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lafabrique@lafabrique.fr
www.lafabrique.fr
Conception graphique :
Jérôme Saint-Loubert Bié
ISBN : 978-2-35872-232-2
La Fabrique éditions
64, rue Rébeval
75019 Paris
lafabrique@lafabrique.fr
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Diffusion : Les Belles Lettres
Vivre sans ? La question qui donne son titre à ce livre peut à première vue
sembler déroutante. Elle désigne ici une aspiration politique rarement
formulée comme telle et qui trouve son expression peut-être la plus claire
dans le slogan « Soyons ingouvernables », apparu en France dans les
cortèges du mouvement contre la loi Travail. Nous savions à La Fabrique
que Frédéric Lordon avait quelque différend, esquissé à diverses occasions,
avec cette aspiration, différend dont l’exposition nécessitait d’aller au-delà
du slogan pour remonter à ses soubassements philosophiques, dans un
cheminement qui en retour interrogeait les fondements mêmes des
imaginaires politiques de gauche contemporains. Une bonne raison de s’y
arrêter donc, d’où est sortie l’idée de ce livre.
Nous avons souhaité qu’il prenne la forme d’une conversation – et
confié à Félix Boggio Éwanjé-Épée le soin de la mener –, même si le terme
n’est pas tout à fait exact puisque les échanges se sont déroulés par écrit,
entre septembre 2018 et juillet 2019. Deux séances collectives rue Rébeval,
à la fin de l’été 2018, qui furent d’un joyeux fourmillement intellectuel, ont
permis d’en élaborer le canevas, mais aussi de donner un horizon à la
discussion – après quoi Lordon s’est prêté au jeu des questions, ses
réponses suscitant de nouvelles interrogations, jusqu’à ce qu’un « livre » se
dessine. Celui-ci relève donc d’un genre hybride. Non pas un essai
classique ni un entretien en bonne et due forme, mais un peu des deux. Cet
« un peu des deux » a autorisé une certaine souplesse et fait cohabiter des
registres différents. On ne s’étonnera pas d’y trouver discutés des sujets
apparemment lointains qui ne partagent pas vraiment le même plan
conceptuel – l’économie politique de la ZAD et l’éthique d’Agamben par
exemple. C’est précisément ce que visait la tentative : mettre en intrigue le
moment théorique – et lui accorder toute sa valeur politique.
I. L’enfer des institutions
C’est devenu un lieu commun de dire qu’il est aujourd’hui plus facile
d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme. Au-delà du problème
des « conditions objectives », la formule signale la difficulté, voire
l’impossibilité, de penser une alternative au capitalisme à partir des
catégories politiques dont nous héritons. Derrière ce constat, il y a bien
évidemment tout le poids des échecs : d’un côté, celui du prétendu
socialisme réel, et, de l’autre, du rêve social-démocrate. Si l’époque tend à
revisiter la sortie du capitalisme comme une question à l’ordre du jour, les
débats peinent à se hisser au-delà de quelques esquisses autogestionnaires
ou néoréformistes. Dans ce contexte, des mots d’ordre ont surgi du
mouvement social : « soyons ingouvernables », « bloquons tout », « ZAD
partout ». Ce qui est frappant dans ces slogans, c’est qu’ils conjuguent une
orientation très combative à une promesse finalement minimale. On sabote
l’existant, on change sa vie, mais l’objectif n’est plus d’engager une
transformation de toute la société. J’aimerais pour commencer t’interroger
sur ce glissement revendicatif en pointant un paradoxe : à première vue, tu
es très loin de cet imaginaire-là (tu as écrit plusieurs textes
programmatiques, sur le SLAM, sur la mise au pas de la finance ou sur la
préemption salariale) et, pour autant, il y a deux énoncés chez toi qui y
ramènent. D’une part, il y a eu ton fameux « nous ne revendiquons rien »
pendant les premières semaines de Nuit Debout. D’autre part, il y a, plus
subtilement, l’idée portée par ton dernier livre (La Condition anarchique)
selon laquelle la démocratie moderne consiste à « vivre sans » institution
donatrice de sens a priori, sans principe ultime qui fasse tenir le lien social.
Comment expliques-tu ce glissement des mots d’ordre ? Qu’est-ce qui
semble rendre si impérieux de se tourner vers une politique du « vivre
sans » ?
2. Il entre aussi dans son pouvoir de traction la promesse d’en finir avec les
institutions. Et cette promesse ne peut qu’être reçue de ceux qui sont dans
des institutions ou font face à des institutions. Car c’est vrai : les
institutions, c’est l’enfer. Vécues au-dedans, c’est l’enfer. Les intéressés le
savent, le voient, ça les désespère, les détruit même. Enseignants à l’école,
hospitaliers à l’hôpital, soignants dans les maisons de retraite, cheminots à
la SNCF, chercheurs à l’université, et même, pour quelques-uns, policiers
dans la police, magistrats dans la justice ! Comme on sait, la force de la
série The Wire c’est d’être une chronique de la malédiction institutionnelle.
À l’évidence, notre époque porte cette malédiction à des sommets.
L’université devient tendanciellement un lieu où il est impossible de penser,
l’édition un lieu où il est impossible d’écrire, les médias un lieu où il est
impossible de témoigner du monde, l’hôpital de soigner, etc. Quoique sous
la férule du rapport salarial, c’est-à-dire de la loi d’airain de la vie à gagner,
les gens finissent par partir, écœurés, démolis parfois. Par quoi, sinon par
l’institution elle-même, à laquelle certains s’étaient d’abord voués, qu’ils
avaient investie d’un sens ? Il est assez évident que le néolibéralisme est
une force historique d’une puissance sans précédent dans le devenir-infernal
des institutions. Mais la malédiction puise également dans des propriétés
très générales du fait institutionnel – ici délibérément compris en un sens
étroit : les institutions-organisations.
Cette propriété tient à ce que la division fonctionnelle du travail s’y
double immanquablement d’une division politique du pouvoir. En réalité,
comme Marx l’a montré, la division du pouvoir est une sorte de dual de la
division du travail, la seconde engendrant inévitablement la première, qui
concentre les asymétries d’abord dans la séparation princeps des tâches de
conception et d’exécution, puis dans les fonctions de coordination, et
partout où se totalise l’information, cette ressource stratégique, qui n’existe
qu’à l’état lacunaire et morcelé aux étages inférieurs. Si la division du
travail donne spontanément naissance à une division du pouvoir, c’est-à-
dire à une structure différenciée de positions de pouvoir, alors il y aura des
hommes de pouvoir pour s’en approprier les enjeux spécifiques, pour en
faire leurs buts spécifiques, le cas échéant à l’encontre des enjeux et des
buts fonctionnels de l’organisation et de sa division du travail.
Ici, donc, la division du travail engendre une division du pouvoir qui,
en retour, vient parasiter la division du travail. Il n’est pas nécessaire
d’avoir passé beaucoup de temps dans les institutions-organisations pour
s’apercevoir que les enjeux de pouvoir y perturbent sans cesse les enjeux
fonctionnels, c’est même presque enfoncer une porte ouverte. Certains
universitaires, on voit très vite lesquels, se prennent de passion pour une
direction d’UFR, puis de département, puis le désir de la présidence
d’université les saisit, enfin il faudra envisager des positions directoriales au
ministère, et dans cette trajectoire qui a irréversiblement bifurqué, il n’est
plus question de recherche : il n’est plus question que des manœuvres
propres à faire parvenir, quitte d’ailleurs à ce que, collatéralement, elles
deviennent une nuisance pour la recherche. Ce qu’elles ne peuvent pas
manquer de devenir en fait, puisqu’elles n’ont plus pour logique la
recherche.
Je prends cet exemple parce que je le connais d’un peu plus près, mais,
dans son abstraction, on le retrouverait à l’identique dans maintes autres
organisations. On sait très bien à quel point les logiques du pouvoir –
logiques de la conquête, du maintien, et de l’extension, bref de la
persévérance – peuvent conduire les hommes de pouvoir à des actions qui
détériorent objectivement l’efficacité fonctionnelle de l’institution dont ils
ont pourtant la charge. Mais c’est le propre des enjeux de pouvoir que de
s’autonomiser comme logique séparée, affranchis des enjeux
« substantiels » qui leur ont pourtant donné naissance. Sous la direction
d’hommes dont le désir n’est plus que désir de pouvoir institutionnel, et non
plus d’opération institutionnelle, une organisation peut connaître les
égarements les plus aberrants – prix à payer de la cannibalisation de la
rationalité fonctionnelle par la rationalité politique interne. Les malheureux
qui n’ont pas versé dans cette pente et se sont tenus au sens originel de leur
participation à l’institution se retrouvent donc sous la coupe d’individus qui
leur sont devenus étrangers en tout, mais alors au risque de voir attaqué tout
ce en quoi ils engagent leurs puissances d’agir si les hommes de pouvoir
viennent à juger que leur persévérance dans le pouvoir institutionnel
commande de l’attaquer – ou, simplement, de n’en tenir aucun compte. Or,
conformément à une logique dont La Boétie fait l’un des ressorts de la
« servitude volontaire », il est impossible qu’un nombre significatif
d’individus ne succombent pas à ce système d’enjeux parasites, dont finit
par dépendre leur propre survie dans l’institution, celle-ci dégénérant en une
pyramide d’« intérêts institutionnels » comme on dit, précisément pour
marquer cette dérive auto-centrée, intransitive, de l’organisation qui ne vit
plus que d’après des finalités internes, dans l’oubli grandissant de ses
finalités externes. Engendrée de la division du travail, la division du
pouvoir est cette doublure parasite qui voue les institutions à une sorte de
dévoiement systémique – et fait l’enfer du dedans. Le pouvoir, c’est la mort
– la mort des sujets, s’entend. Car les hommes de pouvoir, eux, se sentent
tout à fait vivants. Et en effet : il leur est loisible de s’adonner à leur désir –
qui est désir de pouvoir. Mais pour tous les autres, c’est la mort –
interdiction du désir (qui ne réclamait pourtant pas grand-chose, juste de
s’effectuer dans les coordonnées de la division du travail…), atrophie des
puissances d’agir par la normalisation qui tombe du système de pouvoir :
vous chercherez mais ainsi (université), vous écrirez mais ainsi (édition),
vous ferez votre tournée de facteur mais ainsi (service public), vous
militerez mais ainsi (parti, syndicat), vous soignerez mais ainsi (hôpital), et
à chaque fois ainsi pour le pire puisque la manière de faire n’est pas
commandée par ce qu’il y a à faire mais par des logiques extrinsèques de
pouvoir. Et les institutions deviennent des lieux de mort, hostiles à
l’intelligence, au dévouement, à la compétence, au risque de la
grandiloquence on serait presque tenté de dire à l’humanité – je pense à un
facteur de campagne qui jette l’éponge, n’a même plus la force de se traîner
jusqu’à la retraite devant ce que l’institution « Poste » a fait à son métier –,
elles sont peuplées de morts-vivants, ou de vivants déchirés qui luttent pour
ne pas devenir morts. L’enfer du dedans.
La force de l’argument n’est pas seulement éthique, elle a pour elle toute
l’histoire des institutions modernes, en tête celle de l’État-nation, dont
l’émergence n’est pas sans lien avec celle de la propriété privée et d’une
économie-monde capitaliste. Pour le dire schématiquement, l’institution
n’est pas seulement une modalité hiérarchique de la vie en commun en tout
temps et en tout lieu : sa forme moderne a eu pour rôle d’étouffer toute
possibilité de la fuir, de la refaire ailleurs et autrement, de la déserter. N’y
a-t-il pas là un argument à prendre en considération ?
5. Des voies qui correspondent à des styles, je veux dire à des manières –
concept très important chez Spinoza : les manières, ce sont les expressions
d’une complexion affective, c’est-à-dire d’un corps en ses plis singuliers –,
des manières de penser (aucune contradiction avec le fait d’avoir parlé de
corps à l’instant), ou si tu veux d’un habitus intellectuel. Je m’appesantis un
instant là-dessus comme pour livrer une vue de l’arrière-plan sur fond
duquel se tiennent nos débats : l’arrière-plan de nos déterminations à
penser. Puisque en effet, contre les illusions de l’intellectuel souverain et
inconditionné, nous sommes déterminés à penser. Et plus exactement à
aimer, à préférer, penser ceci plutôt que cela. Ce sont des forces désirantes,
parfois profondes et obscures, parfois très claires et visibles, qui nous
déterminent à nos lignes de pensée. Spinoza dit que « l’esprit s’efforce
autant qu’il le peut d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir de son
corps » : on pense selon les lignes de son désir. Ce sont des partis souvent
informulés comme tels mais puissamment structurants, et qui en réalité
expriment, et engagent, la personne entière, qui disent le plus profond de
son rapport intellectuel au monde. On pense à cette phrase magnifique de
Nietzsche : « toute grande philosophie jusqu’à présent a toujours été la
confession de son auteur ». Alors oui : est-ce qu’on est un penseur de la
liberté ou du déterminisme, de la morale ou de la puissance, des structures
ou de l’événement, etc. ? C’est un ingenium, comme complexion affective,
pré- ou proto-théorique, qui « décide » de ces choix inauguraux auxquels
toute une vie va se tenir. Deleuze, quand il évoque les philosophes du passé,
avec lesquels on entre nécessairement en rapport pour trouver ses propres
voies, dit, avec cette manière délicieuse qui n’appartient qu’à lui, qu’il faut
trouver celui avec lequel « on se sent bien ». Et c’est vrai que c’est
exactement comme ça que ça se passe. Ces affinités, ça se reconnaît au
premier coup d’œil : « celui-là, il est fait pour moi, c’est lui que j’attendais,
son monde c’est le mien, etc. » : une convenance à nos lignes et à nos plis.
C’est l’ingenium qui parle – au passage tu comprends les guillemets à
l’instant, autour de « décide » : ça ne décide rien, c’est entièrement de
l’ordre de la détermination passionnelle – passionnelle-intellectuelle
puisque, contre l’antinomie inepte, il n’y a pas d’intellectualité sans affects.
À l’évidence, les déterminations désirantes à penser quelque chose, ou
à penser dans certaines directions, sont pour partie communes. Elles
peuvent être celles d’une époque. Il y a des airs du temps intellectuels. On
s’y entre-affecte et s’y entre-émule à penser ceci plutôt que cela. Quel est le
nôtre ? Pour le dire de manière un peu grinçante, tu décroches le loto
intellectuel du moment quand tu as coché les cases « événement »,
« singularité », « multiple » et « subjectivité » (numéro complémentaire :
« communs » – pour dire quand même qu’on est parfois un peu ensemble…
mais en tant que singularités, bien sûr). Pour ma part, je ne risque pas
d’avoir le ticket gagnant parce que je m’obstine à jouer des numéros
dépassés comme « structures », « déterminisme », « masses » et « classes »
– si je ne joue pas que ceux-là. Nietzsche, donc, nous invitait à penser la
nature biographique des grands choix intellectuels, mais la biographie est
toujours socialement surdéterminée : par la position sociale, ça va sans dire,
et aussi par l’époque.
S’agissant de la nôtre, on voit bien tout ce que le ticket gagnant lui
doit : certes au travers de nombreuses médiations, on voit l’air du temps
individualiste s’y exprimer, le recul des schèmes collectifs de pensée qui
ont fait, par exemple, l’atmosphère intellectuelle des années 1960-1970. Ça
semble très grossier de dire des choses comme ça, mais je pense que nous
sommes en partie déterminés par des choses très grossières – et puis il y a
une partie plus subtile qui fait le reste. On pourrait penser qu’il appartient
aux intellectuels de tenir des positions contracycliques, s’étonner de les voir
ratifier, à leur manière évidemment, les tendances de l’époque. Il se trouve
que, quand il s’agit des inclinations d’un air du temps individualiste, les
intellectuels ne sont pas les derniers, c’est une litote. Je n’ai jamais pu
m’ôter de la tête, par exemple, que la catégorie d’événement, dont on sait à
quelles puissantes élaborations philosophiques elle a donné lieu, était par
excellence le produit de sublimation dans la théorie du noyau de singularité
remarquable qui fait le sentiment de soi des intellectuels. Évidemment
quand « singularité » devient, à côté d’« événement », un concept d’époque,
c’est encore plus clair – je ne suis pas sûr qu’ajouter « quelconque »
derrière « singularité », pour dire la « dépersonnalisation », change grand-
chose à ce que je vise ici.
Entends-moi bien, ce que je dis là n’a aucunement valeur d’objection à
ces théories : on objecte à une théorie dans le plan propre de la théorie, et il
n’y a rien de plus minable que de penser y objecter en la ramenant à ses
déterminations ou à ses origines. Il n’en est pas moins autorisé de noter
cette congruence de fait entre une époque individualiste et des dispositions
caractéristiques de « l’intellectuel », spontanément porté à se penser comme
singularité pensante, distingué du commun, etc. Il a fallu tout le poids d’une
conjoncture très particulière comme celle des années 1960, par là même
accueillante à des individus aux trajectoires sécantes comme Braudel ou
Bourdieu, pour inviter à penser le long terme, le banal, le quotidien,
l’ordinaire, la reproduction, c’est-à-dire tous ces termes qui sont les opposés
dialectiques de l’événement, la singularité, la subjectivité – et quand même,
on dira ce qu’on voudra, mais ce sont bien des constellations conceptuelles
qui dessinent des portraits d’époque. Tu me pardonneras de citer un peu
longuement, mais je n’ai jamais oublié l’effet que m’avait fait cette dernière
phrase de la préface du Sens pratique de Bourdieu : « En forçant à
découvrir l’extériorité au cœur de l’intériorité, la banalité dans l’illusion de
la rareté, le commun dans la recherche de l’unique, la sociologie n’a pas
seulement pour effet de dénoncer toutes les impostures de l’égotisme
narcissique ; elle offre un moyen, peut-être le seul, de contribuer, ne fût-ce
que par la conscience des déterminations, à la construction, autrement
9
abandonnée aux forces du monde, de quelque chose comme un sujet . »
Il se peut donc que, sous ce rapport, je sois à contresens de mon
époque. En tout cas oui, mes lignes, les affinités et les tropismes qu’elles
déterminent me portent à un mélange instable d’attraction et de réserve vis-
à-vis de la politique saisie « par l’éthique ». Autant je vois la force du
diagnostic éthique, autant je vois les limites, peut-être même les faiblesses,
de l’« éthicisation » de la politique quand c’est la réponse que ce diagnostic,
pourtant juste, se donne immédiatement. Le problème étant bien sûr
d’emmener le grand nombre dans la voie « éthique ». Mais alors nous voilà
avec deux points d’entrée différents dans la politique : par le nombre ou par
les formes de vie. Comme de juste, chacun de nous fait parler sa
complexion, et donne la réponse de sa sensibilité intellectuelle. Mais on voit
bien que ce sont des choix inauguraux qui vont déterminer des
buissonnements de la pensée – et de la pratique ! – dans des directions
sensiblement divergentes.
