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© La Fabrique éditions, 2019

lafabrique@lafabrique.fr
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Conception graphique :
Jérôme Saint-Loubert Bié

ISBN : 978-2-35872-232-2

La Fabrique éditions
64, rue Rébeval
75019 Paris
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Diffusion : Les Belles Lettres

Réalisation des versions numériques : IS Edition, via son label Libres


d’écrire
Avant-propos

Vivre sans ? La question qui donne son titre à ce livre peut à première vue
sembler déroutante. Elle désigne ici une aspiration politique rarement
formulée comme telle et qui trouve son expression peut-être la plus claire
dans le slogan « Soyons ingouvernables », apparu en France dans les
cortèges du mouvement contre la loi Travail. Nous savions à La Fabrique
que Frédéric Lordon avait quelque différend, esquissé à diverses occasions,
avec cette aspiration, différend dont l’exposition nécessitait d’aller au-delà
du slogan pour remonter à ses soubassements philosophiques, dans un
cheminement qui en retour interrogeait les fondements mêmes des
imaginaires politiques de gauche contemporains. Une bonne raison de s’y
arrêter donc, d’où est sortie l’idée de ce livre.
Nous avons souhaité qu’il prenne la forme d’une conversation – et
confié à Félix Boggio Éwanjé-Épée le soin de la mener –, même si le terme
n’est pas tout à fait exact puisque les échanges se sont déroulés par écrit,
entre septembre 2018 et juillet 2019. Deux séances collectives rue Rébeval,
à la fin de l’été 2018, qui furent d’un joyeux fourmillement intellectuel, ont
permis d’en élaborer le canevas, mais aussi de donner un horizon à la
discussion – après quoi Lordon s’est prêté au jeu des questions, ses
réponses suscitant de nouvelles interrogations, jusqu’à ce qu’un « livre » se
dessine. Celui-ci relève donc d’un genre hybride. Non pas un essai
classique ni un entretien en bonne et due forme, mais un peu des deux. Cet
« un peu des deux » a autorisé une certaine souplesse et fait cohabiter des
registres différents. On ne s’étonnera pas d’y trouver discutés des sujets
apparemment lointains qui ne partagent pas vraiment le même plan
conceptuel – l’économie politique de la ZAD et l’éthique d’Agamben par
exemple. C’est précisément ce que visait la tentative : mettre en intrigue le
moment théorique – et lui accorder toute sa valeur politique.
I. L’enfer des institutions

1. Se porter à la hauteur de l’époque 2. Les institutions vues du dedans :


c’est l’enfer 3. Les institutions vues du dehors : c’est l’enfer 4. Pouvoir
différer à nouveau 5. Styles et inclinations de la pensée 6. De nouveaux
régimes d’énonciation ? (virtuoses et grand nombre)

C’est devenu un lieu commun de dire qu’il est aujourd’hui plus facile
d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme. Au-delà du problème
des « conditions objectives », la formule signale la difficulté, voire
l’impossibilité, de penser une alternative au capitalisme à partir des
catégories politiques dont nous héritons. Derrière ce constat, il y a bien
évidemment tout le poids des échecs : d’un côté, celui du prétendu
socialisme réel, et, de l’autre, du rêve social-démocrate. Si l’époque tend à
revisiter la sortie du capitalisme comme une question à l’ordre du jour, les
débats peinent à se hisser au-delà de quelques esquisses autogestionnaires
ou néoréformistes. Dans ce contexte, des mots d’ordre ont surgi du
mouvement social : « soyons ingouvernables », « bloquons tout », « ZAD
partout ». Ce qui est frappant dans ces slogans, c’est qu’ils conjuguent une
orientation très combative à une promesse finalement minimale. On sabote
l’existant, on change sa vie, mais l’objectif n’est plus d’engager une
transformation de toute la société. J’aimerais pour commencer t’interroger
sur ce glissement revendicatif en pointant un paradoxe : à première vue, tu
es très loin de cet imaginaire-là (tu as écrit plusieurs textes
programmatiques, sur le SLAM, sur la mise au pas de la finance ou sur la
préemption salariale) et, pour autant, il y a deux énoncés chez toi qui y
ramènent. D’une part, il y a eu ton fameux « nous ne revendiquons rien »
pendant les premières semaines de Nuit Debout. D’autre part, il y a, plus
subtilement, l’idée portée par ton dernier livre (La Condition anarchique)
selon laquelle la démocratie moderne consiste à « vivre sans » institution
donatrice de sens a priori, sans principe ultime qui fasse tenir le lien social.
Comment expliques-tu ce glissement des mots d’ordre ? Qu’est-ce qui
semble rendre si impérieux de se tourner vers une politique du « vivre
sans » ?

1. Un certain trait de complexion me fait être sensible à des arguments


généralement présentés comme antinomiques, auxquels je m’efforce
pourtant de faire à tous une part, évidemment sans intention de les tenir
ensemble à égalité, ni renoncer à l’orientation de ma synthèse. Il peut en
résulter des prises de position qu’à première vue on trouvera incohérentes –
1
par exemple formuler des propositions « réformistes » comme le SLAM
ou « Fermer la Bourse » et travailler dans une perspective anticapitaliste, ou
bien sembler à la fois prendre une ligne « destituante » (« Nous ne
2
revendiquons rien ») et maintenir la nécessité du fait institutionnel
(comme dans Imperium) –, des positions dont la discordance apparente
s’explique aussi en partie par l’hétérogénéité de leurs intentions ou des
registres discursifs auxquels elles appartiennent – celui de l’intervention
dans la conjoncture, sur les sujets de la conjoncture et sous ses contraintes,
et puis celui de la théorie à proprement parler. Donc, c’est vrai : à certains
égards, je suis éloigné de cet imaginaire dont tu parles, et à d’autres… j’y
suis sensible.
En tout cas, si l’on veut « sentir » l’époque, le point de départ, en toute
généralité, est bien celui-là : l’imaginaire. Je n’ai pas tout à fait oublié la
différence « des armes de la critique et de la critique des armes », et je ne
suis pas en train de passer par pertes et profits toute analyse matérialiste.
D’abord parce que « l’imaginaire » est une formation hétérogène,
différenciée, et que ses déterminations internes renvoient, entre autres, à des
positions sociales et même, disons-le, à des positions de classe. Ensuite
parce que l’imaginaire, précisément, ne désigne plus seulement une « idée
idéelle », mais une idée faite force, soit donc, pour prolonger la citation,
« la critique quand elle s’est emparée des masses ». Enfin, des masses, ou
des masselottes ? C’est ce qu’il faudra voir. En tout cas, spécialement dans
une conjoncture comme la nôtre, où nous sentons confusément le
délitement général et la réouverture de degrés de liberté, il n’est pas absurde
de saisir la situation politique « par l’imaginaire ». Du reste, la politique de
transformation (et pas seulement de protestation ou d’insurrection), ça
marche à l’imaginaire. Tout justifie donc de se demander ce qu’il y a dans
l’imaginaire politique contemporain. De quoi est-il fait ? Quelles sont les
ressources, les images de désir qu’il offre à un élan politique ?
Il suffit d’en être arrivé là pour ne plus pouvoir maintenir le singulier :
« l’ » imaginaire. Imaginaire de qui ? Disons, pour faire simple (et éluder
les problèmes) : imaginaire de la gauche d’émancipation, en supposant
qu’on voit « ce qu’on veut dire » par là. Mais même sous cette étiquette de
commodité, rien n’est moins sûr que d’avoir affaire à une entité homogène.
En réalité, ta question indique d’elle-même une délimitation : il y a dans la
gauche d’émancipation un imaginaire, dont je ne saurais même pas dire s’il
est dominant, mais qui, je crois, se signale par son dynamisme et son
pouvoir d’attraction considérable, notamment sur la jeunesse étudiante et
lycéenne, et désigne à coup sûr un lieu du débat, peut-être même le lieu du
débat. On le repère à ses énoncés caractéristiques : « destituer », « se rendre
ingouvernable », « vivre sans institutions », « abolir l’argent », « en finir
avec le travail », « sortir de l’économie » – en effet, un imaginaire du
« vivre sans ». On pourrait bien dire qu’il ne s’agit jamais que de revisiter
des idées finalement anciennes, mais je ne crois pas. Je crois à un certain
pouvoir des mots, or ici nous avons des énoncés nouveaux. Donc,
logiquement, un nouveau plan de désir qui prend consistance. Il faut dire
que tout le désastre de la situation présente y pousse également. Il est
certain que le « vivre sans » n’épuise pas l’imaginaire politique de la
gauche, mais je pense qu’il en est le pôle le plus dynamique, peut-être
même qu’il le domine symboliquement, à proportion de ce que
l’enfoncement dans l’ignoble de la période rehausse symétriquement le
niveau de « réponse » approprié. C’est que le spectacle du capitalisme n’est
plus qu’une gigantesque obscénité : inégalités prodigieuses, sécession de
fait des classes possédantes, catastrophe climatique désormais visible à
l’œil nu, empoisonnement généralisé, fascisation rampante du
néolibéralisme, contrôle policier total au-dedans, homicide de fait des
migrants au-dehors, désastre existentiel partout. On comprend, dans ces
conditions, que se forme l’idée qu’espérer des institutions électorales et de
l’État, quand on sait au surplus à quel point celui-ci est colonisé par les
puissances du capital, n’est simplement pas à la hauteur. Et c’est bien ainsi,
je crois, qu’il faut le dire : la situation présente demande de penser à la
hauteur de la catastrophe. Il est évident qu’il y a à se demander si la réponse
du « vivre sans » tient, et c’est de cela que nous avons à discuter, mais il est
certain qu’elle a d’emblée pour elle d’être à la hauteur de l’époque.

2. Il entre aussi dans son pouvoir de traction la promesse d’en finir avec les
institutions. Et cette promesse ne peut qu’être reçue de ceux qui sont dans
des institutions ou font face à des institutions. Car c’est vrai : les
institutions, c’est l’enfer. Vécues au-dedans, c’est l’enfer. Les intéressés le
savent, le voient, ça les désespère, les détruit même. Enseignants à l’école,
hospitaliers à l’hôpital, soignants dans les maisons de retraite, cheminots à
la SNCF, chercheurs à l’université, et même, pour quelques-uns, policiers
dans la police, magistrats dans la justice ! Comme on sait, la force de la
série The Wire c’est d’être une chronique de la malédiction institutionnelle.
À l’évidence, notre époque porte cette malédiction à des sommets.
L’université devient tendanciellement un lieu où il est impossible de penser,
l’édition un lieu où il est impossible d’écrire, les médias un lieu où il est
impossible de témoigner du monde, l’hôpital de soigner, etc. Quoique sous
la férule du rapport salarial, c’est-à-dire de la loi d’airain de la vie à gagner,
les gens finissent par partir, écœurés, démolis parfois. Par quoi, sinon par
l’institution elle-même, à laquelle certains s’étaient d’abord voués, qu’ils
avaient investie d’un sens ? Il est assez évident que le néolibéralisme est
une force historique d’une puissance sans précédent dans le devenir-infernal
des institutions. Mais la malédiction puise également dans des propriétés
très générales du fait institutionnel – ici délibérément compris en un sens
étroit : les institutions-organisations.
Cette propriété tient à ce que la division fonctionnelle du travail s’y
double immanquablement d’une division politique du pouvoir. En réalité,
comme Marx l’a montré, la division du pouvoir est une sorte de dual de la
division du travail, la seconde engendrant inévitablement la première, qui
concentre les asymétries d’abord dans la séparation princeps des tâches de
conception et d’exécution, puis dans les fonctions de coordination, et
partout où se totalise l’information, cette ressource stratégique, qui n’existe
qu’à l’état lacunaire et morcelé aux étages inférieurs. Si la division du
travail donne spontanément naissance à une division du pouvoir, c’est-à-
dire à une structure différenciée de positions de pouvoir, alors il y aura des
hommes de pouvoir pour s’en approprier les enjeux spécifiques, pour en
faire leurs buts spécifiques, le cas échéant à l’encontre des enjeux et des
buts fonctionnels de l’organisation et de sa division du travail.
Ici, donc, la division du travail engendre une division du pouvoir qui,
en retour, vient parasiter la division du travail. Il n’est pas nécessaire
d’avoir passé beaucoup de temps dans les institutions-organisations pour
s’apercevoir que les enjeux de pouvoir y perturbent sans cesse les enjeux
fonctionnels, c’est même presque enfoncer une porte ouverte. Certains
universitaires, on voit très vite lesquels, se prennent de passion pour une
direction d’UFR, puis de département, puis le désir de la présidence
d’université les saisit, enfin il faudra envisager des positions directoriales au
ministère, et dans cette trajectoire qui a irréversiblement bifurqué, il n’est
plus question de recherche : il n’est plus question que des manœuvres
propres à faire parvenir, quitte d’ailleurs à ce que, collatéralement, elles
deviennent une nuisance pour la recherche. Ce qu’elles ne peuvent pas
manquer de devenir en fait, puisqu’elles n’ont plus pour logique la
recherche.
Je prends cet exemple parce que je le connais d’un peu plus près, mais,
dans son abstraction, on le retrouverait à l’identique dans maintes autres
organisations. On sait très bien à quel point les logiques du pouvoir –
logiques de la conquête, du maintien, et de l’extension, bref de la
persévérance – peuvent conduire les hommes de pouvoir à des actions qui
détériorent objectivement l’efficacité fonctionnelle de l’institution dont ils
ont pourtant la charge. Mais c’est le propre des enjeux de pouvoir que de
s’autonomiser comme logique séparée, affranchis des enjeux
« substantiels » qui leur ont pourtant donné naissance. Sous la direction
d’hommes dont le désir n’est plus que désir de pouvoir institutionnel, et non
plus d’opération institutionnelle, une organisation peut connaître les
égarements les plus aberrants – prix à payer de la cannibalisation de la
rationalité fonctionnelle par la rationalité politique interne. Les malheureux
qui n’ont pas versé dans cette pente et se sont tenus au sens originel de leur
participation à l’institution se retrouvent donc sous la coupe d’individus qui
leur sont devenus étrangers en tout, mais alors au risque de voir attaqué tout
ce en quoi ils engagent leurs puissances d’agir si les hommes de pouvoir
viennent à juger que leur persévérance dans le pouvoir institutionnel
commande de l’attaquer – ou, simplement, de n’en tenir aucun compte. Or,
conformément à une logique dont La Boétie fait l’un des ressorts de la
« servitude volontaire », il est impossible qu’un nombre significatif
d’individus ne succombent pas à ce système d’enjeux parasites, dont finit
par dépendre leur propre survie dans l’institution, celle-ci dégénérant en une
pyramide d’« intérêts institutionnels » comme on dit, précisément pour
marquer cette dérive auto-centrée, intransitive, de l’organisation qui ne vit
plus que d’après des finalités internes, dans l’oubli grandissant de ses
finalités externes. Engendrée de la division du travail, la division du
pouvoir est cette doublure parasite qui voue les institutions à une sorte de
dévoiement systémique – et fait l’enfer du dedans. Le pouvoir, c’est la mort
– la mort des sujets, s’entend. Car les hommes de pouvoir, eux, se sentent
tout à fait vivants. Et en effet : il leur est loisible de s’adonner à leur désir –
qui est désir de pouvoir. Mais pour tous les autres, c’est la mort –
interdiction du désir (qui ne réclamait pourtant pas grand-chose, juste de
s’effectuer dans les coordonnées de la division du travail…), atrophie des
puissances d’agir par la normalisation qui tombe du système de pouvoir :
vous chercherez mais ainsi (université), vous écrirez mais ainsi (édition),
vous ferez votre tournée de facteur mais ainsi (service public), vous
militerez mais ainsi (parti, syndicat), vous soignerez mais ainsi (hôpital), et
à chaque fois ainsi pour le pire puisque la manière de faire n’est pas
commandée par ce qu’il y a à faire mais par des logiques extrinsèques de
pouvoir. Et les institutions deviennent des lieux de mort, hostiles à
l’intelligence, au dévouement, à la compétence, au risque de la
grandiloquence on serait presque tenté de dire à l’humanité – je pense à un
facteur de campagne qui jette l’éponge, n’a même plus la force de se traîner
jusqu’à la retraite devant ce que l’institution « Poste » a fait à son métier –,
elles sont peuplées de morts-vivants, ou de vivants déchirés qui luttent pour
ne pas devenir morts. L’enfer du dedans.

3. Mais l’enfer quand on y est confronté du dehors également. Car ce sont


ces mêmes mécanismes du refermement sur des finalités internes, c’est-à-
dire sur les enjeux exclusifs d’une vie propre, coupée des raisons d’être
originelles, qui font des institutions des sortes de monstres froids, occupés
des seuls réquisits d’une persévérance justifiée par rien d’autre qu’elle-
même. Peu importe ce qu’elle fait, l’institution doit survivre : voilà la
pensée qui occupe l’esprit de l’homo institutionalis, homme voué à
l’institution parce que ses intérêts d’homme se sont totalement assimilés
aux intérêts de l’institution – parfaite colinéarisation des conatus. De là, par
exemple, ce symptôme institutionnel par excellence : le mensonge. Il y a
toutes sortes de raisons qui conduisent les institutions à mentir : la hantise
de la mise en question conçue comme menant fatalement au
démantèlement, le point d’honneur ou les enjeux de face, les logiques de
« crédibilité » en vue d’affirmer une autorité sans faille, le désir de « faire
un exemple », etc. Mais toutes ont à voir avec une certaine représentation
que se font les hommes de l’institution des réquisits de persévérance de
l’institution. À cet égard, nul personnage n’est plus fascinant que le porte-
parole. Le porte-parole, c’est la pathologie institutionnelle faite homme. On
se demande comment certains parviennent à soutenir la dose de mensonge
que leur impose l’institution, entreprise empoisonneuse, police meurtrière,
justice sous raison d’État, banque spoliatrice, etc. – on imagine quand
même que quelques-uns doivent mal finir de temps en temps.
Pour l’homme du dehors, l’institution qui lui fait face n’est plus alors
que ce bloc auto-centré prêt à tout. Et ça aussi, c’est l’enfer. Il y a de quoi
devenir fou quand, habitant des quartiers, on entend le procureur de ladite
république expliquer officiellement qu’un frère notoirement rayonnant de
santé mais mort entre les mains des gendarmes a en fait succombé à une
« infection généralisée ». De quoi devenir fou également quand le rapport
d’expertise médicale qu’il aura fallu attendre deux ans dans l’espoir de
rétablir une vérité élémentaire explique à son tour, non moins
officiellement, qu’en réalité le jeune homme est mort pour avoir couru 437
mètres en 18 minutes. Et l’on voit là – tout le monde aura reconnu le cas
d’Adama Traoré, mort dans une cour de gendarmerie – de quel degré de
mensonge les institutions sont capables. Que se passe-t-il dans les têtes de
ceux qui osent dire cela, quelle formidable dépense d’énergie psychique ne
faut-il pas consentir pour tenir l’énormité du mensonge, ou bien pour
échafauder en soi toute sa reconstruction en « bon droit » (le « bon droit »
de l’institution) sinon en « vérité », bref pour mentir aussi ouvertement aux
autres ou pour se mentir à soi-même ? Le porte-parole dit donc une certaine
vérité de l’institution, mais pas la vérité qu’elle croit : sa vérité d’instance
mensongère, c’est-à-dire de pouvoir intransitif, vivant d’une vie propre que
rien ne saurait remettre en question.
On comprend sans peine dans ces conditions que l’horizon d’une vie « sans
institutions » dispose d’un tel pouvoir de traction. L’exigence d’être « à la
hauteur » et l’anatomie pathologique de la vie institutionnelle se
synthétisent alors comme dégoût éthique – de l’époque, et de sa forme de
vie. La profondeur et la généralité de la crise, à hauteur de laquelle il faut se
porter, semblent rendre dérisoires les solutions d’accommodation que
propose la vie électorale, et font revenir les interrogations fondamentales :
comment voulons-nous vivre ? Et aussitôt s’exprime une réponse : pas dans
« les institutions » ! Je pense que ce dégoût éthique, dont je m’empresse de
dire qu’il n’est pas qu’un mouvement négatif, mais aussi recherche active,
par l’expérience concrète (ZAD, SCOP, squats, etc.), je pense que cette
réaction éthique est l’un des plus puissants embrayeurs de l’imaginaire
contemporain de « l’émancipation ». On pourrait penser, selon un schéma
assez classique, qu’il opère spécialement sur la jeunesse urbaine éduquée,
déçue dans ses ambitions en situation de crise économique prolongée – la
déveine dans le jeu force à des reconsidérations, parfois de grande ampleur,
jusqu’à déterminer des sorties du jeu, et il semble que nous en soyons là. Il
est peu douteux que ce mécanisme bien connu de la sociologie politique
soit à l’œuvre, mais il n’est pas certain qu’il épuise le phénomène. Car on
voit d’autres catégories sociales, bien plus inattendues, qui ont dépassé
depuis longtemps le stade de la jeunesse aux anticipations contrariées,
tomber dans le dégoût éthique à leur tour : cadres supérieurs qui n’en
peuvent plus des ignominies qu’on leur fait commettre, banquiers
désorientés qui veulent changer de vie, médecins hospitaliers poussés à
bout. Il y a de quoi être particulièrement impressionné par les suicides
survenus dans les CHU, et d’un bout à l’autre de la chaîne soignante,
jusqu’aux chirurgiens. On tenait les médecins pour des figures de la
notabilité, l’un de ces socles indéboulonnables de l’ordre social. Et les voilà
qui se jettent par la fenêtre à leur tour – à quand les notaires ou les
huissiers ? Jusqu’où le désastre social n’a-t-il pas dû aller pour qu’on en
arrive là ? « Cette vie nous dégoûte », voilà le cri qui monte de secteurs de
plus en plus nombreux de la société, et avec des arrière-plans de plus en
plus profonds. J’entends par là que ça n’est plus seulement la vie salariale
qui « nous dégoûte », celle qui esquinte au premier chef, qui rend malade,
voire qui tue ou fait se tuer, mais aussi la « vie tout court », même quand on
n’est pas encore physiquement démoli, par exemple la vie dans des milieux
urbains aménagés à l’intersection de la logique policière et de la logique
commerciale.
À cet égard il faut dire l’héritage de l’Autonomie italienne, qui a
étendu la question ouvrière-usinière à la question du métropolitain,
extension des plus heureuses. En tout cas jusqu’au mauvais point de
retournement où elles ont été rendues antagonistes, la question proprement
métropolitaine ne venant plus comme un élargissement du champ des
questions révolutionnaires, comme un complément à la question ouvrière,
mais conduisant, dans certains courants de l’Autonomie, à son
déclassement, parfois jusqu’à son évacuation. Il reste que si le 68 français
avait surtout mis en question les rapports d’autorité dans les institutions, le
77 italien s’est attaqué à toutes les données de la vie urbaine. Incidemment,
on n’en revient pas de la méconnaissance tardive en France de cette histoire
insurrectionnelle italienne, de sa richesse, héritage qui aurait été presque
entièrement perdu s’il n’avait été récupéré de justesse et doucement
réanimé, paradoxalement en France – en Italie, semble-t-il, la vitrification a
été totale –, notamment à l’instigation du Comité invisible qui en est
3
manifestement très inspiré . On se rend sûrement trop vite à la facilité, et à
la réduction délibérée de la lecture officielle, si l’on considère que le 77
italien n’a pas survécu dans la mémoire en raison de « sa » malédiction
Aldo Moro, c’est-à-dire du terrorisme et des crimes de sang. Pour peu
qu’on autorise la possibilité du discernement, on voit assez vite qu’il y a eu
dans le 77 italien quelque chose de sauvage qui le rend inassimilable,
insoluble dans le sirop commémoratif, dont on sait ce qu’il a laissé du 68
4
français (injustement d’ailleurs ). Les célébrations livrant comme toujours
un indice d’innocuité (ou de neutralisation), on mesure assez exactement la
dangerosité politique de l’Autonomie italienne à l’occultation dont elle a
fait l’objet. En tout cas, 77 approfondit décisivement 68, en portant la mise
en question à un niveau global : celui d’une « forme de vie » – une
catégorie sur laquelle il y aura lieu de revenir, mais dont on voit déjà
combien elle se trouve immédiatement convoquée par l’élévation des
enjeux à un niveau éthique (et réciproquement combien, par soi, elle œuvre
à cette élévation).
Il est sans doute utile à ce stade de dédouaner le mot « éthique » des
connotations qui l’affligent depuis qu’il est devenu l’oripeau grotesque du
discours managérial – même si, je pense, plus grand monde ne s’y trompe :
« éthique » ici n’est ni une simple réduction individualiste de la morale ni le
dissolvant à politique (qui est sa véritable fonction dans ce type de
discours), elle est, d’après sa signification originelle dans l’histoire de la
philosophie, l’interrogation sur ce qu’est une vie bonne, et par là
l’indication qu’une politique se trouve déterminée. Cette veine « éthique »
de la politique ne nous est sûrement pas inconnue : le lettrisme et le
5
situationnisme en ont été des réalisations particulièrement remarquables .
Mais remarquable, sa résurgence contemporaine ne l’est pas moins, là
encore lisible dans la tonalité générale des interventions du Comité
invisible, et remarquable, de nouveau, comme l’indicatrice d’une situation,
ou d’une conjoncture, formée autour d’énoncés caractéristiques, tous pensés
à partir d’une commune préoccupation, une préoccupation d’un certain
type, ou d’un certain niveau, la préoccupation de la sorte de vie qu’on nous
fait mener, ou de celle qu’on voudrait mener : cette vie nous dégoûte, nous
voulons vivre autrement.

La force de l’argument n’est pas seulement éthique, elle a pour elle toute
l’histoire des institutions modernes, en tête celle de l’État-nation, dont
l’émergence n’est pas sans lien avec celle de la propriété privée et d’une
économie-monde capitaliste. Pour le dire schématiquement, l’institution
n’est pas seulement une modalité hiérarchique de la vie en commun en tout
temps et en tout lieu : sa forme moderne a eu pour rôle d’étouffer toute
possibilité de la fuir, de la refaire ailleurs et autrement, de la déserter. N’y
a-t-il pas là un argument à prendre en considération ?

4. Si, dépassant les mobiles premiers, on entre dans l’argumentation à


proprement parler, il y a en effet ce point où le refus du « vivre sans » se
renverse en une positivité, et cette bascule s’effectue dans le jeu d’un
certain nombre de catégories. À commencer par celle de désidentification
dont l’imaginaire du « vivre sans » fait son motto – et je serais presque tenté
de dire… son identité, s’il est permis d’entrer dans la polémique par le côté
du paradoxe. En tout cas elle porte une sorte de philosophie politique de la
« fragmentation », de l’« intotalisation », parfaitement adéquate de ce point
de vue à l’humeur philosophique contemporaine de rejet de l’Un, et de
préférence pour la multiplicité – si ça n’est pas encore trop peu dire : de
préférence pour les multiplicités.
Il est vrai que l’argument de l’intotalisation ne manque pas de force :
une entité totalisée attire immanquablement les entrepreneurs de pouvoir.
S’il y a une totalité, il y a une tête à en prendre. Marcello Tari résume à sa
façon : « chaque devenir révolutionnaire commence par cracher sur la
totalité extérieure, sur l’universalisme, sur le Tout, qui est toujours celui du
6
commandement ». Et en effet : la tête prise, commencement des ennuis.
Notamment l’ennui des assignations. Car une tête, un commandement, un
pouvoir et même des institutions assignent, non plus tant à des places, au
sens des sociétés d’ordres, mais tout de même à des rapports sociaux, à des
formes de relations prédéfinies, etc. Je me suis un peu moqué des paradoxes
de la « désidentification » qui, à force d’être bruyamment revendiquée,
devient une identité, mais il faut prendre la question tout à fait au sérieux. À
ceci près que je ne lui donnerais pas la même formulation. Plutôt que
« désidentifier », pour ma part je dirais qu’il y va de la possibilité de
différer – « différer », ça fait immédiatement résonner une corde spinoziste.
C’est que la modification est au cœur de la pensée de Spinoza. La
complexité intrinsèque du corps humain en fait à ses yeux l’un des corps les
plus affectables et, partant, l’un des modes les plus modifiables.
Doublement modifiable même : être affecté, c’est déjà être modifié, puisque
c’est enregistrer en soi une variation (de la puissance d’agir du corps et de
la puissance de penser de l’esprit) ; mais certaines affections, ou certaines
suites d’affections répétées, peuvent aller jusqu’à affecter les manières
d’être affecté. Il y a des rencontres, des expériences qui sont
transformatrices. Rien ne garantit qu’on soit ainsi modifié/transformé pour
le meilleur. Un soldat qui rentre de la guerre est modifié – au sens fort, et
pas en bien généralement. Par exemple, les bruits d’explosion se sont liés
dans son corps à des images de choses atroces, il a pris de nouveaux plis, si
bien que, rentré, une pétarade de mobylette le rend fou de terreur – il a été
modifié. Heureusement, on sait aussi qu’il y a d’excellentes autres
modifications, du reste, ce que propose l’Éthique de Spinoza n’est pas autre
chose qu’un certain programme de modification, assis sur la double
démonstration que : 1) l’homme est un mode modifiable, et 2) il a grand
intérêt à se modifier, en tout cas dans la direction qu’il lui indique. En
somme, la valeur de l’existence humaine, c’est de pouvoir différer. Pour le
plaisir d’un jeu de mots – un peu plus en fait –, on pourrait donc dire de la
philosophie de Spinoza qu’elle est une philosophie de la différance – il est
assez clair je pense que le mot, quoique écrit à la manière de Derrida, n’a
rien de derridien, et pourtant il vaut d’être maintenu pour souligner la portée
d’une pensée qui pose la question de la direction, et des conditions, du
différer, et même du bien-différer. Qu’est-ce qui est embêtant par exemple
dans le fait de mourir ? C’est de ne plus pouvoir différer – de ne plus
pouvoir se modifier. C’est l’interruption de la différance, qui est l’aventure
même de la vie (je dis le mot sans aucun lyrisme : étymologiquement,
« aventure », c’est ce qui advient). En tout cas, je ne pense pas me tromper
en disant que c’est ici que se tient le point de contact avec les politiques de
la désidentification et, sous ce rapport, nos préoccupations sont sans doute
très semblables.
Je peux même faire avec elles le pas supplémentaire : oui, l’État du
capital assigne à des formes relationnelles déterminées, et bloque toutes les
possibilités de différer qui menacent d’en sortir. Et nous n’en finissons plus
d’avoir des démonstrations de l’illibéralisme du « libéralisme », à un point
d’incohérence qui laisse d’ailleurs pantois. Car c’est tout de même un
discours qui ne cesse de célébrer l’« innovation », donc la possibilité
d’expérimenter, mais qui interdit toute expérimentation hors de son ordre.
Ce qui s’est passé à la ZAD en est la plus récente et la plus spectaculaire
illustration. Qu’il se soit posé un problème juridique autour de la propriété
collective, c’était une excellente nouvelle : celle de l’opportunité d’une
innovation, précisément. On remarque alors que le néolibéralisme a son
idée bien à lui des innovations opportunes et des innovations importunes.
Les premières peuvent compter sur toutes les facilités : on les appelle des
« zones franches ». Franches, ou affranchies de quoi ? D’un certain type de
droit seulement : essentiellement le droit fiscal et le droit social – ici il y a
lieu d’innover. Sur le droit de propriété, plutôt non. Au reste, c’est une
histoire qui ne date pas d’hier : Lip, c’était déjà ça. Et dans les deux cas la
même grand-peur de l’État. On comprend qu’il redoute comme la peste ces
expérimentations-là : et si elles venaient à marcher ? Tu sais ce qu’avait dit
Giscard, alors ministre de l’Économie, à propos de Lip : « ils vont véroler
7
tout le corps social et économique ».
J’ai quitté un peu brutalement le plan conceptuel de la différance
spinozienne, mais tout de même, on ne peut pas ne pas être sensible à des
aveux d’une clarté si cristalline, c’est que tout y est dit ou presque. D’abord
que la concurrence non faussée (coulons-nous un instant dans leur syntaxe)
est une fable pour imbéciles. Car après tout, si c’est une valeur à ce point
universelle, mettons donc en concurrence les formes de vie ! Et puis on
verra bien lesquelles attirent combien. Or dans ce jeu concurrentiel-là, dont
je te propose l’expérience de pensée, il est des plus probable que la
proposition salariale-capitaliste perde de la « part de marché ». Terrible
aveu du pouvoir stato-capitaliste qui reconnaît implicitement la médiocrité
de sa propre proposition, dont la mesure en creux est donnée par ses
inquiétudes : Lip, la ZAD, et si ça marchait ? et si ça donnait des idées ? et
si ça se répandait ? Si donc ces propositions de différance-là s’avèrent d’un
dynamisme évolutionnaire inattendu, alors il est bien certain qu’il faut les
faire tourner court au plus vite. Il ne manquerait plus que des nombres
croissants contractent l’envie de différer dans ces directions. Reprenons : un
libéralisme conséquent, enivré de l’idée de concurrence, devrait regarder
avec faveur « la mise en concurrence des formes de vie », et par conséquent
« la diversification des offres par l’innovation ». Sauf qu’ici non.
Il fallait passer par ces considérations mélangées pour reconstituer
l’argument de l’« intotalisation ». La totalisation attire la « prise de tête »,
qui impose ses manières, interdit l’expérimentation d’autres manières, et
bloque le mouvement de la différance. Il s’ensuit : fixation et rigidification
cadavérique. Tout ça est très clair par exemple quand on lit Josep Rafanell i
Orra : « “Fragmenter le monde”, c’est [la] condition [pour] rendre possibles
8
des rencontres qui ne se laissent plus gouverner ». « Qui ne se laissent plus
gouverner », ici on peut le comprendre comme : qui ne se laissent plus
assigner à des formes prédéfinies. Et en effet c’est bien dans les latitudes de
la rencontre, en tout cas de la rencontre déchargée de trop de mises en
forme a priori, que tout se joue puisqu’alors elle peut être pleinement
opérateur de la différance – on ne diffère jamais que par l’effet d’une
rencontre (d’une affection, dans le lexique spinoziste), des affects qui
s’ensuivent, et des marquages durables que le corps en conservera (différer,
en définitive, c’est s’être refait un corps, avoir refait des plis de son corps).
Récapitulons : de la tête prise tombent des manières stipulées, des formes
imposées dans lesquelles les rencontres sont priées de venir se couler : vous
vous rencontrerez comme employeurs et salariés, ou comme nationaux et
étrangers, ou comme parents hétérosexuels, etc. Par « gouverner », il faut
donc entendre la fixation des manières prescrites – et par conséquent
l’interruption de la différance. On n’a pas tort de ne pas avoir envie de ça.

Mais on reste là dans le registre, disons, de la conscientisation. Une fois


qu’on a dit ça, une fois nommé ce qui nous mutile et ce qu’il faut défaire,
comment passe-t-on de l’imaginaire à une politique, à l’activation de forces
matérielles ? Tu écris dans l’introduction d’Imperium : « La pensée est
vocation à un désir de penser quelque chose de déterminé, vers quoi l’esprit
tourne sa puissance, et s’efforce ». Quelles voies s’ouvrent à l’« envie de
différer ensemble » ?

5. Des voies qui correspondent à des styles, je veux dire à des manières –
concept très important chez Spinoza : les manières, ce sont les expressions
d’une complexion affective, c’est-à-dire d’un corps en ses plis singuliers –,
des manières de penser (aucune contradiction avec le fait d’avoir parlé de
corps à l’instant), ou si tu veux d’un habitus intellectuel. Je m’appesantis un
instant là-dessus comme pour livrer une vue de l’arrière-plan sur fond
duquel se tiennent nos débats : l’arrière-plan de nos déterminations à
penser. Puisque en effet, contre les illusions de l’intellectuel souverain et
inconditionné, nous sommes déterminés à penser. Et plus exactement à
aimer, à préférer, penser ceci plutôt que cela. Ce sont des forces désirantes,
parfois profondes et obscures, parfois très claires et visibles, qui nous
déterminent à nos lignes de pensée. Spinoza dit que « l’esprit s’efforce
autant qu’il le peut d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir de son
corps » : on pense selon les lignes de son désir. Ce sont des partis souvent
informulés comme tels mais puissamment structurants, et qui en réalité
expriment, et engagent, la personne entière, qui disent le plus profond de
son rapport intellectuel au monde. On pense à cette phrase magnifique de
Nietzsche : « toute grande philosophie jusqu’à présent a toujours été la
confession de son auteur ». Alors oui : est-ce qu’on est un penseur de la
liberté ou du déterminisme, de la morale ou de la puissance, des structures
ou de l’événement, etc. ? C’est un ingenium, comme complexion affective,
pré- ou proto-théorique, qui « décide » de ces choix inauguraux auxquels
toute une vie va se tenir. Deleuze, quand il évoque les philosophes du passé,
avec lesquels on entre nécessairement en rapport pour trouver ses propres
voies, dit, avec cette manière délicieuse qui n’appartient qu’à lui, qu’il faut
trouver celui avec lequel « on se sent bien ». Et c’est vrai que c’est
exactement comme ça que ça se passe. Ces affinités, ça se reconnaît au
premier coup d’œil : « celui-là, il est fait pour moi, c’est lui que j’attendais,
son monde c’est le mien, etc. » : une convenance à nos lignes et à nos plis.
C’est l’ingenium qui parle – au passage tu comprends les guillemets à
l’instant, autour de « décide » : ça ne décide rien, c’est entièrement de
l’ordre de la détermination passionnelle – passionnelle-intellectuelle
puisque, contre l’antinomie inepte, il n’y a pas d’intellectualité sans affects.
À l’évidence, les déterminations désirantes à penser quelque chose, ou
à penser dans certaines directions, sont pour partie communes. Elles
peuvent être celles d’une époque. Il y a des airs du temps intellectuels. On
s’y entre-affecte et s’y entre-émule à penser ceci plutôt que cela. Quel est le
nôtre ? Pour le dire de manière un peu grinçante, tu décroches le loto
intellectuel du moment quand tu as coché les cases « événement »,
« singularité », « multiple » et « subjectivité » (numéro complémentaire :
« communs » – pour dire quand même qu’on est parfois un peu ensemble…
mais en tant que singularités, bien sûr). Pour ma part, je ne risque pas
d’avoir le ticket gagnant parce que je m’obstine à jouer des numéros
dépassés comme « structures », « déterminisme », « masses » et « classes »
– si je ne joue pas que ceux-là. Nietzsche, donc, nous invitait à penser la
nature biographique des grands choix intellectuels, mais la biographie est
toujours socialement surdéterminée : par la position sociale, ça va sans dire,
et aussi par l’époque.
S’agissant de la nôtre, on voit bien tout ce que le ticket gagnant lui
doit : certes au travers de nombreuses médiations, on voit l’air du temps
individualiste s’y exprimer, le recul des schèmes collectifs de pensée qui
ont fait, par exemple, l’atmosphère intellectuelle des années 1960-1970. Ça
semble très grossier de dire des choses comme ça, mais je pense que nous
sommes en partie déterminés par des choses très grossières – et puis il y a
une partie plus subtile qui fait le reste. On pourrait penser qu’il appartient
aux intellectuels de tenir des positions contracycliques, s’étonner de les voir
ratifier, à leur manière évidemment, les tendances de l’époque. Il se trouve
que, quand il s’agit des inclinations d’un air du temps individualiste, les
intellectuels ne sont pas les derniers, c’est une litote. Je n’ai jamais pu
m’ôter de la tête, par exemple, que la catégorie d’événement, dont on sait à
quelles puissantes élaborations philosophiques elle a donné lieu, était par
excellence le produit de sublimation dans la théorie du noyau de singularité
remarquable qui fait le sentiment de soi des intellectuels. Évidemment
quand « singularité » devient, à côté d’« événement », un concept d’époque,
c’est encore plus clair – je ne suis pas sûr qu’ajouter « quelconque »
derrière « singularité », pour dire la « dépersonnalisation », change grand-
chose à ce que je vise ici.
Entends-moi bien, ce que je dis là n’a aucunement valeur d’objection à
ces théories : on objecte à une théorie dans le plan propre de la théorie, et il
n’y a rien de plus minable que de penser y objecter en la ramenant à ses
déterminations ou à ses origines. Il n’en est pas moins autorisé de noter
cette congruence de fait entre une époque individualiste et des dispositions
caractéristiques de « l’intellectuel », spontanément porté à se penser comme
singularité pensante, distingué du commun, etc. Il a fallu tout le poids d’une
conjoncture très particulière comme celle des années 1960, par là même
accueillante à des individus aux trajectoires sécantes comme Braudel ou
Bourdieu, pour inviter à penser le long terme, le banal, le quotidien,
l’ordinaire, la reproduction, c’est-à-dire tous ces termes qui sont les opposés
dialectiques de l’événement, la singularité, la subjectivité – et quand même,
on dira ce qu’on voudra, mais ce sont bien des constellations conceptuelles
qui dessinent des portraits d’époque. Tu me pardonneras de citer un peu
longuement, mais je n’ai jamais oublié l’effet que m’avait fait cette dernière
phrase de la préface du Sens pratique de Bourdieu : « En forçant à
découvrir l’extériorité au cœur de l’intériorité, la banalité dans l’illusion de
la rareté, le commun dans la recherche de l’unique, la sociologie n’a pas
seulement pour effet de dénoncer toutes les impostures de l’égotisme
narcissique ; elle offre un moyen, peut-être le seul, de contribuer, ne fût-ce
que par la conscience des déterminations, à la construction, autrement
9
abandonnée aux forces du monde, de quelque chose comme un sujet . »
Il se peut donc que, sous ce rapport, je sois à contresens de mon
époque. En tout cas oui, mes lignes, les affinités et les tropismes qu’elles
déterminent me portent à un mélange instable d’attraction et de réserve vis-
à-vis de la politique saisie « par l’éthique ». Autant je vois la force du
diagnostic éthique, autant je vois les limites, peut-être même les faiblesses,
de l’« éthicisation » de la politique quand c’est la réponse que ce diagnostic,
pourtant juste, se donne immédiatement. Le problème étant bien sûr
d’emmener le grand nombre dans la voie « éthique ». Mais alors nous voilà
avec deux points d’entrée différents dans la politique : par le nombre ou par
les formes de vie. Comme de juste, chacun de nous fait parler sa
complexion, et donne la réponse de sa sensibilité intellectuelle. Mais on voit
bien que ce sont des choix inauguraux qui vont déterminer des
buissonnements de la pensée – et de la pratique ! – dans des directions
sensiblement divergentes.

6. Je t’en donne une simple illustration, tirée du souvenir d’un séjour, à l’été
2017, où nous étions quelques-uns (un peu plus même) à nous être réunis
pour partager quelques réflexions sur la situation. Un camarade de la ZAD
en a appelé à de « nouveaux régimes d’énonciation », plus poétiques, qui
pourraient toucher les gens, et les réveiller de leur sommeil éthique en
quelque sorte. Ça me fait toujours des effets très mêlés d’entendre des
choses comme ça. Dans un mouvement complètement préréflexif, ma
complexion d’intellectuel y trouve spontanément son compte. Je crois qu’il
y a peu de choses, ces derniers temps, qui m’aient ravi autant que le
renouveau du graffiti politique. C’est une explosion de créativité, d’humour,
et il y a cent fois plus d’intelligence dans un seul graffiti que dans trente ans
d’éditoriaux de Libération. Alors ça oui, le graffiti comme machine
affectante, ça se pose un peu là. Même s’il faut aussitôt se poser la question
de savoir qui y est affectable. J’entends bien qu’il ne s’agit pas de tomber
dans une sociologie trop primaire des dispositions culturelles. Mais ça,
Rancière nous en a heureusement vaccinés. Et nous savons que réserver aux
classes dominantes la sensibilité aux œuvres, en en présupposant les classes
dominées incapables, est un échantillon typique de la pensée dominante. Je
pense, par exemple, au très beau documentaire C’est quoi ce travail ? de
Sébastien Jousse et Luc Joulé, tourné dans l’usine PSA de Saint-Ouen. On y
voit un compositeur déambuler dans les allées, à la pêche aux bruits des
machines, pour composer ensuite une musique avec un chœur – formé par
des ouvriers. À un moment, il y a un très court plan où l’on voit un ouvrier
qui laisse faire sa machine et qui lit. J’imagine qu’il doit avoir l’oreille
tellement affûtée que, au bruit seulement, il saura s’il faut prêter de nouveau
attention à la machine. Et que sinon il ne la lui accordera pas. Alors la
machine machine, et lui il est livre en main. Je n’ai pas besoin d’épiloguer
sur la force de l’image que ça compose. Juste gloire de Rancière.
Maintenant, on ne peut pas non plus évacuer complètement la question
sociologique – dont les philosophes ont une sainte horreur – et demander :
les prolétaires qui lisent de la poésie la nuit, ou le jour à la machine, ça fait
combien ? C’est une question qui n’emporte aucune présupposition de
capacité, mais qui vise essentiellement les conditions – et ce qu’elles
déterminent comme effectivité. Donc, j’entends les appels à la poésie, je
pense aux graffitis, j’aime spontanément, et puis je me reprends, et
j’imagine ce que donnerait le porte-à-porte avec de la poésie en bandoulière
dans une banlieue picarde. Ou dans une usine qui va fermer. Est-ce que
c’est avec de la poésie, en première instance, qu’on va nouer quelque chose
avec des ouvriers, des syndiqués ?
Voilà où l’on en revient à la question du point d’entrée. S’il est du côté
du nombre, alors on pense immédiatement aux classes ouvrières, ou aux
classes populaires : parce que ce sont les plus dominées et parce que ce sont
les gros bataillons. Est-ce que c’est par le lyrisme des formes de vie qu’on
mobilise ces masses-là ? Sans doute nul ne peut dire ce qui peut se passer
dans une usine occupée, quand un lieu de travail devient véritablement la
chose de ceux qui y travaillent, et ce que cette appropriation, par soi, peut
susciter d’euphories créatives, d’ouvertures réputées impossibles, dans un
mouvement général de ré-empuissantisation – comment ne pas penser ici à
ce titre magnifique de Simone Weil : Grève, joie pure ? Là, il est bien
certain qu’il n’y a pas pire erreur que de minimiser les pouvoirs
transformateurs de l’événement politique, pouvoir de faire différer ceux qui
y sont pris – et à quelle vitesse, au travers de quels franchissements
considérables. Pierre Souchon, qui a dû passer une bonne partie de la fin
2018 sur les ronds-points, rapporte ce propos d’un Gilet jaune : « J’ai 46
ans, je n’avais jamais lu un livre de ma vie. Tu sais ce que je fais, depuis
deux jours – enfin, la nuit plutôt, quand on rentre du rond-point ? » C’est
10
son amie qui l’interrompt et répond pour lui : « il lit la Constitution ». On
aura quand même vu des déplacements proprement inouïs. Des « braves
gens », comme on dit, venus de province pour leur première manifestation à
Paris, gazés, matraqués sans préavis, sans justification, et aussitôt pris dans
un fulgurant devenir-black block. Ou bien ces autres, filmés sur un rond-
point, je ne sais plus lequel, qui ne semblaient pas exactement avoir a priori
un profil ZAD-friendly, et cependant débitaient des palettes pour monter
des cabanes : ils étaient pris dans un devenir-zadiste. Deleuze nous a laissé
une belle chose avec cette idée-là.
Et tout de même : en première approximation, ça n’est pas par la
poésie que ça débraye. C’est une taxe gasoil qui déclenche les Gilets jaunes
– pas trop poétique. Les ronds-points ne se sont pas peuplés sous
l’inspiration des graffitis. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui leur a été aussitôt
reproché par des secteurs de la gauche radicale spécialement obtus,
accrochés à une idée de la vertu définie d’après leur type d’humanité à
eux ? En effet les Gilets jaunes, à l’origine, n’avaient pas la grâce de la
« ligne correcte »… De même, quand PSA Aulnay se met en grève, ça n’est
pas par l’effet du chant choral. Et puis il y a aussi un prolétariat atomisé,
anomique, incrusté dans sa colère, dans son ressentiment, celui qui, contre
toute rationalité, apporte son soutien à la « chasse aux assistés » ou au
flicage des chômeurs. Et que l’extrême droite, bien sûr, considère comme
un parfait terrain de chasse. Pour tout te dire, je ne vois pas les « nouveaux
régimes d’énonciation » faire des percées considérables de ce côté… Alors
je ne suis pas sûr d’avoir été d’une parfaite honnêteté avec notre camarade
en quête de « nouvelles énonciations », à qui on pourrait tout aussi bien
prêter de ne faire aucun partage exclusif, et d’envisager la poésie en plus de
tout le reste, de compter sur la différance, c’est-à-dire sur la modification à
grande vitesse des dispositions pendant l’événement, pour que la poésie,
bien préparée, entre d’un coup dans les sensibilités remaniées.
Je peine quand même à m’ôter de l’esprit le poids de la question
inaugurale : par le nombre ou par l’éthique ? On voit bien ce que ça
détermine comme pentes, et même comme réflexes, c’est-à-dire,
symétriquement, comme taches aveugles ou comme négligences. Vers quoi
te dirige spontanément la politique comme nombre ou bien la politique
comme formes de vie ? Vers quelles constellations d’idées et d’images –
braseros de piquet de grève ou cabanes dans les arbres ? Aucune de ces
questions n’excluant d’ailleurs que, dans une certaine conjoncture, les deux
ensembles viennent à se rapprocher, peut-être même à se rejoindre, voire à
se mélanger. Pour le coup, si je veux m’acquitter complètement d’un devoir
d’honnêteté, je dois ajouter que le camarade dont je viens de parler est
précisément de ceux qui œuvrent à ce genre de rapprochement et de
mélange avec une persévérance et une efficacité redoutables. Si toutefois je
trouve un mérite à la politique comme nombre, c’est parce qu’elle a un peu
plus de chances de ne pas oublier où se trouvent les grands gisements de
force, ni par quoi il est le plus probable qu’ils se mettent en mouvement.
C’est pourquoi je crois que ce que j’appellerais l’« éthique du
désastre » se trompe quand elle croit pouvoir se prolonger (se résoudre)
immédiatement en « éthique du salut » – par « éthique du désastre »
j’entends la mesure adéquate, donc éthique, du désastre contemporain, et
par « éthique du salut » l’idée, logique en apparence, que si le problème est
éthique sa solution l’est également et, partant, qu’elle est de l’ordre d’un
salut. Or voilà le problème : si la politique est affaire de grand nombre, il
n’est pas certain qu’elle s’y retrouve du moment où on lui donne une
éthique du salut pour horizon. Car « tout ce qui est remarquable est difficile
autant que rare ». Le salut est une affaire de virtuoses – mais si le salut est
la solution au désastre, alors le grand nombre est voué à demeurer dans le
désastre. Il va bien falloir trouver à sortir de ce piège. Le Comité invisible
touche assurément juste quand il écrit que « la véritable question
communiste n’est pas “comment produire ?”, mais “comment vivre ?” », et
11
que « le communisme, c’est la centralité de la vieille question éthique » .
Mais que faire du portrait du révolutionnaire qui s’ensuit, et comment
espérer que l’« humanité ordinaire » puisse être jamais à sa hauteur ?
« Dans l’inconsistance générale des rapports sociaux, les révolutionnaires
doivent se singulariser par la densité de pensée, d’affection, de finesse,
d’organisation […]. C’est par l’attention au phénomène, par leurs qualités
12
sensibles qu’ils parviendront à une réelle puissance . » « Faire du bruit
n’aurait aucun sens, sinon pour être suivi. Il n’est jamais bon d’être
13
suivi », écrit dans une veine semblable le postfacier de Dérider le désert
– et nous voilà d’un coup au cœur de l’aporie de la « politique par
l’éthique ». On ne peut pas s’empêcher de mettre ce désir de « ne pas être
suivi » en regard de la célèbre phrase par laquelle Trotsky ouvre son
Histoire de la révolution russe : la révolution, c’est « l’irruption violente
des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées ».
L’irruption des masses. Non des stylites ou des virtuoses, surtout
préoccupés de ne pas être rejoints. L’aporie de la « politique par l’éthique »,
c’est que l’un de ses termes la réserve au petit nombre quand l’autre appelle
le grand. La chose, tout à fait étonnante d’ailleurs, étant qu’à l’épreuve des
Gilets jaunes, événement marquant à l’échelle du demi-siècle, par là,
comme toujours les grands événements, d’un pouvoir révélateur
impitoyable, d’une puissance de classement sans pareille, le Comité
invisible et lundi.am, à l’opposé du gauchisme de la chaire, se sont trouvés,
dès le premier jour, sans l’ombre d’une hésitation, engagés du côté de
« l’insurrection impure », position somme toute très léniniste, assez
inattendue, et qui d’une certaine manière – mais je gage qu’ils n’en
conviendraient pas ! –, contredisait dans les faits et dans les actes la ligne
virtuose, abstraite, d’un n’être-pas-suivi. Je le dis aussi comme une manière
de remettre nos discussions théoriques à leur place : une place qui n’est pas
tout à fait déterminante, en tout cas pas au point, et c’est peut-être là
l’essentiel, de mettre en péril les jonctions pratiques.
II. Philosophies de l’antipolitique
(intermittences, virtuoses, amitié,
destitution)

1. Antipolitiques – Sous l’imaginaire du « vivre sans », une contestation


philosophique 2. Deleuze et les « devenirs sans avenir » 3. Rancière :
rareté de la politique 4. Badiou : le sujet politique comme sage
spinoziste 5. Agamben : douleur de l’être-séparé 6. Malheur de la vie
dans les dispositifs 7. Suspendre la puissance ? 8. Suspension, geste et
style : une politique pour virtuoses 9. Faux problèmes de l’« authenticité »
10. Les apories de la destitution (la multitude ne suspendra pas sa
puissance) 11. Nécessité et généralité du fait institutionnel 12. La
« communauté qui vient », ou la communion des saints 13. Quelle
« amitié » ?

Tu parles d’un air du temps individualiste et, ce faisant, tu situes au même


endroit l’enjeu du « petit nombre », celui de l’éthique et celui de
l’événement. Il me semble que ces remarques sont justes, mais qu’elles
passent à côté d’une dimension plus transversale propre à notre époque. Au
fond, l’insistance sur les formes de vie résulte aussi du fait qu’on est
beaucoup plus sceptique sur le caractère « naturel » des agrégats dont tu
parles : masses, classes, peuples. Certes, comme disait Lénine, la politique
commence là où il y a des millions, mais ce qui fait symptôme aujourd’hui,
c’est qu’on ne considère pas que ces millions sont pleinement et par eux-
mêmes consistants. On retrouve autant cette dimension du côté de Laclau et
Mouffe que de l’idée selon laquelle tout ordre symbolique et étatique repose
sur une exception fondatrice (les sans-part de Rancière, le site événementiel
chez Badiou, la violence fondatrice de droit chez Agamben, etc.). N’est-ce
pas là un fil qui relie ces nouvelles approches de la politique émancipatrice
à l’imaginaire du « vivre sans » ?

1. Tu viens de parler d’« exception fondatrice », or l’idée d’un coup de


force inaugural au principe des institutions, d’une violence extra-
institutionnelle de l’établissement institutionnel, donc d’une singularité
fondationnelle, est trop présente dans mon propre travail pour que je ne sois
pas sensible à toutes les références que tu mentionnes, et que tu as
parfaitement raison de réunir sous cet angle particulier. Mais je t’en propose
un autre, en fait immédiatement décalé, qui est peut-être un bon moyen et
de répondre à ta question et de commencer à creuser ce qui court sous
l’imaginaire du « vivre sans ». Je le pose d’emblée avec ce qu’il a de
brutalité : pour toutes leurs différences, parfois même leurs oppositions, ces
intellectuels que tu mentionnes – Agamben, Badiou, Rancière, auxquels
d’ailleurs j’ajouterais volontiers le nom de Deleuze – me semblent former
une sorte de constellation de l’antipolitique. Pourquoi est-il important de les
discuter, et précisément sous cet angle-là ? Parce qu’ils forment comme un
soubassement philosophique des discours politiques du « vivre sans ». Je ne
parierais pas que tous ceux qui reprennent à leur compte les énoncés de la
destitution ou du « soyons ingouvernables » soient pleinement conscients
de ce qu’ils doivent à ces références philosophiques – ce qui, du reste, n’est
aucunement un problème. Mais n’en ouvre pas moins un droit à discussion.
Puisque c’est finalement à un ensemble discursif plus complexe qu’il ne
paraissait que nous avons affaire.
Triplement complexe d’ailleurs. D’abord parce qu’il s’agit en quelque
sorte d’un édifice à deux étages, avec un plan exotérique et un plan
ésotérique – chez Marx, l’exotérique désigne les catégories de la perception
« phénoménologique » ordinaire, l’ésotérique celles que produit la rupture
14
de la théorie critique , et ici je reprends analogiquement l’idée pour
distinguer deux plans énonciatifs, l’un directement politique, l’autre
rudement philosophique. Un ensemble discursif complexe, donc, d’abord
du fait qu’il se présente comme un édifice à deux étages, ensuite parce que
le plan ésotérique est ici lui-même d’une unité problématique. Enfin parce
que ce plan ésotérique est loin de déterminer directement le plan exotérique,
qui n’en est nullement une simple transcription politique « mécanique ».
Vivre sans – sans État, sans représentation, sans monnaie, hors du travail –,
c’est-à-dire en définitive vivre sans institutions, n’est pas l’énoncé-
débouché de ces philosophies qui, en première approximation, ne prennent
pas la question des institutions comme préoccupation centrale. Et cependant
il y a une connexion manifeste entre les deux plans, non pas de prémisses à
conséquences, mais quelque chose de plus flou, comme un effet
d’atmosphère si tu veux, ou d’humus : ces philosophies, qui, du reste, ne
sont pas tombées de la dernière pluie, par ailleurs remarquablement
puissantes (toutes auront marqué l’histoire de la philosophie au tournant du
siècle), ont à la fois participé d’un air du temps et contribué à faire cet air
du temps, et, désormais « installées », créent une sorte d’ambiance
intellectuelle générale, très propice à ce que s’y épanouissent les énoncés du
« vivre sans ». C’est cela, me semble-t-il, qu’il faut examiner d’un peu plus
près.
Au prix d’ailleurs de multiples difficultés et, par suite, de multiples
précautions à prendre, à commencer par celles qu’impose l’hétérogénéité
relative des auteurs qu’il s’agit ici de tenir ensemble, hétérogénéité qui
interdit catégoriquement de se livrer à des opérations d’étiquetage du genre
« La pensée-ceci » ou « La philosophie-de-cela ». On ne sait trop comment
qualifier (mais après tout, le faut-il ?) cet ensemble à consistance incertaine
– une constellation ? une confluence ? –, tout en maintenant qu’il y a quand
même quelque sens à le considérer en tant que tel. Le mieux est sans doute
d’en examiner les éléments les uns après les autres pour voir se dessiner le
paysage d’ensemble, ses cohérences de fait, ses différences internes, en se
posant à chaque fois la question de savoir quel mode de présence de la
politique on y trouve – car c’est bien ça qu’il s’agit de repérer : un certain
mode de présence de la politique dans une œuvre, tel qu’ici il la fait
consister en une antipolitique.

