-roc1 8(xoc~oc


(90) : Athènes
ne peut-elle pas se trouver elle aussi un jour en peine? C'est l'argument
1ur lequel, on ne saurait l'oublier, !'Ulysse de Sophocle fondait son sens
du pardon : il prend seulement ici un tour plus directement utilitaire
- conformément à la règle posée par les Athéniens eux-mêmes. Et les
Méliens insistent sur l'avantage qu'une telle habitude pourrait présenter
pour Athènes en rappelant, une fois de plus, mais cette fois en hommes
qui parlent en face aux Athéniens, le risque que leur dureté leur fait
courir : les peuples neutres, voyant ce qui se passe à Mélos, ne vont-ils
pas prendre peur? <<Et par là que faites-vous, sinon renforcer vos
ennemis actuels et pousser ceux qui n'y songeaient même pas à le devenir
malgré eux?>> (98).
On peut donc lire dans Thucydide, non pas certes un plaidoyer pour la
douceur ou la générosité, dont l'esprit lui serait aussi étranger qu'à
Diodote, mais une analyse précise et lucide de la politique athénienne
et du durcissement qui, à ses yeux, prépare de proche en proche son
effondrement. Car le fait est désormais évident : dans le domaine des
relations avec les autres cités, un programme de douceur n'est nullement
contraire au réalisme le plus dépourvu d'illusions.
C'est précisément pour cette raison que l'on assiste dans la littérature
rrecque à ce phénomène, qui n'est paradoxal qu'au premier abord : les
avantages d'une politique de douceur ont commencé à se faire jour, par
contraste, à l'époque où une telle politique était le plus éloignée des
pratiques en usage - tout comme les valeurs centrées sur la douceur,
l'indulgence et le pardon sont apparues et se sont épanouies à un moment
où les conditions mêmes de la vie dans la cité en guerre pouvaient le plus
on donner la nostalgie et le désir.

. ..
En tout cas, en ce qui concerne les rapports avec les autres cités, il
•"mble bien que d'autres voix aient commencé à s'élever à Athènes,
déjà pendant la guerre, pour réclamer des procédés différents.
La mieux connue et la plus ferme est celle d'Aristophane, qui, épris de
paix avant tout, appelle à la douceur dans tous les domaines, et en
1111rticulierdans ceux que l'on vient de voir.
II l'aimait en elle-même. Et c'est plaisir que de relire le bel éloge de
l'indulgence qu'il a mis dans la bouche du Bdélycléon des Guêpes : un
lyrisme charmant y groupe tous les mots et toutes les images de la
1louceur. Il s'agit en fait d'une prière demandant que Philocléon ne soit
lllS un juge sévère : <<Mélange un peu de miel d'Ancyre à sa petite
l111meur; que désormais il soit doux pour les gens (~mov), plus miséri-
1,ordieux (ÈÀe:dv)à l'accusé qu'à l'accusateur; qu'il pleure avec ceux qui
l'implorent ; que, corrigé de son esprit chagrin, il ôte les orties de sa
1wlère >>(878-884).

(1) Ou bien : -rà: e:!.x6-rot


xot! 8(xotLot.La formule est volontairement vague; le mot
1lx6i;,rapproché de 8(xotLot,fait en tous cas penser à l'Émdxe:Lot.
154 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Cette indulgence, qu'apparemment les démagogues comme Cléon


tendaient à détruire, en faisant profiter le peuple des confiscations trop
nombreuses, semble bien, dans un tel passage, profondément enracinée
dans le cœur athénien. Elle revêt un caractère plus original, cependant,
quand on la retrouve sous forme de modération dans le domaine extérieur.
Avec Sparte, d'abord, Aristophane souhaite que l'on s'entende le
plus tôt possible et de la façon la plus durable possible. C'est un des
thèmes les plus constants de ses comédies. Et, dans la Paix, il n'hésite
pas à dire que, pour obtenir cette paix, il vaut la peine qu'Athènes
renonce à une part de ses ambitions. C'est Hermès qui observe, à propos
de ces Athéniens : «Si vraiment ils veulent faire paraître la paix au jour,
ils doivent «reculer un peu vers la mer>> (507). Aussi Aristophane
déplore-t-il comme Thucydide que l'on n'ait point conclu la paix après
l'occupation de Pylos : enfin tirée au jour, elle n'est pas contente, la
Paix ! <<Elle est venue, dit-elle, spontanément, après l'affaire de Pylos,
apporter à la cité un plein panier de trêves, et elle a été repoussée trois
fois par vos suffrages dans l'assemblée>> (665-667). Plus tard, Aristophane
ira plus loin et présentera de même la <<Réconciliation >>; en effet le
pouvoir tout nouveau des femmes, dans Lysislrala, aura pour objet
essentiel de rapprocher Lacédémoniens et Athéniens, <<non d'une main
dure et présomptueuse, ni gauchement comme faisaient des hommes de
chez nous, mais comme il sied à des femmes, tout gentiment>> (1116-1118).
De fait Lysislrala développe, pour la première fois à Athènes, du moins
dans les textes conservés, un programme d'union panhellénique 1 •
Un tel programme est, bien évidemment, dans la ligne de la Paix, et
ne fait que compléter et préciser le programme de cette pièce. Or, il est
important de constater que la douceur n'y est point étrangère. En effet,
Aristophane compte que cette politique d'union introduira entre Grecs
un peu de cette indulgence réciproque qui normalement fleurit à
l'intérieur des cités, entre gens qui sont liés par la parenté. Faut-il s'en
étonner? Les Grecs sont bien parents entre eux, au moins aussi nettement
que des concitoyens ! Et voilà Aristophane qui consacre à cette nouvelle
fraternité - la fraternité grecque - toute une gerbe de mots évoquant
la douceur et l'indulgence : <<Fusionne-nous, les Hellènes, de nouveau
et absolument par un suc d'amitié, et délaye en nos esprits un peu
d'indulgence édulcorante>> (996-999). Cette <<indulgence édulcorante>>,
qui sonne un peu étrange en français, se dit en grec : o-uyyvwµ-n -nvt
1tpoco-rép~ - deux de nos mots combinés ensemble !
Cette vision chaleureuse dépasse beaucoup - on le constate -- les
froids calculs d'intérêt qui se dégagent de l'œuvre de Thucydide. À la
démonstration négative ils ajoutent l'ardeur d'un idéal. Cette différence
est d'autant plus digne de remarque qu'lsocrate devait, au siècle suivant,
combiner très exactement les deux traditions : démontrer, comme
Thucydide, les fautes liées à la tyrannie, mais aussi appeler, comme
Aristophane, à un idéal d'union.

(I) Cf. les miv-rotc; "EM7)VOt<; du vers 611, et l'ouvrage de Meredith Hugill, Pan•
hellenism in Aristophanes, Chicago Univ. Press, 1936.
MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 155

La même différence se retrouve plus ou moins dans le second aspect de


la politique internationale - à savoir les rapports avec les alliés.
Dès le début de sa carrière, Aristophane semble avoir protesté contre
la façon dont on les traitait. Dans les Babyloniens, ils étaient présentés
comme des esclaves à la meule. Ailleurs, on trouve des allusions, par
exemple à la façon dont on a <<étiré~ l'Eubée 1 (c'est-à-dire réprimé sa
révolte avant la guerre du Péloponnèse), ou encore au décret pris contre
Mégare. Du reste, Aristophane, comme Thucydide, parle de << tyrannie >>z.
Aussi n'est-on pas surpris que, dans la Paix, douceur au-dedans et
douceur au-dehors aillent de pair. On y rencontre le souhait, déjà cité,
que les Athéniens soient en général doux (934 : ~mot) : «Ainsi
nous serons des agneaux les uns pour les autres et avec nos alliés bien
plus traitables >)(936 : 7tpoto't'e:poL).
Le même comparatif revient donc quand il s'agit des relations avec
l«!SGrecs en général (Paix, 998) et quand il s'agit des relations avec les
alliés (ibid., 936). C'est un comparatif révélateur : il confirme que cet
appel à la douceur est une réaction contre un présent qui en était trop
dépourvu. La dureté des temps réclamait un allégement et un retour
vers autre chose : elle réclamait que l'on fût <<plus doux>>.
Les autres pièces d'Aristophane évoquent parfois de façon indirecte
c,ii thème de la douceur envers les alliés. On peut aussi en rapprocher la
hclle image de la pelote de laine dans Lysislrala. À vrai dire, elle ne
r,oncernc pas les alliés : Athènes étant alors fort divisée, la première
unité à recréer, la seule qu'envisage la pièce, est celle de la cité elle-même.
Pour cela on triera, on assemblera tous les brins de bonne laine, on les
IKsociera, on en fera une grosse pelote groupant <<la bonne volonté
commune>> (579 : xmv~v e:Üvototv).Or déjà l'on peut remarquer que parmi
Lous ces brins de laine figurent les métèques, les étrangers amis d'Athènes,
et les villes peuplées de colons. Mais surtout il est frappant de voir ce
rt,le de l'eunoia prendre tant d'importance, comme chez le Diodote de
1'hucydide, tout en revêtant un caractère plus vivant et plus chaleureux.
Isocrate, ici encore, devait combiner les deux traditions. Il devait
prendre dans Thucydide l'idée que la douceur envers les alliés est utile
11.profitable ; d'autre part, dépassant de beaucoup Aristophane, il devait
r~ver après lui à cette belle et solide unité qui serait celle non plus d'une
tillé luttant pour sa survie, mais d'une fédération dirigée par Athènes
11,lonles voies de la douceur.
Déjà, par conséquent, Thucydide et Aristophane nous projettent vers
bocrate. Et sans doute ne sont-ils pas les seuls à lui avoir ouvert la voie.
Sans chercher au ve siècle d'autres témoignages préparant l'éclosion
• venir du panhellénisme, sans citer ni Euripide ni Gorgias, sans glaner
IMallusions à la beauté ou à l'utilité d'une politique modérée au-dehors,
Il "st du moins un dernier texte que l'on peut placer en regard de ceux
1111i ont été examinés ici. En principe il est supposé en être contemporain.

( 1) Cf. Gu~pes, 715 et Nuées, 212; on peut rapprocher le fragment comique cité
~llr Plutarque, Périclès, 7, 8.
(2) Cavaliers, 1114; le passage n'a cependant rien qui soit, directement du moins,
111111critique.

6
156 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Or c'est le plaidoyer le plus ardent qui ait été écrit dans la Grèce classiqu,,
pour la douceur avec les autres peuples. Ce n'est pas un texte athénil'l1 :
c'est le discours du Syracusain Nicolaos, que nous a transmis Diodori•
de Sicile, au livre XIII, 20-27.
Ce discours est censé être prononcé par ledit Nicolaos pour demancl,·1·
que l'on traite avec humanité les Athéniens faits prisonniers danM ln
fameuse expédition de Sicile racontée par Thucydide.
En fait, il est fort douteux, pour ne pas dire impossible, que ce discom"
puisse vraiment remonter au ve siècle.
Diodore était bien originaire de Sicile ; il avait donc pu connaître 11PM
sources locales, qui auraient gardé la trace de l'intervention de Nicoluo~.
N'est-ce pas d'ailleurs à la même époque, ou presque, que se place ln
générosité de ce Gellias d'Agrigente (ou Tellias), qui accueillait tout 11 1

monde et traitait les gens philanlhrôpôs (XIII, 83)1 ? On commençuil


alors à parler de clémence et de bonté.
Pourtant la vraisemblance est autre. Diodore écrivait quatre siècl""
plus tard. Et des historiens plus scrupuleux que lui refaisaient à leur
guise, on le sait, les discours de leurs personnages. Surtout, le discourH
prêté à Nicola.os en dit vraiment trop sur la douceur ! Et ce qu'il dil.
ressemble trop à la tradition que devait fonder Isocrate et qui devait,,
après lui, se perpétuer et s'amplifier chez bien des historiens. Il faut s11
souvenir que Diodore utilise beaucoup Éphore, lui-même discipl11
d'lsocrate 2 , qu'il utilisait aussi Timée, spécialiste de la Sicile, formt'!
selon l'esprit isocratique, ce Timée que Polybe blâmait pour le caractèr,,
rhétorique des discours qu'il mêle aux faits ... Tout ceci renvoie donr
presque sans appel le discours de Nicolaos à une tradition postérieure,
datant au moins du ive siècle avant J .-C. et peut-être d'une époque plu~
tardive.
En fait, il est même possible que ce discours ait été élaboré par Diodorn
ou de son temps. Diodore semble avoir été, dans l'ensemble, très sensiblu
aux idées de douceur et de clémence 3 • Il en a parlé à propos de la
Macédoine et de Rome; il en a parlé à propos de l'Égypte. Il en a surtout
parlé à propos de la Sicile : on peut même signaler qu'il a retrouvé, :\
propos de Thrasybule, le tyran de Syracuse, la formule même dont se
servait Platon dans le livre III des Lois, à propos des rois de Perse,
3
écrivant que Thrasybule éLait «haï et plein de haine>>: µLcrwvµ1crouµevoc; •
Cette orientation d'esprit se complète enfin par la vogue accordée, avec
le temps, à certains thèmes : ce débat sur le sort des vaincus n'est pas,
ainsi, sans faire penser au débat que devait contenir l'œuvre de Diodorn
sur la destruction de Carthage : de toute évidence, un tel débat devait
présenter des considérations proches de celles qui nous occupent 6 • La

(1) Sa libéralité resta célèbre; elle est mentionnée par Valère Maxime et par
Athénée.
(2) E. Schwartz (R.E. col. 681) penche en faveur d'un texte inspiré d'Éphore, en
particulier à cause des rapprochements possibles avec Isocrate.
(3) Cf. ci-dessous, p. 250 sqq.
(4) Platon Lois, Ill, 697 d; cf. Diodore XI, 67, 5.
(5) Cf. XXVII, 13 sqq.
MAUVAISE POLITIQUE ENVERS LES CITÉS 157
réflexion sur la douceur a ses débuts, qui sont assez nets ; mais elle ne
cesse ensuite de s'épanouir et de s'amplifier, jusqu'au ive siècle après
,J.-C. ; et le discours de Syracuse renvoie à un état d'épanouissement
1léjà grand.
Mais précisément pour cette raison ce discours revêt un intérêt
particulier : portant sur des faits de la guerre du Pélopoonèse, prêté à un
homme de cette époque, il offre une possibilité dP, contraste. En ce qui
concerne la douceur, les textes athéniens nous fournissaient des premiers
jalons, des repères qu'il fallait chercher et découvrir, et qui ne faisaient
11uepréparer la voie aux futures doctrines d'Isocrate : dans le discours
de Nicolaos la théorie de la douceur avec les peuples s'étale avec complai-
Mnnce,avec trop de complaisance.
Le discours fait d'ailleurs partie d'un ensemble. Deux Siciliens,
llermocrate et Nicolaos, parlent en faveur de la clémence ; le spartiate
C :ylippc soutient au contraire, comme le faisait Cléon à Athènes, la
1·11usede la sévérité. Et ses arguments rappellent de très près les débats
,lu 1v8 siècle. Comme les contradicteurs à qui s'en prend Isocrate, Gylippe
ruppelle les cruautés de l'impérialisme athénien, en citant les votes
,•datifs à Mytilène, Skionè et Mélos (30, 4-6) : ceux-ci sont d'autant plus
11hoquants qu'ils viennent d'une cité qui, comme le disent les orateurs
,lu JYe siècle, prétend à la philanlhrôpia (30, 7). Par suite, comme
llémosthène dans le domaine intérieur, Gylippe s'oppose à une indulgence
4111iserait contraire à la justice (31, 1). Le discours de Nicolaos s'insère
1lonc dans tout un débat qui traite dans son ensemble de la question de
l'indulgence, et la traite avec des arguments que ne connaissait pas
1•11corcle ve siècle, du moins à Athènes.
Quant au discours lui-même, on y trouve tous les thèmes auxquels
11.ocrale devait donner une portée politique. Nicolaos déclare en effet
'Ille la décision à prendre engage l'honneur et l'intérêt de Syracuse : les
Athéniens, sans doute, ont mal agi ; mais ils ont été vaincus et se sont
1·1•ndus: ils ont donc droit à la générosité des vainqueurs (21, 6 :
'l'LÀcxv6pc,mlcxç).Ils sont devenus des suppliants et ce serait le fait de gens
1•r1iellement déraisonnables (&.yvwµove:ç) que de les maltraiter ; il faut
41ue les peuples sachent être cléments (Ème:txe:'tç).Les sujets, en effet,
l(Uettcnt une occasion d'agir contre ceux qui ne règnent que par la
1•1·ainte; au contraire, ils s'attachent solidement à ceux qui les dirigent
nvec humanité (22, 1 : <pLÀocv6pw1twç). L'empire des Mèdes a ainsi été
ilHruit à cause de leur cruauté envers les plus faibles : la révolte des
1'1,rscsa été suivie par tous. Cyrus, en revanche, a assuré son pouvoir
Jlltr le caractère modéré de sa souveraineté (e:ùyvwµoauvTI): c'est pourquoi 1
•11 douceur (~µs:pOTI)'t'Oç)lui a valu l'alliance de tous. De même à Syracuse,
C!Mona dû son pouvoir à la confiance que lui a value sa douceur (ème:lxe:toc).
Il ne faut donc pas trahir ce renom en agissant comme des gens brutaux
11I, incléments (6Y)ptw~e:ï:ç
xoct &.1tcxpcxttj't'ouç).
Si la fortune préside au sort
olm1armes, la douceur (~µe:pot7Jç)est la marque du mérite. Syracuse doit
ùn prévaloir. Il faut qu'elle se montre supérieure aux Athéniens non

(l) Sur cette formule et ce type d'argument, cr. ci-dessous p. 169.


158 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

seulement par les armes, mais par la générosité (cpr.À0tv6pc.ml~) 1 . On verr11

alors sa douceur (l)µe:p6ni·n), sa clémence (e:ùyvwµocrov-n),le fait qu'ell"


a pitié même de ses ennemis (~Àe:ov),et tout cela constituera pour ell"
une gloire. Car il est beau de commencer une amitié en montrant de 111
pitié pour les malheureux (23, 1 : è).éep): on s'assure ainsi de leurs bon•
sentiments (e:üvoL0tv)et on augmente ses alliés - tandis que le•
inimitiés durables ne sont ni raisonnables ni sûres (oü't'' e:uyvwµov ou-r'
&acpOtÀéc;).
On ne saurait analyser ici tout le texte, même en résumé : il insist11
tant qu'il constitue comme un bréviaire de la douceur - et un bréviair11
où les répétitions ne manquent pas ! Les trois dernières pages du discoura
ressassent indéfiniment les mêmes idées, avec les mêmes termes. On
trouve encore, à 23, 3 : ~µépouc; ; à 23, 4 : ~Àeov,puis mxpov et &V1)µépou;,
puis <pLÀ0tv6pc,mlixc;,puis eùyvwµovix, à 23, 5 : eùyvwµocrov71et cbt1Xp0tL't"lj't'OU1
6>[J.OU et ~Àe:OV ; à 24, 2 : ~µépwv et ÈÀéep; à 24, 4 : e:Ù"(V<,J(J,Oat)V"tjV
; à 24, 5:
; à 25, 1 : qnÀ1Xv8pw1d(Xv
m<ÀYJp6"t""tj't'ot ; à 26, 3 : ~µepov et <pLÀotv8pC:mwv ;
à 27, 1 : ~Àe:ovet <pLÀixv0pwm&v, puis encore è).éou; à
ainsi qu'e:uvoLcx:v,
27' 3 : cruyyvwµYj<; ; à 27, 4 : e:UVOL(XV et <pLÀ0tv0pc,mlcx:c;,
puis IX1t1Xp1XL't"lj't'<t)1
puis <pLÀ1Xv8pw1tO't'IX't'OV,
puis encore ÈÀÉoU ; à 27, 5: ÈÀe:w;à 27, 6: OLX't'pwv,
et &µ6't'Y)'t'ot.
Le vocabulaire de la douceur revient de ligne en ligne, sou•
toutes ses formes.
De même, tous les arguments sont là, au complet : les alliés qu'il raui
ménager, le retournement des choses humaines, les services rendus pal'
Athènes à la cause de la civilisation - ce qui sera un des thèmes du
Panégyrique d'Isocrate -, la réciprocité qu'appelle la générosité (danl
le cas de Nicias), et même la fraternité qui lie tous les Hellènes, et sur
laquelle s'achève le discours.
Le discours aurait été composé par Isocrate qu'il ne serait pas it co
point isocratique. À plus forte raison dépasse-t-il très largement cc qu11
l'on a vu pour le v 0 siècle. Et l'on peut dire qu'il mesure l'ampleur de
l'évolution, dans la mesure où il tranche sur les autres textes.
Il aide à mesurer, en particulier, combien Isocrate avait encore à
innover, malgré l'existence des jalons qu'Aristophane et Thucydide lui
fournissaient dans deux registres différents. C'est en pleine crise que
l'on se prend à éprouver combien un peu de douceur aurait de prix;
en revanche, après la crise, il devient possible de tirer de cette expérience,
bien à loisir, des conclusions qui soient des programmes.

(1) Or Athènes a des titres en ce domaine: Nicolaos mentionne, de façon peut-êtrl


anachronique (cf. ci-dessus, p. 10-1), l'autel de la Pitié à Athènes.
CHAPITRE X

DOO'OEVB ET GiOROSITi ENVERS LES CIDS GBECQO'ES

Peut-être Isocrate n'est-il pas le seul à avoir prôné dès le début du


ive siècle une politique de douceur à l'égard des cités grecques ; il se
peut en particulier qu'il doive beaucoup en ce domaine à son maître
Gorgias ; mais l'œuvre d'Isocrate a d'abord le privilège d'avoir été
1'.onservée ; et elle a surtout celui d'être presque entièrement consacrée
li. ce thème. A cela s'ajoute enfin qu'elle inaugure une méthode caracté-
1·istique, puisqu'elle fonde délibérément ses conseils de douceur sur
l'analyse de l'expérience politique qu'avait vécue Athènes au siècle
précédent, instaurant ainsi l'alliance, appelée à connaître tant de succès,
11uiassocie histoire et rhétorique, histoire et réflexion politique.
Cela ne va pas sans simplifications. De fait, Isocrate a ramené les
,liverses leçons que l'on pouvait lire dans Thucydide à une seule, qui est
pour lui une sorte de panacée : de même qu'il croit en la possibilité d'une
monarchie douce, qui ne verserait pas dans les fautes, puis dans les
malheurs de la tyrannie, de même il croit en la possibilité d'une hégé-
monie douce, qui ne connaîtrait ni les erreurs ni les revers de l'impérialisme
,,1,préparerait au contraire l'unité de la Grèce.
Cette doctrine s'exprime dans deux séries de traités en ce qui concerne
Athènes : le Panégyrique et le Panalhénaïque, au début et à la fin des
Interventions politiques d'Isocrate, recommandent une domination
11Lhénienneen vantant la douceur dont a toujours fait preuve Athènes ;
1•11treles deux, le discours Sur la paix dénonce les fautes qui ont trans-
lormé cette hégémonie en empire et en tyrannie, invitant les Athéniens
/1 revenir a leur attitude d'antan, qui leur avait si bien réussi. Les
uvantages de la douceur et les inconvénients du manque de douceur sont
ilnnc décrits de façon antithétique ; et, en fin de compte, ils forment à
,,ux deux un système parfaitement clos et cohérent.

...
Le Panégyrique est un plaidoyer en faveur de l'hégémonie athénienne.
m.c'est déjà là, semble-t-il, un signe des temps : on ne conquiert plus
160 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

un empire, par les armes, on sollicite une hégémonie auprès de l'opinion


publique, par des mots. Du moins l'on essaye.
Plaidant une cause, Isocrate doit évidemment embellir un peu les
choses ; et ceci, en revanche, n'est guère nouveau. En ce qui concerne
l'éloge d'Athènes, les thèmes des Oraisons funèbres lui fournissaient
une tradition, avec tous les exploits, mythiques ou historiques, qui
créaient pour Athènes un titre à l'hégémonie ; et la fameuse douceur
dont se vantaient les Athéniens lui fournissait aisément une idée
maîtresse : sa grande originalité est d'avoir fait passer cette douceur
d'un domaine dans l'autre et, malgré les expériences récentes, d'avoir
réclamé pour Athènes la palme de la douceur vis-à-vis des cités grecques.
Ainsi pouvait-il reprendre à son compte tous les exploits traditionnels,
en y associant le plus possible la douceur à la générosité. Il va sans dire
que cela était surtout possible si l'on considérait la période antérieure à
l'acquisition de l'empire : de fait, Isocrate consacre à cette période
ancienne toute la première partie du traité, à savoir les paragraphes
21 à 100.
Dans ces paragraphes, il vaut la peine de voir comment s'entremêlent
héroïsme et douceur.
D'abord, Isocrate ne commence pas tout de suite par les exploits
mythiques d'Athènes - pourtant bien faits pour mettre en lumière sa
générosité et son désintéressement : il préfère commencer par les service8
qu'Athènes a rendus à la Grèce sans même recourir aux armes, par la
manière douce, en exerçant simplement sa mission civilisatrice. Et il
développe ce thème avec insistance. Athènes a été à l'origine de tous les
progrès accomplis dans le domaine de la civilisation (26). Grâce à
Déméter, elle a connu tout ensemble les récoltes et l'initiation ; or elle a
été si <<généreuse>>(29 : (f>LÀotv0pw1twc;) qu'elle a partagé ces biens avec
tous. Elle s'est également souciée du bien-être de tous, et a manifesté
ce souci par l'envoi de colonies. Elle a remédié aux désordres de l'anarchie
ou de la tyrannie en donnant aux peuples un modèle de lois et de consti-
tution. Elle leur a apporté aussi tous les moyens d'assurer la vie
quotidienne et de l'embellir. Et elle s'est donné une organisation si
hospitalière et accueillante (41 : rpLÀo~évwc; ... x.ott 1tpoc;&1tocv-rocc;
otx.dwc;)
que tous y LrouvenL plaisir et sécurité.
On reconnaît au passage certains des thèmes évoquant d'ordinaire la
douceur d'Athènes. '.\fais ils sont considérés ici comme des moyens do
répandre rlu bonheur sur l'ensemble de la Grèce.
De même, avec l'évocation des ressources athéniennes, on n'csL pa•
très loin de cerlains passages de ! 'Oraison funèbre prononcée par
Périclès dans Thucydide. ~fais ces passages, dans la bouche de Périclès,
respiraient la fierté d'une cité puissante : <<Nous voyons arriver chea
nous (... ) tous les produits de toute la terre ... >>(II, 38, 2) ; or les mêmel
faits, la même idée que le commerce athénien rassemble tout à Athènes,
devient, dans Isocrate, une sorte de service public, tournant au bénéficfl
des Grecs : << Comme chaque peuple n'a pas un terroir qui se suflise la
lui-même, mais tantôt manque d'une chose, tantôt produit d'autre
chose plus que le nécessaire >>,Athènes <<remédia aussi à ces difficultés :
comme un marché au milieu de la Grèce, elle établit le Pirée ... >>(42),
LA DOUCEUR ENVERS LES CITÉS 161

De même encore, les spectacles dont s'enorgueillissait Périclès


deviennent des spectacles pour les Grecs. Et surtout Isocrate joint
aussitôt à la mention de ces fêtes et de ces spectacles un autre bienfait
athénien, qui leur est étroitement apparenté, mais qui n'appartenait
pas aux éloges traditionnels d'Athènes : elle a fait don aux Grecs de la
culture intellectuelle, fondée sur la parole. Or, ici, générosité et douceur
se rejoignent, puisque cette culture intellectuelle a précisément eu pour
effet d'adoucir les rapports entre les personnes (47 : brpocüve:).
Cette mission civilisatrice prend même si bien la première place qu'au
passage, parlant des modèles de lois et de constitutions qu'Athènes
donna aux Grecs, Isocrate glisse la conquête elle-même parmi les moyens
généreux d'aider ainsi les autres peuples : Athènes, dit-il, délivra les
Grecs de leurs maux <<en se rendant maîtresse des uns et en se donnant
en modèle aux autres >> (39). La bonne conscience des colonisateurs a
donc, on le voit, sa source fort haut dans le temps.
Au reste, l'ensemble de ce développement n'est pas sans réagir, dans
le Panégyrique, sur le récit des exploits mythiques auquel il sert de
préface : ces exploits paraissent inspirés par la même générosiLé et
dépouillent tout caractère qui pourrait suggérer de trop fréquents
recours aux armes ou de trop nombreuses interventions. Ils ne constituent,
dans le discours, que des bienfaits parmi beaucoup d'autres.
Ils sont suivis par les exploits historiques, qui confirment eneore cette
l,(énérosité. !\lais la structure du récit qui leur est consacré par Isocrate
n'est pas moins remarquable que celle de la partie qui précède : l'on
retrouve, ici encore, une double introduction, qui donne au thème sa
véritable valeur. Isocrate prend soin en effet de rappeler, avant le récit
iles guerres médiques qui fournissent le meilleur titre d'Athènes à
l'hégémonie, les deux traits essentiels définissant la nature de ceLte
hégémonie, telle qu'elle a été dans le passé et telle qu'il voudrait la voir
revivre. Ce sont les deux traits qui l'opposent résolument à toute forme
rie tyrannie : cette hégémonie est librement consentie par les cités, et
,·Ile a pour principe, du côté athénien, le respect des droits d'autrui.
Les Athéniens, dans les guerres médiques, ont rendu des services à la
Urèce ; ces services se sont ajoutés à leurs autres bienfaits 1 ; le résultat
m;t que les cités, comme l'indiquait déjà Thucydide 2 , offrirent sponta-
nément à Athènes d'exercer l'hégémonie : Isocrate n'avait garde de
négliger une telle indication : il s'est plu à la rappeler dans bon nombre
rie traités 3 et elle figure ici en préface au récit des événements. Cela ne
~uurait surprendre : elle indiquait exactement le genre d'hégémonie
1p1'il fallait exercer et elle prouvait qu'un tel programme n'était pas
Irréalisable.
D'autre part, l'esprit des Athéniens était en rapport avec cette

(1) Le fait même d'appeler ces exploits guerriers des • services rendus• ou tles
, hienfails • est déjà caractéristique: cf. 51 et 61 (à rapprocher des bienfaits pacifiques:
VH, 31).
(2) Cf. 1, 75, 2; 96, 1.
(3) Panégyrique, 72; cf. Sur l'allelage, 27, Sur la paix, 76, Panalhénaïque, 67 (on
1,,.ut rapprocher Aristote, Constitution d'Athènes, 23, 2).
162 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

confiance et la méritait. Pour l'expliquer, Isocrate fait une sorte de


parenthèse, dès l'ouverture du développement sur les guerres médiques,
pour analyser les principes selon lesquels avaient été formés les combat-
tants de ces guerres : les principes d'ordre moral comptent toujours
plus à ses yeux que les exploits d'ordre guerrier 1 • Or ces principes
consistent essentiellement à ne point vouloir se conduire en tyrans :
«C'est avec le même esprit qu'ils s'occupaient des intérêts des autres :
ils servaient les Grecs et ne les opprimaient pas ; ils croyaient de leur
devoir d'en être les généraux et non les tyrans ; ils désiraient être appelés
chefs plutôt que maîtres, être nommés sauveurs et non oppresseurs ;
ils attiraient à eux les États par leurs bienfaits, ils ne les soumettaient
pas par la force>>(80).
Isocrate a toujours aimé les antithèses bien balancées, les contrastes
appuyés, et les variations multiples sur une seule opposition : cette
phrase en est un exemple. Mais l'opposition stylistique, et l'insistance
avec laquelle elle se répète, viennent ici d'une opposition fondamentale,
qui commande toute la pensée d'Isocrate, et qui doit à ses yeux être
bien claire, dès le départ : c'est l'opposition entre une domination
tyrannique et une hégémonie douce et généreuse, capable de respecter
les droits de tous. On en a rencontré la formulation à propos des souve-
rains; on la retrouve, à propos d'Athènes, dans d'autres traités.
La mention est seulement un peu plus surprenante ici, du fait qu'elle
s'applique à la période immédiatement antérieure aux guerres médiques :
Athènes aurait eu alors quelque peine à exercer une tyrannie sur la
Grèce ! L'analyse est, en fait, franchement anachronique - ce qui révèle
tout à la fois le prix qu'attachait Isocrate à un tel principe (au point de
le voir partout) et son désir d'en trouver l'existence dès les débuts de
la politique athénienne (Athènes méritait d'autant plus sûrement la
confiance des Grecs).
On pourrait ajouter, dans le récit des guerres médiques, bien d'autres
traits, confirmant la générosité et le dévouement d'Athènes. Il en est
même qui parlent de la façon dont Athènes sut «pardonner •> à ceux qui
avaient choisi l'esclavage (95)2 • Mais les détails, ici, comptent moins que
l'ensemble : Athènes, apparemment, n'a jamais cessé de servir el d'aider
la Grèce ...
Pourtant - elle a cessé un jour. Elle a cessé très exactement le jour
où elle s'est trouvée maîtresse de la Grèce. Il y a eu là un tournant,
dont il faut bien qu'Isocrate s'arrange s'il veut montrer qu'Athènel
pourra.it exercer l'hégémonie pour le bien de tous. Aussi, à partir de là,
change-t-il de procédé. A partir du paragraphe 100 du traité, c'en est
fini de l'éloge, et l'on passe à la défense : il s'agit d'expliquer comment
cette Athènes si généreuse s'est bientôt vu reprocher une souverainet.6
si dure. Et Isocrate affronte les diverses critiques dressées contre l'empire

(1) Ici encore, l'addition d'un thème personnel est souligné par la transition 1
Isocrate pense que les héros des guerres médiques sont à louer, mais qu'il ne raul
• pourtant pas non plus, (75 : où µ~v oùlH) négliger les principes dans lesquels lei
avait élevés la génération précédente.
(2) Le passage parallèle del' Épilaphios de Lysias (33) ne parle pas de ce• pardon t,
LA DOUCEUR ENVERS LES CITÉS 163

d'Athènes, en particulier contre la façon dont Mélos fut réduite en


esclavage, et les habitants de Skionè massacrés.
Certains de ses arguments impliquent un parti pris d'avocat : il parle
de soulèvements à réprimer, il oppose le cas d'autres cités mieux traitées.
Un seul argument a de la force : c'est celui qui repose sur la comparaison
u.vec Sparte. Isocrate possédait en effet une documentation et une
c,xpérience que Thucydide n'avait pas : il avait vu Sparte, la cité libéra-
trice, devenir après 404 la première cité de la Grèce et se mettre alors à
nxercer sa suzeraineté d'une façon qui ne le cédait en rien, pour les
offenses aux cités, à l'ancienne conduite d'Athènes; il avait pu voir
uussi que cette autorité de Sparte, qui n'avait pas été plus modérée
11uecelle d'Athènes, n'avait pas non plus été plus durable. Cette répé-
1.ition des excès et des revers est un fait décisif pour comprendre Isocrate.
lfüe donne un poids accru à l'analyse qu'il trouvait dans Thucydide ; et
Murtout elle lui confère une apparence de nécessité, qui, précisément,
1listinguera toujours la pensée d'Isocrate de celle de Thucydide.
C'est cette expérience qui sert de base à toute sa défense d'Athènes
cluns le Panégyrique. Il en a tiré l'idée que toute domination implique
une certaine dureté ; mais tout est question de degré. Or il juge qu'en
lin de compte la domination d'Athènes, qui ne fut pas douce, le fut
c\upendant plus que celle de Sparte : <<Si d'autres avaient mis plus de
clouceur (102 : 1tpixém:pov)dans la direction des affaires, ils auraient
rnison de nous blâmn, mais si cela ne s'est pas produit et s'il est
Impossible de commander à un si grand nombre de cités sans châtier les
rnupables, ne méritons-nous pas alors des éloges pour avoir su garder
•i longtemps notre empire en ne sévissant que contre bien peu de gens? >>.
À cet argument général, Isocrate en joint à l'occasion de plus
purticuliers : car la douceur d'Athènes se retrouve même dans des actes
1111'onlui a reprochés. Ainsi elle a soutenu partout la démocratie. Mais
n'était-ce pas le moyen que tous s'entendent? Ne visait-elle pas le bien
1lc•H alliés? (104 : <<nos mesures étaiémt celles de vrais alliés, non de
t.yrans >>).Surtout, n'était-ce pas le régime dont elle avait elle-même tiré
l,unt de profit? Sa politique était en l'occurrence animée par la générosité.
Mt1meles clérouquies sont excusées. De fait, Athènes a pu être obligée
1lnmontrer sa force, mais jamais elle n'a agi par convoitise.
En revanche, Sparte a exercé une domination dure ; et Isocrate aborde
11l11rs une longue diatribe, qui occupe les paragraphes 110 à 132 du
1ll~cours,et qui représente avec âpreté les cruautés de Sparte 1 : massacres
11111sjugements, exils, luttes civiles, bouleversements des lois et des
u1111stitutions,enfants outragés, femmes déshonorées, fortunes pillées,
IIMgalités de toutes sortes ... Les sévices de Sparte sont ceux que l'on
111·11Leaux tyrans. Et la douceur d'Athènes se définit, par contraste,
11ommele refus de recourir à des procédés si inhumains.
L'analyse du Panégyrique, en ses deux temps successifs, poursuit un
tluuble but. Dans la mesure où les bienfaits d'Athènes s'opposent aux
oruautés de Sparte, elle est un plaidoyer demandant que l'on reconnaisse

( 1) Cf. 112 : &lµ6"')TOÇ.


164 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

l'hégémonie athénienne ; dans la mesure où des bienfaits s'opposent à


des cruautés, elle rappelle ce que doit être cette hégémonie et s'efforce
de lui des~iner, dans un passé revu et corrigé, l'image d'un modèle à
imiter.
La même doctrine devait être reprise par Isocrate, quarante ans plus
tard, dans le Panalhénaïque. Cette fois, il ne s'agit plus de fonder une
hégémonie athénienne : Philippe a pris la première place ; mais le but
est de défendre le rôle que peut encore jouer Athènes aux côtés de
Philippe, el de le défendre aux dépens de Sparte. Bienfaits anciens,
douceur relative lors de sa suprématie : les mêmes thèmes sont déve-
loppés à nouveau, en termes très voisins. Isocrate répète que les bienfaits
d'Athènes envers la Grèce furent plus grands, que Sparte détruisit
presque toutes les villes du Péloponnèse (46), et que, surtout, lorsque
chacune des deux villes exerça la suprématie sur mer, Athènes n'en abusa
pas. Elle <<persuada >>les cités de se donner des régimes démocratiques :
<<témoignage de bienveillance et d'amitié que de conseiller aux autres
l'usage des biens que l'on tient pour utiles à ses propres intérêts>> (54).
Sparte, au contraire, agit avec dureté : <<Ces faits établissent Lrès claire-
ment combien nous nous sommes montrés plus modérés et plus doux
xoct 1tpoc6't'epov)dans la conduite des affaires politiques>>.
(56 : µ.e:'t'pLo't'epov
C'est au reste ce que prouve la longueur de la domination athénienne
comparée ù la brirveté de celle de Sparte.
Puis vient le même mouvement de réfutation 4ue dans le Panégyrique :
sans doulr il y a eu les excès et les répressions - Mélos, Skionè, Toronè
(63). Mais Isocrate répète que Sparte a fait bien pire : sa souveraineté a
été pins dure et plus cruelle (65 : mxpo't'Épotvxoct :x_ocÀe;m,i't'Épocv) : les
morts sans jugements sont pires que les procès ; les tributs levés par
Athènes servaient à rendre aux alliés des services que Sparte ne leur a
jamais rendus ; en plus, sous la domination de Sparte, les destructions
de villes connurent une ampleur bien plus grande. La domination
d'Athènes l'emporte donc autant sur celle de Sparte que des hommes
«très raisonnables et très doux>> (121 : cppovLµw't'OC't'OL xoct 1tpoc6't'oc't'OL)
l'emportent sur les bêtes les plus sauvages et les plus cruelles.
Avec de légères variantes de détail, qui ne comptent pas pour notre
propos, l'argumentation du Panalhénaïque est donc rigoureusement
semblable à celle du Panégyrique : à la faveur d'une comparaison aveo
Sparte, elle consiste à mettre en lumière les bienfaits d'Athènes et sa
douceur, plaidant ainsi du même coup et pour Athènes et pour la douceur
à l'égard des cités en général.
Il faut ajouter qu'entre les deux discours Isocrate n'avait pas manquj
de louer ceux qui, à Athènes, semblaient se conformer à un tel idéal,
comme son disciple Timothée. Sans doute celui-ci était-il rude et gauche
avec ses concitoyens 1 ; mais, avec les cités grecques, il faisait tout ce que
pouvait souhaiter Isocrate : <<il méditait et agissait pour n'être craint
d'aucune ville grecque et pour les rassurer toutes, à l'exception de cellel
qui étaient dans leur tort. C'est qu'il savait que les gens effrayés haïssenL

( 1) Cf. ci-dessus, p. 133.


LA DOUCEUR ENVERS LES CITÉS 165
ceux qui leur causent cette peur et que notre État devenu très heureux
et très puissant par l'amitié des autres, a failli, par leur haine, être plongé
dans les plus grands malheurs>> (Sur l'échange, 122). Pour cela, Timothée
veillait à ne jamais inquiéter les cités, il interdisait toute espèce de
pillage ; quant aux villes prises de force, il les traitait <<avec tant de
douceur et de loyauté>> (125 : oihw 1tpocwç... x0tl voµlµwç) que nul autre
n'en montra jamais autant vis-à-vis des cités alliées. Bref, durant le
temps de son commandement, il n'y eut <<ni bouleversements de villes
ni changements de constitution ni massacres ni exils ni aucun dommage
irréparable» ; et il n'y eut par suite aucun reproche de la part des Grecs
(128). Comme ailleurs, comme partout, par le biais d'une opinion
publique favorable, le succès vient toujours couronner une politique de
douceur.
L'éloge de Timothée est donc digne de ceux des ancêtres. Il est
probablement d'autant plus chaleureux et insistant que, depuis le temps
du Panégyrique, la politique athénienne n'avait pas toujours répondu
aux vœux d'Isocrate. De fait, à une époque très proche de celle où il
écrivait cet éloge de son disciple en difficulté, Isocrate a composé un
traité qui semble contredire le portrait embelli et rassurant des discours
que l'on a vus. Ce traité est le discours Sur La paix.

Dans le Sur la paix, au lieu de louer la douceur de la domination


nthénienne, Isocrate attaque son caractère tyrannique et insiste sur les
I\XCès.Mais cette apparente contradiction traduit en fait la fidélité à une
même doctrine. C'est toujours la douceur envers les alliés qui reste le
grand idéal ; et cc n'est pas Isocrate qui l'a trahi : c'est Athènes.
En efTet, juste après le Panégyrique, Athènes avait, comme le
Mouhaitait Isocrate, repris l'hégémonie en Grèce, avec des promesses
&olennelles selon lesquelles elle respecterait l'autonomie des alliés,
n'enverrait plus chez eux de clérouquies, et remplacerait le tribut par
une cotisation. Mais ce beau programme avait, cette fois encore, abouti
Il une domination mal acceptée, qui s'était achevée en une guerre
,!'Athènes contre ses principaux alliés. C'est cette guerre, et la politique
qui, d'après lui, l'a provoquée, qu'Isocrate entend condamner; aussi
présente-t-il le plus ardent des réquisitoires contre l'empire-tyrannie.
Alors qu'il cherchait à en excuser les erreurs dans le Panégyrique, ici,
M'adressant aux Athéniens, il les met au contraire en pleine lumière.
Et l'expérience de la domination spartiate lui fournit un argument de
plus : alors que dans le Panégyrique il s'efTorçait de faire apparaître les
difTérences entre la domination de Sparte et celle d'Athènes, ici, il ne
retient que les similitudes. Et, au lieu de montrer que la domination
nthénienne a beaucoup plus duré que la domination de Sparte, il fait
npparaître que toutes deux ont abouti aux mêmes déboires - qui étaient
dus aux mêmes erreurs.
Par là, le traité Sur la paix ne se contente plus seulement de tracer
un modèle, plus ou moins retouché, d'hégémonie menée selon la douceur:
166 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

il généralise et, passant à la philosophie politique, dégage une loi sur le


destin de toute domination qui manquerait à la douceur.
Il en montre d'abord l'application à Athènes : l'empire qu'elle a exercé
a ruiné les bons sentiments des alliés et sa bonne réputation en Grèce,
pour leur substituer la haine (78). On dirait même que les Athéniens
d'alors inventaient tout exprès <<ce qui pouvait le plus provoquer la
haine >>(82) 1 ; ils agissaient par convoitise, sans raison, aspirant «non
au commandement mais à la tyrannie >>.De là vint le désastre : car «il
est inévitable que ceux qui se livrent à des actes de cette sorte tombent
aussi dans les infortunes des tyrans et qu'ils subissent ce qu'ils font aux
autres>> (91 ).
Peut-on douter que telle ait été la raison de l'échec athénien? L'exemple
de Sparte, qui répète la même expérience, en est, dit Isocrate, la meilleure
preuve ; aussi consacre-t-il l'analyse suivante à décrire l'évolution
politique de Sparte (95-101). Comme celle d'Athènes, celle-ci aboutit à
la haine et à la défaite. Quoi d'étonnant? dans les deux cas, il est clair
que la toute-puissance a corrompu l'État qui avait eu l'imprudence de
s'en saisir : <<Comme il convient pour les gens que corrompent les mêmes
désirs et la même maladie, ils ont fait les mêmes entreprises, ont commis
des fautes analogues, et enfin sont tombés dans des malheurs sembla-
bles>>(104). Athènes était détestée de ses alliés et n'a dû qu'à Sparte de
survivre ; tout le monde, un peu plus tard, voulait la perte de Sparte, et
seule Athènes l'a secourue.
Enfin, généralisant encore un peu plus, Isocrate joint à cette
démonstration tirée de l'histoire internationale une analyse portant sur
le régime même que l'on compare toujours à l'empire et dont celui-ci
imite si fâcheusement les principes, à savoir la tyrannie. La tyrannie,
comme l'empire, ou l'empire, comme la tyrannie, ce sont toujours les
haines, la défiance, l'insécurité, et pour finir la catastrophe.
Pour éviter cet entraînement si dangereux, quelles sont donc les
précautions à prendre? Isocrate en définit surtout l'esprit ; il donne
bien, aux paragraphes 133-135, un bref énoncé des règles à suivre ;
mais elles sont fort générales. On lit en particulier qu'il faut traiter les
alliés en vrais amis, les diriger <<non plus en esclaves, mais en alliés >>,
tenter de gagner les alliances par des bienfaits 2 et chercher en toutes
choses à mériter l'estime des Grecs. Il peut bien varier les mots et les
formules, il s'agit toujours d'une seule idée très simple : remplacer
l'empire, qui n'est ni juste ni profitable, par une hégémonie amicale et
discrète.
Pourtant, dans cette variation de mots sur un thème unique, il nous
faut relever une absence : Isocrate ne parle pas de douceur et n'emploie
aucun des mots appartenant au vocabulaire de la douceur. Ce silence
est intéressant, car on a vu qu'il employait à l'occasion le mot de praotès

( 1) Cf. 79 : <XmJ)(6&vov-ro.
(2) Cette indication ne figure que dans le texte , long• du traité (sur la question,
cf. G. Mathieu, Mélanges Navarre, p. 287). Mais l'idée générale est en accord avea
le reste du texte.
LA DOUCEUR ENVERS LES CITÉS 167

dans des textes essentiels du Panégyrique ou du Panathénaique. Il est


aussi révélateur, et ce n'est point un hasard si l'idée même de douceur
peut lui avoir paru ici quelque peu déplacée.
D'abord, il est de fait que, déjà dans le Panégyrique, la douceur avait
moins de place que la générosité, les bienfaits, les services rendus.
Isocrate, déjà, demandait plus que la douceur.
D'autre part, il ne faut pas oublier que cette douceur est le devoir
des souverains, et qu'elle doit compenser l'exercice de l'autorité. Or
Isocrate est, en général mais plus encore que partout dans le Sur la paix,
hostile à tout ce qui serait une autorité, un pouvoir, une souveraineté ;
c'est bien pourquoi il ne parle pas de douceur : en en parlant il semblerait
11'adresser à des souverains, alors qu'il ne veut voir en Athènes qu'une
ossociéc dans un contrat équitable entre plusieurs cités. L'absence du
mot confirme donc l'esprit général de la thèse que soutient Isocrate :
Il se situe, ici encore, par-delà la douceur.
On ne verra en fait reparaître le vocabulaire de la douceur que
lorsqu'Isocrate conseillera le même programme et la même sorte d'hégé-
monie à un souverain au large pouvoir comme Philippe.
En effet, des deux programmes du Panégyrique, l'hégémonie pour
Athènes et une hégémonie qui ne soit pas tyrannique, le premier dut
ôtre partiellement abandonné par Isocrate, mais le second ne le fut
jamais. On a vu dans un chapitre précédent les conseils de modération
ciu'il adresse, selon l'occasion, aux différents souverains qui auraient pu
prendre la tête d'une politique panhelléniste : Philippe fut du nombre ;
c,t les exhortations que lui prodigua Isocrate révèlent les espoirs qu'il ne
rcssa jamais de placer en lui.
Dès 346, le Philippe demande au roi de réconcilier les cités grecques,
,•n se faisant leur guide et leur arbitre. II devra user de persuasion envers
les Grecs, de contrainte envers les barbares (16) ; il aura l'avantage de
passer pour le bienfaiteur ~e la ~rèce (36). Préten?re que sa pu!ssance
t,trandit non pas pour la Grece mais contre elle serait une calomme (73).
Pour le pousser à cette action généreuse en Grèce, Isocrate propose à
Philippe deux modèles dignes de lui. Dans le Philippe, ce modèle est
l léraclès, qui était considéré comme son ancêtre. Or Héraclès s'est
i,xposé pour les Grecs et s'est ainsi acquis leur dévouement (77 : eunoia),
h lui-même et à ses descendants. II a mené la première expédition victo-
rieuse contre Troie ; et il convient de l'imiter : <<Je ne dis pas que tu
pourras imiter tous les exploits d'Héraclès (certains même des dieux ne
ln pourraient pas) ; mais du moins, pour ce qui touche à son caractère,
/ 1 son amour des hommes (sa philanthrôpia), au dévouement qu'il avait
pour les Grecs, tu pourrais prendre des résolutions semblables aux
-iennes » (Philippe, I 14). Par le biais d'Héraclès, l'évocation de la victoire
_ 0 combine avec celle de la douceur 1 : « Ne va pas t'étonner que dans tout
mon discours je cherche à te pousser à rendre service aux Grecs et à

(1) Le mot de douceur peut étonner à propos d'Héraclès: du moins est-ce en ce sens
r1u'Isocrate infléchit la générosité du héros. On relèvera qu'Héraclès devait rester
un modèle pour les rois, au même titre que !'Ulysse d'Homère et le Cyrus de Xénophon
(r.f. Aalders, Political thought in Hellenistic Times, Amsterdam, 1975, p. 22-23),
168 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GHECQUE

faire preuve de douceur et d'humanité (de praolès et de philanlhrôpia).


Je vois en effet que la dureté est pénible pour ceux qui l'emploient et
pour ceux qui la subissent, que non seulement la douceur (la praolès)
est bien jugée chez les hommes et tous les autres êtres vivants, mais
que ceux des dieux qui nous accordent des biens>>sont adorés et reçoivent
temples et autels (116).
De même, dans le Panathénaïque, Isocrate propose à Philippe, comm11
modèle, une image idéalisée d'Agamemnon, l'autre vainqueur de Troie.
Et voici que cet Agamemnon, à son tour, devient un modèle de douceur :
«Il n'est pas une ville grecque à laquelle il porta préjudice; bien loin
de faire aucun tort à qui que ce fût, ayant trouvé les Grecs en proie à la
guerre, aux désordres, à toutes sortes de maux, il les en débarrassa >>(77).
Les rois qui le suivirent contre Troie obéissaient à la seule persuasion el
les soldats restaient disciplinés «grâce à l'impression qu'il donnait de
prendre de meilleures résolutions pour le salut d'autrui que les autres
n'en prenaient pour leur propre salut» (82).
Les appels à Philippe retrouvent donc la même inspiration qui avait
animé les théories centrées sur Athènes ; ils confirment ainsi à quel
point celle-ci était essentielle dans la pensée d'lsocrate. D'autre part,
avec un souverain, Isocrate n'hésite plus à employer le vocabulaire de la
douceur, de la générosité, de la bienveillance : s'il y a parfois renoncé
quand il s'agissait de sa patrie, ce n'est donc pas parce qu'il n'y croyait
plus ; c'est au contraire parce qu'il exigeait d'elle plus encore.
Cette doctrine si ferme, qui a pu varier de destinataire mais n'a
jamais changé de teneur, constitue le prolongement et l'épanouissement
de ce que l'on avait vu s'esquisser au ve siècle.
Les conseils de douceur d'Isocrate répondent exactement à l'analyse
de Thucydide. Celui-ci avait montré que l'empire était une tyrannie, en
butte aux haines et aux jalousies, que cette situation invitait la cité
souveraine à se servir de plus en plus de la force et, partant, à commettre
des fautes qui risquaient d'être fatales : Isocrate trouve le remède dans
une hégémonie qui ne serait pas détestée mais qui saurait se faire aimer
et assurerait ainsi sa propre durée. Pour développer cette idée, il a
seulement dégagé avec plus de force l'identité entre empire et tyrannie :
il pouvait dès lors appuyer son plaidoyer sur les idées qui étaient alors
en vogue par rapport à la tyrannie. Celles-ci, explique-t-il, doivent être
transposées sans changement dans un domaine où les Athéniens leur
font moins bon accueil : « C'est que vous avez un défaut dû à la plus
honteuse paresse : ce que vous voyez chez autrui, vous le méconnaissez
chez vous-mêmes. Cependant le caractère essentiel des gens raisonnables
est de montrer qu'ils reconnaissent les mêmes actions dans tous les cas
identiques >> (Paix, 114). Par cette identification absolue, Isocrate
dépassait l'analyse des auteurs du ve siècle : le premier, il rompait
l'accord, jusqu'alors conçu comme ne comportant pas de problème, entre
la démocratie et l'empire 1 • En même temps, la rigueur de sa condamnation

(1) Cléon avait déjà relevé dans Thucydide que la démocratie était peu apte à
diriger un empire; mais cette réflexion, d'ordre purement pratique, était fort différente,
LA DOUCEUR ENVERS LES CITf:s 169

se faisait plus irrévocable : alors que Thucydide avait montré le risque


qu'impliquait la politique impérialiste, Isocrate dénonce la loi inévitable
qui, à ses yeux, la condamne sans appel.
Cette condamnation repose sur une interprétation de l'histoire qui
veut voir en elle un développement aussi satisfaisant pour la raison que
pour la morale : cette interprétation s'illustre à merveille dans ce que l'on
peut appeler l'argument du 'rotyixpoüv. Totyixpoüv (ou -ro[yocp-rot)veut
dire <<voilà pourquoi>>. Or la grande idée d'Isocrate, de Xénophon, ou
plus tard de Polybe, est que l'on peut expliquer le sort des États ou
celui des souverains par les qualités ou les défauts qu'ils ont montrés et
que l'opinion publique finit tôt ou tard par récompenser ou par punir.
Comme le dit l' Aréopagilique (52), les Athéniens d'autrefois faisaient
paraître toutes sortes de vertus ; ils étaient loyaux et sûrs envers les
Grecs, redoutables envers les barbares : voilà pourquoi ils vivaient dans
la sécurité 1 . De même Timothée agissait envers les cités avec douceur
et loyauté : voilà pourquoi (dit Isocrate dans le Sur l'échange, 126) tous
lui faisaient bon accueil. Inversement, il manqua de souplesse au-dedans :
voilà pourquoi les calomnies eurent raison de lui (ibid., 138). Dans une
telle philosophie, la justice et les autres vertus coïncident donc claire-
ment avec la poursuite d'un intérêt bien entendu 2 •
De l'histoire analysée et raisonnée, on est donc passé à un système,
qui, s'il est beaucoup moins rigoureux, permet en revanche de prodiguer
uvis et leçons.
Mais Isocrate ne se contente pas de renchérir ainsi sur la critique
qu'il pouvait trouver dans l'œuvre de Thucydide : il l'associe avec
l'espérance que laissait paraître Aristophane; et cette espérance lui
permet de donner à sa pensée sa véritable cohérence en même temps
qu'un dynamisme accru. En effet, l'hégémonie douce et généreuse
qu'exercera Athènes - ou, à sa place, tel souverain capable de le faire -
lui permettra de se concilier les bons sentiments de tous les Grecs et de
les unir, au sens fort du terme, dans une politique panhellénique.
Toutefois, la différence qui sépare le panhellénisme d'lsocrate de celui
c.l'Aristophane est plus grande encore que celle qui sépare sa critique de
celle de Thucydide. Car ce panhellénisme nouveau n'est plus un pacifisme.
L'union des Grecs se fera contre le barbare et sera scellée dans une
expédition commune, qui les liera les uns aux autres : << Il est impossible
d'avoir une paix assurée si nous ne faisons pas en commun la guerre aux
barbares, impossible d'amener la concorde entre les Grecs avant que
nous n'ayons tiré nos avantages des mêmes sources et ne nous soyons
exposés aux mêmes dangers contre les ennemis >> (Panégyrique, 173).
Cette idée, essentielle dans la pensée politique d' Isocrate, a toujours
6té son grand rêve; et la douce hégémonie qu'il n'a cessé de préconiser

( 1) Cf. Panégyrique, 136: Athènes a laissé faire le barbare; voilà pourquoi ('t"oty(Xpoüv)
Il est devenu dangereux du fait de la folie athénienne.
(2) De même, dans Xénophon, la sévérité de Cléarque explique le peu de bonne
volonté qui l'entoure (Anabase, II, 6, 13 : X(Xlyà:p o?iv) et la douceur de Proxène
1,xplique le peu d'obéissance des méchants : ibid., 20 : -.oty(Xpoüv).
170 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

est avant tout un moyen pour lui donner réalité 1• On peut observer que
ce dernier trait est bien conforme à l'esprit des formules dont on a vu
l'écho dans divers auteurs et qui recommandent d'être doux pour ses
amis mais redoutable pour ses ennemis. L'amitié pour laquelle plaide
Isocrate doit régner à l'intérieur d'un groupe, qu'elle contribue a unifier,
et à définir contre un autre.

...
La vision de l'histoire que propose Isocrate, son double espoir de voir
les Grecs s'unir sous une hégémonie qui resterait douce et modérée, tout
cela peut passer pour le songe assez vain d'un homme peu averti des
réalités politiques. Isocrate pensait par exemple qu'en se montrant
vertueux et désintéressés, les Athéniens verraient Philippe leur rendre
Amphipolis dans un élan de confiance : a cet égard, Démosthène était
sans nul doute beaucoup plus perspicace. L'optimisme d'Isocrate semble
s'allier assez mal avec la lucidité.
Toutefois, il serait injuste d'oublier que ce rêve a eu ses prolongements
et a donné naissance à des réalisations importantes dans la politique
grecque. Le Panégyrique est de 380 et la fondation de la seconde confé-
dération athénienne est de 377. Parmi les stratèges de cette année-là
figure Timothée, le disciple chéri d'Isocrate. Or la seconde confédération
comporte toutes les garanties que pouvait souhaiter Isocrate pour une
hégémonie qui ne soit pas tyrannique : le respect de l'autonomie des
cités, l'interdiction des garnisons, des gouverneurs, des clérouquies, du
tribut - tout y est.
La suite devait montrer que - par la faute d'Athènes ou par celle des
autres cités - la tentative était sans avenir. Mais cet échec n'empêcha
pas l'idée de faire son chemin. Le ive siècle vit ainsi s'affirmer l'idée
fédérative - soit qu'il s'agisse de petites fédérations d'États voisins 1 ,
soit qu'il s'agisse de pactes d'alliance comme la ligue de Corinthe, qui
groupe des États sous l'hégémonie de Philippe, et leur offre des garanties
comparables à celles de la seconde confédération athénienne, soit enfin
qu'il s'agisse de paix communes 3 • Dans tous les documents qui jalonnent
cet effort, il n'est évidemment pas question de douceur; mais l'effort
lui-même s'inscrit dans la ligne de ce qu'Isocrate avait réclamé, en
réagissant contre le manque de douceur qui avait perdu l'impérialisme
athénien.
Au reste, la notion qu'une attitude désintéressée et généreuse des
chefs se révèle profitable pour eux se retrouve, a la même époque, dans

(1) La relation est d'ailleurs réciproque, car l'hégémonie sera d'autant mieux
acceptée qu'elle sera utilisée pour la défense de tous les Grecs.
(2) Leur principe devait s'étendre plus tard, et mener aux grandes confédérations
achéenne et étolicnne.
(3) Sur tous ces faits, voir entre autres G. Ténékidès, La notion juridique d'indépen-
dance el la tradition hellénique, Athènes, 1954, 210 p., et Droit international et commu-
nautés fédérales dans la Grèce des cités (Recueil des cours de l'Académie de droit inter-
national), Leyde, 1956, 652 p.
LA DOUCEUR ENVERS LES CITÉS 171
des programmes politiques très différents de ceux d'Isocrate - en
particulier chez celui qui fut en tout d'un avis contraire au sien, à savoir
Démosthène.
Démosthène n'est pas intéressé par les mêmes problèmes qu'Isocrate.
Quand il commence sa carrière politique (juste après le Sur la paix
d'lsocrate), il n'est déjà plus question d'hégémonie athénienne, et moins
encore de la possibilité pour Athènes de se montrer tyrannique 1. D'ailleurs,
contrairement à Isocrate, il n'a pas connu l'expérience de la guerre du
Péloponnèse, de la ruine de l'empire, et des événements qui suivirent 2 •
II ne connaît qu'une menace, celle que constitue Philippe ; et il ne voit
qu'un seul risque, qui serait de ne pas faire face à cette menace avec
assez de résolution.
Ceci explique sa méfiance à l'égard de la douceur dans le domaine
international : ou bien elle se confond avec la naïveté, ou bien elle vient
d'autrui et ne fait que jouer sur cette même naïveté 8• Il ne la recommande
donc pas une seule fois.
Et pourtant il dit, lui aussi, avec d'autres mots, que les haines sont
dangereuses et qu'Athènes doit chercher en tout le bien des cités grecques.
Il le dit en parlant de justice et de confiance : telle est pour lui la vraie
richesse d'un État. Là où Isocrate voulait que l'on fût doux afin d'être
aimé, Démosthène demande que l'on soit juste afin d'inspirer confiance.
Mais les réalités visées sont parfois assez voisines.
Ainsi l'on ne trouve dans son œuvre aucune critique de l'ancien empire
tyrannique d'Athènes; mais on y trouve une critique de la souveraineté
dure et injuste de Philippe. C'est par exemple la magnifique tirade de la
Seconde Olynlhienne (9 sqq.), montrant que ces défauts font la fragilité
du pouvoir de Philippe : «< Lorsqu'une puissance s'est constituée par un
concours de bonne volonté (d'eunoia) et qu'un intérêt commun unit
ceux qui participent à une guerre, oui, en ce cas, on consent à peiner
ensemble, à supporter des échecs, on ne songe pas à la défection. Mais
lorsqu'un homme s'est fait une force, comme celui-ci, par la convoitise
et la fourberie, alors, au premier prétexte, au plus léger échec, tout se
cabre, tout se disperse. Car il n'est pas possible, Athéniens, non, il n'est
pas possible de constituer par l'injustice, par le mensonge, une puissance
qui dure ». La fragilité du pouvoir de Philippe commence d'ailleurs dans
son entourage même : la majorité des Macédoniens souffre ; quant à
la garde du roi, il en écarte tous ceux qui se distinguent ; car, comme
tous les tyrans, Philippe éloigne de lui les honnêtes gens; d'où sa
faiblesse : «Qu'il subisse un échec et soudain tout se découvrira jusque

(1) Cf. d'ailleurs Chersonèse, 42 : c Il n'est pas dans notre nature de convoiter la
domination ni de la détenir; c'est pour empêcher les autres de s'en saisir que vous êtes
forts, pour l'arracher à qui la possède, en un mot pour inquiéter ceux qui veulent
s'ériger en maitres et pour affranchir les peuples asservis ,.
(2) Bien que certains de leurs écrits soient proches comme date, il est important
de se rappeler qu'lsocrate est né en 436 et Démosthène en 384, plus de cinquante ans
après,
(3) cr. ci-dessus, p. 120 et 146.
172 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

dans le détail>>; c'est en effet le sort qui attend «les cités et les tyrans>>
(20-21)1.
S'il n'est plus que:;tion de douceur, l'analyse de la fragilité de la
tyrannie s'inspire cependant du même esprit que celle d'Isocrate.
La seule force solide serait, ici encore, une force fondée sur le
consentement. Dans le passage qui vient d'être cité, Démosthène parle
d'une puissance reposant sur l'eunoia. Il emploie en d'autres occasions
le même mot, qui lui est commun avec Isocrate ; ainsi, en attaquant la
loi de Leptine, il indique qu'elle découragera les bonnes volontés de ceux
dont les bienfaits peuvent servir Athènes ( 17 : '!'oui:;dSvoui:;).Mais, presque
toujours, Démosthène insiste sur la confiance qu'il s'agit d'inspirer 2 , ou
sur la gloire qu'il s'agit d'obtenir. Éventuellement, il groupe bonne
volonté et confiance, comme dans la fière formule du discours Sur la
Chersonèse, 66, où il déclare : « Car la richesse d'une ville, qu'est-ce,
sinon ses alliés, la confiance et la sympathie qu'elle inspire? » (1t(a-rw,
euvmor.v); de la gloire, il a parlé juste auparavant 8• La confiance des
peuples et la gloire ne sont pas le produit d'une certaine politique au
sein d'une confédération, mais celui d'une longue tradition.
C'est bien pourquoi les qualités qui valent a Athènes ce prestige n'ont
rien à voir avec la douceur, ni avec la façon dont elle a pu, pendant un
temps, exercer une hégémonie aujourd'hui bien perdue. Ces qualités
sont d'une portée plus générale ; ce sont la justice, la générosité, la
promptitude à secourir les opprimés 4 ou à défendre les droits des Grecs 6 •
Loin d'avoir montré ces qualités en un temps de prospérité ou de
puissance, Athènes en a fait preuve au milieu des dangers ; et elles ont
pu la mener jusqu'au sacrifice, jusqu'à. l'héroïsme. Telle est la tradition
dont se réclame Démosthène dans le Sur la couronne, une fois l'échec
d'Athènes consommé : <i Il est impossible, oui, impossible que vous ayez
commis une erreur, Athéniens, en prenant sur vos épaules le danger pour
la liberté et le salut de tous >>(208).
Pas plus qu'Isocrate, Démosthène n'envisage qu'Athènes puisse ne
pas songer, toujours et avant tout, aux intérêts de la Grèce. Mais
Isocrate, encore hanté par Je fantôme de l'impérialisme passé, croit
encore bon de lui conseiller la douceur : Démosthène, lui, hanté par la
menace que représente Philippe, exige d'elle l'héroïsme. Gardant l'illusion
de la suprématie athénienne, Isocrate réclame pour Athènes l'exercice

(1) Sur le rapport cnl.re celle argumrntation et les idées d'Isocrate, cf. J. Mesk,
Wiener Sludien, 1901 (XXIII), p. 210 sqq. et G. Mathieu, Les idées politiques d'lsocrate,
p. 196.
(2) Cela vaut même dans le domaine intérieur ou financier : cf. Symmories, 28;
Pour Phormion, 44 et 57.
(3) Ailleurs la gloire s'accole de la même façon au dévouement; ainsi cf. Sur la
couronne, 94 : en ne montrant pas de rancune envers les gens de Byzance, Athènes
prouve qu'elle n'abandonne pas les opprimés, mais va jusqu'à les sauver: • ce qui vous
valait partout gloire et sympathie• (861;~v, EGvouxv).De même à 311, Démosthène
demande à Eschine ce qu'il a acquis à la cité comme eùvolcx,;et B61;l),;.
(4) Cf. Mégalopoli!ains, 15; Quatrième Philippique, 46.
(5) Cf. Première Philippique, 3; Deuxième Olgnlhienne, 24 ; Deuxième Philippique,
10-12; Troisième Philippique, 45.
LA DOUCEUR ENVERS LES CITÉS 173
de l'hégémonie dans la lutte traditionnelle contre la Perse : Démosthène
vibrant au souvenir d'un passé lointain, la veut à la tête de la lutt~
contre le nouvel ennemi. Chacun à sa façon veut ressaisir l'éclat généreux
des guerres médiques, dans ce qu'elles ont créé, dans ce qu'eUes ont été;
et tous deux arrivent trop tard, dans un monde devenu différent.
La chance d'Athènes était passée. C'est bien pourquoi l'idée de douceur
envers les sujets, qui est déjà absente chez Démosthène, ne devait se
retrouver que lorsqu'un nouveau peuple fut à son tour capable d'affirmer
sa puissance : ce sera la Rome de Polybe. La douceur est une vertu ù
l'usage des peuples forts.
CHAPITRE XI

LA DOUCEUR COMMEVERTU AUX YEUX DES PHILOSOPHES

En un sens, le plaidoyer d'Isocrate en faveur de la douceur des princes


ou de la douceur envers les cités grecques impliquait une véritable
philosophie de la douceur.
Pour lui, celle-ci se confond en somme avec la civilisation. Si Athènes
a droit, de la part des peuples grecs, à tant de reconnaissance, c'est
parce que les dons qu'elle leur a prodigués et l'exemple qu'elle leur a
donné les a fait progresser dans cette voie. La culture du blé les a empêchés
de vivre<<:\ la façon des bêtes>>(Panég., 28) ; les lois qu'elle a la première
fixées leur ont permis d'employer << la parole au lieu de la violence>> pour
régler leurs divers conflits (ibid., 40) ; la culture intellectuelle, ou philo-
sophia, i-1laquelle elle a présidé a, entre autres bienfaits <<adouci>>leurs
rapports (47 : è1tpocüve:).Or c'est cette vie toute éclairée par la pensée et
la parole qui caractérise l'hellénisme, affaire selon lui d'éducation et
non de naissance (50). On a la preuve que de telles idées avaient large-
ment pénéLr1; en Grèce : un décret amphictionique de 125 avant J.-C.
loue le peuple athénien d'avoir << arraché les hommes à la vie sauvage
pour les amener à la vie civilisée >>et le mot est ~µi::p6TI)c:;
; il est développé
par l'idée de relations mutuelles fondées sur la bonne foi1. Isocrate n'eût
pas dit mieux.
L'éducation est donc à ses yeux progrès vers la douceur. L'idée est
suggérée a plusieurs reprises par la comparaison entre l'éducation des
hommes et l'art de dresser ou q'apprivoiser les animaux. On trouve
cette comparaison dans le traité A Nicoclès où l'auteur parle d'améliorer
et <<d'adoucir>>les animaux (12 : l')µi::poüµe:v).On la trouve surtout dans
le traité Sur l'échange où la possibilité même de la culture intellectuelle
est appuyée sur ce parallèle 2 : l'art de qresser les animaux les rend selon
les cas plus courageux, plus doux, plus intelligents ; on voit même des
lions << plus doux >>envers ceux qui les soignent que certains hommes
envers leurs bienfaiteurs; et, après cela, l'on douterait du pouvoir de

(1) Cf. Fouilles de Delphes, III, 2, 69, et le commentaire de G. Daux, Delphes au


deuxième el au premier siècle, p. 369-370. Ce texte offre au reste un exemple intéressant
des philanthrôpa entendus au sens large de bons procédés entre hommes.
(2) L_etexte a été cité plus haut à propos d'Athènes : cr. p. 105.
176 LA DOUCEUR DANS LA PENSf:E GIŒCQUE

l'éducation? Vouloir la critiquer est faire preuve d'une sauvagerie


dont les bêtes fauves, elles, savent s'affranchir (210-214). <1Sauvage>>,
«bestial>>, s'opposent perpétuellement à <<civilisé ►>. Et la douceur se
confond donc avec la vie des hommes, ordonnée et polie par l'esprit.
Cette vie est <<apprivoisée ►> ; et le mot employé pour la qualifier, à
savoir ~µe:poç a très exactement ce sens : il s'applique en grec d'abord
aux animaux rendus obéissants, mais aussi aux mœurs civilisées (comme
dans Hérodote II, 30 1 ), ou à la sérénité de la paix, opposée aux violences
de la guerre (comme dans la première Pythique de Pindare, 71) ; et les
Grecs n'hésitaient pas à l'appliquer aussi à leurs dieux, lorsque ceux-ci
se rapprochaient d'eux et de leur civilisation 2 •
Quoi qu'il en soit, le rapprochement établi par Isocrate entre douceur
et civilisation plongeait ses racines dans des sentiments profondément
vivants chez les Grecs : ce peuple si soucieux d'éviter l'insolence et
l'hybris, si épris de persuasion et d'harmonie, tendait par là-même, à
certaines formes de la douceur.
On remarquera cependant qu'Isocrate, précisément lorsqu'il exprime
le plus hautement ces idées, évoque plus un mode de vie en général
qu'une vertu bien définie. L'on pourrait penser en efîet que ce bon ordre
de la civilisation grecque était suffisamment garanti par la plus haute
des vertus grecques, la justice. De fait, Isocrate ne mentionne la douceur
entre le courage et la raison qu'à propos des animaux. Et l'on ne saurait
s'en étonner. La vague qui, au ive siècle, poussait les Athéniens à louer
la douceur et l'indulgence ne pouvait pas ne pas poser des problèmes
aux philosophes comme elle en posait aux hommes politiques : une
nouvelle vertu ne s'insère pas sans difficulté dans les cadres de la pensée
morale. Les résistances furent donc fortes ; pourtant, elles n'empê-
chèrent pas la douceur de faire son chemin, tant bien que mal, même
en ce domaine. La pensée de Platon et celle d'Aristote témoignent tout
ensemble et de ces résistances et de cette progression.

1. PLATON

Platon avait toutes les raisons de se montrer réticent. De fait, un


chapitre antérieur a déjà évoqué les textes brillamment ironiques dans
lesquels il s'en prend à l'indulgence et à la douceur démocratiques,
toutes deux nommément désignées 3 • Mais il faut bien se représenter que
ce refus n'est pas seulement d'ordre politique : la pensée morale de
Platon, qui est centrée sur la justice, ne pouvait tolérer l'indulgence,

(1) Dans le Sophiste de Platon, 222 b, l'homme est appelé un animal apprivoisé
('l)µe:pov); mais le contexte atténue beaucoup la portée de l'indication.
(2) Ainsi Asclépios (3• Pythique, 6) ou Artémis, car à côté d'Artémis 'Aypo-répoc,
une Artémis 'HµÉpoc, plus proche des hommes, est mentionnée dans plusieurs ins-
criptions (cf. aussi Callimaque, A Artémis, 236). Sur les divinités , douces&, voir
ci-dessus p. 39 et 45.
(3) Cf. ci-dessus, p. llO.
LES PHILOSOPHES 177
dans la mesure où celle-ci consistait à suspendre l'exercice strict de la
justice. Comme Platon le dit lui-même dans les Lois (757 d) : « N'oublions
pas que l'équité (épieikes) et l'indulgence (suggnômon) sont toujours
des entorses à la parfait.e exactitude aux dépens de la stricte justice>>.
Une des grandes idées socratiques aurait pu toutefois inviter à
L'indulgence : si l'on admet la thèse selon laquelle nul n'est méchant
volontairement, toutes les fautes humaines devraient pouvoir rentrer
dans la catégorie de l'involontaire, et par conséquent de l'excusable.
Or Platon a défendu cette thèse à plusieurs reprises, depuis le Protagoras
jusqu'aux Lois, en passant par le Gorgias1 . Mais il n'en a pratiquement
jamais tiré de telles conséquences. On peut tout juste relever un passage
des Lois 2 , où, ayant montré qu'aucun homme ne fait le mal de propos
délibéré. il en conclut que le criminel <<mérite compassion au même titre
que n'importe quel homme atteint d'un mal>>. Encore l'indulgence
demcure-t-elle, même dans ce passage, toute relative, car le texte
précise : << Nous pouvons avoir pitié de celui qui a un mal guérissable,
retenir cl adoucir notre colère, au lieu de répandre constamment notre
humeur noire, comme une femme acariâtre ; mais contre celui qui se
livre au Msordre sans contrôle ni espoir d'amendement, il faut déchaîner
notre colère : aussi disons-nous qu'il convient que l'homme de bien soit
irascible et bénin (0uµ.oe~arj ... xod n-piio\l)selon les occasions >>3.
Aussi bien la douceur se heurte-t-elle à une autre th'èse socratique
non moins importante que la précédente : si nul n'est méchant volontai-
rement., il faut aider les hommes à devenir meilleurs, les instruire, les
redresser, d e'est précisément à quoi doit servir le châtiment. Telle est
la th,:orie du l'hâtiment exprimée dans le Gorgias et dans le Prolagoras4.
Dans le Gorgias, Socrate pousse même l'idée jusqu'au bout, établissant
avec forcP que le coupable est à plaindre s'il n'est pas puni : «Alors,
selon Loi, le coupable sera heureux s'il n'expie pas? - Certainement.
- Selon moi, Polos, l'homme coupable, comme aussi l'homme injuste,
est malheureux en tout cas, mais il l'est surtout s'il ne paie point ses
fautes el n'en subit pas le châtiment; il l'est moins au contraire s'il les
paie et s'il est châtié par les dieux et par les hommes>> (472 e). Cette
théorie, qui paraît à Polos fort extraordinaire, est développée et démontrée
dans toutes les pages qui suivent ; elle est rapprochée de la thèse fameuse
selon laquelle il vaut mieux subir l'injustice que la commettre ; elle est
rendue sensible par la comparaison avec la médecine, qui débarrasse
l'homme de la maladie en lui appliquant des traitements souvent
pénibles : si le plus malheureux est celui qui, étant malade, ne reçoit
pas de soins, c'est aussi celui qui, ayant en lui de l'injustice, n'en est pas

( 1) Cf. Protagoras, 345 e; Gorgias, 509 c; Lois, 731 c, 860 d.


(2) 731 d. li faut de même pardonner à la masse si, faute d'accéder à la connaissance
des choses divines, clic s'en tient à observer ce que disent les lois (966 c) : cf. ci-dessous,
p. 183.
(3) Cf. déjà 731 b: il faut que tout homme soit 6uµoe:i8'ij,mais aussi rrpêiov 8è C:,çl>n
µœ).~a-rot.
(4) cr. ci-dessus, p. 35-36.
178
LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

?élivré par le châtiment. - On conçoit que, dans une telle pensée, toute
mdulgence soit une trahison.
Il Y a d'ailleurs dans la République une sorte de réciproque ; car seuls
~e~~ qui n'ont pas foi en la justice sont portés à l'indulgence._ Ils pensent,
a l mverse de Socrate, que, comme le soutient Glaucon au hvre Il ~e la
,!lép_ublique,nul n'est volontairement juste : l'homme qui apprécie _la
Justice «sait qu'à l'exception de ceux à qui un instinct divin inspire
~•av~rsio_nd~ l'injustice ou qui s'en abstiennent parce que la scien~e les
ecla1re, Il n y a personne qui soit volontairement juste, et que, s1 1on 1

~lâme l'injustice, c'est que la lâcheté, la vieillesse ou quelque autre


mfirmité empêche de la commettre>> (366 d) ; l'homme qui a conscience
?e. cela, du coup, <<est très indulgent et sans colère à l'égard des gens
~nJustes >>(auyyvc!>µY)v ~XEL xixl oùx 6pyl~i::-rixL).
Mais il est clair q~e. cette
mdulgence va directement à l'encontre de la pensée platomcienne:
Elle en est aussi loin que celle sur laquelle comptent les hommes q_iu
s'entendent avec des prêtres mendiants et des devins pour obtemr,
?1'âce à des sacrifices et des incantations, et par le moyen de fêtes et ~e
Jeux, le rachat de leurs fautes. C'était là une tradition qui se réclamait
- Platon le rappelle - d'Homère, de Musée et d'Orphée (République,
3~4 b-365 a). Mais Platon s'en indigne : ce pardon acheté à prix d'argent
fait partie des arguments douteux dont s'entourent les immoralistes ;
ces derniers comptent en effet tromper les hommes grâce à des ligues
et à. des cabales, ou bien grâce à la rhétorique; quant aux dieux, qu'à
cela ne tienne : <<Nous serons injustes et nous leur ferons des sacrilices
sur les fruits de nos injustices>> (365 e)1. . .
Seuls, par conséquent les immoralistes espèrent échapper à la 3usL1ce
?es di~ux ; et seuls les sceptiques sont portés à traiter légèrement les
mfrachons commises envers celle des hommes.
De là résulte que Platon ne saurait tolérer l'indulgence que là où
celle-ci s'accorde avec la justice - c'est-à-dire, pour l'ordre public,
quand elle s'inscrit dans les lois en fonction d'une analyse des fautes.
En ce domaine, en revanche il tente de lui faire une place. Et il a
traité ce problème, de façon ne~ve et détaillée, aux pages 863 a à 871 a
des Lois. Son analyse fixe à. l'indulgence ses limites, mais en lui recon-
naissant'
une place légitime , dont la définition constitue un très net
progres par rapport aux conceptions antérieures 2 •

(1) Encore à la fin de sa vie Platon redira au livre X des Lois, que les dieux sont
inc~rruptibles, et il s'élèvera ~ontre celui « qui prétend que les dieux pardonnent
touJour~ aux hommes injustes et à leurs injustices, pourvu qu'on leur donne leur part
des frmts de l'iniquité; (906 d); cf. 921 a, contre l'artisan qui s'imagine • dans son
aveuglement d'esprit, que le dieu auquel il appartient lui sera par là même indulgent•·
La prétendue indulgence des dieux n'est dans des cas de ce genre, qu'un moyen au
service de la déprava lion. '
(2) Certaines excuses apparaissent ailleurs dans son œuvre; on trouve ainsi l'ex?use
~e 1~ tromperie généralisée dans la République, 426 d, ou celle de l'ignorance qui est
mévita?lement celle de la masse (Lois, 966 c), l'excuse de la passion dans le Banquet,
218 b (mvoquée par Alcibiade) celle de l'amour dans le Philèbe, 65 c (mais elle va à
~•e~contre de la raison), enfin l'~xcuse de la conduite , normale •• comme celle des pères
irrités contre leurs fils (Lois, 717 d). On ne retrouve pas, en revanche, les exc'!ses
créées par un lien entre le pardonnant et le pardonné; mais Platon avait, en parodiant
LES PHILOSOPHES 179
Il s'agit en effet d'une réflexion systématique sur ce que nous
appellerions )es «circonstances atténuantes », puisque P)aton entreprend
de dire quand et dans quelle mesure le pardon est juste. Qui plus est,
ces degrés sont ici fixés en fonction des dispositions intérieures du
r.oupable : la culpabilité s'intériorise et les intentions doivent être pesées
avec soin, si bien que la justice tend a devenir équité. C'est ainsi que
Platon distingue l'injustice du dommage. Si le coupable a cédé à la
colère, à la crainte, au plaisir ou à d'autres désirs, son injustice est hors
de question. Mais s'il a agi par ignorance, que dire? S'il s'agit d'une
ignorance pure et simple, la faute sera légère. Mais s'il a cru bien faire?
Dans le cas d'une telle illusion, il convient plutôt que de parler d'injustice
involontaire, de parler d'actes accomplis selon la justice, mais entraînant
un dommage. Cela ne veut pas dire que l'on pardonnera sans nuancei;
car d'autres distinctions interviennent; on sera sans indulgence si cette
illusion s'accompagne de force et de vigueur ; mais toutes les fautes des
&res faibles (par exemple, enfants ou vieillards) seront, elles, l'objet de
lois <<les plus douces de toutes (,rpoco-.!X-rou<;) et tempérées de la plus
l(randc indulgence• (GUyyv6.lµ.1)<;). Loyalement, Platon se met donc en
quête d'une indulgence et d'une douceur qui puissent être justes.
De ce principe découle une classification en cinq catégories de fautes.
Et l'on découvre que beaucoup seront traitées avec indulgence : ainsi,
tout ce qui se commet sous l'effet de la folie ou de la maladie, ou les
meurtres involontaires ; les meurtres accomplis par colère seront rappro-
nhés des meurtres involontaires (sans leur être absolument assimilés),
14'ils'agit d'un bref aveuglement et d'un acte qui n'est pas délibéré.
Enfin, dans le cas de meurtres entre parents, l~ châtiment sera prévu
par la loi ; mais Platon retient pourtant le vieux principe voulant que,
11ila victime a volontairement absous son meurtrier2, seule la purification
11oitr.xigée.
Par conséquent, Platon, qui refuse toute indulgence quand il s'agit
,1eulernent d'éluder un juste châtiment, a, dans cet essai de codification,
r,!tenu toute l'indulgence compatible avec la justice. Il a, en quelque
11orte,fixé son statut rationnel à l'indulgence.

