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Université de Yaoundé I

FALSH/Département de Philosophie
Année académique 2021-2022 / Semestre I / Licence I
UE PHI 121/Philosophie générale et méthodologie

Thématique
L’ART DE PHILOSOPHER ET DE PRODUIRE
DES TEXTES PHILOSOPHIQUES

Leçon du Prof. Emile KENMOGNE


emile.kenmogne@univ-yaounde1.cm
BP : 16 134 Yaoundé
Assisté du
Dr. Josue FOUMANE FOUMANE
Dr. Anselme AMOUGOU AFOUBOU

TEXTES POUR LES TD ET LES TPE


(Sous réserve de quelques coquilles
et compléments de références)

Texte 1

Bertrand RUSSELL

« La valeur de la philosophie doit être cherchée pour une bonne part dans son
incertitude même. Celui qui n’a aucune teinture de philosophie traverse
l’existence, emprisonné dans les préjugés qui lui viennent du sens commun,
des croyances habituelles à son temps et à son pays, et des convictions qui se
sont développées en lui sans la coopération ni le consentement de sa raison.
Pour un tel individu le monde est sujet à paraître précis, fini, évident ; les
objets habituels ne lui posent aucune question et les possibilités non
familières sont dédaigneusement rejetées. Dès que nous commençons à
philosopher, au contraire, nous trouvons que même les choses les plus
ordinaires de la vie quotidienne conduisent à des problèmes auxquels nous ne
pouvons donner que des réponses très incomplètes. La philosophie, bien
qu’elle ne soit pas en mesure de nous dire avec certitude quelle est la vraie
réponse aux doutes qu’elle élève, peut, néanmoins suggérer diverses
possibilités qui élargissent le champ de nos pensées et les délivrent de la
tyrannie de la coutume. Tout en diminuant notre certitude à l’égard de ce que
sont les choses, elle augmente beaucoup notre connaissance à l’égard de ce
qu’elles peuvent être ; elle repousse le dogmatisme quelque peu arrogant de
ceux qui n’ont jamais pénétré dans la région du doute libérateur et garde
vivace notre sens de l’étonnement en nous montrant les choses familières sous
un aspect non familier. »

Bertrand Russell, The problems of philosophy (1912), Oxford university


press, Londres, Trad. L. L. Grateloup, chap. 15.

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Texte 2

Ebénézer NJOH MOUELLE

« Les poissons volants existent ! Qui sait, s’ils parlaient, ce qu’ils diraient à
leurs congénères après leur saut hors de l’eau ? Ils leur feraient tout au moins
découvrir que l’eau dans laquelle ils baignent est fort différente de l’air et ce
serait là une révélation pour les autres. Il existe bien des hommes dans chaque
société, qui jouent le rôle de ces poissons volants. Des hommes qui, par leur
perspicacité et leur sagacité décrochent du système pour le mettre en question
tandis que d’autres n’ont seulement pas pu savoir qu’ils évoluent dans un
système à la manière d’horloges bien réglées. C’est en effet le rôle de la
philosophie et des philosophes de veiller constamment pour pouvoir révéler
aux autres le sens du présent et la direction de l’avenir. Le philosophe est celui
qui ne dort jamais. Sa voix, constamment doit trouer, percer, le silence mortel
des nuits de la servitude et de l’aliénation sous toutes les formes. Il ne nous
vient pas à l’esprit de meilleur exemple que celui de Karl Marx, interprète des
structures de la société capitaliste. Karl Marx est l’homme qui, dans un
contexte donné, s’est risqué à dire : voilà la voie de la certitude et du
renouveau. Le philosophe est comme l’oracle d’une société. Seulement ses
interprétations du monde ne sont ni des visions, ni des révélations, au sens
biblique du terme. Aucun être mystérieux ne lui souffle ce qu’il doit dire. Il
réfléchit, c'est-à-dire analyse, compare, confronte le réel avec l’idéal qu’il porte
en lui, confronte la laideur existante avec le beau devant être, l’injustice
existante avec la justice devant être, bref, le désordre existant avec l’ordre
devant être. Il a le sens de l’humain et c’est cela au fond, appuyé sur la raison
universelle, qui sert de critère à toutes ses entreprises. »

Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence. Essai sur la


signification humaine du développement, Yaoundé, CLE, 1970, pp. 98-
99, 2e édit. EMC, 1988.

