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2
Avant-propos

Les notions de droite et de gauche sont des notions politiques. Les notions

politiques, en tant que telles, n'ont pas le même statut que des faits scientifiques. S’il est

possible de fournir une preuve expérimentale d'un phénomène physique, aucune

expérience scientifique, au moins dans l'état actuel de la science, ne peut donner une

preuve aussi tangible d'un phénomène politique. Il est par conséquent illusoire de

chercher à atteindre la même scientificité dans le domaine des idées politiques que dans

celui des sciences physiques. Cela ne veut toutefois pas dire qu'il est impossible de parler

des phénomènes scientifiques avec rigueur, bien au contraire : pour traiter sérieusement

de l’histoire politique et des théories politiques, avoir conscience des limites propres à ces

matières est une condition sine qua non.

L’opposition de la gauche et de la droite, ou « clivage gauche-droite », est dépassé ;

la gauche et la droite sont symétriques, et leur statut historique est comparable ; les

opinions politiques ne sont que des affaires d’idées ; le libéralisme est de gauche ; il a mué

sous une forme « néolibérale » et « libérale libertaire » ; l’État est le remède aux maux

contemporains ; le socialisme forme, avec le libéralisme, une alternative crédible ; le

souverainisme, ou l’étatisme, sont une troisième voie : autant d’erreurs dont les têtes sont

pleines et qu’il s’agit ici de corriger. Cette correction se développe au rythme de vingt

questions, qui s’enchevêtrent afin de ne pas briser le progrès de la réflexion ; car le sujet

requiert de mêler ensemble l’histoire politique, l’histoire des idées, l’historiographie, la

psychologie, la théorie politique, l’économie et la philosophie.

3
Aussi faut-il dire que, en matière de méthode, on ne peut à la fois définir les notions

tout en réglant les débats qui agitent les champs propres à ces notions. Par exemple, si

l’on cite Karl Marx pour définir le communisme, ce n’est pas à cause de ce que l’on ignore

les débats qui ont fait rage parmi les théoriciens politiques. Ce n’est pas non plus par

ignorance de ce qu’il puisse exister, sans doute, un marxisme non communiste, et un

communisme non marxiste. Le fait est qu’il faut bien s’en tenir, pour définir une notion, à

ceux qui font autorité dans leur domaine, et il est juste de penser que les auteurs qui ont

été retenus ont une autorité suffisante pour que l’on puisse faire reposer sur eux la

définition de la doctrine qu’ils ont le plus influencé. Ce travail ne porte donc pas sur la

question de savoir ce qui serait le bon ou le mauvais communisme, mais que l’idée et la

réalité du communisme, pour ne parler que de cet exemple, tels qu’elles sont passées dans

le temps, et sont restées dans l’histoire, l’ont principalement par l’entremise de ces Karl

Marx. C’est ainsi que l’on parle principalement de Karl Marx et de Vladimir Lénine quand

il est question de socialisme et de communisme, et de Friedrich August von Hayek et de

Ludwig von Mises quand il est question de libéralisme.

Il ne semble, non plus, pas inutile de préciser que l’aire géographique du sujet dont

on parle s’étend, par cercles concentriques, de la France jusqu’à l’Occident. Les arcanes

des théories politiques d’Extrême-Orient partagent bien trop peu de points communs

pour que l’on puisse traiter à la fois de leurs manifestations en France et au Japon. Aussi

doit-on se borner à parler principalement de la France quand il s’agit des mouvements

politiques, à l’Europe quand il s’agit de l’origine des doctrines, et à tout l’Occident en ce

qui concerne ce que l’on peut appeler « les maux du siècle », c’est-à-dire les craintes et les

périls qui semblent menacer, pour certains, l’Occident tout entier.

4
Enfin, il est nécessaire de préciser que, à cause de la manière dont les habitudes de

lecture ont changé, traiter d’un sujet aussi vaste sans épuiser le lecteur d’une part, ni le

confondre en raccourcis et en simplismes d’autre part, représente un périlleux défi. Les

choses qui méritent quelques développements parfois abscons ont été mises en note au

bas des pages ; là finissent aussi les commentaires qui s’adressent à ceux qui, lorsque l’on

parle d’une chose qu’ils pensent connaître, s’offusquent très vite si l’on ne prend pas mille

précautions.

5
6
Table des matières

Avant-Propos ............................................................................................................ 3
La nature profonde de l’opposition de la Gauche et la Droite .................................. 9
Comment définir la gauche et la droite ? ... ............................................................ 9
Comment définir la gauche ? ................................................................................ 10
La gauche est-elle historiquement définie par la notion d’égalité ? ...................... 13
Comment définir la droite ? .................................................................................. 17
La gauche et la droite sont-elles symétriques ? ..................................................... 19
Cette asymétrie s’explique-t-elle historiquement ? ............................................... 21
La gauche est-elle force de progrès ? ................................................................... 23
L’opposition entre la gauche et la droite se borne-t-elle à leurs expressions
politiques ? …………………………………………………………………………………………………………26
Le désir d’égalité est-il un besoin anthropologique ? ............................................ 32
Le besoin anthropologique de l’égalité mène-t-il au libéralisme ? ......................... 35

L’opposition de la gauche et de la droite en tant qu’alternative du socialisme et du


libéralisme .............................................................................................................. 37
Le libéralisme est-il de gauche ? ........................................................................... 37
La France moderne est-elle néolibérale ? ............................................................. 42
La France moderne est-elle « libérale libertaire » ? ............................................... 47
Le libéralisme peut-il être libertaire ? ................................................................... 49
L’étatisme est-il une erreur ? ................................................................................ 53
L’état peut-il corriger les moeurs ? ....................................................................... 56
Comment distinguer le socialisme du communisme ? .......................................... 58
Le socialisme peut-il se substituer à l’ordre naturel ? ........................................... 60
Le communisme est-il dialectiquement réalisable, compte tenu de la nature du
socialisme ?..............................................................................................................62
Conclusion : le souverainisme comme troisième voie ?.......................................... 64

7
8
La nature profonde de l’opposition de la gauche et

de la droite

Avant de voir si l’opposition de la gauche et de la droite est dépassée, comme on le

dit souvent, il faut d’abord la définir l’une et l’autre. On se rend alors compte que les

définitions couramment données à ce sujet sont fort limitées : pour bien les définir, il faut

aussi apporter des preuves historiques en soutien à cette définition. Une fois cette

définition posée, et ces preuves avancées, il apparaît nettement que la gauche et la droite

ne sont pas symétriques, et que l’opposition entre les deux est d’une nature bien plus

profonde que les simples résultats électoraux, ou que la vicissitude des partis politiques.

Comment définir la gauche et la droite ?

Les notions de droite et de gauche sont des notions politiques. En tant que telles,

elles varient dans le temps et dans l'espace. Donner une définition de la droite et de la

gauche, par conséquent, c’est désigner ce qui demeure, peu importe le lieu ou le temps

historique, invariablement de droite et invariablement de gauche.

9
Comment définir la gauche ?

La gauche est l’expression politique de l’utopie égalitaire 1.

Cette définition, à en croire les raisons qu’en donne Platon 2, doit être démontrée

comme toute définition. Ou, du moins, comme toute définition incertaine ou contestée. Le

maître-mot de cette définition, bien sûr, c’est la notion d’égalité : le point commun de

toutes les doctrines de gauche réside assurément dans la croyance ou dans la recherche

de l’égalité entre les Hommes. Par égalité, il faut entendre, bien sûr, le principe selon

lequel tous les Hommes doivent être traités de manière égale. Ainsi, est égalitaire toute

chose qui vise à cette égalité entre les Hommes.

Rien, cependant, n’est égal dans la nature, et deux choses, par conséquent, ne

peuvent être jamais traitées de manière rigoureusement égales : deux chevaux, nés de la

même jument et du même étalon, nés le même jour dans la même écurie, dressés par le

même éleveur, nourris avec les mêmes aliments, ferrés des mêmes fers et entraînés aux

mêmes obstacles ; ces deux chevaux, lancés au départ de la même course, ne passeront

pas en même temps la ligne d’arrivée. Il y a des aléas, des différences indiscernables, des

inégalités génétiques en vertu desquelles, même traités sous les mêmes conditions, deux

individus ne seront jamais capables des mêmes choses, peu importe leur espèce. Jean-

Jacques Rousseau, pour ainsi dire introducteur de la notion d’inégalité comme élément

1 Cette définition, très concise, nous la devons en particulier à Pierre Millan, et plus généralement aux

travaux du Carrefour de l’Horloge qui, peu importe l’opinion que l’on a de ses membres, brille depuis
longtemps dans la formulation des notions politiques.
2 Platon, Hippias majeur, 292d.

10
central d’une partie des théories politiques modernes 3, ne conteste lui-même ne conteste

pas ce fait 4.

C’est la raison pour laquelle tout désir égalitaire est en même temps utopique5 :

l’utopie, terme constitué à partir du grec τόπος (topos), qui signifie « lieu », et οὐ (ou), qui

exprime la négation, désigne un « non-lieu », c’est-à-dire un lieu qui n’est pas, qui n’existe

pas, ou qui est impossible. Le syntagme utopie égalitaire se réfère donc à la fois à l’idée

que l’égalité, pour les raisons que l’on vient de voir, est irréalisable dans les faits, mais

aussi que cette égalité, dans les doctrines de gauche, constitue un état utopique, c’est-à-

dire non encore atteint, et pour cette raison idéal et désirable.

On pourra toutefois objecter, comme le fait Jean-Jacques Rousseau, que l’inégalité

naturelle est sans rapport avec l’inégalité légale ou politique. Outre que cela n’est en rien

prouvé, il est parfaitement manifeste que la gauche ne cesse pas d’exister aussitôt que

l’égalité légale ou politique est atteinte. Il paraît par conséquent tout à fait juste de dire

que la gauche ne se borne pas à l’établissement d’une égalité légale ou politique, « belle et

stérile fiction de la loi6 » ; et l’adhésion, au XXIe siècle, de la quasi-totalité des mouvements

et partis de gauche occidentaux à la discrimination positive, en vertu de quoi un individu

intellectuellement supérieur est passible d’être pénalisé en faveur d’un inférieur ; cette

adhésion suffit à démontrer que le désir égalitaire de la gauche ne se borne jamais à

3 La question de la première introduction d’une idée est toujours soumise à débat, mais que Friedrich Engels,
tout comme Karl Marx, en fassent la doctrine dont Hegel et eux-mêmes sont tributaires, suffit à justifier cette
affirmation (Friedrich Engels, Anti-Dürhing, Costes, 1931, pp. 215-217).
4 Jean-Jacques Rousseau, lui-même, ne cherche pas à contester ce fait. Dans le Discours sur l’origine et les

fondements de l’inégalité parmi les hommes, il écrit en exorde : « On ne peut demander quelle est la source
de l’inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple définition du mot. »
(Hachette, 1997, p. 32 sq).
5 A propos de l’importance de la littérature utopique du XVIIIe siècle dans la formation de la gauche en

France, lire Jacques Julliard, Les Gauches françaises : 1762-2012, Flammarion, 2012.
6 Sylvain Maréchal et François Noël Babeuf, Manifeste des Égaux, 1795.

11
l’égalité légale ou politique, mais considère qu’il faut dépasser l’égalité politique ou légale,

si les inégalités naturelles subsistent malgré elles.

Si l’on se permet de définir la gauche comme expression politique de l’utopie

égalitaire, c’est donc que, premièrement, la notion d’égalité permet de caractériser et de

rassembler toutes les doctrines et les mouvements de gauche, et, secondement, parce que

le caractère utopique de cette recherche d’égalité est un élément déterminant, comme on

s’apprête à le démontrer.

12
La gauche est-elle historiquement définie par la notion d’égalité ?

La première chose à démontrer ici, c’est que cette définition de la gauche comme

expression politique de l’utopie égalitaire est la seule définition permettant de rassembler

tous les mouvements politiques de gauche, contrairement à toutes les autres définitions.

On peut établir un classement des gauches en France fondé, en s’appuyant sur une

distinction devenue classique6, non pas sur les « partis » politiques mais sur les « cultures

» ou « familles » politiques 7 :

Réformisme Jacobinisme Collectivisme Libertarisme

Socio-démocrates Radicaux Socialistes Communistes Anarcho-communistes Anarchistes

Selon cette classification, largement empruntée à Jacques Julliard, le caractère

égalitaire apparaît bien comme le seul dénominateur commun à toutes les cultures

politiques de gauche. Les socio-démocrates 8 , en France comme en Allemagne – d’où

provient leur doctrine – ne sont pas à proprement parler, et selon leurs propres dires,

anticapitalistes. Ils sont même, depuis l’acte de naissance historique (en Allemagne) et

6 Voir les études de Serge Berstein, Michel Winock et Marc Lazar dans Les Cultures politiques en France, Seuil,
1999.
7 Comme l’écrit Jacques Julliard, op. cit., la nuance est importante : « Il y a rarement coïncidence exacte entre

les familles et les partis. Ces derniers valent surtout par leurs résultats électoraux et la part qu'ils prennent
à l'exercice du pouvoir. Les familles, elles, qui n'ont aucune apparence légale et même pas de visibilité
extérieure, ne sont pas liées aux mêmes contingences ; leur place dans le paysage idéologique de la France
ne dépend pas exclusivement de leur importance numérique. »
8 Cette appellation recouvre ceux qui se font également appeler « socio-libéraux » ou « libéraux de gauche »

: oxymores dont on démontrera plus tard l’absurdité.

13
symbolique (en France), du programme de Bad Godesberg, favorables à « l’économie de

marché ». Ils diffèrent, en cela, nettement des anarchistes et des communistes. Les

anarchistes, quant à eux, qui s’opposent à tout « gouvernement de l’homme 9 », se

distinguent rigoureusement des jacobins, dont la doctrine est profondément

institutionnelle et centralisatrice. Les communistes, qui désirent abolir « la propriété

privée des moyens de production », et veulent donc une abolition du capitalisme et de

l’économie de marché, se distinguent ainsi des socialistes, qui, loin de vouloir abolir toute

propriété privée, se bornent à vouloir la mettre sous le contrôle de la collectivité, c’est-à-

dire à réglementer l’économie par une intervention étatique afin d’établir un « partage

équitable » des profits.