Il avait les mêmes raisons de s'opposer à la douceur. Comment celle-ci


11uraiL-ellepu être une vertu pour lui, pour qui toute vertu était connais-
HRnce,raison, imitation du Bien? Elle le pouvait d'autant moins que

los orateurs dans le Mé11éxène, offert de cette excuse une application contradictoire :
un se pardonne entre Athéniens parce que les Athéniens sont de même race (244 b),
mais on pardonne plus volontiers aux barbares qu'aux Grecs, dont le caractère de
pnrenls rend plus grave l'ingratitude (ibid.). Ceci ne relève en rien de la pensée plato-
ulcienne, mais t•st pure rhétorique.
( l) On admirera les multiples distinctions, qui s'accumulent dans tout ce texte;
un en retrouvt' certaines plus loin, comme celle qui oppose, dans les modalités de la
r11ute,lu violencr, la tromperie, ou la combinaison des deux. La vraie justice tient
mninl1,nunt compte de toute sorte de circonstances.
(2; cr. chnpitre I, p. 33; le maintien de cet usage est attesté par Démosthène,
t:ontre Panllnétos (XXXVI r, 58-59); mais ce n'était pas là une raison a priori décisive
1111x yeux d,• Platon.
180 LA DOUCKCR DANS LA PENSÉE GHECQUE

les vertus n'étaient pas à ses yeux - du moins dans toute la première
partie de sa vie - conçues comme un mélange et un équilibre.
Cependant, en liaison avec la vie de la cité, il a été amené, comme
malgré lui, à reconnaitre une valeur, non seulement à l'amitié mais à la
douceur.
L'amitié avait existé avant le déluge, lorsque les homnws ignoraient
encore le fer, les armes et les guerres et que les différences sociales
n'existaient pas pour semer la dissension 1 • Elle avait disparu dans les
régimes divisés que décrit la République; et Platon avait voulu la rétablir
d'abord sous la forme d'une entente totale, sans trace de différences
individuelles, ensuite sous la forme d'une harmonie entre les citoyens,
constamment préparée et contrôlée 2 • Autrement dit, la considération du
lien social avait obligé Platon à se pencher sur les facteurs d'union.
Il n'avait pas parlé de douceur pour ces rapports, qui reposaient sur
une entente profonde plutôt que sur des égards extérieurs. Pourtant la
même considération du lien social lui fait admettre même la douceur
- lorsque celle-ci se combine avec le courage et se présente ainsi dans
une combinaison qui en corrige les excès.
Dans la République, cette découverte de la douceur accompagne la
distinction classique entre l'attitude à avoir au-dedans et au-dd1ors 3 •
Il s'agit des qualités requises pour les gardiens. Parmi ces qualités
figurent ~ la sagacité pour découvrir l'ennemi, la vitesse pour le pour-
suivre aussitôt qu'il est découvert, et la force pour livrer hatiül11\ quand
il est atteint >>,avec, naturellement, «le courage pour bien combattre»,
celui-ci impliquant le caractère ardent, le 0uµoe:L3Éc;(375 ab). Mais res
qualités belliqueuses risquent de tourner à la férocité envers les aulrcs
citoyens, ce qui ne conviendrait pas ; et ainsi se révèle l'utilité de la
douceur : « Il faut pourtant qu'ils soient doux envers les leurs tout ,~n
étant rudes aux ennemis, sans quoi ils n'attendront pas que d'autres les
détruisent, ils les préviendront et se détruiront eux-mêmes. ···- C'est
vrai, dit-il. - Alors que faire? dis-je. Où trouver un naturel à la fois
doux et irascible? La colère et la douceur se repoussent• (375 c). Le
rapprochement avec les chiens de garde apporte un modèle de solution
pratique ; et il permet à Platon un rétablissement décisif ; car, pour
pouvoir distinguer entre les figures amies ou ennemies, il faut avoir le
désir d'apprendre : <<Admettons donc hardiment que l'homme aussi,
pour être doux envers ses amis et connaissances, doit être nal.urellemcnt
philosophe et ami du savoir>> (376 b). La douceur, que semblait justifier
une considération purement pratique, est donc, de façon paradoxale, ce
qui sert à Platon pour introduire tout l'élément intellectuel dans la
formation des gardiens ; et la première combinaison qui lie colère et
douceur se trouve ainsi lier deux parties de l'âme, 1e lhumos et le nous,

( 1) Cf. République, 372 b : ~8éwc;~uv6vTe:c; cxÀÀT)Àotc;,


et Lois, 678 e : éq>tÀ.oq>povoüvro.
On rapprochera l'affection réciproque des premiers hommes dans le témoignage sur
Démocrite: DK II (10), p. 138, l. 7 = B 5).
(2) Cf. notre article sur • Les différents aspects de lo concorde dans l'œuvrc de
Platon•, Revue de Philologie, 46 (1972), p. 7-20.
(3) Cf. ci-dessus, p. 146-147.
LES PHILOSOPHES 181
ou deux sortes d'entraînement éducatif, la gymnastique et la musique :
la douceur devient ainsi une des faces de la raison.
C'est d'ailleurs ce glissement, dans ce qu'il a de hardi mais d'un peu
retors, qui a choqué l'esprit critique et sûr d'Aristote. Aristote avait, à
la différence de Platon, le respect de la réalité psychologique 1 ; et cette
intrusion de l'intellect dans un domaine si instinctif lui a paru injusti-
fiable. Dans la Politique, 1327 b-1328 a, il traite de ce que doit être le
caractère des citoyens, et il oppose les nations asiatiques à la race
grecque ; or le mieux serait le mélange - à savoir un peuple à la fois
intelligent et résolu. C'est pour lui l'occasion de critiquer Platon et la
façon dont celui-ci dit que les gardiens doivent se monLrer bienveillants 2
pour ceux qu'ils connaissent et impitoyables envers les autres : c'est là,
selon Aristote une différence d'ordre affectif, et non pas d'ordre
intcllccLuel3.
Par la même occasion, Aristote corrige aussi l'idée même que les
gardifms doivent être implacables envers ceux qu'ils ne connaissent pas :
<,Car il ne faut être dur avec personne, et les hommes d'un naturel
magnanimf' ne sont pas non plus cruels, sinon envers les criminels >>.
Bien au contraire, Aristote pense que la colère, chez les hommes, est
toujours plus vive envers leurs proches, à proportion de la déception
qu'ils éprouvent à leur sujet. On le voit : la distinction traditionnelle
que Platon a reprise dans la République ne convient plus dans une
réflexion qui a fait vraiment sa place à la douceur, ni dans une psychologie
plus nuancée. Et l'assimilation de la douceur à la connaissance n'y est
plus possible.
La critique d'Aristote montre bien la gêne que Platon a pu éprouver à
introduire la douceur dans la République ; et pourtant il l'y a introduite.
Il l'a introduite aussi dans le Politique, et plus nettement encore; mais la
même gt~ni>apparaît, en ce sens qu'il a besoin d'elle et ne peut se résoudre
à en faire une vertu.
Vers la fin du dialogue, il traite de l'amalgame que .constitue le corps
social ; et il traite de deux qualités complémentaires qui sont, l'une, le
courage, l'autre, la modération, ou sôphrosunè. Et sans doute est-ce
déjù beaucoup que d'admettre une telle distinction, alors qu'à ses yeux
la vertu est une. Va-t-il aller plus loin et parler, pour la seconde qualité,
de <<douceur•>? Ce serait reconnaître à celle-ci le droit de figurer au
nombre des vertus ; et il ne saurait le faire. Aussi recourt-il à toute une
série de synonymes, de variations, de termes de remplacement, qui
vonl, par additions et retouches successives, donner à cette << modé-
ration >>une forme nouvelle, qui est et n'est pas la douceur, et qui peut
à la fois H'opposer au courage et s'en rapprocher.

(1) cr. une criliq1w analogue à propos des sentiments qu'éprouveraient des hommes
ne possédant plus ripn PU propre : voir à ce sujet notre livre Problèmes de la démocratie
grecque, p. 171-172.
(2) Aristote remplace de façon caractéristique 1tpocouçpar <ptÀ'IJ't'LXouç,
qui est plus
chaleureux et relève davantage de la sensibilité.
(3) li ne semble pas que le sens du passage ait toujours été bien interprété. Ce ne
sont pas les sentiments d'union politique qui dépendent du 8uµ6ç, mais la distinction
entre amis <>Iennemis établie par Platon.
182 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Il parle d'abord de manières «tranquilles>> (307 a : ~pe:µoc(aç),puis de


disposit.ions «paisibles et du genre modéré>>(~cruxaï:oc ... xal o-@ppovLxoc),
d'actions «lentes et souples & (~pocaéaxoclµaÀaxoc),qui sont comme des
sons «unis et graves>> (Àe:î:axocl~apéoc),l'ensemble méritant le nom de
« réserve & (xoo-µL6TIJ-roç).Ainsi définit-il, par approches successives,
deux types d'activité : «Si les choses dont nous parlons nous apparaissent
plus vives, plus rapides, plus rudes qu'il ne convient, nous les appelons
violentes, extravagantes; plus graves, plus lentes, plus molles qu'il ne
faut, nous les disons lâches, indolentes>> (307 b-c). L'opposition entre
ces deux formes d'activité et de tempéraments peut même donner lieu
à des conflits ruineux pour les cités. D'un côté, on a la réserve et le goût
d'une vie tranquille (x.60-µLoL - -rov ~cruxov ~(ov) ; les tempéraments de
cette sorte sont toujours pacifiques ; l'inconvénient en est une totale
inaptitude à la guerre, qui mène tout droit à l'esclavage. En fac~, on
trouve les adeptes du courage, qui réussissent dans la guerre, mais qui,
en l'aimant trop, exposent leur patrie aux haines, ce qui aboulit aussi,
en fin de compte, à la servitude. L'idée est donc bien claire ; mais il faut
bien reconnaître qu~ ces excès contraires sont plus faciles à évoquer si
ce qui s'oppose au courage n'est pas cette vertu de sôphrosunè, qui ne
saurait connaître d'excès ni de défaut. Le flottement du vocabulaire
montre assez qu'en disant sôphrosunè, Platon pensait à la douceur.
Ctpendant les deux types ainsi définis peuvent être conciliés, si l'on
évite, précisément, les excès, pour ne garder qu'une juste moyenne
entre l'un et l'autre. Il faudra pour cela se débarrasser des caractères
à qui l'on ne peut communiquer soit le courage soit la réserve (:308 l' ).
Quant aux autres, à ceux qui resteront, <<s'ils sont plutôt portés vers
l'énergie (ixv3pdocv),elle (la science royale) estime que la raideur de leur
caractère marque leur place dans sa chaîne; s'ils inclinent vers la modé-
ration (-ro x6o-µLov),elle trouve en eux, pour continuer notre image,
l'étoffe souple et molle de la trame, et, leurs tendances étant opposées,
elle s'efforce de les lier ensemble et de les entrecroiser•> (309 b ). Toute la
fin du dialogue est consacrée à cette union entre les deux tempéraments ;
et les mêmes bouquets de mots reviennent, pour exprimer l'un d'entre
eux - sans jamais faire intervenir le mot de douceur.
Dans ce texte remarquable, la douceur se révèle donc sous des noms
chaque fois différents ; et, corrigée par l'aulre tendance, ellP devient
bonne. Mais il est émouvant de voir avec quelle peine Platon se défend
de lui donner son nom, car elle n'a jamais été une vertu, el la ciLé ne
saurait en faire une valeur. La douceur, qui, dans la République, devenait
raison, devient ici modération, ou sôphrosunè. Elle pénètre la pen,.;ée de
Platon sous le uui.sque des vertus avec lesquelles elle peut se confondre.
Dès lors, tout en restant étrangère au domaine des vertus, elle contribue
indirectement à la réflexion qui les concerne.
On retrouverait le même désir de ne retenir que les vertus cardinales
dans la façon dont Platon établit un rapport entre le courage et la
sophia, dans le Protagoras, 349 d sqq., ou bien entre la fermeté et la
philosophie, dans la République, 503 c-d. En revanche, dès qu'il s'agit de
personnes concrètes, la douceur avoue son nom. Manifestement, elle
LES PHILOSOPHES 183

n'est pas une vertu, mais un comportement, une disposition, un style.


À ce titre, mais à ce titre seulement, Platon peut lui rendre son rayon-
nement et sa séduction - témoin le célèbre portrait de Théétète, qui
apprend avec une facilité dont on trouverait à peine un autre exemple,
et qui est, avec cela, <<remarquablement doux (1tpaov), par-dessus tout
plus brave que personne» (Théélèle, 144 a : cxvôp&fov). Cette combinaison
est, dit Platon, fort rare : les esprits vifs ont souvent un penchant à la
colère, et leur naturel a plus d'exaltation que de courage ; en revanche,
les plus pondérés sont susceptibles de lenteur. L'allure égale de Théétète,
qui va sans heurt, <<avec une douceur abondante, avec cette effusion
silencieuse de l'huile qui s'épand>>, le mène aux plus merveilleux
résultats.
Un pareil texte suggère assez que cette douceur, si fermement tenue
en respect lorsqu'il s'agit d'éthique ou de politique, retrouve tout son
prix dans l'évocation de certaines relations privées, et que Platon n'y
était nullement insensible. Toutefois, avant de voir quelle place il lui
fait dans ce cas, il convient de rappeler qu'il est un domaine où Platon
reconnaît, même en politique, l'importance de la douceur, et où il
semble lui avoir fait une place accrue vers la fin de sa vie : c'est celui
qui consiste, non plus à juger, mais à instruire, non plus à sévir, mais à
convaincre.
Dans les premiers dialogues, comme le Gorgias, l'art de convaincre
relevait d'une basse rhétorique ; Socrate, lui, procédait comme le
médecin, qui coupe, brûle, tourmente, et donne d'amers breuvages ;
aussi était-il voué à être condamné par un tribunal d'enfants, qui aurait
à choisir entre lui et un cuisinier. Le philosophe n'espérait pas se faire
entendre des ignorants. Dans la République, on voit déjà percer l'espoir
de pouvoir, en s'expliquant, convaincre enfin la foule : <<Cher ami,
repris-je, ne sois pas si sévère pour la multitude. Elle changera certai-
nement d'opinion si, au lieu de lui faire querelle, tu la reprends avec
douceur 1 et dissipes ses préjugés (... ) Ou crois-tu qu'on se fâche contre
qui ne se fâche pas, ou qu'on veuille du mal à qui ne vous en veut pas,
quand on est soi-même sans haine et sans méchanceté?•> (500 a : 1tpaov).
Dans les Lois, cet espoir d'éducation a en quelque sorte pénétré les
institutions : il s'y inscrit dans les préludes que Platon propose pour les
lois, et dont il ne dissimule pas la nouveauté.
Ces préludes sont destinés à convaincre, et ils correspondent à la
douceur chez le médecin. En 684 c, Platon avait refusé la doctrine
isocratique selon laquelle il faut obtenir des gens une obéissance volon-
taire, et s'était contenté de souhaiter qu'on pût guérir les gens <<sans
douleur excessive >>: en 720 a, il parle des médecins qui soignent de la
manière <<la plus douce>> (1tpcx6-roc-rov); et il s'inspire de ce modèle pour
ses fameux préludes aux lois. <<Aucun des législateurs >>,écrit-il, «ne
semble encore s'être avisé qu'il y avait deux armes à la portée des légis-
lateurs, la persuasion et la force, autant qu'on pouvait en user avec une
foule sans culture, mais qu'ils n'en emploient qu'une» (722 b). Aussi

(1) Le grec ne parle pas de douceur et dit simplement mtpixµu6ouµe:voi;.


184 LA DOUCEUH DANS LA PENSÉE GRECQUE

bien Platon distingue-t-il maintenant deux sortes de médecins : ceux


qui ont l'habitude de soigner des esclaves ne donnent ni n'acceptent
d'explications; mais le médecin libre agit tout autrement : il s'enquiert
de tout, «communique ses impressions au malade lui-même et aux amis
de celui-ci, et tandis qu'il se renseigne auprès des patients, en même
temps, dans la mesure où il le peut, il instruit le sujet lui-même, ne lui
prescrit rien sans l'avoir préalablement persuadé, et alors, à l'aide de la
persuasion, il adoucit et dispose constamment son malade, pour tâcher
de l'amener peu à peu à la santé» (720 d-e). Le prélude aux lois tentera
d'agir à la façon de ce deuxième médecin: ((Faire accepter avec sympathie
et grâce à cette sympathie avec plus de docilité la prescription,
c'est-à-dire la loi>> (723 a).
Une médecine par la persuasion, une politique par la persuasion, sont
en train de se faire jour. Or qui dit persuasion dit douceur.
Même au sein de sa pensée politique, Platon a donc été, de proche en
proche, amené à faire une certaine place à ces qualités de douceur et
d'indulgence qui l'avaient tant choqué dans la démocratie et auxquelles
il refusait encore le titre de vertus. Ceci suggère que son opposition
n'était que le reflet de sa passion pour la justice. Aussi peut-on s'attendre
à ce que la douceur s'épanouisse dans le domaine des relations privées
Pt de la vie intérieur!'. où elle ne se heurtait pas à de tels obstacles.

Dès que l'État n'est plus en cause, on voit en eITet la douceur


s'épanouir dans l'œuvre de Platon.
On ne la rencontre guère à propos des relations courantes entre les
hommes (pourtant il aurait selon Diogène Laërce (III, 98) classé les
manifestations de la philanlhrôpia, parlant de l'accueil extérieur, des
bienfaits et de l'hospitalité. Mais il l'évoque admirablement à propos
du monde qui fut le sien et celui de Socrate, c'est-à-dire le monde des
philosophes, soit devant les épreuves, soit envers leurs élèves.
C'est déjà là qu'était apparu un des premiers emplois du mot philan-
ihrôpia, appliqué justement à Socrate 1 •
Mais on relève surtout en ce domaine deux valeurs tr,~s nouvelles de la
pmolès.
D'abord ce mot désigne chez lui la sérénité du sage, que n'entraînent
ni la colère ni les autres passions.
Ce sens se rencontre surtout dans l'emploi adverbial, qui parle de
supporter les choses «avec douceur>>, c'est-à-dire sans récriminer ni se
laisser emporter par le sentiment. Cette sérénité avait été louée de tout
temps ; mais elle ne se rattachait pas normalement au vocabulaire de la
douceur : au ive siècle, le fait devient courant. Démocrite, dans le
fragment B 46, donne comme signe de la grandeur d'âme le fait de
supporter une faute avec patience (praéôs). L'usage est en ce cas facilité
par l'existence d'une offense venant de quelqu'un, contre qui l'on pourrait
se montrer violent : il s'agit de rapports humains. De même, quand
Démosthène parle de supporter l'inégalité avec sérénité ( Contre M idias,

(1) Cf. ci-dessus, p. ,17.


LES PHILOSOPHES 185

183 : praôs), ou de guetter ceux qui violent les lois pour ne pas paraître
supporter ces agissements avec sérénité (Contre Théocrinès, 55 : praôs),
il s'agit de personnes contre lesquelles on peut sévir. Au contraire Platon
emploie le même mot dans des cas plus remarquables : quand il s'agit
des rapports de l'homme avec son destin, avec la vieillesse, la pauvreté,
la mort.
Dans le Ménéxène, il semble s'agir d'un tour banal : les parents el les
enfants des morts sont invités à puiser dans la sollicitude de l'État le
moyen de supporter leur malheur <<avec plus de calme >> (249 c :
praoleron).
Dans le Criton, 43 b, Criton s'adresse à Socrate, qui, dans sa prison,
vient de s'éveiller ; et il lui dit : <<Bien souvent, dans toute ta vie passée,
j'ai pu admirer ton égalité d'humeur ; jamais autant, toutefois, que dans
le malheur présent, en voyant avec quel calme, quelle douceur (praôs)
tu le supportes >>.
Dans la République, 387 e, enfin, il s'agit de l'homme de bien. Il n'aura
pas peur de la mort et, en général, il se suffira pour être heureux : de tous
les hommes il aura le moins besoin d'autrui : <<Moins que tout autre il se
révoltera de perdre un fils, un frère, des richesses, ou quelque autre
chose du même genre (... ) Moins que tout autre il se lamentera, si un
pareil accident lui arrive, et il le supportera aussi doucement que
possible>> (praolata).
Ces exemples montrent bien qu'une telle prao/ès implique de résister
aux chagrins. Elle implique aussi de résister aux désirs, puisqu'on lit
dans le Lysis, 211 e, que, si certains veulent avoir des chevaux, de l'or
ou des honneurs, Socrate, lui, reste froid devant tout cela (rcpcf.wc;; ézw),
ne souhaitant posséder que des amis.
On pourrait penser que cette sérénité n'est pas très loin de l'ataraxie
du sage stoïcien ; mais un tel rapprochement est trompeur. L'homme
dont parle Platon dans la République n'est pas un vrai sage : c'est
simplement un homme de bien, un homme raisonnable, un épieikès 1 ;
son caractère, son milieu social, sa formation, tout a contribué à lui
donner cette mesure; et sa sagesse ni sa sérénité ne sont encore portées
à la limite quasi inhumaine du stoïcisme. Sa bonne tenue dans les
épreuves, même quand le vocabulaire de la douceur ne sert pas à
l'exprimer, est toujours celle d'un homme épieikès, et elle se situe au
niveau, non du philosophe, mais des gens de bien. C'est ainsi que dans
la République, 330 a, la définition en est donnée par le vieux Céphale,
qui n'a rien du philosophe : «L'homme raisonnable>>, dit-il, en employant
le mot épieikès, <<ne saurait supporter la vieillesse avec une aisance
parfaite, s'il est dans la pauvreté; mais l'homme déraisonnable aura
beau être riche : la richesse n'adoucira pas son caractère >>(ne le rendra
2 • Ou encore, quand Platon résume au livre X la pensée de
pas e:ÜxoÀoc;;)

(1) Cet emploi vague de épieikès pour désigner l'homme de bien a pu contriburr à
suggérer qu'une certaine douceur est liée à sa vertu.
(2) Cf. un peu plus loin (331 b): mourir sans rien devoir à personne est l'avantage
de la richesse, non pas pour le premier venu, mais pour l'épieikès (ce qui veut dire qu'il
n'a pas de désirs excessifs).
186 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

387 e, on lit, sans le mot praos, mais avec le mot épieikès : «Nous disions
alors, repris-je, qu'un homme de caractère modéré à qui il est arrivé
quelque disgrâce, comme la perte d'un fils ou de quelque autre objet
très cher, porterait cette peine plus aisément que tout autre & (603 e).
La sérénité des gens sages se distingue donc nettement de celle du
sage qui échappe à la norme commune; et ceci confirme qu'elle ne
saurait avoir le rang de vertu au sens fort du terme : c'est seulement
une qualité qui en tient lieu dans la pratique. On la retrouve chez les
rois de l'Atlantide, qui usent tout naturellement d'une praolès accom-
pagnée de sagesse, par rapport aux événements comme entre eux
(Critias, 120 e). Mais ce n'est pas la vertu raisonnée du philosophe qui a
contemplé l'idée du Bien.
Il n'en reste pas moins que, sous cette forme épurée, la douceur prend,
même aux yeux de Platon, sa place au nombre des qualités humaines
et prépare l'image du sage exempt de passions, dont la vogue devait
être si grande dans les philosophies postérieures.

On a pu constater au passage que cette sérénité devant la mort était,


entre autres, un des mérites de Socrate. Mais elle s'allie en lui à une autre
douceur qui porte, comme le sens même du mot le faisait attendre, sur
des relations humaines, et plus particulièrement sur celles qu'illustrent
les dialogues : les relations du maître et de l'élève. Car on peut être
sévère lorsqu'il s'agit de châtier une faute commise au sein de la cité,
et on doit l'être; mais on ne saurait être trop doux lorsqu'il s'agit
d'expliquer, de faire comprendre, et d'éveiller les esprits au bien et au
vrai. On a vu que c'est même le seul cas où Platon consente à l'emploi
de la douceur dans la cité.
Or l'enseignement de Socrate, tel que le représente Platon, est tout
rayonnant de tendresse, de gentille ironie, de patience, d'indulgence
- en un mot de douceur.
A maintes reprises Platon oppose cette douceur à l'arrogance
péremptoire des adversaires de Socrate, trop sûrs d'eux et intolérants.
Il se plaît même à montrer Socrate les invitant à plus de douceur.
L'exemple le plus célèbre est celui de Calliclès. Tous ont présentes à
l'esprit l'impolitesse du personnage, quand il intervient dans le Gorgias
en s'adressant d'abord à. Chéréphon : << Dis-moi, Chéréphon, Socrate
est-il sérieux, ou plaisante-t-il? » (480 b ), puis la façon dont il fait la
leçon à Socrate, lui assénant l'exposé de ses théories, le blâmant de
continuer à philosopher à son âge, le traitant d'incapable, d'homme
qu'on a le droit de soufJleter impunément et qui risque, un beau jour,
d'y laisser sa vie. Socrate révuuù par des remerciements et des amabilités i
puis il interroge et demande des précisions ; il demande, avec une humilité
un peu narquoise : « Veuille seulement mettre un peu plus de douceur
dans ton enseignement, pour ne pas m'obliger à l'abandonner» (489 b :
1tpot6-rep6v!l,E 1tpo8(8a.<neE).Jusqu'au choix du mot 1tpo8L8~mœLv,qui
suggère un enseignement pour débutants traduit cette feinte humilité.
Mais il est évident que la rencontre entre les idées de douceur et d'ensei-
gnement n'est point fortuite. Elle exprime une certaine idée de
LES PHILOSOPHES 187
l'enseignement et se retrouve ailleurs chez Platon en termes simi-
laires.
Elle se retrouve mot pour mot quand Socrate, dans l' Euthydème,
discute avec Dionysodore et Euthydème. Dionysodore déclare hautement
que Socrate est une créature bien misérable, s'il n'a« ni dieux ancestraux,
ni cultes, bref rien de beau ni de bon» (302 c). Et à cette brutalité,
Socrate répond, comme à Calliclès : <<Ah ! Dionysodore, parle mieux et
ne me prépare pas si rudement à tes leçons ,>: µl] x_r,J...trr:wc,
µt 1tpoolôotcrxe.
De même encore, lorsque Thrasymaque, au livre I de la République,
se laisse aller à une violente sortie, Platon décrit sa fougue avec ironie :
à la première pause, dit-il, <<il ne se contint plus et, se ramassant sur
lui-même à la manière d'une bête fauve, il s'avança sur nous comme
pour nous mettre en pièces ,>(336 b ). Thrasymaque traite les propos de
Socrate de verbiage ; et il déclare que les interlocuteurs de Socrate ont
jusqu'ici fait les niais. Il le dit si sévèrement que Socrate se prétend
terrifié. Le débat s'engage pourtant ; Thrasymaque y affirme ses opinions
sur le ton le plus autoritaire ; puis il veut s'en aller; enfin il discute,
s'empêtre, rougit. Mais il ne refuse pas, comme Calliclès, de répondre.
Aussi Socrate le remercie-t-il à la fin : ce festin de l'esprit, c'est selon
lui, Thrasymaque qui le lui a servi ; et comment? <<en te rendant
traitable (praos) et en renonçant à ta rudesse >>.
De fait, le dialogue socratique est, dans son principe même, un effort
de patience pour mener pas à pas un esprit à la vérité ; et la première
de toutes les douceurs est de laisser autrui non seulement s'exprimer,
mais découvrir lui-même cette vérité. Socrate dit bien dans le Ménon,
75 d : << Lorsque deux amis, comme toi et moi, sont en humeur de causer,
il faut en user plus doucement dans ses réponses et d'une manière plus
conforme à l'esprit du dialogue réfléchi >> 1 ; les mots sont : rr:poc6-r-ep6v

rr:wc,xot1 oLocÀtXTLXWTtpov. Pour répondre à ce vœu, il faut supporter les


détours, la lente découverte des contradictions, et supporter aussi, avec
indulgence, les erreurs de pensée ou les défauts de caractère.
Ceci suppose que les erreurs intellectuelles méritent, aux yeux de
Platon, autant d'indulgence que les fautes du citoyen en méritent peu.
Et cela se conçoit, puisque les fautes intellectuelles peuvent être réparées 2 :
cette réparation est l'objet même et du dialogue et de l'enseignement.
Aussi trouve-t-on toujours cette indulgence pour les erreurs chez le
maître parfait qu'était Socrate.
On la rencontre à l'égard de tous, et, pour commencer, à l'égard des
11ophistes. Ceux de l' Euthydème, par exemple, se croient bien à tort au
premier rang : il faut leur pardonner (306 c : cruyyLyvwaxtLv)cette
umbiLion, et ne pas se fâcher ; comme dit Socrate, «prenons les pour ce
qu'ils sont : il faut faire bon accueil à quiconque montre dans ses propos
la moindre parcelle de raison, et pousse sa pointe avec une vaillance
opiniâtre>>. De même ceux qui se croient grands politiques parce qu'ils
Hont applaudis de la multitude : <<Comment dis-tu? Tu n'excuses pas ces

(1) Traduction modifiée pour ce dernier mot, et délibérément libre : le mot grec
couvre à la fois les idées de conversation, de dialogue et de dialectique.
(2) C'est le principe de la distinction posée dans les Lois, 731 c: cf. ci-dessus, p. 177.

7
188 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

gens-là? (République, 426 d : auyyLyvwcnmc;)Imagine un homme qui Ill'


sache pas mesurer : si beaucoup d'ignorants comme lui lui répètent qu'il
a quatre coudées, penses-tu qu'il pourra s'empêcher de croire ce qu'on lui
dit de sa taille?>>. Quant aux jeunes dialecticiens qui se retournent
contre la morale traditionnelle parce qu'ils ont perdu confiance, leur
excuse est la même : <<Ne les excuses-tu pas?>> (République 537 e : où
auyyLyvwcnmc;).La patience de Socrate s'étend même à celui qui blâme,
la justice sans la connaître : «Tâchons donc de Je détromper doucement.
(praôs), car son erreur est involontaire ... >>.On lui posera donc de~
questions, en le traitant avec gentillesse 1 (République 589 c).
De fait, le Phèdre montre clairement que cette patience à l'égard de~
erreurs est la marque des meilleurs esprits. Il s'agit en effet de révéler
aux professionnels de la rhétorique que ce qu'ils enseignent n'est nulle·
ment la véritable rhétorique ; et Socrate va chercher en des domaineK
parallèles des modèles de conduite à imiter ; il imagine que des genK
capables de composer des tirades propres à susciter la pitié ou la terreur
se croient par là en possession de l'art tragique : Sophocle ou Euripide
n'iraient pas invectiver l'homme que tromperait cette illusion en procé·
dant «comme des rustres >> ; ils imiteraient au contraire le musicien
placé dans un cas analogue et qui, en musicien qu'il est, parlerait avec
douceur>> (268 e : praoleron), expliquant à l'ignorant qu'il lui rcst11
beaucoup à apprendre. Les véritables orateurs auraient la même réaction :
<<Les imaginons-nous, dis-je, rudoyant en des propos impolis, comme toi
et moi par rusticité nous l'avons fait, quiconque aura dans ses écrits 011
dans son enseignement donné cela pour être la rhétorique? Ou bien
est-ce que, plus sages en effet que nous, ils ne nous taperaient pas à nouM
deux aussi sur les doigts en nous disant <<Phèdre, et toi, Socrate, au lieu
de les rudoyer, il faut plutôt traiter avec indulgence (269 b : auyyLyvw•
crxeLv)ceux qui, faute de connaître la rhétorique>> sont ainsi dans l'erreur'?
L'insistance sur cette douceur qui, dans le texte, est successivement celln
des bons musiciens, des grands tragiques et des vrais orateurs, ne saurait,
être négligée. Elle se double d'une humilité apparente, qui est un raffi•
nement de courtoisie et qui attire l'attention sur l'idée maîtresse - à
savoir que ceux qui ont le vrai savoir sont tout naturellement patient•
et tolérants envers ceux qui ne l'ont pas et nous offrent ainsi un modèln
à suivre 2 •
Aussi bien est-ce vers la fin du Phèdre que Socrate décrit le plaisir dit
celui qui enseigne et qui, après avoir pris en mains une âme appropriée,
y plante et y sème des discours que le savoir accompagne : la culture
des esprits demande autant de patience et de douceur que celle del
plantes; et la fin poursuivie est si belle qu'elle vaut largement tous cel
soins.
Ces rappels à la douceur, ces éloges de la douceur, ne sont au reste,
que le reflet de ce qu'incarne Socrate et de ce qu'il met si merveilleu•

(1) Ainsi Socrate l'appelle : ciiµixxo:pLe:.


(2) Le plus sage est donc le plus doux. De même celui qui, doué d'un heureux
naturel, a reçu une bonne éducation : il est • apprivoisé I au lieu d'être • sauvage •
(Lois, 765 e). Sur la présence de cette idée chez Isocrate, cf. ci-dessus, p. 175.
LES PHILOSOPHES 189
sement en pratique. Tout le cours de tous les dialogues pourrait servir à
le prouver. Que de tendresse dans ses questions ! Que de promptitude à
admirer les qualités des jeunes qui l'entourent ! Que de plaisir à voir
leurs progrès ! Même au seuil de sa mort, cette douceur généreuse se
laisse libre cours. Et si Criton s'étonne de voir la praotès de Socrate par
rapport à sa fin prochaine, Phédon lui est tout rempli d'admiration
devant la praolès qui paraît encore envers ses disciples et leurs objections.
Platon lui prête un commentaire d'éloge, comme pour attirer notre
attention : <<Mais ce que, pour moi, je trouvai de sa part merveilleux au
dernier point, ce fut d'abord la bonne grâce, la bienveillance, l'air
admiratif dont il accueillit les objections de ces jeunes hommes >>
(Phédon, 89 a).
À ce niveau, la douceur du maître qui enseigne se confond avec celle
de l'ami; et des liens précieux se créent au sein d'un groupe privé. Les
exigences relatives à la cité n'y ont plus cours. La douceur y règne sans
opposition. On a beaucoup parlé du rôle qu'a pu jouer <<l'amour grec>>
dans ces relations : en réalité il ne fait que prêter une note plus personnelle
à une sollicitude qui est plus que pure : la vraie passion qui les inspire
est celle d'ouvrir de jeunes esprits à la philosophie et au Bien 1 .
Si Platon s'est refusé à faire une place à la douceur dans la cité, il est
donc cependant le meilleur de tous les témoins attestant le triomphe de
la douceur. Dans les relations privées du maître et des élèves, il lui a
donné une place et un rayonnement inoubliables. Et le fait aide à mieux
comprendre la nature même de ses réticences : comme le prouve le cas
des poètes, Platon pouvait très bien, quand il le jugeait nécessaire,
écarter de sa cité idéale ce que, spontanément, il appréciait le plus.

II. ARISTOTE

Aristote, comme toujours, a été à la fois moins sévère et moins


chaleureux.
Il n'avait pas les mêmes raisons que Platon d'être sensibilisé aux
désordres que l'excès d'indulgence avait introduits dans la politique
athénienne. Il avait d'autre part le souci de tenir compte des réalités ;
et, dans ces réalités, figuraient des valeurs nouvelles. Enfin, le caractère
moins intellectualiste de sa psychologie lui permettait de mieux
comprendre la nature afîective de certaines qualités : on s'en est aperçu
à sa critique de la praotès accordée par Platon à ses gardiens 2 •
Peut-être était-il lui-même sensible aux qualités du cœur. Son
testament, tel que le cite Diogène Laërce (V, 12-16) le révèle plein
d'attentions pour tous, et même pour ses esclaves. Ce trait de caractère

(1) Tout amour digne de ce nom est d'ailleurs, pour Platon, un effort vers le beau,
le bien et le vrai.
(2) Cf. ci-dessus, p. 181. On peut rapprocher sa belle critique de la façon dont
Platon se représente l'union idéale entre citoyens (Politique 1261 b - 1262 b).
190 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

est confirmé par divers mots que lui prête Diogène Laërce : ainsi il aurai!.
fait l'aumône à un méchant personnage et répondu à ceux qui l'en
blâmaient que la pitié allait non pas au caractère mais à l'homme (V, 17) i
ou bien il aurait dit que le secours allait non pas à l'homme mais à
l'humanité (V, 21). Tout ceci suggère un sens fort vif de la solidarit.6
humaine.
Et de fait Aristote était convaincu qu'une amitié naturelle liait non
seulement les parents aux enfants, dans toutes les espèces, mais les gen11
de même race. Il l'a dit dans l'Éthique à Nicomaque (VIII, 1155 a 16 sqq.),
en précisant que «les individus de même race ressentent aussi une amitié
naturelle, principalement dans l'espèce humaine ; et c'est pourquoi nous
louons les hommes qui sont bons pour les autres (philanlhrôpoi). Mêmn
au cours de nos voyages au loin, nous pouvons constater à quel point
l'homme ressent toujours de l'affinité et de l'amitié pour l'homme>>. Il
ajoute du reste dans ce texte que l'amitié constitue le lien des cités; et
ceci peut être rapproché de la formule célèbre du début de la Politique,
selon laquelle l'homme est «un animal politique » : cette formule trouvo
ici sa résonance affective.
Ces diverses raisons expliquent qu'Aristote, tout en reprenant de très
près la pensée de Platon, ait cependant franchi le pas, et reconnu aux
vertus de douceur une place de plein droit dans son éthique.
Il a, en effet, défini le statut que devaient avoir et l'épieikeia et la
suggnômè ; en même temps, il a joint aux vertus traditionnelles toutn
une série de vertus apparentées à la douceur.
Le statut de l'épieikeia est défini à la fin du livre V de l'Élhique à
Nicomaque; et les rapports que cette épieikeia entretient avec la justice
constituent l'avant-dernier - peut-être même le dernier 1 - des prohlèmea
que soulève l'idée de justice. La première phrase le précise bien, à
1137 a 31 : « Nous avons ensuite à traiter de l'équité et de l'équitable,
et à montrer leurs relations respectives avec la justice et avec le juste »1 ,
Il pose que ces deux idées ne sont ni absolument identiques ni absolument.
différentes. Par là, il s'inscrit bien dans la tradition du ve siècle, qul
avait découvert l'équitable dans le sillage de la justice, mais en le situant.
en marge de la stricte justice, comme pour la compléter 8 : <<L'équitable••
écrit-il, «tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un
correctif à la justice légale>>,è1t0t't16p0wµoc Entre les deux
'tloµ(µou ~~xoc(ou.
existe une différence spécifique et non générique.
Mais, contrairement aux gens du ve siècle, Aristote ne se contente
plus du vague sentiment que la. stricte justice n'est pas tout : il analyse
la raison de ce malaise, qui se ramène essentiellement au caractère
général de la loi : par nature, celle-ci est incapable de prendre en considé•
ration tous les cas. De même que le décret reste nécessaire après la loi,
l'équitable remplit une fonction également indispensable à côté de cette

( 1) Il est l'avant-dernier dans l'ordre des manuscrits; mais beaucoup le déplacent,


et certains en font la conclusion du livre.
(2) Tous les textes de l' Éthique à Nicomaque sont cités dans la traduction Tricot,
(3) Cf. ci-dessus, p. 55.
LES PHILOSOPHES 191
dernière. Et le caractère de l'homme équitable implique lui aussi ce
dépassement de la stricte légalité ; l'homme équitable, en effet, « ne s'en
tient pas rigoureusement à ses droits dans le sens du pire, mais a tendance
à prendre moins que son dû, bien qu'il ait la loi de son côté» (1138 a).
Cette définition rend compte, au plan de la réflexion, du sentiment
d'insatisfaction que laissait souvent la stricte justice à ces Grecs pourtant
si épris de justice. De plus elle ratifie et recommande dans l'éthique
ce que la loi politique ne peut reconnaître.
C'est là un progrès considérable. Et ce n'est point le seul. En effet
par un double mouvement de justification, Aristote confère à l'épieikei~
ainsi définie une dignité qui est égale et supérieure à celle du juste.
D'abord, en admettant que l'équitable n'a avec le juste qu'une différence
spécifique, il le reconnaît pour juste. Ensuite, il affirme que, tenant
compte de plus de circonstances que le juste légal, l'épieikes lui est
supérieur : «Tous deux sont bons, bien que l'équitable soit le meilleur
des deux», écrit-il (1137 b 10), ou encore, un peu plus loin : « De là vient
que l'équitable est juste, et qu'il est supérieur à une certaine espèce de
juste ,>1 , ou enfin : <<On voit ainsi clairement ce qu'est l'équitable, que
l'équitable est juste et qu'il est supérieur à une certaine sorte de juste»
(1137 b 33Y"· On ne saurait insister davantage sur une idée dont la
nouveauté ne manque pas d'audace.
Or l'épieikes est bien une justice humanisée, et Aristote lui reconnaît
ce caractère. II dit, dans la définition citée plus haut, qu'elle implique
qu'on ne s'en tienne pas à ses droits « dans le sens du pire,>. Il dira plus
loin que l'homme équitable est plus qu'un autre porté au pardon
(1143 a 21). De Plato~ à ~isto~e, ~ette reco:~maissance d'une justice
plus indulgente, supérieure a la Justice des l01s, _marque donc bien le
triomphe d'une des formes de la douceur. Ce tr10mphe a été facilité
par le fait qu'Aristote co~si~ère une qualité, dont _desind~vi_duspeuvent
faire preuve, et non un prmc1pe valable pour une cité; mais 11n'empêche
qu'il tend à introniser des valeurs nouvelles, pour lesquelles Platon, ne
connaissant que des citoyens, n'avait point de place.
Qu'Aristote ait été fort attaché à cette valeur n'est point douteux.
Il parle aussi de l'épieikes dans la Rhétorique, où il lui consacre un long
développement (1, 1374 a 26-1374 b 23). La définition qu'il en donne est

(1) La suite dit, dans la traduction Tricot : • non pas supérieur au juste absolu
mais seulement au juste où peut se rencontrer l'erreur due au caractère absolu de 1~
r/lgle •· Cette traduction n'est pas isolée (cf. Gauthier-Joli!: da justice au sens fort •l,
mais elle est un peu inexacte et trompeuse. Si l'on se souvient du fragment tragiqu~
11llép. 56, où -rlJvœ1tÀwc;8lxl)v désignait la justice sans nuances ni indulgence, opposée
• l'tpieikeia, on donnera plutôt à OG1tÀi.'>c;la même valeur. Il s'agit moins d'• absolu •
'lue d'absence de distinctions. Le sens serait alors: • non du juste pur et simple, mais
,,,s défauts tenant au fait qu'il est pris purement et simplement•· Cet emploi est
!l'ailleurs normal chez Aristote : cf. Bonitz, s.v., 1, fin, pour -roŒ1tÀi.'>c;
&yoe66v,xa:Mv,
lhca1ov,etc.
(2) Aristote justifie même ainsi le sens dérivé, dont il signale l'existence, et selon
l"1uel o! èmeLxeîc;,s'employant pour o! œy<X6ol, désigne les• gens de bien t (1137 a 33
111q.).
192 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

presque mot pour mot la même que dans !'Éthique à Nicomaque 1 • D'autre
part, il précise plus nettement encore, dans la Rhétorique, le caractère
humain de l'épieikes 2 , qu'il met directement en rapport avec l'indul-
gence:« Etre équitable, c'est être indulgent (mJ"{yLyvwcrx.eLV) aux faiblesses
humaines ( ... ) C'est aussi se rappeler le bien qui nous a été fait plutôt que
le mal, les bienfaits que nous avons reçus plutôt que les services que
nous avons rendus>>. Certains ont même pensé qu'Aristote, dans de tels
textes, avait confondu l'épieikes avec l'indulgence, pour le ramener,
dans l'Éthique à Nicomaque, à un véritable droit, fondé en nature 8 :
c'est méconnaître la nature même de l'épieikeia en grec, et le rôle qu'elle
joue devant les tribunaux aux côtés de la loi. En fait, l'épieikeia que
loue Aristote est, dans tous les cas et dans tous les textes, une forme de
justice plus indulgente et plus compréhensive.
Qu'Aristote ait été particulièrement sensible à cette sorte de justice
infiniment plus souple que la justice platonicienne n'est pas pour nous
surprendre. Il a aussi aimé employer le mot épieikès, dans un sens plus
large, pour désigner l'homme de bien. Et le fait est que, si les mots de
cette famille sont en plein épanouissement au ive siècle, Aristote est de
tous celui qui en groupe les exemples les plus nombreux : 33 pour
Démosthène, 42 pour Isocrate, 72 pour Platon, et, pour l'œuvro
d'Aristote : 92.
Son intérêt pour l'éthique, son goût des classements et des distinctions
ont fait qu'il a pu à la fois reconnaître cette vertu aux contours indécis,
et en donner une définition aussi rigoureuse qu'il était possible. Avec
lui, l'épieikeia a connu une promotion si frappante que les savants
devaient désormais la considérer comme un des thèmes de sa pensée :
si nous l'avons vu naître dès le ve siècle dans la pensée athénienne, elle ne
naît qu'avec Aristote dans la pensée philosophique.

On ne saurait en dire autant de la suggnômè, qui lui est apparentée.


Pourtant Aristote en a fixé le statut avec non moins de soin et de rigueur.
Au début du livre III de l'Éthique à Nicomaque, avant d'aborder
l'étude des différentes vertus, Aristote entreprend de définir quelle■
actions peuvent être dites volontaires ou involontaires - ces dernière■
méritant, dit-il, « l'indulgence (suggnômè) et parfois même la pitié&,
À la différence du classement des fautes établi par Platon dans le■
Lois4, le texte d'Aristote adopte pour cadre celui qui se dégageait de
toute la pensée antérieure, en appelant involontaires les actes accompli11
<<sous la contrainte ou par ignorance>>. Mais, à l'intérieur de ce cadre, il
introduit nombre de distinctions subtiles et rigoureuses, qui reposent
sur une véritable philosophie de la volonté et de la responsabilité. En ca

(1) , L'équitable semble être le juste, mais c'est le juste qui dépasse la loi écrito,
Les lacunes de celle-ci sont, les unes voulues par les législateurs, les autres involon•
taires ... •·
(2) Plus haut dans la Rhétorique, à 1372 b 19 et à 1373 a 18, obtenir l'épieikes veu,
dire • obtenir l'indulgence•·
(3) Cf. Gauthier-Jolif, ad loc.
(4) 863 a - 871 a : cf. ci-dessus, p. 179.
LES PHILOSOPHES 193
sens, bien que la tendance générale soit de laisser aux coupables une
responsabilité plus grande, il contribue à donner à l'indulgence, dans les
cas où elle reste de mise, une justification rationnellement fondée. La
justice n'en devient pas ~lus indulgente, tout au contraire ; mais elle
devient plus nuancée et tient compte de plus de circonstances, si bien
que l'indulgence accordée de:Vi~ntri~our~usement légitime.
Il demande par exemple sr l on dort faire rentrer dans la catégorie des
fautes commises <<sous la contrainte>> celles que l'on accomplit par peur,
dans un moment de danger. Les personnages de la tragédie l'avaient
souvent prétendu 1 : Aristote ne le pense pas. Il les tient pour des actions
en prineipe involontaires, mais volontaires si l'on se réfère au moment de
la décision. De là une analyse sur la part de l'agent et celle des circons-
tances, que l'on n'avait rencontrée nulle part avant lui, et qui tend à
fixer en termes de raison le statut de l'excusable - c'est-à-dire à le
promouvoir du domaine du s~ntimen_t ~ ce~ui du ju?ementB.
De même, poussant plus lom la d1stmctron établie par Platon entre
les diverses sortes de meurtres accomplis sous l'effet de la colère et qu'il
appelait (1 intermédiaires entre le volontaire et l'involontaire» (Lois,
867 a), Aristote distingue entre ce qui n'est «pas volontaire» et ce qui
8
est <<involontaire >> (1110 b 18). Il fonde cette distinction, en particulier,
1mr la présence ou l'absence de chagrin et de regret' : par là, il ouvre
6videmment la voie à l'idée qui devait naître bien plus tard, que le
repentir est la condition du pardon; de façon plus immédiate, il fait
une place accrue à la psychologie du coupable ; si bien que la justice
devient plus souple tout en devenant plus lucide: désormais, les conditions
de cette souplesse sont définies avec rigueur, en fonction d'une philosophie.
De même encore, en ce qui concerne l'ignorance, Aristote distingue, de
façon non moins subtile, entre l'acte accompli <<par ignorance>>ou <<dans
l'ignorance »6• Il précise ainsi que l'ignorance décisive est celle des parti-
cularités de l'acte : « et c'est dans ces cas-là que s'exercent la pitié et
l'indulgence, parce que celui qui est dans l'ignorance de quelqu'un de
nes facteurs agit involontairement>> ; et Aristote d'analyser la nature et
le nombre de ces particularités, dont l'ignorance sera une excuse.
Celles-ci concernent naturellement l'acte lui-même, mais aussi des
llSpect.s psychologiques - par exemple, le résultat que l'on en attend.
Là encore, souplesse et précision se combinent donc sous le regard lucide
d'Aristote.
On pourrait compléter cette analyse en y joignant d'autres distinctions
1,td'autres réflexions, par exemple le passage où Aristote cherche à quels
ilésirs naturels il est plus excusable de se laisser aller (1149 b 4) ou celui
llans lequel il se demande dans quelle mesure l'homme intempérant
mérite l'indulgence (1146 a 2-3).

(1) cr. ci-dessus, p. 72-73.


(2) cr. VI, 1143 a 23, qui définit la suggnômè comme un jugement correct de ce qui
Hl équitable. La phrase est considérée comme une glose par certains (cf. Gauthier-
Jolif 1 ad. loc.) ; mais leurs raisons semblent peu convaincantes.
(3 ) où)( É:xoùmovet à.xouawv.
(4) 1llO b 18; cf. encore 1111 a 20.
(5) Cette distinction est reprise à V, 1136 a 5-10.
194 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

Sans plaider pour l'indulgence, et en en limitant parfois le rôle,


Aristote a donc largement contribué, par la fermeté de ses analyses, à
lui reconnaître un rôle légitime dans une justice plus compréhensive.
En même temps, il a considéré que l'indulgence pouvait caractériser
un individu : elle n'est plus seulement liée à une conduite qui en est
digne, en soi, mais au caractère de celui qui l'accorde le plus volontiers :
on a rencontré plus haut1 le texte d'Aristote qui dit que l'homme doux
(praos) n'est pas porté à la vengeance, mais au pardon : il est, commo
le dit un mot qui devait être alors nouveau, cruyyvwµovix6c; 2 • Ailleurs,
Aristote déclare, en termes presque semblables, que l'homme équitable
(épieikès) est plus qu'un autre porté au pardon (1143 a 21). Et il est
manifeste que c'est là une vertu à ses yeux 8• C'est même une vertu touto
proche de la prudence, puisqu'on lit, en 1143 a 31, qu'un bon jugement
rend l'homme «intelligent, favorablement disposé pour les autres, apto
au pardon (e:ôyvwµwv~ cruyyvwµCùv) 4 • La suggnômè, bien définie mais

étroitement limitée dans le domaine du droit, est donc admise sana


réserve en tant que qualité humaine et disposition du cœur.
Toutefois - les exemples cités le prouvent, avec leurs combinaisons
de mots - l'indulgence n'atteint ce rang qu'en étroite union avec
I'épieikeia et la praolès, parmi toute une série de notions, qui désormai11
introduisent dans la morale les diverses formes de la douceur.

Cette invasion des vertus douces apparaît clairement si l'on suit,


dans !'Éthique à Nicomaque, l'énumération même des différentes vertus,
qui sont examinées de III, 9 à la fin du livre VI.
Le cadre principal reste déterminé par les grandes vertus traditionnelles,
à savoir le courage (111, 9-13), la sagesse ou modération (sôphrosun~,
III, 13- IV, fin), la justice (V), et enfin les vertus intellectuelles (VI),
Mais, tout d'abord, il faudrait préciser que ce cadre est largement.
dépassé vers la fin, puisque les livres VIII et IX tout entiers sont,
consacrés à une vertu éminemment douce, qui est l'amitié, et qui el\l,
neuve au panthéon de l'éthique : il parle même à son sujet de philan•
thrôpia&.
D'autre part, entre la sôphrosunè et la justice, Aristote a inséré toutn
une série de vertus, qui ont pour caractère commun de s'appliquer aux
relations entre les hommes au sein de la société. Platon n'eût point.
songé à en parler. Il s'agit de vertus pratiques, pour lesquelles les appll
cations sont souvent affaire de tact ; à propos de chacune, Aristote 011

(1) Cf. p. 92.


(2) Le même adjectif se retrouve encore, avec la même valeur, dans le texte cil.•
à la phrase suivante, et dans la Rhétorique IJ, 1384 b (au contraire, en 1150 b 3, Il
concerne l'acte excusable).
(3) Le traité Des vertus et des vices range sans hésiter cette disposition au nomb1·1•
des vertus (1251 b 33: être ÎÀe:Co>v x°'l e:ùµe:vrnovx°'l auyyvwµovLx6v); mais, bien qu,,
transmis sous le nom d'Aristote, ce traité est de date plus tardive : la promotion do I•
douceur et de l'indulgence y est encore plus nette.
(4) C'est le seul emploi de ce dernier adjectif chez Aristote.
(5) Cf. ci-dessus, p. 190. Aristote emploie à cette occasion le beau mot rare q>LÀocplÀ011,
ou • amis de l'amitié• (1155 a 30), qui revient à plusieurs reprises dans son œuvr~
LES PHILOSOPHES 195
appelle au jugement courant et se réfère à la notion d'épieikeia, prise
dans son sens le plus large et le plus vague 1 . Ce sont d'autre part des
vertus toujours fondées sur un esprit doux et conciliant. Ne trouve-t-on
pas parmi elles l'amabilité 2 au chapitre 12, et l'enjouement 8 au
chapitre 14? Ne s'agit-il pas, avec la libéralité, de faire du bien à autrui?
L'harmonie dans les rapports sociaux devient un véritable idéal moral«.
Qui plus est, au milieu même de ces vertus surgit, sous son nom, la
praotès.
Mais faut-il l'appeler «douceur >>?6 Certains ont hésité à le faire à
caui3e de la définition assez étonnante qu'en donne Aristote. En effet,
voulant y reconnaître, comme pour les autres vertus, un juste milieu, il
s'est trouvé embarrassé. L'opposer à la colère était facile ; mais, à l'autre
extrême, que placer? Il y place <<une sorte d'indifférence à la colère ou
tout ce qu'on voudra>>! Et il avoue bientôt que cette vertu s'oppose
surtout à l'excès de colère : <<car le terme doux signifie celui qui reste
imperturbable, et n'est pas conduit par la passion, mais ne s'irrite que
de la façon, pour les motifs et pendant le temps que la raison peut
dicter; il semble toutefois errer plutôt dans le sens du manque, l'homme
doux n'étant pas porté à la vengeance, mais au pardon>> (1125 b 33 -
1126 a 2).
Cette définition, on le voit, implique un léger malaise. Aristote s'en
justifie plus loin en disant qu'en ce domaine l'excès est plus répandu que
le défaut. Mais il reste que sa vertu penche dangereusement, comme il
l'avoue, <<dans le sens du manque >>.Et rien ne pourrait être plus révélateur
que la difficulté où il se trouve : elle signifie que la douceur a désormais
gagné assez de terrain pour être rangée au nombre des vertus et recevoir
un traitement à part, bien qu'elle ne corresponde pas à l'idéal de raison
qui domine en général dans l'éthique. Elle a, en quelque sorte, fait
pencher dans son sens la balance dont Aristote, partout ailleurs, attend
la définition d'un équilibre.
Pas plus que la sérénité de l'homme raisonnable qui, chez Platon,
aupportait calmement l'adversité, la praolès d'Aristote n'est tout à fait
la douceur: pour se faire admettre des philosophes, celle-ci a dû s'assagir.
Mais enfin elle y est parvenue : elle est vraiment une vertu.

(1) Ainsi pour la libéralité : 1120 b 32 et 1121 b 24; pour l'amabilité : 1126 b 21;
pour la véracité : 1127 b 3; pour l'enjouement : 1128 a 18; pour la pudeur (traitée
par prétérition) : 1128 b 28-33.
(2) Cette vertu n'a pas de nom chez Aristote, mais se situe entre la complaisance
1ystématique et le caractère hargneux.
(3) Cette vertu non plus n'a pas de nom; Tricot l'appelle de façon quelque peu
bizarre • le bon goût dans ! 'activité de jeu • 1
(4) Ce souci semble être devenu de plus en plus marqué chez Aristote, si du moins
l'on admet l'authenticité et l'antériorité del' Éthique à Eudème; en effet, la véracité,
l'enjouement et l'amitié y sont absents de la liste des vertus.
(5) Gauthier-Jolif traduisent : «la placidité•, ce qui marque bien le malaise
d'Aristote, mais ne rend plus compte de l'évolution morale qui l'amène à employer
ln mot de praotès. Le sens que lui donne Aristote se rapproche de celui que l'on a vu
tians l'expression c supporter avec praotès • (ci-dessus, p. 184-185).
196 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Une chose pourtant, reste évidente : c'est qu'elle a eu du mal à y


parvenir. Comme en politique, elle se heurtait en philosophie à deK
objections assez graves.
Elle ne les a surmontées que grâce au fort courant en sa faveur qui
animait le 1v0 siècle en général. Ce courant interdisait que désormais
on la tînt à l'écart. C'est bien pourquoi, dès que Platon ne légifère plus,
on sent courir dans ses dialogues le rayonnement de cette douceur dont
il ne fait pas une vertu. C'est pourquoi aussi Aristote, plus tourné vers
la pratique, peut lui faire sa place, et pourquoi il la lui fait dans le plus
empirique des livres de l'Éthique à Nicomaque, et en se référant souvent,
soit au témoignage des poètes, soit aux façons de parler ou de juger
communément admises.
Il faut bien dire aussi que le souci de la cité et de la communauté
politique régie par la justice, avait été un des obstacles les plus graves.
Cet obstacle était, pour Platon, décisif. Il l'est encore pour Aristote,
mais déjà sa philosophie est détachée des réalités immédiates; et
lui-même n'est plus l'homme d'une cité. Son élève Alexandre contribuera.
à précipiter le changement. Après Aristote s'ouvre l'époque hellénistique,
où la douceur, désormais connue et reconnue, pourra s'épanouir librement.
TROISIÈME PARTIE

D'ARISTOTE A PLUTARQUE,
LA DOUCEUR A L'HONNEUR
CHAPITRE XII

MÉNANDRE ET LA MORALE DE L'ÉPOQUE HELLtNISTIQUE

À partir d'Aristote, l'étude des notions de douceur et d'indulgence


change de caractère. À force de progresser, elles apparaissent dorénavant
au premier plan ; aussi des études diverses leur ont-elles été consacrées :
la voie se trouve ainsi frayée, et la tâche facilitée. Mais la connaissance
de l'histoire antérieure, telle qu'elle a été restituée ici, impliquera des
perspectives qui, en_fai~ant voir _la ligne d'ensemble, pe~mettront, pour
chaque auteur cons1dére, de rectifier ou de nuancer les mterprétations.
Ce triomphe de la douceur se traduit aussi bien dans le domaine de
l'éthique que dans celui de la politique.
Dans le domaine de l'éthique, auquel sera consacré ce chapitre il
semble que l'on trouve un écho assez net des nouvelles valeurs chez des
hommes comme Dicéarque _et Théophraste. Leurs œu_vres étant presque
entièrement perdues, on doit se contenter de suggest10ns. Ainsi Cicéron
parle de Dicéarque à propos de l'aide que s'apportent les hommes entre
euxl; et Théophraste laisse percer dans ses Caractères le goût qu'il avait
de la sociabilité et de l'amabilité.
Trois des types que retient Théophraste le montrent bien. Le
caractère XV est celui du brutal ( authadès) ; le caractère XVII celui
de l'homme chagrin (mempsimoiros); le caractère XVIII celui du
défiant (apistos). Ce sont là autant de formes du manque de douceur•
Ill elles sont, de toute évidence, présentées comme des défauts. A~
contraire, il va de soi qu'être<< bon camarade>> est une vertu (XXIX, 4).
Tout ceci indique, bien que le vocabulaire de la douceur n'y soit point
,imployé, un goût affirmé pour des relations humaines teintées de douceur.
On peut ajouter que le Traité des Vices el des Verlus ne trahit sans
doute pas la pensée d'Aristote, à qui il fut faussement attribué, lorsqu'il
hlâme, comme un signe de bassesse, la «misanthropie >>.
Cette orientation de l'école péripatéticienne pouvait trouver un
nliment dans l'idée aristotélicienne de l'amitié naturelle aux hommes2.
Stobée attribue cette idée - on le verra plus loin - à Aristote et aux
péripatéticiens. Or elle ne pouvait que donner à la douceur un caractère

(1) cr. De Officiis, II, 5, 16, d'où est tiré le fragment 24 Wehrli de Dicéarque.
(2) Cf. le texte de !'Éthique d Nicomaque, cité au chapitre précédent, p. 190.
200 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

plus largement humain. Le cosmopolitisme régnant ne fut pas non plus


étranger à sa diffusion.
En tout cas, cette double tendance, à louer les vertus aimables et à
les prolonger par le sentiment d'une solidarité générale entre tous les
hommes, forme un arrière-plan très révélateur pour le théâtre de
Ménandre, qui y fait écho en tous points. Ménandre fut élève de l'école
péripatéticienne précisément au moment où Théophraste en devenait le
chef ; et son œuvre est remplie de condamnations contre la <<misan-
thropie>>, comme d'évocations chaleureuses de la fraternité qui devrait
présider aux relations entre les hommes.
Le rapport est même si évident que l'on a souvent voulu trouver
dans l'œuvre de Ménandre, et surtout dans le Dyscolos, la trace précise
de l'influence de Théophraste.
La parenté intellectuelle existant entre les deux auteurs était déjà
suggérée par bien des traits - quand ce ne serait que le souci même
de peindre des caractères - et elle est apparue avec plus de netteté
encore lors de la découverte du Dyscolos. Dans les années qui ont suivi
cette découverte, toute une série d'études ont relevé, avec plus ou moins
d'insistance, les traces d'une influence de Théophraste et les ressem-
blances de pensée qui rapprochaient les deux auteurs 1 • Peut-être d'ailleurs
cette idée de ressemblance est-elle plus à sa place ici que celle d'influence.
C'est au moins ce que suggèrent les dates. Théophraste, en effet, succède
à Aristote en 322 ; Ménandre fait jouer sa première comédie en 321 ; les
Caractères sont de 319. Ces dates sont trop proches pour que l'on puisse
parler d'influences unilatérales : il semble plutôt s'agir d'un même milieu
- qui est celui de l'école péripatéticienne.
Au reste, ceux-là mêmes qui ont fait des réserves sur l'importance de
l'influence de Théophraste n'ont été amenés à les présenter que pour y
substituer l'idée d'un rapprochement plus étroit encore avec Aristote
lui-même 2 •
On le voit : la différence n'est pas bien grande, si tout le débat est en
définitive entre le maître et son disciple, et si, par conséquent, on ne sort
pas de l'école péripatéticienne.
L'étude faite ici de la douceur permet d'apporter à ces thèses un
argument de plus, puisque l'histoire de la notion a en fait mis en lumière

(1) Ainsi A. Barigazzi, • Il Discolo di Menandro o la Commedia della Solidarita


u?lana •, Alhenaeum, :'17 (1959), p. 184 sqq., bientôt suivi de La formazione .~pirituale
d1 Menandro, Turin, 1965, xvu-247 p.; W. Schmid, • Menanders Dyskolos und die
Timonlege11de •, Rheinisches Museum, N.F. 102 ( 1959), p. 157-182, suivi de• Menanders
Dyskolos, Timonlegende und Peripatos •, ibid., p. 263-266; B. Steinmetz, • Menander
und Theophrast, Folgerungen aus dem Dyskolos •, Rheinisches Museum, 103 (1960),
p. 73 sqq. De même, plus tard : K. Gaiser, • Menander und der Peripatos •, Anlilce und
Abendland, XIII (1967), p. 8 sqq. et F. Wehrli, c Menander und die Philosophie•,
dans Entretiens de la Fondation Hardt, XVI, 1969, p. 147-152.
(2) Ainsi T. B. L. Webster, Studies in Menander, 1950, en particulier p. 197 sqq.
Cf. déjà M. Tierney, • Aristotle und Menander •, Froc. of the Royal Irish Acad., 1935-
1?37, p. 241-254. Si quelqu'un d'ailleurs, parle de dyscolia, dans les textes dont nous
disposons, ce n'est pas Théophraste, mais Aristote (on trouvera les références dans
J. M. Jacques, Notice à l'édition des Belles-Lettres du Dysco/os, p. 37).
MÉNANDRE ET LA MORALE HELLÉNISTIQUE 201
l'importance privilégiée que celle-ci prend chez Aristote, et qu'elle devait
ensuite avoir chez Ménandre.
En même temps, elle permet de nuancer un peu les choses. Le
rapprochement des témoignages montre en effet que cette idée, et celles
qui lui sont apparentées, n'avaient cessé de se développer, et qu'elles
correspondaient beaucoup plus à une tendance très générale qu'à une
orientation propre au seul Aristote, ainsi qu'à ses élèves 1•
S'il importe de considérer ici l'œuvre de Ménandre, et d'abord le
Dyscolos, c'est donc moins pour chercher à préciser un rapport voué à
rester vague, que pour apporter un témoignage parallèle de la place prise
par la douceur dans les œuvres immédiatement postérieures à Aristote .

...
Le Dyscolos, qui est la seule pièce entière que nous possédions de
Ménandre, est aussi, apparemment, celle qui illustre le mieux le sens aigu
qu'il avait de la solidarité humaine.
La pièce, qui est ancienne et date probablement de 317-316, emprunte
son titre au trait de caractère qui s'y trouve critiqué. Il s'agit de
«L'atrabilaire>>. Elle avait, semble-t-il, un autre titre : <<Le misan-
thrope >>2 • De toute façon, elle stigmatise la disposition de celui qui ne
s'entend avec personne et qui, comme l'<<homme chagrin>> de Théophraste,
n'est jamais content. Mais l'analyse de ce défaut est beaucoup plus
poussée, naturellement, chez Ménandre.
On s'en aperçoit déjà à considérer le vocabulaire employé pour désigner
cette philanlhrôpia qui manque à Cnémon, ou ce caractère atrabilaire qui
est le sien.
Le couple philanlhrôpos-misanlhrôpos y figure. Ainsi, au vers 105, on
voit l'esclave Pyrrhias qui aborde aimablement le misanthrope : il veut
être un modèle d'amabilité et de savoir-vivre (philanlhrôpos); mais
Cnémon lui coupe la parole et lui jette une motte de terre à la figure,
avant de le poursuivre en lui lançant tout ce qu'il trouve. Sur quoi
Sostrate, l'amoureux de la fille de Cnémon, reste seul à attendre le
terrible vieillard ; il en a grand peur et remarque : <<Il n'a pas du tout
l'air aimable (147 : philanlhrôpos), à ce qu'il me semble, non, par Zeus!
Quelle mine sévère ! >>.On voit par là que le beau mot philanlhrôpos, à
force d'être employé, s'était déjà usé au point de désigner un compor-
tement tout extérieur.
Peut-être est-ce de la même évolution que relève l'emploi du verbe de
la même famille que l'on trouve au vers 573, quand Sostrate promet au
dieu Pan de lui adresser toujours une prière au passage et lui dit : xcxt
qnÀoc\16pwm:ucroµoci, ce que J. M. Jacques traduit : << nos rapports seront
toujours empreints d'humanité >>.Mais il y a là plus que de l'usure.
Montrer à un dieu un sentiment ou une attitude qui se désigne comme

(1) Cf. Handley, dans le volume de la Fondation Hardt consacré à Ménandre


(XVI, 1969), p. 154.
(2) Selon la didascalie; cf. d'ailleurs le vers 34 : µicrwv ii:pe:1;1ji;
mxvr΍.
202 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

l'amour des hommes provoque évidemment un effet de surprise, et


implique un ton familier 1• C'est aussi, pour l'histoire du mot, la marque
d'une évolution assez savoureuse. Il avait en effet, on s'en souvient,
commencé par désigner l'attitude des dieux par rapport aux hommes ;
il ne s'était pas employé d'abord sans un peu d'humour pour désigner
un rapport entre les hommes ; et le voilà qui, à force de se répandre et de
pénétrer la vie quotidienne finit par désigner le rapport inverse et la
courtoisie que des hommes montrent à un dieu, comme s'il était l'un
d'entre eux! À l'usure du mot (qui reflète sa vogue), se joint donc
l'importance accrue qu'ont prise les relations humaines. Chez Eschyle, '
le monde humain vivait au rythme de la colère divine ; chez Ménandre
les dieux eux-mêmes bénéficient de la gentillesse propre aux hommes. ;
Il n'en reste pas moins que cette philanthrôpia, en général, est de peu
d'envergure. En revanche, lorsqu'il définit son misanthrope, Ménandre
emploie une expression des plus frappantes.
Cnémon est en effet décrit, dès le vers 6, par deux adjectifs, dont l'un
a fourni le titre et dont l'autre exprime assez la tendance profonde du
poète : Cnémon est, dit le texte, «un homme plein d'aversion pour la
société des hommes, bourru avec tout le monde et n'aimant pas la
foule >>.<<Bourru >>traduit ici dyscolos ; quant à <<un homme plein
d'aversion pour la société des hommes >>,cela est dit en grec : cx1tocv6pc.m6c;
·ne; &v6pw1toi:; cr(f)6Spot,
littéralement <<un humain qui n'est pas humain >>.
Apanthrôpos est encore un mot rare, dont l'emploi est révélateur d'une
certaine philosophie. On le rencontrait déjà, à. l'occasion, dans la tragédie
grecque au sens du français <<cruel >>ou <<inhumain >> 2 ; dans le sens de

<<insociable >>, on le trouve dans la lettre I du recueil platonicien, à 309 b ;


c'est là la profession de foi d'un misanthrope ; puis on le retrouve dans
des textes tardifs, relatifs eux aussi aux misanthropes 8 • Ce n'est donc
pas, à l'époque de Ménandre, un mot usé ; et le heurt verbal que propose
Ménandre (<<un humain non humain>>) accroît encore son relief.
De fait, on a ici quelque chose de plus que la simple philanlhrôpia.
On a l'idée que s'entendre avec les hommes, les supporter, les bien
traiter, constitue un des traits caractéristiques de l'homme. On avait
vu se préparer cette idée dans la référence si fréquente que faisaient les
textes grecs à la condition commune des hommes (par exemple chez
Sophocle) ; on avait rencontré un début de formulation dans le texte de
!'Éthique à Nicomaque relatif à la solidal'ité humaine. Mais l'idée reste
si peu courante dans les textes grecs que l'on a parfois soutenu qu'elle
leur était éLrangère, et que rien ne correspondait en grec à l'humanitas
latine. L'emploi négatif fait ici par Ménandre révèle au moins la présence

(1) Traduction abandonnée par J. M. Jacques dans l'édition de 1976. En tout cas,
l'ironie reste; cf. W. Schmid, op. cil., p. 167 : • Feine Humor •, et Jean Martin, dans
l'édition de la collection Érasme : • Emploi remarquable, et humoristique, de ce mot
appliqué aux rapports d'un homme avec un dieu •· De toute façon, l'aspect plaisant et
familier est marqué, dans les vers précédents, par le fait que Sostrate déclare rendre
lui-même un oracle.
(2) Cf. Sophocle, fr. 916 N où Je mot était employé pour signifier, selon Hésychius :
crxÀ'!)p6ç,&:v67)-r,oç&q>pwv,&:veÀdJµwv.
(3) Lucien, Timon, 35 et 44. Voir aussi note 2 p. 274.
MÉNANDRE ET LA MORALE HELLÉNISTIQUE 203
de quelque chose qui en approche fort. Le fait a d'ailleurs été relevé par
plusieurs savants, à commencer par Bruno Snell, qui fait à cet égard
une place importante à Ménandre, et cela bien que son étude soit
antérieure à la découverte du Dyscolos 1 •
Ménandre semble, au demeurant - et c'est tout ce que l'on savait
avant le Dyscolos -- avoir entretenu un grand respect pour l'homme
digne de ce nom - et, par conséquent, pourvu d'humanité. C'est ce
que l'on peut inférer du célèbre fragment 484 (761 Kock) 2 , si souvent
cité, où on lit : <<Quel être agréable que l'homme, quand il est un
homme ! >>: &ç x.~pt€'olfo0' &v0pc.:moç,&v &v0pw1toçTl-Une telle sympa-
thie pour l'homme n'est point nécessairement douceur ; mais elle entraîne
dans sa suite l'idée d'une solidarité entre les hommes et d'une entraide
affectueuse, comme celle dont manque le Cnémon du Dyscolos. Et l'on
est, sans aucun doute, avec Ménandre, au point de départ de la formule
qu'emploiera Térence : «Je suis homme et rien de ce qui est humain ne
3
m'est étranger >> •
Sous sa double forme - confiance dans l'homme et solidarité entre
les hommes - cet idéal d'humanité s'oppose à la misanthropie ; et cette
opposition commande tout le Dyscolos.
Jusqu'à la péripétie du vers 625, jusqu'au moment où Cnémon,
tombant dans le puits, se trouve avoir de façon indiscutable besoin des
autres, la pièce ne cesse de décrire, d'analyser, de montrer en action
cette misanthropie. Nous apprenons dès le prologue, dans un passage
déja mentionné, que Cnémon est <<plein d'aversion pour la société des
hommes, bourru avec tout le monde et n'aimant pas la foule>>; et Pan,
qui le décrit ainsi, se reprend aussitôt : <<Que dis-je? la foule? Il vit
depuis un joli bout de temps; or il n'a dans son existence tenu volontiers
conversation aucune >>.De fait, il vit seul, avec sa fille et une vieille
11ervante(c'est ce que précise le vers 3, où le mot <<seul>>se détache en
fin de vers) ; il <<déteste tout le monde à la file >>(34). Toutes les premières
11cènesne sont qu'une découverte de ce caractère par les divers person-
nages qui ont affaire à lui. C'est d'abord Pyrrhias, qui, pour avoir voulu
l'aborder, revient terrifié, poursuivi de menaces et de mottes de terre :
«C'est un fils du chagrin, un possédé ou un dément, l'individu qui habite
Ici ! >>(88-89). Sostrate peut à peine croire qu'un tel accueil n'ait pas été
justifié par quelque faute de Pyrrhias. Mais, laissé seul pour affronter le
vieillard, il s'effraie à son tour : <<Il n'a pas du tout l'air aimable, à ce
qu'il me semble, non, par Zeus ! Quelle mine sévère (... ) Le voilà à
présent qui crie tout seul en marchant (... ). Par Apollon et par les dieux,
Il me fait peur!>> (147-152). Crainte justifiée : la première apparition de
Cnémon, si bien préparée par tout ce qui précède, est violente ; elle le
montre souhaitant pouvoir fuir tous les hommes, ou bien les changer en

(1) • La découverte de I'humanitas • constitue le chapitre XI de Die Entdeckung


des Geistes.
(2) Les numéros des fragments, quand ils sont donnés sans mention particulière,
renvoient à Koerte.
(3) Heautontimorouménos, I, 25. Voir à ce sujet Mewaldt, • Homo sum •• Anz. d.
Ak. Wien (phil.-hist. kl.), 1942, p. 175 sqq.
204 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

pierres, comme Persée ; il les fuit tellement qu'il a renoncé à cultiver


ses terres près de la route (163-165). Il cherche en vain la solitude,
l'èp"l)µ(a. (169). Cette hargne de Cnémon et cette crainte qu'il inspire
sont encore confirmées par toute la suite : par la frayeur de la servante
(195), par celle de sa fille (205), par celle de Daos (247) ; et, à son tour,
son propre beau-fils avoue : (( Il n'est pas facile a manier. Comment on
pourrait, en se battant contre lui, l'améliorer de force, ou le faire changer
de sentiments en le raisonnant, nul n'en sait le moyen >>(249-254) ; plus
loin le même Gorgias, le beau-fils, explique à Sostrate les difficultés que
crée le caractère de Cnémon ; à Sostrate qui remarque : <( Le mauvais
coucheur? 1 Je crois le connaître>>, il répond : <<On ne peut imaginer pire
fléau >>et précise que le plus grand plaisir du vieillard est de ne voir âme
qui vive, de vivre seul 2 •
On ne saurait poursuivre l'analyse dans tout le détail. Cnémon est
méfiant (427). Il refuse de prêter les ustensiles modestes qu'on lui
demande et accueille par des coups ceux qui viennent les lui demander 3 •
Une dernière sortie furieuse, aux vers 588 et suivants, montre Cnémon
menaçant, incapable de pardonner la maladresse de la vieille servante,
et refusant toute aide pour la réparer.
La dureté du solitaire est donc aussi fortement mise en relief qu'il
était possible. En regard, les jeunes gens, eux, sont de bonne foi et
serviables 4 ; et ils le prouvent bien lorsque le vieux, après avoir refusé
leur aide, tombe précisément dans le puits.
L'aide qu'il reçoit alors change toute la situation. Gorgias indique
clairement que Cnémon a ainsi découvert les inconvénients de la solitude,
de l'èp7jµ(oc(694). Et Cnémon lui-même reconnaît : <<Mon unique erreur
était sans doute de croire que, seul entre tous, je pouvais me suffire et
n'aurais besoin de personne >>(713-714). Il avoue franchement cette
erreur. Il en avoue aussi une autre, qu'il commente avec insistance :
« Je n'aurais pas cru qu'il y eût un seul être au monde capable d'agir
gratuitement, par sympathie pour son prochain >> 6 (720). Platon, dans
le Phédon, expliquait déja la misanthropie par la défiance qu'engendrent
des déceptions répétées : il en était de même pour Cnémon ; mais la
nouvelle expérience qu'il fait lui enseigne, non pas seulement que l'on a
besoin des autres, mais que les hommes sont meilleurs qu'il ne croyait,

( 1) Le mot grec est XIXÀe:~6ç.


