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Du même auteur

Les 100 mots de l’histoire, Paris, « Que sais-je ? », 2021.


Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, « Nrf essais », 2020.
Comprendre le nazisme, Paris, Tallandier, 2018, rééd. « Texto », 2020.
La révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2017.
La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2014, rééd.
« Tel », 2020.
Histoire de l’Allemagne, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2014.
Le Nazisme. Une idéologie en actes, Paris, La Documentation française, 2012.
Le meurtre de Weimar, Paris, Puf, « Perspectives critiques », 2010, éd. « Quadrige » 2015.
Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe, Paris, Puf, 2008, éd. « Quadrige » 2012.
Le Nazisme et l’Antiquité, Paris, Puf, 2008, éd. « Quadrige » 2012.
ISBN 978-2-13-082537-1

Dépôt légal – 1re édition : 2021, septembre

© Presses Universitaires de France / Humensis, 2021


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À Louise Chapoutot, qui est, à elle seule,
un bien grand récit.
Avant-propos

Une automobile qui est œuvre d’art, voire chef-d’œuvre classique : la


Mercedes est garée sous le Hoheitsadler, « l’aigle de souveraineté » que les
nazis ont imposé à l’Allemagne à partir de 1933. Il est reconnaissable entre
mille, même si, avec les graphistes des Puf, j’ai veillé à ce que la croix
gammée ne soit pas visible sur la couverture de ce livre. Comme l’aigle figé
dans sa superbe néoclassique qui renvoie à la Rome antique et au Saint-
Empire, la Mercedes Benz est une expression du génie allemand – c’est du
moins ainsi qu’Hitler, le « Führer » sans Führerschein (permis de conduire)
qui avait choisi cette limousine comme véhicule de parade, l’aurait formulé.
Pour qui est familier de l’iconographie nazie, des « journées de l’art
allemand », des défilés munichois et de la statuaire du temps, le message est
limpide. De Platon à l’industrie automobile en passant par Rome, rien de
grand ne s’est fait en dehors du sang germanique.
L’art de la réclame n’est pas nouveau : solidaire du développement de la
production et de la consommation de masse, il joue des références et des
récits accessibles aux contemporains – quitte à trivialiser un aigle pour
sublimer une auto, mais ce n’est même pas le cas ici : sur fond
d’architectonique néo-dorique (le pilier, le chapiteau, la grille), tout est
hiératique, c’est-à-dire à la fois majestueux et vaguement sacré. En
acquérant le bolide, on participe à une épopée millénaire, à une histoire
exaltante, dans une élégance toute classique. On a là le moteur de l’histoire,
nimbé d’éternité.
Ce que Mercedes nous dit ici de ses productions est un petit récit
publicitaire, qui s’inscrit dans un récit plus grand – celui de l’histoire de la
race germanique, parvenue à son acmé depuis l’accession des nazis au
pouvoir en 1933. Mercedes tirera, comme tant d’autres entreprises, le plus
grand profit de ces douze années de dictature, de dévastation et de
génocide, en produisant des moteurs, des châssis, des véhicules blindés, des
pièces aéronautiques, et en louant la main-d’œuvre bon marché des camps
de concentration, obligeamment mise à disposition de l’industrie allemande
par la SS.
Cette image me plaisait, mais les juristes de l’éditeur ont toussé (c’est
leur métier) : et si Mercedes s’offensait d’être représentée ainsi dans un
contexte nazi ? À quoi j’ai répondu que la marque n’avait changé ni de
nom, ni de symbole après 1945, et que cette publicité était de son fait. J’ai
joint tout un dossier d’autres images, bien plus parlantes : des publicités
maison, là encore saturées de svastikas, de soldats de la Wehrmacht, de
véhicules agressifs – débauche viriliste qui est, au fond, le tout-venant de la
publicité automobile.
Et puis je la trouvais intéressante car graphique, comme on dit, et
parlante – il n’y a pas que les mots pour raconter des histoires, les images
s’y entendent très bien. Elle était de surcroît déroutante : le titre du livre
était déjà un peu énigmatique et cette image n’aidait guère à l’élucider.
Peut-être le comprend-on mieux après ce bref exercice de sémiologie – une
discipline que Roland Barthes affectionnait et qu’il pratiquait sur d’autres
belles voitures noires, comme la DS, ces parangons de beauté
contemporaine dans lesquelles on est invité à monter, tout comme on est
embarqué dans un récit.
Introduction

L’interrogation sur la réalité du monde n’est pas neuve. Elle est même
l’une des fondations de la philosophie – que l’on songe à Platon – et
innerve une grande partie de notre patrimoine littéraire. La vie serait-elle un
songe ? se demande-t-on à l’Âge baroque (Calderon), ou une illusion
comique (Corneille) ?
À l’heure des écrans, des réalités virtuelles, des avatars, des films, des
séries et des jeux, on prend plus encore qu’au XVIIe siècle la mesure de ce
questionnement, son sérieux, ses implications. Un écrivain qui, comme
Fabrice Humbert, a pourtant pris toute la mesure du réel (ce sur quoi l’on se
cogne) comme enseignant de lettres en banlieue et comme boxeur, un
écrivain qui, de surcroît, a affronté toute la violence du siècle en visitant un
camp de concentration 1, le dit tout net, à travers son héros : « Le monde
n’existe pas. » Une phrase pour se persuader et se rassurer, certes, car le
personnage qu’il décrit s’avère fragile, et il vit et revit un traumatisme qu’il
tente de domestiquer en se raisonnant, en se « tenant de longs discours 2 »
d’analyse, de mise à distance. Une phrase, aussi, pour dire la réalité irréelle
d’un temps, celle du chatoiement vertigineux des écrans, « un
engendrement d’engendrements, une mise en abyme permanente, comme
des miroirs dont les reflets se multiplient 3 ». Aux États-Unis, où il vit, pays
de récit et de fiction, de dream et de stories, pays qui nous est si
étrangement familier que l’on ne peut s’empêcher de penser, en déambulant
dans ses rues, que l’on est soi-même pris dans un film, le narrateur assiste à
la mise en accusation de l’un de ses amis d’adolescence, accusé d’un crime
atroce. À la fois choqué et sceptique, ce journaliste de profession décide de
mener l’enquête en revenant dans la ville qu’il a fuie, celle de son
adolescence et de sa souffrance, Drysden :

Je prétends que tout ce que nous vivons est un livre ou un film. En tout cas
une fiction, recomposée ou non. Le film en cours s’intitulait Retour à
Drysden. Je logeais dans un décor de film policier. La route qui serpentait
dans les montagnes était celle de Shining. Comme dans le film de Kubrick,
une caméra dans un hélicoptère avait filmé le trajet de la voiture. Drysden
n’existait pas. Le monde n’existe pas 4.

Si le cinéma américain est riche de déjà-vu – en français dans le texte –


et de mise en question de la réalité du réel, de Groundhog Day (1993) au
Truman Show (1998), c’est sans doute parce que la conformation du réel par
la fiction cinématographique y est si puissante, que l’industrie qui la produit
est devenue un vecteur de puissance, ce soft power qui fait voir, penser et
parler américain un peu partout dans le monde – jusqu’à, donc, égarer un
peu le visiteur tout embué de son décalage horaire dans un déjà-vu insistant.
Tout cela remonte à loin : les pères pèlerins (pilgrim fathers) du
Mayflower, qui parlaient la langue de l’Ancien Testament, ne faisaient pas
une simple traversée de l’Atlantique : ils vivaient une seconde sortie
d’Égypte. Opprimés par Pharaon, le roi d’Angleterre, ils allaient vers le
pays de Canaan pour édifier leur nouvelle Sion, la city upon a hill.
L’importance du récit peut surprendre dans ce pays, si brutalement
matérialiste et si odieusement pragmatique, mais ce n’est qu’une des
multiples contradictions, ou compensations, que l’on y constate – comme
cette manie de s’embrasser, au sens littéral, de se prendre dans les bras,
alors que les rapports sociaux y sont si violents. L’importance du récit est
désormais telle, un peu partout dans le monde, que l’on a parfois le
sentiment que l’intérêt principal de ce que l’on vit est de pouvoir être
raconté – et ce n’est pas l’importance de cette mise en scène de soi sur les
réseaux dits sociaux, invention américaine, qui nous démentira.
Un récit, ou une « histoire », c’est le langage qui se saisit du « réel » et
qui l’informe, lui donne forme, à tel point que l’on puisse douter que le réel
existe en dehors de lui, tant on le vit et on le pense à travers les catégories
du langage, avec les ressources et les lacunes de la langue, ressources et
lacunes déterminées géographiquement, socialement et historiquement. On
ne voit jamais le réel qu’à travers le prisme de la langue et de tout ce qu’elle
charrie comme réminiscences culturelles, réseaux métaphoriques et
stéréotypes.
Et, dans ce que peut la langue, le récit est ce type de discours qui donne
sens, dans sa double acception de signification et de direction, et cohérence
au monde en ordonnant des événements sur un axe temporel pour y
distribuer les qualités (cause, conséquence), y démêler l’essentiel de
l’accidentel, et transmuer le hasard en nécessité.
On ne s’étonne donc guère que le récit ait fait l’objet de toutes les
attentions de la recherche littéraire de la seconde moitié du XXe siècle, un
siècle qui a connu la prégnance, l’efficace, voire la performativité de grands
récits collectifs, émancipateurs ou oppresseurs, eschatologiques ou/et
apocalyptiques. De ces recherches, marquées par les avancées conceptuelles
dues, dans le sillage des formalistes russes, à de grandes figures de la
narratologie, on peut induire une définition du récit qui a ouvert la voie à
des réflexions d’historiens et de philosophes sur des fondements plus sûrs –
Paul Veyne et Paul Ricœur au premier chef.
L’idée selon laquelle le réel est informé, c’est-à-dire se voit attribuer
une forme, par celui qui le perçoit, et le construit en le percevant, remonte
au moins à la philosophie critique de la connaissance de Kant, qui donnait
un sens inattendu à la maxime la plus radicale des empiristes, celle de
George Berkeley : Esse est percipi, être, c’est être perçu. Avec Kant, en
effet, on comprenait, par l’étude des catégories a priori de l’intuition
sensible, que c’est le sujet qui donne forme, sinon consistance, à l’objet. Le
phénomène est construit par le sujet ; quant au noumène (l’intelligible, en-
deçà du matériel), il reste de l’ordre de l’imperceptible. Avec l’idéalisme
romantique, le doute frappant le mode d’existence du réel allait croître,
avant que le néo-kantisme, à la fin du XIXe siècle, n’y mette bon ordre en
fournissant aux sciences en plein développement une épistémologie
philosophique adéquate.
Il restait un doute sur la réalité du réel, veine inépuisable, et toujours
féconde, de la littérature et des arts. Depuis Schopenhauer et Le Monde
comme volonté et comme représentation, le soupçon gagnait. Un de ses
lecteurs les plus avisés, Friedrich Nietzsche, parlerait de perspectivisme
pour rendre compte de notre rapport au réel, et incarnerait le terme médian
le plus emblématique, avec sa moustache furieuse, de cette nouvelle trinité
des « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud). Tandis que Marx
doutait de l’universalité des normes (le droit de propriété ne serait-il pas
tout simplement un droit bourgeois et l’expression, comme toute loi, d’un
rapport de force social ?) et que Freud délogerait le maître de maison (le
moi, qui n’est que peu de chose face au ça et au surmoi), Nietzsche doutait
de toutes les valeurs, y compris les moins douteuses (dire la vérité, n’est-ce
pas une injonction de faible, une maxime du ressentiment ?).
Depuis les « maîtres du soupçon », et dans cette « ère du soupçon »
renouvelée que constitue la seconde moitié du XXe siècle, on « déconstruit »,
donc – et avant tout, les récits.
Le mantra du « tout récit » semble s’être installé dans les sciences
humaines et sociales. Tout est récit, semble-t-il, de la psychanalyse à la
littérature (ce qui peut se concevoir), de l’économie à la géographie, sans
oublier l’histoire. Une historienne férue de littérature comme Mona Ozouf,
ou Pierre Nora, dans Les Lieux de mémoire, parlent de « roman national »,
concept critique qui a par la suite été adopté au premier degré, de manière
méliorative et mobilisatrice, par des personnalités politiques en quête
d’imaginaire et de patine intellectuelle. Le récit, concept opératoire pour
comprendre la France de la IIIe République 5, mais aussi la France en ses
multiples diffractions sociales, voire communautaires 6, pour lire le
territoire, ses structures et ses dynamiques, tant la « mise en récit » est
désormais un terrain pour l’enquête du géographe 7, attentif à la
« construction sociale de l’espace humain 8 »…
Glisserait-on vers un constructivisme paresseux, et des sciences
humaines qui se borneraient à l’étude, superficielle et bâclée, des
« représentations » ? Le monde serait volonté et représentation, mais sans
volonté affirmée, et avec des représentations réduites à de simples images :
tout serait ainsi « vu par », « image de », « dans le regard de »…
Notre expérience contemporaine, des « feuilletons » et « séries » à la
pandémie, confirme cette prégnance du récit.
En mars 2020, alors qu’une bonne partie du monde faisait l’expérience
inédite de l’époché économique et sociale, c’est-à-dire de la suspension
généralisée, le poète italien Boccace revint à l’ordre du jour. Il y eut même
des éditeurs pour imaginer un Décaméron contemporain et proposer à
quiconque le souhaiterait de réfléchir, raconter, tenir chronique, écrire, et
penser aux lendemains du mal.
C’est en 1348 que Giovanni Boccace situe les « dix journées » (deca
hemera) du Décaméron : fuyant la peste et la mort, dix jeunes femmes se
retirent de Florence vers un lieu enchanté, métaphore de cet otium qui
suspend le temps du quotidien et dissout l’affairement pour nous permettre
d’approcher la vita bona du sage. En ce jardin, loin de l’infection et de la
mort, elles (se) racontent des histoires, dix par jour. Intéressante situation, et
belle réflexion sur l’utilité de ce qui, en ville, semblait si inutile : le récit,
voire la fiction. Ici, il s’agit bien sûr de se divertir en s’égayant de mots et
d’images, en voyageant dans les temps et dans les lieux du conte et de la
fable – mais aussi de se di-vertir, au sens étymologique et pascalien, de la
noire pensée de la finitude et de la mort. Les mots comblent une béance et
font taire le silence – celui de la peur, peur de la peste, mais aussi celui de
l’angoisse, plus diffuse, arrimée à nul objet particulier, sinon la vulnérabilité
essentielle d’un être qui se sait mortel.
Tous les récits participent de cette recherche du divertissement : on
parle parce que l’on va mourir, pour faire un peu de ce bruit qui distrait, ou
pour donner du sens à notre finitude. On tient chronique, on se remémore,
on chante la geste de tel ou tel…
L’histoire, dans toutes ses acceptions reconnues par la Faculté, c’est-à-
dire dans les différentes modalités qu’elle a revêtues jusqu’à sa
formalisation disciplinaire, sinon scientifique, au XIXe siècle, est au nombre
de ces récits humains produits par ce que l’écrivaine Nancy Huston appelle
joliment « l’espèce fabulatrice » : nous autres hommes, primates évolués
dotés de 300 mm3 de matière cérébrale supplémentaires par rapport à nos
cousins, 300 mm3 fatidiques qui, comme le remarque malicieusement le
biologiste Alain Prochiantz, engendrent les savants, les poètes et les
suicidés – soit tous ceux qui ont affaire avec le sens, qu’ils le cherchent ou
qu’ils finissent par (ne pas) le trouver.
Notre espèce fabule sa vie individuelle et son existence de groupe, « le
récit » étant, selon le psychologue américain Jerome Bruner, « le fondement
de l’identité ». Il ne faut pas chercher plus loin, ou plus profond, ce besoin
que nous avons de « nous raconter des histoires 9 ». Jean-François Lyotard,
qui a diagnostiqué « la fin des grands récits », observe que le besoin de (se)
raconter n’en est pas pour autant écarté, tant l’individu est un être tissé de
mots, animal poétique, être créé par la création, pourrait-on dire pour
compléter ce qu’écrit Aristote :

Dès avant sa naissance, et ne serait-ce que par le nom qu’on lui donne,
l’enfant humain est déjà placé en référent de l’histoire que raconte son
entourage et par rapport à laquelle il aura plus tard à se déplacer 10.

Dans les différents livres de la Politique, ces traités de la cité et de l’être


en cité de l’homme, Aristote nous convie à considérer l’homme comme ce
zoon, cet animal singulier, qui est politikon, qui vit en cité, et non en horde,
en hardes ou en solitaire. Qui peut vivre seul, sinon une bête ou un dieu ?
La qualité de politikon, cette différence spécifique qui le distingue des
autres animaux, est consubstantielle à deux autres caractères : l’homme est
mimetikon, mimétique, et logikon – il est un être de langage.
Que l’homme soit mimétique, qu’il accède à l’humanité par l’imitation
des humains qui l’entourent, tout le prouve dans l’avènement du jeune
enfant comme, a contrario, dans l’expérience des enfants sauvages qui a
tant passionné le siècle des Lumières et notre réflexion anthropologique
depuis lors. Qu’en est-il de l’humanité de l’homme quand on constate qu’il
existe des enfants-loups, -moutons ou -chats ? Précisément que cette
humanisation se fait au milieu des humains. Un chat est très vite tout ce
qu’il peut être. Un homme advient lentement à lui-même, par son milieu
plus que par son instinct : à Rome, il fera comme les Romains et au milieu
des loups, il deviendra loup, ou peu s’en faut.
Sa faculté logique, de langage, a besoin de la mimesis, elle aussi. De
cette mimesis, Kaspar Hauser fut privé pendant environ quinze ans, avant
qu’il ne surgisse, libéré de son cachot, sur la place au Suif de Nuremberg le
26 mai 1828. Recueilli, lavé, habillé, il est pris en charge par ces
pédagogues, bourgeois et philanthropes nourris des Lumières que compte la
ville : grâce à l’affection, à la patience et à la générosité d’un précepteur, il
apprend à lire, à parler, à écrire en allemand, ainsi que de solides éléments
de latin. Cet « homme sans habitus 11 » se révèle irrésistiblement logikon et
mimetikon, animé d’une soif de dire, de formaliser et de narrer qui le
conduit à rédiger sa biographie, l’histoire, dirait Bourdieu, d’une vie sans
histoire, tellement il a peu vécu. Si la nature de l’homme est de ne point en
avoir (il peut être à peu près tout), on peut constater chez lui, à l’exemple de
Kaspar, ce besoin de récit qui, de l’enfant au vieillard atteint d’Alzheimer,
assure le moi, dit l’identité et affermit la personnalité.
Espèce fabulatrice, l’humanité est homo sapiens (ce sapere du langage
et du récit) et, par conséquence, homo interpretans 12. Ce qui, pour les
psychiatres, les anthropologues et les psychanalystes, pour n’importe quel
parent qui raconte l’histoire du soir ou le roman des origines à son enfant,
pour n’importe quel enfant qui tient la main d’un ascendant privé de
mémoire et de récit, relève de l’évidence, ne l’est pas toujours dans cette
science humaine ou sociale qu’est l’histoire.
À l’origine de cette réticence, il y a une ambition haute et noble en
forme de malentendu. À l’imitation de ces sciences intimidantes qui,
comme la physique, moissonnaient les résultats probants, les sciences de
l’homme devaient « traiter les faits sociaux comme des choses » : ce
positivisme allait de pair avec un objectivisme, le fait de poser un objet à
connaître en face du sujet connaissant. Oui, bien sûr ; mais c’était oublier
un peu vite que la « science » est elle-même une histoire, que son
épistémologie est plus complexe que ne le laissent accroire les souvenirs
des cours de philosophie (discipline pour laquelle une belle majorité des
historiens confesse sa répulsion) et que, en sciences de l’homme, l’objet et
le sujet sont à peu près le même. Contre le positivisme français, les sciences
de l’esprit allemandes, qui poursuivaient sur leur lancée herdéro-
hégélienne, défendaient une méthode bien particulière, adéquate au champ
de leur recherche : la compréhension. Connaître, en sciences humaines et
sociales, serait donc (aussi) comprendre, c’est-à-dire, au sens étymologique,
prendre avec soi, être transporté dans l’univers mental des acteurs : en
somme, voir le monde (aussi) avec leurs yeux, pour élucider le sens de leurs
actes.

Cette création continuée de soi par les mots du récit, ceux qui tentent de
rendre raison et de donner sens, de définir une ligne de force, sinon une
destinée, et qui sont là – lors de ces discours que l’on tient, ou que l’on
entend, dans les grandes occasions de la vie – pour transmuer le hasard en
nécessité, cette création est dotée d’instruments électroniques et réticulaires
(les réseaux) nouveaux et performants, ceux de la story de notre vie, ou
plutôt de sa construction et de sa mise en scène sur ce papier glacé du
pauvre que sont les posts de tel site ou les « comptes » de telle application.
Sur le papier du journal intime ou de la correspondance, sur les images d’un
diaporama de mariage, la logique est la même : « L’histoire d’une vie ne
cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un
sujet raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un
tissu d’histoires racontées 13 », écrit Paul Ricœur.
Le tissu du récit est un entrelacs de fils, une intrication, et cette tresse de
mots, de temporalités, de causes et de conséquences, de début, de milieu et
de fin, est une intrigue. Voilà, en définitive, ce que font tous ceux qui
racontent des histoires – lors d’un discours réussi, dans un roman, dans un
ouvrage d’histoire. Selon Paul Veyne, c’est bien ainsi, en narrant, que les
historiens élucident :

L’histoire ne dépasse jamais ce niveau d’explication très simple ; elle


demeure fondamentalement un récit et ce qu’on nomme explication n’est
guère que la manière qu’a le récit de s’organiser en une intrigue
14
compréhensible .

Il fallait du cran au jeune professeur d’histoire ancienne d’Aix-en-Provence


pour affirmer, dès le titre, que, oui, « on écrit l’histoire » : en 1971, l’heure
était encore à un surmoi quantitatif, sinon sériel, qui ne s’estompait pas
encore complètement. Douze ans plus tard, en 1983, Paul Ricœur scellait la
cause : la nature de l’opération historienne était bel et bien à chercher, et à
trouver, dans la dialectique entre « temps et récit », titre d’une trilogie dont
le premier volume s’intitulait L’Intrigue et le récit historique 15. Historiens
et épistémologues redécouvraient alors le récit, mais bien après les
littéraires (narratologues, sémiologues) et les philosophes.
Plus tard encore, au début des années 2000, quand je m’interrogeais sur
un possible sujet de thèse de doctorat, je redécouvris cette question, ou
plutôt j’interrogeai, dans un cadre professionnel et scientifique, ces notions
de discours et de récit qui m’avaient toujours semblé évidentes, si
évidentes, à vrai dire, que j’avais du mal à comprendre qu’on ne le comprît
pas. Peut-être que, confronté très jeune à des discours et à des cultures
politiques divergentes, voire antithétiques, j’avais tôt appris à les mettre à
saine distance, et à concevoir, puis accepter, que le monde était
représentation(s) et que, dès lors, l’accès à autrui passait par cette voie-là.
Ce qui était vrai dans l’expérience commune l’était tout autant en sciences
humaines et sociales, comme quelques belles lectures d’histoire (à
commencer par le Rabelais de Lucien Febvre, dont nous reparlerons), de
sociologie et d’anthropologie allaient m’en convaincre. Aborder le
phénomène nazi par les discours, représentations et récits des acteurs de ce
« mouvement » ne m’en apparaissait que plus légitime : prendre ses mots au
sérieux, ainsi que sa représentation de l’histoire, à laquelle je consacrai ma
thèse. Non sans mal : dans le regard ou les propos de tel ou tel, je percevais
bien que « le nazisme et l’antiquité », la manière dont les nazis avaient
récrit l’Antiquité grecque et romaine, et les raisons pour lesquelles ils
s’étaient donné cette peine, manquait l’essentiel, qui se situait, pour aller
vite, du côté de l’histoire sociale. Ma soutenance de thèse, à cet égard, fut
un moment de vif débat, y compris au sein du jury. Je rends grâce à Pascal
Ory, qui en était, d’avoir à ce point tout compris, et de l’avoir dit.
Peu après cette soutenance, j’eus l’opportunité d’enseigner l’histoire à
l’École Polytechnique, en ce jeudi matin voué aux « H2S » (Humanités et
Sciences Sociales) qui laissent généralement tant de bons souvenirs aux
enseignants et, peut-être, à leurs X. Je proposai pour 2007 et 2008 un cours
intitulé « L’homme contemporain et le sens ». Lors de la première séance,
j’annonçai à mes X que nous allions « faire de l’histoire, en parlant de la
chose même et en parlant de la manière dont on en parlait », ce qui revenait
à tenter « d’étudier la manière dont les contemporains vivaient le temps et
se vivaient dans le temps ». Au programme : « les philosophies de
l’histoire, de Hegel à Fukuyama », « l’eschatologie marxiste », « les
imaginaires et discours du complot, ou le sens malgré tout », « l’angoisse et
l’utopie nazie », « la sublimation par l’épopée impériale chez les fascistes »,
« le langage à l’épreuve de l’histoire », « les analytiques de l’absurde », les
messianismes, le déclinisme… Après tout, ils avaient choisi en
connaissance de cause, car le livret des cours annonçait en partie ceci :

Le sens se lit, mais il se vit aussi. Nous verrons comment l’homme


contemporain parvient à conférer du sens à son action, à l’exalter en rendant
épique son époque. Le communisme et le nazisme participent de cette
exaltation de l’action historique, de même que le fascisme italien, qui
proclame un nouvel Empire romain. Dans les démocraties contemporaines a
été développé un messianisme de l’émancipation : la France, depuis 1792,
mais aussi les États-Unis, prétendent être la patrie des Droits de l’Homme,
pour l’une, la patrie du Bien, pour l’autre. Deux messianismes, deux
eschatologies du Bien sont à l’œuvre, dont on a pu observer le heurt récent
à l’occasion du débat de 2003 sur l’intervention en Irak.
Enfin, il arrive que le sens fasse défaut. La volonté de lire ou de créer un
sens dans et par l’histoire achoppe parfois sur une prise de conscience
désenchantée de l’absurde. Cette prise de conscience fut manifeste et
poignante autour de la Seconde Guerre mondiale, avec les figures et les
œuvres de Camus et de ceux qui, significativement, furent qualifiés
d’écrivains de l’absurde et qui, malgré la guerre, malgré la Shoah, malgré le
non-sens, tentèrent de réinventer une manière d’écrire et de parler après
Auschwitz.
Il y avait là un beau sujet de livre, mais il y en avait d’autres à publier,
dont ma thèse, accueillie par les Presses universitaires de France en 2008.
C’est pour cela que lorsque leur directeur, Paul Garapon, m’a demandé de
participer au centenaire des Puf par un livre en 2021, j’ai repensé à ces
réflexions, mises sous le boisseau d’autres travaux, mais enrichies par eux,
ainsi que par d’autres heureux événements, comme la venue au monde de
deux filles : avec elles, la question du sens s’est faite moins corrosive, plus
apaisée et plus heureuse. Car elle peut être douloureuse, et tout le XXe siècle
en témoigne, qui aura été celui de l’engagement (politique) comme de la
réflexivité (littéraire et philosophique) sur fond de doute, ou de désespoir.
Au mitan du siècle, XXe du nom, Maurice Merleau-Ponty, ressaisissant
un demi-siècle de réflexions sur l’homme et le temps, sur cette existence si
particulière qui est celle de l’être humain, notait : « Il est le lieu de la
contingence », « une vie tissée de hasards 16 », résumant ainsi cette
anthropologie qualifiée d’existentialiste qui, de Heidegger à Sartre, de
Camus à Beauvoir, rayonnait d’Allemagne et de France.
À la suite de l’auteur d’Être et Temps (1927), dont le prestige et le
rayonnement intellectuels n’avaient guère été entamés par sa
compromission momentanée avec les nazis, on se mit à penser l’être-
humain comme un Dasein, cet être-là qui est être-jeté, sans provenance ni
destination. On disait là la déréliction de l’homme qui, seul en ce monde,
est cet être qui meurt : « Seul l’homme meurt, il meurt continuellement,
aussi longtemps qu’il séjourne sur terre 17. » L’anthropologie philosophique,
qui se résolvait en analytique du Dasein, enseignait donc que « l’homme est
appelé mortel parce qu’il peut mourir. Pouvoir mourir veut dire : être
capable de la mort en tant que la mort. Seul l’homme meurt 18 ». En vérité,
cette nouvelle, après la mort de Dieu diagnostiquée et déplorée par
Nietzsche, n’était pas bonne.
Cette summa divisio entre humanité et animalité, culture et nature,
conscience et substance, cristallisée au XVIIe siècle, se retrouve dans la
e
philosophie allemande du XIX siècle qui est, plus encore qu’à d’autres
époques et en d’autres lieux, une anthropologie, c’est-à-dire une vaste
recherche sur l’être humain de l’homme, et ce depuis Kant, qui s’interroge
sur les capacités et les limites de l’homme, sur ce qu’il peut savoir, doit
faire et peut espérer, à Marx qui, dans le sillage de Hegel, en fait le fils de
ses œuvres, de ses réalisations, à Schopenhauer, qui décrit sa misère, entre
douleur et ennui, et Nietzsche, qui s’en veut le « médecin » et le
« psychologue ».
Dans Le Monde comme volonté et représentation, au chapitre intitulé
« Métaphysique de la mort », Schopenhauer écrit ainsi : « L’animal vit sans
connaissance réelle de la mort ; aussi, dans le monde animal, l’individu
jouit-il immédiatement de la nature impérissable de l’espèce, n’ayant
conscience de lui-même que comme d’un être sans fin. Chez l’homme,
l’effrayante certitude de la mort a fait son apparition en même temps que la
raison 19 », dans cette distance de soi à soi, cette réflexivité qu’elle institue.
Face à la mort, les yeux de l’animal « expriment le calme de l’espèce 20 »,
une espèce qui se sait éternelle, alors que l’homme, qui est individué, meurt
tout entier, à la fois totalement et solitairement.
Prolongeant la liste des caractères de l’homme (animal logique,
mimétique, politique) dressée par Aristote, Schopenhauer le définit comme
un animal métaphysique :

Excepté l’homme, aucun être ne s’étonne de sa propre existence ; c’est pour


tous une chose si naturelle, qu’ils ne la remarquent même pas. [Seule] la
raison […] s’étonne de ses propres œuvres et se demande à elle-même ce
qu’elle est. Son étonnement est d’autant plus sérieux que, pour la première
fois, elle s’approche de la mort avec une pleine conscience, et qu’avec la
limitation de toute existence, l’inutilité de tout effort devient pour elle plus
ou moins évidente. De cette réflexion et de cet étonnement naît le besoin
métaphysique qui est propre à l’homme seul. L’homme est un animal
métaphysique.
[C’est en effet] avec la première réflexion que se produit déjà cet
étonnement qui fut pour ainsi dire le père de la métaphysique. C’est en ce
sens qu’Aristote a dit aussi au début de sa Métaphysique : « En effet, c’est
l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux
spéculations philosophiques. » De même, avoir l’esprit philosophique, c’est
être capable de s’étonner des événements habituels et des choses de tous les
jours, de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y a de plus général et de
plus ordinaire.

Alors que le savant s’étonne de l’exceptionnel, l’esprit métaphysique


s’étonne de la banalité, celle d’une vie qui croît, qui se corrompt et qui
meurt. Jusques et y compris dans cet instant ultime où se dissipe l’illusion
de l’immortalité, l’homme s’étonne de mourir.
Rien de cela chez l’animal, être anhistorique et immortel, qui est éternel
par l’espèce et inconscient de sa finitude individuelle, selon Nietzsche, dans
ce passage fameux de la Seconde Considération inactuelle :

Considère le troupeau qui paît auprès de toi : il ne sait ce que c’est qu’hier
ni aujourd’hui […] serré par son plaisir et son déplaisir au pieu de l’instant,
ce qui lui évite tristesse et lassitude. Cette vision est difficile à soutenir pour
l’homme, car s’il se targue de son humanité face à l’animal, il louche quand
même avec envie sur son bonheur […]. Voici qu’un beau jour l’homme lui
demanda : pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, au lieu de rester à
me regarder ? L’animal aurait bien voulu répondre en disant : cela tient à ce
que j’oublie toujours à l’instant même ce que je voulais dire – mais il oublia
jusqu’à cette réponse et il se tut, si bien que l’homme commença à se poser
des questions.
Historicité de l’homme, anhistoricité du mouton : l’historicité est cette
inscription dans l’histoire, ce temps orienté vers la mort, ce lieu vectoriel de
la finitude. Être historique, être doté d’historicité, d’une conscience de sa
propre finitude, revient donc à avoir un problème avec le temps.
On constate, au XXe siècle, une reprise de thèmes déjà développés au
e
XVII siècle par Pascal et qui retrouveront, nous allons le constater, une
étonnante actualité chez de nombreux écrivains et philosophes
contemporains.
Pour Pascal, l’homme, égaré entre les deux infinis, l’atomique et le
sidéral, l’est également entre les deux dimensions du temps que sont ce
passé qui n’existe plus et cet avenir qui n’existe pas encore, deux
projections (rétrospective et prospective) qui lui interdisent de vivre un
présent aliéné à ce qui le précède et à ce qui le suit. Dans l’une de ses plus
célèbres pensées, il écrit :

Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir


comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le
passé pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents que nous errons
dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous
appartient […]. Ainsi, nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ;
et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le
soyons jamais 21.

Être d’angoisse ontologique, qui ne peut être apaisé que par la foi en
son Créateur, l’homme est ce « roseau pensant », à la fois dérisoire et
sublime, un être faible et grand – grand par la conscience de sa faiblesse –
dont Pascal souligne la gloire et la misère car, « quand l’univers l’écraserait,
l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il
meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute
notre dignité consiste donc en la pensée […]. Travaillons donc à bien
penser 22 », parce que « je ne puis concevoir l’homme sans pensée : ce serait
une pierre ou une brute ». Mais « à quoi pense le monde ? […] à danser, à
jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., à se battre, à
se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi, et qu’être homme 23 ».
Pour éviter de penser, penser sa misère, sa mort et, donc, sa grandeur,
l’homme pense à quantité de choses superficielles et inutiles, aux affaires et
aux jeux du monde, qui le divertissent, c’est-à-dire qui le détournent de son
être mortel.
Si l’on insiste autant sur Pascal, c’est en raison de sa puissante
rémanence et de sa forte présence chez nombre de penseurs et d’écrivains
du XXe siècle, comme si les questions posées par ce mathématicien qui,
avant la fameuse nuit de la Révélation divine, doutait de l’existence de
Dieu, étaient celles d’un siècle qui en avait pris congé. On comprend mieux
l’étonnante postérité de Pascal au XXe siècle quand, en feuilletant les
Pensées, dont la collation est elle-même si moderne (aphorismes, formes
brèves, reprises par Nietzsche et si adaptées à un siècle qui remet en cause
les notions de récit et de système argumenté), on rencontre des réflexions
qui semblent la matrice d’œuvres comme celles de Heidegger, Adorno et
Horkheimer : « C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne
délibérer que des moyens, et point de la fin 24 », c’est-à-dire de la fin des
fins, la mort, mais aussi des fins qu’il pourrait se donner s’il se donnait la
peine de penser.
Mais penser revient à porter un fardeau bien lourd. Si Pascal, dans son
Mémorial, rend grâce au « DIEU d’Abraham, DIEU d’Isaac, DIEU de
Jacob – non des philosophes et des savants », « Deum meum et Deum
vestrum », s’il parvient à s’accommoder de sa finitude par la foi dans le
Dieu vivant, « fons acquae vivae » auquel le lie désormais une
« Renonciation totale et douce. Soumission totale à Jésus-Christ », il ne
peut oublier que Jésus lui-même a connu les affres de l’angoisse au jardin
de Gethsémané. Or l’homme contemporain de la mort de Dieu n’a même
plus cet espoir dans l’appel ultime au Père.
Camille Riquier, spécialiste de la pensée de Bergson et de Péguy, l’écrit
sans détour dans un essai au titre à la fois assertif et définitif, Nous ne
savons plus croire : « Reconnaissons que nous ne savons plus croire. Non
pas qu’auparavant les hommes croyaient mieux. Ne laissons pas se glisser
dans nos propos un soupçon de nostalgie pour les anciens temps parce que
la créance y aurait été plus assurée et parfois de bonne tenue 25 », mais, peut-
être, et nous convoquons les historiens du religieux et du culturel pour
développer la pensée du philosophe, parce que nous ne le pouvons peut-être
tout simplement plus. Parce que, dans un monde galiléo-cartésien purement
matériel, mécaniste et, depuis le XIXe siècle, scientiste, les conditions
intellectuelles ne sont plus réunies pour ressentir et penser la Présence, de
telle sorte que, selon le beau mot du philosophe Alain, nous ne vivons plus
que « l’immense absence, partout présente ».
L’homme contemporain doit donc créer du sens autrement.
En juillet 1944, Raymond Aron publie un article intitulé « L’avenir des
religions séculières », où il observe :

Le socialisme est religion dans la mesure même où il est antireligion. S’il


nie l’au-delà, il ramène sur la terre certaines des espérances que, naguère,
les croyances transcendantes avaient seules la vertu d’éveiller. Je propose
d’appeler « religions séculières » les doctrines qui prennent dans les âmes
de nos contemporains la place de la foi évanouie et situent ici-bas, dans le
lointain de l’avenir, sous la forme d’un ordre social à créer, le salut de
l’humanité 26.

La lecture qu’il déploie du phénomène nazi, auquel il consacre un autre


article intitulé « Existe-t-il un mystère nazi ? », est comparable. Y a-t-il
donc, en notre temps, une « fatalité des religions séculières 27 » ? Le
phénomène, en tout cas, est tellement massif qu’il semble définir le siècle,
âge d’une aspiration au sens qui trouve ses réponses et sa dilection dans les
religions politiques contemporaines :

Les foules qui acclament furieusement les faux prophètes trahissent


l’intensité des aspirations qui montent vers un ciel vide. Comme le dit
Bernanos, la tragédie, ce n’est pas que Hitler se donne ou se prenne pour un
Dieu, c’est qu’il y ait des millions d’hommes assez désespérés pour le
croire 28.

L’histoire n’est donc pas une réalité brute, mais aussi, voire surtout, le
récit que l’on en fait, à l’échelle individuelle comme à l’échelle des groupes
et des sociétés, pour donner sens au temps, au temps vécu, au temps qui
passe.
Jadis, le sens était tout trouvé : il avait pour nom(s) Dieu, Salut,
Providence ou, pour les plus savants, théodicée. À l’orée du XXe siècle, la
lecture religieuse, avec un sens venu d’en-haut, n’est plus crédible, dans un
contexte de déprise religieuse massive qui caractérise l’Occident – l’Europe
au premier chef. La question du sens (« de la vie », « de l’histoire »…) en
devint brûlante et douloureuse, comme en témoignent les œuvres littéraires
et philosophiques du premier XXe siècle, notamment après ce summum
d’absurdité qu’aura constitué la mort de masse de la Grande Guerre.
La littérature entra en « crise », ainsi que la philosophie et la « pensée
européenne » (Husserl). À cette « crise » du sens, des mouvements et des
cultures politiques vinrent répondre : on ne peut guère comprendre le
fascisme, le nazisme, le communisme, le national-traditionalisme mais aussi
le « libéralisme » et ses avatars (ultra, néo…), sans prendre en compte cette
dimension, essentielle, de donation et de dotation de sens – à l’existence
collective comme aux existences individuelles –, sans oublier, très en vogue
semble-t-il, et toujours très commode, le complotisme.
Au rebours de l’opposition un rien abrupte entre discours et pratiques –
les premiers relevant de l’analyse de discours ou de l’histoire culturelle, les
secondes étant sous la juridiction de l’histoire sociale – ou de celle qui
distingue histoire et « métahistoire », il s’agit d’entrer de plain-pied dans
l’histoire de notre temps en voyant comment nos contemporains (et nous-
mêmes) habitent le temps en tentant de lui donner sens.
Nous allons donc nous intéresser aux fables ou à ce que, sous
l’inspiration d’un collectif de psychanalystes (Jacques André),
d’anthropologues (Gérard Lenclud) et d’historiens (François Hartog), on
pourrait appeler « les récits du temps 29 ».
1. Fabrice Humbert, L’Origine de la violence, Paris, Le Passage, 2009.
2. Fabrice Humbert, Le monde n’existe pas, Paris, Gallimard, 2020, p. 110.
3. Ibid., p. 83.
4. Ibid., p. 66.
5. Sébastien Ledoux, La Nation en récit, Paris, Belin, 2021.
6. Yves-Charles Zarka (dir.), La France en récits, Paris, Puf, 2020.
7. Pierre Gras, Mettre en récit l’urbanité des métropoles portuaires. Architecture et
mondialisation des formes urbaines : Gênes, Le Havre, New York (1945-2015), Rennes, PUR,
2020.
8. Michel Lussault, L’Homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Paris, Seuil,
2007. Voir du même auteur L’Avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la terre,
Paris, Seuil, 2013.
9. Jerome Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, Paris, Retz, 2002, rééd.
Pocket, « Agora », 2005.
10. J.-F. Lyotard, « Les problèmes du savoir dans les sociétés industrielles les plus développées
fait au Président du Conseil des Universités auprès du Gouvernement du Québec », Paris,
avril 1979, p. 22.
11. Hervé Mazurel, Kaspar l’obscur, ou l’enfant de la nuit. Essai d’histoire abyssale et
d’anthropologie sensible, Paris, La Découverte, 2020.
12. Johann Michel, Homo interpretans, Paris, Hermann, 2017.
13. P. Ricœur Temps et Récit, III. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985.
14. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 67.
15. P. Ricœur, Temps et Récit, I. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983.
16. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1951, p. 304.
17. Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », in Essais et conférences, Paris, Gallimard,
« Tel », 1958, p. 177. Voir également Être et Temps, § 47 : Heidegger emploie le verbe sterben
pour l’homme et verenden pour les autres êtres vivants.
18. M. Heidegger, « L’homme habite en poète… », ibid., p. 235.
19. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, Puf,
« Quadrige », 1942, p. 91.
20. Ibid., p. 127.
21. Blaise Pascal, Pensées, 172 (47).
22. Ibid., 339 (111).
23. Ibid., 146 (620).
24. Ibid., 98 (193).
25. C. Riquier, Nous ne savons plus croire, Paris, Desclée de Brouwer, 2020, p. 2.
26. R. Aron, « L’avenir des religions séculières », juillet 1944, reproduit in R. Aron, Une
histoire du XXe siècle. Anthologie, Paris, Plon, p. 153-173.
27. Ibid., p. 163 et suivantes.
28. Ibid., p. 163.
29. Jacques André, Sylvie Dreyfus-Asséo, François Hartog, Les Récits du temps, Paris, Puf,
2009.
CHAPITRE PREMIER

L’épuisement du providentialisme

Il peut sembler singulier de s’intéresser à l’Église catholique dans un livre


qui tente d’introduire à l’histoire de notre temps. Cette institution presque
bimillénaire – et par là déjà intempestive – semble en effet appartenir à un
autre temps, un temps précisément révolu, et ne figurer parfois aux marges
de notre époque qu’au titre de rémanence d’un passé qui peine à disparaître
pleinement, à la rigueur simple butte témoin, vestige géologique d’un
paysage qui a été bouleversé depuis la Renaissance, les Lumières, la
Révolution française – sans même parler de la suite.
Ces évolutions, l’Église catholique a parfois tenté de les accompagner,
sinon de les embrasser, quoique fort tardivement. Mais force est de
reconnaître que son message a le plus souvent été orthogonal aux évolutions
culturelles qui ont travaillé l’Occident en profondeur depuis la Modernité.
La condamnation du « modernisme » est, du reste, une constante du
Magistère depuis le XVIIIe siècle au moins, sinon depuis le concile de Trente
et le déclenchement de ce qu’il faut bien appeler la Contre-Réforme.
Institution arc-boutée sur le passé, ou sur une « Tradition » dont les
croyants et certains clercs méconnaissent le caractère mythique ou
l’invention, l’Église semblerait n’avoir plus rien à dire au monde
contemporain.
Le moment 2013 en France fut à cet égard désastreux pour la
réputation, voire l’honneur, du catholicisme : des gens qui n’avaient que
l’Amour à la bouche couvraient le mal fait aux enfants dans et par
l’institution, et exprimaient leur haine des homosexuels ; de hauts
responsables, comme le cardinal Barbarin, s’oubliaient à parler de
« zoophilie » tandis que le si insuffisant cardinal Vingt-Trois, bien connu
pour son mépris des femmes, défilait contre l’accession des couples
homosexuels à un droit parfaitement légitime dans une République laïque et
sur un territoire, la France, qui n’est plus une théocratie depuis longtemps.
Dans une belle union, des intégristes (mais l’Église n’était pas en reste),
barbus, juifs orthodoxes et catholiques (devenus) mainstream fustigeaient la
« perversion » ou l’« inversion » – dans un émouvant « mirage pour tous »,
comme le notait avec sagacité Le Canard enchaîné.
Quand un groupe se flétrit, il s’aigrit et se radicalise : en définitive, les
manifestations dites par antiphrase « pour tous » étaient l’expression
hoquetante et le tressaillement d’agonie d’un isolat socioculturel en voie de
disparition. Des « cathos tradis » biberonnés aux JMJ (Journées mondiales
de la jeunesse) de Jean-Paul II, vaguement tentés par une nouvelle Contre-
Réforme qui, par leur présence sonore au sein de l’Église et avec le soutien
malheureux des deux plus hauts prélats de France, ont désespéré des fidèles
moins réactionnaires ou conservateurs et donné à l’extérieur une image
déplorable de leur foi.
L’Église était-elle à ce point sortie de l’histoire qu’elle n’avait plus rien
à dire au monde ? C’était injuste pour les catholiques dits « de gauche 1 »,
balayés par le long pontificat d’un pape polonais obsédé, comme le
préconciliaire Pie XII, par sa croisade géopolitique contre le communisme,
et prêt à tout pour serrer les rangs, quitte à adouber et approuver jusqu’à la
béatification de criminels patentés, comme le fondateur, franquiste et
violeur, de l’Opus Dei, ou des « fana-mili » de la foi comme les
Légionnaires du Christ. Que de charité on devine dans ces mots ! Il n’est
pas le lieu, ici, de dresser le bilan d’un pontificat charismatique, mené
tambour battant, puis contre la maladie, par un pape qui fut un génie de la
mise en scène, athlétique et courageux à bien des égards, mais parfaitement
réactionnaire sous ses oripeaux de rock star.
Par une curieuse inversion des perceptions et des jugements, ce fut son
successeur, Benoît XVI, qui apparut intempestif et « tradi » : attaché à la
tradition jusqu’à exhumer des parures pontificales inventées au XVIe siècle,
inconditionnel de petits chaussons fourrés et d’étoles désuètes, il était, de
fait, un intellectuel fortement critique à l’égard de la Modernité. Benoît XVI
s’est néanmoins attaqué frontalement à tous les abus que son prédécesseur
avait coupablement laissé prospérer pour ne pas entraver le succès de la
cause : des abus sur les corps aux malversations financières de son protégé
Marcincus, déjà dénoncés, in petto, par Joseph Ratzinger, mais passés sous
silence par le Pontife. Certes, Ratzinger a enveloppé certains
traditionalistes, parfois intégristes, voire schismatiques, d’un manteau de
miséricorde, ce qui a pu ternir sa réputation. Mais il a affronté avec courage
les viols d’enfants, de sœurs et de séminaristes, et il a voulu mettre fin aux
liens entre la banque du Vatican et la grande criminalité internationale. Mal
entouré, notamment par le cardinal Tarcisio Bertone, une créature de
Wojtila, Benoît XVI a pris une décision radicale : vidanger le Vatican en
renonçant au trône de Saint Pierre, le 13 février 2013, dans un geste inédit
depuis la fin du XIIIe siècle et la renonciation de Célestin V.
Homme de pensée et de prière, immense théologien, Joseph Ratzinger,
le Panzerkardinal qui prêtait tant le flanc à la caricature, aura peut-être été
le plus grand pape depuis Pie XI, et avant François.
Il est important de parler des papes, car l’Église catholique est un
magistère, une institution pyramidale et centralisée, une monarchie quasi
absolue dont la verticalité disciplinaire est la traduction temporelle de la
transcendance. Dans la grande famille des monothéismes, elle est la seule
de ce type : aucune centralisation, chez les juifs ou les musulmans. Prêter
l’oreille aux papes, dans leurs multiples formes d’expression, permet
d’entendre ce que l’Église a (encore) à dire au monde. On peut s’en moquer,
notamment en France : l’Église catholique, pour des raisons de culture qui
remontent à loin (bien avant la Révolution française 2), s’étiole semble-t-il
inexorablement.
Mais l’Église a été une matrice de sens pendant presque deux mille ans,
et elle l’est encore pour plus d’un milliard d’individus. Elle l’est aussi,
indirectement, pour les chrétiens d’autres obédiences : en raison de son
ancienneté et de sa localisation (dans la capitale de l’Empire romain, donc
du monde antique, donc au centre du monde, Urbs umbilicus orbis), sur le
lieu du martyre du plus prestigieux des apôtres, Pierre, et du grand
organisateur de l’Église, Paul, l’Église catholique (i.e. universelle),
apostolique (Tu es Petrus…) et, donc, romaine, impressionne et intimide.
Dans un pays comme l’Allemagne, siège du grand schisme d’Occident qui
a donné naissance aux différents protestantismes (1517-1521), le vocable
die Kirche fait immanquablement référence, d’abord et avant tout, à celle de
Rome.
L’Église, par son discours sur le temps, le temps humain et le temps
sacré, a longtemps joui d’un monopole herméneutique sur l’histoire, et elle
le conserve pour les fidèles les plus convaincus, à titre individuel ou
collectif. Elle a même inventé, sur le fondement du kérygme (cette rupture
que caractérise la déclaration de foi) et de la Bonne Nouvelle, cette
conception du temps que nous nommons histoire, comme le rappelle
François Hartog : « la petite secte apocalyptique qui s’est séparée du
judaïsme » a « opéré une révolution dans le temps », « dans la texture du
temps 3 », inaugurant un « régime chrétien d’historicité 4 » qui est devenu le
nôtre.
Par rapport au temps cyclique des Grecs, il n’est pas certain que le
temps vectoriel des chrétiens, plus tard laïcisé sous la forme du « progrès »,
soit un cadeau. C’est même tout le contraire car l’homme, le long de ce
vecteur, passe et s’épuise, il naît, se corrompt, et meurt. Comme disait
Nietzsche à propos du péché, cependant, le christianisme, ou plutôt l’Église,
administre à la fois le poison (l’irréversible finitude, sans possibilité de
retour) et l’antidote (la Bonne Nouvelle de la vie éternelle et de la
résurrection).
Pour comprendre « quand » et comment « notre monde est devenu
chrétien », il faut saisir la puissance de ce message. C’est ce que fait Paul
Veyne quand il décide, en historien, de prendre au sérieux la conversion de
Constantin, généralement lue et interprétée comme un simple acte de
rationalité, sinon de calcul politique, à l’image, quelques décennies plus
tard, de celle de Clovis. Le hoc signo vinces (par ce signe, tu vaincras) vu
en songe par Constantin à la veille d’une bataille décisive, est certes le
chrisme (symbole primitif chrétien) de la victoire militaire, mais aussi celui
de la victoire sur la mort, dont le Christ est, à Pâques, temps de la
résurrection, la preuve joyeuse. À l’exception de quelques cultes initiatiques
très fermés comme celui de Mithra, en vogue chez les légionnaires romains,
qui faisaient profession de se battre et, parfois, de mourir violemment, le
message de la résurrection et de la vie éternelle est à peu près inconnu dans
le monde antique, qui ne conçoit l’au-delà que comme une existence
diminuée et triste, à l’état de larve ou de lémure, de fantôme malheureux ne
manquant jamais une occasion de dire aux vivants qui visitent les Enfers
(Ulysse, Énée…) combien ils regrettent la vie terrestre. Un « demi-
sommeil 5 », comme l’écrit Paul Veyne, qui n’a rien de bien enviable ni
d’exaltant, aux antipodes des promesses chrétiennes – la vie après la mort y
est bel et bien la vraie vie. Veyne tempère néanmoins une telle lecture en se
demandant où se trouvent la poule et l’œuf : ne serait-ce pas le
christianisme qui a créé la question, donc le besoin ? Après tout, « c’est là
un problème à peu près étranger au paganisme gréco-romain […]. Il est
posé par les seuls chrétiens 6 ».
D’autres facteurs sont également à l’œuvre, comme le spectacle de la
foi joyeuse et fanatique de chrétiens prêts à mourir heureux pour retrouver
leur Créateur, mais aussi et surtout l’universalisme et l’égalitarisme du
message chrétien, soit l’universalité et l’égalité dans la dignité (humaine,
d’enfant de Dieu) et dans l’amour (que Dieu accorde à tous ses enfants sans
exception), un message à la fois inédit et révolutionnaire dans un monde
antique qui, à quelques rares exceptions près (comme le stoïcisme),
concevait mal ce que précise Paul de Tarse, dit saint Paul, dans son Épître
aux Galates (3, 28) : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni esclave
ni homme libre, car vous tous, vous êtes un en Jésus Christ. »
La Bonne Nouvelle qui, par l’incarnation et la passion du Christ,
marque l’entrée de Dieu dans l’histoire et inaugure une économie du salut
dans la vie du chrétien, comme dans la vie du peuple chrétien, offre donc
également une lecture du devenir, un récit chrétien de l’histoire qui s’est
singulièrement précisé et raffiné à partir du moment où l’oppresseur d’hier
(l’Empire romain) est devenu chrétien. Le divin s’étant incarné, le sacré,
désormais, était, au sens littéral, réalisé dans Rome – ce qui impliquait en
outre de pouvoir combattre pour Rome (et de ne plus tendre l’autre joue) en
sachant donner sens aux malheurs historiques qui pouvaient s’abattre sur la
Ville. Lorsque Rome tombe sous les coups des barbares d’Alaric, en 410, le
monde chrétien en est ébranlé car la Ville Éternelle, l’Urbs par excellence,
devenue chrétienne, était censée être un principe d’ordre, de stabilité et de
paix pour les siècles des siècles. De Jérusalem, où il traduit la Bible, Saint
Jérôme s’exclame :

Une rumeur terrifiante nous parvient d’occident […]. Ma voix s’étrangle,


les sanglots étouffent mes paroles tandis que je les dicte […]. Elle est donc
prise, la Ville qui a pris l’univers […]. Horreur, l’univers s’écroule !
Aussitôt, la polémique se déchaîne contre une religion chrétienne
accusée d’avoir affaibli l’Empire et détourné de lui les dieux qui l’avaient
toujours protégé. C’est en partie pour répliquer à ces accusations et pour
apaiser l’angoisse que provoque ce séisme historique, qu’Augustin rédige la
Cité de Dieu, où il expose une théologie de l’histoire qui rend raison de ce
qui semble incompréhensible ou scandaleux dans le devenir historique. Le
principe explicatif est simple et a pour nom providence, attribut par lequel
Dieu voit, conçoit l’avenir et réalise son dessein dans l’histoire. Le devenir
historique peut sembler chaotique ou absurde, car les voies de la providence
sont impénétrables. Dieu a une intelligence incommensurable, exorbitante à
la nôtre : nous ne pouvons donc comprendre ses desseins. Tout ce qu’il
conçoit, ordonne et réalise est bon, car tout dans l’histoire vient de Dieu.
Augustin inaugure une tradition de pensée qui sera reprise et poursuivie
par Bossuet au XVIIe siècle, notamment dans son Discours sur l’Histoire
universelle, publié en 1681 à l’attention du dauphin, fils de Louis XIV, dont
il est le précepteur. Bossuet part du même effrayant constat qu’Augustin : il
parle de « fracas effroyable », de cette « suite des empires » qui se croyaient
éternels, et ne sont qu’éphémères, bientôt balayés.
Le tableau de l’histoire que Bossuet brosse à l’usage du jeune prince a
une vertu édifiante. En lui montrant la succession des empires qui, tous plus
puissants les uns que les autres, n’en retournent pas moins à la poussière
après un acmé de gloire, Bossuet lui enseigne l’humilité face à Dieu, rex
regum :

Cette suite des empires, même à les considérer plus humainement, a de


grandes utilités, principalement pour les princes, puisque l’arrogance,
compagne ordinaire d’une condition si éminente, est si fortement rabattue
par ce spectacle. Car si les hommes apprennent à se modérer en voyant
mourir les rois, combien plus seront-ils frappés en voyant mourir les
royaumes mêmes ; et où peut-on recevoir une plus belle leçon de vanité des
grandeurs humaines ? […] Ce fracas effroyable vous fait sentir qu’il n’y a
rien de solide parmi les hommes, et que l’inconstance est le propre partage
des choses humaines.

Bossuet administre là à son élève une leçon classique, dans la tradition des
vanités : l’histoire de la chute des empires est le memento mori des rois.
Dieu humilie les rois, les rend humbles, par le spectacle de la chute des
Empires. L’histoire a donc au moins un sens, celui-là. Elle en a un autre,
plus profond, plus caché, inaccessible à notre intelligence humaine. Le
chaos des événements peut être ordonné si on le réfère aux plans de la
divine Providence : « Ce long enchaînement des causes particulières qui
font et défont les empires dépend des ordres secrets de la divine Providence.
Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes. »
L’incohérence historique qui nous désespère n’est qu’apparence. Notre
intelligence limitée et myope ne nous permet pas d’accéder à la
compréhension du principe providentiel qui se profile derrière l’apparent
désordre de la réalité historique :

Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme


d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à l’égard
de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut,
c’est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les
effets dans un même ordre. De cette sorte, tout concourt à la même fin ; et
c’est faute d’entendre le tout que nous trouvons du hasard ou de
l’irrégularité dans les rencontres particulières.

Tout ceci tient de l’argument d’autorité – magister dixit – et le royal élève


est contraint d’acquiescer, mais la Providence divine se laisse parfois
apercevoir, comme Bossuet le montre à l’exemple de l’Empire romain. Les
Romains ont tout d’abord été les instruments de la vengeance divine contre
les Juifs, peuple déicide, qui a mis le Christ en croix : « Quand ils l’ont
méconnu et crucifié, ces mêmes Romains ont prêté leurs mains, sans y
penser, à la vengeance divine et ont exterminé ce peuple ingrat. » Comment
dès lors expliquer l’extension de l’Empire, la bonne fortune des Césars ?
Par le dessein de Dieu :

Dieu qui avait résolu de rassembler dans le même temps le peuple nouveau
de toutes les nations, a premièrement réuni les terres et les mers sous ce
même empire. Le commerce de tant de peuples divers, autrefois étrangers
les uns aux autres et, depuis, réunis sous la domination romaine a été un des
plus puissants moyens dont la Providence se soit servie pour donner cours à
l’Évangile.

Même les persécutions contre les chrétiens trouvent tout leur sens :

Si le même empire romain a persécuté pendant trois cents ans ce peuple


nouveau qui naissait de tous côtés dans son enceinte, cette persécution a
confirmé l’Église chrétienne et a fait éclater sa gloire, avec sa foi et sa
patience 7.

La chute de l’Empire romain, devenu pourtant chrétien est, elle, expliquée


par le sort que Dieu réserve à tous les empires, pour rappeler aux hommes
que seul Son empire est éternel : Rome est tombée, car elle « s’était
vainement promis l’éternité », mais « devait subir la destinée de tous les
autres ».
L’action de la providence divine permet donc de donner sens à toute
réalité historique : elle fait office, dans le récit historique, de principe
unificateur de la diversité sinon désespérante du réel et de clef
herméneutique universelle. La diversité historique ne prend sens et ne
devient intelligible que référée à ce principe. L’angoisse, le désarroi ou la
colère que l’on peut éprouver à assister au spectacle auparavant absurde de
l’histoire humaine, s’en trouvent donc apaisés : la foi en la Providence
donne sens à tout.
Ce qui rend de surcroît l’Église si singulière dans le contexte de notre
Modernité, c’est qu’elle s’inscrit dans le temps long du salut universel, de la
Révélation et de la parousie finale. Un temps de millénaires, depuis qu’elle
s’est résolue au fait que la venue du Christ n’était ni pour demain, ni pour
après-demain – soif eschatologique qui a trouvé à s’étancher en dehors de
son sein, dans des mouvements prestement qualifiés d’apocalyptiques et
condamnés comme hérétiques.
Inscrite dans ce temps long, qui incite au culte parfois irréfléchi de la
Tradition à ses marges, l’Église a cependant voulu penser et réaliser son
ajointement au temps effectif, sa « mise à jour » (aggiornamento), et ce
mouvement ne date pas de Vatican II, il est bien antérieur au concile qui en
est devenu l’homonyme. On peut dater cette volonté d’aggiornamento du
long règne du Pape Léon XIII (1878-1903), qui succède au plus long règne
encore de Pie IX.
Le magistère n’est pas le seul à s’exprimer. Il faut aussi parler des
théologiens et des philosophes chrétiens, dont la recherche, la pensée et le
commentaire sont encouragés par les papes eux-mêmes. Face à l’offensive
« moderniste » – terme désignant le croque-mitaine bien hétéroclite d’un
ennemi très disparate –, les papes Léon XIII, Pie X et Benoît XV
encouragèrent une affirmation néothomiste résolue, en une série de textes
pontificaux allant de l’Encyclique AEterni Patris de Léon XIII (1879) à
celle de Benoît XV, la dernière de son pontificat, Fausto appetente die
(1921), prise pour célébrer le septième centenaire de saint Dominique, dont
l’ordre fut riche en théologiens majeurs (comme saint Thomas d’Aquin, le
Docteur angélique).
C’est précisément saint Thomas que Léon XIII recommandait aux
chrétiens et aux institutions d’enseignement catholique, à commencer par
les séminaires : « Entre tous les docteurs scolastiques brille d’un éclat sans
pareil leur prince et maître à tous, Thomas d’Aquin » qui, ayant lu et
compris « les Saints Docteurs qui l’ont précédé, a hérité en quelque chose
de l’intelligence de tous », rendue en une Somme théologique admirable. Il
est « justement comparé au soleil » qui réchauffe les cœurs et éclaire les
intelligences, bien au rebours de cette sophistique impie, née « sous
l’impulsion des novateurs du XVIe siècle », où l’on « se prit à philosopher
sans aucun égard pour la foi », comme les « vaines subtilités » du
e
XIX siècle en témoignent. À la suite de ce texte, Léon XIII crée

l’Angelicum, l’Académie Saint Thomas d’Aquin, et commande l’édition


complète des œuvres de Thomas, dite édition léonine, qui reste aujourd’hui
de référence. Pape éclairé, il ouvre pour la première fois à la consultation
des chercheurs l’Archivum secretum, ces archives pontificales créées par
Paul V en 1612, peu après le début de son règne, en 1881 – une révolution
scientifique qui a permis l’épanouissement des travaux des vaticanistes.
Le geste de Léon XIII est fondateur et rompt, une fois encore, avec le
long pontificat de son prédécesseur : alors que Pie IX s’était borné à
fulminer des condamnations sans fin contre les idées du monde moderne,
Léon XIII réfléchissait aux manières de lui opposer une intelligence et un
discours catholiques. Peu avant sa mort, Pie X à son tour, par un texte de
moindre statut (un simple décret de la Congrégation des Études), approuve
en 1914 les vingt-quatre thèses thomistes à enseigner dans les séminaires,
les écoles et les universités catholiques. Le néo-thomisme est la réponse à la
« crise moderniste » qui culmine sous Pie X et constitue, dans le sillage de
Léon XIII, la seule réaction positive de l’Église aux défis posés par
l’exégèse scientifique, Pie X s’étant, comme Pie IX, cantonné à des
condamnations en série.
C’est Benoît XV qui, par la suite, modifie le droit canon pour y inscrire
les thèses néothomismes et qui, dans Fausto appetente, parachève la
consécration doctrinale et intellectuelle de Thomas. Ses successeurs ne
devaient jamais s’en éloigner, jusques et y compris Fides et ratio de Jean-
Paul II (1998).
De manière raisonnée et graduée, les vingt-quatre thèses de 1914
présentent les concepts fondamentaux du thomisme, qui sont peu ou prou
ceux d’Aristote, ainsi que, par déduction, les positions fondamentales d’une
vision du monde catholique : être (essence, subsistance), accident,
puissance, acte, matière, forme, Créateur, créature, création, perfection,
composition, intelligence, volonté, appétit… sont censés constituer le vade-
mecum achevé d’une pensée chrétienne du monde, sciences modernes y
compris. Il est peu question d’histoire, voire pas du tout, dans ces thèses,
sinon de manière asymptotique dans la vingt-quatrième et finale, dont les
deux dernières propositions semblent ménager une possibilité d’action de
Dieu dans la création :

Par la pureté de son être, Dieu se distingue de toutes les choses finies. De là
il s’ensuit d’abord que le monde n’a pu procéder de Dieu que par une
création ; ensuite, que le pouvoir créateur […] ne peut, pas même par
miracle, se communiquer à aucune nature finie ; enfin, qu’aucun agent créé
ne peut influer sur l’être d’un effet quel qu’il soit, si ce n’est par une motion
reçue de la Cause première.

Parmi les grands noms du néo-thomisme, il y eut Étienne Gilson et


Jacques Maritain qui, seul à notre connaissance, a tenté de réinvestir le
champ de la philosophie de l’histoire, pour en proposer le récit chrétien.
Philosophe et théologien catholique mondialement réputé, c’est à
l’Université catholique Notre-Dame (Indiana), aux États-Unis, qu’il
consacre un cours à la question en 1955, avant de faire paraître On the
Philosophy of History (1957), texte d’autant plus intéressant qu’il affronte
la philosophie de l’histoire dominante, dans le monde intellectuel : la
lecture dialectique et matérialiste du marxisme est alors si puissante, qu’elle
en vient à intéresser, voire convaincre, de nombreux chrétiens. Il y a donc
péril en la demeure, mais la tâche est ardue quand on songe que Maritain
pense, en catholique thomiste, une philosophie de l’histoire à l’ombre
d’Hiroshima et du nazisme, qu’il n’évoque jamais nommément mais dont il
ne peut faire abstraction. C’est le sens de ce qu’il enseigne et écrit dans
« Dieu et le mystère du monde », son chapitre IV :

Le premier point à souligner est que Dieu est absolument innocent. Il n’est
en aucun cas la cause du mal moral. Le mal moral trouve son origine dans
la libre non-considération de la règle par l’homme, la libre nihilation de
l’homme. Donc l’homme est la première cause (négative, cela va de soi) du
mal. Le mal est la seule chose (sans être une chose) qui peut être faite sans
Dieu.

En somme, là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie – sagesse


d’aumônerie et de chaisière un peu courte, qui ne mène pas très loin et ne
suscite guère l’intérêt. On ne parle guère de philosophie chrétienne de
l’histoire car il n’y en a sans doute plus, et Maritain, pas plus qu’un autre,
n’a grand-chose à dire sur le sujet – sinon inculper « la tromperie
hégélienne », dont Marx est l’enfant terrible.
Maritain n’a guère varié sur le sujet, lui qui écrivait déjà en 1925, non
sans pointer les contradictions du XIXe siècle, siècle autoproclamé de
l’histoire comme de la science :

Les Anges, qui voient dans les idées créatrices tous les événements de cet
univers, savent la philosophie de l’histoire ; les philosophes ne peuvent pas
la savoir. Car l’histoire elle-même n’est pas une science puisqu’elle ne porte
que sur des faits individuels et contingents ; elle est une mémoire et une
expérience, dont il appartient aux Prudents d’user. Et quant à discerner les
causes et les lois suprêmes en jeu dans le cours des événements, il nous
faudrait, pour le faire avec certitude, être du conseil du souverain
Plasmateur, ou directement éclairés par lui. C’est pourquoi livrer aux
hommes la philosophie de leur histoire est un office proprement
prophétique : Herder et Quinet le savaient bien, quand ils montaient sur leur
trépied ; et il est même étonnant de constater à quel point le dix-neuvième
siècle, qui paraît d’abord le siècle de la science positive, a été, en tant
qu’illuminé par les Philosophes de l’Histoire, un siècle de prophétisme. Le
philosophe qui se résigne à n’être pas plus qu’homme, ainsi que dit
Descartes en lançant une flèche aux sacrés théologiens, ne traitera donc de
la philosophie de l’histoire qu’avec la conscience de l’inadéquation de ses
moyens à l’égard de la matière considérée 8.

Difficile, en effet, de ramener Dieu au cœur d’un monde qui, par le fer
le feu, dans les orages d’acier de la Grande Guerre, puis dans les fours
crématoires, les bombardements systématiques des civils et le feu nucléaire,
est devenu le gouffre dantesque du mal. Que le monde soit devenu infernal,
qui peut en douter au moment où les Alliés découvrent l’intensité et
l’extension des crimes nazis, quelques mois seulement avant que le monde
n’apprenne un autre impensable – la croissance à l’infini du pouvoir de
dévastation de l’homme via l’atome ?
L’intensité de la frappe est telle que « la luminosité de la bombe […]
avait laissé en certains endroits l’empreinte des ombres qui avaient été
projetées par sa clarté […] 9 », note un journaliste américain, bouleversé de
trouver une empreinte photographique des corps sur le sol de ce qui reste de
la ville. Ainsi de l’ombre d’« un homme qui passait en charrette sur un
pont, près du musée de la Science et de l’industrie, presque au centre de
l’explosion ». L’homme, le cheval et l’objet ont été vaporisés. N’en reste
que l’image. Idem pour un peintre en bâtiment. Le feu nucléaire transforme
donc, par ordre de destruction décroissant, en photographie, en cendres et,
au mieux, en bouillie : le journaliste Hersey raconte les visages bouffis,
gélatineux, les yeux fondus qui ont coulé le long des joues des survivants.
Dès le 8 août 1945, dans son éditorial de Combat, c’est Albert Camus
qui avait le mieux exprimé l’horreur que toute intelligence ressentait devant
cette césure qui conférait à l’homme, à certains hommes, un pouvoir de
démiurge inversé :

Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun
sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les
agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe
atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de
commentaires enthousiastes, que n’importe quelle ville d’importance
moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un
ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent
en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la
vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et
même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous
résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son
dernier degré de sauvagerie.