Toutes ces familles, toutes ces cultures, tous ces partis, s’opposent en quelque

façon à propos d’éléments centraux de leur doctrine : ni le régime économique ni la forme

de l’ordre social, qui leur sont néanmoins primordiaux, ne permettent de rassembler ces

espèces politiques sous une seule catégorie. L’idée même de progressisme, ou de progrès,

ne suffit pas à les rassembler, puisque, comme on le verra plus tard, non seulement ces

doctrines n’ont ni l’apanage du « progrès » ni celui d’une conception optimiste de

l’histoire, mais encore, parce que leur caractère utopique les place souvent dans un mythe

des origines, de l’état de nature, qui situe l’état social, ou présocial, idéal, non pas à la fin

du temps historique, mais à son commencement.

Ce qui demeure, alors, comme le seul dénominateur commun de ces familles

politiques de gauche, c’est la notion d’égalité. Si les anarchistes s’opposent à toute forme

d’autorité et de gouvernement, c’est qu’ils estiment que le gouvernement de l’homme par

9 Pierre-Joseph Proudhon, Qu'est-ce que la propriété ?, Le Livre de poche, 2009, p. 53.

14
l’homme fait offense à la situation d’égalité idéale et primitive. Si les communistes

s’opposent à la propriété privée des moyens de production, et parfois même à la propriété

privée en général, c’est parce qu’il faut « que les institutions sociales changent à ce point

qu'elles ôtent à tout individu l'espoir de devenir jamais ni plus riche, ni plus puissant, ni

plus distingué par ses lumières qu'aucun de ses égaux 10 », d’après les mots de François

Noël Babeuf, « premier communiste agissant » selon Karl Marx lui-même 11. Le souci de

l’égalité est aussi, naturellement, ce qui doit présider, selon les socialistes, à la direction

de l’économie par l’État ou la collectivité. Si les radicaux occupent une voie moyenne entre

le libéralisme, « qui écrase les petits », et le socialisme, qui porte atteinte à la propriété

privée, tout en réclamant la nationalisation des « grandes richesses nationales », c’est en

vue de limiter les « abus du capitalisme », et de mettre à égalité les forts et les faibles 12.

Quant à ceux que l’on appelle, à tort, « libéraux de gauche » ou « socio-libéraux » modernes,

et qui en réalité sont des « socio-démocrates », c’est encore dans le désir d’égalité qu’il

faut chercher les fondements de leur doctrine. Ainsi Jean Tirole consacre-t-il un chapitre

entier aux inégalités dans l’Économie du bien commun. En vérité, le « problème des

inégalités » irrigue tout son ouvrage. L’idée qu’elles doivent être documentées, comprises

10 François Noël Babeuf, La Doctrine des Égaux, Bibliothèque socialiste, 1906, p. 62.
11 Karl Marx, Sur la Révolution française (1848), Éditions sociales, 1985, p. 91. Certains communistes, se
croyant de stricte obédience, pensant avoir mieux compris Karl Marx, voire même de l’avoir lu tout court, au
contraire de tous ceux qui le critiquent, argument dont ils se servent souvent ; certains communistes, donc,
objecteront que le communisme ne se borne qu’à l’abolition de la propriété privée des moyens de
production, et que cette abolition n’est justifiée par rien d’autre que l’exploitation du surtravail par les
propriétaires du capital. Ce n’est pas vrai, et sans doute n’ont-ils pas bien lu ou pas assez compris Karl Marx :
dans la première phase du communisme, c’est-à-dire dans la société socialiste, il est vrai, la propriété privée
est faite propriété commune, et doit encore régner la règle selon quoi « à quantité égale de travail, quantité
égale de produits » ; mais cette première phase n’est que transitoire. Dans la phase supérieure du
communisme, c’est-à-dire dans la société proprement communiste, dans le communisme achevé ou intégral,
le « droit bourgeois », qui subsiste encore dans la société socialiste, est définitivement aboli. L’inégalité « de
fait » n’étant plus protégée par ce droit, règne enfin « l’égalité réelle », où des individus aux capacités
différentes, à la force de travail inférieure, à l’intelligence inférieure, à la quantité de travail inférieure, sont
rétribués à la même hauteur que ceux qui leur sont supérieurs. C’est donc bien afin d’atteindre l’égalité
parfaite, d’après eux réelle, que les communistes s’opposent à la propriété privée des moyens de production,
et à la propriété privée dans son ensemble. C’est en tout cas l’explication qu’en donne Vladimir Lénine dans
L’État et la révolution (V, 3) — mais peut-être n’avait-il pas compris Karl Marx.
12
Serge Bernstein, « Les radicaux », dans Histoire des gauches en France, La Découverte, 2005, p. 7 sq.

15
et limitées, constitue un axiome et presque un dogme13. L’idée que l’intervention de l’État

ait pour fonction de permettre l’égalité est en revanche une conclusion, une proposition,

dont l’auteur est très fier, pour « une nouvelle conception de l’État » 14. Il est vrai que Jean

Tirole, titulaire en 2014 du Prix en sciences économiques de la Banque de Suède, dit Prix

Nobel, ait été remarqué par sa défense méticuleuse, à la fois statistique et éthique, du

fonctionnement du marché : mais le marché est conçu selon lui comme un moyen

d’accéder à l’égalité. Il en est de même pour Jean Pisani-Ferry, ancien commissaire général

du service ministériel France Stratégie, membre du conseil scientifique de la Fondation

Jean-Jaurès, ayant contribué aux programmes économiques de Dominique Strauss-Kahn,

Lionel Jospin, François Hollande et Emmanuel Macron 15 — Emmanuel Macron dont il

implore, aux côtés de Philippe Aghion, membre de la Commission dite Commission Attali,

une lutte accrue contre les inégalités 16.

13 Jean Tirole, Économie du bien commun, Presses Universitaires de France, p. 78.


14 Ibid., p. 226.
15 https://www.lalibre.be/international/jean-pisani-ferry-l-architecte-du-programme-d-emmanuel-
macron58b86d0ecd708ea6c0f05ee3
16 https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2018/06/09/20002-20180609ARTFIG00109-trois-economistes-

fidelesde-macron-pronent-un-reequilibrage-social.php

16
Comment définir la droite ?

Deuxième chose à démontrer : que la droite est tout ce qui n’est pas la gauche. En

vérité, l’évidence et le bon sens l’attestent : si l’on admet que la gauche rassemble tous

ceux qui expriment, défendent, théorisent, attendent ou espèrent une utopie égalitaire,

alors tous ceux qui estiment que l’égalité n’est ni possible ni souhaitable, ceux-là, sont tout

ce qui n’est pas la gauche.

Cela signifie-t-il que tout ce qui n’est pas la gauche constitue, à lui seul, la droite ?

Oui.

La gauche et la droite sont évidemment corrélatives, et, chose plus d’une fois

remarquée, certaines des idées les plus communes de la gauche d’il y a un siècle, si elles

étaient seulement prononcées au XXIe siècle, seraient tenues comme venant de la droite

la plus extrême. Cette vérité est criante au point d’atteindre parfois la caricature : on se

souvient alors que Marine Le Pen, lors d’un débat tenu le 14 février 2011, avait piégé Jean-

Luc Mélenchon, alors président du Parti de Gauche, en citant des propos de Georges

Marchais17 à propos de l’immigration, immigration qu’il estimait néfaste pour des raisons

strictement sociales et communistes. Ayant entendu ces mots, Jean-Luc Mélenchon avait

répondu : « oui oui, c’est un texte de 1930 ça, [ou] 34 [sic] ». Le discours d’un homme de

gauche de 1970, aux yeux d’un homme de gauche de 2010, est devenu comparable à celui

d’Adolf Hitler18.

17 Georges Marchais, mort en 1997, avait été le secrétaire général du Parti Communiste Français pendant 22

ans, de 1972 à 1994, et une figure centrale de la gauche d’après-guerre.


18 https://youtu.be/ZurVk6muiK4?t=220

17
Dans un même ordre d’idées, et pour ne pas se borner à un seul exemple, il est

possible de faire une longue liste de ces glissements d’idées, passées, semble-t-il, de la

gauche la plus pure à la droite dite extrême : Friedrich Engels sur la dissolution des

familles19, Pierre-Joseph Proudhon sur les différences sexuelles 20, Jules Ferry sur le devoir

des races supérieures à l’égard des races inférieures et sur « l’esprit français 21 », Léon

Blum sur l’institution du mariage et l’enfantement 22, ou encore sur le degré de civilisation

des races supérieures 23, Marx Dormoy sur l’immigration clandestine 24.

Certains répondront que ces citations sont « hors-contexte » : c’est vrai. En vérité,

ce n’est pas tout à fait vrai, et puis cela importe peu, puisque ces propos, s’ils étaient tenus

au XXIe siècle, seraient considérés d’extrême-droite peu importe leur contexte. Il est

toutefois vrai de dire que ces propos s’inscrivent dans une doctrine politique plus

générale, et que la prise en compte de cette doctrine politique atténue leur caractère

conservateur : c’est précisément ce que l’on cherche à démontrer. Ce genre de déclaration,

ce genre d’idée, n’est que l’écume de la gauche : toutes ces idées s’inscrivent dans un fonds

égalitaire et utopique, elles n’ont jamais été dites avec autre chose que l’égalité au cœur,

et c’est pourquoi l’utopie égalitaire est le seul dénominateur commun permettant de

définir la gauche et tous les mouvements qui la composent.

On appelle sinistrogyre, depuis Alfred Thibaudet 25, ce déplacement constant des

idées politiques vers la gauche, déplacement par lequel la gauche d’hier apparaît comme

19 Friedrich Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique (1844), Allia, 1998, p. 19-20.
20
Pierre-Joseph Proudhon, La Pornocratie, Kontre Kulture, 2013, p. 159.
21 Jules Ferry à la Chambre des députés le 28 juillet 1885, cité dans Brighelli et Rispail, Textes et Contextes :

XIXe siècle, Magnard, 1981, p. 337


22 Léon Blum, Du mariage (1907), Albin Michel, 1937, p. 324
23 Léon Blum à la Chambre des députés, lors du débat sur le budget des Colonies, cf. Débats parlementaires,

Assemblée, Session Ordinaire, 30 juin – 12 juillet 1925


24
https://www.assemblee-nationale.fr/13/evenements/Ceremonie_quatre-vingts/marx-dormoy.aspmar
25 Alfred Thibaudet, Les Idées politiques de la France (1932), Stock, 1932, p. 19.

18
la droite d’aujourd’hui. C’est précisément ce mouvement sinistrogyre, à cause duquel des

idées considérées de gauche il y a quelques décennies ont désormais la réputation d’être

de droite, qui rend nécessaire la définition de la gauche comme expression politique de

l’utopie égalitaire : car ce désir d’utopie égalitaire est le seul dénominateur commun de

toutes ces formes passagères de la gauche.

Il est donc juste de dire que c’est la gauche qui situe le centre et la droite : le centre

étant ce qui la sépare de la droite, la droite étant ce qui n’est pas elle. En ce sens, il n’y a

donc pas de centre : le centre n’est que la ligne de démarcation imaginaire qui distingue

la droite de la gauche. Ainsi, quand le positionnement de la gauche change, celui du centre

change aussi, et se voit glisser lui-même vers la gauche ; mais, de gauche, un parti ou

mouvement politique se revendiquant au centre ne le sera jamais ipso facto. Ce

mouvement sera reconnu par la gauche comme étant sien s’il tend à l’utopie égalitaire, il

sera rejeté comme de droite s’il n’y souscrit pas.

La gauche et la droite sont-elles symétriques ?

Cette définition de la gauche, dont on ne peut nier qu’elle repose sur des preuves

solides, engendre donc cette conséquence dont l’importance ne doit pas être sous-estimée

: la droite n’a pas de définition ; ou plutôt, la définition de la droite est négative, puisque

la droite, c’est tout ce qui n’est pas la gauche.

Maurice Agulhon, historien de renom, spécialiste de l’histoire des gauches, lui-

même membre du Parti Communiste français, ayant participé à la contestation étudiante

19
de mai 196826, et, pour toutes ces raisons, acteur lui-même de cette histoire de la gauche

française dont il est aussi l’historien, faisait en 1986 une curieuse remarque :

« En politique, droite et gauche sont des mots très employés, mais avec

d'intéressantes variations. D'abord – la chose a été constatée depuis

longtemps – le couple verbal droite-gauche est plus employé à gauche qu'à

droite. La gauche dit volontiers : « Nous, la gauche, eux, la droite », mais la

réciproque est beaucoup moins vraie. 27 »

Cette « chose constatée depuis longtemps » est un signe de ce que, si la gauche

existe effectivement, la droite, elle, n’existe, au fond, pas pour elle-même : la droite n’existe

que pour la gauche ; et toutefois la gauche n’existe que par la droite.

Qu’entend-on par-là ?

Que, d’une part, la droite n’existe pas en tant que telle, mais qu’elle forme la totalité

de ce que la gauche considère comme n’étant pas elle-même. Est de droite, comme on l’a

dit, non seulement tout ce qui n’est pas de gauche, mais encore, et comme pour le

démontrer, tout ce que la gauche considère unilatéralement comme n’étant pas la gauche.

Ce fait devrait être profondément médité par tous ceux qui, dans le champ politique,

veulent se défaire de l’image ou de l’étiquette de la droite : ils n’en ont ni le pouvoir, ni la

liberté, car ce n’est pas eux qui en décident.

26Pierre Nora, Essais d’ego-histoire, Gallimard, 1987, p. 33.


27Maurice Agulhon, « La droite et la gauche : lutte des classes ou lutte d'idées ? » dans Ler Historia, n° 7,
1986.