6. Je t’en donne une simple illustration, tirée du souvenir d’un séjour, à l’été
2017, où nous étions quelques-uns (un peu plus même) à nous être réunis
pour partager quelques réflexions sur la situation. Un camarade de la ZAD
en a appelé à de « nouveaux régimes d’énonciation », plus poétiques, qui
pourraient toucher les gens, et les réveiller de leur sommeil éthique en
quelque sorte. Ça me fait toujours des effets très mêlés d’entendre des
choses comme ça. Dans un mouvement complètement préréflexif, ma
complexion d’intellectuel y trouve spontanément son compte. Je crois qu’il
y a peu de choses, ces derniers temps, qui m’aient ravi autant que le
renouveau du graffiti politique. C’est une explosion de créativité, d’humour,
et il y a cent fois plus d’intelligence dans un seul graffiti que dans trente ans
d’éditoriaux de Libération. Alors ça oui, le graffiti comme machine
affectante, ça se pose un peu là. Même s’il faut aussitôt se poser la question
de savoir qui y est affectable. J’entends bien qu’il ne s’agit pas de tomber
dans une sociologie trop primaire des dispositions culturelles. Mais ça,
Rancière nous en a heureusement vaccinés. Et nous savons que réserver aux
classes dominantes la sensibilité aux œuvres, en en présupposant les classes
dominées incapables, est un échantillon typique de la pensée dominante. Je
pense, par exemple, au très beau documentaire C’est quoi ce travail ? de
Sébastien Jousse et Luc Joulé, tourné dans l’usine PSA de Saint-Ouen. On y
voit un compositeur déambuler dans les allées, à la pêche aux bruits des
machines, pour composer ensuite une musique avec un chœur – formé par
des ouvriers. À un moment, il y a un très court plan où l’on voit un ouvrier
qui laisse faire sa machine et qui lit. J’imagine qu’il doit avoir l’oreille
tellement affûtée que, au bruit seulement, il saura s’il faut prêter de nouveau
attention à la machine. Et que sinon il ne la lui accordera pas. Alors la
machine machine, et lui il est livre en main. Je n’ai pas besoin d’épiloguer
sur la force de l’image que ça compose. Juste gloire de Rancière.
Maintenant, on ne peut pas non plus évacuer complètement la question
sociologique – dont les philosophes ont une sainte horreur – et demander :
les prolétaires qui lisent de la poésie la nuit, ou le jour à la machine, ça fait
combien ? C’est une question qui n’emporte aucune présupposition de
capacité, mais qui vise essentiellement les conditions – et ce qu’elles
déterminent comme effectivité. Donc, j’entends les appels à la poésie, je
pense aux graffitis, j’aime spontanément, et puis je me reprends, et
j’imagine ce que donnerait le porte-à-porte avec de la poésie en bandoulière
dans une banlieue picarde. Ou dans une usine qui va fermer. Est-ce que
c’est avec de la poésie, en première instance, qu’on va nouer quelque chose
avec des ouvriers, des syndiqués ?
Voilà où l’on en revient à la question du point d’entrée. S’il est du côté
du nombre, alors on pense immédiatement aux classes ouvrières, ou aux
classes populaires : parce que ce sont les plus dominées et parce que ce sont
les gros bataillons. Est-ce que c’est par le lyrisme des formes de vie qu’on
mobilise ces masses-là ? Sans doute nul ne peut dire ce qui peut se passer
dans une usine occupée, quand un lieu de travail devient véritablement la
chose de ceux qui y travaillent, et ce que cette appropriation, par soi, peut
susciter d’euphories créatives, d’ouvertures réputées impossibles, dans un
mouvement général de ré-empuissantisation – comment ne pas penser ici à
ce titre magnifique de Simone Weil : Grève, joie pure ? Là, il est bien
certain qu’il n’y a pas pire erreur que de minimiser les pouvoirs
transformateurs de l’événement politique, pouvoir de faire différer ceux qui
y sont pris – et à quelle vitesse, au travers de quels franchissements
considérables. Pierre Souchon, qui a dû passer une bonne partie de la fin
2018 sur les ronds-points, rapporte ce propos d’un Gilet jaune : « J’ai 46
ans, je n’avais jamais lu un livre de ma vie. Tu sais ce que je fais, depuis
deux jours – enfin, la nuit plutôt, quand on rentre du rond-point ? » C’est
10
son amie qui l’interrompt et répond pour lui : « il lit la Constitution ». On
aura quand même vu des déplacements proprement inouïs. Des « braves
gens », comme on dit, venus de province pour leur première manifestation à
Paris, gazés, matraqués sans préavis, sans justification, et aussitôt pris dans
un fulgurant devenir-black block. Ou bien ces autres, filmés sur un rond-
point, je ne sais plus lequel, qui ne semblaient pas exactement avoir a priori
un profil ZAD-friendly, et cependant débitaient des palettes pour monter
des cabanes : ils étaient pris dans un devenir-zadiste. Deleuze nous a laissé
une belle chose avec cette idée-là.
Et tout de même : en première approximation, ça n’est pas par la
poésie que ça débraye. C’est une taxe gasoil qui déclenche les Gilets jaunes
– pas trop poétique. Les ronds-points ne se sont pas peuplés sous
l’inspiration des graffitis. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui leur a été aussitôt
reproché par des secteurs de la gauche radicale spécialement obtus,
accrochés à une idée de la vertu définie d’après leur type d’humanité à
eux ? En effet les Gilets jaunes, à l’origine, n’avaient pas la grâce de la
« ligne correcte »… De même, quand PSA Aulnay se met en grève, ça n’est
pas par l’effet du chant choral. Et puis il y a aussi un prolétariat atomisé,
anomique, incrusté dans sa colère, dans son ressentiment, celui qui, contre
toute rationalité, apporte son soutien à la « chasse aux assistés » ou au
flicage des chômeurs. Et que l’extrême droite, bien sûr, considère comme
un parfait terrain de chasse. Pour tout te dire, je ne vois pas les « nouveaux
régimes d’énonciation » faire des percées considérables de ce côté… Alors
je ne suis pas sûr d’avoir été d’une parfaite honnêteté avec notre camarade
en quête de « nouvelles énonciations », à qui on pourrait tout aussi bien
prêter de ne faire aucun partage exclusif, et d’envisager la poésie en plus de
tout le reste, de compter sur la différance, c’est-à-dire sur la modification à
grande vitesse des dispositions pendant l’événement, pour que la poésie,
bien préparée, entre d’un coup dans les sensibilités remaniées.
Je peine quand même à m’ôter de l’esprit le poids de la question
inaugurale : par le nombre ou par l’éthique ? On voit bien ce que ça
détermine comme pentes, et même comme réflexes, c’est-à-dire,
symétriquement, comme taches aveugles ou comme négligences. Vers quoi
te dirige spontanément la politique comme nombre ou bien la politique
comme formes de vie ? Vers quelles constellations d’idées et d’images –
braseros de piquet de grève ou cabanes dans les arbres ? Aucune de ces
questions n’excluant d’ailleurs que, dans une certaine conjoncture, les deux
ensembles viennent à se rapprocher, peut-être même à se rejoindre, voire à
se mélanger. Pour le coup, si je veux m’acquitter complètement d’un devoir
d’honnêteté, je dois ajouter que le camarade dont je viens de parler est
précisément de ceux qui œuvrent à ce genre de rapprochement et de
mélange avec une persévérance et une efficacité redoutables. Si toutefois je
trouve un mérite à la politique comme nombre, c’est parce qu’elle a un peu
plus de chances de ne pas oublier où se trouvent les grands gisements de
force, ni par quoi il est le plus probable qu’ils se mettent en mouvement.
C’est pourquoi je crois que ce que j’appellerais l’« éthique du
désastre » se trompe quand elle croit pouvoir se prolonger (se résoudre)
immédiatement en « éthique du salut » – par « éthique du désastre »
j’entends la mesure adéquate, donc éthique, du désastre contemporain, et
par « éthique du salut » l’idée, logique en apparence, que si le problème est
éthique sa solution l’est également et, partant, qu’elle est de l’ordre d’un
salut. Or voilà le problème : si la politique est affaire de grand nombre, il
n’est pas certain qu’elle s’y retrouve du moment où on lui donne une
éthique du salut pour horizon. Car « tout ce qui est remarquable est difficile
autant que rare ». Le salut est une affaire de virtuoses – mais si le salut est
la solution au désastre, alors le grand nombre est voué à demeurer dans le
désastre. Il va bien falloir trouver à sortir de ce piège. Le Comité invisible
touche assurément juste quand il écrit que « la véritable question
communiste n’est pas “comment produire ?”, mais “comment vivre ?” », et
11
que « le communisme, c’est la centralité de la vieille question éthique » .
Mais que faire du portrait du révolutionnaire qui s’ensuit, et comment
espérer que l’« humanité ordinaire » puisse être jamais à sa hauteur ?
« Dans l’inconsistance générale des rapports sociaux, les révolutionnaires
doivent se singulariser par la densité de pensée, d’affection, de finesse,
d’organisation […]. C’est par l’attention au phénomène, par leurs qualités
12
sensibles qu’ils parviendront à une réelle puissance . » « Faire du bruit
n’aurait aucun sens, sinon pour être suivi. Il n’est jamais bon d’être
13
suivi », écrit dans une veine semblable le postfacier de Dérider le désert
– et nous voilà d’un coup au cœur de l’aporie de la « politique par
l’éthique ». On ne peut pas s’empêcher de mettre ce désir de « ne pas être
suivi » en regard de la célèbre phrase par laquelle Trotsky ouvre son
Histoire de la révolution russe : la révolution, c’est « l’irruption violente
des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées ».
L’irruption des masses. Non des stylites ou des virtuoses, surtout
préoccupés de ne pas être rejoints. L’aporie de la « politique par l’éthique »,
c’est que l’un de ses termes la réserve au petit nombre quand l’autre appelle
le grand. La chose, tout à fait étonnante d’ailleurs, étant qu’à l’épreuve des
Gilets jaunes, événement marquant à l’échelle du demi-siècle, par là,
comme toujours les grands événements, d’un pouvoir révélateur
impitoyable, d’une puissance de classement sans pareille, le Comité
invisible et lundi.am, à l’opposé du gauchisme de la chaire, se sont trouvés,
dès le premier jour, sans l’ombre d’une hésitation, engagés du côté de
« l’insurrection impure », position somme toute très léniniste, assez
inattendue, et qui d’une certaine manière – mais je gage qu’ils n’en
conviendraient pas ! –, contredisait dans les faits et dans les actes la ligne
virtuose, abstraite, d’un n’être-pas-suivi. Je le dis aussi comme une manière
de remettre nos discussions théoriques à leur place : une place qui n’est pas
tout à fait déterminante, en tout cas pas au point, et c’est peut-être là
l’essentiel, de mettre en péril les jonctions pratiques.
II. Philosophies de l’antipolitique
(intermittences, virtuoses, amitié,
destitution)
Poser ainsi que le mode est toujours-déjà affecté conduit alors à s’interroger
sur le statut du concept de conatus, non pour le plaisir d’une digression
scolastique, mais parce que cette interrogation éclaire en retour le problème
de la « séparabilité » (du mode d’avec ses manières). Ainsi faudrait-il sans
doute dire que le conatus en tant que tel est ce que Spinoza appelle un « être
de raison » (c’est-à-dire un être qui n’a d’autre existence que par la pensée
qui le dégage, et sous contrainte bien sûr que ce « dégagement » soit bien
formé ; dit autrement, un « être de raison » est une entité idéelle formée par
abstraction à partir d’une chose réelle, l’abstraction consistant en une
opération qui soustrait la chose à ses déterminations concrètes). Que le
conatus en tant que tel demande à être compris comme un être de raison,
c’est ce qui suit de ce que, pour paraphraser la définition 1 des Affects, le
conatus n’existe qu’à l’état déterminé par une quelconque affection de lui-
même à faire quelque chose (la définition 1 des Affects dit ceci : « Le désir
est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme
déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire
quelque chose »). Quand Laurent Bove dit du conatus qu’il est « un désir
sans objet », la formule frappe l’esprit mais demande pour être admise à
être lue sous le statut de « l’être de raison ». Car, précisément, le conatus ne
peut pas exister à l’état « sans objet ». Il ne le peut pas car il est toujours-
déjà affecté, donc toujours-déjà déterminé par une certaine affection à
vouloir quelque chose. Le conatus « empirique » n’est jamais observable
qu’à l’état déterminé comme désir. Le conatus comme « désir sans objet »
n’existe donc que sous ce statut d’abstraction propre à l’être de raison, au
terme d’une opération de soustraction qui le sépare idéellement de ses
affections, quand il en est inséparable réellement. Mais alors ces
considérations s’étendent immédiatement à l’idée de vie nue qui, dans le
meilleur des cas, demanderait à être comprise comme un être de raison,
c’est-à-dire une entité purement idéelle, puisqu’elle est le « concept » d’une
vie séparée de ses manières – par opposition à la forme-de-vie qui
consisterait en la vie ayant rejoint ses manières, réinstallée dans ses
manières. Le problème tient bien sûr à ce que, de cette séparation idéelle
qu’est la vie nue, Agamben fait une séparation réelle. Or même la zoé, la
vie organique, s’y refuse. Que pourrait bien être une vie organique « pure »
de toute manière ? La vie organique est maniérée. Elle n’est pas un substrat
vierge de toute manière, sur lequel viendraient ensuite se tracer des
manières. Voici alors la terrible objection qu’on pourrait opposer à
Agamben : le camp, qui est dans ses termes l’enfer même de la vie nue, le
camp est une forme de vie, c’est-à-dire une vie coulée dans une certaine
forme (car il y en a toujours nécessairement une et qu’en l’occurrence c’est
celle-là), une forme atroce, mais une forme quand même. Jusque dans
l’enfer du camp la vie est maniérée.
8. Permets-moi de marquer une courte pause pour redire ceci : contre toutes
les apparences, il ne s’agit pas du tout ici de faire de la philosophie pour la
philosophie. C’est même tout le contraire : c’est par ce biais, et par ce biais
seulement, que nous pouvons cerner la nature véritable de la politique
d’Agamben, en mesurer les implications, puis surtout les réquisits – et,
partant, les impasses. Car voilà, somme toute, la solution que cette politique
nous propose en vue de désamorcer l’ordre des dispositifs où notre
puissance se perd, et nous abandonne dans l’inauthentique quand nous y
cédons : d’abord, que la puissance se suspende ; ensuite, qu’elle se retourne
sur elle-même et se contemple – la solution de l’acquiscentia in se ipso.
Mais qu’elle se contemple faisant quoi ? Ce qu’elle veut, pourvu que ce ne
soit pas en allant se lier dans le dehors, puisque le dehors, ce sont les
dispositifs. Donc qu’elle se contemple entrée dans un régime de causalité
interne. C’est-à-dire très exactement dans ce que Spinoza nomme la
causalité adéquate : « J’appelle cause adéquate celle dont l’effet peut se
44
percevoir clairement et distinctement par elle . » Et il enchaîne : « Je dis
que nous agissons quand il se fait en nous ou hors de nous quelque chose
dont nous sommes cause adéquate, c’est-à-dire quand de notre nature il suit,
en nous ou hors de nous, quelque chose qui peut se comprendre clairement
45
et distinctement par elle seule » (c’est moi qui souligne).
Nous sommes ici au cœur des catégories de la liberté et de la sagesse
chez Spinoza, aussi est-il crucial de ne pas se tromper sur le sens particulier
que revêt le mot « agissons ». Par lequel il ne faut nullement entendre le fait
de s’adonner à l’« action » au sens usuel du terme – cela, Spinoza l’appelle
« opérer » : faire des mouvements avec son corps en vue de quelque chose,
c’est « opérer ». L’action, au sens proprement spinoziste du terme, c’est un
certain régime de l’opérer : précisément, le régime de la causalité adéquate,
c’est-à-dire d’une causalité purement interne, étrangère à toute
détermination par quelque cause extérieure. Et c’est cela – l’activité, par
opposition à la passivité, laquelle n’est pas du tout un « ne rien faire », mais
un faire sous l’emprise de la causalité des choses extérieures –, c’est cela
donc qui constitue l’empyrée éthique où Spinoza désire nous conduire.
Par conséquent, lorsque Agamben nous enjoint de suspendre notre
puissance, de la retenir d’aller se lier dans les choses du dehors, donc quand
il nous suggère d’entrer dans un régime de causalité interne, il nous appelle
ni plus ni moins qu’à entrer dans le régime des affects actifs, terminus du
cheminement éthique selon Spinoza – la béatitude. Et nous comprenons
maintenant complètement ce que signifient la déséparation, la rejonction, la
recoïncidence à soi, et l’être à nouveau authentique : c’est que notre
puissance s’exerce, non plus sous la détermination des choses extérieures
(alias les dispositifs), mais d’après la nécessité de notre essence singulière.
Telle est bien d’ailleurs la signification ultime de la liberté chez Spinoza,
qui n’est nullement, comme nous le croyons d’ordinaire, l’antonyme de la
nécessité mais l’une de ses modalités. Être libre n’est en rien sauter hors de
l’ordre de la nécessité et nous affranchir de toute détermination, mais
répondre aux déterminations de notre nécessité interne, la nécessité de notre
essence. Résumons-nous : pour nous désaliéner des dispositifs, il nous faut
devenir des sages spinozistes… En d’autres termes, la tâche centrale de la
politique selon Agamben c’est… d’en finir avec la servitude passionnelle,
et de conquérir la béatitude.
« La politique et l’éthique de l’Occident, dit-il, ne se libéreront pas des
apories qui ont fini par les rendre impraticables si le primat du concept
46
d’action n’est pas radicalement mis en question . » Dans l’action,
évidemment à comprendre ici en son sens usuel, c’est bien la structure
télique qu’il s’agit d’abolir. Toute visée est ontologiquement, et par suite
politiquement, dans l’erreur. Car la visée vise au dehors et, au dehors il n’y
a que les dispositifs, alias l’« élément historique » – le demi-enfer de la
servitude passionnelle. De là l’importance chez Agamben du thème du
désœuvrement, c’est-à-dire de la rupture avec l’intentionnalité télique de
l’œuvre. Faire œuvre, c’est viser ; et viser, c’est demeurer dans l’intention
de l’œuvre. Or il faut désintoxiquer l’action de l’œuvre, de l’extériorité
emportée par l’idée même d’œuvre, si l’on veut recoïncider à soi (à son
essence). Ce qui n’est pas autre chose que transformer l’action au sens
ordinaire en action au sens spinoziste (et encore). Une action affranchie de
tout faire-œuvre, c’est alors ce qu’Agamben appelle un geste. On peut donc
dire de la politique d’Agamben qu’elle est une politique du geste – à
l’opposé de l’action (sens usuel). Syndicalistes, militants, activistes, et plus
généralement tous ceux qui conduisent, comme on dit, des « actions », qui
se réunissent pour envisager des « actions », pour organiser des « actions » :
tous dans l’erreur – ontologique. Et politique. Dans la politique de
libération d’avec les dispositifs, plus d’action : rien que des gestes.
Alors nous voyons la constellation de l’antipolitique se dessiner plus
complètement, avec, sinon ses connexions formelles, du moins ses
résonances internes, et notamment : l’échappée dans l’intransitif,
l’échappée dans l’esthétique, l’échappée dans la virtuosité – toutes ces voies
par lesquelles l’antipolitique échappe à la politique. S’il s’agit de
s’échapper dans l’intransitif, le geste comme forme de l’agir débarrassée de
la structure télique rejoint à sa manière Deleuze et ses devenirs sans avenir
– puisque l’avenir appartient au chronos, qui est le temps de la visée, et
même, étymologiquement, du projet (une idée affreusement aliénante).