Devant cette « plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait
preuve depuis des siècles », « devant les perspectives terrifiantes qui
s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le
seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre
qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir
définitivement entre l’enfer et la raison », poursuit Camus. Notons bien :
entre l’enfer et la raison (la raison raisonnable, et non cette rationalité
scientifique devenue folle que pensent et dénoncent au même moment
Heidegger, Adorno et Horkheimer). De Dieu, il n’est pas question ici.
L’horreur technoscientifique de la Bombe – cette bombe par excellence
célébrée, avec une terreur sacrée, par l’un de ses inventeurs, Robert
Oppenheimer, en des termes religieux tirés de la Bhagavad Gita (« Now I
am become Death, the destroyer of worlds ») –, fait ressurgir le thème de
l’apocalypse. C’est en ces termes qu’une philosophie chrétienne de
l’histoire est à nouveau tentée, mais dans les marges de plus en plus
périphériques d’un courant traditionaliste qui, d’éloignements en
condamnations, de refus en anathèmes, nourrit les franges intégristes du
catholicisme après Vatican II. Ainsi de l’ouvrage, très couru dans ces
milieux, de Jean de Monléon, Le Sens mystique de l’Apocalypse, publié en
1948, qui « s’adresse non aux doctes, mais aux simples » et narre, en
« suivant le fil du récit de saint Jean […] les combats que doit soutenir
l’Église militante […] pour entrer un jour dans la gloire de l’Église
triomphante ». Le moine et théologien bénédictin concède que l’exégèse
scientifique a permis de lire le sens littéral et figuré des textes ; « par contre,
le sens spirituel, ou mystique » reste en souffrance car l’Église s’en méfie,
alors que le sens mystique n’est pas le résultat d’une vaticination égarée,
mais une synthèse des sens « anagogique, typique et moral ».
Par ailleurs, « jamais peut-être le monde n’a été plus assoiffé de
mystique que de nos jours », car nous sommes opprimés par « le
matérialisme et le positivisme ». « Animal religieux », donc « animal
mystique », l’homme « aspire à s’évader de la réalité terrestre où il est
prisonnier, vers un monde suprasensible, vers l’infini, lui qui est de la race
des Anges ». Ce « besoin d’évasion, ce désir d’extase » est comblé par la
contemplation mystique qui « nous révèle […] la FIN vers laquelle nous
marchons, cette Cité merveilleuse que l’œil de l’homme n’a point vue, que
son cœur ne peut imaginer et qui doit cependant être sa demeure un jour ».
Le livre de Monléon doit donc aider les chrétiens à « dresser […] au-dessus
du chaos où se débat le monde, la radieuse vision de la Cité de Dieu, qui
seule assurera à l’homme ce qu’il cherche vainement ici-bas 10 ».
La théologie universitaire catholique, quant à elle, adopte d’autres
voies, non seulement sous le coup des épreuves du temps, qui seraient,
littéralement, à désespérer de Dieu, mais aussi des évolutions intellectuelles
contemporaines, en philosophie notamment.
En 1985, le prêtre et théologien Charles Wackenheim, professeur à la
Faculté de théologie catholique de Strasbourg, constate ainsi une « actualité
de la théologie négative 11 », non pas au sens où l’on nierait Dieu, mais au
sens où on le dit et on le pense a negativo, par ce qu’il n’est pas, car est
« illusoire la prétention de faire coïncider Dieu comme sujet grammatical
du discours religieux avec le Dieu vivant dont la parole précède et excède
tout discours humain 12 ». Cette théologie, dite apophatique, est riche d’une
longue tradition, qui remonte aux premiers temps du christianisme et
s’enracine si loin dans l’Ancien Testament qu’on la trouve, prégnante, dans
le judaïsme et dans l’islam. La « dimension apophatique caractérise
l’Écriture elle-même », car elle seule exprime « la mystérieuse altérité de
Dieu » : Vere tu es deus absconditus, Deus Israhel Salvator (Isaïe, 45, 15),
lit-on dans la Vulgate. De ce « Dieu caché », on ne peut voir la face, mais
seulement le dos, par des signes de son passage : « les théophanies
bibliques sont des manifestations grandioses d’un Dieu invisible 13 », ce qui
fonde et justifie l’interdiction de le représenter, pure idolâtrie par ailleurs, et
l’injonction à révérer son nom seul.
Pour les chrétiens, l’incarnation de Dieu en son fils, par le mystère de
La Trinité, permet du moins une « vision indirecte 14 » de Dieu, mais Dieu
reste difficilement connaissable. Thomas d’Aquin l’affirme avec sa clarté
coutumière (« Ce qui excède l’être excède aussi la connaissance »), mais il
ne fait que ressaisir une longue tradition héritée de Plotin, via le traité Des
noms divins du Pseudo-Denys l’Aréopagite (VIe siècle). On le voit, « la
théologie apophatique ne consiste pas à se taire » ou, comme l’écrit le
théologien, « l’apophase n’est pas l’aphasie », et moins encore au
e
XX siècle, où elle semble se révéler si adéquate aux questionnements et aux
défis du temps : « Elle revêt aujourd’hui une actualité nouvelle, que
semblent expliquer notamment le déclin des systèmes dogmatiques, les
développements récents de la linguistique, les multiples avatars du thème de
la “mort de Dieu 15” ».
Que peut faire le théologien, sinon acter, dans une écoute attentive, que
« Dieu se tait 16 », et tenter de faire quelque chose de ce silence ? Suprême
ascèse, foi athlétique, sinon héroïque.
Pour approcher Dieu, la théologie apophatique procède par
soustractions d’attributs, et se trouve apparentée à une autre tradition
théologique particulièrement vive, et revivifiée, au XXe siècle : la théologie
de la kénose. Illustrée par les plus grands théologiens catholiques (Hans Urs
von Balthasar, Maurice Zundel) et réformés (Jürgen Moltmann), cette
réflexion théologique prend pour point de départ un mot utilisé par saint
Paul quand, dans son Épître aux Philippiens (2, 7), il célèbre le Christ qui
« s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant
semblable aux hommes » (kenoo, se dépouiller ; kenosis, vide). Dans Le
Dieu crucifié, Jürgen Moltmann écrit, de manière apparemment paradoxale,
et saisissante :

Un Dieu qui n’est que tout-puissant est un être imparfait en lui-même, car il
ne peut éprouver la faiblesse de l’impuissance. La toute-puissance peut être
désirée et honorée par des hommes impuissants, mais la toute-puissance
n’est pas aimée, seulement crainte. Quelle espèce d’être sera un Dieu qui
n’est que tout-puissant ? C’est un être sans expérience, un être sans destin et
un être qui n’est aimé par personne. Un homme qui éprouve l’impuissance,
un homme qui souffre parce qu’il aime, un homme qui peut mourir est donc
un être plus riche qu’un Dieu tout-puissant, incapable de souffrir ni d’aimer,
immortel 17.
La kénose, ce dépouillement du Dieu vivant qui se laisse porter en
croix, flageller, mutiler et tuer comme un homme, est donc ce moment
d’entrée du divin dans le temps, le moment de son historicisation, ainsi que
l’écrit Hans Urs von Balthasar, dans un livre pertinemment intitulé La
Dramatique divine : Dieu, sur le théâtre du monde, « sacrifie son bien-aimé
et le fait passer de l’éternité dans le temps 18 ».
Un Dieu misérable et faible : on trouve une expression adamantine de la
kénose – mais sans le Christ – dans le célèbre texte de Hans Jonas sur ce
Dieu qui a pu souffrir la Shoah, paru en 1984, Le Concept de Dieu après
Auschwitz 19. Jonas reprend sine ira et studio une question que d’autres se
sont posé avec plus de colère, comme Elie Wiesel, dans La Nuit (1958). À
Monowitz (Auschwitz III), un détenu assiste à la pendaison par les SS d’un
enfant de douze ans. Trop léger pour mourir d’un coup sec, l’enfant agonise
longuement, sous les yeux des Häftlinge, forcés de contempler le spectacle :

Et nous devions le regarder bien en face. Il était encore vivant lorsque je


passai devant lui. Sa langue était encore rouge, ses yeux pas encore éteints.
Derrière moi, j’entendis un détenu demander :
« Où donc est Dieu ? »
Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : « Où il est ? — Le voici : il
est pendu ici, à cette potence… ».

Vingt ans plus tard, Elie Wiesel met en scène Le Procès de Dieu, dans un
récit consacré à un pogrom perpétré en 1649.
De son côté, dans Si c’est un homme, Primo Levi, le chimiste, le docteur
en sciences, le rationaliste, n’en doute pas : « Je pense que le seul fait
qu’Auschwitz ait existé devrait interdire à quiconque, de nos jours, de
prononcer le mot Providence. »
Dans un entretien de 1981, Elie Wiesel reprend cette méditation en
expliquant que la parole littéraire est non seulement là pour faire face au
néant de la dévastation nazie, mais qu’elle tente d’explorer cette faille
vertigineuse creusée par l’histoire entre le Créateur et la créature :

Nous commençons par la fin, cette fin qui marque toute mon activité
littéraire, presque la fin d’un peuple, presque la fin d’un monde. Sans
Auschwitz, je serais devenu un bon talmudiste quelque part, dans un petit
village en Transylvanie. L’interrogation existentielle ? Certes, l’angoisse
m’habite et, pour ce qui est de l’Alliance, je ne comprendrai jamais le rôle
de Dieu dans cette catastrophe […]. J’essaye de cerner cette protestation
contre le ciel indifférent et injuste. Si je n’ai pas de réponses, cela ne veut
pas dire qu’il y ait une rupture d’Alliance ou que Dieu n’existe pas, mais
que je m’interroge sur Son silence.
[…] Après Auschwitz, sauvegarder une foi intacte sans la mesurer contre
cette catastrophe est presque inhumain. On ne peut pas, aujourd’hui,
simplement célébrer le judaïsme, ce qu’il représente, ce qu’il invoque, sans
se tourner à la fois vers Dieu, pour Dieu et contre Dieu. Je pense que l’on
peut être juif avec Dieu et même contre Dieu, mais non pas sans Dieu. Mais
comment peut-on continuer à croire comme avant ?

On ne le peut sans doute pas, comme l’anticipait déjà Etty Hillesum,


morte en 1943 à Auschwitz :

Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation
finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est
à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il
m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que
tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre
jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous 20…
Cette dernière demeure ne peut être qu’une théologie renouvelée par
une pensée de la kénose non pas christique mais, défi plus grand encore
pour le judaïsme, strictement divine. Hans Jonas pose avec clarté le
problème :

Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ? Il y a lieu d’intercaler ici que, dans
cette question, le juif connaît une situation plus difficile, théologiquement,
que le chrétien. Car pour le chrétien, qui attend de l’au-delà le véritable
salut, ce monde-ci, en tout état de cause, relève amplement du diable, et
demeure toujours un objet de méfiance, spécialement le monde des hommes
à cause du péché originel. Mais pour le juif, qui voit dans l’immanence le
lieu de la création, de la justice et de la rédemption divines, Dieu est
éminemment le seigneur de l’Histoire, et c’est là qu’« Auschwitz » met en
question, y compris pour le croyant, tout le concept traditionnel de Dieu. À
l’expérience juive de l’Histoire, Auschwitz ajoute en effet, comme déjà
mentionné, un inédit, dont ne sauraient venir à bout les vieilles catégories
théologiques. Et quand on ne veut pas se séparer du concept de Dieu –
comme le philosophe lui-même en a le droit –, on est obligé, pour ne pas
l’abandonner, de le repenser à neuf et de chercher une réponse, neuve elle
aussi, à la vieille question de Job. Dès lors, on devra certainement donner
21
congé au « seigneur de l’Histoire ».

Dès lors que l’on renonce à espérer ou à apercevoir ce « seigneur de


l’histoire », que reste-t-il à la pensée catholique et juive, sinon une
méditation sur les modes de présence propres au divin par les ressources de
la phénoménologie ?
Cette proposition est identifiée à une grande partie de l’œuvre de Jean-
Luc Marion, dont le parcours de pensée est éclairant pour mieux
comprendre le XXe siècle. Catholique revendiqué, à une époque où c’était
singulièrement passé de mode dans les milieux khâgneux et normalien qu’il
fréquentait – soit autour de 1968 –, Marion dit avoir été protégé par cette
marginalité qui l’a rendu peu ou prou imperméable, ou indifférent, à ce qui
se jouait autour de lui, ainsi qu’aux engagements althussériens ou maoïstes
de ses camarades. La matrice catholique s’était remarquablement ajointée à
l’enseignement reçu en khâgne de la part de Jean Beaufret, traducteur et
introducteur majeur de Heidegger en France, qui forma les heideggériens
les plus fidèles (Vézin, Fédier, Jacerme…) et des philosophes germanistes
de haut niveau, comme Alain Renaut, condisciple de Marion en khâgne et à
l’École normale supérieure.
Enseignement déterminant, car « l’un des récits les plus puissants »
pour « lire l’histoire de la philosophie » est « sans aucun doute celui
proposé par Heidegger à partir de l’être et de son oubli 22 », oubli dont
Descartes, avec sa distinction entre res extensa et res cogitans, est une
figure majeure aux yeux du philosophe allemand. La rencontre, en
Sorbonne, avec de grands modernistes et de grands cartésiens, comme
Ferdinand Alquié, a déterminé une série d’études majeures sur Descartes
métaphysicien et théologien, avant une rencontre, une fois les thèses de
doctorat et d’État achevées, avec Husserl et la phénoménologie. Rencontre
scellée par la fondation des Archives Husserl à l’ENS et l’édition des textes
du philosophe dans la collection « Épiméthée » aux Puf : la
phénoménologie apparaît à Jean-Luc Marion « comme la forme la plus
vivante de philosophie spéculative contemporaine 23 » et la plus féconde, car
« l’inapparent, plus exactement l’inapparaissant, constitue le pain quotidien
de la phénoménologie », ce qui la distingue radicalement de la théologie
qui, elle, au contraire, « traite plutôt de ce qui apparaît massivement –
Révélation, théophanies, apocalypses, etc. 24 ».
La réflexion sur la chose, son apparaître et « la manière dont elle se
donne 25 », culmine dans une réflexion sur l’amour, ou charité, ce que, dans
l’un de ses livres les plus célèbres, Jean-Luc Marion appelle le phénomène
érotique 26. Phénomène décisif car, comme le note saint Augustin dont
Marion a relu les Confessions 27, « nemo est qui non amet », il n’est
personne qui n’aime jamais au moins une fois dans sa vie. Les philosophes,
cependant, « parlent plus volontiers du désir parce qu’il reste encore
directement une propriété de l’ego 28 » et qu’il est assignable au principe de
raison – autrement dit, on peut en déterminer les causes. L’économie des
passions, leur maîtrise et leur étiologie, est une exploration classique de la
philosophie moderne, centrée sur le sujet connaissant, agissant et pâtissant.
Or « l’amour s’avère libre de la raison d’aimer ou de ne pas aimer […]. Il
obéit à un principe de raison insuffisante 29 » et il « produit une logique
propre, sans égal, sans précédent, sans condition 30 ». Il lui faut néanmoins
« le temps de l’histoire pour médiatiser le rapport à l’absolu qui ne peut pas
encore se médiatiser dans le présent » ; il suit donc « la flèche temporelle de
l’eschatologie » et vise un « accomplissement final 31 » dont tous les
caractères (gratuité, pauvreté, irrationalité) et le fait qu’il « transforme
l’absence en présence, la pénurie en surabondance, la solitude en
communion 32 », montrent qu’il est gagé dans et par Dieu.
La philosophie comme asymptote de la théologie ? Le reproche en a été
fait à Marion, qui remarque cependant, dans son maître ouvrage sur la
Révélation 33, qu’être théologien est bien plus complexe et fastidieux qu’être
philosophe, et qu’il est donc moins tombé en théologie qu’il n’a tenté de s’y
hisser. Du reste, historiquement, les deux disciplines sont liées, sinon
consubstantielles, jusqu’à Descartes sans doute.
Un autre théologien en dialogue avec Marion, ce professeur de
théologie du nom de Josef Ratzinger, a consacré sa première encyclique,
publiée sous le nom de Benoît XVI (25 décembre 2015), à l’amour.
L’encyclique Deus caritas est est la première d’une trilogie consacrée aux
trois vertus théologales, avec Lumen fidei (La lumière de la Foi) et Spe salvi
(Sauvés par l’Espérance).
De toutes ces œuvres, on ne peut que conclure que la pensée catholique
abandonne le terrain de la philosophie de l’histoire pour méditer sur les
modes de présence du divin, se coupant sans doute par là d’une proposition
de sens s’adressant à la très grande masse des contemporains en scellant la
fin du providentialisme, au moins sur les vieilles terres du christianisme
occidental.
1. Voir À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, sous la
direction de Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 2012.
2. Voir par exemple de Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au
e
XVIII siècle, Paris, Seuil, 1975, et Religion et Révolution : la déchristianisation de l’an II, Paris,
Hachette, 1976.
3. François Hartog, Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard, 2020,
p. 10.
4. Ibid., p. 29.
5. Paul Veyne, Le Quotidien et l’intéressant, Paris, Pluriel, 1995, p. 92.
6. Ibid., p. 91.
7. Bossuet, Jacques-Bénigne, Discours sur l’Histoire universelle à Mgr le Dauphin pour
expliquer la suite de la religion et les changements des Empires, 1681, rééd. Paris, Garnier
Frères, 1873.
8. J. Maritain, Trois Réformateurs. Luther, Descartes, Rousseau, Paris, Plon, 1925, p. 131-132.
9. John Hersey dans le New Yorker, 1946, cité dans Pierre Jacerme, « Quelle éthique pour l’ère
atomique ? », in L’Éthique à l’ère nucléaire, Paris, Lettrage, 2005.
10. Toutes citations dans J. de Monléon, Le Sens mystique de l’Apocalypse. Commentaire
textuel d’après la traduction des pères de l’Église, Paris, Les Éditions Nouvelles, 1948.
11. C. Wackenheim, « Actualité de la théologie négative », in Revue des sciences religieuses,
59/2, 1985, p. 147-161.
12. Ibid., p. 147.
13. Ibid., p. 149.
14. Id.
15. Ibid., p. 147-152.
16. C. Wackenheim, Quand Dieu se tait, Paris, Le Cerf, 2002.
17. J. Moltmann, Le Dieu crucifié. La croix du Christ, fondement et critique de la théologie
chrétienne, Paris, Le Cerf, 1974.
18. H. Urs Von Balthasar, La Dramatique divine, Paris, Lethielleux, Le Sycomore, 1984,
p. 254.
19. H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, Paris, Payot, 1994.
20. Prière du dimanche 12 juillet 1942, in E. Hillesum, Une vie bouleversée. Journal, 1941-
1943, Paris, Seuil, 1985.
21. H. Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, op. cit., p. 12-13.
22. « Entretien avec Jean-Luc Marion », Le Philosophoire, Paris, Vrin, 2000/1, no 11, p. 6.
23. « De Descartes à Augustin, un parcours philosophique. Entretien avec Jean-Luc Marion »,
propos recueillis par Michaël Fœssel et Olivier Mongin, Esprit, 2009/7, juillet 2009, p. 99.
24. Ibid., p. 95.
25. Ibid., p. 99.
26. J.-L. Marion, Le Phénomène érotique, Paris, Grasset, 2003.
27. J.-L. Marion, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, Puf, « Épiméthée », 2008.
28. Ibid., p. 101.
29. Esprit, entretien cité, p. 11.
30. Ibid., p. 12.
31. Ibid., p. 13.
32. Id.
33. Jean-Luc Marion, D’ailleurs, la révélation, Paris, Grasset, 2020.
CHAPITRE II

L’après-guerre : fin de l’histoire, faillite


du récit ?

La grande espérance de 1918 est que la guerre inédite qui vient de ravager
une partie du continent européen constitue la « der des der », la victoire des
démocraties et l’avènement de la paix perpétuelle par le droit et la sécurité
collective.
Cette espérance n’a rien de déraisonnable : l’action du président des
États-Unis, Woodrow Wilson, un professeur de sciences politiques
passionné par l’œuvre de Kant et soucieux, tout comme le philosophe de
Königsberg, de marcher Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden),
aboutit à ce que le Traité de Versailles, à l’issue de la conférence de la paix,
contienne le pacte de création d’une Société des Nations, cette République
des républiques, parlement permanent des États qui concrétisera la
vénérable utopie d’une cité universelle, d’une cosmopolis qui ferait enfin
rentrer les États dans l’ordre civil et viendrait mettre fin à cet état de nature
qui règne entre eux depuis toujours, fait de violence, d’angoisse et de
guerres.
La civilisation, donc, malgré tout – malgré la guerre industrielle, la
chimie des gaz, la balistique des obus et la mécanique des mitrailleuses et
des chars. Le droit, en 1919, semble sauver l’honneur de l’humanité et
d’une certaine idée de l’homme, là où la science a failli. L’espérance
scientiste, celle de la méthode expérimentale, du progrès indéfini, de la fée
électricité et des expositions universelles, ne survit pas à la Grande Guerre.
Dès lors, les discours de remise de prix, les allocutions de préau exaltant la
fécondité de l’intelligence, vont sonner creux. En 1919, le poète Paul Valéry
diagnostique une « crise de l’esprit » qu’il résume par ces mots bien
connus :

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes


mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers,
d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ;
descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois,
leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs
grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs
symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions
bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie
quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les
fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit.
Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient
pas notre affaire.
Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de
ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence
même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms.
Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de
l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une
civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui
enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres
de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les
journaux.
Les abîmes de l’histoire engloutissent les lettres et les arts, les
« classiques […], leurs critiques, et les critiques de leurs critiques ». À la fin
de l’histoire, espérée par les pacifistes et les juristes qui tentent d’associer
« le rameau et le glaive 1 » répond peut-être la fin des histoires, celles que
l’on se raconte sur soi-même, mais aussi une certaine manière de concevoir
et d’écrire des récits. La crise du récit scientiste, celui des Lumières revu,
corrigé et approfondi par le scientisme, est aussi une crise du sens. La
Grande Guerre a entraîné des troubles dans le langage, des doutes opposés
au récit, voire une insurrection contre la narration.
Non que l’avant-guerre eût été libre de ces questionnements et
expérimentations. Mais après la boucherie si peu héroïque, si absurde, de la
Guerre mondiale, on note que le doute, voire la déconstruction, revêtent une
autre intensité, comme si raconter n’était plus possible.
Raconter l’histoire ? Valéry a une idée bien arrêtée sur le sujet. Après
avoir observé comment le « roman national » a induit une « culture de
guerre » propre à jeter les peuples dans la grande arène zoologique du
massacre universel, il écrit encore :

L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait


élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples,
leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs
vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des
grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes,
insupportables et vaines. L’histoire justifie ce que l’on veut 2.

Se raconter des histoires ? Proclamer que la République est ceci, la France


cela ? Difficile, voire impossible : après les charniers, les inaugurations de
monuments aux morts apparaissent insupportables à bien des anciens
combattants. La corrosion du récit républicain et du roman national est
patente. Comment y croire encore ?
Prenons comme pierre de touche de ce questionnement un auteur à
succès, Gabriel Chevallier, qui accède à la célébrité avec un roman de
guerre et de témoignage, La Peur, paru en 1930, salué par la critique et les
anciens combattants pour son authenticité et sa franchise. Chevallier est
plus connu encore pour son second succès, qui est parvenu à éclipser le
premier, ce Clochemerle (1934) qui est devenu, bien avant Astérix, comme
une parabole de la France, un nom commun, une matrice d’expressions
courantes, ces « querelles de Clochemerle » qui jouxtent les disputes
picrocholines de Rabelais. Car c’est bien à Rabelais que Chevallier, pour sa
verve drolatique, son sens des situations et ses portraits hilarants, est
comparé. Clochemerle, en brossant le portrait de la petite ville de province,
de la bourgade radical-socialiste typique, sise ici en Beaujolais, offre aux
Français un miroir aussi corrosif que plaisant. Ils en redemandèrent, car
Chevallier devint un rentier avisé de sa franchise – dans tous les sens du
terme – en publiant nombre de variations et de suites jusqu’à sa mort.
Au-delà de la pochade rabelaisienne et de la sotie truculente, on peut
lire Clochemerle comme une satire au vitriol de cette France d’après-guerre,
figée dans une insondable médiocrité, adossée aux monuments de ces morts
qu’elle ne sait pas, qu’elle ne peut pas honorer. Car, enfin, de quoi s’agit-il ?
D’un maire roué, Barthélémy Piéchu, désireux, comme tout rad-soc, de
faire carrière et, donc, au préalable, de faire parler de lui. Cet homme qui,
aux dires de ses administrés, « en a lourd dans la caboche 3 », médite ni plus
ni moins que de raviver la querelle des deux France, pour endosser le rôle le
plus flatteur et incarner « une époque de progrès comme la nôtre 4 ». Le
projet considérable du maire est d’édifier une vespasienne, idée incontinent
approuvée par le maître d’école, un pédant aigri du nom de Tafardel, qui y
voit « une idée vraiment républicaine. Bien dans l’esprit du parti, en tout
cas. Mesure égalitaire au plus haut point, et hygiénique 5 », d’autant que,
sise près l’église, la pissotière républicaine irritera le Parti de la Réaction.
Piéchu le madré, c’est Marcel Duchamp en politique.
Le jour de l’inauguration est une grande fête civique où se retrouvent un
sous-préfet égrillard, ainsi que Bourdillat, un ancien ministre inculte et
Focart, jeune parlementaire ambitieux, tout ce monde-là s’abhorrant sous
les embrassades de façade. La litanie des discours officiels tresse une
couronne de néant sur cette petite société minable : « Bourdillat annonçait
comme les autres un avenir de paix et de prospérité, en termes vagues mais
grandioses, qui ne différaient pas sensiblement de ceux qu’avaient
employés ses prédécesseurs à la tribune 6 », « allant son train avec
persévérance, ajoutant les unes aux autres des formules éprouvées par
quarante années de réunions politiques 7 ». Peu importent ses mots : Piéchu,
en bon maquignon, fait ses courses auprès de chacune des huiles qu’il a
conviées et la péroraison est laissée aux clochemerlins qui, en guise
d’inauguration de l’édicule, hurlent « Oua, pisse ! Pisse, Bourdillat 8 ».
Quatre ans de tranchées pour ça ?
Sur un registre et un ton certes différents, Clochemerle, le roman de
1934 résonne étrangement avec le récit de 1930, La Peur – peur animale et
atroce de la mort violente, peur d’avoir fait tout cela pour rien ou, comme
on le disait encore à l’époque, pour le roi de Prusse.
L’ancien combattant Chevallier décrit la Grande Guerre comme une
immense duperie, qui a floué des millions d’hommes de leur jeunesse, de
leurs rêves et de leurs idéaux :

À leur sens, la suprême injustice est que l’on dispose de leur vie sans les
consulter, qu’on les ait amenés ici avec des mensonges. Cette injustice
légalisée rend caduques toutes les morales et ils estiment que les
conventions édictées par les gens de l’arrière, en ce qui concerne l’honneur,
le courage, la beauté d’une attitude, ne peuvent les concerner, eux, gens de
l’avant.
Cette tromperie est affaire de récit, des fables que l’on a entendues à
l’école, ou des histoires que l’on se raconte :

Dans les rues grouillantes, les hommes, les femmes, bras dessus, bras
dessous, entament une grande farandole étourdissante, privée de sens, parce
que c’est la guerre, une farandole qui dure une partie de la nuit qui suit ce
jour extraordinaire où l’on a collé l’affiche sur les murs des mairies.
Ça commence comme une fête. […]
La guerre ! Tout le monde s’y prépare. Tout le monde y va […]. Nous
étions loin de penser à la guerre. Pour l’imaginer, il faut nous reporter à
l’Histoire […]. Elle nous rassure. Nous y trouvons un passé de guerres
brillantes, de victoires, de mots historiques, animé de figures curieuses et
célèbres 9.

Cette lente et longue préparation d’artillerie scolaire, celle d’une école


du patriotisme et de la revanche qui intime « Enfant, tu aimeras la France,
car la nature l’a faite belle et l’histoire l’a faite grande » (Ernest Lavisse),
est ponctuée par le pilonnage final, celui du bourrage de crâne du discours
officiel :

On dit aux Français : « On nous attaque. C’est la guerre du Droit et de la


Revanche. À Berlin ! » Et les Français pacifistes […] ont interrompu leurs
rêveries de petits rentiers pour aller se battre. Il en a été de même pour les
Autrichiens, les Belges, les Anglais, les Russes, les Turcs et ensuite les
Italiens. En une semaine, vingt millions d’hommes civilisés, occupés à
vivre, à aimer, à gagner de l’argent, à préparer l’avenir, ont reçu la consigne
de tout interrompre pour aller tuer d’autres hommes 10.

La logique du discours n’est pas unilatérale. Le récit prend comme


prend un ciment, car le terrain lui est favorable. Il faut aimer l’amour pour
tomber amoureux, il faut tout autant aimer l’aventure et rêver à un autre
moi pour se lancer dans la guerre :

On avait changé les trajets quotidiens de la vie. Les hommes cessaient


d’être des employés, des fonctionnaires, des salariés, des subordonnés, pour
devenir des explorateurs et des conquérants. Du moins ils le croyaient. Ils
rêvaient du Nord comme d’une Amérique, d’une pampa, d’une forêt vierge,
de l’Allemagne comme d’un banquet, et de provinces ravagées, de
tonneaux percés, de villes incendiées, du ventre blanc des femmes blondes
de Germanie, de butins immenses, de tout ce dont la vie habituellement les
privait. Chacun faisait confiance à sa destinée, on ne pensait à la mort que
pour les autres 11.

Les hommes y vont, car Emma Bovary, c’est eux. Il faut être atteint de
bovarysme belliqueux pour rêver à la guerre et se rêver en guerre.
L’expérience, bien entendu, est tout autre. Voici ce que répond le
combattant en convalescence à des jeunes femmes patriotes, désireuses
d’entendre le récit héroïque de la levée en masse et de la guerre fraîche et
joyeuse :

Eh bien, j’ai marché de jour et de nuit, sans savoir où j’allais. J’ai fait
l’exercice, passé des revues, creusé des tranchées, transporté des fils de fer,
des sacs à terre, veillé au créneau. J’ai eu faim sans avoir à manger, soif
sans avoir à boire, sommeil sans pouvoir dormir, froid sans pouvoir me
réchauffer, et des poux sans pouvoir toujours me gratter… Voilà !
— C’est tout ?
— Oui, c’est tout… Ou plutôt, non, ce n’est rien. Je vais vous dire la grande
occupation de la guerre, la seule qui compte : J’AI EU PEUR.
J’ai dû dire quelque chose d’obscène, d’ignoble. Elles poussent un léger cri,
indigné, et s’écartent. Je vois la répulsion sur leurs visages. Aux regards
qu’elles échangent, je devine leurs pensées : « Quoi, un lâche ! Est-il
possible que ce soit un Français ! » […]
Depuis que le monde existe, des milliers et des milliers d’hommes se sont
fait tuer à cause de ce mot prononcé par des femmes 12… Mais la question
n’est pas de plaire à ces demoiselles avec quelques jolis mensonges
claironnants, style correspondant de guerre et relation de faits d’armes 13. Il
s’agit de la vérité […].
— En effet, je suis peureux, mademoiselle. Cependant, je suis dans la bonne
moyenne.
— Vous prétendez que les autres aussi avaient peur ?
— Oui.
— C’est la première fois que je l’entends dire et je l’admets difficilement :
quand on a peur, on fuit.
Nègre, qui n’est pas sollicité, m’apporte spontanément un renfort, sous cette
forme sentencieuse :
— L’homme qui fuit conserve sur le plus glorieux cadavre l’inestimable
avantage de pouvoir encore courir !
Ce renfort est désastreux. Je sens qu’en ce moment notre situation ici est
compromise, je sens monter chez ces femmes une de ces colères collectives,
comparables à celle de la foule en 1914. J’interviens rapidement :
— Tranquillisez-vous, on ne fuit pas à la guerre. On ne peut pas…
— Ah ! on ne peut pas… Mais si on pouvait ?
Elles me regardent. Je fais le tour de leurs regards.
— Si on pouvait ?… Tout le monde foutrait le camp !
Aussitôt, Nègre déchaîné :
— Tous sans exception. Le Français, l’Allemand, l’Autrichien, le Belge, le
Japonais, le Turc, l’Africain… Tous… Si on pouvait ? Vous parlez d’une
offensive à l’envers, d’un sacré Charleroi dans toutes les directions, dans
tous les pays, dans toutes les langues… Plus vite, en tête ! Tous, on vous
dit, tous 14 !
Passons sur quelques-uns des intérêts majeurs du livre, entre la satire
des généraux et des planqués (pléonasme), la description de la liquéfaction
des entrailles, des âmes et des corps, la déréliction putride des cadavres et la
puissance épouvantable du feu lors d’un bombardement (« La terre est un
immeuble en flammes dont on a muré les issues. Nous allons rôtir dans cet
incendie »). L’expérience atroce de la guerre est un désenchantement
radical : « le bilan de la guerre : cinquante grands hommes dans les manuels
d’histoire, des millions de morts dont il ne sera plus question, et mille
millionnaires qui feront la loi », ce dont le grand mutilé Tony Byard, de
retour à Clochemerle, fait l’amère expérience. Ce glorieux poilu, « parti
avec quatre membres […] n’en ramenait que deux », considération bien
égoïste qui le rend indifférent à la manière dont le notaire Girodot, son
ancien employeur, le célèbre : il « lui parla de son magnifique courage, le
nomma “héros”, l’assura de la reconnaissance du pays tout entier et de la
gloire qui demeurerait attachée à ses blessures 15 », blessures dont ledit
notaire ne peut s’empêcher de considérer qu’elles coûtent bien cher en
pension d’invalidité de guerre. En homme de calcul(s), Girodot, « plus
lucide parce qu’il était intact 16 », se dit que « si on se met à réformer à cent
pour cent des hommes qui n’ont perdu que deux membres, c’est la porte
ouverte à toutes les absurdités. Il y voyait là une atteinte, qui l’offensait, à la
logique mathématique la plus formelle 17 ».
Si « nous autres civilisations savons désormais que nous sommes
mortelles », il en va peut-être également, au lendemain de la Grande
Guerre, de ce que l’on appelle « littérature », au sens vulgaire de fables plus
ou moins aimables (ce reste, qui n’est que littérature), voire au sens le plus
technique et précis qui soit – cette littérature dont on vient, avec Gustave
Lanson, de créer la science, cette histoire littéraire, qui en marque peut-être
même la fin 18. L’histoire littéraire, triomphante en Sorbonne, une vaste et
ample nécrologie ? Après la guerre, la littérature, avec ses doutes, ses mises
en question et ses difficultés, apparaît comme le lieu par excellence de ce
savoir – celui de la finitude et de la mortalité des civilisations.
De fait, après la Grande Guerre, si bien nommée, le simple fait de
« faire des romans » ou de « raconter des histoires », que ce soit avec la
componction bourgeoise et surannée d’Henri Bordeaux ou avec la
cohérence systématique et critique d’un Zola, apparaît à beaucoup comme
incongru, sinon obscène. Poétiser sur les charniers ? entretenir l’illusion ou
la fiction du sens alors que la mort de masse, la décomposition des cadavres
et le pullulement des rats sous les bombardements ont bien montré que tout
cela, précisément, n’en avait aucun ?
C’est bien sûr à la lumière de cette expérience qu’il faut lire les
différentes versions du manifeste Dada – le simple fait qu’il y en ait
plusieurs est une manière de tourner en dérision le genre même du
manifeste. Au-delà de la farce et de la dérision, ou plutôt par la farce et la
dérision mêmes, les différentes expressions de Dada proposent des thèses
tout à fait sérieuses sur la littérature, le récit ou même, sur la langue. Le
manifeste de 1916 est un pastiche du sensationnalisme journalistique, en un
temps où les canards, plus ou moins enchaînés, sont devenus des vecteurs
du bourrage de crâne :

Dada est une nouvelle tendance artistique, on s’en rend bien compte,
puisque, jusqu’à aujourd’hui, personne n’en savait rien et que demain tout
Zurich en parlera. Dada a son origine dans le dictionnaire. C’est
terriblement simple. En français cela signifie « cheval de bois ». En
allemand « va te faire, au revoir, à la prochaine ». En roumain « oui en
effet, vous avez raison, c’est ça, d’accord, vraiment, on s’en occupe », etc.
C’est un mot international.

Le seul type de discours qui reste audible est peut-être celui, si


éminemment contemporain, de la réclame, de la publicité :
Comment obtenir la béatitude ? En disant Dada. Comment devenir célèbre ?
En disant Dada. D’un geste noble et avec des manières raffinées. Jusqu’à la
folie. Jusqu’à l’évanouissement. Comment en finir avec tout ce qui est
journalisticaille, anguille, tout ce qui est gentil et propret, borné, vermoulu
de morale, européanisé, énervé ? En disant Dada.

Contre vingt ou trente siècles de culture et de littérature, qui ont mené, de


Homère à Barrès, de la guerre de Troie aux tranchées, il s’agit de revenir au
langage infantile, celui des infans, qui ne savent que répéter ces deux
syllabes, dada : « Je ne veux pas de mots inventés par quelqu’un d’autre.
Tous les mots ont été inventés par les autres […]. Je voulais laisser tomber
le langage lui-même, ce sacré langage, tout souillé, comme les pièces de
monnaie usées par des marchands », marchands de nouvelles, marchands de
canons. Deux ans plus tard, en 1918, la thèse se précise :

Je proclame l’opposition de toutes les facultés cosmiques à cette


blennorragie d’un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique,
la lutte acharnée, avec tous les moyens du dégoût dadaïste. Tout produit du
dégoût susceptible de devenir une négation de la famille, est dada ; proteste
aux poings de tout son être en action destructive : DADA ; connaissance de
tous les moyens rejetés jusqu’à présent par le sexe pudique du compromis
commode et de la politesse : DADA ; abolition de la logique, danse des
impuissants de la création : dada.

À mille lieux de Dada, André Gide participe aux questionnements du


temps et publie en 1925 un bien déroutant roman, Les Faux-Monnayeurs,
qui, quelques décennies plus tard, passera pour un prélude au Nouveau
Roman. Un roman réflexif, non linéaire, sans véritable histoire, si bien que
l’on se demande si les faux-monnayeurs sont bien les lycéens dont Gide
parle, ou bien ces littérateurs qui, en entretenant l’illusion du sens, de la
structure et de la direction, voire en empoignant les trompettes de la
victoire-en-chantant, tel Maurice Barrès, ce « rossignol des carnages »
(Romain Rolland) dont les surréalistes ont fait le procès en 1923, ont
rythmé les massacres de leur prose inepte. André Gide pose la question de
la littérature après Verdun, du récit après la Somme, en mettant en abîme la
question de la création littéraire. Un des singuliers héros de ce curieux récit
est un écrivain en quête de roman, Édouard, qui définit ainsi son entreprise :

Mon roman n’a pas de sujet […]. Je voudrais tout y faire entrer, dans ce
roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter ici, plutôt que là, sa substance
[…]. Ce que je veux, c’est présenter d’une part la réalité, d’autre part cet
effort pour la styliser […]. Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j’invente un
personnage de romancier, que je pose en figure centrale ; et le sujet du livre,
si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et
ce que, lui, prétend en faire […] Vous devriez comprendre qu’un plan, pour
un livre de ce genre, est essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si
j’y décidais rien par avance […]. À vrai dire, du livre même, je n’ai pas
encore écrit une ligne. Mais j’y ai déjà beaucoup travaillé. J’y pense et j’y
travaille chaque jour et sans cesse. J’y travaille d’une façon très curieuse
[…] : sur un carnet, je note au jour le jour l’état de ce roman dans mon
esprit ; oui, c’est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui
d’un enfant […]. Si vous voulez, ce carnet contient la critique continue de
mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l’intérêt qu’aurait
pour nous un semblable carnet tenu par >Dickens, ou Balzac ; si nous
avions le journal de L’Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazov !
L’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus
intéressant que l’œuvre elle-même.

Étonnants propos : l’histoire du procès créatif, plus intéressant que la


création elle-même ? De manière à la fois ironique et conséquente, André
Gide tient, et publie, le Journal des Faux-Monnayeurs. Le dialogue entre
Édouard et ses amis, curieux de connaître le roman à venir, se termine
ainsi : « – Mais maintenant, à votre tour, dites-nous : ces faux-
monnayeurs… qui sont-ils ? – Eh bien ! Je n’en sais rien, dit Édouard. »
On opposera à ces réflexions la persistance de la littérature (dont on se
réjouit), y compris dans l’entre-deux-guerres. Après tout, dada et les
surréalistes sont un phénomène radical-chic bien minoritaire, et Gide, tout
pétri de HSP (haute société protestante), fraye dans la faune snob de la NRF
(Nouvelle Revue française). Les grands succès du temps, outre les romans à
quatre sous et les feuilletons des revues populaires, ce sont finalement ces
imposantes sommes que l’on retrouve sur les étagères encombrées des
vieilles demeures familiales, les véritables best-sellers de l’époque : les
romans-fleuves (par leur longueur !), dits aussi romans cycliques et que,
pour ma part, j’appellerais volontiers des roman-famille.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, que ce soit chez Jules Romains,
Roger Martin du Gard ou Georges Duhamel. Chacun de ces auteurs
prolifiques nous narre, en son cycle, le destin d’une famille, que ce soit
dans les dix tomes de La Chronique des Pasquier, publiés entre 1933
et 1941 par Duhamel, dans les huit volumes des Thibault, de Roger Martin
du Gard (1922-1940), ou dans les vingt-sept tomes des Hommes de bonne
volonté publiés par Jules Romains entre 1932 et 1946, où il est question de
cette famille élargie qu’est la société française.
Pour reprendre le mot de Balzac, chacune de ces sommes romanesques
ambitionne de « faire concurrence à l’état civil », mais il faut le comprendre
ici au sens littéral : cette accumulation profuse de noms et d’identités
sociales dresse un monument littéraire face aux monuments aux morts dont
la France se couvre après 1918. Face à l’hécatombe, qui suscite le deuil,
puis l’angoisse démographique de l’oliganthropie française, voire de
l’extinction de la race (« Le Français se fait rare », note un autre écrivain,
Jean Giraudoux, dans Pleins Pouvoirs, en 1939), la littérature réaffirme la
vie, la présence et l’existence d’une société. Les grands romans cycliques,
dont l’entre-deux-guerres constitue un âge d’or, dressent un cénotaphe de
verbe et de papier au corps martyr des générations sacrifiées, aux villages et
aux champs vidés par le massacre, aux familles saccagées par la guerre
industrielle.
L’entre-deux-guerres qui, en France, et singulièrement les années 1930,
a pu être qualifié d’âge d’or du roman, ce qui n’est pas rien quand on se
souvient de l’efflorescence de ce genre littéraire au XIXe siècle, est donc
marqué par une tentative de retrouver le récit malgré tout – et le roman est
le lieu de cette tentative de donner sens et cohérence.
Mais de quel roman parle-t-on ? Si l’on s’intéresse, après les grandes
sommes populaires, à la littérature de pointe, si l’on feuillette les jeunes
gloires du temps comme André Malraux, Louis-Ferdinand Céline ou Saint-
Exupéry, voire Albert Camus, qui s’épanouit aussi dans les genres du
théâtre, du récit et de l’essai, on est frappé par l’omniprésence, fervente et
douloureuse, de la question du sens. Entendons-nous : dès qu’il y a
littérature, dès qu’il y a récit, voire, peut-être, dès qu’il y a écriture ou
symbolisation (ce ne sont pas les préhistoriens qui nous démentiront), il y a
interrogation et affirmation sur le sens. Les merveilles littéraires du
e
XIX siècle que sont les romans de Stendhal, de Flaubert ou de Zola, nous

touchent ou nous bouleversent car il y est bien traité de questionnement


existentiel – le mot est galvaudé, mais il conserve en l’espèce toute sa
pertinence : Emma Bovary, c’est bel et bien nous. Chez les auteurs qui ont
le plus marqué les années 1930, cependant, ce questionnement n’est plus
tacite : il est pleinement explicite, jusqu’à l’écorchement.
Dans un roman dont il achève l’essentiel de la rédaction en 1943, Les
Noyers de l’Altenburg, André Malraux met en scène un universitaire,
spécialiste de la philosophie de l’action, seule susceptible, à première vue,
de « nier notre néant 19 ». Voilà qui condense et résume une sensibilité très
années 1930, entre récession mondiale (début en 1929) et guerre d’Espagne
(fin en 1939), raidie encore par l’expérience immédiate de cette guerre qui
débute, en France, en 1940 :

Nous ne sommes hommes que par la pensée, nous ne pensons que ce que
l’histoire nous laisse penser, et sans doute n’a-t-elle pas de sens. Si le
monde a un sens, la mort doit y trouver sa place, comme dans le monde
chrétien […]. Qu’on l’appelle histoire ou autrement, il nous faut un monde
intelligible. Que nous le sachions ou non, lui seul assouvit notre rage de
survie. Si les structures mentales disparaissent sans retour comme le
Plésiosaure, si les civilisations ne sont bonnes à se succéder que pour jeter
l’homme au tonneau sans fond du néant, si l’aventure humaine ne se
maintient qu’au prix d’une implacable métamorphose, peu importe que les
hommes se transmettent pour quelques siècles leurs concepts et leurs
techniques : car l’homme est un hasard, et, pour l’essentiel, le monde est
fait d’oubli 20.

L’inspiration pascalienne est patente. Le génial janséniste semble livrer à


une époque déjà « existentialiste » sa grammaire et ses mots, comme celui
de « condition », et ses images, celle de la vie comme cachot où l’on croupit
en attendant sa propre mise à mort :

Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés


à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux
qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se
regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur
tour. C’est l’image de la condition des hommes 21.

Ce thème de la condamnation à mort, dans un monde sans dieu, habite


l’œuvre d’une romancière et philosophe qui raconte ainsi la perte de sa foi,
ou sa découverte de l’inexistence de Dieu, quelque part au milieu des
années 1920. Simone de Beauvoir écrit :

Je ressentis dans l’angoisse le vide du ciel […]. Quel silence ! La terre


roulait dans un espace que nul regard ne transperçait, et perdue sur sa
surface immense, au milieu de l’éther aveugle, j’étais seule. Seule : pour la
première fois, je comprenais le sens terrible de ce mot. Seule : sans témoin,
sans interlocuteur, sans recours […]. Je fis une autre découverte. Un après-
midi, à Paris, je réalisai que j’étais condamnée à mort […]. Plus que la mort
elle-même, je redoutais cette épouvante qui bientôt serait mon lot, et pour
22
toujours .

L’univers romanesque de ces auteurs qui furent vite reconnus comme


majeurs et que nous lisons encore se déploie sur l’arrière-plan de cette
déréliction : « Un ciel est toujours un ciel, qu’il soit couvert, ou vide, ou
parcouru de nuages ; mais il n’a de commun dans les trois cas que ce par
quoi il n’existe pas 23 », écrit Malraux.
Dans ce contexte, « c’est l’histoire qui est chargée de donner un sens à
l’aventure humaine – comme les dieux. De relier l’homme à l’infini 24 ». Et
l’histoire, c’est l’action de l’homme conscient et volontaire, désireux de
marquer son temps et de repousser ainsi le terme de l’oubli : en répondant à
« l’appel de l’histoire », il s’agit « de laisser sur la terre une cicatrice 25 ».
Les révolutions, guerres civiles et affrontements internationaux des années
1930, de la Chine (La Condition humaine) à l’Espagne (L’Espoir), en
offrent bien des occasions, et plus que de raison. Les Brigades
internationales offrent au monde, aux volontaires prolétariens du monde
entier, l’occasion de sublimer leur existence et de rédimer ce temps si bref
qui constitue notre vie. L’appel et le souffle de l’histoire sont là, couchés sur
papier comme s’ils étaient appelés à être filmés « avec un ralenti de
cinéma 26 ». Malraux participe pleinement de l’art de son temps et de ses
mutations :

Magnin alla à la fenêtre : encore en civils, mais chaussés de chaussures


militaires, avec leurs faces têtues de communistes ou leurs cheveux
d’intellectuels, vieux polonais à moustaches nietzschéennes et jeunes à
gueules de films soviétiques, Allemands au crâne rasé, Algériens, Italiens
qui avaient l’air d’Espagnols égarés parmi les internationaux, Anglais plus
pittoresques que tous les autres, Français qui ressemblaient à Maurice
Thorez ou à Maurice Chevalier, tous raidis, non de l’application des
adolescents de Madrid, mais du souvenir de l’armée ou de celui de la guerre
qu’ils avaient faite les uns contre les autres, les hommes des brigades
martelaient la rue étroite, sonore comme un couloir. Ils approchaient des
casernes, et ils commencèrent à chanter : et, pour la première fois au
monde, les hommes de toutes nations mêlés en formation de combat
chantaient « L’Internationale » 27.

Plus tard, lors de l’assaut des Maures de Franco contre Madrid :

Partout, autour de lui, debout, couchés ou morts, visant, tirant, visant-tirant,


il y a ses copains d’Ivry et les ouvriers de Grenelle, ceux de La Courneuve
et ceux de Billancourt, les émigrés polonais, les Flamands, les proscrits
allemands, des combattants de la Commune de Budapest, les dockers
d’Anvers – le sang délégué par la moitié du prolétariat d’Europe 28.

L’humanité conjure sa déréliction et sa finitude par la solidarité


internationaliste et, en définitive, par la cause de l’humanité que ces
hommes embrassent en entonnant, en chœur, le chant de l’Internationale
ouvrière. Les fascistes nient et combattent l’homme en tant qu’universalité.
Les Brigades, c’est tout le contraire : « Quand nous on veut faire quelque
chose pour l’humanité, c’est aussi pour notre famille. C’est la même chose.
Tandis qu’eux, ils choisissent, tu me suis ? ils choisissent 29. »
Dans les Brigades internationales, face aux fascistes, on ne triche pas,
on ne joue pas. C’est peut-être cela qui attire et séduit autant dans ce que
l’on commence à appeler l’engagement – une notion militaire au départ,
devenue politique, avant de dégénérer, aujourd’hui, en moût à chat
managérial : « l’arme la plus efficace d’un homme, c’est d’avoir réduit au
minimum sa part de comédie 30 ».
Vivre enthousiaste, dans la guerre de conviction, dans la guerre de
volontaires – l’Espagne offre cette occasion pour la première fois depuis
1821 et l’engagement philhellène de volontaires européens 31 –, vivre dans
un récit exaltant qui est aussi action, alors que l’absence d’arrière-plan
transcendant, de soutènement céleste, conduit les contemporains à mimer
une routine et un quotidien, à jouer une médiocre comédie, celle de
l’emploi, de l’emploi du temps et de l’artefact social… Intuition puissante
dont, en 1943, Jean-Paul Sartre donne une saisissante description dans
L’Être et le Néant après avoir diagnostiqué, dans toute son intensité, le
malaise contemporain dans un roman qui devait s’intituler Melancholia et
qui, finalement, tire son titre de cette réaction physique irrépressible que
provoque la prise de conscience de notre humaine condition – La Nausée
(1938).
La scène majeure du livre, fameuse entre toutes, est celle de la
confrontation entre Roquentin, jeune historien qui effectue des recherches
pour rédiger un mémoire, et une racine de marronnier qui n’en demande pas
tant et qui, en réalité, et c’est bien là le problème, se contente d’exister,
c’est-à-dire de surgir de terre et d’être là, sans raison ni nécessité aucune :

Cette racine, au contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas


l’expliquer… L’essentiel, c’est la contingence. Je veux dire que, par
définition, l’existence n’est pas nécessaire. Exister c’est être là,
simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne
peut jamais les déduire. La contingence n’est pas un faux-semblant, une
apparence qu’on peut dissiper ; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité
parfaite 32.

Être jeté dans l’existence, sans provenance ni destination, être


radicalement indéterminé, être parfaitement libre, c’est-à-dire indéfini, tout
en étant fini et perdu dans l’infini… Cela fait beaucoup pour une psyché
humaine, qui doit pourtant se débrouiller avec tout cela. Un recours possible
est de mimer la détermination, de nier sa liberté en jouant un rôle. Après le
roman de 1938, Sartre, le professeur agrégé de philosophie, l’ancien
pensionnaire de l’Institut français de Berlin, qui a découvert en Allemagne
Heidegger, consacre à cette question L’Être et le Néant, qui devait être le
grand traité philosophique de son auteur et qui apparaît comme un cours
lumineux, la première introduction en langue française aux intuitions,
concepts et enseignements de l’auteur allemand d’Être et Temps.
Pour donner chair à sa démonstration, Sartre, à la fois rompu à la
phénoménologie allemande et familier impénitent des terrasses de bistro,
propose en quelques pages rapidement célèbres une lecture du
comportement des serveurs, une analytique du déportement de ces hommes
qui mettent en scène leur aliénation supposée à la mécanique de leur
métier : « Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif, un peu trop
précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu
33
trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement »… On a le
sentiment, à l’observer, d’assister à un numéro, à un spectacle. Le clou du
numéro, le morceau de bravoure de la représentation, c’est la virtuosité
gestuelle du garçon, qui manie le plateau avec une dextérité de
saltimbanque, « avec une sorte de témérité de funambule » (profession du
spectacle, soit dit en passant).
Quelqu’un qui serait pleinement et indubitablement garçon de café
éprouverait-il le besoin de le montrer avec tant de zèle et d’empressement ?
Plus qu’au travail du garçon de café, nous assistons au spectacle théâtral, à
la représentation d’un garçon de café au travail, à la représentation de
quelqu’un qui joue à être, qui déroule un rôle que la culture commune a
fixé : « Toute sa conduite nous semble un jeu […]. Il joue, il s’amuse. Mais
à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre
compte : il joue à être garçon de café. »
Voilà donc un être libre qui se plie aux contraintes d’une rigueur
mécanique pour jouer un rôle, être en représentation. Libre, radicalement
libre, il se contraint à une rigidité, à une systématicité mécanique, celle de
l’« automate » : « Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils
étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa
voix même semblent des mécanismes. » Cette mécanicité transmue la
personne en chose, le sujet en objet (« il se donne la prestesse et la rapidité
impitoyable des choses »).
C’est que la liberté est source d’angoisse car elle nous met face à
l’infinité des possibles (que choisir pour moi ? que veux-je être ?), et parce
qu’elle induit logiquement ma responsabilité : si je suis libre et doté de
volonté, je réponds de mon choix, je suis comptable de ma décision : nul
destin, nul dieu ne me pousse à être ceci ou cela, j’en suis totalement libre
(abstraction faire, pourtant, de quelques menus déterminismes sociaux
auxquels le Sartre d’avant 1945 n’est pas encore très sensible).
Si une personne n’est pas essentiellement garçon de café, puisqu’il est
de sa liberté de ne pas l’être, si elle ne l’est pas par essence, elle peut l’être
par existence, par choix et par projet. Suivre une partition, un texte, réciter
un script et dérouler un rôle permet de masquer mon indéfinition, ma liberté
et ma responsabilité. Soulagement du sujet, qui se fait objet, qui quitte le
règne des fins pour celui des moyens, de la liberté pour la détermination :
« Ce que je tente de réaliser, c’est un être-en-soi du garçon de café […]
comme s’il n’était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq
heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer. »
Se transformant en chose, le sujet devenu objet invoque avec une bonne
foi plus ou moins feinte la nécessité qui gouverne et détermine la chose, et
nie sa liberté. Pour illustrer cette transformation en chose, Sartre évoque la
figure du soldat, si familière dans une nation de guerre et de conscription
comme l’est la France de son époque, et dont Sartre, mobilisé en 1939, a
fait l’expérience de la condition : « Le soldat au garde-à-vous se fait chose-
soldat avec un regard direct qui ne voit point. »
Le sujet qui éprouve l’angoisse de la liberté se rassure en épousant un
récit, celui d’une fonction sociale (garçon de café, soldat…) qui, comme
toute fonction, est une fiction, une invention, une création. Mais cette
fiction, par son importance existentielle, ne se donne pas pour telle, et
refuse d’être identifiée ainsi. Invoquer cette fiction en plaidant son
infrangible réalité est constitutif de ce mode d’être-au-monde que Sartre
appelle la mauvaise foi, cette disposition d’esprit qui consiste à invoquer la
nécessité pour fuir sa liberté : « Celui qui dit “je ne suis pas commode”,
c’est un libre engagement à la colère qu’il contracte 34 », en invoquant une
nécessité de nature, un incoercible déterminisme, alors qu’en réalité elle
impose une liberté, la liberté d’être désagréable et de s’emporter quand bon
lui semblera.
La mauvaise foi, poursuit Sartre qui, rappelons-le, publie son ouvrage
en 1943, arme deux types d’individus, les lâches et les salauds : « Les uns,
qui se cacheront par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, je
les appellerai lâches ; les autres, qui essaieront de montrer que leur
existence était nécessaire, alors qu’elle est la contingence même de
l’apparition de l’homme sur la terre, je les appellerai les salauds 35. » Les
collaborateurs et les nazis sont à n’en pas douter d’excellents candidats à
cette typologie.
Sartre compatit avec les professions de représentation, celles qui sont en
contact avec le public, comme les serveurs, et les commerçants : « Leur
condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent
comme une cérémonie. Il y a la danse de l’épicier, du tailleur, du
commissaire-priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur clientèle
qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un
tailleur. » On note ici, une fois encore, l’accent pascalien, jusque dans
l’afféterie stylistique. Pauvres commerçants : « Un épicier qui rêve est
offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. » Un
boucher mélancolique, rêveur et poète serait une incongruité, presque une
obscénité.
Quelques années plus tard, en 1946, L’existentialisme est un
humanisme, réaffirme avec une limpidité de grand pédagogue ces réflexions
de L’Être et le Néant :

Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c’est-à-dire


l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le
définir – précède l’existence ; et ainsi la présence, en face de moi, de tel
coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une vision
technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède
l’existence. […] L’existentialisme athée, que je représente, […] déclare que
si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède
l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept
et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité-humaine.
Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie
que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se
définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas
définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel
qu’il se sera fait.
Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la
concevoir. L’homme est seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais
tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut
après cet élan vers l’existence ; l’homme n’est rien que ce qu’il se fait.

Il n’y a pas de dieu pour nous attribuer une essence : il n’y a pas de
Dieu, donc pas de providence qui nous assignerait une place affectée d’une
fonction à laquelle nous serions prédestinés de toute éternité.
Sartre, qui se borne ici à reprendre ce que Martin Heidegger a exposé
dans Être et Temps, montre que nous sommes jetés dans le monde sans être
affectés par nature, c’est-à-dire par naissance, à un lieu, à une fonction.
Notre naissance est une pure contingence, un pur surgissement, et n’a rien
de nécessaire ni de déterminé.
On est là, affecté à rien, sans provenance ni destination, sans origine ni
destin : on est totalement libre. On ne peut pas se rassurer en disant « moi,
je suis destiné à cela » parce qu’il n’y a pas de destin, parce qu’il n’y a pas
de prédestination, parce qu’il n’y a pas de dieu qui appellerait à (vocation),
qui destinerait à. Ce qui est là, d’abord, c’est le pur et simple fait de
l’existence. Ensuite, on s’invente une essence : on se fait (l’homme est le
fils de ses œuvres), et puis, a posteriori, on lit cette succession des faits de
la vie comme un destin (c’est commode, ça rassure, et c’est flatteur).
C’est que l’on a besoin d’être rassuré : il est commode de se penser en
termes de destin ou de destinée, parce que l’on peut trouver refuge ou appui
dans cette idée. L’idée, au contraire, de notre liberté, donc de notre
responsabilité, est angoissante. Pour fuir cette angoisse, on se réfugie dans
la facticité, l’inauthenticité du rôle, dans le jeu de rôle.
En somme, la personne contemporaine n’est personne (elle n’est rien de
donné a priori), et ne pouvant se résoudre à n’être personne, la personne
devient personnage, pour être quelque chose, précisément, une chose qui ait
la fixité, la stabilité, la permanence de l’objet – c’est pour cela que l’on
s’enferme dans un rôle : si on ne joue pas un être, on est confronté à la
sensation vertigineuse de ce néant qu’est notre indéfinition a priori –
puisqu’il n’y a pas de dieu garant d’un ordre objectif où nous trouverions
notre place à la naissance.
Ce thème de l’inauthenticité, catégorie bien définie par Heidegger, du
déroulement d’un rôle, de l’ânonnement d’un texte, du jeu d’acteur dans
lequel on se réfugie, est prégnant dans la littérature et dans la réflexion
philosophique du temps.
Quatre ans après La Nausée et un an avant Être et temps, Albert Camus
publie Le Mythe de Sisyphe (1942), sa réflexion la plus aboutie sur le thème
de l’absurde. Cette réflexion occupe le triptyque L’Étranger (1942),
Caligula (1938) et Le Mythe de Sisyphe (1942), soit un roman, une pièce de
théâtre et un traité philosophique, que Camus nomme « les trois
Absurdes », mot qui a tellement marqué les contemporains et la postérité
qu’il est devenu quasiment homonyme de l’auteur.
Camus décrit l’expérience de l’absurde comme une prise de conscience
radicale qui provoque le mouvement. Elle marque la sortie hors d’une
existence mécanique, celle des économies contemporaines et de la vie
urbaine. Pour l’homme des sociétés industrielles, ce que l’on appelle vivre
consiste à « faire les gestes que l’existence commande », le plus souvent par
« habitude ». Ce que l’on appelle vie, au sens usuel du terme, est pure
mécanicité, sans conscience. L’expérience de l’absurde marque l’accès à un
niveau de conscience qui était exclu dans la simple concaténation
mécanique des gestes, des travaux et des jours : il se produit ce que Camus
appelle un « divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor ». Et
lorsque « la chaîne des gestes quotidiens est rompue », « Il arrive que les
décors s’écroulent » : « Un jour seulement, le pourquoi s’élève et tout
commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. » Il s’agit,
fondamentalement et primairement, d’« une révolte de la chair » devant ce
temps qui fuit et nous tue, semblant tout frapper de vanité – les travaux et
les jours, les lettres et les arts, les civilisations et les décalogues, tout ce que
l’on a inventé pour faire tenir debout les individus et faire tenir ensemble
les sociétés :

Sous l’éclairage mortel de cette destinée, l’inutilité apparaît. Aucune


morale, ni aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes
mathématiques qui ordonnent notre condition 36.

Le choc de la prise de conscience, qu’il nomme lui aussi « nausée »,


« comme un auteur de nos jours », inaugure une lassitude qui marque « la
fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le
mouvement de la conscience ».
Il se trouve, « au bout de l’éveil », une alternative : « suicide ou
rétablissement ». L’expérience de l’absurde est donc bien la mélancolie ou
ce que la nosographie appellera quelques décennies plus tard l’épisode
dépressif et que nous pourrions définir comme ce moment où l’on ne croit
plus, où l’on ne peut plus croire, au récit. Dans Soleil noir. Dépression et
mélancolie, Julia Kristeva insiste sur le fait que le dépressif rompt la
communauté de langage, car il pense avoir fait l’expérience de la vanité des
choses et des mots qui disent les choses, d’où son désespoir, sa douleur, et
le fait que son existence même devienne intolérable à ceux qui croient, qui
fonctionnent et qui n’ont pas fait l’expérience de ce passage dans l’au-delà
du sens.
Il reste que, chez Camus, les « trois Absurdes » montrent bien que c’est
le sens, le récit et le langage, donc la vie, qui l’emporte. Dans l’alternative
entre suicide et rétablissement, le rétablissement marque, non pas le retour à
la vie (la prise de conscience de l’absurde est irrémédiable), mais la
décision de vivre, et de vivre malgré tout, en créant du sens, singulièrement
par l’amour. Dans cette nouvelle vie, il faut imaginer Sysiphe heureux.
1. Jean-Michel Guieu, Le Rameau et le Glaive, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008.
2. Toutes citations dans P. Valéry, Regards sur le monde actuel, 1931, rééd. Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1960, p. 935.
3. G. Chevallier, Clochemerle, 1934, rééd. « Le Quadrige d’Apollon », Puf, 1964, (« millième
tirage »), p. 8.
4. Ibid., p. 13.
5. Ibid., p. 14.
6. Ibid., p. 82.
7. Ibid., p. 84.
8. Ibid., p. 85.
9. G. Chevallier, La Peur, Paris, 1930, rééd. Paris, Le Livre de Poche, 2010, p. 13.
10. Ibid., p. 15.
11. Ibid., p. 17.
12. La plus séduisante des jeunes visiteuses vient de demander au vétéran s’il était donc
« peureux ».
13. C’est nous qui soulignons.
14. Ibid., p. 145-146.
15. Clochemerle, op. cit., p. 64.
16. Ibid., p. 65.
17. Ibid., p. 65.
18. Voir Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres, Paris, Seuil, 1983.
19. A. Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, Paris, Gallimard, « Folio », 1997, p. 87.
20. Ibid., p. 125.
21. B. Pascal, Pensées, op. cit., 199.
22. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958, « Folio »,
2008, p. 191-192.
23. A. Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, op. cit., p. 124.
24. Ibid., p. 124.
25. Ibid., p. 58.
26. A. Malraux, L’Espoir, Paris, Gallimard, 1937, « Folio », 1972, p. 157.
27. Ibid., p. 325.
28. Ibid., p. 391.
29. Ibid., p. 115.
30. A. Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, op. cit., p. 44.
31. Hervé Mazurel, Vertiges de la guerre, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
32. J.-P. Sartre, La Nausée, 1938, rééd. Paris, Gallimard, « Folio », p. 185.
33. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, rééd. « Tel », p. 95-96.
34. Id.
35. L’existentialisme est un humanisme. Dans ce passage de la conférence de 1946, Sartre pense
évidemment aux nazis.
36. A. Camus, Le Mythe de Sysiphe, Paris, Gallimard, 1942, rééd. « Folio », p. 32.
CHAPITRE III

Histoire et espoir.
L’eschatologie marxiste

Il peut sembler singulier, voire incongru, de parler d’eschatologie à propos


du marxisme : Marx et Engels dénonçaient les religions chrétiennes et leur
exaltation morose d’un salut post-mortem comme un opium du peuple
propre à prévenir toute velléité de révolte face aux injustices du présent.
Avec sa litanie de prières, le prêtre endort, pour le plus grand bénéfice de
l’ordre social. L’alliance du trône et de la forge s’ajoute à celle qui existe,
depuis si longtemps, entre le trône et l’autel.
Bien avant que Raymond Aron n’ironise en dénonçant « l’opium des
intellectuels », ce fut un expert en choses de la foi, le pape Pie XI, qui, dans
son encyclique Divini Redemptoris du 19 mars 1937, fustigea le caractère
(faussement) religieux du communisme :

Le communisme d’aujourd’hui, d’une manière plus accusée que d’autres


mouvements semblables du passé, renferme une idée de fausse rédemption.
Un pseudo-idéal de justice, d’égalité et de fraternité dans le travail,
imprègne toute sa doctrine et toute son activité d’un certain faux
mysticisme qui communique aux foules, séduites par de fallacieuses
promesses, un élan et un enthousiasme contagieux, spécialement en un
temps comme le nôtre, où par suite d’une mauvaise répartition des biens de
ce monde, règne une misère anormale. On vante même ce pseudo-idéal,
comme s’il avait été le principe d’un certain progrès économique : quand il
est réel, ce progrès s’explique par bien d’autres causes, comme
l’intensification de la production industrielle dans des pays qui en étaient
presque privés, la mise en valeur d’énormes richesses naturelles, l’emploi
de méthodes brutales pour faire d’immenses travaux à peu de frais.

Vrai constat (l’intolérable inégalité, la misère), mais faux messages, faux


prophètes et même faux miracles ! Face à la célébration des prouesses du
plan quinquennal, le pape tempère les lectures enthousiastes en pointant
l’effet de rattrapage, l’immensité des ressources et la réduction en esclavage
des zek de ce que l’on appellera l’archipel du goulag (Soljénitsine).
Paul Veyne, historien spécialiste (entre autres) de la christianisation du
monde gréco-romain, et ancien militant communiste, attire notre attention
sur la filiation existant entre des organisations comme l’Église catholique,
peu portée sur la tolérance et la divergence, et le Komintern (1919) ou les
différents partis communistes :

On pense souvent, à notre époque, qu’une doctrine, quelle qu’elle soit, qui
est règle de vie, cherche à s’imposer à tous et tolère mal ce qui n’est pas elle
du simple fait qu’elle se tient pour seule vraie, et l’on a tendance à l’en
excuser. C’est historiquement inexact : intolérance, prosélytisme et
gouvernement des esprits sont une invention du judéo-christianisme. Pour
les païens, les dieux de tous peuples étaient vrais 1.

