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L’interrogation sur la réalité du monde n’est pas neuve. Elle est même
l’une des fondations de la philosophie – que l’on songe à Platon – et
innerve une grande partie de notre patrimoine littéraire. La vie serait-elle un
songe ? se demande-t-on à l’Âge baroque (Calderon), ou une illusion
comique (Corneille) ?
À l’heure des écrans, des réalités virtuelles, des avatars, des films, des
séries et des jeux, on prend plus encore qu’au XVIIe siècle la mesure de ce
questionnement, son sérieux, ses implications. Un écrivain qui, comme
Fabrice Humbert, a pourtant pris toute la mesure du réel (ce sur quoi l’on se
cogne) comme enseignant de lettres en banlieue et comme boxeur, un
écrivain qui, de surcroît, a affronté toute la violence du siècle en visitant un
camp de concentration 1, le dit tout net, à travers son héros : « Le monde
n’existe pas. » Une phrase pour se persuader et se rassurer, certes, car le
personnage qu’il décrit s’avère fragile, et il vit et revit un traumatisme qu’il
tente de domestiquer en se raisonnant, en se « tenant de longs discours 2 »
d’analyse, de mise à distance. Une phrase, aussi, pour dire la réalité irréelle
d’un temps, celle du chatoiement vertigineux des écrans, « un
engendrement d’engendrements, une mise en abyme permanente, comme
des miroirs dont les reflets se multiplient 3 ». Aux États-Unis, où il vit, pays
de récit et de fiction, de dream et de stories, pays qui nous est si
étrangement familier que l’on ne peut s’empêcher de penser, en déambulant
dans ses rues, que l’on est soi-même pris dans un film, le narrateur assiste à
la mise en accusation de l’un de ses amis d’adolescence, accusé d’un crime
atroce. À la fois choqué et sceptique, ce journaliste de profession décide de
mener l’enquête en revenant dans la ville qu’il a fuie, celle de son
adolescence et de sa souffrance, Drysden :
Je prétends que tout ce que nous vivons est un livre ou un film. En tout cas
une fiction, recomposée ou non. Le film en cours s’intitulait Retour à
Drysden. Je logeais dans un décor de film policier. La route qui serpentait
dans les montagnes était celle de Shining. Comme dans le film de Kubrick,
une caméra dans un hélicoptère avait filmé le trajet de la voiture. Drysden
n’existait pas. Le monde n’existe pas 4.
Dès avant sa naissance, et ne serait-ce que par le nom qu’on lui donne,
l’enfant humain est déjà placé en référent de l’histoire que raconte son
entourage et par rapport à laquelle il aura plus tard à se déplacer 10.
Cette création continuée de soi par les mots du récit, ceux qui tentent de
rendre raison et de donner sens, de définir une ligne de force, sinon une
destinée, et qui sont là – lors de ces discours que l’on tient, ou que l’on
entend, dans les grandes occasions de la vie – pour transmuer le hasard en
nécessité, cette création est dotée d’instruments électroniques et réticulaires
(les réseaux) nouveaux et performants, ceux de la story de notre vie, ou
plutôt de sa construction et de sa mise en scène sur ce papier glacé du
pauvre que sont les posts de tel site ou les « comptes » de telle application.
Sur le papier du journal intime ou de la correspondance, sur les images d’un
diaporama de mariage, la logique est la même : « L’histoire d’une vie ne
cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un
sujet raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un
tissu d’histoires racontées 13 », écrit Paul Ricœur.
Le tissu du récit est un entrelacs de fils, une intrication, et cette tresse de
mots, de temporalités, de causes et de conséquences, de début, de milieu et
de fin, est une intrigue. Voilà, en définitive, ce que font tous ceux qui
racontent des histoires – lors d’un discours réussi, dans un roman, dans un
ouvrage d’histoire. Selon Paul Veyne, c’est bien ainsi, en narrant, que les
historiens élucident :
Considère le troupeau qui paît auprès de toi : il ne sait ce que c’est qu’hier
ni aujourd’hui […] serré par son plaisir et son déplaisir au pieu de l’instant,
ce qui lui évite tristesse et lassitude. Cette vision est difficile à soutenir pour
l’homme, car s’il se targue de son humanité face à l’animal, il louche quand
même avec envie sur son bonheur […]. Voici qu’un beau jour l’homme lui
demanda : pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, au lieu de rester à
me regarder ? L’animal aurait bien voulu répondre en disant : cela tient à ce
que j’oublie toujours à l’instant même ce que je voulais dire – mais il oublia
jusqu’à cette réponse et il se tut, si bien que l’homme commença à se poser
des questions.
Historicité de l’homme, anhistoricité du mouton : l’historicité est cette
inscription dans l’histoire, ce temps orienté vers la mort, ce lieu vectoriel de
la finitude. Être historique, être doté d’historicité, d’une conscience de sa
propre finitude, revient donc à avoir un problème avec le temps.
On constate, au XXe siècle, une reprise de thèmes déjà développés au
e
XVII siècle par Pascal et qui retrouveront, nous allons le constater, une
étonnante actualité chez de nombreux écrivains et philosophes
contemporains.
Pour Pascal, l’homme, égaré entre les deux infinis, l’atomique et le
sidéral, l’est également entre les deux dimensions du temps que sont ce
passé qui n’existe plus et cet avenir qui n’existe pas encore, deux
projections (rétrospective et prospective) qui lui interdisent de vivre un
présent aliéné à ce qui le précède et à ce qui le suit. Dans l’une de ses plus
célèbres pensées, il écrit :
Être d’angoisse ontologique, qui ne peut être apaisé que par la foi en
son Créateur, l’homme est ce « roseau pensant », à la fois dérisoire et
sublime, un être faible et grand – grand par la conscience de sa faiblesse –
dont Pascal souligne la gloire et la misère car, « quand l’univers l’écraserait,
l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il
meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute
notre dignité consiste donc en la pensée […]. Travaillons donc à bien
penser 22 », parce que « je ne puis concevoir l’homme sans pensée : ce serait
une pierre ou une brute ». Mais « à quoi pense le monde ? […] à danser, à
jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., à se battre, à
se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi, et qu’être homme 23 ».
Pour éviter de penser, penser sa misère, sa mort et, donc, sa grandeur,
l’homme pense à quantité de choses superficielles et inutiles, aux affaires et
aux jeux du monde, qui le divertissent, c’est-à-dire qui le détournent de son
être mortel.
Si l’on insiste autant sur Pascal, c’est en raison de sa puissante
rémanence et de sa forte présence chez nombre de penseurs et d’écrivains
du XXe siècle, comme si les questions posées par ce mathématicien qui,
avant la fameuse nuit de la Révélation divine, doutait de l’existence de
Dieu, étaient celles d’un siècle qui en avait pris congé. On comprend mieux
l’étonnante postérité de Pascal au XXe siècle quand, en feuilletant les
Pensées, dont la collation est elle-même si moderne (aphorismes, formes
brèves, reprises par Nietzsche et si adaptées à un siècle qui remet en cause
les notions de récit et de système argumenté), on rencontre des réflexions
qui semblent la matrice d’œuvres comme celles de Heidegger, Adorno et
Horkheimer : « C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne
délibérer que des moyens, et point de la fin 24 », c’est-à-dire de la fin des
fins, la mort, mais aussi des fins qu’il pourrait se donner s’il se donnait la
peine de penser.
Mais penser revient à porter un fardeau bien lourd. Si Pascal, dans son
Mémorial, rend grâce au « DIEU d’Abraham, DIEU d’Isaac, DIEU de
Jacob – non des philosophes et des savants », « Deum meum et Deum
vestrum », s’il parvient à s’accommoder de sa finitude par la foi dans le
Dieu vivant, « fons acquae vivae » auquel le lie désormais une
« Renonciation totale et douce. Soumission totale à Jésus-Christ », il ne
peut oublier que Jésus lui-même a connu les affres de l’angoisse au jardin
de Gethsémané. Or l’homme contemporain de la mort de Dieu n’a même
plus cet espoir dans l’appel ultime au Père.
Camille Riquier, spécialiste de la pensée de Bergson et de Péguy, l’écrit
sans détour dans un essai au titre à la fois assertif et définitif, Nous ne
savons plus croire : « Reconnaissons que nous ne savons plus croire. Non
pas qu’auparavant les hommes croyaient mieux. Ne laissons pas se glisser
dans nos propos un soupçon de nostalgie pour les anciens temps parce que
la créance y aurait été plus assurée et parfois de bonne tenue 25 », mais, peut-
être, et nous convoquons les historiens du religieux et du culturel pour
développer la pensée du philosophe, parce que nous ne le pouvons peut-être
tout simplement plus. Parce que, dans un monde galiléo-cartésien purement
matériel, mécaniste et, depuis le XIXe siècle, scientiste, les conditions
intellectuelles ne sont plus réunies pour ressentir et penser la Présence, de
telle sorte que, selon le beau mot du philosophe Alain, nous ne vivons plus
que « l’immense absence, partout présente ».
L’homme contemporain doit donc créer du sens autrement.
En juillet 1944, Raymond Aron publie un article intitulé « L’avenir des
religions séculières », où il observe :
L’histoire n’est donc pas une réalité brute, mais aussi, voire surtout, le
récit que l’on en fait, à l’échelle individuelle comme à l’échelle des groupes
et des sociétés, pour donner sens au temps, au temps vécu, au temps qui
passe.
Jadis, le sens était tout trouvé : il avait pour nom(s) Dieu, Salut,
Providence ou, pour les plus savants, théodicée. À l’orée du XXe siècle, la
lecture religieuse, avec un sens venu d’en-haut, n’est plus crédible, dans un
contexte de déprise religieuse massive qui caractérise l’Occident – l’Europe
au premier chef. La question du sens (« de la vie », « de l’histoire »…) en
devint brûlante et douloureuse, comme en témoignent les œuvres littéraires
et philosophiques du premier XXe siècle, notamment après ce summum
d’absurdité qu’aura constitué la mort de masse de la Grande Guerre.
La littérature entra en « crise », ainsi que la philosophie et la « pensée
européenne » (Husserl). À cette « crise » du sens, des mouvements et des
cultures politiques vinrent répondre : on ne peut guère comprendre le
fascisme, le nazisme, le communisme, le national-traditionalisme mais aussi
le « libéralisme » et ses avatars (ultra, néo…), sans prendre en compte cette
dimension, essentielle, de donation et de dotation de sens – à l’existence
collective comme aux existences individuelles –, sans oublier, très en vogue
semble-t-il, et toujours très commode, le complotisme.
Au rebours de l’opposition un rien abrupte entre discours et pratiques –
les premiers relevant de l’analyse de discours ou de l’histoire culturelle, les
secondes étant sous la juridiction de l’histoire sociale – ou de celle qui
distingue histoire et « métahistoire », il s’agit d’entrer de plain-pied dans
l’histoire de notre temps en voyant comment nos contemporains (et nous-
mêmes) habitent le temps en tentant de lui donner sens.
Nous allons donc nous intéresser aux fables ou à ce que, sous
l’inspiration d’un collectif de psychanalystes (Jacques André),
d’anthropologues (Gérard Lenclud) et d’historiens (François Hartog), on
pourrait appeler « les récits du temps 29 ».
1. Fabrice Humbert, L’Origine de la violence, Paris, Le Passage, 2009.
2. Fabrice Humbert, Le monde n’existe pas, Paris, Gallimard, 2020, p. 110.
3. Ibid., p. 83.
4. Ibid., p. 66.
5. Sébastien Ledoux, La Nation en récit, Paris, Belin, 2021.
6. Yves-Charles Zarka (dir.), La France en récits, Paris, Puf, 2020.
7. Pierre Gras, Mettre en récit l’urbanité des métropoles portuaires. Architecture et
mondialisation des formes urbaines : Gênes, Le Havre, New York (1945-2015), Rennes, PUR,
2020.
8. Michel Lussault, L’Homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Paris, Seuil,
2007. Voir du même auteur L’Avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la terre,
Paris, Seuil, 2013.
9. Jerome Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, Paris, Retz, 2002, rééd.
Pocket, « Agora », 2005.
10. J.-F. Lyotard, « Les problèmes du savoir dans les sociétés industrielles les plus développées
fait au Président du Conseil des Universités auprès du Gouvernement du Québec », Paris,
avril 1979, p. 22.
11. Hervé Mazurel, Kaspar l’obscur, ou l’enfant de la nuit. Essai d’histoire abyssale et
d’anthropologie sensible, Paris, La Découverte, 2020.
12. Johann Michel, Homo interpretans, Paris, Hermann, 2017.
13. P. Ricœur Temps et Récit, III. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985.
14. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 67.
15. P. Ricœur, Temps et Récit, I. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983.
16. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1951, p. 304.
17. Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », in Essais et conférences, Paris, Gallimard,
« Tel », 1958, p. 177. Voir également Être et Temps, § 47 : Heidegger emploie le verbe sterben
pour l’homme et verenden pour les autres êtres vivants.
18. M. Heidegger, « L’homme habite en poète… », ibid., p. 235.
19. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, Puf,
« Quadrige », 1942, p. 91.
20. Ibid., p. 127.
21. Blaise Pascal, Pensées, 172 (47).
22. Ibid., 339 (111).
23. Ibid., 146 (620).
24. Ibid., 98 (193).
25. C. Riquier, Nous ne savons plus croire, Paris, Desclée de Brouwer, 2020, p. 2.
26. R. Aron, « L’avenir des religions séculières », juillet 1944, reproduit in R. Aron, Une
histoire du XXe siècle. Anthologie, Paris, Plon, p. 153-173.
27. Ibid., p. 163 et suivantes.
28. Ibid., p. 163.
29. Jacques André, Sylvie Dreyfus-Asséo, François Hartog, Les Récits du temps, Paris, Puf,
2009.
CHAPITRE PREMIER
L’épuisement du providentialisme
Bossuet administre là à son élève une leçon classique, dans la tradition des
vanités : l’histoire de la chute des empires est le memento mori des rois.
Dieu humilie les rois, les rend humbles, par le spectacle de la chute des
Empires. L’histoire a donc au moins un sens, celui-là. Elle en a un autre,
plus profond, plus caché, inaccessible à notre intelligence humaine. Le
chaos des événements peut être ordonné si on le réfère aux plans de la
divine Providence : « Ce long enchaînement des causes particulières qui
font et défont les empires dépend des ordres secrets de la divine Providence.
Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes. »
L’incohérence historique qui nous désespère n’est qu’apparence. Notre
intelligence limitée et myope ne nous permet pas d’accéder à la
compréhension du principe providentiel qui se profile derrière l’apparent
désordre de la réalité historique :
Dieu qui avait résolu de rassembler dans le même temps le peuple nouveau
de toutes les nations, a premièrement réuni les terres et les mers sous ce
même empire. Le commerce de tant de peuples divers, autrefois étrangers
les uns aux autres et, depuis, réunis sous la domination romaine a été un des
plus puissants moyens dont la Providence se soit servie pour donner cours à
l’Évangile.
Même les persécutions contre les chrétiens trouvent tout leur sens :
Par la pureté de son être, Dieu se distingue de toutes les choses finies. De là
il s’ensuit d’abord que le monde n’a pu procéder de Dieu que par une
création ; ensuite, que le pouvoir créateur […] ne peut, pas même par
miracle, se communiquer à aucune nature finie ; enfin, qu’aucun agent créé
ne peut influer sur l’être d’un effet quel qu’il soit, si ce n’est par une motion
reçue de la Cause première.
Le premier point à souligner est que Dieu est absolument innocent. Il n’est
en aucun cas la cause du mal moral. Le mal moral trouve son origine dans
la libre non-considération de la règle par l’homme, la libre nihilation de
l’homme. Donc l’homme est la première cause (négative, cela va de soi) du
mal. Le mal est la seule chose (sans être une chose) qui peut être faite sans
Dieu.
Les Anges, qui voient dans les idées créatrices tous les événements de cet
univers, savent la philosophie de l’histoire ; les philosophes ne peuvent pas
la savoir. Car l’histoire elle-même n’est pas une science puisqu’elle ne porte
que sur des faits individuels et contingents ; elle est une mémoire et une
expérience, dont il appartient aux Prudents d’user. Et quant à discerner les
causes et les lois suprêmes en jeu dans le cours des événements, il nous
faudrait, pour le faire avec certitude, être du conseil du souverain
Plasmateur, ou directement éclairés par lui. C’est pourquoi livrer aux
hommes la philosophie de leur histoire est un office proprement
prophétique : Herder et Quinet le savaient bien, quand ils montaient sur leur
trépied ; et il est même étonnant de constater à quel point le dix-neuvième
siècle, qui paraît d’abord le siècle de la science positive, a été, en tant
qu’illuminé par les Philosophes de l’Histoire, un siècle de prophétisme. Le
philosophe qui se résigne à n’être pas plus qu’homme, ainsi que dit
Descartes en lançant une flèche aux sacrés théologiens, ne traitera donc de
la philosophie de l’histoire qu’avec la conscience de l’inadéquation de ses
moyens à l’égard de la matière considérée 8.
Difficile, en effet, de ramener Dieu au cœur d’un monde qui, par le fer
le feu, dans les orages d’acier de la Grande Guerre, puis dans les fours
crématoires, les bombardements systématiques des civils et le feu nucléaire,
est devenu le gouffre dantesque du mal. Que le monde soit devenu infernal,
qui peut en douter au moment où les Alliés découvrent l’intensité et
l’extension des crimes nazis, quelques mois seulement avant que le monde
n’apprenne un autre impensable – la croissance à l’infini du pouvoir de
dévastation de l’homme via l’atome ?
L’intensité de la frappe est telle que « la luminosité de la bombe […]
avait laissé en certains endroits l’empreinte des ombres qui avaient été
projetées par sa clarté […] 9 », note un journaliste américain, bouleversé de
trouver une empreinte photographique des corps sur le sol de ce qui reste de
la ville. Ainsi de l’ombre d’« un homme qui passait en charrette sur un
pont, près du musée de la Science et de l’industrie, presque au centre de
l’explosion ». L’homme, le cheval et l’objet ont été vaporisés. N’en reste
que l’image. Idem pour un peintre en bâtiment. Le feu nucléaire transforme
donc, par ordre de destruction décroissant, en photographie, en cendres et,
au mieux, en bouillie : le journaliste Hersey raconte les visages bouffis,
gélatineux, les yeux fondus qui ont coulé le long des joues des survivants.
Dès le 8 août 1945, dans son éditorial de Combat, c’est Albert Camus
qui avait le mieux exprimé l’horreur que toute intelligence ressentait devant
cette césure qui conférait à l’homme, à certains hommes, un pouvoir de
démiurge inversé :
Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun
sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les
agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe
atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de
commentaires enthousiastes, que n’importe quelle ville d’importance
moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un
ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent
en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la
vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et
même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous
résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son
dernier degré de sauvagerie.
Devant cette « plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait
preuve depuis des siècles », « devant les perspectives terrifiantes qui
s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le
seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre
qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir
définitivement entre l’enfer et la raison », poursuit Camus. Notons bien :
entre l’enfer et la raison (la raison raisonnable, et non cette rationalité
scientifique devenue folle que pensent et dénoncent au même moment
Heidegger, Adorno et Horkheimer). De Dieu, il n’est pas question ici.
