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Joachim Daniel DUPUIS

Gilles Deleuze,
Félix Guattari
et Gilles Châtelet
De l’expérience diagrammatique

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE
Gilles Deleuze, Félix Guattari
et Gilles Châtelet

De l’expérience diagrammatique
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot

Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des


travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels"
ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une
discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux
qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de
philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou
naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques.

Dernières parutions

Oudoua PIUS, Humanisme et dialectique. Quelle philosophie


de l’histoire, de Kant à Fukuyama ?, 2012.
Paul DAU VAN HONG, Paul Ricœur, le monde et autrui,
2012.
Michel VERRET, Les marxistes et la religion. 4e édition revue
et complétée, 2012.
François-Gabriel ROUSSEL, Madeleine JELIAZKOVA-
ROUSSEL, Dans le labyrinthe des réalités. La réalité du réel,
au temps du virtuel, 3e édition, 2012.
Pierre-Luc DOSTIE PROULX, Réalisme et vérité : le débat
entre Habermas et Rorty, 2012.
François HEIDSIECK, La vertu de justice, 2012.
Jean-Louis BISCHOFF, Conversion et souverain bien chez
Blaise Pascal, 2012.
Jordi COROMINAS, Joan Albert VICENS, Xavier Zubiri. La
solitude sonore (1898-1931), 2012.
Daniel NOUMBISSIÉ TCHAMO, Justice distributive ou
solidarité à l’échelle globale ? John Rawls et Thomas Pogge,
2012.
Stéphane VINOLO, Clément Rosset : la philosophie comme
anti-ontologie, 2012.
Roger TEXIER, Descartes, la nature et l’infini, 2012.
Joachim Daniel DUPUIS

Gilles Deleuze, Félix Guattari


et Gilles Châtelet

De l’expérience diagrammatique
Du même auteur

La passion, 20 dissertations, Bréal, 2005.

© L'Harmattan, 2012
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-99362-4
EAN : 9782296993624
A Sophie Hofman
Je remercie Philippe Roy, Yann Serizel et Christophe
Cusimano pour leurs conseils amicaux.

Toute ma gratitude à Stéphane Blondeau, qui a réalisé


la couverture graphique de ce livre, et à Benoît Petilleon,
pour avoir réalisé infographiquement mes diagrammes
tracés à la main, et sa sœur, Lucile Cusimano, qui m’a
bien aidé sur le plan de la mise en page.

Merci enfin au comité de lecture de l’Harmattan et à


Bruno Péquignot pour leur confiance.
SOMMAIRE
Sommaire 9
Abréviations 11
Avant-propos 13
Introduction 21

De l’Expérience diagrammatique
Phase 1
Visages et gestes d’arrachement : penser par le milieu
Introduction 29
Expérience n° 1, Deleuze : A la recherche du temps perdu 35
Icône et visage expressif 35
Visages expressifs 38
Visages de l’enfermement 40

Expérience n° 2, Guattari : Les lieux d’une ruse 51


Du signe à l’affect 51
Penser la subjectivité 61
Echiquier et case vide 66

Expérience n° 3, L’Anti-Œdipe : Le théâtre de la cruauté 75


De la parole au geste 75
Faces du CsO 79
Détraquement 83

Phase 2
Vissages et gestes de mutilation : penser le diagramme
Introduction 89
Expérience n° 4, Mille Plateaux : L’homme à la caméra 93
Œil et vortex 93
Agencements et diagrammes 99
Ritournelles 116

Expérience n° 5, Deleuze : Peindre le cri 127


Le cri du Pape 127
Le « graph » 129
Bacon et Pollock 132

Expérience n° 6, Châtelet : Leçons de physique 139


Habiter les diagrammes 139
L’enchantement du virtuel 142
 *HVWHVHWGLDJUDPPHV

9
Phase 3
Dévidement et gestes-vampire : penser la Résonance
Introduction 163
Expérience n° 7, Deleuze : Vertigo 167
Vertige et temps 167
Les images du temps 169
Le geste-vampire d’Artaud 178

Expérience n° 8, Châtelet : Mythologies des années 80 181


Du biopouvoir à la Thermocratie 181
Les nouvelles mythologies 195
Le trigone de Châtelet 214

Expérience n° 9, Guattari : Anatomie d’une folie 217


Polygones de Guattari 218
Polygones de Shining 222
Digression sur le cerveau 227

Conclusion
De l’Expérience diagrammatique 229
Les trois phases 234
Les Trigones de pensée 239
Bibliographie 243

10
ABREVIATIONS

Livres de Deleuze et Guattari


A/O L’Anti-Œdipe, Minuit, 1972
EPAO Ecrits pour l’Anti-Œdipe, 2004
K Kafka, Pour une littérature mineure, 1985
MP Mille Plateaux, Minuit, 1980
QPH Qu’est-ce que la philosophie ?, 1991

Livres et articles de Deleuze


DIA Dialogues, 1977
D/R Différence et répétition, 1969
DRF Deux régimes de fous, 2003
F Foucault, 1986
FBLS Francis Bacon,
Logique de la sensation, 1981
ID Iles désertes et autres textes, 2002
IMVT Cinéma 1-L’image-mouvement, 1983
IT Cinéma 2-L’image-temps, 1985
LS Logique du sens, 1969
N Nietzsche et la philosophie, 1962
P Pourparlers, 1990
S Schizophrénie, 1985

Livres de Guattari
CH Chaosmose, 1992
IM L’Inconscient Machinique, 1979
MCP Micropolitiques, 2007
RM La révolution moléculaire, 1977
PT Psychanalyse et transversalités, 1972

Livres et articles de Châtelet


EM Les Enjeux du mobile, 1993
EV L’enchantement du virtuel, 1986
GR Une géométrie romantique, 1997
RM Le retour de la monade, 1985
PPR Une petite phrase de Riemann, 1979
V/P Vivre et penser comme des porcs, 1998

11
Avant-propos
En 2004, la revue TLE1 pointait dans la pensée de Gilles
Deleuze et Gilles Châtelet un usage notable de la notion de
diagramme (sans parler toutefois de Félix Guattari avec qui
Deleuze a écrit quatre livres majeurs). Mais depuis le thème
semble être tombé dans l’oubli.
Il y a peut-être deux raisons à cela.
La première tient à l’image que nous nous faisons de la
pensée de Deleuze et Guattari qui ont donné de la philosophie
une approche qui rompt tellement avec les habitudes de pensée
traditionnelles que nous croyons qu’ils se sont détachés de toute
l’histoire de la philosophie et qu’ils ne visent pas à replacer
leurs pensées dans une tradition. C’est ce que confirme
d’ailleurs un entretien consacré à Guattari2. Des journalistes,
pourtant philosophes de formation, lui reprochent le fait que la
pensée du rhizome semblerait couper tout ancrage avec la
tradition, puisqu’il refuse dans Mille Plateaux l’idée d’arbre
(donc d’un ancrage dans une histoire). C’est une critique
évidemment superficielle. Guattari et Deleuze (comme Gilles
Châtelet d’ailleurs) n’ont pas rompu avec la tradition, ou les
traditions philosophiques ou psychanalytiques. Ils les vivent
simplement autrement : ils les « pensent » sous forme
d’expériences, d’expérimentations.
En fait, ce que Deleuze, Guattari, Châtelet nomment
« diagramme » n’est pas quelque chose de résolument nouveau.
Il y a, pour chacun, toute une tradition derrière : chez Châtelet,
le diagramme relève, comme dessin scientifique, de toute une
tradition scientifique, seulement cette tradition est lue, pensée
par rapport à la tradition romantique allemande (notamment le
Schelling « scientifique ») ; et chez Deleuze, c’est à la tradition
kantienne du sublime et à la tradition vitaliste, de Nietzsche à
Bergson, via Simondon, qu’il faut se référer ; quant à Guattari
qui fut sans doute le plus subtil des disciples de Lacan, par
l’acuité de ses idées, il semble trouver dans les psychanalyses et
1
Revue TLE n°22, 2004, sous la direction de Noëlle Batt.
2
Dialogue entre Félix Guattari, Michel Field et Emmanuel Hirsch dans la
philosophie est essentielle à l’existence humaine, l’aube poche essai, p. 20-22,
notamment.

13
la linguistique sociologique et pragmatique sa matière de
réflexion.
Ce que les « traditions » oublient c’est qu’on doit se sentir
impliqué par ce que nous pensons ; de même nous ne pensons
pas sans que quelque chose nous force à penser. Autant il est
facile de penser une expérience de pensée venant de la science,
autant la pensée chez le philosophe semble avoir gardé la
rigidité du « logos », au point qu’elle y semble impensable. Si
Einstein fait l’expérience de la relativité avec des images
comme l’ascenseur ou le train, nous semblons prendre cela
comme naturel, mais dès que l’on se situe sur le plan de la
philosophie, c’est comme si cela devenait absurde. Les
philosophes, surtout l’historien traditionnel de la philosophie,
ne semblent pas « comprendre » de quoi il parle. Pour lui la
philosophie n’a rien qui doive faire vibrer puisqu’il la place du
côté de la raison, d’une sorte d’une pensée coupée de tout
milieu, de tout surgissement.

La seconde raison est liée à la difficulté de penser le


diagramme comme une expérience, surtout quand il s’agit de
considérer un diagramme au sens scientifique. La difficulté tient
précisément à l’idée qu’on se fait habituellement du mot : le fait
par exemple que nous pensions le diagramme scientifique
comme schéma utile pour clarifier un certain nombre
d’opérations de calcul le réduit à la fonction d’outil. Parler
d’expérience diagrammatique, au contraire, c’est une façon de
rompre, de court-circuiter le sens originel et de proposer une
autre manière de penser avec lui. On dira - pour bien faire la
différence - que le diagramme doit être habité, selon
l’expression de Philippe Roy, plus qu’il n’est l’objet d’une
habitude, donc d’un usage.
Au premier abord, il est vrai, parler d’expérience
diagrammatique semble, selon l’usage traditionnel des mots,
contradictoire. Le diagramme, au sens traditionnel d’un schéma,
d’un graphique rend compte d’une expérience scientifique (en
servant d’illustration) plutôt qu’il n’est lui-même une
expérience, même lorsqu’on songe à l’étude des diagrammes

14
dans un cadre épistémologique, comme Kaiser3 l’a fait par
exemple remarquablement avec son étude sur les diagrammes
de Feynman, où on suit l’évolution des diagrammes du
physicien après la seconde guerre mondiale. Mais les
diagrammes ne modifient en rien la pensée des penseurs,
l’analyse suggère seulement des simplifications, la recherche
d’une sorte d’optimum des possibilités qu’offre tel ou tel dessin
pour représenter une analyse algébrique.
Sans doute l’idée de faire l’expérience d’un diagramme
semble prendre plus de sens avec la linguistique. Chez Peirce,
le diagramme est un signe, un sous-signe relevant de la
catégorie « icône », qui désigne tout signe qui « représente son
objet principalement par sa similarité, quel que soit son mode
d’être ». Dans ce cadre, le diagramme est à la limite, signe et
outil, puisque faisant partie de la catégorie des signes
iconiques - par exemple, la carte de France est le diagramme de
la France -, il peut d’ailleurs être représenté comme un
ensemble (schéma logique). On ne conçoit alors l’expérience
que comme une intuition, une saisie visuelle de rapports.
Ce qui est commun à ces usages, qu’ils soient scientifiques,
épistémologiques, ou pragmatiques, c’est que le diagramme est
toujours vu comme un dessin, un certain tracé, une esquisse de
quelque chose, qui n’est pas forcément réelle, mais qui appelle
un rapport d’identité, de ressemblance. La philosophie
traditionnelle réduirait ces usages à trois caractères du
diagramme : le diagramme est un signe (il se donne comme
intuition de quelque chose avec qui il a des traits de
ressemblance) ; le diagramme est un outil pour illustrer une
opération intellectuelle, il nous permet de schématiser, de
construire une intuition d’un calcul physique ou mathématique ;
le diagramme est spatial, puisqu’il représente un objet ou une
vérité algébrique, logique.
Ainsi parler d’expérience à propos du diagramme semble
excessif : il est plutôt un moyen de représenter ou d’intuitionner
un calcul.
*

3
David Kaiser, Drawing theories Apart, the dispersion of Feynman Diagrams
in Postwar Physics, The University of Chicago, 2005.

15
Mais le mot d’ « expérience », dans l’usage que l’on
voudrait donner au diagramme, suggère l’idée d’épreuve,
quelque chose qui nous affecte. En ce sens, on doit se souvenir
de l’emploi de cette notion chez Foucault, depuis son Histoire
de la folie à ses textes sur la sexualité. La notion d’expérience
peut, dans le cadre de l’histoire de la philosophie, convenir aux
philosophies qui chercheraient à sortir de partages analytiques :
théorie / pratiques, discours / institutions, subjectif / objectif,
normal / pathologique, etc. Pour Foucault, il s’agit de voir que
l’être (l’individu) se constitue par l’expérience4 et que c’est elle
qu’il faut donc penser si nous voulons le comprendre.
Deleuze, Guattari, Châtelet doivent être comptés dans cette
tradition de « l’expérience » au sens défini par Foucault. L’un
des enjeux du présent travail est de montrer que cette idée
d’expérience foucaldienne est déjà une manière de définir
l’expérience diagrammatique. C’est, mutatis mutandis, la même
idée. Qu’on ne s’étonne donc pas que Foucault soit une
référence importante dans le travail des trois penseurs que nous
allons étudier.
L’introduction dans le champ philosophique du diagramme
comme expérience de pensée qui échappe à la partition sujet /
objet, en tentant de penser plutôt un « milieu », est donc située
au tournant des années 70, au moment même où s’élaborent les
pensées de Deleuze et Guattari. Gilles Châtelet suivra la lignée
de son maître Deleuze dans les années 90.
Mais que signifie rompre l’opposition sujet / objet ? C’est
rompre avec une conception utilitariste, « logicienne » du
diagramme. Ce n’est plus un outil, ce n’est plus un signe.
Qu’est-ce donc alors ? Peut-on vraiment parler de diagramme,
l’instruire comme concept et dire qu’il n’est pas un outil ?
Si Deleuze, Guattari, Châtelet ont tant de peine à être lus
par les philosophes, et moins de difficulté à être lus par
d’autres, c’est que les premiers sont pétris de cette conception
« positiviste » du diagramme, qui réduit celui-ci à un outil et à
un signe.

4
Lire à cet égard la très belle présentation de Pierre Macherey dans l’édition
Folio essais du livre de Michel Foucault : Raymond Roussel.

16
La philosophie de Deleuze ne pensera plus en termes de
réflexion mais de création, la pensée psychanalytique de
Guattari ne pensera plus en termes de concepts ou de travail
analytique, mais de schizo-analyse, la pensée épistémologique
de Châtelet se voudra critique de la façon dont l’histoire des
sciences pense toute expérience scientifique de manière froide
sans sa dimension d’épreuve, sans les affects qui
l’accompagnent.
Le diagramme pour Deleuze, Guattari, Châtelet ne
représente pas le monde, mais le trace, trace un « monde », ré-
ouvre la dimension virtuelle de toute représentation qui s’est
comme éteinte avec la naissance de la pensée moderne : un
diagramme ne sera donc plus seulement lié à une forme
(premier caractère), il ne pourra plus servir, puisqu’il est
quelque chose qui nous affecte et ne nous est pas extérieur, il
aura une dimension temporelle et spatiale (second et troisième
caractères). Ce qui revient à dire que, sans sortir des formes, on
appréhende quelque chose qui échappe à une découpe d’objet et
qui pourtant s’élabore, s’actualise et / ou se virtualise. Le
diagramme est lié à un geste, il est au fond travaillé par du
geste, ce que porte déjà l’étymologie indo-européenne du mot :
grbh- gratter, égratigner.
Il faut donc considérer que c’est par le diagramme que nous
aurons une expérience ; que peut-être tout ce que nous
éprouvons vraiment, nous l’éprouvons parce que nous
expérimentons quelque chose par la pensée, parce que nous
vivons quelque chose dans un diagramme.
Les mots « expérience » et « diagramme » sont donc bien
synonymes si on entend « expérience » au sens d’une
expérience de pensée qui mobilise des affects, une autre
temporalité que la temporalité classique - qui repose sur un
découpage du temps institutionnalisé (présent-passé-futur).
Il y a dans le travail des trois penseurs que nous allons
étudier, quelque chose qui a à voir avec ce que le peintre
Barnett Newman nomme un « sujet » (matter subject), c’est-à-
dire non pas une idée abstraite sortie de toute forme naturelle
(ce qui renvoie plutôt au logos, ou des universaux), mais
quelque chose qui donne à saisir directement dans une matière,

17
comme sa « fonction » propre, irréductible à tout usage du
monde (virtuel).
Ainsi on se tromperait gravement si on pensait que les
diagrammes chez Deleuze, Guattari ou Châtelet ne servent qu’à
représenter. C’est précisément parce que l’on réduit le
diagramme à la représentation que l’on ne voit pas que l’on doit
nécessairement échapper à celle-ci pour la penser. On est un
peu comme l’animalcule de Poincaré, qui, habitant d’une
dimension 1 (la ligne), ne pourrait se penser qu’en habitant
aussi une dimension 2 (plan). Mais, inversement, c’est souvent
parce qu’on réduit le virtuel à l’actuel, que l’on en fait une
sorte d’idée abstraite qui est comme un décalque d’une chose.
Si donc on peut parler de faire l’expérience d’un diagramme, ce
n’est pas pour tomber dans la pensée commune (utilitaire même
du scientifique), mais pour penser qu’il y a plus que ce qui est
donné, il faut bien postuler qu’il y a une dimension ontologique,
métaphysique qui accompagne toute forme. Un diagramme ne
pourra donc être simplement un signe pour représenter un objet
qui m’est utile.
Il faut penser le diagramme comme quelque chose qui n’est
pas dans le monde, dans la société, dans notre corps, ou dans la
pensée, car sinon on en reviendra toujours à une sorte d’origine,
à une extériorité qui limite le diagramme à être lu ou saisi
uniquement comme signe d’une chose. Il faut penser le
diagramme à la croisée de ces dimensions et comme leur
échappant puisque c’est à partir de lui que nous pourrons tracer
le réel de manière non représentative, le voir autrement, tel
qu’il est (devient). Le diagramme est quelque chose que nous
habitons et qui nous habite. C’est un certain ancrage, un
« certain lieu », un « milieu ».
Deleuze et Guattari n’ont pas cessé de considérer le monde,
le réel, de façon à capter et à penser les intensités (affects) qui
s’en dégagent, intensités qui sont irréductibles à toute espèce de
norme et qui relèvent du temps ou d’affects. Ils ont pensé les
intensités plutôt « comme » une expérience artistique.
Dans le cas de Châtelet, les diagrammes relèvent de la
science ; et comme ses prédécesseurs, il considère que ces
diagrammes ne sont pas des illustrations de la pensée, mais
l’expression même des intensités de la pensée. Il se passe

18
quelque chose. Il y a de l’événement. Mais il révèle plus
clairement la dimension physicomathématique ou topologique
du diagramme, en le faisant relever d’une logique des gestes (en
consacrant ce concept). Il intègre aussi le diagramme dans un
processus de métaphorisation, ouvrant la possibilité d’une
« mythologie ».

Notre objectif dans cet essai est donc de comprendre


l’évolution du concept de diagramme à l’intérieur des systèmes
de pensée de Deleuze, Guattari et Châtelet. Mais plutôt que
d’opposer les systèmes de pensée, nous essayerons de voir
comment finalement leurs concepts, en particulier le concept
de diagramme, résonnent entre eux.
Il nous semble que leurs ouvrages dégagent des expériences
qui peuvent être vécues comme des plongées exaltantes pour
saisir autrement la réalité de la pensée et la pensée de la réalité,
et que ces expériences s’articulent entre elles et déploient une
Expérience diagrammatique.
Ce travail, nous l’espérons, complètera, amendera aussi, le
travail de la revue TLE qui, comme nous l’avons déjà signalé, a
consacré un numéro spécial au diagramme comme nouveau
régime de pensée.

19
INTRODUCTION GENERALE

Les pensées de Châtelet, Deleuze, Guattari sont des pensées


qui ne se donnent qu’à celui qui renonce à la représentation, à
l’idée qu’une pensée doive s’étaler devant soi, qu’on puisse en
faire le tour, à la manière d’un objet que l’on passerait en revue
(comme le faisait Descartes pour son morceau de cire). Toute la
pensée classique part de cette idée que l’esprit doit projeter, être
capable de recomposer son « objet », à la manière d’une
mécanique, donc en donner, comme on dit, la raison. De sorte
que l’on ne doit pas attacher la pratique du commentaire ou de
l’explication de texte à ces pensées. Il ne peut être question de
les expliquer, ou d’en donner le mode d’emploi. On ne peut que
les éprouver, vibrer avec elles. La philosophie, c’est moins se
représenter, projeter par l’esprit une idée que vivre des
expériences, se laisser saisir par des affects5, être touché par des
événements et en rendre compte. Il nous semble plus cohérent
avec Deleuze, Guattari, Châtelet de parler de leur travail d’une
manière qui n’est pas formaliste, d’une manière qui tente de
faire vibrer quelque peu le lecteur. Nous avons donc délaissé
l’histoire de la philosophie, et c’est plus à la littérature, à l’art, à
la science que nous recourrons pour tenter de saisir ces
intensités qui traversent les expériences que pensent Deleuze,
Guattari, Châtelet.
Un paradoxe se pose néanmoins : d’un côté, par le titre que
nous donnons à ce livre, nous semblons postuler une seule
expérience comme si les auteurs dont nous allons parler
pensaient la même expérience ; et de l’autre, nous semblons
considérer des expériences multiples.
De fait, il faut considérer ce livre comme un ensemble
d’expériences à part entière qu’effectuent Deleuze, Guattari,
Châtelet - expériences en résonance avec d’autres expériences

5
De manière analogue : lire par exemple la Recherche de Proust ne devrait
jamais être considéré comme utile, même pour un concours, mais comme une
expérience de vie. Faire l’expérience des livres de Proust, ce n’est pas
simplement en tirer des connaissances (comme si on lisait sa biographie),
c’est se laisser saisir par des affects ou des gestes multiples qui opèrent en
nous.

21
esthétiques, littéraires ou scientifiques -, mais qui sont chaque
fois rejouées, reformulées, et approfondies en fonction de
nouveaux facteurs (des « gestes », comme on verra) qui sont
intégrés aux systèmes qu’elles dessinent. L’ensemble de ces
expériences forment, indépendamment, trois systèmes de
pensées.
Trois systèmes - ou Trigones - se déploient ainsi dans le
livre. Chacun de ces systèmes étant la tentative de formulation
d’une Expérience, l’Expérience diagrammatique, qui se
développe en trois grandes phases de saisie du Réel (d’où
l’appellation Trigones).

Chaque chapitre est donc une expérience d’un auteur, à un


certain moment de son travail de pensée, sauf lorsque deux
d’entre eux ont écrit un livre ensemble. Il y a, dans cet essai,
neuf chapitres. Donc au total neuf expériences.
Chacune d’elles est à entendre comme un moment ou une
version du déploiement de l’Expérience diagrammatique, dont
la construction varie en fonction de la conception que nos
auteurs se font de la notion de geste.
Cette notion qu’on a limitée dans l’Avant-propos à l’usage
exclusif de Gilles Châtelet est en fait une notion qu’utilisent
Deleuze et Guattari (en parlant de signes intensifs). La notion
de diagramme qui ne sera pas employée tout de suite chez
Deleuze et Guattari implique un certain type de geste. Cette
notion de geste est centrale ici, mais encore faut-il bien
comprendre qu’un geste est un certain découpage de virtuel qui
implique réciproquement la naissance d’intensités. Un geste a
comme deux faces, une face virtuelle et une face actuelle. Nous
voudrions donc montrer que le diagramme, en tant qu’il est
nommé comme tel, par Deleuze et Guattari (et ensuite par
Châtelet), implique un certain geste de mutilation. Ainsi le
diagramme est une expérience, mais toute expérience
diagrammatique, comme nous l’appelons, n’est pas forcément
du type diagramme.
Pour chaque chapitre, l’objectif est alors de faire ressortir
une variation ou une évolution du concept de geste qui préside à

22
l’élaboration des systèmes de pensée d’un auteur. Le
diagramme est donc un moment de ce système.
Cette variation des expériences n’est pas « logique » (même
si elle est dialectique), elle ne relève pas d’une négativité,
comme chez Hegel, car elle procède par articulations ; elle n’est
pas non plus le fruit du hasard : elle naît de la rencontre entre
une pensée et une expérience esthétique, littéraire ou
scientifique, dont elle capte la part de virtuel et la part des
intensités (affects, ou temps).
Chaque chapitre est donc le lieu d’une « résonance » qui est
plus ou moins forte (ou plus ou moins profonde), et aussi
inversement d’une « ventriloquie » possible : la ventriloquie
c’est une résonance qui s’atténue, qui se fige. Nous sommes
alors des marionnettes sans vie.
Déployer l’Expérience diagrammatique, c’est faire de la
philosophie, en considérant uniquement non l’histoire des idées
philosophiques, mais plutôt ce qui articule ces pensées, ce qui
les porte, ce qui les « attrape » : il y a, de la part de Châtelet,
Deleuze et Guattari, toujours l’épreuve d’intensités nouvelles,
dans leurs recherches de pensée, qui se nourrissent, passent par
la lecture, les films, etc., par la rencontre d’une autre manière de
sentir, de vibrer, qui modifient leur manière initiale de penser la
philosophie, de pratiquer la psychanalyse ou de faire des
mathématiques.
C’est en effet à une série de rencontres que nous devons ce
que nous sommes, ou plutôt que nous sommes ce que nous
devenons. La résonance traduit selon un concept de Simondon6
l’idée d’un potentiel qui ne s’actualise jamais complètement et
qui crée du jeu entre les pensées ; quant à l’idée de ventriloquie,
elle suggère l’imitation d’une pensée dans une autre, non sa
différenciation qui s’articule néanmoins sur un système
commun : on pourrait parler d’un système de cases communes,
ou de pièces communes.

6
Pour Simondon, penser ce qui permet au vivant d’être ce qu’il est, c’est
penser le devenir, la polarité passé-futur (de la membrane) qui le traverse et
qui l’effectue dans une différenciation d’avec lui-même. Nous verrons qu’il
s’agit là d’une manière de traduire le potentiel, les virtualités, mais que ce qui
compte, c’est le type de geste qu’il effectue.

23
Chaque chapitre est donc le lieu d’une résonance entre au
moins deux auteurs, dans la mesure où la différenciation passe
par une construction complexe de pièces de pensée qui sont
refondues dans un nouveau « système de pensée ». Ainsi, le
niveau du « diagramme » (étudié par la revue TLE) sera un des
niveaux des systèmes (ou Trigones) qui intègrent avec des
pièces anciennes mais refondues, un certain potentiel de
différenciation avec lui-même7.

*
D’un autre côté, ces neuf expériences prennent place dans
trois phases des systèmes de pensées de Châtelet, Deleuze et
Guattari, qui, dans leur déploiement, forment donc une
architecture trigonale, à trois dimensions.
On pourrait parler de ces Trigones comme Deleuze parle
d’« image de la pensée », dans Différence et Répétition. Ces
trigones peuvent eux-mêmes être représentés graphiquement
pour saisir les gestes typiques qui les engendrent.
C’est pourquoi, certains chapitres doivent pouvoir résonner
ensemble. Pour faciliter la compréhension des pensées nous
avons regroupé les chapitres, les expériences, selon des
« moments » (au sens presque hégélien) ou « phases » auxquels
elles répondaient. Ces phases sont chronologiques (elles
montrent l’évolution des systèmes), mais en même temps
intégratives (elles visent à montrer les changements conceptuels
du concept de geste et l’articulation de la lignée qu’elle
propose). Chaque phase reformule la précédente, la fait advenir
autrement, comme la métamorphose d’un germe, d’un
organisme (qui est une métaphore).
Les différences se feront nettement entre ces « phases », que
nous avons distinguées essentiellement par une différence
d’approfondissement entre des gestes : la phase 1 est marquée
par le concept de visage (et son geste d’arrachement), la phase

7
Ce que nous désirons faire ici, c’est donc déployer l’Expérience
diagrammatique de manière complète et non partiellement comme l’a fait la
revue TLE. La revue TLE a en effet pointé le concept de diagramme mais
sans le considérer au sein des systèmes de penséHs de Deleuze ou de Châtelet.
De plus, rien n’est dit du travail de Guattari, qui est seulement considéré
comme coécrivant de Deleuze.

24
2 par le concept de diagramme (et son geste de mutilation), la
phase 3 par le concept de résonance (et son geste-vampire). Les
Trigones qui définissent l’accomplissement de l’Expérience
diagrammatique pour chaque auteur suivent pourtant les mêmes
gestes mais sont pensées selon des directions privilégiées par
les auteurs (intensités) : l’affect pour Guattari, le temps pour
Deleuze, et l’espace pour Châtelet.
Ces directions renvoient en partie aux domaines de
formation de ces auteurs (psychanalyse pour l’affect,
philosophie pour le temps, physicomathématique pour
l’espace), mais surtout aux rencontres qu’ils ont faites :
littérature, musique, cinéma.
De fait, ces directions ou « dimensions » qui sont pensées,
jouées différemment dans le déploiement que leur font subir nos
auteurs, existent chez chacun d’eux mais en choisissant ou
privilégiant l’une plutôt que les autres, ils donnent l’impression
de parler de systèmes différents. Mais en fait ces trois
« dimensions » (temps, affect, espace) se retrouvent chez
chacun des trois auteurs comme des pièces afférentes ou
articulées d’une façon différente.
Ce livre est donc un agencement de multiples rencontres
tentant de saisir les images de pensée qui sont au cœur des
expériences mêmes du Réel et de la Pensée, sous forme de
concepts. C’est pourquoi il ne s’agit pas d’un inventaire
d’expériences comme on pourrait à juste titre le penser (on
retomberait alors dans le sens « figé » de l’étymologie du mot
diagramme), mais plutôt de faire saisir la nécessité de les penser
ensemble. Ainsi les livres de ces auteurs se succèdent dans le
temps, mais l’intuition philosophique est toujours la même, il
s’agit de saisir - comme une morsure - notre rencontre avec le
réel, de capter, d’attraper avec un geste ce qui échappe à toute
description analytique : seuls les gestes différent et en quelque
sorte impliquent une redistribution des cartes des livres qui
précédent.

On espère que le lecteur lui-même trouvera en lui une


certaine résonance avec une ou plusieurs expériences, voire
avec l’Expérience diagrammatique dans toutes ses dimensions,

25
pour qu’il se mette lui aussi à essaimer des concepts, à penser
ses propres « concepts » diagrammatiques, qui l’arrachent à la
sécheresse de la pensée logicienne, analytique, réflexive
omniprésente dans notre société.
De l’Expérience diagrammatique

PHASE 1

Visages et gestes d’arrachement : penser par le


milieu
Introduction de la phase 1
Pour bien comprendre les enjeux de l’Expérience
diagrammatique, qu’essayent de penser Deleuze, Guattari et
Châtelet, il est nécessaire de considérer la première phase dans
laquelle ils l’ont pensée8.
La première phase considère seulement les débuts du
parcours philosophique de Deleuze et Guattari, avant
l’apparition effective du concept de diagramme, qui apparaîtra
en 1975, dans un texte de Deleuze consacré à Foucault, et qui
sera la naissance d’une nouvelle phase.
Pour autant, cette phase fait partie de l’Expérience
diagrammatique telle que nous l’entendons (elle en est même un
certain « point de vue », le point de vue le plus replié de ce que
nous nommerons les Trigones de pensée de ces auteurs). Car
l’Expérience diagrammatique, telle qu’elle est élaborée par les
auteurs que nous étudions, passe par différents types de gestes
qui à chaque fois intègrent le geste précédent pour rendre la
complexité du Réel (qu’incarnera le dernier geste de la dernière
phase : le geste-vampire). Ce sont autant des phases
d’approfondissement que des phases d’affranchissement de nos
manières de penser le Réel (car le Réel ne se limite pas au
donné).
C’est donc pourquoi cette première phase est avant tout une
phase « éthique » ; elle ne refonde pas encore le Réel lui-même,
avec le concept majeur le diagramme, et se présente seulement
comme la volonté de s’arracher à des systèmes de pensée
traditionnels et met donc pour cela en exergue un geste
d’arrachement.
Le concept de visage (avant le « vissage » de la seconde
période, et le « dévidement » de la troisième, termes qu’il nous
faudra justifier au moment propice) est la notion clef qui sert à
comprendre et aussi à désigner cette surface « figée »,
« conservatrice » des pensées, pendant toute cette première

8
Châtelet n’intervient pas dans la première phase de l’Expérience
diagrammatique, puisqu’il écrira surtout dans les années 80 : il élaborera alors
d’emblée une pensée du « diagramme », même si elle sera différente, on va le
voir, de celle de Deleuze et Guattari.

29
période. En opposition, la notion de visage expressif, c’est ce
qui nous affranchit d’elle, puisqu’elle sert à désigner ce qui
s’arrache de ces systèmes de pensée (institutions) dans lesquels
nous pensons. On peut aussi comparer le cadre figé dans lequel
nous pensons en général, donc sans esprit critique, à un
échiquier9. L’image d’un échiquier est donc notre image de
pensée ou l’équivalent d’un visage qui se fige (Deleuze et
Guattari parlent quant à eux d’ordre « molaire »).
L’échiquier est une image qui renvoie à la taxinomie
classique, en tant qu’elle impose un certain ordre, au
structuralisme, qui en fera d’ailleurs un de ses paradigmes, aux
cases que nous utilisons pour marquer la discontinuité politique
dans laquelle on vit (« retourner à sa case », « aller à la case
prison », etc.). S’arracher aux cases, ou à l’ordre qui régit
l’échiquier, l’institution, c’est donc chercher une case vide.
Cette case vide, c’est ce que cherchent à penser Deleuze et
Guattari. Et c’est sous l’espèce des concepts de « visage » et de
« geste » (qui lui est corrélatif) qu’ils vont la penser.
Le structuralisme ayant posé, de son côté, à la fois l’image
de l’échiquier et de la case vide, mais sans penser réellement la
« case vide » autrement que comme une négation, une absence,
un manque (par exemple, la place du signifiant chez Lacan), il
ne faut pas s’étonner si c’est en dernier ressort contre le
structuralisme et avec lui que se construit la première phase de
l’Expérience diagrammatique.

*
Pourquoi les notions de visage et de geste sont-elles si
intéressantes ? Et d’abord qu’entend-on par « visage » et par
« geste » ?
Un geste, disons-le clairement, n’est pas un simple
mouvement, comme on a l’habitude de le penser, ce n’est pas
non plus un simple « signe », au sens que la linguistique a
donné à ce terme, c’est-à-dire un certain signifiant qui a un
signifié. Un geste, c’est plutôt, au niveau de cette première

9
Ce que nous proposent les médias, les hommes politiques, c’est toujours de
choisir entre un bord ou un autre. C’est un mode de pensée binaire (pour ou
contre) qui ne favorise pas l’esprit critique. D’où l’image de l’échiquier - où
les directions et les possibles sont donnés, sans échappatoire.

30
phase de l’Expérience diagrammatique, une manière de penser
l’arrachement du signe, qui atteste, quant à lui, toujours un
ancrage social et qui institutionnalise un sens. Un geste, en ce
sens, est donc ce qui peut donner lieu à un autre aspect du
« visage », à une « expressivité » qui n’est pas réductible à un
sens signifiant. Le visage expressif, comme concept, est donc
une sorte de non-visage, quelque chose qui nous affecte et qui
sort du temps social.
C’est donc une dimension éthique qui va ressortir dans la
pensée de Deleuze et Guattari avec cette première phase que
l’on pourrait formuler sous forme de problème : comment
s’arracher aux représentations sociales, comment sortir de
l’échiquier (politique et social) ?

Nous avons choisi pour exprimer cette première phase trois


expériences, trois regards sur le visage :

1) Une première expérience tisse les liens de la Thèse de


Deleuze et Proust10.
Faire une expérience, c’est éprouver ce que Proust fait à
Deleuze. Il est ainsi plus facile de comprendre pourquoi
également la question du Temps devient centrale chez lui. Les
livres de Deleuze sur les portraits de philosophes peuvent bien
entrer dans une catégorie institutionnelle et universitaire :
« cours sur un philosophe », mais c’est prendre les effets pour
les causes. Si la notion de Temps est au cœur de la Thèse de
Deleuze, elle est aussi présente partout dans tous ses autres
livres, et vient précisément de la rencontre de Deleuze avec
Proust et la littérature (Kafka, Beckett, etc.).
Or la notion de Temps précisément implique la notion de
« visage » - qui, comme tout lecteur de Proust le sait, est au
cœur de ses livres. Le visage relève soit d’une conversion vers
une forme d’idolâtrie (ventriloquie) soit d’un travail du Temps

10
Nous aurions pu ici ajouter quatre-vingt pages d’étude sur les livres de
Deleuze, mais nous aurions précisément fait du commentaire. Il nous a semblé
plus intéressant de parler des résonances entre Proust et Deleuze au niveau de
notre quotidien.

31
pour en sortir (expressivité). Aussi bien, le visage n’est pas
forcément le visage d’une personne, il peut être aussi le visage
d’une idée11. C’est ce que va exploiter Deleuze notamment en
dessinant un autre visage à la philosophie traditionnelle, dont
les principes n’ont de cesse de nous ventriloquer, de nous retirer
notre vie (désirs).
Les livres de Proust ouvrent à Deleuze la voie nouvelle de
casser les séries de masques toujours possibles que dessine
notre quotidien, en lui faisant rencontrer l’Expérience
diagrammatique.

2) Une seconde expérience tisse un parallèle entre une série


d’articles de Guattari et une série de livres de Perec. L’un et
l’autre ne se connaissaient pas. Mais la manière dont l’un et
l’autre pensent la psychanalyse au niveau conceptuel ou
fictionnel est semblable. Ce qui est remarquable, c’est
justement la notion de case vide, qui est associée à un
« visage », pensé lui-même comme un Affect (et non plus avec
le Temps).
Le visage n’est ici plus pensé à partir d’un signe mais
comme ce qui conteste par la contrainte alphabétique ou par la
contrainte « graphique », sa dimension « signifiante ». On
comprend ainsi la rencontre possible entre Perec et Guattari qui
font de Lacan leur adversaire. Il s’agit de revenir à quelque
chose qui bouleverse l’échiquier et qui est à sa racine.

3) Une troisième expérience met en rapport L’Anti-Œdipe et


l’œuvre d’Artaud. Il nous a semblé que la présence d’Artaud
dans L’Anti-Œdipe n’était pas anodine. C’est Artaud qui, cette
fois, contamine, « a un écho » chez Deleuze et Guattari au point
qu’ils articulent avec son idée de CsO et sa conception de la
théâtralité, les aspirations éthiques et politiques de l’un et de
l’autre
Si le concept de CsO est un indicateur explicite de cette
présence de l’écrivain et de sa conception du théâtre, le titre du
livre évoque déjà la venue d’un personnage : le CsO est comme

11
En tous cas, il ne renvoie pas au visage vécu de la phénoménologie qui ne
saisit pas l’intensif.

32
la figure inversée de l’Œdipe ; c’est toute une théâtralité
nouvelle qui s’ouvre avec une scène dont l’espace est un espace
de Möbius. Si on sent le souffle d’Artaud qui vient ébranler les
considérations institutionnelles et qui porte la dimension
« critique » de ce livre, on sentira davantage la dimension
« clinique » qui passe par la reconsidération de l’Espace.
La volonté de mettre en crise la logique de l’échiquier, la
notion d’espace, atteint aussi ses limites à travers notamment
l’usage d’un sérialisme (propre au structuralisme), même si
justement la case vide, « le sujet » dans le livre, est ce qui se
disjointe des séries convergentes du social (désir social).
Le paradoxe de ce livre (L’Anti-Œdipe) est qu’il veut être au
plus loin de la logique de l’échiquier et au plus près de la case
vide (Affect). C’est pourquoi, pour sortir du paradoxe, Deleuze
et Guattari se sentiront dans l’obligation de penser la seconde
phase de l’Expérience diagrammatique. Ce sera la naissance du
diagramme qui porte en lui une dynamique plus vertigineuse
que le CsO.

33
1ère expérience

Deleuze : A la recherche du temps perdu

« Swann avait toujours eu ce goût particulier d’aimer à


retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les
caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui
semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits
individuels des visages que nous connaissons » (Proust, Un
amour de Swann, p.219).

Icône et visage expressif

A plusieurs reprises dans la Recherche, le narrateur décrit


son émoi de la rencontre : rencontre avec Gilberte, rencontre
avec Albertine. On se souvient que c’est à la fin du second
tome, A l’ombre des jeunes filles en fleur, que le narrateur qui
s’est rendu à Balbec pour y séjourner et se reposer, tombe tout à
fait par hasard sur un groupe de jeunes filles. Ce passage est
révélateur de la démarche de Proust. Il voit le groupe comme
l’expérience d’un organisme, d’un tout, d’un « polypier », qui a
un effet envoûtant et dont il va différencier progressivement les
visages : on retiendra surtout le visage d’Albertine, qui se
constitue comme points singuliers dans un croisement de
regards et qu’on peut apparenter à un « coup de foudre ».
Cette rencontre fait écho à sa rencontre avec Gilberte, au
premier livre qui, elle-même, faisait écho (dans l’ordre du
temps) à l’expérience - non vécue par le narrateur - de la
rencontre de Swann avec Odette (de Crécy)12. Celui-ci voit dans
les traits du visage d’Odette le portrait d’un tableau de
Botticelli. Si bien que l’on pourrait dire que le trait qui revient à
chaque rencontre amoureuse, c’est un trait d’idolâtrie. Swann,
le narrateur, St Loup sont autant de protagonistes, qui sous le

12
Notons que nous entendons par rencontre précisément ce « péché
d’idolâtrie », selon l’expression de Ruskin, qui caractérise à un moment donné
les relations amoureuses : Odette n’est pas d’abord aimée au premier regard, il
faudra le prisme esthétique pour que l’amour de Swann se cristallise. C’est
précisément cette cristallisation qui est l’indice d’une rencontre d’un visage.

35
charme esthétique de leur amoureuse, sont pris pour elles d’une
vénération : celles-ci leur ouvrent tout l’attrait d’un présent.
Toute rencontre se fait toujours chez Proust sur un fond
esthétique.
Pourtant, ce serait se méprendre sur l’intention de Proust lui-
même - pour autant que cette intention ne soit pas
psychologique, mais découle du déroulement du texte lui-même
- que de penser que les groupes de personnes, les personnes
sont avant tout des images, des visages qu’on doit vénérer.
Proust a dénoncé avec Ruskin dans sa correspondance ce
« péché d’idolâtrie » qui est si naturel pour un esthète.
Il faut au contraire appréhender les visages - dans les livres
de Proust - selon le « temps », et pas seulement le temps du
passé (lieu de l’iconisation) ou le temps du futur (lieu de la
rupture), qui sont toujours vécus comme des « présents ». Il y a
chez Proust une sorte de « membrane » (notion sur laquelle
nous reviendrons et qui appartient à Simondon) qui effectue
entre ses pôles la « conversion » de l’essence, élève et brise
l’idole, fait jaillir le temps perdu et retrouvé, comme un jet
dissymétrique de Temps.
En ce sens, chaque livre de la Recherche rouvre la séduction
amoureuse, la dimension iconique de l’amour (le visage, les
gestes) et la brise à nouveau et autrement, comme un cycle
perpétuel. Dans un double mouvement disjonctif s’effectue la
série des sacralisations éphémères et incompréhensibles. Ainsi,
du premier au second tome, par exemple, le visage de la jeune
Gilberte change pour le narrateur, il ne le voit plus sous les
mêmes signes. Même sentiment pour Albertine, même si les
choses seront plus longues à se mettre en place avec elle, car le
narrateur n’aura plus le même âge et qu’il aura justement
intégré en lui la première cristallisation d’amour pour Gilberte ;
mais le processus de démystification aura lieu, lui aussi, quand
même. Tout se passe comme si la multitude des expériences
compliquait davantage l’enjeu de la sacralisation et de la
désacralisation de l’idole.
Mais l’amour, qui n’est qu’une expérience parmi d’autres,
est une expérience douloureuse dont il faut arriver à se détacher,
si l’on veut survivre. De même qu’il faut arriver à se dépendre
des ambitions (salons), des affaires, des vices, etc. Seul l’art

36
semble, par sa dimension temporelle, sa dynamique
« gestuelle », nous arracher au temps et nous y reconduire, mais
comme pour une nouvelle vie : d’où sa dimension salutaire,
éternitaire.
Interpréter les traits, les affects, les gestes de toute rencontre,
c’est en quelque sorte pénétrer le visage, le scruter, c’est
chercher à déceler les causes d’un processus qui ne s’explique
pas rationnellement et qui nous implique au contraire avec notre
cœur, notre âme. C’est aussi mesurer après chaque rupture,
douleur ou jalousie, notre méprise, l’âpreté des relations que
l’on a tout fait pour s’accaparer. C’est pourquoi Proust est un
briseur d’idoles : un Moïse. C’est d’ailleurs certainement ce que
Deleuze pointe en parlant de la dimension judaïque de
l’interprétation propre à l’écrivain dans son étude sur Les signes
de Proust.
Le cheminement de la Recherche est donc celui d’un temps
perdu, c’est-à-dire d’un temps que l’on ne retrouvera toujours
que dans l’écart du passé et de l’avenir, au point de résonance
d’une membrane, d’une vibration musicale, d’où l’importance
des ritournelles dans ce livre13. L’indiscernabilité des temps
dans la Recherche participe de cette éviction de l’immédiateté
des choses et des relations. Toutes les phases de la Recherche
sont donc dans la capacité à s’inscrire dans l’entre-deux des
temps : ni mémoire ni anticipation, mais arrachement à soi et
retournement sur son expérience sont les conditions d’un
détachement - comparable à une ascèse « philosophique »
destinée à libérer l’âme. On se souviendra qu’à la fin de sa
préface au livre de Ruskin, Proust parle d’une colonne qui
sépare les Temps, les feuilles du Temps14.

13
Félix Guattari y consacrera tout un long chapitre dans son fabuleux livre :
L’inconscient machinique.
14
Ici nous ne parlons du Temps chez Proust que selon le niveau
diagrammatique des visages. Il est évident, comme l’a marqué avant nous
Samuel Beckett, dans son livre sur Proust, que le Temps peut se
métamorphoser et atteindre d’autres niveaux diagrammatiques.

37
Visages expressifs

La pensée de Deleuze jusqu’en 1969 est en écho avec


l’écriture (des visages) de Proust. Tout le travail de Deleuze
doit se lire comme une tentative de redonner un temps à un
visage. C’est le visage de la philosophie. La philosophie n’a
que trop longtemps eu le rôle de la maman et de la putain, pour
parler comme Eustache.
Les premiers textes de Deleuze sur la philosophie sont en
effet des portraits des philosophes : Hume, Bergson, Kant,
Nietzsche, Spinoza. Ce sont des portraits qui croquent des
visages de pensée. Il ne faut pas y voir seulement une tentative
de s’approprier des pensées philosophiques, mais une manière
originale de sculpter un autre visage de la philosophie.
Deleuze, tout comme Proust, cherche l’expressivité des
visages, il est sensible à ce qui irradie les visages. Un visage est
soit plein d’intensité soit inexpressif. Tout visage a une certaine
image, un ensemble de traits que nous acceptons, et qui vaut
toujours comme symptôme d’une manière de vivre, de penser.
Les visages sont les visages des pensées, non des penseurs.
Deleuze cherche à extraire des pensées de la philosophie les
visages inexpressifs, pour que personne n’idolâtre la
philosophie et s’y soumette sans réfléchir. Deleuze n’est donc
jamais un commentateur. Il cherche, comme Nietzsche l’a fait
avant lui, à lever les masques, et a débusquer les fausses idoles,
a déterrer la momie.
Faire le portrait d’une philosophie, c’est gratter jusqu’au
visage, arracher les faux masques de l’institution, c’est
considérer la capacité, le potentiel de vie que le philosophe
porte et non pas sa belle apparence.
Proust permet à Deleuze de considérer ses « visages »
autrement, d’en extraire le Temps, la résonance du Temps.
C’est donc moins ce que dit Proust qui « ventriloque » Deleuze
en ces années-là (jusqu’en 1969) que sa manière de regarder un
visage : tout doit être « examiné », « lu » comme un visage. Il
faut faire une espèce de sémiologie15, établir un diagnostic, qui
15
La sémiologie de Deleuze est moins une affaire de signes que de gestes.
Même si le terme fait songer à une discipline de la linguistique, elle a plus à
voir avec les coups de marteau de Nietzsche.

38
arrache comme seul le Temps peut le faire. Il s’agit de ne pas
se laisser corrompre par quelques traits saillants et non
expressifs de certains penseurs qui ont su gagner la postérité, il
s’agit de tirer la « saveur » d’une essence, comme pour la
fameuse madeleine, et nous élever aux intensités de la pensée.
Là où Proust contamine davantage Deleuze que Nietzsche ou
tous les philosophes réunis, c’est sans doute dans ce geste qui
consiste à se réapproprier ce que la philosophie me confisque en
éliminant la saveur du Temps. La vérité, c’est que nous sommes
tous, et sans cesse, « ventriloqués » par ceux et ce que nous
rencontrons. Le geste de Proust que Deleuze reprend, c’est en
quelque sorte ce geste du Temps lui-même.
Saisir le visage d’une pensée, c’est retrouver le « temps
perdu », selon le mot de Proust, c’est retrouver la vitalité d’un
devenir, l’enveloppement d’une essence qui fait éclore au lieu
d’être enfermé dans un concept. Or, c’est toute la philosophie
qui est tombée dans le « péché d’idolâtrie » depuis Platon. Le
philosophe révère l’Idée, la contemple au lieu de penser la
dimension temporelle dont elle est l’objet, il élève sa pensée au
raisonnement et en même temps se coupe de tout affect, il
recherche la sérénité, au lieu de chercher à vibrer. Ce sera le
constat de Différence et Répétition.
Effectuer ce geste, en l’attrapant, c’est briser l’image figée,
ou du moins défaire la représentation, c’est libérer une pensée,
la reconduire au temps.
L’image de la pensée que propose Deleuze contre la
philosophie institutionnalisée, a donc quelque chose d’un
rapport au Temps ; elle vise à arracher, capter le Temps qui
travaille toute idée, montrer que celle-ci ne germe pas à partir
de rien. Pour y arriver il faut penser le geste lui-même, le
marteau qui va briser les idoles.
La philosophie n’est pas l’amour de la sagesse, c’est une
opération d’extraction de l’essence des choses par des gestes
d’arrachement.

39
Visages de l’enfermement

Proust, mais aussi Kafka et Beckett16, à leur façon, apportent


à Deleuze une sorte de courant d’air. En les lisant, Deleuze se
met à vibrer et tout l’enjeu de son rapport à la philosophie est
de se faire l’écho de ce rapport au visage. La littérature
(contemporaine) met en avant cette idée de visage. Deleuze
donc questionne la philosophie en la mettant à l’épreuve d’un
Dehors.
Il voit le visage de la philosophie comme Proust voyait les
visages. Si l’on parcourt les trois régions parcourues sans cesse
par Proust dans son œuvre (les salons, l’amour, l’art), tout est
hanté par des visages ; et même ces régions, le plus souvent, se
télescopent à cause de cela.
Nous retrouvons les mêmes traits de visage dans la
philosophie de Deleuze que dans la compréhension de notre
quotidien. Les traits de visage sont vus de manière
ambivalente : soit ce sont des traits d’enfermement, des traits
qui enlèvent un rapport à la vie, des masques ; ce sont alors des
traits qui ventriloquent, nous donnent un souffle de mort. Soit
ce sont des traits qui s’ouvrent à la vie, à un certain rapport au
temps.
Comment nommer les premiers traits ? Chez Proust, il s’agit
de les résumer sous le terme d’idolâtrie que porte le visage. Un
visage est idolâtre quand le temps se fige en lui, quand nous
sommes constamment renvoyés au jugement, à la
représentation, quand nous cherchons la ressemblance, quand
nous ne voyons plus les fines différences des choses (analogie
du jugement), quand nous n’arrivons plus à sortir de l’objet
convoité, qui nous limite alors à lui. Le sens commun, le bon
sens, le goût des analogies, le goût du négatif. Voilà ce dont
parle Proust et qui ventriloque Deleuze sur le terrain de la
philosophie.

16
Cette notion de visage est très présente chez ces deux auteurs, qu’on pense
notamment à Film de Beckett ou aux descriptions des personnages dans le
Château de Kafka.

40
Nous nous proposons de retrouver ces traits communs, non
directement dans les textes de Deleuze (ce qui serait se plier à la
tâche de commentateur et en un sens à nous plier à ne pas
penser mais retrouver), mais dans nos manières de vivre. En
effet, nous avons hérité dans notre quotidien, sans doute du fait
que nous l’étudions à l’école, des traits de pensée des
philosophies anciennes et contemporaines (hégélianisme,
phénoménologie, herméneutique, structuralisme). Sans le
savoir, ils nous ventriloquent à notre tour, et loin de nous aider
à penser, nous ne pensons plus. La philosophie étouffée par le
positivisme se fige dans certains traits qui dessinent pour nous
plutôt que des visages expressifs des masques (philosophiques).
Les traits masques peuvent être indiqués sous quatre
formules qui concluent la Thèse de 1969 de Gilles Deleuze :
Différence et Répétition.

Le sens commun : nous avons toujours besoin de nous


représenter pour penser.
Le négatif : la représentation, c’est l’ensemble des manières
dont le monde m’apparaît, ce qui suppose toujours un
découpage en objets pour définir des limites, suppose au bout
du compte une mémoire.
Le bon sens, c’est subordonner, limiter la différence elle-
même à la ressemblance
Le jugement par analogie repose sur l’intériorité du rapport
au jugement.

Aujourd’hui, dans la vie de tous les jours, nous assumons en


quelque sorte les illusions des philosophes, leurs idoles.
L’homme d’aujourd’hui n’a de cesse d’être dans la
représentation : tout doit être à sa place, avoir une place, être
« casé ».Tout homme doit avoir un travail, doit penser à son
avenir (retraite), doit penser à bien réussir sa vie. Cela dessine
un certain rapport au milieu, à l’amour et à l’art. Rapport aux
autres, à l’autre, rapport à soi.

41
Les signes de notre milieu
Même si les salons proustiens de la vieille aristocratie
décadente ou de la bourgeoisie triomphante ne sont pas les
salons de la philosophie, Deleuze découvre les mêmes
symptômes de maladie chez les philosophes que Proust
découvrait dans le milieu des salons, et que nous découvrons
dans nos habitudes. En société, nous sommes toujours à nous
juger les uns les autres, à tenir des propos oiseux et souvent
sans intelligence.
Vivre nécessite de ne pas se laisser écraser par la médiocrité,
et pourtant, les jugements, nous n’y échappons pas. Le
jugement remplace le diagnostic.
Deleuze prolonge le geste de Proust, bien plus loin que par
quelques thèmes ou quelque isotopie en commun avec lui,
puisque comme lui, il se fait « psychologue »17 de son propre
milieu : comme dans le Temps retrouvé, le narrateur s’aperçoit
de la sclérose de son milieu et de la dimension salvatrice du
Temps qui lui permet de sortir du quotidien.
Il s’agit pour Deleuze de briser les masques figés de la
philosophie, comme nous ici nous visons à pointer les mêmes
travers dans notre quotidien. C’est notamment notre rapport au
temps qui est atteint, malade.
C’est ce temps que nous ne voyons plus, en le réduisant à
un présent, à un instant ou à l’urgence immédiate. Derrière nos
manières d’être, de traiter le temps, il y a les mêmes discours et
les masques figés, les masques décomposés du beau-monde, de
toute l’aristocratie, qui ne s’est pas ouverte au temps, comme le
montre Proust dans le Temps retrouvé.
De fait, Deleuze montre que les philosophes ont aussi leur
part de responsabilité dans la manière que nous avons
d’idolâtrer le temps, de l’oublier pour autre chose, pour l’utile.
Il dénonce notre rapport, notre goût pour la vérité et pour la
connaissance.
En écoutant les philosophes, en écoutant la tradition
philosophique, ou ce que l’Université en a gardé, nous avons

17
Il ne s’agit pas d’entendre le mot « psychologie » dans son sens restreint et
académique, mais dans son sens noble où il désigne la capacité d’un individu
à comprendre les fonctionnements de puissance de vie (ou « possibilités de
vie ») d’un individu.

42
retenu seulement ce qui est efficace, ce qui doit être bien pensé,
mesuré, calculé. Nous sommes modelés sans le savoir par un
certain utilitarisme et un certain Idéalisme, qui ont en commun
un certain goût pour la vérité ou l’utile. Est utile ce qui est vrai,
est vrai ce qui est utile. Se représenter pour nous veut dire
analyser, décomposer nos opérations de penser et leur donner
un point de départ, en les rapportant aux opérations de l’esprit
humain. Pour beaucoup d’entre nous, c’est seulement un
rapport technique au monde qui est valorisé. Nous sommes et
nous nous pensons en technicien, puisque notre société le veut
et qu’elle valorise « la technologie » et le travail comme ses
valeurs fondamentales. Ces dernières années, le choix du
rapport technique - marqué par une volonté de flexibilité et de
compétitivité - a eu des effets dévastateurs (suicides chez des
employés ; vague de licenciements chez les employeurs,
poussés par le désir de plus en plus grand de profits des
actionnaires).