Mais on pense plus encore à Rancière avec ses révoltes qui ne doivent pas
être des révolutions, sauf à retomber dans les mains gouverneuses des
révolutionnaires, qui ont une idée de où la révolution doit aller. Voilà
d’ailleurs que Rancière se met à parler comme Agamben : « Il ne s’agit plus
de la fin qui justifie les moyens. Il ne s’agit plus de l’intelligence des
stratèges qui calculent le rapport entre fins et moyens. Il s’agit au contraire
d’abolir l’écart entre le point de vue instrumental et stratégique, entre la
nature des moyens et celle des fins. Il s’agit de fondre moyens et fins dans
un processus homogène qui démente finalement le développement de sa
47
force et de sa puissance . » En matière de fusion, c’est celle de deux
discours l’un dans l’autre qui est assez impressionnante – je finis par me
demander si mes circonlocutions et mes embarras autour de la
« constellation » sont bien utiles : ce que nous avons là est plus près de
l’unité de pensée que de la simple résonance. En tout cas, entre les
48
« moyens sans fins » de l’un et la commune nature des moyens et des fins
de l’autre, entre la puissance se suspendant de l’un et le processus
démentant sa propre puissance de l’autre, une lecture à l’aveugle ne saurait
pas quoi attribuer à qui.
Échappée également dans et par l’esthétique, qui devient sinon un
paradigme, du moins un puissant attracteur pour la pensée antipolitique,
non pas, bien sûr, que réfléchir à l’art conduise inéluctablement à
l’antipolitique, mais, inversement, que l’antipolitique s’y trouve une
solution parfaite, peut-être même un certain confort. En tout cas, on ne peut
s’empêcher de faire le constat de cette égale prise d’importance de l’art
dans les œuvres tardives de Deleuze, Rancière, et donc Agamben. Et l’on
comprend d’autant mieux que, précisément, l’art est cette région du monde
social où l’on s’adonne le plus facilement à l’intransitivité. La danse, par
exemple, devient pur mouvement, mouvement pour le mouvement, libéré
de toute intention lourdement signifiante comme dans le ballet classique,
mais à la limite également de tout asservissement aux contraintes formelles
d’un agencement chorégraphique d’ensemble, liberté totale à laquelle
Isadora Duncan ou Loïe Fuller donnent ses plus remarquables figures – et il
n’y a sans doute pas lieu de s’étonner que, personnifications de l’idée de la
danse intransitive, on les croise aussi bien chez Rancière que chez
Agamben.
On n’est pas surpris non plus de voir le retrait de toute structure télique
et le retournement de la puissance sur son effectuation intransitive
49
déboucher sur une pensée du « style » – la seule chose qui reste à cultiver
quand on a abandonné toute visée : le style comme la pratique même de
l’intransitivité. Désœuvrement, geste, style : toute une série de notions
connexes qui expriment solidairement le nouveau régime éthico-politique
que nous propose Agamben. Dont le meilleur modèle, j’y reviens, serait
donné par la poésie, cette pratique de la langue qui consisterait à dire pour
dire, à effectuer les pures puissances du dire, pour elles-mêmes et sans autre
visée qu’elles-mêmes, dans un geste énonciatif pur, portant à la limite du
langage-comme-dispositif – en sortir vraiment, à part pour s’enfoncer dans
le silence, on ne sait pas trop à quoi ça pourrait ressembler. Pour ne rien dire
de la pratique réelle de la poésie dont je me demande si toute intention,
toute direction intentionnelle de la construction, a vraiment été évacuée au
point que suppose Agamben (et d’ailleurs Rancière avec lui). En tout cas, je
ne pense pas exagérer en disant que la poésie prend ici valeur de modèle
éthico-politique, voici d’ailleurs ce qu’Agamben en dit lui-même : « Ce que
la poésie accomplit par la puissance de dire, la politique et la philosophie
50
doivent l’accomplir par la puissance d’agir . » C’est donc très
logiquement qu’à son tour, après Deleuze, Agamben élit Bartleby comme
figure tutélaire de sa philosophie éthico-politique, figure suspensive par
excellence. Et c’est certainement une politique singulière celle qui se donne
pour toute orientation qu’elle « préférerait ne pas ».
Reste la question de savoir qui pourra l’endosser – à part des êtres
d’exception. Dont la qualité précise a fini par apparaître : ce doivent être
des sages spinozistes. Dégager la puissance de l’emprise des dispositifs
pour l’engager dans un régime de causalité interne, ça n’est pas autre chose
que s’extraire de la servitude passionnelle comme détermination par les
causes extérieures, et entrer dans le régime des affects actifs – c’est-à-dire
entrer dans la béatitude. La politique du geste, c’est la politique des sages,
ou la politique pour les sages. Dans cette constellation qui offre sa base
ésotérique à l’imaginaire du « vivre sans », il se confirme qu’on ne sort de
l’antipolitique de l’intermittence que pour tomber dans l’antipolitique de la
virtuosité.
Quoique à sa manière propre, Agamben rejoint donc ici Badiou dans
ce registre de l’antipolitique qui ne pense qu’une politique à l’usage des
virtuoses – virtuoses de l’éthique, virtuoses des affects actifs. Au terme
d’ailleurs d’une sorte d’aveu involontaire, qu’on pourrait lire dans le parti
pris « contre saint Augustin ». Si Agamben s’est fait à ce point érudit des
débats de la théologie chrétienne, c’est en archéologue et parce qu’il pense,
non sans raison, y trouver la matrice des schèmes les plus invétérés qui
gouvernent notre représentation, et notre pratique, de l’action, de la liberté
et du vouloir. À cet égard, il est bien certain qu’on peut ranger sous la figure
de saint Augustin bon nombre de ces manières de penser, telles qu’elles ont
été mises dans nos corps, les manières de la volonté libre, de la
responsabilité, donc du sujet comme point d’application de la faute, etc.,
bref de tout ce contre quoi Agamben construit sa propre philosophie – lieux
en lesquels, pour le coup, une pensée spinoziste le rejoint tout à fait. Mais
on peut aussi ressaisir le personnage de saint Augustin dans un tout autre
plan et selon de tout autres coordonnées polémiques, moins conceptuelles
que stratégiques, qui offrent alors une vue comme décalée sur le parti pris
d’Agamben « contre ». C’est que saint Augustin est engagé dans une vive
controverse avec Pélage, controverse aux contenus doctrinaux, ça va sans
dire, mais pas seulement puisqu’elle est faite également d’enjeux, disons-le
sans anachronisme, sociologiques et stratégiques. Car derrière la question
de savoir si le salut est donné par la grâce ou par les œuvres de la liberté, il
y a celle de savoir qui, quel type de population, la religion concerne
vraiment. Or Pélage pense que la religion est une affaire d’élites, quand
Augustin considère qu’elle est celle des masses. En d’autres termes, et pour
reprendre le titre de Jean-Marie Salamito, qu’on croirait fait tout exprès
pour notre discussion, la religion s’adresse-t-elle aux virtuoses ou à la
51
multitude ? Faisons du parti d’Agamben une lecture un peu injuste et
pourtant juste : décidément, contre Augustin, il se place du côté des
virtuoses, et contre la multitude.
Le paradoxe est que cette politique des virtuoses, des sages, parle au plus
grand nombre, si on en croit les succès de librairie et la réussite militante
de ces propositions. Comment expliquer que ce que tu sembles qualifier
d’aristocratisme puisse avoir un effet politique de masse ?
Au fond, la suspension louée par les tenants du « vivre sans », c’est aussi
une suspension du bavardage parlementaire, si fréquemment reproduit dans
les mouvements sociaux les plus radicaux. Et il est important de noter que
les auteurs de À nos amis lui substituent un « affect commun », ce qui se
joue forcément à l’échelle d’abord de petits groupes, mais qui n’est pas une
politique des sages : c’est une politique de l’amitié. Ne crois-tu pas que
l’amitié soit capable d’échafauder des institutions d’un type nouveau,
déjouant la concentration du capital économique et politique, capables de
se déterritorialiser et de se nouer à une multiplicité d’institutions du même
type ?
13. Je dirais plutôt que l’amitié est la forme de la « communauté qui vient ».
C’est que, là encore, il ne faut pas se méprendre quant au sens des termes.
Faire l’éloge de l’« amitié » en politique est une position qui ne peut guère
rencontrer d’objection parce que tout le monde comprend « amitié » en son
sens usuel. Mais ici le mot est à double fond – comme « destitution »
précédemment. Sous les invocations exotériques de l’amitié, il y a une
élaboration ésotérique, qu’ici encore on doit à Agamben, et dont il faut bien
mesurer les implications. À l’origine, je vois cette amitié comme une
cheville pour sortir de l’alternative suivante : soit le principe cohésif (de
convenance) est vertical (l’affect commun), soit c’est la raison. L’hypothèse
de la raison est héroïque, l’idée de verticalité est honnie. Il faut bien trouver
quelque chose d’autre. L’amitié est donc chargée de fournir une solution à
l’équation insoluble : fournir un principe de cohésion horizontale dans le
monde de la servitude passionnelle. Il faut certainement que cette amitié ne
soit pas celle dont nous avons l’expérience commune : car, de cette
dernière, nous connaissons l’instabilité – celle même de toutes les relations
interhumaines sous l’empire des passions. C’est même devenu un topos
pour le journalisme sociétal : comme il y a des chagrins d’amour, il y a
maintenant, dit-on, des « chagrins d’amitié ».
Ça n’est donc pas à cette amitié-là qu’on confiera « la communauté ».
À quelle autre alors ? À celle qu’Agamben va chercher chez Aristote, et
dont on pourrait d’ailleurs trouver un autre nom chez Althusius (sans doute
en « étirant », ou en radicalisant quelque peu son sens d’origine) : les amis,
ce sont des symbiotes. Ça n’est pas tant qu’ils vivent ensemble mais qu’ils
éprouvent de concert la douceur de vivre, qu’ils la partagent. L’amitié
comme partage du sentiment heureux de l’être-au-monde, sans autre propos
– intransitivement : « un partage purement existentiel et pour ainsi dire sans
66
objet », indique Agamben. Pour ainsi dire… On pense à cette phrase de
Deleuze qui dit en substance que c’est un sommet de l’amitié de rester deux
heures côte à côte sans prononcer un mot. En tout cas nous pressentons que
nous évoluons dans des qualités d’amitié qui ne sont pas tout à fait
communes – des sommets.
L’altitude se confirme quand Agamben, en même temps qu’il nous dit
ce que l’amitié est, nous dit ce qu’elle n’est pas, une relation assise sur une
qualité prédicable : « reconnaître quelqu’un comme ami signifie ne pas
67
pouvoir le reconnaître comme “quelque chose ” ». Si l’on peut encore dire
qu’elle est une qualité, l’amitié est donc une qualité qui ne renvoie à aucune
autre qualité qu’elle-même. Dans l’amitié se réalise donc par excellence
cette opération qu’Agamben met au fondement de la « communauté qui
vient », à savoir l’exclusion radicale du prédicat. C’est qu’avec les prédicats
on fait des classes, donc des appartenances, au sens logique du terme pour
commencer (celui de la théorie des ensembles), au sens sociopolitique
rapidement après. Le prédicat mène immanquablement à l’identité
collective, voilà sa propriété rédhibitoire. Or pour atteindre à sa forme
supérieure, l’amitié demande d’être défaite de l’impureté passionnelle des
prédicats. Mais qu’est-ce qui reste quand on a ôté les prédicats ? Cela,
Agamben nous l’a déjà indiqué : les singularités quelconques. La singularité
quelconque, c’est l’individu « déprédiqué », c’est-à-dire qui n’est pas ceci
ou cela – des ceci ou cela dont on pourrait faire des classes (« français »,
« blond », « footballeur », etc.). Nous voyons mieux maintenant en quoi
consiste l’amitié : elle est la symbiotique des singularités quelconques.
Mais alors l’ensemble du mouvement – trouver un principe cohésif
horizontal dans la servitude passionnelle – se trouve mis en péril. La
déprédication radicale de l’amitié, en elle-même, nous laissait déjà
perplexes, en tout cas suspendus à la question de savoir comment s’opère
l’élection amicale. Comment la reconnaissance affinitaire pourrait-elle se
nouer hors de tout prédicat ? Qu’est-ce qui fait qu’on est ami avec celui-ci
et pas avec celui-là, si ce n’est que lui a (est) ceci et pas cela ? Ou alors
nous devrions être amis avec tout le monde indifféremment – mais
l’expérience commune témoigne que ça n’est pas tout à fait le cas. Pour que
le lien de l’amitié se noue comme il se noue, c’est-à-dire sélectivement, il
faut bien qu’il ait eu quelque accroche prédicative : ce ne sont pas des
singularités quelconques que nous aimons d’amitié.
Il faut pourtant se rendre à l’idée que, sous la contrainte de
déprédication radicale, l’amitié ne peut plus tenir qu’à elles. Mais nous
savons ce qu’est le monde des singularités quelconques : c’est la cité des
essences singulières. Chacun, détaché de toute qualité passionnelle, voit les
autres détachés de toute qualité passionnelle. Retour à la cité des sages. Et
donc à l’un des deux termes de l’antinomie dont l’amitié devait opérer le
dépassement. La cohésion horizontale dans le régime de la servitude
passionnelle demeurera une contradiction dans les termes. Si l’idée de
cohésion n’est pas telle quelle présente chez Agamben (on voit d’ailleurs
assez bien pourquoi), il n’en demeure pas moins que l’amitié n’offre à ses
yeux d’intérêt que pour recevoir une valence politique. L’amitié, comme
sentir en commun de l’être au monde, est le paradigme de la communauté
qui vient : l’amitié, dit-il, est « ce con-sentement original qui constitue la
68
politique ». Disons : qui « devrait constituer » – et encore dans le
meilleur des cas. Lequel d’ailleurs ne se produira pas. Telle qu’elle est
définie, il faut s’y faire, la communauté qui vient ne viendra pas.
Rien n’interdit bien sûr d’en évoquer la figure. D’abord parce qu’elle
est intéressante en soi. Ensuite parce qu’elle peut désigner un horizon
asymptotique, le point oméga d’un tendre-vers. Encore faut-il alors qu’on
en indique clairement le statut, disons celui d’une idée régulatrice, en tout
cas d’une idée dépourvue de toute autre effectivité. Des faits d’amitié (au
sens d’Agamben) n’en sont-ils pas moins localement possibles ? J’ai
l’impression d’un problème semblable à celui de Kant en matière de
commission des actes moraux purs. L’illustration la plus communément
donnée à ce propos évoque l’« amitié » formée au chaud de l’émeute, cette
synesthésie caractéristique (un éprouver-sentir en commun) qui se noue, en
effet, entre inconnus, avec son partage d’euphorie et de peur, ses attentions
mutuelles, etc. Mais des « inconnus », est-ce que ça fait pour autant des
« quelconques » – au sens d’Agamben ? Rien n’est moins sûr. C’est peut-
être même le contraire qui est sûr. Car, pour le coup, il reste de la
prédication, intensément même : la prédication qui suit du rapport
d’adversité propre à l’émeute. Il y a « nous » et il y a « eux », le camp d’en
face – la police, le gouvernement et l’État dont elle gardienne l’ordre. Cette
situation même est puissamment prédicative. Mais « nous » et « eux »,
d’ailleurs un « nous » dont la formation doit beaucoup aux « eux », par
induction négative, qu’est-ce que c’est sinon des prédicats ? « Nous » ne
sommes pas quelconques : « nous sommes ceux qui… » – sont dans le
black bloc, appartiennent au cortège de tête, bref sont de ce côté-ci de la
ligne d’affrontement, et ceci est un prédicat. Dans l’émeute, on ne se prend
pas d’« amitié » pour le passant qui regarde à distance, mais pour ceux avec
lesquels on se trouve dans une commune action déterminée – tout sauf de
l’intransitivité. Voilà pourquoi je pense qu’il faut mettre cette « amitié »
entre guillemets. Parce que l’assimilation de l’inconnu et du quelconque est
trompeuse, et que cette « amitié » n’est pas l’amitié. Dire cela ne la prive
d’aucune de ses intensités. Ça ne lui ôte que l’ambition – mais elle était
déraisonnable – d’en faire une figure constitutive de la politique.
III. L’État : à prendre ou à laisser ?
Ce qui est épineux dans ce que tu dis, c’est qu’entre une gouvernementalité
et une autre, il y a quand même la différence que représente le noyau même
d’un État : le fait qu’un corps séparé ait un usage légitime de la force, des
armes, et de la privation de liberté. C’est un peu le flou dans lequel peuvent
nous laisser les catégories foucaldiennes : la gouvernementalité n’est pas le
gouvernement. Est-ce qu’on peut vraiment séparer l’idée de gouverner de
celle d’une police par exemple ?
Il est intéressant de voir ce qu’en disent pour leur propre compte les
habitants de la ZAD – j’y reviens sans cesse parce que, proche de nous,
c’est tout de même une des expériences contemporaines les plus
significatives et les plus passionnantes. Et j’y reviens, en l’occurrence, en
70
m’appuyant sur le long reportage de Jade Lindgaard en 2017 , qui
enregistre une variété de paroles parcourant tout le spectre depuis l’illusion-
type du « vivre sans » jusqu’à la lucidité complète. Au moins sur fond de
constat commun – mais pouvait-il en aller autrement pour ceux qui se sont
livrés à l’expérimentation même ? – que la vie collective à la ZAD n’est pas
qu’un long délice (où l’on retrouve en particulier les limites de l’« amitié »
comme principe cohésif…).
Car, oui, comme tous les collectifs, la ZAD est travaillée par la
disconvenance passionnelle. Il se confirme que l’affect commun, celui de la
ZAD comme celui de tout autre groupement politique, n’opère en rien une
saturation de la vie passionnelle des individus. Qui trouvent à se
différencier, et parfois à s’opposer, par sous-regroupements, donc par
affects communs partiels ou sous-affects communs, à périmètres restreints.
