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Avant-propos
Les notions de droite et de gauche sont des notions politiques. Les notions
politiques, en tant que telles, n'ont pas le même statut que des faits scientifiques. S’il est
expérience scientifique, au moins dans l'état actuel de la science, ne peut donner une
preuve aussi tangible d'un phénomène politique. Il est par conséquent illusoire de
chercher à atteindre la même scientificité dans le domaine des idées politiques que dans
celui des sciences physiques. Cela ne veut toutefois pas dire qu'il est impossible de parler
des phénomènes scientifiques avec rigueur, bien au contraire : pour traiter sérieusement
de l’histoire politique et des théories politiques, avoir conscience des limites propres à ces
la gauche et la droite sont symétriques, et leur statut historique est comparable ; les
opinions politiques ne sont que des affaires d’idées ; le libéralisme est de gauche ; il a mué
sous une forme « néolibérale » et « libérale libertaire » ; l’État est le remède aux maux
souverainisme, ou l’étatisme, sont une troisième voie : autant d’erreurs dont les têtes sont
pleines et qu’il s’agit ici de corriger. Cette correction se développe au rythme de vingt
questions, qui s’enchevêtrent afin de ne pas briser le progrès de la réflexion ; car le sujet
3
Aussi faut-il dire que, en matière de méthode, on ne peut à la fois définir les notions
tout en réglant les débats qui agitent les champs propres à ces notions. Par exemple, si
l’on cite Karl Marx pour définir le communisme, ce n’est pas à cause de ce que l’on ignore
les débats qui ont fait rage parmi les théoriciens politiques. Ce n’est pas non plus par
communisme non marxiste. Le fait est qu’il faut bien s’en tenir, pour définir une notion, à
ceux qui font autorité dans leur domaine, et il est juste de penser que les auteurs qui ont
été retenus ont une autorité suffisante pour que l’on puisse faire reposer sur eux la
définition de la doctrine qu’ils ont le plus influencé. Ce travail ne porte donc pas sur la
question de savoir ce qui serait le bon ou le mauvais communisme, mais que l’idée et la
réalité du communisme, pour ne parler que de cet exemple, tels qu’elles sont passées dans
le temps, et sont restées dans l’histoire, l’ont principalement par l’entremise de ces Karl
Marx. C’est ainsi que l’on parle principalement de Karl Marx et de Vladimir Lénine quand
Il ne semble, non plus, pas inutile de préciser que l’aire géographique du sujet dont
on parle s’étend, par cercles concentriques, de la France jusqu’à l’Occident. Les arcanes
des théories politiques d’Extrême-Orient partagent bien trop peu de points communs
pour que l’on puisse traiter à la fois de leurs manifestations en France et au Japon. Aussi
qui concerne ce que l’on peut appeler « les maux du siècle », c’est-à-dire les craintes et les
4
Enfin, il est nécessaire de préciser que, à cause de la manière dont les habitudes de
lecture ont changé, traiter d’un sujet aussi vaste sans épuiser le lecteur d’une part, ni le
choses qui méritent quelques développements parfois abscons ont été mises en note au
bas des pages ; là finissent aussi les commentaires qui s’adressent à ceux qui, lorsque l’on
parle d’une chose qu’ils pensent connaître, s’offusquent très vite si l’on ne prend pas mille
précautions.
5
6
Table des matières
Avant-Propos ............................................................................................................ 3
La nature profonde de l’opposition de la Gauche et la Droite .................................. 9
Comment définir la gauche et la droite ? ... ............................................................ 9
Comment définir la gauche ? ................................................................................ 10
La gauche est-elle historiquement définie par la notion d’égalité ? ...................... 13
Comment définir la droite ? .................................................................................. 17
La gauche et la droite sont-elles symétriques ? ..................................................... 19
Cette asymétrie s’explique-t-elle historiquement ? ............................................... 21
La gauche est-elle force de progrès ? ................................................................... 23
L’opposition entre la gauche et la droite se borne-t-elle à leurs expressions
politiques ? …………………………………………………………………………………………………………26
Le désir d’égalité est-il un besoin anthropologique ? ............................................ 32
Le besoin anthropologique de l’égalité mène-t-il au libéralisme ? ......................... 35
7
8
La nature profonde de l’opposition de la gauche et
de la droite
dit souvent, il faut d’abord la définir l’une et l’autre. On se rend alors compte que les
définitions couramment données à ce sujet sont fort limitées : pour bien les définir, il faut
aussi apporter des preuves historiques en soutien à cette définition. Une fois cette
définition posée, et ces preuves avancées, il apparaît nettement que la gauche et la droite
ne sont pas symétriques, et que l’opposition entre les deux est d’une nature bien plus
profonde que les simples résultats électoraux, ou que la vicissitude des partis politiques.
Les notions de droite et de gauche sont des notions politiques. En tant que telles,
elles varient dans le temps et dans l'espace. Donner une définition de la droite et de la
gauche, par conséquent, c’est désigner ce qui demeure, peu importe le lieu ou le temps
9
Comment définir la gauche ?
Cette définition, à en croire les raisons qu’en donne Platon 2, doit être démontrée
comme toute définition. Ou, du moins, comme toute définition incertaine ou contestée. Le
maître-mot de cette définition, bien sûr, c’est la notion d’égalité : le point commun de
toutes les doctrines de gauche réside assurément dans la croyance ou dans la recherche
de l’égalité entre les Hommes. Par égalité, il faut entendre, bien sûr, le principe selon
lequel tous les Hommes doivent être traités de manière égale. Ainsi, est égalitaire toute
Rien, cependant, n’est égal dans la nature, et deux choses, par conséquent, ne
peuvent être jamais traitées de manière rigoureusement égales : deux chevaux, nés de la
même jument et du même étalon, nés le même jour dans la même écurie, dressés par le
même éleveur, nourris avec les mêmes aliments, ferrés des mêmes fers et entraînés aux
mêmes obstacles ; ces deux chevaux, lancés au départ de la même course, ne passeront
pas en même temps la ligne d’arrivée. Il y a des aléas, des différences indiscernables, des
inégalités génétiques en vertu desquelles, même traités sous les mêmes conditions, deux
individus ne seront jamais capables des mêmes choses, peu importe leur espèce. Jean-
Jacques Rousseau, pour ainsi dire introducteur de la notion d’inégalité comme élément
1 Cette définition, très concise, nous la devons en particulier à Pierre Millan, et plus généralement aux
travaux du Carrefour de l’Horloge qui, peu importe l’opinion que l’on a de ses membres, brille depuis
longtemps dans la formulation des notions politiques.
2 Platon, Hippias majeur, 292d.
10
central d’une partie des théories politiques modernes 3, ne conteste lui-même ne conteste
pas ce fait 4.
C’est la raison pour laquelle tout désir égalitaire est en même temps utopique5 :
l’utopie, terme constitué à partir du grec τόπος (topos), qui signifie « lieu », et οὐ (ou), qui
exprime la négation, désigne un « non-lieu », c’est-à-dire un lieu qui n’est pas, qui n’existe
pas, ou qui est impossible. Le syntagme utopie égalitaire se réfère donc à la fois à l’idée
que l’égalité, pour les raisons que l’on vient de voir, est irréalisable dans les faits, mais
aussi que cette égalité, dans les doctrines de gauche, constitue un état utopique, c’est-à-
naturelle est sans rapport avec l’inégalité légale ou politique. Outre que cela n’est en rien
prouvé, il est parfaitement manifeste que la gauche ne cesse pas d’exister aussitôt que
l’égalité légale ou politique est atteinte. Il paraît par conséquent tout à fait juste de dire
que la gauche ne se borne pas à l’établissement d’une égalité légale ou politique, « belle et
intellectuellement supérieur est passible d’être pénalisé en faveur d’un inférieur ; cette
3 La question de la première introduction d’une idée est toujours soumise à débat, mais que Friedrich Engels,
tout comme Karl Marx, en fassent la doctrine dont Hegel et eux-mêmes sont tributaires, suffit à justifier cette
affirmation (Friedrich Engels, Anti-Dürhing, Costes, 1931, pp. 215-217).
4 Jean-Jacques Rousseau, lui-même, ne cherche pas à contester ce fait. Dans le Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes, il écrit en exorde : « On ne peut demander quelle est la source
de l’inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple définition du mot. »
(Hachette, 1997, p. 32 sq).
5 A propos de l’importance de la littérature utopique du XVIIIe siècle dans la formation de la gauche en
France, lire Jacques Julliard, Les Gauches françaises : 1762-2012, Flammarion, 2012.
6 Sylvain Maréchal et François Noël Babeuf, Manifeste des Égaux, 1795.
11
l’égalité légale ou politique, mais considère qu’il faut dépasser l’égalité politique ou légale,
rassembler toutes les doctrines et les mouvements de gauche, et, secondement, parce que
s’apprête à le démontrer.
12
La gauche est-elle historiquement définie par la notion d’égalité ?
La première chose à démontrer ici, c’est que cette définition de la gauche comme
tous les mouvements politiques de gauche, contrairement à toutes les autres définitions.
On peut établir un classement des gauches en France fondé, en s’appuyant sur une
distinction devenue classique6, non pas sur les « partis » politiques mais sur les « cultures
» ou « familles » politiques 7 :
égalitaire apparaît bien comme le seul dénominateur commun à toutes les cultures
provient leur doctrine – ne sont pas à proprement parler, et selon leurs propres dires,
anticapitalistes. Ils sont même, depuis l’acte de naissance historique (en Allemagne) et
6 Voir les études de Serge Berstein, Michel Winock et Marc Lazar dans Les Cultures politiques en France, Seuil,
1999.