(2) Encore une fois, le vers s'achève par 1XÙ-i;oç
µ6voç.
(3) Cf. 464 sqq., 600 sqq. On remarquera que, comme pour Pyrrhias au début, le
cuisinier ne peut croire qu'un tel traitement n'ait pas été provoqué par quelque mala-
dresse. Le procédé est le même ; et là aussi, il y a effet de redoublement entre deux
interventions successives.
(4) Cf. B. A. Van Groningen, • The Delineation of Character in Menander's Dysco-
los •, Recherches de Papyrologie, 1, p. 96-112, disant de Sostrate : • He is exceedingly
friendly •, • He is apparenlly a very kindhearted master ,, etc., et parlant, à propos
de Gorgias, de • courteousness •, de • gentle feelings • et de « readiness to be of help •·
Ces qualités sont également relevées dans l'article de Barigazzi (cf. ci-dessus, n. 1 1
p. 200).
(5) Le mot grec est e:(Jvouv,si répandu en ce sens chez Isocrate. Ce fait atténue la
portée du rapprochement proposé avec l' Éthique à Nicomaque, I 156 b, 33 sqq.
MÉNANDRE ET LA MORALE HELLÉNISTIQUE 205
et capables de générosité. Ce trait de confiance en l'homme ne nous
surprend pas de la part de Ménandre.
Cnémon ne souhaite pas pour autant changer son genre de vie.
Ménandre est trop fin psychologue pour introduire dans son caractère
un tel revirement. Il montrera de même tout à la fin les serviteurs profi-
tant assez cruellement de l'abaissement de Cnémon. Mais s'il n'est qu'à
moitié converti, Cnémon est devenu inoffensif. L'argument de la pièce
dit, en employant un mot que n'emploie pas Ménandre, qu'il est devenu
praos (12). De fait, il s'efface, laissant les responsabilités aux autres :
« Vous n'aurez plus dans les jambes le vieillard malcommode et bourru>>
(748 : xrx.:Àe:1toçMcrxoMç Te:).En ce sens, tout s'arrange, puisqu'on voit
triompher la cause de la solidarité humaine et des bons sentiments.
Cnémon accepte le mariage de sa fille avec Sostrate. Et Sostrate persuade
son propre père d'accepter Gorgias comme gendre, malgré sa pauvreté.
II lui tient à cet effet un petit discours, souvent transmis à titre d'extrait,
comme une sorte de théorie de la solidarité entre riches et pauvres : les
biens de fortune sont instables 1 ; il faut donc en user pour <<venir en
aide à tous, faire le plus possible d'heureux grâce à tes œuvres >>; on se
prépare ainsi des aides éventuelles, si l'on vient à en avoir un jour
besoin 2 • Gorgias, le futur gendre, a des scrupules ... , qui persuadent son
futur beau-père de ses qualités morales ; et celui-ci cède de bon cœur.
La notion de solidarité triomphe donc à la fin de la pièce, dans les
propos de Gorgias, de Cnémon, et de Sostrate. Certes, elle s'y présente
sous une forme un peu limitée et purement utilitaire : on doit être bon
pour les autres parce que l'on peut avoir besoin d'eux. Mais cette forme
ne doit pas surprendre : c'est celle que l'on a rencontrée chez Isocrate
et chez Démosthène; c'est celle que l'on trouve constamment chez
Xénophon ; c'est celle que l'on retrouve enfin chez Aristote 3 • La vertu
grecque, malgré les efforts de Platon, est toujours défendue par des
arguments d'intérêt.
Ménandre, cependant, en montrant son Gorgias si parfaitement
désintéressé, tend à dépasser ce niveau, qui est celui des arguments,
pour faire aimer cette vertu en tant que telle. La courtoisie et la tolérance
se mêlent à l'altruisme et le plaidoyer que contient la pièce dans son
ensemble dépasse en richesse morale la portée de ceux que formulent les
personnages.

(!) Les commentateurs signalent que la même idée se retrouve dans un fragment
de Démétrios de Phalère, qui était l'ami de Ménandre et, comme lui, disciple de l'école
péripatéticienne. On rapproche également Théophraste, fr. 73, Didot, ainsi qu'Aristote,
Politique, 1296 b sqq., Éthique à Nicomaque, 1169 b 26 sqq. : ces idées étaient alors
en vogue, sans que l'on puisse dire plus. - On peut d'ailleurs ajouter qu'un fragment
transmis par Stobée, mais que Koerte juge emprunté à une compilation tardive, dit :
« Si nous nous portions secours les uns aux autres, aucun homme n'aurait besoin de
la TUX"IJ• (467 = 679 Kock). La pensée conviendrait à Ménandre, comme elle convient
voir aussi fr. 417 = 482 Kock).
à d'autres après lui. Sur la fragilité de la -.UX"IJ
(2) 807-812; cf. déjà 271-288, où les variations du sort invitent à ne pas mépriser
les pauvres. On trouve la même idée dans Théophraste, Sur le mariage, selon saint
Jérôme, Contre Jovinien, I, 47. Mais ici encore, il s'agit d'une orientation très générale,
qui ne permet d'établir aucune filiation directe.
(3) Cf. ci-dessus, p. 140, p. 172, et surtout p. 166.
206 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉEGRECQUE

On pourrait donc considérer que le Dyscolos marque une étape


importante dans l'histoire des idées qui nous intéressent, s'il ne subsistait
un problème - celui de l'originalité de Ménandre dans cette pièce.
Le thème du misanthrope a été traité au théâtre avant Ménandre,
tout comme il devait l'être après lui 1 . Un Athénien du ve siècle devait
même devenir pour des siècles le symbole de cette misanthropie : c'était
Timon d'Athènes. Or, de tout ce qui est antérieur à Ménandre en ce
domaine, nous ne possédons plus rien.
Dès 420, nous savons que le chœur des Sauvages de Phérécrate était
composé de misanthropes 2 • Quelques années après, on trouve des allusions
à Timon dans deux comédies d' Aristophane. En même temps que la
seconde, en 414, était joué le Solitaire de Phrynichos, décrivant la vie
d'un homme comme Timon. À l'époque de la comédie moyenne, on
relève un autre Solitaire d' Anaxilas et un Timon d' Antiphane 3 • Enfin
Mnésimachos avait, peu avant Ménandre, semble-t-il, écrit lui-même
un Dyscolos. Évidemment, Ménandre avait là des modèles nombreux ;
et l'on aimerait savoir ce qu'il leur devait.
On dispose pour cela, presque uniquement, de textes bien postérieurs.
Car la vogue de Timon ne cessa pas pendant des siècles. Un certain
Néanthe avait écrit sa biographie, aujourd'hui perdue ; mais nous avons
la longue digression que lui consacre Plutarque ainsi que le traité entier
de Lucien à son sujet. Alciphron, encore, parle de lui ; et Libanios a fait
de lui le sujet d'une de ses Déclamations'.
Ces auteurs -- en particulier Lucien - connaissaient probablement
la littérature antérieure à Ménandre, et, entre autres, la pièce de
Phrynichos. Ils en ont probablement fait usage. Mais l'influence de
Ménandre avait joué, elle aussi, et beaucoup de traits prêtés après lui à
Timon viennent sans doute de son Dyscolos5 • La piste est donc irrémé-
diablement brouillée.
Du moins peut-on, si l'on se fonde sur les quelques vers significatifs
qui nous restent de Phrynichos (fr. 18 Kock), relever deux différences.
Le personnage, en effet, se donne lui-même pour <<sans épouse, sans
esclave, prompt à la colère, sans allure accueillante, sans rire, sans

( 1) Sans parler des exemples célèbres de la littérnture postérieure, Di philos avait


écrit une comédie dont le titre peut être restitué comme Mtcroc110p(1)1't"Ot
ou ~tÀoc116p(,)1to~
d'après une liste d'acteurs vainqueurs (voir A. Kôrte, dans Hermes, 19:!8, p.123-127,
et E. Capps, dans Hesperia, 1942, p. 325-388).
(2) cr. Platon, Protagoras, 327 d.
(3) Le Solitaire d'Ophélion, mentionné dans la Souda, est plus incertain.
(4) Sur le rapport de Ménandre avec cette tradition, voir, outre l'article (double)
de W. Schmid cité plus haut (à la n. 1, p. 200), F. Bertram, Die Timonlegende, Diss.
Heidelbrg, 1906.
(6) Les rapports sont évidents entre Ménandre et Lucien, chez qui se retrouvent les
mots cités plus haut de dyscolia et d'apanthrôpia (44). Mais il y a entre les deux auteurs
des différences ; et ce qui, chez Lucien, ne correspond pas à Ménandre peut renvoyer
à la tradition sur Timon; ainsi quand le Timon de Lucien déclare détester tout ensemble
les hommes et les dieux (34). W. Schmid (op. cil., p. 169) suggère que le second titre
mentionné, pour la pièce, à savoir Le misanthrope, aurait été tiré après coup de la
légende de Timon; mais ce n'est là qu'une hypothèse.
MÉNANDRE ET LA MORALE HELLÉNISTIQUE 207

conversation, un homme à part >>1• Le fait qu'il proclame cela lui-même


implique une révolte fièrement revendiquée, une attitude de provocation
plutôt que de simple repli. De plus, le personnage est coupé de tout :
• sans >> rien de ce qui fait les liens sociaux 2 ; au contraire, le Cnémon de
Ménandre s'y montre seulement inapte : il a une femme et une fille,
qu'il traite mal, une servante, qu'il terrifie, un beau-fils, qu'il veut
ignorer 3 : ces divers personnages représentent des liens qui lui pèsent,
mais aussi, à la fin, des soutiens dont la fidélité le sauve - et cette idée
importante ne pouvait donc pas intervenir à propos de Timon 4 • Autant
que l'on puisse juger, le misanthrope du ve siècle dev'ait être un individu
rompant avec la cité et la civilisation, tandis que celui de Ménandre est
un simple <<bourru >>, qui ne sait pas le prix de la solidarité humaine.
Cette différence semble avoir pour elle la vraisemblance générale. À
l'époque où, dans le sillage d'Aristote, les gens découvraient l'importance
de cette solidarité, à l'époque où la vertu de douceur s'épanouissait enfin,
il est satisfaisant de penser que toutes deux pénètrent le thème ancien
pour le renouveler, au moins en partie. Comme l'écrit W. Schmid, le
Cnémon de Ménandre est en relation étroite avec le développement des
sentiments d'humanité qui a lieu à cette date 6 • Au reste, on a une confir-
mation indirecte de l'importance générale qu'avaient ces idées chez
Ménandre, puisque le reste de son œuvre offre des témoignages attestant
la présence de ces mêmes thèmes : il s'agit donc bien, non pas d'emprunts
de circonstance, mais d'une inspiration qui est ou celle du poète ou celle
de son époque, et plus vraisemblablement des deux .

...
Une des pièces de Ménandre où cette inspiration se fait jour de la
façon la plus nette est L'arbitrage. Cette comédie est assez bien conservée,
puisque l'on en possède un peu plus de sept cents vers. À la différence
du Dyscolos, elle semble de date plutôt tardive. Or, ce que le Dyscolos
est pour la philanlhrôpia, L'arbitrage l'est pour la suggnômè 6 •
Le thème de la pièce porte en effet sur des fautes supposées qui se
trouvent séparer deux époux. Avant leur mariage, le jeune homme
avait, au cours d'une fête, violé une jeune fille, sans la connaître ; puis
il l'a épousée, sans la reconnaître ; or il apprend bientôt que sa femme a
donné le jour à un enfant, après cinq mois de mariage. Furieux, il la

(1) Nous traduisons par• sans ... • les cinq adjectifs commençant, dans ces deux vers,
par un alpha privatif.
(2) Le personnage de Phrynichos poussait sans doute, comme le Timon de Lucien,
1a révolte jusqu'aux dieux, ce qui implique la même outrance par rapport à Cnémon
(cf. ci-dessus, n. 5, p. 206).
(3) Sur ces dilTérences, cf. d'ailleurs J. M. Jacques, Notice à l'édition des Belles
Lettres du Dyscolos, p. 35.
(4) Cf. W. Schmid, op. cil., p. 179.
(5) Op. cil., p. 178 : • Die Entwicklung der Menschlichkeit •·
(6) On y relèverait une mention de la philanlhrôpia, si l'on rattachait à la pièce le
papyrus Didot, v. 41, faussement attribué à Euripide (cf. ci-dessus, p. 47). Mais à
cette suggestion de Robertson et Jensen s'opposent des arguments très forts.
208 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

quitte et va vivre chez un ami, chez qui il s'affiche avec une joueuse de
flûte. Le père de la jeune femme s'indigne alors, comme lui-même s'était
indigné. En plusieurs temps successifs, on découvre que le jeune mari est
le père du fameux enfant, puis que sa femme en est la mère. D'où
remords, réconciliation, et triomphe des bons sentiments.
Ce jeune ménage a donc failli être ruiné par des réactions de colère
portant sur des faits insuffisamment contrôlés ; et il y a là une nouvelle
leçon de douceur et de patience.
Qui plus est, l'expression de cet idéal moral est tout aussi vive et
aussi lucide que dans le Dyscolos.
De même que Cnémon, dans le Dyscolos, en venait à reconnaître ses
erreurs, le jeune mari de L'arbitrage, Charisios, quand il comprend,
grâce à une bague abandonnée lors du viol, qu'il est le père d'un enfant
que l'on a retrouvé, exprime les plus vifs remords pour la sévérité qu'il
a montrée envers sa femme. L'esclave Onésimos décrit ces remords
exaltés, qui lui paraissent une vraie folie. Charisios a en effet entendu
une conversation entre sa femme et son beau-père. Il a su qu'elle lui
était fidèle. Alors, changeant de couleur, il s'est répandu en exclamations :
<<0 très doucet, quels mots tu prononces ! >><<Quelle femme j'avais
épousée, et quelle femme, malheureux, j'ai perdue!>>. Puis il s'accuse
lui-même, se traitant de monstre : <<Moi, l'auteur d'un tel forfait, moi
le père d'un enfant illégitime, je n'ai pas accordé de pardon (suggnômè)
ni su faire à ce pardon sa place, cela envers une femme dont le malheur 2
3
était sans rapport, barbare que j'étais et impitoyable ! >> •
Charisios ne sait pas encore qu'il est en fait seul responsable de ce
qui est arrivé à sa femme ; mais ses regrets, pour avoir manqué à la
suggnômè n'en sont pas moins ardents ; et si l'amour les inspire, cet
amour ne fait que renforcer, en lui, le sentiment qu'il aurait dû être
indulgent.
Encore Ménandre ne se contente-t-il pas de cette présentation indirecte
des remords de Charisios : par un trait qui se manifestait déjà. dans le
Dyscolos, l'impression est rendue plus forte par le fait que ces remords
sont d'abord décrits, puis exprimés directement par le personnage
lui-même. Le jeune homme apparaît en effet, plein d'amertume à l'idée
des vertus auxquelles il prétendait et de la façon dont il y a manqué.
Ne l'a-t-on pas vu pousser les hauts cris, incapable de supporter le
malheur involontaire 4 de sa femme? Eh bien le voici tombé précisément
dans le même cas! Et sa femme, alors, sait réagir avec douceur (èpiôs)
tandis que lui la traite si mal ! Il apparaîtra donc comme un malheureux,

(1) Il ne s'agit pas ici de la douceur qui fait l'objet de la présente étude : le terme
est yÀuxu't"CX:TI).
(2) La jeune femme n'a en fait connu qu'un •malheur•· L'expression évoque le
vocabulaire de l'indulgence, qui tend à appeler malheur les situations blâmables dont
on ne veut pas faire grief aux gens : cf. ci-dessus, p. 103.
(3) La tirade représente les vers 878-907 de l'édition Sandbach.
(4) On retrouve l'idée de• malheur; (cf. n. 1, p. 222), mais renforcée par l'expression
technique à.xoucnov.
MÉNANDRE ET LA MORALE HELLÉNISTIQUE 209

obtus 1 et sans cœur (agnômôn). Aussi peut-il, et cette fois-ci devant les
spectateurs, se reprocher à nouveau sa hauteur et sa << barbarie >> 2•

À cc vocabulaire si caractéristique de l'idéal que Charisios regrette


d'avoir trahi -- idéal de douceur et d'indulgence - se joint un mot que
le résumé donné ici a omis, parce que son interprétation est sujette à
discussion. Pourtant ce mot n'est pas indifférent, dans un texte de
Ménandre : il rappelle la qualité d'homme de Charisios : «étant un
homme>> (&v0pw1toç ~v). Certains groupent l'expression avec le verbe qui
précède : dans ce cas, le texte veut dire que Charisios s'est révélé n'être
qu'un homme, plein de faiblesse et capable d'erreur. D'autres en font le
début de l'apostrophe qui suit, apostrophe prêtée à la divinité : << Tu es
un homme, trois fois malheureux, et, dans ton orgueil, >>tu te laisses
aller à une telle conduite. Sans entrer ici dans le détail de la discussion,
ni des raisons pour lesquelles nous optons résolument en faveur de la
première solution, il est clair qu'une fois de plus, et quelle que soit
l'interprétation adoptée, la condition humaine, avec son lot de communes
faiblesses, constitue une raison majeure pour laquelle on devrait se
montrer indulgent. Ou bien Charisios découvre cette faiblesse à présent ;
ou bien il a eu le tort de ne pas en tenir compte plus tôt : de toute manière
l'indulgence devient un devoir humain, parce que tous les hommes
risquent de faillir; et c'est là un lien de plus entre eux, qui leur
commande d'être <<humains >>,c'est-à-dire non seulement sociables,
mais compréhensifs et tolérants.
Comme dans le Dyscolos, enfin, la conclusion de la pièce illustre la
victoire charmante des bons sentiments. La jeune femme était prête à
pardonner à son mari; tout s'arrange ; son père est ravi; et la joueuse
de flûte elle-même sera traitée avec égards à cause des services qu'elle se
trouve avoir rendus à tous. La courtoisie et la bonne entente sont
rétablies ; d'ailleurs, à la différence de ce qui se passait dans le Dyscolos,
seule une série de mauvais hasards avait pu les obnubiler de façon
provis01re.
On retrouverait les mêmes traits, plus ou moins nets, dans d'autres
comédies de Ménandre.On y trouve aussi des réflexions diverses où sont
prônées la douceur et l'indulgence. Elles tressent comme une couronne
à ces deux notions.
Dans la Perikeiroménè (la femme aux cheveux coupés), il s'agit,
comme dans L'arbitrage,d'une colère trop hâtive, à laquelle une recon-
naissance tardive vient ôter toute justification. Le résultat est une
réconciliation (1020: <<fais seulement la paix, très chère >>)et un pardon
que l'on accorde enfin(1023 : suggnômè) 3 •
Le plus souvent, cependant, il s'agit de philanlhrôpia.

(1) :Exoc1bc;désignela gaucherie intellectuelle, et par suite le manque de • compréhen-


sion•· Chez les Grecs,l'indulgence est affaire d'intelligence et de culture. 'Ayvwµwv
qui suit illuste aussi celte parenté.
(2) La tirade représenteles vers 908-930 de l 'édilion Sandbach.
(3) Ce sont les vers 442et 445 de Kock ; le dernier de ces vers est attribué, selon les
éditeurs, à la jeune filleou à son père ; pour ) 'importance de la notion, le résultat est
le même.
210 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Ainsi dans Le bouclier, il est bien question de pardon au vers 164;


mais il est aussi question de prendre les choses <<comme il sied à un
homme >>(260 : &.v0pc,m(vwç)et l'on oppose la poursuite de son intérêt à
une action menée selon la générosité (395 : cpLÀ,xv0pw1twç). De même,
dans les fragments isolés, pour un ou deux qui parlent de pardon
(693 = 867 Kock ; 266 = 321 Kock)1, plusieurs parlent de philanthrôpia.
Ainsi dans le fragment 19, il est dit que la richesse peut rendre les gens
généreux (philanlhrôpous) et dans le fragment 398 (= 463 Kock) que
l'absence d'injustice a le même effet 2 • Dans le fragment 361 ( = 428 Kock)
un père parle de sa fille en disant que sa nature est des plus aimables
(philanlhrôpon) 3 ; on notera même que le mot est précédé d'une lacune,
pour laquelle Cobet, qui n'était point, comme on l'est ici, en quête de la
douceur et de son vocabulaire, proposait de restituer <<doux et aimable >>
(praon philanlhrôpon le).
Praos n'est en effet nullement étranger au vocabulaire de Ménandre.
On rencontre même chez lui, groupés de façon révélatrice, les deux
aspects de la douceur : gentillesse et agrément. Un père << doux>> et jeune
est chose bien <<agréable>> (fr. 608 = 749 Kock) ; les riches dorment sans
doute d'un sommeil <cagréable et serein» (Kith. I, 4 = 281 Kock). L'on
parle aussi de ceux pour qui l'amour se présente <<avec douceur>>
(198 = 235 Kock).
Ces formules assez pauvres attestent la vogue de la notion. Elles sont
pourtant moins révélatrices que d'autres, où les idées se font jour sans
faire appel a ce vocabulaire déja. un peu usé. De même que la douceur du
monde de Ménandre se traduit dans la façon dont les personnages sont
prêts à élever des enfants indésirables, ou dans les rapports familiers
qui s'établissent entre maîtres et esclaves, aussi bien que par les tirades
moralisantes, de même des formules apparaissent, ici ou là, dont on ne
connaît ni le contexte ni la place dans l'action, et qui n'emploient pas le
vocabulaire de la douceur, mais qui reflètent pourtant de façon claire
l'idéal moral de Ménandre.
Le fragment 231 ( = 265 Kock) ne parle pas d'épieikeia, mais il en
évoque la réalité quand il dit : «ce qui est honorable est supérieur a la
4•
loi >>
De même certains fragments évoquent cette philanthrôpia au sens
fort du terme qu'était pour Ménandre la solidarité humaine. Sans revenir

y joindre le vers 41 du Phasma.


(1) Il faudrait
(21 Le texte, cependant, est ici controversé, en fonction du fragment 790 ( = 568
Kock), où qnÀotv6pw1touc; est remplacé par xocÀoÙç~µiic;.
(3) Dover dit ( Greek Popular Morality, p. 20) que l'on ne peul rien tirer de cc frag-
ment, faute de posséder le contexte: celui-ci atteste du moins la vogue du mot, elle fait
que la vertu de philanlhrôpia était, pour les personnages de Ménandre, l'objet d'un éloge
tout naturel. Même le fragment 548 ( = 579 Kock) où un personnage se plaint qu'aucune
faute ne soit plus punie, et que cette soi-disant vertu amène les gens à mal agir, atteste,
par une plainte semblable à celles des orateurs (cf. ci-dessus, p. 121-122), que l'indul-
gence était devenue assez répandue pour offrir parfois un sujet d'inquiétude.
(4) T. B. L. Webster (Studies in Menander, p. 206 sqq.) signale l'emploi de la même
idée dans l'Heaulontimorouménos, 796 (où elle sert à soutirer de l'argent 1); c'est la
formule fameuse : • summum jus summa est malitia •·
MÉNANDRE ET LA MORALE HELLÉNISTIQUE 211
sur le fragment 484, cité à propos du Dyscolos 1 , on peut recueillir nombre
de remarques qui suggèrent la même idée. Le fragment 465 ( = 602 Kock)
énonce avec noblesse la fraternité des bons : <<Nul ne m'est étranger s'il
est vertueux : la nature est la même pour tous et c'est le caractère qui
crée la parenté>>. On a voulu voir là une pensée stoïcienne 2 ; mais
l'expression de cette fraternité humaine est bien dans la ligne de la
pensée de Ménandre. En ce sens, ce fragment se rapproche du beau
fragment 646 ( = 507 Kock) qui n'a qu'un vers, mais qui résume toute
une règle de vie - celle du Dyscolos, mais {)Xprimée avec plus de généro-
sité encore : <cC'est cela vivre : ne pas vivre seulement pour soi>>.
Ces valeurs se font jour au hasard des fragments conservés : elles
confirment que le Dyscolos correspondait bien à un idéal, qui tendait
alors à s'imposer, et que Ménandre avait sans nul doute fait sien. Cet
idéal ne concerne plus les rapports des juges avec les citoyens, des princes
avec leurs sujets, des empires avec les cités grecques : il s'est maintenant
installé dans les vies privées ; il régit les rapports des pères et des fils,
des maris et des femmes, des riches et des pauvres. Il se traduit par des
réactions psychologiques nuancées, qui vont de la courtoisie à la tendresse,
et de l'intérêt bien entendu à un sens élevé de la fraternité des hommes.
Dans la cité qui se défait, il crée de nouveaux liens, tout personnels
ceux-là, qui sont à la fois louables et agréables, et qui définissent un
style de vie. La communauté n'est plus seulement civique : elle est
familiale, familière, facile. Et elle déborde le cadre politique pour devenir
universelle.
Cette qualité de civilisation et d'humanité explique sans doute en
partie l'admiration que devaient montrer envers le théâtre de Ménandre
les siècles à venir, quand ce même idéal se fut implanté plus solidement
encore 3 •

...
Il est manifeste en effet que l'idéal prôné dans le théâtre de Ménandre
devait bientôt pénétrer les mœurs et la vie quotidienne : les témoignages
épigraphiques ou papyrologiques l'attestent expressément, et l'on en
trouvera la preuve vers la fin du chapitre suivant.
Ce fait explique assez que les systèmes philosophiques postérieurs en
aient tous tenu compte. Une brève anticipation peut en donner une idée.
Et elle devrait suffire, car aucun de ces systèmes n'a donné à l'idée de
douceur une place comparable à celle qui était la sienne dans l'école
péripatéticienne.
Cela est vrai des cyniques, encore que certains d'entre eux aient parlé

(1) Cf. ci-dessus, p. 203.


(2) Cf. M. Pohlenz, Hermes, 78, p. 270.
(3) Voir par exemple le traité attribué à Plutarque et contenant une comparaison
entre Aristophane et Ménandre (854 b). Sur l'attitude de Plutarque envers la comédie
nouvelle en général, et sur la bonne influence qu'il lui attribue, voir ci-dessous, p. 301.
212 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

de douceur et d'humanité 1 • Cela l'est également pour les deux grandes


écoles que sont l'épicurisme et le stoïcisme : elles mentionnent ces
valeurs à l'occasion, sans insister 2 • Leurs adeptes eurent en effet
tendance, les uns et les autres, autant que l'on puisse en juger, à se
retrancher de la réalité quotidienne pour se faire un monde à leur mesure :
un monde de sages. Et ce monde de sages n'accueillait guère des attitudes
sentimentales comme la douceur ou la pitié. L'ancienne Stoa refusait
même de reconnaître en cette dernière une vertu ; et ce n'est que peu à _
peu, à Rome, que celle-ci put acquérir droit de cité, sous la forme de la
clémence : on la trouve alors chez Cicéron, comme le prouve le De
Ofp,ciis, I, 11, 35 et surtout 25, 888 •
En fait, le stoïcisme - si l'on met à part la douceur des princes, dont
il sera question à propos de la monarchie - n'a guère connu la douceur
que sous deux formes, si chargées d'absolu qu'on l'y reconnaît à peine :
la première est la sérénité du sage, exempt de passions ; la seconde est
l'amour qui devrait lier les hommes entre eux.
Le premier sens remonte à Platon. Et la praolès y prend un caractère
un peu négatif, qu'aucune école de philosophie ne saurait renier. Épictète
conseillera encore de supporter les injures praôs, en se rappelant que les
hommes se trompent aisément (Manuel, 42). Peut-être est-ce en ce sens
qu'un fragment de Cléanthe, deux fois cité par Clément d'Alexandrie,
fait figurer l'adjectif praos dans une longue liste d'une trentaine d'autres
qualités, et vers la fin 4 •
En revanche le second sens - celui de fraternité humaine - apporte
un élément nouveau et important. C'est sans doute à lui qu'est due
l'insistance avec laquelle on mentionne l'influence des stoïciens en ce
qui concerne, sinon la douceur, au moins la philanlhrôpia. C'est aussi au
fait que le rôle considérable qu'ils ont eu dans le domaine de la morale
a fait d'eux les intermédiaires naturels entre la pensée grecque antérieure
et les époques qui suivirent. Toujours est-il que leur influence, en ce qui
concerne la philanlhrôpia a été souvent signalée, et peut-être même à
l'excès.
En réalité, c'est dans la mesure même où ils se détachaient de la

(1) On a parlé de l'importance de la philanthrôpia pour Cratès; mais celte importance


est incertaine. Le Démonax de Lucien, en revanche, était 1tpéioc;Y.oct~µepoc; xoct
cpatL~p6ç(9); il tenait tous les hommes pour ses proches,• puisqu'il était homme• (10);
il se réclamait de la philanthrôpia (11); il voulait que l'on • fût homme• (21 : &:v6pw-
,d~m).
(2) L'index des Stoicorum Veterum Fragmenta ne contient guère que des définitions.
Sur l'ensemble, cf. Bolkestein, Werden und Wesen der Humanilüt, Strasbourg, 1907,
p. 142-143. On relève cependant que, dans Plutarque, 441 a (Sur la vertu morale),
la douceur (praotès) figure dans une liste de vertus admises par les uns et les autres
et intervient même entre le courage et la justice I Le texte est relatif à Chrysippe mais
sa portée est générale. - Posidonius n'emploie qu'une fois praôs et deux fois philan-
thrôpia, au moins dans les fragments conservés. Les deux emplois de philanlhrôpia,
sont sans grand intérêt; celui de praôs apporte en réalité la négation même de la
praotès, puisque Posidonius déclare s'être habitué à considérer• avec sérénité• l'usage
de couper les têtes ennemies pour les conserver (fr. 274 Edelstein-Kidd).
(3) Certains utilisent même ce texte comme un témoignage prouvant une influence
stoïcienne - ce qui est également un peu injuste.
(4) S.V.P., 557.
MÉNANDRE ET LA MORALE HELLÉNISTIQUE 213
réalité sociale toute pro.che qu'ils ont donné une portée nouvelle à l'idée
de fraternité humaine. Cette idée, cependant, n'est pas d'eux. Elle se
rencontrait déjà dans Théophraste : des témoignages indirects nous
interdisent d'en douter 1• Les cyniques avaient pu contribuer à lui donner
corps, puisque Diogène se disait <ccitoyen du monde>> (Diogène Laërce,
VI, 2, 63). Les entreprises d'Alexandre jouèrent aussi leur rôle, en faisant
éclater l'opposition entre Grecs et barbares 2 • Mais les stoïciens insistèrent
sur l'idée beaucoup plus que les autres.
Plutarque la prête nettement à Zénon, quand il évoque le thème des
hommes que ne sépareraient plus de frontières, mais qui seraient tous,
en quelque sorte des concitoyens : l'indication appartient au traité
Sur la chance ou la vertu d'Alexandre, 329 b 3 • Le témoignage vaut ce
qu'il vaut'. En tout cas, Cicéron, qui a abondamment repris ce thème,
l'a fait, lui, en parlant de Chrysippe. C'est le cas dans le De Finibus,
III, 20, 69, où il célèbre cette solidarité humaine en l'appelant «homini
erga hominem socielas, conjunclio, carilas >>.Il l'appelle aussi plus loin :
t conjunclio inter homines hominum, el quasi quaedam socielas el commu-
nicalio ulililalum, el ipsa caritas generis humani >>(V, 23, 65) 6• De fait
c'est grâce à cette solidarité que se joignent à la justice des vertus de
douceur : <cpielas, bonilas, liberalitas, benignilas, comilas >>.
On le voit : l'enchaînement qui mène d'Aristote aux stoïciens, puis à
ces beaux textes de Cicéron se fait de façon insensible et continue. On
en a du reste la preuve dans un texte de Stobée (II, p. 120-121 W). Ce
texLc a déjà été mentionné plus haut 6 ; il résume les doctrines <cd'Aristote
et des autres péripatéticiens >>.Or il fait un tableau fort riche de cette
affection qui lie les hommes entre eux. À propos de ce tableau, certains
ont cité Théophraste ou d'autres disciples d'Aristote ; mais tous ont été
d'accord pour reconnaître aussi des traces de vocabulaire stoïcien ou
de pensée stoïcienne 7. À vrai dire, il s'y fait une synthèse d'opinions qui

(1) Cf. Porphyre, De Abstinentia, II, 22; II, 25, et III, 162, 6, et l'article de Tarn
(cité à la note suivante), p. 20.
(2) Cf. d'ailleurs M. Mühl, Die antike Menschkeitsidee in ihrer geschichllichen Ent-
wicklung, Leipzig, 1928, p. 43, et surtout Tarn,• Alexander the Great and the Brother-
hood of Man•, Proc. of the British Acad., XIX (1933), p. 1-46.
(3) On a évoqué la possibilité qu'Ératosthène soit la source de ce développement,
et qu'ainsi l'influence d'Alexandre ait été déterminante; mais ce n'est nullement
prouvé : cf. H. C. Baldry, The Unity of Mankind in Greek Thought, C.U.P., 1965,
p. 113-127.
(4) Cf. les doutes émis par Baldry, dans le livre cité à la note précédente, p. 151 sqq.
(5) Cf. encore De Finibus, III, 62-63, De Of!iciis, III, 27 sqq.; et De Legibus, l, 12,
33-34. On rapprochera ces textes de S. V.F., III, 342-344. On se reportera aussi à
Bolkestein, op. cil., p. 142-143, H. F. Reynders, Societas Generis humani bij Cicero,
Groningen, 1954, et G. J. D. Aalders, Political Thought in hellenistic Times, Amsterdam,
1975, p. 85-86. L'idée d'une• cité commune• des hommes et des dieux (De Legibus, I,
7, 23; De natura deorum, II, 62, 154) fournit évidemment la base philosophique sur
laquelle se construit cette fraternité humaine, mais ne se confond pas pour autant
avec elle.
(6) Cf. au début de ce chapitre, p. 199.
(7) Cf. d'ailleurs les notes del 'édition Wachsmuth-Hense, et la répétition de formules
comme • etiam haec sunt stoica • 1 On a beaucoup cité à ce sujet le nom du stoicien
Antiochus d'Ascalon.
214 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

peuvent également être revendiquées par les péripatéticiens et par les


stoïciens ; les idées, on l'a vu, gagnent souvent par de larges mouve-
ments progressifs ; et le thème de la philanthrôpia est précisément de
ceux qui semblent avoir fait ainsi leur chemin ; il doit en être de même pour
celui de la fraternité humaine, avec lequel il est apparenté.
Or, dans le texte de Stobée, on arrive à une admirable définition de la
philanlhrôpia humaine ; il dit qu'il n'est pas d'homme si cruel et bestial
qu'il n'ait l'amour de ses enfants, et il passe ensuite aux parents, aux
frères, aux gens de la même famille et de la même cité : <<Nous avons en
effet des liens naturels avec eux ; l'homme est un être porté à aimer son
prochain et qui a le sens de la communauté>> (cpLÀ<XÀÀ"IJÀOV xoct xoLvwvLx6v).
En fin de compte, cette communauté et cette mutuelle affection
s'étendent à tous les hommes : xoLVlJ -rLt:;~µ'i:v u1tocpx_i;;L qnÀocv8pwn:(oc.
Ce texte, plus fort que celui de l'Élhique à Nicomaque, plus affirmatif
et théorique que l'œuvre de Ménandre - sinon aussi vivant et aussi
proche - se situe en fait dans son prolongement. En descendant encore
quelques siècles, on trouverait d'abord les témoignages de philosophes
plus tardifs caractérisant l'homme par ces deux mêmes attributs,
d'affection mutuelle et de sens collectif, et élargissant ainsi la définition
donnée au début de la Polilique 1 • On trouverait ensuite les belles
formules de saint Augustin, sur l'association naturelle existant entre
tous les hommes. Et il est satisfaisant de voir saint Augustin citer préci-
sément, à l'appui de ce sentiment, le vers de Térence sur la solidarité
humaine, c'est-à-dire, en fin de compte, Ménandre 2 •
Tous ces faits confirment que c'est dans la pensée grecque issue
d'Aristote que s'est épanoui ce thème de la tendresse humaine qui devait
plus tard connaître une telle vogue. Entre le point de départ grec et les
grandes affirmations romaines, il y a eu l'élargissement apporté par la
pensée stoïcienne ; et il n'est guère douteux que tous les textes qui
insistent sur cette universalité de la philanlhrôpia, y compris les inscrip-
tions, doivent par suite quelque chose à cette philosophie. Il n'est
d'ailleurs pas douteux non plus que la brusque extension des cadres
politiques, qui s'inscrit dans l'histoire à la même époque, n'ait agi dans
le même sens, et donné une dimension nouvelle à la notion d'<<humanité >>.
Mais ce nouveau progrès, qui, il faut le répéter, ne concernait
qu'indirectement la douceur, se situait en définitive dans la suite exacte
de l'évolution antérieure : le courant de pensée qui se manifeste après
Aristote est bien celui dont le cheminement a été suivi ici depuis ses
débuts.

(1) L'idée que l'homme est un être KOtv(J)V1x6v semble avoir fait l'accord enll'e épi-
curiens et stoïciens (Arrien, Entretiens d'Épictète, III, 13, 5) ; celle que l'homme est
un être qaÀŒ.ÀÀ1JÀO~ apparait dans les mêmes Entretiens, IV, 5, 10, dans un passage où
affleure l'idée de douceur (le développement est orienté • contre les gens disputeurs et
brutaux•). Épictète tenait aussi pour naturels les sentiments d'affection, c'est-à-dire
le qn16cr-ropyov(ibid., I, 11, 17). - Le thème de la fraternité humaine ne devait plus
cesser d'être repris. L'empereur Julien, par exemple, écrira que • tout homme est un
parent pour l'homme,, et fondera sur cette idée l'obligation de la philanthrôpia (lettre
89 b, 291 d : cf. ci-dessous, p. 324).
(2) Lettre 155, 3, 14 (Patrologie latine, 33, col. 672).
CHAPITRE XIII

LA MONARCHIE À L'ÉPOQUE HELLÉNISTIQUE

Déjà avec Isocrate et Xénophon, la douceur avait trouvé un domaine


d'élection, où elle pouvait s'exercer sans entrer en conflit avec une
justice égale pour tous : ce domaine concernait les rois.
Or, avec Alexandre et ses successeurs, la monarchie devint le régime
le plus répandu dans tous les pays de langue grecque. On peut donc
s'attendre à ce que la réflexion politique d'alors ait fait une large place
aux idées de douceur, d'indulgence, de bienveillance.
Qui plus est, les successeurs d'Alexandre instaurèrent partout des
formes de monarchie aussi proches que possible les unes des autres. Ils
étaient tous des Macédoniens, d'origine ou d'élection, formés par l'exemple
de celui qui avait été leur chef à tous. Les Lagides en Égypte, les
Séleucides en Asie, les Antigonides en Macédoine, les Attalides à Pergame,
furent tous des rois; et leurs querelles mêmes prouvent assez qu'à
l'origine ils étaient, en quelque sorte, interchangeables. Lieutenants
d'Alexandre, ils obéissaient tous à une même tradition, en dépit de la
place faite aux habitudes locales. Et de nombreuses unions entre les
dynasties confirmèrent dans les faits cette parenté première. C'est ainsi,
par exemple, que le Séleucide Antiochus II épousa Bérénice, la fille de
Ptolémée Il, que Ptolémée V Épiphane épousa Cléopâtre, la fille
d'Antiochus III le grand (une alliance avec Eumène, roi de Pergame,
étant envisagée pour sa sœur) ; de même, Persée, roi de Macédoine,
épousa la fille de Séleucos IV Philopatôr, de la dynastie des Séleucides 1•
On peut donc s'attendre à ce que ces diverses monarchies, compte tenu
des différences imposées par le cadre historique, reflètent avec une plus
ou moins grande fidélité selon les cas, un certain nombre de traits ou
d'aspirations, où se traduit leur origine commune, et où se préserve
une tradition née dans l'entourage d'Alexandre.
Cette tradition a, bien évidemment, été élaborée, corrigée, maintenue,
par les théoriciens. Aussi est-il légitime de considérer d'abord la place de
l'idée monarchique et les traits qu'elle revêt dans la pensée des philo-

(1) Les noms des souverains illustrent le phénomène : il y a des Démétrios dans
les dynasties de Macédoine et de Syrie; il y a des Ptolémée qui prennent le nom
d'Alexandre; et les surnoms laudatifs sont les mêmes chez tous.
216 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

sophes, avant d'en chercher un écho dans les valeurs dont se réclament
les documents du temps.

.* .
Les philosophes qui, à l'époque hellénistique, ont écrit des traités
«sur la royauté>> sont innombrables. Et, bien que ces traités soient en
général perdus, la tradition qu'ils représentent a souvent été étudiéel.
Ils étaient répandus dès le début de l'âge hellénistique : nous le savons
par Stobée (IV, 7) ; et nous savons également qu'ils n'étaient pas sans
viser une certaine efficacité pratique : Démétrios de Phalère aurait en
effet recommandé au jeune Ptolémée de lire des ouvrages<< sur la royauté >>.
Mais ce témoignage a surtout pour intérêt de mettre clairement en
lumière le lien étroit qui exista à l'origine entre la monarchie hellénis-
tique et l'école péripatéticienne. Ce lien est plus que compréhensible :
Aristote avait été le précepteur d'Alexandre et son école ne pouvait
qu'être en honneur auprès de ses successeurs. Aristote avait du reste
écrit, semble-t-il, un de ces traités intitulés Sur la royaule. Après sa
mort, le lien n'avait pas de raison de se rompre. Démétrios de Phalère,
qui donnait au jeune Ptolémée les conseils que l'on vient de voir,
était l'ami de Théophraste et appartenait à l'école péripatéticienne.
Théophraste lui-même avait écrit un Sur la royaulé 2 • Et Straton de
Lampsaque, le successeur de Théophraste à la tête de l'école, écrivit
aussi sur la justice et la royauté 3 • Or, il fut le tuteur de Ptolémée II.
Tout confirme donc l'existence d'un lien étroit entre la monarchie hellé-
nistique et l'école d'Aristote. Ce lien est important si l'on songe que
c'est aussi dans cette école que, pour d'autres domaines, les idées de
douceur et d'humanité avaient pris une grande place.
Comme pour le thème de la fraternité humaine, considéré au chapitre
précédent, celui des traités intitulés Sur la monarchie devait ensuite
passer aux stoïciens : Zénon, Chrysippe, Cléanthe, ont écrit ou des traités
intitulés Politeia ou des traités intitulés Sur la royaulé 4 • De même il
semble que l'on puisse attribuer à Posidonius et à Panétius - encore
qu'avec plus d'incertitude - des pensées appartenant au même cadre
de réflexion. D'ailleurs Zénon et son disciple Persée remplirent auprès
d'Antigone Gonatas le rôle de précepteurs du prince qu'avaient d'abord
tenu les péripatéticiens 5•
Toutefois, à la différence de ce qui se passait pour le thème considéré

(1) Les deux études les plus importantes sont celles de E. R. Goodenough, • The
political philosophy of Hellenistic Kingship •, Yale Classical Studies, I, 1928, p. 55-102,
et de G. J. D. Aalders, Political Thought in Hellenistic Times, Amsterdam, 1975,
130 p., où l'on trouvera une bibliographie plus complète.
(2) Un fragment en est conservé par Denys d'Halicarnasse.
(3) Diogène Laërce, V, 59.
(4) Cf., pour le premier cas, Diogène Laërce VII, 4 et 131 ; le dernier cas est celui
de Cléanthe : cf. Diogène Laërce VII, 175.
t5) Cf. Élien, Var. hist., III, 17; IX, 26; XII, 25. Sphairos fut lui aussi appelé
à Sparte par Cléomène.
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 217
dans le chapitre précédent, les péripatéticiens et les stoïciens ne sont
plus ici seuls à considérer.
Tout d'abord, l'école d'Épicure est, cette fois, bien représentée. Épicure
lui-même avait écrit un Sur la royauté; et Philodème devait plus tard
écrire une étude intitulée Sur le bon roi selon Homère 1 •
Il existe surtout d'autres œuvres relatives à la monarchie et appartenant
à des écrits pythagoriciens ou pseudo-pythagoriciens. Ce sont, en parti-
culier, ceux d'un certain Diotogénès, auteur d'un Sur la royauté, de
Sthénidas, qui est dans le même cas, et surtout ceux d'Ecphantos, qui
compare le roi à la divinité et offre des rapprochements soit avec le père
soit avec le berger 2 • Malheureusement, ces œuvres posent un problème;
car certains en repoussent la date jusqu'au ue ou au IIIe siècle après J.-C.
Cependant, les études les plus récentes et les plus autorisées tendraient
plutôt à les considérer comme appartenant à l'époque hellénistique 3 •
De toute manière, on constate qu'il y avait une littérature considérable
sur ce sujet, littérature répartie sur plusieurs siècles et plusieurs écoles,
mais dans laquelle les idées devaient souvent faire l'objet de répétitions
et d'emprunts. Il est vraisemblable que l'originalité de chaque auteur se
réduisait en bien des cas à des nuances de ton, de vocabulaire, ou de
tendance, mais que, comme pour le thème suivi au chapitre précédent,
un certain syncrétisme présidait à la succession des œuvres et qu'elles
présentaient toutes un certain noyau qui leur était commun.
Rien ne nous permet d'affirmer que ces traités exaltaient la bonté et
la douceur attendues des bons rois ~ sinon la vraisemblance même, qui
rend assez difficile d'imaginer d'autres conseils donnés à qui détient la
puissance absolue ou d'autre justification à l'octroi d'une telle puissance!
Mais cette vraisemblance ne suffit pas ; et il pourrait être un peu vain de
chercher à toute force les menus indices que l'on peut dégager de résumés
tardifs, s'il n'y avait pas, appartenant à cette même époque, un texte
qui, lui, est conservé et constitue un document important sur les vertus
d'un bon roi. Ce texte peut servir tout à la fois de témoignage pour
lui-même et de référence permettant de mieux imaginer la nature des
œuvres perdues. Il s'agit de l'ouvrage connu sous le nom de Lettre
d' Aristée à Philocrale.
Les dates en sont incertaines ; mais elles se situent en tout cas, en
gros, entre 275 avant J .-C. et 50 après. La date la plus fréquemment
admise dans les travaux récents se situerait vers l'an 200; certains

(1) Cf. sur ce point G. O. Murray, • Philodemus on the Good King according to
Homer•• J.R.S., 55 (1965), p. 161 sqq.
(2) Des extraits de ces traités sont donnés par Stobée, IV, 7, 62-66.
(3) Cette position est celle de Goodenough (cf. plus haut, note 1, p. 216) et de
'fheslelT, qui a édité les textes en question (cf. An introduction to the Pythagorean
Wrilings of the Hellenislic Period, Abo, 1961). Sur la question, voir L. Delatte, Les
traités de la royauté d'Ecphante, Diologène et Sthénidas, Liège-Paris, 1942, et Pseudepi-
grapha l (Entretiens de la Fondation Hardt), 1972, p. 50 sqq., avec la discussion,
p. 97 sqq.
218 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

préfèrent toutefois une date proche de l'an 1001 • D'une manière ou d'une
autre, on est en tout cas au cœur de l'époque hellénistique.
L'ouvrage est un récit de la façon dont les Septante traduisirent, à
Alexandrie, le Pentateuque ; et il constitue un écrit de propagande en
faveur de cette traduction. Normalement, la monarchie ne devrait donc
rien avoir à faire dans un tel texte. Mais l'auteur rapporte que, la
traduction une fois achevée, Ptolémée Philadelphe invita les traducteurs
à une série de banquets, et leur posa à chaque fois dix questions (onze
pour les deux derniers jours, car ils étaient en fait soixante-douze). Ces
questions portent essentiellement sur ses devoirs de roi 2 • Les sages juifs
y répondent d'une façon qu'admire sans réserve le souverain ; et ils
offrent ainsi comme un compendium des vertus d'un bon roi.
Cette partie de l'ouvrage tranche si nettement sur le reste que l'on y
a vu parfois la transposition presque littérale de l'un de ces nombreux
traités sur la royauté et que l'on a même voulu reconstituer ce traité 8 •
C'est peut-être aller trop loin. Et le fait est que d'autres savants ont
cherché à montrer que la forme adoptée et la doctrine étaient parfai-
tement adaptées à la cour ptolémaïque et n'étaient nullement déplacées
dans cet écrit de propagande destiné aux Grecs d'Égypte 4 • La vérié se
situe probablement entre ces deux extrêmes ; et, sans qu'il soit possible,
dans l'état actuel de nos connaissances, d'arriver à une solution plus
précise, il semble bien que l'écrit reflète ici des doctrines alors en vogue.
Mais, si l'originalité de l'auteur est incertaine, ces doctrines, elles du
moins, sont parfaitement claires. Et l'on ne peut imaginer une plus
grande insistance sur les thèmes chers à Isocrate -- à savoir la bonté du
prince, sa douceur, son souci du bien des sujets - avec, en contrepartie,
le réel dévouement de ces sujets, qui assurent de façon solide la puissance
même du prince. Les mots qu'employait Isocrate s'y retrouvent à chaque
instant.
Il faut toutefois signaler deux différences.
La première relève, précisément, du vocabulaire, puisqu'elle tient à
la place faite à un autre mot, appelé à jouer un grand rôle dans toute la
politique hellénistique ou romaine, celui d'evergésia, désignant les bien-
faits ou donations, constitua.nt ce que l'on a appelé l'évergétisme 6•
Cette notion n'était nullement ignorée d'Isocrate, ni des citoyens de
la cité classique, chez qui ces bienfaits représentent une des ma.nifes-

(1) Pour la première date, voir l'introduction du Père Pelletier, dans son édition
du texte (Sources Chrétiennes, 89, 1962), qui cite les avis antérieurs. La seconde date est
défendue, en liaison avec l'histoire d'Égypte, par O. Murray, « Aristeas and Ptolemata
Kingship •, Journal of Theological Studies, N.S. 18 (1967), p. 337-371.
(2) Il est parfois difficile de dire si une question relève directement d'une analyse
de la monarchie : selon les auteurs, la liste varie de 29 (Zuntz) à 47 (Murray); à la
limite, tout concerne le roi et par conséquent la royauté.
(3) Cf. Zuntz, Journal of Semitic Studies IV (1959), p. 21-31. Tarn, sans aller jusque.
là, admettait le caractère grec du texte ( The Greeks in Bactria and India, Cambridge,
1928, p. 425-430).
(4) O. Murray, op. cil.
(5) Cf. P. Veyne, Le pain et le cirque, Sociologie historique d'un pluralisme politique,
Le Seuil, 1976, 800 pages, étude qui s'intéresse moins aux valeurs impliquées qu'à li
réalité politique et économique qui s'en réclamait.
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 219
tations concrètes de la générosité en général. Mais ils ne constituaient
ni pour les rois d'lsocrate ni pour les citoyens de l'époque classique
quelque chose d'aussi institutionnalisé que ne sont les bienfaits royaux
de l'époque hellénistique ou les bienfaits des magistrats de l'époque
romaine. Et surtout ils ne représentaient que la part la plus modeste,
la plus concrète et la plus humble de la philanthrôpia : au contraire le
mot de philanthrôpon, ou, au pluriel, de philanlhrôpa désigne essentiel-
lement, à l'époque hellénistique ces libéralités qui tendent à devenir
l'expression privilégiée de l'évergétisme. Il se peut que la tradition
orientale ait contribué à orienter les choses en ce sens : les •cadeaux»
)' avaient toujours rté de mise; et l'absolutisme des souverains rendait
de telles libéralités à la fois plus aisées à accorder pour eux et moins
offensantes à accepter pour ceux qui en étaient l'objet. Elles cessaient
d'être une contribution issue du sens patriotique, pour devenir un don
venu d'en haut et destiné soit à remédier à des misères qui allaient
Clroissant, soit à se concilier des appuis pour une autorité souvent
oontestée. La différence, en tout cas, ouvre, en ce début de l'époque
hellénistique, l'ère d'habitudes sociales nouvelles.
La seconde différence est que la Lettre d' Arislée évoque constamment
le modèle divin. Et, chose remarquable, ce Dieu des juifs est ici bon,
bienfaisant, indulgent : c'est un Jehovah qui, dans l'écrit du moins, se
Papproche déjà du christianisme. Mais cette imitation divine, et ces dons
divins accordés aux rois, tout en étant ici authentiquement juifs, se
Popprochent aussi du caractère divin des monarchies orientales, et
•gyptienne en particulier. En Égypte, il s'agissait d'un legs du passé.
flans les autres monarchies hellénistiques d'un trait que déjà Alexandre
1vait su accueillir et acclimater : à partir de lui, sous une forme ou sous
Une autre, il y a toujours du divin dans la personne des rois et dans leur
bonté.
Ces deux différences ne sont donc pas négligeables. Mais, à cela près,
Il faut bien reconnaître que la doctrine de la Lellre d' Arislée est exacte-
ment celle qu'avaient élaborée les écrivains athéniens de la première
moitié du ive siècle. De fait, plus du quart des questions et réponses qui
•11succèdent des paragraphes 187 à 300 mettent en honneur la mansuétude
royale.
Au paragraphe 188, on voit que le roi gardera sa royauté en imitant la
Olémence divine (épieikes) et en châtiant les coupables avec plus d'indul-
fmce qu'ils ne le méritent (épieikesleron). En 190, on voit qu'il aura
d11samis grâce à sa sollicitude et en imitant la bienfaisance divine. En
l\12, on voit que l'indulgence (épieikeia) est dans la manière de Dieu.
len205, on voit que le roi, pour rester riche, doit éviter le gaspillage, et
11hcrcherà s'attirer par sa bienfaisance l'affection de ses sujets (eunoia).
kn 207, on voit que le roi, comme Dieu, devra, selon la sagesse, user
th, grands ménagements, même envers les coupables (épieikesteron -
,,,ieikeia). En 208, on voit que, pour être un homme bon (philanlhrôpos),
11roi ne devra pas user à la légère des châtiments, mais être porté à Ja
Jtltié, comme l'est Dieu. En 210, il est répété que Dieu fait du bien au
lllonde. En 225, il est fait allusion à l'eunoia du roi envers tous. En 226,

8
220 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

le roi doit montrer, par la spontanéité de ses bienfaits qu'il est prêt h
partager libéralement avec les autres. En 227, on parle de sa généreus11
libéralité envers les ennemis. En 228, on l'approuve de se faire de touN
des amis. En 230, il est dit que le roi ne saurait connaître d'échec, car
il a semé partout les bienfaits, germe de reconnaissance. En 2.12, il lui
est conseillé, pour être exempt de tristesse, de ne nuire à personne eL
d'obliger tout le monde. En 242, il est rappelé qu'un appui donné dn
bon cœur vous vaut de l'estime et qu'il est en fait impérissable. En 249,
on parle de bienfaits accordés à tout le monde. En 253, on suggèn,
d'imiter Dieu qui dirige tout l'univers avec clémence. En 257, on rappell,,
que toute l'espèce humaine a de la sympathie (philanlhrôpei) pour le•
humbles. En 263, on met le roi en garde contre l'orgueil : Dieu élèv11
«les doux et les humbles >> 1 • En 265, il est dit que l'acquisition la plu•

indispensable pour un roi est «l'affection et l'attachement de ses sujets ,,


car, par ce moyen, <<se forme un lien de sympathie indissoluble>> ; dei
trois mots employés dans la phrase, l'un se rattache au vocabulaire
religieux, c'est agapèsis, composé sur le mot agapè qu'emploiera 111
volontiers le Nouveau Testament 2 ; les deux autres sont les motl
familiers au ive siècle en général, philanthrôpia (employé ici pouf
l'affection qu'éprouvent les sujets 3 ), et eunoia. On retrouve en 270 11
mention de ceux qui fréquentent le roi par affection (eunoia), ce qui es,
un signe d'attachement (agapèsis). En 273, il est dit que le roi gardera
la paix de l'âme par la pensée qu'il n'a fait de tort à aucun de ses sujetl
et que tous combattront pour lui par reconnaissance pour ses bienfaits 1
car il ne manque jamais de secourir tout le monde, à cause de la bonU
que Dieu lui a départie. En 281, on lui dit : << De même que Dieu est lt
bienfaiteur de tous les hommes, toi aussi, à son exemple, tu te fais 11
bienfaiteur de tes sujets &. En 290, enfin, on lui dit : « Tu es un grand
roi, moins éminent par la dignité que te donnent le pouvoir et la richesso 1
que supérieur à tous les hommes par ta douceur et ton humanité, Diell
t'ayant gratifié de ces qualités». Cette douceur et cette humanité son,
notre épieikeia et notre philanlhrôpia.
Il ne s'agit pas ici d'analyser tous les aspects de la doctrine exprimél
dans le texte. Il se peut, on l'a vu, que l'idée d'imitation divine corre11
ponde au caractère juif de l'ouvrage 4 • Il se peut que, dans une moindrt
mesure, la relation établie entre Dieu et le bon roi ait quelque chose à
voir avec la divinisation des rois orientaux 5 • Il se peut enfin que la

(1) Traduction du Père Pelletier; le mot traduit par •doux• est une fois de plUI
épieikès : on a là une nouvelle preuve de la façon dont les différentes valeurs étudié•
ici interfèrent et se mêlent entre elles. En ce qui concerne la place des humbles, of 1
ci-dessous, p. 225.
(2) Cf., sur agapè dans la Lettre d'Aristée, la note du P. Pelletier, ad 229.
(3) Malgrè J. Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, Il, p. 301, n. 4; el
malgré O. Murray, op. cit., p. 353 : voir d'ailleurs Je même article, p. 354, n. 1.
(4) Cet aspect est bien mis en lumière - mais sans exagération - dans l'article dl
Murray cité ci-dessus à la note 1, p. 218. .
(5) C'est ce qu'admet Goodenough (op. cil.) à propos des textes pythagoriciens ol
cette relation se fait jour. On le dit aussi pour la notion du roi-père : cr. J. Baille~
Le régime pharaonique dans ses rapports avec l'évolution de la morale en Égypte, Parla,
1913, pp. 236, 322.
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 221
mention répétée des humbles trahisse une notion orientale et égyptienne
de la bienfaisance 1 . Mais ces diverses contaminations n'en laissent pas
moins clairement percevoir un fond grec qui demeure essentiel. La
clémence et la générosité du prince sont décrites dans un esprit et avec
des mots qui sont exactement ceux du ive siècle athénien ; et cette
correspondance est ici trop précise pour pouvoir tromper.
Or cette doctrine si précise n'était évidemment pas isolée : à la lumière
de cc document où elle est si bien formulée, les rares indications que l'on
possMe sur les traités perdus prennent à leur tour un peu plus de sens.
Les traités pythagoriciens, qui sont les mieux connus, sont aussi ceux
qui se rapprochent le plus des thèmes considérés ici. Diotogénès disait
que le roi devait être aimable, juste, modéré, compréhensif ( épieikès,
r.ugnûmù11)2. Sthénidas parlait plus nettement de douceur (&µepov) et
,l'une <•disposition paternelle >>; le résumé de Stobée dit même, avec le
mot homérique, que la qualité de << père >>,qui est celle de la divinité, lui
vient de son attitude <<douce>>(èpios) envers tout ce qui lui est soumis
(IV, 7, G3). Quant à Ecphantos, il parlait de l'eunoia réciproque qui
devait régner entre le roi et ses sujets ; de même, il reprenait la compa-
raison du père (liée à la douceur depuis Homère et Hérodote) 3 ainsi que
celle du berger (reprise par Platon au même Homère) 4 • Le contexte et
le ton ne sont pas isocratiques : l'harmonie du cosmos occupe dans ces
texte:- une place importante ; et, sans même parler du thème de
l'imitation divine, la théorie selon laquelle le roi représente la loi incarnée
eonsLitue évidemment un élément à part 5 ; mais, pour ce qui est de la
mansuétude royale, ces traités rejoignent. de façon indiscutable la
1loctrine traditionnelle.
Elle devait survivre jusque chez Philodème, le contemporain de
Cicéron ; il en reconnaissait l'ancienneté dans le titre même de son traité,
qui évoquait le bon roi << selon Homère >>.Cette tradition était celle du
roi << doux comme un père >>.On devait la retrouver jusque dans les
muvres de Dion Chrysostome puis dans les traités Sur la Royauté datant
du ive :;iècle, ou même du me siècle après J.-C. ; ils continuent à parler
de la douceur << selon Homère>> qu'il s'agisse d'Himerius ou de Synésios.
l>e fait, c'est l'influence d'Homère qui fait comparer les bons rois à
Ulysse, celle de Xénophon qui les fait comparer à Cyrus ; et Isocrate a
1 ontribué, avant les Macédoniens, à acclimater leur comparaison avec
1

lléraclès 6 •

( 1) Cf. ci-dessous, p. 225.


(2) cr. Stobée, IV, 7, 62.
(3) Sur cette comparaison en général, on peut consulter A. Alfôldi, Der Vater des
Vaterlandes in Rlimischen Denken, Darmstadt, 1971.
(4) cr. aussi le Pseudo-Archytas: Aalders, op. cit., p. 28. - D'une manière générale,
h•Hrapprochements rappelés ici atténuent grandement, à nos yeux, la portée des
~Kplicalions • orientales • adoptées par Goodenough, op. cil., p. 83-86.
(5) Cf. Goodenough, op. cil., p. 85 sqq.
(6) Sur ces traités, cf. ci-dessous chapitre XVII et Épilogue. Cf. P. Hadot, • Fürsten-
1piegel ;, in Reallexikon für Antike und Christentum 8 (1970), col. 555-632, surtout
1111I.584 sqq.
222 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

On est moins renseigné sur les stoïciens 1. Mais on peut au moins


relever que Zeus, selon Cléanthe, était, comme le Ptolémée de la Lettre
d' Aristée, ou même comme le dieu qui lui était proposé en exemple,
« bienfaisant et généreux>> (e:ùe:pye:-rLK.oc;
xcxt cptÀixv8pc,moc;).
De même, le
fragment 108 c de Posidonius dit qu'un traitement dur provoque des
révoltes ; et l'on a pensé que l'idée des rois justes, dont l'autorité serait
volontiers admise, venait, chez Cicéron, de Panétius 2 •
Enfin, si ces témoignages sont souvent, ou risquent d'être, assez
tardifs, il est un passage de Plutarque, dont on a pensé que la source
pouvait être Ératosthène, et qui a l'avantage de se rapporter à celui qui
fut le fondateur et le modèle des monarchies postérieures, à savoir
Alexandre. Ce texte appartient au traité déjà cité à la fin du chapitrn
précédent, le traité Sur la chance ou la vertu d'Alexandre, et au passage
célèbre de ce traité qui décrit la façon dont Alexandre décida la fusion
à établir par les mariages entre Grecs et barbares, et adopta lui-même
un costume où se mêlaient les éléments perses et macédoniens : <i En
tant que philosophe, il tenait la chose pour indifférente ; mais, en tant
que chef commun et roi généreux (philanthrôpos), il se conciliait le
dévouement (eunoia) des vaincus par le respect ainsi attaché à leur
costume, afin qu'ils lui fussent fermement fidèles, en aimant (ocycx1twv-re:c;)
les Macédoniens comme leurs chefs au lieu de les haïr comme del
ennemis >>(330 a). Par là, précise le texte, il «apprivoisait >>ces peuple1
et les «rendait plus douX» (è~rnpocllve:),en adoptant des vêtements et un
mode de vie qui leur étaient familiers.
Il s'agit là de peuples étrangers, non d'un roi en face de ses sujets i
mais les valeurs sont déjà - et encore - celles qu'avait élaborées lo
ive siècle athénien, et que les diadoques allaient acclimater dans leur11
divers royaumes 3 • Elles devaient du reste se transmettre bien au-delà
de cette époque ; et. on les retrouvera inchangées dans les traités sur la
royauté d'un Dion Chrysostome ou des panégyristes grecs en général•,

...
En attendant, ces valeurs se retrouvent dans tous les documenta
épigraphiques ou papyrologiques qui évoquent les qualités que l'on
attendait des rois et qu'ils se plaisaient à s'attribuer.

(1) On a jugé qu'ils étaient en général favorables à la monarchie, surtout dans lt,1
débuts : pour les raisons de le croire, cf. Aalders, op. cil., p. 89.
(2) Il s'agit du De Offlciis II, 41 : cf. Aalders, op. cil., p. 99. Mais nous ne citons c1
rapprochement., à vrai dire bien flou, que pour mémoire.
(3) Bien que Théocrite et Callimaque aient tous deux écrit des poèmes de cour pour
les souverains égyptiens, ceux-ci ne contiennent aucune indication utile pour le thèm11
qui nous intéresse (pour leur attitude, cf. cependant Schubart, • Das Kônigsbild del
Hellenismus •, Die Antike, XIII (1937), p. 272-288).
(4) Hadot (dans l'étude citée ci-dessus à la n. 6, p. 221) relève de nombreux auteur,,
dont certains se retrouveront ici, dans des chapitres ultérieurs (pour Dion Chrysoslomo
et Marc-Aurèle, cf. ci-dessous, p. 305 sqq.), pour Thémistius, cf. ci-dessous, p. 322 sqq.),
On n'a pas étudié en revanche (bien que cela eflt été une utile confirmation) Musoniul
Rufus, Aelius Aristide (digne héritier d'Isocrate) et Synésios de Cyrène (auteur, à son
tour, d'un traité • Sur la royauté•).
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 223

Il ne s'agit évidemment pas là de ce qu'ils étaient en fait. Les rois de


l'époque hellénistique n'étaient nullement de petits saints, tant s'en
faut. La misère des temps ne laisse sur ce point aucun doute. Et leur
désir de se concilier leurs sujets était surtout fonction des difficultés
mêmes qu'ils rencontraient et des guerres ou des soulèvements auxquels
ils avaient sans cesse à faire face. Mais le vocabulaire officiel, teinté de
flatterie d'un côté et de propagande de l'autre, est au moins caracté-
ristique de ce à quoi, en principe, ils prétendaient, et par conséquent
de ce qui passait alors pour une vertu de princes.
Or la prétendue mansuétude des princes constitue dans ces documents
un thème si nettement prépondérant qu'elle a fait l'objet de nombreuses
études et de nombreux recensements. Une liste de témoignages fort
riche a été établie par W. Schubart pour l'ensemble des monarchies
hellénistiques 1 . Quant à la notion plus particulière de bienfaisance, elle
a fait l'objet, entre autres 2 , d'un recensement précis dû à M. Th. Lenger
en ce qui concerne les rois Lagides 3 , et d'une analyse pénétrante de
Claire Préaux à propos d'un des grands administrateurs ptolémaïques'.
La bienfaisance, en effet, doit être mise à part. Elle appartient sans
doute au groupe de notions décrivant, selon la tradition, les vertus
royales ; mais la philanthrôpia ou les philanthrôpa qui la désignent se
sont appauvries et spécialisées comme l'idée de faire du bien rencontrée
à propos de l'évergétisme. En outre, ces notions semblent avoir pris en
Égypte une coloration morale un peu particulière.
En tout cas, elles sont partout.
Constamment, les pétitions des sujets font appel à la philanlhrôpia du
roi ou des hauts fonctionnaires. M. Th. Lenger a groupé pour l'Égypte
dix-huit références pour la plupart papyrologiques, qui vont de l'année
248 à l'année 70 6 • Les rois ou les hauts fonctionnaires répondent par
l'octroi de dons ou privilèges, les philanlhrôpa; et M. Th. Lengcr étudie
une série d'une vingtaine d'exemples de ces philanlhrôpa accordés par
le roi : le premier est de 221, les autres vont de l'année 145 à l'année 13.
II faut y ajouter les philanlhrôpa des hauts fonctionnaires ( 14 exemples,
allant de 258 à 58) ou les philanlhrôpa accordés par des cités ou des
associations religieuses (une trentaine d'exemples).

(!) • Das hellenistischc Kônigsideal nach lnschriften und Papyri ,, A.rchiv {ür
Papyrusforschung, 12 (1936-37), p. 1-26.
(2) Il faudrait ajouter, par exemple, L. Koehnen, dans Klass. Phil. Studien de 1957
11tP. J. Sijpesteijn, • Einige Papyri aus der Giessener Papyrussammlung •• Aeg., 45,
1965 (que nous n'avons pu consulter). On trouve aussi des renseignements utiles pom·
cette période dans le livre, plutôt consacré à la relation cité-monarchie, de Paola
Zancan, Il monarcato ellenistico nei suoi elementi federativi, Pui.JI. Un. Padova (Lett. fil.)
VII, 1934, 150 p., et surtout dans l'article, plutôt consacré à l'époque romaine dr-
H. I. Bell, • Philanthrôpia in the Papyri of the Roman Period •, Coll. Latomus 11
(Hommages à J. Bidcz et F. Cumont, 1949, p. 31-37.
(3) • Ln notion de bienfait (philanthrôpon) royal dans les ordonnances des rois
lngides ,, l'lfélanges Arangio-Ruiz, 1953, p. 483-499.
(4) • La bienfaisance dans les archives de Zénon&, Chroniques d'Égypte, 19 (1944,
11° 38), p. 281-290. Cf. aussi L'Économie royale des Lagides, p. 515-521.
(5) Ce sont, dans l'ordre: P.S.I. 632 (cf. 976); P. Enteuxeis 5, 6, 62, 74, 86, 44 el
47, 22 et 60, P. Tebt 770, O. G.J.S. 139, U.P.Z. l06, 107 et 108 (bis), S.B. 7259 et 6236.
224 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

Si l'on regarde le contenu de ces textes - en particulier de ceux qui


concernent les philanthrôpa du roi, on constate d'abord que le domaine
en est assez modeste. Il s'agit souvent de tractations immobilières1,
de fermages d'impôts ou d'allégements fiscaux 2 • Et l'on a d'abord le
sentiment que la parenté étymologique avec la philanthrôpia de la pensée
grecque ne fait que souligner un contraste et une décadence. Sans doute
cela tient-il en partie à la nature de nos sources : si nous avions les lettres
et pétitions, ou même les textes administratifs de l'époque classique, la
comparaison serait plus équitable. Il n'en reste pas moins que c'est aussi
le succès même de la notion de philanlhrôpia qui a entraîné son emploi
dans des domaines n'impliquant plus ni solidarité humaine, ni bonté, ni,
à vrai dire, aucun sentiment en tant que tel, mais seulement des gestes
concrets exigés par l'usage. Quand nous disons aujourd'hui que quelqu'un
a <cla bonté>>, ou <cl'amabilité>> de faire quelque chose, la formule ne
suppose pas nécessairement une vraie bonté ou une vraie amabilité :
simplement, nous nous situons par de telles expressions à l'aboutissement
d'une évolution de plusieurs siècles, au cours de laquelle ces mots, comme
le mot grec philanlhrôpia dans ces documents d'Égypte, sont entrés au
nombre des valeurs communément admises et sont devenus de simples
passe-partout.
Cette usure n'est pas le seul trait qui différencie la bienfaisance de
nos textes et l'oppose à l'ancienne philanthrûpia. En effet, ces textes
tendent assez souvent à protéger la vie ou les biens des sujets, aisément
menacés en ces temps de vie difficile, ou bien à établir une amnistie, ou
enfin à accorder des privilèges juridictionnels ou fiscaux 3 • De toute
évidence, certaines de ces mesures auraient relevé, dans une cité grecque,
de la loi. Et l'on constate ainsi que la <<bonté>>du prince est seulement
destinée à compenser l'absence d'une légalité régulière. Il arrive même
que le bienfait soit destiné à maintenir un état de fait d'origine illégale :
ainsi le papyrus de Tebtynis 73, 1. 3-4, garantissant leur tenure à des
clérouques malgré l'illégalité de leurs titres d'occupants; dans ce cas,
cette même bonté du prince correspondait plus nettement encore à la
carence de la loi 4 • Ainsi se confirme que si, dans une cité régie par la loi,
la philanthrôpia avait toujours paru un peu indiscrète et dangereuse
pour le bon ordre, en revanche dans la monarchie de ce monde mal-
heureux et autocratique qu'était l'Égypte hellénistique, elle devenait
nécessaire, et fondait l'ordre sur le bon vouloir du prince : on parle de la
bonté du prince quand on ne peut se réclamer des lois.
Enfin les circonstances semblent impliquer une transformation plus
profonde encore de la notion, et, bien que la question déborde le cadre
des privilèges royaux, elle jette sur eux une certaine lumière. Cette fois,
il s'agit, non pas d'un appauvrissement ou d'une usure de la notion,

(1) Ainsi P. Par. 15, P.S.!. 1018, B.G.U. 1053.


(2) Ainsi R.G.U. 1311, P. Tcbt. 124, O.G.I.S. 168.
(3) Ainsi, pour les deux premiers cas, S.E. G. IX, 1 ou P. Tebl. 739, 1. 40-41.
(4) Cf. de même P. Tebt. 5, 44-48 et 124, 1. 25-27. Certains contrats prévoient
même que des édits de bienfaisance exceptionnelle ne pourront être invoqut's pour
éluder ks l'ngagemenls (B.G.U. 1053 et 1156).
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 225
mais d'un enrichissement. Il semble bien, en effet, que la sollicitude
pour les pauvres et les humbles ait été traditionnelle en Égypte. Et
H. Bolkestein a consacré une étude fort importante à montrer que cette
idée de bienfaisance pour les pauvres se distinguait nettement de la
générosité grecque reposant sur un sentiment de solidarité entre citoyens 1 .
De fait, lorsqu'il règne une grande pauvreté à côté d'une grande richesse,
et lorsque tout le pouvoir est concentré entre les mains d'hommes qu'a
désignés non pas l'élection, mais la volonté royale, la pitié pour les
pauvres devient une des formes de la philanlhrôpia ; et ainsi s'expli-
querait ce souci pour les pauvres, qui devait devenir si important dans
le christianisme.
C'est là une distinction importante dans l'histoire des valeurs. Elle
échappe, en fait, au cadre d'une étude sur les idées de douceur et d'indul-
gence. Pourtant, elle concerne cette philanlhrôpia lagide ; et elle suggère
que son contenu pourrait bien avoir été plus égyptien que grec.
Il faut cependant se garder des oppositions trop tranchées.
D'abord, tout était mêlé dans la réalité ; et c'est ce que Claire Préaux
a fort bien montré. Non pas qu'elle ignore ou méconnaisse les différences :
elle a au contraire relevé, avec beaucoup de perspicacité, une différence
de ton révélatrice entre l'attitude des Grecs et celle des Égyptiens par
rapport à l'administration d'un même domaine, dont on possède des
archives particulièrement riches (celui qui avait à sa tête le nommé
Zénon). Elle a observé que les Égyptiens sollicitent l'intendant, comme
on le faisait au temps des pharaons, en attendant tout de lui ; les Grecs,
eux, réclament, avec flatteries à l'appui, que celui-ci remplisse envers
eux les devoirs sacrés de l'hospitalité ; et ils lui promettent souvent une
réciprocité de principe. La<<bonté>> des puissants n'a donc pas tout à fait
la même couleur selon qu'il s'agit des Grecs habitués à la vie des cités ou
des sujets ayant toujours obéi à la monarchie égyptienne.
Pourtant, l'intention de l'étude est précisément de montrer que ces
deux conceptions, qu'oppose une légère différence d'orientation, se sont
étroitement mêlées, puisqu'on les rencontre ensemble, dans le même
domaine et pour les mêmes années ; si bien que la <<complexité nuancée
des hommes >>interdit de tracer une séparation trop absolue entre ce qui
vient d'Orient et ce qui est de Grèce : les influences réciproques abou-
tissent dans la pratique à une contamination grâce à laquelle tout se
fond.
Au reste, si l'attitude des personnes peut ainsi varier par rapport à la
philanlhrôpia des grands, selon leur situation sociale et leur tradition
historique, la notion de philanlhrôpia royale reste, en définitive, unique.
Les circonstances lui donnent un contenu qui, lui, est difTérent, ou qui
peut l'être. Mais la conception qui l'impose est celle que l'on a vu naître
1it s'imposer dans la pensée politique athénienne. C'est d'ailleurs ce que
Claire Préaux a fort bien exprimé en écrivant que les rois agissent en
pharaons lorsqu'ils cèdent aux appels de leurs sujets, mais que <<d'édu-
1'.ation grecque, ils se justifient sans doute à leurs propres yeux et aux

( 1) Cf. ci-dessus p. 4
226 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

yeux des colons grecs par les lieux communs que ressassent les philosophes-
précepteurs du monde hellénistique >> 1•

De même donc, que les monarchies hellénistiques ont su combiner la


vie de cités quasiment autonomes, dans la tradition grecque, avec le
pouvoir personnel, de même la monarchie lagide a su combiner la bien-
faisance grecque avec la bienfaisance égyptienne.
Peut-être, dans des époques très reculées, l'Égypte avait-elle été un
foyer d'élection pour la douceur des rois : la tradition semble s'en être
conservée ; et c'est ce que suggère la lecture du livre I de Diodore.
Diodore avait en effet visité l'Égypte. Or, il raconte qu'autrefois, en
Égypte, la royauté se transmettait à ceux qui avaient rendu les plus
grands services au peuple (43) ; il cite des marques de l'« humanité>> de
Sabacon, qui abolit la peine de mort (65, 3) ; il mentionne parmi les
vertus royales énumérées par le grand prêtre le fait d'agir avec piété
envers les dieux, avec douceur envers les hommes (~µEpw't'cx:rcx), de
partager les biens, de punir moins que les coupables ne le mériteraient,
tout en récompensant plus que ne le vaudraient les actes accomplis (70) ;
il parle de l'affection dont étaient entourés les souverains (71, 4) ; il
évoque le prix attaché à la reconnaissance pour le maintien des sociétés
(90, 2) ; il signale l'épieikeia d'Amasis (95, 3) et précise que Darius apprit
à admirer la magnanimité et les bons sentiments des rois d'Égypte
(95, 5).
Y a-t-il là une tradition authentiquement égyptienne, que les textes
grecs auraient adoptée et grécisée 2 ? Cela est possible, sans plus ; car les
textes hiéroglyphiques parlent plus des rapports du roi avec la divinité,
dont il est l'émanation et le représentant que de sa douceur envers ses
sujets 3 • La tradition recueillie, et peut-être déformée, par Diodore n'est
donc pas facile à contrôler. En revanche, une chose est sûre : c'est que
cette tradition du roi doux et bienveillant a existé en Grèce, où elle est
attestée par toute une série d'œuvres. Il n'est donc pas impossible que
Diodore ait projeté sur une Égypte plus ou moins légendaire une part de
cette tradition grecque. De fait, il en retrouve les éléments à propos
d'autres pays et d'autres époques. Et il en parle toujours selon le système
de pensée rt avec le vocabulaire qu'avait élaborés la Grèce. S'il y a eu

(1) Op. cil., p. 2tl·I. Nous émettrions en revanche des réserves sur l'addition finale:
• lieux communs qui, au reste, provi1mncnt eux-mêmes d'un fond oriental• : Isocrate
n'a rien d'orit'ntal, et la Cyropédie de Xénophon n'est 11iauthentiquement orientale
ni isolét' dans l'œuvrc de Xénophon.
(2) C'i,sl ce qui s'est produit pour les inscriptions d'Asoka, dont il csl question au
paragraphe suivant. Dt•puis l'étude citée note l p. 227, deux inscriptions d'Asoka,
écrites en grec, ont été trouvées en Afghanistan : des formes typiquement grecques Y
recouvrent des pensées qui sont à l'origine indiennes; ainsi lorsqu'il s'agit de procéder
envers ses esclaves C::.,; xoucp6TOCTOt
: cf. L. Robert, Opera Nfinora, III, n°• 85 et 86.
(3) On peut se reporter à ce sujet aux travaux de E. Otto : Die biographischen
lnschriflen der ügyplischen Spüzeit, Leiden, 1954, et Goll und Mensch nach der ügypli•
schen Tempelinschriften der griechisch-rômischen Zeit, Heidelberg, 1964 (en particulier :
3, Die Rolle des Kiinigs, p. 6:1-83). Cette insistance sur l'aspect religieux n'exclut
naturellement pas les , bic,nfaits , qui valent pour le roi au même titre que pour lei
particuliers.
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 227
une tradition égyptienne, le moins que l'on puisse dire est qu'elle rejoi-
gnait un fonds grec, désormais lucidement affirmé et défini.
Certains des traits du bon roi se rencontrent en bien des civilisations.
C'est ainsi que le Père A. J. Festugière a relevé les parallélismes existant
entre les doctrines sur la monarchie hellénistique et l'idéal monarchique
contemporain que traduisent les inscriptions du roi Asoka dans l'IndeI.
Asoka aussi se compare à un père (éd. J. Bloch, I, p. 140 et 142). On
n'en concluera pas pourtant qu'il s'agisse d'influences. Le Père Festugière
préfère à juste titre marquer les ressemblances et les différences.
Et la preuve que, dans ces monarchies hellénistiques en général, et en
Égypte en particulier, il s'agit bien de la tradition grecque est que ces
mêmes idées et ce même vocabulaire se rencontrent alors partout, et pas
seulement en Égypte. C'est ainsi que nulle part on ne rencontre l'idée du
roi bienfaiteur de façon isolée : elle se combine toujours avec les notions
que la pensée athénienne du début du ive siècle avait mises en honneur 2 •
On ne saurait s'appuyer à cet égard sur les philanthrôpa, dont on a vu
qu'ils ne désignent plus alors que de simples avantages d'ordre concret
ou juridique. Du moins doit-on rappeler qu'ils se rencontrent à ce titre
dans toutes les parties du monde grec, et ne sont nullement l'apanage
des Lagides 3 •
II est plus important de relever que ces bons rapports entre princes et
villes se situent dans un cadre de pensée qui est exactement celui qu'avait
élaboré Isocrate.
Dans son étude sur l'idéal du roi hellénistique, W. Schubart a relevé
les termes les plus fréquemment employés : vertu, sagesse, piété, justice,
honneur, pitié - ainsi que les qualités du roi <<sauveur>>,<<bienfaisant>>,
«secourable >> 4 • Mais il se trouve que certains des mots, et certaines des

idées, qui prennent dans cette liste une importance particulière, renvoient
de façon plus précise encore à la doctrine du ive siècle athénien.
En particulier cette philanlhrôpia, qui se traduit maintenant en
bienfaits et privilèges, est liée à une notion capitale chez Isocrate, celle
du dévouement, ou eunoia. Le fait apparaît clairement dans les références
groupées par Schubart et dont beaucoup sont papyrologiques ; on s'en
donne déjà une idée claire en se contentant de deux grands recueils
d'inscriptions 6.