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Ebénézer NJOH MOUELLE

“ Flying fishes exist! Who knows if they speak, what they tell their companion
when they jump out of water? It makes them discover at least that water in
which they swim is different from the air and that could be a revelation to the
others. There are equally men In the society who play the rule of flying fishes.
Men who by their perspicacity and sagacity, coin a system to put it in question
while others do not know that they are evolving in a system like a well ordered
clock. It is in effect of philosophy and philosophers to constantly be on guard
so as to reveal to the others the meaning of the present and the direction of
the future. A philosopher is he who never sleeps. His voice should constantly
pierce the silence of the mortal nights of servitude and alienations of all form.
The best example that comes on minds that of Karl Marx who interprets the
structures of the capitalist society. Karl Marx is the man who in the given
context risk himself in saying: this is the way of certitude and the renovated.
The philosopher is like the oracle of a society. But his interpretations of the
world are neither visions nor revelations in a biblical sense of the world. No
mysterious being imposes on him what he should say. He reflects that is
analyze, compare, confront, the real with the ideal that he carries in him,
confront the existing ugliness with the suppose to be beauty, existing injustice
with the suppose to be justice, in brief existing disorder with the suppose to
be order. He has the meaning of human and it is that at the base, supported
vu universal reason which serves as criteria to all his enterprises.”

Ebenezer Njoh Mouellé, From Mediocrity to Excellence, Essay on the


human meaning of development. Ydé, CLE, 1970, PP 98-99, 2nd ed. EMC,
1988

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TEXTE 3

QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ?

L’étymologie de « philosophie »

« L’étymologie du mot philosophie, si nous y prenons garde, confirme


cette interprétation. La philosophie c’est, en grec, l’amour de la sophia mot
que nous traduisons un peu rapidement par « sagesse ». La sophia n’est pas
seulement un art de vivre, une morale qui consiste à se conduire
raisonnablement, à éviter toute démesure, à accueillir avec sérénité les
épreuves. Mais c’est aussi un savoir. C’était même, pour les anciens Grecs, un
savoir essentiel, « la science des premiers principes et des cause premières »
disait Aristote. N’oubliez pas ce deuxième sens du mot sophia : pour les Grecs,
le sage était aussi un savant. (« Aujourd’hui, plaisantait dans un de ses cours
Albert Bayet, une jeune fille sage est une jeune fille qui ne sait rien. Dans
l’Antiquité, l’homme sage était celui qui savait tout. »)
D’après l’étymologie, la philosophie est donc à la fois une façon de vivre
et un certain genre de connaissance, un salut et un savoir. Pour les Grecs, il
y avait même un rapport étroit entre ces deux notions : c’est le savoir qui doit
nous conduire au salut, et l’homme qui se conduit mal est avant tout un
ignorant, « Nul n’est méchant volontairement », disait Socrate. »

Plutôt recherche que possesssion :


L’humilité du philosophe

« Si vous suivez attentivement l’étymologie, vous devez noter aussi que


la philosophie n’est pas exactement la « sagesse-savoir » mais seulement
l’amour (philo) de cette sagesse. D’après la tradition, c’est Pythagore,
mathématicien et philosophe grec du VIe siècle av. J. –C., qui, en toute
humilité, s’est voulu « ami de la sagesse » plutôt que sage. Cette distinction
essentielle est soulignée par un grand philosophe allemand du XXe siècle, Karl
Jaspers. Dans son brillant petit ouvrage Introduction à la philosophie, il insiste
sur cette idée que l’essence de la philosophie est la recherche du savoir et on
sa possession. La philosophie « se trahit elle-même lorsqu’elle dégénère en
dogmatisme, c’est-à-dire en un savoir mis en formules, définitif, complet. Faire
de la philosophie c’est être en route ; les questions en philosophie sont plus
essentielles que les réponses et chaque réponse devient une nouvelle
question ». Il y a donc dans la recherche philosophique une humilité
authentique qui s’oppose au dogmatisme orgueilleux du fanatique. Le
fanatique est sûr de posséder la vérité. Dès lors il succombe à la tentation
d’imposer sa vérité à autrui. Se croyant dans le vrai. Il n’a plus le souci de se
rendre vrai, la vérité est son bien, sa propriété, alors qu’elle est l’exigence du
philosophe. Dans le cas du fanatique la recherche de la vérité s’est dégradée
dans l’illusion de la possession d’une certitude. Le fanatique se croit le
propriétaire de la certitude alors que le philosophe s’efforce d’être le pèlerin de
vérité. L’humilité philosophique consiste à dire que la vérité n’est pas plus à
moi qu’à toi, mais qu’elle est devant nous. Ainsi la conscience philosophique
n’est ni une conscience heureuse, satisfaite de la possession d’un savoir