7 Comme l’écrit Jacques Julliard, op. cit., la nuance est importante : « Il y a rarement coïncidence exacte entre
les familles et les partis. Ces derniers valent surtout par leurs résultats électoraux et la part qu'ils prennent
à l'exercice du pouvoir. Les familles, elles, qui n'ont aucune apparence légale et même pas de visibilité
extérieure, ne sont pas liées aux mêmes contingences ; leur place dans le paysage idéologique de la France
ne dépend pas exclusivement de leur importance numérique. »
8 Cette appellation recouvre ceux qui se font également appeler « socio-libéraux » ou « libéraux de gauche »
13
symbolique (en France), du programme de Bad Godesberg, favorables à « l’économie de
marché ». Ils diffèrent, en cela, nettement des anarchistes et des communistes. Les
l’économie de marché, se distinguent ainsi des socialistes, qui, loin de vouloir abolir toute
dire à réglementer l’économie par une intervention étatique afin d’établir un « partage
Toutes ces familles, toutes ces cultures, tous ces partis, s’opposent en quelque
de l’ordre social, qui leur sont néanmoins primordiaux, ne permettent de rassembler ces
espèces politiques sous une seule catégorie. L’idée même de progressisme, ou de progrès,
ne suffit pas à les rassembler, puisque, comme on le verra plus tard, non seulement ces
l’histoire, mais encore, parce que leur caractère utopique les place souvent dans un mythe
des origines, de l’état de nature, qui situe l’état social, ou présocial, idéal, non pas à la fin
politiques de gauche, c’est la notion d’égalité. Si les anarchistes s’opposent à toute forme
14
l’homme fait offense à la situation d’égalité idéale et primitive. Si les communistes
privée en général, c’est parce qu’il faut « que les institutions sociales changent à ce point
qu'elles ôtent à tout individu l'espoir de devenir jamais ni plus riche, ni plus puissant, ni
plus distingué par ses lumières qu'aucun de ses égaux 10 », d’après les mots de François
Noël Babeuf, « premier communiste agissant » selon Karl Marx lui-même 11. Le souci de
l’égalité est aussi, naturellement, ce qui doit présider, selon les socialistes, à la direction
de l’économie par l’État ou la collectivité. Si les radicaux occupent une voie moyenne entre
le libéralisme, « qui écrase les petits », et le socialisme, qui porte atteinte à la propriété
vue de limiter les « abus du capitalisme », et de mettre à égalité les forts et les faibles 12.
Quant à ceux que l’on appelle, à tort, « libéraux de gauche » ou « socio-libéraux » modernes,
et qui en réalité sont des « socio-démocrates », c’est encore dans le désir d’égalité qu’il
faut chercher les fondements de leur doctrine. Ainsi Jean Tirole consacre-t-il un chapitre
entier aux inégalités dans l’Économie du bien commun. En vérité, le « problème des
inégalités » irrigue tout son ouvrage. L’idée qu’elles doivent être documentées, comprises
10 François Noël Babeuf, La Doctrine des Égaux, Bibliothèque socialiste, 1906, p. 62.
11 Karl Marx, Sur la Révolution française (1848), Éditions sociales, 1985, p. 91. Certains communistes, se
croyant de stricte obédience, pensant avoir mieux compris Karl Marx, voire même de l’avoir lu tout court, au
contraire de tous ceux qui le critiquent, argument dont ils se servent souvent ; certains communistes, donc,
objecteront que le communisme ne se borne qu’à l’abolition de la propriété privée des moyens de
production, et que cette abolition n’est justifiée par rien d’autre que l’exploitation du surtravail par les
propriétaires du capital. Ce n’est pas vrai, et sans doute n’ont-ils pas bien lu ou pas assez compris Karl Marx :
dans la première phase du communisme, c’est-à-dire dans la société socialiste, il est vrai, la propriété privée
est faite propriété commune, et doit encore régner la règle selon quoi « à quantité égale de travail, quantité
égale de produits » ; mais cette première phase n’est que transitoire. Dans la phase supérieure du
communisme, c’est-à-dire dans la société proprement communiste, dans le communisme achevé ou intégral,
le « droit bourgeois », qui subsiste encore dans la société socialiste, est définitivement aboli. L’inégalité « de
fait » n’étant plus protégée par ce droit, règne enfin « l’égalité réelle », où des individus aux capacités
différentes, à la force de travail inférieure, à l’intelligence inférieure, à la quantité de travail inférieure, sont
rétribués à la même hauteur que ceux qui leur sont supérieurs. C’est donc bien afin d’atteindre l’égalité
parfaite, d’après eux réelle, que les communistes s’opposent à la propriété privée des moyens de production,
et à la propriété privée dans son ensemble. C’est en tout cas l’explication qu’en donne Vladimir Lénine dans
L’État et la révolution (V, 3) — mais peut-être n’avait-il pas compris Karl Marx.
12
Serge Bernstein, « Les radicaux », dans Histoire des gauches en France, La Découverte, 2005, p. 7 sq.
15
et limitées, constitue un axiome et presque un dogme13. L’idée que l’intervention de l’État
ait pour fonction de permettre l’égalité est en revanche une conclusion, une proposition,
dont l’auteur est très fier, pour « une nouvelle conception de l’État » 14. Il est vrai que Jean
Tirole, titulaire en 2014 du Prix en sciences économiques de la Banque de Suède, dit Prix
Nobel, ait été remarqué par sa défense méticuleuse, à la fois statistique et éthique, du
fonctionnement du marché : mais le marché est conçu selon lui comme un moyen
d’accéder à l’égalité. Il en est de même pour Jean Pisani-Ferry, ancien commissaire général
implore, aux côtés de Philippe Aghion, membre de la Commission dite Commission Attali,
fidelesde-macron-pronent-un-reequilibrage-social.php
16
Comment définir la droite ?
Deuxième chose à démontrer : que la droite est tout ce qui n’est pas la gauche. En
vérité, l’évidence et le bon sens l’attestent : si l’on admet que la gauche rassemble tous
ceux qui expriment, défendent, théorisent, attendent ou espèrent une utopie égalitaire,
alors tous ceux qui estiment que l’égalité n’est ni possible ni souhaitable, ceux-là, sont tout
Cela signifie-t-il que tout ce qui n’est pas la gauche constitue, à lui seul, la droite ?
Oui.
La gauche et la droite sont évidemment corrélatives, et, chose plus d’une fois
remarquée, certaines des idées les plus communes de la gauche d’il y a un siècle, si elles
étaient seulement prononcées au XXIe siècle, seraient tenues comme venant de la droite
la plus extrême. Cette vérité est criante au point d’atteindre parfois la caricature : on se
souvient alors que Marine Le Pen, lors d’un débat tenu le 14 février 2011, avait piégé Jean-
Luc Mélenchon, alors président du Parti de Gauche, en citant des propos de Georges
Marchais17 à propos de l’immigration, immigration qu’il estimait néfaste pour des raisons
strictement sociales et communistes. Ayant entendu ces mots, Jean-Luc Mélenchon avait
répondu : « oui oui, c’est un texte de 1930 ça, [ou] 34 [sic] ». Le discours d’un homme de
gauche de 1970, aux yeux d’un homme de gauche de 2010, est devenu comparable à celui
d’Adolf Hitler18.
17 Georges Marchais, mort en 1997, avait été le secrétaire général du Parti Communiste Français pendant 22
17
Dans un même ordre d’idées, et pour ne pas se borner à un seul exemple, il est
possible de faire une longue liste de ces glissements d’idées, passées, semble-t-il, de la
gauche la plus pure à la droite dite extrême : Friedrich Engels sur la dissolution des
familles19, Pierre-Joseph Proudhon sur les différences sexuelles 20, Jules Ferry sur le devoir
des races supérieures à l’égard des races inférieures et sur « l’esprit français 21 », Léon
Blum sur l’institution du mariage et l’enfantement 22, ou encore sur le degré de civilisation
des races supérieures 23, Marx Dormoy sur l’immigration clandestine 24.
Certains répondront que ces citations sont « hors-contexte » : c’est vrai. En vérité,
ce n’est pas tout à fait vrai, et puis cela importe peu, puisque ces propos, s’ils étaient tenus
au XXIe siècle, seraient considérés d’extrême-droite peu importe leur contexte. Il est
toutefois vrai de dire que ces propos s’inscrivent dans une doctrine politique plus
générale, et que la prise en compte de cette doctrine politique atténue leur caractère
ce genre d’idée, n’est que l’écume de la gauche : toutes ces idées s’inscrivent dans un fonds
égalitaire et utopique, elles n’ont jamais été dites avec autre chose que l’égalité au cœur,
idées politiques vers la gauche, déplacement par lequel la gauche d’hier apparaît comme
19 Friedrich Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique (1844), Allia, 1998, p. 19-20.
20
Pierre-Joseph Proudhon, La Pornocratie, Kontre Kulture, 2013, p. 159.
21 Jules Ferry à la Chambre des députés le 28 juillet 1885, cité dans Brighelli et Rispail, Textes et Contextes :
18
la droite d’aujourd’hui. C’est précisément ce mouvement sinistrogyre, à cause duquel des
l’utopie égalitaire : car ce désir d’utopie égalitaire est le seul dénominateur commun de
Il est donc juste de dire que c’est la gauche qui situe le centre et la droite : le centre
étant ce qui la sépare de la droite, la droite étant ce qui n’est pas elle. En ce sens, il n’y a
donc pas de centre : le centre n’est que la ligne de démarcation imaginaire qui distingue
change aussi, et se voit glisser lui-même vers la gauche ; mais, de gauche, un parti ou
mouvement sera reconnu par la gauche comme étant sien s’il tend à l’utopie égalitaire, il
Cette définition de la gauche, dont on ne peut nier qu’elle repose sur des preuves
solides, engendre donc cette conséquence dont l’importance ne doit pas être sous-estimée
: la droite n’a pas de définition ; ou plutôt, la définition de la droite est négative, puisque
19
de mai 196826, et, pour toutes ces raisons, acteur lui-même de cette histoire de la gauche
française dont il est aussi l’historien, faisait en 1986 une curieuse remarque :
« En politique, droite et gauche sont des mots très employés, mais avec
existe effectivement, la droite, elle, n’existe, au fond, pas pour elle-même : la droite n’existe
Qu’entend-on par-là ?