20
D’autre part, la gauche n’existe que par la droite parce que la gauche n’est que

l’irruption historique de l’utopie égalitaire dans la réalité inégalitaire. Par réalité

inégalitaire, bien sûr, il faut comprendre l’exact contraire de l’utopie égalitaire, c’est-à-dire

l’état de fait que le monde, ou la réalité, sont inégalitaires dans leur nature. La gauche est

l’introduction dans l’histoire de la négation de cet état de fait, ou, a minima, la volonté d’y

mettre un terme. Raison pour laquelle la gauche existe par la droite : l’utopie, le lieu ou

bien le monde qui n’existe pas, n’est pensable sous une forme égalitaire qu’à condition que

le monde qui existe, lui, ne le soit pas ; car si le monde tel qu’il existe était déjà égalitaire,

il n’y aurait nul besoin d’action politique, ni d’imaginaire utopique28.

Cette asymétrie s’explique-t-elle historiquement ?

Il paraît utile, afin de démontrer définitivement la solidité de ce qui a été évoqué

plus haut, de prouver ces faits historiquement. La chose, en vérité, est fort simple : la

gauche, peu importe la définition que l’on en donne, n’existe pas avant le XVIIIe siècle, et

son acte de fondation démontre que la droite, qui ne s’est formée par réaction qu’en tant

que gardienne de l’ordre menacé, existait avant la gauche. De sorte que tout était de droite,

en quelque sorte, dans le monde et dans l’histoire, avant que la gauche ne fasse irruption

historiquement.

Marc Crapez, docteur en droit et historien, a rappelé dans un article notable que, si

le premier usage des termes « droite » et « gauche » date bien de la Révolution, il était

28 Ce rapport de la gauche, non pas à l’imagination — qui, opposée à la droite du « réel », ne serait qu’une

critique très superficielle, mais au monde tel qu’il devrait être, et non pas tel qu’il est, sera développée dans
la troisième partie du livre.

21
alors borné aux strictes limites du monde parlementaire, et que ce n’est qu’au début du

XXe siècle que ces termes ont commencé à structurer les opinions politiques du peuple

français en général 29 . Il rappelle les mots de Marcel Gauchet, qui avait observé que «

l’opposition [entre droite et gauche] a connu un léger flottement dans l’après-guerre », et

que c’est lors du Front populaire qu’il est devenu « inexpugnable 30 ». Que ce soit donc lors

de la première assemblée constituante, comme on le prétend souvent, ou lors du Front

populaire, incontestable terminus ad quem, il est remarquable que ce soit toujours la

gauche qui fonde cette opposition. Il confirme enfin, en conclusion de son article, la thèse

développée dans les chapitres précédents sur la définition négative de la droite : « La

droite est une non-gauche résultant de ce que la gauche se constitue à partir de 1900 par

une mutation idéologico-sémantique et un triple mouvement de rejet 31 ». C’est un fait qui

semble invariable, même si l’on s’aventure dans les anachronies, considérant comme

précurseurs de la gauche les Hippodamos, Aristonicos, Blossius, Gracques, tribuns de la

plèbe, populares, évergètes, et toutes les choses qui, dans l’histoire antique ou médiévale,

semblent incarner la gauche de leur temps : bien que toutes ces comparaisons soient

fausses, puisque, étudiées dans le détail, elles éludent toujours ce qui, dans ces faits ou

mouvements historiques, les met incontestablement hors des limites de la gauche

moderne, dans un genre d’effet de validation subjective ; bien que toutes ces comparaisons

soient fausses, donc, elles ont toutes pour dénominateur commun de faire surgir la

gauche, sous la forme de l’idée de justice ou de l’idée d’égalité, au sein d’un ordre social

considéré comme injuste ou inégalitaire. Ainsi, l’imaginaire de la gauche lui-même

29 Marc Crapez, « De quand date le clivage gauche/droite en France ? », dans Revue française de science
politique, n° 41, 1998.
30 Marcel Gauchet, « La droite et la gauche », dans Les lieux de mémoire, IIIe tome, Gallimard, 1992, p. 395.
31 Marc Crapez, op. cit., p. 73.

22
confirme que la gauche émerge toujours dans une réalité de droite, opposant, à un ordre

social tel qu’il est, un ordre social de gauche, qui n’est pas, ou qui n’est pas encore.

La gauche est-elle « force de progrès » ?

L’étude de simples faits historiques relatifs aux notions de droite et de gauche bat

ainsi en brèche toutes les définitions communes et fausses qui sont fréquemment

énumérées à ce sujet. La gauche n’est pas, contrairement à une erreur commune, le parti

des « forces de progrès », en opposition à la droite, parti des « forces de conservation 32 ».

Antonio Gramsci écrivait en 1922 à Lev Davidovitch Bronstein, dit Léon Trotski,

qu’il y avait parmi les futuristes italiens des « monarchistes, des communistes, des

républicains et des fascistes ». Dira-t-on que ces monarchistes et ces fascistes futuristes,

prônant en tant que tels « la beauté de la vitesse », « les grandes foules agitées par le

travail », « le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau 33 »,

et qui clamaient : « Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles ! A quoi bon

regarder derrière nous […] ? », dira-t-on que ceux-là étaient de droite ? N’est-ce pas là un

parti « des forces de progrès », un parti du « mouvement » ? Il n’est pas nécessaire de

revenir sur le fait, démontré au chapitre 3, que la seule ligne de démarcation de tels

caractères réside nécessairement dans l’utopie égalitaire : les futuristes de gauche,

Russolo, Paladini, Pannaggi, n’étaient de gauche qu’en tant que leur adhésion au

32
Cette opposition de Maurice Aguhlon entre « progrès » et « conservation », établie dans son article de 1986, est
en substance équivalente à celle de François Goguel dans La Politique des partis sous la IIIe République (Seuil,
1946), qui évoque, quant à lui, l’opposition du parti du « mouvement » à celui de « l’ordre ».
33
Filippo Tommaso Marinetti, « Manifeste du futurisme », dans Le Figaro, 20 février 1909.

23
futurisme 34 , glorifiant « la guerre, — seule hygiène du monde — le militarisme, le

patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris

des femmes 35 » ; ils n’étaient de gauche qu’en tant que le futurisme était pour eux le

moyen de parvenir, par une révolution artistique, à une société d’hommes libérés par l’art,

dans une égalité profonde entre les intellectuels et le prolétariat 36. Il n’est pas nécessaire

de revenir sur cette évidence désormais acquise.

Peut-être est-il, en revanche, nécessaire de multiplier les exemples, afin que l’on ne

considère pas celui des futuristes, néanmoins le plus limpide de tous, comme une simple

exception — alors même qu’une seule exception suffit, pour montrer l’impertinence d’une

définition.

Multiplions donc les exemples : dira-t-on que Jean Jaurès, figure indélébile de la

gauche socialiste, était du parti du « progrès », ayant par exemple déclaré, à la Chambre

des députés : « Oui, nous avons, nous aussi, le culte du passé. […] c’est nous qui sommes les

vrais héritiers du foyer des aïeux37 » ? Que l’écologie politique, dont Cornelius Castoriadis

faisait remarquer en 1992 qu’elle n’était pas « l’amour de la nature » mais « la nécessité

de l’autolimitation […] de l’être humain 38 », que c’est une « force de progrès » ? 39 Et la

gauche anticapitaliste et décroissante en général, est-elle du parti du « progrès » ? Et le

luddisme, ce mouvement d’ouvriers anglais, pratiquant la destruction méthodique

34
Giovanni Lista, « Futurisme, Dada, fascisme », dans Ligeia, n° 15-16, 1994, p. 39.
35
Filippo Tommaso Marinetti, op. cit.
36
Giovanni Lista, « Futurisme, Dada, fascisme », dans Ligeia, n° 109-112, 2011, p. 148.
37
Jean Jaurès, Pages choisies, Rieder, 1922, p. 115.
38
Cornelius Castoriadis, « La force révolutionnaire de l’écologie », dans Écrits politiques. 1945-1997, volume VII,
Sandre, 2020, p. 209.
39
Une réponse facile semble surgir de cette question : l’écologie serait de droite. C’est sans doute vrai
historiquement, mais l’origine ne suffit pas à expliquer la totalité d’un phénomène. Il est indéniable qu’au XXIe
siècle, l’écologie soit devenue, non sans mascarade ni contradiction, une doctrine de gauche.

24
machines qui, estimaient-ils, les remplaçaient au travail — le luddisme était-il parti

du « progrès » ?

D’une part, il serait absurde de nier que le rejet du progrès technique et de la

croissance économique, identifiés à un progrès proportionnel des inégalités de richesse,

serait compatible avec la gauche. En sens contraire, il serait tout aussi absurde de dire que

la virilité, la suprématie, la glorification du génie, la conquête — scientifique ou guerrière,

sont incompatibles avec la droite. Il est par conséquent tout aussi absurde de borner l’une

et l’autre à des oppositions telles que celle du progrès et de la conservation, du

mouvement et de l’ordre, du futur et du passé.

25
L’opposition entre la gauche et la droite se borne-t-elle à leurs expressions

politiques ?

La preuve finale, si l’on veut, de la permanence de l’opposition entre la gauche et la

droite, est psychologique. Il a été jusqu’à présent démontré historiquement que la

définition de la gauche comme expression politique de l’utopie égalitaire était le seul moyen

de distinguer la gauche de ce qui n’est pas elle, de tout ce qui ne tend pas à l’égalité, de

tout ce qui est de droite, par conséquent. Voilà chose faite ; mais il y a, sous-jacent, en deçà

de ces définitions, un fait beaucoup plus éclatant, qui démontre plus que toute autre chose

la validité et la permanence de l’opposition entre la gauche et la droite : c’est l’opposition

des types psychologiques qui sous-tendent l’une et l’autre.

Ce passage de la preuve historique à la preuve psychologique n’est pas aisé :

démontrer la justesse des définitions de la gauche et de la droite requérait, non sans

labeur, des citations nombreuses, abondantes, et une accumulation de faits historiques.

Cela était nécessaire afin de protéger ce qui suit de tout soupçon, et de toute objection

malhonnête, puisque tout ce qui a été dit est conforme au consensus des sciences dites

historiques et politiques. La preuve psychologique repose sur d’autres fondements. Cette

preuve psychologique repose sur une question simple : comment l’opposition de la

gauche et de la droite pourrait-il bien être dépassé, alors que leur psychologie sous-

jacente est plus radicalement clivée que jamais ?

Ce fait psychologique n’est jamais mentionné, raison pour laquelle, sans doute,

l’idée d’un « dépassement du clivage gauche-droite » est entrée si aisément dans les

consciences. L’argument, comme la question qui vient d’être posée, est simple, et se

développe en deux temps : premièrement, que l’appartenance politique est moins

26
l’expression d’un intérêt personnel que celui d’une appartenance de groupe ;

secondement, que l’adhésion à la gauche ou à la droite comme groupe repose sur un

clivage de fondements moraux, et que ces fondements moraux, entre un individu de gauche

et un individu de droite, sont radicalement opposés, de sorte qu’indépendamment des

dénominations politiques, ou de la forme des partis, la psychologie d’un électeur ou d’un

partisan de gauche est profondément opposée à celle d’un partisan de droite — c’est-à-

dire, qui n’est pas de gauche.

Le premier élément, que l’appartenance politique est moins l’expression de

l’intérêt personnel que de l’identification à un groupe, a été démontré par Donald Ray

Kinder en 199840, selon qui l’opinion politique, à l’aube du XXIe siècle, agit comme badge

of social membership, que l’on peut traduire en « signe d’appartenance sociale ». Cette

observation a été reprise par le psychologue Jonathan Haidt 41 afin de pondérer la

rationalité supposée des appartenances politiques : les hommes ne se disent pas de

gauche ou de droite en vertu de leurs intérêts personnels, ni d’un mûr examen de chaque

programme politique, mais dans un processus d’appartenance à un groupe social. Ce

premier élément permet de voir deux choses : d’abord, que si la sociologie politique joue

bien une importance cruciale dans les choix électoraux et, plus généralement, les

appartenances politiques, cette sociologie ne prend pas la forme que l’on croit. L’idée

commune, même à droite — en dépit de toute cohérence doctrinale — est que

l’appartenance politique est l’expression des « intérêts de classe » : sont libéraux ceux qui

auraient un intérêt économique à la réduction des impôts ou de l’intervention étatique ;

seraient anticapitalistes, étatistes ou socialistes les individus désavantagés dans le

40
https://psycnet.apa.org/record/1998-07091-034
41
Jonathan Haidt, The Righteous Mind. Why Good People Are Divided by Politics and Religion, Pantheon Books,
2012, p. 101.

27
rapport de production, ou qui ont besoin de l’assistance de l’État contre la prédation

capitaliste. Idée plus courante encore, plus récente aussi, et non moins fausse : le « clivage

gauche-droite » aurait été dépassé par la « mondialisation », en sorte qu’il y aurait, d’une

part, les « perdants de la mondialisation » et, d’autre part, ses « gagnants ». Rien n’est

moins faux : bien sûr, tous les faits électoraux, tous les mouvements politiques ou sociaux

du XXIe siècle, à de rares exceptions, démontrent le contraire, du moins en Occident. Les

faits sont connus. En 2016, au Royaume-Uni, il y avait 24% d’électeurs travaillistes parmi

les électeurs ayant voté pour la sortie de l’Union Européenne, et 54% parmi les électeurs

opposés à la sortie 42 . En 2017, les souverainistes dits de gauche, anticapitalistes ou

favorables à une restriction de l’économie de marché, ont élu, en France, le candidat le

plus clairement opposé à leurs intérêts supposés et à leur doctrine. En 2020, aux États-

Unis, 87% 43 des électeurs anti-establishment dits de gauche ont élu un apparatchik élu

sénateur en 1972, 1984, 1990, 1996, 2002 et 2008 — ils avaient fait la même chose en

201644. Bien sûr, il ne s’agit pas de réduire la position de ces trois groupes (les travaillistes

britanniques, les souverainistes de gauche en France, les électeurs anti-establishment aux

États-Unis) à un seul caractère, comme s’il n’y avait qu’une seule raison de voter pour un

seul candidat. Au contraire : ces faits montrent combien est fausse l’idée d’une traduction

du « clivage gauche-droite », réputé dépassé, en opposition des « mondialistes » contre les

« souverainistes » ou du « peuple » contre les « élites ». Il n’y a pas de telle traduction : le

vote et l’appartenance politique n’ont que peu de rapport avec les intérêts propres, et

42
https://www.ipsos.com/ipsos-mori/en-uk/how-britain-voted-2017-election
43
https://www.nytimes.com/2020/07/08/upshot/democrats-united-poll-election.html ;
44
https://www.npr.org/2017/08/24/545812242/1-in-10-sanders-primary-voters-ended-up-supporting-trump-
survey-finds

28
même avec la cohérence de la doctrine. L’appartenance politique, comme le dit Jonathan

Haidt, est groupish 45, c’est-à-dire grégaire, et par là même irrationnelle.