L’horreur technoscientifique de la Bombe – cette bombe par excellence
célébrée, avec une terreur sacrée, par l’un de ses inventeurs, Robert
Oppenheimer, en des termes religieux tirés de la Bhagavad Gita (« Now I
am become Death, the destroyer of worlds ») –, fait ressurgir le thème de
l’apocalypse. C’est en ces termes qu’une philosophie chrétienne de
l’histoire est à nouveau tentée, mais dans les marges de plus en plus
périphériques d’un courant traditionaliste qui, d’éloignements en
condamnations, de refus en anathèmes, nourrit les franges intégristes du
catholicisme après Vatican II. Ainsi de l’ouvrage, très couru dans ces
milieux, de Jean de Monléon, Le Sens mystique de l’Apocalypse, publié en
1948, qui « s’adresse non aux doctes, mais aux simples » et narre, en
« suivant le fil du récit de saint Jean […] les combats que doit soutenir
l’Église militante […] pour entrer un jour dans la gloire de l’Église
triomphante ». Le moine et théologien bénédictin concède que l’exégèse
scientifique a permis de lire le sens littéral et figuré des textes ; « par contre,
le sens spirituel, ou mystique » reste en souffrance car l’Église s’en méfie,
alors que le sens mystique n’est pas le résultat d’une vaticination égarée,
mais une synthèse des sens « anagogique, typique et moral ».
Par ailleurs, « jamais peut-être le monde n’a été plus assoiffé de
mystique que de nos jours », car nous sommes opprimés par « le
matérialisme et le positivisme ». « Animal religieux », donc « animal
mystique », l’homme « aspire à s’évader de la réalité terrestre où il est
prisonnier, vers un monde suprasensible, vers l’infini, lui qui est de la race
des Anges ». Ce « besoin d’évasion, ce désir d’extase » est comblé par la
contemplation mystique qui « nous révèle […] la FIN vers laquelle nous
marchons, cette Cité merveilleuse que l’œil de l’homme n’a point vue, que
son cœur ne peut imaginer et qui doit cependant être sa demeure un jour ».
Le livre de Monléon doit donc aider les chrétiens à « dresser […] au-dessus
du chaos où se débat le monde, la radieuse vision de la Cité de Dieu, qui
seule assurera à l’homme ce qu’il cherche vainement ici-bas 10 ».
La théologie universitaire catholique, quant à elle, adopte d’autres
voies, non seulement sous le coup des épreuves du temps, qui seraient,
littéralement, à désespérer de Dieu, mais aussi des évolutions intellectuelles
contemporaines, en philosophie notamment.
En 1985, le prêtre et théologien Charles Wackenheim, professeur à la
Faculté de théologie catholique de Strasbourg, constate ainsi une « actualité
de la théologie négative 11 », non pas au sens où l’on nierait Dieu, mais au
sens où on le dit et on le pense a negativo, par ce qu’il n’est pas, car est
« illusoire la prétention de faire coïncider Dieu comme sujet grammatical
du discours religieux avec le Dieu vivant dont la parole précède et excède
tout discours humain 12 ». Cette théologie, dite apophatique, est riche d’une
longue tradition, qui remonte aux premiers temps du christianisme et
s’enracine si loin dans l’Ancien Testament qu’on la trouve, prégnante, dans
le judaïsme et dans l’islam. La « dimension apophatique caractérise
l’Écriture elle-même », car elle seule exprime « la mystérieuse altérité de
Dieu » : Vere tu es deus absconditus, Deus Israhel Salvator (Isaïe, 45, 15),
lit-on dans la Vulgate. De ce « Dieu caché », on ne peut voir la face, mais
seulement le dos, par des signes de son passage : « les théophanies
bibliques sont des manifestations grandioses d’un Dieu invisible 13 », ce qui
fonde et justifie l’interdiction de le représenter, pure idolâtrie par ailleurs, et
l’injonction à révérer son nom seul.
Pour les chrétiens, l’incarnation de Dieu en son fils, par le mystère de
La Trinité, permet du moins une « vision indirecte 14 » de Dieu, mais Dieu
reste difficilement connaissable. Thomas d’Aquin l’affirme avec sa clarté
coutumière (« Ce qui excède l’être excède aussi la connaissance »), mais il
ne fait que ressaisir une longue tradition héritée de Plotin, via le traité Des
noms divins du Pseudo-Denys l’Aréopagite (VIe siècle). On le voit, « la
théologie apophatique ne consiste pas à se taire » ou, comme l’écrit le
théologien, « l’apophase n’est pas l’aphasie », et moins encore au
e
XX siècle, où elle semble se révéler si adéquate aux questionnements et aux
défis du temps : « Elle revêt aujourd’hui une actualité nouvelle, que
semblent expliquer notamment le déclin des systèmes dogmatiques, les
développements récents de la linguistique, les multiples avatars du thème de
la “mort de Dieu 15” ».
Que peut faire le théologien, sinon acter, dans une écoute attentive, que
« Dieu se tait 16 », et tenter de faire quelque chose de ce silence ? Suprême
ascèse, foi athlétique, sinon héroïque.
Pour approcher Dieu, la théologie apophatique procède par
soustractions d’attributs, et se trouve apparentée à une autre tradition
théologique particulièrement vive, et revivifiée, au XXe siècle : la théologie
de la kénose. Illustrée par les plus grands théologiens catholiques (Hans Urs
von Balthasar, Maurice Zundel) et réformés (Jürgen Moltmann), cette
réflexion théologique prend pour point de départ un mot utilisé par saint
Paul quand, dans son Épître aux Philippiens (2, 7), il célèbre le Christ qui
« s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant
semblable aux hommes » (kenoo, se dépouiller ; kenosis, vide). Dans Le
Dieu crucifié, Jürgen Moltmann écrit, de manière apparemment paradoxale,
et saisissante :
Un Dieu qui n’est que tout-puissant est un être imparfait en lui-même, car il
ne peut éprouver la faiblesse de l’impuissance. La toute-puissance peut être
désirée et honorée par des hommes impuissants, mais la toute-puissance
n’est pas aimée, seulement crainte. Quelle espèce d’être sera un Dieu qui
n’est que tout-puissant ? C’est un être sans expérience, un être sans destin et
un être qui n’est aimé par personne. Un homme qui éprouve l’impuissance,
un homme qui souffre parce qu’il aime, un homme qui peut mourir est donc
un être plus riche qu’un Dieu tout-puissant, incapable de souffrir ni d’aimer,
immortel 17.
La kénose, ce dépouillement du Dieu vivant qui se laisse porter en
croix, flageller, mutiler et tuer comme un homme, est donc ce moment
d’entrée du divin dans le temps, le moment de son historicisation, ainsi que
l’écrit Hans Urs von Balthasar, dans un livre pertinemment intitulé La
Dramatique divine : Dieu, sur le théâtre du monde, « sacrifie son bien-aimé
et le fait passer de l’éternité dans le temps 18 ».
Un Dieu misérable et faible : on trouve une expression adamantine de la
kénose – mais sans le Christ – dans le célèbre texte de Hans Jonas sur ce
Dieu qui a pu souffrir la Shoah, paru en 1984, Le Concept de Dieu après
Auschwitz 19. Jonas reprend sine ira et studio une question que d’autres se
sont posé avec plus de colère, comme Elie Wiesel, dans La Nuit (1958). À
Monowitz (Auschwitz III), un détenu assiste à la pendaison par les SS d’un
enfant de douze ans. Trop léger pour mourir d’un coup sec, l’enfant agonise
longuement, sous les yeux des Häftlinge, forcés de contempler le spectacle :
Vingt ans plus tard, Elie Wiesel met en scène Le Procès de Dieu, dans un
récit consacré à un pogrom perpétré en 1649.
De son côté, dans Si c’est un homme, Primo Levi, le chimiste, le docteur
en sciences, le rationaliste, n’en doute pas : « Je pense que le seul fait
qu’Auschwitz ait existé devrait interdire à quiconque, de nos jours, de
prononcer le mot Providence. »
Dans un entretien de 1981, Elie Wiesel reprend cette méditation en
expliquant que la parole littéraire est non seulement là pour faire face au
néant de la dévastation nazie, mais qu’elle tente d’explorer cette faille
vertigineuse creusée par l’histoire entre le Créateur et la créature :
Nous commençons par la fin, cette fin qui marque toute mon activité
littéraire, presque la fin d’un peuple, presque la fin d’un monde. Sans
Auschwitz, je serais devenu un bon talmudiste quelque part, dans un petit
village en Transylvanie. L’interrogation existentielle ? Certes, l’angoisse
m’habite et, pour ce qui est de l’Alliance, je ne comprendrai jamais le rôle
de Dieu dans cette catastrophe […]. J’essaye de cerner cette protestation
contre le ciel indifférent et injuste. Si je n’ai pas de réponses, cela ne veut
pas dire qu’il y ait une rupture d’Alliance ou que Dieu n’existe pas, mais
que je m’interroge sur Son silence.
[…] Après Auschwitz, sauvegarder une foi intacte sans la mesurer contre
cette catastrophe est presque inhumain. On ne peut pas, aujourd’hui,
simplement célébrer le judaïsme, ce qu’il représente, ce qu’il invoque, sans
se tourner à la fois vers Dieu, pour Dieu et contre Dieu. Je pense que l’on
peut être juif avec Dieu et même contre Dieu, mais non pas sans Dieu. Mais
comment peut-on continuer à croire comme avant ?
Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation
finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est
à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il
m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que
tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre
jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous 20…
Cette dernière demeure ne peut être qu’une théologie renouvelée par
une pensée de la kénose non pas christique mais, défi plus grand encore
pour le judaïsme, strictement divine. Hans Jonas pose avec clarté le
problème :
Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ? Il y a lieu d’intercaler ici que, dans
cette question, le juif connaît une situation plus difficile, théologiquement,
que le chrétien. Car pour le chrétien, qui attend de l’au-delà le véritable
salut, ce monde-ci, en tout état de cause, relève amplement du diable, et
demeure toujours un objet de méfiance, spécialement le monde des hommes
à cause du péché originel. Mais pour le juif, qui voit dans l’immanence le
lieu de la création, de la justice et de la rédemption divines, Dieu est
éminemment le seigneur de l’Histoire, et c’est là qu’« Auschwitz » met en
question, y compris pour le croyant, tout le concept traditionnel de Dieu. À
l’expérience juive de l’Histoire, Auschwitz ajoute en effet, comme déjà
mentionné, un inédit, dont ne sauraient venir à bout les vieilles catégories
théologiques. Et quand on ne veut pas se séparer du concept de Dieu –
comme le philosophe lui-même en a le droit –, on est obligé, pour ne pas
l’abandonner, de le repenser à neuf et de chercher une réponse, neuve elle
aussi, à la vieille question de Job. Dès lors, on devra certainement donner
21
congé au « seigneur de l’Histoire ».
La grande espérance de 1918 est que la guerre inédite qui vient de ravager
une partie du continent européen constitue la « der des der », la victoire des
démocraties et l’avènement de la paix perpétuelle par le droit et la sécurité
collective.
Cette espérance n’a rien de déraisonnable : l’action du président des
États-Unis, Woodrow Wilson, un professeur de sciences politiques
passionné par l’œuvre de Kant et soucieux, tout comme le philosophe de
Königsberg, de marcher Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden),
aboutit à ce que le Traité de Versailles, à l’issue de la conférence de la paix,
contienne le pacte de création d’une Société des Nations, cette République
des républiques, parlement permanent des États qui concrétisera la
vénérable utopie d’une cité universelle, d’une cosmopolis qui ferait enfin
rentrer les États dans l’ordre civil et viendrait mettre fin à cet état de nature
qui règne entre eux depuis toujours, fait de violence, d’angoisse et de
guerres.
La civilisation, donc, malgré tout – malgré la guerre industrielle, la
chimie des gaz, la balistique des obus et la mécanique des mitrailleuses et
des chars. Le droit, en 1919, semble sauver l’honneur de l’humanité et
d’une certaine idée de l’homme, là où la science a failli. L’espérance
scientiste, celle de la méthode expérimentale, du progrès indéfini, de la fée
électricité et des expositions universelles, ne survit pas à la Grande Guerre.
Dès lors, les discours de remise de prix, les allocutions de préau exaltant la
fécondité de l’intelligence, vont sonner creux. En 1919, le poète Paul Valéry
diagnostique une « crise de l’esprit » qu’il résume par ces mots bien
connus :
À leur sens, la suprême injustice est que l’on dispose de leur vie sans les
consulter, qu’on les ait amenés ici avec des mensonges. Cette injustice
légalisée rend caduques toutes les morales et ils estiment que les
conventions édictées par les gens de l’arrière, en ce qui concerne l’honneur,
le courage, la beauté d’une attitude, ne peuvent les concerner, eux, gens de
l’avant.
Cette tromperie est affaire de récit, des fables que l’on a entendues à
l’école, ou des histoires que l’on se raconte :
Dans les rues grouillantes, les hommes, les femmes, bras dessus, bras
dessous, entament une grande farandole étourdissante, privée de sens, parce
que c’est la guerre, une farandole qui dure une partie de la nuit qui suit ce
jour extraordinaire où l’on a collé l’affiche sur les murs des mairies.
Ça commence comme une fête. […]
La guerre ! Tout le monde s’y prépare. Tout le monde y va […]. Nous
étions loin de penser à la guerre. Pour l’imaginer, il faut nous reporter à
l’Histoire […]. Elle nous rassure. Nous y trouvons un passé de guerres
brillantes, de victoires, de mots historiques, animé de figures curieuses et
célèbres 9.
Les hommes y vont, car Emma Bovary, c’est eux. Il faut être atteint de
bovarysme belliqueux pour rêver à la guerre et se rêver en guerre.
L’expérience, bien entendu, est tout autre. Voici ce que répond le
combattant en convalescence à des jeunes femmes patriotes, désireuses
d’entendre le récit héroïque de la levée en masse et de la guerre fraîche et
joyeuse :
Eh bien, j’ai marché de jour et de nuit, sans savoir où j’allais. J’ai fait
l’exercice, passé des revues, creusé des tranchées, transporté des fils de fer,
des sacs à terre, veillé au créneau. J’ai eu faim sans avoir à manger, soif
sans avoir à boire, sommeil sans pouvoir dormir, froid sans pouvoir me
réchauffer, et des poux sans pouvoir toujours me gratter… Voilà !
— C’est tout ?
— Oui, c’est tout… Ou plutôt, non, ce n’est rien. Je vais vous dire la grande
occupation de la guerre, la seule qui compte : J’AI EU PEUR.
J’ai dû dire quelque chose d’obscène, d’ignoble. Elles poussent un léger cri,
indigné, et s’écartent. Je vois la répulsion sur leurs visages. Aux regards
qu’elles échangent, je devine leurs pensées : « Quoi, un lâche ! Est-il
possible que ce soit un Français ! » […]
Depuis que le monde existe, des milliers et des milliers d’hommes se sont
fait tuer à cause de ce mot prononcé par des femmes 12… Mais la question
n’est pas de plaire à ces demoiselles avec quelques jolis mensonges
claironnants, style correspondant de guerre et relation de faits d’armes 13. Il
s’agit de la vérité […].
— En effet, je suis peureux, mademoiselle. Cependant, je suis dans la bonne
moyenne.
— Vous prétendez que les autres aussi avaient peur ?
— Oui.
— C’est la première fois que je l’entends dire et je l’admets difficilement :
quand on a peur, on fuit.
Nègre, qui n’est pas sollicité, m’apporte spontanément un renfort, sous cette
forme sentencieuse :
— L’homme qui fuit conserve sur le plus glorieux cadavre l’inestimable
avantage de pouvoir encore courir !
Ce renfort est désastreux. Je sens qu’en ce moment notre situation ici est
compromise, je sens monter chez ces femmes une de ces colères collectives,
comparables à celle de la foule en 1914. J’interviens rapidement :
— Tranquillisez-vous, on ne fuit pas à la guerre. On ne peut pas…
— Ah ! on ne peut pas… Mais si on pouvait ?
Elles me regardent. Je fais le tour de leurs regards.
— Si on pouvait ?… Tout le monde foutrait le camp !
Aussitôt, Nègre déchaîné :
— Tous sans exception. Le Français, l’Allemand, l’Autrichien, le Belge, le
Japonais, le Turc, l’Africain… Tous… Si on pouvait ? Vous parlez d’une
offensive à l’envers, d’un sacré Charleroi dans toutes les directions, dans
tous les pays, dans toutes les langues… Plus vite, en tête ! Tous, on vous
dit, tous 14 !
Passons sur quelques-uns des intérêts majeurs du livre, entre la satire
des généraux et des planqués (pléonasme), la description de la liquéfaction
des entrailles, des âmes et des corps, la déréliction putride des cadavres et la
puissance épouvantable du feu lors d’un bombardement (« La terre est un
immeuble en flammes dont on a muré les issues. Nous allons rôtir dans cet
incendie »). L’expérience atroce de la guerre est un désenchantement
radical : « le bilan de la guerre : cinquante grands hommes dans les manuels
d’histoire, des millions de morts dont il ne sera plus question, et mille
millionnaires qui feront la loi », ce dont le grand mutilé Tony Byard, de
retour à Clochemerle, fait l’amère expérience. Ce glorieux poilu, « parti
avec quatre membres […] n’en ramenait que deux », considération bien
égoïste qui le rend indifférent à la manière dont le notaire Girodot, son
ancien employeur, le célèbre : il « lui parla de son magnifique courage, le
nomma “héros”, l’assura de la reconnaissance du pays tout entier et de la
gloire qui demeurerait attachée à ses blessures 15 », blessures dont ledit
notaire ne peut s’empêcher de considérer qu’elles coûtent bien cher en
pension d’invalidité de guerre. En homme de calcul(s), Girodot, « plus
lucide parce qu’il était intact 16 », se dit que « si on se met à réformer à cent
pour cent des hommes qui n’ont perdu que deux membres, c’est la porte
ouverte à toutes les absurdités. Il y voyait là une atteinte, qui l’offensait, à la
logique mathématique la plus formelle 17 ».
Si « nous autres civilisations savons désormais que nous sommes
mortelles », il en va peut-être également, au lendemain de la Grande
Guerre, de ce que l’on appelle « littérature », au sens vulgaire de fables plus
ou moins aimables (ce reste, qui n’est que littérature), voire au sens le plus
technique et précis qui soit – cette littérature dont on vient, avec Gustave
Lanson, de créer la science, cette histoire littéraire, qui en marque peut-être
même la fin 18. L’histoire littéraire, triomphante en Sorbonne, une vaste et
ample nécrologie ? Après la guerre, la littérature, avec ses doutes, ses mises
en question et ses difficultés, apparaît comme le lieu par excellence de ce
savoir – celui de la finitude et de la mortalité des civilisations.
De fait, après la Grande Guerre, si bien nommée, le simple fait de
« faire des romans » ou de « raconter des histoires », que ce soit avec la
componction bourgeoise et surannée d’Henri Bordeaux ou avec la
cohérence systématique et critique d’un Zola, apparaît à beaucoup comme
incongru, sinon obscène. Poétiser sur les charniers ? entretenir l’illusion ou
la fiction du sens alors que la mort de masse, la décomposition des cadavres
et le pullulement des rats sous les bombardements ont bien montré que tout
cela, précisément, n’en avait aucun ?