2. Par exemple, où est la philosophie politique chez Deleuze, et à quoi


travaille-t-elle ? Peut-on soutenir que Deleuze est un penseur antipolitique,
alors même qu’il a tant écrit sur l’État, le capitalisme, laissé de nombreux
textes d’intervention, depuis mai 1968 jusqu’aux sociétés de contrôle ?
Cherchons donc sa philosophie politique, s’il y en a une. Il est assez évident
que oui, et pour ma part je la situerais essentiellement dans sa théorie des
devenirs et des lignes de fuite. Or, si c’est là le lieu deleuzien de la
politique, on comprend sans peine que ce sera celui d’une politique assez
particulière. Car le devenir deleuzien n’a rien à voir avec les dynamismes
spatio-temporels, précisément ceux dont l’histoire est faite. C’est bien
pourquoi d’ailleurs il y a deux idées du temps chez Deleuze : le chronos,
temps des causalités, donc de la politique et de l’histoire ; l’aiôn, temps
particulier du devenir. Qu’est-ce donc que le devenir s’il n’est pas
l’ensemble des transformations œuvrant dans l’élément du chronos ? On en
trouvera difficilement une définition canonique chez Deleuze, alors allons
au plus simple et disons ceci : le devenir est de l’ordre d’un remaniement
d’affects et de perceptions, un remaniement des manières de sentir, qui fait
discontinuité. Par exemple : mai 1968, c’est « l’intrusion du devenir », dit
Deleuze, « des phénomènes de pur devenir qui ont pris les gens. Même des
devenirs animaux, même des devenirs enfants, même des devenirs femmes
15
des hommes, des devenirs hommes des femmes » . On en parlait à
l’instant à propos des Gilets jaunes : des devenirs black block des caristes,
des devenirs zadistes des conducteurs de poids lourds. Ici on voit très bien
de quoi il s’agit… et aussi de quoi il ne s’agit pas : le devenir n’a rien à voir
avec l’exercice de projection temporelle en quoi consiste l’action politique.
Devenir est une affaire de soustraction et de redisposition : soustraction
d’avec les manières d’éprouver acquises, majoritaires, socialement validées,
ou tout simplement d’avec celles qui étaient les nôtres jusqu’à présent, et
puis découverte/invention de nouvelles manières, au point d’ailleurs que,
selon le très beau mot de François Zourabichvili, « on ne se reconnaît plus
16
dans celui ou celle qu’on était ».
C’est ce caractère à la fois soustractif et bifurquant qui fait du concept
de ligne de fuite le complémentaire de celui de devenir. Je cite
Zourabichvili encore : « Ce qui définit une situation, c’est une certaine
distribution des possibles, le découpage spatio-temporel de l’existence
(rôles, fonctions, activités, désirs, goûts, types de joies et de peines, etc.). Il
[s’agit] de la forme même, dichotomique, de la possibilité : ou bien/ou bien,
disjonctions exclusives de tous ordres […] qui strient d’avance la
perception, l’affectivité, la pensée, enfermant l’expérience dans des formes
17
toutes faites, y compris de refus et de lutte . » Et là encore, qu’est-ce que
ça nous parle : « y compris de refus et de lutte », car bien sûr le striage
s’étend jusqu’aux formes conventionnelles, régulières, de la contestation –
Bastille-Nation. Comme toujours, on n’en prend conscience qu’au moment
où ça fuit, où ça se « dé-strie » : les Gilets jaunes, dé-striage radical, qui a
d’ailleurs rendu ridicules les confédérations syndicales, archétypes de la
contestation striée (au point d’en faire un oxymore).
Donc une ligne de fuite, c’est la bifurcation soustractive d’un devenir.
Soustraction et contraction : contraction de nouveaux plis. Être pris dans un
devenir, c’est se refaire un corps. On voit aussitôt que ça n’a rien à voir
avec quoi que ce soit qui serait de l’ordre du « projet », de l’anticipation, ou
de toute forme de projection temporelle – d’où l’aiôn. Et cependant
Deleuze voit bien le problème : après la fuite et le devenir, il y aura retour
dans le chronos. Avec le risque que, se soustrayant au striage, on s’en aille
ailleurs… mais pour y refaire d’autres stries. Chronos reprend ses droits –
c’est qu’on ne peut pas rester éternellement en suspension dans le
remaniement. Alors, remanié, on se réinstalle. Donc on re-strie. Je crois que
Deleuze voit très bien tout ça et que c’est ce qui donne à sa politique cette
tonalité particulière, peut-être un peu désespérée. En anticipant un peu, si je
mettais les catégories de Deleuze dans la bouche d’Agamben, je dirais que,
à l’inverse du premier, le second croit qu’on peut demeurer indéfiniment
dans des espaces lisses. Or non. C’est là une sorte de point tragique de la
politique de la fuite : elle a toutes chances de reconstituer cela même à quoi
elle s’efforce de se soustraire. Les expériences qui tentent de se retirer des
striages de la verticalité et du pouvoir reconstituent de la verticalité et du
pouvoir. « Mais sous une tout autre forme », me concédera-t-on dans le
meilleur des cas. Sans doute, mais enfin c’est déjà considérable. En tout
cas, c’est là pour moi le lieu véritable du débat : sous quelle forme ?
Mais j’anticipe un peu. Pour l’heure, on ne peut pas ne pas être
sensible, par exemple, aux mésaventures de la ZAD qui, produit d’un
devenir anti-institutionnel, n’en a pas moins recréé de l’institution – sans
doute ses institutions à elle, mais des institutions quand même. Et même, si
l’on veut pousser le paradoxe encore plus loin : de l’appartenance.
Conformément d’ailleurs à ce retournement que j’ai déjà évoqué sur un
mode ironique, mais qui nous conduira au cœur du problème : au moment
où il devient commun, partagé, le désir de désidentification menace de
produire ipso facto de l’identité. Ça peut devenir une identité de se
reconnaître dans la désidentification. La ZAD, dont nous allons beaucoup
reparler – c’est qu’elle est une expérience marquante à tous les titres, en
particulier celui de concentrer un grand nombre des questions dont nous
avons à discuter – la ZAD, donc, pas plus qu’aucune autre forme collective,
ne pouvait échapper à ces retours d’identité, ici d’autant plus mordants que,
précisément, il s’agissait de se soustraire « aux identités ». Et le mouvement
collectif de désappartenance de recréer, par son effectuation même, de
l’appartenance. Avec, comme il se doit, sa nomination propre : zadiste.
Dont je ne pense pas qu’on puisse la réduire à des assignations venues du
dehors : bon nombre d’individus de la ZAD se sont pensés eux-mêmes
comme « zadistes ». On voudrait pouvoir dire qu’au moins les personnes
ont rompu avec leurs identités antérieures pour les fondre dans une identité
nouvelle, et commune, l’identité zadiste. Mais même pas, en tout cas pas
complètement. C’est que, là encore, l’identité, ou l’identification, est une
inscription corporelle. Ça n’est certainement pas qu’on ne puisse pas
rompre avec elle, mais que c’est moins facile, et plus chargé de rémanences
qu’on ne croit : parce qu’on ne refait pas comme ça les plis de son corps, et
qu’il reste souvent quelque chose des plis anciens. De là que l’identité
« zadiste » se soit refragmentée selon ceux des plis qui n’avaient pas été
entièrement effacés. Alors on a vu refleurir des modalisations de l’identité
zadiste par les identités antérieures, avec tout ce que ça charrie de
fractionnement, et de taxinomie, c’est-à-dire des nouvelles identités, ou si
l’on veut des sous-identités, d’ailleurs matérialisées dans des territoires
d’élection, rendant possible une cartographie : ici les antispécistes radicaux,
là les éleveurs raisonnables, autre part les punks à chien, ailleurs encore les
intellos urbains défecteurs, etc. On m’accusera de provocation, mais il faut
tout de même prendre la mesure du paradoxe : lieu de rejet des
identifications d’État, la ZAD finit par reconstituer le système
identités/territoires, représentable cartographiquement, qui est le cœur
symbolique de l’État ! – avec la statistique, la cartographie est un geste
étatique par excellence (le corps des ingénieurs-géographes est, avec celui
des ponts et chaussées, l’un des plus anciens de la structure technocratique
d’État). La ZAD n’a nullement le monopole de ce genre de paradoxe, en
fait d’une très grande généralité. Par exemple, les anars ont des drapeaux,
des emblèmes (le chat noir), des chants (pour ne pas dire des hymnes),
c’est-à-dire tous les attributs de l’appartenance et de l’identité collective
(« nous sommes des anars », « nous, les anars ») – et, soit dit en passant,
des attributs qui, formellement, ressemblent à s’y méprendre à ceux de
l’État !
Je ne dis pas ça pour le pur plaisir de la provocation, mais parce que
ces retournements nous reconduisent aux apories politiques de la ligne de
fuite chez Deleuze : elle est vouée à mal tourner du fait même de réussir. Et
c’est bien ça qui rend la politique de Deleuze, non pas exactement tragique,
mais chroniquement désabusée. La politique n’est que l’interminable
histoire des lignes de fuite qui réussissent qui foirent – qui foirent d’avoir
réussi. Et tout est toujours à recommencer, indéfiniment : fuir ailleurs, dans
un nouvel espace lisse… et puis le voir se re-strier. Et devoir fuir à
nouveau. On comprend que Deleuze, à son tour, se retire – de la politique.
Alors virage vers l’esthétique. Ici, en général, les deleuziens se récrient :
l’esthétique n’est en aucun cas une solution de désertion ou de retrait. Tout
au contraire : une manière de relancer la politique sur un autre terrain, le
terrain de la création. On connaît l’adage de cette politique poursuivie par
d’autres moyens : « créer, c’est résister, et résister, c’est créer ». L’art peut-il
avoir des effets politiques ? Évidemment. Peut-il remplacer une politique,
ou tenir de lieu de politique ? Évidemment non. Dire qu’une pensée de
l’esthétique est une pensée de la politique poursuivie par d’autres moyens
me semble par conséquent un argument assez spécieux, en fait même
irrecevable. C’était pourtant bien cette compréhension maximale que tous
leurs intérêts de représentation de soi portaient les artistes à adopter. Toute
la classe culturelle, se sentant vaguement coupable d’avoir fait retraite dans
la citadelle du champ et d’avoir délaissé la politique, s’est sentie d’un coup
rachetée par cette parole magique : « créer, c’est résister ». « Nous
résistions et nous ne le savions même pas ! Or nous sommes bien des
résistants puisque nous créons, c’est saint Gilles qui nous le dit » – dis
seulement une parole et je serai guéri. Je veux bien que la politique ne soit
pas entièrement sortie de la tête de Deleuze quand il commence à
s’intéresser à l’esthétique, mais qu’on fasse de l’art une solution de
politique alternative, une politique de substitution, non.
Alors retour aux devenirs, aux lignes de fuite et à leurs apories :
« mai 1968, c’était un devenir révolutionnaire sans avenir de révolution ».
Enlevons l’élément circonstanciel : « un devenir, c’est sans avenir ». Et
pour cause, l’un se tient dans l’aiôn, l’autre dans le chronos : on ne parle
pas de la même chose. C’est peut-être là le lieu du paradoxe le plus cruel de
la politique chez Deleuze : en un sens, le devenir est ce qu’il y a de plus
hautement politique – le devenir-zadiste d’un cafetier, c’est la politique au
plus haut point. Mais le devenir, qui est l’ultra-politique, est incapable de
donner naissance à une politique au sens ordinaire du terme – ça n’est
même pas qu’il en est incapable, c’est qu’il lui est hétérogène. Mais alors, si
le devenir absorbe toute la pensée de la politique, il devient le concept
d’une antipolitique.

3. Ici la transition avec Rancière se fait tout naturellement. Non par le


devenir – même si l’on pourrait en trouver des échos chez Rancière, par
exemple dans son évocation de la révolte des esclaves des Scythes ou dans
celle des plébéiens : dans les deux cas il y a bien quelque chose de l’ordre
d’un remaniement soudain et radical des manières de sentir, et notamment
de tolérer. Donc non pas tant du côté des devenirs que de celui de deux sens
possibles du mot « politique », un sens faible et un sens fort. Comme on
sait, au sens faible, la politique ne mérite même pas de s’appeler
« politique » : elle est juste « police ». Police est le nom donné à la simple
gestion de l’ordre existant hors tout questionnement de son agencement. Et
politique celui donné au moment où l’on requestionne. Plus exactement, la
politique consiste en un certain remaniement – là encore. Remaniement de
quoi ? Du partage constitutif de l’ordre sous lequel s’organise la vie
collective, partage de l’apparaître sur la scène publique, donc de l’existence
sociale, partage de la reconnaissance comme existant socialement, d’un
certain titre à l’expression, à la participation – partage du prendre part. Il y a
de la politique quand on refait les parts du prendre part. Et cette
redistribution est à l’évidence un moment de discontinuité, un point
singulier eu égard au cours régulier de la police. Remaniement et
singularité : je crois que ce sont là deux thèmes transversaux à cette
constellation antipolitique que j’essaye de cerner. Le devenir chez Deleuze,
le moment de la « vraie » politique chez Rancière, celui de la destitution
chez Agamben, l’événement de Badiou : des singularités. L’antipolitique,
c’est d’enfermer toute la politique dans les singularités. Le régulier
n’intéresse personne.
Chez Rancière, la dégradation du régulier passe donc par le lexique : la
police. La politique au plein sens du terme ne se tient que dans les
événements rares, les singularités du repartage, hors desquels : pas de
politique, autre chose que de la politique. Mais si les singularités seules
absorbent toute pensée de la politique, que nous reste-t-il pour penser
l’entre-temps, pour penser politiquement ce qui se passe entre deux
moments de devenir, entre deux repartages du sensible ? Avec cette
difficulté supplémentaire que, comme chez Deleuze, on reste suspendu aux
suites possibles du « moment politique » de Rancière. Si, par exemple, il
n’y a de politique qu’au moment de la révolte, qu’au moment où se refait le
partage des compétents et des incompétents, de ceux qui ont titre à la parole
(dans un pouvoir en régime ou pendant les opérations révolutionnaires) et
de ceux qui n’y ont pas titre, et ceci au nom de l’idée de l’égalité
fondamentale, alors la finalisation de la révolte, c’est-à-dire le fait de
l’emmener quelque part, vers un terme défini, restaure fatalement le règne
des compétents, les compétents de la révolution, qui disent savoir où la
révolution doit conduire, en contradiction avec l’hypothèse d’égalité qui lui
a donné naissance. Voici comment Rancière conclut un texte consacré aux
Gilets jaunes : « Entre le pouvoir des égaux et celui des gens “compétents”
pour gouverner, il peut toujours y avoir des affrontements, des négociations
et des compromis. Mais derrière ceux-ci, il reste l’abîme du rapport non
négociable entre la logique de l’égalité et celle de l’inégalité. C’est
pourquoi les révoltes restent toujours au milieu du chemin, pour le grand
déplaisir et la grande satisfaction des savants qui les déclarent vouées à
l’échec parce que dépourvues de “stratégie”. Mais une stratégie n’est
qu’une manière de régler les coups à l’intérieur d’un monde donné. Aucune
n’enseigne à combler le fossé entre deux mondes. “Nous irons jusqu’au
bout”, dit-on à chaque fois. Mais ce bout du chemin n’est identifiable à
aucun but déterminé, surtout depuis que les États dits communistes ont
noyé dans le sang et dans la boue l’espérance révolutionnaire. C’est peut-
être ainsi qu’il faut comprendre le slogan de mai 1968 : “Ce n’est qu’un
début, continuons le combat”. Les commencements n’atteignent pas leur
fin. Ils restent en chemin. Cela veut dire aussi qu’ils n’en finissent pas de
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recommencer . » « Ne pas en finir de recommencer »… On pense aussitôt
à la dérive indéfinie des lignes de fuite, à une sorte d’arborescence infinie
des bifurcations, puisque finalement, c’est tout ce qui compte : bifurquer en
soi. Bifurquer pour où, pour faire quoi, peu importe à la limite : bifurquer.
Voilà donc ce point commun de l’antipolitique chez Deleuze et Rancière : le
devenir sans avenir pour l’un, le cheminement intransitif pour l’autre –
camino caminando, le chemin cheminant, le cheminement pour le
cheminement, sans trop d’égard pour l’idée de destination. Ce serait ça le
plus haut sens possible du mot « politique »…
On ne va pas faire à Rancière le procès dû à Bernstein, on laissera
également de côté cette étonnante liquidation de l’espérance révolutionnaire
« dans le sang et dans la boue » des « États dits communistes », liquidation
qui voudrait nous faire comprendre que l’idée de destination doit
maintenant être évitée. On se contentera de lui demander ce qu’il nous est
possible, dans ces conditions, de faire de sa pensée de la politique. Ici, bien
sûr, il ne s’agit pas de poser la question de l’utilité – question inepte par
excellence, dont Rancière n’a du reste aucun mal à se débarrasser chaque
fois qu’elle lui revient sous la forme (spécialement débile) : « mais qu’est-
ce que vous proposez ? vous ne proposez rien », comme si une philosophie
politique avait à « proposer ». Si une philosophie politique n’a pas à
« proposer », en revanche elle a à aider à penser la politique. L’énoncé
serait à la limite de la tautologie s’il ne rencontrait des philosophies qui,
précisément, se donnent une définition tellement étroite de la politique
qu’elles nous laissent démunis quand il s’agit de la penser sous une
extension qui nous intéresse. J’admets qu’ici le « nous » est une entité ad
hoc, dont je serais bien en peine de préciser les contours, en revanche je sais
un peu mieux dire ce que signifie « intéressant » : ça veut dire « entre deux
moments de grâce », entre deux singularités, puisque mine de rien ce sont
des événements rares et que, le reste du temps, nous n’en continuons pas
moins de vivre – « politiquement ».
Alors, certes, « politiquement » au sens ordinaire du terme, celui que
Rancière veut déclasser et que, pour ma part, j’aimerais maintenir, en fait
même réhabiliter à force qu’il soit ridiculisé par les devenirs, les partages
du sensible et les événements. Le paradoxe de l’antipolitique, tel qu’il se
présentait chez Deleuze, se trouve donc ici confirmé : l’aversion, ou disons
le peu de goût pour les choses ordinaires, conduit à réserver les mots,
comme « politique », à des choses extraordinaires, et même si
extraordinaires qu’elles nous privent des moyens de penser le régulier,
auquel pourtant « nous » ne renonçons pas à donner la qualité de politique,
donc à en faire un objet pour une philosophie de la politique. Le pouvoir
d’attraction de l’antipolitique est cela même qui fait sa limite : elle n’a
d’égards que pour des raretés. L’antipolitique, c’est une pensée qui ne
connaît que les moments de grâce, et rien entre-temps.
4. Pour le coup, c’est un reproche qu’on ferait difficilement à Badiou.
Certes, il est peut-être celui qui semble tenir au plus haut point le discours
de la singularité – quand on annonce très explicitement une philosophie de
l’événement, au moins les choses sont-elles déclarées. Pour autant, Badiou
ne se désintéresse nullement de ce qui suit l’ébranlement événementiel, au
contraire : la fidélité est l’opérateur d’une procédure de vérité, ce par quoi
l’événement, porté par les individus qui l’ont reconnu, irradie dans le
temps, continue de déployer ses effets dans la durée. Que tout parte de la
singularité événementielle, c’est assez évident, mais la différence de
Badiou, j’entends relativement à Deleuze et Rancière, c’est que rien ne s’y
arrête. Faire vivre une vérité immanente, en déplier les conséquences, lui
faire éventuellement traverser des déserts, voilà le sens de la politique de
Badiou, qui est une politique de la fidélité. Y a-t-il alors quelque sens à
faire entrer Badiou dans cette constellation de l’antipolitique ?
Oui, mais par un autre biais que celui de l’intermittence des
singularités : le biais de la virtuosité. À quelle sorte d’individu la politique
est-elle remise quand elle est une politique de la fidélité à l’événement ?
D’emblée, on sait au moins à quelle sorte elle ne l’est pas : à la sorte des
19
individus ordinaires – qui ne sont que des « animaux humains ».
« Animal humain », dit Badiou, est l’homme, pas tout à fait homme, en tant
qu’il reste pris dans le système de ses intérêts. Être gouverné par l’intérêt,
c’est ne pas être à la hauteur de sa propre humanité. Y accéder suppose
d’avoir reconnu une vérité et de s’être voué (fidèlement) à son universel,
unique moyen de s’arracher à la particularité des attachements ordinaires.
Ici la discussion s’attrape par un bout spinoziste, non pour le plaisir de la
discussion scolastique, mais pour faire voir le type d’homme implicitement
requis par la politique de Badiou. Le lieu de la controverse, bien sûr, c’est la
catégorie d’intérêt. L’idée de l’intérêt comme enlisement dans la
particularité, donc comme privation de l’universel, notamment sous l’effet
de l’empire des « passions » qui ferait obstacle à l’exercice de la raison, est
des plus classique.
Spinoza n’entre pas un instant dans ce topos de l’« abaissement » de
l’intérêt. Au contraire, il le subvertit complètement. Tout est intérêt, il n’y a
que de l’intérêt dans le comportement humain, quel qu’il soit – c’est là la
part de subversion qui sonne d’abord comme une provocation. Évidemment
il n’en est rien. Mais pour s’en apercevoir, encore faut-il accéder à un
concept suffisamment général de l’intérêt. C’est le conatus lui-même qui y
pourvoit. Rien n’interdit en effet de le comprendre comme la forme la plus
fondamentale de l’intérêt : l’intérêt à la persévérance dans l’être. Toutes les
actions humaines ne sont alors que les formes particularisées revêtues par
cet intérêt fondamental sous la détermination par des choses extérieures.
Sous l’effet des affections extérieures, l’intérêt générique et informe du
conatus se particularise sous la forme du désir de ceci ou de cela. Or qu’est-
ce que le désir, dont Spinoza dit qu’il « est l’essence de l’homme », si ce
n’est un certain intérêt de poursuite : l’intérêt à son objet ? Mais il faut aller
plus loin encore, et dire le caractère non seulement intéressé mais
radicalement égocentrique du conatus : « Nul ne s’efforce de conserver son
être en vue d’autre chose » (Éth., IV, 25). L’effort en vue de la persévérance
ne fait sens qu’en première personne. C’est, dit Spinoza, que « l’effort par
lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être se définit par la
seule essence de la chose même, et étant donné cette essence, c’est d’elle
seule et non de l’essence d’une autre chose qu’il suit nécessairement que
chacun s’efforce de conserver son être ».
Il devrait aller sans dire que cet égocentrisme foncier du conatus n’est
nullement contradictoire avec la générosité, le don, la charité, l’entraide et
toute la palette des comportements généralement dits « altruistes » : tous
ces comportements peuvent être dérivés de l’effort princeps du conatus sous
le jeu combiné de quelques mécanismes passionnels élémentaires,
notamment celui du mimétisme des affects, dont on comprend
immédiatement que, faisant en quelque sorte entrer les affects d’autrui en
soi, il est le plus propre à disposer à la réciprocité de l’entraide : si, par
imitation, la tristesse d’un autre induit de la tristesse en moi, alors je viens
en aide à cet autre – mais sous la réaction conative visant à me débarrasser
de ma tristesse à moi. Car c’est ma tristesse à moi, quoique induite par sa
tristesse à lui, qui est en dernière analyse l’unique objet de mes
mouvements conatifs. Le passage par autrui n’est donc ici qu’un détour de
médiation dans l’effort en première personne de la persévérance – et
l’altruisme n’est que l’un des tours possibles de cet égocentrisme. Une fois
encore, il ne s’agit pas ici de faire de l’ontologie intransitive : il s’agit de
creuser le concept d’intérêt pour voir tout ce dont il est vraiment capable, et
puis juger de ce que vaut l’égalité de l’« animal humain » et de « l’homme
intéressé ». Si la sortie de l’« animalité humaine » s’effectue par
l’affranchissement d’avec toute prise d’intérêt, alors, en tout cas dans une
vue spinoziste, elle est une contradiction dans les termes ontologiques :
« l’essence de l’homme » est un intéressement – génériquement à la
persévérance, et particulièrement à tout ce qui s’ensuit sous l’effet des
affections du mode –, par conséquent vouloir l’individu humain affranchi
de toute poursuite intéressée, c’est le vouloir affranchi de son essence
même : absurde.
Et cependant il y a dans l’homme pleinement élevé à son humanité, tel
que l’envisage Badiou, une figure qui prolonge étrangement le dialogue
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avec l’homme de Spinoza. Badiou écrit une éthique – comme Spinoza.
On comprend pourquoi : la vie sous la conduite d’une vérité, c’est bien une
affaire d’éthique. Tu me vois venir : la vie sous la conduite de la vérité de
l’un, la vie sous la conduite de la raison de l’autre. De même que Spinoza
réserve la liberté au sage, de même Badiou réserve la qualité de « sujet » au
militant d’une vérité, à celui qui y engage toute son existence, qui règle son
existence sous la figure de cette vérité. De celui-là, qui est sorti de
l’animalité des intérêts pour avoir croisé un universel, et en être resté
marqué « à vie » comme on dit, on peut affirmer qu’il est un sujet – et
sinon, non. Par exemple, le sujet politique (le militant politique) c’est
l’homme de la fidélité à la procédure de vérité politique, c’est-à-dire celui
qui œuvre à faire entrer dans la réalité politique l’idée annoncée par
l’événement – l’idée de l’égalité, l’idée du communisme. Où l’on retrouve
que, à l’inverse de l’antipolitique de l’intermittence, la politique continue
sans désemparer entre deux événements ou entre deux réactivations d’un
événement, mais portée par des sujets.
Relativement aux animaux intéressés, ces hommes-là sont à l’évidence
d’une humanité augmentée. Il suffit de les voir agir dans la réalité spéciale
de leurs mobiles à agir. Badiou prend l’exemple du militant qui doit se lever
21
à 4 heures du matin pour aller tracter à l’embauche . Il y a trois façons,
nous dit-il, d’en accepter le désagrément. La première est celle de
l’obéissance à un ordre de l’organisation politique, sous la crainte de la
sanction. La deuxième est celle du devoir, c’est-à-dire du commandement
institutionnel introjecté sous l’espèce d’un surmoi (politique), qui dispense
l’organisation d’avoir à ordonner. Mais aucune de ces manières n’est bonne.
Obéir au commandement institutionnel, c’est agir dans l’affect triste de la
peur ; obéir à son surmoi politique, c’est agir dans l’affect triste de la
culpabilité. Rien de tout ça n’est à la hauteur d’une éthique des vérités, ça
n’est pas ainsi qu’agit le militant. Le militant-sujet politique ne se lève ni
par peur ni par culpabilité, mais par aperception rationnelle des réquisits de
la procédure de vérité. Le mobile éthique du lever aux aurores tient dans la
capacité à replacer une action militante donnée, quelle qu’elle soit, dans le
tableau d’ensemble des tâches prescrites par la procédure de vérité. Il tient à
un acte de conscience rationnelle et synthétique, qui fait voir de manière
claire et distincte les réquisits intrinsèques de l’universel à accomplir, en
quelque sorte l’image générale de la « division du travail de la vérité » et la
manière particulière dont telle action militante vient s’y insérer, par quoi
elle trouve son véritable sens, et par suite sa plus haute motricité.
Voici alors la chose frappante : le portrait du sujet politique de Badiou
est, trait pour trait, celui du sage de Spinoza. Comment le militant règle sa
conduite dans l’organisation politique, comment le sage règle la sienne dans
l’État : l’identité est presque parfaite. Le sage lui non plus ne laisse pas son
existence sous la conduite des affects tristes, en général, et particulièrement
dans son rapport aux institutions : ni la crainte de la sanction ni la
culpabilité du manquement au devoir n’auront prise sur ses actes :
« l’homme que mène la raison n’est pas mené à obéir par la crainte ; mais
en tant qu’il s’efforce de conserver son être sous la dictée de la raison,
c’est-à-dire en tant qu’il s’efforce de vivre librement, il désire observer la
22
règle de la vie et de l’utilité communes ». En extériorité,
phénoménalement parlant, le sage se plie à la règle commune exactement
comme l’ignorant. Mais, à comportement identique, leurs mobiles diffèrent
du tout au tout.
Qu’un même comportement puisse être soutenu par des formations
affectives radicalement différentes, Spinoza l’a déjà expliqué quelques
pages avant : « À toutes les actions auxquelles nous détermine un affect qui
est une passion, nous pouvons être déterminés sans lui par la raison » (Éth.,
IV, 59). Ce que le sage dans la cité voit rationnellement, c’est que, toutes
choses égales par ailleurs, le simple fait de la vie commune lui rend plus
loisible l’exercice de la raison que l’état de nature où « chacun [ne] relève
de son droit [qu’] aussi longtemps qu’il peut se garder contre l’oppression
d’un autre ». Or, comme « un homme seul s’efforcera en vain de se garder
contre tous, alors aussi longtemps que le droit naturel des hommes est
déterminé par la puissance de chacun pris séparément, aussi longtemps est-
il nul, et plus imaginaire que réel, puisqu’on n’a aucune assurance d’en
23
jouir ». Tel était bien le sens d’Éth., IV, 73 : « L’homme que mène la
raison est plus libre dans la cité, où il vit selon le décret commun, que dans
la solitude où il n’obéit qu’à lui-même. » Résumons-nous : le sage
(l’homme libre), n’obéit pas sous la crainte des sanctions de la loi – ça,
c’est le lot existentiel de l’ignorant (l’homme qui n’est pas un sage). Il obéit
parce qu’il voit rationnellement que désobéir c’est contribuer à détruire les
conditions collectives, si médiocres soient-elles d’ailleurs, qui lui
permettent néanmoins un certain exercice de la raison, quand l’extrême
instabilité de l’état de nature le lui interdirait radicalement. Le sujet de
Badiou en est l’exacte réplique, qui vient illustrer parfaitement la
proposition IV, 59 : à toutes les actions politiques auxquelles le détermine la
crainte des sanctions de l’organisation ou la tristesse de se sentir coupable,
le militant peut être déterminé sans elles, par la raison – la raison de la
procédure de vérité.
Tout ce détour est peut-être un peu abstrait, mais c’est bien à ça que je
voulais en arriver : le sujet politique de Badiou, le sage de Spinoza. On voit
à quel niveau se trouve la barre pour être digne de la qualité de militant –
haut, très haut. La reconfiguration des mobiles sous le régime de
l’aperception rationnelle correspond à ce que Spinoza nomme la « causalité
adéquate » ou les « affects actifs » (des affects qui ne sont pas des passions)
– une sorte d’empyrée de la vie humaine, dont il ne manque pas non plus de
nous dire quelle est la probabilité que nous y accédions jamais : faible. Si
l’on tient l’accomplissement éthique selon Badiou et selon Spinoza pour
apparentés dans le niveau de leurs exigences, alors il faut avertir le premier
de ce qu’en dit le second (il le sait très bien en fait) : « tout ce qui est
remarquable est difficile autant que rare » – c’est même le dernier mot de
l’Éthique de Spinoza, et au moins nous savons à quoi nous en tenir.
Le sujet politique badiousien se heurte donc à une double objection. La
première est théorique, et de peu de conséquence pratique, mais vaut tout de
même d’être faite : il n’y a en réalité aucune discontinuité entre l’animal
humain et l’humain pleinement subjectivé, en tout cas sous le rapport de
l’intéressement. Il ne peut pas y avoir le comportement sous l’emprise de
l’intérêt (animal) d’une part, le comportement affranchi de l’intérêt (sujet)
d’autre part, puisque l’homme est conatus, c’est-à-dire intérêt – à la
persévérance, puis à tout ce qui s’en dérive dans les circonstances
particulières d’une existence concrète. En revanche, il y a bien deux
régimes d’effectuation du conatus-intérêt, et ils sont très différents : le
régime de la servitude passionnelle avec ses fabrications imaginaires, ses
fluctuations caractéristiques, son hétéronomie fondamentale (mais c’est
celle du mode fini) ; le régime des affects actifs et de la causalité adéquate.
Il est aussi vain de s’imaginer se libérer de l’intérêt que de se libérer du
désir (en finir avec le désir, plaident ainsi certains quiétismes, notamment
les bouddhismes). C’est que, comme l’intérêt-conatus, le désir est l’essence
de l’homme – comment le malheureux pourrait-il alors se défaire de sa
propre essence ? Ce qui est parfaitement concevable, c’est la variété des
régimes dans lesquels l’intérêt ou le désir peuvent se trouver engagés. Dans
ce que Spinoza nomme « liberté » (ou « sagesse » ou « béatitude »), c’est
toujours l’intérêt et le désir qui sont à l’œuvre, mais effectués dans un
nouveau régime : le régime des affects actifs.
Il ne rime donc à rien de dégrader l’individu peccamineux en le
ramenant à un statut d’animalité. Il est plus utile de s’interroger sur les
conditions sous lesquelles, homme humain de toute façon, il peut espérer
accéder à un régime éthique supérieur – les conditions, et leur sévérité
(« aussi difficile que rare »). Si la « vraie politique » doit être conçue sous
condition de ce régime, alors il va falloir se demander où l’on pourra
trouver les individus capables de se porter à sa hauteur. Et même douter
qu’on ait jamais croisé un seul authentique « sujet » – ici le sujet politique
de Badiou fait étrangement penser au sujet moral de Kant. Mon sentiment,
c’est donc que Badiou n’évite un écueil de l’antipolitique que pour tomber
dans un autre. Il n’y a pas chez lui de réduction de la politique aux moments
de grâce des singularités : c’est la fidélité qui en assure la continuité. Mais
cette fidélité requiert une virtuosité éthique dont on ne sait pas trop qui
pourrait s’en montrer capable. Paradoxe : la politique existe bien chez
Badiou, au sens d’une existence continue, mais, pour reprendre une manière
de parler qui pourrait lui parler, elle n’est pas de ce monde – comme le
royaume de Dieu. Elle réclame des saints pour être convenablement servie,
qu’on ne trouve pas en grand nombre. Les hommes ordinaires, ni animaux
ni sages, les hommes de la servitude passionnelle n’ont pas de place dans
cette politique-là. Et l’on n’échappe à l’antipolitique de l’intermittence que
pour tomber dans l’antipolitique de la virtuosité.
Et ce geste de passer de la politique comme intermittence (ou comme
miracle) à une politique de la virtuosité (ou de la sainteté), tu crois qu’on le
retrouve chez Agamben ?

5. Je pense qu’il en est le représentant le plus achevé. Je pense surtout qu’il


est peut-être l’élément le plus important de cette constellation qui fait la
« base ésotérique » de l’imaginaire du « vivre sans ». L’une des difficultés à
décrire l’ensemble énonciatif formé par la superstructure des énoncés
exotériques du « vivre sans » et l’infrastructure de sa « base ésotérique »
tient, te disais-je, à la nature des rapports qui s’établissent entre l’un et
l’autre plans, des rapports qui ne sont pas du tout de détermination
« mécanique » : les énoncés du « vivre sans » ne sont pas la pure et simple
retranscription, dans leur registre propre, des thèses philosophiques de la
constellation de l’antipolitique. De l’un à l’autre, ce sont des effets d’une
tout autre nature qui sont à l’œuvre, des effets diffus, d’imprégnation,
d’atmosphère si tu veux. Sauf dans le cas d’Agamben où, pour le coup, la
ligne est droite. Quand Julien Coupat et Eric Hazan publient un texte
24
intitulé « Pour un processus destituant » alors que dans L’Usage des
25
corps on trouve un chapitre « Pour une théorie de la puissance
destituante », il est assez évident qu’on n’est plus dans l’« atmosphérique »
mais dans la connexion directe. En réalité, nous nous tenons là, je crois, au
cœur de cet ensemble discursif que j’essaye de discuter et, en ce cœur, les
rapports entre les énoncés sont beaucoup plus intimes, beaucoup plus serrés
que tout ce que nous avons vu jusqu’à présent, au point de rendre superflues
la plupart des précautions dont je devais m’entourer pour tenter de faire
justice aux uns et aux autres. Nous savons tous la place centrale que
tiennent les écrits du Comité invisible dans l’imaginaire du « vivre sans »,
et nous savons également la proximité intellectuelle de ses membres avec la
pensée d’Agamben – au point de donner lieu à des citations croisées : nous
avons affaire à des pensées si proches, si mêlées, qu’elles diffèrent moins
par leur niveau d’élaboration que par leurs formes et leurs destinations
respectives.
Sur le thème de la « destitution », peut-être le plus central, le plus
structurant même, dans l’ensemble des énoncés du « vivre sans », nous
sommes donc ici sur l’axe ! Par conséquent, discuter de la destitution
réclame d’abord d’en discuter la base proprement philosophique, telle
qu’elle nous est livrée par l’œuvre d’Agamben. Je préfère le dire dès
maintenant, car rapporter les énoncés de la destitution à leur provenance
philosophique réelle indique aussitôt le type de moyens à déployer pour en
faire la critique : des moyens philosophiques. Le détour à faire est
d’importance, à plus forte raison de ce que la philosophie agambenienne de
la destitution est à caractère métaphysique et ontologique, et commande par
conséquent des objections de même nature – et c’est d’ores et déjà indiquer
le degré d’abstraction du détour. Mais pas le choix : discuter sérieusement
demande d’être radical ; or à la racine de la destitution, si la chose ne va pas
de soi, il y a des arguments ontologiques. Nous devrons donc en passer par
l’ontologie.
C’est aussi que la destitution chez Agamben est le terminus politique
d’une philosophie dont les préoccupations premières sont d’une autre
nature. Il est important ici de saisir l’économie générale de cette
philosophie pour comprendre comment l’idée de destitution s’y insère, ou
plutôt en découle. Son économie générale ou son mouvement d’ensemble,
si l’on préfère. Car, reconstruite selon son ordre logique, la philosophie
d’Agamben procède d’une séquence qui enchaîne les concepts centraux de
séparation, suspension et destitution. Si donc le terminus c’est la
destitution, le point de départ de tout, c’est la séparation, idée présente dans
l’œuvre sous la forme d’une hantise, peut-être même d’une douleur, et dont
je crois qu’elle en est le véritable moteur. Une douleur aux résonances assez
heideggériennes d’ailleurs : le drame de la séparation, c’est le drame de
l’étant séparé d’avec l’être, et partant de la désauthenticité. Disons que ce
serait là la version décalquée au plus près d’Heidegger, et qu’on ne saurait
la prêter telle quelle à Agamben. Mais on ne se trompe pas si l’on voit dans
la philosophie de ce dernier l’idée très semblable d’une séparation d’avec
un noyau éthico-ontologique fondamental. Au départ de la pensée
d’Agamben donc, il y a ce malheur d’une perte ontologique, que toute sa
philosophie vise à guérir, si bien que tout entière elle peut être lue comme
un effort antidote, un effort pour que le sens de l’être revienne dans
l’existence humaine – la suspension (suspension de la puissance) donnera
son contenu conceptuel à l’antidote, et la destitution en sera le
prolongement, ou l’application, dans l’ordre politique. Point de départ
éthique (ou éthico-ontologique), prolongement politique : nous retrouvons
cette structure de la pensée de la politique sous la détermination par une
éthique, qui est très caractéristique de l’imaginaire du « vivre sans », lequel
pour des raisons qui ne sont pas toutes mauvaises, nous l’avons vu, mais
avec des propriétés qui ne sont pas toutes bonnes, procède foncièrement de
ce mouvement d’éthicisation de la politique.
Ici, donc, l’éthicisation commence avec l’obsession de la séparation,
telle qu’elle s’exprime dans trois concepts centraux : la vie nue, les
dispositifs, la forme-de-vie. Et ce sont comme les trois stades d’un arc
éthique, à parcourir selon ses degrés de la vie bonne. Au plus bas d’entre
eux, la vie nue, dont Agamben forme le concept à partir de la distinction de
la zoé et de la bios, deux termes grecs pour dire la vie, mais pour la dire en
des sens très différents – et le premier schème de séparation apparaît déjà.
La zoé, c’est la vie naturelle, celle qui, en tant que naturelle, est commune
au règne zoologique étendu dont l’homme participe. Bios, c’est la vie
qualifiée, la vie en tant qu’engagée dans l’idée de « vie bonne », la vie donc
en tant que catégorie éthico-politique. La vie nue, c’est la vie maintenue au
voisinage de la zoé, une vie réduite à l’organisme, avec pour seul horizon de
survivre. C’est la vie qui s’instancie dans la forme du camp – mais aussi de
l’usine, où elle n’est pas sans faire penser à la définition marxienne du
prolétaire : celui qui n’a rien d’autre (qui n’est rien d’autre) que sa force de
travail. L’enfer du camp, c’est la vie nue en tant que défaite de toute qualité
proprement humaine, c’est-à-dire de toute qualité éthique : vie-survie, vie
sans qualité, point d’application de l’état d’exception. À l’extrémité
opposée de l’arc : la forme-de-vie. Ça n’est pas très simple d’en donner une
définition de but en blanc – et puis chez Agamben les définitions formelles
sont plutôt rares, on rencontre les concepts directement mis au travail, dans
des usages, disons, inspirés, dont la clarté n’est pas la propriété première, et
ils ne se précisent que dans leurs rapports mutuels et différentiels. Disons
provisoirement, et pour l’heure un peu vaguement, que la forme-de-vie,
c’est la vie chargée du maximum de sa consistance éthique, et que cette
consistance éthique lui vient de recoïncider avec son faire. Je parlais à
l’instant de la proximité d’idées entre le Comité invisible et Agamben, voici
ce qu’on lit dans Maintenant : « le plan des formes-de-vie est précisément
26
celui de l’indistinction entre ce que l’on est et ce que l’on fait ». Et c’est
exactement ça. La forme-de-vie, c’est la vie dans la recoïncidence avec son
faire, un recollement, une déséparation : la vie (re)devenue inséparable de
sa forme : « Une vie qui ne peut pas être séparée de sa forme est une vie
pour laquelle, dans sa manière de vivre, il en va du fait de vivre lui-même,
et pour laquelle, dans le cours de sa vie, il en va d’abord de sa manière de
27
vivre » – cette fois-ci, c’est Agamben qui parle.
Il y a là un parfait point d’appui pour une lecture d’Agamben depuis
un point de vue spinoziste : le mot « manière ». « Manière », c’est un
concept très important chez Spinoza, doublement même. D’abord parce que
« mode » (c’est le nom que prend toute chose, tout étant), en latin, c’est
modus – manière. Manière de quoi ? « Les choses, dit la démonstration
d’Éth., III, 6, expriment de manière précise et déterminée la puissance de
28
Dieu . » Les choses sont nommées des manières (modi, modes) parce
qu’elles sont les manières par lesquelles s’expriment la substance (divine,
celle du Dieu-nature, du Deus sive natura). Mais si, à ce titre ontologique,
les choses sont des manières, on peut également dire d’elles, cette fois à
titre ontique, qu’elles ont des manières – ici en un sens beaucoup plus
ordinaire : pour ce qui est du mode humain, des manières de sentir, de juger,
de penser, d’imaginer, de se tenir, de se mouvoir, etc. Ces manières, dont on
pourrait dire tout simplement qu’elles sont des manières d’être, se
récapitulent dans ce que Spinoza nomme un ingenium, et dont il nous dit
qu’il demande surtout à être saisi comme complexion corporelle : les
manières d’un mode sont inscrites dans son corps, lisibles dans ses plis. Un
corps maniéré, c’est un corps plié… d’une certaine manière, un corps qui,
au fil de ses affections, a pris tels et tels plis. En tout cas, voilà : sans jeu de
mots, on peut dire que chez Spinoza, les manières (les modes) ont des
manières, que les manières sont maniérées.
C’est en ce point précis que se forme l’objection spinoziste à la pensée
d’Agamben. Car l’idée qu’un mode, spécialement le mode humain, puisse
être considéré comme séparé de ses manières est pour Spinoza une
absurdité pure et simple. Si la séparation est le schème qui hante la pensée
d’Agamben, l’inséparation est celui qu’affirme la pensée de Spinoza en son
parti pris le plus fondamental : l’immanence radicale. L’idée qu’il y aurait
quelque chose comme une vie nue, séparée de sa forme, et qui ne
s’accomplirait pleinement qu’à la condition de se donner une forme, ou de
la rejoindre et de fermer l’écart qui l’en séparait, cette idée, pour le
spinozisme, n’a aucun sens, et pour la raison suivante : une chose qui existe
dans la durée n’est pas séparable de ses manières. Exister, c’est
nécessairement exister en certaines manières. Et si, pour reprendre la
terminologie introduite à l’instant, la chose est une manière par laquelle
s’exprime la puissance productrice infinie de la nature (Dieu), alors il faut
dire que cette manière est toujours-déjà maniérée. Ce qu’on formulera
autrement en disant qu’un mode est toujours-déjà affecté. Il n’y a pas de
virginité native du mode qui, une fois apparu, entamerait la liste
biographique de ses affections et de ses affects. Par exemple, un être
humain naît d’emblée porteur des manières inhérentes à son patrimoine
génétique – au moins de ces manières-là, en fait de déjà beaucoup d’autres
(puisque la naissance est postérieure au commencement de l’existence et
que les premiers pliages du corps commencent in utero).

Poser ainsi que le mode est toujours-déjà affecté conduit alors à s’interroger
sur le statut du concept de conatus, non pour le plaisir d’une digression
scolastique, mais parce que cette interrogation éclaire en retour le problème
de la « séparabilité » (du mode d’avec ses manières). Ainsi faudrait-il sans
doute dire que le conatus en tant que tel est ce que Spinoza appelle un « être
de raison » (c’est-à-dire un être qui n’a d’autre existence que par la pensée
qui le dégage, et sous contrainte bien sûr que ce « dégagement » soit bien
formé ; dit autrement, un « être de raison » est une entité idéelle formée par
abstraction à partir d’une chose réelle, l’abstraction consistant en une
opération qui soustrait la chose à ses déterminations concrètes). Que le
conatus en tant que tel demande à être compris comme un être de raison,
c’est ce qui suit de ce que, pour paraphraser la définition 1 des Affects, le
conatus n’existe qu’à l’état déterminé par une quelconque affection de lui-
même à faire quelque chose (la définition 1 des Affects dit ceci : « Le désir
est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme
déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire
quelque chose »). Quand Laurent Bove dit du conatus qu’il est « un désir
sans objet », la formule frappe l’esprit mais demande pour être admise à
être lue sous le statut de « l’être de raison ». Car, précisément, le conatus ne
peut pas exister à l’état « sans objet ». Il ne le peut pas car il est toujours-
déjà affecté, donc toujours-déjà déterminé par une certaine affection à
vouloir quelque chose. Le conatus « empirique » n’est jamais observable
qu’à l’état déterminé comme désir. Le conatus comme « désir sans objet »
n’existe donc que sous ce statut d’abstraction propre à l’être de raison, au
terme d’une opération de soustraction qui le sépare idéellement de ses
affections, quand il en est inséparable réellement. Mais alors ces
considérations s’étendent immédiatement à l’idée de vie nue qui, dans le
meilleur des cas, demanderait à être comprise comme un être de raison,
c’est-à-dire une entité purement idéelle, puisqu’elle est le « concept » d’une
vie séparée de ses manières – par opposition à la forme-de-vie qui
consisterait en la vie ayant rejoint ses manières, réinstallée dans ses
manières. Le problème tient bien sûr à ce que, de cette séparation idéelle
qu’est la vie nue, Agamben fait une séparation réelle. Or même la zoé, la
vie organique, s’y refuse. Que pourrait bien être une vie organique « pure »
de toute manière ? La vie organique est maniérée. Elle n’est pas un substrat
vierge de toute manière, sur lequel viendraient ensuite se tracer des
manières. Voici alors la terrible objection qu’on pourrait opposer à
Agamben : le camp, qui est dans ses termes l’enfer même de la vie nue, le
camp est une forme de vie, c’est-à-dire une vie coulée dans une certaine
forme (car il y en a toujours nécessairement une et qu’en l’occurrence c’est
celle-là), une forme atroce, mais une forme quand même. Jusque dans
l’enfer du camp la vie est maniérée.

6. Nous voilà du coup avec un problème : s’il y a lieu de parler de vie


formée selon des manières jusque dans l’enfer du camp, que faut-il entendre
exactement par « forme-de-vie », normalement le terme supérieur de la
gradation éthique ? Qu’il y ait une difficulté, c’est ce dont nous avons
l’indice avec cet étrange dédoublement que connaît parfois l’idée de
« forme de vie ». Dédoublement de l’idée visible au travers du
dédoublement de la graphie, puisque Agamben distingue la « forme-de-
vie » (avec tirets) et la « forme de vie » (sans). La première est le terme
supérieur, la forme forte. La seconde n’est qu’une version amoindrie (dans
la gradation éthique). À l’évidence, on ne pouvait pas en rester au face-à-
face de l’enfer de la vie nue et du paradis de la forme-de-vie, l’introduction
d’un terme intercalaire devenait une nécessité. Ce terme intercalaire, on l’a
compris, c’est la forme de vie sans tiret. Mais, dans l’œuvre d’Agamben, on
la connaît le plus souvent sous le nom de « dispositif ». Chance, ici
Agamben nous donne une définition formelle : « J’appelle dispositif tout ce
qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de
déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes,
29
les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants . »
La tonalité foucaldienne est manifeste : on entend les procédés,
notamment matériels, sous lesquels s’effectuent les opérations de la
gouvernementalité. Dans cette veine, l’éditeur met d’ailleurs sur la
couverture du livre une illustration de téléphone portable. Et c’est une
bonne idée : c’est vrai que la gouvernementalité, c’est-à-dire le régime
général de la conduite des conduites, procède aussi (surtout) avec ce genre
de petites choses. C’est peut-être aussi une bonne idée pour ne pas trop
effrayer le lecteur, parce qu’en réalité le concept de dispositif chez
Agamben couvre un domaine immensément plus vaste, et plus abstrait. Il
nous en donne lui-même la mesure dès qu’il nous fait voir non plus
seulement la tonalité mais l’origine foucaldienne du concept de dispositif,
issu de celui de « positivité ». Or l’élaboration que fait Foucault de l’idée de
« positivité » suit de Hegel, via la relecture qu’en fait Jean Hyppolite, à
partir de l’opposition entre « religion naturelle » et « religion positive » –
Foucault forme son propre concept de positivité à partir de l’instanciation
qu’en donne Hegel dans l’idée de religion positive. Par religion naturelle, il
faut entendre une sorte de relation immédiate de la raison humaine au divin.
La religion positive, elle, c’est la religion institutionnelle, ou
institutionnalisée, celle qui est imposée aux individus de l’extérieur. Il
s’ensuit que le concept de dispositif, en tant qu’il se trouvera dégagé à partir
de celui de positivité, a à voir avec les réalités institutionnelles – ce que
Hyppolite lui-même nomme « l’élément historique ». Et nous voyons le
schème séparateur revenir aussitôt : la religion positive, c’est la religion
naturelle perdue, la forme aliénée de la religion naturelle.
Ce qu’Agamben confirme à sa manière : « En un certain sens, la
positivité est considérée par Hegel comme un obstacle à la liberté de
30
l’homme . » Mais voici surtout ce qu’il ajoute : « Foucault prend position
par rapport à un problème décisif qui lui appartient en propre : la relation
31
entre les individus comme êtres vivants et l’élément historique . » Pour
l’instant, c’est encore Foucault qui porte le poids de cette étrange
problématisation : les « êtres vivants » d’un côté, « l’élément historique »
de l’autre – que peut bien être un être humain vivant qui ne soit pas
immédiatement immergé dans l’élément historique ? Mais Agamben ne
tarde pas à l’endosser à son tour – l’endosser et l’aggraver : « Je propose
tout simplement une partition générale et massive de l’être en deux grands
ensembles ou classes : d’une part les êtres vivants (ou substances), de
l’autre les dispositifs à l’intérieur desquels ils ne cessent d’être saisis. D’un
côté donc – pour reprendre la terminologie des théologiens – l’ontologie des
créatures, de l’autre l’oikonomia des dispositifs qui tentent de les
32
gouverner . » « Pour reprendre la terminologie des théologiens »… Ça
n’était peut-être pas une riche idée – mais quel étrange rapport Agamben ne
noue-t-il pas avec la théologie chrétienne : en archéologue critique, il y
cherche l’origine de nos transcendantaux les plus aliénants… mais pour tout
lui céder au moment de refaire ses propres problématisations. À commencer
par cette figure mythique, pour tout dire pré-lapsaire, mythe à demi
originel, à demi ontologique, de l’« être vivant », auquel échoirait la
malédiction de chuter dans l’élément historique, d’y être « saisi » par les
dispositifs, et qui ne recouvrerait sa liberté qu’en s’affranchissant d’eux.
Tout est étonnant dans cette citation, spécialement la qualification
subreptice – entre parenthèses – des êtres vivants comme « substances ».
C’est que le mot même invite à une lecture spinoziste – sans doute contre
l’usage qu’en fait Agamben, mais surtout contre son intention
démonstrative, et toujours pour souligner son refus (sa méconnaissance ?)
des logiques du toujours-déjà. Car, chez Spinoza, les êtres vivants (comme
toutes choses), précisément, ne sont pas des substances : ils sont des modes,
et même des modes finis. Or, parce que le mode « est ce qui est en autre
33
chose et se conçoit aussi par cette autre chose », il suivra que le mode, en
tant qu’il est fini, est toujours-déjà en relation avec d’autres modes, par
conséquent toujours-déjà affecté par eux, où l’on retrouve que les modes ne
sauraient se concevoir indépendamment de leurs affections. Être conçue
indépendamment de ses affections, il n’y a qu’une seule entité qui le puisse,
l’entité ontologiquement première, la substance – au singulier –, c’est-à-
dire la force causale engendrante infinie dont tout procède, qu’on l’appelle
« Nature » ou « Dieu » (c’est la même chose) et, très significativement,
c’est la toute première proposition de l’Éthique qui se charge de l’établir :
34
« Une substance est par nature antérieure à ses affections . » L’antériorité
(logique) d’avec ses affections est le privilège exclusif de la substance ; aux
modes n’échoit que la condition du toujours-déjà affecté. En conséquence,
l’« être vivant », en tant qu’il est conçu par opposition à « l’individu
humain saisi par les dispositifs », n’existe pas. Ne serait-ce que du fait – et
le « ne… que » prend ici les dimensions d’un colossal euphémisme – que,
individu social, l’homme est toujours-déjà socialement affecté – affecté par
le social. L’antinomie de l’être vivant et de l’individu dans les dispositifs est
en définitive la même que celle qui dissocierait l’individu tout court et
l’individu socialisé, comme si l’on pouvait concevoir un individu d’abord
vierge de social, ensuite plié par la socialisation – et, pourquoi pas, désireux
un jour de revenir à sa condition première.
En tout cas on voit de quoi il y va avec les dispositifs : bien davantage
que simplement le téléphone portable ou la voiture qui couine quand on ne
met pas sa ceinture. L’ordre des dispositifs, c’est, proprement, « l’élément
historique », c’est-à-dire l’ensemble des affections inhérentes à la
socialisation dans les institutions, au sens le plus large du terme
« institution » bien sûr. Si l’éthico-politique d’Agamben a pour visée de
nous débarrasser de ça, de nous faire recouvrer notre « liberté » en nous
affranchissant de la socialisation dans et par les institutions, on mesure
l’ampleur du problème. Agamben nous rend d’ailleurs impossible de la
sous-estimer. Car après les asiles, les écoles, les prisons, la cigarette et les
ordinateurs, il faut compter également avec « le langage lui-même, peut-
35
être le plus ancien des dispositifs ». On en reste un peu médusé – il
36
faudra y revenir d’ailleurs . Devons-nous vraiment conclure que si nous
voulons retrouver le noyau éthique de notre être authentique, il va falloir
trouver à nous désincarcérer du langage ?
Que la tâche s’annonce rude, Agamben au moins nous l’accorde,
puisque, ajoute-t-il, « selon toute probabilité, les dispositifs ne sont pas un
accident dans lequel les hommes se trouveraient pris par hasard. Ils
plongent leurs racines dans le processus même d’hominisation […].
L’événement qui a produit l’humain constitue en effet pour le vivant
37
quelque chose comme une scission ». Il ne faut donc plus seulement
contourner le langage mais « neutraliser » notre hominisation même. Et
toujours pour fermer l’écart de la séparation. Car, poursuit Agamben,
« cette scission sépare le vivant de lui-même et du rapport immédiat qu’il
entretient avec son milieu – c’est-à-dire ce que Uexküll et après lui
Heidegger appellent le cycle récepteur-désinhibiteur. Quand il arrive que ce
rapport soit défait ou interrompu, le vivant connaît l’ennui […] et l’Ouvert,
c’est-à-dire la possibilité de connaître l’être en tant qu’être […]. Mais, avec
cette possibilité est aussi immédiatement donnée la possibilité des
dispositifs qui peuplent l’Ouvert d’instruments, d’objets, de gadgets, de
machins et de technologies de toute espèce. À travers les dispositifs,
l’homme essaie de faire tourner à vide les comportements animaux qui se
38
sont séparés de lui et de jouir ainsi de l’Ouvert comme tel ». Il fallait citer
longuement pour prendre toute la mesure du problème, moins le problème
qu’Agamben croit poser que le problème qu’il nous pose en posant ce
problème. Comment recoïncider, comment rejoindre notre noyau éthique
dont l’élément historique où nous avons été plongés nous a éloignés,
comment renouer avec une vie non séparée maintenant que nous avons été
jetés dans l’Ouvert où nous avons perdu l’antique coïncidence du « rapport
immédiat avec [notre] milieu », et sommes sous le coup de devoir en
trouver une nouvelle ? Voilà à quoi Agamben nous met en demeure, et par
quoi il détermine une politique, mais dont l’énormité des tâches qu’il lui
revient d’accomplir fait déjà douter qu’elle soit (elle aussi) de ce monde.

7. Pour s’en confirmer la difficulté, il suffit de sonder le concept de forme-


de-vie qui est le terminus de la politique agambenienne. À cet égard, l’idée
de forme-de-vie se précise différentiellement à la lumière de celle de
dispositif. Dans la gradation éthique de la vie, je le rappelle, il y avait
d’abord la vie nue, défaite de toute manière, réduite à la zoé ; à l’autre
extrémité la forme-de-vie comme vie inséparable de ses manières, mais où
le possessif est à entendre en un sens maximal : ses manières à elle, les
manières qui l’expriment le plus intimement, et par lesquelles – en
lesquelles – elle s’exprime le plus authentiquement… et ceci par différence
avec la vie dans les dispositifs, où la vie certes est maniérée, mais maniérée
par les dispositifs, précisément : la vie est informée « du dehors » par les
manières incorporées dans les dispositifs. Par conséquent, tant que la vie
humaine n’a pas rejoint le terminus éthico-politique de la forme-de-vie, elle
ne sort de l’enfer du camp que pour le purgatoire de la vie dans l’élément
historique, alias les institutions. Sans doute la vie y est-elle davantage que
simple survie, mais elle n’accède au stade maniéré que dans l’hétéronomie
des dispositifs, en quelque sorte aliénée et toujours à l’état « séparé » : de ce
que seraient ses manières « vraiment à elle ». Par quelle opération passe-t-
on alors de l’hétéronomie des manières dans les dispositifs à l’authenticité
des manières dans la forme-de-vie, voilà la grande question. Comment
passe-t-on de la vie-encore-séparée dans les dispositifs à la vie réconciliée
avec elle-même dans la forme-de-vie ?
La réponse d’Agamben est : par la suspension. Je t’avais annoncé la
suspension comme antidote à la séparation, nous y voilà. Mais suspension
de quoi, et en vue de quoi ? Suspension de quoi ? de la puissance.
Suspension en vue de quoi ? en vue de lui éviter d’aller se perdre dans le
dehors des dispositifs, de se laisser happer par les propositions maniérantes
des dispositifs, c’est-à-dire de dévaler la pente de la vie séparée. La
puissance doit donc procéder à une double opération : 1) se suspendre et 2)
se retourner sur elle-même, pour, dans ce retournement, entrer dans un
régime d’effectuation qui s’est soustrait à la conduite des dispositifs. La
puissance, en effet, doit se suspendre car s’abandonner à l’acte, c’est
s’aliéner en lui, et plus précisément s’aliéner dans sa structure télique, qui
est une structure intrinsèquement séparatrice : la structure télique de
l’action, en tant qu’elle est visée de quelque chose qui n’est pas soi, en tant
que visée d’autre chose que soi, consiste par là même, essentiellement, en
un schème séparateur. C’est pourquoi d’ailleurs, et de manière tout à fait
logique, Agamben en vient à donner à sa politique de la désaliénation une
tâche aussi anodine que « la désactivation et l’abandon du dispositif
39
sujet/objet »… Ça met quand même la barre de la politique assez haut,
n’est-ce pas ? Nous avions Badiou qui donne à sa politique l’horizon
40
temporel de la sortie du néolithique . Nous voilà avec Agamben qui donne
pour agenda à la sienne d’en finir avec la structure sujet/objet.
Si, passé un léger moment de découragement, on reprend le cours de
l’enquête conceptuelle, la question qui vient aussitôt est celle-ci : une
politique de la suspension indexée à pareille ambition est-elle
métaphysiquement possible ? Ou plutôt : depuis quelle métaphysique une
politique de la suspension est-elle possible ? Agamben donne
immédiatement sa réponse : celle d’Aristote, prolongée par les Scolastiques.
Aristote d’abord, parce que la distinction de l’en-puissance et de l’en-acte
emporte par soi une possibilité de suspension : l’en-puissance, par
définition, c’est la puissance retenue dans le non-exercice. Évidemment il y
avait là pour Agamben une ressource métaphysique de premier choix. Et
tout autant dans la pensée des théologiens qui avaient, pour leur compte, un
fameux problème à régler, dont l’idée de suspension s’est imposée comme
la meilleure solution possible, moyennant une variation à partir du schème
en-puissance/en-acte, décalé en potentia absoluta/potentia ordinata
(puissance absolue/puissance ordonnée). C’est de Dieu qu’on parle ici. Et
pas celui de Spinoza : du barbu dans les nuages. Dont la puissance infinie
(puissance absolue, potentia absoluta) pose l’épineux problème théologique
que voici : si Dieu est, par le fait même de cette infinie puissance, capable
de tout, il s’agirait qu’elle ne s’exerce pas non plus à faire n’importe quoi –
entendre : quoique infinie la puissance de Dieu doit être ordonnée aux
meilleurs usages seulement. C’est qu’en droit il entre dans les possibilités
infinies de la potentia absoluta de créer des choses scandaleuses, obscènes,
ou absurdes, de détruire le monde après l’avoir engendré, etc., bref de faire
des choses étrangères à la dignité divine. Il faut donc bien qu’il y ait
quelque part un principe de régulation. Mais celui-ci ne peut être ailleurs
qu’en Dieu lui-même : ce sera son décret. La potentia ordinata est alors ce
qui reste de la potentia absoluta une fois que Dieu a arrêté son décret. Car
l’arrêt même de ce décret est un principe de limitation. Une fois que Dieu a
arrêté, sa puissance se borne à l’exécution de ce qu’il a voulu, à l’exclusion
de l’infinité des autres choses qu’il pouvait latéralement au titre de la
potentia absoluta. Aussi bien chez Aristote que chez les théologiens
chrétiens, Agamben trouve ce qu’il lui fallait, à savoir que la caractéristique
même de la puissance réside dans sa capacité à se retenir : ce qui signe la
puissance, c’est la puissance de-ne-pas.
Comme elle objectait catégoriquement à l’idée de séparation, toute la
philosophie spinoziste conteste celle de suspension. À cet égard, le
spinozisme est un anti-aristotélisme radical. C’est le parti de l’immanence
intégrale qui l’y conduit impérieusement. Car la philosophie de
l’immanence nie absolument qu’il y ait quoi que ce soit de l’ordre du reste,
de la réserve, de l’ineffectué ou de l’inaccompli : considérer de
« l’inaccompli », donc du « retenu », c’est faire revenir par la bande toute la
pensée de la transcendance, repliée dans l’idée de la norme, ce seuil au-
dessus de nous, qui nous enjoint et qui nous commande (de nous porter à sa
hauteur), et puis nous attend, en cas d’échec, avec le remords de « ce qu’il
aurait fallu faire », et à sa suite toutes les idées de l’insuffisance, de l’écart,
du manque, de la carence et du défaut, donc de la faute, et finalement du
péché, tout ce dont Spinoza veut se débarrasser, et nous débarrasser. C’est
pourquoi, dans la philosophie de l’immanence, toute puissance va toujours
au bout de ce qu’elle peut. « Pouvait mieux faire », « j’aurais pu » :
solécismes patentés dans la syntaxe spinoziste, des phrases tellement mal
formées qu’elles n’ont pas de sens. « Pouvait mieux faire » ? Mais non,
puisqu’au moment où il a agi son conatus, comme en toute circonstance, a
entièrement saturé son degré de puissance, l’a exprimé sans reste. S’il
« avait pu davantage », on l’aurait su : il aurait fait davantage. La puissance
est entièrement exprimée dans l’acte. Et à cette loi de l’immanence, toute
chose est soumise. Y compris Dieu.
C’est alors une discussion très étrange qui s’ouvre à propos de Dieu
entre Spinoza et les représentants de la pensée théologique, d’une étrangeté
évidemment logée dans différentes figures, n’ayant rien de commun, qui se
disputent le mot. Encore est-il approximatif de parler de figure s’il s’agit du
Dieu de Spinoza car, précisément, son Dieu à lui ne peut être ramené à
aucune figure, à aucune image, encore moins que toute autre celle qu’en
dessinent les théologiens par de grossières projections anthropomorphiques.
Le Dieu de Spinoza n’est pas « imageable », il n’est accessible que par les
voies du concept et de la construction géométrique – celle qui aboutit à la
41
proposition 11 de la première partie de l’Éthique : Dieu est une force.
Dieu, « c’est-à-dire la nature », est la force causale infinie d’où toute chose
est engendrée, par laquelle toute chose s’efforce pour persévérer dans son
être, enregistre en elle les effets des autres choses engendrées pareillement,
produit sur elles des effets, finit par se décomposer – quand il s’agit des
modes humains, on parle de mourir. Et la nature, c’est-à-dire Dieu, est le
nom de la puissance animatrice de ce mouvement infini. Dieu n’est pas à
l’image de l’homme, et il est encore moins à l’image de cette sorte
d’homme qu’on appelle des rois, auxquels il s’apparenterait – ou qui
s’apparenteraient à lui – dans le registre de la toute-puissance. Dieu n’est
pas une libre souveraineté. Il est une force produisant nécessairement ses
effets et nécessairement causée à les produire, mais – c’est sa différence –
d’une cause qui est lui-même : causa sui.
Tout autre est le Dieu des théologiens, celui qu’emprunte Agamben
pour asseoir sa métaphysique de la suspension, le Dieu capable de
restreindre la potentia absoluta en potentia ordinata. Ce Dieu-là est un
monarque : il peut tout, contemple l’infinité des options, choisit selon son
bon plaisir, et laisse tous les autres possibles ineffectués. Rien de tel chez
Spinoza : Dieu, comme toute chose, est soumis à l’empire de la nécessité –
à ceci près, dans son cas, que cette nécessité est la sienne même. Pour
autant, quoique sienne, cette nécessité ne détermine pas moins sa puissance
à s’effectuer univoquement et intégralement. À l’opposé de la royauté
divine des théologiens, la force causale infinie n’a jamais le choix de faire
autrement qu’elle ne fait – le Dieu de Spinoza n’est pas un souverain. C’est
là d’ailleurs une propriété qu’il partage avec toute chose, notamment la
chose humaine. Contrairement à ce que la métaphysique subjectiviste nous
a mis dans la tête (avec succès, reconnaissons-le), nous ne sommes pas des
petits souverains (certes un peu contraints par l’extérieur, mais bien
souverains quand le dehors nous fout la paix). Les souverains sont des êtres
dédoublés – séparés – entre une instance délibérative et une instance
exécutive. À un étage, celui de la souveraineté à proprement parler, ça
examine, choisit, c’est-à-dire écarte et retient ; à l’étage en dessous, ça
effectue. Voilà comment nous nous représentons notre action, et c’est cette
représentation qui est portée à un stade suprême dans le cas du Dieu-roi des
théologiens.
Le spinozisme tient cette représentation pour un délire et nie tout
dédoublement, toute séparation de la chose d’avec son action – on voit ici à
quel point nous sommes à l’opposé de la métaphysique qui organise la
pensée d’Agamben. Nous adhérons ontologiquement, entièrement, à notre
action, de la même manière dit Spinoza que l’effet dépend de la cause et
l’enveloppe – et c’est la nécessité qui est au principe de cette adhérence, de
cet enveloppement, la nécessité qui fait qu’en tant que cause nos effets
s’ensuivent inéluctablement, qu’il est impossible qu’il en aille autrement et
que, par là, l’adhérence est de fait. La nécessité, option métaphysique qui
gouverne toute la philosophie de Spinoza, fait de l’idée de suspension une
absurdité. Que la somme des angles d’un triangle vaille deux droits, le
triangle n’a pas le choix d’y échapper, car c’est un effet qui suit
nécessairement de son essence, et de sa puissance – puissance d’égaler la
somme de ses angles à deux droits. Poser l’essence du triangle, c’est ipso
facto, immédiatement, poser l’égalité à deux droits. L’une enveloppant
l’autre, il n’y aucun espace, aucun écart, entre les deux. Et de même pour
toute chose sous la détermination par des causes extérieures. Et de même
pour Dieu, tout causa sui qu’il soit, dont les effets, à savoir tout ce qui
existe dans le monde, suivent tout aussi nécessairement, et univoquement,
et inséparablement, de sa nature – qui est d’être la substance. À tous les
niveaux de l’ontologie, l’idée de suspension est un non-sens : d’une
puissance, quelle qu’elle soit, finie ou infinie, les effets nécessairement
s’ensuivent. L’idée qu’ils pourraient être « retenus » n’a simplement pas de
sens. Tel est bien d’ailleurs le résultat sur lequel se clôt en apothéose la
partie I de l’Éthique, celle qui est consacrée à Dieu et aux modes : « Rien
n’existe sans que de sa nature ne s’ensuive quelque effet » (Éth., I, 36).
Dans le monde de l’immanence et de la nécessité, il n’y a pas de non-
exercice possible de la puissance – en quelque sorte, c’est toujours,
nécessairement, all out.