Voilà pour l’appartenance politique, expression d’une identification à un groupe et

non pas d’un intérêt personnel ou d’un jugement rationnel. Le second temps de cette

preuve psychologique est bien simple : il y a des fondements moraux à l’adhésion aux

idées de gauche et aux idées de droite, et cette distinction constitue un clivage que le

glissement des partis politiques ne suffit pas à effacer.

Plus on est progressiste, moins la pureté, l’autorité et la loyauté sont importantes

dans un choix moral, par rapport à l’équité et à la sollicitude 46. C’est rigoureusement le

contraire, évidemment, pour un conservateur, comme l’illustre le graphique suivant 47 :

45
Jonathan Haidt, op. cit.
46
Dans son ouvrage de 2012, Jonathan Haidt emploie les termes Care, Fairness, Loyalty, Authority, Sanctity (p.
175) ; dans son étude publiée en 2009 pour la prestigieuse American Psychological Association, il emploie avec
ses acolytes les termes Harm, Fairness, Ingroup, Authority, Purity. Le choix parmi ces termes de 2009 ou de 2012
est sans conséquence.
47
Jesse Graham, Jonathan Haidt et Brian Nosek, « Liberals and Conservatives Rely on Different Sets of Moral
Foundations », dans Journal of Personality and Social Psychology, n° 96(5), p. 1033.

29
Pour le conservateur le plus extrême, tous ces fondements moraux sont importants

dans la plupart des cas : la sollicitude, l’équité, la loyauté, l’autorité et la pureté sont en jeu

dans la plupart des choix moraux d’un homme extrêmement conservateur. Pour un

homme extrêmement progressiste, lors d’un choix moral, la sollicitude et l’équité sont

quasi systématiquement prégnantes ; la loyauté dans la moitié des cas ; l’autorité et la

pureté dans moins de la moitié des cas. Voilà sans doute ce que pressentait Marc Crapez,

sans en avoir encore la preuve scientifique, quand il se demandait, à propos du « clivage

gauche-droite » :

« En somme quelque intérêt que revête la question terminologique,

l’antagonisme de deux imaginaires dualement opposés ne lui aurait-il pas

préexisté ? 48 »

L’opposition de la gauche et de la droite, en effet, ne se borne pas aux expressions

politiques : conformément à la définition de la gauche comme expression politique de

l’utopie égalitaire, ce qu’il faut comprendre, c’est que l’utopie égalitaire précède son

expression politique. Il y aurait utopie égalitaire, ou besoin d’une telle utopie, dans le cas

même où son expression politique était inexistante ou impossible 49 . Le clivage est

psychologique, moral, peut-être même anthropologique, et non pas seulement politique

ou électoral. C’est pourquoi le changement de nom d’un parti, le revirement d’un candidat,

l’alliance provisoire de deux électorats lors d’un referendum, quand bien même elles

seraient nombreuses sur une courte durée — ce qui n’est même pas le cas — ne peuvent

48
Marc Crapez, op. cit., p. 72.
49
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le souhait ou le besoin d’une utopie égalitaire ne suffit pas à caractériser
la gauche : ni Saint Thomas More ni François Rabelais ne sont de gauche, puisque leurs utopies, d’ailleurs pas tout
à fait égalitaires, à savoir l’Utopia et l’Abbaye de Thélème, ne font l’objet d’une expression politique. Raison
pourquoi, aussi, la gauche ne peut avoir existé avant son expression politique au XVIIIe siècle, puisque, en
admettant qu’il y ait eu, avant ce siècle, des utopies égalitaires à proprement parler, elles n’étaient pas exprimées
politiquement : le Jardin d’Éden n’est pas de gauche, puisqu’il n’est pas politique.

30
en rien modifier les types psychologiques et anthropologiques dont l’échelle de temps est

celle d’une vie entière, ou d’une partie de cette vie, et parfois même de véritables

atavismes et de traditions familiales, tant l’éducation des parents est importante dans la

constitution des « repères moraux ».

Ce que montrent également les travaux de Jonathan Haidt, quoiqu’il n’en déduise

pas les effrayantes conclusions qu’il devrait peut-être en tirer, c’est combien le

conservateur extrême est, au regard de l’étude qu’il a menée avec ses deux collègues, bien

plus modéré que le progressiste extrême — et plus modéré que le progressiste modéré,

et même que le modéré lui-même, c’est-à-dire le centriste, tout court. L’homme

extrêmement conservateur investit tout le spectre des fondements moraux dans la

plupart de ses choix moraux : l’écart est extrêmement faible entre l’importance qu’il

accorde à la pureté et celle qu’il accorde à l’équité, équité qui demeure néanmoins chez lui

le fondement moral le plus important. En revanche, même le modéré, ou le centriste, est

remarquable de partialité et d’hémiplégie morale — c’est ici statistiquement clair, et il

n’est même pas question d’interprétation ni de jugement de valeur, d’autant que ni

Jonathan Haidt ni ses collègues ne sont susceptibles d’être accusés de partialité.

31
Le désir d’égalité est-il un besoin anthropologique ?

Certains parlent quelquefois du « physique des idées », et ceux-là sont raillés. Il

aurait fallu consacrer un ouvrage entier à démêler cette croyance, selon laquelle il serait

bas, moderne, stupide, superficiel, barbare, d’accorder une valeur morale propre à la

constitution physique et à la beauté. Au lieu de cela, il s’est répandu une idée, elle vraiment

moderne, et non moins sotte, selon laquelle la parole seule devrait servir de matière au

jugement, et non pas l’apparence ou l’activité de celui qui prononce cette parole. Choisir

un homme parce qu’il déblatère ce que le peuple veut entendre serait le signe d’un grand

raffinement, mais choisir un homme parce qu’il est bien constitué physiquement, ou parce

que sa biographie et sa biologie plaident en sa faveur, serait le signe de la bêtise. C’est

peut-être vrai. Pourtant, le vainqueur de la καλλιστεία (kallisteia) de Béotie obtenait

l’honneur de sacrifier aux dieux, celui de l’άγων κάλλους (agôn kallous) éliaque était ceint

d’une couronne de myrtes au temple d’Athéna ; les θαλλοφόροι (thallophoroi) athéniens

portaient le rameau d’olivier aux Panathénées ; et aux mêmes Panathénées, l’εὐανδρία

(euandria) récompensait la tribu d’Athènes ayant produit l’homme le plus viril. Il est aussi

dit de Pythagore lui-même qu’il avait été vainqueur de l’εὐεξία (euexia) à Tralles. Les

concours de beauté, pour les hommes, comme en Élide, pour les femmes, comme à Lesbos,

étaient chose commune aux Grecs, et la beauté paraissait rendre un jeune homme digne

des sacrifices divins, ou signifier la force d’une tribu 50 ; mais sans doute les modernes se

pensent-ils plus profonds que les Grecs. Aussi n’est-il pas surprenant de les voir se targuer

de ne se fier qu’aux paroles des bouches persiffleuses des menteurs, comme si la beauté

était plus trompeuse que les mots.

50
Nigel Crowther, « Male "Beauty" contests in Greece: The Euandria and Euexia », dans L’Antiquité Classique,
n° 54, 1985, pp. 285-291.

32
Cette croyance n’a pas empêché Rolfe Peterson et Carl Palmer, dans une

publication récente intitulée « Effects of physical attractiveness on political beliefs 51 », de

montrer une forte corrélation entre attractiveness (le fait d’être attirant physiquement) et

political worldview (la conception politique du monde) 52 . Plus exactement, ils ont

découvert que : “More attractive individuals will be more likely to self-identify as

conservative”, c’est-à-dire que « les individus les plus attirants 53 physiquement auront

davantage tendance [que les autres, NDT] à se déclarer conservateurs ». Rolfe Peterson et

Carl Palmer concèdent, naturellement, que « le principal vecteur de l’appartenance

politique [partisanship] demeure la famille, la génétique et le rang socio-économique. En

d’autres termes, nous sommes conscients que la beauté [attractiveness] n’est pas l’alpha

et l’omega du rapport social au monde politique. Mais au travers de nos analyses, il

apparaît que l’attractivité physique a bien une influence sensible et robuste sur l’efficacité

politique [la croyance dans la capacité de la société civile à comprendre les affaires

politiques et à orienter la politique du gouvernement], l’idéologie et l’appartenance

politique ». Cela semble d’après eux s’expliquer par le fait que les gens beaux sont mieux

traités, dans le cadre de ce que l’on appelle l’effet de halo. Leur vie étant, ceteris paribus,

meilleure, ou plus simple, ils sont moins susceptibles d’être séduits par les propositions

politiques d’assistance sociale, d’aide du gouvernement, et plus généralement de « lutte

contre les inégalités ». Forts de ces données, Rolfe Peterson et Carl Palmer en concluent

ceci, qui est là où l’on voulait en venir : « La nature sociale de la politique engendre un

51
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/29355104/
52
Rolfe Peterson et Carl Palmer, « Effects of physical attractiveness on political beliefs », dans Politics and the
Life Sciences, vol. 36, n° 2, 2017, p. 9.
53
Il est naturellement très facile de remettre en cause le fondement même de cette étude en critiquant sa
méthodologie. En lisant attentivement l’étude, on voit que cette critique serait parfaitement infondée. La
quantification de la beauté physique repose sur les données de la WLS, qui portait sur les critères physiques de
10 000 étudiants du Wisconsin dont l’apparence était évaluée par leurs camarades, sous contrôle statistique. Il ne
s’agissait absolument pas de données déclaratives personnelles et auto-référentielles.

33
environnement dans lequel notre apparence physique peut donner forme à nos rapports

politiques et à nos croyances. 54 »

Il ne s’agit donc pas ici de dire que les hommes de gauche sont laids, ou

inversement — loin de là. Ce genre de considération, qu’il n’est pas indigne d’être

convoqué lors d’un jugement moral, doit néanmoins rester étranger au propos de ce

travail, qui est la définition et la compréhension de la gauche et de la droite. Il s’agit, bien

plus sérieusement, de dire que la beauté physique donne en partie forme à notre

conception politique du monde, ce qui est prouvé par les recherches de Peterson et Palmer.

54
ibid., p. 10.

34
Le besoin anthropologique d’égalité mène-t-il au libéralisme ?

Les deux chapitres précédents avaient pour tâche, premièrement, de montrer que

le « clivage gauche-droite » ne dépendait pas seulement des familles ou des partis

politiques, mais relevait d’une typologie particulière, dont le clivage n’avait aucune raison

de disparaître. Deuxièmement, les travaux de Peterson et Palmer ont permis de rappeler

que tout n’était pas qu’affaire de discours, de paroles, et d’intérêts économiques : la

biologie, la génétique, la constitution physique, ne sont pas étrangères aux théories

politiques, et les différences anthropologiques, bien plus profondément ancrées que les

opinions politiques, expliquent en partie la persistance du clivage politique.

Après avoir défini la gauche comme expression politique de l’utopie égalitaire, et

d’avoir montré quelles étaient certaines de ses causes psychologiques et

anthropologiques, il n’est pas difficile d’établir un lien entre utopie égalitaire et inégalité

anthropologique. En plus d’expliquer la persistance des clivages politiques, cette

corrélation peut, au moins en partie, expliquer le mouvement sinistrogyre dont on parlait

plus tôt : il est vrai que certains anarchistes de ce siècle s’enorgueillissent encore de la

valeur guerrière des anarchistes du siècle passé. Sans doute deux miliciens risquant leur

vie, et sachant prendre celle des autres, l’un de la Rote Armee Fraktion 55, l’autre de l’Ordine

Nero 56, sont-ils psychologiquement et anthropologiquement moins éloignés l’un l’autre

qu’ils ne le sont de leurs admirateurs respectifs du XXIe siècle. Ainsi les idées politiques se

sont-elles amollies en même temps que se sont affaiblis les hommes. Comme le disait

55
Ou RAF, organisation allemande d’extrême gauche terroriste, ayant fomenté l’assassinat, l’enlèvement,
l’agression de dizaines de victimes, entre les années 1970 et les années 1990.
56
Mouvement fasciste italien ayant fomenté des dizaines d’attentats terroristes dans les années 1970.

35
autrefois Robert de Jouvenel, pour flétrir la complicité et la bassesse des hommes

politiques de la IIIe République :

« Il y a moins de différences entre deux députés dont l’un est

révolutionnaire et l’autre ne l’est pas, qu’entre deux révolutionnaires, dont

l’un est député et l’autre ne l’est pas 57. »

En d’autres termes, puisque l’anthropologie influe grandement sur les opinions

politiques, les changements anthropologiques doivent eux aussi entraîner des

changements d’opinion politique. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les « progrès »

en matière « d’égalité » ne mettent pas un terme au désir d’égalité : plus une société est

égalitaire, plus la psychologie de gauche semble s’amollir, et plus grand est son désir

d’égalité.

Voilà pour les causes de ce désir d’utopie égalitaire. Quant à ses effets, ils sont bien

simples : cette utopie égalitaire tend au socialisme, qui est une forme de société où l’utopie

égalitaire est en acte, c’est-à-dire réalisée. Du côté des modérés, les socio-démocrates,

même quand ils s’en éloignent, refusent d’apostasier, et n’abandonnent pas le socialisme

comme forme de société idéale. Du côté des révolutionnaires, les communistes admettent

le socialisme comme étape intermédiaire entre la société capitaliste et le communisme

intégral. La gauche, l’expression politique de l’utopie égalitaire, tend au socialisme, et

rejette son opposé, qui est le libéralisme. Pour cette raison, toute réflexion sur la gauche

et sur la droite, et en particulier sur cette dernière, doit passer par l’étude de la question

du libéralisme.