(1) • Les inscriptions d'Asoka et l'idéal du roi hellénistique•, Mélanges Jules


Lebrelon I (Rech. se. relig., 39 = 1951-1952), p. 31-46.
(2) Cf. d'ailleurs J. Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste II, p. 304-305
(qui fait, à notre avis, trop de place aux influences stoïciennes et cyniques) et Alfôldi,
dans l'étude citée plus haut (p. 221, n. 3) : voir p. 120. Alfôldi, mentionne de nombreux
c:xemples du roi-père en grec classique (entre autres Ion de Chios, fr. 2 BH) et en
latin (ainsi Cicéron, De repub/ica, Il, 26, 47).
(3) Plus intéressants sont les exemples de l'adjectif philanthrôpos; mais ils ne sont
pas nécessairement appliqués à un roi. Le mot est assez fréquent pour que l'index des
O.G.l. dise simplement, passim•···
(4) Il y a aussi- termes qui relèvent directement de notre tradition-eùyvwµoauV"ll
nu eùyvwµwv, et des formules comme • traiter les sujets cruyyevixwç, ou qitÀtxwç, ou
oL;te(w,;: tout cela pourrait être d'Isocrate.
(5) Il s'agit des Orienlis graeci Jnscriptiones Seleclae, de Dittenberger (1903-1905)
nt de Royal Correspondence in the He/lenislic Period, de C. B. Welles (1933) : ils sont
228 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQVE

Le prince ou ses représentants doivent montrer cette eunoia envers


leurs administrés : on le voit pour un subordonné de Ptolémée II
Philadelphe, qui est eunous et philanlhrôpos ( O.G.I., 40, 1. 29), ou pour
Antiochus I Sôtèr à Ilion (ibid., 221, 1. 12), pour Antiochus III envers
les gens d'Érythrée (Welles, 15, I. 32); pour Eumène II envers les
diverses cités de la confédération ionienne (Welles 52, 1. 18-19 et 69) ;
on rencontre la même eunoia entre princes alliés (O.G.J. 248) ou chez
les hauts fonctionnaires 1 .
Mais surtout la bonté du roi, qui est le trait le plus important, répond
au dévouement, à l'eunoia de ses sujets. Et c'est là ce que souhaitait
Isocrate. Toujours pour nous en tenir aux deux recueils cités, on voit
ainsi célébrer en Égypte le dévouement au roi et à sa famille ( O.G.I.,
51, 1. 5) : les bienfaits de Ptolémée II viennent récompenser l'eunoia des
gens de Milet (Welles, 14). De même pour les Séleucides : Antiochus I
Sôtèr bénéficie de l'eunoia du peuple d'ilion et ses bienfaits la récom-
pensent (O.G.I., 219, 221 et 223) ; il lui arrive aussi de récompenser
l'eunoia et le zèle de simples individus (Welles, 11, l. 14 et 12, 1. 21).
Séleucos II Callinicos, à propos d'un accord entre Smyrne et Magnésie
est de même l'objet de l'eunoia de ses sujets et l'on a conservé le texte
du serment qui sera prêté : <1Je préserverai alliance et dévouement
envers le roi Séleucos>> ( O.G.J., 229, 1. 8 et 63) : un serment analogue se
retrouve pour les mercenaires d'Eumène I à Pergame (O.G.I., 266).
Antiochus III, de même, a les meilleures dispositions pour les gens de
Magnésie du Méandre à cause de l'eunoia du peuple envers sa personne
et sa cause (Welles, 31, 1. 17-20) ; et il accorde ses faveurs aux gens
d'Érythrée à cause de l'eunoia qu'ils ont toujours eue pour sa maison
(Welles, 15, 1. 16). Son fils en dit autant des gens de Magnésie (Welles,
::\2, 1. 16)2 • Séleucos IV loue l'eunoia d'un des vétérans de son père et
entend qu'elle soit récompensée (Welles, 45). Antiochus VIII Grypos
rappelle l'eunoia des gens de Séleucie en Piérie pour son père et justifie
ainsi ses bienfaits (O.G.J., 57; cf. Welles, 71, 6). De même pour les
Attalides : l'eunoia d'Eumène Il répond à celle de ses sujets (Welles,
52, 1. 41), tout comme le sacerdoce de Zeus Sabazios est accordé par
Attale III à un proche pour son eunoia et sa loyauté (Welles, 66, 1. 12).
L'on peut ajouter que Lysimaque accorde ses faveurs à Priène à cause
de l'eunoia que lui montre le peuple de cette ville (Welles, 6, 1. 10). Tous
ces textes suggèrent en général le simple loyalisme à la cité ou à ses

cités ici comme O. G.I., et Welles. Plus loin, on trouvera aussi quelques références à
la Sylloge Inscriptionum graecarum de Dittenberger, 3• édition, 1915-1924, sous
l'abréviation Sylloge•. On pourrait compléter la série des exemples donnés ici avec
les études sur la philanthrôpia, auxquelles on joindra Wilhelm, Wiener Studien, 61-62
(1943-1947), p. 167-189, et L. Koehnen, Eine ptolemüische K/Jnigsurlmnde (P. /(roll),
Klassisch-philol. Studien, 19, 1957, 42 p. Il faudrait y Joindre la liste interminable
des témoignages de reconnaissance envers un« évergète•: déjà du vivant d'Alexandre;
on trouve des honneurs accordés à Antigone comme •évergète• (Dittenberger,
Sylloge', 278) ; le fait devient désormais constant.
(1) Cf. 735, où le magistrat est e:iSvouç pour un thiase de Théra et q>LÀ<Xv6pc,mo~
pour tous.
(2) Voir encore O. G.I., 233, où l'eunoia est réciproque.
LA MONARCHIE HELLÉNISTIQUE 229
alliances 1 ; mais ce loyalisme peut parfois impliquer un dévouement
proche de l'héroïsme (c'est le cas dans le dernier exemple cité et dans
O.G.l., 229). Et, de toute façon, le système qui transparaît sous ce
vocabulaire passe-partout est bien celui qu'avaient mis en avant Isocrate
et Xénophon, et qui tendait à donner aux rapports de dirigeants à
dirigés une hase plus solide.
II arrive du reste que cette eunoia finisse par se parer des couleurs
du sentiment et que les textes parlent d'une véritable affection, ou
philoslorgia. L'étude de W. Schubart en a relevé une demi-douzaine
d'exemples 2 • Ces exemples semblent refléter le rôle joué désormais par
les relations personnelles et les accords entre familles ou entre individus.
De fait, certains traduisent du dévouement à des parents ou des alliés,
d'autres l'attachement de ses officiers pour le roi : on peut citer ainsi
O.G.l., 257 (Séleucie de Piérie) ou le cas d'Aglaos de Cos, qu'honorent à
Délos les auxiliaires crétois de Ptolémée Philomètôr.
Sans doute il s'agit là, comme dans beaucoup des exemples cités
précédemment, de mots qui s'usent en devenant traditionnels. Pourtant,
on relèvera que la seconde partie de cette inscription, qui a été étudiée
par M. Holleaux 3 , après avoir mentionné un «pardon», qui est, certes,
de pure politique, donne ce même souverain comme plein de piété et
comme le plus doux des hommes : le terme est ici ~µe:poc;;,un adjectif
que déjà Démosthène combinait avec philanthrôpos 4 ; il est vraiment
synonyme de praos ; et ce n'est pas un hasard si Polybe rappelle, lui
aussi, ce trait de caractère du même Ptolémée VI Philomètôr, en disant
qu'il était, plus que personne, doux et bon, et en employant, cette fois,
le mot praos (XXXIX, 7, 3). Du reste, une lettre des environs de 164
présente comme un mérite le fait, pour un magistrat, d'agir dans un
xoct1tpixéwç6 •
esprit conciliant et doux : e:ù8~otÀO'L'CùÇ
On peut d'ailleurs constater que ces valeurs semblent alors gagner
même dans le domaine de la vie quotidienne. Le fait est moins éclatant
que pour le domaine politique et monarchique - peut-être en partie
parce que les documents que nous avons ont un caractère officiel ;
l'évolution des mœurs que reflétait le théâtre de Ménandre perce
cependant de façon nette dans les témoignages du temps 6•
Il semble bien que, dès le ive siècle, les reliefs funéraires deviennent
souvent plus personnels et plus sentimentaux par leur inspiration : ils
représentent souvent des enfants, des groupes familiaux, des gestes de

( 1) On relèvera à cet égard la formule caractéristique : 7l1tpoç -rà:1tpocyµ.oc-r'


e•3votcx,
pour laquelle on trouvera des exemples dans l'étude de M. Holleaux, citée ci-dessous
à la note 3.
(2) Welles, 66, O.G.l., 229; 247; 248; 256.
(3) cr. Éludes d'épigraphie et d'histoire grecques, III, IX, p. 77-97 : • Décret des
auxiliaires crétois de Ptolémée Philomètôr, trouvé à Délos •, étude parue d'abord
dans Archiv für J>apyr11sforsschung,VI (1913), p. 9-23. li s'agit d'O.G.J., 116, I. 6-7.
(4) Contre Midias, 4!>.
(5) U.P.Z., 144. Wilcken (ad loc.) déclare ne rien trouver dans cette lettre qui
appartienne à la culture égyptienne ; elle représente à ses yeux un mode de pensée
purement grec. Pour cette praotès, cf. encore Schubart, op. cil., p. 21.
(6) La différence peut tenir au nombre des documents conservéR : l'évolution reflé-
tée par les textes littéraires ôte toutefois à cette objection tout caractère décisif.
230 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

tendresse. On ne saurait trop fonder là-dessus, car ce peut être seulement


affaire de goût artistique. Mais il reste qu'à partir du ive siècle les
inscriptions parlent de philanthrôpia pour des comportements, non
seulement publics, mais privés, et pour des traits de caractère concernant
non le gouvernement mais la vie quotidienne. Elles parlent de l'entourage
du personnage, dans le petit milieu du dème (Sylloge 3 , 1094), de l'accueil
aimable, ou hospitalier, qu'offre le roi de Thrace (Sylloge 3 , 438), des
rapports qu'un personnage entretient avec tous (Sylloge 3 , 368 : il s'agit
d'un stratège de Lysimaque en Ionie). Bientôt, au ne siècle, des textes
louent la générosité et les bons sentiments des gens d'une manière
générale. C'est ce que relève J. Festugière, dans La Révélation d'Hermès
Trismégiste (11, p. 308 sqq.). Tel est le cas pour Cléon, stratège d'Attale II,
à Égine : il <1n'a fait de mal à personne, mais au contraire le plus de bien
possible>> (O.G.J., 329, 23-24), ou encore de quelqu'un qui <1s'efforce de
faire du bien à chacun de ceux qui le prient, jugeant toujours que le
mieux est d'user, non seulement de sa valeur personnelle, mais des
avantages de la fortune pour obliger les hommes autant qu'il en est
capable>> (il s'agit, ici encore, de la belle inscription des auxiliaires
crétois. commentée par M. Holleaux, et déjà citée) 1. Un autre encore, à
Sestos a étendu sa philanlhrôpia aux étrangers qui fréquentaient le
gymnase et aux conférenciers de passage (0.G.J., 339, 73-76) 2 • Des rois
aux fonctionnaires et aux simples particuliers3, tous doivent désormais
satisfaire à cet idéal de douceur qui commence à s'imposer, dans les
aspirations des gens comme dans la réflexion théorique.
Or, cette vogue allait se maintenir. De même que les traités grecs sur
la monarchie allaient exercer une grande influence sur la clémenœ
romaine, de même ces valeurs, officielles ou privées, que commencent à
reconnaître les inscriptions de l'époque hellénistique, allaient se retrouver,
triomphantes, sour l'empire romain.

(!) Insc. Délos, 1517, 1. 25-30: cf. ci-dessus, n. 3, p. 229.


(2) Sur ces conférenciers, cf. en particulier les remarques de Louis Robert, dans
Hellenica II, 34-36; et le Bulletin épigraphique, 1938, 336, p. 281.
(3) Des surnoms comme philomètôr et philopatôr, même s'ils reflètent souvent un
souci politique, sont bien dans l'esprit du temps et des valeurs dont il est question ici.
Ces surnoms se rencontrent chez des princes, mais aussi chez des particuliers : cf.
Bulletin épigraphique, 1977, n° 344.
CHAPITRE XIV

LA CLÉMENCEDES CONQUÉRANTSROMAINS,
DE POLYBE À DIODORE

Pourtant si, laissant de côté les doctrines philosophiques et les


formules officielles, on se tourne vers l'histoire, et en particulier vers
l'histoire extérieure, le voile se déchire soudain : on s'aperçoit qu'à la
mort d'Alexandre, le monde grec, entendu au sens large, entre dans une
ère d'horribles violences. On avait certes vu, dans des chapitres précé-
dents1, que les <<lois de la guerre>> avaient pu connaître en Grèce de
graves et fréquentes infractions, par exemple à l'époque de la guerre du
Péloponnèse ; mais elles restaient du moins vivaces dans les esprits.
En revanche, à la mort d'Alexandre, on dirait que tout craque, et que
cette aspiration à la douceur disparaît totalement des mœurs 2 •
On peut en discerner deux causes principales.
La première tient, de toute évidence, à l'établissement de reg1mes
personnels et aux rivalités qu'impliquent de tels régimes. Isocrate avait
déjà fait un tableau fort noir des assassinats familiaux auxquels les
tyrans sont voués : la cour d'Égypte, entre autres, devait en offrir bientôt
des illustrations multiples, pendant plusieurs générations. D'autre part
ces régimes personnels étaient alors neufs ; et tout le monde grec connu
offrait un vaste champ à la compétition. Les luttes entre les successeurs
d'Alexandre, avant le partage puis après le partage, ou plutôt les
partages, remplissent toute l'histoire à partir de 322. La violence de ces
compétitions encourageait les meurtres, les vengeances, et l'exercice de
la terreur ; elle mettait aussi dans les guerres une passion que celles-ci
n'avaient point encore connue. Enfin, l'exemple d'Alexandre poussait
chacun aux plus folles espérances : l'époque hellénistique est un âge
d'aventuriers, que l'ambition stimule et que le risque d'un désastre
pousse continuellement à tous les excès.
Mais une seconde raison se joint à celle-ci ; et elle n'est pas sans intérêt
µour l'étude de la douceur grecque. Cette seconde raison est que le monde

(1) Voir en particulier chapitre I, p. 27 sqq.


(2) L'évolution relevée par J. Festugière, La Révélation d'Hermès Trismégiste II,
p. 302-303, aurait sur ce point besoin d'être nuancée : un siècle sépare la mort
d'Alexandre des exemples de clémence qu'il relève, dans Polybe, par exemple.
LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

où se jouent ces aventures n'est plus grec. Or, ce qui est barbare l'est
dans tous les sens du terme : déjà les Grecs de l'époque classique s'indi-
gnaient des cruautés barbares, depuis le fouet ou les mutilations en
honneur chez les Perses 1 jusqu'aux crimes sanguinaires des Thraces,
mentionnés par Thucydide. Comment le contraste aurait-il résisté au
brusque élargissement de l'histoire? Grâce à Alexandre, l'histoire a
désormais mêlé le monde grec au monde barbare; et un brassage s'est
fait entre les usages des uns et des autres. Dans les siècles qui suivent,
si les rois sont souvent encore des Grecs - mais pas toujours -- les
sujets et les troupes sont barbares ; et ces barbares donnent le ton. Déjà
les Macédoniens n'étaient pas de vrais Grecs aux yeux des Athéniens.
Mais voici que ces Macédoniens règnent dorénavant en Asie ou en Afrique.
Bientôt ils ont affaire à des peuples barbares, plus étrangers encore à la
culture grecque : Numides et Carthaginois, Parthes et Illyriens en sont
des exemples, mais aussi les Gaulois, mais aussi les Juifs, que leur vieille
et noble culture n'empêche pas de se déchirer en querelles qu'aggrave
la contestation religieuse. Aucun de ces peuples ne pratiquait la douceur ;
et il semblait par suite excusable à ceux qui étaient en relation avec
eux d'adopter un peu leurs façons.
On voit alors apparaître toutes sortes de violences 2 - en particulier
ces supplices que ne pratiquaient pas les Grecs : la crucifixion, les ampu-
tations successives, les bûchers où l'on brûle les gens tout vifs. On voit
aussi se multiplier les exemples d'extermination de femmes et d'enfants,
massacrés sous les yeux des leurs ; et il devient courant de passer au fil
de l'épée des populations avec qui l'on vient de traiter en leur promcllant
la vie sauve 3 •
Faire l'histoire de ces horreurs sortirait du cadre de notre recherche et
pourrait remplir des volumes. Quelques faits suffiront à suggérer cette
brusque aggravation des mœurs politiques. Nous les emprunterons aux
livres XVIII à XXX de Diodore.
Un tel choix est assurément arbitraire. D'abord le fait de mentionner
ou de décrire des atrocités est affaire de goût littéraire. On en trouve, à
propos des mêmes événements, beaucoup plus chez Appien que chez
Diodore, mais plus aussi chez Diodore que chez Polybe. Peut-être, au
surplus, la densité des horreurs varie-t-elle, chez Diodore, en fonction
de ses sources. Pourtant, lorsque l'on lit a la suite tout ce qui reste de
son histoire, on ne peut échapper au sentiment de se trouver, avec
l'époque hellénistique, et quel que soit le domaine géographique, dans
une époque de rares violences. On peut, au reste, préciser, que, pour
presque chaque fait, d'auLres auLeurs peuvent fournir des confirmations
et des compléments.

(1) Cf. Diodore XVII, 69, 3 et 83, 9; voir aussi Walbank, commentaire à Polybe,
VIII, 21, 3.
(2) Diodore raconte avec réprobation que les Carthaginois et les Gaulois sacrifiaicnL
aux dieux les prisonniers les plus beaux (XX, 65; XXXI, 13, 1). Cet usage est, à sel
yeux de Grec, • aussi barbare qu'étrange •· Pourtant, la religion qui l'inspire le met à
part des autres formes de violence.
(3) Diodore XIX, 68, 1 ; XX, 39; XX, 44, etc.
LA CONQUÊTE ROMAINE 233
Voici d'abord Antigone qui, entre autres, maltraite pendant trois jours
le corps d'Alcétas (XVIII, 47), fait brûler vif le chef des Argyraspides
et. exécuter Eumène (XIX, 44), avant de faire assassiner Cléopâtre
(:XX, 37). Voici Cassandre qui fait tuer ceux ou celles dont il se méfie
(:XIX, 51-52; 105, 2). Agathoclès de Syracuse qui fait abattre des
opposants présumés (XIX, 65, 6) ou des anciens opposants (XIX, 102, 5),
ou des gens qu'il accuse de trahison, au nombre de quatre mille (107, 4).
Il tue aussi celui qu'il a fait venir comme allié (XX, 42). Le même
Agathoclès fait avancer contre Utique une machine à laquelle sont
suspendus les prisonniers de la ville, si bien que les défenseurs sont
contraints de tuer les leurs (54). Après la prise de la ville, il égorge même
ceux qui s'étaient réfugiés dans les temples (55). II laisse égorger ses
fils (69) ; à Égeste, il invente des tortures sans fin : membres disloqués,
êtres vivants lancés par des catapultes, talons serrés dans des tenailles,
seins coupés, avortements par empilage de briques (71-72; cf. encore 99)1.
Mais Démétrius lui aussi fait mettre en croix, aux portes d'une ville
prise, quatre-vingt personnes qui étaient contre lui (XX, 103) ; Ptolémée
fait mourir Nicoclès, roi des Paphiens, pour éviter d'autres mouvements
contre son pouvoir (XX, 21). Du côté des Carthaginois, Spondius, le chef
des men:cnaires, décide que tout prisonnier carthaginois aura les mains
coupées; par suite, Hamilcar Barca fait livrer ses prisonniers aux
éléphants (XXV, 3). Il fera aussi mettre en croix Spondius; et un
Hannibal sera attaché à la même croix (5) 2 • Le grand Hannibal, lui,
offre le choix à ses hommes entre rester sur place ou bien le suivre ;
mais, sauf quelques-uns que l'on garde comme esclaves, tous ceux qui
choisissent de rester sont égorgés (XXVII, 9). Quatre mille transfuges,
jadis inlidèles, le rejoignent et sont tués (10)3 • Mœurs de Carthaginois?
Mais où n'en fera-t-on pas autant? A Antioche, Démétrius II Nicator
fait égorger ceux qui ne se rendent pas, avec leurs femmes et leurs
enfants, dans leurs maisons (XXXIII, 4, 2). En Égypte, Ptolémée
Physcon tue ceux qui sont supposés comploter (6). En Crète, les
Cydoniates tuent des hommes qui les traitaient en amis (XXX, 13). Le
roi de Thrace Diégylis coupe les mains, les pieds et les têtes des enfants
pour les attacher aux cous de leurs parents, et, voyant passer deux
beaux jeunes gens, se plaît à les couper en deux (XXXIII, 14, 3). A
Pergame, Attale II invite des amis qu'il soupçonne, puis les tue ainsi
que leurs femmes et leurs enfants (XXXIV-XXXV, 3, 1). Les Africains
de même : Jugurtha fait égorger non seulement son cousin Adherbal,
mais tous les Italiens qui avaient embrassé le parti de ce dernier (31) ;
lui-même sera traîtreusement arrêté et livré par Bocchus, qui l'avait en
principe invité à une conférence (39).
Encore n'est-il pas question, dans ces exemples, ni des révoltes
d'esclaves, dans lesquelles les lois de la guerre n'ont pas leur place, et où

(1) Voir aussi la façon dont il tue deux mille hommes qui avaient insolemment
exigé leur paie (XXI, 3, 3).
(2) Sur ces faits, cr. aussi Polybe, I, 80-81, qui insiste sur le cas de Giscon : il rut
le premier supplicié alors, bien qu'il eût été fort généreux auparavant avec ses hommes.
(3) Cf. Appien, VIII, 33.
234 LA DOUCEURDANSLA PENSÉE GRECQUE

la violence se déchaîne de façon désordonnée, ni des simples assassinats


de palais, dont les victimes sont souvent des enfants, risquant d'hériter
plus tard du trône 1 • Un des plus saisissants est pourtant celui que commet
Ptolémée Physcon, égorgeant le fils qu'il a eu de sa sœur Cléopâtre, et
lui faisant porter les membres de l'enfant en cadeau d'anniversaire
(XXXIV-XXXV, 14)2 •••
Ces divers exemples, qui vont de la mort d'Alexandre à la fin du
ne siècle avant J.-C. ne sont - il faut le répéter - qu'un choix. Mais ce
choix, à lui seul, même compte tenu des exagérations possibles, est
accablant. Et Diodore ne manque pas de signaler, à l'occasion, que de
telles façons sont «peu grecques »3 •
Mais il ne saurait s'agir, en l'occurrence, des critiques faciles
qu'adresserait un Grec à des peuples non grecs : Flavius Josèphe, parlant
des Juifs nous fait assister à tout autant d'assassinats et d'atrocités,
pour la même période et les époques qui suivirent.
Dans ce désordre général, que l'on ne peut mettre en doute, il fallait
donc un État assez puissant pour rétablir un peu d'ordre et assez hostile
aux pouvoirs personnels pour n'être pas entraîné dans de telles querelles.
Cet État, on le sait, fut Rome.
Pourtant Rome, surtout à ses débuts, se révéla, elle aussi, bien éloignée
de notre <<douceur >>.Des guerres du Latium à la conquête du monde,
son histoire est faite de violences ; et nul ne l'a nié. Elle aussi a eu ses
supplices - illustrés par l'emploi des verges. L'histoire des premières
guerres est semée de répressions farouches, qui s'exercent indistinctement
sur les combattants et sur les populations civiles : même Tite-Live le
reconnaît'. Mais, dès le début, on sent jouer des différences. Les Romains
pouvaient être durs ; mais, soumis à une organisation rigoureuse, ils
étaient presque toujours disciplinés : le sens politique l'emportait donc
sur la passion guerrière 5 • Et surtout leur respect de la Fides rendait
déshonorant à leurs yeux la trahison des engagements pris envers les
autres peuples, avant ou après le combat 6 • À cela s'ajouta bientôt que,
plus ils développèrent leur puissance, plus ils furent appelés à jouer
- fût-ce par les armes et en maîtres - le rôle d'arbitres et de pacifi-
cateurs. À toutes ces guerres entre voisins, à tous ces meurtres entre
prétendants, à toutes ces violences de tyrans locaux grisés par l'ambition,
ils opposèrent l'ordre romain. Et, peu à peu, les princes ou les cités furent

(!) Voir, pour les révoltes, XXXIV-XXXV, 2; pour les assassinats de palais, pa1
exemple XX, 28, ou, sans qu'il s'agisse d'un enfant, XXVIII, 14.
(2) On retrouve plus tard ces façons chez Mithridate : cf. Appien, XII, 107; li 2,
(3) XXX, 13; XIX, 34, 6. Sur son sentiment personnel, cf. chapitre suivant.
(4) Ainsi III, 18; IV, 34; 69; V, 20; IX, 43.
(5) Les violences individuelles - comme celles de Fimbria (Diodore, XXXVIII-
XXXIX, 8 sqq.) demeurent tout à fait exceptionnelles.
(6) Sur cette Fides, voir entre autres les études de P. Boyancé, • Les Romains
peuple de la Fides ,, Bulletin de l' Ass. G. Budé, 1964, p. 419-435, ou Fides Romana e,
la vie internationale, Séance publique de l'Institut de France, 1962, 16 p., in-4° (o-.:
encore Collection Latomus LXIV, 1962, p. 329-341 et LXX, 1964, p. 101-113). Voil
aussi, plus récemment, A. Rambaud, • L'idéal romain dans les livres I et V de Tite•
Live,, Mélanges Senghor, 1977, p. 401-416. La mention de la Fides est surtout impor•
tante dans les textes romains; mais Polybe ne l'ignore pas (cf. VI, 56, 13 et 14).
LA CONQUÊTE ROMAINE 235
amenés à venir plaider leur cause devant le Sénat romain, qui rendait
sa justice en souverain et réprimait les désobéissances.
Dans ce rôle de conquérants pacificateurs, les Romains surent utiliser
les alliances, auxquelles ils attachaient un prix très grand. Il ne s'agissait
plus, comme en Grèce, de la lutte passionnée d'une cité contre une autre
mais d'une sorte de champ d'influence sans cesse croissant, où tous le~
liens possibles, depuis la simple alliance jusqu'à l'assimilation totale,
servaient à assurer la solidité de l'ensemble 1 : leur fameuse «clémence ►>
fut alors la meilleure des armes qui les fit maîtres du monde.
Cette «clémence >>n'est pas tout à fait la « douceur» chère à la tradition
grecque. Elle a tout à la fois plus de majesté et une parenté plus étroite
avec l'exercice même de la justice. Mais les premiers grands historiens de
Rome furent des Grecs ; et ils se plurent à saluer dans le comportement
romain les vertus dont Isocrate et Xénophon avaient montré l'utilité
dans les rapports entre les peuples. C'est pourquoi on voit Polybe, ainsi
que ses successeurs grecs, insister sur le rôle que joua, dans la formation
de l'empire romain, ce qu'ils appellent la philanlhrôpia, l'épieikeia et
même, dans certains cas, la praolès. Tous ces mots peuvent correspo~dre
à l'occasion au latin clemenlia. Ils s'emploient pour la clémence des chefs
envers leurs troupes ou des Romains envers les vaincus. De sorte que Ja
politique romaine s'est trouvée interprétée en termes de douceur grecque.

..
*

Polybe est pour nous le premier témoin à reconnaître cette douceur


dans la politique romaine et à en faire l'éloge.
II a pu, bien entendu, subir à cet égard des influences et grecques et
romaines. Mais il est vain d'en situer l'origine dans des œuvres entiè-
rement perdues et dont rien n'autorise à penser qu'elles parlaient de la
douceur ou qu'elles étaient connues de Polybe. Même le philosophe
Panétius, à qui l'on a beaucoup prêté, ne saurait être raisonnablement
invoqué ici2 • De toute façon, tel auteur qui aurait, avant Polybe, formulé
de telles idées, se situerait dans la tradition même d'lsocrate et de
Xénophon. De toute façon, encore, la doctrine est, chez Polybe, luci-
dement assimilée et résolument défendue.
II est un de ceux qui ont protesté avec force contre les excès de
cruauté ; et les règles de la guerre, dont on a suivi les traces dans Je
premier chapitre, ont trouvé dans son œuvre une formulation particu-
lièrement éclatante. Il invoque ainsi les <<lois >> ou les « habitudes >>
communes à tous les hommes chaque fois que ce que nous appellerions
le droit des gens se trouve foulé aux pieds : ainsi à I, 70, 6, à propos des
mercenaires de Carthage, à II, 8, 12, à propos de l'assassinat d'ambas-

(1) cr. Je dernier chapitre de notre livre • The Rise and Fall of States according to
Greek Authors, Mich. Un. Press, 1977.
(2) On trouvera l'hypothèse dans W. Capelle, • Griechische Ethik und rômischer
Imperialismus •• Klio, 25 (1932), p. 86-113, et sa critique dans H. Strasburger, c Posei-
donios on Problems of the Roman Empire•• J.R.S., 55 (1965), p. 40-53. Panétius
était contemporain de Polybe; Posidonius était postérieur : cf. ci-dessous, p. 249.
236 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

sadeurs romains, à II, 58, 4-5, à propos du massacre des Achéens à


Mantinée, à V, 11, 3 et VII, 14, 3 à propos des pillages et des destructions
de Philippe V, à IX, 33, 4, a propos du pillage de Delphes, ou à XXIII,
15, 1, a propos des destructions commises contre un ennemi de même
race. Beaucoup de ces passages sont longs et éloquents. Plusieurs
comportent des jugements à la première personne. À la suite de Platon,
qui, au livre V de la République, dressait une telle liste à propos des
guerres entre Grecs, ces textes de Polybe offrent parfois de véritables
listes des actes prohibés. Ainsi au livre V, 11, 4, après avoir énuméré
les actes autorisés pa.r la guerre, il écrit : <<Mais se livrer à des actes qui
ne doivent rapporter aucun avantage à leur auteur pour la guerre qu'il
mène et qui n'affaiblissent pas l'adversaire, saccager gratuitement
jusqu'à des temples avec leurs statues et tous autres monuments de
caractère religieux, comment pourrait-on contester que ce soit là le fait
d'un forcené sujet à des comportements frénétiques? Car les hommes de
cœur, quand ils font la guerre à des gens qui ont commis des actes
répréhensibles, ne doivent pas chercher à les perdre et à les exterminer,
mais à les corriger et à leur faire réparer leurs fautes. Il ne faut pas non
plus envelopper dans le même désastre les innocents et les coupables ... 1>.
Celui qui se laisse aller à ces cruautés, conclut-il, sera craint comme un
Lyran, tandis qu'en les évitant on se fera aimer pour ses bienfaits et sa
philanlhrôpia et on exercera une hégémonie librement acceptée.
On se fera aimer : tel est en effet le thème que proposaient Isocrate et
Xénophon ; tel est aussi le principe que Polybe retrouve dans la formation
de la domination romaine.
Sera-t-on surpris, s'il en est ainsi, de découvrir que cette œuvre de Polybe
ne compte pas moins de 117 exemples du mot eunoia? Dans une histoire
aussi franchement destinée à expliquer la formation de la puissance, le
fait n'est pas indifférent.
Polybe tient si fort à cette eunoia qu'il la retrouve même dans le
système, qu'il admire tant, de la constitution romaine: pour lui l'avantage
de cette constitution tient à ce que les pouvoirs y sont si bien équilibrés
que l'on doit se les concilier tous, en une collaboration efficace : << Il est
donc tout à fait inconcevable que les consuls puissent, sans risque,
négliger de se ménager l'eunoia aussi bien du Sénat que du peuple>>
(VI, 15, 11).
Or, ce principe d'unité et de cohésion doit valoir au-dehors de Rome
comme au-dedans et expliquer le rayonnement romain comme la cohésion
de son régime. De fait, l'œuvre de Polybe est commandée par une idée,
que l'on a vu naître chez Isocrate : l'idée qu'une conduite généreuse
vous vaut l'attachement des peuples - leur eunoia - et, par suite, la
puissance.
Certes, les choses sont chez lui plus nuancées par l'expérience qu'elles
ne l'étaient dans l'univers un peu manichéiste d'lsocrate.
Polybe, d'abord, est bien conscient des changements qui surviennent
dans les individus et les font être, selon les circonstances ou les conseils
du moment, doux ou cruels. Il s'en explique assez longuement a.u
livre IX (23-24), évoquant successivement la transformation d'Agathoclès,
LA CONQUÊTE ROMAINE 237
qui était très cruel et devint très débonnaire et très doux (praotalos),
celle de Cléomène, qui fut un tyran très brutal mais un individu très
affable et généreux (philanthrôpolalos), celle d'Athènes, qui changea au
cours du ve siècle, celle de Philippe V, qui fut tantôt très impie et tantôt
très débonnaire 1 ; de même Hannibal n'était pas cruel, mais ses actes le
devinrent sous l'influence d'Hannibal Monomachos. Dans ces variations
se laissent déjà deviner celles de Rome, avec toutes leurs conséquences.
D'autre part, Polybe ne méconnaît pas les dangers de la douceur : il
n'a pas l'optimisme peu réaliste d'Isocrate. Il sait que la douceur peut
être génératrice de mollesse et donner aux autres le sentiment qu'il s'agit
de faiblesse. Ainsi le Sénat veut éviter que le peuple ne s'amollisse dans
une paix prolongée (XXXIII, 13, 6) ; le jeune Scipion Émilien redoute
que Polybe ne lui fasse pas confiance, le jugeant <<plus doux qu'il ne
convient>> (XXXI, 24, 4 : praüleron). Polybe explique même, à propos
de cette maladie de l'âme qu'est la violence : ~ Si on traite les gens
atteints de cette sorte de maladie avec indulgence ( suggnômè) et
générosité (philanlhrôpia), ils s'imaginent qu'il s'agit d'une manœuvre
destinée à les perdre et ils redoublent de méfiance et de haine envers qui
le8 ménage>>; inversement, la violence les stimule ( I, 81, 7-9). Même en
dehors de ces cas limites, la douceur n'est pas toujours efficace : elle eHL
souvent vaine dans les faits (ainsi envers Attale, à XXX, :'l,6) ; et quand
deux généraux romains rivalisent de philanlhrôpia envers les Rhodiens,
ceux-ci en concluent que ces généraux ont peur (XXVIII, 17, 12). La
douceur et la générosité sont donc à employer aver, à propos et avec
mesure.
Mais, une fois admises ces réserves (qui tiennent à. la lucidité de
l'historien mais aussi à l'atmosphère réaliste de Home), il est net que
Polybe saisit souvent l'occasion de montrer dans les protagonistes de son
histoire l'application de la règle qui veut que la vertu soit récompensée
et que la clémence assure l'accès à un pouvoir solide.
Il le signale à propos de toute une série d'individus, pour lesquels il
insiste plus ou moins selon les cas. Par un trait assez remarquable, un
de ceux dont il met le mieux en lumière la mansuétude est un homme
qui n'appartient pas au cadre de son histoire, et qui n'était pas connu
pour sa douceur: c'est Philippe II de Macédoine, l'ennemi de Démosthène.
Or c'est aussi le fondateur de la puissance macédonienne, qui, dans
l'histoire, précède la puissance romaine et viendra se briser contre elle.
Volontiers, Polybe rappelle les bienfaits de Philippe II envers des
Grecs {Mégalopolis : II, 48, 2), le soin qu'il prit, avant d'attaquer le8
Perses, de se concilier l'eunoia (III, 6, 13). Il lui arrive aussi de se lancer
dans des commentaires plus personnels et plus étoffés. A propos des
premières cruautés de Philippe V, à V, 9-10, il commence par rappeler
que, dans l'histoire de la famille royale de Macédoine, déjà Antigone
s'était montré clément pour Sparte et lui avait prodigué ses bienfaits,
s'attirant ainsi <<non seulement chez les Macédoniens, mais parmi tous
les Grecs, des louanges et une gloire immortelle >>; puis il remonte à

(l) Cf. VII, 14 et ci-dessous, p. 240.


238 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Philippe II : <<lui non plus n'a pas fait autant par ses armes que par son
caractère généreux et humain (son épieikeia et sa philanlhrôpia). Par la
guerre et par la puissance militaire, il n'a défait et réduit à l'obéissance
que les hommes qui l'avaient affronté dans la bataille, mais ce fut par sa
politique conciliante et modérée qu'il amena tous les Athéniens avec
leur cité à se ranger sous sa loi. La rancune ne l'a pas incité à redoubler
ses coups. Il n'a gardé les armes et n'a soutenu sa querelle que jusqu'au
moment où il a trouvé une occasion de manifester sa bénignité ( praolès)
et sa noblesse de cœur >>.Et, de même qu'il enchaînait pour Antigone :
<<Et voilà pourquoi>> (ToLycxpouv) Antigone fut loué, de même il enchaîne
pour Philippe II : <<Et voilà pourquoi>> (Tmycxpouv)grâr,e à ses bienfaits,
<<il obtint à peu de frais d'immenses résultats. Ayant, par une telle
magnanimité, confondu la fierté des Athéniens, il trouva désormais en
ceux qui avaient été ses ennemis des partenaires prêts à l'aider en toutes
choses>>. L'optimisme, ici, se double d'une forte tendance à dégager la
leçon - qui est, très exactement, la leçon d'lsocrate. Sans doute Polybe
force-t-il d'autant plus qu'il polémique contre Théopompe, à qui il ne
pardonne pas d'avoir dit du mal de Philippe II et de sa cour (VIII, 8-11);
mais il tient visiblement à son idée.
Dans le passage que l'on vient de voir, il associe à Philippe II
Alexandre ; il rappelle que celui-ci a toujours - même à Thèbes ! -
respecté les lieux et objets sacrés. De même au livre XVIII, 3, il
reproduira le discours d'un Étolien rappelant, contre Philippe V, la
générosité des rois de Macédoine, et plus particulièrement d'Alexandre.
Ceci montre bien que déjà une tendance se dessinait, qui cherchait des
précédents à la clémence romaine et les trouvait en Macédoine 1•
Quoi qu'il en soit, Polybe ne cesse de revenir à Philippe Il. Mêrne
lorsque Philippe II est attaqué - comme dans le discours de l'Étolien
qui parle à IX, 28-31 - sa magnanimité est reconnue et seuls les mobiles
qui l'inspirent semblent suspects : << Il se montra magnanime dans la
victoire, mais non pas, tant s'en faut, pour ménager les vaincus : il
voulait que sa générosité incitât les autres cités à reconnaître volontai-
rement son autorité>>. L'Étolien se voit répondre que tous les Grers
doivent leur salut à Philippe, et que <<parce qu'il était le bienfaiteur de
!'Hellade, toutes les cités l'ont choisi comme chef suprême sur terre et
sur mer, ce qui n'était jamais arrivé à personne avant lui>>(33, 7). Plus
tard, au livre XVIII, Polybe fait parler un autre Étolien, Alexandros,
qui, à propos des perfidies de Philippe V, rappelle combien la tradition
du royaume de Macédoine était différente ; on voyait rarement ses
prédécesseurs saccager des villes : ils les épargnaient pour pouvoir régner
sur elles et être honorés par elles (3). Puis, toujours au livre XVIII,
Polybe trouve le moyen de préciser que les partisans de Philippe II
n'étaient pas nécessairement des traîtres et que la politique de Démosthène
était peu clairvoyante : <<Si le roi de Macédoine ne s'était pas montré
aussi généreux et aussi soucieux de sa gloire >>,la situation d'Athènes
aurait tourné au désastre (14, 14). On retrouve des indications comparables

\ 1) Cf. ci-dessous, p. 250.


LA CONQUÊTE ROMAINE 239
à propos des affaires d'Égypte, au livre XXII (16) : Polybe y montre
tous les griefs que Philippe avait contre Athènes, et toutes les bontés
qu'il lui prodigua au lieu de se venger d'elle. À la surprise du lecteur
habitué à Démosthène, celui-ci découvre donc que l'empire de Macédoine,
comme plus tard l'empire romain, était fondé sur la clémence.
On comprend, à cause de ce parallélisme, l'insistance de Polybe. Il
passe plus vite sur d'autres. Ainsi pour Hiéron II, qui, à Syracuse,
«régla la situation avec tant de modération ( praôs) et de générosité
que les Syracusains ... l'adoptèrent comme stratège>> (1, 8, 4). Rien
d'étonnant à ce que le même Hiéron se place plus tard sous la protection
des Romains, régnant en toute sécurité sur Syracuse, et se montrant
soucieux de sa réputation en Grèce : sécurité et réputation sont pour lui
et pour tous la récompense de la douceur. Parfois on y gagne surtout de
l'estime, comme Antigone Doson qui, après Sellasie, se montra envers
Sparte magnanime et généreux (Il, 70 : philanthrôpôs) : Polybe explique
que telle fut la raison des honneurs qu'il reçut (V, 9, 10 : -rotyocpoüv).Ou
bien l'on y gagne des amis : ainsi Aratos, qui savait mieux que personne
supporter avec sérénité ( praôs) les dissentiments politiques, nouer des
amitiés, et acquérir de nouveaux alliés (IV, 8, 2); tant que Philippe V
écouta ses avis, personne n'eut a se plaindre de lui : il bénéficia de
l'eunoia de toute la Grèce (VII, 14, 4), alors qu'ensuite, conseillé par
Dém,;trios, il s'aliéna l'eunoia de ses alliés et la confiance des autres
Grecs (ibid., 5). - Il en est de même pour Ptolémée Philomètôr, qui
«était un homme doux (praos) et affable, comme aucun roi ne l'avait
été avant lui. La meilleure preuve en est que jamais il ne fit périr aucun
de ses <<amis>>,quelles que fussent les accusations portées contre eux,
et que jamais, a ma connaissance >>,écrit Polybe, « aucune autre personne
à Alexandrie ne trouva la mort par sa volonté>> (XXXIX, 7). Il pardonna
,\ son frère, malgré les torts de ce dernier. S'il n'avait pas eu des périodes
de mollesse et de laisser-aller, il ne mériterait que des éloges. Enfin, a
Rome même, c'est par de telles vertus que Tarquin était devenu roi,
se faisant d'abord apprécier de Marcius, puis de la foule : << Il acquit la
reconnaissance de la foule, et gagna l'eunoia de tous, ainsi qu'une
réputation d'homme de bien - qui lui permit de monter sur le trône>>
(VI, 11 a).
Inversement, ceux qui négligent de telles maximes en subissent les
conséquences. De même que Philippe II pouvait servir d'exemple,
illustrant les avantages de la clémence, Philippe V de Macédoine est
l'illustration la plus nette des dangers de la dureté. Il est même, à vrai
dire, l'illustration des deux aspects; car, on l'a dit, il a changé. Au début,
il bénéficiait <<d'une soumission et d'une eunoia telles qu'on n'en avait
jamais manifesté à aucun de ses prédécesseurs>> (VII, 11, 4) : aussi
personne, alors, ne se soulève; tout le monde fait preuve d'eunoia et de
zèle ; lui-même couvre les gens de bienfaits ; sa conduite le rend le
bien-aimé des Grecs ; les Crétois le choisissent pour chef de leur ligue ...
Mais bientôt, tout change! Prenant d'autres mœurs, il arrive à un
résultat opposé (11, 11). Ce changement est attribué à l'influence de
240 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQl'E

nouveaux conseillers 1• Il est commenté de nouveau, et avec insistance,


au livre X (26, 1) : bien que Philippe V se donne l'allure d'un homme
<<doux (praos) et démocratique >>,on le voit se conduire dès lors en
d,espote. Il écoute pour son malheur des gens violents ou sans scrupules,
comme Taurion, ou comme cet Héracleidès, qui fut, dit Polybe, « le
principal responsable de la ruine de ce puissant royaume>> (XIII, 4, 8).
Bientôt, Philippe ne connaissant plus la moindre modération, Polybe
peut annoncer avec netteté : <<C'est à cette date que se situe le début de
l'enchaînement de malheurs qui frappèrent le roi Philippe et la
Macédoine tout entière>> (XXIII, 10). Il déporte ; il massacre; et la
Fortune le punit ... C'est en vain que, pris de remords, il se fit à nouveau
modéré sur le tard (XXV, 3, 9-10). Philippe V rentre alors dans le cas
des mauvais chefs, voués au désastre, comme par exemple Scopas, à
propos de qui Polybe formule une fois de plus une règle générale sur les
excès de l'ambition, ou comme Agathoclès d'Alexandrie, qui abuse de
son pouvoir et se fait détester, ce qui aboutit à sa mort et au massacre
des siens (XV, 33) 2 •
Une tendance si marquée à étudier le rôle de la clémence ou des exd:s
dans l'histoire de la puissance macédonienne, et à signaler le plus souvent
possible un rôle analogue dans l'histoire des autres peuples, en en
dégageant volontiers une leçon d'ordre général, suggère à elle seule que
le cas de Rome, qui est au centre de la réflexion de Polybe, doit illustrer
des idées semblables. Même s'il n'avait rien dit de la clémence romaine,
une pensée se lirait en filigrane dans ce qu'il dit des autres.
Mais Polybe est loin de nous laisser sur une suggestion si discrète. Et
Rome semble au contraire lui avoir inspiré le plus clair de ses théorie,; à
cet égard.

..
*

La clémence da Rome, dans Polybe est essentiellement la clémence de


Scipion l'Africain. Mais il faudrait ajouter qu'elle est mise en relief par
le contraste qui s'établit entre l'attitude carthaginoise et celle de Rome.
Les Carthaginois, en effet, traitent avec rudesse les populations
africaines, exigent de lourds tributs, refusent tout accommodement, ne
nomment pas comme gouverneurs ceux qui agissent envers leurs
administrés avec douceur et humanité (praôs et philanthrôpôs), mais
<<ceux qui sont les plus rigoureux>> (I, 72, 2-3). Et <<voilà pourquoi>>
(ToLyocpoùv) il suffit d'un simple messager pour entraîner les hommes dans
la révolte. C'est ainsi que commence la fameuse révolte des mercenaires.
Elle s'étend bientôt à la Sardaigne. Hannon, envoyé là-bas, est mis en
croix, et les supplices se multiplient. Cependant Hamilcar offre aux
prisonniers d'entrer dans son armée et laisse les autres libres (78, 14-15) :
cette philanlhrôpia inquiète les chefs de la révolte, qui craignent de voir

(1) Cf. VII, 14, 4, auquel il a été fait allusion ci-dessus, p. 237.
(2) Ce passage fait écho à l'analyse du livre I, qui présente les cruautés de la guerre
des mercenaires comme une véritable maladie de l'âme; celle-ci, si on ne la soigne pas,
ne s'arrête que lorsqu'elle n'a plus rien à dévorer (81).
LA CONQUÊTE ROMAINE 241

leurs troupes les lâcher ; ils invitent les leurs à se méfier : cette philan-
lhrôpia carthaginoise serait une manœuvre, destinée à permettre plus
tard une vengeance plus complète 1 •.. Ceci implique bien que cette
attitude généreuse constituait une arme. Les Carthaginois auraient dû
le comprendre. Mais telle ne fut pas la leçon qu'ils appliquèrent en
Espagne 2 •
Ce qui les perdit en Espagne fut l'hostilité des populations ou de leurs
chefs. À peine vainqueurs, ils se querellèrent entre eux, exigèrent de
l'argent de leur ami le plus sûr, Indibilis ; et celui-ci, ayant refusé, se vit
faussement accusé et contraint de livrer ses filles en otages (IX, li) :
c'est en apprenant ces mauvais traitements que Scipion l'Africain prit
confiance. Dr fait, bientôt Indibilis et Mandonios quittent le parti cartha-
ginois, suivis par les autres peuples : «car il y avait longtemps qu'ils
supportaient difficilement l'arrogance des Carthaginois>> (X, 35). Du
coup, Polybe saisit cette occasion pour présenter un commentaire d'ordre
général : «Cette sorte de mésaventure est déjà arrivée à bien des gens»
(X, :!6). Il explique que, se croyant sûrs de leur situation en Espagne,
les Carthaginois« s'étaient comportés de façon abusive avec les habitants
du pays. Voilà pourquoi (-roLycxpoüv) les peuples qui se trouvaient sous
leur autorité, au lieu d'être pour eux des alliés et des amis, nourrissaient
à leur égard des sentiments hostiles>>. Ils n'avaient pas compris que
«lcRhommes assurent leur avantage en obligeant les autres et en éveillant
en eux d'agréables espérances, mais que si, une fois leurs ambitions
saLÏi:;faitcs,ils maltraitent et tyrannisent ceux qui se sont soumis à leur
autorité, ce changement de conduite de la part des dirigeants entraîne
tout naturellement un changement dans les dispositions de leurs sujets».
Un tel tableau et une telle analyse ont évidemment pour effet de
donner tout son sens à la description de la conduite inverse, qui fut celle
de Rom,\ et s'incarna en la personne de Scipion.
Déjà Cneius Scipion, son oncle, avait suivi une politique de clémence :
il assiégeait les places qui refusaient de se rendre, mais se comportait en
ami (È:(()tÀcxv6pwm:L) avec celles qui lui faisaient bon accueil (III, 76, 2) :
ainsi établit-il solidement son autorité sur les populations côtières de
l'Espagne.
Le père de l'Africain, toujours en Espagne, adopte une politique
semblable. II y est même aidé par le plus malhonnête des Ibères, qui
joue du désir de popularité existant dans les deux camps : il va trouver
Bostar, un chef carthaginois - un homme doux (praon) et sans malice -
et il lui suggère de rendre les otages afin de déjouer les beaux projets de

(1) Cf., dans la suite:• Quiconque persistait à miser sur la philanlhrôpia de l'adver-
saire ne pouvait être considéré comme un allié véritable• (91, 2). De même les soldats
veulent épargner Giscon à cause de ses bienfaits antérieurs mais ceux qui parlent pour
la clémence sont lapidés.
(2) La même leçon se lire de l'exemple des villes rebelles à Carthage: celles qui ont
été trop loin ne peuvent plus traiter. • On voit par cet exemple 1, écrit Polybe, « que
même lorsqu'on s'engage dans une entreprise condamnable de ce genre, il est de la
plus grande importance de ne pas dépasser certaines limites et de n'accomplir de propos
délibéré aucun acte irrémédiable • ( I, 88, 3). Diodore reprend la même idée à XXV, 5, 3,
en en tirant un éloge de la (U't'pt6Tl)c;.
242 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Scipion à leur égard : ainsi Bostar s'assurerait-il l 'eunoia des Ibères. Le


personnage évoque donc le succès qu'aura auprès des populations la
magnanimité des Carthaginois... et il se fait remettre les otages. Mais
alors il va trouver les Scipions, dont il prévoit la victoire; et il leur offre
de leur livrer les otages pour qu'ils puissent, eux, les libérer. Cela se fait,
et notre Ibère va de cité en cité, restituant les otages, et soulignant
«la bonté ( praotèta) et la générosité des Romains, bien différentes,
dit-il, de la déloyauté et de la brutalité des Carthaginois» : il incita
ainsi, dit Polybe, «un grand nombre d'ibères à rechercher l'amitié
romaine» ( III, 98-99). L'épisode atteste à la fois ce qu'il entre de rouerie
dans cette praotès de propagande et la façon dont les Scipions entendent
l'imposer.
Cela est vrai surtout du fils, de Scipion l'Africain.
D'après Polybe, il s'agissait chez lui d'un trait de caractère. Il venait
de se faire élire à l'édilité et avait compté, pour se faire élire, sur sa
générosité, sa munificence et son abord affable, qui lui attiraient l'eunoia
du peuple (X, 5, 6). Il n'est donc pas étonnant qu'il ait repris, en
Espagne, une politique qui semblait s'imposer. On le voit avec éclat lors
de la prise de la Nouvelle Carthage (X, 8-15), dans la façon dont il veille
à ce que le partage du butin se fasse avec ordre (16-17), et dans le long
développement que Polybe consacre à sa conduite après la victoire.
S'adressant aux prisonniers, il exhorte les citoyens à se montrer loyaux
envers Rome et il les renvoie chez eux, éperdus de reconnaissance. Quant
aux travailleurs manuels, il leur dit qu'ils appartiennent à l'État romain,
mais que, s'ils montrent de l'eunoia et du zèle, ils seront libérés une fois
la guerre finie ; et il les incorpore à ses propres forces. Il promet de même
la liberté à ceux qui servent sur la flotte, s'ils font montre d'eu11oia et de
zèle. <<Par la façon dont il traita les captifs>>, écrit Polybe, <<il gagna
l'eunoia et la confiance des citoyens pour sa personne et pour la cause
romaine, et inspira un grand zèle aux travailleurs manuels en leur
laissant espérer la liberté, sans compter qu'il put, dans sa clairvoyance,
accroître de moitié le nombre de ses navires>> (17, 6-16).
Les prisonniers carthaginois sont à leur tour traités avec égards.
Quant aux otages, il les rassure et les engage à faire savoir aux leurs
qu'ils pourront rentrer chez eux sans être inquiétés, pourvu que leurs
familles fassent alliance avec Rome. En une scène qui rappelle à la fois
la mansuétude de Cyrus pour Panthée dans la Cyropédie et le respect
montré par Alexandre à la mère et à la femme de Darius1, il se montre
particulièrement plein de délicatesse envers les femmes de haut rang
tombées en son pouvoir : touché aux larmes par l'attitude -ie la femme
de Mandonios (frère d'Indibilis), il s'engage à veiller sur les filles
d'Indibilis comme si elles étaient ses filles ou ses sœurs.
Le résultat ne se fait pas attendre : Scipion gagne l'amitié et la
confiance des Espagnols en renvoyant les otages dans leurs cités
respectives. Il y est aidé par un chef, Édécon, dont la femme et les fils
se trouvent parmi les otages, et qui croit adroit d'être le premier à rallier

( 1) Cf., pour ce dernier point, p. 250.


LA CONQUÊTE ROMAINE 243
les Romains (X, 34). L'homme suggère à Scipion que, s'il est bien
accueilli, si on lui rend sa femme et ses enfants, d'autres l'imiteront et
même aideront Rome dans les campagnes à venir : Scipion, «qui avait
antérieurement déjà conçu des desseins dans ce sens et dont les vues
coïncidaient avec les propositions de l'ibère>> (35, 1), fait ce que celui-ci
propose ; et bientôt <<toutes les populations établies en-deçà de l'Èbre
qui n'avaient pas noué de liens d'amitié avec les Romains firent cause
commune avec eux)) (35, 3). Parmi les nouveaux alliés figurent Indibilis
et Mandonios. Indibilis vient trouver Scipion et lui promet de lui être
solidement attaché ; Scipion ne doute pas de cette promesse ; il fait
allusion aux otages, si mal traités par Carthage, si bien traités par lui ;
lndibilis et ses compagnons se prosternent devant Scipion et le saluent
du titre de roi ; celui-ci les invite à compter sur la philanlhrôpia de
Rome et leur rend leurs filles. L'alliance est dès lors conclue (38).
Après une nouvelle victoire, il observe la même attitude (40, 1 sqq.),
et tous les Ibères de la région se livrent à la foi des Romains, saluant
encorn Scipion du titre de roi. Il laisse repartir chez eux tous les
prisonniers ibères (40, 10).
Le récit de Polybe est donc insistant et cherche visiblement la grande
leçon d'ordre politique. On s'en aperçoit dès la première lecture ; mais
l'impression est confirmée par la comparaison avec des auteurs qui
pourtant l'avaient lu et l'utilisaient. Tite-Live, entre autres, est instructif:
pour la Nouvelle Carthage comme pour la victoire suivante, celle de
Baecula, il ajoute des péripéties romanesques, comme celle de la fiancée
rendue ou de l'enfant numide; mais il ne dégage en aucune façon le
sern; de la politique de Scipion et passe vite sur ses explications. De plus,
quand il l'explique, c'est en invoquant «la discipline du peuple romain>>
et non la poursuite de 1'eunoia 1• On dirait que la politique de la douceur
est plus accessible à l'historien grec qu'au Romain. - À plus forte raison
est-on loin <iu compte avec un homme comme Appien qui ne retient
nullement l'idée de cette politique. Il dit, sans doute, que Scipion libéra
des prisonniers pour plaire aux cités (VI, 4, 23) ; mais il ne dit pas plus.
Et <i'Indibilis il ne cite que sa double trahison à l'égard de Rome, ce qui
ôte i1 la politique de Scipion toute l'efficacité que lui attribue Polybe 2•
Dans Polybe, au reste, la même idée se poursuit ; et chaque indication
renforce la précédente.
Lorsque l'on en arrive à la fin de la seconde guerre punique, les
Carthaginois attaquent en violation d'une trêve ; et Scipion devient
moins tolérant. Pourtant, encouragé par l'appui du Sénat, il ordonne de
traiter les ambassadeurs carthaginois avec toutes les formes de philan-
thrôpia et de les renvoyer dans leur cité. Et Polybe de commenter :
«Ce faisant il se conduisit, à mon avis, noblement et sagement. Sachant
qu'à Rome on attachait la plus grande importance à la garantie d'invio-
labilité accordée aux ambassadeurs, il prit sa décision en songeant non

(1) cr. Tite-Live, XXVI, 47 sqq. (en particulier 49, 14) et XXVII, 19.
(2) De même Seipion apaise la mutinerie de façon beaucoup plus brutale dans
Appien (VI, 7, 36) que dans Polybe (XI, 30). Même Tite-Live omet le rappel final
du pardon (XXVI II, 29, tin).
244 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

pas à ce que méritaient les Carthaginois, mais à ce qu'il convenait à


Rome de faire >>(XV, 4)1. Puis, ayant arrêté trois espions carthaginois,
loin de les châtier, il leur fit montrer tout ce qu'ils désiraient voir. Cette
attitude poussa Hasdrubal à vouloir rencontrer Scipion. Celui-ci ne se
laissa pas fléchir ; la bataille de Zama s'engagea; et Scipion eut la
victoire. Recevant alors les plénipotentiaires carthaginois, il leur rappela
que rien n'obligeait les Romains à être philanthrôpoi envers Carthage,
qui était dans son tort (17, 3) : << Pourtant, en considération de cc qu'ils
se devaient à eux-mêmes et eu égard à la Fortune et à la nature humaine,
ceux-ci avaient>>, leur dit-il, <<décidé de se montrer cléments ( praôs) et
magnanimes, comme il apparaîtrait aux Carthaginois eux-mêmes, s'ils
considéraient la situation telle qu'elle était>> (17, 4). À Carthage, Hannibal
arracha de la tribune un homme qui voulait faire refuser les conditions
offertes : aux yeux de celui qui avait mené contre Rome une guerre si
ardente, on devait rendre grâce à la Fortune de ce que, après tout le
passé, Carthage bénéficiait de conditions aussi indulgentes. EL ainsi fut
conclue la paix entre Rome et Carthage.
Ici encore, la même anecdote est dans Tite-Live (XXX, :l7, 7-l l);
mais on relève une nuance dans la formulation : les conditions
qu'Hannibal, dans Polybe, qualifie de philanthrôpa deviennent, dans
Tite-Live, nec iniqua el necessaria ; la justice et la force de Home
comptent plus que sa clémence.
Après l'Espagne, après Carthage, la même politique se retrouve dans
Polybe, couronnée du même succès. C'est ce qui ressort hien de la lettre
qu'écriront plus tard Scipion et son frère à Prusias, le roi de Bithynie
(XXI, 11). Antiochus cherchait à se l'adjoindre et le roi de Bithynie
semblait favorable au projet. La lettre des deux Scipions le dissuade de
s'y prêter : << Ils invoquaient non seulement leur propre conduite, mais
aussi la politique de la nation romaine dans son ensemble ►> ; ils rappe-
laient tous les royaumes créés ou accrus par Rome : Indibilis cl Colichas
en Espagne, Massinissa en Afrique et Pleuratos en Illyrie ; de même,
encore, Philippe et Nabis en Grèce : le premier, dès qu'il avait montré
envers Rome un peu de loyauté, s'était vu rendre son fils et les autres
otages, annuler sa dette, restituer beaucoup de villes ; quant à Nabis, il
avait lui-même été épargné, bien qu'il fût un tyran ... Prusias, réfléchissant
à ces signes de la clémence romaine, renonce à aider Antiochus 2 ; et
celui-ci, bientôt, doit en passer par les conditions que lui imposent les
Romains (16-17) 3 •
Ce résumé, que font les Scipions, de la politique romaine, •~stdes plus
significatifs. Et il semble bien, dans l'œuvre de Polybe, qu'il faille le
prendre pour une analyse sérieuse, plus que pour un argument de propa-

(!) La formule se rencontre déjà à XII, 14, 3; elle est reprise, entn, autres, par
Salluste, Catilina, 51, 6; cf. chapitre suivant, p. 259.
(2) Tite-Live reproduit à peu près exactement le passage (XXXV 11, t5) ; mais il
trouve moyen d'ajouter deux mots sur le rôle de l'ambassade qui suivit la lett.re,
ambassade qui, dit-il se fonde sur la puissance de Rome et sur son respect des engage-
ments. La Fides, celte fois encore, tend à prendre le pas sur la clémence. ·
(3) Eumène fut à cette époque • modéré r,t doux• envers lui (XXI, 16) ; mais
Scipion resta ferme. La douceur ne vaut que pour ceux qui aident 011 aideront..
LA CONQUÊTE ROMAINE 245
gande. On en a la confirmation dans les parties de l'histoire de Polybe
qui traitent de ce qui pouvait le plus l'intéresser et aussi lui être familier
- à savoir les relations de Rome avec les Grecs.
Ce Grec ami des Romains a en effet à cœur de montrer que les Romains
méritent une tell~ amitié ; et son_ histoire dit clair.ement pourquoi, en
évoquant une pmssance assez sohde pour ne pas etre tyrannique. On
peut, pour simplifier, retenir s~ul~ment les_ exemples les plus convain-
cants, ou ,.;eux sur lesquels Im-meme a fait le plus de commentaires.
Flamininus mérite ainsi une mention. Une première fois, il a l'occasion
d'expliquer aux Étoliens, à propos de l'attitude à avoir avec Philippe,
le principe même de la clémence romaine:« Jamais les Romains n'avaient
résolu d'cxt~rminer, sans plus attendre_,, un a?versaire ~ontre lequel ils
étaient entres en guerre pour la prem1ere fois ... >> ; et 11 reprend cette
politique à son compte ; les hommes de valeur doivent à ses yeux rester
dignes et fiers dans la défaite, modérés dans la victoire : «ils doivent faire
preuve de modération, de clémence et d'humanité>> (XVIII, 37); les
Lieux derniers mots sont des formes de praos et philanthrôpos. Ensuite
Flamininus incarne la générosité de Rome à cause de sa proclamation
aux jeux isthmiques de la Grèce, lui annonçant sa liberté. La reconnais-
1arn·c eperdue des Grecs est longuement décrite par Polybe, qui la
1iéclare minime au regard de la grandeur même du bienfait (XVIII, 44-46).
Puis, dans la période qui suit, la générosité romaine se poursuit auprès
de chacun.
S'ugit-il des Étoliens? Au livre XXI, Scipion accueille d'abord une
1mbassade athénienne chargée de s'entremettre pour eux : sa façon de
,a traiter est décrite par le verbe È<ptÀotv6pwm:t(4, 3) ; le résultat est que,
Jeu après, les Étoliens viennent au camp de Scipion : ils lui rappellent
es services qu'ils ont naguère rendus (les philanthrôpa); mais, dit
Polybe, plus grandes encore furent la douceur et la générosiLé de Scipion
ians sa réponse (il répondit praoleron et philanthrôpoleron) ; il leur
ionseilla de se fier à lui, tout en leur offrant des conditions assez dures
douceur, mais fermeté!). Finalement, une convention est conclue : les
kipions peuvent partir tranquilles pour l'Asie.
S'agit-il, inversement, des Achéens? Ils ont souvent, sous l'impulsion
le certains dirigeants, résisté à Rome. II en est qui l'ont dupée. Mais
:ela même est à l'honneur de Rome. Ainsi l'Achéen Callicratès arrive
>ar des conseils déloyaux, à les engager dans une politique nuisible au~
ntérêts de la confédération : du moins cette politique semble-t-elle
ténéreuse, puisqu'elle tend à faire rappeler des exilés. Et Polybe profite
le celte occasion pour faire dire à Lycortas que les Romains ont toujours
>itié des malheureux, mais sont sensibles à la justice (XXIV, 8). Surtout
l en profite pour expliquer que Rome s'est alors laissé tromper :
Nourrissant de nobles pensées et des intentions généreuses1, les Romains
irennent en pitié tous ceux qui sont tombés dans le malheur et s'efforcent
le faire du bien à tous ceux qui cherchent protection auprès d'eux.

( 1) La phrasr commence par le mot d!v8pc.moLt étant des hommes •• obscur et


ouvent écarté. Combien il serait satisfaisant de voir dans ce mot le reste d'une expres-
ion désignant. I'• humanité• des Romains 1
246 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

Pourtant lorsqu'un ami, qui leur est toujours resté fidèle, leur rappellC'
où est le bon droit, ils reconsidèrent généralement la question et font tout.
ce qu'ils peuvent pour corriger leurs erreurs>> (XXIV, 10) : ainsi
s'exprime Polybe lui-même, lui qui devait si souvent discuter de!!
intérêts achéens avec les Romains et qui connaissait, pour l'avoir vue i1
l'œuvre, leur façon d'en user en ce domaine.
Plus tard encore, il rappelle de même que les Romains acceptèrenL de
maintenir les statues de Philopoemen et aidèrent à réorganiser !'Achaïe,
laissant à leur départ << un bel exemple de ce qu'était la politiqu<'
romaine>> (XXXIX, 5, 1).
Mais l'attitude des Romains ne concerne pas seulement les deux
grandes ligues. En 170, au moment de la guerre contre Persée, on voit
des envoyés romains aller à Thèbes pour encourager les Thébains à
maintenir leur eunoia envers Rome (XXVIII, 3, 2), puis parcourir le
Péloponnèse pour s'efforcer<< de persuader les cités de la douceur eL de la
générosité du Sénat (de sa praolès et de sa philanlhrôpia), en invoquant
pour cela nombre de décisions antérieures. On voit aussi, plus loin,
deux généraux romains rivaliser de phila11lhrôpia et d'eunoia à l'égard
d'ambassadeurs rhodiens, au point que certains trouvenL suspect cet
assaut de philanlhrôpia (XXVIII, 17)1.
Ces exemples dont on pourrait allonger la liste 2 - montrent assez
que le récit de Polybe est délibérément orienté dans le sens d'une
exaltation de la clémence romaine, dont Scipion l'Africain constitue
l'expression la plus haute.
Ils montrent aussi toutes les différences qui séparent cette clémence
de la douceur grecque, même si Polybe emploie pour la désigner le
vocabulaire de la douceur grecque, y compris les mots parlant de praolès.
Ce qui caractérise cette nouvelle forme, cette forme romaine, est qu'elle
définit une politique, une diplomatie, des calculs d'alliance. Comme
l'écrit joliment H. H. Scullard sur la fameuse humanité de Scipion :
<<shrewd policy might undelie his humanity »3 •
Cette différence en entraîne une autre : à savoir que la clémence n'est
ici nullement universelle, comme devrait l'être une vertu. Scipion, et
Rome en général, se montrent généreux pour les uns afin de mieux
châtier les autres. De même que la douceur avec les individus tend à se
gagner des << clients >>,de même l'empire romain se constitue grâce au
dévouement de ceux à qui Rome garantit la sécurité - contre d'autres
qui devront rentrer à leur tour dans le système. Ainsi s'explique que,
même dans le récit de Polybe, Rome ne soit pas toujours douce, loin de
là. Elle sévit souvent durement ; et il le dit. La politique qu'il décrit
correspond donc à la formule célèbre : << parcere subjectis et debellare

(1) Cf. ci-dessus, p. 237. Le mot philanthrôpia figure trois fois dans le chapitre.
(2) Nous ne citons aucun des faits que Polybe ne commente pas part.iculierement
- ainsi des conditions accordées à Antiochus (malgré l'énoncé de principes attribué
ici à Scipion : XXI, 17, cf. aussi XXVII, 8, 8).
(3) Scipio Africanus: Soldier and Polilician, p. 233. L'auteur parle cepi,ndant - et
à juste titre - de modération et de générosité ; il pense que cc qui gagna le cœur des
Espagnols fut autant la personnalité romantique de Scipion que sa douceur envers les
populations.
LA CONQUÊTE ROMAINE 247
superbos >>. Elle a deux faces, et montre l'une ou l'autre selon les
circonstances 1 .
Il y a donc de la part de Polybe une option tout à fait nette, lorsqu'il
choisit de faire si souvent porter son commentaire sur l'aspect généreux
et indulgent de la politique romaine. On peut imaginer des raisons
diverses expliquant ce choix.
Il se peut que Polybe soit guidé par la tradition de la douceur grecque,
tradition dans laquelle il avait été formé, et dont on a vu l'importance
chez Isocrate et Xénophon, puis dans les traités sur la monarchie. Des
philosophes contemporains ont pu contribuer à la raviver : qui sait, ce
qu'il en était de Panétius à cet égard? Quelles qu'aient été les filiations
et les influences, il est clair que la praotès était louée par les Grecs ; et
l'interprétation que donne Polybe pourrait bien être, à partir de faits
exacts, une interprétation moralisante, parce que grecque.
Il se peut aussi que, comme si souvent, l'éloge cache un avertissement
et une prédication. Polybe, le conseiller de Scipion Émilien, peut s'ètre
vu un peu en conseiller de Rome; et c'était son rôle d'Achéen que de lui
conseiller la douceur.
Quoi qu'il en soit, on demeure un peu surpris que, louant si volontiers
les actes d'indulgence, il condamne si peu les actes de dureté.
Il proteste bien une fois, avec tout un commentaire, de nature
générale; mais ce n'est justement pas à propos d'un acte cruel. Il s'agit
en efTet des spoliations faites à Syracuse lorsque, en 211, les Romains
emportèrent les œuvres d'art de la ville. Par conséquent Polybe ne
proteste pas contre la dureté quand elle lui paraît nécessaire à la lutte :
il blâme ce qui lui semble maladresse gratuite. En l'occurrence, la
maladresse résidait dans l'action sur l'opinion. Et Polybe y est si sensible
qu'il ne retient que les critiques (IX, 10). La principale est à ses yeux
que ce geste marque un changement dans les principes de Rome (parce
qu'il s'agit de luxe et d'œuvres d'art), et aussi d'un geste propre à attirer
l'envie, <<chose redoutable entre toutes pour les puissants de ce monde •>.
On risque par là de susciter de la pitié pour les vaincus et, en eux, de la
rancœur. Polybe admet fort bien que l'on s'approprie l'or et l'argent,
nécessaires â l'exercice de l'autorité ; mais les vexations qui indisposent
sans profit lui semblent une faute grave. L'eunoia, en efTet, ne saurait y
survivre 2 • La condamnation qu'il porte confirme donc que la clémence
se justifie avant tout par les résultats qu'elle entraîne pour celui qui
l'exerce.
C'est peut-être ce qui explique sa réserve dans des cas beaucoup plus
graves.
Il était plus grave de détruire Carthage. Et l'on connaît, par Diodore
et par Plutarque, les discussions soulevées à Rome par cette décision 3 :

( I) Nous avons tenté de montrer ces limites de la clémence dans le livre cité ci-dessus,
à la n. 1, p. 235, de ce chapitre.
(2) La condamnation se retrouve chez Tite-Live, mais sans qu'il soit fait mention
du tort ainsi porté à l'eunoia des peuples; en revanche, Tite-Live rappelle que, dans
le reste de la Sicile, Marcellus avait agi fide atque integritate (XXV, 40).
(3) Diodore XXXIV, 33, 4 (qui vient sans doute de Posidonius); Plutarque, Caton,
248 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Polybe, lui, ne retient que les discussions qu'elle suscita en Grèce; ainsi
peut-il attirer l'attention sur sa gravité, sans manquer à son loyalisme
envers Rome et envers Scipion 1 . II peut aussi glisser, parmi les jugements
défavorables, l'idée - assez proche de celle que l'on a vue au livre X -
que les Romains étaient en train de changer et cédaient désormais à
l'esprit de domination 2 • Toutefois, il insiste sur le fait que la décision
pouvait se justifier, tant du point de vue politique que du point de vue
légal et juridique : les quatre avis retenus sont en effet répartis de telle
façon que la justification commence et termine le débat. Du point de
vue qui nous intéresse ici, il vaut la peine de remarquer que les idées de
clémence, de générosité, ou de douceur, n'interviennent ni dans l'accu-
sation ni dans la défense. La clémence est un luxe, et non pas une
obligation. Et l'histoire de Polybe suggère que, s'il n'y a ni impiété, ni
injustice, ni ruse déloyale, ni infraction au droit de la guerre, certains
actes peuvent susciter de l'émoi, mais n'appellent pas une condamnation.
En revanche, si Polybe avait pu admettre la destruction de Carthage,
justifiée par tant de guerres obstinées et toujours renaissantes, comment
pouvait-il admettre, lui un Grec, la destruction de Corinthe? Nous ne le
savons pas, puisque la partie correspondante de l'œuvre n'a pas été
conservée. Strabon nous dit bien que Polybe avait de l'événement un
récit pathétique. Mais, dans l'œuvre conservée, rien ne suggère qu'il en
ait tiré une critique à l'égard de Rome. Parlant de la terreur qui frappe
les Grecs aussitôt avant, il dit même que leur désastre arriva <<par la
faute de quelques dirigeants insensés et de leur propre aveuglement>>
(XXXVIII, 16, 9). L'étrange réserve qui apparaissait dans le cas de
Carthage se retrouve donc dans le cas de Corinthe 3 • II n'est pas exclu
qu'elle corresponde à une évolution dans le point de vue de Polybe, qui
ne veut pas trahir l'idée qu'il avait de Rome, mais a de plus en plus de
peine à réconcilier sa théorie de la clémence romaine avec l'expérience
vécue 4 •
Si l'on observe que, chez Diodore par exemple, la destruction de
Carthage puis celle de Numance marquent un tournant dans la politique
romaine, et l'abandon de la clémence pour la terreur (XXXII, 4, 4-5),
que d'autre part Appien flétrit en termes sévères la dureté montrée à
Numance par Scipion Émilien (ou <<Numantin >>,comme il le dit à VI,
15, 95-98), on devine combien la discrétion de Polybe peut cacher de

27, 2-5. Sur ce débat, cf. F. Adcock, • Delenda est Carthago ,, C.H.J. 8 (1946), p. 127-
128 ; M. Gclzer, • Nasicas Widerspruch gegen die Zerslôrung Karthagos ,, Philologus,
1931, puis Kleine Schriften, l, p. 69 sqq.; sur le silence de Polybe, cf. A. Momigliano,
dans Congrès de Rome de l' /\.çs. G. Budé, 1975, p. 186.
(1) Diodore signale à propos d'Agrigente (XIII, 90, 5) que Scipion profita de la
prise de Carthage pour opérer certaines restitutions. Ici encore, le traitement n'est
pas semblable pour tous !
(2) XXXVI, !J, 5-8 : cette nouvelle politique aurait commencé avec l'anéantisse-
ment du royaume de Macédoine.
(3) La destruction de Numance par Scipion Émilien sort des cadres de l'histoire de
Polybe. Cependant il avait consacré à la guerre de Numance une monographie,
aujourd'hui perdue.
(4) Cf. Walbank, Polybius, Sather class. Lectures, 43, 1972, p. 178-183.
LA CONQUÊTE ROMAINE 249
doutes nouveaux : sa discrétion mesure alors l'espoir obstiné qui l'empê-
chait de dissocier ouvertement les deux idées de politique romaine et de
politique clémente.
On pourrait donc s'attendre à voir les écrivains postérieurs renoncer
soit à l'éloge de Rome soit à celui de la douceur. Or il est remarquable
de constater que, chez les écrivains grecs que nous connaissons, c'est le
contraire qui se produit : Rome et la clémence, que Polybe avait
associées, continuent d'entretenir des liens étroits, qui ne font que se
renforcer.

Après Polybe, en fait, l'idée de la clémence romaine s'imposa dans des


textes divers. Le philosophe Posidonius en a certainement parlé : ce
qu'il en dit est parfois passé dans Diodore, où l'on reconnaît même des
fragments de son œuvre, et aussi chez Plutarque, qui le cite volontiers
dans des cas où il est question de clémence. Les Romains à leur tour ont
repris l'idée. Salluste et Cicéron signalent volontiers que Rome préfère
être aimée plutôt que redoutée 1 . Bientôt Sénèque écrira que l'empire
romain n'a pas eu d'alliés plus fidèles que ceux en qui l'on voyait d'abord
des ennemis acharnés 2 : il a su, et ce fut sa force, mêler vaincus et
vainqueurs 3.
On trouve même dans Cicéron un éloge de la miséricorde et de la
clémence qui, de façon bien caractéristique, cite, lui aussi, Philippe II
de Macédoine': ce texte rapporte, d'après Panétius, les propos qu'auraient
tenus Scipion l'Africain, comparant la formation humaine au dressage,
et insistant sur <<la fragilité des choses humaines et l'inconstance de la
fortune>> (De Officiis, I, 26, 90).
Mais l'insistance est surtout grande chez un auteur qui prête d'autant
mieux à une comparaison avec Polybe qu'il s'agit, dans les deux cas,
d'historiens grecs ayant parlé de Rome, et nous ayant laissé une œuvre
en grande partie conservée - ce qui n'est pas le cas de tous 6 •
Certes, il peut s'agir dans certains cas, avec Diodore, de notations
empruntées à Posidonius ou à d'autres. Mais les arguments par lesquels
Posidonius semble avoir justifié l'empire romain, comme la supériorité

( 1) Voir Salluste, Catilina, 9, 6; Cicéron, De Ofllciis, l, 11, 35 et. II, 8, 26. Voir
d'ailleurs Tite-Live lui-même, à I, 28.
(2) De Ira, II, 34, 4.
(3) Sur celte politique d'assimilation, voir les témoignages cités au dernier chapilr1~
de notre livre The Rise and Fall ...
(4) Le texte cite aussi l'égalité de caractère de Socrate - comme le fera plus tard
Plutarque : cf. ci-dessous, p. 302.
(5) Ainsi les suites à Polybe écrites par Posidonins et par Strabon, les œuvres de
Nicolas de Damas et de Juba, mais aussi les premiers historirns romains ou les Histoires
de Salluste.
250 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

des meilleurs, ne mettent pas tant l'accent sur la douceur 1 . Et, inver-
sement, Diodore parle de douceur à propos de peuples et d'individus pour
lesquels Posidonius ne pouvait être sa source. Il apparaît donc plus
prudent, ici encore, de prendre le texte comme il est, et d'admettre qu'une
idée si obstinément défendue est en somme devenue personnelle à l'auteur.
De fait, il est clair qu'à tous égards Diodore renchérit sur l'éloge fait
par Polybe de la clémence romaine, et qu'il étend cet éloge à la douceur
en général.
Comme Polybe, il retient les deux précédents que constituaient les
rois de Macédoine, Philippe II et Alexandre. Et, comme Polybe, il
insiste sur la clémence qui contribua à établir leur grandeur. Il insiste
même plus que Polybe.
Il parle, à la fin du livre XVI, des manières aimables de Philippe et de
ses succès diplomatiques (95, 2-4). Il reprend cette idée au livre XXXII, 4,
en fonction de la puissance romaine, en un long développement. Il y
expose comment Philippe créa son empire par sa modération envers les
vaincus, comment il fit, après Chéronée, ensevelir les morts et libérer
sans rançon les prisonniers. <cEt voilà pourquoi ►> (-roLyotpouv) les peuples
qui avaient lutté contre lui dans la compétition pour l'hégémonie renon-
cèrent volontairement à leur autorité en Grèce à cause de son épieikeia ;
ainsi, lui qui n'avait pas réussi à s'assurer cette autorité par la guerre et
les combats reçut l'hégémonie des Grecs, qui la lui donnèrent sponta-
nément, <cgrâce à un seul acte de philanlhrôpia ►> (1-2) : la pensée est
donc exactement la même chez Polybe - jusqu'au fameux -rOLyotpouv,
symbole de l'optimisme moral.
Comme Polybe, encore, Diodore enchaîne avec Alexandre. Au
livre XVII, il est souvent question de sa clémence, de son humanité,
de sa compassion 2 . Il accueille bien ceux qui se rendent; il se gagne les
dévouements par ses bienfaits; il a de l'épieikeia et de la philanthrôpia;
sa clémence apparaît même de façon tout à fait remarquable dans la
façon dont il traite la mère et la femme de Darius. Cet épisode célèbre 3 ,
qui rappelle de si près la Cyropédie, a peut-être été en partie inspiré par
ce beau modèle littéraire. Diodore le narre avec complaisance ; et il y
ajoute des éloges : <cBref, de toutes les belles actions accomplies par
Alexandre, je crois pour ma part qu'il n'en est aucune qui soit plus
grande ni plus digne d'être mentionnée et consignée dans un ouvrage
historique que sa conduite en cette occurrence ►> (38, 4). De même, au
livre XXXII, Diodore rappelle que, si Alexandre fut dur en détruisant

(l) Les fragments où figurent les mols exprimant la douceur sont tous des textes
de Diodore ou de Plutarque inspirés de Posidonius, ce qui ne constitue nullement un
témoignage décisif. On trouvera les suggestions les plus précises sur l'influence de
Posidonius en ce domaine dans l'article de H. Strasburger, cité ci-dessus à la n. 2,
p. 236. Le tour de la question est fait, et la marge d'incertitude bien tracée, dans
l'élude récente de K. von Fritz, « Poseidonios ais Historiker ,, Historiographia Antiqua,
Louvain, 1977, p. 163-193.
(2) Cf. les références groupées par P. Goukowsky, dans l'édition de la C.U.F., aux
notes 6, 6 et 7 de la page xu.
(3) Cf. Quinte-Curce, III, 12, 18 sqq. (beaucoup moins détaillé), Plutarque,
Alexandre, 21 et Arrien, Anab., II, 11, 9.
LA CONQUÊTE ROMAINE 251
Thèbes, il traita les prisonniers perses avec la plus grande épieikeia :
ainsi le renom qui s'attacha non seulement à son courage mais à sa
mansuétude << fit que tous les Asiatiques voulurent lui être soumis >>
(4, 4).
C'est là exactement ce que disait Polybe ; mais Diodore est plus
insistant1. De plus, la généralisation est aussi, chez lui, plus marquée.
Polybe parlait en effet de Philippe et d'Alexandre à propos de Philippe V
et de !'Étolie, puis revenait à Philippe V : au contraire, Diodore enchaîne
au cas de Philippe et d'Alexandre, directement, celui de Rome. Et il
offre la première formulation franche de l'idée qui se trouvait latente
dans toute l'œuvre de Polybe ; il dit que, plus récemment, les Romains
acquirent leur empire par les armes, mais l'augmentèrent principalement
par leur traitement plein d'épieikeia envers les vaincus : << ils s'abstinrent
11i bien de se montrer envers ceux qu'ils avaient soumis cruels et vindi-
catifs qu'ils semblaient se comporter avec eux non pas en ennemis, mais
en bienfaiteurs et en amis 2• Alors que les vaincus s'attendaient, en tant
qu'ennemis, aux pires châtiments, les vainqueurs montraient une épieikeia
que nul ne devait jamais dépasser. Ils associaient les uns à la vie politique,
accordaient à d'autres le droit de mariage, rendaient à certains leur
indépendance : jamais ils ne gardaient plus de ressentiment qu'il ne
fallait. Et voilà pourquoi (-rmyocpoüv) à cause de leur extrême mansuétude
('Y)µe:p6TYJ't'Oc;),
les rois, les cités, et les peuples en général passaient
d'eux-mêmes à l'hégémonie romaine>> (4, 4-5).
Cette clémence romaine apparaît naturellement aussi dans la
description des événements et dans le rôle prêté à Scipion.
Les parties de l'œuvre traitant de Scipion en Espagne ne sont pas
1'.onservées. Pourtant, à XXVI, 21-22, Diodore mentionne la suggnômè
(mal récompensée) de Scipion envers Indibilis; à XXVII, 6, 1, il montre
le même Scipion ému aux larmes par la vue de Syphax chargé de chaînes :
Scipion décide de se montrer modéré dans le succès et traite Syphax avec
philanlhrôpia. À XXVII, 8, 1, Scipion a également pitié des coupables ;
nt il rend à jamais sûre l'alliance avec Massinissa : on ne trouve rien
1l'aussi net dans Polybe. En revanche, on trouve bien dans Polybe la
belle attitude de Scipion refusant de se venger sur les envoyés carthaginois
<lu sort infligé à ceux de Rome; on y trouve aussi l'éloge de cette attitude
( XV, 4)3 : Diodore reprend cet épisode, prêtant seulement à Scipion un
mot légèrement différent, puisqu'il lui fait dire qu'il ne faut pas faire
11oi-mêmece que l'on reproche à autrui (XXVII, 12, 2). Mais, chose plus
importante, il accroche à cet épisode tout un commentaire, cette fois
nncore général : <<Il n'est pas beau de vaincre tout le monde par les
nrmes mais de se laisser vaincre par la colère contre les malheureux, ni
ile nourrir une haine amère contre les gens que l'orgueil place au-dessus
iles hommes mais de faire soi-même dans le succès ce que l'on reproche

(1) En revanche, Diodore n'a pas les atténuations qu'avait Polybe relativement
• la destruction de Thèbes (Alexandre ayant respecté les sanctuaires thébains).
(2) Nous adoptons ici la correction de Nock. Le texte sous cette forme, rappelle
6troitement les formules d'Isocrate relatives à la domination athénienne.
(3) Cf. p. 243-244.