À cet égard, il est peut-être utile de souligner ici la différence entre


suspension et rétention, ou plus exactement, dans le rapport du sujet à sa
propre puissance, entre « suspendre » et « se retenir ». Car « se retenir »
(d’engager la puissance dans tel ou tel mouvement), c’est une expérience
que chacun fait communément, à laquelle même le groupe accorde une très
haute valeur – Freud ne fait-il pas du Moïse de Michel-Ange la
représentation canonique de la vertu civilisationnelle de contention ? Mais
la contention n’est nullement la suspension de la puissance, tout au
contraire même. L’expérience commune témoigne assez de la dépense en
puissance qu’il faut déployer pour « se retenir » d’une première orientation
de la puissance. Contrarier une première inclination est un effort – et le mot
lui-même le suggère assez : un autre travail du conatus. Se retenir, c’est
mobiliser une part de sa puissance contre une autre part, bref c’est ne pas
cesser d’être dans le registre des effectuations de la puissance, mais des
effectuations complexes, scindées, antagonistes, au sein même de
l’individu. « Se retenir », c’est tout ce qu’on veut sauf la puissance
suspendue, la puissance « ne faisant rien » – elle, une absurdité ontologique
au sens de Spinoza.

Toute cette discussion peut sembler un peu lunaire, je le concède, quand


nous étions partis de la ZAD et des ronds-points. Je redis pourtant qu’elle
est inévitable si l’on a le projet de discuter radicalement, c’est-à-dire de
retourner là d’où les choses, ici les énoncés, viennent vraiment. Ils viennent
d’une métaphysique dont on ne discute qu’en lui opposant le type
d’argument qu’elle détermine elle-même : métaphysique. Nous voilà donc
dans cette situation un peu étrange où, devant discuter de la destitution,
nous devons en revenir à Éth., I, 17, scolie et Éth., I, 33, scolie 2, et
j’admets sans peine le loufoque apparent de la situation. Pourtant c’est là
que Spinoza met en pièces la figure du Dieu-monarque, celui qui, pouvant
tout, pourrait aussi se retenir de faire tout ce qui n’est pas son décret. C’est
là aussi qu’il conteste catégoriquement que la puissance, et a fortiori la
puissance infinie de Dieu, ait pour marqueur la puissance de-ne-pas. Que
Dieu ne réalise pas tout ce qu’il peut, ça lui paraît bien plus un signe
d’impuissance que le contraire : finalement, il y a des choses qu’il n’aura
pas faites et, dans les coordonnées de la philosophie de l’immanence,
n’avoir pas fait, c’est n’avoir pas pu faire – impuissance. Redisons que
l’immanence, c’est que la puissance s’épuise dans son acte. Il n’y a pas, il
ne peut pas y avoir de possible non effectué, de réserve qu’on aurait pu
mobiliser – ce qui, par parenthèses, ne veut nullement dire que nous ne
puissions pas faire mieux, mais la prochaine fois, éventuellement (car,
entre-temps, peut-être nous serons-nous modifiés, c’est-à-dire aurons-nous
augmenté notre degré de puissance). Le possible non effectué, c’était l’écart
de la potentia absoluta et de la potentia ordinata, le lieu de la suspension.
Or non : la puissance s’exerce nécessairement et jusqu’au bout de ses effets.
Une puissance se suspendant est une contradiction dans les termes. Rude
conclusion : si la suspension est l’antidote à la séparation, c’est la solution
agambenienne qui est barrée d’un coup. Il est vrai que l’idée de séparation
ne faisait pas plus sens que celle de suspension. Depuis un point de vue
spinoziste, on voit donc Agamben poser un problème qui n’existe pas pour
lui apporter une solution qui n’a pas plus de sens…
Depuis le point de vue de la métaphysique d’Agamben, évidemment,
c’est autre chose. On comprend la logique : la suspension est, dans un
premier temps, le seul moyen d’éviter que la puissance n’aille
spontanément se perdre dans le dehors des dispositifs, se lier dans les
choses dispositivées et dispositivantes, en bref s’aliéner. Quand les
puissances sont sous l’habitude des dispositifs, s’effectuer, c’est s’aliéner ;
suspendre, c’est commencer à se sauver. Commencer seulement, car
Agamben ne dit en aucun cas que la puissance doive indéfiniment rester en
suspension. Mais la suspension doit bien être son premier mouvement avant
de se trouver un régime d’effectuation qui ne soit pas aliénant. Lequel ?
Logiquement, celui de l’effectuation intransitive, c’est-à-dire un régime qui
tourne le dos à l’en-dehors, et désarme radicalement le schème télique de
l’action, le schème de l’en-vue-de. Le canon de ce régime est trouvé par
Agamben dans la poésie, comme stratégie de désarmement du dispositif du
langage – puisque, rappelons-le, le langage est un dispositif… : « Qu’est-ce
en effet que la poésie sinon une opération dans le langage qui désactive et
désœuvre les fonctions communicatives et informatives pour les ouvrir à un
nouvel usage possible ? Ou, dans les termes de Spinoza, le point où la
langue qui a désactivé ses fonctions utilitaires repose en elle-même et
42
contemple sa propre puissance . »
Étonnant moment, je le dis en passant, où Agamben se prévaut de
Spinoza, jusqu’ici pour l’essentiel réduit à un mode de présence
fantomatique, venant constamment à l’esprit mais très peu cité, pour ne pas
dire dénié, et ceci quoiqu’on trouve dans L’Usage des corps un chapitre
intitulé « Pour une ontologie modale » (deux paragraphes autour de Spinoza
tout de même) ou qu’on puisse lire un peu plus loin, mais sans mention, une
phrase appelant à « une doctrine qui soit à même de répondre à la question :
“Que veut dire le fait que les multiples modes modifient ou expriment la
43
substance unique ?” ». Mais cette dernière phrase semble directement
tirée d’un commentaire de l’Éthique !, elle est la question même de
l’ontologie de la substance et des modes de Spinoza. Entends-moi bien : il
ne s’agit pas de s’instituer percepteur des droits et accises spinozistes, ce
serait du dernier ridicule. Mais il y a un point de décalque où l’absence du
décalqué devient voyante, et objet de légitimes questions. De quelques
conjectures également. Car à tout prendre, il vaut peut-être mieux en effet
que Spinoza, qui a bien l’habitude d’être chassé, le soit ici de nouveau :
c’est que, pleinement présent, il contredirait à un point que l’édifice qu’il se
retrouve seulement hanter ne supporterait pas.
Mais alors cette présence du spectre n’en finit plus d’être entêtante
avec la poésie comme engagement du langage où celui-ci « contemple sa
propre puissance ». Car, là encore, la résonance spinoziste est immanquable
– et voilà qu’Agamben va puiser ses solutions dans la philosophie qui
s’oppose le plus fondamentalement à ses positions de problème. C’est que
la contemplation de sa propre puissance est au principe d’un affect
parfaitement répertorié, et même d’une grande importance dans l’analyse
passionnelle, un affect que Spinoza nomme la « satisfaction de soi-même ».
« La satisfaction de soi-même est une joie qui naît de ce que l’homme se
contemple lui-même, lui et sa puissance d’agir », énonce ainsi la
démonstration d’Éth., IV, 52. Mais ce n’est pas la première fois qu’on croise
cet affect : Éth., IV, 52 fait ainsi écho à Éth., III, 53 et surtout à Éth., III, 55,
scolie qui disait déjà : « La joie qui naît de la contemplation de nous-même
s’appelle amour-propre, ou bien satisfaction de soi-même. »
Au premier abord, c’est bien de la même catégorie qu’il s’agit :
acquiescentia in se ipso, satisfaction de soi-même. Mais au premier abord
seulement : car l’acquiscentia in se ipso se modalise très différemment de
Éth., III, 55, scolie à Éth., IV, 52. Dans Éth., III, 55, scolie, nous avons
affaire à la forme passionnelle de l’acquiscentia in se ipso. Toute la suite du
scolie est là pour nous en convaincre : « La joie qui naît de la contemplation
de nous-même [s’appelle] amour-propre, ou bien satisfaction de soi-même.
Et, comme celle-ci se répète toutes les fois que l’homme contemple ses
vertus, autrement dit sa puissance d’agir, de là vient également que chacun
adore raconter ses hauts faits, et faire étalage de ses forces tant corporelles
que spirituelles, et que les hommes pour cette raison sont pénibles les uns
aux autres. » Ici, l’acquiescentia in se ipso est clairement celle des paons
qui font la roue.
Tout autre est celle d’Éth., IV, 52 : « La satisfaction de soi-même peut
naître de la raison, et seule la satisfaction qui naît de la raison est la plus
haute qui puisse exister. » Ici la satisfaction de soi née de la raison est celle
qui vient de se voir exerçant sa raison et, mieux encore, de se voir conduit
par elle. Ce que nous dit Spinoza, c’est qu’à l’exact opposé des paons il est
tout à fait conforme à la raison de jouir de se voir conduit par la raison. Car
c’est là la plus parfaite manière pour l’homme d’effectuer ses puissances.
La puissance peut donc se contempler elle-même, et jouir de cette
contemplation, mais sous deux régimes très différents : comme satisfaction
de soi entièrement prise dans la servitude passionnelle (Éth., III, 55, scolie),
ou bien comme acquiscentia in se ispo en tant qu’affect actif (Éth., IV, 52).

8. Permets-moi de marquer une courte pause pour redire ceci : contre toutes
les apparences, il ne s’agit pas du tout ici de faire de la philosophie pour la
philosophie. C’est même tout le contraire : c’est par ce biais, et par ce biais
seulement, que nous pouvons cerner la nature véritable de la politique
d’Agamben, en mesurer les implications, puis surtout les réquisits – et,
partant, les impasses. Car voilà, somme toute, la solution que cette politique
nous propose en vue de désamorcer l’ordre des dispositifs où notre
puissance se perd, et nous abandonne dans l’inauthentique quand nous y
cédons : d’abord, que la puissance se suspende ; ensuite, qu’elle se retourne
sur elle-même et se contemple – la solution de l’acquiscentia in se ipso.
Mais qu’elle se contemple faisant quoi ? Ce qu’elle veut, pourvu que ce ne
soit pas en allant se lier dans le dehors, puisque le dehors, ce sont les
dispositifs. Donc qu’elle se contemple entrée dans un régime de causalité
interne. C’est-à-dire très exactement dans ce que Spinoza nomme la
causalité adéquate : « J’appelle cause adéquate celle dont l’effet peut se
44
percevoir clairement et distinctement par elle . » Et il enchaîne : « Je dis
que nous agissons quand il se fait en nous ou hors de nous quelque chose
dont nous sommes cause adéquate, c’est-à-dire quand de notre nature il suit,
en nous ou hors de nous, quelque chose qui peut se comprendre clairement
45
et distinctement par elle seule » (c’est moi qui souligne).
Nous sommes ici au cœur des catégories de la liberté et de la sagesse
chez Spinoza, aussi est-il crucial de ne pas se tromper sur le sens particulier
que revêt le mot « agissons ». Par lequel il ne faut nullement entendre le fait
de s’adonner à l’« action » au sens usuel du terme – cela, Spinoza l’appelle
« opérer » : faire des mouvements avec son corps en vue de quelque chose,
c’est « opérer ». L’action, au sens proprement spinoziste du terme, c’est un
certain régime de l’opérer : précisément, le régime de la causalité adéquate,
c’est-à-dire d’une causalité purement interne, étrangère à toute
détermination par quelque cause extérieure. Et c’est cela – l’activité, par
opposition à la passivité, laquelle n’est pas du tout un « ne rien faire », mais
un faire sous l’emprise de la causalité des choses extérieures –, c’est cela
donc qui constitue l’empyrée éthique où Spinoza désire nous conduire.
Par conséquent, lorsque Agamben nous enjoint de suspendre notre
puissance, de la retenir d’aller se lier dans les choses du dehors, donc quand
il nous suggère d’entrer dans un régime de causalité interne, il nous appelle
ni plus ni moins qu’à entrer dans le régime des affects actifs, terminus du
cheminement éthique selon Spinoza – la béatitude. Et nous comprenons
maintenant complètement ce que signifient la déséparation, la rejonction, la
recoïncidence à soi, et l’être à nouveau authentique : c’est que notre
puissance s’exerce, non plus sous la détermination des choses extérieures
(alias les dispositifs), mais d’après la nécessité de notre essence singulière.
Telle est bien d’ailleurs la signification ultime de la liberté chez Spinoza,
qui n’est nullement, comme nous le croyons d’ordinaire, l’antonyme de la
nécessité mais l’une de ses modalités. Être libre n’est en rien sauter hors de
l’ordre de la nécessité et nous affranchir de toute détermination, mais
répondre aux déterminations de notre nécessité interne, la nécessité de notre
essence. Résumons-nous : pour nous désaliéner des dispositifs, il nous faut
devenir des sages spinozistes… En d’autres termes, la tâche centrale de la
politique selon Agamben c’est… d’en finir avec la servitude passionnelle,
et de conquérir la béatitude.
« La politique et l’éthique de l’Occident, dit-il, ne se libéreront pas des
apories qui ont fini par les rendre impraticables si le primat du concept
46
d’action n’est pas radicalement mis en question . » Dans l’action,
évidemment à comprendre ici en son sens usuel, c’est bien la structure
télique qu’il s’agit d’abolir. Toute visée est ontologiquement, et par suite
politiquement, dans l’erreur. Car la visée vise au dehors et, au dehors il n’y
a que les dispositifs, alias l’« élément historique » – le demi-enfer de la
servitude passionnelle. De là l’importance chez Agamben du thème du
désœuvrement, c’est-à-dire de la rupture avec l’intentionnalité télique de
l’œuvre. Faire œuvre, c’est viser ; et viser, c’est demeurer dans l’intention
de l’œuvre. Or il faut désintoxiquer l’action de l’œuvre, de l’extériorité
emportée par l’idée même d’œuvre, si l’on veut recoïncider à soi (à son
essence). Ce qui n’est pas autre chose que transformer l’action au sens
ordinaire en action au sens spinoziste (et encore). Une action affranchie de
tout faire-œuvre, c’est alors ce qu’Agamben appelle un geste. On peut donc
dire de la politique d’Agamben qu’elle est une politique du geste – à
l’opposé de l’action (sens usuel). Syndicalistes, militants, activistes, et plus
généralement tous ceux qui conduisent, comme on dit, des « actions », qui
se réunissent pour envisager des « actions », pour organiser des « actions » :
tous dans l’erreur – ontologique. Et politique. Dans la politique de
libération d’avec les dispositifs, plus d’action : rien que des gestes.
Alors nous voyons la constellation de l’antipolitique se dessiner plus
complètement, avec, sinon ses connexions formelles, du moins ses
résonances internes, et notamment : l’échappée dans l’intransitif,
l’échappée dans l’esthétique, l’échappée dans la virtuosité – toutes ces voies
par lesquelles l’antipolitique échappe à la politique. S’il s’agit de
s’échapper dans l’intransitif, le geste comme forme de l’agir débarrassée de
la structure télique rejoint à sa manière Deleuze et ses devenirs sans avenir
– puisque l’avenir appartient au chronos, qui est le temps de la visée, et
même, étymologiquement, du projet (une idée affreusement aliénante).
Mais on pense plus encore à Rancière avec ses révoltes qui ne doivent pas
être des révolutions, sauf à retomber dans les mains gouverneuses des
révolutionnaires, qui ont une idée de où la révolution doit aller. Voilà
d’ailleurs que Rancière se met à parler comme Agamben : « Il ne s’agit plus
de la fin qui justifie les moyens. Il ne s’agit plus de l’intelligence des
stratèges qui calculent le rapport entre fins et moyens. Il s’agit au contraire
d’abolir l’écart entre le point de vue instrumental et stratégique, entre la
nature des moyens et celle des fins. Il s’agit de fondre moyens et fins dans
un processus homogène qui démente finalement le développement de sa
47
force et de sa puissance . » En matière de fusion, c’est celle de deux
discours l’un dans l’autre qui est assez impressionnante – je finis par me
demander si mes circonlocutions et mes embarras autour de la
« constellation » sont bien utiles : ce que nous avons là est plus près de
l’unité de pensée que de la simple résonance. En tout cas, entre les
48
« moyens sans fins » de l’un et la commune nature des moyens et des fins
de l’autre, entre la puissance se suspendant de l’un et le processus
démentant sa propre puissance de l’autre, une lecture à l’aveugle ne saurait
pas quoi attribuer à qui.
Échappée également dans et par l’esthétique, qui devient sinon un
paradigme, du moins un puissant attracteur pour la pensée antipolitique,
non pas, bien sûr, que réfléchir à l’art conduise inéluctablement à
l’antipolitique, mais, inversement, que l’antipolitique s’y trouve une
solution parfaite, peut-être même un certain confort. En tout cas, on ne peut
s’empêcher de faire le constat de cette égale prise d’importance de l’art
dans les œuvres tardives de Deleuze, Rancière, et donc Agamben. Et l’on
comprend d’autant mieux que, précisément, l’art est cette région du monde
social où l’on s’adonne le plus facilement à l’intransitivité. La danse, par
exemple, devient pur mouvement, mouvement pour le mouvement, libéré
de toute intention lourdement signifiante comme dans le ballet classique,
mais à la limite également de tout asservissement aux contraintes formelles
d’un agencement chorégraphique d’ensemble, liberté totale à laquelle
Isadora Duncan ou Loïe Fuller donnent ses plus remarquables figures – et il
n’y a sans doute pas lieu de s’étonner que, personnifications de l’idée de la
danse intransitive, on les croise aussi bien chez Rancière que chez
Agamben.
On n’est pas surpris non plus de voir le retrait de toute structure télique
et le retournement de la puissance sur son effectuation intransitive
49
déboucher sur une pensée du « style » – la seule chose qui reste à cultiver
quand on a abandonné toute visée : le style comme la pratique même de
l’intransitivité. Désœuvrement, geste, style : toute une série de notions
connexes qui expriment solidairement le nouveau régime éthico-politique
que nous propose Agamben. Dont le meilleur modèle, j’y reviens, serait
donné par la poésie, cette pratique de la langue qui consisterait à dire pour
dire, à effectuer les pures puissances du dire, pour elles-mêmes et sans autre
visée qu’elles-mêmes, dans un geste énonciatif pur, portant à la limite du
langage-comme-dispositif – en sortir vraiment, à part pour s’enfoncer dans
le silence, on ne sait pas trop à quoi ça pourrait ressembler. Pour ne rien dire
de la pratique réelle de la poésie dont je me demande si toute intention,
toute direction intentionnelle de la construction, a vraiment été évacuée au
point que suppose Agamben (et d’ailleurs Rancière avec lui). En tout cas, je
ne pense pas exagérer en disant que la poésie prend ici valeur de modèle
éthico-politique, voici d’ailleurs ce qu’Agamben en dit lui-même : « Ce que
la poésie accomplit par la puissance de dire, la politique et la philosophie
50
doivent l’accomplir par la puissance d’agir . » C’est donc très
logiquement qu’à son tour, après Deleuze, Agamben élit Bartleby comme
figure tutélaire de sa philosophie éthico-politique, figure suspensive par
excellence. Et c’est certainement une politique singulière celle qui se donne
pour toute orientation qu’elle « préférerait ne pas ».
Reste la question de savoir qui pourra l’endosser – à part des êtres
d’exception. Dont la qualité précise a fini par apparaître : ce doivent être
des sages spinozistes. Dégager la puissance de l’emprise des dispositifs
pour l’engager dans un régime de causalité interne, ça n’est pas autre chose
que s’extraire de la servitude passionnelle comme détermination par les
causes extérieures, et entrer dans le régime des affects actifs – c’est-à-dire
entrer dans la béatitude. La politique du geste, c’est la politique des sages,
ou la politique pour les sages. Dans cette constellation qui offre sa base
ésotérique à l’imaginaire du « vivre sans », il se confirme qu’on ne sort de
l’antipolitique de l’intermittence que pour tomber dans l’antipolitique de la
virtuosité.
Quoique à sa manière propre, Agamben rejoint donc ici Badiou dans
ce registre de l’antipolitique qui ne pense qu’une politique à l’usage des
virtuoses – virtuoses de l’éthique, virtuoses des affects actifs. Au terme
d’ailleurs d’une sorte d’aveu involontaire, qu’on pourrait lire dans le parti
pris « contre saint Augustin ». Si Agamben s’est fait à ce point érudit des
débats de la théologie chrétienne, c’est en archéologue et parce qu’il pense,
non sans raison, y trouver la matrice des schèmes les plus invétérés qui
gouvernent notre représentation, et notre pratique, de l’action, de la liberté
et du vouloir. À cet égard, il est bien certain qu’on peut ranger sous la figure
de saint Augustin bon nombre de ces manières de penser, telles qu’elles ont
été mises dans nos corps, les manières de la volonté libre, de la
responsabilité, donc du sujet comme point d’application de la faute, etc.,
bref de tout ce contre quoi Agamben construit sa propre philosophie – lieux
en lesquels, pour le coup, une pensée spinoziste le rejoint tout à fait. Mais
on peut aussi ressaisir le personnage de saint Augustin dans un tout autre
plan et selon de tout autres coordonnées polémiques, moins conceptuelles
que stratégiques, qui offrent alors une vue comme décalée sur le parti pris
d’Agamben « contre ». C’est que saint Augustin est engagé dans une vive
controverse avec Pélage, controverse aux contenus doctrinaux, ça va sans
dire, mais pas seulement puisqu’elle est faite également d’enjeux, disons-le
sans anachronisme, sociologiques et stratégiques. Car derrière la question
de savoir si le salut est donné par la grâce ou par les œuvres de la liberté, il
y a celle de savoir qui, quel type de population, la religion concerne
vraiment. Or Pélage pense que la religion est une affaire d’élites, quand
Augustin considère qu’elle est celle des masses. En d’autres termes, et pour
reprendre le titre de Jean-Marie Salamito, qu’on croirait fait tout exprès
pour notre discussion, la religion s’adresse-t-elle aux virtuoses ou à la
51
multitude ? Faisons du parti d’Agamben une lecture un peu injuste et
pourtant juste : décidément, contre Augustin, il se place du côté des
virtuoses, et contre la multitude.

Le paradoxe est que cette politique des virtuoses, des sages, parle au plus
grand nombre, si on en croit les succès de librairie et la réussite militante
de ces propositions. Comment expliquer que ce que tu sembles qualifier
d’aristocratisme puisse avoir un effet politique de masse ?

9. Je serais tenté de te répondre que le type de paradoxe que tu évoques est


typiquement de l’ordre du malentendu. On comprend aisément que le thème
de la séparation et de la déséparation, de la « recoïncidence à soi »,
rencontre quelque chose, avec force même, dans la pensée et dans la
sensibilité de l’époque – comme la plupart des énoncés du « vivre sans », y
compris, donc, certains de sa base proprement ésotérique, qui ne
« prennent » si bien que pour embrayer sur des aspirations objectivement
présentes, auxquelles ils semblent fournir une réexpression articulée, et puis
une résolution. Qui, en effet, dans la vie salariée ou dans la vie
institutionnelle, n’a éprouvé le sentiment d’être tenu « à l’écart de soi »,
d’expérimenter douloureusement la « perte du sens » de son action, de sa
vie même peut-être, en tout cas d’être éloigné de ce qu’il ou elle « est
vraiment » – et n’en a conçu un désir de « rejoindre » ? Mais à quoi avons-
nous affaire réellement avec ce genre de sentiment ? Y a-t-il lieu d’y voir
une expérience ontologique, qui serait de l’ordre de la perte de l’être par
l’étant, ou quelque équivalent ?
Passer par les affects actifs, c’était une manière de reformuler
entièrement le problème, en lui faisant droit mais dans une pensée de
l’immanence et de l’inséparation. Pour autant, je ne suis pas sûr que ce
sentiment que j’évoquais à l’instant soit réellement vécu sur le mode de
l’aspiration à la sagesse ou en ayant pour terme de référence la béatitude
spinozienne ! Mais alors quel sens lui redonner sans rien céder sur
l’inséparation, ni s’échapper dans l’ontologie ? Dans l’expérience de la
« séparation » et de la « décoïncidence », je crois que le terme de référence,
celui d’avec lequel on aspire à réduire l’écart, n’est ni l’être ni la béatitude
mais, bien plus simplement, le désir du sujet, déterminé selon les plis de sa
formation passionnelle, mais entravé du dehors. Bref moins une expérience
d’écart ontologique que celle, toute prosaïque, de la contrariété : des forces
obstacles, celles de la situation institutionnelle, empêchent le sujet de
s’adonner, et de cela il est triste. Si donc la philosophie de la séparation
« prend » si bien, il se pourrait que ce soit sur la base d’un malentendu, en
embrayant sur des sentiments qui ont bien moins à voir, je crois, avec le
sens de l’« être » qu’avec le désir contrarié.
Par conséquent, dans l’expérience qui en est usuellement faite,
« coïncider »/« ne pas coïncider », c’est une ligne de partage qui ne passe
pas tant entre les affects actifs et la servitude passionnelle qu’au sein de la
servitude passionnelle elle-même, et plus précisément (plus simplement)
entre les affects (passifs) joyeux et tristes. Comme les figures du sage
spinozien dans la cité ou du militant badiousien dans l’organisation
politique nous l’avaient montré, une même action peut être endossée par
des formations affectives très différentes. Si le « vrai » militant assume les
sujétions de l’action politique par l’aperception rationnelle de ses tenants et
aboutissants, donc dans le régime des affects actifs, le militant « ordinaire »,
lui, n’y défère que sous l’empire des affects passifs : la crainte, ou la
culpabilité… ou au contraire quelque joie passionnelle qui lui vient
d’éprouver la chaleur de l’appartenance, son sentiment d’identité,
éventuellement l’acquiscentia in se ipso de s’imaginer l’avant-garde, etc.
Nous retrouvons l’amplitude des registres affectifs d’Éth., IV, 59 : « À
toutes les actions auxquelles nous détermine un affect qui est une passion,
nous pouvons être déterminés sans lui par la raison », mais avec cette
subdivision supplémentaire qui passe désormais au sein des passions :
passion joyeuse ou passion triste ? D’où suivront les sentiments de la
« séparation d’avec soi », d’avec « ce que l’on est », ou au contraire
l’adhésion, dans le sentiment d’être bien « à son affaire », d’être conforme à
« son être ».
Dans ces expressions très générales de l’« être » (à rejoindre) et du
« sens » (à se réapproprier), il ne faut donc pas s’y tromper : bien plus
prosaïquement, il n’est question que de la possibilité d’être à son désir, de
pouvoir suivre les lignes de sa complexion passionnelle – « bien plus
prosaïquement », mais c’est déjà beaucoup. Il y a alors deux sens différents
à donner à l’idée de recoïncidence. Le sens fort est celui des affects actifs,
c’est-à-dire de l’action affranchie de la détermination par les causes
extérieures, et sous la seule gouverne de la nécessité de l’essence singulière
– le sens de la sagesse, et même si en réalité tout ceci ne cesse de pouvoir
être intégralement conçu dans le cadre de l’immanence, donc hors tout
schème séparateur. Le sens ordinaire, celui sur lequel embrayent si bien les
discours de la déséparation et de l’authenticité, c’est le sens, non de quelque
écart ontologique, mais de la distance à son propre désir, et de son
comblement. En définitive, « coïncider » ou « ne pas coïncider », ça n’est
pas forcément être sage ou ignorant : c’est, bien plus simplement, et bien
plus fréquemment, être joyeux ou triste. Et nous le savons bien que, pour
une même situation, institutionnelle par exemple, des ingenia différents
peuvent y trouver différents comptes. Tel à qui la situation salariale dans
l’entreprise est odieuse, et qui en concevra le sentiment d’être « séparé de
sa vie », voisinera avec tel autre qui, lui, vivra la chose dans le sentiment de
la pleine « réalisation de soi ». Deux assujettis, mais l’un triste, l’autre
joyeux. Et tu vois combien les formes pronominales (« se réaliser ») et les
invocations de « soi », ce « soi » auquel nous voulons être « fidèles »,
jouent identiquement (et trompeusement) dans les deux cas. Si pathétique
qu’elle nous semble, la « réalisation de soi » du contrôleur de gestion, qui
va jusqu’au week-end corporate de saut à l’élastique, est, conceptuellement
parlant, du même ordre que celle dans laquelle nous pouvons inscrire notre
plainte de la séparation et de l’authenticité à rejoindre. Dans l’un et l’autre
cas, les « séparations », comblée ici, ouverte là, ne sont que des produits de
l’imaginaire du désir, sans aucune autre consistance ontologique (ce qui ne
veut certainement pas dire sans aucune différence quant à la valeur éthique
ou éthico-politique).

Certes, sauf qu’il y a une différence politique entre la « fausse


authenticité » néomanagériale et la suspension agambénienne…

D’abord je ne réduirais pas le sentiment contemporain de l’« authenticité »


aux seules malversations néomanagériales. Que ces dernières l’exploitent
sans vergogne, c’est tout à fait certain. Mais la joie de « recoïncidence » qui
s’empare d’un défecteur est, en son fond, identique – méfions-nous de nos
séparations axiologiques qui ne font pas des séparations conceptuelles bien
robustes… Dans l’un et l’autre cas, le défecteur comme le cadre-benji, il
s’agit de rejoindre un désir qu’on dit sien – même si c’est à tort au sens fort
du possessif (sien) puisque, en dernière analyse, c’est toujours du dehors
que nous contractons nos désirs. C’est bien pourquoi, du reste, la notion
d’authenticité est à ce point défectueuse : elle suppose la donnée d’un
noyau substantiel qui nous serait absolument propre, et donnerait une jauge
de l’authentique et de l’inauthentique selon que nous en sommes rapprochés
ou éloignés, alors qu’il n’existe aucun tel noyau : toute notre complexion
désirante a été formée par sédimentation d’influences extérieures (affects).
En tout cas dans le régime de la servitude passionnelle. Le seul sens
possible à donner à l’idée d’authenticité serait celui de l’essence singulière
spinoziste, c’est-à-dire de la vie dans les affects actifs – mais, en première
approximation, celui-là ne nous concerne pas, hélas. Pour le reste, je te
rejoins sans peine : l’authenticité pensée par Agamben n’est pas exactement
celle du saut à l’élastique…
Peut-être que la différence qui a été éludée touche aux finalités :
l’authenticité est ici mobilisée non pour elle-même mais contre un système,
elle désigne le fait de se rendre ingouvernable… Si la « recoïncidence à
52
soi » est un mot d’ordre pour le moins vague, l’« invitation au voyage »
qui nous est faite à travers le processus destituant semble au contraire
indiquer une perspective très concrète de renversement de l’ordre politique
traditionnel…

10. « Très concrète », c’est précisément ce qu’il va falloir discuter. Ce qui


est certain, pour l’heure, c’est que la destitution est l’étape ultime qui donne
son plein accomplissement à la pensée de la séparation-suspension. On peut
le dire assez simplement : la destitution, c’est la suspension dans l’ordre
institutionnel et politique. Il s’agit alors de voir le sens fort, complet, que
revêt le mot « destitution ». La destitution n’est pas juste destituer au sens
ordinaire du terme. La destitution, c’est destituer et ne pas réinstituer – la
seconde partie de la définition est presque plus importante que la première.
Qu’il y ait de la destitution, que des pouvoirs tombent, cela nous le savons
très bien. Mais c’est d’autre chose que nous parle Agamben. Il nous parle
d’une politique qui ne se contenterait pas d’abattre des pouvoirs mais qui,
par-dessus tout, se garderait d’en reconstituer à leur place. Tu avais
introduit l’une de tes questions précédentes en évoquant la violence
fondationnelle. C’est cette idée qu’Agamben a lui aussi en tête. Pour la
conjurer. Destituer violemment un pouvoir, c’est rester pris dans une
économie générale de la violence qui a pour propriétés principales d’être
réciprocitaire et cyclique. Les bases violentes de la réinstitution annoncent
déjà la fin à venir : elle se fera dans la même violence. Violence des
origines, violence de la fin, on n’en sort pas. Et Agamben, lui, veut en
sortir.
D’où les deux impératifs de sa destitution. D’abord destituer en
douceur. C’est-à-dire non pas destituer « comme d’habitude » par le
renversement, soit par une action de vive force, qui ne manquerait pas
d’entraîner à terme la formation d’une force réactionnelle et de relancer le
cycle indéfini, mais destituer par le contournement, le retrait, la désertion.
Et laisser le pouvoir à l’état d’enveloppe vide, grotesque de n’avoir plus
rien ni personne sur quoi régner – puisque tout se sera soustrait. Bref
destituer en déclarant les institutions et les pouvoirs inintéressants – merci
on s’en va, vous, restez si vous voulez, nous, nous allons faire notre vie
ailleurs. Se retirer, donc, pour commencer, et, surtout, ne pas y revenir.
C’est ici que tout le problème se noue. Est-il vraiment possible de « ne pas
y revenir », avons-nous le choix de ne pas y revenir ? Toute la
conceptualisation de la suspension est faite pour nous dire que oui. Tu
comprends aussitôt à quoi me conduit, logiquement, la critique
immanentiste de la suspension : à dire que non.
Ce qui se suspendait dans la théorie de la suspension, c’était la
puissance. Mais ici puissance de qui, ou de quoi ? De la multitude. Dans un
décalque de la phrase de Durkheim où l’on substituerait « multitude » à
« société », on pourrait dire : Dieu, c’est la multitude projetée et
transfigurée. Cette intuition durkheimienne est d’une admirable
profondeur : c’est bien la puissance propre du collectif, dont le collectif n’a
que l’idée confuse, qui offre le modèle de toute-puissance superlative, dont
la figure divine est le canon. Il existe donc comme une base objective, fût-
elle analogique, au parallèle à établir entre certains éléments du discours de
la théologie et la philosophie de la potentia multitudinis. Un parallèle qui
n’est évidemment pas un rabattement, c’est même tout le contraire en
l’occurrence. Mais qui permet un certain éclairage. Par exemple quant à la
distinction de la potentia absoluta et de la potentia ordinata. Que cette
distinction soit un pur produit de la pensée théologique n’empêche pas
Agamben, dont le rapport ambivalent au corpus qu’il discute apparaît ici
mieux que jamais, de vouloir y trouver un élément de solution à ce qu’il a
pour projet de penser – la destitution – : que la puissance du collectif, à
l’image du dédoublement de la puissance divine entre une puissance
illimitée et une puissance prudente, se suspende. Car le problème de
l’effectuation et de la suspension se pose finalement dans les mêmes termes
au niveau individuel et au niveau collectif. S’abandonner à l’en-acte, c’est
se perdre, s’aliéner : dans l’information par les dispositifs pour l’action
individuelle, dans la reconduction du cycle de la violence instituante pour
l’action collective. Aussi, dans l’un et l’autre cas, la puissance a-t-elle à ne
pas céder aux pentes de l’effectuation. Mais le peut-elle ? La réponse à la
question de la suspension individuelle était non. Elle l’est identiquement, et
pour les mêmes raisons fondamentales, dans le cas de la puissance
collective.
53
Il faudrait prendre à nouveau le temps de défaire toutes les
objections qui s’opposent spontanément à la considération des collectifs
54
comme corps , pour asseoir rigoureusement l’idée d’une puissance de la
multitude, car oui, la multitude forme un mode, c’est-à-dire un individu, un
individu notoirement divis, mais comme le sont en fait tous les individus, à
commencer par celui que nous sommes – ne sommes-nous pas composés en
effet : d’organes, de cellules, de molécules, etc. ? L’individualité composée,
l’individualité « divise », est la plus ordinaire des conditions de
l’individualité modale. À quoi l’on n’omettra pas d’ajouter d’ailleurs que la
conflictualité interne est la plus commune des manières dont s’exprime
cette condition divise. Ainsi Laurent Bove évoque-t-il cette figure
55
générique du « corps sujet-des-contraires », valable aussi bien pour le
corps humain que pour le corps social. Où l’on voit d’abord que la
cohérence persévérante du tout est en permanence à gagner contre la
divergence de ses parties. Et puis, par là, que le point de vue marxiste « des
classes » est immédiatement compatible avec le point de vue spinoziste « de
la multitude » dès lors que le corps collectif est ressaisi dans sa condition
divise et conflictuelle, dans sa condition de sujet-des-contraires.
En tout cas voilà, si nous redépliions méthodiquement toute la
56
démonstration, nous retrouverions les trois résultats suivants : 1) à partir
d’une collection atomistique d’individus (humains) se forme
nécessairement un corps collectif, c’est-à-dire un mode composé de rang
supérieur doté, comme tel, de sa consistance modale propre ; 2) comme tout
mode, ce mode composé qu’est le collectif ainsi formé en corps (cela on
peut le dire conceptuellement mais, bien sûr, sous condition de s’être donné
un concept de corps suffisamment général), comme tout mode, donc, le
corps politique est/a une puissance ; 3) et cette même condition modale,
dans la philosophie de l’immanence et de l’inséparation, implique que,
nécessairement, cette puissance s’exerce, qu’elle est nécessairement en-
acte, c’est-à-dire que, tout aussi peu que les puissances individuelles, elle ne
saurait être suspendue. En résumé : la multitude se forme en individu
composé, en corps, elle est donc un mode, elle a donc une puissance, et
comme pour tout mode sa puissance s’exerce nécessairement. Mais qu’est-
ce que ça veut dire « la puissance de la multitude s’exerce », ou plus
exactement quel type d’effet ça produit ? Eh bien ça produit la chose par
excellence dont tout l’imaginaire du « vivre sans » a horreur, tout ce qu’il
cherche à désactiver, et croit en trouver chez Agamben la solution de
possibilité : ça produit l’emprise du collectif modal sur les individus qui le
composent. Quel type d’emprise alors, et à quel degré, sous quelle forme ?
Quel type d’emprise ? Passionnel. Le collectif modal se constitue dans,
par, et comme affect commun. Voilà ce que montre le Traité politique, ou
plutôt ce qu’il offre la possibilité de montrer, telle qu’elle a été pleinement
57
développée par le commentaire génial d’Alexandre Matheron : dans la
scène fictive d’une atomistique originaire – fictive évidemment, puisque la
société est toujours déjà constituée, donc les individus toujours déjà
socialisés, si bien que l’état atomistique du social ne saurait exister – dans
cette scène fictive, donc, construite pour l’argument a fortiori, la lecture de
Matheron montre que, par le jeu de divers mécanismes passionnels
élémentaires, les puissances individuelles se composent endogènement pour
produire une puissance collective, c’est-à-dire pour engendrer un pouvoir
d’affecter macroscopique, en propre celui de la multitude. Il s’agit bien
d’un argument a fortiori puisque la situation initiale, la plus défavorable à
faire surgir du collectif constitué – une atomistique –, ne l’engendre pas
moins, et ceci par le jeu endogène des passions individuelles et de leur
composition. Là où les hommes-atomes s’entr’affectaient selon une
structure d’interactions plane, ils font émerger, hors de toute intentionnalité,
une nouvelle structure passionnelle collective, verticalisée cette fois. La
puissance de la multitude qu’ils ont eux-mêmes engendrée par la
composition de leurs puissances individuelles a émergé comme un pouvoir
d’affecter tous, et d’affecter tous avec une intensité supérieure à celle de
tout affect interindividuel. Et c’est bien un pouvoir surplombant. Dans le
collectif, chacun se soumet aux normes constitutives du collectif. En
sachant qu’en cas d’infraction, ça n’est pas tel ou tel qui lui tombera dessus,
mais le collectif lui-même, avec toute sa force propre (éventuellement le
collectif matérialisé/incarné/représenté par tel ou tel). C’est cette force à
58
laquelle, en suivant l’indication de TP, II, 17 , il faut donner le nom
d’imperium. Imperium, ça n’est donc pas « l’État ». C’est d’abord et avant
tout le collectif comme collectif – et non comme juxtaposition. Le collectif
comme collectif et, surtout, le collectif comme puissance, puissance en
l’occurrence de tenir ses parties sous son rapport caractéristique, qui est le
rapport même par lequel il existe comme tel : puissance de les affecter
toutes.
Ici, en général, la lecture « horizontaliste » s’est déjà cabrée. Trop à
son déni de tout effet de verticalité dans le monde social, elle va
s’empresser d’affubler l’affect commun de tous les péchés du monde : en
gros, il est totalitaire. Mais où est-il écrit que l’affect commun épuiserait la
vie passionnelle des individus ? Non seulement il n’en est rien, mais il faut
surtout entendre que l’affect commun est fondamentalement composite,
c’est-à-dire qu’il investit une masse de contenus représentatifs,
axiologiques, idéologiques, etc. en constante ramification. Et il faut plus
encore entendre que, cette complexité interne mise à part, l’affect commun
n’existe pas qu’au singulier : il y a aussi dans la société des états
intermédiaires entre la pulvérisation atomistique et l’unification totalitaire,
donc co-présence d’affects communs au pluriel, donc d’affects communs
partiels qui n’unifient qu’une partie du collectif, le plus souvent sur un
mode antagonique contre un autre affect commun partiel, parfois sur le
mode de la simple co-présence : l’affect commun de la passion pour la
pétanque ne fait pas grand mal à celui des joueurs de canasta. Celui des
capitalistes à celui des communistes, celui de la fraction de population qui
adore la police à celui des zadistes ou des Gilets jaunes, un peu plus déjà.
Aucun de ces conflits ne se soustrait en principe au cadre conceptuel de
l’affect commun.
Dans la discussion avec la destitution d’Agamben, le point névralgique
est donc le suivant : si du collectif se forme nécessairement comme mode à
partir d’une simple multiplicité de modes humains individuels, alors
nécessairement sa puissance s’exerce – et le produit de cet exercice, c’est
l’affect commun. Le collectif affecte les individus qui le composent, telle
est sa force propre, tel est l’effet qui suit de sa puissance, et de ce que sa
puissance toujours s’exerce. Dans la perspective de l’immanence, il est tout
aussi absurde d’imaginer que la puissance du collectif, ce que Spinoza
nomme la puissance de la multitude, pourrait « ne pas » – tout aussi absurde
que dans le cas de la puissance individuelle. Si, pour en revenir au début, on
joue du parallèle entre la société et Dieu, ou la multitude et Dieu, certes on
ne dira pas que la potentia multitudinis est absoluta – la multitude est un
mode fini –, mais on pourra dire catégoriquement qu’elle ne saurait être
ordinata, au sens des théologiens, c’est-à-dire qu’elle pourrait ne pas
s’effectuer jusqu’au bout de ce qu’elle peut. L’affect commun est alors
l’opérateur de toute morphogénèse sociale, et morphogénèse sociale il y a
nécessairement : la vie collective prend une certaine forme, et cette forme
est à la fois produite et soutenue par le jeu continu de la puissance de la
multitude. L’idée que la puissance du collectif pourrait demeurer suspendue
en quelque sorte dans le « rien », dans un néant de productivité, ne peut pas
avoir de sens puisqu’une puissance est par essence productivité – de
nouveau : « nulle chose n’existe sans que de sa nature ne s’ensuive quelque
effet ». Si, comme le dit Spinoza, « la multitude vient à s’assembler », alors
elle forme une chose, par conséquent elle existe comme mode. Alors il suit
des effets de sa puissance, et ces effets consistent en une certaine forme de
la vie collective.

11. J’appelle génériquement « institution » tout effet, toute manifestation de


la puissance de la multitude. La coutume de se serrer la main droite plutôt
que la gauche, par exemple, est une institution. Si tu entres dans une
assemblée et que tu tends à tout le monde la main gauche, ça va commencer
à murmurer. Ce murmure, c’est l’effet de la puissance de la multitude. Tu es
en train de te mettre à dos l’affect commun de la salutation (l’affect
commun investi dans une certaine pratique de la salutation). À ce moment-
là on me dit : « ah d’accord, c’est ça pour toi les institutions, mais alors
c’est tout et n’importe quoi ». C’est beaucoup de choses sans doute, en tout
cas beaucoup plus de choses que ce qu’on a l’habitude d’y voir, et de
nommer par ce mot. Il y a un passage de l’Éthique où Spinoza se moque de
ce qu’il appelle les « idées générales » ou « universelles », spécialement
mal formées à ses yeux, précisément parce que, loin d’avoir la généralité
qu’elles revendiquent, elles ne sont construites que par passage abusif à la
généralité de quelques caractères particuliers qui se trouvent avoir plus
fortement impressionné (affecté) ceux qui parlent. Ainsi, par exemple, les
conventionnalistes et les régulationnistes, deux courants de l’hétérodoxie
économique en France, quoique se disant tous deux institutionnalistes, se
faisaient des idées des institutions si différentes que c’en étaient des
dialogues de sourds à n’en plus finir. Les uns étaient sensibles (affectables)
à l’idée de l’institution comme procédé de dénouement des problèmes de
coordination – par exemple le feu rouge à un croisement. Les seconds
avaient en tête la codification particulière que prennent à une époque
donnée les rapports fondamentaux du capitalisme, à l’issue de conflits
temporairement stabilisés entre groupes sociaux. Si bien que, pour
paraphraser Spinoza, « chacun form[ait] selon la disposition de son propre
59
corps des images universelles des choses [institutionnelles] ». Et surtout
qu’aucun n’avait véritablement de concept de l’institution. Car une
obnubilation ne fait pas un concept.
Par exemple, il m’arrive souvent de penser que l’image constante,
voire la définition implicite, de l’institution qui émerge des textes de
lundi.am ou du Comité invisible, c’est l’État français. L’État français
comme paradigme de l’Institution – car on trouve régulièrement
l’institution évoquée sous la forme générique avec majuscule. Ainsi, dans
un texte de lundi.am consacré à Bruno Latour : « Le problème avec Latour,
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c’est qu’il opère une étrange restauration de l’Institution . » Avec à l’idée
que l’« Institution », donc, est une spécialité française, preuve en est que
cette restauration de l’« Institution », Latour l’opère, poursuit le texte, parce
qu’il est « Français jusqu’à la moelle », et qu’« il semble y avoir chez les
intellectuels, particulièrement français, un trait pathologique […], c’est
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qu’ils ne peuvent que se rêver en conseillers du Prince ». Le Comité
invisible n’évoquait-il pas lui aussi « la passion française de
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l’institution » ? On voit le nouage : Institution-État-Français. Mais c’est
un rabattement qui ne saurait épuiser l’idée d’institution. Pour ma part, je
soutiens que le concept de l’institution n’est donné par aucun objet
institutionnel particulier – c’était ça le sens de la critique des
« universaux » par Spinoza –, mais par l’affect commun ou, si tu préfères,
par tout effet de la puissance de la multitude, et que dire cela n’est pas dire
« tout et n’importe quoi ». C’est accéder au principe fondamental du fait
institutionnel, dans l’immense variété de ses formes.
Cette variété, on doit à Mauss et Fauconnet de l’avoir très bien
entrevue, par-delà les cas particuliers d’institution les plus communs qui
viennent en occuper abusivement tout l’espace conceptuel : « Sont sociales
toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouve préétablies
[…]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble
que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce en effet qu’une
institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les
individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ? Il n’y a
aucune raison de réserver exclusivement, comme on le fait d’ordinaire,
cette expression [d’institution] aux arrangements sociaux fondamentaux.
Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les
préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les
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organisations juridiques essentielles . » Tu comprends pourquoi cette
citation fait ma joie. Tu noteras d’abord la référence aux « manières » –
dont nous avons déjà abondamment parlé. Mais aussi que ces manières, qui
sont « sociales », s’imposent « plus ou moins » aux individus – grande
caractéristique de l’affect commun qui n’est jamais saturant, ni écrasant,
avec lequel les individus trouvent des possibilités de composer (mais
également de renverser, ou de changer – on ne dit plus bonjour par une
révérence avec mouvement de chapeau à plumes par exemple, et puis
d’autres fois des pouvoirs tombent). Mais surtout, bien sûr, c’est en révélant
l’étendue du fait institutionnel que cette citation est la plus marquante. Et
qu’elle prépare la conceptualisation par l’affect commun.
Je pourrais ramasser tout ceci en disant que le collectif n’existe jamais
qu’en ses institutions, et même davantage : que l’institution, ou
l’institutionnel, est le mode d’être même du collectif. Institution est le mode
sous lequel se présente le collectif – et il n’en a pas d’autre. Il me semble
qu’on a là passablement plus qu’une simple nomination « à vide », ou une
tautologie de l’existant. Si générale soit-elle, cette définition ne dit pas rien.
Elle dit que le collectif est une force sui generis capable de tenir tous ceux
qui sont sous son ressort à quelque chose – une certaine manière (de penser,
de juger, d’agir) faite norme. Et ça n’est pas rien de dégager la force qui,
ainsi, régularise les conduites, puisque, comme tout affect, l’affect commun
est ce qui fait quelque chose aux individus, et par suite ce qui leur fait faire
quelque chose – de déterminé et, ici, d’homogénéisé (relativement). Le
collectif est la puissance d’un faire faire commun : telle est l’essence du fait
institutionnel.
C’est bien pourquoi nous pouvons dire, conceptuellement parlant,
qu’une forme de vie (sans tirets) est une institution, est un fait de nature
fondamentalement institutionnelle. Une forme de vie est une manière. C’est
d’abord une manière composite : une manière faite de manières,
récapitulées en une manière d’être, ou disons plus simplement une manière
de vivre, d’organiser la vie, matériellement, et d’en faire quelque chose,
éthiquement. Et tout ça s’exprime dans une myriade de manières ou de
façons locales : coutumes, habitudes, pratiques, représentations, jugements,
etc. Une forme de vie, donc, est une manière composite, mais surtout c’est
une manière commune, soutenue par un affect commun, un affect commun
investi dans des contenus praxéologiques, axiologiques, idéologiques, etc.
Si une institution est un affect commun, alors on peut faire tous les courts-
circuits qu’autorise la transitivité : 1) une forme de vie, c’est un affect
commun ; 2) une forme de vie, c’est une institution. En tout cas voilà :
comme le mode individuel humain, le mode collectif est maniéré et ne peut
exister autrement que maniéré, donc sous l’espèce d’une forme de vie (sans
tirets). Et les manières d’un mode collectif, on les appelle des institutions :
le groupe est maniéré en ses institutions. Il n’y a pas de collectif sans
institution puisque « institution » est le nom que prend tout effet de la
puissance de la multitude, et que cette puissance s’exerce nécessairement :
nécessairement, il y a des effets, donc, par définition, de l’institution. Les
institutions, ce sont les manières en lesquelles le corps collectif est toujours-
déjà maniéré.
Voilà pourquoi, dans ce point de vue, l’idée de destitution, en son sens
fort, le sens d’Agamben, est absurde. La puissance étant l’essence d’un
mode et cette puissance s’exerçant nécessairement quand le mode existe,
demander qu’elle ne s’exerce pas est demander qu’il n’existe pas. En plus
d’être un étrange recours, la distinction de la potentia absoluta et de la
potentia ordinata pour faire modèle au pouvoir destituant n’offrira aucune
solution réelle, puisqu’une telle distinction n’est qu’un être d’imagination.
En tout cas l’archéologie même d’Agamben nous autorise à dire – en jouant
un peu des mots – que, s’il y avait jadis une théologie de la libération, il y a
bien aujourd’hui quelque chose comme une théologie de la destitution.
Malheureusement, la puissance de la multitude ne se suspendra pas,
car, comme toute puissance, elle est toujours intégralement en acte. Cet en-
acte par construction produit des effets. Et ce sont ces effets qu’on nomme
génériquement « institutions ». L’idée qu’on pourrait destituer « le
pouvoir », disons l’État du capital, en l’abandonnant, dans une sorte de
mouvement de défection généralisée, qui le laisserait stupide, avec rien sur
quoi gouverner, parce que tous seraient partis ailleurs, cette idée n’a rien
d’inconcevable en principe, elle est même assez séduisante (si je doute
qu’elle ait quelque probabilité sérieuse de réalisation). Celle qu’ayant
désinvesti passionnellement le pouvoir – puisque d’une certaine manière,
c’est ça la destitution : un désinvestissement passionnel ; la puissance de la
multitude cesse d’irriguer l’appareil institutionnel du pouvoir qui en perd
toute capacité à affecter, donc à tenir (les sujets sous sa norme) –, l’idée,
donc, que le désinvestissement destituant opéré, la puissance de la
multitude resterait suspendue en l’air à ne plus s’effectuer, à faire rien, cette
idée-là n’a pas de sens. Le courant de potentia multitudinis reflue, mais il ne
s’évapore pas. Nécessairement il fait quelque chose, il se trouve de
nouveaux objets d’investissement, de nouvelles entités à irriguer. C’est cela
que la pensée horizontaliste ne veut pas comprendre et, surtout, pas
admettre : la destruction, ou l’abandon, des structures verticales existantes
ne nous fait pas sortir de la verticalité, car la verticalité, c’est le social
même en ses institutions – ou, si l’on veut le dire autrement, la forme de vie
en ses manières. Ça ne nous donne que l’occasion de reconfigurer
autrement nos verticalités, ce qui n’est déjà pas si mal. Mais de toute façon,
il se recréera de la verticalité – je mets la formule à l’impersonnel pour
souligner la nécessité du processus comme processus.