Jamais un stoïcien, pour convaincu qu’il eût été de la justesse de son


analyse de l’homme et du monde, n’aurait eu l’idée de convertir qui que ce
soit à sa doctrine du temps et des passions le monde : « Il faut y insister :
avec la fondation de l’Église, milice missionnaire et gouvernante, une
forme d’organisation est née, que le monde n’avait jamais connue. Il
faudrait en scruter l’origine : l’idée si particulière du dieu unique et jaloux,
l’unicité exclusive du temple de Jérusalem 2. »
Une longue comparaison entre le mode d’organisation et le régime de
vérité du christianisme et ceux du communisme montre les affinités entre
deux phénomènes qui, par ailleurs, proposent l’égalité, la justice et l’amour
comme rédemption d’une vie malheureuse 3.
Là où il y a croyance, il y a soif de croire, et l’on peut entendre, voire
comprendre, que la révolution communiste de 1917 réconciliait histoire et
Espoir : enfin une bonne nouvelle, dans le contexte atroce de la Grande
Guerre. On ne s’explique guère autrement le culte de Staline, vainqueur des
nazis, après 1945 : malgré le génocide et la dévastation, il restait possible de
croire en l’homme – et c’est précisément ce qui rendra la rupture avec cette
foi séculière si douloureuse.
On se pince souvent en constatant ce que le culte de latrie au Dieu
Staline a conduit à écrire, non seulement en URSS, on peut le comprendre,
mais aussi à l’étranger. Alors que Jules Romains constatait en 1922, après le
congrès de Tours et la création de la Section française de l’Internationale
communiste (SFIC, devenue PCF en 1935), l’apparition de Cette grande
lueur à l’Est, Louis Aragon publiait Hourra l’Oural en 1934, un recueil de
26 poèmes célébrant le plan quinquennal et ses réussites.
Durant les années 1930, dans un contexte de fascisation de l’Europe,
d’épuisement des démocraties libérales et de dépression économique
languissante, l’URSS de Staline, son industrialisation rapide et le rattrapage
économique spectaculaire qu’elle opère, devient un lieu d’espérance
séculière bienvenu, que l’on déplacera plus tard, après la déstalinisation,
vers la Yougoslavie de Tito ou la Chine de Mao et, dès la fin des années
1920, dans la figure de Trotsky.
L’hosanna au génial Maréchal et petit père des peuples laisse pantois.
Selon Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français et
ancien ministre de De Gaulle à la Libération, « le pays soviétique va vers
l’abondance. Bientôt le pain sera fourni gratuitement et à volonté. Grâce à
Staline, le citoyen soviétique connaît déjà ce monde heureux où, selon la
parole de Marx, il y a pour tous du pain et des roses 4 ». Pour ne pas
« désespérer Billancourt », on s’en tiendra longtemps, au PCF, à ce
catéchisme du pain et des roses et à cette imagerie du pays de Canaan. Paul
Éluard, en 1950, cisèle la statue du démiurge, maître du temps, des saisons
et de la vie :

Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur


La confiance est le fruit de son cerveau d’amour
La grappe raisonnable tant elle est parfaite
Grâce à lui nous vivons sans connaître d’automne
L’horizon de Staline est toujours renaissant
Nous vivons sans douter et même au fond de l’ombre
Nous produisons la vie et réglons l’avenir
Il n’y a pas pour nous de jour sans lendemain
D’aurore sans midi de fraîcheur sans chaleur 5.

Le « cerveau d’amour » de cette Ode à Staline fut du reste prélevé après


sa mort afin de voir si une médecine matérialiste pouvait observer, à même
l’organe, les déterminants d’un si grand génie et d’une si profonde Charité.
Car Staline a fini par mourir, le 5 mars 1953, jour de deuil planétaire
dont on peine aujourd’hui à se représenter l’intensité. Maurice Thorez, « fils
du peuple » autoproclamé, se rendit aux obsèques, et son retour en France
fut célébré par un poème d’Aragon, publié à la une du journal L’Humanité
le 8 avril 1953. On n’avait plus Staline, mais on gardait l’un de ses saints :

Tu l’entends, batelier ? Il revient. Quoi ?


Comment ? Il revient ! […]
C’est l’espoir de la paix et c’est la France
Forte,
Libre et heureuse. Paysan, lance le grain.
Ô femmes, souriez et mêlez vos tresses,
Ces deux mots-là comme des tresses jamais
Fanées. Il revient. Je redis ces deux mots-là sans
Cesse…

À ces vers de mirliton, on peut préférer ceux d’Ossip Mandelstam, poète


courageux, qui paya de sa vie ce portrait du « montagnard du Kremlin »
ourlé en 1933. Il offre un pastiche de la poésie de cour en vogue au Kremlin
et dans les colonnes de La Pravda, subversion de la description physique,
de l’entourage et détournement de cette langue de bois hagiographique qui
use et abuse des allégories quasi-homériques :

Ses doigts épais sont gras comme des asticots


Et ses mots tombent comme des poids de cent kilos
Il rit dans sa moustache énorme de cafard
Et ses bottes luisent, accrochant le regard
Un ramassis de chefs au cou mince l’entoure
Sous-hommes empressés dont il joue nuit et jour
L’un siffle, l’autre miaule, et un troisième geint,
Lui seul parle et montre le chemin.
Il forge oukaze sur oukaze, en vrai forgeron
Atteignant tel à l’aine, tel à l’œil, tel au front.
Et chaque exécution est un régal
Dont se pourlèche l’Ossète au large poitrail.

Dans la ville de Königsberg, devenue Kaliningrad en 1945 et saisissant


résumé des dévastations du XXe siècle, un étroit îlot du passé subsiste :
l’ancien quartier universitaire, autour de la cathédrale, sur le flanc de
laquelle a été pieusement conservée la tombe d’Emmanuel Kant. Le culte
de Kant, dans cette Prusse orientale devenue soviétique, a été couronné par
la décision de baptiser l’Université de Kaliningrad de son nom, en 2005,
mais les germes en était déjà bien présents en URSS : dans l’histoire de la
philosophie marxiste, le Kant de la Critique, de la philosophie de l’histoire
et de l’Aufklärung annonce le Hegel de la dialectique qui, lui-même,
annonce Marx. À Berlin, du reste, la RDA a pris grand soin d’entretenir la
tombe de Hegel (ainsi que celle de Fichte, voisine), au Dorotheenstädtischer
Friedhof, à quelques encablures de l’Université de Berlin Est, dont
l’escalier principal a été orné d’une des « thèses sur Feuerbach », l’une des
plus célèbres citations de Karl Marx.
La trinité Kant-Hegel-Marx est organiquement liée par l’organisation
des cursus et des connaissances en philosophie, ainsi que par la dynamique
des idées. Impossible, à l’époque de Marx, d’étudier la philosophie sans lire
et méditer Kant et Hegel, premiers grands philosophes de l’histoire à avoir
occupé des chaires de philosophie à l’Université, en sus des Grecs, auxquels
Marx consacre du reste sa thèse de doctorat.
Kant, dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue
cosmopolitique (1784), entendait déceler la rationalité agissante dans
l’histoire, non pas celle de Dieu par la Providence car Kant, enfant de la
Modernité allemande (celle du grand schisme d’Occident et des guerres de
religion), sait trop bien que l’on s’est entre-tué pour des questions
d’eucharistie et que Dieu ne peut plus être le fondement de grand-chose,
mais celle de la « nature ». Face à ce « tissu de folie, de vanité puérile,
souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction 6 » qu’est
l’histoire, dont on ne peut éprouver qu’une « certaine humeur », Kant,
fidèle à son programme de recherche (que puis-je savoir ? que dois-je
faire ? que m’est-il permis d’espérer ?), cherche matière à confiance dans le
devenir humain. Le développement de la statistique, art numérique de l’État
(status), en Prusse, lui donne à penser : on constate que des phénomènes
comme les mariages, les naissances, les décès, sont soumis à une
saisonnalité, à une régularité… En irait-il des hommes comme des astres, si
bien décrits par les mathématiciens, qui ont induit des lois de leurs
observations ? Peut-on formuler des lois sociales et assigner le désordre
apparent à un ordre latent ?
Or la science, pour Kant, est indissociable d’un raisonnement finaliste,
si commun dans les sciences naturelles de son temps. La nature ne fait rien
en vain, explique-t-il, et elle a doté l’homme de raison, cette faculté qui
permet l’intellection universelle. C’est donc que la fin de l’homme est le
développement de la raison, dans l’ordre interne (avènement d’une
République fondée sur le colloque des raisons) et externe (avènement d’une
cité universelle – cosmopolis – des États, réunis en une République du droit
et du dialogue, qui exclura la guerre, une idée développée dans son Projet
de paix perpétuelle). Tout contribue à cet avènement, y compris la
concurrence, la dispute et la lutte. Kant identifie dans l’« insociable
sociabilité » une disposition qui nous pousse à nous distinguer
(insociabilité) et, ce faisant, à contribuer au bien de tous par nos créations et
inventions (sociabilité) : le sens patent des actes et des événements n’est
donc pas leur sens latent. Hegel appellera cela la « ruse de la raison », et
l’idée était déjà bien présente chez les théoriciens de l’économie libérale, de
Theodore de Mandeville à Adam Smith (ce n’est pas de la bienveillance du
boulanger que j’attends mon pain, mais de son désir de s’enrichir –
conception un tant soit peu réductrice de l’activité humaine, mais modèle
puissant).
Chez Kant, la théodicée déviant ainsi phytodicée, la nature étant
instituée comme principe transcendant.
L’effort d’élucidation de l’histoire se fait plus présent encore chez
Hegel, qui, plus encore que Kant, a vécu l’accélération des événements et
les grandes mutations issues de la révolution française, l’irruption de
l’Histoire au sens grandiose et tragique de l’émancipation et de la mêlée des
peuples, l’avènement des grandes guerres nationales qui, comme le
remarque un de ses contemporains, Clausewitz, remplace les guerres de
cabinets. L’exigence d’intelligibilité, face à ce réel bouleversé, se fait plus
pressante. Pour y répondre, Hegel va bâtir un système fascinant, censé
rendre compte de la totalité du réel passé, présent et à venir, et proposer de
réconcilier la raison et le temps, la pensée et le mouvant.
Depuis Platon, face au temps qui file, l’ambition philosophique a été de
fixer et de figer, de déterminer ces essences éternelles qui permettent de
penser sub specie aeternitatis. Cela a fortement informé la théologie
chrétienne, mais aussi la théorie de la connaissance, jusqu’à Kant, connu
pour sa conceptualisation des catégories a priori du jugement. Au fond,
Kant plaçait sa réflexion dans les pas d’Aristote et de son Organon, qui a
légué à la postérité les principes fondamentaux de la logique : d’identité
(A = A), de non-contradiction (A inégale non-A), du tiers exclu. Or, dans la
réalité, celle que Hegel est attentif à penser, A et non-A coexistent,
s’entremêlent. Ils ne sont pas aussi distincts que dans les catégories de la
logique ou dans les colonnes des dictionnaires : comment qualifier
Napoléon, qui fascina Hegel et tous ses contemporains, singulièrement en
Allemagne ? Comme un missionnaire armé de la Révolution, un libérateur ?
comme un tyran ? Le vice et la vertu, l’amour et la haine, la vie et la mort,
le sublime et l’abject coexistent, comme s’ils étaient mêlés, ou comme s’ils
s’engendraient les uns les autres.
La préface de La Phénoménologie de l’Esprit l’explique par une image
célèbre :

Le bouton disparaît dans le surgissement de la fleur, et l’on pourrait dire


que celui-là se trouve réfuté par celle-ci, tout aussi bien par le fruit la fleur
se trouve qualifiée de faux être-là de la plante, et celui-là vient à la place de
7
celle-ci comme sa vérité .
La fleur, dans l’épanouissement de son éclosion, est dépassement du
bouton : elle en est à la fois la mort (le bouton a disparu) et l’entéléchie (sa
réalisation finale), elle en est donc la fin dans le double sens du terme : à la
fois la disparition et le but. Dans la fleur, le bouton se conserve, disparaît et
se réalise en même temps. Voilà quelque chose que la logique statique ne
peut permettre de saisir et de penser. Il y a coexistence, concomitance des
contraires, préservation et fusion des opposés qu’exprime le verbe, utilisé
par Hegel, de aufheben (littéralement : soulever et placer au-dessus). Est
aufgehoben ce qui est à la fois nié, conservé et dépassé.
C’est à partir de cette triade dialectique que Hegel pense le réel, c’est-à-
dire le mouvement : il y a A (le bouton), il y a non-A (l’absence du bouton,
qui a disparu, pour laisser la place à la fleur), et il y a le passage de A à non-
A (la croissance, l’éclosion – soit le passage, le devenir). La première triade
de la dialectique hégélienne est donc : être/non-être/devenir, ce devenir qui
fait coexister A et non-A, en faisant passer de l’un à l’autre. Le devenir est
la synthèse dialectique de l’être et du non-être car il contient les deux en
même temps, et en même temps les dépasse tout en les conservant.
On le voit : Hegel est loin d’être ce penseur obscur et abstrait, figé dans
une gangue de barbarismes illisibles et dans un systématisme rigide : il
pense le concret, d’une manière limpide.
La Phénoménologie de l’Esprit est l’histoire même, c’est-à-dire
l’intelligence humaine en devenir, ainsi que le récit philosophique qui
permet d’élucider ce devenir. L’esprit a pour activité de s’objectiver : en
s’exprimant par le travail et la création d’artefacts, il est la matrice
intellectuelle du réel matériel. L’esprit est ce qui donne forme à la matière,
des cathédrales aux machines à vapeur. En s’objectivant, l’esprit devient
phénomène, soit ce qui apparaît (phainein). Il est ce qui apparaît par la
médiation des objets qu’il produit et qui expriment son être. Ce sont les
apparences qui traduisent son essence. Dès lors, l’Histoire est bel et bien
une phénoménologie de l’esprit, et l’histoire est ce discours qui retrace la
manière dont l’Esprit s’apparaît à lui-même dans des objets où il se connaît
et se reconnaît.
Penseur du mouvement, du devenir, du passage, Hegel a voulu
réconcilier l’activité philosophique avec le temps. Il a été acclamé comme
le premier véritable penseur de l’histoire.
Alexandre Kojève, dans les années 1930, souligne l’importance de la
pensée hégélienne de ce point de vue :

« Was die Zeit betrifft […], so ist sie der seiende Begriff selbst ». Cette
phrase marque une date extrêmement importante dans l’histoire de la
philosophie. En faisant abstraction de Parménide-Spinoza, on peut dire qu’il
y a deux grandes périodes dans cette histoire : celle qui va de Platon à Kant,
et celle qui commence avec Hegel 8.

Le séminaire que Kojève tient, entre 1933 et 1939, dans cette annexe de
la Sorbonne que constitue l’École Pratique des Hautes Études (EPHE),
fascine et attire quelques-uns des plus beaux esprits du temps 9, dont
Jacques Lacan ou Raymond Queneau, qui prend scrupuleusement en notes
les propos de Kojève et qui les édite chez Gallimard après la guerre. Il est
significatif que l’on assiste, en France, traditionnellement plutôt tournée
vers Kant, à un regain d’intérêt pour Hegel : la montée en puissance de la
SFIC/PCF, l’intérêt grandissant pour l’URSS de Staline et ses succès
apparents, ainsi que l’arrivée au pouvoir des nazis, sans compter un air du
temps qui est à l’intérêt pour l’Histoire avec sa grande hache, n’y sont pas
étrangers.
Hegel semble une clef de lecture et une porte d’entrée pour déchiffrer le
temps, non seulement parce qu’il pense l’Histoire, mais aussi parce qu’il est
la matrice identifiée comme telle des philosophies de l’histoire à l’œuvre
dans la pratique de régimes qui se réclament explicitement d’une nécessité,
d’un devenir nécessaire à grands coups d’hypostases comme la Race, la
Classe ou l’Empire : « Hegel est le premier à identifier le concept et le
temps », et le premier à vouloir « rendre compte du fait de l’Histoire ». Les
« philosophes qui n’identifient pas le concept et le temps ne peuvent pas
rendre compte de l’Histoire » ; « Toute la philosophie ou Science de Hegel
peut donc être résumée dans la phrase citée : “Le temps est le concept lui-
même qui est là dans l’existence empirique”, c’est-à-dire dans l’espace réel
ou le monde 10. »
Marx s’inscrit dans la postérité de Hegel et ne s’en défend pas. Il en a
hérité les ambitions de totalité, de loi et de sens, ainsi que l’opposition entre
nécessité et contingence. Mais il a aussi souhaité remettre la dialectique à
l’endroit, en s’intéressant plus encore au monde réel, et en proposant que la
dialectique est moins celle d’un esprit hypostasié par certains épigones de
Hegel, devenus des idéalistes parfois étonnants, que celle, ô combien
matérielle et concrète, des rapports sociaux, dont rend compte le
matérialisme dialectique.
La « philosophie de l’histoire » proprement dite de Hegel concluait un
peu vite, selon les « hégéliens de gauche » et Marx, à la fin de l’histoire
dans un État prussien postrévolutionnaire qui avait fait de Hegel un
professeur doté, gâté et reconnu, soit autant de raisons de se satisfaire du
réel tel qu’il est et du monde tel qu’il va. Et, pour le professeur reconnu, au
zénith de son influence intellectuelle dans les années 1820, l’État prussien
était la réalisation de la liberté.
Comment parvenait-il à cette conclusion ? Dans chaque réalité humaine
(c’est-à-dire historique), Hegel lit l’expression de l’Esprit, qui s’apparaît
peu à peu à lui-même comme liberté. Tout artéfact est en effet une
objectivation de l’esprit, qui se fait « ob-jet », se place face à lui-même, au-
devant de lui-même, pour s’y reconnaître et s’y connaître. Dans chaque
production de l’esprit, l’esprit s’objective, se matérialise, se réifie sous la
forme d’un objet, un objet qui, placé face à lui, va lui permettre de se
reconnaître et connaître en tant que quelque chose qui correspond à son
stade de développement sur le chemin de la pleine connaissance de soi qui
est connaissance de soi comme liberté, car le chemin de l’esprit est un
chemin d’affranchissement : l’homme s’arrache à l’animal, l’esprit à la
matière, la culture à la nature.
Hegel s’intéresse particulièrement à trois séries de réalités culturelles,
trois séries d’artéfacts humains qui sont des objectivations de l’esprit et
jalonnent le voyage de l’esprit vers la pleine connaissance de lui-même
(esprit absolu). L’esprit advient comme connaissance de lui-même dans et
par l’histoire. L’histoire est à la fois ce lieu où l’esprit chemine vers la
pleine connaissance de soi comme liberté, et ce discours qui vient rendre
compte de ce chemin comme chemin.
En histoire du droit (soit de l’État), l’Orient marque la première étape.
En Égypte et en Perse, un seul est libre, alors que la masse des hommes est
asservie. Les lois produites par l’esprit sont des lois d’asservissement.
L’esprit ne se connaît pas encore comme libre. En Grèce et à Rome,
quelques-uns sont libres (les citoyens d’Athènes, par exemple, mais pas les
femmes, ni les esclaves, ni les étrangers). Enfin, dans le Rechtsstaat
prussien, tous sont libres. L’esprit se connaît pleinement comme liberté – ce
qui, en ces temps des restaurations consécutifs au congrès de Vienne (1814-
1815), est un peu discutable.
En histoire de l’art, le procès de l’histoire comme progrès, progrès vers
une connaissance de soi comme liberté, est également visible : l’art
égyptien, avec ses bas-reliefs non détachés de la matière, marque un
premier temps, où l’esprit est encore rivé à la matière. L’art grec, quant à
lui, consacre la ronde-bosse des statues, qui détache la représentation de son
arrière-plan minéral. Enfin, l’art romantique (peinture, poésie et musique)
révèle l’abstraction à son comble, le détachement achevé par rapport à la
matière. Il en va de même en histoire religieuse, des dieux-chimères de
l’Égypte qui, entre corps d’homme et tête d’animal, trahissent un lien
encore fort entre culture et nature, à la religion grecque, dont le panthéon
anthropomorphique signale une meilleure connaissance de l’homme par lui-
même, et à la religion chrétienne, qui, en proclamant In principio erat
verbum et en adorant l’Esprit saint, parachève le mouvement d’abstraction
et permet au logos de s’adorer lui-même.
On observe avec Kant, et plus nettement encore chez Hegel, une
sécularisation des espérances, une introjection de la transcendance dans
l’immanence, du divin dans l’histoire. La Nature, puis l’Esprit du monde,
prennent chez les savants la succession d’un Dieu déjà abondamment
discuté depuis le XVIIe siècle et qui, au siècle des Lumières, apparaissait déjà
faiblement mobilisable à de plus en plus de penseurs. La théodicée de
Leibniz avait suscité les sarcasmes bien connus de Voltaire : Kant, puis
Hegel, déplaçaient la scène et le problème.
Cette sécularisation des espérances devint, avec Karl Marx, puis avec
Marx et Engels, une matérialisation de la croyance dont la société, ses
modes de production, ses rapports de classe et sa réalité concrète devenait le
lieu. Le récit du temps offert par les deux penseurs, d’écrits théoriques en
discours, de manifestes en interventions politiques, est une philosophie de
l’histoire qui s’inscrit dans la claire filiation de Hegel (aucun ne s’en cache,
bien au contraire), tout en le remettant à l’endroit ou plutôt les pieds sur
terre, selon les formules employées par Marx et Engels eux-mêmes : la
dialectique de l’esprit imaginée par Hegel devient, chez eux, une
dialectique de la matière, des moyens de production, des rapports sociaux,
soutenue par une lecture attentive de l’histoire et une immense érudition.
Dans le Manifeste du Parti communiste, publié en 1848, on peut lire,
dès le célèbre incipit du chapitre premier :

L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes
de classes […]. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf,
maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en
opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte,
tantôt dissimulée […]. Le caractère distinctif de notre époque, de l’époque
de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La
société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes
classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat 11.

La lutte des classes est le moteur de l’histoire, soit une dialectique du maître
et de l’esclave, bien décrite par Hegel, élevée au niveau de groupes sociaux
antagonistes, oppresseurs et opprimés, dominants et dominés, qui sont en
lutte pour une domination politique correspondant à leur force économique
réelle. La noblesse a été cette classe dominante, jusqu’à la Révolution
française :

La bourgeoisie, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché


mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive
dans l’État représentatif moderne. Le gouvernement moderne n’est qu’un
comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière
[…]. La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment
révolutionnaire.
[Cette classe décisive n’a laissé] subsister d’autre lien, entre l’homme et
l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au
comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de
l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise, dans
les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une
simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si
chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un
mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et
politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

On voit dans l’analyse de Marx et Engels une lucidité qui n’a rien perdu
de sa validité. On lit également, déjà, des pages lumineuses sur ce que l’on
n’appelle pas encore la mondialisation :

Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie


envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout,
établir partout des relations.
Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère
cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays.
Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base
nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont
encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont
l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations
civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes,
mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont
les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans
toutes les parties du globe. À la place des anciens besoins, satisfaits par les
produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur
satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. À la
place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-
mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance
universelle des nations.

Mais la bourgeoisie est aussi son propre fossoyeur : en faisant advenir


un nouveau monde économique et social, celui de la concentration des
capitaux, des machines et de la main-d’œuvre, celui de l’exode rural et de
l’urbanisation industrielle, elle suscite l’avènement d’une force sociale
puissante, celle du prolétariat. D’abord simple masse brute, simple classe en
soi, le prolétariat devient peu à peu une classe pour soi, dotée d’une
conscience de classe – de ses intérêts propres et de ce qui la distingue
irrémédiablement de son oppresseur bourgeois :
À mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, se développe
aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à la
condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît
le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une
marchandise, un article de commerce comme un autre ; ils sont exposés, par
conséquent, à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les
fluctuations du marché. […]
Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est l’agent sans volonté propre
et sans résistance, substitue à l’isolement des ouvriers résultant de leur
concurrence, leur union révolutionnaire par l’association. Ainsi, le
développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie,
le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et
d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs.
Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables.

On reconnaît ici un héritage explicite de la ruse de la raison hégélienne,


déjà anticipée par l’insociable sociabilité kantienne.
Une espérance sécularisée, une attente argumentée et rationnelle : la
pensée de Marx et d’Engels avait tout pour séduire des intellectuels en
quête d’élucidation de l’histoire. Nombreuses sont les figures d’hommes
intelligents, voire brillants, qui embrassent cette foi rationaliste et
matérialiste sans hésiter, jusqu’à devenir des gardiens du dogme, voire des
avatars modernes de l’Inquisition. Ainsi de Jean Kanapa, agrégé de
philosophie, ancien élève de Sartre au lycée, qui dut jouer, pendant plus de
trente ans, le rôle si déplaisant de Torquemada du PCF, non sans en être
affecté, notamment lorsqu’il s’est agi de justifier sans ciller des événements
manifestement contraires aux visées d’émancipation sociale et de bonheur
humain, comme l’intervention de l’Armée rouge à Budapest en 1956 et,
12
pire, la répression de Prague en 1968 . L’intervention des chars soviétiques
contre le « socialisme à visage humain » de Dubcek fut un traumatisme
secret dont Kanapa ne se remit jamais. En public, il tenta de maintenir un
visage impavide et de garder le cap, dans l’intérêt du Parti et du prolétariat.
C’est à des responsables politiques comme Kanapa que le philosophe
Jean-Toussaint Desanti, un temps militant communiste et très engagé dans
l’appareil intellectuel du Parti, fut confronté.
Le contexte de victoire de l’URSS contre les nazis, ce triomphe
apparent de l’idée soviétique et stalinienne, ont motivé de telles adhésions,
qui allaient dans le sens de l’histoire et qui servaient l’émancipation et la
justice. Le prestige de l’URSS et de Staline, en raison de l’antifascisme
résolu du Komintern depuis 1935 (jusqu’au pacte germano-soviétique du
23 août 1939) et des réussites apparemment éclatantes du plan quinquennal,
était déjà très haut dès les années 1930.
Le marxisme apparaissait comme la philosophie de l’histoire ultime. La
destruction du Reich nazi (ce fut l’Armée rouge qui entra à Berlin), puis le
début de la guerre froide, sur le plan international comme sur le plan interne
en France (les communistes quittent le gouvernement d’union nationale en
1947, avant que, lors des grandes grèves de 1947-1948, le ministre de
l’Intérieur socialiste Jules Moch ne fasse tirer sur les ouvriers) semblaient
n’offrir que cette voie-là.
Selon le Bureau politique du PCF en la personne de Laurent Casanova,
la « responsabilité de l’intellectuel communiste » (titre de son rapport du
28 février 1949) est de « défendre en toutes circonstances et avec la plus
extrême résolution toutes les positions du parti et cultiver l’esprit de parti ».
C’est une position qu’avait répudié Paul Nizan après le pacte germano-
soviétique, qu’il avait refusé de défendre, et qu’assume pleinement le
fondateur et rédacteur en chef de La Nouvelle Critique, intellectuel
organique par excellence du PCF, Jean Kanapa. C’est cette position que
revêt Jean-Toussaint Desanti, avant de rompre après Budapest, en 1956 :
« Husserl disait : “Nous sommes les fonctionnaires de l’Humanité”. On
est de ce fait par cette motivation au service de la Raison ou de la
Conscience Universelle ou de l’Humanité, etc. […] Nous voilà
fonctionnaires au service du Prolétariat porteur de l’Histoire et qui fait
l’avenir 13. » Ce qu’écrit et fait le philosophe est, dit-il avec le recul du
temps, « typiquement la prédication d’un homme d’Église 14 », contradiction
manifeste, caractéristique de ce que Pierre Souyri a appelé « le marxisme
après Marx », ou d’une partie de cet héritage, devenue catéchisme calcifié
qui rompait avec la devise de Marx lui-même – de omnibus dubitandum.
D’autres n’ont pas eu la chance de partir ou de pouvoir partir, comme
Desanti qui, protégé par les lois de la République et par son faible niveau de
responsabilité, a pu démissionner. D’autres ont souffert en silence, comme
Jean Kanapa, bouleversé par l’intervention de l’Armée soviétique contre le
« socialisme à visage humain » de Dubcek à Prague en 1968.
D’autres encore ont été pris au piège, mortel, de leur présence en URSS
sous Staline. Ainsi de ces révolutionnaires sincères, souvent anciens
compagnons de Lénine, qui ont été victimes des « procès de Moscou »,
véritables « événements écran 15 » qui dissimulaient la réalité, massive, de la
Grande Terreur de 1937-1938, bien étudiée par Nicolas Werth, le plus grand
spécialiste mondial du stalinisme et de l’histoire de l’URSS. La Grande
Terreur, rappelle-t-il, ce sont « 50 000 exécutions par mois, 1 600 par jour »
pendant « seize mois, d’août 1937 à novembre 1938 », soit « environ
750 000 citoyens soviétiques » assassinés : « un Soviétique adulte sur cent
fut exécuté d’une balle dans la nuque », tandis qu’un million de personnes
étaient envoyées au Goulag, dans le cadre d’« une immense opération
d’ingénierie et de “purification” sociale visant à liquider définitivement tous
les éléments jugés “étrangers” ou “nuisibles” à la nouvelle société socialiste
en cours d’édification ». Ces « opérations répressives secrètes de masse »
touchent aussi bien « l’ivrogne » que « la marchande de fleurs », mais aussi
« une centaine de milliers de cadres communistes, dont un peu plus de la
moitié furent exécutés », l’enjeu étant ici « le remplacement d’une élite par
une autre, plus jeune, souvent mieux formée, politiquement plus obéissante,
façonnée dans l’esprit stalinien des années 1930 ».
Nikolaï Boukharine, héros de 1917 et président du Komintern, la
e
III Internationale fondée par Lénine, est arrêté en août 1936. Le
10 décembre 1937, alors qu’il ne se fait plus guère d’illusions sur son sort,
tout en ne pouvant étouffer un ultime espoir, il adresse une lettre à Staline :
« Je te donne ma parole d’honneur que je suis innocent des crimes que
j’ai reconnus durant l’instruction », écrit-il, tout en reconnaissant que, face
à son sort individuel, les « intérêts d’importance mondiale et historique qui
reposent avant tout sur tes épaules » l’emportent sur « ma misérable
personne ». Ces sujets sont la puissance du Parti et la modernisation de
l’URSS, aboutissement du grand dessein révolutionnaire auquel il a voué sa
vie : si le succès de la révolution passe par « la grande et audacieuse idée de
purge générale » qui « ne peut évidemment pas me laisser de côté », qu’il
en soit ainsi !
Cette argumentation, étonnante si l’on veut bien considérer que
Boukharine parle de son propre assassinat, a un soutènement d’ordre
religieux, sinon mystique. Boukharine confesse à Koba, surnom affectueux
de Staline, un seul « péché ». À l’été 1928, raconte-t-il, « un épisode que tu
as peut-être même oublié […] j’étais chez toi et tu m’as dit : sais-tu
pourquoi je suis ton ami ? Parce que tu es incapable d’intriguer contre qui
que ce soit. J’acquiesce. Et juste après, je cours chez Kamenev ». Lev
Kamenev, héros de la révolution, beau-frère de Trotski, a été arrêté et fusillé
en août 1936. En 1928, il était déjà menacé par Staline, de même que
Boukharine, à qui « Koba » témoignait de son amitié :

Tu me croiras ou pas, mais c’est cet épisode-ci qui me tourmente, c’est le


péché originel, c’est le péché de Judas. Mon Dieu ! Quel imbécile ! Quel
gamin j’étais alors ! Et maintenant, j’expie pour tout ceci au prix de mon
honneur et de ma vie. Pour ceci, pardonne-moi, Koba.
Le texte poursuit dans la même veine :

Mon Dieu, pourquoi n’existe-t-il pas d’appareil qui te permette de voir mon
âme déchirée, déchiquetée par des becs d’oiseau ! Si tu pouvais voir comme
je suis attaché intérieurement à toi […]. Il n’y a plus d’ange qui puisse
détourner le glaive d’Abraham ! Que le destin s’accomplisse !

Entendons-nous : il ne s’agit pas de surinterpréter cette forte présence


d’un imaginaire et d’un vocabulaire religieux, bien compréhensibles dans la
culture du temps, fût-ce chez un bolchevik sincère mais éduqué et socialisé
dans un ancien régime russe saturé de sacré. On peut simplement constater
le parallélisme des destins, entre un mystique martyre et un Boukharine, et
en induire que, de fait, au plus intime et face à la mort, c’est bien le schème
de la confession et de la rédemption (à titre individuel) comme celui de
l’eschatologie (à titre collectif) qui dominant :

Iossif Vissarionovitch ! […] Je me prépare intérieurement à quitter cette


vie, et je ne ressens, envers vous tous, envers le Parti, envers notre Cause,
rien d’autre qu’un sentiment d’immense amour sans bornes […]. Ma
conscience est pure devant toi, Koba. Je te demande une dernière fois
pardon (un pardon spirituel). Je te serre dans mes bras, en pensée. Adieu
pour les siècles des siècles, et ne garde pas rancune au malheureux que je
suis.

Nikolaï Boukharine est fusillé le 15 mars 1938 – jour même où les nazis
annexent l’Autriche.
Cette lettre, proprement sidérante, a inspiré à Arthur Koestler son chef-
d’œuvre sur les procès staliniens, Le Zéro et l’Infini. Elle est traduite et
citée par Nicolas Werth dans une intéressante étude sur « L’aveu dans les
grands procès staliniens 16 ».
L’historien passe en revue les différentes lectures possibles de ces
documents troublants, des confessions lors des enquêtes en sorcellerie (le
prévenu étant prêt à avouer tout ce que l’on souhaite, pour peu que l’on
abrège ses souffrances, quand il n’a pas été convaincu, par le matraquage
des bourreaux, que l’accusation disait peut-être bien vrai) à l’accoutumance
au mensonge et au renoncement de la part des cadres de la Révolution,
passés avec Staline du mouvement à la conservation, de la dynamique
mondiale au nationalisme étriqué, et qui manifestaient jusqu’à l’absurde
une « servilité hystérique », une « soumission absolue » à une « ligne » qui
avait si profondément changé sous l’influence du nouveau Guide (Vojd).
C’est là, on s’en doute, la lecture de Trotski, injuste envers ses propres
partisans, arrêtés et condamnés pour « hitléro-trotskisme », espionnage,
sabotage, trahison sur leur propre aveu, alors qu’ils n’avaient auparavant
jamais dévié 17. Boris Souvarine propose une autre interprétation :
« l’immoralisme révolutionnaire », qui préexiste aux bolcheviks, défend
que tout est possible, pensable et justifiable pour faire advenir la fin de
l’Histoire – et Trotski n’était pas le dernier pour opposer « leur morale et la
nôtre », celle des bourgeois visant à interdire toute action révolutionnaire
décisive au nom d’intérêts bien compris, mais sous le masque hypocrite de
l’humanité et de l’universalité – une critique des normes classique depuis
les brillantes analyses de Marx sur la législation civile et pénale en Europe
depuis 1789, voire sur la Déclaration des Droits de l’Homme.
Le monde de la Révolution et du Parti étant absolument séparés et régis
par une normativité différente, et la mission révolutionnaire étant devenu le
sens de toute une vie, tout était possible, et souhaitable, pour y demeurer et
en rester digne : « Être exclu du Parti équivaut à être chassé de la planète.
Pour y rester, ils sont prêts à s’avilir, à se frapper la poitrine en public avec
des restrictions mentales. » L’aveu et le consentement à la mort représentent
« le dernier sacrifice […] au nom de l’intérêt suprême du Parti », une
dernière manière « de ne pas désespérer des fins dernières de la
Révolution », pour que, au seuil de la mort et dans un état de grande
détresse psychique, le sujet puisse du moins espérer que sa vie n’ait pas été
vécue en vain 18.
Boukharine, avec la netteté qui caractérise son immense intelligence, le
dit à peu près en ces termes au cours de son procès : « Si tu dois mourir,
pourquoi meurs-tu ? » La question se pose en effet, dans le contexte d’une
vision du monde qui ne connaît et reconnaît que l’ici-bas et qui nie
absolument l’au-delà, faribole de popes et de prêtres pour domestiquer la
souffrance sociale. Dès lors, « il n’est rien au nom de quoi il faille mourir, si
je voulais mourir sans avouer mes torts ». Face au « gouffre absolument
noir » de la mort, « tous les faits positifs qui resplendissent dans l’Union
soviétique prennent des proportions différentes dans la conscience de
l’homme. C’est ce qui m’a forcé à fléchir le genou devant le Parti et devant
le pays 19 ».
Nicolas Werth complète son étude en citant longuement la lecture que
fait Annie Kriegel de la persécution policière, de l’incarcération, des aveux
et des procès 20. Il faut en effet prendre en compte le contexte social, la
situation concrète des individus inculpés par le Parti – fragilisés par une
déstabilisation de long terme, qui fait apparaître l’arrestation comme un
soulagement car, du moins, on est fixé et l’on peut avoir accès au dossier de
l’instruction. Cette fragilisation va ensuite croissant, par des moyens
physiques et psychologiques bien connus, ainsi que par la prise en otage des
proches et de la famille – autre élément important dans l’aveu. L’historienne
rejoint cependant les analyses précédentes en insistant sur « la fétichisation
du Parti et la fascination pour Staline 21 », non pour l’homme en soi, mais
pour ce qu’il représente – Staline aurait un jour dit à son fils que Staline, ce
n’était pas lui, mais cet homme représenté sur le portrait qui ornait son
bureau… Boukharine, là encore : « Ce n’est pas à lui que nous faisons
confiance, c’est à l’homme auquel le Parti fait confiance », distinction
bolchevique des deux corps du Roi et version soviétique de « l’Esprit du
monde à cheval » dont parlait Hegel. Boukharine précise :

Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais c’est ainsi. Il est devenu le
symbole du Parti […] et c’est pourquoi nous entrons tous, les uns derrière
les autres, dans sa gueule ouverte, en sachant tous qu’il va nous dévorer. Et
lui le sait parfaitement. Il n’a qu’à attendre le moment qui lui conviendra
pour le faire 22.

Ajoutons à cela un « surmoi fort » dans un contexte où la « dureté


révolutionnaire » est valorisée, ce qui s’accompagne d’une propension
marquée au sentiment de culpabilité, encouragé par toutes sortes de
pratiques inspirées du christianisme de la Contre-Réforme 23, notamment la
diffusion de la confession auriculaire obligatoire, que l’on retrouve dans
l’autobiographie écrite exigée par les impétrants candidats à l’adhésion au
Parti, ainsi que dans les séances d’autocritique.
Chose curieuse, sinon incompréhensible à nos yeux, même le stalinisme
pouvait apparaître désirable à de larges pans de la population de l’Est de
l’Europe libérée, puis asservie, par l’Armée rouge en 1945, après
l’expérience des dictatures de l’entre-deux-guerres, puis de la domination,
voire de l’occupation, par les nazis. Roman Krakovsky y voit la « dernière
grande tentative européenne de réinventer le monde », « portée par la foi en
une révolution capable de transformer la société et de faire advenir une
nouvelle pratique du pouvoir et du vivre-ensemble 24 ». L’explication hâtive
par « la contrainte et la force » se révèle bien courte et fausse. Faire advenir
« l’espace et le temps » du « nouvel ordre des choses 25 » était la fin et le
moyen du nouveau pouvoir, avec la participation active d’une partie de la
société tchécoslovaque, qui avait placé en cet avènement ses espoirs
historiques.
Cette attente eschatologique est visible dans la culture populaire du
mouvement ouvrier, entre iconographie, cinéma et littérature. Elle est lisible
également dans les chants de ce mouvement, comme dans celle qui fut la
chanson emblématique du Front populaire en 1936. « Au-devant de la vie »
fut diffusée en France dès 1933, à partir d’un extrait de la bande originale
d’un film soviétique, sur un air de Dimitri Chostakovitch. Son message et
son entrain en font l’hymne du printemps 1936, plus encore que le
« dimanche au bord de l’eau » de La belle équipe ou L’Internationale :

Ma blonde, entends-tu dans la ville


Siffler les fabriques et les trains ?
Allons au-devant de la bise
Allons au-devant du matin
Debout, ma blonde, chantons au vent !
Debout, amis !
Il va vers le soleil levant, notre pays !

L’allégresse conduit vers le pays où se lève le soleil, « notre pays », plein


Est :

Marchons vers la gloire et le monde


Marchons au-devant du bonheur […]
Amis, l’univers nous envie
Nos cœurs sont plus clairs que le jour
Allons au-devant de la vie
Allons au-devant de l’amour.

Tous les classiques du mouvement ouvrier sont empreints de cette


allégresse eschatologique, ou, à tout le moins, d’une espérance à la fois
temporelle (ici et maintenant) et transcendante (car les lois de l’histoire et
les exigences de la justice y mènent). Ainsi du Chant des canuts, en 1894,
où l’eschatologie se fait prophétie (« Mais notre règne arrivera quand votre
règne finira / Nous tisserons le linceul du vieux monde / Car on entend déjà
la révolte qui gronde »), en écho à L’Internationale elle-même, dont le
message, à peine usé par la répétition, est si puissant :

La raison tonne en son cratère


C’est l’éruption de la fin
Du passé faisons table rase
Foule esclave, debout ! debout !
Le monde va changer de base
Nous ne sommes rien, soyons tout !
C’est la lutte finale
Groupons-nous, et demain,
L’Internationale
Sera le genre humain.

En RDA, un riche patrimoine de chants, issu de la tradition chorale des


luthériens, annonce les lendemains heureux de la reconstruction (l’hymne
de 1949 – Ressuscitée des ruines – et la chanson Baut auf ! –
Construisez ! – dont le rythme semble battre la cadence de la production) et
du bonheur sur terre, comme dans ce titre fameux, chanté par Oktoberclub
pour les rencontres mondiales de la jeunesse de Berlin en 1973, ce
« Woodstock de l’Est », où l’influence religieuse est mâtinée de guitare folk
et de groove hippie : « Nous sommes partout sur la terre / Sur la terre luit
une étoile / Luit mon étoile », cette étoile rouge du communisme mondial.
Cette chanson de la FDJ était aussi une chanson du Parti, de la SED
(Sozialistische Einheitspartei Deutschlands), dont le chant officiel a été, au
début des années 1950, ce monument de mièvrerie dogmatique alliant
catéchisme et chant choral :
Il nous a tout donné
Le soleil, le vent, sans barguigner
Là où il était, était aussi la vie
Ce que nous sommes, nous le sommes par lui
Il ne nous a jamais abandonnés
Quand il faisait froid, il nous a réchauffés
Cette mère des masses nous protège
Son bras puissant nous porte
Le Parti, le Parti a toujours raison !

Fréquenter ce genre de texte et, pour l’historien, de sources, n’aurait


guère d’intérêt si personne n’y avait cru. Or des énoncés qui peuvent nous
paraître convenus, boursouflés ou cyniques étaient des messages lus,
entendus et compris au sens littéral par bien des acteurs des périodes
considérées. Pour ce qui concerne un terrain (l’Allemagne) que je connais
un peu mieux que d’autres, le phénomène d’Ostalgie (« nostalgie de
l’Est »), en ex-RDA, révèle bien, entre autres, ce que l’hypocoristique
unsere kleine Republik (« notre petite République ») pouvait avoir d’amène
et de désirable pour nombre de ses citoyens. Quant aux caciques, hiérarques
et fonctionnaires du parti SED et de l’État, ils étaient dans leur quasi-totalité
convaincus de bien agir, y compris – et peut-être même surtout – au cœur
des organismes de renseignement, de surveillance et de répression
d’Allemagne de l’Est, principalement le ministère de la Sécurité d’État
(Ministerium für Staatssicherheit, abrégé en MfS ou Stasi).
Le jusqu’au-boutisme des plus hauts dirigeants de la RDA qui, comme
Erich Honecker (secrétaire général de la SED) et Erich Mielke (ministre de
la Sécurité d’État), étaient prêts à faire tirer sur la foule des manifestants
qui, chaque lundi, clamaient « wir sind das Volk » (Nous sommes le peuple)
et réclamaient des réformes – un scénario à la chinoise, de type Tien An
Men, qui ne fut évité que par le refus de Gorbatchev de mettre à disposition
les troupes soviétiques stationnées en RDA –, ne s’explique pas seulement
par le phénomène de sclérose dogmatique, d’ossification intellectuelle et
morale constaté chez d’autres vieillards du bloc de l’Est, de Brejnev à
Ceaucescu.
Honecker et Mielke se vivaient comme des combattants dans une lutte
des classes qui n’avait, pour ce qui les concernait, rien de métaphorique, car
ils avaient, l’un et l’autre, combattu le nazisme les armes à la main, comme
militant du KPD pour l’un, comme résistant envoyé par Moscou combattre
la Wehrmacht en France pour l’autre.
Peu après avoir accédé à la tête de la Stasi, Erich Mielke tint, le
8 février 1950, un discours intéressant pour comprendre les principes et les
fins de ses « organes », qualifiés par ailleurs de Schild und Schwert der
Partei, le bouclier et l’épée du parti – c’est du reste ce que représentent les
armes (blason) du ministère : « La République démocratique allemande est
la forteresse la plus avancée en Occident du camp socialiste » et se trouve
donc particulièrement menacée par « les forces réactionnaires des États-
Unis et de l’Otan », qui font peser sur elle « un risque de guerre » toujours
accru. Il faut donc être sur ses gardes, contre l’ennemi extérieur, mais aussi
contre les infiltrations :

Lénine nous a enseigné que l’on ne doit pas sous-estimer l’ennemi, que l’on
doit toujours lui prêter plus d’intelligence qu’à soi-même. Cela oblige les
collaborateurs du Ministère de la Sécurité d’État à enquêter
méticuleusement, à tout passer au peigne fin pour pouvoir éventer les plans
de l’ennemi à temps.

Chaque fonctionnaire doit ainsi cultiver « les principes fondamentaux […]


d’un tchékiste » : « la conspiration, la vigilance, la disposition au combat ».
Mielke insiste ainsi sur les liens nécessaires avec la population est-
allemande : « 44 expositions », « 8 films documentaires »,
« 1 800 réunions », « 26 brochures et livres » diffusés à « 2,8 millions
d’exemplaires », sont la matérialisation de ce travail de « promotion et
d’éducation » (Aufklärung) mené depuis deux ans.
J’ai eu l’occasion de voir l’une de ces expositions, au siège du
ministère, à Berlin, Normannenstrasse. Elle avait été installée dans les
années 1980 et représentait, pour un jeune homme tel que moi, peu après la
chute du Mur, une réelle surprise : les oppresseurs se présentaient en
chevaliers blancs de la volonté populaire, de la justice sociale et du sens de
l’histoire. Peu avant l’effondrement final, le MfS eut le temps de réaliser un
film à la gloire de son régiment d’élite, baptisé du nom du fondateur de la
Tcheka, qui diffuse le même message 26.
Dans un tel contexte culturel, mental, idéologique, le mur de Berlin est
un « mur de protection antifasciste » (antifaschistischer Schutzwall), qui
protège « l’État des paysans et des travailleurs » (Arbeiter- und
Bauernstaat) des attaques venues de l’Ouest et de cette Republikflucht
(émigration vers la RFA, mais, littéralement « fuite hors de la République »,
un mot calqué sur celui de Fahnenflucht, le fait de fuir les drapeaux, la
désertion) qui saigne le pays à blanc.
Le 7 octobre 1989, au moment où la SED fête le quarantième
anniversaire de la RDA, Erich Honecker tient un discours qui réitère les
fondamentaux du credo : la RFA était un « État séparatiste » créé par
l’Ouest, au mépris des accords de Potsdam, et « sans accord du peuple » –
ce qui est du reste exact. Cette RFA, aux yeux des caciques communistes
qui avaient connu l’exil, la prison ou le camp de concentration, était ni plus
ni moins qu’une perpétuation du IIIe Reich, si possible « dans les frontières
de 1937 » : « On y mena à bien la restauration de l’ancienne société,
l’édification d’une nouvelle Wehrmacht, avec les vieux généraux, pour le
bénéfice de l’OTAN. Le passé ne passa pas. » Dans ces circonstances, la
RDA, « frontière occidentale du camp socialiste, a fait ses preuves comme
brise-lames du néo-nazisme et du nationalisme ». Les événements qui se
déroulent depuis quelques mois en Europe de l’Est ne sont autres qu’une
« campagne de dénigrement » et de « déstabilisation du socialisme »,
« internationalement coordonnée ». Qu’à cela ne tienne :

Dans cette cinquième décennie qui s’ouvre, le premier État socialiste des
ouvriers et des paysans sur le sol allemand prouvera encore et toujours, par
son action en faveur du peuple, par sa contribution à la paix, à la sécurité et
à la coopération internationale, que sa fondation en octobre 1949 a été un
tournant dans l’histoire du peuple allemand et de l’Europe.

Quelques semaines plus tard, après la démission de Honecker et


l’ouverture du Mur, Erich Mielke vient tenir un discours devant la
Volkskammer, la « Chambre du peuple », sous les lazzis et les interpellations
des députés. Il entend justifier l’action de la Stasi, et la sienne, durant les
décennies qui viennent de s’écouler :

Nous sommes les fils et les filles de la classe ouvrière, des travailleurs, et
nous venons de toutes les couches sociales […]. Nous défendons les intérêts
des travailleurs […]. Nous avons, camarades, chers députés, un contact
extraordinairement étroit avec tous les travailleurs […]

Cette phrase suscite, selon le compte rendu de séance, des rires explicites :
la proximité au peuple de Mielke, apparatchik vivant dans le luxe, était
douteuse, contrairement à celle de ses fonctionnaires, bien connus pour
soumettre la population d’Allemagne de l’Est à une surveillance de fait
« extraordinairement étroite ».
Alors que Mielke s’obstine à s’adresser aux députés comme à des
« camarades », le président de séance lui rappelle que tous n’en sont pas, et
qu’il faut donc changer de formule. Mielke répond alors : « Mais, pardon, il
ne s’agit là que d’une question de forme [manifestations de
mécontentement dans l’hémicycle]. Mais moi j’aime tous… moi j’aime
pourtant tous les hommes » – l’expression « alle Menschen » signifiant
« tous les êtres humains », c’est-à-dire dans la salle où il s’exprime et
partout sur terre.
Aussi étonnants qu’ils puissent paraître dans la bouche du puissant chef
de la Stasi, ancien combattant de la cause prolétarienne et de l’Union
soviétique contre les nazis, ces mots sont à prendre au pied de la lettre.
Prendre les sources des acteurs au sérieux permet, ici comme ailleurs,
d’accéder à un univers mental structuré et orienté par des fins, porteur d’un
sens et riche de valeurs. Mielke surveilla, emprisonna et réprima par
« amour », comme d’autres avant lui – tel ce Grand Inquisiteur qui, chez
Schiller comme chez Dostoïevski, ferait crucifier le Christ de nouveau, par
amour des chrétiens.
1. Paul Veyne, Le Quotidien et l’intéressant, Paris, Pluriel, 1995, p. 285. Voir également, du
même auteur, Quand le monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, 2007,
premiers chapitres.
2. Ibid., p. 286.
3. Ibid., p. 289-290.
4. Maurice Thorez, discours du 21 décembre 1949.
5. P. Éluard, Poèmes à Staline, Paris, Cahiers du communisme, janvier 1950.
6. Immanuel Kant, « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », in
Opuscules sur l’Histoire, Paris, Flammarion, « GF », 1995.
7. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Flammarion, « GF », éd.
de Jean-Pierre Lefebvre, 2012.
8. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, rééd. « Tel », 1979,
p. 365.
9. Marco Filoni, Le Philosophe du dimanche. La vie et la pensée d’Alexandre Kojève, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2010.
10. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 365.
11. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, 10/18, 2004 [1848].
12. Sur l’intéressante, et tragique, figure de Jean Kanapa, on lira avec profit l’essai de Michel
Boujut, Le fanatique qu’il faut être. L’énigme Kanapa, Paris, Flammarion, 2004, ainsi que la
thèse de doctorat de Gérard Streiff, Jean Kanapa, 1921-1978. Une singulière histoire du PCF,
Paris, L’Harmattan, 2 vol., 2002.
13. Jean-Toussaint Desanti, Une pensée captive. Articles de La Nouvelle Critique (1948-1956),
Paris, Puf, « Quadrige », 2005 et 2008. À la fin du volume se trouve un entretien avec son
épouse Dominique Desanti pour son ouvrage Les Staliniens, Paris, Fayard, 1975 : « Un témoin :
Jean-Toussaint Desanti », in Une pensée captive, p. 406.
14. Ibid., p. 411.
15. Nicolas Werth, « La vérité sur la Grande Terreur », in Le Cimetière de l’espérance. Essais
sur l’histoire de l’Union soviétique, 1914-1991, Paris, Perrin, « Tempus », 2019, p. 216-217
pour les citations.
16. N. Werth, « L’aveu dans les grands procès staliniens », in La Terreur et le Désarroi. Staline
et son système, Paris, Perrin, « Tempus », 2007, p. 330-350, p. 343-350 pour la lettre de
Boukharine.
17. Ibid., p. 332-333.
18. Ibid., p. 334.
19. Id.
20. A. Kriegel, citée in Nicolas Werth, « L’aveu dans les grands procès staliniens », op. cit.
21. N. Werth, La Terreur et le Désarroi…, op. cit., p. 338.
22. Ibid., p. 339.
23. Voir Jean Delumeau, L’Aveu et le Pardon. Les difficultés de la confession, Paris, Fayard,
1990.
24. R. Krakovsky, Réinventer le monde. L’espace et le temps en Tchécoslovaquie communiste,
Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, p. 9.
25. Ibid., p. 9.
26. Dzierzynski Soldaten – Lehrfilm über das MfS-Wachregiment « Felix Edmundowitsch
Dzierzynski », BStU, MfS, ZAIG, Fi, Nr. 99, 53’ 41”.
CHAPITRE IV

Nazisme et fascisme :
la quête d’une épopée millénaire

En 1935, à l’occasion du congrès annuel de la Société nordique, une


association fondée en 1921 à Lübeck pour encourager les recherches
archéologiques et historiques sur l’Europe du Nord, mais aussi pour
promouvoir la culture et l’histoire de la région, Alfred Rosenberg tient un
discours propre à surprendre, voire à irriter ses auditeurs. Alors que l’on
communie, en ces cénacles, dans le culte des Vikings, de la Hanse et du
Nord éternel, alors que l’on a fondé cette association pour faire pièce au
culte du Sud grec et romain, voici ce que l’homme en charge de la
Weltanschauung (vision du monde) du parti nazi déclare :

Le secret de la civilisation grecque réside dans le fait que, jadis, des peuples
nordiques se soumirent un pays étranger et que, guidés par un rayonnant
idéal de beauté, ils purent former et éduquer harmonieusement le corps et
l’âme. C’est pourquoi la Grèce antique n’est pas un modèle que nous aurait
légué je ne sais quel peuple étranger, et dont l’imitation serait honteuse ou
incompatible avec notre dignité nationale […]. La renaissance de
l’Antiquité, qui advient aujourd’hui dans les âmes de la nouvelle
Allemagne, est au fond la résurrection de l’homme germanique libre.
Préhistoriens, raciologues, anthropologues de la race, historiens de la
Scandinavie ont là matière à s’offusquer : l’arrivée des nazis au pouvoir
était une occasion majeure de mettre fin à ce que la germaniste d’Oxford
Elizabeth Butler avait appelé en 1936 « la tyrannie de la Grèce sur
l’Allemagne », ce maudit philhellénisme qui avait placé des Wittelsbach sur
le trône d’Athènes – pourquoi pas ? – et la Grèce au pinacle de la culture du
bourgeois allemand. La référence grecque, obligatoire depuis Winckelmann
et Goethe, est à leurs yeux une révérence servile. Contre un Wagner, qui ne
jure que par la seule matière germanique pour composer ses œuvres,
combien de Nietzsche et de Heidegger, penseurs épris de Grèce ?
Préhistoriens et germanistes voient dans la « révolution nationale »
(Nationale Revolution) de 1933 l’occasion historique d’encourager de
manière décisive les études proprement allemandes : il doit pleuvoir des
postes, des financements et des prébendes sur les vaillants soutiers de
l’histoire germanique, occultés, voire méprisés par leurs collègues
antiquisants, nimbés de leur prestige gréco-latin.
Le complexe d’infériorité culturelle et intellectuelle est patent : il mine
l’Allemagne depuis la Renaissance, face aux Italiens, aux Français, voire
aux Autrichiens, plus latins, baroques et catholiques. Dans l’Université
allemande, il affecte ceux qui font profession de déchiffrer des runes plutôt
que des épigraphes du Péloponnèse. Chaque semaine, ou presque, Le Corps
noir, journal de la SS, les rassure : le monde germanique, dans l’Antiquité,
n’avait rien à envier aux Grecs, aux Romains ni même aux Égyptiens, bien
au contraire.
Dans cette offensive à la fois théorique et institutionnelle, scientifique,
médiatique et pratique, Rosenberg est un allié sûr. Quelle mouche le pique
donc ici ? Pourquoi tenir ces propos provocants dans l’une des enceintes de
la germanomanie ?
La date importe : en 1935, le NSDAP, la chancellerie et le ministère de
la Propagande de Goebbels ont déjà pris la décision de tenir en Allemagne
les Jeux Olympiques de 1936, attribués au pays par le CIO en 1931, sous la
République de Weimar. La question s’est posée de les tenir, mais elle a été
rapidement tranchée : Goebbels a su convaincre Hitler que des Jeux
Olympiques allemands, à Garmisch-Partenkirchen et à Berlin, seraient une
vitrine idéale de la nouvelle Allemagne. On y démontrerait l’ordre et
l’organisation, on y montrerait la paix et la prospérité. On y exhiberait le
corps allemand et ses performances. On y prouverait, également, le génie de
la race nordique.
C’est dans ce contexte qu’Alfred Rosenberg parle des Grecs ici : à le
lire, il existe une renaissance de l’Antiquité grecque en Allemagne,
généreusement mise en scène par la propagande des Jeux, depuis la reprise
des fouilles archéologiques d’Olympie, confiées à un jeune archéologue de
la SS, Hans Schleif, jusqu’à l’architecture du Olympia-Stadion de Berlin en
passant par les expositions de sculptures néoclassiques et d’art grec, sans
oublier le film de Leni Riefenstahl, Olympia, et son fameux prologue. Tout
compte, même les détails : le nom du stade dessiné et construit par Wilhelm
March à Berlin fait l’objet d’un débat entre le Dr Goebbels et son collègue
ministre de l’Intérieur, le Dr Wilhelm Frick. Frick, en bon germanomane,
veut un nom indubitablement allemand, comme Deutsche
Reichskampfbahn. Il conteste le choix de Goebbels (Olympia-Stadion), au
motif que ce nom n’est pas de l’allemand, mais du grec. La chancellerie
tranche : ce sera bel et bien Olympia-Stadion car le grec, c’est de
l’allemand.
C’est précisément ce qu’affirme Rosenberg ici : les Grecs sont des
Germains qui, issus du Nord, ont colonisé le Sud méditerranéen. Sous les
brises marines et le chaud soleil du Sud, ils ont pu opérer une photosynthèse
culturelle qui s’est matérialisée par le Parthénon, les mathématiques et la
philosophie grecque. Prisonniers des brumes et des frimas du Nord, leurs
cousins germains sont restés à l’état végétatif, des arriérés, au sens littéral
du terme. Seul un heureux changement climatique dû à la déforestation
alpine a permis, estime Hitler, l’efflorescence d’une culture au Nord chez
ceux qui étaient, au sens premier, demeurés.
L’annexion raciale des Grecs et des Romains au Nord, résout tout : faire
de l’histoire ancienne, du grec et du latin, imiter les « Anciens », ne
constitue donc pas une humiliante aliénation culturelle mais un retour aux
origines de la race nordique, que l’on trouve aussi bien du côté de l’ambre
que du soleil, en Baltique et en Méditerranée.
Les propos surprenants de Rosenberg, incongrus, voire inappropriés
devant un auditoire de germanistes, font signe vers une autre surprise, plus
grande encore : celle de voir un régime moderne, en plein cœur du
e
XX siècle européen, se réclamer des Germains des origines et revêtir la toge

néoclassique, dans sa représentation de l’homme et dans son architecture.


Ce récit, tissé de discours, de statues et d’édifices, de films et de manuels
scolaires, de décrets et de cérémonies, je l’ai longuement étudié par
ailleurs 1. J’ai pu constater que parler des Grecs, des Romains et des
Germains, en parler autant et sous des formes aussi nombreuses, permettait
de qualifier méliorativement l’identité allemande, si éprouvée par les
mutations de la société moderne et par la Grande Guerre.
L’annexion de l’Antiquité rehausse considérablement le prestige de la
race nordique, érigée en matrice de toute civilisation. Elle ouvre à une
imitation pleinement légitime, car les Grecs et les Romains ne sont pas des
Méditerranéens, et à une saine émulation : pour construire le corps, la Cité
et l’Empire, il faut faire comme les Anciens, voire mieux qu’eux. Enfin,
elle permet de méditer le sort malheureux d’une race qui n’a pas su
préserver son sang : l’hémorragie de guerres fratricides (guerre du
Péloponnèse, guerres civiles romaines…), l’ouverture à l’Asie et aux Juifs,
et jusqu’à la citoyenneté universelle de Caracalla, tout cela a conduit à
l’affaiblissement, puis à la disparition. Ne restent des Grecs que les
squelettes blanchis de leurs ruines : une saine prophylaxie, une biologie
politique permise par les acquis de la science, doit désormais éviter ce triste
sort.
À bon entendeur, salut : les Grecs et les Romains n’avaient ni science
du sang, ni lois de Nuremberg, ni connaissance de ce qui est le moteur de
l’histoire – la lutte des races. Cette lutte prend les formes de la guerre
ouverte, comme ces guerres médiques ou puniques, qui ont vu l’Orient
éternel, armé par le Juif, attaquer la Grèce puis Rome. Elle revêt également
les oripeaux plus sournois du complot : ce qui a emporté Rome n’est pas la
force armée d’un ennemi supérieur (les Grecs et les Romains gagnent
toujours sur ce terrain, contre Darius, Xerxès ou Hannibal), mais la ruse
chafouine d’un ennemi malin, qui prospère dans le demi-jour interlope des
conspirations. Le « Juif Saul est devenu Paul », résume Hitler dans un
propos privé, comme le « Juif Mordechai est devenu Marx » : Saul, le
converti du chemin de Damas, est devenu le « commissaire politique » du
judéo-christianisme, comme Karl Marx, petit-fils de rabbin, a donné son
armature conceptuelle et son organisation au judéo-communisme. Vue ainsi,
l’histoire prend sens et cohérence : Rome a été minée par les catacombes, et
le Reich doit combattre avec radicalité un ennemi immémorial qui surgit
toujours sous des apparences renouvelées, mais avec un objectif immuable :
nier la supériorité germanique au nom de l’universalisme et de
l’égalitarisme (chrétien ou marxiste), fédérer la lie des ratés, des tarés, des
malades et des métisses contre l’élite germanique.
Ce récit est un opérateur d’intelligibilité redoutable, qui permet de tout
expliquer et de tout comprendre : la fin de l’Empire romain, la guerre de
Trente Ans, la Grande Guerre, la Révolution française, la Commune de
Paris, la Révolution bolchevique… Le récit de l’Antiquité est en effet à la
fois descriptif (une description curieuse à nos yeux, mais qui n’était pas
forcément délirante au regard de ce que l’on enseignait à l’époque un peu
partout en Occident) et prescriptif : la fable est riche de normes, que ce soit
en matière de procréation, de combat ou de règne impérial.
Récrire l’histoire de l’Antiquité, dans les manuels scolaires comme dans
les films et dans l’architecture des villes, doit permettre de retremper la race
dans un bain de régénération bienvenu, après les mélanges et les
étiolements de la Modernité. Le recours à l’Antiquité est constitutif d’une
révolution culturelle, au sens premier, et étymologique, du terme : il s’agit
de revenir à l’origine, à la bête blonde qui vivait selon son instinct, et non
selon les lois léguées par les (judéo-)chrétiens. Pas d’homme nouveau, chez
les nazis : l’archétype, c’est bel et bien l’archaïque 2.
Les nazis haïssent à ce point la Révolution française, qu’ils emploient le
terme de révolution dans son acception prérévolutionnaire, et étymologique
– non comme une percée vectorielle vers l’infini du progrès, mais comme
un retour circulaire à l’origine. Cette conception du temps, ainsi que ces
fins assignées au régime et à la race, font du nazisme, pour reprendre un
titre de Jeffrey Herf, un « modernisme réactionnaire » exemplaire 3, un
phénomène inscrit dans la Modernité, dans sa logique et dans ses
instruments, mais rétrograde, orienté vers un passé fantasmé qu’il convient
de recréer.
On trouve là l’une des conséquences du biologisme littéral et
dogmatique des nazis, qui ne voient d’espoir et de salut que dans le
renouement avec la prime pureté de la race germanique-nordique : contre la
dégénérescence moderne, la régénération résolue, contre l’éloignement et la
dissolution (de l’instinct, du sang), le retour à l’origine.
L’histoire, chez les nazis, est le lieu douloureux de la dislocation et du
mélange, une vallée de larmes dont officiels, penseurs et technocrates ne
cessent de dénoncer le malheur. Seul le retour à l’origine permettra de
mettre fin à une mort lente, millénaire, pour se projeter dans un Reich de
mille ans, stase historique et espace colonial où la race, rendue à elle-même,
pourra se livrer à sa vocation biologique : faire des enfants, nombreux et de
bonne race, et les nourrir, dans un biotope (Lebensraum) enfin sécurisé et
protégé.
La référence à l’Antiquité évoque immanquablement une autre
expérience politique du XXe siècle, où elle semble du reste plus logique et
immédiate : l’Italie fasciste.
Pour qui prête une oreille à l’entre-deux-guerres et reste en mesure de
s’étonner, le discours prononcé par Mussolini le 9 mai 1936 à Rome ne
laisse pas de surprendre, car voilà un chef de gouvernement, d’un pays
moderne et fier de sa modernité (la mécanique, l’armement, la science…),
qui proclame l’Empire romain :

Officiers ! Sous-officiers ! Soldats de toutes les armées de l’État, en Afrique


et en Italie ! Chemises noires de la Révolution ! Italiens et Italiennes dans le
pays et dans le monde, écoutez ! Un grand événement s’achève : le destin
de l’Éthiopie est désormais fixé ce 9 mai, XIVe année de l’ère fasciste. Tous
les nœuds ont été tranchés par notre glaive étincelant et la victoire africaine
reste dans l’histoire de la patrie, entière et pure, telle que les légionnaires
morts et ceux qui sont encore vivants l’avaient rêvée et voulue. L’Italie
possède enfin son Empire. Empire fasciste, car il porte l’empreinte
ineffaçable du fascisme […]. Empire de paix, car l’Italie veut la paix pour
elle-même et pour tous, et ne se décide à la guerre que lorsqu’elle y est
forcée par des nécessités vitales, immédiates et pressantes. Empire de
civilisation et d’humanité pour toutes les populations d’Éthiopie. C’est là la
tradition de Rome qui, après avoir triomphé, associait les peuples vaincus à
ses destinées […]. Le peuple italien a créé l’Empire avec son sang. Il le
fécondera par son travail ou le défendra par ses armes. Dans cette certitude
suprême, levez haut, légionnaires, vos fanions, vos armes et vos cœurs pour
saluer, après quinze siècles, la résurrection de l’Empire sur les collines
4
sacrées de Rome .

La grandiloquence de la proclamation vient masquer, et racheter, toutes les


difficultés, voire les avanies, de la conquête de l’Éthiopie : la défaite
mortifiante de 1896, l’échec colonial italien, puis les sanctions de la Société
des Nations et la violence aérienne et chimique à l’égard d’un ennemi
redoutable et surprenant, contre lequel l’Italie ne pouvait se permettre une
seconde défaite.
La référence à l’Empire romain est permanente depuis les années 1920
et culmine en 1938, avec la célébration du bimillénaire d’Auguste, dix ans
précisément après le début des excavations archéologiques du centre de
Rome (forum, fora impériaux, Colisée, ara pacis, mausolée d’Auguste),
ponctuée par le percement de cette Via dei Fori Imperiali ornée de cartes
murales en marbre représentant l’expansion de l’Empire romain. C’est là
que Mussolini assiste à des défilés de troupes aux côtés d’une statue de
Trajan, dont le règne marque l’extension maximale de l’empire. De tout
cela, Mussolini allait faire les honneurs à Hitler, lors de la visite d’État de
1938. Passionné d’Antiquité, le « Führer » se réjouit de l’annulation, pour
cause de pluies, d’une énième parade, qui lui offre une journée de visites
archéologiques aussi précieuse qu’inattendue. Le discours qu’il tient lors de
ce voyage permet de préciser le partage géopolitique avec l’ami italien : à
Mussolini la mare nostrum et l’imperium romanum, aux nazis le Nord et
l’Est.
Cette même année 1938 voit se tenir la Mostra augustea della Romanita
tandis que l’on inaugure en grande pompe l’Ara Pacis et le Stadio
Mussolini, clou du Foro Italico édifié pour les Jeux Olympiques de 1944
(après ceux de Berlin en 1936), qui se tiendront tout aussi peu que ceux de
Tokyo, prévus en 1940 (le CIO, manifestement, apprécie les dictatures de
l’Axe).
La référence à l’Antiquité reste le moyen le plus sûr d’exalter l’italianité
et d’en promouvoir la grandeur, en dépit de la longue éclipse de « l’Italie »,
après la fin de l’Empire romain d’Occident (476) et l’unification nationale,
dénommé Risorgimento (le « ressurgissement »). L’utilisation du passé est
explicite, et l’usage politique en est assumé, comme ne s’en cache guère
Mussolini dans ce discours tenu en octobre 1922 :

Nous avons créé un mythe, le mythe est une croyance, un noble


enthousiasme, il n’a pas besoin d’être réalité, il est une impulsion et un
espoir, foi et courage. Notre mythe est la nation, la grande nation, dont nous
5
voulons faire une réalité concrète .