Typiquement : « Pour les militants historiques contre l’aéroport, le crime
suprême est de laisser les terres en friche alors que pour les gens qui vivent
71
à l’est de la ZAD, le crime suprême est de transformer la terre . » « Crime
suprême »… Bien sûr on en fera une lecture non littérale, mais on pourra au
moins y voir le signe d’une intensité affective spéciale, et de sous-affects
communs qui vont jusqu’à opérer une partition passionnelle du territoire
d’ensemble. Enfin, une partition contenue puisqu’en dépit de cette
dissension l’unité politique-passionnelle de la ZAD se maintient, entendre :
l’affect commun de rang supérieur, l’affect commun « ZAD » à proprement
parler, continue de l’emporter sur les sous-affects communs antagonistes –
terre cultivée/terre en friche, élevage/antispécisme, etc. Incidemment, tu
noteras tout de même cette expression tellement parlante : « l’est de la
ZAD », qui est l’amorce d’un « eux ». D’ailleurs l’interviewée ajoute :
« c’est petit à petit devenu une forme d’identité [sic] : “les gens de
72
l’est ” ». Je le mentionne pour indiquer, de nouveau, combien la force de
re-création de tout ce qu’on croit fuir – identités, antagonismes, partitions
territoriales – demeure puissante quoi qu’on en ait, et que ce sont donc des
mécanismes très profonds qui sont à l’œuvre, dont on ne se débarrasse pas
aussi facilement qu’on l’imagine. Une autre personne interviewée dit les
choses encore plus carrément : « Avec certains antispécistes et
antimachines, c’est très compliqué. Certains ont une vision : “on est ici chez
nous, on emmerde les autres”. » Ce « on est chez nous » – qui ne voit à quoi
cette expression est usuellement associée et ce qu’elle charrie ? – pourrait
résumer à lui seul tout ce que j’ai à dire, à partir de ce que Deleuze avait si
clairement vu – c’est bien pourquoi sa politique ne pouvait que tourner
court de désespoir : la ligne de fuite qui réussit, elle foire. On s’extrait du
terrifiant « on est chez nous » de l’État-nation et on s’en va ailleurs… mais
pour en reconstituer un autre, un nouveau, un bien à nous. La personne qui
raconte la chose n’est à l’évidence pas prise dans le « on est chez nous »
dont elle parle. Est-elle pour autant indemne du schème, et j’entends par là :
ne sommes-nous pas tous travaillés par un « on est chez nous » sous une
forme ou sous une autre ?
Car, comme toujours, c’est une question de forme : avec quelle rigidité
le périmètre du « chez nous » est-il posé ? par quelles procédures envisage-
t-on d’y faire entrer du monde ? etc. Par exemple, nul n’a à déclarer quoi
que ce soit pour entrer dans la ZAD. On y demande ni papiers, ni visas, ni
origines particulières, ni qualités spéciales, rien – quand on y pense, c’est
tout de même assez merveilleux. Si l’on y regarde conceptuellement,
cependant, une question demeure : rien, vraiment ? Il me semble que
quiconque se propose d’entrer dans la ZAD s’y présente porteur d’une
déclaration implicite qui dit en substance : « j’arrive ici parce que j’épouse
le désir de la ZAD ». Formellement parlant, il y a quelque chose de l’ordre
d’une déclaration d’allégeance à une forme de vie. Ou, au moins, quelque
chose qui dit : « Dans votre désir de vivre ainsi, je reconnais le mien, et le
mien se reconnaît dans le vôtre. » Où l’on retrouve qu’une forme de vie
consiste essentiellement en un affect commun : le désir commun d’un
« vivre ainsi ». Mais alors avec nécessairement un effet de circonscription.
Un certain désir commun, ça fait un périmètre – et, partant, un « chez
nous ». L’affect antimachine fait un « chez nous » de rang inférieur inclus
dans le « chez nous » de rang supérieur qu’est la ZAD. Il reste qu’à tout
nouvel arrivant, la ZAD, quoi qu’elle en ait, déclare ceci : « Bienvenue,
mais tout de même : ici c’est chez nous. » Tout l’imaginaire du « vivre
sans » est tendu à faire oublier, et même à dénier, ces choses qui rappellent
tant le « vivre avec ». On comprend pourquoi : dès lors qu’on s’est posé
comme « vivant sans », la rémanence des « avec » sonne nécessairement
comme un aveu d’échec. En réalité, il n’y a aucun échec, si ce n’est au
regard d’un investissement imaginaire mal placé. Il n’y a aucun échec à se
trouver reconduit à une nécessité, la nécessité de la production des
appartenances comme corrélat du désir commun de vivre d’une certaine
manière et de préserver cette manière.
En tout cas il y a ça : la disconvenance. Je le disais un peu plus haut :
c’est par là que se définit ce qu’il y a lieu d’appeler le problème politique.
Le problème politique consiste en la nécessité d’accommoder la
disconvenance passionnelle parce que, nécessairement, il y a de la
disconvenance passionnelle – les hommes ne conviennent parfaitement que
lorsqu’ils sont sous la conduite de la raison. Même dans des univers très
homogènes, il s’en recrée. La politique consiste en l’ensemble des moyens
de l’accommodation. Ces moyens peuvent prendre des formes si différentes
qu’on n’aperçoit plus leur unité formelle, non pas tant l’unité qui leur vient
de leur problème commun, mais celle de la force qu’en dernière analyse ils
mettent tous en jeu : la force du collectif lui-même, la force de l’imperium.
Cas-type de cette inaperception : « L’expérience de vie sans police sur la
73
ZAD … » Mais ce qui est très intéressant, c’est le parcours
« institutionnalisant » que cette personne qui parle reconstitue, et ce qu’elle
en dit : « Au début, on gérait au coup par coup. Il y avait régulièrement des
vols, des menaces, des attaques d’animaux d’élevage par des chiens non
tenus » – ré-expérimentation de la disconvenance. Et de ce que le « coup
par coup » ne va pas suffire : « C’était épuisant. On en est venus à ressentir
la nécessité de trouver ensemble quelles étaient nos limites collectives,
qu’on ne voulait plus voir dépassées. » C’est presque une scène originelle,
une scène de ré-institution ; et, dans ce cas de la ZAD qui lui offre pourtant
le banc d’essai le plus favorable, on voit combien la philosophie de la
destitution est infirmée : des nécessités passionnelles endogènes très
puissantes forcent à la réinstitutionnalisation. On a fui, mais dans la ligne de
fuite on réinstitutionnalise – bien forcés. Car la position de limites
collectives « qu’on ne veut plus voir dépassées », c’est par excellence un
geste institutionnel… quand bien même tout est fait pour le recouvrir
imaginairement : « On est arrivés à s’accorder sur un certain nombre de
règles, qu’on préfère appeler limites – parce qu’il s’agit de nos limites
subjectives dont on n’est plus prêts à subir le franchissement, et non pas de
74
règles morales . » Non pas des « règles », encore moins « morales », mais
des « limites subjectives ». On imagine le sentiment de scandale si l’on
venait suggérer que la position collective de « limites qu’on ne veut plus
voir dépassées », c’est, conceptuellement, un geste de police. On peut
créditer la ZAD d’avoir produit un nombre considérable de différences, un
nombre tel d’ailleurs que ça ne devrait pas lui être un problème de
s’entendre dire que certaines des différences qu’elle revendique (quoique
pas tous en son sein), elle ne les a pas produites. Et ceci simplement parce
qu’il n’est au pouvoir d’aucun collectif humain de les produire.
« Pas tous », disais-je, car en effet l’imaginaire réflexif de la ZAD n’a
rien d’uniforme. Une autre personne interviewée, par exemple, n’hésite pas
à reconnaître que « ce n’est pas vrai de dire qu’ici c’est un lieu sans justice.
Tu es jugé par tes pairs, par la réunion des habitants. Il n’y a pas de système
judiciaire mais le tribunal populaire existe. Il y a des règles tacites, des
75
codes, des usages […] La justice n’est pas un mot sale ». Propos assez
remarquable, qui dit tout de l’imperium, de son principe et de ses formes.
Son principe, en effet, c’est le « tribunal populaire », c’est-à-dire le regard
de tous, la puissance regardante-affectante de la multitude. C’est le principe
de l’enforcement des règles dans les collectifs peu institutionnalisés –
j’entends ici « institutionnalisé » au sens des institutions formelles, ce que
la personne interviewée appelle « système judiciaire », car bien sûr le
« tribunal populaire », par construction informel en tant que pur affect
commun jugeant, n’en revêt pas moins un caractère d’institution au sens
que j’ai donné au terme : toute manifestation de la puissance du collectif.
C’est-à-dire l’imperium, intrinsèque à tout groupement formé. La ZAD est
un imperium : on y est exposé à l’affect commun, celui de la réprobation
quand on enfreint l’une de ses règles.
C’est une autre question de savoir si l’imperium s’exprime
immédiatement – sans médiation – ou bien s’il prend la forme d’un appareil
distinct, donc séparé. Seuil dont le franchissement signe le commencement
des ennuis – les ennuis propres aux pouvoirs séparés. Ce sont ces ennuis
que la ZAD voulait neutraliser. Et dans une large mesure elle y est
parvenue. C’est considérable. Même si ça ne permet pas de dire que la ZAD
est un modèle de vie « sans institutions » ou, plus contradictoire encore, une
« forme de vie sans institutions » (puisqu’une forme de vie est une
institution). Mais qu’est-ce que ça peut faire ? L’essentiel n’est-il pas la
chose même : avoir réussi à démédiatiser, autant qu’on pouvait, en sachant
qu’on ne le peut jamais complètement ? Par exemple, une personne évoque
la mise en place d’« un groupe chargé de tenter de résoudre les conflits »
(ibid.). C’est une médiation. Je dirais même plus : c’est une police !
Cela nous mène droit vers un prolongement, tout à fait exotérique cette fois,
de la discussion. Car il n’est rien de plus repoussant et étranger à
l’imaginaire du « vivre sans » que l’idée d’un gouvernement de gauche
porté au pouvoir par les urnes, or l’idée conserve elle aussi un pouvoir
d’attraction malgré le fait qu’elle achoppe – et pas toujours pour des
raisons externes – dès qu’il s’agit de rompre avec l’État du capital. N’y a-t-
il pas là une utopie verticaliste à dégriser ?
5. C’est ici que l’étau se resserre. Car on voit mal comment ne pas accorder
au discours du « vivre sans » sa profonde répugnance envers le pouvoir
d’État, cette fois-ci au sens le plus usuel du terme, l’État de l’époque
capitaliste, spécialement néolibérale – si l’on redescend de la stratosphère,
c’est bien ça l’« institution » dont nous avons concrètement à discuter. Or il
faudrait commencer par une tératologie de l’État du capital et, en effet, il y
aurait de quoi nous en dégoûter définitivement (si besoin était). À cet égard,
la période est des plus « faste » car l’élection de Macron en elle-même, les
deux premières années de sa politique et, bien sûr, la « réponse » de l’État
au mouvement des Gilets jaunes auront eu un effet de vérité sans pareil.
Normalement, au stade où nous en sommes, l’idée d’« État du capital » doit
devenir parlante au point de l’évidence. Et parlante tout particulièrement la
mesure de ce que cet État est prêt à déployer de violences, physiques et
juridiques, pour préserver l’ordre social, ici l’ordre propriétaire, dont il est
l’émanation relative, quand celui-ci devient sérieusement contesté. Bien sûr
rien de ceci n’est exactement une nouveauté. Mais le niveau de répression
contre les Gilets jaunes est inédit à l’échelle de la Ve République tout
entière, et l’on peut difficilement ne pas en être frappé (si j’ose dire).
Ici il y a trop de choses qu’il faudrait mentionner et qu’on ne peut pas
détailler dans notre conversation présente, à commencer par ce besoin
qu’on éprouverait de dresser une sorte d’encyclopédie de la violence
étatique contemporaine, une encyclopédie de la honte d’État, dans laquelle
on ne trouverait pas seulement les images des blessures de guerre, mais
aussi le détail des misérables vilenies de la garde à vue, du défèrement, les
procureurs qui équarrissent, les juges qui s’assoient sur les procédures, bref
la justice d’abattage, l’IGPN qui ne voit rien que de très régulier partout,
l’activation d’un droit d’interdiction préemptif, ou encore cette
invraisemblable histoire des instructions de fichage des blessés des manifs
par l’AP-HP, où l’on voit l’extension avec laquelle l’État entier est mobilisé
dans la répression, et surtout le mensonge, le mensonge compact,
omniprésent, assumé à force d’être énorme, à tous les étages, simples flics,
hiérarchie, procureurs, préfets, ministres, tous ces gens sont répugnants, je
ne vois pas comment le dire autrement eu égard aux violences hors de
proportion dont ils se rendent coupables, mais, si l’on veut revenir un
instant dans le registre de la théorie, des répugnants informés dans une
structure – la structure de l’État précisément. Comme toute structure, une
certaine structure d’État produit son type humain, notamment ces
misérables personnages.
Il faudrait d’ailleurs creuser un peu plus cette expression lâchée à
l’instant : « l’État préservant l’ordre social dont il est l’émanation relative »
– la discussion portant évidemment sur le « relative ». En réalité,
l’émanation relative n’est jamais que le pendant symétrique de l’autonomie
relative de Poulantzas : bref, et pour modérer un peu ce que j’ai pu dire
précédemment, il s’agit d’indiquer que dans « État du capital », il y a
évidemment la conformation de l’instance étatique d’après les réquisits du
capital, mais il y a également une logique interne propre à l’État, en tant
que telle indifférente au capital et à ses finalités. Là, précisément, où l’on
voit le mieux cette part d’autonomie de l’État, c’est dans la trace
particulière qu’elle a laissée dans les têtes des hommes de l’État, et qui les
fait d’abord servir « l’État », même si, secondairement, il s’agit de servir
l’État qui sert le capital. J’ai été particulièrement impressionné d’apprendre
que le préfet Lallement, cette espèce de sadique nommé par Castaner à la
préfecture de police de Paris, avait commencé chevènementiste, et j’y vois
une illustration du désastre que peut provoquer l’idée de l’État célébrée
pour elle-même, quel que soit le bord politique depuis lequel on la célèbre.
Ici je pense à un texte assez méconnu de Bourdieu – il s’agit de
81
l’« avant-propos dialogué » qu’il offre à un ouvrage de Jacques Maître –
texte « secondaire » qui, par là, autorise précisément ce qu’on s’interdit
ailleurs, à savoir laisser un peu la bride sur le cou à la pensée, libérée des
contraintes ordinaires de la contention académique. En un passage court
mais très éclairant, convoquant d’ailleurs des concepts qu’il n’a pas
coutume d’utiliser, Bourdieu évoque cette sorte de transaction que passent
entre eux les individus et les institutions, les individus trouvant dans les
institutions des solutions d’assouvissement de leurs pulsions, et les
institutions faisant jouer à leurs fins ces mêmes pulsions que leur apportent
les individus, en quelque sorte un échange de bons procédés entre
nécessités fonctionnelles des unes et nécessités pulsionnelles des autres. À
l’évidence, l’institution policière fait son bonheur des pulsions sadiques de
certains, à tous les niveaux hiérarchiques d’ailleurs. J’ai en tête les images
récentes de malheureux manifestants pour le climat, assis par terre le plus
pacifiquement du monde, qui se sont fait gazer au poivre à bout portant
alors que rien ne le justifiait. C’est l’allure générale des policiers, gazeuse
en main, qui disait tout, qui livrait la vérité de ce marché qu’ils ont passé
avec l’institution, une espèce de parfaite décontraction dans l’exercice de la
violence, cette sûreté dominatrice des tortionnaires absolument tranquilles,
certains que rien ne peut les atteindre, réduisant d’autres hommes à l’état de
choses, vis-à-vis desquelles l’idée même d’abus s’évanouit, et dont toutes
les vannes pulsionnelles sadiques sont alors grandes ouvertes : la roue libre.
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Et l’on pense également à ce que dit Žižek du pervers , comme celui qui
s’adonne et qui jouit mais sous l’autorité d’une entité supérieure le
déchargeant de toute culpabilité – le service de Dieu, le Devoir, la Cause,
l’État et son autorité, ces choses dont la préservation fait idée directrice,
légitime à se subordonner absolument toutes les autres, et notamment les
idées morales qui pourraient venir faire contrariété. C’est peut-être ça le
noyau du fascisme : une pulsion sadique coulée dans une forme
institutionnelle légitimatrice.
Chez tous les cogneurs d’État, policiers ou judiciaires, il y a ainsi la
dévotion intransitive à l’autorité. Et le fétichisme de l’autorité, c’est qu’in
fine l’État doit prévaloir no matter what. Peu importe la nature du projet
politique porté par tel gouvernement ; précisément, la question n’est pas
celle des gouvernements : soit on les considérera comme contingents, de
passage, soit au contraire on les verra comme totalement identifiés à l’État
lui-même. Et dans les deux cas, ne reste que la question de l’État et de sa
permanence, la permanence de son prévaloir. Des témoignages de CRS ou
de gendarmes mobiles avaient fait connaître fin 2018 ce que la hiérarchie
mettait dans la tête des troupiers pour leur faire tenir le choc
psychologiquement au moment où le débordement insurrectionnel
menaçait : « il faut protéger les institutions ». Mais quelles « institutions »,
qui font quoi, ou pour faire quoi ? On sent que cette question n’a même pas
de sens dans cet univers : les institutions pour les institutions, les
institutions en tant qu’évidences premières, bonnes par elles-mêmes. C’est
cette indifférence de l’intransitivité qui montre combien une certaine
tournure de l’homme de l’État – et tu vois ici tout ce que la catégorie
englobe, depuis le DGPN (le directeur général de la police nationale)
jusqu’au CRS de base – dispose à épouser les pires dominations, à plus
forte raison de ce que ces dominations reconnaissent pleinement l’État – et
pour cause : elles en font leur instrument.
Alors l’alignement des intérêts est réalisé : les hommes de l’État
assouvissent leur passion pure de l’État, passion générique de l’ordre, et
ceux qui, de l’État et de sa force, ont un usage transitif trouvent un parfait
renfort dans cette disposition. On pourrait très bien imaginer un Lallement
sévissant sous un tout autre régime, par exemple « socialiste ». Ici les
finalités substantielles de l’ordre social importent peu, seule compte
l’Institution – et pour le coup je peux l’écrire à la manière du Comité
invisible. Le cercle des tautologies de la légitimité opère à plein : l’ordre
social (peu importe lequel) doit être défendu puisqu’il est légitime, et l’on
sait qu’il est légitime du seul fait qu’il est l’ordre social. Le simple état des
choses devient en soi une raison suffisante. Je suppose que, parmi la
hiérarchie de la police, de la justice ou de la médecine légale (penser aux
rapports « d’expertise » sur la mort d’Adama Traoré…), il doit s’en trouver
qui ont conscience de mentir, d’enfreindre les procédures, de commettre ou
de couvrir des illégalismes flagrants, mais qui s’y tiennent au nom d’une
idée supérieure : l’idée de l’État et de son autorité.
On voit tout de suite le potentiel d’abominations que recèle cet
83
accrochage de l’habitus de l’homme de l’État et d’une forme quelconque
de domination, ici la domination capitaliste mais ça pourrait bien être une
autre. L’État, c’est ça – aussi. Plus exactement, ça devient ça dans la double
évolution qui voit d’une part le capital ne plus se reconnaître aucune limite
dans son entreprise de mise en coupe réglée de l’intégralité de la société, et
d’autre part la contestation profonde que fait naître ce projet même.
L’escalade de la répression est la seule solution restante à cette équation
autrement insoluble, à cette contradiction devenue structurelle, d’où résulte
la dissolution de la légitimité de l’État. Et nous voyons maintenant
clairement ce que donne la capture étatique au service d’une hégémonie
radicalisée, celle du capital, résolue à ne plus transiger en rien, quoique
tendanciellement privée de consentement : en l’occurrence un bloc capital-
gouvernement-police-médias, où le terme décisif est bien « police »
puisque, nous le savons désormais, c’est celui sans lequel tout le reste
s’effondrerait. Un bloc de violence généralisé, physique et symbolique.