Ici peut-être un exemple ne serait-il pas malvenu. Celui auquel je pense le


plus souvent a trait à la question des agences de notation – on a l’air d’être
très loin de nos problèmes, mais pas du tout. On ne pourrait pas être plus au
cœur de la chose. Les agences de notation sont des instances de production
du jugement dans ce monde de l’opinion qu’est la finance de marché : des
véridicteurs de la valeur financière, socialement reconnus, c’est-à-dire,
typiquement, investis par un affect commun (de croyance) et par suite
producteurs d’affects communs à leur tour – parce qu’on croit en eux, ils
ont le pouvoir de faire croire en eux (telles sont les tautologies productives
de l’affect commun, dans le monde social tout n’est que circulations et
métamorphoses de la potentia multitudinis). Les agences de notation en tant
que captures de la puissance de la multitude, en tant que l’un de ses points
d’investissement, sont des institutions, des instanciations de la verticalité
immanente. Supposons les agences détruites, leur verticalité mise à bas, que
se passe-t-il ? J’envisage cette fiction de pensée parce qu’elle a traversé
l’esprit de beaucoup de militants sincères qui, pendant la crise de l’euro,
voyaient sous leurs yeux le cercle infernal des dégradations de la note de la
dette grecque, ses taux d’intérêt exploser, et la malheureuse Grèce
s’enfoncer davantage encore dans le désastre. Et comme cette course à
l’abîme semblait pilotée par les dégradations successives prononcées par les
agences, ces militants en avaient conclu que, les agences ôtées, le problème
serait réglé.
L’erreur d’analyse était double. D’abord bien sûr parce que les agences
de notation ne sont qu’un épiphénomène du monde général de la finance
dérégulée, et qu’en réalité c’est ce monde-là dans son intégralité qu’il faut
abolir. Ensuite, et c’est là le point que je voudrais aborder, parce que c’est
méconnaître la puissance morphogénétique de la multitude – en
l’occurrence de la multitude particulière formée par l’opinion financière,
mais peu importe. Comment, en effet, un monde qui fonctionne
fondamentalement à l’opinion pourrait-il se retenir de juger ? Par nécessité
la puissance opinante, individuelle ou collective, opine. L’homme est un
automate herméneutique et axiologique : il est d’un dynamisme du corps, le
dynamisme même du conatus, qu’il interprète et juge – interpréter et juger
sont des effets qui suivent nécessairement de la puissance du mode humain.
En sorte qu’on pourrait dire à la limite qu’en lui « ça interprète », « ça
juge ». Il n’est pas au pouvoir de l’esprit de suspendre un jugement ou une
opinion – un affect antagoniste, moral ou de politesse, pourra s’opposer à la
verbalisation, mais pas à la formation du jugement (ici, de nouveau, la
différence entre « suspendre » et « retenir »). De même, a fortiori, au
niveau collectif. Par nécessité, il y a de l’opinion – de l’opinion commune.
Il y a de l’opinion commune parce qu’un certain contenu de croyance ou de
valeur a été investi par la puissance de la multitude. Ce qu’on appelle
usuellement « l’opinion », c’est-à-dire l’opinion publique, est par
excellence un effet de la puissance de la multitude – ici de sa puissance
herméneutique et axiologique. Et donc, tout aussi typiquement, un effet de
verticalité.
Procédons alors à l’expérience de pensée qui ôte l’instanciation
particulière que s’est donnée la puissance opinante de la multitude – ici les
agences de notation financière. Croit-on que la multitude, et l’ensemble des
individus qui la composent, vont pour autant cesser d’opiner, vont
abandonner d’opiner – que la puissance opinante va se « suspendre » ?
Évidemment ce serait absurde. Simplement, déliés de l’opinion commune
qui les tenait à un même contenu de croyance, ils vont se mettre à opiner en
désordre. Pas très longtemps, car opiner en désordre c’est n’être vraiment
sûr de rien, or les individus, spécialement ceux de la finance, ont besoin
d’une croyance qui ne soit pas immédiatement friable. L’unique remède à
l’inconsistance de la croyance individuelle en situation d’incertitude, c’est
la croyance collective – où les croyances individuelles se confirment et se
confortent mutuellement en s’homogénéisant. De là que l’univers
supposément ultra-concurrentiel des marchés financiers soit du dernier
moutonnier. Par conséquent, si les véridicteurs reconnus – les agences –,
c’est-à-dire ces lieux où l’affect commun financier trouve sa cristallisation,
sont détruits, la puissance de la multitude, privée de ses anciens points
d’investissement, s’en trouvera de nouveaux.
Dans ces situations de crise axiologique, de déréliction de l’opinion
collective, n’importe quel clampin devient alors éligible à la position laissée
vacante du véridicteur, car c’est une position structurale. Disons que ce
serait le cas pur – mais qu’on peut voir réalisé dans certaines conditions.
Dans les cas empiriques ordinaires, il reste aux individus de nombreuses
propriétés sociales distinctives qui peuvent faire saillance et orienter
préférentiellement vers certains d’entre eux les courants investissants de la
potentia multitudinis financière. Qu’un individu isolé en devienne le
réceptacle et, par là même, il est fait institution. Il est une verticalité sur
pattes, puisque, investi, il a acquis par là un pouvoir d’affecter tous. Un
gourou (de la finance ou d’autre chose) est une entité institutionnelle. Si on
la prive de ses agences, et même de la forme « agence », la finance se
trouvera autre chose pour instancier sa puissance opinante, la verticalité
véridictrice se reconstituera aussitôt, ailleurs.
Quittant la finance pour revenir dans le champ politique, on pourrait
également prendre l’exemple de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le
« citoyennisme » pour désigner cette pratique de la délibération horizontale,
et surtout affranchie des formations partisanes. Or le « citoyennisme »
manque à voir deux choses. La première, c’est que la visée du consensus
qui est le plus souvent la sienne est un déni de la nature fondamentalement
antagonique-conflictuelle de la politique – mais il y aurait tant à dire sur la
hantise contemporaine du conflit et la préférence angoissée pour les
unanimités. La seconde, et c’est surtout là que je voulais en venir, tient à
l’instabilité de la forme citoyenniste même, comme visée d’horizontalité,
c’est-à-dire d’atomistique sans structure, en particulier sans partis : une
collection d’individus de bonne volonté délibérative. C’est une forme
instable en effet car, à la pratique, on peut parier qu’elle muterait
spontanément en son contraire. Là encore, une expérience de pensée assez
simple nous en convainc. Que suivrait-il de la répétition des référendums
citoyens sinon qu’on observerait l’émergence de patterns pour les prises de
parti ? C’est que les gens ne débarquent pas vierges de toute opinion dans le
monde citoyenniste. Des questions variées appelleraient des systèmes de
réponses formant progressivement des cohérences, et déterminant des
classements, bientôt prévisibles. Donc des regroupements de fait,
relativement stables. Soit les matrices de ce qu’il faut appeler des partis,
c’est-à-dire, en se souvenant d’ailleurs du sens littéral du mot, des systèmes
cohérents de partis pris. L’institutionnalisation en partis des « partis pris »
ne manquerait alors pas de suivre tôt ou tard : on se ressemble (par nos
partis), on se regroupe… on s’organise (en parti). Et le citoyennisme
horizontal aurait recréé, mais endogènement, cela même à quoi il avait
l’intention d’échapper.
Tous ces exemples suggèrent les insuffisances d’une pensée des
institutions réduites aux seules institutions formelles. On veut ne tenir pour
« institution » que ce qui se présente « en dur », avec bâtiments, personnels,
équipements, etc. De là que le champ de vision, et de pensée, ne soit plus
occupé que par l’État, les banques, les entreprises, l’armée, la police,
l’ONU ou tout ce que tu voudras de cette nature. Sans doute sont-ce là des
institutions ! Mais qui n’épuisent en rien le fait institutionnel, tel que je l’ai
défini, capable de prendre des formes infiniment subtiles, et variées, et
inattendues. Tu te souviens peut-être de Paul-le-poulpe, cette pauvre bête
d’aquarium qu’on faisait jouer avec des boules à effigie des pays de la
coupe du monde de foot, et à qui l’on prêtait de prédire le résultat des
matchs. Gros effets sur l’orientation des paris en ligne. Eh bien, dans cette
mesure, Paul-le-poulpe était une institution. Il est certain que si, pour
« institution », tu n’as en tête que l’image du Conseil d’État, tu vas louper
Paul-le-poulpe. Voilà en tout cas pourquoi mes expériences de pensée à
base d’agences ou de citoyennisme ont une valeur quasi paradigmatique.
Détruire les institutions formelles, visibles, ne peut venir à bout du fait
institutionnel lui-même, car il est un fait de nature tout à la fois ontologique,
anthropologique et structurale. Aussi, le fait institutionnel en place, toute
destruction de ses instanciations historiques particulières n’ouvre la voie
qu’à un renouvellement de forme. Mais à aucune émancipation du fait lui-
même.
12. D’une certaine manière Agamben est conscient de tout ça. Évoquer
comme il le fait le cycle indéfini de la violence destituante (au sens
ordinaire de la destitution) et ré-instituante l’atteste. Son erreur, à mon sens,
est d’en assortir l’analyse d’une clause implicite de bévue. Rattrapable par
la suspension, par le devenir ordinata de la potentia multitudinis. Or, non,
elle continuera d’aller au bout de ce qu’elle peut, donc à créer « de
l’institution » puisque tels sont ses effets. En fait, mais nous allons
confirmer au niveau collectif ce que nous avons déjà vu au niveau
individuel, il existe bien un régime de l’activité humaine dans lequel les
compositions d’affects donnent à la puissance de la multitude des
expressions post-institutionnelles, outre-institutionnelles : c’est le régime
des affects actifs – hélas. Hélas, parce qu’il n’est pas de ce monde. Et qu’en
aucun cas il ne saurait soutenir une hypothèse politique.
Certes on peut bien, si l’on veut, s’amuser à imaginer une cité des
sages – Spinoza nous en donne d’ailleurs des indications, je te le dis ça ne
ressemble à rien de connu ! Je te passe les détails pour aller à l’essentiel :
« Si la nature humaine était ainsi faite que les hommes désirassent le plus ce
qui leur est le plus utile [à savoir la vie sous la conduite de la raison], il ne
serait besoin d’aucun art pour que règnent concorde et loyauté » (TP, VI, 3)
– aucun art, c’est-à-dire aucune politique institutionnelle. Et en effet : « En
tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison […] les hommes
nécessairement conviennent toujours en nature » (Éth., IV, 35). Cette
convenance nécessaire et parfaite rend tout à fait dispensables les dispositifs
par lesquels seuls une convenance peut leur être aménagée quand ils sont
sous la conduite des passions. La cité des sages n’a besoin ni d’État, ni
d’institutions, ni de lois. Elle est une cité en quelque sorte post-politique
puisque le problème politique, à savoir l’accommodation de la
disconvenance passionnelle, ne s’y pose plus : c’est le règne de la raison
dans tous les esprits qui devient l’opérateur de la convenance automatique,
décentralisée, « spontanée »… horizontale ! État, institutions et lois sont les
béquilles appelées, et aussi produites, par l’empire des passions – qui est en
fait notre irrémissible condition. Éth., IV 68 reprend tout ça
synthétiquement : « Si les hommes naissaient libres [conduits par la raison],
ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal, aussi longtemps qu’ils
seraient libres. » Le bien, le mal, le péché, le mérite, ce ne sont que des
idées qui appartiennent à l’imagination gouvernée par les passions : rien de
tel n’existe en soi. L’État exprime le prolongement institutionnel de ces
imaginations, sous l’espèce du légal et de l’illégal. Mais pour les hommes
libres (sages), qui se sont, entre autres choses, libérés des fictions
passionnelles du bien et du mal, les catégories du légal et de l’illégal n’ont
plus aucune utilité, ni donc l’État qui les proclame, puisque la convenance
en nature leur est assurée – aussi longtemps qu’ils demeurent libres.
Spinoza pense jusqu’à l’état limite, l’état de sagesse, état sans État. Au
moins nous montre-t-il, précisément, que c’est un état limite. Le scolie ne
nous raconte pas d’histoire à cet égard : « Que l’hypothèse de cette
proposition [“Si les hommes naissaient libres…”] est fausse […], cela est
évident à partir de la 4e proposition de cette partie. » Eh oui, la 4e
proposition en question nous disait précisément qu’il est impossible que
l’homme échappe entièrement à la causalité inadéquate, c’est-à-dire à la
détermination de son action par des causes extérieures, donc aux affects qui
sont des passions – bref à sa condition de mode fini. Et impossible par
conséquent qu’il soit entièrement sous la gouverne de la raison. Donc qu’il
puisse se passer entièrement des institutions de régulation de la
disconvenance. L’horizontalité, la convenance, la vie sans institutions, sans
État, sans loi : on comprend qu’on soit tenté. Mais Spinoza nous en montre
les conditions réelles : réservé aux sages et à leurs affects actifs.
On comprend mieux alors la forme étrange que revêt la communauté
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politique rêvée par Agamben – la « communauté qui vient ». Elle est la
communauté des « singularités quelconques », c’est-à-dire des individus
dépourvus de tout prédicat, notamment d’appartenance. Voilà donc la
performance énigmatique espérée de « la communauté qui vient » : faire
communauté… sans appartenance. « Que serait une communauté sans
présupposés, sans conditions d’appartenance, sans identité ? Comment
penser désormais une communauté formée par des singularités
quelconques, c’est-à-dire parfaitement déterminées, mais sans que jamais
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un concept ou une propriété puisse leur servir d’identité ? » Ici on
reconnaît un motif très puissant de l’imaginaire du « vivre sans » : la
désidentification – nous en avons parlé. Nous avions surtout parlé des
paradoxes, ou des apories, de la désidentification, la désidentification qui
recrée de l’identité ou de l’identification à son corps défendant :
l’identification qui consiste à se reconnaître dans l’idée de la
désidentification – « nous sommes ceux qui se désidentifient », énoncé
évidemment identificateur. Et voilà de nouveau le problème, éternellement
le même problème : dans le régime de la servitude passionnelle, c’est-à-dire
dans le monde qui est de ce monde, l’affect commun, c’est de
l’appartenance ; « nous sommes ceux qui sont ainsi affectés », « nous
sommes ceux qui ont en commun cette manière ». La singularité
quelconque, c’est celui qui, « parfaitement déterminé » comme dit
Agamben, n’en est pas moins soustrait à toute détermination extérieure,
passionnelle, donc identificatoire, et n’est, par conséquent, déterminé que
par son essence singulière : la singularité quelconque, c’est l’homme libre
de Spinoza. Et voilà de nouveau où nous en revenons : qu’est-ce que la
communauté qui vient ? Réponse : c’est la communauté des sages. Pour ne
pas dire : la communion des saints.

Au fond, la suspension louée par les tenants du « vivre sans », c’est aussi
une suspension du bavardage parlementaire, si fréquemment reproduit dans
les mouvements sociaux les plus radicaux. Et il est important de noter que
les auteurs de À nos amis lui substituent un « affect commun », ce qui se
joue forcément à l’échelle d’abord de petits groupes, mais qui n’est pas une
politique des sages : c’est une politique de l’amitié. Ne crois-tu pas que
l’amitié soit capable d’échafauder des institutions d’un type nouveau,
déjouant la concentration du capital économique et politique, capables de
se déterritorialiser et de se nouer à une multiplicité d’institutions du même
type ?

13. Je dirais plutôt que l’amitié est la forme de la « communauté qui vient ».
C’est que, là encore, il ne faut pas se méprendre quant au sens des termes.
Faire l’éloge de l’« amitié » en politique est une position qui ne peut guère
rencontrer d’objection parce que tout le monde comprend « amitié » en son
sens usuel. Mais ici le mot est à double fond – comme « destitution »
précédemment. Sous les invocations exotériques de l’amitié, il y a une
élaboration ésotérique, qu’ici encore on doit à Agamben, et dont il faut bien
mesurer les implications. À l’origine, je vois cette amitié comme une
cheville pour sortir de l’alternative suivante : soit le principe cohésif (de
convenance) est vertical (l’affect commun), soit c’est la raison. L’hypothèse
de la raison est héroïque, l’idée de verticalité est honnie. Il faut bien trouver
quelque chose d’autre. L’amitié est donc chargée de fournir une solution à
l’équation insoluble : fournir un principe de cohésion horizontale dans le
monde de la servitude passionnelle. Il faut certainement que cette amitié ne
soit pas celle dont nous avons l’expérience commune : car, de cette
dernière, nous connaissons l’instabilité – celle même de toutes les relations
interhumaines sous l’empire des passions. C’est même devenu un topos
pour le journalisme sociétal : comme il y a des chagrins d’amour, il y a
maintenant, dit-on, des « chagrins d’amitié ».
Ça n’est donc pas à cette amitié-là qu’on confiera « la communauté ».
À quelle autre alors ? À celle qu’Agamben va chercher chez Aristote, et
dont on pourrait d’ailleurs trouver un autre nom chez Althusius (sans doute
en « étirant », ou en radicalisant quelque peu son sens d’origine) : les amis,
ce sont des symbiotes. Ça n’est pas tant qu’ils vivent ensemble mais qu’ils
éprouvent de concert la douceur de vivre, qu’ils la partagent. L’amitié
comme partage du sentiment heureux de l’être-au-monde, sans autre propos
– intransitivement : « un partage purement existentiel et pour ainsi dire sans
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objet », indique Agamben. Pour ainsi dire… On pense à cette phrase de
Deleuze qui dit en substance que c’est un sommet de l’amitié de rester deux
heures côte à côte sans prononcer un mot. En tout cas nous pressentons que
nous évoluons dans des qualités d’amitié qui ne sont pas tout à fait
communes – des sommets.
L’altitude se confirme quand Agamben, en même temps qu’il nous dit
ce que l’amitié est, nous dit ce qu’elle n’est pas, une relation assise sur une
qualité prédicable : « reconnaître quelqu’un comme ami signifie ne pas
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pouvoir le reconnaître comme “quelque chose ” ». Si l’on peut encore dire
qu’elle est une qualité, l’amitié est donc une qualité qui ne renvoie à aucune
autre qualité qu’elle-même. Dans l’amitié se réalise donc par excellence
cette opération qu’Agamben met au fondement de la « communauté qui
vient », à savoir l’exclusion radicale du prédicat. C’est qu’avec les prédicats
on fait des classes, donc des appartenances, au sens logique du terme pour
commencer (celui de la théorie des ensembles), au sens sociopolitique
rapidement après. Le prédicat mène immanquablement à l’identité
collective, voilà sa propriété rédhibitoire. Or pour atteindre à sa forme
supérieure, l’amitié demande d’être défaite de l’impureté passionnelle des
prédicats. Mais qu’est-ce qui reste quand on a ôté les prédicats ? Cela,
Agamben nous l’a déjà indiqué : les singularités quelconques. La singularité
quelconque, c’est l’individu « déprédiqué », c’est-à-dire qui n’est pas ceci
ou cela – des ceci ou cela dont on pourrait faire des classes (« français »,
« blond », « footballeur », etc.). Nous voyons mieux maintenant en quoi
consiste l’amitié : elle est la symbiotique des singularités quelconques.
Mais alors l’ensemble du mouvement – trouver un principe cohésif
horizontal dans la servitude passionnelle – se trouve mis en péril. La
déprédication radicale de l’amitié, en elle-même, nous laissait déjà
perplexes, en tout cas suspendus à la question de savoir comment s’opère
l’élection amicale. Comment la reconnaissance affinitaire pourrait-elle se
nouer hors de tout prédicat ? Qu’est-ce qui fait qu’on est ami avec celui-ci
et pas avec celui-là, si ce n’est que lui a (est) ceci et pas cela ? Ou alors
nous devrions être amis avec tout le monde indifféremment – mais
l’expérience commune témoigne que ça n’est pas tout à fait le cas. Pour que
le lien de l’amitié se noue comme il se noue, c’est-à-dire sélectivement, il
faut bien qu’il ait eu quelque accroche prédicative : ce ne sont pas des
singularités quelconques que nous aimons d’amitié.
Il faut pourtant se rendre à l’idée que, sous la contrainte de
déprédication radicale, l’amitié ne peut plus tenir qu’à elles. Mais nous
savons ce qu’est le monde des singularités quelconques : c’est la cité des
essences singulières. Chacun, détaché de toute qualité passionnelle, voit les
autres détachés de toute qualité passionnelle. Retour à la cité des sages. Et
donc à l’un des deux termes de l’antinomie dont l’amitié devait opérer le
dépassement. La cohésion horizontale dans le régime de la servitude
passionnelle demeurera une contradiction dans les termes. Si l’idée de
cohésion n’est pas telle quelle présente chez Agamben (on voit d’ailleurs
assez bien pourquoi), il n’en demeure pas moins que l’amitié n’offre à ses
yeux d’intérêt que pour recevoir une valence politique. L’amitié, comme
sentir en commun de l’être au monde, est le paradigme de la communauté
qui vient : l’amitié, dit-il, est « ce con-sentement original qui constitue la
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politique ». Disons : qui « devrait constituer » – et encore dans le
meilleur des cas. Lequel d’ailleurs ne se produira pas. Telle qu’elle est
définie, il faut s’y faire, la communauté qui vient ne viendra pas.
Rien n’interdit bien sûr d’en évoquer la figure. D’abord parce qu’elle
est intéressante en soi. Ensuite parce qu’elle peut désigner un horizon
asymptotique, le point oméga d’un tendre-vers. Encore faut-il alors qu’on
en indique clairement le statut, disons celui d’une idée régulatrice, en tout
cas d’une idée dépourvue de toute autre effectivité. Des faits d’amitié (au
sens d’Agamben) n’en sont-ils pas moins localement possibles ? J’ai
l’impression d’un problème semblable à celui de Kant en matière de
commission des actes moraux purs. L’illustration la plus communément
donnée à ce propos évoque l’« amitié » formée au chaud de l’émeute, cette
synesthésie caractéristique (un éprouver-sentir en commun) qui se noue, en
effet, entre inconnus, avec son partage d’euphorie et de peur, ses attentions
mutuelles, etc. Mais des « inconnus », est-ce que ça fait pour autant des
« quelconques » – au sens d’Agamben ? Rien n’est moins sûr. C’est peut-
être même le contraire qui est sûr. Car, pour le coup, il reste de la
prédication, intensément même : la prédication qui suit du rapport
d’adversité propre à l’émeute. Il y a « nous » et il y a « eux », le camp d’en
face – la police, le gouvernement et l’État dont elle gardienne l’ordre. Cette
situation même est puissamment prédicative. Mais « nous » et « eux »,
d’ailleurs un « nous » dont la formation doit beaucoup aux « eux », par
induction négative, qu’est-ce que c’est sinon des prédicats ? « Nous » ne
sommes pas quelconques : « nous sommes ceux qui… » – sont dans le
black bloc, appartiennent au cortège de tête, bref sont de ce côté-ci de la
ligne d’affrontement, et ceci est un prédicat. Dans l’émeute, on ne se prend
pas d’« amitié » pour le passant qui regarde à distance, mais pour ceux avec
lesquels on se trouve dans une commune action déterminée – tout sauf de
l’intransitivité. Voilà pourquoi je pense qu’il faut mettre cette « amitié »
entre guillemets. Parce que l’assimilation de l’inconnu et du quelconque est
trompeuse, et que cette « amitié » n’est pas l’amitié. Dire cela ne la prive
d’aucune de ses intensités. Ça ne lui ôte que l’ambition – mais elle était
déraisonnable – d’en faire une figure constitutive de la politique.
III. L’État : à prendre ou à laisser ?

1. La ZAD : une gouvernementalité qui s’ignore 2. De la police là où on


croit qu’il n’y en a pas 3. Malédiction de la police dans l’État du
capital 4. Des questions de forme 5. L’État, entre abjection policière et
attraction électorale 6. Une expérience de pensée : soit un gouvernement
de gauche… 7. Le « point L » 8. Dialectique du constituant et du
constitué 9. Méditer la Révolution culturelle 10. À la recherche des états
politiques mésomorphes 11. Les intellectuels planqués dans les
« cabanes »

Si la philosophie de la destitution aboutit à une impasse et que le geste


destituant est voué à l’échec, puisqu’il y aura nécessairement ré-institution
de quelque chose, ses énoncés prescriptifs et ses réalisations concrètes n’en
indiquent pas moins une orientation révolutionnaire qui innove en balayant
la question du pouvoir d’État au sens élargi (non seulement le
gouvernement et les appareils répressifs, mais aussi ses fonctions
normatives et idéologiques) : il n’est plus question de transformer, de faire
dépérir ni même de détruire l’État, mais de se soustraire à lui, de former
des lieux qui lui échappent. Cela pose la question de l’échelle des
reconfigurations institutionnelles dont tu parlais, mais aussi, plus
généralement, de ce qui fait ou non autorité sur le collectif (si ce n’est
l’État).

Avant de te répondre, il n’est peut-être pas inutile de redire une nouvelle


fois à quoi riment ces détours métaphysiques, et surtout de redire que s’ils
ne permettaient pas d’éclairer les questions proprement politiques que nous
nous posons, ils ne mériteraient pas une minute de peine. Or quelles sont
ces questions ? D’abord celle des virtuoses et de la multitude, ou bien des
aristoï et de la masse – tu noteras au passage que, contre tous les habituels
démentis, la catégorie d’« élite révolutionnaire » se maintient bien, à ceci
près qu’elle change sensiblement de forme : non plus des avant-gardes mais
des stylistes. Ensuite, et surtout, la question du fait institutionnel, de sa
puissance, propre au collectif même, et de ce qui s’ensuit relativement à la
prétention de « vivre sans institutions ».
Si j’insiste à ce point sur l’idée générique du « fait institutionnel »,
c’est parce que celle d’institution tout court, à plus forte raison d’Institution
avec majuscule, envoie directement vers les macro-institutions, ou ce que
j’ai appelé à l’instant les « institutions en dur », disons les institutions
formelles, avec pour mauvais effet de nous faire passer à côté de l’essence
de la chose, donc de nous faire croire que, soustraits à ces macro-
institutions, nous serions ipso facto libérés de toute institution. L’Institution,
c’est la certitude de la tache aveugle – je me demande même s’il ne faudrait
pas plutôt dire : l’Institution, c’est la seule tache éclairée au milieu d’un
champ aveugle. Champ aveugle à quoi ? Au fait institutionnel, précisément,
dont la réduction à l’État français en fait ignorer le dynamisme, c’est-à-dire
les résurgences endogènes, pernicieuses si on n’en a pas une conscience
aiguë, et fait méconnaître qu’en réalité il n’y a pas de vie collective qui ne
se construise de quelque manière dans l’élément institutionnel, qui ne
participe du fait institutionnel. Il faut même dire davantage : le collectif se
manifeste nécessairement comme institution et comme autorité.
Mais autorité en quel sens ? En un sens évidemment beaucoup plus
général que le sens ordinaire du commandement, de la force coercitive ou
de quelque pôle « autoritaire » identifiable. Autorité au sens générique de
Durkheim, comme force impressionnante – ce qui « fait autorité » –, celle
même du collectif, précisément. Force impressionnante, c’est-à-dire
littéralement capacité d’impressionner, de faire impression – sur les
individus placés sous le ressort de l’institution, dans son périmètre
d’efficacité. Faire impression, c’est produire un effet – affecter. La
puissance à l’œuvre qui produit cet effet, donc, c’est celle du collectif
même, dès lors qu’il a pris consistance, puissance par laquelle il tient ses
parties sous ses rapports caractéristiques – dit autrement : par laquelle il
tient les individus à ses normes. J’entends déjà les hauts cris : « nous
sommes ingouvernables, nous voulons vivre hors des normes ». « Sans
norme », « sans institutions », « libres » quoi – la métaphysique libérale
insinuée jusque dans les têtes qui se croient les plus antilibérales. Mais le
social est normes et institutions. Il les sécrète endogènement. Or le social
est le milieu de la vie des hommes, et il l’est nécessairement.
Vouloir s’affranchir de ça, c’est poursuivre le rêve chimérique que la
pensée de l’individualisme libéral a mis dans les têtes. Sur la question des
normes et des institutions, l’espace du débat devrait être tout autre que le
segment des polarités opposées : « avec » ou « sans ». Ce sont de tout autres
questions qui devraient nous occuper : des normes – puisque
nécessairement il y en aura – mais lesquelles ? conçues dans quel degré
d’autonomie ou d’hétéronomie ? à quelle distance de nous ? avec quelles
possibilités de révision ? inscrites dans quelle sorte d’agencement
institutionnel ? pour quels effets sur nos puissances ? Selon les réponses
pratiques données à ces questions, les configurations institutionnelles, et les
formes de vie qu’elles déterminent, peuvent différer de toute l’étendue du
ciel. Et cependant il n’y a jamais, il ne peut pas y avoir de sortie radicale de
l’espace de la norme, parce qu’il est le social même. La revendication de
vivre « hors des normes » est, à mes yeux, aussi absurde que celle de vivre
« sans institutions » – en fait c’est la même. Mais enfin normalement on
devrait pouvoir tenir ensemble et de faire droit à l’expérimentation, à
l’invention de nouvelles formes de vie, à leur valeur intrinsèque, et de
dégriser le discours qui comprend l’« émancipation » comme échappée
radicale de l’ordre institutionnel des normes.

1. Or toutes ces notions – institutions, normes, autorité – ne cessent de


passer l’une dans l’autre, toute institution est un pouvoir normatif, sécrété
par le collectif qui, précisément, se tient comme collectif dans et par ses
normes, ses manières – des normes, ce sont des manières qui font autorité.
Pour le dire autrement, le collectif s’exprime dans ses normes mêmes. La
ZAD, par exemple, est un endroit parfaitement normé. On n’y fait pas
n’importe quoi. On se plie aux manières prescrites par le collectif, et dont le
collectif a les moyens de l’enforcement, comme disent les Anglo-Saxons,
moyens de les rendre exécutoires, d’y tenir les individus, et cela,
précisément, parce que le collectif est une force. Pourquoi à la ZAD,
comme dans n’importe quel milieu de vie, se comporte-t-on comme ceci et
pas comme cela ? Parce qu’on y est déterminé par la force propre du
collectif qui nous surveille. Je le dis exprès en ces termes bien faits pour
choquer l’« esprit de la ZAD » (s’il existe quelque chose comme ça) aux
fins de montrer l’identité formelle des mécanismes – passionnels – qui font
la consistance et la durée de tous les collectifs. Et si je dois être plus clair
encore, je dirai que les mécanismes par lesquels la ZAD persévère et ceux
par lesquels l’État tient ses sujets sont les mêmes. Mais formellement bien
sûr. Clause décisive pour éviter l’imbécillité qui me ferait dire « l’État et la
ZAD, c’est pareil », et pour éviter, symétriquement, le déni du caractère
institutionnel-normatif d’un lieu comme la ZAD, en tant précisément qu’il
est un collectif. L’un comme l’autre – l’État et la ZAD – fonctionnent
génériquement à l’obsequium, affect de l’observance, c’est-à-dire, j’en
reviens toujours à cette formulation élémentaire car c’est le point de départ
de tout, en faisant quelque chose à leurs membres : en les impressionnant
d’une certaine manière – mais, et c’est là le point décisif, chacun la sienne :
peur de la loi et de l’appareil de force qui la soutient dans un cas ; dans
l’autre, peur de l’opinion collective, de la désapprobation et finalement du
désamour de ses semblables, mais aussi joie de se sentir appartenir à une
certaine communauté, d’adhérer positivement aux contenus des normes
prescrites par elle, c’est-à-dire à la forme de vie qu’elle propose, etc. Pour
toutes les difficultés que devait inévitablement poser la vie passionnelle
interne de la ZAD, il est assez évident qu’elle se sera soutenue bien
davantage par l’affect de joie que par celui de la crainte… Nous parlions de
ce qui fait des différences entre des configurations institutionnelles, en voilà
une, c’est même la toute première, en elle-même et comme indice d’un
certain régime des puissances (individuelles et collective).
Si donc il y a quelque rapport à établir entre la ZAD et l’État, ce ne
peut être que dans le plan d’abstraction où se dégagent les identités
formelles. Mais d’abord, c’est un plan d’abstraction « lointain », ou
« profond ». Ensuite les abstractions sont sous-déterminées, c’est-à-dire
qu’elles laissent une grande latitude de figures possibles, donc variées, pour
leurs instanciations historiques. Or on ne vit pas dans les abstractions
mêmes – quoiqu’il soit toujours utile d’avoir conscience des abstractions
qui se tiennent dans la profondeur de ce qu’on vit –, on vit dans le concret
de leurs réalisations particulières. Et dans le concret de l’existence
collective, c’est l’agencement donné qui fait tout. Si les mécanismes
passionnels du collectif-institutionnel (pléonasme) sont fondamentalement
les mêmes – « fondamentalement » = quand on les envisage à une
profondeur d’abstraction suffisante –, leurs configurations particulières
refont toutes les différences. Et elles sont grandes, elles sont immenses
même !
Il reste pourtant ceci, que les personnes « ingouvernables », très
éprises du sentiment de leur « liberté », ne veulent pas voir : dans l’État,
comme à la ZAD, comme dans n’importe quel collectif prétendant à la
durée, on obéit, on se plie. Qu’on obéisse joyeux (n’ayant plus par là
l’impression d’« obéir ») ou qu’on obéisse triste, qu’on se conforme à ce
contenu normatif-ci ou à celui-là, ce sont assurément des différences,
considérables même, mais qui n’ôtent pas ce que je veux souligner ici : à la
fin des fins, il y a qu’on fait comme il est prescrit, même si on le fait dans
l’accord heureux de son propre désir à la prescription, et il y a aussi qu’en
cas d’écart ou de désalignement du désir, on sera ramené à la norme par une
force prescriptive supérieure à la sienne propre, et que cette force est celle
du groupe même.
Voilà pourquoi se revendiquer « ingouvernable » à mes yeux n’a pas
de sens. Qu’on veuille ne plus être gouverné par le capital et ses dispositifs,
par l’État du capital et sa police, ça, oui, ça en a un ! Mais ne pas être
gouvernable du tout, non. À la ZAD, on est gouverné par la ZAD – par la
ZAD en tant que collectif, dont les normes font autorité. Reconnaître des
normes, c’est accepter de se laisser gouverner par elles. C’est déjà assez
dire pour faire entendre que gouvernable ou ingouvernable n’est pas tant
une affaire de gouvernement au sens classiquement étatique du terme
qu’une affaire de gouvernementalité, au sens de Foucault, c’est-à-dire
comme ensemble des dispositifs opérant « la conduite des conduites ». À ce
compte, dans un autre genre, les GAFA doivent figurer tout à côté de l’État
dans le paysage de la gouvernementalité néolibérale puisqu’on sait
suffisamment combien le pompage généralisé de nos données et le flicage
numérique intensif qui en résulte sont précisément faits pour nous faire
faire des choses particulières – acheter ceci, adhérer à cela, contracter telle
habitude, etc. Au passage on voit assez combien le concept de
gouvernementalité se laisse ressaisir dans les coordonnées spinozistes
puisque « faire faire » est l’effet typique d’une puissance : une puissance
fait de l’effet : elle affecte, et par suite elle induit une réorientation
réactionnelle du conatus, qui se trouve déterminé à faire ceci ou cela – ceci
ou cela, donc, qu’elle lui fait faire. Mais affecter, et orienter
réactionnellement les conatus, qu’est-ce d’autre sinon conduire les
conduites, donc exercer une action de gouvernementalité ?

Si tu me permets une courte digression, mais pour mieux revenir à ce qu’il


y a lieu d’entendre par « être gouvernables/ingouvernables », il y a ici une
occasion de réarticuler gouvernementalité et souveraineté. Je dis
« réarticuler » parce que, comme on sait, Foucault voit dans le concept de
gouvernementalité un lieu de rupture d’avec celui de souveraineté. Trop
massif, trop lointain, trop engagé dans un mode d’exercice « démonstratif »
du pouvoir central pour saisir la minutie du pastorat, c’est-à-dire d’un
pouvoir qui se donne comme point d’application des individus repris dans
une surveillance singularisante et conduits comme singularisés – à cet égard
on ne dira jamais assez la contribution des technologies numériques à
l’essor de ce qu’on pourrait appeler un pastorat de masse, à savoir un
nombre énorme de personnes mais finement individualisées par la collecte
et le traitement de leurs données propres.
Que ç’ait été là une dimension du pouvoir jusqu’ici inaperçue,
spécialement du pouvoir néolibéral, la chose ne fait donc qu’être confirmée
davantage à mesure que le temps passe. C’est d’avoir conclu que la
problématique de la souveraineté, au sens classique du terme, était obsolète
qui allait un peu vite en besogne – cela aussi les événements du capitalisme
contemporain se sont chargés de nous le montrer. Mais c’est surtout que
formuler une antinomie aussi tranchée entre gouvernementalité et
souveraineté faisait passer à côté d’un autre sens du mot « souveraineté »,
détaché de la théorie classique de l’État, et pour lequel le concept spinoziste
d’imperium vient proposer un contenu élargi.
J’y ai insisté précédemment : imperium, en premier lieu, ça n’est pas
l’État, ni la souveraineté étatique (ou nationale). Imperium est « ce droit que
définit la puissance de la multitude ». C’est la force affectante du collectif.
Imperium c’est la souveraineté, mais du social au sens de Durkheim, c’est-
à-dire la force par laquelle le social (en ses normes) fait autorité. Bien sûr ce
« faire autorité » générique est exposé à toutes les captures dans un appareil
séparé – et alors nous avons affaire à l’État, ou à des institutions (au sens
usuel du terme). Mais ça n’est là qu’un « second temps » qui ne doit pas
effacer la différence conceptuelle entre deux sens hiérarchisés du mot
« souveraineté » : la souveraineté en un sens onto-anthropologique
(l’autorité du social), la souveraineté en un sens politico-institutionnel (le
pouvoir des appareils), le second dérivant du premier par capture mais ne
l’épuisant pas. L’imperium, c’est la souveraineté fondamentale du tout sur
ses parties, ce par quoi le tout fait autorité, et ceci avant même qu’il soit
question d’une organisation interne particulière. L’organisation interne –
l’appareillage institutionnel – n’a pas en elle-même les moyens de puissance
de ses prétentions normatives. Ces moyens, elle les emprunte
nécessairement, en dernière analyse, au collectif même comme force. La
puissance par laquelle les normes normalisent, par laquelle les institutions
tiennent leurs sujets, c’est celle de la multitude même – imperium.
Si l’on veut comprendre la différence entre les deux sens de la
souveraineté, et en quoi consiste vraiment le concept d’imperium, il faut en
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revenir aux « sociétés contre l’État » de Clastres , cette promesse qui, plus
que toute autre, magnétise l’imaginaire du « vivre sans ». Or dans les
lectures chargées d’espérance que cet ouvrage fameux suscite
immanquablement, il est souvent fait bien peu de cas du chapitre 10 : « De
la torture dans les sociétés primitives ». Au titre même, on comprend qu’on
préfère regarder ailleurs. Pourtant l’honnêteté théorique autant que la
lucidité politique commandent de le lire. Clastres y explique à quel prix,
dans ces sociétés, se paye l’évitement de la forme « État » – et en effet, ça
n’est pas réjouissant. Voilà en tout cas ce que dit ce chapitre (ou ce qu’on
peut lui faire dire) : l’imperium est un fait nécessaire du social, en réalité il
lui est coextensif, et même synonyme ; l’imperium c’est le social, et le
social c’est l’imperium. Il y a imperium parce qu’il y a nécessairement
formation, et nécessairement exercice, de la puissance de la multitude. La
seule indétermination portera sur sa forme. Clastres nous dit alors que la
forme « État » est évitable – et évitée dans ces sociétés-là. Mais il nous
laisse aussi entrevoir qu’une forme, il y en aura nécessairement une, et que
la forme alternative à « État » peut parfois avoir des propriétés qui,
comment dire, laissent à désirer. La torture dans les sociétés sans État n’est
pas un regrettable accident détaché du reste : elle est la forme qu’y revêt
l’imperium, la manière dont l’imperium trouve à s’y exprimer. Car la torture
inscrit la loi commune et l’appartenance à même le corps.
On pense évidemment à Kafka et à La Colonie pénitentiaire – Clastres
ne manque pas de la mentionner. On pense aussi à Spinoza pour qui les
consuetudines, les habitudes, les manières communes, sont des pliages du
corps – en réalité, plus près encore de Kafka, Spinoza parle de traces
(vestigia) et de traçages des corps, des traçages internes, qui n’ont pas la
sauvagerie de la herse, mais auxquels la herse donne une image à la fois
formellement juste (les manières, c’est une affaire de corps tracés), fausse
(la nature du traçage diffère), et terriblement frappante, si bien que le faux
nous donne ici le meilleur accès au vrai (ceci n’est pas un énoncé
situationniste).
En tout cas voilà : puisqu’il se forme nécessairement, l’imperium
nécessairement se trouvera une expression et, dans les sociétés qu’étudie
Clastres, la conjuration de l’expression « État » se paye de l’expression
« corps identiquement scarifiés ». D’une manière ou d’une autre, à la
manière de l’État ou à la manière du collectif qui administre directement le
marquage scarifiant dans le rite de passage, les corps individuels seront
tracés, pliés. On notera en passant qu’ici les corps sont pliés à une identité
commune : c’est le groupe, ce groupe, qui inscrit sa marque à même les
chairs – et l’on aura du mal à faire de La société contre l’État un bréviaire
de la désidentification. L’absence de souveraineté sous la forme « État »
n’empêche donc nullement que le collectif affirme sa souveraineté sur ses
membres. L’absence de souveraineté de type politico-institutionnel
n’empêche nullement que s’exprime la souveraineté onto-anthropologique
de l’imperium – puisque celle-ci se forme nécessairement. Et qu’elle est, en
dernière analyse, le principe fondamental de la conduite commune des
conduites individuelles.
En ce sens, la ZAD est un imperium – nous rassurant au passage quant
à la possibilité de sortir de l’antinomie État vs. corps scarifiés : la torture
n’est pas la seule alternative expressive à la forme étatique de l’imperium,
ouf. Reste qu’à la ZAD, comme dans n’importe quel corps politique, règne
la force prescriptrice du collectif. Par quoi les conduites sont conduites. Il
s’y revérifie donc que la souveraineté de l’imperium est le moyen de
puissance de la gouvernementalité – d’une certaine gouvernementalité. S’il
y a eu des zadistes qui ont cru pouvoir se vivre comme « ingouvernables » à
la ZAD, ils se sont raconté des histoires. Simplement ils se sont installés
dans une autre gouvernementalité, mais une gouvernementalité tout autre !,
plus autonome, plus maîtrisable – et c’est une énorme différence. Se
proclamer « ingouvernables » n’empêche pas qu’on est toujours gouverné.
Et que la seule question intéressante, ça n’est pas de l’être ou de ne pas
l’être, mais par qui et comment. Or, la réponse à cette question se joue dans
le concret des agencements. C’est là le lieu de la vraie discussion.

Ce qui est épineux dans ce que tu dis, c’est qu’entre une gouvernementalité
et une autre, il y a quand même la différence que représente le noyau même
d’un État : le fait qu’un corps séparé ait un usage légitime de la force, des
armes, et de la privation de liberté. C’est un peu le flou dans lequel peuvent
nous laisser les catégories foucaldiennes : la gouvernementalité n’est pas le
gouvernement. Est-ce qu’on peut vraiment séparer l’idée de gouverner de
celle d’une police par exemple ?

2. « Épineux », c’est vraiment le mot. Là, il y a une épine. L’épine d’une


chose pénible à penser. C’est qu’il est assez évident que, dans la
revendication de « ne pas être gouverné », il y a, peut-être à titre central,
l’idée de vivre sans « police » ni « justice ». Quand on considère notre
situation contemporaine, comment ne pas y penser ? Et pourtant, de
nouveau, ça me semble des énoncés conceptuellement très mal engagés. En
fait même des énoncés foncièrement dépourvus du concept de ce dont ils
parlent. Bien sûr on peut toujours dire : la police, on sait très bien ce que
c’est, c’est « ça » – et là on montre : les CRS français, leurs parfaits
équivalents fonctionnels étasuniens, russes, etc., les baqueux entraînés dans
leur devenir-milice, la masse des flics ordinaires fascisée à 50 % si l’on en
croit les sondages internes. Mais une définition par ostension n’a jamais fait
un concept – je dis tout de suite que cette discussion me coûte parce que, au
moment où nous parlons, au printemps 2019, après six mois de répression
policière d’une violence inouïe contre les Gilets jaunes, ça n’est pas très
facile de passer l’obstacle passionnel pour retrouver la placidité du
concept… C’est peut-être d’ailleurs le moment ou jamais de redire qu’il y a
deux plans discursifs distincts, celui de l’intervention politique et celui de
l’analyse conceptuelle, qu’il faut se garder de les confondre, et surtout de
juger les énoncés du second plan à partir du premier. Parce qu’il y aura des
écarts entre les deux et que c’est ainsi, parce que la logique interne du
second ne répond pas aux attentes du premier, et que c’est ainsi. Je le dis
pour essayer de ménager une chance d’être entendue à l’analyse
conceptuelle qui ne peut pas échapper à cet écart, et ceci d’autant moins que
la production de l’écart entre dans sa destination même. Pas le choix : il
faudra assumer le heurt. Parce que ça heurte – à plus forte raison sur un
sujet pareil.
Il faut accepter ce heurt, et il faut l’accepter d’autant plus ici que la
faiblesse de la discussion ordinaire sur la police-justice, comme sur les
institutions, l’autorité, les normes, etc., c’est qu’elle est la plupart du temps
ignorante de la distinction élémentaire entre le concept et ses réalisations –
ses instanciations historiques particulières, comme telles variables. Par
exemple, on sait que lorsqu’on parle de l’État absolutiste, de l’État
patrimonial ou de l’État moderne bourgeois, on parle de choses différentes,
quoiqu’elles tombent identiquement sous la catégorie commune d’État –
des choses différentes, avec des figures différentes, des propriétés
différentes, etc. C’est un geste intellectuel assez simple, dont on comprend
mal dès lors qu’il ne puisse pas être reproduit sur d’autres objets
(institutionnels). C’est pourtant lui qui peut seul rendre possible de voir des
choses comme ceci : la police française des années 2010, telle qu’on peut la
montrer du doigt, n’épuise pas le concept de police. Qu’il faut produire
indépendamment.
Qu’est-ce que ça pourrait être par exemple le concept de la police, ou
même, à ce stade de généralité, de la police-justice ? Par exemple ceci : tout
dispositif institutionnel d’accommodation des différends internes à un
collectif. Je sais bien l’objection qu’un tel énoncé fait immanquablement
surgir : cette histoire des différends à accommoder, c’est la fable
hobbesienne, idéalement faite pour justifier le monopole étatique de la
violence, et mieux ignorer les usages réels qui en seront faits – tout autres
que de régulation de la disconvenance intersubjective. Le problème de
l’objection, comme d’ailleurs de la fable, c’est qu’elles sont l’une et l’autre
tronquées – symétriquement. Elles n’ont qu’à moitié raison. Et ont chacune
à moitié tort, à concurrence de ce que l’autre aperçoit. Si donc on veut bien
m’accorder provisoirement un concept de police-justice défini en toute
généralité par l’accommodation des différends, on verra au moins la largeur
du spectre que peuvent en parcourir les réalisations, et comment on peut
raccorder les deux morceaux qui font la vérité complète. On verra aussi
qu’il va falloir envisager de laisser tomber comme sans objet la
revendication de vivre « sans police-justice » – qui vaut ici exactement ce
que valent ses consœurs : « sans norme », « sans institutions »,
« ingouvernable », etc. –, pour cette bonne raison que du collectif sans
différends internes, ça n’existe pas, donc que le collectif aura toujours à
inventer des manières – ses manières – de faire face à un problème
consubstantiel à sa nature de collectif même : parfois, entre les individus,
ou entre groupes d’individus, ça ne se passe pas bien.
Ici, je repense à une discussion avec Alessi Dell’Umbria qui racontait
une expérience de vie collective au Mexique, dans l’État du Guerrero. Là-
bas, nous disait-il, « il n’y pas de police, ni de justice ». J’ai donc demandé
ce qui se passait en cas de conflit ou de délit. Évidemment il y a
interposition. Et voilà qui nous reconduit immédiatement à un concept de la
police, à tout prendre meilleur que le précédent : il y a de la police en toutes
les occasions où le collectif fait interposition. Bien sûr pas nécessairement
le collectif en corps, mais par l’un de ses délégataires. C’est que le collectif
connaît bien d’autres modes de présence qu’assemblé. Par exemple, un
trophée, une médaille, une coupe, c’est le collectif rendu présent – le
collectif fait chose : le trophée est la matérialisation de la reconnaissance
du groupe, donc du groupe lui-même. De même un délégataire quelconque,
c’est le collectif personnifié. Quand un médiateur fait interposition, le
succès de sa médiation repose entièrement sur le fait que derrière lui se tient
le collectif entier, qui l’a investi de sa force – de son « autorité ». C’est bien
pourquoi le délégataire a la nature institutionnelle : la force du collectif se
manifeste en lui et par lui. Si un conflit est dénoué, ce n’est pas parce qu’on
connaît Michel qui s’est interposé, et que c’est un chic type. Ici ses
propriétés idiosyncratiques sont secondaires : l’essentiel de son efficacité
lui vient d’être le collectif en personne, d’avoir été investi par lui, d’en
disposer de toute la force d’arrière-plan. Ici Michel est un fait institutionnel,
un homme fait institution. Une institution particulière d’ailleurs : la police.
J’avais posé la question de savoir si les « médiateurs » étaient distingués par
quelque signe extérieur. Le fait qu’il s’agissait d’une vague veste ou d’une
casquette déformée n’ôtait pas que la réponse était oui – et là encore : la
casquette, même déformée, c’est le groupe matérialisé. Il est évident que si
l’on ne sait pas se rendre attentif à ce genre d’effets symboliques, on ne
comprend rien au fait institutionnel.
Une police donc. Et de même quant à la justice, dont il faudrait être
aveugle ou dénégateur pour dire qu’il n’y en a pas, comme au Chiapas
d’ailleurs. À ce moment généralement, on m’oppose que ne sont prononcés
en guise de peines que des travaux d’intérêt général et qu’il n’y a pas de
prison – à ce détail près que la récidive ou la rébellion exposent au
bannissement… c’est-à-dire à la perspective d’être livré à la justice
ordinaire de l’État mexicain (une autre chanson). Ce détail mis à part, il
reste cette performance judiciaire en effet admirable : pas de prison, des
peines « intelligentes ». Pour autant qu’on soit au clair quant aux conditions
de possibilité, internes et externes, de cette justice-là, c’est-à-dire qu’on
n’en fasse pas une sorte de solution autosuffisante, disponible en toutes
circonstances, on ne peut manquer d’être impressionné, tant la comparaison
avec les pratiques de l’État moderne bourgeois est accablante. Que notre
justice soit déshumanisante et pour ainsi dire toujours pas sortie d’une sorte
de pré-histoire barbare, que la mise en regard avec cette autre pratique de
l’arraisonnement et de la pénalité nous fasse honte, n’empêche pas que dans
un cas comme dans l’autre nous avons affaire à une justice – et non à une
« société sans justice » contre un « État de justice ».

Il est intéressant de voir ce qu’en disent pour leur propre compte les
habitants de la ZAD – j’y reviens sans cesse parce que, proche de nous,
c’est tout de même une des expériences contemporaines les plus
significatives et les plus passionnantes. Et j’y reviens, en l’occurrence, en
70
m’appuyant sur le long reportage de Jade Lindgaard en 2017 , qui
enregistre une variété de paroles parcourant tout le spectre depuis l’illusion-
type du « vivre sans » jusqu’à la lucidité complète. Au moins sur fond de
constat commun – mais pouvait-il en aller autrement pour ceux qui se sont
livrés à l’expérimentation même ? – que la vie collective à la ZAD n’est pas
qu’un long délice (où l’on retrouve en particulier les limites de l’« amitié »
comme principe cohésif…).
Car, oui, comme tous les collectifs, la ZAD est travaillée par la
disconvenance passionnelle. Il se confirme que l’affect commun, celui de la
ZAD comme celui de tout autre groupement politique, n’opère en rien une
saturation de la vie passionnelle des individus. Qui trouvent à se
différencier, et parfois à s’opposer, par sous-regroupements, donc par
affects communs partiels ou sous-affects communs, à périmètres restreints.
Typiquement : « Pour les militants historiques contre l’aéroport, le crime
suprême est de laisser les terres en friche alors que pour les gens qui vivent
71
à l’est de la ZAD, le crime suprême est de transformer la terre . » « Crime
suprême »… Bien sûr on en fera une lecture non littérale, mais on pourra au
moins y voir le signe d’une intensité affective spéciale, et de sous-affects
communs qui vont jusqu’à opérer une partition passionnelle du territoire
d’ensemble. Enfin, une partition contenue puisqu’en dépit de cette
dissension l’unité politique-passionnelle de la ZAD se maintient, entendre :
l’affect commun de rang supérieur, l’affect commun « ZAD » à proprement
parler, continue de l’emporter sur les sous-affects communs antagonistes –
terre cultivée/terre en friche, élevage/antispécisme, etc. Incidemment, tu
noteras tout de même cette expression tellement parlante : « l’est de la
ZAD », qui est l’amorce d’un « eux ». D’ailleurs l’interviewée ajoute :
« c’est petit à petit devenu une forme d’identité [sic] : “les gens de
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l’est ” ». Je le mentionne pour indiquer, de nouveau, combien la force de
re-création de tout ce qu’on croit fuir – identités, antagonismes, partitions
territoriales – demeure puissante quoi qu’on en ait, et que ce sont donc des
mécanismes très profonds qui sont à l’œuvre, dont on ne se débarrasse pas
aussi facilement qu’on l’imagine. Une autre personne interviewée dit les
choses encore plus carrément : « Avec certains antispécistes et
antimachines, c’est très compliqué. Certains ont une vision : “on est ici chez
nous, on emmerde les autres”. » Ce « on est chez nous » – qui ne voit à quoi
cette expression est usuellement associée et ce qu’elle charrie ? – pourrait
résumer à lui seul tout ce que j’ai à dire, à partir de ce que Deleuze avait si
clairement vu – c’est bien pourquoi sa politique ne pouvait que tourner
court de désespoir : la ligne de fuite qui réussit, elle foire. On s’extrait du
terrifiant « on est chez nous » de l’État-nation et on s’en va ailleurs… mais
pour en reconstituer un autre, un nouveau, un bien à nous. La personne qui
raconte la chose n’est à l’évidence pas prise dans le « on est chez nous »
dont elle parle. Est-elle pour autant indemne du schème, et j’entends par là :
ne sommes-nous pas tous travaillés par un « on est chez nous » sous une
forme ou sous une autre ?
Car, comme toujours, c’est une question de forme : avec quelle rigidité
le périmètre du « chez nous » est-il posé ? par quelles procédures envisage-
t-on d’y faire entrer du monde ? etc. Par exemple, nul n’a à déclarer quoi
que ce soit pour entrer dans la ZAD. On y demande ni papiers, ni visas, ni
origines particulières, ni qualités spéciales, rien – quand on y pense, c’est
tout de même assez merveilleux. Si l’on y regarde conceptuellement,
cependant, une question demeure : rien, vraiment ? Il me semble que
quiconque se propose d’entrer dans la ZAD s’y présente porteur d’une
déclaration implicite qui dit en substance : « j’arrive ici parce que j’épouse
le désir de la ZAD ». Formellement parlant, il y a quelque chose de l’ordre
d’une déclaration d’allégeance à une forme de vie. Ou, au moins, quelque
chose qui dit : « Dans votre désir de vivre ainsi, je reconnais le mien, et le
mien se reconnaît dans le vôtre. » Où l’on retrouve qu’une forme de vie
consiste essentiellement en un affect commun : le désir commun d’un
« vivre ainsi ». Mais alors avec nécessairement un effet de circonscription.
Un certain désir commun, ça fait un périmètre – et, partant, un « chez
nous ». L’affect antimachine fait un « chez nous » de rang inférieur inclus
dans le « chez nous » de rang supérieur qu’est la ZAD. Il reste qu’à tout
nouvel arrivant, la ZAD, quoi qu’elle en ait, déclare ceci : « Bienvenue,
mais tout de même : ici c’est chez nous. » Tout l’imaginaire du « vivre
sans » est tendu à faire oublier, et même à dénier, ces choses qui rappellent
tant le « vivre avec ». On comprend pourquoi : dès lors qu’on s’est posé
comme « vivant sans », la rémanence des « avec » sonne nécessairement
comme un aveu d’échec. En réalité, il n’y a aucun échec, si ce n’est au
regard d’un investissement imaginaire mal placé. Il n’y a aucun échec à se
trouver reconduit à une nécessité, la nécessité de la production des
appartenances comme corrélat du désir commun de vivre d’une certaine
manière et de préserver cette manière.
En tout cas il y a ça : la disconvenance. Je le disais un peu plus haut :
c’est par là que se définit ce qu’il y a lieu d’appeler le problème politique.
Le problème politique consiste en la nécessité d’accommoder la
disconvenance passionnelle parce que, nécessairement, il y a de la
disconvenance passionnelle – les hommes ne conviennent parfaitement que
lorsqu’ils sont sous la conduite de la raison. Même dans des univers très
homogènes, il s’en recrée. La politique consiste en l’ensemble des moyens
de l’accommodation. Ces moyens peuvent prendre des formes si différentes
qu’on n’aperçoit plus leur unité formelle, non pas tant l’unité qui leur vient
de leur problème commun, mais celle de la force qu’en dernière analyse ils
mettent tous en jeu : la force du collectif lui-même, la force de l’imperium.
Cas-type de cette inaperception : « L’expérience de vie sans police sur la
73
ZAD … » Mais ce qui est très intéressant, c’est le parcours
« institutionnalisant » que cette personne qui parle reconstitue, et ce qu’elle
en dit : « Au début, on gérait au coup par coup. Il y avait régulièrement des
vols, des menaces, des attaques d’animaux d’élevage par des chiens non
tenus » – ré-expérimentation de la disconvenance. Et de ce que le « coup
par coup » ne va pas suffire : « C’était épuisant. On en est venus à ressentir
la nécessité de trouver ensemble quelles étaient nos limites collectives,
qu’on ne voulait plus voir dépassées. » C’est presque une scène originelle,
une scène de ré-institution ; et, dans ce cas de la ZAD qui lui offre pourtant
le banc d’essai le plus favorable, on voit combien la philosophie de la
destitution est infirmée : des nécessités passionnelles endogènes très
puissantes forcent à la réinstitutionnalisation. On a fui, mais dans la ligne de
fuite on réinstitutionnalise – bien forcés. Car la position de limites
collectives « qu’on ne veut plus voir dépassées », c’est par excellence un
geste institutionnel… quand bien même tout est fait pour le recouvrir
imaginairement : « On est arrivés à s’accorder sur un certain nombre de
règles, qu’on préfère appeler limites – parce qu’il s’agit de nos limites
subjectives dont on n’est plus prêts à subir le franchissement, et non pas de
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règles morales . » Non pas des « règles », encore moins « morales », mais
des « limites subjectives ». On imagine le sentiment de scandale si l’on
venait suggérer que la position collective de « limites qu’on ne veut plus
voir dépassées », c’est, conceptuellement, un geste de police. On peut
créditer la ZAD d’avoir produit un nombre considérable de différences, un
nombre tel d’ailleurs que ça ne devrait pas lui être un problème de
s’entendre dire que certaines des différences qu’elle revendique (quoique
pas tous en son sein), elle ne les a pas produites. Et ceci simplement parce
qu’il n’est au pouvoir d’aucun collectif humain de les produire.
« Pas tous », disais-je, car en effet l’imaginaire réflexif de la ZAD n’a
rien d’uniforme. Une autre personne interviewée, par exemple, n’hésite pas
à reconnaître que « ce n’est pas vrai de dire qu’ici c’est un lieu sans justice.
Tu es jugé par tes pairs, par la réunion des habitants. Il n’y a pas de système
judiciaire mais le tribunal populaire existe. Il y a des règles tacites, des
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codes, des usages […] La justice n’est pas un mot sale ». Propos assez
remarquable, qui dit tout de l’imperium, de son principe et de ses formes.
Son principe, en effet, c’est le « tribunal populaire », c’est-à-dire le regard
de tous, la puissance regardante-affectante de la multitude. C’est le principe
de l’enforcement des règles dans les collectifs peu institutionnalisés –
j’entends ici « institutionnalisé » au sens des institutions formelles, ce que
la personne interviewée appelle « système judiciaire », car bien sûr le
« tribunal populaire », par construction informel en tant que pur affect
commun jugeant, n’en revêt pas moins un caractère d’institution au sens
que j’ai donné au terme : toute manifestation de la puissance du collectif.
C’est-à-dire l’imperium, intrinsèque à tout groupement formé. La ZAD est
un imperium : on y est exposé à l’affect commun, celui de la réprobation
quand on enfreint l’une de ses règles.
C’est une autre question de savoir si l’imperium s’exprime
immédiatement – sans médiation – ou bien s’il prend la forme d’un appareil
distinct, donc séparé. Seuil dont le franchissement signe le commencement
des ennuis – les ennuis propres aux pouvoirs séparés. Ce sont ces ennuis
que la ZAD voulait neutraliser. Et dans une large mesure elle y est
parvenue. C’est considérable. Même si ça ne permet pas de dire que la ZAD
est un modèle de vie « sans institutions » ou, plus contradictoire encore, une
« forme de vie sans institutions » (puisqu’une forme de vie est une
institution). Mais qu’est-ce que ça peut faire ? L’essentiel n’est-il pas la
chose même : avoir réussi à démédiatiser, autant qu’on pouvait, en sachant
qu’on ne le peut jamais complètement ? Par exemple, une personne évoque
la mise en place d’« un groupe chargé de tenter de résoudre les conflits »
(ibid.). C’est une médiation. Je dirais même plus : c’est une police !

3. Le concept de police parcourt donc un spectre de formes qui peuvent


aller de ça… à la BAC. La BAC, c’est parfait pour illustrer le désastre
qu’emporte l’institutionnalisation formelle, la constitution en appareil
séparé. Parce qu’on pourrait dire à bon droit que rien ou presque de ce que
fait la BAC ne s’assimile de près ou de loin à la fonction d’interposition – il
y a même de quoi rire longtemps si l’on invoque « l’accommodation de la
disconvenance passionnelle ». Le paradoxe de la BAC, c’est qu’au prétexte
de l’accommodation de la disconvenance, elle est la disconvenance faite
institution. Elle disconvient à outrance. Elle déchire la société : dans les
quartiers. Supposément « anti-criminalité », elle est devenue anti-Noirs et
Arabes des quartiers, point (et puis aussi anti-Gilets jaunes sur le tard). Et
c’est ça le désastre de l’institution séparée : elle a de moins en moins cure
de sa destination notionnelle, commence à vivre d’une vie propre, échappe
à tout contrôle, et cultive en vase clos ses passions à elle – ici racistes,
violentes, etc. Prenons les CRS, dont la popularité en temps de Gilets jaunes
atteint des sommets. Il faut avoir bonne vue pour y apercevoir quoi que ce
soit qui puisse mériter l’appellation « gardien de la paix ». Que ça
gardienne, c’est bien certain – mais tout ce qu’on veut sauf la « paix ». Les
institutions séparées sont des lieux d’investissement pour tous ceux qui ont
des intérêts de domination à faire prévaloir. C’est donc leur ordre que les
institutions gardienneront.
Il était temps de dire en quoi consiste la malédiction des institutions
formelles : en tant qu’elles sont des cristallisations de la force du collectif,
elles sont un objet de tentation permanente, la tentation de la capture, pour
tous les groupes particuliers qui veulent mettre la puissance de la multitude
au bout de leur puissance propre, qui veulent faire travailler la puissance de
la multitude à leurs intérêts propres. Alors des entreprises de pouvoir,
j’entends par là des groupes qui visent la domination, se battent pour
l’occupation de l’État en tant qu’il est la capture princeps et le sommet de
l’architectonique institutionnelle. Occuper l’État qui est le lieu de plus haute
cristallisation de la puissance de la multitude, c’est occuper la position la
plus propice à mettre la puissance de la multitude à son propre service. À
cet égard, il faudrait sans doute dire de nouveau, cette fois à propos de
« l’État », qu’il n’est qu’un être de raison : l’État en tant que tel n’est
qu’une position structurale. Historiquement et empiriquement, nous n’avons
jamais affaire qu’à un État-qualifié, à l’État-ainsi-occupé – par le capital, ou
par l’armée, ou bien par telle Église, etc. Par analogie on pourrait dire que
l’État est toujours-déjà affecté – par le groupe de domination qui non
seulement l’occupe mais l’a fait venir à l’existence sous telle configuration
particulière : par exemple, le capital fait émerger une forme historique
d’État, l’État du capital. Dans l’État du capital, la police assure le
gardiennage de la domination du capital – rien ne l’aura démontré plus
éloquemment que le mouvement des Gilets jaunes (même si on le savait
depuis 1848).
Bien sûr, la police ne peut pas faire que ça, sauf à déséquilibrer
dangereusement la transaction passionnelle entre l’État et ses sujets telle
qu’elle reproduit ce qu’on appelle usuellement la « légitimité » de l’État. La
police ne peut pas être qu’une force de pure répression – parce qu’aucun
pouvoir d’État ne parviendra jamais à se maintenir à la coercition pure. Elle
ne peut donc se désintéresser de la fonction d’interposition, ne serait-ce que
pour maintenir la cohérence du corps politique dont le groupe dominant
exploite la ressource de puissance. Mais elle exerce une interposition
systématiquement distordue. Vérité bien connue : dans un ordre de
domination, la justice institutionnelle est la justice de la domination. J’avais
demandé qu’on m’accorde par provision un concept de police comme
engagement de la force du collectif à des fins d’interposition, au risque de
l’objection anti-hobbesienne. Peut-être le tableau est-il maintenant plus
complet. Au reste, la généralité de l’idée d’« interposition » peut très bien
épouser la pluralité des cas de police. Par exemple : la police de l’État du
capital fait interposition… entre le travail et le capital. Ça n’est pas une
simple pirouette que de dire cela. Dans la société capitaliste, la
disconvenance numéro un est celle qui oppose le capital et le travail.
Accommoder cette disconvenance, c’est bien stabiliser l’unité de cette
formation sociale qu’est la société du capital, c’est-à-dire la société qui
produit son unité sous et par l’hégémonie du capital.
Sans doute trouvera-t-on absurde que le collectif (moins la classe
capitaliste et les classes ralliées) prête ainsi sa force à sa propre oppression.
Mais que les corps, individuels ou collectifs, engagent leur puissance dans
des usages aberrants, diminuateurs, auto-impuissantisants, ça n’est pas
exactement une nouvelle. Spécialement pas en politique. C’était déjà tout le
sens de l’interpellation de La Boétie : n’êtes-vous pas un peu malades de
consentir ainsi à votre propre soumission, et en fait d’y apporter
objectivement votre concours ? Si l’on met de côté les malfaçons théoriques
76
des concepts de « consentement » et de « servitude volontaire » , la
question demeure d’une inaltérable actualité : parfois les corps font
n’importe quoi de leur puissance, et c’est particulièrement vrai des corps
politiques. Par exemple, ils « prêtent » leur puissance à une entité séparée
qui les maintient dans une forme de vie atterrante – on a compris qu’il
fallait retirer à l’idée de « prêter » toute intentionnalité consciente : en
réalité il s’agit d’un transfert par capture, recouvert d’une épaisse couche de
méconnaissance. Le fait est là pourtant : la force de la police n’est rien
d’autre, en dernière analyse, que notre force à nous – de nouveau : c’était le
cœur de l’argument laboétien. Et par cette sorte de remise de force (plutôt
faudrait-il parler de siphonnage de force), voilà que la police fait bel et bien
interposition, mais entre nous et la poignée des captateurs.
Je sais bien pourtant que dire tout ceci ne parvient jamais tout à fait à
désarmer le déni, peut-être le plus caractéristique du « vivre sans », le déni
de la disconvenance passionnelle. Il suffit d’en évoquer l’ombre pour être
aussitôt ramené à l’anthropologie « négative » de Hobbes – celle qui fait le
lit du Léviathan. Mais c’est proprement extraordinaire ! Tout est
extraordinaire en fait. Je suis obligé de faire une référence à Imperium où
un chapitre entier était consacré à cette question. Il y était méthodiquement
expliqué le refus de céder aux anthropologies unilatérales – celle de
l’homme mauvais (Hobbes donc) et celle de l’homme bon (Kropotkine si tu
veux) – et ce refus était simple comme une conjonction de coordination :
« et ». « Et » comme dans « homo homini lupus et deus ». Comment faire
pour obtenir cette faveur spéciale que ce qui est écrit soit lu ? Mais il faut
croire que, même sous la clause du « et », reconnaître qu’entre les hommes
ça ne se passe pas toujours bien, qu’il va falloir en tenir compte sinon la vie
du groupe va méchamment s’en ressentir, ce soit encore trop demander. Il
faudrait s’interroger sur la puissance des mobiles qui produisent de telles
occultations. Car, tout de même, on accorde généralement qu’une discipline
née à la fin du XIXe siècle a été un progrès pour la pensée. Elle s’appelle la
psychanalyse, et ce qu’elle nous montre des fonds de cuve de l’âme
humaine n’est pas joli-joli, en tout cas peu susceptible de soutenir une
anthropologie à fleurs.
Mais il faudrait également inviter les partisans de l’heureuse nature
humaine à considérer vingt-cinq siècles de littérature, disons depuis
Homère. Elle non plus ne livre pas exactement un portrait de « l’homme »
spécialement rieur. René Girard (dont je ne fais certainement pas ma
référence centrale) a quand même un point quand, relisant la
Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, notamment sa thèse du dépassement
de la violence, lui-même inscrit dans le dépassement de la dialectique du
maître et de l’esclave, il écrit ceci : « Quand la violence et l’arbitraire
cessent de régner dans les rapports humains, la Befriedigung, la
réconciliation, doit nécessairement leur succéder. Le règne de l’Esprit doit
commencer. Les hégéliens contemporains, et en particulier les marxistes,
n’ont pas renoncé à cet espoir. Ils ont seulement différé l’avènement de
l’Esprit. Hegel, disent-ils, s’est un peu trompé de date. Il n’a pas su tenir
compte, dans ses calculs, des facteurs économiques… Le romancier, lui, se
méfie des déductions logiques. Il regarde autour de lui et il regarde en lui-
77
même. Il ne découvre rien qui annonce la fameuse réconciliation . » En
effet, on n’aperçoit pas trop ça.
Si pourtant l’on accepte de prendre en considération cette part-là, la
part de la disconvenance, alors en premier lieu l’idée de régulation par
interposition comme nécessité (fonctionnelle), donnant son concept le plus
général à l’institution police, antérieurement à toutes ses modalisations
particulières, cette idée prend sens. À quoi s’ajoute aussitôt la possibilité de
penser toutes les distorsions de capture dont elle peut faire l’objet, et par
conséquent de cerner en quoi consiste le pénible problème de la police dans
l’État du capital (comme dans tout État-ainsi-occupé) : c’est le problème de
l’indémêlable. Le problème avec les mauvaises raisons de l’État de police,
c’est qu’elles sont bonnes également, ou plutôt qu’il a su couler ses
mauvaises raisons dans les bonnes – mais c’est ça, par excellence, la
pathologie de la capture institutionnelle, les mauvaises raisons particulières
des captateurs coulées dans les bonnes raisons générales du corps politique.
Des dispositifs de l’accommodation, l’État de police fait des dispositifs de
gardiennage. De l’interposition « horizontale » (entre les sujets), il fait de
l’interposition « verticale » (à l’usage de la protection des dominants). On
ne résoudra pas ce problème simplement en tranchant au milieu et en
choisissant d’ignorer la partie qui nous déplaît. Pas plus d’ailleurs en
renonçant, sous couleur de quelque « réalisme », à la partie qui,
légitimement, nous plaît : l’interposition débranchée autant que possible de
la domination.