Ce rapport à Rome, à la fois exalté et exaltant, pensé dans le sens d’une


religion politique à la romaine, bien étudiée par Emilio Gentile 6, semble
cependant plus lucide qu’en Allemagne. En Italie, on sait par l’expérience
des ruines que Rome n’est plus, et que l’histoire continue. Une célèbre
affiche de 1912, dix ans avant l’arrivée des fascistes au pouvoir, le montrait
déjà bien : sur les terres de l’Afrique, un marin italien saisit le glaive d’un
légionnaire mort pour poursuivre sa mission. Le soldat romain est mort, et
bien mort – la représentation de son cadavre est du reste très réaliste.
Mussolini, très bon germaniste et lecteur de Nietzsche, a sans doute
retenu cette injonction de la Seconde considération inactuelle : laissons les
vivants enterrer les morts, l’inverse étant plus problématique. Dans une
ville, Rome, et sur un territoire, l’Italie, saturés d’archéologie, cet
avertissement contre l’histoire antiquaire est sans doute plus salutaire et
entendu qu’ailleurs. Le passé romain est un modèle qui rassure, car il atteste
des qualités de la nation latine, et émule (ils l’ont fait : c’est donc possible,
imitons-les). Mais il n’enferme pas : les défunts ne sont plus, et on le
montre, comme le donne à voir cette fameuse affiche, ainsi que la mise en
scène des ruines des fora impériaux à Rome. Dans le quartier de
l’Esposizione Universale di Roma, édifié pour l’exposition universelle de
1942, le célèbre Colisée cubique matérialise ce rapport au fond très libre au
passé.
C’est de fait bien dans l’attitude du régime fasciste envers la création
artistique qu’il se révèle : la création est bienvenue pour Mussolini, alors
qu’elle est rejetée par Hitler qui veille personnellement, lors des expositions
annuelles de l’art allemand à Munich, à ce que l’activité artistique ne soit en
rien novation, mais réitération inlassable des archétypes – la peinture de
montagne ou de village, le portrait classique, l’art grec, l’architecture
romaine.
Le rapport au passé des fascistes, de Mussolini au premier chef, s’inscrit
dans un temps ouvert, vectoriel, au rebours du temps circulaire fantasmé par
les nazis, qui tordent ce vecteur et rendent impossible le passage du temps,
cet axe de la déperdition, du mélange, de l’épuisement. Les nazis illustrent
pleinement cette « terreur de l’histoire » que Mircea Eliade identifie chez
ceux qui veulent fuir le temps qui passe pour regagner le temps anhistorique
du mythe. Dans Le Mythe de l’éternel retour 7, Eliade note, en
anthropologue des religions : « Un trait nous a frappé, en étudiant ces
sociétés traditionnelles, c’est leur révolte contre le temps concret,
historique, leur nostalgie d’un retour périodique au temps mythique des
origines, au Grand Temps », soit une « dépréciation de l’histoire 8 », et
même une véritable « terreur de l’histoire 9 ». Il observe que « le refus de
s’accepter comme être historique » conduit à pratiquer des rites de
renaissance ou de renouveau, à croire à l’éternel retour, ou à vouloir figer la
dynamique de l’histoire dans la stase d’un éternel présent.
En dépit de son évidence écrasante, ou plutôt en raison de son
omniprésence étouffante à même le sol de l’expérience italienne, la
référence à Rome est finalement tenue à distance, et en respect. Elle relève,
chez les fascistes, d’un usage de ce que Nietzsche appelle « l’histoire
monumentale », une modalité assez classique du rapport au temps :

L’histoire intéresse avant tout l’homme créatif et puissant, celui qui mène
un grand combat, cherche des modèles, des initiateurs et des consolateurs,
et n’arrive pas à les trouver parmi ses compagnons ni dans le temps présent
[…]. La foi en une commune appartenance et une continuité des grandeurs
de tous les temps, c’est une protestation à l’encontre du flux des générations
et de l’éphémère. Ainsi de quel avantage est pour le contemporain la prise
en compte monumentale du passé, la culture des classiques et de l’élite des
temps antérieurs ? Il en retient que la grandeur qui fut a pour le moins été
possible et pourrait bien toujours revenir. Il a plus de cœur à avancer
puisqu’il a chassé le soupçon qui l’assaille aux heures de faiblesse, de
vouloir peut-être l’impossible 10.

En arrière-plan, on le voit, il y a la mélancolie du chef qui se sait


contingent, et non nécessaire, humain, et non héroïque, et qui, tenté par le
découragement et la dépression, recourt à tous les artifices possibles pour
rendre son époque épique, mobiliser ses contemporains et obvier à son
propre découragement.
Chez Mussolini, comme chez quiconque convoque le passé dans une
démarche d’histoire monumentale, la référence historique opère une
transfiguration du présent en épopée, et donc une rédemption du temps.
C’est ce que dit Marx quand il décrit la lamentable parodie de l’oncle
(Napoléon) par le neveu (Louis-Napoléon) lors du coup d’État de 1852,
réitération tardive, en « farce », de la « tragédie » du 18 Brumaire. Les
pages célèbres de Karl Marx, observateur et analyste attentif des « luttes de
classes en France », sur le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, offrent une
réflexion de portée plus générale sur le travestissement historique du réel,
qui permet au présent d’« apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous
ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté », au double sens
de langage d’emprunt et de jactance maladroite.
Les acteurs de l’histoire puisent courage et entrain dans le passé car il
fait écran, un écran épique ou héroïque, avec les tâches triviales, voire
sordides, qu’ils ont à effectuer :
Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint-Just, Napoléon, les héros,
de même que les partis et la masse de la première Révolution française,
accomplirent dans le costume romain, et en se servant d’une phraséologie
romaine, la tâche de leur époque, à savoir l’éclosion et l’instauration d’une
société bourgeoise moderne 11.

Un masque, un déguisement et une scène bien commodes, et voué à


s’effacer :

La nouvelle forme de société une fois établie, disparurent les colosses


antédiluviens, et, avec eux, la Rome ressuscitée : les Brutus, les Gracchus,
les Publicola, les tribuns, les sénateurs, et César lui-même. La société
bourgeoise, dans sa sobre réalité, s’était créé ses véritables interprètes et
porte-parole dans la personne des Say, des Cousin, des Royer-Collard, des
Benjamin Constant et des Guizot […]. Mais si peu héroïque que soit la
société bourgeoise, l’héroïsme, l’abnégation, la terreur, la guerre civile et
les guerres extérieures n’en avaient pas moins été nécessaires pour la mettre
au monde. Et ses gladiateurs trouvèrent dans les traditions strictement
classiques de la République Romaine les idéaux et les formes d’art, les
illusions dont ils avaient besoin pour se dissimuler à eux-mêmes le contenu
étroitement bourgeois de leurs luttes et pour maintenir leur enthousiasme au
niveau de la grande tragédie historique 12.

La référence à l’histoire est moins ancillaire ou instrumentale, plus


profonde et angoissée chez les nazis. Elle tisse la texture même de la vision
du monde (Weltanschauung) qui est vision de l’homme, de l’espace et du
temps. En défendant, sans le dire explicitement mais c’est patent pour
l’historien qui s’y penche de plus près, une vision anhistorique de l’histoire,
une conception anachronique de la diachronie, les nazis vivent et revivent le
passé dans le présent, sans cesse. Lors de la déclaration de guerre aux États-
Unis d’Amérique, dans un discours qu’il prononce devant le Reichstag le
11 décembre 1941, Adolf Hitler évoque la mémoire de l’Antiquité gréco-
romaine, des Champs catalauniques (451) et du Saint-Empire romain
germanique :

Lors de la bataille des Champs catalauniques, les Romains et les Germains


se sont alliés pour la première fois dans un combat destinal d’une
incroyable importance pour défendre une civilisation qui, créée par les
Grecs, transmise par les Romains, comprenait désormais aussi les
Germains.
L’Europe avait grandi. L’Occident, né en Grèce et à Rome, a été désormais
défendu non plus seulement par les Romains, mais aussi, des siècles durant,
par les Germains. Le concept territorial que nous appelons Europe s’est
accru avec la colonisation germanique à partir de cet Occident éclairé par la
Grèce et plein de l’héritage imposant de l’Empire romain. Peu importe que,
désormais, on voyait des empereurs allemands parer les coups venus de
l’Est au bord de l’Unstrut ou que l’Afrique était refoulée d’Espagne, il
s’agissait à chaque fois d’un combat de l’Europe en devenir contre un
monde qui lui était fondamentalement étranger. Alors que, jadis, Rome eut
ses mérites dans la création et la défense de ce continent, les Germains,
désormais, prenaient en main la défense et la protection d’une famille de
peuples qui peuvent bien diverger dans leur conformation et direction
politique, mais qui, somme toute, forment une unité de sang et de culture,
qu’elle soit totale ou complémentaire 13.

Les essences raciales sont pérennes, et il n’y a rien de neuf sous le soleil
depuis « six mille ans de haine juive » ou « six mille ans de guerre
raciale » : la même dialectique des races produit les mêmes événements et
suscite les mêmes ennemis, judéo-christianisme contre Rome et judéo-
bolchevisme contre le Reich. L’histoire, ce vecteur de perte et
d’épuisement, n’existe en définitive que pour les coupables, coupables de
ne pas connaître les lois de la biologie (donc de l’histoire) et de laisser le
sang germanique se gâter par le mélange et l’étiolement. La terreur et le
refus de l’histoire sont explicites : contre la dynamique de la
dégénérescence, il faut faire advenir la statique du « Grand Temps » dont
parle Eliade, ce « Reich de mille ans » qui serait à la fois espace temporel
(la stase de paix, après disparition des ennemis biologiques) et espace
colonial (ce vaste empire de paysans-colons-soldats à l’Est), une
eschatologie explicite solidaire d’un millénarisme qui était tout sauf un
slogan.
La nature religieuse, le statut de religion politique du nazisme – bien
perçu, en temps réel, par Raymond Aron 14 – a été abondamment traitée par
l’historiographie, ainsi que par le cinéma, notamment dans deux films
contemporains – Sophie Scholl. Die letzten Tage, avec Julia Jentsch, et Der
neunte Tag, de Volker Schlöndorff, avec Ulrich Matthes. Dans les deux cas,
un chrétien fervent est confronté au fanatisme nazi : Sophie Scholl,
protestante, est interrogée par un enquêteur de la Gestapo de Munich qui
tente de la sauver en la convertissant à la Weltanschauung nazie, qu’elle
réfute point par point. Henri Kramer, prêtre catholique luxembourgeois, est
libéré du Pfarrerblock de Dachau pour aller circonvenir l’évêque du Grand-
Duché. Un dialogue s’instaure entre le prêtre et l’officier de la Gestapo
locale, un jeune SS fanatique, dont on apprend qu’il a quitté le séminaire
pour les rangs de l’ordre noir.
Dans les deux cas, Sophie Scholl et Henri Kramer demeurent
inflexibles : c’est la foi du contradicteur nazi qui vacille. Mais dans les deux
cas, c’est bien d’une foi nazie qu’il s’agit, caractérisée par
l’inconditionnalité (les postulats ne sont pas interrogés), la vertu pan-
explicative (les lois de la lutte des races expliquent tout) et un aspect
eschatologique porteur d’espérance (la guerre se prolonge, mais la victoire
finale sera heureuse et éclatante, inaugurant une ère de bonheur et de
sécurité infinie, dépassement et sublimation de la grande angoisse
historique et biologique de la disparition) qui implique cependant, comme
équivalent logique, une prophétie apocalyptique terrifiante.
Le rapport à la religion de Hitler et de certains responsables de premier
plan comme Goebbels est complexe, caractérisé à la fois par un
pragmatisme froid (la religion est utile à la politique, car elle crée du sens et
du lien social – c’est peu ou prou la position de Machiavel, puis de
Rousseau), par une admiration réelle pour l’Église catholique comme
édifice politique, et par une superstition personnelle prononcée. Hitler,
comme Goebbels et Himmler, est de culture catholique et n’a jamais
demandé à sortir de l’Église. Ses propos privés attestent de son admiration
pour une construction politique bimillénaire, qui se manifeste par des
édifices architecturaux comme Saint-Pierre de Rome que, comme en
témoigne l’architecte et ministre Albert Speer, la Grande Halle de Berlin
devra surpasser.
D’un point de vue personnel, il est habité par une mythologie de
l’élection : le Erlöser Deutschlands (Sauveur, Rédempteur de l’Allemagne),
comme il se laisse présenter, est suscité par une Providence (Vorsehung)
dont le Führer souligne, à chaque attentat dont il réchappe, l’attentive
bienveillance.
Tributaire de sa culture catholique, Hitler développe une rhétorique
fortement imprégnée de religiosité, dans une perspective instrumentale,
purement formulaire, qui confine au pastiche et vise à séduire les croyants à
la manière du joueur de flûte d’Hamelin : « Que notre Dieu tout-puissant
veuille accepter notre œuvre en sa grâce, guider notre volonté, bénir nos
projets et nous accorder la confiance de notre peuple », implore-t-il dans un
discours radiodiffusé du 1er février 1933, qui inaugure la campagne
électorale pour les élections du Reichstag prévues le 5 mars suivant, ou bien
dans ce discours de campagne prononcé au Sportpalast de Berlin le
11 février 1933, qu’il conclut par un vibrant et cinglant « Amen ! », après
un décalque littéral de la formule conclusive du Notre Père protestant
allemand, qui promet « le nouveau règne 15 de la puissance, de l’honneur et
de la force, de la gloire et de la justice, Amen 16 ! ».
Les SS, et notamment Himmler, apparaissent habités par une religiosité
plus marquée. Les fascicules de formation idéologique de la SS (notamment
les SS-Handblätter) ne manquent jamais de souligner : « Wir glauben an
eine göttliche Weltordnung » (« Nous croyons à un ordre cosmique voulu
par Dieu »). Himmler y insiste dans nombre de ses discours : les SS croient
à une force supérieure, celle qui a élu la race indogermanique, seule capable
de culture. Élite raciale du peuple allemand, les SS se conçoivent comme un
ordre, « der schwarze Orden », à l’imitation des moines-chevaliers
teutoniques et des Jésuites, dont Himmler lui-même, bavarois de culture
catholique, et par là sensible à l’histoire de la Contre-Réforme et des
Jésuites, vante le Kadavergehorsam (l’obéissance du cadavre).
L’ennemi irréconciliable des nazis les plus convaincus, ces cercles
nordicistes autour de la SS et de Rosenberg, est, au même rang que le
judéo-bolchevisme, le judéo-christianisme. Pour des raisons politiques, tout
d’abord, mais ce sont les plus superficielles : le christianisme, par son
implantation traditionnelle, est un concurrent sociétal direct du Parti et de
ses agences. La hiérarchie nazie refuse tout modus vivendi à l’italienne avec
les Églises, tel qu’il est formalisé par les accords du Latran (1929), et
prétend, notamment, avoir le monopole de la jeunesse. Mussolini peut bien
déclarer qu’il revendique les Italiens du berceau à la tombe, les laissant
ensuite bien volontiers à l’Église, les nazis ne s’en accommodent pas : dans
leurs nécrologies, les SS remplacent la croix par la rune de la mort (un
trépied, symbolisant la plongée des racines d’un arbre dans la terre), créent
un baptême nazi pour les enfants nés dans les Lebensborn, inventent leur
propre cérémonie du mariage…
Plus profondément, et de manière plus décisive, le judéo-christianisme
est d’origine et d’essence juive. Si, pour Hitler, qui reprend là une vieille
thèse qui circule dans les milieux chrétiens-aryens des Deutsche Christen,
le Christ est une figure admirable de courage et de combativité, s’il est sans
doute à moitié aryen (issu de l’accouplement entre un légionnaire romain,
donc nordique, et une Palestinienne), le message christique, ainsi déjudaïsé,
a rapidement été perverti par Paul, un juif converti, dont Hitler rappelle
constamment le prénom hébraïque, Saul : « Paul ist Saul wie Marx,
Mordechai », lit-on ainsi dans ses propos privés. Le christianisme a été une
arme aux mains des Juifs qui ont utilisé cette doctrine universaliste et
égalitaire pour détruire l’Empire romain, de même que l’époque
contemporaine connaît une seconde entreprise de subversion sous la forme
de la doctrine marxiste. Dans les deux cas, un message égalitaire en appelle
à tous les faibles et aux ratés du monde entier (universalisme), encouragés à
subvertir l’ordre des maîtres, profondément particulariste et inégalitaire,
comme tout ordre raciste. Cette lecture du christianisme comme arme des
faibles contre les forts est, là encore, un héritage ancien, notamment
emprunté à Nietzsche dans sa Généalogie de la morale, qui n’emploie
toutefois que des catégories psychologiques et morales, jamais biologiques
ou raciales 17.
À terme, le projet, moins explicite chez Hitler que chez les SS, serait de
supplanter un christianisme artfremd (étranger à l’espèce) et délétère par
une religion de la race.
Les nazis, en pratique, empruntent beaucoup à la rhétorique comme au
rituel religieux chrétien, en promouvant une véritable religion du sang, où la
transcendance est paradoxalement immanente. Le sang, élément précieux à
préserver contre toute souillure, substance intime et interne, est ce qui survit
à l’homme dans la chaîne ininterrompue des générations – il est l’essence
qui subsiste pour l’éternité.
Lors de chaque Parteitag de Nuremberg, les nouvelles Standarten du
Parti sont baptisées par contact avec la Blutfahne, cette relique tachée du
sang des martyrs tombés sous les balles lors du putsch raté du 9 novembre
1923, censément chargée d’une vertu magique, à l’instar des sacra
catholiques. L’année nazie est scandée par des fêtes réparties selon un
calendrier précis, voué à concurrencer le calendrier rituel chrétien :
30 janvier, Machtergreifungstag ; un dimanche de mars : fête des héros de
la Grande Guerre ; 20 avril, anniversaire du « Führer » ; 1er mai, fête de la
communauté du peuple ; 21 juin, Sonnenwendfeier (fête du solstice d’été) ;
29 septembre, Reichserntedankfest (fête d’action de grâces pour les
récoltes) ; Reichsparteitage en septembre ; 9 novembre, serment des
nouvelles recrues SS dans la nuit du 8 au 9 à minuit pour commémorer le
putsch de 1923 et rendre hommage aux morts. Les Sonnenwendfeiern de
juin et de décembre font l’objet de célébrations toutes particulières dans les
rangs de la SS et de la Hitlerjugend (Jeunesse hitlérienne) : le culte du
soleil, vieux culte germanique célébré lors des solstices, doit remplacer à
terme les célébrations de Noël et de la Saint-Jean, qui elles-mêmes avaient
christianisé des rituels plus anciens. Là encore, le national-socialisme se
veut révolution, au sens de retour à l’origine : contre l’acculturation judéo-
chrétienne, qui a été une dénaturation de la race, il convient d’enjamber les
siècles et de retrouver l’aube germanique des forêts.
Les cérémonies nazies sont chargées d’une religiosité comprise au sens
large : exaltation de l’émotion, appel à la sensibilité, réinvestissements
d’éléments d’une grammaire religieuse pas toujours spécifiquement
chrétienne (la svastika indo-européenne, le feu des flambeaux), décorum
(vasques fumantes dans les rues de Munich et de Nuremberg lors des
processions nazies, Lichtdom édifié par Speer à Nuremberg, avec de
puissants projecteurs de la défense antiaérienne, DCA).
L’efficace de ce rituel a été bien soulignée par un observateur de plus en
plus participant, le Français Robert Brasillach, emporté par la magie du
moment, le magnétisme des lieux et la communion d’un peuple :
Un stade immense a été construit, dans cette architecture quasi mycénienne,
qu’affectionne le IIIe Reich. Sur les gradins, il peut tenir cent mille
personnes assises, l’arène deux ou trois cent mille. Les étendards à croix
gammée, sous le soleil éclatant, claquent et brillent. Et voici venir les
bataillons du travail, les hommes de l’Artbeitskorps, par rangs de dix-huit,
musique et drapeaux en tête, la pelle sur l’épaule. Ils sortent du stade, ils y
rentrent, les chefs du service du travail suivent, le torse nu, puis les jeunes
filles. On présente les pelles, et la messe du travail commence.
— Êtes-vous prêts à féconder la terre allemande ?
— Nous sommes prêts.
Ils chantent, le tambour roule, on évoque les morts, l’âme du parti et de la
nation est confondue, et enfin le maître achève de brasser cette foule
énorme et faire un seul être, et il parle. Quand le stade se vide avec lenteur
de ses officiants et de ses spectateurs, nous avons commencé de comprendre
ce qu’est l’Allemagne nouvelle 18.

Suit la description, fascinée, d’une cérémonie nocturne, qui constitue


l’acmé du Congrès du Parti :

C’est la nuit. Le stade immense est à peine éclairé de quelques projecteurs


qui laissent deviner les bataillons massifs et immobiles des SA, vêtus de
brun. Entre leurs rangs des espaces sont ménagés. L’un d’eux, plus large
que les autres, forme une sorte d’avenue, qui mène de l’entrée du stade à la
tribune où passera le Führer. Il est très exactement huit heures quand celui-
ci entre, et suivi de son état-major, gagne sa place, sous la rafale des
acclamations de la foule […]. À l’instant précis où il franchissait le stade,
mille projecteurs, tout autour de l’enceinte, se sont allumés, braqués
verticalement sur le ciel. Ce sont mille piliers bleus qui l’entourent
désormais, comme une cage mystérieuse. On les verra briller toute la nuit
de la campagne, ils désignent le lieu sacré du mystère national, et les
ordonnateurs ont donné à cette stupéfiante féerie le nom de Lichtdom, la
cathédrale de lumière.
Voici l’homme debout maintenant sur sa tribune. Alors déferlent les
drapeaux. Pas un chant, pas un roulement de tambour. C’est le silence le
plus extraordinaire qui règne quand apparaissent à l’orée du stade, devant
chacun des espaces qui séparent les groupes bruns, les premiers rangs de
porte-étendards. La seule lumière est celle de la cathédrale irréelle et bleue,
au-delà de laquelle on voit tournoyer des papillons, avions peut-être, ou
simples poussières. Mais sur les drapeaux, le regard d’un projecteur s’est
posé, qui souligne leur masse rouge, et qui les suit tandis qu’ils avancent.
Avancent-ils, d’ailleurs ? On a envie de dire plutôt qu’ils coulent comme
une coulée de lave pourpre, irrésistiblement, dans un énorme et lent
glissement, pour remplir ces interstices préparés d’avance dans le granit
brun. Leur avance majestueuse dure près de vingt minutes, et c’est
lorsqu’ils sont près de nous seulement que nous entendons le bruit sourd
des pas. Seul le silence a régné jusqu’à cette minute où ils vont
s’immobiliser au pied du chancelier debout. Un silence surnaturel et
minéral, comme celui d’un spectacle pour astronomes, dans une autre
planète. Sous la voûte rayée de bleu jusqu’aux nuages, les larges coulées
rouges sont maintenant apaisées. Je ne crois pas avoir vu de ma vie
spectacle plus prodigieux.
Pour finir, avant et après le discours de Hitler, qui fait dans cette foule
muette des remous de bras tendus et de cris, on chante : le Deutschland
über alles, le Horst Wessel-Lied où plane l’esprit des camarades tués par le
Front rouge et par la réaction, et le chant des soldats de la guerre.

Une impression d’exotisme, d’étrangeté radicale, quand on vient de la


France cartésienne, radical-socialiste et rationaliste :
Le drapeau lui-même accentue cette étonnante impression orientale, et il
faut faire effort pour s’apercevoir que quelques-unes des vertus remises en
honneur – le travail, le sacrifice, l’amour de la patrie – font partie du
patrimoine commun de tous les peuples tant on est surpris par les
impressions du dépaysement et de l’exotisme. Il semble y avoir quelque
ironie du destin à souligner les apparences orientales de ces mythes, dans un
pays qui rejette tout ce qui lui semble venir de l’Est. Mais Hitler,
instaurateur des nuits de Walpurgis du 1er mai, des fêtes païennes, de la
consécration des drapeaux, est fidèle en réalité à la vocation profonde de
l’Allemagne qui, de Goethe à Nietzsche et à Kayserling, a toujours été
tournée vers le soleil de l’Orient. Dans beaucoup des aspects de cette
politique nouvelle, on a envie de dire plutôt de cette poésie, tout, certes,
n’est pas pour nous, et on n’a pas besoin d’insister pour le dire. Mais ce qui
est pour nous, ce qui est un rappel à l’ordre constant, et sans doute une sorte
de regret, c’est cette prédication soutenue qui est faite à la jeunesse pour la
foi, le sacrifice et l’honneur.

Il y a, pour un français « national » et préoccupé par la décadence de sa


patrie, des leçons à tirer au retour d’un voyage en Allemagne nazie, une
Allemagne régénérée par la foi politique qui l’habite et la constitue
désormais : « C’est l’impression finale que nous emportons : beaux
spectacles, belle jeunesse, vie plus facile qu’on ne dit, mais avant tout
mythologie surprenante d’une nouvelle religion. Quand on essaie de se
remémorer ces journées si pleines, on se dit, en effet, de ce pays, si voisin
de nous, qu’il est d’abord, au sens plein du mot, et prodigieusement, et
profondément, un pays étrange », mais qui le sera de moins en moins, au fil
du temps, pour ce « national » intellectuel classique qui, d’article en article,
devait devenir un authentique nazi français.
Au-delà du rituel, important pour les effets qu’il produit dans
l’agglomération du groupe et la création d’une communauté, il y a la quête
de l’individu – autrement dit, les réponses apportées par le nazisme aux
questions qu’il se pose sur son identité, sur le rapport entre la vie et la mort,
ainsi que sur le lien, possible, entre les vivants et les morts –, une question
importante quand on se souvient que l’Allemagne est un pays qui a connu
l’épreuve de la mort de masse pendant la Grande Guerre, soit 1 800 morts
au front chaque jour en moyenne pendant les quatre années de la durée du
conflit, pour un total de deux millions cinq cent mille morts, si l’on compte
les victimes civiles du blocus et des conséquences de celui-ci (famine et
maladie). Le nazisme, par son message d’éternité (de l’Allemagne, de la
race et du Reich) offre tout simplement une manière de faire le deuil des
morts sinon absurdes de la guerre, car l’on n’est pas mort en vain.
C’est en tant que phénomène culturel, voire spirituel, que le nazisme
apparaît au Dr Otto Ohlendorf, qui développe un propos à première vue
surprenant lors de la dernière prise de parole que son procès lui permet, le
13 février 1948 à Nuremberg. Ohlendorf est jugé comme criminel de guerre
et criminel contre l’humanité, en tant que général de la SS et commandant
de l’Einsatzgruppe D à partir de juin 1941.
Ce « groupe d’intervention » affecté en Ukraine et Crimée est composé
d’unités de la police allemande et de la SS, et il est préposé à l’assassinat
systématique des civils soviétiques considérés comme juifs et/ou
communistes, dans une logique de massacre qui évolue, au cours de l’été
1941, vers le génocide. Le SS-Oberführer Dr Otto Ohlendorf a ainsi
ordonné le massacre de Simferopol (14 300 morts) et l’assassinat, au total,
de plus de 90 000 personnes. Quelques mois plus tard, promu
Brigadeführer (1942) puis Gruppenführer (1944), il retrouve un emploi de
haut fonctionnaire, comme directeur du département III (SD-Inland) du
RSHA, l’Office central de sécurité du Reich, qui regroupe tous les organes
de renseignement et de répression de la nébuleuse police-SS. À ce titre, il a
en charge la surveillance et la sécurité du Reich ainsi que des
Volksdeutsche. Docteur en économie, il est également Ministerialdirektor au
ministère de l’Économie et chargé de réfléchir à la réorganisation de
l’économie allemande pour l’après-guerre. Arrêté par les Britanniques dans
le nord de l’Allemagne fin mai 1945, il est cité à comparaître comme
témoin lors des premiers procès de Nuremberg, puis jugé pour ses propres
actes en 1948, non sans conclure les débats par cette déclaration finale :

Le nazisme n’est pas la cause, mais la conséquence d’une crise spirituelle.


Cette crise, qui s’est déployée au cours des siècles passés et,
particulièrement, ces dernières décennies, est double – religieuse et
spirituelle. La littérature protestante comme catholique s’accorde pour dire
que, depuis l’accord des libertés gallicanes au moins, la religion chrétienne
a été éliminée de la sphère publique, le cœur du développement historique,
en tant que fin dernière de l’humanité. La fin de l’idée chrétienne en tant
que fin qui liait les sociétés, ainsi que les individus tournés vers l’au-delà,
vers la vie en Dieu, a eu un double effet :
– l’homme n’a dès lors plus eu aucune valeur absolue et uniforme pour
mener sa vie […]. Les valeurs chrétiennes, si tant est qu’elles demeurassent,
ne pouvaient empêcher qu’il se scindât entre un homme de la semaine et un
homme du dimanche et, la semaine, il avait d’autres motifs d’action qu’une
méditation de la volonté de Dieu, fût-elle ténue. La vie, de ce côté-ci de la
tombe, a acquis une signification propre […] ;
19
– la société s’est organisée en différents ordres .

Il entend par là que la société allemande s’est divisée en groupes


d’intérêts qui n’étaient reliés par aucune norme transcendante. En
Allemagne, argumente Ohlendorf, sous la République de Weimar, « trente
partis ou plus se disputaient le pouvoir », au nom d’« intérêts opposés » :
« Ma génération […] ne s’est pas vu offrir le moindre principe de vie, de
vie digne et humaine, qui ne fût pas objet de contestation » ; trouble dans
les valeurs qui frappait également les valeurs financières, tant
l’hyperinflation a traumatisé le pays, en en renversant les valeurs morales
(les épargnants ont été ruinés, les spéculateurs et aigrefins récompensés).
Voir des « fortunes séculaires réduites à néant » n’a guère donné
confiance à cette jeunesse désenchantée, « devenue trop réaliste dans sa
souffrance pour croire que lorgner vers l’au-delà lui procurerait le moindre
fondement moral et social pour asseoir son existence en tant qu’êtres
humains dans cette période de l’histoire […]. La distinction entre l’homme
de la semaine et l’homme dominical est apparue comme une des causes les
plus profondes de leur souffrance matérielle et morale. On comprend donc
que cette génération se soit mise en quête de valeurs religieuses
nouvelles » : ce n’est donc « pas avec légèreté que nous parlions du Reich
de Mille Ans, parce que nous savions que les grandes mutations de
l’humanité prennent des siècles, voire des millénaires avant d’arriver à
maturité ».
Non content d’expliquer comment et pourquoi cette « génération
réaliste » (Generation der Sachlichkeit), qui fut aussi une « génération de
l’absolu » (Generation des Unbedingten), a embrassé le nazisme dans sa
vision du monde comme dans sa pratique, Otto Ohlendorf formule un
avertissement à destination de ses juges : la défaite du nazisme n’a rien
résolu de cette grande crise de notre temps, car les « valeurs ultimes et les
critères pour sentir, penser et agir restent absents. Les fondements
métaphysiques sont absents ». La victoire des démocraties apparaît bien
fragile au regard des millénaires et des dynamiques culturelles qui
travaillent l’Occident :

L’idée démocratique est purement formelle. Elle ne recèle pas cette


certitude qui définirait la vie humaine dans sa totalité. Elle assigne des
devoirs et des droits à des personnes et à des organisations sociales, elle
donne des libertés individuelles – mais elle n’en donne jamais la raison.
Otto Ohlendorf est condamné à mort par le tribunal militaire
international. Il est incarcéré à la prison de Landsberg, puis exécuté par
pendaison le 7 juin 1951.
1. Johann Chapoutot, Le Nazisme et l’Antiquité, Paris, Puf, 2008, « Quadrige », 2012.
2. Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, 2017.
3. J. Herf, Le Modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culte de la technologie aux
sources du nazisme, trad. fr. F. Joly, Paris, L’Échappée, « Versus », 2018 (1948).
4. Benito Mussolini, Œuvres et discours, Paris, Flammarion, 1938, t. XI.
5. Cité dans Y.-C Zarka, Carl Schmitt ou le mythe du politique, Paris, Puf, « Débats
philosophiques », 2009, p. 12.
6. E. Gentile, La Religion fasciste, trad. fr. Paris, Perrin, « Terre d’histoire », 2002.
7. M. Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1969 [1947].
8. Ibid., avant-propos.
9. Ibid., chapitre IV, « La terreur de l’histoire ».
10. Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles I et II, Paris, Gallimard, « Folio », 1992.
11. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in Les Luttes des classes en France, Paris,
Gallimard, « Folio », 2002.
12. Ibid.
13. Adolf Hitler, Discours au Reichstag, 11 décembre 1941 (traduction de l’auteur).
14. R. Aron, « L’avenir des religions séculières », op. cit.
15. Le mot allemand employé est Reich, dont la polysémie est ici féconde.
16. « Pendant ce siècle, le respect jadis réservé au service de Dieu fut étendu aux institutions et
aux pratiques temporelles. L’idéalisme allemand et le protestantisme libéral se joignaient pour
prêter à l’État leur propre aura. L’État de son côté réclamait la vénération, le sacrifice, le
service ; il était célébré par des monuments nationaux, des fêtes nationales, des hymnes.
D’autres institutions publiques se virent aussi sanctifiées : les universités allemandes,
transformées par les idées de Humboldt, finirent par être honorées comme des temples de la
culture et de la sagesse » ; Fritz Stern, « Allemagne 1933 : cinquante ans après », in Dreams and
Delusions, New York, Knopf, 1987, trad. fr. Rêves et Illusions. Le drame de l’histoire
allemande, Paris, Albin Michel, 1989, p. 188.
17. Sur ce point, voir Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair. Dionysos, Ariane, le
Christ, Paris, Puf, 2005.
18. R. Brasillach, Notre avant-guerre, Paris, Le Livre de poche, 1992 [1940], p. 343 et
suivantes.
19. Otto Ohlendorf, « Schlusswort Ohlendorf vor dem Militärgericht II vom 13. Februar
1948 », Trials of War Criminals Before the Nürnberg Military Tribunals Under Control Council
Law No. 10, Vol. 4 : United States of America v. Otto Ohlendorf, et al. (Case 9 :
« Einsatzgruppen Case »), US Government Printing Office, District of Columbia, 1950, p. 384-
410.
CHAPITRE V

D’une voix blanche

Étudier les discours qui donnent sens à l’histoire implique de considérer


les moments où l’histoire semble se venger du sens. Ce fut le cas après
l’absurde désastre de la Grande Guerre, qui a manqué consacrer la fin des
histoires et provoqué une réelle crise du récit. C’est ô combien le cas et
davantage encore après 1945, à l’ombre des camps, de la Shoah et de la
Bombe.
Cette crise contemporaine du sens est à la fois une crise de la culture et
une crise de l’expression littéraire, dont le premier lieu est l’Allemagne,
« patrie des poètes et des penseurs » (das Land der Dichter und Denker) qui
s’éprouve une fois encore battue, mais cette fois-ci largement détruite, aussi
bien matériellement que moralement. L’histoire littéraire a pu qualifier le
style et la production de l’immédiat après-guerre de Trümmerliteratur, de
littérature des ruines, comme on a pu parler, pour ces femmes qui étaient
assignées au déblaiement des décombres, de Trümmerfrauen – la ruine
comme signe d’une époque, donc, celle de la dévastation totale.
Que ce pays de haute culture qu’était l’Allemagne ait pu être le siège et
la matrice de crimes inédits dans l’histoire, stupéfiants dans leur intensité et
dans leur extension, n’a pas manqué d’interroger et n’a pas fini de nous
questionner. La langue et la littérature allemandes, après avoir été soumises
à la broyeuse-concasseuse nazie si bien décrite et dénoncée, en philologue
qu’il était, par Victor Klemperer 1, cette langue si liée à la quête et à
l’élaboration subtile et complexe du sens par une cohorte impressionnante
de philosophes, semble désormais tâtonner et se chercher, après un désastre
absolu qui laisse, au sens littéral, sprachlos (sans langue).
En témoigne la poésie du temps, comme cette pièce célèbre de Günther
Eich, écrite dans un camp de prisonniers de guerre, intitulée Inventur
(Inventaire), comme si la fonction du langage, jusques et y compris dans
son expression poétique, se bornait à recenser ce qu’il est encore possible
de nommer, dans un inventaire de ce qui, dans le réel, subsiste peut-être
encore :

Dies ist meine Mütze,


Voici ma casquette
Dies ist mein Mantel,
Voici mon manteau
Hier mein Rasierzeug
Là, mon rasoir
Im Beutel aus Leinen.
Dans une pochette en laine
Konservenbüchse :
Une boîte de conserve
Mein Teller, mein Becher,
Mon assiette, mon gobelet
Ich hab in das Weißblech,
Dans le fer-blanc
Den Namen geritzt.
J’ai gravé mon nom
[…]
Mon crayon à mine
Die Bleistiftmine
C’est lui que j’aime le plus
Lieb ich am meisten :
Il m’écrit des vers diurnes
Tags schreibt sie mir Verse,
Issus de pensées nocturnes
Die nachts ich erdacht.
Ça, c’est mon carnet
Dies ist mein Notizbuch,
Ça, c’est ma toile de tente
Dies ist meine Zeltbahn,
Ça, c’est ma serviette
Dies ist mein Handtuch,
Ça, c’est mon fil.
Dies ist mein Zwirn.
À ce niveau d’expression élémentaire, la « littérature des ruines » mérite
bien son autre nom, celui de Kahlschlagliteratur – Kahlschlag étant,
audible dans sa sonorité même, la coupe blanche, le blanc-étoc que l’on fait
subir à une forêt.
En somme, c’est tout ce que la langue et la littérature allemandes
semblent pouvoir offrir au sortir de la catastrophe civilisationnelle absolue
qu’a représenté le nazisme. La culture de ce pays, dont les Allemands
étaient si fiers, est discréditée, sinon déshonorée. C’est ce que suggère
Heinrich Böll, jeune soldat allemand revenu de six ans d’armée et de
guerre, dans une nouvelle intitulée « Passant, si tu vas à Spa… », publiée en
1950 dans le recueil du même nom 2. Ce titre est un fragment, la version
abrégée, ou mutilée, de la fameuse épitaphe gravée par les cités grecques
sur le lieu du sacrifice des soldats de Léonidas, qui ont gardé le passage des
Thermopyles pour retarder l’armée perse et permettre la réorganisation des
armées grecques, puis la victoire finale. C’est du reste en exaltant le
courage des trois cents spartiates qu’Hermann Goering, le 30 janvier 1943,
pour les dix ans de l’accession d’Hitler au pouvoir, avait salué la résistance
de la VIe armée allemande à Stalingrad, au moment où celle-ci vivait ses
dernières heures 3.
Traduite par Schiller, l’épigraphe grecque se lit ainsi :

Wanderer, kommst du nach Sparta, verkündige dorten, du


habest
uns hier liegen gesehn, wie das Gesetz es befahl.
(Passant, si tu vas à Sparte, proclame que tu nous as vu gésir
ici, comme la loi le commandait).

Cette phrase, un jeune soldat allemand, grièvement blessé, la lit dans


l’hôpital de campagne que la Wehrmacht a installé dans un ancien lycée
(humanistisches Gymnasium) où, accuse tacitement Böll, tout était fait pour
préparer à la guerre. L’écrivain, né en 1917, avait passé son Abitur dans un
tel « gymnase humaniste » en 1937, avant de débuter des études de
germanistique et de philologie classique à l’Université de Cologne,
interrompues par sa mobilisation à l’automne 1939.
Dans la nouvelle de Böll, le jeune soldat se retrouve dans une localité et
dans des bâtiments inconnus, méconnaissables, détruits par la guerre, avant
qu’il ne finisse par comprendre que ce sont là sa propre ville et son propre
lycée. Les éléments qui lui permettent de l’identifier sont les témoignages
de cette culture classique dévoyée, les bustes des auteurs et philosophes
classiques, et l’inscription « Wanderer, kommst Du nach Spa… », à moitié
effacée. Il reconnaît également le concierge de l’établissement, l’homme
auprès de qui les écoliers buvaient leur lait chaque jour, qui le prend en
charge. Le récit s’interrompt sur les mots qu’il lui adresse, dans une
régression infantile finale : « Milch, sagte ich leise » (« Du lait, l’implorai-
je doucement »).
L’écriture, donc, et la littérature, malgré tout, ne serait-ce que pour faire,
à l’instar des surréalistes, le procès de Barrès, celui du bourrage de crâne et
du dévoiement d’une culture des humanités universalistes à des fins
particularistes – celles du Reich et de la race.
De jeunes auteurs discutent et réfutent ainsi la sentence que le
philosophe et musicien Theodor Adorno, figure majeure de l’École de
Francfort, juif exilé aux États-Unis depuis les années 1930, prononce dans
un texte de 1951 intitulé « Critique de la culture et société » : « La critique
de la culture est confrontée au dernier stade de la dialectique entre culture et
barbarie : écrire un poème après Auschwitz est un acte barbare 4. »
Tous les penseurs et les écrivains allemands de l’après-guerre ont dû
affronter cette phrase, qui poussait la critique de la culture au point radical
où, face au texte et à l’acte nazi, tout texte était désormais réputé
impossible. Les nazis auraient-ils gagné ? C’est ce paradoxe qui a été
souvent soulevé pour défendre l’idée d’une littérature qui soit universaliste
et vise l’universalité, ou, tout simplement, qui parle des victimes. Dans un
hommage à la poétesse juive Nelly Sachs prononcé en 1959, Hans-Magnus
Enzensberger le dit avec force :

Après Auschwitz, il ne serait plus possible d’écrire un poème. Si nous


voulons continuer à vivre, cette phrase doit être réfutée. Peu y parviennent.
Nelly Sachs est de ceux-là. Sa langue est salvatrice, car quand elle parle,
elle nous rend, phrase après phrase, ce que nous avons failli perdre : la
langue. Son œuvre ne contient aucun mot de haine. Aux bourreaux […]
n’est adressée aucune malédiction, aucune vengeance. Il n’y a pas de langue
pour eux. Ses poèmes parlent de ce qui porte visage humain : des victimes 5.

Dans une conférence prononcée à Francfort en 1964, Heinrich Böll


pousse le raisonnement jusqu’à l’absurde : « Dans cette ville, Theodor
Adorno a prononcé une grande phrase : on ne peut plus écrire de poèmes
après Auschwitz. Disons-le autrement : après Auschwitz, on ne peut plus
respirer, manger, aimer, lire. Mais quiconque a déjà inspiré une première
gorgée d’air, quiconque s’allume une cigarette a décidé de survivre, de lire,
d’écrire, de manger, d’aimer 6. » Böll ajoute : « C’est en tant que survivant
que je m’adresse à vous, quelqu’un qui pensait retrouver plus de terrain
familier, de langue familière, qu’il n’y en avait à trouver 7. »
Henrich Böll est au nombre des jeunes auteurs allemands qui tentent de
refaire langue et littérature dans l’Allemagne d’après-guerre, au sein d’un
collectif intitulé Gruppe 47, sobrement désigné par son millésime de
création (1947). Trente ans plus tard, un autre de ses membres, Günter
Grass, met en scène la rencontre fictive, à Telgte, en Westphalie, de la fine
fleur des écrivains allemands du XVIIe siècle qui, au sortir de cette guerre de
Trente Ans qui avait été une terrible fin du monde, tentent de penser la
langue et la littérature à venir.
Telgte est située sur la route de la paix (Friedensweg), entre Münster
(où sont réunies les puissances catholiques) et Osnabrück (lieu de résidence
des princes protestants) : entre 1644 et 1648, les deux villes sont le lieu du
premier congrès diplomatique international de l’ère moderne, avant Vienne
(1814-1815) et Versailles (1919), une conférence de la paix organisée pour
mettre fin à une guerre longue et atroce par les « paix de Westphalie »
signées en 1648. L’assimilation entre les deux situations historiques est
patente. De toute manière, « hier sera ce qu’a été demain. Nos histoires
d’aujourd’hui n’ont pas besoin de s’être passées maintenant. Celle-ci
commençait il y a plus de trois cents ans. D’autres histoires aussi. Toute
histoire roulant en Allemagne date d’aussi long 8 ». Aux écrivains incombe
de reconstruire un monde humain, par le sens et par la beauté, dans le
travail de la langue : « Villes et campagnes étaient encore dévastées, ou
même l’étaient à nouveau, dépeuplées par la peste, envahies de chardon et
d’orties, et tous les chemins peu sûrs 9. » Quel tableau que celui du Saint-
Empire, ravagé par d’interminables et atroces guerres de religion, qui ont
épuisé les peuples et semé les ruines :

L’Allemagne, le plus magnifique empire du monde, est maintenant épuisée,


ravagée, gâtée jusqu’à fond, telle est la vérité. Le farouche Mars ou la
maudite guerre est la plus effroyable punition et la plus abominable plaie
dont Dieu a frappé voici bientôt trente ans l’infinie malignité des péchés
innombrables de l’Allemagne pénitente 10.

Dans un tel contexte, seul le texte semble pouvoir refaire monde et


humanité. Trente ans après les premières réunions du Groupe 47, c’est cette
efficace, cette force et cette vertu de la littérature qu’affirme Günter Grass
comme si, de l’Allemagne, ne pouvait subsister que cela : « Si tous les
princes s’étaient ravalés, le crédit échoirait aux poètes. C’était à eux, non
aux puissants qu’appartenait l’immortalité 11. » Quand les princes de ce
monde ont failli à ce point, et de manière répétée, il est temps de rappeler
que la plume est d’un acier bien mieux trempé que l’épée :

Aucun prince n’en pouvait autant qu’eux. Leur pouvoir n’était pas à vendre.
Et si on pensait les lapider, les ensevelir sous la haine, une main tenant une
plume surgirait encore des décombres […] « Car si court que soit, chers
amis, le délai qu’il nous est donné de rester ici-bas, chaque vers que notre
esprit aura formé vivace aura sa part de durée 12. »

La « rencontre de Westphalie » aura porté ses fruits, si l’on en juge par


l’écho recueilli par la littérature allemande et ses auteurs emblématiques,
issus du Groupe 47 : deux prix Nobel (Böll et Grass), et un statut retrouvé,
pour les Lettres, de conscience morale et d’honneur de l’Allemagne, que ce
soit chez l’écologiste Böll ou le social-démocrate Grass, compagnons de
route de la gauche allemande.
Les caractères littéraires de la langue d’après-guerre sont très
significatifs : on recourt volontiers à la nouvelle, cette Kurzgeschichte
(littéralement, une histoire courte) qui trahit le doute envers les grands
cycles narratifs et envers le roman, on met en scène un personnage
fractionné, dilaté, doté d’une faible adhérence au réel, et l’on privilégie la
description, comme si la langue n’était plus capable, en son hébétude, que
de s’assurer de la présence ou de l’existence des choses. Dans un style qui
privilégie la parataxe à la syntaxe, on entend une langue d’enfant, qui
juxtapose plus qu’elle ne coordonne.
L’archétype de cette forme et de ce style est la plus célèbre
Kurzgeschichte de l’après-guerre allemand, Das Brot, de Wolfgang
Borchert (1946) : la pénurie de pain est aussi pénurie de mots et
d’expressivité, dans une langue réduite aux acquêts. Le style paratactique,
également appelé, en allemand, Stakkato-Stil, se marie à l’anaphore et au
laconisme pour offrir une narration courte et d’un naturalisme descriptif
total – le partage du pain entre deux protagonistes qui ne sont ni nommés, ni
situés dans le temps et dans l’espace. Pour Heinrich Böll, cette nouvelle
« froide et sèche, sans mot de trop, sans mot manquant » donne à voir
« toute la misère et toute la grandeur de l’homme » avec une économie de
moyens caractéristique et revendiquée.
En France, le recours à la parataxe s’opère de manière exemplaire, et
obsédante, chez Marguerite Duras, auteure fortement marquée par la guerre,
l’angoisse et le deuil. Duras met en scène des figures titubantes, des
femmes victimes d’une violence rare et qui sont de grandes brûlées de
l’histoire et du sens, comme l’amante du Japonais, tondue à Nevers après
son histoire d’amour avec un Allemand qui, confrontée naguère à l’horreur
du viol, découvre celle du feu nucléaire. Dans Hiroshima mon amour
(1959), titre oxymorique et scandaleux, il est dit et répété qu’il est
« impossible de parler de Hiroshima. Tout ce que l’on peut faire, c’est de
parler de l’impossibilité de parler de Hiroshima 13 », car la « connaissance
de Hiroshima » est « un leurre exemplaire de l’esprit » 14.
L’amant japonais oppose à la Française le fameux « Tu n’as rien vu à
Hiroshima » qui est le mantra du livre, comme du film d’Alain Resnais.
Contre toute évidence : la femme de Nevers a visité le musée à quatre
reprises. Mais le musée ne présente qu’une réalité ordonnée, froide,
classifiée, apaisée, non le chaos et l’indicible horreur de la catastrophe. En
outre, le musée est le produit de la même rationalité que celle qui a produit
la bombe. « Sur quoi aurais-tu pleuré ? » demande le Japonais, car l’objet
même se dérobe, et Hiroshima, en tant que phénomène nucléaire, n’existe
pas. La littérature, dès lors, ne peut que dire sa propre impuissance à dire, et
commenter sa propre impuissance à commenter, à dire l’indicible, à
nommer l’innommable.
La parataxe durassienne, cette juxtaposition de mots mis en tas comme
l’on entasse les pierres d’un édifice détruit par un bombardement, est signe
que le langage est lui-même disloqué et détruit par la catastrophe, qu’il n’en
sort pas indemne : il montre la crise de la littérature, la crise du langage qui
ne peut plus nommer l’innommable dont l’humain s’est rendu coupable et
montré capable.
Le langage et la littérature sont en ruines : la langue n’est plus qu’un
amoncellement d’unités de sens brisées, de même que l’espoir en l’homme
s’est brisé. La pauvreté du discours des personnages, l’inanité des échanges,
la vanité du langage, si prégnants, si remarquables chez Duras, sont des
moyens de dire et d’exprimer, a negativo, tout ce qui ne va pas, et tout ce
qui ne va plus de soi. Rien à se dire, ou trop, pour un langage si imparfait,
impuissant.
Chez Duras, l’œuvre littéraire, par son apprêtement non littéraire, par sa
recherche du non-littéraire, par ce style qui mime le néant (néant de
l’échange entre deux personnages qui n’ont rien à se dire, vanité d’un
langage qui est désormais frappé de l’impuissance à dire), par le
dépouillement de l’inanité, est tension vers le silence. Seul le silence, la
méditation d’une mémoire respectueuse et douloureuse peuvent rendre
compte de Hiroshima. Tout langage est superfétatoire, verbeux, presque
sacrilège.
Et comment s’adonner à la littérature, activité humaniste (supposée
telle, se voulant souvent comme telle), si la foi en l’homme est ébranlée ? À
quoi bon encore écrire pour des hommes ? L’acte d’écrire semble futile et
dérisoire, au regard de la douleur infinie et de l’horreur. Tous les mots, tous
les livres écrits par le passé n’ont pu empêcher ça.
Écrire postule une certaine foi en l’homme. Écrire signifie s’adresser à
des hommes en tant qu’hommes, postuler une communauté humaine où la
communication soit possible. Or cette communauté humaine et l’identité
humaine même semblent brisées par l’événement de la guerre, de la Shoah
et de Hiroshima.
Hiroshima mon amour, le film, a été réalisé par Alain Resnais qui,
quelques années auparavant, avait signé le documentaire Nuit et brouillard
(1956), dont le texte a été écrit par le poète et rescapé des camps Jean
Cayrol. Or Jean Cayrol est ce poète étudié par Roland Barthes qui parle à
son propos d’« écriture blanche », désignant par là un style si dépouillé, si
descriptif et simple, qu’il tend vers « une absence idéale de style », voire
une écriture « alittéraire ».
C’est le camp, ce lieu ultime de la nudité et de la vulnérabilité, ce lieu
où l’on a vu ce que l’homme fait à l’homme et ce dont il est capable pour
nier l’humanité de l’autre (et, ce faisant, la sienne propre), qui est donc la
matrice d’un « style de l’absence », d’une littérature qui renonce à elle-
même, ou plutôt à tous les moyens et artifices qu’elle déployait
légitimement avant cela.
Au-delà de Jean Cayrol, Roland Barthes fait de l’écriture blanche, dans
Le Degré zéro de l’écriture (1953), un événement formel qui signe le temps
présent, celui de l’après-guerre, de l’après-bombe et de l’après-camp. Il le
lit chez Camus, dans cet Étranger qui est étranger à soi, au monde et aux
hommes, chez Jean Cayrol, et chez Maurice Blanchot dont Thomas l’obscur
énonce bien l’épithète adéquate d’une humanité devenue franchement
opaque à elle-même. L’écriture blanche, d’un minimalisme travaillé, est
« plate », « atonale », « transparente », comme Meursault et son être au
monde, comme les personnages de Duras, entre Hiroshima et Le
Ravissement de Lol V. Stein.
Marguerite Duras a attendu le poète Robert Antelme, son mari, déporté
à Buchenwald puis à Dachau après avoir été arrêté en juin 1944 : une
attente atroce dont elle tirera les six nouvelles de La Douleur (1985).
Antelme, quant à lui, a publié un titre en manière de défi, L’Espèce
humaine, dont Maurice Blanchot écrit, dans L’Entretien infini :

Quand l’homme en est réduit à l’extrême dénuement du besoin, quand il


devient « celui qui mange des épluchures », l’on s’aperçoit qu’il est réduit à
lui-même, et l’homme se découvre comme celui qui n’a besoin de rien
d’autre que le besoin pour, niant ce qui le nie, maintenir le rapport humain
dans sa primauté. Il faut ajouter que le besoin alors change, qu’il se
radicalise au sens propre, qu’il n’est plus qu’un besoin aride, sans
jouissance, sans contenu, qu’il est rapport nu à la vie nue.

Rescapé des camps – il a été déporté à Gusen après son arrestation en


1942 –, Jean Cayrol se place après la guerre sous le patronage de Lazare,
cet homme ressuscité par le Christ dans les Évangiles, figure du revenant,
du mort revenu d’entre les morts. Le rescapé, le Häftling, est ainsi Lazare
parmi nous (1950), essai dans lequel Cayrol définit les « principes d’un art
lazaréen », voire d’un « romanesque lazaréen » qui, de fait, sont lisibles et
visibles dans la littérature d’après-guerre, dans cette écriture blanche définie
par Barthes : déréalisation, dépersonnalisation, sobriété, sinon effacement,
de la langue, porosité entre le songe et le diurne, indifférence, distance,
détemporalisation… Autant de symptômes de l’estompage expressif et de
l’impuissance de la langue à dire ce qu’il s’est passé dans les camps – une
veine poursuivie par Claude Lanzmann dans Shoah (1985), Lanzmann
s’étant toujours élevé contre la moindre velléité de dire la Shoah par la
fiction, à l’exception, ultime, peu avant sa mort, du Fils de Saul, de Lazslo
Nemes (2015) dont, après une sévère critique initiale, il a fini par
reconnaître les étonnants mérites.
On trouve des échos, ou plutôt une réverbération, de cette écriture
blanche tout au long des décennies suivantes, celles de « l’ère du soupçon »,
du « théâtre de l’absurde » et du « nouveau roman ».
Après ces « maîtres du soupçon » (Marx, Freud et Nietzsche) dont on a
constaté, a posteriori, l’ombre portée sur l’Europe de l’après-grande guerre,
le post-1945 est qualifié d’« ère du soupçon », un soupçon qui frappe la
narration littéraire et questionne, une fois encore, mais plus radicalement, sa
possibilité même. Dans un essai de 1956 devenu immédiatement célèbre,
Nathalie Sarraute écrit :
L’évolution actuelle du personnage de roman […] témoigne, à la fois chez
l’auteur et chez le lecteur, d’un état d’esprit singulièrement sophistiqué.
Non seulement ils se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui,
ils se méfient l’un de l’autre. Il était le terrain d’entente, la base solide d’où
ils pouvaient d’un commun effort s’élancer vers des recherches et des
découvertes nouvelles. Il est devenu le lieu de leur méfiance réciproque, le
terrain dévasté où ils s’affrontent. Quand on examine sa situation actuelle,
on est tenté de se dire qu’elle illustre à merveille le mot de Stendhal : « le
génie du soupçon est venu au monde ». Nous sommes entrés dans l’ère du
soupçon [soupçon] qui est en train de détruire le personnage et tout
l’appareil désuet qui assurait sa puissance 15.

Le Nouveau Roman a été le lieu de cette mise à l’épreuve du récit


traditionnel, avec un groupe d’écrivains publié par les Éditions de Minuit.
Chez Michel Butor, Alain Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute, il s’agit de
solder définitivement l’illusion du personnage, mais aussi celle du récit, en
pratiquant l’effet de distanciation, le Verfremdungseffekt cher à Bertolt
Brecht, qui consiste à exhiber la facture d’une narration en train de se faire.
La réflexivité est forte dans ce type de roman, qui « n’est plus “une écriture
de l’aventure”, mais “l’aventure d’une écriture”, dira Jean Ricardou 16 ».
L’ordo du théâtre est lui aussi affecté. Lieu de la représentation, le
théâtre est affecté par l’ébranlement des représentations du monde, après le
nazisme et à l’ère atomique. Le théâtre se fait donc absurde jusque dans son
titre : la plus célèbre des pièces du genre, La Cantatrice chauve, doit son
intitulé au lapsus d’un acteur de la pièce qui, lors des répétitions, avait
transformé « l’institutrice blonde » de son texte en « cantatrice chauve », ce
qui avait réjoui au plus haut point Eugène Ionesco. Le lapsus, devenu titre,
était une mise en abîme adéquate et pertinente du théâtre (de l’)absurde.
On touche là à l’acmé d’un phénomène de long terme bien identifié par
les historiens de la littérature. L’histoire de la littérature et, bien au-delà, des
lettres et des humanités, est celle d’une spectaculaire « dévalorisation 17 »,
comme le note William Marx : un phénomène endogène, propre à une gens
littéraire déçue par elle-même et par son art dans un contexte culturel et
social qui, à partir de la fin du XIXe siècle, lui fut de moins en moins
favorable. Après que l’on eût célébré dans l’écrivain le mage (Nerval) et le
voyant (Rimbaud), le prophète (Hugo) et l’oracle (Mallarmé), il apparaissait
de plus en plus clairement que l’essentiel se passait ailleurs que dans les
thèmes latins, les versions grecques et les déclinaisons allemandes : si la
Révolution française s’était jouée en habits de Romains, si, quand ce siècle
avait deux ans, Rome avait remplacé Sparte et Napoléon succédé à
Bonaparte, les révolutions contemporaines étaient plus industrielles et
scientifiques, épistémologiques et techniques, que politiques. « L’adieu à la
littérature » fut un chant funèbre entonné par les littéraires eux-mêmes,
mais c’est toute la société qui avait plus d’yeux pour les expositions
universelles, la fée électricité et les trottoirs roulants, que pour la métrique
française.
C’est après la Seconde Guerre mondiale que la dévalorisation, voire la
« haine de la littérature 18 » parvint à maturité, et conduisit les littéraires
eux-mêmes à chercher dans l’aliénation technique ou dans la guise
scientifique une forme d’alibi, sinon de salut. Le phénomène n’était pas
nouveau. Dès le début du XXe siècle, on avait tenté de sauver les études de
lettres, et singulièrement de philosophie, par l’édification d’un corpus de
« sciences sociales » : d’Émile Durkheim à Pierre Bourdieu en passant par
Claude Lévi-Strauss, les grands noms de la sociologie et de l’anthropologie
étaient des agrégés de philosophie qui répudiaient ce qu’ils estimaient être
des nuées métaphysiques mâtinées de vaine rhétorique pour gagner le
continent sûr d’un savoir positif sur l’homme, où les faits sociaux seraient
considérés comme des choses et où l’on pourrait pousser la dilection
scientiste et l’imitation de la physique jusqu’à formuler des « lois ». Les
disciplines issues de l’enseignement des lettres, et qui s’étaient peu à peu
autonomisées au XIXe siècle, comme l’histoire, optaient résolument pour les
sciences sociales.
Quant aux lettres proprement dites, il ne leur restait, dans
l’enseignement supérieur, que la mathématisation à outrance et, dans le
secondaire, que l’apprentissage de techniques et méthodes – pont-aux-ânes
pour le bachot, savoir-faire pour l’entrée sur le marché du travail.
Petit témoignage personnel et fin-de-siècle (le XXe) : j’ai vécu au cours
de mes années de lycée le remplacement des anciennes sections générales
A, B, C, D par les trois sections L, ES, S. Il apparaissait encore plus évident
qu’auparavant que les « meilleurs » iraient en S (le fait que la dénomination
soit encore plus explicite que C ou D contribuait sans doute à l’attractivité
accrue de la section scientifique – fait de langage intéressant). Consonne
fricative, elle était plus virile que la consonne liquide L (« elle »), réservée,
comme me le fit remarquer un condisciple plein d’esprit, aux « coiffeuses et
aux homosexuels », qui semblaient peupler les classes de première et
terminale L. Excellant, lors de ma seconde, en mathématiques et en
sciences, j’étais appelé à rejoindre les gens sérieux, et ce fut la
consternation (parentale et enseignante) lorsque je me décidai pour la
section littéraire : il me semblait que les disciplines de mots et de réflexion
sur l’homme répondaient plus à mes interrogations que les exercices sur le
courant alternatif ou les mesures de pH. Je ne fus pas déçu, d’autant moins
que l’option mathématiques permettait de poursuivre le compagnonnage
avec cette discipline, dont on ne dira jamais assez la dimension artistique et
poétique, à un niveau d’approfondissement tout à fait satisfaisant, à raison
de 5 heures par semaine.
Dans ce contexte de long terme, celui d’une péjoration structurelle de la
littérature et des Humanités, il semblait ne plus rester aux lettres qu’un
badigeon scientifique pour continuer à exister, faire science à défaut de faire
de la science. J’ai connu, comme élève, des professeurs formés dans les
années 1970 et 1980 qui avaient été durablement marqués, sinon
traumatisés, par le surmoi scientifique qui avait aliéné leurs disciplines. En
lettres, l’ombre portée de la linguistique, entre structuralisme et grammaire
générative, de leur volonté de formaliser et de leur prétention à induire des
lois de fonctionnement de la langue, pesait fort sur l’enseignement de la
grammaire et, par ricochet, de la littérature. Les étudiants en lettres qui
ambitionnaient de passer les concours de l’enseignement devaient se
familiariser avec des manuels dont la lecture était, en soi, presque
impossible, tant la propension à singer les « sciences » rendait le propos
littéralement illisible.
L’incipit de l’un des manuels de référence en linguistique, publié en
1970, définissait la phrase par le truchement de cette lumineuse équation :
« E = Const + P 19 ». Plus loin, on expliquait la nature d’un « syntagme
prépositionnel » par cette éclairante formule : « SP -> Prép(p) + SN », avec
« Prép(p) -> De + (Prép) ». On imagine la joie de celles et ceux qui
entraient en faculté de lettres pour lire et jouir de lire, ainsi que pour
partager leur joie. On leur signifiait que le gai savoir n’était pas de ce
monde, et que leur science serait aussi grise, laide et sérieuse que les cubes
et barres de béton que l’on construisait à la hâte pour les « former »,
prolégomènes aux collèges Pailleron qui les accueilleraient une fois
le Capes (certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement secondaire)
en poche. Pendant près de trois cents pages, un manuel de cette sorte offrait
une surabondance de formules, équations, graphes, arbres et schémas qui
avaient pour fonction de légitimer les disciplines littéraires en témoignant
de leur triste sérieux, au prix d’une aliénation proprement grotesque qui
offrirait matière à tant de canulars malheureusement réjouissants.
On ne prendra guère de risque en avançant que le structuralisme et la
grammaire générative ont fait du mal aux lettres. En hypokhâgne, pour
tenter d’approcher l’essence de la poésie (et alors que j’avais eu la chance
de lire, dès le collège, Rutebeuf et Rimbaud), mes camarades et moi étions
invités à lire et à « ficher » les Structures du langage poétique ou les
abondantes considérations du Groupe Mu (Mu, comme en physique),
montagnes théoriques qui accouchaient d’une souris : le poétique, y
apprenait-on avec une sidération ébahie, c’est avant tout la métaphore.
Bigre. Leur Rhétorique de la poésie promettait, dès le sous-titre, une
initiation à la « lecture tabulaire », par opposition à la « lecture linéaire ».
L’amateur de l’art pour l’art conceptuel (j’en étais) se précipitait alors pour
voir dans quelle mesure « l’allotopie » pouvait bien être « génératrice de
poly-isotopie » :

On dira que B et C constituent dans l’énoncé ABC une nouvelle isotopie i2


(soit i1 = ABC’, i2 = BC). La bi-isotopie s’établit plus clairement encore
dans un énoncé ABCDE où C et E, allotopes, font l’objet de réévaluations
proversives (soit ABC’DE’) mais présentent entre eux, indépendamment de
ces réévaluations, une récurrence sémique, conforme à la règle de
juxtaposition (on a alors i1 = ABC’DE’, i2 = CE) 20.

Cette production d’extraits peut sembler un jeu facile : ils sont pourtant
représentatifs d’une certaine manière de concevoir le travail littéraire, qui a
connu son heure de gloire dans les années 1970, par le truchement empressé
des Éditions du Seuil, notamment. Nul anti-intellectualisme de notre part
(ce serait un comble), mais le soupir éploré d’un amoureux des lettres, voire
de ce « sens commun » pédagogique qu’Antoine Compagnon oppose si
longuement au « démon de la théorie 21 ».
Plutôt opiniâtre à la tâche et volontiers porté vers l’abstraction – les
concepts m’ont toujours comblé d’aise –, je n’ai jamais réussi à comprendre
l’intérêt de la distinction, établie par le linguiste Roman Jakobson, entre
l’axe paradigmatique et l’axe syntagmatique pour lire une page de
littérature. Si je conçois bien tout l’intérêt de la rigueur de définition et de la
création d’un appareil théorique, je n’ai jamais estimé que ces
considérations soient essentielles pour des jeunes gens engagés dans un
cursus pluridisciplinaire et animés par l’amour des lettres – qu’on leur
faisait ainsi passer. La théorie faisait écran plus qu’elle n’élucidait : avec ses
concepts et ses raisonnements, elle formait une manière de nouvelle culture,
une scolastique autotélique, dont on pouvait se repaître pour elle-même,
mais certes moins pour enrichir la lecture que nous faisons de
Châteaubriand ou de Céline.
Dans ce mouvement vaste de la « Nouvelle Critique » fortement
mâtinée de linguistique, l’œuvre de Gérard Genette faisait exception :
fortement conceptuelles, ses lectures étaient celles d’un écrivain, doté d’une
plume heureuse et souvent drôle. Il rejoignait le panthéon de ma
bibliothèque littéraire, aux côtés d’un Julien Gracq ou d’un Jean-Pierre
Richard.
Dans le même temps, au tournant des années 1960, on assistait à une
délittérarisation des mathématiques dans l’enseignement primaire et
secondaire, avec l’introduction des mathématiques dites « modernes ».
C’est en janvier 1967 que Christian Fouchet, ministre de l’Éducation
nationale qui devait accéder, un an plus tard, à la célébrité au cours d’un
échange vif, à Nanterre, avec le jeune Daniel Cohn-Bendit, crée une
commission de réflexion sur les programmes de mathématiques dont il
confie la présidence à André Lichnerowicz, qui avait soutenu en 1939 une
thèse sur les mathématiques de la théorie relativiste en physique. C’est donc
à un spécialiste des mathématiques appliquées à la physique que l’on confie
fort logiquement une réflexion sur l’enseignement d’une discipline qui
devait permettre de former des techniciens, des ingénieurs et des
spécialistes des sciences de la matière.
En ces années de haute croissance et d’industrialisation continue, au
cœur de ces « vingt décisives 22 » qui voient se succéder les plans
quinquennaux, les plans Montagne ou Littoral, la massification de
l’enseignement secondaire commande une réflexion sur ce que l’on
souhaite faire de ces jeunes gens toujours plus nombreux à accéder au
baccalauréat. Cette réflexion est menée à l’ombre de la bombe atomique, du
transistor et des satellites. De ce point de vue, les succès de l’URSS, qui
parvient à mettre sur orbite le premier satellite artificiel en 1957, produisent
une prise de conscience et une anxiété réelles en Occident : les soviétiques
sont en train de gagner la course à l’innovation scientifique, à la maîtrise de
l’infiniment petit (l’atome) et de l’infiniment grand (l’espace). L’école de
masse de la République ne peut être un lieu de formation à la culture
décorative et salonnarde des anciennes élites bourgeoises : laissons Proust à
la transmission familiale, et consacrons l’école au dur, aux mathématiques
et à la physique.
La commission Lichnerowicz recommande – prudemment, sous la
forme d’une expérimentation – la transposition des principes
d’enseignement du supérieur vers le secondaire. On apprendra aux enfants
et adolescents à raisonner comme le groupe Bourbaki l’enseigne, depuis les
années 1930, et comme les Universités ont décidé de le faire depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale : l’intuition est révoquée au profit du
formalisme, l’expérience au profit de l’axiomatique. Tout doit être
conceptualisé, défini et rigoureusement déduit de l’examen logique, et non
plus induit de l’intuition. La relativité et la physique quantique sont passées
par là, qui sont contre-intuitives : il s’agit donc de former les élèves, dès le
plus jeune âge, à des concepts et des méthodes qui diminuent leur coût
d’entrée dans la physique de pointe, aux applications stratégiques si
nombreuses.
Sursoyant aux recommandations de la Commission, le ministère entame
une réforme des programmes sans expérimentation qui inaugure, dès la
rentrée 1969, la période des « maths modernes », dominantes au collège et
au lycée jusqu’au début des années 1980. Les manuels anciens, jugés
bavards et descriptifs, en un mot littéraires, font place à des ouvrages
scolaires dont on peine à imaginer, aujourd’hui, que l’on ait pu les donner à
lire à des enfants de onze ans. Si les anciens manuels expliquaient
benoîtement qu’une droite est le plus court chemin entre deux points
(définition intuitive et imagée), les manuels de « mathématiques
modernes » préfèrent la définir comme une « bijection ».
Le fondement de cette nouvelle pédagogie était ni plus ni moins que la
pierre d’angle des mathématiques apparues depuis la fin du XIXe siècle, et
formalisées avec soin par le groupe Bourbaki depuis 1934 : la théorie des
ensembles.
Dans un manuel de sixième, classe où l’algèbre va se réduire aux
opérations sur les nombres entiers, le premier chapitre est consacré à
« l’ensemble N » des entiers naturels. On y pose les prolégomènes de
l’appartenance à un ensemble, l’intersection de deux ensembles, ou leur
réunion, une propédeutique ensembliste indispensable au chapitre IV qui
entreprend de définir l’opération de l’addition. Là, pas question de compter
sur ses doigts, ou d’approcher l’opération par des expériences de la vie
courante. L’élève de sixième est invité à :

[…] considérer les deux ensembles suivants : X = (m, n, s), Y = (p, r). Les
ensembles X et Y sont disjoints.
Nous avons XUY = (m, n, s, p, r).
Le nombre d’éléments de X est 3 ; le nombre d’éléments de Y est 2 ; le
23
nombre d’éléments de XUY est 5 .