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absolu, ni une conscience malheureuse en proie aux tortures d’un scepticisme
irrémédiable. Elle est une conscience inquiète, insatisfaite de ce qu’elle
possède, mais à la recherche d’une vérité pour laquelle elle se sent faite. Le
philosophe se reconnaît donc davantage à sa lucidité qu’à une somme de
connaissances. La philosophie est plutôt une façon d’être qu’un avoir. Et
si, conformément à son sens grec, la sagesse est toujours orientée à la fois
vers la connaissance et vers l’action, il ne faut voir en elle ni un ensemble de
connaissances théoriques ni une somme de recettes pratiques, mais plutôt
une attitude générale et, si vous voulez, une méthode concernant à la fois la
connaissance et l’action.
La sagesse est une attitude critique qui, dans l’ordre du savoir, nous
met à distance des préjugés, dans l’ordre de l’action nous met à distance
des passions et des impulsions de la conscience collective. Mais la méthode
dégénérerait en dogme et la sagesse se trahirait elle-même si l’attitude
devenait doctrine – c'est-à-dire scepticisme systématique dans le domaine du
savoir, insensibilité inhumaine dans le domaine de la vie et de l’action. »

Philosopher c’est réfléchir

« On exprimera bien cette idée que la philosophie est recherche et non


possession en définissant le travail philosophique comme un travail de
réflexion. La réflexion est en quelque sorte un mouvement de retour sur soi-
même (ré-flexion) de l’esprit qui met en question les connaissances qu’il
possède. L’expérience de la vie nous donne une foule d’impressions et
d’opinions. La pratique d’un métier, la connaissance scientifique nous livrent
d’autres notions plus complètes et plus précises. Mais, si riche que soit notre
expérience de la vie, si approfondies que soient nos connaissances
scientifiques ou techniques, rien de tout cela ne tient lieu de philosophie. Etre
philosophe, c’est réfléchir sur ce savoir, s’interroger sur lui, le mettre en
question. Définir la philosophie comme réflexion, c’est voir en elle une
connaissance de la connaisssance, un savoir du savoir. »

La maïeutique de Socrate

« Le modèle de la réflexion philosophique – en même temps que son


exemple le plus accessible – demeure l’ironie socratique, c'est-à-dire, à la
lettre, l’acte d’interroger, la mise en question. Dans le dialogue de Platon
intitulé Ménon, Socrate interroge Ménon sur la vertu. Ménon a une certaine
expérience de la vie et de la morale, la notion de vertu est pour lui familière :
« Il n’y a pas, dit-il, de difficulté pour moi à en parler. » Pressé par Socrate de
définir la vertu, Ménon répond sans hésiter que « la vertu consiste à être
capable de commander aux hommes ». Socrate objecte que l’enfant et l’esclave
peuvent être vertueux et que, pourtant, il ne leur appartient pas de
commander : Ménon n’a donné qu’un exemple de vertu parmi d’autres, il n’a
pas proposé de définition. S’élevant alors au niveau du concept, c'est-à-dire
à l’idée générale qui « envisage la vertu dans toute son étendue », Ménon
déclare qu’être vertueux « c’est vouloir les choses bonnes ». Socrate fait alors
observer que l’or et l’argent sont des biens et que celui qui les recherche n’est
vertueux qu’à condition d’agir conformément à la justice et à la piété. On le

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voit, les réponses de Ménon suscitent, chaque fois de nouvelles questions de
Socrate. Ménon croyait savoir tandis que Socrate déclarait : « Je ne sais qu’une
chose c’est que je ne sais rien ». Ainsi Socrate ne cessait de poser les questions
les lus candides à des gens qui, sûrs de leur savoir, s’amusaient fort, pour
commencer, de la naïveté de Socrate. Mais bientôt les questions de Socrate les
embarrassaient, ils découvraient les contradictions de leur propre pensée et
s’apercevaient qu’ils ne savaient rien, révélés à eux-mêmes dans leur
ignorance et leur nudité par l’ironie socratique. On le voit, Socrate ne transmet
à Ménon aucun savoir. Il se contente de poser des questions. La matière de
la réflexion c’est, ici, non le savoir de Socrate, mais le savoir de Ménon.
Ménon n’apprend rien, il réfléchit. Les problèmes qu’il découvre étaient à
son insu déjà impliqués dans son expérience et son savoir antérieurs. Socrate
se comparait volontiers à sa mère qui était sage-femme. Il n’engeignait rien
mais se contentait d’« accoucher ». »