Qui dit rapport simplement technique dit que nous


recherchons ce qui peut servir. Descartes et les utilitaristes sont
les philosophes qui ont insufflé une vision technique qui nous
ventriloque encore. Nous assumons leur héritage, comme s’il
était le seul.
Nous montons des « boîtes » (des entreprises), car la vie
n’est pour nous qu’un mode d’emploi à bien suivre, un
programme à respecter, une morale pratique : tout doit suivre
son ordre, et aller vers l’utile. Le problème, c’est qu’il n’y a pas
de limite. Il faut que l’on produise, mais la machine aujourd’hui
s’est emballée. Nous produisons trop et nous gaspillons
beaucoup ; nous en demandons toujours plus à ceux qui
produisent, peu importe les conséquences sociales, écologiques.
De fait, notre quotidien est une sorte de caricature des principes
de Descartes : nous avons l’esprit cartésien, mais sans croire en
Dieu, sans avoir la profondeur de sa pensée, le sens de la
mesure.
Ce profil de l’entrepreneur est aujourd’hui glorifié dans
notre société. C’est comme si même tous les autres métiers
devaient se conformer à un certain profil, à ce visage.

43
Nous semblons taillés - dès notre naissance - pour scruter la
vérité de toute chose : son profil, sa forme, pour bien faire, faire
comme il faut. Nous ne faisons pas qu’idolâtrer le mode de vie
« entrepreneur » ou l’esprit d’« entreprise », nous l’intégrons
dans nos autres activités : notre vie doit être à l’image de celle
de l’entreprise. Notre vie doit être réglée, utile, compartimenté.
Naissance, Mariage, retraite, mort. Nous pensons toute chose
selon une linéarité, selon des finalités qui doivent ressembler à
ce que la société privilégie. L’ordre capitaliste a remplacé
l’ordre cartésien.
Nous aurons beau dire que nous avons des moments de
coupure avec le quotidien, comme ce moment des vacances qui
nous coupe du travail, mais ce sera pour ceux qui le peuvent,
qui n’emmènent pas avec eux le portable ; ou comme ce
moment de la retraite - bien méritée , dit-on - où l’on n’aura
plus rien à faire, si ce n’est à se laisser vivre, mais là encore
nous n’arriverons que difficilement à sortir de la logique
d’entreprise.
Cette manière de voir ventriloque notre conception de
l’amour aussi.

Les signes de l’amour


C’est la philosophie qui a tissé le premier mythe de l’amour
(amour platonicien), mais c’est aussi elle qui nous a dit de nous
méfier du sensible. L’affect comme émanant du sensible est vu
comme source de danger. Les philosophes prônent le
détachement de soi pour éviter la rencontre avec l’autre.
De même aujourd’hui nous sommes portés à passer par
Internet ou Facebook pour nous rencontrer. Comme si la
rencontre pouvait être déterminée d’abord sur programme, sur
critères, sur pédigrée ! Nous voulons maîtriser ce qui nous
arrive. Et nous refusons de vivre la passion qui nous arracherait
à l’ordre de nos vies.
Concernant la passion amoureuse, nous la refusons : elle
nous met dans l’impuissance de notre pensée, comme Scottie
dans Vertigo, dans le vertige suffocant de la possible perte de
l’autre. Dès que tout se met à vaciller, nous nous comportons

44
rarement comme Swann épiant Odette ou comme Saint-Loup se
couchant aux pieds de sa maîtresse Rachel !
Nous sommes constamment dans une attitude analytique,
technique même avec nos sentiments. Dès que quelque chose ne
va pas, nous agissons égoïstement sans comprendre, ou dès que
nous nous mettons à vibrer véritablement, dans la passion, nous
sommes en quelque sorte rappelés à l’ordre de la raison, du
raisonnable par nos amis, par l’entourage social.
Bref si la philosophie est depuis Platon si proche de la vérité,
c’est pour justement nous contraindre à échapper à l’abîme, à
échapper à la vie.
Vivre sans être « raisonnable », ce n’est pas forcément
déchirer le tissu social, comme les philosophes le font croire,
c’est juste déchirer le tissu de la normalisation sociale, respirer
un peu d’air, ouvrir les portes que n’arrêtent pas de fermer les
gestionnaires, ces quasi-robots, ces zombies qui ne vivent que
pour le travail. Car en fait il faut être raisonnable dans notre vie
si nous voulons que fonctionne la logique du travail, donc de
l’utilité et du profit. Nous servons des intérêts économiques
que nous jugeons nécessaires mais qui nous mutilent (voir
l’expérience n°8 de ce livre, et ce que nous disons de la
Thermocratie).
Reste, comme le dit Proust à Deleuze, qu’« il y a dans le
monde quelque chose qui force à penser. Ce quelque chose est
l’objet d’une rencontre fondamentale, et non d’une
recognition »18.
Nous ne voyons plus la nature de la différence, l’événement
que par ressemblance avec un autre, autrement dit, nous
recouvrons l’idée de différence par l’idée de ressemblance. Si
nous avons mal à cause d’une souffrance amoureuse, le bon
sens veut que nous mettions un terme à cette relation : le
philosophe refuse de vibrer, alors que la dignité profonde de nos
rapports est justement dans cette résonance avec l’autre.
L’homme de bon sens, le « cartésien », comme on dit, c’est
celui qui mettra au même niveau, les intensités, qui donc les
égalisera à partir d’un étalon de mesure pour les détruire, pour

18
D/R, p.182.

45
préserver la bonne conduite et le calme social, pour que tout
soit à bonne température.
Ainsi la limitation - qui travaille dans la représentation et
qui « passe » par la dialectique - conserve l’opposition même
qu’elle entend dépasser : ainsi non seulement l’idée de l’infini
n’est pas atteinte, mais nous sommes atteints en nous par du
fini, qui n’a de cesse de revenir, de rester dans notre mémoire.
Un visage se confondra avec un autre : ce sera la vision par
exemple de la prostituée, qui ne regarde que les gros traits des
visages de ses clients. Ou comme la caissière qui a le sentiment
de voir repasser sans cesse les mêmes visages toute la journée.
Le jugement par analogie, c’est éviter de se perdre. Le Stoïcien
se place au cœur de la Nature, pour ne pas éprouver le
dérèglement momentané de ses sens : il prend la Nature comme
référent et justifie les événements par le déterminisme de la
Nature, ce qui le conduit à neutraliser sa peine, ses affects.
Peut-on donc se faire un autre visage ? Heidegger disait que
seul l’art peut nous sauver.

Les signes de l’art, ou le rapport à soi.


La littérature exprime pour le narrateur de la Recherche le
moyen de retrouver le temps perdu. L’expérience de la
philosophie que propose Deleuze, c’est de la porter au niveau
d’une expérience artistique. La philosophie autant que l’art peut
nous faire vibrer, car elle est capable de capturer sur le plan des
concepts les intensités que me donnent un livre, une peinture,
un film. Toute rencontre, c’est habiter un milieu, c’est habiter
un geste. Cela signifie que le milieu est d’abord conçu comme
ce qui fend le tissu des finalités pratiques, me fait sortir du
règne des fins. Or pour y arriver, il faut retrouver le « temps
perdu ».
L’événement19, c’est ce qui s’engendre dans le choc avec le
monde. Ainsi pour vivre la différence dois-je sortir des illusions
du jugement et de la croyance en une identité figée, à l’image

19
Proust et les signes, p. 117. C’est Proust qui inspire à Deleuze cette idée :
« la pensée ne fait rien sans quelque chose qui force à penser, qui fait
violence à la pensée. Plus important que la pensée, il y a ce qui donne à
penser ».

46
d’une chose, d’une mise en boîte. Il me faut penser une autre
image de la pensée capable de défaire toutes les illusions dans
lesquelles je semble régler ma vie.
Briser l’image de la philosophie que nous avons, c’est
mordre sur le temps, c’est donc ouvrir le temps, c’est retrouver
ce qui est temporel dans les choses, événementiel, avant toute
institution, avant toute métaphorisation. Voilà pourquoi le
Temps chez Proust est au cœur du geste de Deleuze. Le Temps
justement échappe à toute reconduction de l’identité (« on ne
se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », disait
Héraclite).
On ne peut donc comprendre Deleuze sans ses affinités avec
Proust qui justement a toujours voulu défaire l’idolâtrie dont
nous sommes naturellement les victimes, pour peu que nous
ayons de la connaissance, que nous soyons civilisés. Vivre une
expérience de la rencontre, être affecté, c’est être pris par le
temps et ressentir des intensités. Saisir les « signes » (ici à
comprendre comme gestes d’arrachement) qui se produisent au
détour de ma rencontre avec un tableau, une femme, c’est
exprimer l’être même du sensible, au-delà de toute faculté qui
saurait déjà comment réduire l’événement, le mettre en boîte.
L’intensité n’est donc pas saisie par le Cogito, elle lui échappe,
car elle excède toute sensation, toute objectivation, en même
temps qu’elle est la différence pure à l’œuvre dans le monde. Il
y a donc une dimension métaphysique qui est dans la « nature »,
dans notre quotidien.
C’est « toujours par une intensité que la pensée nous
advient »20. Deleuze appelle cela : penser par le milieu.
La rupture avec la philosophie moderne, de Descartes à Kant
essentiellement, se fait avec les livres, Différence et Répétition
et Logique du sens21, tous deux publiés en 1968-69, où Deleuze
se met à penser à sa propre conception de l’image de la pensée.

20
D/R, p. 187 et p.188
21
Ces deux livres vont boucler une première étape dans la phase 1 de pensée
de Deleuze (de l’Expérience diagrammatique) : elle correspond à la
« Recherche philosophique » de Deleuze, si l’on peut dire, centrée autour de
la question du visage et du Temps (geste d’arrachement). Différence et
répétition traite de l’être de la différence dans l’histoire de la philosophie et
Logique du sens porte sur la notion de Temps comme répétition ou comme

47
On doit changer un visage pour un autre. On doit passer d’un
visage idolâtré, idéalisé, à un visage qui exprime seulement une
joie, un affect. Le visage de la pensée porte en lui les traces de
la dimension perceptive ou contemplative auquel s’attaque
Deleuze : c’est celui de l’Eidos, de la Forme, c’est aussi celui
du jugement, des catégories. Deleuze est donc bien dans la
même situation que le narrateur de la Recherche hanté par
l’expressivité des visages. C’est la philosophie idéaliste qui tue
la vie. Il faut penser plutôt à extraire le temps des choses,
l’incorporel du corporel.
Si donc la philosophie est comme une femme - c’est le mot
de Nietzsche - qui nous séduit, il s’agit de ne pas se faire
abuser, de rompre aussi avec tous les usages de la courtisanerie.
Choisir l’amazone ou Penthésilée, plutôt que la jeune fille bien
rangée. Le problème pour Deleuze est donc de trouver les
moyens pour réviser les fondements de la philosophie sans y
renoncer comme l’a fait Nietzsche, choisissant Zarathoustra, ou
encore Heidegger choisissant la « Dichtung ». Sortir de la
fascination de la figure, des traits pleins, de la rigueur morale
pour nous ouvrir à un visage expressif, libérateur ou à un
« sourire de chat ».
C’est pourquoi toute la pensée de Deleuze est un combat
pour la démystification. Il nous soulage de ce qui rend malade
la philosophie, et par voie de conséquence, nous soulage de nos
croyances : car le paradoxe est que nous avons inoculé le mal
de la philosophie, que nous n’avons en quelque sorte jamais
quitté l’idéalisme. Chaque jour nous sommes renvoyés à l’esprit
cartésien ou utilitariste (dans la connaissance), à l’esprit
platonicien (dans l’amour et dans l’art). Nous voilà dans un
monde capitaliste et positiviste. Un monde sans imagination
autre que celle qui va permettre le profit.
Bizarrement, nous disons que la philosophie traditionnelle
nous rebute par son jargon, par son abstraction, mais au fond les
philosophes traditionnels partagent avec nous un certain sens
commun, un certain moralisme, une certaine conception de la
vérité.

événement, dans l’expérience d’une rencontre entre les Stoïciens et Lewis


Carroll.

48
Les masques de Proust ne sont pas tombés. Ils ne tomberont
qu’au Temps retrouvé.

Ainsi Deleuze nous invite à rompre avec cette « image de la


pensée », puisqu’elle nous hante comme un visage-miroir, nous
intoxique sans que nous nous en rendions compte. Et ce visage
de la pensée, Nietzsche déjà l’avait reconnu sous les traits
d’une femme, ou aujourd’hui de l’entrepreneur. Deleuze veut
nous débarrasser de cette image de la philosophie qui nous la
fait prendre pour une femme, qui nous la donne pour un bon,
beau et vrai visage. La philosophie s’imposant comme une
belle apparence, une manière de voir positiviste, analytique,
structuraliste.
Pour lui, ces versions de la pensée nous coupent de notre
rapport vibrant au monde. Si les illusions de la pensée nous
condamnent à mettre le monde en « boîte », si le réel que nous
décrivent les philosophes est celui d’un espace partes extra
partes, qui est « connaissable » comme une « figure », dont je
peux connaître les limites, alors ma vie est bien triste. Il ne se
passe rien, je passe ma vie à ne pas tomber dans l’abîme. Je
reste au bord d’un trou, mais je n’y plonge pas, je me refuse à
« vivre dangereusement » (Nietzsche). Nos vies que nous
croyons pleines de sens ressemblent alors à un espace froid, à
un espace euclidien, dont nous pourrions mesurer tous les
angles, tous les côtés.
Mais la vie n’est-elle pas autre chose ? Comme le montre
Deleuze, par la dénonciation des travers de la philosophie, il ne
s’agit pas tant de rompre avec la philosophie que de la repenser
à nouveaux frais. Il s’agit de penser la philosophie comme
expériences de pensée qui résonnent avec la vie. C’est vraiment
tout ce que font les livres de Deleuze et des penseurs comme
Guattari et Châtelet.

49
2ème expérience

Guattari : Les lieux d’une ruse

Du signe à l’affect

De 1971 à 1975, Georges Perec fait une analyse sous la


direction de Pontalis. Cette expérience, il l’évoque dans un
texte : Les lieux d’une ruse. Perec, en quelques pages, opère une
sorte de renversement du principe fondamental de la
psychanalyse qui est de parler sous la conduite de l’analyste.
On connaît la méthode, l’analyste, dos au patient, le laisse
parler et ponctue les séquences de son discours, en fonction
d’une décision qui lui appartient. Les conditions de
l’installation du patient dans la salle (placé sur le divan, regardé
et écouté par un œil supérieur, pendant un temps court, selon la
révision protocolaire lacanienne), tout cela ne rend pas le
patient maître de son discours, mais comme voué à un autre
maître. On se souvient que Foucault, lui-même, y verra une
soumission au pouvoir. La question est toujours la même pour
l’analyste : « le signifiant se laissera-t-il prendre cette fois, ou
une autre fois, dans les mailles de l’analyste ? ».
La question pour Perec est toute autre22. Elle est liée à une
reconquête de soi, à une sorte d’arrachement, « un geste »
obtenu par une sorte de ruse. Quelle ruse ? Perec assis sur le
divan contemple le plafond sinueux du cabinet : il y voit les
dessins que forment les « moulures au plafond ». Une
équivalence se fait très vite dans son esprit entre la page
blanche (écriture) et le plafond de l’analyste. Mais équivalence
ne signifie pas identité. Le sujet de son discours n’est pas les
sinuosités du lieu, mais ce qu’elles lui permettent de dire. Perec
a subi le traumatisme de la perte de ses parents : sa mère,
déportée, son père mort au combat. Perec est dans une sorte de
« labyrinthe improbable », comme il dira de son personnage

22
La plupart des idées développées ici sur Georges Perec proviennent d’un
travail de recherche (D.E.A) sous la direction de Dominique Viart, soutenu à
l’Université de Lille, en 2003.

51
d’Un homme qui dort (titre prélevé lui-même de la
« Recherche » de Proust). Comment dire l’inexprimable ?
Comment ruser avec soi-même ? Comment sortir de son nœud
intérieur ? Comment sortir du « désarroi de mon regard
cherchant sans trêve dans les moulures des ébauches
d’animaux, des têtes d’hommes, des signes » ? Comment parler
de ce qui a été vécu et refoulé ? D’autant que « l’autre derrière
ne disait rien ». La libération de la parole vient de l’écriture, de
dessins, d’un labyrinthe. C’est l’écriture qui libère le « clown
intérieur » de la charge émotionnelle qui est contenue dans la
« corpsychè » de Perec.
Le plafond joue le rôle d’une page d’écriture, d’une sorte
d’alphabet graphique qui le fait sortir de son « avision » pour
citer encore Un homme qui dort. Perec ne fait pas que reprendre
le thème du motif dans le tapis de Henry James, qui a animé son
livre La Disparition (1969). Les sinuosités du plafond donnent
les conditions d’émergence des raisons profondes de sa propre
lacune, du « trou » profond de son esprit, la fêlure de son âme.
L’étrange fil d’Ariane pour sortir de sa fermeture affective,
c’est de trouver « quelque chose qui tenait du pli, du repli, de la
poche ». Il y a, en lui, comme une opération de symétrisation
qui permet de penser le basculement d’un nœud intérieur à un
nœud extérieur, opération de vases communicants, qui ne passe
pas par une écriture automatique, comme chez Breton, mais par
la mise en geste d’une parole, par la mise en forme graphique
d’un contenu affectif impalpable et qui le ronge. La parole de
Perec est comme portée par ce support projectif qui permet de
creuser la « matière » comme on dit de son désir. C’est au fond
comme s’il pouvait happer, comprendre, sinon quadriller,
cartographier les traces, les souvenirs, les affects, qui le
« prennent ».
Dans cette période, Perec écrit aussi de la fiction : on trouve
avec une grande subtilité une mise en forme de l’écriture qui
ironise sur le complexe d’Œdipe et le complexe de Castration,
et prolonge sa mise en question de la notion de signifiant de La
Disparition. Il écrit d’ailleurs un texte en miroir avec ce livre :
les Revenentes (1972) et propose sa propre logique
d’interprétation des rêves, dans la Boutique obscure (1973).
Dans ce dernier livre, l’inconscient pour Perec n’est pas

52
l’équivalent d’une chambre obscure (qui est le modèle de la
première topique), mais plutôt une sorte de boutique, boutique
des souvenirs qui côtoient des réminiscences de rêves : sorte de
lieu taxinomique ou d’hétérotopie, donc, où les souvenirs
côtoient les rêves. Il s’autorise également une censure
consciente, ou une censure de la censure. A la limite, on ne peut
plus parler avec ce livre d’interprétation des rêves mais
seulement d’une circulation d’un rêve à un autre, d’un souvenir
à un autre. Les associations sont celles-là mêmes du lecteur qui
peut faire circuler comme il l’entend les sens mêmes du contenu
psychanalytique. Version originale de la case vide : ce sont les
lacunes que l’on trouve dans le texte.
Quant aux deux textes en miroir que nous évoquions, ils sont
en quelque sorte articulés autour d’une seule case vide, la lettre
« e » : l’un, roman policier et roman des origines, est un espace,
une surface qui la refuse, et qui nous brûle par sa violence, par
le fait que l’on cherche à l’y trouver, et dont ceux qui l’habitent
- les personnages - meurent ou disparaissent au moment où ils
tentent de combler le vide ; l’autre, roman d’aventures (en tous
les sens du terme) est un espace qui ne contient que la lettre
« e » et qui par sa prolifération inextinguible brûle cette fois les
corps des uns et des autres, comme une espèce
d’enveloppement, d’espace lové (inceste, orgie). Comme si la
difficulté de penser la « case vide » chez Perec tenait à trouver
la bonne place, si l’on peut dire, où cette case vide jouera son
rôle. Ici l’espace - ou la surface - est déséquilibré, car mélangé
ou troué.
Mais pris dans le miroir l’un de l’autre, ces deux livres
résonnent ensemble. Trous et nœuds se font écho. E comme
lettre avant toute mise en forme - qui évoque donc moins le
père et la mère, comme le disent les critiques (qui supposent
qu’ils sont pour lui dans le temps de la remémoration) que la
masse informe d’un « on » géniteur anonyme ; E comme lettre
qui efface tout rapport, toute tentative de séparation (confusion
avec le virtuel, où on retrouve ce « on » géniteur anonyme).

53
Perec est ainsi, dans les ruses mêmes de la fiction, comme
celui qui déjoue la place même de l’analyste23. Il est donc un
digne explorateur de l’inconscient par l’écriture : écriture,
graphie, que Guattari, à sa manière, voit comme la marque ou
la genèse de l’inconscient lui-même.

Lorsque Guattari, à la fin des années 50, engage au sein


même des Séminaires de Lacan une réflexion sur le signe, il ne
fait pas autre chose que d’essayer de sortir des conditions de la
psychanalyse et de sa volonté de tout ramener au signifiant, à
moins qu’il n’essaye de thématiser ce que Lacan lui-même
présuppose. Une histoire des gestes est à écrire.
Pourquoi cette rupture ? Guattari a vécu pleinement
l’enseignement de Lacan. Guattari, pendant des années, se
montrera un vrai disciple. Leur relation directe, comme l’a
montré François Dosse, mais aussi leurs non-dits, par travaux
interposés, sont peut-être un des moments les plus importants
de la pensée psychanalytique française.
L’enseignement de Lacan prend une tournure radicale dans
les années 60 : allant vers une sorte de formalisme, il semble
s’éloigner de la question politique, raison pour laquelle Lacan
définira la psychanalyse comme une éthique.
De son côté, Guattari, engagé politiquement, cherche à
intégrer la politique dans la théorie psychanalytique. La
première brèche dans le système formaliste de Lacan est établie
dans un article important, « D’un signe à l’autre », qu’il enverra
sous forme de lettre à Lacan, le 8 décembre 1961, et où il se
propose de développer une nouvelle conception du signe, une
nouvelle topique pour penser la production du sujet inconscient,

23
Il faudrait aller plus loin. Perec, à la fin de sa courte vie, modifie la place de
l’Affect dans le système d’écriture (souvent réduite aux contraintes). C’est,
maintenant, « l’erreur » (l’Affect) qui fait bouger le « système » (l’échiquier
des contraintes). Nous avons esquissé cette lecture - qui correspondrait plutôt
à la phase 2 de l’Expérience diagrammatique - dans un récent article, publié
dans une revue électronique catalane (Minor Iuana, Revista Philologica
Romanica,), sous le titre : la notion de petite erreur chez Daniil Harms et ses
correspondances dans l’œuvre de Perec.

54
en réaction à la théorie du signifiant. C’est la naissance de ce
que nous appellerons la « théorie du point-signe », qui vient
remplacer la conception du trait unaire de ce dernier. Guattari
veut, à sa manière, donner un nouveau visage à la
psychanalyse, une nouvelle image de pensée.

Théorie du point-signe. C’est tout naturellement sur la


conception de l’identification - la question du visage, donc - que
Guattari entend peser contre la pensée formaliste de Lacan, car
elle soulève la question de notre rapport à la famille. Sommes-
nous liés à la famille au point que l’identification ne puisse que
passer par elle ? On sait que Lacan a été l’un des premiers à
penser dans son livre Les complexes familiaux dans la
formation de l’individu les liens de l’individu à la société
autour du socle familial. Mais si tout désir est déjà compris par
la structure, alors aucune révolution n’est possible. Pour qu’il y
ait de la nouveauté, il faut pouvoir penser l’identification, qui
forme le cœur de notre rapport à l’autre, sur de nouvelles bases,
de nouveaux fondements que celui de la famille, il faut la
penser relativement à la société, ce dehors qui est plus profond
que l’extériorité de la famille.
Cette nouvelle conception lui est venue à « partir de
réflexions de tous ordres inspirées par le séminaire du Dr
Jacques Lacan » sur la Lettre volée (texte d’Edgar Poe), donné
par Lacan, le 26 avril 1955. On sait que ce séminaire était
l’occasion pour Lacan de développer ses réflexions sur le
concept de trait unaire. Rappelons un peu de quoi il s’agit
avant de s’attacher à la critique de Guattari.
Le trait unaire désigne, comme dit Nasio, « ce signe
distinctif qui se répète en chacun des événements signifiants au-
delà de leurs différences ». Il n’est pas le trait commun aux
signifiants, puisqu’il est ce qui s’en excepte et pourtant les tient
ensemble. Il rompt avec la conception freudienne de
l’identification qui considérait le signe comme un trait distinctif
de l’objet, c’est-à-dire un trait qui se répète et lie ensemble des
êtres aimés et perdus. Dans cette lettre de Poe, c’est plutôt les
traits de la place de l’objet qui sont considérés. L’idée de Lacan,
c’est en effet de mettre en évidence non le trait que nous

55
retenons de l’autre (ça ce serait plutôt Freud), mais les positions
qu’un même symptôme va prendre au sein de séries (en
l’occurrence la place de la lettre pour la série « roi-reine-
ministre » et pour la série « police-ministre-Dupin »). On n’est
plus dans une représentation « physicaliste » de l’identification
(un trait qu’on retient par exemple) mais une conception
topologique et linguistique de la place de la lettre au sein de
chaque sujet. Si bien que la lettre est là sous les yeux de chacun
mais introuvable - excepté par Dupin. Il y a signifiant quand
quelque chose se répète (le symptôme est signifiant) sans avoir
aucun sens. Précisément le signifiant sera ce qui échappe au
sens, à la signification, le non-dit, ou le non-vu, ici la lettre.
L’idée de Lacan c’est donc de mettre en exergue ce qui échappe
aux autres sauf à Dupin (qui prend ainsi la place du signifiant),
de montrer comment s’opère le processus d’identification de la
lettre dans son lieu, car c’est à un certain lieu qu’elle est
reconnue. C’est d’ailleurs Dupin qui révèle la vérité sur la
disparition de la lettre.
Lacan, dans sa conception de l’identification, rejette donc
bien l’identification mimétique de la psychologie (qui est
interpersonnelle) autant que l’identification narcissique
(intrapsychique à un individu) de Freud, où les acteurs de
l’identification ne sont plus deux personnes comme dans la
première, mais le moi et l’objet. L’identification n’est plus
référée au moi ni à l’objet ou à l’image. Le trait unaire est
l’équivalent de l’identification du trait au moi chez Freud, sauf
que précisément au lieu d’être quelque chose que l’on capte de
l’autre et qui est fixé dans le moi, c’est quelque chose qui est
commun à tous les signifiants et qui s’en excepte en en étant le
principe unificateur. Le trait unaire, c’est donc précisément la
ligature qui va tenir ensemble le cercle des signifiants et
produire le sujet inconscient. C’est précisément ce point par
lequel Guattari va rompre avec Lacan.
Loin d’approfondir l’idée de Lacan, Guattari veut la récuser.
Le titre de l’article le laissait déjà entendre : D’un signe à
l’autre. On peut entendre dans ce titre l’idée d’un glissement
vers une profondeur plus grande que la série signifiante.
Il ne sera pas question de rester dans le droit chemin de la
pensée du maître, mais de lui dire sa rupture avec lui, en

56
substituant le propos de la lettre de son séminaire au contenu de
la sienne. La lettre à Lacan est une façon de le remettre à sa
place, ou de remettre le signifiant à sa bonne place.
Pour Guattari, il faut entendre dans l’identification autre
chose que ce qu’ont pensé successivement Lacan et Freud qui
postulent encore tous les deux, un monde déjà sensé. Trait
distinctif de l’objet ou trait unaire, l’identification semble
toujours ramener à un contenu prélevé de la perception (qui
permet la reconnaissance du trait) ou élevé au niveau d’un
langage qui sauve par la ligature du moins-Un la logique
d’ensemble des autres signifiants. Pour Guattari, ce n’est pas le
contenu qui compte, mais le contour, les traits d’expressivité,
les traits de l’Affect, en un mot.
Ce qui unit le système des signifiants, ce n’est pas donc pas
la logique ou la perception, ce n’est pas un principe
identificateur, synthétique, c’est un visage, un trait, un geste,
une expression pure. Le psychanalyste, c’est celui qui dans la
clinique va être attentif aux traits et permettra au patient
d’envisager sa situation. En termes deleuziens, le patient doit
s’intéresser non pas à ce qui est en question, à la solution, mais
plutôt à ce qui est problématique.
A la limite, ce n’est pas tant ce que Dupin pense qui nous
intéresse pour arriver à la solution, c’est le problème qu’Edgar
Poe pose avec cette situation, qui implique autant les
protagonistes que celui qui lit le texte.
Le trait unaire n’est donc plus le trait qui permet la
production du sujet de l’inconscient, c’est un trait plus
fondamental : un passage, un mouvement, une expression, un
contour peuvent aussi bien servir à l’effectuer, il n’est besoin
d’aucune logique formelle.
Si on lit la lettre de Guattari, on peut d’ailleurs dire qu’elle
est sans commencement : elle est plutôt avant tout
commencement, comme un alphabet avant tout langage. C’est
en effet un alphabet graphique qui apparaît : la barre, le point,
la tache sont prétextes aux associations ou réflexions de
Guattari. Mais si l’on peut parler d’alphabet, c’est que les traits
graphiques qu’il propose articulent cette idée du visage, de
l’expressivité. Comme une sorte de rapport avant toute
individuation.

57
La lettre volée, qui était le contenu du séminaire et dont on
s’attendait à entendre parler, s’est envolée, a complètement
disparu du propos de Guattari. Du texte de Poe et du
commentaire de Lacan, il ne reste donc rien qu’un geste
(d’arrachement), qu’une longue inspiration expressive sans
contenu, mais non pas sans expressivité, dont on aimerait
maintenant expliciter la portée.
Il se dégage de tout cela une idée simple et profondément
nouvelle : l’idée d’un signe plus fondamental que celui de la
lettre ou de l’image, quelque chose qui travaille la lettre et
l’image, ce que Guattari appelle précisément le point-signe.
Il fallait remonter au-delà de l’image (Freud) et en deçà de
la lettre (Lacan), à un point, qui échappe à toute formulation en
termes structuralistes pour renouer avec le vrai sujet de
l’inconscient.
En choisissant des signes graphiques, comme alphabet et
matériellement une « lettre » pour répondre, Guattari fait
entendre à Lacan que derrière toute lettre ou image, il y a une
expressivité mobile, non figée, non dicible dans un contenu.
Une mobilité expressive.
Son expressivité vient justement de sa place, de la manière
dont on envisage les signes. Guattari fait un peu songer au
second Wittgenstein, avec son lapin-canard, même si aussitôt
nous pouvons penser que même les « images » du philosophe
ont déjà un contenu déterminé.
Guattari nous indique que les signes ne sont pas
« déterminés » par la logique ou par la perception seulement. La
conception trop logicienne du trait unaire fait perdre la
dimension expressive du trait d’identification. Guattari invite à
une nouvelle topique, plus dynamique, plus profonde.
Aujourd’hui, à notre connaissance, il n’y a pas de trace dans la
psychanalyse d’une telle percée.
Les signes graphiques sont au nombre de trois.

La barre, c’est ce point qui barre le sujet, c’est la castration.


Le point est ici d’emblée vu comme « mobile », intersection
de droites.
La tache, dont Guattari considère plutôt le contour.

58
La nouvelle topique devra dégager les « rencontres » entre
les points-signes, une certaine cartographie de l’expressivité. Il
faudra dessiner des cartes, qui dégageront le lieu même du désir
inconscient, en l’exprimant. Guattari ne cherche donc plus à
penser le trait unaire « seul », mais son lien avec plusieurs. Les
traits unaires forment des points d’intersection qui sont
précisément les points-signes. C’est comme une relation qui
ouvre sur le cœur de l’inconscient, vu comme positionnement
des traits unaires. Ainsi au lieu de penser le trait unaire comme
intérieur au langage, à l’intérieur d’une certaine coupure du
signifiant dans son rapport au signifié (castration de la barre), il
pose la question du « cœur du signe ».Il déplace ainsi le point-
signe du côté graphique plutôt que du côté linguistique ; il y a
une sorte de géométrie du point-signe qui tisse des réseaux (un
rhizome, même si le mot n’est pas encore prononcé). « Les
points signes, dit-il, auront tendance à se télescoper et à partir
en tous sens ». On est donc loin d’une théorie du signifiant
comme mathème. Guattari se fait cartographe. Le trait unaire
semble pouvoir habiter comme point-signe n’importe quoi,
puisque le trait unaire est comme « marqué d’un point signe »,
Guattari cherche donc à penser une opération complexe mettant
en jeu plusieurs traits unaires, donc plusieurs commutations de
points signes. Le signe fondamental, c’est donc le point-signe.
Le rapport inconscient est posé aussi bien pour des personnes,
des objets, des machines, tout entre dans la machine de
l’inconscient et celui-ci n’a pas comme point de départ le
langage ou la perception, mais est déjà dans un « milieu ».
L’opération fondamentale c’est donc celle qui fera
s’entrecroiser les points-signes. S’il y en a quatre, ils semblent
s’apparier de telle façon à se tenir le long d’une barre « comme
on se donne la main sur une plate-forme d’autobus ». C’est dire
que l’on a ici l’image d’un carrefour : de même que chaque
point signe ne représente pas une lettre à proprement parler, de
même le « visage » total du carrefour (des points-signes) ne
représente pas une image identifiable. Précisément le jeu des
points-signes se développe selon des « séries » non identifiables
(comme le fait Lacan dans la lettre de Poe) qui permettront de
rendre compte de toute la « création ». Cet alphabet cosmique
est la première forme de ce qui deviendra la topique de

59
l’inconscient machinique guattarien lors de ses propres
Séminaires dans les années 80 (voir ici l’expérience n° 9 de ce
livre). On peut penser qu’il jette ici les bases de sa topique (les
quatre points-signes) que l’on retrouvera sous la forme U, T, M,
F, dans un polygone.
Ainsi on est parti de l’idée d’un alphabet graphique que
Guattari fait fonctionner et l’on aboutit à l’idée que ces
« graphies » peuvent nous aider à penser toute la création.
Seulement, Guattari ne s’attache plus aux signifiants des
phrases, mais plutôt aux gestes, aux expressions, aux mutations
des points-signes sur la carte, aux trous, aux ruptures, aux
déviations des traits unaires, aux points d’explosion des signes
comme si les points-signes pouvaient se lier (et valoir comme
points-unaires) ou se délier et faire jaillir du nouveau. Chaque
liaison des points-signes pouvant être du côté de la Loi ou du
côté d’un devenir de la Loi.
On est comme l’homme de la campagne devant la Loi, dans
un texte connu24 de Kafka : ce qui est problématique, c’est de
comprendre les relations entre les différents protagonistes ; ce
n’est pas de savoir pourquoi, ou quelle solution l’homme de
campagne est venue demander.
Guattari remet donc en question l’idée même de signifiant,
ligaturé par un principe logique, pour lui donner une portée plus
ouverte que celle de la linguistique structurale et mathématisée
de Lacan. Mais il va aller plus loin encore dans des articles
futurs. Il remet en question l’idée même de structure - ce que
nous nommons l’échiquier - pour penser véritablement
l’ancrage du point-signe (désir) et repense l’idée de
subjectivité : elle n’est pas l’effet d’une structure, mais le fruit
d’un certain rapport de force avec le social, l’institutionnel, sa
coupure avec lui et son articulation à un devenir.

24
Kafka, Devant la loi, in Récits et fragments narratifs, Babel.

60
Penser la subjectivité

Au cours des années suivantes, Guattari prend en effet


conscience qu’il ne peut pas se contenter de critiquer le signe
lacanien : il lui faut remettre en question la structure qui le
porte, ainsi le point-signe aura son propre « véhicule », qu’il
appellera la machine, mais avant que l’idée ne lui vienne (en
partie sous la lecture de Deleuze), il doit d’abord étayer ce
nouveau concept du point-signe. Il lui faut prolonger sa critique
du signifiant et l’ouvrir à un au-delà du rapport de castration
(barre), c’est-à-dire vers les points-signes ; ce qui implique de
repenser notre conception du rapport de l’individu au groupe.
De fait la castration, concept majeur de la psychanalyse, qui
signe le rapport de l’individu à la Loi, doit pour ne pas devenir
obsolète être repensée dans un autre cadre, celui des groupes-
sujets et des groupes assujettis. En effet, si l’angoisse qui
persiste dans le complexe de castration ne trouve pas de
solution dans l’intégration de l’individu à la norme, si elle est
précisément un problème, c’est que « les effets de persistance »
de l’angoisse sont reconduits par la norme. Pour le dire
autrement, il faudrait distinguer les groupes-assujettis et les
groupes-sujets. S’il y a un écart avec la norme, alors il faut
supposer qu’il y ait une « grille de correspondance » entre des
états pathologiques (en particulier les schizophrènes) et les
« mécanismes de discordance sociale qui s’instaurent à tous les
étages de la société industrielle dans son accomplissement néo-
capitaliste et socialiste bureaucratique ». Autrement dit on ne
peut détacher notre compréhension des « cas » cliniques de la
« politique ». C’est précisément dans un article de 1964, appelé
La transversalité et un article de 1966, intitulé Réflexions pour
des philosophes à propos de la psychothérapie institutionnelle,
qu’il développe ses nouvelles idées sur la subjectivité.
Ces articles concernent directement son travail à la Borde.
On sait que ce lieu a été un des centres de la psychologie
institutionnelle dans les années 50-60. Se consacrant à la prise
en charge de malades dans le cadre de cette institution qui ne se
veut pas aussi « disciplinaire » que les autres (pour parler
comme Foucault) et donc moins rivée au pouvoir de la norme
(sur laquelle la castration s’appuie par l’oedipinisation des

61
structures), Guattari dégage le principal apport théorique de son
livre qui a donné une partie de son nom au livre de 1972, qui
réunit tous les articles de cette période, à savoir l’idée de
transversalité, autrement dit la constitution de groupes-sujets. Il
s’agit de plier l’idée de subjectivité vers une articulation sociale
qui ne l’aliène pas, mais laisse une marge de créativité
indéfectible aux personnes, en l’occurrence les malades.
Le point important que souligne donc Guattari, c’est la
fragilité de la thérapeutique institutionnelle dont l’objet est
menacé par différentes disciplines non psychiatriques. Cette
menace au fond laisse transparaître un malaise dans la société,
celui qui consiste à croire que certains problèmes pourraient
être gérés par des instances sociales ayant par ailleurs des objets
bien spécifiques (comme la psychologie). Or placer l’individu
malade aux soins de diverses institutions, c’est fragmenter une
approche unitaire : au lieu de considérer dans sa globalité le
malade on le mutile symboliquement. C’est contre cette
mutilation que Guattari écrit ces deux textes, ce qui est
l’occasion pour lui de préciser l’idée qu’il se fait de la
subjectivité malade et des impératifs qui doivent être ceux de la
thérapeutique institutionnelle.
La conception de Guattari consiste à marquer que cette idée
du morcellement qui menace la thérapeutique institutionnelle
vient de l’idée fausse que l’on se fait du « social », et qui,
définie correctement, permettrait de mieux voir en quoi elle est
la plus à même à soigner les psychotiques, c’est-à-dire ceux
qu’on juge complètement désocialisés. En invoquant Freud
plutôt que Lacan, Guattari développe dans son texte l’idée que
le père de la psychanalyse avait bien vu le problème mais qu’il
n’a pas su comment le résoudre.
Le complexe d’Oedipe en ce sens ne saurait être liquidé
définitivement avec l’acceptation de la loi du père. Le complexe
de castration qui est corrélatif de la fin du complexe d’Œdipe ne
met pas fin, comme le vit Freud, à l’angoisse de l’individu : le
fait précisément qu’il resurgit alors même que la loi du père est
installée, indique qu’il y a incompatibilité avec la société
industrielle néocapitaliste, mais - et c’est l’idée importante de
Guattari -, cet impossible dialogue entre le surmoi et le moi
idéal indique seulement que le maintien de l’angoisse vient

62
d’une persistance « d’une logique signifiante25» spécifique du
niveau social considéré. Autrement dit, la raison de cette
persistance est dans le social lui-même ; et l’idée importante26
de Guattari, c’est qu’aucun individu (grand chef) ou groupe
(fasciste, etc.) ne saurait être capable de se détourner d’une
angoisse qui s’articule dans une configuration du social qu’il
répète comme l’expression d’une « pulsion de mort ».
Guattari conclut donc par l’idée que ce qui bloque et
menace la thérapeutique institutionnelle dans son statut est lié à
notre manière de ne pas voir le traitement dangereux que va
opérer un démembrement de la thérapeutique psychologique.
C’est le social qui au fond sécrète ce qui nous paraît comme
l’expression d’une « nature » d’un être. L’angoisse très forte
chez certains schizophrènes est la même qui menace tout le
« socius ». Il faut donc reconsidérer notre manière de penser le
social comme non coupé, non barré. Le social traverse le
familial, traverse les groupes, les individus. C’est cela que
Guattari va appeler la transversalité.
Guattari veut donc réaménager l’idée même de castration en
comprenant le poids de sa part « signifiante », car si le concept
de castration est utile pour penser le processus et la fin de
l’angoisse au niveau de l’Œdipe, Freud reconnait lui-même
qu’il est insuffisant puisqu’il ne colle pas réellement avec les
cas psychotiques. Guattari reconnait à Freud d’avoir mis en
avant les discordances de l’angoisse qu’éprouvait l’individu
oedipianisé.

On pourrait s’attendre à ce que Guattari en appelle - après


le signifiant - à la révision du concept de castration par Lacan,
en introduisant l’idée de phallus. Mais il ne le fait pas. Il
cherche plutôt à montrer en quoi celui-ci est un obstacle au
désir.
Guattari n’envisage pas les choses à partir d’un système de
signifiants, d’une circularité dont le phallus serait le signifiant

25
PT, p.74
26
PT, p.75

63
extirpé à partir duquel on peut penser le reste : la case vide qui
fait tourner les séries. Ce refus du structuralisme est d’ailleurs
explicite27 et est confirmé par l’utilisation d’une distinction
conceptuelle faite entre « groupes-sujets » et « groupes-
assujettis » – que nous n’avons jusqu’ici que nommée. Le
groupe-sujet a pour vocation « d’avoir une prise sur sa
conduite » ; « il tente d’élucider son objet » ; « et à cette
occasion, sécrète les moyens de cette élucidation ». Guattari
ouvre avec ce concept une brèche dans l’idée monolithique de
« groupe » : le groupe-sujet, c’est un groupe qui est capable de
se dégager d’une « hiérarchisation de structures », d’ouvrir une
ligne de fuite sur des intérêts de groupe, plutôt du côté des
groupes-assujettis.
Mais pour ne pas tomber dans un schéma structural, Guattari
s’empresse de nous prévenir que chacun des termes fonctionne
à partir de « deux pôles de référence », en particulier le groupe-
sujet : celui d’une parole ouverte et celui d’une aliénation
« traduite » par le silence. Guattari ne tombe donc pas dans un
formalisme oppositionnel et se donne ainsi par là la possibilité
d’envisager les théories de l’autogestion, « groupes de
formation », bref des démarches considérées d’habitude comme
scientistes.
Cette nouvelle distinction peut en définitive se comprendre
comme une tentative de penser de manière plus souple ce qui
s’échafaude dans l’articulation de l’individu au groupe, de
l’individu au social. C’est même, dit Guattari, « l’objet même de
la recherche du groupe-sujet ». Et selon Guattari la
transversalité ou plutôt le réglage des coefficients de
transversalité doit éviter de créer un hiatus entre deux niveaux
de constitution des groupes. Un individu ou un groupe sera
d’autant plus créatif, « ouvert » à la parole (s’agissant d’un
psychotique) s’il envisage le rapport de l’individu au sujet
inconscient en évitant le hiatus28 entre la « pure verticalité » et
la « pure horizontalité ».
Pour bien comprendre, il faut considérer qu’il y a toujours
dans tout groupe (ou individu) un fonctionnement social par le

27
PT, p.76
28
PT, p.80

64
haut (il y a un certain commandement) et un fonctionnement
social qui se fait par le bas.
Un groupe-sujet qui tire vers une transversalité importante
sait ajuster autant que possible ces deux niveaux, en les faisant
communiquer. On pourrait dire, dans un autre langage, qu’il y a
toujours comme une dissymétrie entre deux paliers de
subjectivité qui peuvent fonctionner. Et il est clair que ce n’est
pas forcément les groupes officiels, tirés déjà vers le haut, qui
vont forcément l’assurer, c’est précisément le pouvoir latent
d’un coefficient de transversalité entre certains groupes qui le
peuvent.
La vraie castration, c’est donc celle qui suture, qui prend
appui sur les « objets partiels » et non sur le grand corps
morcelé du social qui est plié aux exigences du « Dieu
économique suprême » (groupe-assujetti). Il faut pour que les
malades s’en sortent que le miroir leur soit renvoyé à travers le
groupe ; il faut qu’ils prennent conscience qu’il y a des
ouvertures au-delà du point-fixe de la norme. C’est pourquoi
soutenir une pratique comme celle de la thérapeutique
psychologique apparaît à Guattari une manière de soutenir un
tel groupe-sujet.
Lacan est évoqué implicitement au travers de ce qui est
appelé « chaîne reconductrice du désir », de la chaîne
signifiante, ou de la structure signifiante (voir Psychanalyse et
transversalité, à propos des données de l’Etat29), mais pour
marquer la volonté de rapporter le langage de la structure à une
manière de traiter verticalement les problèmes du désir. Pour
tout dire, l’assimilation analogique des objets partiels de Freud
et du phallus de Lacan est impossible. Car la castration du
vertical n’est pas celle du transversal. Il faut dire aussi que
l’écorchure, ou la barre de la castration pensée relativement aux
objets partiels n’est pas du même type que la coupure proposée
par Lacan.
Lacan va, à cette époque, vers un formalisme, et on l’a vu,
vers une conception unaire de la castration alors que l’être du
désir que nous sommes a besoin de se composer une autre
manière de barrer son désir sans sentir sa parole coupée.

29
PT, p.82.

65
Guattari pense donc l’idée d’une castration non mutilante sur
laquelle doivent s’appuyer les individus bâillonnés, aliénés.
En ce sens, Guattari est proche de son ami Deligny, pour
qui le sujet psychotique peut trouver les voies de sa libération,
si on l’aide à trouver son chemin, si on lui donne la bonne
cartographie, le bon geste. La castration doit donc ménager des
lignes de créativité, et non un vide, une angoisse.
On voit donc que Guattari a redonné un visage à la
subjectivité, en repensant un sujet inconscient. C’est donc la
transversalité qui nous sort d’une distinction psychanalyste
fermée et ancrée sur l’idée de castration ou d’une barre de
division, il s’agit d’ouvrir les points-signes, de créer des
articulations inédites qui pourraient aider les malades à sortir de
leur torpeur, de leur douleur psychique.
Ainsi pour résumer tout ce qui a été dit jusqu’à présent, on
peut dire que Guattari dégage la part d’inscription sociale du
sujet inconscient.

L’échiquier et la case vide

Trois ans plus tard, en 1969, dans un article intitulé Machine


et structure, Guattari semble être parvenu à doter son entreprise
d’un nouveau concept majeur, le concept de « machine »,
concept qu’il reprend des livres de Deleuze Logique du sens et
Différence et répétition, mais qu’il adapte. Au lieu de laisser
tomber le concept de structure comme le fait Deleuze, Guattari
pense qu’il faut l’articuler au concept de machine : leur
distinction est d’autant plus marquée que chacun des termes est
pris l’un dans l’autre. Il cherche ici un couplage intéressant qui
est, pensons-nous, la première tentative de penser le milieu
social, politique et désirant. Car les premiers textes de Deleuze
ne traitent pas du diagramme comme concept politique, ou lié à
du politique. Donc si l’on veut une première formulation
politique du concept de diagramme, c’est chez Guattari qu’on la
trouvera (avant l’article de 1975 de Deleuze à propos de
Foucault, qui l’utilise explicitement, et avant L’Anti-Œdipe de
1972), mais c’est un concept qui est imprégné de la conception
du signe de Peirce, et n’est pas encore lié à un geste de
mutilation, comme on verra dans la Phase 2. De fait, on a tout

66
de même une distinction majeure qui sera reprise dans
l’agencement lui-même : la distinction molaire-moléculaire.
La reprise du concept de « machine » marque une rupture
avec la représentation, mais surtout prend une dimension
« matérielle », c’est ce qui porte les points-signes, l’énonciation
du sujet : « l’essence de la machine, c’est précisément cette
opération de détachement d’un signifiant comme représentant,
comme " différenciant " , comme coupure causale, hétérogène à
l’ordre des choses structuralement établi »30.
Guattari veut opposer au structuralisme qui limite la
structure à l’institution des normes, le concept de machine qu’il
rapporte à l’histoire, à une événementialisation qu’on pourrait
dire « révolutionnaire ». Le concept de machine est donc vu
comme une coupure non mutilante, qu’il renomme machine
désirante. Rapporté au temps et à la subjectivité (sujet
inconscient), ce concept est vu comme ce qui travaille la
structure : il est comme la parole qui coupe et transforme la
langue (un peu comme Deleuze veut inventer une nouvelle
langue, une langue mineure qui ne soit plus « normative »
comme l’est encore la notion de langue chez Saussure). Si le
concept de machine est pensé tout d’abord en respectant la
définition qu’en donne Deleuze dans Différence et Répétition :
la machine relève de l’ordre de la répétition « comme conduite
et comme point de vue concernant une singularité
inéchangeable, insubstituable »31, le concept de structure, lui,
est défini comme « généralité caractérisée comme une position
d’échange ou de substitution des particuliers »32. A cela,
Guattari précise qu’il est d’accord pour ne reconnaître des trois
conditions minima que Deleuze prescrit à la structure que les
deux premières, la troisième étant à « rapporter exclusivement à
l’ordre de la machine »33.
Ces conditions dans l’ordre sont : 1) qu’il faut au moins
deux séries hétérogènes dont l’une sera déterminée comme
signifiante et l’autre comme signifiée ; 2) que chacune de ces
séries est constituée de termes qui n’existent que par des

30
PT, p.243
31
PT, p.240
32
PT, p.240
33
PT, p.240

67
rapports qu’ils entretiennent les uns aux autres. La troisième
condition refuse la structure et promeut le concept de
« machine », selon lequel « les deux séries hétérogènes
convergent vers un élément paradoxal qui est comme leur
différenciant ». Que va modifier au fond cette restriction de
Guattari au niveau de l’établissement des conditions de la
structure ? D’abord, une sorte de retour à une définition plus
classique de la structure. C’est celle-là même au fond qu’on
trouve chez Saussure lorsqu’il parle de « systèmes de
différences », ou lorsqu’il conçoit ainsi la langue. C’est
d’ailleurs ce que confirme Guattari d’une part en disant de la
structure « qu’elle positionne ses éléments par un système de
renvois des uns par rapport aux autres », « de telle sorte
qu’elle-même puisse être rapportée à titre d’élément à une
autre structure »34. C’est aussi proche de la définition que
donne Lévi-Strauss de la structure, précisément si on relit
certains textes sur la question du sujet (voir La pensée sauvage).
Tout cela est corroboré par la superposition de la distinction
linguistique parole/ langue à la distinction machine/structure.
Cela semble très clairement se distinguer de l’idée que
Deleuze se faisait de la langue en 1969 qui sans se référer à la
structure, suggère une sorte d’hybridation de la structure et de la
machine, ou plus précisément une sorte de différenciation. C’est
ainsi une manière pour Guattari de penser deux points de vue :
le point de vue du côté de la structure, donc d’une chaîne
signifiante, de la norme et où la machine pourrait apparaître
dans une continuité et non comme coupure ; et le point de vue
du côté de la machine dont l’essence est d’être non
représentable puisqu’elle est une « opération de détachement
d’un signifiant ».
D’où la critique du structuralisme qui pense pouvoir tout
ramener à une chaîne signifiante, alors que le singulier échappe
à l’inscription dans la chaîne. Ce point est en tous cas nettement
distingué du processus structural qui le contiendrait. C’était
d’ailleurs la position de Leibniz pour qui penser l’événement
d’une série nécessite de sortir de la série (une « disjonction »).
Ainsi si Guattari donne une définition tranchée de la machine

34
PT, p.241

68
qui fait d’elle une chose liée à l’événement, au temps - comme
on l’a vu avec la troisième condition -, sa temporalisation doit
se faire dans le cadre d’une structure, dans un rapport négatif,
comme « coupure ». La machine est donc « excentrique par
rapport au fait subjectif », « le sujet y est toujours ailleurs »35.
Mais ce côté encore dialectique est plus nettement marqué avec
le deuxième aspect que Guattari donne à la machine.

Le diagramme de Guattari

Guattari distingue en effet un second sens du mot qui


échappe à celui que donne par ailleurs Deleuze dans sa thèse
(deuxième sens qu’il réfère à Samuel Butler, à partir de son
livre Erewhon). Le mot machine est pris aussi chez Guattari au
sens technique, technologique : il est donc pris en son sens
habituel.
Ce concept prend ici d’ailleurs une portée historique
concrète, car on peut distinguer une pluralité de machines ayant
existé à différentes époques (voir Simondon sur ce point
concernant l’idée de « lignées techniques »). Mais l’idée ici est
précisément de montrer que ce n’est pas la machine qui aliène

35
PT, p.241

69
l’individu comme on pourrait le penser. Pour Guattari, l’illusion
vient de ce qu’on s’en tient pour expliquer l’aliénation d’un
individu dans nos sociétés au point de vue de la structure. La
structure répète le général et est donc incapable de saisir le
singulier. C’est que « la machine est passée au cœur » de
l’homme. La répétition du geste de l’ouvrier échappe à la
machine, car il est mis du côté de ce qui se généralise en
passant par le mode de la production. La vérité, c’est que
l’ouvrier dans l’aliénation est porté au plus près de la coupure,
de la castration dont on a parlé, donc au plus près du désir
inconscient, de ce qui lui échappe. C’est d’ailleurs ce qui fait
que l’ouvrier ne se sent plus appartenir à un corps de métier, il
dépasse l’ordre institutionnel qui jusque-là le régissait. De
même que le singe, dans l’Odyssée de l’espace de Stanley
Kubrick embraye par la machine (« un os » pris comme outil)
vers une autre étape de sa conscience.
L’événementiel « habite » la structure tout en lui étant
détaché : la machine sort des oppositions binaires et ne peut s’y
réduire, mais il peut arriver qu’elle y colle au plus près (pour
ronger des vieilles machines encore persistantes). Ainsi la
machine n’est qu’événementielle (le singulier), elle peut être
une sorte de « négation », de « meurtre par incorporation » : une
nouvelle période historique propose une machine qui tue la
précédente. Ce machinisme a lieu au niveau des individus, des
groupes, des sociétés. Il y a comme un processus dialectique qui
fait que la machine n’est plus vue comme ce qui enserre le
sujet, puisque c’est le rôle de la structure, mais comme ce qui
porte le sujet inconscient : Guattari oppose ainsi un sujet de
l’Histoire, du côté de la reconstruction historienne du
structuralisme, et un sujet inconscient qui est du côté de la
petite histoire de la machine, mais précisément à côté de la
grande (coupure en deçà et au-delà).
Mais qu’en est-il de la transversalité des groupes ? Que vient
ajouter la machine à la pensée de la transversalité, dans
l’évolution de la pensée de Guattari lui-même, maintenant
qu’on a précisé les écarts avec la pensée de Deleuze ? Ce qui
semble changer par rapport aux précédents articles, c’est que
Guattari non seulement donne une tournure plus politique à son
propos et met en question la notion de structure, de son rôle

70
dans la construction inconsciente de l’individu et du groupe.
L’enjeu est double. Il s’agit de montrer que le fantasme de
groupe n’est pas isomorphe au fantasme individuel et que la
question révolutionnaire ne peut se suffire d’un développement
« structural » (comme le fait Althusser qui est clairement visé
par l’idée de « pratique théorique »)36 .

La première idée. Le fantasme de groupe n’est pas


isomorphe au fantasme individuel, car il ne « dispose pas de ces
points d’amarrage du désir à la surface du corps, de ces points
de rappel à l’ordre des vérités singulières que sont les zones
érogènes, les zones de bord, de passage et d’adjacence ». Le
fantasme de groupe est circulaire : il échange les plans
structuraux. Il ne sort pas de lui-même. « Le groupe37 - en tant
que structure - fantasme l’événement à travers un perpétuel et
irresponsable va-et-vient entre le général et le particulier ». On
reste dans l’ordre de l’imaginaire pour parler comme Lacan. La
machine au contraire est l’équivalent des objets partiels, de
Freud ou « l’objet a » de Lacan.
La coupure dans l’ordre général de la structure n’est jamais
assumée comme telle : le singulier n’émerge pas. A la
différence de cette « position » structurale de la coupure, la
vérité de la machine, c’est de donner une coupure inassignable,
« toujours excentrique ». Guattari tire donc la coupure vers
autre chose que le système structural, ce que justement ne fait
pas Lacan, tendant de plus en plus à la tirer vers le mathème. Il
y a donc un contre-usage de Lacan.
Les deux exemples conjoints que prend Guattari du
fonctionnement circulaire des structures sont : 1) d’abord, celui
de la communauté noire aux Etats-Unis qui est assez
intéressant : « la communauté noire, aux Etats-Unis, représente
le repérage d’un ordre blanc des choses »38 2) Ensuite celui de
Kennedy, de son assassinat, qui représente « l’impossible
repérage de l’altérité économique et sociale des pays du tiers-
monde »39. On voit clairement la « jonction de l’ordre libidinal

36
PT, p.248
37
PT, p.245
38
PT, p.246
39
PT, p.246

71
et politique ». Les structures empêchent l’émergence du
singulier. Les Noirs sont vus par le biais d’une structure qui
est ordonnée selon une image de l’homme blanc ; et la mort de
Kennedy est une façon de montrer que l’ordre ne doit pas
déraper.
Cette cartographie structurale est de fait intéressante mais
insatisfaisante puisque l’événement (singulier) ne peut s’y
inscrire, ou du moins y trouver sa vérité. On pourrait même ici
souligner que Guattari vise aussi la perspective du
structuralisme marxiste d’Althusser qui pense pourtant par
« coupure épistémologique ». C’est qu’Althusser ne peut
repérer les émergences nouvelles du singulier, il ne peut
attraper au filet le réel (dans ses aspects divergents, glissants).
D’où la volonté de la part de Guattari de fonder la coupure
révolutionnaire dans le champ d’une pratique qui ne soit pas
althussérienne.