Ecce additio… Tout ceci est juste et rigoureux, et le passage par la théorie
des ensembles est fécond en algèbre comme en géométrie mais, sans doute
un peu précoce en première classe du collège, elle a plus sa place au lycée
ou dans le supérieur. Encore avons-nous ici des mots : l’objectif était la
formalisation logique intégrale, pour débarrasser le langage mathématique
de l’inévitable reste propre à la langue commune, dont les mots sont certes
faits de dénotations mais aussi, hélas, de connotations…
La réforme qui, dans un grand élan d’humanisme scientiste, devait
convertir les masses à la clarté mathématique, se révèle d’un éclatant
élitisme. L’abandon de l’intuition n’est guère profitable au plus grand
nombre, et contribue à la pénible, voire atroce, réputation d’une discipline
au fond si poétique, qui ne méritait pas tant de sécheresse et de froideur.
L’axiomatique, la théorie des ensembles, les bijections sont un terrain de jeu
légitime après le baccalauréat. Pas au collège, sans doute.
Il fallut, et il faut encore, beaucoup de volonté et d’opiniâtreté aux
« littéraires » pour défendre leur champ et leur art dans un tel contexte
épistémique. Que les lettres et leurs sœurs, la philosophie et l’histoire,
soient, plus qu’utiles, essentielles, finit toujours par résonner dans le cortex
de quiconque souhaite appréhender la complexité du monde ou démêler
l’écheveau de sa propre vie, au moment où les questions fondamentales,
mises sous le tapis de l’existence par toutes sortes de divertissements – au
nombre desquels la « carrière », la « situation », le « travail »… – surgissent
avec leur propre force et temporalité.
Dans l’univers de la science et de la production académique du savoir,
c’est autre chose, mais certains ont été assez avisés pour se gausser des
stigmates et enseigner aux sciences de la matière et de la vie qu’elles étaient
histoire par le procès de leur dynamique même, et qu’elles étaient
également récit par leur structure argumentaire. Professeur de littérature
française moderne à l’Université de Gand, Fernand Hallyn a pour objet de
recherche et de réflexion le corpus des œuvres scientifiques de la
Modernité. Il a consacré un ouvrage à Copernic et Kepler, et un autre à
Galilée, dont il lit les travaux avec les outils de l’analyse, du commentaire
et de la théorie littéraires. Il en induit que l’« idéal d’une représentation
scientifique atteinte en dehors de toute médiation entre le sujet et l’objet »
est un « mythe 24 ». En effet, « la relation entre la chose et la représentation
suppose toujours une série de médiations 25 », liées à l’état de l’art et des
savoirs, à la demande sociale, à la configuration du monde de la recherche,
mais aussi à l’état de la langue. Il y a donc une « place pour une approche
rhétorique et poétique des textes scientifiques 26 ». L’approche rhétorique
s’intéresse à « la manière dont la science faite se présente à son public »,
comment, « en tant que discours, c’est-à-dire comme un ensemble d’actes
par lesquels elle pose et s’oppose », elle argumente pour convaincre.
L’approche poétique, quant à elle, « a pour objet la science en train de se
faire », comme champ où se déploie « un imaginaire tropologique […] et
narratif ». L’énoncé scientifique n’est plus étudié ici comme discours à
destination d’une société, mais comme « texte 27 ».
Les « sciences » se trouvent ainsi replacées sous juridiction littéraire,
tandis que la littérature, c’est un euphémisme, semble avoir traversé sans
encombre les annonces multiples et répétées de sa mort, aussi anciennes
qu’elle, sans doute, mais singulièrement fréquentes au XXe siècle. Dans la
contribution qu’il consacre à ce siècle dans l’histoire de la littérature
française dirigée par Jean-Yves Tadié, Antoine Compagnon ne peut que
constater, dans son chapitre conclusif, « l’éternel recommencement 28 » de la
littérature et « repérer, après la fin des années 1970, le retour du récit – de
l’histoire et de l’Histoire – en littérature, c’est-à-dire le réveil du goût de la
fiction 29 » :

Le sujet en tous les sens du terme – le moi et l’intrigue – revient sur le


devant de la scène littéraire […], les avant-gardes se font plus discrètes ou
modestes […]. Les genres et la langue, enfin, ne sont plus soumis à une
reconstruction indéfinie 30.

Dans la discipline historique également, le retour du récit, voire de ce paria


qu’était devenue la biographie, est patent.
Nombreux sont celles et ceux qui assument pleinement leur dilection
littéraire, leur plaisir d’écrire et la littérarité de leur propos, jusqu’à en faire,
implicitement ou explicitement, une proposition scientifique.
Dans La France à l’heure du monde, Ludivine Bantigny consacre ainsi
un saisissant chapitre à la littérature contemporaine, celle de la France post-
1981. Cependant, au lieu d’en faire, fort classiquement, un exposé descriptif
que, naguère, on eût intitulé « Les lettres et les arts à l’époque de… », elle
problématise d’emblée, par son titre même : la littérature contemporaine,
dont elle est par ailleurs une fine lectrice, l’intéresse en tant qu’elle vient
« écrire le temps 31 », rien de moins. Les auteurs abordés disent le sens,
voire la vérité, d’un temps désenchanté, néolibéral, individualiste, tout en
« travaillant au futur 32 », comme l’historienne, qui conclut son ouvrage
avec des mots (« Faire histoire encore ») qui disent bien la vocation
émancipatrice de la réflexion et du récit historiques :

Écrire et lire de l’histoire sont d’autres façons de ne pas renoncer à


l’histoire. Il s’agit même peut-être de faire l’histoire encore et dès lors de
goûter à l’avenir 33.

La littérature comme guide, et la création littéraire comme


herméneutique du contemporain, certes. Mais l’historienne ne se contente
pas de cela. Dans le mémoire d’habilitation qu’elle consacre à Mai 68, et
dans le livre qu’elle en tire, Ludivine Bantigny prévient :

Ces pages n’entendent pas neutraliser l’événement ni en faire un objet froid


sous un regard distancié. L’écriture est toujours un engagement, quand bien
même il ne se dirait pas comme tel et quand bien même il se tairait 34. Il est
des prédilections dans le sous-texte de l’histoire et, plus encore, des
attraits ; mieux vaut les confier d’emblée. […] l’opération historique est
située […]. Le « je » peut bien se faufiler ici, sortir un instant de sa
coulisse : j’admire leur courage, leur détermination, leur rire et par-dessus
tout leur grand désir de changer, au moins un peu, le monde tel qu’il est. Je
me sens de leur côté 35.
Un « je » présent, sans ambages ni circonlocutions, un « je de
méthode, », comme dirait Ivan Jablonka, chez qui le propos littéraire est
explicitement et pleinement proposition scientifique. En homme ordonné et
en esprit kantien, Jablonka livre d’abord la théorie de sa pratique dans
L’histoire est une littérature contemporaine 36. Ce « manifeste pour les
sciences sociales » est une invitation à revendiquer la nature littéraire de la
démarche et de l’écriture historiennes, au rebours d’une évolution séculaire
qui, en effet, a vu l’histoire être disjointe, puis séparée des « belles lettres »
(en librairie) et des « lettres » (à l’Université) depuis les années 1830, au fur
et à mesure que l’histoire conquérait son autonomie disciplinaire et sa
dignité scientifique. Tout cela fut éminemment fécond, mais menace
désormais d’assécher la recherche et, plus encore, sa diffusion dans une
société en quête de savoir, où la « demande sociale » d’histoire et
d’élucidation historienne demeure forte.
L’auteur propose ainsi de retrouver ce que les historiens ont un peu vite
abandonné à la littérature, soit « l’engagement du moi, les défis de
l’enquête, les incertitudes du savoir, les potentialités de la forme,
l’émotion » : « L’histoire est avant tout une manière de penser, une aventure
intellectuelle qui a besoin d’imagination archivistique, d’originalité
conceptuelle, d’audace explicative, d’inventivité narrative » ; en bref, c’est
un être-au-monde et une disposition fondamentalement littéraires. Pratiquer
une véritable littérature scientifique est fécond heuristiquement, tant
« l’intelligence du passé a besoin d’intrigue, de mise en scène, de
descriptions, de portraits et de figures de style » qui viennent armer cette
« charge démonstrative de la littérature » dont ne se sont pas privés des
grandes figures de l’école des Annales et de la « nouvelle histoire » comme
Fernand Braudel et Georges Duby, mais peut aussi contribuer à l’attractivité
sociale de nos disciplines et « conjurer le désamour qui les frappe à
l’université comme dans les librairies ». Cette profession de foi, ce
manifeste, sont d’autant plus étonnants que, par sa formation (la khâgne
BL), Ivan Jablonka se situerait du côté d’une « histoire science sociale »
plus que de celui d’une « histoire science humaine ».
Plus étonnant encore est le renfort qu’une telle démarche reçoit d’un
tenant des sciences sociales pures et dures, un sociologue du marché du
travail et des partis politiques qui, du reste, s’inscrit dans une culture
politique émancipatrice, de gauche, qui est généralement peu réceptive à la
compréhension littéraire du sujet, car plus familière du maniement des
grands agrégats statistiques. Oliver Nachtwey, professeur de sociologie
politique et économique à l’Université de Bâle, définit ainsi la littérature
comme « le lieu de la réflexion hypothétique », d’un « comme si »
fictionnel qui décrit et comprend le monde : « Au fond, l’approche de Max
Weber, pour qui les actions des hommes devaient être comprises à partir du
sens qu’ils leur conféraient, est le principe de base des romans de société
modernes 37 », une qualité qui intéresse hautement le sociologue allemand,
qui se réclame de C. Wright Mills et de son ouvrage classique de 1959, The
Sociological Imagination.
Relève également de la littérature le genre de « l’autobiographie
sociologique » dont des auteurs comme Annie Ernaux, Didier Eribon ou, en
Allemagne, Christian Baron sont « les représentants 38 ».
L’exercice et la mise à l’épreuve de la méthode se trouvent dans une
série d’ouvrages qui ont bellement remporté ce pari de la popularité
éditoriale, de l’enquête sociologique empathique à l’enquête judiciaro-
biographique en passant par l’histoire familiale et « l’autobiographie de
genre », dans Un garçon comme vous et moi. En praticien des sciences
humaines et sociales, Ivan Jablonka sait que l’existence précède toujours
l’essence, selon les termes célèbres de ceux que l’on a appelé en France les
existentialistes, et qui sont surtout de bons lecteurs et vulgarisateurs du
Heidegger de Être et Temps. Analyse d’un « parcours de genre » au cours
duquel un garçon, puis un homme, « intègre le masculin 39 », « socio-
histoire de ma garçonnité 40 » l’ouvrage déploie les temps (celui des grands-
parents juifs et disparus, celui des parents marqués à vie par la Shoah, celui
de ses propres filles) et les réseaux (amitiés et amours, camaraderies et
relations sociales) avec une sagacité de chercheur qui est, en même temps
tendresse empathique de littéraire – tendresse pour le garçon qu’il fut,
tendresse pour les amis, parfois disparus, auxquels l’auteur dresse à sa
manière des portraits relevant de l’antique genre du tombeau, affection
amoureuse pour les filles et les garçons de son âge, de ses âges révolus où
l’écrivain opte pour le blason.
L’émotion empathique et esthétique apparaît comme un catalyseur
heuristique, et non un obstacle à l’intelligence, une vaine distraction :
Jablonka donne son sens le plus achevé au beau mot de comprendre car la
nature littéraire du texte, le travail du style, stylise un monde, celui des
années 1970-1980 par exemple, dans lequel le lecteur se retrouve pris et
compris, au moyen de notations, de souvenirs et d’images qui évoquent, au
sens littéral, un monde enfoui sous la sédimentation des temps, des actions
et des passions ultérieures. Comment un historien peut-il mieux retrouver le
temps perdu qu’en se faisant écrivain et en faisant surgir, du plan du papier,
l’espace d’un monde ? On se retrouve du côté de chez Ivan Jablonka
comme Proust nous emmène Du côté de chez Swann, dans ce très fameux
paragraphe de l’ouvrage :

Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de


porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts
qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se
différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages
consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de
notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne,
et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray
et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et
jardins, de ma tasse de thé.
Pour résumer l’essence de son métier, l’historien note : « J’écris pour
dire des choses vraies, pour rendre manifeste la présence des absents 41 ».
L’écriture est ainsi :

[…] un acte d’amour […] pour les pupilles de l’assistance publique, pour
les abandonnés et les orphelins, pour les petits exilés de l’île de la Réunion,
pour Laëtitia et Jessica, pour mes quatre grands-parents, pour mes parents,
mon frère et le camping-car qui nous transportait heureux sur les rives de la
Méditerranée, pour ma petite famille et pour la grande, composée de celles
42
et ceux qui se reconnaissent dans ce que j’écris .

La pratique de l’histoire ainsi définie et exercée est « une déclaration » :


« il s’agit de sauver ceux que j’aime », « d’entrer au service des
fantômes 43 ». Où l’on retrouve Henri-Irénée Marrou, le chrétien, professeur
d’histoire ancienne en Sorbonne, et épistémologue dans De la connaissance
historique : la pratique de l’histoire est agapè (amour divin) et évocation –
elle consiste à aimer les morts et à les faire se lever par la voix. Acte
religieux, voire magique : « Historien, je raconte la vie de ceux qui l’ont
perdue 44. » Le deuil et l’angoisse, l’hypocondrie parfois, sont bien présents,
mais maîtrisés par l’ascèse, la discipline de vie et de santé, le travail
opiniâtre, qui vient domestiquer cette forme de « folie qu’est l’anticipation
minutieuse de sa propre disparition 45 ». Alors, si l’histoire et la littérature, si
l’histoire comme littérature permettent de dire ce qui fut, elles permettent
aussi d’envisager, sereinement, ce qui sera :

Je m’arrêterai une après-midi d’été […]. Cela se passera dans un parc. Des
enfants courront dans l’herbe. Ballons de foot, livres, fruits, joies,
souvenirs, je rendrai au monde ce que je lui ai emprunté. Alors, fort de
l’existence que j’aurai eue, riche de tout ce que je n’ai pas vécu, ombragé
par quelques événements plus grands que moi, je pourrai – la sérénité me
gagnant – refermer la parenthèse de ma vie 46.

La parenthèse. L’écriture, là encore, et pour toujours.


1. V. Klemperer, LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, trad. fr.
E. Guillot, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque des idées », 1996, rééd. Pocket, « Agora », 2002.
2. H. Böll, Wanderer, kommst Du nach Spa…, Opladen, Verlag Fr. Middelhauve, 1950, p. 47-
59.
3. Voir J. Chapoutot, Le Nazisme et l’Antiquité, op. cit.
4. T. Adorno, « Kulturkritik und Gesellschaft », 1951, in Lyrik nach Auschwitz. Adorno und die
Dichter, Leipzig, Reclam, 1995, p. 49.
5. H.-M. Enzensberger, « Die Steine der Freiheit », 1959, in ibid., p. 73.
6. , H. Böll, « Frankfurter Vorlesungen », 1964, in ibid., p. 92.
7. Ibid., p. 92.
8. G. Grass, Une rencontre en Westphalie, Paris, Seuil, 1981, p. 11.
9. Id.
10. Ibid., p. 97.
11. Ibid., p. 29.
12. Ibid., p. 180.
13. M. Duras, Hiroshima mon amour. Scénario et dialogues, Paris, Gallimard, 1960, p. 10.
14. Id.
15. N. Sarraute, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, « Idées », 1956, rééd. « Folio », 1987.
16. Jean Ricardou, cité in Jean-Yves Tadié (dir.), La Littérature française, II, Paris, Gallimard,
« Folio », 2007.
17. William Marx, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation, Paris, Minuit, 2005.
18. W. Marx, La Haine de la littérature, Paris, Minuit, 2015.
19. Jean Dubois, Éléments de linguistique française : syntaxe, Paris, Larousse, 1970, p. 17
et 113 pour les citations.
20. Groupe Mu, Rhétorique de la poésie, Paris, Seuil, 1977, rééd. « Points », 1990, p. 61.
21. A. Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998,
rééd. « Points essais », 2014.
22. Jean-François Sirinelli, Les Vingt Décisives. Le passé proche de notre avenir (1965-1985),
Paris, Fayard, 2007, rééd. Pluriel, 2012.
23. M. Monge, Mathématiques. Classe de sixième, Paris, Belin, 1979, p. 29.
24. Fernand Hallyn, Les Structures rhétoriques de la science. De Kepler à Maxwell, Paris,
Seuil, 2004, p. 11.
25. Id.
26. Id.
27. Ibid., p. 12.
28. , A. Compagnon, « L’épuisement de la littérature et son éternel recommencement », in Jean-
Yves Tadié (dir.), La Littérature française, II, Paris, Gallimard, « Folio », 2007.
29. Ibid., p. 787.
30. Ibid., p. 788.
31. L. Bantigny, La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours, Paris, Seuil, « Histoire de
la France contemporaine », 2013, p. 363.
32. Ibid., p. 383.
33. Ibid., p. 456.
34. On remplacerait volontiers le « quand bien même » par un « d’autant plus qu’il ».
35. L. Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, Paris, Seuil, 2018, rééd. « Points
Histoire », 2020, no 583, p. 23.
36. I. Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences
sociales, Paris, Seuil, 2014.
37. O. Nachtwey, in Annie Ernaux (et al.), Pourquoi lire, Paris, Premier Parallèle, 2021, p. 148.
38. Ibid., p. 224-225, note 17.
39. I. Jablonka, Un garçon comme vous et moi, Paris, Seuil, 2021, p. 10.
40. Ibid., p. 259.
41. Ibid., p. 194.
42. Ibid., p. 195-196.
43. Ibid., p. 260.
44. Ibid., p. 263.
45. Ibid., p. 267.
46. Ibid., p. 282.
CHAPITRE VI

Raisons secrètes et causalité diabolique.


Le complot

« Complotisme » et « conspirationnisme » étaient passés de mode et


de saison. Dans les années 1990 et 2000, il n’y avait guère que des
historiens des idées rompus aux cultures politiques du XIXe siècle et de
l’extrême droite pour s’y intéresser, sans doute aussi parce que, comme
Pierre-André Taguieff, ils étaient attentifs au métabolisme international de
« théories du complot » européennes, au destin de textes comme les
Protocoles des sages de Sion, passés de la Russie blanche au nazisme, puis
au Hamas qui, dans sa charte de 1988, en fait explicitement mention 1.
Les mutations technologiques (en particulier le passage au web 2.0 en
2005, dont tous les chercheurs soulignent l’importance dans le
développement de mouvements militants auparavant marginaux), ainsi que
les grands chocs connus par les sociétés occidentales depuis lors (crise des
surprimes en 2008, pandémie de Covid-19 en 2020, notamment) ont
regonflé les voiles d’une manière de voir le monde que l’on pouvait croire
largement confinée aux manuels d’histoire et aux anthologies de textes
obsolètes, situés quelque part entre les fulminations ultra-catholiques contre
la Révolution française et l’antisémitisme rabique des négationnistes.
Recherche des raisons secrètes, identification et dénonciation de
causalité diaboliques : l’imaginaire du complot est à la fois intarissable et
rassurant pour ses praticiens et partisans. Expression d’une mélancolie
heuristique qui ne parvient pas réellement à faire le deuil d’une
transcendance, fût-elle néfaste et maléfique, il est l’expression d’une
nostalgie du sens, d’un sens cohérent, unifié et total – de préférence global.
En somme, il constitue une herméneutique du pauvre, non pas « l’absolu à
portée des caniches », comme Céline définissait l’amour, mais le sens à la
main des imbéciles.
Un bref coup d’œil aux réseaux dits sociaux, aux vidéos diffusées par
les grands « tubes » de la toile, voire aux étals des librairies, nous convainc
chaque jour qu’il n’en est rien : des éditeurs ayant pignon sur rue et en
quête du prochain succès s’y prêtent, tandis que les « conférences » et
pseudo-documentaires prospèrent. La critique rationnelle et scientifique
étant impuissante, il y a donc des affects puissants qui soutiennent ce genre
de discours, voire cette vision du monde, qui nous semble
fondamentalement procéder d’un désir heuristique, pour un sens lisible,
simple et clair, un récit compréhensible, dans un monde à la fois plus
complexe que jamais (et d’une complexité croissante), et privé de discours
transcendants et unifiants. Peut-être que comprendre les ressorts profonds
de ces soupirants du sens, et la dimension anthropologique de leur quête,
permet d’y répondre, voire de contrer ce qu’il charrie de plus inepte et de
plus nocif.
Il faut d’emblée préciser que les complots et les conspirations existent,
dans la littérature, qui aime à narrer le clair-obscur du pouvoir et du secret,
mais aussi que dans la réalité politique et économique.
Le Code pénal français, en son article 450-1, définit bien l’« association
de malfaiteurs », un chef d’inculpation dont, parfois, de hauts responsables
politiques peuvent être maculés. La common law et le droit pénal
britannique et américain, quant à eux, reconnaissent le crime of conspiracy,
comme les historiens le savent bien : à Nuremberg, devant cette juridiction
militaire internationale inédite qui fait comparaître les criminels nazis, c’est
bien la conspiracy dans le crime against peace qui constitue le premier
crime reproché aux prévenus, par ailleurs accusés de « crimes de guerre »
et, catégorie nouvelle, de « crime contre l’humanité ».
Qu’entendait par là le tribunal ? Qu’il y avait bel et bien eu intention de
longue date, donc un plan, pour déclencher une guerre sur le sol européen
dans le seul but de satisfaire les intérêts supposés de l’Allemagne. Ce plan
était secret, car les nazis, dans les années 1930, n’avaient que le mot paix à
la bouche. Étaient donc constitués les trois caractères de la conspiration, ou
du complot : l’intention, le secret et, bien sûr, l’illégalité – en l’espèce, au
regard du droit international.
Au-delà de la stricte définition pénale, et de la dénotation, il existe un
halo psychologique un peu vague et corrosif, une connotation néfaste autour
de ce mot : que le monde soit en grande partie gouverné par des forces aux
intérêts bien compris qui n’ont guère intérêt, précisément, à ce qu’ils soient
publics et révélés, est un fait que la sempiternelle chronique des ententes
illégales ne fait que confirmer. Mais induire du secret l’occulte et voir dans
des intérêts médiocres, humains trop humains, des forces obscures, en bref,
confondre l’élucidation des ombres avec l’obscurcissement généralisé, la
démarche exotérique du journaliste, du juge d’instruction et de l’historien
avec le frisson ésotérique, est une bien piètre méthode. Mais de méthode, on
l’aura compris, il n’est pas question ici.
Si complots et conspirations existent bel et bien, l’adjonction d’un -isme
marque un changement de régime intellectuel, ou plutôt le passage de
l’intellect à l’instinct. La disposition d’esprit qui consiste à voir l’occulte
partout est aussi ancienne et assurée que toute recherche du sens derrière
l’intriguant, l’inexplicable ou le traumatique – ou les trois à la fois.
Nombreux sont les travaux d’historiens à étudier des complots avérés et
des conspirations réelles, qui abondent, et à approfondir le commentaire
pour montrer ce que leur organisation, leur succès ou leur répression révèle
d’une époque. Jacques-Olivier Boudon, dans Les Quatre Sergents de
La Rochelle, retrace l’histoire d’une conjuration bien réelle, organisée par
quatre militaires révoltés contre le népotisme veule d’une Monarchie
obsolète 2. Ce livre nous expose les voies et les moyens de conjurations
républicaines qui ont rythmé le siècle, ainsi que la réaction, implacable,
d’une monarchie d’autant plus tentée de faire un exemple qu’elle se savait
faible. Il montre également la force du mythe mémoriel pour tous les
amoureux de la liberté, à commencer par ce cafetier de la rue Descartes qui
rebaptisa son estaminet, appelé « Au Roi Clovis », à l’enseigne des
« Quatre sergents de La Rochelle ». Mythe vivace jusqu’à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, où d’autres martyrs de la liberté allaient
supplanter les victimes du « dernier crime de la monarchie ».
L’historien Jean-Noël Tardy voit même dans le XIXe siècle français,
marqué par l’affermissement d’un État de plus en plus puissant, par les
ébranlements de la modernisation économique et sociale et par l’avènement
d’un régime démocratique qui se voulait gouvernement du peuple par le
peuple, un véritable Âge des ombres. Faire l’histoire des Complots,
conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle, sous-titre du livre tiré de sa
thèse de doctorat 3, c’est explorer des bas-fonds chers à son directeur de
thèse, Dominique Kalifa, bas-fonds du ressentiment politique – de droite
contre l’avènement des régimes plus démocratiques, de gauche contre une
République, seconde et troisième du nom, qui ne va pas assez vite ni assez
loin dans la promotion de l’égalité réelle.
C’est un écrivain, Honoré de Balzac, qui souligne la pertinence de cette
clef de lecture de son siècle, dans trois romans (Ferragus, La Duchesse de
Langeais et La Fille aux yeux d’or) rassemblés sous le titre d’Histoire des
treize (1833-1834), roman de « treize hommes également frappés du même
sentiment, tous doués d’une assez grande énergie pour être fidèles à la
même pensée, assez probes pour ne point se trahir, alors même que leurs
intérêts se trouvaient opposés, assez profondément politiques pour
dissimuler les liens sacrés qui les unissaient, assez forts pour se mettre au-
dessus de toutes les lois, assez hardis pour tout entreprendre, et assez
heureux pour avoir presque toujours réussi dans leurs desseins », mais
roman d’un échec car, après avoir dominé la société grâce à leur société
secrète, les voilà « brisés, dispersés du moins », comme l’écrit Balzac dans
sa préface. Pour un romancier qui prétendait, dans l’avant-propos de La
Comédie humaine, décrire les « espèces sociales » comme les naturalistes,
qu’il cite abondamment, décrivent les « espèces animales », « rendre
intéressant le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une
société », loin des « sèches et rebutantes nomenclatures de faits appelées
histoire » et « faire concurrence à l’état-civil », cette excursion dans
l’occulte et dans une forme de fantastique social avait de quoi étonner.
Un bref coup d’œil à la biographie et aux convictions politiques de
l’écrivain permet de mieux comprendre : Balzac est un « ultra », ultra-
royaliste et ultra-catholique, qui décrit une société française bouleversée par
la Révolution et l’Empire, et qui soutient les menées et projets d’un
Charles X. Il est le partisan d’une Restauration dure, autant que faire se peut
– non pas celle, habile et ronde d’un Louis XVIII, mais celle de son frère,
qui croit bon de toucher les écrouelles lors de son couronnement, à la
stupéfaction consternée de nombreux royalistes eux-mêmes.
Or ce monde-là, qui n’a donc pas abdiqué le merveilleux, est nourri par
l’imaginaire du complot. C’est même, depuis les années 1790, la lecture
dominante que ces milieux proposent de la Révolution française. Celui qui
en présente la forme la plus éloquente et la synthèse la plus aboutie est un
prêtre jésuite, Augustin de Barruel, qui publie des Mémoires pour servir à
l’histoire du jacobinisme, entre 1797 et 1799, ouvrage qui aura un immense
succès et un durable retentissement.
La thèse est simple, et son récit permet d’ordonner le chaos
d’événements précipités qui ont emporté son monde, et celui de ses
lecteurs : la Révolution fut un complot maçonnique contre Dieu, l’Église et
le Roi. Les francs-maçons, que l’Église condamne avec une constance
réitérative au XIXe siècle, sont des libres penseurs associés discrètement,
sinon secrètement, pour pouvoir deviser et réfléchir en paix à de grandes
questions philosophiques, en dehors des prescriptions de l’Église
catholique, qui a ses idées sur tout et tolère mal la critique ou la divergence.
Opposés au dogme, les maçons horrifient l’Église et soutiennent en effet
tout mouvement d’émancipation politique et religieuse. Le maçonnique,
voilà l’ennemi : la « secte maçonnique » et ses « arrière-loges » (plus
secrètes et cachées encore que les loges !) a diffusé des idées impies, mais
aussi retenu les grains et provoqué des famines qui ont eu les effets néfastes
que l’on sait en 1788 et 1789.
On peut suivre les développements et les métamorphoses de ce puissant
récit explicatif tout au long du XIXe siècle, où l’historien Emmanuel Kreis
constate la « multiplication des théories du complot, de l’antimaçonnisme à
l’antisémitisme », dans une remarquable anthologie qu’il consacre au
fantasme des « puissances de l’ombre » 4.
Le terme de fantasme n’est pas péjoratif ici : le fantasme est une chose
sérieuse, et à prendre comme telle, tous les psychiatres le savent. Les
historiens de la culture et des idées également, qui ne se bornent pas à
balayer hâtivement les balivernes complotistes, mais qui tentent de voir à
quelles questions de telles idées viennent répondre, quels besoins elles
satisfont, quelles fonctions sociales elles revêtent.
La séquence postrévolutionnaire est exemplaire de ce point de vue, et
permet de mieux comprendre l’imaginaire complotiste : la Révolution
française a constitué un traumatisme physique, psychologique et social
majeur pour les élites de l’Ancien Régime, souvent déchues de leurs titres
et de leurs biens, terrorisées par l’état d’exception public des années 1792-
1793, atteintes dans la chair de leur famille, poussées à l’exil… Ce
traumatisme était trop massif pour ne pas être attribué à une puissance
diabolique, suprahumaine (derrière les loges : le Diable). Le complot
maçonnique permettait, paradoxalement, de réenchanter le monde : non, la
Révolution n’était pas un mouvement démocratique, mené par des hommes
en quête de liberté, renversant Dieu et le trône, mais un complot diabolique.
Au moment où la Révolution proclamait la laïcité (qui date de 1792, et non
de 1905 !), l’imaginaire complotiste réinstallait le sacré, la magie, le
merveilleux dans ses droits, et offrait à des partisans désarçonnés un récit
qui les confortait dans leurs convictions profondes, les consacrait comme
martyrs et les consolaient (Dieu serait in fine vainqueur).
Un mythème archaïque, celui de la lutte du bien contre le mal, des
anges contre les démons, devenait le schème de lecture réconfortant du
traumatisme : quis ut deus ? demande l’Archange Michel. Qui est comme
Dieu, qui peut se comparer à lui, l’égaler ? Personne, car Satan est renvoyé
à son lac de souffre et de feu.
Ce schème-là se laïcise au cours du XIXe siècle, siècle des sciences et de
la rationalisation des conceptions de la nature et de la société. C’est ce que
montre Emmanuel Kreis dans ses travaux consacrés à l’antijudéo-
maçonnisme et l’occultisme en France sous la IIIe République : dans un
monde en voie de désenchantement, un peu de merveilleux demeure, le
merveilleux du Malin, de cet ennemi puissant et sournois qu’est désormais
le Juif 5.
Non que les maçons n’intéressent plus, comme le montreront les
persécutions des nazis et du Régime de Vichy, mais les Juifs intéressent de
plus en plus. Ils étaient tenus en lisière de la société et en respect par une
judéophobie millénaire, celle d’un christianisme qui, ne pouvant plus
accuser Rome d’avoir tué le Christ quand Rome fut devenue chrétienne,
trouva un coupable tout désigné dans le « peuple déicide », le peuple de
Judas, traître et criminel. L’antijudaïsme religieux est recodé, au XIXe siècle,
dans les termes d’un biologisme raciste élaboré par des sciences naturelles
en plein développement pour accoucher d’un monstre, l’antisémitisme,
armé par la puissance millénaire d’une mythologie religieuse faite de haine,
de dégoût et de rejet, et scellé par la science, de l’anthropologie raciale à la
médecine, des classifications racistes à la psychose microbienne.
Non contents d’avoir tué le Christ et d’égorger des enfants pour Pâques
– rumeurs médiévales bien meurtrières –, les Juifs semblent avoir partie liée
avec les grands bouleversements contemporains : et si le complot
maçonnique était un complot judéo-maçonnique, voire un complot juif tout
court ? Car ce sont bien eux, les principaux bénéficiaires d’une Révolution
qui, en les émancipant, leur permet de sortir du ghetto, dans tous les sens du
terme. Cui bono ? À qui profite le crime ? Aux Juifs, répondent les
partisans de l’ordre ancien, rejoints en cela par les adeptes du « socialisme
des imbéciles » dénoncé par l’un des fondateurs et présidents du Parti
socialiste allemand, August Bebel (1840-1913) qui s’affligeait que certains
de ses camarades peu éclairés confondent anticapitalisme et antisémitisme.
Les travaux d’Emmanuel Kreis nous permettent également d’accéder
aux textes fondateurs de cette nouvelle lecture du monde contemporain,
rédigés par des mécontemporains radicaux, comme Henri Gougenot des
Mousseaux, gentilhomme de cour de Charles X, opposé aux Orléans,
dynastie illégitime, qui lui succèdent en 1830. Dans Le Juif, le judaïsme et
la judaïsation des peuples chrétiens (1869), il pave la voie à Édouard
Drumont et à La France juive (1886), remarquablement étudiés par
Grégoire Kauffmann 6. Dans le cas de Drumont, journaliste raté,
personnalité angoissée et complexée, le ressentiment envers le monde et la
modernisation sont éclatants.
Or on les retrouve, avec le traumatisme, dans tout récit complotiste,
comme le note Pierre-André Taguieff dans le lumineux volume de la
collection « Que sais-je ? » qu’il consacre aux théories du complot 7 et où il
livre la substance de trente ans de travaux sur le sujet : « le complotisme
apparaît comme la tentation permanente et le refuge psychique des
“perdants”, dont il exprimerait le double sentiment de révolte et
d’impuissance tout en les réconfortant », en répondant à un besoin cognitif
de mise en ordre du chaos, d’explication du traumatisme et de
déchiffrement d’un monde trop complexe par l’identification d’un principe
ou d’une entité générale (la « maçonnerie », le « système », « le Juif », le
« ZOG », « Bill Gates »…) responsable et coupable. Le « ressentiment,
élaboré par Nietzsche et repensé par Max Scheler », ce « mélange
d’impuissance et de haine », trouve à s’apaiser dans une haine abstraite
soutenue par une explication totalisante.
Ajoutons à cela la satisfaction narcissique d’être initié, voire élu, ou, du
moins, d’avoir tout compris de ce qui se trame et que l’on nous cache, et
l’on comprend mieux la puissance d’attraction de ce qui, du point de vue de
la seule analyse rationnelle, est effectivement psychologiquement délirant et
intellectuellement accablant.
De ce point de vue, l’année 2020 aura été un cas d’école aux États-Unis.
Dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, qu’il a affrontée avec un
mélange de déni cynique, de vulgarité tonitruante et d’incompétence
burlesque, le président en exercice, inquiet de l’hypothèque que les morts et
la récession font peser sur sa réélection, devient un relais quotidien, en
entretien de presse ou sur Twitter, des rumeurs complotistes les plus
absurdes sur les élections à venir (truquées), sur la fraude systémique
supposée des démocrates, sur les dangers du vote par correspondance (il ne
vote pourtant pas autrement), le tout flanqué d’hommages appuyés à tout ce
que le pays, de Charlottesville aux « proud boys », compte de racistes et de
néo-nazis. Après la défaite, massive et cinglante, face à Joseph Biden, le
narcissisme morbide de l’égomane social-darwinien, par ailleurs menteur
compulsif (plus de 20 000 mensonges en un mandat, pour sa seule
expression publique, selon le Washington Post), conduit le perdant à nier la
réalité de son échec et à entretenir l’espoir messianique d’un retournement
de situation.
Cette campagne active trouve son acmé le jour de la certification des
votes par le Congrès des États-Unis : ce 6 janvier 2021, les fantasmes
delusional (illusoires et trompeurs) semés par le vieillard inculte et ses
séides sur la Toile rencontrent la réalité de militants issus de l’alt-right
suprémaciste et néo-nazie, qui se jettent à l’assaut du Capitole pour
« pendre Mike Pence » (le vice-président, accusé de trahison pour avoir
simplement, conformément à la constitution, reconnu l’évidence des faits)
et Nancy Pelosi, speaker démocrate de la Chambre des Représentants, haïe
des républicains extrémistes pour être femme et protagoniste supposée de
quantité de conspirations dont la description ou le résumé, difficilement
possibles, défient l’entendement (« Pizzagate », complot pédo-sataniste,
subversion reptilienne, etc.).
C’est avec effarement que l’on a pu assister au succès croissant de la
communauté Q-Anon, du nom supposé, et crypté, d’un haut fonctionnaire
fictif, prétendument entrée en rébellion contre le « système » et semant sur
la Toile des messages sibyllins – sans doute deux activistes du web
d’extrême droite, Jim et Ron Watkins, animateurs du forum 8chan. Après
avoir, au tout début, en 2017, hâtivement annoncé l’arrestation imminente
des ennemis du peuple américain, dont Hillary Clinton, « Q » s’est plus
habilement contenté de poser des « questions », incitant ses « followers » à
« faire leur recherche » eux-mêmes pour interpréter ses posts ou drops
énigmatiques. À voir le succès, depuis cinq siècles, des « prophéties » de
Nostradamus, on constate bien tout l’intérêt qu’il y a à vaticiner de manière
ambiguë. En l’espèce, remarque Ethan Zuckermann, professeur de sciences
de l’information à l’Université du Massachusetts (Amherst) et spécialiste
des réseaux sociaux, Q-Anon est une communauté participative, un
« écosystème entier d’interprètes » qui échangent et débattent des messages
de Q : « C’est ludique, c’est une sorte de fanfiction appliquée au monde
réel. Vous écrivez votre propre histoire 8 », en acquérant ainsi une illusion
de maîtrise sur le cours des événements, dont le fan est potentiellement le
premier à déceler le sens caché.
Dans un pays fondé, dès l’origine, sur la liberté religieuse et sur la
prolifération des sectes protestantes, Q-Anon répond également à un désir
profond : « Q-Anon peut devenir la nouvelle branche du christianisme
évangélique […]. Nous avons une histoire riche en matière de création de
religions, dont certaines étaient tout aussi folles ». Dans cette « secte », qui
peut très bien devenir une « foi » et une église établie, « le prêtre, c’est
vous », en bonne logique protestante. Il ne faut cependant pas se tromper
sur la nature des fidèles, prévient Ethan Zuckermann, au risque de ne rien
comprendre au mouvement et à sa force :

Nous croyons souvent, de manière erronée, que les théoriciens du complot


sont des esprits dérangés : c’est tout le contraire. Ce sont des esprits qui
sont trop rangés. Ils créent de l’ordre là où il n’y a que du chaos 9.

L’efflorescence de cette communauté, et la prolifération de ses pages


Facebook, comptes Twitter et symboles lors des meetings de Donald
Trump, est due à des événements comme l’arrestation (et le suicide en
cellule) du financier et pédocriminel Jeffrey Epstein, au traumatisme de la
pandémie de Covid-19 mais aussi, plus profondément, à cet échec général
des États-Unis, si manifeste durant le mandat de Trump : défaites, ou non-
victoires militaires en série (Vietnam, Iraq, Afghanistan), faillite des
énoncés simplistes (« guerre contre le terrorisme », « axe du mal », America
First…), échec des institutions face à Katrina (2005), face aux
modifications du climat, face à la pandémie, vétusté des infrastructures et
effondrement du système de santé – bien documenté par l’historien Timothy
Snyder dans un livre récent, vibrant de colère contre une santé américaine
qui escamote la guérison au profit du care, qui transforme les médecins en
prestataires de soin, qui est enfin la médecine la plus chère au monde, et
l’une des plus médiocres 10.
La promesse de Q est d’ordre proprement eschatologique : étranger au
« système », Donald Trump travaille au great awakening, cette prise de
conscience, cet éveil face à la cabale pédo-sataniste et reptilienne mondiale,
ainsi qu’au storm, cette tempête qui emportera les méchants.
Il reste que, l’expérience des débuts le prouve, il est risqué de promettre
ce qui n’advient pas – problème qui se pose à tous les millénarismes. Les
followers ou les fidèles de Q-Anon ont ainsi été mis à rude épreuve depuis
l’automne 2020 et la défaite de Donald Trump aux élections présidentielles
du 3 novembre. Les espoirs se sont d’abord focalisés sur la date du
6 janvier, jour de la certification des résultats, marqués par l’insurrection
que l’on sait, encouragée par le président sortant lui-même, en public et en
direct. Face à l’inéluctable, il s’est alors agi d’espérer un storm le
21 janvier, jour de l’inauguration de Joseph Biden, le président élu : le
« plan » était imparable – tous les méchants (les démocrates, ainsi que leur
complice, le vice-président Mike Pence) seraient réunis à Washington, prêts
à être raflés par la police et l’armée.
L’échec du « plan » (il ne s’est rien passé de tel le 21 janvier) a repoussé
l’espérance en mars (avant le XXe siècle, les présidents entraient en fonction
à ce moment-là de l’année), puis en août 2021 (rumeur lancée par Trump
lui-même). Que se passe-t-il « quand la prophétie échoue », When Prophecy
Fails, pour reprendre le titre d’une célèbre étude de psychologie sociale
américaine 11 des années 1950 ? Une partie des fidèles s’en va, déçue, voire
outrée de s’être trompée ou d’avoir été bernée. Un noyau dur reste, qui se
renforce du fait même de l’échec : l’absence momentanée de l’événement
annoncé relance avec un bel entrain les commentaires, interprétations et
spéculations sur le « plan » et son déroulement. À la fin du IIIe Reich, la
présence des troupes soviétiques dans les rues de Berlin était pour certains
la preuve ultime et décisive du génie stratégique et tactique du « Führer » :
le piège était parfait, la contre-attaque serait terrible et l’Armée rouge serait
écrasée.
La prophétie se trouve donc, pour une certaine partie de son public,
plutôt confirmée par son échec même qui, loin de l’invalider, la renforce.
On touche là à des ressorts intimes du religieux, mais aussi à l’attractivité
proprement littéraire du complot. L’un des intérêts du récit conspirationniste
est, à l’instar du thriller ou du polar, la quête de vérité qu’il porte, et la
traque des éléments qui permettraient d’en approcher. On comprend dès lors
mieux la résistance au choc du réel, et la faible efficace d’une confrontation
avec la réalité.
Que le secret soit omniprésent, que le lecteur, avec l’auteur, doive se
mettre en quête de la vérité derrière des apparences trompeuses, c’est là une
recette éculée, mais toujours féconde, de ces romans que les éditeurs
appellent volontiers des page-turners et qui se révèlent parfois d’imposants
best-sellers, comme les romans de Dan Brown, de Maxime Chattam, voire
de J. K. Rowling, sans parler des blockbusters du cinéma contemporain
(Matrix, 1, 2, 3) ou des séries à succès (X-Files). On comprend mieux que
les « théories du complot » soient l’un des terrains de jeu des littéraires et
des sémiologues. Umberto Eco avait ouvert la voie, en s’intéressant à la
littérature du complot et au complot littéraire 12, mais l’immense masse des
posts, des drops, des tweets et des vidéos de la complosphère sont tout aussi
justiciables d’une analyse narratologique et sémiologique 13.
Pour remettre le chaos trumpiste en perspective, on peut ainsi se tourner
vers Peter Knight, professeur de littérature anglaise à l’Université de
Manchester. Dès 2000, Knight faisait paraître son essai Conspiracy Culture
pour rendre compte de la prégnance de l’imaginaire complotiste aux États-
Unis : nation bâtie sur l’espoir (d’un sort meilleur) et la peur (des Anglais,
des noirs, des rouges…), pays fondé sur l’immigration (l’ouverture à
l’extérieur) et sur un patriotisme intransigeant (volontiers solipsiste et quasi
mystique), les États-Unis ont longtemps pâti – et souffrent encore – d’un
système scolaire profondément inégalitaire et défaillant (en primaire et dans
le secondaire), où les compétences de la lecture critique ne sont, c’est un
euphémisme, que médiocrement développées, la rédaction étant sacrifiée au
quiz et la littérature restant aux abonnés absents, comme le dénonçait dès
1986 Allan Bloom dans The Closing of the American Mind (L’Âme
désarmée, en français, mais, littéralement, « La fermeture de l’esprit
américain 14 »).
La conjonction entre un haut niveau de connexion technologique et la
surreprésentation d’individus faiblement critiques, voire d’imbéciles
caractérisés, est l’une des clefs de la présidence Trump et de ses crimes. En
termes plus choisis, Pierre-André Taguieff avance l’effet Dunning-Kruger :

[…] ou effet de surconfiance, selon lequel les individus les moins qualifiés,
n’ayant pas conscience de leur incompétence, surestiment leur compétence
[…]. Le phénomène est celui de la méta-ignorance, c’est-à-dire l’ignorance
de l’ignorance […]. Nombre d’entrepreneurs et de croyants complotistes
sont à la fois ignorants, intellectuellement médiocres et sûrs d’eux-mêmes.
Ils sont dénués du moindre doute quant à leurs capacités cognitives et à
leurs connaissances, ce qui les rend imperméables à la critique et
insensibles au ridicule 15.

Peter Knight souligne précisément que le désamorçage des récits


complotistes présuppose des compétences littéraires, car ils obéissent à des
schèmes courants en littérature 16. Plot, en anglais, désigne du reste aussi
bien l’intrigue d’un roman que le complot ou la conspiration : nombre de
théories du complot sont à l’origine des textes littéraires, parfois de nature
satirique, comme ce pamphlet de Maurice Joly, le Dialogue aux enfers entre
Machiavel et Montesquieu (1864), qui vise Napoléon III, ou parfois
purement romanesques, comme le Biarritz d’Hermann Goedsche (1869)
dont le « discours du rabbin », dans le cimetière juif de Prague, a pris son
autonomie pour devenir l’expression pure et parfaite d’un plan juif pour la
domination du monde, nourrissant ad nauseam le cinéma (Die Rothschilds,
film nazi de 1940) et la littérature antisémite, dont les fameux Protocoles
des sages de Sion. De cela, Umberto Eco, qui a publié un roman intitulé Le
Cimetière de Prague, est tellement conscient que, outre le titre précité, il a
consacré un roman entier, Le Pendule de Foucault, à un jeu fictionnel entre
trois amis qui imaginent, pour s’amuser, un complot qui leur échappe.
Peter Knight relève que le genre du thriller ou du roman policier est
étrangement populaire aux États-Unis : la vérité est cachée, il faut la
traquer, comme dans les romans de Dan Brown, qui ont redonné une
jeunesse tout à fait inespérée aux Illuminati, et dans le JFK d’Oliver Stone
(1991), qui décèle dans le désordre américain les séquelles d’un meurtre
fondateur, lui-même issu d’un complot – l’assassinat de Kennedy en 1963.
Dans le sillage de Conspiracy Culture, Peter Knight publiait en 2002
Conspiracy Nation, un collectif qui s’intéressait, au cas par cas, à toutes les
obsessions complotistes américaines, de la créature de Roswell à X-Files en
passant par les tribulations, bien réelles, de la présidence Nixon, ou la
frénétique chasse aux sorcières du maccarthysme.
Pionnière parmi les séries télévisées au succès durable et massif, X-
Files (les « Dossiers X ») a abreuvé le public américain, depuis 1993, d’un
imaginaire complotiste résumé par la devise de la série : « La vérité est
ailleurs ». Conjonction réussie entre le thème complotiste et l’imaginaire
ufologique qui introduit le paranormal et le fantastique comme nouvelle
figure de l’occulte, la série remonte à l’origine du mensonge généralisé, en
cette année 1947 qui a vu la création de la CIA et la découverte dite de
Roswell. La série, comme le film tourné en 1998, s’ouvre par cette citation
du charismatique agent du FBI Fox Mulder : « Je suis le personnage clef
d’une machination gouvernementale, d’un complot destiné à cacher la
vérité au sujet de l’existence des extraterrestres. Une conspiration mondiale,
dont les acteurs se trouvent au plus haut niveau du pouvoir et qui a des
conséquences dans la vie de chaque homme, femme et enfant de cette
planète. » Rien de moins.
L’imaginaire complotiste a, nous l’avons vu, des effets tout autres
qu’imaginaires, quand ils conduisent à l’acte (l’insurrection, l’assassinat) ou
au refus de l’acte (refus de reconnaître une défaite électorale, de se faire
vacciner, etc.).
Les historiens du nazisme et de la Shoah sont bien placés pour le savoir.
Léon Poliakov, qui participa dès 1943 à la création d’un fonds d’archives
qui documentait, pour la France, le génocide en cours, le Centre de
documentation juive contemporaine (CDJC), incorporé au Mémorial en
2005, devint après la guerre un historien pionnier à bien des égards,
remarquablement pénétrant dans sa manière d’aborder les criminels nazis et
leur univers mental. Après avoir édité, avec Josef Wulf, des anthologies
d’universitaires, médecins et hauts fonctionnaires nazis qui pensèrent et
firent le nazisme 17 bien plus qu’un Hitler, par exemple, et montré que Le
Bréviaire de la haine était bien loin d’être réductible à Mein Kampf, après
avoir exploré, dans le long terme d’une histoire pluriséculaire, Le Mythe
aryen et L’Histoire de l’antisémitisme, Léon Poliakov livra en 1980 et 1985
les deux volumes de La Causalité diabolique, où il se fait l’historien des
paranoïas occidentales – du complot jésuitique au complot juif en passant
par le franc-maçon. La consubstantialité entre l’imaginaire complotiste et la
sensibilité religieuse est patente : rien n’est accident, tout est nécessité ; tout
événement peut être rapporté à des causalités cachées ; tout est lié.
De cet imaginaire puissant, la droite et l’extrême droite allemande
furent les héritières hélas très banales dans un contexte de bouleversements
apparemment inexplicables : la Grande Guerre, la mort de masse, la défaite
jamais comprise ni acceptée, la révolution, puis une quasi-guerre civile et
l’hyperinflation. En amont : une modernisation rapide et brutale qui, de
1871 à 1914, avait certes produit de l’acier et du charbon, de la chimie, des
navires et des canons, mais aussi une déréliction de masse dans le sillage de
l’urbanisation et de la prolétarisation accélérées d’un pays par ailleurs en
pleine explosion démographique… Le complot mondial contre un pays,
l’Allemagne, affamé par le blocus des alliés, la modernisation accélérée
d’un pays qui se couvrait de l’asphalte des villes et la révolution socialo-
communiste de 1918 désignaient l’ennemi de toujours et de partout
(Moscou comme Londres, communiste et capitaliste), le cosmopolite
apatride qui rejetait la nation pour embrasser l’internationalisme de la
révolution ou du capital.
Les psychoses de conspiration juive contre la chrétienté, le roi, les
enfants, etc. ont une longue histoire, attestée au Moyen Âge. Elles y
voisinent avec d’autres peurs et angoisses dont certaines nous paraissent
loufoques aujourd’hui, car elles entrent peu en résonance avec ce que nous
savons des XIXe et XXe siècles, et avec ce que nous entendons bruire sur les
réseaux sociaux. Peut-être y a-t-il dans le sourire, ou le rire, provoqués par
la nature burlesque de la conjuration des lépreux, par exemple, matière à
désarmer les complotismes contemporains en les comparant à d’autres
angoisses plus anciennes. En définitive, la comparaison peut avoir le même
effet de désamorçage par le ridicule et le rire que la célèbre et ancienne
histoire juive à propos de la persécution des coiffeurs (« – Hitler a décidé de
tuer les Juifs et les coiffeurs / – Pourquoi les coiffeurs ? »).
La grande conspiration des lépreux a reçu l’attention de Carlo Ginzburg
ainsi que du médiéviste Franck Collard. Successeur de Colette Beaune à
l’Université Paris-Nanterre (Paris X), spécialiste des doctrines et
imaginaires sociaux et politiques du Moyen Âge français, Franck Collard a
consacré sa thèse d’habilitation au crime de poison et à ce qu’il révèle des
valeurs médiévales 18. Dans ce cadre, il s’est intéressé à la persécution des
lépreux en 1321 dans le royaume de France, attestée par des chroniques
ainsi que par des sources judiciaires : les « ladres » ou « méseaux » (de
misellus, diminutif de miser, le miséreux) ont été accusés d’empoisonner les
puits afin « de faire mourir ou, à tout le moins, d’infecter les populations
saines », « de se venger de leur mépris envers les ladres et de s’emparer, ni
plus ni moins, des royaumes et seigneuries de l’Occident 19 ».
L’historien remarque que les premières rumeurs sont dues à de banals,
mais redoutables, conflits d’usage (les puits et sources communes étaient
interdits aux lépreux, et sans doute certains s’en sont-ils affranchis), dont la
nouvelle fut alourdie par le ressentiment croissant qui frappe les « ladres ».
Le lépreux, considéré comme un malheureux digne de compassion et de
charité, change de statut dans un contexte de fiscalité croissante : il devient
un misérable bien coûteux, dont la mort peut alléger les charges, de même
que la mise sous séquestre des biens des léproseries. Ajoutons à cela la peur
du malade et de l’infection qui, comme nous le savons, n’a rien d’anodin ni
de théorique, y compris dans des sociétés hygiénistes surmédicalisées :

La lèpre agit comme un venin corrompant la chair et donnant à l’haleine au


« fumet malin » un redoutable pouvoir de contagion. Au début du
e
XIV siècle, le poète Gautier de Coincy décrit ainsi un malade de la lèpre :

« Il est si enflé qu’il ne voit goutte/Les venins lui sortent et dégouttent/De


20
toute part le long du visage . »

L’acharnement de 1321 sur les lépreux permet à l’historien de lire une


culture et un contexte politique et économique. De manière plus
intéressante encore, le complot des lépreux contre les puits entre en
synergie avec les angoisses concernant deux autres grandes altérités de la
christianitas médiévale, les Musulmans et les Juifs : les « complots
locaux » des lépreux entrent dans l’économie plus générale d’un
« mégacomplot » (Taguieff) fomenté par les Juifs du sud du royaume
(Narbonne), d’Andalousie et du Maghreb (Tunis), visant, pour leur propre
compte et/ou pour celui des Infidèles, à renverser le roi et subvertir l’ordre
chrétien. Les islamo-judéo-lépreux du XIVe siècle prêtent naturellement à
sourire. Pourquoi, dès lors, n’en serait-il pas ainsi des autres complots ?
1. P.-A. Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne, Paris, Mille
et une nuits, 2007.
2. J.-O. Boudon, Les Quatre Sergents de La Rochelle. Le dernier crime de la monarchie, Paris,
Passés Composés, 2021.
3. Jean-Noël Tardy, L’Âge des ombres. Complots, conspirations et sociétés secrètes au
e
XIX siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

4. E. Kreis, Les Puissances de l’ombre. La théorie du complot dans les textes, Paris, CNRS
Éditions, 2009, rééd. « Biblis », 2012.
5. E. Kreis, Quit ut Deus ? Antijudéomaçonnisme et occultisme en France sous la
IIIe République, Paris, Les Belles Lettres, 2017.
6. Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont (1844-1917), Paris, Perrin, 2008.
7. P.-A. Taguieff, Les Théories du complot, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2021, p. 87 et 67 pour
les citations.
8. Le Monde, 17 octobre 2020.
9. Id.
10. Timothy Snyder, Notre maladie. Leçons de liberté depuis un lit d’hôpital américain, Paris,
Les Belles Lettres, 2021.
11. Léon Festinger (dir.), L’Échec d’une prophétie, Paris, Puf, 1993 [1956], rééd. 2022 avec une
préface de Gérald Bronner.
12. Voir A. Leiduan, Umberto Eco et les théories du complot. Contre le complotisme. Au-delà
de l’anticomplotisme, Nice, Ovadia, 2019.
13. A. Leiduan, Critique de la raison narrative. Le récit dans l’ère digitale, Nice, Ovadia,
2021.
14. A. Bloom, L’Âme désarmée, Paris, Les Belles Lettres, 2018.
15. P.-A. Taguieff, Les Théories du complot, op. cit., p. 88-89.
16. P. Knight, Conspiracy Culture. From Kennedy to the X-Files, New York, Routledge, 2000.
17. , L. Poliakov et J. Wulf, Das Dritte Reich und seine Denker, Arani-Verlag, Berlin, 1959,
rééd. München, K. G. Saur Verlag, 1978.
18. F. Collard, Le Crime de poison au Moyen Âge, Paris, Puf, « Le nœud gordien », 2003.
19. F. Collard, « Une rumeur médiévale Le complot des Juifs et des lépreux », L’Histoire,
no 321, avril 1999.
20. Ibid.
CHAPITRE VII

Faillite des grands récits et désagrégation

Aucune ligne, aucun mot sur les philosophies de l’histoire, comme de


juste, dans l’abondant numéro que la revue Le Débat a consacré, en
novembre 1992, à « La philosophie qui vient 1 ». Il en est de même dans les
deux numéros de la revue Cités consacrés à « La philosophie en France
aujourd’hui », en 2013 et 2014 – la France étant le lieu emblématique de
cette philosophie dite « continentale » qui accorde traditionnellement une
légitimité à ces questions, contrairement à la philosophie dite
« analytique », ultradominante dans les pays anglophones et, désormais, en
Allemagne. En 1975 encore, de tels dossiers de revue n’auraient traité que
de cela. L’âge des hypostases (Esprit, Peuple, Raison, voire Dieu-dans-
l’histoire) et des grandes périodisations (à la Hegel ou à la Auguste Comte),
autrement dit l’âge de la métaphysique est bel et bien passé.
En 1985, dans le troisième tome de Temps et Récit, Paul Ricœur
prononçait l’oraison funèbre des philosophies de l’histoire. Tous les
éléments qui trouvaient un lieu, un sens et une cohérence dans les grands
récits philosophiques du progrès (de l’Esprit, de l’Homme…) grâce au
concept de « ruse de la Raison » n’apparaissent plus que comme « les
membra disjecta d’une impossible totalisation » :
Ce qui nous paraît hautement problématique, c’est le projet même de
composer une histoire philosophique du monde qui soit définie par
« l’effectuation de l’Esprit dans l’histoire » […]. Nous ne cherchons plus la
formule sur la base de laquelle l’histoire du monde pourrait être pensée
comme totalité effectuée.

L’idée même de la Stufenfolge, la succession de marches d’escalier, a cédé


la place à celle, au mieux, d’un « déploiement arborescent où la différence
ne cesse de prévaloir sur l’identité 2 ».
En Allemagne, haut lieu d’eschatologies de toutes natures – politiques,
philosophiques et apocalyptiques, comme en 1945… –, le congé signifié au
millénarisme est on ne peut plus clair depuis 1949 à l’Ouest, puis
après 1990 pour l’Allemagne (ré)unifiée, de manière d’autant plus nette que
ce nouveau pays devait rassurer partenaires internationaux et opinions
publiques en promettant qu’un IVe Reich n’était certainement pas à l’ordre
du jour. Le vieux slogan de la gauche étudiante, des écologistes et des
chrétiens de gauche, ce Nie Wieder Krieg (« Plus jamais la guerre ») et Nie
Wieder Auschwitz (« Plus jamais Auschwitz ») qui se résumait, de manière
saisissante, en Nie Wieder Deutschland (« Plus jamais l’Allemagne »),
devenait l’alpha et l’oméga de la communication officielle du
gouvernement d’Helmut Kohl puis de ses successeurs, Gerhard Schröder et
Angela Merkel.
Dans les départements de philosophie, cette discipline qu’il est toujours
bon d’ausculter, selon Heinrich Heine, pour savoir ce que l’Allemagne nous
réserve, la philosophie de l’histoire n’a pas survécu au nazisme, et
l’Allemagne est devenue, de manière proprement sidérante, le lieu
« continental » de la philosophie dite analytique, que l’on situe un peu vite
dans le monde anglo-saxon alors qu’elle est grandement de provenance
européenne – entre cercle de Vienne et œuvre de Wittgenstein.
La philosophie politique et morale, quant à elle, est tout entière incarnée
et représentée, dans le grand public et à l’étranger, par l’immense figure de
Jürgen Habermas, dont la créativité et la longévité font déjà du personnage
un phénomène remarquable. Dépositaire des clefs du Temple (l’École de
Francfort), avant de les confier à Axel Honneth, Habermas est surtout
connu, et très largement, pour deux concepts : celui de « patriotisme
constitutionnel » (Verfassungspatriotismus) et celui d’« éthique de la
discussion ».
Le premier n’est pas de son fait : il a été forgé par un autre universitaire,
Adolf Sternberger (qui se faisait appeler Dolf, pour des raisons que l’on
peut imaginer), dans un long article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung
en 1970. Le concept a été remis à l’honneur dans le discours qu’il tient en
1979 pour les trente ans de la « Loi fondamentale » de la RFA. À l’ancienne
question « Quelle est la patrie de l’Allemand ? », posée sous le choc de
l’invasion française, de la disparition du Saint-Empire et de l’effondrement
de la Prusse en 1806-1807, Sternberger répond que l’Allemagne est un texte
qui s’appelle « Loi fondamentale » (Grundgesetz), qui fonde l’État de droit
et garantit les libertés comme rarement au monde. Jürgen Habermas, en
bonne tradition kantienne et aufklärerisch (des Lumières), reprend à son
compte le concept pour l’installer définitivement en 1986 – peu avant la
« réunification ». Contrairement à ce que peuvent craindre, sur le
fondement de souvenirs historique douloureux, les voisins de l’Allemagne,
ce pays a adopté la définition dite française de la nation (reposant sur la
libre volonté, et non sur le sang, pour faire simple).
Cette conception du patriotisme, qui est souvent critiquée pour son
abstraction et sa négativité (non, elle n’est pas un simple « théorème », une
« simple construction intellectuelle pâle et abstraire, un pis-aller hérité de
l’histoire d’une nation divisée et moralement discréditée », selon les mots
du Président fédéral Joachim Gauck, le 18 janvier 2017) est, de fait,
l’expression constitutionnelle et politique la plus achevée de ce que, en
allemand, on appelle la Nüchternheit (une forme de sobriété prosaïque et
terre à terre), soit l’exacte antithèse de la Schwärmerei (rêverie)
eschatologique un peu trop récurrente dans un pays régulièrement soulevé
par des attentes millénaristes et des catastrophes lues comme des fins du
monde.
La déréliction qui frappe la philosophie de l’histoire, mais aussi sa
matrice, Hegel, est visible dans les travaux qu’Habermas consacre – dans le
sillage de Kant – à l’éthique de la discussion 3, pour penser les conditions
d’une coexistence pacifique entre êtres humains, dans un groupe appelé
société.
On ne peut que relever la Nüchternheit, là encore, dans le long texte que
Habermas consacre aux objections formulées par Hegel contre la
philosophie morale et politique de Kant, pour les réfuter. Avec Kant, et
contre Hegel, il s’agit bien de penser une « morale déontologique, en même
temps cognitiviste, formaliste et universaliste 4 » : « L’éthique de la
discussion ne peut revenir à une téléologie objective, et en particulier à une
violence qui supprimerait 5 » l’histoire. Fermez le ban.
Les grands récits s’estompent, et la langue mute. Un changement du
statut du langage – certains, plus axiologiques sans doute, parleront de
« dégradation » – peut être observé au cours de cette période, sous la forme
d’une réduction au statut de véhicule utilitaire – les républicains ou
conservateurs, défenseurs d’une école à l’ancienne et d’une autre
conception des lettres, estiment même que l’enseignement des lettres,
devenu cours de français, se borne désormais à l’apprentissage de la
rédaction de CV et de lettres de motivation.
La généralisation du genre – la « lettre de motivation » – dont
l’exigence métastase partout, fait le bonheur des ironistes et des pasticheurs,
comme Julien Prévieux dans ses Lettres de non-motivation, publiées en
2007 : face à la langue de bois, absurde de vacuité extatique, du
management, des RH (ressources humaines) et des public relations, l’auteur
a décidé d’expliquer à chaque auteur d’annonce relevée dans la presse
pourquoi l’emploi qu’il proposait ne l’intéressait absolument pas – une
anthologie de la farce sociale du « travail ». Son éditeur chez Zones, le
philosophe Grégoire Chamayou, écrit en page quatre de couverture :

La lettre de motivation est un jeu social dont personne n’est dupe, un


exercice obligatoire dans le rituel du recrutement. Julien Prévieux joue à ce
petit jeu comme quelqu’un qui écrirait de vraies lettres, en réponse à des
offres d’emploi qui lui auraient été personnellement adressées, et qui, petit à
petit, deviendrait fou, finissant lui aussi par envoyer des lettres
automatiques, une machine écrivant à des machines […]. On comprend que
la plupart du temps cette lettre dans laquelle le candidat est censé se livrer,
exprimer sa personnalité et ses désirs, n’aura même pas été lue avant
d’atteindre la corbeille. En ce sens, la lettre de motivation apparaît comme
la mise en scène de l’infériorité du demandeur et de la toute-puissance de
l’entreprise. C’est cet exercice imposé de la fausseté, du mensonge sur soi
et de l’humiliation, que les lettres ici rassemblées, dans leurs formes
variées, proliférantes, souvent dingues et toujours opiniâtres, font
dysfonctionner. À l’heure du « travailler plus » pour vivre moins, ces lettres
de non-motivation nous réapprennent quelque chose de fondamental.
6
Retrouver cette capacité, jouissive, libératrice, de répondre : non .

À un employeur qui propose un poste de « gestionnaire de base de


données », Prévieux répond ainsi qu’il n’a rien fait de mal et ne mérite pas
une telle sanction. À une annonce d’un producteur de mayonnaise, il
confesse son « goût immodéré de la junk food » qui entraîne cependant de
tels handicaps physiques qu’il est désormais incapable de se déplacer vers
le lieu de travail proposé. À un autre encart, il répond qu’il a bien examiné
cette demande, mais qu’il est au regret de dire qu’elle n’est pas recevable.
Enfin, tout ce jeu social étant absurde, une de ses lettres, composée de
signes aléatoires et de simples borborygmes, se conclut par : « Ta pi ku
kulki ka kruk krax krax. Jeur re fûse leupe. Auste ! »
L’expression « langue de bois » que nous employions surgit tout aussi
prestement que le souvenir de ces autobiographies obligatoires que chaque
candidat à l’adhésion au Parti Communiste d’Union Soviétique devait
rédiger et que Nicolas Werth a très tôt étudiées grâce à un fonds d’archives
saisi par les Allemands en 1941, puis confisqué par les Américains en 1945.
L’impétrant, selon les consignes, devait rédiger « un long curriculum vitae
qui devait “faire ressortir les détails de la vie du postulant, son origine
sociale précise, sa fortune, les activités diverses exercées dans le domaine
social et politique et les motivations qui le poussent à entrer au Parti
communiste” ».
L’historien écrit alors, en 1980, ce que n’importe quel universitaire,
confronté depuis 2019 à la procédure « Parcoursup », éprouve devant des
lettres dictées par la peur et, donc, le conformisme le plus angoissé :
« Étonnants documents que ces autobiographies écrites dans une
orthographe et une syntaxe approximatives 7 ! » Outre la forme, perfectible,
c’est le fond qui est consternant, chaque impétrant brassant, à grands coups
de formules stéréotypées, tous les éléments qui lui permettent de se
conformer strictement à ce qu’il pense être les attentes des lecteurs-
examinateurs, du statut de prolétaire (démontré parfois de manière bien
acrobatique) aux protestations de dévouement, d’abnégation et d’obéissance
(« je suis bouillonnant d’activité », « je me sens préparé », « je veux
participer à la marche vers le socialisme », « je serai un travailleur actif, et
je m’engage à exécuter fermement et sans broncher tous les ordres du
parti 8 ») qui, au fond, reviennent à affirmer que la réalisation de soi passe,
d’abord et avant tout, par le renoncement à soi, ou une totale aliénation du
sujet au « collectif » : « En entrant au Parti, je veux avoir la possibilité de
mener plus énergiquement les tâches prévues par le pouvoir soviétique 9. »
Ce rapprochement entre des lettres des années 1930 et celles que dicte
le néant managérial contemporain ne vient-il pas invalider la périodisation
proposée par Jean-François Lyotard, qui diagnostique en 1979 la fin des
grands récits ? Au temps des utopies aurait en effet succédé, depuis les
années 1960, celui du désenchantement, le mécanique l’emportant sur la
mystique. Les dossiers étudiés par Nicolas Werth datent des années 1930…
Aucune contradiction, si l’on considère que, en URSS, dans le PCUS, la
glaciation intervient très tôt, avec Staline et la Terreur. Au fond, le Parti, dès
le début des années 1930, se survit à lui-même mais à l’état de fantôme et
ce, jusqu’à la fin. Les membres et les fonctionnaires du Parti n’ont plus rien
à voir « avec les premiers bolcheviks, qui se promenaient avec des
serviettes en cuir et des revolvers. Il ne restait plus de tout cela qu’une
terminologie guerrière : “les soldats du parti”, le “front du travail”, “le
combat pour la récolte”… On ne se prenait plus pour des soldats du Parti,
on était ses employés […]. On n’avait plus besoin de soldats, on avait
besoin d’exécutants » dans ce qui n’était plus « un état-major », mais « un
appareil. Une machine », qui ne vit plus que de « rites », de « rituels » et de
« rapports » 10, note Svetlana Alexievitch.
La faillite des grands récits, métarécits ou autres méta-narrations est
associée à la figure et à l’œuvre de Jean-François Lyotard, notamment à cet
ouvrage de 1979 intitulé La Condition postmoderne, dont le titre même est
devenu l’éponyme d’un temps (le nôtre) et d’un mode singulier d’être au
monde (le nôtre, derechef). Cette notion a bien sûr été discutée, plutôt que
contestée, et certains observateurs avisés du contemporain en ont proposé
d’autres, comme celle d’hypermodernité (Gilles Lipovetski) ou, plus
paradoxalement, de non-modernité (Bruno Latour). Il reste que c’est bien la
postmodernité, pensée et théorisée avant Lyotard mais popularisée par lui,
et dynamisée par un ajointement à la problématique du récit, qui l’a
emporté.
Lyotard est un grand brûlé du sens, qui a beaucoup parlé, beaucoup
écrit, beaucoup voulu agir, et qui a pu en conclure à une forme de
désenchantement intellectuel et herméneutique dont il a fait une lecture du
monde contemporain. Professeur de philosophie à l’Université Paris VIII
Vincennes (puis Saint-Denis, après la destruction du campus de Vincennes),
Lyotard aurait aimé être moine, peintre ou historien. Il s’est engagé en
marxisme par et avec Pierre Souyri, au moment où, jeunes professeurs, ils
se sont rencontrés dans leur lycée algérien. Leur expérience commune de
l’Algérie colonisée les a édifiés, révoltés et conduits à la militance, avant un
décrochage net dans les années 1970, comparable à celui, bien plus brutal
car il était à la mesure de l’intensité de son engagement, décrit par Virginie
Linhart à propos de son père, Robert Linhart, ce jeune normalien brillant,
chef charismatique d’un groupe d’extrême-gauche, puis auteur bien connu
de deux ouvrages majeurs de la critique sociale et politique contemporaine.
Virginie Linhart cite une lettre envoyée de Pékin par son père Robert à
sa mère Nicole. Robert Linhart, jeune chef et jeune espoir du maoïsme
français, trouve, à l’invitation du PCC, la confirmation de ses espérances :
« C’est aussi bien que nous l’imaginions. C’est la voie lumineuse que
prendront tous les affamés du monde, tous les paysans de la zone des
ténèbres et des tempêtes 11. » Mais « tout à son organisation, il ne voit pas
Mai 68 arriver », car, note Virginie Linhart, il s’agit de manifestations « ni
prévues, ni souhaitées, ni déclenchées par l’organisation ». Robert Linhart
estime que la pratique, le réel, sont faux quand ils sont en contradiction
avec la théorie. L’UJC(ml) qu’il dirige reste à l’écart du plus grand
mouvement social français depuis juin 1936, et son chef est hospitalisé 12.
Suit une décennie 1970 consacrée à des expériences sociales et à une
activité à la hauteur de sa réputation intellectuelle. Il ne cherche plus à être
chef, mais il cherche, tout simplement, et témoigne sur les ressorts de la
domination sociale. Deux livres le consacrent : L’Établi, qui raconte son
expérience d’ouvrier dans des usines automobiles, et Le Sucre et la Faim
(1980).
En avril 1981, quelques semaines avant la victoire de la gauche, qui va
voir nombre de ses anciens camarades, compagnons de lutte ou alliés
objectifs accéder à des positions de pouvoir ou d’influence (Henri Weber,
Lionel Jospin, au PS, Serge July, à la tête du quotidien Libération…),
Robert Linhart s’effondre et entre dans une longue dépression qui tétanise
d’autant plus sa fille que l’injonction familiale est de ne surtout pas en
parler 13. Autre grande figure du maoïsme, à la fois alter ego et concurrent
de Linhart à l’UJC(ml), Benny Lévy accompagne Jean-Paul Sartre, comme
secrétaire particulier, dans les années 1970, avant de lire Levinas puis, peu à
peu, de trouver la voie d’un judaïsme orthodoxe, ultime étape d’une quête
d’absolu qui avait échoué à se réaliser dans le militantisme maoïste 14.
Les publications philosophiques personnelles de Lyotard attendent
également les années 1970, marquées par la parution de L’Économie
libidinale (1975) où il dialogue avec Bataille, Freud, Marcuse, Deleuze et
Guattari pour caractériser le régime pulsionnel propre de la société
contemporaine, celle de la production-consommation-consomption. Il
devient une icône de la french theory, qui triomphe sur les campus
américains et a l’avantage d’offrir une voie (et une voix) différentes du
marxisme orthodoxe et du structuralisme dogmatique.
Dans un entretien accordé à Philippe Lançon 15, Jean-François Lyotard
parle de ses années militantes comme d’« une expérience sacrificielle »,
d’une forme d’apostolat laïc, exigeant, presque janséniste. Durant ces
années de militantisme ascétique, confie-t-il, « je n’ai pas écrit une ligne qui
ne soit liée à la cause. J’en ai déprimé ». De fait, Lyotard écrit alors
beaucoup pour clarifier des débats qui nous paraissent aujourd’hui
parfaitement obscurs et dénués de tout intérêt, mais qui revêtaient une
importance vitale, et un sérieux mortel, pour les contemporains engagés
dans la théorie et la pratique politique de la gauche. Au sein du groupe
« Socialisme ou barbarie », on débat de la validité du marxisme comme
herméneutique du monde contemporain, et du marxisme-léninisme comme
pragmatique de l’émancipation : une pensée élaborée au XIXe siècle était-
elle encore opératoire ? Les discussions sont acharnées :

On pensait que la vérité ne transigeait pas […]. Il y a eu des engueulades


énormes pour savoir où passait la frontière de classe, si un cadre moyen
était exploité ou exploiteur. Tout cela semble ridicule aujourd’hui, mais
c’était tragique. Dès que l’un parlait, l’autre disait : c’est faux ! Tout à coup,
16
il fallait rompre .