Denis Huismann, André Vergez, Cours de philosophie, Paris,


Nathan

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TEXTE 4

LE PHILOSOPHE ET LE VULGAIRE

Socrate : Supposons, mon cher ami, que le philosophe ait réussi à tirer
les hauteurs un homme de la foule et que ce dernier consente à sortir de ces
questions : « Quel tort t’ai-je-fait ? Ou quel tort m’as-tu fait ? » Pour s’élever à
la considération de la justice et de l’injustice en elles-mêmes, pour chercher
en quoi elles consistent et en quoi elles se distinguent de toutes choses aussi
bien que l’une de l’autre ; supposons que cet homme renonce également à se
demander si le grand roi est heureux, ou si le propriétaire d’une quantité d’or
est heureux, pour en venir à considérer la royauté et le bonheur ou le malheur
humain en général, leur essence respective, la façon dont-il convient à
l’homme de viser l’un et de fuir l’autre. Notre homme vulgaire dont l’esprit est
étroit et procédurier lorsqu’il est ainsi contraint de répondre à des questions
philosophiques, se montre à son tour embarrasser. De se trouver si haut
suspendu, la tête lui tourne : il n’a pas l’habitude de regarder au milieu des
airs et le voilà gêné, affolé et bredouillant : ainsi e n’est pas aux servantes de
Thrace ne aux autre ignorants que celui-ci prête à rire (car ceux-ci ne se
rendent pas compte de sa situation), mais à tous ceux qui ont reçu une
éducation contraire à celle des esclaves.
Telle est Théodore, l’attitude de chacun des deux hommes dont nous
avons parlé. L’un élevé dans la liberté et le loisir, que tu appelles justement
philosophe, ne doit pas être blâmé de paraître naïf et nu quand il se trouve
devant des besognes serviles, et par exemple de ne pas savoir ficeler une
couverture de voyage, d’être incapable d’assaisonner un plat de condiments
ou un discours de flatteries. L’autre homme est capable de faire tout cela
habilement et rapidement, mais il ne sait pas, à la façon d’un homme libre,
rejeter noblement son manteau sur l’épaule droite ni, quand il a pris son tour
de parole, chanter come il convient la vraie vie des Dieux et des hommes
heureux.