C’est bien sûr à la lumière de cette expérience qu’il faut lire les
différentes versions du manifeste Dada – le simple fait qu’il y en ait
plusieurs est une manière de tourner en dérision le genre même du
manifeste. Au-delà de la farce et de la dérision, ou plutôt par la farce et la
dérision mêmes, les différentes expressions de Dada proposent des thèses
tout à fait sérieuses sur la littérature, le récit ou même, sur la langue. Le
manifeste de 1916 est un pastiche du sensationnalisme journalistique, en un
temps où les canards, plus ou moins enchaînés, sont devenus des vecteurs
du bourrage de crâne :
Dada est une nouvelle tendance artistique, on s’en rend bien compte,
puisque, jusqu’à aujourd’hui, personne n’en savait rien et que demain tout
Zurich en parlera. Dada a son origine dans le dictionnaire. C’est
terriblement simple. En français cela signifie « cheval de bois ». En
allemand « va te faire, au revoir, à la prochaine ». En roumain « oui en
effet, vous avez raison, c’est ça, d’accord, vraiment, on s’en occupe », etc.
C’est un mot international.
Mon roman n’a pas de sujet […]. Je voudrais tout y faire entrer, dans ce
roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter ici, plutôt que là, sa substance
[…]. Ce que je veux, c’est présenter d’une part la réalité, d’autre part cet
effort pour la styliser […]. Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j’invente un
personnage de romancier, que je pose en figure centrale ; et le sujet du livre,
si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et
ce que, lui, prétend en faire […] Vous devriez comprendre qu’un plan, pour
un livre de ce genre, est essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si
j’y décidais rien par avance […]. À vrai dire, du livre même, je n’ai pas
encore écrit une ligne. Mais j’y ai déjà beaucoup travaillé. J’y pense et j’y
travaille chaque jour et sans cesse. J’y travaille d’une façon très curieuse
[…] : sur un carnet, je note au jour le jour l’état de ce roman dans mon
esprit ; oui, c’est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui
d’un enfant […]. Si vous voulez, ce carnet contient la critique continue de
mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l’intérêt qu’aurait
pour nous un semblable carnet tenu par >Dickens, ou Balzac ; si nous
avions le journal de L’Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazov !
L’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus
intéressant que l’œuvre elle-même.
Nous ne sommes hommes que par la pensée, nous ne pensons que ce que
l’histoire nous laisse penser, et sans doute n’a-t-elle pas de sens. Si le
monde a un sens, la mort doit y trouver sa place, comme dans le monde
chrétien […]. Qu’on l’appelle histoire ou autrement, il nous faut un monde
intelligible. Que nous le sachions ou non, lui seul assouvit notre rage de
survie. Si les structures mentales disparaissent sans retour comme le
Plésiosaure, si les civilisations ne sont bonnes à se succéder que pour jeter
l’homme au tonneau sans fond du néant, si l’aventure humaine ne se
maintient qu’au prix d’une implacable métamorphose, peu importe que les
hommes se transmettent pour quelques siècles leurs concepts et leurs
techniques : car l’homme est un hasard, et, pour l’essentiel, le monde est
fait d’oubli 20.
Il n’y a pas de dieu pour nous attribuer une essence : il n’y a pas de
Dieu, donc pas de providence qui nous assignerait une place affectée d’une
fonction à laquelle nous serions prédestinés de toute éternité.
Sartre, qui se borne ici à reprendre ce que Martin Heidegger a exposé
dans Être et Temps, montre que nous sommes jetés dans le monde sans être
affectés par nature, c’est-à-dire par naissance, à un lieu, à une fonction.
Notre naissance est une pure contingence, un pur surgissement, et n’a rien
de nécessaire ni de déterminé.
On est là, affecté à rien, sans provenance ni destination, sans origine ni
destin : on est totalement libre. On ne peut pas se rassurer en disant « moi,
je suis destiné à cela » parce qu’il n’y a pas de destin, parce qu’il n’y a pas
de prédestination, parce qu’il n’y a pas de dieu qui appellerait à (vocation),
qui destinerait à. Ce qui est là, d’abord, c’est le pur et simple fait de
l’existence. Ensuite, on s’invente une essence : on se fait (l’homme est le
fils de ses œuvres), et puis, a posteriori, on lit cette succession des faits de
la vie comme un destin (c’est commode, ça rassure, et c’est flatteur).
C’est que l’on a besoin d’être rassuré : il est commode de se penser en
termes de destin ou de destinée, parce que l’on peut trouver refuge ou appui
dans cette idée. L’idée, au contraire, de notre liberté, donc de notre
responsabilité, est angoissante. Pour fuir cette angoisse, on se réfugie dans
la facticité, l’inauthenticité du rôle, dans le jeu de rôle.
En somme, la personne contemporaine n’est personne (elle n’est rien de
donné a priori), et ne pouvant se résoudre à n’être personne, la personne
devient personnage, pour être quelque chose, précisément, une chose qui ait
la fixité, la stabilité, la permanence de l’objet – c’est pour cela que l’on
s’enferme dans un rôle : si on ne joue pas un être, on est confronté à la
sensation vertigineuse de ce néant qu’est notre indéfinition a priori –
puisqu’il n’y a pas de dieu garant d’un ordre objectif où nous trouverions
notre place à la naissance.
Ce thème de l’inauthenticité, catégorie bien définie par Heidegger, du
déroulement d’un rôle, de l’ânonnement d’un texte, du jeu d’acteur dans
lequel on se réfugie, est prégnant dans la littérature et dans la réflexion
philosophique du temps.
Quatre ans après La Nausée et un an avant Être et temps, Albert Camus
publie Le Mythe de Sisyphe (1942), sa réflexion la plus aboutie sur le thème
de l’absurde. Cette réflexion occupe le triptyque L’Étranger (1942),
Caligula (1938) et Le Mythe de Sisyphe (1942), soit un roman, une pièce de
théâtre et un traité philosophique, que Camus nomme « les trois
Absurdes », mot qui a tellement marqué les contemporains et la postérité
qu’il est devenu quasiment homonyme de l’auteur.
Camus décrit l’expérience de l’absurde comme une prise de conscience
radicale qui provoque le mouvement. Elle marque la sortie hors d’une
existence mécanique, celle des économies contemporaines et de la vie
urbaine. Pour l’homme des sociétés industrielles, ce que l’on appelle vivre
consiste à « faire les gestes que l’existence commande », le plus souvent par
« habitude ». Ce que l’on appelle vie, au sens usuel du terme, est pure
mécanicité, sans conscience. L’expérience de l’absurde marque l’accès à un
niveau de conscience qui était exclu dans la simple concaténation
mécanique des gestes, des travaux et des jours : il se produit ce que Camus
appelle un « divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor ». Et
lorsque « la chaîne des gestes quotidiens est rompue », « Il arrive que les
décors s’écroulent » : « Un jour seulement, le pourquoi s’élève et tout
commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. » Il s’agit,
fondamentalement et primairement, d’« une révolte de la chair » devant ce
temps qui fuit et nous tue, semblant tout frapper de vanité – les travaux et
les jours, les lettres et les arts, les civilisations et les décalogues, tout ce que
l’on a inventé pour faire tenir debout les individus et faire tenir ensemble
les sociétés :
Histoire et espoir.
L’eschatologie marxiste
On pense souvent, à notre époque, qu’une doctrine, quelle qu’elle soit, qui
est règle de vie, cherche à s’imposer à tous et tolère mal ce qui n’est pas elle
du simple fait qu’elle se tient pour seule vraie, et l’on a tendance à l’en
excuser. C’est historiquement inexact : intolérance, prosélytisme et
gouvernement des esprits sont une invention du judéo-christianisme. Pour
les païens, les dieux de tous peuples étaient vrais 1.
« Was die Zeit betrifft […], so ist sie der seiende Begriff selbst ». Cette
phrase marque une date extrêmement importante dans l’histoire de la
philosophie. En faisant abstraction de Parménide-Spinoza, on peut dire qu’il
y a deux grandes périodes dans cette histoire : celle qui va de Platon à Kant,
et celle qui commence avec Hegel 8.
Le séminaire que Kojève tient, entre 1933 et 1939, dans cette annexe de
la Sorbonne que constitue l’École Pratique des Hautes Études (EPHE),
fascine et attire quelques-uns des plus beaux esprits du temps 9, dont
Jacques Lacan ou Raymond Queneau, qui prend scrupuleusement en notes
les propos de Kojève et qui les édite chez Gallimard après la guerre. Il est
significatif que l’on assiste, en France, traditionnellement plutôt tournée
vers Kant, à un regain d’intérêt pour Hegel : la montée en puissance de la
SFIC/PCF, l’intérêt grandissant pour l’URSS de Staline et ses succès
apparents, ainsi que l’arrivée au pouvoir des nazis, sans compter un air du
temps qui est à l’intérêt pour l’Histoire avec sa grande hache, n’y sont pas
étrangers.
Hegel semble une clef de lecture et une porte d’entrée pour déchiffrer le
temps, non seulement parce qu’il pense l’Histoire, mais aussi parce qu’il est
la matrice identifiée comme telle des philosophies de l’histoire à l’œuvre
dans la pratique de régimes qui se réclament explicitement d’une nécessité,
d’un devenir nécessaire à grands coups d’hypostases comme la Race, la
Classe ou l’Empire : « Hegel est le premier à identifier le concept et le
temps », et le premier à vouloir « rendre compte du fait de l’Histoire ». Les
« philosophes qui n’identifient pas le concept et le temps ne peuvent pas
rendre compte de l’Histoire » ; « Toute la philosophie ou Science de Hegel
peut donc être résumée dans la phrase citée : “Le temps est le concept lui-
même qui est là dans l’existence empirique”, c’est-à-dire dans l’espace réel
ou le monde 10. »
Marx s’inscrit dans la postérité de Hegel et ne s’en défend pas. Il en a
hérité les ambitions de totalité, de loi et de sens, ainsi que l’opposition entre
nécessité et contingence. Mais il a aussi souhaité remettre la dialectique à
l’endroit, en s’intéressant plus encore au monde réel, et en proposant que la
dialectique est moins celle d’un esprit hypostasié par certains épigones de
Hegel, devenus des idéalistes parfois étonnants, que celle, ô combien
matérielle et concrète, des rapports sociaux, dont rend compte le
matérialisme dialectique.
La « philosophie de l’histoire » proprement dite de Hegel concluait un
peu vite, selon les « hégéliens de gauche » et Marx, à la fin de l’histoire
dans un État prussien postrévolutionnaire qui avait fait de Hegel un
professeur doté, gâté et reconnu, soit autant de raisons de se satisfaire du
réel tel qu’il est et du monde tel qu’il va. Et, pour le professeur reconnu, au
zénith de son influence intellectuelle dans les années 1820, l’État prussien
était la réalisation de la liberté.
Comment parvenait-il à cette conclusion ? Dans chaque réalité humaine
(c’est-à-dire historique), Hegel lit l’expression de l’Esprit, qui s’apparaît
peu à peu à lui-même comme liberté. Tout artéfact est en effet une
objectivation de l’esprit, qui se fait « ob-jet », se place face à lui-même, au-
devant de lui-même, pour s’y reconnaître et s’y connaître. Dans chaque
production de l’esprit, l’esprit s’objective, se matérialise, se réifie sous la
forme d’un objet, un objet qui, placé face à lui, va lui permettre de se
reconnaître et connaître en tant que quelque chose qui correspond à son
stade de développement sur le chemin de la pleine connaissance de soi qui
est connaissance de soi comme liberté, car le chemin de l’esprit est un
chemin d’affranchissement : l’homme s’arrache à l’animal, l’esprit à la
matière, la culture à la nature.
Hegel s’intéresse particulièrement à trois séries de réalités culturelles,
trois séries d’artéfacts humains qui sont des objectivations de l’esprit et
jalonnent le voyage de l’esprit vers la pleine connaissance de lui-même
(esprit absolu). L’esprit advient comme connaissance de lui-même dans et
par l’histoire. L’histoire est à la fois ce lieu où l’esprit chemine vers la
pleine connaissance de soi comme liberté, et ce discours qui vient rendre
compte de ce chemin comme chemin.
En histoire du droit (soit de l’État), l’Orient marque la première étape.
En Égypte et en Perse, un seul est libre, alors que la masse des hommes est
asservie. Les lois produites par l’esprit sont des lois d’asservissement.
L’esprit ne se connaît pas encore comme libre. En Grèce et à Rome,
quelques-uns sont libres (les citoyens d’Athènes, par exemple, mais pas les
femmes, ni les esclaves, ni les étrangers). Enfin, dans le Rechtsstaat
prussien, tous sont libres. L’esprit se connaît pleinement comme liberté – ce
qui, en ces temps des restaurations consécutifs au congrès de Vienne (1814-
1815), est un peu discutable.
En histoire de l’art, le procès de l’histoire comme progrès, progrès vers
une connaissance de soi comme liberté, est également visible : l’art
égyptien, avec ses bas-reliefs non détachés de la matière, marque un
premier temps, où l’esprit est encore rivé à la matière. L’art grec, quant à
lui, consacre la ronde-bosse des statues, qui détache la représentation de son
arrière-plan minéral. Enfin, l’art romantique (peinture, poésie et musique)
révèle l’abstraction à son comble, le détachement achevé par rapport à la
matière. Il en va de même en histoire religieuse, des dieux-chimères de
l’Égypte qui, entre corps d’homme et tête d’animal, trahissent un lien
encore fort entre culture et nature, à la religion grecque, dont le panthéon
anthropomorphique signale une meilleure connaissance de l’homme par lui-
même, et à la religion chrétienne, qui, en proclamant In principio erat
verbum et en adorant l’Esprit saint, parachève le mouvement d’abstraction
et permet au logos de s’adorer lui-même.
On observe avec Kant, et plus nettement encore chez Hegel, une
sécularisation des espérances, une introjection de la transcendance dans
l’immanence, du divin dans l’histoire. La Nature, puis l’Esprit du monde,
prennent chez les savants la succession d’un Dieu déjà abondamment
discuté depuis le XVIIe siècle et qui, au siècle des Lumières, apparaissait déjà
faiblement mobilisable à de plus en plus de penseurs. La théodicée de
Leibniz avait suscité les sarcasmes bien connus de Voltaire : Kant, puis
Hegel, déplaçaient la scène et le problème.
Cette sécularisation des espérances devint, avec Karl Marx, puis avec
Marx et Engels, une matérialisation de la croyance dont la société, ses
modes de production, ses rapports de classe et sa réalité concrète devenait le
lieu. Le récit du temps offert par les deux penseurs, d’écrits théoriques en
discours, de manifestes en interventions politiques, est une philosophie de
l’histoire qui s’inscrit dans la claire filiation de Hegel (aucun ne s’en cache,
bien au contraire), tout en le remettant à l’endroit ou plutôt les pieds sur
terre, selon les formules employées par Marx et Engels eux-mêmes : la
dialectique de l’esprit imaginée par Hegel devient, chez eux, une
dialectique de la matière, des moyens de production, des rapports sociaux,
soutenue par une lecture attentive de l’histoire et une immense érudition.
Dans le Manifeste du Parti communiste, publié en 1848, on peut lire,
dès le célèbre incipit du chapitre premier :
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes
de classes […]. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf,
maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en
opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte,
tantôt dissimulée […]. Le caractère distinctif de notre époque, de l’époque
de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La
société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes
classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat 11.
La lutte des classes est le moteur de l’histoire, soit une dialectique du maître
et de l’esclave, bien décrite par Hegel, élevée au niveau de groupes sociaux
antagonistes, oppresseurs et opprimés, dominants et dominés, qui sont en
lutte pour une domination politique correspondant à leur force économique
réelle. La noblesse a été cette classe dominante, jusqu’à la Révolution
française :
On voit dans l’analyse de Marx et Engels une lucidité qui n’a rien perdu
de sa validité. On lit également, déjà, des pages lumineuses sur ce que l’on
n’appelle pas encore la mondialisation :
Mon Dieu, pourquoi n’existe-t-il pas d’appareil qui te permette de voir mon
âme déchirée, déchiquetée par des becs d’oiseau ! Si tu pouvais voir comme
je suis attaché intérieurement à toi […]. Il n’y a plus d’ange qui puisse
détourner le glaive d’Abraham ! Que le destin s’accomplisse !
Nikolaï Boukharine est fusillé le 15 mars 1938 – jour même où les nazis
annexent l’Autriche.
Cette lettre, proprement sidérante, a inspiré à Arthur Koestler son chef-
d’œuvre sur les procès staliniens, Le Zéro et l’Infini. Elle est traduite et
citée par Nicolas Werth dans une intéressante étude sur « L’aveu dans les
grands procès staliniens 16 ».
L’historien passe en revue les différentes lectures possibles de ces
documents troublants, des confessions lors des enquêtes en sorcellerie (le
prévenu étant prêt à avouer tout ce que l’on souhaite, pour peu que l’on
abrège ses souffrances, quand il n’a pas été convaincu, par le matraquage
des bourreaux, que l’accusation disait peut-être bien vrai) à l’accoutumance
au mensonge et au renoncement de la part des cadres de la Révolution,
passés avec Staline du mouvement à la conservation, de la dynamique
mondiale au nationalisme étriqué, et qui manifestaient jusqu’à l’absurde
une « servilité hystérique », une « soumission absolue » à une « ligne » qui
avait si profondément changé sous l’influence du nouveau Guide (Vojd).
C’est là, on s’en doute, la lecture de Trotski, injuste envers ses propres
partisans, arrêtés et condamnés pour « hitléro-trotskisme », espionnage,
sabotage, trahison sur leur propre aveu, alors qu’ils n’avaient auparavant
jamais dévié 17. Boris Souvarine propose une autre interprétation :
« l’immoralisme révolutionnaire », qui préexiste aux bolcheviks, défend
que tout est possible, pensable et justifiable pour faire advenir la fin de
l’Histoire – et Trotski n’était pas le dernier pour opposer « leur morale et la
nôtre », celle des bourgeois visant à interdire toute action révolutionnaire
décisive au nom d’intérêts bien compris, mais sous le masque hypocrite de
l’humanité et de l’universalité – une critique des normes classique depuis
les brillantes analyses de Marx sur la législation civile et pénale en Europe
depuis 1789, voire sur la Déclaration des Droits de l’Homme.
Le monde de la Révolution et du Parti étant absolument séparés et régis
par une normativité différente, et la mission révolutionnaire étant devenu le
sens de toute une vie, tout était possible, et souhaitable, pour y demeurer et
en rester digne : « Être exclu du Parti équivaut à être chassé de la planète.
Pour y rester, ils sont prêts à s’avilir, à se frapper la poitrine en public avec
des restrictions mentales. » L’aveu et le consentement à la mort représentent
« le dernier sacrifice […] au nom de l’intérêt suprême du Parti », une
dernière manière « de ne pas désespérer des fins dernières de la
Révolution », pour que, au seuil de la mort et dans un état de grande
détresse psychique, le sujet puisse du moins espérer que sa vie n’ait pas été
vécue en vain 18.