La deuxième idée. La question révolutionnaire - qui


partirait de la machine, qui donnerait à la machine tout son
poids de coupure dans l’inscription du réel par la structure -
doit se prémunir d’une « structuralisation » toujours menaçante.
Cela « implique la promotion d’une praxis analytique
spécifique en adjacence à chaque niveau de l’organisation des
luttes »40. C’est sans être dit déjà l’idée que mettra en œuvre
L’Anti-Oedipe . C’est dire aussi que ce n’est pas au niveau de
l’Etat qui est « décentré par rapport aux processus
économiques fondamentaux »41 que cette analytique nouvelle
pourra passer. Ce que cherche donc à saisir Guattari c’est la
« consistance subjective » (révolutionnaire) capable de
pourfendre, de couper les flux articulés à des territoires
machinés (structures).
En résumé, Guattari développe donc à partir de son concept
de machine désirante en relation avec la structure la manière
dont il appréhende l’espace de l’économie-politique et de la
place du désir dans cet espace. C’est une nouvelle image de

40
PT, p.248
41
PT, p.248

72
pensée, un visage expressif qui vise à cerner ce qui est
problématique dans chaque situation affective.
Il s’agit donc de couper avec une logique institutionnelle et
économique, une simple surface topologique, pour redonner à
l’affect toute sa place, une place qu’il prend sur le signifiant
(même si Lacan a pu penser celui-ci comme affect, ou tout
affect comme signifiant). La nouvelle surface bipolaire -
structure / machine - tente de penser le singulier irréductible à
la généralisation des processus étatiques et économiques.
La démarche est « éthique » car il s’agit de penser l’altérité,
ce qui échappe à la répétition du même, à la circulation des
plans qui au fond reproduisent un même ordre général sans
penser la différence, la coupure, l’objet a, les objets partiels.
Guattari a développé une autre image de la psychanalyse,
rompant avec son visage fermé, inexpressif.

73
3ème expérience

L’Anti-Œdipe : Le théâtre de cruauté


« Un diagramme ne fonctionne jamais pour
représenter un monde objectivé au contraire il
organise un nouveau type de réalité. Le
diagramme n'est pas une science, il est toujours
affaire de politique ». [Deleuze42]

De la parole au geste

En 1935, dans le théâtre et la culture, on peut lire : « Briser


le langage pour toucher la vie, c’est faire ou refaire le théâtre
[…]. Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre,
et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est
pas encore, et le fait naître. Et tout ce qui n’est pas né peut
encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de
demeurer de simples organes d’enregistrement. »
Ces paroles semblent venir du fond du désert : pour Artaud,
la vie ne doit pas être instituée par « cette sempiternelle
anonyme machine appelée société » ; la vie est orageuse, faite
d’éclairs et de doutes. Le théâtre n’est pas un simple lieu de
spectacle et de représentation. Ce n’est pas une illusion, un
artifice, mais « une sorte d’opération magique ». Au
délassement du corps, à la cadavérisation avant l’heure, Artaud
veut que le spectateur soit investi par ce qui se joue, qu’il soit
capable de crier. Le théâtre doit toucher notre esprit (Affect).
Le goût d’Artaud pour le théâtre s’intensifie avec son rejet
progressif du cinéma en 1933, quand celui-ci, devenu parlant,
devient plus proche du dialogue que du geste. « le Monde
cinématographique est un monde mort, illusoire et
tronçonné.[…] On ne refait pas la vie. Des ondes vivantes,
inscrites dans un nombre de vibrations à jamais fixé, sont des
ondes désormais mortes ». Le cinéma avait pourtant été jugé

42
F, p. 43 (d’abord publié dans la revue Critique)

75
auparavant différemment : il était vu comme un art capable de
corporiser les ondes invisibles de la psyché. Mais le fait que la
parole prenne le dessus sur l’image fait que la sanction tombe :
« Le monde du cinéma est un monde clos, sans relation avec
l’existence. »
Théâtre de la vie et cinéma à guichet fermé. Le cinéma a
perdu son « atmosphère de transe », il ne nous fait donc plus
atteindre à la lumière, qui évoque l’esprit, la dimension
spirituelle. C’est sans doute pourquoi toute la réflexion
d’Artaud va chercher à retrouver le souffle, les gestes43, la
transe dans le théâtre occidental, qui est devenu un art de la
représentation qui se contente de refléter le réel, trop limitatif.
Le théâtre doit renfermer le spectre « perpétuel où rayonnent
les forces de l’affectivité », comme il le dit dans Le théâtre et
son double : autrement dit nous devons retrouver une seconde
peau, la métaphysique inscrite dans toute physique. Il s’agit de
contrebalancer ce qui se passe en quelque sorte au niveau de
notre conscience du corps et de sa position au sein de l’espace
social. Le théâtre est pour Artaud un « lieu d’expérience ». Il
s’agit d’effriter la première peau, l’air figé de notre visage, la
routine de notre esprit, l’indéfendable pesanteur de nos
convictions.
La première peau, c’est la peau sociale qui, tannée, nous fait
considérer dès nos premières années notre corps comme une
entité avec ses fonctions vitales, à protéger, et porté à l’action
(remplir des tâches en se servant de ses mains). Le corps est
ainsi ce qui enregistre les « signes » de la société. Il faut lui
apprendre à bien calculer : ce qu’il va dire, ce qu’il va faire, il
doit devenir l’automate parfait qu’on attend de nous.
Mannequins, nous remplissons l’espace social, à l’image du
théâtre traditionnel dont il reproduit les mimiques et les tics
verbaux.
La vie n’est donc pas qu’une physiologie du corps ou de
l’esprit plaqué sur l’automatisme du corps. Artaud veut
« remettre en cause organiquement l’homme ». « A mi-chemin
entre le geste et la pensée », il faut retrouver l’émission verbale,

43
Lire à cet égard la belle étude de Philippe Roy sur Artaud (colloque de
Nantes).

76
une espèce de cruauté, un entre-deux entre la liaison et la
déliaison du corps de l’acteur. « Cruauté pure, sans
déchirement charnel », ou « corps sans organe », comme il dira
dans Pour en finir avec le jugement de Dieu, l’un de ses
derniers textes. Nous voilà avec une autre image du corps, de la
pensée : Le CsO. « Le corps est sans organes / il est seul/ et n’a
pas besoin d’organes/ Le corps n’est jamais un organisme/ les
organismes sont l’ennemi du corps ».

C’est cette conception du théâtre et de la cruauté qui anime,


inspire profondément, comme un souffle, l’ensemble du
premier livre de Deleuze et Guattari.
L’Anti-Œdipe est lui-même un titre théâtral. C’est un peu
comme un « anti-destin » qui se joue dans ce livre, qui est un
essai, une expérience philosophique à lui tout seul. Pour
Deleuze et Guattari, nous devons prendre conscience de ce qui
sans cesse vient enregistrer ce que nous faisons, ce que nous
pensons : « cette machine anonyme » dont Artaud a parlé. Nous
devons non pas lutter contre elle, mais la faire fonctionner
autrement, nous arracher au mythe qu’elle instaure (l’Œdipe)
et qu’elle semble avoir prescrit comme étant la Loi qui ordonne
le passage de la Nature à la Société.
Deleuze et Guattari vont appeler de tous leurs vœux ce
nouveau corps qui nous arracherait au corps plein de la société
(plein d’inscriptions, saturé par des signes, corps œdipien), le
corps sans organe (corps vide – travaillé par la case vide). La
venue d’un nouveau corps social ne peut se faire sans la
déprise, l’arrachement des signes du corps plein.
Le livre lui-même devra donner cette impression d’être un
« œuf », un « corps sans organe », dont on ne sait pas
exactement par quel bout le prendre. La réaction du lecteur est
un cri, car Deleuze et Guattari tapent directement au cœur de ce
que nous croyons, de notre mythe familial bien ancré dans nos
habitudes : « notre Œdipe ». Il s’agit pour eux de créer une
distanciation du spectateur-lecteur avec ses représentations,
pour que celui-ci se mette à vouloir ce nouveau corps, dans la
mesure où nous voyons tous les jours notre vie affective, nos

77
désirs à travers le prisme familial et que nous ne le voyons pas
comme un leurre.
Pour Deleuze et Guattari, le désir ne dérive pas d’une
triangulation, il est toujours le fruit de la machine sociale. « Le
désir44 est machine, synthèse de machines, agencement
machinique - machines désirantes ». Le CsO, au sens fort, c’est
précisément « la surface d’inscription » des mouvements du
désir, de leur mise en position de conflit (mythe Œdipe) à la
compréhension de cette installation sociale. En ce sens, le
déplacement opéré par Deleuze et Guattari est de faire
comprendre comment le désir en arrive à s’illusionner dans
l’Œdipe, à s’inscrire, s’enregistrer comme « organisme » (selon
le terme d’Artaud) : comme signes à dire, comme fonctions à
faire.
Le livre que proposent Deleuze et Guattari vise à faire
entendre la voix, le souffle de la vie (du vrai désir) qui
s’étrangle dans le goulot du triangle oedipien.
A l’époque (nous sommes entre 1969 et 1972, date de la
publication du livre), la psychanalyse a pris une telle
importance que la voix de l’Œdipe sur la scène sociale est forte,
aidée par le Chœur des psychanalystes. L’Anti-Œdipe sonne le
glas d’une certaine manière de psychanalyser ; il appelle une
sorte d’Héliogabale, l’invention d’un théâtre de la cruauté. Il
veut rompre avec le corps de zombie, que nous avons
commencé à aimer, ou avec ce corps de mannequin tout voué à
se regarder le nombril que nous recherchons sans cesse.
Le livre de Deleuze et Guattari, comme dira Foucault dans
la réception de l’ouvrage à sa sortie, développe toute l’intrigue
du désir, du « divan jusqu’au fauteuil ». C’est ce qui lui donne
cet aspect d’être un Dehors pour nous, d’être à soi-même une
mise en scène des métamorphoses du désir. Le CsO est
exactement un opérateur qui a intégré la compréhension de la
machine sociale et qui a compris combien le désir (la part
singulière en nous) avait du mal à se faire entendre. Le CsO,
c’est le héros qui veut abattre l’Œdipe et faire triompher une
autre vision de la vie, sans fatalité.

44
A/O, p.352

78
C’est donc sous la forme étrange d’une surface d’inscription
et d’arrachement45 (molaire et moléculaire, comme disent
Deleuze et Guattari) - surface à deux faces - que le Corps sans
organe se donne dans ce livre ; c’est un masque monstrueux,
comme celui que montre Bergman dans Persona.

Les faces du CsO

Penser la scène sociale comme une « surface », c’est tenter


de penser ses deux faces à la fois, le geste qui l’engendre : l’une
privilégie l’arrachement, l’autre donne sa préférence à
l’inscription (signes) ; l’un incarne les contours de l’institution
et l’autre exprime autre chose, la case vide.
Deux faces donc.
La face catatonique se retrouve autant dans la schizophrénie
comme maladie que dans le capitalisme, puisque précisément,
c’est sa manifestation extrême : elle est là où le corps plie selon
les gestes d’une machine « pleine de signes », d’où l’appellation
de « paranoïa ». Les signes de la société remplissent notre
esprit, le bouchent, et nous font tomber dans un trou, dans des
impasses. La vie ne passe plus.
A cette face triste, Deleuze et Guattari opposent la face
« schizo », qui est justement une face qui est au cœur de la vie,
des risques d’une vie qui rompt avec les inscriptions ; c’est par
exemple « la vie » des grands penseurs, de ceux qui arrivent à
se dégager de l’horizon de pensée de leur époque.
Le CsO - ou la nouvelle surface pour penser ces deux faces
de la réalité sociale - a une configuration en huit, la forme d’une
sorte de Bande de Möbius en mouvement. Certes Deleuze et
Guattari la présentent plutôt comme le mouvement d’un
pendule, mais ils en réduisent ainsi la portée, car on a

45
On peut déjà dire que cette surface est trop statique, même si elle est plus
dynamique que la notion de visage qui apparaît dans les premiers textes de
Deleuze et Guattari. C’est un visage monstrueux, comme dans le film Persona
de Bergman. Le CsO intègre les aspects opposés de la machine et de la
structure, mais il n’y a pas assez de mobilité pour penser le politique ; c’est
pourquoi, ce livre reste un livre éthique, même s’il parle du social, et aura
besoin d’une suite.

79
l’impression que les deux visages du CsO ne sont pas en même
temps.
Le CsO est une surface, un circuit, une Bande de Möbius
qui fonctionne à la fois comme inscription et arrachement des
signes : il faut imaginer une partie pleine et une partie en
pointillés. La scène d’Artaud n’est plus alors celle d’un face à
face, puisque la propriété topologique de la Bande de Möbius
est de n’avoir pas d’intériorité ni d’extériorité. La surface est
donc telle qu’il n’y a pas d’arrachement sans inscription
(enregistrement dirait Artaud) et pas d’inscription sans un
certain arrachement.
La société n’est donc pas figée, elle est travaillée par une
limite extérieure et une limite intérieure, ou plutôt puisqu’en
fait, il n’y a plus vraiment d’intérieur ou d’extérieur, il y a une
sorte de croisement, une intersection des limites. C’est pourquoi
elles ne peuvent se défaire l’une l’autre : il y a toujours un
certain équilibre des « potentiels » de chaque face qui creuse ou
non dans le sens d’une actualisation ou d’une réalisation
(réduction à un donné). Le CsO est donc un étrange visage : il
est un visage dynamique qui présente une part d’individuation
et une part d’arrachement.
La surface peut être vue aussi comme un personnage
conceptuel qui s’oppose au personnage d’Œdipe, dont le monde
n’est finalement rivé qu’à des signes (du ciel, des dieux).
L’Anti-Œdipe propose une sorte de retournement de la
perspective de l’Œdipe (vu comme complexe familial).
L’Œdipe comme complexe n’est plus maintenant la seule grille
de lecture qui donne sens à la structure de notre désir, mais
devient une des dimensions de notre compréhension de nous-
mêmes, dans la mesure où elle vient s’inscrire dans le CsO. Le
CsO est donc une surface d’inscription où apparaît le visage
figé de l’Œdipe et les masques qui le mutilent.
La société est ainsi toujours un « visage hybride », entre
deux faces. Elle est un goulot d’étranglement de la vie (destin
d’Œdipe, déterminisme familial) et en même temps elle veut y
échapper (par un autre destin). Elle n’est plus un visage théâtral
mais un visage de cinéma. Celui que Bergman nous propose
dans Persona.

80
Le CSO, comme visage social, est donc un visage monstrueux,
c’est le visage de deux femmes, dont l’une vampirise l’autre, et
le visage de leur devenir, où chacune d’elle voit perdre son
identité sociale dans l’image monstrueuse ; c’est l’image d’un
masque affirmatif : visage de personne en particulier mais
production de singularités. Un continuum se crée qui défait une
individuation au profit d’une singularisation. C’est pourquoi le
CsO oscille sans cesse entre la fuite et les segmentarisations.
L’Anti-Œdipe, par rapport aux expériences de pensée
précédentes, intègre la structure dans une machine, et ouvre la
case vide au couperet de la structure, on n’a donc plus un face à
face (comme chez le premier Guattari) ni une simple face
d’expressivité (premier Deleuze). Mais un jeu de faces. Nous
sommes ainsi toujours dans un milieu : car nous sommes
toujours pris à la fois dans du désir machiné par les ruses de
l’Œdipe et ouverts à la capacité d’expérimenter la vie.
L’Œdipe et le complexe de castration, qui lui est lié, nous
coupent de cette intensivité, lorsque la machine sociale se met
à prendre un versant paranoïaque. Mais lorsqu’elle libère de
l’énergie non liée, alors elle prend un versant
« schizophrénique ».
L’un des pôles organise le désir, crée un désir de « masse »,
l’autre tire vers la singularité. « Les deux pôles unis par Artaud
dans la formule magique : Héliogabale-anarchiste, l’image de
toutes les contradictions humaines, et de la contradiction dans
le principe »46 . Il y a bien dans cette expérience du CsO, une
sorte de figure impossible, une figure à la façon d’Escher. C’est
un drôle de couplage, un drôle de monstre : le vampire47 du
capitalisme accouplé au spectre, au souffle de vie
révolutionnaire, le tout sur une même surface qui s’enroule et se
dévide.

46
A/O, p.330
47
A/O, p.270 : le vampire est celui dont parle Marx à propos du Capital à
plusieurs reprises. Il est le fruit d’un machinisme décodant. Mais ici le
vampire ne fait que « mordre » la machine sociale, il n’est pas encore lui-
même une manière d’exprimer l’ontologie profonde qui constitue le Réel,
comme on verra dans la phase 2 et la phase 3.

81
Le vampire48 (ici celui du capitalisme) vient inscrire en nous
son mal et nous rend zombies et le spectre vient souffler en nous
un nouveau vent et nous porte vers la vie.

*
« Ces oscillations de l’inconscient, ces passages souterrains
d’un type à l’autre dans l’investissement libidinal, souvent la
coexistence des deux, forment un des objets principaux de la
schizo-analyse ».
Ce n’est pas le désir de quelqu’un pour quelque chose, mais
un désir sans transcendance, pure substance, pure production,
qui se voit dérivé, rabattu sur une certaine configuration, un
certain découpage. Nous sommes des machines désirantes - flux
qui coupent et flux qui s’organisent -, mais tout se joue en
fonction d’instances que sont le capitalisme, le corps de la terre,
le corps despotique. Instances qui minent le visage, le
plombent.
Ce nouvel inconscient machinique de notre société a beau
être tout un théâtre oedipien, tout un ensemble d’intrigues
(névroses, psychoses, perversions) viennent nous assigner notre
place, asservir notre esprit et notre corps ; mais il y a toujours la
ligne des devenirs du « schizo » qui « déterritorialisent », nous
arrachent à la face figée et nous ramène à la vie (la face mobile)
avant toute formalisation de la matière : on retrouve ici
l’expressivité du visage.
On peut aussi penser les deux faces couplées ensemble
comme deux ensembles : « les grands ensembles et les micro-
multiplicités ». Il y a coexistence en chacun de nous de ces deux
directions du socius.
Le CsO schizo est « comme un œuf cosmique, la molécule
géante où grouillent des vers, des bacilles, des figures

48
On trouve ici une limite à notre analogie. Dans le masque de Persona, que
nous comparons ici au CsO, la vampirisation est du côté de ce qui tire vers le
« schizophrénique », alors que la notion de vampire - utilisée pour désigner le
Capital - semble dans L’Anti-Œdipe liée à la part paranoïaque. De fait, c’est
parce que Deleuze et Guattari s’appuient sur une conception encore marxiste.
Du point de vue de leurs livres respectifs, le vampire (comme manière de
nommer l’expérience diagrammatique) sera du côté de ce qui porte à la
singularité (voir notre phase 3).

82
lilliputiennes, animalcules et homoncules, avec leur
organisation et leurs machines(…) » 49.
Ou encore plus loin : « Ce monde de microbes qui n’est que
néant coagulé (...). Le Cso est un milieu, une membrane, où va
se faire un certain partage entre molaire et moléculaire, et
dessiner le partage paranoïa-schizophrénie »50.
Le CsO est donc l’ensemble des lignes qui font fonctionner
ce que nous sommes et la société. Il est une membrane qui nous
conditionne. On sort ainsi avec Deleuze et Guattari des
oppositions : individu libre/individu prisonnier ; société
ouverte/société fermée. Toute société est à la fois l’une et
l’autre et l’individu est lui-même toujours déjà habité par du
collectif.

Détraquement

Ceci nous amène à considérer que le CsO n’est jamais


« pur », jamais un état, c’est toujours une limite du socius.
Sinon il serait une figure, quelque chose de figé.
« Le socius n’est pas une projection du corps sans organes,
mais plutôt le corps sans organes est la limite du socius, sa
tangente de déterritorialisation, l’ultime résidu d’un socius
déterritorialisé »51.
Le CsO c’est la limite qui traverse toute société et en
quelque sorte la membranise, la polarise ; elle se donne dans
une torsion. Nous comprenons pourquoi nous avons maintenant
deux faces collées sur une surface : une face sombre et une face
de lumière. La face sombre de la normalisation, de notre
enregistrement sur le corps social, et en même temps la face de
lumière qui nous en arrache, crève l’espace des signes,
désoriente, sans que ce soit justement un indice de folie (la folie
étant du côté, on l’a dit, de ce qui est écrasé par les signes
sociaux).
Cette manière de voir dessine au fond une conception de
l’Inconscient différente de celle de Freud et de Lacan. D’une
49
A/O, p.334
50
A/O, p.334
51
A/O, p.334

83
part, on n’est plus comme avec Freud dans une conception de
l’inconscient qui fait fonctionner le théâtre de la vie, du désir,
sur fond du conflit, d’où la figure évidente de l’Œdipe. Deleuze
et Guattari refusent de penser un inconscient pris dans une
logique binaire, oppositionnelle : ils cherchent à penser une
physique différentielle qui considère les multiples séries, les
multiples lignes actuelles (visage figés des névrosés, des
psychotiques, ou autres zombies) et les ouvrir à l’expressivité
des vivants, de la vraie vie. D’où notre recours plus haut à la
Bande de Möbius, pour exprimer le CsO, si différent du triangle
oedipien.
D’autre part, nous ne trouvons plus le signifiant comme
point d’explication des mouvements de la surface (structure ou
échiquier). Ce n’est pas un simple espace troué, mais une
membrane, une surface enregistreuse et gestuelle, un milieu
ontologique qui capte les intensités et qui peut aussi se
territorialiser. C’était l’erreur de la psychanalyse de chercher à
penser le corps morcelé pour le réunir dans le miroir de
l’oedipianisation : elle cherche en cela à traduire l’individu au
tribunal du marché, à réduire l’individu dans sa dimension de
signe pour nous. Le désir profond de l’individu, qui touche
directement à la surface du CsO, ne se laisse réduire à aucun
mythe : l’Œdipe est plutôt l’effet d’un CsO saturé, écrasé. Il n’y
a donc pas pour nous qui sommes oedipianisés depuis notre
enfance, d’autre solution que de faire face à ses problèmes, non
dans le miroir de ce que nous renvoie l’autre (le psychanalyse,
la énième biographie d’Amélie Nothomb, Facebook), mais dans
l’affrontement de la cruauté de la vie.
Ainsi la double tâche pour la schizoanalyse, négative et
positive, consiste à diagnostiquer le « dysfonctionnement » des
machines désirantes et à penser le fonctionnement, la nature des
machines désirantes52, sans recourir à une interprétation. La
première nécessite une critique de tous les tentatives
d’écrasement, de refoulement du désir, c’est la part clinique ; la
seconde c’est la part critique, qui consiste à faire se conjuguer
les désirs pour qu’ils essaiment.

52
A/O, p.385

84
*
Ainsi même lorsque le chapitre 4 de L’Anti-Oedipe offre de
penser la bonne posture du CsO comme « expérience de la
mort », il ne faut pas se méprendre. Le CsO - qui est pensé
comme milieu toujours en détraquement et qui implique la
dimension de pouvoir changer de série, de rompre avec
l’identité d’un temps linéaire (séries) - n’est pas une invitation
au suicide53.
L’idée d’une expérience de la mort n’est ni réductible au
désir psychologique de mourir ni à la dimension quasi
physiologique de l’instinct de mort (au sens freudien). Il ne faut
pas confondre cette mort dans le désir, cette mort qui vivifie,
qui nous arrache au catatonique avec l’idée que : « L’entreprise
de mort est une des formes principales et spécifiques de
l’absorption de la plus value dans le capitalisme »54
C’est pourquoi, s’il n’y a plus qu’un mythe moderne, en
concluent Deleuze et Guattari, c’est celui du zombie. Il faut
l’entendre comme la figure par excellence de la mort, ou du
désir capitaliste : la paranoïa, c’est la figure cinématographique
du zombie (qui n’est pas cependant celle de Romero, qui y voit
plutôt la figure du changement, du révolutionnaire) dont le
meilleur exemple est dans Répulsion 55 de Polanski.
Mais d’un autre côté, le CsO est pensable comme expérience
de la mort. « La mort n’est pas désirée, il y a seulement la mort
qui désire, au titre du corps sans organes ou du moteur
immobile, et il y a aussi la vie qui désire, au titre des organes

53
A/O, p. 393-397. Les citations suivantes seront issues de ces pages.
54
A/O, p.400-401
55
Il nous semble que nous retrouvons au cinéma ce thème de la Béance dans
les films de Roman Polanski. Ainsi dans son film d’horreur Répulsion le
personnage joué par Catherine Deneuve est travaillé par « une béance »
intérieure, profonde, qui conditionne son basculement dans la paranoïa. Ce
film est le plus effrayant jamais interprété sur ce thème depuis le film
d’Hitchcock Psycho. Un plan autour de l’œil ouvre le film et le clôt, montrant
de manière elliptique, une « blessure », une fêlure (un viol ?). Certes il y a une
possible lecture oedipienne de ce film, mais en même temps, elle n’est pas
dite, seulement suggérée. La Béance revient dans beaucoup d’autres films de
Polanski (Béance du passé dans Chinatown, Béance du mal dans Le pianiste,
etc.) ; le réalisateur n’aura eu peut-être que le souci de montrer cette part du
visage de l’homme qui bascule.

85
du travail »56. C’est parce que « ça ne marche qu’en se
détraquant »57, que la vie peut circuler, que la mort désire en
nous et que nous nous arrachons au théâtre figé de la vie (la vie
sociale en représentation).
La belle vie que nous recherchons n’est donc pas celle qui
se profile sous le nom de zombie58, mais celle qui permet une
expérience où il n’y a plus de « je », où dans l’effondrement de
l’identité, on peut voir se dessiner une percée, bien plus
profonde, comme un salut.
S’il y avait seulement, immobiles et opposées, les deux faces
du CsO, sans ce « creux » qui les anime, rien ne pourrait
circuler. C’est parce que le CsO ne se fige pas en s’équilibrant,
c’est parce que ça se détraque sans cesse, que la vie vaut la
peine d’être vécue. L’Œdipe est un point d’équilibre, qui cache
tout le tragique de la vie.

56
A/O, p.393
57
A/O, p.394
58
A/O, p.401 : Deleuze et Guattari pensent ici que le dernier mythe moderne,
c’est le zombie.

86
De l’Expérience diagrammatique

PHASE 2

Vissages et gestes de mutilation : penser le


diagramme
Introduction de la phase 2
La première partie de ce livre mettait en exergue les
« dimensions » du Temps et de l’Affect que Deleuze et Guattari
ont interrogées, respectivement puis ensemble, jusqu’au début
des années 70 (avec le CsO). Dans la deuxième moitié des
années 70 (pour Deleuze et Guattari) et le milieu des années 80
(pour Châtelet), on voit émerger la notion de diagramme,
notion qui fait éclater le cadre sémiologique ou structuraliste et
permet d’articuler ensemble structure et machine.
Le diagramme permet de glisser dans la seconde phase de
l’Expérience diagrammatique59.
La notion de diagramme est ici transformée par rapport à son
usage habituel qui est sémiologique et emprunté à Peirce et ne
rentre plus dans une logique du signe attaché à la structure dont
elle est en quelque sorte le point d’écart. Il devient un concept
génétique qui construit une pensée politique nouvelle. D’où la
manière de désigner cette phase comme « diagrammatisme » ou
« constructivisme ».
Cette phase finalement enlève l’opposition machine /
structure, ou échiquier / case vide, pour penser l’ensemble du
Réel à partir de la case vide. « Le génie, c’est l’erreur dans le
système », disait Klee : Deleuze et Guattari pensent, quant à
eux, le système à partir de l’erreur et c’est cette dimension de la
case vide qui est par là approfondie.
Le diagramme subit clairement deux modifications. Il n’est
plus un simple signe au sens de Peirce qui fait comprendre le
système (du langage), il est maintenant un geste de mutilation
qui articule le Réel lui-même et « ontologise » donc les
dimensions du Temps et de l’Affect et de l’Espace. Seulement
cette ontologisation du diagramme passe par deux chemins
différents, la ligne d’actualisation et la ligne de virtualisation,

59
De fait, elle est une reprise et reformulation plus complexe de la première
phase. Le diagramme intègre « le geste de mutilation », mais a besoin encore
du « geste d’arrachement » (ritournelle) pour exister, remplir sa fonction
pleinement. Cette nouvelle phase est comme la métamorphose ou le devenir
d’un « organisme » (qui apparaîtra métaphoriquement comme un vampire).
Deleuze, Guattari et Châtelet cherchent à penser l’Etre même qui nous
constitue et constitue tout être.

89
qui distinguent ici deux manières de penser le
diagrammatisme60. C’est la voie de Deleuze-Guattari et la voie
de Châtelet, comme nous allons voir.
Il importe de comprendre ici que les pensées du diagramme
- dont la revue TLE avait pointé l’importance - impliquent ici
déjà quelque chose comme l’ouverture d’un plan ou d’une
échelle, d’un vortex ou d’une vis (en topologie
physicomathématique). D’où l’idée de vissage - donnée dans le
titre de cette deuxième partie - qui « exprime » bien l’ensemble
de ces métaphores. C’est ce déploiement qui fait que finalement
la phase 2 de l’Expérience diagrammatique est une sorte de
creusement plus profond du visage ou de la surface CsO de la
phase 1.

*
Il y aura trois nouvelles expériences :

1) Dans une quatrième expérience, nous entrons dans le


second volume de Capitalisme et schizophrénie (Mille plateaux,
publié en 1980), dont l’Anti-Œdipe avait été le premier tome. Il
s’agit maintenant par le concept de « diagramme » de donner
une dimension nouvelle à la pensée.
Il s’agit de penser une ontologie politique. De faire traverser
tous les domaines de la culture, de la nature, par l’ontologie, par
une pensée qui trace le réel, et en le traçant l’écrit et le fonde.
Les gestes d’arrachement (Affect, Temps) s’articulent à de
nouveaux gestes constituant les êtres et les choses, pour les
porter vers une sorte d’unité plurielle, une multiplicité qui casse
le divers sensible, l’un et le multiple, par lequel l’esprit
analytique de la philosophie voit les choses. La musique y joue
un rôle plus fondamental que la peinture, et le CsO est lui-
même un opérateur insatisfaisant pour penser le
« diagrammatisme » qui constitue le Réel.
Mille Plateaux est à penser comme une sorte de vortex,
comme une sorte d’œil-ciné, qui permet d’entrer dans le
diagramme, dont la forme est celle d’une vis qui tourne plutôt
60
On verra dans la dernière phase qu’il y a un jeu entre les lignes de
virtualisation et d’actualisation, ou si l’on préfère, que les deux conceptions
virtuelles de nos penseurs s’articulent.

90
qu’une simple Bande de Möbius en mouvement. Le vortex ou
la vis nous fait subir une profonde métamorphose. La
circulation dans le livre est celle d’un tourbillon qui défait en
nous les restes de la lecture philosophique, qui se veut
pointilleuse, mais rigide.

2) Dans une cinquième expérience, nous envisageons la


conception picturale de Deleuze, développée au début des
années 80, c’est une façon de montrer que la peinture peut aussi
être travaillée par un certain geste le geste de mutilation qui
donne une nouvelle dimension à la peinture. On retrouvera
aussi la dimension du « vissage » que nous aurons entrevue
dans Mille Plateaux. Deleuze pressent cette logique du vissage
dans la peinture sans la déployer complètement, mais indique
que le geste de Bacon ou de Pollock est déjà un dépassement de
la perspective traditionnelle de la peinture et de l’abstraction.
Le diagramme a donc bien un geste de mutilation qui implique
un certain « tourner autour », une sorte de plongée dans une
virtualité plus profonde que le visage.

3) Dans une sixième expérience, nous faisons place à Gilles


Châtelet, en précisant d’une manière plus classique sa position
diagrammatique. Lui aussi cherche à déployer une certaine
lignée de gestes dans le physicomathématique. Nous mettons en
avant le geste de mutilation et les diagrammes qui travaillent les
Enjeux du mobile. Il est clair que la pensée du
physicomathématique déploie aussi les concepts de geste et de
diagramme. Le diagramme y apparaît comme plus spatial ou
topologique que temporel ; nous essayerons juste de marquer
les différences avec Deleuze et Guattari qu’ils soulignent eux-
mêmes, notamment le fait qu’ils ont une approche du Virtuel
(actualisation) différente de celle de Châtelet (tournée vers la
virtualisation).

*
Dans cette partie, nous creuserons un peu plus la pensée du
« visage » et nous entrons dans le geste du « vissage ». Il s’agira
de penser l’engendrement du Réel à partir du geste de
mutilation, de penser un approfondissement du geste (il n’est

91
plus seulement geste d’arrachement) comme un geste créateur,
fondateur.
On peut aussi évoquer une autre image que le vortex et la
« vis », c’est celle d’un dépli, que suggère l’expérience n°6 : on
a une sorte de nénuphar61qui s’ouvre.
Dans la phase suivante, nous verrons comment finalement le
geste de mutilation doit se repenser lui-même comme geste-
vampire, qui est la Résonance profonde du Réel, impliquant en
lui tous les niveaux de différenciation que l’on a vus (dans les
phases 1 et 2).

61
Nous avons une prédilection pour cette image du nénuphar, autre
métaphore audacieuse de ce livre, qu’on retrouve aussi bien dans les
Nymphéas de Monet, que dans Clio de Péguy.

92
4ème expérience

Mille plateaux : L’homme à la caméra

Œil et vortex62

En 1929, Dziga Vertov réalise L’homme à la caméra. C’est


un film expérimental qui refuse autant le recours aux dialogues
(littérature) qu’aux acteurs (théâtre). Il s’agit selon ses propres
termes d’une expérience 63 : une expérience de la « vision ».
Vertov s’intéresse aux possibilités qu’offre le cinéma et élabore
une des facettes du constructivisme russe.
Le film opère sur les trois modalités du temps du cinéma :
l’avant (le choix du matériel, des plans avant la prise), le
maintenant (le tournage par l’opérateur qui suit à la trace le réel,
ce qui se passe), l’après (montage et prise de vue). Mais ces
trois modalités du temps coexistent, puisqu’il les intègre dans la
vision du spectateur.

62
On pourrait lire le film récent des frères Coen : A serious Man, comme une
sorte de pénétration remarquable dans la phase 2 de l’Expérience
diagrammatique, ainsi qu’en témoignent les génériques de début (trou de
serrure) et de fin (tornade) du film, qui en marquent les traits métaphoriques.
Tout le film des frères Coen s’inscrit en effet dans une sorte de logique du
doute existentiel à laquelle est en proie le personnage principal. Il est lui-
même hanté par le chat de Schrödinger, sur lequel il travaille, en tant que
physicien : on sait que selon cette conception du « chat de Schrödinger» on ne
peut affirmer s’il est mort ou vivant, si bien qu’il semble à la fois mort et
vivant. De sorte que le personnage subit une grande mutilation dans sa vie
(amoureuse, familiale, professionnelle). La tornade finale est-elle
annonciatrice d’une métamorphose nouvelle ? C’est ce que l’on est en droit de
penser.
63
Il dira (nous reprenons ici la traduction anglaise) “an experiment in
cinematic communication of real events without the help of theatre. This
experimental work aims at creating a truly international language of cinema
based on its absolute separation from the language of theatre and literature."
Kino-Eye :The Writings of Dziga Vertov, by Dziga Vertov. Michelson,
Annette, editor; translated by Kevin O'Brien, Paperback, University of
California Press, 1995. Dziga Vertov, Articles, journaux, projets, traduction et
notes par Sylviane Mossé et Andrée Robel, Paris : Union générale d'éditions,
1972.

93
L’ambition de Vertov est de saisir, en guettant les moindres
phases d’une journée, les mouvements réels d’une cité
soviétique, les interactions de personnes, de sons, de choses,
dans leur amplitude et dans leur totalité : le cinéma devient
alors un ciné-œil traversant la matière et qui capte son rythme.
Ce qui est fascinant dans ce film, c’est la montée progressive du
rythme, que la version sonore plus récente a très profondément
contribué à faire ressortir. Il y a ainsi une espèce de couplage
entre l’image et le son.
Le film commence comme un conte : la cité dormante se
lève, progressivement, et s’active avec une intensité très forte
qui tire autant vers les forces de travail, du quotidien, que les
imprévus, on a tous les éléments qui forgent la vie d’une nation
soviétique fière d’elle-même. Le rythme du film colle au réel,
aux activités qui se jouent. Nous sommes embarqués nous-
mêmes dans ce que nous voyons, nous en faisant partie, nous ne
sommes pas simplement devant, comme dans la perception
naturelle, ou comme devant un tableau.
D’où le fait que le montage même du film tend à briser
toutes les barrières de « la prise de vue » et joue sur leur
multiplicité dans une image (effet surréaliste) ou sur leur
alternance avec d’autres images obéissant aux mêmes
mouvements (effet de contamination). Il s’agit d’habiter la
matière, d’être partout à la fois, de tout montrer, comme une
sorte de perspectivisme optique. Vertov est arrivé à créer un
rythme de plus en plus fort, où la contamination (déplacement)
et la surimpression (condensation) arrivent à leur point d’acmé
dans l’œil-même de la caméra, dont l’obturateur qui s’ouvre et
se ferme suggère l’idée qu’il contiendrait le monde à lui seul.
Créer les effets que seul un œil caméra peut voir et réfléchir,
c’est là une autre idée du cinéma. Exit le cinéma de comptoir,
où le caméraman tient la chandelle entre deux acteurs et où le
mot prend la place de l’image. Le cinéma-vision de Vertov aura
poussé au plus loin les limites entre l’avant et l’après du film,
les faisant s’entrelacer ; le spectateur a l’impression d’être dans
le film et de voir le caméraman tourner son regard vers lui.
La barrière entre réel et film a sauté : les spectateurs du film
que l’on voit sur l’écran ou les spectateurs que nous sommes ne
peuvent finalement voir le réel que par le biais du même œil, du

94
ciné-œil. Vertov nous fait habiter le ciné-œil, l’œil même de la
caméra, dont le geste de coupure et de connexion, peut générer
un « dire vrai », plus juste que la fiction64, en nous dotant d’une
potentialité nouvelle, qui est moins le Temps, que l’Affect, le
mouvement, la ritournelle, qui nous emporte dans un rythme
effréné.
Vertov s’oppose ainsi à Eisenstein qui privilégie un art de la
« fragmentation », art qui valorise le « pathétique » et les
« attractions ». Eisenstein creuse l’image, avec le gros plan, la
fragmente pour en faire sortir la dimension pathétique (dans les
visages), ou révèle, par la construction de la série des
fragments, une dimension organique du plan, qui se suffit à lui-
même, et joue sur les contrastes, comme dans La Grève.
Le constructivisme russe semble ainsi avoir développé au
moins deux visions très différentes. D’un côté, l’œil est saisi par
le visage qu’il tente d’arracher aux attractions du monde, de
l’autre l’œil glisse au cœur même de la matière comme une
sorte de photographie « tirée de l’intérieur » (Bergson). Vertov
s’affranchit du côté encore trop humain, dialectique
d’Eisenstein, pour aller vers des mouvements qui brassent le
réel, et tenter de nous le montrer de l’intérieur, dans sa
turbulence.
Avec Eisenstein, le réel reste tributaire d’une conception du
visage, du théâtre japonais où les signes sont comme des
pointes de choc, pleines d’affect. Avec Vertov, on passe d’une
perception humaine à une conception de la matière-œil.
Les gestes du constructivisme au cinéma sont surprenants :
ou c’est la caméra qui ouvre la dimension affective (pathétique)
dans l’image en la fragmentant et pour qu’elle puisse venir
envahir l’espace sériel des quantités (attractions) ; ou c’est le
rythme des mouvements, une conception de l’intervalle comme
arrachement à la vision purement humaine, qui nous porte
comme une machine extraordinaire au cœur même du réel, dans
les activités, les contemplations, la multitude des intensités qui
tissent le réel, vision presque surhumaine en harmonie avec la
dynamique profonde du réel. Ainsi, dans tous les cas, le
64
Pour une approche du geste-cinématographique, nous renvoyons au bel
article de Philippe Roy paru dans la revue électronique Appareils (n°7) et
publié récemment dans un livre collectif chez l’Harmattan.

95
constructivisme nous libère de la dimension représentative du
réel, par l’affect qui est au cœur des visages (Eisenstein) ou par
le rythme qui est au cœur de l’œil de la caméra (Vertov).

*
Mille Plateaux dessine son projet comme une forme de
« constructivisme ». Le mot apparaît à la juste fin du livre, dans
un contexte politique, et est pris comme synonyme de
« diagrammatisme »65. Faut-il prendre le livre dans l’esprit
même de Vertov ? Il nous semble que oui.
Pour comprendre Mille Plateaux, et comme pour le film de
Vertov, on doit sortir du théâtre et de la littérature - trop centrés
sur les visages. Exeunt Artaud et Proust ! Il s’agit maintenant
pour Deleuze et Guattari de sauter à pieds joints dans la
machine, dans le cœur de la machine, la profondeur du visage :
celui-ci doit être habité à son tour autant qu’il nous a hantés.
Dans cette plongée, on doit pouvoir sentir les vibrations
même du réel. Comme pour les autres expériences que j’ai
décrites précédemment, il nous semble que le livre Mille
Plateaux est en résonance avec l’art : mais ici c’est par le
cinéma (de Vertov) et non la littérature ou le théâtre.
Mille plateaux commence lui-même par évoquer un autre
mode d’écriture qui est musical ou végétal : un livre à quatre
mains, un livre plutôt rhizomatique. Ce n’est plus une
présentation théorique (comme dans L’Anti-Œdipe). Il faut
rompre avec le rapport argumentatif habituel. Il faut saisir les
intensités, couper à travers des chemins, s’accaparer
des « devenirs », une construction de concepts, d’expériences.
En effet, lire Mille plateaux, c’est l’occasion, pour le lecteur
savant ou curieux de se plonger dans les domaines multiples du
savoir et d’en extraire ce qui justement sort des découpages
figés du CsO capitaliste, qui cherchent justement à nous
arracher à nos ancrages (nous sommes arrachés à nos
territoires : la terre mais aussi la famille par exemple).
Ce livre sonne comme un coup d’arrêt à des rythmes
institutionnels, familiaux, sociaux figés ; c’est une coupe
transversale et dynamique des plateaux. Ce qui unit notre

65
MP, p. 590

96
pensée, ce n’est pas la force des mots d’ordre, des clichés, c’est
un rhizome - qui lie, relie, noue intensivement toute la matière
du Réel.
L’architecture du livre veut nous faire ressentir ce rhizome.
Il s’agit réellement de penser par le milieu, car on peut
commencer et finir le livre où l’on veut, on est toujours amené à
revenir ailleurs, avant et après, en bas et en haut. C’est comme
si le diagramme du livre lui-même pouvait nous le faire habiter
autrement que par une simple oscillation (c’était l’expérience
n°3). Et de fait, nous ne rencontrerons plus un double visage, ou
un continuum de visages, une bande de Möbius comme dans
L’Anti-Œdipe. Tout est maintenant plein de déchirures, tout
nous oblige à nous prendre les mains dans la tête, à nous
« tordre » dans tous les sens pour comprendre et vivre un tel
livre. Il s’agit d’atteindre au réel directement, par une sorte de
choc multiple et répété, qui nous porte à vivre le livre
autrement, à nous plonger en lui, plutôt qu’à chercher les
mécanismes, les machines qui pourraient articuler le social,
même si les machines de L’Anti-Œdipe proposaient de sortir de
tout organicisme et tout mécanisme. Quelque chose, donc, qui
nous affecte et nous touche de l’intérieur. C’est seulement ainsi
que l’on peut comprendre l’architecture des « plateaux » et les
vivre comme des « scènes » de cinéma. Le livre est à lui-même
sa propre cinématographie.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Deleuze et Guattari


parlent de plan diagrammatique. Il s’agit presque d’une
expérience de cinéma : le plan qui se constitue, c’est comme le
film même d’une décomposition du monde, d’une vision
réaliste du monde, d’un regard purement pragmatique des
choses. C’est sans doute aussi pourquoi nous rencontrons
comme équivalent de diagrammatisme dans ce livre le mot de
constructivisme qui fait songer au constructivisme russe de
Vertov (de l’œil-ciné) plutôt que celui d’Eisenstein (qui est un
montage dialectique).
Il faut insister sur ce point, car le deuxième tome de
Capitalisme et Schizophrénie, qui ne fait qu’approfondir le
premier, présente au fond une structure complexe que l’on peut
habiter, ce qui n’était pas le cas avec L’Anti-Œdipe, qui était

97
plus statique, qui se donnait comme les oscillations d’un
pendule : un œuf, ou une bande de Möbius. L’œuf est devenu
maintenant un œil qui se regarde (comme dans un miroir,
lorsque nous regardons à l’intérieur de nous-mêmes). Le ruban,
que nous proposions, semble ainsi lui-même se complexifier.
Deleuze et Guattari vont inventer ou développer deux grands
concepts, avec ce livre : la machine abstraite et la ritournelle. Le
livre de Mille plateaux noue, couple ces deux grands concepts.
Et nous voilà pris dans une sorte de machine infernale qui nous
emporte, un balai magique, un vent ou un ouragan. Ce livre,
c’est l’Ethique de Deleuze et Guattari : pas seulement saisir les
intensités, mais encore pouvoir les tracer, les retracer, les mettre
en interaction les unes avec les autres. En un mot, créer un
véritable vortex : le rhizome. Il faut aller au-delà des visages,
être au cœur de l’œil-matière qui se trace, être comme à
l’intérieur de l’œil qui enregistre les mouvements du réel qu’il
trace en défaisant la représentation qu’il s’en faisait par la
pensée, en la rapportant à la perception. Philosophie, comme on
commence à le sentir, proche de la vision de Vertov66.
Le livre est hanté par le « plan », l’idée du « plan
diagrammatique » : ce qui est encore une façon de se passer de
l’idée d’une surface, mais de pouvoir vivre à l’intérieur même
de ce plan, les intrigues multiples du réel, ses lignes. Les
oscillations des CsO67 ne sont plus assez parlantes, pas assez
dynamiques : un vrai nettoyage nécessite un coup de balai ;
nous devons habiter le plan, vibrer avec et en lui.

66
Si le cinéma n’est presque pas évoqué dans ce livre, à part quelques
références, ce n’est pas un hasard. C’est que Mille Plateaux est un livre
cinématographique, tout le livre est une expérience de cinéma ! Comme ce
n’est pas un hasard non plus qu’au même moment Guattari, dans les années
80 se met à imaginer un film sur Kafka ! Si Eisenstein est évoqué au chapitre
de la « visagéité », c’est pour mieux mettre en valeur la portée du concept de
ritournelle, lié au mouvement et au désir, qui suggère clairement qu’il ne faut
pas aller « au-delà des étoiles » mais « tracer » comme l’homme à la caméra
du réel philosophique.
67
Le CsO de L’Anti-Œdipe est encore une expérience de « contemplation »
(de theoria) qui suit un rythme encore trop simple, celui d’une oscillation. Ici,
nous passons à un tourbillon, à un vortex et le regard est à l’intérieur des
choses, un œil au-dedans.

98
Il faut passer à l’intérieur au cœur du pendule, de
l’oscillation, être dans le nœud, le vertige de la matière, dans
l’œil du tourbillon qui saisit les variations, les devenirs : c’est
cela entrer dans « mille » plateaux.
Nous sommes affectés par la matière à travers la constitution
du livre en plateaux, en scènes que nous semblons vivre au plus
profond de nous-mêmes. Chaque plateau nous arrachant une
bribe de croyances nous propulse un peu plus vers la ritournelle
absolue, cosmique : le grand nettoyeur. La composition du livre
comme une partition de plateaux où on circule librement, en
réseaux suggère l’image d’un vortex.
C’est une épreuve difficile que de lire ce livre, qui cherche à
nous couper de nos « représentations » sur tous les domaines.
C’est un vrai apprentissage. Comme si nous passions par des
trous de ver, que nous étions ballottés d’un plateau à un autre,
pris par un tourbillon, enveloppés dans un jeu de spirales.
L’« Expérience diagrammatique » trouve avec ce livre la
nécessité d’habiter le réel comme de se laisser envahir par lui.
Le réel n’est plus seulement comme un œuf avec sa surface et
son intérieur, il est maintenant un plan qui se construit, un plan
cinématographique auquel nous participons tout entier, aspirés
par le vortex que nous créons en lisant.
Mille plateaux élargit ainsi notre saisie de l’Expérience
diagrammatique en nous plongeant dans des diagrammes, avec
leurs gestes, des milieux qui mobilisent aussi bien notre vue que
nos oreilles.

Agencements et diagrammes

Dans Mille Plateaux, les notions d’agencement et de


machine abstraite sont essentielles : elles permettent de penser
cette plongée diagrammatique : c’est Deleuze lui-même qui le
dit68.
La machine abstraite, qui accompagne l’agencement, est
elle-même modifiée. C’est maintenant un geste, un ensemble de
68
Voir L’Arc, entretien de Deleuze, 1980 (p.100) : « Question : Mais quelle
serait l’unité de Mille Plateaux, puisqu’il n’y a plus référence à un domaine
de base ? G.D. : Ce serait peut-être la notion d’agencement. »

99
gestes qui tissent non plus une surface (le CsO de l’expérience
n°3) mais le réel tout entier. D’où la nécessité de le penser avec
des agencements qui sont les « milieux » où ces gestes
s’effectuent.
Nous voilà avec ces deux premiers concepts dans des
« montages philosophiques », des expériences différentes de
celles qui se sont faites avant le milieu des années 70.
La machine abstraite et son agencement ne sont plus
seulement un visage dont on saisirait l’expressivité, comme un
« sourire de chat », mais une nouvelle façon de « considérer »,
« habiter » le réel : ils constituent un diagramme.
Non plus regarder un visage, en quelque sorte de l’extérieur,
qui nous touche, mais comme le regarder du dedans, sans que
cela ne nous porte vers une quelconque idée d’intériorité
psychologique.
Mille Plateaux est donc l’occasion de franchir un nouveau
pas : il ne s’agit plus seulement de travailler à défaire les
représentations (notamment de nous arracher à l’Œdipe ou de
voir comment celui-ci nous tient), mais de tracer une sorte de
libération du réel. C’est une forme d’écriture. Ecrire, c’est
autant tracer qu’égratigner. Le mot diagramme porte en lui-
même cette ambivalence de sens.
Entrer dans un diagramme, c’est une expérience qui nous
oblige à tracer le réel, à le faire vibrer (ce qui suggère un
mouvement, un Temps différent, un Affect différent), et non
plus seulement à le penser de l’extérieur ou
« contemplativement ».
Regarder, dans L’Anti-Œdipe, c’était encore voir les
organes dont nous sommes faits, les fonctions auxquelles nous
sommes fixés et qui nous grippent. Ici il s’agit de construire, de
tracer (faire des agencements) et d’égratigner (d’où l’idée qu’on
va parler de « geste de mutilation ») ; le Réel se trace.
Nous verrons essentiellement deux points pour justifier cette
dimension nouvelle du « diagramme ».

100
Premier point : « L’agencement ». Il reprend et dépasse la
fonction assumée par les « machines désirantes » dans L’Anti-
Œdipe. C’est une notion plus « complexe » que ces dernières.
Comme elles, elle met en jeu une pensée de la relation et des
compositions de rapports, en faisant « tenir des éléments
hétérogènes ». Par exemple, « un son, une couleur, un geste,
une position, etc., des natures et des artifices »69.Cette notion
apparaît au milieu des années 70, dans Dialogues et dans le
dernier chapitre du livre sur Kafka70, mais l’agencement n’y est
pas encore défini clairement. Le concept d’agencement y prend
un rôle important car il permet de se faire une idée de comment
le réel se construit. C’est un peu ce qui « constitue » le Réel,
son tracé. C’est pourquoi le livre est moins composé de
chapitres qui renvoient à un ordre formel, extérieur à la matière
qu’il brasse, que de plateaux. Un plateau désignant « une
région continue d’intensités vibrant sur elle-même, et qui se
développe en évitant toute orientation sur un point culminant ou
vers une fin extérieure ». On peut même dire qu’au-delà d’un
fonctionnement en plateau, il y a un fonctionnement par
résonance. On échappe deux fois à un découpage stratifié :
d’abord en faisant tourner le livre autour de « points
singuliers », de dates (qui sont données sans ordre
chronologique) et ensuite parce que chaque page, sinon chaque
point du plateau peut résonner avec l’ensemble du livre, comme
un Tout. Les plateaux sont comme traversés eux-mêmes par
mille renvois, interfèrent avec l’ensemble. Interactions.
Chambres d’échos.
Si le plateau a quelque chose de la séquence, parce que
composé de plans, on peut dire de chaque nouvelle lecture
qu’elle est une sorte de montage singulier qui relie comme un

69
L’Arc, 1980.
70
Dans leur livre sur Kafka, Deleuze et Guattari développent au chapitre 9,
titré « qu’est-ce qu’un agencement ? », l’idée qu’il y a deux sortes
d’agencements. Sont distingués des agencements machiniques et des
agencements collectifs d’énonciation (voir notamment p. 146). Les
agencements sont d’abord des « problèmes », des problèmes à résoudre. Ce
sont des multiplicités, des Idées. Les problèmes hantent d’autant plus Kafka
que celui-ci était « coincé » par sa vie affective et professionnelle70. Les
agencements seraient des manières de sortir des questions, des fausses
questions que l’on se pose.

101
rhizome les plans : le plan diagrammatique ou d’immanence
étant aussi la somme des circulations possibles sur et entre les
plateaux. Si chaque plateau renvoie tout de même à une date et
tourne autour d’un concept, le livre lui-même est un énorme
vortex, un grand tourbillon où les événements, dans leurs
actualisations, sont saisis (multitude de résonances créées par
nos circulations dans le livre).
L’enjeu de ce livre, plein de dates sans chronologie, est
moins de dire l’événement que de l’habiter : l’agencement étant
un peu une machine (perfectionnée) à explorer l’événement, le
Temps. Il y a donc quelques dates dans ce livre qui sont comme
des sauts dans l’Etre-événement (plan d’immanence) et qui lui
prélèvent, lui arrachent des singularités d’événements, des
intensités.

Mais comment fonctionne la machine qui nous porte à


l’Etre-événement ? Comment faire pour que nous ne soyons pas
tentés de nous représenter seulement le monde, mais plutôt
poussés à le tracer autrement, donc diagrammatiquement ?
L’agencement, c’est une manière de penser non la
circulation dans le temps et l’espace au niveau de la simple
perception, mais de penser notre circulation dans l’Etre-
événement. Chaque plateau est une séquence, ou une scène
(autre sens du mot plateau) qui joue l’événement et en extrait un
trait intensif, qui s’exprimera par un concept : le CsO, le visage,
l’affect, le devenir, l’appareil de capture, autant de concepts que
l’agencement permet d’arracher au Plan. L’ensemble des
concepts de ce livre qui sont en résonance est une manière de
montrer comment créer le monde plutôt que se le représenter.
C’est une sorte de film. Chaque plateau met en scène une
rencontre avec l’Etre-événement : les circulations tracent le
monde, le réel qui est « le virtuel », dessinent des plans inédits.
Mais comment faire un agencement ?
L’agencement est présenté au début de Mille Plateaux selon
deux « aspects » ou « deux axes » qui induisent une

102
« tétravalence » (comme quatre points cardinaux) et il est porté
par des machines abstraites qui sont ses « pilotes ».
Selon un premier axe l’agencement a donc deux faces :
l’une d’énonciation, l’autre machinique. Un agencement
comporte ainsi une part de « contenu » qui est un « agencement
machinique de corps, d’actions et de passions », et une part
d’ « expression », qui en fait « un agencement collectif
d’énonciation ». Il faut bien comprendre que ces « aspects »
sont en relation : l’une « se distribue » dans l’autre et vice
versa. Mais on doit préciser ce qu’implique une telle
association. On remarquera que cette « distribution » (qui
rappelle la nature scripturaire du diagramme) est conçue selon
un modèle linguistique et un modèle philosophique, un
couplage ou une résonance des deux modèles.