9
252 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

à autrui ( ... ) Le bienfait vaut mieux que la vengeance et l'épieikeia pour


les vaincus vaut mieux que la cruauté ... >>.Puis, évoquant l'instabilité
des choses humaines, Diodore montre qu'elle justifie le fait de traiter des
vaincus avec épieikeia ; cela nous vaut des louanges, et cela sème la
gratitude : « même le pire ennemi, s'il rencontre la. pitié, est transformé
par le bienfait et devient vite un ami, en se faisant à lui-même des
reproches » (XXVII, 14-15). La tendance à généraliser et à tirer des
événements une grande leçon morale est donc, ici encore, beaucoup
plus nette chez Diodore que chez Polybe. Et la confiance en la clémence
l'est également. À cet égard, Diodore est plus près d'Isocrate que de
Polybe.
Encore n'est-ce pas tout, ni pour Scipion, ni pour Rome. Diodore
rapporte, comme Polybe, le rôle joué par Scipion dans la négociation
avec Antiochus (XXIX, 10, 1 : cf. Polybe XXI, 17) ; mais il ajoute que
l'attitude de Scipion était en l'occurrence conforme « à la traditionnelle
épieikeia de Rome ».
Car Scipion n'est pas seul à suivre de telles maximes. Comme chez
Polybe, Flamininus rappelle la tradition romaine (XXVIII, 13). Comme
chez Polybe, Paul-Émile traite avec égards Persée lorsqu'il est vaincu ;
et il invite le conseil à voir dans le sort du roi une leçon de modération
(XXX, 23, cf. Polybe XXIX, 20). Lepidus impose au Sénat de rester
fidèle, en ce qui concerne Persée, désormais captif, au caractère épieikes
de Rome (XXXI, 9, 4-5). Ou encore Scipion Émilien obtient d'autant
plus de redditions qu'il traite les vaincus avec épieikeia (XXXII, 7).
Mais, si ces notations diverses contribuent à donner une image
d'ensemble de la clémence de Rome, il est surtout manifeste que, chaque
fois qu'il le peut, Diodore s'emploie à mettre en relief cette clémence,
grâce à une formulation générale ou à un rappel indirect de principes.
On pourrait mentionner le fait qu'à XXVIII, 13, lors de la paix avec
Nabis, Flamininus évoque les grands principes de la politique romaine
et les bienfaits de Rome, si Tite-Live n'avait, sur ce thème, tout un
discours (XXXIV, 22-41). Mais au livre XXIX, 31, à propos du traite-
ment généreux accordé à Thoas, un commentaire de Diodore rappelle
que la modération envers les vaincus est plus efficace que les succès
militaires. Au livre XXX, le Sénat s'inspire de cette maxime pour
contrebalancer les intrigues de Persée, et, multipliant les actes de
philanlhrôpia, s'efforce d'obtenir l'eunoia des masses : Diodore, ici encore,
commente : <iQuel homme d'action aspirant au pouvoir pourrait ne pas
admirer cette attitude? Quel historien sensé pourrait ne pas mettre en
lumière la sagesse du Sénat? En fait, on pourrait légitimement conclure
que les Romains ont soumis la plus grande partie du monde par de tels
desseins ... » (8).
Enfin et surtout, au livre XXXI, 3, à propos de Rome et d'Antiochus,
Diodore répète que le pardon vaut mieux que la vengeance 1 • Mais cette
fois il enchaîne avec un long développement, qui fait presque deux pages,

(1) Cette formule est chère à Diodore : cf. ci-dessus, p. 81 et n. l.


LA CONQUÊTE ROMAINE 253
louant ceux qui agissent épieikôs : il montre qu'on les aime, alors que
l'on n'aime pas ceux qui punissent trop sévèrement. Ceux qui pratiquent
Ill première attitude ont ainsi en réserve contre les surprises de la fortune
un trésor fait de reconnaissance, tandis que les autres rencontrent
l'hostilité de leurs victimes et perdent jusqu'à la pitié communément
accordée aux malheureux. <<Car il n'est pas juste que celui qui a refusé
aux autres toute philanthrôpia obtienne, quand à son tour il tombe,
l'épieikeia de ses vainqueurs >>.Pourtant bien des hommes se vantent de
l'ampleur des châtiments imposés à leurs ennemis : ils ont grand tort.
Diodore évoque, pour le prouver, la renommée, l'honneur, et aussi
l'utilité. II demande que l'on triomphe par le courage, mais que, confor-
mément à la prudence, on se laisse vaincre par la pitié pour ceux qui sont
tombés. Et il conclut que ce principe a toujours animé les Romains : par
leurs bienfaits, ils ont la sagesse de se concilier la gratitude de ceux qu'ils
ont obligés, et gagnent des louanges méritées de la part des autres. Cette
sagesse est à ses yeux plus rare que le courage guerrier.
Ce long développement est remarquable par son fervent optimisme,
qui identifie complètement la vertu et l'intérêt, d'une manière bien digne
d'lsocrate. II l'est aussi par l'application sans réserve qui est faite au
cas de Rome, et qui renchérit encore sur ce que l'on trouvait chez Polybe.
II est vrai qu'une fois, au livre XXXII, et à la fin de la grande analyse
citée plus haut, Diodore introduit une réserve importante : conformément
à une tradition fort répandue à Rome et à laquelle Cicéron répond dans
le De Officiis, I, 11, 35, il relève de la part de Rome un changement de
mceurs, marqué par les destructions de Corinthe, de Carthage et de
Numance (4, 5). Rome a alors fait succéder la terreur à la clémence.
Peut-être Diodore doit-il cette observation à la source qu'il suit; ou
peul-être l'ardeur de son éloge exigeait-elle cette réserve. Mais le fait est
qu'elle demeure isolée. Quand Diodore signale les cruautés de la Rome
primitive, ou bien les violences de l'époque des guerres civiles1, il le fait
sans insister, sans dégager d'évolution, sans chercher à blâmer Rome.
II lui arrive même souvent, dans son histoire, de préciser que le Sénat
protestait contre ces violences, quand les alliés en étaient les victimes 2 •
Il apparaît donc que, malgré les actes de dureté qui rentraient dans

(1) Ainsi XXXIV-XXXV, 29, I, avec l'anecdote de la tête coupée de C. Gracchus -


XXXVII, 29, 5, avec l'assassinat de Scaevola et de Crassus en plein Sénat, XXXVIII-
XXXIX, 8, 3, avec les abus de Fimbria - ibid., 17. Appien présente ces violences
avec plus d'emphase.
(2) Ainsi XXVII, 4, 1 et 7 et XXIV, 12, 3, où les magistrats s'indignent de ce que
l'on déshonore le nom romain. On remarque aussi que la cruauté de Rome envers
Capoue est mise au compte de l'obstination montrée par cette ville (ce qui n'est pas
le cas chez Polybe) : XXVI, 17. Il faudrait ajouter que même des actes de dureté
sont l'occasion de rappeler l'habituelle clémence de Rome : M. Atilius, à qui Hannon
demande un traitement « digne de Rome •, offre aux Carthaginois des conditions trop
dures : c'était, selon Diodore, manquer « aux habitudes de sa patrie•• et il en fut
puni (XXIII, 12). Enfin, même dans les derniers livres, on trouve des exemples de
clémence, amenant l'eunoia ainsi XXXIV-XXXV, 23; XXXVII, 10; XL, 2, où
Pompée entend, à Jérusalem, faire valoir «la traditionnelle épieikeia de Rome•· -
Sur la réprobation du Sénat envers l'attitude fâcheuse de certains magistrats, on a
l'i,nuivalent dans Tite-Live : voir tout le début du livre XLIII.
254 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

son sujet et que Polybe n'avaient pas tous connus, son jugement sur
la clémence romaine confirme celui de Polybe, et ne s'en distingue que
par une plus grande insistance et une plus grande généralité. L'idée, en
un siècle de temps, n'a fait que gagner du terrain.
Aussi bien ne s'étonnera-t-on pas de voir Diodore reprendre, lui aussi,
le thème du droit des gens. Il le fait avec des termes précis en XIII, 23,
en XIX, 63, 5, en XXX, 18, 2 ; et il énumère, lui aussi, les excès à ne
pas commettre ; or il ne s'agit pas là de passages qui aient leurs parallèles
dans Polybe.
De fait, les formules générales qu'emploie Diodore ne correspondent
pas seulement à une tendance personnelle de Diodore, mais à l'élargis-
sement même du sujet qui est le sien.
Car Diodore - il est temps de le rappeler - écrit une histoire
universelle, dans laquelle les leçons de la douceur portent sur bien d'autres
peuples et bien d'autres expériences que la seule clémence romaine.
À propos de tous, Diodore signale les actes de douceur et les heureuses
suites qu'ils ont eues (ou bien les exemples inverses qui confirment la
même idée); souvent, comme pour Rome, il y joint des petits commen-
taires édifiants. C'est même ce caractère de ses remarques qui a fait ,
conserver certains fragments, cités pour leur contenu moral. i
En pratique, cependant, on doit remarquer que la notion n'intervient :
pas pour les autres peuples autant qu'elle le fait pour Rome, et que, •
parmi ces divers peuples, elle n'intervient pas de façon égale pour tous. ,
Il peut arriver qu'il relève un exemple ici ou là 1 . Mais la douceur
intervient surtout dans certains cas. Elle intervient, dès son passé
lointain, pour la Grèce : Diodore fait même remonter la tradition de
l'indulgence et les maximes sur l'indulgence à certains des Sept Sages,
comme Bias ou Pittacos 2 ; et le caractère assez contestable de ces
assertions ne fait que renforcer le sentiment d'une thèse systématique 3 •
Elle intervient plus souvent encore, dès le livre I, à propos de l'ancienne
Égypte 4 ; et peut-être Diodore se fait-il alors l'écho de traditions locales,
puisque l'on attribuait en effet aux pharaons une forme de bienveillance
paternelle, qui a passé aux yeux de certains savants pour avoir eu une
influence décisive sur la théorie grecque du bon roi 6. Elle intervient enfin

(1) Ainsi pour le Mède Arbace, qui pardonne une faute afin de se montrer épieil,èa
(II, 28) : • Le bruit de celle modération•, commente Diodore, « se répandit partout;
il en recueillit une estime universelle : tout le monde jugeait digne de la royauté celui,
qui savait ainsi pardonner. Arbace se conduisit avec douceur (épieikôs) à l'égard del
habitants de Ninive ... •·
(2) IX, 13, 1 et 12, 3.
(3) Cf. les remarques sur l'emploi de praos (ci-dessus, p. 39) et de suggnômè((ci•:
dessus, p. 80-81). Diogène Laërce attribue également à Pittacos l'idée que le pardon
vaut mieux que la vengeance (I, 76).
(4) Cf. I, 43; 65; 70; 71, 4; 90, 2; 95, 3 et 5 - avec des mots comme émdxe!:.~
~peµ.oç, eilvoux ou q>tÀoa-c-opy(oc.
Il se peut que Diodore suive Hécatée (cf. Schwartz~
R.E., col. 670); mais il avait été lui-même en Égypte (ci-dessus, p. 226).
(5) cr. ci-dessus, chapitre XIII, p. 226.
LA CONQUÊTE ROMAINE 255
à propos de la Sicile, et de façon assez insistante 1•
L'on a même l'impres-
sion, à voir la différence entre ces parties et les autres, qu'il a pu suivre
en cela quelque historien de la Sicile sensible à ces idées de douceur ;
déjà l'on a vu que le plaidoyer de Nicolaos en faveur de l'indulgence se
plaçait précisément à Syracuse.
Pour les autres cas, il y a bien des mentions isolées ; et il n'est que
juste de préciser, puisque nous lui avons emprunté, au chapitre précédent,
les exemples illustrant la cruauté de l'époque hellénistique, qu'il signale
également, pour cette période et pour les mêmes personnages, des
exceptions heureuses 2 • Mais il ne fait de théorie qu'à propos de Rome
- de Rome qui apparaît ainsi comme étant à cet égard l'héritière de la
Grèce, ou plutôt comme ayant appliqué dans la pratique certains aspects
de l'enseignement plus moralisant qu'avaient mis en honneur les Grecs.
Cette insistance peut s'expliquer par une réalité objective, à laquelle
il serait fidèle. Elle peut aussi s'expliquer par l'influence de ses sources :
Polybe en était une ; mais nous ne connaissons pas les autres ; et
Posidonius a fort bien pu ici jouer un rôle assez important. Cependant
les domaines sur lesquels Diodore insiste le plus volontiers orienteraient
plutôt vers des historiens antérieurs, qui auraient traité d'histoire
universelle, ou bien d'histoire de la Sicile. Les noms d'Éphore et de
Timée ne peuvent être évoqués que comme des relais hypothétiques,
qui tous deux renverraient à Isocrate. Il se peut aussi que l'éducation
grecque de Diodore, et son tempérament personnel aient compté plus
qu'on ne croit. Diodore, après tout, n'est pas un copiste, il s'en faut.
Si l'on compare avec Tite-Live, on a le sentiment que ce dernier
insiste plus sur la Fides romaine que sur la clémence, ou à plus forte
raison sur la douceur : on a vu, au chapitre précédent, par quel léger
gauchissement ce que Polybe attribuait à la philanthrôpia devenait,
chez Tite-Live, preuve de justice et de loyauté 3 • Là où, par rapport à

(1) A l'affaire des prisonniers athéniens de Sicile (XIII, 19 sqq.), on ajoutera X,


'l8, 3 (sur Théron d'Agrigente et sa philanthrôpia), XI, 23-26 (sur Gélon), XI, 67,3
(sur Hiéron et sa praotès), XIII, 75 (sur Hermocrate), XIV, 45 et 105 (sur la douceur de
Denys après son changement), XVI, 20, 2 et 6 (sur la douceur de Dion). Il faudrait
aussi y joindre les idées exprimées à propos de la révolte des esclaves en Sicile, selon
lesquelles l'humanité est récompensée et la cruauté suscite la vengeance (XXXIV-
XXXV, 2, 34, avec le mot cimxv6pc,mlcx) Diodore ajoute, encore une fois, un petit
développement général sur l'avantage qu'il y a, dans tous les domaines, à agir épieikôs
et avec philanthr6pia.
(2) Ainsi pour Antigone : XIX, 20, 1 ; pour Cassandre, 50, 2; pour Agathoclès,
6, 3 et 9, 6 ; Démétrius avait, comme il sied à un jeune roi, • une certaine praotès qui
lui attirait tous les cœurs (81, 4; voir d'ailleurs 100, I et XXI, 9, où il remarque que
, te pardon vaut mieux que la vengeance;). A plus forte raison trouve-t-on des traits
tle douceur chez Eumène (XVIII, 42, 5; XIX, 24, I et 5), chez Ptolémée (XVIII, 14,l ;
XIX, 62, I et 2; 86, 2-3), chez Séleucos (91, 2 et 5; 92, 5). On trouve d'ailleurs chez
Diodore certaines appréciations correspondant à celles de Polybe : ainsi pour Ptolémée
Philomètor, que Polybe déclarait praos (XXXIX, 7) et dont Diodore loue l'épieikeia
(XXXIII, 12).
(3) Cf. p. 243, p. 244, et n. 2, p. 247. Quand Tite-Live parle de clémence, il dit
tl'ailleurs souvent, par une combinaison révélatrice : {Idem clementiamque (ainsi XLIV,
Il; XLV, 4, 7).
oucEUR DANS LA PENSEE GRECQUE
25(3 LAD
. Tite-Live et1 dit 1noins sur la douceur, il se trouve
p 0 l rbe le Ro111n1n
l ,' Diodore en dit plus. . ~ .
que le Grec d x il y· a progrès\ épanouissement, rencl1er1ssement.Et ce
1es eu t , se f on t d'. un Grec à un
E11tre épo.nouisseinent,ce renc h'er1ssemel"l:
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atttre rec 1·é . l 1 ,. .
~ Certes, cette douceur reste encore assez 1 e a~x ca eu s d intérêt que
l'on o.vait.t.rouvés chez Isocrate et Xénop~on, pu~s chez Pol~be. Il devait
appartenir à un autre Grec, contemporain de Diodore de \ en dégager :
c1esl ce que l1 on trouvera chez Plutarque.
Avant d'en venir à lui, une autre forme de la clémence romaine est à
considérer. Elle a moins o~cupé les a~te~rs grecs ; 1m~is elle a pu leur
devoir beaucoup ; et son role fut cons1derable. Il s agit de la clémence
individuelle - celle de César, puis celle des empereurs .. Diodore lui-même
invite à la considérer, puisque son œuvre, qui descend plus bas dans le
t.emps que celle de Polybe, n:ais moi~s loin qu~ celle de Plutarque, cite
comme dernier exemple de cle111encel acte de Cesar relevant Corinthe de
ses ruines, et méritant ainsi qu,on loue le caractère extrême de son
épieikeia. Cela au point qu'il fut, déclare Diodore, le plus grand des
Romains.
Tout se passe donc comme si la clétnence des conquérants romains
avait subi une éclipse au 1noment de la destruction de Corinthe, pour
reparaître, sous une forme nouvelle, en ln. personne de César.
CHAPITRE XV

C~NCE ET DOUCEUR DANS L'EMPIRE ROMAIN

En la personne de César reparaît un modèle qui est celui qu'avaient


tracé Isocrate et Xénophon, puis les auteurs de traités relatifs à la
monarchie. Sa clémence, en effet, est d'abord celle d'un conquérant,
comme pouvait l'être tel général de l'époque antérieure; mais très vite
elle devient une arme dans la guerre civile, et une vertu destinée à faire
accepter un pouvoir personnel, qu'allait prolonger celui des empereurs.
Au reste, si l'on veut comprendre le sens de cette «clémence de César»
il importe de tenir compte, comme pour la clémence de Rome, des
désordres auxquels elle répondait. Car, si l'époque hellénistique avait
connu de rares violences dans le domaine des relations entre pays,
violences entretenues par la rivalité entre les souverains désireux
d'assurer ou d'accroître leur pouvoir, Rome devait entrer, un peu plus
d'un demi-siècle après les derniers événements que raconte Polybe,
dans la période des guerres civiles, où les atrocités furent plus terribles
encore. Avec les Gracques, avec Sylla, avec le conflit entre César et
Pompée, ni la douceur ni la clémence n'étaient plus exercées par personne.
Les massacres étaient la règle. Et la lecture des Guerres Civiles d'Appien
ne laisse aucun doute à ce sujet. On pourrait en tirer des exemples
propres à faire pâlir ceux du chapitre précédent.
Or ce que fit la puissance de Rome dans le domaine des relations entre
pays, la puissance de César le fit, pour un temps bref, dans l'État romain.
Et surtout, pour acquérir cette puissance, il sut utiliser la clémence
comme un mot d'ordre et un programme. A une époque où il fallait se
gagner des partisans, il comptait sans doute sur son efficacité. En outre
nlle lui permettait de s'opposer à Sylla et de faire espérer une pacification
A.laquelle tous aspiraient1.
À vrai dire, le rival de César, Pompée, pouvait se réclamer de la même

(1) Voir par exemple, pour une période légèrement postérieure, des demandes comme
aelle qu'on lit dans Appien, Civ., 111, 84 : tous les soldats de Lépidus lui demandent
, la paix et la pitié pour les citoyens malheureux •· D'autres que César se réclament du
mêmeidéal à la même époque: ainsi Cicéron dans le Pro Sulla, 1, parle de sa /enitas et
de sa misericordia; il se vante encore, à 87, d'être aussi miséricordieux que les juges à
11uiil s'adresse, et 1am milis quam qui lenissimus 1
258 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

vertu. Plutarque la lui reconnaît volontiers 1 , et Posidonius, qui fut lié


avec Pompée et qui avait écrit sa Vie, devait lui en faire aussi un mérite
(en particulier pour son rôle envers les pirates). Mais Pompée ne suivit
pas une politique systématique. Et surtout il fut vaincu. C'est donc de la
clémence de César que l'on parla.
Ses contemporains ont en effet admis l'existence de cette clémence,
même lorsqu'ils n'étaient pas de ses amis. Salluste, par exemple, a dit
que sa réputation de grandeur venait «de sa douceur et sa pitié »1 •
Cicéron lui-même a parlé de sa nature «douce et clémente »3 •
Sans doute y avait-il là une bonne part de calcul. Les contemporains
l'ont dit; ainsi Curion (cité par Cicéron) ou Cicéron lui-même qui parle
à son sujet d'une insidiosa clementia'. Beaucoup de modernes ont épousé,
non sans raisons, cette façon de voir 6• Mais l'interprétation n'est pas à
considérer comme une objection : cette clémence délibérée et intéressée
correspond à la tradition qu'avait inaugurée Isocrate; et elle correspond
plus encore à l'aspect tout pragmatique qu'avaient toujours privilégié
les Romains. Enfin, du point de vue de l'histoire des idées, le choix des
mots d'ordre est ce qui compte, même si ces mots d'ordre correspondent
plus à un désir de propagande qu'à un idéal personnel. Car, dans ce cas,
ils renvoient à une aspiration collective. On a eu l'occasion de le voir à
propos de la monarchie hellénistique.
Toujours est-il que cette clémence est constamment mise en avant
par César, et qu'elle prend, avec lui, un caractère nouveau 8•
Quand il s'agit de conquêtes et de l'extension du pouvoir romain,
César reprend la tradition décrite par Polybe. Bien qu'il agisse en chef
énergique (comme Scipion, au demeurant), les récits de ses exploits
insistent sur la réputation bien établie, qu'il a auprès de tous, d'accueillir
avec indulgence ceux qui se rallient à lui, avant ou après une bataille.
On le voit essentiellement dans la Guerre des Gaules. Pour qui en
connaît le déroulement, avec les massacres et les répressions qu'elle
entraîna, les populations détruites ou vendues en esclavage, les dévas-
tations, les morts, la notion a de quoi surprendre. II n'empêche que
César, lui, insiste toujours sur la clémence.
Il en est ainsi quand les vaincus font appel à «sa clémence et sa
douceur>> (II, 14), ou déclarent qu'ils entendent partout vanter <1sa

( l) cr. ci-dessous, p. 291.


(2) Catilina, 54, 2 : mansuetudine et misericordia.
(3) Ad fam., 6, 6, 8 : mitis clemensque, et presque tout le Pro Marcello (cf. 8; 10;
11 : lenitas animi).
(4) Cf. Ad Alt., 10, 4, et Ad Att., VIII, 16, 2.
(5) Ainsi R. Syme parle del'• ostentatious clemency • de César, que ses adversaires
ne souhaitaient pas voir s'exercer à leur sujet (Roman Revolution, p. 51), ou encore, à
propos d'Auguste (p. 160) : • There was no limit to the devices of fraudulent humani-
tarians or high-minded casuists •· Cf. encore M. Tren, dans l'article cité ci-dessous,
(6) La clémence de César a tait l'objet de multiples études. On peut citer H. Dahl-
mann, «Clementia Caesaris •, N. Jhb. 10 (1934), p. 17 sqq. - M. Treu, « Zur Clementia
Caesaris », Mus. Helv,, 5 ( 1948), 197-217. - W. Hering, • Der politische Inhalt de1
Humanitats Begrilles bei Caesar •• Eirene, 5 (1966), p. 67-77. La clementia de César
est à mettre en parallèle avec sa liberalitas: cf. H. Kloft, Liberalitas Principis (Kôlner
hist. Abh., 18), 1970, 202 pages, en particulier p. 58-64.
L'EMPIRE ROMAIN 259
clémence et sa bonté>> (II, 31, 4)1. N'accepte-t-il pas, dans ce dernier
cas, d'être indulgent «à cause de son habitude plus que de leur mérite»
(32)? La formule évoque ce que Scipion disait à Carthage•. Ne prend-il
pas soin d'éviter les violences auxquelles les soldats pourraient se livrer
(33, 1)3? Quand il se montre dur, c'est «pour qu'à l'avenir les ennemis
soient plus attentifs à respecter les droits des ambassadeurs» (III, 16, 4) ;
ou bien c'est pour rassurer les autres, en agissant «malgré sa naturelle
clémence>> (VIII, 38); cela peut être aussi pour faire un exemple, en
sachant que «sa bonté (lenilalem) était connue de tous et qu'il n'avait
pas à craindre qu'on expliquât par la cruauté de son caractère un acte de
rigueur>> (VIII, 44), César, naturellement, tire de cette clémence de
larges avantages ; et le texte ne manque pas de le dire (ainsi à VIII, 49).
Mais la différence avec la clémence de Rome apparaît bientôt. Déjà
il s'agit de la clémence d'un homme, de son caractère à lui, de ses
traditions à lui. Ainsi s'annonce l'opposition entre les chefs, qui va se
déchaîner dans la guerre civile. En ce nouveau domaine, la clémence
de César vise à défendre sa propre autorité ; elle tend à établir ou à
maintenir son pouvoir personnel. De plus, dans une guerre civile, où,
comme cela s'était vu à Athènes, les passions rivales entretiennent un
acharnement exceptionnel, cette clémence devient celle de quelqu'un
qui veut rétablir l'ordre, à son profit mais pour tous.
Dans la Guerre Civile, il est continuellement répété que César offrait
de négocier. On parle de sa palientia ( 1, 32, 4), de sa justifia et aequilas
(ibid., 9), de sa misericordia civium (72, 3), de sa misericordia (1, 8, 5),
de ses bienfaits (Il, 32), de sa liberalitas (III, 10). On le montre épargnant
ses soldats, restituant les trésors sacrés, épargnant les villes, intégrant
dans sa propre armée, avec un rang au moins égal, les prisonniers de
l'autre camp. Cela lui vaut les sympathies de la province et la fidélité
de ses hommes.
De même, dans la Guerre d'Afrique, les actes de répression les plus
cruels sont accompagnés de mentions rappelant «sa douceur (lenilas),
sa modération, sa patience>> (54, 2) 4 • Et l'on voit cette attitude porter
ses fruits. On le voit, entre autres, à Utique : on veut lui livrer Utique
parce que l'on espère beaucoup de sa clémence (88) ; de fait, il laisse la
vie à L. César : <<cela correspondait en même temps à sa nature et à ses
principes de conduite>> (89, 4-5) 5 • Il accorde aussi la vie à divers autres
personnages «selon son habitude>> (89, 5) et se montre très indulgent
envers les Romains d'Utique (92). On retrouve les mêmes traits à
propos des troupes de Juba : la clémence de César envers elles fait
que tous le rejoignent à l'envi, attiré par sa lenilas et sa clemenlia (92).

(1) Cf. des cas semblables à VIII, 3, 5 (les Gaulois comptent sur la clementi::J de
César) et 21, 2 (ils font appel à sa clementia atque humanitate).
(2) Cf. chapitre précédent, p. 244 et n. I. On relève que Diodore cite ta même
lormule à propos de Ducétius, un chef sicilien (XI, 92).
(3) Cf. encore IV, 27 ; V, 27.
(4) Cf. encore 86, 2 : lenitatem et clemenliam.
(5) li le fait malgré les torts du personnage; cf. Suétone, César, 75. II existait
1I'autres traditions.
260 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Tous ces traits, qui sont de bonne politique, ont aussi, on le voit, de
quoi contrebalancer dans les esprits l'effet du suicide de Caton.
César, la chose est claire, se veut le pacificateur. La lettre de Balbus
et Oppius à Cicéron, qui constitue évidemment un document de propa-
gande, le dit bien : César s'est fixé pour règle de se montrer quam
lenissimum, de se réconcilier avec Pompée, et, trait conforme à son
humanilas, d'inventer une nouvelle sorte de victoire fondée sur la pitié
et la libéralité (Ad Ail. IX, 7 A). Une autre lettre fournit des indications
similaires (IX, 16) : rien n'est plus étranger à César que la cruauté.
Ce souci affiché de clémence trouve naturellement un écho dans les
écrits historiques de l'époque qui suit. Suétone parle des égards de César
envers tous1, et finit par dire que César était <<naturellement très doux
(lenissimus), même dans la vengeance >>2 • Surtout, il lui fait une gloire
particulière d'avoir su mettre fin à la guerre civile et obtenir un apaise-
ment général. De même Appien cite les discours de César mettant en
avant sa clémence envers les Pompéiens (11, 43) ou bien envers ses
propres troupes qu'il ramène à leurs devoirs (II, 47 ; II, 93). Il cite aussi
les éloges d'Antoine après sa mort (Il, 130; 144; 146). Et, tout comme
la clémence d'Alexandre servait de modèle à Rome, elle inspire maintenant
des parallèles entre lui et César : tous deux n'étaient-ils pas prompts à
combattre leurs adversaires, mais aussi à se réconcilier avec eux, à
pardonner, à se montrer généreux ? 3 Enfin, Dion Cassius prête a César
un long discours au Sénat, dans lequel le vainqueur d'Utique se réclame
de la clémence : il veut être aimé dans sa vie et loué après sa mort,
diriger mais non régner, et se conduire, dit-il, comme un père pour ses
enfants 4.
De fait, on sait qu'après la victoire de César sur Pompée, le dictateur
reçut des honneurs multiples, et fut, entre autres, proclamé <<Père de la
patrie »6 • Qui plus est, on lui dédia un sanctuaire qui était consacré, en
même temps qu'à lui, à une divinité nouvelle : la clémence 6 •
Si cet autel marque une étape remarquable dans la carrière de

(l) Cf. indulgenlia à 65 et 72, moderationem clementiamque à 75.


(2) Cette •douceur• se marque dans le fait qu'il ordonne d'étrangler des pirates
à qui il en veut, avant de les mettre en croix : ils souffriront moins I f:tre praotalos,
pour un grec, ne se fût pas traduit ainsi...
(3) II, 150 et 151 : o-uyyvwµoveç 't'OLÇœÀoÜmv, trri 8è 't'7Î o-uyyvwµ7l eùepyihcu.
On notera que, par une sorte de réparation, la générosité de César envers ses hommes
aboutit. à faire que, précisément, Carthage et Corinthe soient colonisées et réhabitées
(Appien, Pun., 136). - Même Lucain semble avoir eu quelque mal à attaquer César
sur ce point : cf. F. Ah!, Lucan, p. 192 sqq., qui relève l'attribution des mesures
clémentes au Sacer orbis amor, afin de minimiser le rôle de César.
(4) XLIII, 15-18; l'opposition rappelle les termes d'Isocrate, puisqu'il dit :
où 8ecrr;6~&LV (XÀÀ<X1tpOŒ't'IX't'€LV, à)J..' ~yeµoveÙ&LV.L'éloge de César
où8è 't'UplXVV&û&LV
par Antoine n'est pas moins éloquent ; il parle à plusieurs reprises de la philanlhrôpia
de César (XLIV, 45 et 46); cf. d'ailleurs XLIII, 20, avec le mot praos.
(5) Le titre repose sur des traditions anciennes, autant romaines que grecques :
cf. la n. 2, p. 227, au chapitre relatif à la monarchie hellénistique. Cicéron commente,
dans le De Republica, I, XLI, 64, l'expression o pater adressée par Ennius à Romulus.
(6) Plutarque, César, 57; Appien, Civ., II, 106. Cette clémence s'appelle en grec,
chez les deux auteurs, Épieikeia. Plutarque précise que cet hommage allait à la pruotèa
de César. Cf. également Dion Cassius, XLIV, 6, 4.
L'EMPIRE ROMAIN 261
l'épieikeia, il marque aussi, tout comme le titre donné au nouveau maître,
que cette clémence, jusque-là si efficace, tend à devenir celle d'un chef
suprême, et, pour employer le mot si suspect à Rome, d'un roi.
Pour un individu, cette vertu va avec le pouvoir souverain 1 . Qu'elle
ait été dans le caractère de César, on l'admet; qu'elle ait été un sage
calcul politique, après les écrits de gens comme Polybe on ne saurait
s'en étonner. Mais, appliquée à une personne, elle rejoint aussi les
nombreux traités sur la monarchie qui avaient fleuri depuis le début de
l'époque hellénistique. Peut-être n'est-ce pas un hasard si l'on rencontre
vers cette époque, un de ces traités, celui de Philodème Sur le bon roi
selon Homère : certains ont même voulu le mettre directement en liaison
avec une propagande précise, selon laquelle César représenterait le bon
roi et Pompée le tyran 2 • Une des vertus de ces bons rois est évidemment
la clémence : le mot épieikeia figure à la colonne VI ; celui d'1jµ.i::p6TI)t;
apparaît un peu plus loin ; il est bientôt suivi du mot suggnômè et enfin
du mot praos (VII, 12-16). Le bon roi ne se venge pas des complots ; il
choisit de gagner les sympathies (col. VII) ; il lutte contre la discorde et
la guerre civile (col. XX-XXV). Or, cette théorie se fonde sur les plus
anciens souvenirs de la Grèce, puisque l'on voit surgir, dans une partie
mutilée, la formule même d'Homère relative à Ulysse : 1tot't'l)p&1;~mot;
-Jje:v
(VI, 23).
Quelles que soient les opinions relatives à la date exacte et aux
intentions du traité, il est sûr, en tout cas, que la théorie de la monarchie
hellénistique connaît vers cette époque, un regain de succès. Si la
clémence du Sénat romain avait été dégagée, admirée et présentée
comme un modèle par des historiens grecs, formés aux idées d'lsocrate
sur la domination athénienne, la clémence de César se situe donc à la
fois dans cette perspective et dans celle de la monarchie hellénistique,
qui s'était annoncée dans d'autres écrits d' Isocrate. Des deux façons,
la clémence de César, célébrée à son tour par des historiens ou des
biographes grecs, se révèle comme ayant été elle-même nourrie et
influencée par la tradition de la douceur grecque .


• •
Or cette clémence ne faisait qu'ouvrir la voie, de façon encore
personnelle et spontanée, à ce qui allait devenir la clémence d'Auguste,
la clémence du princeps, et celle des empereurs en tant que tels.
Étudier les nuances toutes romaines de cette notion et mesurer sa
portée dans la réalité du temps serait une entreprise relevant de l'histoire
romaine et non de la pensée grecque. L'entreprise ne serait d'ailleurs

(Il C'est pourquoi les adversaires du despotisme évitaient de parler de clementia


(Syme, Tacilus, p. 414).
12) P. Grimal, , Le bon roi• de Philodème et la royauté de César•• R.E.L., 1967,
p. 254-285. - Le titre de • père de la patrie • est, lui, rattaché à la fois à une tradition
de 1'Ancienne Rome et à des courants grecs et monarchiques, dans le livre de A. Allôldi,
Der Vater des Valerlandes im rômischen Denken, Darmstadt, 1971.
262 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

pas neuve 1 . Cependant, le rôle qu'elle eut alors illustre aussi la vogue
qu'avaient prise les idées que nous avons vu naître ; et beaucoup ont
signalé cette continuité ou ces influences 2 • Au reste, les auteurs grecs
continuent à désigner cette clémence par les mots habituels de la douceur,
au premier chef philanlhrôpia et épieikeia, mais aussi praolès et même
le vieux mot homérique, èpios 3 •
Pourtant des nouveautés surgissent, attestées par les historiens.
Elles n'apparaissent pas encore avec le futur Auguste. Octave, jeune
homme, n'avait certes pas l'âme naturellement clémente. Mais il se
réclamait de César ; et, même avant sa victoire finale, il lui arriva de
miser, comme son père adoptif, sur la clemenlia : il n'est pas jusqu'à
l'édit de proscription, tel qu'on le lit dans Appien (Civ., IV, 8) qui ne
juge bon de faire allusion aux crimes que la philanlhrôpia ne saurait
guérir ! De même on trouve, ici ou là, des exemples de pardon : toujours
dans Appien, qui pourtant ne minimise en rien les duretés d'Octave,
on en rencontre ainsi à V, 4; 16; 41; 47; 131 4 ; ou encore Velleius
Paterculus loue la lenilas d'Octave après Actium (II, 86, 2).
Cependant ces exemples mériteraient à peine d'être relevés, si l'on ne
voyait pas, une fois Octave devenu Auguste, la clémence s'instaurer
en même temps que le principat et bientôt l'empire.
La rencontre n'est pas un hasard. Elle n'avait pu être, avec César,
qu'éphémère; mais elle était dans l'ordre des choses. Et la clémence
devenait naturellement le complément indispensable du pouvoir absolu.
Il la rendait possible ; elle le faisait accepter. Et la clémence que l'on
vantera désormais sera la qualité de celui qui pourrait tout faire ; ce
sera la clémence du lion 5 • L'idée reviendra souvent dans les textes qui
la définissent.
C'est là sans doute une des raisons expliquant qu'on la trouve jusque
dans les formules officielles du principat et de l'empire. Elle apparaît
dans le caractère dorénavant courant de l'expression pater palriae,
comme dans la formule nouvelle, ob cives servalos, attestée sur de nom-

( 1) Cf. entre autres : A. Elias, De notione vocis clementia apud philosophos veteres et
de Fontibus Senecae librorum de Clementia, Diss. Kônigsberg, 1912; M. P. Charlesworth,
• The Virtues of a Roman Emperor •• Proc. of the Br. Acad., 23 (1937), p. 105 sqq. ;
E. Bux, Clementia Romana, Würtzb. Jb. 3 (1948), p. 201 sqq.; L. Gaudemet, Jndulgentia
principis, Conf. Roman., II, Milan, 1967, p. 1 sqq.; Traute Adam, Clementia principis,
Stuttgart, 1970, 148 p.; A. Sauvage, • L'idéologie impériale et le thème poétique
du leo clemens, Arion• (Grenoble), 1977, p. 45-59. Cf. aussi J. Béranger, Recherches sur
l'aspect idéologique du principat, Bâle, 1953, 318 p.
(2) cr., outre les ouvrages cités à la note précédente : W. F. Ferguson, • Legalized
Absolutism en route from Greece to Rome•• A.1-I.R. 18 (1912), p. 29 sqq.; N. Ham-
mond, • Hellenistic influence on the structure of the Augustean Principale•• Mem.
Amer. Acad. in Rome, 17-18 (1940-1941), p. 1 sqq.
(3) Par exemple Dion Cassius parle de praotès pour César (XLIII, 20) et pour
Auguste (LIII, 6) ; et il prête à Livie la défense d'un ton èpios (LV, 17). Tous les mots
dont on a suivi l'histoire ici peuvent à l'occasion être traduits, dans les textes latins,
par clementia (cf. T. Adam, op. cil., p. 85, n. 18).
(4) A V, 45, on trouve dans sa bouche à peu près la formule si souvent rencontrée
ailleurs : Auguste se soucie du sort de l'armée de Lepidus, mais plus encore des raisons
qui le concernent lui-même et lui imposent d'agir avec justice.
(5) cr. l'article cité à la n. 1.
L'EMPIRE ROMAIN 263
breuses monnaies ; elle a sa place, aussi, dans le groupe des quatre vertus
mentionnées sur le bouclier d'honneur : virtus, clementia, justitia, pietas 1•
Les Res Geslae d'Auguste et les panégyristes lui font toujours une part
de choix 2 • Elle accompagne partout l'absolutisme, qu'elle complète et
justifie.
Par un geste symbolique, qui intéresse directement notre étude,
Auguste devait, en 13 avant J.-C., consacrer à Rome l'Autel de la Paix
- la «douce Paix>>, comme dit Ovide à son sujet 3 • Et l'on a pensé que,
dans la construction même, se retrouvaient certains des traits qui avaient
caractérisé le fameux Autel de la Pitié à Athènes 4 • La politique de la
douceur était devenue, une fois la victoire acquise, la politique officielle
d'Auguste.
Les historiens marquent fort bien ce tournant. Dans la première
partie de la vie d'Auguste, Suétone ne mentionne que des actes de
violence ou de sévérité; à partir du moment où Auguste est seul maître,
il ne parle plus que de clémence. Auguste est libéral envers les divers
ordres de l'État (41) et ardent protecteur des rois (48); il donne« beau-
coup de preuves signalées de clémence et de douceur» (51 : clemenliae
civililalisque) ; aussi, « avec cette conduite, il est facile d'imaginer
combien il sut se faire aimer>> (57) ; car la sévérité s'alliait chez lui à
«la clémence et la douceur>> (67 : facilis el clemens). - De même Dion
Cassius montre Auguste parlant de son épieikeia et de sa praolès (Lill, 6),
ou plus loin de son humanité 6 • Dion insiste sur la clémence montrée à
l'égard des conjurés, et développe longuement le discours de Livie à
Auguste sur les avantages de la clémence. L'épisode était déjà dans
Sénèque et beaucoup d'arguments sont empruntés soit au De clemenlia 6 ,
soit à une source commune. En tout cas, on a ainsi un véritable petit
traité des avantages de la clémence. Livie y rappelle que l'on réussit
mieux par la philanthrôpia que par la cruauté, qu'il faut faire comme
les médecins et tenter de guérir les âmes, que même les animaux se
laissent apprivoiser ; et elle précise : <<Etre haï de ceux à qui l'on
commande, c'est chose qui, outre qu'elle est peu honorable, ne porte pas
profit». Or Auguste suit son conseil. C'est déjà la clémence telle qu'on
la retrouvera dans la pièce de Corneille : «Essayez sur Cinna ce que
peut la clémence>>; <<Son pardon peut servir à votre renommée>>, etc.
Et c'est déjà l'alliance, jugée idéale, du pouvoir et de la modération, que
la propagande impériale devait si fort mettre en valeur 7• Toujours dans

(1) cr. H. Markowsky, • De quattuor virtutibus Augusti o, Eos, 1936, 109 sqq.
(2) cr. 2, et la proclamation que le vainqueur n'a fait périr aucun citoyen.
(3) Fastes, I, 712.
(4i Cf. ci-dessus, p. 103-104.
(6) LVI, 6, cf. 40: àv8pc.>7;(vw,;.Il est plaisant, pour qui a suivi l'histoire de la notion
en grec, de voir les commentateurs traiter l'expression de latinisme.
(6) cr. Adler, dans les Wiener Studien de 1905 et Préchac, Introduction à l'édition
de la C.U.F., p. LVI-LXIII. L'épisode occupe, dans Dion Cassius, les § 14 à 21 du
livre LV.
(7) On arrive ainsi à l'idée d'un régime tempéré, dans lequel la clémence corrige
l'absolutisme; cf. Dion Cassius, LVI, 43 : ~amÀe:uoµÉvouç cl!ve:uôouÀE:f.otc; xal 071µ0-
xpa'!'ouµÉvou,;&ve:u8tl(Oa-rtX<Jlct,;.
264 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Dion Cassius, l'oraison funèbre d'Auguste insiste sur l'apaisement apporté


par la douceur d' Auguste (LVI, 39 : philanlhrôpia) et sur la façon
humaine dont il réprima les conjurations ; le <<père de la patrie >>devient
même, dans cet éloge, le <<père du peuple >> 1•

On retrouve des indications comparables, plus ou moins justifiées


- et souvent moins que plus - à propos des successeurs d'Auguste 2 •
Un des plus remarquables est Néron, qui n'a pas laissé - il s'en
faut ! - le souvenir d'un prince doux. Pourtant les historiens signalent
qu'il avait donné des espoirs. Suétone écrit ainsi (à 10, 1) : <<Pour donner
encore une meilleure idée de son caractère, il annonça qu'il régnerait
selon les principes d' Auguste, et ne manqua aucune occasion de montrer
sa libéralité, sa clémence, même sa douceur ( comilalis) >>.
De fait, c'est à Néron que Sénèque adresse son traité De la clémence.
Sans doute le besoin s'en faisait-il sentir : de même que l'on célébrait
à l'envi la philanlhrôpia des rois hellénistiques en une époque de violences,
de même Sénèque parle de clémence pour l'empereur le plus violent.
Sans doute l'éloge est-il ici le masque et le complément de l'exhortation ;
et l'admonestation compte plus que l'apparente approbation. Ce rôle de
conseiller de Néron et d'avocat de la clémence se retrouve, au reste,
dans la tragédie d'Oclavie, où Sénèque est présenté comme invitant le
souverain à la mansuétude, et opposant un prince aimé à un prince
redouté 3 • En tout cas, on voit s'épanouir dans le De clemenlia tous les
thèmes traditionnels de l'éloge de la clémence.
On y trouve naturellement l'argument d'intérêt, et l'idée que l'amour
des peuples garantit la sécurité du pouvoir : ainsi en I, 5 ; 8, 6 ; 10, 2 ;
II, 4 ; 24, 1 et 2. L'épisode d'Auguste et de Livie illustre justement
cette idée 4 • Mais l'argument de sécurité reçoit dans le texte une coloration
plus philosophique, grâce à la présence d'éléments qui se rattachent à
une tradition platonicienne. Parmi eux figure l'idée du malheur du
tyran, qui vit dans la crainte (1, 12; 19, 5). À cette idée se joint la
comparaison avec le rôle du médecin : celui-ci doit savoir distinguer
entre les cas qui sont ou non susceptibles de guérison (II, 2; 7, 4); il
doit aussi procéder sans violence (1, 5; 6, 1 ; 17 ; 24, 1 ; 25, 3). D'autre
part, l'idée impliquée par les mots de «Père de la patrie>> fait l'objet
d'analyses plus poussées qu'ailleurs (I, 13, 1 ; 14, 1-2; 15, 3; 16, 3) 5 ;
et elle se lie à des rapprochements avec toutes les formes d'autorité
(y compris celle du maître sur l'esclave). Sénèque emploie aussi l'argument
bien grec, consistant à dire que nous commettons tous des fautes (1, 6)
et la théorie - que l'on a vu naître à partir d'Aristote - de l'homme
conçu comme un être sociable né pour le bien de la communauté ; aussi
la clémence est-elle, de toutes les vertus, la plus humaine ( I, 3) et

lhiµ6cnov. La phrase qui indique la reconnaissance qu'en éprouvent


( 1) 42 : 7tO(TÉ:pot
les Romains commence - on aurait pu le prévoir - par 't'OLyotpouv!
(2) Cf. ci-dessous, p. 266 sqq.
(3) 466 : Decet timeri Caesarem. - At plus diligi.
(4) I, 9, 1-12. Plus loin, Sénèque évoque surtout la conduite d'Auguste pour lui
préférer la clémence plus grande qu'il prête à Néron : I, 10-11.
(6) Sur cette idée, cf. Octavie, 476 et 488, Dion Cassius, LVI, 42.
L'E11,fPIRE ROMAIN 265
représente-t-elle un véritable <<amour du genre humain>> (I, 11, 2).
Enfin, le modèle divin est souvent évoqué, et il ajoute à la clémence
utilitaire unt dimension plus haute, que l'on avait vu s'annoncer dans
les textes de l'époque hellénistique (ainsi I, 7 et 8).
Par de tels traits, le De clemenlia constitue comme une synthèse,
directement issue de la réflexion grecque sur la douceur. Tous, d'ailleurs,
sont d'accord pour reconnaître cette dette 1 .
Mais le texte présente aussi des traits originaux, qui aident à le mieux
situer par rapport à cette tradition grecque.
Le premier est l'insistance sur la toute-puissance. Sans doute Sénèque
considère-t-il la clémence comme une vertu valable pour tous : à cet
égard son traité relève d'une éthique, et l'on en trouve le complément
dans le De ira 2 • Sans doute aussi multiplie-t-il les comparaisons entre
les devoirs des particulîers et ceux des princes. Mais c'est toujours pour
renforcer le caractère essentiel du lien unissant clémence et pouvoir :
<< La clémence ne sied à personne au monde autant qu'à un roi ou un
prince>> (I, 3, 3). De fait, elle se définit par la possibilité que l'on aurait
eu de sévir ou de détruire, sans avoir de comptes à rendre à personne ;
et celte circonstance en fait tout le prix ( I, 5, 4). <<Sauver est le propre
de la grandeur souveraine, et elle ne mérite jamais mieux notre admi-
ration que lorsqu'elle dispose du même pouvoir que les dieux>> (1, 5, 7).
Corneille, ici encore, a retenu l'idée et repris jusqu'aux termes de Sénèque,
en parlant de <<pratiquer la vertu la plus digne d'un roi>>. Mais cette
3
coloration, qui évoque le <<maître de l'univers >> est plus romaine que
grecque, plus majestueuse que douce • 4

En second lieu, Sénèque prend grand soin de ne pas réclamer ensemble


toutes les formes de douceur. Il est stoïcien et reconnaît que le stoïcisme
n'est point favorable à la pitié ou au pardon (II, 5). Lui non plus! Il
considère que nulle école n'est plus douce que l'école stoïcienne (benignior
[enio,·que) : simplement elle ne veut pas, et il ne veut pas, que cette
douceur se fonde sur le sentiment ni sur l'émotion ; et il oppose ferme-
ment la clémence à la compassion. De même il s'élève contre le pardon,
si celui-ci consiste à faire remise d'une peine méritée (II, 7). La vieille
association grecque de la douceur et de la suggnômè est donc rompue.
La douceur, chez ce stoïcien, se rationalise ; on pourrait dire qu'elle se
durcit.
Enfin on peut constater, à l'occasion même de cette dernière distinction,
que la clémence, ici, a pour champ d'action à peu près èxclusif l'exercice
de la justice et le fait de punir ou de grâcier. CeU.e importance de la
justice aurait même, selon certains, introduit une évolution qui se

(1) Ainsi T. Adam, op. cil., consacre les pages 12 à 18 à un tableau résumé des
données relatives à la réflexion grecque dont s'inspire Sénèque.
(2) Des parallélismes étroits entre le De Ira et le De Clementia sont relevés dans
l'introduction de l'édition Préchac dans la C.U.F., p. Lxxxvm-xcn.
(3) L'aspect stoïcien qu'évoque l'autre partie de la formule,« maître de moi comme
de l'univers•, apparaît lui aussi dans Sénèque, quand il parle de temperantia ou quand
il évoque l'idée de • triompher de sa propre victoire• (1, 21, 3).
(4) Elle est d'ailleurs si bien liée au pouvoir que certains auteurs semblent éviter
à dessein l'expression : cf. Syme, Tacitus, p. 414, à propos de Tacite.
266 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

marquerait dans le cours du traité. Nous ne discuterons pas ici cette


hypothèse, non plus que les divers problèmes ou les diverses hypothèses
qu'a soulevés la composit.ion du De Clemenlia ; mais on peut au moins
signaler que l'une de ces hypothèses, et.Ile de Traute Adam 1 est fondée
sur le fait que la première partie du traité montre l'empereur plaçant
la clémence au-dessus des lois, tandis que la seconde le montre soucieux
d'aequilas et appliquant les règles de la clémence comme celles d'une
justice supérieure.
Peut-être la coupure n'est-elle pas si nette, encore que la remarque
soit juste. En fait, le flottement qui apparaît ici est celui-là même qui
avait amené la découverte de 1'épieikeia chez les Grecs. Si un texte de
la première partie du De clementia de Sénèque parle de <<sauver au
mépris des lois>> (1, 5) et fait penser à la naissance de l'épieikeia au
ve siècle, d'autres définissent l'art de peser les circonstances, exactement
comme les hommes du ive siècle cherchaient à concilier justice et
suggnômè : <<Dans tel cas, >>écrit Sénèque, <<il se bornera à des paroles
d'avertissement, et ne punira pas, considérant que l'âge de l'individu
est encore susceptible d'amendement ; dans tel autre cas, où il est
manifeste que l'accusé est victime du caractère odieux de la faute qu'on
lui impute, il ordonnera qu'on lui laisse la vie, parce qu'il est tombé
dans un piège, parce qu'il a failli dans l'ivresse>>, etc. (11, 7, 2). L'effort
pour revenir à l'idée d'une justice élargie et approfondie était donc
inhérent à la notion même d'épieikeia.
Mais la différence est que ces raisonnements et ces efforts de mise au
point, à Athènes, concernaient les tribunaux : ici, ils concernent le
tribunal suprême qu'est l'empereur. L'on aurait pu attendre d'un individu
quelque chose d'un peu plus humain, d'un peu plus direct. Mais la
clémence que veut Sénèque n'est, en définitive, qu'une justice bien
entendue.
C'était déja beaucoup que d'être passé de l'intérêt bien entendu à la
justice bien entendue. Et l'évolution menant de la clémence de Rome a
celle d'un homme avait facilité ce retour vers la morale. Mais pour
retrouver la douceur au sens humain du mot, la douceur de Ménandre,
il faudra revenir à un Grec, à Plutarque.

•* •
Avant de l'aborder, et de revenir, avec lui, aux doctrines personnelles,
on peut déborder, un peu ou beaucoup, le cadre chronologique, pour
constater que le modèle, désormais bien fixe, de la clémence impériale,
était destiné a se perpétuer pendant des siècles.
Quelquefois on l'évoque à juste titre. Ainsi pour Titus, à qui la
tradition prête le mot qu'une des Vies d'Aristote prête à Alexandre :
<<J'ai perdu un jour : je n'ai fait de bien à personne >>
2 • Il est donc normal

(1) Cf. ci-dessus, n. 1, p. 262.


(2) Cf. Suélone, Titus 8 et Dion Cassius LXVI, 18 (Zonaras) - d'autre part Vie
d'Aristote = fr. 646 Rose, p. 409. On trouvera des analyses sur ce •doublet• dans
les éditions et commentaires sur Aristote ainsi que dans O. Luschnat, • Diem perdidi •,
L'EMPIRE ROMAIN 267
que les historiens parlent entre autres mérites de sa clemenlia (ainsi
Aurelius Victor, epit. 10, 3). Mais il était plus original de louer la clémence
de Titus dans le cas de la prise de Jérusalem. Alors que Titus a fait
détruire le temple de Jérusalem et raser la ville, l'historien juif Flavius
Josèphe tente, dans certains passages au moins, de le blanchir (B. J. VI,
27, 28), afin de le mettre en accord avec une certaine image de Rome,
essentielle à son désir d'entente. Et il parle de la clémence de Rome. Et
il attribue à Titus une bonté naturelle (VI, 324 : -roCj)LÀ<xV0pc.mov q,ucm).
Punir les rebelles était conciliable avec la clementia : l'empereur qui
punissait punissait seulement à regret!.
Trajan put bien aussi mériter les éloges ; de fait, nous en possédons
un beau témoignage - sous la forme du Panégyrique écrit par Pline le
Jeune.
Le genre, on le sait, ne devait pas si tôt s'éteindre : les rhéteurs du
ive siècle nous ont laissé un corpus de douze textes de ce genre. Les
œuvres perdues sont nombreuses (et l'on s'en console). On en a beaucoup.
A l'époque où se constituait le corpus en question, on voit, à la cour de
Constantinople, se multiplier les éloges : on connaît ceux qu'écrivit
Julien; il y en eut aussi parlant de Julien lui-même : Himerius et
Libanios en fourniraient la preuve. Libanios qualifie Julien de praos et
d'~µe:poc;citant de plus son indulgence (or. XVIII, 200, 1)2 • Mais Eusèbe
pratiquait lui aussi le genre : sa Vie de Constantin louait la philanlhrôpia
(II, 13; IV, 54) et évoquait les modèles bien classiques de Cyrus et
d'Alexandre (1, 7).
Les historiens, d'ailleurs, distribuent les mêmes éloges, et parlent
volontiers de la clémence des empereurs. Antonin le Pieux est mitis
dans !'Histoire Auguste (2, 1). Plus tard, Probus est loué pour sa douceur
dans Zonaras (XII, 29, p. 609). Julien est présenté par Ammien Marcellin
comme allégeant les peines par sa lenitudo (XVI, 5, 13) et comme faisant
passer son esprit mitissimi même avant les lois (ibid., 12). Valentinien,
signale le même Ammien, sait conserver l'amour de ses sujets (XXVII, 9).
Les lettres, les discours, les homélies, traitent les mêmes thèmes :
ainsi Libanios, s'adressant à Théodose, le dit èpios, philanthrôpos et
praos 1 (XXX, 2); ou bien il déclare admirer sa praolès (XLV, 1); ou
bien il lui demande de continuer sa philanthrôpia envers les gens
d'Antioche (XX, 16). Saint Jean Chrysostome, à propos du même
Théodose et des mêmes gens d'Antioche, place la gloire des princes dans

Philologus 109 (1965), p. 297-299 et J. Kabiersch, Untersuchungen zum Begriff der


Philanlhropia bei dem Kaiser Julian, Klass. Phil. Studien, 21, Wiesbaden 1960, appen-
dice : p. 90-94.
(1) Ceci est très bien expliqué et commenté dans Zvi Yavetz, , Reflections on Titus
nnd Josephus •, Gr., Rom. and Byz. Studies, 10 (1975), p. 411-432. Cf. également H. G.
Simon, Historische lnterpretation zur Reichpriigung der l{aiser Vespasian und Titus,
Diss. Marburg, 1952, et H. Gesche,, Datierung und Deutung der Clementiae-Modera-
Uoni - Dupondien des Tiberius t, Jb. N. G., 21 ( 1971 ), p. 37-80.
(2) On peut signaler, entre autres, Himérius, qui écrivit l'éloge de Constantinople
ut de Julien; or on lit (or. 7, 15) que le prince doit être • selon Homère•, èpios, et
1mcore, peu après, praos. Il avait existé beaucoup d'ouvrages du même genre, heureu-
•ement perdus. Sur ceux de Julien, et de ses contemporains, cf. ci-dessous, p. 322 sqq.
268 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

(hom. 21) et montre Théodose sachant pardonner et se fairti


l'l)µe:p6TIJ<;;
aimer ; dans la tradition humaniste de la douceur grecque, il parle mêmu
de n'avoir pas de colère <<contre des hommes quand on est homm1,
soi-même>> (éd. Dübner, I, p. 558).
Ces témoignages ont une signification à deux niveaux différents.
Tout d'abord, ils attestent que la douceur était devenue une deH
vertus essentielles d'un prince - précisément parce qu'il pouvait être
inclément. On louait cette vertu, absente ou présente, parce que l'on
avait besoin d'elle. On la louait pour l'obtenir. On la louait parce que lo
pouvoir absolu était redoutable et pouvait cependant être fléchi. De
tels éloges n'étaient donc pas forcément fondés. Certains pouvaient
être ironiques, comme le petit texte de l' Anthologie Palatine, VII, 592,
qui parle du cœur <<aux douces pensées>> de Justinien, à propos d'une
exécution. Et il est clair qu'en tout cas, les mots exprimaient souvent un
désir beaucoup plus qu'un constat.
Mais d'autre part ce désir, qui ne cesse de s'affirmer, du 1er au ive siècles,
traduit une évolution réelle dans les valeurs et les jugements. À cet
égard des éloges immérités sont tout aussi révélateurs que des éloges
mérités.
De fait, cette évolution est confirmée par le témoignage des inscriptions,
Et celui-ci a le mérite de nous faire quitter les cours et les panégyristes
pour la vie quotidienne dans l'empire romain.
Or à partir du 1er siècle, et de plus en plus jusqu'au ive et au ve, lo
vocabulaire de la douceur s'y répand. Les textes, sans doute, sont alora
plus nombreux ; mais le progrès de la douceur est sans proportion aucuno
avec l'accroissement du nombre des inscriptions.
Ce vocabulaire qualifie parfois les vertus d'un empereur. C'est le caK
par exemple pour Hadrien, à qui semble s'appliquer l'adjectif èpiol
dans une inscription très mutilée rappelant les honneurs que lui décernent
les Achéens (lnsc. Olympie, 57, 1. 18); ou c'est le cas pour Théodose,
dans !'Anthologie Planudéenne (XVI, 65), où le prince est assimilé à
un second soleil, et appelé <<aucœur douX» (2 : 1Jm66uµe:).Le plus souvent,
pourtant, il s'agit d'un magistrat, petit empereur local à qui l'on prête
les mêmes vertus qu'au grand. Mais il qualifie aussi des personnel
privées : des hommes, des femmes, des adolescents. Ce fait prouve dono
que les valeurs élaborées par la pensée grecque avaient enfin pénétr~
dans la vie de tous les jours et dans les jugements courants. Peut-êtro,
privés de grandes responsabilités, les gens pouvaient-ils plus aisément,
déployer leurs vertus de sociabilité et d'humanité. Ou peut-être, peu il
peu, les mœurs changeaient-elles. Toujours est-il que le témoignage est,
indéniable.
On peut se dispenser d'insister ici sur la philanthrôpia et les philanthrôpa,
dont on a vu déjà et la diffusion et l'usure. Il peut suffire de rappeler
que l'on continue à les rencontrer : c'est ce qu'a montré, pour l'Égypto
romaine, un article de H. I. Bell, nuançant sur ce point les affirmationM
de Rostovtzeff, et apportant une liste assez importante de papyrus dam•
lesquels la philanthrôpia reste à l'honneur, sous Claude, sous Hadrien,
L'EMPIRE ROMAIN 269
sous Alexandre Sévère, et au-delà -jusqu'à l'époque byzantine comprise 1.
L'article récent du Père A. Pelletier a d'autre part montré que cette
philanthrôpia est bien attestée dans des épitaphes d'hommes et de
11
femmes •
Mais surtout M. Louis Robert a relevé à plusieurs reprises la trace de
la douceur proprement dite dans les inscriptions de l'époque impériale :
et l'on devra se reporter aux remarques qu'il a publiées dans différents
volumes d'Hellenica 3 • Nous empruntons à ces remarques beaucoup des
indications qui suivent; c'est d'ailleurs ce que d'autres ont fait, ayant
à traiter de ces questions 4 • Mais il faut encore ajouter que M. Louis
Robert a eu la grande générosité de nous communiquer à ce sujet diverses
fiches complémentaires, ce dont nous voudrions ici lui exprimer une
très vive gratitude. Grâce à ces indications, cet aperçu esquissé ici,
et qui ne vise pas à être complet, peut du moins donner une idée de la
fréquence du thème et de la variété du vocabulaire qui lui est consacré.
La douceur, désormais, est très ouvertement désignée par l'emploi
du mot praos, souvent soutenu par la combinaison avec des mots de
valeur voisine.
C'est ainsi qu'un homme est loué, à Amorgos et au IIIe siècle après J.-C.,
pour sa décence 5 et sa praolès (IG XII, 7, 240). D'autres combinent,
selon un rapprochement ancien, la praolès et l'épieikeia : ainsi dans les
Monumenta Asiae Minoris Antiqua, VIII, 524, ou encore, à Aphrodisias,
l'inscription publiée dans la R.E.G., 1906, n° 77. Un autre personnage,
toujours à Aphrodisias, a pour mérite, de même, sa prao/ès et son
épieikeia, cette fois désignées par des abstraits (C.I.G., 2787 et 2788).
Une jeune femme d'Aigialè semble, elle aussi, du moins si la restitution
est juste 6 , avoir montré de la douceur envers tout le monde. De la même
façon, un autre encore, à Pergame, vers le début du ne siècle après J.-C.
se voit loué d'avoir été praos dans sa vie privée et d'avoir montré de la
modération (IG Rom. 4, 504). Et un jeune homme de Mégare, un peu
plus tard, reçoit une belle couronne de louanges, puisqu'il est « doux
(praos), au cœur aimable, aimé de tous >> 7 , mais aussi« doux entre tous>>

: IG VII, 115-117; Kaibel 462). Au vie siècle après J.-C.,


(µeû,LXW't'ot't'OV
on retrouve d'ailleurs l'adjectif en tête d'un joli texte de !'Anthologie
Palatine (VII, 606 = Peek 485)8 •
Si praos est ainsi fort bien représenté, pendant plusieurs siècles, en
Asie Mineure mais aussi en Grèce propre, l'épieikeia (ou, comme l'écrivent

(1) Cf. ci-dessus, p. 223. Cette philanthrôpia peut d'ailleurs avoir une coloration
affective comme dans le cas de cet Épaminondas honoré en Béotie à l'époque de Néron
pour avoir voulu n'exclure personne de sa philanlhrôpia (IG VII, 2712, 1. 75). Philan-
thrôp/Jsest lié à épieikôs: M.A.M.A. VI, 114 (J. et L. Robert, La Carie Il, p. 177).
(2) II s'agit de l'article cité ci-dessus, n. 3, p. 51.
(3) IV, p. 15-18; XI-XII, p. 550-552; XIII, p. 222-224.
(4) Ainsi C. Panagopoulos, • Vocabulaire et mentalité dans les Moralia de Plu-
tarque•, Univ. de Besançon, Dialogues d'Histoire ancienne, 2, 1977, p. 197-235.
(5) Le mot est xoaµi6niç, cf. plus bas.
(6) M.A.M.A. VIII, 401, 7-8 : on lit seulement pra ...
(7) Les deux premiers adjectifs traduisent (15) : 1tp1)ÔV[x]cd y)..ux[u6]uµo[v].
(8) 1tp7jGÇ,tÀeu6e:p!'l)vt1mµévoç, ~8uç l8fo6txL,
270 L.\ DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

volontiers les inscriptions, l'épeikeia), elle qui accompagne si fréquemment


la praolès, est également présente. Cette présence est d'ailleurs moins
probante, puisque le sens est souvent proche de celui de justice ; mais
la nuance marquée par les textes littéraires la rend pourtant significative.
Aussi peut-on signaler à titre d'exemples certains cas : ainsi une
inscription de Priène loue, dès le 1er siècle avant J.-C., un homme qui
avait exercé ses fonctions dans cet esprit: épieikôs (1. Priène, 119, l. 13).
Plus généralement, un autre est loué d'avoir vécu épieikôs : cette fois,
il s'agit d'une inscription de Campanie (IG XIV, 758)1 • Un autre person-
nage est loué par le conseil panhellénique pour sa vertu en général et
son épieikeia ( OGIS, 504). Le mot reparaît ici ou là dans la mer Égée :
on le trouve ou bien seul (ainsi IG XII, 7, 53, pour Arcésinè et le
me siècle après J.-C., et IG XII, 7, 402, 12, pour Aigialè et le ne siècle)
ou bien lié à la ((décence>>, comme l'était la praolès (ibid., 408, 8). Mais
on trouve l'équivalent à Pergame (Peek 1700 ; Kaibel 333) ou à Mantinée
( IG V2 , 268 ; Syllogè 3 783, 12)2 • Comme on pouvait s'y attendre,
l'épieikeia se combine aussi avec la justice - ce qui ne veut pas dire
qu'elle lui soit identique 3 •
Mais le trait le plus remarquable est à coup sûr la soudaine diffusion,
dans le langage des inscriptions, des mots les plus affectifs pour désigner
la douceur. À côté des trois termes quasiment officiels d0nt on a ici
suivi l'histoire, le langage des inscriptions retrouve par exemple le vieux
mot homérique èpios, qui avait longtemps semblé abandonné dans les
textes athéniens. À l'époque romaine, il redevient apparemment du
langage courant ; et on le rencontre, soit sous sa forme simple, soit sous
la forme de composés jusqu'alors fort rares.
Il figure ainsi dans une épigramme de Gortyne que commente L. Robert,
dans Hellenica IV, p. 14-16 et où il s'agit d'un préfet <ldoux envers les
juges intègres, mais terrible aux injustes >>6 • Il figure aussi dans une
inscription de Philippopolis, dans l'actuelle Bulgarie 6 • Il se retrouve en
Égypte, où le jeune Sarapion, mort à vingt-deux ans, est doublement
décrit comme doux, puisqu'il est µ1:û,(xLov1tocv-re:O'O'L (ou mivTe:aL)xcxl
~mov &.v6pw1r0Lo-L 7. Bien loin de là dans l'espace, une inscription funéraire
trouvée à Rome célèbre un jeune mort également doux et charmant
(IG XIV, 1549, 10 : ~moç, fo0Mç t8e:îv, e:/Svooç,&.rxtvooç). Il arrive même

(1) La restitution parallèle d'lG XII, 3, 874 est des plus incertaines.
(2) Fin du 1er siècle avant ou début du 1er siècle après.
(3) Mihailov III, 2, 1689; Syllogè• 880, 35. Il s'agit d'un fonctionnaire impérial et
du fait que les habitants soient administrés non avec insolence et violence, mais avea
[8LKCX]LO<l'UV7l
et tm:Lxe:lq:.
(4) Le mot apparait aussi comme nom propre : c'est le cas pour les décrets en
l'honneur d'Épié, à Thasos (cf. F. Salviat, B.C.H., 1959, p. 362-397), dès le 1 cr siècle
avant J.-C.
(5) Inscr. Creticae, IV, 325.
(6) Mihailov III, 1023 (Peek 726). Le texte emploie deux fois l'adjectif-1il!uc;;. Le mot
~moc;; y est suivi d'une liste charmante : ~moc;;, -1i8ùc;;tlldv, cre:µv6ç,clé(1t)cx<rL q>(Àoç,
\7) E. Bernand, lnsc. métriques de l'Égypte gréco-romaine, n° 79 (Peek 854).
L'EMPIRE ROMAIN 271
que l'on s'adresse à un homme puissant en le traitant de doux et de fort :
ainsi a Tégée au ive siècle après J.-C. (IG V2 , 153)1.
Circonstance encore plus digne de mention pour qui pense à la formule
homérique évoquant Ulysse ((doux comme un père », et à la brillante
carrière que cette formule avait connue dans les traités sur la monarchie,
les inscriptions lient parfois de façon explicite la douceur du prince ou du
magistrat a celle du père envers ses enfants. C'est ainsi qu'à Dorylée,
en Phrygie, une inscription funéraire célébrant les vertus d'un personnage
dit qu'il était «un citoyen doux comme un père pour ses enfants » ; or le
contexte indique qu'il s'agit de sa façon de rendre la justice 2 • De même
à Termessos, en Pisidie, un décret honorifique pour un haut magistrat le
dit, avec une gerbe de mots qui dépasse les possibilités du français :
<<juste, bienfaisant, au cœur doux (&.yocv6cppovot), a l'humeur douce
toujours doux (1Jmov)pour tous comme un père »3 !
(µ.eLÀLx_68uµ.ov)
En plus de tous ces emplois de èpios, on rencontre le composé
71m6rppwv(«aux sentiments doux») : il est combiné avec µs(ÀLXO<;dans une
inscription de Trézène (B.C.H., 1900, 206, n° XVIII) 4 • Ou bien on
trouve le composé de même sens ~m60uµoi; : il se rencontre, pour l'époque
d'Hadrien, en Bithynie, à propos d'une femme qui était aussi et très
juste et très aimable (Z.P.E., 27, 1977) ; il se rencontre aussi, vers le
ve ou vie siècle en Palestine, où il s'agit d'un prêtre (S.E.G., VIII, 243) 6 •
A côté de cet èpios ainsi revenu à la mode, on voit surgir tous les
synonymes possibles et imaginables.
Parfois, c'est ~µepoi;, comme dans cette épigramme trouvée près de
Thèbes et datant du me ou ive siècle (Kaibel 502). Cela peut être aussi
le caractère affable, qu'exprime l'adjectif 1tpoa7jvfi<; comme à Aprodisias
(L. Habert, Hellenica, IV, p. 133). Ou encore cela peut être le caractère
comme pour ce grand personnage d 'Apollonia
accueillant (e:Ùot1ta.vni-roi;),
Pontica, en Bulgarie, personnage qui montrait cette qualité dans la vie
publique et dans les relations privées, mais qui, de plus, se montrait
serviable, rendant service à tous ceux qui venaient le trouver 6 • Mais le
plus fréquent des adjectifs employés à cet égard est µe:D-Lxoi;. On l'a déjà

(1) cr. encore à Arcésiné, IG XII, 7, 52, 5 : 7)µ.e:!v~mo,; rciio-1.La restitution de


Mytilène (IG XII 2, 261, 35) est possible sans être certaine.
~n:16't'7)'t'IX à
(2) Jahreshefle, 1913, beibl. 72: oOvex' &:vix rroÀd17)t;~mo,; &,; •rn; rclXÎO'I
m61,,1v~o-61X
&:yv1Xfo1
TI:ot't'7)p 6eµianuwv rcp1X1tt8e:crm.
(3) Til. As. Min., III, 127.
(4) On rencontre aussi le mot comme épithète d'Asclépios, dans un hymne datant
11umoins du 111• siècle aprés J.-C. : IG 11•, 4533. Le fait qu'Asclépios et sa famille
aoient caractérisés par la douceur a été signalé par O. Weinreich, Ausgewéihlte Schriflen
1 (1907-1921), p. 295; il cite diverses attestations d'Asclépios philanthrôpos dans les
lnscriplions ou les textes littéraires (éventuellement, aussi, praos). Cette fonction est
~gaiement commentée par L. Robert, Journal des Savants, 1973, note 120, p. 192.
cr.ci-dessus, p. 45, et p. 323.
(5) Voir d'ailleurs le texte relatif à Théodose, cité ci-dessus, p. 268, et l'étude
tl'O. Weinreich citée à la n. 4.
(6) lllihailov I, 390; cf. Dumont-Homolle, Mélanges, p. 454, 11 ld; on trouvera
1l'autrcs exemples (ainsi O. G.I., 329, 26) dans L. Robert, • Rapport sur un premier
voyage en Carie•• American Journal of Arch., 1935, p. 336, où l'on trouve également
iles indications sur le synonyme eôe:v-re:uxT6,;. Voir aussi le commentaire à une
lnscriplion de Tauride dans le Bulletin épigraphique, 1935, n° 312.
272 LA DOUCEURDANS LA PENSÉÈ GRECQUE

rencontré dans les inscriptions citées ici, soit lié à praos, soit lié à èpios,
soit encore lié au même èpios, mais sous la forme du composé µeû,Lx_o8uµoc;.
Le mot est donc devenu fréquent ; et l'on pourrait multiplier les exemples,
du moins pour les épigrammes. Le recueil de Peek en offre des exemples
pour la Thrace (246), pour Ostie (403, 3), pour Rome (1429, 4), pour
Mégare (1903, 1), pour Syros (2030, 17).
Enfin, toujours dans cet ordre d'idées, il est à remarquer que les
inscriptions, comme les textes littéraires, commencent alors à attacher
du prix au caractère <i affectueux>> qu'exprime l'adjectif i:pLÀoO''t'opyoc;.
C'est du moins le cas pour les femmes. Le choix de Kaibel l'atteste pour
les habitants d'Imbros et Ténédos qui relèvent cette qualité chez une
toute jeune femme à l'égard de ses parents (151, 16), pour la région de
Cyzique, où une femme l'est envers son mari (244, 6), et dans la région
de Sébastopol, où la même vertu reparaît (403, 6)1 •
Mais à l'autre extrémité de la chaîne, et surtout s'il s'agit d'hommes,
de magistrats, la douceur se traduit sous des espèces moins affectives et
s'associe aux vertus tranquilles d'un citoyen qui sait respecter autrui.
On a ainsi déjà rencontré à deux reprises dans les inscriptions citées ici
la <i décence >>,ou xoo-µLOTIJÇ.
Le bon ordre, la tranquillité, le fait de se
tenir à sa place - tout cela rentre dorénavant dans les mérites que l'on
signale avec faveur. M. Louis Robert en a relevé des exemples nombreux
dans les M.A.M.A., VIII, aux numéros 407, 412 b, 414, 472, 473, 180,
490, 499 a et b 2 •
Les deux séries d'indications se combinent enfin dans un éloge, qui
aurait plu à Plutarque, et qui consiste à dire que le personnage dont on
parle, homme ou femme, n'a causé de peine à personne 3 •
Cette liste, qui ne prétend pas être complète, montre donc bien
l'épanouissement de la douceur, sous ses formes les plus diverses, assez
finement nuancées. Elle témoigne de la sorte que cet épanouissement
n'était pas simplement affaire de flatterie politique : dans touL le monde
parlant grec, de Rome à la Bithynie et des Balkans à l'Égypte, les mots
désignant la douceur se sont imposés ; et les qualités qu'ils désignaient
ont été partout honorées, partout mises en avant. Aussi bien trouvc-t-on
l'éloge de la douceur, dans les textes littéraires, pour des personnages
qui ne sont ni des souverains ni des fonctionnaires 4 ; et les penseurs,
païens ou chrétiens lui font - on le verra - la place belle.

(1) Sur la place de cet adjectif chez Plutarque, cf. ci-dessous, p. 277. On l'a au
reste rencontré pour l'époque hellénistique : ci-dessus, p. 229. Cf. aussi p. 137.
(2) De même T.A.M. Il, 406, 19 et Peek 1504. On rapprochera l'emploi des mots
ixl8~µwv et ixl81)µ6vw<;,seuls ou avec les mots cités ici : L. Robert, Études anatoliennes,
89, n. l et Hellenica Ill, 163, n. 3. On se reportera aussi, pour ces qualités, à la note
de L. Robert dans N. Firatli, Les steles funéraires de Byzance gréco-romaine, Bibl. Inst,
fr. d'lstambul, XV, 1964, aux pages 160-162. A la liste, on peut encore joindre le
simple mot signifiant •tranquille, (~cruxw<;),qui était une vertu douce dès le 1v• siècle
avant J.-C. et se retrouve volontiers : cf. d'ailleurs le texte relatif au vétérinaire
crétois cité ci-dessous.
(3) Ainsi 1G II /111' 13098; Peek 931 {Éleusis) ou IG 11/111•, 5673; Peek 2016, 3 :
cf. Skiadas, 'EIII TTMBQ, 1967, p. 71.
(4) Le sophiste Ru fus de Périnthe était selon Philostrate (Vit. soph., II, 17) : rrpix6'0)•
't'O<;XP1JµIX't'lcr't"1)<;.
L'EMPIRE ROMAIN 273
De fait, sans aller chercher l'avis des moralistes, il est déjà, dans
l'usage même des termes, deux faits assez remarquables, qui prouvent à
quel point l'éloge de la douceur était devenu normal, et même banal.
Le premier est l'emploi de la douceur dans les formules de politesse
par lesquelles on s'adresse à quelqu'un. On déclare volontiers à. un haut
magistrat que l'on admire, espère, apprécie sa «douceur>>; et parfois
cela devient un titre. Tout comme Clemenlia tua est une façon de s'adresser
à Dioclétien ou à Constantin\ ainsi saint Basile s'adresse à ses corres-
pondants en les appelant« Votre Bonté>> ou<<Votre Charité>>, voire même
« Votre Douceur »2•
D'autre part, M. Louis Robert a relevé un autre fait, non moins
symptomatique : en effet, à force de parler de douceur, on en vient à
vouloir renforcer les termes, apparemment frappés de banalité • et l'on
voit parler, de façon bien caractéristique d'un homme « vr;iment »
doux et tranquille 3 • Le fait qu'il s'agisse d'un vétérinaire crétois donne
à l'exemple une saveur de vie quotidienne, qui nous mène bien loin des
empereurs et de le~r clé~en?e. On_aimait la clémence de l'empereur
pour ses effets ; mais on a1ma1t aussi la douceur pour elle-même et chez
tous.