Boukharine, avec la netteté qui caractérise son immense intelligence, le
dit à peu près en ces termes au cours de son procès : « Si tu dois mourir,
pourquoi meurs-tu ? » La question se pose en effet, dans le contexte d’une
vision du monde qui ne connaît et reconnaît que l’ici-bas et qui nie
absolument l’au-delà, faribole de popes et de prêtres pour domestiquer la
souffrance sociale. Dès lors, « il n’est rien au nom de quoi il faille mourir, si
je voulais mourir sans avouer mes torts ». Face au « gouffre absolument
noir » de la mort, « tous les faits positifs qui resplendissent dans l’Union
soviétique prennent des proportions différentes dans la conscience de
l’homme. C’est ce qui m’a forcé à fléchir le genou devant le Parti et devant
le pays 19 ».
Nicolas Werth complète son étude en citant longuement la lecture que
fait Annie Kriegel de la persécution policière, de l’incarcération, des aveux
et des procès 20. Il faut en effet prendre en compte le contexte social, la
situation concrète des individus inculpés par le Parti – fragilisés par une
déstabilisation de long terme, qui fait apparaître l’arrestation comme un
soulagement car, du moins, on est fixé et l’on peut avoir accès au dossier de
l’instruction. Cette fragilisation va ensuite croissant, par des moyens
physiques et psychologiques bien connus, ainsi que par la prise en otage des
proches et de la famille – autre élément important dans l’aveu. L’historienne
rejoint cependant les analyses précédentes en insistant sur « la fétichisation
du Parti et la fascination pour Staline 21 », non pour l’homme en soi, mais
pour ce qu’il représente – Staline aurait un jour dit à son fils que Staline, ce
n’était pas lui, mais cet homme représenté sur le portrait qui ornait son
bureau… Boukharine, là encore : « Ce n’est pas à lui que nous faisons
confiance, c’est à l’homme auquel le Parti fait confiance », distinction
bolchevique des deux corps du Roi et version soviétique de « l’Esprit du
monde à cheval » dont parlait Hegel. Boukharine précise :
Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais c’est ainsi. Il est devenu le
symbole du Parti […] et c’est pourquoi nous entrons tous, les uns derrière
les autres, dans sa gueule ouverte, en sachant tous qu’il va nous dévorer. Et
lui le sait parfaitement. Il n’a qu’à attendre le moment qui lui conviendra
pour le faire 22.
Lénine nous a enseigné que l’on ne doit pas sous-estimer l’ennemi, que l’on
doit toujours lui prêter plus d’intelligence qu’à soi-même. Cela oblige les
collaborateurs du Ministère de la Sécurité d’État à enquêter
méticuleusement, à tout passer au peigne fin pour pouvoir éventer les plans
de l’ennemi à temps.
Dans cette cinquième décennie qui s’ouvre, le premier État socialiste des
ouvriers et des paysans sur le sol allemand prouvera encore et toujours, par
son action en faveur du peuple, par sa contribution à la paix, à la sécurité et
à la coopération internationale, que sa fondation en octobre 1949 a été un
tournant dans l’histoire du peuple allemand et de l’Europe.
Nous sommes les fils et les filles de la classe ouvrière, des travailleurs, et
nous venons de toutes les couches sociales […]. Nous défendons les intérêts
des travailleurs […]. Nous avons, camarades, chers députés, un contact
extraordinairement étroit avec tous les travailleurs […]
Cette phrase suscite, selon le compte rendu de séance, des rires explicites :
la proximité au peuple de Mielke, apparatchik vivant dans le luxe, était
douteuse, contrairement à celle de ses fonctionnaires, bien connus pour
soumettre la population d’Allemagne de l’Est à une surveillance de fait
« extraordinairement étroite ».
Alors que Mielke s’obstine à s’adresser aux députés comme à des
« camarades », le président de séance lui rappelle que tous n’en sont pas, et
qu’il faut donc changer de formule. Mielke répond alors : « Mais, pardon, il
ne s’agit là que d’une question de forme [manifestations de
mécontentement dans l’hémicycle]. Mais moi j’aime tous… moi j’aime
pourtant tous les hommes » – l’expression « alle Menschen » signifiant
« tous les êtres humains », c’est-à-dire dans la salle où il s’exprime et
partout sur terre.
Aussi étonnants qu’ils puissent paraître dans la bouche du puissant chef
de la Stasi, ancien combattant de la cause prolétarienne et de l’Union
soviétique contre les nazis, ces mots sont à prendre au pied de la lettre.
Prendre les sources des acteurs au sérieux permet, ici comme ailleurs,
d’accéder à un univers mental structuré et orienté par des fins, porteur d’un
sens et riche de valeurs. Mielke surveilla, emprisonna et réprima par
« amour », comme d’autres avant lui – tel ce Grand Inquisiteur qui, chez
Schiller comme chez Dostoïevski, ferait crucifier le Christ de nouveau, par
amour des chrétiens.
1. Paul Veyne, Le Quotidien et l’intéressant, Paris, Pluriel, 1995, p. 285. Voir également, du
même auteur, Quand le monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, 2007,
premiers chapitres.
2. Ibid., p. 286.
3. Ibid., p. 289-290.
4. Maurice Thorez, discours du 21 décembre 1949.
5. P. Éluard, Poèmes à Staline, Paris, Cahiers du communisme, janvier 1950.
6. Immanuel Kant, « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », in
Opuscules sur l’Histoire, Paris, Flammarion, « GF », 1995.
7. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Flammarion, « GF », éd.
de Jean-Pierre Lefebvre, 2012.
8. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, rééd. « Tel », 1979,
p. 365.
9. Marco Filoni, Le Philosophe du dimanche. La vie et la pensée d’Alexandre Kojève, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2010.
10. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 365.
11. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, 10/18, 2004 [1848].
12. Sur l’intéressante, et tragique, figure de Jean Kanapa, on lira avec profit l’essai de Michel
Boujut, Le fanatique qu’il faut être. L’énigme Kanapa, Paris, Flammarion, 2004, ainsi que la
thèse de doctorat de Gérard Streiff, Jean Kanapa, 1921-1978. Une singulière histoire du PCF,
Paris, L’Harmattan, 2 vol., 2002.
13. Jean-Toussaint Desanti, Une pensée captive. Articles de La Nouvelle Critique (1948-1956),
Paris, Puf, « Quadrige », 2005 et 2008. À la fin du volume se trouve un entretien avec son
épouse Dominique Desanti pour son ouvrage Les Staliniens, Paris, Fayard, 1975 : « Un témoin :
Jean-Toussaint Desanti », in Une pensée captive, p. 406.
14. Ibid., p. 411.
15. Nicolas Werth, « La vérité sur la Grande Terreur », in Le Cimetière de l’espérance. Essais
sur l’histoire de l’Union soviétique, 1914-1991, Paris, Perrin, « Tempus », 2019, p. 216-217
pour les citations.
16. N. Werth, « L’aveu dans les grands procès staliniens », in La Terreur et le Désarroi. Staline
et son système, Paris, Perrin, « Tempus », 2007, p. 330-350, p. 343-350 pour la lettre de
Boukharine.
17. Ibid., p. 332-333.
18. Ibid., p. 334.
19. Id.
20. A. Kriegel, citée in Nicolas Werth, « L’aveu dans les grands procès staliniens », op. cit.
21. N. Werth, La Terreur et le Désarroi…, op. cit., p. 338.
22. Ibid., p. 339.
23. Voir Jean Delumeau, L’Aveu et le Pardon. Les difficultés de la confession, Paris, Fayard,
1990.
24. R. Krakovsky, Réinventer le monde. L’espace et le temps en Tchécoslovaquie communiste,
Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, p. 9.
25. Ibid., p. 9.
26. Dzierzynski Soldaten – Lehrfilm über das MfS-Wachregiment « Felix Edmundowitsch
Dzierzynski », BStU, MfS, ZAIG, Fi, Nr. 99, 53’ 41”.
CHAPITRE IV
Nazisme et fascisme :
la quête d’une épopée millénaire
Le secret de la civilisation grecque réside dans le fait que, jadis, des peuples
nordiques se soumirent un pays étranger et que, guidés par un rayonnant
idéal de beauté, ils purent former et éduquer harmonieusement le corps et
l’âme. C’est pourquoi la Grèce antique n’est pas un modèle que nous aurait
légué je ne sais quel peuple étranger, et dont l’imitation serait honteuse ou
incompatible avec notre dignité nationale […]. La renaissance de
l’Antiquité, qui advient aujourd’hui dans les âmes de la nouvelle
Allemagne, est au fond la résurrection de l’homme germanique libre.
Préhistoriens, raciologues, anthropologues de la race, historiens de la
Scandinavie ont là matière à s’offusquer : l’arrivée des nazis au pouvoir
était une occasion majeure de mettre fin à ce que la germaniste d’Oxford
Elizabeth Butler avait appelé en 1936 « la tyrannie de la Grèce sur
l’Allemagne », ce maudit philhellénisme qui avait placé des Wittelsbach sur
le trône d’Athènes – pourquoi pas ? – et la Grèce au pinacle de la culture du
bourgeois allemand. La référence grecque, obligatoire depuis Winckelmann
et Goethe, est à leurs yeux une révérence servile. Contre un Wagner, qui ne
jure que par la seule matière germanique pour composer ses œuvres,
combien de Nietzsche et de Heidegger, penseurs épris de Grèce ?
Préhistoriens et germanistes voient dans la « révolution nationale »
(Nationale Revolution) de 1933 l’occasion historique d’encourager de
manière décisive les études proprement allemandes : il doit pleuvoir des
postes, des financements et des prébendes sur les vaillants soutiers de
l’histoire germanique, occultés, voire méprisés par leurs collègues
antiquisants, nimbés de leur prestige gréco-latin.
Le complexe d’infériorité culturelle et intellectuelle est patent : il mine
l’Allemagne depuis la Renaissance, face aux Italiens, aux Français, voire
aux Autrichiens, plus latins, baroques et catholiques. Dans l’Université
allemande, il affecte ceux qui font profession de déchiffrer des runes plutôt
que des épigraphes du Péloponnèse. Chaque semaine, ou presque, Le Corps
noir, journal de la SS, les rassure : le monde germanique, dans l’Antiquité,
n’avait rien à envier aux Grecs, aux Romains ni même aux Égyptiens, bien
au contraire.
Dans cette offensive à la fois théorique et institutionnelle, scientifique,
médiatique et pratique, Rosenberg est un allié sûr. Quelle mouche le pique
donc ici ? Pourquoi tenir ces propos provocants dans l’une des enceintes de
la germanomanie ?
La date importe : en 1935, le NSDAP, la chancellerie et le ministère de
la Propagande de Goebbels ont déjà pris la décision de tenir en Allemagne
les Jeux Olympiques de 1936, attribués au pays par le CIO en 1931, sous la
République de Weimar. La question s’est posée de les tenir, mais elle a été
rapidement tranchée : Goebbels a su convaincre Hitler que des Jeux
Olympiques allemands, à Garmisch-Partenkirchen et à Berlin, seraient une
vitrine idéale de la nouvelle Allemagne. On y démontrerait l’ordre et
l’organisation, on y montrerait la paix et la prospérité. On y exhiberait le
corps allemand et ses performances. On y prouverait, également, le génie de
la race nordique.
C’est dans ce contexte qu’Alfred Rosenberg parle des Grecs ici : à le
lire, il existe une renaissance de l’Antiquité grecque en Allemagne,
généreusement mise en scène par la propagande des Jeux, depuis la reprise
des fouilles archéologiques d’Olympie, confiées à un jeune archéologue de
la SS, Hans Schleif, jusqu’à l’architecture du Olympia-Stadion de Berlin en
passant par les expositions de sculptures néoclassiques et d’art grec, sans
oublier le film de Leni Riefenstahl, Olympia, et son fameux prologue. Tout
compte, même les détails : le nom du stade dessiné et construit par Wilhelm
March à Berlin fait l’objet d’un débat entre le Dr Goebbels et son collègue
ministre de l’Intérieur, le Dr Wilhelm Frick. Frick, en bon germanomane,
veut un nom indubitablement allemand, comme Deutsche
Reichskampfbahn. Il conteste le choix de Goebbels (Olympia-Stadion), au
motif que ce nom n’est pas de l’allemand, mais du grec. La chancellerie
tranche : ce sera bel et bien Olympia-Stadion car le grec, c’est de
l’allemand.
C’est précisément ce qu’affirme Rosenberg ici : les Grecs sont des
Germains qui, issus du Nord, ont colonisé le Sud méditerranéen. Sous les
brises marines et le chaud soleil du Sud, ils ont pu opérer une photosynthèse
culturelle qui s’est matérialisée par le Parthénon, les mathématiques et la
philosophie grecque. Prisonniers des brumes et des frimas du Nord, leurs
cousins germains sont restés à l’état végétatif, des arriérés, au sens littéral
du terme. Seul un heureux changement climatique dû à la déforestation
alpine a permis, estime Hitler, l’efflorescence d’une culture au Nord chez
ceux qui étaient, au sens premier, demeurés.
L’annexion raciale des Grecs et des Romains au Nord, résout tout : faire
de l’histoire ancienne, du grec et du latin, imiter les « Anciens », ne
constitue donc pas une humiliante aliénation culturelle mais un retour aux
origines de la race nordique, que l’on trouve aussi bien du côté de l’ambre
que du soleil, en Baltique et en Méditerranée.
Les propos surprenants de Rosenberg, incongrus, voire inappropriés
devant un auditoire de germanistes, font signe vers une autre surprise, plus
grande encore : celle de voir un régime moderne, en plein cœur du
e
XX siècle européen, se réclamer des Germains des origines et revêtir la toge
L’histoire intéresse avant tout l’homme créatif et puissant, celui qui mène
un grand combat, cherche des modèles, des initiateurs et des consolateurs,
et n’arrive pas à les trouver parmi ses compagnons ni dans le temps présent
[…]. La foi en une commune appartenance et une continuité des grandeurs
de tous les temps, c’est une protestation à l’encontre du flux des générations
et de l’éphémère. Ainsi de quel avantage est pour le contemporain la prise
en compte monumentale du passé, la culture des classiques et de l’élite des
temps antérieurs ? Il en retient que la grandeur qui fut a pour le moins été
possible et pourrait bien toujours revenir. Il a plus de cœur à avancer
puisqu’il a chassé le soupçon qui l’assaille aux heures de faiblesse, de
vouloir peut-être l’impossible 10.
Les essences raciales sont pérennes, et il n’y a rien de neuf sous le soleil
depuis « six mille ans de haine juive » ou « six mille ans de guerre
raciale » : la même dialectique des races produit les mêmes événements et
suscite les mêmes ennemis, judéo-christianisme contre Rome et judéo-
bolchevisme contre le Reich. L’histoire, ce vecteur de perte et
d’épuisement, n’existe en définitive que pour les coupables, coupables de
ne pas connaître les lois de la biologie (donc de l’histoire) et de laisser le
sang germanique se gâter par le mélange et l’étiolement. La terreur et le
refus de l’histoire sont explicites : contre la dynamique de la
dégénérescence, il faut faire advenir la statique du « Grand Temps » dont
parle Eliade, ce « Reich de mille ans » qui serait à la fois espace temporel
(la stase de paix, après disparition des ennemis biologiques) et espace
colonial (ce vaste empire de paysans-colons-soldats à l’Est), une
eschatologie explicite solidaire d’un millénarisme qui était tout sauf un
slogan.
La nature religieuse, le statut de religion politique du nazisme – bien
perçu, en temps réel, par Raymond Aron 14 – a été abondamment traitée par
l’historiographie, ainsi que par le cinéma, notamment dans deux films
contemporains – Sophie Scholl. Die letzten Tage, avec Julia Jentsch, et Der
neunte Tag, de Volker Schlöndorff, avec Ulrich Matthes. Dans les deux cas,
un chrétien fervent est confronté au fanatisme nazi : Sophie Scholl,
protestante, est interrogée par un enquêteur de la Gestapo de Munich qui
tente de la sauver en la convertissant à la Weltanschauung nazie, qu’elle
réfute point par point. Henri Kramer, prêtre catholique luxembourgeois, est
libéré du Pfarrerblock de Dachau pour aller circonvenir l’évêque du Grand-
Duché. Un dialogue s’instaure entre le prêtre et l’officier de la Gestapo
locale, un jeune SS fanatique, dont on apprend qu’il a quitté le séminaire
pour les rangs de l’ordre noir.
Dans les deux cas, Sophie Scholl et Henri Kramer demeurent
inflexibles : c’est la foi du contradicteur nazi qui vacille. Mais dans les deux
cas, c’est bien d’une foi nazie qu’il s’agit, caractérisée par
l’inconditionnalité (les postulats ne sont pas interrogés), la vertu pan-
explicative (les lois de la lutte des races expliquent tout) et un aspect
eschatologique porteur d’espérance (la guerre se prolonge, mais la victoire
finale sera heureuse et éclatante, inaugurant une ère de bonheur et de
sécurité infinie, dépassement et sublimation de la grande angoisse
historique et biologique de la disparition) qui implique cependant, comme
équivalent logique, une prophétie apocalyptique terrifiante.
Le rapport à la religion de Hitler et de certains responsables de premier
plan comme Goebbels est complexe, caractérisé à la fois par un
pragmatisme froid (la religion est utile à la politique, car elle crée du sens et
du lien social – c’est peu ou prou la position de Machiavel, puis de
Rousseau), par une admiration réelle pour l’Église catholique comme
édifice politique, et par une superstition personnelle prononcée. Hitler,
comme Goebbels et Himmler, est de culture catholique et n’a jamais
demandé à sortir de l’Église. Ses propos privés attestent de son admiration
pour une construction politique bimillénaire, qui se manifeste par des
édifices architecturaux comme Saint-Pierre de Rome que, comme en
témoigne l’architecte et ministre Albert Speer, la Grande Halle de Berlin
devra surpasser.
D’un point de vue personnel, il est habité par une mythologie de
l’élection : le Erlöser Deutschlands (Sauveur, Rédempteur de l’Allemagne),
comme il se laisse présenter, est suscité par une Providence (Vorsehung)
dont le Führer souligne, à chaque attentat dont il réchappe, l’attentive
bienveillance.
Tributaire de sa culture catholique, Hitler développe une rhétorique
fortement imprégnée de religiosité, dans une perspective instrumentale,
purement formulaire, qui confine au pastiche et vise à séduire les croyants à
la manière du joueur de flûte d’Hamelin : « Que notre Dieu tout-puissant
veuille accepter notre œuvre en sa grâce, guider notre volonté, bénir nos
projets et nous accorder la confiance de notre peuple », implore-t-il dans un
discours radiodiffusé du 1er février 1933, qui inaugure la campagne
électorale pour les élections du Reichstag prévues le 5 mars suivant, ou bien
dans ce discours de campagne prononcé au Sportpalast de Berlin le
11 février 1933, qu’il conclut par un vibrant et cinglant « Amen ! », après
un décalque littéral de la formule conclusive du Notre Père protestant
allemand, qui promet « le nouveau règne 15 de la puissance, de l’honneur et
de la force, de la gloire et de la justice, Amen 16 ! ».
Les SS, et notamment Himmler, apparaissent habités par une religiosité
plus marquée. Les fascicules de formation idéologique de la SS (notamment
les SS-Handblätter) ne manquent jamais de souligner : « Wir glauben an
eine göttliche Weltordnung » (« Nous croyons à un ordre cosmique voulu
par Dieu »). Himmler y insiste dans nombre de ses discours : les SS croient
à une force supérieure, celle qui a élu la race indogermanique, seule capable
de culture. Élite raciale du peuple allemand, les SS se conçoivent comme un
ordre, « der schwarze Orden », à l’imitation des moines-chevaliers
teutoniques et des Jésuites, dont Himmler lui-même, bavarois de culture
catholique, et par là sensible à l’histoire de la Contre-Réforme et des
Jésuites, vante le Kadavergehorsam (l’obéissance du cadavre).