A) Le premier modèle est issu de la linguistique. Pour


Deleuze et Guattari, Hjelmslev a fait les premiers pas d’une
rupture avec Saussure (première forme de structuralisme et
noyau du second) : il est possible d’opérer une rupture radicale
avec le signe saussurien si l’on fait un bon usage des catégories
qui conditionnent la faisabilité de la fonction-signe. Il faut juste
croiser les catégories de matière, de substance et de forme pour
purger les plans d’expression et de contenu de toute possibilité
de rabattement sur un signifiant ou un signifié. Les catégories
de Hjelmslev désignent habituellement pour les sémioticiens
quelque chose de plus restreint que ce qu’en donne la
perspective de Deleuze et Guattari. Soit le tableau suivant qui
reproduit les distinctions catégorielles du linguiste de
Copenhague : à travers l’exemple de la vision

103
Forme Forme Forme Forme
d’expression de contenu d’expression De contenu

Matière Matière Matière Matière


(Continuum) (Continuum) (Pas de sens) Ondes
(lumière)

Substance Substance Substance Substance


(Codes) (Codes) (Symbolique) (Usages
sociaux)

Forme Forme Forme Forme


(Oppositions) (Oppositions) (Opposition (Couleurs)
de couleurs)

Tableau des catégories sémiotiques de Hjelmslev


(Exemple de la vision)

Dans le tableau précédent, on voit bien que la « vision » de


quelque chose passe par une série d’étapes pour un
sémiologue : il y a trois niveaux. Le niveau de la matière est
celui des plans croisés, c’est celui d’un continuum qui nous
arrache au sens ; les autres niveaux suivent la double logique du
signifiant et du signifié, de la structure, et fonctionnent selon
des oppositions, des partages.
La transformation qu’apportent Deleuze et Guattari se fait au
niveau de l’appréhension générale des catégories, cependant
elles ne traduisent pas, comme le tableau le laisse supposer, une
sorte d’équivalence entre les plans et les aspects du signe
saussurien. Deleuze et Guattari vont « neutraliser » la logique
de la signifiance, dans l’idée même de plan en les croisant. En
pensant la « jonction des plans », le signe saussurien est
désormais second et non premier dans la compréhension du
réel. Le lieu de connexion des plans, « la matière », n’est plus
un signe au sens traditionnel, c’est proprement un geste qui
s’arrache à la distribution impliquée par les autres catégories
(qui restent, en dehors de la jonction, du croisement, dans un
fonctionnement structural) : c’est même un geste de mutilation

104
qui vient défaire les partages (formes / substances).
L’agencement croise donc deux logiques, une logique
machinique (matière) et une logique structurale (formes et
substances).
On se sert habituellement du langage, des signes comme
d’un moyen de communication, ou d’expression (en un sens
bien atténué : c’est faire passer un message), donc comme
moyen informatif. Mais pour Deleuze et Guattari, l’agencement
neutralise dans sa fonction-matière tout langage, « tord » le
signe jusqu’à lui arracher ce qui lui reste de « structural ». C’est
pourquoi le signe de l’agencement est à penser dans la
dynamique d’une « tension », d’une « force ». Si au niveau
structural, la conception traditionnelle de la langue (au sens de
Saussure) pose encore l’idée d’invariance, désormais, le signe
n’est plus premier, mais second : les formes invariantes sont les
formes résiduelles d’une activité « pragmatique » du langage
qui est fondamentalement liée à la variation, voire à la
« variation indéfinie ».
Les implications de cette réflexion sur la compréhension du
langage, en sémantique, suggèrent que la théorie du signe doit
intégrer une pensée du « geste », du diagramme71 pour éviter
l’écueil de l’approche mentaliste, si chère à la philosophie
analytique !

B) Le second modèle de l’agencement est un modèle


philosophique. Le premier axe de l’agencement réfère aussi à
l’idée d’incorporel et de corps chez les Stoïciens. Ici Deleuze et
Guattari se réfèrent au livre classique de Bréhier sur la Théorie
des Incorporels dans l’ancien stoïcisme (p. 12 et p. 20 de son
livre). Ils retiennent d’abord de l’analyse de Bréhier, la
distinction entre les corps et les incorporels.
Pour le stoïcien, tout est corps : les qualités, les actions, les
passions, et tout est mélange de corps : les corps se pénètrent, se
forcent, se retirent, se renforcent, se détruisent, comme « le

71
Nous renvoyons pour une réflexion plus développée sur ces aspects du
rapport entre la sémantique et la pragmatique, voir notre article
Poststructuralist models for polysemic signs, the example of ‘love’, Poland :
Journal of Literary and Linguistic Studies 3 in the linguistics and literariness
of love, 2010.

105
couteau coupe la chair », « l’amoureux s’enfonce dans
l’aimée ». Ces mélanges de corps sont du point de vue de la
Nature ni bons ni mauvais. Il y a une sorte de grande fête des
corps. Mais il y a aussi comme une « sorte de vapeur » qui
s’élève des corps, qui ne consiste plus en qualités, en actions,
ni en passions, en causes, mais qui sont des « effets » de toutes
ces actions, et de toutes ces passions, des résultats de toutes les
causes ensemble. Ces incorporels sont comme des événements
purs à la surface des choses. Ce sont des verbes : « l’arbre
verdoie ». Il y a une distinction entre la profondeur des corps, et
la surface métaphysique. Entre les choses et les événements.

L’agencement dans Mille Plateaux selon le modèle linguistique


et philosophique : on retrouve les plans d’énonciation (ou d’expression) et
de contenu ; le corps et l’incorporel se distinguent aussi par l’entrecroisement
des cercles (qui marquent l’incorporel).

Cependant, Deleuze et Guattari considèrent qu’il y a « une


stricte complémentarité » entre les états de choses physiques et
les événements métaphysiques. Car comment un événement
pourrait-il s’effectuer sans un corps, puisqu’il est le produit des
corps ? Aussi l’événement ne pourra pas être épuisé par son
effectuation dans un corps, puisqu’il agit lui-même comme une
quasi-cause, qui parcourt et trace une surface. On touche ici
donc à une complémentarité dans les deux sens.

106
Il y a ici un agencement de corps et d’incorporel qui est
isomorphe au précédent : mais ce sont les Stoïciens qui les
premiers « théorisent » pour Deleuze et Guattari cette
indépendance du contenu et de l’expression. C’est pourquoi
Deleuze et Guattari considèrent que cette association est la
même : « génie des Stoïciens d’avoir poussé ce paradoxe au
maximum. La récompense est qu’ils furent les premiers à faire
une philosophie du langage »72.
Il y a donc comme deux plans d’agencements, un plan
machinique, de contenu et un plan d’énonciation, d’expression.

*
Mais on ne peut se contenter de cette dimension
« horizontale », il faut concevoir la dimension « verticale » de
l’agencement. L’agencement a un autre axe. Selon l’axe vertical
orienté, un agencement a : « d’une part des côtés territoriaux
ou reterritorialisés, qui le stabilisent, des pointes de
déterritorialisation qui l’emportent »73.
C’est la considération du mouvement qui travaille
l’agencement qui fait qu’il est emporté ou qu’il se
reterritorialise.
Prenons l’exemple de l’agencement féodal. Cela nous
permettra de nous faire une idée des deux axes. L’agencement
met en œuvre une tétravalence :
1) du point de vue horizontal, il y a d’une part la dimension
de plan de contenu de la féodalité, plan qui est au sens habituel
la dimension « matérielle », soit la part de « l’agencement
machinique » qui est celui d’un certain mélange de corps : « le
corps de la terre et le corps social, les corps des suzerain, du
vassal et du serf, le corps du chevalier et celui du cheval, le
nouveau rapport dans lequel ils entrent avec l’étrier, les armes,
les outils qui assurent des symbioses de corps »74. Et d’autre
part, on devra considérer l’autre aspect, le « plan d’expression »
ou « agencements collectifs d’énonciation », c’est-à-dire les
« expressions », ou « énoncés », « les discours » qui sont

72
MP, p.109
73
MP, p.112
74
MP, p.112

107
propres à la féodalité : « le régime juridique des armoiries »,
« le serment d’obédience », « le serment amoureux », etc.
2) du point de vue vertical, il faut envisager la question des
territoires à travers les mouvements de territorialisation et de
déterritorialisation, envisager ce qui vient nouer, croiser « le
chevalier et sa mouture » avec les « Croisades » ou les défaire,
les décroiser.
On a là une pensée en rupture avec la pensée marxiste. Selon
cette dernière, pour envisager la société féodale, il faut
considérer son mode de production, son idéologie, ses
institutions ; c’est le plan de contenu qui explique donc le plan
d’expression. Avec Deleuze et Guattari, nous devons considérer
un système de coordonnées, une tétravalence : c’est plus
compliqué ! C’est un système de coordonnées, on peut
l’envisager comme un système à quatre pôles qui peut
facilement s’envisager le long d’une abscisse et d’une
ordonnée. Ces coordonnées définissent une « fonctionalité »
propre et dynamique à telle société et « un degré de
ritournelle » qui permet de considérer un état, une consistance
et un potentiel de mutation spécifique. La société se définit
donc en fonction d’un certain « mélange des corps et de
signes » et aussi de sa dimension de « matière » (au sens de la
jonction des plans).
Comme l’explique Arnaud Bouaniche75, dans son
introduction à la pensée de Deleuze, il y a donc d’une part des
mélanges autorisés et d’autres qui sont interdits : c’est la place
des énoncés et leur configuration au sein de ces mélanges qui
déterminent telle consistance expressive. Mais il y a aussi dans
ce système, une sorte de potentiel de transformation qui
l’articule soit dans un sens soit dans l’autre : des lignes de
conflits, d’écarts, de marginalisation, etc. L’agencement est
donc vu comme un système ouvert de connexions et de
coupures.
Or tout le problème va être de faire un plan avec des pointes
de déterritorialisation : il faut quelque chose comme une
machine abstraite qui rende possible l’effectuation des devenirs.

75
Cf. Arnaud Bouaniche, Gilles Deleuze une introduction, Pocket / La
découverte, 1997.

108
*

Le second point : la machine abstraite. Dans l’agencement


nous trouvons les deux axes qui symbolisent la tétravalence ou
le « système de coordonnées », mais ce sont les machines
abstraites (les pilotes de la machine) qui sont les véritables
opérateurs de l’agencement : ce sont, disent Deleuze et Guattari,
les « têtes chercheuses » capables de piloter un agencement.
La notion de machine abstraite, qui vient de Chomsky, n’a
pourtant pas le sens que lui donne le linguiste : elle ne renvoie
pas à des éléments constants et universels de la langue. La
langue doit pouvoir « exprimer » et non pas seulement décrire.
L’idée de Deleuze et de Guattari, c’est donc de fonder la langue
sur des éléments variables et singuliers. Pour cela, la machine
abstraite doit elle-même pouvoir être machinique et expressive
puisqu’elle est une sorte de point d’articulation entre les plans.
Pour bien les penser, il faut se reporter à deux autres sources :
une source « linguistique » et une source « philosophique ».
Encore un couplage, ou plutôt une résonance. Les machines
abstraites sont un peu comme le cœur de l’agencement : son
noyau.

La notion de machine abstraite apparaît au plateau n°4 en


rapport avec un livre de Michel Foucault, Surveiller et punir 76
et au plateau n°6 en rapport avec la pensée du signe de Peirce.77
Ces deux sens illustrent clairement une capacité, une
potentialité78de la langue, mais aussi de toute chose à exprimer
plus que ce que l’institution suggère.
Deleuze et Guattari s’appuient sur Peirce plutôt qu’ils ne le
suivent. Peirce théorise les signes : parmi les signes qui
renvoient à un objet (référent), il distingue les indices, icônes et
symboles. Peirce tend à faire du « diagramme » un cas spécial

76
MP, p.86, repris p. 175
77
MP, p.177-178.
78
MP, p.125 : « la langue comporte des possibilités inexploitées, et la
machine abstraite doit comprendre ces possibilités ou potentialités.»

109
de l’icône (icône de relation)79. Deleuze et Guattari refusent
donc de penser le diagramme comme une sous catégorie de
l’icône80 : ils expriment leur désaccord avec Peirce dans la
mesure où cette subordination du diagramme à l’icône est
surtout celle faite implicitement à la distinction, plus commune
entre le signifiant et le signifié.
Mais comme l’a montré un linguiste, structuraliste,
Jakobson81, que suivent ici sans contestation Deleuze et
Guattari, le diagramme a un statut qui le rend irréductible à
l’icône et au symbole : car il peut être pensé comme
indépendant de l'icône. Le diagramme peut s’élargir et intégrer
la dimension symbolique. Mais l’articulation du diagramme à
l’icône nuit au diagramme et à l’icône. C’est pourquoi ils
cherchent à substituer à cette subordination au signifié-
signifiant, le rapport territorialité-déterritorialité.
« Les diagrammes doivent être distingués des indices, qui
sont des signes territoriaux, mais aussi des icônes, qui sont de
reterritorialisation, et des symboles, qui sont de
déterritorialisation relative ou négative »82.
La machine abstraite sera donc comme une sorte de
« diagramme de l’agencement »83, dans la mesure où on peut
grâce à elle penser une partie de l’agencement comme ce qui est
indiscernable, comme ce qui s’affranchit de la forme et
substance expressive (signifiant).
De même, Deleuze et Guattari ont une autre approche de la
notion de diagramme dans Mille plateaux, qui marque
l’affranchissement de toute forme et substance machinique :
c’est la raison pour laquelle ils se réfèrent à Foucault. Ce
dernier avait pour sa part montré en 1975 que l’architecture de

79
Pour Peirce, indice, icône et symbole rentrent dans la catégorie des signes
(qui ont rapport à un objet) : l’indice est un signe qui renvoie à l’objet du fait
qu’il est réellement affecté par lui ; l’icône renvoie à l’objet en vertu de sa
ressemblance ; et le symbole renvoie à l’objet en vertu d’une loi d’association,
d’interprétation. Mais un signe est toujours un peu des trois composantes.
80
Peirce, Ecrits sur le signe, p. 177, dans la note 38.
81
A la recherche de l’essence du langage, in Problèmes du langage,
Gallimard, collection Diogène, cité in MP, p. 177, note 38.
82
MP, p.177
83
MP, p.126

110
la prison - dessinée par Jeremy Bentham en 1791 pour
permettre au surveillant de prison de tout voir sans être vu et
aux détenus d’être vus sans rien voir (notons ici qu’il avait
d’abord pensé à un modèle acoustique qu’il a fini par
abandonner au profit du panopticon) - ne répond pas aux
normes classiques d’une institution, car elle s’articule à un
« diagramme » ou « machine abstraite », une « technologie de
pouvoir » qui s’oppose à la machine de pouvoir de la
souveraineté qui fonctionnait sur le mode du supplice et de
l’arbitraire, et qui ne relève pas d’une idéologie (signifiant). Il
prolongera cette lecture durant les années 80. Ainsi Deleuze et
Guattari utilisent ici cette notion de « machine abstraite » de
Foucault pour penser l’intrication des corps avec les signes
expressifs. Dès lors, c’est bien au niveau de l’intrication des
faces de l’agencement, de la mise en distribution des plans de
contenu et d’expression que la machine abstraite va prendre tout
son sens.
Or cette idée de « distribution », c’est encore ce que la
notion de diagramme dans son sens étymologique affirme le
mieux (comme le suggère le « Bailly »).
Cette idée de distribution, d’indiscernabilité, d’hétérogénéité
des plans, qui apparaît ici, Deleuze et Guattari ne peuvent
l’obtenir que si le diagramme met l’agencement, c’est-à-dire les
deux plans d’expression et de contenu, dans un rapport de
fonctionnalité.
« La machine abstraite est toujours singulière, désignée, par
un nom propre, de groupe ou d’individu, tandis que
l’agencement d’énonciation est toujours collectif, dans
l’individu comme dans le groupe ».
Le diagramme est ce qui porte l’agencement, ou une série
d’agencement (dans laquelle il prend un « rôle ») vers une
déterritorialisation. Il a donc une fonction qui est une sorte de
« mise en pointe », « en flèche » d’un agencement. La machine
abstraite est un geste de mutilation de l’agencement qu’il
exerce contre lui-même.
L’agencement avec la machine abstraite va donc pouvoir
suivre un certain régime des signes et des corps pour que les
signes ne renvoient plus à des corps, mais à de l’incorporel. La
machine abstraite est tout le contraire d’une abstraction, d’un

111
passage à l’Idée. L’expression « machine abstraite » semblait
donc mal choisie au départ, pourtant le mot « machine »
rappelle l’idée de connexion chez Leibniz et le mot « abstrait »
ne suggère que faussement l’idéalité. Deleuze et Guattari ont le
goût du paradoxe : ils ne veulent pas opérer une sorte de retrait
de l’idée hors de la matière. Il ne s’agit pas d’aller vers l’Idée,
ou des universaux. C’est même, on l’aura compris, tout le
contraire. Répétons-le si le structuralisme scinde l’expression-
contenu selon deux lignes qui vont pouvoir interférer mais qui
sont parallèles, et qui au fond se subordonnent, Deleuze et
Guattari postulent, quant à eux, l’idée d’un agencement qui
procède par « contamination » réciproque, dynamique de
« forces », attraction d’« éléments » mis en rapport. C’est
quelque chose qui est moins une transformation qu’une
création. Lévi-Strauss n’a eu de cesse d’employer l’idée de
transformation dans le mythe, mais c’était toujours pour en
revenir au même, à l’expression de l’identité ; ici on cherche la
différence. Deleuze et Guattari fournissent donc les
coordonnées nécessaires à la mise en place
d’un diagrammatisme, un « constructivisme ».
« Le diagramme ou machine abstraite a des lignes qui sont
premières, et qui ne sont pas, dans un agencement, des
phénomènes de résistance ou de riposte mais des pointes de
création et de déterritorialisation 84 ».

*
Finalité de l’agencement. Les diagrammes doivent ouvrir
l’espace social, l’espace naturel, penser autrement le politique.
Il ne faut plus penser le politique en termes de contrat social, de
morale ou de politique (Lois), mais en termes de connexions (on
rejoint donc un espace riemannien). Il s’agit pour Deleuze et
Guattari, par ces flèches des agencements (qui tirent
l’agencement vers une ontologie), de lutter contre toute forme
d’axiomatique (qui tire vers le bas, le mondain, l’ontique).
Une axiomatique, c’est une notion qui se définit
habituellement dans le cadre d’un système d’axiomes et qui
peut par exemple reposer sur des « propositions

84
MP, p. 175-176, note 36.

112
indécidables »85. Deleuze et Guattari étendent ce mot au champ
politique : il parle d’ « axiomatique mondiale » à propos du
capitalisme86. Deleuze et Guattari ont lu Paul Veyne87 qui use
de ce terme pour qualifier le « droit moderne » du type code
civil. Le droit fonctionne à la manière d’une axiomatique et non
plus comme un code88. On a en effet : la prédominance d’une
forme énonciatrice sur l’impérative et la tonalité du registre
affectif ; la prétention du Code civil à être un système
(Napoléon) ; la relative indépendance des propositions.
Deleuze et Guattari voient dans le capitalisme, par les
formes par lesquelles ils opèrent, une axiomatique immanente à
l’Etat : une « axiomatique des flux décodés ». Le capitalisme
pose problème aux Etats89, car il semble relever d’une
axiomatique qui « ferme » le système.
Il ne suffit plus, comme on l’a vu pour le premier tome de
Capitalisme et schizophrénie, de contester les approches de la
psychanalyse, qui est une machine déjà connectée au
capitalisme (dans la mesure où elle ne le remet pas en cause,
mais lui sert de levier et de levain à sa façon) : par elle, le
capitalisme était vu comme une machine « décodante », une
machine qui au fond détourne toutes les représentations
« codées » pour en montrer les latences. On a vu ainsi que
l'investissement du désir conçu par la psychanalyse reconduit
un certain régime de représentations qui servent le système
capitaliste.
Deleuze et Guattari recherchent maintenant les vraies
propositions indécidables, les problèmes : c’est eux qui
déterminent les conditions de problèmes qui font avancer les
choses et qui ne reconduisent pas à perpétuer un système. Si le
diagrammatisme est pensé en effet comme un constructivisme,
c’est parce qu’il est la mise en œuvre de propositions
indécidables, qui sont « le germe et le lieu des décisions

85
Blanché (R.), L’Axiomatique, PUF, 1955.
86
MP, à la page 565, par exemple, où le capitalisme est dit se former « avec
une axiomatique générale des flux décodés ».
87
Veyne (P.), Le pain et le cirque, Seuil, 1995.
88
MP, note 43, p. 566
89
MP, p.569, notamment la note 48 (pour l’évocation de Blanché), et pour la
justification de la confrontation de l’axiomatique et de la politique.

113
révolutionnaires ». Le système est poussé « loin de
l’équilibre », car c’est par les « problèmes » qu’il y a de
l’événement.
Tracer un plan de consistance, diagrammatiser, c’est donner
à la surface de traçabilité des machines abstraites la possibilité
d’écrire sur toute la surface du plan, c’est-à-dire le créer : il faut
être capable de lancer une machine de guerre qui « s’oppose à
l’automation des axiomes capitalistes autant qu’à la
programmation bureaucratique ». Pas d’événement sans de
l’Indécidable. On ne peut prévoir l’événement. Il ne faut donc
pas être dans le calcul, une logique de la gestion. Est justement
définie au dernier plateau de Mille plateaux, l’idée de
diagrammatisme, dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler
la pensée de l’indécidable. La pensée de l’indécidable, c’est
celle de l’événement lui-même. Si une révolution (une sortie
hors du capitalisme) est envisageable, c’est à condition de la
formation de luttes révolutionnaires.
Deleuze et Guattari en appellent à l’idée que seule la
création peut construire des « machines de guerre ». Ce
concept, défini au plateau 12, l’un des plus gros du livre, est
envisagé en relation d’opposition avec l’appareil d’Etat. C’est
ce concept de machine de guerre (encore une machine !) qui a
pour fonction de penser le nouveau, la création, au sens
bergsonien : « toute création passe par une machine de
guerre ». Quel qu’en soit le domaine, la création (dans la
technique, l’art, la pensée, la société) est liée à une machine de
guerre propre qui la suscite. La guerre n’est pas ici celle d’un
Etat qui serait le prélude à un changement, ce n’est pas ainsi
qu’il faut lire le concept. On peut supposer que c’est la valeur
de la fonctionnalité qui va définir le diagrammatisme d’un plan,
et s’agissant du constructivisme de l’espèce de lutte
révolutionnaire qu’il va susciter, la guerre devra être envisagée
plutôt comme le danger encouru par une ligne de fuite, sur le
point de se retourner, ce qui suppose une sorte d’intelligence de
la ruse. La guerre, ici, c’est une sorte de guerilla.
Le constructivisme de la machine de guerre doit être vu
comme une manière de sortir de ces formations sociales déjà
intégrées à cette axiomatique politique. Le problème vient de ce
que l’appareil d’Etat peut la récupérer, et la faire fonctionner à

114
son profit, selon ses plans, son ordre axiomatique. En ce sens, la
penser comme coexistante à l’Appareil d’Etat, c’est la penser
comme extérieure à lui, et non pas indépendante (car elle serait
encore en rapport) de sorte qu’elle « apparaît d’une autre
espèce, d’une autre nature, d’une autre origine » que lui. C’est
en ce sens qu’il faut comprendre l’idée de nomadisme qui n’est
justement pas à lier au capitalisme (on parle aujourd’hui de
fluidité). D’où le titre de nomadologie donné à ce plateau.
Il s’agit donc pour Deleuze et Guattari de montrer comment
on peut construire des lignes qui ne fassent pas le jeu d’une
politique axiomatique, comme le capitalisme. Il y a des vitesses
différentes, relatives ou absolues, dans un agencement social,
conditionnés précisément par les composantes de passage et ses
liens avec les autres composantes. A tel point que parfois elles
travaillent à un certain freinage des machines abstraites, à
d’autres niveaux, au contraire, les variables sont négociées et
serviront de « matière fluente » à la variation. Les deux sont
indissociables, mais la machine abstraite peut être dite
diagrammatique lorsqu’elle a une dimension « singulière »
(pointe de déterritorialisation) au sein de l’agencement qui
renvoie à une multiplicité.
Un diagramme aura lieu, ne fonctionnera qu’avec une flèche
de déterritorialisation, ou un vecteur de déterritorialisation qui
nous fera sortir des « formes » : on entrevoit alors un autre type
d’énonciation que celui de la signifiance (qui tire tout du côté
de l’expression) ; on n’est plus dans un morcellement des
choses et des signes (on ne parle plus à proprement parler « des
choses », ou à propos des choses). C’est plutôt une « même
particule, qui fonctionnera comme corps qui agit et subit, ou
bien comme signe qui fait acte »90.
L’agencement peut donc aller à plusieurs vitesses et nous
emporter comme un passage à la vitesse de la lumière, ou au
contraire nous arrêter, nous faire redescendre dans une
segmentarité de l’avant et de l’après (« territoires » du
mondain). Une énonciation à grande vitesse, c’est une
énonciation qui a un devenir révolutionnaire où d’un coup un
type de discours va faire mouche et accélérer un processus

90
MP, p. 110

115
« machinique » (comme la révolution de 1917). C’est pourquoi
quand l’agencement d’énonciation tend vers le singulier, c’est
un nom propre, quelque chose qui n’est assignable à aucun
groupe ou même aucun individu : ce qui fait que dans le groupe
(Bolchevik) l'individu (Lénine), devient impersonnel91,
événement. C’est pourquoi l’agencement est toujours collectif
dans l’individu comme dans le groupe92.
Il faut penser l’événement, c’est-à-dire un devenir
révolutionnaire capable de nous donner une « image de
pensée », quelque chose qui est en dehors de toute
représentabilité. « Il n’y a pas de lutte qui ne se fasse à travers
toutes ces propositions indécidables, et qui ne construise des
connexions révolutionnaires contre les conjugaisons de
l’axiomatique »93. Le concept de diagramme (machine abstraite)
lui-même est donc à comprendre comme la mutation de
l’agencement vers l’événement, sa prise sur des indécidables.
Reste que les machines abstraites découpent l’agencement
en passant par des mouvements de ritournelles, des forces du
dehors qui nous affectent. C’est le dernier point. Il faut que les
machines abstraites soient enveloppées par les ritournelles
(Affects).

Ritournelles

A une question qu’on leur posait dans un entretien sur les


concepts qu’ils pensaient avoir créés, avec leur livre Mille
plateaux, Deleuze et Guattari répondirent : « la ritournelle, par
exemple. Nous avons formé un concept de ritournelle en
philosophie »94.Le titre d’ailleurs donné à l’entretien
renchérissait sur cette idée, puisqu’il s’intitule : « nous avons
inventé la ritournelle »95.

91
MP, p. 178 : Les machines abstraites ont des « noms propres (et aussi des
dates) qui ne désignent certes plus des personnes ou des sujets, mais des
matières et des fonctions ».
92
MP, p.127
93
MP, p.591
94
DRF, p. 356
95
DRP, p. 353

116
Troisième point : la ritournelle. La ritournelle, au sens
ordinaire, c’est plutôt un mot employé familièrement (de
l’italien : ritornello) et qui désigne un propos que quelqu’un
répète continuellement, ou de manière plus spécifique, « une
courte phrase musicale qui précède et termine un air ou en
sépare les strophes »96. Dans Dialogues, un entretien de 1977,
Deleuze donnait l’origine de ce concept : « Le désir, dit Félix :
une ritournelle »97.
Dans la préface américaine de Mille plateaux, après avoir
décrit les formations possibles au sein de l’agencement,
Deleuze ouvre un second paragraphe, en disant : « Les trois
facteurs, on peut les voir ici jouer librement, c’est-à-dire
esthétiquement, dans la ritournelle. Les petites chansons
territoriales, ou le chant d’oiseaux ; le grand chant de la terre,
quand la terre hurla ; la puissante harmonie des sphères ou la
voix du cosmos »98.
Tout agencement a en définitive une dimension musicale ou
est porté par la musique : comme des séquences d’images, les
agencements machiniques dans leur mouvement doivent
pouvoir nous emporter avec la musique. Si les machines
abstraites de l’agencement sont ce qui trace les parties du plan
par connexions, la ritournelle, c’est ce qui emporte les noyaux,
c’est ce qui les « enveloppe ». L’agencement est porté par des
mouvements du Dehors, qui sont plutôt musicaux. Il se donne
sous la forme d’un « jeu respectif des territorialités,
reterritorialisations et mouvements de déterritorialisation »99 .
L’idée se fait jour que la ritournelle et la visagéïté sont des
points de passages des agencements, elles sont comme des
« points de pivotement », le lieu d’une ambivalence de
l’agencement. La ritournelle est précisément un certain affect
et un certain mouvement qui accompagne la machine abstraite.
La ritournelle est très localisée dans Mille Plateaux, mais elle
est si complexe qu’il faut à Deleuze et Guattari tout un plateau
pour la développer : c'est le plateau n°11. Mais déjà au plateau

96
Voir Larousse
97
DIA, p. 118-119
98
DRF, p. 290
99
DIA, p. 119

117
précédent, le n°10, ils l’abordent en relation à un concept clef :
le devenir. Dans le plateau n°11, le plateau-ritournelle, le
concept de ritournelle est développé dans tous ses sens, et il est
clair que c’est à cet endroit que l’on va mesurer la bivalence de
la ritournelle, ou son pivotement (la petite et la grande).

Mille Plateaux nomme les visagéités et les ritournelles des


composantes d’agencement. Une machine abstraite passe
nécessairement par une composante d’agencement, mais
certaines ritournelles sont capables d’emporter de manière
absolue : comme la musique, qui est vue comme « un peu de
Temps à l’état pur », « un grain d’Intensité absolu »100. Les
ritournelles sont les souffles, un « dehors » pour les
agencements.
Les diagrammes d’agencement découpent l’agencement par
leur accélération, mais ils trouvent la force nécessaire à la
découpe de la dimension stratifiée de l’agencement par les
composantes de passage, par le fait d’être liés à une ou
plusieurs ritournelles (composantes « de passage »).

Voyons chacune des occurrences.

1°) Le plateau n°10 porte sur la notion de devenir, qui a été


très développée par Deleuze, en 1969, à travers La logique du
sens et Nietzsche et la philosophie, et est ici ré-exploitée dans
Mille plateaux contre le structuralisme101.
Il ne faut pas confondre devenir et histoire : le devenir ne
suppose pas une évolution, mais un type de relations
qu’entretient une multiplicité, un agencement102. Dans un
devenir-animal, par exemple, « on a toujours affaire à une
meute, à une bande, à une population, à un peuplement, bref à
multiplicité »103.
100
MP, p.121
101
MP, p.290 et 291 : « or c’est évident que le structuralisme ne rend pas
compte de ces devenirs ».
102
MP, p.291 : « un devenir n’est pas une correspondance de rapports. Mais
ce n’est pas non plus une ressemblance une imitation, et à la limite, une
identification (…) devenir n’est pas progresser ou régresser suivant une
série ».
103
MP, p.292 : voir le plateau : devenir.

118
Le titre du plateau donne une date qui évoque104 les
vampires et deux illustrations dont une montre la figure du
loup-garou : ce sont là précisément des figures animales, des
figures mythiques, ou mythologiques mais que Deleuze et
Guattari veulent dégager de toute idée de mythe peut-être pour
éviter la trop forte connotation structurale du mot.
Que deviennent alors ces vampires, ces loups garous ? Des
devenirs, des devenirs d’hommes. Le devenir n’engendrerait
donc rien sauf lui-même (il est du côté de l’alliance, pas de la
filiation105). Devenir, c’est faire rhizome106. C’est donc dans ce
cadre, dans ce plateau-devenir que la notion de ritournelle est
déployée la première fois. Pourquoi avoir attendu aussi
longtemps pour en parler ? Précisément parce que la ritournelle
concerne avant tout un certain devenir de la musique. Deleuze
et Guattari vont distinguer ce devenir de la musique de celui de
peinture qui est plutôt lié au problème de la visagéité.
La ritournelle est liée à la musique, c’est d’ailleurs son sens
originel comme on l’a dit plus haut, alors en quoi cela peut-il
constituer un concept décisif107 du livre ? Prenons l’exemple
déjà utilisé plus haut pour nous en expliquer : quand un enfant
s’arrache à sa peur du noir, bat des mains, chante, c’est comme
si la musique l’arrachait à la territorialité. La ritournelle est dès
lors « le contenu de la musique » même si le motif, c’est
l’angoisse ou la peur. La ritournelle n’est donc pas « l’origine »
de la musique, il la considère dans son rapport à un territoire.
La ritournelle est donc liée à la territorialité, notion que l’on a
déjà rencontrée avec l’idée d’agencement. Mais, on se souvient
que l’agencement est pris dans des mouvements de
déterritorialisation ou de re-territorialisation : c’est le cas
lorsque le capitalisme « décode » tel objet en l’arrachant à la
nature et finit par le recoder dans une logique de la
marchandise, de la valeur. « La ritournelle serait plutôt un
moyen d’empêcher, de conjurer la musique ou de s’en passer ».

104
MP, p.290
105
MP, p.291
106
Sur cette idée de rhizome, l’introduction est le meilleur développement
dans Mille Plateaux. Elle a d’ailleurs été publiée séparément du reste du livre.
107
Tout le passage se trouve noué à un « point » : devenir-musique.

119
Ainsi « la musique existe parce que la ritournelle existe
aussi, parce que la musique prend, s’empare de la ritournelle
comme contenu dans une forme d’expression, parce qu’elle fait
bloc avec elle pour l’emporter ailleurs »108
On peut donc tirer comme enseignement que la musique est
ce qui nous constitue et nous arrache à une certaine
territorialité et on peut penser que la dimension verticale de
l’agencement s’attache particulièrement à ces dimensions qui
« constituent » la territorialité et sur lesquels elle opère les
fonctions de déterritorialisation des formes et des contenus, ce
qui précisément effectue l’acte d’arrachement, d’extraction
d’une « matière » d’un certain régime à un autre. Le nom de
cette opération, cette fonction qui arrache à la territorialité, la
matière, c’est celui de la fonction ritournelle. La matière n’est
pas « un donné », comme le pense la phénoménologie ; elle est
le fruit d’un arrachement des encodages naturels.
Sans le jeu de la ritournelle, les flèches diagrammatiques ne
pourraient pas être lancées, la fonction ne pourrait pas opérer :
car la ritournelle en est la condition d’effectuation, et comme le
produit, la réalisation d’un « agencement énonciatif-
machinique » passe par une certaine cristallisation de lignes de
fuite et des lignes qui se ferment. La ritournelle sera donc
conçue comme un certain facteur pour une mise en fonction de
« traits » machiniques et énonciatifs dans une certaine
processualité. Sans ritournelle, pas de traits d’expression qui
vont dans le sens de l’impersonnel, de l’indiscernable. La
ritournelle est la face affective de la découpe du diagramme.
Pour le justifier davantage, il suffit de considérer encore le
plateau n°10 où la ritournelle est pensée également dans le
cadre d’une distinction entre deux arts : la musique et peinture.
Pour Deleuze et Guattari, il s’agit de savoir si la peinture a le
même devenir que la musique. D’emblée, Deleuze et Guattari
distinguent la musique de la peinture. « La peinture s’inscrit
dans un « problème » qui est celui du visage-paysage. La
musique, dans un tout autre problème, qui est celui de la
ritournelle »109.

108
MP, p.368
109
MP, p. 369

120
Si on parcourt en détails, le plateau de l’année-zéro, de la
visagéité, on mesure que la visagéité est moins « forte » que la
musique. Moins forte, c’est-à-dire liée à un agencement qui
assujettit le désir (c’est l’univers de ce que Deleuze et Guattari
appellent des trous noirs de la subjectivité, pensée sur le
modèle du « devenir christique »110) ; c’est quelque chose qui
porte vers une reterritorialisation, une stratification qui donc
soumet le désir à des barrières, des limites.
Ce problème du visage avait déjà été abordé au plateau n°7
du livre et défini en rapport avec la peinture distinguée selon
trois états : a) il y a des sémiotiques de corporéité (exemple du
brin d’herbe) ; b) une organisation du visage avec pour corrélat
le paysage ; c) il y a une déterritorialisation des visages et de
paysages : « au profit de têtes chercheuses, avec des lignes qui
ne cernent plus aucune forme, qui ne cherchent plus aucun
contour, des couleurs qui ne distribue plus de paysage »
(paysage selon Mondrian) 111.
De là, Deleuze et Guattari concluent qu’il y a trois niveaux
historiques de la peinture, trois « phylums » machiniques pour
parler dans leur jargon : la peinture de l’abstraction, des
postures de corporéité (silhouette) et l’idée d’un visage-paysage
(figure du Christ qui dépasse tout message, code qu’on veut lui
coller). On a donc en considérant tous les occurrences de la
visagéité quelque chose de lier à un paysage, ou en tous cas à
un certain geste.
Pour Deleuze et Guattari, la peinture concerne bien la
question des devenirs-animaux (silhouettes animales aux
« figures » abstraites). La gestualité du peintre fait que l’on va
vers une plus grande abstraction ou non, elle cherche à
défaire les visages dans la peinture.
Qu’est-ce qui distingue le geste du peintre du geste de la
ritournelle ? C’est un autre type de geste.
La musique, elle, se donne dans une sorte d’arrachement
existentiel et comme enveloppement d’intensités (une voix). La
musique se situe dans un tout autre type de devenir que la
peinture : elle excède la simple gestualité de l’artiste. Les

110
MP, p.230 et sqq.
111
MP, p. 370

121
chantonnements, les petits airs sont comme des souffles
existentiels : quelque chose s’élance et se développe. La
musique s’empare d’un morceau d’existence, d’un morceau de
musique, d’une répétition de notes, d’une certaine voix
arrachée à la nuit noire, elle est donc bien un geste
d’arrachement : elle suppose quelque chose qui s’arrache à un
certain agencement territorial, fait à partir de fragments de
milieux, et qui vaut comme « synthèse » (au sens de « tenir
ensemble ») de milieux.
Mais cet arrachement s’ancre, d’autre part, dans une sorte
de mutation de l’agencement, un « diagrammatisme », qui noue
une part d’agencement machinique et une part d’agencement
collectif d’énonciation : d’un côté la matérialité d’une voix,
d’un organe qui devient instrument ; de l’autre une mélodie,
forme expressive.
En fait si dans les deux arts que sont la musique et la
peinture, il y a des vecteurs de déterritorialisation, c’est la
musique qui déterritorialise la voix, et la peinture le visage.
Mais il y a une asymétrie, dans la mesure où l’art musical n’est
pas et ne peut « figurer » quoi que ce soit. La musique est « une
force déterritorialisante beaucoup plus grande »112 que la
peinture : « on dirait donc que la peinture et la musique ne
correspondent pas aux mêmes seuils du point de vue d’une
machine abstraite mutante, ou que la machine picturale et la
machine musicale n’ont pas le même indice ».
Il est clair donc que la différence est de degré, et
relativement à la déterritorialisation, la musique l’est beaucoup
plus.
Ainsi le diagrammatisme vu comme fonctionnalité de
l’agencement, du fait de son rapport à des composantes de
passage de types différents, est donc variable. Il dessine un plan
de référence ou un plan d’immanence. Les composantes sont
soit relatives soit absolues. Donc la déterritorialisation est
variable.
Si avec la musique, on s’arrache, c’est un arrachement qui se
fait selon une construction machinique qui ne l’abolit pas, mais

112
MP, p.371

122
lui donne toute sa vigueur. La ritournelle va conduire à une
fonctionnalité plus grande.
L’atmosphère d’angoisse pousse à chanter, et la ritournelle,
n’étant de personne mais reconnaissable parmi d’autres,
pourrait recevoir un nom propre : c’est comme la voix de
Joséphine dans un texte de Kafka113, reconnue par tous
collectivement, elle n’est pourtant qu’un sifflement, non
différenciable des sifflements de son peuple, mais qui arrache
les cris du cœur et porte à la singularisation. En ce sens, la
ritournelle, c’est ce qui donne une valeur existentielle à la
singularisation, c’est l’affect qui accompagne la machine
abstraite, le diagramme.
Mais la ritournelle n’est donc pas déterritoralisation sans
reterritorialisation114. Sans cet arrachement, rien ne pourrait
« décoller ». Rien ne pourrait avoir lieu. Et il n’y aurait rien à
entendre. Mais il faut que ça redescende, que l’on entende
l’affect dans le mondain.
En résumé, la ritournelle est donc la marque d’un certain
arrachement à un agencement et de sa faisabilité comme
fonction diagrammatique (libération de la territorialité
notamment par l’affect)115. Mais aussi la marque d’une
« connexion » avec un autre agencement machinique avec
lequel il y a un certain jeu : facteur d’un arrachement et matière
d’une fonction diagrammatique qui permet le devenir, la
ritournelle permet le développement en acte de cette
existentialisation qui vaut comme une singularisation.
Ainsi le visage et la ritournelle n’ont pas le même degré de
déterritorialisation et de reterritorialisation. Ils sont des affects
différents. L’expressivité de la musique est la plus grande, mais
a besoin de se reterritorialiser aussi.

2°) Mais la notion de ritournelle prend un second sens et


même un troisième sens au plateau n°11, et c’est là que Deleuze

113
Kafka, Joséphine et le peuple des souris, in Un Jeûneur et autres
nouvelles, G.F., 1993.
114
MP, p. 372
115
On voit ici que l’Expérience diagrammatique articule à la fois une
dimension d’arrachement (ritournelle) et une dimension de mutilation
(diagramme).

123
et Guattari donnent à ce concept une détermination plus
differentielle encore, capable d’être ce « mouvement » de
déterritorialisation lui-même, faisant en quelque sorte
« coïncider » diagrammatisation et ritournellisation.
D’emblée, le plateau n°11 rappelle les trois aspects116 de la
ritournelle, que nous avons mentionnés et qui donne son nom au
plateau. Il y a donc de la part de Deleuze et Guattari l’intention
d’en détailler tous les aspects, d’où le développement complet
de l’enfant dans le noir : d’abord la peur dans le noir, ensuite sa
tentative de trouver un point fixe, enfin ce point fixe lui permet
d’échapper au trou noir. D’où une définition de la ritournelle
qui coïncide seulement en partie avec celle donnée au plateau
précédent, qui en faisait un simple agencement territorial117.
L’extension des sens donne très vite un certain son de cloche :
la ritournelle est dite en rapport aussi avec « la Terre »118.
Par la Terre, il faut entendre le niveau diagrammatique, ou le
« plan d’immanence », ou encore le « plan des corps sans
organes ».
La ritournelle tend à être une composante décisive de
l’agencement, car elle permet de faire muter l’agencement en
diagrammatisme. Nous pouvons donc comprendre ici le geste
de la ritournelle comme ce point temporel qui noue l’homme à
l’Etre-Evénement. La ritournelle ne se donne plus comme
simple territoire, mais comme Temps, comme pure
événementialité. Elle est en fait un arrachement à toute terre
dont elle ne garde que l’écho.
La ritournelle donne à entendre le souffle de l’événement.
Ce serait son point de résonance infinie.
Pour le dire de façon plus simple : au lieu de connoter
phénoménologiquement une dimension « existentielle » d’un
enfant qui a peur dans le noir, la ritournelle, liée à un certain
devenir (pré-individualités), permet d’attraper la puissance
musicale et de sortir du territoire pour rejoindre les forces de la
nature entière. La ritournelle en tant que part maintenant

116
MP, p.382-383
117
MP, p.383
118
MP, p.384 : « elle emporte de la terre avec soi, elle a pour concomitant
une terre, même spirituelle, elle est en rapport essentiel avec un Natal, un
Natif ».

124
temporelle du geste enflamme le plan de consistance en le
produisant. L’enfant devient maître du monde, plus aucune
barrière ne vient l’écraser : le Temps, comme effet de la
ritournelle, vient lui ouvrir le monde absolument.
C’est donc dans sa dimension cosmique que la ritournelle
prend toute son ampleur. La ritournelle semble d’autant plus
elle-même, qu’elle se « confond » avec le plan de consistance
lui-même, lui servant de composante de passage. Ainsi ce que
nous avons appelé l’agencement en mutation, l’agencement en
tant que carte ne se trace que grâce à ces machines désirantes,
ces gestes qui ont besoin des mouvements décapants des
ritournelles, autres gestes du Dehors. Les machines abstraites
sont ce qui pilote en fait les mouvements de découpe de
l’agencement ; et le diagramme est une « fonctionnalité » qui
élabore un constructivisme capable de faire un plan de
consistance, mais il faut les ritournelles pour que le plan se
mette à vibrer et nous emporter. Vortex.

125
5èmeexpérience

Deleuze : Peindre le cri

Le cri du pape

En 1650, Vélasquez, plus connu pour son tableau Les


Ménines que pour son œuvre depuis que Michel Foucault s’en
est servi comme illustration pour présenter le fonctionnement
des savoirs de l’âge classique (représentation), a pourtant réalisé
un portrait de pape qui mérite toute notre attention : c’est le
portait d’Innocent X. La puissance de ce tableau est telle que
certains comme Hyppolite Taine y ont vu le chef d’œuvre parmi
tous les portraits. C’est un tableau qui offre un contraste
stupéfiant entre le visage du pape et ses mains qui semblent
transmettre une sensibilité spirituelle et charnelle à la fois, mais
aussi entre l’opulence du fauteuil et de la cape rouge, et la robe
blanche.
Vélasquez souligne ainsi la contradiction entre l’apparence
sinon l’incarnation divine du pape, le pouvoir qu’il incarne, et
la dimension terrestre, qui est celle d’une activité fiévreuse
(comme le souligne la présence de la lettre). C’est sans doute ce
contraste, entre la chair et le spirituel, ce déchirement qui a tant
fasciné un autre grand peintre, Francis Bacon, au XXe siècle.
On sait que ce tableau a alimenté l’imaginaire de Bacon
durant des années, puisqu’il en fait au moins deux versions :
l’une en 1953, et l’autre plus de dix ans après. Sans compter,
que Bacon avait réalisé des Têtes de pape (dès 1951). Ce qui est
frappant entre les deux versions, c’est l’idée d’une déformation,
qui passe par le geste de l’artiste. La contradiction entre les
deux dimensions du pape passe encore dans le tableau, mais le
peintre y joue sa part. Ce n’est plus un portrait extérieur, qui
vise à restituer la réalité : le pape dans une pose de son choix ;
c’est un acte de participation : le peintre et son tableau sont
dans un rapport intrinsèque. Le peintre est donc présent d’une
certaine façon, mais sans y être représenté (comme dans Les
Ménines). La sensibilité de Bacon le conduit plus loin que tous

127
les peintres classiques avant lui. Il s’agit de sortir de la
figuration, car la peinture ne peut faire mieux que la
photographie. Il faut partir de la reproduction - portrait du
portrait - donc se défaire de ce qui semble la réalité du portrait
pour en faire une image, une image qui doit justement trouver
une dynamique propre, une dynamique qui ne la fait pas se
confondre avec la photographie, ou tout art autre mimétique.
Pour Bacon, Rembrandt avait ouvert la voie du portrait et de
l’autoportrait en lançant l’idée qu’ils sont comme les « marques
irrationnelles qui enregistrent les faits ». Mais pour y arriver,
pour faire que le portrait touche l’esprit, il faut que les
spectateurs y voient une vision d’horreur, un cri, une
déformation, une sorte de « théâtre de la cruauté ». Si Bacon
garde exactement les traits du portrait du pape, sur son fauteuil,
il veut montrer ce que le portrait semble contenir : la violence
de la chair. Bacon semble vouloir trouer et arracher par
égratignement le visage du pape, déformer notre regard trop
centré sur lui. Il veut faire entendre le cri, comme le cri d’un
animal qu’on égorge. Bien sûr l’idée de choisir la figure du
pape n’est pas un hasard : si le pape ne voit plus, s’il crie, s’il
est pris par la lacération du geste du peintre, c’est que la
peinture a regagné un certain sens de la passion christique. Mais
il n’y a plus de présent vivant du pape, de son rayonnement, de
sa puissance directe sur les gens (la lettre marque de la
communication) ; il y a plutôt la marque d’un autre temps, d’un
temps qui rompt avec la vision du présent, qui appelle à un
avenir, une sorte de futur. Le pape est comme devant un rideau,
il est comme l’objet d’une crucifixion, d’un écartèlement : alors
que pour Vélasquez il incarnait, jouait peut-être la position
d’une spiritualité montrée, position d’acteur du monde,
purement artificiel ; pour Bacon, le portrait du pape marque le
déchirement de notre rapport à notre Chair, et l’effacement de la
spiritualité divine pour une expérience surhumaine. Ce qui
compte c’est de peindre le cri, de toucher la sensibilité, plutôt
que d’appeler l’âme à la glorification du corps.

128
Le « graph »

En 1981, un an à peine après la publication de Mille


Plateaux, Deleuze publie, sans Guattari, un livre sur la peinture.
Le livre s’intitule Francis Bacon, Logique de la sensation. Ce
n’est pas une œuvre de circonstance. C’est en lisant les
Entretiens de Francis Bacon que Deleuze voit un usage possible
de la notion de diagramme dans la peinture que Bacon nomme
selon la formule anglaise « a sort of graph » : ce qui renvoie
pour le peintre à une phase de travail de ses tableaux. Le mot
anglais de « graph » rappelle aussi la racine étymologique indo-
européenne du mot diagramme, qui suggère clairement le sens
d’un geste d’ « égratignement ». Le diagramme n’est donc plus
seulement ce qui trace le Réel et nous emporte avec les
ritournelles, mais ce qui peut égratigner ou crever un tableau,
défigurer un visage, déformer un corps. Ce n’est pas le tableau
du pape Innocent X de Vélasquez qui est travaillé par « a sort of
graph », c’est la vision qu’en donne la version que dessine
Bacon.
De fait, Deleuze rompt ici avec une explication de la
peinture qui passerait par la simple visagéité (comme c’était le
cas dans Mille Plateaux) vue comme « composante de
passage » de l’agencement et revient sur la question du geste du
peintre.
Il y a proprement l’idée que le tableau, avec Bacon, s’affecte
lui-même et nous affecte. Il n’y a plus à entrer dans le visage, il
n’y a plus à se laisser emporter par les ritournelles, le tableau
d’emblée nous ouvre à un abîme. L’agencement a besoin de
s’arracher une part de lui-même, de se mutiler. La peinture, le
tableau lui-même est comme un long râle arraché à ce qui est
représenté. Pour Deleuze, c’est le signe de la modernité par
rapport au tableau classique de Vélasquez. Il faut enlever
quelque chose et ce qui s’enlève ce n’est pas de la pure matière
de peinture, c’est du Temps.
Dans le tableau, la forme et la matière sont rendues
indiscernables : il y a comme un « devenir » du peintre dans la
toile. Ainsi, penser le tableau comme diagramme, c’est sortir de
la simple perception, c’est sortir du présent de la perception
pour impliquer un futur. C’est intégrer le tableau, la peinture,

129
dans une sorte de membrane (au sens de Simondon) puisque le
pape du tableau de Bacon est passé mais son cri est futur. La
verticalité est maintenant temporelle, elle n’est plus en charge
de la divinité, de l’intemporalité de la Transcendance.

*
Comme Bergson, Deleuze pense que la perception limite le
corps de l’artiste : l’artiste moderne n’est jamais dans un
rapport de perception avec son œuvre, il n’est pas tourné vers
l’utilité, c’est-à-dire vers des gestes de découpe qui doivent
aider à la vie organique, sociale. La peintre a quelque chose
désormais du prophète : il exprime dans sa toile une « vision ».
Et puisque le peintre fait un avec sa peinture, il est en quelque
sorte lui-même cette peinture qu’il actualise.
Deleuze se fait donc une conception étonnante de la
peinture, il indique immédiatement que le diagramme a rapport
au temps. « Encore une fois c’est l’aventure temporelle du
tableau que j’essaie de faire. Je ne vis pas le tableau comme
une réalité spatiale. Je le vis vraiment temporellement. En cette
espèce de synthèse du temps propre à la peinture. L’avant, le
diagramme et l’après. »119
Si la peinture est envisagée temporellement par Deleuze,
c’est pour dire que l’image n’est pas nécessairement liée au
mouvement, comme lui-même le pensait avec Guattari dans
Mille Plateaux : l’image picturale est, dans sa conception, le
produit d’un geste temporel. Il veut montrer que le temps et le
geste du peintre sont liés. On pourrait dès lors parler de
diagramme-geste ou de chaos-germe. Il y a donc une « synthèse
du temps » propre à la peinture. On peut distinguer trois phases
temporelles : un avant, la peinture dessine des formes
(ressemblance) ; un milieu, il y a l’effectuation d’un geste qui
défait ces formes, c’est le diagramme-geste ; un après, il y a un
certain résultat, le produit de cette déliaison, de cette
indiscernabilité, le fait pictural, la Figure ou le fantôme.
Le diagramme-geste est donc vu comme ce qui rompt la
ressemblance dans l'image, défait les données visuelles (premier
caractère), ce qui fait advenir le chaos la catastrophe (deuxième

119
Cours de 1980.

130
caractère), ce qui produit le fait pictural (troisième caractère). Il
y a aussi deux autres traits diagrammatiques dont parle Deleuze
dans son livre : le manièrisme (ça apparaît comme insignifiant)
et la Présence.
« Bon, alors, eh bien, vous voyez, je dirai le diagramme,
c’est l’instance par laquelle je défais la ressemblance pour
produire l’image-présence. »120.
« Le diagramme - cette espèce qu’on avait défini en
première approximation comme un chaos-germe »121
Le diagramme opère donc dans la toile pour produire une
Figure, une Présence, un maniérisme, une certaine catastrophe.
Quelque chose comme un événement est produit par le
diagramme : ce qui fait qu’il se retire pour laisser place à une
Figure. Le diagramme est donc bien une fonction, qui institue
une certaine matière, des forces qui se rendent
« indiscernables » (contenu-expression). Ce que le tableau
montre n’est pas réductible à une « signification » (substance du
contenu), et on ne peut très clairement en distinguer une
« forme » (substance d’expression).
En résumé, c’est un geste d’égratignement, un « graph » qui
conditionne la figure du tableau et l’acte même de l’artiste. La
Figure est rendue possible par le geste du peintre, elle est pure
indiscernabilité. En ce sens, la Figure n’est pas une figure. C’est
même tout le contraire d’une figure (par opposition à l’abstrait).

120
Cours de 1980
121
Cours de 1980

131
Bacon et Pollock

Ce graph (ou geste de mutilation) caractérise-t-il en


définitive vraiment tout tableau aujourd’hui ? Toute la peinture
moderne relève-t-elle de ce geste ?
Bacon met en avant ce geste dans sa peinture, indiquant la
présence de l’Expérience diagrammatique dans cet art. Deleuze
évoque pourtant, quand on le lit bien, deux expériences de
pensée distinctes dans son livre Logique de la sensation, et
conçoit deux types de diagrammes picturaux. Mais la notion de
geste, cependant, ne leur semble pas commune. Pour en parler,
nous nous pencherons essentiellement sur les chapitres 9 et 12
de Logique de la sensation. D’un côté, le diagramme est
rapporté à l’activité de peindre de Bacon. Il est comme un
agencement, on l’a vu, qui a un certain comportement. Bacon
explique dans ses Entretiens que dans son travail préparatoire à
l’acte de peintre, le peintre doit « faire des marques au hasard
(lignes, traits) ; nettoyer, balayer, ou chiffonner des endroits ou
des zones (taches, couleurs) »122. Ainsi dit Deleuze : « le
diagramme, c’est l’ensemble opératoire des lignes et des zones,
des traits et des taches a-signifiants et non représentatifs ».123
D’un autre côté, évoquant la nature « analogique » du
diagramme, il en rappelle l’origine : Peirce124. Ce qui semble ici
tirer la définition du diagramme du côté de l’usage de ce qui
brise l’icône. On trouve là, les principaux thèmes de la Thèse de
1969 : le refus du signifiant, du représentatif, l’idée de lignes et
de zones (devenir). La dimension analogique suggère une
capacité modulaire et implique, comme dans les synthétiseurs,
l’idée d’une connexion immédiate d’éléments hétérogènes125.
Cette idée de modulation est importante. Elle rappelle l’idée de
devenir, car le diagramme chez Bacon semble une voie
« moyenne » entre deux extrêmes : le tout code (a) et le tout-
diagramme (b).

122
David Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon, London, 1980.
123
FBLS, p.95
124
FBLS, p.109
125
FBLS, p.109

132
Esquisse d’un diagramme de la peinture moderne. Y sont placées les
« tendances » artistiques : une tendance qui tire presque exclusivement vers le
molaire (Kandinsky) et une tendance qui s’arrache au molaire (Bacon).
Pollock pourrait être placé à un niveau diagrammatique supérieur, où la
topologie est celle de la « vis » (voir expérience n°7 de Vertigo et aussi
expérience n°8 consacrée au lien entre topologie et politique chez Châtelet126).

Selon le schéma de l’agencement de Mille Plateaux, le


diagramme baconien est donc au centre de l’agencement.
Pollock et Kandinsky, tous deux représentatifs de la peinture
moderne, n’y ont cependant pas la même place.
A) Si d’abord Deleuze distingue entre le « graph » de Bacon
et le diagramme de Pollock, c’est que celui-ci libère totalement

126
Le lecteur attentif pourra remarquer que nous parlons de « vis »,
de vissage ici, en rapport avec la pensée de Châtelet. Dans l’expérience
suivante, nous ne reviendrons pas sur cet aspect, pour éviter des répétitions
inutiles, mais nous évoquerons ce qu’il y a de simplement égratignant dans
tout diagramme scientifique (« topologique »). Nous reviendrons dans la
troisième phase de l’Expérience diagrammatique - au chapitre 8 - sur ce lien
entre vissage (égratignant) et son dépassement par « la grande membrane »
(singularités).