Lyotard écrit donc beaucoup, mais des textes d’opportunité,


d’intervention ou de catéchisme. Son œuvre attend les années 1970,
fortement nourrie, fût-ce a negativo, par cette expérience exigeante et
intense. Ce penseur à l’écho mondial, note Philippe Lançon, frappait par
son humilité. Est-ce parce qu’il n’était pas un enfant de la balle, un
universitaire issu de la bourgeoisie intellectuelle ? Ou fallait-il y lire la
disposition de caractère fondamentale d’un humble qui voulait être moine
ou peintre ? Dans la nécrologie émue qu’il lui consacre pour le journal
Libération, Robert Maggiori note, en le citant :

Faisons-nous faibles et malades, comme Proust. Tombons amoureux


vraiment. Et nous entendrons peut-être la colombe se poser, en silence.
Cézanne reste comme cela, sans geste, pendant que son regard balaie la
montagne Sainte-Victoire dans l’attente que naisse « la petite sensation »
comme il disait, la couleur de son ingénuité 17.

Dans l’un de ses derniers textes, Chambre sourde, paru en 1998,


Lyotard écrit que « Dieu et l’Homme étant morts, les grands projets
modernes désaffectés, le monde se survit, sans queue ni tête, à ronger son
cadavre. » Il confiait peu ou prou la même chose à Philippe Lançon, à qui il
décrivait un monde « où l’homme devient tout à fait superflu, où le
développement se développe sans fin ni valeur ».
La Condition postmoderne, qui lui vaut une réputation mondiale, est
moins crépusculaire. Ce livre est issu d’un rapport sur « Les problèmes du
savoir dans les sociétés industrielles les plus développées » commandé par
le Conseil des Universités du Gouvernement du Québec – vaste thème au
sein duquel Lyotard trace la route de son sujet : celui de la légitimité des
savoirs et des récits qui les soutiennent.
Le contexte de cette question est « le savoir dans les sociétés
informatisées », en un temps électronique et cybernétique ou la
connaissance tend à devenir information. De même que Nietzsche se
demandait ce que signifiait penser à l’heure du télégraphe, Lyotard prend au
sérieux les supports et les infrastructures techniques de la production et de
la diffusion du savoir informatisé : « la connaissance peut être traduite en
quantités informatisées 18 ». Nous sommes entrés dans un âge où « le savoir
est et sera produit pour être vendu », et nous aurons avec lui le rapport
« que les producteurs et les consommateurs de marchandises auront avec
ces dernières ». La connaissance, devenue information, aura une simple
valeur d’échange, et non une valeur intrinsèque : le savoir « cesse d’être à
lui-même sa propre fin, il perd sa valeur d’usage ». Comment ne pas lire
dans ces lignes une anticipation assez géniale du commerce mondial des
data ou des big data, « marchandise informationnelle indispensable à la
puissance productive 19 » ?
Pour penser le statut du savoir, il faut donc se référer aux moyens de sa
production et de sa transmission, mais aussi au contexte épistémique de son
avènement – aux récits qui le soutiennent, le font émerger et lui donnent
sens.
Dans un contexte qu’il n’appelle pas encore néolibéral, Lyotard observe
une « décomposition » généralisée – de la société en atomes individualisés,
et des grands récits traditionnels en segments d’injonctions peu
mobilisatrices :

Il n’est pas enthousiasmant de se consacrer à « rattraper l’Allemagne »,


comme le Président français paraît l’offrir en but de vie à ses compatriotes.
Aussi bien ne s’agit-il pas vraiment d’un but de vie. Celui-ci est laissé à la
diligence de chacun. Chacun est renvoyé à soi. Et chacun sait que ce soi est
peu 20.

La dislocation du social et du narratif sont, plus que concomitantes, ou


analogues, pleinement consubstantielles :

De cette décomposition des grands Récits, que nous analysons plus loin, il
s’ensuit ce que d’aucuns analysent comme la dissolution du lien social et le
passage des collectivités sociales à l’état d’une masse composée d’atomes
individuels lancés dans un absurde mouvement brownien 21.

Lyotard n’entend pas céder à la nostalgie d’une « société organique


perdue ». Il reste que, s’il n’est jamais totalement seul, l’horizon offert à
l’atome social est bien « la maximisation de ses performances 22 », et elle
seule.
Le flétrissement des métarécits ne marque cependant pas la fin du récit
ou du besoin de récit : « Il n’est […] pas exclu que le recours au narratif soit
inévitable », et « il faudrait reconnaître un besoin d’histoire irréductible »
dans le fait que, par exemple, la science elle-même se raconte sur la scène
médiatique, politique et publique, pour se promouvoir et pour obtenir des
crédits : les scientifiques appelés à répondre aux médias « racontent
l’épopée d’un savoir pourtant parfaitement non épique. Ils satisfont ainsi
aux règles du jeu narratif », attendu « par les usagers des médias » mais
aussi issu du « for intérieur » des scientifiques, êtres de langage et de récit
comme tout un chacun 23. Plus profondément, et Lyotard ne le dit pas, la
science est une histoire, donc un récit : celui de ses découvertes, de ses
remises en cause, de ses nouvelles percées, elles-mêmes remises en cause…
Le critère de la falsifiabilité, bien mis en évidence par Karl Popper, donc la
nature essentiellement falsifiable du savoir scientifique (qui n’est valide que
s’il peut être réfuté par une argumentation rationnelle et des preuves plus
probantes), signent bien le fait que la science est histoire, dans le procès de
son avènement.
De ces réflexions sur la validité des énoncés, la légitimation du savoir et
les conditions de formulation d’un discours vrai, Lyotard tire un
enseignement plus général qui est, à vrai dire, ce que l’on a retenu de son
rapport, puis du livre qu’il en a tiré, et dont il s’explique dans un entretien
au journal Le Monde, le 15 octobre 1979, où il précise :

Ce terme [postmoderne], que j’emprunte aux Américains, désigne un état


de la culture. On peut appeler modernes les sociétés qui ancrent les discours
de vérité et de justice sur des grands récits historiques, scientifiques. Bien
sûr, on rencontre là des variantes multiples. Les jacobins français ne parlent
pas comme Hegel, mais toujours le juste et le bien se trouvent pris dans une
grande odyssée progressiste. Dans le postmoderne, dans ce que nous
vivons, c’est la légitimation du vrai et du juste qui viennent à manquer. Or,
c’étaient ces notions qui permettaient ici d’exercer la terreur, là de lécher les
bottes du roi de Prusse, ailleurs, d’être stalinien ou maoïste […]. La crise,
ce n’est pas seulement le fait que le pétrole coûte cher, c’est – à mon sens –
la crise de ces récits.

Lyotard observe que nous vivons désormais un temps des crises sans
récit, alors qu’auparavant, les crises étaient fécondes, riches de révolutions
ou de bouleversement, interprétées et lues comme telles tout du moins ;
elles constituaient même, en tant qu’événements par excellence, tout le sel
des récits :

Il me semble que les conceptions générales de la société ont abandonné


l’idée d’une unité, d’une histoire universelle, de tout ce qui implique un
modèle de prévision possible. Tout ceci – évident dans les sciences depuis
la grande crise de la fin du dix-neuvième siècle – circule maintenant
massivement dans le social.

En d’autres termes, et c’est l’ancien militant qui parle ici : « Plus personne
ne croit plus vraiment aux salvations globales. »
La césure avec la Modernité est nette :

Dans les sociétés classiques, le savoir est régulé par des récits mythiques,
par des légendes, et ce savoir-là – qui n’a pas totalement disparu – n’est
jamais savoir tout court. Au petit paysan traditionnel, on apprend à cultiver
le blé ; mais en même temps on lui dit ce qu’il faut écouter, comment parler,
comment s’inscrire dans les récits. L’ordre classique apprend dans le même
temps le réel, le beau et le juste. Tout cela est éclaté depuis longtemps, et les
temps modernes ont fabriqué – avec les Lumières – un grand récit de la
nature, de la société. Le roman, c’est le savoir-dire et le savoir-être de cette
modernité. Tout cela se désagrège dans la postmodernité. Notre savoir-
vivre, notre savoir-écouter, expérimentent sans grand récit.

Irrémédiable mélancolie ? dépression de l’intelligence ? Pas vraiment,


car la fin des métarécits, des grandes narrations, peut apparaître, et Lyotard
en a fait l’expérience personnellement, comme une voie d’émancipation,
par réouverture de l’avenir :
Certains jubilent d’être affranchis des contraintes de la métaphysique,
d’autres vivent très mal la perte des objets de croyance. « Que reste-t-il à
faire » si l’on n’a plus ni à lutter ni à souffrir pour libérer l’humanité, ni non
plus à lutter pour s’enrichir ? Il y a là une vacuité, un flottement, mais celui-
ci peut être très riche et très inventif.

D’un point de vue épistémique, voire épistémologique, cette


proclamation d’une fin des grands récits coïncide avec un certain coup de
force narratologique de la part des littéraires qui s’intéressent à
l’historiographie (Hayden White, notamment), voire de certains historiens
soucieux, face à un positivisme étriqué et à un scientisme naïf, de
réhabiliter la nature littéraire de l’histoire, comme Paul Veyne.
L’impressionnant, voire intimidant, développement de la narratologie
depuis les années 1950, l’étonnante fécondité des travaux de Roland
Barthes et de Tzvetan Todorov, pour ne citer qu’eux, ne pouvait laisser sur
le bord du chemin d’enquête cette forme particulière de littérature, ce
discours en tout cas, qu’est l’histoire. C’est en littéraire que, dans un
ouvrage publié en 1973, Hayden White s’intéresse (ou s’attaque) à un
e
quasi-saint des saints historien, l’historiographie du XIX siècle, qui a
prétendu fonder l’histoire comme science. Michelet, Burckhardt, Ranke et
Tocqueville sont soumis à la question de l’analyse littéraire, et identifiés,
chacun, à une figure de style particulière (métaphore, métonymie…)
correspondant à un type d’intrigue, à un mode de représentation du réel et à
une finalité argumentative-politique propres. Leopold von Ranke, l’une des
statues du commandeur de l’histoire-science, est ainsi l’homme de la
synecdoque, trope adéquate d’un mode de figuration intégratif de nature
organiciste et à visée conservatrice. L’ouvrage où White développe cette
lecture, Metahistory, étudie donc The Historical Imagination in Nineteenth-
Century Europe, comme si l’activité historienne (n’) était (qu’)affaire
d’imagination 24. C’est la conclusion qu’en ont tiré beaucoup, qui ont
proclamé qu’un linguistic turn avait fait pivoter le regard historien, mais
aussi la nature même de l’activité historienne.
Le risque, après les forts livres de Paul Veyne (Comment on écrit
l’histoire, 1971) et d’Hayden White (1973), qui semblaient amalgamés à et
couronnés par celui de Lyotard (1979), était celui d’une dilution de
l’histoire comme discours et de l’Histoire comme réalité référentielle dans
une forme de tout récit, comme si tout n’était que mots, vanité langagière et
évanescence subjectiviste – dans un contexte historique de faillite
herméneutique de l’une et l’autre Église, au moment où le PCF, par
exemple, abandonne la « dictature du prolétariat » (1976) et conteste, par
l’eurocommunisme, la tutelle théorique et pratique, dogmatique et politique,
du « grand frère à l’Est ».
L’histoire, dans les deux sens (au moins) du terme, ne serait-elle que
mots ? La question n’est pas qu’épistémologique, elle est aussi politique et
morale, au moment où, d’entretiens de Louis Darquier de Pellepoix
(L’Express, 15 pages d’interview, le 28 octobre 1978, sous le titre « À
Auschwitz, on n’a gazé que des poux ») en tribunes de Robert Faurisson
(Le Monde), le négationnisme s’installe au cœur de la cité et des discours
légitimes. Le 29 décembre 1978, Le Monde publie l’article intitulé « Le
problème des chambres à gaz, ou la rumeur d’Auschwitz » de cet agrégé de
lettres, maître de conférences en littérature contemporaine à Lyon-II et
spécialiste de Rimbaud, qui conclut :

Le nazisme est mort, et bien mort, avec son Führer. Reste aujourd’hui la
vérité. Osons la proclamer. L’inexistence des « chambres à gaz » est une
bonne nouvelle pour la pauvre humanité. Une bonne nouvelle qu’on aurait
tort de tenir plus longtemps cachée.

L’usage des guillemets pour parler des chambres à gaz et l’assertion ferme
de leur « inexistence » fait de cet universitaire passionné de lecture
cryptique le pape mondial du négationnisme jusqu’à sa mort en 2018, à
l’âge de 89 ans. Devenu un paria dans l’université française, « faussaire de
l’histoire » dénoncé comme tel par ses anciens collègues, il se voit offrir en
2006 une tribune, sinon une chaire, à l’Université de Téhéran par le
président Mahmoud Ahmadinejad, antisémite et antisioniste revendiqué.
Face à la tentation narratologique, il s’agit de rappeler que le discours,
ou le récit historique, se distingue de la fiction littéraire par un référent réel
et ne se limite pas à l’accumulation de simples effets de réel, au sens de
Barthes. L’historien n’est pas celui qui place des baromètres au-dessus de
pianos pour, à l’instar de Flaubert, mimer la réalité sociologique concrète
d’un intérieur bourgeois ; il est celui qui, par recoupement des sources et
des témoignages, vient buter sur la dureté d’un réel irréductible et
indissoluble dans les vapeurs fantasmatiques des négateurs qui, non
contents de soutenir les assassins et de parler leur langue (pour les nazis, de
fait, on ne gazait que des poux 25), assassinent jusqu’au souvenir de
l’assassinat, et des victimes du génocide. Les faussaires de l’histoire sont
ainsi, bel et bien, des « Eichmann de papier », comme l’affirme avec force
un historien spécialiste de l’Antiquité grecque, Pierre Vidal-Naquet, qui,
après avoir mené une enquête combative, ou un combat avec les moyens de
l’enquête historienne, contre la torture en Algérie, bat le rappel des
consciences et des compétences contre les « assassins de la mémoire » et
ces meurtriers au carré, et non au second degré, que sont les négationnistes.
Jean-François Lyotard a été marqué par ce qui est rapidement devenu
l’« affaire Faurisson ». Il s’agit dès lors de sauver l’histoire comme
discipline de connaissance(s) et formulation d’un discours véridique – ce
qui n’avait échappé ni à Paul Veyne, bien sûr, ni à Hayden White, qui a dû
revenir, tout au long des années 1970 et 1980, sur les implications et les
limites de Metahistory. Lecture littéraire et narratologique légitime de ce
récit particulier qu’est l’histoire, il n’en prononçait pas la dissolution, ni ne
formulait l’impossibilité d’un discours véridique. Ces textes ont été publiés
en français sous le titre heureux, car pertinent, qui résume admirablement la
thèse de White : L’histoire s’écrit 26, bien sûr, mais on peut écrire du vrai.
Sensible à ce qui se pense et s’écrit au moment du linguistic turn, ce
défi lancé à l’histoire comme possibilité d’un discours véridique, frappé par
la concomitance avec le surgissement, ou la surrection, car il était tapi dans
les profondeurs géologiques de la politique européenne, du négationnisme,
Lyotard fait paraître Le Différend en 1984, quelques mois après l’arrestation
et l’extradition de Klaus Barbie de la Bolivie vers la France ; ouvrage
légèrement ironique puisqu’il s’ouvre sur une fiche de lecture,
obligeamment offerte par l’auteur aux lecteurs pressés, avant de débuter
vraiment par une réfutation du discours négationniste.
Dix ans après la parution de La Condition postmoderne, le constat d’une
faillite des métarécits semble confirmé de manière éclatante par les
révolutions de 1989 qui ébranlent, puis disloquent le bloc de l’Est, puis
l’URSS elle-même.
Dans ce contexte, il apparaît que la dynamique le cède à la stase : née de
la confrontation dialectique entre deux discours (celui du « monde libre » et
celui de la « patrie du prolétariat mondial »), l’histoire, qui était guerre –
fût-elle froide – n’est plus. Le constat de la « fin de l’histoire », rapidement
adopté au point de devenir cliché journalistique et pont-aux-ânes scolaire,
est formulé de manière saisissante par un professeur de sciences politiques
américain, Francis Fukuyama. Ce littéraire de formation, formé en classics
(lettres classiques) puis en littérature comparée à Yale, lecteur de Barthes et
de Derrida, familiarisé à Hegel par la lecture des séminaires de Kojève,
soutient finalement une thèse de sciences politiques à Harvard. En 1992, il
publie The End of History pour défendre que, avec la disparition de la
contradiction soviétique, la dialectique historique a pris fin pour laisser
place au règne désormais apaisé et infini de la démocratie libérale
capitaliste. Il formule ainsi savamment ce qu’espère et proclame le
gouvernement de George H. W. Bush, ancien directeur de la CIA, ancien
vice-président de Ronald Reagan et président des États-Unis de 1988 à
1992 et qui, ès qualités, eut à accompagner, négocier et ratifier la fin de la
guerre froide.
Nous savons que la suite des événements – car il y en eut – se chargea
de démentir ce qui était à la fois une prédiction et une profession de foi, le
vert (ou le noir) succédant au rouge, quand l’antagonisme islamiste-
terroriste est devenu patent.
Si les grands récits hégéliens ont peut-être provisoirement disparu, le
besoin de sens est demeuré et, avec lui, celui de récits, fussent-ils de petits
récits ou, pour employer un terme anglo-américain qui s’est généralisé
jusqu’à devenir commun sur les réseaux sociaux, de stories.
Chercheur en littérature au CNRS, spécialiste de la fiction et du roman
contemporain (il a du reste été l’assistant de Milan Kundera), Christian
Salmon a su, de sa plume éclairante, donner son nom à cette époque : l’ère
du storytelling 27, cette manière de raconter qui revient à « fabriquer des
histoires » pour « formater les esprits ». À l’heure où vendre une voiture
supposait de raconter une histoire pour faire naître le désir, le besoin et
l’identification, une réflexion s’imposait sur cet art devenu simple
technique et, à ce titre, de plus en plus enseignée, de manière souvent
dogmatique et stéréotypée, dans ces manufactures à auteurs, ces fermes de
scripteurs pour séries télévisées que sont les formations de creative writing.
Le storytelling est partout, remarque Salmon : dans la fabrication d’un
futur président des États-Unis, dans la promotion du soft power américain
par le cinéma et les séries, dans le storytelling management des entreprises
privées soucieuses de dire et de faire dire de belles histoires sur leur
compte.
Salmon aurait pu se contenter d’en rester là : au fond, son livre est
devenu à la fois un classique, un éponyme et un succès de librairie – ce qui
est beaucoup dans le domaine de l’édition en sciences humaines et sociales.
En 2019, cependant, il apporte un correctif à ses thèses de 2007 au regard
de l’évolution du discours public et politique, notamment après les deux
événements qui ont ébranlé l’année 2016 – le vote du Brexit et l’élection, a
priori improbable, d’un Donald Trump à la présidence des États-Unis. En
quelques années, remarque-t-il, on est passé de l’ère du storytelling à l’ère
du clash 28, caractérisée par le fractionnement fébrile des énoncés, par la
grande rapidité de leur rotation et la violence de leur formulation :

Si les fables sont l’histoire des temps grossiers, comme l’écrivait Voltaire, il
arrive que la grossièreté des temps soit telle que l’époque ne s’accommode
même plus de fables ni de quelconques récits. Les temps n’inspirent plus
que des pulsions, des ruptures et des transgressions : le clash/tweet qui fait
du buzz se substitue au récit ; or, contrairement à la story, qui peut être
retouchée selon les circonstances mais doit quand même garder un fil
continu pour demeurer crédible, le clash/tweet doit se répéter sans cesse 29.
[…] la volatilité des énoncés prime désormais sur leur validité. La
production des énoncés sur les réseaux sociaux n’a pas pour but de produire
ou de partager des connaissances, mais d’accélérer la vitesse des échanges,
30
d’intensifier la circulation .

Derrière le bruit et la fureur, les flatus vocis et la bêtise, le sémiologue


peut donc déceler un sens qui n’est pas simplement conjoncturel
(l’émergence et la férocité vocale d’un homme politique particulièrement
stupide et brutal) ou infrastructurel (l’outil – le web 2.0 – créant l’activité)
mais plus profondément culturel, lié à la logique ou à l’esprit d’un temps
que Salmon débusque finement dans l’analogie qui existe entre le
fonctionnement des réseaux sociaux et celui des marchés financiers.
Dans les deux cas, en effet, c’est l’abstraction qui prime, le détachement
presque total d’une quelconque réalité. Il faut bien comprendre que « les
marchés financiers, de nos jours, sont principalement des marchés
dérivés », des paris spéculatifs permanents et de plus en plus rapides et
fréquents sur les « options », ces fameux produits dérivés, qui sont des
assurances « contre les risques d’évolution du cours d’autres actifs ». Quid
de l’économie réelle ? Les « marchés financiers sont alimentés autant par la
rumeur que par les faits. Et, à l’ère du trading haute fréquence, il est sans
importance pour les spéculateurs que le cours d’une action reflète la
performance d’une entreprise 31 ».
Le rapport à la réalité, à l’économie réelle, est aussi évanescent que
celui des énoncés des réseaux à la vérité factuelle – l’essentiel étant de
choquer, de faire parler de soi et de provoquer le plus de retweets possible :
« la rationalité des marchés et celle des réseaux sociaux […] fonctionnent à
la transgression dans une sorte de spirale », ce qui a pour corollaire qu’elles
privilégient l’antipathie à l’empathie, le clivage à l’appartenance, la rupture
à la continuité ». Désormais, « l’actualité […] est moins rythmée par
l’intrigue que par le choc » et la « sismographie » a remplacé le
storytelling : « Le clash est au récit ce que la guérilla est à la guerre
conventionnelle, une agonistique fondée sur la provocation, la
transgression, la surenchère à spéculer à la baisse sur le discrédit général et
à en aggraver les effets », le but étant « d’accélérer la vitesse des échanges,
d’intensifier la circulation 32 ».
Cette homologie des sphères (financière et discursive) a été encouragée
par des événements historiques parfaitement situables, en 2008 exactement,
date à laquelle « le dernier grand récit politique du XXe siècle », celui de « la
révolution néolibérale » des Thatcher et Reagan s’est vu pris en défaut par
les faits : « Au moment où triomphait le storytelling, la crise financière
éclata, qui en ruina la crédibilité. La crise financière de 2008 a porté un
coup fatal au grand récit néolibéral », jusqu’à « gangréner la possibilité
même d’un récit 33. » Ce triomphe du storytelling, ce fut l’élection de
Barack Obama à la présidence – le même Obama qui, une fois retraité de la
politique en 2017, a rejoint Netflix.
Nous en sommes là.
1. « La philosophie qui vient : parcours, bilans, projets », Le Débat, 1992/5 (no 72), Paris,
Gallimard.
2. P. Ricœur, Temps et Récit, III, Paris, Seuil, 1985, p. 370-371.
3. J. Habermas, De l’éthique de la discussion, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, trad. fr.
Paris, Flammarion, 1999, rééd. « Champs », 2013.
4. J. Habermas, « Les objections de Hegel à Kant », in ibid., p. 30.
5. Ibid., p. 31.
6. J. Prévieux, Lettres de non-motivation, Paris, Zones, 2007.
7. N. Werth, « URSS : être communiste sous Staline », in Le Cimetière de l’espérance, op. cit.,
p. 196.
8. Ibid., p. 204.
9. Ibid., p. 203.
10. Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement, Arles,
Actes Sud, 2013, p. 71.
11. Virginie Linhart, Le jour où mon père s’est tu, Paris, Seuil, 2008, p. 35.
12. Ibid., p. 36.
13. Ibid., p. 16.
14. Sébastien Repaire, Sartre et Benny Lévy, Paris, L’Harmattan, 2013, préface de Jean-
François Sirinelli.
15. Libération, 23 novembre 1996.
16. Ibid.
17. R. Maggiori, Libération, 22 avril 1998.
18. J.-F. Lyotard, « Les problèmes du savoir dans les sociétés industrielles les plus développées
fait au Président du Conseil des Universités auprès du Gouvernement du Québec », Paris,
avril 1979, p. 6.
19. Ibid., p. 6-7.
20. Ibid., p. 21.
21. Id.
22. Ibid., p. 21-22.
23. Ibid., p. 38.
24. ’ Hayden White, Metahistory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1973.
25. Voir Johann Chapoutot, « Éradiquer le typhus : imaginaire médical et discours sanitaire nazi
dans le gouvernement général de Pologne (1939-1944) », in Revue historique, 2014/1, no 669,
p. 87-108, repris dans La Révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des
Histoires », 2017, chap. IX, « “Contamination” et extermination ».
26. H. White, L’histoire s’écrit, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017.
27. C. Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater des esprits,
Paris, La Découverte, 2007.
28. C. Salmon, L’Ère du clash, Paris, Fayard, 2019.
29. Ibid., p. 344.
30. Ibid., p. 342-343.
31. Ibid., p. 342.
32. Ibid., p. 339-343.
33. Ibid., p. 339.
CHAPITRE VIII

Les isthmes du contemporain

Les isthmes du contemporain sont ces -ismes qui permettent peu ou prou
de continuer à marcher à sec. Ce sont ces récits qui survivent, à l’état
parcellaire, sinon sous forme de ruines, à l’issue d’un XXe siècle qui aura
connu la fin sans appel du providentialisme classique, puis des théodicées et
théologies de l’histoire et, enfin, des religions politiques imaginées et
formulées pour faire sens malgré tout – un siècle qui en Occident, donc,
pourrait en partie, mais aussi essentiellement, être défini comme l’histoire
d’un long deuil de Dieu.
C’est sans doute ce que le philosophe Jean-Luc Marion a en tête
lorsque, jeune professeur à l’Université de Poitiers après avoir achevé ses
deux thèses sur Descartes, il livre à la revue Le Débat une réflexion sur « la
modernité sans avenir » – non pas au sens, désenchanté, voire blasé, où la
Modernité serait réfutée à titre de concept désormais obsolète, dans une
veine postmoderniste qui lui est peu chère, mais au sens où la Modernité
elle-même, ce phénomène issu du XVIIe siècle galiléo-cartésien, n’offre et ne
propose pas d’avenir. Le philosophe observe une « manière de clôture de
l’avenir. Le futur se déroule, le présent se survit à lui-même sans que rien
[…] n’y advienne », rien de notable ni de « pensable ». Ce qui domine le
champ des idées est « la mode, qui se veut, mallarméennement, la dernière
mode 1 » et se pose toujours « comme la première vérité ». Difficile, dans le
contexte de ce début des années 1980, de ne pas penser aux proclamations
coruscantes des soi-disant « nouveaux philosophes », phénomènes de
« rentrée » littéraire et de « coup » médiatique.
Le présent patine, le futur advient mécaniquement, car le passé est
congédié : « la mode, qui décèle la faillite de la mémoire, entérine
l’impuissance à l’innovation » – constat surprenant lorsque l’on sait
l’importance de ce mot et de cette injonction (« innover »), l’innovation
devenant une nouvelle idole et la panacée car, depuis que l’on se préoccupe
de la dévastation de la planète et du vivant, il paraît que c’est l’innovation,
cette tentative de réintroduire de l’infini dans le fini, qui nous sauvera.
Marion constate bien plutôt une « collection impressionnante de faux
commencements, qui n’ont de radical que leur impuissance à innover 2 ». Il
suffit, pour s’en convaincre, d’entendre telle personnalité politique parler de
« révolution », de « nouveau monde » et de projection résolue dans la
Modernité quand elle se borne à parler la langue d’hier ou d’avant-hier,
celle du reaganisme bêta des années 1970, décennie de naissance du
néolibéralisme.
Or l’innovation, écrit Jean-Luc Marion, « exige une puissance de
répétition : seule la répétition permet de réinterpréter comme dérivés tous
les acquis de la pensée qui précèdent ce que l’innovation prétend instaurer
comme un commencement théorique premier, mais chronologiquement
dernier 3 ». Notre temps, au fond, n’est guère plus capable, sur le fondement
de sa lecture quantitative du monde, que de passer de l’analyse à la
prévision grâce à la statistique. Nous connaissons et nous projetons du
quantitatif ordonné, déjà connu, le long d’un axe mathématique symbolisant
le temps, grâce à la statistique prédictive : « le futur, pensé à partir du
présent […] se résume tout entier en un prolongement du présent » au
moyen de « la prospective, la futurologie, qui prévoient non seulement le
développement du savoir et de la production, mais surtout les délais pour
découvrir ce dont nous n’avons encore aucune idée ». Les chercheurs,
désormais sommés de répondre à des « appels à projet » en exposant par
avance, selon un séquençage précis et un « phasage » rigoureux, toutes les
découvertes à venir, ne sauraient pas mieux dire. Le « futur » ainsi conçu
nous « laisse veufs de tout avenir authentique 4 ».
Nous passons donc ici en revue des « récits du temps », cette
comparaison des discours de donation et de dotation de sens, dont la
valence eschatologique et la force mobilisatrice, la puissance de créance (ou
de crédulité), se veut comparable, sinon équivalente, aux grands récits
passés ou qui, du moins, permettent, au sens propre, de passer le temps, de
le supporter, voire de l’investir.

Illimitisme
Au sens désormais littéral de l’expression, il existe une croyance selon
laquelle only sky is the limit – seul le ciel est la limite, ce qui revient à dire,
peu ou prou, qu’il n’en existe aucune à l’intelligence humaine et à son
enfant béni, l’innovation.
L’illimitisme se déploie dans l’espace (au sens propre) comme dans le
temps. Au motif que « l’internet ne s’arrête jamais », il faudrait permettre
une ouverture illimitée des lieux de consommation et le travail permanent,
au nom de ce rapport espace/temps, étendue/temps, matière/temps très
spécifique qu’est la rentabilité, et en vertu de cette valeur si spéciale qu’est
la performance – valeur en soi, absolue, référée à rien de précis.
Au plan des individus, cela donne ainsi la valorisation de l’intensité
(« make the most of it ») et le culte du culturisme, un peu passé de mode (la
musculation outrancière, en vogue dans les années 1980, défigure, voire
mutile, et accouche de monstres), supplanté par celui du marathon, de l’iron
man et de l’ultra-trail. Les dieux de ces disciplines avalent désormais le
GR 20 corse en 30 heures, contre 16 jours pour un marcheur très compétent.
Dans le domaine économique, et dans l’imaginaire social
complaisamment entretenu par une promotion médiatique insistante, un rien
désuète mais revitalisée par le fantasme d’un décollage et d’un départ de
masse vers l’espace, cela donne ce que l’on pourrait appeler le
stratosphérisme, même s’il est question, chez les magnats et les moguls
contemporains, d’aller bien au-delà de la stratosphère.
Jeff Bezos, milliardaire de la logistique (Amazon), exégète très libre du
code du travail et champion de l’« optimisation fiscale », déclarait ainsi,
lors d’une conférence prononcée le 9 mai 2019 :

La Terre n’est plus grande. L’humanité est grande. […] Nous avons une
demande toujours croissante d’énergie. Faire des progrès d’efficacité
énergétique ne permettra pas de résoudre ce problème […]. Si vous prenez
la demande actuelle, vous pouvez y répondre en couvrant tout le Nevada de
panneaux solaires. […] Mais, dans deux cents ans, il faudra couvrir la
surface de toute la planète. Cela n’arrivera pas 5.

Voilà une manière bien enthousiasmante, conforme à l’esprit d’innovation


et de progrès, à la mentalité pionnière des grands découvreurs, de résoudre
l’équation bien chagrine de la croissance (démographique, économique) et
des contraintes, de la progression illimitée dans un monde de limites :

« Nous avons le choix. Voulons-nous la stagnation et le rationnement ? Ou


voulons-nous le dynamisme et la croissance ? C’est un choix facile », car
« si nous nous déplaçons dans le Système solaire, pour toutes nos activités
courantes, nous avons des ressources illimitées » 6.
L’idée est d’une géniale simplicité : notre incorrigible espèce croît,
consomme, consume et détruit. Finissons cette planète-ci, et cherchons-en
une autre. La seule ressource qui ne soit pas limitée, ce sont nos neurones et
nos synapses. En route vers la galaxie, donc. Comme Bezos est écologiste
(comment ne pas l’être), il ne dit pas cela. Bien sûr, il faut préserver notre
planète, on en fera un grand lieu de loisir apaisé, un immense parc naturel.
Il en va de même d’un autre prophète, Elon Musk. Lui peut se targuer
d’œuvrer sur tous les tableaux. Avec ses voitures électriques, les Tesla, il
pratique l’écologie en actes. Avec ses fusées, il prépare un avenir sans
limites et garde une option ouverte sur l’« abandon ship » global :

Si l’on pouvait résoudre la question de l’énergie durable et devenir une


espèce multiplanétaire avec une civilisation autonome sur une autre planète
pour pouvoir gérer la pire des éventualités, je pense que ce serait vraiment
7
bien .

Cet illimitisme est solidaire d’un technicisme qui en constitue l’un des
fondements, et s’associe volontiers au transhumanisme. L’avenir est donc
plein de promesses, contrairement à ce que serinent les Cassandre
écologistes.

Ignorantisme
(ou obscurantisme)
Il s’agit plus d’une technique de domination des masses que d’un récit
donnant sens au devenir, mais son existence, sa diffusion et sa popularité
chez les gouvernants de vieux pays ou grandes puissances européennes
(Pologne, Hongrie, Royaume-Uni) ou américaines (États-Unis, Brésil), sans
oublier la Turquie, est le symptôme d’une faillite de la raison dans des
démocraties où certaines élites font le pari de l’illibéralisme et du
populisme national-conservateur (voire réactionnaire).
Si l’on avait été plus prompt à l’anglicisme et moins rétif au barbarisme,
on aurait pu parler de bullshitisme, de ce mot – bullshit – devenu très
courant en anglais, jusques et y compris dans la littérature scientifique
depuis le geste inaugural du professeur Harry Frankfurt qui, alors en poste à
Yale, prononça en 1984 une conférence rapidement devenue célèbre en ce
qu’elle touchait manifestement un point sensible et élucidait un objet
d’intérêt public. Publiée en 1986 sous le titre burlesquement académique de
On Bullshit (De la connerie frénétiquement proférée, pourrait-on traduire 8),
elle consacre ce terme de bullshit (littéralement, de la merde de bœuf)
difficilement traduisible, mais qui est si opératoire heuristiquement que l’on
aurait vergogne à s’en passer, et à ne pas tenter le défi de la transposition :
conneries, baratin, fadaises, foutaises… J’opte pour ma part pour « le
n’importe quoi », car c’est bien de cela qu’il s’agit – dans l’énoncé (le
bullshiter passe son temps à raconter absolument n’importe quoi, selon
l’humeur, le moment, l’intérêt, le lieu, l’interlocuteur…) comme dans la
disposition générale, la vision du monde, la conception du réel (rien à
foutre, après moi le déluge, etc.).
Les observateurs attentifs de l’actualité politique américaine des années
2015-2020 auront reconnu Trump, mais c’est plutôt à Derrida et à la french
theory 9 que Frankfurt pensait dans ces années 1980 qui voyaient ladite
theory triompher sur les campus américains tandis qu’un acteur sur le retour
– qui, en comparaison de certains de ses successeurs républicains, comme
Bush fils et, surtout, Trump, fait désormais figure de quasi-intellectuel –
occupait la Maison-Blanche.
Frankfurt note que « l’un des traits les plus caractéristiques de notre
culture est l’omniprésence du baratin » :
Le domaine de la publicité, celui des relations publiques, et celui de la
politique, aujourd’hui étroitement lié aux deux précédents, abondent en
conneries si totales et absolues qu’elles constituent de véritables modèles
classiques de ce concept 10.

Soucieux, en philosophe sérieux et désireux de clarté conceptuelle,


d’« ébaucher une définition du baratin et de montrer en quoi il diffère de
certaines notions voisines », Frankfurt le distingue notamment du
« mensonge », en opérant une distinction très éclairante, qui problématise la
notion même de bullshit : « Le menteur est avant tout quelqu’un qui
proclame volontairement une chose fausse. » Le menteur est donc
« obligatoirement concerné par le souci de vérité. Avant de concocter un
mensonge, il doit chercher à déterminer ce qui est vrai. Et pour que son
mensonge soit efficace, son imagination doit se laisser guider par la
vérité ». En somme :

[…] un menteur tient compte de la vérité et, dans une certaine mesure, la
respecte. Quand un honnête homme s’exprime, il ne dit que ce qu’il croit
vrai ; de la même façon, le menteur pense obligatoirement que ses
déclarations sont fausses.

C’est absolument décisif, car le bullshiter, celui qui profère n’importe


quoi, se situe dans un tout autre univers mental :

Cette absence de tout souci de vérité, cette indifférence à l’égard de la


réalité des choses constituent l’essence même du baratin.

Le baratineur invétéré ne considère même pas assez la vérité au point de


vouloir la nier. Cette question est fondamentalement non pertinente à ses
yeux, tout comme l’existence d’un monde commun, d’un univers de
référence accessible à tous les hommes. Il n’existe que son intérêt, sa
personne, sa jouissance. On l’aura compris, « le baratineur est un plus grand
ennemi de la vérité que le menteur », car il ignore jusqu’à son existence ou
jusqu’au questionnement sur son existence possible. Un je-m’en-foutisme
radical, qui a peut-être souvent son origine dans une configuration
pulsionnelle particulière, dans l’idiosyncrasie d’un cynique, d’un
narcissique, d’un pervers, mais qui possède aussi son fondement dans une
culture philosophique, une vision du monde, un état du réel et de notre
rapport au réel qui était, au mitan des années 1980, la cible première de
Frankfurt :

La prolifération contemporaine du baratin a des sources encore plus


profondes dans les diverses formes de scepticisme qui nient toute possibilité
d’accéder à une réalité objective et par conséquent de connaître la nature
véritable des choses. Ces doctrines « antiréalistes » sapent notre confiance
dans la valeur des efforts désintéressés pour distinguer le vrai du faux, et
même dans l’intelligibilité de la notion de recherche objective.

En ligne de mire, la « déconstruction », l’un des concepts qui permettent


de subsumer la diversité des approches propres à Lacan, Barthes, Foucault,
Deleuze et Derrida, si populaires dans les départements de romance
languages, et parfois même, comme à Yale, de philosophie, des Universités
américaines sous le nom de french theory.
Cette épistémè nouvelle a, selon Frankfurt, des conséquences
scientifiques et pratiques désastreuses. On se détourne du monde extérieur,
frappé d’irréalité ou, du moins, réputé inconnaissable, on répudie
l’objectivité de l’objet, et l’on se tourne vers la subjectivité du sujet,
pourtant bien difficile à connaître.
Le résultat en est, affirme Frankfurt dans une critique aussi lumineuse
qu’éclairante pour notre temps, que l’idéal de vérité est frappé
d’obsolescence au profit d’un autre idéal, celui de sincérité qui devient dès
lors le seul fondement de légitimité du discours. Peu importe de dire le vrai
(qui demande par ailleurs une recherche assidue et beaucoup de travail…),
si l’on est sincère (qui n’implique que l’exgurgitation d’un simple flatus
vocis, cette flatulence de la bouche 11 qui n’est qu’un son, et certainement
pas un énoncé digne de ce nom en ce qu’il serait référé à une réalité
commune) :

Cette perte de confiance a entraîné un abandon de la discipline nécessaire à


toute personne désireuse de se consacrer à l’idéal d’exactitude, au profit
d’une autre sorte de discipline : celle que requiert l’idéal alternatif de
sincérité. Au lieu d’essayer de parvenir à une représentation exacte du
monde, l’individu s’efforce de donner une représentation honnête de lui-
même. Convaincu que la réalité ne possède pas de nature inhérente, qu’il
pourrait espérer identifier comme la véritable essence des choses, il tente
d’être fidèle à lui-même. Pourtant, il est absurde d’imaginer que nous
soyons nous-même des êtres définis, et donc susceptibles d’inspirer des
descriptions correctes ou incorrectes, si nous nous sommes d’abord montrés
incapables de donner une définition précise de tout le reste […]. Aucune
théorie ni aucune expérience ne soutient ce jugement extravagant selon
lequel la vérité la plus facile à connaître pour un individu serait la sienne.
Les faits qui nous concernent personnellement ne frappent ni par leur
solidité, ni par leur résistance aux assauts du scepticisme. Chacun sait que
notre nature insaisissable, pour ne pas dire chimérique, est beaucoup moins
stable que celle des autres choses. La sincérité, par conséquent, c’est du
baratin.

Et réciproquement, pourrait-on dire.


Le bullshitisme est consubstantiellement lié au managérialisme, ce
langage du vide, cette nouvelle langue de bois emphatique, voire
enthousiaste et parfaitement vaine, qui est aussi une conception de l’homme
et du groupe humain, de la cité, donc de la politique, qui conçoit le réel en
termes de calcul optimisateurs, de kits, de process et de nudge 12.

Messianisme
Une forme de messianisme politique est apparue, en France comme aux
États-Unis, depuis les révolutions des années 1776-1789. La France, sous
cet angle, a été plus ambitieuse car sa Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen légifère, au nom du droit naturel, pour l’ensemble du genre
humain. Nulle surprise, donc, à ce que ses représentants, au printemps
1792, ont été tentés d’éclairer l’Europe et de lui apporter la liberté. On
connaît les mots fameux de Robespierre, réticent à porter le fer et le feu sur
le continent. Dès octobre 1791, il raillait « la peinture brillante et
prophétique des succès d’une guerre terminée par les embrassements
fraternels de tous les peuples de l’Europe » et si « une guerre entreprise
pour étendre le règne de la liberté » pouvait séduire, il prévenait, avec la
clarté qui lui est coutumière :

Il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement
progressive […]. La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête
d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée
chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution.
Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent
la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis 13.

Il faut diffuser les lumières, éduquer, discuter, convaincre, et non forcer


l’entrée à coups de mousquet. Robespierre ne fut pas écouté, et la
déclaration de guerre adressée « au Roi de Bohème et de Hongrie » le
20 avril 1792 inaugure un long cycle de vingt-trois années de guerres
européennes, guerres dites de la Révolution et de l’Empire qui ne prennent
fin qu’avec la seconde défaite, finale, de Napoléon Ier le 18 juin 1815 à
Waterloo.
Après le Congrès de Vienne, le messianisme français se fait plus discret,
moins intrépide, mais il est réactivé sous l’Empire, second du nom, par
Napoléon, troisième du nom, de 1852 à 1870, surtout lors des guerres
d’indépendance et d’unification italienne.
La République, à partir de la décennie 1870, fait du messianisme
français l’un des fondements de son identité, que ce soit en politique
extérieure ou dans le projet colonial. L’École publique est chargée
d’instruire la jeunesse de France en ce sens. Comme l’écrit Ernest Lavisse
« l’instituteur national », dans l’un des innombrables manuels où il promeut
le roman national patriotique, revanchard et universaliste :

En défendant la France, nous défendons la terre où nous sommes nés, la


plus belle et la plus généreuse terre du monde. En défendant la France, nous
nous conduisons comme de bons fils. Nous remplissons un devoir envers
nos pères, qui se sont donné tant de peine depuis des siècles pour créer
notre patrie. En défendant la France, nous travaillons pour tous les hommes
de tous les pays, car la France, depuis la Révolution, a répandu dans le
monde les idées de justice et d’humanité. La France est la plus juste, la plus
14
libre, la plus humaine des patries .

Cette inspirante anaphore trouverait sa confirmation dans la guerre à la


fois attendue et redoutée avec l’Allemagne, menée pour la liberté du
monde. Les plus grands esprits du temps, comme Lavisse, Durkheim,
Bergson – les deux premiers pourtant thuriféraires de l’objectivité et du
positivisme – prêtent main-forte au discours, au narrative, dirait-on
aujourd’hui, qui fait de la France le défenseur de la civilisation et du droit
contre la barbarie allemande. Cette conviction est admirablement résumée
par le ministre de l’Instruction publique, le radical-socialiste Albert Sarraut,
à l’automne 1914 :

La France est la nation-lumière. Elle est la gloire du patrimoine humain et


la seconde patrie de tout homme qui pense […]. Toutes les grandes idées
qui ont transfiguré l’âme et le visage du monde ont jailli sur son sol. Elle est
la terre classique de l’idéalisme, de la chevalerie, de la bonté, de
l’altruisme. Elle a éclairé toutes les routes obscures du progrès. Elle a tracé
les chemins de toutes les nobles croisades. Son génie, immuable parmi le
mouvement des âges et la diversité de l’histoire, obéit éternellement aux
mêmes inspirations de générosité, qu’il aille, à travers la nuit de l’époque
médiévale, délivrer la primitive douceur du rêve d’amour et de fraternité
enclos aux murs du Saint-Sépulcre, ou qu’il aille, à l’aurore des temps
modernes, régénérer le vaste univers en apportant aux multitudes
opprimées, dans le Verbe de la Déclaration des Droits de l’Homme, la
magnifique espérance de l’Évangile du droit nouveau 15.

C’est avec à peine plus de sobriété que le chef du gouvernement, le radical


Georges Clemenceau, annonce la victoire à la Chambre des Députés le
11 novembre 1918 : « La France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de
l’humanité, sera toujours le soldat de l’idéal. »
La République outrepasse donc le message de la Révolution : les
révolutionnaires, soucieux de se distinguer de l’Ancien Régime, ne faisaient
guère référence aux croisades, alors que la République, en quête de
légitimité et d’enracinement, n’hésite pas à affirmer des continuités
historiques qui vont bien au-delà de la simple proclamation rationnelle des
droits humains. Autrement dit, elle troque volontiers le fondement rationnel
pour l’origine historique ou, plutôt, une forme de génétique mythologique
qui permet à de Gaulle de proclamer, dans un discours de 1941, qu’« il y a
un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du
monde 16 ».
Le heurt des messianismes français et américain a été flagrant lors du
débat à l’Onu sur une possible intervention de la communauté
internationale en Irak contre les « armes de destruction massive »
frauduleusement dénoncées par le gouvernement de George W. Bush et de
Dick Cheney. Le discours que Dominique de Villepin, littéraire proclamé,
licencié ès lettres et passionné de poésie, a tenu devant le Conseil de
sécurité à New York le 14 février 2003, en a été l’acmé, au bénéfice,
symbolique et politique, de la France. Ce fut un discours technique, qui
parlait d’armements, d’inspection et de la résolution no 1441, mais dont on a
retenu la péroraison, climax rhétorique qui a éclaté dans un pathos gaullien :

Dans ce temple des Nations unies, nous sommes les gardiens d’un idéal,
nous sommes les gardiens d’une conscience. La lourde responsabilité et
l’immense honneur qui sont les nôtres doivent nous conduire à donner la
priorité au désarmement dans la paix. Et c’est un vieux pays, la France,
d’un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui,
qui a connu les guerres, l’occupation, la barbarie. Un pays qui n’oublie pas
et qui sait tout ce qu’il doit aux combattants de la liberté venus d’Amérique
et d’ailleurs. Et qui pourtant n’a cessé de se tenir debout face à l’Histoire et
devant les hommes. Fidèle à ses valeurs, il veut agir résolument avec tous
les membres de la communauté internationale. Il croit en notre capacité à
construire ensemble un monde meilleur.

La première véritable rencontre entre le messianisme français et le


messianisme américain date pourtant de la Grande Guerre, où les
Américains sont intervenus de manière tardive, mais décisive, à partir du
printemps 1918, en proclamant « La Fayette, nous voilà », comme si l’aide
française à la révolution américaine trouvait ainsi sa contrepartie. Plus
précisément, la rencontre date de la « Conférence de la Paix » qui s’ouvre à
Versailles en janvier 1919, et c’est John Maynard Keynes qui la décrit, dans
l’ouvrage documenté et subtil sur ces négociations auxquelles il a participé
comme conseiller économique du gouvernement britannique.
Keynes décrit Clemenceau comme un chat madré, supérieur et
souverain, méprisant et sarcastique, obsédé par la sécurité de la France et le
désir de faire rendre gorge à l’Allemagne, c’est-à-dire de conclure ce que
Keynes n’hésite pas à qualifier, à de multiples reprises, de « paix
carthaginoise ». L’Antiquité est d’autant plus présente qu’« il pensait de la
France ce que Périclès pensait d’Athènes 17 », maîtresse des démocraties et
matrice de la liberté. Ce portrait saisissant du Tigre en vieux cardinal
impérieux et machiavélique jure avec celui qu’il brosse d’un Woodrow
Wilson, attendu, de fait, comme le Messie : « Quelle place le Président
tenait-il dans nos cœurs et dans les espérances du monde quand il vint à
nous sur le George-Washington ! Quel grand homme arrivait en Europe au
lendemain de notre victoire ! ». Et pourtant :

[…] le Président ressemblait à un pasteur non conformiste ou presbytérien.


Sa tournure d’esprit et son caractère étaient bien plus théologiques que
philosophiques […]. Le Président n’avait rien conçu du tout ; quand on
voulut les mettre en pratique, ses idées apparurent vagues et incomplètes. Il
n’avait aucun plan, aucun projet précis, aucune idée constructive capable
d’insuffler la vie aux commandements qu’il avait fulminés du haut de la
Maison Blanche. Il aurait pu faire un sermon sur chacun d’eux, ou adresser
une prière très digne au Tout-puissant en faveur de leur accomplissement ;
mais il ne pouvait pas concevoir leur application concrète en tenant compte
des réalités européennes 18.

Keynes exprime en des termes feutrés et sarcastiques, non dénués


d’affection du reste, sa profonde consternation de négociateur éprouvé face
à un prophète qui vaticine mais obtient peu et qui, quelques mois plus tard,
devait être désavoué par le Congrès des États-Unis : Wilson avait créé la
Société des Nations, mais son pays n’en serait pas membre. Le retour à la
doctrine Monroe de 1823 (les États-Unis se préoccupent de leur
hémisphère), désormais désignée par le slogan America First !, devait
l’emporter jusqu’au 7 décembre 1941 et l’attaque de Pearl Harbour par les
Japonais.

Déclinisme
La contrepartie du messianisme, son double logique ou, pour reprendre
une image courante, le revers de sa médaille, ne serait-elle pas le
déclinisme ? Il est présent, voire prégnant, dans le récit négatif, et même
sinistre, que tient l’extrême droite américaine, et Trump au premier chef,
sur l’état supposé du pays.
Il constitue aussi un élément structurant de l’imaginaire ou du récit
français, surtout depuis les années 2000, celles d’une longue présidence
Chirac généralement dépeinte comme un poussif cabotage radical-socialiste
– Chirac ayant hérité de la circonscription d’Henri Queuille en Corrèze. Un
essayiste à la mode en fit son fonds de commerce éditorial, entre « Les
trente piteuses » (1998) et « La France qui tombe » (2003), suscitant l’ire
d’un pilier de la chiraquie, Dominique de Villepin, tonnant contre les
« déclinologues » 19. Entre discours remarqué à l’Onu et méditations sur
Napoléon, l’homme de l’ombre devenu flamboyant ministre et Premier
ministre tenta d’incarner une forme de panache français, avec plus de tenue
et de lettres que son prudhommesque prédécesseur, Jean-Pierre Raffarin,
qui, pour raffermir l’âme française, citait paradoxalement le titre d’un tube
en franglais, la « positive attitude » d’une starlette vite oubliée. Quelques
années plus tard, un ex-journaliste devenu idéologue d’extrême droite
accentuait le message, avec Mélancolie française (2010) et, tant que l’on y
est, Suicide français (2014), textes hâtifs, brouillons et bien mal écrits qui,
cependant, rencontraient un large lectorat 20.
Ces thèses, en effet, rencontraient une tendance de fond, un arrière-plan
politique et culturel insistant depuis les crises pétrolières de 1973 et 1979, la
« stagflation », le chômage de masse et la prise de conscience que la
France, selon les mots mêmes de Valéry Giscard d’Estaing, n’était plus
qu’une « puissance moyenne ». Mais il faut sans doute remonter plus haut,
à la perte de l’Empire colonial entre 1944 (début de la guerre d’Indochine)
et 1962 (fin de la guerre d’Algérie), ou plutôt, et surtout, à la catastrophe de
1940.
C’est l’historien Robert Frank qui, dans La Hantise du déclin 21 nous y
invite, en parlant d’un « syndrome de quarante », au sens de « choc qui
laisse des séquelles », de « traumatisme profond se manifestant au travers
de symptômes parfois contradictoires 22 ». L’effondrement militaire, la
déliquescence des autorités, l’épreuve de l’exode ont laissé des traces :
« Mon sentiment d’appartenir à un grand peuple […] avait subi quelques
entailles. J’ai vécu 1940 : inutile d’en dire davantage », écrivait François
Mitterrand en 1978 dans L’Abeille et l’Architecte 23.
Robert Frank est bien placé pour briser des lances avec la mythologie
du déclin : prenant à revers le discours, installé par Vichy, selon lequel la
France du Front populaire avait désarmé moralement et matériellement la
France et ainsi précipité le pays dans la défaite, il avait, avec Le Prix du
réarmement français, 1935-1939, publié en 1982, soutenu une thèse de
doctorat qui montrait bien que, avec le plan Blum-Daladier, la majorité de
gauche avait plus dépensé « pour les canons » que « pour le beurre », en
raison d’une juste évaluation du péril nazi et par volonté de relance
économique, mais aussi au détriment d’une politique sociale moins
généreuse que prévu. Ce retour aux faits permettait de balayer une fois pour
toutes le principe même du procès de Riom (1942), qui avait du reste été
rapidement ajourné car les accusés, Blum et Daladier au premier chef, se
défendaient trop bien.
Malgré les travaux de Robert Frank et ceux, également pionniers,
d’Élisabeth du Réau 24, le mythe d’un Front populaire fossoyeur de la
puissance française a la vie dure à droite, où le thème et la thèse du déclin
permettent, « avec des mots de droite », de « dénoncer des maux de
gauche » ou supposés tels, comme le poids de l’État social et fiscal. La
gauche, historiquement et culturellement, ne parle pas de déclin car « c’est
plutôt l’absence de mouvement et de progrès qui la hante 25 ».
Il est amusant, et éclairant, de mettre en perspective cette obsession du
déclin, terme qui désigne plutôt l’affaissement de la puissance
(économique, militaire, géopolitique, démographique), mais qui se
conjugue souvent avec d’autres désespérances, comme celle de la
décadence (morale) et de la dégénérescence (biologique).
Cet éternel refrain français vient de loin, de bien plus loin que ce
e
XIX siècle où il est épinglé par Flaubert, dans son Dictionnaire des idées

reçues : « Époque (la nôtre) : Tonner contre elle – Se plaindre de ce qu’elle


n’est pas poétique – L’appeler époque de transition, de décadence. »
L’obsession du déclin s’inscrit dans une conception anxieuse, voire
angoissée du temps, conçu comme le lieu de la déperdition physique et de
la perdition morale. À Athènes, les adversaires, voire les ennemis de la
démocratie, comme Platon et Xénophon, ne cessent d’exalter la Patrion
politeia, la cité des pères et des ancêtres, dont Sparte, la virile, leur semble
offrir une vivante image à l’époque – et ce n’est à leurs yeux pas un hasard
si la cité lacédémonienne remporte la guerre du Péloponnèse. Encore tout
cela est-il soluble dans une conception cyclique du temps : on croît, on
dégénère, on se corrompt et l’on meurt, avant de renaître au temps et à
l’histoire. Au moment de l’éclipse d’Athènes, après la défaite et la
soumission à la Macédoine, Aristote, proche d’Alexandre, roi de
Macédoine et fils du roi Philippe, qui a soumis à son sceptre les cités
grecques, fixe cette conception en définitive rassurante du temps, une
anacyclosis que Polybe, plus tard, appliquera à l’histoire des Empires.
Cette conception cyclique du devenir est moins assurée à Rome, et c’est
bien chez les Romains que l’on trouve, de manière obsessionnelle, cette
psychose de la décadence. De manière involontairement comique, aussi, car
les penseurs et historiens romains fulminent verdicts décadentistes et
diagnostics déclinistes à un moment qui nous apparaît comme un des acmés
de leur histoire, une fin de la République certes troublée, mais une
naissance du principat, avec Auguste, plutôt prometteuse. Poète officiel du
régime augustéen, bénéficiaire avec quelques autres de la faveur du prince,
et son ami Mécène, qui a donné son nom au mécénat, Horace, dans son Art
poétique, ne se prive d’ailleurs pas de critiquer les mécontemporains, ces
laudatores temporis acti (littéralement, les laudateurs du temps passé) (Art
poétique, 173) bien inconscients de leur bonne fortune : vivre au siècle
d’Auguste, que le même Horace célèbre dans son carmen saeculare.
C’est sans doute, outre Caton, le chroniqueur Salluste (86-35 avant
notre ère) qui, dans les paragraphes introductifs de la Conjuration de
Catilina (notamment 6-13), fixe le bréviaire d’une lecture décadentiste de
Rome : à l’origine, « Cives cum civibus de virtute certabant », les citoyens
rivalisaient de vertu, écrit Salluste, qui ne barguigne sur aucune hyperbole
pour célébrer les louanges de ces durs et frustes Romains qui ont conquis le
monde. Les valeureux pères de la Cité brillaient par leur courage et leur
endurance, toutes choses qui les rendaient aptes aux durs travaux de la
guerre :

On mettait son plaisir dans les belles armes et les chevaux de bataille plutôt
que dans les femmes de mauvaise vie et les banquets. À de tels hommes,
donc, aucun effort ne paraissait insolite, aucun lieu trop accidenté ou trop
escarpé, aucun ennemi armé redoutable : leur valeur venait à bout de tout.
Des bonnes mœurs devenues proverbiales en latin, qui parle du mos
maiorum, l’usage, ou la vertu des ancêtres, exemple à imiter :

Donc, en paix comme en guerre, on pratiquait les bonnes mœurs, la


concorde était grande, l’avarice minime, et ce n’était pas tant les lois que
leur nature propre qui les conduisait à respecter le droit et le bien.

Concorde, générosité, courage, fidélité, équité, magnanimité… Ces


Romains sont si vertueux que l’on doit, à l’armée, sanctionner les
légionnaires qui tardent à quitter le champ de bataille alors que la retraite a
été sonnée :

On a en guerre plus souvent sévi contre ceux […] qui, au signal, avaient
trop tardé à quitter le combat que contre ceux qui n’avaient pas craint
d’abandonner leurs enseignes et de lâcher pied.

Édifiant tableau – qui ne lésine pas sur l’hyperbole – et cinglant contraste


avec la dépravation du présent, causée par la rencontre avec la Grèce et
l’Orient, qui a efféminé les mâles Romains.
Tout allait bien dans ce monde de bons pères, de citoyens honnêtes et de
courageux soldats lorsque le cataclysme intervint, qui fit de la Cité, jadis
resplendissante de vertu, un lupanar à faire rougir jusqu’à ces dégénérés de
graeculi. Les Romains sont unanimes à dater la rupture de la conquête du
monde, notamment de l’Orient et de la Grèce. Auparavant, les Romains
étaient pauvres et vertueux. Désormais, ils sont riches et vicieux – In
Tiberim defluxit Orontes (« L’Oronte est venu couler dans le Tibre »), écrit
Juvénal qui déplore, comme tant d’autres, que la prospérité ait, in fine,
vaincu le vainqueur :
C’est là que l’armée du peuple romain s’habitua pour la première fois à
faire l’amour, à boire, à tomber en admiration devant les statues, les
tableaux, les vases ciselés, à les enlever chez les particuliers et dans les
lieux publics, à dépouiller les sanctuaires, à tout souiller, le sacré comme le
profane.

En effet, « la prospérité finit par avoir raison des sages ».


L’argent a donc subverti le système de valeurs des anciens Romains.
L’importance donnée à l’apparence a grandi et, avec elle, le désir de paraître
et non plus d’être. Les romains sont donc devenus faux et hypocrites :

L’ambition a forcé bien des hommes à devenir faux, à avoir une pensée
dans le cœur, une autre sur les lèvres, à estimer les amitiés et les inimitiés
non pas d’après leur valeur en soi, mais d’après l’intérêt, et à posséder une
belle figure plutôt qu’un beau caractère.

Les valeurs traditionnelles, plus que subverties, en viennent à être


inversées :

La vertu s’émoussa ; on se prit à considérer la pauvreté comme un


déshonneur, à tenir l’intégrité en mésestime. À la suite des richesses, le goût
du luxe et la cupidité, joints à l’arrogance, s’emparèrent des jeunes : on
pilla, on gaspilla, on dédaigna sa fortune, on désira celle des autres, on n’eut
ni considération ni souci de l’honneur, de la pureté des mœurs, des lois tant
divines qu’humaines.

En sept paragraphes, l’édifiant tableau de la Rome des origines s’est


inversé : Rome est désormais rongée par le vice. La Ville est devenue
l’exact contraire d’elle-même. La condamnation est explicite. Dans La
Guerre de Jugurtha, autre grand écrit historique de Salluste, l’auteur
exprime l’écœurement que lui inspirent ses contemporains : « Les mœurs de
cette cité ne m’inspirent que honte et dégoût. »
Salluste entonne une litanie qui sera reprise par tous les historiens et les
écrivains romains du Ier siècle et des suivants. La déploration de la
décadence, la moue dédaigneuse opposée au présent et la célébration d’un
passé glorieux et vertueux vont devenir un topos, lieu commun et passage
obligé de tout discours sur Rome. La décadence était lisible dans l’espace
dans un bien singulier mémorial, la cabane de Romulus, pieusement
conservée sur le Capitole : elle jouxtait les palais de marbre des riches
sénateurs et marchands.
Dans sa lettre 86 à Lucilius, Sénèque s’émerveille de l’inconfort de la
salle de bains, « ces bains sombres et grossièrement crépis » de Scipion
l’Africain :

Je pris un vif plaisir à considérer le style de vie de Scipion par rapport aux
usages actuels. Dans ce cabinet, la terreur de Carthage, le héros à qui Rome
doit de n’avoir été qu’une fois prise, baignait son corps fatigué de rustiques
travaux ; car il peinait aux champs, et, comme un citoyen des âges antiques,
conduisait lui-même la charrue.

Tite-Live (59 av. J.-C.–17 ap. J.-C.) confie à son lecteur qu’il s’est
réfugié dans l’étude et la rédaction de l’histoire pour ne plus avoir
constamment sous les yeux le triste spectacle de son propre siècle : « Je
chercherai à me détourner […] loin du spectacle des malheurs que notre
époque a vus tant d’années durant ». C’est que, chez lui aussi, le temps a
suivi une pente inexorable, depuis de bien glorieux débuts jusqu’à ce
présent de décadence :

Les principes se relâchant ensuite progressivement, on devra suivre par la


pensée d’abord l’affaissement des mœurs, ensuite la façon dont elles se sont
relâchées de plus en plus, et dont elles ont commencé à s’écraser au sol
jusqu’à ce qu’on parvienne à notre époque où nous ne pouvons supporter ni
nos vices ni nos remèdes.

L’autre très grand nom de l’historiographie latine, Tacite (55-117), s’en


va chercher et reconstruire l’image des vertueux Romains des cabanes dans
les forêts de Germanie. Il n’y a certes jamais mis les pieds mais, inspiré par
des récits de légionnaires qui y ont combattu, il rédige sa Germania, où il
brosse un portrait stéréotypé du Germain qui correspond point par point à
l’idée que l’on se fait des Romains des origines : sans en avoir jamais vu un
seul, il plaque sur les Germains l’image du mâle et vertueux ancêtre. Tacite
rédige un écrit spéculaire : il tend à ses contemporains un miroir, une image
de la vertu barbare pour stigmatiser leur propre décadence. Voyez ces
Germains, dignes pairs de vos pères ! Le caractère admiratif, laudatif de la
relation de Tacite a également valeur d’avertissement : c’est en étant et
vivant ainsi que vos pères ont conquis le monde. Prenez garde à ces
populations qui pourraient un jour enfoncer le limes et venir vous
soumettre.
La postérité de cet écrit fut considérable dans l’élaboration de l’identité
allemande et la création d’un mythe aryen nordique 26.
La hantise de la décadence, qui peut apparaître comme une véritable
obsession, n’est pas restée l’apanage des Romains. Avec le pessimisme,
voire la « sinistrose » (concept médical volontiers transposé à l’analyse
politique) qui semble les caractériser, sans oublier la fascination mimétique
pour le vigoureux voisin allemand fantasmé, les Français seraient-ils
décidément les Romains de notre temps ? Le phénomène n’est pas nouveau
dans ce pays : dans le premier numéro de La lanterne, revue satirique née
en 1868 à la fin du Second Empire, Henri Rochefort écrit plaisamment que
« la France compte 36 millions de sujets, sans compter les sujets de
mécontentement ».
Confrontation de l’idéal et du réel ? Les promesses d’émancipation
(liberté), de dignité (égalité) et de communauté (fraternité), si généreuses,
voire sublimes, sont peut-être trop rarement tenues, la France n’étant donc
jamais pleinement à la hauteur de l’idée qu’elle se fait d’elle-même.
Certaines idéologies politiques se caractérisent cependant par un
pessimisme plus marqué, parfois doublé d’un volontarisme réactionnaire,
qui doit restaurer un avant fantasmé, quoi qu’il en coûte. Les pensées
politiques de la décadence sont plutôt l’apanage d’une certaine droite et de
l’extrême droite, comme chez Gobineau, Vacher de Lapouge, Chamberlain,
et leurs disciples nazis. Le nazisme, par son obsession de recréer la
primordialité et l’aurore d’une race nordique germano-grecque après des
millénaires de décadence et de mélange racial, est un bon exemple de
pensée de la décadence et de ses applications pratiques.
En France, l’extrême droite est hantée par l’obsession de la
déliquescence, qui nourrit une pensée réactionnaire crispée sur un passé
fantasmé. Barrès était travaillé par la peur des « crépuscules d’Occident »
qu’il voyait s’appesantir sur sa vieille France, et usait de métaphores
biologiques et médicales pour traduire son angoisse de la dégénérescence.
Au même moment, à gauche, l’œuvre de Zola, marquée par le déterminisme
d’une biologie gâtée, d’une hérédité malheureuse, ne respire pas
singulièrement l’optimisme le plus frais. Bien au contraire, les personnages
de la série romanesque des Rougon-Macquart sont les objets d’un atavisme
déplorable qui, de pulsions violentes en alcoolisme impénitent, les
conduisent aux malheurs les plus sordides et aux plus grands crimes.