Platon, Théétète,

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TEXTE 5

LE MYTHE DE LA CAVERNE

Représente-toi donc des hommes qui vivent dans une sorte de demeure
souterraine en forme de caverne, possédant, tout le long de la caverne, une
entrée qui s’ouvre largement du côté du jour ; à l’intérieur de cette demeure il
sont, depuis leur enfance, enchaînés par les jambes et par le cou, en sorte
qu’ils restent à la même place, ne voient que ce qui est en avant d’eux,
incapables d’autre part, en raison de la chaîne qui tient leur tête, de tourner
celle-ci circulairement. Quant à la lumière, elle leur vient d’un feu qui brûle
en arrière d’eux, vers le haut et loin. Or, entre ce feu et les prisonniers,
imagine la montée d’une route, en travers de laquelle il faut te représenter
qu’on a élevé un petit mur qui la barre, pareil à la cloison que les montreurs
de marionnettes placent devant les hommes qui manœuvrent celles-ci et au-
dessus de laquelle ils présentent ces marionnettes aux regards du public.
- Je vois ! dit-il.
- Alors, le long de ce petit mur, vois des hommes qui portent, dépassant
le mur, toutes sortes d’objets fabriqués des statues, ou encore des animaux
en pierre, en bois, façonnés en toute sorte de manière ; de ceux qui le longent
en les portant, il y en a, vraisemblablement, qui parlent, il y en a qui se taisent.
- Tu fais là, dit-il, une étrange description et tes prisonniers sont
étranges !
- C’est à nous qu’ils sont pareils ! répartis-je. Peux-tu croire en effet que
des hommes dans leur situation, d’abord, aient eu d’eux-mêmes et les uns des
autres aucune vision, hormis celle des ombres que le feu fait se projeter sur
la paroi de la caverne qui leur fait face ?
-comment en effet l’auraient-ils eue, dit-il, si du moins ils ont été
condamnés pour la vie à avoir la tête immobile ?
- Et à l’égard des objets portés le long du mur, leur cas n’est-il pas
identique ?
-Evidemment !
- Et maintenant s’ils étaient à même de converser entre eux, ne croiras-
tu pas qu’en nomment ce qu’ils voient ils penseraient nommer les réalités
mêmes ?
- Forcément.
- Et, si en outre il y avait dans la prison un écho provenant de la paroi
qui leur fait face ? Quand parlerait un de ceux qui passent le long du petit
mur, croira-tu que ces paroles, ils pourront les juger émanant d’ailleurs que
de l’ombre qui passe le long de la paroi ?
- Par Zeus, dit-il, ce n’est pas moi qui le croirai !
- Dès lors, repris-je, les hommes dont telle est la condition ne
tiendraient, pour être le vrai, absolument rien d’autre que les ombres projetées
par les objets fabriqués.
- C’est tout à fait forcé ! dit-il.
- Envisage donc, repris-je, ce que serait le fait, pour eux, d’être délivrés
de leurs chaînes, d’être guéris de leur déraison, au cas où en vertu de leur
nature ces choses leur arriveraient de la façon que voici. Quand l’un de ces
hommes aura été délivré et forcé soudainement à se lever, à tourner le cou, à

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marcher, à regarder du côté de la lumière ; quand, en faisant tout cela, il
souffrira ; quand, en raison de ses éblouissements, il sera impuissant à
regarder lesdits objets, dont autrefois il voyait les ombres, quel serait, selon
toi, son langage si on lui disait que, tandis qu’autrefois c’étaient des billevesées
qu’il voyait, c’est maintenant, dans une bien plus grande proximité du réel et
tourné vers de plus réelles réalité, qu’il aura dans le regard une plus grande
rectitude ? Et non moins naturellement, si, en lui désignant chacun des objets
qui passent le long de la crête du mur, on le forçait de répondre aux questions
qu’on lui poserait sur ce qu’est chacun d’eux ? Ne pense-tu pas qu’il serait
embarrassé ? Qu’il estimerait les choses qu’il voyait autrefois plus vraies que
celles qu’on lui désigne maintenant ?
- Hé oui ! dit-il, beaucoup plus vraies !
- Mais, dis-moi, si on le forçait en outre à porter ses regards du côté de
la lumière elle-même, ne penses-tu pas qu’il souffrirait des yeux, que,
tournant le dos, il fuirait vers ces autres choses qu’il est capable de regarder,
qu’il leur attribuerait une réalité plus certaine qu’à celles qu’on lui désigne ?
- Exact ! dit-il.
- Or, repris-je, suppose qu’on le tire par force de là où il est, tout au long
de la rocailleuse montée, de son escarpement, et qu’on ne le lâche pas avant
de l’avoir tiré de la sorte ? Et est-ce que, une fois venu au jour, les yeux tout
replis de son éclat, il ne serait pas incapable de voir même un seul de ces
objets qu’à présent nous disons véritables ?
- Il en serait, dit-il, incapable, au moins sur-le-champ !
- Il aurait donc, je crois, besoin d’accoutumance pour arriver jà voir les
choses d’en haut. Ce sont leurs ombres que d’abord il regarderait le plus
aisément et, après, sur la surface des eaux le simulacre des hommes aussi
bien que des autres êtres ; plus tard, ce serait ces êtres eux-mêmes. A partir
de ces expériences, il pourrait, pendant la nuit, contempler les corps célestes
et le ciel lui-même, fixer du regard la lumière des astres, celle de la lune, plus
aisément qu’il ne le ferait, de jour, pour le soleil comme pour la lumière de
celui-ci.
- Comment n’en serait-il pas ainsi ?
- Finalement, ce serait, je pense, le soleil qu’il serait capable dès lors de
regardez, non pas réfléchi sur la surface de l’eau, pas davantage l’apparence
du soleil en une place où il n’est pas, mais le soleil lui-même dans le lieu qui
est le sien ; bref, de le contempler tel qu’il est.
- Nécessairement, dit-il.
- Après quoi, il ferait désormais à son sujet ce raisonnement que, lui qui
produit les saisons et les années, lui qui a le gouvernement de toutes les
choses qui existent dans le lieu visible, il est aussi la cause, en quelque
manière, de tout ce que, eux, ils voyaient là-bas ?
- Manifestement, dit-il, c’est là qu’après cela il en viendrait.
- Mais quoi ! Ne penses-tu pas que, au souvenir du lieu qu’il habitait
d’abord, au souvenir de la sagesse de là-bas et de ses anciens compagnons de
prison, il se louerait lui-même du bonheur de ce changement et qu’il aurait
pitié d’eux ?
- Ah ! je crois bien !
Pour ce qui est des honneurs et des éloges que, je suppose, ils
échangeaient jadis, de l’octroi de prérogative à qui aurait la vue la plus fine