133
le diagramme, au point qu’il n’y a plus de représentation, mais
des lignes, une topologie sinueuse. Chez Pollock, c’est une
activité picturale qui se réduit à une sorte de travail manuel, où
l’esprit ne semble plus avoir sa place. « Je dirai : lorsque le
diagramme tend à tout prendre, quand il s’empare et quand il
investit la totalité du tableau, c’est évident que ce qui triomphe
c’est un ordre manuel »127.
Pollock, on le sait, a « senti » la nécessité d'abandonner le
chevalet pour le geste manuel, pour être plus libre dans ses
mouvements, pour que « ça circule », « que ça puisse venir de
partout ». C’est la technique du dripping (terme de l’Action
painting).
On dirait que l’on retrouve les deux figurations de l’œuf de
notre expérience n°3, le CsO et le corps plein tellurique. Mais
ici Pollock laisse proliférer les machines abstraites, il n’y a plus
de limites. D’où le rhizome, des sinuosités presque végétales
(on pense au tableau Summertime).
Mais Deleuze comprend que le plan diagrammatique ne peut
pas aller sans limite, il faut réduire sa vitesse : il ne peut
seulement être rhizomatique. C’est pourquoi, avec Bacon, il
prend conscience de la nécessité de réarticuler le temps non pas
comme ritournelle qui s’extrait de tout visage, mais de
l’intérieur des visages ; il cherche donc à penser la mutilation
(graph). Il faut que le « diagramme ne ronge pas tout le
tableau, qu’il reste limité dans l’espace et dans le temps »128.
Mais Deleuze nous semble oublier consciemment peut-être
un point important : Pollock est un auteur qui n’est pas
seulement dans le geste de circulation (de la vitesse, du
déploiement du rhizome), il est aussi dans le geste de
creusement, dans la béance, ce qui sera corroboré par son
dernier tableau : The Deep.
Pollock a donc pris conscience de la nécessité de creuser la
toile, de ne pas la laisser divaguer, comme les Surréalistes. Un
examen plus attentif de ses toiles 129 montre qu’il déploie un

127
Cours de 1980
128
FBLS, p.103
129
Voir notre article, Sinuosités, muralités et mosaïques, à propos de la
peinture de Jackson Pollock et de Nicolas de Staël (2002), qui montre qu’au

134
double geste pour affirmer la fonction diagrammatique de l’art.
Il nous semble que les gestes de la circularité et du creusement
articulent ensemble un seul et même geste, un « tourner-
autour » (tourner autour d’un axe) qui est proche d’une
conception du vortex que l’on a vue précédemment et aussi
d’une conception topologique du diagramme (diagramme
physicomathématique de la « vis »).
C’est pourquoi l’idée de « catastrophe » employée à propos
du diagramme pollockien nous semble critiquable. Cette idée de
catastrophe convient mieux à l’activité de Francis Bacon :
« cette fois, c’est au plus près de la catastrophe, dans la
proximité absolue, que l’homme moderne trouve le rythme (...)
comme matière et matériau »130.

B) Quant à Kandinsky il est sur l’agencement du côté


molaire, du côté du corps plein du Despote, du côté du code,
pour reprendre le langage de l’expérience n°3. Deleuze vise à
montrer que l’abstraction n’est pas la « fonction » principale de
la peinture moderne. On sait que Kandinsky, qui est à l’origine
de la peinture moderne, a eu comme projet de faire « vibrer le
mur nu »131 c’est-à-dire de construire une verticalité sans
référence avec la réalité mais l’exprimant par un symbolisme ;
il a ainsi développé tout un code visuel spirituel.
Chez Kandinsky, il n’y a pas de geste, le corps n’a plus de
rôle à jouer dans l’effectuation de l’acte de peindre. C’est un
acte de pure intellectualité, un acte où la sensation ne vibre pas.
Rien n’est plus digital que l’œuvre de ce peintre abstrait : ce qui
nous renvoie à la main et au code. Il y a donc chez Kandinsky
l’idée de sortir de la matière, de la pure activité manuelle.

C) La main s’est libérée du chevalet avec Pollock et le temps


a investi la toile avec Bacon. « L’Action Painting renverse la
subordination classique, elle subordonne l’œil à la main, elle

cœur du développement artistique de Pollock, il y a le double geste de


circulation et mutilation (vis ou vortex).
130
FBLS, p.99
131
Ce qui est aussi le but de Nicolas de Staël dans ses toiles des années 50,
sans pourtant reconduire à l’abstraction pure.

135
remplace l’horizon par le sol »132 : il y a une sorte de
brouillage, car tout le tableau est conquis par le geste et crée
une sorte de confusion : l’œil a peine à suivre. Au contraire, le
diagramme de Bacon est un pur diagramme temporel133 avec ses
couleurs, ses sensations (« sensation colorante »)134 mais tout
naîtra de leur entrelacement, de leur « modulation », du geste
qui les articule.

*
Qu’est-ce donc qui s’opère entre Bacon, Pollock et
Kandinsky ? On voit avec eux naître une sorte de Trigone de la
peinture : ils dessinent les axes de déploiement de la peinture
moderne.
Qu’est-ce qui fait de Bacon un peintre exemplaire pour
Deleuze ? Son geste de mutilation. Son rapport au temps.
« Dire que le diagramme est à son tour un point d’arrêt dans le
tableau, ce n’est pas dire qu’il achève ou constitue le tableau,
bien au contraire »135. Le diagramme est à son maximum de
puissance chez Pollock, au minimum chez Kandinsky (puisque
replié dans le code) et en position médiane chez Bacon : ce qui
situe ce dernier au cœur même du déploiement diagrammatique
(intensités).
Il y a donc trois positions sur le Trigone, on dirait d’ailleurs
que ce sont les trois positions que peut prendre le CsO136. Avec
Kandinsky, il y a la disparition du moléculaire au profit du
molaire, du code : on habite un diagramme qui est une sorte de
Corps plein de Despote ; avec Pollock, c'est plutôt le Corps
plein du Despote, le tableau donne l’impression de s’infiltrer
dans une terre, comme un rhizome ; avec Bacon, on accède au
CsO à proprement parler, c’est une Figure qui se donne à nous,
une Figure du Temps, une sorte de présence (virtuel), qui
advient par le geste égratignant, déchirant du peintre.

132
FBLS, p.100
133
FBLS, p.105
134
FBLS, p.105
135
FBLS, p.129
136
Je reformule ici une idée profonde que j’emprunte à Pierre Montebello et
qu’on trouvera exprimée dans son beau livre, Deleuze, Vrin, 2008.

136
La Figure est la présence d’un fantôme. Le pape Innocent X
ressemble à un fantôme, il a les traits du « Ghost ». Le danger
qu’évite Bacon, c’est un diagramme qui soit un pur Chaos
(Pollock), une grande ritournelle, qui entraîne tout sur son
passage. Et c’est ce que Klee nous disait déjà : « Si le point gris
occupe tout (l’espace) l’œuf est mort ».
Le problème de la peinture moderne n'est donc pas de se
défaire de la perspective. Il est plutôt de demander à quelles
conditions il peut y avoir « jonction des plans »137. C’est tout
l’enjeu de la fin de Qu’est-ce que la philosophie ? où Bacon est
absent, mais où le fantôme est clairement là. Le diagramme de
Bacon rend possible cette jonction, en tant qu'il n'est pas pur
chaos, qu'il ne brouille pas tout, qu’il est un chaos-germe.
Donner à voir la Figure d’un fantôme, c’est faire sortir la
peinture de la représentation (le figuratif). La « perspective »
tentait à sa façon d’évacuer tout chaos par une maîtrise
géométrique de ses composantes138, elle ne laissait pas de place
au hasard. Elle cherchait à saturer le tableau, le bouchant par
son horizon, l’inscrivant dans les plans d’un système fermé.
Réduire la peinture moderne à la peinture abstraite, qui se
détache pourtant de la perspective, c’est donc réduire tout au
code, éliminer le chaos, c’est ne garder que les points
géométriques : ce qui est d’une certaine façon « garder » encore
la représentation. Avec l'impressionnisme abstrait, on a, comme
le dit Pierre Montebello une « opération de rattrapage » -
opération inverse de l’abstraction. Pollock sature en effet de
chaos tout le tableau, mais il le maintient dans la dynamique de
lignes géométriques. C’est finalement un double geste qui le
rattrape, en dernière lieu : le vissage. Quant à Bacon, comme le
dit encore Pierre Montebello, s’il ne sauve pas à lui seul toute la
peinture, il fait germer un cri !

137
Ici le livre de Montebello nous a encore beaucoup inspiré.
138
Dans le même ordre d’idées, mais selon une approche foucaldienne, on
pourra lire l’excellent ouvrage de Lucien Vinciguerra : Archéologie de la
perspective, PUF, 2007.

137
6ème expérience

Châtelet : Leçons de physique


« Le diagramme ne se démode jamais : (…)
c'est l'épreuve par laquelle le physicien-philosophe
prend sur lui de se désorienter, de connaître la perplexité
inhérente à toute situation où le discernement ne va
nullement de soi » [Gilles Châtelet139]

Habiter les diagrammes

Dans les années 40, Richard Feynman commence à utiliser


pour son compte des diagrammes scientifiques, non pas
simplement pour illustrer ses calculs, mais pour « penser » la
physique. La physique, de fait, s’est toujours faite à grands
coups d’expériences de pensée. L’ascenseur ou le train
d’Einstein, les engrenages de Maxwell. L’image de Feynman,
c’est l’image de l’intégrale des chemins140 : cette idée que la
particule passe d’une certaine façon partout pour « choisir » le
chemin le plus « simple » qui lui convienne. L’intérêt de
Feynman pour les champs des particules date de son
enseignement auprès de Wheeler, mais personne avant lui (ou
presque) n’avait pensé que l’on pourrait « dessiner » des
diagrammes, et voir sans calculer les comportements des
particules, penser leurs interactions primaires : absorption,
destruction. A l’aide de « drawings », Feynman parvient à nous
donner l’impression que la nature est tissée, ou comme il dit
d’une jolie façon : « il y a toujours quelque fils qui
dépassent »141. Feynman, plus que tout autre physicien, de sa
génération est sensible aux résonances. Ce n’est pas un hasard
si Feynman aimait tambouriner et peindre : c’est que pour lui
les intensités, les résonances « physicomathématiques »

139
EM, p.35 (introduction)
140
Nous renvoyons le lecteur à la traduction française du livre de Feynman
Q.E.D : Lumière et Matière, une étrange histoire, Points, 1987. Mais c’était
déjà l’objet de sa thèse de doctorat.
141
Voir l’entretien qui termine La Nature de la physique (Points, 1980).

139
s’expriment partout. Dirac, le grand maître de Feynman, lui
avait donné de quoi réfléchir : « comprendre un problème
physique, c’est être capable d’en voir la solution sans résoudre
d’équations ». Pour Feynman la physique se donnait sous forme
imagée, de diagrammes : il les utilisait à son usage personnel.
Mais les diagrammes de Feynman ne sont pas de simples
dessins, ce sont des « expériences de pensée » : ils nous
permettent d’aller plus loin qu’eux-mêmes, ils nous mènent vers
d’autres diagrammes : ce sont les « mobilités » virtuelles de la
Nature. Dans sa belle étude, David Kaiser brosse le portrait de
la vie de ces diagrammes scientifiques de Feynman et de
l’influence qu’ils ont exercée chez d’autres physiciens, après la
seconde Guerre. Il est intéressant de remarquer que les
diagrammes de Feynman, comme le dit Kaiser, « follows
Minkowski-like spacetime propagation conventions »,
autrement dit que les diagrammes sont orientés
temporellement. C’est d’ailleurs un point de divergence avec
Dyson Freeman, qui contribuera pourtant beaucoup à la
diffusion des diagrammes de Feynman. Pour Dyson, un
diagramme « has no clear direction of time or of the electron’s
propagation », si bien que l’on peut se demander si justement
Dyson ne retombe pas rapidement dans la conception utilitaire
des diagrammes, ne voyant pas avec eux la Physique. C’est
pour avoir habité ces diagrammes, comme s’il était été juché
dessus, pris en eux, et lancé avec eux, dans leur mobilité propre,
leur geste, que Feynman a pu vraiment penser les interactions
des particules de la Nature, et qu’il a pu faire vibrer tous ceux
qui ont eu la chance de faire de la physique avec lui.

C’est précisément à cette idée : habiter les diagrammes


physicomathématiques, que l’œuvre philosophique de Gilles
Châtelet va se consacrer. Châtelet n’est pas simplement un
mathématicien de génie, à qui on doit un grande nombre de
contributions dans différents domaines de la discipline, il est
aussi un philosophe qui a été formé pendant de longues années
à Paris VIII par Gilles Deleuze, avant de devenir lui-même

140
professeur. « Habiter les diagrammes », cela signifie qu’il ne
faut pas les concevoir comme des outils, les voir comme figés :
ce ne sont pas des icônes. Même faits à la main, même
simplement dessinés, les diagrammes doivent être en mobilité,
ils doivent toujours pouvoir s’attraper, autrement dit : être
habitables. De fait ce que nous attrapons avec le diagramme,
c’est un certain « geste ». Le diagramme n’est que ce qui nous
rend capable d’attraper une mobilité par un geste. S’il y a
mobilité, c’est qu’il y a du virtuel, car sinon tout serait donné.
Ce serait un simple dessin (icône). Dans un diagramme, « nous
sommes tous embarqués » (Pascal) : il a une vie propre, il nous
fait faire des bonds, des sauts dans la Nature. La Nature doit
être vue comme une échelle de l’Etre. Cette idée paraîtra
bizarre à celui qui ne fait pas de physique, mais ça ne le sera
plus s’il considère qu’une table, dans la perception, n’est plus
ce qu’elle paraît (rigide, par exemple) à un niveau atomique, et
qu’à une échelle plus grande encore, elle suit les mouvements
des interactions quantiques. L’ensemble de tous ces niveaux de
l’Etre peut être appelé la matière. Mais précisément, il n’y a pas
que de la matière, il y a sa découpe à considérer, et pour cela il
faut considérer le virtuel de la matière. Sans cette dimension
virtuelle attachée à la Nature, nous ne pourrions la penser en
faisant des bonds, nous ne pourrions l’envisager dans ses
mobilités, dans ses devenirs. Ainsi au niveau de la nature
quantique, ou même au niveau des rapports d’espace-temps de
la relativité, la pensée du virtuel est des plus précieuses,
puisqu’elle permet de saisir le perspectivisme de la matière.

Pourtant le physicien souvent a du mal à entendre cette idée


de « saut » : pour lui, il n’y a que des « domaines » (il en étudie
un ou plusieurs d’ailleurs), c’est-à-dire des cadrages différents,
qui lui font voir la matière sous différents point de vue, mais il
ne veut pas y voir les mobilités de la matière. Il reste tributaire
d’un certain cartésianisme et d’un certain positivisme ; si bien
qu’il ne recourt à des diagrammes que pour faciliter ses calculs.
Le mathématicien, quant à lui, semble baigner à son aise dans
les calculs, mais les diagrammes l’aident seulement à
intuitionner des choses que les calculs ne montrent pas. L’une
des grandes idées de Gilles Châtelet, c’est que ces sauts

141
possibles dans la physique se font aussi dans les mathématiques
et même qu’ils se font en même temps dans les deux
« domaines » : les domaines étant liés d’une certaine façon pour
cela. Il y a des emboîtements de nombres (un ensemble de
nombres en embrasse un autre) comme il y a des emboîtements
géométriques (un plan comprend des droites qui comprennent
des points, etc.). Penser par paliers physicomathématiques est
devenu maintenant la règle. Cela a pour conséquence que le
mathématicien ne peut se servir de la physique pour
« vérifier » sa pensée et que le physicien ne se sert pas des
mathématiques. Il faut que l’un et l’autre se rejoignent dans
l’idée qu’ils habitent des paliers communs, voisins, mieux
qu’ils semblent habiter tout un immeuble142 fait de plusieurs
paliers, et que les diagrammes des différents domaines
s’équivalent au point de ne pouvoir s’envisager qu’ensemble.
On se retrouve dans cette idée qu’il n’y a pas de séparation, que
chacun ne peut penser dans son coin. Les premiers textes de
Châtelet, des années 80 à 90, résonnent de cette idée avec une
certaine empreinte deleuzienne, très frappante. Mais nous
passerons rapidement sur ces textes pour nous centrer sur son
grand livre : les Enjeux du mobile.

L’Enchantement du virtuel

Dans un texte paru en 1986 du second numéro de Chimères,


revue fondée par Deleuze et Guattari, Châtelet dit qu’« à
l’instar de Bachelard, [il] essaie de dégager le rationalisme qui
accompagne le physico-mathématique ». Plus loin : « l’idée
directrice de ma recherche est la suivante : essayer de montrer
qu’il existe une homologie rationnelle entre la démangeaison,
la provocation du « réel » mathématique et la provocation

142
Cette idée d’un « immeuble du physicomathématique » a été développée
par Philippe Roy dans un livre extraordinaire encore non paru : L’immeuble
du mobile - livre qui du reste va bien au-delà de la pensée de Châtelet et de
Deleuze. Plutôt qu’un immeuble, qui évoque encore une sorte d’architecture
(même merveilleuse), nous parlerons pour notre part d’un simple Trigone,
sous forme de « coordonnées hamiltoniennes ». Il s’agit pour nous de saisir
une des lignées diagrammatiques que Châtelet a étudiées dans les Enjeux du
mobile : celle qui nous permet de penser le geste-vampire.

142
« expérimentale » de la physique ». L’épistémologie, comme
histoire des sciences, refuse d’intégrer la démangeaison,
l’espèce de grattage qui constitue les objets en physique
expérimentale. L’épistémologie compartimente et pense un lien
de subordination entre la physique et mathématique : elle est
toujours sur le plan de l’utilité, sur le plan « chosique ».
Or cette vision de domaines séparés, c’est celle non pas du
physicomathématique dans son entier, mais celle du mondain,
de la perception que l’on a des choses (quand on observe la
réalité). « C’est le sens commun qui a une vision a posteriori et
actualisée des choses » dit encore Châtelet. La haine farouche
de Châtelet pour le discours traditionnel de la science
s’explique par sa méconnaissance de ce dont elle parle. Voilà
un premier point commun avec Deleuze, le refus du sens
commun. Châtelet du reste est un de ces scientifiques dont les
travaux sont reconnus par leur qualité et leur grande
connaissance des domaines dont il traite.
Les premiers pas de Châtelet sur le plan d’une pensée des
sciences se font par référence à Simondon, sans soute sous
l’influence de Deleuze, puisque c’est en rapport avec Simondon
que le virtuel (ou différentiel) est pensée dans Différence et
répétition.
L’idée de Châtelet est d’abord de concevoir, de distinguer
des niveaux, des « paliers » du physicomathématique. Ces
niveaux engagent une conception du virtuel sur plusieurs étages
ou sur plusieurs couches.
Châtelet distingue entre le réel et le possible, d’un côté, et le
virtuel, de l’autre. « Ce qui est extraordinaire, dit-il dans le
même texte de 1986, c’est qu’à chaque niveau de virtualité,
cela se dégrade en un possible et un réel, mais il y a toujours un
écart à un moment donné, il y a un concept métastable qui crée
une nouvelle zone de virtualité qui elle-même s’incarne ». Et la
phrase suivante : « c’est là que se développe toute une
dialectique de la virtualité ». Il y a deux idées : chaque niveau
est en rapport avec une membrane (comme l’organisme vivant)
et chaque niveau relève d’un processus dialectique.

143
Plusieurs remarques s’imposent :
i) L’utilisation de l’expression « concept métastable » fait
clairement songer au potentiel de la théorie de l’individuation
de Simondon. Ce concept renvoie à l’idée de membrane qui est
utilisée par ce dernier pour expliquer le fonctionnement des
individuations de l’organisme ; idée que l’on peut résumer
simplement en disant qu’un être ne se donne pas d’un coup
mais par phases. La membrane dans L’individu et sa genèse
physico-biologique de Simondon est vue comme l’espace du
vivant : elle est une surface topologique qui porte les potentiels
et qui génère les polarités d’un milieu selon une limite spatiale
et temporelle. Comme le vivant, les niveaux de l’Etre doivent
être compris comme des « milieux » qui vivent à la limite
d’eux-mêmes et vont donc faire que le milieu d’intériorité
(virtuel) ne se réduit pas au milieu d’extériorité (actuel). C’est
par rapport à cette limite qu’ « il y a une direction vers le
dedans et une direction vers le dehors ».
Le physicomathématique est donc vu comme un
« organisme » doté de schèmes topologiques. La vie de cet
« organisme » s’articule selon une polarité qui est dans la
membrane. C’est elle qui laisse passer tel corps dans un sens
centripète ou centrifuge, s’opposant au passage de tel autre.
C’est un peu comme si le réel physicomathématique vivait à la
limite de lui-même à chaque niveau de la membrane. Car la
membrane est vivante à chaque niveau du physique
(électrodynamisme quantique, magnétisme, etc.) et du
mathématique (nombre réels, imaginaires, décimaux, etc.).
C’est ce sens que recouvre l’idée de « métastable » dans le texte
de Châtelet.
ii) Mais Châtelet semble concevoir cette membrane sur le
plan d’une différence « dialectique ». Pour comprendre cette
seconde idée, il faut revenir à Simondon.
Celui-ci précise que dans le cas d’un organisme
unicellulaire, la limite est topologiquement simple, mais dans
un « organisme plus grand », comme le sont les différents
étages du physicomathématique : il y a plusieurs niveaux
d’intériorité et d’extériorité.
Ce qui signifie que leur organisation, qui donc s’appuie sur
un concept de métastabilité, de potentiel, est liée dans le cas du

144
vivant à une structure d’intégration et de différenciation. On
comprend dès lors pourquoi Châtelet peut parler de dialectique
et de virtualité. Les expériences de pensée qui se forment dans
le sillage du physicomathématique relèvent d’une
« dialectique » : chaque niveau du Réel physicomathématique
est articulé d’une certaine façon au potentiel.
Mais cette membrane n’est-elle qu’une simple métaphore ?
Le modèle d’une membrane du vivant est-il un modèle
satisfaisant à la dimension d’engendrement des niveaux du
géométrique et du physique ? Il faut voir ici que la membrane
doit être prise comme une simple métaphore pour rendre
compte d’un fonctionnement de la science. En effet, le
physicomathématique ne renvoie pas réellement à un référent
qui serait la vie d’un organisme : ce sont les rapports que ce
vivant entretient avec lui-même qui seraient analogues à ceux
que le physicomathématique entretient avec lui-même. On
aurait donc une sorte de forçage d’un domaine dans un autre
pour arriver à penser les opérations complexes de ce domaine.
Laissons de côté ce problème pour l’instant, car il nécessite de
définir plus longuement le statut de la métaphore.
En tout cas, cette conception d’une physicomathématique
vertébrée ne peut tenir que si le virtuel est quelque chose que
l’on prend au sérieux.
L’épistémologie, rétive, pense l’atome comme une chose,
une substance (qu’on pense aux représentations de Rutherford).
C’est pourquoi Châtelet développe, comme Deleuze dans sa
Thèse de 1969, tout un ensemble de réflexions sur le statut du
Calcul différentiel, que l’on doit à Leibniz (et à Newton). Le
Calcul différentiel est nécessaire pour penser ce nouage des
intensités et des virtualités, au sein du réel physico-
mathématique. Châtelet fait appel pour cela à Leibniz. « La
notion de calcul différentiel est un instrument typique du
premier moteur »143. Leibniz n’a pas inventé le Calcul
différentiel contre la métaphysique, mais pour la penser
justement en rapport avec la physique. Sans le Calcul
différentiel, les forces primitives (le spatium) seraient réduites
aux forces dérivées qui s’expriment directement dans la nature,

143
EV,p.2

145
c’est-à-dire phénoménalement. Il y a dans la nature des forces
primitives, tout un pan qui nous échappe et qui est nécessaire
pour saisir cette cinématique. Mais ce qui vaut pour la physique
vaut aussi pour les mathématiques.
Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple de Châtelet :
le triangle.
Un élève cartésien le verra comme une figure rigide, ou
comme un signe perché dans l’espace. Mais il faut plutôt
essayer de le voir comme un mobile. « Il faut dire que le
triangle n’existe qu’en tant qu’il y a des triangles virtuels
autour de lui », dit Châtelet. Le triangle, ce n’est pas une
position, x=1, il n’existe qu’en tant qu’il y a des triangles
infiniment proches. C’est donc une fulguration, 1/ x-1. C’est
Leibniz qui met en évidence avec ses monades l’idée qu’elles
ne sont pas des points physiques, mais des « points
métaphysiques ». Ce sont des intersections de « points de vue ».
Dans la position cartésienne, au contraire, il y a un côté définitif
à toutes les figures, il n’y aucune mobilité réelle (c’est-à-dire
virtuelle, car « ce qui est le Réel, c’est le virtuel », comme
Châtelet l’a appris de Deleuze), les points sont là et c’est fini : il
ne se passe rien. Leibniz voit le point comme un « pôle »
d’engendrement. La monade est comme une force primitive
d’actualisation, c’est ce qui porte la virtualité. Sans elles, il n’y
aurait pas de monde. Mais il ne faut pas considérer que la
somme des points de vue des monades forme le monde, le
monde est inhérent à chaque monade qui le développe. Il y
donc présence du monde au sein des monades, c’est cela le
virtuel.
Le texte de 1986 de Châtelet brasse plusieurs autres
exemples où à chaque fois le virtuel va jouer un rôle décisif :
chez Cauchy avec ses lacets ; chez Feynman avec ses
amplitudes des chemins ; chez Lagrange avec son principe des
vitesses virtuelles. Le virtuel va donc concerner autant le point
que la courbe ou un « chemin ». Châtelet cherche surtout à
mettre en évidence « une homologie rationnelle » entre
physique et mathématique.
Ce terme « homologie » ou « démangeaison » sera remplacé
plus tard (dans Les Enjeux du mobile) par un langage plus

146
topologique, et clairement dialectique puisqu’il parlera alors
d’« articulation ».
On sent déjà dans ce texte de 1986 qu’il y a les prémisses de
son grand livre, les Enjeux du mobile : où tout l’organisme du
physicomathématique sera là avec ses membranes. Châtelet met
juste ici l’accent dans sa conférence sur ce qui est nécessaire à
comprendre et à admettre pour les épistémologues censés venus
l’écouter : toute mathématique a quelque chose de « réel »
comme la physique a quelque chose d’expérimental. L’une
comme l’autre sont à concevoir comme des expériences de
pensée qui ne se limitent pas à l’actuel, mais qui n’ont de sens
et de portée que dans une sorte de grattage, de
« démangeaison », qui est la marque du virtuel, des « niveaux
du virtuel ». L’importance du « grattage » ne doit pas être sous-
estimée : quelque chose gratte bien dans le Réel, et c’est
quelque chose qui est à la fois de l’ordre d’un geste et d’une
virtualité. C’est un geste de mutilation. Châtelet se fait donc du
virtuel une idée qui n’a rien à voir avec le possible ou l’actuel.
Le virtuel n'est ni un doublet du réel, ni un réel non réalisé.
Mais en 1986, cette idée de geste n’est pas conceptualisée.

iii) L’idée de faire du Calcul différentiel (dx) le premier


moteur des mobiles ou le Virtuel qui fait « vivre » les mobiles,
c’est une façon de refuser autant la conception leibnizienne des
« mondes possibles » comme une façon aussi de se garantir de
l’engluement dans l’actuel, à la façon de Sartre.
Comme Deleuze, Châtelet donne au Calcul différentiel une
importance primordiale. Mais si Deleuze pensait une ontologie
dessous la Mathématique, comme ce qui la porte, Châtelet, lui,
semble définir l’ontologie comme l’articulation fondamentale
du mathématique et du physique.
De fait, le physicomathématique est une sorte de caisse de
résonance pour lui-même et pour d’autres champs du savoir.
Mais on va voir que Châtelet cherche à penser les résonances
qui se jouent à tous les niveaux du physicomathématique. Le
cœur du physicomathématique n’est pas pris dans le possible ou
l’actuel, mais comme ce qui fait justement « vivre » les

147
mobilités. Mais les mobilités ne vivent pas de la même façon à
tous les niveaux du physicomathématique.
Comment articuler ce « potentiel » avec les différents
niveaux du physicomathématique (La nature) ? C’est ce que
nous verrons plus loin.
Le Calcul différentiel fait l’objet d’un autre texte (datant de
1985) intitulé : Le retour de la monade. Quelques réflexions
sur le calcul différentiel et mécanique quantique. Le titre de
Châtelet met bien en valeur la référence à Leibniz pour justifier
l’articulation du concept de courbure (Gauss) et celui de
Potentiel électromagnétique qui l’intéressent particulièrement
car ce sont pour lui « parmi les principaux agents du
bouleversement qui a ébranlé la Mathématique et la Physique
dès le dernier quart de ce siècle ». Il parle notamment du Calcul
différentiel comme du théâtre du potentiel-connectif.
L’image du théâtre est intéressante, non seulement parce
qu’elle aura un rôle à jouer dans Vivre et penser comme des
porcs (qui est le grand livre politique de Châtelet), mais parce
qu’elle nous donne une autre image que celle de l’organisme. Il
montre par là l’importance de la métaphore pour penser les
sciences.
Le théâtre du physico-mathématique, dont le potentiel-
connexion de la théorie de jauge est la coulisse, suggère qu’il
fait fonctionner tout le physicomathématique en irradiant les
autres niveaux. Ce texte permet à Châtelet de clarifier le rapport
entre les différents paliers du Réel. C’est Riemann qui est
sollicité pour comprendre en quoi cet espace est topologique à
partir de la considération des coefficients des géodésiques.
Il écrit : « chacune (monade) possède un repère (condition
d’effectuation de la représentation) et seule compte pour
chacune d’elle la proximité (inverse de la distance), qui,
d’ailleurs, détermine la communication avec les autres par le
biais de géodésiques qu’elle peut faire rayonner autour
d’elle ».

Au moment où Châtelet commence l’écriture des Enjeux du


mobile (qui sera publié en 1993), il envoie les épreuves à

148
Deleuze. Il est clair que la conception de Châtelet à cette
époque doit refléter assez ce que nous en avons dit
précédemment pour que la sanction du maître ne se fasse pas
attendre. Deleuze et Guattari sont en train d’écrire Qu’est-ce
que la philosophie ? (livre publié en 1991) et se retrouvent une
dernière fois ensemble pour faire le bilan de leurs vies
philosophiques : c’est dans ce livre qu’ils s’expliquent et se
distinguent de Châtelet.
La divergence avec Châtelet se fait sur deux points : la
conception du virtuel et le plan diagrammatique. Voyons ces
différents points.

Première occurrence. C’est dans la seconde partie de


Qu’est-ce que la philosophie ? que Deleuze et Guattari
évoquent pour la première fois publiquement le travail de
Châtelet. Cette partie aborde les plans de la pensée que sont la
science, la logique, l’art. C’est tout naturellement dans la
première sous-partie consacrée à la science que Châtelet est
cité. Deleuze et Guattari établissent la différence majeure entre
philosophie et science : elle tient précisément « dans l’attitude
respective de l’une et de l’autre par rapport au chaos ». Le
chaos est assimilé au virtuel de la science par « la vitesse infinie
avec laquelle se dissipe toute forme qui s’y ébauche », mais il
s’en distingue quand il prend consistance144. Le virtuel de la
science contient « toutes les particules possibles qui surgissent
pour disparaître aussitôt, sans consistance ni référence, sans
conséquence »145. Deleuze et Guattari pensent certainement à
l’expérience de la cristallisation d’un liquide surfondu, pris à
une température inférieure à sa température de cristallisation,
qu’ils empruntent à Ilya Prigogine et Isabelle Stengers.
C’est que pour eux le virtuel semble prendre une consistance
seulement avec la philosophie. Si le plan d’immanence de la
pensée vient « recouper le chaos », la pensée semble consister
en particules allant aussi vite que l’infini, la science, elle,
« renonce à l’infini » pour « gagner une référence capable
d’actualiser le virtuel »146. C’est donc que la science pose « une
144
QPH, p.111
145
QPH, p.111
146
QPH, p.117

149
limite » dans le chaos. Les premiers fonctifs que nos auteurs
examinent sont la « limite » et la « variable » qui dessinent les
bordures qui donnent des références au « plan » de la science.
Mais très vite, ils en appellent d’autres : « nous nous trouvons
devant une nouvelle suite de fonctifs, systèmes de coordonnées,
potentiels, états de choses, choses, corps ».
L’analyse de cette distinction entre plan de consistance et
plan de référence se fait à partir des analyses de Châtelet (voir
notamment dans Les Enjeux du mobile - au chapitre 2 - les
passages sur Nicolas Oresme et l’association « spectre continu
et séquence discrète ») mais pas seulement : sont invoqués la
théorie des Ensembles et le Calcul différentiel vu par Hegel.
L’idée qui ressort de tout cela, c’est que du point de vue de
Deleuze et Guattari, la science considère l’actualisation d’un
état de choses en passant par « un potentiel qui se distribue
dans le système de coordonnées ». Ou pour le dire autrement :
« (l’état de chose) puise dans le virtuel qu’il actualise un
potentiel qu’il s’approprie ». Le passage de l’état de chose à la
chose même (d’un potentiel à une cristallisation) semble se
rapporter « toujours à la fois à plusieurs axes suivant des
variables qui sont fonctions les unes les autres, même si l’unité
interne reste indéterminée »147. C’est le passage par plusieurs
coordonnées qui fait un « corps à proprement parler ».
Autrement dit l’individuation du corps pour la science
« procède par une cascades d’actualisations »148. L’analyse de
Deleuze et Guattari est d’autant plus intéressante qu’ils citent
les travaux de Pierre Vendryès (Déterminisme et autonomie),
lequel considère qu’il y a « homogénisation de la fonction
mathématique et de la fonction biologique »149.
A ce niveau, on dirait que c’est la fonction « qui est le
véritable objet de la science » 150 et que la référence à Vendryes
donne une justification aux idées de Châtelet sur son
rapprochement du physicomathématique avec la biologie. Ce
que Châtelet invoquait précisément en 1986 comme une
métaphore est ici considéré comme un simple « plan de

147
QPH, p.116
148
QPH, p.116
149
QPH, p.117 (note)
150
QPH, p.146

150
référence » pour la science. La science effectue un processus
d’actualisations d’états de choses, de « corps » et est vue
comme telle comme « membrane ».

Deuxième occurrence. Un peu plus loin, Gilles Châtelet est


de nouveau convoqué (en note cette fois) par Deleuze et
Guattari pour marquer à nouveau la différence entre le
fonctionnement de la science et celui de la philosophie. La note
dit : « Gilles Châtelet montre comment les mathématiques et la
physique tentent de retenir quelque chose d’une sphère du
virtuel »151. Ainsi « la science descend de la virtualité chaotique
aux états de choses et corps qui l’actualisent »152.
La notion du virtuel est pensée relativement à deux lignes et
c’est là l’enjeu véritable que dégage le texte de Deleuze et
Guattari par rapport à Châtelet. Il y a la ligne de la science qui
va du virtuel aux états de choses ou au corps qui l’actualisent ;
et il y a la ligne de la philosophie qui forme un plan
d’immanence sur lesquels les événements s’actualisent, mais
qui ont « une part ombrageuse et secrète qui ne cesse de se
soustraire ou de s’ajouter à son actualisation ».153 La remontée
des états de choses vers le virtuel est une ligne d’actualisation
qui ne suit pas la ligne de virtualisation de la science. La
science n’a pas le même rapport au virtuel que la philosophie,
« parce que ce n’est pas le même virtuel ». L’une effectue
l’événement, l’autre le contre-effectue.
Selon Deleuze, le virtuel de la science, c'est le virtuel
chaotique. Ainsi la perspective de Châtelet, selon Deleuze,
serait en sens inverse de celle du diagrammatisme qu'il
préconise.
La différence est donc d’abord une différence de
« vecteurs », d'orientation. Une différence de vectorisation : V
(comme virtuel) vers A (comme actuel) ; ou A vers V. La
différence qui oppose Châtelet et Deleuze-Guattari tiendrait
dans la manière de lier diagramme et virtuel. Il y a ainsi deux
manières de concevoir le rapport au virtuel. Quand le virtuel
(qui est le « vide quantique », le chaos) est ce qui fait l'objet de
151
QPH, p.146
152
QPH, p.147
153
QPH, p.147

151
découpes de la part des mathématiciens et physiciens, on a des
états de choses. Il s’agit de redescendre, c'est-à-dire de
découper le virtuel lui-même, de lui prélever des morceaux qui
sont ainsi à penser comme des « états de choses ». Pour Deleuze
et Guattari, il s’agit plutôt de penser l'actualisation, comme une
remontée du virtuel.
D’autre part, pour Deleuze et Guattari, les démarches du
philosophe et du scientifique ne suivent pas le même sens, ni la
même ligne. Il peut y avoir des interférences, mais le
philosophe et le scientifique ne traitent pas du même virtuel.
L'un serait le virtuel à l'état brut, « chaotique », quantique,
l'autre serait le virtuel raffiné, déjà consistant, « en plan ».
Il y a donc entre les traits diagrammatiques de Deleuze et
Guattari qui distribuent un certain plan, et les gestes
diagrammatiques du scientifique qui découpent des morceaux
de virtuel, les captures, une sorte de « gouffre ». Cette
conception de la science par Deleuze et Guattari condamne
l’approche de Châtelet.
Mais si nous modifions ces lignes de partage, il se pourrait
que les choses s’inversent et que Deleuze et Guattari aient été
aveuglés par un préjugé épistémologique.
Car le physicomathématique n’est pas « la science », que
visent Deleuze et Guattari, car il tient déjà les deux lignes
d’actualisation et de virtualisation ensemble. Dans Les Enjeux
du mobile, dans sa forme achevée et publiée, Châtelet a pris en
compte les remarques de Qu’est-ce que la philosophie ? En un
sens, c’est Deleuze et Guattari qui découpent des pans
d’actualisation différents sur le Plan, et c’est pourquoi ils
parlent de plans du savoir qui sont séparés chez eux, et
découpés du Chaos. Châtelet au contraire tente de relier, de
nouer les choses : il veut montrer que les savoirs ne sont pas
séparables, qu’il y a du physicomathématique partout, que ce
dernier est lié à l’art, au politique, etc. C’est un ensemble de
rapports d’équivalence qui crée un « Milieu ».
Aussi est-il peut-être nécessaire de s’affranchir de l’idée de
Plan qui suggère trop l’horizontalité des actualisations, et lui
préférer l’idée de « paliers ». Sans doute est-ce la raison pour
laquelle Châtelet se dote du concept de diagramme qui invite à
penser dans autre chose que dans des coordonnées, et qu’il se

152
dote du concept de geste, pour montrer que ce diagramme n’est
pas qu’une illustration, un simple dessin.

Gestes et diagrammes

Une question se pose, au-delà de cette divergence apparente


sur la conception du virtuel : la conception des diagrammes qui
apparaît à la publication des Enjeux du mobile de Châtelet
résonne-t-elle finalement avec celle de Deleuze et Guattari ? Ce
que Deleuze et Guattari entendent par diagramme, c’est quelque
chose qui doit être habité, c’est un « milieu », qui refuse le
partage du sens commun. Châtelet semble aller dans ce sens,
car le diagramme aura une topologie, mais il aura aussi une
« fonction », une « matière » physicomathématique.
En effet, quand je considère un diagramme, je vois
d’ordinaire un diagramme scientifique, ou un dessin tracé à la
main ou à l’ordinateur pour rendre compte d’une individuation
physicomathématique. Le diagramme prend avec Châtelet donc
un sens exclusivement physicomathématique.
Mais là où les choses se compliquent, c’est que ce
diagramme que je dessine, je dois pouvoir l’habiter, je dois
pouvoir le faire vivre, et s’il doit me porter, m’emporter, il faut
concevoir quelque chose qui me fait l’attraper et qui ne le fige
pas, ou qui l’empêche de se figer. J’ai donc besoin d’un geste
que j’attrape avec ma pensée et qui me fait penser par « saut de
degré d’intuition »154. Châtelet ne parle pas de création, mais de
saut. Le diagramme est un tremplin ou une sorte de propulseur.
Le diagramme est donc défini comme « dispositifs d’extraction
de gestes », selon la définition que l’on retrouve assez
régulièrement, ou comme « stratagèmes allusifs ». On retrouve
deux éléments qui précisent le sens de deux mots dans la
définition du diagramme : le geste et le dispositif.

Premier point : le dispositif. Le diagramme de Châtelet est


un dispositif qui est porté par un geste et qui s’effectue dans un
milieu physicomathématique. Il n’y donc pas d’autres
diagrammes que physicomathématiques.

154
EV, l’entretien Mettre la main à la pâte, p. 166.

153
1) La pensée de Châtelet est donc contemplative, mais pas
projective (comme chez Hutchins, par exemple), puisque je ne
fais pas que projeter sur un support un diagramme, je dois
l’effectuer, il y a un potentiel qui fait que je ne saisis toujours
qu’un geste, qui est une coupe du virtuel et une actualisation
partielle ;
2) le diagramme physicomathématique a besoin de la
métaphore pour exister, il est comme le milieu de deux
territoires ;
3) Châtelet pense tout une lignée de gestes avec des
propriétés différentes, comme Deleuze (geste d’arrachement et
geste de mutilation, etc.) ;
4) le Calcul différentiel permet de penser le virtuel chez
Deleuze mais en tant qu’il est ce qui est porté par une ontologie
de la multiplicité (un peu comme Bergson, qui distingue deux
types d’espace riemannien qualitatif et quantitatif pour penser le
temps) alors que le différentiel chez Châtelet est vraiment le
cœur du Virtuel du physicomathématique qui irradie tous ses
paliers.

Les caractères du diagramme sont donc les suivants :

A) Si le diagramme deleuzien s’effectue et donc se crée, le


diagramme châtelésien nous porte simplement à autre chose que
lui. D’où le fait que le diagrammatisme de Châtelet ne se pense
pas par voisinage, mais par « saut de degré d’intuition ».
On n’est plus dans un Plan, mais sur une échelle, des
paliers. On est dans un diagramme qui nous « téléporte » et non
qui nous « télétransporte » : le diagramme admettant son propre
dépassement, il est dialectique et non horizontal.
Les sauts de diagrammes nous emmènent dans des directions
de pensée, des orientations multiples : vissage, dévissage,
rotations, translations. On sent, dans le passage d’un geste à un
autre, que l’on traverse des niveaux topologiques différents.
B) Le diagramme scientifique a donc une certaine
expressivité, à la différence d’une catégorie (en mathématique).
Mais il n’exprime que lui et la virtualité qu’il porte, en tant
qu’elle s’actualise en partie seulement ne serait-ce que par des

154
traits dessinés, ou les traces d’une particule dans un détecteur
dont on peut reproduire le diagramme.
« L’expérience de pensée menée à son terme est une
expérience diagrammatique où il devient manifeste qu’un
diagramme est à lui-même sa propre expérience ».
C) Le diagramme n'est pas seulement vu comme ce qui fait
la « consistance » du virtuel (plan d'immanence), mais ce qui
fait « insistance » : l’insistance du geste, c’est le fait de faire
vibrer le diagramme. Celui-ci contracte le geste, l’incube
comme une maladie. Il y a insistance, car le geste y reste, y est
effectué par le diagramme. Le diagramme n’est pas une capture
du geste, car sinon il y resterait pour toujours : il s’y contracte
et le geste s’y déploie.
Le diagramme est un incubateur. Mais il ne peut effectuer
tous les gestes d’une lignée, nécessitant le recours d’autres
diagrammes. Le diagramme n’est pas vu en lui-même comme
l’effectuation d’un agencement machinique mais bien comme
l’« incubateur » du virtuel : le geste.
D) Châtelet pense le diagramme comme un « dispositif
technique d’extraction des gestes », mais aussi comme « une
unité conceptuelle et intuitive »155. Le sens que Châtelet confère
au diagramme n’est donc ni purement intellectuel (au sens d’un
outil technique) ni purement corporel (un dessin). Il est à la
charnière des deux et il est l’unité des deux. Il est comme un
certain pli.
Le diagramme est « une cheville problématique »156 où « la
nature et l’entendement s’entrecroisent, où la première se fait
« Entendement visible et le second Nature invisible ». Le
diagramme n’est donc pas un simple outil historiquement
déterminé, il permet « d’apprécier l’enjeu immense d’une
dignité ontologique propre du figural qui rend possible la
cinématique et la géométrie analytique bien avant la découverte
du calcul différentiel ».
Mais les diagrammes physicomathématiques ne sont
compréhensibles qu’en rapport avec des types de gestes.
Châtelet rappelle ainsi les paroles de Jean Cavaillès :

155
GM.
156
EM, p.139

155
« comprendre est en attraper le geste et pouvoir continuer ».
Châtelet reconnaît que le concept de geste est « crucial » pour
« approcher le mouvement d’abstraction amplifiante des
mathématiques ». Mieux les gestes sont eux-mêmes nécessaires
pour comprendre les mathématiques de plus en plus abstraites.
Le geste que nous devons attraper ne « lance aucun pont entre
nous et les choses, il est plutôt ce que nous contractons, il nous
lance et « se referme en une impulsion »157. Le geste est donc
dans un « vol », il faut l'attraper, le contracter et c'est ce à quoi
servent les diagrammes.

Deuxième point : le geste. Il est clairement référé au


« graph » ou geste d’égratignement de Bacon (vue dans
l’expérience du chapitre 5). Le terme de dispositif est souvent
corrélé avec l’idée de discipline et d’horizon, et fait songer au
terme de Foucault. De fait, ces deux caractéristiques du
diagramme, vues séparément par Deleuze (en 1980 et en 1981),
sont ici couplées par Châtelet.
Le diagramme capture un geste, qui en même temps
l’articule et ce geste est un geste d’égratignement d’une
« représentation » (image, dessin) de façon à ce que le geste du
mathématicien ressemble à celui de Bacon sur sa toile. Le
diagramme est donc articulé par le geste qui l’égratigne et
l’ouvre à une dimension qui ne le fige pas et le dispositif n’est
pas statique, il nous porte à son propre dépassement, vers un
autre geste et donc un autre diagramme pour l’attraper.
Matériellement, le dessin d’un diagramme est porteur de
pointillés ou de traits indiquant une mobilité potentiellement à
effectuer.
Ainsi selon Les Enjeux du mobile, le geste peut s’effectuer
par le biais d’un diagramme, d’une certaine capture
(distributions de traits). Le geste joue à deux niveaux : au
niveau même de la surface de traçage du diagramme, il est
moins ce qui trace que ce qui nous arrache à une simple
figuration158 (sens de Bacon) ; mais il a aussi une insistance, en
tant qu’il est une découpe du virtuel, et sans laquelle le

157
EM, p.32
158
EM, note 1

156
diagramme s’effondrerait. C’est le geste qui donc s’appuie sur
le diagramme qui le capture et l’arrache à la simple figuration.
Un geste ne peut donc porter que vers un autre geste : comme si
le geste, incapable de soutenir un diagramme d’un autre degré
laissait la « main » à un autre geste, lui aussi capturé par un
autre diagramme.
Châtelet distingue dans son introduction cinq caractères au
geste, au-delà des types de lignées qu’il constitue.
a) Le geste n’est pas substantiel. Le diagramme n’est pas
figé, ou ne fige pas l’opération, il la fait vivre (par exemple à
travers des pointillés qui renvoient « à la pression de la
virtualité ». Le diagramme ne se résume pas à son contenu,
mais « gagne de l’amplitude en se déterminant », il est porteur
de lignées de problèmes.
b) Le geste n’est pas simplement spatial. Les diagrammes
ont à voir avec l’expérience et se révèlent capables de
s’approprier et de véhiculer « tout ce parler avec les mains
(qu’il faudrait peut-être mieux appeler ce parler dans les
mains) ». Il propose une modalité du « se mouvoir » On trouve
chez Hugues de Saint-Victor cette idée que le geste est « le
mouvement et la figuration des membres du corps selon la
mesure et les modalités de toute action et attitude ». C’est lui
qui donne vie à une certaine image qui ne se limite pas à ce qui
est vu, mais porte au-delà de la forme dans la forme.
c) Le geste est élastique. Un geste a un certain
retentissement, il ne peut se contenter d’être une simple
fonction, une catégorie, qui ne donne qu’un rapprochement
extérieur de deux termes, ou un acte qui s’épuise avec son
effectuation. Le geste a toujours une réserve, une part de virtuel
en même temps qu’il est une découpe du virtuel.
d) Le geste est enveloppant. Un diagramme « peut
immobiliser un geste, le mettre au repos, bien avant qu’il ne se
blottisse dans un signe »159.
e) Le geste éveille d’autres gestes. « S’il immobilise un
geste pour déposer une opération, c’est en esquissant un geste
qui en découpera une autre ». Le diagramme relève d’une
« technique d’allusions ».

159
EM, p.32

157
Ainsi le geste est vu comme l’indice ou plutôt le stigmate
d’une découpe du virtuel. C’est dire que s’il y a une certaine
marque que laisse un diagramme, c’est la morsure du virtuel.
Le geste est donc une certaine manière de rendre une virtualité
saillante160. Parler de virtualité indique ici que Châtelet
reconnaît la tradition qui fait du virtuel une partie du réel
(l’autre partie étant l’actuel) : c’est Leibniz qui a le plus
remarquablement incarné cette tradition, notamment par l’idée
de « monade ». Le geste s’attache donc, comme le dit
l’introduction du livre, à refuser « la pudibonderie ingrate de la
clarté opératoire » : car cette dernière « s’efforce toujours de
voiler le geste qui découpe une forme d’articulation ».
En résumé, les composantes du geste de mutilation (graph)
ne font donc pas du diagramme scientifique un outil, ni le
résultat d’un simple geste au sens habituel ni une catégorie.
Cela ne veut pas dire que le diagramme est sans signe, mais il
faut alors le concevoir lui-même pris dans un agencement,
comme on le verra dans l’expérience n°8, sous l’angle
politique161.

*
Pour finir, on peut dire que l’objectif de Châtelet, c’est de
questionner la science moderne qui est souvent réduite à une
sorte d’instrumentalisation par le calcul : il repose la question
de l'Etre, à son égard. La science pense. Châtelet inscrit en
effet les diagrammes dans « une lignée qui court d’Avicenne à
Leibniz », diagrammes « qui préparent donc ce que Heidegger
appelle le projet de questionnement mathématique de la nature
par la science moderne ». En effet, « c’est Leibniz qui a vu tout
l’enjeu métaphysique, physique des mathématiques, puisqu’il a
médité Aristote et qu’il a dit qu’il faudrait quelque chose qui

160
Notons que l’idée de grattage est ici mise de côté, au profit d’un
vocabulaire moins subjectif : « la force se laisse (voir EM, p. 62) dépouiller
de son mystère en s’explicitant comme condition, comme partie prenante de
l’intelligibilité d’un système : elle naît avec le geste qui sépare et qui lie, et
devient donc articulation entre un extérieur et un intérieur ».
161
Dans le dernier manuscrit de Châtelet (cf. le manuscrit du « Nœuf » dans le
recueil des textes rassemblés dans le livre L’enchantement du virtuel), on peut
voir comment un diagramme peut être articulé avec une symbolique de signes
et former un agencement physicomathématique.

158
soit entre l’acte et la puissance »162. Leibniz propose une
lecture d’Aristote et comprend le premier moteur comme une
pensée de la virtualité, comme la virtualité même. « Le premier
moteur, dit Châtelet, est quelque chose qui est complètement
immobile et qui, en même temps, est l’essence de la motricité.
C’est une chose qui est avant toute dissipation de puissance,
toute actualisation, qui peut mouvoir tout précisément parce
qu’il ne se meut pas, parce qu’il ne déplace pas »163.
A la manière de Heidegger, Châtelet parle aussi de
« retentissement historial » des diagrammes qui « abolissent la
cloison rigide entre l’algèbre, qui explicitait les opérations de
détermination des variables, et la géométrie, dont les figures
assuraient le gardiennage du contemplatif ».
Il y a dans les Enjeux du mobile une sorte de résonance, avec
la pensée de Heidegger, mais Châtelet, à la différence de ce
dernier, intègre la science dans la pensée de l’Etre, modifiant
ainsi l’idée traditionnelle de la science (elle n’est que de l’ordre
du calcul).
Là où Châtelet se sépare de Heidegger, c'est aussi sur un
second point : la question du langage. Il refuse que le langage
soit « la demeure de l’Etre » ; seuls les gestes que captent les
diagrammes sont à même de nous porter vers l’Etre, parce que
ce ne sont pas des signes justement. Châtelet prône donc « la
dignité ontologique » des sciences, mais pas sous la forme
d’une symbolique, d’une Caractéristique.
Tout concourt, dans les Enjeux du mobile, à penser une
ontologie du physicomathématique164. Ainsi il ne s’agit pas de
prôner la suprématie des sciences sur les autres disciplines
mais de briser les partages traditionnels du savoir en pensant
une topologie de l’Etre, comme Merleau-Ponty l’avait pressenti,
ontologie qui implique une redéfinition politique de
l’Université.

162
EV, p.2
163
EV, p.3
164
Cette idée a été développée par Philippe Roy (cf. L’immeuble du mobile)
qui propose de faire résonner Deleuze et Châtelet.

159
De l’Expérience diagrammatique

PHASE 3

Dévidement et gestes-vampire : penser la


Résonance
Introduction de phase 3
Dans cette troisième phase, il s’agit de donner une vue
complète des systèmes de pensée de chacun de nos auteurs.
Autrement dit leurs « images de pensée ». L’Expérience
diagrammatique se donne, avec nos auteurs, sous la forme de
Trigones qui se développent comme un organisme. Il faut bien
voir que les phases de chaque Trigone sont des phases
génétiques de constitution des pensées (avec à chaque fois une
intégration des phases antérieures) et non des phases
chronologiques (même si nous les montrons dans cet ouvrage
successivement). « L’image de pensée » prend la forme d’un
Trigone quelle que soit la pensée considérée. Chaque trigone
est une version possible de l’Expérience diagrammatique165.
Pour penser les phases de pensée de chaque auteur, il faut
imaginer une figure de trièdre en 3D, où vont s’articuler non
seulement les « dimensions » du déploiement de l’Expérience
diagrammatique, mais les gestes coexistants qui la constituent.
S’il y a trois trièdres différents c’est que chaque auteur est
parti au départ d’une « dimension » pour envisager le
déploiement de l’Expérience diagrammatique : la « dimension »
du Temps va prendre complètement sa forme avec le cinéma
qui déploie bien le Trigone temporellement ; la « dimension »
de l’Espace (ou topologie) va prendre sa forme avec un Trigone
de type Argand ; la « dimension » de l’Affect va prendre sa
forme avec un Trigone ouvert sur deux pôles comme un
nénuphar ou un noyau qui crée un « monde » ou s’effondre
comme un trou noir, s’il se « stabilise ».
Le concept de « dévidement » correspond pour nous assez
bien à ce qui articule le déploiement des gestes que nous avons
explicités et qui ne doivent jamais se figer (sinon ils deviennent
des signes). Il y a double mouvement dans le « dévidement » :
un nouvement de « retrait » et de « retirer »166 (à prendre au

165
Cette notion de « version » a aussi été employée par Jean-Michel Salanskis
dans le Temps du sens, où elle marquait une certaine résonance entre la
tradition juive de la Halakha et la pensée herméneutique de Heidegger.
166
L’idée du retrait a été bien vue par Heidegger, mais il a limité l’Etre à ce
« repaire », ce « séjour » de l’Ereignis : si bien qu’il a oublié (l’oubli est

163
sens d’un verbe qui s’effectue comme geste). Le dévidement est
le nom même de l’Evénement qui constitue le Réel. C’est un
double mouvement perpétuel et contradictoire.
Selon le niveau de réalité où l’on se place (qu’on
« habite »), les gestes « tirent » par le haut les différents
Trigones les arrachant au point, à la droite actuelle, les faisant
s’ouvrir selon une verticalité qui ne peut se rabattre sur
l’horizontalité, ou ont tendance à s’effondrer, devenir des
attitudes, des postures et se replier en quelque sorte sur eux-
mêmes, en se figeant, devenant des « signes » : ils s’écrasent
alors en un point, une phase 0, phase de l’actuel pur, où il n’y a
plus de mobilité.
Ainsi, il y a dévidement parce que le geste est comme une
sorte de bobine qui empêche toujours que le Réel se fige
complètement ou se virtualise complètement. Comme une
bobine qui articule à la fois les fils du Réel dans le sens d’une
actualisation et d’une virtualisation. Le dévidement est une
sorte d’entre-deux, un peu comme la Marionnette de Kleist fait
du point d’équilibre le point d’accrochage du Réel (entre
pesanteur et grâce).
Si l’image du vortex (ou de la « vis ») dans la phase 2
suggérait une verticalité puisque la ligne de l’actuel s’arrachait
pour se creuser en une sorte de trou (dans le visage) et ouvrait
le temps, ici la verticalité atteint une dimension plus forte, plus
résonante, comme un arrachement profond, au cœur même du
vortex : c’est la Résonance elle-même ou geste-vampire qui
retentit et nous embarque dans un vertige de la pensée sous ses
trois « dimensions » de l’Espace, du Temps et de l’Affect.
On peut dire que ce geste-vampire est à la fois ce qui « tire »
les autres (gestes) et aussi les « constitue ». Il est à la fois
pensable comme accomplissement d’une lignée de gestes et
comme le prolongement qui les articule tous.
La métaphore du vampire prend ici tout son sens, si l’on
accepte de considérer les phases antérieures du Trigone, et si on
considère ce mot moins dans son symbole que dans ses traits

symptomatique chez lui) la portée gestuelle du Réel. En posant une différence


ontologique irrémédiable, il coupe la bobine du Réel, il empêche tout
dévidement, et par là même, ne peut développer qu’une éthique, et non une
posture éthico-politique.