Djihadisme
Le fait qu’il faille prendre au sérieux les discours religieux radicaux ne
fait guère de doute chez les chercheurs. Nul déterminisme culturel de
masse, qui jetterait « les Musulmans » à l’assaut de « l’Occident », mais des
manières de lire, de voir et de concevoir le monde choisies par des
individus en quête de sens, au double sens d’intelligibilité et de direction à
suivre.
La première conception, celle d’un atavisme belliciste supposé, a été
popularisée peu après la fin de l’URSS, qui avait mis tant de soviétologues
apocalyptiques au chômage, par Samuel Huntington, politologue américain
spécialiste de l’armée en démocratie, qui a orienté ses réflexions vers les
mondes émergents : dans Le Choc des civilisations (1996), il développe une
cartographie grossière des zones ethnoculturelles qu’il voit dans le monde,
définies de manière essentialiste et déterministe. Il livre ainsi une
grammaire commode au binarisme de la politique étrangère
néoconservatrice américaine sous les deux mandats de George W. Bush
(2000-2008) et alimente encore nombre d’éditorialistes pressés. Doter le
vaste monde musulman, si divers, d’une identité partagée, d’une cohérence
ferme et d’une finalité commune, revient en définitive, et en miroir, à
proposer la même lecture du monde que les fondamentalistes et terroristes
musulmans eux-mêmes, d’Al-Qaida à Daesh, qui considèrent les
musulmans non engagés dans leur djihad comme des mécréants ou des
traîtres.
En France, pays doté d’une islamologie scientifique féconde, le débat a
porté sur la religion comme idéologie. Pouvait-on considérer la
radicalisation violente comme un phénomène endogène à l’Islam, travaillé
par de vieux démons bellicistes et expansionnistes non maîtrisés, et
observer dans la violence terroriste une radicalisation de l’Islam ? Ou bien
devait-on adopter une perspective plus exogène, plus contextuelle, comme
le fait Olivier Roy lorsqu’il parle d’islamisation de la radicalité ? Dans Le
Djihad et la Mort, Roy explique :
Au lieu d’une approche verticale qui irait du Coran à Daech […] en
supposant un invariant (la violence islamique) qui se manifeste
régulièrement, je préfère une approche transversale, qui essaie de
comprendre la violence islamique contemporaine en parallèle avec les
autres formes de violence et de radicalité, qui lui sont fort proches (révolte
générationnelle, autodestruction, rupture radicale avec la société, esthétique
de la violence, inscription de l’individu en rupture dans un grand récit
globalisé, sectes apocalyptiques 27).

Face à l’absence de perspective, d’espoir et de justice, Roy observe une


surrection du nihilisme chez les acteurs de la violence, comparable à celle
des membres de la Fraction Armée rouge en Allemagne et des Brigades
rouges en Italie, dans les années 1970. La thèse, clairement énoncée, est
potentiellement riche d’orientation des politiques publiques, et elle a le
mérite d’offrir une alternative à la seule guerre sans fin contre l’Hydre. Elle
permet aussi d’expliquer pourquoi des convertis qui n’ont aucun lien avec
l’histoire de l’Empire colonial français et l’immigration nord-africaine se
trouvent parmi les engagés du djihad :

Daech puise dans un réservoir de jeunes Français radicalisés qui, quoi qu’il
arrive au Moyen-Orient, sont déjà entrés en dissidence et cherchent une
cause, un label, un grand récit pour y apposer la signature sanglante de leur
révolte personnelle. L’écrasement de Daech ne changera rien à cette révolte.

Cet engagement est « opportuniste » :

Le problème essentiel pour la France n’est donc pas le califat du désert


syrien, qui s’évaporera tôt ou tard comme un vieux mirage devenu
cauchemar, le problème, c’est la révolte de ces jeunes.
[…] pourquoi l’islam ? Pour la deuxième génération, c’est évident : ils
reprennent à leur compte une identité que leurs parents ont, à leurs yeux,
galvaudée : ils sont « plus musulmans que les musulmans » et en particulier
que leurs parents. L’énergie qu’ils mettent à reconvertir leurs parents (en
vain) est significative, mais montre à quel point ils sont sur une autre
planète (tous les parents ont un récit à faire de ces échanges). Quant aux
convertis, ils choisissent l’islam parce qu’il n’y a que ça sur le marché de la
révolte radicale. Rejoindre Daech, c’est la certitude de terroriser 28.

Spécialiste de l’Iran dès avant 1979, puis auteur de « terrains »


nombreux en France depuis les années 1990, au moment où la guerre civile
algérienne frappait le territoire français, pionnier de l’étude du djihadisme,
Farhad Khosrokavar plaide dès 2002, dans un livre publié peu après les
attentats du 11 septembre 2001, pour une étude internaliste et
compréhensive du phénomène, en ressaisissant les actes à partir des
catégories des acteurs :

On tentera de pénétrer, dans la mesure du possible, la subjectivité de ces


acteurs et de décrire phénoménologiquement leur motivation, leur
intentionnalité, leur construction mentale du monde et leur manière de s’y
insérer en le contestant 29.

Cette démarche est celle du sociologue Fabien Truong qui, professeur


de sciences économiques et sociales dans des lycées de la banlieue nord de
Paris à partir de 2005, a décidé de suivre le parcours de ses élèves et
anciens élèves après son propre départ pour l’Université Paris VIII en 2010.
Il en a tiré un ouvrage, Jeunesse française 30, qui montre l’intégration à la
société française d’une jeunesse stigmatisée par l’école et les études
supérieures, un peu à la manière de Stéphane Beaud, avant de s’intéresser
aux parcours de « radicalisation » de certains jeunes hommes qu’il a suivis
sur le long terme, dans une perspective d’ethnographie longitudinale
privilégiant l’écoute attentive d’individus choisis plutôt que l’étude
statistique transversale d’une population plus nombreuse : un « art de
l’écoute », donc, « presque anachronique dans une société inondée de quarts
d’heure de gloire numérique qui offrent le loisir de s’exprimer sans
entendre ceux qui ont pourtant un besoin impérieux d’articuler les
contradictions de leur vie 31 ».
Les contradictions sont patentes, tant les loyautés sont nombreuses,
pour de jeunes hommes en quête d’attaches, de socialisation et de
valorisation – loyauté à la famille, au groupe d’amis, à la République, à
l’école, à la « boîte », au « business », à l’Islam… Force est de constater
que, pour des hommes en rupture de ban, « la religion est sans conteste
devenue une ressource morale qui a bien peu d’équivalents dans la vie
sociale de beaucoup de jeunes 32 », car dotée d’une force herméneutique
(intellectuellement), intégrative (socialement) et rassérénante
(psychologiquement) qu’aucune autre perspective ou utopie ne peut offrir
dans le monde social actuel. Très justement, le sociologue rappelle que les
jeunes radicalisés sont issus de « grands ensembles 33 » qui furent, dans leur
conception et à leurs débuts, des terres d’utopie. Durant les Trente
glorieuses, on ne parlait ni plus ni moins que d’une « seconde révolution
française 34 » :

Le fleurissement des grands ensembles incarne cette promesse un peu


partout sur le territoire […]. Au centre-ville historique, les pierres de taille
d’un passé glorieux, aux banlieues florissantes, le béton d’un futur
35
radieux .

La conversion et parfois la radicalisation de certains est aussi une crise


du récit et une crise de l’avenir : comment « s’accommoder d’un monde
capitaliste qui ne fait plus rêver » quand le « désir de reconnaissance est
nié » et le « désir d’école éconduit », et qu’« il n’existe plus de projet
alternatif au projet néolibéral 36 », tout de violence social-darwinienne, de
« projets » parcellaires et individuels, de simple déploiement de la force
dans un espace désespérément immanent ?
Une « perspective anthropologique 37 » est déployée par Jean-Pierre
Filiu dans un ouvrage tiré de son habilitation à diriger des recherches, qui
portait sur la culture apocalyptique en Islam, sur le long terme des héritages
scripturaires et théologiques, et sur le moyen et court termes de la
confrontation avec la modernité 38 : « La fin du monde est un sujet sérieux,
surtout pour ceux qui s’y préparent », note l’auteur en quatrième de
couverture de son ouvrage, dans un résumé saisissant de sa démarche, mais
aussi de l’intérêt de son objet.
L’apocalypse est à la fois fin du monde et renaissance, effondrement
violent, fracassant, et révélation. Elle est collective, mais aussi individuelle,
sous la forme de la conversion, dont nous donnent témoignage des séries
entières de dossiers policiers et judiciaires.
Lors d’un procès parmi cent autres de « radicalisés » en mal d’attentat,
un prévenu, comme beaucoup, et dont le profil devient banal (voyou, petit
bandit qui a rencontré la « foi »), déclare au juge qui l’interroge : « L’Islam,
c’est la vérité ». Cette profession de foi, absolutiste, exclusiviste, a des
implications politiques nettes : « La République démocratique n’est pas
compatible avec l’islam », à en croire ce « fidèle » qui, de vols en projets de
braquage, n’a en effet guère respecté les lois d’une société humaine un tant
soit peu civilisée. Le rejet de l’État de droit libéral et démocratique
accompagne la répudiation de quiconque ne partage pas ses convictions :
« Celui qui renie son créateur est un criminel » – un « criminel » dont on
peut imaginer que le sort serait peu enviable dans la théocratie dont le
prévenu semble rêver.
Rêve, fantasme, investissement existentiel du fanatique (celui qui a
pénétré le fanum, le temple, par opposition au profane, qui est resté devant
sans y entrer), de l’enthousiaste (celui qui est en Dieu, ou qui a Dieu en lui
– en theos) :

L’islam, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée. Mieux que ma mère,
mieux que mon père, mieux que mon enfant. C’est comme si j’étais mort
avant, et on revit après. On découvre la vérité absolue. S’il y a pas de
jugement à la fin, la vie n’a aucun sens. Dieu a créé les hommes pour
39
l’adorer, à travers la vraie loi qu’il a révélée .

Comme tout phénomène social, et plus encore quand il s’agit de


phénomènes paroxystiques comme ces engagements qui impliquent la mise
en jeu de sa propre vie, le combat à mort, le suicide du « martyre », le
djihadisme est, comme l’indiquent les débats que nous évoquions, un
phénomène multifactoriel. Il est tout aussi certain que la dimension
proprement religieuse, fût-elle fruste et inculte, est un de ces facteurs, pour
certains prédominant et déterminant : c’est rien moins que la certitude qui
est acquise (celle de l’absolu de la Révélation), la solitude qui est vaincue
(par le rapport à Dieu et à la communauté des vrais croyants) et le sens qui
est trouvé (celui qui permet, enfin, de bien diriger sa vie, et de trouver la
voie des récompenses célestes).
1. J.-L. Marion, « La modernité sans avenir », Le Débat, 1980/4, p. 54-60.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Le Monde, 11 juin 2021.
6. Id.
7. Cité dans Le Monde, 29 juin 2015.
8. H. Frankfurt, « On Bullshit », Raritan Quarterly Review, 1986, rééd. Princeton, Princeton
UP, 2005.
9. François Cusset, French theory : Foucault, Derrida, Deleuze & cie et les mutations de la vie
intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2007.
10. Harry Frankfurt, De l’art de dire des conneries, Paris, 10/18, 2006.
11. « Quand nous disons d’un discours que ‘c’est du vent’, nous signifions que rien d’autre ne
sort de la bouche de l’orateur. Une simple vapeur. Ses paroles sont creuses, sans substance ni
contenu. Par là même, son maniement du langage n’est d’aucune utilité pour le but qu’il prétend
servir. L’orateur ne communique pas plus d’informations que s’il s’était contenté d’expirer l’air
de ses poumons », in H. Frankfurt, De l’art de dire des conneries, op. cit.
12. Voir par exemple Stéphane Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie. Le langage comme
symptôme, Paris, Gallimard, « Tracts », janvier 2020, et Sabotages, Paris, Verticales, 2021.
13. Maximilien de Robespierre « Sur la guerre », discours prononcé au club des Jacobins,
18 décembre 1791.
14. Ernest Lavisse, Cours Moyen, Paris, Hachette, 1912.
15. Albert Sarraut, ministre de l’Instruction publique, 2 octobre 1914.
16. Londres le 1er mars 1941, in Discours et Messages, t. 1, p. 73.
17. John Maynard Keynes, Les Conséquences économiques de la paix, Paris, Gallimard,
« Tel », 2002 [1919], p. 51.
18. Ibid., p. 45.
19. Il s’agit de l’essayiste Nicolas Baverez.
20. On aura reconnu Éric Zemmour.
21. R. Frank, La Hantise du déclin. La France de 1914 à 2014, Paris, Belin, 2014.
22. Ibid., p. 203.
23. Cité par Robert Frank in ibid., p. 203.
24. Élisabeth du Réau, Édouard Daladier et le problème de la sécurité de la France (1933-
1940), thèse de doctorat d’histoire, Paris I, 1987.
25. R. Frank, La Hantise du déclin, op. cit., p. 9.
26. Michael Werner, « La Germanie de Tacite », in Étienne François, Hagen Schulze, Mémoires
allemandes, Paris, Gallimard, 2007, p. 37-58.
27. O. Roy, Le Djihad et la Mort, Paris, Seuil, 2016.
28. O. Roy, « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste », Le Monde,
23 novembre 2015.
29. F. Khosrokavar, Les Nouveaux Martyrs d’Allah, Paris, Flammarion, 2002, p. 11.
30. F. Truong, Jeunesse française. Bac + 5 made in banlieue, Paris, La Découverte, 2015.
31. F. Truong, Loyautés radicales, Paris, La Découverte, 2017, p. 23.
32. Ibid., p. 21.
33. Ibid., p. 28.
34. Ibid., p. 27-28.
35. Ibid., p. 28.
36. F. Truong, entretien avec The Conversation, 23 octobre 2017.
37. F. Khosrokavar, Jihadist Ideology. The Anthropological Perspective, The Centre for Studies
in Islamism and Radicalization (CIR), Aarhus, Scandinavian Book A/S, 2011.
38. J.-P. Filiu, L’Apocalypse dans l’Islam, Paris, Fayard, 2008,
39. Toutes citations dans Le Monde, 23 mars 2021. Compte rendu du procès de Réda Kriket et
de la « cellule d’Argenteuil », où une cache d’armes de guerre avait été découverte en 2016 par
les services antiterroristes.
CHAPITRE IX

Lire et vivre le temps

Le philologue et philosophe franco-allemand Heinz Wismann, Allemand


de naissance et de jeunesse, français par choix et par amour, qui « pense
entre les langues » et dans toutes les langues (ajoutez le grec, le latin,
l’anglais…), ce « déplacé » est bien placé pour savoir que les langues
pensent différemment, selon la logique de leur syntaxe et la texture de leur
sémantique : « L’allemand désigne la réalité du nom de Wirklichkeit, terme
indiquant qu’il s’agit bien d’une action (le verbe wirken signifie agir au
sens très général et donne également le substantif Werk : œuvre, ouvrage).
Ce n’est donc pas la res latine 1 », qui a donné notre réalité.
Les implications de ces distinctions sémantiques et étymologiques sont
vertigineuses. En Allemagne, et en allemand, le réel est action, croissance,
dynamique – comme en grec, qui dit physis et qui donne donc aux
physiciens un objet dynamique, en croissance et en évolution permanentes,
non un volume statique installé dans l’espace ou sur le plan.
En droit, discipline qui nomme et norme le réel, cela ne va pas sans
certains malentendus. Mes travaux antérieurs m’ont bien signalé un
problème de cet ordre-là : les juristes allemands, depuis la Renaissance
mais ô combien davantage au XIXe siècle, quand il s’est agi d’espérer, puis
de penser un droit allemand pour une patrie unifiée, ont été en débat avec le
droit romain (et, donc, depuis Napoléon, le droit français), non seulement
parce qu’il était le monument achevé du droit positif codifié, mais aussi et
précisément parce qu’il était codifié, figé dans les mots, les sections et les
articles du Code – statique, donc. Au droit statique, codifié et figé des
romanistes, les germanistes opposaient le droit dynamique, jurisprudentiel
et évolutif d’anciens Germains plus ou moins fantasmés, encore vivant dans
la common law britannique 2. Le droit n’était pas écrit, mais oral. Il n’était
pas général, mais factuel, casuel, rapporté et adapté à chaque fait, à chaque
cas. À la limite, il n’était pas et ne devait pas être savant, mais instinctuel,
spontané.
Cette confrontation universitaire, intellectuellement passionnante, eut
des effets politiques et institutionnels au moment des grands débats des
années 1871-1900 sur la codification du droit dans le Reich (partiellement)
unifié, et des traductions terrifiantes et criminelles après l’arrivée au
pouvoir des nazis en 1933 3.
On le comprend, à cet exemple comme à mille autres : l’historien est
bien avisé d’être bon linguiste et fin littéraire, attentif aux bruissements de
la langue et aux imaginaires que la sémantique évoque – au sens premier de
susciter, de faire advenir par la voix (ex-vocare).
Écouter et comprendre la langue implique d’avoir une bonne oreille
sémantique – nourrie de culture littéraire – mais aussi un fin tympan
syntaxique. En allemand, les deux sont liés, comme l’explique Heinz
Wismann qui souligne « le rôle éminent du verbe », plus important, dans
cette langue, que le sujet : « L’ordre sujet-verbe-complément de la phrase
affirmative n’est en rien l’ordre de base car c’est toujours la spécification
verbale qui est prioritairement déterminante. » Intéressant quant au rapport
au réel (qui est croissance et action), intéressant aussi pour comprendre la
fécondité philosophique de la langue allemande, qui est syntaxiquement
fondée sur « une interrogation implicite » : « L’affirmative où l’on constate
la présence d’une “inversion” sujet-verbe est en fait la réponse à une
question qui n’a pas été exprimée ».
Heinz Wismann poursuit, lumineux :

La complexité qui préside à l’élaboration de ces phrases affirmatives


spéciales force à formuler des questions qu’on ne se serait pas posées
autrement. Le récepteur se trouve alors entraîné dans une démarche
intellectuelle qui est à égale distance de la certitude dogmatique et de la
perplexité : dans un entre-deux que la langue elle-même aménage et qui est
4
l’espace de la réflexivité .

Qu’il y ait affinité de l’Allemagne et de l’allemand avec la philosophie,


c’est bien connu. Que la langue, de surcroît, crée les conditions de
possibilités optimales de l’épanouissement de la démocratie, voilà qui est
plus surprenant si l’on s’en tient à l’image caporaliste que nous a léguée le
Reich wilhelminien, celui du Hurrah-Patriotismus, de la rodomontade
chauviniste et de la débauche viriliste complexée. Le Sonderweg allemand,
à constater le niveau du débat public et la qualité de la presse dans ce pays,
ainsi que les modalités d’exercice du pouvoir (parlementaire, rationnel,
précis, factuel – dont Angela Merkel aura été, jusqu’à la caricature,
l’incarnation apaisante), ne serait-il pas celui du lien langue-débat-vote
plutôt que celui du chemin « de Luther à Hitler 5 » ?
La langue allemande est ainsi faite, montre Wismann, que l’on est bien
obligé d’écouter son interlocuteur jusqu’au terme de sa phrase. C’est bien
déplaisant, car on ne peut plus converser à la française, à sauts et à
gambades, par jaillissements et interruptions. En Allemagne, Mme de Staël
« regrette le gazouillis de [s]on salon. On y parle tous en même temps, et
tout le monde s’entend 6 », alors que les soirées allemandes ressemblent à
des colloques universitaires. C’est terrible : on doit écouter l’autre !
Que l’Allemagne soit, syntaxiquement, terre de liberté, rejoint
l’intuition déjà fort ancienne, que l’on trouve chez les théoriciens politiques
français du XVIe siècle, en lutte contre l’absolutisation monarchique 7, et
jusqu’à Montesquieu, grand laudateur de la « liberté germanique » ou de la
liberté des forêts. Plus anciennement encore, le phénomène démocratique
fascinait le Romain Tacite, dans sa Germania 8 : des tribus multiples, qui
élisent leur chef, lors d’une assemblée appelée thing… ce n’est pas à Rome,
ni en France, que l’on verrait cela.
La distinction des langues, si visible dans ce document émouvant que
sont les Serments de Strasbourg (842), est également divergence des
conceptions du monde. On ne pense pas la réalité de la même manière en
allemand et en français, car on ne la dit pas de la même manière. Il en va de
même pour la liberté : le monde latin est structuré par le pater familias et
son pouvoir juridique immense alors que le monde allemand est « un
univers des frères […] qui renvoie à la notion grecque d’eleutheria (qui
contient la racine allemande du mot Leute, les gens) ; il est donc plutôt
démocratique, horizontal », alors que l’univers latin est « paternel, vertical,
sécurisant au prix d’une dépossession 9 ». En latin, et dans les langues
latines, « on n’est libre que dans la mesure où le père nous protège. Le
terme allemand Freiheit provient du lien d’amitié noué entre les frères qui,
en cas de guerre, s’enchaînaient et se ruaient sur les légions romaines.
Chacun était le garant de l’autre, mais tous signifiaient aussi par cet
enchaînement leur refus de l’esclavage auquel les aurait voués
inévitablement leur défaite 10 », un phénomène qui, là encore, stupéfiait le
romain Tacite.
L’esprit pétillant, l’immense culture et les rapprochements opérés, cum
grano salis, par le philologue, ont de quoi surprendre. Pour quiconque
prend à bras-le-corps le phénomène humain, c’est-à-dire l’être culturel, ces
réflexions sont, au minimum, des incitations à réfléchir et à travailler, des
contributions précieuses à l’intelligence de l’autre et de l’autre dans le
temps. Ce qu’écrit ici Wismann est un éclairage décisif, entre autres, pour
lire, connaître et comprendre la différence de régime politique entre une
Allemagne parlementaire, où le Parlement gouverne, commande aux
armées et exerce, en cas de nécessité, les pleins pouvoirs, et une
Constitution française paternaliste, monarchisante, où n’importe qui peut
poser au père de la nation ou au seigneur de guerre.
Tout l’effort de l’historien est de se faire anthropologue, dans et par la
langue, et d’accéder, sinon à un autre monde, du moins à un monde vu
autrement.
Cette manière de faire de l’histoire, si l’on doit choisir, on pourra la
qualifier d’histoire culturelle, qui n’est pas une histoire de la « Culture »
limitée aux objets légitimes de la « grande culture ». Comme le dit Pascal
Ory, elle travaille « de Goya à Chantal Goya 11 », car il ne s’agit pas de dire
que Chantal Goya vaut Goya (ce jugement axiologique et hiérarchisant
n’est pas le propos), mais de savoir comment et pourquoi Goya a eu du
succès de son vivant, pourquoi il continue d’en avoir et à quoi une
chanteuse de variétés pour enfants peut bien répondre pour connaître une
telle réputation.
Explorer l’univers mental nazi, comme je l’ai fait, est-ce de l’histoire
culturelle ? Pas totalement au sens français du terme. Il me semble que la
plupart des travaux français qui – pour ce qui concerne les vingtièmistes, au
moins – revendiquent cette qualité, développent traditionnellement plutôt
une approche sociale des institutions culturelles (théâtres, galeries…). Peu
réalisent le programme suggéré par Pascal Ory dans Qu’est-ce que l’histoire
culturelle ? qui propose de se donner pour objet « l’ensemble des
représentations collectives propres à une société » donnée. Cultural history
ou Kulturgeschichte, alors : dans le cas du nazisme, cette sensibilité
historiographique a été magistralement illustrée par des historiens comme
George Mosse et Fritz Stern – qui ont surtout étudié la genèse de la culture
nazie – ou bien Peter Reichel, qui voit dans le nazisme une entreprise –
réussie – de « fascination » des masses.
Ils pratiquent plutôt une histoire de la « culture nazie ». L’expression
placée ici entre guillemets peut faire sursauter comme le curieux oxymore
qu’elle est, mais je la préfère à toute autre. Parler d’idéologie me gêne
toujours un peu : le mot est lesté d’un soupçon de mécanicité et de
superficialité (l’idéologie, dans le langage commun, c’est ce que les haut-
parleurs imposent à une masse hébétée et terrifiée). Si, en revanche, on
renoue avec le sens étymologique d’un discours (logos) composé d’idées,
l’emploi du mot retrouve sa pertinence. À défaut, il reste le mot allemand
de Weltanschauung non traduit, ou sa traduction française – vision du
monde – qui me semble désigner assez adéquatement l’objet que je tente
d’approcher : les catégories (terme très générique) qui informent, c’est-à-
dire qui donnent forme et sens à cette expérience de soi, de l’extérieur et de
l’autre qui devient, par ces opérations, un monde.
Il s’agit donc d’explorer le monde de cet « animal symbolique » qu’est
l’homme. Ernst Cassirer, dans son Essai sur l’homme, paru en 1946, définit
ce dernier comme un animal symbolique, un animal qui se meut dans un
univers de symboles. L’esprit de l’homme se matérialise à chaque époque
par des symboles qui expriment cet esprit, formant ainsi un univers culturel
spécifique. L’historien, qui étudie l’homme, a donc le symbole, le signe ou
l’artéfact pour objet. Ce que l’historien « trouve au commencement même
de sa recherche n’est pas un monde d’objets physiques, mais un univers
symbolique – un monde de symboles » : tout est message, tout fait sens. Il
faut, dès lors, « apprendre à lire ces symboles », car « l’historien est
davantage un linguiste qu’un savant », et pas seulement au sens où
l’antiquisant doit être armé en grammaire grecque et en épigraphie latine.
Plus profondément, l’histoire est « une branche de la sémantique » : « Ce
sont les règles de la sémantique […] qui constituent les principes généraux
de la pensée historique. L’histoire s’inscrit dans le champ de
l’herméneutique 12. »
L’histoire est donc lecture d’un langage culturel propre à un temps et à
un lieu social particuliers. L’intérêt des historiens professionnels
contemporains pour la dimension sémantique de l’histoire, la résurrection
de l’univers symbolique d’une époque, la lecture d’une période avec la clef
de son code, qui a d’abord pris le nom générique et imprécis d’histoire
psychologique, puis d’histoire des mentalités, a cependant été somme toute
tardif.
Le pionnier de cette histoire a été avec le Marc Bloch des Rois
thaumaturges Lucien Febvre, notamment dans un livre intitulé Le Problème
de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, paru en 1942. Ce
livre vient répondre à des historiens de la littérature moderne qui avancent
que Rabelais fut un auteur athée. Or, selon Febvre, penser un monde sans
Dieu est impossible au XVIe siècle, par défaut d’« outillage mental »
adéquat, ces mots et cette langue dont on dispose pour penser, dire et lire le
monde. Trop de mots manquent, nous dit Febvre, qui sont indispensables
pour penser un monde sans dieu. Ces mots qui manquent, ce sont ceux de la
réflexion philosophique :

[…] ni absolu, ni relatif, ni abstrait, ni concret, ni confus, ni complexe, ni


adéquat […] ni virtuel […] aucun de ces mots n’appartient au vocabulaire
e
des hommes du XVI siècle […]. Mais les substantifs, combien manquent à
l’appel ? Ni causalité, ni régularité, ni concept, ni critère, ni condition […]
ni analyse, ni synthèse […] ni déduction (qui ne signifie encore que
narration), ni induction […] aucun de ces mots courants, de ces mots dont,
pour philosopher, nous ne saurions vraiment nous passer, ne figure […]
dans le vocabulaire des contemporains.
Difficile, dès lors, de penser le monde autrement que comme une réalité
magique, habitée par la présence de Dieu par le miracle. Il en ira tout
autrement au siècle suivant : les hommes du XVIIe siècle penseront l’univers
« comme un mécanisme, comme un système de chiquenaudes et de
déplacements sur un plan connu » et non plus « comme un organisme
vivant », mû par le miracle permanent de la Présence.
Febvre note que, outre les mots, c’est aussi la syntaxe qui manque : le
« parfait désordre de ses constructions […] mélange continuel des temps,
simples et composés […] impression de sautillement et d’incohérence », est
encore loin de « l’emploi plus concordant, plus régulier des temps, permit
aux écrivains d’introduire progressivement de l’ordre dans leurs pensées ».
Enfin, Febvre relève les carences d’outils et de langage scientifiques (loupe,
thermomètre, télescope, algèbre formalisée rendant possible des calculs un
peu élaborés), sans compter – c’est le cas de le dire – la mesure du temps,
encore approximative (« Les hommes n’avaient pas encore été contraints à
la précision par les rudes disciplines horaires que nous connaissons : l’heure
civile, l’heure religieuse, l’heure scolaire, usinière, militaire, ferroviaire »).
Impossible, dans un tel contexte culturel, d’être athée : le siècle où vécut
Rabelais fut en effet « un siècle inspiré. Un siècle qui, sur toutes choses,
cherchait d’abord le reflet du divin ».
Impossible d’être athée au XVIe siècle. Peut-être doit-on réciproquement
en conclure que, quelques siècles plus tard, il n’est plus possible de croire,
dans un univers humain ramené, entre autres, par la physique mécaniciste à
un plan d’immanence, à un jeu de forces purement endogène et immanent,
qui exclut radicalement la transcendance.
Au XVIe siècle, la mentalité magique et la présence du miracle, la
Présence tout court, et ses signes, donnent sens. En 1994, on put le
comprendre dans La Nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la
Renaissance, ouvrage où Denis Crouzet expliquait que la Saint-Barthélemy,
si elle avait bien été ordonnée par Charles IX, était un « crime d’amour 13 ».
Le paradoxe était saisissant : en cette même année 1994, on pouvait voir au
cinéma La Reine Margot, ce film de Patrice Chéreau, adapté de Dumas,
dont les images baroques et violentes m’avaient donné un malaise vagal
prononcé. L’idée de Crouzet ne m’en semblait que plus intéressante, car elle
était étayée par le contexte culturel dans lequel la monarchie française, à la
Renaissance, puisait son sens et son essence : littérature (la Franciade, de
Ronsard), philosophie (Le Platon français) et peinture (Louis Caron)
donnaient à voir et à comprendre une royauté néoplatonicienne,
ordonnatrice du temps et des saisons, dispensatrice d’harmonie et d’amour.
Dans l’œuvre de Louis Caron, « la royauté apparaît comme la grande
ordonnatrice d’un temps cyclique […]. Le roi doit veiller à ce que puisse
éclore ce printemps du monde, qui sera le temps du retour de l’amour entre
les hommes ». Le mariage d’Henri de Navarre et de Marguerite devait
d’ailleurs être initialement célébré au printemps. Il n’a été retardé qu’en
raison de la mort de Jeanne d’Albret, mère d’Henri de Navarre : « Cette
cérémonie avait véritablement un caractère magique : il s’agissait de mimer
un ordre divin et, en même temps, d’y conformer le royaume », par un
mariage qui scellait la grande Réconciliation à l’issue des guerres de
Religion.
On sait qu’il en fut autrement et que, dans la touffeur de l’été parisien,
aggravée par les sermons apocalyptiques des uns (les prédicateurs
catholiques) et les calculs des autres (les Guise), l’harmonie le céda à la
grande discorde et au massacre, sans doute avec l’aval du Roi. Pourquoi ce
souverain néoplatonicien, qui croyait à l’amour et à l’harmonie, a-t-il
consenti à ce crime ? Ici, « on ne peut qu’avancer des hypothèses, faire de
l’histoire virtuelle » selon Crouzet, qui ajoute qu’il n’a en l’espèce « pas de
prétentions positivistes ». L’historien voit dans la Saint-Barthélemy un
« crime d’amour », un « rêve perdu de la Renaissance », au triple sens d’un
rêve oublié, car on a perdu le code culturel du temps (le rêve et la culture
néoplatoniciens nous échappent, et Crouzet en reconstitue l’économie – les
principes, les concepts, les discours, les pratiques), d’un rêve qui a perdu,
car le règne de Charles IX signe l’échec de la politique d’amour et la reprise
des guerres de Religion, et d’un rêve perdu comme peut l’être un soldat
perdu, le rêve d’amour se retournant en pratique de la haine, mais pour
sauver l’amour in fine. Éliminer, faute de mieux, l’hérésie au sein du
royaume, doit rendre celui-ci à l’harmonie.
La violence a donc sa grammaire, et le massacre est un langage :
l’historien moderniste venait de le montrer dans sa thèse d’État, Les
Guerriers de Dieu où, déjà, il lisait le meurtre et la mutilation post-mortem
de Coligny comme un message, d’autant plus saisissant que le corps fut
laissé à la vindicte des enfants 14. Ne reculant devant presque aucun objet-
limite, scandaleux pour l’histoire et les sciences humaines et sociales, Denis
Crouzet devait consacrer à la violence des enfants, phénomène dont il
constate la forte présence dans les années 1560-1600, au paroxysme des
guerres de Religion, un ouvrage entier.
Les enfants sont les vivantes images du Christ en sa pureté et son
innocence. Ce sont eux, les saints innocents, semblables à l’agneau vengeur
de l’Apocalypse johannique, que l’on encourage à mutiler des cadavres de
huguenots pour en révéler la malignité démoniaque : en émasculant,
éviscérant, énucléant, décapitant et démembrant les corps des suppliciés ou
des lynchés, les enfants révèlent la satanique laideur et puanteur de
l’hérétique, dont ils purgent la Cité terrestre. Leur qualité d’enfant signe en
outre l’arrêt de Dieu, dont ils sont les bras armés. L’extrême violence,
insoutenable, des enfants réjouit les catholiques, car ils y lisent la volonté
de Dieu, révélée dans son aveuglante blancheur.
À ce titre, la violence des enfants est miraculeuse, prodigieuse (elle
manifeste dans l’ordre profane la présence sacrée de Dieu, en exprimant Sa
colère et Sa justice), de même qu’elle est sotériologique (porteuse de salut
pour les bourreaux, mais aussi pour la communauté des vrais croyants) et
eschatologique. Les enfants, purs de toute inhibition culturelle et de tout
intérêt social, montrent en effet la voie de la rédemption en signifiant aux
adultes l’insuffisance de leurs arrêts et de leur propre violence, car il n’est
pas rare, montre Denis Crouzet, que les enfants redoublent des procédures
judiciaires de condamnation et d’exécution d’hérétiques par leurs propres
jeux, pratiqués sur les cadavres, en des simulacres qui aggravent les
procédures des adultes.
La violence des enfants participe donc pleinement de cette logique du
réenchantement propre aux catholiques : en frappant le corps des
protestants, on manifeste la présence du Dieu vivant, vengeur et réellement
agissant. Face au message par trop rationnel et austère des luthériens et,
plus encore, des calvinistes, les catholiques veulent saturer l’ici-bas de Dieu
en s’en faisant les bras armés. Cette violence de réenchantement frappe les
personnes et les corps, alors que celle des protestants frappe, à de rares
exceptions près, les choses et les prêtres. Les protestants désenchantent en
pratiquant un iconoclasme qui décapite les statues et subvertit les rites
sacrés en carnaval : prêtres juchés sur des ânes et dépouillés de leurs
oripeaux sacerdotaux, reliques et hosties brûlées… Il n’est donc guère
étonnant de ne pas trouver de violences infantiles, enfantines ou
adolescentes chez les protestants, sauf infimes exceptions.
En quittant le XVIe siècle, on quitte le Moyen Âge, le monde magique du
miracle, des signes et de la présence, pour entrer dans le monde galiléo-
cartésien de la physique mécaniciste, des volumes géométrisés et du grand
livre de la nature écrit en signes mathématiques. Cette césure entre les
e e
XVI et XVII siècles est visible chez Michel Pastoureau. Ce médiéviste a

développé deux champs de recherches principaux : l’histoire de la couleur,


donc de la vision et du prisme de la vision, et celle du rapport à l’animal,
dont son Histoire symbolique du Moyen Âge occidental (2004) donne un
aperçu. Pastoureau y reprend des articles fondamentaux consacrés aux
procès d’animaux, où j’ai puisé quelques solides leçons pour aborder et lire
le nazisme.
Michel Pastoureau raconte notamment la triste histoire de la truie de
Falaise. En l’an de grâce 1386, une truie eut la fâcheuse impulsion de
dévorer un nourrisson – accident fréquent en ces temps où les cochons,
omnivores, sont aussi omniprésents. Arrêtée, la truie est passée à la
question et, ses grognements valant aveu, déférée devant le tribunal du
Vicomte, où elle est défendue par un avocat commis d’office. Le pauvre
homme ne peut rien face à un dossier aussi accablant et au mutisme de la
prévenue, qui est condamnée à mort. La peine ayant valeur d’exemple, la
truie va mourir comme elle a tué : ayant dévoré le bras et le visage du bébé,
elle se voit couper une patte par le bourreau qui, ensuite, lui tranche le
groin, avant de l’exécuter devant la quasi-totalité de la gent porcine de la
région, réunie devant l’échafaud afin que nul n’en ignore. Pastoureau
raconte également l’édifiante histoire de ces sauterelles excommuniées par
un évêque, et de toutes sortes de mulots également privés des saints
sacrements 15.
Tout cela prête à rire : drôle et pittoresque Moyen Âge ! On comprend
mieux ainsi une certaine comédie qui tournait ces messires en dérision.
Cette première réaction est parfaitement légitime – mais conduit à un
second examen : l’histoire et l’historien ne sont-ils pas là pour comprendre
pourquoi nous rions alors que les contemporains, eux, considéraient ces
pratiques comme bigrement sérieuses ? Nous ne jugeons pas des animaux,
et notre abstention ou notre refus ont un sens. L’historien fait toutefois
l’hypothèse que l’action des contemporains en a tout autant car, dès lors
qu’il entre dans l’ordre de l’humain, il pénètre dans celui du sens, de la
position, de l’assignation, de l’affirmation de sens.
Michel Pastoureau montre ainsi que le statut de l’animal a changé
depuis le XVIIe siècle : c’est à cette époque que Racine commence à faire
rire avec Les Plaideurs (1668) et les procès d’animaux, et que Descartes
théorise l’animal-machine (1637). L’idée selon laquelle l’animal puisse être
ce que désigne le mot (un être animé par une anima, une âme, fût-elle
différente de celle de l’homme) s’estompe et n’est plus guère prise au
sérieux. Dès lors qu’il est pure matérialité, l’animal n’est plus libre ni
responsable : l’étable où est né le Christ se vide de ses ânes et de ses bœufs,
et le Sauveur n’est plus venu sur Terre que pour sauver les hommes.
Toutes choses étant égales par ailleurs, c’est à ce travail
d’anthropologue historien que l’on est convié quand on étudie le nazisme :
aussi curieux, ou scandaleux, que cela puisse paraître, les pratiques de
violence déployées par les acteurs du crime nazi – inédites en intensité et en
extension – revêtent un sens aux yeux de leurs acteurs. C’est à la lecture de
ce sens que je me suis employé, à travers ce que l’on a coutume d’appeler
les « représentations », que Roger Chartier définit comme des « catégories
mentales […] qui sont les matrices des classements et des jugements ». Il
ajoutait :

Telle que nous l’entendons, la notion n’éloigne ni du réel, ni du social. Elle


aide les historiens à se défaire de la bien « maigre idée du réel », comme
écrivait Foucault, qui a longtemps été la leur, en portant l’accent sur les
forces des représentations, qu’elles soient intériorisées ou objectivées. Les
représentations ne sont pas de simples images, véridiques ou trompeuses,
d’une réalité qui leur serait extérieure. Elles possèdent une énergie propre
qui convainc que le monde, ou le passé, est bien ce qu’elles disent qu’il est.

Lumineuse définition que je découvrais au moment où j’imaginais mon


cours à l’École Polytechnique sur « L’homme contemporain et le sens », qui
passait en revue diverses conceptions du temps, diverses représentations de
soi et du monde, et qui montrait leur efficace historique (en termes de
production d’événements) tout comme leur pertinence historienne (en
termes de lecture du passé considéré).
Les représentations sont donc ces constructions par lesquelles nous
faisons monde, à travers lesquelles nous le rendons présent à nous. Nos
« lunettes », nos « verres », nos « filtres », pour parler comme un opticien
ou un photographe, ou nos « catégories », pour rendre hommage à Kant qui
s’intéresse moins à l’objet à connaître qu’au sujet connaissant et à la
manière dont il construit sa connaissance. La révolution copernicienne dont
parle Kant est là : le noumène – l’objet en soi – est insaisissable et
inconnaissable, même s’il existe, car il est la source des stimuli qui
constituent la perception (il se trouve donc en deçà de la perception).
L’appareil perceptif et la raison ne peuvent connaître le noumène, ni
répondre à quelques questions essentielles qui se trouvent hors de sa
juridiction (comme celle de l’origine ou de l’existence de Dieu).
L’opération critique, chez Kant, distingue entre ce que peut et ce que ne
peut pas l’entendement humain, et établit une ligne de partage entre ce que
peut (et doit) investir notre raison, d’un côté et, de l’autre, le domaine, vaste
et profond, d’un agnosticisme apaisé.
Il est possible, écrit Kant, d’étudier les conditions d’appréhension du
noumène, sa constitution en phénomène par le sujet. Kant consacre ainsi un
gros livre à la connaissance des catégories de l’entendement, celles qui
constituent l’objet en objet pour le sujet connaissant, La Critique de la
raison pure. Cette philosophie de la connaissance est aisément transposable
à l’histoire, et ce sont d’ailleurs les épistémologues et philosophes
néokantiens de l’école dite de Heidelberg qui ont forgé, au XIXe siècle, la
notion de Geisteswissenschaft (science de l’esprit). L’enjeu était de taille :
puisque Kant a montré qu’il est possible de connaître la nature, et dans
quelle mesure, les néokantiens souhaitent désormais affronter la culture et
les créations de l’esprit.
Un des leurs, Wilhelm Dilthey, (lointain) successeur de Hegel à la
chaire de philosophie de la Friedrich-Wilhelm-Universität de Berlin (elle ne
deviendra la Humboldt que bien plus tard), pose avec précision les
définitions et distingue les méthodologies dans son Einleitung in die
Geisteswissenschaften (Introduction aux sciences de l’esprit, 1883). Dilthey
y examine la Natur, régie par la nécessité, et connue par l’expérimentation
ainsi que par sa formalisation mathématique. Les énoncés produits par les
Naturwissenschaften (sciences de la nature) sont des lois hypothético-
déductives, qui posent que si A est présent alors (nécessairement) B
adviendra. Ces sciences sont dites nomothétiques, car elles formulent des
lois de nécessité qui expliquent le réel par l’enchaînement des causes et des
conséquences.
Le monde du Geist est, au contraire de la Natur, celui de la liberté et de
la création humaine : nulle explication causale n’est possible, et nulle loi
n’est formulable dans ce règne-là car dans les actions des hommes
« apparaissent des fins dont la nature ne sait rien 16 ». Henrich Rickert,
néokantien et professeur de philosophie à Heidelberg, l’exprime ainsi dans
Sciences de la culture et sciences de la nature, en 1898 :

Les produits de la nature sont ceux qui croissent librement de la terre. Les
produits de la culture sont ceux qui sont engendrés par le champ que
l’homme a labouré et ensemencé. D’après cela, la nature est ce qui se
produit de soi […]. Elle s’oppose à la culture comme étant ce qui est
directement produit par un homme agissant en vue de fins auxquelles il
confère une valeur 17.

Les sciences de l’esprit, l’histoire au premier chef, sont donc celles qui
tentent d’approcher une réalité humaine en identifiant les fins et les valeurs
qui orientent les actes, en comprenant leur sens.
Par ailleurs, idiographiques et non nomothétiques, les
Geisteswissenschaften décrivent des situations et des cas singuliers qui ne
se réitèrent jamais à l’identique car, c’est bien connu depuis Héraclite, on se
baigne rarement deux fois dans le même fleuve. Incapables d’expliquer par
des relations causales nécessaires, les « sciences de l’esprit » ont pour
vocation de comprendre. C’est contre Dilthey et sa méthode
compréhensive, et parce qu’il souhaitait conformer les sciences humaines
au canon de scientificité érigé par la physique ou la biologie, qu’Émile
Durkheim, dans ses Règles de la méthode sociologique, voudra « considérer
les faits sociaux comme des choses ». Le « positivisme » en « sciences »
humaines pose ainsi un objet à connaître face à un sujet connaissant, sans
trop s’attarder sur la mutuelle participation du sujet et de l’objet (posé et
supposé) qui, tous deux, partagent le parfois douteux privilège d’être des
hommes. S’il est aujourd’hui de bon ton de se gausser de Durkheim et de sa
naïveté positiviste, on constate que, chez les historiens notamment, sa
postérité (fût-elle inconsciente) est riche et sa progéniture nombreuse. Dans
le cas d’un « objet » comme le nazisme, par exemple, la stricte distinction
entre sujet et objet et la profession de positivisme sont souvent érigées en
seul recours.
Le débat entre l’idéographique et le nomothétique, le récit du particulier
ou la science de l’universel, n’était pas récent au XIXe siècle. Il remonte, à
vrai dire, à l’Antiquité. L’histoire dit le vrai en racontant « ce qu’a fait
Alcibiade, ou ce qui lui est arrivé », note Aristote, dans quelques lignes
dévastatrices, qui ont mortifié des générations d’historiens, du moins
l’imaginé-je, tant j’avais été vexé, en khâgne, de lire ces passages de la
Poétique (littéralement, l’art de faire des récits) où il ravale l’historien au
statut de médiocre chroniqueur de ce qui se fait dans le temps (et pourquoi
pas du temps qu’il fait ?). J’étais très mécontent à l’égard de celui qui, se
piquant de philosophie, nous écrasait de son mépris – mais je n’avais pas
bien compris ce qu’il disait, ni ce que, apprenti historien, je faisais et ferais.
L’historien dit « le particulier », « ce qui a eu lieu », à un moment donné
et en un lieu précis. C’est du reste son honneur, comme c’est l’honneur du
journaliste de ne pas raconter n’importe quoi, ou l’honneur du juge
d’instruction d’établir la vérité. Avoir un discours véridique, ce n’est pas
rien : face aux négationnistes, c’est d’ailleurs tout. Dire le vrai n’est pas que
cet impératif moral sournois qui, selon Nietzsche, vise à asservir l’homme
puissant, en lui faisant redouter la faute, le péché et la peine, en le
soumettant à la confession, à la contrition et à l’absolution. Dire le vrai,
c’est créer un espace commun, un plan cognitif où tous les sujets rationnels
puissent se retrouver pour échanger, débattre et décider – mais Nietzsche,
qui avait beaucoup de qualités, n’avait pas celle d’être un grand démocrate.
L’activité historienne est idiographique, c’est-à-dire qu’elle écrit le fait
particulier et, répétons-le, c’est aussi beaucoup de travail : la véridicité
implique une enquête, c’est très exactement le nom qu’Hérodote donne à sa
démarche, faite de recueils de témoignages (ce que l’on appelle aujourd’hui
l’histoire orale), de recherches de documents, de croisements et
recoupements entre toutes ces pièces 18.
La poésie, c’est-à-dire la littérature et plus spécifiquement la tragédie,
quant à elle, ne dit pas le particulier mais « le général », soit « ce à quoi l’on
peut s’attendre ». « Voilà pourquoi, écrit, implacable, Aristote, la poésie (la
littérature) est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire » :
aux historiens, la rubrique des chiens écrasés, fût-ce par les charges de
Murat ou les Panzer de Guderian, aux écrivains l’onction, le nimbe du
philosophe, stade suprême du savoir, entéléchie de l’intelligence en actes,
accès à l’universel et à l’essence.
Quant à comprendre, ce mode d’élucidation propre aux « sciences de
l’esprit », par opposition à l’explication des « sciences de la nature », cela
apparaît bien difficile. Marc Bloch, en pleine Seconde Guerre mondiale,
alors que, Juif et résistant, il est traqué par les nazis, écrit, dans Apologie
pour l’histoire, que la vocation de l’historien est de comprendre et non de
juger. Comprendre – mot magnifique – et non qualifier, absoudre ou
condamner, avec la suffisance du tard-venu et la bouffissure de
l’anachronique impénitent. Mais comprendre des nazis ?…

Un mot, pour tout dire, domine et illumine nos études : comprendre […].
Mot surtout chargé d’amitié. Jusque dans l’action, nous jugeons beaucoup.
Nous ne comprenons jamais assez.

L’historien parle d’« intelligence des âmes », de « rencontre fraternelle ».


Songe-t-il au Moyen Âge, dont il est spécialiste, à ces paysans, ces clercs et
ces rois qu’il a étudiés, ou pense-t-il aussi à ce qu’il est en train de vivre, et
dont il se fait l’historien immédiat et brillant (L’Étrange défaite) ?
Comprendre les rois thaumaturges et leurs contemporains, certes, mais les
bourreaux de la France et de l’Europe ?
Toute démarche compréhensive implique une empathie – même quand
l’objet est foncièrement antipathique. Elle implique en effet, comme le
suggère le mot d’empathie, de ressentir de l’intérieur, et ressentir avec – car
comprendre implique aussi la sympathie, au sens étymologique, certes,
mais tout de même. Henri-Irénée Marrou, un autre résistant, écrit quelques
années plus tard dans De la connaissance historique (1954) :

Le terme de sympathie est même insuffisant ici : entre l’historien et son


objet, c’est une amitié qui doit se nouer, si l’historien veut comprendre, car,
selon la belle formule de Saint Augustin, on ne peut connaître personne
sinon par l’amitié 19.

L’historien chrétien célèbre l’agapè du chercheur et de son objet : « Je veux


aimer cet ami qui est un Autre existant. »
Voilà de quoi faire jouer notre conception traditionnelle de l’histoire,
remettre en question la définition que nous en professons généralement.
Dans l’encyclopédie bien ordonnée que nous connaissons, dans cet orbe du
savoir découpé en secteurs, l’historien a pour département et pour tâche
l’exploration du passé et, autant que faire se peut, l’élaboration d’un savoir
véridique sur celui-ci.
L’histoire, science du passé ? C’est juste, mais un peu court car,
généralement, l’historien met au jour des familiarités, des affinités avec ces
« hommes du passé », « nos ancêtres », les « acteurs de l’histoire » qu’il
étudie. Il trouve en eux, même dans les pires d’entre eux, des hommes, qui
partagent avec lui, le plus souvent, quelques interrogations fondamentales.
Il les voit aux prises avec leur finitude, et avec cette mort qu’officier d’un
état-civil savant, il constate et consigne.
Et si, donc, l’histoire était cette manière d’interroger l’homme dans le
temps ? L’homme en tant qu’être temporel, c’est-à-dire mortel, et le
sachant ?
Marc Bloch, qui fait partie de ceux à qui rien, ou presque, n’échappe, ne
dit pas autre chose dans cette œuvre posthume (soit l’opus par excellence,
qui brave et trompe la mort) qu’est Apologie pour l’histoire : « “Science des
hommes”, avons-nous dit. C’est encore beaucoup trop vague. Il faut
ajouter : “des hommes, dans le temps”. L’historien ne pense pas seulement
“humain”. L’atmosphère où sa pensée respire naturellement est la catégorie
de la durée 20. » La durée, soit le temps en tant qu’il est perçu et, parfois,
conçu par l’homme, objet d’une aperception et, éventuellement, d’une
réflexion. Bergson est passé par là.
On peut aller plus loin que Marc Bloch : l’humain implique le temps, le
temps de sa vie, le temps de la vie de ses proches. En amont de tout cela, il
y a, une fois encore, Kant, la radicalité kantienne : le temps n’est rien
d’autre que cette catégorie a priori de l’entendement qui nous permet de
construire des phénomènes (situés dans le temps et dans l’espace) à partir
de noumènes, de choses en soi qui sont, elles, insaisissables per se.
La « solidarité des âges 21 » dont parle Marc Bloch est peut-être,
fondamentalement, cette mutuelle participation à un destin commun, le
« destin de toute chair », disait lugubrement Bossuet, mais une chair qui
pense (hélas !), ponctuait Pascal.
Plus techniquement, cette solidarité des temps, cette participation du
sujet de la connaissance (l’homme) à l’objet à connaître (l’homme,
derechef), permet à l’historien de construire son récit en effectuant une
opération intellectuelle dont il n’est le plus souvent pas conscient, mais sur
laquelle une grande partie de son propos repose, la rétrodiction : dire, écrit
Paul Veyne, que « Louis XIV devint impopulaire à cause des impôts »
constitue une rétrodiction (le complémentaire, pour le passé, de la
prédiction). Raisonnement implicite : « Nous avons dans l’esprit que les
gens n’aiment pas les impôts. Les gens, c’est-à-dire l’homme éternel,
autrement dit nous-mêmes 22. » C’est donc cette commune appartenance au
temps, celui de la finitude, qui nous permet de dire et écrire les faits et
gestes, les angoisses et les rires, les espoirs et les dégoûts des hommes du
passé, ces « frères humains » qui, pour suivre François Villon, avant nous
ont vécu.
De ce temps qui est à la fois l’univers plasmatique et l’objet d’étude de
l’historien, il faut bien s’accommoder, pour ne pas être trop affecté à la
pensée de sa fin (la nôtre), ou ne pas devenir complètement fou. On peut
ainsi, remarque le romancier Hermann Broch, transcender les catégories
kantiennes et transformer le temps en espace, la durée en étendue : « Quoi
que l’homme fasse, il le fait pour anéantir le temps, pour le supprimer, et
cette suppression s’appelle l’espace 23. » Le temps file ? Figeons-le, par un
artéfact, par une œuvre : en édifiant un mur en pierres sèches ou en
rédigeant un livre, je n’édifie peut-être pas un monument plus pérenne que
l’airain, mais je transmue du temps, cette catabase vers la mort, en espace.
Je m’objective, réalise et substantialise par la production d’un objet propre
à durer peut-être plus que moi.
Temps et espace, mais aussi temps et récit (Ricœur) : s’accommoder du
temps implique et commande de formuler un récit du temps, qui vienne
ordonner le réel, mettre en séquence les événements, voire, tout
simplement, leur donner naissance par la nomination, par le fait de les
nommer tels.
Le temps qui passe doit être dit pour éviter qu’il ne nous dépasse. C’est
le récit qui vient le lire et le dire, au niveau individuel (de l’album de
famille à la story du réseau social, d’un « compte » qui offre un conte,
papier glacé du pauvre, auto-mise en scène, auto-peoplisation par l’image
flatteuse et le post béat, discours de mariage, remise de décoration, départ
en retraite…), comme au niveau collectif. Les nations ont leur « roman »,
une évidence depuis qu’Ernest Renan a pointé qu’elles étaient plébiscite de
chaque jour, volonté renouvelée de vivre ensemble, de se rassembler sur un
discours des origines et une formulation des fins. Les historiens en ont bien
pris note, qui ont étudié les « communautés imaginées » (Benedict
Anderson), considéré les « traditions » comme autant d’« inventions » (Eric
Hobsbawm) et porté leur regard vers les « mythes politiques » (Raoul
Girardet). Cherchez l’intrus : la présence de Girardet dans cette
énumération montre bien que critique et déconstruction ne sont pas
l’apanage d’une gauche antinationale ou nihiliste, mais bien au fondement
de toute démarche historienne. Une activité dangereuse, comme en
témoignent les historiens embastillés dans la Russie de Poutine ou les
bombes déposées sur le palier de Zeev Sternhell en Israël.
L’histoire apparaît dès lors bien autrement que comme une simple
matière que l’on étudie ou comme un métier que l’on embrasse. Elle est une
manière de lire et de vivre, d’habiter humainement ce temps qui nous est
échu. Au sens le plus élémentaire, elle nous permet de nous tenir dans le
temps.
Vita via, dit la belle paronomase latine – cette figure de style si courante
et appréciée chez les Romains : la vie est un chemin, une route que l’on
parcourt et que l’on consigne, mentalement ou par écrit, dans un récit.
Sans ces repères écrits ou mentaux, quand le chemin se brouille, la vie
s’efface. Le lien entre récit et identité, entre récit et vie, est bien connu des
littéraires comme des médecins, des historiens comme des psychiatres. Tout
nous y ramène, de l’expérience plaisante, émouvante, de l’enfant qui, pour
la énième fois, réclame le récit de sa naissance et la récitation des souvenirs
familiaux, à cette autre extrémité de l’arc ou du spectre, quand un vieillard
rendu à l’enfance, presque privé de mots (in-fans), ne se souvient plus de
rien. Plus de souvenirs, plus de récit, plus de mots : c’est la vie qui s’efface
quand son chemin s’est effacé. Les maladies neurodégénératives ont ceci de
poignant et d’éprouvant qu’elles provoquent une dissolution du moi, une
pulvérisation de l’existence.
Récit, moi, identité : ce qui est vrai pour l’individu l’est également à
l’échelle du groupe. Il existe, depuis le XIIIe siècle, une tradition cultivée par
les communautés juives d’Europe centrale, celle des Memorbücher, mot
composé de latin (memoria) et d’Allemand (Buch). Les communautés du
Saint-Empire romain germanique en rédigeaient lorsqu’elles étaient
frappées par une catastrophe, un pogrom qui en dévastait les vivants. C’est
fidèle à cette tradition que l’historien Emmanuel Ringelblum décida, au
moment de la plus grande catastrophe, de conserver les traces de la vie
juive en Pologne et à Varsovie, sous la forme d’archives qui furent
découvertes, après la destruction du ghetto et la défaite des nazis, dans les
ruines de la ville.
Après 1945, les survivants rédigèrent des Livres de mémoire, les Yizker
Bikher (Yizker-Bücher), ces livres désignés par la formule rituelle « Puisse
l’Éternel se souvenir » (Yizker). L’admirable ouvrage d’Ivan Jablonka
intitulé Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus est, outre une
réflexion sur l’enquête et l’opération historiographique, l’héritier adéquat de
cette tradition. En France, dès le 28 avril 1943, nous l’avons vu, l’ancien
rabbin Isaac Schneersohn et les journalistes Léon Poliakov et Joseph Billig
fondent le Centre de Documentation juive contemporaine (CDJC), qui a
pour but de documenter précisément tout ce que les Juifs vivant en France
subissent de la part de l’occupant allemand et du régime de Vichy. Cette
fabuleuse collection de témoignages et d’archives deviendra en 2005 le
fonds du Mémorial de la Shoah, tandis que Billig et Poliakov seront des
historiens pionniers, dès les années 1950, de la Shoah, de l’antisémitisme et
du système concentrationnaire.
Ces résistants du récit combattaient frontalement l’une des plus
radicales ambitions des nazis : effacer l’histoire et le mémoire du peuple
juif en brûlant et en détruisant les papiers d’identité et les archives des
victimes, et effacer jusqu’à l’existence du crime qui les avait éradiqués par
la pratique (impossible, en réalité) du secret, ainsi que par la destruction des
lieux du crime. Un négationniste, aujourd’hui, est un nazi victorieux. Henry
Rousso a parfaitement saisi et compris de quoi il retournait : nier le crime,
nier la mort, et donc la vie de la victime, renvoyer son existence au néant.
Emmanuel Ringelblum, qui, parallèlement à l’entreprise de Oyneg
Shabbos (« allégresse du shabbat »), a soigneusement rédigé une chronique
de la vie et de la mort des Juifs de Varsovie dans son journal, note :

Tout le monde écrivait. Journalistes et écrivains, cela va de soi, mais aussi


les instituteurs, les travailleurs sociaux, les jeunes, et même les enfants.
Pour la majeure partie, il s’agissait de journaux dans lesquels les
événements tragiques de cette époque se trouvaient réfléchis par le prisme
de l’expérience vécue personnelle. Les écrits étaient innombrables, mais la
grande partie fut détruite lors de l’extermination des Juifs de Varsovie 24.

Nul ne contestera que, fondement de l’identité, l’histoire sur soi que l’on se
raconte à soi-même et que l’on communique aux autres, est une source de
bonne santé psychique. On peut aisément définir la dépression comme ce
moment où l’on ne croit plus au récit, où la fable s’étiole et se dissipe, pas
nécessairement dans l’espace social, mais surtout à ses propres yeux.
Se raconter des histoires est même parfois une question de survie,
comme le montre le professeur de littérature et psychanalyste Pierre Bayard
à l’exemple de l’une des plus grandes escroqueries de l’histoire de l’édition
et de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale 25 : fille de parents disparus
pendant la guerre (son père avait créé un réseau de résistance en Belgique),
Monique De Wael a été non seulement privée de ses parents, mais de la
mémoire de ceux-ci, car son père, pour éviter l’arrestation de son épouse,
avait livré ses camarades aux Allemands, devenant ainsi un traître
abandonné à la damnatio memoriae, et dont l’histoire fut cachée à Monique
elle-même. Dans cette « situation de détresse », elle a trouvé « la force de
forger une fiction 26 », Survivre avec les loups, qui raconte le périple à
travers l’Europe d’une enfant cachée qui se rassure – et rassure ses
lecteurs – en constatant qu’« il existait au fond des forêts, bien plus
accueillants que les habitants des villes, des loups bienveillants et
chaleureux, défenseurs des valeurs de la famille et protecteurs des
enfants 27 ».
Ce livre a ému des millions de lecteurs, avant que la révélation de la
supercherie ne provoque un scandale immense. Indignation légitime, mais
méprise certaine, selon Bayard, car comment comprendre « les raisons pour
lesquelles nous aimons disserter inlassablement de faits qui ne se sont pas
produits 28 », comme ceux des tragédies, des romans, des films et séries de
fiction, sinon par un désir profond de réassurance et de consolation face à la
violence du monde ? Et par la volonté de créer du sens, une cohérence, un
ordre, une paix de l’âme, en dépit de tout.
Que l’histoire puisse avoir partie liée avec les histoires, qu’elle puisse
être contiguë à la fable pourra émouvoir, voire fâcher. Au moment où les
négationnismes de tous ordres reçoivent le support technique décisif de la
Toile 29, où les conspirationnismes se nourrissent des désarrois sociaux, où
le terme de « postvérité » entre dans les dictionnaires, il peut paraître
irresponsable de ravaler l’histoire – qui établit les faits, qui raconte le vrai –
à la fable dont les synonymes (balivernes, sornettes…) sont peu flatteurs.
Or la fable est, rappelons-le, un récit qui dit le vrai : depuis Ésope, elle met
en scène, certes, des animaux qui parlent (mais des animaux dotés de
langages, ne seraient-ce pas là des êtres humains ?), pour proposer une
manière de morale, c’est-à-dire un enseignement à valeur universelle. Les
mésaventures d’un célèbre corbeau nous mettent en garde contre la vanité,
de même que celle d’une grenouille qui n’avait pas su prendre la mesure de
son être.
Nombreux sont ceux qui estiment pouvoir tirer des leçons de l’histoire
telle qu’elle s’est déroulée, mais aussi telle qu’elle est racontée. Nos aînés
romains, hommes au sens pratique s’il en fut, architectes, militaires et
juristes de talent, préoccupés de la res avant toute chose, pratiquaient
l’histoire pour qu’elle livre des exempla à imiter et des épouvantails à
éviter. On rangerait ainsi Cincinnatus et Brutus (l’ancien, le consul qui fit
tuer ses fils pour haute trahison) dans l’autel des dieux lares de la patrie,
imagines révérées et chéries, tandis que l’on jetterait le cadavre des autres
au Tibre de la damnatio memoriae.
Et puis, puisqu’on en est à parler latin, la fabula n’a pas une étymologie
déshonorante. Elle ne signifie ni le mensonge, ni le délire, mais elle fait
signe vers ce qui est fait, construit, produit, dirait-on aujourd’hui, par
l’action de l’homme. Le verbe romain facere a eu beaucoup d’enfants : de
la fiction à l’artéfact et, donc, à la fable. Tout cela est bien fait (factum) par
l’art (ars) de l’homme et n’existe pas à l’état de nature. La nature désigne
tout ce qui est né par soi-même, sans le secours ou le recours de l’homme :
on y trouve bien des merveilles, mais certainement pas des récits, des
mythes, des chroniques, des histoires ni de la littérature, au sens le plus
large. Les lions ne parlent que dans la fable, et les lettres de la littérature
sont elles aussi de la main de l’homme.
Le propre de l’homme, il en existe une longue liste, dont le
dénominateur commun est toujours le récit : le langage, l’humour, le rire, la
conscience, le sentiment religieux, les larmes, l’amour… Le récit, soit la
médiation par le langage, l’inscription dans le temps, la mise en ordre des
événements, la formulation des causes et des conséquences, et l’induction
d’un sens à tout cela, ponctué – ou non – par un programme d’action ou par
le constat amer que tout est perdu, que c’était mieux avant ou que c’est
ainsi, qu’il n’y a rien à faire.
Du reste, les historiens peuvent bien être écrivains eux aussi, soit à titre
de délassement, soit dans l’activité même de la production de leurs textes
scientifiques.
Les historiens y ont été d’autant plus portés que les écrivains eux-
mêmes posent parfois, et de plus en plus, des questions à l’historien,
contribuant à brouiller ces frontières et limites que l’on tente toujours si
désespérément de dresser entre les pratiques de l’esprit humain, pour définir
des cursus, qualifier des carrières et rassurer des identités fragiles.
L’imposant succès de Jonathan Littell, en 2006, désinhiba certains
historiens sur l’air du « après tout… ». Ivan Jablonka, historien et écrivain
depuis longtemps, avait déjà considérablement innové dans la forme donnée
à l’écriture scientifique – un risque académique certain, qui dénotait un
courage tout aussi manifeste, puisque cela concernait son habilitation à
diriger des recherches, cette seconde thèse que l’on doit présenter pour
accéder au grade de professeur des universités. Pour exposer les résultats
d’une enquête très sérieuse sur le devenir de ses grands-parents paternels,
Ivan variait les registres et les tons, et allait jusqu’à se mettre en scène
comme sujet enquêteur, en proie à l’enthousiasme de la découverte, ou à
l’abattement devant le tonneau des Danaïdes à remplir : celui du silence
entourant des victimes quasi anonymes de la Shoah.
L’historien confiait qu’il avait écrit du non-vrai (un roman), puis non
écrit du vrai (une thèse) et qu’il ambitionnait désormais d’écrire du vrai.
Pari tenu.
Faire de l’histoire est donc un mode de vie, une forma vitae singulière,
motivée par un rapport au temps à la fois particulier et problématique, et par
la volonté d’explorer ce rapport pour croître en humanité. C’est une belle
manière de vivre ce que Hannah Arendt, dans la tradition des Anciens,
appelle la « vie de l’esprit 30 », cette vita bona que le monde contemporain,
au fur et à mesure qu’il nous dote des outils et des machines qui la
permettraient, semble sans cesse plus nous refuser.
L’historien entretient un rapport distant avec le temps mesuré, compté,
ce temps qui doit être arraisonné au principe de rentabilité, de productivité,
de performance. À ce temps-là, qu’il sait ou a su pratiquer, un peu comme
on fait de l’athlétisme, au temps des concours et des thèses, il préfère le
temps de la méditation, ce temps long, profond, lent, de la pensée qui
revient, remercie, contemple et, disait Nietzsche, « rumine ». La temporalité
de la pensée, qui est lecture, contemplation, méditation, n’est pas celle de
cette « action » dont on nous rebat les oreilles et qui, si l’on prend le temps
de l’observer, est une injonction à brasser du néant que des malheureux sans
aveu, par ignorance ou cynisme, tentent d’introduire à l’Université – par les
appels à projets, les incitations à la « production », le managérialisme
métastatique : en bref, par la confusion, à la fois tragique et burlesque, entre
qualitatif et quantitatif.
Le temps long et lent de la méditation était celui du philosophe grec, ce
bios theoretikos qui consistait à regarder (theomai) et à voir vraiment, que
les Romains ont traduit par vita contemplativa, celle qui contemple et qui
médite. Le bios praktikos, la vita activa, celle qui semble l’alpha et l’oméga
de nos existences, lui était inférieure, et de loin. Vie servile, vie misérable,
elle était réservée à ceux qui, par défaut, ne peuvent faire autre chose, et aux
esclaves. L’axiologie, la hiérarchie des valeurs, s’est inversée au XXe siècle :
le bios theoretikos était l’apanage de l’homme libre, qui avait le loisir de
l’oisiveté, d’un temps disponible pour le travail de l’esprit. La lecture, la
dialectique, l’écriture, le dialogue lui permettaient de se détacher du
particulier, du sensible, pour accéder à l’intelligible, au général, au concept,
et de réaliser l’essence de l’homme par le travail de la raison.
Par opposition, le bios praktikos est cette vie d’aliénation où l’on doit
fréquenter l’échoppe et l’atelier pour satisfaire aux besoins inférieurs du
corps, de la simple survie, de la simple perpétuation d’une activité
biologique. Le bios praktikos, qui enchaîne l’homme au travail et ainsi le
prive du loisir de l’étude, de l’activité de la raison, l’éloigne de l’humanité
achevée.
Le terme d’oisiveté, qui connote à nos oreilles le vice de l’inactivité,
que nous concevons comme négativité, comme absence d’activité, est, au
contraire, conçu par les Romains comme positivité, voire plénitude : l’otium
(qui a donné oisif) est ce temps libre de l’homme libre, libre de se livrer à
des arts libéraux qui vont l’affranchir de toute détermination et animalité.
Au contraire, c’est bien le negotium qui est affecté de négativité, conçu et
vécu comme une privation : le negotium est l’activité par défaut, faute de
mieux, de celui qui ne jouit pas de l’otium et ne peut donc accéder
pleinement à son humanité.
L’otium, chez les Grecs, a pour nom skholè, qui a donné scola en latin,
puis school, Schule, école. Il a donc partie liée à l’étude, au travail de
l’intelligence, à cette méditation qui est, étymologiquement, médication,
soin et guérison d’un esprit en quête de sens, de substance et de consolation
face à la finitude de l’homme. Le travail de la raison est l’entéléchie et le
propre de l’homme, selon Aristote :

Ce qui est intimement lié à chaque être est naturellement ce qu’il y a de plus
important et de plus agréable pour lui. Donc, pour l’homme, c’est la vie
intellectuelle, si tant est que c’est principalement l’intelligence qui constitue
31
l’homme. Par conséquent, cette vie est aussi la plus heureuse .