57
Robert de Jouvenel, La République des camarades, Grasset, 1914, p. 57.

36
L’opposition de la gauche et de la droite en tant

qu’alternative du socialisme et du libéralisme

Tandis que l’histoire de la gauche la rend asymétrique à la droite, sa psychologie et

son anthropologie, comme on vient de le voir, les rend également irréductibles. Aussi, une

fois cette psychologie et cette anthropologie prises en compte, il apparaît nettement que

la gauche, égalitaire, en plus d’être irréconciliable avec la droite, dans la mesure où elle

mène nécessairement au socialisme, qui seul peut réaliser son utopie égalitaire ; il

apparaît nettement que la gauche est également inconciliable avec le libéralisme. C’est

pourtant dans cette erreur profonde et courante, qui lie, par des confusions nombreuses,

l’histoire de la gauche à celle du libéralisme, que réside un des problèmes majeurs de la

théorie politique contemporaine : à savoir la croyance selon laquelle l’État est le meilleur

instrument pour corriger les maux qu’il a lui-même causés.

Le libéralisme est-il de gauche ?

Une idée s’est répandue « à droite », c’est-à-dire hors de la gauche — à peu près

seulement hors d’elle, d’ailleurs — et précisément chez les nationalistes, les

souverainistes, et même les monarchistes français. Cette idée, c’est que le libéralisme

serait intrinsèquement de gauche ; qu’il l’aurait été historiquement et qu’il doit le

demeurer toujours « philosophiquement ».

37
Cette idée repose d’abord sur la croyance absolument fausse que le libéralisme

serait d’origine révolutionnaire. Croyance deux fois absurde : le libéralisme anglais est

d’essence contre-révolutionnaire, et le libéralisme français, qui précède en vérité le

libéralisme anglais, ne partage rien, ou presque, avec le courant révolutionnaire.

Si la question pose de vraies difficultés en ce qui concerne les précurseurs

philosophiques de la doctrine libérale, et en particulier John Locke 58, elle est absolument

claire aussitôt que la tradition libérale s’est véritablement constituée doctrinalement.

Edmund Burke, figure fondatrice du conservatisme politique, a développé sa théorie

politique, ou plutôt sa « critique libérale de la politique59 », à partir du rejet et du dégoût

que lui a inspiré la Révolution française. Elle était à ses yeux la conséquence d’un

rationalisme excessif, et surtout du rationalisme appliqué aux choses politiques au

détriment des « old rules and principles 60 » dont jouissaient autrefois les nations. Il n’est

d’ailleurs pas étonnant qu’Edmund Burke ait été à la fois un Père du libéralisme, du

conservatisme et du romantisme 61 . Libéralisme, conservatisme et romantisme sont

également contre-révolutionnaires dans leur essence. Tous trois se sont fait l’ennemi de

« tous ces hommes géométriques qui seuls avaient alors la parole et qui nous

écrasaient 62 ». Certains, toutefois, trouveront peut-être que cette preuve, d’un libéralisme

essentiellement constitué comme critique d’un pouvoir politique centralisé,

58
John Locke, médecin et philosophe né en 1632 dans le Somerset, en Angleterre, est connu pour avoir contribué
à deux domaines philosophiques majeurs : la gnoséologie, ou la théorie de la connaissance sensible, avec son Essay
Concerning Human Understanding, et la théorie politique, avec ses Two Treaties of Government, dans lesquels il
postule un état de nature égalitaire, mais où il introduit, d’après le marxiste Crawford Brough MacPherson (The
Political Theory of Possessive Individualism. Hobbes to Locke, Clarendon Press, 1962), à la suite de l’avènement
historique de la monnaie et des gouvernements civils, les bases d’un système quasi capitaliste, où l’accumulation
illimitée de richesses est strictement conforme aux droits naturels.
59
Carl Schmitt, La Notion de politique, Flammarion, 2009, p. 115.
60
Edmund Burke, “Letter to Chevalier Claude-Francois de Rivarol”, dans Correspondence of the Right
Honourable Edmund Burke: Between the Year 1744 and the Period of His Decease, Rivington, 1844, vol. 3, p.
210.
61
Edmund Burke, Philosophical Enquiry into the Sublime and Beautiful, Oxford University Press, 2015.
62
Alphonse de Lamartine, Des destinées de la poésie, Gosselin, 1834, p. 6.

38
« géométrique », prétendant gouverner par la Raison les hommes et la nature, est une

preuve insuffisante. Peut-être cela ne suffit-il pas, selon eux, à démontrer la contradiction

évidente qu’il y a entre le libéralisme et l’utopie égalitaire.

Pour ceux-là, peut-être faut-il que l’on montrer précisément en quoi les

fondements philosophiques du libéralisme rendent impossible la cohabitation du

libéralisme avec la gauche. En la matière, le cas le plus clair est celui de la physiocratie,

pour ainsi dire l’école française d’économie. Peu savent en effet que le libéralisme

économique est une doctrine française, et il est très probable que les quelques mots que

l’on peut dire à ce sujet sont susceptibles d’engendrer deux conséquences : celle de

montrer l’incompatibilité radicale qu’il y a entre libéralisme et utopie égalitaire ; celle,

surtout de montrer que la tradition libérale est plus française que celle de l’État-

providence 63.

Le terme physiocratie vient du grec ϕ́υσις (physis), qui signifie « la nature en

croissance », et de κράτος (kratos), qui signifie la « force », la « puissance », et, par

extension, le « gouvernement ». Faire l’histoire de la doctrine physiocrate, en tant que

doctrine du « gouvernement par la Nature », serait bien trop long. On se bornera à

conseiller au lecteur quelques lectures introductives 64 ainsi que l’article de Murray

Rothbard sur « The Brilliance of Turgot ». On se permettra toutefois de dire que les

Physiocrates étaient, dans leur ensemble, monarchistes, libéraux économiquement et

conscients de l’horreur en laquelle toute société ordonnée doit tenir l’égalité. Le

63
C’est, contrairement à l’erreur commune, le libéralisme économique qui est français, et qui date des Physiocrates
du XVIIIe siècle, d’ailleurs antérieurs à Edmund Burke. En sens contraire, c’est l’État-providence, welfare state,
qui est anglais, et qui date de la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire à peu près du ministère de Benjamin Disraeli,
Premier Ministre de la Reine Victoria, c’est-à-dire plus d’un demi-siècle avant qu’il ne soit appliqué en France.
64
En particulier le second tome de l’Histoire des idées politiques de Jean Touchard (Presses Universitaires de
France, 2012), qui est supérieure, en ce qui concerne la physiocratie, et la physiocratie seulement, à l’Histoire des
idées politiques aux Temps modernes et contemporains de Philippe Nemo (Presses Universitaires de France, 2013).

39
monarchisme des physiocrates, comme ils étaient principalement opposés aux excès de

l’absolutisme, est, en fait, sujet à débat : mais ce qui ne l’est pas, toutefois, c’est qu’ils aient

été les inventeurs de ce que l’on appellera plus tard le « despotisme naturel » ou

« despotisme légal », c’est-à-dire « le pouvoir législatif [qui] ne peut être exercé que par

un seul65 ». Ce pouvoir législatif est celui, comme son nom l’indique, d’énoncer des lois

qui, dans la mesure où elles obéissent strictement au droit naturel, n’ont aucun caractère

coercitif : le monarque naturel énonce des lois qui rendent libres. Cette part de la doctrine

physiocratique est exprimée le plus nettement par Lemercier de la Rivière dans L’Ordre

naturel et essentiel des sociétés politiques, publié en 1767, avant, d’ailleurs, de subir les très

vives critiques de Jean-Jacques Rousseau. Cette théorie politique, en vérité, n’est pas

étrangère à l’économie. En matière d’économie, Lemercier de la Rivière, comme François

Quesnay son maître, sont favorables à une économie dont le fondement productif et moral

est avant tout rural et agricole, comme chez Turgot — qui n’est toutefois pas physiocrate

à proprement parler. Cette économie rurale, agraire, est la double expression d’une notion

fondamentalement libérale : celle de la consubstantialité des lois justes avec les lois de la

nature. Pour les physiocrates, c’est parce que l’ordre social n’est qu’une certaine forme

d’ordre naturel, que les agriculteurs sont à la source de la productivité économique, parce

que les agriculteurs sont ceux dont le labeur est le plus contraint par la nature.

Réciproquement, c’est parce que les agriculteurs ont ce statut spécifique que l’ordre

social, s’il veut être conforme à la nature, doit reposer sur eux. Il est d’ailleurs important

de noter que François Quesnay, le maître de Lemercier de la Rivière, soit considéré comme

le premier économiste au sens moderne du terme, ayant publié son Tableau économique

en 1758. Il est aussi notable que c’est à Vincent de Gournay, fort proche, comme Turgot,

65
Paul-Pierre Lemercier de la Rivière, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Geuthner, Paris, 1910,
p. 91.

40
des physiocrates, que l’on doit le mot d’ordre de « laissez-faire » — laisser-faire

l’économie, laisser-passer les marchandises — expression qui est devenue le terme par

lequel on qualifie le libéralisme économique dans le monde anglo-saxon. Quand, en

Angleterre, et plus encore aux États-Unis, on veut faire référence au libéralisme

économique, on ne dit pas, en anglais, « liberal », mais, en français, « laisser-faire ». En ce

qui concerne, enfin, le rapport du libéralisme français avec la notion d’égalité, il suffit de

voir la manière par laquelle, au moment crucial de la Révolution, les libéraux l’ont

considérée eux-mêmes. Les idées libérales, et physiocrates en particulier, s’étaient fort

répandues sous les ministères de Turgot et de Necker, tous deux ayant été aux Finances

de Louis XV et de Louis XVI respectivement.

« Étrange bizarrerie de l’homme ! Il fait la route de la vie au milieu de tous

les genres d’inégalités ; disparités de beauté, d’esprit et de talent ; disparités

de lumières, de mémoire et de prévoyance ; disparités de fortune et

d’éducation ; disparités enfin de force et de santé : il se soumet, il se résigne

au moins à ces différences réelles, et il ne veut pas supporter la supériorité

la plus idéale celle des rangs et des conditions ; il ne le veut pas, et pour la

détruire, il expose l’ordre public, il compromet la liberté, il ébranle tous les

fondements de l’harmonie sociale ; et se jouant des leçons de l’expérience,

c’est pour une chimère qu’il est prêt à troubler le repos du monde. 66 »

Ces mots sont de Necker. Il n’est pas nécessaire d’y ajouter grand-chose. Aussi

préférerait-on parler de cette chimère au lieu de l’utopie égalitaire, si l’on ne courait pas le

risque de perdre en précision. Voilà quelle sorte d’idées le libéralisme français avait

66
Jacques Necker, Réflexions philosophiques sur l’égalité, Belles Lettres, 2005, p. 108.

41
produites. Chez l’un comme chez l’autre, d’ailleurs, avec des nuances ici sans importance,

ce libéralisme avait aussi inspiré la conscience du besoin de réformer les finances de l’État,

en créant un impôt unique : universel, mais sans distinction de revenus, tentative échouée

qui, si elle n’avait pas rencontré la résistance de l’Assemblée des Notables, car c’est pour

échapper à l’impôt libéral qu’une bonne partie des notables convoqués par Calonnne en

1787, ont exigé la convocation des États généraux 67.

Que l’on ne se prétende donc pas que, dans une détestable confusion, le libéralisme

soit compatible avec l’égalitarisme, ni qu’il soit compatible avec la marche révolutionnaire

centralisatrice. Le libéralisme, rendant impossible la centralisation, rend impossible

l’égalitarisme. Le libéralisme ne peut donc en aucun cas être de gauche, puisque la liberté,

en laquelle il consiste, rend impossible l’égalité absolue, ou réelle, qui est l’état rêvé de

l’utopie égalitaire.

La France moderne est-elle néolibérale ?

Certains, parmi les nationalistes et les souverainistes, semblent très sérieusement

croire que les maux qui accablent les nations d’Occident sont dues aux conséquences

économiques du « néolibéralisme ». Les nations occidentales, et en particulier la France,

seraient d’après eux « néolibérales », et de là viendraient la dette publique, la

désindustrialisation, la paupérisation et l’immigration.

Quand étudie ces critiques dans le détail, on se rend bien vite compte que ses

erreurs sont difficiles à démêler. Les critiques du « néolibéralisme » semblent en effet

penser que le « néolibéralisme » serait une sorte de forme extrême du libéralisme

67
Jacques de Saint-Victor, La Chute des aristocrates, Perrin, 1992, pp. 29-33.

42
économique, un « ultra-libéralisme » dont les conséquences seraient, comme on l’a dit, la

dette publique, la désindustrialisation, la baisse des salaires et le remplacement

démographique. Pour voir dans quelle mesure cette critique est justifiée, il suffit en fait de

mettre en regard ces cinq phénomènes économiques et sociaux en regard avec la théorie

libérale, non pas telle que ses critiques se l’imaginent, mais telle qu’elle est réellement.

Quand on étudie ces critiques dans le détail, on se rend bien vite compte que ses

erreurs sont difficiles à démêler. Elles confondent souvent le « néolibéralisme » — jamais

défini, avec une forme de libéralisme extrême, un « ultra-libéralisme », sachant que le

libéralisme lui-même est bien souvent confondu avec « capitalisme » ou encore

« capitalisme financier ». Il suffit, pour régler ces erreurs, de définir les choses clairement.

Le « néolibéralisme », bien qu’aucun économiste libéral ne s’en soit jamais revendiqué,

désigne « la remise en question et le démantèlement de l’État-providence, qui s’est

structuré à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et consolidé durant ce que l’on a

appelé « les trente glorieuses ». Le ralentissement de la croissance, la hausse simultanée

des taux d’inflation et de chômage, à partir de la fin des années soixante, déclenchent

l’offensive néolibérale, dont le monétarisme68 se présente comme la première forme 69. »

C’est aussi la déduction de « l’inefficacité, même à court terme, de toute politique

économique 70 » et « une réduction drastique des ponctions fiscales, susceptibles de

stimuler la production, couplée à l’élimination de programmes sociaux qui ne servent en

fin de compte qu’à entretenir déviants et prodigues. 71 »

68
Le monétarisme est la « dichotomie fondamentale entre la monnaie et l’économie réelle. » (Alexis Riss,
« Monétarisme et banques centrales », dans La Pensée confisquée, La Découverte, p. 158) Autrement dit, c’est la
doctrine selon laquelle les banques centrales ne devraient pas pouvoir manipuler artificiellement le cours des
monnaies.
69
Gilles Doster, Le libéralisme de Hayek, La Découverte, 2001, p. 107.
70
ibid. p. 108.
71
ibid.