164
essentiels par lesquels ce mot nous affecte, résonne en nous. En
ce sens le vampire n’est pas un être, mais la manière de
désigner ce qui « engendre » le Réel, son mouvement profond.
Le vampire, en tant que mythe, est un « être » qui se caractérise
par ce qui ne passe pas à la représentation (par un miroir),
mord ses proies (les niveaux de réalité), et surtout, est capable
de passer à un mode de résonance par ondes (comme la chauve-
souris).
Ici nous qualifions donc les différents gestes de l’Expérience
diagrammatique, par le recours à ce mythe, mais en en
neutralisant la dimension purement « aplatissante » (réduction
du vampire à un être) et en récupérant sa « mobilité » profonde.
Les différents gestes de cette expérience recoupent
métaphoriquement (une métaphore audacieuse !) les traits du
mythe du vampire : s’arracher, mutiler et résonner dans
l’Espace, le Temps, l’Affect. Le vampire n’étant pas un être de
la hantise, mais ce qui nous redonne à entendre les mobilités
ontologiques dans l’ontique.
Il est intéressant de voir que dans chacune des pensées que
nous allons de nouveau étudier, la dimension vampirique se fait
jour, avec l’idée de devenir, d’indiscernabilité.

Nous aurons trois autres plongées dans des expériences de


pensée :

1) Avec Deleuze, dans une septième expérience, nous


invoquerons le film dont il ne parle pas, dont il n’évoque que le
nom, Vertigo, dans L’image-Temps, pour bien faire entendre
que les trois niveaux de Temps dans ce film se ramènent à son
analyse du Vampire chez Artaud, comme si au fond, la bobine
de ce film développait le dévidement du Réel, sous l’angle du
Temps.

2) Avec Châtelet, dans une huitième expérience, nous


invoquerons aussi le vampire, non celui du Capital, dont parle
Marx, mais celui qui va précisément contre le délitement de nos
singularités, rendu possible par le dispositif de pouvoir de la
thermocratie. Le vampire, c’est ce qui vient défaire le
diagramme et ses mythes, toute la mythologie du pouvoir

165
depuis les années 80, et qui peut faire de nous des êtres
singuliers. C’est par l’image d’un trigone qui pense l’homologie
entre les diagrammes politiques et les diagrammes de l’Espace
physicomathématique que nous en rendrons compte.

3) Avec Guattari, dans une neuvième et dernière expérience,


nous aurions pu revenir sur la littérature, avec son étude sur les
rêves de Kafka, mais cela nous semblait trop facile pour
justifier de la présence du vampire (qu’avec Deleuze, il avait
pointé dans leur Kafka, notamment à propos des lettres). Nous
avons donc délaissé cette Figure de la séduction, pour une
autre : celle de Thésée et du Minotaure. C’est une expérience
affective mais prise dans le temps et le topologique.
Le vampire s’y exprime par le thème de la dévoration du
Minotaure (le père de famille) par opposition à la dévoration
qui anime Thésée (le fils). Le fil du dévidement cette fois passe
par les polygones de Guattari, qui sont des reformulations
schizoanalytiques de l’agencement diagrammatique de la
seconde expérience, vue plus haut.

Le geste-vampire est donc bien, à chaque fois, ce qui déploie


au mieux les lignes du Virtuel dans ces pensées.

166
7ème expérience

Deleuze : Vertigo

Vertige et temps

En 1958, Hitchcock réalise un de ses plus beaux films :


Vertigo, qui, comme le dit Bill Krohn « ressemble à un
tableau ».Tableau suranné d’un portrait passé (celui de
Carlotta) ou tableau sombre de l’avenir (mise en scène d’un
stratagème criminel), toujours est-il qu’Hitchcock semble nous
emmener dans les spirales du temps.
Pour Rohmer, le générique de Bass167 qui enveloppe
l’expérience des vrilles du Temps donne sa clef au film : c’est
l’impression d’être essentiellement orienté sur un temps de la
remémoration, du fantôme. En effet, il pense le film comme une
sorte d’anamnèse de Scottie, cherchant derrière les images
trompeuses, qu’incarne l’héroïne (Judy), la vérité. Scottie
chercherait donc une femme qui n’existe pas, Madeleine. Et ce
serait là tout le drame de ce film !
Le moteur de ce film semble donner raison à Rohmer : c’est
une machination. L’appât : une femme est obnubilée par un
fantôme (celui d’une femme) qui semble orienter tous ses désirs
et l’envahir, prendre sa place. Mais il s’agit d’une illusion
destinée à tromper Scottie, un policier célibataire ; le
commanditaire : un mari qui veut récupérer les biens de sa
femme (Madeleine) monte une machination pour que Scottie
tombe amoureux de son double (la fausse Madeleine) et soit un

167
Dans son article, « L’hélice et l’idée » (repris sous le titre Alfred
Hitchcock : Vertigo dans Le Goût de la beauté, Paris, éditions de l’Etoile,
1984), Rohmer oriente sa lecture vers une lecture platonicienne du générique.
La portée du film Vertigo ne peut vraiment être appréciée que si l’on distingue
le générique de Saul Bass des spirales du film d’Alfred Hitchcock, puisque le
générique met en scène un visage, une mutilation et la danse des courbes de
Lissajous.

167
témoin de l’accident qui lui coûtera la vie. Le film semble donc
reposer sur la quête de la connaissance d’un être, ou du moins
se dirige vers une vérité qui sera donnée à la fin du film.
Pourtant, le génie de Vertigo n’est pas dans ce scénario bien
ficelé, il tient à la manière dont les fils du temps et des affects
(qui l’accompagnent) se déroulent ou s’enroulent. C’est un
dévidement qui a lieu : un dévidement du temps et des affects.
Comme les emprises successives d’un vampire.
Pour bien comprendre cela, il faudrait prendre garde à ne pas
réduire, comme Rohmer, le film au seul temps du fantôme, à la
seule logique des illusions successives qui semblent tirer Scottie
vers la remémoration.
A y bien regarder, en effet, le film tient par un autre bout que
l’idée du fantôme : c’est par un ensemble de boucles du temps,
qui se donnent toutes à la fois dans le film, que nous sommes
saisis, mordus par l’histoire, ou la fabulation. Nous sommes
comme plongés dans des niveaux de temps qui passent certes
par la remémoration, mais aussi par d’autres expériences de
temps : des expériences comme le rêve, ou le cristal de temps,
comme si le film allait vers un déchirement final, qui mettra en
pièces Scottie.
Rohmer, trop platonicien, ne semble pas avoir assez souligné
que c’est la désorientation qui anime le héros : désorientation
affective et temporelle autant que spatiale.
L’agencement du film repose sur trois phases qui articulent
les trois affects principaux de Scotie : la peur (du début), quand
il manque de se rompre le cou, c’est elle qui crée les conditions
de l’impuissance auquel il faut ajouter le désir pour une femme
qui est elle-même hantée par un fantôme ; la perte (au milieu),
qui crée un déséquilibre, une catatonie (mélancolie) et qui ne
trouve sa fin que par une nouvelle rencontre avec une autre
femme qui ressemble à Madeleine : Judy ; la colère, qui va
permettre de régler l’impuissance physique et de forcer la jeune
femme à avouer, exorciser le fantôme qui est en elle (il n’y a
pas de vérité, pas de Madeleine, sinon la morte que le héros
n’aura pas connu), c’est la montée spiralaire du clocher qui va
mener au déchirement de la relation, à la stupeur, à
l’horreur (Judy tombe du clocher) !

168
A chaque fois, l’affect est produit par une chute (d’abord
réelle, puis fictive, enfin chute réelle). Le choc produit sur le
héros est la morsure du vampire, mais il se déploie sur trois
niveaux du temps, et non sur un seul.
Rohmer écrase le film sur la dimension du souvenir et fait
donc tourner le film autour de la personne de Madeleine, alors
que ce qui est intéressant, c’est plutôt le point de vue de Scottie
et sa manière de passer par des niveaux de temps complètement
différents qui le mènent au déchirement profond de l’âme.
Vertigo (si l’on excepte le générique) comporte ainsi trois
régimes de Temps et d’Affect : le temps de l’habitude et la peur
de l’espace (affect du vertige physique), le temps de la
remémoration, du fantôme et des souvenirs (qui est aussi geste
de l’automutilation), et le temps qui tient l’ensemble, plus
profond, c’est le temps qui se suspend dans une sorte d’éternité
de l’instant, c’est l’affect du déchirement (où les ondulations du
passé viennent tenir dans la pointe d’un présent). Ce sont les
traits du Temps, les traits d’une métaphore audacieuse - celle du
Vampire.
Vertigo est le grand film sur le Temps et l’Affect, un film
qui est travaillé par un agencement qui nous porte à nous ouvrir
au vampire, par delà les fantômes. Il ne faut pas s’étonner que
le générique de ce film ait capté les traits de la métaphore
audacieuse du film168.

Les images du temps

Deleuze évoque Vertigo comme un très bon exemple de sa


réflexion sur le temps de l’image. Cet aveu et le fait qu’il ne
nous précise pas quelles images illustrent sa conception du
temps, suggèrent que Vertigo est un condensé de sa pensée du
Temps. En soi, le film est une expérience diagrammatique
complète.

168
Nous démontrons cela dans un travail de thèse en cours sur les génériques
de Saul Bass (Paris 8 – direction Plínio Prado).

169
Avec Mille plateaux, on a pu faire une expérience
cinématographique pour penser le Réel : il s’agissait d’une sorte
de constructivisme (interactions à la Vertov). Mais depuis
Deleuze a découvert que l’agencement a une profondeur que
l’image cinématographique mieux que toute autre montre à
merveille. Nous voilà donc embarqués au cœur de la
« membrane » du cinéma. Deleuze nous propose avec L’image-
Temps une hétérotopie du cinéma.
La possibilité de passer par des stades qui ne sont pas
simplement des « chocs » émotionnels (niveau perception), ou
qui ne sont pas simplement des interactions de rythmes (geste-
caméra), fait du cinéma quelque chose de très excitant !
Le cinéma fait avec l’image, ce que la philosophie fait avec
la pensée : il essaye de se penser, et penser son impouvoir,
c’est-à-dire les limites de la pensée. Voir le Temps, c’est ce que
nous donne à penser le cinéma.
Nous sommes dès lors dans une véritable imagin-action :
nous nous installons comme spectateur d’une opération qui est
celle que seul le cinéma peut irréaliser. On pourrait dire que le
cinéma n’est plus seulement cartographié (voir L’image-
mouvement), il se cartographie, il se pense en acte, mais
précisément pour cela, il n’agit plus. Dans Vertigo, la
cartographie passe par trois phases.

La première expérience du film, c’est celle du rêve, de


l’image souvenir169. Tout le monde se souvient de cette
séquence de Vertigo où les temps du présent et du souvenir
s’effondrent, se mélangent. Scottie est saisi par un rêve, après la
mort de Madeleine d’une sorte d’effondrement ce qui
matérialisé par un puits, des images de portrait d’une femme
portant un collier, et est en proie à une espèce de catatonie. Tout
se mélange, tout semble devenir indiscernable. On peut en
rendre compte par le schéma donné plus loin qui donne à voir
des circuits. Ce schéma repris de Bergson permet à Deleuze de
penser une sorte de profondeur du temps, dans le souvenir, ce à
quoi renvoient justement les circuits : chaque image est comme
un chemin qui aurait pu être différent et qui efface le précédent.

169
IT, p.64-66

170
L’ensemble constituant une couche de même réalité, qu’on
nomme souvenir de... quelque chose. Ces images sont bien sûr
des images virtuelles d’images qui ne sont pas actuelles, qui ont
été présentes. Chaque circuit est une percée dans la profondeur
de la mémoire des souvenirs. Ils viennent prendre la place de
l’image actuelle.

Diagramme de Bergson pour les images-souvenirs, rêves

Ce diagramme peut servir à exprimer les deux expériences : d’un côté,


chaque cercle (OA, OB, OC, OD) indique ici des circuits du souvenir qui
semblent fonctionner selon un certain mode d’enchainement ; et de l’autre, on
remarquera un petit circuit en pointillé qui opère par coupures et articulations
inédites.

La scène du rêve dans Vertigo est une série de circuits


multiples d’images qui sont comme des ritournelles, proches de
l’effondrement psychique de Jack dans Shining, et qui nous
emportent : d’abord dans une chute, avec l’image d’une sorte de
silhouette (qui fait penser à une silhouette dessinée à l’aide
d’une craie par les policiers quand il y a meurtre) ; puis ensuite,
dans un vortex (image d’un puits, puis les images d’un tableau),
comme si l’on remontait le temps du souvenir, le temps lui-
même, puisqu’aussi bien ce puits peut être vu comme un « trou
de ver » reliant deux circuits différents du souvenir, faisant
connexion entre la mort de Madeleine, identifiée à une victime,
et le portrait vivifié d’un spectre, Carlotta.

171
Dans ce rêve, l’image des pétales suggère l’effeuillage du
temps. A l’horizon de ce montage des souvenirs, il y a la
culpabilité (ce qui expliquerait l’assimilation de la victime à une
victime de meurtre, et l’accent mis sur le bijou), culpabilité qui
est l’affect de Scottie.

La seconde expérience du film est plus intéressante


encore. Elle consiste à penser un cristal de temps.
C’est la fameuse scène où dans l’écurie les images actuelles
du présent se mêlent aux images virtuelles du passé, comme une
sorte de mise en circuit, un petit circuit, qui au fond rend
indiscernables les niveaux du temps comme des surimpressions.
Se superposent l’image de la Madeleine morte (bonde) et
l’image de Judy, son double ; la scène elle-même semble
arracher les barrières du temps.
Le cinéma - avec cette scène d’abolition des barrières du
temps - veut saisir sa propre virtualité d’image, et il ne peut le
faire sans un échange entre image actuelle et image virtuelle. Il
y a dans une image-temps, une sorte d’échange entre les
composantes. Il y a l’idée d’un circuit, d’un « tourner autour ».
« L’actuel et le virtuel coexistent, et entrent dans un étroit
circuit qui nous ramène constamment à l’un et à l’autre ».
Deleuze s’attaque à déterminer les composantes de l’image-
temps, qu’il assimile à un cristal.
Cette notion de cristal, qu’on rencontre d’abord chez
Guattari, est reprise au sens d’une scission qui produit « un
éclat » de ritournelles. Le cristal, c’est « le Temps en
personne »170. De fait, ce n’est pas un travail de l’agencement,
mais un travail de la machine abstraite qui pilote l’agencement.
C’est pourquoi si Deleuze reconnaît sa dette à Guattari, il pense
que la ritournelle est insuffisante pour rendre compte de la
cristallisation.
Pour Guattari, la ritournelle implique en effet une
orientation d’actualisation, qui est précisément la
singularisation de territoires existentiels. Ainsi il y a une
scission dans l’agencement qui ouvre deux régimes de
fonctionnement qui s’opposent et qui par leur « éclat » créent

170
IT, p.110

172
une part active et une part passive dans l’agencement,
permettant aussi bien de penser un rattachement à la
subjectivation capitalistique que la transversalité des sujets.
Deleuze considère que le plan de consistance du plan est
insuffisant pour rendre compte du Temps au cinéma. Ou du
moins, il pense que ce plan doit être envisagé sous un régime
plus profond que celui de la simple caméra, d’un geste-caméra
(ou de mutilation). C’est pourquoi il ne parle plus du montage
et du cadrage dans l’Image-Temps, mais il parle un peu
métaphoriquement de la rencontre de la ritournelle (geste
d’arrachement) et du galop (coups qui mutilent), à propos de la
musique au cinéma. Ce qui suggère une sorte d’échange entre
des niveaux de réalités.
Il y a donc deux lignes, la ligne d’actualisation et la ligne
que nous appellerons virtualisation et qui permet « le passage
des présents ». C’est cette double orientation qui est le lieu de
l’expérimentation du cristal. Le cristal deleuzien exige plutôt
comme l’indique un autre diagramme de Bergson, une scission,
qui est précisément la marque non d’une ritournelle mais des
machines abstraites, du Temps171.
Les machines abstraites sont clairement vues comme ce qui
fait le « passage du temps » dans l’image. Elles nous placent
dans le « trou », « la béance », « la profondeur » d’un cristal, ou
lieu de passage. Ce n’est plus une singularisation (actualisation
d’un virtuel), mais une individuation comme processus entre
l’actuel et le virtuel (virtualisation)172. Le spectateur qui
expérimente ce circuit est donc placé dans une boucle où il fait
lui-même l’expérience de la virtualité.
Dans l’expérience du cristal, j’expérimente la virtualité
s’actualisant et je fais retour vers elle en me virtualisant en elle.
Le cristal fait se rapprocher au plus près l’intensité et
l’enveloppement, l’intensité et la virtualité. On peut dire que

171
IT, p.109 : « on voit dans le cristal la perpétuelle fondation du temps ».
172
DIA, p. 184 : Deleuze fait cette distinction fondamentale entre
singularisation et individuation : distinction qui explique la scission de
l’agencement comme une sorte de double directionnalité du temps qui permet
l’échange - la mise en circuit - d’une virtuel et d’un actuel (les deux lignes du
temps étant l’actualisation et la virtualisation).

173
l’actuel est son virtuel même, en ce sens que s’ils sont
réellement distincts, ils deviennent indiscernables, dans l’image.
Dans le diagramme ci-dessus, on retrouve l’image d’une
espèce de « huit », une torsion qui s’opère dans l’échange qui
suit deux lignes, donc deux côtés (ligne d’actualisation et ligne
de virtualisation : l’une va du virtuel à l’actuel et l’autre c’est le
contraire). Dès lors, dans la cristallisation, la virtualité ne
s’actualise comme présent que parce que le virtuel le recueille
comme passé. Derrière la ligne des présents, il y a une sorte de
« creux » du passé : c’est le passé pur qui en tant qu’il ne passe
pas conditionne l’actualisation de tous les présents. On voit
bien en quoi le virtuel n’est pas un pur possible. S’il était un
possible je pourrais seulement l’envisager d’un point de vue
physique ou mental, je ne serais pas emporté. C’est une
expérience de discordance, de déchirement, d’immensité (en
effet, je ne peux mesurer ce qui m’arrive) : c’est une expérience
sublime.
Aussi, le cristal c’est l’expérience d’un circuit qui nous
ramène dans un « passage » qui actualise et se virtualise tout à
la fois. Chez Deleuze, le cristal n’est pas vu comme dimension
purement « pathique » (Guattari), comme fragmentation, mais
comme « contraction ».C'est pourquoi il n'y a pas une simple
opposition et superposition du réel et de l'imaginaire. Ce qui
était le cas dans le rêve qui marque un certain écart, un
intervalle, un déboîtement par rapport au mouvement. Le temps
du rêve était une sorte d'autre mouvement au sein du
mouvement, un mouvement en écart par rapport à un
enchaînement successif.
Deleuze au contraire assigne ici une dimension
« inorganique » à l'image qu'il nous montre : le vrai cristal, ce
sera le cristal de temps. La notion désigne un type d'image qui
n'est lié à rien ; le temps sort de ses gonds. Deleuze distingue
donc entre l'image-cristal et l'image-temps, ou cristal de temps.
La distinction tient à la différence entre une image qui reste
auto-mouvement, malgré une certaine relativité, et une image
qui est auto-temporalisation. On a donc une sorte de germe de
temps au sein du cristal. Le cristal est le cœur du diagramme, où
se contracte le virtuel. C’est comme si on se situait à l’intérieur
de la machine abstraite. Il se contracte en nous. Le temps, pris

174
par la ligne de virtualisation suggère que le virtuel et l’actuel
sont dans un rapport de scission.
Deleuze ne s’arrête pas pour autant là, il va remonter plus
loin dans la profondeur de l’image. Deleuze parle en effet d’un
grand circuit à côté du petit circuit du cristal. Là encore un
diagramme de Bergson peut nous aider à comprendre de quoi il
s’agit.

Troisième expérience du film. L’image du Temps, c’est le


passé qui ne se confond pas avec les souvenirs (qui sont eux
actuels) et c’est le présent qui « n’existe lui-même que comme
un passé infiniment contracté qui se constitue à l’extrême
pointe du déjà-là ». Le présent ne passe que sous cette
condition et le passé se manifeste comme la coexistence de
cercles, de circuits dont chacun contient tout en même temps, et
dont le présent est la limite extrême.

Diagramme de l’axe-boucle de Deleuze


On a clairement ici le double mouvement de l’arrachement (qui emporte)
et de la mutilation (qui creuse) : les deux éléments ont des résonances plus
profondes qu’un cristal, on semble entrer dans le « repaire », le « terrier »
d’un vampire. C’est comme une logique d’ondulation des affects173.

173
Sur ce point, nous renvoyons à notre étude sur le Terrier de Kafka, qui
développe cette dimension ondulatoire, comme ce qui nous arrache au miroir
du Monde et nous mutile au-dedans de Nous. Mais plus encore il serait
intéressant de comparer cette perspective avec celle de Gabriel Tarde, qui
développe dans Psychologie économique (éd. Gallica, Bibliothèque Nationale)
une réflexion sur la résonance (mais du point de vue de l’imitation),
conception qui s’origine chez Spinoza. Voir aussi à ce propos Yves Citton,
L’envers de la liberté, p.197-232, Paris, Editions Amsterdam, 2006. Pour

175
Ces nappes de passé sont comme contractées en un point, si
bien que Deleuze se demande si on ne pourrait pas aussi bien
penser l’Evénement du côté du présent, un présent pouvant
« valoir à son tour pour l’ensemble du temps », comme une
colonne, une cariatide du Temps174.
Dans ce film, quel est ce point singulier ? Il nous semble que
ce point est logé au cœur de la topologie de l’escalier du
clocher.
Ce point s’inscrit sur une verticale qui est à penser d’abord
comme image-mouvement et comme dépassement d’une
impuissance physique (vertige).
La verticale, c’est aussi comme le moment de la fin de
l’automutilation de Scottie, au moment où tout le passé de la
rencontre se contracte en un point - servant de levier de bascule
dans l’esprit de Scottie pour se libérer de cette impuissance
morale. C’est le moment d’un affect de colère, de cri, de
rugissement, où il s’agit d’emmener Judy au haut du clocher,
pour qu’elle avoue la machination contre lui.
La verticale, c’est enfin pour Scottie un moyen de se
retrouver à l’extrême pointe d’une nouvelle impuissance à
comprendre la nouvelle chute de Judy, au moment où celle-ci
tombe. Alors « tout l’événement est pour ainsi dire dans le
temps où il ne se passe rien ». Impuissance à aider, à
comprendre la pseudo-Madeleine. Il y a alors comme un temps
intérieur « fait de la simultanéité de ces trois présents
impliqués, de ces pointes de présent désactualisées »175.
Toutes ces verticales vont définir les dimensions d’un même
Evénement « installé » à la pointe du clocher, lieu d’une
indétermination radicale. C’est ce qui fait d’ailleurs de cette fin
un vrai événement : Scottie n’est pas dans une compréhension
contemplative, comme le pense Rohmer, il est déchiré par
l’événement de la chute et nous aussi. On ne sait plus alors ce

notre part, nous pensons que la Résonance qu’exprime ici Deleuze sort du
modèle mimétique.
174
On se souvient que Proust, à la fin de sa préface du livre de Ruskin
(Sésame et le Lys), parle lui aussi d’une sorte de colonne du Temps qui tient
les passés et les présents.
175
IT, p.132

176
qui est arrivé, arrive, va arriver. On est pris entre deux
« signes », entre « deux côtés » d’un même geste (on peut voir
les choses d’un point de vue topologique aussi comme
Châtelet), qui sont les signes directs du Temps176. Les pointes et
les nappes comme affirmation d’un geste-vampire.
Cette verticalité tient donc le cercle des heures et des jours,
nous sommes avec lui en présence du Temps en personne,
l’Aion, ou le Temps vu comme déchirement, comme ce qui
retentit. On est à tous les niveaux de la prise du temps sur
nous. Le Temps se montre et nous mord : il n’est plus
seulement dans un creux, dans un circuit, il est la somme des
« circuits », ou la simultanéité des « nappes du passé » et
des « pointes du présent ». Le Temps est maintenant comme
une intégrale des chemins, pour parler comme Feynman.
Alternatives indécidables entre des cercles de pensée ou
différences inextricables entre les pointes de présent. Il ne s’agit
plus de l’indiscernabilité de deux images. C’est un « système
d’axe-boucles » que Deleuze n’envisagera dans son livre que
séparément pour mieux marquer les signes du temps - d’un côté
Resnais et de l’autre Robbe-Grillet177 ; alors que ces deux côtés
s’articulent à un même geste-vampire, à une même verticalité,
presque antique : une cariatide, où tout le film Vertigo se fiche,
et qui pointe à sa façon le dessin d’une spirale, d’ondes de
Lissajous. Ce diagramme de Bergson (repris par Deleuze) noue
donc une double directionnalité du temps, qu’il faut saisir dans
toute sa topologie de vissage, sorte de toupie qui tourne autour
d’un axe, et qui forme des nappes de virtualités, en même temps
qu’elle s’ancre dans un présent.
En résumé, Deleuze définit donc trois expériences ou trois
phases d’expérience du temps (de l’image), du Temps tout
court. Ce sont aussi les trois phases de la pensée que nous
pointons dans l’Expérience diagrammatique. A chaque niveau
de temps, on sent que le Temps vient nous mordre un peu plus
dans notre chair : habiter le déchirement « quotidien » du temps
(celui de la perception ou de l’image-mouvement), puis
s’élancer dans les spirales du tourner-autour, qui se déploie

176
IT, p.137
177
IT, p.137

177
comme image-souvenir, image-cristal, et cristal de temps, pour
arriver enfin à l’espèce des pointes de temps (présents purs) ou
les nappes (la torsion du temps). A chaque fois, on sent venir,
on sent résonner la présence vampirique du Temps. Vertigo ne
nous laisse pas indemne. C’est ce geste-vampire qu’avait
pressenti Artaud en parlant du cinéma178.

Le geste-vampire d’Artaud

C’est Artaud qui inspire à Deleuze « l’image de pensée »


qu’offre le cinéma : le vampire.
Artaud en effet met l'accent sur l'impuissance de la pensée.
L'impuissance de la pensée, ou plutôt son « impouvoir »179
notamment dans ses scénarii (Le vampire 32, le fou de La
révolte du boucher, le suicide des Dix-huit secondes).Les
personnages d'Artaud sont en proie à un pillage de leurs
pensées, ils ne sont plus « capables d'atteindre leurs pensées ».
Artaud décrit donc avec ce concept du vampire ce noyau
irréductible de l’événement, du Temps de l’événement contre
lequel toutes les pensées vont se heurter, car elles sont
incapables de le penser. Ce noyau, c'est justement ce qui fait
que l'on n'est plus dans un Tout (comme chez Eisenstein) que le
cinéma ne peut plus tenir par l'enchaînement des images :
Artaud décrit alors la fissure, la scission, la fêlure qui nous
habite. Cette fêlure180, c'est « la force dissociatrice » qui
introduirait une « figure de néant », « un trou dans les
apparences ». Ce que dit Artaud est très profond, c'est

178
C’est lui aussi qui est l’enjeu du générique de Vertigo qui affirme la
profondeur du Temps dans le déchirement d’une membrane - l’œil d’une
femme. Le générique étant en quelque sorte la résonance affective
(« émotive » dit Saul Bass) du film dont il retient les forces, les affects. On
peut dire qu’il y a une logique de la métaphore audacieuse dans ce générique
qui est liée à la topologie, point sur lequel Elie During et moi divergeons. Voir
la belle analyse d’Elie During sur la surface de Möbius du générique de Saul
Bass, dans Faux raccords, Actes Sud, 2010, qui est aussi par ailleurs un très
beau livre.
179
IT, p.216
180
IT, p.218

178
précisément le geste-vampire qui « déchire » l'écran et travaille
le temps de l’image.
Il faut ainsi passer par différentes phases de temps pour
arriver au Vampire, mais ces phases ne sont pas
chronologiques, si ce n’est au niveau le plus bas, mais plus on
monte plus la profondeur de l’image se complexifie, se
gestualise en une sorte de scission, puis une sorte d’axe-
boucles, et on passe par d’autres types de temps : l’ensemble
dessine la Membrane du Vampire. Le cinéma découpe le virtuel
de l’image et provoque les différents niveaux de choc jusqu’à
celui qui « déchire » nos représentations, en nous emportant
vers un Dehors, un « TROU ».
Ce que Deleuze découvre avec Artaud c’est que la pensée à
travers le cinéma ne peut tout penser et ne peut aussi se penser
complètement soi-même. Nous sommes dépossédés
complètement par le cinéma. Et cette dépossession-séduction,
c'est précisément celle du vampire. Nous sommes à sa merci.
Pas de possibilité de se remémorer et de penser la vérité de ce
qu’on a vécu.
Le Vampire ici dont on parle, c’est précisément cette béance
qui travaille l’image, l’égratigne dans l’absolu et nous arrache à
tout et à nous-mêmes. Désorientation totale, vertige ! Au-delà
de l’image-cristal qui n’est pas la signature d’un vampire, mais
reste l’empreinte d’un fantôme, il y a l’espèce d’aspiration, de
souffle, de « cruauté » qui anime l’image du cinéma.
Ce que Deleuze pense avec Artaud, on le retrouve effectué
dans l’expérience du film Vertigo : le film arrive à nous sortir
d’une conception du temps (l’habitude, amour bourgeois) et
nous faire entrer dans les circuits de la remémoration (amour-
passion voire pathologique), avant de nous plonger dans le
déchirement, affect absolu de la mort (chute finale). C’est donc
bien le dévidement du geste-vampire que proposent les phases
du film.

179
LE TRIGONE DE DELEUZE
Ci-dessus, l’ensemble des niveaux du temps de Vertigo et du Temps lui-
même : il correspond à un Trigone - n’y est pas mentionné le geste-vampire,
car il les articule tous à la fois. En effet, le Trigone fonctionne sur l’idée d’un
dévidement : la part molaire se déchire, se spectralise, et la part moléculaire
s’approfondit en vortex, et avec ses nappes et ses pointes de présent, tire vers
la verticalité et ne se donne jamais complètement en se retirant sans cesse :
d’où les ondulations ! C’est comme l’épanouissement d’un nénuphar qui, en
faisant s’engouffrer totalement les nourritures aquatiques, porterait en lui
complètement le milieu végétal des ondes. L’image d’un dévidement suggère
ainsi le mouvement-temps qui anime le vampire, c’est-à-dire gestualise à la
fois son arrachement, sa mutilation et sa volatilité ondulatoire. Les trois traits
du vampire : capture (emprise), morsure (mutilation), métamorphose en
chauve-souris (ondes).

180
8ème expérience

Châtelet : Mythologies des années 80

« Tout comme la métaphore qui capte deux idées


en une sans jamais les confondre »181

Diagrammes du biopouvoir
et de la thermocratie

En 1975, Michel Foucault rompt avec l’idée que l’on se fait


du pouvoir moderne : le pouvoir n’est plus dès lors ce qui
s’incarne dans une autorité divine ou royale ou ce qui prend
corps dans un président de la République ; ce n’est plus une
souveraineté. De fait, nous n’habitons pas un pouvoir qui aurait
donné au peuple sa souveraineté : le vote ou le suffrage
universel n’est pas une raison suffisante ni une preuve de
souveraineté. Certes nous pensons encore le pouvoir comme
souveraineté, mais ce ne sont pas les discours qui nous dirigent,
qui instituent nos conduites. Foucault dépasse la surface de la
politique politicienne pour voir en dessous de l’iceberg. Il faut
entrer dans une pensée généalogique pour voir que le pouvoir
n’est pas ce qu’il donne à voir, il n’est pas ce qu’il paraît dans
nos discours. Foucault rompt avec les théories du contrat, avec
toute idée d’un pouvoir qui viendrait d’en haut, du roi ou de
Dieu. La généalogie du pouvoir dessine une pensée que
Deleuze lisant Foucault a appelé « diagramme ». C’est que le
pouvoir tel que le conçoit Foucault est plus proche de la
physique que du droit. Derrière la surface du pouvoir, l’Etat,
notre image de l’Etat, d’un lieu centralisateur, il y a tout un
espace complexe de forces qui s’exercent autant sur l’individu
que sur les ensembles d’individus, les populations. Cet espace

181
EM, p.263

181
de forces, c’est un « spatium », un « diagramme », qui ne
s’actualise toujours qu’en partie.
Donc gardons-nous de voir le pouvoir comme vertical, ou
nous ferons comme ces terroristes qui voient le pouvoir comme
la main de Dieu. Le pouvoir moderne est capillaire, il s’étend
partout, entre nous, dans tous les rapports sociaux et familiaux
que nous avons. C’est un champ de forces qui pour autant n’est
pas complètement actualisé : le modèle en est d’abord au niveau
individuel, le panopticon, et au niveau de la population, le
biopouvoir.
Le pouvoir depuis le XIXe siècle est donc quelque chose de
plus complexe que le Roi (le fameux : « l’Etat, c’est Moi »).
L’idée du souverain, la part discursive du pouvoir, nous abuse,
elle nous ventriloque, elle nous cache que le pouvoir est autre
chose. Le pouvoir, qui traverse la société, ou plutôt qui s’exerce
entre les individus dans des lieux particuliers, institutionnalisés,
doit être conçu comme un champ de forces. Il n’est pas du côté
de la Loi, mais des normes.
L’image de pensée que Foucault utilise dans Surveiller et
punir pour rendre compte de ce fonctionnement normatif du
pouvoir, c’est un exemple de Bentham, qui devait servir à
penser la transformation d’une logique de punir basée sur la
mort à une logique de punir basée sur l’enfermement, la prison.
La prison montre bien la nouvelle technologie de pouvoir qui se
constitue alors et qui a lieu aussi sous d’autres formes à
l’atelier, l’hôpital.
Le prisonnier est l’objet d’une surveillance étroite et doit se
conformer à des règlements : ce faisant, il intériorise des
normes, tout en gardant à l’esprit que c’est la Loi qu’il doit
respecter. A la différence de Karl Marx, Foucault prend en
compte les dimensions de pouvoir de la société (qu’il ne limite
pas à l’Etat, et à son idéologie, donc à une sorte de discours), il
pense que c’est l’intérieur même des corps qui doit être façonné
selon des normes précises et connues. Pouvoir qui n’est pas
ordonné sur la censure, le secret, mais qui au contraire exploite
le moindre renseignement sur l’individu, la moindre déviance.
Pas d’idéologie qui nous aliène, pas de conscience qui doive
s’opposer à une classe, pas de réfutation du capitalisme comme
le pire des maux que nous aurions. Le pouvoir est au fond

182
d’abord un principe d’assujettissement des corps et l’âme n’en
est que la projection, que l’effet. Le pouvoir est une sorte de
surface qui se constitue par des connexions entre les individus,
selon certains points, qui sont moins des rapports de position au
sein d’un espace que des rapports d’actualisation des forces.
Deleuze souligne ainsi la dimension profondément
topologique du pouvoir chez Foucault qui ne tient pas tant à sa
dimension spatiale, visible (répartition des positions), qu’à
l’actualisation ou non des points de normalisation qu’il met en
œuvre. Le pouvoir n’est donc que dans l’actualisation d’un
certain champ de forces entre les individus. Potentiellement, un
surveillant doit pouvoir « voir » que tel prisonnier exécute telle
tâche dans un temps donné, à un endroit donné, et de telle
manière. Donc le pouvoir moderne s’exerce dans une
continuité, tissée par ceux qui activent le champ, et non pas de
manière discontinue, selon une Loi souveraine, qui « agirait »
sur nous de temps en temps (quand nous commettons une
infraction, un crime). Le pouvoir est un vrai champ de forces, il
s’actualise en partie en moi, sans que je le veuille, le désire : je
suis pris dans le « spatium », et j’actualise certains gestes. Le
« diagramme », ou « dispositif », c’est donc le nom de machine
abstraite qui active le champ de forces et qui normalise
l’individu qui y est pris.
Foucault parle aussi de biopouvoir pour désigner les forces
qui s’exercent au niveau des populations (et non plus des
individus). C’est un autre diagramme pour Deleuze. Celui-ci
n’hésite pas à voir plusieurs diagrammes pour un même
pouvoir, comme autant de variantes possibles d’actualisations
(régime de Bonaparte, nazisme). Le biopouvoir permet
notamment de ne pas réduire le pouvoir aux rapports entre
individus (panopticon) qui n’est lui-même qu’une couche de
l’Iceberg. Comment tout cela s’articule ? Foucault refuse la
logique marxiste de subordination.
Déjà dans Surveiller et punir, on avait l’idée d’une sorte
d’articulation entre les régimes de fonctionnement de pouvoir
au niveau du panopticon. La prison est un exemple simple, pour
voir cette articulation. Il y a en fait dans toute institution au
moins une double logique qui s’articule l’une à l’autre,
s’emboîte, se noue : c’est la dimension politique et

183
économique. Dans Surveiller et punir, puis dans Naissance de
la biopolitique (où les choses vont se compliquer très
sérieusement), il y a comme une logique d’articulation,
d’engrenages, entre deux dimensions : l’accumulation des
hommes et l’accumulation du capital182 vont de pair. L’idée
d’une sorte de nœud ou de mise en circuit s’impose donc.
Avec le diagramme du panopticon, on coupe avec un
schéma binaire, matériel / conscience, entre une « matière » et
« forme », on est déjà dans une expérience de pensée. On passe
à cette idée que le capital a lui-même un fonctionnement qui
s’articule à la surveillance (on pense au travail de Taylor dans le
changement de fonctionnement dans les entreprises), on passe
de l’image d’un simple ruban à l’image d’un nœud. Il s’agit
d’une sorte de miroir : car le pôle économique réfléchit son
image dans le pôle politique, et inversement. Ce n’est plus une
simple surface de projection (qui interviendrait essentiellement
comme un leurre), c’est comme si l’individu était dans un
miroir, pris entre deux logiques de projection. Le pouvoir
moderne nous apprend à nous regarder, à nous épier, à avoir de
nous une image qui colle aux normes produites socialement.
Le diagramme de pouvoir moderne apparaît donc comme
topologique au sens où il implique un champ de forces, un
spatium, mais aussi au sens où il projette en nous une certaine
image de ce à quoi nous devons ressembler (des affections).
Nous sommes en fait toujours au cœur d’un montage du
pouvoir. Sa part machinique est celle d’une surface double de
projection, mais sa part énonciatrice est celle d’un homme
abreuvé par le sens commun, les sciences humaines (la
psychologie, savoir qui nous habite autant que nous habitons un
diagramme de pouvoir). L’image que je me fais de moi, c’est de
coller à la norme, et l’image que je me fais de la norme, c’est de
coller à la Loi. Il n’y a donc que si je pense par gestes que je
peux penser la norme qui « s’arrache » à la Loi, que je peux
penser le diagramme panoptique et biopolitique « sous » la
belle image de la souveraineté que je me fais.

182
SP, p.257 : « au niveau moins général, les mutations technologiques de
l’appareil de production, la division du travail, et l’élaboration des procédés
disciplinaires ont entretenu ensemble un ensemble de rapports très serrés ».

184
Il y a toujours en nous des forces qui nous poussent à suivre
les forces du pouvoir ou à nous en extraire, c’est autour de ce
« point » que Foucault va se placer, dans ses derniers textes,
une sorte de point d’échappement qui nous mène plus loin que
les lignes d’actualisation d’un pouvoir ; c’est la dimension du
Soi, de la subjectivation183.
C’est cette dimension topologique du diagramme -
machinisme et « Dehors » - plus importante que le savoir que
nous en avons (savoir de la loi, psychologique) qui est au cœur
de la pensée de Foucault, comme l’a bien vu Deleuze.
Le pouvoir n’a pas besoin de se nommer lui-même, de
s’affirmer comme classe et n’a besoin d’aucun discours pour
exister, mais il en faut tout de même un pour que ce que nous
faisions ne soit pas un simple automatisme, une simple
gesticulation exigée dans le diagramme.
Ce qui nous manque aujourd’hui, c’est de pouvoir crier ; un
cri qui nous arrache à ce diagramme et nous pousse vers le
Dehors, qui n’est pas extérieur au diagramme, mais est plutôt le
lieu où nous nous rendons encore plus indiscernables, singuliers
par rapport à lui : la résonance du geste-vampire184.

La critique que fait Gilles Châtelet à l’économie-politique


dans Vivre et penser comme des Porcs, parce qu’elle est
souvent réduite à l’œuvre d’un pamphlétaire, est souvent

183
Notons ici que Michel Foucault, comme l’a bien vu Plínio Prado (dans son
séminaire du mardi, en 2011, à Paris 8), retrouve une conception traditionnelle
de la philosophie (exercices de soi), et donc s’écarte de la modernité, de ce
qu’elle a apporté d’intéressant, à savoir le frisson de la vie, comme Goethe
l’exprime, c’est-à-dire une orientation des conduites qui ne se réfèrent pas à
l’ordre de la raison, mais à l’affect (toucher l’âme). Ce en quoi Foucault ne
peut à notre sens penser une résonance, une éthique de la résonance.
184
Pour une lecture plus approfondie sur la vie et les œuvres de Foucault nous
renvoyons à notre premier article, déjà fort ancien : La bombe Foucault, 2001
(facilement accessible sur internet), et pour une première confrontation entre
Foucault et Châtelet, nous renvoyons à notre article sur les diagrammatismes
de Châtelet et de Foucault, publié dans Chimères en 2005.

185
minimisée185. Avec le pamphlet, en effet, on fait la part belle
aux protestations, aux émotions, aux railleries.
Vivre et penser comme des porcs fait écho directement, dans
son titre, au début de L’Anti-Œdipe où Deleuze et Guattari nous
comparaient à des porcs. Etre un porc pour Deleuze et Guattari,
comme pour Châtelet, ce n’est pas suivre le mode de vie de
quelques marginaux isolés dans quelque jardin se livrant à
quelques excès : c’est le mode d’existence de la démocratie-
marché elle-même. Ce que confirme d’ailleurs le sous-titre du
livre qui suit : de l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les
démocraties-marchés. Châtelet marque ainsi sa filiation à
L’Anti-Œdipe, de manière non équivoque. Mais le titre de
Châtelet, par l’intensité de l’expression, la force de la
provocation, résonne comme un cri.
Je ferai à partir de là trois remarques.
1°) La première. Ce cri est indétachable de la production des
diagrammes qui investissent le livre. Ne s’appuyer que sur lui,
c’est réduire le livre à l’expression d’un affect qui passe pour
purement passionnel. Or, comme l’a bien vu Philippe Roy186, le
mode de l’affect chez Châtelet est intensif, il participe ainsi de
la stratégie de diagrammatisation. Le style aiguisé de Châtelet,
son ton virulent sont nécessaires pour modifier notre perception
du politique, dans la mesure où nous habitons un diagramme de
pouvoir qu’il faut contrebalancer.
Le cri est la marque des intensités, comme celui d’Artaud,
ou comme le cri du pape sur la toile. Si nous vivons aujourd’hui
comme des bêtes nous ne crions même plus. Le pouvoir a réussi
à nous endormir, à neutraliser en nous, à mutiler notre capacité
de contestation. Mais ce qui peut paraître comme une sorte de
retour à une pensée de Mai 68, une pensée révolutionnaire ne
l’est pas avec les mêmes espoirs. L’Anti-Œdipe a été écrit à une
époque où le capitalisme n’était pas encore ce qu’il est
aujourd’hui, où le cynisme n’était pas la règle : aujourd’hui,

185
Nous proposons de reprendre et de développer les principales idées d’une
conférence donnée lors de la journée d’étude consacrée à Vivre et penser
comme des porcs (ouvrage de Gilles Châtelet), le 06 février 2009, à Paris 8, à
l’invitation de Philippe Roy, et faite en qualité de membre du Groupe-
Châtelet.
186
Philippe Roy, Le cri de Châtelet, in Chimères n°59.

186
nous sommes des Cyber-Gédéon, des Bécassines, avec nos I
Pod et notre petit narcissisme social.
2°) La seconde remarque que l’on peut faire est par rapport
au livre dans son ensemble, c’est que si ce livre semble recourir
à des diagrammes politiques, voire économico-politiques, ils
sont différents des diagrammes de Deleuze, Guattari et
Foucault, puisqu’ils sont tirés de la science.
3°) La troisième remarque. Dans un entretien de Châtelet, on
peut lire : « Mon rêve secret était d'écrire une mythologie pour
les années quatre-vingt »187.Si le terme mythologie est utilisé
dans cette phrase, ce ne peut être qu’en référence à Roland
Barthes, qui a composé, pour les années 60, ses Mythologies.

Ces trois remarques associées dessinent donc un problème :


quel lien y a-t-il entre le cri, les diagrammes et la mythologie ?
La réponse est simple : Vivre et penser comme des
porcs délivre une logique à la fois diagrammatique et
métaphorique (puisque toute mythologie, comme critique du
mythe, suppose des métaphores), l’ensemble produisant une
logique des affects (d’où le cri qui doit nous réveiller de nos
affects mous).

Considérons d’abord la partie diagrammatique du livre de


Châtelet. Je limiterai pour l’instant mon propos au diagramme
qui est le nôtre aujourd’hui : la thermocratie dont le devenir
possible semble la neurocratie. Pour penser ce diagramme
politique, il faut bien sûr voir qu’il est lié ou constitué par le
diagramme d’Argand. Ou du moins qu’il doit être pensé avec
lui.
Le diagramme d’Argand n’est pas un diagramme dont je me
sers comme référent extérieur pour penser mon mode d’habiter
le pouvoir, c’est-à-dire le diagramme politique dans lequel je
suis, je me trouve « embarqué ». Sinon on retomberait dans la

187
Emission Le monde des revues (animée par Benoît Ruelle) : l’art politique,
discussion avec Gilles Châtelet autour du dossier de la revue L’aventure
humaine consacrée à l’art politique, Radio France International, 17 janvier
1997.

187
critique d’utilitarisme que Châtelet a faite justement à
l’épistémologie ou qu’elle pourrait faire à toute lecture
anthropologique qui se réclamerait des sciences pour se
légitimer. Le physicomathématique n’est pas une norme pour
penser le diagramme politique que nous habitons. Pas d’usage
transcendant du physicomathématique, donc, mais aussi pas de
hiérarchisation, même implicite, du physicomathématique sur
l’économie-politique.
Pour Châtelet, il s’agit de montrer qu’il y a plutôt un certain
lien, mais un lien intrinsèque entre ces domaines. Si le
physicomathématique apparaît nécessaire pour penser le
politique, c’est moins par efficacité (caractère utile) ou par
véracité (caractère axiologique) que parce que la pensée est
physicomathématique en son fond. C’est une idée qui a été
entrevue par Husserl dans son texte sur la géométrie, et qui est
difficile à admettre si nous donnons un usage transcendant au
physicomathématique. Cela est d’autant plus difficile à penser
que la vision habituelle que nous nous faisons du politique est
déconnectée de la spatialité, en particulier de la topologie ; on
inscrit aujourd’hui volontiers le pouvoir dans le temps, dans la
chronologie des événements : c’est le vieux règne de la
souveraineté qui nous ventriloque encore et toujours.
Si donc on admet une seconde qu’il y a bien un lien
intrinsèque entre le physicomathématique et toute autre chose
(notamment les disciplines du savoir), même avec le politique
(comme le croyaient déjà naturellement les Grecs en parlant
d’isonomia), on peut penser la thermocratie comme un
diagramme physicomathématique. Ce rapport doit être pensé
comme un rapport spatial et temporel (bien que ce dernier point
ne soit pas exprimé directement par Châtelet). Penser un
diagramme politique n’est possible que si nous en trouvons la
part physicomathématique dont il dépend et la part de devenir.
Un diagramme physicomathématique met en jeu une
inscription visuelle, spatiale, mais aussi une virtualité allusive ;
c’est donc un dessin qui ne se réduit pas à sa dimension de
désignation, mais qui « exprime » : il peut nous suggérer une
manière de nous penser dans la société et aussi un moyen de
déprise. Car le diagramme est pris en quelque sorte entre une
table et une échelle, il est à l’intersection de deux axes, qui

188
l’arrache à une « actualité » idéologique et qui l’ouvre à une
virtualité génétique par un geste de mutilation. C’est comme
une membrane - celle de Simondon - qui s’ouvrirait sur ses
deux côtés passé et futur. On pourrait dire que saisir le
diagramme politique qui est le nôtre, la thermocratie, pour
Châtelet, c’est saisir l’ensemble des dimensions topologiques
d’un diagramme physicomathématique, sa capacité d’ouverture
et de fermeture. C’est se placer dans les articulations ou torsions
du Trigone.
En effet, saisir le diagramme que l’on habite, c’est comme
saisir le potentiel qui est attaché à la demeure qu’on habite. Ce
qui se conçoit très bien. Je sais que j’habite une maison, quand
je connais sa potentialité d’ouverture, en quelque sorte, ce
qu’elle peut m’offrir, quelque soit le moment. Il en va de même
de notre manière d’habiter la société. Il faut connaître les
paramètres de sortie, il faut que l’on puisse toujours s’en tirer !
On dira que c’est différent d’habiter un diagramme
scientifique et de penser avec lui la topologie du pouvoir. En
fait, ce que nous vivons avec l’un nous le vivrons aussi, mutatis
mutandis, avec l’autre. Car nous habitons topologiquement la
société, et cette topologie - qui est un certain rapport à la
spatialité - est celle de notre corps pris dans des rapports de
pouvoir.
Les analyses de Châtelet présentent très clairement le
diagramme de la thermocratie comme un diagramme de
pouvoir où sont inscrits les rapports entre l’économique et le
politique sous forme d’un diptyque dont la métaphore articule
l’image d’une balance et celle d’un plan complexe (voir le
diagramme plus bas). Ce sont des images équivalentes pour
penser le diagramme politique.
Prenons l’image de la balance d’Argand (développée dans
les Enjeux du mobile) : elle a en effet deux plateaux, et c’est la
dissymétrie qu’elle permet qui opère et crée un zéro libérateur.
Ce qui signifie qu’il y a un écart mais aussi articulation entre la
ligne de virtualisation et la ligne d’actualisation, qui crée
l’avènement d’un nouveau plan. La balance d’Argand est un
milieu qui se constitue dans une dialectique du déchirement,
qui fait naître un nouveau palier. On passe géométriquement

189
d’une droite à un plan complexe. Quelque soit l’image physique
ou mathématique, elle brise par un geste la symétrie.
En effet, de chaque côté de la balance, on a le « point fixe »
(vers lequel conspire la main invisible concurrentielle du
modèle néolibéral) et la « boîte noire » (terme emprunté à la
cybernétique qui considère que l’individu ne répond plus qu’à
des stimuli enregistrés par une machine qu’est son corps) : à la
place de x et de y, il s’opère une sorte d’équilibre qui constitue
un diptyque qui donne toute sa mesure à un ordre économico-
politique. Les deux mains du vote et du marché qui
s’équilibrent et constituent une mainmise sur les potentialités de
l’individu (rendue, dans le diagramme plus bas, par les flèches
qui redescendent vers le point O). L’individu ne se voit plus que
dans ce miroir de l’économie-politique et il ne voit pas « le
geste de mutilation » de ce diagramme le mutiler, lui enlever
progressivement les virtualités qui sont les siennes.
Ce que Châtelet dit de la balance d’Argand permet de penser
le diagramme politique : il fonctionne comme elle. Ce qui
revient à dire que les milieux non-physicomathématiques
doivent aussi fonctionner à la manière d’un diagramme
physicomathématique. Notre vision des mathématiques sans
virtualité nous aveugle : nous les croyons inaptes à nous aider à
comprendre le diagramme politique dans lequel nous habitons
sans nous en rendre compte ; mais avec les virtualités nous
sommes amenés à voir les choses autrement.
L’image de la balance est homologue à celle du plan
complexe. On trouve une image mathématique équivalente à
une image physique. Précisons. La thermocratie, c’est un
diagramme politique qui peut être pensé comme un plan
complexe : d’ailleurs les deux droites déterminent sur le
diagramme un plan à partir d’un centre O. Le diagramme
politique d’Argand suggère une ligne réelle (les deux pôles « en
miroir » symétriques l’un à l’autre) et une ligne imaginaire
(ligne de moyennisation qui mutile), mais son fonctionnement
crée une subordination de la ligne de virtualisation à la ligne
réelle : ce qui a pour conséquence que les individus qui sont
sous l’horizon du digramme voient les gestes de celui-ci se
retourner contre eux, mutiler leurs virtualités.

190
La verticalité crée un déploiement du diagramme de pouvoir,
lui offre une plus grande amplitude (un plan) et fait que le
miroir (des pôles) devient un espace de capture. Ce qui opère le
grand découpage des individus, la grande mutilation, c’est cette
ligne de moyennisation qui, en tant qu’elle s’équilibre, fait
perdre toute virtualité et tend à les rabattre sur la ligne réelle. Le
dépli du plan complexe de la thermocratie ouvre un palier, qui
agit comme un serrage des virtualités. Le zéro dynamique se
plie et fait disparaître les virtualités de notre champ de vision,
pour installer un régime d’apparences (perception mondaine).
La représentation sécrétée par les deux pôles, vient donc
investir la place du spectateur sous la forme d’un miroir
réfléchissant. Il y a donc un double foyer (la boîte noire et le
marché) qui « travaille » les individus.
Et le grand drame de la thermocratie, c’est que ce sont les
individus qui se hachent, qui se déchirent (moralement), qui se
dépècent (biens) : ils le font en adhérant à une opinion de plus
en plus partagée par les autres et ils le font en répondant aux
attentes du grand marché - qui suscite les intérêts les plus fous !
Le plan complexe animé d’un geste de mutilation opère ainsi
une sorte de fétichisation et créé un champ où s’exercent des
forces tournant autour du symbole, du « moyen absolu » qu’est
l’argent, comme dit Simmel, et où pouvoir, besoin et désir se
mêlent.
Ce plan-balance crée, par son équilibre, sa symétrisation,
une « mutilation », ou plutôt une « automutilation », un peu
comme dans le film The Big shave de Scorcese dans lequel un
homme se rase devant un miroir jusqu’à la mort.
On retrouve donc ce que Deleuze pensait déjà avec l’idée de
cristal (échange entre image actuelle et image virtuelle), mais ce
cristal vient de ce que l’individu se regarde avec les images que
lui renvoie la société par ces deux pôles. Ce n’est pas un miroir
qui nous arrache à la mondanité, mais plutôt qui la renforce. Le
cristal est donc un circuit qui fragmente, égratigne les
virtualités plutôt qu’elles ne les fait voir. Cette cristallisation
conduit à un gel des virtualités, à l’engluement de nos
virtualités dans le monde de la représentation. C’est la rencontre
couplée de la boîte noire et du marché qui opère ce « zéro » des
virtualités, comme l’indique notre diagramme qui met en jeu

191
deux « cônes » soudés l’un et l’autre. Le « point zéro », qui
d’ordinaire dans le « plan complexe » est le départ d’une
différenciation, dissymétrie, est ici conçu comme son
achèvement, le « déchirement » de toute virtualité188. La
moyennisation nous empêche de crier, elle nous bâillonne et
nous fait oublier la part quelconque qui est en nous, notre part
maudite, infâme : celle de l’empêcheur de tourner en rond.
Nous n’existons plus que dans le « miroir » des pôles et les
potentialités que nous espérons. Nous sommes des Narcisses
inscrits sur une surface réfléchissante, où nous nous voyons
tels que la société veut nous voir

.
*

188
C’est comme si les individus subissaient une sorte d’« hémagenèse », ils ne
se nourrissent plus que de leur propre sang ; les individus sont comme en
circuit fermé, en dyalise ; ils sont vivants et morts (comme le chat de
Schrödinger). On retrouve aussi bien cette perspective dans le cinéma de
Georges Romero (les « morts-vivants ») que dans la peinture de Stéphane
Blondeau, les êtres filaires (voir la Béance du Ruban) ou dans le film des
frères Coen, A Serious Man.

192
DIAGRAMME DE THERMOCRATIE (selon Châtelet)

193
Ce diagramme de la thermocratie peut être « pensé » en mettant en
homologie, en rapport : la balance d’Argand et l’engendrement d’un plan
complexe. Il faut faire résonner ces diagrammes ensemble (nous trouvons ces
deux diagrammes dans les Enjeux du mobile). Cette homologie permet de
constituer un nouveau diagramme économico-politique : la thermocratie, qui
est le diagramme politique que nous habitons actuellement en tant
qu’individus.
Le diagramme fonctionne un peu comme une sorte de point-plan : ou les
individus voient leurs virtualités « confinées » au point O (point central sur le
diagramme) ; ou le diagramme se déploie comme un nénuphar : le point
s’ouvre et se déploie alors. Image qui a quelque résonance avec le fameux
passage de la Recherche (de Proust) sur la madeleine, qui parle de ce jeu des
« petits papiers » qui, dans un milieu propice, s’ouvrent, « prennent
consistance ». Nous sommes des êtres « mutilés », mais nous nous mutilons
nous-mêmes sans le savoir (automutilation) en restant dans les plis de la robe
de la thermocratie, qui est une sorte de surface chiffonnée qui nous empêche
de nous « déplier »

On pourrait aussi souligner la genèse historique de ce


diagramme de thermocratie, que Châtelet retrace dans son livre
en le faisant partir de l’époque de Hobbes, mais ce qui compte
ici, c’est de comprendre que le diagramme politique nous
maintient à la platitude de l’actuel (les choses qui arrivent sont
vues comme normales, c’est-à-dire rapportées à une norme ;
banalité du réel). Sorte de Bovarysme.
Le diagramme de thermocratie nous habite plus que nous
l’habitons : sans l’« expérience diagrammatique » - que nous
venons de décrire et qui nous révèle son fonctionnement - nous
serions restés aveugles et incapables de comprendre que nous
sommes sans cesse mutilés par le geste politique et économique
que le diagramme instaure : nous privant de nos virtualités, ou
plutôt les retournant contre nous, il nous fait fonctionner dans
des normes et des mythes (c’est le mythe du zombie, décrite
dans la phase 1 de ce livre).
La thermocratie nous met dans une sorte de grand équilibre,
où tout se vaut, où tout est achetable, où tout a une utilité, et
justifiant tout nous est retirée toute capacité de penser. Etre
singulier, dans ce système, c’est jouer avec les normes, alors
que pour Châtelet le vrai singulier, c’est le quelconque, c’est

194
celui qui résiste aux partages, à la normalisation, qui essaie de
regagner une virtualité perdue.
Donc, nous ne voyons pas que nous sommes pris dans un
« miroir », dans une symétrisation économico-politique, nous
ne voyons pas que nous nous enfonçons toujours davantage
dans l’image d’un miroir de nous-mêmes, celui de
l’entrepreneur, de l’homme du « marché ». Nous sommes des
Narcisses qui nous nourrissons de l’image familière des normes.
Nous cherchons dans le regard de l’autre quelque chose qui
nous ressemble. A quelles conditions obtiendrons-nous enfin la
liberté ? Pour Châtelet se contenter de notre diagramme
politique, c’est au fond s’en tenir à des croyances, du mythe.
C’est pourquoi lire le livre de Châtelet selon l’approche
diagrammatique ne suffit pas, il faut mettre en exergue les
mythes qui lui sont attachés et les évaluer.