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pour saisir le passage des ombres contre la paroi, la meilleure mémoire de
tout ce qui est habituel là-dedans quant aux antécédents, aux conséquents et
aux concomitants, le plus de capacité pour tirer de ces observations des
conjectures sur ce qui doit arriver, es-tu d’avis que cela ferait envie à cet
homme, et qu’il serait jaloux de quiconque aura là-bas conquis honneurs et
crédit auprès de ses compagnons ? ou bien qu’il éprouverait ce que dit
Homère et préfèrerait très fort « vivre, valet de bœufs, en service chez un
pauvre fermier » ; qu’il accepterait n’importe quelle épreuve, plutôt que de
juger comme on juge là-bas, plutôt que de vivre comme on vit là-bas ?
- Comment toi, dit-il, j’en suis bien persuadé : toute épreuve serait
acceptée de lui plutôt que de vivre à la façon de là-bas !
-Voici maintenant quelque chose encore à quoi il te faut réfléchir :
suppose un pareil homme redescendu dans la caverne, venant se rasseoir à
son même siège, ne serait-ce pas d’obscurité qu’il aurait les yeux tout pleins,
lui qui, sur-le-champ, arrive du soleil ?
- Hé oui ! ma foi, je crois bien, dit-il.
- Quant à ces ombres de là-bas, s’il lui fallait recommencer à en
connaître et à entrer, à leur sujet, en contestation avec les gens qui là-bas
n’ont pas cessé d’être enchaînés, cela pendant que son regard est trouble et
avant que sa vue y soit faite, si d’autre part on ne lui laissait, pour s’y
accoutumer, qu’un temps tout à fait court, est-ce qu’il ne prêterait pas à rire ?
est-ce qu’on ne dirait pas de lui que, de son ascension vers les hauteurs, il
arrive la vue ruinée, et que cela ne vaut pas la peine, de seulement tenter
d’aller vers les hauteurs ? et celui qui entreprendrait de les délier, de leur faire
gravir la pente, ne crois-tu pas que, s’ils pouvaient de quelque manière le tenir
en leurs mains et le mettre à mort, ils le mettraient à mort, en effet ?
- C’est tout à fait incontestable ! dit-il.
Cette image, mon cher Glaucon, il faut l’appliquer tout entière à ce que
nous avons dit auparavant, en assimilant au séjour dans la prison la région
qui se présente à nous par l’entremise de la vue, et d’autre part, la lumière du
feu à l’intérieur de la prison à l’action du soleil ; puis, en admettant que la
montée vers le haut et la contemplation de ce qu’il y a en haut représentent
la route de l’âme pour monter vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas
sur ce qui est l’objet de mon espérance à moi, puisque tu as envie d’en être
instruit. Dieu sait sans doute s’il y a chance qu’elle soit fondée ! Voilà en tout
cas comment se présente l’évidence de ce qui, à cet égard, est évident pour
moi : dans la région du connaissable, tout au bout, la nature du Bien, qu’on
a de la peine à voir, mais qui, une fois vue, apparaît au raisonnement comme
étant en définitive la cause universelle de toute rectitude et de toute beauté ;
dans le visible, génératrice de la lumière et du souverain de la lumière, étant
elle-même souveraine dans l’intelligible, dispensatrice de vérité et
d’intelligence ; à quoi j’ajoutais qu’il faut l’avoir vue si l’on veut agir sagement,
soit dans la vie privée, soit dans la vie publique.