L’ennemi irréconciliable des nazis les plus convaincus, ces cercles
nordicistes autour de la SS et de Rosenberg, est, au même rang que le
judéo-bolchevisme, le judéo-christianisme. Pour des raisons politiques, tout
d’abord, mais ce sont les plus superficielles : le christianisme, par son
implantation traditionnelle, est un concurrent sociétal direct du Parti et de
ses agences. La hiérarchie nazie refuse tout modus vivendi à l’italienne avec
les Églises, tel qu’il est formalisé par les accords du Latran (1929), et
prétend, notamment, avoir le monopole de la jeunesse. Mussolini peut bien
déclarer qu’il revendique les Italiens du berceau à la tombe, les laissant
ensuite bien volontiers à l’Église, les nazis ne s’en accommodent pas : dans
leurs nécrologies, les SS remplacent la croix par la rune de la mort (un
trépied, symbolisant la plongée des racines d’un arbre dans la terre), créent
un baptême nazi pour les enfants nés dans les Lebensborn, inventent leur
propre cérémonie du mariage…
Plus profondément, et de manière plus décisive, le judéo-christianisme
est d’origine et d’essence juive. Si, pour Hitler, qui reprend là une vieille
thèse qui circule dans les milieux chrétiens-aryens des Deutsche Christen,
le Christ est une figure admirable de courage et de combativité, s’il est sans
doute à moitié aryen (issu de l’accouplement entre un légionnaire romain,
donc nordique, et une Palestinienne), le message christique, ainsi déjudaïsé,
a rapidement été perverti par Paul, un juif converti, dont Hitler rappelle
constamment le prénom hébraïque, Saul : « Paul ist Saul wie Marx,
Mordechai », lit-on ainsi dans ses propos privés. Le christianisme a été une
arme aux mains des Juifs qui ont utilisé cette doctrine universaliste et
égalitaire pour détruire l’Empire romain, de même que l’époque
contemporaine connaît une seconde entreprise de subversion sous la forme
de la doctrine marxiste. Dans les deux cas, un message égalitaire en appelle
à tous les faibles et aux ratés du monde entier (universalisme), encouragés à
subvertir l’ordre des maîtres, profondément particulariste et inégalitaire,
comme tout ordre raciste. Cette lecture du christianisme comme arme des
faibles contre les forts est, là encore, un héritage ancien, notamment
emprunté à Nietzsche dans sa Généalogie de la morale, qui n’emploie
toutefois que des catégories psychologiques et morales, jamais biologiques
ou raciales 17.
À terme, le projet, moins explicite chez Hitler que chez les SS, serait de
supplanter un christianisme artfremd (étranger à l’espèce) et délétère par
une religion de la race.
Les nazis, en pratique, empruntent beaucoup à la rhétorique comme au
rituel religieux chrétien, en promouvant une véritable religion du sang, où la
transcendance est paradoxalement immanente. Le sang, élément précieux à
préserver contre toute souillure, substance intime et interne, est ce qui survit
à l’homme dans la chaîne ininterrompue des générations – il est l’essence
qui subsiste pour l’éternité.
Lors de chaque Parteitag de Nuremberg, les nouvelles Standarten du
Parti sont baptisées par contact avec la Blutfahne, cette relique tachée du
sang des martyrs tombés sous les balles lors du putsch raté du 9 novembre
1923, censément chargée d’une vertu magique, à l’instar des sacra
catholiques. L’année nazie est scandée par des fêtes réparties selon un
calendrier précis, voué à concurrencer le calendrier rituel chrétien :
30 janvier, Machtergreifungstag ; un dimanche de mars : fête des héros de
la Grande Guerre ; 20 avril, anniversaire du « Führer » ; 1er mai, fête de la
communauté du peuple ; 21 juin, Sonnenwendfeier (fête du solstice d’été) ;
29 septembre, Reichserntedankfest (fête d’action de grâces pour les
récoltes) ; Reichsparteitage en septembre ; 9 novembre, serment des
nouvelles recrues SS dans la nuit du 8 au 9 à minuit pour commémorer le
putsch de 1923 et rendre hommage aux morts. Les Sonnenwendfeiern de
juin et de décembre font l’objet de célébrations toutes particulières dans les
rangs de la SS et de la Hitlerjugend (Jeunesse hitlérienne) : le culte du
soleil, vieux culte germanique célébré lors des solstices, doit remplacer à
terme les célébrations de Noël et de la Saint-Jean, qui elles-mêmes avaient
christianisé des rituels plus anciens. Là encore, le national-socialisme se
veut révolution, au sens de retour à l’origine : contre l’acculturation judéo-
chrétienne, qui a été une dénaturation de la race, il convient d’enjamber les
siècles et de retrouver l’aube germanique des forêts.
Les cérémonies nazies sont chargées d’une religiosité comprise au sens
large : exaltation de l’émotion, appel à la sensibilité, réinvestissements
d’éléments d’une grammaire religieuse pas toujours spécifiquement
chrétienne (la svastika indo-européenne, le feu des flambeaux), décorum
(vasques fumantes dans les rues de Munich et de Nuremberg lors des
processions nazies, Lichtdom édifié par Speer à Nuremberg, avec de
puissants projecteurs de la défense antiaérienne, DCA).
L’efficace de ce rituel a été bien soulignée par un observateur de plus en
plus participant, le Français Robert Brasillach, emporté par la magie du
moment, le magnétisme des lieux et la communion d’un peuple :
Un stade immense a été construit, dans cette architecture quasi mycénienne,
qu’affectionne le IIIe Reich. Sur les gradins, il peut tenir cent mille
personnes assises, l’arène deux ou trois cent mille. Les étendards à croix
gammée, sous le soleil éclatant, claquent et brillent. Et voici venir les
bataillons du travail, les hommes de l’Artbeitskorps, par rangs de dix-huit,
musique et drapeaux en tête, la pelle sur l’épaule. Ils sortent du stade, ils y
rentrent, les chefs du service du travail suivent, le torse nu, puis les jeunes
filles. On présente les pelles, et la messe du travail commence.
— Êtes-vous prêts à féconder la terre allemande ?
— Nous sommes prêts.
Ils chantent, le tambour roule, on évoque les morts, l’âme du parti et de la
nation est confondue, et enfin le maître achève de brasser cette foule
énorme et faire un seul être, et il parle. Quand le stade se vide avec lenteur
de ses officiants et de ses spectateurs, nous avons commencé de comprendre
ce qu’est l’Allemagne nouvelle 18.
Aucun prince n’en pouvait autant qu’eux. Leur pouvoir n’était pas à vendre.
Et si on pensait les lapider, les ensevelir sous la haine, une main tenant une
plume surgirait encore des décombres […] « Car si court que soit, chers
amis, le délai qu’il nous est donné de rester ici-bas, chaque vers que notre
esprit aura formé vivace aura sa part de durée 12. »
Cette production d’extraits peut sembler un jeu facile : ils sont pourtant
représentatifs d’une certaine manière de concevoir le travail littéraire, qui a
connu son heure de gloire dans les années 1970, par le truchement empressé
des Éditions du Seuil, notamment. Nul anti-intellectualisme de notre part
(ce serait un comble), mais le soupir éploré d’un amoureux des lettres, voire
de ce « sens commun » pédagogique qu’Antoine Compagnon oppose si
longuement au « démon de la théorie 21 ».
Plutôt opiniâtre à la tâche et volontiers porté vers l’abstraction – les
concepts m’ont toujours comblé d’aise –, je n’ai jamais réussi à comprendre
l’intérêt de la distinction, établie par le linguiste Roman Jakobson, entre
l’axe paradigmatique et l’axe syntagmatique pour lire une page de
littérature. Si je conçois bien tout l’intérêt de la rigueur de définition et de la
création d’un appareil théorique, je n’ai jamais estimé que ces
considérations soient essentielles pour des jeunes gens engagés dans un
cursus pluridisciplinaire et animés par l’amour des lettres – qu’on leur
faisait ainsi passer. La théorie faisait écran plus qu’elle n’élucidait : avec ses
concepts et ses raisonnements, elle formait une manière de nouvelle culture,
une scolastique autotélique, dont on pouvait se repaître pour elle-même,
mais certes moins pour enrichir la lecture que nous faisons de
Châteaubriand ou de Céline.
Dans ce mouvement vaste de la « Nouvelle Critique » fortement
mâtinée de linguistique, l’œuvre de Gérard Genette faisait exception :
fortement conceptuelles, ses lectures étaient celles d’un écrivain, doté d’une
plume heureuse et souvent drôle. Il rejoignait le panthéon de ma
bibliothèque littéraire, aux côtés d’un Julien Gracq ou d’un Jean-Pierre
Richard.
Dans le même temps, au tournant des années 1960, on assistait à une
délittérarisation des mathématiques dans l’enseignement primaire et
secondaire, avec l’introduction des mathématiques dites « modernes ».
C’est en janvier 1967 que Christian Fouchet, ministre de l’Éducation
nationale qui devait accéder, un an plus tard, à la célébrité au cours d’un
échange vif, à Nanterre, avec le jeune Daniel Cohn-Bendit, crée une
commission de réflexion sur les programmes de mathématiques dont il
confie la présidence à André Lichnerowicz, qui avait soutenu en 1939 une
thèse sur les mathématiques de la théorie relativiste en physique. C’est donc
à un spécialiste des mathématiques appliquées à la physique que l’on confie
fort logiquement une réflexion sur l’enseignement d’une discipline qui
devait permettre de former des techniciens, des ingénieurs et des
spécialistes des sciences de la matière.
En ces années de haute croissance et d’industrialisation continue, au
cœur de ces « vingt décisives 22 » qui voient se succéder les plans
quinquennaux, les plans Montagne ou Littoral, la massification de
l’enseignement secondaire commande une réflexion sur ce que l’on
souhaite faire de ces jeunes gens toujours plus nombreux à accéder au
baccalauréat. Cette réflexion est menée à l’ombre de la bombe atomique, du
transistor et des satellites. De ce point de vue, les succès de l’URSS, qui
parvient à mettre sur orbite le premier satellite artificiel en 1957, produisent
une prise de conscience et une anxiété réelles en Occident : les soviétiques
sont en train de gagner la course à l’innovation scientifique, à la maîtrise de
l’infiniment petit (l’atome) et de l’infiniment grand (l’espace). L’école de
masse de la République ne peut être un lieu de formation à la culture
décorative et salonnarde des anciennes élites bourgeoises : laissons Proust à
la transmission familiale, et consacrons l’école au dur, aux mathématiques
et à la physique.
La commission Lichnerowicz recommande – prudemment, sous la
forme d’une expérimentation – la transposition des principes
d’enseignement du supérieur vers le secondaire. On apprendra aux enfants
et adolescents à raisonner comme le groupe Bourbaki l’enseigne, depuis les
années 1930, et comme les Universités ont décidé de le faire depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale : l’intuition est révoquée au profit du
formalisme, l’expérience au profit de l’axiomatique. Tout doit être
conceptualisé, défini et rigoureusement déduit de l’examen logique, et non
plus induit de l’intuition. La relativité et la physique quantique sont passées
par là, qui sont contre-intuitives : il s’agit donc de former les élèves, dès le
plus jeune âge, à des concepts et des méthodes qui diminuent leur coût
d’entrée dans la physique de pointe, aux applications stratégiques si
nombreuses.
Sursoyant aux recommandations de la Commission, le ministère entame
une réforme des programmes sans expérimentation qui inaugure, dès la
rentrée 1969, la période des « maths modernes », dominantes au collège et
au lycée jusqu’au début des années 1980. Les manuels anciens, jugés
bavards et descriptifs, en un mot littéraires, font place à des ouvrages
scolaires dont on peine à imaginer, aujourd’hui, que l’on ait pu les donner à
lire à des enfants de onze ans. Si les anciens manuels expliquaient
benoîtement qu’une droite est le plus court chemin entre deux points
(définition intuitive et imagée), les manuels de « mathématiques
modernes » préfèrent la définir comme une « bijection ».
Le fondement de cette nouvelle pédagogie était ni plus ni moins que la
pierre d’angle des mathématiques apparues depuis la fin du XIXe siècle, et
formalisées avec soin par le groupe Bourbaki depuis 1934 : la théorie des
ensembles.
Dans un manuel de sixième, classe où l’algèbre va se réduire aux
opérations sur les nombres entiers, le premier chapitre est consacré à
« l’ensemble N » des entiers naturels. On y pose les prolégomènes de
l’appartenance à un ensemble, l’intersection de deux ensembles, ou leur
réunion, une propédeutique ensembliste indispensable au chapitre IV qui
entreprend de définir l’opération de l’addition. Là, pas question de compter
sur ses doigts, ou d’approcher l’opération par des expériences de la vie
courante. L’élève de sixième est invité à :
[…] considérer les deux ensembles suivants : X = (m, n, s), Y = (p, r). Les
ensembles X et Y sont disjoints.
Nous avons XUY = (m, n, s, p, r).
Le nombre d’éléments de X est 3 ; le nombre d’éléments de Y est 2 ; le
23
nombre d’éléments de XUY est 5 .
Ecce additio… Tout ceci est juste et rigoureux, et le passage par la théorie
des ensembles est fécond en algèbre comme en géométrie mais, sans doute
un peu précoce en première classe du collège, elle a plus sa place au lycée
ou dans le supérieur. Encore avons-nous ici des mots : l’objectif était la
formalisation logique intégrale, pour débarrasser le langage mathématique
de l’inévitable reste propre à la langue commune, dont les mots sont certes
faits de dénotations mais aussi, hélas, de connotations…
La réforme qui, dans un grand élan d’humanisme scientiste, devait
convertir les masses à la clarté mathématique, se révèle d’un éclatant
élitisme. L’abandon de l’intuition n’est guère profitable au plus grand
nombre, et contribue à la pénible, voire atroce, réputation d’une discipline
au fond si poétique, qui ne méritait pas tant de sécheresse et de froideur.
L’axiomatique, la théorie des ensembles, les bijections sont un terrain de jeu
légitime après le baccalauréat. Pas au collège, sans doute.
Il fallut, et il faut encore, beaucoup de volonté et d’opiniâtreté aux
« littéraires » pour défendre leur champ et leur art dans un tel contexte
épistémique. Que les lettres et leurs sœurs, la philosophie et l’histoire,
soient, plus qu’utiles, essentielles, finit toujours par résonner dans le cortex
de quiconque souhaite appréhender la complexité du monde ou démêler
l’écheveau de sa propre vie, au moment où les questions fondamentales,
mises sous le tapis de l’existence par toutes sortes de divertissements – au
nombre desquels la « carrière », la « situation », le « travail »… – surgissent
avec leur propre force et temporalité.
Dans l’univers de la science et de la production académique du savoir,
c’est autre chose, mais certains ont été assez avisés pour se gausser des
stigmates et enseigner aux sciences de la matière et de la vie qu’elles étaient
histoire par le procès de leur dynamique même, et qu’elles étaient
également récit par leur structure argumentaire. Professeur de littérature
française moderne à l’Université de Gand, Fernand Hallyn a pour objet de
recherche et de réflexion le corpus des œuvres scientifiques de la
Modernité. Il a consacré un ouvrage à Copernic et Kepler, et un autre à
Galilée, dont il lit les travaux avec les outils de l’analyse, du commentaire
et de la théorie littéraires. Il en induit que l’« idéal d’une représentation
scientifique atteinte en dehors de toute médiation entre le sujet et l’objet »
est un « mythe 24 ». En effet, « la relation entre la chose et la représentation
suppose toujours une série de médiations 25 », liées à l’état de l’art et des
savoirs, à la demande sociale, à la configuration du monde de la recherche,
mais aussi à l’état de la langue. Il y a donc une « place pour une approche
rhétorique et poétique des textes scientifiques 26 ». L’approche rhétorique
s’intéresse à « la manière dont la science faite se présente à son public »,
comment, « en tant que discours, c’est-à-dire comme un ensemble d’actes
par lesquels elle pose et s’oppose », elle argumente pour convaincre.
L’approche poétique, quant à elle, « a pour objet la science en train de se
faire », comme champ où se déploie « un imaginaire tropologique […] et
narratif ». L’énoncé scientifique n’est plus étudié ici comme discours à
destination d’une société, mais comme « texte 27 ».
Les « sciences » se trouvent ainsi replacées sous juridiction littéraire,
tandis que la littérature, c’est un euphémisme, semble avoir traversé sans
encombre les annonces multiples et répétées de sa mort, aussi anciennes
qu’elle, sans doute, mais singulièrement fréquentes au XXe siècle. Dans la
contribution qu’il consacre à ce siècle dans l’histoire de la littérature
française dirigée par Jean-Yves Tadié, Antoine Compagnon ne peut que
constater, dans son chapitre conclusif, « l’éternel recommencement 28 » de la
littérature et « repérer, après la fin des années 1970, le retour du récit – de
l’histoire et de l’Histoire – en littérature, c’est-à-dire le réveil du goût de la
fiction 29 » :
[…] un acte d’amour […] pour les pupilles de l’assistance publique, pour
les abandonnés et les orphelins, pour les petits exilés de l’île de la Réunion,
pour Laëtitia et Jessica, pour mes quatre grands-parents, pour mes parents,
mon frère et le camping-car qui nous transportait heureux sur les rives de la
Méditerranée, pour ma petite famille et pour la grande, composée de celles
42
et ceux qui se reconnaissent dans ce que j’écris .
Je m’arrêterai une après-midi d’été […]. Cela se passera dans un parc. Des
enfants courront dans l’herbe. Ballons de foot, livres, fruits, joies,
souvenirs, je rendrai au monde ce que je lui ai emprunté. Alors, fort de
l’existence que j’aurai eue, riche de tout ce que je n’ai pas vécu, ombragé
par quelques événements plus grands que moi, je pourrai – la sérénité me
gagnant – refermer la parenthèse de ma vie 46.
[…] ou effet de surconfiance, selon lequel les individus les moins qualifiés,
n’ayant pas conscience de leur incompétence, surestiment leur compétence
[…]. Le phénomène est celui de la méta-ignorance, c’est-à-dire l’ignorance
de l’ignorance […]. Nombre d’entrepreneurs et de croyants complotistes
sont à la fois ignorants, intellectuellement médiocres et sûrs d’eux-mêmes.
Ils sont dénués du moindre doute quant à leurs capacités cognitives et à
leurs connaissances, ce qui les rend imperméables à la critique et
insensibles au ridicule 15.
4. E. Kreis, Les Puissances de l’ombre. La théorie du complot dans les textes, Paris, CNRS
Éditions, 2009, rééd. « Biblis », 2012.
5. E. Kreis, Quit ut Deus ? Antijudéomaçonnisme et occultisme en France sous la
IIIe République, Paris, Les Belles Lettres, 2017.
6. Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont (1844-1917), Paris, Perrin, 2008.
7. P.-A. Taguieff, Les Théories du complot, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2021, p. 87 et 67 pour
les citations.