43
Comment peut-on oser associer la France contemporaine, et même l’Union

Européenne, au néolibéralisme, à « l’ultra-libéralisme », et même au libéralisme tout

court ?

La question de la dette publique suffit, en vérité, que la politique économique de la

France n’est en rien, depuis la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle, libérale ou

« néolibérale » ; car en ce qui concerne la dette publique, c’est bien simple. La dette

publique française est à son niveau le plus élevé depuis 1949, c’est-à-dire à 115% de son

PIB, soit 2650 milliards d’euros en mars 202172. Cela n’est bien évidemment pas dû aux

dépenses exceptionnelles engagées par l’État à la suite de la mise au chômage technique

de la quasi-totalité de l’économie française : la dette publique s’élevait déjà à 2415

milliards d’euros en décembre 2019, soit plus de 100% du PIB73. Il semble toutefois bien

difficile d’établir le moindre lien entre endettement public et libéralisme économique : le

libéralisme économique, en effet, est en principe opposé à l’intervention de l’État dans

l’économie. Cette opposition à l’interventionnisme étatique engendre assez naturellement

une opposition de principe aux dépenses publiques. C’est la raison pour laquelle, plus une

nation est libérale, comme l’Australie et la Suisse 74 , plus faible est son taux

d’endettement 75, et même que, dans le cas de la Suisse, la capacité d’endettement de l’État

est limitée constitutionnellement 76 . Ce « frein à l’endettement » suit un principe fort

simple, selon lequel « sur l’ensemble d’un cycle conjoncturel, le montant total des

72
https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/03/26/la-dette-publique-de-la-france-a-atteint-115-7-du-pib-en-
2020-le-niveau-le-plus-eleve-depuis-1949_6074521_3234.html
73
https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/12/20/la-dette-publique-a-depasse-les-100-du-pib-fin-
septembre-selon-l-insee_6023559_3234.html
74
https://www.heritage.org/index/ranking
75
Terry Miller, James D. Foster, “Public Debt, Economic Freedom and Growth”, dans 2012 Index of Economic
Freedom, 2012, p. 48.
76
https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/suisse-lexemple-dun-frein-lendettement

44
dépenses ne doit pas excéder celui des recettes 77 ». Cette gestion des finances publiques,

que l’on peut qualifier de morale — ne pas dépenser plus que ce que l’on a — n’a pas été

appliqué strictement en France depuis le ministère d’Antoine Pinay, Ministre des finances

et des affaires économiques du Général de Gaulle 78, et de la mise en place du plan Pinay-

Rueff, commandé par le Général de Gaulle, et dont le principal auteur, Jacques Rueff, était

un économiste libéral. Ce principe économique élémentaire, c’est ce qui est qualifié de

« plan d’austérité » par les antilibéraux de gauche, et ceux qui sont prétendument de

droite. Ceux qui accusent, en dépit de tout bon sens, le libéralisme économique, qui repose

sur la limitation de l’intervention étatique et des dépenses publiques, d’être la cause de la

dette publique, s’appuient sur la confusion absurde entre système bancaire et libéralisme

économique. Il n’est même pas nécessaire de démêler cette ridicule confusion : il suffit de

rappeler que, pour s’endetter auprès d’une banque, que celle-ci soit privée ou publique, il

faut avant tout que les dépenses d’un État soient supérieures à ses recettes. Une gestion

libérale des finances publiques rendant illégale l’endettement de l’État pour ses dépenses

ordinaires, la dette publique est par essence incompatible avec le libéralisme économique.

Il faut à ce titre rappeler que la France est le pays de l’OCDE dont les dépenses sociales

sont les plus élevées, équivalent à 31% du PIB : c’est-à-dire, schématiquement, qu’1/3 de

toute la richesse produite en France en une année est ponctionnée par l’État afin d’être

dépensée en allocations, retraites, protections sociales en tout genre79. La « charge de la

dette » est sans commune mesure avec ces chiffres 80 . 714 milliards d’euros de

77
https://www.efv.admin.ch/efv/fr/home/themen/finanzpolitik_grundlagen/schuldenbremse.html
78
https://www.economie.gouv.fr/saef/antoine-pinay
79
https://data.oecd.org/fr/socialexp/depenses-sociales.htm
80
https://www.budget.gouv.fr/budget-etat

45
« protection sociale », soit un tiers de la somme de la dette publique, étaient versés en

201681 : mais sans doute est-ce la faute du « néolibéralisme ».

Il serait bien sûr aisé de multiplier les exemples de ce genre : la

désindustrialisation, dont l’une des causes majeures est l’impossibilité, pour les industries

françaises, à encaisser la compétition des industries étrangères sur le marché

international à cause des charges, d’un salaire minimum trop haut, d’un temps de travail

hebdomadaire bien trop bas ; la baisse du pouvoir d’achat, qui, en plus d’être un mythe 82,

ne saurait être due au « néolibéralisme », puisque l’économie de marché est de tendance

déflationniste 83 ; le remplacement démographique, contrairement à des idées très

répandues, n’est justifiée par aucun bénéfice économique pour la France 84, même selon

les calculs les plus prudents85 ; quant aux crises économiques récentes, elles avaient non

seulement été prédites, mais elles auraient sans doute été empêchées, si les éléments

monétaires de la doctrine libérale avaient été respectés en Occident86. Ce débat, toutefois,

est d’un autre genre, et dépasse les considérations de ce livre.

81
https://www.lesechos.fr/economie-france/social/la-france-championne-deurope-des-depenses-de-protection-
sociale-133669
82
Il n’a fait qu’augmenter depuis 1960, à quelques exceptions près lors des deux seules présidences socialistes de
la période (entre 1980 et 1985, sous la présidence du socialiste François Mitterrand, et entre 2010 et 2017, sous la
présidence du socialiste François Hollande). Le pouvoir d’achat et le revenu disponible continue d’augmenter
année après année, et cela en dépit même de l’inflation, c’est-à-dire de la hausse générale des prix. Voir ici :
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2385829#graphique-figure1
83
Dawid W. Slawson, The New Inflation: The Collapse of Free Markets, Princeton University Press, 1981, pp. 25-
29.
84
Ni pour la France, ni pour les entreprises françaises : l’argument selon quoi « l’immigration fait peser à la baisse
sur les salaires » n’ayant pas beaucoup de sens au XXIe siècle. Comment les immigrés pourraient-ils bien faire
baisser les salaires, alors même qu’il existe un salaire minimum revalorisé chaque année, et que le taux de chômage
est plus élevé chez les immigrés que chez les Français ? (Dominique Meurs, « Le chômage des immigrés : quelle
est la part des discriminations ? », dans Population & Sociétés, n° 546, 2017, p. 1)
85
https://www.atlantico.fr/article/decryptage/cout-de-l-immigration--la-cour-des-comptes-a-t-elle-compris-ses-
propres-chiffres-jean-paul-gourevitch
86
“The tendency to keep the rates of interest stable, and especially to keep them low as long as possible, must
appear as the arch-enemy of stability, causing in the end much greater fluctuations, probably even of the rate of
interest, than are really necessary. Perhaps it should be repeated that this applies especially to the doctrine, now so
widely accepted, that interest rates should be kept low till “full employment” in general is reached.” (Friedrich
August von Hayek, Profits, Interests and Investment, Kelley, 1975, p. 70.)

46
La France moderne est-elle « libérale libertaire » ?

La troisième partie de la critique, par la droite, du libéralisme en France, repose

sur une chimère, non moins absurde que celle du « néolibéralisme », mais dont l’erreur ne

réside pas, cette fois, dans la seule étude des faits sociaux. Dans le cas de l’économie

libérale et du « néolibéralisme », l’erreur résidait dans le rapport qui était établi entre les

faits économiques, comme la dette, et la réalité de la doctrine libérale, qui est opposée

dans ses principes aux dépenses ordinaires de l’État. En ce qui concerne le « libéralisme

libertaire », la question, en quelque sorte, devient abstraite des faits sociaux : les deux

principaux auteurs de la théorie « libérale libertaire », Michel Clouscard et Jean-Claude

Michéa, raisonnent en effet par induction, et non par déduction. Cette quasi tradition

critique du « libéralisme libertaire » semble avoir connu sa première expression dans le

pamphlet de Régis Debray écrit dix ans après « mai 68 87 ». C’est là que fut inaugurée cette

méthode inductive appliquée aux faits sociaux libertaires : Régis Debray constate, d’une

part, l’Interdit d’interdire « soixante-huitard » et ses conséquences sur la famille

patriarcale. D’autre part, il considère le progrès du « capital financier » aux dépends du

capitalisme patrimonial. Voilà deux faits sociaux, à peu près objectifs ; et les voilà sous peu

élevés au rang de notion générale, de concept : « A quoi bon la famille patriarcale, à partir

du moment où l’obstacle principal à l’essor industriel réside dans la vieille bourgeoisie

familiale, à la gestion et aux techniques dépassées ? 88 » Cela devient très vite : « La

87
Régis Debray, Modestes contributions aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Maspero,
1978.
88
ibid., Mille et une nuits, 2008, p. 28.

47
stratégie du développement du capital exigeait la révolution culturelle de Mai. Elle n’en

savait rien. Le capital non plus.89 »

La méthode est strictement la même chez Michel Clouscard : « Mai 68 est cette

contre-révolution où le libéralisme se camoufle en son contraire, contre-révolution en

douce, en lapsus, à « l’insu de son plein gré », révolution du contresens et du

malentendu. 90 » Jean-Claude Michéa, quant à lui, ne copie pas aussi strictement le texte de

Régis Debray, mais ne s’éloigne ni de sa méthode ni de ses conclusions : « Cette illusion,

pour ainsi dire transcendantale, c’est l’idée bien connue selon laquelle le système

capitaliste représenterait par nature un ordre social conservateur, autoritaire et

patriarcal, fondé sur la répression permanente du Désir et de la Séduction, répression

qu’exigerait la discipline du Travail et dont la Famille, l’Église et l’Armée seraient les

agents privilégiés.91 »

Quiconque ayant lu ces trois auteurs — et quelques autres — aura remarqué qu’à

aucun moment le libéralisme, le capitalisme, ni même le « libertarisme » ne sont

véritablement définis. Il ne s’agit pas là de dire qu’il n’y a pas un endroit, dans un ouvrage

plus ou moins obscur de Michel Clouscard, ou dans une note de bas-de-page de Jean-

Claude Michéa 92, où quelques définitions sont à peu près esquissées. Le problème est bien

plus profond : la définition des termes, des termes qui sont pourtant au centre de leurs

théories, ne constitue pas la base du raisonnement, qui devient par conséquent une

89
ibid., p. 29.
90
Michel Clouscard, Refondation progressiste, L’Harmattan, 2003, p. 55.
91
Jean-Claude Michéa, « Préface à La Culture du narcissisme », cité dans Impasse Adam Smith : brèves remarques
sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Flammarion, 2010).
92
C’est tout de même peu probable : même dans un article intitulé « De quoi le libéralisme est-il le nom ? » (Revue
du Mauss, n° 31, 2008, pp. 510-524), Jean-Claude Michéa ne donne pas la moindre définition élémentaire,
générale, même abstraite, même historiquement délimitée, du libéralisme. L’article entier est censé, peu ou prou,
servir de longue définition, sans succès.

48
élucubration. Les termes sont définis en cours de route et, pour cette raison, la définition

de chaque chose est malléable et glissante ; or, s’il n’est pas absurde d’admettre les

variations de sens, permettant de mettre à jour une notion avec ses nouvelles réalités

historiques, il est illusoire, et parfois trompeur, de forger des « concepts » à partir de ces

réalités changeantes. En d’autres termes, on ne peut pas théoriser le « libéralisme

libertaire » si l’on a déjà, en cours de route, adapté la définition du libéralisme à celle du

« libertarisme ». Si les faits changent au point d’entrer en contradiction avec une doctrine,

ce n’est pas que la doctrine s’est métamorphosée : c’est que les faits n’ont plus de rapport

avec cette doctrine. Prétendre le contraire est un hégélianisme de pacotille.

Le libéralisme peut-il être libertaire ?

L’objection à cette fallacieuse critique ne pose, pourtant, aucune difficulté

particulière. Il apparaît de toutes les définitions communes du libéralisme que leur

dénominateur commun, c’est la liberté de discriminer. Pas de liberté économique sans

discrimination. Pas de liberté politique, même démocratique, sans discrimination. Il faut

même aller plus loin : que le processus de civilisation repose sur la discrimination est l’un

des fondements les plus profonds de la doctrine libérale. Friedrich August von Hayek ne

doutait pas de ce fait et, comme il le disait lors d’un entretien avec Thomas Hazlett :

« La civilisation repose sur le fait que les gens sont très différents, et si l’on ne

permettait pas à ces différences d’exister, c’est tout le processus d’évolution que nous

empêcherions. Rendre égale les opportunités de tous, ce serait éliminer le principal

stimulus de l’évolution. Ce que vous m’avez dit à propos de la discrimination positive se

49
rapporte au dilemme posé par l’égalitarisme : pour rendre les gens égaux, il faut les traiter

différemment. Si, en ce qui concerne le gouvernement, on traite les gens de la même

manière, il en résulte nécessairement une inégalité. On peut avoir soit la liberté et

l’inégalité, soit l’égalité et l’absence de liberté 93. »

Plus limpidement encore, dans le premier volume de Law, Legislation and Liberty :

« La société ne peut ainsi exister que si les règles ont évolué par un

processus de sélection conduisant les individus à se comporter de telle sorte

que la vie sociale soit possible 94. »

Que dire, alors, des faits sociaux décrits par Régis Debray, Michel Clouscard et Jean-

Claude Michéa ? Dont-on nier, au motif que leurs définitions des termes théoriques sont

volontairement absconses, les faits sociaux ou historiques qu’ils expliquent par ces

termes ?