Tels sont finalement les considérants qui soutiennent l’imaginaire du « vivre


sans » dans ses tentatives pratiques, et il n’y a rien à leur objecter. On a
raison de vouloir vivre sans ça – l’interposition dévoyée en protection des
dominants. Et l’on a raison également de penser a priori que faire barrage à
ça passe par la démédiatisation maximale, pour la raison même que je viens
d’indiquer : la forme institutionnelle ne se constitue pas en appareil séparé,
reste sous notre surveillance, pour ainsi dire à portée de main, et par là
interdite aussi bien de la dérive de la « vie propre » que de la captation
particulière. Si je trouve à redire à l’imaginaire du « vivre sans », je
voudrais qu’il soit clair que c’est sur le fond de cet accord fondamental. Et
qu’il soit clair aussi que trouver à redire est une nécessité du point de vue
même de cet accord fondamental. Par exemple, la démédiatisation : oui, elle
est un horizon désirable et il y a à y regarder à deux fois. Faut-il en faire
une valeur univoquement bonne ? Qu’elle ait sa très bonne part, la chose est
acquise. Cependant, en matière de police-justice, l’une des interviewées, je
te le rappelle, a eu ce mot frappant, auquel il faut prêter attention : le
« tribunal populaire ». Et c’est bien en effet la caractéristique première de la
vie en communautés : la légèreté des institutions formelles s’y paye du prix
que l’enforcement des règles s’opère par la constante surveillance de chacun
par tous. Ce ne sont pas les institutions formelles qui pèsent, c’est le regard
du collectif – la forme pure, il faudrait même dire la forme élémentaire, de
l’imperium. Ici le regard de tous pèse d’un poids différent selon
l’homogénéité désirante préalable des membres de la communauté : par
construction, une convergence forte des désirs sur un certain « nous voulons
vivre ainsi » minimise, toutes choses égales par ailleurs, les disconvenances
fondamentales, donc le besoin de surveillance. Mais sans pouvoir l’annuler
non plus. Au reste, quand des écarts de conduite trop importants ou trop
répétés se font connaître, il n’y a plus que la solution extrême du
bannissement. Les témoignages recueillis dans le reportage de Jade
Lindgaard en évoquent des cas, et personne ne cache combien ils ont été
douloureux, eu égard au principe même de l’accueil inconditionnel qui est
celui de la ZAD. Voilà donc l’alternative : médiatisée, la police-justice
enferme ; démédiatisée, elle expulse. Je voudrais être certain que cet
énoncé, un peu rude tel quel je l’admets, est correctement situé : il ne fait
sens que dans le plan des mécanismes structuraux. Pour rééquilibrer la
comparaison formelle par la différence empirique, on n’omettra donc pas de
poser aussitôt la question subsidiaire de savoir dans quelles proportions
l’une enferme (à tour de bras) et l’autre expulse (en ultime recours) : il n’y a
aucune commune mesure entre ces deux modèles de police-justice – mais
ça, nous le savions déjà.
En tout cas la discussion – à partir du « tribunal populaire » et de
l’expulsion, si exceptionnelle soit-elle – vaut parce qu’elle nous fait
entrevoir à titre collatéral des choses qu’on verrait moins bien autrement.
D’abord, j’y reviens, que l’inconditionnalité de l’entrée dans la
communauté de la ZAD n’est pas si inconditionnelle que ça. En réalité elle
est sous condition d’une entente préalable, implicite, mais d’un implicite
qui ne pèse pas peu : bienvenue sans condition mais à condition d’avoir le
même désir que nous. Le désir général de cette forme de vie – un désir dont
la définition n’est pas saturante, preuve en est que dans le cadre qu’il
délimite, des sous-désirs hétérogènes peuvent trouver à coexister, parfois à
s’affronter (éleveurs/antispécistes, etc.). Donc il faut qu’on soit d’accord sur
l’essentiel, ce qui ne demande pas d’être d’accord sur tout – c’est cela, une
fois encore, que j’entends quand je dis que l’affect commun n’est ni
saturant ni totalitaire. Mais sur l’« essentiel », on ne peut pas transiger.
Imagine des gens qui entreraient dans la ZAD, et puis au bout d’un moment
trouveraient intéressant d’approfondir la division du travail, d’intensifier la
circulation monétaire (quitte d’abord à la déguiser en « monnaie
alternative ») et, sur une si belle lancée, d’y reconstituer des formes de
salariat. Rapidement on leur dirait « vous êtes bien gentils, mais vous
n’avez rien à faire ici, nous ça n’est pas ça que nous voulons vivre ». Et
puis, s’ils insistaient, on leur montrerait la sortie du bocage.
Il y a donc une économie générale de l’affect commun qui détermine
en partie le poids (ou la légèreté) des institutionnalisations suffisantes, ainsi
que leur manière d’opérer. Mieux l’affect commun est pré-formé, plus
l’affinité désirante préalable est grande, et plus les choses roulent « d’elles-
mêmes », moins il est besoin d’enforcement : les individus se tiennent à la
règle parce qu’elle est une émanation de leur désir positif commun – et c’est
bien pourquoi le paysage passionnel d’ensemble de la ZAD est à dominante
joyeuse. Ce qui n’empêche pas de noter ceci, non par goût du paradoxe
critique mais simplement parce que conséquence oblige : quoiqu’ils aient
souvent en partage les idéaux de la désidentification et de la différence, les
collectifs à institutionnalisation faible ont pour condition de possibilité une
homogénéité forte – homogénéité passionnelle, désirante. Il faut bien qu’un
certain entre-soi désirant fasse le « travail » que des institutions formelles
absentes ne peuvent pas réaliser, et qu’il permette précisément d’en faire
l’économie. Symétriquement, la lourdeur des institutions formelles est aussi
l’indication de ce que l’affect commun est défini en termes beaucoup plus
généraux, donc beaucoup plus sous-déterminés, qu’il accueille de fait une
bien plus grande hétérogénéité des désirs, donc s’expose à plus de
disconvenances, et pose des problèmes d’accommodation autrement
épineux. Une communauté nationale, par exemple, abrite des désirs
sacrément hétérogènes, et fait tenir ensemble jusqu’à des formes de vie
antagonistes : en France, on trouve des capitalistes et des anticapitalistes,
des zadistes et la FNSEA, des mouvements LGBT et des homophobes
recuits, des racistes tarés et des associations d’aide aux migrants, des
souverainistes et des anarchistes, etc. Pour le coup, ça c’est de la diversité, à
un niveau qu’une forme comme la ZAD ne pourrait pas soutenir.
Je dis tout ça pour perturber un peu le jeu des valorisations
automatiques, des assignations trop rapides de l’homogène et de
l’hétérogène, et montrer que le « camp de la différence » pratique le
semblable plus qu’il ne l’imagine, y fonde même la possibilité de ses
expérimentations. Et dire cela, j’espère qu’on le comprend, ne diminue en
rien le mérite de ces expérimentations, mais permet simplement de
s’acquitter d’un devoir d’honnêteté analytique, sans doute plus facile à tenir
quand on est à distance, cependant utile à tous : l’autonomie, qu’est-ce donc
sinon pousser aussi loin que possible la maîtrise réflexive de sa propre
praxis ? L’un des acquis sans doute les plus précieux de l’œuvre de
Bourdieu, c’est que tous les univers sociaux ont à se réfléchir, et aussi à être
réfléchis – du dehors. Du dehors, parce que les forces de la complaisance
sont de redoutables ennemies de celles de la lucidité, et que la réflexivité
s’exerce toujours au risque du déplaisir de ne pas se voir exactement
conforme à l’idée qu’on se fait de soi-même. Pour que les choses soient tout
à fait claires à ce sujet, je précise que l’univers intellectuel, comme nous l’a
montré Bourdieu, n’échappe pas plus qu’un autre à ce devoir de réflexivité,
ni à ce risque du déplaisir – on se souvient combien Homo Academicus
avait fait scandale : parce qu’il avait fait offense. L’objectivateur n’est donc
exonéré de rien et, s’il est bourdieusien, il sait qu’il est exposé à tout
moment à ce qu’on lui retourne ses propres procédés, ceci d’ailleurs le plus
légitimement du monde. Moyennant quoi l’exercice de l’objectivation
devrait, pour tout le monde, n’être regardé que comme une hygiène
intellectuelle, parfois même politique, élémentaire, et n’être soumis qu’aux
critères intrinsèques de la qualité intellectuelle de l’objectivation.

4. Une autre chose à quoi nous ouvre également le « tribunal populaire »,


c’est la question morphologique, la question de la variété des formes que
peuvent prendre les ensembles politiques. Car la surveillance immanente de
tous par tous exprime une morphologie très particulière : la morphologie
communautaire à proprement parler. En réalité, on pourrait presque définir
l’une par l’autre : la forme peut être dite communautaire quand l’essentiel
de la régulation sociale passe par le regard de tous. Il reste à savoir si tout le
monde se voit vivre sous une forme politique de ce type. Il faudrait
demander aux personnes qui habitent en milieu rural ce qu’il en coûte
psychiquement de vivre dans la connaissance de tous par tous et le regard
de tous sur tous, et symétriquement les effets de soulagement que peuvent
faire naître les échappées dans la ville, la morphologie politique opposée à
celle de la communauté, soulagement de l’anonymat, de la levée des
scrutations pesantes – mais bien sûr au risque, pour ceux qui y résident, des
peines symétriques de la solitude, de l’abandon… et des institutions
formelles, qui ont ici la main bien plus lourde qu’à la campagne, parce que
les rapports qu’elles imposent sont d’une parfaite impersonnalité, mitigée
par aucun effet d’interconnaissance des individus. Le gendarme du village
est connu de tous et, partant, lui aussi, dans une certaine mesure, sous le
regard de tous, c’est donc une relation passablement hybridée qui peut
s’établir avec lui, là où le baqueux est une machine institutionnelle à cogner
dépersonnalisée, et d’autant plus qu’on lui a expliqué que ceux sur qui il a à
cogner (les jeunes des quartiers) sont à peine humanisés (je pense ici au
78
livre de Didier Fassin et à son impressionnante ethnographie de la BAC ),
qu’il n’y par conséquent aucune relation à nouer avec eux. Mais
inversement je pourrais très bien entendre qu’on me rappelle, évidemment
dans d’autres contextes, les vertus de l’impersonnalité dans les rapports
institutionnels, notamment en matière d’égalité de traitement. Si l’employé
de la mairie du village t’a dans le nez, parce que vous vous connaissez et
que votre relation personnelle s’est mise de travers, tes petites affaires
administratives vont s’en ressentir. La dépersonnalisation bureaucratique
qui, par construction, met à part ce genre de perturbation, n’a donc pas que
des inconvénients (si l’on sait très bien qu’un fonctionnaire à matricule peut
t’avoir dans le nez pour des raisons pires que d’interconnaissance : de
faciès). Je pose tout ça dans un parfait vrac pour indiquer simplement
combien ces questions de morphologie politique sont complexes, en tout
cas impropres aux jugements trop expéditifs – pour ne pas même parler des
rapports intimes de la forme « ville » et de la division du travail capitaliste.
En tout cas tu vois par là l’étroitesse de la ligne de crête qu’il s’agit de
tenir à partir du moment où l’on veut faire droit simultanément à deux
thèses en apparence contradictoires : 1) on ne vit jamais collectivement que
dans des institutions ; 2) les institutions, c’est la merde. Deux propositions à
moduler un peu tout de même. La première parce que, si l’on ne vit
collectivement que dans des milieux institutionnels, il n’est pas nécessaire
que ces milieux soient tous appareillés en institutions formelles séparées –
j’ajoute aussitôt que l’appareillage me semble surgir inévitablement dès
qu’on franchit un certain seuil de taille pour la communauté politique
considérée. La seconde parce qu’il n’est pas exclu de temps en temps de
tomber sur des agencements institutionnels (au sens des institutions
formelles) intéressants, dotés de quelques bonnes propriétés. Par exemple,
puisque j’y suis je peux le dire, le CNRS d’avant sa destruction
néomanagériale, c’était plutôt bien. Et je suis certain qu’on pourrait trouver
d’autres exemples.
S’il est un danger constant, le pire en matière institutionnelle n’est
donc pas toujours sûr. Et c’est là, dans l’espace maintenu ouvert par cette
incertitude quant au pire, que se situe notre marge de manœuvre réelle. Cet
espace est plus large qu’on ne pense. En réalité, même une expérimentation
qui se veut radicalement anti-institutionnelle comme la ZAD vient s’y loger.
C’est dans cet espace que se trouve sollicitée notre inventivité politique –
qui est une inventivité architecturale, une inventivité des agencements. En
tout cas je pense qu’on a toujours à gagner à identifier les lieux réels de la
possibilité plutôt qu’à se raconter des histoires. Faire un long détour par les
objections ontologiques à la philosophie de la destitution, par une
conceptualisation un peu déroutante des institutions, répondait à cette sorte
de devoir. Le détour était nécessaire pour souligner le dynamisme du fait
institutionnel, sa nécessité immanente, sa capacité à emprunter des formes
mal aperçues, ou bien à ressurgir quand on le croit évacué, c’est-à-dire à se
manifester dans des guises qui échappent à notre conscience, et par suite à
notre contrôle. On croit quitter « l’institution », on croit l’avoir congédiée,
mais « l’institution », ça revient. Si l’on n’en est pas prévenu, ça revient
sous des formes inattendues, sournoises, moches et, comme dirait Marx,
c’est de nouveau « la même vieille gadoue » – pour paraphraser un autre
mot connu, si nous ne nous occupons pas des institutions, les institutions
s’occuperont de nous.
Que la police-justice du Chiapas diffère de la nôtre du tout au tout
n’ôte pas que c’est tout de même une police-justice. On pourrait m’opposer
que ce qui compte c’est la chose même, et que sa qualification conceptuelle,
on s’en moque un peu. Ce qui nous importe vraiment c’est d’en finir avec la
forme immonde que revêt notre police-justice à nous, et d’essayer d’en
construire une autre qui ressemblerait plus à celle dont le Chiapas nous
donne un modèle – quant au concept… c’est l’affaire de ceux qui n’ont que
ça à faire. Comme faire de la philosophie, c’est travailler avec des concepts,
je n’ai « que ça à faire » – donc je le fais. Je soutiens cependant qu’il n’y va
pas que d’un divertissement scolastique car, dans la conceptualisation
adéquate du fait institutionnel, il y va aussi d’une aperception de ce que le
« vivre sans » ne veut pas voir, trop pressé de vouloir sa propre promesse
réalisée. Et, partant, trop exposé aux effets de retour de ses impensés, effets
de retour dans le réel politique, faut-il le dire, et non dans le seul cabinet du
philosophe. En général, quand on l’a mal pensé, le fait institutionnel se
rappelle à nous, souvent de la plus désagréable des manières.
L’utopie horizontaliste déçue, ou simplement s’abusant elle-même, à
des degrés de gravité d’ailleurs variés, est une figure à laquelle on
n’échappera donc pas. On en voit d’innombrables illustrations, parfois
extrêmement spectaculaires, jusqu’en des lieux du monde social auxquels
on ne penserait pas d’abord s’il s’agit d’envisager les rapports complexes
du vertical et de l’horizontal, ou la recréation du vertical dans une scène
qu’on a voulue horizontalisée. Je pense ici en particulier au travail de
Sandra Lucbert sur les réseaux sociaux, travail très explicitement envisagé
79
sous l’angle de la morphologie politique – une question qu’il n’est pas si
fréquent de leur poser. À partir de cas ordinairement présentés comme
anecdotiques, mais en fait puissamment révélateurs, notamment l’épisode
dit de « la Ligue du LOL », elle y montre combien les scènes supposées
horizontales de Facebook ou Twitter sont en réalité doublement
verticalisées. D’abord sournoisement, puisqu’ici le premier principe
verticalisateur est caché : il réside dans l’algorithme, qui dresse ce qu’elle
appelle une scène pulsionnelle, mais, et c’est bien cela qu’il s’agit de voir,
politiquement agencée, et analysable en termes de gouvernementalité :
typiquement un dispositif au sens d’Agamben, les réseaux sociaux
instituent une manière toute particulière de conduire les conduites, de faire
faire des choses très déterminées aux agents. Notamment de les amener à
déchaîner les puissances de l’opinion et des luttes pour la reconnaissance –
le second effet de verticalisation. C’est que la gloire aussi bien que la
déchéance, comme quêtes ou comme destins, et si éphémères soient-elles,
sont par excellence des cristallisations d’affect commun autour d’une
personne, des épisodes où, d’un coup, l’horizontalité des puissances
opinantes disséminées se verticalise pour produire ce qu’elles produisent le
80
mieux : de la valeur, de la réputation .
Sous le double effet donc de l’algorithme instituteur caché et des
convergences passionnelles (verticalisantes) propres aux mondes de
l’opinion ainsi institués, les réseaux sociaux, sous une forme en apparence
« non politique », offrent un cas parfait de morphogénèse politique, c’est-à-
dire de dressage d’une scène où vont se redéployer agressivement
inégalités, différences de pouvoir symbolique et surtout rapports de
domination – à l’image de la fameuse Ligue du LOL. Mais l’analyse de
Sandra Lucbert ne s’arrête pas en si bon chemin puisqu’elle montre
combien ce déni de verticalité propre à l’imaginaire des réseaux renvoie en
fait à un déni princeps de rang supérieur, le déni des fondateurs de l’Internet
même (ou autoproclamés tels, en oubliant au passage la contribution d’aussi
« petites choses » que l’armée et la recherche), souvent issus, tiens comme
c’est curieux, des communautés alternatives de la contre-culture des années
1970, qui pensaient fuir les rapports étatiques et qui, après des expériences
de vie communautaires au Nouveau Mexique, ayant du reste
particulièrement mal tourné, en sont venus à imaginer les ordinateurs
personnels puis leur mise en connexion générale comme le nouveau lieu
d’une politique émancipée, horizontale… d’où sont sorties des choses aussi
délicieusement horizontales que Facebook Company, Twitter Inc et plus
généralement les géants de l’Internet, alias des dispositifs mondiaux. Voilà
ce qui se rappelle à nous en tous ces épisodes, si hétéroclites semblent-ils,
mais par là n’en faisant que plus éloquemment la démonstration de ce
qu’est la puissance du collectif, la force recréatrice, morphogénétique, de
l’imperium. Et voilà, par suite, pourquoi en matière de réseaux sociaux,
comme de justice ou de police, et d’institution en général, je tiens
l’alternative « avec ou sans » pour absurde. Il y « en » aura, quoi que nous
fassions. La seule question pertinente, c’est : lesquelles ? sous quelles
formes ? avec quelles propriétés ? faites dans notre dos ou pas ? S’escrimer
sur un désir de « vivre sans institutions », c’est mettre notre énergie
intellectuelle et politique au mauvais endroit.

Cela nous mène droit vers un prolongement, tout à fait exotérique cette fois,
de la discussion. Car il n’est rien de plus repoussant et étranger à
l’imaginaire du « vivre sans » que l’idée d’un gouvernement de gauche
porté au pouvoir par les urnes, or l’idée conserve elle aussi un pouvoir
d’attraction malgré le fait qu’elle achoppe – et pas toujours pour des
raisons externes – dès qu’il s’agit de rompre avec l’État du capital. N’y a-t-
il pas là une utopie verticaliste à dégriser ?

5. C’est ici que l’étau se resserre. Car on voit mal comment ne pas accorder
au discours du « vivre sans » sa profonde répugnance envers le pouvoir
d’État, cette fois-ci au sens le plus usuel du terme, l’État de l’époque
capitaliste, spécialement néolibérale – si l’on redescend de la stratosphère,
c’est bien ça l’« institution » dont nous avons concrètement à discuter. Or il
faudrait commencer par une tératologie de l’État du capital et, en effet, il y
aurait de quoi nous en dégoûter définitivement (si besoin était). À cet égard,
la période est des plus « faste » car l’élection de Macron en elle-même, les
deux premières années de sa politique et, bien sûr, la « réponse » de l’État
au mouvement des Gilets jaunes auront eu un effet de vérité sans pareil.
Normalement, au stade où nous en sommes, l’idée d’« État du capital » doit
devenir parlante au point de l’évidence. Et parlante tout particulièrement la
mesure de ce que cet État est prêt à déployer de violences, physiques et
juridiques, pour préserver l’ordre social, ici l’ordre propriétaire, dont il est
l’émanation relative, quand celui-ci devient sérieusement contesté. Bien sûr
rien de ceci n’est exactement une nouveauté. Mais le niveau de répression
contre les Gilets jaunes est inédit à l’échelle de la Ve République tout
entière, et l’on peut difficilement ne pas en être frappé (si j’ose dire).
Ici il y a trop de choses qu’il faudrait mentionner et qu’on ne peut pas
détailler dans notre conversation présente, à commencer par ce besoin
qu’on éprouverait de dresser une sorte d’encyclopédie de la violence
étatique contemporaine, une encyclopédie de la honte d’État, dans laquelle
on ne trouverait pas seulement les images des blessures de guerre, mais
aussi le détail des misérables vilenies de la garde à vue, du défèrement, les
procureurs qui équarrissent, les juges qui s’assoient sur les procédures, bref
la justice d’abattage, l’IGPN qui ne voit rien que de très régulier partout,
l’activation d’un droit d’interdiction préemptif, ou encore cette
invraisemblable histoire des instructions de fichage des blessés des manifs
par l’AP-HP, où l’on voit l’extension avec laquelle l’État entier est mobilisé
dans la répression, et surtout le mensonge, le mensonge compact,
omniprésent, assumé à force d’être énorme, à tous les étages, simples flics,
hiérarchie, procureurs, préfets, ministres, tous ces gens sont répugnants, je
ne vois pas comment le dire autrement eu égard aux violences hors de
proportion dont ils se rendent coupables, mais, si l’on veut revenir un
instant dans le registre de la théorie, des répugnants informés dans une
structure – la structure de l’État précisément. Comme toute structure, une
certaine structure d’État produit son type humain, notamment ces
misérables personnages.
Il faudrait d’ailleurs creuser un peu plus cette expression lâchée à
l’instant : « l’État préservant l’ordre social dont il est l’émanation relative »
– la discussion portant évidemment sur le « relative ». En réalité,
l’émanation relative n’est jamais que le pendant symétrique de l’autonomie
relative de Poulantzas : bref, et pour modérer un peu ce que j’ai pu dire
précédemment, il s’agit d’indiquer que dans « État du capital », il y a
évidemment la conformation de l’instance étatique d’après les réquisits du
capital, mais il y a également une logique interne propre à l’État, en tant
que telle indifférente au capital et à ses finalités. Là, précisément, où l’on
voit le mieux cette part d’autonomie de l’État, c’est dans la trace
particulière qu’elle a laissée dans les têtes des hommes de l’État, et qui les
fait d’abord servir « l’État », même si, secondairement, il s’agit de servir
l’État qui sert le capital. J’ai été particulièrement impressionné d’apprendre
que le préfet Lallement, cette espèce de sadique nommé par Castaner à la
préfecture de police de Paris, avait commencé chevènementiste, et j’y vois
une illustration du désastre que peut provoquer l’idée de l’État célébrée
pour elle-même, quel que soit le bord politique depuis lequel on la célèbre.
Ici je pense à un texte assez méconnu de Bourdieu – il s’agit de
81
l’« avant-propos dialogué » qu’il offre à un ouvrage de Jacques Maître –
texte « secondaire » qui, par là, autorise précisément ce qu’on s’interdit
ailleurs, à savoir laisser un peu la bride sur le cou à la pensée, libérée des
contraintes ordinaires de la contention académique. En un passage court
mais très éclairant, convoquant d’ailleurs des concepts qu’il n’a pas
coutume d’utiliser, Bourdieu évoque cette sorte de transaction que passent
entre eux les individus et les institutions, les individus trouvant dans les
institutions des solutions d’assouvissement de leurs pulsions, et les
institutions faisant jouer à leurs fins ces mêmes pulsions que leur apportent
les individus, en quelque sorte un échange de bons procédés entre
nécessités fonctionnelles des unes et nécessités pulsionnelles des autres. À
l’évidence, l’institution policière fait son bonheur des pulsions sadiques de
certains, à tous les niveaux hiérarchiques d’ailleurs. J’ai en tête les images
récentes de malheureux manifestants pour le climat, assis par terre le plus
pacifiquement du monde, qui se sont fait gazer au poivre à bout portant
alors que rien ne le justifiait. C’est l’allure générale des policiers, gazeuse
en main, qui disait tout, qui livrait la vérité de ce marché qu’ils ont passé
avec l’institution, une espèce de parfaite décontraction dans l’exercice de la
violence, cette sûreté dominatrice des tortionnaires absolument tranquilles,
certains que rien ne peut les atteindre, réduisant d’autres hommes à l’état de
choses, vis-à-vis desquelles l’idée même d’abus s’évanouit, et dont toutes
les vannes pulsionnelles sadiques sont alors grandes ouvertes : la roue libre.
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Et l’on pense également à ce que dit Žižek du pervers , comme celui qui
s’adonne et qui jouit mais sous l’autorité d’une entité supérieure le
déchargeant de toute culpabilité – le service de Dieu, le Devoir, la Cause,
l’État et son autorité, ces choses dont la préservation fait idée directrice,
légitime à se subordonner absolument toutes les autres, et notamment les
idées morales qui pourraient venir faire contrariété. C’est peut-être ça le
noyau du fascisme : une pulsion sadique coulée dans une forme
institutionnelle légitimatrice.
Chez tous les cogneurs d’État, policiers ou judiciaires, il y a ainsi la
dévotion intransitive à l’autorité. Et le fétichisme de l’autorité, c’est qu’in
fine l’État doit prévaloir no matter what. Peu importe la nature du projet
politique porté par tel gouvernement ; précisément, la question n’est pas
celle des gouvernements : soit on les considérera comme contingents, de
passage, soit au contraire on les verra comme totalement identifiés à l’État
lui-même. Et dans les deux cas, ne reste que la question de l’État et de sa
permanence, la permanence de son prévaloir. Des témoignages de CRS ou
de gendarmes mobiles avaient fait connaître fin 2018 ce que la hiérarchie
mettait dans la tête des troupiers pour leur faire tenir le choc
psychologiquement au moment où le débordement insurrectionnel
menaçait : « il faut protéger les institutions ». Mais quelles « institutions »,
qui font quoi, ou pour faire quoi ? On sent que cette question n’a même pas
de sens dans cet univers : les institutions pour les institutions, les
institutions en tant qu’évidences premières, bonnes par elles-mêmes. C’est
cette indifférence de l’intransitivité qui montre combien une certaine
tournure de l’homme de l’État – et tu vois ici tout ce que la catégorie
englobe, depuis le DGPN (le directeur général de la police nationale)
jusqu’au CRS de base – dispose à épouser les pires dominations, à plus
forte raison de ce que ces dominations reconnaissent pleinement l’État – et
pour cause : elles en font leur instrument.
Alors l’alignement des intérêts est réalisé : les hommes de l’État
assouvissent leur passion pure de l’État, passion générique de l’ordre, et
ceux qui, de l’État et de sa force, ont un usage transitif trouvent un parfait
renfort dans cette disposition. On pourrait très bien imaginer un Lallement
sévissant sous un tout autre régime, par exemple « socialiste ». Ici les
finalités substantielles de l’ordre social importent peu, seule compte
l’Institution – et pour le coup je peux l’écrire à la manière du Comité
invisible. Le cercle des tautologies de la légitimité opère à plein : l’ordre
social (peu importe lequel) doit être défendu puisqu’il est légitime, et l’on
sait qu’il est légitime du seul fait qu’il est l’ordre social. Le simple état des
choses devient en soi une raison suffisante. Je suppose que, parmi la
hiérarchie de la police, de la justice ou de la médecine légale (penser aux
rapports « d’expertise » sur la mort d’Adama Traoré…), il doit s’en trouver
qui ont conscience de mentir, d’enfreindre les procédures, de commettre ou
de couvrir des illégalismes flagrants, mais qui s’y tiennent au nom d’une
idée supérieure : l’idée de l’État et de son autorité.
On voit tout de suite le potentiel d’abominations que recèle cet
83
accrochage de l’habitus de l’homme de l’État et d’une forme quelconque
de domination, ici la domination capitaliste mais ça pourrait bien être une
autre. L’État, c’est ça – aussi. Plus exactement, ça devient ça dans la double
évolution qui voit d’une part le capital ne plus se reconnaître aucune limite
dans son entreprise de mise en coupe réglée de l’intégralité de la société, et
d’autre part la contestation profonde que fait naître ce projet même.
L’escalade de la répression est la seule solution restante à cette équation
autrement insoluble, à cette contradiction devenue structurelle, d’où résulte
la dissolution de la légitimité de l’État. Et nous voyons maintenant
clairement ce que donne la capture étatique au service d’une hégémonie
radicalisée, celle du capital, résolue à ne plus transiger en rien, quoique
tendanciellement privée de consentement : en l’occurrence un bloc capital-
gouvernement-police-médias, où le terme décisif est bien « police »
puisque, nous le savons désormais, c’est celui sans lequel tout le reste
s’effondrerait. Un bloc de violence généralisé, physique et symbolique.
Et cependant l’idée d’une prise de l’État, d’une prise du pouvoir d’État,
n’en finit pas de magnétiser les imaginaires de la révolution, ou disons plus
vaguement de la « transformation sociale ». Il est d’usage, dans les secteurs
gauchistes, de disqualifier cette idée comme illusion privée de toute
consistance. Pourtant, en contradiction apparente avec ce que je viens de
dire moi-même – mais je pense qu’il faut se loger au cœur de cette
contradiction pour n’en oublier aucune part –, je considère que si l’on veut
discuter du bien-fondé ou de l’inanité de cette idée, il faut commencer par
lui faire droit. C’est que le magnétisme n’opère pas pour rien : il comprend
au moins, à l’état pratique, cette idée – juste – que, révolution ou
transformation sociale, il s’agit de combats macroscopiques : des
gigantomachies. Le capital est un titan. Pour l’abattre, il faut donc des
géants. Or le seul géant sur les rangs, c’est le nombre assemblé – les masses
comme on disait. « Mais précisément, ça, ça n’est pas l’État », me diras-tu.
Sauf que si : là où la production du nombre assemblé est une entreprise des
plus aléatoire – ça s’appelle un processus révolutionnaire et, comme on sait,
ça n’arrive pas tous les quatre matins –, l’État, c’est du nombre déjà
assemblé sous une certaine forme. Évidemment, il y a beaucoup à redire
quant à cette forme, mais ce qu’on ne peut pas ne pas voir c’est que la
cristallisation de puissance est là.
C’est bien à ça que, pour toutes leurs éventuelles illusions, toutes leurs
erreurs d’analyse, les « magnétisés » sont sensibles : une puissance
macroscopique, constituée, est là, disponible. Il serait difficile de ne pas
former le désir de s’en emparer. Quant à ceux qui leur disent qu’ils sont
dans l’erreur, il faudra qu’ils leur indiquent à quelle puissance
macroscopique de remplacement, rapidement constituable, pour qu’on n’ait
tout de même pas à attendre en décennies, ils leur suggèrent d’avoir
recours. Car on ne contournera pas le problème, je veux dire le problème
des ordres de grandeur comme on dit en physique : le capital est une entité
macroscopique, par conséquent il ne sera défait que par une entité de même
échelle et de sens opposé.
Ici bien sûr, c’est la solution de la fuite, ou de la désertion, que je
barre. Non pas qu’il ne faille pas prêter attention aux phénomènes de
décrochage – je m’efforce d’y être aussi sensible que possible, spécialement
quand on les enregistre dans des secteurs de la société où ils ont a priori le
moins de chance de survenir : les cadres, les étudiants des grandes écoles,
toutes ces personnes qui forment normalement le socle de l’ordre, qui sont
dorlotés par l’ordre, mais à qui l’ordre a fini par se rendre haïssable, se
mettant lui-même en accusation a fortiori : aux yeux de ceux qui lui étaient
le mieux disposés. Donc c’est vrai qu’il y a tout ça, toutes ces défections, et
c’est assez impressionnant en soi, encourageant aussi. Mais je ne crois pas
que ceci donne davantage qu’une condition de possibilité – à une
transformation d’ampleur –, en tout cas pas que ça suffise à nous donner
une forme politique complète, qui consisterait, selon le modèle de la
destitution, en une gigantesque fuite.
Du reste, s’il y a une leçon à tirer du traitement infligé à Notre-Dame-
des-Landes en 2018, c’est que, même locales, les expérimentations ne
seront plus tolérées. La solution des isolats alternatifs n’existe plus : voilà
ce que les tendances autoritaires, peut-être même proto-fascistes, du
pouvoir stato-capitaliste nous ont signifié de la plus claire des manières. Il y
aura rupture globale ou il n’y aura rien, gigantomachie assumée ou chape de
plomb. On peut bien rêver à une échappée « par les cabanes », le pouvoir
leur fera la chasse si elles ne sont pas insignifiantes. Toute solution
intermédiaire fermée, seule demeure celle de la confrontation décisive :
cette forme de vie que le capitalisme nous impose contre une autre.
Et quand bien même toute tolérance ne disparaitrait pas : on peut
consentir à une réduction considérable de son niveau de vie matérielle dans
une ZAD (demandons-nous tout de même combien sont prêts à vivre dans
des cabanes ou dans la boue…), mais pas au point de s’affranchir
complètement de la division du travail, en l’état sous la gouverne du mode
de production capitaliste – on peut bien vouloir tout ce qu’on veut mais,
pour l’heure, c’est bien le capitalisme qui nous donne non seulement des
ordinateurs, des téléphones, mais aussi des presses pour imprimer des
livres, des médicaments, voire les simples outils avec lesquels on monte
lesdites cabanes. Qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Si la désertion de certains a
pour condition de possibilité cachée que certains autres, en fait la plupart,
en soient interdits et demeurent dans le capitalisme à produire les choses
auxquelles nous ne pouvons pas renoncer, je ne pense pas que ça fasse une
solution satisfaisante. Il y a donc bien un moment où l’on bute à nouveau
sur la question du mode de production – et c’est une question d’échelle
macroscopique. Qui demande donc le déploiement de moyens politiques
macroscopiques. Quels sont les nôtres ? – grand silence… On comprend
qu’à ce moment les regards se tournent de nouveau vers l’État. Car il est de
la puissance de la multitude concentrée, sur le papier immédiatement
opposable à la puissance macroscopique du capital, donc possiblement
l’instrument d’une réorganisation de la division du travail sous des rapports
sociaux non capitalistes.
Mais sur le papier seulement. Car c’est vrai qu’il y a loin de la coupe
aux lèvres et que la thèse de l’État-instrument neutre est, en tant que telle,
une aimable fantasmagorie – j’ai l’air de négocier une succession de demi-
tours au frein ; mais je te rappelle que je n’ai pas d’autre ambition que de
cartographier notre situation, c’est-à-dire les problèmes à solutions
contradictoires au milieu desquels nous avons à nous mouvoir. Par
exemple : 1) la défection généralisée ne fait pas une politique ; 2) une
transformation politique et sociale d’ampleur est une affaire macroscopique,
une affaire pour le nombre ; 3) si le jeu se joue à cette échelle, alors on ne
peut pas se désintéresser de l’État qui est une puissance macroscopique a
priori distincte du capital ; 4) malheureusement cette distinction de principe
est largement effacée du fait que, dans le capitalisme, l’État est l’État du
capital, en tout cas qu’il est tout sauf l’outil neutre que se représentent les
approches instrumentales ; 5) mais « largement » veut-il dire
« complètement », voire « ontologiquement » ? Voilà à mon avis une
circonscription possible du problème d’ensemble – définie sur deux fronts
opposés : et contre ceux qui ont d’emblée rayé toute idée de faire quelque
chose avec l’État, et contre ceux qui persistent à y voir un simple outil,
offert à la conquête dans la forme de l’élection « démocratique ».

6. S’il faut à la fois faire droit à ces derniers et les dégriser, il suffira de les
inviter à une expérience de pensée synthétique consistant à imaginer ce qui
suivrait de l’arrivée au pouvoir de leur formation préférée – au hasard, dans
la conjoncture présente, la France insoumise. Imaginer, c’est ce qui n’est
pas requis au-delà du raisonnable pour apercevoir aussitôt combien
conquérir ce qu’on appelle usuellement le « pouvoir d’État » n’équivaut en
rien à conquérir l’État. Car l’État, contre l’illusion entretenue par les
mythologies médiatiques, ne se réduit pas exactement au gouvernement, le
lieu, en effet, où l’on peut changer les têtes. L’État c’est la masse d’un
gigantesque appareil, où les couches intermédiaires-supérieures, disons
celles de la technostructure, disposent d’un pouvoir considérable – du
pouvoir effectif. Typiquement : Bercy. On peut bien changer quelques
directeurs d’administration centrale, mais comment les nouveaux entrants
se feront-ils respecter, et obéir, de leurs troupes dès lors que la divergence
de vues entre eux et elles sera avérée et, sur le papier de notre expérience de
pensée, considérable ? Même faire faire à la direction du Trésor une chose
aussi innocente qu’un keynésianisme tout ce qu’il y a de plus urbain est
devenu une tâche presque impossible. Peut-on imaginer ce qu’il en ira au
moment où il sera question de saisir les banques, instaurer un sévère
contrôle des capitaux ou sortir de l’euro ? Car c’est bien ce qu’il faudra
faire si notre gouvernement a la moindre intention de produire une
différence significative.
Voilà en tout cas ce que cette expérience de pensée a le devoir de
penser : l’énormité des forces qui se dresseront aussitôt face à ce
gouvernement – et lui feront rapidement connaître qu’investir l’Élysée,
Matignon, quelques autres ministères et l’Assemblée nationale n’est pas
beaucoup plus qu’occuper des locaux. En réalité, la guerre sera déclarée
avant même l’arrivée effective dans les lieux : par la finance. Tu te souviens
peut-être qu’en avril 2017, lorsque le carré de tête au premier tour de la
présidentielle s’est resserré, et que l’hypothèse Mélenchon au second tour,
donc probable vainqueur contre Le Pen, a commencé à prendre consistance,
on a vu les spreads des taux de la dette publique française s’ouvrir. Je ne
veux pas verser dans une discussion de macroéconomie financière plus que
de raison, mais il faut comprendre que le taux d’intérêt souverain, comme
son nom ne l’indique pas, est entièrement dans la main du marché
obligataire, donc des investisseurs financiers internationaux. Or il est une
variable névralgique : c’est par là que bon nombre de pays européens à
partir de 2009 ont été mis à genoux et réduits à des formes d’austérité dont
certaines, je pense au cas de la Grèce, pourraient être qualifiées de
criminelles. En deux mots : la moindre crainte des marchés de capitaux,
crainte formée d’après leur représentation de ce en quoi consiste une
« bonne politique économique » – elle est « bonne » quand elle est au plus
près des intérêts de la finance – la moindre crainte, donc, de voir un État
s’éloigner de cette norme suscite des mouvements qui peuvent être massifs
d’abandon des titres de la dette publique, d’où résultent en séquence : le
relèvement des taux d’intérêt ; la hausse du service de la dette ; le choix
subséquent soit de se tenir à l’objectif de déficit ante mais alors au prix de
réduire les autres dépenses publiques (austérité), soit de consentir à un
creusement du déficit, puis de la dette elle-même, mais alors avec la
certitude d’une nouvelle réaction adverse des marchés obligataires, et c’est
reparti pour un tour de hausse supplémentaire des taux… jusqu’à ce que
l’État attaqué finisse par mettre les pouces.
Je n’en dis pas davantage, mais ce qu’il faut comprendre c’est que les
marchés de capitaux sont le lieu depuis lequel le capital financier peut
mettre échec et mat, ni plus ni moins, toutes les politiques économiques qui
lui disconviennent. Et ceci, jeu des anticipations oblige, avant même que le
gouvernement « disconvenant » ne soit installé, puisqu’on peut avoir une
idée de son élection avant même que celle-ci ne soit effective : il lui suffit
d’avoir déclaré des intentions et d’être en position de remporter l’élection
pour être pris à partie. En gros, le dépouillement ne serait pas terminé que la
crise financière apoplectique se serait déjà ouverte, et le nouveau
gouvernement prendrait ses fonctions KO debout avant même d’avoir pu
esquisser le moindre geste.
Il ne faut pas m’opposer que ces considérations d’un pénible
technicisme d’économiste n’ont aucun sens à force d’être à des lieues de la
fuite exaltante dans les forêts : quand le système bancaire, c’est-à-dire le
système des paiements, est à terre, c’est tout le circuit des échanges qui est
instantanément mis à l’arrêt, faute de tout accès à son médium propre –
l’argent. Ce sont des choses extrêmement concrètes dont je parle ici : accès
aux comptes personnels gelés, plus de fric aux distributeurs. Or dans une
économie à travail profondément divisé, on ne survit qu’en jouant la
complémentarité des insertions dans la division du travail, mais une
complémentarité effectuée dans l’échange marchand, par le truchement du
médium-argent. Si les accès à la monnaie sont brutalement fermés, la
population se divise en deux : ceux qui ont un potager et ceux qui n’en ont
pas – moi, par exemple, je n’en ai pas, tu comprends que je me fasse du
souci. Et je n’aurai pas la solution du troc, que me suggéreront sans doute
quelques bon esprits alternatifs. D’abord parce que je n’ai rien à troquer –
j’occupe une position très désavantageuse dans la division du travail à cet
égard – et que même si j’avais, je n’ai autour de moi que des agents aussi
mal lotis que moi sous ce rapport, n’ayant rien d’intéressant à m’apporter
dans l’échange non monétaire s’il est question de croûter. Or ça sera ça le
problème s’il survient une crise financière-monétaire de force 10.
On aperçoit au passage à quel degré la fable démocratique-électorale
est… une fable, puisqu’elle est d’emblée mise sous condition de conformité
aux vues de la finance mais, pire encore, puisque la finance a acquis une
emprise telle qu’elle interdit presque de revenir sur les conditions
structurelles qui font sa propre emprise, en quelque sorte elle s’est auto-
verrouillée : un candidat qui, pendant la campagne, annoncerait son projet
d’une restauration démocratique commençant a minima par la neutralisation
du pouvoir normatif de la finance (donc par une sévère re-réglementation)
serait aussitôt furieusement attaqué par la finance, et ces attaques
(spéculation contre la dette publique, relèvement en flèche des taux
d’intérêt) produiraient aussitôt leurs dégâts objectifs (ralentissement de la
croissance, hausse du chômage), de sorte qu’il serait possible de dire de la
politique proposée qu’elle a manifestement échoué avant même d’avoir été
mise en œuvre !
Il faut donc se faire un tableau vivace de l’énormité des forces qui se
mettraient immédiatement en mouvement pour contrer ce gouvernement, à
l’extérieur comme à l’intérieur. À l’intérieur par sédition de la
technostructure économique, désormais pourrie (idéologiquement) jusqu’au
trognon et qui, rapidement, déposerait tout « devoir de loyauté » pour
refuser de s’associer à un « crime contre la raison économique ». Sédition
probable également de la police, et des services, dont la passion de l’ordre
serait très sensible au fait que « l’ordre » est en train d’être perturbé. Quant
à l’extérieur, je ne t’en parle même pas : la finance donc, mais aussi le
capital industriel qui ne serait plus que hauts cris, avant d’ouvrir la grève de
l’investissement et de l’embauche (enfin de ce qu’il en reste), le capital
bancaire qui, lui, pratiquerait la grève du crédit, enfin, pour couronner le
tout, les médias. Il faut imaginer la tympanisation continue par les chaînes
d’information glapissant H24 à la folie, au désastre, à l’effondrement ou à la
disparition de la France. Car, je te le redis, ce gouvernement de notre
expérience de pensée aurait pour toute première tâche d’arraisonner ce qui,
laissé en l’état, le mettrait en échec à coup sûr, à savoir la finance et l’euro.
Arraisonner la finance, ça veut dire : se retirer de la circulation
financière internationale, des marchés de capitaux, donc réorganiser le
financement du déficit sur une base purement interne, de mobilisation
forcée de l’épargne domestique, par conséquent mettre une contrainte sur
l’emploi de cette épargne par les banques privées qui la collectent. Dans le
contexte de crise financière suraiguë, donc de taux d’intérêt envoyés aux
cieux, ça veut dire également mettre le service de la dette publique française
sous moratoire, en attendant peut-être d’en dénoncer purement et
simplement une partie (celle par exemple héritée de la crise de 2008). Je
signale que ce moratoire crée d’emblée une situation d’effondrement
financier mondial. Pour compléter le tableau, nous devons sortir de l’euro.
De toute façon les mesures qui précèdent sont par elles-mêmes des
infractions majeures aux traités, depuis réinstaurer un contrôle des capitaux
(la parfaite liberté de circulation des capitaux, c’est-à-dire le règne de la
finance sur tous les agents tant publics que privés, est consacrée par les
traités – article 63) jusqu’à dénoncer la dette. Ce dont nous parlons ici est
sans commune mesure avec les pauvres tentatives de rébellion du
gouvernement Tsipras, dont tu sais avec quelle violence on les lui a fait
rentrer dans la gorge. Je te laisse imaginer ce qui suivrait des premières
décisions de notre gouvernement de fiction – en réalité, les institutions
européennes, et les autres États-membres, saisiraient parfaitement qu’il
s’agit d’un combat à mort. Comme à Chypre, comme en Grèce, la BCE
entrerait aussitôt dans le jeu pour faire plier le gouvernement en mettant les
banques françaises sous embargo de refinancement. Les besoins de
refinancement des banques privées auprès de la Banque centrale sont d’une
continuité si névralgique que leur interruption les met à terre en 24 heures.
La situation de crise générale atteindrait un tel pic qu’elle commanderait
d’elle-même sa propre résolution : la rupture. Et tout ça sous le
commentaire épouvanté, je veux dire les hurlements, de BFM, France Inter
et Le Monde.

7. C’est ici qu’on atteint ce que je serais tenté de nommer le « point L » – je


vais te dire pourquoi « L » dans un instant. Car ce point de crise maximale
est un point de bifurcation. À notre gouvernement fictif il reste deux
solutions et deux seulement, aucune intermédiaire : soit il s’affale, dépose
les armes et organise la cosmétique de la reddition, Tsipras augmenté en
quelque sorte, « démonstration » en vraie grandeur de ce que rompre avec
la sagesse néolibérale « est impossible », condamnation pour des décennies
de toute expérience de gauche ; soit il maintient, mais alors il doit faire le
constat que l’énormité des forces adverses, mortelles, n’est plus
accommodable dans le cadre des institutions de la vie « démocratique »
ordinaire, dont il est précisément avéré en cette situation qu’elles n’ont rien
de démocratique : les procédures démocratiques qui se veulent purement
formelles, c’est-à-dire conçues sans égard pour les contenus substantiels
dont elles doivent être l’honnête arbitre, n’en finissent pas de trahir leur
attachement à un contenu particulier, le contenu de l’ordre propriétaire. La
fiction formaliste ne peut être maintenue que si son jeu livre invariablement
la reconduction (sous des formes variées a minima pour faire illusion
« démocratique ») du contenu toujours-déjà-élu – et dénié comme tel. Et
dès que le formalisme livre autre chose, alors les masques tombent, et la
force armée donne – again : tout ça est vieux comme 1848.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est le type de situation qui se nouerait
dans le cas de notre expérience de pensée : en trois décennies de
néolibéralisme, le capital a considérablement déplacé ses normes. Le
déchaînement, je veux dire l’accumulation indéfinie des conquêtes,
l’enfoncement des acquis sociaux comme dans du beurre, l’encouragement
constant de tous les gouvernements et de toutes les instances
internationales, tout ça refait un habitus – un habitus de la position
écrasante dans le rapport de force, donc un habitus qui a perdu toute
disposition à transiger dans le compromis. C’est anecdotique, mais
significatif : souviens-toi du tollé déclenché par des startupers au début du
mandat Hollande, ils s’étaient fait appeler « les Pigeons » parce qu’il était
question de relever la fiscalité sur les plus-values financières (dont ils font
leurs fortunes, et en fait leur raison première d’« entreprendre »). Bien sûr,
effrayé, le gouvernement avait aussitôt renoncé à ses insignifiants projets
fiscaux. On comprend qu’à remporter en longue période de si faciles
victoires sur des choses aussi bénignes, on développe une intolérance
radicale à tout « recul ». Imagine un peu ce que donneraient les « reculs »
que nous sommes en train d’envisager. Ce que ça donnerait ? L’entrée en
guerre du capital, immédiate, à outrance.
Le point L tire les conclusions de cet état de fait, qui est un état de
guerre – et c’est donc « L » comme Lénine. Dans les conditions de
raidissement normatif du capital jusqu’à l’intransigeance extrême après
trois décennies d’avancées ininterrompues, une expérience
gouvernementale de gauche n’a que le choix de s’affaler ou de passer dans
un autre régime de l’affrontement – inévitablement commandé par la
montée en intensité de ce dernier, montée dont le niveau est fixé par les
forces du capital. Un autre régime, ça veut dire en mobilisant des moyens
littéralement extra-ordinaires, j’entends hors de l’ordinaire institutionnel de
la fausse démocratie. Par exemple : réinstauration flash d’un contrôle des
capitaux, sortie de l’euro, donc reprise en main immédiate de la Banque de
84
France, mais aussi nationalisation des banques par simple saisie , et
surtout suspension, voire expropriation, des médias sous contrôle du capital.
C’est un point décisif. On ne mène pas une politique qui suppose un soutien
puissant de l’opinion dans des conditions d’adversité médiatique générale,
maximale, déclarée, principielle. Il faut donc arriver avec un schéma tout
armé de refonte entière du secteur des médias, à l’image de celui que Pierre
85
Rimbert avait proposé il y a quelques années . Comme on voit, les
urgences simultanées d’un tel gouvernement sont celles d’un double
arraisonnement immédiat : de la finance et des médias du capital.
Il est assez évident qu’aucun compte ne devra être tenu de toutes les
interdictions juridiques, comme celles que prononcerait inévitablement le
Conseil constitutionnel par exemple (il suffit de rappeler son comportement
depuis les nationalisations de 1981 jusqu’à sa validation des lois
successives de licenciement « de compétitivité ») : si l’on s’arrête aux
institutions de l’ordre propriétaire au moment où l’on entreprend d’abattre
l’ordre propriétaire, il est certain qu’on n’ira pas très loin… erreur
équivalente à celle de la Commune qui, mesmérisée, a mis le genou à terre
devant le fronton de la Banque de France, et s’est interdit de s’emparer de
son or. Il suffit sans doute de dire ces choses pour apercevoir dans quel
univers nous fait basculer le franchissement du point L. D’aucuns diraient
qu’il s’agit d’un univers de type « dictature du prolétariat ». Aux réserves
près quant à la signification du mot « prolétariat », ce ne serait pas faux. Il
suffira de se rappeler en quels termes Lénine la définissait : la démocratie,
en principe, c’est la loi de la majorité, donc la dictature de la majorité
(puisqu’elle impose ses vues à la minorité), et il se trouve au surplus que,
dans les institutions distordues qu’elle se donne dans l’ordre capitaliste, la
dictature démocratique ne fonctionne qu’au profit de la minorité (du
capital). La dictature du prolétariat, ou dictature de la majorité, n’est donc
rien d’autre que la « démocratie » ramenée à son concept.
Tu te souviens comme moi de cette scène déchirante du film Reprise,
tournée à l’entrée des usines Wonder en juin 68, avec ce cégétiste patelin
qui explique à une femme qu’allez, il faut y retourner, qu’on a beaucoup
obtenu, qu’on aura même davantage la prochaine fois – et elle qui crie sa
détestation de ce travail ignoble. En faisant un effort, on pourrait, sinon se
couler dans la logique de ce syndicaliste de l’époque, au moins y voir le
reflet d’une conjoncture dans laquelle, en effet, il était possible d’obtenir
« quelque chose » du capital, sous réserve évidemment, conformément
d’ailleurs aux termes du compromis fordien, de ne pas attenter à sa
souveraineté sur la production. Pourvu donc que cette prémisse demeure
intouchée, le capital « répondait » au rapport de force, tel qu’il était encore
armé par les structures économiques de l’époque, qui limitaient
objectivement sa latitude stratégique, donc son pouvoir de négociation.
Mais plus rien de tout ça ne tient après quatre décennies de néolibéralisme
no limit. Plus aucune retenue, plus aucune contention, plus aucune décence
– puisque la modification des structures a supprimé tous les intérêts à la
retenue, à la contention et à la décence. C’est vraiment cela, ce déplacement
de ce qu’on pourrait appeler pour faire image la position psychique du
capital, qu’il importe d’avoir en tête pour être au clair quant à ce qu’il est
permis d’espérer dans le cadre des structures économiques et des
institutions « démocratiques » d’aujourd’hui : rien.
Il faut vraiment prendre la mesure de toutes les transformations qui se
sont effectuées en trente ans de néolibéralisme, des transformations qui, du
côté des dominants, ont refait un pli, ont refait tout un habitus : l’habitus du
déchaînement. Littéralement : dé-chaînement. Le type humain du dominant
capitaliste a été modifié : jadis il y avait l’arrogance, le mépris de classe,
etc., bien sûr tout ceci est resté, mais s’y sont ajoutés toute une série de
traits sociopathiques nouveaux. J’admets que la catégorie de « sociopathe »
n’est pas très raffinée, mais ici elle suffira bien pour dire ce qu’il y a à voir
– avec en prime cette ironie de retourner les catégories du DSM contre le
système dont il est l’émanation.
Le dé-chaînement à l’étage des structures s’est exprimé en un dé-
chaînement à l’étage des psychés, pour engendrer des types que rien ne
retient, et notamment aucune considération de moralité ou de sensibilité à la
souffrance d’autrui. Nous avons cette conversation au moment où a lieu le
procès des dirigeants de France Télécom. Leurs propos, leur système de
défense, leurs auto-justifications, mis en regard des témoignages de leurs
victimes ou des proches de leurs victimes : tout est stupéfiant. Je sais que je
vais dire une trivialité, mais ces gens – les capitalistes d’aujourd’hui –
considèrent les hommes comme des choses. La chosification,
l’objectalisation des hommes, c’est cela le propre du sociopathique,
objectalisation qui dispense de tout sentiment moral.
Pour notre malheur, ce propre s’est trouvé d’emblée inscrit dans les
schèmes fondamentaux de la rationalité économique, instrumentale, celle
qui agence des moyens à des fins, et qui ne discute pas de la nature des
moyens. Nous le savons même depuis Kant puisque celui-ci nous avait mis
en garde en nous enjoignant d’agir « de telle sorte que tu traites l’humanité
aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en
86
même temps comme une fin, et jamais comme un moyen » – c’est donc
bien que la possibilité de l’abus est constituée depuis longtemps.
À tout le moins le capitalisme néolibéral, armé de rationalité
économique, lui a-t-il donné une extension inouïe – ressources humaines, et
tout est dit. Le plus frappant, et le plus caractéristique, dans le procès
France Télécom, c’est que les prévenus, à l’évidence, ne comprennent
absolument pas ce qui leur est reproché ou, plus exactement, parviennent
sans cesse à le ramener à un système de justifications admissibles à leurs
yeux, au simple respect de la « nécessité économique », sans doute
regrettable à certains égards, mais qui, enfin, s’impose et dont ils ne sont, à
la limite, que les desservants quasi mécaniques. Un système qui broie les
individus jusqu’à la mort, opéré par d’autres individus qui se prévalent d’un
commandement supérieur (ici la « loi du marché »), c’est une configuration
qui nous rappelle des choses – Adorno et Horkheimer, me semble-t-il, ont
produit une ou deux idées à ce sujet… Mais ce qui me paraît le plus
important dans tout ça, c’est que nous avons affaire à des enfermés. Rien ni
personne ne pourra leur faire apercevoir la monstruosité de leurs actes. Plus
rien ne pourra se frayer un chemin jusqu’à leur conscience morale. Il faut
bien voir la généralité du portrait, bien au-delà du cas particulier France
Télécom – depuis plus de 25 ans, la souffrance au travail est suffisamment
documentée pour qu’on sache à quoi s’en tenir : à un fait justiciable d’une
épidémiologie. Et pour qu’on sache également comment le rapporter à une
certaine configuration des structures économiques du capitalisme
contemporain, donc, à une certaine configuration des psychés des
dominants dans ces structures, telles qu’elles expriment ces structures et les
effectuent.
Mais on voit tout autant combien le type sociopathique s’est répandu
partout, pas seulement dans les entreprises mais, fatalement, dans l’État
également. Macron n’en est-il pas la plus parfaite incarnation ? Il éborgne,
mutile, mais ça n’a aucune importance, ça n’existe pas. À l’évidence, ça ne
lui a pas ôté une minute de sommeil. Comme toujours, seul un peu de recul
historique permet de prendre la mesure des dérives en longue période.
Pasqua, avait-on rapporté, avait été atteint par la mort de Malik Oussekine –
Pasqua ! C’était en 1986. Trente ans plus tard, disparition complète du
moindre mouvement de conscience : Macron, Castaner, Lallement, ces
gens-là dorment dans la plus complète satisfaction de leurs actes, comme il
y a peu Lombard, Wenès et Barberot (les dirigeants de France Télécom). Il
faut voir tout ça pour se rendre à l’idée qu’avec ce type il n’y a pas, il n’y a
plus, de transaction, d’atermoiement, ou de compromis possibles. Il faut se
défaire de l’espoir naïf qu’on pourrait à force d’explications lui faire
entendre raison, lui ouvrir les yeux, le ramener à la morale commune ou au
respect minimum de l’humanité des hommes, pour renégocier un
arrangement macrosocial différent. C’est fini, c’est trop tard. Eux ont passé
le 38e parallèle, on ne pourra plus les rattraper. Quand on a affaire à des cas
particuliers, il y a bien la neutralisation judiciaire-carcérale. Quand on a
affaire à une configuration historique entière, il n’y a plus que la solution de
l’affrontement global – nous y voilà de nouveau reconduit : gigantomachie.
Tout défi au pouvoir totalitaire du capital aura à passer par ce point
d’épreuve, aura à apercevoir que, toute possibilité de compromis ayant
disparu, la situation se clarifie dramatiquement en guerre à outrance.
Jusque, disons, la fin des années 1990, des marges de renégociation
existaient encore – j’entends par là qu’une politique publique délibérément
engagée pour retordre le rapport de force moins en défaveur du travail
pouvait peut-être encore espérer ne rencontrer que des résistances, pas la
guerre ouverte. Plus maintenant. En trente ans, la dérive psychique du
capital a radicalement repositionné les enjeux. Ou l’on assume ça, et l’on
pourra éventuellement faire quelque chose de la conquête du pouvoir
d’État, ou on ne l’assume pas et mieux vaut repartir planter ses choux.
Mais l’assumer n’est pas tout – condition nécessaire seulement. Encore
faut-il en avoir les moyens de puissance. C’est ici qu’on mesure l’illusion
de pouvoir attachée à la seule « conquête du pouvoir » sous la forme d’un
« gouvernement » – quelques dizaines de types dans des palais, c’est-à-dire
dans le vide, à plus forte raison quand toute la structure institutionnelle qui
fait l’effectivité du pouvoir est, soit en train de se retourner contre eux, soit
en train de s’effondrer. Alors il faut manifester à nouveau le nombre, et il
n’y a pas d’autre solution que de le reconvoquer sous sa forme brute,
élémentaire : le nombre comme nombre, physiquement. Dans la rue donc.
Si la multitude ne fait pas connaître sa force immédiate de multitude, ce
sont les forces adverses, réactionnaires, qui l’emporteront. C’est pourquoi,
si on la prend au pied de la lettre, une expérience gouvernementale de
gauche est impossible. Prendre l’expression à la lettre, c’est à la fois
indiquer que par « gauche » il faut entendre la contestation de l’emprise du
capital sur la société entière, peut-être jusqu’à son annulation complète, et
par « gouvernementale », il faut entendre une politique qui ne passerait que
par l’activation des structures étatiques au sens le plus étroit du terme. Au
point d’intransigeance où en est venu le capitalisme néolibéral, cette
expérience, ainsi définie, n’a aucune chance. Elle n’en retrouve qu’au
moment où le nombre se manifeste dans son concret brut : comme nombre
prenant la rue, occupant les lieux, intimant la crainte aux forces
réactionnaires – ce dont nous avons eu la préfiguration quand les Gilets
jaunes se sont rendus spontanément à cette évidence pourtant énorme, mais
soigneusement ignorée depuis si longtemps, que le rapport des forces doit
être manifesté par défi à l’ennemi sur son propre terrain : les quartiers
riches – et pas le navrant Bastille-Nation. Quand l’émeute dévaste le
VIIIe arrondissement, le changement d’ambiance est immédiat. Seule la
pression physique de la multitude, c’est-à-dire faisant ré-éprouver
corporellement aux dominants leur situation minoritaire, est à même de
désarmer leur arrogance – et de leur réapprendre à raser les murs.
La question n’est pas seulement celle de la situation minoritaire des
dominants « les plus dominants », mais également de rendre très
minoritaire le bloc social dont ils parviennent à s’entourer – ce que Bruno
87
Amable et Stefano Palombarini nomment « le bloc bourgeois ». Une
condition du « très minoritaire » que, typiquement, n’aurait pas satisfaite,
par exemple, la présidentielle de 2017 si l’inutile Hamon, apportant ses voix
dès le premier tour, avait permis à Mélenchon de passer et de nous mettre
devant notre expérience de pensée devenue réalité. Il est tout à fait certain
qu’accéder au pouvoir avec un soutien objectif aussi mesuré que ce score de
premier tour ne suffisait nullement à créer les conditions auxquelles je
pense : les conditions du nombre de masse mobilisé. Dont une réalisation a
été donnée en 1936. Sans grève générale : rien. Supposons que la machine à
remonter le temps nous permette de revenir en avril 2017, de machiner
Hamon, et puis voilà, Mélenchon est élu. Que se passe-t-il ? À l’évidence
Tsipras redux : tempête générale – alors qu’il ne s’agit, je le rappelle, que de
restaurer plus ou moins le rapport de force dans son état d’il y a 40 ans,
toléré alors, intolérable aujourd’hui (par le capital bien sûr), et c’est à cela
qu’on mesure le déplacement normatif gigantesque parcouru entre-temps.
Tempête, donc, d’abord financière, ensuite médiatique, et retraite en rase
campagne. En deux mois, grand maximum, peut-être même deux
semaines !, là où il avait fallu deux ans pour les « socialistes » de 1981 –
c’est qu’entre-temps, de la furie financière des marchés à la vérole
capitaliste des médias, en passant par l’égout permanent des chaînes
d’information, tout a crû et embelli, et dans d’invraisemblables proportions.
Un Mélenchon élu en 2017 se retrouve au pouvoir avec un soutien mesuré
par un score de premier tour de 20 % et quelques, seul au sommet d’un
appareil d’État dont certaines composantes stratégiques s’apprêtent à faire
défection, si ce n’est à saboter activement. Et face à une hostilité écumante
de la quasi-totalité du pouvoir économique et symbolique en face de lui.
Comment veux-tu que ça ne se finisse pas en une terrible défaite ? Dont on
peut légitimement se demander d’ailleurs si l’intéressé ne l’a pas lui-même
déjà intégrée par anticipation, et n’a pas déjà préparé sa rhétorique du
« repli offensif » ou quelque autre fourbi de ce genre.
Pour qu’il ne puisse pas faire retraite sur des « positions préparées à
l’avance », il faut que le nombre ne lui laisse pas d’autre choix que
d’avancer vers le point L, et de le franchir. Alors on a peut-être une
configuration praticable qui fait droit à tous les bords de la contradiction :
les masses mobilisées à la fois pour surveiller le pouvoir, le river à sa ligne,
et lui donner la force de faire, c’est-à-dire mobilisées pour tenir ensemble
que 1) le pouvoir d’État, c’est de la puissance cristallisée macroscopique,
seule à même de défaire la puissance macroscopique du capital, mais 2) en
tant que tel, l’État n’est qu’un lieu vide et sans pouvoir – en fait sans force.
Mais le nombre écrasant, c’est aussi, peut-être surtout, la condition
pour que cette « dictature du prolétariat » ne dégénère pas en guerre civile,
donc à terme en dictature tout court. Plus le nombre est grand, plus les
dominants déposés sentent qu’ils sont maintenant numériquement et
symboliquement dominés. Il y a des disproportions quantitatives qui
désamorcent d’emblée toute tentative d’aller à la guerre, qui font
comprendre « en face » que cette guerre est sans objet parce qu’elle est déjà
perdue. J’ai évoqué un peu légèrement tout à l’heure l’alternative entre
assumer le point L et rentrer planter ses choux, mais c’est tout de même une
affaire de la dernière gravité, tout ce dont nous parlons. L’ordre
propriétaire-capitaliste n’a jamais reculé à la perspective de la répression
sanglante et de la guerre sauvage quand il s’est senti en péril. L’histoire
nous a plus qu’abondamment montré de quoi il était capable, où il plaçait
les enjeux, et quels moyens il n’hésitait pas à se donner. Ce sont les
dominants qui fixent le niveau de la violence et règlent les intensités de la
tragédie de l’histoire. Le nombre, en sa puissance écrasante, affirmative et
dissuasive, est le seul antidote au déchaînement.
En tout cas voilà : dans une conjoncture telle que celle à laquelle je
pense, nous aurions à faire à une forme inédite de l’État : l’État « habituel »
auquel on aurait retiré ses composantes défectrices et auquel on aurait
ajouté les masses mobilisées. C’est ce nouvel ensemble qui formerait, sans
doute transitoirement, l’État. En quelque sorte un État obtenu par
l’équivalent d’une transition de phase : la potentia multitudinis jusqu’ici
cristallisée dans toute l’épaisseur institutionnelle de l’appareil s’est en partie
défaite, mais une quantité équivalente, en fait supérieure, de puissance de la
multitude la remplace quoique sous une autre forme : la puissance des
masses en état de mobilisation. Il s’agit donc, littéralement, d’une question
de métamorphose de la puissance politique : de la forme cristallisée-
institutionnelle on retourne, pour une part, à la forme brute.
Une politique de transformation sociale passant par l’État est donc
sous condition de cette transition de phase, d’une mobilisation de masse
durable. La question remonte alors d’un cran : sous quelles conditions la
condition est-elle elle-même placée, je veux dire : qu’est-ce qui produit de
la mobilisation de masse durable ? Durable, c’est-à-dire au moins jusqu’à
ce que s’accomplisse la métamorphose inverse de la précédente, car elle se
produira : une recristallisation de la potentia multitudinis mais dans un tout
nouvel appareil institutionnel de l’État, cette fois notionnellement conforme
aux nouvelles orientations de la politique. Mais avec de nouveau réarmé le
risque de la capture séparatrice : les masses retournent à leurs occupations,
la division du travail politique reprend ses droits, littéralement des
fonctionnaires prennent en charge (les fonctions), bref font fonctionner… et
de nouveau on est dans le pénible.
Chez Lénine, la prise du pouvoir d’État succède à une situation de double
pouvoir, résultat du développement et de la maturation d’institutions
concurrentes de l’État, les soviets. S’instaure alors une dialectique entre
pouvoir constituant et pouvoir constitué (pour reprendre une formule de
Negri) dont l’issue détermine la sauvegarde du processus révolutionnaire.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’histoire ne nous a pas laissé
beaucoup de scénarios favorables quant à cette issue : bureaucratisation,
militarisation, restauration ou contre-révolution, et dans tous les cas
glaciation de la révolution. La pratique de la destitution vise précisément à
briser la spirale infernale constituant/constitué – le fétichisme des
assemblées constituantes est le tombeau des révolutionnaires pour les
auteurs d’À nos amis. Tu as pointé toi aussi les effets potentiellement
négatifs d’une recristallisation de la puissance de la multitude… Celle-ci
est-elle nécessairement vouée à la capture étatique ? N’excède-t-elle pas
toujours ses formes institutionnelles ? Et ne faut-il pas se situer résolument
au plus près de cet excès (par exemple aux côtés des sans-culottes au temps
de la Convention, des sections et clubs révolutionnaires dans la Commune
de Paris, des soviets et conseils d’usine dans la première phase de la
révolution russe, ou du comité révolutionnaire de Shanghai en 1967) ?