Que, d’une part, la droite n’existe pas en tant que telle, mais qu’elle forme la totalité
de ce que la gauche considère comme n’étant pas elle-même. Est de droite, comme on l’a
dit, non seulement tout ce qui n’est pas de gauche, mais encore, et comme pour le
démontrer, tout ce que la gauche considère unilatéralement comme n’étant pas la gauche.
Ce fait devrait être profondément médité par tous ceux qui, dans le champ politique,
20
D’autre part, la gauche n’existe que par la droite parce que la gauche n’est que
inégalitaire, bien sûr, il faut comprendre l’exact contraire de l’utopie égalitaire, c’est-à-dire
l’état de fait que le monde, ou la réalité, sont inégalitaires dans leur nature. La gauche est
l’introduction dans l’histoire de la négation de cet état de fait, ou, a minima, la volonté d’y
mettre un terme. Raison pour laquelle la gauche existe par la droite : l’utopie, le lieu ou
bien le monde qui n’existe pas, n’est pensable sous une forme égalitaire qu’à condition que
le monde qui existe, lui, ne le soit pas ; car si le monde tel qu’il existe était déjà égalitaire,
plus haut, de prouver ces faits historiquement. La chose, en vérité, est fort simple : la
gauche, peu importe la définition que l’on en donne, n’existe pas avant le XVIIIe siècle, et
son acte de fondation démontre que la droite, qui ne s’est formée par réaction qu’en tant
que gardienne de l’ordre menacé, existait avant la gauche. De sorte que tout était de droite,
en quelque sorte, dans le monde et dans l’histoire, avant que la gauche ne fasse irruption
historiquement.
Marc Crapez, docteur en droit et historien, a rappelé dans un article notable que, si
le premier usage des termes « droite » et « gauche » date bien de la Révolution, il était
28 Ce rapport de la gauche, non pas à l’imagination — qui, opposée à la droite du « réel », ne serait qu’une
critique très superficielle, mais au monde tel qu’il devrait être, et non pas tel qu’il est, sera développée dans
la troisième partie du livre.
21
alors borné aux strictes limites du monde parlementaire, et que ce n’est qu’au début du
XXe siècle que ces termes ont commencé à structurer les opinions politiques du peuple
français en général 29 . Il rappelle les mots de Marcel Gauchet, qui avait observé que «
que c’est lors du Front populaire qu’il est devenu « inexpugnable 30 ». Que ce soit donc lors
gauche qui fonde cette opposition. Il confirme enfin, en conclusion de son article, la thèse
droite est une non-gauche résultant de ce que la gauche se constitue à partir de 1900 par
semble invariable, même si l’on s’aventure dans les anachronies, considérant comme
plèbe, populares, évergètes, et toutes les choses qui, dans l’histoire antique ou médiévale,
semblent incarner la gauche de leur temps : bien que toutes ces comparaisons soient
fausses, puisque, étudiées dans le détail, elles éludent toujours ce qui, dans ces faits ou
moderne, dans un genre d’effet de validation subjective ; bien que toutes ces comparaisons
soient fausses, donc, elles ont toutes pour dénominateur commun de faire surgir la
gauche, sous la forme de l’idée de justice ou de l’idée d’égalité, au sein d’un ordre social
29 Marc Crapez, « De quand date le clivage gauche/droite en France ? », dans Revue française de science
politique, n° 41, 1998.
30 Marcel Gauchet, « La droite et la gauche », dans Les lieux de mémoire, IIIe tome, Gallimard, 1992, p. 395.
31 Marc Crapez, op. cit., p. 73.
22
confirme que la gauche émerge toujours dans une réalité de droite, opposant, à un ordre
social tel qu’il est, un ordre social de gauche, qui n’est pas, ou qui n’est pas encore.
L’étude de simples faits historiques relatifs aux notions de droite et de gauche bat
ainsi en brèche toutes les définitions communes et fausses qui sont fréquemment
énumérées à ce sujet. La gauche n’est pas, contrairement à une erreur commune, le parti
Antonio Gramsci écrivait en 1922 à Lev Davidovitch Bronstein, dit Léon Trotski,
qu’il y avait parmi les futuristes italiens des « monarchistes, des communistes, des
républicains et des fascistes ». Dira-t-on que ces monarchistes et ces fascistes futuristes,
prônant en tant que tels « la beauté de la vitesse », « les grandes foules agitées par le
travail », « le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau 33 »,
et qui clamaient : « Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles ! A quoi bon
regarder derrière nous […] ? », dira-t-on que ceux-là étaient de droite ? N’est-ce pas là un
revenir sur le fait, démontré au chapitre 3, que la seule ligne de démarcation de tels
Russolo, Paladini, Pannaggi, n’étaient de gauche qu’en tant que leur adhésion au
32
Cette opposition de Maurice Aguhlon entre « progrès » et « conservation », établie dans son article de 1986, est
en substance équivalente à celle de François Goguel dans La Politique des partis sous la IIIe République (Seuil,
1946), qui évoque, quant à lui, l’opposition du parti du « mouvement » à celui de « l’ordre ».
33
Filippo Tommaso Marinetti, « Manifeste du futurisme », dans Le Figaro, 20 février 1909.
23
futurisme 34 , glorifiant « la guerre, — seule hygiène du monde — le militarisme, le
patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris
des femmes 35 » ; ils n’étaient de gauche qu’en tant que le futurisme était pour eux le
moyen de parvenir, par une révolution artistique, à une société d’hommes libérés par l’art,
dans une égalité profonde entre les intellectuels et le prolétariat 36. Il n’est pas nécessaire
Peut-être est-il, en revanche, nécessaire de multiplier les exemples, afin que l’on ne
considère pas celui des futuristes, néanmoins le plus limpide de tous, comme une simple
exception — alors même qu’une seule exception suffit, pour montrer l’impertinence d’une
définition.
Multiplions donc les exemples : dira-t-on que Jean Jaurès, figure indélébile de la
gauche socialiste, était du parti du « progrès », ayant par exemple déclaré, à la Chambre
des députés : « Oui, nous avons, nous aussi, le culte du passé. […] c’est nous qui sommes les
vrais héritiers du foyer des aïeux37 » ? Que l’écologie politique, dont Cornelius Castoriadis
faisait remarquer en 1992 qu’elle n’était pas « l’amour de la nature » mais « la nécessité
34
Giovanni Lista, « Futurisme, Dada, fascisme », dans Ligeia, n° 15-16, 1994, p. 39.
35
Filippo Tommaso Marinetti, op. cit.
36
Giovanni Lista, « Futurisme, Dada, fascisme », dans Ligeia, n° 109-112, 2011, p. 148.
37
Jean Jaurès, Pages choisies, Rieder, 1922, p. 115.
38
Cornelius Castoriadis, « La force révolutionnaire de l’écologie », dans Écrits politiques. 1945-1997, volume VII,
Sandre, 2020, p. 209.
39
Une réponse facile semble surgir de cette question : l’écologie serait de droite. C’est sans doute vrai
historiquement, mais l’origine ne suffit pas à expliquer la totalité d’un phénomène. Il est indéniable qu’au XXIe
siècle, l’écologie soit devenue, non sans mascarade ni contradiction, une doctrine de gauche.
24
machines qui, estimaient-ils, les remplaçaient au travail — le luddisme était-il parti
du « progrès » ?
serait compatible avec la gauche. En sens contraire, il serait tout aussi absurde de dire que
sont incompatibles avec la droite. Il est par conséquent tout aussi absurde de borner l’une
25
L’opposition entre la gauche et la droite se borne-t-elle à leurs expressions
politiques ?
définition de la gauche comme expression politique de l’utopie égalitaire était le seul moyen
de distinguer la gauche de ce qui n’est pas elle, de tout ce qui ne tend pas à l’égalité, de
tout ce qui est de droite, par conséquent. Voilà chose faite ; mais il y a, sous-jacent, en deçà
de ces définitions, un fait beaucoup plus éclatant, qui démontre plus que toute autre chose
Cela était nécessaire afin de protéger ce qui suit de tout soupçon, et de toute objection
malhonnête, puisque tout ce qui a été dit est conforme au consensus des sciences dites
gauche et de la droite pourrait-il bien être dépassé, alors que leur psychologie sous-
Ce fait psychologique n’est jamais mentionné, raison pour laquelle, sans doute,
l’idée d’un « dépassement du clivage gauche-droite » est entrée si aisément dans les
consciences. L’argument, comme la question qui vient d’être posée, est simple, et se
26
l’expression d’un intérêt personnel que celui d’une appartenance de groupe ;
clivage de fondements moraux, et que ces fondements moraux, entre un individu de gauche
partisan de gauche est profondément opposée à celle d’un partisan de droite — c’est-à-
l’intérêt personnel que de l’identification à un groupe, a été démontré par Donald Ray
Kinder en 199840, selon qui l’opinion politique, à l’aube du XXIe siècle, agit comme badge
of social membership, que l’on peut traduire en « signe d’appartenance sociale ». Cette
gauche ou de droite en vertu de leurs intérêts personnels, ni d’un mûr examen de chaque
premier élément permet de voir deux choses : d’abord, que si la sociologie politique joue
bien une importance cruciale dans les choix électoraux et, plus généralement, les
appartenances politiques, cette sociologie ne prend pas la forme que l’on croit. L’idée
l’appartenance politique est l’expression des « intérêts de classe » : sont libéraux ceux qui
40
https://psycnet.apa.org/record/1998-07091-034
41
Jonathan Haidt, The Righteous Mind. Why Good People Are Divided by Politics and Religion, Pantheon Books,
2012, p. 101.