Certainement pas.

Comme le fondement du libéralisme réside dans la liberté de discriminer, la

réponse « libérale » aux faits sociaux décrits par les critiques du « libéralisme libertaire »

est fort simple. Si l’on prend le cas de la légalisation des drogues, les antilibéraux

diront que la gauche libertaire s’est alliée à la droite libérale pour mettre un terme à

l’interdit en vertu de laquelle, autrefois, l’usage des drogues — parait-il — était réprimé.

La position libérale, il est vrai, se refuse à réprimer l’usage des drogues : un drogué est

93
Nobel Prize-Winning Economist Friedrich A. von Hayek. Interviewed by Earlene Craver, Axel Leijonhufvud,Leo
Rosten, Jack High, James Buchanan, Robert Bork, Thomas Hazlett, Armen A. Alchian, Robert Chitester,
University of California, 1983, p. 769.
94
Friedrich August von Hayek, Law, Legislation and Liberty, Chicago Press, 1973, p. 44.

50
libre de l’être, et ni la « société », ni l’État, ni un groupe quel qu’il soit, ne sont légitimes à

empêcher un homme de se comporter de la manière qu’il désire, tant que cette manière

ne cause aucun tort aux autres hommes. Cela semble suffire à associer les libéraux, qui

refusent d’imputer à la liberté d’un drogué, et les libertaires, qui font la promotion de la

drogue par subversion politique, c’est-à-dire pour abattre, paraît-il, le patriarcat, le

capitalisme, et toutes les choses qui leur sont liées. Bien sûr, les antilibéraux feignent ne

pas savoir que cette subversion est elle-même d’origine socialiste, chose que l’on constate

chaque jour, et que le socialisme, lui-même fondé sur la primauté de l’individu sur le

groupe 95, est par nature porté à justifier toutes les déviances de ce style. Surtout, chose

bien plus grave, les antilibéraux nient, par ignorance ou par tromperie, la position

véritable du libéralisme à ce sujet, qui est pourtant très claire.

La doctrine libérale, il est vrai, s’oppose à toute forme de contrainte étatique, ou

politique, sur le libre choix d’un individu à mener une vie de débauche ; mais le

libéralisme, au contraire du libertarisme, et au contraire du socialisme, comme il repose

premièrement sur la liberté de discrimination, autorise également les individus à

discriminer les débauchés. Autrement dit, le libéralisme dit : un drogué est libre de mener

sa vie de drogué comme il la veut, et tous ceux qui la réprouvent sont libres de discriminer

le drogué comme ils l’entendent, à condition qu’ils n’intentent point à son intégrité

physique. Cette attitude libérale repose ainsi sur la sélection sociale, considérée comme

dérivée de la sélection naturelle : tous les comportements contraires à la nature sont

purgés sans violence par les choix individuels. Dans la nature, nulle coercition, nulle force

95
A moins de considérer que le socialisme soit libéral, ou que de nombreux socialistes, comme Jean Jaurès,
n’étaient pas socialistes : « Mais dans l’ordre prochain, dans l’ordre socialiste, c’est bien la liberté qui sera
souveraine. Le socialisme est l’affirmation suprême du droit individuel. Rien n’est au-dessus de l’individu. » («
Socialisme et liberté », dans Œuvres, Rieder, 1931, vol. 6, p. 87).

51
étatique, nulle violence, nulle loi, n’empêche les comportements contre-nature. C’est la

sélection naturelle, exprimée à travers les choix individuels intraspécifiques, qui fait

régner l’ordre, et débarrasse l’espèce des individus dégénérés.

Dans un ordre libéral, donc, aucune loi ne réprime l’usage des drogues, mais

aucune loi n’empêche un propriétaire de louer une maison à un drogué, ni à un employeur

d’employer un divorcé, ou un vieux garçon, ou un homosexuel ; mais, dans l’ordre libéral,

ni le drogué, ni le divorcé, ni le vieux garçon, ni l’homosexuel, ne sont contraints par les

lois. Les discriminations individuelles servent de loi. Le libéralisme n’est donc rien d’autre

que la préférence d’un ordre polycentrique à un ordre monocentrique, l’ordre

polycentrique étant appliqué à l’économie comme à la morale 96.

96
Notion théorisée par Michael Polanyi dans The Logic of Liberty avant d’être empruntée, selon Philippe Nemo,
par Friedrich August von Hayek, voir Philippe Némo, op. cit., pp. 1333-1355.

52
L’étatisme est-il une erreur ?

Là réside la principale erreur du nationalisme — tel qu’il est conçu, en France,

depuis la fin du XXe, mais également du souverainisme : l’ordre monocentrique,

accomplissant par-là l’erreur fatale des « Jacobins » centralisateurs. Ils ne comprennent

pas que l’État moderne est la cause des maux qu’ils voudraient régler par ce même État.

Il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on entend par État moderne.

« La langue actuelle désigne sous le nom d'État [en anglais, State, NdT] le

statut politique d'un peuple organisé légalement sur un territoire bien

délimité. Mais nous n'avons là qu'une première périphrase et non une

définition du concept d'État. […] L'État au sens strict du terme, l'État,

phénomène historique, c'est un mode d'existence (un état [state])

spécifique d'un peuple, celui qui fait loi aux moments décisifs, constituant

ainsi, en regard des multiples statuts imaginables, tant individuels que

collectifs, le Statut [state] par excellence 97. »

L’État au sens moderne, en tant que « Statut par excellence », a pour nature de se

substituer aux « multiples statuts imaginables, tant individuels que collectifs ». Dans

« Statut par excellence », on reconnaît l’ordre monocentrique ; par « multiples statuts

imaginables », l’ordre polycentrique. Le souverainisme, dans son refus du libéralisme,

dans sa vénération pour l’État, concourt à cette substitution de la discrimination

polycentrique à une discrimination monocentrique : ce ne sont pas les individus qui

discriminent, c’est l’État qui discrimine à la place des individus, qui fixe le « Statut » de

97
Carl Schmitt, op. cit., p. 57.

53
chaque chose. En laissant de côté l’argument libéral classique de la quantité

d’informations 98, le problème réside désormais dans les conséquences anthropologiques

de cette substitution.

En premier lieu, sous un régime démocratique, ou plus exactement électoral et à

suffrage universel, céder à l’État le monopole de la discrimination, du Statut, c’est prendre

le risque que n’importe quelle majorité puisse la changer 99. Autrement dit, dans un ordre

polycentrique, la conquête du pouvoir par des forces subversives n’a que des

conséquences limitées. Dans un ordre monocentrique, on donne les pleins pouvoirs aux

bons rois comme aux tyrans. En second lieu, la substitution des modes de discrimination

individuels par le monopole de discrimination de l’État polycentrique, engendre un

dérèglement des mœurs. Les institutions naturelles, remplacées par des artifices ou des

abstractions, dégénèrent comme si elles étaient domestiquées.

L’État moderne est de gauche — c’est ce qu’il faut comprendre :

« Depuis le XVIIIe siècle, en dépit des efforts des libéraux, l'idée est

fortement ancrée dans les mentalités que c'est à l'État qu'il incombe de

modeler la société ; pour employer le vocabulaire du XXe siècle, c'est sous

l'influence des Lumières que l'idée étatiste commence cette longue dérive

qui la conduira des parages de la monarchie absolue à ceux de la gauche. Ce

98
C’est l’argument principal de Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek, ainsi que de Michael Polanyi d’ailleurs,
bien qu’il ne soit pas libéral à proprement parler : l’ordre polycentrique est supérieur au monocentrique à cause de
la quantité limitée d’informations qui peuvent parvenir aux « oreilles » de l’État, tandis que, dans l’ordre
polycentrique, dans la mesure où chacun prend part à la collecte et au traitement des informations, l’intelligence
collective, dans un processus évolutionniste, supplante l’information centralisée.
99
La puissance de l’État, c’est avant tout la puissance de ceux qui capturent l’État. C’est l’argument principal
énoncé dans ce remarquable article, intitulé « Why True Conservatism Means Anarchy », publié dans The
American Conservative : https://www.theamericanconservative.com/articles/why-true-conservatism-means-
anarchy/

54
que l'on appelle en France la politique, ce sont les efforts entrepris pour

déclencher la puissance réformatrice de l'État. C'est pourquoi, depuis cette

époque, la politique, notion en principe neutre, appartient de facto au

patrimoine conceptuel de la gauche100. »

100
Jacques Julliard, op. cit., p. 55.

55
L’État peut-il corriger les mœurs ?

Le dérèglement des mœurs s’explique, en effet, d’une manière bien plus

convaincante dans le cadre de la doctrine libérale, que par les approximations

métaphysiques de Michel Clouscard ou Jean-Claude Michéa. Les auteurs libéraux n’ont pas

besoin d’avoir recours à l’induction, et à postuler la corrélation d’évènements

synchroniques.

Wilhelm Röpke relate l’anecdote suivante — dont chaque détail est signifiant :

« Il y a quelques temps, un membre de la House of Commons [la chambre

basse du Parlement du Royaume-Uni, NdT] a décrit avec passion la détresse

de son père, afin de prouver combien l’État-providence était encore

insuffisant. Or il n’y a là pas la moindre preuve de la nécessite d’une aide

publique : il n’y a là qu’un signe alarmant de la disparition des sentiments

naturels dans l’État-providence. En vérité, la dame en question reçut la seule

réponse adéquate quand un autre membre du Parlement lui répondit

qu’elle devrait avoir honte, puisque son père ne recevait pas de sa fille toute

l’aide dont il avait besoin101. »

Il n’est pas ici nécessaire de supposer que, si le « capitalisme financier »,

s’accommodant de la destruction de la famille et du « capitalisme patrimonial » qui repose

sur elle, se développe à peu près dans le même temps que la contestation de la famille

patriarcale, c’est que le « capitalisme financier » et la « contestation » sont liés en quelque

Wilehlm Röpke, A Humane Economy. The Social Framework of the Free Market, Henry Regnery, 1961, p.
101

156.

56
manière. Il suffit bien plutôt d’observer que, la dégénérescence des institutions naturelles

succède historiquement à leur substitution, par l’État-providence. L’éducation nationale,

ou l’instruction publique, se sont substituées à l’instruction que les parents doivent aux

enfants ; la retraite par répartition s’est substituée au devoir que les enfants doivent aux

parents. Certains diront qu’il y a, d’une part, un paralogisme de synchronicité, et d’autre

part un post hoc ergo propter hoc. C’est vrai : mais les faits suppléent au passage du post à

l’ergo. Dans le cadre de l’hypothèse « libérale libertaire », il reste à expliquer pourquoi, au

moment où ce syntagme se réalise historiquement, les contestataires, d’une part, haïssent

le Capital, et prétendent l’abolir par leur révolution sexuelle, et pourquoi, d’autre part, les

« capitalistes » d’alors honnissent et craignent la révolution sexuelle. Dans le cadre de

l’hypothèse libérale, les faits s’amoncellent pour démontrer une intention, car il y a bien,

depuis Jules Ferry, une intention prégnante chez les « ministres de l’instruction

publique », ou de « l’éducation nationale », intention réitérée depuis, d’arracher l’élève au

« déterminisme familial 102 », puisque « les enfants n’appartiennent pas à leurs

parents 103 ». La succession et l’intention sont deux preuves bien plus solides d’une

causalité — certains diront, à tort, d’une corrélation — que la simple synchronicité

d’intentions contradictoires.

102
https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/09/02/97001-20120902FILWWW00013-morale-laique-peillon-fixe-
des-objectifs.php
103
https://www.senat.fr/seances/s201802/s20180221/s20180221007.html

57
Comment distinguer le socialisme et le communisme ?

Après avoir montré quelles étaient les failles de la critique philosophique ou

morale du libéralisme, considéré sous sa forme illusoire de « libérale libertaire », et après

avoir montré dans quelle mesure on pouvait considérer que les conséquences morales

engendrées par l’étatisme, il reste à clore la critique de ce qui constitue l’opposé du

libéralisme, à savoir le socialisme.

La distinction entre socialisme et communisme n’est pas une chose aisée : bien

souvent, ni les uns ni les autres ne savent bien ce qui les distingue. A des fins de clarté et

de rigueur, pour ne pas verser dans des querelles obscures, et pour fonder une critique

sur une base solide, on s’en référera à l’explication qu’en donne Vladimir Lénine à partir

de sa lecture de Karl Marx et de Friedrich Engels dans L’État et la Révolution, qui a été cité

plus haut : à savoir que le socialisme correspond à un état social transitoire où, la

propriété ayant été faite propriété commune, sous contrôle étatique, l’intégralité du

« droit bourgeois » n’a toutefois pas encore été aboli. Subsistent donc les banques, la

propriété privée des biens autres que les biens de production, une rémunération

proportionnelle au temps de travail, et l’État. Le socialisme, la société socialiste correspond

donc à une phrase intermédiaire vers le communisme intégral, où la propriété privée a

été restreinte au point de permettre une égalité formelle, mais pas encore une égalité

réelle. Le communisme et le socialisme sont donc liés par un rapport d’inclusion : le

communisme intégral est socialiste ; le socialisme n’est qu’un communisme partiel. Aussi

préfère-t-on opposer le libéralisme au socialisme plutôt qu’au communisme, dans la

mesure où le socialisme embrasse des formes économiques et des utopies égalitaires plus

grandes que le communisme intégral. Il n’en reste pas moins que le communisme, lui

58
aussi, mérite d’être mentionné ici, afin qu’il ne paraisse pas qu’il puisse pallier les limites

assez évidentes du socialisme.

Toutefois, l’objectif ici n’est pas d’opérer une critique systématique des doctrines

communistes et socialistes : il faudrait, pour ce faire, y consacrer l’ouvrage entier. Tout

juste doit-on se borner à rappeler les erreurs principales de ces deux constructions.

59
Le socialisme peut-il se substituer à l’ordre naturel ?

En ce qui concerne le socialisme, c’est-à-dire l’état social dans lequel « tous les

moyens de production appartiennent à la collectivité 104 », conformément à Karl Marx et

Vladimir Lénine, le problème majeur, celui du « calcul économique », est exactement

semblable aux limites des ordres monocentriques esquissés quelques chapitres plus tôt.