Désormais la douceur était devenue caractéristique d'un monde


civilisé, qui n'était plus grec, mais gréco-romain.
L'emploi latin du mot barbarus illustre bien cette transmission des
valeurs au sein d'une civilisation désormais commune 4 • Alors que dans
Plaute, le mot_d~signe la}~ngue latine par op~os_ition à la langue gr;cque,
il sert chez C1ceron à designer les peuples d1fîerents de Rome et de la
Grèce. Dans la première lettre à son frère, Cicéron appelle les Africains
les Espagnols, les Gaulois, des nations « barbares et incultes >>(27 ;
immanibus ac barbaris nalionibus) ; et il traite ailleurs de barbare
l'habitude des sacrifices humains (Pro Fonteio, 21). De fait, c'est bien
par ce refus de la sauvagerie que Rome semble avoir repris à son compte
l'ancien privilège des Grecs, qui les opposaient aux barbares. Dans le
De Republica, I, 37, 58, se demandant si Romulus régnait sur des
barbares, Cicéron écrit : <<Si comme le disent les Grecs, tous les hommes
sont ou Grecs ou barbares, je crains qu'il n'ait régné sur des barbares ;

(1) cr. M. P. Charlesworth, ,The Virtues of a Roman Emperor•, Proc. of the


British Acad., 23 (1937), aux pages 113 et 127.
(2) , Votre douceur• n'est guère attesté ainsi: cf. H. Zilliacus, Societas Sc. Fennica
Comment. Human. Litterarum, XV (1950), 3, p. 73-74. En revanche, les mentions d~
, Votre douceur • à un correspondant sont des plus fréquentes; ainsi, avec praotès
Basile, lettre 15 ou lettre 73 ; Libanios, lettre 100, 1 ; avec ijµep6nic;, Grégoire d~
Nazianze, lettres 104, 143, 146, 156 (cf. L. Robert, Hellenica XIII, p. 222, n. 1).
Mansuetudo est un titre officiel chez Symmaque et Ambroise.
(3) J. Cret. II, p. 100, n° 8.
(4) Cf. G. Freyburger, « Sens et évolution du mot • barbarus • dans l'œuvre de
Cicéron•, Mélanges Senghor, 1977, p. 141-152 : nous devons à cet article certains des
exemples qui suivent.
274 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

mais si le nom de barbare doit s'appliquer non aux langages mais aux
mœurs, je pense que les Romains sont aussi loin que les Grecs d'être des
barbares >> 1.

À ce titre, en tout cas, la civilisation «gréco-romaine>> a perpétué la


tradition pendant des siècles ; et il est émouvant de voir une lettre du
me siècle après J.-C., citée par H. I. Bell, offrir les justifications d'un
homme qui ne veut pas qu'on le juge « sans cœur >>et qui écrit : <<Vous
me croyez, mes frères, un barbare, un Égyptien sans humanité :
&.vocv6pc,moç 2 >>.

Ce mot, qui rappelle Ménandre, mais aussi l'humanilas romaine,


illustre de façon émouvante l'épanouissement du nouvel idéal.
Cet épanouissement, qui se reflète ainsi dans le langage des épigrammes
et des décrets honorifiques, a son pendant dans les textes littéraires. Là,
la douceur devient objet de réflexion, d'analyse, de commentaires. Le
plus brillant exemple en est Plutarque. Plutarque est postérieur à
certaines des inscriptions citées, antérieur à beaucoup d'entre elles ;
mais les mots qu'elles emploient sont les siens. Et c'est lui qui, au terme
de la longue maturation dont on a ici suivi les étapes, donne enfin à la
douceur son statut le plus rayonnant. On ne peut cependant pas négliger
le fait qu'à l'époque où se multiplient les témoignages épigraphiques,
les auteurs chrétiens et païens se réclament encore, bien après Plutarque,
et autant les uns que les autres, de cette même douceur.
Telle est la raison pour laquelle Plutarque fera l'objet des deux
derniers chapitres de ce livre, et l'affrontement entre païens et chrétiens
celui de l'épilogue. Mais les inscriptions citées ici devront être gardées à
l'esprit : elles servent, dans les deux cas, de contre-point, d'écho, et par
suite de confirmation.

(1) Le changement se prépare dans des formules comme celle de Pyrrhus s'étonnant
de voir l'armée romaine rangée en ordre de bataille et disant que « l'ordonnance de
ces barbares ne lui paraissait pas du tout barbare • (Plutarque, Flamininus, 6, 6 =
Pyrrhus, 16, 7) : il se passe là pour la discipline, la même chose qu'ailleurs pour la
douceur.
(2) P. Oxy. 1681. On le rapprochera de P. Oxy. 298, et de 237, où une loi égyptienne
permettant à un père de reprendre sa fllle mariée est tombée en désuétude et a été
écartée à cause de son caractère d'cbtav6pc.mta. L'article de H. 1. Bell groupe six autres
exemples du mot &mi116pCù1toc;, tous d'époque romaine. Cf. également A. Pelletier,
Mélanges Marcel Simon, p. 38. Sur ce mot dans les textes littéraires, cf., à propos de
Plutarque, p. 276; et sur cette idée d'une douceur propre aux peuples civilisés, mais
principalement à la Grèce, cf. ci-dessous, p. 304.
CHAPITRE XVI

PLUTARQUE ET LA DOUCEUR DES :OROS

Vers la fin de la grande littérature gr':cque, on trouve, avec Plutarque,


l'apogée de la notion de douceur. Chez lm, elle est partout; elle commande
tout ; et elle s'épanouit comme l'image même d'un idéal de vie essentiel-
lement grec.
Le vocabulaire de la douceur est, chez lui, plus riche et plus complet
que chez aucun autre écrivain. Praos et les mots de la même famille sont
employés plus de cent fois dans son œuvre ; épieikès également ; philan-
thrôpos l'est un peu moins, mais le nombre des attestations dépasse
largement la cinquantaine.
On comprend donc que ces mots aient donné lieu à des études, tendant
à en préciser le sens. Déjà, l'ancien livre de R. Hirzel sur Plutarque
consacrait, en 1912, tout un chapitre à la «philanthropie»; plus récem-
ment, H. Martin s'est efforcé d'analyser le concept de praotès dans les
Vies parallèles, et, l'année suivante, celui de philanthrôpia 1 . Mais, en
cherchant à cerner le contenu exact de ces notions, c'est en fait leur
richesse et leur souplesse que ces études font le mieux apparaître. Ainsi,
H. Martin conclut son article sur la philanthrôpia en reconnaissant en elle
la vertu par excellence de l'homme civilisé et bien élevé : <<Elle se
manifeste de n'importe quelle manière convenant à un tel homme, que
ce soit l'affabilité, la courtoisie, la libéralité, la bonté, la clémence, etc.••·
De même, pour la praoMs, l'auteur montre qu'elle couvre le domaine
physique et le domaine moral, qu'elle revêt des aspects intellectuels et
s'associe à la légalité. Bref, il est clair que ces deux notions, chez Plutarque,
couvrent un champ des plus étendus.

(1) R. Hirzel, Plutarch (Das Erbe der Allen, IV), Leipzig, 1912; chapitre IV =
p. 23-32. - H. Martin, • The concept of • praotes • in Plutarch's Lives•• Gr. Rom.
and Byz. St., 3 (1960), p. 65-73; « The Concept of • philanthropia • in Plutarch's
Lives•• Am. J. of Philology, 1961, p. 164-175. On peut également citer l'étude toute
récente de C. Panagopoulos, • Vocabulaire et mentalité dans les Moralia de Plutarque••
Univ. Besançon, Dialogue d'Histoire ancienne, 3, 1977, p. 197-235: cette étude tente
un rapprochement avec les inscriptions; elle examine successivement douze mérites
essentiels caractérisant l'idéal du «notable•; parmi ces mérites figure la douceur
(p. 216-222).
(2) Op. cil., p. 174 (notre traduction).
276 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Il faudrait ajouter qu'à ces mots, qui définissent le vocabulaire


caractéristique de la douceur, Plutarque en joint d'autres, qu'il reprend
aux étapes les plus diverses de l'histoire qui a été retracée dans ce livre.
Le vieux mot homérique, qui avait si complètement passé de mode à
la fin de l'époque classique, reparaît chez Plutarque comme on l'a vu
reparaître dans une citation de Philodème, ou dans des inscriptions.
Épios est employé avec sa valeur première dans la Vie de Paul-Émile, 39,
où l'on dit que, pendant toute sa vie, Paul-Émile traita les gens avec
douceur et bonté (~1ttwc;xixtq,LÀotv0pwmùc;), <<comme s'ils eussent été des
amis et des parents >>. Il est presque synonyme de praos dans les
Apophtegmes royaux (182 a), où il est dit qu' Antigone, dans sa vieillesse,
prenait les choses èpiôs et praôs. On retrouve èpios à plusieurs reprises
dans les Œuvres Morales 1 • On rencontre aussi, dans les Vies et dans les
Œuvres Morales, l'autre mot homérique, à la valeur affective et concrète,
µdÀLXoc;:il est ainsi lié à praos dans la Vie de Caton l'Ancien (6).
De même, la belle notion d'humanité, qui était apparue chez Ménandre,
se retrouve chez Plutarque. En tout cas manquer d'humanité est un
défaut, qu'exprime l'adjectif oc1tocv8pc.moc;, désormais répandu chez tous
les écrivains 2 • On voit ainsi dans la Vie de Dion (7, 5) s'opposer le
caractère inhumain (À(ixvoc1tocv6pw1tov) à la philanlhrôpia 3 ; et les Œuvres
Morales emploient à plusieurs reprises la périphrase <c non dénué d'huma-
nité >>: oùx &.1tocv0pc.mov 4 • Plutarque n'est-il pas assez sensible à tout ce
qui est solidarité humaine pour avoir, le premier à notre connaisflance,
employé le beau verbe auvixv8pc.méw,<<être hommes ensemble >>6 ?
À ces mots dont on a, jusqu'ici, suivi l'histoire, Plutarque en ajoute
enfin beaucoup d'autres, qu'il n'a nullement inventés, mais qu'il s'est
empressé d'accueillir et qui, soit seuls soit avec les mots que l'on a vus,
servent à exprimer la douceur.
Ce sont d'abord les mots désignant le bon caractère, comme e:tJxoÀoc; :
ce terme, qui fait penser à Ménandre et aux défauts du <cdyscolos ►>, est
chez lui d'un emploi assez courant 6 • Avec le bon caractère va la bien-
veillance : on a parlé jusqu'ici de l'eunoia, mais Plutarque emploie aussi
très volontiers des mots comme e:ùµe:v~c;ou t1.ewc;'. Jusqu'à la gaieté,
qui, chez lui, s'il s'agit d'épreuves à endurer, devient, comme la praolès,

(1) Ainsi De tranq. an., 468 c : ~mo,; ... xc:d µé-rpto,;; De Cohib. ira, 457 c: ~1't'Lwc;
xott Àdùlç. - Dans ce chapitre, pour des références abrégées, on a gardé ks titres
latins des traités.
(2) Par exemple Denys d'Halicarnasse 6, 81 ou Appien, VII, 5, 28.
(3) Voir encore Alcibiade, 8, 6 ; Sylla, 30, 6 ; Pompée, 10, 4 ; Caton le jeune, 5, 3,
(4) Ainsi: De aud. poetis, 27 c; De Adul., 54 e; Quaest. Conv. IX, 745 d; De sol!. an.,
972 d; pour l'adverbe seul: De cup. div., 525 e et cf. Quaest. Conv., 746 e.
(5) Praec. ger., 823 b, à côté de cruvotÀydv et cruyxotlpetv; Aristote et Théophraste
avaient employé cruvotv6pw1teuecr6ott, dans un sens d'ailleurs plus modeste.
(6) Ainsi dans De cohib. ira, 462 a etc (lié à praos ou praotès) ; 463 d; De puer. educ.,
13 d; De tranq. an., 468 e (lié à praos) ; Ad ux., 608 d (lié à praotès). De même Galba, 3, 2.
(7) Eùµevfiç lié à philanthr/Jpos : Phocion, 10, 7; De aud., 44 e; De adul., 69 a; cf.
De San., 132 d. "IÀewç lié à praos: An vitios., 499 b; cf. De San., 125 c; Antoine, 83, 6.
Les trois mots sont groupés dans De cohib. ira, 464 d : -ro ÎÀewv -roü-ro xotl 1tpiiov xixl
cptÀIXv6pùl1't'OV.
PLUTARQUE ET LES HÉROS 277
la vertu de l'homme<< serein >>1 1 Et il ne faut pas oublier les mots signifiant
l'association facile avec autrui, comme xotvàç et xotvCùvtx6c;, que Plutarque
lie aisément à philanlhrôpos 8 , ou bien signifiant l'abord facile, comme
eô1rpo<Tljyopoi;;, qui peut, à l'occasion, qualifier la philanthrôpias. II a
aussi le mot, aussi ancien que Pindare, pour désigner l'amabilité, soit
1rpOGlJWJi;;4 • II a surtout le synonyme de praos, que l'on a rencontré dans

plusieurs exemples de l'époque romaine, mais qui était déjà fréquent


chez Démosthène et Isocrate, et qui signifie proprement «apprivoisé » :
~µe:poc;.On le rencontre chez Plutarque, soit lié à praos (comme dans
Pompée, 33, 2 ou Agis, 21, 5), soit lié à philanthrôpos (comme dans la
comparaison Lycurgue-Numa, l, 8-106) soit enfin seul 8•
Plutarque aime aussi les mots plus affectifs, plus proches de la bonté
du cœur : non pas seulement e:ôyvwµwv et les mots de sa famille, si
souvent liés à philanthrôpos 7 , mais qui peuvent s'employer seuls&; non
pas seulement cpLÀocppCùv et les mots de sa famille, déjà plus personnels et
plus chaleureux , mais le beau mot <pLÀOO"t'opyoi;;,
9 signifiant «affectueux» :
Xénophon l'employait déjà et il ne cesse de se répandre, avant de devenir
un mot important du vocabulaire chrétien. Plutarque l'applique aussi
bien à des grands hommes comme Solon et Périclès qu'à la vie familiale
des simples particuliers 10 •
Enfin Plutarque use encore d'un autre vocabulaire : sans parler des
mots occasionnels qui décrivent la douceur sans la désigner nommément
ou sans en épuiser les divers aspects 11, on rencontre chez lui des mots
plus spécialement philosophiques, qui en fournissent un équivalent, mis
è la mode par les débats d'école : telles sont les notions d'absence de
peine (IXÀu1r(cx), d'aptitude à supporter le mal (ixve:~tKotXLot} de modération
12
dans les réactions (µe:-rptomi8e:tcx) • Ces mots se rencontrent surtout dans
les Œuvres Morales ; et ils s'allient volontiers à la praotès 13 •

(1) C'est ainsi que l'on traduit le mot dans De {rat. am., 484 b, où Plutarque groupe:
XotllÀœpCJç;.Dans César, 4, 8, le mot est lié à philanthrlJpos ; de même dans
n-pcic..>ç;
Démosth., 22, 4.
(2) cr. Phocion, 10, 7; An seni .. , 796 e.
(3) Cons. ad Apoll., 120 a. Il est groupé avec xotv6ç; dans Praec. ger... , 823 a.
(4) cr., groupé avec ÎÀotpoç;: De tranq. an., 473 e; avec philanthrôpos: Phocion, 5, 1.
(5) De même De soli. an., 964 a.
(6) Cf. De Ale:z:.s. virt... , 332 d; V II Sap. conv., 152 e; dans Camille, 11, 3, le mot
ost lié à XP7)0'T6~.
(7) Ainsi Cléomène, 24, 8 ; Demetrios, 5, 4 ; 17, 1 ; Marcellus, 20, l ; Périclès, 30, 3;
cf. encore qHÀo<pp6V6>t;; : ainsi Pompée, 31, 7.
(8) Ainsi Pompée, 65, 3.
(9) Ainsi Pompée, 31, 7; Ctsar, 4, 4; ou, lié à praos, Crassus, 30, 2.
(10) Solon, 7, 3; Périclès, I, 1 ; Ad uz., 609 e. Cf. encore De virt. mor., 451 e.
(li) Ce serait le cas de mots comme eù8tœllotx-ro~ (César, 54, 3-4) ou XELpo7Jll7lt;;
(• docile •l, lié à praos dans Conj. Praec., 138 b ou De cohib. ira, 453 b; de même pour
l'EÙotpµoa-r!œn-poç; !v-reu~LV (Pompée, I, 4) ou encore l'e:ùn-e(&uie(De {rat. am., 487 c,
lié à praotès).
(12) Sur ce dernier mot, qui est un peu un terme d'école, cf. le chapitre suivant
p. 299. Le mot se retrouve chez Appien, VIII, 8, 52. '
(13) Cf. De aud. poel., 37 a : œÀu71'!ot n-a6wv (citation d'Jl:picure); De adul.
Kotln-pot6'TT),
r,7 e : n-pocwç;KotlœÀUTCùlÇ; cf. encore De inim. ut., 86 c. Pour œve:~Lxotx!œ : De cohib. ira:
459 cet, joint à praotès, De inim. ut., 90 e. Pour µe:-.pLon-oclle:Lot
: avec praos, De cohib. ira,
458 c (où la suggnômè s'y joint); De {rat. am., 489 c; Ad Cololem, 1119 c.
278 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

On pourrait enfin joindre à cette liste tous les contraires de la douceur


- y compris le caractère<< solitaire>>, que Plutarque blâme (De (rat. am.,
479 c), ou bien ce mot qui apparaît pour la première fois chez lui et qui
désigne l'absence de bonté : ocqnMv6pw1toç 1 . L'on pourrait aussi y joindre

tous ceux qui désignent les excès de la douceur, comme la mollesse ou la


facilité - cela sans parler des idées apparentées à la douceur, comme
la pitié ou le pardon, qui l'ont toujours accompagnée.
Cette liste peut paraître un peu ingrate. Mais elle est éloquente. Elle
prouve assez que toutes les traditions relatives à la douceur, tous les
mots pour la désigner, toutes les façons de la concevoir, viennent en
quelque sorte confluer dans l'œuvre de Plutarque : celle-ci fait place à la ·
douceur sous ses formes les plus variées.
Ce luxe de mots ne suppose d'ailleurs pas une distinction très J
rigoureuse entre eux. Il y a plutôt comme un effet d'accumulation, par 1
lequel les termes se renforcent l'un l'autre, de même que les divers;
aspects de la douceur se complètent et se pénètrent les uns les autres, ·
On aura remarqué, pour le vocabulaire évoqué dans les pages qui
précèdent, que souvent divers mots viennent se joindre aux adjectifs
traditionnels, praos et philanthrôpos : on pourrait ajouter que ceux-ci se
combinent aussi entre eux, ainsi qu'à leur proche voisin, épieikès. Il
serait vain de faire le compte de tous les cas où se rencontrent les diverses -
combinaisons dans lesquelles ils apparaissent deux à deux. La plus
fréquente semble bien être celle des deux mots principaux, praos et
philanlhrôpos ; la combinaison de chacun avec épieikès donne un total
qui, pour les deux ensemble, paraît équivalent. On trouvera dans les
notes des articles de H. Martin des exemples de ces combinaisons pour
les Vies; mais, même dans ce cadre limité, les exemples qu'il fournit
sont loin d'épuiser la liste 11•
Il est plus important de constater que les mots signifiant <<doux » ou
<<douceur >>sont souvent combinés avec des mots désigna.nt les vertus.
H. Martin a relevé en particulier des rapprochements de praos avec les
mots désignant la justice, la modération et le bon ordre, et. des rappro-
chements de philanthrôpos avec les mots désignant la justice ou la bont6
(X.P"IJO"'t"O't'l)Ç).
Le fait même que ce dernier mot puisse légitimement être
traduit par <<bonté >>dénote son glissement vers la douceur. Le même
auteur a aussi relevé des exemples dans lesquels la douceur est alliée à
la légalité. Pour chacun de ces couples de mots, on pourrait multiplier
les exemples qu'il cite, et ajouter nombre de passages, empruntés soit
aux Vies soit aux Œuvres Morales. On pourrait aussi relever d'autres
couples, d'une importance non moindre, qui allient douceur et modé-

(1) Non posse... , 1098 d : le mot surgit dans une liste d'adjectifs commençant toua
par un alpha privatif. Il n'est pas indifférent que le substantif, lui, apparaisse dans le
traité péripatéticien attribué à Aristote, le traité Sur les Vices et les Vertus, 1251 b 3,
(2) Pour la combinaison de praos et de philanthr/Jpos (ou des substantifs ou adverbea
correspondants) on pourrait ajouter, par exemple : Alexandre, 58, 8 ; Artaxerxès, 30,
l ; Crassus, 30, 2; et, naturellement, Cons. ad Ap., 120 a ; De Alex. s. virt..., 332 c-d;
De cohib. ira, 464 d. Cela sans compter les passages où les mots sont rapprochés.'.sane
être directement accolés, comme De soli. an., 959 fou Fabius Max., 17,_7.
PLUTARQUE ET LES HÉROS 279
ration : la notion de melriolès ou modération, est liée à l'épieikeia dans
Solon, 29, 3, à la philanlhrôpia dans Caton le jeune, 29, 4, et à la praolès
dans le De prof. in virt., 77 b. Enfin, le groupement de praos avec
philosophos 1 constitue une sorte de consécration : la douceur, avec
Plutarque, s'identifie à la sagesse, sous ses formes les plus hautes.
Cette identification l'amène naturellement à reprendre la valeur que
l'on avait rencontrée chez Platon, quand il parlait de la douceur du
sage, qui savait supporter l'adversité praôs, c'est-à-dire <<avec sérénité>>.
Plutarque n'a pas manqué d'employer, lui aussi, l'expression avec cette
valeur : elle alliait, pour une fois, la douceur qui lui était chère à une
fermeté d'âme digne des stoïciens. Aussi la rencontre-t-on à mainte
reprise dans son œuvre 2 •
Mais il n'est pas moins important de constater qu'à cette tradition
platonicienne il a su allier la tradition toute différente qui s'était exprimée
chez les orateurs athéniens, et qui voyait dans la douceur une vertu
démocratique. Plutarque a appliqué cette identification à des personnes :
il appelle, en effet, <<ami du peuple >>( dèmolikos) ou <<démocratique>>
l'homme aux manières simples et affables ; et il associe ce mot à la
philanlhrôpia. Ainsi l'on trouve en Agésilas un caractère << démotique
et phil_anthrope >>,c'est-à-dire «simple et bon >>(I, 5) ; ou bien Cléomène,
qui ne pratique aucun faste royal, écoute les gens d'un air affable
(philanlhrôpos), de telle sorte que l'on est <<charmé de ses manières
démocratiques>> (13, 3 : xcx't'e:Ôî)µocywyoüv't'O); ou bien encore la table de
Cimon était contrairement à celle de Lucullus, <<démocratique et géné-
reuse>> (Cimon-Lucullus, I, f, : philanlhrôpos). De même, la jeune
Cléoboulinè-Eumètis, du Banquet des Sept Sages (148 d), parce qu'elle
est adroite et généreuse, sait rendre son père <<plus doux envers ses
sujets et plus ami du peuple >>: cette fois, le mot dèmotikos est lié à praos.
Inversement, un homme rude et violent comme Coriolan apparaît
«insupportable, grossier et hautain>> : or le mot <<hautain>>rend ici le
grec <<oligarchique>>(I, 3-4) 3 •
Cette alliance de mots est d'autant moins surprenante qu'en fait
Plutarque a retenu l'autre équivalence chère aux orateurs, et admis
l'existence d'une douceur athénienne, ou, plus généralement grecque.
Cette idée, que l'on retrouvera au chapitre suivant 4 , se traduit elle aussi
en des groupements de mots révélateurs, qui associent l'adjectif
«hellénique>> aux adjectifs praos ou philanthrôpos 5 •
Ce statut exceptionnel de la douceur chez Plutarque explique le rôle
que joue la notion, aussi bien dans les exposés historiques que dans la
réflexion morale.

(1) Ainsi Caton l'ancien, 24, 10; De tranq. an., 468 a.


(2) Ainsi De aud. poet., 35 d ; De adul., 57 e ; De frai. am., 484 ab ; Périclès, 34, 1 ;
Caton l'anc., 24, 10; Pompée, 60, 8; l'expression alterne avec e:ÙK6Àwçou µe:'l'p(wç <pépe:w
(De puer. educ., 13 d; Pompée, 15, 4).
(3) Inversement, d'ailleurs la philanthrôpia, au sens de •générosité• peut se com-
biner avec un caractère •royal• (Reg. apophth., 172 b).
(4) Cf. ci-dessous, p. 303-304.
(5) Cf. Marcellus, 3, 6 pour le premier groupement, et Philopoemen, 8, 1, ou Lysandre,
27, 7 pour le second.
280 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Bien que celle-ci soit le fondement de ceux-là, il a paru plus naturnl


de commencer par l'examen des Vies : elles peuvent en effet servir <ln
transition entre les œuvres historiques considérées dans les chapitre•
précédents, et les œuvres plus personnelles, où l'analyse prend ausMI
plus d'ampleur.

..
*

La place que fait Plutarque à la douceur dans les Vies est si grand11
qu'il n'en est pratiquement pas une seule où elle ne soit présente. On eu
trouve quelques-unes où elle tient peu de place, et où les mots habituel•
lement employés pour la désigner ne se rencontrent pas ; mais le cas est
fort rare. C'est celui des vies de Lysandre et de Sylla ; mais la comparaison
dit que Lysandre changea la constitution de façon <<plus douce et légale•
que Sylla (2, 1) ; et elle établit un parallèle entre leurs attitudes par
rapport aux villes, parallèle qui attribue à Lysandre <<le prix de lu
tempérance et de la modération (5, 5 et 6). Partout ailleurs (à l'exception
de la vie d'Othon, qui, malgré tout, à 3, 1, ~ oublie les offenses>>), la
douceur intervient, d'une façon ou d'une autre. Elle intervient même do
façon particulièrement nette dans les passages où Plutarque dégage lei
traits essentiels, c'est-à-dire dans les comparaisons finales entre héro1
grecs et romains. Seules les comparaisons entre Solon et Publicola,
entre Alcibiade et Coriolan, entre Agis-Cléomène et les Gracques, so
contentent d'allusions rapides ou indirectes ; et seule la comparaison
entre Démétrios et Antoine n'en parle pas. La douceur est donc devenuo
un critère essentiel pour juger un homme.
Cela veut dire que la douceur a gagné en importance. Cela veut diro
aussi qu'elle n'est plus spécifiquement romaine. Plutarque, qui traitait
en parallèle les Grecs et les Romains, n'avait aucune raison de privilégier
la clémence romaine : plus nettement encore que Diodore, il a dono
rendu à la notion son universalité.
Enfin il en a élargi le sens, en dépassant le niveau purement utilitairo
qui avait jusqu'ici prédominé.
Il ne l'a pourtant pas ignoré : il a au contraire tenu à marquer, chaquo
fois que l'occasion s'en présentait, les avantages de la douceur, en parti•
culier dans le domaine de la guerre, des conquêtes ou des alliances. Aussi
est-il aisé de cueillir dans son œuvre des exemples illustrant ce principe,
Voici, de la sorte, Aristide, qui traitait les alliés praôs et philanlhrôpô•
et qui engageait Cimon à se montrer <<accommodant et affable >>; lo
résultat prévu arrive : ((Par là, insensiblement, sans avoir besoin
d'hoplites, de vaisseaux ni de cavaliers, simplement à force de bon•
procédés et de diplomatie, il enleva aux Lacédémoniens l'hégémonie,
Alors que les Grecs en effet étaient déjà bien disposés pour les Athénien,
par la justice d'Aristide et la modération de Cimon, l'avidité et la duret,
de Pausanias les leur firent aimer encore davantage» (Aristide, 23, 1),
Et, puisque Cimon est ici en cause, il va de soi que l'on retrouve la mêmo
idée, nettement dégagée, dans la vie de Cimon : celui-ci ((recevant aveo
douceur ( praôs) ceux que Pausanias avait lésés, et se comportant à leul'
PLUTARQUE ET LES HÉROS 281
égard avec humanité (philanthrôpôs), s'empara insensiblement de
l'hégémonie en Grèce, non point par les armes, mais par l'effet de ses
paroles et de son caractère (Cimon, 6, 2). La même idée vaut pour
Alexandre, qui obtient de la même manière des ralliements : il traite
bien un ambassadeur et celui-ci,<< plein d'admiration pour sa mansuétude
(praotès) et sa courtoisie>> (philanlhrôpia), lui demanda ce qu'il exigeait
d'eux pour qu'ils devinssent ses amis ; l'affaire se conclut aussi bien
qu'elle s'était engagée (Alexandre, 58, 7-8). Plus tard encore, la politique
« hellénique et généreuse>> d'Aratos lui permet d'élever la confédération
achéenne <<en dignité et en puissance>> (Philopoemen, 8, 1)1.
En face de ces Grecs, on peut citer Flamininus, car sa modération lui
vaut de même des ralliements : << Le résultat de cette modération ne
tarda pas à se faire sentir. Car, dès qu'ils eurent atteint la Thessalie, les
villes se rallièrent à eux>> (Flamininus, 5, 4, cf. 6, 2) 2 • De fait, la Grèce
n'aurait pas si bien admis la domination de Rome si elle n'avait trouvé
en Flamininus un chef bon et pacifique, sachant montrer aux gens de la
douceur (2, 5 : praotès). Il en est de même, un peu plus tard, pour
Lucullus : <<La justice et l'humanité (philanthrôpia) sont la marque d'un
esprit doux (~µépou) et cultivé, et c'est par elles que Lucullus, sans
recourir aux armes, subjugua alors les barbares>> (Lucullus, 29, 6). Vers
la même époque Sertorius était clément pour les vaincus (Sertorius,
6, 7-8); il était généreux et faisait aux barbares de riches présents (14, 1) ;
aussi beaucoup étaient-ils prêts a mourir pour lui. Quant à Pompée,
c'est en apprenant qu'il était d'un caractère << doux et clément>> (~µEpov
et praon), que Tigrane accepte une garnison romaine et va faire sa
reddition (Pompée, 33, 2)3 •
De la ligne politique en général à l'affabilité des manières, la douceur
se révèle donc payante sous toutes ses formes.
Naturellement, ceux qui le savent peuvent la pratiquer par calcul.
Et Plutarque le signale à l'occasion. Pour Marcellus, il semble que
douceur spontanée et douceur calculée se combinent : <<Outre qu'il était
naLurellement humain ( philanthrôpos) >>,il savait gagner les gens 4 par un
langage persuasif (Marcellus, 10, 6). Elles se combinent peut-être aussi
pour Cléomène, qui se voit conseiller par un homme de Mégalopolis de
ne pas détruire la ville, <<mais de la remplir d'amis et d'alliés fidèles et
sûrs>> (Cléomène, 24, 4) : dans un premier temps, il est sensible à cet
argument 6 ; mais la part de calcul est relevée par Philopoemen : «il

(l) Cf. encore Agis traversant le Péloponnèse pra/Js (Agis, 14,3)


(2) Sur cette affirmation, cf. ci-dessous, p. 285.
(3) On pourrait y joindre l'exemple de Marcellus : Bandius était favorable à
Hannibal, qui l'avait bien traité : il se rallie aux Romains grâce à la gentillesse de
Marcellus : • dès lors, Bandius devint pour Marcellus un compagnon d'armes très
fidèle et un allié• (Marcellus, 10-11).
(4) Le texte dit : • les caractères ambitieux•; mais le terme de qn)hnµov ne doit
pas être pris dans un sens défavorable.
(6) Polybe, qui discute de la clémence première de Cléomène envers Mégalopolis,
ne J'attribue pas au conseil d'un de ses compatriotes : l'interprétation qu'en donne
Ici Philopoemen a dû peser, dans la réalité, sur le jugement de Polybe. Plutarque
1uit ici Phylarque {cf. Polybe, Il, 61, 4).
282 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

accusa Cléomène de chercher, non pas à rendre la ville, mais à capter en


outre ses habitants>> (24, 8) 1• En tout cas, le calcul existe seul et ne se
lie à aucune douceur réelle quand Suréna envoie dans le camp ennemi
des prisonniers libérés, chargés de vanter sa clémence à venir et do
désorganiser ainsi les troupes de son adversaire (Crassus, 30, 2), ou
encore quand Antigone promet d'agir philanthrôpôs avec les Argyraspides,
si on lui livre Eumène (Eumène, 17, 2).
Mais c'est surtout dans le domaine intérieur que la douceur calculée
était fréquente ; et elle n'avait plus l'excuse d'un intérêt collectif à
défendre. Or Plutarque a, de façon parfaitement lucide, dénoncé cette
tendance. Athènes, à l'époque classique, avait connu le danger d'une
politique cherchant à plaire : l'existence à Rome de la brigue, avec le
rôle presque officiel des <<clients>>,et l'aggravation qu'y apportèrent les
guerres civiles, ouvraient la voie au même phénomène ; la praolès et la
philanlhrôpia y devenaient des armes toutes désignées.
Quelquefois, sans doute, aucun calcul n'intervenait. La générosité de
Caton le jeune, qui, la justice une fois sauve, <<se comportait avec
bienveillance et humanité >>( philanlhrôpôs) finit par le sauver en lui
conciliant Muréna (Caton le jeune, 21, 10 et 28, 3). De même, l'estime
que valent à Cimon ses actes de mansuétude (praolès) ou à Numa ses
vertus, contribuent à leur élévation sans qu'aucun soupçon de calcul
les entache 2 • Mais ces circonstances heureuses ne sont pas toujours
réalisées. Bien des gens de mérite échouent faute d'un peu de démagogie
- comme Nicias, qui n'est pas assez sociable, ou Caton, qui n'a pas
assez de propos aimables ou philanlhrôpoi. De lui, Plutarque dit bien
qu'<<il ne permit pas à ses amis d'employer les manœuvres qui gagnent
3
et flattent la foule. Aussi échoua-t-il dans sa candidature >> •
On est donc conduit à un premier pas, qui consiste à user de douceur à
bon escient (comme Isocrate le souhaitait à propos de Timothée),
Quelques uns n'y réussissent que trop bien. Ainsi Agésilas a l'art de
neutraliser ses adversaires, en s'arrangeant pour faire apparaître leur
médiocrité dans quelque charge, puis en les soutenant : <<D'ennemiN
qu'ils étaient, il s'en faisait ainsi des amis et se les attachait, si bien quo
personne ne pouvait contrebalancer sa puissance>> (Agésilas, 20, 6),
Quant à Pisistrate, il se montrait <<séduisant et aimable dans la conver•
sation, doux ( épieikès) et modéré envers ses ennemis >>.Solon sut discerner
que c'était là feindre des qualités qu'il ne possédait pas (Solon, 29, 3-4),
Mais le type même de la clémence d'emprunt est, chez Plutarque, celle do
César. Sans doute ne va-t-il pas jusqu'à nier toute réalité à la clémenco
de César. Il cite ses procédés généreux envers Domitius Ahénobarbus,
envers Brutus, envers les Pompéiens qu'il trouve errant en Égyptn
(César, 34, 6-8; 46, 4; 48, 3-4) ; mais il sait qu'elle constitue aussi unn

(1) On trouve un correctif équivalent lorsque les Macédoniens, sensibles à la


clémence d'Eumène, se voient avertis par Antigone : • Ce n'est pas par bienveillanoa
à votre égard qu'il les a laissés aller, c'est parce que ... • (Eumène, 9, 11-12).
(2) Cimon, 5, 5-6 ; Lycurgue-Numa, I, 8 ; dans le cas de Cimon, il s'y mêle pourtanl
un calcul d'Aristide.
(3) Voir Nicias, 11, 2; Caton le jeune 50, 2, cf. 49, 6.
PLUTARQUE ET LES HÉROS 283
arme de propagande. Lors des affaires de Catilina, César prononça,
dit-il, un long discours d'allure très clémente ; et le Sénat le suivit,
s'orientant vers le parti le plus doux ; mais son but était d'encourager
les désordres qui fournissaient un aliment à ses propres desseins. Aussi
Caton proteste-t-il : << En affectant des avis démagogiques et des discours
philanthropiques, tu bouleverses la République ... >> (Calon Lejeune, 22-23)1.
Cicéron fut, dit Plutarque, le premier qui se défia de ces sourires de
César, comparables à ceux de la mer, et qui << pénétra le redoutable
caractère que recélaient cette amabilité et cet enjouement» (César, 4, 8 :
~<jl cpLÀocv6pCi>7t<f>
xoct LÀocpcï'>
).
Ces affectations de douceur confirment la vogue de la qualité et la
conscience qui avait été prise de ses avantages. D'autre part, le fait
qu'on les trouve formulées avec plus de lucidité qu'ailleurs chez Plutarque
implique de sa part une exigence morale accrue. Précisément parce qu'il
apprécie la, vraie douceur, il sait aussi en reconnaître les contrefaçons.
Mais ce qui le caractérise surtout est qu'il ne s'en tient pas aux
avantages et ne vise pas seulement à voir dans la douceur un moyen
d'acquérir la puissance. Plutarque n'est pas l'historien de la grandeur de
Rome : il est un moraliste. Aussi la douceur lui est-elle avant tout chère
en elle-même. Et, très souvent, sans se soucier d'effets pratiques, il
1ignale seulement l'admiration ou la réputation qui s'attachent aux
conduites douces. Il dit ainsi que la mesure et la douceur de Périclès le
font regretter après sa mort (Périclès, 39), que celle de Paul-Émile attire
Il ses funérailles une foule pleine de déférence (Paul-Émile, 39, 9), que
celle de Scipion le fait admirer (Flamininus, 21, 1-6), que le soin de la
Justice et la douceur font honorer Cicéron plus qu'aucun autre magistrat
(Cicéron, 6, 1), que les manières affables de César lui valent une grande
faveur (César, 4, 4), que la bonté et la modération de Caton le jeune
11nversMétellus sont appréciées (Calon le jeune, 29, 4), que les manières
raies et <<philanthropes>>de Cléomène charment et conquièrent tout le
monde (Cléomène, 13, 3), que la douceur de Flamininus lui vaut une
1 merveilleuse affection>►, qui se traduit en marques d'honneurs. Dans
!.out cela, on le voit, Plutarque songe plus au rayonnement de la vertu
11u'àson rôle dans le succès pratique. De toute évidence, son évocation
Insistante de la douceur dans les Vies est inspirée par la pensée qu'il a
lui-même exprimée dans la vie de Périclès : le spectacle des actions
1lictées par la vertu <<fait naître chez ceux qui en prennent connaissance
une émulation et une ardeur qui les poussent à les imiter>> (Périclès, 1, 4).
C'est bien pour cette raison qu'il se plaît à relever la douceur des
horos chaque fois que cela est possible, et quelles que soient les formes
11u'elleait affectées.

4
*4

(1) Caton sait à l'occasion jouer de la douceur calculée, mais c'est pour le bien
1lnl'État; ainsi pour la distribution des céréales qui évite une sédition (Caton le
/111ne,26, I ).

10
284 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Cela ne signifie pas que Plutarque déforme les données de l'histoire,


pour en tirer des contes édifiants et peu autorisés. On a vu, à l'occasion
qu'il savait se défier de la fausse clémence ; et souvent des épisode•
illustrant cette vertu sont mis en scène chez lui avec moins de complai•
sance qu'ils ne le sont chez beaucoup d'historiens (la clémence d'Alexandre
envers la femme et la mère de Darius pourrait en servir de preuve). En
fait, il se contente de relever les traits de douceur lorsqu'il les trouv11
dans ses sources 1 . C'est tout juste si l'on peut remarquer que, parfois, il
semble s'attacher à une version plus qu'à une autre pour la raison qu'elh1
contient quelque bel exemple de douceur.
Un ou deux exemples suffisent à donner une idée de cette partialitt\
du cœur.
Périclès, qui flattait si peu le peuple et s'opposait si bien à lui qui
l'on avait trouvé pour lui le surnom d'Olympien, qui d'autre part vivait
à l'écart, et qui a lié son nom aux répressions qui précédèrent de peu I•
guerre du Péloponnèse, n'était pas, apparemment, ce que l'on appelle un
homme doux et bon. De plus, Plutarque n'a pas hésité à recueillir danl
ses sources des indications fort peu favorables au personnage, et qui
expliquent de façon hostile et sévère son rôle dans le déclenchement dt
la guerre - alors que Thucydide lui offrait une interprétation qui ni
l'était pas. Mais, malgré cela, le Périclès de Plutarque est doux. II ea,
doux, juste et patient pour supporter les sottises de son peuple (2, 5) 1
il l'est dans sa démarche même (5) ; il le devient envers Cimon à cam11
d'Elpinice (10, 6); il l'est envers les villes grecques (20, 1); il l'est en ni
se laissant pas ébranler par les attaques (34, 1). Jusque-là, la différenoe
avec Thucydide est surtout dans la forme. Mais, lorsque l'on arrive à 1,
mort de Périclès et au jugement final, tout change. Périclès, en effet1
au moment de mourir, prononce de nobles paroles, s'étonnant que l'on
compte ses exploits, mais que l'on passe sous silence le plus beau et Il
plus grand : <<C'est, reprit-il, qu'aucun des Athéniens, autant qu'ils sonL.
n'a pris le deuil par ma faute>> (38, 4). Or, ce mot, qui n'est naturellemen,
pas dans Thucydide, et qui, a plus forte raison, n'est dans aucun dCII
auteurs qui écrivirent contre Périclès, devient, pour Plutarque, l'élémen,
essentiel du jugement à porter sur l'homme d'État 2 • Là où Thucydidt
louait la lucidité du stratège, Plutarque ne voit plus que la bonté foncièrt 1
dont ce mot est la preuve : << Un tel homme mérite donc l'admiration 1
non seulement pour la modération ( épieikeia) et la douceur ( praolèlJ
qu'il conserva toujours malgré les nombreuses affaires et les hainCII
violentes dont il était assailli, mais encore pour cette élévation de senti,
ments qui lui faisait regarder comme le plus beau trait de sa vie de n'avolf
jamais cédé, malgré sa grande puissance, ni à l'envie ni à la colère et dl
n'avoir jamais traité aucun ennemi comme un adversaire irréconciliable,
Quant à ce surnom d'Olympien, une chose suffit a lui ôter ce qu'il a dt

(1) La douceur de Numa, de Scipion, de Philippe II, se trouvait dans Polyba 1


on retrouve les mêmes indications chez Plutarque : Numa, 6, 3; Flamininus, 21, 11j
Démosthène, 22, 4.
(2) Plutarque le cite également dans les Œuvres Morales, 643 c. Le mot se retrolll
vera encore chez Julien : Éloge d'Eusébie, 18.
PLUTARQUE ET LES HÉROS 285
choquant et à en montrer la convenance, c'est qu'on l'applique justement
à un caractère bienveillant et à une vie pure et sans tache au sein de la
puissance >> (39, 1-2). Plutarque n'a évidemment pas inventé ce mot de
Périclès; mais il est clair qu'en l'acceptant pour vrai et en lui donnant
cette importance, il a infléchi dans un certain sens le portrait qu'il
donnait de l'homme : l'intelligence, pour lui, s'est effacée devant la
bonté 1 •
Si, en regard, on considère le Romain Flamininus, évidemment cher
au cœur de Plutarque, puisqu'il a été le premier libérateur de la Grèce,
on constate une orientation analogue, qui parfois force un peu les choses2.
Que Flamininus ait tenté de séduire les Grecs n'est pas douteux. Mais
Plutarque insiste sans cesse sur sa douceur. Il parle de son noble naturel,
de son habitude d'employer la persuasion et la douceur lors des démarches
faites auprès de lui (2, 5) ; il parle de sa 1!1-ineavenante (philanthrôpos,
5, 7) ; il précise que tout le monde se laisse gagner; il rappelle qu'il
accueillit les Thébains aimablement (6, 2 : philanthrôpôs) ; il dit encore
qu'il inspira à tous les Grecs de l'affection par la douceur de son caractère
(17, 1 : épieikeia). On a vu que son succès en Grèce s'expliquait préci-
sément par là. Quant à sa cruauté finale envers Hannibal, elle est
reconnue, mais mise au compte d'un changement arrivé sur le tard et
d'une ambition mal employée (20, 2-7). Tout cela serait insistant, mais
non pas suspect. En revanche, la façon dont les villes se seraient jetées
dans les bras de Flamininus à cause de sa douceur est contredite par
Tite-Live, dont le patriotisme romain est cependant bien connus.
Plutarque a bien pu s'être laissé entraîner par son admiration pour la
douceur.
On retrouve la même différence entre l'historien et le biographe dans
d'autres cas. Ainsi, Plutarque fait le plus beau tableau de la douceur de
Marcellus; et il va jusqu'à excuser la cruauté des événements d'Enna et
d'autres comparables, en reprenant l'argument qu'avait employé Isocrate
à propos des massacres reprochés aux Athéniens du ve siècle et en disant
que c'était la faute des rebelles 4 ! Or le Romain Tite-Live n'a point la
même indulgence pour défendre son compatriote•.

( I) De même, on est surpris de voir Cléarque montrer • selon Xénophon • un visage


bienveillant et philanthrôpos dans les batailles (De adul., 69 a) : Xénophon, en réalité,
dit que son air sombre paraissait de la sérénité, sa dureté de l'assurance I Jusque dans
les cas où Plutarque suit de très près sa source, comme dans l'anecdote d'Alcibiade
et de la femme de Mélos (Alcibiade, 16, 6; cf. Pseudo-Andocide, IV, 22), il y ajoute
le mot philanthrôpia ...
(2) Les principes de clémence de Flamininus étaient déjà suggérés dans Polybe
et Diodore : cf. ci-dessus, p. 245 et 252.
(3) Flamininus, 5, 7 et 6, I ; cf. Tite-Live XXXII, 18, 4-9. Voir R. Flacelière, Notice
à l'édition de la C.U.F., p. 161, qui relève d'autres déformations dans le même sens.
(4) Marcellus, 20, 1-2, à rapprocher d'Isocrate, Panégyrique, 101.
(5) XXIV, 39, 9; après avoir décrit le massacre, Tite-Live parle de aut malo aut
necessario facinore; il signale que Marcellus n'en montra point de mécontentement
et que la conséquence fut de rapprocher beaucoup de peuples de Carthage. Dans la
comparaison de Pélopidas et de Marcellus (1, 3), Plutarque ne minimise plus la cruauté
de Marcellus. Il en est de même pour Flamininus dans la comparaison entre Philo-
poemen et Flamininus, 1, 4.
286 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Aussi bien Plutarque avoue-t-il que la douceur du caractère peut


devenir à ses yeux un véritable critère de vérité. Alors qu'il montre à
propos de Lycurgue une crédulité assez étonnante, qui le pousse à
admettre l'existence historique de Lycurgue, il tente d'écarter tout ce
qui ne cadre pas avec l'idée qu'il s'en est faite dans le domaine moral :
<< Je ne saurais imputer a Lycurgue une pratique aussi horrible que la
cryptie, quand je juge son caractère d'après sa mansuétude (praotès)
et sa justice en tout le reste, et que je vois la divinité elle-même ajouter
son témoignage en sa faveur>> (Lycurgue, 28, 13)1.
Cependant, plus que par les déformations occasionnelles auxquelles ce
goût de la douceur peut entraîner Plutarque (et dont on pourrait allonger
la liste 2 ), on est frappé par l'habileté avec laquelle il a su reconnaître,
dans les vies les plus diverses et les manifestations les plus variables,
la présence de la douceur, ou une raison de l'évoquer. Si elle n'existait
pas dans le domaine politique, elle pouvait exister dans le domaine
privé; si elle faisait défaut, ce pouvait être l'effet d'une évolution 3 , ou
bien représenter une exception ; enfin, si vraiment il s'agissait d'un acte
indéfendable ou d'un homme foncièrement dur, Plutarque pouvait cncor11
rappeler par contraste la douceur d'autres héros, ou même intervenir en
son nom personnel pour exprimer un regret et définir un modèle meilleur,
Cette extrême richesse et cette extrême variété font qu'il est impossible
de dresser un inventaire de toutes les réflexions que contiennent les Vies
sur la douceur des héros. Du moins peut-on en donner une idée d'aprè11
quelques exemples.
Et tout d'abord, puisque deux cas particuliers viennent d'être rclevé1,1
du point de vue de la méthode historique, on peut déjà constater que leH
héros en question appartiennent à des couples, et que la douceur qui leK
caractérise se prolonge dans la biographie correspondante.
Si Périclès était présenté comme doux, Fabius Maximus ne le valait
pas à cet égard. Pourtant cette qualité représente bien, aux yeux du
Plutarque, leur trait commun et la raison de leur rapprochement : ils se
ressemblent, écrit-il <<par toutes leurs vertus, mais surtout par leur
douceur et leur justice>> (Périclès, 2, 5). Aussi bien, quand Fabius Maximua
semble à cet égard décevant, Plutarque trouve-t-il l'occasion d'évoquer
quand même la douceur. On craint la colère de Fabius Maximus? c'est
parce que l'on pense que <<sorti de son extrême placidité>> (9, 1 : praolès)
il serait, une fois irrité, sévère et inexorable. Du reste il sait se maîtriser :
quand tout le monde se laisse aller au désespoir, il va de par la villo
<<d'un pas tranquille (praos) et d'un air paisible, parlant aux gens aveo
douceur>> (17, 7: philanthrôpos). Cette sérénité colorée d'héroïsme n'est
nullement semblable au souci d'autrui que marquait Périclès ; mais ellt1

( 1) Cf. cependant Lycurgue-Numa, I, 10.


(2) Si Artaxerxès figure au nombre des héros, c'est peut-être à sa douceur qu'il
le doit (cf. I, 1 ; 2, 1 ; 4; 30, 1 et 5); or celle-ci, sur laquelle Plutarque insiste tant,
semble assez discutable.
(3) La notion d'un changement vers la clémence ou vers la dureté a été signalée
au chapitre précédent à propos de Polybe (cf. p. 237). On la rencontre aussi chel
Diodore (ainsi XIV, 45). Voir encore, chez Plutarque, Pyrrhus, 23, 3.
PLUTARQUE ET LES HÉROS 287

relève des mêmes valeurs morales. Et quand vraiment Fabius Maximus


manque a ces valeurs, alors Plutarque en profite pour évoquer la douceur
des autres, qui, de la sorte, rayonne en dépit de tout dans le texte : il
évoque ainsi Marcellus, rappelant sa praolès et sa philanlhrôpia (22, 8),
ou bien il évoque Crassus, et son caractère praos (25, 4).
De même Flamininus a en Philopoemen un pendant qui lui ressemble :
Je héros de la libération des Grecs et le héros de la résistance grecque ont
tous deux servi un idéal généreux. Le Grec, ici, n'est pas le plus doux des
deux ; et Plutarque relève ses défauts : comparé à Épaminondas, il a
:beaucoup des mêmes qualités, mais il lui en manque certaines; lesquelles?
- Précisément<< sa douceur, sa gravité, son humanité>> (3, 1). Sans doute
Philopoemen mourra avec sérénité, en regardant le messager <<avec
douceur>> et en se félicitant de savoir que quelques uns ont échappé.
Mais, dans le reste de sa vie, on rencontre plus souvent l'énergie que la
douceur. Plutarque va-t-il donc relever son infériorité? Non pas ! Dans
la comparaison qu'il établit entre les deux héros, il donne au contraire
l'avantage à Philopoemen : <cLa conduite clémente et humaine de Titus
( = Flamininus) envers les Grecs témoigne de sa générosité; mais plus
généreuse encore est celle de Philopoemen, luttant fermement contre les
Romains pour défendre la liberté ; car il est plus facile de faire plaisir a
ceux qui ont besoin de nous que de contrarier les plus puissants en
s'opposant à leurs desseins>>(3, 4). La noblesse de la cause de Philopoemen
excluait les moyens mis en œuvre par Flamininus : elle ne lui laissait que
la douce sérénité dans la mort ; et celle-ci est là, tandis que Flamininus
se laisse, on l'a vu, égarer dans de mauvaises maximes de conduite une
fois la vieillesse venue. Chacun sa forme de <cdouceur >>!
La tendance est donc nette, et l'intention bien claire. Or il ne s'agit
pas là, tant s'en faut, de cas exceptionnels. On peut, en fait, prendre
dans l'ordre les couples de vies parallèles - au moins les premiers - et
l'on constate aisément la richesse de la palette et la permanence de
l'orientation.
Thésée et Romulus représentaient des héros fort anciens, dont les
façons courantes étaient peu connues. Mais Thésée se signalait déjà
chez Isocrate par une modération destinée à lui valoir l'attachement de
tous et à se prolonger dans la <cdouceur>> d'Athènes (Hélène, 37) :
PluLarque, bien entendu, en a fait un trait essentiel du personnage; et,
évoquant son tombeau, devenu lieu d'asile pour les esclaves et pour les
humbles, il a écrit : << La raison en est que Thésée s'était conduit en
protecteur et en défenseur des faibles, dont il accueillait avec humanité
les prières>>(36, 4 : philanlhrôpôs). Et Romulus? Plutarque avoue claire-
ment qu'il s'opposait à Thésée, puisqu'il changea la royauté, non pas en
démocratie, comme Thésée, mais en tyrannie 1 • Pourtant ne croyons pas
que son cas soit entièrement négatif : les deux frères, Romulus et Rémus,
ont eu dès leur jeunesse le souci de défendre les opprimés contre la

(!) Dans la comparaison entre eux, Plutarque admet que, dans les deux cas, il y a
défaut : il convient en e!Tet de sauvegarder l'autorité sans pour autant la durcir. Mais
le défaut de Thésée procède • de la mansuétude et de l'humanité , ( épieikeia et philan-
lhrôpia) tandis que le défaut inverse vient de l'égoïsme et de la dureté.
288 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

violence (Romulus, 6, 5) ; et c'est seulement l'expérience du pouvoir qui,


inspirant de l'orgueil à Romulus, lui donna les manières d'un souverain
absolu (26)1. L'intention bonne et généreuse existait donc chez lui comme
chez Thésée, à défaut de douceur dans les manières et de fidélité à cet
idéal.
On peut passer plus vite sur Lycurgue et Numa : il a déjà été question
du premier ; pour le second, il sait persuader le peuple par sa bienveil-
lance et son prestige ; quant à son inspiration, elle fut, en général, « douce
et humaine » (Lycurgue-Numa, I, 8-9).
Solon et Publicola sont aussi des héros fort anciens. Mais, pour Solon,
les choses étaient faciles. Plutarque peut rappeler la façon dont il
diminua son patrimoine par ses bienfaits (Solon, 2, 1), la façon dont,
sans tomber dans les excès d'une trop grande douceur, il sut unir la
force et la justice (15, 1), la façon, aussi, dont il refusa la tyrannie et
dont, se défiant de Pisistrate, il tenta de <<l'adoucir>>. La modération
dans l'action publique est donc une forme de douceur. Or cette modé-
ration permet le rapprochement avec Publicola, dont le surnom, dit
Plutarque, signifie << qui honore le peuple>> (Publicola, 10, 9, cf. 1, 1).
Telle fut aussi sa conduite : si l'on a recours à lui, c'est, dit Plutarque, à
cause de<<son affabilité et sa bonté >>,parce que l'on sait<<qu'il se montrait
accessible à tous ceux qui avaient besoin de lui et que sa maison était
toujours ouverte aux gens les plus humbles qui voulaient lui parler ou
lui demander un service>>(4, 5); or ces vertus de Publicola sont ajoutées
par Plutarque dans une phrase qui, pour le reste, suit très exactement
Denys d'Halicarnasse 2 • Sa vie devient, en somme une imitation de
l'idéal de Solon : ne rendit-il pas le consulat <<aimable et doux pour les
citoyens>>? (Solon-Publicola, 2, 1). Il finit pleuré de tous, et ayant eu
une vie heureuse au sens où Solon le dit de Tellos (1, 5).
Thémistocle et Camille offraient des cas plus difficiles. La douceur
était plutôt le fait d'Aristide que de Thémistocle : Plutarque le reconnaît,
mais ce rapprochement est encore une façon d'évoquer la douceur
( Thémistocle, 3, 3) 3 • Camille lui aussi brille par d'autres vertus: Plutarque
trouve cependant le moyen de dire que sa modération lui permettait
d'exercer le pouvoir sans exciter l'envie (1, 4), ou qu'il pleurait de voir
les maux causés par la victoire (5, cf. 10). Comme Romulus, il ne devient
orgueilleux qu'avec le succès (7, 1) ; et, s'il supporte mal son deuil, ou
s'il s'irrite, Plutarque en convient et l'en blâme, mais en rappelant qu'il
était pourtant<< par nature doux et bon>>(11, 3).
Alcibiade et Coriolan étaient plus suspects encore : la Vie d' Alcibiade
évoque plutôt la douceur des autres à son égard, que ce soit celle de
Socrate (1, 3) ou celle des Athéniens (16, 4). Quant à Coriolan, Plutarque

(1) La douceur intervient, au reste, dans cette Vie; mais c'est celle de Numitol'
(7, 5).
(2) Cf. R. Flacelière, dans la Notice de l'édition de la C.U.F., p. 55 et ad loc.; Il
s'agit de Denys d'Halicarnasse V, 7.
(3) La Vie signale aussi que le prestige de Thémistocle lui valut, même après
mort, la philanthrôpia du roi de Perse, bien qu'il n'ait pas voulu le servir. Encorll
s•
une fois, la douceur des autres n'est pas absente, si celle du héros s'impose peu.
PLUTARQUE ET LES HÉROS 289
avoue que son caractère était arrogant (1, 3-4) et qu'il se laissait aller à
la passion (15, 4). Même lorsqu'il reste ferme dans le malheur, Plutarque
précise que <<ce n'était pas chez lui l'effet de la réflexion ou de la douceur
du caractère : il ne supportait pas avec patience ce qui lui arrivait, mais
il était en proie à la colère et à l'indignation ... >>(21, 1). Enfin, Coriolan
répond avec impatience et colère à des demandes raisonnables (30, 7).
Nous voilà bien loin de la douceur, et cela de l'aveu même de Plutarque.
Alors, que faire en ce cas limite? Ce que Plutarque a fait a été d'inter-
venir lui-même pour rappeler la valeur de cette douceur que les faits
n'illustraient pas à eux seuls. Il a écrit que la pondération et la douceur
(praon) « sont les qualités essentielles de l'homme d'État et lui sont
communiquées par la raison et l'éducation. Il (Coriolan) ne savait pas
non plus qu'il faut éviter par-dessus tout l'arrogance - compagne de la
solitude, comme dit Platon - quand on entreprend de manier les affaires
publiques et les hommes, et qu'il faut être épris d'une vertu souvent
raillée par certaines gens, la patience à supporter les injures ... >>(15, 4).
Le mauvais exemple sert donc aussi à illustrer une bonne leçon : il faut
seulement alors que l'éclat de la douceur soit rétabli par le biographe.
Plutarque emploiera le même procédé pour Caton l'Ancien. Si celui-ci
avait une force d'âme peu commune, il avait aussi une rudesse et une
sévérité exceptionnelles. Plutarque, par suite, procède comme pour
Philopoemen, en parlant d'un deuil, qu'il supporta avec sérénité (praôs)
et en philosophe (24, 10). Il rappelle également la douceur d'autres
héros : Caton admirait Socrate pour la bonté et la douceur qu'il avait
toujours conservées envers une femme acariâtre (20, 3). Enfin et surtout,
comme pour Coriolan, Plutarque intervient en son nom personnel. A
propos de l'attitude de Caton envers ses esclaves, il marque sa réprobation
et écrit, en un texte justement célèbre : <<La bienfaisance et la libéralité
s'étendent jusqu'aux animaux privés de raison, en s'écoulant d'un cœur
généreux comme d'une source abondante. L'homme doué de bonté doit
nourrir ses chevaux épuisés par l'âge, et soigner non seulement les chiots,
mais aussi les chiens devenus vieux>>. Enfin il précise plus loin qu'en
s'habituant à être doux et clément envers des esclaves, on s'entraîne à
la pratique de l'humanité 1•
Cet exemple, qui illustre si bien la présence de la douceur dans les
Vies des héros qui en manquaient, a été introduit à propos de Coriolan,
rompant ainsi l'ordre jusqu'ici suivi. Il pourrait d'ailleurs sans incon-
vénient mettre un terme à cet examen, puisque déjà les procédés
apparaissent bien, de même que la présence constante de la douceur.
Mais ce serait donner une idée bien fausse de cette présence que de
terminer avec les deux exemples pour lesquels Plutarque avait le moins
à dire. Il vaut donc la peine d'ajouter un dernier couple de Vies, pour
rétablir le ton le plus courant dans l'œuvre.
Timoléon et Paul-Émile peuvent, en effet, être par eux-mêmes des

(1) 5, 2 et 5 : cr.ci-dessous, p. 301.


290 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

modèles. Dès la présentation de Timoléon, nous apprenons qu'il était


<<d'un caractère extrêmement doux (praos), à part sa haine violente
contre les tyrans et les méchants>> (3, 4). Et la conclusion répétera
qu'<<il fit preuve d'habileté et de courage contre les barbares et contre
les tyrans, de justice et de douceur (praolès) envers les Grecs et leurs
alliés>> (37, 5). Peut-être même est-il trop doux! La comparaison avec
Paul-Émile reconnaît en effet que toujours craindre d'être mal jugé est
le propre d'un caractère doux et délicat, mais dénué de grandeur (2, 11-12).
Quant à son homologue Paul-Émile, bien qu'il ne cherche pas à gagner le
pouvoir << en déployant de la complaisance et de la douceur envers ses
subordonnés>> (3, 6), il devient un véritable modèle de douceur envers
les Grecs, cherchant dans la visite de leur pays une récréation glorieuse
et bienfaisante (28, 1 : philanlhrôpos), soulageant les gens, leur faisant
des dons de blé et d'huile. Son humanité se marque aussi envers Persée
(37, 2). Et ses divers actes de générosité se traduisent, à sa mort, dans
l'émotion qui accompagne ses funérailles (39, 9). Enfin la façon dont il
supporta la perte de ses enfants correspond au même mélange de courage
et de maîtrise de soi qui fait le prix de sa douceur et le rend <<plus
parfait>> que Timoléon ( Timoléon-Paul-Émile, 2, 10).
Naturellement, on pourrait ,poursuivre cet examen 1 . Nous l'avions
d'abord fait. Mais la persistance même qu'apporte Plutarque à poursuivre
partout la douceur donne à un tel exposé un caractère quelque peu
lassant. En plus, il risque de suggérer une monotonie de jugement, qui,
en fait, n'est pas à porter au compte de Plutarque. Les formes de douceur
qu'il loue sont en réalité aussi différentes que les procédés par lesquels
il réussit à les mettre en lumière ou à les faire valoir. Pour le suggérer,
on se contentera ici d'ajouter quelques exemples moins anciens que les
précédents, et qui montrent que, lorsque Plutarque a pu se renseigner à
de bonnes sources sur le caractère et les façons de ses héros, la douceur
qu'il décrit devient aussi plus concrète, plus proche, plus vivante.
On a ainsi envie d'évoquer les Gracques : Tibérius Gracchus, avec son
aspect doux et posé, son caractère mesuré et doux, ses paroles pleines de
bonté, ou bien Caïus Gracchus, au caractère amène, mais peu porté au
calme, lui qu'un esclave était chargé, avec une flûte, de rappeler à la
douceur 2 • On a aussi envie d'évoquer Crassus et ses manières courtoises :
il n'était pas de Romain, si obscur ou si humble qu'il ne le saluât par son
nom (3, 5) ; et sa disposition à rendre service compensait bien des
erreurs 3 • On a envie d'évoquer Brutus, et sa philanthrôpia envers les

(1) Voir pour la suite des Vies dans l'ordre: Pélopidas, 26, 2 et 8; Marcellus l, 2-3;
JO, 3-7 ; Pélopidas-Marcellus, 1, 3; 3, 2. - Aristide, 23, 1 ; Caton l'ancien 20, 3;
24, 10 et ci-dessus, p. 289. Cimon 3, J ; 3, 3 ; 6, 6; Lucullus 18, 9 ; 29, 6; 32, 6 ; Cimon-
Lucullus 1, 6. - Voir encore Agésilas 2, 2 et 14, 1 ; Agis 20, 6 et 21, 4; Cléomène, 1, 4;
2, 6; 13, 3; 32, 6, etc.
(2) Voir, pour Tiberius, 2, 2; 2, 5; li, 6. Pour Caius : 5, 4. L'anecdote de la flûte
est dans Tiberius Gracchus, 2, 6 ; elle est très connue ; elle figure dans les Œuvrlll
Morales, mais aussi chez Cicéron ou Valère Maxime. - La vie de Tiberius Gracchul
comporte aussi la douceur d'un consul, en fait Mucius Scaevola (19, 4).
(3) Dans sa biographie apparaissent aussi la douceur de son collègue, Lutatiul
Catu lus (13, 1) et celle, à 8, 2, de ... Spartacus 1
PLUTAHQUE ET LES HÉROS 291

vaincus (26, 2 ; 30, 6), lui dont on nous dit qu'il n'était détesté par
personne, même parmi ses ennemis, car il était exceptionnellement
doux ... (30, 6). Mais le meilleur exemple de cette douceur vivante et
proche est sans doute Pompée ; car on a le sentiment de le voir en chair
et en os, et sa douceur n'est que rarement la clémence de l'homme d'État
ou du chef militaire.
Elle l'est parfois. Et de même que Cicéron dans le Pro lege Manilia
célèbre l'humanité de Pompée comme chef militaire, allant jusqu'à dire
que l'on ne savait si les ennemis craignaient plus ses mérites quand ils
le combattaient ou appréciaient plus sa douceur quand ils étaient
vaincus (42), de même Plutarque rapporte que sa réputation de douceur
et de clémence lui valut le ralliement de Tigrane (33, 2) ; et il ne manque
pas d'évoquer Pompée respectant les concubines de Mithridate (36, 3)
- ce qui rappelle la vertu montrée, dans des cas analogues, par Alexandre
puis par Scipion.
Mais le portrait qu'il trace de Pompée ne se contente nullement d'offrir
ainsi l'illustration édifiante d'un lieu commun traditionnel.
D'abord, Plutarque sait introduire des réserves, quand l'humanité de
Pompée n'est pas à la hauteur de l'idéal prôné dans les Vies. Au
chapitre 10, on découvre que le traitement humain accordé aux villes
connaît des exceptions ; on découvre aussi que Pompée insulta de façon
«inhumaine)> aux malheurs de Carbon, du moins à ce qu'il parut. Enfin,
citant sa source, qui est Oppius, l'ami de César, et indiquant toutes les
raisons que l'on peut avoir de s'en méfier, Plutarque relève un autre
trait d'<<inhumanité>> dans le traitement imposé à Quintus Valerius.
L'honnêteté de ces mentions 1 donne confiance dans les éloges qui figurent
ailleurs. Elle montre aussi que Pompée reste en-deçà de ce que Plutarque
attend de ses héros.
Mais la personne de Pompée est ailleurs revêtue de caractères bien
vivants, que Plutarque entend faire aimer. On voit la loyauté de son
tempérament et l'affabilité de son abord (1, 4): «Personne n'était capable
de solliciter avec moins d'importunité, ni de rendre service à qui l'en
priait avec plus de grâce)). Déjà son physique était avenant : il prévenait
en sa faveur avant même qu'il parlât, car son air aimable s'accompagnait
d'une dignité tempérée par la bonté (2, 1 : philanlhrôpôs). Et cette
gentillesse se traduit à tous moments dans la biographie. S'il est oublié
dans un testament et déçu de l'être, il sait le supporter avec modération
et sagesse politique (15, 4). Ce n'est pas un homme rancunier, chercha~t
les histoires ; car si sa puissance était en renom, «sa vertu et sa mansué-
tude (praolès) ne l'étaient pas moins. C'est ce qui lui faisait tenir cachées
la plupart des fautes commises à son égard par ses amis et ses familiers :
il n'était pas naturellement porté à empêcher ou à punir les mauvaises
nctions, et ceux à qui il avait affaire le trouvaient disposé à supporter
de bonne grâce (eukolôs) leur rapacité ou leur dureté)) (39, 6). II sait,
pour éviter que l'on ne soit jaloux des façons trop libres de son favori,

(1) Il y a encore bien d'autres réserves relatives à la conduite de Pompée, ainsi


16, 5-7; 23, 1-6; 30, 6, 8; 38, 4 et surtout pour la fin : 52, et suivants.
'292 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

<<se laisser traiter par lui avec désinvolture sans se fâcher>> (40, 6). Il
sait aussi <<supporter avec douceur>> (60, 8) une raillerie intempestive ;
et s'il s'est trompé sur César, c'est parce que son amitié lui a fait confiance.
Pour tous ces traits, on comprend que Pompée soit aimé ; et Plutarque
en fait la remarque au moment où éclate la guerre civile : <<Jusque dans
ces circonstances critiques, Pompée paraissait encore digne d'envie à
cause de l'affection ( eunoia) qu'on lui portait : en effet, si beaucoup
réprouvaient sa manière de mener cette campagne, personne ne haïssait
le général, et l'on aurait pu constater que ceux qui fuyaient par amour de
la liberté étaient moins nombreux que ceux qui partaient parce qu'ils ne
pouvaient se résoudre à abandonner Pompée>> (61, 7) 1 .
Cette bonne humeur chaleureuse est donc une qualité humaine fort
différente de la clémence dont se réclament les souverains ou bien les
candidats à la souveraineté. Et l'on constate que, si la douceur évoquée
par Plutarque s'inspire en certains cas de modèles politiques comme
ceux qu'avait tracés Isocrate, ou encore s'élève jusqu'à la douceur du
sage affrontant la mort, telle que l'avait illustrée Platon, il arrive aussi
qu'elle rejoigne le souci simple et concret qui s'était marqué, dans la
Cyropédie, par d'amicales invitations à dîner. Entre tous ces modèles,
Plutarque choisit selon les circonstances ; et leur combinaison même
relève d'un mérite qu'aucun des auteurs précédents n'avait possédé
- à savoir la finesse dans l'analyse psychologique.
Cette variété même est aussi le signe d'une tendance obstinée eL
constante à retrouver, partout où cela se pouvait, le rayonnement de la
douceur. Et ceci suggère assez qu'un système moral cohérent présidait
à cette quête perpétuelle. En fait, les Vies ne sont que l'illustration d'une
doctrine, qui, elle, se trouve formulée dans les Œuvres Morales. Et si, en
apparence au moins, les Vies se situent dans le prolongement des écrits
historiques où était exaltée la clémence, les Œuvres Morales leur offrent
un substrat solide, qui vient, après une longue interruption dans l'exposé
présenté ici, reprendre la suite des analyses des philosophes qui, depuis
Aristote, avaient fait à la douceur une place plus ou moins grande au
nombre des valeurs.

(1) Cf. R. Flacelière, Notice dans l'édition de la C. U .F., p. 148-149.


CHAPITRE XVII

PLUTARQUE ET LA DOUCEUR DES SAGES

Il serait fort injuste pour la pensée latine de laisser croire que la


douceur ne lui était connue que dans le domaine politique et sous les
traits de la clémence. En fait, on a déjà rencontré ici, à propos des
doctrines philosophiques de l'époque hellénistique, les belles analyses
de Cicéron sur l'amour des hommes; et le thème affleure à maintes
reprises dans son œuvre, en particulier dans les lettres ou dans le De
finihus. Il lui arrive même de montrer, à propos de la douceur du droit
romain, la fierté qu'un Athénien eût montrée à propos des lois d'Athènes
et de leur douceur (Pro Rabirio, 10). De même, Sénèque a parlé de
sérénité ou de générosité dans bien d'autres traités que le De clementia.
Une histoire des idées, à partir de Polybe, ne saurait plus être exclusi-
vement grecque. Le serait-elle en apparence, qu'il faudrait encore compter
avec la possibilité qu'un texte latin ait servi d'intermédiaire entre deux
auteurs grecs.
Pourtant, la nécessité de tracer une limite nous impose une
discrimination assez arbitraire. Les Œuvres Morales de Plutarque consti-
tuent une constellation si riche, en ce qui concerne la douceur, que cette
richesse peut servir d'excuse. Les œuvres latines, et en particulier celles
de Sénèque, ne seront donc évoquées que par rapport aux Œuvres
Morales, et comme bases de comparaison.
Aussi bien la douceur ne semble-t-elle pas, chez Plutarque, une notion
qu'il aurait reçue toute faite, en héritage doctrinal, mais plutôt une
valeur enracinée dans sa personnalité et dans son caractère.
La première impression que laisse l'œuvre est en effet celle d'une
grande tendresse, et d'une pensée qui, délibérément, reconnaît l'existence
de cette tendresse en l'homme et en fait un de ses traits caractéristiques.
Cela apparaît dans les Vies elles-mêmes, puisque l'on en trouve la
mention tout au début dans la Vie de Périclès, où Plutarque parle d'un
c sentiment naturel d'amour et d'affection & ; il emploie pour le désigner
un mot aristotélicien : <p~ÀlJ"mt6vou tendance à aimer, combiné avec un
autre mot fréquent dans ses propres œuvres, le ip~6a-ropyovou disposition
à chérir. Il dit encore dans la Vie de Solon (7, 3) : <c Il y a en effet dans
notre âme un penchant à l'affection (&yoc.mi1w.6v) : elle est faite pour
294 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

aimer>>; cette tendance s'appelle plus loin, comme dans la Vie dtJ
1.
Périclès, le <pLÀ6cr"t"opyov
De telles déclarations ne rendent guère un son stoïcien. Mais la doctrine
qui les dicte ouvre la voie à la douceur, comme à une des conséquences
directes de cette tendresse naturelle.
Celle-ci trouve évidemment un domaine privilégié dans les liens de
famille. Et c'est ce qu'illustrent les divers traités de Plutarque consacrés
soit à l'amour des parents pour leurs enfants (Consolation à sa femme,
Sur l'amour de la progéniture 2 ) soit à celui des frères entre eux ( Sur
l'amour fraternel). Tous ces traités exaltent une forme de qnÀoc"t"opy[otet,
par suite, une forme de douceur.
La tendresse paternelle de Plutarque s'exprime dans la Consolation
qu'il écrit pour sa femme ; mais les qualités qu'il rappelle chez la petite
fille ne sont pas moins symptomatiques ; car Plutarque évoque avec une
tendresse délicieuse la douceur même de sa fille : <<Elle avait une douceur
et une bonté naturelle merveilleuse; elle s'efforçait de montrer qu'elle
3
aimait ceux qui l'aimaient, et s'étudiait à leur complaire >> , ne cessant
de distribuer aux autres tous ses petits trésors d'enfant (608 d) 4 • Cette
tendresse si spontanét chez la petite fille doit trouver un écho dans
l'effort de modération que sauront accomplir les siens, par égard pour
autrui 5 ; ils seront indulgents pour les servantes (609 c), réservés dans
les manifestations de leur deuil, et ils ne repousseront ni la gaieté ni la
compagnie, ni l'hospitalité d'une table accueillante (610 a: philanthrôpos).
La tendresse paternelle se combine donc, même en un temps d'épreuve
cruelle, avec le souci des autres.
Quant aux frères, ils sont, pour Plutarque, aussi naturellement unis et
solidaires que le sont les doigts de la main. Leur affection est la première
forme que revêt <c ce besoin qui nous fait accueillir et rechercher la société
et l'amitié, nous enseigne à honorer, à cultiver, à garder ce qui est de
notre sang, puisque, à moins de contrarier la nature, nous ne pouvons
vivre sans amis, sans relations, en solitaires >> 6 ; cette affection est donc

la plus naturelle des affections naturelles. De plus elle fait la joie même
des parents. Aussi doit-elle être préservée par l'indulgence réciproque,

( 1) cp1À6cr-ropyoç
est déjà dans Xénophon, où il est le signe distinctif des princea
doux: ainsi Agésilas (Agés., 8, l) ou Cyrus (Cyrop., I, 3, 2). Sur sa présence chez Épic-
tète et Marc-Aurèle, cf. nos p. 214 et 306. Cf. aussi p. 229. Il est à noter que saint Paul
fait de cette tendresse la vertu chrétienne consistant à aimer nos prochains commo
nos frères (Romains, XII, 10).
(2) Ce trailé considère surtout l'amour des animaux pour leurs petits; mais la
démonstration vise aussi les hommes. II faudrait joindre à la liste la Consola/ion a
Apollonius, bien qu'on la tienne souvent pour apocryphe; cf. toutefois la défenso
de J. Bani, dans son édition du traité, Paris, Klincksieck, 1972.
(3) Traduction Amyot, légèrement modernisée. Sénèque, bien qu'il célèbre aussi,
dans la Consolation écrite pour Marcia, les douces joies de l'affection (5), n'a dan1
aucune Consolation de passage équivalent à celui-ci.
(4) Cf. Consolation à Apollonios, 120 a, où le jeune mort aimait son père, sa mère,
ses proches, la sagesse, et était, en un mot, philanthriJpos.
(5) Cf. 609 c : cp1Àcxv0pc.mlcx,;.
(6) De l'amour fraternel, 479 c. La notion de t solitaire • est exprimée par le mot
_µovo-rpo1tou,;: cr. chapitre XVI, p. 278.
PLUTARQUE ET LES SAGES 295
c'est-à-dire par la douceur. On cède à un frère avec douceur (praôs) et
de gaieté de cœur (484 a-b); on montre à un frère une sollicitude pleine
d'humanité (487 b : philanlhrôpos); on s'efface devant lui de bonne
grâce; on a pour lui des égards comme ceux que Caton avait pour son
frère et qu'il lui montrait << par sa docilité, sa douceur (praolès), son
silence>> (487 c). En cas de mésentente, il faut aussitôt se réconcilier;
car la nature nous aurait donné en vain << la douceur (praotès) et la
patience, fille de la modération>> si nous n'en usions pas entre proches
(489 c). Il faudra donc demander et accorder le pardon. De même le
frère devra apaiser les colères de sa belle-sœur (491 d). Il faudra surtout
se méfier des propos pernicieux, savoir compenser sa propre supériorité,
accepter celle de l'autre, et supporter les imperfections qu'il laissera
paraître. La douceur fraternelle est présentée comme exigeante ; elle
est aussi peinte sous les traits les plus concrets. Peut-être n'est-il pas
indifférent de rappeler que Plutarque, dans ce traité, cite deux fois
Théophraste, ce qui nous renvoie à cette école péripatéticienne dont le
rôle nous a paru grand ; mais le thème rend aussi le son le plus personnel :
il prolonge manifestement ce qui était chez Plutarque une expérience
vivante.
Une tendresse équivalente vaut pour les époux ; et l'on sait combien
Plutarque a mis de délicatesse et d'estime dans ses évocations de l'amour
conjugal. Un sentiment non moins précieux impose la douceur entre les
amis : on ne leur fera jamais de reproches, même s'ils sont en faute (Du
flatteur el de l'ami, 69 b-c).
De proche en proche, l'affection que l'on a pour les siens devient
affection pour son prochain : le jeune homme qu'évoque la Consolation à
Apollonios aime d'abord son père et sa mère, puis ses proches et ses
amis, et en un mot les hommes 1 . C'est là l'élargissement que l'on a
rencontré chez les stoïciens, mais tout pénétré de tendresse.
Les relations avec autrui en général doivent refléter la même tendresse ;
et elle doit pénétrer jusque dans la politique 2 , puisque l'homme<< soucieux
de la communauté, généreux ( philanlhrôpos ), aimant son pays, se
souciant d'autrui et pourvu du vrai sens civique>> fait vraiment de la
politique, même s'il n'a pas de fonction officielle (Si un vieillard ... , 796 e).
La même attitude doit prévaloir dans toute la vie en société. C'est bien
pourquoi l'on est frappé par le nombre des petits traités que Plutarque
a consacrés à de menus travers qui sont surtout fâcheux pour autrui :

( 1) Les mots grecs rendent compte de ce parallélisme : qnÀ01t<X"t'Wp ... xod tpLÀO[J-~"t'Cùp
Katl tpLÀo[Kewç xcxl qn).6crotpo<;,"t'ô 8è: croµmxv dm:°LvtpLÀav0pw1toç.La suite du texte
marque bien le rayonnement de cette tendresse: le jeune homme est• plein d'affection
pour ceux de son âge et ses familiers, d'égards pour ses maitres, de douceur envers les
t\trangers et envers ses concitoyens, aimable (µe:lÀL)(O<;) envers tous - et aimé de tous
Il cause de son physique charmant et de sa philanthrôpia affable• (el'.mpocr~yopov).
On reconnaît dans cet éloge l'écho de certaines formules citées pour des inscriptions
runéraires (ci-dessus, p. 270).
(2) On le retrouve également dans l'éducation : le traité De l'éducation des enfants
peut n'être pas authentique, mais l'insistance sur l'indulgence y est remarquable;
les parents doivent se rappeler qu'ils ont été jeunes, supporter sans colère les fautes
de leurs enfants; ils doivent aussi, comme font les médecins, mêler la praotès à l'amer-
lume des reproches (13 d).
296 LA DOUCEURDANS LA PENSÉE GRECQUE

l'indiscrétion, l'habitude de se louer soi-même, le bavardage, la mauvaise


honte, l'envie, etc 1 . Ces analyses ne sont pas sans rappeler les portraits de
Théophraste. Et elles procèdent du même souci de songer aux autres,
de se montrer sociable et véritablement humain.
Cette praotès si précieuse se retrouve aussi dans les relations
philosophiques ; et ceci ne saurait surprendre. Mais Plutarque va
jusqu'à la trouver plus admirable encore que les qualités purement
intellectuelles qui font aimer le logos et la connaissance (Pourquoi la
Pythie ne rend plus ses oracles en vers, 395 a).
Tout cela procède d'une même aspiration; et il semble bien qu'en
peignant ces relations pleines de douceur et d'affection, Plutarque se
soit peint lui-même.