8. Nombreux doivent être ceux qui ignorent qu’on doit à Alexandre


Matheron, immense commentateur de l’œuvre de Spinoza mais totalement
inconnu au-delà du petit cercle des spinozistes, d’avoir posé la dialectique
du constituant et du constitué, en soulignant la distinction conceptuelle
cruciale de la puissance (potentia) et du pouvoir (potestas) et, partant, la
thèse du pouvoir (constitué) comme capture de la puissance (constituante).
J’avoue n’avoir jamais compris que, la reprenant à son compte, Negri se
soit refusé à admettre l’effet de verticalisation qui résulte de cette capture
même, pour continuer d’entretenir le fantasme d’une multitude pleinement
horizontalisée, transparente et de plain-pied avec elle-même. Mais ça n’est
jamais là qu’une instanciation supplémentaire de l’antipolitique puisque,
nous l’avons vu, la multitude horizontalisée est sous condition d’Éth., IV,
35, condition du règne de la raison, et que ce règne n’est pas de ce monde –
Negri se rattachant ici de fait au sous-courant de l’antipolitique des
virtuoses.
Cette considération « géométrico-politique » mise à part, la position de
problème reste la bonne – et c’est celle que toute la pensée de la destitution
récuse catégoriquement puisqu’il entre principalement dans son intention de
désamorcer tout effet re-constituant. Or, je crois l’avoir assez dit, je pense
pour ma part que cette idée-là n’a pas de sens, mais ontologiquement :
l’idée de la multitude suspendant sa puissance est absurde, nécessairement
cette puissance s’exerce à « quelque chose » et, par définition, c’est cet
exercice qu’on peut dire « constituant ». Nécessairement « il se constitue »
– quoi ? c’est ça la question. « Quelque chose », c’est entendu, mais parmi
plusieurs choses possibles a priori et différemment désirables. Entre le pôle
horizontal pur, qui fonctionne comme une sorte de fantasme de complétude
– mais les fantasmes de complétude sont des impossibles –, et le pôle
opposé de la capture étatique, qui n’est pas plus complète – sous la chape de
l’État, la multitude grouille, incontrôlable, inarraisonnable jusqu’au bout –
mais dont nous connaissons malheureusement de bien meilleures
approximations, il nous faut explorer le spectre des intermédiaires. Ce qui
signifie : comment dialectiser le constituant et le constitué, dans quelle sorte
d’agencement organiser leur jeu ?
Que la puissance de la multitude, pour reprendre tes termes, « excède
les formes institutionnelles » où elle se trouve capturée, c’est aussi
incontestable en principe que la dénivellation du constituant au constitué,
l’asymétrie du principe générateur et des choses engendrées. C’est bien
pourquoi aucune institution, aucun pouvoir n’est éternel : tôt ou tard, il
finira débordé par ce qu’il ne pouvait tenir qu’incomplètement – alors
même qu’il en procède. Le paradoxe de la capture, c’est qu’elle parvient à
nous faire oublier cette antériorité de la multitude à toutes ses productions
pour installer ses productions dans une position de supériorité qui est à la
fois imaginaire et réelle ! Réelle parce que, dans le rapport de puissance
objectif, le constitué s’est (relativement) affranchi du constituant, et le
domine. Imaginaire, parce que l’ordre causal, l’ordre de l’antériorité
génératrice, est exactement l’inverse. Et, pour le citer de nouveau, c’est bien
à remettre sur ses pieds ce qui marche sur la tête que La Boétie nous
enjoint. Nous vivons l’État comme une puissance séparée, extérieure et
supérieure à nous, alors qu’en dernière analyse l’État (le principe de l’État)
c’est nous, la puissance c’est nous – lui n’est qu’un pouvoir. Il est le
constitué et nous sommes le constituant.
À ce moment, il serait peut-être grand temps d’examiner ces usages un
peu à la va-comme-je-te-pousse que j’ai faits du « nous ». « Nous », c’est
qui ? Le risque conceptuel constant, c’est de prendre la « multitude » pour
un concept immédiatement empirique, et pire encore comme une entité
homogène. Or « la » multitude, ça n’existe pas, du moins pas autrement
qu’à l’état structuré, fragmenté et conflictuel. Si vraiment l’on veut ressaisir
la multitude dans un plan empirique, alors il faut y voir des groupes, et des
classes. Qui certes « tiennent » ensemble dans une communauté politique,
mais n’en ont pas moins des désirs divergents. Et des rapports différents à
l’ordre social sous tutelle d’État. Il y a des groupes et des classes dont la
part de puissance constituante soutient de bon cœur le pouvoir constitué. Et
d’autres groupes, non. Pour être plus précis : d’autres groupes qui
soutiennent – car tant qu’on n’est pas dans une action pour renverser, de fait
on continue de soutenir –, mais qui soutiennent de mauvais gré, en ayant à
redire. En d’autres termes : soutien dans un affect joyeux pour les uns,
soutien dans un affect triste pour les autres. Tout ceci pour dire que « l’État
contre la multitude », ou « l’État contre “nous” », ce sont des
approximations peu admissibles quand on a un point de vue marxiste, un
point de vue de classes, sur la société. Et que toutes les propositions sur « la
multitude » ne se conçoivent pas sans cette modulation d’arrière-plan.
Maintenant, en reproduisant analogiquement la dichotomie petite
crise/grande crise des économistes de la Régulation (petite crise : crise dans
le mode de régulation, et accommodable par lui ; grande crise : crise du
mode de régulation), on pourrait dire qu’il y a grande crise politique chaque
fois que le constituant redéborde le constitué, chaque fois que le pouvoir est
ramené à son principe qui est la puissance (de la multitude, et ici plus
précisément de sa fraction déterminée à déborder). Elle-même prenant des
figures historiques variées, comme celles que tu as citées : sans-culottes,
communards, soviets, gardes rouges. En attendant une nouvelle figure ?
Mais elle ne sera qu’une déclinaison de plus du même unique principe, le
principe de la multitude, dans toute son ambivalence : multitude destituante
pour commencer… mutant aussitôt, je veux dire sitôt la destitution opérée,
en multitude constituante, et ceci quoi qu’elle en ait. Œuvrant selon sa
nécessité, la multitude crée une nouvelle forme pour le collectif, et c’est
cela qu’on appelle constituer.
Quand en 2003 les caracoles et les conseils de bon gouvernement
chiapanèques sont fondés, de quoi s’agit-il sinon d’un acte constituant ? Il
est vrai que l’État-Chiapas offre l’un des cas les plus intéressants de
dialectique du constituant et du constitué, un cas de minimisation de la
distance – de là peut-être qu’on y voie moins bien ce qui est immédiatement
visible dans les formes étatiques plus classiques, celles d’ailleurs
auxquelles, par une erreur conceptuelle caractéristique, nous voulons
réserver le terme « État ». Ce que ces dernières, donc, permettent de voir
plus facilement, mais qui est en fait d’une grande généralité, c’est que la
multitude, de son point de vue, voit ses œuvres tendanciellement se séparer
d’elle-même. J’insiste : de son point de vue, je veux dire du point de vue
des parties, considérant le tout, et leur rapport au tout. Tel est l’effet le plus
typique de l’auto-transcendance, effet de la transcendance du tout sur les
parties qui n’en ont pas moins produit le tout. Mais c’est une vue de
l’imaginaire (des parties). Du point de vue (imaginaire) des parties, l’État
(les institutions) est « séparé »… quoique réellement il n’en soit rien : il
n’est besoin d’aucune solution de continuité pour penser le rapport objectif
d’immanence de l’État à la multitude – l’État c’est nous, et c’est ça le vrai
drame : nous sommes en dernière analyse (clause tout à fait décisive) les
auteurs de notre propre aliénation. Je songe à cette très belle chanson de
Marc Robine, Le Pieu, que joue souvent la Fanfare Invisible – très belle
mais, ça fait un peu de mal de le dire comme ça, très fausse. Typique en tout
cas de l’imaginaire de la séparation/aliénation : « Petit, vois-tu ce pieu de
bois / auquel nous sommes tous enchaînés / tant qu’il sera planté comme ça
/ nous n’aurons pas la liberté ». Prévisiblement, la chanson poursuit : il nous
suffit de tous tirer sur le pieu, de l’arracher, « et nous aurons la liberté ». Le
pieu, c’est la chose extérieure, à laquelle nous sommes « aliénés », et dont
nous nous désaliénerons pour peu, d’abord, que nous en prenions
conscience, puis que nous nous en débarrassions. Ce que ne voit pas cette
promesse de « liberté », c’est que l’aliénation ne vient pas du dehors, c’est
que nous la produisons nous-mêmes. Et, par conséquent, que la « liberté »
consiste en un problème d’une tout autre nature qu’un pieu à simplement
arracher, qu’il faudra se préoccuper que, le pieu arraché, un autre ne se
reconstitue aussitôt, non pas par une infortune tombée du ciel, mais par
l’effet de notre puissance collective, opaque à nous-mêmes.
Le pieu, c’est le produit le plus typique d’un imaginaire de l’aliénation
à des entités extérieures, de la méconnaissance du rapport d’immanence des
choses aliénantes aux individus aliénés. Et cependant, on se tromperait du
tout au tout si l’on prenait cette référence à l’imaginaire comme une
disqualification. Il n’en est rien. Le rapport à l’État est vécu comme
séparation et, de cela, on ne peut pas ne pas tenir compte – comme tu sais,
chez Spinoza, d’une part l’imaginaire, c’est du réel, ce qu’on imagine, on
l’imagine « pour de bon » et on en est affecté « pour de bon », d’autre part
l’imaginaire est une puissance positive, à laquelle il arrive parfois de ne pas
manquer de justesse (si elle demeure incapable de produire des idées
adéquates). Face aux violences policières d’État, la pensée que le cogné et
le cogneur sont dans un rapport d’immanence ne sera pas d’un très grand
secours. Bref, d’un point de vue disons onto-anthropologique, l’État n’est
nullement « séparé », mais d’un point de vue pratique et politique, on est
parfaitement fondé à trouver qu’il l’est, et méchamment.
Si donc la forme du collectif est produite par la multitude, elle ne s’en
impose pas moins aux parties de la multitude : la production produite
s’autonomise par rapport à ses producteurs. Là est l’effet de « séparation ».
La discussion doit donc maintenant continuer dans le plan de la séparation
éprouvée, le plan où s’établit la manière dont l’ordre collectif est vécu par
ses parties constituantes, car en définitive c’est d’abord ce qui compte : nos
institutions nous semblent-elles devenues étrangères, ou bien les tenons-
nous à portée de surveillance et d’action transformatrice ? « À portée », ça
ne veut pas dire « dans la main », ni dans un rapport de parfaite maîtrise. Il
y en aura toujours une part qui nous échappe, et que nous vivrons sur le
mode de l’imposition, de l’extériorité – donc de l’aliénation. Ne serait-ce
que parce que jamais aucune construction institutionnelle n’a réalisé
l’unanimité, et que ceux qu’à un moment elle vient à contraindre la vivent
comme puissance extérieure, éprouvent à ce moment qu’elle leur est une
puissance extérieure. Sans jamais pouvoir atteindre l’idéal fantasmatique de
la parfaite transparence-maîtrise, il est certain en tout cas que l’autonomie,
en un sens très général, se joue dans l’activité continuée de la puissance
constituante, ou plutôt, car, conceptuellement, la puissance constituante est
toujours active – le pouvoir constitué en est l’émanation ! – plutôt, donc,
dans l’activité particulière de saisie continuée du pouvoir constitué par la
puissance constituante.
Ça n’est donc pas tant que la puissance de la multitude puisse se
suspendre qui est à rechercher – elle ne le peut pas –, c’est plutôt qu’elle
puisse entrer dans un régime d’effectuation où le constitué reste
constamment son objet explicite. Et c’est cela qu’il faut entendre par
dialectisation du constituant et du constitué. Si la vue que je te propose
alors est un peu sombre, l’histoire des révolutions est l’histoire des échecs
de cette dialectisation et, mais cela, ceux qui s’intéressent à cette histoire le
savent, le travail commence par la méditation de ces échecs. 1848 et la
Commune méditent que 1789 se soit arrêté avant de constituer dans l’ordre
économique et social ; 1917 médite l’insuffisance de la Commune à
s’organiser, c’est-à-dire à prendre consistance ; prenant un nom
métonymique, on dira que Cronstadt symbolise le coup d’arrêt à la
puissance constituante des soviets (coup d’arrêt en réalité donné dès 1918),
et puis que la Révolution culturelle médite à son tour l’aggravation de ce
reflux du constituant dans la dégénérescence de l’État stalinien. La
Révolution culturelle : voilà le dernier terme de la série… et il est un échec
lui aussi, donc notre dernier devoir de méditation (on pourrait considérer,
d’un strict point de vue chronologique, que le dernier terme de la série est
plutôt l’Autonomie italienne, mais je me demande si, toutes variations
historiques évidentes mises à part, nous n’avons pas plutôt affaire un cas
assez proche de celui de la Commune – cas d’incapacité d’accéder à un
niveau d’organisation permettant de soutenir le défi de puissance lancé à
l’État).

9. Autant le travail d’analyse a été fait, abondamment même, en profondeur,


à propos de l’URSS stalinienne, de l’ossification bureaucratique, de la
reconstitution endogène d’une classe dominante, du naufrage totalitaire,
etc., autant il reste largement à faire à propos de la RC, dont l’échec est en
fait beaucoup plus douloureux, beaucoup plus névralgique aussi, puisqu’il
est en quelque sorte un échec au carré : l’échec d’une tentative d’éviter
l’échec (soviétique). Bien sûr, tout dans l’imaginaire du « vivre sans » porte
sinon à déconsidérer l’épisode, du moins à le trouver dépassé, pour
présenter une configuration politique d’ensemble qui n’est plus pertinente,
accrochée à des problèmes caducs, ignorante des problèmes présents –
dévastation de la planète, misère existentielle – tels qu’ils appellent de tout
autres réponses. Je n’en suis pas si sûr. Premièrement, dans nos problèmes à
nous, reconnaissons-nous, ou pas, qu’il est question d’en finir avec le
capitalisme, que parler de désastre climatique n’a rigoureusement aucun
sens à ne pas mettre en cause le mode de production capitaliste, que
s’obstiner à chercher une solution au désastre dans le capitalisme est une
contradiction dans les termes ? Reconnaissons-nous, ou pas, que la
destruction en quelque sorte existentielle des existences est l’affaire de la
gouvernementalité capitaliste lato sensu, depuis l’empire du numérique
(appareils mobiles, réseaux sociaux, extractivisme des données) jusqu’aux
formes mortifères de l’urbanisme (pacotille mensongère de la « qualité
environnementale », destination manifeste à la marchandise, surveillance
généralisée), ou le délire des « grands projets d’aménagement », en passant
évidemment par l’arrogance publicitaire ou le totalitarisme d’entreprise (sa
« culture », sa langue dégénérée, ses effrayants « séminaires » de team
building, sa capacité à gangrener tout ce qui lui échappait jusqu’ici, les
entités publiques notamment) ?
Si nous admettons cette position de problème, qui rapporte au foyer
capitaliste l’essentiel de la dévastation contemporaine, ne devons-nous pas
en tirer la conséquence qu’il s’agira avec lui d’un affrontement global, à
plus forte raison de ce que les expérimentations locales seront maintenant
interdites (quand bien même elles ne l’étaient pas, on pouvait leur donner la
portée d’une « préparation » par la figuration en acte d’un au-delà du
capitalisme, précieuse en tant que telle, mais pas davantage) ? Ne devons-
nous donc pas accorder la dimension macroscopique de la confrontation, à
la fois du côté de l’insuffisance des lignes de défection locales (qui laissent
l’énorme reste intact), et du côté de la division du travail, dont il s’agit
certes de modifier (du tout au tout) les rapports sociaux sous lesquels elle
s’effectue, qu’on pourrait certainement envisager de faire régresser, mais
dans certaines proportions seulement, et sans pouvoir lui ôter sa nature de
déploiement macrosocial ? La réponse positive à ces questions détermine
l’affrontement de puissances macroscopiques : les forces du capital d’un
côté, des forces révolutionnaires de l’autre. Pour les raisons que j’ai dites à
propos de la radicalisation du capital après trente ans de néolibéralisme, je
ne vois rien d’autre qu’une secousse de magnitude historique pour changer
l’état des choses, sans laquelle nous n’aurons que la continuation indéfinie,
aggravée même, de la situation présente. « Magnitude historique », c’est
une autre manière de dire gigantomachie.
Si tu me suis, et qu’on ne peut pas éviter d’en passer par ce point de
gigantomachie, alors les problèmes qui se sont posés dans la RC retrouvent
toute leur actualité : une entité macroscopique se sera formée pour affronter
et (c’est notre hypothèse) défaire l’entité macroscopique du capital, à partir
de quoi… nous aurons l’« entité » sur les bras, ou plutôt, potentiellement,
au-dessus de la tête, et il faudra bien faire quelque chose avec ça. Je reste
volontairement dans le flou avec l’« entité », précisément parce que nous
avons affaire à une chose fluente, presque certainement appelée à connaître
une transition de phase (un changement d’état – au sens des états de la
matière) en cours de processus gigantomachique. La forme élémentaire, et
chronologiquement première, de l’« entité », c’est la multitude : la
multitude révolutionnaire, débordante, sujet de la grande crise, crise de
débordement du constitué par le retour du constituant. C’est aussitôt après
le moment proprement insurrectionnel que les choses deviennent
problématiques.
Dans un débat récent, un ami m’a opposé, comme de juste, le
repoussoir de 1917, ou plutôt de 1918, sous l’argument que, la révolution
ayant été fomentée par les bolcheviks, ces derniers se sont posés
« évidemment » comme groupe qui ne laisserait pas échapper le pouvoir,
comme groupe dans les seules mains duquel il était légitime que le pouvoir
revînt, et qui en sont devenus les captateurs effectifs. Cette thèse n’est
évidemment pas fausse, mais je ne la crois que partiellement vraie. Pour ma
part, je suis plus préoccupé d’autre chose : des effets qui suivent les
conditions de naissance de l’institution post-révolutionnaire. Si vraiment la
gigantomachie a lieu, elle ne s’arrête pas avec la déposition. Les forces de
la réaction se regroupent, se réorganisent, reprennent le combat. Ce combat,
1917 l’a montré, mais la révolution chinoise de 1949 tout autant, revêt la
forme d’une guerre civile. Or la guerre, cela c’est la Commune qui l’a
montré mais par défaut et à son corps défendant, suppose un haut degré de
centralisation, stratégique et logistique. L’institution post-révolutionnaire
qui naît dans des conditions d’adversité pareille est aussitôt reconduite à des
réquisits impérieux qui lui donnent immanquablement la forme étatique, au
sens le plus classique du terme, et même une forme étatique-militaire. La
question est alors : comment est-il possible ensuite de défaire un pli
inaugural aussi puissant que celui d’un État d’abord constitué comme
appareil de force, et ceci inévitablement du fait des enjeux de vie ou de
mort auxquels la révolution s’est trouvée immédiatement confrontée ? Que
la capture soit le fait des bolcheviks en 1917 m’apparaît comme une
propriété dérivée de cette situation matricielle. Ils étaient les plus disposés à
porter la nécessité de cette guerre. Les captateurs ont d’abord été des chefs
de guerre, et secondairement les bolcheviks – puisqu’il se trouve que ces
chefs de guerre, c’étaient les bolcheviks.
La terrible alternative semble donc : soit la constitution centralisée,
militaire même, ne s’effectue pas, et la révolution est défaite à coup sûr (la
Commune), soit elle se fait mais il faut voir ce qu’elle nous laisse après sur
les bras. On peut peut-être y échapper mais moyennant des conditions
historiques très particulières. Je pense notamment au Chiapas, qui n’a pas
coupé à son moment militaire – l’EZLN n’est-elle pas son institution
première ? – mais n’a pas pour autant sombré dans la forme de l’État-de-
force, tout au contraire même. Ma conjecture serait la suivante : il y a
quelque part un seuil d’intensité du conflit qui détermine la forme politique
à basculer irréversiblement du côté étatique centralisé ou bien à pouvoir
développer une forme politique qui ne soit pas aussitôt dans l’orbite d’un
appareil de force. Le Chiapas semble avoir eu cette chance. À cet égard les
accords de San Andrés, si incertains qu’ils soient, n’en ont pas moins
produit une stabilisation relative, certes dans un état d’hostilités latentes ou
larvées, mais en deçà de la guerre à outrance, en tout cas suffisamment pour
que l’énergie collective ne passe pas tout entière dans la mobilisation
militaire et puisse, au moins pour une part, se consacrer à l’invention
proprement politique. C’est l’entière réquisition par les enjeux de vie ou de
mort qui étouffe tout, sature tout, et laisse ensuite sa marque profonde,
irréversible peut-être – en URSS, elle l’a été : « Notre État a toujours
fonctionné sous le régime de la mobilisation, dès les premiers jours. Il
88
n’était pas conçu pour la paix », explique à Svetlana Alexievitch un haut
responsable du Kremlin de l’époque Gorbatchev.
C’est bien cela qui constitue l’arrière-plan de la RC. Qu’on ne saurait
réduire entièrement, comme le veut le révisionnisme de droite, au simple
cynisme machiavélique d’un Mao prêt à tout pour rétablir sa position
menacée dans l’appareil du PCC. Et qu’on ne saurait pas davantage réduire
au révisionnisme du bord opposé qui considère que l’échec a été strictement
politique, au prix par ailleurs de quelques gifles un peu abusives mais sans
gravité réelle. Si dans la longue série des méditations des échecs
révolutionnaires la RC est à ce point un problème, c’est bien par l’écart
terrible entre l’excellence de ses attendus et les horreurs qu’elle a libérées.
Là encore, il faut tenir les deux. Ou alors se condamner soit au
renoncement, soit à la répétition.
En effet, ce qui est frappant dans la RC, c’est la manière dont se sont
retrouvés accrochés, d’une part, la lutte communiste en son meilleur sens,
dirigée contre toutes les captures, désireuse de remettre le pouvoir constitué
au contact de la puissance constituante, instruite par les enseignements tirés
de la dégénérescence bureaucratique stalinienne, inspirée par le modèle de
la Commune de Paris, qui joue un rôle imaginaire considérable, et, d’autre
part, le déchaînement de la disconvenance passionnelle, du chaos de
violence. Si cet accrochage devait revêtir un caractère de nécessité, alors ce
serait une très mauvaise nouvelle. En un sens nous savons déjà que non,
puisque nous disposons de contre-exemples : le Chiapas, le Rojava. Mais
dont il faut sans doute voir aussi la particularité de configuration, telle
qu’elle s’est jouée au moment de leur constitution : le Chiapas avec, donc,
les accords de San Andrés, le Rojava dans le chaos de la guerre civile en
89
Syrie qui lui a ouvert quelques degrés de liberté . Dans l’un et l’autre cas,
me semble-t-il, nous avons affaire à des zones-enclaves qui, pour l’heure,
parviennent à se maintenir dans un rapport d’hostilité contenue avec
l’ensemble plus vaste où elles se trouvent incluses – mais jusqu’à quand ?
Au moins, le moment de fondation, s’il ne pouvait pas ne pas en passer par
les armes, ne s’est-il pas prolongé en guerre à outrance, et je pense que c’est
ce soulagement relatif qui a permis de développer autre chose, avec
d’ailleurs l’espoir que ce premier pli de « l’autre chose » ne se perde pas
complètement si jamais l’adversité du dehors venait à se durcir.
En tout cas la Chine communiste, pas plus que la Russie, n’a eu cette
chance. Aussi la « mauvaise séquence » a-t-elle joué à plein : guerre civile,
mobilisation totale, centralisation militaire, pli de l’État de force,
installation de la capture sous sa forme maximale. C’est à cela que l’URSS
succombe… et c’est cela que la RC entend défaire. « Feu sur le quartier
général », on fera difficilement mieux comme slogan de la reconduite du
constitué au constituant. La Commune de Paris est omniprésente dans les
90
réflexions politiques du moment . Passer de l’État-parti à la Commune,
une fois la première étape de la révolution franchie, c’est tout de même une
perspective qui ne manque pas de sens. Or il ne se passe pas que cette
exaltante perspective : d’autres choses aussi, beaucoup moins exaltantes…
C’est ici, une nouvelle fois, qu’il faut trouver la voie étroite entre les
révisionnismes symétriques. Oui, il y a eu la Commune de Shanghai et, en
soi, elle a montré des choses assez admirables. Elle a surtout montré
l’indigence de la thèse qui voudrait ramener entièrement cette séquence
politique hors du commun aux seuls arcanes du PCC et aux intrigues de
Mao, tireur de ficelles, démiurge irresponsable mettant en mouvement des
forces incontrôlables aux seules fins de reconsolider sa position dans
l’appareil – l’asile de la pensée complotiste et même, plus précisément, du
complotisme des dominants : si quelque mouvement vient sérieusement
contester l’ordre politique et social, il est nécessairement l’émanation d’une
puissance occulte puisqu’il est entendu que les masses, d’elles-mêmes, ne
sauraient accéder à aucune conscience ni à aucune initiative politiques.
Que Mao joue sa partie au sein du PCC, qu’il utilise pour ce faire
l’extraordinaire ressource de mobilisation du soulèvement, ce serait absurde
de ne pas le reconnaître. Mais réduire entièrement l’événement à cela, c’est
désolant. Il y a tout de même des motifs politiques, et de la plus haute
importance : à l’image de ce qui s’est passé en URSS, la révolution est en
train de se fossiliser dans la structure du parti, d’être captée par les cadres
installés, dont les incitations à maintenir la ligne communiste sont
tendanciellement évanescentes, au point que se pose la question du risque
de « déviation capitaliste » – la désuétude de ce vocabulaire prête à rire et
suscite presque immédiatement un jugement d’« outrance », à mettre au
compte de « l’époque », mais on rit moins quand on se souvient que parmi
les dignitaires mis en cause il y a Deng Xiaoping et qu’en matière de
« retour au capitalisme » on sait quel aura été son rôle. S’il est mû par
quelques mobiles troubles, Mao n’en mêle pas moins ses mauvaises raisons
à d’autres qui sont de la plus haute politique. En termes de trajectoire
historique de longue période, nous savons ce qui suivra de l’échec de la RC.
Les enjeux étaient donc réels, constitués. Même une historiographie
aussi droitière que celle de MacFarquhar et Schoenhals ne peut le celer
complètement. La plupart des ministres, vice-ministres en charge de la
production et des représentants régionaux, rapportent-ils, étaient
91
« farouchement opposés à la création d’organisations de travailleurs » –
rappel : nous sommes supposément dans la Chine communiste… « Un
délégué de la Chine du Nord-Est, région d’industrie lourde, insista sur le
fait que si les travailleurs “sont autorisés à former toutes sortes
d’organisations, il y aura encore plus de problèmes. Soit ils se mettront en
92
lutte, soit ils arrêteront la production ”. » La capture suggérée en deux
lignes. Ici dans l’ordre de la production, mais bien sûr partout ailleurs
également. Voilà ce qui fonde, et fonde bien, la RC. Et voilà ce que les
acteurs de la RC avaient en tête. L’alternative était bien : dégénérescence ou
reviviscence. Et reviviscence signifie : injection constante de quantités
d’énergie, c’est-à-dire, d’une certaine manière, re-déstabilisation de l’établi,
puisque l’établi est propension à la pétrification. Soit le mouvement
révolutionnaire s’arrête, mais se figer c’est involuer, soit il se conçoit
comme processus continué. Alors, toutes les positions de pouvoir installées,
en tant que telles, sont à surveiller, et le cas échéant à attaquer. Tel est le
93
sens même de la RC conçue comme révolution permanente . Au passage
n’est-il pas assez clair que l’hypothèse implicite, enfermée dans l’idée de
révolution permanente, est celle de la reconstitution endogène des
captures ? Si la révolution a à être permanente, c’est bien parce que
« quelque chose » se reforme en permanence, qui la dévoie ou l’ossifie.
Mais de cette révolution permanente la RC n’a trouvé que la manière
chaotique.
Le chaos, ce sont d’abord des intensités. Précisément : ce qui frappe
dans les événements de la RC, et sur quoi la littérature disponible nous
éclaire peu au-delà des simples descriptions, ce sont les gigantesques
intensités passionnelles. Comment des masses aussi énormes se sont-elles
mises en mouvement, sous le coup de quels surpuissants affects ? Meetings
géants, voyages de propagande de dizaines de milliers d’étudiants à travers
tout le pays – sauf l’hypothèse des pantins manipulables à merci, il faudra
bien trouver quelque chose pour rendre compte de ça, et se poser la
question : qu’est-ce que c’était les affects politiques de la RC ? Mais les
intensités ne jouent de telle ou telle manière que selon la configuration
(structurelle, politique) où elles viennent se couler, c’est-à-dire à être
organisées, mises en forme… ou pas. À cet égard, on ne saurait mésestimer
le pouvoir de « mise en forme », en fait de non-mise en forme, de l’énoncé
même : « Feu sur le quartier général ». Car – c’est là sa particularité
paradoxale – « Feu sur le quartier général » est un énoncé qui vient… du
quartier général. Plus précisément : d’une partie du quartier général. De là
bien sûr la thèse révisionniste de droite. De là surtout l’agencement très
particulier que réalise la RC entre horizontalité et verticalité. Horizontalité,
puisque telle est son idée régulatrice : il faut réhorizontaliser tout ce qui
s’est trouvé objet de captures verticales. Mais – là est le paradoxe – l’effort
horizontalisant ne cesse de prendre appui sur une verticalité constituée, et
quelle verticalité ! La verticalité suprême : Mao lui-même – alias la « bonne
partie » du quartier général, qui appelle à faire feu sur la « mauvaise ».
Ce que la personne de Mao représente comme concentration de la
puissance de la multitude, on peine à se le figurer. À ce stade
d’investissement par l’affect commun, il est pour ainsi dire la potentia
multitudinis sur pattes. La multitude s’auto-affecte dans des proportions
prodigieuses sous la seule médiation « Mao ». Le seul nom de Mao produit
des effets colossaux, il est la source unique de toute légitimation, au point
que les positions les plus opposées ne s’en réclament pas moins également
de lui – Mao c’est le Gott de Gott mit uns. Rien n’existe politiquement qui
n’ait Mao avec soi. Mao minoritaire dans l’appareil n’en est pas moins
quasi unanimitaire dans l’affect commun. Conflit de captures : la capture
institutionnelle du PCC vs. la capture personnalisée du président Mao
(devenu lui-même à ce titre une institution, mais d’un genre un peu
particulier, le genre d’un homme-fait-institution). Ce qui est tout à fait
94
frappant dans l’histoire que restitue Hongsheng Jiang , c’est ce
mouvement constant des « communards » de Shanghai (appelons-les
comme ça) pour retourner à Pékin chercher auprès de Mao la validation de
leurs actions. On conviendra que ça fait un drôle d’accrochage de
l’horizontalité et de la verticalité, l’effort horizontalisant se soutenant
systématiquement de la verticalité suprême. Du reste, dès que celle-ci
viendra à lui manquer, l’effort s’effondrera aussitôt. On voit tout de suite la
différence avec la Commune de Paris, qui n’avait rien d’autre qu’elle-même
à quoi s’accrocher.
Mao appelant à « la ligne de masse », c’est donc comme une
contradiction performative. En tout cas c’est le principe d’une autorisation,
une autorisation suprême même, sous laquelle se trouvent abrités les gardes
rouges, et qui n’a sans doute pas peu joué dans le déchaînement des
violences. Il y a une quantité d’énergie politique phénoménale, formée
indépendamment, mais la licence de se donner libre cours lui vient de tout
en haut, configuration très particulière dont je ne sais pas si l’on en trouve
quelque équivalent dans toute l’histoire révolutionnaire. Mao escomptait
que la libération du chaos serait créatrice. Mais que ne s’est-il pas libéré
dans ce moment où il a été à l’ordre du jour de « libérer »…
La « libération » en question s’effectue en deux temps : 1) bénédiction
donnée aux étudiants dans les grands centres urbains, essentiellement
Shanghai et Pékin ; 2) autorisations aux jonctions étudiants-ouvriers, celles
mêmes auxquelles les « responsables institutionnels » de la production
s’opposent avec la dernière énergie, extension de la RC aux usines, donc,
puis aux campagnes (les deux « directives en 10 points » respectivement
« sur l’Industrie » et « sur les villages ruraux »). À ce moment, une
agitation initialement « culturelle », d’abord convertie en révolte de la
jeunesse étudiante, se mue en autorisation révolutionnaire donnée à des
centaines de millions de Chinois. MacFarquhar et Schoenhals parlent de
boîte de Pandore, on ne peut pas leur donner complètement tort. Les
intensités passionnelles qui se trouvent déchaînées sont colossales. L’idée
qu’elles auraient pu être contrôlées apparaît rétrospectivement folle. Le pire
est alors voué à se mêler au meilleur. Le meilleur, on l’a dit, c’est l’assaut
contre les institutions et les positions : critique des responsables des
administrations et du parti, jusqu’aux plus haut placés, occupation des
administrations, manifestations devant les ministères, envahissement des
médias – dont un s’appelle Liberation… Et puis bien sûr, passé le moment
destituant, le moment re-constituant – celui qui vient nécessairement. Ici,
par exemple, la formation de la Commune de Shanghai, après avoir déposé
tous les pouvoirs municipaux et les organes du parti. Chacune de ces étapes
a sa dynamique propre, mais n’en reçoit pas moins le blanc-seing de Mao –
ça aide.
Mais il y a aussi le pire. Le pire, c’est d’abord la logique de la purge et
la chasse aux « mauvais éléments », ceux qui ont « pris la voie capitaliste »
(ou vont bientôt la prendre) et menacent de dévoyer la révolution –
littéralement : la faire sortir de sa voie. Il en résulte une espèce de
lamarckisme sociologique délirant, qui commence par l’identification des
« catégories noires » (« propriétaires fonciers », « paysans riches »,
« contre-révolutionnaires », « mauvais éléments » et « droitiers »), dont les
tares essentielles sont supposées passer aux descendants (« thèse des liens
du sang »). On imagine sans peine le déchaînement qui peut suivre d’une
« thèse » pareille, à plus forte raison quand elle s’accroche à la position
95
réputée révolutionnaire : « Douter de tout », déclaration principielle de
suspicion généralisée. On ne concentrerait pas plus ultimement les
ambivalences de la RC qu’en la ramenant à cette « maxime ». « Douter de
tout », après tout, c’est l’idée cardinale de la remise en cause des
institutions et des autorités établies. Rendre à nouveau discutable l’autorité
des autorités : l’idée de secouer la servitude institutionnelle ne peut pas
partir d’ailleurs. Détail supplémentaire, « Douter de tout » est une maxime
que Mao a faite sienne à partir de Marx qui, lui-même, avait fait sa phrase
96
favorite de cette citation de Descartes : « De omnibus dubitandum ». Par
Marx et Mao : l’autorité de la formule permettant de discuter de toutes les
autorités est donc incontestablement établie – jusque dans ses évidents
paradoxes. Prise au pied de la lettre d’ailleurs, n’est-elle pas l’opérateur
même du chaos ? Pour ne pas sombrer dans l’anarchie (au sens de la
97
disparition radicale de tous les ancrages de la valeur et du jugement ), il
faut bien que la mise en doute se déploie en s’accrochant à quelque chose…
qui n’est pas mis en doute. Sinon, donc, le chaos. Le sommet du PCC a sa
propre perception, politique et pratique, du danger. Aussi Tao Zhu vient-il
remettre une ou deux choses d’équerre : « Dans la grande RC, douter de
tout le monde est une position correcte. [Cependant] vous ne pouvez douter
du président Mao, ni de la révolution chinoise conduite par le PCC […].
98
Mais en dehors de ça, vous pouvez douter de tout . » Pour résister à
l’envie de rire, il faut se souvenir que la circonscription de l’indubitable au
président Mao, au PCC et à la révolution chinoise ne suffira pas à endiguer
la scrutation et la traque généralisées. Avec toutes les exactions qui
s’ensuivront. Le doute est donc à double face : légitime mise en cause d’une
part, déchaînement paranoïde de l’autre. Amplifié comme il se doit par le
flot de boue passionnelle qui peut venir s’engouffrer dans cette brèche :
ressentiments, frustrations, vengeances et haines personnelles, etc.
Mais le pire, ce sont aussi les luttes de pouvoir – le plus édifiant sans
doute quand il s’agit d’un mouvement qui s’est donné pour vocation
d’attaquer les effets des prises de pouvoir. De deux choses l’une : ou bien
les structures institutionnelles n’ont pas été abattues, ce sont simplement
leurs occupants qui en ont été éjectés, mais alors leurs places vacantes sont
à reprendre ; ou bien la destitution a fait son œuvre, mais « du constitué »
s’est formé aussitôt après (par exemple les comités de la Commune de
Shanghai), et de nouvelles places sont à pourvoir. L’une des sources
majeures de la violence pendant la RC réside dans les luttes factionnelles,
jusqu’à inclure l’armée, quasiment réduite à un statut de primus inter pares
au milieu des factions. Aux luttes pour des positions d’abord, vient
fatalement s’ajouter la dynamique divergente de la réciprocité inter-
factionnelle, violence d’autant plus intense que le contexte d’ensemble est
plus chaotique, aucune situation n’étant plus garantie de stabilité – les
procureurs d’un jour sont les accusés du lendemain, des vilipendés sont
soudainement rétablis, etc. Pendant ce temps, la réciprocité négative est
déchaînée.
Comme on sait, Mao, lui-même dépassé, voyant le pays entier au bord
de la dislocation, arrêtera tout en envoyant l’armée, restaurée dans sa
position de surplomb institutionnel. Aussi bien dans le déclenchement que
dans l’interruption, c’est donc une combinaison très particulière
d’horizontalité et de verticalité qui aura opéré. L’idée même d’interruption
le dit assez : la RC a été débranchée. Du haut. La quête horizontaliste, dès
le départ, était sous condition de verticalité. Verticalité de Mao, on l’a dit,
verticalité de l’armée – une institution qui se laisse difficilement
horizontaliser… L’histoire aura retenu sous le nom de « contre-courant de
99
février » la violente réaction de l’état-major contre la Commune de
Shanghai, comme refus de la destruction du parti, de l’armée et des « vieux
cadres » – là où précisément la RC s’était donné pour mot d’ordre d’en finir
100
avec les « quatre vieilleries ». En ce mois de février 1967, Mao tendra le
rapport de force jusqu’à obtenir gain de cause. Cependant, dès la fin 1967 le
retour à l’ordre institutionnel s’impose à lui – s’impose mais aussi rencontre
en fait certaines de ses propres tendances. Ainsi, pendant la RC, la ligne de
front sera passée au sein du Politburo, et jusque dans la tête de Mao lui-
même. Qui aura poussé les gardes rouges, mais ne croit nullement à la
101
disparition des chefs ou à l’évanouissement de toutes les autorités . Le
retournement commence dans l’extrême subtilité lexicale : « Le slogan
“Améliorer de fond en comble la dictature du prolétariat” […] était erroné
et réactionnaire […]. Le slogan correct pour Mao devrait être “Améliorer en
102
partie la dictature du prolétariat ” » – à l’évidence, c’est un gouffre
politique qui s’ouvre entre le « complètement » et le « en partie ». Puis il est
expliqué que le slogan « Douter de tout et tout rejeter », lui aussi, est
« réactionnaire ». Enfin, les appels émanant des rebelles à abolir tous les
chefs reçoivent leur qualification définitive : « C’est de l’anarchisme
103
extrême, c’est très réactionnaire »… Le soutien de Mao faisant défaut, et
à travers lui celui de l’armée, la RC est de fait annulée. L’horizontal était
trop suspendu au vertical, et n’avait pas le premier de ses moyens propres.
Bilan déprimant : les structures de l’État-parti se trouvent in fine
reconstituées presque à l’identique.

10. Il n’est pas nécessaire d’insister davantage pour au moins convaincre


que l’épisode de la RC est d’une importance centrale s’il s’agit de méditer
les échecs ou les sorties de route révolutionnaires – en réalité, c’est peut-
être ça l’alternative à conjurer : échec ou sortie de route. Névralgique en
effet, et spécialement sous le rapport des questions que nous discutons,
parce que ce qui se trouve mis à l’épreuve dans la libération du chaos
violent, c’est l’anthropologie de la disconvenance – ou plutôt son opposé !
S’il y a bien une chose à tirer de la RC, et qui force à en réfléchir
l’expérience, c’est combien les meilleurs attendus politiques du monde
peuvent finir terriblement. On sait bien le parti qu’en tire la pensée de droite
pour déclarer forclose toute idée révolutionnaire – depuis 1789…
Cependant, si elle ne procède que par déni massif, la pensée de gauche n’en
fournira qu’un équivalent renversé. En tout cas, ici, la disconvenance s’est
donné carrière à grand spectacle, et on aura du mal à faire l’impasse. Voilà
donc peut-être ce qu’appellerait la méditation de la RC : l’enquête d’une
anthropologie structuraliste des passions. Des passions politiques,
évidemment, mais pas seulement.
Nous voilà une fois de plus reconduits à la controverse des
anthropologies « négatives » (de l’homme mauvais). Dont l’imaginaire du
« vivre sans » ne veut pas voir qu’il y a deux manières de les critiquer. C’est
qu’on peut, ou bien proposer que la part mauvaise n’épuise nullement ce
dont l’homme « par nature » est capable (« lupus et deus »), mais tenir que
cette part « mauvaise » existe et qu’elle est un problème (politique) ; ou
bien soutenir qu’il n’y a en lui que le « meilleur » et qu’y voir autre chose
c’est déjà être un collaborateur du Léviathan. À tous ceux qui, dans cette
ligne, considèrent que la concorde est de soi, il faudrait demander ce que
leur inspire la RC, cette admirable intention de défaire la capture, et les
abominations qui s’en sont suivies. Et, comme la logique n’est pas le fort
des anthropologies « positives », il faudra les convaincre également que
dire le désastre bien intentionné de la RC n’entraîne aucune thèse quant à
une supposée nature « essentiellement désastreuse » des intentions telles
que celles de la RC. Évidemment, ceci précisé, le problème que cette
expérience historique nous laisse sur les bras demeure entier : sortir de
l’alternative entre la capture et le chaos.
On a évoqué tout à l’heure les cas du Chiapas et du Rojava qui, à la
lumière de la RC, apparaissent comme des antidotes – pour le coup méditer
les réussites, c’est bien aussi. L’erreur, cependant, serait d’en faire des
expériences immédiatement transposables, détachées de leurs conditions
locales de possibilité, très particulières, et en fait peu reproductibles – ce
qui ne veut en aucun cas dire qu’il n’y a rien à en tirer pour nous. Mais, par
104
exemple, le ruralisme du Rojava s’associe à un niveau de vie matériel où
l’on fera difficilement revenir des sociétés comme la nôtre, sauf énorme
catastrophe – tu me diras que le climat y œuvre ! Chiapas et Rojava ont, de
plus, ce statut d’enclaves temporairement viabilisées, mais dont on ne sait
pas comment elles résisteraient à un tournant très hostile de leur
environnement géopolitique. Bref, tout n’est pas transposable. Ce qui ne
veut pas dire que rien ne l’est. Ce qu’on voit bien dans l’une et l’autre
expérience, et qui pour le coup est d’une grande généralité, c’est qu’elles
s’approchent d’un agencement original du constituant et du constitué – sans
doute celui que recherchait également la RC, mais que ses orages
passionnels politiques l’ont empêchée de stabiliser. Cet agencement réussit
le tour de force de défaire le rapport d’extériorité mutuelle du constituant et
du constitué, et de faire en quelque sorte entrer, mais à titre permanent, le
constituant dans le constitué – je veux dire de l’y faire entrer consciemment
et pratiquement, puisque ontologiquement il y est toujours. Évidemment,
ceci suppose d’en avoir fini avec le fantasme de la vie sans institutions,
celui-là même qui aura commandé toute notre discussion. Il faudrait être
tout à fait égaré pour soutenir qu’au Chiapas ou au Rojava il n’y a pas
d’institution – dans le cas du Rojava, les choses sont carrément claires : il y
a une Constitution.
Donc, il y a des institutions. Mais qui incluent « constitutivement » le
travail de la puissance constituante, sous un certain mode de présence. Dont
on voit assez les principales caractéristiques – elles n’ont rien de vraiment
neuf : l’autonomie relative maximale des niveaux locaux, le caractère
fédératif de l’ensemble, la rotation des délégués dans les instances de tous
niveaux. C’est cette rotation qui porte l’infusion constante du constituant
dans le constitué. Mais cette rotation elle-même est une institution. Une
institution, ou si l’on veut une méta-institution, paradoxale puisqu’elle
irrigue toutes les autres institutions et leur donne leur jeu particulier : le jeu
de la capture déjouée, ou du moins contenue. Pour faire image, il s’agit
d’inventer un nouvel état de la matière politique, qui nous fasse échapper à
l’alternative de l’institution « hors de portée » (hors de portée de qui
d’ailleurs ? les institutions sont rarement hors de portée de tout le monde) et
du « sans institution »… impossible, et ceci – c’est un point d’importance –
à des échelles autres que locales-communautaires, c’est-à-dire impossible
aux échelles congruentes à la division du travail. À quelle échelle se déploie
la division du travail soutenant un niveau de vie matérielle qui n’est pas
trop déraisonnablement réduit ? C’est à cette échelle que devront se
constituer les (une partie des) institutions politiques. Ici, retour au
matérialisme : le problème tout à fait premier, c’est la reproduction
matérielle collective – la persévérance (nécessairement) collective mais au
sens le plus basal. C’est cette clause d’échelle, sur laquelle les propositions
d’isolats alternatifs font systématiquement l’impasse, qui rend le problème
de la configuration institutionnelle d’ensemble si compliqué. Et c’est cette
même clause qui, pour poursuivre ma métaphore, force à la recherche de
nouveaux états de la matière politique, des états hybrides, équivalents de ce
que sont les cristaux liquides, qui conjoignent les propriétés des deux
phases élémentaires (solide, liquide). Les physiciens qualifient ces états de
« mésomorphes » – formes intermédiaires. Donc voilà : il nous faut inventer
en politique l’équivalent des états mésomorphes et, pourrions-nous même
ajouter, des États mésomorphes, si l’on appelle « État » un certain ensemble
humain (à échelle macroscopique) appareillé dans une certaine
configuration institutionnelle.

11. L’histoire nous laisse donc avec un mélange de problèmes et d’espoirs,


de précédents à faire croître et d’autres à conjurer. Elle nous laisse aussi
avec ses figures caractéristiques, celles mêmes que tu as nommées dans ta
question : sectionnaires, communards, soviets, gardes rouges. Or ces
figures, toutes, nous disent et le nombre qui fait l’histoire, et le tragique que
fait l’histoire. Il ne serait peut-être pas inutile d’y ramener certaines
tendances de la pensée politique contemporaine, comme celle, par exemple,
qui semble faire de la « cabane » son concept central et sa promesse
d’avenir. Entends-moi bien : j’ai le plus grand respect pour ceux qui
construisent des cabanes, et qui y vivent. Comme je te l’ai dit, le devenir
zadiste des Gilets jaunes, qui se sont mis à monter des cabanes qu’on
croyait réservées à Notre-Dame-des-Landes, m’a semblé l’une des choses
les plus enthousiasmantes, émouvantes même, de ce mouvement. Si la
sédition contemporaine commence par des cabanes, il n’y a là-dedans rien
que de très réjouissant. Ce ne sont donc certainement pas aux vrais
habitants des cabanes que je pense – pour ma part, je sais que je n’y vivrais
pas, ce qui signifie que je mesure ce qu’il peut en coûter d’y vivre. Non, je
pense plutôt à cette frange caractéristique de la vie culturelle parisienne, qui
n’y vit pas davantage que moi mais s’est empressée d’en faire un motif
permettant de toucher à tous les guichets : les profits symboliques de
radicalité doublés par les tranquillités institutionnelles d’innocuité. C’est
qu’entre les cabanes des ronds-points et les guillotines (pourtant en
carton…) des mêmes ronds-points, le sens pratique de l’intellectualité
radicale-chic sait très bien lesquelles célébrer et lesquelles ne pas. Faisons
l’apologie de la forêt, des huttes et, dans la division du travail, laissons les
voitures brûlées à d’autres. Or les cabanes des ronds-points sont
inséparables de l’émeute sur les Champs, qui en a été le prolongement
direct. En bonne logique, l’apologie des cabanes devrait trouver une ou
deux choses à ajouter sur la vaisselle du Fouquet’s ou le boxeur de CRS –
hic Rhodus hic salta. Et de même pour les évocations lyriques des zones à
défendre qui devraient comprendre des évocations des moyens concrets de
défendre les zones.
À cet égard, je ne peux pas m’empêcher de voir dans le motif des
cabanes aux mains des intellectuels autre chose qu’une sorte d’aveu
projectif, involontairement autoréférentiel : la cabane, c’est le lieu où vont
se cacher les intellectuels qui ne veulent pas avoir à connaître du tragique
de l’histoire, de la violence de l’histoire quand il s’agit de renverser un
ordre de domination. Les cabanes leur sont une cabane : bien au chaud dans
la cabane des cabanes, on parle des cabanes – plutôt que des pavés.
Radicalité/innocuité, ou plutôt radicale innocuité. C’est pour ça que je
trouvais utile d’évoquer la RC qui est le terme à plus violent contraste avec
les « cabanes », je veux dire avec l’usage précieux des cabanes
intellectuelles (par opposition aux cabanes réelles, celles auxquelles on a
envoyé les blindés de la gendarmerie). La RC, ce sont les masses, comme
étaient masses les sans-culottes et les communards. Spectaculaire mise en
regard : d’un côté les forces de l’histoire, de l’autre la poésie des cabanes.
« De cette façon un oiseau répond, en donnant ses raisons, même si on ne
lui a rien demandé […]. Il répond en particulier à cette question aujourd’hui
ineffaçable : pourquoi vivre autrement ? Parce que l’oiseau […]. Pourquoi
105
lutter ? Parce que l’oiseau » – échantillon de philosophie politique des
cabanes. À coup sûr, Bolloré et Niel sont décomposés. Expérience de
pensée : imaginer un Lénine lisant ça.
Des cabanes à l’oiseau, et de l’oiseau à la forêt – dont on peut craindre
qu’elle ne connaisse bientôt un engouement semblable. Et là encore, il
s’agit de faire convenablement quelques indispensables distinctions. Entre
ceux qui y vivent et y expérimentent pour de bon, et ceux qui n’en feront
qu’un motif lyrique de plus. Que la forêt soit un lieu d’expérience
particulière, qu’elle soit en quelque sorte le réactif qui nous fait voir
pleinement ce que sont devenues nos existences dans l’ordre capitaliste,
c’est une évidence sensible qu’éprouve quiconque s’y avance pour de bon –
comme du reste dans n’importe quel autre milieu puissant, la mer ou la
montagne. La question est alors de savoir ce qu’on peut faire politiquement
de cette expérience. Sans doute, pour commencer, tout simplement, la
106
propager, comme le fait par exemple Jean-Baptiste Vidalou , inviter à la
faire, invitation à une réforme de la sensibilité qui est probablement le
prérequis à toute autre chose. Et puis instruire un procès, le procès de la
destruction et des destructeurs. Mais ensuite ? Peut-on tenir l’« être-forêts »
pour la proposition d’une forme politique ? Au point où nous en sommes,
nous connaissons la réponse : ou bien la proposition restera de l’ordre de
l’isolat, à supposer d’ailleurs que ce genre de fuite soit encore toléré – et il
y a lieu d’en douter de plus en plus après Notre-Dame-des-Landes –, ou
bien l’on tombera de nouveau sur le problème du grand nombre. Le
problème du grand nombre, c’est qu’à l’évidence on ne fera pas une forme
politique macroscopique avec la forêt. La forêt a donc évidemment des
vertus politiques, mais sans doute pas jusqu’où l’on croit. Sauf pour les
intellectuels qui y trouvent de parfaites occasions de simulacres sans suites,
les cabanes et la forêt sont des figures de marge. Avec l’avantage que c’est
de la marge que naissent souvent les idées de mise en cause du centre, et
l’inconvénient que rester-marge c’est, par construction, laisser perdurer le
centre. Il n’y a pas plus de forme politique « pirate » qu’il n’y a de forme
politique « forêt », du moins à une échelle autre que locale. Et ceci même si
« pirate » et « forêt » donnent beaucoup à penser. Pour s’accomplir
politiquement cependant, la marge doit accepter de perdre son être-marge,
c’est-à-dire de n’être que le lieu des devenir-minoritaires et des anachorètes,
des stylites et des stylistes. L’antinomie des virtuoses et du nombre
décidément ne nous lâche pas.
IV. Sans travail ? sans argent ?
(« sortir de l’économie »)

1. En finir avec le travail (la solution de la ZAD) 2. En finir avec le travail


(la solution de Friot) 3. Division du travail, échange marchand, argent
(moins faciles à rembobiner) 4. Un autre régime de division du travail 5.
Modifier nos normes matérielles (qui peut quoi ?) 6. Entre décrochages
individuels et mouvement de masse

Ces cabanes me font penser que l’aspiration au « vivre sans » est toujours à
deux faces : d’un côté, la fin de la séparation institutionnelle, de l’autre, la
fin de la division du travail au sens économique (surmontée dans la Zad-
commune). On sait d’ailleurs que toute l’expérimentation maoïste tournait
autour de ça : d’abord, la tentative désastreuse du Mao de la fin des années
1950, ayant pour objet de dépasser l’opposition ville/campagne, petite
échelle agricole/grande échelle industrielle, cela s’appelait précisément
« communes populaires » ; d’autre part, la RC instaurant une sorte de
« contrôle ouvrier » dans certaines industries devait révolutionner les
rapports sociaux, culturels, le style de direction, au sein des usines.
J’aurais voulu savoir comment tu envisages cette articulation institution/
économie, tant il est vrai que ces deux faces de la dé-séparation hantent la
théorie marxiste (et jusque dans les derniers essais de Badiou par exemple).
Est-ce que tu dirais que, comme sur un ruban de Möbius, on a toujours
l’impression qu’il s’agit de deux faces distinctes, alors qu’elles sont
toujours en continuité ?
1. On ne peut pas disposer d’un tableau complet du « vivre sans » si l’on
fait l’impasse sur cette question – c’est qu’à des titres divers, qu’il faudra
d’ailleurs distinguer, et clarifier, il revendique également d’être un « vivre
sans économie ». Et je pense qu’il n’y a pas de meilleur moyen de
l’attraper, en effet, que par la division du travail et « les institutions », que
« vivre sans institutions » et « vivre sans économie » (sous réserve d’une
enquête quant au sens de cette formule) ne se conçoivent pas l’un sans
l’autre. Si bien d’ailleurs que le « vivre sans économie » rétroéclaire le
« vivre sans institutions ». Et révèle que la question des institutions, c’est
une question pour le matérialisme, pour la théorie matérialiste.
Pour Marx, donc. Et pour Spinoza aussi, quelle surprise ! – mais je le
dis ici sans ironie aucune. Qu’on rattache Spinoza à la lignée philosophique
« matérialiste », c’est un geste suffisamment courant (quoique
107
ontologiquement erroné ) qui, en soi, laisserait effectivement la surprise
entièrement ironique. Non, c’est de rattacher Spinoza à cette sorte de
matérialisme qu’incarne Marx qui peut surprendre davantage (réellement),
c’est-à-dire de faire jouer la philosophie politique de Spinoza à partir d’un
primat des considérations de la reproduction matérielle. À ce propos, on
doit à Pierre-François Moreau d’avoir soulevé un point de glose, mais qui
ici n’a rien de scolastique, qui est tout à fait important même, en remarquant
que, contrairement aux lectures longtemps faites, Spinoza ne rompt pas
108
avec la pensée contractualiste entre le TTP et le TP , mais à l’intérieur du
109
TTP , et que cette rupture a pour opérateur la question de la reproduction
110
matérielle et de la division du travail . Que les hommes ne puissent pas
persévérer solitairement, qu’à cette fin ils doivent se regrouper, et pourvoir
à leur reproduction collective en s’organisant d’une manière ou d’une autre,
c’est, dit-il, loin de toutes les fictions de contrat social, la force réelle,
effective, et la plus puissante de constitution des collectifs humains.
Alors la politique se trouve immédiatement branchée sur la division du
travail – sur l’économie. À cet égard, que penser du slogan « Sortir de
l’économie » ? Pris sans autre précision, on peine à lui donner un sens. On
voit bien ce que peuvent avoir en tête ceux qui le reprennent : sortir de
l’économie capitaliste néolibérale, par exemple, mais on pressent également
que ça va passablement plus loin que ça. Cependant, les problèmes
surgissent sitôt que le mot « économie » semble recevoir une surface
autrement plus grande que « notre économie néolibérale ». Que faut-il
entendre alors par « économie » ? J’indique ma propre définition, au moins
ça évitera les malentendus nominaux : j’appelle « économie » l’ensemble
des rapports sociaux sous lesquels s’organise la reproduction matérielle
collective. Il est assez évident que, sous cette définition, l’idée de « sortir de
l’économie » n’a rigoureusement aucun sens – comment serait-il possible
aux individus de s’abstraire des réquisits de leur reproduction matérielle ?
Ils auront donc à s’en préoccuper. « Économie » est le nom de cette
préoccupation. Tu vois bien qu’à ce stade de généralité rien d’autre n’a été
présupposé, aucune forme particulière. C’est bien pourquoi d’ailleurs il peut
y avoir quelque chose comme une « anthropologie économique »,
applicable aux sociétés sauvages, à l’image des travaux fameux de Marshall
Sahlins ou de Maurice Godelier. Qu’est-ce qu’on a à produire pour
persévérer ? Qui produit quoi ? Comment s’opère la socialisation de la
production, puis celle de sa consommation ? Ce sont les questions
fondamentales auxquelles toute collectivité humaine a à répondre en
premier lieu – puisqu’il y va de sa survie même. Ce que Spinoza nous
suggère, c’est que ce sont même les questions autour desquelles la
collectivité se forme comme communauté – anticipation de l’idée d’une
genèse passionnelle de la Cité, par le jeu endogène des affects bien plus que
par quelque grand contrat de société : car c’est peu dire que la survie
matérielle est chargée d’affects.
Par cette connexion intime des enjeux les plus profonds de l’économie
(au sens que je lui ai donné) et de la formation en rapport d’une
communauté, d’une communauté politique donc (mais toute communauté
l’est par construction), nous attrapons ton ruban de Möbius – je ne vois pas
quelle meilleure figuration donner à notre problème. En fait, pour moi, le
problème fondamental de l’économico-politique, indistinctement, c’est la
division du travail. S’il n’y a de reproduction matérielle que collective,
alors d’emblée l’effort pour y pourvoir est divisé. Donc à coordonner. Toute
la question est de savoir sous quels rapports sociaux la division du travail
vient à s’organiser : sous quels rapports sociaux le partage des tâches et le
partage du produit ? On en connaît plusieurs sortes : le don/contre-don, la
concentration-redistribution centralisée du produit, le marché et l’échange
monétaire. Mais un système de rapports sociaux, qu’est-ce donc sinon une
configuration institutionnelle ?
La question économique, question de la division du travail, est donc
immédiatement une question institutionnelle. Il est assez logique que les
deux « sans » qui nous dé-sépareraient – « sans institutions » et « sans
économie » – ne cessent de s’appeler l’un l’autre, ou de passer l’un dans
l’autre. Vivre sans institutions se prolonge donc nécessairement en vivre
sans toutes sortes d’autres choses, au premier chef économiques – d’où, à
partir de notre situation d’économie capitaliste : vivre sans argent, vivre
sans travail, et même vivre sans division du travail. Contrairement à
l’apparence uniformisatrice de la formulation, ce sont des questions qui
appellent à chaque fois des réponses spécifiques et différenciées. Des
questions hiérarchisées d’ailleurs, celle de la division du travail venant en
amont de celles du travail (évidemment, pour que ceci fasse sens, il faudra
définir « travail » aussi) et de l’argent, hiérarchie du problème princeps et
de ces cas de solution. Puisque la division du travail est le problème
princeps : on ne peut pas survivre seul, donc on se met à plusieurs, et on se
répartit – la tâche et le produit. Ceci détermine une politique et (en) une
certaine configuration institutionnelle.
Nous connaissons la configuration institutionnelle qui appareille la
division du travail dans le mode de production capitaliste : le marché, donc
son médium, l’argent, et puis la propriété privée, donc le salariat comme
forme de la mise au travail. De quoi peut-on sortir ? Prenons les choses par
ordre de difficulté croissante. Je pense que c’est autour du binôme propriété
privée/salariat que s’offrent le plus de marges de manœuvre. Ça n’est pas
rien parce c’est tout de même le noyau dur du capitalisme. Pour le coup, s’il
y a un « vivre sans » auquel je souscrirais sans réserve, il est là : vivre sans
propriété privée (des moyens de production évidemment), vivre sans travail
– sous la condition de donner à « travail » un sens précis, le sens marxiste,
historicisé, à savoir le sens du salariat, soit l’activité humaine, non pas « en
soi », mais ressaisie dans les rapports sociaux du capitalisme. Et,
principalement, donc, dans le rapport salarial. Ici, comme toujours, ce sont
les rapports sociaux qui donnent leur valence aux choses. De la même
manière qu’une machine, ou quelque équipement, n’est pas par soi du
capital mais ne le devient que pour être ressaisie dans les rapports sociaux
de la valorisation capitaliste, de même l’activité humaine ne peut être dite
« travail » que lorsqu’elle s’accomplit dans la forme particulière du salariat.
Si un ami t’aide à déménager, il ne travaille pas : son activité est prise dans
le rapport social d’amitié. Si c’est un déménageur, lui travaille – il est sous
la gouverne du rapport salarial capitaliste. Or c’est de la même action de
porter des cartons qu’il s’agit. Nous pouvons donc dire ceci : la ZAD est un
lieu où une intense activité est déployée, mais on n’y travaille pas.
Maintenant tu connais ma thèse à son propos : ça n’est certainement pas un
lieu où l’on vit sans institutions, et pas davantage où l’on est
« ingouvernable ». On peut cependant en dire sans aucune réserve
analytique que c’est bien un lieu où l’on vit sans travail.
Propriété capitaliste (c’est-à-dire propriété privée des équipements en
vue de leur valorisation) et travail (ou salariat), ce sont deux rapports
sociaux profondément solidaires. C’est pourquoi l’on fait sauter les deux
ensemble. Pour faire quoi à la place ? La ZAD propose sa réponse, mélange
de don/contre-don et de mutualisation communaliste – un « de chacun selon
ses capacités à chacun selon ses besoins » devenu réalité, ce qui est tout de
même très impressionnant si l’on y pense, et dont on mesure la force propre
à sa puissance d’attraction et d’induction, puissance de susciter le don au-
delà du périmètre strict de la zone, par exemple de la part de gens qui, sans
être résidents permanents, n’en viennent pas moins, parfois d’assez loin,
pour apporter un chargement, comme ça, et puis repartir.