27
rapport de production, ou qui ont besoin de l’assistance de l’État contre la prédation
capitaliste. Idée plus courante encore, plus récente aussi, et non moins fausse : le « clivage
gauche-droite » aurait été dépassé par la « mondialisation », en sorte qu’il y aurait, d’une
part, les « perdants de la mondialisation » et, d’autre part, ses « gagnants ». Rien n’est
moins faux : bien sûr, tous les faits électoraux, tous les mouvements politiques ou sociaux
faits sont connus. En 2016, au Royaume-Uni, il y avait 24% d’électeurs travaillistes parmi
les électeurs ayant voté pour la sortie de l’Union Européenne, et 54% parmi les électeurs
plus clairement opposé à leurs intérêts supposés et à leur doctrine. En 2020, aux États-
Unis, 87% 43 des électeurs anti-establishment dits de gauche ont élu un apparatchik élu
sénateur en 1972, 1984, 1990, 1996, 2002 et 2008 — ils avaient fait la même chose en
201644. Bien sûr, il ne s’agit pas de réduire la position de ces trois groupes (les travaillistes
États-Unis) à un seul caractère, comme s’il n’y avait qu’une seule raison de voter pour un
seul candidat. Au contraire : ces faits montrent combien est fausse l’idée d’une traduction
vote et l’appartenance politique n’ont que peu de rapport avec les intérêts propres, et
42
https://www.ipsos.com/ipsos-mori/en-uk/how-britain-voted-2017-election
43
https://www.nytimes.com/2020/07/08/upshot/democrats-united-poll-election.html ;
44
https://www.npr.org/2017/08/24/545812242/1-in-10-sanders-primary-voters-ended-up-supporting-trump-
survey-finds
28
même avec la cohérence de la doctrine. L’appartenance politique, comme le dit Jonathan
non pas d’un intérêt personnel ou d’un jugement rationnel. Le second temps de cette
preuve psychologique est bien simple : il y a des fondements moraux à l’adhésion aux
idées de gauche et aux idées de droite, et cette distinction constitue un clivage que le
dans un choix moral, par rapport à l’équité et à la sollicitude 46. C’est rigoureusement le
45
Jonathan Haidt, op. cit.
46
Dans son ouvrage de 2012, Jonathan Haidt emploie les termes Care, Fairness, Loyalty, Authority, Sanctity (p.
175) ; dans son étude publiée en 2009 pour la prestigieuse American Psychological Association, il emploie avec
ses acolytes les termes Harm, Fairness, Ingroup, Authority, Purity. Le choix parmi ces termes de 2009 ou de 2012
est sans conséquence.
47
Jesse Graham, Jonathan Haidt et Brian Nosek, « Liberals and Conservatives Rely on Different Sets of Moral
Foundations », dans Journal of Personality and Social Psychology, n° 96(5), p. 1033.
29
Pour le conservateur le plus extrême, tous ces fondements moraux sont importants
dans la plupart des cas : la sollicitude, l’équité, la loyauté, l’autorité et la pureté sont en jeu
dans la plupart des choix moraux d’un homme extrêmement conservateur. Pour un
homme extrêmement progressiste, lors d’un choix moral, la sollicitude et l’équité sont
pureté dans moins de la moitié des cas. Voilà sans doute ce que pressentait Marc Crapez,
gauche-droite » :
préexisté ? 48 »
l’utopie égalitaire, ce qu’il faut comprendre, c’est que l’utopie égalitaire précède son
expression politique. Il y aurait utopie égalitaire, ou besoin d’une telle utopie, dans le cas
ou électoral. C’est pourquoi le changement de nom d’un parti, le revirement d’un candidat,
l’alliance provisoire de deux électorats lors d’un referendum, quand bien même elles
seraient nombreuses sur une courte durée — ce qui n’est même pas le cas — ne peuvent
48
Marc Crapez, op. cit., p. 72.
49
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le souhait ou le besoin d’une utopie égalitaire ne suffit pas à caractériser
la gauche : ni Saint Thomas More ni François Rabelais ne sont de gauche, puisque leurs utopies, d’ailleurs pas tout
à fait égalitaires, à savoir l’Utopia et l’Abbaye de Thélème, ne font l’objet d’une expression politique. Raison
pourquoi, aussi, la gauche ne peut avoir existé avant son expression politique au XVIIIe siècle, puisque, en
admettant qu’il y ait eu, avant ce siècle, des utopies égalitaires à proprement parler, elles n’étaient pas exprimées
politiquement : le Jardin d’Éden n’est pas de gauche, puisqu’il n’est pas politique.
30
en rien modifier les types psychologiques et anthropologiques dont l’échelle de temps est
celle d’une vie entière, ou d’une partie de cette vie, et parfois même de véritables
atavismes et de traditions familiales, tant l’éducation des parents est importante dans la
Ce que montrent également les travaux de Jonathan Haidt, quoiqu’il n’en déduise
pas les effrayantes conclusions qu’il devrait peut-être en tirer, c’est combien le
conservateur extrême est, au regard de l’étude qu’il a menée avec ses deux collègues, bien
plus modéré que le progressiste extrême — et plus modéré que le progressiste modéré,
plupart de ses choix moraux : l’écart est extrêmement faible entre l’importance qu’il
accorde à la pureté et celle qu’il accorde à l’équité, équité qui demeure néanmoins chez lui
31
Le désir d’égalité est-il un besoin anthropologique ?
aurait fallu consacrer un ouvrage entier à démêler cette croyance, selon laquelle il serait
bas, moderne, stupide, superficiel, barbare, d’accorder une valeur morale propre à la
constitution physique et à la beauté. Au lieu de cela, il s’est répandu une idée, elle vraiment
moderne, et non moins sotte, selon laquelle la parole seule devrait servir de matière au
jugement, et non pas l’apparence ou l’activité de celui qui prononce cette parole. Choisir
un homme parce qu’il déblatère ce que le peuple veut entendre serait le signe d’un grand
raffinement, mais choisir un homme parce qu’il est bien constitué physiquement, ou parce
l’honneur de sacrifier aux dieux, celui de l’άγων κάλλους (agôn kallous) éliaque était ceint
(euandria) récompensait la tribu d’Athènes ayant produit l’homme le plus viril. Il est aussi
dit de Pythagore lui-même qu’il avait été vainqueur de l’εὐεξία (euexia) à Tralles. Les
concours de beauté, pour les hommes, comme en Élide, pour les femmes, comme à Lesbos,
étaient chose commune aux Grecs, et la beauté paraissait rendre un jeune homme digne
des sacrifices divins, ou signifier la force d’une tribu 50 ; mais sans doute les modernes se
pensent-ils plus profonds que les Grecs. Aussi n’est-il pas surprenant de les voir se targuer
de ne se fier qu’aux paroles des bouches persiffleuses des menteurs, comme si la beauté
50
Nigel Crowther, « Male "Beauty" contests in Greece: The Euandria and Euexia », dans L’Antiquité Classique,
n° 54, 1985, pp. 285-291.
32
Cette croyance n’a pas empêché Rolfe Peterson et Carl Palmer, dans une
montrer une forte corrélation entre attractiveness (le fait d’être attirant physiquement) et
political worldview (la conception politique du monde) 52 . Plus exactement, ils ont
conservative”, c’est-à-dire que « les individus les plus attirants 53 physiquement auront
davantage tendance [que les autres, NDT] à se déclarer conservateurs ». Rolfe Peterson et
d’autres termes, nous sommes conscients que la beauté [attractiveness] n’est pas l’alpha
apparaît que l’attractivité physique a bien une influence sensible et robuste sur l’efficacité
politique [la croyance dans la capacité de la société civile à comprendre les affaires
politique ». Cela semble d’après eux s’expliquer par le fait que les gens beaux sont mieux
traités, dans le cadre de ce que l’on appelle l’effet de halo. Leur vie étant, ceteris paribus,
meilleure, ou plus simple, ils sont moins susceptibles d’être séduits par les propositions
contre les inégalités ». Forts de ces données, Rolfe Peterson et Carl Palmer en concluent
ceci, qui est là où l’on voulait en venir : « La nature sociale de la politique engendre un
51
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/29355104/
52
Rolfe Peterson et Carl Palmer, « Effects of physical attractiveness on political beliefs », dans Politics and the
Life Sciences, vol. 36, n° 2, 2017, p. 9.
53
Il est naturellement très facile de remettre en cause le fondement même de cette étude en critiquant sa
méthodologie. En lisant attentivement l’étude, on voit que cette critique serait parfaitement infondée. La
quantification de la beauté physique repose sur les données de la WLS, qui portait sur les critères physiques de
10 000 étudiants du Wisconsin dont l’apparence était évaluée par leurs camarades, sous contrôle statistique. Il ne
s’agissait absolument pas de données déclaratives personnelles et auto-référentielles.
33
environnement dans lequel notre apparence physique peut donner forme à nos rapports
Il ne s’agit donc pas ici de dire que les hommes de gauche sont laids, ou
inversement — loin de là. Ce genre de considération, qu’il n’est pas indigne d’être
convoqué lors d’un jugement moral, doit néanmoins rester étranger au propos de ce
plus sérieusement, de dire que la beauté physique donne en partie forme à notre
conception politique du monde, ce qui est prouvé par les recherches de Peterson et Palmer.
54
ibid., p. 10.
34
Le besoin anthropologique d’égalité mène-t-il au libéralisme ?
Les deux chapitres précédents avaient pour tâche, premièrement, de montrer que
politiques, mais relevait d’une typologie particulière, dont le clivage n’avait aucune raison
politiques, et les différences anthropologiques, bien plus profondément ancrées que les
anthropologiques, il n’est pas difficile d’établir un lien entre utopie égalitaire et inégalité
plus tôt : il est vrai que certains anarchistes de ce siècle s’enorgueillissent encore de la
valeur guerrière des anarchistes du siècle passé. Sans doute deux miliciens risquant leur
vie, et sachant prendre celle des autres, l’un de la Rote Armee Fraktion 55, l’autre de l’Ordine
qu’ils ne le sont de leurs admirateurs respectifs du XXIe siècle. Ainsi les idées politiques se
sont-elles amollies en même temps que se sont affaiblis les hommes. Comme le disait
55
Ou RAF, organisation allemande d’extrême gauche terroriste, ayant fomenté l’assassinat, l’enlèvement,
l’agression de dizaines de victimes, entre les années 1970 et les années 1990.