Et cependant l’idée d’une prise de l’État, d’une prise du pouvoir d’État,
n’en finit pas de magnétiser les imaginaires de la révolution, ou disons plus
vaguement de la « transformation sociale ». Il est d’usage, dans les secteurs
gauchistes, de disqualifier cette idée comme illusion privée de toute
consistance. Pourtant, en contradiction apparente avec ce que je viens de
dire moi-même – mais je pense qu’il faut se loger au cœur de cette
contradiction pour n’en oublier aucune part –, je considère que si l’on veut
discuter du bien-fondé ou de l’inanité de cette idée, il faut commencer par
lui faire droit. C’est que le magnétisme n’opère pas pour rien : il comprend
au moins, à l’état pratique, cette idée – juste – que, révolution ou
transformation sociale, il s’agit de combats macroscopiques : des
gigantomachies. Le capital est un titan. Pour l’abattre, il faut donc des
géants. Or le seul géant sur les rangs, c’est le nombre assemblé – les masses
comme on disait. « Mais précisément, ça, ça n’est pas l’État », me diras-tu.
Sauf que si : là où la production du nombre assemblé est une entreprise des
plus aléatoire – ça s’appelle un processus révolutionnaire et, comme on sait,
ça n’arrive pas tous les quatre matins –, l’État, c’est du nombre déjà
assemblé sous une certaine forme. Évidemment, il y a beaucoup à redire
quant à cette forme, mais ce qu’on ne peut pas ne pas voir c’est que la
cristallisation de puissance est là.
C’est bien à ça que, pour toutes leurs éventuelles illusions, toutes leurs
erreurs d’analyse, les « magnétisés » sont sensibles : une puissance
macroscopique, constituée, est là, disponible. Il serait difficile de ne pas
former le désir de s’en emparer. Quant à ceux qui leur disent qu’ils sont
dans l’erreur, il faudra qu’ils leur indiquent à quelle puissance
macroscopique de remplacement, rapidement constituable, pour qu’on n’ait
tout de même pas à attendre en décennies, ils leur suggèrent d’avoir
recours. Car on ne contournera pas le problème, je veux dire le problème
des ordres de grandeur comme on dit en physique : le capital est une entité
macroscopique, par conséquent il ne sera défait que par une entité de même
échelle et de sens opposé.
Ici bien sûr, c’est la solution de la fuite, ou de la désertion, que je
barre. Non pas qu’il ne faille pas prêter attention aux phénomènes de
décrochage – je m’efforce d’y être aussi sensible que possible, spécialement
quand on les enregistre dans des secteurs de la société où ils ont a priori le
moins de chance de survenir : les cadres, les étudiants des grandes écoles,
toutes ces personnes qui forment normalement le socle de l’ordre, qui sont
dorlotés par l’ordre, mais à qui l’ordre a fini par se rendre haïssable, se
mettant lui-même en accusation a fortiori : aux yeux de ceux qui lui étaient
le mieux disposés. Donc c’est vrai qu’il y a tout ça, toutes ces défections, et
c’est assez impressionnant en soi, encourageant aussi. Mais je ne crois pas
que ceci donne davantage qu’une condition de possibilité – à une
transformation d’ampleur –, en tout cas pas que ça suffise à nous donner
une forme politique complète, qui consisterait, selon le modèle de la
destitution, en une gigantesque fuite.
Du reste, s’il y a une leçon à tirer du traitement infligé à Notre-Dame-
des-Landes en 2018, c’est que, même locales, les expérimentations ne
seront plus tolérées. La solution des isolats alternatifs n’existe plus : voilà
ce que les tendances autoritaires, peut-être même proto-fascistes, du
pouvoir stato-capitaliste nous ont signifié de la plus claire des manières. Il y
aura rupture globale ou il n’y aura rien, gigantomachie assumée ou chape de
plomb. On peut bien rêver à une échappée « par les cabanes », le pouvoir
leur fera la chasse si elles ne sont pas insignifiantes. Toute solution
intermédiaire fermée, seule demeure celle de la confrontation décisive :
cette forme de vie que le capitalisme nous impose contre une autre.
Et quand bien même toute tolérance ne disparaitrait pas : on peut
consentir à une réduction considérable de son niveau de vie matérielle dans
une ZAD (demandons-nous tout de même combien sont prêts à vivre dans
des cabanes ou dans la boue…), mais pas au point de s’affranchir
complètement de la division du travail, en l’état sous la gouverne du mode
de production capitaliste – on peut bien vouloir tout ce qu’on veut mais,
pour l’heure, c’est bien le capitalisme qui nous donne non seulement des
ordinateurs, des téléphones, mais aussi des presses pour imprimer des
livres, des médicaments, voire les simples outils avec lesquels on monte
lesdites cabanes. Qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Si la désertion de certains a
pour condition de possibilité cachée que certains autres, en fait la plupart,
en soient interdits et demeurent dans le capitalisme à produire les choses
auxquelles nous ne pouvons pas renoncer, je ne pense pas que ça fasse une
solution satisfaisante. Il y a donc bien un moment où l’on bute à nouveau
sur la question du mode de production – et c’est une question d’échelle
macroscopique. Qui demande donc le déploiement de moyens politiques
macroscopiques. Quels sont les nôtres ? – grand silence… On comprend
qu’à ce moment les regards se tournent de nouveau vers l’État. Car il est de
la puissance de la multitude concentrée, sur le papier immédiatement
opposable à la puissance macroscopique du capital, donc possiblement
l’instrument d’une réorganisation de la division du travail sous des rapports
sociaux non capitalistes.
Mais sur le papier seulement. Car c’est vrai qu’il y a loin de la coupe
aux lèvres et que la thèse de l’État-instrument neutre est, en tant que telle,
une aimable fantasmagorie – j’ai l’air de négocier une succession de demi-
tours au frein ; mais je te rappelle que je n’ai pas d’autre ambition que de
cartographier notre situation, c’est-à-dire les problèmes à solutions
contradictoires au milieu desquels nous avons à nous mouvoir. Par
exemple : 1) la défection généralisée ne fait pas une politique ; 2) une
transformation politique et sociale d’ampleur est une affaire macroscopique,
une affaire pour le nombre ; 3) si le jeu se joue à cette échelle, alors on ne
peut pas se désintéresser de l’État qui est une puissance macroscopique a
priori distincte du capital ; 4) malheureusement cette distinction de principe
est largement effacée du fait que, dans le capitalisme, l’État est l’État du
capital, en tout cas qu’il est tout sauf l’outil neutre que se représentent les
approches instrumentales ; 5) mais « largement » veut-il dire
« complètement », voire « ontologiquement » ? Voilà à mon avis une
circonscription possible du problème d’ensemble – définie sur deux fronts
opposés : et contre ceux qui ont d’emblée rayé toute idée de faire quelque
chose avec l’État, et contre ceux qui persistent à y voir un simple outil,
offert à la conquête dans la forme de l’élection « démocratique ».
6. S’il faut à la fois faire droit à ces derniers et les dégriser, il suffira de les
inviter à une expérience de pensée synthétique consistant à imaginer ce qui
suivrait de l’arrivée au pouvoir de leur formation préférée – au hasard, dans
la conjoncture présente, la France insoumise. Imaginer, c’est ce qui n’est
pas requis au-delà du raisonnable pour apercevoir aussitôt combien
conquérir ce qu’on appelle usuellement le « pouvoir d’État » n’équivaut en
rien à conquérir l’État. Car l’État, contre l’illusion entretenue par les
mythologies médiatiques, ne se réduit pas exactement au gouvernement, le
lieu, en effet, où l’on peut changer les têtes. L’État c’est la masse d’un
gigantesque appareil, où les couches intermédiaires-supérieures, disons
celles de la technostructure, disposent d’un pouvoir considérable – du
pouvoir effectif. Typiquement : Bercy. On peut bien changer quelques
directeurs d’administration centrale, mais comment les nouveaux entrants
se feront-ils respecter, et obéir, de leurs troupes dès lors que la divergence
de vues entre eux et elles sera avérée et, sur le papier de notre expérience de
pensée, considérable ? Même faire faire à la direction du Trésor une chose
aussi innocente qu’un keynésianisme tout ce qu’il y a de plus urbain est
devenu une tâche presque impossible. Peut-on imaginer ce qu’il en ira au
moment où il sera question de saisir les banques, instaurer un sévère
contrôle des capitaux ou sortir de l’euro ? Car c’est bien ce qu’il faudra
faire si notre gouvernement a la moindre intention de produire une
différence significative.
Voilà en tout cas ce que cette expérience de pensée a le devoir de
penser : l’énormité des forces qui se dresseront aussitôt face à ce
gouvernement – et lui feront rapidement connaître qu’investir l’Élysée,
Matignon, quelques autres ministères et l’Assemblée nationale n’est pas
beaucoup plus qu’occuper des locaux. En réalité, la guerre sera déclarée
avant même l’arrivée effective dans les lieux : par la finance. Tu te souviens
peut-être qu’en avril 2017, lorsque le carré de tête au premier tour de la
présidentielle s’est resserré, et que l’hypothèse Mélenchon au second tour,
donc probable vainqueur contre Le Pen, a commencé à prendre consistance,
on a vu les spreads des taux de la dette publique française s’ouvrir. Je ne
veux pas verser dans une discussion de macroéconomie financière plus que
de raison, mais il faut comprendre que le taux d’intérêt souverain, comme
son nom ne l’indique pas, est entièrement dans la main du marché
obligataire, donc des investisseurs financiers internationaux. Or il est une
variable névralgique : c’est par là que bon nombre de pays européens à
partir de 2009 ont été mis à genoux et réduits à des formes d’austérité dont
certaines, je pense au cas de la Grèce, pourraient être qualifiées de
criminelles. En deux mots : la moindre crainte des marchés de capitaux,
crainte formée d’après leur représentation de ce en quoi consiste une
« bonne politique économique » – elle est « bonne » quand elle est au plus
près des intérêts de la finance – la moindre crainte, donc, de voir un État
s’éloigner de cette norme suscite des mouvements qui peuvent être massifs
d’abandon des titres de la dette publique, d’où résultent en séquence : le
relèvement des taux d’intérêt ; la hausse du service de la dette ; le choix
subséquent soit de se tenir à l’objectif de déficit ante mais alors au prix de
réduire les autres dépenses publiques (austérité), soit de consentir à un
creusement du déficit, puis de la dette elle-même, mais alors avec la
certitude d’une nouvelle réaction adverse des marchés obligataires, et c’est
reparti pour un tour de hausse supplémentaire des taux… jusqu’à ce que
l’État attaqué finisse par mettre les pouces.
Je n’en dis pas davantage, mais ce qu’il faut comprendre c’est que les
marchés de capitaux sont le lieu depuis lequel le capital financier peut
mettre échec et mat, ni plus ni moins, toutes les politiques économiques qui
lui disconviennent. Et ceci, jeu des anticipations oblige, avant même que le
gouvernement « disconvenant » ne soit installé, puisqu’on peut avoir une
idée de son élection avant même que celle-ci ne soit effective : il lui suffit
d’avoir déclaré des intentions et d’être en position de remporter l’élection
pour être pris à partie. En gros, le dépouillement ne serait pas terminé que la
crise financière apoplectique se serait déjà ouverte, et le nouveau
gouvernement prendrait ses fonctions KO debout avant même d’avoir pu
esquisser le moindre geste.
Il ne faut pas m’opposer que ces considérations d’un pénible
technicisme d’économiste n’ont aucun sens à force d’être à des lieues de la
fuite exaltante dans les forêts : quand le système bancaire, c’est-à-dire le
système des paiements, est à terre, c’est tout le circuit des échanges qui est
instantanément mis à l’arrêt, faute de tout accès à son médium propre –
l’argent. Ce sont des choses extrêmement concrètes dont je parle ici : accès
aux comptes personnels gelés, plus de fric aux distributeurs. Or dans une
économie à travail profondément divisé, on ne survit qu’en jouant la
complémentarité des insertions dans la division du travail, mais une
complémentarité effectuée dans l’échange marchand, par le truchement du
médium-argent. Si les accès à la monnaie sont brutalement fermés, la
population se divise en deux : ceux qui ont un potager et ceux qui n’en ont
pas – moi, par exemple, je n’en ai pas, tu comprends que je me fasse du
souci. Et je n’aurai pas la solution du troc, que me suggéreront sans doute
quelques bon esprits alternatifs. D’abord parce que je n’ai rien à troquer –
j’occupe une position très désavantageuse dans la division du travail à cet
égard – et que même si j’avais, je n’ai autour de moi que des agents aussi
mal lotis que moi sous ce rapport, n’ayant rien d’intéressant à m’apporter
dans l’échange non monétaire s’il est question de croûter. Or ça sera ça le
problème s’il survient une crise financière-monétaire de force 10.
On aperçoit au passage à quel degré la fable démocratique-électorale
est… une fable, puisqu’elle est d’emblée mise sous condition de conformité
aux vues de la finance mais, pire encore, puisque la finance a acquis une
emprise telle qu’elle interdit presque de revenir sur les conditions
structurelles qui font sa propre emprise, en quelque sorte elle s’est auto-
verrouillée : un candidat qui, pendant la campagne, annoncerait son projet
d’une restauration démocratique commençant a minima par la neutralisation
du pouvoir normatif de la finance (donc par une sévère re-réglementation)
serait aussitôt furieusement attaqué par la finance, et ces attaques
(spéculation contre la dette publique, relèvement en flèche des taux
d’intérêt) produiraient aussitôt leurs dégâts objectifs (ralentissement de la
croissance, hausse du chômage), de sorte qu’il serait possible de dire de la
politique proposée qu’elle a manifestement échoué avant même d’avoir été
mise en œuvre !
Il faut donc se faire un tableau vivace de l’énormité des forces qui se
mettraient immédiatement en mouvement pour contrer ce gouvernement, à
l’extérieur comme à l’intérieur. À l’intérieur par sédition de la
technostructure économique, désormais pourrie (idéologiquement) jusqu’au
trognon et qui, rapidement, déposerait tout « devoir de loyauté » pour
refuser de s’associer à un « crime contre la raison économique ». Sédition
probable également de la police, et des services, dont la passion de l’ordre
serait très sensible au fait que « l’ordre » est en train d’être perturbé. Quant
à l’extérieur, je ne t’en parle même pas : la finance donc, mais aussi le
capital industriel qui ne serait plus que hauts cris, avant d’ouvrir la grève de
l’investissement et de l’embauche (enfin de ce qu’il en reste), le capital
bancaire qui, lui, pratiquerait la grève du crédit, enfin, pour couronner le
tout, les médias. Il faut imaginer la tympanisation continue par les chaînes
d’information glapissant H24 à la folie, au désastre, à l’effondrement ou à la
disparition de la France. Car, je te le redis, ce gouvernement de notre
expérience de pensée aurait pour toute première tâche d’arraisonner ce qui,
laissé en l’état, le mettrait en échec à coup sûr, à savoir la finance et l’euro.
Arraisonner la finance, ça veut dire : se retirer de la circulation
financière internationale, des marchés de capitaux, donc réorganiser le
financement du déficit sur une base purement interne, de mobilisation
forcée de l’épargne domestique, par conséquent mettre une contrainte sur
l’emploi de cette épargne par les banques privées qui la collectent. Dans le
contexte de crise financière suraiguë, donc de taux d’intérêt envoyés aux
cieux, ça veut dire également mettre le service de la dette publique française
sous moratoire, en attendant peut-être d’en dénoncer purement et
simplement une partie (celle par exemple héritée de la crise de 2008). Je
signale que ce moratoire crée d’emblée une situation d’effondrement
financier mondial. Pour compléter le tableau, nous devons sortir de l’euro.
De toute façon les mesures qui précèdent sont par elles-mêmes des
infractions majeures aux traités, depuis réinstaurer un contrôle des capitaux
(la parfaite liberté de circulation des capitaux, c’est-à-dire le règne de la
finance sur tous les agents tant publics que privés, est consacrée par les
traités – article 63) jusqu’à dénoncer la dette. Ce dont nous parlons ici est
sans commune mesure avec les pauvres tentatives de rébellion du
gouvernement Tsipras, dont tu sais avec quelle violence on les lui a fait
rentrer dans la gorge. Je te laisse imaginer ce qui suivrait des premières
décisions de notre gouvernement de fiction – en réalité, les institutions
européennes, et les autres États-membres, saisiraient parfaitement qu’il
s’agit d’un combat à mort. Comme à Chypre, comme en Grèce, la BCE
entrerait aussitôt dans le jeu pour faire plier le gouvernement en mettant les
banques françaises sous embargo de refinancement. Les besoins de
refinancement des banques privées auprès de la Banque centrale sont d’une
continuité si névralgique que leur interruption les met à terre en 24 heures.
La situation de crise générale atteindrait un tel pic qu’elle commanderait
d’elle-même sa propre résolution : la rupture. Et tout ça sous le
commentaire épouvanté, je veux dire les hurlements, de BFM, France Inter
et Le Monde.
Ces cabanes me font penser que l’aspiration au « vivre sans » est toujours à
deux faces : d’un côté, la fin de la séparation institutionnelle, de l’autre, la
fin de la division du travail au sens économique (surmontée dans la Zad-
commune). On sait d’ailleurs que toute l’expérimentation maoïste tournait
autour de ça : d’abord, la tentative désastreuse du Mao de la fin des années
1950, ayant pour objet de dépasser l’opposition ville/campagne, petite
échelle agricole/grande échelle industrielle, cela s’appelait précisément
« communes populaires » ; d’autre part, la RC instaurant une sorte de
« contrôle ouvrier » dans certaines industries devait révolutionner les
rapports sociaux, culturels, le style de direction, au sein des usines.
J’aurais voulu savoir comment tu envisages cette articulation institution/
économie, tant il est vrai que ces deux faces de la dé-séparation hantent la
théorie marxiste (et jusque dans les derniers essais de Badiou par exemple).
Est-ce que tu dirais que, comme sur un ruban de Möbius, on a toujours
l’impression qu’il s’agit de deux faces distinctes, alors qu’elles sont
toujours en continuité ?
1. On ne peut pas disposer d’un tableau complet du « vivre sans » si l’on
fait l’impasse sur cette question – c’est qu’à des titres divers, qu’il faudra
d’ailleurs distinguer, et clarifier, il revendique également d’être un « vivre
sans économie ». Et je pense qu’il n’y a pas de meilleur moyen de
l’attraper, en effet, que par la division du travail et « les institutions », que
« vivre sans institutions » et « vivre sans économie » (sous réserve d’une
enquête quant au sens de cette formule) ne se conçoivent pas l’un sans
l’autre. Si bien d’ailleurs que le « vivre sans économie » rétroéclaire le
« vivre sans institutions ». Et révèle que la question des institutions, c’est
une question pour le matérialisme, pour la théorie matérialiste.
Pour Marx, donc. Et pour Spinoza aussi, quelle surprise ! – mais je le
dis ici sans ironie aucune. Qu’on rattache Spinoza à la lignée philosophique
« matérialiste », c’est un geste suffisamment courant (quoique
107
ontologiquement erroné ) qui, en soi, laisserait effectivement la surprise
entièrement ironique. Non, c’est de rattacher Spinoza à cette sorte de
matérialisme qu’incarne Marx qui peut surprendre davantage (réellement),
c’est-à-dire de faire jouer la philosophie politique de Spinoza à partir d’un
primat des considérations de la reproduction matérielle. À ce propos, on
doit à Pierre-François Moreau d’avoir soulevé un point de glose, mais qui
ici n’a rien de scolastique, qui est tout à fait important même, en remarquant
que, contrairement aux lectures longtemps faites, Spinoza ne rompt pas
108
avec la pensée contractualiste entre le TTP et le TP , mais à l’intérieur du
109
TTP , et que cette rupture a pour opérateur la question de la reproduction
110
matérielle et de la division du travail . Que les hommes ne puissent pas
persévérer solitairement, qu’à cette fin ils doivent se regrouper, et pourvoir
à leur reproduction collective en s’organisant d’une manière ou d’une autre,
c’est, dit-il, loin de toutes les fictions de contrat social, la force réelle,
effective, et la plus puissante de constitution des collectifs humains.