2. Dans un tout autre genre, il y a la proposition de Bernard Friot – mais


pour un même objectif : abolition de la propriété capitaliste (qu’il appelle la
111
propriété lucrative) et du travail-salariat . Je l’écris comme ça puisqu’une
source de malentendus à n’en plus finir tient à ce que Friot maintient
mordicus le mot « salaire » quand son « salaire à vie » réalise en fait
l’abolition du salariat selon Marx, alias du travail sous le capitalisme. Mais
enfin il faut vraiment avoir la vue basse, ou l’esprit de querelle chevillé au
corps, pour ne pas voir ce qu’il fait vraiment et lui chercher noise sur ce qui
n’est qu’une question de convention nominale. Le « salaire à vie », c’est la
rémunération inconditionnelle de tous, rémunération attachée non pas à
quelque contribution assignable mais à la personne même, pour ainsi dire
ontologiquement reconnue comme contributrice, indépendamment de toute
contribution particulière. « Être à la société » (comme on dit être au
monde), c’est en soi apporter à la société, tel est le postulat onto-
anthropologique du « salaire à vie ».
C’est une idée extrêmement forte, qui circonvient l’objection libérale
par excellence : « payez-les sans contrepartie, ils ne feront rien ». Mais bien
sûr que si, « ils » feront quelque chose. Ils feront quelque chose parce
112
« nulle chose n’existe sans que de sa nature ne s’ensuive quelque effet ».
C’est peut-être une accroche inattendue, et à certains égards baroques, que
celle de l’ontologie spinoziste et des thèses de Friot, mais elle me semble on
ne peut plus justifiée, ceci parce que le conatus est fondamentalement élan
d’activité, élan de faire quelque chose, donc de produire des effets. Toute la
discussion en réalité porte sur le « rien » de « ils ne feront rien ». Car, pour
un libéral-capitaliste, « rien » désigne cette sorte d’effets qui échappe à la
grammaire de la valorisation du capital. Là contre, ce que dit
l’anthropologie implicite de Friot, c’est qu’être à la vie sociale, c’est ipso
facto nourrir la vie sociale : c’est contribuer à ses flux de conversation, de
sociabilité, de créativité, de réalisation. Les gens ont envie de faire des
choses – ça s’appelle le désir. Dans le flot d’activité de quiconque
(évidemment dans le périmètre des actes légaux), il y a toujours quelque
bénéfice pour la société. Et la contrepartie d’une rémunération est
constituée. Le « salaire à vie », c’est donc l’abolition du travail capitaliste et
de son institution centrale : le marché de l’emploi.
Faut-il le dire, la proposition de Friot est une proposition
institutionnelle. Mais presque trivialement. D’abord du fait de revêtir une
portée macroscopique. Mais aussi parce que, je le redis, des rapports
sociaux sont nécessairement instanciés dans des institutions et même,
conceptuellement, sont des institutions. Or tel est bien le fond de sa
proposition : de nouveaux rapports sociaux pour soutenir la reproduction
matérielle collective. Ce qui me frappe spécialement, c’est qu’il ne cache en
rien que l’une des fonctions de sa configuration institutionnelle a à voir
avec la régulation de la violence, cette violence qui inévitablement tournoie
autour des biens matériels. Il n’y a même pas ici à se réfugier derrière une
clause de configuration anthropologique historique – celle de
l’individualisme, avec toutes ses intensifications de l’égoïsme pronateur.
Pour accéder à la généralité de la proposition, il suffit de relire
l’anthropologie économique de Sahlins et ce qu’il dit de la possibilité, dans
les sociétés sauvages, que le partage des biens dégénère en luttes terribles
113
quand la disette passe au-dessus d’un seuil critique . En tout cas, Friot
sait qu’il y a la violence, qu’on ne l’éradique pas, et qu’on n’a le choix
qu’entre de plus ou moins bonnes solutions de régulation. Aussi – et dans
ce registre de la proposition radicale qui généralement soit suppose
l’harmonie, soit prétend la réaliser, c’est suffisamment rare pour être noté –
aussi Friot indique-t-il lui-même les lieux de sa structure institutionnelle où
la violence économique se concentrera, et où elle aura à être accommodée.
Deux essentiellement. D’abord ce qu’il appelle les « institutions de la
qualification ». Chacun reçoit inconditionnellement un salaire à vie, mais
dont le montant s’étage sur quatre niveaux (et dans un rapport de un à
quatre entre le minimum et le maximum), chaque niveau de salaire étant
attaché à un niveau de qualification, et chaque niveau de qualification étant
attaché à la réussite d’un examen de qualification, bien sûr en un sens tout
sauf scolaire, où le candidat fait valoir, et reconnaître socialement, comme
« qualification », sanctionnée donc par un niveau de rémunération sociale,
ses expériences, ses compétences acquises, ses apprentissages et ses projets
futurs. Il n’en demeure pas moins que ce sont les épreuves organisées au
sein de ces institutions de la qualification qui arbitreront les inégalités et les
affects envieux qu’elles font naître.
Les tensions seront peut-être plus vives encore autour de la « caisse
d’investissement ». Dans le système de Friot, la totalité du produit est
socialisée pour être reversée à ses différents emplois au travers de caisses
spécifiques : la « caisse salariale » qui, comme son nom l’indique, verse les
salaires, la « caisse sociale » qui pourvoit à toutes les prestations gratuites
(protections et services publics), la « caisse d’investissement » enfin, qui se
substitue au système bancaire privé pour allouer des ressources financières
aux différents porteurs de projets. La caisse d’investissement, c’est le lieu
de possibilité pour les « faire quelque chose ». Quelqu’un (quelques-uns)
veut faire quelque chose dont il n’a pas tous les moyens : il soumissionne à
la caisse d’investissement de son département/canton/région. Les ressources
des caisses sont limitées, donc, objectivement, les projets sont en
concurrence. Rivaux. On peut anticiper que la violence rivalitaire pour la
ressource financière sera d’autant plus grande que la courbe très plate des
niveaux salariaux, la faible ouverture des inégalités seront l’élément
symbolique, politique et moral central de la norme, de l’habitude (au sens
de Spinoza, consuetudo) constitutive de la société du « salaire à vie », par
conséquent le moins exposé à contestation, ne laissant dans ces conditions
aux luttes de distinction que la solution expressive des « projets ». Si les
solutions d’accomplissement ne passent plus par le revenu ostentatoire,
elles passeront par les « faire ». De là le relèvement des enjeux passionnels
attachés à l’accès aux ressources financières : c’est que le « faire », c’est le
désir même. Ici la contestation est une éventualité impossible à écarter.
Comparaison suspicieuse des « retenus » et des « recalés », récriminations
en injustice dans l’appréciation des mérites, procès en copinage peut-être :
évidemment, il y aura ça – la violence. Le système institutionnel fera au
mieux…
Comme tout système institutionnel. Avec cependant, pour celui-ci, la
propriété extraordinaire de mettre fin au chantage à la subsistance, de
mettre fin à la vie prise en otage, puisque c’est bien ainsi que le capitalisme
procède pour enrôler : en mettant en balance la soumission et la survie. On
parvient à peine à imaginer l’extension de liberté, ou plutôt de liberté-
114
égalité, d’égaliberté comme dirait Balibar , qui suivrait de ce
desserrement. Dès lors que la menace sur la survie est levée, mais à cette
condition seulement, la parole libre et égale redevient possible. La parole
libre-et-égale, c’est de pouvoir parler librement à quiconque comme à un
égal. Voyons par effet de contraste : comment parle-t-on aux gens sous le
rapport salarial ? Comme à des chiens. Mais comment leur parlerait-on
autrement : le rapport salarial est un rapport de subordination hiérarchique,
caractérisation qui n’est même pas polémique, ce sont les simples termes de
la jurisprudence du droit du travail. Inutile d’opposer qu’il y a des endroits
où on leur parle plus gentiment. Ce sont des atténuations accidentelles,
abandonnées aux caractéristiques contingentes des individus placés en
position hiérarchique supérieure. L’essence du rapport salarial apparaît dans
ce qu’elle permet, et elle permet qu’on parle aux subordonnés « comme à
des chiens ». Précisément parce que la subordination procède du chantage à
la survie. Parler librement à un égal, une approximation en est donnée dans
une rencontre fortuite entre deux personnes qui ignorent tout de leurs
propriétés sociales respectives – alors, pas de distorsion particulière. Mais
que n’advient-il pas à la parole de l’un quand la propriété de l’autre,
« chef », ou bien dans un autre genre « policier », est connue ? Les
intonations de la parole disent tout d’un rapport de domination : auto-
abaissement.
Si vivre sans ça est possible, on aurait tort de s’en priver. Or ça l’est :
dans son ordre, qui est celui de la production, la proposition de Friot nous
en donne une figuration, d’autant plus convaincante qu’elle ne consiste pas
en un grandiose surgissement ex nihilo mais en l’intensification de ce qui
est déjà là, le système de la cotisation sociale – pourvu, dit-il, qu’on sache
en apercevoir le potentiel révolutionnaire. Système de la cotisation sociale,
c’est déjà assez dire pour laisser entrevoir qu’on est dans un univers
parfaitement hétérogène à celui de la ZAD. Et l’on voit en quoi consiste le
« dans un tout autre genre » par lequel j’introduisais tout à l’heure Friot
dans la foulée de la ZAD : en une question d’échelle. Mais la question
d’échelle n’est-elle pas la dérivée même de l’antinomie des virtuoses et du
nombre qui nous préoccupe depuis le début ? Conçoit-on la sortie du
capitalisme sous des figures « communautaires » ou bien l’envisage-t-on
d’emblée à l’échelle macroscopique ? Je n’irai pas jusqu’à dire que les
zadistes sont des sages spinozistes (!), mais, sous une approximation
raisonnable, on peut leur appliquer la catégorie de « virtuose » : la vie qu’on
mène à la ZAD, l’engagement de soi qu’elle suppose, l’ampleur des
sacrifices matériels consentis à une idée, rien de tout ça n’est à la portée du
grand nombre actuel. La proposition de Friot a les propriétés exactement
inverses : on n’y voit pas les intensités affectives de la ZAD, la même
puissance des devenirs (et ceci quoique le monde du « salaire à vie » ait ses
devenirs à lui aussi), mais elle s’adresse au grand nombre. Elle est d’emblée
macroscopique – forcément, quand les échelles changent à ce point, ce ne
sont pas les mêmes choses qui surgissent.

3. Ici, si l’on veut poursuivre l’examen du contraste, tout va nous tomber


dessus d’un seul tenant : la division du travail, le marché, l’argent. La
question déterminante, donc, c’est la division du travail : son périmètre, sa
profondeur. Jusqu’où va la division du travail, c’est cela qui détermine un
niveau de vie matérielle (et réciproquement). Dans ces conditions, c’est
peut-être par là qu’il faudrait commencer : quel niveau de vie matérielle, ou
plutôt quelle réduction de ce niveau de vie sommes-nous prêts à consentir ?
C’est bien ici que l’usage de la catégorie de « virtuose » pour les zadistes se
justifie : la réduction qu’ils s’imposent est hors de portée du grand nombre,
disais-je. « Pour l’heure », m’objecteras-tu peut-être. Car après tout, si le
désastre climatique connaissait une accélération, le grand nombre aurait
peut-être des révisions déchirantes à opérer en vitesse. À ce propos
cependant je me demande si, parmi toutes ses autres malfaçons
intellectuelles (et politiques), l’hypothèse collapsologique n’a pas tendance
à sous-estimer ce que le capitalisme recèle de capacités d’accommodation
dystopiques, et qu’il peut nous faire lanterner en enfer pendant encore
longtemps. En tout cas mon hypothèse pour le moment est que nécessité ne
fait pas encore loi, qu’il commence, certes, à se répandre un dégoût du
capitalisme suffisant pour qu’on accepte d’en rabattre si c’est la condition
pour en sortir, mais d’en rabattre « dans une certaine mesure », qu’on aurait
intérêt à ne pas s’exagérer. Or c’est cette « mesure » qui détermine ce que
devra rester la division du travail.
La question d’ailleurs n’est pas seulement de savoir qui est capable
d’aller vivre comme à la ZAD, et d’en accepter tous les renoncements
matériels. Elle tient, peut-être plus décisivement encore, à ce qu’une ZAD
ne parvient nullement à internaliser toute la division du travail : elle reste
branchée sur le dehors capitaliste pour la fourniture de toute une série de
biens indispensables, biens d’équipement notamment (outils, énergie,
vêtements, etc.). J’aimerais bien qu’on entende que tout ceci reste
strictement analytique, et ne prend en rien la teneur d’un jugement de
carence, d’une critique d’insuffisance ou de quoi que ce soit de cet ordre –
ce serait de la dernière absurdité et, pire encore, de la dernière arrogance. Si
toutefois on veut bien admettre que la ZAD est aussi un objet de pensée, on
doit reconnaître que la ZAD est un isolat dans le capitalisme et que, like it
or not, elle demeure branchée sur le capitalisme, sur sa division du travail,
d’où continuent de lui arriver de multiples flux. Nombre des objets dont la
ZAD a besoin sont produits dans le capitalisme et, si la ZAD se retire autant
qu’on le peut du capitalisme, elle ne peut pas en annuler la présence, ni une
dépendance résiduelle. C’est qu’à l’impossible nul n’est tenu ! Le
capitalisme a capturé la quasi-totalité de la division du travail, comment se
pourrait-il qu’instantanément nous puissions ne plus dépendre de lui quand
il s’agit de notre vie matérielle – en tout cas si nous ne nous réorganisons
qu’à l’échelle locale ?
Nous retrouvons la question décisive de l’échelle. Car la révolution
« Friot », elle, en tant qu’elle est macroscopique, peut en principe refaire
instantanément les rapports sociaux sous lesquels s’effectue la division du
travail dans son entier : on hérite de l’état de la spécialisation technique
capitaliste, mais on le recouvre d’un coup de nouveaux rapports de
production, ceux de la propriété d’usage et du salaire à vie. Il est assez clair
que, pour tous les sacrifices matériels raisonnablement envisageables, une
communauté locale ne pourra pas par elle-même reconstituer une division
du travail qui lui garantirait l’autosuffisance, et notamment la production de
ses moyens de production – c’est là le point central : un mode de production
devient autonome quand il produit ses moyens de production. Ce seuil
d’autonomie ne peut être franchi qu’à l’échelle macroscopique puisque
c’est à cette échelle que le travail se divise suffisamment pour y parvenir.
Je ne suis pas en train de me livrer à une espèce d’apologie de la
division du travail. Je voudrais simplement indiquer les deux forces
antagonistes qui font sa contradiction principielle. D’un côté les réquisits
d’extension et de profondeur que lui impose un certain niveau de vie
matérielle sous lequel une communauté politique ne se voit pas descendre.
Ça ne veut certainement pas dire qu’il n’y a pas de marge de consentement
à la réduction du nôtre. Mais, d’une part, cette réduction est conditionnelle à
une balance d’affects globale, la perte de certaines joies matérielles devant
être compensée par les gains de joies d’une autre nature – la réduction est
donc conditionnelle à l’établissement d’un nouveau régime de désir
collectif. Et, d’autre part, il y a tout de même des effets de cliquet
« normatif » qui interdisent d’imaginer qu’on puisse rembobiner la division
du travail en deçà d’un certain seuil – il faut déclarer si nous sommes prêts
à nous passer, par exemple, d’ordinateurs, de télécommunications, de
matériels médicaux, et de bien d’autres choses (on n’imagine pas ce que
supposent de développement historique de la division du travail des objets
qui nous semblent du dernier commun).
D’un côté donc la détermination d’une profondeur de division du
travail par le régime de désir et la norme de niveau de vie matérielle qu’il a
posée. De l’autre tous les effets débilitants de la division du travail : effets
d’anomie et effets d’hétéronomie. Même si la division du travail est sans
doute plus ambivalente que ça – ce que nous savons depuis Durkheim. En
spécialisant les individus, elle les force à entrer dans l’échange
(génériquement), et en soi c’est plutôt bien. Reste bien sûr à savoir sous
quel type de rapports. Reste aussi à voir qu’il existe des formes et des seuils
de profondeur, où elle devient dépossession – il suffit pour s’en convaincre
d’observer notre situation présente. La reddition au marché de tâches à la
découpe de plus en plus fine nous transforme en incapables. Et c’est bien le
but de la manœuvre : que nous ne soyons plus capables de rien, pour qu’en
cas de besoin nous n’ayons plus que la ressource de recourir à un prestataire
marchand. L’approfondissement de la division du travail capitaliste a pour
corrélat une sorte de gigantesque impuissantisation individuelle et
collective. Je pense à des choses extrêmement concrètes : être capable de
travaux élémentaires, comme faire du carrelage, de la plomberie ou de
l’électricité chez soi, être capable de réparer soi-même son vélo. Pour le
coup, ça ne fait peut-être pas dans le grandiose, mais des expériences
comme celles de garages collectifs, où des outils sont en libre-service, sans
être la propriété de quiconque, où des gens se rencontrent, les expérimentés
apprenant quelque chose aux débutants, pour éventuellement engager
ensuite la conversation sur autre chose, sont d’une valeur politique et
sociale inestimable. Je me souviens d’une époque où des gens, sans doute
pas tout le monde, pouvaient réparer eux-mêmes leur voiture. L’opacité de
l’électronique automobile est faite exprès pour déposséder ces gens de leur
capacité. Mais on pourrait certainement dire des choses semblables en
matière de première médecine, celle qui relève d’une simple extension de
l’hygiène de vie, qui prévient ou répare les petites choses, et qu’en réalité
on devrait apprendre à l’école – comme réparer le vélo. On rêverait de cette
école étendue qui apprendrait aussi ces choses-là, le soin du corps, comme
par exemple les savoirs nutritionnels, qui redonnent un peu de maîtrise sur
115
sa vie organique et repoussent le besoin de médecine , le savoir
domestique qui laisse un peu moins dépendants du marché, peut-être aussi,
pourquoi pas, le minimum pas trop normatif qui aide à être un peu moins
cons dans les relations humaines, bref une école dans laquelle entrerait la
vie, et qui préparerait à la vie – et pas seulement aux concours.
Pour le coup, je me représente des lieux tels que la ZAD comme des
bouillonnements d’apprentissages de cette nature, car c’est ça le propre des
expériences de dé-division du travail : que n’y acquiert-on pas ! On doit en
revenir en sachant faire un tas de trucs qu’on n’avait pas la moindre chance
d’apprendre ailleurs. Ou qu’on ne pouvait apprendre qu’au gré de
rencontres personnelles fortuites : on rencontre un montagnard, et alors on
apprend la neige, le vent, les changements de la météo, plein de signes
qu’on devient capable de lire – tu vois qu’il n’entrait aucune intention de
me moquer quand tout à l’heure je parlais des forêts, tout au contraire. C’est
cette chose que dit Deleuze et qui est magnifique : conquérir un élément.
Quelle joie c’est de conquérir un élément. C’est-à-dire un savoir pratique
qui permet de composer harmonieusement avec un nouvel élément :
l’élément-neige, l’élément-ramure, l’élément-bois (version pour le
charpentier), l’élément-piano, l’élément-légume, que sais-je encore, et d’en
tirer un supplément de puissance individuelle.
116
En tout cas, dès que le travail se dé-divise et, plus encore, dès qu’il
se trouve engagé dans d’autres rapports sociaux, l’argent recule. C’est que
tous ces éléments sont profondément solidaires : division du travail
économique, échange marchand, monnaie. Si la division du travail est
organisée dans la grammaire marchande-capitaliste, elle appelle
nécessairement tout le reste : l’échange marchand qui effectue les
complémentarités de spécialisation (ce que je ne sais pas produire, je
l’achète aux autres, et réciproquement-globalement), donc l’argent qui en
est le médium. La division du travail organise les deux simultanément : et
l’hétéronomie de chacun, rivé à son petit truc et incapable de produire la
variété des choses requises par sa reproduction matérielle, et les
complémentarités : nous produisons tout ce dont « nous avons besoin »
mais globalement, collectivement. L’opérateur de ce « globalement », c’est
l’échange. Mais quel type d’échange – car il y en a plusieurs ? L’échange du
don/contre-don est d’une portée trop limitée pour couvrir toute la division
du travail. L’échange marchand, lui, procède par la monnaie.
Que nous n’aimons pas. Dans les items variés du « vivre sans », il y a
évidemment la monnaie – « abolir l’argent ». Position assurée de tous les
profits de radicalité : l’argent est devenu une sorte de métonymie du
capitalisme, voire de l’« économie », bref à la fois d’un type de rapport
(utilitariste, égoïste, intéressé) dont « nous ne voulons plus », et d’un type
de menée dont nous voyons les saccages (humains, naturels). On y trouve
souvent l’idée d’une violence déchaînée par l’argent et, si cette idée n’est
pas fausse, il faut se méfier des conclusions trop simples qu’on croit
pouvoir en tirer immédiatement. Comme celle qui considère que, de
l’accrochage de la violence et de l’argent, il suit que, débarrassés de
l’argent, nous le serions ipso facto de la violence. L’erreur ici serait de faire
de l’argent un nouvel avatar du « pieu » de la chanson, une entité maléfique
mais externe, dont nous n’aurions qu’à nous défaire pour être « libérés ». La
violence de l’argent, c’est notre violence, la violence de notre désir, désir
acquisitif, pronateur. De ce désir violent, l’argent n’est qu’une mise en
forme. Ce qui signifie que l’argent ôté… resterait la violence désirante.
Sans forme. Donc « encore plus violente ». Car, quoi qu’on en pense, la
mise en forme « argent » a, par soi, des propriétés régulatrices. Détestables
à bien des égards – notamment par ses inégalités d’accès : qui a accès à
l’argent et dans quelles mesures ? Mais des propriétés régulatrices quand
même : le désir pronateur ne peut se donner libre cours, il ne s’exerce que
sous la contrainte de règles sociales (synthétisées dans ce que les
économistes appellent la « contrainte budgétaire »), là où, sans mise en
forme, il n’est que chaos violent.

4. On devrait donc y regarder à deux fois avant de « supprimer l’argent »,


en tout cas sans réforme préalable de notre régime de désir – car, pour le
coup, aucune donnée anthropologique n’interdit de concevoir des régimes
de désir autres, décentrés de l’acquisition de biens matériels, engagés dans
d’autres poursuites (à propos desquelles il ne faut pas se la raconter non
plus : elles aussi emporteront leur part de violence, mais pas la même, sous
d’autres mises en forme, etc.). L’hypothèse implicite cruciale d’expériences
comme la ZAD, c’est bien de remplir ce préalable de la réforme du régime
de désir – hypothèse vérifiée en l’occurrence ! C’est ici qu’on en revient à
l’idée de forme de vie comme affect commun ou, c’est la même chose,
comme régime de désir collectif. Une ZAD n’est viable que sous la
condition que s’y engagent des individus qui ont déjà œuvré à la
modification de leur régime de désir – et qui, vivant ensemble, achèveront
de s’y conforter par émulation. Hors de quoi, évidemment, la mutualisation
communaliste des biens n’aurait aucune chance, dégénérerait aussitôt en
foire d’empoigne acquisitive ou, à plus bas bruit, en fuite continue des
comportements opportunistes (de free rider, comme dit la théorie
microéconomique). Deux images pour suggérer ce que c’est que des
régimes de désir, et combien différents ils peuvent être : ici, donc, la ZAD,
là ces images maintenant classiques de ruée dans un grand magasin au lever
du rideau de fer un jour de soldes. J’emploie ces deux images pour montrer
de quelle largeur de spectre l’anthropologie des passions est capable et, de
nouveau, pour souligner qu’elle ne commande rien de particulier, qu’elle
est capable d’engendrer les deux, contre l’ineptie qui somme de choisir
entre « l’homme bon » et « l’homme mauvais », mais pour montrer aussi
que les régimes de désir ne tombent pas du ciel, qu’ils sont toujours
soutenus (produits) par des structurations sociales.
Et de nouveau la question : où en est la production social-historique
d’un régime de désir comme celui de la ZAD, mais à grande échelle ?
Moins loin. Or c’est le régime de désir qui commande le niveau de division
du travail, donc la marge de dé-division depuis notre situation présente, et
puis l’extension de l’échange marchand, enfin la place de l’argent. Pour
l’heure, et même à terme éloigné, le « vivre sans argent », ou « sans
division du travail », est un rêve. Mais entre la catastrophe de la
marchandisation intégrale et rien, il y a quand même quelques
intermédiaires ! J’ai évoqué tout à l’heure des petites choses, comme des
garages communautaires, où l’on vient réparer soi-même ou aidé son
vélo/scooter/moto, ou bien des lieux-ressources du même genre pour
travaux domestiques, ou que sais-je encore. Mais des petites choses comme
ça, on doit pouvoir en imaginer des bottes. Et à force de les faire proliférer,
on s’apercevrait que ça commence à mordre significativement sur le
domaine de la division du travail marchand et de l’échange monétaire. Dans
des schémas plus classiques de division-et-complémentarité (je produis
ceci, tu produis cela), on peut aussi envisager d’autres formes de l’échange
– autres que monétaires.
Mais il ne faut pas se leurrer : le don/contre-don, par exemple, ne
couvrira que des échanges de biens ou de prestations élémentaires – ceci dit
sans même évoquer sa propension à dégénérer en troc, dont Pepita Ould-
Ahmed a montré qu’il était en fait de l’ordre d’une « transaction monétaire
117
sans monnaie ». En tout cas on ne reconstitue pas toute la division du
travail avec un système d’échange de cours d’anglais contre coupe de
cheveux. L’acquisition de biens « complexes », dont la production a
nécessité la composition d’un très grand nombre d’opérations, donc
l’intervention d’un très grand nombre d’opérateurs, entrera difficilement
dans quelque système de don/contre-don qui ne peut s’organiser à un tel
niveau de multilatéralité. La profondeur de la division du travail correspond
à un très haut degré de multilatéralisation des complémentarités, et c’est
bien ici que l’échange monétaire montre sa force : dans sa capacité à
soutenir de manière décentralisée une configuration de complémentarités
aussi complexes, aussi étendues, aussi distribuées – cela même que, sous
l’acception économique standard, on appelle la « division du travail »,
comme déploiement macroscopique. Et pas seulement comme déploiement
macroscopique, mais également comme déploiement « cohérent », à très
fortes imbrications, duquel chacun d’ailleurs, isolément, se retrouve
violemment captif.
Je reviens aux termes de ta question : la dualité des institutions et de la
division du travail. Car, quelle qu’en soit la forme, la division du travail et
le système d’échange qui l’accompagne nécessairement revêtent un
caractère institutionnel. Un garage communautaire est une forme
institutionnelle – il fait l’objet d’une reconnaissance sociale, s’organise
selon certaines règles admises et respectées (faisant autorité), etc. Quant à la
division du travail/échange économiques (au sens classique), l’évidence est
tellement énorme que je ne m’y appesantis pas – si, par exemple, la
monnaie n’est pas une institution, qu’est-elle donc ? En revanche, si
superficielles que soient mes esquisses, elles suffisent à montrer que la
division du travail est une idée qui n’a rien d’univoque, j’entends non
seulement qui ne détermine pas qu’une forme unique – celle des
économistes – mais qui, à l’échelle d’un même ensemble humain, peut
s’effectuer concomitamment dans des registres très composites. « La »
division du travail, « globale », peut très bien consister en la composition de
formes très différentes de division du travail et, partant, en un agencement
institutionnel tout à fait plurivoque : pas seulement celui du marché.
Que nous ne pourrons avant longtemps nous passer complètement de
la forme économique-marchande de la division du travail, c’est ce que je
soutiens ; mais je soutiens également que tous les efforts pour la faire
régresser autant qu’on peut sont bons à prendre, qu’il est même possible de
lui infliger des reculs significatifs. Par conséquent : du marché – forcément
–, mais aussi des interstices à faire croître (pour qu’ils deviennent
davantage que des interstices) de don/contre-don ou d’organisations
collectives non marchandes de certains travaux ; et puis des communautés
plus restreintes, visant une plus grande autonomie, certes inévitablement
vouées à demeurer branchées sur la division du travail extérieure, mais
travaillant à réduire autant que possible la portée de ce branchement, et dont
l’homogénéité passionnelle, homogénéité du partage d’un affect commun
« forme de vie », permet de rendre viable un « de chacun selon ses
capacités… », c’est-à-dire une forme d’échange dé-bilatéralisée, une forme
où chacun est immédiatement en rapport d’échange avec le tout,
configuration dont je crois qu’elle n’est possible qu’à petite échelle,
précisément pour que chacun ait une appréhension sensible du tout, et de
son propre rapport au tout. Tout ça compose une structure institutionnelle de
la division du travail et de l’échange assez bigarrée, quelque chose comme
un « régime de division du travail » mais composite. En réalité, dans un
régime composite, nous y sommes déjà : le registre monétaire-marchand
n’épuise pas les rapports sous lesquels nous coordonnons toutes nos
activités matérielles, mais il est vrai qu’il les écrase outrageusement.
Refaire un régime de division du travail, c’est refaire les proportions de sa
composition interne.
En matière de « vivre sans », l’économie demande donc des
appréciations assez contrastées. Vivre sans les rapports de production du
capitalisme ? Friot nous en donne une esquisse (plus que ça même) qui,
pour l’heure, me semble la seule proposition consistante sur la table – ceci
parce qu’elle vérifie la double contrainte de la portée macroscopique et de
la compatibilité avec le niveau présent de division du travail (sans préjudice
de possibles restrictions). J’ai l’impression d’être passé un peu vite, parce
que tout de même, c’est considérable : abolition de la propriété lucrative et
du rapport salarial capitaliste ! « Vivre sans travail », au sens capitaliste du
118
mot « travail », « vivre sans employeur », évidemment « vivre sans
actionnaires » : ceci est à notre portée. Vivre sans division du travail,
aucunement. Réduire la division du travail, modifier ses rapports, défaire
ses polarisations (celles qui distribuent les individus entre ses différents
segments, à commencer par la division princeps, celle des travaux de
conception et d’exécution), ce sont des horizons vers lesquels il est très
possible d’avancer. S’affranchir d’un travail « assez profondément » divisé,
j’entends par là qui ne puisse se passer d’appeler l’échange monétaire
comme son corrélat, je ne crois pas, en tout cas dans des horizons temporels
qui fassent politiquement sens. Je me résume : « sortir de l’économie »,
« abolir l’argent » : non. Faire mieux : oui.

On pourrait te rétorquer que ta vision macroscopique est trop optimiste.


Peut-être que l’imaginaire du « vivre sans » est notre seul recours, en tant
que geste éthique, certes « virtuose », mais seul à même d’affronter des
privations qui seront de toute façon à l’ordre du jour, même dans les
scénarios que tu proposes. On peut songer aux perspectives écologiques de
l’effondrement, mais pas seulement.
Jusqu’ici, nous discutons comme si une transformation économique
d’ampleur, dans un horizon stratégique et institutionnel, était possible à
condition que le projet soit suffisamment radical. À cet égard, on pourrait
juger ton récit d’un gouvernement anticapitaliste très volontariste. Il va de
soi que, même avec un monopole du commerce extérieur, un système
bancaire sous monopole public et un contrôle des changes, le capital
international infligera des privations considérables aux peuples qui
seraient hypothétiquement tentés par l’expérience. De même avec Friot, il y
a un problème réel chez lui : le salaire et la cotisation sont certes de bonnes
illustrations d’une socialisation effective, mais on voit bien que la bagatelle
d’une extension de leur rôle social ne suppose rien de moins qu’une
suppression généralisée du profit économique et une interdiction de toute
propriété lucrative. Autant dire : l’expropriation unilatérale de tout le
capital. Alors certes, si le modèle social tient éventuellement la route, sa
réalisation politique s’avère très incertaine puisque subordonnée à un
renversement presque cataclysmique du rapport de production.
Cela m’amène à t’opposer ceci : n’est-il pas en définitive plus
utopique de chercher la voie d’une réforme/révolution au sein des
institutions que de chercher à faire advenir une nouvelle façon d’être au
monde ? D’autant plus que, si révolution il y a, le peuple devra déjà avoir
été converti au fait de consentir à un régime de privation imposé par la
bourgeoisie internationale, au nom des lendemains qui chantent. Quel peut
être le ressort durable d’un tel désir ? La raison analytique d’un Adam
Przeworski a bien montré que le calcul coût/intérêt entre privation imposée
par le capital/acquis social tend inexorablement à faire plier les partis
ouvriers du côté de l’adaptation sociale-démocrate pour garder un
consensus majoritaire (surtout sur le temps long) – il a évidemment en tête
l’évolution des systèmes scandinaves. Sa conclusion est précisément qu’une
politique révolutionnaire suppose une sortie de la raison calculatrice, du
calcul instrumental coût/intérêt. N’est-ce pas justement cela, ce que tu
fustiges comme une éthique des virtuoses ? Le projet révolutionnaire ne
doit-il pas en définitive compter sur le pari d’un héroïsme passionnel de
masse ? L’exil du monde moderne n’est-il pas à cet égard un préalable
indispensable à l’hypothèse de son renversement, et non un détour sublime
ou romantique ?

5. « Au sein des institutions » dis-tu. Il va falloir s’entendre : de quelles


institutions ? Qu’il y aura « des institutions » après la révolution, comme il
y a des institutions dans n’importe quel état du collectif, c’est ce que j’ai
maintenant assez dit. Mais si réforme/révolution « au sein des institutions »
signifie « dans le cadre des institutions existantes au moment où la
révolution se déclenche », alors il est aussi clair pour toi que pour moi que
ceci n’a pas de sens, je veux dire pas d’avenir. « Les institutions
existantes », c’est précisément ce qu’il s’agit de renverser. Ce que tu
appelles « volontarisme » est la conséquence de l’alternative telle que je la
crois désormais nouée dans la configuration présente du capitalisme : ou
bien confrontation globale et décisive, ou bien rien. Je sais que, à cet égard,
il est devenu d’usage de se moquer des évocations du type « Grand soir »,
reliquat un peu pathétique d’une pensée politique ensevelie à laquelle se
substitue l’élégance discrète et légère des lignes de fuite. Pour ma part, je
n’en crois rien. Je pense que c’est une catégorie qui n’a rien perdu de sa
pertinence – pour peu, évidemment, qu’on n’en fasse pas l’événement
autosuffisant, complet de la révolution, une erreur que, pour le coup, plus
grand monde ne commet, j’ai l’impression : pour reprendre le titre de
119
l’ouvrage de Ludivine Bantigny , on sait assez qu’après le Grand soir
viennent les petits matins. Mais qu’il doive y avoir événement, et d’une
taille qui concerne le pays entier, événement macroscopique donc, moment
décisif où l’ordre établi dans son ensemble se trouve mis en jeu, je ne vois
pas comment on pourrait en faire l’économie, comment on pourrait ne pas
en passer par un point critique de cette nature – et c’est bien cela qu’on peut
appeler « Grand soir ». La place Tahrir, c’est un Grand soir.
Et voilà précisément qui vient nourrir la position « volontariste », ou
disons plutôt « maximaliste ». Car, pour être un Grand soir, Tahrir n’en
échoue pas moins – mais pas du tout de l’échec de la ligne de fuite qui
« réussit ». D’un échec diamétralement opposé, qui a pour seule raison que
Tahrir n’a pas été un « soir » suffisamment grand. D’où il a suivi que la
recapture a été immédiate. La recapture a été immédiate parce que, en
réalité, rien du système institutionnel lui-même n’avait été sérieusement
ébranlé, tout était resté en place même. Ce qui a été lessivé, c’étaient les
anciens occupants. Il a suffi que de nouveaux viennent les remplacer – il
s’en trouverait forcément –, et tout l’appareil institutionnel s’est remis à
fonctionner, formellement à l’identique.
Le « maximalisme », c’est de se faire une idée à peu près juste de
l’énergie politique – colossale – qui doit être déployée pour avoir une
chance d’échapper à ça. Colossale, en effet, puisqu’il s’agit de tout
renverser. Par « tout », j’entends non seulement les occupants à déposer
mais le système de places, autrement plus stable, et qui peut leur survivre
sans la moindre difficulté. « Tout » signifie donc, à peu de chose près,
l’entièreté des institutions politiques, hors de quoi la réoccupation se fera
aussitôt. Puisque nous avons posé le registre de la fiction politique, imagine
par exemple ce qu’aurait donné un acte II ou III des Gilets Jaunes qui serait
« allé au bout » : envahissement de l’Élysée, Macron à Baden-Baden, tout
ce que tu veux. Et puis quoi ? De « grandes élections » résolutoires ? Bon,
très bien, alors c’est Tahrir de nouveau : la Ve République marginalement
repeuplée, éventuellement une VIe marginalement décalée : passeports pour
la recapture. Ou alors ce qu’on appelle la VIe consiste en « tout autre
chose » : une refonte institutionnelle table rase. En tout cas voilà : je pense
qu’il n’y a plus de place ni pour des solutions microscopiques qui feraient
« tache d’huile » ni même pour des solutions « intermédiaires », j’entends
par là macroscopiques mais qui ne vont pas plus loin qu’une simple
déposition. « Maximaliste », si tu veux, c’est le nom qu’on peut donner à ce
constat. À savoir que « maximaliste », c’est le minimum.
La question, maintenant, c’est de savoir si la production de cette
énergie politique colossale est accessible par les voies de ce que tu appelles
un « héroïsme passionnel de masse ». Pour tout te dire, je ne suis pas loin
de me laisser entortiller par la subtilité dialectique de ta proposition : l’exil,
non comme détour, ou fuite, mais comme préalable – ce qui constitue un
très beau remaniement du problème, je trouve. Je te le dis dès maintenant :
je crois quand même que je vais me retenir de céder. Mais prenons les
choses dans l’ordre, c’est-à-dire exactement là où tu les places : quelle que
soit la solution que nous envisagions, elle se paiera cher en termes de
niveau de vie matérielle. Mais précisément, si l’on donne à l’idée de vie
toute sa profondeur éthique, parfaitement exprimée dans l’idée corrélative
de « forme de vie », il y va de faire entendre que « niveau de vie » et
« niveau de vie matérielle », ça n’est pas la même chose. En tout cas le
problème est là : espérer sortir du capitalisme sans réviser nos normes
matérielles, c’est vouloir un cercle carré.
Mais avec quelle emprise les normes matérielles du capitalisme ne
nous tiennent-elles pas ? Orwell, déjà, avec la parfaite honnêteté
intellectuelle qui était la sienne, avouait qu’il ne se voyait pas se passer de
son confort minimum : « Je suis un semi-intellectuel décadent du monde
moderne, et j’en mourrais si je n’avais pas mon thé du matin et mon New
Statesman chaque vendredi. Manifestement, je n’ai pas envie de revenir à
un mode de vie plus simple, plus dur, plus fruste et probablement fondé sur
120
le travail de la terre . » On notera que l’extrait vient du Quai de Wigan,
écrit quatre ans après Dans la dèche, chronique de son expérience de vie
dans la rue. Il semble donc que, cette expérience faite, Orwell ne serait pas
allé à la ZAD. Ou bien y serait-il allé ? Car il ajoute aussitôt : « Mais en un
autre sens plus fondamental, j’ai envie de tout cela [revenir à un mode de
vie plus simple, plus dur, plus fruste], et peut-être aussi en même temps
d’une civilisation où le “progrès” ne se définirait pas par la création d’un
121
monde douillet à l’usage de petits hommes grassouillets . » Et le front de
la contradiction passe en lui. Contradiction de quelle nature ? Passionnelle
bien sûr.
C’est pourquoi Przeworski se trompe à moitié quand il évoque le
calcul coût/intérêt à propos d’un arbitrage entre les « privations » imposées
par une sortie du capitalisme et l’acquis de s’en être désaliéné. Car ça n’est
pas une affaire de calcul. C’est une affaire de balances affectives – donc, de
nouveau, de régime de désir. Orwell expérimente, et nous restitue, le conflit
des affects antagonistes en lui : le New Statesman du vendredi vs. le progrès
redéfini (et ce qui s’ensuit bien sûr, dans quoi il pourrait bien ne plus y
avoir de New Statesman). Ce qui lui apparaît à la conscience comme une
délibération, et à Przeworski, un cran plus loin, comme un calcul, est en fait
un conflit d’affects antagonistes. Mais la conscience n’est pour rien dans
cette affaire – elle ne fait qu’enregistrer et témoigner à l’esprit. L’opérateur
du calcul, si vraiment l’on veut maintenir le terme, c’est le corps. Dans le
corps, « ça calcule ». Ou plutôt ça soupèse. Ça soupèse selon les
coefficients de l’ingenium, je veux dire selon ses susceptibilités affectives,
selon ses affectabilités. Et c’est ainsi que se fait, non pas la décision,
comme geste d’une conscience souveraine, mais l’inclination, comme
résultante dans un corps.
Maintenant, si Przeworski se trompe sur les opérations, il ne se trompe
pas sur le problème général. À ceci près que l’époque a changé, et les
possibilités de la social-démocratie avec. Quant à ces dernières, je crois
qu’elles n’existent plus – de là d’ailleurs l’écroulement des partis qui lui ont
lié leur sort. C’est que la social-démocratie fait une hypothèse implicite de
bon vouloir du capital – bon vouloir à entrer dans un processus de
transaction pour aboutir à des compromis. Mais, nous en parlions
précédemment, le capital a conquis (avec l’aide de la social-démocratie !)
les moyens structurels de ne plus transiger, de ne plus transacter, de ne plus
passer aucun compromis, et d’imposer ses normes avec la dernière
unilatéralité – puis de déplacer ces normes indéfiniment. Pour reprendre tes
termes, le « côté » vers lequel étaient inexorablement inclinés les partis
ouvriers à plier est en voie de disparition tendancielle. Tout ce qui pouvait
faire « acquis » part en morceaux. Au bout d’un moment, ça va finir par se
voir, même des plus enclins à la cécité – tu me diras : ceux-là passent tous à
droite (à l’image des « grandes coalitions » allemandes ou des socialistes et
des écolos vendus au macronisme en France).
Mais, « au bout d’un moment », ça laisse encore du temps à passer. Et
dans l’intervalle, le capitalisme nous tient. Il nous tient par ses normes
matérielles, qui sont des normes du corps, des normes pour le corps, et
mises dans le corps. Ne pas vouloir, ou pouvoir, « la vie plus simple, plus
dure, plus fruste », c’est dans nos corps. Le capitalisme nous a attrapés en
nous dorlotant, il nous a eus de la plus puissante des manières : il a capturé
nos corps. Si la seule proposition désirante en face est de type ZAD
généralisée, ça ne va pas être facile…
En comparaison, l’avantage d’une proposition du type « salaire à vie »
ou quelque autre forme de communisme – en tout cas d’abolition des
structures de la propriété lucrative telles qu’elles soutiennent les logiques de
profit – est double. D’une part, elle se porte immédiatement à l’échelle du
problème, qui est macroscopique. C’est que, contrairement à une idée
reçue, une somme de solutions microscopiques ne fait pas une solution
macroscopique. On ne fait pas une formation sociale avec juste un
recouvrement de ZADs, ou de « communes ». Il y faut quelque chose de
plus, qui transforme le recouvrement en une certaine sorte de totalité – une
certaine sorte parce que les modalités de son intégration interne, et de sa
porosité externe, sont entièrement à définir. En tout cas, je tiens qu’il y a
nécessairement une forme de clôture relative : il n’y aura pas un monde (de)
ZADs « sans bord », ceci ne fait pas une forme politique, pour cette raison
qu’une juxtaposition de ZADs sans les rapports qui stabilisent leur
coexistence, donc sur un certain périmètre, est vouée à la décomposition –
je rappelle incidemment que la qualité d’être gentil n’entre pas
analytiquement dans le concept de ZAD, on pourrait donc très bien
imaginer des ZADs racistes, ou homophobes, ou structurées autour de
n’importe quel autre principe pénible, et il faudrait faire avec, non sans
difficulté probablement.
Le second avantage d’une solution communiste au sens de Friot, ou
connexe, suit immédiatement du premier : en tant qu’elle est
macroscopique, elle préserve « globalement » la division du travail. Du
point de vue de la hauteur de la marche à descendre en termes de niveau de
vie matérielle, ça fait une différence considérable. J’entends bien que ce fait
même reconduit des problèmes de taille, du reste pas entièrement résolus
par Friot : car, dans la division du travail, il y a quelques places agréables et
beaucoup de pénibles. Qui ira où ? Sous quel principe distribuer les
individus entre les différents segments de la division du travail ? Le
principe de la qualification ne suffit pas à répondre. Une perspective
communiste ne peut certainement pas envisager de conserver telle quelle la
répartition des corvées et des tâches gratifiantes ou épanouissantes, mais
doit en imaginer des solutions de repartage. En sachant d’ailleurs qu’il n’y
en a pas de définition substantielle. En sachant également tous les
conditionnements de position sociale qui déterminent les individus à
apprécier différemment ce qui est corvée et ce qui est gratifiant, et tous les
mécanismes de censure incorporée qui portent certains à trouver désirable,
ou acceptable, ce que d’autres trouvent repoussant (et leur laissent bien
volontiers), etc. Bref, c’est dire combien le problème est complexe.
Et ceci bien sûr sans parler de l’événement politique qui ferait advenir
ce nouveau mode de production, événement dont il ne faut pas douter, en
effet, qu’il revêtirait un caractère révolutionnaire, comme tout ce qui se
propose d’en finir avec la propriété lucrative – mais nous en avons déjà
parlé. Tautologiquement cependant, un événement révolutionnaire suppose
des énergies politiques de masse d’une extrême intensité et, partant, un
primat du politique dans les têtes et dans les corps, qui peut faire accepter
des conditions de vie matérielle exceptionnellement réduites. La question
étant bien sûr la durée pendant laquelle cette réduction est soutenable
affectivement, et plus encore le niveau où se réajuste la norme matérielle,
passé le moment d’exception. Comme de juste, à ces questions, aucune
réponse prédéterminée…
6. Mais de quoi tout de même commencer à éclairer le problème que tu
soulèves, celui du réalisme comparé des utopies ! La voie d’« une
réforme/révolution au sein des institutions » ou bien celle d’« une nouvelle
façon d’être au monde » ? Ta question même propose un déplacement des
termes du problème en déjouant l’antinomie stricte : « l’exil du monde non
comme détour sublime et romantique, mais comme préalable à son
renversement ». Je pense que cette manière de reconfigurer la discussion
cerne de près les processus réels, ou disons une partie des processus réels. Il
est certain que le renversement de masse est souterrainement préparé par
une série de décrochages individuels. Ça cède d’abord en silence dans les
têtes, et l’épidémie de désertions se répand d’autant plus vite qu’abondent
les exemples alentour. Pour autant, jusqu’où l’épidémie peut-elle se
propager ? Qui peut-elle saisir ? Dans quels groupes sociaux le modèle de la
défection est-il le plus actif ? – certainement pas dans tous identiquement. Il
est certain également que, toutes choses égales par ailleurs, le désastre
climatique accélérera les déplacements – nécessité commencera à faire loi.
En ce sens, tu as raison : le « ressort d’un tel désir », du désir d’en finir avec
l’ordre capitaliste, c’est de ce côté que, de plus en plus, il va prendre
consistance.
Je le dis quand même au passage parce que c’est une remarque un peu
aigre mais qu’on peut difficilement ne pas la faire : la bourgeoisie urbaine et
cultivée n’aura pas vu le moindre problème à ce que s’opère le massacre
silencieux des classes ouvrières ; la mondialisation libérale ne lui sera
devenue suspecte qu’au moment où il se sera agi « de la planète ». Il suffit
de le dire ainsi pour comprendre pourquoi. Les licenciements en milieu
périurbain, ça n’était pas son affaire ; la baignade dans la mer au plastique,
la canicule à Paris et les bronchiolites de ses gosses si. Ces gens-là sont
dégoûtants. Bourdieu rappelait que le progrès des infrastructures sanitaires
à Amsterdam au XVIIe siècle n’avait eu lieu que parce que les miasmes à
l’air libre ignoraient les barrières de classe, et que la bourgeoisie
commençait à s’en inquiéter pour elle. Il y a des lois de la vie passionnelle-
sociale qui sont d’une étonnante stabilité. Tu auras noté que, jusqu’à il y a
peu encore, toute proposition de restriction au libre-échange, donc, disons
les mots, toute proposition protectionniste te valait d’être tenu pour un
fasciste – protéger la classe ouvrière des restructurations sauvages, ça ne
faisait pas une raison suffisante. La même proposition coulée dans la
grammaire justificatrice (d’ailleurs bien fondée) de « la planète » devient
soudainement admissible par les élites publicistes et la classe bourgeoise, ça
tombera bientôt presque sous le sens. C’est que le niveau des températures
monte pour tout le monde.
Cette parenthèse refermée, le réalisme politique commande de voir
qu’il y a là un affect collectif en cours de formation, qu’il est une ressource,
et que l’ignorer au motif de ses turpitudes sociologiques serait une erreur de
première grandeur. Ce que le massacre des hommes n’aura pas permis dans
l’opinion publique, le massacre « de-la-planète » pourrait y donner accès,
c’est à gerber mais c’est comme ça, faisons avec. Il est certain en tout cas
que ce qu’on pourrait appeler l’affect climatique peut devenir un réel
opérateur de déplacement, et qu’il peut peser dans la balance passionnelle
globale qui, pour l’heure, soutient le capitalisme. Au reste, ce nouvel
élément en formation est susceptible, en tant que tel, de porter aussi bien
l’une ou l’autre de nos deux solutions de bifurcation, l’« éthique » et la
révolutionnaire de masse. Il nourrit aussi bien les grandes révisions
existentielles individuelles que le sentiment collectif d’impossibilité de
« continuer comme ça ». Et cependant, je persiste à en tenir pour la
seconde.
Au demeurant, ton propre réaménagement ne m’en dissuade pas :
considérant l’exil du monde comme un « préalable », tu en fais un
instrument. Mais s’il s’agit d’instruments, je suis bien d’accord que tout est
bon à prendre. Les Gilets jaunes n’ont pas tout à fait commencé comme un
« sursaut éthique ». C’était un instrument. Nullement incompatible avec
l’instrument du « détour éthique » d’ailleurs – il suffit de voir les
prodigieux déplacements existentiels qui s’en sont suivis. J’aime bien ta
formule de « l’héroïsme passionnel de masse », mais je me demande si elle
ne reste pas de l’ordre d’une solution verbale. À la fin des fins, il y a qu’un
ordre social ne disparaît que si une énergie passionnelle suffisante s’est
formée pour le faire disparaître – c’est-à-dire si des déterminations
affectives ont œuvré à l’échelle macroscopique. Mettre cette formation
d’énergie passionnelle sous condition d’héroïsme, c’est trop demander, je
crois, et ne pas lui laisser beaucoup de chances. Et par ailleurs je persiste à
ne pas croire aux solutions goutte-à-goutte de la défection continue : nous
avons évoqué précédemment le sort qui est fait aux expériences, de Lip à la
ZAD, quand elles menacent de devenir convaincantes.
Au reste, c’est assez intéressant de mettre ces deux expériences en
regard car, si elles ont en commun d’avoir été perçues par les pouvoirs de
leurs époques comme « menaçantes », et à détruire, elles n’en sont pas
moins assez hétérogènes en genre, et d’une hétérogénéité qui métonymise
notre ligne de partage. Pour ma part, je pense que, comme modèle à
rejoindre, l’expérience Lip est plus convaincante que la ZAD, en ce sens
qu’elle demandait moins. Épouser la vie-ZAD, c’est d’une exigence qui
restera pour longtemps hors de portée du nombre. Faire proliférer des Lip,
non. Pour autant, la valeur d’émulation affective de la ZAD ne pourrait être
surestimée : l’exemple est frappant, on peut parier qu’il entre aussitôt dans
les liaisons d’idées que forment ceux qui commencent à se dire que notre
mode de vie ne pourra pas durer très longtemps, qu’il va même falloir
sérieusement songer à le réviser. Des liaisons qui pourraient aller jusqu’à
déterminer de tout lâcher pour rejoindre une ZAD ? J’en doute, mais ça
n’est pas très important : ça propage des effets, ça hâte des modifications,
quelle que soit leur ampleur, et tout ça se retrouvera quelque part, dans la
grande formation passionnelle qui commencera à dire que le capitalisme, ça
va.
Si à ce moment-là il faut qu’émerge une figuration d’un avenir
alternatif, je pense que ce sera moins une figuration de ZAD qu’une
figuration de Lip – et cependant les ZAD y auront pris toute leur part. Par
figuration « Lip » j’entends quelque chose qui tournerait autour d’un
ensemble où se mêleraient : préservation du « niveau global » de la division
du travail, mais sous conditions de toutes ses réductions raisonnablement
envisageables et surtout de sa désintoxication d’avec la logique du profit,
instauration de la souveraineté des collectifs de travailleurs par le
truchement de la propriété d’usage, et par là restitution du travail au désir
de « travail bien fait » – une force passionnelle d’une grande puissance. Ici,
cependant, l’appellation « figuration-Lip » devient trompeuse si elle donne
à imaginer une série d’expériences locales. Car en réalité la propriété
d’usage, ça s’institue, juridiquement – et tu as rappelé toi-même de quelle
subversion d’ampleur il irait, la seule à même d’ailleurs de reprendre
quelque contrôle social sur les orientations de la production pour arrêter le
massacre consumériste, existentiel et environnemental. On en revient
toujours là : la question de l’échelle, la question du macroscopique, la
question de la ré-institutionnalisation. Faute d’institutionnalisation
juridique, donc au niveau macrosocial, rien n’a été plus simple au pouvoir
que de tuer Lip.
Je me résume : je ne crois pas que le capitalisme tombera par un
mouvement de fuite continue vers des « communes » qui l’éviderait de sa
substance pour le laisser à l’état d’enveloppe creuse, bonne à s’affaisser
toute seule ; je ne crois pas non plus qu’une juxtaposition de « communes »
fasse une forme politique complète ; je ne crois pas qu’on puisse faire
involuer la division du travail en deçà d’un certain stade, ni couvrir la
totalité des réquisits de la vie matérielle dans une configuration de type
« communes » (ou ZADs). Je crois qu’il faut repartir de ce problème : la
division du travail, accorder qu’elle est un phénomène macroscopique, et
par suite que la restructuration tant de ses orientations que des rapports
sociaux sous lesquels elle s’effectue est une affaire macroscopique. Et
institutionnelle. Une affaire de (ré)institutionnalisation, notamment (mais
pas seulement) par la transformation du droit de propriété. Dans ces
conditions, nous sommes nécessairement confrontés à un problème pour le
nombre. Dans les dynamiques passionnelles du nombre, tout est bon à
prendre, y compris les expériences limitées, locales, même ingénéralisables,
qui les contredisent moins qu’elles ne les émulent, d’une manière ou d’une
autre, en produisant des déplacements dans les têtes, des remaniements, de
nouvelles formations de désir, et ceci pourvu que ces expériences ne
prétendent pas épuiser le problème. Du reste, il vient rarement à leurs
participants de prétendre quoi que ce soit de ce genre : eux vivent la chose.
C’est plutôt du côté de la reprise doctrinale « à distance » – laquelle, je
m’empresse de le dire, n’a rien d’illégitime en tant que telle. « À distance »,
ça n’est pas ça le problème. Le problème, c’est la nature de l’élaboration
même. Le lyrisme des cabanes, des forêts et des zones fouette sans doute
nos imaginations, mais ne soutient pas une perspective politique pour le
nombre.
V. En finir
(avec la politique ?
avec la civilisation ?)

1. Critique de la critique de la totalisation (il y en aura) 2. Critique de la


critique de la fixation (malheur à qui voudra toujours tout défixer) 3. Les
institutions comme cristaux liquides 4. « La possibilité continûment
diffamée » (apories de la voie néo-orphique) 5. L’irréductible « vivre
avec » : la finitude

À te lire, la pensée de la destitution présume une impossibilité


fondamentale : l’impossibilité de donner d’autres formes – de meilleures
formes – aux agencements humains qui organisent les rapports sociaux
(institutions, économie, gouvernement, etc.). Dans certains écrits qui se
rattachent à cette pensée, ce diagnostic semble se voir offrir un
dépassement : « Refuser d’avoir part au meurtre fondateur de la vie en cité,
à sa comédie de l’innocence et par là au mensonge de la vie sociale, tenir
122
que la vraie vie est ailleurs », lit-on dans la préface du livre de Gianni
Carchia, Orfismo e tragedia. Quitter la cité, est-ce le dernier mot du « vivre
sans » ?