8. Le Monde, 17 octobre 2020.
9. Id.
10. Timothy Snyder, Notre maladie. Leçons de liberté depuis un lit d’hôpital américain, Paris,
Les Belles Lettres, 2021.
11. Léon Festinger (dir.), L’Échec d’une prophétie, Paris, Puf, 1993 [1956], rééd. 2022 avec une
préface de Gérald Bronner.
12. Voir A. Leiduan, Umberto Eco et les théories du complot. Contre le complotisme. Au-delà
de l’anticomplotisme, Nice, Ovadia, 2019.
13. A. Leiduan, Critique de la raison narrative. Le récit dans l’ère digitale, Nice, Ovadia,
2021.
14. A. Bloom, L’Âme désarmée, Paris, Les Belles Lettres, 2018.
15. P.-A. Taguieff, Les Théories du complot, op. cit., p. 88-89.
16. P. Knight, Conspiracy Culture. From Kennedy to the X-Files, New York, Routledge, 2000.
17. , L. Poliakov et J. Wulf, Das Dritte Reich und seine Denker, Arani-Verlag, Berlin, 1959,
rééd. München, K. G. Saur Verlag, 1978.
18. F. Collard, Le Crime de poison au Moyen Âge, Paris, Puf, « Le nœud gordien », 2003.
19. F. Collard, « Une rumeur médiévale Le complot des Juifs et des lépreux », L’Histoire,
no 321, avril 1999.
20. Ibid.
CHAPITRE VII
De cette décomposition des grands Récits, que nous analysons plus loin, il
s’ensuit ce que d’aucuns analysent comme la dissolution du lien social et le
passage des collectivités sociales à l’état d’une masse composée d’atomes
individuels lancés dans un absurde mouvement brownien 21.
Lyotard observe que nous vivons désormais un temps des crises sans
récit, alors qu’auparavant, les crises étaient fécondes, riches de révolutions
ou de bouleversement, interprétées et lues comme telles tout du moins ;
elles constituaient même, en tant qu’événements par excellence, tout le sel
des récits :
En d’autres termes, et c’est l’ancien militant qui parle ici : « Plus personne
ne croit plus vraiment aux salvations globales. »
La césure avec la Modernité est nette :
Dans les sociétés classiques, le savoir est régulé par des récits mythiques,
par des légendes, et ce savoir-là – qui n’a pas totalement disparu – n’est
jamais savoir tout court. Au petit paysan traditionnel, on apprend à cultiver
le blé ; mais en même temps on lui dit ce qu’il faut écouter, comment parler,
comment s’inscrire dans les récits. L’ordre classique apprend dans le même
temps le réel, le beau et le juste. Tout cela est éclaté depuis longtemps, et les
temps modernes ont fabriqué – avec les Lumières – un grand récit de la
nature, de la société. Le roman, c’est le savoir-dire et le savoir-être de cette
modernité. Tout cela se désagrège dans la postmodernité. Notre savoir-
vivre, notre savoir-écouter, expérimentent sans grand récit.
Le nazisme est mort, et bien mort, avec son Führer. Reste aujourd’hui la
vérité. Osons la proclamer. L’inexistence des « chambres à gaz » est une
bonne nouvelle pour la pauvre humanité. Une bonne nouvelle qu’on aurait
tort de tenir plus longtemps cachée.
L’usage des guillemets pour parler des chambres à gaz et l’assertion ferme
de leur « inexistence » fait de cet universitaire passionné de lecture
cryptique le pape mondial du négationnisme jusqu’à sa mort en 2018, à
l’âge de 89 ans. Devenu un paria dans l’université française, « faussaire de
l’histoire » dénoncé comme tel par ses anciens collègues, il se voit offrir en
2006 une tribune, sinon une chaire, à l’Université de Téhéran par le
président Mahmoud Ahmadinejad, antisémite et antisioniste revendiqué.
Face à la tentation narratologique, il s’agit de rappeler que le discours,
ou le récit historique, se distingue de la fiction littéraire par un référent réel
et ne se limite pas à l’accumulation de simples effets de réel, au sens de
Barthes. L’historien n’est pas celui qui place des baromètres au-dessus de
pianos pour, à l’instar de Flaubert, mimer la réalité sociologique concrète
d’un intérieur bourgeois ; il est celui qui, par recoupement des sources et
des témoignages, vient buter sur la dureté d’un réel irréductible et
indissoluble dans les vapeurs fantasmatiques des négateurs qui, non
contents de soutenir les assassins et de parler leur langue (pour les nazis, de
fait, on ne gazait que des poux 25), assassinent jusqu’au souvenir de
l’assassinat, et des victimes du génocide. Les faussaires de l’histoire sont
ainsi, bel et bien, des « Eichmann de papier », comme l’affirme avec force
un historien spécialiste de l’Antiquité grecque, Pierre Vidal-Naquet, qui,
après avoir mené une enquête combative, ou un combat avec les moyens de
l’enquête historienne, contre la torture en Algérie, bat le rappel des
consciences et des compétences contre les « assassins de la mémoire » et
ces meurtriers au carré, et non au second degré, que sont les négationnistes.
Jean-François Lyotard a été marqué par ce qui est rapidement devenu
l’« affaire Faurisson ». Il s’agit dès lors de sauver l’histoire comme
discipline de connaissance(s) et formulation d’un discours véridique – ce
qui n’avait échappé ni à Paul Veyne, bien sûr, ni à Hayden White, qui a dû
revenir, tout au long des années 1970 et 1980, sur les implications et les
limites de Metahistory. Lecture littéraire et narratologique légitime de ce
récit particulier qu’est l’histoire, il n’en prononçait pas la dissolution, ni ne
formulait l’impossibilité d’un discours véridique. Ces textes ont été publiés
en français sous le titre heureux, car pertinent, qui résume admirablement la
thèse de White : L’histoire s’écrit 26, bien sûr, mais on peut écrire du vrai.
Sensible à ce qui se pense et s’écrit au moment du linguistic turn, ce
défi lancé à l’histoire comme possibilité d’un discours véridique, frappé par
la concomitance avec le surgissement, ou la surrection, car il était tapi dans
les profondeurs géologiques de la politique européenne, du négationnisme,
Lyotard fait paraître Le Différend en 1984, quelques mois après l’arrestation
et l’extradition de Klaus Barbie de la Bolivie vers la France ; ouvrage
légèrement ironique puisqu’il s’ouvre sur une fiche de lecture,
obligeamment offerte par l’auteur aux lecteurs pressés, avant de débuter
vraiment par une réfutation du discours négationniste.
Dix ans après la parution de La Condition postmoderne, le constat d’une
faillite des métarécits semble confirmé de manière éclatante par les
révolutions de 1989 qui ébranlent, puis disloquent le bloc de l’Est, puis
l’URSS elle-même.
Dans ce contexte, il apparaît que la dynamique le cède à la stase : née de
la confrontation dialectique entre deux discours (celui du « monde libre » et
celui de la « patrie du prolétariat mondial »), l’histoire, qui était guerre –
fût-elle froide – n’est plus. Le constat de la « fin de l’histoire », rapidement
adopté au point de devenir cliché journalistique et pont-aux-ânes scolaire,
est formulé de manière saisissante par un professeur de sciences politiques
américain, Francis Fukuyama. Ce littéraire de formation, formé en classics
(lettres classiques) puis en littérature comparée à Yale, lecteur de Barthes et
de Derrida, familiarisé à Hegel par la lecture des séminaires de Kojève,
soutient finalement une thèse de sciences politiques à Harvard. En 1992, il
publie The End of History pour défendre que, avec la disparition de la
contradiction soviétique, la dialectique historique a pris fin pour laisser
place au règne désormais apaisé et infini de la démocratie libérale
capitaliste. Il formule ainsi savamment ce qu’espère et proclame le
gouvernement de George H. W. Bush, ancien directeur de la CIA, ancien
vice-président de Ronald Reagan et président des États-Unis de 1988 à
1992 et qui, ès qualités, eut à accompagner, négocier et ratifier la fin de la
guerre froide.
Nous savons que la suite des événements – car il y en eut – se chargea
de démentir ce qui était à la fois une prédiction et une profession de foi, le
vert (ou le noir) succédant au rouge, quand l’antagonisme islamiste-
terroriste est devenu patent.
Si les grands récits hégéliens ont peut-être provisoirement disparu, le
besoin de sens est demeuré et, avec lui, celui de récits, fussent-ils de petits
récits ou, pour employer un terme anglo-américain qui s’est généralisé
jusqu’à devenir commun sur les réseaux sociaux, de stories.
Chercheur en littérature au CNRS, spécialiste de la fiction et du roman
contemporain (il a du reste été l’assistant de Milan Kundera), Christian
Salmon a su, de sa plume éclairante, donner son nom à cette époque : l’ère
du storytelling 27, cette manière de raconter qui revient à « fabriquer des
histoires » pour « formater les esprits ». À l’heure où vendre une voiture
supposait de raconter une histoire pour faire naître le désir, le besoin et
l’identification, une réflexion s’imposait sur cet art devenu simple
technique et, à ce titre, de plus en plus enseignée, de manière souvent
dogmatique et stéréotypée, dans ces manufactures à auteurs, ces fermes de
scripteurs pour séries télévisées que sont les formations de creative writing.
Le storytelling est partout, remarque Salmon : dans la fabrication d’un
futur président des États-Unis, dans la promotion du soft power américain
par le cinéma et les séries, dans le storytelling management des entreprises
privées soucieuses de dire et de faire dire de belles histoires sur leur
compte.
Salmon aurait pu se contenter d’en rester là : au fond, son livre est
devenu à la fois un classique, un éponyme et un succès de librairie – ce qui
est beaucoup dans le domaine de l’édition en sciences humaines et sociales.
En 2019, cependant, il apporte un correctif à ses thèses de 2007 au regard
de l’évolution du discours public et politique, notamment après les deux
événements qui ont ébranlé l’année 2016 – le vote du Brexit et l’élection, a
priori improbable, d’un Donald Trump à la présidence des États-Unis. En
quelques années, remarque-t-il, on est passé de l’ère du storytelling à l’ère
du clash 28, caractérisée par le fractionnement fébrile des énoncés, par la
grande rapidité de leur rotation et la violence de leur formulation :
Si les fables sont l’histoire des temps grossiers, comme l’écrivait Voltaire, il
arrive que la grossièreté des temps soit telle que l’époque ne s’accommode
même plus de fables ni de quelconques récits. Les temps n’inspirent plus
que des pulsions, des ruptures et des transgressions : le clash/tweet qui fait
du buzz se substitue au récit ; or, contrairement à la story, qui peut être
retouchée selon les circonstances mais doit quand même garder un fil
continu pour demeurer crédible, le clash/tweet doit se répéter sans cesse 29.
[…] la volatilité des énoncés prime désormais sur leur validité. La
production des énoncés sur les réseaux sociaux n’a pas pour but de produire
ou de partager des connaissances, mais d’accélérer la vitesse des échanges,
30
d’intensifier la circulation .
Les isthmes du contemporain sont ces -ismes qui permettent peu ou prou
de continuer à marcher à sec. Ce sont ces récits qui survivent, à l’état
parcellaire, sinon sous forme de ruines, à l’issue d’un XXe siècle qui aura
connu la fin sans appel du providentialisme classique, puis des théodicées et
théologies de l’histoire et, enfin, des religions politiques imaginées et
formulées pour faire sens malgré tout – un siècle qui en Occident, donc,
pourrait en partie, mais aussi essentiellement, être défini comme l’histoire
d’un long deuil de Dieu.
C’est sans doute ce que le philosophe Jean-Luc Marion a en tête
lorsque, jeune professeur à l’Université de Poitiers après avoir achevé ses
deux thèses sur Descartes, il livre à la revue Le Débat une réflexion sur « la
modernité sans avenir » – non pas au sens, désenchanté, voire blasé, où la
Modernité serait réfutée à titre de concept désormais obsolète, dans une
veine postmoderniste qui lui est peu chère, mais au sens où la Modernité
elle-même, ce phénomène issu du XVIIe siècle galiléo-cartésien, n’offre et ne
propose pas d’avenir. Le philosophe observe une « manière de clôture de
l’avenir. Le futur se déroule, le présent se survit à lui-même sans que rien
[…] n’y advienne », rien de notable ni de « pensable ». Ce qui domine le
champ des idées est « la mode, qui se veut, mallarméennement, la dernière
mode 1 » et se pose toujours « comme la première vérité ». Difficile, dans le
contexte de ce début des années 1980, de ne pas penser aux proclamations
coruscantes des soi-disant « nouveaux philosophes », phénomènes de
« rentrée » littéraire et de « coup » médiatique.
Le présent patine, le futur advient mécaniquement, car le passé est
congédié : « la mode, qui décèle la faillite de la mémoire, entérine
l’impuissance à l’innovation » – constat surprenant lorsque l’on sait
l’importance de ce mot et de cette injonction (« innover »), l’innovation
devenant une nouvelle idole et la panacée car, depuis que l’on se préoccupe
de la dévastation de la planète et du vivant, il paraît que c’est l’innovation,
cette tentative de réintroduire de l’infini dans le fini, qui nous sauvera.
Marion constate bien plutôt une « collection impressionnante de faux
commencements, qui n’ont de radical que leur impuissance à innover 2 ». Il
suffit, pour s’en convaincre, d’entendre telle personnalité politique parler de
« révolution », de « nouveau monde » et de projection résolue dans la
Modernité quand elle se borne à parler la langue d’hier ou d’avant-hier,
celle du reaganisme bêta des années 1970, décennie de naissance du
néolibéralisme.
Or l’innovation, écrit Jean-Luc Marion, « exige une puissance de
répétition : seule la répétition permet de réinterpréter comme dérivés tous
les acquis de la pensée qui précèdent ce que l’innovation prétend instaurer
comme un commencement théorique premier, mais chronologiquement
dernier 3 ». Notre temps, au fond, n’est guère plus capable, sur le fondement
de sa lecture quantitative du monde, que de passer de l’analyse à la
prévision grâce à la statistique. Nous connaissons et nous projetons du
quantitatif ordonné, déjà connu, le long d’un axe mathématique symbolisant
le temps, grâce à la statistique prédictive : « le futur, pensé à partir du
présent […] se résume tout entier en un prolongement du présent » au
moyen de « la prospective, la futurologie, qui prévoient non seulement le
développement du savoir et de la production, mais surtout les délais pour
découvrir ce dont nous n’avons encore aucune idée ». Les chercheurs,
désormais sommés de répondre à des « appels à projet » en exposant par
avance, selon un séquençage précis et un « phasage » rigoureux, toutes les
découvertes à venir, ne sauraient pas mieux dire. Le « futur » ainsi conçu
nous « laisse veufs de tout avenir authentique 4 ».
Nous passons donc ici en revue des « récits du temps », cette
comparaison des discours de donation et de dotation de sens, dont la
valence eschatologique et la force mobilisatrice, la puissance de créance (ou
de crédulité), se veut comparable, sinon équivalente, aux grands récits
passés ou qui, du moins, permettent, au sens propre, de passer le temps, de
le supporter, voire de l’investir.
Illimitisme
Au sens désormais littéral de l’expression, il existe une croyance selon
laquelle only sky is the limit – seul le ciel est la limite, ce qui revient à dire,
peu ou prou, qu’il n’en existe aucune à l’intelligence humaine et à son
enfant béni, l’innovation.
L’illimitisme se déploie dans l’espace (au sens propre) comme dans le
temps. Au motif que « l’internet ne s’arrête jamais », il faudrait permettre
une ouverture illimitée des lieux de consommation et le travail permanent,
au nom de ce rapport espace/temps, étendue/temps, matière/temps très
spécifique qu’est la rentabilité, et en vertu de cette valeur si spéciale qu’est
la performance – valeur en soi, absolue, référée à rien de précis.
Au plan des individus, cela donne ainsi la valorisation de l’intensité
(« make the most of it ») et le culte du culturisme, un peu passé de mode (la
musculation outrancière, en vogue dans les années 1980, défigure, voire
mutile, et accouche de monstres), supplanté par celui du marathon, de l’iron
man et de l’ultra-trail. Les dieux de ces disciplines avalent désormais le
GR 20 corse en 30 heures, contre 16 jours pour un marcheur très compétent.
Dans le domaine économique, et dans l’imaginaire social
complaisamment entretenu par une promotion médiatique insistante, un rien
désuète mais revitalisée par le fantasme d’un décollage et d’un départ de
masse vers l’espace, cela donne ce que l’on pourrait appeler le
stratosphérisme, même s’il est question, chez les magnats et les moguls
contemporains, d’aller bien au-delà de la stratosphère.
Jeff Bezos, milliardaire de la logistique (Amazon), exégète très libre du
code du travail et champion de l’« optimisation fiscale », déclarait ainsi,
lors d’une conférence prononcée le 9 mai 2019 :
La Terre n’est plus grande. L’humanité est grande. […] Nous avons une
demande toujours croissante d’énergie. Faire des progrès d’efficacité
énergétique ne permettra pas de résoudre ce problème […]. Si vous prenez
la demande actuelle, vous pouvez y répondre en couvrant tout le Nevada de
panneaux solaires. […] Mais, dans deux cents ans, il faudra couvrir la
surface de toute la planète. Cela n’arrivera pas 5.
Cet illimitisme est solidaire d’un technicisme qui en constitue l’un des
fondements, et s’associe volontiers au transhumanisme. L’avenir est donc
plein de promesses, contrairement à ce que serinent les Cassandre
écologistes.
Ignorantisme
(ou obscurantisme)
Il s’agit plus d’une technique de domination des masses que d’un récit
donnant sens au devenir, mais son existence, sa diffusion et sa popularité
chez les gouvernants de vieux pays ou grandes puissances européennes
(Pologne, Hongrie, Royaume-Uni) ou américaines (États-Unis, Brésil), sans
oublier la Turquie, est le symptôme d’une faillite de la raison dans des
démocraties où certaines élites font le pari de l’illibéralisme et du
populisme national-conservateur (voire réactionnaire).
Si l’on avait été plus prompt à l’anglicisme et moins rétif au barbarisme,
on aurait pu parler de bullshitisme, de ce mot – bullshit – devenu très
courant en anglais, jusques et y compris dans la littérature scientifique
depuis le geste inaugural du professeur Harry Frankfurt qui, alors en poste à
Yale, prononça en 1984 une conférence rapidement devenue célèbre en ce
qu’elle touchait manifestement un point sensible et élucidait un objet
d’intérêt public. Publiée en 1986 sous le titre burlesquement académique de
On Bullshit (De la connerie frénétiquement proférée, pourrait-on traduire 8),
elle consacre ce terme de bullshit (littéralement, de la merde de bœuf)
difficilement traduisible, mais qui est si opératoire heuristiquement que l’on
aurait vergogne à s’en passer, et à ne pas tenter le défi de la transposition :
conneries, baratin, fadaises, foutaises… J’opte pour ma part pour « le
n’importe quoi », car c’est bien de cela qu’il s’agit – dans l’énoncé (le
bullshiter passe son temps à raconter absolument n’importe quoi, selon
l’humeur, le moment, l’intérêt, le lieu, l’interlocuteur…) comme dans la
disposition générale, la vision du monde, la conception du réel (rien à
foutre, après moi le déluge, etc.).