Pour le Stagirite, et durant plus de deux millénaires de culture à sa suite, il


n’y a aucun doute : « La vocation de l’homme est un certain genre de vie,
une activité de l’âme et des actions accompagnées de raison 32. »
Voici de quoi ne pas trop perdre son temps, ne pas trop le dilapider en
actes inessentiels, de maintenir en vie autant de Socrate que possible en soi,
comme l’imagine un amoureux de la Méditerranée antique, Paul Valéry,
dans ce dialogue du Silène avec Phèdre :
Socrate : Je t’ai dit que je suis né plusieurs, et que je suis mort un seul.
L’enfant qui vient est une foule innombrable, que la vie réduit assez tôt à un
seul individu, celui qui se manifeste et qui meurt 33.
1. H. Wismann, Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012, p. 77.
2. On lira avec profit les travaux d’Olivier Jouanjan, notamment son passionnant et très
complet ouvrage de la collection « Leviathan » sur la question : Une histoire de la pensée
juridique allemande (1800-1918), Paris, Puf, 2005.
3. Voir J. Chapoutot, La Loi du sang, Paris, Gallimard, 2014, rééd. « Tel », 2020, et La
Révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, 2017.
4. H. Wismann, Penser entre les langues, op. cit., 82-83 pour toutes les citations.
5. J. Chapoutot, Histoire de l’Allemagne, de 1806 à nos jours, Paris, Puf, « Que sais-je ? »,
2014.
6. Cité par H. Wismann, Penser entre les langues, op. cit., p. 82.
7. Claude Nicolet, La Fabrique d’une nation : la France entre Rome et les Germains, Paris,
Perrin, 2003.
8. Voir Michael Werner, « La Germania de Tacite », Lieux de mémoire allemands, Paris,
Gallimard, 2007.
9. H. Wismann, Penser entre les langues, op. cit., p. 50.
10. Id.
11. Pascal Ory, Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2004.
12. E. Cassirer, Essai sur l’homme, Paris, Minuit, 1975 [1947], p. 246-251.
13. D. Crouzet, La Nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris,
Fayard, 1994.
14. D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion, vers
1525-vers 1610, Paris, Champ Vallon, 1990.
15. M. Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, Seuil, 2004.
16. W. Dilthey, L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, trad. fr. Paris,
Le Cerf, 1988 [1910], p. 33.
17. H. Rickert, Sciences de la culture et sciences de la nature, trad. fr. Paris, Gallimard, 1997
[1898], p. 42.
18. Catherine Darbo, L’Historia. Commencements grecs, Paris, Gallimard, « Folio », 2007.
19. H.-I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, « Points », 2016.
20. M. Bloch, Apologie pour l’Histoire, Paris, Armand Colin, 2000, p. 84.
21. Ibid., p. 95.
22. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, op. cit., p. 101.
23. H. Broch, Les Somnambules, Paris, Gallimard, 2000, p. 74.
24. E. Ringelblum, Chronique du ghetto de Varsovie, Paris, Robert Laffont, 1993.
25. P. Bayard, Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?, Paris, Minuit, 2020.
26. Ibid., p. 25.
27. Ibid., p. 28.
28. Ibid., p. 25.
29. Voir Marc Knobel, Cyberhaine. Propagande et antisémitisme sur Internet, Paris, Hermann,
2021.
30. H. Arendt, La Vie de l’esprit, trad. fr. Paris, Puf, « Quadrige », 2013.
31. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre XI, 1178 a, Paris, Flammarion, 2014.
32. Ibid., livre I, 1098 a.
33. P. Valéry, Eupalinos, ou l’architecte, Paris, Gallimard/Nrf, « Poésie », 1945, rééd. 1999,
p. 60.
Conclusion
Les lettres, ou l’échappée belle

Des gens comme moi, des littéraires, il n’y en avait pas beaucoup. Le
Parti forgeait ses cadres à partir d’ingénieurs, de vétérinaires, de gens
spécialisés dans les machines, la viande ou le blé, pas dans l’être humain 1 »,
lit-on dans La Fin de l’homme rouge, cette enquête que Svetlana
Alexievitch consacre à ses compatriotes soviétiques qui ont connu l’URSS
et sa fin. On y lit de la nostalgie, ce qui est bien compréhensible (qui ne
regrette pas un peu sa jeunesse ?), mais la permanente du Parti qu’elle
interroge ne regrette rien du fonctionnement de la machine politique : « Je
n’ai rencontré là-bas ni poètes, ni physiciens 2 ». Il fallait y produire du
rapport standardisé, du consensus hypocrite, et pratiquer le rituel obligatoire
(se lever, applaudir, une petite génuflexion devant le portrait de Lénine, et
le tout à l’avenant).
Le monde stupide et étouffant du PC de l’Union soviétique, combien de
nos contemporains le reconnaîtront dans leur entreprise ou dans ces
administrations qui, pour se « moderniser », importent servilement tout ce
qui ne fonctionne pas dans le « privé » ? Lieux de travail, lieux de
souffrances psychosociales avérées et massives, lieux où, selon l’expression
consacrée, on perd sa vie à tenter de la gagner.
Habiter ce temps court et fini qui nous échoit est un problème ancien, au
fondement de la philosophie grecque et, indirectement, d’à peu près tout ce
qui a été créé et pensé. En « révolte contre le temps », Albert Camus ne
voyait le salut que dans la multiplication des êtres-au-monde – en étant
acteur, pour vivre mille vies, ou Don Juan, pour connaître mille e tre
existences amoureuses. On peut aussi être chercheur, écrivain, lecteur. Être
littéraire, en somme – un voyage plus ou moins immobile, sans doute plus
accessible que les pérégrinations du séducteur ou du comédien.
Fernando Pessoa, qui voyait justement dans Le Voyageur immobile une
belle définition du lecteur, de l’écrivain, du chercheur, partageait en 1950
cette réflexion en vérité sidérante : « La littérature, comme toute forme
d’art, est la preuve que la vie ne suffit pas. »
Cette devise pourrait être inscrite au fronton de l’œuvre de Pierre
Bayard, professeur de littérature à Paris VIII et psychanalyste, auteur de
livres aussi facétieux et stimulants que Comment parler des faits qui ne se
sont pas produits et Il existe d’autres mondes. Dans ce dernier ouvrage,
malicieusement dédié « au chat de Schrödinger », Pierre Bayard écrit :

Les vies que nous n’avons pas vécues, les êtres que nous n’avons pas aimés,
les livres que nous n’avons pas lus ou écrits, ne sont pas absents de nos
existences. Ils ne cessent au contraire de les hanter, avec d’autant plus de
force que, loin d’être de simples songes comme les croient les esprits
rationalistes, ils disposent d’une forme de réalité dont la douceur ou la
violence nous submerge dans les heures douloureuses où nous traverse la
3
pensée de tout ce que nous aurions pu devenir .

Où l’on retrouve, donc, le Socrate de Paul Valéry. La littérature comme acte


et comme œuvre (pour l’écrivain), comme réception et participation (à
l’instar de la participation à un banquet) pour le lecteur, est le lieu où
adviennent, peut-être, ces possibles, où survivent ces Socrate.
C’est avec un courage certain que deux historiens, Quentin Deluermoz
et Pierre Singaravélou, ont réfléchi à la démarche contrefactuelle dans leur
discipline, à la plus grande surprise, souvent réprobatrice au départ, de leurs
collègues. Le contrefactuel évoquait plus la science-fiction que la science,
et semblait cantonné au domaine de l’uchronie, si populaire chez de
nombreux auteurs qui ont imaginé une inflexion, ou une divergence, à
certaines dates de l’histoire du XXe siècle, comme 1945 : et si le IIIe Reich
avait gagné la guerre ? On retrouve cette hypothèse au point de départ
d’œuvres de fiction comme Fatherland ou The Man in the High Castle,
tandis que Philip Roth choisit plutôt les élections présidentielles
américaines de 1940.
Dans The Plot against America 4, il imagine Charles Lindbergh, aviateur
immensément populaire aux États-Unis, nationaliste, homme de droite et
d’ordre, admirateur des nazis, gagner l’élection contre Franklin Roosevelt.
Un scénario se déroule alors, qui révèle un autre visage des États-Unis : ce
ne sont pas les démocrates et les amis de la démocratie européenne qui
gouvernent, mais des républicains isolationnistes, tenants de l’America first,
du suprémacisme blanc et de l’alliance avec Hitler. Les États-Unis
n’interviennent donc pas en Europe, tandis que, peu à peu, la police et les
institutions des États durcissent leurs rapports envers les Juifs et les Noirs.
Un possible américain est ainsi envisagé, qui était en effet plausible dans les
années 1930, une décennie où le parti nazi des États-Unis avait,
littéralement, pignon sur rue, de meetings en défilés et de rassemblements
en camps d’été.
On comprend mieux, à l’exemple de Philipp Roth, le caractère fécond
de cette démarche : la réflexion sur les possibles non advenus permet d’être
plus attentif à certains aspects des objets étudiés – les États-Unis de la
Grande Dépression, puis des années 1930 et 1940, en l’espèce.
Deluermoz et Singaravélou se sont donc intéressés à cette « histoire par
la bande », mais décident de ne pas en rester là : ce qui est souvent ravalé
au rang de « simple divertissement 5 », est en réalité une opération
intellectuelle et heuristique courante, quoique tacite, chez les historiens et
les praticiens des sciences sociales en général, un peu comme la
« rétrodiction » chez Paul Veyne. La thèse des deux historiens est que, en
exposant un scénario par une narration, l’historien a fait un choix qui,
implicitement, révoque d’autres scénarios alternatifs, jugés moins crédibles.
Il ne s’agit pas des faits, mais de l’étiologie, de la recherche des causes : en
valorisant les causes économiques et sociales de la Révolution française, on
minore d’autres registres de causalité, que l’on estime moins décisifs. De
même, la réflexion sur les points de bascule et les turning points implique
toujours une dimension contrefactuelle : pourquoi cet événement est-il jugé
plus décisif qu’un autre ?
Enfin, étudier les possibles non advenus, ces réalités historiques
demeurées à l’état de simple potentialité, permet de défataliser l’histoire, de
rouvrir le champ des possibles pour les acteurs du temps : au lieu de
considérer, a posteriori, un déroulement clos et scellé, rapidement envisagé
comme nécessaire, on rend aux acteurs leur marge d’indétermination et de
liberté, de rêve et d’initiative. En un mot, on se fait meilleur historien car on
ressaisit les contemporains dans l’univers d’appréciation et d’action qui
était le leur : un univers des possibles ouvert, indéfini, où la liberté, la
responsabilité et le choix ont bien davantage leur place que dans un récit
clos. Conjointement, on évite de sombrer dans le piège de la téléologie, en
considérant que tel événement ou développement était inévitable.
Cette désincarcération du passé est aussi féconde pour le présent.
Considérer que le passé était nécessaire et qu’il n’y avait ni marge, ni
liberté, ni alternative, résonne étrangement avec le fameux TINA de l’âge
néolibéral, ce « There is no alternative » énoncé par Margaret Thatcher et
qui est devenu la maxime d’un temps, jusqu’à nier les principes
élémentaires de la démocratie : en ordolibéral orthodoxe, le ministre
allemand de l’Économie et des finances, Wolfgang Schäuble, confronté au
succès d’une coalition de gauche en Grèce en 2015, observa ainsi que les
règles des traités (et de la finance) étaient pérennes, c’est-à-dire non
susceptibles d’être modifiées en fonction des résultats des différents
scrutins.
Le contrefactuel est donc une démarche émancipatrice pour le présent et
pour l’avenir. Médiéviste, spécialiste de la société féodale, Jérôme Baschet
invite ainsi à « défaire la tyrannie du présent 6 ». Son objet historique et ses
préoccupations politiques sont apparemment aux antipodes : Baschet est
parti vivre au Chiapas (Mexique) pour contribuer à l’expérience zapatiste et
travailler à l’avènement d’une société humaine souveraine et libre, sans État
ni banques, sans compagnies d’assurance ni dettes. Professeur invité au
Mexique, Baschet constatait en effet des « effets de médiévalité » dans le
statut et la vie des paysans, comme « la fixation des hommes au sol,
l’agrégation du pouvoir sur les terres et du pouvoir sur les hommes 7 ».
Parallèlement, il ne pouvait que reconnaître, à l’instar de Reinhart
Koselleck et de François Hartog, que le régime d’historicité dominant en
Occident était, lui aussi, aliénant, condamnant à endurer « un présent
écrasant, hypertrophié, omniprésent 8 », celui d’un néolibéralisme qui
impose un éternel présent à aménager par la « réforme », la
« modernisation », avec des « coups de pouce », des « ajustements
structurels », des « boîtes à outils », des « kits » et des « process ». Seule
lueur, mais bien noire, la « résurgence du futur dans l’espace public 9 » à la
faveur des inquiétudes sur l’avenir géoclimatique de l’humanité. Contre
l’aliénation et l’extinction, il convient, note Jérôme Baschet, de rompre
avec un présent qui nous enferme dans l’éternelle répétition du même,
agrémentée du chant des sirènes de la « croissance ».
Il existe également une forme de contrefactuel qui ne serait pas
rétrospectif (on revient à un point de divergence situé dans le passé), mais
prospectif, qui consiste à projeter un scénario dans l’avenir (démarche
classique de la prospective, précisément, ou de la science-fiction) tout en le
narrant fictivement au passé, c’est-à-dire en historien du futur qui
raconterait, au passé, notre présent et notre futur.
Deux historiens américains, Naomi Oreskes, historienne des sciences, et
Erik Conway, historien des techniques, se sont livré à cet exercice dans un
livre qui traite de la catastrophe climatique en cours 10. Dans leur prologue,
ils expliquent que « la science-fiction construit un avenir imaginaire ;
l’histoire tente de reconstruire le passé. Toutes deux ont pour objectif de
comprendre le présent. Nous fusionnons ici les deux genres : un historien
futur se penche sur un passé qui est notre présent et notre avenir
(possible) 11 ». Il s’agit en l’espèce d’un historien chinois, qui se fait
l’analyste calme, et un brin perplexe, de deux périodes fatales à une grande
partie de l’humanité, « la période de la Pénombre (1988-2073) » qui a
« conduit au Grand Effondrement et à la Migration massive (2073-
2093) 12 ».
L’historien du futur rappelle que « dans les années 1970, des
scientifiques ont commencé à comprendre que les activités humaines
changeaient considérablement les processus physiques et biologiques de la
planète et qu’elles avaient ouvert une nouvelle période géologique,
l’anthropocène 13 ». Rien n’a été fait : « Aux yeux des historiens, 1988
marque le début de la période de la Pénombre, car c’est cette année-là qu’a
été fondé, dans le cadre de l’Onu, le Giec », le Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolution du climat, dont les rapports successifs
ont été plus alarmistes les uns que les autres. Paradoxalement, « à la fin du
millénaire, le déni du changement climatique avait fait tache d’huile »,
jusqu’aux plus hauts responsables politiques de grands pays du monde,
comme les États-Unis : « C’est en 2009, pense-t-on, que le monde
occidental a eu sa dernière chance sérieuse d’organiser son salut », lors de
la COP-15 de Copenhague où avait été mis à l’ordre du jour « une
législation internationale contraignante, qui aurait pu empêcher un
changement climatique désastreux ». Mais il n’en fut rien, et les records de
chaleur, les étés accablants, les années sans hiver succèdent à des
événements climatiques exceptionnels (tempêtes, tornades, orages violents
et destructeurs, inondations…) qui deviennent peu à peu la norme :

Davantage de chaleur dans l’atmosphère signifie davantage d’énergie à


dissiper, ce qui se manifeste par des tempêtes plus puissantes, des déluges
plus massifs, des sécheresses plus terribles. C’est aussi simple que cela.
Mais l’ombre de l’ignorance et du déni s’était abattue sur ceux qui se
croyaient les enfants des Lumières.

L’historien fictif déroule alors, sur le mode indicatif et au temps passé,


les éléments factuels des scénarios prospectifs alarmistes du Giec pour le
e
XXI siècle : par la submersion ou la sécheresse, de vastes portions de terres

émergées deviennent inhabitables, ce qui conduit à une mort de masse et à


d’impressionnants treks de migrants. Le propos est accompagné de cartes
des (ex-)Pays-Bas, de (ce qui reste de la ville de) New York ainsi que de
l’ex-État de Floride, disparus sous la montée des eaux : « Pour un historien
qui étudie cette période tragique de l’histoire de l’humanité, le plus
stupéfiant est que les victimes savaient ce qui se passait et pourquoi », et
disposaient des savoir-faire et des technologies qui auraient permis d’éviter
le désastre.
Cela pourrait être un mystère, si l’on ne prenait en compte les obstacles
épistémologiques, culturels ou intellectuels à une prise de conscience
décisive, suivie d’une action résolue, « l’étau de deux idéologies inhibantes,
le positivisme et le fondamentalisme de marché 14 ». Le premier a empêché
les scientifiques de trop intervenir au niveau de la décision politique, car
leur honneur était de faire de la science, de produire des connaissances et de
ne pas confondre les arènes, et le second, « fondamentalisme du marché
libre, néolibéralisme, économie du laisser-faire, capitalisme du laisser-
faire » revenait à une croyance religieuse dans la « main invisible », une
emporiodicée, pourrait-on dire, cette théodicée du marché (emporion) qui
croyait et faisait croire que le marché était le lieu optimal d’allocation et de
distribution des ressources, par l’échange et les prix (un « marché du
carbone » fut ainsi créé, car le marché était la panacée…).
La force particulière de ce genre de texte, dont on pourrait croire qu’ils
sont fictionnels alors qu’ils sont argumentatifs, est de présenter sur le mode
indicatif et au passé, ce qui est exposé par les scientifiques du Giec, à titre
d’hypothèse, au mode conditionnel ou, pour les plus préoccupés, au futur.
Lire un historien du futur décrire la Pénombre et la catastrophe, puis en
formuler l’étiologie, c’est-à-dire en exposer les causes culturelles,
intellectuelles, économiques et techniques, suscite chez le lecteur une prise
de conscience plus ferme d’évolutions en cours qui ne sont pas assez prises
au sérieux. Deux historiens, ici, recourent à un genre nouveau, peu familier
d’une discipline qui, généralement, dit ce qu’il s’est réellement produit. Là,
il s’agit d’exposer ce qui va le plus probablement se passer si l’on suit les
courbes d’indicateurs présents, ainsi que les trends économiques et
politiques qui structurent notre temps.
Un geste courageux pour des historiens, comparable à celui de
scientifiques en nombre toujours plus grand qui appellent à l’action civique
et à la désobéissance civile face au cynisme, à l’inaction et à
l’incompétence des gouvernements et des entreprises. En France, ce sont
plus de mille scientifiques en physique, biologie, géologie, climatologie…
qui ont appelé à la désobéissance civile dans une tribune de presse le
20 février 2020 :

Quels que soient nos domaines d’expertise, nous faisons tous le même
constat : depuis des décennies, les gouvernements successifs ont été
incapables de mettre en place des actions fortes et rapides pour faire face à
la crise climatique et environnementale dont l’urgence croît tous les jours.
15
Cette inertie ne peut plus être tolérée .
Pour le collectif de juristes et de scientifiques réunis autour de Dominique
Bourg 16, il s’agit de « désobéir pour la terre » en raison d’un « état de
nécessité » flagrant – destruction massive du vivant, inhabilitabilité
croissante de la planète.
Chez les historiens comme chez les scientifiques de la matière et du
vivant, on constate une même infraction aux règles de la discipline :
l’historien narre le positif, ce qui est consultable et avéré ; les sciences de la
matière et de la vie se contentent d’investiguer leurs domaines, sans passer
d’une arène (la production de connaissances) à une autre (la militance).
Dans tous les cas, ils commettent des actes d’indiscipline manifestes, qui
soulèvent cette question : pratiquer la discipline comme un art pour l’art
pendant que les conditions d’exercice de cette discipline, les conditions
mêmes de la vie, se dégradent au point de rendre désormais douteuses la
survie et la pratique de leur art, est-il non seulement rationnel, mais encore
raisonnable ?
On comprend dès lors mieux pourquoi les historiens sont tentés de
retrouver leur être littéraire – celui qui implique l’empathie (de la démarche
compréhensive, de la perspective internaliste) et qui valorise l’imagination
(qui rouvre l’univers des possibles).
Au-delà de la discipline historique, l’empathie revêt une importance
sociale non négligeable : disons seulement que c’est la vertu qui peut nous
permettre de faire société, ou communauté, au choix. En nous permettant
d’accéder à autrui, à sa psyché et à ses raisons, à son histoire et à son être-
au-monde, elle nous permet de vivre avec lui ou, du moins, à ses côtés, en
famille comme en société. On conviendra que c’est là une vertu bien utile.
Et si l’empathie nous permet de vivre avec autrui, l’imagination, quant à
elle, nous permet de nous accommoder de nous-même, ce qui, là non plus,
n’est pas un mince mérite, tout comme elle nous permet de penser une autre
vie et un autre monde.
La sempiternelle et lassante question de l’utilité des lettres apparaît dès
lors bien oiseuse, à peine digne de butors sans vie intérieure ni imagination.
C’est avec des arguments à la fois profonds et cinglants que Théophile
Gautier avait, dès la préface de Mademoiselle de Maupin en 1835, réglé
leur compte aux pragmatiques, aux gestionnaires et aux utilitaristes lato
sensu :

Ils méritent d’être économistes dans ce monde, et aussi dans l’autre. Y a-t-il
quelque chose d’absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous
sommes ? D’abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que
nous vivions. […] Ensuite, l’utilité de notre existence admise a priori,
quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir ? De la soupe et un
morceau de viande deux fois par jour, c’est tout ce qu’il faut pour se remplir
le ventre, dans la stricte acception du mot. […] Rien de ce qui est beau n’est
indispensable à la vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en
souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de
fleurs ? […] L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.

Il reste que l’empathie et l’imagination littéraires sont bien utiles à


l’historien. Que le récit, que la mise en récit, que l’opération narrative soit
un opérateur d’intelligibilité, on le sait désormais depuis un moment.
Cela a conduit certains historiens à reconsidérer le texte littéraire
comme source, un geste inauguré il y a quelques décennies par Mona Ozouf
et approfondi par Judith Lyon-Caen qui cherche, dans La Griffe du temps,
« ce que l’histoire peut dire de la littérature », à l’exemple d’une nouvelle
de Jules Barbey d’Aurevilly, « La vengeance d’une femme ». Il s’agit, pour
l’historienne, non seulement de « dégager la valeur documentaire du
texte », cette « lecture historique » déjà classique, mais aussi de proposer
« une expérience de lecture historienne : historienne et d’historienne […]
par ce qu’elle implique d’engagement singulier et de part interprétative. Si
la lecture historique vise à fabriquer du document », il s’agit « de ne pas
tourner le dos à ce qui fait “littérature” », de déceler ce qui « est susceptible
de nous affecter comme lecteurs et de pénétrer le savoir de l’historien 17 ».
D’autres historiens, conscients de ce que peut la littérature, ont non
seulement pleinement revendiqué la narration, le plaisir d’écrire et les
bonheurs d’écriture, mais également franchi le pas de la proposition
littéraire, en conjuguant écriture et fiction.
Cela peut commencer par les titres, comme chez Emmanuel de
Waresquiel, stendhalien passionné et historien qui pratique et goûte
l’histoire écrite. L’homme aime narrer, les cent jours ou les sept jours, mais
aussi des vies, comme dans ses belles biographies, puissamment savantes et
délicieusement littéraires, de Talleyrand et de Fouché. Dès l’abord, le titre
intrigue : « les silences de la pieuvre » sont une belle image, qui aurait valu,
quelques décennies plus tôt, inculpation pour déviationnisme littéraire.
C’est que, par ce sous-titre, on imagine bien ce que fut l’essence de cet
homme, ministre de la police de Napoléon, après avoir été un conventionnel
intraitable et un représentant en mission redouté. L’historien a puisé dans
son inspiration, sa culture, son imaginaire, noble (Hugo) et ignoble, la
culture de masse, le film Espion, lève-toi :

Lino Ventura y incarne magnifiquement un agent dormant manipulé par des


forces invisibles jusqu’à en perdre la vie […]. Il a alors cette phrase : « Au-
dessus de moi, il y a une espèce de méduse énorme et silencieuse, les
services de renseignement français. » Je me suis souvenu de cela en
écrivant ma biographie de Fouché […]. La pieuvre, dit Victor Hugo, « se
confond avec la pénombre […]. Elle n’a pas d’os, elle n’a pas de sang, elle
n’a pas de chair […]. C’est une peau. […] Toute la bête est froide […].
18
Presque toujours, quand on la voit, on est pris ».
Anachronisme ? Voire. La pieuvre fascine les naturalistes depuis
l’Antiquité, et Fouché fut un temps professeur de sciences naturelles en
collège.
L’historien qui recourt à la littérature pour dire autrement, et mieux, ce
que sa recherche exprime, veille bien à l’adéquation du texte au temps. On
le constate chez Antoine de Baecque quand il publie Les Talons rouges 19.
Antoine de Baecque est un historien de la Révolution française et, plus
précisément, du corps en révolution. Son premier poste universitaire fut en
histoire moderne à l’Université de Versailles-Saint-Quentin. À première
vue, Les Talons rouges est un ouvrage qui surprend et incommode : une
histoire de vampires ? une révolution gore ? Il y en eut pour subodorer que
le savant moderniste, devenu historien et penseur du cinéma, avait sans
doute fait un excès de films de série Z, entre vampires et zombies. Or
l’historien culturaliste en lui a bien des choses passionnantes à nous dire sur
la distinction entre vampires et zombies.
En 2009, j’eus la chance d’assister à une conférence d’Antoine aux
Rendez-vous de l’Histoire de Blois, lors de cette édition qui fut consacrée
au « corps dans tous ses états ». Dans la bibliothèque de l’Abbé Grégoire,
célèbre révolutionnaire par ailleurs, l’historien dissertait sur le sujet des
« Monstres, zombies et vampires et cinéma : Histoire et écrans
monstrueux » pour y distinguer le cinéma de vampires, expression d’une
nostalgie aristocratique, ou peinture d’une aristocratie qui se meurt, comme
dans le Nosferatu de Murnau (1922) qui semble sceller la fin du
Kaiserreich, et le cinéma de zombies, postérieur à 1945, expression des
peurs et angoisses d’un âge démocratique massifié, marqué par la
submersion de l’individu sans l’indifférenciation croissante d’une société de
consommation qui traite le grand agrégat statistique mais ignore le moi
subtil.
Les vampires de son roman sont donc les « talons rouges », une famille
aristocratique obsédée par le sang, la pureté de son sang, ce sang bleu dont,
depuis le XVIe siècle, elle est si fière car il signe sa distinction historique et
ontologique d’avec la plèbe gallo-romaine : la noblesse est issue des
conquérants francs, germaniques, et ne peut se mélanger avec le sang du
commun, celui du tiers état. Franque, elle est libre et élit son chef, comme
lors de ces thing décrits par Tacite : le roi, issu de ses rangs, n’est que le
primus inter pares hissé sur le pavois par élection ou acclamation, et non ce
prince absolu qui se dessine depuis François Ier. Par cette mythologie, la
noblesse de France faisait coup double : on rappelait au roi qui l’avait fait,
et l’on traçait une ligne infranchissable entre le noble et l’ignoble, entre le
second ordre, celui qui verse l’impôt du sang au combat, et le troisième état.
Or, cette caste obsédée par son sang était dénoncée comme une vile
suceuse de sang au XVIIIe siècle : elle saignait à vif le tiers et refusait de
payer quoi que ce fût puisqu’elle payait, précisément, l’impôt du sang.
Ordre vampirique, voué à boire le sang du tiers ou à se nourrir d’orgies
endogames, la noblesse est dépeinte par l’historien écrivain dans toutes ses
manifestations : le vieillard hors d’âge, les jeunes fauves assoiffés du sang
des pauvres, les dégénérés anémiques réduits à l’état de quasi-fantômes par
la pratique, sexuelle et nutritive, de la consanguinité, les jeunes idéalistes
désireux de s’émanciper de cet atroce atavisme, et qui rejoignent la
Révolution, des Amériques, des Colonies et de France.
À travers l’écriture littéraire, l’historien nous offre donc un portrait de la
société française, une histoire des révolutions atlantiques et un parcours des
événements de la Révolution française, agrémenté de réflexions
anthropologiques et culturelles profondes issues de ses travaux et de tous
ceux qui ont pris la métaphore du corps, l’obsession du sang et la volonté de
régénération de l’homme au sérieux, jusqu’à en faire la porte d’entrée
idoine dans la culture et les événements du temps.
Du reste, et ce n’est pas son moindre mérite, de Baecque veille à ce que
le genre même de son roman soit adéquat : cette histoire de vampires, qui
ne lésine pas sur la violence, le macabre, le sombre et la nuit, s’apparente au
genre du roman gothique, si populaire en Europe des années 1760 aux
années 1830, soit en pleine ère des révolutions. On referme un tel ouvrage
en se disant que, tout compte fait, le prochain étudiant en quête d’une
excellente introduction à la période, voire d’un manuel, écopera de ce
conseil de lecture là.
Pas de temps, donc, sans récit. Que l’être humain, cette singulière
manière d’être au monde, soit langage, mots et sens, n’est pas une
découverte bien inédite : quelques millénaires de littérature sont là pour
nous le montrer, ainsi que ces disciplines qui, de la psychanalyse à la
psychologie clinique, ont affaire avec la poésie de l’inconscient, avec cette
poiesis qui travaille en nous pour créer du sens et une forme d’équilibre
entre le désir, la peur et la paix.
L’historien, disait Ernst Cassirer, est lecteur. Il apprend, avant tout, à
lire. C’est là, sans doute, que l’histoire parle le plus au citoyen et à celui qui
entend être le mieux informé et le moins aliéné. La cataracte de sons et de
d’images qui nous submerge quotidiennement, entre radio, presse et écrans
divers, réhabilite de manière inattendue les aptitudes et les qualités de
lecteur – ce que l’on pourrait appeler les savoirs (et savoir-faire) littéraires
ou, pour exhumer un mot à la fois vénérable et décati, les humanités. Il est
impossible de survivre dans un environnement cognitif saturé de messages
sans savoir mettre à distance, analyser et critiquer. Mettre à distance, c’est-
à-dire garder la maîtrise rationnelle du flux, et savoir l’arrêter pour penser.
Analyser, c’est étymologiquement dissoudre et isoler, découper en unités
placées sur le banc d’essai de la raison pour critiquer, c’est-à-dire,
étymologiquement là encore, séparer le vrai du faux, le trompeur du juste,
le fallacieux du recevable.
Faire du français, à l’école, ne peut se réduire à un apprentissage
instrumental de la langue, à rédiger des CV et des lettres de motivation. La
déshérence des humanités, des savoirs littéraires, c’est la déchéance de
l’humain en nous, de ce qui nous rend libres. Retrouver les humanités, au
sens plein du terme, c’est renouer avec ces studia humanitatis qui nous
éduquent à l’humain, qui nous font accéder à notre humanité et être
pleinement humains.
Si quelques grands esprits et belles intelligences, de la Renaissance à
nos jours, ont pu et su faire leur la maxime de Térence – « Je suis homme et
je pense que rien de ce qui est homme ne m’est étranger » –, il n’est sans
doute pas mauvais de renouer plus fermement ce fil qui nous relie à ceux
que l’on appelle les Anciens, mais qui sont simplement nos aînés en
humanité, en savoir et en sagesse. L’ambition des humanistes médiévaux,
était déjà d’être, nains qu’ils étaient, du moins juchés sur des épaules de
géants. Aurions-nous quelque difficulté à apercevoir et à admettre que nous
sommes des nains ?
Herder, au XVIIIe siècle, prévenait les Lumières françaises contre leur
hubris : se concevoir à la pointe avancée du temps, au sommet –
provisoire – du vecteur du progrès, entraînait une condescendance de
mauvais aloi pour les temps passés. Peut-être en sommes-nous encore là, à
nous gargariser de nos satellites et de nos moteurs, alors que la Modernité
est aussi, et peut-être surtout, la dévastation du monde. Des ingénieurs, des
managers, des gestionnaires et des techniciens hydroponiques, de plus en
plus hors sol, et voués au bégaiement d’un éternel présent, serait-ce là
l’idéal de notre temps ?
C’est le constat que font tous ceux qui réfléchissent à nos usages de la
langue, comme Heinz Wismann, quand il oppose les « langues de service »
aux « langues de culture 20 ». L’anglais d’aéroport ou d’ascenseur, l’anglais
international ou, comme on le dit plaisamment à Bruxelles en un calembour
qui n’est pas involontaire, le « singlais » (l’Anglais de Singapour), sont
l’épitomé de « la réduction de la langue à un simple instrument de
communication où l’efficacité […] est ce qui prime » et dont « tout ce qui
est un peu complexe, évocateur et qui suppose qu’on prête attention, à une
nuance, est finalement évacué », car il faut aller vite – idéalement, aussi vite
que par le codage informatique binaire du 1 et du 0. L’anglais, langue
éminemment historique, connotative et riche d’un vocabulaire nuancé,
devient ainsi l’archétype, bien malgré cet héritage, d’une « langue
dénotative, anhistorique et dégrammaticalisée ».
Autrement dit, la langue de service n’est pas l’anglais en soi, bien au
contraire, mais un usage spécifique de la langue, un usage servile qui vise la
dénotation, l’immédiateté et le résultat alors que l’usage culturel fait toute
sa place à la connotation, au temps et à la méditation. L’une est figée dans
« le présentisme », celui d’« une certaine linguistique structurale qui a
envahi nos manuels scolaires », alors que l’autre déploie toutes les
dimensions du temps. Il faut y insister : l’usage culturel des langues n’est
pas simple anamnèse de leurs états passés mais, grâce à la présence du
passé, ouverture créative, et donc avenir : « L’usage culturel de la langue »
est « un usage inventif, qui fait constamment renaître la langue à elle-
même ». L’histoire de la langue, avec sa littérature, est donc moins retour
vers le passé comme on pratiquerait un art pour l’art, une piété antiquaire,
que dilatation du temps au-delà de ce présent du codage informatique, de la
« boîte à outils » politique, de la « boîte à idées » (think tank) des lobbies,
du tuto(riel) ou du process managérial. Il y a l’icône unidimensionnelle,
purement dénotative, sur laquelle on clique, et il y a le mot, riche de ses
états imaginatifs, de ses rêves et de ses promesses – en bref, de ses
connotations.
Autrement dit, « une langue ne reste vivante que si elle garde sa
dimension historique », soit, paradoxalement, « sa dimension en partie
morte pour la conscience immédiate des jeunes générations », revivifiée par
la lecture et par l’enseignement – des lettres et des langues anciennes –, tant
il est vrai qu’« une langue ne reste donc vivante que grâce à son passé
exploité par les gens qui inventent dans la littérature de nouvelles manières
connotations de nous suggérer le réel 21 ».
Connaître les mots et parler véritablement notre langue : l’histoire y
contribue indubitablement. Faisons abstraction des mille et une raisons,
affectives et métaphysiques, oniriques et poétiques, qui peuvent nous
conduire à nous intéresser au passé, au temps qui passe, et à l’homme pris
dans le temps.
De l’affect et de la poésie, il y en eut dans la rencontre entre le
philosophe Michael Fœssel et l’année 1938. Curieuse année, et bien
glaçante, quand on songe à ce qu’elle a charrié sur le front intérieur (la fin
du Front populaire, une forme de réaction économique et sociale, un
durcissement du pouvoir exécutif) et sur la scène internationale (la
capitulation des démocraties à Munich). Mais, personnellement, j’ai une
grande tendresse pour les années 1930, qui furent celles de la jeunesse de
mes grands-parents, dont j’ai peine à imaginer qu’ils aient vécu chaque jour
de cette décennie comme un chemin de croix, et c’est dans une édition de
1938 du Petit Marseillais que j’ai trouvé le nom de ma grand-mère
maternelle, pour ses excellents résultats aux examens de la faculté des
sciences de Marseille, en mathématiques. De l’affect, et une interrogation :
qu’est-ce qu’une « crise » sans conscience de crise ? Peut-on apprécier le
printemps et les beaux jours malgré l’affaire Stavisky ou les bruits de
botte ?
Ce qui a conduit Michael Fœssel à s’intéresser autant à 1938, à y vivre,
même, plongé dans la presse quotidienne de cette époque, ce sont les échos,
résonances et ombres portées de ce passé sur notre présent. Pas au sens
rebattu, véritable marronnier et pont-aux-ânes dont on nous accable
régulièrement, du « retour des années 30 » : dans cette formule rabâchée,
« l’illusion réside dans le mot retour 22 », précise l’auteur, qui évacue dès les
premières lignes de son livre cette tentation un peu morbide de traquer la
répétition ou le bégaiement.
Il n’est pas question de bégaiement mais de discours, de langue, claire
et distincte, quand on sait la lire. Évidemment, on ne peut qu’être frappé par
les échos entre 1938 et 2018, l’année où Fœssel se plonge dans cette année
sidérante, marquée par une précipitation des événements, des fausses
nouvelles, des faits malheureux : entre le raidissement autoritaire du
pouvoir exécutif, le sort réservé aux réfugiés juifs, la régression sociale,
l’extrême-droitisation de la presse, on n’a que l’embarras du choix. Aucune
comparaison, aucun parallèle : l’auteur narre, et c’est bien assez pour le
lecteur, qui peut tirer tout seul le constat de cette récidive dont parle le titre.
La récidive dont il est question dans cet ouvrage ne renvoie pas aux
événements, mais au contexte idéologique dominant qui préside à leur
interprétation. Et c’est bien là que les années 1930 font retour :

La France de 2018 était parvenue à un tel degré de défiance à l’égard de la


démocratie que, quoi qu’il arrive, l’interprétation majoritaire de
23
l’événement et les mesures promues pour y faire face seront autoritaires .

De manière saisissante, on constate que « la langue de 1938 et celle du


présent se confondent au point de devenir indiscernables » : même
invocation de la « République », non comme culture et comme esprit, non
comme procès d’émancipation, mais comme État et comme ordre ; même
appel à la fatalité (les marchés ou Hitler) et au sacrifice (on ne travaille pas
assez) ; même inculpation d’une démocratie bavarde et inefficace (ah ! la
Chine, la Russie, la Turquie, la Hongrie…) ; même exaltation d’un pouvoir
exécutif libéré de toute contrainte normative, et d’un Parlement court-
circuité ; même justification de la violence policière ; même rejet du
réfugié, perçu comme une charge ou un danger, jamais comme un frère en
humanité. Et même « mais… » permanent, véritable conjonction de
subordination qui permet d’annuler un premier membre de phrase par le
second :
Hier comme aujourd’hui, l’énoncé qui suit la conjonction […] importe
moins que l’effet d’annulation du segment de phrase qui le précède. Le
contenu des énoncés peut varier à l’infini : « avec humanité mais avec
fermeté », « avec justice mais avec efficacité », « avec discernement mais
sans faiblesse 24 ».

Le balancement grammatical donne « l’apparence de l’équilibre », mais


disent la réalité, minérale, métallique, de la décision, radicale. De l’utilité
de savoir lire les mots, même les plus banals et les plus infimes. Ils sont
tous partie prenante d’une langue : « Par ‘langue’, il faut entendre une
grammaire, des automatismes de pensée et des pratiques 25 », soit des idées,
un imaginaire, des consécutions logiques – un monde et ses pratiques.
Mieux comprendre son époque, et mieux se connaître soi-même : c’est à
ce meilleur savoir de soi que convie Pierre Bayard dans un ouvrage intitulé
Aurais-je été résistant ou bourreau ? Cette question est récurrente chez
celles et ceux qui, depuis le procès Eichmann et les interrogations d’Hannah
Arendt sur la « banalité du mal », ont pris conscience que la distance est
peut-être mince entre soi et le monstre – distance au sens topographique
quand il s’agit d’un voisin meurtrier, dont la révélation du crime suscite
presque toujours, devant les micros des journalistes, la stupéfaction
perplexe (« un monsieur si gentil »). D’aucuns pourront observer qu’une
telle question témoigne d’un brouillage des repères et des valeurs, d’un
relativisme hélas révélateur, ou trahit une bien néfaste « fascination du
bourreau », depuis que Robert Merle s’est intéressé à Rudolf Höss (La mort
est mon métier) et que Jonathan Littell a couché sur papier les confessions
imaginaires du tout aussi imaginaire Max Aue (Les Bienveillantes).
Pierre Bayard, né en 1954, soit presque dix ans après la fin de la guerre
et « élevé dans ses récits », invite à une expérience de pensée située dans
une période singulière, celle de la Seconde Guerre mondiale, époque
« d’une crise générale des valeurs apte à susciter des trajectoires
singulières » : plus que « les circonstances de tranquillité historique et
biographique » que nous connaissons, peu ou prou, depuis 1945, ces
moments peuvent révéler les tendances profondes d’un individu, exprimer
les caractères latents d’une « personnalité potentielle » qui ne trouve à se
réaliser que dans des périodes de crise ou de paroxysme.
Tout comme la réflexion contrefactuelle, celle de Pierre Bayard est
rigoureuse : « la fiction peut être utile à la réflexion théorique 26 » en
psychologie, en sociologie et en histoire, mais il s’agit d’une fiction bien
tempérée, fondée sur le vraisemblable du raisonnement (à partir de ce que
l’auteur sait déjà de lui-même), de la comparaison (avec la biographie de
son propre père, né en 1922, et qui a vécu cette époque) et du savoir
historique portant sur ceux qui ont su ne pas se résigner à l’inéluctable
apparent, comme Daniel Cordier (jeune homme d’extrême droite devenu
secrétaire du chef résistant Jean Moulin), ou Aristides de Sousa Mendes, le
consul du Portugal à Bordeaux, fonctionnaire du dictateur Salazar, devenu
Juste parmi les Nations.
Cette « exploration du champ disparu des possibles », qui a consisté « à
inventer, par un véritable travail de création, des bifurcations qui ne se
dessineraient pas en temps normal », a permis à l’auteur d’explorer cette
« personnalité potentielle » dont il fait l’hypothèse : le devenir-résistant
d’un Cordier ou d’un Sousa Mendes, improbable, voire insoupçonnable en
temps ordinaire, montre qu’« il y a donc bien, en chacun d’entre nous, un
autre moi » : « Cette variabilité de la personne, soumise de manière
expérimentale à des situations inédites visant à la révéler à elle-même, n’est
pas à négliger sur le plan scientifique 27 » car, au-delà de l’injonction
socratique à se connaître soi-même, elle peut être féconde pour mieux
connaître et comprendre des cohortes sociales plus vastes qu’un simple
individu, ces groupes sociaux auxquels il appartient.
Fœssel, Bayard, un philosophe, un professeur de littérature : la grande
famille humaniste se reconstitue pour nous permettre de mieux nous situer
dans le monde, dans le temps et dans la langue. C’est ainsi en observatrice
informée de la langue que l’écrivaine Sandra Lucbert nous dit, de livre en
livre, la vérité de notre temps. Au rebours de ce que nous ont dit les
journaux, et de ce qu’elle a elle-même vécu, car elle a assisté aux audiences
du procès, l’écrivaine affirme ainsi que « le procès France Télécom n’a pas
eu lieu », car « le monde jugé est le nôtre. Le monde qui juge est aussi le
nôtre » et le tribunal, en dépit de tous ses mérites, qui sont grands, « est
intérieur à ce qu’il juge. Il parle la langue qu’il accuse 28 ».
La langue architecturale, en ce nouveau Tribunal de Grande Instance de
Paris, aux Batignolles (trois tours dessinées par Renzo Piano), évoque
immanquablement le centre commercial, le cabinet de conseil et l’aéroport.
La langue tout court, celle que l’auteure appelle la LCN, la langue du
capitalisme néolibéral, dont les managers et le management incriminés dans
le procès France Télécom, ne sont que les misérables auxiliaires, les
serviles valets, dont nous sommes les dupes quand nous gérons (nos
agendas, nos amours, voire tout court, car le verbe – je gère ! – est devenu
intransitif).
Ce qui domine et ce qui commande, c’est le flow actionnarial, celui de
la liquidité disponible (cash flow), mais aussi de la liquidation
(délocalisations, restructurations, licenciements), voire de la liquéfaction de
salariés liquidés et suicidés. L’écrivaine met en évidence cette langue au
moyen d’un « appareil optique », c’est-à-dire un dispositif qui permet de
voir, de lire, ce qui est à l’œuvre dans cette langue que nous n’identifions
pas comme langue puisque nous sommes immergés en elle : « de quoi voir
en prose », écrit Lucbert, « à la façon des occulistes », dit Proust, qu’elle
cite, pour révéler pleinement « ce qui est invisible par trop de présence ».
C’est là que le travail littéraire intervient, car « se déparler tout en parlant »,
comme les procureurs et les magistrats du TGI, n’est pas possible : « Je
trimballe avec moi quantité d’états de langage, c’est ce que fait la littérature
aux gens qui la pratiquent », en lisant, en écrivant. Parmi ces états, les
langues de « quelques fameux opticiens-prosateurs », qui permettent
d’« étendre la surface visible – pensable – des mécanismes qui nous
meuvent 29 ».
On s’adresse alors à Kafka, celui des-situations-kafkaïennes, certes,
mais, en l’espèce, celui qui a écrit La Colonie pénitentiaire, où l’ordre
règne grâce à une machine atroce, qui tue en inscrivant le règlement sur la
chair des condamnés, dont on ignore du reste la faute. La herse grave et
crisse, tout comme l’ordre néolibéral s’écrit sur les corps, ravagés, par le
management, de « dommages psychosociaux ».
Sandra Lucbert convoque également le Bartleby de Melville, celui qui
« préfèrerait ne pas », à l’instar de François Rabelais qui, dans Pantagruel,
sait ramener au mouvement les mots gelés. C’est sur ses traces que
l’auteure explique, en un chapitre vif, d’une langue jubilatoire, comment
l’on passe de l’argent cristal à l’argent liquide, de l’entreprise localisée au
capitalisme actionnarial, du capital immobilisé et captif à la bonne monnaie
sonnante et trébuchante : la langue, rajeunie par le XVIe siècle, nous sort de
notre hébétude managériale, des frimas des mots robotisés, d’une langue
mécanique, où la pensée et la conscience n’existent plus, « parce-que-la-
dette », où règnent les acronymes (les plans TOP, NeXT, ACT de
France Télécom). Avec Rabelais, avec la littérature ou, plutôt, par l’acte
littéraire, qui consiste, à tout le moins, à reprendre possession de la langue,
à parler la langue, la ressource humaine redevient être humain, le « facteur
travail » recouvre sa dignité, la « charge sociale » ou le « coût salarial »
n’est plus un poids :

Aux temps d’argent cristal, le propriétaire a son pactole en dur : l’Usine (ou
l’Entreprise). Bien certainement, il est tout rembourré d’avoirs. De l’argent,
il en a – tant et plus : mais rivé en usine, en entreprise. Ce mais le crispe.
[…]
Le vrai argent, c’est celui qui est là, joui et touché ; à plaisir. En liquide,
main au sac. Et le cossu, c’est ça qu’il veut, du vrai argent, qu’on palpe. Et
pas des biens figés à chaille. […]
Adoncques, la Bourse. Qui est mettre ensemble et en même place et toutes
les usines, et tous les vendeurs, et tous les acheteurs […]. Joyeux et
permanent grouillement de preneurs et d’offreurs, d’offreurs et de preneurs,
sans nuit, ni jour, ni arrêt. On entre, on sort, la foire est formidable quand
elle continue : elle rend tous mouvements réversibles, rien de ce qu’on y
fait n’engage jamais à rien. De tout, on peut à plaisir se défaire. Chacun
trouve son chacun, et paix à l’âme autant qu’excitation du jeu 30.

Si parler est le propre de l’homme, la littérature, au sens de conscience


de la langue, nous permet de nous réapproprier notre humanité, notre
dignité, notre liberté. On en voit donc toute l’importance : Rabelais, Proust,
Kafka, mais aussi Lucbert ou Eric Vuillard… ce n’est pas de la fioriture ou
du thé-gâteaux secs, du superfétatoire, du luxe ou de l’inutile. C’est vital,
pour être humain. N’importe quel butor peut ricaner d’un sujet de thèse en
lettres, avant de retourner à son néant – logistique, RH, service juridique ou
quotas de pêche en mer du Nord. Les plus éveillés, et cultivés, ressortiront
les chevaliers-paysans du lac de Paladru, sans bien comprendre la valence
comique de leur sabir et de leur bullshit job.
Il reste que, par gros temps, au moment des épreuves et des fracas de la
vie, c’est bien la toile des mots que l’on tend, en thérapie ou en rédigeant un
journal intime, pour se substantialiser enfin et faire trace, faire corps, dans
un monde dissolvant. Les mots que l’on trace, c’est une réalisation de soi,
une manière de devenir réel en s’objectivant sur le papier. Les romans que
l’on lit, c’est un exercice d’apprentissage, au mot et à l’expression juste,
mais aussi à la réalité d’une existence, prise dans le devenir mais devenue
consciente d’elle-même par et dans le récit.
Connaissez-vous l’inventeur de la comptabilité en partie double, ou
plutôt, ce qui revient au même, celui qui l’a théorisée, enseignée et
popularisée dans le premier traité de comptabilité jamais écrit ? Cette
invention, déjà en usage au XIIIe siècle dans les banques italiennes, a été
formalisée par un moine franciscain, Luca Pacioli, auteur en 1494 d’une
Somme des connaissances mathématiques, dont trente-six chapitres
exposent les principes et les méthodes de la comptabilité.
Par le truchement de l’imprimerie et du livre, cette méthode s’est
diffusée rapidement en Occident : compter en débit et en crédit, en actif et
en passif est devenu le fondement de l’économie capitaliste et de
l’économie tout court, des États aux ménages en passant par les entreprises.
Voilà une invention utile et un inventeur majeur. Mais personne ne le
connaît. Du XVe siècle italien finissant, on retient mille autres noms, par
exemple ceux de Léonard de Vinci ou de Michel-Ange, comme si, en bons
humanistes, ces créateurs enrichissaient davantage notre être humain que le
père des tabulateurs.
1. , Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement, op. cit.,
p. 71.
2. Ibid., p. 71.
3. P. Bayard, Il existe d’autres mondes, Paris, Minuit, 2014, p. 68.
4. Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique, trad. fr. Paris, Gallimard, 2006.
5. Q. Deluermoz et P. Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles
et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016, rééd. « Points », 2019, p. 10.
6. J. Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris,
La Découverte, 2018.
7. Ibid., p. 17.
8. Ibid., p. 67.
9. Ibid., p. 81.
10. E. Conway et N. Oreskes, L’Effondrement de la civilisation occidentale. Un texte venu du
futur, Paris, Les Liens qui libèrent, 2020.
11. Ibid., p. 7.
12. Ibid., p. 8.
13. Ibid., p. 14.
14. Ibid., p. 55-56.
15. Le Monde, 20 février 2020.
16. D. Bourg (et al.), Désobéir pour la terre. Défense de l’état de nécessité, Paris, Puf, 2021.
17. J. Lyon-Caen, La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris,
Gallimard, 2019, p. 21.
18. E. de Waresquiel, Tout est calme, seules les imaginations travaillent, Paris, Tallandier,
2021, p. 50-51.
19. A. de Baecque, Les Talons rouges, Paris, Stock, 2017.
20. H. Wismann, « Langues de culture et langues de service », Le Débat, 2005/4, no 136,
p. 186-191.
21. Id.
22. M. Fœssel, Récidive. 1938, Paris, Puf, 2019, p. 11.
23. Ibid., p. 181.
24. Ibid., p. 191.
25. Ibid., p. 182.
26. P. Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Paris, Minuit, 2013, p. 14.
27. Toutes citations in ibid., p. 155-158.
28. S. Lucbert, Personne ne sort les fusils, Paris, Seuil, 2020, p. 19.
29. Toutes citations in ibid., p. 19-20.
30. Ibid., p. 103-107.
Index des noms

Adorno, Theodor W. 33, 57, 175-176, N4

Ahmadinejad, Mahmoud 251


Alain, Émile-Auguste Chartier, dit 34

Alexandre, roi 281

Alexievitch, Svetlana 239, 335, N1, N10


Alquié, Ferdinand 66

Anderson, Benedict 323


André, Jacques 37, N29

Antelme, Robert 183

Aragon, Louis 104-105


Arendt, Hannah 330, 358, N30

Aristote 20-21, 30, 53, 109, 281, 317-318, 332-333, N31


Aron, Raymond 35, 101, 155, N14, N26

Auguste 147-148, 281


Augustin 47, 67, 319, N23
Balzac, Honoré de 83-84, 211-212
Bantigny, Ludivine 198-199, N31, N35

Barbarin, Philippe (cardinal) 40


Barbie, Klaus 253

Barrès, Maurice 81-82, 175, 287


Barruel, Augustin de 213

Barthes, Roland 11, 182, 184, 249, 251, 254, 268

Baschet, Jérôme 340-341, N6


Bataille, Georges 242

Baudelaire, Charles 71
Bayard, Pierre 326-327, 336, 358-360, N3, N25, N26

Beaufret, Jean 65

Beaune, Colette 229


Beauvoir, Simone de 28, 87, N22

Benoît XV 51-52
Benoît XVI / Ratzinger, Joseph 41-42, 68

Bergson, Henri 34, 272, 320

Berkeley, George 16
Bernanos, Georges 35

Bertone, Tarcisio 42
Bezos, Jeff 263-264

Biden, Joseph 218, 222


Billig, Joseph 325
Blanchot, Maurice 183

Bloch, Marc 305, 318, 320-321, N20


Bloom, Allan 224, N14

Blum, Léon 279


Böll, Heinrich 173-174, 176, 179, N2, N6
Bonaparte, Louis-Napoléon, Napoléon III 152, 225

Bonaparte, Napoléon Ier 110, 152, 186, 271-272, 277, 298, 348
Borchert, Wolfgang 179
Bordeaux, Henry 80
Bossuet, Jacques-Bénigne 47-49, 321, N7

Boudon, Jacques-Olivier 210, N2


Boukharine, Nicolaï 123-125, 127-128, N16

Bourdieu, Pierre 22, 187


Bourg, Dominique 345, N16
Brasillach, Roger 161, N18

Braudel, Fernand 201


Brecht, Bertolt 185

Brejnev, Léonid 133


Broch, Hermann 322, N23
Brown, Dan 223, 225

Bruner, Jerome 20, N9


Brutus 153, 328

Burckhardt, Jacob 249


Bush, George H. W. 254
Bush, George W. 266, 274, 288

Butor, Michel 185


Camus, Albert 27-28, 56-57, 85, 98, 100, 183, 336, N36

Caron, Louis 307


Casanova, Laurent 121
Cassirer, Ernst 304, 352, N12

Caton 281
Cayrol, Jean 182-184

Ceauşescu, Nicolae 133


Célestin V 42
Céline, Louis-Ferdinand 85, 192, 208

César 153
Cézanne, Paul 243

Chamayou, Grégoire 236


Chamberlain, Houston Stewart 287

Charles IX 307-308
Charles X 212, 216
Chartier, Roger 313

Châteaubriand, François-René de 192


Chattam, Maxime 223

Cheney, Dick 274


Chéreau, Patrice 307

Chevalier, Maurice 89
Chevallier, Gabriel 72-74, N3, N9
Chirac, Jacques 277
Chostakovitch, Dmitri 130
Cincinnatus 328
Clausewitz, Carl von 109

Clemenceau, Georges 273, 275-276


Clinton, Hillary 219

Clovis 44
Cohn-Bendit, Daniel 192

Collard, Frank 229, N18, N19


Compagnon, Antoine 191, 197, N18, N21, N28

Comte, Auguste 231


Constant, Benjamin 153
Constantin 44
Conway, Erik 341, N10
Copernic, Nicolas 196

Cordier, Daniel 360

Cousin, Victor 153


Crouzet, Denis 307-310, N13, N14

Daladier, Édouard 279


D’Albret, Jeanne 307

Danton, Georges Jacques 152


Darius 144

Darquier de Pellepoix, Louis 250


De Baecque, Antoine 349, 351, N19
De Gaulle, Charles 104, 274
Deleuze, Gilles 242, 268
Deluermoz, Quentin 337-338, N5

Delumeau, Jean N23

De Monléon, Jean 58, N10


Desanti, Jean-Toussaint 120-122, N13

Descartes, René 55, 66, 68, 259, 312, N23


Desmoulins, Camille 152

De Staël, Germaine (Madame) 300


De Villepin, Dominique 274, 277
De Vinci, Léonard 365
De Wael, Monique 326
Dickens, Charles 83

Dilthey, Wilhelm 314-316, N16


Dostoïevski, Fiodor 137

Drumont, Édouard 217

Duby, Georges 201


Duchamp, Marcel 73

Duhamel, Georges 84
Dumas, Alexandre 307

Duras, Marguerite 180-181, 183, N13


Du Réau, Élisabeth 279, N24
Durkheim, Émile 187, 272, 316
Eco, Umberto 223, 225
Eich, Günther 172
Eliade, Mircea 150, 155, N7
Éluard, Paul 104, N5

Engels, Friedrich 101, 116, 118-119, N11

Enzensberger, Hans-Magnus 175, N5


Epstein, Jeffrey 220

Eribon, Didier 202


Ernaux, Annie 202, N37

Faurisson, Robert 251-252


Febvre, Lucien 25, 305-306
Fédier, François 65
Fichte, Johann Gottlieb 107
Flaubert, Gustave 85, 251, 280

Fœssel, Michaël 355-357, 360, N22, N23

Foucault, Michel 268, 313


Fouché, Joseph 348-349

Fouchet, Christian 192


François (pape) 42

Frankfurt, Harry 265-269, N8, N10, N11


Frank, Robert 278-279, N21, N23, N25

Freud, Sigmund 17, 184, 242


Frick, Wilhelm 141
Galilée 196

Gates, Bill 217


Gautier, Théophile 347

Genette, Gérard 192

Gentile, Emilio 149, N6


Gide, André 82-84

Gilson, Étienne 53
Ginzburg, Carlo 229

Giovanni Boccace 19
Girardet, Raoul 323

Giraudoux, Jean 84
Giscard d’Estaing, Valéry 278
Gobineau, Arthur de 287

Goebbels, Joseph 141-142, 156


Goedsche, Hermann 225

Goering, Hermann 173


Goethe, Johann Wolfgang von 140, 164
Gorbatchev, Mikhaïl Sergueïevitch 133

Gougenot des Mousseaux, Henri-Roger 216


Gracchus 153

Gracq, Julien 192

Grass, Günter 177-179, N8


Guattari, Félix 242

Guderian, Heinz 318


Guizot, François 153

Habermas, Jürgen 233-235, N3, N4


Hallyn, Fernand 196, N24

Hannibal 144
Hartog, François 37, 43, 340, N3, N29
Hauser, Kaspar 22

Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 26, 29, 107-114, 116-117, 128, 231, 234-235, 247,
254, 314, N4, N7
Heidegger, Martin 28, 33, 57, 65-66, 91, 96-97, 140, 202, N17, N18

Heine, Heinrich 233


Héraclite 316

Herder, Johann Gottfried 55, 353


Herf, Jeffrey 145, N3

Hérodote 317
Hersey, John 56, N9

Hillesum, Etty 63, N20

Himmler, Heinrich 156, 158


Hitler, Adolf 9, 35, 141-142, 144, 148, 150, 154, 156-157, 159-164, 174, 222,
227-228, 251, 300, 338, 357, N13

Hobsbawm, Eric 323


Honecker, Erich 133, 135-136
Honneth, Axel 233

Horace 281
Horkheimer, Max 33, 57

Höss, Rudolf 359


Hugo, Victor 186, 348-349

Huntington, Samuel 288

Husserl, Edmund 36, 66, 121


Huston, Nancy 20

Ionesco, Eugène 186


Jablonka, Ivan 200-203, 324, 329-330, N36, N39

Jacerme, Pierre 65, N9


Jakobson, Roman 191
Jean-Paul II 40, 42, 52

Jentsch, Julia 155


Joly, Maurice 225

Jonas, Hans 62, 64, N19, N21


Jospin, Lionel 241

July, Serge 241


Kafka, Franz 362, 364
Kalifa, Dominique 211
Kamenev, Lev 124

Kanapa, Jean 120-122, N12


Kant, Emmanuel 16, 29, 69, 106-109, 112, 116, 235, 313-314, 321, N4, N6

Kauffmann, Grégoire 217, N6

Kayserling, Meyer 164


Keats, John 71

Kennedy, John Fitzgerald 226


Kepler, Johannes 196

Keynes, John Maynard 275-276, N17

Klemperer, Victor 172, N1


Knight, Peter 223, 225-226, N16

Koestler, Arthur 125


Kohl, Helmut 233

Kojève, Alexandre 112, 254, N8, N10

Koselleck, Reinhart 340


Krakovsky, Roman 129, N24

Kramer, Henri 156


Kreis, Emmanuel 214-216, N4, N5

Kriegel, Annie 128, N20


Kundera, Milan 254

Lacan, Jacques 112, 268

La Fayette, Gilbert du Motier 275


Lançon, Philippe 242-244

Lanzmann, Claude 184


Latour, Bruno 239

Lavisse, Ernest 75, 272, N14

Lenclud, Gérard 37
Lénine, Vladimir Ilitch 122-123, 134, 335

Léon XIII 51-52


Levi, Primo 63

Lévi-Strauss, Claude 187


Lévy, Benny 241
Lichnerowicz, André 192-193

Lindbergh, Charles 337


Linhart, Robert 240-241

Linhart, Virginie 240-241, N11


Lipovetsky, Gilles 239

Littell, Jonathan 329, 359

Louis XVIII 212


Lucbert, Sandra 361-362, 364, N28

Lyotard, Jean-François 20, 238-240, 242-248, 250, 252-253, N10, N18


Machiavel, Nicolas 156

Maggiori, Robert 243, N17

Malraux, André 85-86, 88, N19, N23, N26, N30


Mandelstam, Ossip 106

Mao Zedong 104


March, Wilhelm 141

Marcinkus, Paul 42
Marcuse, Herbert 242

Marion, Jean-Luc 65-68, 259-261, N1, N22, N23, N26, N27, N33

Maritain, Jacques 53-54, N8


Marrou, Henri-Irénée 204, 319, N19

Martin du Gard, Roger 84


Marx, Karl 17, 29, 54, 101, 104, 107, 113-114, 116, 118-119, 122, 126, 144,
152, 159, 184, N11, N11

Marx, William 186, N17, N18


Matthes, Ulrich 155

Mécène 281
Melville, Herman 362

Ménandre 71
Merkel, Angela 233, 300

Merleau-Ponty, Maurice 28, N16

Merle, Robert 359


Michel-Ange 365

Michelet, Jules 249


Mielke, Erich 133-134, 136-137
Mills, Charles Wright 202

Mitterrand, François 279


Moch, Jules 121

Moltmann, Jürgen 61, N17


Montesquieu 301

Mosse, George 303

Moulin, Jean 360


Murat 318

Musk, Elon 264


Mussolini, Benito 146, 148-150, 152, 159, N4

Nachtwey, Oliver 201, N37


Navarre, Henri de 307-308
Navarre, Marguerite de 307

Nemes, László 184


Nietzsche, Friedrich 17, 29, 31, 33, 44, 140, 149, 151, 160, 164, 184, 217, 244,
317, 331, N10
Nixon, Richard 226
Nora, Pierre 18

Obama, Barack 258


Ohlendorf, Otto 165-169, N19

Oppenheimer, Robert 57
Oreskes, Naomi 341, N10

Ory, Pascal 26, 302-303, N11


Ozouf, Mona 18, 347

Pacioli, Luca 364

Pascal, Blaise 31-33, 321, N21, N21


Pastoureau, Michel 311-312, N15

Paul de Tarse, dit Saint Paul 43, 45, 61, 144, 159
Péguy, Charles 34

Pelosi, Nancy 219

Pence, Mike 219, 222


Pessoa, Fernando 336

Piano, Renzo 361


Pie IX 51-52
Pierre (saint) 42-43

Pie X 51-52
Pie XI 42, 101

Pie XII 41
Platon 9, 13, 109, 112, 280

Poliakov, Léon 227, 325, N17


Polybe 281

Popper, Karl 247

Prochiantz, Alain 20
Proust, Marcel 193, 203, 243, 362, 364

Pseudo-Denys l’Aréopagite 60
Publicola 153
Queneau, Raymond 112

Queuille, Henri 277


Rabelais, François 72, 305-306, 362-364

Racine, Jean 312


Ranke, Leopold von 249

Reagan, Ronald 254, 258


Reichel, Peter 303

Renan, Ernest 323

Renaut, Alain 65
Resnais, Alain 180, 182
Ricardou, Jean 185, N16
Richard, Jean-Pierre 192

Rickert, Henrich 315, N17

Ricœur, Paul 16, 24-25, 231, 322, N2, N13, N15


Riefenstahl, Leni 141

Rimbaud, Arthur 186, 190, 251


Ringelblum, Emmanuel 324-325, N24

Riquier, Camille 34, N25

Robbe-Grillet, Alain 185


Robespierre, Maximilien de 152, 271, N13

Rochefort, Henri 286


Rolland, Romain 82

Romains, Jules 84, 103


Ronsard, Pierre de 307
Roosevelt, Franklin 338

Rosenberg, Alfred 139, 141-142, 158


Roth, Philip 337-338, N4

Rousseau, Jean-Jacques 156


Rousso, Henry 325

Rowling, J. K. 223

Royer-Collard 153
Rutebeuf 190

Sachs, Nelly 175-176


Saint-Exupéry, Antoine de 85

Saint-Just 152
Salazar, António de Oliveira 360

Salluste 281-282, 284

Salmon, Christian 254-256, N27, N28


Sarraut, Albert 273, N15

Sarraute, Nathalie 184-185, N15


Sartre, Jean-Paul 28, 90-92, 94-96, 120, 241, N32, N33, N35

Say, Jean-Baptiste 153

Schäuble, Wolfgang 340


Scheler, Max 217

Schiller, Friedrich von 137, 174


Schlöndorff, Volker 155
Schneersohn, Isaac 325

Scholl, Sophie 155-156


Schopenhauer, Arthur 17, 29-30, N19

Schröder, Gerhard 233


Scipion l’Africain 285

Sénèque 285
Singaravélou, Pierre 337-338, N5

Smith, Adam 109


Snyder, Timothy 221
Sousa Mendes, Aristides de 360

Souvarine, Boris 126


Souyri, Pierre 122, 240

Speer, Albert 157, 161

Staline, Joseph 103-105, 112, 121-126, 128, 239, N7


Stendhal 85, 185

Stern, Fritz 303, N16


Stone, Oliver 225

Tacite 285-286, 301-302, 350, N8


Tadié, Jean-Yves 197, N16, N28

Taguieff, Pierre-André 207, 217, 224, 230, N1, N7, N15

Talleyrand 348
Tardy, Jean-Noël 211, N3
Thatcher, Margaret 258, 340
Thomas d’Aquin 51-52, 60

Thorez, Maurice 89, 104-105, N4

Tite-Live 285
Tito, Josip Broz 104

Tocqueville, Alexis de 249


Trotsky, Léon 104, 124, 126

Trump, Donald 220-222, 224, 255, 266, 277

Urs von Balthasar, Hans 61-62, N18


Vacher de Lapouge, Georges 287

Valéry, Paul 70-71, 333, N2, N33


Veyne, Paul 16, 24, 44-45, 102, 249-250, 252, 321, 338, N1, N5, N14, N22

Vezin, François 65
Vidal-Naquet, Pierre 252

Vingt-Trois, André (cardinal) 40

Voltaire 116, 256


Vuillard, Eric 364

Wackenheim, Charles 59, N11, N16


Wagner, Richard 140

Waresquiel, Emmanuel de 348, N18

Watkins, Jim et Ron 219


Weber, Henri 241
Weber, Max 201
Werth, Nicolas 122, 125, 128, 237-238, N7, N15, N16, N20, N21

White, Hayden 249-250, 252-253, N24, N26


Wiesel, Elie 62-63

Wilson, Woodrow 69, 276

Winckelmann, Johann Joachim 140


Wismann, Heinz 297, 299-300, 302, 353, N1, N4, N6, N9, N20

Wittgenstein, Ludwig 233


Wulf, Josef 227, N17

Xénophon 280

Xerxès 144
Zola, Émile 80, 85, 287

Zuckermann, Ethan 219-220


Zundel, Maurice 61
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos

Introduction

Chapitre premier. L’épuisement du providentialisme

Chapitre II. L’après-guerre : fin de l’histoire, faillite du récit ?

Chapitre III. Histoire et espoir. L’eschatologie marxiste

Chapitre IV. Nazisme et fascisme : la quête d’une épopée millénaire

Chapitre V. D’une voix blanche

Chapitre VI. Raisons secrètes et causalité diabolique. Le complot

Chapitre VII. Faillite des grands récits et désagrégation

Chapitre VIII. Les isthmes du contemporain

Illimitisme

Ignorantisme (ou obscurantisme)

Messianisme

Déclinisme
Djihadisme

Chapitre IX. Lire et vivre le temps

Conclusion. Les lettres, ou l’échappée belle

Index des noms


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