Alors la politique se trouve immédiatement branchée sur la division du
travail – sur l’économie. À cet égard, que penser du slogan « Sortir de
l’économie » ? Pris sans autre précision, on peine à lui donner un sens. On
voit bien ce que peuvent avoir en tête ceux qui le reprennent : sortir de
l’économie capitaliste néolibérale, par exemple, mais on pressent également
que ça va passablement plus loin que ça. Cependant, les problèmes
surgissent sitôt que le mot « économie » semble recevoir une surface
autrement plus grande que « notre économie néolibérale ». Que faut-il
entendre alors par « économie » ? J’indique ma propre définition, au moins
ça évitera les malentendus nominaux : j’appelle « économie » l’ensemble
des rapports sociaux sous lesquels s’organise la reproduction matérielle
collective. Il est assez évident que, sous cette définition, l’idée de « sortir de
l’économie » n’a rigoureusement aucun sens – comment serait-il possible
aux individus de s’abstraire des réquisits de leur reproduction matérielle ?
Ils auront donc à s’en préoccuper. « Économie » est le nom de cette
préoccupation. Tu vois bien qu’à ce stade de généralité rien d’autre n’a été
présupposé, aucune forme particulière. C’est bien pourquoi d’ailleurs il peut
y avoir quelque chose comme une « anthropologie économique »,
applicable aux sociétés sauvages, à l’image des travaux fameux de Marshall
Sahlins ou de Maurice Godelier. Qu’est-ce qu’on a à produire pour
persévérer ? Qui produit quoi ? Comment s’opère la socialisation de la
production, puis celle de sa consommation ? Ce sont les questions
fondamentales auxquelles toute collectivité humaine a à répondre en
premier lieu – puisqu’il y va de sa survie même. Ce que Spinoza nous
suggère, c’est que ce sont même les questions autour desquelles la
collectivité se forme comme communauté – anticipation de l’idée d’une
genèse passionnelle de la Cité, par le jeu endogène des affects bien plus que
par quelque grand contrat de société : car c’est peu dire que la survie
matérielle est chargée d’affects.
Par cette connexion intime des enjeux les plus profonds de l’économie
(au sens que je lui ai donné) et de la formation en rapport d’une
communauté, d’une communauté politique donc (mais toute communauté
l’est par construction), nous attrapons ton ruban de Möbius – je ne vois pas
quelle meilleure figuration donner à notre problème. En fait, pour moi, le
problème fondamental de l’économico-politique, indistinctement, c’est la
division du travail. S’il n’y a de reproduction matérielle que collective,
alors d’emblée l’effort pour y pourvoir est divisé. Donc à coordonner. Toute
la question est de savoir sous quels rapports sociaux la division du travail
vient à s’organiser : sous quels rapports sociaux le partage des tâches et le
partage du produit ? On en connaît plusieurs sortes : le don/contre-don, la
concentration-redistribution centralisée du produit, le marché et l’échange
monétaire. Mais un système de rapports sociaux, qu’est-ce donc sinon une
configuration institutionnelle ?
La question économique, question de la division du travail, est donc
immédiatement une question institutionnelle. Il est assez logique que les
deux « sans » qui nous dé-sépareraient – « sans institutions » et « sans
économie » – ne cessent de s’appeler l’un l’autre, ou de passer l’un dans
l’autre. Vivre sans institutions se prolonge donc nécessairement en vivre
sans toutes sortes d’autres choses, au premier chef économiques – d’où, à
partir de notre situation d’économie capitaliste : vivre sans argent, vivre
sans travail, et même vivre sans division du travail. Contrairement à
l’apparence uniformisatrice de la formulation, ce sont des questions qui
appellent à chaque fois des réponses spécifiques et différenciées. Des
questions hiérarchisées d’ailleurs, celle de la division du travail venant en
amont de celles du travail (évidemment, pour que ceci fasse sens, il faudra
définir « travail » aussi) et de l’argent, hiérarchie du problème princeps et
de ces cas de solution. Puisque la division du travail est le problème
princeps : on ne peut pas survivre seul, donc on se met à plusieurs, et on se
répartit – la tâche et le produit. Ceci détermine une politique et (en) une
certaine configuration institutionnelle.
Nous connaissons la configuration institutionnelle qui appareille la
division du travail dans le mode de production capitaliste : le marché, donc
son médium, l’argent, et puis la propriété privée, donc le salariat comme
forme de la mise au travail. De quoi peut-on sortir ? Prenons les choses par
ordre de difficulté croissante. Je pense que c’est autour du binôme propriété
privée/salariat que s’offrent le plus de marges de manœuvre. Ça n’est pas
rien parce c’est tout de même le noyau dur du capitalisme. Pour le coup, s’il
y a un « vivre sans » auquel je souscrirais sans réserve, il est là : vivre sans
propriété privée (des moyens de production évidemment), vivre sans travail
– sous la condition de donner à « travail » un sens précis, le sens marxiste,
historicisé, à savoir le sens du salariat, soit l’activité humaine, non pas « en
soi », mais ressaisie dans les rapports sociaux du capitalisme. Et,
principalement, donc, dans le rapport salarial. Ici, comme toujours, ce sont
les rapports sociaux qui donnent leur valence aux choses. De la même
manière qu’une machine, ou quelque équipement, n’est pas par soi du
capital mais ne le devient que pour être ressaisie dans les rapports sociaux
de la valorisation capitaliste, de même l’activité humaine ne peut être dite
« travail » que lorsqu’elle s’accomplit dans la forme particulière du salariat.
Si un ami t’aide à déménager, il ne travaille pas : son activité est prise dans
le rapport social d’amitié. Si c’est un déménageur, lui travaille – il est sous
la gouverne du rapport salarial capitaliste. Or c’est de la même action de
porter des cartons qu’il s’agit. Nous pouvons donc dire ceci : la ZAD est un
lieu où une intense activité est déployée, mais on n’y travaille pas.
Maintenant tu connais ma thèse à son propos : ça n’est certainement pas un
lieu où l’on vit sans institutions, et pas davantage où l’on est
« ingouvernable ». On peut cependant en dire sans aucune réserve
analytique que c’est bien un lieu où l’on vit sans travail.
Propriété capitaliste (c’est-à-dire propriété privée des équipements en
vue de leur valorisation) et travail (ou salariat), ce sont deux rapports
sociaux profondément solidaires. C’est pourquoi l’on fait sauter les deux
ensemble. Pour faire quoi à la place ? La ZAD propose sa réponse, mélange
de don/contre-don et de mutualisation communaliste – un « de chacun selon
ses capacités à chacun selon ses besoins » devenu réalité, ce qui est tout de
même très impressionnant si l’on y pense, et dont on mesure la force propre
à sa puissance d’attraction et d’induction, puissance de susciter le don au-
delà du périmètre strict de la zone, par exemple de la part de gens qui, sans
être résidents permanents, n’en viennent pas moins, parfois d’assez loin,
pour apporter un chargement, comme ça, et puis repartir.
1. La totalisation. Josep Rafanell i Orra écrit un livre dont le titre à soi seul
123
– Fragmenter le monde – indique la force de cette préoccupation : la
totalisation comme ennemie. On en trouve une exposition particulièrement
concentrée dans le texte que lui donne son préfacier sous l’alias de Moses
Dobruška, notamment dans une sorte de déclaration liminaire d’une parfaite
netteté : « Il n’y a pas de révolution qui ne commence par piétiner la
totalité, par renoncer à “attendre tout le monde” pour éprouver sa propre
124
puissance face aux tenants de la totalité . » Tu comprends pourquoi c’est
une phrase qui me parle particulièrement : j’ai régulièrement recouru à
l’idée de « totalisation » dans notre conversation. Ici on ne peut pas mieux
indiquer un clivage de pensée. Qu’une bifurcation soit toujours portée par
une minorité perforante, qui n’aura pas attendu quelque validation
unanimitaire d’assemblée générale pour « y aller », j’en conviens sans
difficulté – sous réserve d’une pensée stratégique minimale de ses
conditions de possibilité et de ses effets d’entraînement, d’ailleurs selon ses
ambitions : proposer l’échappée d’une vie autre ailleurs, ou porter un défi
global à l’État ? Pour autant, et plus largement, je pense qu’on n’échappe
pas aux effets de totalisation. Je serais presque tenté de dire, manière
d’accuser la polémique, qu’il n’y a que des totalités.
Et comme c’est une question conceptuelle, ontologique même, je vais
le dire depuis l’ontologie spinoziste : tous les corps sont des totalités. Mais
des totalités composées. Dans la nature il n’y a que des composés. Et,
partant, que des composants. Chaque corps est composé de composants de
rang inférieur, et composant de composés de rang supérieur. Mais cette
grande hiérarchie de la composition n’est pas pour autant un continuum
indifférencié : on y distingue des individus. S’il y a, nous rappelle
Alexandre Matheron, une chose dont Spinoza ne doute aucunement, c’est
125
qu’il y a des individus – des individus composés. Mais des individus, ce
sont des totalités. Qu’on puisse les distinguer comme individus, c’est là ce
qui en fait des totalités. En aucun cas bien sûr des totalités closes : les
modes finis, par construction, sont en relation nécessaire avec d’autres
modes finis, c’est leur persévérance même qui en dépend. Mais totalité
ouverte, totalité nécessairement reliée, ça ne fait pas moins totalité.
Au reste, on voit bien sur quoi butera immanquablement la dialectique
de la totalité et du fragment : c’est que le fragment est totalité pour le point
de vue des entités de rang inférieur. Le fragment est fait de fragments, et
fait donc totalité pour ses fragments, qui eux-mêmes à leur tour, et ainsi de
suite. Ainsi de suite jusqu’où ? Jusqu’« au bout » ! Le terme de la
décomposabilité dans l’ontologie de Spinoza consiste en ce qu’il appelle les
126
corpora simplissima, entité d’un statut d’ailleurs un peu mystérieux , non
pas des atomes, mais des sortes de points matériels. En tout cas, voilà où je
veux en venir : se déclarer ennemi de la totalité est une singulière position
si l’on rapporte la catégorie à sa relativité fondamentale. On retrouve là, par
exemple, cette lancinante question de la nation, à mon sens toujours mal
traitée, car mal traitée conceptuellement. Ainsi du prétendu dépassement
européen de la nation, qui ne dépasse évidemment rien du tout : il ne se
propose que de redéployer la même totalisation de type national à une
échelle étendue. Idem quand on regarde « en dessous » au lieu de regarder
« au-dessus ». L’affirmation des « fragments » régionaux ou sub-nationaux
fait immédiatement saillir des revendications « fragmentaires » d’échelles
inférieures. Dans telle vallée de montagne pourtant dotée d’un principe
commun résidant dans une nature environnante très puissante, on est des
étrangers à 5 kilomètres de distance et un changement de versant peut
séparer des mondes. Le localisme déchaîné, c’est la pathologie
caractéristique de l’ontologie politique du fragment.
J’entends bien que le fragmentaire dont se réclament Josep Rafanell i
Orra et son préfacier en sont l’antipode même. Il reste cependant la
difficulté conceptuelle, qu’on pourrait d’ailleurs préciser de la manière
suivante. C’est la structure de notre œil, en son pouvoir de résolution
caractéristique, qui produit un certain découpage du monde en totalités
distinctes. Le pouvoir de résolution capable de distinguer sans butée, sans
point d’arrêt, les fragments et les fragments des fragments, etc., c’est le
pouvoir de résolution infini, mais précisément, lui ne voit rien. Voir quelque
chose, c’est singulariser, et isoler, des formes individuées, en « renonçant »
à voir aux échelles inférieures. On pourrait donc dire sans paradoxe que
voir, c’est occulter. Le pouvoir de résolution infini, lui, est perdu dans le
chaos informe des corpora simplissima. Nous avons fonctionnellement
besoin de distinguer, et les produits de distinction sont ce que nous pouvons
appeler des totalités. La butée qui arrête la perception des fragments en un
certain point est ce qui nous permet de vivre : en ne laissant pas notre
perception dissoute dans le chaos. Le pouvoir de résolution fini est ce qui
structure une phénoménologie à notre échelle, un monde-pour-nous, et dans
ce monde il y a des choses que nous reconnaissons pour des totalités.
Une communauté humaine est une totalité distincte. On peut, si l’on
veut, tenter de la nier comme telle par dissolution dans le grand continuum
humain, mais c’est une opération qui nous livre un monde politique sans
forme possible. À ce compte-là, il faudrait que nous nous regardions
également comme structure de fragments multi-scalaire, intotalisée et
intotalisable. Que l’individu humain soit notoirement divis, que le « moi »
soit multiple, que nous soyons nombreux « dedans », tout ceci n’est pas un
scoop, nous sommes désormais familiers de la nouvelle figure du dividu, et
c’est sans conteste un progrès pour la pensée. Je dis simplement que la vie,
pratique, psychique, ne peut pas s’abandonner jusqu’au bout à cette idée,
du reste elle ne le peut pas décisoirement. C’est que la construction
affective que Lacan appelle le stade du miroir est bien trop puissante pour
être défaite par une idée. Si elle l’est, ce sera par tout autre chose,
éventuellement accompagnée de cette idée, et cette défaite est un enfer pour
ceux qu’elle accable : l’enfer de la décompensation psychotique.
Voilà bien d’ailleurs un mot auquel il faudrait prêter attention : dé-
compensation. Notre vie psychique (et organique aussi bien) se fait à l’état
compensé, c’est-à-dire tenu. Qu’est-ce qui doit être tenu, et tenu ensemble ?
Nos parties – nos parties mentales et nos parties corporelles.
L’évanouissement de ce principe de tenue – l’imperium du corps-esprit –
c’est l’éparpillement et la mort. La construction affective identificatoire du
stade du miroir, c’est donc celle qui, à partir de parties, en réalise une
totalisation, mais une totalisation problématique. Il faut faire avec cette
tension : le sentiment d’unité qui vient de l’opération de totalisation du moi
est un mensonge vital. Et mensonge, et vital. Lacan a ce merveilleux mot-
127
valise : « fixion », la fiction qui nous tient, sans quoi nous ne pouvons
pas vivre et qui, oui, nous fixe, mais d’une fixation plastique – si elle ne
l’était pas, à quoi rimerait de proposer aux gens de faire une analyse ?
(Autre manière de le dire : la différance de Spinoza.) En tout cas, le
congédiement radical et permanent de la « totalité », ça peut très mal finir.
4. Ce sont toutes ces questions qui planent au-dessus de l’un des textes à la
fois les plus caractéristiques et les plus profonds de cet ensemble que je
discute ici, la préface à la réédition de Orphisme et tragédie de Gianni
136
Carchia , texte remarquable à tous points de vue, qui a pour propriété de
porter au plus haut degré d’explicitation le fondement de pensée du « vivre
sans », mais dans un autre registre que la métaphysique agambenienne de la
destitution, et, au passage, d’indiquer le sens véritable à entendre dans des
expressions comme « sortir de l’économie » ou « sortir de la politique ». On
se fera une idée assez juste de l’ambition intellectuelle de ce texte quand on
saura qu’il se donne pour question « la civilisation ». Non pas la civilisation
capitaliste, ou même occidentale : la civilisation, tout court. Et que sa thèse
offre au « vivre sans » son plus haut point d’achèvement, son prédicat
ultime : vivre sans civilisation. Tu comprends pourquoi il fallait terminer
par là : parce que tous les « vivre sans » de rang inférieur s’en trouvent
radicalisés par l’effet même du « vivre sans » princeps, dont ils apparaissent
comme des dérivations.
Dans le livre de Carchia, et dans cette préface, dont on ne peut
méconnaître la puissance, l’orphisme est le nom de ce mouvement
réactionnel qui refuse la vie collective dans la forme de la Cité : « Malgré
une proximité doctrinale et historique souvent notée entre orphisme et
pythagorisme, une différence essentielle les sépare : et c’est qu’il y a une
politique pythagoricienne […]. Orphée suit une autre voie, la voie si neuve
en ce VIe siècle, du fondateur, le fondateur, non pas d’une cité mais d’un
genre de vie. […] Pythagore fait donc le choix du “politique”, un “genre de
vie” nouveau, dessiné dans le cercle de la cité et de son agora. Tandis que
son contemporain Orphée choisit un genre de vie hors le politique, et même
qui refuse la cité et récuse son système de valeur […]. Du VIe au IVe siècle,
les Orphiques sont des marginaux, des errants et surtout des “renonçants”, à
savoir qu’ils ont choisi de renoncer au monde, au monde de ceux qui vivent
137
en cité .»
On mesure peut-être mieux maintenant la radicalité de la proposition,
et ce dont il y va quand il est question de « sortir de la politique ». Pas
exactement de sortir du jeu des partis, ou de la Constitution de la
Ve République, ou d’une VIe : d’en finir avec le politique comme genre
même de la vie collective, en effet une proposition pour « marginaux »,
« errants », et « renonçants » – une proposition au-delà même de la
« simple » virtuosité, autre chose. « Civilisation », conformément à son
étymologie (la Civitas), devient synonyme de « politique » au sens de la
Cité. Et c’est avec cela que rompt l’orphisme – et que voudrait rompre le
néo-orphisme contemporain. Fuir d’abord, donc – ici la chose va de soi –,
mais surtout « ne pas fonder une autre réalité sociale, un autre collectif
humain détaché des liens qui m’unissent au monde, à moi-même, à
l’impalpable, à mes amis, à mon Eurydice, détaché des singularités, telle est
138
l’antipolitique orphique » – que voilà très justement nommée.
Nous avions commencé en remarquant combien le discours du « vivre
sans », dans sa tonalité éthique et le niveau de sa réflexion existentielle,
avait pour propriété de se porter à hauteur d’un moment sans doute
exceptionnel, peut-être même à l’échelle de l’histoire de l’humanité – j’ai
hautement conscience que c’est un tic grotesque d’intellectuel de déclarer à
tout bout de champ le moment « historique », l’époque « exceptionnelle »,
le point « de bascule » (sans doute par projection sur les temps de son
propre sentiment de singularité, il va sans dire que l’intellectuel singulier ne
peut vivre que des moments singuliers, il est toujours à la pointe de
l’événement, il lui revient même la fonction de le déclarer, ou de performer
avec ostentation le redécoupage de l’histoire par la (sa) pensée souveraine,
« le XXe siècle finit à Sarajevo », « le XXIe siècle commence le
11 septembre », et autres vaticinations), mais quand l’humanité qui s’est
donné le capitalisme est sur le point de foutre en l’air la planète, je pense
qu’on est autorisé à trouver la situation un peu spéciale. C’est bien ce qui
aura fait, et à raison, le pouvoir de traction du discours du « vivre sans »,
particulièrement des textes du Comité invisible : signaler que quelques
réorientations de la politique économique ne feront pas l’affaire, que dans le
désastre généralisé, social, environnemental, existentiel, ce sont d’autres
enjeux, passablement plus élevés, qui commandent la pensée. Mais dans le
registre du « se porter à hauteur », le néo-orphisme passe une étape de plus,
et écrase la concurrence. Nul ne se portera plus haut : il embrasse, pour
entreprendre de la clore, toute cette histoire humaine qui peut se placer sous
le chapitre de la « civilisation » (on pense quand même à Badiou qui, dans
son genre, a, lui, situé les enjeux véritables dans la sortie du
néolithique…) : « À présent que se clôt l’orbe fatal de la civilisation, il
s’agit plutôt de l’exploration d’une possibilité originelle, mais continûment
diffamée » (ibid.). Nous savons où la barre est mise.