Les observateurs attentifs de l’actualité politique américaine des années
2015-2020 auront reconnu Trump, mais c’est plutôt à Derrida et à la french
theory 9 que Frankfurt pensait dans ces années 1980 qui voyaient ladite
theory triompher sur les campus américains tandis qu’un acteur sur le retour
– qui, en comparaison de certains de ses successeurs républicains, comme
Bush fils et, surtout, Trump, fait désormais figure de quasi-intellectuel –
occupait la Maison-Blanche.
Frankfurt note que « l’un des traits les plus caractéristiques de notre
culture est l’omniprésence du baratin » :
Le domaine de la publicité, celui des relations publiques, et celui de la
politique, aujourd’hui étroitement lié aux deux précédents, abondent en
conneries si totales et absolues qu’elles constituent de véritables modèles
classiques de ce concept 10.
[…] un menteur tient compte de la vérité et, dans une certaine mesure, la
respecte. Quand un honnête homme s’exprime, il ne dit que ce qu’il croit
vrai ; de la même façon, le menteur pense obligatoirement que ses
déclarations sont fausses.
Messianisme
Une forme de messianisme politique est apparue, en France comme aux
États-Unis, depuis les révolutions des années 1776-1789. La France, sous
cet angle, a été plus ambitieuse car sa Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen légifère, au nom du droit naturel, pour l’ensemble du genre
humain. Nulle surprise, donc, à ce que ses représentants, au printemps
1792, ont été tentés d’éclairer l’Europe et de lui apporter la liberté. On
connaît les mots fameux de Robespierre, réticent à porter le fer et le feu sur
le continent. Dès octobre 1791, il raillait « la peinture brillante et
prophétique des succès d’une guerre terminée par les embrassements
fraternels de tous les peuples de l’Europe » et si « une guerre entreprise
pour étendre le règne de la liberté » pouvait séduire, il prévenait, avec la
clarté qui lui est coutumière :
Il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement
progressive […]. La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête
d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée
chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution.
Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent
la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis 13.
Dans ce temple des Nations unies, nous sommes les gardiens d’un idéal,
nous sommes les gardiens d’une conscience. La lourde responsabilité et
l’immense honneur qui sont les nôtres doivent nous conduire à donner la
priorité au désarmement dans la paix. Et c’est un vieux pays, la France,
d’un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui,
qui a connu les guerres, l’occupation, la barbarie. Un pays qui n’oublie pas
et qui sait tout ce qu’il doit aux combattants de la liberté venus d’Amérique
et d’ailleurs. Et qui pourtant n’a cessé de se tenir debout face à l’Histoire et
devant les hommes. Fidèle à ses valeurs, il veut agir résolument avec tous
les membres de la communauté internationale. Il croit en notre capacité à
construire ensemble un monde meilleur.
Déclinisme
La contrepartie du messianisme, son double logique ou, pour reprendre
une image courante, le revers de sa médaille, ne serait-elle pas le
déclinisme ? Il est présent, voire prégnant, dans le récit négatif, et même
sinistre, que tient l’extrême droite américaine, et Trump au premier chef,
sur l’état supposé du pays.
Il constitue aussi un élément structurant de l’imaginaire ou du récit
français, surtout depuis les années 2000, celles d’une longue présidence
Chirac généralement dépeinte comme un poussif cabotage radical-socialiste
– Chirac ayant hérité de la circonscription d’Henri Queuille en Corrèze. Un
essayiste à la mode en fit son fonds de commerce éditorial, entre « Les
trente piteuses » (1998) et « La France qui tombe » (2003), suscitant l’ire
d’un pilier de la chiraquie, Dominique de Villepin, tonnant contre les
« déclinologues » 19. Entre discours remarqué à l’Onu et méditations sur
Napoléon, l’homme de l’ombre devenu flamboyant ministre et Premier
ministre tenta d’incarner une forme de panache français, avec plus de tenue
et de lettres que son prudhommesque prédécesseur, Jean-Pierre Raffarin,
qui, pour raffermir l’âme française, citait paradoxalement le titre d’un tube
en franglais, la « positive attitude » d’une starlette vite oubliée. Quelques
années plus tard, un ex-journaliste devenu idéologue d’extrême droite
accentuait le message, avec Mélancolie française (2010) et, tant que l’on y
est, Suicide français (2014), textes hâtifs, brouillons et bien mal écrits qui,
cependant, rencontraient un large lectorat 20.
Ces thèses, en effet, rencontraient une tendance de fond, un arrière-plan
politique et culturel insistant depuis les crises pétrolières de 1973 et 1979, la
« stagflation », le chômage de masse et la prise de conscience que la
France, selon les mots mêmes de Valéry Giscard d’Estaing, n’était plus
qu’une « puissance moyenne ». Mais il faut sans doute remonter plus haut,
à la perte de l’Empire colonial entre 1944 (début de la guerre d’Indochine)
et 1962 (fin de la guerre d’Algérie), ou plutôt, et surtout, à la catastrophe de
1940.
C’est l’historien Robert Frank qui, dans La Hantise du déclin 21 nous y
invite, en parlant d’un « syndrome de quarante », au sens de « choc qui
laisse des séquelles », de « traumatisme profond se manifestant au travers
de symptômes parfois contradictoires 22 ». L’effondrement militaire, la
déliquescence des autorités, l’épreuve de l’exode ont laissé des traces :
« Mon sentiment d’appartenir à un grand peuple […] avait subi quelques
entailles. J’ai vécu 1940 : inutile d’en dire davantage », écrivait François
Mitterrand en 1978 dans L’Abeille et l’Architecte 23.
Robert Frank est bien placé pour briser des lances avec la mythologie
du déclin : prenant à revers le discours, installé par Vichy, selon lequel la
France du Front populaire avait désarmé moralement et matériellement la
France et ainsi précipité le pays dans la défaite, il avait, avec Le Prix du
réarmement français, 1935-1939, publié en 1982, soutenu une thèse de
doctorat qui montrait bien que, avec le plan Blum-Daladier, la majorité de
gauche avait plus dépensé « pour les canons » que « pour le beurre », en
raison d’une juste évaluation du péril nazi et par volonté de relance
économique, mais aussi au détriment d’une politique sociale moins
généreuse que prévu. Ce retour aux faits permettait de balayer une fois pour
toutes le principe même du procès de Riom (1942), qui avait du reste été
rapidement ajourné car les accusés, Blum et Daladier au premier chef, se
défendaient trop bien.
Malgré les travaux de Robert Frank et ceux, également pionniers,
d’Élisabeth du Réau 24, le mythe d’un Front populaire fossoyeur de la
puissance française a la vie dure à droite, où le thème et la thèse du déclin
permettent, « avec des mots de droite », de « dénoncer des maux de
gauche » ou supposés tels, comme le poids de l’État social et fiscal. La
gauche, historiquement et culturellement, ne parle pas de déclin car « c’est
plutôt l’absence de mouvement et de progrès qui la hante 25 ».
Il est amusant, et éclairant, de mettre en perspective cette obsession du
déclin, terme qui désigne plutôt l’affaissement de la puissance
(économique, militaire, géopolitique, démographique), mais qui se
conjugue souvent avec d’autres désespérances, comme celle de la
décadence (morale) et de la dégénérescence (biologique).
Cet éternel refrain français vient de loin, de bien plus loin que ce
e
XIX siècle où il est épinglé par Flaubert, dans son Dictionnaire des idées
On mettait son plaisir dans les belles armes et les chevaux de bataille plutôt
que dans les femmes de mauvaise vie et les banquets. À de tels hommes,
donc, aucun effort ne paraissait insolite, aucun lieu trop accidenté ou trop
escarpé, aucun ennemi armé redoutable : leur valeur venait à bout de tout.
Des bonnes mœurs devenues proverbiales en latin, qui parle du mos
maiorum, l’usage, ou la vertu des ancêtres, exemple à imiter :
On a en guerre plus souvent sévi contre ceux […] qui, au signal, avaient
trop tardé à quitter le combat que contre ceux qui n’avaient pas craint
d’abandonner leurs enseignes et de lâcher pied.
L’ambition a forcé bien des hommes à devenir faux, à avoir une pensée
dans le cœur, une autre sur les lèvres, à estimer les amitiés et les inimitiés
non pas d’après leur valeur en soi, mais d’après l’intérêt, et à posséder une
belle figure plutôt qu’un beau caractère.
Je pris un vif plaisir à considérer le style de vie de Scipion par rapport aux
usages actuels. Dans ce cabinet, la terreur de Carthage, le héros à qui Rome
doit de n’avoir été qu’une fois prise, baignait son corps fatigué de rustiques
travaux ; car il peinait aux champs, et, comme un citoyen des âges antiques,
conduisait lui-même la charrue.
Tite-Live (59 av. J.-C.–17 ap. J.-C.) confie à son lecteur qu’il s’est
réfugié dans l’étude et la rédaction de l’histoire pour ne plus avoir
constamment sous les yeux le triste spectacle de son propre siècle : « Je
chercherai à me détourner […] loin du spectacle des malheurs que notre
époque a vus tant d’années durant ». C’est que, chez lui aussi, le temps a
suivi une pente inexorable, depuis de bien glorieux débuts jusqu’à ce
présent de décadence :
Djihadisme
Le fait qu’il faille prendre au sérieux les discours religieux radicaux ne
fait guère de doute chez les chercheurs. Nul déterminisme culturel de
masse, qui jetterait « les Musulmans » à l’assaut de « l’Occident », mais des
manières de lire, de voir et de concevoir le monde choisies par des
individus en quête de sens, au double sens d’intelligibilité et de direction à
suivre.
La première conception, celle d’un atavisme belliciste supposé, a été
popularisée peu après la fin de l’URSS, qui avait mis tant de soviétologues
apocalyptiques au chômage, par Samuel Huntington, politologue américain
spécialiste de l’armée en démocratie, qui a orienté ses réflexions vers les
mondes émergents : dans Le Choc des civilisations (1996), il développe une
cartographie grossière des zones ethnoculturelles qu’il voit dans le monde,
définies de manière essentialiste et déterministe. Il livre ainsi une
grammaire commode au binarisme de la politique étrangère
néoconservatrice américaine sous les deux mandats de George W. Bush
(2000-2008) et alimente encore nombre d’éditorialistes pressés. Doter le
vaste monde musulman, si divers, d’une identité partagée, d’une cohérence
ferme et d’une finalité commune, revient en définitive, et en miroir, à
proposer la même lecture du monde que les fondamentalistes et terroristes
musulmans eux-mêmes, d’Al-Qaida à Daesh, qui considèrent les
musulmans non engagés dans leur djihad comme des mécréants ou des
traîtres.
En France, pays doté d’une islamologie scientifique féconde, le débat a
porté sur la religion comme idéologie. Pouvait-on considérer la
radicalisation violente comme un phénomène endogène à l’Islam, travaillé
par de vieux démons bellicistes et expansionnistes non maîtrisés, et
observer dans la violence terroriste une radicalisation de l’Islam ? Ou bien
devait-on adopter une perspective plus exogène, plus contextuelle, comme
le fait Olivier Roy lorsqu’il parle d’islamisation de la radicalité ? Dans Le
Djihad et la Mort, Roy explique :
Au lieu d’une approche verticale qui irait du Coran à Daech […] en
supposant un invariant (la violence islamique) qui se manifeste
régulièrement, je préfère une approche transversale, qui essaie de
comprendre la violence islamique contemporaine en parallèle avec les
autres formes de violence et de radicalité, qui lui sont fort proches (révolte
générationnelle, autodestruction, rupture radicale avec la société, esthétique
de la violence, inscription de l’individu en rupture dans un grand récit
globalisé, sectes apocalyptiques 27).
Daech puise dans un réservoir de jeunes Français radicalisés qui, quoi qu’il
arrive au Moyen-Orient, sont déjà entrés en dissidence et cherchent une
cause, un label, un grand récit pour y apposer la signature sanglante de leur
révolte personnelle. L’écrasement de Daech ne changera rien à cette révolte.
L’islam, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée. Mieux que ma mère,
mieux que mon père, mieux que mon enfant. C’est comme si j’étais mort
avant, et on revit après. On découvre la vérité absolue. S’il y a pas de
jugement à la fin, la vie n’a aucun sens. Dieu a créé les hommes pour
39
l’adorer, à travers la vraie loi qu’il a révélée .
Les produits de la nature sont ceux qui croissent librement de la terre. Les
produits de la culture sont ceux qui sont engendrés par le champ que
l’homme a labouré et ensemencé. D’après cela, la nature est ce qui se
produit de soi […]. Elle s’oppose à la culture comme étant ce qui est
directement produit par un homme agissant en vue de fins auxquelles il
confère une valeur 17.
Les sciences de l’esprit, l’histoire au premier chef, sont donc celles qui
tentent d’approcher une réalité humaine en identifiant les fins et les valeurs
qui orientent les actes, en comprenant leur sens.
Par ailleurs, idiographiques et non nomothétiques, les
Geisteswissenschaften décrivent des situations et des cas singuliers qui ne
se réitèrent jamais à l’identique car, c’est bien connu depuis Héraclite, on se
baigne rarement deux fois dans le même fleuve. Incapables d’expliquer par
des relations causales nécessaires, les « sciences de l’esprit » ont pour
vocation de comprendre. C’est contre Dilthey et sa méthode
compréhensive, et parce qu’il souhaitait conformer les sciences humaines
au canon de scientificité érigé par la physique ou la biologie, qu’Émile
Durkheim, dans ses Règles de la méthode sociologique, voudra « considérer
les faits sociaux comme des choses ». Le « positivisme » en « sciences »
humaines pose ainsi un objet à connaître face à un sujet connaissant, sans
trop s’attarder sur la mutuelle participation du sujet et de l’objet (posé et
supposé) qui, tous deux, partagent le parfois douteux privilège d’être des
hommes. S’il est aujourd’hui de bon ton de se gausser de Durkheim et de sa
naïveté positiviste, on constate que, chez les historiens notamment, sa
postérité (fût-elle inconsciente) est riche et sa progéniture nombreuse. Dans
le cas d’un « objet » comme le nazisme, par exemple, la stricte distinction
entre sujet et objet et la profession de positivisme sont souvent érigées en
seul recours.
Le débat entre l’idéographique et le nomothétique, le récit du particulier
ou la science de l’universel, n’était pas récent au XIXe siècle. Il remonte, à
vrai dire, à l’Antiquité. L’histoire dit le vrai en racontant « ce qu’a fait
Alcibiade, ou ce qui lui est arrivé », note Aristote, dans quelques lignes
dévastatrices, qui ont mortifié des générations d’historiens, du moins
l’imaginé-je, tant j’avais été vexé, en khâgne, de lire ces passages de la
Poétique (littéralement, l’art de faire des récits) où il ravale l’historien au
statut de médiocre chroniqueur de ce qui se fait dans le temps (et pourquoi
pas du temps qu’il fait ?). J’étais très mécontent à l’égard de celui qui, se
piquant de philosophie, nous écrasait de son mépris – mais je n’avais pas
bien compris ce qu’il disait, ni ce que, apprenti historien, je faisais et ferais.
L’historien dit « le particulier », « ce qui a eu lieu », à un moment donné
et en un lieu précis. C’est du reste son honneur, comme c’est l’honneur du
journaliste de ne pas raconter n’importe quoi, ou l’honneur du juge
d’instruction d’établir la vérité. Avoir un discours véridique, ce n’est pas
rien : face aux négationnistes, c’est d’ailleurs tout. Dire le vrai n’est pas que
cet impératif moral sournois qui, selon Nietzsche, vise à asservir l’homme
puissant, en lui faisant redouter la faute, le péché et la peine, en le
soumettant à la confession, à la contrition et à l’absolution. Dire le vrai,
c’est créer un espace commun, un plan cognitif où tous les sujets rationnels
puissent se retrouver pour échanger, débattre et décider – mais Nietzsche,
qui avait beaucoup de qualités, n’avait pas celle d’être un grand démocrate.
L’activité historienne est idiographique, c’est-à-dire qu’elle écrit le fait
particulier et, répétons-le, c’est aussi beaucoup de travail : la véridicité
implique une enquête, c’est très exactement le nom qu’Hérodote donne à sa
démarche, faite de recueils de témoignages (ce que l’on appelle aujourd’hui
l’histoire orale), de recherches de documents, de croisements et
recoupements entre toutes ces pièces 18.
La poésie, c’est-à-dire la littérature et plus spécifiquement la tragédie,
quant à elle, ne dit pas le particulier mais « le général », soit « ce à quoi l’on
peut s’attendre ». « Voilà pourquoi, écrit, implacable, Aristote, la poésie (la
littérature) est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire » :
aux historiens, la rubrique des chiens écrasés, fût-ce par les charges de
Murat ou les Panzer de Guderian, aux écrivains l’onction, le nimbe du
philosophe, stade suprême du savoir, entéléchie de l’intelligence en actes,
accès à l’universel et à l’essence.
Quant à comprendre, ce mode d’élucidation propre aux « sciences de
l’esprit », par opposition à l’explication des « sciences de la nature », cela
apparaît bien difficile. Marc Bloch, en pleine Seconde Guerre mondiale,
alors que, Juif et résistant, il est traqué par les nazis, écrit, dans Apologie
pour l’histoire, que la vocation de l’historien est de comprendre et non de
juger. Comprendre – mot magnifique – et non qualifier, absoudre ou
condamner, avec la suffisance du tard-venu et la bouffissure de
l’anachronique impénitent. Mais comprendre des nazis ?…
Un mot, pour tout dire, domine et illumine nos études : comprendre […].
Mot surtout chargé d’amitié. Jusque dans l’action, nous jugeons beaucoup.
Nous ne comprenons jamais assez.
Nul ne contestera que, fondement de l’identité, l’histoire sur soi que l’on se
raconte à soi-même et que l’on communique aux autres, est une source de
bonne santé psychique. On peut aisément définir la dépression comme ce
moment où l’on ne croit plus au récit, où la fable s’étiole et se dissipe, pas
nécessairement dans l’espace social, mais surtout à ses propres yeux.
Se raconter des histoires est même parfois une question de survie,
comme le montre le professeur de littérature et psychanalyste Pierre Bayard
à l’exemple de l’une des plus grandes escroqueries de l’histoire de l’édition
et de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale 25 : fille de parents disparus
pendant la guerre (son père avait créé un réseau de résistance en Belgique),
Monique De Wael a été non seulement privée de ses parents, mais de la
mémoire de ceux-ci, car son père, pour éviter l’arrestation de son épouse,
avait livré ses camarades aux Allemands, devenant ainsi un traître
abandonné à la damnatio memoriae, et dont l’histoire fut cachée à Monique
elle-même. Dans cette « situation de détresse », elle a trouvé « la force de
forger une fiction 26 », Survivre avec les loups, qui raconte le périple à
travers l’Europe d’une enfant cachée qui se rassure – et rassure ses
lecteurs – en constatant qu’« il existait au fond des forêts, bien plus
accueillants que les habitants des villes, des loups bienveillants et
chaleureux, défenseurs des valeurs de la famille et protecteurs des
enfants 27 ».
Ce livre a ému des millions de lecteurs, avant que la révélation de la
supercherie ne provoque un scandale immense. Indignation légitime, mais
méprise certaine, selon Bayard, car comment comprendre « les raisons pour
lesquelles nous aimons disserter inlassablement de faits qui ne se sont pas
produits 28 », comme ceux des tragédies, des romans, des films et séries de
fiction, sinon par un désir profond de réassurance et de consolation face à la
violence du monde ? Et par la volonté de créer du sens, une cohérence, un
ordre, une paix de l’âme, en dépit de tout.