Je crois en effet qu’on a affaire avec ce texte, et quelques autres de même


nature dont il est solidaire, au franchissement d’un cran supplémentaire, à la
formulation achevée, ultime, d’une pensée qui ambitionne de porter à son
sommet la perspective « éthique », poussée jusqu’à ses plus extrêmes
conséquences. On ne peut pas laisser ces textes hors de notre discussion,
d’abord en raison de leur puissance intrinsèque, mais aussi parce qu’ils
livrent en quelque sorte la vérité dernière du « vivre sans » et que, en
définitive, c’est en ce lieu peut-être qu’après tous les arguments la
discussion a à se rendre. Alors oui, ça n’est pas inutile de terminer par là –
et puis de refermer la boucle qui avait été ouverte avec les philosophies
antipolitiques.
Entre l’imaginaire exotérique du « vivre sans » et sa base ésotérique,
une strate intermédiaire est donc venue récemment s’ajouter, au reste bien
plus près de la seconde que du premier, mais selon un style propre, et
caractéristique, un discours qu’on pourrait dire anthropo-éthique, qui
interroge avec la dernière radicalité les catégories d’après lesquelles nous
construisons ordinairement nos problèmes, pour contester leur pertinence –
et ambitionner de refaire les problèmes tout autrement : sous la constante
interrogation des fins essentielles. Ce sont des textes passionnants,
fascinants à certains égards, et qui portent à son plus haut degré
d’explicitation la pensée infuse dans tous les livres par exemple du Comité
invisible comme dans un certain nombre des articles publiés sur lundi.am.
D’une certaine manière, on n’en a pas fini de discuter le Comité invisible si
l’on se contente de lire le Comité invisible. La discussion n’est complète –
si elle peut l’être – qu’à en passer par ces textes-là, qui disent avec précision
ce qui reste à l’état diffus ou simplement suggéré dans les ouvrages, et
livrent notamment le sens de ce qu’il faut entendre par des expressions
comme « sortir de l’économie » ou « en finir avec la politique », soit deux
formules caractéristiques du « vivre sans », mais qui en radicalisent l’idée
très au-delà de ce qu’imaginent leurs emplois exotériques. Quelques thèmes
très puissants en émergent qui balisent en quelque sorte les réflexions du
Comité invisible, et disent les problèmes fondamentaux qui gouvernent sa
pensée, des thèmes que nous n’avons pas cessé de parcourir pendant toute
cette conversation mais qui prennent ici une consistance et une profondeur
inédites : la totalisation, la fixation et la séparation, elle-même considérée
comme le propre du « problème de la civilisation ».

1. La totalisation. Josep Rafanell i Orra écrit un livre dont le titre à soi seul
123
– Fragmenter le monde – indique la force de cette préoccupation : la
totalisation comme ennemie. On en trouve une exposition particulièrement
concentrée dans le texte que lui donne son préfacier sous l’alias de Moses
Dobruška, notamment dans une sorte de déclaration liminaire d’une parfaite
netteté : « Il n’y a pas de révolution qui ne commence par piétiner la
totalité, par renoncer à “attendre tout le monde” pour éprouver sa propre
124
puissance face aux tenants de la totalité . » Tu comprends pourquoi c’est
une phrase qui me parle particulièrement : j’ai régulièrement recouru à
l’idée de « totalisation » dans notre conversation. Ici on ne peut pas mieux
indiquer un clivage de pensée. Qu’une bifurcation soit toujours portée par
une minorité perforante, qui n’aura pas attendu quelque validation
unanimitaire d’assemblée générale pour « y aller », j’en conviens sans
difficulté – sous réserve d’une pensée stratégique minimale de ses
conditions de possibilité et de ses effets d’entraînement, d’ailleurs selon ses
ambitions : proposer l’échappée d’une vie autre ailleurs, ou porter un défi
global à l’État ? Pour autant, et plus largement, je pense qu’on n’échappe
pas aux effets de totalisation. Je serais presque tenté de dire, manière
d’accuser la polémique, qu’il n’y a que des totalités.
Et comme c’est une question conceptuelle, ontologique même, je vais
le dire depuis l’ontologie spinoziste : tous les corps sont des totalités. Mais
des totalités composées. Dans la nature il n’y a que des composés. Et,
partant, que des composants. Chaque corps est composé de composants de
rang inférieur, et composant de composés de rang supérieur. Mais cette
grande hiérarchie de la composition n’est pas pour autant un continuum
indifférencié : on y distingue des individus. S’il y a, nous rappelle
Alexandre Matheron, une chose dont Spinoza ne doute aucunement, c’est
125
qu’il y a des individus – des individus composés. Mais des individus, ce
sont des totalités. Qu’on puisse les distinguer comme individus, c’est là ce
qui en fait des totalités. En aucun cas bien sûr des totalités closes : les
modes finis, par construction, sont en relation nécessaire avec d’autres
modes finis, c’est leur persévérance même qui en dépend. Mais totalité
ouverte, totalité nécessairement reliée, ça ne fait pas moins totalité.
Au reste, on voit bien sur quoi butera immanquablement la dialectique
de la totalité et du fragment : c’est que le fragment est totalité pour le point
de vue des entités de rang inférieur. Le fragment est fait de fragments, et
fait donc totalité pour ses fragments, qui eux-mêmes à leur tour, et ainsi de
suite. Ainsi de suite jusqu’où ? Jusqu’« au bout » ! Le terme de la
décomposabilité dans l’ontologie de Spinoza consiste en ce qu’il appelle les
126
corpora simplissima, entité d’un statut d’ailleurs un peu mystérieux , non
pas des atomes, mais des sortes de points matériels. En tout cas, voilà où je
veux en venir : se déclarer ennemi de la totalité est une singulière position
si l’on rapporte la catégorie à sa relativité fondamentale. On retrouve là, par
exemple, cette lancinante question de la nation, à mon sens toujours mal
traitée, car mal traitée conceptuellement. Ainsi du prétendu dépassement
européen de la nation, qui ne dépasse évidemment rien du tout : il ne se
propose que de redéployer la même totalisation de type national à une
échelle étendue. Idem quand on regarde « en dessous » au lieu de regarder
« au-dessus ». L’affirmation des « fragments » régionaux ou sub-nationaux
fait immédiatement saillir des revendications « fragmentaires » d’échelles
inférieures. Dans telle vallée de montagne pourtant dotée d’un principe
commun résidant dans une nature environnante très puissante, on est des
étrangers à 5 kilomètres de distance et un changement de versant peut
séparer des mondes. Le localisme déchaîné, c’est la pathologie
caractéristique de l’ontologie politique du fragment.
J’entends bien que le fragmentaire dont se réclament Josep Rafanell i
Orra et son préfacier en sont l’antipode même. Il reste cependant la
difficulté conceptuelle, qu’on pourrait d’ailleurs préciser de la manière
suivante. C’est la structure de notre œil, en son pouvoir de résolution
caractéristique, qui produit un certain découpage du monde en totalités
distinctes. Le pouvoir de résolution capable de distinguer sans butée, sans
point d’arrêt, les fragments et les fragments des fragments, etc., c’est le
pouvoir de résolution infini, mais précisément, lui ne voit rien. Voir quelque
chose, c’est singulariser, et isoler, des formes individuées, en « renonçant »
à voir aux échelles inférieures. On pourrait donc dire sans paradoxe que
voir, c’est occulter. Le pouvoir de résolution infini, lui, est perdu dans le
chaos informe des corpora simplissima. Nous avons fonctionnellement
besoin de distinguer, et les produits de distinction sont ce que nous pouvons
appeler des totalités. La butée qui arrête la perception des fragments en un
certain point est ce qui nous permet de vivre : en ne laissant pas notre
perception dissoute dans le chaos. Le pouvoir de résolution fini est ce qui
structure une phénoménologie à notre échelle, un monde-pour-nous, et dans
ce monde il y a des choses que nous reconnaissons pour des totalités.
Une communauté humaine est une totalité distincte. On peut, si l’on
veut, tenter de la nier comme telle par dissolution dans le grand continuum
humain, mais c’est une opération qui nous livre un monde politique sans
forme possible. À ce compte-là, il faudrait que nous nous regardions
également comme structure de fragments multi-scalaire, intotalisée et
intotalisable. Que l’individu humain soit notoirement divis, que le « moi »
soit multiple, que nous soyons nombreux « dedans », tout ceci n’est pas un
scoop, nous sommes désormais familiers de la nouvelle figure du dividu, et
c’est sans conteste un progrès pour la pensée. Je dis simplement que la vie,
pratique, psychique, ne peut pas s’abandonner jusqu’au bout à cette idée,
du reste elle ne le peut pas décisoirement. C’est que la construction
affective que Lacan appelle le stade du miroir est bien trop puissante pour
être défaite par une idée. Si elle l’est, ce sera par tout autre chose,
éventuellement accompagnée de cette idée, et cette défaite est un enfer pour
ceux qu’elle accable : l’enfer de la décompensation psychotique.
Voilà bien d’ailleurs un mot auquel il faudrait prêter attention : dé-
compensation. Notre vie psychique (et organique aussi bien) se fait à l’état
compensé, c’est-à-dire tenu. Qu’est-ce qui doit être tenu, et tenu ensemble ?
Nos parties – nos parties mentales et nos parties corporelles.
L’évanouissement de ce principe de tenue – l’imperium du corps-esprit –
c’est l’éparpillement et la mort. La construction affective identificatoire du
stade du miroir, c’est donc celle qui, à partir de parties, en réalise une
totalisation, mais une totalisation problématique. Il faut faire avec cette
tension : le sentiment d’unité qui vient de l’opération de totalisation du moi
est un mensonge vital. Et mensonge, et vital. Lacan a ce merveilleux mot-
127
valise : « fixion », la fiction qui nous tient, sans quoi nous ne pouvons
pas vivre et qui, oui, nous fixe, mais d’une fixation plastique – si elle ne
l’était pas, à quoi rimerait de proposer aux gens de faire une analyse ?
(Autre manière de le dire : la différance de Spinoza.) En tout cas, le
congédiement radical et permanent de la « totalité », ça peut très mal finir.

2. Mais voilà, la fixation, c’est la deuxième obsession, qui suit de près la


précédente : une totalité, c’est par soi une fixation. Et c’est bien toute une
théorie des institutions, ou plutôt contre les institutions, qui se trouve
repliée dans le thème de la fixation. Sous ce rapport, la ligne est droite qui
remonte du Comité invisible à Deleuze et Guattari. Spécialement Guattari
(pour une fois). Chez qui on trouve une idée de la subjectivité à la fois
comme inconscient et comme force de vie sauvage, la plupart du temps
encagée dans les institutions – jusqu’à celle de l’ego, cette réduction à
l’illusion d’unité identitaire d’un « moi ». La subjectivité, d’ailleurs aussi
bien individuelle que collective, c’est l’immaîtrisable, la vie vivante,
toujours à même de redéborder ses assignations institutionnelles : le retour
128
d’énergie contre la fossilisation d’institutions essentiellement mortifères .
Nous avons donc : 1) les institutions, c’est la mort, ou la vie de morts-
vivants (pour le coup, ça n’est pas faux) ; 2) la subjectivité, c’est la vie
vivante, la néguentropie : l’antidote à la pétrification institutionnelle ; 3) la
subjectivité, c’est l’affaire des schizos (pour le dire à la manière de L’Anti-
Œdipe).
Dans une autre manière conceptuelle, et pour se rendre à l’échelle
collective, Guattari dit : les « groupes-sujets ». Plus tard il parlera
d’« agencements collectifs d’énonciation » – « Cette expression
[agencement collectif d’énonciation] évite d’élever le groupe-sujet à la
129
dignité d’une instance stable », précise François Fourquet. Et voici déjà
esquissée la hantise : la stabilité. On en comprend parfaitement la nécessité
théorique, du moins dans le système d’antinomies qui configure le
problème : d’un côté, institutions, stabilité, pétrification, mort ; de l’autre,
subjectivité, mouvement, défixation, vie. La pensée de la ligne de fuite qui
tourne mal est déjà là : dans la ré-ossification du groupe-sujet, dans la
néguentropie qui, ayant entrevu les charmes du pouvoir institutionnel, se
retourne en entropie, et s’installe – nouvelle pétrification institutionnelle
simplement substituée à l’ancienne. Le groupe-sujet, pour rester fidèle à son
concept, doit demeurer provisoire, précaire, labile, inassignable, infixé.
Deleuze, qui préface Psychanalyse et transversalité, écrit : « Un groupe-
sujet risque toujours de se laisser assujettir dans une crispation paranoïaque
où il veut à tout prix se maintenir et s’éterniser comme sujet. […] Combien
de groupuscules qui ont déjà une structure d’assujettissement, avec
direction, courroie de transmission, base, qui reproduisent dans le vide les
130
erreurs et les perversions qu’ils combattent . » Micro-fascismes, dira
131
Guattari . Et c’est comme un concentré de toute notre discussion :
l’institution, ou l’institutionnalisation, comme funeste tentation ; en face, la
réponse par la défixation permanente.
Mais c’est une réponse aporétique à de si nombreux titres. D’abord par
la force des mécanismes de recapture. Deleuze n’en ignore rien même s’il
les donne sous la modalité de la contingence : « Nous pouvons retrouver sur
une ligne souple les mêmes dangers que sur la dure, simplement
miniaturisés, disséminés ou plutôt molécularisés : des petits œdipes de
communauté ont pris la place de l’Œdipe familial, des rapports mouvants de
force ont pris le relais des dispositifs de pouvoir […]. Autant d’assurance
d’un côté que de certitude de l’autre. Ce ne sont pas les marginaux qui
créent les lignes, ils s’installent sur ces lignes, ils en font leur propriété, et
c’est parfait quand ils ont la curieuse modestie des hommes de ligne, la
prudence de l’expérimentateur, mais c’est la catastrophe quand ils glissent
dans un trou noir, d’où ne sort plus que la parole micro-fasciste de leur
dépendance et de leur tournoiement : “Nous sommes l’avant-garde”, “nous
132
sommes les marginaux” . » À la fois vérité profonde et fatalité
aporétique de la fuite, puis de la fuite dans la fuite, puis etc., c’est-à-dire de
la fuite sans fin. Or il n’y a pas de fuite sans fin, à un moment « ça
s’arrête » : ça se pose – mais alors, oui, re-fixation.
D’ailleurs, il ne peut pas y avoir de fuite sans fin. C’est que
l’opération-type d’un groupe-sujet, faire fuir, consiste en la « coupure des
chaînes de signifiants », opération anti-institutionnelle par excellence, en
effet, puisque les institutions sont des positions-cristallisations de
signifiants. « Couper », ici, c’est désincarcérer la production de signifiants,
la relancer dans une direction inédite – production de nouveaux énoncés,
déclassement des anciennes catégories et des anciennes manières (de voir,
de construire les problèmes), arrivée de nouvelles. Mais pour qu’au bout du
compte, au bout de la production relancée, il y ait un nouveau produit, donc
un nouveau produit arrêté. L’intermittence est inscrite dans le concept
même de groupe-sujet ou d’agent collectif d’énonciation. Un groupe-sujet
permanent est une contradiction dans les termes. De là d’ailleurs qu’il ne
peut en aucun cas faire régime, ou forme. Et il vaut mieux ! Couper et
recouper indéfiniment les chaînes de signifiants, n’en laisser aucune
recristalliser, c’est – de nouveau – le chemin de la décompensation. La
condition qui rend la vie, individuelle comme collective, possible, ce sont
des chaînes de signifiants stabilisées, donc fixées. Qu’on peut alors dire
instituées.
L’antinomie « les institutions-la-mort vs. la vie » nous laisse sans
solution, pour manquer la mise en tension du problème véritable, celle dont
nous n’avons pas cessé de parler depuis le début : oui, les institutions
pétrifient, or nous ne pouvons vivre sans institutions. Tenter d’échapper à
cette tension par le choix de l’un de ses pôles est une fuite, mais alors au
plus mauvais sens du terme : un mirage – celui du « vivre sans ». Mais de
cela aussi Deleuze a conscience. Car il y a le Deleuze lu sélectivement,
selon ce que le « vivre sans » a envie d’entendre – et qui est juste ! – : « la
hiérarchie, l’organisation verticale ou pyramidale qui la caractérise, est faite
pour conjurer toute inscription possible de non-sens […], pour empêcher le
133
développement des coupures créatrices ». Mais il y a aussi le Deleuze
oublié, celui qui corrige pourtant le Deleuze aimé. À propos des « segments
durs » (les striages institutionnels dont font bifurquer les lignes de fuite
« souples ») : « Et quels dangers si nous faisons sauter ces segments trop
vite ? L’organisme même n’en mourra-t-il pas, lui qui possède aussi ses
machines binaires, jusque dans ses nerfs et son cerveau ? […] Il y a désir
dès qu’il y a machine ou “corps sans organes”. Mais il y a des corps sans
organes comme des enveloppes vides indurées, parce qu’on aura fait sauter
134
trop vite et trop fort leurs composantes organiques, “overdose ”. » Il est
important de situer ces mots dans le temps : les Dialogues avec Claire
Parnet sont publiés en 1977 et, à ce moment, Deleuze est sans doute
préoccupé de revenir sur l’impression laissée par L’Anti-Œdipe, dont on a
d’ailleurs fait procès aux auteurs, impression d’une apologie sans mesure ni
prudence de la figure du « schizo » comme modèle de vie – or schizo, dans
la réalité, ça n’est pas drôle du tout. Et c’est bien de ça qu’il est question :
faire sauter tous les segments durs, toutes les cristallisations de signifiants,
tous les striages, bref s’abandonner complètement à l’idéal de la coupure et
de la fuite, c’est le vertige psychotique.
Il faut tenir les deux Deleuze, et habiter la tension plutôt que d’en
dénier le terme qui nous déplaît. Habiter la tension, c’est-à-dire faire droit à
ses deux exigences contradictoires, en sachant qu’il n’y aura pas de
synthèse, pas de dépassement, pas d’Aufhebung possibles. Et que ce sera
comme ça. Les institutions évident, pétrifient, fabriquent des colins froids,
des monstres même parfois, c’est leur pente. Les faire rebifurquer est un
devoir, mais ça ne peut pas être un régime – on ne rend pas l’événement
permanent, ou si vraiment on s’y entête, quand il s’agit de cet événement,
l’événement de la coupure des chaînes de signifiants, on signe pour la
dérive indéfinie au mieux, pour la folie en fait. On ne coupe les chaînes de
signifiants que pour installer, au moins pour un moment, de nouveaux
signifiants. La fixation des signifiants nous tient. Et, tautologiquement, elle
nous fixe. Tu vois, c’est comme avec cette histoire de nature humaine :
bonne et mauvaise. Dans les deux cas il faut tenir le « et ». Mais le tenir, ça
veut dire en faire quelque chose. Or le quelque chose peut varier
considérablement. Quand une contradiction est insoluble, indépassable, on
n’a que le choix de l’accommodation. Mais on a le choix de
l’accommodation !

3. Sans surprise, les problèmes de la totalisation et de la fixation sont


isomorphes. Dans un cas il faut tenir la tension entre l’unité et l’hétérogène
qui la constitue, et la travaille, c’est-à-dire tenir le paradoxe d’une unité qui
est à la fois illusoire et réelle ; dans l’autre, la tension entre la nécessité de
la stabilité et la nécessité de son bousculement. Et dans les deux cas,
l’accommodation des contradictoires est une question de formes. Dans
quelles formes ? Il y a des formes qui fétichisent l’unité, qui pétrifient la
pétrification, et puis il y a des formes qui organisent le jeu de l’hétérogène
mais sans préjudice de l’unité – ou d’ailleurs avec préjudice si l’unité est
trop rétive à faire droit à son contraire interne ! Il y a des formes dures et
des formes plastiques. Il est certain, mais par définition, que les formes sont
des stabilisations, qu’elles sont par leur concept même du côté du pôle
« stabilité » mais, comme pour la pétrification à l’instant, il y a des formes
qui stabilisent la stabilisation, ou qui fixent la fixation, qui interdisent tout
bougé et toute relance.
La bonne forme, c’est sans doute celle qui comprendrait le programme
de sa propre métamorphose, qui aurait d’emblée prévu la possibilité de son
arrivée aux limites, organisé la possibilité d’en prendre conscience et de
décider sa mutation. On voit bien ce qui s’y oppose en politique : il y a des
intérêts à pétrifier la pétrification, à stabiliser la stabilisation, des intérêts de
pouvoir qui, en tant que tels, visent l’éternisation de l’ordre qui leur fait la
part belle. L’antidote, c’est de leur remettre la puissance constituante sur le
dos. Ce qui se conçoit de deux manières. La manière insurrectionnelle,
quand le constitué n’a fait aucune part au jeu du constituant. Ou une
manière autre, je ne sais pas comment l’appeler, mais autre, précisément,
parce que « constitutionnellement » elle organiserait ce jeu, comme une
institutionnalisation de la déstabilisation dans les institutions de la stabilité.
Déstabilisation relative, forcément, puisque la « déstabilisation
institutionnalisée » est tendanciellement un oxymore. C’est ce que
j’entendais à l’instant en parlant d’états mésomorphes de la matière sociale :
le principe d’animation toujours actif dans la forme où il est
momentanément fixé. Les institutions comme cristaux liquides. Mais
l’exclusivité du liquide, non. Or c’est bien à ça que conduit la hantise de la
fixation quand elle est poursuivie jusqu’au bout.
Et puisqu’il est question de « liquide », il y a une association – mais en
réalité bien plus qu’une simple association – à laquelle conduit
immanquablement un esprit d’économiste : la liquidité. La liquidité
financière. Pour le coup, la voilà la scène où l’idéal de défixation est réalisé
jusque dans ses dernières conséquences : les marchés de capitaux. La
liquidité financière, c’est cette propriété qu’offrent les marchés
déréglementés de pouvoir y entrer et en sortir à tout instant « sans coût »,
c’est-à-dire sans risque qu’une opération d’un agent individuel ne modifie
sensiblement le prix de marché. Or cette propriété est la réalisation du
fantasme par excellence de la finance de marché, à savoir la parfaite
réversibilité, le méta-désir de pouvoir donner satisfaction immédiate à toute
relance du désir (patrimonial), quelle qu’en soit la nouvelle direction. La
liquidité, c’est ce qui fait que n’importe qui peut à tout instant, selon son
désir, se dégager de tel actif pour acquérir tel autre, dans l’éventualité de
s’en redégager aussitôt, et de recommencer ainsi indéfiniment, bref de ne
rester « collé » (comme dit le jargon de la finance) en aucun. Collé, fixé.
Liquidité, défixation. Ce serait une malhonnêteté intellectuelle que de
renvoyer sans autre forme de procès l’idée de la destitution comme
défixation institutionnelle à la liquidité comme défixation financière.
Symétriquement, refuser de voir l’isomorphisme formel serait passer à côté
de quelque chose.
Deux choses sont sûres en tout cas. D’abord que la puissance
constituante, c’est la puissance de la multitude, et qu’en tant que telle c’est
une puissance sans forme. Littéralement parlant, la force générique du
collectif est amorphe, antérieure à toute information, à toute structuration, à
toute mise en forme. Elle est ce dont l’effectuation produit des effets de
morphogénèse – mais le principe morphogénétique est lui-même sans
forme. Pour remettre les formes en mouvement, pour relancer la
morphogénèse, engager la métamorphose, il faut réinjecter le sans-forme
dans la forme, ou disons plus exactement re-libérer le sans-forme au sein de
la forme. La « bonne forme », c’est celle qui n’enfouit pas trop profond le
sans-forme en elle, c’est-à-dire qui sait organiser les affleurements du
principe de métamorphose, pour en faire d’ailleurs son principe de
métamorphose, un principe réfléchi et approprié.
Cependant, et c’est la deuxième chose dont je voulais parler, organiser
les affleurements du sans-forme, par définition ça n’est pas lui laisser tout
pouvoir. Le règne du sans-forme, c’est la destitution. Or de deux choses
l’une : ou bien la destitution ne parvient pas à se prendre elle-même au
sérieux jusqu’au bout, et concède que la vie collective s’organisera sous
certaines formes, donc qu’il y aura de l’institué et du (re)constitué, mais
alors en négation de son propre concept ; ou bien elle demeure fidèle à son
concept, mais alors il n’y a même plus de figuration possible de la vie
collective puisque le sans-forme y règne sans aucune accrétion stabilisée, et
que le sans-forme est infigurable. J’ai peur que, maintenue jusqu’au bout, la
destitution n’ait le choix qu’entre deux options : la communauté des sages
spinozistes ou une communauté de psychotiques décompensés. Deleuze,
encore, préfaçant Guattari, ne contrefait pas le péril : « à travers leur propre
pratique, [les agents d’énonciation] ne cessent de se confronter à la limite
135
de leur propre non-sens, de leur propre mort, ou rupture ». Comment
dire, ça ne rigole pas. Et pour cause : couper les chaînes signifiantes, c’est
se remettre au contact de ce fond que j’appelle la condition anarchique, en
effet le fond de non-sens de l’existence humaine, auquel on ne laisse faire
résurgence que pour décrocher un sens provisoire et en accrocher aussitôt
un autre de remplacement – le grand décrochage de tout, c’est « le non-sens
et la mort ».

4. Ce sont toutes ces questions qui planent au-dessus de l’un des textes à la
fois les plus caractéristiques et les plus profonds de cet ensemble que je
discute ici, la préface à la réédition de Orphisme et tragédie de Gianni
136
Carchia , texte remarquable à tous points de vue, qui a pour propriété de
porter au plus haut degré d’explicitation le fondement de pensée du « vivre
sans », mais dans un autre registre que la métaphysique agambenienne de la
destitution, et, au passage, d’indiquer le sens véritable à entendre dans des
expressions comme « sortir de l’économie » ou « sortir de la politique ». On
se fera une idée assez juste de l’ambition intellectuelle de ce texte quand on
saura qu’il se donne pour question « la civilisation ». Non pas la civilisation
capitaliste, ou même occidentale : la civilisation, tout court. Et que sa thèse
offre au « vivre sans » son plus haut point d’achèvement, son prédicat
ultime : vivre sans civilisation. Tu comprends pourquoi il fallait terminer
par là : parce que tous les « vivre sans » de rang inférieur s’en trouvent
radicalisés par l’effet même du « vivre sans » princeps, dont ils apparaissent
comme des dérivations.
Dans le livre de Carchia, et dans cette préface, dont on ne peut
méconnaître la puissance, l’orphisme est le nom de ce mouvement
réactionnel qui refuse la vie collective dans la forme de la Cité : « Malgré
une proximité doctrinale et historique souvent notée entre orphisme et
pythagorisme, une différence essentielle les sépare : et c’est qu’il y a une
politique pythagoricienne […]. Orphée suit une autre voie, la voie si neuve
en ce VIe siècle, du fondateur, le fondateur, non pas d’une cité mais d’un
genre de vie. […] Pythagore fait donc le choix du “politique”, un “genre de
vie” nouveau, dessiné dans le cercle de la cité et de son agora. Tandis que
son contemporain Orphée choisit un genre de vie hors le politique, et même
qui refuse la cité et récuse son système de valeur […]. Du VIe au IVe siècle,
les Orphiques sont des marginaux, des errants et surtout des “renonçants”, à
savoir qu’ils ont choisi de renoncer au monde, au monde de ceux qui vivent
137
en cité .»
On mesure peut-être mieux maintenant la radicalité de la proposition,
et ce dont il y va quand il est question de « sortir de la politique ». Pas
exactement de sortir du jeu des partis, ou de la Constitution de la
Ve République, ou d’une VIe : d’en finir avec le politique comme genre
même de la vie collective, en effet une proposition pour « marginaux »,
« errants », et « renonçants » – une proposition au-delà même de la
« simple » virtuosité, autre chose. « Civilisation », conformément à son
étymologie (la Civitas), devient synonyme de « politique » au sens de la
Cité. Et c’est avec cela que rompt l’orphisme – et que voudrait rompre le
néo-orphisme contemporain. Fuir d’abord, donc – ici la chose va de soi –,
mais surtout « ne pas fonder une autre réalité sociale, un autre collectif
humain détaché des liens qui m’unissent au monde, à moi-même, à
l’impalpable, à mes amis, à mon Eurydice, détaché des singularités, telle est
138
l’antipolitique orphique » – que voilà très justement nommée.
Nous avions commencé en remarquant combien le discours du « vivre
sans », dans sa tonalité éthique et le niveau de sa réflexion existentielle,
avait pour propriété de se porter à hauteur d’un moment sans doute
exceptionnel, peut-être même à l’échelle de l’histoire de l’humanité – j’ai
hautement conscience que c’est un tic grotesque d’intellectuel de déclarer à
tout bout de champ le moment « historique », l’époque « exceptionnelle »,
le point « de bascule » (sans doute par projection sur les temps de son
propre sentiment de singularité, il va sans dire que l’intellectuel singulier ne
peut vivre que des moments singuliers, il est toujours à la pointe de
l’événement, il lui revient même la fonction de le déclarer, ou de performer
avec ostentation le redécoupage de l’histoire par la (sa) pensée souveraine,
« le XXe siècle finit à Sarajevo », « le XXIe siècle commence le
11 septembre », et autres vaticinations), mais quand l’humanité qui s’est
donné le capitalisme est sur le point de foutre en l’air la planète, je pense
qu’on est autorisé à trouver la situation un peu spéciale. C’est bien ce qui
aura fait, et à raison, le pouvoir de traction du discours du « vivre sans »,
particulièrement des textes du Comité invisible : signaler que quelques
réorientations de la politique économique ne feront pas l’affaire, que dans le
désastre généralisé, social, environnemental, existentiel, ce sont d’autres
enjeux, passablement plus élevés, qui commandent la pensée. Mais dans le
registre du « se porter à hauteur », le néo-orphisme passe une étape de plus,
et écrase la concurrence. Nul ne se portera plus haut : il embrasse, pour
entreprendre de la clore, toute cette histoire humaine qui peut se placer sous
le chapitre de la « civilisation » (on pense quand même à Badiou qui, dans
son genre, a, lui, situé les enjeux véritables dans la sortie du
néolithique…) : « À présent que se clôt l’orbe fatal de la civilisation, il
s’agit plutôt de l’exploration d’une possibilité originelle, mais continûment
diffamée » (ibid.). Nous savons où la barre est mise.
On a compris que la « civilisation », c’est la forme de vie qui suit de la
fondation d’une cité, d’une polis, et que la récuser est bien le sens, néo-
orphique, de « sortir de la politique ». De « sortir de l’économie »
également puisque, d’une part, l’oikos est l’installation, prélude aux
pétrifications de l’urbanisation, et que, d’autre part, nomos n’a pris le sens
institutionnel de « loi » que par défiguration d’un sens originel tout autre,
139
contradictoire même : « faire paître une terre non appropriée ». Mais
« politique », « économie », ce ne sont là que des maux dérivés. L’essentiel
est ailleurs. Il est d’abord dans la manie fondationnelle – constituante. Car
fonder, c’est proférer un mensonge inaugural : « le mensonge de la
civilisation consiste à couvrir de silence ses multiples décisions, puis à
s’inventer une histoire logique » (ibid.). Ici, il faut situer la discussion au
bon endroit. Tel quel, je ne peux qu’accorder pleinement cet énoncé. Les
140
groupes ne sortent du chaos de la condition anarchique que par un geste
d’ancrage arbitraire, l’ancrage n’étant soutenable qu’à la condition que
l’ordre ainsi institué (inséparablement axiologique et social) institue dans le
même temps la méconnaissance de son propre arbitraire. Oui, les ordres
axiologiques ne sont que des mensonges soutenus.
Mon désaccord commence maintenant : nul ne s’en tirera en pensant
s’exonérer du mensonge collectif, car le mensonge collectif est la condition
de possibilité fondamentale de la vie de tout collectif. Il n’y a pas de
collectif s’il n’y a pas quelque déclaration commune du sens, or une telle
déclaration ne fait que trancher dans l’indifférencié de la condition
anarchique, ne fait qu’y produire une différence arbitraire – mais instituante
et vitale. « Refuser d’avoir part au meurtre fondateur de la vie en cité, à sa
comédie de l’innocence et par là au mensonge de la vie sociale » (ibid.),
voilà pourtant le mouvement d’exonération du néo-orphisme. Las, tout le
monde sera éclaboussé, sans exception. Il n’y a pas de vie humaine hors
d’un ordre signifiant, et quand, fondamentalement, anthropologiquement,
rien ne signifie, faire signifier malgré tout, c’est instituer. Il est vrai alors :
si l’institution tranche arbitrairement dans l’indifférencié, son essence est
violente. C’est la violence d’une expulsion. Il faut soustraire quelque chose
aux mises en question de la parole pour rendre possibles la parole et ses
mises en question – de toutes les autres choses. Il n’y a de discussion et de
discutable qu’à partir d’un point soustrait à la discussion, d’un point
d’indiscutable. Bref, il faut une mise au-dehors pour constituer le dedans,
un ségrégé pour produire l’agrégé. Et, oui, « L’avenir gémira de l’acte
141
infâme », comme l’écrit Shakespeare dans Richard II.
Où que ce soit, nul n’échappera à cette malédiction. Tu vois
maintenant les raccords se faire : car c’est bien cette malédiction que la
philosophie de la destitution entendait rompre. Destituer, c’était ne surtout
pas réinstituer, pour en finir avec les mensonges et les violences originels,
ne pas en relancer le cycle indéfini. Malheureusement, nous aurons encore
et toujours à mentir, et à recouvrir le mensonge d’une épaisse couche de
méconnaissance pour conjurer l’idée de son arbitraire, néo-orphiques
compris. Car de deux choses l’une : ou les « renonçants » continueront de
s’appuyer subrepticement sur l’ordre qu’ils ont fui, en pensant s’être
soustraits au mensonge qui néanmoins contribue toujours pour une part à
les faire vivre, en quelque sorte en abandonnant aux autres de mentir pour
eux ; ou ils auront rompu pour de bon mais ce qu’ils auront reconstitué aura
bien dû être accroché à quelque chose qui en donne le sens – et ils auront
menti de nouveau. Toutes les valeurs, toutes les significations sont
mensongères, mais nul ne vit sans valeur ni signification – à moins de
s’extraire de la servitude passionnelle : retour aux hypothèses de sainteté ou
de sagesse spinoziste…
Mais, dans le point de vue néo-orphique, la civilisation n’est pas
détestable que par le moment de sa fondation : par le régime même qu’elle
installe également. Sous le signe de la séparation – de nouveau. J’y vois
même une définition possible de ce concept sinon impossible de
« civilisation » : la civilisation, c’est le règne des médiations – donc de la
séparation. Et c’est vrai : la médiation sépare – par construction. Or dans
l’éthique néo-orphique, il entre à titre principal la pleine recoïncidence à
l’existence éprouvée – influence heideggerienne d’arrière-plan qui chemine,
via le situationnisme et Agamben, jusqu’au Comité invisible : « Ce que
Heidegger et Char ont en commun, au-delà “d’une puissance de penser
poétiquement” et d’un certain attachement au passé, c’est d’avoir perdu le
142
monde », peut-on lire ainsi dans un texte paru dans lundi.am. Retrouver
le monde : quête néo-orphique pour combler « l’abîme entre une pleine
présence a-subjective au monde, ayant encore accès à l’invisible, ignorante
de la conscience, étrangère à la réflexivité, y compris morale, et une
existence filtrée par un Je analogue, narratisant son expérience, flanquée
d’une intériorité autorisant metis et simulation, une existence où le temps
est spatialisé, où les voix se taisent et où les voyants deviennent des
143
exceptions dignes de curiosité ». S’il valait de citer un peu longuement,
c’est pour avoir une vue plus claire, en l’occurrence plus étendue, du champ
de la médiation séparatrice, donc de ce qu’il faut entendre par
« civilisation », et de l’ampleur de ce avec quoi il faudrait rompre, qui loin
de ne viser que la médiation des institutions s’étend jusqu’à la médiation
intime de la conscience réflexive, malheur de l’être entré dans le régime de
la schize, séparé mais cette fois de lui-même, jeté à la fois dans la perte, le
simulacre et l’inauthentique.
« Entré », vraiment ? Tu as compris que, pour ma part, je dirais plutôt
« toujours-déjà ». Comme chez Agamben (mais ça n’est pas tout à fait une
surprise), il y a cette étonnante tonalité lapsaire dans le discours néo-
orphique. Moi, je ne crois pas à la chute, je crois à l’immanence. Mais c’est
difficile de s’y tenir. Pascal Sévérac fait remarquer que Deleuze lui-même,
qui en a pourtant fait une philosophie si ardente, n’y est pas parvenu tout à
fait. « Rejoindre sa puissance », dit souvent Deleuze, comme si nous
l’avions « perdue », qu’elle flottait là, à portée de main, en tout cas
144
détachée de nous – et à récupérer. No such thing dit Sévérac : notre
puissance, c’est notre essence, comment pourrions-nous en être séparés,
comment se pourrait-il qu’il y en eût quelque réserve quelque part, sur
laquelle nous aurions à remettre la main ? Simplement, notre puissance est
haute ou elle est basse selon ce que nous en faisons. Ainsi nous l’exerçons,
ainsi nous la faisons varier. Mais toujours à son plein (parfait, dit Spinoza)
usage, sans écart aucun. Dans l’immanence spinoziste, il n’y a ni chute ni
séparation. Ni séparation au-dehors (les institutions) ni séparation au-
dedans (la réflexion). Il n’y a pas plus de sens à dire que, dans (par) les
institutions, le corps collectif est séparé de sa propre puissance qu’il n’y en
a à dire que, par la réflexion, le corps humain est séparé de la sienne –
mauvaises positions de problème par excellence. Toujours nécessairement
la puissance s’exerce, produisant, de manière immanente, de la réflexivité
dans le corps humain, de l’institution dans le corps politique. Et dans les
deux cas, la même question : non pas « comment tenter de s’en
affranchir ? » – il y en aura –, mais « sous quel régime la configurer ? » Ou,
dans le cas du corps humain, et pour éviter la connotation par trop
« décisionniste » de la formulation : « comment viendra-t-elle à se
configurer ? » – car rien de tout ça ne relève de quelque décision
souveraine. Dans quel régime d’effectuation engager la puissance du mode
humain, notamment sa puissance de penser, réflexivité comprise, c’est ça la
bonne question.
C’est qu’il serait simplement absurde de déclarer la réflexivité
« bonne » ou « mauvaise » en soi. Ce sont les formes de son exercice qui
déterminent des augmentations ou des diminutions de puissance. La
réflexivité psychanalytique, par exemple, offre quelques bonnes propriétés
– misère, en tout cas, de l’individu incapable d’auto-questionnement et de
retour sur soi. Mais on peut tout aussi bien concevoir, à l’inverse, des
régimes pathologiques d’hyper-réflexivité. Martial Gueroult, un de ces très
grands commentateurs qui ont fait le renouveau du spinozisme en France, a
un mot tout à fait drôle pour nommer les formations réflexives, c’est-à-dire
le redoublement des idées dans l’esprit par les idées des idées (Éth., II, 22) :
145
il parle de « parallélisme intra-cogitatif ». L’hyper-réflexivité
pathologique, c’est le parallélisme intra-cogitatif devenu fou, déchaîné,
divergence qui a pour effet la radicale mise en panne de l’action – l’homme
du sous-sol dostoïevskien : « La seule raison pour laquelle je me prenne
pour un homme intelligent, c’est que, de toute ma vie, je n’ai rien pu
146
commencer ni achever . » « Le sous-sol », c’est l’existence ravagée par
la réflexivité devenue tellement envahissante, obsessionnelle, qu’elle a, en
effet, tout impossibilisé. Et de nouveau la question du régime, ou même si
l’on veut d’une prudence. S’il y a une prudence de la réflexivité, la formule
nous en est peut-être donnée par cette citation bien connue de René Char :
« réfléchir en stratège, agir en primitif ». Agir en primitif – après avoir
réfléchi –, c’est être entièrement à son acte. Car il est vrai que se
contempler faire (se réfléchir faisant), c’est moins bien faire, et à la limite
ne plus (pouvoir) faire – une partie de la puissance allant à autre chose que
faire (soustraction de puissance).

5. Mais une prudence est un compromis, compromis passé avec ce qui,


nécessairement, sera. En finir avec la « civilisation » au motif qu’elle est
tissée de séparation par les médiations, c’est vouloir en finir avec la
condition humaine. C’est qu’il échoit à cette condition au moins une
médiation fondamentale, ontologique même, dont rien ne la détachera
jamais : la médiation du signifiant. Humain, l’être est « parlêtre », dit
Lacan. Ajoutons Hegel : « Le mot est le meurtre de la chose. » Vivre
comme humain, c’est vivre après ce meurtre. Il n’y a pas grand-chose que
nous puissions y faire. Sinon abandonner de poursuivre les chimères d’une
« expérience authentique » conçue comme absolue virginité, comme
éprouvé pur, ante-signifiant, à plus forte raison d’imaginer en faire une
politique, fût-ce sous la modalité spéciale d’une antipolitique. De nouveau,
nous connaissons des individus en qui, par forclusion, les ancrages
médiateurs du signifiant sont absents, et qui, en effet, sont immédiatement
traversés par le chaos du monde : la psychose décompensée selon Lacan.
Eux témoignent de ce que, pur, l’éprouvé est une épreuve, insoutenable
même, une expérience atroce. On ne congédiera pas la civilisation au motif
de l’immédiat.
Qu’il y ait des régimes de la médiation et de la séparation qui soient de
dramatiques attritions de puissance, notre époque l’atteste chaque jour
davantage – ça n’est pas pour rien que les discours du « vivre sans », en
particulier les textes du Comité invisible, ont eu cet écho : ils ont touché
une corde. Mais si le mouvement réactionnel qui s’ensuit cherche son salut
dans le pôle antinomique opposé, il se dirige vers de redoutables obstacles,
et se prépare de sérieuses déconvenues. À qui voudrait apprécier la hauteur
de l’obstacle, il suffirait de se rappeler que, parmi les dispositifs dont
Agamben nous appelle à nous libérer, il y a le langage. Nouvelle expérience
de pensée : la tête de Lacan à qui l’on soumettrait l’idée de nous affranchir
du langage – de « lalangue ». « Lalangue », et les médiations du signifiant,
c’est Hotel California : on peut bien déclarer comme on veut à la réception
qu’on veut s’en aller, il n’y a pas de sortie possible. À la ZAD, il y a cet
endroit fameux qui s’est appelé « Les sans-nom ». Malheureusement, « Les
sans-nom »… c’est encore un nom. Même quand on veut le récuser
ostentatoirement, on reste pris dans l’ordre des noms.
Il est vrai que, pour le coup logiquement, Agamben fait remonter le
147
fléau des dispositifs à son principe ultime : « l’hominisation » – tout ça
est tellement biblique. Et d’une certaine manière, c’est vrai, je veux dire
cohérent : pour sortir du langage, pour sortir du signifiant, il faut sortir de
l’hominisation – Badiou et sa sortie du néolithique sont coiffés sur le fil.
Sortir de l’hominisation donc, mais de quel côté ? Du côté des bêtes ou du
côté des anges ? C’est que malheur à nous si on se loupe du côté des anges.
Je voudrais beaucoup qu’on entende ici tout ce qu’on veut sauf la
résignation d’un « réalisme conservateur ». Que de formes ne s’offrent-elles
pas à la créativité politique ? Du « vivre sans » il faudrait pouvoir garder le
meilleur, et renoncer sans regret au reste. Le meilleur : sa puissance de
percussion, de rehaussement et de remaniement ; le reste : la consolidation
en une philosophie politique du « sans » au pied de la lettre. Ça n’est pas
me contredire dans l’instant que de rappeler qu’au début du Traité politique,
Spinoza dit en substance qu’en matière de forme politique, tout a déjà été
essayé – « Quant à moi, je suis pleinement persuadé que l’expérience a
montré tous les genres de Cités que l’on peut concevoir pour faire vivre des
148
hommes dans la concorde »… Pour peu qu’on comprenne adéquatement
« genres de Cités », comme les éléments d’une taxinomie très générale, à
partir desquels bien sûr toutes sortes de variations pourraient encore être
effectuées, ce propos a sans doute pour vertu de nous défaire d’un mythe
politique, le mythe d’une forme-miracle, encore à découvrir, qui par elle-
même résoudrait tous nos problèmes. Ce que ce mythe ne veut pas voir,
c’est la finitude humaine, et que cette finitude est le fond du problème
politique. Le mythe de la forme-miracle est un mythe de perfection. Or la
finitude, c’est l’imperfection. Vouloir à toute force « vivre sans », c’est
méconnaître que la vie humaine est placée sous un « vivre avec »
fondamental, ontologique, irréductible : avec la finitude.
Notes

1. Le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin) était une proposition de plafonnement fiscal
de la rentabilité totale (Total Shareholder Return) pour les actionnaires. Voir : « Une mesure contre la
démesure de la finance : le SLAM », Le monde diplomatique, février 2007.
2. Frédéric Lordon, « Nous ne revendiquons rien », blog « La Pompe à Phynance », Le monde
diplomatique, 29 mars 2016. Ce texte avait été écrit pour le lancement de Nuit Debout.
3. Tiqqun, « Ceci n’est pas un programme », in Tout a failli, vive le communisme !, La Fabrique,
2009.
4. Voir notamment Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, Seuil, 2018.
5. Voir à ce sujet l’ouvrage de Cristina De Simone, Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946-
1969), Les Presses du réel, 2018. Également : Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste. Une
histoire intellectuelle, L’Échappée, 2013.
6. Marcello Tari, « Le révolutionnaire a toujours été un itinérant. À propos de Fragmenter le monde
de Josep Rafanell i Orra », lundimatin n° 131, 29 janvier 2018.
7. Christian Rouaud, Les Lip. L’imagination au pouvoir, DVD, Les Films du paradoxe, 2007.
8. « Entretien avec Josep Rafanell i Orra », lundimatin, n° 146, 18 mai 2018.
9. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Minuit, 1980, p. 41.
10. Pierre Souchon, « Gilets jaunes : “avant j’avais l’impression d’être seule” », Le monde
diplomatique, janvier 2019.
11. Comité invisible, Maintenant, La Fabrique, 2017, p. 150.
12. Comité invisible, À nos amis, La Fabrique, 2014, p. 196-197, souligné par les auteurs.
13. Daniel Denevert, Dérider le désert, La Grange Batelière, 2018.
14. Typiquement, le prix monétaire est une catégorie exotérique, c’est ainsi que notre expérience
immédiate nous fait saisir la « valeur économique », alors que les énoncés ésotériques de la théorie
nous invitent à y voir une cristallisation de temps de travail abstrait.
15. Gilles Deleuze, Abécédaire, DVD, Éditions Montparnasse, 1996.
16. François Zourabichvili, Deleuze. Une philosophie de l’événement, coll. « Philosophies », Puf,
1994, p. 80.
17. François Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, Ellipses, 2003, p. 40-41, c’est l’auteur qui
souligne.
18. Jacques Rancière, « Les vertus de l’inexplicable – à propos des “gilets jaunes” », AOC, 8 janvier
2019.
19. Alain Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du mal, Nous, 1993.
20. Ibid.
21. Alain Badiou, Abrégé de métapolitique, Seuil, 1998, p. 85-86.
22. Éth., IV, 73, démonstration, in Spinoza, Éthique, traduction de Bernard Pautrat, Seuil, coll.
« Points », 2010.
23. Traité politique, II, 14, dans la traduction de Charles Ramond, Œuvres, V, Puf, coll.
« Épiméthée », 2005.
24. Julien Coupat et Eric Hazan, « Pour un processus destituant : invitation au voyage », Libération,
24 janvier 2016.
25. Giorgio Agamben, L’usage des corps, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2015 (édition
italienne Neri Pozza, 2014).
26. Comité invisible, Maintenant, op. cit.
27. Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit.
28. C’est moi qui souligne.
29. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages poche, 2014, p. 31.
30. Ibid., p. 15.
31. Ibid., p. 16.
32. Ibid., p. 30.
33. Éth, I, axiome 5.
34. Éth., I, 1. Nous sommes ici au tout début de l’« ordre démonstratif », c’est pourquoi, préjugeant a
minima, Spinoza utilise encore l’article indéfini « une substance », pour ne pas exclure a priori qu’il
y en ait plusieurs, et démontrer ensuite qu’il ne peut y en avoir qu’une (Éth., I, 14 et corollaire 1).
35. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 31.
36. Voir section finale.
37. Ibid., p. 35-36.
38. Ibid., p. 36-37.
39. Giorgio Agamben, Création et anarchie. L’œuvre à l’âge de la religion capitaliste, Bibliothèque
Rivages, 2018, p. 45.
40. Alain Badiou, Éloge de la politique. Entretien avec Aude Lancelin, Flammarion, 2017.
41. « Dieu, autrement dit une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime
une essence éternelle et infinie, existe nécessairement » (Éth., I, 11).
42. Giorgio Agamben, Création et anarchie, op. cit., p. 51.
43. Giorgio Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 322.
44. Éth., III, définition 1.
45. Éth., III, définition 2.
46. Giorgio Agamben, Karman. Court traité sur l’action, la faute et le geste, Seuil, coll. « L’ordre
philosophique », 2018, p. 93.
47. Jacques Rancière, « Interpréter l’événement 68 », Conférence au Centre Marc Bloch, Berlin,
29 janvier 2018.
48. Giorgio Agamben, Moyens sans fins. Notes sur la politique, Rivages poche, 2002.
49. « Pour une ontologie du style », in L’usage des corps, op. cit., pp. 311-322.
50. Giorgio Agamben, Création et anarchie, op. cit., p. 51.
51. Jean-Marie Salamito, Les virtuoses et la multitude. Aspects sociaux de la controverse entre
Augustin et les pélagiens, Éditions Jérôme Millon, 2005.
52. Julien Coupat et Eric Hazan, « Pour un processus destituant », art. cit.
53. Voir Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, 2015 ;
La condition anarchique, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2018.
54. Là où l’idée de puissance d’un individu humain va de soi, celle de la puissance d’un collectif,
donc de « puissance de la multitude », fait spontanément problème, notamment sous les préventions
des métaphysiques individualistes qui ne cessent d’y voir une faute conceptuelle, faute de l’hypostase
des collectifs, voire, horreur suprême, du péché dénoncé par Popper et Agassi qui consiste, en
supplément, à leur prêter des intérêts, des intentions, des désirs, bref des attributs exclusivement
individuels, homothétiquement, et abusivement, transportés à l’échelle sociale. Si bien intentionnées
soient-elles, ces préventions n’en sont pas moins pour la plupart mal placées : sans bien sûr donner
dans la transposition psychologisante, qui en effet n’aurait pas de sens, il y a pourtant tout lieu de
considérer que les collectifs disposent d’une individualité consistante – évidemment sous le prérequis
de s’être donné de l’individualité une idée suffisamment générale pour s’être décollée de
l’individualité humaine, ce produit type d’un anthropocentrisme inconscient de tout penser à la seule
aune de l’homme (voir Imperium, op. cit., chapitre V).
55. Laurent Bove, « De la prudence des corps. Du physique au politique », Introduction au Traité
politique, traduction d’Émile Saisset, révisée par Laurent Bove, Le Livre de Poche, coll. « Classiques
de la philosophie », 2002.
56. Ici je renvoie à Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., notamment le chapitre V, « Ce qu’est un
corps politique (ce que peut un corps politique) ».
57. Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Minuit, 1988. Pour une reprise, voir
Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., et La condition anarchique, op. cit.
58. « Le droit qui est défini par la puissance de la multitude, on l’appelle généralement imperium »,
Traité politique, ici dans la traduction de Bernard Pautrat, Allia, 2013.
59. Éth., II, 40, scolie I.
60. « Bruno Latour : le conseiller sans prince, ou l’homme qui avait peur de ne plus être
gouverné… », lundi.am, n° 148, 7 juin 2018.
61. Ibid.
62. Comité invisible, Maintenant, op. cit., p. 69.
63. Paul Fauconnet et Marcel Mauss, « La sociologie : objet et méthode », in Marcel Mauss, Essais
de sociologie, Seuil, coll. « Points Essais », 1971, p. 16.
64. Giorgio Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Seuil, coll.
« La librairie du XXe siècle », 2014 [1990].
65. Ibid.
66. Giorgio Agamben, L’Amitié, Payot & Rivages, 2007, p. 40.
67. Ibid., p. 23.
68. Ibid., p. 40.
69. Pierre Clastres, La société contre l’État, Minuit, 1974.
70. Jade Lindgaard, « La ZAD, ça marche, ça palabre, c’est pas triste », Mediapart, 15 avril 2017.
71. Interview, in Jade Lindgaard, « La ZAD... », art. cit.
72. Ibid.
73. Ibid.
74. Ibid.
75. Ibid.
76. À ce propos, voir : Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La
Fabrique, 2010.
77. René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 2001, p. 143.
78. Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, coll. « La
couleur des idées », 2011.
79. Sandra Lucbert, « Les pulsions destructrices du numérique. De la Ligue du LOL à DAU, un
nouveau régime de pouvoir », Revue du Crieur, n° 13, juin 2019.
80. Ici je me permets de renvoyer à La condition anarchique, op. cit.
81. Jacques Maître, L’autobiographie d’un paranoïaque, Anthropos, 1994.
82. Slavoj Žižek, Comment lire Lacan, Nous, 2011.
83. Bien sûr « l’homme de l’État » n’est pas une figure univoque, à laquelle correspond un habitus
univoque. Bourdieu distinguait la « main droite » et la « main gauche » de l’État, le domaine
régalien, où s’inclut l’appareil de force, et le domaine social, celui des fonctions de protection et de
service. Il est assez évident que s’il y a deux « mains », il y a au moins deux habitus.
84. J’avais déjà évoqué ce mécanisme au moment de la crise financière de 2008, il se pourrait
d’ailleurs qu’il redevienne d’actualité d’ici peu… : « Pour un système socialisé du crédit », blog La
Pompe à Phynance, Le monde diplomatique, 5 janvier 2009.
85. Pierre Rimbert, « Projet pour une presse libre », Le monde diplomatique, décembre 2014.
86. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes
philosophiques », 1997, p. 105.
87. Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir
du modèle français, nouvelle édition, Raisons d’agir, 2018.
88. Svetlana Alexievtich, La fin de l’homme rouge. Ou la fin du désenchantement, Actes Sud, 2013,
p. 151.
89. Voir Raphael Lebrujah, Comprendre le Rojava dans la guerre civile syrienne, Les éditions du
Croquant, 2018. Voir également les nombreux articles publiés sur le sujet par la revue Ballast.
90. Voir Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai, La Fabrique, 2014.
91. Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals, Maos’s last revolution, Harvard University Press,
2006, p. 142.
92. Ibid.
93. Évidemment, on ne peut pas ne pas noter la tonalité trotskyste de la formule, et ce paradoxe qu’à
ce moment-là, dans la Chine communiste, « trotskyste » est une insulte politique pour
« déviationnisme ».
94. Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai, op. cit.
95. Ibid., p. 140-141.
96. Ibid., note.
97. Voir Frédéric Lordon, La condition anarchique, coll. « L’ordre philosophique », Seuil, 2018.
98. Cité par Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai, op. cit., p. 141.
99. 1967.
100. Les « vieilles idées », la « vieille culture », les « vieilles coutumes », les « vieilles habitudes ».
101. Voir Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghai, op. cit., p. 198-199.
102. Ibid.
103. Ibid., p. 199.
104. Voir Raphael Lebrujah, Comprendre le Rojava dans la guerre civile syrienne, op. cit.
105. Marielle Macé, Nos cabanes, Verdier, 2019, p. 106-107.
106. Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, La Découverte, coll.
« Zones », 2017.
107. Chez Spinoza, il n’y a pas d’ontologie matérialiste au sens rigoureux du terme, c’est-à-dire une
ontologie qui ne connaîtrait que la matière : il y a pluralisme (infini) des attributs, parmi lesquels
certes l’Étendue, mais aussi celui de la Pensée qui lui est ontologiquement tout à fait irréductible. En
lieu et place d’un matérialisme, nous avons donc un pluralisme attributif ramassé sous un monisme
de la Substance.
108. Respectivement Traité théologico-politique et Traité politique.
109. Plus précisément dans le chapitre V, Traité théologico-politique, Œuvres III, traduction
Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, Puf, coll. « Épiméthée », 1999.
110. Pierre-François Moreau, « Les deux genèses de l’État dans le Traité théologico-politique », in
Spinoza, État, religion, ENS Éditions, 2005.
111. Voir par exemple Bernard Friot, L’enjeu du travail, La Dispute, 2012 et Émanciper le travail.
Entretiens avec Patrick Zech, La Dispute, 2014.
112. Éth., I, 36.
113. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives,
Gallimard, 1976.
114. Étienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, Puf, coll. « Actuel Marx. Confrontations »,
2015.
115. Reste l’inévitable question subsidiaire : qui disposerait des moyens monétaires de faire entrer
concrètement ces savoirs dans son existence matérielle ?
116. Ici au sens courant du terme.
117. Pepita Ould-Ahmed, « Les “clubs de troc” argentins : un microcosme monétaire Credito
dépendant du macrocosme Peso », Revue de la Régulation, 7 (1), 2010.
118. Ici je dois renvoyer aux démonstrations de Bernard Friot, in L’enjeu du travail, op. cit.
119. Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, op. cit.
120. George Orwell, Le Quai de Wigan, Éditions Ivrea, 2010, p. 236.
121. Ibid.
122. « Dialogue avec les morts », Préface in Gianni Carchia, Orfismo e tragedia, Macerata (Italie),
Quodlibet, 2012.
123. Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde. Contribution à la commune en cours, Éditions
Divergences, 2018.
124. Moses Dobruška, Préface, in Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde, op. cit., p. 15.
125. Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit.
126. On doit à un très beau travail de Sophie Laveran d’avoir approfondi cette nature ontologique
des corpora simplissima. Sophie Laveran, Le concours des parties. Critique de l’atomisme et
redéfinition du singulier chez Spinoza, Classiques Garnier, 2014.
127. Je dois à Sandra Lucbert de me l’avoir fait connaître, et j’en profite plus largement pour dire
combien les connexions développées ici avec la théorie lacanienne doivent aux conversations que j’ai
eues avec elle.
128. Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité. Essai d’analyse institutionnelle, François
Maspero, 1974. Voir également François Fourquet, « Une intuition de Félix Guattari », Revue du
MAUSS, n° 29, La Découverte, coll. « Recherches », 2007.
129. François Fourquet, « Une intuition de Félix Guattari », art. cit., p. 563.
130. Gilles Deleuze, « Trois problèmes de groupe », préface in Félix Guattari, Psychanalyse et
transversalité, op. cit.
131. Félix Guattari, La révolution moléculaire, Les Prairies ordinaires, 2012.
132. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, coll. « Champs », 1996, p. 167-168.
133. Gilles Deleuze, « Trois problèmes de groupe », art. cit.
134. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 172-173.
135. Gilles Deleuze, « Trois problèmes de groupe », art. cit.
136. Gianni Carchia, Orfismo e tragedia, op. cit.
137. « Dialogue avec les morts », in Gianni Carchia, Orfismo e tragedia, op. cit.
138. Ibid.
139. Ibid.
140. Au sens que j’ai donné à l’expression dans La condition anarchique, op. cit.
141. Shakespeare, La vie et la mort du roi Richard II, traduction André Markowicz, Les solitaires
intempestifs, 2003.
142. « Thèse sur le concept d’absence d’époque. Le soulèvement des gilets jaunes pour contrer
l’impossible », lundimatin n° 189, 29 avril 2019.
143. « Dialogue avec les morts », Préface, in Gianni Carchia, Orfismo e tragedia, op. cit.
144. Pascal Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Honoré Champion, 2005.
145. Martial Gueroult, Spinoza, tome II, L’Âme, Aubier, 1974.
146. Dostoïevski, Les carnets du sous-sol, traduction André Markowicz, Babel, 1993.
147. « Le fait est que, selon toute probabilité, les dispositifs ne sont pas un accident dans lequel les
hommes se trouveraient pris par hasard. Ils plongent leurs racines dans le processus même
“d’hominisation” », in Qu’est-ce qu’un dispositif, op. cit., p. 35.
148. TP, I, 3.
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Michel Warschawski (dir.), La révolution sioniste est morte. Voix israéliennes contre l’occupation,
1967-2007.
Michel Warschawski, Programmer le désastre. La politique israélienne à l’œuvre.
Eyal Weizman, À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine.
Slavoj Žižek, Mao. De la pratique et de la contradiction.
Collectif, Le livre : que faire ?
Sommaire

Couverture
Copyrights
Avant-propos
L’enfer des institutions
1. Se porter à la hauteur de l’époque
2. Les institutions vues du dedans : c’est l’enfer
3. Les institutions vues du dehors : c’est l’enfer
4. Pouvoir différer à nouveau
5. Styles et inclinations de la pensée
6. De nouveaux régimes d’énonciation ? (virtuoses et grand nombre)
Philosophies de l’antipolitique (intermittences, virtuoses, amitié,
destitution)
1. Antipolitiques – Sous l’imaginaire du « vivre sans », une
contestation philosophique
2. Deleuze et les « devenirs sans avenir »
3. Rancière : rareté de la politique
4. Badiou : le sujet politique comme sage spinoziste
5. Agamben : douleur de l’être-séparé
6. Malheur de la vie dans les dispositifs
7. Suspendre la puissance ?
8. Suspension, geste et style : une politique pour virtuoses
9. Faux problèmes de l’« authenticité »
10. Les apories de la destitution (la multitude ne suspendra pas sa
puissance)
11. Nécessité et généralité du fait institutionnel
12. La « communauté qui vient », ou la communion des saints
13. Quelle « amitié » ?
L’État : à prendre ou à laisser ?
1. La ZAD : une gouvernementalité qui s’ignore
2. De la police là où on croit qu’il n’y en a pas
3. Malédiction de la police dans l’État du capital
4. Des questions de forme
5. L’État, entre abjection policière et attraction électorale
6. Une expérience de pensée : soit un gouvernement de gauche…
7. Le « point L »
8. Dialectique du constituant et du constitué
9. Méditer la Révolution culturelle
10. À la recherche des états politiques mésomorphes
11. Les intellectuels planqués dans les « cabanes »
Sans travail ? sans argent ? (« sortir de l’économie »)
1. En finir avec le travail (la solution de la ZAD)
2. En finir avec le travail (la solution de Friot)
3. Division du travail, échange marchand, argent (moins faciles à
rembobiner)
4. Un autre régime de division du travail
5. Modifier nos normes matérielles (qui peut quoi ?)
6. Entre décrochages individuels et mouvement de masse
En finir (avec la politique ? avec la civilisation ?)
1. Critique de la critique de la totalisation (il y en aura)
2. Critique de la critique de la fixation (malheur à qui voudra toujours
tout défixer)
3. Les institutions comme cristaux liquides
4. « La possibilité continûment diffamée » (apories de la voie néo-
orphique)
5. L’irréductible « vivre avec » : la finitude
Notes
Bibliographie
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