56
Mouvement fasciste italien ayant fomenté des dizaines d’attentats terroristes dans les années 1970.
35
autrefois Robert de Jouvenel, pour flétrir la complicité et la bassesse des hommes
changements d’opinion politique. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les « progrès »
en matière « d’égalité » ne mettent pas un terme au désir d’égalité : plus une société est
égalitaire, plus la psychologie de gauche semble s’amollir, et plus grand est son désir
d’égalité.
Voilà pour les causes de ce désir d’utopie égalitaire. Quant à ses effets, ils sont bien
simples : cette utopie égalitaire tend au socialisme, qui est une forme de société où l’utopie
égalitaire est en acte, c’est-à-dire réalisée. Du côté des modérés, les socio-démocrates,
même quand ils s’en éloignent, refusent d’apostasier, et n’abandonnent pas le socialisme
comme forme de société idéale. Du côté des révolutionnaires, les communistes admettent
rejette son opposé, qui est le libéralisme. Pour cette raison, toute réflexion sur la gauche
et sur la droite, et en particulier sur cette dernière, doit passer par l’étude de la question
du libéralisme.
57
Robert de Jouvenel, La République des camarades, Grasset, 1914, p. 57.
36
L’opposition de la gauche et de la droite en tant
son anthropologie, comme on vient de le voir, les rend également irréductibles. Aussi, une
fois cette psychologie et cette anthropologie prises en compte, il apparaît nettement que
la gauche, égalitaire, en plus d’être irréconciliable avec la droite, dans la mesure où elle
mène nécessairement au socialisme, qui seul peut réaliser son utopie égalitaire ; il
apparaît nettement que la gauche est également inconciliable avec le libéralisme. C’est
pourtant dans cette erreur profonde et courante, qui lie, par des confusions nombreuses,
théorie politique contemporaine : à savoir la croyance selon laquelle l’État est le meilleur
Une idée s’est répandue « à droite », c’est-à-dire hors de la gauche — à peu près
souverainistes, et même les monarchistes français. Cette idée, c’est que le libéralisme
37
Cette idée repose d’abord sur la croyance absolument fausse que le libéralisme
serait d’origine révolutionnaire. Croyance deux fois absurde : le libéralisme anglais est
philosophiques de la doctrine libérale, et en particulier John Locke 58, elle est absolument
que lui a inspiré la Révolution française. Elle était à ses yeux la conséquence d’un
détriment des « old rules and principles 60 » dont jouissaient autrefois les nations. Il n’est
d’ailleurs pas étonnant qu’Edmund Burke ait été à la fois un Père du libéralisme, du
également contre-révolutionnaires dans leur essence. Tous trois se sont fait l’ennemi de
« tous ces hommes géométriques qui seuls avaient alors la parole et qui nous
écrasaient 62 ». Certains, toutefois, trouveront peut-être que cette preuve, d’un libéralisme
58
John Locke, médecin et philosophe né en 1632 dans le Somerset, en Angleterre, est connu pour avoir contribué
à deux domaines philosophiques majeurs : la gnoséologie, ou la théorie de la connaissance sensible, avec son Essay
Concerning Human Understanding, et la théorie politique, avec ses Two Treaties of Government, dans lesquels il
postule un état de nature égalitaire, mais où il introduit, d’après le marxiste Crawford Brough MacPherson (The
Political Theory of Possessive Individualism. Hobbes to Locke, Clarendon Press, 1962), à la suite de l’avènement
historique de la monnaie et des gouvernements civils, les bases d’un système quasi capitaliste, où l’accumulation
illimitée de richesses est strictement conforme aux droits naturels.
59
Carl Schmitt, La Notion de politique, Flammarion, 2009, p. 115.
60
Edmund Burke, “Letter to Chevalier Claude-Francois de Rivarol”, dans Correspondence of the Right
Honourable Edmund Burke: Between the Year 1744 and the Period of His Decease, Rivington, 1844, vol. 3, p.
210.
61
Edmund Burke, Philosophical Enquiry into the Sublime and Beautiful, Oxford University Press, 2015.
62
Alphonse de Lamartine, Des destinées de la poésie, Gosselin, 1834, p. 6.
38
« géométrique », prétendant gouverner par la Raison les hommes et la nature, est une
preuve insuffisante. Peut-être cela ne suffit-il pas, selon eux, à démontrer la contradiction
Pour ceux-là, peut-être faut-il que l’on montrer précisément en quoi les
libéralisme avec la gauche. En la matière, le cas le plus clair est celui de la physiocratie,
pour ainsi dire l’école française d’économie. Peu savent en effet que le libéralisme
économique est une doctrine française, et il est très probable que les quelques mots que
l’on peut dire à ce sujet sont susceptibles d’engendrer deux conséquences : celle de
surtout de montrer que la tradition libérale est plus française que celle de l’État-
providence 63.
Rothbard sur « The Brilliance of Turgot ». On se permettra toutefois de dire que les
63
C’est, contrairement à l’erreur commune, le libéralisme économique qui est français, et qui date des Physiocrates
du XVIIIe siècle, d’ailleurs antérieurs à Edmund Burke. En sens contraire, c’est l’État-providence, welfare state,
qui est anglais, et qui date de la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire à peu près du ministère de Benjamin Disraeli,
Premier Ministre de la Reine Victoria, c’est-à-dire plus d’un demi-siècle avant qu’il ne soit appliqué en France.
64
En particulier le second tome de l’Histoire des idées politiques de Jean Touchard (Presses Universitaires de
France, 2012), qui est supérieure, en ce qui concerne la physiocratie, et la physiocratie seulement, à l’Histoire des
idées politiques aux Temps modernes et contemporains de Philippe Nemo (Presses Universitaires de France, 2013).
39
monarchisme des physiocrates, comme ils étaient principalement opposés aux excès de
l’absolutisme, est, en fait, sujet à débat : mais ce qui ne l’est pas, toutefois, c’est qu’ils aient
été les inventeurs de ce que l’on appellera plus tard le « despotisme naturel » ou
« despotisme légal », c’est-à-dire « le pouvoir législatif [qui] ne peut être exercé que par
un seul65 ». Ce pouvoir législatif est celui, comme son nom l’indique, d’énoncer des lois
qui, dans la mesure où elles obéissent strictement au droit naturel, n’ont aucun caractère
coercitif : le monarque naturel énonce des lois qui rendent libres. Cette part de la doctrine
physiocratique est exprimée le plus nettement par Lemercier de la Rivière dans L’Ordre
naturel et essentiel des sociétés politiques, publié en 1767, avant, d’ailleurs, de subir les très
vives critiques de Jean-Jacques Rousseau. Cette théorie politique, en vérité, n’est pas
Quesnay son maître, sont favorables à une économie dont le fondement productif et moral
est avant tout rural et agricole, comme chez Turgot — qui n’est toutefois pas physiocrate
à proprement parler. Cette économie rurale, agraire, est la double expression d’une notion
fondamentalement libérale : celle de la consubstantialité des lois justes avec les lois de la
nature. Pour les physiocrates, c’est parce que l’ordre social n’est qu’une certaine forme
d’ordre naturel, que les agriculteurs sont à la source de la productivité économique, parce
que les agriculteurs sont ceux dont le labeur est le plus contraint par la nature.
Réciproquement, c’est parce que les agriculteurs ont ce statut spécifique que l’ordre
social, s’il veut être conforme à la nature, doit reposer sur eux. Il est d’ailleurs important
de noter que François Quesnay, le maître de Lemercier de la Rivière, soit considéré comme
le premier économiste au sens moderne du terme, ayant publié son Tableau économique
en 1758. Il est aussi notable que c’est à Vincent de Gournay, fort proche, comme Turgot,
65
Paul-Pierre Lemercier de la Rivière, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Geuthner, Paris, 1910,
p. 91.
40
des physiocrates, que l’on doit le mot d’ordre de « laissez-faire » — laisser-faire
l’économie, laisser-passer les marchandises — expression qui est devenue le terme par
qui concerne, enfin, le rapport du libéralisme français avec la notion d’égalité, il suffit de
voir la manière par laquelle, au moment crucial de la Révolution, les libéraux l’ont
répandues sous les ministères de Turgot et de Necker, tous deux ayant été aux Finances
la plus idéale celle des rangs et des conditions ; il ne le veut pas, et pour la
c’est pour une chimère qu’il est prêt à troubler le repos du monde. 66 »
Ces mots sont de Necker. Il n’est pas nécessaire d’y ajouter grand-chose. Aussi
préférerait-on parler de cette chimère au lieu de l’utopie égalitaire, si l’on ne courait pas le
risque de perdre en précision. Voilà quelle sorte d’idées le libéralisme français avait
66
Jacques Necker, Réflexions philosophiques sur l’égalité, Belles Lettres, 2005, p. 108.
41
produites. Chez l’un comme chez l’autre, d’ailleurs, avec des nuances ici sans importance,
ce libéralisme avait aussi inspiré la conscience du besoin de réformer les finances de l’État,
en créant un impôt unique : universel, mais sans distinction de revenus, tentative échouée
qui, si elle n’avait pas rencontré la résistance de l’Assemblée des Notables, car c’est pour
échapper à l’impôt libéral qu’une bonne partie des notables convoqués par Calonnne en
Que l’on ne se prétende donc pas que, dans une détestable confusion, le libéralisme
soit compatible avec l’égalitarisme, ni qu’il soit compatible avec la marche révolutionnaire
l’égalitarisme. Le libéralisme ne peut donc en aucun cas être de gauche, puisque la liberté,
en laquelle il consiste, rend impossible l’égalité absolue, ou réelle, qui est l’état rêvé de
l’utopie égalitaire.
croire que les maux qui accablent les nations d’Occident sont dues aux conséquences
Quand étudie ces critiques dans le détail, on se rend bien vite compte que ses
67
Jacques de Saint-Victor, La Chute des aristocrates, Perrin, 1992, pp. 29-33.