Le problème réside dans ce que la complexité de l’activité économique est trop grande

pour qu’elle soit dirigée depuis une instance politique centralisée. Le physiocrate Louis-

Paul Abeille, mieux que tout autre, a clairement exprimé ce problème en ces termes à

propos du commerce des grains :

« […] le régime d’un commerce aussi compliqué que celui des grains est au-

dessus des forces de l’homme le plus supérieur, et par conséquent, il est

indispensable de l’abandonner à lui-même105. »

Ces propos, écrits en 1768, montre l’avance de trois siècles qu’ont les esprits

français sur les autres. Le problème, dans tout ordre monocentrique, et en particulier dans

les régimes socialistes, est simple : même si l’autorité centrale arrive à prendre le contrôle

des échanges économiques à un certain degré, par exemple au degré des moyens de

production et des matières premières, il demeure impossible, pour elle, « d’établir une

relation entre l’importance qu’a pour la société une prestation de travail, et la part de

celle-ci dans le produit du processus social de production 106 ». C’est une conséquence

inéluctable de l’impossibilité, pour la collectivité, de régir les rapports d’échange entre les

biens de consommation : pour éviter que des biens de valeur égale obtiennent une

104
Ludwig von Mises, Le Calcul économique en régime socialiste, Coppet, 2019, p. 12.
105
Louis-Paul Abeille, Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, Coppet, 2014, p. 21.
106
Ludwig von Mises, op. cit., p. 16.

60
nouvelle valeur d’échange sur un marché secondaire, il faut que le mode de rémunération

soit uniquement borné à la quantité de travail social. Par exemple, une heure de travail

réalisé permet d’obtenir le résultat d’une heure de travail social exprimé sous la forme

d’un bien ayant nécessité une heure de travail pour être produit. Bref, c’est calculer les

biens économiques au moyen d’unités : « or il ne peut y avoir d’unité pour mesurer la

valeur d’usage subjective des biens 107 . » En d’autres termes, si l’on considère que le

marché n’est pas le meilleur mode d’allocation des ressources — certains ont trop,

d’autres pas assez — et que l’on estime que l’État, ou toute autorité politique, saurait

allouer les ressources plus efficacement, il advient que la valeur qu’ont les ressources aux

yeux de l’autorité centrale n’a plus de rapport avec leur valeur réelle pour les individus et

les groupes. Il s’en suit que la force de travail est dépensée irrationnellement, et même

gaspillée : l’autorité centrale peut allouer, par exemple, dix hommes d’un bien nécessitant

une heure de travail et dix autres à la production d’un autre nécessitant également une

heure de travail, sans savoir que, au sein de la population, une unité du premier bien

s’échange contre deux unités du second. L’absence de marché rend la connaissance de

cette donnée impossible pour l’autorité centrale, et celle-ci continuera de supposer qu’une

unité du premier bien en vaut toujours une unité du second.

107
ibid., p. 18.

61
Le communisme est-il dialectiquement réalisable, compte tenu de la nature du

socialisme ?

Quant au communisme, ou, s’il on veut, le communisme intégral, non seulement il

est rendu impossible par la contradiction interne de l’économie socialiste, que l’on vient

d’exposer, mais encore, les notions économiques sur lesquelles il repose n’en sont pas

moins absurdes. Les communistes les plus stricts objecteront que les contradictions de

l’État socialiste ne représentent aucun danger, puisque cette contradiction consciente doit

précisément permettre le passage à la phase intégrale du communisme. En vérité, la

contradiction économique de l’État socialiste ne se borne pas qu’à sa théorie : les

conséquences pratiques de cette contradiction sont considérables, et engendrent une

régression. Pour se limiter toujours à quelques mots, puisqu’il est impossible de mener

une critique exhaustive de l’un et de l’autre dans les limites de ce livre, il suffit de dire que

l’incapacité du régime socialiste à opérer au calcul économique engendre d’abord de

grandes pertes et une grande misère, puisque la force de travail est dépensée

irrationnellement de sorte que le produit concret du travail est disjoint du temps de

travail investi ; surtout, l’économie compensatoire, où s’organisent nécessairement des

rapports d’échange sans rapport avec la valeur d’usage servant de base au calcul

économique ; cette économie compensatoire rend impossible l’enregistrement et le

contrôle nécessaires au dépassement de la société socialiste. Il faut en effet rappeler que,

dans la limite extrême où le socialisme doit, selon le matérialisme dialectique, se

métamorphoser en communisme intégral, l’ensemble des citoyens, pour permettre

l’extinction de l’État, doit opérer à sa propre persécution : les ouvriers, tous armés,

assurent eux-mêmes le contrôle de la production, doivent châtier violemment tous les

contrevenants, y compris les ouvriers parasites produisant plus ou moins que leurs

62
semblables. Sans cette persécution permanente, il est impossible d’empêcher que des

modes de production, d’échanges ou de consommation de nature capitaliste persistent au

sein des ouvriers, or cet état de persécution permanente est rendu impossible par les

rapports d’échange compensatoires, consubstantiels à la négation de la valeur subjective

d’usage par la collectivisation des moyens de production.

63
Conclusion : le souverainisme comme troisième voie ?

L’affaire est simple : l’idée que le « clivage gauche-droite » serait « dépassé »

semble avoir gagné, au cours des dix dernières années, de très nombreux esprits. Cette

idée repose premièrement sur la croyance que le clivage a changé, et que le changement

d’échelle des enjeux politiques a entraîné un déplacement de ce clivage. Il ne s’agirait donc

plus, désormais, de l’opposition de la droite et de la gauche, mais de l’opposition entre les

« mondialistes » et les « patriotes » ; entre les « capitalistes » et les « anticapitalistes » ; les

« libéraux » et les « antilibéraux » ; les « vainqueurs de la mondialisation » contre les

« perdants de la mondialisation ».

Si cette idée est intolérable, c’est d’abord parce qu’elle heurte la raison :

l’opposition entre les « mondialistes » et les « patriotes », substituée à l’opposition entre

la droite et la gauche, voudrait-elle dire que, une fois la patrie victorieuse, le dérèglement

des mœurs, l’émoussement du génie national, la dégénérescence de l’espèce, le

remplacement démographique, la décadence du droit, tous ces maux, qui accablent la

France et l’Occident, ne feraient plus l’objet de controverse ? Inversement, une fois le parti

des « mondialistes » vaincu, l’abolition des inégalités de richesse, des règles morales et

des modes de production capitalistes ne fera-t-elle plus l’objet d’une lutte ? En d’autres

termes, faut-il dire : à quoi bon l’ordre moral, tant que les « mondialistes » sont vaincus ?

Ou bien quiconque pense-t-il : peu importe les inégalités de richesse, pourvu que la nation

recouvre sa souveraineté ?

Tout cela est absurde. Il n’est pas même vrai de dire : pour régler la corruption des

mœurs, il faut recouvrer la souveraineté, car à supposer que ces notions soient justifiées,

64
il y a une « mondialisation » qui plaît à la gauche, et à laquelle elle souscrit : ceux qui

combattent la « mondialisation économique » ne luttaient certes pas contre

« l’internationale ouvrière ». La raison pour cela est bien simple : l’opposition entre la

gauche et la droite ne se borne pas aux partis, ni à ses expressions politiques fugaces. Le

clivage est bien plus profond : il est ancré psychologiquement et anthropologiquement.

Les opinions politiques sont engendrées par toute une foule de choses, d’intérêts

économiques, de traits psychologiques, de rangs anthropologiques, dont la temporalité

n’est pas bornée aux échéances électorales.

Le clivage qui s’exprime à travers celui de la gauche et de la droite est en fait un

clivage plus profond : celui qui oppose ceux qui se conçoivent comme ayant besoin

d’égalité à ceux qui estiment que cette égalité se fera toujours à leurs dépens. Certains, à

cause de longues histoires familiales cristallisées dans leur psychologie ou dans leur

génétique, préféreront toujours l’autorité à l’équité ; d’autres estimeront que la loyauté

n’est rien, et que seule compte la sympathie. Ces oppositions, plus profondes que celle qui

est mimée sur le théâtre des partis politiques, ne s’estompe pas. Elle demeure, et elle rend

la croyance dans un changement de « clivage » d’autant plus périlleuse : car certains

croient combattre aux côtés de nouveaux alliés, qui sont en fait leurs ennemis les plus

féroces, dissimulés par la querelle qui les oppose tous aux « mondialistes ».

La « nation », la « patrie », ou le « monde », c’est-à-dire les ordres supranationaux,

ne sont en premier lieu que des instruments d’un désir politique plus profond. Le désir

politique de la gauche, celui qui forme le dénominateur commun de toutes ses expressions

politiques, c’est l’utopie égalitaire. La gauche est l’expression de l’utopie égalitaire parce

que toutes les « familles » ou « cultures » politiques qui s’en revendiquent partagent tous,

sans exception, une passion certaine pour l’égalité ; égalité relative ou absolue, formelle
65
ou réelle, mais égalité toujours. Tous ceux qui, ou bien n’ont cure de l’égalité, ou bien la

conçoivent comme nocive, ennemie du genre humain, profondément contre-nature, et

contraire aux intérêts de ceux-là mêmes qui la désirent : ceux-là ne sont pas de gauche. La

gauche elle-même les refuse en son sein. Ceux-là sont de droite. C’est la gauche qui décide

ce qui est de gauche et ce qui, n’étant pas de gauche, est de droite : et cela s’explique en ce

que la gauche veut changer le monde. Elle a surgi, historiquement, dans un monde de droite,

c’est-à-dire un monde devant être changé, et elle ne disparaîtra, retournant d’où elle est

venue, que lorsque le monde aura l’apparence d’être de gauche. Alors, peut-être, la droite

existera en elle-même — à condition toutefois que cela soit possible, c’est-à-dire que le

monde soit conforme à l’utopie, ce qui, de toute évidence, ne saurait arriver : car l’utopie,

irréalisable, hors du monde par définition, repousse toujours sa propre échéance plus loin,

à mesure qu’elle semble s’approcher de l’ordre qu’elle prétendait atteindre.

C’est la raison pour laquelle le libéralisme seul, conformément à son histoire, est

de droite, c’est-à-dire, contraire à la gauche en son essence. Le libéralisme, pour qui

l’égalité est toujours ignoble et dangereuse, rend impossible l’existence même de

l’institution, du pouvoir — l’État moderne, par lequel, seul, la gauche est capable d’opérer

à la transformation du monde. Le libéralisme jette les clés de l’homme dans un puits. Il

dit : nul ne peut ni ne doit changer l’homme et le rendre conforme à son image. Il dit que

l’homme est tel qu’il est, tel que Dieu, ou la Nature, ou Dieu par la Nature, l’a fait. Il dit que

l’égalité sera toujours honnie par la liberté, et que l’artifice et l’arbitraire d’une idée

politique ne doit ni ne peut se substituer aux lois naturelles. C’est la raison pour laquelle

Carl Schmitt a écrit :

« Très systématiquement, la pensée libérale élude ou ignore l'État et la

politique pour se mouvoir dans la polarité caractéristique et toujours


66
renouvelée de deux sphères hétérogènes : la morale et l'économie, l'esprit

et les affaires, la culture et la richesse 108. »

C’est ce que reconnaît Carl Schmitt, grand ennemi du libéralisme qu’il était, ennemi

au point d’en dire force bêtises quant à ses rapports avec l’individualisme, bêtises

corrigées ultérieurement par Friedrich August von Hayek. Le libéralisme est la négation

de la politique et de l’État au sens modernes du terme. C’est la négation de la possibilité

même de substituer, aux ordres des familles, des communautés, des églises, des

compagnies, des entreprises, des villes, des provinces ; de substituer à ces ordres celui de

l’État. Le libéralisme prive la gauche des instruments nécessaires à l’établissement de son

utopie égalitaire, et voilà pourquoi le libéralisme est, demeure, toujours, de droite.

Raison aussi pour laquelle le socialisme, le communisme, et même l’étatisme sont

erronés et structurellement de gauche. Erronés, ils le sont parce qu’ils substituent, à

l’ordre naturel, qu’ils nient le plus souvent, un ordre artificiel qui lui est contraire.

Structurellement de gauche, ils le sont, outre les raisons partisanes et historiques

évidentes, parce que la tendance de toute autorité centrale est égalisatrice, luttant

toujours contre les particularités, les ordres subsidiaires qui, la rendant dispensables,

contestent la primauté de son ordre.

Là demeure l’argument final, qui devrait convaincre les véritables Français, les

vrais Européens, les vrais Occidentaux, eussent-ils été jusqu’ici récalcitrants :

« Fragmentation politique, fixation spatiale, encellulement : autant d’aspects qui,

selon l’historiographie héritée des Lumières et du XIXe siècle, devraient être associés à

108
Carl Schmitt, op. cit., p. 115.

67
une situation de désordre, de régression ou du moins de blocage. Or, c’est l’essor et le

dynamisme qui l’emportent. Encore la description de cette croissance doit-elle intégrer

deux éléments longtemps tenus pour contraires à la logique du système féodal, mais dont

on veut au contraire souligner qu’ils relèvent pleinement de sa dynamique : la ville et le

pouvoir monarchique109. »

C’est la liberté, c’est son ordre polycentrique, qui ont promu l’Europe au

promontoire extrême des siècles. L’Europe chrétienne, l’Europe féodale — l’Europe est

libérale.

« Car l’économie médiévale, depuis le grand renouveau de ces années

décisives [1050 à 1250], fut toujours dominée, non par le producteur, mais

par le commerçant. Ce n’était pas pour ces gens-là que, fondée sur un régime

économique où ils ne tenaient qu’une place médiocre, s’était constituée

l’armature juridique de l’âge précédent. Leurs exigences pratiques et leur

mentalité devaient naturellement y introduire un ferment nouveau 110. »

109
Jérôme Baschet, La civilisation féodale : de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Flammarion, 2018, p. 187
sq.
110
Marc Bloch, La Société féodale, Albin Michel, 1994, p. 114.

68
Merci de m’avoir lu jusqu’au bout.

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