Platon, La République, VII

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TEXTE 6

Amener au jour une authentique philosophie négro-africaine établirait


à coup sûr que nos ancêtres ont philosophé, sans pour autant nous dispenser,
nous, de philosopher à notre tour. Déterrer une philosophie, ce n’est pas
encore philosopher. L’Occident peut se vanter d’une brillante tradition
philosophique. Mais l’occidental qui a reconnu l’existence de cette tradition et
qui en a même saisi le contenu, n’a pas encore commencé à philosopher. La
philosophie ne commence qu’avec la décision de soumettre l’héritage
philosophique et culturel à une critique sans complaisance. Pour le
philosophe aucune donnée, aucune idée si vénérable soit-elle, n’est recevable
avant d’être passée au crible de la pensée critique. En fait la philosophie est
essentiellement sacrilège en ceci qu’elle se veut l’instance normative suprême
ayant seule droit de fixer ce qui doit ou non être tenu pour sacré, et de ce fait
abolit le sacré pour autant qu’il veut s’imposer à l’homme du dehors. C’est
pourquoi tous les grands philosophes commencent par invalider ce qui était
considéré jusqu’à eux comme absolu. On prétendra peut-être que cela ne vaut
que pour la philosophie européenne et non pour la philosophie négro-
africaine. Mais si on pousse à ce point le culte de la différence, on ne voit plus
la raison de faire passer nos mondes de pensées pour de la philosophie.
Quels résultats ont été effectivement atteints par cette quête d’une
philosophie négro-africaine originale préexistante ? Le résultat le plus net
semble d’ordre terminologique. L’opposition depuis longtemps établie entre les
productions culturelles africaines et la philosophie subsiste intacte après
l’effort de démontrer l’existence d’une philosophie négro-africaine originale.
Simplement on demande que ces œuvres prennent dorénavant le nom de
philosophie de telle sorte que leur opposition avec la pensée occidentale
devienne intérieure à la philosophie. Cette inclusion dans une même
dénomination n’est pas obtenue par un rapprochement réel entre les deux
termes de l’opposition, mais uniquement par une simple modification
terminologique : l’élargissement du sens du mot philosophie. Avant comme
après cette modification purement verbale, les modes de pensée africains
demeurent identiques et s’opposent aussi radicalement à ceux des Européens.
Un second résultat concerne l’attitude à l’égard de certaines productions
de la pensée africaine telles que nous les révèle l’ethnologie. Au lieu d’adopter
à leur endroit l’attitude de détachement scientifique, les auteurs en quête
d’une philosophie africaine spécifiques leur confèrent une valeur normative
relativement à la vérité ou à l’action. Leur façon de procéder n’est ni purement
philosophique, ni purement ethnologique, mais ethno-philosophique. L’ethno-
philosophique expose objectivement les croyances, les mythes, les rituels,
puis brusquement, cet exposé objectif se mue en profession de foi
métaphysique, sans se soucier ni de réfuter la philosophie occidentale, ni de
fonder en raison son adhésion à la pensée africaine. De la sorte l’ethno-
philosophie trahit à la fois l’ethnologie et la philosophie. L’ethnologue décrit,
expose, explique, mais ne s’engage pas (du moins pas ouvertement) quant au
bien-fondé de ce qui est ainsi décrit, expliqué. Elle trahit aussi la philosophie
parce que la pierre de touche qui lui permet d’opérer un choix entre les
diverses opinions est avant tout l’appartenance ou la non appartenance à la
tradition africaine, alors qu’un exposé philosophique est toujours une

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argumentation, une démonstration ou une réfutation. Ce qu’un philosophe
retient et propose est toujours, du moins en droit, la conclusion d’un débat
contradictoire, c'est-à-dire, d’un examen critique et absolument libre.
La philosophie est peut-être la seule discipline qui a le courage et la
force de soumette ouvertement l’Absolu à la discussion, de le prendre comme
objet de débats publics, débats qui ne sont pas seulement formels puisqu’ils
aboutissent souvent à le détrôner. Le philosophe n’est ni neutre, ni
désintéressé, c’est peu de dire qu’il a opté pour un Absolu : il est le militant
de son Absolu. Et en cela il diffère du simple savant qui affecte devant son
objet d’étude une attitude neutre. Mais l’absolu du philosophe n’est pas un
mystère dont il détiendrait seule la révélation : il sait son Absolu et entend le
démontrer par des arguments. Il fait appel à la raison, à la pensée critique et
non à la peur ou à la confiance. L’ethno-philosophie au contraire, a pour effet,
sinon pour but, d’éluder le débat sur l’Absolu. Elle se caractérise en effet par
le fait qu’elle glisse subrepticement (avec cependant beaucoup moins de
retenue que l’ethnologie pure) dans des exposés théoriquement descriptifs et
objectifs, des opinions métaphysiques non critiquées, et les soustrait par là à
la critique philosophique. Pour cette raison, l’ethno-philosophie apparaît à la
philosophie comme une théologie qui ne veut pas dire son nom.