42
économique, un « ultra-libéralisme » dont les conséquences seraient, comme on l’a dit, la
démographique. Pour voir dans quelle mesure cette critique est justifiée, il suffit en fait de
mettre en regard ces cinq phénomènes économiques et sociaux en regard avec la théorie
libérale, non pas telle que ses critiques se l’imaginent, mais telle qu’elle est réellement.
Quand on étudie ces critiques dans le détail, on se rend bien vite compte que ses
« capitalisme financier ». Il suffit, pour régler ces erreurs, de définir les choses clairement.
des taux d’inflation et de chômage, à partir de la fin des années soixante, déclenchent
68
Le monétarisme est la « dichotomie fondamentale entre la monnaie et l’économie réelle. » (Alexis Riss,
« Monétarisme et banques centrales », dans La Pensée confisquée, La Découverte, p. 158) Autrement dit, c’est la
doctrine selon laquelle les banques centrales ne devraient pas pouvoir manipuler artificiellement le cours des
monnaies.
69
Gilles Doster, Le libéralisme de Hayek, La Découverte, 2001, p. 107.
70
ibid. p. 108.
71
ibid.
43
Comment peut-on oser associer la France contemporaine, et même l’Union
court ?
France n’est en rien, depuis la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle, libérale ou
« néolibérale » ; car en ce qui concerne la dette publique, c’est bien simple. La dette
publique française est à son niveau le plus élevé depuis 1949, c’est-à-dire à 115% de son
PIB, soit 2650 milliards d’euros en mars 202172. Cela n’est bien évidemment pas dû aux
milliards d’euros en décembre 2019, soit plus de 100% du PIB73. Il semble toutefois bien
une opposition de principe aux dépenses publiques. C’est la raison pour laquelle, plus une
nation est libérale, comme l’Australie et la Suisse 74 , plus faible est son taux
d’endettement 75, et même que, dans le cas de la Suisse, la capacité d’endettement de l’État
simple, selon lequel « sur l’ensemble d’un cycle conjoncturel, le montant total des
72
https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/03/26/la-dette-publique-de-la-france-a-atteint-115-7-du-pib-en-
2020-le-niveau-le-plus-eleve-depuis-1949_6074521_3234.html
73
https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/12/20/la-dette-publique-a-depasse-les-100-du-pib-fin-
septembre-selon-l-insee_6023559_3234.html
74
https://www.heritage.org/index/ranking
75
Terry Miller, James D. Foster, “Public Debt, Economic Freedom and Growth”, dans 2012 Index of Economic
Freedom, 2012, p. 48.
76
https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/suisse-lexemple-dun-frein-lendettement
44
dépenses ne doit pas excéder celui des recettes 77 ». Cette gestion des finances publiques,
que l’on peut qualifier de morale — ne pas dépenser plus que ce que l’on a — n’a pas été
appliqué strictement en France depuis le ministère d’Antoine Pinay, Ministre des finances
et des affaires économiques du Général de Gaulle 78, et de la mise en place du plan Pinay-
Rueff, commandé par le Général de Gaulle, et dont le principal auteur, Jacques Rueff, était
« plan d’austérité » par les antilibéraux de gauche, et ceux qui sont prétendument de
droite. Ceux qui accusent, en dépit de tout bon sens, le libéralisme économique, qui repose
dette publique, s’appuient sur la confusion absurde entre système bancaire et libéralisme
économique. Il n’est même pas nécessaire de démêler cette ridicule confusion : il suffit de
rappeler que, pour s’endetter auprès d’une banque, que celle-ci soit privée ou publique, il
faut avant tout que les dépenses d’un État soient supérieures à ses recettes. Une gestion
libérale des finances publiques rendant illégale l’endettement de l’État pour ses dépenses
ordinaires, la dette publique est par essence incompatible avec le libéralisme économique.
Il faut à ce titre rappeler que la France est le pays de l’OCDE dont les dépenses sociales
sont les plus élevées, équivalent à 31% du PIB : c’est-à-dire, schématiquement, qu’1/3 de
toute la richesse produite en France en une année est ponctionnée par l’État afin d’être
dette » est sans commune mesure avec ces chiffres 80 . 714 milliards d’euros de
77
https://www.efv.admin.ch/efv/fr/home/themen/finanzpolitik_grundlagen/schuldenbremse.html
78
https://www.economie.gouv.fr/saef/antoine-pinay
79
https://data.oecd.org/fr/socialexp/depenses-sociales.htm
80
https://www.budget.gouv.fr/budget-etat
45
« protection sociale », soit un tiers de la somme de la dette publique, étaient versés en
désindustrialisation, dont l’une des causes majeures est l’impossibilité, pour les industries
international à cause des charges, d’un salaire minimum trop haut, d’un temps de travail
hebdomadaire bien trop bas ; la baisse du pouvoir d’achat, qui, en plus d’être un mythe 82,
répandues, n’est justifiée par aucun bénéfice économique pour la France 84, même selon
les calculs les plus prudents85 ; quant aux crises économiques récentes, elles avaient non
seulement été prédites, mais elles auraient sans doute été empêchées, si les éléments
81
https://www.lesechos.fr/economie-france/social/la-france-championne-deurope-des-depenses-de-protection-
sociale-133669
82
Il n’a fait qu’augmenter depuis 1960, à quelques exceptions près lors des deux seules présidences socialistes de
la période (entre 1980 et 1985, sous la présidence du socialiste François Mitterrand, et entre 2010 et 2017, sous la
présidence du socialiste François Hollande). Le pouvoir d’achat et le revenu disponible continue d’augmenter
année après année, et cela en dépit même de l’inflation, c’est-à-dire de la hausse générale des prix. Voir ici :
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2385829#graphique-figure1
83
Dawid W. Slawson, The New Inflation: The Collapse of Free Markets, Princeton University Press, 1981, pp. 25-
29.
84
Ni pour la France, ni pour les entreprises françaises : l’argument selon quoi « l’immigration fait peser à la baisse
sur les salaires » n’ayant pas beaucoup de sens au XXIe siècle. Comment les immigrés pourraient-ils bien faire
baisser les salaires, alors même qu’il existe un salaire minimum revalorisé chaque année, et que le taux de chômage
est plus élevé chez les immigrés que chez les Français ? (Dominique Meurs, « Le chômage des immigrés : quelle
est la part des discriminations ? », dans Population & Sociétés, n° 546, 2017, p. 1)
85
https://www.atlantico.fr/article/decryptage/cout-de-l-immigration--la-cour-des-comptes-a-t-elle-compris-ses-
propres-chiffres-jean-paul-gourevitch
86
“The tendency to keep the rates of interest stable, and especially to keep them low as long as possible, must
appear as the arch-enemy of stability, causing in the end much greater fluctuations, probably even of the rate of
interest, than are really necessary. Perhaps it should be repeated that this applies especially to the doctrine, now so
widely accepted, that interest rates should be kept low till “full employment” in general is reached.” (Friedrich
August von Hayek, Profits, Interests and Investment, Kelley, 1975, p. 70.)
46
La France moderne est-elle « libérale libertaire » ?
sur une chimère, non moins absurde que celle du « néolibéralisme », mais dont l’erreur ne
réside pas, cette fois, dans la seule étude des faits sociaux. Dans le cas de l’économie
libérale et du « néolibéralisme », l’erreur résidait dans le rapport qui était établi entre les
faits économiques, comme la dette, et la réalité de la doctrine libérale, qui est opposée
dans ses principes aux dépenses ordinaires de l’État. En ce qui concerne le « libéralisme
libertaire », la question, en quelque sorte, devient abstraite des faits sociaux : les deux
Michéa, raisonnent en effet par induction, et non par déduction. Cette quasi tradition
pamphlet de Régis Debray écrit dix ans après « mai 68 87 ». C’est là que fut inaugurée cette
méthode inductive appliquée aux faits sociaux libertaires : Régis Debray constate, d’une
capitalisme patrimonial. Voilà deux faits sociaux, à peu près objectifs ; et les voilà sous peu
élevés au rang de notion générale, de concept : « A quoi bon la famille patriarcale, à partir
87
Régis Debray, Modestes contributions aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Maspero,
1978.
88
ibid., Mille et une nuits, 2008, p. 28.
47
stratégie du développement du capital exigeait la révolution culturelle de Mai. Elle n’en
La méthode est strictement la même chez Michel Clouscard : « Mai 68 est cette
malentendu. 90 » Jean-Claude Michéa, quant à lui, ne copie pas aussi strictement le texte de
pour ainsi dire transcendantale, c’est l’idée bien connue selon laquelle le système
agents privilégiés.91 »
Quiconque ayant lu ces trois auteurs — et quelques autres — aura remarqué qu’à
véritablement définis. Il ne s’agit pas là de dire qu’il n’y a pas un endroit, dans un ouvrage
plus ou moins obscur de Michel Clouscard, ou dans une note de bas-de-page de Jean-
Claude Michéa 92, où quelques définitions sont à peu près esquissées. Le problème est bien
plus profond : la définition des termes, des termes qui sont pourtant au centre de leurs
théories, ne constitue pas la base du raisonnement, qui devient par conséquent une
89
ibid., p. 29.
90
Michel Clouscard, Refondation progressiste, L’Harmattan, 2003, p. 55.
91
Jean-Claude Michéa, « Préface à La Culture du narcissisme », cité dans Impasse Adam Smith : brèves remarques
sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Flammarion, 2010).
92
C’est tout de même peu probable : même dans un article intitulé « De quoi le libéralisme est-il le nom ? » (Revue
du Mauss, n° 31, 2008, pp. 510-524), Jean-Claude Michéa ne donne pas la moindre définition élémentaire,
générale, même abstraite, même historiquement délimitée, du libéralisme. L’article entier est censé, peu ou prou,
servir de longue définition, sans succès.