Les nouvelles Mythologies

Le rêve de Châtelet était de faire une « mythologie des


années 80 » : dans quelle mesure peut-on reconnaître à son
projet une certaine pertinence, sans contredire la logique du
diagramme qui repose sur une logique du geste ?

Premier point : mythes et diagrammes. Châtelet prolonge


le travail de mythologie de Barthes, d’abord en soulignant que
nous sommes marqués par des signes, mais que ces signes ne
fonctionnent plus tout à fait comme des signes, mais comme des
gestes. Mais nous ne nous en rendons pas compte, car nous
n’avons pas pris conscience que nous fonctionnons dans le
diagramme de Thermocratie.
La grande puissance du diagramme de Thermocratie, c’est
de nous faire absorber des « mythes » sans que nous nous
rendions compte du mal qu’ils nous font. Il ne s’agit plus
seulement d’être aliénés, de se tromper, nous sommes portés
dans nos actes, dans notre manière d’être, à ressentir d’une
certaine façon.
Aussi la sémiologie n’est plus assez efficace pour nous sortir
de ce diagramme. Les mythes nous mutilent. Tout se passe

195
comme si même la sémiologie elle-même ne servait plus à
éclairer, à nous sortir du mythe.
Le discours et le langage d’aujourd’hui sont devenus, en
cette ère de la communication, quelque chose qui fait partie des
individus et les lisse.
La mythologie de Châtelet cherche à approfondir le travail
de Barthes, mais précisément en donnant à entendre et à voir
comment les signes sont « travaillés » par des gestes, comment
au fond les discours fonctionnent plus comme des gestes
d’automutilation que comme des discours critiques. Les
nouvelles mythologies du pouvoir repensent la métaphore
comme ce qui constitue la « fonction » des discours.
C’est pourquoi Châtelet s’intéresse aux gestes du
diagramme, car ils ont prise sur nous tant au niveau des affects
que des discours
Par exemple, les jeunes des classes de collège et de lycée
aujourd’hui (la fameuse génération Y) sont pour la plupart des
mutilés : sans s’en rendre compte, ils ne comprennent pas ou
mal les signes (savoir) que les professeurs leur donnent parce
qu’ils sont rentrés complètement dans le diagramme de la
thermocratie et sont soumis à son geste de mutilation. Ils ne
cherchent pas à travailler, car l’école ne leur renvoie pas les
images que la société leur donne. Ils vivent au présent de la
thermocratie qui règle leurs humeurs. En parlant d’eux comme
d’une génération démotivée par la crise économique ou trop
tournée vers la technologie de demain, nous nous voilons la
face : le problème est de les arracher à la thermocratie, avant
qu’ils soient adultes. Ils sont trop adaptés à la société
d’aujourd’hui dans sa nouvelle logique capitaliste. Ils sont de
purs consommateurs. Ils n’ont pas d’autres horizons.
Châtelet déplace donc les problèmes de la mythologie de
notre société. Il fait rupture avec tout un langage sémiologique
inapproprié (puisqu’on n’est plus dans du « code », mais dans
un diagramme), et en même temps, il cherche à montrer les
gestes du discours, ou dans le discours, comment le discours
tend à façonner du mythe.
Si le terme de mythologie est encore approprié, c’est que sur
le fond, il y a à penser des métaphores, à penser comment le
discours se métaphorise et crée des « mots » ou « phrases »

196
passe-partout, sur lesquels nous réagissons comme par
automatisme.
On pense à ce que le mythe de l’automobile représente pour
nous et comment nous cherchons avec elle la fluidité, comment
nos comportements s’adaptent au bitume et font de nous des
loups pour les autres. Qu’on se regarde au volant d’une voiture,
à invectiver un autre automobiliste, ou à vouloir le dépasser
coûte que coûte, et on aura l’image de l’homme qui est un loup
pour l’homme.
Là où il y a saisie d’un geste dans le discours, c’est quand
nous commençons à voir ce qui fait fonctionner un ensemble de
mythes, de mots, de phrases : on en voit le principe directeur,
ou organisateur. Châtelet les ramène à un geste commun, c’est
le principe de fluidité, qui dépend du diagramme de
thermocratie. C’est le nom qu’on peut donner ici à tous les
gestes de mutilation dans le discours, à nos manières de
découper le réel par les mots.
Châtelet, à l’instar de Barthes, passe en revue dans Vivre et
penser comme des porcs, les objets de la vie quotidienne ou de
la culture que nous partageons dans notre diagramme
économico-politique, attrapés que nous sommes par le geste de
mutilation, le principe de fluidité.
Au chapitre 2 du livre Vivre et penser comme des porcs, on a
le mythe du « chaos comme imposture » ou « mythe de l’auto-
émergence », ce qui renvoie à la théorie du chaos (thème de la
physique), donc à un des mythes qui entourent la science ; au
chapitre suivant 3, c’est le mythe d’un pouvoir invisible qui est
évoqué ; au chapitre suivant, c’est le mythe du « Quantum »
(vomi par le Jupiter contemporain189), ce qui suggère une
certaine idée de la « masse » ; au chapitre 5, on a le mythe du
« miroir », ce qui suggère une certaine idée des rapports entre
politique et économique ; au chapitre 6, c’est celui de « la
voiture sur autoroute » ; au chapitre 7, c’est l’idée d’une
« grande équivalence » ; au chapitre 9, c’est le « mythe du
travail ».

189
V/P, p.61

197
Tous ces mythes semblent distincts en apparence, puisque
plus ils sont séparés, plus ils donnent l’impression d’une
consistance propre.
Le principe de fluidité anime tous nos discours sur la
société. La fluidité de la voiture automobile symbolise l’idée du
marché, de sa circularité et de la liberté, qui rejoint la flexibilité
du travail. Si nous y réfléchissons deux minutes, on s’aperçoit
que tous ces mythes sont « vrais », au sens où on ne les remet
pas en question. Ils sont naturels. Ce sont des discours qui font
preuve pour nous.
Nos mythes ne sont donc pas des « histoires » qui marquent
la société par une symbolique, comme chez les peuples Inuit,
par exemple ; ce ne sont pas des récits. Ce sont des métaphores
que nous prenons pour la réalité. Il faut être flexible au travail,
il faut avoir sa voiture, il faut aimer la vitesse, etc. On a donc
ici associées aux mythes des métaphores au sens habituel de la
figure de style.
Le mythe n’est pas un récit, mais une métaphore, il repose
donc sur une « construction de l’esprit » ou une représentation
sociale. Le mythe est chargé d’affects, il a une charge intensive,
à laquelle nous nous rallions en le voulant : nous nous mettons
en disposition de correspondre au « miroir », de « glisser sur la
route », etc. Aussi les discours qui accompagnent le diagramme
politique sont-ils ouverts à la métaphore par le jeu des discours,
des transpositions, des déplacements qui permet de construire
les masques progressifs de « la démocratie-marché » dans
laquelle nous vivons et pensons, dans lequel nous vivons comme
des porcs, c’est-à-dire engraissés toujours par la même
nourriture, le principe de fluidité.
Pour Châtelet, l’étude des mythes n’est donc pas de passer
au crible du système de décodage structural un objet, qui se
révélerait faux dans la translation de la chaîne signifiante, donc
de pratiquer une métaphorisation signifiante. C’est plutôt pour
lui de briser, d’ouvrir les métaphores déjà forgées, pour faire
entendre le cri que nous lancerons dans notre stupeur, cri qui
sera déjà une façon d’en être sorti, ou d’être sur le bord.
Châtelet pense justement une toute autre métaphorisation qui
vise à transformer des métaphores figées, des signes, ou
symboles en un dispositif gestuel capable de nous en défaire.

198
Dans Vivre et penser comme des porcs, la métaphore
centrale du mythe, c’est le principe de la fluidité, qui est la
métaphore de la normalité : tout doit couler, glisser, tout doit
être liquide. Or ce n’est pas un hasard si le principe de la
fluidité est un principe qui travaille tout discours. C’est la
métaphore de ce qui arrache à tout obstacle, comme si notre
liberté était infinie. Le marché a besoin de cette liberté pour que
l’on achète, que l’on désire toujours davantage l’argent. Le
monde politique se félicite aussi de cette aubaine, car le
principe de fluidité, c’est la garantie d’une efficacité. Cela
centralise en nous tous nos désirs. Ce en quoi la fluidité est un
principe. Mais en même temps, c’est aussi nous moyenniser,
c’est aussi nous couler dans des normes, nous renvoyer à
l’image de l’autre, au sens où nous devenons incapables de nous
passer de son regard (le complexe de Narcisse). Tous nos
discours sont comme ciselés par le produit de la symétrisation
du diagramme. Rien ne doit dépasser, tout doit être propre,
lisse, fluide ; mais aussi toute singularité doit disparaître, « être
liquidé » (avec l’ambivalence du mot comme élément le plus
fluide et comme disparition).
Les mythes fonctionnent donc comme des discours qui se
justifient par eux-mêmes, qui semblent rendre évident certains
manières de voir et de penser. Nous ne pensons plus, car
précisément, il s’agit d’adhérer à des croyances, où chaque jour
le Dieu-Capital fait des miracles, multiplie les pains de la
réjouissance « consommatrice ».
La métaphore de la fluidité, du mythe est restreinte, au sens
où elle nous « fige », nous fait habiter le diagramme, mais
précisément sans le savoir. La métaphore ne renvoie à rien
d’autre qu’à elle-même ou qu’à des objets du monde sans
justification. On naturalise ce qui est donné par le diagramme
que nous habitons. Le discours du mythe nous fait habiter un
monde sans virtualité, qui renvoie à un « donné », à un
« produit ». Le miroir de la société ne renvoie rien d’autre.
On s’accroche donc sans cesse à de nouvelles métaphores,
qui sont comme des ritournelles : la fluidité, le chaos. Nous
vivons sur des « images » produites par le diagramme lui-
même. Cette métaphore donne un statut de chose au chaos, un
statut d’évidence aux choses, tout doit être fluide, une

199
métaphore devient une « chose », en quelque sorte, ou une
métaphore devient l’explication par laquelle les choses trouvent
une stabilité, une sorte de symétrie, la grande symétrie, c’est
l’idée que tout est homogène. De fait la métaphore du
diagramme naturalise le discours et rend la science « concrète »
alors que le cri vise à dé-naturaliser, à montrer le factice.
Pourtant, toutes ces métaphores que la société exploite,
qu’elle emprunte à divers domaines pour créer ses mythes, sont
insatisfaisantes pour la pensée.
Etre dans un mythe, c’est justement penser dans un discours
soumis au diagramme qui le produit. Le mythe est l’ensemble
des métaphores que le diagramme produit en agissant sur nous,
en nous faisant penser selon ses dispositifs de capture. Cela
veut dire que les métaphores cassent les virtualités du
diagramme, et les enferment dans du signe. C’est comme si le
fonctionnement du diagramme ne cherchait seulement qu’à
opérer une plus grande emprise sur nous, en nous égratignant
avec ces discours sans subtilité, sans nuance.
Bref, nous vivons dans des diagrammes politiques qui nous
arrachent à nos virtualités en nous inscrivant dans des
« représentations » nécessaires. Nous sommes des porcs prêts à
consommer et prêts à être consommés par le plus fort. Nous
n’avons pas conscience que ces diagrammes politiques nous
limitent, nous « enferment » et « arrachent » nos potentialités.
Etre dans un diagramme politique du type thermocratie, c’est
nécessairement avoir la tête coincée dans l’étau du « mondain »
(un découpage en parties du temps, de l’espace, de l’affect) : le
temps doit se mesurer, l’espace se compter, l’affect « se
calculer » (« lui, je ne le calcule pas », comme on entend dire).
Nous sommes pris dans des frontières que nous ne ressentons
pas, mais qui fragmentent toutes les relations sociales. Nous
sortons de notre humanité.

200
On peut résumer l’ensemble du propos tenu dans cette sous-
partie, par l’expérience de pensée suivante :

Dans ce diagramme de l’agencement de la thermocratie, nous tentons de


marquer les ressemblances et les différences entre l’approche de Châtelet et de
Barthes. Le diagramme est ici à lire d’abord comme un agencement au sens de
Deleuze et Guattari (on retrouve clairement la distinction entre molaire et
moléculaire).
Il y a une partie molaire, c’est la lecture sémiologique : marque des
discours et des postures normatives aliénantes (à partir d’une représentation
d’un modèle de pouvoir traditionnel, par classes : dominants / dominés, par
exemple) de type souverain ; et il y a la partie moléculaire, qui ici n’est pas
salvatrice, car elle est la marque des discours et des postures institutionnelles
qui fonctionnent sur une autre logique de pouvoir et un assujettissement (de
type capitalistique).
Nous passons, nous individus « moyennisés », progressivement d’un
régime molaire (signes) à régime moléculaire de l’agencement qui ici ne
libère plus (car le pouvoir est pensé comme diagramme) et qui emprisonne
davantage. C’est le geste de mutilation (soumission au principe de fluidité).
La thermocratie passe désormais discursivement par des signes et
machiniquement par du geste (qui nous mutile, nous arrache nos virtualités).

201
Ce qui est symbolisé par la double flèche qui va vers B ou vers C. Soit nous
restons dans logique mythologique des années 60, et nous nous pensons
exclusivement selon une logique de pouvoir de type structural, en ne prenant
pas conscience qu’il n’y a plus de « codes » auxquels les gens se réfèrent ; soit
nous nous pensons réellement avec un diagramme de pouvoir (vers C), en
n’oubliant pas de considérer que le diagrammatisme mutilant du pouvoir ici a
gagné aussi tous les domaines de l’étant (il contamine comme un virus toutes
les disciplines du savoir), ou les disciplines de la société (pour parler comme
Foucault) : ce qui vaut pour le politique traverse en effet tous les autres
domaines qui sont donc politiquement touchés eux-aussi.
On peut donc dire que les directions qui partent du centre de l’agencement
sont des pointes ou des gestes d’arrachement et de mutilation et en même
temps une sorte de point de vue plus vrai sur nous-mêmes. Ne voir que les
discours, les signes, sans penser les gestes qui les accompagnent, c’est donner
sa chair en pâture aux pouvoirs.

Deuxième point : briser le miroir de la thermocratie. On


peut, cependant, renverser les métaphores figées qui
accompagnent le diagramme de thermocratie et briser l’emprise
du diagramme de la thermocratie, mais il faut pour cela créer de
nouvelles métaphores, donc entrer dans un diagramme qui soit
plus profond que la thermocratie, apte à le « renverser ».
Voyons d’abord la question de la sortie hors du diagramme
thermocratique.
1) Châtelet indique qu’après la thermocratie peut être
envisagée une version plus radicale de ce diagramme où les
liens entre le politique et l’économique, les deux pôles en
miroir, ne formeraient plus qu’un seul pôle. Ce serait une sorte
de repli particulier du « nénuphar », une forme de cocon, si l’on
veut, une forme où triomphe le capitalisme sur le politique.
Aussi le diagramme économique de la neurocratie, comme
l’appelle Châtelet, c’est une manière de rester dans le
diagramme politique de la mutilation mais pour lui faire
atteindre un niveau de démembrement inouï : on passerait ici à
la métaphore (audacieuse190) d’Osiris, si l’on peut prendre un
mythe connu, qui ne peut plus se remembrer tout seul.

190
Nous développerons plus loin dans le troisième point le statut de cette
métaphore audacieuse qui n’a rien à voir avec les métaphores dont nous avons

202
Le diagramme de neurocratie, « où tout bouge sans que rien
ne bouge », est l’entrée dans une topologie où la résistance
sociale aux pouvoirs n’existerait plus ; avec le capitalisme
financier, nous entrons progressivement dans cette évolution de
la thermocratie. Mais il nous semble que peindre le diagramme
de notre avenir, c’est forcément aller dans le sens du possible.
Les implications possibles du diagramme thermocratique (sous
forme de neurocratie), déjà à l’œuvre dans certains domaines (le
monde de l’entreprise), ne sont pas une fatalité. Et il nous
semble que la société n’a pas nécessairement à se laisser
« prendre » (figer) dans ce diagramme : c’est une tendance qui
peut être renversée. Mais on ne renverse pas les métaphores, en
prenant simplement conscience qu’on habite un diagramme. Il
faut changer de diagramme, adopter un autre point de vue.
C’est pourquoi Châtelet nous propose autre chose.

2) La fin du livre Vivre et penser comme des porcs présente


une sorte de perspective révolutionnaire d’un nouveau genre.
Châtelet considère que l’on peut approfondir l’axe ontologique
dont les répercussions peuvent agir sur nous et dans le sens de
notre libération.
Châtelet considère qu’on doit se propulser dans un autre
diagramme politique, avec lequel on pourra en quelque sorte
penser notre arrachement au diagramme thermocratique. Pour
cela, il faut attraper un autre geste pour neutraliser la
« mutilation », pour récupérer, régénérer en quelque sorte notre
potentiel, nos forces singulières. Le nouveau geste ne
fonctionne plus pour arracher ou mutiler, ne fonctionne plus
pour nous dépecer, nous démembrer ou nous enlever nos
virtualités, mais de manière à nous redonner nos virtualités
voire en accroître davantage la puissance. C’est par la
métaphore intensive de la « grande membrane » que Châtelet
désigne ce qui peut vraiment nous redonner une sorte de
puissance plus grande, capable de contrecarrer le
fonctionnement de la thermocratie et de son devenir, la
neurocratie. La grande membrane, c’est le nom que porte le

parlé à propos des mythes liés à la thermocratie (qui sont des métaphores
restreintes tant que nous restons soumis au geste de mutilation).

203
potentiel-connexion, le différentiel dans sa dimension la plus
vertigineuse, sur le palier ultime de l’échelle de l’Etre.
Cette métaphore de la grande membrane (par opposition à la
métaphore de la mutilation : Osiris) anime potentiellement tous
les diagrammes physicomathématiques et qui donc peut venir
redonner aux individus les résonances dont la thermocratie les
prive. Ce qui est intéressant, c’est que nous retrouvons, là
encore, sous cette métaphore, l’image du vampire, qui, en tant
que geste (et diagramme), permet de créer les ondulations de
puissance qui vont permettre de constituer un peuple, un
peuple minoritaire, pour effacer le règne de l’individualisme et
d’un collectivisme figé.
Le vampire, ce sont les morsures, les gestes qui font entrer
les individus dans autre chose, un autre règne, un règne
aquatique, où le nénuphar de la thermocratie vient se perdre
dans les ondes, les ondulations d’un nouveau royaume. Châtelet
choisit de parler du vampire sous les traits animaliers d’un
Poulpe géant qui vient envahir nos vies et nous faire considérer
en horreur ce que nous sommes devenus.
La perspective de la grande membrane, c’est une
perspective optimiste, héroïque, qui appelle une sorte d’à venir,
une directionnalité spiralaire de l’offensive. Le diagramme
thermocratie porte déjà en soi son propre dépassement, sa
politique à venir, pour parler comme Derrida.
Cette mythologie, dont nous nous servons, c’est à la fois
celle des grands mythes, mais c’est surtout une certaine manière
de porter les individus vers autre chose, vers des affects qui les
bougent.
Il y a donc deux manières de faire fonctionner l’agencement
thermocratique : soit il est plié et nous tient dans son pli soit il
s’ouvre comme un nénuphar au point de faire corps avec le
milieu aquatique, et nous permettre de sortir d’un point de vue,
en les faisant résonner tous en même temps. Un peu comme
Monet qui peignant ses Nymphéas, les arrache à la rive, pour
nous les faire regarder comme des ondulations qui les rendent
indiscernables avec le milieu. Que ce soit la métaphore du
vampire ou du Poulpe nous retrouvons cette pensée non-
mimétique de la résonance, car il ne s’agit justement plus de
faire comme, mais de faire autrement, de créer des

204
singularités. On peut donc penser la pensée politique de
Châtelet suivant un trigone, qui a une double orientation (repli
automutilant / dépli qui fait fondre le nénuphar dans le milieu
ondulatoire).
Ce qui se pense au niveau politique doit aussi pouvoir se
penser dans les autres « domaines » du royaume. La résonance
fait éclater les multiples nénuphars que la société produit,
amenant les individus à désirer « nager » dans autre chose. La
résonance gagne, se déploie, rayonne donc aussi sur l’axe
généalogique (par homologie). Le miroir thermocratique nous
renvoie donc moins à une vision éclatée de nous-mêmes,
fragmentée, moins un œuf qu’à un « Noeuf » 191 que nous
devons habiter pour recoller les morceaux éclatés de nous-
mêmes et aller vers une torsion, une saisie gestuelle de nous-
mêmes.
Le Nœuf, c’est ce qui spatialement instruit une volonté de
déchirement total, d’arrachement à l’immobilité. Nous passons
donc avec cette pensée du Noeuf au vampire - par delà
l’éclatement d’Osiris aux membra disjecta.
Nous venons de voir comment on pouvait penser le
diagramme au début de ce chapitre, c’était l’expérience d’une
déprise. Il nous faut maintenant prendre la mesure de la critique
des mythes à travers les métaphores qui aident à passer,
basculer dans les « ondes » : la Résonance.

Troisième point : théâtralisation. Au niveau de notre


thermocratie (qui moyennise tout excès de température, tout
emportement), un discours de pouvoir habite toujours un
individu par des métaphores, des symboles, des icônes. Cela a
pour effet de créer chez lui une certaine température : on le
chauffe ou le refroidit, on l’ancre pour ainsi dire dans un
tempérament (on pense littérairement ici au naturalisme qui
entend penser lui-aussi les changements dans un milieu par les

191
Ce terme employé dans les derniers manuscrits de Châtelet est évidemment
un clin d’œil à Deleuze. Dans Nœuf, il y a à la fois l’idée d’un œuf, le CsO, et
d’un nœud, qui suggère aussi bien les entrelacs du dernier chapitre des Enjeux
du Mobile que la référence au dessin qui boucle le livre, celui des entrelacs de
Maxwell, dont la forme topologique implique la nécessité de se déplacer de
manière vertigineuse pour appréhender ce niveau du physicomathématique.

205
tempéraments des individus). On le voit avec les discours des
politiciens, qui fonctionnent sur des « mots » comme on dit, des
« images ». Naturalisme politique.
Mais un discours de contre-pouvoir (qui vise non pas
d’autres individus selon la logique de « moyennisation » de la
thermocratie mais le diagramme lui-même) doit s’atteler à nous
nous faire ressaisir la virtualité qui est en nous, sous la forme
non d’affections, mais d’affects. Il doit toucher l’âme des gens,
leur faire entendre la Résonance profonde du Réel ; et si la
politique a un sens, c’est en tant que l’on arrive à briser l’icône
du pouvoir, décoller l’individu de ses images.
Ce passage à une autre politique est aussi un passage à un
autre régime des discours qui doit accompagner l’émergence
d’un nouveau diagramme (celui de la grande membrane).
Châtelet joue donc sur les affects, ce qui touche l’âme, il
n’attaque donc personne, mais seulement des idoles, des
manières d’être. Il est incisif, mordant, vampire dans le style. Il
s’emploie donc à ouvrir la métaphore de la fluidité, la faire
« voir » pour ce qu’elle est : une manière de nous déshumaniser.
Il développe, comme Maxwell, mais au niveau politique, le sens
de la métaphore audacieuse qui peut faire basculer le
diagramme de thermocratie, puisqu’elle permet de le penser et
d’en voir les effets sur nous.
La métaphore audacieuse de Châtelet est donc un geste
(mais qui fonctionne aussi au niveau des discours, de
l’énonciation) qui ouvre, défait le caractère iconique du
diagramme de la thermocratie et casse nos représentations
immédiates tournées vers les choses (rapport à un présent, à la
fluidité, dont nous avons parlé).
Elle va à l’encontre de la métaphore du pouvoir qui a pour
fonction de créer la symbolisation appropriée, de créer une
identité, une figure propre à être investie par les individus : sa
force, c’est justement de développer des discours qui suivent la
ligne d’actualisation du diagramme (ligne réelle) qu’elle occupe
et de développer un geste de mutilation du discours (d’où la
fluidité qui enlève toute nuance à la pensée).

206
La métaphore audacieuse, comme le rappelle l’exemple de
Maxwell192, n’est pas une symbolisation, mais une manière de
déterritorialiser les discours du diagramme et de créer une
sorte de jeu, d’écart avec la norme, la moyenne du diagramme.
Pour que la métaphore audacieuse brise les discours et nous
arrache au diagramme, à son fonctionnement (notre foi en lui),
il faut penser le geste ou l’affect qui saura nous sortir de la
mutilation.
Nous avons déjà présenté les gestes du diagramme de
thermocratie, donc la généalogie machinique du pouvoir, il
nous reste à montrer au niveau des discours comment Châtelet
met en place une métaphorisation, une autre mythologie propre
à nous affranchir de la domination, de l’asservissement
entrepris par les cyniques entrepreneurs, qui sont des
« chevaliers » sans conscience qui dirigent notre monde (que
chacun peut potentiellement être) ; cette métaphorisation
accompagne aussi la naissance d’un nouveau diagramme
politique (la grande membrane).
On voit donc que le lieu que crée Châtelet en décrivant le
fonctionnement de la mythologie politique de la thermocratie
est moins un lieu discursif (topos), à proprement parler, qu’un
milieu métaphorique (de type restreint).
Comme dans le physicomathématique où il n’y a pas un seul
diagramme, mais toujours « deux », il n’y a pas ici un discours
mais toujours deux, toujours un « deux ». C’est ce « deux » qui
192
Maxwell, le premier, parle de « métaphore audacieuse » (pour penser une
idée scientifique) pour penser en science ce qui semble dépasser le sens
commun, asservi à la ressemblance. La métaphore audacieuse « force »
l’analogie, crée autre chose qu’une ressemblance. La métaphore des grandes
roues » et des « billes », chez Maxwell, permet d’exprimer l’idée d’Ether
d’une bien meilleure façon que de simples équations ; mais en aucune
manière, il ne faut voir dans l’électricité et le magnétisme des rouages réels.
Les théories récentes de la métaphore de Black et Richards, ou de Goodman,
ouvrent le chemin à Châtelet pour penser sa propre conception de la
métaphore allusive : ce n’est plus une simple transitivité de mots (sans
confusion des termes) comme dans une simple analogie formelle, mais plutôt
comme une « annexion » d’empires ou une « invasion » de domaines
d’extensions. Pour tout cela, je réfère à l’article de Gilles Châtelet :
singularité, métaphore, diagramme (repris dans L’enchantement du virtuel,
ENS, 2010) et aux Enjeux du mobile, notamment le dernier chapitre.

207
évite de chosifier le diagramme en dessin, qui permet de nous
arracher aux visages, aux portraits si policés du mythe. Je ne
peux pas penser le discours politique sans défaire le mythe lui-
même par un geste, sans ouvrir les signes et en extraire le geste
qui les gouverne.
La métaphorisation agit donc verticalement par le passage
d’un trait à un autre, elle donne son nom à la membrane qu’elle
déploie. Ainsi quand Châtelet parle d’un mythe, il cherche le
moyen de le déchirer par un geste pour en extraire les virtualités
dormantes ; cela fait partie du processus de métaphorisation
audacieux. Celui-ci implique une certaine stratégie d’écriture
de tout le livre. Faire la mythologie de notre époque est à ce
prix. Vivre et penser comme des porcs est travaillé - sur le plan
de son écriture - par un geste-vampire qui déchire les mythes du
pouvoir qui limitent considérablement notre capacité à vivre.
C’est comme un travail de sape, une stratégie, un travail de
luttes, une sorte de jeu au sens théâtral.
Pour Châtelet, il faut donc sans cesse stigmatiser les
comportements créés, induits par le diagramme de thermocratie,
il faut montrer les acteurs, les actes de cette scène dramatique
dans laquelle nous vivons. C’est donc toute une galerie de
portraits que Châtelet nous propose dans son livre. Il nous
montre leur vrai visage.

Le livre commence d’ailleurs193 par une mise en abyme : il


s’agit de montrer par une sorte de récit d’une soirée, le
basculement qui s’opère dans la conscience du narrateur et le
fait passer des mythes à leur critique. La soirée enterre la belle
époque de Mai 68, pour nous faire entrer dans le monde des
années 80, de la restructuration économique (de la rigueur), de
la désillusion politique.
Ce récit met en scène un maître de cérémonie, organisateur
d’une soirée du Tout-Paris, qui ouvre les yeux194 devant la belle
mascarade à laquelle se livre avec délectation des personnages

193
Si l’on excepte bien sûr l’avertissement du livre rajouté à la dernière
minute par Châtelet suite à un conseil peu utile d’un ami (Joël Merker).
194
Ici c’est la prise de conscience de Fabrice passe par le vaudeville. De son
côté, Kubrick, avec Eyes Wide Shut, a donné une version déroutante mais plus
personnelle de la mascarade.

208
marqués et enchantés par le triomphe du néolibéralisme. Pour
Châtelet, Fabrice est une sorte de héros néo-Stendhalien qui va
sombrer dans l’inquiétude, la désillusion. La soirée au Palace
Or et Rouge est un lieu parisien convoité par les dandys de la
fin des années 70, elle est écrite sous l’affect de la fascination,
puis de l’inquiétude : l’inquiétude de Fabrice est aussi celle de
tout lecteur du livre.
Ce début indique clairement comment Châtelet est devenu
un mythologue. Précisément par désillusion, désillusion au
retentissement si fort chez lui qu’elle ne l’a pas laissé sans voix.
Il ne lui restait donc plus qu’à rendre toute cette théâtralité du
cynisme, de l’inconséquence, de l’inconscience même que nous
avons et qui, on le sait, a atteint un paroxysme sous l’ère
Sarkozy.
Fabrice dresse donc, ce soir là, un portrait acerbe de notre
époque. Il s’agit d’une première typologie des rôles sociaux :
les Cyberwolves, la Goulue, les Quatre Smoking. Tous
présentent les « caractères » de nos contemporains sous une
forme parodique.
Tout le livre bascule après le premier chapitre dans une
grande mythologie théâtrale visant à pointer les métaphores
déficientes, et en contrepoint, à créer la métaphorisation
audacieuse capable de les dissoudre et à « croquer » des
portraits, ceux de nos contemporains pris dans l’étau de la
thermocratie.
Châtelet veut vraiment montrer que les diagrammes nous
installent dans des rôles. Les acteurs sont appelés par des noms
qui sont parfois des antonomases (un tartuffe), le plus souvent
par leurs fonctions (à la manière du théâtre de la commedia
dell’arte). Ce ne sont pas les classes sociales qui sont en cause,
mais les attitudes : chacun de nous participe d’un ou plusieurs
mythes de la société, est complice de la mascarade
thermocratique. Châtelet ne parle pas des « People », qui est un
terme récent, mais il a déjà l’intuition remarquable de cette
société nombriliste, dont les medias et les réseaux sociaux se
nourrissent avidement.
Nous sommes tous des Gédéons, des Bécassines, et
pourtant, constate Châtelet avec horreur, cela ne nous fait rien.

209
Par ces portraits, nous nous voyons autrement. Châtelet joue
sur la provocation, et en nous affublant de nouveaux noms,
nous oblige à nous décentrer de notre « miroir » thermocratique.
En usant de métaphores percutantes pour portraiturer les
acteurs du mythe (victimes ou bourreaux), Châtelet veut aussi
souligner notre responsabilité : nous faisons partie de ce théâtre
(farce) et il faut nous positionner. Comme dans le théâtre de
comédie, les acteurs défendent « leurs mythes », leurs
croyances, becs et ongles. Le lecteur saura bien se reconnaître
dans un rôle. Châtelet se veut théâtral dans son style, il veut que
nous arrivions à sortir de nos illusions.
On doit distinguer trois ordres dans ce théâtre, qui est
presque un théâtre antique (avec son chœur) : l’ordre cyber-
mercantile, l’ordre anarcho-mercantile et les vrais empêcheurs
de tourner en rond, les philosophes contestataires comme
Châtelet.
Qu’est-ce qui distingue ces ordres ? C’est d’abord la
dissymétrie entre les deux premiers. Entre chevaliers et gogos,
il y a un rapport de domination : les cyniques qui sont les
chevaliers occupent le devant de la scène (à la télévision, dans
l’entreprise, dans les écoles privées, etc.), les autres acteurs, les
gogos, ce sont les pauvres gens, victimes des premiers, de « leur
folie ». Dans la coulisse, on trouve le troisième ordre qui
semble capable de s’arracher davantage à ce miroir, à cette
cristallisation des discours : ce sont les philosophes de la trempe
de Châtelet, qui parfois montent au créneau et font entendre
leur cri. C’est donc du côté de la machinerie que tout peut
changer. Il faut être acteur de sa vie et non spectateur, mais si
l’on peut être metteur en scène de son existence, c’est encore
mieux !
Pour les empêcheurs de tourner en rond, il faut produire les
premiers gestes (actions, discours) qui vont ouvrir les esprits
des gens, et « fondre » l’espace complexe de la thermocratie
dans un milieu plus profond.
Pour Châtelet, la logique principale des mythes se résume à
l’équation suivante : démocratie = marché = cybernétique. C’est
un discours qui convient parfaitement au dispositif, au
diagramme en place : il favorise notre narcissisme, notre envie
de consommer, favorise notre goût pour le calcul. Nous n’avons

210
pas envie de faire des efforts, juste de consommer, nous
n’avons pas envie de jouer vraiment un rôle : nous sommes des
bouffons, des caricatures.

Quatrième point : une éthique ? On doit mesurer une


dernière différence avec la mythologie de Barthes. Pour ce
dernier, la tâche du mythologue est éthique (il le dit lui-même),
mais elle ne prend pas en compte la dimension politique
(seulement la dimension de classe). Pour Barthes, défaire le
mythe qui nous aliène, c’est simplement éclairer l’esprit et lui
montrer qu’il est collé à une croyance. Le mythe a quelque
chose d’ « approprié », il faut chercher à le rendre moins
familier. Et puisque le sens du mythe ne se donne pas à tous, il
n’est compris que par la bourgeoisie. Si donc la société des
années 50 est un champ privilégié des significations mythiques,
Barthes entend surtout montrer « un certain régime de
propriété, d’un certain ordre, d’une certaine idéologie »195. Le
mythe a pour lui un ancrage social plus que politique : la
bourgeoisie reconnait professer le capitalisme mais se reconnait
surtout comme société anonyme et « se définit comme classe
sociale qui ne veut être pas nommée »196 ; elle cherche à se
faire oublier, à se noyer dans la nation. L’idéologie bourgeoise,
dit Barthes, c’est « la défection du nom bourgeois» : elle
produit le mythe mais surtout ne veut pas être responsable. Elle
l’a inventé pour échapper à son histoire, elle l’a inventé pour
que les choses soient dépolitisées.
Le mythe au fond aplanit les choses, il parle des choses non
de lui ! Il n’y a donc plus du tout de dialectique du réel : on est
dans une sorte de conscience déchirée mais ignorante d’elle-
même. Le mythe naturalise ici un fait social, il est « constitué
par la déperdition de la qualité historique des choses ».Le
mythe vide l’histoire de son sens, pour la remplir d’une essence,
d’une nature. La fonction d’un mythe, c’est donc chez Barthes
d’évacuer le réel, ou ce qu’il produit : le mythe ne cache rien,
sinon ses (propres) causes.

195
Barthes, Mythologies, p.212
196
Barthes, Mythologies, p.215

211
Pour Châtelet, la mission du mythologue, c’est de croquer
un portrait, un comportement, c’est mettre en avant les traits
essentiels de quelque chose. Croquer c’est donc faire surgir les
espèces de nœuds, l’espèce de circularité, de résonance que ces
mythes entretiennent entre eux. Châtelet par delà les discours du
mythe veut pointer le fonctionnement « métaphorique » et
diagrammatique qui les tient tous, veut donc montrer combien
le geste de mutilation nous fige dans des attitudes, des masques.
La métaphorisation - dans le sens généalogique - qui
consiste à arracher les traits, à « topologiser » les ordres de
personnes (leur donner une place) en fonction des types de
discours est une « symptomatologie ».
La lecture du mythe chez Châtelet suit donc la lecture
généalogique nietzschéenne. On doit danser, être dans un
mouvement d’éventration, dans un tourbillon, plus que dans un
devenir. Il faut trouver les gestes qui vont dessiner le drame
dans lequel nous vivons. Les gestes viennent éclairer le drame
que l’on vit et nous ouvrent les yeux : nous sommes dans une
société tiède au niveau de la vie qui manque de vrais affects.
Nous sommes dans des relations moites où il n’y a plus de
décision prise pour les gens : nos politiques, nous-mêmes
sommes pris par le tourbillon de la fluidité, nous avons peur
pour notre boulot, pour notre sécurité, nous ne voyons plus la
société avec un avenir, mais seulement comme un présent qu’il
faut garder. Le mythe de la fluidité se donne dans sa vérité
criante quand Châtelet montre progressivement les masques
qu’elle produit et que nous revêtons. La lecture entière du livre
est comme un grand geste d’éventrement de la fluidité, une
sorte de charge émotionnelle et intensive sans précédent ! C’est
un cri !

212
LE TRIGONE DE GILLES CHATELET

213
Le trigone de Châtelet

Lire correctement Vivre et penser comme des porcs, c’est


donc saisir avant tout le système topologique de gestes (à la fois
discursif et machinique) d’un trigone
Le trigone de Châtelet, c’est ce qui nous fait voir le
diagramme thermocratique et nous en arrache pour nous porter
vers un milieu aquatique ou vampirique (ondulatoire). Pour
cela, il faut se placer sur tous les axes qu’il offre.
Sur le plan machinique de l’agencement (de la
thermocratie), il y a deux gestes dans le trigone, un geste de
mutilation qui cherche ici 197à arracher les singularités des
individus pris dans la surface topologique du pouvoir
thermocratique (miroir, diptyque) et un geste-vampire qui
cherche à nous défaire de ce geste et nous emporter encore plus
loin, à un niveau qui plonge le nénuphar - métaphore du
diagramme thermocratique - dans un milieu d’ondes, nouveau
diagramme : comme si celui-ci se déplier complètement, se
déchirer dans un autre milieu.
Il y a du côté de l’énonciation un double niveau de la
métaphore : une métaphore figée (qui fonctionne dans
l’actualisation du diagramme quand nous sommes sous
l’horizon de geste de mutilation) vise à écarteler les individus,
en leur enlevant leurs singularités (c’est l’image du mythe
d’Osiris qui s’impose et qui marque un démembrement partes
extra partes) et une métaphore audacieuse qui fonctionne
comme un vrai déchirement (c’est l’image du vampire qui
ouvre une résonance en nous, soit un devenir chauve-souris).
C’est pourquoi il nous a semblé possible de « nouer »
finalement l’agencement deleuzien et les paliers de Châtelet,
pour penser les diagrammes politiques de ce dernier. C’est
pourquoi on peut parler d’un diagramme du « Noeuf ».
Penser le « Noeuf », c’est penser l’ensemble des rapports du
Trigone de Châtelet. C’est penser donc dans une topologie
vertigineuse, proche du nœud, qui nous serre et qui nous

197
C’est pourquoi le geste de mutilation, au niveau machinique de
l’agencement thermocratique, est un geste d’auto-mutilation. En quoi, il fait
penser à The Big Shave, de Scorcese, court-métrage qui apparaît précisément à
la fin des années 70, aux USA.

214
arrache, nous emporte, nous fait onduler. On pourrait dire que
Châtelet a réussi à coupler les enjeux du mobile du désir, du
politique, du physicomathématique, en nouant d’une certaine
façon les concepts, les perspectives de Foucault, Deleuze et ce
qui leur manquait.
La pensée de Châtelet semble se dessiner selon les axes
d’un « Trigone ». Le trigone est un agencement qui va prendre
des configurations et subir des transformations (paliers).
L’agencement a trois axes.
1°) Au niveau des doubles cercles collés, on a une sorte
d’agencement aveugle. Car nous sommes dans les discours
figés, les discours qui sont considérés comme naturels pour les
individus et qui reflètent une logique de Signes que l’on a en
quelque sorte intégrée. Pour le dire autrement, c’est le niveau de
la sémiologie (logique de la communication) comme discours
du pouvoir en tant que nous y croyons ; c’est le point de vue des
Gogos.
2°) Glisser de B vers C, c’est entrer dans une pensée du
geste (ou prendre conscience qu’il y a du geste, derrière les
signes), c’est entrer dans la compréhension du diagramme de
thermocratie qui nous mutile (moyennisation qui nous enlève
nos singularités) et fait de nous des Osiris. Celui qui en a
conscience et qui utilise cette logique, c’est le chevalier, le
cynique.
3°) Il faut alors envisager de nous propulser à l’intérieur de
l’axe A. Pour cela, il faut passer d’un geste de mutilation tourné
contre nous à un geste-vampire qui nous emporte vers les
singularités. C’est passer par des paliers diagrammatiques
différents : on s’ouvre progressivement, en s’articulant à un
diagramme topologiquement supérieur (avec son geste), à une
expressivité plus grande et on regagne ses singularités. C’est le
niveau de l’empêcheur à tourner en rond.

Dès lors, habiter le trigone, c’est passer par plusieurs axes,


c’est habiter un nœud en quelque sorte, qui nous fait à la fois
nous déplacer à l’horizontale et basculer dans la verticale ;
mieux : le trigone nous emmène vers le milieu propice à notre
épanouissement, celui d’une sorte de Lagon noir (pour
reprendre le titre d’un film de Jack Arnold, usant de la 3D pour

215
nous permettre d’habiter ce milieu) ou de milieu aquatique (les
Nymphéas de Monet). Le diagramme du geste-vampire, c’est
celui qui fait basculer le nénuphar de la thermocratie vers un
milieu ondulatoire, qui ne nous fait plus penser les choses selon
des partages, mais par résonance. Il nous amène à nous
décentrer et à nous défaire de nos mythes sociaux, et à penser
autrement.

216
9ème expérience

Guattari : Anatomie d’une folie

En 1980, Stanley Kubrick, au sommet de sa gloire, adapte un


roman de Stephen King : Shining. C’est l’histoire d’un écrivain
en panne d’inspiration et sans travail, qui saisit l’opportunité
qui lui est faite de travailler, le temps d’un été, comme gardien
d’un hôtel, situé dans les Rocky Mountains, dont l’emploi du
temps, chargé mais pas trop lourd, lui permettrait de se remettre
à l’écriture. On sait malheureusement que cette opportunité le
conduit à la folie meurtrière, dans un endroit qui lui aussi
semble hanté par des esprits maléfiques. Le film commence par
une contre-plongée d’une caméra qui file, du haut du ciel une
voiture : c’est celle de l’écrivain, qui se rend à un entretien,
pour obtenir le poste. Les dernières images du film sont un
zoom, un gros plan, sur une photo des années 20, où l’on voit
parmi les invités d’une fête de l’hôtel, la personne de l’écrivain.
On peut comme Michel Ciment considérer que l’on a comme
une sorte de ligne de réduction, d’entonnoir qui réduit
progressivement notre champ de perception de la réalité,
« rétrécissement » de l’espace-temps « objectif » (montagnes,
hôtel, labyrinthe qui jouxte l’hôtel) vers les profondeurs
« subjectives » des personnages et du lieu (sa métaphysique, sa
dimension fantastique). Mais on ne peut cautionner
l’interprétation qu’il en donne : Shining ne fait pas « des
rapports affectifs à l’intérieur de la famille le centre de son
propos », car le principe de basculement qui s’opère dans le
film n’est pas le conflit. Ciment propose de lire le déploiement
du film comme la mise en œuvre d’une structure oedipienne qui
fait éclater la structure mentale du gardien dans la mesure où il
bascule dans une psychose (visage fermé). On sent bien, que
malgré les qualités extrêmes de l’analyse de Ciment, de son
interprétation du film, il réduit la portée de l’affect. Qui a vu le
film de Stanley Kubrick reste en effet profondément affecté par
ce qui semble ne pas se laisser réduire facilement à la simplicité

217
d’un dérangement mental ou d’un film d’horreur. La volonté de
systématiser les œuvres de Kubrick oblige Ciment à le
comprendre par rapport à sa précédente œuvre, Barry Lyndon,
qui incarnait, un conflit familial. En l’absence d’autres grilles
interprétatives, nous semblons contraints de réduire le film à ce
conflit familial. Et pourtant, c’est en lisant les Séminaires de
Guattari que se fait jour le début d’une hypothèse concernant
une autre lecture de ce film ; dans une des discussions de
Guattari avec ses participants, l’un d’entre eux propose les
prémisses d’une lecture différente de Ciment à partir des
matériaux conceptuels apportés par l’écoute de Guattari.

Polygones de Guattari

Un auditeur de Guattari peut entendre un certain nombre


d’idées nouvelles en écoutant les premiers séminaires de
Guattari dans les années 80. Il s’agit de voir que la pratique
affective de la psychanalyse doit plutôt que suivre des dogmes,
se saisir des idées lancées comme une « boîte à outils ».
Comment revenir à la pratique thérapeutique sur les nouvelles
bases créées par le livre de Mille Plateaux ? Il s’agit de
comprendre les mécanismes dans lesquels nous sommes inscrits
comme une topique, comme un montage : comment construire,
découper à partir des éléments de la topique, le montage qui
rendra compte d’un agencement affectif bloqué ? Quel montage
permettra donc de mesurer le désordre affectif de quelqu’un ?
Parallèlement, Deleuze a examiné pour son propre compte, on
l’a vu, la question du montage au cinéma : le cadre, le plan, le
mouvement, qui est un geste-caméra. Chacun à sa façon va
transplanter ce geste-caméra dans un agencement : soit celui de
la topique de l’inconscient soit celui de l’image
cinématographique (comme image-mouvement). La chose
importante pour Guattari au début des années 80, qu’il évoque
dans ses Séminaires, c’est de ne pas appliquer les grilles
traditionnelles de la psychanalyse et de la thérapie familiale qui
ne sont pas adaptées si on ne les noue pas ensemble dans une
topique plus « générale » : séparées, en effet, elles conduisent

218
« à ne pas porter toute l’attention nécessaire à un certain
nombre d’éléments singuliers ». Guattari veut inventer la
schizo-analyse comme pratique thérapeutique. Il pratique alors
une série de Séminaires qui visent à comprendre comment on
peut s’ouvrir au CsO, par un travail sur les agencements qui
nous constituent, qu’il voit comme une sorte de nouage des
conceptions traditionnelles existantes de la psychanalyse :
chacune d’elles est vue comme une image-mouvement d’un
inconscient (un peu comme Deleuze, de son côté, va distinguer
différents types d’images-mouvement : image-affection, image-
action, image-perception, et ensuite montrer qu’ils forment des
types d’agencements). Par ailleurs, le travail de Guattari peut
faire songer à Foucault, qui tente de comprendre ce qui nous
constitue intimement (rapports de pouvoir, de savoirs et
constitution du soi). Le résultat de ses investigations mène
Guattari dans ses Séminaires à proposer une sorte de
polygone198 qui couple à la fois la conception de l’agencement
(expérience n°4) et les dimensions de l’œuf (expérience n°3),
pour en faire tout autre chose. En fait, il nous semble que cette
nouvelle topique est une forme plus développée et aboutie de
« l’expressivité » du visage de ses débuts (voir l’expérience
n°2), mais ce visage n’est plus un bloc, il est plus malléable, il a
subi une clinique, tout un travail de manipulations, de
découpages ou de gammes (puisque Guattari était un excellent
pianiste à ses heures) : l’agencement vu autrefois en fonction
des machines abstraites et des ritournelles est maintenant tiré à
quatre épingles au point de ressembler à un polygone.
Désormais, la machine abstraite ou la ritournelle ne seront
envisagées qu’avec les autres constituants de l’agencement, ou
plutôt « son noyau ». L’agencement a maintenant quatre angles,
c’est un « polygone à quatre côtés », ou à quatre dimensions :
les flux, les phylums (ou machines concrètes), les univers, les
territoires. Cette terminologie est la base de tout agencement,
sur laquelle il n’aura de cesse de s’appuyer. II n’y a donc plus
vraiment deux faces d’un visage monstrueux où l’on passerait
de l’une à l’autre (schizo-analyse première de 1972), par une
oscillation, mais des cartes. Le « blocage » des situations lui

198
Voir Présentation du séminaire (09.12.80).

219
semblent venir de l’espèce d’écrasement que ces
« thérapeutiques » traditionnelles déploient notamment en
recourant seulement à la seule structure de « l’Œdipe ». Ce qui
est donc nécessaire c’est de sortir d’une explication œdipienne.
Guattari montre comment bâtir des cartes d’agencement, des
topiques. Le geste n’est donc pas tant ce qui emporte
l’agencement, que ce qui permet de construire l’agencement lui-
même et de lui donner une sorte de visage mutilé. Les manières
d’arpenter l’agencement délimitent la cartographie des affects.

Une analyse pourrait faire l’objet de cartographies


multiples, si nous n’étions pas pris par des types de problèmes :
selon la « problématisation », il s’agira de s’appuyer sur tel ou
tel pôle, il s’agira de rendre compte d’un certain nombre de
singularités rencontrées. Il est clair qu’une topique qui veut
fonctionner comme une véritable boîte à outils doit dégager les
« niveaux » intensifs qui vont permettre d’appréhender
l’agencement comme un œuf. Comme l’artiste qu’il était
(pianiste à ses heures), Félix Guattari va inlassablement
proposer « une combinatoire », « une gamme » à essayer,
modifier. Chaque séminaire sera la tentative d’expérimenter la
gamme des fonctions possibles d’un agencement, et par là,
Guattari éprouvera l’efficacité de sa topique. Il va confronter
deux par deux les foncteurs (ou pôles) pour dégager les
possibilités du carré d’agencement, autrement dit ce qui
permettra de penser le plan intensif (connexions) ou le plan
extensif (trou). On peut dessiner cet agencement comme deux
cercles qui s’entrecroisent permettant de cerner les rapports
d’intrication du contenu-expression, comme l’agencement
de Mille plateaux. Pour ce qui est du contenu, il y a plutôt un
rapport entre éléments déterritorialisés que Guattari appelle
matière et substance de contenu. Les « matières » de contenu
sont appelées des « phylums machiniques » qui s’articulent à
des « substances » qui sont, elles, appelées « des univers ». Par
exemple, la musique peut développer son propre univers qui ne
recoupe pas l’univers mathématique. Pourtant il y a bien un
certain rapport puisqu’on peut faire de la musique avec des
mathématiques. Un agencement, c’est donc : « le fait qu’il y a
des flux matériels ou énergétiques, des rapports de

220
segmentarité, de territoire, des coordonnées, des références qui
s’articulent avec des phylums machiniques, qui travaillent,
quelque part, à leur propre compte et qui développent des
univers. C’est donc le fait que, à un degré ou à un autre, ces
quatre types d’éléments sont articulés ensemble »199.Qu’un
élément s’effondre et c’est la catastrophe, il y a brisure de
l’agencement. L’effondrement peut avoir lieu comme
l’expérimentent les Séminaires avec n’importe quel pôle de
l’agencement. Si l’un d’eux s’affaisse, il conduit à des « trous
noirs », ou à l’effondrement de l’agencement. Pour qu’il y ait
un vrai agencement, il faut mesurer quels types de relation
favorisent le mieux l’agencement et quelles triangulations de
rapports (internes à l’agencement) sont à risques. Ce qu’apporte
Guattari de nouveau avec cette nouvelle présentation des
noyaux de l’agencement, c’est une plus grande précision des
possibilités de chaque triangle (travail dans le polygone). Le
noyau d’agencement (terminologie qui emprunte à l’ethnologie)
est composé de quatre « référents » qui en forment les pôles ou
foncteurs et aussi des produits de ces foncteurs. Les pôles sont
rebaptisés « foncteurs ».

On les connaît déjà : les « flux » ; les « territoires » ; les


« machines » (ou phylums) ; les « univers ». Mais Guattari
précise très clairement leurs « fonctions » : à un angle du
polygone les flux « fonctionnent sur un registre de mélanges de
flux » ; à un autre angle les territoires « fonctionnent sur un
régime de segmentarité (croisement, emboitement) ; à un autre
angle encore, les machines ou phylums « fonctionnent les uns
par rapport aux autres sur le mode d’engendrement par
phylum et d’interaction entre les phylums » ; à l’angle qui reste
les Univers « impliquent des rapports de durée totalement
hétérogènes ». Ce sont les quatre « formations » du noyau
d’agencement. Guattari se rapproche de plus en plus des termes
de la physique (« spin », « vecteur ») ou des termes
mathématiques (« foncteur ») pour rendre compte du potentiel
de l’agencement.

199
Idem, p. 5

221
La conception atomique de l’agencement a donc toute une
dimensionnalité profonde (subatomique), qu’on a essayé de
résumer ici en quelques lignes et que l’on va en quelque sorte
mettre en œuvre dans l’exemple de Shining.

Polygones de Shining

Shining : c’est, répétons-le, l’histoire de la folie d’un


homme. Le film est la genèse d’une folie, où le père de famille
va se mettre lui aussi à entrer en contact avec des esprits de
l’hôtel (les esprits des années 20) et répondre à l’injonction
qu’ils lui font : assassiner sa famille. Le film a donc pu être
qualifié de fantastique par la distribution. Le titre donne son
nom aux pouvoirs extrasensoriels (communiquer avec les
esprits) qui semble avoir toujours habité le fils. A la limite, ce
film est une sorte de personnification des rapports structure-
diagramme.
Quelles sont « les conditions, les agencements, les
méandres à réaliser pour qu’un homme, plongé dans un certain
type de situation, devienne fou ? » demande un interlocuteur de
Guattari200 en pensant au film Shining. L’interlocuteur très
inspiré répond que penser selon des rapports purement
familiaux n’a guère de sens, d’autant plus que Ciment met bien
en avant le thème de la topologie : que ce soit celle de l’Hôtel
ou celle, plus mythologique, du labyrinthe. De fait, c’est bien
une explication topologique que l’interlocuteur de Guattari
propose.
Le « topologique » ici noue l’espace et le temps. D’un côté,
l’hôtel vit sur un temps présent « vide » (il n’y a personne sauf
une famille) et sur un temps passé (révolu) - celui des fastes du
capitalisme américain des années 20 - et dont le nom,
« Overlook », suggère à la fois l’idée de « domination par le
regard » et de « sortilège » ; de l’autre, le labyrinthe vit sur un
temps mythologique qui hante spatialement les roues du tricycle
de l’enfant (motif sur le tapis) et les jeux de cache-cache de
l’enfant avec sa mère (un jardin gigantesque qui jouxte l’hôtel).

200
Nous n’avons pas réussi à identifier lequel, mais il se reconnaîtra.

222
Cette dimension topologique (nouée à différents temps) est
finalement pensée selon des agencements et explique les travers
familiaux (plutôt que l’inverse). En effet, la dissolution des
rapports familiaux est l’effet des fonctions d’agencement
(machinisme libérateur ou trou noir). Comme on le voit avec
les deux diagrammes suivants, il y a au moins deux types
d’agencements qui travaillent le film selon l’articulation des
dimensions de l’agencement : chacun d’eux est un certain
montage en quelque sorte.
Le film peut se lire selon deux « points de vue » qui nous
arrachent à l’image du visage, du diagramme et nous fait
basculer dans une sorte de dépliement de l’agencement ou de
repliement : comme si son devenir était double. Soit un devenir
qui ouvre les intensités à une sorte de shining, qui est une
capacité à entendre, à faire corps avec les « fantômes », à les
entendre, entendre leurs vibrations positivement ; soit un
devenir qui ferme les possibilités et ne laisse plus que la voie de
la violence, de la disparition. L’agencement se déplie ou se
replie.
On passe, dans le premier cas, à un plan diagrammatique
« complexe » : le polygone s’ouvre comme un nénuphar ; et
dans l’autre, c’est l’effondrement du plan : tout s’écrase en un
« point » de dissolution. Ainsi Guattari ne parle plus de visage,
ni d’oscillation, mais évoque une sorte de déchirement. Ce n’est
plus un geste d’arrachement, un geste de mutilation, mais un
geste-vampire.
Guattari nous ouvre à une dimension puissance n qui porte
la résonance à l’infini (intensités maximales) ou la fait
s’effondrer (intensité zéro qui ici veut dire proche du néant).
L’agencement du fils ouvre à une puissance n le visage du CsO,
alors que l’agencement du père va enfermer le CsO, le plier
comme un labyrinthe, ce qui va figer la toute puissance du père,
le rendre captif de son propre esprit, incapable de comprendre
ces voix qu’il entend et qui le « ventriloquent ».