Mais par-delà l'expression d'affections naturelles, la douceur est aussi


un devoir. Ces liens entre parents et enfants, entre époux, entre amis,
entre compatriotes, imposent une douceur particulière ; mais, même là,
celle-ci doit être entretenue, recommandée, apprise. Et elle doit l'être,
en fin de compte, entre tous les hommes.
C'est bien pourquoi Plutarque a repris des thèmes traités avant lui,
qui tendaient à réprimer toute colère et toute animosité. C'est le cas
dans les deux ouvrages pour lesquels Sénèque offre des parallèles, le
Sur le contrôle de La colère et le Sur la tranquillité de l'âme.
Tout est bon à Plutarque pour détourner ses lecteurs de la colère ; et
tous les moyens imaginables leur sont prodigués pour s'en garder : la
prendre au début, l'écarter par un sourire, se retirer de la société, lire
des textes apportant des exemples édifiants, etc. Il rappelle qu'il vaut
mieux, vis-à-vis des esclaves, trop d'indulgence que pas assez. Au total,
donc, l'ensemble du traité pourrait être cité ici comme un éloge de la
praotès. Il s'agit de devenir praos et soumis à la raison, sans qu'il y ait
paresse ni relâchement ; car cette douceur <c comme la terre ameublie,
offre une surface sans aspérités et de la profondeur, qualités propices
pour agir en lieu et place de cet emportement et de cette aigreur d'antan &
(453 b ). Il s'agit de chercher à rendre son humeur <c docile aux rênes,
délicate, douce et soumise à la raison>> (453 c). Cela demande un long
entraînement, car, sur le moment, l'âme méprise les paroles <<douces et
lénitives>> (454 b ). Et Plutarque de citer des exemples célèbres de modé-
ration (457 e sqq. ; 458 c). La colère est en effet une des passions les
plus haïssables (455 d). Avec les esclaves, mieux vaut employer l'indul-
gence, quitte à ce qu'elle ait sur eux une mauvaise influence : autrement
on se nuirait à soi-même par aigreur et emportement (459 c); les coups
ne sont jamais bons (459 c-d). Envers les femmes, envers nos amis, la
règle est la même : il faut par la cordialité et la simplicité nous rendre
doux envers eux (461 a). Il faut <<recevoir ses amis de bonne humeur,
le visage riant, avec amabilité, et non pas froncer les sourcils, ni faire
trembler et frissonner les serviteurs>> (461 d-e). Garder son calme devant

(1) Les notions de douceur et de modération y figurent d'ailleurs à plusieurs


reprises; ainsi Sur la curiosité, 522 d, Sur la fausse honte, 529 a.
PLUTARQUE ET LES SAGES 297
les ennuis domestiques vous y aide (462 a). Ainsi évitera-t-on le mauvais
caractère (462 c: duskolia). De même on saura, par des attitudes adroites,
désarmer la colère d'autrui (462 c-e). En conclusion il y a là un devoir
envers soi-même autant qu'envers les autres, car «cette amabilité, cette
douceur, cette humanité, ne sont pas plus favorables, plus amicales,
plus exemptes de chagrin pour l'entourage que pour celui qui les possède »1.
Certes, dans cette condamnation de la colè~e, tout n'est pas original,
loin de là ; et une comparaison avec le De ira de Sénèque suffit à le
prouver. Pourtant, bien que la thèse générale et certains des exemples
soient souvent les mêmes d'un traité à l'autre, il est clair que Plutarque
insiste à chaque fois, beaucoup plus que Sénèque, sur la douceur, la
bonté, la sociabilité : il ne se contente d'ailleurs pas de condamner la
colère, mais dresse un modèle de l'attitude inverse. Et cette différence
apparaît jusque dans les passages les pl us proches de ceux de Sénèque.
Ainsi Sénèque et Plutarque citent Socrate relativement à la maîtrise
de la colère {455ab - III, 13, 3) ; mais Sénèque montre Socrate baissant
la voix et se faisant sobre de paroles : Plutarque ajoute une comparaison,
et surtout il parle d'un visage «souriant>> et d'un regard «adouci»
(praoleron). - Sénèque et Plutarque parlent de la laideur que produit
la colère (455 f - II, 35, 1-2) ; mais Sénèque se contente de l'évoquer :
Plutarque dit gentiment qu'il supporte avec peine l'idée d'être jamais
vu de ses amis, de sa femme ou de ses filles sous ce jour; les égards pour
autrui viennent renforcer l'argument. - Sénèque et Plutarque suggèrent
le moyen consistant à se faire présenter un miroir (456 a - II, 36, 1-3) ;
mais Plutarque colore l'idée de gentillesse personnelle : <<je ne me
fâcherais pas si... >>. - Sénèque et Plutarque racontent l'histoire
d'Agathocle insulté pour sa laideur et se vengeant plus tard des railleurs
(458 f - III, 22, 4-5) ; mais Sénèque lui fait répondre qu'il est ravi de
posséder Silène dans son camp et Plutarque, avec une ironique courtoisie :
« Et moi qui croyais avoir les traits réguliers ! •· Puis Sénèque lui fait
dire, lors de la vente des railleurs, tombés en esclavage, qu'il a jugé bon
de donner un maître à de si mauvaises langues, Plutarque qu'il en parlera
à leurs maîtres s'ils se moquent encore de lui : l'urbanité pénètre même
ce trait un peu cruel. La même anecdote, ou à peu près, revient d'ailleurs
dans le recueil des mots royaux, accompagnée de l'idée qu'Agathocle
s'exprime avec douceur (praos) et en souriant (176 f). - Sénèque et
Plutarque blâment ceux qu'irritent les fautes d'un esclave à propos de
quelque luxe superflu (461 b - II, 25, 4) ; mais Sénèque se contente de
flétrir cette attitude et termine en demandant que l'on traite durement
son âme : Plutarque laisse là cette menace et évoque, en revanche,
l'image heureuse de la cordialité et de la simplicité qui vous font «être
doux envers domestiques, femme et amis ». - Sénèque et Plutarque
blâment celui qui s'irrite à table (461 c- II, 25, 1); mais Plutarque ajoute
q~e ce serait servir « à ses amis et à soi-même ce plat peu ragoûtant

(1) Dans tous ces passages se retrouvent les mots de praotès (cf. encore 453 d),
d'ipieikeia(cf. encore 460 ef), d'eunoia (cf. encore 460 ef) d'eukolia (cf. encore 463 d).
On retrouve même le mot ~ino; : 457 c.
298 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

qu'est la colère>>; encore une fois, le souci d'autrui vient modifier la


règle austère du stoïcien qu'est Sénèque 1•
Aussi bien ni Sénèque ni les stoïciens ne sont-ils la seule source de
Plutarque, tant s'en faut. Et il n'est pas indifférent de relever que
Théophraste avait écrit sur la colère 2 , et que Plutarque cite parmi
ses sources Hiéronymus de Rhodes, qui avait appartenu à l'école
péripatéticienne 3 •
Quant au traité Sur la tranquillité de l'ame, il décrit le résultat que
représente pour l'homme cette maîtrise de la colère; et il expose, par
conséquent les mêmes idées. Il parle d'accepter avec douceur ce que nous
offre la fortune (467 a), s'élève contre les <<médisances, colères, envies,
méchancetés, jalousies empreintes de malveillance •>,qui tourmentent les
insensés (488 b ). Il déclare : <<Si tu te montres doux et mesuré autant
qu'il est possible, tes dispositions d'esprit te rendront plus heureux que
ne te chagrineront l'humeur désagréable et la perversité des autres >> 4•

Il célèbre la douceur du commerce 5 de l'homme <<habitué à se prêter


avec souplesse et mesure aux affaires>> (468 e). Et l'idéal qu'il définit
consiste à <<s'accommoder sans récriminer du présent, se souvenir avec
reconnaissance du passé, s'avancer vers l'avenir sans crainte ni inquiétude,
joyeux et rayonnants d'espérance>> (477 f) 6 •
C'est donc bien la praotès du sage, reconnue par Platon ; mais elle s'est
entre temps, humanisée ; elle est devenue proche, sociable, souriante ;
et elle mêle désormais les grâces de la courtoisie à la noblesse des fins
suprêmes. Il se peut que les thèses du traité aient dû quelque chose à
Pan~tius, et, par-delà Panétius, au stoïcien Ariston de Chios, ou encore
à des textes épicuriens ; la question est débattue et les solutions
incertaines 7 • Mais ce que Plutarque en a tiré demeure à coup sûr
personnel ; et la notion même de douceur pourrait bien lui avoir été
propre : on ne la rencontre en effet dans aucun des témoignages antérieurs
- fort rares, il est vrai 8 •
En tout cas, une comparaison globale de la Consolation à sa femme et
des deux traités qui viennent d'être considérés avec les œuvres parallèles
de Sénèque fait clairement apparaître une différence de registre. Plutarque

(l) Sénèque d'ailleurs fournit de nombreux exemples de cruauté (III, 17-23) : il


fait peur là où Plutarque séduit.
(2) Sénèque le critique à I, I 2, 3 pour n'avoir pas été assez sévère contre ln colère.
C'est ce qu'il reproche dans tout le début du traité à Aristote et aux péripatéticiens.
( 3) Cf. 454 f, où il relève une divergence de détail. Sur les rapports du traité nvec
ces doctrines, cf. entre autres M. Pohlenz, « Über Plutarchs Schrift 1tEpt &.opylJcrlcxc; •,
Hermes, 31 (1896), p. 321 sqq., et, plus récemment, pour une appréciation d'ensemble,
D. Babut, Plutarque et le stoicisme, p. 94-97; voir aussi ci-dessous, p. 299.
(4) 468 c, avec le mot, ~moc;.
(5) e:ÙXOÀùlTOCTOÇ ... xoct 1t~CX6TcxToc;.
(6) De même que le traité Du contrôle de la colère évoquait la douceur de Socrate,
le traité De la tranquillité de l'dme se plaît à rappeler la douceur de Stilpon, un philo-
sophe socratique \468 a). Qui parlerait de la « douce philosophie t d'un stoïcien?
\7) Cf. un résumé dans la notice de l'édition de la C.U.F., p. 91-93, et une bonne
analyse du problème dans D. Babut, op. cil., p. 97-102.
(8) En tous cas Plutarque ne s'assimile pas aux stoïciens en 468 d, quand ceux-ci
critiquent la pitié pour les malheureux; cf. Babut, op. cil., p. 100.
PLUTARQUE ET LES SAGES 299
parle volontiers de la vie quotidienne, des amis, des repas, des menus
désagréments de chaque jour : Sénèque fortifie plutôt le sage contre les
grands désastres, la _mort, l'~xil ou 1~ _ruine. D'autre part Plutarque
recommande des petits exercices quotidiens, dans lesquels le sourire a
toujours sa place : Sénèque réclame plus d'héroïsme et considère une
âme plus repliée sur elle-même. II n'hésite pas d'ailleurs à reconnaître
que la voie stoïcienne, bien qu'elle n'exclue pas« la bonté et la douceur»,
se détourne des manières <<molles et caressantes >>et se soucie peu de
l'agrément, mais veut arriver le plus vite possible au sommet, fût-ce par
un chemin abrupt et raboteux 1 • D'une façon générale, il parle plus de
constance et de fermeté que de douceur 2 • Et l'on échappe difficilement
au sentiment qu'à partir d'une tradition commune, Plutarque se sépare
précisément du stoïcisme et de Sénèque par la place qu'il fait à la douceur.
II la dit caractéristique de la Grèce 3 : la confrontation de ses œuvres
avec leurs homologues latins semble bien justifier ses dires.
Au reste, cette opposition repose sur une divergence doctrinale, qui
apparaît non seulement dans les traités mentionnés jusqu'ici, mais dans
des traités plus généraux, comme celui qui s'intitule De la vertu morale
ou comme les autres traités sur la vertu, ainsi que dans des petits traités
portant sur des points de morale. . .
Comme les stoïciens, Plutarque entend faire tr10mpher la raison sur
les passions. Mais les stoïciens voulaient extirper celles-ci radicalement,
et atteindre ainsi l'apatheia : plus attaché à la tradition aristotélicienne,
Plutarque juge un tel résultat impossible et souhaite seulement que les
passions soient contrôlées. De là le caractère plus humain et de son idéal
et des moyens qu'il recommande.
Ne dit-il pas dans le traité Des progrès dans la vertu que la véritable
apatheia est chose grande et divine, mais que le progrès implique appa-
remment une certaine tolérance et une douceur dans les passions'? Ne
dit-il pas à plusieurs reprises qu'on ne saurait extirper les mauvaises
passions 5 ? Ne précise-t-il pas, dans le traité De la vertu morale, 443 c,
que la raison ne veut pas éliminer complètement la passion (ce ne serait
d'ailleurs ni possible ni souhaitable) mais lui imposer une certaine liI1}ite
et un ordre? elle suscite les vertus éthiques, qui sont « un équilibre raison-
nable entre les passions>>. Ne parle-t-il pas un peu plus loin des passions
comme d'un instrument pour l'action, que la vertu ne détruit pas, ne

( 1) De constantia sapientis, 1.
(2) Il emploie à l'occasion des équivalents - mais chacun est rare. Ainsi mansuetudo
c!.
(De clementia, _II, 1), lenitas (ibid. II,~; De i~a, III, 22, 1); hu~anilas (De clementia
III, 3), palienlla, etc., ou encore les adJectifs bemgnus (De clementza, II, 3), mitis (De ira
II, 34, 2), dulcis (De tranq., 7, I), facilis (ibid., 14, 1). On a même à l'occasion humani
et du/ces (De ira, Ill, 8, 5).
(3) Cf. ci-dessous, p. 303-304.
(4) 83 e : èva6cm 8é 'l'M xocl rrpoi6't"Yj'l'I
rrcx6wv.D. Babut (p. 322, n. 1) signale le
rapprochement avec Publicola, 6, 5, où Plutarque dit que ~ette vertu achevée, qui
mène à l'apatheia, n'est pas dans la nature de l'homme, mats serait vraiment divine.
Pour l'expression rrpcx6nii;ncx6wv, cf. Sur la manière de lire les poètes, 37 b.
(5) Préceptes politiques, 800 b; Bahut, p. 322 rapproche Philopoemen, 9, 6-7, plus
net encore ; • Il n'était pas possible de supprimer radicalement ... Il commença p~r
détourner ... •·
300 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

supprime pas, se contentant de mettre de l'ordre et d'organiser? (44 d) 1•


Cette attitude, qui peut se rattacher à des traditions comme celle de
Philon 2 , est bien distincte de celle de Sénèque. Il n'est que de voir
l'obstination avec laquelle celui-ci soutient, dans le De ira, qu'il faut
extirper la colère et non l'assagir, pour mesurer la différence ; ou bien il
suffit de voir le mépris qu'il marque, au début du De conslanlia, pour les
philosophies non stoïciennes qui choisissent des voies capables d'être
agréées.
Plutarque, au contraire, croit que la raison et les passions ne se
présentent jamais isolément. Aussi procède-t-il de façon moins brutale
et fait-il aux choses du cœur une place plus grande. Au lieu d'admettre
avec les stoïciens que les relations humaines doivent s'expliquer en
termes de calcul utilitaire, il reconnaît le rôle de l'affectivité - ce qui
est tout à la fois un argument pour l'emploi de la douceur envers les
autres et une preuve de son caractère naturel chez l'homme.
Les divergences doctrinales rejoignent donc les tendances naturelles
de l'homme qu'était Plutarque et leur fournissent le support d'une
réflexion lucide.

Ainsi s'explique l'exceptionnelle promotion dont bénéficie la douceur


dans les Œuvres morales - promotion qui concerne tout ensemble ses
domaines d'application et son statut théorique.
Ses domaines d'application couvrent toute notre vie; et elle y joue
souvent un rôle décisif.
Par exemple, le traité De l'utilité des ennemis tend à montrer que nos
ennemis nous entraînent a nous mieux contrôler. C'est là l'utilité que
trouvait Socrate à la compagnie de Xanthippe. Et les hostilités que nous
rencontrons sont en général l'occasion de montrer notre praotès (90 ef).
Le traité Sur les progrès dans la vertu recommande, lui aussi, l'épieikeia
et la praolès (80 b-c ; cf. 78 b ). De même les Préceptes politiques sont une
autre invitation a montrer douceur et sensibilité : l'homme de bien sera
d'abord facile, accueillant à tous ; il tiendra maison ouverte pour ceux
qui auront besoin de lui, et il traduira son souci d'autrui non seulement
dans ses actes, mais en partageant les peines et les joies, en traitant
chacun avec égards, et en <<étant homme avec le grand nombre >>8• De
plus, il conseillera les gens avec bienveillance et les réconciliera entre
eux (823 a sqq.). Même le traité Sur les délais de la justice divine devient
une occasion de rappeler qu'il ne faut pas sévir sous le coup de la colère,
et que la praotès est au nombre des vertus divines (551 c)4 •
Enfin le devoir de douceur s'étend, selon Plutarque, jusqu'à nos

(1) cr. D. Babut, édition commentée de ce traité aux Belles Lettres, ad loc. Nous lui
empruntons la traduction citée ici.
(2) cr. Arnaldez, Introduction générale à l'édition de Philon aux éditions du Cerf,
p. 10 : • Le but final n'est pas l'annihilation des passions, mais plutôt un équilibre,
un heureux mélange de toutes les puissances de l'âme (e:ôn-&8e:ux, µe:-rpLomi6e:ux)
•.
(3) Plutarque dit cruvocv8p<,me:ï:v
: cf. chapitre précédent, p. 276.
(4) L'exemple d'Archytas, que cite ici Plutarque, figure également dans Cicéron,
De Republica, 38, 60.
PLUTARQUE ET LES SAGES 301

rapports avec les animaux. Car c'est là une autre différence avec les
stoïciens : Il ne croit pas, comme eux, que ceux-ci soient des êtres sans
raison 1 non plus que sans vrais sentiments (le dauphin, rappelle-t-il,
est même «ami des hommes >> 2 ). De fait, cette divergence de doctrine se

combine, ici encore, avec un sentiment spontané ; car, visiblement,


Plutarque aimeles animaux. Aussi est-il enclin à recommander que l'on
soit bon pour eux et à citer des exemples connus de semblable bonté.
Cela sans compterqu'il reprend au passage l'idée pythagoricienne selon
laquelle la praotèsenvers les animaux serait un entraînement à la
philanthrôpia (959f)8 •
Cette brève revue ne tend nullement à être complète, car tout est
prétexte à Plutarquepour parler de douceur. Les poètes nous apprennent
à supporter les maux que nous envoie le sort avec praotès (Manière de
lire Les poètes,35 d) ; les bains chauds aident au pardon des offenses
(Préceptes de santé,131 c) ; les chants de noce rendent les époux praoi
l'un pour l'autre (Préceptes conjugaux, 138 be) ; la comédie nouvelle
nous adoucit dans le sens de l'épieikes (Questions de table, 712 d) ; les
insultes de Démosthèneet d'Eschine sont désolantes (Préceptespolitiques,
810 c sqq.); il est prudent de s'exprimer au pluriel pour ne pas sembler
se vanter : cela est épieikes et philanthrôpon ; et cela évite de blesser
(Préceptes politiques,816 d) ; user de mots désobligeants est toujours un
tort (Sur la malignitéd'Hérodote, 855 b), etc. Tout y passe, car il n'est
pas un instant de notre vie où la douceur ne soit de mise.
Cette extensionextraordinaire du champ d'application de la douceur
laisse déjà présagerque, chez Plutarque, celle-ci est devenue une vertu
majeure. On se souvient avec quelle peine elle avait fini par assumer
chez Aristote le statut d'une vertu ; mais il n'était certes pas question
d'en faire alorsune des grandes vertus; ce pas est franchi par Plutarque.
On a pu remarquer, dans l'étude de vocabulaire faite au chapitre
précédent, ainsi que dans beaucoup des exemples cités, que la douceur
était volontiers associée soit à la XP'YJO''t'OTI)Ç(qui est à la fois honnêteté
et, désormais, bonté)soit à la justice 4. Quand Plutarque cite, par exemple,
la <1justice et la douceur>>d'un roi (Numa, 20, 4), on a le sentiment de
deux vertus comparables et qui se complètent. De même, lorsqu'il dit
que les Romains honorèrent Cicéron pour <1son zèle, son équité, sa
douceur>>(Cicéron, 6, 1), on pense que l'équité (c'est-à-dire, ici, la justice)
est une vertu donton peut normalement rapprocher la douceur. Quelque-
fois même la douceursemble passer avant la justice, comme lorsqu'on lit
dans le traité ContreColotès (1108 b-c) que <1bien-vivre, c'est vivre avec
un sentiment de communauté et d'amitié, avec sagesse et justice>>.
Enfin, on ne sauraitnégliger le rôle que joue la douceur parmi les vertus
dans le traité Sur la fortune ou La vertu d'Alexandre, 332 c : Plutarque se

(1) Sur la polémiqueà ce sujet, cf. D. Bahut, op. cit., p. 54-67.


(2) Sur la raisonchezles animauz, 984 c ; cf. les animaux sacrés qui sont cptÀa.vOpwitœ
xixlcrwniptet (983!).
(3) Cf. ci-dessus, p. 289.
(4) Cf. ci-dessus, p. 278.
302 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

demande si les succès d'Alexandre sont dus à la chance ou bien s'ils


révèlent <<beaucoup de courage et de justice, de sagesse et de douceur,
accompagnées de réserve et de jugement>>. Le courage, la justice, la
sagesse (ou sôphrosunè) ont été les trois vertus les plus stables dans la
liste traditionnelle des quatre vertus : que la douceur leur soit adjointe
et qu'elle figure sur le même plan, est donc une promotion remarquable.
Aussi bien Plutarque dit-il aussitôt après que l'on ne saurait attribuer
chaque action à telle vertu particulière, considérée isolément, et dire
que ceci est courage, cela générosité (philanthrôpia), ou cela maîtrise
de soi : chacun des actes apparaît comme le résultat d'un mélange entre
les vertus, selon la doctrine stoïcienne affirmant l'unité de la vertu. De
fait, Alexandre alliait les qualités guerrières au philanthrôpon et la
douceur (praon) au courage : sa libéralité était soucieuse d'organisation,
son ardeur aisément apaisée, ses amours mêlées de sagesse, son esprit
détendu dénué de paresse, son goût de l'effort jamais inflexible. Ainsi,
non seulement la douceur est une des vertus majeures : elle se mêle
encore à toutes les autres pour les équilibrer, les combiner, les rendre
humaines. Comme traduit joliment Amyot, <<Qui est celui qui a mêlé
la fête parmi la guerre, les expéditions parmi les jeux? Qui a entrelacé
parmi les sièges de villes, parmi les exploits d'armes, les joyeusetés des
Bacchanales, les noces, les chansons nuptiales d'hyménée? Qui fut
onques plus ennemi de ceux qui font injustice, ni plus grâcieux 1 aux
affiigés? Qui fut jamais plus âpre aux combattants, ni plus équitable•
aux suppliants? >>Alexandre, en agissant ainsi, s'est conduit en roi
- ou mieux encore en philosophe, <<car en cela tout est compris >>.La
douceur est devenue le contrepoids nécessaire des autres vertus et leur
donne seule leur perfection harmonieuse.
Cette douceur - qui est évidemment en bien des cas liée à l'absence
de peine, ou alupia - a donc conquis chez Plutarque ses lettres de
noblesse ; et son statut est défini sans ambiguïté possible.
On peut d'ailleurs constater qu'il en a regroupé les thèmes autour de
tout ce qui lui est cher. On l'a vu pour les grands hommes. On l'a vu
pour les aspects divers de la vie des simples humains. Mais il est caracté-
ristique de voir qu'il a tenu à rattacher ces thèmes à un double idéal,
moral et politique.
Dans l'ordre moral, c'est ce que l'on constate à propos de Socrate.
Platon avait montré un Socrate plein de douceur dans l'entretien
philosophique : le Socrate de Plutarque, lui, montre cette douceur dans
toute sa vie. Il a de la bienveillance et de la bonté ( philanthrôpia) pour
Alcibiade (Alcibiade, 1, 3) ; il sait dissimuler, étouffer sa colère (Du
contrôle de la colère, 455 a) ; il supporte Xanthippe (De l'utilité des
ennemis, 90 e) et répond avec patience à toutes les mésaventures dont elle
est cause (Du contrôle ... , 461 d) ; il ne se fâche pas contre les insolents
plus qu'il ne ferait contre un âne qui lui aurait donné un coup de pied
(Éducation des enfants, 10 c) ; sa façon d'interroger les gens les associait

(1) riµepw-repoç.
(2) eùyvwµovfo-repoç.
PLUT ARQL'E ET LES SAGES 303
à la recherche (Questions platoniciennes, 999 f). Il a bu le poison avec
gaieté et douceur, sans frémir ni changer de visage (Si la méchanceté
explique le malheur, 499 b ). Et il est cité dans lè Contre Cololès comme le
premier exemple de la douceur et de la grâce dont peuvent faire preuve
les philosophes (1108 b)1.
Aussi bien Socrate est-il le plus grand nom dont puisse se réclamer la
douceur : témoin cette belle opposition du traité Du contrôle de la colère,
458 c, où, s'adressant à la colère, Plutarque dit : <cTu peux renverser,
délruire et abattre, mais relever, sauver, épargner, fortifier, c'est le
propre de la douceur (praolès), du pardon, de la modération, l'œuvre de
Camille, de Metellus, d'Aristide, de Socrate ; se jeter sur l'autre et le
mordre est le propre des fourmis et des rats >>2 • Il s'agissait de politique :
l'idée même de douceur fait surgir le nom de Socrate.
Cetle douceur de Socrate n'est certainement pas étrangère au
groupement de mots que l'on rencontre chez Plutarque quand il dit que
quelqu'un est <idoux et philosophe >>3 •
De même dans l'ordre politique, la douceur caractérise ce qui est
athénien. Plutarque reprenait là la vieille tradition du ve et du ive siècles.
Il a aussi laissé une description du caractère des Athéniens qui les
présente, un peu à la manière d'Aristophane, comme prompts à la colère
mais aisément touchés pa.r la pitié ; et il a ajouté l'idée, qui renchérit
sur le ve siècle, que ce peuple était <credoutable même pour ses gouver-
nants et généreux (philanlhrôpos) même pour ses ennemis >>4 • Aussi
s'est-il plu à rappeler, exactement dans la manière d'Isocrate, comment
celle philanlhrôpia se traduisit par le don à tous les peuples des biens
qu'Athènes avait reçus ou découverts : la ville, écrit Plutarque, <i est
fière d'avoir répandu en Grèce la semence de la nourriture, et elle apprit
aussi aux hommes qui l'ignoraient à irriguer les champs avec l'eau des
sources et à faire du feu >>0 •
l\1ais par-delà Athènes, une autre idée très importante, qui se rattache
elle aussi à la tradition du ive siècle, est que cette douceur est également
caractéristique de la Grèce. Aussi trouve-t-on volontiers chez Plutarque
l'association révélatrice de praos ou de philanlhrôpos avec <ihellénique >>.
Athènes a ouvert la voie à la civilisation dans le monde grec et la Grèce
l'a fait dans le monde au sens large. C'est en ce sens que les Athéniens
du ve siècle disaient ou bien qu'Athènes était une vivante leçon pour la
Grèce, ou bien qu'elle était <cla Grèce de la Grèce».
L'idée que les barbares étaient peu capables de douceur n'avait pu,
depuis lors, que se renforcer. Et cette valeur du mot <cbarbare >>apparaît
bien dans Appien, quand Sylla évoque les diverses violences dont
s'abstiennent les Romains et qui sont façons de barbares (XII, 62).
Mais l'opposé de cette barbarie reste, aux yeux de Plutarque, avant

( l) Un des traités cités ici n'est sans doute pas authentique; mais tous sont en
tout cas dans l'esprit de Plutarque.
(2) Traduction de la C.U.F., légèrement modifiée.
(3) Cf. chapitre précédent, p. 279.
(4) Préceptes politiques, 799 d.
(6) Cimon, 10, 7 : ces derniers dons prouvent que la source n'est pas Isocrate.
304 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

tout la Grèce et l'hellénisme. Et il semble avoir été très pénétré de cette


idée.
Si Aratos développe l'Achaïe et en fait un centre rayonnant, c'est
parce qu'il a adopté une politique «hellénique et philanlhrôpos t
(Philopoemen, 8, 1). Si les Thébains prennent des mesures généreuses
en faveur d'Athènes à la fin de la guerre du Péloponnèse, Plutarque
appelle ces mesures << helléniques et philanlhrôpoi >>(Lysandre, 27, 7).
Sans doute pourrait-il s'agir, dans de tels exemples, d'actes qui se
soucient de la Grèce et de la fraternité grecque ; mais aucune hésitation
n'est plus permise quand Plutarque nous dit qu'en matière de religion
les Romains se comportaient, autant que possible, de façon «grecque et
douce>> (Marcellus, 3, 6)1. La vérité est que la douceur grecque se répand
au-dehors grâce à la culture grecque ; et, si Marcellus est doux, cette
qualité est liée par Plutarque à son goût des lettres grecques (Marcellus,
1, 3). Marcellus doit peut-être à cette culture d'avoir, selon Plutarque,
changé l'idée que l'on se faisait alors de Rome : «Aux yeux des étrangers,
les Romains passaient pour des gens habiles à la guerre et redoutables
dans les combats, mais qui n'avaient jamais donné d'exemples de bonté,
d'humanité et en général de vertu politique. Marcellus paraît avoir été
le premier qui montra aux Grecs que les Romains étaient plus justes
qu'ils ne croyaient>> (20, 1). Ce n'était là, bien sûr qu'un jugement
sommaire qu'avaient porté les Grecs : les Romains n'avaient pas attendu
Marcellus pour pratiquer les vertus dont il est ici question ; et les Vies
écrites par Plutarque sont là pour l'attester. Mais Plutarque lui-même
les tenait pour plus grecques que romaines. En effet, après avoir
montré que l'inspiration de Numa était <<douce et humaine>> et après
avoir précisé que c'était <<à la paix et à la justice qu'il convertissait les
citoyens, en calmant leur humeur pleine de violence et d'ardeur», il
finit par conclure : <<S'il faut de plus mettre au compte de Lycurgue les
dispositions relatives aux hilotes, œuvre d'une cruauté et d'une injustice
sans exemple, j'avouerai que Numa fut un législateur plus grec que
2 • Le rapport liant l'hellénisme
Lycurgue ... >> à la douceur est désormais
reconnu 8.
Digne des philosophes et digne des Grecs, la douceur <<philosophique >>,
la douceur <<grecque>>,bénéficie ainsi chez Plutarque de l'éclairage le
plus radieux. Et l'on comprend dès lors l'effort accompli dans les Vies
pour en relever le prix en toute occasion.
On constate du même coup que, pour en arriver là, Plutarque a
recueilli et combiné entre elles toutes les tendances qui peu à peu s'étaient
manifestées dans la pensée grecque pour valoriser la douceur.
On a, dans les chapitres précédents, rencontré d'abord la douceur
démocratique : or on a vu que le thème reparaissait chez Plutarque
dans plusieurs associations de mots 4 ; et dans la mesure où cette douceur
se confondait avec la douceur d'Athènes, on a constaté qu'il renché-

(1) L'idée est rappelée à propos d'un acte exceptionnellement cruel et barbare.
(2) Lycurgue-Numa, I, 9-10.
(3) Cf. ci-dessous, p. 323, pour Libanios, mais déjà Isocrate, Evagoras, 50 (ci-dessus,
p. 132).
(4) Cf. chapitre précédent, p. 279.
PLUTARQUE ET LES SAGES 305

rissait sur le thème en présentant l'idée d'une Athènes dont la


philanlhrôpia s'étendait même à ses ennemis.
Là-dessus, Isocrate avait vu un trait de cette douceur d'Athènes dans
la mission civilisatrice que celle-ci exerça en Grèce : on a pu constater
que le thème reparaît chez Plutarque, et qu'il l'amplifie jusqu'à confondre
cette douceur et avec la civilisation elle-même et avec la Grèce en général.
Cependant, Isocrate et Xénophon avaient découvert l'utilité de la
douceur pour les hommes d'État, soit qu'elle prenne la forme du souci
des sujets ou celle de la clémence envers les vaincus ; ce thème avait
ensuite survécu dans les traités sur la monarchie de l'époque hellénistique
et reparu chez Polybe comme un élément d'interprétation historique ;
or Plutarque le reprend à son tour dans beaucoup de Vies parallèles et
renchérit encore dans la mesure où il en fait un modèle en soi.
Platon, lui, avait été fort réticent pour admettre la douceur dans sa
cité ; en revanche, il l'avait célébrée sous la forme de la sérénité du sage
qui supporte les épreuves, et sous celle de la patience du maître qui
forme avec douceur ses disciples. Or on a vu que Plutarque insistait
volontiers sur cette sérénité du sage et étendait à toute la vie de Socrate
la douceur que Platon avait vue dans son enseignement.
Après Platon, Aristote avait reconnu à la douceur, sous ses diverses
formes, une place dans l'éthique et le statut d'une vertu. Or, Plutarque
en a fait une vertu majeure ; et il l'a systématiquement incorporée à
l'idéal stoïcien, qui ne le comportait en rien.
Enfin Ménandre, instruit par l'école péripatéticienne, avait donné à
cette douceur une couleur quotidienne et charmante, tout· en l'élevant
au niveau d'une véritable solidarité entre les hommes. Or, nul n'a plus
que Plutarque brodé sur ces images aimables, qui donnent au moindre
de ses traités un aspect toujours personnel ; et nul n'a autant que lui
évoqué l'<chumanité>>, le fait d'<cêtre hommes ensemble>> et l'importance
de savoir se mettre à la place d'autrui.
Tout ce qui avait été tenté, inventé, découvert avant lui se retrouve
ainsi dans son œuvre; et celle-ci constitue de la sorte comme l'aboutis-
sement de cet idéal grec de douceur, dont on a ici suivi l'éclosion, et qu'il
se plaisait lui-même à juger caractéristique de la Grèce.

Ce trait justifie que l'on ne poursuive pas l'étude au-delà de Plutarque.


Peut-être seulement convient-il de rappeler que, dans les deux domaines
distingués ici, Plutarque n'était point le seul à célébrer l'idéal de douceur
à cette époque, et qu'il ne devait pas non plus être le dernier à le faire.
Deux noms d'inégale importance suffiront à le prouver. Avec l'un, la
tradition grecque est reprise sous sa forme la plus stéréotypée et sous
son aspect le plus exclusivement politique ; avec l'autre, elle aboutit à
l'expression la plus personnelle et la plus hautement désintéressée.
Le premier est Dion de Pruse, ou Dion Chrysostome, contemporain
de Plutarque, et auteur de divers discours Sur la royauté. Ces traités
utilisent beaucoup Homère et prônent la clémence du prince. Dion y
demande que le roi soit doux (~µ.e:poc;)et philanlhrôpos, qu'il se montre
bienveillant et praos, qu'il considère tous les hommes comme ses amis
306 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

(1, 20). Il reprend la comparaison du roi avec le père, ainsi que l'idée du
modèle divin : il dit à I, 40 que Zeus est appelé père à cause du soin qu'il
a des hommes et à cause de sa douceur (praon) 1 • Le modèle d'Héraclès
est aussi repris ; et Héraclès ne choisit plus seulement entre le Vice et la
Vertu, mais entre la Royauté et la Tyrannie (1, 58-fin). Tout cela est
banal, assurément, mais témoigne d'une tradition qui ne faiblit pas, tout
au contraire 2 • Synésios devait suivre Dion de Pruse ; et il ne fut pas le
dernier. On pourrait ajouter qu'à la même époque la même tradition se
perpétue également dans la façon dont Aelius Aristide présente l'empire
romain, et la paix qu'il procure, un peu dans l'esprit d'lsocrate.
Inversement, la pensée de Marc-Aurèle est celle d'une âme qui se
parle à elle-même et cherche passionnément à accéder au bien.
Marc-Aurèle est né quand mourait Plutarque ; et il a, plus que
Plutarque, accepté le stoïcisme. Mais son stoïcisme est aussi pénétré de
douceur qu'il est possible. Cette vertu pour les souverains aura donc été,
vers la fin du paganisme, célébrée par un souverain ; mais ce souverain
était un philosophe et un sage, soucieux surtout de son âme.
Son goût pour la douceur le distingue sans doute de son entourage
romain, peu porté à ce genre de sentiments. Marc-Aurèle écrit en efTet
que son maître Fronton lui a appris à reconnaître la duplicité des
patriciens, qui sont en quelque sorte incapables d'affection, ou de
tendresse humaine (1, 11). De fait, une lettre de Fronton à Lucius Verus
hésite à qualifier de romaines les dispositions affectueuses : <c De ma vie
entière je n'ai trouvé dans Rome être plus rare qu'un homme ayant ces
dispositions (qnMcr-ropyoç); et c'est, j'en arrive à le penser, parce que
personne ici n'est en réalité cpLÀ6cr-ropyoç qu'il n'existe pas de nom romain
3
pour en désigner la vertu >>• Il convenait de rappeler ici ce témoignage,
qui explique en quoi la douceur était, de l'avis même des contemporains,
plus grecque que romaine. Le sentiment qui la suscitait, du moins,
n'était pas romain.
Marc-Aurèle, cependant, se plaît à reconnaître cette douceur chez
ceux envers qui il se sent débiteur. Il remarque chez son conseiller
Apollonius un mélange d'énergie et de douceur, avec une absence totale
de mouvements d'humeur (1, 8). Antonin, son père adoptif, a aussi
combiné la mansuétude (~f-1-e:pov) et la fermeté; mais, dans un éloge plus
étendu, on voit qu'il se distingue, entre autres mérites, par <c son égalité
d'âme en toutes occasions, sa piété, la sérénité de ses traits, sa douceur>>
(µe:LÀtzrnv)(VI, 30). Aussi Marc-Aurèle se fixe-t-il à lui-même cetLe douceur
pour règle. Il faut selon lui être indulgent pour les fautes, car l'erreur est

(1) Cf. encore IV, 43 (sur les e pasteurs de peuples,), et LIii, 11, 12 (sur l'au lori té
paternelle qui est celle du roi et de Zeus).
(2) On a parfois attribué la vision de la royauté que l'on trouve dans Dion Chry-
sostome à un mélange de politique romaine et de sources stoïco-cyniques : cf. M. P.
Charlesworth, à la note 41 de l'article cité ci-dessus (chapitre XV, n. 1, p. 262); cet
article renvoie entre autres à D. R. Dudley, A Hislory of Cynicism, 1937, p. 153-156).
L'étude menée ici nous oblige à élargir une fois de plus cette interprétation.
(3) Lettre écrite entre 163 et 166, et citée dans W. Lameere, « L'empereur Marc
Aurèle», Revue del' Université libre de Bruxelles, 1975, 4 : voir à ce sujet les nol.cs 22
et 23.
PLUTARQUE ET LES SAGES 307
involontaire : <c Tu seras plus doux (praos) envers tous>> (VII, 63)1.
Cette sérénité du sage rejoint le sens que déjà Platon prêtait au mot.
Mais elle s'est enrichie dans la méditation sur soi : en une sorte d'examen
de conscience, Marc-Aurèle s'encourage continuellement à dominer
l'irritation ; et ce qui aurait été ailleurs simple plaidoyer en faveur de la
douceur devient effort conscient pour y parvenir. Il faut, écrit-il, instruire
les gens de leur méprise et, si on ne réussit pas à les convaincre, se
souvenir <cque c'est pour cela que la bienveillance t'a été donnée 1>(IX, 11).
Les dieux eux-mêmes sont tolérants : ne peut-on l'être à son tour? Et
d'ailleurs <cque peut bien te faire l'homme le plus violent, si tu persistes
à lui témoigner de la bienveillance, et si, à l'occasion, tu l'admonestes
doucement (praôs), si tu l'instruis à loisir de son erreur dès l'instant
même où il entreprend de te maltraiter ... 1>(XI, 18). Ce n'est pas l'irri-
tation qui est un signe de courage, mais la mansuétude et la douceur 2 •
Aussi Marc-Aurèle se met-il lui-même en garde contre la colère, même la
plus légitime : envers ceux qui lui barrent la voie où il progresse vers
le Lien, il conservera donc non seulement un jugement et une conduite
imperturbables, mais de la mansuétude (XI, 9 : praolès). Et il se fait
des promesses à ce sujet : <cIl va me haïr? Ce sera son affaire! Pour
moi, je leur conserverai à tous en général ma bienveillance et ma bonté>>
(XI, 13). Cela reste vrai jusqu'au seuil de la mort, que l'on doit aborder
en toute sérénité, sans en vouloir à ceux qui ne vous comprennent pas :
~ Restant fidèle à ton caractère, conserve leur ton amitié, ta bienveillance,
ton aménité 1>(X, 36)3 •
Cette mort du sage que se prépare Marc-Aurèle fait un peu penser à
celle de Socrate ; mais déjà ce souci de rester bon envers ses ennemis
annonce le christianisme.
Et le fait est que, bien avant Plutarque et Marc-Aurèle, un autre idéal
de vie était né - un idéal qu'ils n'ont pas connu, mais qui bientôt allait
pén{)trer l'ancien monde grec, et même ses institutions ; on ne peut donc
pas s'arrêter à l'image, pourtant si riche, qui a été tracée de la douceur
grecque ; il reste à en suivre les derniers avatars en considérant - au
moins à titre d'épilogue - ce que cette douceur est devenue, dans le
monde romain puis byzantin, où s'affrontent enfin douceur païenne et
douceur chrétienne.

(1) Cf. VII, 22 et VIII, 47 (où cette disposition doit se retrouver au moment de
la mort.
(2) XI, 18, 21 : le praon et l'-IJµe:pov; ces deux qualités sont, dit le texte, non seule•
ment plus humaines (&v6pc.JmKw't"e:pov), mais plus viriles (&ppe:vtitw-c-e:pov).
(3) Cf. les derniers mots du livre XII. Le terme ÎÀe:wc;,qui désignait souvent, à
l'origine, la bienveillance propice d'un dieu, semble cher à Marc Aurèle : cf. déjà
VIII, 47. Le mot philanlhrôpos, en revanche, est employé pour la divinité.
ÉPILOGUE DOUCEUR PAÏENNE ET BONTÉ CHRÉTIENNE

1. LA RÉVOLUTION DU CHRISTIANISME

• La charité chrétienne, c'est la philanthropie


animée par l'amour de Dieu•
Fénelon, Essai sur le gouvernement civil, 18.

Par rapport à l'idéal grec de douceur, le christianisme opéra une


véritable révolution. Non pas qu'il lui ait tourné le dos : au contraire, il
semble renchérir si fort sur cet idéal qu'il le fait paraître d'abord borné
et mesquin.
La nouveauté ne réside pas tant dans le fait de rattacher ces valeurs à
la notion d'un dieu bon. Depuis Platon, les penseurs anciens avaient eu
tendance à chercher dans la morale une imitation de Dieu. Les stoïciens
avaient contribué à répandre cette habitude. Pour eux, l'intellect était
dieu ; et la prière de Cléanthe, qui exprimait un sentiment religieux du
monde, faisait dépendre de Dieu, notre créateur, la sagesse humaine 1 •
Aussi bien avait-on depuis longtemps rattaché à la bonté divine les
idées de douceur et de bonté. Ne faisait-on pas remonter au Zeus père
qu'évoquait Homère le modèle du roi qui est comme un père pour ses
sujets? Les traités pythagoriciens sur la monarchie parlent et du roi-père
et de l'imitation de Dieu ; et l'idée, enrichie par la réflexion stoïcienne,
devait se retrouver, plus vivante encore, dans Plutarque 2 • Elle se traduit
d'ailleurs aussi dans les textes latins - comme Pline le Jeune, dont le
Panégyrique voit dans l'empereur le représentant de Zeus (80). Et elle
n'est pas sans apparaître jusque dans les monuments figurés, puisque,
sur l'arc de Bénévent, on voit le père des dieux étendre la main pour
donner à Trajan son pouvoir 3 • Le globe des souverains n'est-il pas, en
fait, à l'image de l'univers?
Cependant, c'est dans un écrit d'inspiration juive, la Lettre d' Arislée,

( l) Cf. Festugière, La révélation d'Hermès· Trismégiste, II, p. 270-340.


(2) Pour Plutarque, voir le livre déjà cité de D. Babut, Plutarque el le stoïcisme,
Paris, 1969, p. 486-487 (utilisant la deuxième Question platonicienne et le De genio
Socralis).
(3) Cf. Charlesworth, à la p. 117 de l'article cité ci-dessus, p. 262 et n. 1.
310 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

que l'on a rencontré le plus nettement l'idée que la bienfaisance du roi


ne fait qu'imiter la bienfaisance, l'indulgence, la bonté, la clémence, do
Dieu. C'est aussi dans la Lettre d' Aristée qu'apparaissaient les première!!
évocations de l'amour de Dieu, ou agapè 1 •
Cet écrit, cependant, renvoie aussi aux traditions juives et à l'Ancien
Testament, d'où allait sortir le Nouveau. Or, du point de vue de la
douceur, les versions grecques de l'Ancien Testament ne sont pas sarn~
réserver des surprises. Car si philanthrôpia y est relativement rare et
d'emploi souvent tardif (avec 14 exemples en tout, dont plusieurs dans
le quatrième livre des Macchabées, écrit directement en grec)2, praos et
sa famille y sont, eux, assez fréquents 3 ; mais ils y ont un sens imprévu.
Le mot hébreu que traduit praos signifie en effet <<pauvre >>,« humble >>;
et il est, dans d'autres passages, traduit par ·t1x1te:Lv6ç
4

Ce décalage dans le sens a été très bien commenté dans un article de


C. Spicq, consacré aux notions de douceur et de bonté dans !'Écriture
Sainte 5 • A la réflexion, il se comprend; car la douceur, qui·consistc à ne
point offenser autrui et à supporter sans acrimonie les offenses que l'on
subit, est, d'une certaine manière, liée à l'humilité. L'affront ou la colère
sont des traits d'orgueil et impliquent le sentiment d'une supériorité
qui peut être sociale. Au contraire, praos, dans le monde juif, désignait
le bon pauvre, sans défense, qui se soumettait à tout avec docilité et que
Dieu récompensait ou même vengeait. Pourtant, il faut bien se repré-

(1) Cf. ci-dessus, p. 220. - On peut signaler que l'amour de Dieu pour les hommes
et son indulgence sont déjà présents dans le Livre de la Sagesse (11, 23-24; 12, l!l-20;
cf. 1, 6 et 7, 23). A. Pelletier écrit («La philanthrôpia chez les écrivains juifs hellénisés•,
Mélanges Marcel Simon, 1978, aux pages 41-42) que le mot y avait un sens moins
universel et moins personnel que le sens étymologique qui sera celui des chrHicns :
c'est I l'espril de mansuétude,, et non • l'amour de l'humanité•· - Ccll,• remarque
ne saurait surprendre d'après ce que l'on a vu des textes grecs d'alors.
(2) De même, le passage d'Esther 3, 13 b, où il est question d'épieilœia rl d'i'piotès,
est une addition purement grecque. Et il s'agit là, comme si souvent dans les textes
grecs, de la douceur du roi envers ses sujets. On trouverait des résultats analogues
pour les emplois d'épieikeia (14 en tout) : ils sont presque tous tardifs cl désig1lf'nt
presque tous une qualité de roi (Samuel, Moise, Assuérus, Auguste, clc.).
(3) 28 exemples (11 substantifs et 17 adjectifs).
(4) Cf. G. Friedrich; Theologisches Wiirterbuch zum Neuen Testament (dans la parLie
de la note sur praotès relative à l'Ancien Testament). Pour la synonymie av"c -rocrre:iv6c;,
cf. Isaïe, 26, 6 et Ecclésiastique, 10, 14. Sur ce sens d'humilité, cf. Philoncnko, • David
humilis et simplex,, C.R. Acad. des Inscriptions, Hl77, p. 539, à la note 14. Une élude
détaillée qu'a bien voulu nous communiquer M. H. Rosen, professeur d'hébreu cl de
grec à l'Université de Jérusalem, relève une évolution de sens, sur cc poinl, l'nlre
l'hébreu biblique et l'hébreu michnique, ou langage rabbinique. Le premier sens
aurait été «humilité,; celui de •douceur, serait venu plus tard, pcut-êlrc sous
l'influence de l'araméen, et les traducteurs auraient bien eu à l'esprit une forme de
douceur, exprimée alors par le mot. II reste que praos correspond alors à une forme
de douceur liée à l'humilité, ce qui n'est nullement sa valeur normale. L'hébreu serait
passé insensiblement de l'humilité à la douceur, alors que la douceur grecque était
plutôt apparentée à la clémence souveraine.
(5) •Bénignité, mansuétude, douceur, clémence•, Revue Biblique 54 (1947), p. 321-
339. L'auteur se soucie essentiellement de distinguer les valeurs différentes qu'ont
les mots XP1Jcn·6ç,rrpocùc;,¼\moç, tme:bmoc. Il montre comment XP1Jcr-r6c; et rrpocù,;
(dans le sens où les LXX ont utilisé ce dernier) expriment des formes de douceur
incompatibles.
CHRÉTIENS ET PAÏENS 311

senter que ce sens n'est pas celui de praos en grec. Jamais dans le monde
grec le mot n'a désigné une catégorie sociale ; jamais il n'a été associé
avec les pauvres ou la souffrance ; et d'ailleurs jamais les Grecs, qui
recommandaient la maîtrise de soi, n'auraient, même dans le domaine
moral, recommandé l'humilité - tout au plus la modestie. Le glissement
de sens qui s'est fait dans les traductions de l'Ancien Testament illustre
donC' de façon saisissante le contraste entre deux sociétés et deux morales
- tel que l'étudie le livre souvent cité ici de H. Bolkestein.
Ce sens si particulier du mot explique en tout cas, au moins en partie,
pourquoi les textes juifs du ne ou du 1er siècle, même quand ils parlent
de douceur, évitent le mot praos. En dehors d'un exemple suspect1, on
ne le rencontre pas, dans l'Ancien Testament, mis en relation avec Dieu 2.
La Lettre d' Arislée, qui parle tant de la douceur royale, ne l'emploie
pas pour désigner cette douceur. Et cette abstention pèse encore sur le
vocabulaire de Philon d'Alexandrie, quoique de façon moins absolue.
II faudra en effet plusieurs siècles pour que la pensée judéo-chrétienne
exalte la douceur en tant que telle, et retrouve le vrai sens, le sens grec,
du mot praos.
Philon, déjà., est sur la voie. Juif nourri de lettres grecques, il célèbre
volontiers la bonté divine, qu'il n'hésite pas à appeler philanlhrôpia 3 •
Dieu est<< ami de la vertu, ami de l'honnêteté et aussi ami des hommes>>
(De Opificio, 81). II visite la création << par mansuétude et amour des
hommes>> (De Cherubim, 99). II fait le bien sans réserve (De Opificio, 23).
II veille sur tous, donnant aux coupables l'occasion de se corriger; et
<< il ne manque pas, ce faisant, a sa nature bienveillante, qui a pour
escorte la vertu et l'amour des hommes>> (De Providenlia, 15)4 •
D'autre part, cette même vertu est reconnue aux hommes qui ont
vécu selon Dieu, comme Moïse, Abraham, ou Joseph 5 • L'on sait, au reste,
que la philanlhrôpia comptait au nombre des quatre vertus dont traitait
Philon dans le traité De Virlulibus. C'était même la vertu la plus longue-
ment commentée (le développement fait plus de quarante pages dans
l'édition Cohn-Wendland) : il y est beaucoup question des mesures
généreuses prévoyant la douceur même envers les esclaves, ou les animaux,
ou les ennemis. De façon bien conforme à l'idéal de l'époque hellénistique,
et plus particulièrement à la doctrine stoïcienne, Philon y montre le sens
de la fraternité s'étendant de proche en proche, du frère aux parents, et
jusqu'au monde entier.
Qui plus est, chez Philon, la douceur reparaît timidement, sous sa
forme de praotès. Elle est, sous cette forme, prêtée une fois à Dieu et

(1) II s'agit du psaume 18, 36.


(2) Au contraire, la grande majorité des exemples de XP7Jcr't6çdans l'Ancien Tes-
tament se rapporte, comme le montre l'article de C. Spick, à Dieu.
(3) Cf. H. A. Wolfson, Philo 2 (Cambridge, 1947), p. 218-223.
(4) Cf. encore De Abrahamo, 137; De vita Mosis, I, 198; De virtutibus, 77, et
M. Hadas-Lebel, édition du De Providentia, Intr., p. 100-101 et note 2, p. 230.
(5) Mm• Hadas-Lebel (op. cit.) renvoie ainsi à De vita Mosis, II, 9; De virtutibus,
51 sqq.; De Abrahamo, 137; De Josepho, 94. La philanthrôpia est liée à la piété dans
le De Abrah!lmo, 208. Cf. aussi l'article de Le Déaut (cité p. 9), p. 286-288.
312 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

plusieurs fois à Moïse1 . Le sens s'est donc rapproché du sens normal.


Pourtant on peut remarqudr qu'il subsiste une certaine timidité dans
l'emploi du mot, puisque Philon emploie beaucoup moins praos et
praotès (respectivdment, 10 et 4 attestations d'après l'Index de Leisegang)
que -YJµ.epo<;et ~µ.ep6ni<;(respectivement, 74 et 22 attestations, sans parler
2
du verbe) • Les diverses combinaisons de vocabulaire où entrait couram-
ment praos dans la tradition grecque se retrouvent de même chez Philon
autour de ce mot moins habituel 3 . Or ce mot n'est que fort peu attesté
dans l'Ancien Testament, qui n'en a que 5 attestations toutes fort
extérieures et peu intéressantes.
Il est donc clair que Philon a fortement orienté la pensée juive dans
le sens grec et dans le sens de la douceur.
Mais, dans le temps même où il donnait cette interprétation grecque
de l'Ancien Testament, surgissait le christianisme. Et, du coup, une
complète révolution morale s'opérait, puisque le principe même de
l'Incarnation donnait à la bonté de Dieu et à son indulgence une dimension
entièrement neuve.
C'est en effet par un acte d'amour que s'explique l'incarnation du
Christ. Dieu aurait pu agir sur les hommes violemment : il a envoyé son
fils, pour les convaincre. Et sa bonté était si grande que ce fils a été fait
homme. À cela s'ajoute la passion du Christ, souffrant pour les hommes.
Dès lors, la bonté divine prenait un caractère extrême, ainsi que
directement sensible.
Cette bonté n'est plus bonté, mais amour; et le terme de philanlhrôpia
occupe dans le Nouveau Testament une place singulièrement réduite, à
côté du plus riche agapè 4 •
Cet amour si fort, qui s'adresse à chacun, devient naturellement la
règle et le modèle proposés à l'homme. Le premier commandement dit
en effet : << Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute
ton âme, et de toute ta pensée >>; et le second ajoute : <<Tu aimeras ton
prochain comme toi-même>> (Mathieu, 22, 36-40; Marc, 12, 28-32).
Qui plus est, au lieu d'être une extension raisonnée de nos sentiments
pour nos proches, cet amour pour notre << prochain >>vaut pour tous,
5
pour les humbles, pour les affiigés , pour les inconnus. Le <<prochain>> de
celui qui était tombé au milieu des brigands est celui qui a usé de
miséricorde envers lui (Luc, 10, 29 sqq.).

(1) De Vila Mosis, II, 279.


(2) Le mot est donc encore mieux attesté que philanthrôpos (50 exemples du
substantif et 30 de l'adjectif). Philon emploie aussi, à l'occasion, -ljmoç ou ~m6-niç (3 ex.).
(3) On trouvera dans l'index de Leisegang des exemples de combinaisons avec
philanthrôpia ou épieikeia. Le traité sur la philanthrôpia emploie souvent -l'jµepoç ou
le substantif correspondant : ainsi 81, 134, 108, 116, 121; dans les deux premiers
exemples mentionnés ici, Philon y joint épieikes. La Vie de Moise, II, 279, groupe
1rp°'6"°'"oç x°'t l)µepo-r°'·rnç et Philon oppose ce groupe de notions à la colère.
(4) Philanthrôpia ne se rencontre pas dans les Évangiles. Le mot figure dans le
Nouveau Testament à trois reprises : Paul à Tite, 3, 4, et Actes des Apôtres, 27, 3,
ainsi que 28, 2; dans ces deux derniers exemples, le sens est celui d'hospitalité.
(5) On reste dans la ligne de la pensée de l'Ancien Testament sur les pauvres,
signalée plus haut. La pitié devient alors notre mot c aumône •·
CHRÉTIENS ET PAÏENS 313
Cet amour comporte naturellement le pardon. De même que la
philanthrôpia grecque cède la place à l'agapè, la suggnômè grecque cède
la place à la remise pure et simple, l'&qmni;. C'est d'abord le pardon
divin : <c Je vous le dis en vérité, tous les péchés seront pardonnés aux
fils des hommes et les blasphèmes qu'ils auront proférés ; mais quiconque
blasphème contre le Saint Esprit n'obtiendra jamais de pardon >>(Marc,
3, 28-29). La passion du Christ a précisément pour but l'abolition des
péchés : <c Ceci est mon sang, le sang de l'alliance, qui est répandu pour
plusieurs, pour la rémission des péchés>> (Matthieu, 26, 28). À l'imitation
du pardon divin, et pour le mériter, les hommes doivent eux aussi
pardonner : <cSi vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père
céleste vous pardonnera aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux
hommes, votre Père ne vous pardonnera pas non plus vos offenses >>
(Matthieu, 6, 14; Marc, 11, 25-26). De même, «Ne jugez point, afin que
vous ne soyez pas jugés>> (Matthieu, 7, 1); ou encore, dans le Sermon
sur la Montagne, <c Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront
miséricorde>> (Matthieu, 5, 7)1. On est loin de la sage «compréhension>>
païenne, qui se glissait seulement sous le couvert de la justice. On peut
d'ailleurs rappeler le pardon accordé à la femme adultère : <c Que celui
de vous qui est sans péché jette la première pierre contre elle >>.Cette
extension du pardon constituait sans doute pour certains païens comme
un ultime espoir 2 ; mais elle devenait pour d'autres une source de
scandale ; et l'empereur Julien se fait, avec une grossière âpreté, l'inter-
prète de ce sentiment, lorsqu'il place dans ses Césars le Christ à côté de
la débauche : il occupe cette place parce qu'il rend purs les débauchés (38).
Enfin la douceur reçoit elle aussi une place nouvelle. Un psaume
avait dit, employant le mot praos, que <<les doux hériteront la terre >>
(36 (37), 11). Cette formule devient, dans le Sermon sur la Montagne,
la troisième (ou deuxième) Béatitude. Faut-il entendre qu'il s'agit des
humbles? Le sens de l'Ancien Testament le suggère 3 ; et ces doux sont
rapprochés des pauvres et de ceux qui souffrent. Mais, sans pouvoir
entamer ici une discussion qui sort très largement de notre compétence,
il est clair qu'il s'agit d'une disposition intérieure. Déjà dans le psaume,
les phrases qui précédaient disaient de ne pas jalouser autrui, de ne pas
s'indigner ni montrer de colère : on était donc tout près du sens grec.
On en est plus près encore avec le Sermon de la Montagne ; et les Pères
de l'Église, en commentant le texte, mêleront les notions d'humilité et
de patience. En tout cas la suite confirme bien qu'il s'agit d'une vertu,
et de douceur : <<Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente lui

(1) Voir encore Luc, 17, 4.


(2) Constantin se serait, selon Zosime, adonné au christianisme, après avoir tué
son fils et sa femme, comme à la seule religion qui accorde le pardon de crimes aussi
odieux (Il, 29, éd. Mendelssohn, p. 85).
(3) On le retrouve deux fois dans Matthieu, d'abord appliqué au Christ et lié à
l'humilité (11, 29), puis dans la formule qui dit à la fille de Sion: • Voici ton roi vient
à toi, plein de douceur et monté sur un âne• (21, 5), formule qui reprend textuellement
Zacharie, 9, 9 et renvoie encore à l'humilité. En dehors de ces trois passages, on
rencontre l'adjectif une fois et le substantif onze fois dans les Épitres.
314 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

aussi l'autre 1 • Si quelqu'un veut plaider contre toi et prendre ta tunique,


laisse lui encore ton manteau ... Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux
qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent ... >>(Matthieu,
5, 39 sqq.).

..
*

Ces grands principes d'amour et de charité qu'apportaient les Évangiles


se plaçaient donc à un niveau qui n'avait plus rien de commun avec la
morale païenne. Ils demandaient plus, et dans un esprit autre. Pourtant,
on constate que, dans la pratique, ils pouvaient se rencontrer avec
certains des préceptes païens qui ont été étudiés ici, et qui concernent,
justement, la bonté et la douceur.
De fait, une sorte de rapprochement ne tarda pas à se marquer. Soit
qu'ils eussent à l'esprit les Grecs à convertir, soit qu'ils fussent eux-mêmes
nourris de culture grecque, les Pères grecs eurent tendance à reprendre
les vieux termes mis en honneur par l'hellénisme, se contentant de leur
donner une portée nouvelle. Et l'idéal chrétien, peu à peu, parla de
philanlhrôpia, de suggnômè, et de praolès, tout comme le faisaient les
païens.
Un premier rapprochement semble s'êLre fait dès l'époque de saint
Paul 2 • L'<(apôtre des gentils>>, soucieux de gagner les cœurs, parle
volontiers de la bonté de Dieu, mais aussi des devoirs de douceur qu'impose
la société chrétienne. Le Christ est, selon lui, le modèle même de la
praolès et de l'épieikeia (deuxième épître aux Corinthiens, X, 1). Les
hommes doivent en cela l'imiter. Saint Paul écrit ainsi dans la seconde
épître à Timothée (2, 24) : <<Il ne faut pas qu'un serviteur du Seigneur
ait des querelles ; il doit au contraire être èpios pour tous, être propre à
enseigner, doué de patience 3 ; il doit redresser avec praotès les adversaires,
dans l'espérance que Dieu leur donnera la repentance pour arriver à la
connaissance de la vérité >>.Le fait que soit repris ici le vieux mot èpios
est caractéristique. Il ne figure pas dans les Évangiles. Or on le rencontre
encore dans la première épître aux Thessaloniciens (2, 6-7), où Paul
évoque sa conduite d'évangésilateur : <<Nous aurions pu nous produire
avec autorité comme apôtres du Christ, mais nous avons été èpioi au
milieu de vous. De même qu'une nourrice prend un tendre soin de ses
enfants, nous aurions voulu, dans notre vive affection pour vous, non
seulement vous donner l'Évangile de Dieu, mais encore nos propres vies,
tant vous nous étiez devenus chers ... >>.
C'est là la douceur socratique, éclairée par l'amour chrétien. Ou,
comme l'écrit le père Spicq des emplois de praos dans saint Paul : ((la

(l) Saint Basile rapproche expressément cet enseignement de l'attitude de Socrate


que célèbre Plutarque.
(2) Saint Paul semble avoir été particulièrement porté à louer la douceur; on
peut citer, en dehors de lui, la première épître de saint Pierre, 3, 4 et 15, ainsi que
l'épître de saint Jacques, I, 21 et 3, 13; mais ces textes sont, en fait, de portée beau-
coup moindre pour l'étude poursuivie ici.
se rencontre, lié à praos, dans l'homélie sur la deuxième
(3) Le mot ixve:l;lxoococ;
Béatitude de Grégoire de Nysse (Migne, col. 1212).
CHRÉTIENS ET PAÏENS 315
praotès paulinienne garde sans doute sa saveur religieuse et humble de
l'Ancien Testament, mais s'enrichit de la mansuétude propre au grec
profane >>1 •
Cette mansuétude, saint Paul la recommande à plusieurs reprises
dans ses épîtres - ainsi dans les ~pîtres aux Gala tes (5, 22 et 6, I ), aux
Éphésiens (4, 2), ou aux Colossiens (3, 12); ce dernier texte dit :
« Revêtez-vous d'entrailles de miséricorde, de bonté, d'humilité, de
praolès, de patience. Supportez-vous les uns les autres ... >>. Le même
idéal, qui est celui de l'Evangile, mais ~ait écho à_la douceur grecque,
apparaît encore, avec toute sa force, et hé, cette fois, à la bonté divine,
dans l'épître à Tite, 3, 1-3 : « Rappelle leur d'être soumis aux magistrats
et aux autorités, d'obéir, d'être prêts à toute bonne œuvre, de ne médire
de personne, d'être pacifiques, modérés (épieikeis), pleins de douceur
(praolès) envers tous les hommes (... ). Lorsque la bonté de Dieu, notre
Sauveur, et son amour pour tous les hommes (philanthrôpia) ont été
manifestes, il nous a sauvés, non à cause des œuvres de justice que nous
aurions faites, mais selon sa miséricorde ... >>. La bonté divine, encore
qu'elle s'appelle ici philanthrôpia, est celle de l'Évangile; mais la douceur
recommandée aux hommes ne fait que renchérir sur l'idéal grec de la
praolès.
En fait, cette fusion n'allait pas tarder à se faire plus étroite chez les
Pères grecs, qui reprennent souvent ce double idéal de philanlhrôpia et
de praolès, en donnant seulement une dimension religieuse à ce qui avait
été jusqu'alors un idéal purement humain.
Un bref regard au dictionnaire de grec patristique de Lampes permet
déjà de mesurer la large diffusion des mots mis à la mode par l'idéal païen.
Non seulement philanlhrôpia et tous les termes de la même famille sont
revenus à l'honneur, au point d'occuper plus de deux colonnes du
dictionnaire par leurs références (59 exemples de philanthrôpia, 25 de
philanlhrôpos), mais praos et praolès y figurent avec de très nombreuses
références (respectivement, 26 et 35), et épieikeia, dans le sens de douceur
et d'indulgence, y est attesté par un nombre d'emplois au moins équi-
valent. Même l'èpiolès effectue une rentrée discrète (avec 4 exemples du
substantif et 2 de l'adverbe). II ne saurait être question ici d'examiner
tous ces emplois, ni de faire un sort à la pensée de chaque auteur. II
suffit de savoir que ces diverses vertus sont toutes, à l'occasion, prêtées
à Dieu ou bien au Christ 3 , mais aussi louées chez les hommes et consi-
dérées comme particulièrement agréables à Dieu. II semble au surplus
que l'insistance sur ces vertus s'est développée avec le temps et que l'on
constate une nette progression d'un siècle à l'autre'.

(l) Op. cit., p. 329. cr. déjà, plus haut:•


Tout en étant dépendants de la langue des
LXX dans la majorité des cas, ils (les emplois depraos dans saint Paul) revêtent aussi
la nuance proprement grecque de douceur •·
(2) A palristic Greek Lezicon, Oxford, 1961.
(3) La philanthr6pia est celle de Dieu dans environ les deux tiers des cas.
(4) L'examen mené ici ne pouvait qu'être sommaire; ce trait s'accorde aussi à mon
Incompétence. Qu'il me soit permis de remercier ici Mm• Hari, professeur à Paris-
Sorbonne, dont l'amitié éclairée a du moins guidé mes premiers pas en ce domaine.
li
316 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

On les rencontre dès la fin du ne siècle avec Clément d'Alexandrie,


qui semble être né à Athènes, d'une famille païenne, et avoir reçu une
éducation raffinée dans le domaine littéraire et philosophique. Le rôle
que joue chez lui la notion de philanthrôpia et l'influence exercée à cet
égard par sa culture classique ont été bien mis en lumière dans l'excellent
article de Glanville Downey, pourtant consacré essentiellement à l'étude
de la notion au ive siècle 1 . L'auteur montre que le mot désigne aussi
bien, chez Clément, l'amour de Dieu pour les hommes que l'amour des
hommes entre eux, amour qui constitue pour eux un des traits de la
perfection. Le <<gnostique>>,c'est-à-dire le parfait chrétien, agit avec
justice et aime à partager : il est philanthrôpos (Stromates, VII, 19, 1,
p. 14, 4). De même saint Paul <<aimait les hommes>> en même temps
qu'il aimait Dieu (ibid., 53, 5, p. 40, 2). Qui plus est, cette philanthrûpia
entraîne à sa suite tout ce qui est douceur et bienveillance. Jointe il la
philanthrôpia, on voit ainsi l'~µe:p6'TTlc; contribuer à l'assimilation avec
Dieu (ibid., 13, 4, p. 10, 26-27), tandis que la praotès apparaît au nombre
des vertus, dans le Quis dives salvetur 2 •
Mais, si l'on retrouve ainsi le cortège normal de la vieille philanthrôpia
grecque, on s'aperçoit bientôt, pour peu que l'on suive les divers emplois
du mot chez Clément, qu'il se colore chez lui des nuances de piété el
d'amour divin propres à la doctrine chrétienne 3 • Cela est particulièrement
évident dans un ouvrage destiné aux Grecs païens, comme le Protreptique,
On lit ainsi, en I, 6, 2 : <<Le Seigneur a pitié, il instruit, exhorte, avertit,
sauve, protège, et nous promet en récompense de notre docilité, par
surcroît, le royaume des cieux>>; et bientôt Clément écrit (3) : <<Voici
dans vos mains l'objet de la promesse, voici cette philanthrôpia, prenez
votre part de la Grâce >>.C'est bien la une philanthrôpia nouvelle et
unique. De même on lit, en IX, 85, 2 : <<Parce qu'il est philanthrôpos,
le Seigneur appelle tous les hommes à la connaissance intérieure de la
vérité, lui qui envoie le Paraclet>>. On lit encore en X, 91, 2-3: « N'irez-vous
pas vous réfugier, pour échapper à ces prisons, vers la pitié descendue
du ciel? Car si Dieu, dans sa grande philanthrôpia, s'attache à l'homme
comme la mère oiseau, quand son petit tombe du nid, vole à lui ... Dieu,
paternellement, cherche sa créature, la guérit de sa chute, poursuit la
bête sauvage, et recueille à nouveau le petit, en l'encourageant à revoler
au nid ... ~- Cette philanthrôpia est amour 4 • Et Clément appelle Dieu, un

(1) • Philanthropia in Religion and Statecraft in the Fourth Century after Christ••
Historia, 4 (1955), p. 199-208.
(2) Voir, dans ce traité, 3, p. 162, 4, ou encore 18, 1, p. 171, 9 et 34, 2, p. 182, 26,
Pour d'autres emplois de praos avec une valeur favorable, voir le fragment 44, p. 2221
13, où il s'agit d'un homme doux et généreux, et 57, p. 226, 25, où il s'agit du Sainl
Esprit, sous la forme de la colombe. - Dans l'ensemble, Clément emploie à peu prêt
à égalité, pour désigner la douceur, praos et '9)µepoc;;: il a 18 attestations des mots dl
la famille de praos, 19 de la famille d'-9jµe:poc;;
et 5 de celle d'tpieikès (pour 75 de phi•
lanlhr/Jpos).
(3) Gl. Downey fait remarquer l'importance que revêt, pour l'équivalence entrl
philanthrôpia et agapi, l'homélie XII du Pseudo-Clément (25-33) ; mais la date
l'auteur en sont incertains.
e,
(4) D'autres mots du pagarusme sont également repris dans cet esprit nouveall
ainsi Clément parle de l'eunoia divine (X, 110, l).
CHRÉTIENS ET PAÏENS 317
peu plus loin : <<Ce père qui nous chérit tendrement (X, 94, 1 : ip~M-
O"t'opyoç),réellement père ... >>.Ainsi, par un trait assez remarquable, la
philanlhrôpia qui, chez les Grecs du v 0 siècle avant J .-C., avait été
spécialisée pour désigner la bienveillance divine envers les hommes,
tend à reprendre cet ancien rôle, mais sous une forme plus chaleureuse
et plus puissante. Aux yeux de la philanlhrôpia chrétienne, les dieux
païens n'étaient pas philanlhrôpoi ; et Clément se plaît à le marquer,
lorsqu'il écrit, dans le même traité : <<Votre Phoibos aime les présents,
il n'aime pas les hommes>> (III, 43, 3)1.
Mais c'est surtout au rve siècle que la douceur grecque semble remplir
l'église chrétienne. On peut s'en assurer en considérant trois œuvres
particulièrement riches à cet égard : celles de saint Basile, de saint
Grégoire de Nysse et de saint Jean Chrysostome, tous trois nés entre
320 et 3452 • On constate par là-même que l'insistance sur la douceur,
qui a été révélée, dans un chapitre précédent, par le témoignage des
inscriptions, se retrouve, à la même époque, dans les œuvres littéraires,
tant chrétiennes que païennes.
De saint Basile, on retiendra surtout les lettres : elles ont l'avantage
de nous mettre en présence d'une morale vécue au fil du quotidien.
Même un simple sondage 8 permet de mesurer le regain des idées anciennes
de philanlhrôpia et de douceur.
Déjà de l'extérieur, on peut constater que la douceur grecque est une
vertu bien reconnue, puisque c'est précisément dans ces lettres que l'on
a relevé des formules comme <<Votre bonté>>, <<Votre Charité», et même
«Votre Douceur >> 4

D'autre part, on trouve dans les lettres un mélange constant entre les
valeurs les plus hautes du christianisme et les vertus les plus modestes de
la douceur.
L'amour de Dieu pour les hommes y est présent, dans toute sa force.
Et, si Basile invite les fidèles à renouveler l'ancienne charité, ou agapè 6 ,
s'il leur prêche avant tout <<l'amour de Dieu et de son prochain>>
(lettre 9, 1)6, il appelle à l'occasion cet amour divin philanlhrôpia 7 •
De même, le repentir et la rémission des péchés sont présents dans
toute leur force (ainsi lettre 46, 5). II écrit même, mêlant entre eux les
textes saints : << Dieu à son tour a essuyé toutes les larmes sur le visage

(1) Voir encore les passages cités par Gl. Downey, entre autres Stromates VII (3),
19 (p. 14, 4 éd. Stahlin) et VII (9), 53, 5 (p. 40, 2). Cf. aussi Stromates II (18), 85, 1
(p. 157, 24) et 87, 2 (p. 159, 6), avec praotès.
(2) On trouvera la référence aux textes sur la philanthr/Jpia, empruntés en parti-
culier à Origène, Eusèbe de Césarée ou Athanase, dans l'article de Gl. Downey cité
ci-dessus. Saint Grégoire de Nazianze fournirait également des indications utiles :
sa parenté intellectuelle avec saint Basile le suggère assez. On peut signaler que, dans
la lettre 10, 9, il loue, chez un magistrat, le mélange de fermeté et de douceur (rrpix.<p,
µE:LÀLJ((<p
).
(3) On s'est contenté ici, puisqu'il ne s'agit pas à proprement parler de doctrine,
de dépouiller les cent premières lettres.
(4) Cf. ci-dessus, p. 273.
(5) Ainsi lettres 65, 1. 28 et 70, 1. I et 2.
(6) Cf. le texte d'authenticité douteuse qui dit (lettre 43, 1. 5) : µtcrouµEvoc;œyix.mx.
(7) Ainsi lettre 5, 2 et lettre 26, 1. 8.

11-1
318 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

des repentants. Le Seigneur est fidèle dans toutes ses paroles. Il ne ment
pas lorsqu'il dit : << Si vos péchés sont comme la pourpre, je les ferai
blancs comme la neige; et s'ils sont comme l'écarlate, je les ferai blancs
comme la laine >>.Le grand médecin des âmes est prêt à guérir ton mal.
Ce sont ses paroles; c'est cette bouche, source de douceur 1 et de salut,
qui l'a dit:<< Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin,
mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs
au repentir>>>>(lettre 46, 6).
Mais en même temps, à côté de l'exaltation de ce pardon total et
totalement chrétien, Basile sait aussi apprécier la douceur plus humaine
de ses correspondants, dans la manière traditionnelle de la douceur
grecque. Parfois, il peut s'agir de relations officielles, où le côté chrétien
compte peu. Ainsi, désirant apaiser Callisthène, Basile le flatte : « Ceux
qui ont manqué quelque peu aux convenances, ayant ressenti les effets
de ta praotès, se reprochent d'avoir péché contre un homme tel que toi>>;
et il lui demande de confirmer ses espérances, ainsi que <<les témoignages
unanimes de tous sur ta modération et ta praotès >>(lettre 73, 1 et 3).
Ou encore, écrivant à un << comte des largesses privées >>,il lui dit : <<Ta
philanthrôpia... leur était acquise avant que nous eussions écrit, grâce
à la douceur ('Y)µep6TI)"t"ot)
qui t'est habituelle et que la nature a mise en toi
à l'égard de tous>>; et il parle de chanter sa praolès (lettre 15). Mais
l'éloge est souvent aussi plus personnel. Ainsi lorsque Basile évoque son
admiration pour celui qui l'avait baptisé et envers qui on l'accusait
d'ingratitude:<< Je faisais mes délices de sa société parce que je remarquais
la simplicité, la noblesse et la libéralité de son caractère, ainsi que tous
les autres traits particuliers de cet homme, sa mansuétude (~µep6nic;), sa
grandeur d'âme accompagnée de douceur (praon), sa distinction, son
calme, sa gaieté et son affabilité mêlées de gravité>>. Il parle encore, un
peu plus loin, de sa praolès et de son épieikeia (lettre 51, 1 et 2). Enfin
cette douceur est la qualité que l'on attend des défenseurs de la foi. Il
s'agit là, comme pour saint Paul, mais plus nettement encore, de la
douceur propre à celui qui enseigne, et qui doit, par son seul exemple,
faire aimer l'idéal qu'il incarne. Elle apparaît, liée à la fermeté, dans la
lettre 69 (ligne 39). Et la lettre 81 recommande à l'évêque un prêtre
«qui est l'élu de Dieu, bien fait pour cette tâche, objet de vénération
pour ceux qui le rencontrent et qui instruit avec praolès les adversaires »
(ligne 39)2.
On n'est donc pas surpris que ce soient avant tout des exemples de
douceur et de réserve que Basile retienne de la littérature païenne (Aua:
jeunes gens, 7). Il reconnaît en effet dans ces textes<< une sorte d'esquisse
de la vertu>>(ibid., 10, ligne 2). Par la douceur et la bonté, morale païenne
et morale chrétienne se rejoignent; les similitudes de vocabulaire rendent

(1) Il s'agit de douceur au sens d'agrément.


(2) La règle de Matthieu V, 44 sqq. est citée par Basile sous une forme qui, à la
différence de Matthieu, emploie l'expression 1tpcfoiçàvé:x.ecr6oc1
(Aux jeunes gens, VII,
1. 37).
CHRÉTIENS ET PAÏENS 319
la rencontre sensible, même si les mots recouvrent en fait des notions de
portée et de coloration souvent différentes.
On peut ajouter que l'évolution de la liturgie confirme ce rappro-
chement; et l'on a montré comment, au moins pour la philanlhr6pia,
celle-ci se laisse alors pénétrer par ce vocabulaire repris à la Grèce
païenne 1.
Plus nettement encore, on trouve ces diverses notions, transformées
et transposées, au centre des œuvres de deux grands auteurs chrétiens
de la même époque, dont l'un était le propre frère de Basile, à savoir
Grégoire de Nysse.
Avec lui, plus de doute : la philanthrôpia est fortement revendiquée ;
et clle se confond avec l'amour divin, dans son infinitude.
Elle est la caractéristique propre de Dieu. Elle explique l'Incarnation
(Catéchèse, 15, 2 et 20). Elle domine nos vies (Vie de Sainte Macrine,
20, l. 7 sqq.). De fait, cet amour de Dieu appelle l'amour de l'homme,
qui devient désir passionné : la Vie de Sainte Macrine, 22, parle d'Epc.>ç
et d'èpa.a-nic;.La philanthr6pia est donc bien redevenue amour de Dieu
pour l'homme; mais sa coloration affective n'a plus rien à voir avec les
mobiles prêtés jadis à Prométhée ou à Zeus.
D'autre part, avec Grégoire de Nysse, la praotès est elle aussi
revendiquée, puisque, dans la deuxième Béatitude, que commente
Grégoire, elle est une vertu essentielle. Justifiant le texte de Matthieu,
il tente de définir cette praotès, capable de mener au bonheur éternel.
Il y reconnaît un refus des sentiments mauvais qui entraînent l'homme
vers la colère, l'aveuglement et l'envie; au contraire, la praotès mène à
une disposition «d'amour et de paix• (Migne, 1213 c). En ignorant les
offenses, elle se confond avec l'humilité (1217 d) : Grégoire explicite
ainsi la relation que la traduction de l'hébreu en grec avait révélée ;
mais il retrouve la part de vertu qu'impliquait l'usage du mot en grec2.
C'est seulement, une fois de plus, une praotès aux racines plus profondes
et aux aspirations plus hautes.
Saint Jean Chrysostome lui aussi témoigne de cette double tendance,
aussi bien pour la philanlhrôpia que pour la praolès.
Il exalte l'amour de Dieu pour les hommes, en partant de l'amour
paternel, et en invitant à imaginer le même amour en infiniment plus
puissant 3 ( Sur la Providence de Dieu). Il exalte la pitié et le pardon.
Mais ses homélies se réfèrent aussi, et constamment, à la praotès. C'est
à ses yeux une vertu particulièrement agréable à Dieu (hom. in Joan.
61, 1 = Migne 59, col. 395, où elle est liée à l'épieikeia). Elle est enseignée
par le Christ (hom. in Math. VII, 14 (De angusla Porta)= Migne 51,
col. 47). Elle établit la paix de l'âme (hom. in Gen. 34, 1 = Migne 53,
col. 313).

(1) cr.l'article de GI. Downey, p. 205 sqq.


(2) La relation se traduisait dans le Nouveau Testament par le rapprochement
fréquent des deux séries de mots (Matthieu, 11, 29 ; ~ph., 4, 2; Colossiens, 3, 12).
Grégoire justifie ce rapprochement, sans pour autant opérer de confusion entre les
deux - confusion qu'autorisait le sens donné à praos dans l'Ancien Testament.
(3) li l'appelle lui aussi lp(,lç ; cf. VI, 1 : acp68p« èp&n1lpc.>-rœ-rtvœ IX!L7JX«vov.
320 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

On ne saurait donc être surpris de lui voir attribuer, même à tort, le


petit traité Sur la praolès. Ce texte pourrait en fait servir de couronne-
ment à l'étude de cette notion, puisqu'il ne place rien plus haut que la
praotès, avec ses voisines, la bonté ou la mansuétude (xplJa-r6nic;
~µe:p6nic;). Selon l'auteur (qui cite souvent saint Paul), le soin des pauvre~
découle de la douceur et la douceur conduit à la philanthrôpia. Cette
douceur vient de Dieu, sans doute; mais elle est aussi comme dans le
monde profane, l'absence de colère et d'envie; et elle constitue en fait,
de toutes les vertus qui conviennent à un chrétien, la plus grande
(Migne 63, col. 553).
Il est, on le voit, inutile de multiplier les exemples et les citations :
elles rempliraient un autre livre. D'ores et déjà on peut tenir pour
incontestable que, du 1er au ive siècle, les Pères grecs ont peu à peu
retrouvé les mots et les valeurs qu'avait mis à la mode l'humanisme
païen, se contentant de les charger d'un sens nouveau, infiniment plus
fort et plus exigeant.
À vrai dire, cette sorte d'envolée ne saurait surprendre. Indépen-
damment même du mouvement qui, désormais, suspend toute la morale
au seul amour de Dieu, le christianisme avait sur la morale païenne une
supériorité et un avantage de principe : il ne s'enfermait pas dans les
critères où celle-ci était enclose ; il ne valait pas pour la cité, ni même
pour la vie d'ici-bas. Et de même que la rupture de la cité avait, au
ive siècle avant J.-C., favorisé l'essor d'une morale plus souple, plus
humaine et plus affective, valant pour des individus et non plus pour
des citoyens, de même la rupture plus résolue encore que consomme,
avec les États en tant que tels, cette religion sans frontières qu'est le
christianisme permet l'éclosion d'un idéal que ne retient plus ni le sens
pratique, ni l'intérêt public, ni la stricte justice.
Le christianisme, à ses débuts au moins, est en marge de l'État; et sa
visée peut de ce fait tourner le dos à toutes les sagesses, à toutes les
prudences.