Marcien TOWA, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique


actuelle, Yaoundé, CLE, 1971.

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TEXTE 7

Voici que les gens puissants traînent les tribunaux (…) Socrate, notre
ami, et portent contre lui une accusation des plus graves qu’il ne méritait
certes point : c’est pour impiété que les uns l’assignèrent devant le tribunal et
que les autres le condamnèrent, et ils firent mourir l’homme qui n’avait pas
voulu participer à la criminelle arrestation d’un de leurs amis alors banni,
lorsque bannis eux-mêmes, ils étaient dans le malheur. Voyant cela et voyant
les hommes qui menaient la politique, plus je considérais les lois et les mœurs,
plus aussi j’avançais en âge, plus il me parut difficile de bien administrer les
affaires de l’Etat. (…) De plus, la législation et la moralité étaient corrompues
à un tel point que moi, d’abord plein d’ardeur pour travailler au bien public,
considérant cette situation et voyant comment tout marchait à la dérive, je
finis par en être étourdi. Je ne cessais pourtant d’épier les signes possibles
d’une amélioration dans ces évènements et spécialement dans le régime
politique, mais j’attendais toujours, pour agir, le bon moment. Finalement, je
compris que tous les Etats actuels sont mal gouvernés, car leur législation est
à peu près incurable sans d’énergiques préparatifs joints à d’heureuses
circonstances. Je fus alors irrésistiblement amené à louer la vraie philosophie
et à proclamer que, à sa lumière seule, on peut reconnaître où est la justice
dans la vie publique et dans la vie privée. Donc les maux ne cesseront pas
pour les humains avant que la race des purs et authentiques philosophes
n’arrive au pouvoir ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se
mettent à philosopher véritablement.

Platon, Lettre VII

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TEXTE 8

« Nous concevons d’abord le philosophe comme possédant la


totalité du savoir, dans la mesure du possible, mais sans avoir la science de
chaque objet en particulier. Ensuite, celui qui arrive à connaître les choses
ardues et présentant de grandes difficultés pour la connaissance humaine,
celui-là aussi est philosophe (car la connaissance sensible est commune à
tous ; aussi est-elle facile et n’a-t-elle rien de philosophique). En outre celui
qui connaît les causes avec plus d’exactitude et qui est plus capable de les
enseigner est, dans toutes espèces de science, plus philosophe, et, parmi les
sciences, celle que l’on choisit pour elle-même, et à seule fin de savoir, est plus
philosophique que celle qui est choisie en vue des résultats ; une science plus
élevée est aussi plus philosophique qu’une science subordonnée : il ne faut
pas, en effet, que le philosophe reçoive des lois, il faut qu’il en donne ; il ne
faut pas qu’il obéisse à autrui, c’est à celui qui est moins philosophe de lui
obéir. (…)
Il en résulte que la connaissance de toutes choses appartient
nécessairement à celui qui possède la science de l’universel, car il connaît
d’une certaine manière, tous les cas particuliers qui tombent sous universel. »

Aristote, Métaphysique, L. I.

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SCHEMA 1

Le Dualisme Platonicien de l’être et


de la Connaissance
(La république, VI et VII)

Monde sensible (en bas) Monde Intelligible (en haut)


Objets d’opinion Objet de Science
* D * *
*
Images I Etre Bien
Objets
Degrés de A mathématiques
sensibles
réalité L (Idées)
(réalités)
E (Réel)
C *
*
* * T Intuition
Niveau de Raisonnement
Imagination Croyance I philosophique
connaissance (intelligence)
Q (Sagesse)
U DIANOÏA EPISTEME
DOXA E (connaissance (connaissance
Types de (opinion, rumeur ) discursive, de dernier
connaissance logique) degré)

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