48
élucubration. Les termes sont définis en cours de route et, pour cette raison, la définition
de chaque chose est malléable et glissante ; or, s’il n’est pas absurde d’admettre les
variations de sens, permettant de mettre à jour une notion avec ses nouvelles réalités
historiques, il est illusoire, et parfois trompeur, de forger des « concepts » à partir de ces
« libertarisme ». Si les faits changent au point d’entrer en contradiction avec une doctrine,
ce n’est pas que la doctrine s’est métamorphosée : c’est que les faits n’ont plus de rapport
même aller plus loin : que le processus de civilisation repose sur la discrimination est l’un
des fondements les plus profonds de la doctrine libérale. Friedrich August von Hayek ne
doutait pas de ce fait et, comme il le disait lors d’un entretien avec Thomas Hazlett :
« La civilisation repose sur le fait que les gens sont très différents, et si l’on ne
permettait pas à ces différences d’exister, c’est tout le processus d’évolution que nous
49
rapporte au dilemme posé par l’égalitarisme : pour rendre les gens égaux, il faut les traiter
Plus limpidement encore, dans le premier volume de Law, Legislation and Liberty :
« La société ne peut ainsi exister que si les règles ont évolué par un
Que dire, alors, des faits sociaux décrits par Régis Debray, Michel Clouscard et Jean-
Claude Michéa ? Dont-on nier, au motif que leurs définitions des termes théoriques sont
volontairement absconses, les faits sociaux ou historiques qu’ils expliquent par ces
termes ?
Certainement pas.
réponse « libérale » aux faits sociaux décrits par les critiques du « libéralisme libertaire »
est fort simple. Si l’on prend le cas de la légalisation des drogues, les antilibéraux
diront que la gauche libertaire s’est alliée à la droite libérale pour mettre un terme à
l’interdit en vertu de laquelle, autrefois, l’usage des drogues — parait-il — était réprimé.
La position libérale, il est vrai, se refuse à réprimer l’usage des drogues : un drogué est
93
Nobel Prize-Winning Economist Friedrich A. von Hayek. Interviewed by Earlene Craver, Axel Leijonhufvud,Leo
Rosten, Jack High, James Buchanan, Robert Bork, Thomas Hazlett, Armen A. Alchian, Robert Chitester,
University of California, 1983, p. 769.
94
Friedrich August von Hayek, Law, Legislation and Liberty, Chicago Press, 1973, p. 44.
50
libre de l’être, et ni la « société », ni l’État, ni un groupe quel qu’il soit, ne sont légitimes à
empêcher un homme de se comporter de la manière qu’il désire, tant que cette manière
ne cause aucun tort aux autres hommes. Cela semble suffire à associer les libéraux, qui
refusent d’imputer à la liberté d’un drogué, et les libertaires, qui font la promotion de la
capitalisme, et toutes les choses qui leur sont liées. Bien sûr, les antilibéraux feignent ne
pas savoir que cette subversion est elle-même d’origine socialiste, chose que l’on constate
chaque jour, et que le socialisme, lui-même fondé sur la primauté de l’individu sur le
groupe 95, est par nature porté à justifier toutes les déviances de ce style. Surtout, chose
bien plus grave, les antilibéraux nient, par ignorance ou par tromperie, la position
politique, sur le libre choix d’un individu à mener une vie de débauche ; mais le
discriminer les débauchés. Autrement dit, le libéralisme dit : un drogué est libre de mener
sa vie de drogué comme il la veut, et tous ceux qui la réprouvent sont libres de discriminer
le drogué comme ils l’entendent, à condition qu’ils n’intentent point à son intégrité
physique. Cette attitude libérale repose ainsi sur la sélection sociale, considérée comme
purgés sans violence par les choix individuels. Dans la nature, nulle coercition, nulle force
95
A moins de considérer que le socialisme soit libéral, ou que de nombreux socialistes, comme Jean Jaurès,
n’étaient pas socialistes : « Mais dans l’ordre prochain, dans l’ordre socialiste, c’est bien la liberté qui sera
souveraine. Le socialisme est l’affirmation suprême du droit individuel. Rien n’est au-dessus de l’individu. » («
Socialisme et liberté », dans Œuvres, Rieder, 1931, vol. 6, p. 87).
51
étatique, nulle violence, nulle loi, n’empêche les comportements contre-nature. C’est la
sélection naturelle, exprimée à travers les choix individuels intraspécifiques, qui fait
Dans un ordre libéral, donc, aucune loi ne réprime l’usage des drogues, mais
lois. Les discriminations individuelles servent de loi. Le libéralisme n’est donc rien d’autre
96
Notion théorisée par Michael Polanyi dans The Logic of Liberty avant d’être empruntée, selon Philippe Nemo,
par Friedrich August von Hayek, voir Philippe Némo, op. cit., pp. 1333-1355.
52
L’étatisme est-il une erreur ?
pas que l’État moderne est la cause des maux qu’ils voudraient régler par ce même État.
Il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on entend par État moderne.
« La langue actuelle désigne sous le nom d'État [en anglais, State, NdT] le
spécifique d'un peuple, celui qui fait loi aux moments décisifs, constituant
L’État au sens moderne, en tant que « Statut par excellence », a pour nature de se
substituer aux « multiples statuts imaginables, tant individuels que collectifs ». Dans
discriminent, c’est l’État qui discrimine à la place des individus, qui fixe le « Statut » de
97
Carl Schmitt, op. cit., p. 57.
53
chaque chose. En laissant de côté l’argument libéral classique de la quantité
de cette substitution.
le risque que n’importe quelle majorité puisse la changer 99. Autrement dit, dans un ordre
polycentrique, la conquête du pouvoir par des forces subversives n’a que des
conséquences limitées. Dans un ordre monocentrique, on donne les pleins pouvoirs aux
bons rois comme aux tyrans. En second lieu, la substitution des modes de discrimination
dérèglement des mœurs. Les institutions naturelles, remplacées par des artifices ou des
« Depuis le XVIIIe siècle, en dépit des efforts des libéraux, l'idée est
fortement ancrée dans les mentalités que c'est à l'État qu'il incombe de
l'influence des Lumières que l'idée étatiste commence cette longue dérive
98
C’est l’argument principal de Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek, ainsi que de Michael Polanyi d’ailleurs,
bien qu’il ne soit pas libéral à proprement parler : l’ordre polycentrique est supérieur au monocentrique à cause de
la quantité limitée d’informations qui peuvent parvenir aux « oreilles » de l’État, tandis que, dans l’ordre
polycentrique, dans la mesure où chacun prend part à la collecte et au traitement des informations, l’intelligence
collective, dans un processus évolutionniste, supplante l’information centralisée.
99
La puissance de l’État, c’est avant tout la puissance de ceux qui capturent l’État. C’est l’argument principal
énoncé dans ce remarquable article, intitulé « Why True Conservatism Means Anarchy », publié dans The
American Conservative : https://www.theamericanconservative.com/articles/why-true-conservatism-means-
anarchy/
54
que l'on appelle en France la politique, ce sont les efforts entrepris pour
100
Jacques Julliard, op. cit., p. 55.
55
L’État peut-il corriger les mœurs ?
métaphysiques de Michel Clouscard ou Jean-Claude Michéa. Les auteurs libéraux n’ont pas
synchroniques.
Wilhelm Röpke relate l’anecdote suivante — dont chaque détail est signifiant :
qu’elle devrait avoir honte, puisque son père ne recevait pas de sa fille toute
sur elle, se développe à peu près dans le même temps que la contestation de la famille
Wilehlm Röpke, A Humane Economy. The Social Framework of the Free Market, Henry Regnery, 1961, p.
101
156.
56
manière. Il suffit bien plutôt d’observer que, la dégénérescence des institutions naturelles
ou l’instruction publique, se sont substituées à l’instruction que les parents doivent aux
enfants ; la retraite par répartition s’est substituée au devoir que les enfants doivent aux
part un post hoc ergo propter hoc. C’est vrai : mais les faits suppléent au passage du post à
le Capital, et prétendent l’abolir par leur révolution sexuelle, et pourquoi, d’autre part, les
l’hypothèse libérale, les faits s’amoncellent pour démontrer une intention, car il y a bien,
depuis Jules Ferry, une intention prégnante chez les « ministres de l’instruction
parents 103 ». La succession et l’intention sont deux preuves bien plus solides d’une
d’intentions contradictoires.
102
https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/09/02/97001-20120902FILWWW00013-morale-laique-peillon-fixe-
des-objectifs.php
103
https://www.senat.fr/seances/s201802/s20180221/s20180221007.html
57
Comment distinguer le socialisme et le communisme ?
avoir montré dans quelle mesure on pouvait considérer que les conséquences morales
La distinction entre socialisme et communisme n’est pas une chose aisée : bien
souvent, ni les uns ni les autres ne savent bien ce qui les distingue. A des fins de clarté et
de rigueur, pour ne pas verser dans des querelles obscures, et pour fonder une critique
sur une base solide, on s’en référera à l’explication qu’en donne Vladimir Lénine à partir
de sa lecture de Karl Marx et de Friedrich Engels dans L’État et la Révolution, qui a été cité
plus haut : à savoir que le socialisme correspond à un état social transitoire où, la
propriété ayant été faite propriété commune, sous contrôle étatique, l’intégralité du
« droit bourgeois » n’a toutefois pas encore été aboli. Subsistent donc les banques, la
propriété privée des biens autres que les biens de production, une rémunération
été restreinte au point de permettre une égalité formelle, mais pas encore une égalité
communisme intégral est socialiste ; le socialisme n’est qu’un communisme partiel. Aussi
mesure où le socialisme embrasse des formes économiques et des utopies égalitaires plus
grandes que le communisme intégral. Il n’en reste pas moins que le communisme, lui
58
aussi, mérite d’être mentionné ici, afin qu’il ne paraisse pas qu’il puisse pallier les limites
Toutefois, l’objectif ici n’est pas d’opérer une critique systématique des doctrines
juste doit-on se borner à rappeler les erreurs principales de ces deux constructions.