Il. LA RÉPONSE PAÏENNE

En apparence, cette confrontation avec le vrai amour, le vrai pardon,


la vraie patience, nourrie d'humilité et de tendresse, devrait donc
marquer les limites de la douceur grecque. Elle le fait en un sens. Et il
ne serait pas déraisonnable d'arrêter sur cette constatation l'examen de la
longue aventure par laquelle les Grecs avaient mené cette douceur aussi
loin que le leur permettaient leurs cadres de vie et de pensée.
Pourtant, ce n'est que par une simplification assez grossière que l'on
fait se succéder le paganisme, puis le christianisme, comme si le change-
ment s'était fait en un jour.
En réalité, Plutarque, dont il était question au chapitre précédent,
écrit après Philon, après saint Paul. Le courant de pensée qui aboutit à
lui explique en grande partie l'accent que mettent sur la philanthrôpia
CHRÉTIENS ET PAÏENS 321
et sur la douceur les Pères grecs que l'on a ici rapidement évoqués. Mais
Plutarque n'est pas non plus le dernier des auteurs païens - il s'en faut!
On a signalé déjà que son contemporain Dion de Pruse, dans ses Discours
sur la Royauté, reprenait l'idée du roi qui est comme un père, qui veut
le bien de ses sujets, et qui imite Zeus. Et une revue complète du
thème de la douceur devrait parler de Lucien et des historiens grecs
tardifs. Bien qu'une telle revue ne soit pas à envisager ici, il paraît au
moins difficile, après avoir évoqué certains des auteurs chrétiens du
ive siècle, de passer sous silence les voix qui leur répondaient. Car ce
ive siècle qui vit saint Basile, saint Grégoire de Nysse et saint Jean
Chrysostome louer la philanlhrôpia et la douceur chrétiennes est aussi le
siècle où Thémistius, Libanios et l'empereur Julien louent encore
passionément la philanlhrôpia et la douceur païennes.
Il est même impossible de douter qu'il y ait eu à cet égard, entre
païens et chrétiens, une véritable compétition. Julien, aussi bien, ne
s'en cache pas. Dans la lettre 89 b (305 b), il recommande que l'on s'assure
du caractère «philanthrope>> des prêtres (païens), et de leur promptitude
à donner aux indigents ; car le défaut de certains d'entre eux en ce
domaine <<a suggéré aux impies galiléens la pensée de s'appliquer aux
œuvres de philanthropie ; et ils ont consolidé la pire des entreprises
grâce aux dehors séduisants de leurs pratiques>>. Il n'est peut-être pas
de plus belle preuve du rayonnement acquis dans le monde grec par
l'idéal de douceur et de bonté que cette compétition ouverte et ardente,
dans laquelle chrétiens et païens revendiquent les uns et les autres les
mêmes valeurs.
Cette compétition a en outre pour effet de modifier quelque peu les
idées des uns et des autres. Sans doute la bonté et la douceur païennes ne
sont pas identiques à la bonté et à la douceur chrétiennes. Beaucoup de
très bonnes études se sont attachées à préciser les différences1, voire à
marquer leur plus ou moins grande portée morale. Mais, de même que la
formation héritée de la Grèce païenne a contribué à faire entrer dans le
christianisme un certain nombre de mots et d'idées, de même l'existence
des doctrines chrétiennes a certainement eu pour conséquence que la
réflexion païenne, tout en gardant les mêmes cadres que dans la tradition
classique, a cependant été amenée à donner aux mêmes valeurs une
portée morale plus élevée et plus mêlée d'esprit religieux.
La persistance des cadres de pensée apparaît dans le fait que cette
réflexion est avant tout, comme c'était si souvent le cas depuis Isocrate,
d'ordre politique. Elle l'est même plus nettement qu'elle ne l'était chez
Plutarque. Et les écrits que nous possédons traitent de la douceur comme

(1) Les trois études les plus importantes sont, dans l'ordre chronologique : GI.
Downey, • Philanthropia in Religion and Statecraft in the IVth Century after Christ•,
Historia 4 (1955), p. 199-208; Jurgen Kabiersch, Untersuchungen zum Begriff der
Philanthropia bei dem Kaiser Julian, Klassisch-philologische St., 21, Wiesbaden,
1960, 96 p. (qui ne se limite nullement à Julien) et Lawrence J. Daly, • Themistius'
Concept of Philanthropia •, Byzantion, 45 (1975), p. 22-40. Voir aussi les comptes
rendus de Kabiersch, en particulier M. Hari, dans Zeilschrift für Kirchengeschichte,
III-IV (1961), p. 378-380.
322 LA DOUCEURDANSLA PENSÉE GRECQUE

d'une vertu essentiellement royale. Ils sont d'ailleurs élaborés dans


l'entourage du prince.
· Thémistius fait ainsi intervenir la philanthrôpia dans ses conseils au,c
empereurs 1 • Il déclare dans le discours I qu'elle constitue la vertu propre
des rois, et que toutes les autres s'y rattachent 2 (1, 5 c). De même, la.
praolès ne convient pas à un homme sans pouvoir, mais à un puissant.
Venant d'un roi, la générosité est plus utile, la colère plus dangereuse.
L'indulgence elle-même est le fait d'un roi : les juges, en effet, ne font
qu'appliquer la loi, tandis que le roi est la loi vivante 3 ; et il offre un
refuge contre l'insensibilité de la loi (XIX, 228 a). Aussi peut-on voir
l'empereur accorder son pardon même à des gens en faute (229 d) : seul
il peut unir justice et clémence 4 • On est, dans tout cela, bien loin de la.
douceur-humilité ; en revanche, la tolérance royale prend une grande
extension.
Cette conduite, recommandée au roi, comporte, comme Isocrate le
disait déjà, ses récompenses. Le roi doux sera aimé (1, 10 c-d) ; or
I'eunoia des peuples est une sauvegarde plus efficace que la crainte. Car
elle éteint les mauvaises volontés qu'aucune sévérité ne saurait détruire
(XIX, 231 d ; XXXIV, 62). De tels arguments sont dans la plus pure
tradition des plaidoyers pour la clémence. Thémistius, d'ailleurs, ne
manque pas de reprendre la citation homérique désormais courante :
le roi seul peut être ((doux comme un père >> ( I, 17 a : 7tot't'"ljp&<;~moç
¾jev).
Ce qui apparaît un peu plus nouveau est la présence constante de
l'idée que, par une telle conduite, le roi, ou bien l'empereur, imite Dieu.
Il s'agit bien entendu du Dieu païen, du Zeus qu'Homère appelait
<l père des hommes et des dieux >>6 , du Zeus qui a choisi de se comporter
de façon pacifique, douce et bonne envers les hommes (VI, 78 c) et dont
tous les surnoms évoquent la bonté et la protection 6 • Par son pouvoir,
l'empereur a quelque chose de commun avec Dieu : seul avec lui, il peut
accorder la vie (XIX, 229 b ). Par sa bonté, d'autre part, il peut se
rapprocher de Dieu. La Pythie a hésité à voir en Lycurgue un dieu :
c'est que la praotès, la justice, la piété, et, en tête de ces vertus, la
philanlhrôpia, peuvent et peuvent seules rendre un roi semblable à un
dieu (XIX 226 d ; 229 a-b) ; or Lycurgue avait sauvé Sparte en se
montrant praos et bon 7 • Mais, si cela est vrai pour une petite cité,
comment ne serait-ce pas plus vrai encore de l'homme qui règne sur la
terre et la mer, et qui est si praos, si serein, si calme, qu'il va jusqu'à
sauver ceux-là mêmes qui l'ont offensé (227 a-b)? Comme Dieu,

{l) Le mot figure dans le titre du discours I (à Constance), du discours VI (à Valen-


tinien et Théodose) et du discours XIX (à Théodose le grand).
(2) I, 5 c ; I, 10 c-d ; XI, 147 a.
(3) Cette expression remonte aux textes de l'époque hellénistique.
(4) I, 12 c sqq.; IX, 126 d - 127 a.
(5) VI, 77 d; XIX, 233 a. Sur l'idée, cf. ci-dessus, p. 309.
(6) Ibid., 79 d. Il cite µELÀlXLO<;, qilÀLoç, 1;évLOç, lxécnoç,1toÀtEUÇ, croo'O)p,et rattache
le tout à la philanthrôpia.
(7) Plutarque déjà parlait de la praotès de Lycurgue : cf. p. 286. L'oracle auquel
Thémistius fait allusion est dans Hérodote (1, 65) et se trouvait gravé à Delphes.
CHRÉTIENS ET PAÏENS 323

donc, l'empereur sera appelé «Sauveur>>, « Protecteur des étrangers>>,


«Protecteur des suppliants>> (XV, 193 d-194 a).
Ainsi puissance et bonté forment-ils un couple indissoluble. Ce couple
se rencontre en Dieu : il se retrouve chez l'empereur; et la similitude de
leurs conduites rendra, de surcroît, le prince cher à Dieu (I, 9 a).
Ce lien entre puissance et bonté se complète, chez Thémistius, par une
véritable théorie politique de la toute-puissance impériale, q1,1is'étend
à ses yeux au-delà des frontières•. Dans la lettre X, 131 d sqq., il oppose
à la clémence ou à la bonté de Cyrus, d'Alexandre ou d'Auguste celle de
celui qui n'exerce pas seulement ces vertus envers ses sujets : en épargnant
même des barbares, l'empereur se reconnaît empereur de tous les hommes 2 •
Thémistius tient peut-être compte ici des menaces qui perçaient un peu
partout contre l'empire; mais, de toute façon, il est dans la logique de
sa doctrine, puisqu'il lie une bonté sans limite à un empire sans bornes,
et rapproche ainsi mieux encore la douceur impériale de la douceur
divine. On voit en outre que, si les Chrétiens présentaient à l'occasion
l'empereur comme le gérant de la terre, le païen Thémistius fait, lui
aussi, du souverain le second de Dieu ; et c'est précisément l'idéal de
bonté qui lui permet d'opérer ce redressement audacieux.
Il est sûr, en tout cas, qu'une telle doctrine, tout en étant d'inspiration
résolument païenne, doit plus d'un trait - soit par sa perpétuelle
référence religieuse soit par son universalisme - à l'existence même du
christianisme.
Libanios soutient le même idéal 3 • Il l'introduit même dans la religion ;
eL M. Louis Robert a relevé le caractère de dévotion personnelle
qu'implique sa façon de louer en Asclépios le dieu entre tous philan-
lhrôpos - un dieu qui n'est pas sans relation avec certains aspects du
christianisme à ses débuts 4 • En revanche, Libanios n'a pas poussé aussi
loin que Thémistius les prolongements politiques de cet idéal. Il reste,
en un sens, proche de la tradition grecque antérieure 6. On relève d'ailleurs
que, dans le discours XV, il reprend l'argument selon lequel la philan-
thrôpia est une vertu éminemment grecque ; Julien se doit de la pratiquer,
en tant que Grec régnant sur des Grecs (25). Libanios ne généralise donc
pas autant que Thémistius. Il dit aussi que, parmi les Grecs, les Athéniens
ont pratiqué cette vertu plus que les autres, eux qui protégeaient toujours
quiconque était dans le malheur (36-39) : la tradition qui va d'Isocrate à
Plutarque refleurit là dans toute sa force.
Ces deux courants convergent dans l'œuvre de Julien.
Comme Libanios, il voit dans la philanlhrôpia la caractéristique des

( l) C'est là un trait sur lequel insistent très bien les études de GI. Downey et L. Daly
citées plus haut.
(2) Ailleurs Thémistius décrit, selon un schéma désormais classique, la philanthrôpia
comme un élargissement progressif des rapports entre proches (VI, 76 c-d). S'il va
jusqu'aux barbares et à tous les hommes, ce n'est donc point en vertu d'une fraternité
universelle qui serait posée en principe dès le départ comme dans le christianisme.
(3) Voir par exemple les discours Ill, 29, XI, 155 et XI, 243.
(4) Cf. Journal des Savants, 1973, p. 192 et n. 120.
(5) La différence est fortement soulignée, peut-être même forcée, dans l'article
de Daly cité plus haut.
324 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Romains et des Grecs (Contre Gal., 116 a), plus particulièrement encore,
des Athéniens : il écrit ainsi dans le Misopogon, 18 (348 b-c) que les
Athéniens sont, de tous les hommes, les plus épris d'honneur et les plus
amis des hommes:<< De fait j'ai remarqué que les Athéniens sont les plus
généreux et les plus humains des Grecs, bien que j'aie constaté que ces
qualités existaient à un degré honorable chez tous les Grecs >>.Il en est
de même de l'hospitalité.
Mais cette vertu grecque est aussi une vertu en soi, qui se rattache à
un idéal religieux, comme chez Thémistius. Dans les justifications qu'il
donne de la philanthrôpia royale, Julien parle en effet d'imiter Dieu1,
ou bien de s'acquérir la bienveillance de Dieu ; car, comme le précise la
lettre 89 b (289), Dieu est naturellement philanlhrôpos et chérit donc
ceux qui le sont aussi. Julien reprend également, comme dans la tradition
stoïcienne et chrétienne, l'idée d'une fraternité existant entre les hommes:
« Tout homme est un parent pour l'homme>>, écrit-il dans la même lettre
(291 d) ; et il conclut, dans un vocabulaire qui se ressent de l'influence
chrétienne, que nous ne saurions refuser de partager avec notre prochain
(292 d : 1tpàç 't"OUt;7tÀ~O"LOV}2 •
Ce mélange de traditions païennes et d'influences chrétiennes se
retrouve dans le contenu même de la philanthropie qu'il préconise.
Comme dans la tradition païenne et comme chez Thémistius, la
philanthrôpia représente pour Julien une vertu essentiellement royale.
En tout cas, c'est chez des rois qu'il se plaît à en reconnaître, ou à en
souhaiter, la présence. Il le fait avec insistance pour Constance, dans
les éloges qu'il consacre à ce prince (ainsi I, 7, 11, 15, 26, 31, 32, 34;
III, 1, 7, 19, 28, etc.); il apporte pourtant des réserves graves plus tard
(V, 3). En revanche, point de réserves quand il s'agit de sa protectrice
l'impératrice Eusébie (11, 2, 5, 8, etc.). De plus, dans ces divers traités,
il cite les traits de douceur ou de bonté des souverains du temps passé,
évoquant tour à tour Ulysse, Cyrus, Alexandre, ou encore les Romains
vainqueurs de Carthage. Et il fait de cette bonté royale son programme
de gouvernement 3• C'est la vertu à cultiver <<avant tout>> ; et il déclare,
dans le Misopogon, 38 (365 d) : << Ainsi nous tenons pour mérite d'associer,
au sein du gouvernement, la douceur et la modération >>.Déjà dans le
discours III, dont le sous-titre était Sur la royauté, il écrivait qu'à ses
yeux << la douceur (praon), la bonté et l'humanité (philanlhrôpon)
conviennent à un roi, qu'il ne doit point se plaire aux châtiments, mais
se désoler des malheurs de ses sujets, quelle qu'en soit l'origine >>(37).
Le contexte dans lequel est évoquée cette philanthrôpia du prince
renvoie souvent, comme en ce dernier exemple, à la vieille idée de

(1) Par exemple, l'analyse de la douceur royale, dans l'éloge de Constance, parle
d'• imiter la nature divine chez les hommes• (39) ; de même Ill, 38 : • Le bon roi,
imitant de son mieux la Divinité ... 1.
(2) Malgré l'analogie des idées et des termes, cette o parenté• humaine diffère
naturellement de la fraternité chrétienne, entièrement religieuse dans son principe.
(3) Que ce soit la qualité prisée entre toutes par Julien apparaît dans un faux, la
prétendue lettre de Julien à Basile (lettres de Basile, 40), qui commence par ces mots :
• C'est en montrant la sérénité et l'humanité qui me sont naturelles depuis l'enfance,
que jusqu'à présent j'ai réduit en mon pouvoir ceux qui habitent sous le soleil•·
CHRÉTIENS ET PAÏENS 325

clémence. Et quand Julien, dans la lettre 89 b distingue les différentes


formes que peut revêtir cette vertu, il place en premier la modération
dans les châtiments, c'est-à-dire justement la clémence 1 •
Les éloges de Julien portent le plus souvent sur cette clémence. Elle
est pour lui, comme elle l'était à l'origine, un adoucissement de la
justice 2 • Et la fidélité à la tradition classique se traduit par le fait que,
pour l'évoquer, Julien retrouve les mots habituels - plus modestes que
ceux qu'employaient les chrétiens, et plus directement liés à la vie
politique : il parle à chaque instant de praotès, d'épieikeia, de suggnômè 8 •
Il suffit d'un coup d'œil sur les deux premiers traités pour reconnaître
cette tradition, qui s'inscrit jusque dans le choix des mots. C'est ainsi
que, contrairement à Cyrus, le père de Constance eut un fils meilleur
que lui : un fils praoteron (1, 7); Constance sut obéir à son père avec
réserve, mais commander aux autres avec «douceur et humanité>> (11).
Il se comportait «avec humanité >>pour ceux qui arrivaient et agissait
«avec douceur» pour les exilés de retour. Il avait de la magnanimité
dans la victoire (31) ; il savait «ôter aux châtiments ce qu'ils ont de
rigueur et traiter avec clémence, avec générosité, un ennemi terrassé >>'
(39). Enfin Julien s'émeut en voyant, écrit-il, «avec quelle douceur
(praos), avec quelle clémence ( philanthrôpos) tu traitas ceux de ses
amis (les amis de Silvain) qui ne purent être convaincus d'aucune
complicité >>; et il déclare que c'était là agir avec épieikeia, avec justice,
avec sagesse 5• Clémence envers les sujets, clémence envers les vaincus,
la philanthrôpia décrite ici se confond avec la praotès, à laquelle le
vocabulaire ne cesse de l'unir.
L'on constate, du reste, dans l'éloge d'Eusébie, que cette clémence
prend sa source dans une douceur plus générale. Car Eusébie avait de la
douceur en tout. Même sa voix était« douce et suave comme le miel>>(14).
Quant à sa «tendresse pour son époux, son noble désintéressement »,
ils traduisent son caractère. Pour ce caractère, Julien multiplie les éloges,
parlant de «sa sagesse, sa douceur, sa prudence, son humanité, son
équité, sa libéralité et ses autres vertus» (8). Autour d'elle règne ainsi
une atmosphère exquise. Jusqu'à l'empereur qui aurait été, pour son
neveu, de cette douceur toute familiale que désigne le vieux mot homé-
rique èpios (12). Plus tard, Eusébie sut <<profiter du naturel doux, bon
et bienveillant du prince pour l'engager à suivre davantage encore son
inclination naturelle ; et ainsi elle fit pencher la balance vers le pardon.

(1) Les deux aspects que distingue la lettre forment le cadre de l'étude de
J. Kabiersch.
(2) Cf. III, 38 : 'tljV 3(><l)V
... in:l -rb xpe:inov =l '1t'p<X6npovµtt·om6dç.
(3) On trouve souvent les divers mots à quelques lignes de distance : la lettre 89 b
en fournit des exemples. Julien y emploie aussi le composé œrniv6pc.>'1t'o<;; à la même
époque on voit des auteurs reprendre le mot rencontré chez Plutarque : œcptMv6pc.>'1t'o<; :
ainsi Libanios, Decl. 51, 10; les deux termes survivront dans les écrits byzantins
(4) On reconnait dans ces derniers exemples le même goQt que chez Plutarque
pour les combinaisons deux à deux de mots évoquant bonté et douceur. On trouve
ailleurs e:ôcre:ôwç><<XL
q>tÀ<Xv8p<lmc.><;(1, 34); n:p<X6't"l)-roc;
x<Xlin:u:t><El<X<;
(II, 2); quand
ee ne sont pas des groupes de trois : ainsi II, 8 : n:péiov... x<XlXPl)O"-rbv
><<XLeôyv<li(J,OV<X,
ou 19 : lmdxettXV ><<Xl O'Cilq>poau\ll)V
)((XLq>p6Vl)O'tV.
(5) Cf. de même III, 1, 7, 28, 34.
326 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Aussi aurait-on peine à trouver une seule punition, juste ou injuste, un


châtiment léger ou sévère, qui soit imputable à cette princesse ». Depuis
Plutarque, la douceur des héros n'avait pas été mieux célébrée que dans
ces traités de Julien.
Aussi bien s'agit-il à ses yeux d'un critère essentiel en ce qui concerne
les rois. Parmi les souverains qu'il met en compétition dans Les Césars,
il présente ainsi Nerva comme ayant été <<d'un abord très affable
(praolalos) et d'un commerce très honnête >> 1 ; quant à César, il se
compare à Alexandre pour sa modération après la victoire (praolèla) :
<< J'ai pardonné, moi, à mes ennemis>>; et il parle de son <<humanité>>
pour les Helvètes. En revanche, Silène reproche à César de n'avoir pas
su gagner l'affection de ses compatriotes (32). Trajan, lui, se vante
d'avoir été le plus clément envers ses sujets (28 : praolalos), mais redou-
table à ses ennemis. Enfin Marc-Aurèle explique que son idéal a été de
faire du bien au plus grand nombre possible d'hommes (34).
Mais déjà cette idée de <<faire du bien ►> conduit à la seconde valeur
que Julien donne à la philanlhrôpia dans la lettre 89 b - c'est-à-dire à
la libéralité.
Faire du bien était dans la tradition classique ; et Julien ne manque
pas de citer, à l'occasion, les largesses de Constance ou, auparavant,
celles d'Alexandre envers leurs amis (I, 35). Les « evergètes >>étaient une
institution bien connue du paganisme. Mais faire du bien aux pauvres
est une idée qui se ressent des influences chrétiennes. Or c'est bien ce
qu'entend Julien, qui parle de secourir les besoins (lettre 89 b, 289 c)
ou d'aider les faibles (III, 31); et c'est aussi ce dont ses contemporains
lui faisaient un mérite 2 • Jamais la tradition païenne n'eût présenté les
choses sous ce jour.
En revanche, on a souvent relevé que Julien n'allait pas tout à fait
jusqu'à la charité chrétienne : il subsiste chez lui une idée de justice,
éminemment grecque et païenne. Il ne dit pas de donner aux pauvres
en tant que tels 3 • Il dit bien qu'il faut donner même à ses ennemis, même
à des gens en prison, et donner à l'être humain plus qu'à la personnalité
de tel être en particulier. Mais il dit aussi qu'il faut donner plus libéra-
lement aux gens de bien, aux hommes qui sont épieikeis 4 - ce qui est
une idée grecque, mais non pas, dans son essence au m·oins, une idée
chrétienne.
Le jeu des rapprochements et des distinctions est ici fascinant. Et
l'on comprend qu'un important domaine d'investigation s'ouvre ainsi
aux chercheurs, que n'ont pas fini de retenir ces échanges entre chrétiens
et païens au cours du ive siècle après J.-C. Dans l'esquisse qui en a été
ébauchée ici, deux idées essentielles sont à retenir. La première est

(1) Julien lui-même avoue ne pas posséder cet art de l'affabilité : il parle dans le
Misopogon de sa gaucherie, de son ignorance, de sa hargne (18 = 349 a); et il dit
qu'on les lui reproche:• Tu ne sais pas vivre en société, me dites vous ... • (20 = 349 d).
(2) Cf. Ammien Marcellin, XXV, 4, 15.
(3) Cf. Kabiersch, op. cit., p. 67. On relève que Julien fait passer les hôtes avant
les pauvres.
(4) Lettre 89 b, 290 d sqq.
CHRÉTIENS ET PAÏENS 327
l'importance même de la philanthrôpia et de la praolès pour les deux
séries d'auteurs - importance qui consacre son triomphe et confirme la
portée de l'évolution ayant mené jusque-là. La seconde est la constitution,
à travers les combats et les polémiques, d'une sorte de zone franche de la
morale, dans laquelle chrétiens et païens exercent les uns sur les autres
une influence, dont le résultat devait être de léguer à notre civilisation
occidentale une image revue et transposée de l'ancien idéal grec .

. ...
Cette image garde encore une certaine réalité dans l'histoire des
siècles qui suivirent : malgré des éclipses, la tradition de la douceur
grecque, ainsi revue et transposée, ne cesse de reparaître, de place en
place, dans les textes byzantins.
Autour de l'empereur, une double tradition l'imposait : l'empereur
était tout ensemble l'héritier de la clémence romaine, si bien associée à la
puissance du souverain, et l'héritier de la douceur chrétienne, puisqu'il
devait imiter Dieu. Aussi n'est-on pas surpris de voir la tradition de la
philanlhrôpia continuer à remplir les textes officiels. Une importante
étude de M. Hunger a montré que cette vertu, commune à Dieu et à
l'empereur, est constamment évoquée dans les textes 1 • L'auteur cite
entre autres le Livre des Cérémonies 2 , les discours «royaux>> comme
ceux de Théodore Métochite, et les textes officiels constitués par les
Novelles des empereurs, à partir de Justinien. La praolès est plus
discrète ; on la voit pourtant se manifester. On la rencontre, même tard,
dans les discours à l'empereur. Ainsi Théodore de Nicée, s'adressant à
Romain II (959-963), l'appelle <<maître très doux>> : 1tpoc6-rcx-re:
8écmo-rcx3•

La même douceur, associée aux vertus de persuasion et de bonté, est un


des mérites que loue Jean Mauropous, en 10474 • Psellos, à la même
époque, traite d'idées équivalentes.
En même temps, la praolès survit dans les textes religieux. Son éloge
constitue un thème habituel de toute la littérature monastique byzantine.
Par exemple, elle est le sujet du vingt-quatrième <<degré>>de !'Échelle de
Jean Climaque 5 • Ou encore elle figure dans la littérature de spiritualité :
Syméon le nouveau Théologien l'évoque à maintes reprises 8 • Elle fait
désormais partie intégrante de la mystique byzantine.

(!) « Philanthrôpia, eine griechische Wortpragung ... •• Anzeiger Oster. Akad. d.


Wissenschaften (phil.-hist.), 100 (1963), p. 1 sqq.
(2) L'acclamation officielle parlait d't imiter la philanthrlJpia de Dieu•; l'auteur
renvoie à II, 78; II, 123, 28; II, 85; Il, 173, 7 Vogt.
(3) Nous devons ces renseignements, comme ceux qui suivent à l'amitié de notre
collègue Gilbert Dagron. Pour ce texte, cf. éd. Darrouzès, Épistoliers byzantin, du
dixiéme siècle, p. 302 (n• 35).
(4) Cf. éd. Lagarde, n• 186, § 8.
(5) Ile:pl à.'lt'1.6ni-ro,;)(CXI'1t'pcx6ni-ro,;
xcxl â)(cx)((cx,;)(cxl'lt'OVl'Jplcx,;.
(6) Hymnes, 41, v. 78-79; cf. 2, v. 50; 22, 184; 46, 18; 47, 16.
328 LA DOUCEUR DANS LA PENSÉE GRECQUE

Ces divers textes attestent avec force une survie - qui fera d'ailleurs
conserver ces deux mots dans le grec moderne. Mais ils témoignent aussi,
par contraste, que les sommets atteints avec Plutarque marquaient bien
la fin du voyage.
La douceur grecque avait été essentiellement une vertu de sociabilité,
de tolérance et d'indulgence. L'enfermer dans la personne d'un souverain
autocratique ou dans le secret des monastères lui ôtait ce qui avait fait
sa force et son originalité, lui ôtait son <<humanité>>.
S'il est vrai, en effet, que c'était une des forces du christianisme que
de promettre amour et douceur dans un monde tout spirituel, cela
demeure aussi une des forces de l'hellénisme classique que d'avoir cru à
ce peu de douceur et de gentillesse dont l'homme est capable ici-bas, par
le seul effort de sa civilisation et de sa culture morale.
Les Grecs - on ne saurait trop le répéter - n'ont pas toujours pratiqué
ces vertus : ils y ont du moins toujours aspiré. Et la continuité que nous
avons tenté de faire apparaître dans l'histoire de cette notion montre
combien l'aspiration à la douceur, avec ses hésitations, ses avatars, et
sa constante obstination, était, dans son principe même, essentielle à
l'héllénisme. En un sens, elle en définit l'esprit, par opposition à la
barbarie. Et elle en fait, par suite, apprécier mieux encore le prix.
INDEX DES TEXTES GRECS MENTIONNÉS DANS LE LIVRE

Les chiffres en italiques renvoient aux divisions des œuvres grecques, les chiffres
en romain aux pages du livre, les chiffres en caractères gras aux pages du livre où toute
une série de références se trouvent groupées.
L'index donne parfois des références plus précises que le texte même, en remplaçant
une allusion par une indication chiffrée ; inversement, des références à des phrases
consécutives ont parfois été groupées pour l'index en une référence unique. Une mention
comme 75 et n. 1 signifie ou bien que le document en question est mentionné dans un
passage du texte et dans une note se rapportant à un autre passage, ou bien qu'une
note le rattache à un passage du texte où il n'est pas directement mentionné. Le fait
qu'une œuvre soit citée sous le nom d'un auteur n'implique pas que son authenticité
soit admise sans réserves.
Pour alléger un Index déjà long, on a renoncé à reproduire toutes les références
d'abord relevées: on a donné sous une forme séparée, et très simplifiée, les indications
relatives aux documents qui, à cause de leur nature ou de leur date, avaient fait l'objet
d'une étude moins approfondie et se trouvaient, en fait, plus groupés : documents
épigraphiques ou papyrologiques, textes palens tardifs, textes chrétiens, textes latins.
À plus forte raison a-t-on pratiquement renoncé à donner un Index des mots grecs
(mais cf. p. 346). La répartition des auteurs du ne siècle après J.-C. entre un Index et
l'autre étant arbitraire, il sera prudent, pour ces cas tangents, de vérifier dans les
deux listes.

I. AUTEURS GRECS JUSQU'AU ue SIÈCLE APRÈS J.-C.

Aloiphron : 206. Apollodore


Ananias Il, 8, 1; Ill, 7, 1 : 104, n. 2.
Solitaire ; 206. Appien
Andocide: 41, n. I. Hiat. Rom.
1, 57: 86. VI, 4, 23: 243.
J, 96; 81, n. 2. 'l, 36 : 243, n. 2.
JI, 6: 86. 15, 95-98 : 248.
[Andocide] VII, 5, 28: 276, n. 2 et 4.
IV, 22: 285, n. 1. VIII, 8, 52: 277, n. 12.
33 : 233, n. 3.
Antipbane
136 : 260, n. 3.
Timon: 206.
XII, 62 : 303.
Antipbon:35; 41, n. 1 ; 55, n. 1. 107; 112: 234, n. 2.
Jre Telral. ~ 18 : 56. G. civiles
3• Telral. et 6 : 67, n. 3. II, 43; 47; 93: 260.
3• Tetral. ~ 2 : 35, n. 2. 106: 260 et n. 6.
Sur le meurtre d'Hérode, 92: 67, n. 3, 130; 144; 146: 260.
Antisthène: 143. 150 et 151 : 260 et n. 3.
330 INDEXDES TEXTESGRECS
III, 84 : 257, n. 1 III, 1, 1109 b sqq. : 69 i 192-198.
IV, 8: 262. 1120 b 32; 1121 b 24 : 195, n. 1.
V, 4; 16; 41; 45; 47; 131: 262. 1125 b: 38, n. 2.
«Aristée• (lettre de): 309, 310. 1125 b 33-11211 a 2 : 195.
187-300 : 217-221. IV, 11, 1126 a 2 : 92.
11211 b 21; 1127 b 3: 195, n. I.
Aristide(Aelius) 306. 1128 a 18; 1128 b 28-33: 195, n. 1.
Aristophane V, 10, 1136 a 5-10: 69, n. 2; 193, n. 5
Babyloniens : 155. V, 1137 a 31 sqq. : 190-191.
1143 a 21 : 191 ; 194.
Ass. des Femmes
1143 a 23: 66, n. 2; 193, n. 2
411 : 107, n. 1.
1143 a 31: 194.
Ca11aliers
1146 a 2-3; 1149 b 4: 193.
427 : 66, n. 1.
1150 b 3: 194, n. 2.
1114 : 155 et n. 2.
1155 a 16 sqq. : 190; 202.
Grenouilles 1155 a 30: 194, n. 5.
856: 42. 1159 b 25 sqq.: 205, n. I.
952: 107, n. 1.
Histoire des animaw:
Guipes 619 b 24 : 18, n. 5.
568-574 : 78 et n. 1.
Politique
715: 155 et n. 1.
1131 a sqq. : 110.
878-884: 153.
1261 b-1262 b : 189, n. 2
879 : 18, n. 4.
1295 b sqq. : 205, n. l.
975-984: 78 et n. 1.
V, 1308 b : 62, n. I.
999 sqq. : 67.
V, 1315 b: 110, n. 4.
Lysislra!a : 111. 1327 b - 1328 a : 181.
574-586: 155.
Rhétorique
1116-1118 : 154.
I, 1372 b 19- 1373 a 18: 192, n. 2
Nutes I, 1374 a 26- 1374 b 23: 191-192.
212: 155 et n. 1. 11, 1384 b: 194, n. 2
1078-1082 : 71. III, 1404 a 13: 34.
1437-1438 : 55-56; 57, n. 4; 60. Sur la royauté: 216.
1478 sqq. : 68.
Pai:,; [Aristote]
Vices el 11ertus: 199.
392-394 : 45.
1251 b 3 : 278, n. 1.
507 : 154.
1251 b 33: 194, n. 3.
611 : 154, n. 1.
665-667 : 154. Vie d' Ari8lote
668-669 : 68 ; 80, n. 2. fr. 646 Rose : 266, n. 2.
934-936 : 18 ; 42; 155. Arrien
996-999 : 42 ; 154; 155. Anab. 11, 11, 9 : 250, n. 3.
fragm. Entretiens
192, 9: 107, n. 1. I, 11, 17; III, 13, 5; IV, 5, 10: 214,
50 Dem. : 59, n. 2. n. I.
Aristote Manuel d' l?piclèle
42 : 212.
Conslilution d'Athènes
22, 4: 107.
Bacchylide
23, 2: 161, n. 3.
I, 150 Snell : 46, n. 2.
28, 1: 62.
40, 2-3: 111.
Callimaq_ue
: 222, n. 3.
Éthique à Eudème : 195, n. 4. à Artémis
Éthique à Nicomaque: 194-195. 236: 176, n. 2
III, 9- VI: 194. fr. 21 Schn. : 103.
INDEX DES TEXTES GRECS 331

Cléanthe: 216; 222; 309. 163, n. 1 : 30.


S. V.F. 557; 212. 182 : 120 et n. 3; 123.
220 : 50 ; 146.
Cbrysippe: 216.
223 : 60, n. 3.
Cratès: 212, n. 1. 239: 116-117.
Démétriosde Phalère: 31, n. 2; 205, n. 1; 283: 122-123.
316: 50; 146.
216.
Couronne
D6mocharèa 5: 49 et n. 4.
fr. 2 (F.H.G.) : 101, n. 2.
94: 172, n. 3.
Démocrite: 41. 112 : 49, n. 2 et 4.
B 5 (p. 138, l. 7) : 180, n. 1. 132-133 : 108, n. 3; 120, n. 3.
46 : 42-43; 184. 207 : 66, n. 5.
103 : 108, n. 2. 208:172.
JO'/ a: 87. 209 : 49 et n. 4.
252: 60. 231 : 50; 146.
253 : 73, n. 1. 252 : 66, n. 5.
255: 87. 268 ; 49; 50.
291: 60. 275 : 113, n. 2.
Démosthène 298: 50.
Harangues. Chersonèse 311: 172, n. 3.
32-34 : 44, n. 1 ; 147. 316 : 49 et n. 4.
42; 171, Il, 1. Contre Androtion
66 : 172. 51 : 107.
Mtgalopolitaina 52-55: 108.
9; 146, Il, 4, 53-56 : 107, n. 2.
15: 172, n. 4. 57: 107.
16 : 145. Conlre Aristocrate
Olynthienne II 13 : 146.
9 sqq. : 171. 42: 87.
24: 172,n.5. 65: 67.
Organisation flnancitre 70: 87; 101.
16-17 : 44, n. 1 ; 146-147. 83: 87, n. 2.
Philippique 1 131: 52, n. 1; 118.
3: 172, n. 5. 156 : 101 ; 120.
Philippique Il 165: 50.
1 : 146. Contre Aristogilon 1
10-12: 172, n. 5. 18: 60, n. 3.
Philippique III 63 : 113, n. 2.
37-39 : 114-115; 120 et n. 3. 81: 105.
45; 172, Il, 5, 81-84 : 118-119.
Philippique IV 86 : 52, n. 1 ; 60, n. 3; 62.
46: 172, n. 4. 87-89: 101-103; 104-105; 124.
Rhodiens 91: 114.
21: 87. Contre Lepline
Symmories 11: lll.
28 : 172, n. 2. 17:172.
Plaidoyers poliliques, Ambassade 128 : 50.
32: 60, n. 3. Contre Midias
39 : 146. 38: 73.
95: 50; 146. 48-49 : 108-109; 229 et n. 4,
99; 50. 57 : 49 et n. 5,
104 : 101 ; 120. 69; 123-124.
140: 146, 75: 49, n. 4.
332 INDEX DES TEXTES GRECS

87: 114. Dicéarque


90: 63, fr. 24: 199, n. 1.
100: 119.
148: 119. Diodorede Sicile
183 : 74; 118; 184-185. I: 226.
181 : 101. 43; 65; 70; 71, 4; 90, 2; 95, 8
184-186: 51-52; 119. et 5 : 254, n. 4.
186-188: 116. 11, 28 : 254, n. 1.
20'1: 61. IV, 30, 2 : 138, n. 2.
209: 74. IX, 11, 1: 80-81.
209-210: 119, 12, 3; 13, 1: 81; 254, n. 2.
212 : 146, n. 2.
X, 28, 3 : 255, n. 1.
218: 123.
XI, 23-26 : 255, n. I.
Contre Timocrate 6'1, 3: 255.
24: 107.
6'1, 6 : 156 et n. 4.
51 : 101.
92, 3 : 259, n. 2.
61-52 : 114.
XIII, 19-27 : 156-1158;255, n. l.
52: 120.
21: 30.
163: 107.
22: 104.
165-168: 107, n. 2.
23: 254.
170-1?1: 118.
26: 30.
171 : 101.
30 : 103; 157.
1'15: ll7-118.
'16 : 255, n. I.
190-194: 124-125.
83: 156.
191 : 146, n. 3.
90, 5 : 248, n. 2.
193 : 18.
196: 118. XIV, 46: 255, n. l; 286, n. 3.
218 : 122. 106: 255, n. l.
Plaidoyers privés XVI, 20, 2 et 6: 255, n. I.
XXIII, 72: 77, n. 3. 96, 2-4 : 250.
XXVll, 26; 65; 68: 113, n. 2 et 3. XVII, 38, 4: 250.
XXIX, 2-3: 57. 69, 3 : 232, n. 1.
XXXlll, 34: ll8, n. 2. 8,3, 9 : 232, n. l.
XXXVI, 44; 5'1: 172, n. 2. XVIII, 14, 1: 255, n. 2.
69: 62-63. 42, 5 : 255, n. 2.
XXXVll, 59 : 33 et n. 1; 77, n. 3; 47: 233.
179,n.2. XIX, 6, 3; 9, 6: 255, n. 2.
XXXV Ill, 22: 77, n. 3. 20, 1; 24, let 6: 255, n. 2.
XL, 32: 101. 34, 6 : 234, n. 3,
XLV, 67: 74. 44: 233.
68: 49, n. 2. 60, 2 : 255, n. 2.
LI, 11 : 74, n. l. 61-62: 233.
12:118,n.l. 62, 1-2 : 255, n. 2.
LVI, 48: 122, n. 2. 63, 5: 254.
LVIII, 55: 122, n. 2; 185. 65, 6: 233.
LIX, 83 : 68, n. 1. 68, 1 : 232, n. 3.
[Démo,thène] 81, 4; 86, 2-3; 91, 2 et 6;
92, 5; 100, 1: 255, n. 2.
Halonnèse
102, 5; 105, 2; 107, 4 : 233.
31 : 146, n. 4.
XX: 233.
Denys d'Halicarnasse 28 : 234, n. 1.
Ant. Romaines 37: 233.
V, 7 : 288, n. 2. 39 ; 44 : 232, n. 3.
VI, 81: 276, n. 2. 66 : 232, n. 2.
INDEX DES TEXTES GRECS 333

XXI, 3, 3: 233, n. 1. l!ilien


9: 81, n. 1; 255, n. 2. Var. hist., III, 17;:Ix, 26; XII, Z6:
21, 6 et 8 : 81, n. 1. 216, n. 5.
XXIII, 12 : 253, n. 2. l!ipicharme
XXIV, 10, 2: 81, n. 1. B 29 et 31 : 48 et n. 6.
12, 3 : 253, n. 2.
l!ipictète(voir Arrien).
XXV, 3 et 5: 233.
5, 3 ; 241, n. 2. l!:picure
: 217.
XXVI, 17: 253, n. 2. Eschine
21-22 : 251. Ambassade, 39 : 50, n. 4.
XXVII, I, 1 et 7: 253, n. 2. C. Timarque, 17: 109.
6, 1; 8, 1 : 251.
9-10: 233.
Eschyle
12-15: 251-252. Agamemnon
13 : 156 et n. 5. 175 sqq. : 35.
341-343; 475; 627-528; 783: 28.
15, 1 : 81, n. 1
XXVIII, 13: 252. Euménides : 33 ; 82-83.
14 : 234, n. l. 280 sqq. : 32.
XXIX, 10, 1 : 252. 566 sqq. : 34.
31: 252. 690-692 : 35.
XXX, 8:252. 885-88'1 : 34-35.
13: 233; 234, n. 3. Perses
18, 2 : 31 et n. 2; 254. 190: 38.
23: 252. 809-814 : 28.
XXXI, 3: 81, n. 1; 252-253. 837: 38.
9, 4-5: 252. Prométhée : 82, n. 1.
13, 1 : 232, n. 2. 28: 45.
XXXII, 4: 248; 250-251; 253. 48Z : 16, n. 3.
7: 252. Suppliantes
27, 3 : 81, n. 1. 140; 144: 150: 79.
XXXIII, 4, 2; 6; 233. 215-216 : 66.
12 : 255, n. 2. 359: 79.
14, 3: 233. 362: 29.
XXXIV-XXXV, 2: 234, n. 1; 255,
Euboulos
n. 1. fr. 72 (Kock) : 107, n. I.
3, 1: 233.
14: 234. Euripide
23 : 253, n. 2. Alceste
29, 1 : 253, n. 1. 139: 66.
31: 233. 310 : 18, n. 2.
33, 4 : 247, n. 3. Andromaque
39: 233. 309 sqq. : 29.
XXXVII, 10: 253, n. 2. 840 : 89, n. 1.
29, 5 : 253, n. 1. 955-956 : 75, n. 1.
XXXVIII-XXXIX, 8 sqq. : 234, 971-973: 89, n. I.
n. 5; 253, n. 1. 1164-1165 : 88.
17 : 253, n. 1. Bacchantes
XL, 2 : 253, n. 2. 361: 80.
DionChrysostome 436: 42.
Sur la royauté : 221 ; 305-306; 321. 861 : 18, n. 2; 41-42.
Diotodnès : 217 ; 221. Électre
294-295 : 79 ; 88.
Diphilos: 206, n. I. 1024-1026 : 73.
Eophantos: 217; 221. 1327-1330: 79.
334 INDEX DES TEXTES GRECS

Hécube: 88. 362, 6 : 18, 2.


1107-1108 : 73. 645 : 56; 73; 80; 85 et n. 2.
Hélène 822 : 38, n. 2.
80-82: 73. 950 : 18, n. 2.
1642 : 88. 953 : 47; 207, n. 6.
Héraclès
299 sqq. : 88-89. Gorgias
536: 73. B 6, 10 sqq. : 56-57; 62; 63.
1116: 79, n. 2. B 11: 71.
1314 sqq. : 71, n. 1.
1324-1326: 31-32. Hérodote
Héraclides: 88. I, 35: 31.
46 8-460 : 79 ; 88-89. 39, 1 : 67-68.
966: 30. 66 : 322, n. 7.
1009-1011 : 30. 86: 82.
Hippolyte 116-119: 81.
117-120: 73; 80. 123: 138.
443 sqq. : 70, n. 3. 165 : 69-70.
616 : 73. 169 : 29; 81, n. 2.
1013 sqq. : 128, n. 3. 160 : 29, n. 2.
1296-1452: 89. II, 30: 176.
1326: 70. 65: 67, n. 2.
1336-1337: 68. 121 8 : 38.
1396; 1441 : 79 et n. 1. 129: 17; 128.
Ion 181: 38.
621 sqq. : 128. Ill, 53, 4: 55.
1440: 80. 80 : 128; 131.
Iphigénie en Tauride 89: 138.
1400-1402 : 75. 89, 3: 17; 128.
Médée: 88. 119: 82.
490-491 : 73. 130, 3: 16, n. 3.
703: 66. V, 83 : 66, n. 5.
870 : 74; 85 et n. 2. 92 : 17 ; 82; 128.
Oreste 102: 28.
607-511 : 35, n. 1. VI, 19, 3: 28.
1626; 1679: 88. 78: 28, n. 3.
Phéniciennes: 88; 111. 86 y: 81.
549: 128. 96: 28.
995: 73. 101, 3 : 28.
Suppliantes VII, 12, 2; 13, 2: 68.
198-21'1: 45. 106 : 18 et n. 1 ; 82.
250-261 : 73. 136: 29; 31, n. 1.
269 : 87. 23'1: 82.
446 : 128.
Vlll, 33: 28.
Troyennes 60, 1 : 18 et n. 1.
63: 18, n. 2. 1'43: 28, n. 1.
83'1: 79 et n. 1.
IX, 58: 68.
948-966 : 70.
7 8-79 : 31 ; 81-82.
950: 69.
1042-1043 : 69 ; 70. Wsiode
Fragments (Nauck 1) Théogonie
130: 87. 235-236: 17.
297 : 74, n. 1. 254: 38.
339, 3-4: 71, n. 1. 406 : 39, n. 1.
INDEX DES TEXTES GRECS 335
XIII,202 : 14.
Travaw; 314: 16.
207 sqq. : 25.
405; 17.
217-218 : 26.
XIV, 139: 17.
249-267 : 26.
XV, 39-: 17.
797: 38.
63 : 19, n. 3.
Homère 152: 16.
Iliade 411 : 19, n. 2.
I, 334 : 29, n. 3. 490: 17.
340: 20. 557: 17.
II, 164; 180; 189: 19, n. 3. XVII, 394-395: 20.
III, 162: 16. XVIII, 381: 20.
IV, 218 : 16, n. 3. XIX, 329-334 : 21.
256 : 14, n. 3.
361: 17.
[Homère)
VI, 14-16: 21. Hymnes
à Hermès, I, 411 : 38.
224-231 : 15.
à Arès: 39.
VIII, 40: 16.
431 : 53, n. 3.
Ja6e
617: 29. II, 30: 57, n. 3.
IX, 113: 14, n. 2; 19, n. 3.
X, 288 : 14, n. 2. Isocrate
Aréopagitique
XI, 137: 14, n. 2.
20: 106.
615 : 16, n. 3.
21 : 123.
830: 16, n. 3.
33: 115.
XII, 267: 14, n. 3.
41 : 61 et n. 4 ; 122.
XV, 711 : 20, n. 1.
S2: 169.
XVI, 33-35: 19.
67 : 100 ; 106.
XVII, 204: 19.
68; 57; 106.
670-671 : 19.
68-69 : 101 ; 11 I.
XIX, 295-300: 20.
XX, 467: 13, n. l; 19, n. 4. Sur l' Attelage
27 : 161, n. 3,
XXII, 184: 16.
44: 117.
XXIII, 176: 30, n. 2.
252 : 19.
C. Callimachos
281 : 16, n. 3. 34: 62, n. 3.
493: 53.
À Démonicos
534 sqq. : 54. 38 : 57, n. 4 ; 60.
648: 19. Sur l' Échange
20: 100.
XXIV, 759: 19, n. 2.
772 : 13, n. 1 ; 17 ; 19, n. 3. 35: 61.
40: 129, n. 1.
Odyssée
70: 130, n. 1.
Il, 47: 17.
230-234 : 20-21. 1S'J-Ie8 : 184-165.
126: 169,
234: 17.
131-132: 49 et n. 6; 133-134; 137.
280: 19, n. 2.
138: 169.
V, 8-12 : 20-21.
164: 61.
12: 17.
124: 19, n. 2.
U0-214: 105; 175-176.
253-257 : 32, n. J.
VI, 121: 14.
254: 105.
207: 14.
276: 50.
VIII, 546: 15.
299-300: 100-101.
576: 14.
IX, 176: 14. 11vagoras
24-67 : 131-132.
XI, 203 : 13, n. 1 ; 19, n. 3.
336 INDEX DES TEXTES GRECS

37 : 141. Sacrifices
43 : 49 et n. 6. 6: 45, n. 1.
50 : 304, n. 3. Timon: 206; 207.
li8: 141, n. 2. 35; H: 202, n. 3.
Hélène
Lycurgue
37 : 100 ; 133; 287.
C. Léocrate
Nicoclès 33: 100, n. 3; 117.
li-9 : 32, n. 1.
6: 105. Lysias
16-li5 : 180-131. I (Sur le meurtre d'Ératosthène)
À Nicoclès 34-36: 122.
8-23 : 129-180. II ( Epilaphios)
12: 105, n. 3; 175. 15 : 100 et n 1.
15 : 49 et n. 6. 33 : 162, n. 2.
Sur la Paia; : 135, n. 2; 185-166. 40: 79, n. 2.
61 : 61. III (C. Simon)
76 : 161, n. 3. 4 et 6 : 113, n. 1.
111-115: 129. 19: 73, n. 6.
114: 168. 30 : 113, n. 1.
Panathénalque : 164. 43: 73.
56: 101. IV ( Accusation pour blessure)
67: 161, n. 3. 9: 113-114.
77; 82 : 168. VI (C. Andocide): 114 et n. 2
Panégyrique 34: 100.
21-100 : 160-162. VII ( S. l'olivier)
28 : 175. 1; 41 : 113, n. 1
29 : 49; 50, n. 1 ; 100. IX (Pour le soldat)
40-50 : 175. 4: 113, n. 1.
41 : 106. 7: 60.
46 : 106, n. 1. X et XI (C. Théomnestos): 114 et n. 2.
63: 62, n. 3. X, 30 : 73, n. 5.
100-132 : 162-164. XI, 9: 117.
101 : 285, n. 4. XII (C. Ératosthène)
136 : 169, n. 1. 20: ll3, n. 1.
173: 169. 31: 73.
Philippe : 167-188. 79; 90: 120.
80 : 101, n. 2. 100: 120, n. 4.
114; 116 : 46 et n. 4; 50, n. 1. XIII (C. Agoratos)
164 : 133, n. I. 53: ll8.
Leltres 97 : 120, n. 4.
4, l : 62 et n. 4. XIV (C. Alcibiade I) : 114 et n. 1.
5, 2: 49. H:ll7.
7, 5-12 : 132-133. 12-13: 122 et n. 1.
Fl.1osèpbe 41 : ll3, n. 1.
Guerre des Juifs XV (C. Alcibiade Il) : 114 et n. 1.
I, 27, 28 : 267. 1: 101, n. 2.
VI, 324: 267. 9 : 122 et n. 1.
XVI (Pour Mantithéos)
1uba: 249, n. 5.
11 : 60-61.
Lucien 13 : 114 et n. 1.
Démonax 18 et 19: 113, n. 1.
9-11; 21 : 212, n. 1. XVIII (S. confiscation)
57: 104. 19: 117.
INDEX DES TEXTES GRECS 337

XIX ( S. les biens d' Aristophane) Philodème


13: 62. Sur le bon roi : 217 ; 221 ; 261.
16: 113, n. 1. Philon : 300 ; 811-812.
XX (Pour Polyslratos)
34: 78, n. 2; 116.
PbrJnichOB
Solitaire : 206-207.
XXI (Défense d'un anonyme)
19: 113, n. 1. Pindare
XXII (Marchands de bit) Olympiques
19 : 121. VI, 42: 38.
XXIV ( Invalide) XIII, 85: 40, n. 1.
7: 100. • Pythiques
17: 73, n. 2. J, 62-70 : 128, n. 1.
XXVI (Examen d'Évandros) 71: 176.
3;5:113,n.I. III, 6: 176, n. 2.
XXVII (C. Épicratès) 70-71: 40; 127.
6-7 : 113, n. l ; 121. IV, 128: 40, n. 3.
XXVIII (C. Ergoclès) 136: 40.
2 : 121. 271 sqq.: 127-128.
3: 117. 293 sqq. : 128, n. 1.
17: 121, n. 1. VIII, 1 sqq.: 128, n. 1.
XXIX (C. Philocrale) fragm. (Snell)
5: 117. 215 b 4 : 40, n. 1.
XXXI (C. Philon) 236 : 46, n. 2.
11: 73-74. Pittacos : 254, n. 3.
Ménandre Platon
Arbitrage : 201-209. Apologie
878 sqq. : 105, n. 1. 34 d-35 c: 78; 116.
Bouclier : 210. Banquet
Dyscolos : 201-201. 189 d: 45-46.
Perikeiroménè 197 d : 38, n. 2.
1020-1023 ; 209. 218 b: 178, n. 2.
Phasma Critias
41 : 210, n. l. 120 e: 186.
fragments (Koerle} Criton
19; 198; 231; 266; 361 : 210. 43 b : 185.
417 : 205, n. I. Euthydème
466: 211. 302 c; 306 C: 187.
467: 205, n. 1. Euthyphron
484 : 203 ; 211. 3 d: 47.
548: 115; 210, n. 3. Gorgias
608: 210. 472 e: 177.
646: 211. 47 8 a, d : 36, n. 1.
693: 210. 480 b; 489 b: 186.
790 : 210, n. 2. 509 e : 177 et n. 1.
l'lnésimachOS 521 e sqq. : 183.
Dyscolos : 206. 525 a b: 36.
Lois
Réanthe:206. 67 8 e : 180 el n. l.
NicolasdeDamas: 249, n. 5. 684 C; 183.
694 ab: 142.
Panétius: 216 ; 222 ; 235 ; 249 ; 298. 695 a: 142.
697 d: 142, n. 3; 156 et n. 4.
Phérkrate
Sauvages : 206. 71a d: 46.
338 INDEXDES TEXTES GRECS
717 d : 178, n. 2. 499 d qq. : 183.
720 a - 723 a : 188. so3 cd: 182.
731 b-d: 177 et n. 1; 187, n. 2. 537 e: 188.
7S7d:63; 177. S38 c: 61 et n. 4.
76S e : 188, n. 2. S57 e aqq.: 76 ; 109-110.
791 d : 49, n. 2. 562 b sqq. : 109.
860 d : 177 et n. 1. 572 a b: 142, n. 2.
862 C : 36, n. 1. li89 C : 188.
863 a - 871 a: 178-179; 192-193. 603 e : 186.
906 d; 921 a: 178, n. 1. Sophiste
966 C: 178, n. 2. 222 b: 176, n. I.
LysiB Théétète
211 e : 185. 144 a b: 183.
Méné:eène 167 b c: 36, n. 3.
238 e - 239 a : 106. Timée
239 de: 142. 18 a : 44, n. 1.
243 e: 111. Lettre I
244 a : 100, n. 3; 106. 309 b: 202.
244 b : 178, n. 2.
244 e: 100, n. 3.
Plutarque
Vies : Aguilas
249 C: 185.
Ménon 1, 5: 279.
71 e: 43. 2, 2 : 290, n. 1.
7S d: 187. 14, 1 : 290, n. 1.
Phédon 20, 6: 282.
89 a: 189. Agis
Phèdre 14, 3 : 281, n. 1.
268 C - 269 C : 188. 20, S : 290, n. 1.
Philèbe 21, 5 : 277 ; 290, n. 1.
6S c: 178, n. 2. Alcibiade
Polilique 1, 3 : 288; 302.
306 a - 310 a : 181-182. 8, 6 : 276, n. 3.
Protagoras 16, 4 : 288.
324 ab: 36-36; 177. 16, 6 : 285, n. 1.
327 d : 206 et n. 2. Alexandre
34S e : 177 et n. 1. 21 : 260, n. 3.
U9 d sqq. : 182. SB, 7-8 : 278, n. 2 ; 281.
République Antoine
330 a: 186. 10: 206.
331 b : 186, n. 2. 83, 6 : 276, n. 7.
332 d; 33S d : 43. Aristide
336 b: 187. 23, 1 : 280; 290, n. 1.
3S4 a : 187. zs, 10: 61.
364 b- 36S e: 178. Artaxerxès
366 d: 178. 1, 1; 2, 1; 4 : 286, n. 2.
370 b : 142, n. 2. ao, 1 : 278, n. 2 ; 286, n. 2.
372 b : 180 et n. 1. ao, r; : 286, n. 2.
37/i a• 376 C : 180-181. Brutus
37S ce: 44, n. 1 ; 147. 26, 2; 30, 6 : 290-291.
380 b : 36, n. 1. Camille: 288.
387 e: 186-186. 11, 3 : 277, n. 6.
426 d : 178, n. 2 ; 187-188. Caton l'ancien : 289.
467 a : 142, n. 2. li, 5: 276.
469 b sqq. : 31 et n. 2; 44; 236. 20, 3 : 290, n. 1.
INDEX DES TEXTES GRECS 339
24, 10 : 279 et n. I, 2; 290, n. 1. C. Gracchus
21, 2-5 : 247, n. 3. 5, 4 : 290 et n. 2.
Calon le jeune T. Gracchus : 290et n. 2.
5, 3 : 276, n. 3. Lucullus
21, 10 : 282. 18, 9: 290, n. 1.
22-23 : 283. 29, 6 : 281 ; 290, n. 1.
26, 1 : 283, n. 1. 32, 6 : 290, n. 1.
28, 3: 282. Lycurgue
29, 4 : 279 ; 283. 28, 13: 286; 322, n. 7.
49, 6; 50, 2: 282.
Lycurgue-Numa
César 1, 8-10: 277; 282 et n. 2; 286, n. 1 ;
4, 4 et 8 : 277 et n. 1, 9; 283.
288 ; 304 et n. 2.
34, 6-8; 46, 4; 48, 3-4 : 282.
55, 3-4 : 277, n. 11. Lysandre
51 : 61 ; 260 et n. 6. 27, 7 : 279 et n. 5; 304.
Cicéron Lysandre-Sylla
6, 1 : 283 ; 301. 2, 1; 5, 5 el 6 : 280.
Cimon Marcellus
3, 1 et 3; 5, 5 : 290, n. I. 1, 2-3 : 290, n. 1 ; 304.
5, 5-6 : 282 et n. 2. 3, 6 : 279 et n. 5 ; 304.
6, 2 : 280-281. 10-11: 281 et n. 3; 290, n. 1.
10, 1 : 303 et n. 5. 20, 1-2 : 277 et n. 7 ; 285 ; 304.
Cimon-Lucullus Nicias
1, 5 : 279 ; 290, n. 1. 11, 2: 282.
Cléomène : 290, n. 1. Numa
13, 3 : 279; 283. 6;3: 284, n. 1.
24, 4-5 : 281. 20, 4: 301.
24, 8 : 277 et n. 7; 281-282. Othon
Coriolan : 288-289. 3, 1: 280.
1, 3-4 : 279.
Paul-Émile : 290.
Crassus 39 : 276 ; 283.
3, 6: 290.
30, 2 : 277 et n. 9 ; 278, n. 2 ; 282.
Pélopidas
26, 2 et 8 : 290, n. 1.
Démétrios
5, 4; 11, 1: 277 et n. 7.
Pélopidas-Marcellus
1, 3 : 285, n. 5; 290, n. 1.
Démosthène
3, 2 : 290, n. 1.
22, 4 : 284, n. I.
Dion Périclès : 284.
1, 6: 276. 1: 293.
1, 1 : 277 et n. 10.
Eumène
9, 11-12 : 282, n. 1. 1, 4: 283.
11, 2: 282. 2, 6: 286.
Fabius Maximus : 288-287. 7, 8 : 155, n. 1.
17, 1 : 278, n. 2. la: 149.
30, 3 : 277 et n. 7.
Flamininus : 2815.
34, 1 : 279 et n. 2.
2, 5: 281.
36: 35.
r,, 4: 281.
39: 62; 283.
5, 6 : 274, n. 1.
6, 2: 281. Philopoemen
21, 1-6 : 283; 284, n. 1. 8, 1 : 279, n. 6 ; 281 ; 304.
24 : voir Philopoemen-FlamininuB 9, 6-7 : 299, n. 5.
3, 4. Philopoemen-FlamininuB : 28'7.
Galba 1, 4: 285, n. 5.
3, 2 : 276, n. 6. 3, 4: 63.
340 INDEXDES TEXTES GRECS

Phocion De capienda eœ inim. utilitate


s, 1 : 277, n. 4. 86 C ; 277 1 n. 13.
10, 'l' : 49, n. 1 ; 276, n. 7; 277, n. 2. 90 e-f: 277, n. 13; 300; 302.
Pompée : 291-292. Cons. ad. Apoll. : 294, n. 2.
1, 4 : 277, n. 11. 120 a: 277, n. 3; 278, n. 2; 294, n. 4 ;
10, 4 : 276, n. 3. 295.
IS, 4 : 279, n. 2. De Sanilale ...
31, 'l' : 277 et n. 7 et 9. 125 C: 276, n. 7.
33, : : 277 ; 281. 131 C: 301.
60, & : 279 et n. 2. 132 d: 276, n. 7.
65, J : 277 et n. 8. Conjugalia praec.
Public,ta : 288. 138 b c: 277, n. 11; 301.
6, 5 : 299, n. 4. Septem sapientium ...
15: 48, n. 5. 148 d : 279.
Pyrrhus 162 e : 277 et n. 6.
16, r : 274, n. 1.
Regum apopht.
23, a : 286, n. 3.
1'12 b: 279, n. 3.
Romulus : 287-288.
182a: 276.
Sertorius
De Al. M. fortuna aut virtute
6, 7-8; 14, 1 : 281.
329 b: 213.
Solon: 288.
330a: 222.
7,3 : 277 et n. 10; 293.
332 c-d: 277 et n. 6; 278, n. 2; 301-
29, 3: 279.
302.
Solon-Publicola
De Pythiae oraculis
2, 1 : 288.
39.5 a: 296.
Sylla
30, 6 : 276, n. 3.
De virtute morali
441 a: 212, n. 2.
Thémistocle : 288.
443 c - 444 d : 299-300.
Thésée
451 e : 277 et n. 10.
36, 4: 287.
Thésée-Romulus: 287, n. 1. De cohib. ira : 296-298.
Timoléon : 290. 453 b: 277, n. 11.
Timoléon-Paul-Émile 45:; a: 302.
2, 10: 290. 45'1 C : 276, Il. 1.

Œuvru morales : 458 C: 277, n. 13 i 303.


459 C; 277, Il. 13.
De puer. educ.
461 d: 302.
lOc:302.
18 d : 276, n. 6 ; 279, n. 2; 295, n. 2.
462 a. 463 d : 276, n. 6.
464 d : 276, n. 7 ; 278, n. 2.
De aud. poetis
27c: 276, n. 4. De tranq. animi : 298.
36 d : 279 et n. 2; 301. 468 a : 279 et n. 1.
37 a : 277 et n. 13. 468 c et e : 276, n. 1 et 6.
37 b : 299, Il. 4. 473 e: 277, n. 4.
De audiendo De (rat. amore : 294.
44e: 276, n. 7. 479 c-491 : 294-295.
De adulatore 479 C: 278.
54e: 276, n. 4. 484 ab: 277, n. l ; 279 et n. 2.
67 e : 277 et n. 13 ; 279 et n. 2. 48'1 C: 277, D. 11.
69a: 276, n. 7; 285, n. l. 489 C; 277, Il. 13.
69 b c: 295. De amore prolis : 294.
De profectibus ... An viliositas ...
77 b : 279. 499 b : 276, n. 7.
78 b; 80 b c : 300. De garrulilate
83e:299. 510c: 48, n. 5.
INDEX DES TEXTES GRECS
341

De curiosilate 60, 6 : 51 et n. 2.
52Z d : 296, n. 1. 70: 239.
De cupid. divifiarum Ill, 6, 13: 237.
525 C : 276, D. 4. '16, 2: 241.
De vitioso pudore 98-99 : 241-242.
529 a : 296, n. 1. IV, 8, 2: 239.
De se ipsum ... 26, 8 : 51 et n. 2.
543 C : 284, n. 2. V, 9, 10 : 237-238; 239.
De sera numinis .•• 11: 31 etn. 2; 236.
551 C: 300. 66, 2 : 51 et n. 2.
Cons. ad ua:orem : 294; 298. VI, 11 a: 239.
608 d : 276, n. 6. 15, 11: 236.
608 d - 610 a : 294. 56, 13 et 14 : 234, n. 6.
609 e : 277 et n. 10. VII, 11, 4-11: 239.
Quaest. conviv. 14, 2-5: 237, n. 1; 240, n. 1.
712 d : 301. 14, 3: 236.
745 d; 276, n. 4. 14, 4-5: 239.
746 e: 276, n. 4. VIII, 8-11: 238.
An seni... IX, 10: 247.
796 e : 277 ; 295. 11 : 241.
Pracepla gerendae r.p. 23-24: 236-237.
799 d : 303 et n. 4. 28-31: 238.
800 b : 299, n. 5. 33, 4: 236.
810 C sqq : 301. 33, 'I: 238.
816 d: 301. X, 5-1'1: 242,
823 a sqq. : 277, n. 3; 300. 26, 1: 240.
823 b : 276, n. 5. 34-10 : 242-243-
De comparatione Arisloph. 35-36: 241.
854 b sqq. : 211, n. 3. 38, 3 : 51 et n. 2.
De Herodoti malignilale XI, 30 : 243, n. 2.
855 b: 301. XII, 5, 3; 17, 5: 51 et n. 2.
De sollerlia animalium 14, 3 : 244, n 1
959 f: 278, n. 2; 301. XIII, 4, 8: 240.
964 a : 277, n. 5. XV, 4-17 : 243-244; 251.
972 d : 276, n. 4. 33: 240.
983 f; 984 c: 301 et n. 2. XV Ill, 3: 238.
Quaesl. plat. 14, 14: 238.
999 f: 303. 37: 245.
Non posse ... 44-46: 245.
1098 d : 278 et n. l. XXI, 4 sqq.: 245.
Adversus Cololem 11-1'1: 244 et n. 3.
1108 b c : 301 ; 303. 17: 246, n. 2; 252.
1119 C : 277, n. 3. XXII, 16 : 239.
XXIII, 10: 240.
Polybe
1, 8, 4: 239. 15, 1: 236.
70, 6: 235. XXIV, 8-10: 245-246.
72 sqq. : 240-241. XXV, 3, 9-10: 240.
80-81 : 233, n. 2. XXVII, 8, 8: 246, n. 2.
81, 5-9: 237; 240, n. 2. XXVIII, 3, 2: 246.
1'1, 12 : 237; 246.
88, 3: 241, n. 2.
li, 8, 12 : 235. XXIX, 20: 252.
48, 2 : 237. XXX, 3, 6: 237.
58 : 31 et n. 2; 236. XXXI, 24, 4: 237.
61, 4 : 281, n. 5. XXXIII, 13, 6: 237.
342 INDEX DES TEXTES GRECS

XXXVI, 9, 6-8: 248 et n. 3. Sthénidaa: 217 ; 221.


XXXVIII, 16, 9: 248. Stoïciens ( S. V.F.J
XXXIX, 6, 1 : 246, III, 342-344: 213, n. 5.
7 : 229 ; 239 ; 266, n. 2.
Strabon: 249, n. 5.
Poaidonbu:212; 216; 247; 249-250; 258 Stratonde Lampsaque: 216.
108 c (Jacoby) : 222.
P,tbagore Théocrit.e
: 222, n. 3.
D 4: 48. 'l'héognis: 21, n. 3.
Solon 'l'h6ophraste
1 D, 60: 16, n. 3 Caractères : 199-200.
3 D, 37: 38. S. le mariage : 205, n. 2.
DK 10 , 10 [73 a], 19: 40; 42. S. la royauté: 216.
Sophocle: fr. 73 Wimmer (Didot) : 205, n. 1.
Aja:,;, 79 : 83. 'l'huCJdide
121-126: 44; 85. 1, 32, 6: 68.
651; 680 : 83. '16, 2 : 161 et n. 2.
839 sqq. : 83. '15, 3-4: 149.
1031: 22. 75, 6 : 72.
1319: 85-86. 76, 4 : 58-59 ; 150.
1336 sqq. : 86. 86, 1 : 7-4.
1361; 1366 : 44. 96, 1 : 161 et n. 2.
Antigone 126, 6: 27.
65 sqq. : 68-69; 84. 126, 11: 28, n. 3.
454: 30-31. 134, 2: 29.
Électre 136 sqq. : 32.
400 : 69, n. l ; 84. Il, 37 : 97-98; 102; 103; 106; 107-
Œdipe à Colone 108; lll ; 124-125.
562-569: 58. 38-41 : 98-99.
1125-1127 : 58. 38, 2: 160.
1130-1136 : 32. 39, 1 : 49, n. 1 ; 99.
1189-1194: 84. 40, 5 : 108, n. 1.
1202-1203 : 74, n. 2. 53, 2 et 5 : 149.
Œdipe Roi, 59, 3 : 18 ; 42.
584 sqq. : 128, n. 4. 60, 4: 65.
1414-1415: 32. 67, 2-4 : 30, n. I.
Philoctète : 88. Ill, 4, 2 : 59; 151.
502-505 : 85. 9, 2 : 59, n. I.
698 : 16, n. 3. 12, 1: 151.
'13'1: 18, n. 2. 3'1-40: 149-160.
1319-1320: 69. 37, 2: 98, n. 2.
Trachiniennes 39, 2 : 68.
279: 79. 46, 3: 72.
328 : 70, n. 2. 47, 2-4: 151-152.
438-447 : 84. 48, 1 : 59; 151 et n. 1.
443-444 : 70. 53-67 : 71, n. 3.
472-473: 84-85. 65: 70.
1133 sqq, : 83. 66, 5: 74.
1265-1266: 66, n. 5; 86. 65, 2: 70.
fragments (Nauck) 66, 2 : 30; 59, n. 2.
326: 72. 67, 2: 74.
618: 75, 67, 6 : 30.
703 : 56; 191, n. 1. 81: 29.
916 : 202, n. 2. 82, 2 : 72, n. 1.
INDEX DES TEXTES GRECS 343

4, 1 : 49 et n. 6 ; 138.
IV, 19, 2: 59; 148.
6, 19-26 : 139.
61, 6: 72.
11, 1, 21 : 142, n. 2.
86: 152.
1, 29: 139.
90, 1: 28.
3, 11 : 139, n. 2.
97, 2-4: 28.
3, 21: 139.
98, 6-6: 68.
Il I, 1, 1-41 : 90-92,
105: 152.
1, 22-30: 140.
108, 3 ; 41; 42; 152.
1, 28 : 139, n. 1.
114, r, : 68 ; 70.
2, 12: 140.
V, 86: 59; 152. 3, 4: 140.
90: 59; 153. IV, 2, 10 et 11: 139, n. 1.
98 : 153. 3, 1-2 : 142, n. 2.
105, 4: 145. 4, 8 : 140, n. 1.
VII, 16, 2: 74. 6, 8: 140.
18, 2: 30.
V, 1, 9-17 : 71.
29, 4: 105 et n. l.
1, 19 : 139, n. 1.
69, 2 : 98, n. 2.
3, 18-19 : 140.
73, 2: 66. 4, 11 sqq. : 140.
77, 4 : 18; 42.
VI et VII: 242.
VIII, 24, 5: 66, n. l. VI, 1, 31 sqq.: 140.
50: 72. 1, 36 : 71.
93, 2: 62. 1, 45: 145
93, 3 : 18; 42. V 11, 2, 26 : 140.
97: ll 1. 3, 8 el 11 : 140.
4, 14 : 139, n. I.
Simonide VIII: 188-139.
37 b = 13 D: 78-79.
2, 4 : 142, n. 2.
Xénophon 2, 22: 140.
Agésilas : 13'7. 7, 21 : 142, n. 2.
1, 21: 87. Économique : 185-136.
22 : 49 et n. 6. 15, 4: 46.
VIII, 1: 294, n. l. 19, 1'1 : 46, n. 3.
XI, 10: 44; 147. Équitation
Anabase 2, 3 : 46, n. 5.
11, 6, 1-30 : 186-187. Hiéron : 110, n. 4 ; 184-185.
6, 11 : 285, n. l. Mémorables
6, 13 : 169, n. 2. 1, 2, 60: 46-47.
Apologie 3, 8 : 71, n. 2.
20: 91, n. 2. IV, 3: 46.
6, 12 : 135, n. 1.
Art de la Chasse
6, 25 : 46, n. 5. [Xénophon]
Cyropédie : 141-144. Cons!. Ath.
1, 2, 1 : 49 et n. 6; 138. 1, 10: 109.
3, 2 : 294, n. 1.
3, 18: 138.
Zénon: 216.
344 INDEX DES TEXTES GRECS

li. AUTRES RÉFÉRENCES

A. Inscriptions, papyrus

Les références à des inscriptions ou papyrus sont toutes groupées aux pages

223-224
227-230
268-274

Seules figurent ailleurs les références suivantes :


IG II', 1298: 41, n. 4.
V II, 600 : 41, n. 4.
3101 : 39, n. 1.
F. Delphes III, 2, 69: 175.
Sylloge• 368 : 51, n. 1.
438 : 51, n. 1.
457 : 51 et n. 2.
5 3 7 : 51 et n. 2.
1094: 51.
1149: 104, n. 1.
P. Cairo Zenon III, 59.428, 1. 14
51, n. 3.
P. Tebt. I, 31, 21: 51, n. 3.

(Les abréviations employées pour ces divers documents sont les abréviations
traditionnelles, qui figurent dans le Liddell-Scott.)

B. Auteurs tardifs et auteurs chrétiens

Les auteurs chrétiens, ainsi que les auteurs paiens postérieurs à Plutarque et Lucien
sont considérés aux pages l309-329j.Les références qui les concernent ailleurs :dans le
livre sont :

Anthologie palatine III, 34 : 142, n. 1.


V II, 592 : 268. 98 : 50, n. 2; 184.
606: 269. V, 12-16; 17; 21: 189.
Anthologie planudéenne 59 : 216, n. 3.
XVI, 65: 268. VI, 63: 213.
Athénée VII, 4 et 131: 216, n. 4.
505 a : 142, n. 1. 176 : 216.
648 d : 48.
Dion Cassius
S. Basile XLIII, 15-18: 260 et n. 4.
lettres 15 et 7 3: 273, n. 2. 20 : 260, n. 4 ; 26~, n. 3.
Diogène Laërce XLIV, 6, 4: 260, n. 6.
I, 4, 3 : 81. 46-46 : 260, n. 4.
76 : 254, n. 3. LIII, 6: 262, n. 3; 263.
97 : 81. LV, 17: 262, n. 3.
INDEX DES TEXTES GRECS 345

LVI, 6; 40 : 263 et n. 5. or. 18,200; 20, 16; ao,2; 45, 1: 267.


39 : 264. lettre 100, 1 : 273, n. 2.
42 : 264, n. 5.
43 : 263, n. 7. Barc-Aurèle: 306-307.
LVIII, 2: 103. S. Paul : 294, n. I.
LXVI, 18: 266, n. 2.
Pausanias
Eusèbe I, 17, 1 : 104.
Vie de Constantin Philostrate
I, 7; II, 13; IV, 54: 267. Vies des sophistes
Il, 17: 272, n. 4.
S. Grégoirede Nazianze Porphyre
lettres 14; 43; 146; 156 : 273, n. 2.
De Abslinentia 11-111: 213.
· Bimérius: 221; 267.
or. 7, 15 : 267, n. 2. Stobée
II, 120-121 : 213-214.
lamblique III, 1, 52: 104.
Vie de Pythagore 1, 172 : 40.
196 sqq. : 39 el n. 2. IV, 7, 24: 39.
7, 25: 113.
S. lean Chrysostome
7, 27 : 216.
hom. 21 : 267-268.
7, 82-66 : 217, n. 2.
lulien: 267. VIII, 20: 50, n. 4.
Il ( Eusébie), 18: 284, n. 2.
III (Constance), 1: 81. Synésios
VI ( A Thémistius), 5 : 46. S. la Royauté: 144; 221 ; 306.
lettre 89 b, 291 d : 214, n. 1. Zonaras
X/1, 29: 267.
Libanios
Déci. 12: 206. Zosime
or. 15, 39 : 104. Il, 29: 313, n. 2.

C. Auteurs latins

Un relevé complet des auteurs latins eùt alourdi inutilement l'index : on s'est
contenté d'indiquer les pages où il est question de chacun, soit dans le texte, soit
en note:

Ammien Marcellin : 267 ; 326. Pline le jeune : 267 ; 309.


S. Augustin : 214.
Quinte-Curce : 250.
Aulu-Gelle : 142.
Aurelius Victor : 267. Salluste : 244 ; 249 ; 258.
César : 258-259. Sénèque : 263 ; 264-286 ; 297-298; 299 ;
Cicéron: 143; 144; 199; 212; 213; 222; 300.
227; 249; 253; 257; 258; 260; 291 ; Stace : 104; 148.
293; 300. Suétone : 75 ; 260 ; 263 ; 264 ; 266.
Fronton : 306. Tite-Live : 234; 243; 244; 247; 249;
Histoire Auguste : 267. 252 ; 253 ; 255 ; 262 ; 285.
Octavie : 264. Virgile: 30.
Ovide: 263.
346 INDEX DES TEXTES GRECS

D. Principauz mots grecs

Un relevé des différents mots désignant éventuellement la douceur aurait été fort
long ; nous renvoyons seulement aux indications les plus importantes :

ci.v6pwrclvwi;- cbta.v6pc,moi; 87; 101 ; KOLV6Ç - KOL\lc.>VI.X6Ç : 49; 101 ; 277;


- 202; 210 ; 255, n. 1 ; 274 ; 276 ; -214; 277.
325, n. 3.
[J,e:LÀ()(OÇ, µe:LÀl)(LOÇ : 19-20; 269; 270;
~µi.poc; : 37; 176; 188; 229 ; 261 ; 271- 271 ; 276 ; 306.
272; 277; 281 ; 305; 306; 312; 316;
cptÀ6a't'opyoç: 137 ; 214, n. 1 ; 229; 254,
318; 320.
n. 1; 272; 277; 293-294; 306; 317.
~'IUOÇ : 16-19; 221; 261; 270-271; 276;
297, n. 1; 298, n. 4; 312, n. 2; 314;
315; 325.
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ..••..••••••.. · • - · • • · · · · · · · · • •• . • . • • . . . . . . . . . . . I
Prologue : La douceur dans Homère.... . . . . . . . . . . .. . ... ... . . . 13

Première partie. - À la découverte de la douceur : l'essor des mots au


ve siècle avant J.-C.
I. Principes d'humanité dans la religion et dans le droit. . . 25
II. Nouveaux mots pour la douceur : praos et philanlhrôpos. . 37
III. Un mot qui s'ouvre à la douceur: épieikès............. 53
IV. La suggnômè et les fautes excusables...... . . . .. . .. . . . 65
V. L'aptitude à pardonner• • • • • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
Deuxième partie. - Doctrines et problèmes, de la fin du ve siècle à
Aristote
VI. La douceur d'Athènes ... • .......................... . 97
VII. Les limites de l'indulgence.••.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
VIII. La douceur des princes ............................. . 127
IX. La politique à l'égard des cités : les dangers du manque
de douceur ........................................ . 145
X. Douceur et générosité envers les cités grecques ...... . 159
XI. La douceur comme vertu aux yeux des philosophes ... . 175

Troisième partie. - D'Aristote à Plutarque : la douceur à l'honneur


XII. Ménandre et la morale hellénistique. . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
XIII. La monarchie à l'époque hellénistique......... . . . . . . . . 216
XIV. La clémence des conquérants romains, de Polybe à
Diodore .............. •••····••••. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
XV. Clémence et douceur dans l'empire romain ........ ·.... 257
XVI. Plutarque et la douceur des héros......... .... ....... 275
XVII. Plutarque et la douceur des sages. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293
ltPILOGUE : Douceur païenne et bonté chrétienne........ ....... 309
INDEX •..••.....•.•.... ····················,·............... 329
ACHEVÉ D 1 1MPRIIIIER
BN JUIN 1979
SUR LES PRESSES
DB
L 1 111PRUIERIE A, BONTEMPS
LIMOGES (PRANCE)

Dil:PÔT LÉGAL! 2• TRIMESTRE 1979


IMPR, N, 26,067 ÉDIT, N, 2.101

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