Que l’histoire puisse avoir partie liée avec les histoires, qu’elle puisse
être contiguë à la fable pourra émouvoir, voire fâcher. Au moment où les
négationnismes de tous ordres reçoivent le support technique décisif de la
Toile 29, où les conspirationnismes se nourrissent des désarrois sociaux, où
le terme de « postvérité » entre dans les dictionnaires, il peut paraître
irresponsable de ravaler l’histoire – qui établit les faits, qui raconte le vrai –
à la fable dont les synonymes (balivernes, sornettes…) sont peu flatteurs.
Or la fable est, rappelons-le, un récit qui dit le vrai : depuis Ésope, elle met
en scène, certes, des animaux qui parlent (mais des animaux dotés de
langages, ne seraient-ce pas là des êtres humains ?), pour proposer une
manière de morale, c’est-à-dire un enseignement à valeur universelle. Les
mésaventures d’un célèbre corbeau nous mettent en garde contre la vanité,
de même que celle d’une grenouille qui n’avait pas su prendre la mesure de
son être.
Nombreux sont ceux qui estiment pouvoir tirer des leçons de l’histoire
telle qu’elle s’est déroulée, mais aussi telle qu’elle est racontée. Nos aînés
romains, hommes au sens pratique s’il en fut, architectes, militaires et
juristes de talent, préoccupés de la res avant toute chose, pratiquaient
l’histoire pour qu’elle livre des exempla à imiter et des épouvantails à
éviter. On rangerait ainsi Cincinnatus et Brutus (l’ancien, le consul qui fit
tuer ses fils pour haute trahison) dans l’autel des dieux lares de la patrie,
imagines révérées et chéries, tandis que l’on jetterait le cadavre des autres
au Tibre de la damnatio memoriae.
Et puis, puisqu’on en est à parler latin, la fabula n’a pas une étymologie
déshonorante. Elle ne signifie ni le mensonge, ni le délire, mais elle fait
signe vers ce qui est fait, construit, produit, dirait-on aujourd’hui, par
l’action de l’homme. Le verbe romain facere a eu beaucoup d’enfants : de
la fiction à l’artéfact et, donc, à la fable. Tout cela est bien fait (factum) par
l’art (ars) de l’homme et n’existe pas à l’état de nature. La nature désigne
tout ce qui est né par soi-même, sans le secours ou le recours de l’homme :
on y trouve bien des merveilles, mais certainement pas des récits, des
mythes, des chroniques, des histoires ni de la littérature, au sens le plus
large. Les lions ne parlent que dans la fable, et les lettres de la littérature
sont elles aussi de la main de l’homme.
Le propre de l’homme, il en existe une longue liste, dont le
dénominateur commun est toujours le récit : le langage, l’humour, le rire, la
conscience, le sentiment religieux, les larmes, l’amour… Le récit, soit la
médiation par le langage, l’inscription dans le temps, la mise en ordre des
événements, la formulation des causes et des conséquences, et l’induction
d’un sens à tout cela, ponctué – ou non – par un programme d’action ou par
le constat amer que tout est perdu, que c’était mieux avant ou que c’est
ainsi, qu’il n’y a rien à faire.
Du reste, les historiens peuvent bien être écrivains eux aussi, soit à titre
de délassement, soit dans l’activité même de la production de leurs textes
scientifiques.
Les historiens y ont été d’autant plus portés que les écrivains eux-
mêmes posent parfois, et de plus en plus, des questions à l’historien,
contribuant à brouiller ces frontières et limites que l’on tente toujours si
désespérément de dresser entre les pratiques de l’esprit humain, pour définir
des cursus, qualifier des carrières et rassurer des identités fragiles.
L’imposant succès de Jonathan Littell, en 2006, désinhiba certains
historiens sur l’air du « après tout… ». Ivan Jablonka, historien et écrivain
depuis longtemps, avait déjà considérablement innové dans la forme donnée
à l’écriture scientifique – un risque académique certain, qui dénotait un
courage tout aussi manifeste, puisque cela concernait son habilitation à
diriger des recherches, cette seconde thèse que l’on doit présenter pour
accéder au grade de professeur des universités. Pour exposer les résultats
d’une enquête très sérieuse sur le devenir de ses grands-parents paternels,
Ivan variait les registres et les tons, et allait jusqu’à se mettre en scène
comme sujet enquêteur, en proie à l’enthousiasme de la découverte, ou à
l’abattement devant le tonneau des Danaïdes à remplir : celui du silence
entourant des victimes quasi anonymes de la Shoah.
L’historien confiait qu’il avait écrit du non-vrai (un roman), puis non
écrit du vrai (une thèse) et qu’il ambitionnait désormais d’écrire du vrai.
Pari tenu.
Faire de l’histoire est donc un mode de vie, une forma vitae singulière,
motivée par un rapport au temps à la fois particulier et problématique, et par
la volonté d’explorer ce rapport pour croître en humanité. C’est une belle
manière de vivre ce que Hannah Arendt, dans la tradition des Anciens,
appelle la « vie de l’esprit 30 », cette vita bona que le monde contemporain,
au fur et à mesure qu’il nous dote des outils et des machines qui la
permettraient, semble sans cesse plus nous refuser.
L’historien entretient un rapport distant avec le temps mesuré, compté,
ce temps qui doit être arraisonné au principe de rentabilité, de productivité,
de performance. À ce temps-là, qu’il sait ou a su pratiquer, un peu comme
on fait de l’athlétisme, au temps des concours et des thèses, il préfère le
temps de la méditation, ce temps long, profond, lent, de la pensée qui
revient, remercie, contemple et, disait Nietzsche, « rumine ». La temporalité
de la pensée, qui est lecture, contemplation, méditation, n’est pas celle de
cette « action » dont on nous rebat les oreilles et qui, si l’on prend le temps
de l’observer, est une injonction à brasser du néant que des malheureux sans
aveu, par ignorance ou cynisme, tentent d’introduire à l’Université – par les
appels à projets, les incitations à la « production », le managérialisme
métastatique : en bref, par la confusion, à la fois tragique et burlesque, entre
qualitatif et quantitatif.
Le temps long et lent de la méditation était celui du philosophe grec, ce
bios theoretikos qui consistait à regarder (theomai) et à voir vraiment, que
les Romains ont traduit par vita contemplativa, celle qui contemple et qui
médite. Le bios praktikos, la vita activa, celle qui semble l’alpha et l’oméga
de nos existences, lui était inférieure, et de loin. Vie servile, vie misérable,
elle était réservée à ceux qui, par défaut, ne peuvent faire autre chose, et aux
esclaves. L’axiologie, la hiérarchie des valeurs, s’est inversée au XXe siècle :
le bios theoretikos était l’apanage de l’homme libre, qui avait le loisir de
l’oisiveté, d’un temps disponible pour le travail de l’esprit. La lecture, la
dialectique, l’écriture, le dialogue lui permettaient de se détacher du
particulier, du sensible, pour accéder à l’intelligible, au général, au concept,
et de réaliser l’essence de l’homme par le travail de la raison.
Par opposition, le bios praktikos est cette vie d’aliénation où l’on doit
fréquenter l’échoppe et l’atelier pour satisfaire aux besoins inférieurs du
corps, de la simple survie, de la simple perpétuation d’une activité
biologique. Le bios praktikos, qui enchaîne l’homme au travail et ainsi le
prive du loisir de l’étude, de l’activité de la raison, l’éloigne de l’humanité
achevée.
Le terme d’oisiveté, qui connote à nos oreilles le vice de l’inactivité,
que nous concevons comme négativité, comme absence d’activité, est, au
contraire, conçu par les Romains comme positivité, voire plénitude : l’otium
(qui a donné oisif) est ce temps libre de l’homme libre, libre de se livrer à
des arts libéraux qui vont l’affranchir de toute détermination et animalité.
Au contraire, c’est bien le negotium qui est affecté de négativité, conçu et
vécu comme une privation : le negotium est l’activité par défaut, faute de
mieux, de celui qui ne jouit pas de l’otium et ne peut donc accéder
pleinement à son humanité.
L’otium, chez les Grecs, a pour nom skholè, qui a donné scola en latin,
puis school, Schule, école. Il a donc partie liée à l’étude, au travail de
l’intelligence, à cette méditation qui est, étymologiquement, médication,
soin et guérison d’un esprit en quête de sens, de substance et de consolation
face à la finitude de l’homme. Le travail de la raison est l’entéléchie et le
propre de l’homme, selon Aristote :
Ce qui est intimement lié à chaque être est naturellement ce qu’il y a de plus
important et de plus agréable pour lui. Donc, pour l’homme, c’est la vie
intellectuelle, si tant est que c’est principalement l’intelligence qui constitue
31
l’homme. Par conséquent, cette vie est aussi la plus heureuse .
Des gens comme moi, des littéraires, il n’y en avait pas beaucoup. Le
Parti forgeait ses cadres à partir d’ingénieurs, de vétérinaires, de gens
spécialisés dans les machines, la viande ou le blé, pas dans l’être humain 1 »,
lit-on dans La Fin de l’homme rouge, cette enquête que Svetlana
Alexievitch consacre à ses compatriotes soviétiques qui ont connu l’URSS
et sa fin. On y lit de la nostalgie, ce qui est bien compréhensible (qui ne
regrette pas un peu sa jeunesse ?), mais la permanente du Parti qu’elle
interroge ne regrette rien du fonctionnement de la machine politique : « Je
n’ai rencontré là-bas ni poètes, ni physiciens 2 ». Il fallait y produire du
rapport standardisé, du consensus hypocrite, et pratiquer le rituel obligatoire
(se lever, applaudir, une petite génuflexion devant le portrait de Lénine, et
le tout à l’avenant).
Le monde stupide et étouffant du PC de l’Union soviétique, combien de
nos contemporains le reconnaîtront dans leur entreprise ou dans ces
administrations qui, pour se « moderniser », importent servilement tout ce
qui ne fonctionne pas dans le « privé » ? Lieux de travail, lieux de
souffrances psychosociales avérées et massives, lieux où, selon l’expression
consacrée, on perd sa vie à tenter de la gagner.
Habiter ce temps court et fini qui nous échoit est un problème ancien, au
fondement de la philosophie grecque et, indirectement, d’à peu près tout ce
qui a été créé et pensé. En « révolte contre le temps », Albert Camus ne
voyait le salut que dans la multiplication des êtres-au-monde – en étant
acteur, pour vivre mille vies, ou Don Juan, pour connaître mille e tre
existences amoureuses. On peut aussi être chercheur, écrivain, lecteur. Être
littéraire, en somme – un voyage plus ou moins immobile, sans doute plus
accessible que les pérégrinations du séducteur ou du comédien.
Fernando Pessoa, qui voyait justement dans Le Voyageur immobile une
belle définition du lecteur, de l’écrivain, du chercheur, partageait en 1950
cette réflexion en vérité sidérante : « La littérature, comme toute forme
d’art, est la preuve que la vie ne suffit pas. »
Cette devise pourrait être inscrite au fronton de l’œuvre de Pierre
Bayard, professeur de littérature à Paris VIII et psychanalyste, auteur de
livres aussi facétieux et stimulants que Comment parler des faits qui ne se
sont pas produits et Il existe d’autres mondes. Dans ce dernier ouvrage,
malicieusement dédié « au chat de Schrödinger », Pierre Bayard écrit :
Les vies que nous n’avons pas vécues, les êtres que nous n’avons pas aimés,
les livres que nous n’avons pas lus ou écrits, ne sont pas absents de nos
existences. Ils ne cessent au contraire de les hanter, avec d’autant plus de
force que, loin d’être de simples songes comme les croient les esprits
rationalistes, ils disposent d’une forme de réalité dont la douceur ou la
violence nous submerge dans les heures douloureuses où nous traverse la
3
pensée de tout ce que nous aurions pu devenir .
Quels que soient nos domaines d’expertise, nous faisons tous le même
constat : depuis des décennies, les gouvernements successifs ont été
incapables de mettre en place des actions fortes et rapides pour faire face à
la crise climatique et environnementale dont l’urgence croît tous les jours.
15
Cette inertie ne peut plus être tolérée .
Pour le collectif de juristes et de scientifiques réunis autour de Dominique
Bourg 16, il s’agit de « désobéir pour la terre » en raison d’un « état de
nécessité » flagrant – destruction massive du vivant, inhabilitabilité
croissante de la planète.
Chez les historiens comme chez les scientifiques de la matière et du
vivant, on constate une même infraction aux règles de la discipline :
l’historien narre le positif, ce qui est consultable et avéré ; les sciences de la
matière et de la vie se contentent d’investiguer leurs domaines, sans passer
d’une arène (la production de connaissances) à une autre (la militance).
Dans tous les cas, ils commettent des actes d’indiscipline manifestes, qui
soulèvent cette question : pratiquer la discipline comme un art pour l’art
pendant que les conditions d’exercice de cette discipline, les conditions
mêmes de la vie, se dégradent au point de rendre désormais douteuses la
survie et la pratique de leur art, est-il non seulement rationnel, mais encore
raisonnable ?
On comprend dès lors mieux pourquoi les historiens sont tentés de
retrouver leur être littéraire – celui qui implique l’empathie (de la démarche
compréhensive, de la perspective internaliste) et qui valorise l’imagination
(qui rouvre l’univers des possibles).
Au-delà de la discipline historique, l’empathie revêt une importance
sociale non négligeable : disons seulement que c’est la vertu qui peut nous
permettre de faire société, ou communauté, au choix. En nous permettant
d’accéder à autrui, à sa psyché et à ses raisons, à son histoire et à son être-
au-monde, elle nous permet de vivre avec lui ou, du moins, à ses côtés, en
famille comme en société. On conviendra que c’est là une vertu bien utile.
Et si l’empathie nous permet de vivre avec autrui, l’imagination, quant à
elle, nous permet de nous accommoder de nous-même, ce qui, là non plus,
n’est pas un mince mérite, tout comme elle nous permet de penser une autre
vie et un autre monde.
La sempiternelle et lassante question de l’utilité des lettres apparaît dès
lors bien oiseuse, à peine digne de butors sans vie intérieure ni imagination.
C’est avec des arguments à la fois profonds et cinglants que Théophile
Gautier avait, dès la préface de Mademoiselle de Maupin en 1835, réglé
leur compte aux pragmatiques, aux gestionnaires et aux utilitaristes lato
sensu :
Ils méritent d’être économistes dans ce monde, et aussi dans l’autre. Y a-t-il
quelque chose d’absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous
sommes ? D’abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que
nous vivions. […] Ensuite, l’utilité de notre existence admise a priori,
quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir ? De la soupe et un
morceau de viande deux fois par jour, c’est tout ce qu’il faut pour se remplir
le ventre, dans la stricte acception du mot. […] Rien de ce qui est beau n’est
indispensable à la vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en
souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de
fleurs ? […] L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.
Aux temps d’argent cristal, le propriétaire a son pactole en dur : l’Usine (ou
l’Entreprise). Bien certainement, il est tout rembourré d’avoirs. De l’argent,
il en a – tant et plus : mais rivé en usine, en entreprise. Ce mais le crispe.
[…]
Le vrai argent, c’est celui qui est là, joui et touché ; à plaisir. En liquide,
main au sac. Et le cossu, c’est ça qu’il veut, du vrai argent, qu’on palpe. Et
pas des biens figés à chaille. […]
Adoncques, la Bourse. Qui est mettre ensemble et en même place et toutes
les usines, et tous les vendeurs, et tous les acheteurs […]. Joyeux et
permanent grouillement de preneurs et d’offreurs, d’offreurs et de preneurs,
sans nuit, ni jour, ni arrêt. On entre, on sort, la foire est formidable quand
elle continue : elle rend tous mouvements réversibles, rien de ce qu’on y
fait n’engage jamais à rien. De tout, on peut à plaisir se défaire. Chacun
trouve son chacun, et paix à l’âme autant qu’excitation du jeu 30.
Baudelaire, Charles 71
Bayard, Pierre 326-327, 336, 358-360, N3, N25, N26
Beaufret, Jean 65
Benoît XV 51-52
Benoît XVI / Ratzinger, Joseph 41-42, 68
Berkeley, George 16
Bernanos, Georges 35
Bertone, Tarcisio 42
Bezos, Jeff 263-264
Bonaparte, Napoléon Ier 110, 152, 186, 271-272, 277, 298, 348
Borchert, Wolfgang 179
Bordeaux, Henry 80
Bossuet, Jacques-Bénigne 47-49, 321, N7
Caton 281
Cayrol, Jean 182-184
César 153
Cézanne, Paul 243
Charles IX 307-308
Charles X 212, 216
Chartier, Roger 313
Chevalier, Maurice 89
Chevallier, Gabriel 72-74, N3, N9
Chirac, Jacques 277
Chostakovitch, Dmitri 130
Cincinnatus 328
Clausewitz, Carl von 109
Clovis 44
Cohn-Bendit, Daniel 192
Duhamel, Georges 84
Dumas, Alexandre 307
Gilson, Étienne 53
Ginzburg, Carlo 229
Giovanni Boccace 19
Girardet, Raoul 323
Giraudoux, Jean 84
Giscard d’Estaing, Valéry 278
Gobineau, Arthur de 287
Hannibal 144
Hartog, François 37, 43, 340, N3, N29
Hauser, Kaspar 22
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 26, 29, 107-114, 116-117, 128, 231, 234-235, 247,
254, 314, N4, N7
Heidegger, Martin 28, 33, 57, 65-66, 91, 96-97, 140, 202, N17, N18
Hérodote 317
Hersey, John 56, N9
Horace 281
Horkheimer, Max 33, 57
Lenclud, Gérard 37
Lénine, Vladimir Ilitch 122-123, 134, 335
Marcinkus, Paul 42
Marcuse, Herbert 242
Marion, Jean-Luc 65-68, 259-261, N1, N22, N23, N26, N27, N33
Mécène 281
Melville, Herman 362
Ménandre 71
Merkel, Angela 233, 300
Oppenheimer, Robert 57
Oreskes, Naomi 341, N10
Paul de Tarse, dit Saint Paul 43, 45, 61, 144, 159
Péguy, Charles 34
Pie X 51-52
Pie XI 42, 101
Pie XII 41
Platon 9, 13, 109, 112, 280
Prochiantz, Alain 20
Proust, Marcel 193, 203, 243, 362, 364
Pseudo-Denys l’Aréopagite 60
Publicola 153
Queneau, Raymond 112
Renaut, Alain 65
Resnais, Alain 180, 182
Ricardou, Jean 185, N16
Richard, Jean-Pierre 192
Rowling, J. K. 223
Royer-Collard 153
Rutebeuf 190
Saint-Just 152
Salazar, António de Oliveira 360
Sénèque 285
Singaravélou, Pierre 337-338, N5
Talleyrand 348
Tardy, Jean-Noël 211, N3
Thatcher, Margaret 258, 340
Thomas d’Aquin 51-52, 60
Tite-Live 285
Tito, Josip Broz 104
Vezin, François 65
Vidal-Naquet, Pierre 252
Xénophon 280
Xerxès 144
Zola, Émile 80, 85, 287
Introduction
Illimitisme
Messianisme
Déclinisme
Djihadisme