On a compris que la « civilisation », c’est la forme de vie qui suit de la
fondation d’une cité, d’une polis, et que la récuser est bien le sens, néo-
orphique, de « sortir de la politique ». De « sortir de l’économie »
également puisque, d’une part, l’oikos est l’installation, prélude aux
pétrifications de l’urbanisation, et que, d’autre part, nomos n’a pris le sens
institutionnel de « loi » que par défiguration d’un sens originel tout autre,
139
contradictoire même : « faire paître une terre non appropriée ». Mais
« politique », « économie », ce ne sont là que des maux dérivés. L’essentiel
est ailleurs. Il est d’abord dans la manie fondationnelle – constituante. Car
fonder, c’est proférer un mensonge inaugural : « le mensonge de la
civilisation consiste à couvrir de silence ses multiples décisions, puis à
s’inventer une histoire logique » (ibid.). Ici, il faut situer la discussion au
bon endroit. Tel quel, je ne peux qu’accorder pleinement cet énoncé. Les
140
groupes ne sortent du chaos de la condition anarchique que par un geste
d’ancrage arbitraire, l’ancrage n’étant soutenable qu’à la condition que
l’ordre ainsi institué (inséparablement axiologique et social) institue dans le
même temps la méconnaissance de son propre arbitraire. Oui, les ordres
axiologiques ne sont que des mensonges soutenus.
Mon désaccord commence maintenant : nul ne s’en tirera en pensant
s’exonérer du mensonge collectif, car le mensonge collectif est la condition
de possibilité fondamentale de la vie de tout collectif. Il n’y a pas de
collectif s’il n’y a pas quelque déclaration commune du sens, or une telle
déclaration ne fait que trancher dans l’indifférencié de la condition
anarchique, ne fait qu’y produire une différence arbitraire – mais instituante
et vitale. « Refuser d’avoir part au meurtre fondateur de la vie en cité, à sa
comédie de l’innocence et par là au mensonge de la vie sociale » (ibid.),
voilà pourtant le mouvement d’exonération du néo-orphisme. Las, tout le
monde sera éclaboussé, sans exception. Il n’y a pas de vie humaine hors
d’un ordre signifiant, et quand, fondamentalement, anthropologiquement,
rien ne signifie, faire signifier malgré tout, c’est instituer. Il est vrai alors :
si l’institution tranche arbitrairement dans l’indifférencié, son essence est
violente. C’est la violence d’une expulsion. Il faut soustraire quelque chose
aux mises en question de la parole pour rendre possibles la parole et ses
mises en question – de toutes les autres choses. Il n’y a de discussion et de
discutable qu’à partir d’un point soustrait à la discussion, d’un point
d’indiscutable. Bref, il faut une mise au-dehors pour constituer le dedans,
un ségrégé pour produire l’agrégé. Et, oui, « L’avenir gémira de l’acte
141
infâme », comme l’écrit Shakespeare dans Richard II.
Où que ce soit, nul n’échappera à cette malédiction. Tu vois
maintenant les raccords se faire : car c’est bien cette malédiction que la
philosophie de la destitution entendait rompre. Destituer, c’était ne surtout
pas réinstituer, pour en finir avec les mensonges et les violences originels,
ne pas en relancer le cycle indéfini. Malheureusement, nous aurons encore
et toujours à mentir, et à recouvrir le mensonge d’une épaisse couche de
méconnaissance pour conjurer l’idée de son arbitraire, néo-orphiques
compris. Car de deux choses l’une : ou les « renonçants » continueront de
s’appuyer subrepticement sur l’ordre qu’ils ont fui, en pensant s’être
soustraits au mensonge qui néanmoins contribue toujours pour une part à
les faire vivre, en quelque sorte en abandonnant aux autres de mentir pour
eux ; ou ils auront rompu pour de bon mais ce qu’ils auront reconstitué aura
bien dû être accroché à quelque chose qui en donne le sens – et ils auront
menti de nouveau. Toutes les valeurs, toutes les significations sont
mensongères, mais nul ne vit sans valeur ni signification – à moins de
s’extraire de la servitude passionnelle : retour aux hypothèses de sainteté ou
de sagesse spinoziste…
Mais, dans le point de vue néo-orphique, la civilisation n’est pas
détestable que par le moment de sa fondation : par le régime même qu’elle
installe également. Sous le signe de la séparation – de nouveau. J’y vois
même une définition possible de ce concept sinon impossible de
« civilisation » : la civilisation, c’est le règne des médiations – donc de la
séparation. Et c’est vrai : la médiation sépare – par construction. Or dans
l’éthique néo-orphique, il entre à titre principal la pleine recoïncidence à
l’existence éprouvée – influence heideggerienne d’arrière-plan qui chemine,
via le situationnisme et Agamben, jusqu’au Comité invisible : « Ce que
Heidegger et Char ont en commun, au-delà “d’une puissance de penser
poétiquement” et d’un certain attachement au passé, c’est d’avoir perdu le
142
monde », peut-on lire ainsi dans un texte paru dans lundi.am. Retrouver
le monde : quête néo-orphique pour combler « l’abîme entre une pleine
présence a-subjective au monde, ayant encore accès à l’invisible, ignorante
de la conscience, étrangère à la réflexivité, y compris morale, et une
existence filtrée par un Je analogue, narratisant son expérience, flanquée
d’une intériorité autorisant metis et simulation, une existence où le temps
est spatialisé, où les voix se taisent et où les voyants deviennent des
143
exceptions dignes de curiosité ». S’il valait de citer un peu longuement,
c’est pour avoir une vue plus claire, en l’occurrence plus étendue, du champ
de la médiation séparatrice, donc de ce qu’il faut entendre par
« civilisation », et de l’ampleur de ce avec quoi il faudrait rompre, qui loin
de ne viser que la médiation des institutions s’étend jusqu’à la médiation
intime de la conscience réflexive, malheur de l’être entré dans le régime de
la schize, séparé mais cette fois de lui-même, jeté à la fois dans la perte, le
simulacre et l’inauthentique.
« Entré », vraiment ? Tu as compris que, pour ma part, je dirais plutôt
« toujours-déjà ». Comme chez Agamben (mais ça n’est pas tout à fait une
surprise), il y a cette étonnante tonalité lapsaire dans le discours néo-
orphique. Moi, je ne crois pas à la chute, je crois à l’immanence. Mais c’est
difficile de s’y tenir. Pascal Sévérac fait remarquer que Deleuze lui-même,
qui en a pourtant fait une philosophie si ardente, n’y est pas parvenu tout à
fait. « Rejoindre sa puissance », dit souvent Deleuze, comme si nous
l’avions « perdue », qu’elle flottait là, à portée de main, en tout cas
144
détachée de nous – et à récupérer. No such thing dit Sévérac : notre
puissance, c’est notre essence, comment pourrions-nous en être séparés,
comment se pourrait-il qu’il y en eût quelque réserve quelque part, sur
laquelle nous aurions à remettre la main ? Simplement, notre puissance est
haute ou elle est basse selon ce que nous en faisons. Ainsi nous l’exerçons,
ainsi nous la faisons varier. Mais toujours à son plein (parfait, dit Spinoza)
usage, sans écart aucun. Dans l’immanence spinoziste, il n’y a ni chute ni
séparation. Ni séparation au-dehors (les institutions) ni séparation au-
dedans (la réflexion). Il n’y a pas plus de sens à dire que, dans (par) les
institutions, le corps collectif est séparé de sa propre puissance qu’il n’y en
a à dire que, par la réflexion, le corps humain est séparé de la sienne –
mauvaises positions de problème par excellence. Toujours nécessairement
la puissance s’exerce, produisant, de manière immanente, de la réflexivité
dans le corps humain, de l’institution dans le corps politique. Et dans les
deux cas, la même question : non pas « comment tenter de s’en
affranchir ? » – il y en aura –, mais « sous quel régime la configurer ? » Ou,
dans le cas du corps humain, et pour éviter la connotation par trop
« décisionniste » de la formulation : « comment viendra-t-elle à se
configurer ? » – car rien de tout ça ne relève de quelque décision
souveraine. Dans quel régime d’effectuation engager la puissance du mode
humain, notamment sa puissance de penser, réflexivité comprise, c’est ça la
bonne question.
C’est qu’il serait simplement absurde de déclarer la réflexivité
« bonne » ou « mauvaise » en soi. Ce sont les formes de son exercice qui
déterminent des augmentations ou des diminutions de puissance. La
réflexivité psychanalytique, par exemple, offre quelques bonnes propriétés
– misère, en tout cas, de l’individu incapable d’auto-questionnement et de
retour sur soi. Mais on peut tout aussi bien concevoir, à l’inverse, des
régimes pathologiques d’hyper-réflexivité. Martial Gueroult, un de ces très
grands commentateurs qui ont fait le renouveau du spinozisme en France, a
un mot tout à fait drôle pour nommer les formations réflexives, c’est-à-dire
le redoublement des idées dans l’esprit par les idées des idées (Éth., II, 22) :
145
il parle de « parallélisme intra-cogitatif ». L’hyper-réflexivité
pathologique, c’est le parallélisme intra-cogitatif devenu fou, déchaîné,
divergence qui a pour effet la radicale mise en panne de l’action – l’homme
du sous-sol dostoïevskien : « La seule raison pour laquelle je me prenne
pour un homme intelligent, c’est que, de toute ma vie, je n’ai rien pu
146
commencer ni achever . » « Le sous-sol », c’est l’existence ravagée par
la réflexivité devenue tellement envahissante, obsessionnelle, qu’elle a, en
effet, tout impossibilisé. Et de nouveau la question du régime, ou même si
l’on veut d’une prudence. S’il y a une prudence de la réflexivité, la formule
nous en est peut-être donnée par cette citation bien connue de René Char :
« réfléchir en stratège, agir en primitif ». Agir en primitif – après avoir
réfléchi –, c’est être entièrement à son acte. Car il est vrai que se
contempler faire (se réfléchir faisant), c’est moins bien faire, et à la limite
ne plus (pouvoir) faire – une partie de la puissance allant à autre chose que
faire (soustraction de puissance).
1. Le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin) était une proposition de plafonnement fiscal
de la rentabilité totale (Total Shareholder Return) pour les actionnaires. Voir : « Une mesure contre la
démesure de la finance : le SLAM », Le monde diplomatique, février 2007.
2. Frédéric Lordon, « Nous ne revendiquons rien », blog « La Pompe à Phynance », Le monde
diplomatique, 29 mars 2016. Ce texte avait été écrit pour le lancement de Nuit Debout.
3. Tiqqun, « Ceci n’est pas un programme », in Tout a failli, vive le communisme !, La Fabrique,
2009.
4. Voir notamment Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, Seuil, 2018.
5. Voir à ce sujet l’ouvrage de Cristina De Simone, Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946-
1969), Les Presses du réel, 2018. Également : Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste. Une
histoire intellectuelle, L’Échappée, 2013.
6. Marcello Tari, « Le révolutionnaire a toujours été un itinérant. À propos de Fragmenter le monde
de Josep Rafanell i Orra », lundimatin n° 131, 29 janvier 2018.
7. Christian Rouaud, Les Lip. L’imagination au pouvoir, DVD, Les Films du paradoxe, 2007.
8. « Entretien avec Josep Rafanell i Orra », lundimatin, n° 146, 18 mai 2018.
9. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Minuit, 1980, p. 41.
10. Pierre Souchon, « Gilets jaunes : “avant j’avais l’impression d’être seule” », Le monde
diplomatique, janvier 2019.
11. Comité invisible, Maintenant, La Fabrique, 2017, p. 150.
12. Comité invisible, À nos amis, La Fabrique, 2014, p. 196-197, souligné par les auteurs.
13. Daniel Denevert, Dérider le désert, La Grange Batelière, 2018.
14. Typiquement, le prix monétaire est une catégorie exotérique, c’est ainsi que notre expérience
immédiate nous fait saisir la « valeur économique », alors que les énoncés ésotériques de la théorie
nous invitent à y voir une cristallisation de temps de travail abstrait.
15. Gilles Deleuze, Abécédaire, DVD, Éditions Montparnasse, 1996.
16. François Zourabichvili, Deleuze. Une philosophie de l’événement, coll. « Philosophies », Puf,
1994, p. 80.
17. François Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, Ellipses, 2003, p. 40-41, c’est l’auteur qui
souligne.
18. Jacques Rancière, « Les vertus de l’inexplicable – à propos des “gilets jaunes” », AOC, 8 janvier
2019.
19. Alain Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du mal, Nous, 1993.
20. Ibid.
21. Alain Badiou, Abrégé de métapolitique, Seuil, 1998, p. 85-86.
22. Éth., IV, 73, démonstration, in Spinoza, Éthique, traduction de Bernard Pautrat, Seuil, coll.
« Points », 2010.
23. Traité politique, II, 14, dans la traduction de Charles Ramond, Œuvres, V, Puf, coll.
« Épiméthée », 2005.
24. Julien Coupat et Eric Hazan, « Pour un processus destituant : invitation au voyage », Libération,
24 janvier 2016.
25. Giorgio Agamben, L’usage des corps, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2015 (édition
italienne Neri Pozza, 2014).
26. Comité invisible, Maintenant, op. cit.
27. Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit.
28. C’est moi qui souligne.
29. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages poche, 2014, p. 31.
30. Ibid., p. 15.
31. Ibid., p. 16.
32. Ibid., p. 30.
33. Éth, I, axiome 5.
34. Éth., I, 1. Nous sommes ici au tout début de l’« ordre démonstratif », c’est pourquoi, préjugeant a
minima, Spinoza utilise encore l’article indéfini « une substance », pour ne pas exclure a priori qu’il
y en ait plusieurs, et démontrer ensuite qu’il ne peut y en avoir qu’une (Éth., I, 14 et corollaire 1).
35. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 31.
36. Voir section finale.
37. Ibid., p. 35-36.
38. Ibid., p. 36-37.
39. Giorgio Agamben, Création et anarchie. L’œuvre à l’âge de la religion capitaliste, Bibliothèque
Rivages, 2018, p. 45.
40. Alain Badiou, Éloge de la politique. Entretien avec Aude Lancelin, Flammarion, 2017.
41. « Dieu, autrement dit une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime
une essence éternelle et infinie, existe nécessairement » (Éth., I, 11).
42. Giorgio Agamben, Création et anarchie, op. cit., p. 51.
43. Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 322.
44. Éth., III, définition 1.
45. Éth., III, définition 2.
46. Giorgio Agamben, Karman. Court traité sur l’action, la faute et le geste, Seuil, coll. « L’ordre
philosophique », 2018, p. 93.
47. Jacques Rancière, « Interpréter l’événement 68 », Conférence au Centre Marc Bloch, Berlin,
29 janvier 2018.
48. Giorgio Agamben, Moyens sans fins. Notes sur la politique, Rivages poche, 2002.
49. « Pour une ontologie du style », in L’usage des corps, op. cit., pp. 311-322.
50. Giorgio Agamben, Création et anarchie, op. cit., p. 51.
51. Jean-Marie Salamito, Les virtuoses et la multitude. Aspects sociaux de la controverse entre
Augustin et les pélagiens, Éditions Jérôme Millon, 2005.
52. Julien Coupat et Eric Hazan, « Pour un processus destituant », art. cit.
53. Voir Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, 2015 ;
La condition anarchique, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2018.
54. Là où l’idée de puissance d’un individu humain va de soi, celle de la puissance d’un collectif,
donc de « puissance de la multitude », fait spontanément problème, notamment sous les préventions
des métaphysiques individualistes qui ne cessent d’y voir une faute conceptuelle, faute de l’hypostase
des collectifs, voire, horreur suprême, du péché dénoncé par Popper et Agassi qui consiste, en
supplément, à leur prêter des intérêts, des intentions, des désirs, bref des attributs exclusivement
individuels, homothétiquement, et abusivement, transportés à l’échelle sociale. Si bien intentionnées
soient-elles, ces préventions n’en sont pas moins pour la plupart mal placées : sans bien sûr donner
dans la transposition psychologisante, qui en effet n’aurait pas de sens, il y a pourtant tout lieu de
considérer que les collectifs disposent d’une individualité consistante – évidemment sous le prérequis
de s’être donné de l’individualité une idée suffisamment générale pour s’être décollée de
l’individualité humaine, ce produit type d’un anthropocentrisme inconscient de tout penser à la seule
aune de l’homme (voir Imperium, op. cit., chapitre V).
55. Laurent Bove, « De la prudence des corps. Du physique au politique », Introduction au Traité
politique, traduction d’Émile Saisset, révisée par Laurent Bove, Le Livre de Poche, coll. « Classiques
de la philosophie », 2002.
56. Ici je renvoie à Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., notamment le chapitre V, « Ce qu’est un
corps politique (ce que peut un corps politique) ».
57. Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Minuit, 1988. Pour une reprise, voir
Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., et La condition anarchique, op. cit.
58. « Le droit qui est défini par la puissance de la multitude, on l’appelle généralement imperium »,
Traité politique, ici dans la traduction de Bernard Pautrat, Allia, 2013.
59. Éth., II, 40, scolie I.
60. « Bruno Latour : le conseiller sans prince, ou l’homme qui avait peur de ne plus être
gouverné… », lundi.am, n° 148, 7 juin 2018.
61. Ibid.
62. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 69.
63. Paul Fauconnet et Marcel Mauss, « La sociologie : objet et méthode », in Marcel Mauss, Essais
de sociologie, Seuil, coll. « Points Essais », 1971, p. 16.
64. Giorgio Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Seuil, coll.
« La librairie du XXe siècle », 2014 [1990].
65. Ibid.
66. Giorgio Agamben, L’Amitié, Payot & Rivages, 2007, p. 40.
67. Ibid., p. 23.
68. Ibid., p. 40.
69. Pierre Clastres, La société contre l’État, Minuit, 1974.
70. Jade Lindgaard, « La ZAD, ça marche, ça palabre, c’est pas triste », Mediapart, 15 avril 2017.
71. Interview, in Jade Lindgaard, « La ZAD... », art. cit.
72. Ibid.
73. Ibid.
74. Ibid.
75. Ibid.
76. À ce propos, voir : Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La
Fabrique, 2010.
77. René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 2001, p. 143.
78. Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, coll. « La
couleur des idées », 2011.
79. Sandra Lucbert, « Les pulsions destructrices du numérique. De la Ligue du LOL à DAU, un
nouveau régime de pouvoir », Revue du Crieur, n° 13, juin 2019.