223
Les polygones de Shining

On remarque que les polygones sont un certain découpage d’agencement


qui s’ouvre selon un « centre », un noyau. La configuration des foncteurs
concourt à l’effondrement de l’agencement ou à sa création. Autrement dit, le
polygone s’ouvre ou se ferme, écrase les singularités (père) ou les active (fils).
C’est un peu comme l’image des « petits papiers » de Proust, qui se déplient
(ou restent repliés).

224
Lisons la carte de chaque agencement.

L’agencement du père (voir le deuxième diagramme ci-


dessus) nous permet de mieux comprendre en quoi le noyau se
neutralise, en quoi il s’effondre comme une étoile (ce qui veut
dire que le père va « persister » dans son Affect). Les foncteurs
de contenu sont les machines (architectures, machine à écrire)
et le territoire (l’hôtel), les foncteurs d’expression sont les
univers (ici l’univers capitaliste des années 1920) et les flux (ici
de rêves, hallucinations qui sont des rêves de revenants de ce
monde des années 20). Les foncteurs, étant en connexion,
doivent générer un noyau, mais ce noyau peut se neutraliser,
s’effondrer comme un trou noir. Pourquoi ? Car il n’y a
malheureusement pas dans cet agencement une vraie
« fonctionnalité », l’effondrement est la marque de l’absence de
machines abstraites libératrices, qui au contraire se retournent
contre elles, n’arrivent pas à sortir, se libérer, constituer un plan
(geste de mutilation). Ça dérape.
« Ça ne fuit nulle part » : comme le répète la machine à
écrire de Jack, complètement prise par une sorte de principe de
répétition. Jack le père suit une injonction (plan d’énonciation,
ou d’expression) qui lui vient de cet univers passé (le
« cimetière indien » construit sous l’hôtel), mais « connecté »
en même temps au monde présent, il entre aussi en résonance
avec de multiples « vides » (béance) : « vide » de l’hôtel, la
page blanche, l’étroitesse des relations que le père entretient
avec sa famille. La famille elle-même subit la topologie des
lieux (dont l’hôtel se trouve être un intensificateur) plutôt
qu’elle n’en est la cause directe. Alors pourquoi le fils ne
sombre pas t-il dans la folie, à la différence de la mère qui
semble subir à la fin les débuts du même délire que le père ?

L’agencement du fils (voir le diagramme précédent) n’a pas


les mêmes « foncteurs » et son noyau non plus n’est pas comme
celui du père puisque le fils va survivre au père, va même
acquérir sa liberté par la mort du père. Cette mort qui sera le
bouquet final du film, c’est la lutte mythologique entre Thésée
et le Minotaure. Le labyrinthe (territoire) est le lieu qui se
connecte à un jardin, aux lignes d’un tapis que suit le tricycle du

225
fils dont la vitesse produit une sorte de ritournelle qui empêche
l’enfant de sombrer dans la peur et lui permet d’affronter les
dangers, les résonances injonctives de ce monde des années 20.
Mais surtout l’univers de l’enfant qui se connecte à ses rêves,
c’est celui du Shining, d’une capacité à « être en contact direct
avec le monde de l’au-delà ». Le fils n’est donc pas dans un
univers qui peut s’emparer de lui, puisque le surnaturel est
« son » monde depuis toujours. Il est vrai que ce monde nous
apparaît comme un imaginaire d’enfant, mais la figure du
maître des cuisines de l’hôtel, un Noir, nous permet de
comprendre que c’est un don, que le fils possède : il est donc
déjà immunisé et mieux préparé à affronter le monde des
revenants, le monde du passé. Comme Thésée, il a déjà un fil
(son don) qui lui permet d’être entre deux mondes.
Comme un vampire, il est capable de saisir les résonances.
Le machinisme abstrait de l’enfant est celui d’un Temps
mythique qui n’est pas prisonnier du temps des années 20,
comme le père qui se retrouve pris dans une « image » figée de
ce « vieux-monde » à la dernière image du film.
On mesure ainsi en quoi en revenir à la simple explication
familiale ne rend pas compréhensible l’éclat de la folie du père :
si Jack s’en prend à sa famille, c’est qu’il n’a plus d’autre
solution pour s’ancrer dans le monde passé (dans les années 20,
où il aura une identité, une existence assignée) que de détruire
son présent, créant ainsi un abîme plus grand encore que son
présent « vide », qui le fige dans le temps.
La folie trouve donc son explication dans une lecture
topologique qui se défait d’un déterminisme purement
scientifique : ici le fantastique n’est pas évacué, il est une
donnée dont on doit prendre acte ; d’où les fantômes du passé.
La folie n’est donc pas à proprement parler une maladie, c’est
une conduite existentielle dont il s’agit de comprendre surtout
ce qui l’a rendue possible. Affirmer ainsi en tête d’article -
comme le fait Michel Ciment - que « Je est un autre », c’est
encore penser en termes d’identité ou de folie : il faut dire
plutôt qu’il n’y a même plus de « je » et que « l’autre » n’est
que le fruit de notre rencontre avec le Réel.
Ce qui est pensé c’est donc la part du moléculaire et du
molaire au sein de l’agencement : selon l’agencement, celui du

226
fils ou du père, le régime moléculaire n’est pas aussi dominant
et le noyau ne fait pas germer nécessairement une fuite, une
envolée, le noyau peut s’effondrer et s’articuler autour de
« sémiotisations », de « ritournelles capitalistiques » répétitives
(comme pour la chanson des trois petits cochons chantée par
Jack).
En définitive, on retrouve avec cette expérience une sorte de
Trigone, où la surface se troue et laisse entrevoir une sorte de
rhizome qui connecte des espace-temps multiples (lieu de la
Résonance) : dans le cas du fils, c’est une expérience très
spirituelle, qui porte cette Résonance (celle d’un geste-
vampire), puisque l’enfant n’est pas dévoré, et est capable de se
défaire des fantômes et des pièges de son père, alors que
l’expérience de celui-ci nous laisse entrevoir un polygone
bouché, un labyrinthe où, comme le minotaure, il va trouver la
mort.

Digression sur le cerveau

Deleuze, qui se réfère clairement au livre de Ciment, dont il


souligne pourtant « les analyses essentielles » ne reprend
pourtant pas sa lecture oedipienne. De fait il va dans le sens de
cette analyse guattarienne de Kubrick. Deleuze parle de
« monde-cerveau ».
Entre le monde et le cerveau des personnages, il y a comme
une sorte de circuit : une « membrane met en contact un dedans
et un dehors, les rend présents l’un à l’autre, les confronte ou
les affronte ». Plus loin, il dira : « Le monde-cerveau est
strictement inséparables des forces de mort qui percent la
membrane dans les deux sens ». Deleuze reprend le concept
biologique de membrane de Simondon qui marque la limite
d’un milieu ; il s’agit d’une limite temporelle (orientation passé-
futur) qui est intégrée ou non par les personnages. Le cinéma de
Kubrick est tout entier dans l’automate qui commande au
corps : ventriloquie qui permet le déchaînement de tous les
sens et la folie, par opposition à la Résonance qui permet la
préservation du corps et de l’esprit.

227
Chaque personnage est donc lié au corps qu’il possède, au
désir qui l’anime. C’est la membrane qui fixe les limites de
répartition des forces, qui relie un passé et un futur, l’image-
action du début du film à l’image-affection de la fin : la caméra
qui est au plus loin des personnages quand la voiture traverse
les Rocky Mountains et la caméra qui semble au plus près du
personnage dans la photo du générique de fin se rejoignent dans
le Temps.
L’homme n’apprend à vibrer que par un certain rapport
limite avec lui-même qui malheureusement est trop fort pour
Jack, mais ce ne sera pas le cas pour le fils qui entend une voix
intérieure et qui s’aperçoit que cette voix du dedans est aussi
une voix partagée par d’autres, que des choses se passent dans
ce lieu. Le fils semble dans une sorte de Résonance que ne
réussit pas à supporter le père, lequel meurt avec la tête
prisonnière d’un labyrinthe enneigé, tête qui semble décapitée,
figée pour l’éternité.

228
CONCLUSION
De l’Expérience diagrammatique
Cet essai tranche avec la présentation habituelle des
philosophies de Gilles Châtelet, Gilles Deleuze et Félix
Guattari. Plutôt que de distinguer des systèmes complètement
étanches, suivant les procédures habituelles des spécialistes201de
l’histoire de la philosophie, nous avons voulu faire résonner ces
pensées entre elles. Nous les avons présentées selon un certain
montage202.
Quel est le montage de ce livre ? Le montage est celui
d’expériences de pensée de ces auteurs dont les résonances sont
de plus en plus fortes à mesure que le livre se développe,
comme si leurs dernières expériences cherchaient à faire
entendre au plus près des affects du lecteur ce qu’elles
cherchent à produire : le concept même de Résonance qui les
articule. Ce concept, on a cherché à le penser avec l’idée de
geste-vampire.
L’ensemble des expériences de Deleuze, Guattari et Châtelet
forme donc un certain film, celui de l’Expérience
diagrammatique, marquée à chaque étape importante par la
naissance d’un type de geste. C’est la métamorphose d’un
« organisme » (qu’il faut entendre ni comme un être vivant, au
sens biologique, ni comme une simple membrane au sens de
Simondon) qui déploie les trois phases de pensée d’un geste, le
geste-vampire.
Le parcours de cette Expérience diagrammatique nous
permet de faire trois remarques importantes.

201
Les mauvais historiens de la philosophie aiment le plus souvent « classer »
les pensées. Les mauvais historiens de la philosophie sont des taxinomistes,
peut-être même des taxidermistes : ils empaillent, par le commentaire, les
textes de philosophie et exhibent leurs cadavres comme des trophées, et ce
parce qu’ils sont avides de reconnaissance. Pour notre part, nous avons eu la
chance de rencontrer de grands historiens de la philosophie tournés vers la vie.
Nous voudrions rendre hommage à deux spinozistes accomplis : Pierre
Macherey et Gérard Almaleh qui nous ont fait connaître Baruch Spinoza.
202
En cela, nous rejoignons la conception de Didi-Huberman pour qui penser
est construire selon un certain montage. Voir Les conditions des images
(même si nous ne partageons pas son recours à la psychanalyse). On peut ainsi
penser ce livre comme un montage cinématographique.

229
1) D’abord que seules les œuvres de l’esprit font entendre
l’Expérience diagrammatique : elle est le nom de leur résonance
en nous. Quand nous rencontrons une grande œuvre
contemporaine, la Résonance de cette Expérience se fait
entendre, se donne à nous.
Cette résonance est donc bien une expérience, au sens où
Foucault l’entendait, elle dépasse l’opposition sujet / objet, mais
surtout, elle dépasse l’opposition traditionnelle entre les
sciences de la nature et les sciences humaines sur laquelle la
science affirme sa vérité et que les sciences humaines
voudraient pouvoir effacer en intégrant en leur sein des modèles
scientifiques et en voulant se donner une légitimité avec les
mathématiques, notamment.
L’Expérience diagrammatique postule, en effet, une pensée
de l’Echo : les disciplines de la pensée doivent pouvoir
résonner ensemble, précisément si on les débarrasse de cette
épée de Damoclès qui rappelle les unes à une certaine
supériorité et les autres à un « esprit de domination ». On sait
combien aujourd’hui, les matières scientifiques sont perçues
avec prestige au détriment de la culture, des « humanités »,
comme on disait autrefois.
Penser l’Expérience diagrammatique, c’est donc redonner
aux disciplines dans leur ensemble une nouvelle posture :
celles, trop nombreuses, qui se plient, s’agenouillent, et se
désirent « scientifiques » devront apprendre à se regarder
autrement ; et les sciences dures et fières de l’être devront
prendre acte qu’elles ne sont pas coupées de la métaphysique,
comme l’ont voulu hier le positivisme et aujourd’hui les
sciences analytiques.
Sur le plan de la formulation philosophique de cette
Expérience, Gilles Châtelet, Gilles Deleuze et Félix Guattari ont
essayé d’apporter les concepts susceptibles de la penser.
Chacun étant pris dans une discipline de base
(mathématique, philosophie, sciences mathématiques), il leur a

230
fallu attraper ces « gestes »203 qui les ont fait sortir des
territorialisations, il leur a fallu suivre le fil d’expériences
multiples et sans cesse vibrer avec elles, pour ensuite repenser
autrement leurs « milieux », par delà ce partage science de la
nature et sciences humaines, à savoir : la philosophie pour
Deleuze, la psychanalyse pour Guattari et la science pour
Châtelet.
Cela a eu au moins deux implications pour eux : tout
d’abord, il leur a fallu considérer qu’une œuvre comme celle de
Proust, ou celle d’Hitchcock, ou celle des physiciens ou
mathématiciens ont des points de résonance, ce ne sont pas
seulement des « disciplines » séparées, comme un certain
fonctionnement institutionnel semble nous le faire croire ; les
champs du savoir parlent de la même chose, mais selon des
discours et des stratégies différentes. Ce ne sont que les
impératifs de pouvoir qui nous portent à limiter l’écoute de ces
résonances. Or toute l’université204 aujourd’hui est marquée par
ce partage et cette domination des savoirs, au point que comme
pour Jacques Derrida, dont le profil philosophique échappe à ce
partage, les auteurs que nous avons étudiés ont longtemps été
persona non grata.

2) Puis, c’est le grand mérite de Châtelet, Deleuze et


Guattari d’avoir essayé de suivre le fil difficile de cette
musique, de ces sons multiples, de cette résonance et d’avoir
pris comme enjeu de leurs pensées l’Expérience
diagrammatique elle-même.
Il nous semble que le rôle, aujourd’hui, de la philosophie est
de nous faire entendre cette Expérience par-delà les « partages »

203
La notion de geste traverse tout notre livre : gestes d’arrachement, gestes
de mutilation, gestes-vampire. Le geste est ce qui précisément articule toutes
les dimensions du Réel, les niveaux de réalité, en tant que ceux-ci sont
travaillés par du virtuel qui s’actualise et de l’actuel qui se virtualise.
Dévidement ou bobine filmique du Réel. De fait, il n’y a pas des gestes, juste
des manières multiples de formuler le geste-vampire, qui est le Réel pensé
dans sa complexité. Chaque geste est donc à la fois une manière
d’appréhender le geste fondamental du Réel et de la Pensée mais aussi une
manière encore inadéquate de l’exprimer pleinement.
204
Voir à ce propos le livre très intelligent de Plínio Prado : Le principe
d’université, Lignes, 2011.

231
institutionnels. Mais faire cela implique un très gros travail :
certaines disciplines refusent de se remettre en question souvent
parce qu’elles sont marquées par le positivisme, ou les sciences
cognitives. Un bon exemple en est la linguistique205.
Les philosophes créent des concepts, non des images. Mais
leurs concepts renvoient de manière indirecte à une image de
pensée. L’image de pensée que crée la philosophie, non
soumise à l’institution, au cynisme de la thermocratie, c’est
justement l’Expérience diagrammatique. Elle est à distinguer de
la Mimesis, de la Représentation, laquelle hante encore les
sciences humaines (où la philosophie trouve sa place), comme
l’a montré Foucault dans les Mots et les Choses. Tout le
pouvoir classique fonctionne à partir de la Représentation,
comme image de pensée, et on peut dire même dire que notre
pouvoir, le biopouvoir, a repris autrement cette image à son
profit206.
On ne peut penser du nouveau que si nous pensons avec une
autre image de pensée. Il faut nous laisser saisir par la séduction
des gestes - geste d’arrachement, geste de mutilation, geste-
vampire. Le pouvoir, l’institution s’appuient sur des signes, sur
toute une économie des signes qui fonctionne sur une certaine
articulation des mots aux choses, des êtres aux choses, des
choses à elles-mêmes, et qui renvoient aussi à un geste.
C’est ce geste qui habite le diagramme politique dans lequel
nous vivons qui opère le partage de l’Esprit et de la Nature (le
diagramme d’Argand est d’ailleurs contemporain de
l’émergence des sciences humaines). Ceux qui sont sous
l’horizon du geste de mutilation objectent à ceux qui mettent en
question ce partage : « comment les sciences dures qui sont
démontrables peuvent-elles impliquer une dimension

205
Nous renvoyons le lecteur au recueil d’articles sur « actualisation et
virtualisation » en linguistique édité par l’Université de Masaryk (Brno,
Tchéquie) sous la direction de Christophe Cusimano. Dans un article, nous
montrons comment la sémantique n’a pas su intégrer vraiment la pensée du
virtuel, la réduisant à l’expression du « possible », du « non-actualisable ».
206
Voir Frédéric Gros, Foucault, Que sais-je ?, PUF, 1998. Cet auteur
rappelle bien comment les Sciences Humaines fonctionnent à l’intérieur d’un
trièdre, comme un nuage, dans ses « interstices », et sont soumises à la
représentation : toutes se rapportent aux trois axes du fonctionnement du
savoir, dont l’un est justement les sciences mathématiques.

232
politique ? ». Ce qui est une façon, à notre avis, de ne voir les
problèmes et de nier l’Expérience diagrammatique elle-même.
Notre parcours des pensées de Deleuze, de Guattari, de
Châtelet avait pour but de nous faire habiter des expériences,
des diagrammes pour nous faire vivre autrement l’art, la
science, la philosophie que selon les impératifs de l’institution,
des pouvoirs. Il s’est agi de penser et de lutter contre la
normalisation du savoir. Quelle que soit la discipline qui veut
expérimenter autrement son savoir, elle ne peut le faire qu’à
condition de rompre avec l’hylémorphisme auquel elle s’est
attachée en suivant les partages du pouvoir.

3) Il nous a semblé qu’il fallait présenter l’Expérience


diagrammatique selon ses propres gestes de découpe plutôt que
selon un plan traditionnel. C’est pourquoi nous n’avons pas
écrit ce livre de la même façon que si nous avions dû écrire une
thèse, ou un essai classique. L’Expérience diagrammatique,
telle qu’elle s’est donnée à nous, noue le physicomathématique,
la métaphore et l’art. C’est pourquoi nous ne pouvions prendre
le fil du simple commentaire. Il fallait s’en écarter autant que
possible et considérer plutôt les rencontres réelles ou possibles
en droit entre ces penseurs et les artistes, scientifiques ou
écrivains contemporains. De là, une présentation des chapitres
qui ne suit pas l’ordre de la totalité des textes du corpus de ces
penseurs, mais « coupe », crée des « séquences » inédites. En ce
sens, nous avons laissé de côté parfois la quasi-totalité des
éléments d’un livre ou d’un article pour ne considérer que des
éléments singuliers propres à gestualiser l’Expérience
diagrammatique. Nous n’avons présenté que les traits, les
marques qui se laissent saisir à chaque fois dans une expérience
qui exprime une partie de cette Expérience.
Il ne s’agit donc pas de considérer ce livre comme un
montage artificiel, cousu de fils blancs, mais bien, une
« autopsie » faite dans chacune des œuvres considérées qui
laisse entrevoir cette Expérience diagrammatique. Non pas que
tous les auteurs de notre modernité (au sens où Baudelaire
entendait ce mot, avec la dimension « éthique » qu’elle
implique) puissent répondre de cette Expérience

233
diagrammatique, puisque précisément il y a à considérer
justement les engendrements du pouvoir lui-même207 : la
manière de lire une œuvre moderne si elle est suffisamment
créative, libre, singulière, devrait laisser entendre cette
Expérience diagrammatique ou une partie (une phase devrions-
nous dire) d’Elle.

Ainsi ce livre se présente à la fois comme une confrontation


d’expériences singulières et particulières, d’où se détache,
comme sous l’effet d’un geste - le geste de mutilation (qui est
celui de la thermocratie) - propre au montage de ce livre,
quelques traits de l’expérience diagrammatique en train de se
faire, faisant de nous des cinématographes de la pensée. Sur le
plan des traits particuliers que présente l’expérience
diagrammatique, elle apparaît tout à la fois comme
topologique, affective et temporelle : elle n’est pas réductible à
un « domaine », comme on dit en linguistique, ou un territoire.
Elle passe par des phases que nous allons rapidement rappeler.
Sur le plan des pensées philosophiques elles-mêmes, nous
voyons se dégager, à ne considérer grossièrement que la pensée
Deleuze-Guattari et la pensée Châtelet, deux trigones de pensée.
Parcourons rapidement, à nouveau, le livre.

Les trois phases

La première phase, que nous avons considérée entre les


chapitres un et trois, c’est la phase du visage expressif.
La notion de visage expressif est liée à un geste
d’arrachement. Il n’y a pas de visage sans geste d’arrachement.
Dans les deux premières expériences, la notion de visage est
liée soit au temps (Deleuze), soit à un affect (Guattari). Mieux,

207
A ce propos, ceux qui suivent parfaitement les lignes de découpe du
pouvoir sont exemplaires de celui-ci et permettent d’en dessiner le
fonctionnement, les « tendances ». Il est clair que les livres les plus
cruellement en miroir avec le pouvoir sont les plus fluides. Ils ont la même
espèce de fluidité que celle qui dérive selon Châtelet du principe de fluidité.

234
nous éprouvons le temps en nous ou un affect, comme si nous
étions pris par un geste d’arrachement. Le visage est la manière
dont se donnent à nous les choses, les personnes selon la force
d’impact ou l’emprise qu’elles ont sur nous.
Ce paradigme esthétique - du fait qu’il est lié au temps et à
l’affect - fait privilégier d’abord l’affect chez Guattari puisque
le psychanalyste a affaire à des affects, et le temps chez
Deleuze, puisque le philosophe traditionnel semble penser plus
la vérité que le temps.
Le visage expressif n’est pas un concept facile à saisir, il
faut penser que l’expressivité n’est pas la représentation et
comme telle, elle échappe, fuit les découpages traditionnels du
discours, ce que nous avons appelé l’échiquier, qui est l’image
de pensée dans laquelle nous pensons sans cesse les choses, et
ce même dans la pensée très sérieuse et intéressante du
structuralisme. Le visage pour le pouvoir (le pouvoir recherche
toujours un visage), les formes institutionnelles, est toujours
celui d’une personne, d’un être, qu’on fige, sur une carte
d’identité, visage qu’on peut reconnaître ; mais ce visage ne
laisse aucune singularité passer : il ne fait pas de place au
virtuel ou à l’incorporel, il l’efface.
C’est pourquoi aussi cette première phase a quelque chose
de porté vers une éthique, au sens grec du terme, un « séjour »
qui échapperait à un regard politiquement correct. En ce sens, le
visage expressif est plutôt une sorte de sans-visage, puisqu’il
est ce qui échappe à une emprise, une mainmise du regard
social, la manière dont on s’arrache à un profil, à une idée de
quelque chose (« eidos »). Philosophiquement, Deleuze innove
essentiellement dans une conception du temps qui est au cœur
de sa thèse et Guattari, par une rupture avec l’échiquier du
structuralisme, de la suprématie d’un signifiant pensé comme
manque, et sa volonté de redonner à l’affect sa place de « case
vide ». Et la mise en série avec d’autres expériences de pensée,
littéraires, théâtrales qui commence les chapitres est à penser
comme une sorte d’appel d’air qui vient modifier le regard des
penseurs par rapport au point de vue institutionnel que nous
avons : toute rencontre avec des œuvres de génie crée un écho
qui n’en finit pas de les toucher et ils sont en quelque sorte en
dette vis-à-vis d’elle.

235
La seconde phase est un tournant. Elle correspond à la
période du milieu des années 70 au début des années 80. Elle
concerne les chapitres quatre à six. C’est ici que le concept de
diagramme fait son apparition, avec la nécessité de penser un
nouveau geste, un geste supplémentaire : pourquoi est-il besoin
d’un nouveau geste ? Pour penser profondément la case vide du
visage.
C’est un approfondissement de la première phase. Il s’agit
de creuser le visage, car ce dernier concept est dans cette phase
seconde devenu insuffisant pour penser les implications de la
case vide du temps, de l’affect. On voit donc nécessairement
apparaître un nouveau concept, le concept de diagramme qui
fonctionne selon (ou comme) un geste de mutilation. Il s’agit de
plonger dans l’affect même, dans le temps lui-même, de les
approfondir. Les approfondir, c’est penser leur mobilité d’une
manière plus forte. Nous semblons maintenant habiter le visage
pour en saisir son expressivité, nous semblons devoir le
« creuser » : nous le sentons plus en nous que devant nous.
Le diagramme, c’est habiter l’œil du visage, ce qui le creuse
et nous emporte davantage vers l’âme. Nous l’habitons comme
nous habiterions l’œil d’un cyclone, ou tout œil avec sa
membrane. Il nous emmène plus loin que l’intensivité d’un
corps, il nous emmène du côté du cerveau, du côté de
« l’automate spirituel » : aller plus loin que ce que le monde
« exprime » par ses actualisations, davantage du côté de
l’invisible, de la « présence », de ce que le temps donne à voir
(virtualisation). Le lecteur lui-même doit éprouver aussi à la
lecture ce changement soit directement par la composition du
livre (Mille Plateaux ou Logique de la sensation), soit
indirectement par une sorte d’appel à bricoler (Les Enjeux du
mobile de Châtelet ; les Séminaires de Guattari).
Il faut que la lecture nous métamorphose, change notre
regard, accapare notre pensée dans un faire, dans l’affect ou le
temps lui-même. Un diagramme ne sera donc plus quelque
chose que l’on regarde mais qui nous regarde, comme si l’on
était regardé, avec une certaine étrangeté, par soi-même dans un
miroir. Mais c’est une expérience semblable à l’expérience que
nous pourrions avoir de notre visage qui se regardant dans une

236
glace y verrait plus que soi-même, y verrait une profondeur,
quelque chose proche du sublime, qui nous emporte, touche
notre âme.
Deleuze et Guattari, dans cette perspective, utilisent le
concept d’agencement et celui de machine abstraite (geste), qui
permettent par la dynamique propre de leur fonctionnement de
« sortir » du visage, en le creusant, ou en y faisant germer un
cristal. En « zoomant » sur ce visage, dans l’œil (de
l’agencement), n’apparait plus un tissu machinique aux traits
intensifs mais la profondeur du temps qui s’effectue par un
geste (le geste devenant un circuit cristallin).
Châtelet envisage, quant à lui, de pénétrer dans l’expérience
des diagrammes de la science. Si le paradigme semble
différent, il use du même geste (le geste de mutilation,
d’égratignement). Châtelet reprend de Deleuze l’idée qu’un
diagramme n’est pas figé, ne représente pas (lien avec le
« geste » de Logique de la sensation), il pense le geste
mathématique comme équivalent du « graph » deleuzien.
En fait, Châtelet nous rend plus sensibles que nous sommes
aux expériences de pensée de la science. Les mathématiciens
pensent avec leurs mains, ils n’ont de cesse de tracer des
diagrammes pour exprimer l’expérience dont ils rendront
ensuite compte par des équations.
Intégrer le geste ou graph au sein du diagramme
mathématique ou physique, au sein de la peinture, c’est ne plus
l’appréhender comme outil, ou comme signe. Si bien que la
notion de diagramme n’y est plus un simple dessin illustratif,
mais un « dispositif de capture », un « stratagème » qui
« attrape un geste ». Le geste est donc non pas ce qui s’arrache
de « l’agencement », mais ce qui travaille un diagramme
mathématique ou physique, de façon à nous le faire habiter, et
de façon à nous permettre de faire des sauts dans la « matière »
physicomathématique qui ne s’appréhende que par paliers.

La troisième phase ouvre à un geste plus fondamental qui


en même temps enveloppe les autres gestes à sa manière
dialectique (dialectique non pas du négatif mais de
l’articulation).

237
Nous avons surtout insisté avec Châtelet sur l’idée qu’il n’y
a pas de lecture physicomathématique sans métaphore. On voit
clairement que le geste qui préside à cette nouvelle dimension
est un geste-vampire (qui est une métaphore pour le nommer),
qui le « potentiel-connexion » (théorie de jauge), pointe
extrême de l’échelle physicomathématique, qui suggère une
vue en paliers du physicomathématique avec un principe
supérieur : c’est une sorte de « case vide » mais vue dans toute
sa complexité. D’où l’idée de théâtre, de caisse de résonance,
d’échos (qui renvoie au vampire).
Le geste-vampire suggère métaphoriquement la dimension
de retentissement qui vient pénétrer les autres dimensions du
physicomathématique : retentissements qui s’accompagnent à
mesure qu’on arrive vers le « potentiel-connexion » d’une
intensité de plus en plus grande, comme un vertige (que l’on
pense aux dernières pages de Châtelet sur la théorie des nœuds
où le mathématicien est pris dans les multiples orientations,
dans un vrai brassage).
Chez Châtelet, la métaphore a donc un rôle, mais elle ne doit
plus être pensée comme une « figure » de style : le diagramme
ne peut d’ailleurs exister que parce qu’il y a un pont qui se fait
entre le physique et le mathématique et qui empêche de
considérer les pôles du savoir scientifique comme des
« figures ». Il nous permet aussi et surtout de penser les autres
domaines (politique, comme Châtelet l’a fait, mais aussi
artistique, comme il aurait pu le faire) comme des niveaux
diagrammatiques, puisque l’opération de métaphorisation, par
transversalité, donne une sorte d’équivalence de fonctionnement
entre les différents régimes de pensée.
Deleuze et Guattari refusent quant à eux toute logique
traditionnelle de la métaphore (ils n’utilisent donc pas le terme)
: l’un pousse pourtant la philosophie vers une saisie du Temps
comme brassage ; et l’autre vers une pensée de la ritournelle qui
nous affranchirait d’une conception politique des affects (selon
la logique institutionnelle de l’Œdipe).

238
Les Trigones de pensée

Le parcours de ce travail est un croisement des pensées de


Châtelet, Deleuze, Guattari pour montrer qu’elles ne sont pas
séparables, mais qu’en même temps, elles sont comme des
systèmes ouverts, de Systèmes par résonance.
La Résonance perçue dans toute son amplitude, dans toute
l’intensité de l’Echo qu’elle répercute, permet de dessiner des
« diagrammes » de ces pensées. Et la résonance est marquée par
les gestes de l’Expérience diagrammatique : les Trigones.
Cela appelle trois remarques.

1) L’Expérience diagrammatique chez ces auteurs se donne


sous forme de Trigones différents, parce que les orientations de
départ (philosophie, psychanalyse, science) ne nous la donnent
pas comme un système unique. Deleuze, Guattari, Châtelet ont
crée à partir de milieux différents (disciplines), ils n’orientent
donc pas le Trigone sur la même dimension. Deleuze-Guattari
sont plus du côté d’un Trigone esthétique et Châtelet est
davantage du côté d’un Trigone scientifique.
Le Trigone s’exprime avec Deleuze en résonance indirecte
avec le Calcul différentiel, mais celui-ci ne peut exprimer
clairement la part ontologique que pourtant génétiquement il
permet de penser ; le Trigone s’exprime avec Châtelet par
résonance directe avec le Calcul différentiel, en empruntant les
« articulations » du physicomathématique. C’est sans doute là le
point fondamental qui les sépare.
Ce que ces pensées ont en commun en tous cas, c’est d’avoir
choisi de penser surtout un Milieu, qui n’est pas un domaine, il
est vrai aussi que ce Milieu ne peut pas être le même pour
chacun d’eux. Aussi c’est à partir du Milieu
physicomathématique que l’on peut comprendre la pensée
politique de Châtelet, alors que c’est précisément en parcourant
les intensités des arts et des gestes propres à certains artistes que
l’on parcourt les niveaux de profondeur du Plan
diagrammatique. Nous sommes en fait en apparence dans deux
espèces de Milieu. L’un est plus aérien (volatilités, fuites des
lignes actives), l’autre plus aquatique (propulsions). Nous
devons apparemment choisir.

239
D’abord, nous pouvons être dans une sorte de Trigone-Plan,
qui a des degrés de profondeur. Il s’agit de concevoir : une sorte
de pensée de « l’œuf », un œuf dont on saisirait les lignes
actives, les intensités enveloppées. Privilégier le Temps et
l’Affect, c’est extraire les intensités des corps qui les
renferment. Mais nous pouvons aussi entrer dans un Trigone-
échelle. C’est une sorte de pensée du « Noeuf » (selon un jeu de
mots de Châtelet lui-même) : on y retrouve une part
d’agencement de Deleuze-Guattari, sur son axe-généalogique,
mais l’axe-ontologique est lui détaché de la conception du Plan
deleuzien. Il s’agit plutôt d’envisager une échelle à laquelle on
accède par sauts successifs. C’est donc plutôt une pensée qui
réclame une torsion topologique (de s’orienter dans l’espace
plutôt que dans le temps, même s’il y a du temps). Cette espèce
de pensée du Noeuf, de l’Entrelacs nécessite d’appréhender les
directions du Trigone, selon plusieurs directions. Il est donc
plus « corporel » que le premier, mais tout aussi vibrant ! C’est
une sorte de milieu du « Deux », car Châtelet envisage toujours
au moins deux pôles pour montrer qu’ils sont homologiquement
en connexion et que, par grattage réciproque, on peut penser le
geste qui les anime.

2) On peut dire que ces Trigones se différencient


essentiellement par leur « montage », l’importance donnée aux
dimensions qui les constituent : est-ce le Temps, l’Affect ou la
Topologie qui doit être privilégié(e) ? Ne faut-il pas plutôt se
placer du côté de l’Affect, dimension-charnière, et qui pourrait
d’une certaine façon, nous permettre de ne pas être tentés de les
opposer ?
Ces Trigones même s’ils se ressemblent ne sont pas pour
autant complètement isomorphes ; chacun d’eux exprime en
partie les dimensions privilégiées par l’autre. Ces Trigones ne
se superposent pas complètement précisément parce qu’il s’est
agi de repenser des disciplines, de s’arracher à elles, mais sans
toutefois parvenir à trouver un parfait socle d’entente. De fait, il
faut supposer que chacun suit les deux lignes d’actualisation et
de virtualisation, sans quoi l’Expérience ne pourrait se déployer
en geste-vampire et se figerait dans la platitude des visages. Ces
deux Milieux ne sont donc distincts ni par l’idée de geste, de

240
diagramme ni par le type de potentiel qui les anime, mais par la
manière que nos philosophes ont de monter ces concepts.

3) Les Trigones de Deleuze, de Châtelet, de Guattari sont


donc des diagrammes de diagrammes, des versions possibles
de l’Expérience diagrammatique. On la retrouve aussi dans les
œuvres de Proust, d’Hitchcock, d’Artaud, de Kafka, et plein
d’autres auteurs de génie.
Ce n’est pas un hasard.
Les œuvres de l’Esprit, par opposition aux œuvres du
Pouvoir (qui suivent les signes qu’on attend d’eux), sont
élaborées en fonction des dimensions, ou coordonnées
fondamentales de la Pensée que nous donnent notre
participation aux différents Trigones, et du degré de liberté en
quelque sorte, que l’on peut gagner avec eux contre les normes
institutionnelles.
C’est précisément pourquoi il n’y a pas à ordonner les
auteurs ou à choisir entre ces pensées. Il faut les lire ensemble
et habiter ces Trigones pour être capable de plonger au mieux
dans l’Expérience diagrammatique - selon toutes ses
dimensions.

En terminant la lecture de ce livre, le lecteur aura compris


que l’Expérience diagrammatique ne s’épuise pas dans la
pensée de Gilles Châtelet, de Gilles Deleuze, de Félix Guattari
et que les Trigones que nous avons dégagés sont autant de
versions conceptuelles possibles qui visent à exprimer
l’Expérience diagrammatique dans ses multiples dimensions
telles qu’elles se donnent dans les œuvres d’Esprit de notre
temps.
Comme disait Klee, « le génie, c’est l’erreur dans le
système » : il y a donc à chercher la case vide qui fait bouger,
évoluer le système, plutôt que de partir de lui. Ces Trigones ne
sont que des « images » possibles pour s’arracher à la
normalisation des pouvoirs, ce sont les erreurs du système, les
vides ou les cases vides que nous cherchons à penser : le lecteur
ne doit donc pas s’en contenter, il doit lui-même « éprouver »

241
les œuvres, le réel et dégager sa version de l’Expérience
diagrammatique qu’il éprouvera au fil de ses rencontres faisant
écho avec la nôtre, avec toutes les autres.
Créer ses propres gestes est indissociable de l’expérience de
lecture que nous devons effectuer pour comprendre ce qu’est
penser. C’est une façon de nous élever à la dignité de
l’événement, d’être un « Mensch ».

242
BIBLIOGRAPHIE

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Une petite phrase de Riemann, Analytiques, n°3, mai, 1979.
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et la mécanique quantique, Revue Fundamenta Scientiae, Vol.6, 1985.
L’enchantement du virtuel, Chimères n°2, 1986.
Les Enjeux du mobile, Seuil, 1993 (épuisé).
Vivre et penser comme des porcs, Folio, 1998.
Une géométrie romantique comme nouvelle pratique intuitive,
Flament, 1997.
L’enchantement du virtuel, Editions d’Ulm, 2010 (ce livre reprend les
principaux écrits de Châtelet).

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L’Anti-Œdipe, Minuit, 1972.
Kafka, Minuit, 1975.
Rhizome, Minuit, 1976.
Mille Plateaux, Minuit, 1980.
Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991.

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Nietzsche et la philosophie, 1953.
Marcel Proust et les signes, P.U.F, 1964.
Différence et répétition, P.U.F, 1969.
Logique du sens, Minuit, 1969.
Dialogues, Flammarion, 1977.
Superpositions, Minuit, 1979.
Francis Bacon : Logique de la sensation (2. vol.), Editions de la
différence, 1981 (Seuil, 2002).
Cinéma 1- L’image-mouvement, Minuit, 1983.
Cinéma 2-L’image-temps, Minuit, 1985.
Schizophrénie, Encyclopedia universalis, 1985.
Foucault, Minuit, 1986.
Le pli. Leibniz et le baroque, Minuit, 1988.
Pourparlers, 1990.
L’Epuisé (in Samuel Beckett, Quad), 1992.

243
Critique et clinique, Minuit, 1993.
L’Ile déserte et autres textes (1953-1974), 2002.
Deux régimes de fous et autres textes (1975-1995), 2003.
Cours de Deleuze sur internet : « Webdeleuze ».

Guattari (Félix),
Psychanalyse et transversalité, Maspéro, 1972.
La révolution moléculaire, Recherches, 1977.
L’inconscient Machinique, Recherches 1979.
Les Années d’hiver, éd. Bernard Barrault, 1986.

Séminaires Guattari (sur le site de la revue « Chimères »)208 .

09/12/80 : Présentation du séminaire.


13/01/81 : Les quatre inconscients.
10/02/81 : La pulsion. Le trou noir.
10/03/81 : Des problèmes.
08/04/81 : L’acte et la singularité.
26/05/81 : Transistancialités.
08/12/81 : Agencements. Transistances. Persistances.
26/01/82: Les formations du noyau d’agencement.
16/02/82 : Flux –Synapses. Composantes de passage.
01/06/82 : Ligne hylémorphique.
23/11/82 : La quantification analytique.
01/03/83 : Réhabilitation du symptôme.
22/03/83 : Le temps du rêve.
20/04/84 : Substituer l’énonciation à l’expression.
22/01/85 : Singularité et complexité.
12/03/85 : Machine abstraite et champ non discursif.
15/09/87 : Ritournelles et affects existentiels (discussion).

Sarenco, « le Triptyque du Cinéma Mobile 1983-87 »,Henri Veyrier,


1988 (p.7-23).
Les trois écologies, Galilée, 1989.
Cartographies schizoanalytiques, Galilée, 1989.
Chaosmose, Galilée, 1992.
Ecrits pour l’Anti-Œdipe, Lignes, 2004.

208
On trouvera ici uniquement mention des séminaires qui développent le
propos « diagrammatique » de Félix Guattari. Ces séminaires sont accessibles
sur le site de « Chimères » et sont conformes aux fonds de l’IMEC - où ils
sont rassemblés en totalité. Je suis très reconnaissant à José Ruiz-Funès pour
l’aide précieuse qu’il m’a apportée lors de ce travail en répondant à mes
questions.

244
Ritournelles, Lume, 2007.
Soixante-cinq rêves de Franz Kafka, Lignes, 2007.
De Leros à la Borde, Lignes, 2012.

Guattari (Félix) et Rolnik (Suely),


Micropolitiques, Les Empêcheurs de penser en rond, 2007.

Guattari (Félix) et Négri (A.),


Les espaces de la liberté, Lignes, 2010.

L’excellente Revue « Chimères » (tous les numéros depuis sa


fondation par Gilles Deleuze et Félix Guattari).

II. Ecrits sur l’expérience diagrammatique

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« Diagramme » dans Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Les
cahiers de Noesis, n°3.
Batt (Noëlle),
Editorial de L’expérience diagrammatique : un nouveau régime de
pensée, Revue TLE, N°22.
Blondeau (Stéphane),
La Béance du Ruban, 2009 : catalogue des œuvres du peintre qui
forment une expérience diagrammatique originale et splendide.
Citton (Yves),
L’envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans
la France des Lumières, Paris, Ed.Amsterdam, 2005.
Cusimano (Christophe),
La polysémie, essai de sémantique générale, thèse de doctorat,
L’harmattan, 2008.
(sous la direction de) Actes de recherches sur « actualisation et
virtualisation », 2011.
Cusimano (Christophe) et Dupuis (Joachim),
Post-structuralist models for polysemic signs – The example of
‘love’, Poland: Journal of Literary and Linguistic Studies 3: The
linguistics and literariness of love, 2010.
La notion de petite erreur chez Daniil Harms et ses
correspondances dans l’œuvre de Perec, Minor Iuana, Revista
philologico Romanica, 2012.
Dosse (François),
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2007.

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http://1libertaire.free.fr/Foucault20.html.
Variations, métamorphoses et cristal à propos de la rencontre
entre musique et pensée dans le minimalisme, 2001
http://www.musicologie.org/publirem/dupuis_01.html.
Sinuosités, muralités et mosaïques - à propos de la peinture de
Jackson Pollock et de Nicolas de Staël, 2002
http://groupe.chatelet.neuf.fr/
La boutique blanche de Perec, réflexions autour du pli et de la
filiation dans la littérature contemporaine (DEA de Lettres, sous
la direction de Dominique Viart, Lille 3, 2003).
La pièce manquante (sur Georges Perec), 2003
www.interdits.fr
Les diagrammatismes de Michel Foucault et Gilles Châtelet, in
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L’immeuble du mobile (non paru) : ce livre est une référence
incontournable.

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III. Autres écrits ou œuvres filmiques cités ou utilisés pour


l’écriture de l’essai (par expérience) :

Avant-Propos :

Macherey (Pierre),
Présentation du livre : Michel Foucault, Raymond Roussel,
1992

Introduction générale :

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Ecrits, Macula, 2011.
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N°2 :

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La vie sexuelle (1908), PUF, 1969.
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Ecrits, Seuil, 1966.
Autres écrits, Seuil, 2001.
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La pensée sauvage, Plon, 1983.
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2001.
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Perec (Georges),
La Disparition, L’imaginaire / Gallimard, 1990.
Les Revenentes, Julliard, 1997.
La Boutique obscure, L’imaginaire / Gallimard, 2010.
Penser / classer, Seuil, 2003.
Poe (Edgar),
La lettre volée, in Œuvres, Pléiade, 2000.
Razavet (Jean.-Claude),
De Freud à Lacan, de Boeck, 2008.
Simondon (Gilbert),
L'individu et sa genèse physico-biologique, Jérôme Millon, 1995.
Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1958.
L'individuation à la lumière des notions de formes et
d'information, Jérôme Millon, 2005.
Wittgenstein (Ludwig),
Investigations philosophiques, Gallimard, 1961.

N°3 :

Artaud (Antonin),
Oeuvres, « Pour en finir avec le jugement de Dieu », Quarto
Gallimard, 2004.
Kubrick (Stanley),
L’Odyssée de l’espace (1968).
Polanski (Roman),
Répulsion (1965).
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La nuit des Morts-vivants (1968).

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N°4 :

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La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Vrin, 1953.
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N°9 :

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Conclusion :

Didi-Huberman (Georges), La condition des images, in


L’expérience des images, Ina, 2011.
Macherey (Pierre), Introduction à l’Éthique de Spinoza (5
volumes), PUF, 1994-1998.
Prado (Plínio), Le principe d’université, Lignes, 2011.

252
Philosophie
aux éditions L’Harmattan

DIDEROT
Raison, Philosophie et Dialectique
Suivi du Neveu de Rameau
D’hondt Jacques - Texte établi et présenté par E.Puisais et P.Quintili
2013 sera l’année du grand tricentenaire de la naissance de Denis Diderot. Ce
livre est l’œuvre d’un philosophe éminent qui se confronte à des problèmes
actuels. Le Diderot de d’Hondt est un penseur dialectique. Et pour savoir ce
qu’est la dialectique, chez Diderot et en général, c’est à travers la loupe de
Hegel et de Marx qu’il tentera de nous la présenter, dans une image originale
de l’auteur de l’Encyclopédie.
(33.00 euros, 326 p.) ISBN : 978-2-296-96402-0

MÉTHODE ET PHILOSOPHIE
La descendance éducative de l’Émile
Études coordonnées par Michel Soëtard
Plusieurs spécialistes présentent ici une analyse de l’Émile de Rousseau par
les regards croisés de Condorcet, Kant, Pestalozzi, Fichte, Herbart, Dilthey,
Dewey et Freinet, penseurs et acteurs pédagogiques inscrits dans la postérité
éducative de cette œuvre. Il se pourrait toutefois que l’Emile, avec le nœud de
questions qu’il tisse, soit encore devant nous.
(Coll. Education et philosophie, 20.00 euros, 202 p.) ISBN : 978-2-296-99332-7

CONVERSION ET SOUVERAIN BIEN CHEZ BLAISE PASCAL


Bischoff Jean-Louis
Montrer que le rapport de la conversion au Souverain Bien chez Pascal
nous invite à ausculter philosophiquement la notion d’émotion : c’est ce que
Jean-Louis Bischoff entend montrer dans la présente étude. L’enjeu de son
enquête est clair : il entend affoler et subvertir l’approche commune du mot
« émotion ». Pour mener à bien son projet, l’auteur mobilise les lumières de
philosophes comme Marion, Levinas, Ricoeur, Greisch ou Romano.
(Coll. Ouverture Philosophique, 20.00 euros, 204 p.) ISBN : 978-2-296-99327-3

DE LA NON-PHILOSOPHIE AUX NON-POLITIQUES


Nietzsche, Freud, Laruelle
Chien-Chang Lee
L’histoire de la philosophie occidentale est une tentation toujours renouvelée
de «penser la politique depuis la non-politique». On peut indiquer qu’au
moins, dans la modernité, les théoriciens du contrat social inventent déjà une
idée révolutionnaire de l’»état de nature» qui est une notion non politique par
excellence. Si nous admettons qu’il y a quelque chose de non politique, il y
a au moins trois possibilités de penser la non-politique : «la philosophie de
l’avenir» de Nietzsche, la «psychanalyse» de Freud et la «non-philosophie»
de Laruelle.
(Coll. Nous, les sans-philosophie, 25.50 euros, 260 p.) ISBN : 978-2-296-99194-1

EMMANUEL LEVINAS, LA PHILOSOPHIE DE L’ALTÉRITÉ


Nanga-Essomba Jean-Thierry
Préface de Lucien Ayissi
À partir de l’analyse de la problématique levinassienne de la responsabilité
GHVRLjO¶pJDUGG¶$XWUXLO¶DXWHXUV¶DWWDFKHGDQVOHFDGUHGHFHWWHUpÀH[LRQ
à examiner la pertinence théorique et la fécondité conceptuelle de la pensée
d’Emmanuel Levinas dont le souci majeur est de conjurer la barbarie de la
guerre et de prévenir toute dynamique pouvant faire courir à l’altérité le risque
humanicide d’être anéantie.
(Coll. Ouverture Philosophique, 18.00 euros, 182 p.) ISBN : 978-2-296-99143-9

CONVERSION (LA) ÉTHIQUE


Introduction à la philosophie d’Emmanuel Levinas
Bastiani Flora
Le lecteur d’Emmanuel Levinas peut remarquer que deux descriptions du
sujet se dégagent : le moi paraît irrémédiablement tourné vers lui-même et
seulement préoccupé par son propre bien-être ; tandis que d’autres textes
SUpVHQWHQWXQPRLFRPSOqWHPHQWWHQGXYHUVDXWUXLHWSUrWjVHVDFUL¿HUSRXU
lui. Levinas retrace l’entrée du sujet dans l’éthique comme le passage de
l’un à l’autre de ces états. Flora Bastiani propose de lire Levinas à partir de
l’étrangeté de ce saut qualitatif du moi en direction de l’autre.
(Coll. La philosophie en commun, 27.50 euros, 280 p.) ISBN : 978-2-296-99262-7

QUESTION (LA) DE LA TECHNIQUE


À partir d’un échange épistolaire entre Ernst Jünger et Martin Heidegger
Nerhot Patrick
La lettre de Heidegger à Jünger est d’une importance capitale pour comprendre
les écrits de Heidegger après la Seconde Guerre mondiale. En effet, cette lettre
VHVLWXHDXFRHXUPrPHGHWRXWHVVHVUpÀH[LRQVTX¶LOV¶DJLVVHGHOD7HFKQLTXH
de la Raison, du Langage ou de la Métaphysique. Elle éclaire d’une lumière
particulière non seulement les écrits d’après-guerre mais aussi la question, si
controversée, si polémique, de l’importance du nazisme dans sa pensée.
(Coll. L’Ethique en mouvement, 32.50 euros, 316 p.)ISBN : 978-2-296-96422-8
JEAN-MICHEL PALMIER
Arts et société
Berthet Dominique, Lachaud Jean-Marc
Jean-Michel Palmier (1944-1998) a consacré de nombreux ouvrages et
articles aux courants artistiques, philosophiques et politiques des années
1920-1930 en Allemagne et en Union soviétique. Ses travaux notamment sur
l’expressionnisme et la vie culturelle sous la République de Weimar permettent
aux lecteurs de mieux comprendre les multiples controverses qui opposèrent
au XXe siècle des théoriciens et des praticiens se réclamant de différents et
antagonistes courants marxistes.
(Coll. Ouverture Philosophique, série Arts vivants, 34.00 euros, 328 p.)
ISBN : 978-2-296-96076-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-49810-5
DE LA VICTIMISATION
Lectures expérimentales
Kakogianni Maria - Préface d’Alain Badiou
A supposer que la femme ne soit pas la victime de l’Histoire. Voici pour
l’hypothèse mobile. À partir de là, le texte se présente comme une série de
lectures ; Xénophon, Aristote et Platon se mettent à dialoguer avec Foucault,
Badiou et Lacan. Il ne s’agit pas de lectures qui cherchent à rendre lisible, dans
les textes classiques, la domination du genre, la métaphysique des sexes... Ce
qui fait symptôme, ce qu’il s’agit d’apprendre à lire, c’est la place de la victime
comme seule autorisée dans le Marché.
(Coll. La philosophie en commun, 29.00 euros, 286 p.) ISBN : 978-2-296-99189-7

TEMPS HISTORIQUE ET IMMANENCE


Les concepts de nécessité et de possibilité dans une histoire ouverte
Chataignier Gadelha Gustavo
Cet ouvrage vise à explorer l’historicité en tant qu’horizon privilégié de la
philosophie. L’auteur procède à un parcours analytique : il commence par
FDUDFWpULVHUOHVVSpFL¿FLWpVGXWHPSVKLVWRULTXHSXLVVHSHQFKHVXUO¶DQDO\VH
de diverses philosophies de l’histoire et termine par confronter la notion
FRQWHPSRUDLQHG¶pYpQHPHQWjVHVOLPLWHVSUDWLTXHV&HWWHUpÀH[LRQV¶DFKqYH
sur le rapport marxien entre nature et histoire.
(Coll. La philosophie en commun, 57.00 euros, 684 p.) ISBN : 978-2-296-97037-3

TERRITOIRES (LES) DU SENTIMENT OCÉANIQUE


Sous la direction de Dallet Sylvie, Noël Emile
/H VHQWLPHQW RFpDQLTXH HVW XQH IRUPH SDUWLFXOLqUH GHV pWDWV PRGL¿pV GH
conscience, domaine qui est attesté du plus lointain des témoignages humains.
/D VSpFL¿FLWp GH FHWWH VHQVDWLRQ DVVLPLOpH GHSXLV 5RPDLQ 5ROODQG DX[
capacités de la religiosité indienne, reste un mystère de la connaissance. Celle-
ci qui allie une joie à une forme de dissolution ou de rencontre de la matière est
pour la première fois analysée sur des observatoires différents : spiritualités,
biologie, littérature, poésie, philosophie, sport...
(Coll. Ethiques de la création, 17.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-296-99152-1
DIALECTIQUE OU ANTINOMIE ?
Comment penser ?
Chateau Dominique
Ce livre concerne deux manières de penser : la dialectique et l’antinomie.
Il étudie la dialectique de Hegel, en son unicité et sa radicalité, expose sa
critique et considère sa régression à l’antinomie ou encore son fantasme qui
ne cesse de hanter la philosophie. Ce débat mobilise, outre Aristote et Platon,
Kierkegaard, Nietzsche, Benjamin, Lyotard, Marx, Peirce et quelques autres.
(Coll. Ouverture Philosophique, 14.50 euros, 144 p.) ISBN : 978-2-296-99177-4
IDÉOLOGIE DE LA RUPTURE
Suivie de plaidoyers pour l’aliénation
D’hondt Jacques - Postface de Paolo Quintili
Jacques D’hondt (1920-2012) a conquis par ses travaux sur Hegel et Marx
une renommée internationale. C’est un critique de ses contemporains dans
L’idéologie de la rupture (première édition en 1978) et, dans nombre de ses
publications aujourd’hui encore dispersées. La présente édition réunit, à la
suite des chapitres originaux, plusieurs de ses contributions.
(Coll. Bibliothèque historique du Marxisme, 18.50 euros, 174 p.)
ISBN : 978-2-296-96380-1
RÉALISME ET VÉRITÉ : LE DÉBAT ENTRE HABERMAS ET
RORTY
Dostie Proulx Pierre-Luc
A quoi fait-on référence lorsque l’on a recours au concept de « vérité » en
épistémologie contemporaine ? Doit-on nécessairement supposer que nos
énoncés correspondent à une réalité extérieure pour faire sens du concept de
vérité ? Le présent ouvrage expose deux des plus importantes conceptions
contemporaines de la vérité : celle de Jürgen Habermas et celle de Richard
Rorty.
(Coll. Ouverture Philosophique, 14.00 euros, 134 p.) ISBN : 978-2-296-99247-4
POLITIQUEMENT (LE) CORRECT FRANÇAIS
Epistémologie d’une crypto-religion
Oulahbib Lucien-Samir
Les manques, la fuite en avant vers la destruction de ce qui permet d’être
ensemble - et non pas seulement de vivre ensemble - sont ici analysés en des
critiques diverses (des saillies) mettant en cause par exemple la théorie dite
du «genre», l’effacement de l’idée de nation, de valeur objective, bref, la mise
à l’index de tout ce qui ne pense pas de façon «gauche», allant de la haine du
riche à la diabolisation d’Israël…
(Coll. Épistémologie et philosophie des sciences, 15.50 euros, 152 p.)
ISBN : 978-2-296-99316-7
JUSTICE DISTRIBUTIVE OU SOLIDARITÉ À L’ÉCHELLE
GLOBALE ? – John Rawls et Thomas Pogge
Noumbissié Tchamo Daniel - Préface de Stéphane Chauvier
Avec le souci d’établir les jalons d’un «développement glocaliste» juste et
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pratique sur la distribution des richesses et les nouvelles considérations
sur le développement dans une société mondiale glocalisée. Le «principe
de différence global» qui manque dans les politiques publiques et les
institutions de redistribution de richesses est le point nodal de la discussion
qui en découle.
(Coll. Ouverture Philosophique, 25.00 euros, 246 p.) ISBN : 978-2-296-57036-8
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politiques et administratives Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.)
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N° d’Imprimeur : 91054 - Dépôt légal : septembre 2012 - Imprimé en France
Gilles Deleuze, Félix Guattari et Gilles Châtelet
De l’expérience diagrammatique

Gilles Deleuze, Félix Guattari et Gilles Châtelet. Trois penseurs


singuliers, des résonances multiples.
Ces auteurs déploient des concepts à la fois proches et différents (dont
les principaux sont le geste et le diagramme) mais ils se divisent sur la
notion de métaphore. Chacun produit donc un « système » de pensée
tournant autour du temps pour le premier, de l’affect pour le second, du
physicomathématique pour le dernier. Or ces systèmes déploient, selon
nous, un même horizon de pensée qu’on pourrait appeler Expérience
diagrammatique.
«  Expérience  », parce que penser, pour eux, revient à inventer des
concepts, les tailler encore et toujours, pour nous faire saisir le monde,
la vie autrement que dans des partages sociaux, tissés pour l’action
immédiate. «  Expérience  » implique d’entrer dans une odyssée.
«  Diagrammatique  », parce que l’on n’a pas une pensée, on l’habite,
et qu’il faut être attentif à la manière dont les pouvoirs viennent
envahir notre temps, notre espace, nos affects, et trouver le moyen de
reconquérir dignement notre vie.
Nous avons besoin plus que jamais d’habiter autrement la pensée
machinée par le capitalisme, le pouvoir, les médias.
Laissons-nous donc saisir par les pensées militantes, exigeantes de
Deleuze, Guattari, Châtelet.

Joachim Daniel Dupuis est professeur. Il prépare actuellement une thèse


sur les génériques et les films de Saul Bass à l’université Paris 8.

Illustration de couverture : Stéphane Blondeau.

ISBN : 978-2-296-99362-4
26 euros

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE

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