59
Le socialisme peut-il se substituer à l’ordre naturel ?
En ce qui concerne le socialisme, c’est-à-dire l’état social dans lequel « tous les
semblable aux limites des ordres monocentriques esquissés quelques chapitres plus tôt.
Le problème réside dans ce que la complexité de l’activité économique est trop grande
pour qu’elle soit dirigée depuis une instance politique centralisée. Le physiocrate Louis-
Paul Abeille, mieux que tout autre, a clairement exprimé ce problème en ces termes à
« […] le régime d’un commerce aussi compliqué que celui des grains est au-
Ces propos, écrits en 1768, montre l’avance de trois siècles qu’ont les esprits
français sur les autres. Le problème, dans tout ordre monocentrique, et en particulier dans
les régimes socialistes, est simple : même si l’autorité centrale arrive à prendre le contrôle
des échanges économiques à un certain degré, par exemple au degré des moyens de
production et des matières premières, il demeure impossible, pour elle, « d’établir une
relation entre l’importance qu’a pour la société une prestation de travail, et la part de
celle-ci dans le produit du processus social de production 106 ». C’est une conséquence
inéluctable de l’impossibilité, pour la collectivité, de régir les rapports d’échange entre les
biens de consommation : pour éviter que des biens de valeur égale obtiennent une
104
Ludwig von Mises, Le Calcul économique en régime socialiste, Coppet, 2019, p. 12.
105
Louis-Paul Abeille, Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, Coppet, 2014, p. 21.
106
Ludwig von Mises, op. cit., p. 16.
60
nouvelle valeur d’échange sur un marché secondaire, il faut que le mode de rémunération
soit uniquement borné à la quantité de travail social. Par exemple, une heure de travail
réalisé permet d’obtenir le résultat d’une heure de travail social exprimé sous la forme
d’un bien ayant nécessité une heure de travail pour être produit. Bref, c’est calculer les
valeur d’usage subjective des biens 107 . » En d’autres termes, si l’on considère que le
marché n’est pas le meilleur mode d’allocation des ressources — certains ont trop,
d’autres pas assez — et que l’on estime que l’État, ou toute autorité politique, saurait
allouer les ressources plus efficacement, il advient que la valeur qu’ont les ressources aux
yeux de l’autorité centrale n’a plus de rapport avec leur valeur réelle pour les individus et
les groupes. Il s’en suit que la force de travail est dépensée irrationnellement, et même
gaspillée : l’autorité centrale peut allouer, par exemple, dix hommes d’un bien nécessitant
une heure de travail et dix autres à la production d’un autre nécessitant également une
heure de travail, sans savoir que, au sein de la population, une unité du premier bien
cette donnée impossible pour l’autorité centrale, et celle-ci continuera de supposer qu’une
107
ibid., p. 18.
61
Le communisme est-il dialectiquement réalisable, compte tenu de la nature du
socialisme ?
est rendu impossible par la contradiction interne de l’économie socialiste, que l’on vient
d’exposer, mais encore, les notions économiques sur lesquelles il repose n’en sont pas
moins absurdes. Les communistes les plus stricts objecteront que les contradictions de
l’État socialiste ne représentent aucun danger, puisque cette contradiction consciente doit
régression. Pour se limiter toujours à quelques mots, puisqu’il est impossible de mener
une critique exhaustive de l’un et de l’autre dans les limites de ce livre, il suffit de dire que
grandes pertes et une grande misère, puisque la force de travail est dépensée
rapports d’échange sans rapport avec la valeur d’usage servant de base au calcul
l’extinction de l’État, doit opérer à sa propre persécution : les ouvriers, tous armés,
contrevenants, y compris les ouvriers parasites produisant plus ou moins que leurs
62
semblables. Sans cette persécution permanente, il est impossible d’empêcher que des
sein des ouvriers, or cet état de persécution permanente est rendu impossible par les
63
Conclusion : le souverainisme comme troisième voie ?
semble avoir gagné, au cours des dix dernières années, de très nombreux esprits. Cette
idée repose premièrement sur la croyance que le clivage a changé, et que le changement
« perdants de la mondialisation ».
Si cette idée est intolérable, c’est d’abord parce qu’elle heurte la raison :
la droite et la gauche, voudrait-elle dire que, une fois la patrie victorieuse, le dérèglement
France et l’Occident, ne feraient plus l’objet de controverse ? Inversement, une fois le parti
des « mondialistes » vaincu, l’abolition des inégalités de richesse, des règles morales et
des modes de production capitalistes ne fera-t-elle plus l’objet d’une lutte ? En d’autres
termes, faut-il dire : à quoi bon l’ordre moral, tant que les « mondialistes » sont vaincus ?
Ou bien quiconque pense-t-il : peu importe les inégalités de richesse, pourvu que la nation
recouvre sa souveraineté ?
Tout cela est absurde. Il n’est pas même vrai de dire : pour régler la corruption des
mœurs, il faut recouvrer la souveraineté, car à supposer que ces notions soient justifiées,
64
il y a une « mondialisation » qui plaît à la gauche, et à laquelle elle souscrit : ceux qui
« l’internationale ouvrière ». La raison pour cela est bien simple : l’opposition entre la
gauche et la droite ne se borne pas aux partis, ni à ses expressions politiques fugaces. Le
Les opinions politiques sont engendrées par toute une foule de choses, d’intérêts
clivage plus profond : celui qui oppose ceux qui se conçoivent comme ayant besoin
d’égalité à ceux qui estiment que cette égalité se fera toujours à leurs dépens. Certains, à
cause de longues histoires familiales cristallisées dans leur psychologie ou dans leur
n’est rien, et que seule compte la sympathie. Ces oppositions, plus profondes que celle qui
est mimée sur le théâtre des partis politiques, ne s’estompe pas. Elle demeure, et elle rend
croient combattre aux côtés de nouveaux alliés, qui sont en fait leurs ennemis les plus
féroces, dissimulés par la querelle qui les oppose tous aux « mondialistes ».
ne sont en premier lieu que des instruments d’un désir politique plus profond. Le désir
politique de la gauche, celui qui forme le dénominateur commun de toutes ses expressions
politiques, c’est l’utopie égalitaire. La gauche est l’expression de l’utopie égalitaire parce
que toutes les « familles » ou « cultures » politiques qui s’en revendiquent partagent tous,
sans exception, une passion certaine pour l’égalité ; égalité relative ou absolue, formelle
65
ou réelle, mais égalité toujours. Tous ceux qui, ou bien n’ont cure de l’égalité, ou bien la
contraire aux intérêts de ceux-là mêmes qui la désirent : ceux-là ne sont pas de gauche. La
gauche elle-même les refuse en son sein. Ceux-là sont de droite. C’est la gauche qui décide
ce qui est de gauche et ce qui, n’étant pas de gauche, est de droite : et cela s’explique en ce
que la gauche veut changer le monde. Elle a surgi, historiquement, dans un monde de droite,
c’est-à-dire un monde devant être changé, et elle ne disparaîtra, retournant d’où elle est
venue, que lorsque le monde aura l’apparence d’être de gauche. Alors, peut-être, la droite
existera en elle-même — à condition toutefois que cela soit possible, c’est-à-dire que le
monde soit conforme à l’utopie, ce qui, de toute évidence, ne saurait arriver : car l’utopie,
irréalisable, hors du monde par définition, repousse toujours sa propre échéance plus loin,
C’est la raison pour laquelle le libéralisme seul, conformément à son histoire, est
l’institution, du pouvoir — l’État moderne, par lequel, seul, la gauche est capable d’opérer
dit : nul ne peut ni ne doit changer l’homme et le rendre conforme à son image. Il dit que
l’homme est tel qu’il est, tel que Dieu, ou la Nature, ou Dieu par la Nature, l’a fait. Il dit que
l’égalité sera toujours honnie par la liberté, et que l’artifice et l’arbitraire d’une idée
politique ne doit ni ne peut se substituer aux lois naturelles. C’est la raison pour laquelle
C’est ce que reconnaît Carl Schmitt, grand ennemi du libéralisme qu’il était, ennemi
au point d’en dire force bêtises quant à ses rapports avec l’individualisme, bêtises
corrigées ultérieurement par Friedrich August von Hayek. Le libéralisme est la négation
même de substituer, aux ordres des familles, des communautés, des églises, des
compagnies, des entreprises, des villes, des provinces ; de substituer à ces ordres celui de
l’ordre naturel, qu’ils nient le plus souvent, un ordre artificiel qui lui est contraire.
évidentes, parce que la tendance de toute autorité centrale est égalisatrice, luttant
toujours contre les particularités, les ordres subsidiaires qui, la rendant dispensables,
Là demeure l’argument final, qui devrait convaincre les véritables Français, les
selon l’historiographie héritée des Lumières et du XIXe siècle, devraient être associés à
108
Carl Schmitt, op. cit., p. 115.
67
une situation de désordre, de régression ou du moins de blocage. Or, c’est l’essor et le
deux éléments longtemps tenus pour contraires à la logique du système féodal, mais dont
pouvoir monarchique109. »
C’est la liberté, c’est son ordre polycentrique, qui ont promu l’Europe au
promontoire extrême des siècles. L’Europe chrétienne, l’Europe féodale — l’Europe est
libérale.
décisives [1050 à 1250], fut toujours dominée, non par le producteur, mais
par le commerçant. Ce n’était pas pour ces gens-là que, fondée sur un régime
109
Jérôme Baschet, La civilisation féodale : de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Flammarion, 2018, p. 187
sq.
110
Marc Bloch, La Société féodale, Albin Michel, 1994, p. 114.
68
Merci de m’avoir lu jusqu’au bout.
https://mailchi.mp/c71549417612/ebookelrayhan
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