80. Ici je me permets de renvoyer à La condition anarchique, op. cit.
81. Jacques Maître, L’autobiographie d’un paranoïaque, Anthropos, 1994.
82. Slavoj Žižek, Comment lire Lacan, Nous, 2011.
83. Bien sûr « l’homme de l’État » n’est pas une figure univoque, à laquelle correspond un habitus
univoque. Bourdieu distinguait la « main droite » et la « main gauche » de l’État, le domaine
régalien, où s’inclut l’appareil de force, et le domaine social, celui des fonctions de protection et de
service. Il est assez évident que s’il y a deux « mains », il y a au moins deux habitus.
84. J’avais déjà évoqué ce mécanisme au moment de la crise financière de 2008, il se pourrait
d’ailleurs qu’il redevienne d’actualité d’ici peu… : « Pour un système socialisé du crédit », blog La
Pompe à Phynance, Le monde diplomatique, 5 janvier 2009.
85. Pierre Rimbert, « Projet pour une presse libre », Le monde diplomatique, décembre 2014.
86. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes
philosophiques », 1997, p. 105.
87. Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir
du modèle français, nouvelle édition, Raisons d’agir, 2018.
88. Svetlana Alexievtich, La fin de l’homme rouge. Ou la fin du désenchantement, Actes Sud, 2013,
p. 151.
89. Voir Raphael Lebrujah, Comprendre le Rojava dans la guerre civile syrienne, Les éditions du
Croquant, 2018. Voir également les nombreux articles publiés sur le sujet par la revue Ballast.
90. Voir Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai, La Fabrique, 2014.
91. Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals, Maos’s last revolution, Harvard University Press,
2006, p. 142.
92. Ibid.
93. Évidemment, on ne peut pas ne pas noter la tonalité trotskyste de la formule, et ce paradoxe qu’à
ce moment-là, dans la Chine communiste, « trotskyste » est une insulte politique pour
« déviationnisme ».
94. Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai, op. cit.
95. Ibid., p. 140-141.
96. Ibid., note.
97. Voir Frédéric Lordon, La condition anarchique, coll. « L’ordre philosophique », Seuil, 2018.
98. Cité par Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai, op. cit., p. 141.
99. 1967.
100. Les « vieilles idées », la « vieille culture », les « vieilles coutumes », les « vieilles habitudes ».
101. Voir Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai, op. cit., p. 198-199.
102. Ibid.
103. Ibid., p. 199.
104. Voir Raphael Lebrujah, Comprendre le Rojava dans la guerre civile syrienne, op. cit.
105. Marielle Macé, Nos cabanes, Verdier, 2019, p. 106-107.
106. Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, La Découverte, coll.
« Zones », 2017.
107. Chez Spinoza, il n’y a pas d’ontologie matérialiste au sens rigoureux du terme, c’est-à-dire une
ontologie qui ne connaîtrait que la matière : il y a pluralisme (infini) des attributs, parmi lesquels
certes l’Étendue, mais aussi celui de la Pensée qui lui est ontologiquement tout à fait irréductible. En
lieu et place d’un matérialisme, nous avons donc un pluralisme attributif ramassé sous un monisme
de la Substance.
108. Respectivement Traité théologico-politique et Traité politique.
109. Plus précisément dans le chapitre V, Traité théologico-politique, Œuvres III, traduction
Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, Puf, coll. « Épiméthée », 1999.
110. Pierre-François Moreau, « Les deux genèses de l’État dans le Traité théologico-politique », in
Spinoza, État, religion, ENS Éditions, 2005.
111. Voir par exemple Bernard Friot, L’enjeu du travail, La Dispute, 2012 et Émanciper le travail.
Entretiens avec Patrick Zech, La Dispute, 2014.
112. Éth., I, 36.
113. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives,
Gallimard, 1976.
114. Étienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, Puf, coll. « Actuel Marx. Confrontations »,
2015.
115. Reste l’inévitable question subsidiaire : qui disposerait des moyens monétaires de faire entrer
concrètement ces savoirs dans son existence matérielle ?
116. Ici au sens courant du terme.
117. Pepita Ould-Ahmed, « Les “clubs de troc” argentins : un microcosme monétaire Credito
dépendant du macrocosme Peso », Revue de la Régulation, 7 (1), 2010.
118. Ici je dois renvoyer aux démonstrations de Bernard Friot, in L’enjeu du travail, op. cit.
119. Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, op. cit.
120. George Orwell, Le Quai de Wigan, Éditions Ivrea, 2010, p. 236.
121. Ibid.
122. « Dialogue avec les morts », Préface in Gianni Carchia, Orfismo e tragedia, Macerata (Italie),
Quodlibet, 2012.
123. Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde. Contribution à la commune en cours, Éditions
Divergences, 2018.
124. Moses Dobruška, Préface, in Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde, op. cit., p. 15.
125. Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit.
126. On doit à un très beau travail de Sophie Laveran d’avoir approfondi cette nature ontologique
des corpora simplissima. Sophie Laveran, Le concours des parties. Critique de l’atomisme et
redéfinition du singulier chez Spinoza, Classiques Garnier, 2014.
127. Je dois à Sandra Lucbert de me l’avoir fait connaître, et j’en profite plus largement pour dire
combien les connexions développées ici avec la théorie lacanienne doivent aux conversations que j’ai
eues avec elle.
128. Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité. Essai d’analyse institutionnelle, François
Maspero, 1974. Voir également François Fourquet, « Une intuition de Félix Guattari », Revue du
MAUSS, n° 29, La Découverte, coll. « Recherches », 2007.
129. François Fourquet, « Une intuition de Félix Guattari », art. cit., p. 563.
130. Gilles Deleuze, « Trois problèmes de groupe », préface in Félix Guattari, Psychanalyse et
transversalité, op. cit.
131. Félix Guattari, La révolution moléculaire, Les Prairies ordinaires, 2012.
132. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, coll. « Champs », 1996, p. 167-168.
133. Gilles Deleuze, « Trois problèmes de groupe », art. cit.
134. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 172-173.
135. Gilles Deleuze, « Trois problèmes de groupe », art. cit.
136. Gianni Carchia, Orfismo e tragedia, op. cit.
137. « Dialogue avec les morts », in Gianni Carchia, Orfismo e tragedia, op. cit.
138. Ibid.
139. Ibid.
140. Au sens que j’ai donné à l’expression dans La condition anarchique, op. cit.
141. Shakespeare, La vie et la mort du roi Richard II, traduction André Markowicz, Les solitaires
intempestifs, 2003.
142. « Thèse sur le concept d’absence d’époque. Le soulèvement des gilets jaunes pour contrer
l’impossible », lundimatin n° 189, 29 avril 2019.
143. « Dialogue avec les morts », Préface, in Gianni Carchia, Orfismo e tragedia, op. cit.
144. Pascal Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Honoré Champion, 2005.
145. Martial Gueroult, Spinoza, tome II, L’Âme, Aubier, 1974.
146. Dostoïevski, Les carnets du sous-sol, traduction André Markowicz, Babel, 1993.
147. « Le fait est que, selon toute probabilité, les dispositifs ne sont pas un accident dans lequel les
hommes se trouveraient pris par hasard. Ils plongent leurs racines dans le processus même
“d’hominisation” », in Qu’est-ce qu’un dispositif, op. cit., p. 35.
148. TP, I, 3.
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Walter Benjamin, Baudelaire. Édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-
Carl Härle.
Daniel Bensaïd, Les dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres.
Daniel Bensaïd, Tout est encore possible. Entretiens avec Fred Hilgemann.
Marc Bernard, Faire front. Les journées ouvrières des 9 et 12 février 1934. Introduction de Laurent
Lévy
Jacques Bidet, Foucault avec Marx.
Bertrand Binoche, « Écrasez l’infâme ! ». Philosopher à l’âge des Lumières.
Ian H. Birchall, Sartre et l’extrême gauche française. Cinquante ans de relations tumultueuses.
Auguste Blanqui, Maintenant, il faut des armes. Textes présentés par Dominique Le Nuz.
Matthieu Bonduelle, William Bourdon, Antoine Comte, Paul Machto, Stella Magliani-Belkacem &
Félix Boggio Éwangé-Épée, Gilles Manceron, Karine Parrot, Géraud de la Pradelle, Gilles Sainati,
Carlo Santulli, Evelyne Sire-Marin, Contre l’arbitraire du pouvoir. 12 propositions.
Félix Boggio Éwangé-Épée & Stella Magliani-Belkacem, Les féministes blanches et l’empire.
Bruno Bosteels, Alain Badiou, une trajectoire polémique.
Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire.
Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’égalité, dite de Babeuf. Présentation de Sabrina Berkane.
Pilar Calveiro, Pouvoir et disparition. Les camps de concentration en Argentine.
Laurent Cauwet, La domestication de l’art. Politique et mécénat.
Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire.
Grégoire Chamayou, Théorie du drone.
Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme.
Louis Chevalier, Montmartre du plaisir et du crime. Préface d’Eric Hazan.
Ismahane Chouder, Malika Latrèche, Pierre Tevanian, Les filles voilées parlent.
George Ciccariello-Maher, La révolution au Venezuela. Une histoire populaire.
Cimade, Votre voisin n’a pas de papiers. Paroles d’étrangers.
Comité invisible, À nos amis.
Comité invisible, L’insurrection qui vient.
Comité invisible, Maintenant.
Angela Davis, Une lutte sans trêve. Sous la direction de Frank Barat.
Joseph Déjacque, À bas les chefs! Écrits libertaires. Présenté par Thomas Bouchet.
Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?
Alain Deneault, Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle.
Raymond Depardon, Images politiques.
Raymond Depardon, Le désert, allers et retours. Propos recueillis par Eric Hazan.
Yann Diener, On agite un enfant. L’État, les psychothérapeutes et les psychotropes.
Cédric Durand (coord.), En finir avec l’Europe.
Dominique Eddé, Edward Said, le roman de sa pensée.
Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard, Aurélie Windels, Roms & riverains. Une politique
municipale de la race.
Jean-Pierre Faye, Michèle Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme. Jacobi, Dostoïevski,
Heidegger, Nietzsche.
Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal.
Norman G. Finkelstein, L’industrie de l’holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des
Juifs.
Charles Fourier, Vers une enfance majeure. Textes présentés par René Schérer.
Joëlle Fontaine, De la résistance à la guerre civile en Grèce. 1941-1946.
Françoise Fromonot, La comédie des Halles. Intrigue et mise en scène.
Isabelle Garo, L’idéologie ou la pensée embarquée.
Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position. Textes choisis et présentés par Razmig
Keucheyan.
Christophe Granger, La destruction de l’université française.
Daniel Guérin, Autobiographie de jeunesse. D’une dissidence sexuelle au socialisme.
Chris Harman, La révolution allemande.
Amira Hass, Boire la mer à Gaza, chroniques 1993-1996.
Eric Hazan, Chronique de la guerre civile.
Eric Hazan, Notes sur l’occupation. Naplouse, Kalkilyia, Hébron.
Eric Hazan, Paris sous tension.
Eric Hazan, Une histoire de la Révolution française.
Eric Hazan & Kamo, Premières mesures révolutionnaires.
Eric Hazan, La dynamique de la révolte. Sur des insurrections passées et d’autres à venir.
Eric Hazan, Pour aboutir à un livre.
Eric Hazan, À travers les lignes. Textes politiques.
Henri Heine, Lutèce. Lettres sur la vie politique, artistique et sociale de la France.
Victor Hugo, Histoire d’un crime. Déposition d’un témoin.
Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai et la Commune de Paris.
Raphaël Kempf, Ennemis d’État. Les lois scélérates des anarchistes aux terroristes.
Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy.
Stathis Kouvélakis, Philosophie et révolution.
Yitzhak Laor, Le nouveau philosémitisme européen et le « camp de la paix » en Israël.
Georges Labica, Robespierre. Une politique de la philosophie.
Henri Lefebvre, La proclamation de la Commune. 26 mars 1871.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire. Préface de Daniel Bensaïd.
Lénine, L’État et la révolution. Présentation de Laurent Lévy.
Mathieu Léonard, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale.
Gideon Levy, Gaza. Articles pour Haaretz (2006-2009).
Laurent Lévy, “La gauche”, les Noirs et les Arabes.
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza.
Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques.
Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent. Conversation avec Félix Boggio
Éwanjé-Épée.
Herbert Lottman, La chute de Paris.
Pierre Macherey, De Canguilhem à Foucault, la force des normes.
Pierre Macherey, La parole universitaire.
Gilles Magniont, Yann Fastier, Avec la langue. Chroniques du « Matricule des anges ».
Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital.
Karl Marx, Sur la question juive. Présenté par Daniel Bensaïd.
Karl Marx, Friedrich Engels, Inventer l’inconnu. Textes et correspondance autour de la Commune.
Précédé de « Politique de Marx » par Daniel Bensaïd.
Joseph A. Massad, La persistance de la question palestinienne.
Albert Mathiez, La Réaction thermidorienne. Introduction de Yannick Bosc et Florence Gauthier.
Louis Ménard, Prologue d’une révolution (février-juin 1848). Présenté par Maurizio Gribaudi.
Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l’édition française.
Elfriede Müller & Alexander Ruoff, Le polar français. Crime et histoire.
Alain Naze, Manifeste contre la normalisation gay.
Olivier Neveux, Contre le théâtre politique.
Dolf Oehler, Juin 1848, le spleen contre l’oubli. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen Marx.
François Pardigon, Épisodes des journées de juin 1848.
La Parisienne Libérée, Le nucléaire, c’est fini.
Karine Parrot, Carte blanche. L’État contre les étrangers.
Nathalie Quintane, Les années 10.
Nathalie Quintane, Ultra-Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire, Nerval.
Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir. La révolution de 1917 à Petrograd.
Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique.
Jacques Rancière, Le destin des images.
Jacques Rancière, La haine de la démocratie.
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé.
Jacques Rancière, Moments politiques. Interventions, 1977-2009.
Jacques Rancière, Les écarts du cinéma.
Jacques Rancière, La leçon d’Althusser.
Jacques Rancière, Le fil perdu. Essais sur la fiction moderne.
Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ? Conversation avec Eric Hazan.
Jacques Rancière, Les temps modernes. Art, temps, politique.
Textes rassemblés par J. Rancière & A. Faure, La parole ouvrière 1830-1851.
Tanya Reinhart, L’héritage de Sharon. Détruire la Palestine, suite.
Mathieu Rigouste, La domination policière. Une violence industrielle.
Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté. Discours choisis.
Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune
Julie Roux, Inévitablement (après l’école).
Christian Ruby, L’Interruption Jacques Rancière et la politique.
Alain Rustenholz, De la banlieue rouge au Grand Paris. D’ivry à Clichy et de Saint-Ouen à
Charenton.
Malise Ruthven, L’Arabie des Saoud. Wahhabisme, violence et corruption.
Gilles Sainati & Ulrich Schalchli, La décadence sécuritaire.
Saint-Just, Rendre le peuple heureux. Textes établis et présentés par Pierre-Yves Glasser et Anne
Quennedey.
Julien Salingue, La Palestine des ONG. Entre résistance et collaboration.
Thierry Schaffauser, Les luttes des putes.
André Schiffrin, L’édition sans éditeurs.
André Schiffrin, Le contrôle de la parole. L’édition sans éditeurs, suite.
André Schiffrin, L’argent et les mots.
Ivan Segré, Le manteau de Spinoza. Pour une éthique hors la Loi.
Ivan Segré, Judaïsme et révolution.
Ella Shohat, Le sionisme du point de vue de ses victimes juives. Les juifs orientaux en Israël.
Eyal Sivan & Eric Hazan, Un État commun. Entre le Jourdain et la mer.
Eyal Sivan & Armelle Laborie, Un boycott légitime. Pour le BDS universitaire et culturel d’Israël.
Jean Stern, Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais.
Syndicat de la Magistrature, Les Mauvais jours finiront. 40 ans de combats pour la justice et les
libertés.
Marcello Tarì, Autonomie ! Italie, les années 1970.
N’gugi wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit.
E.P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel.
Tiqqun, Théorie du Bloom.
Tiqqun, Contributions à la guerre en cours.
Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme!
Alberto Toscano, Le fanatisme. Modes d’emploi.
Enzo Traverso, La violence nazie, une généalogie européenne.
Enzo Traverso, Le passé : modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique.
Françoise Vergès, Un féminisme décolonial.
Louis-René Villermé, La mortalité dans les divers quartiers de Paris.
Sophie Wahnich, La liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme.
Michel Warschawski (dir.), La révolution sioniste est morte. Voix israéliennes contre l’occupation,
1967-2007.
Michel Warschawski, Programmer le désastre. La politique israélienne à l’œuvre.
Eyal Weizman, À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine.
Slavoj Žižek, Mao. De la pratique et de la contradiction.
Collectif, Le livre : que faire ?
Sommaire
Couverture
Copyrights
Avant-propos
L’enfer des institutions
1. Se porter à la hauteur de l’époque
2. Les institutions vues du dedans : c’est l’enfer
3. Les institutions vues du dehors : c’est l’enfer
4. Pouvoir différer à nouveau
5. Styles et inclinations de la pensée
6. De nouveaux régimes d’énonciation ? (virtuoses et grand nombre)
Philosophies de l’antipolitique (intermittences, virtuoses, amitié,
destitution)
1. Antipolitiques – Sous l’imaginaire du « vivre sans », une
contestation philosophique
2. Deleuze et les « devenirs sans avenir »
3. Rancière : rareté de la politique
4. Badiou : le sujet politique comme sage spinoziste
5. Agamben : douleur de l’être-séparé
6. Malheur de la vie dans les dispositifs
7. Suspendre la puissance ?
8. Suspension, geste et style : une politique pour virtuoses
9. Faux problèmes de l’« authenticité »
10. Les apories de la destitution (la multitude ne suspendra pas sa
puissance)
11. Nécessité et généralité du fait institutionnel
12. La « communauté qui vient », ou la communion des saints
13. Quelle « amitié » ?
L’État : à prendre ou à laisser ?
1. La ZAD : une gouvernementalité qui s’ignore
2. De la police là où on croit qu’il n’y en a pas
3. Malédiction de la police dans l’État du capital
4. Des questions de forme
5. L’État, entre abjection policière et attraction électorale
6. Une expérience de pensée : soit un gouvernement de gauche…
7. Le « point L »
8. Dialectique du constituant et du constitué
9. Méditer la Révolution culturelle
10. À la recherche des états politiques mésomorphes
11. Les intellectuels planqués dans les « cabanes »
Sans travail ? sans argent ? (« sortir de l’économie »)
1. En finir avec le travail (la solution de la ZAD)
2. En finir avec le travail (la solution de Friot)
3. Division du travail, échange marchand, argent (moins faciles à
rembobiner)
4. Un autre régime de division du travail
5. Modifier nos normes matérielles (qui peut quoi ?)
6. Entre décrochages individuels et mouvement de masse
En finir (avec la politique ? avec la civilisation ?)
1. Critique de la critique de la totalisation (il y en aura)
2. Critique de la critique de la fixation (malheur à qui voudra toujours
tout défixer)
3. Les institutions comme cristaux liquides
4. « La possibilité continûment diffamée » (apories de la voie néo-
orphique)
5. L’irréductible « vivre avec » : la finitude
Notes
Bibliographie
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