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Résumé
Jacques SCHAMP, L'homme sans visage. Pour une lecture politique du Charmide. - À côté du mot ἡσυχία, le grec a aussi
ἡσυχιότης attesté en trois dont deux de Platon et de Lysias, respectivement à propos de Charmide et d'Évandros, l'un des
Trente. Proposé comme définition de la modération, le second terme doit s'entendre par opposition avec la πολυπραγμοσύνη
propre aux démocrates. Comme le montre le choix de la date fictive du Charmide, du décor et des protagonistes, en sur ordre
de Critias, de s'enrôler parmi les disciples de Socrate, le jeune «l'homme sans visage» à qui manque un «supplément d'âme», a
déjà intériorisé toutes les valeurs du parti qu'il embrassera en 404.
Schamp Jacques. L'homme sans visage. Pour une lecture politique du Charmide. In: L'antiquité classique, Tome 69, 2000. pp.
103-116;
doi : https://doi.org/10.3406/antiq.2000.2424
https://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_2000_num_69_1_2424
À Jules Labarbe
avec gratitude
Une version orale du présent article a été donnée le 24 janvier 1998 au cours des
Metageitnia à l'Université de Fribourg. Mon texte était complètement rédigé quand j'ai pu
prendre connaissance de la belle étude de Marie-France Hazebroucq (La folie humaine et
ses remèdes. Platon Charmide ou de la modération, Paris, Vrin, 1997).
1 Un linguiste, E. PETERSEN {Studies in Greek Noun-Formation, dans CPh, 17 (1922),
p. 44] a réuni 658 exemples d'adjectifs en -της, dont 492 présentent la finale en -ότης (voir
les tables p. 77-85). Voir P. Chantraine, La formation des noms en grec ancien, n. tirage,
Paris, 1979 [1933], p. 293. J'ai pu lire l'article d'E. Petersen grâce à l'obligeance de feu
mon excellent ami M. O. Ballériaux.
2 P. Chantraine, o.l. (n. 1), p. 295. Le livre de X. Mignot [Recherches sur le
suffixe -της, -τητος (-τάς, -τ&τος) des origines à la fin du IVe s. avant J.-C, Paris, 1972,
p. 90 et 122] renvoie à celui de P. Chantraine, mais n'ajoute rien à mon propos.
3 Les occurrences sont nombreuses. J'en ai compté une bonne vingtaine dans Ylliade
et Y Odyssée.
4 Occurrences si nombreuses qu'il est inutile de les compter.
5 Hom., Π 857; X 363; Ω 6. On notera cependant que certains éditeurs, P. Mazon par
exemple, impriment αδρότητα, à la suite de certains manuscrits. La graphie άνδροτήτα est
déjà chez Platon, et c'est elle qu'il faut préférer. L'autre est le fruit d'un artifice de métricien
(J. Labarbe, L'Homère de Platon, Liège, 1949, p. 178).
6 Allégorie des lois, III, 120; 122; 124; 127.
7 IV, 97.
8 Évangile de Thomas, A 14 (p. 152 Tischendorf).
9 Platon, Rép., III, 402c 3; Théét., 144d 3; Aristt., Éthi. Nie. III, 4, 1119b 22;
Plut., Pompée, 73, 11.
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son interlocuteur Protagoras si l'on peut dire de la piété qu'elle n'a point part à la
justice. Ainsi par son truchement sont-ce deux personnages distincts qui s'expriment
chacun dans son lexique propre10 :
Moi, de mon côté, je dirais aussi, à titre personnel, que la justice (δικαιοσύνη) est
pieuse et que la piété est sainte; et en ton nom aussi, si tu m'y autorisais, je ferais
une réponse identique, à savoir ou bien que la justice (δικαιότης) est identique à la
piété ou (...)·
Quand il s'agit du sophiste, Socrate fait cliqueter les mots. C'est ce qui nous
vaut le néologisme δικαιότης11. Une étude systématique des doublets de l'espèce, qui
n'est pas de mon propos, conduirait à des conclusions intéressantes. Il y a gros à
parier cependant que les options en matière de terminologie ne sont pas toutes aussi
innocentes que dans l'échange entre Protagoras et Socrate.
Le mot ήσυχιότης
À mon sens, c'est le cas pour le couple ήσυχιότης / ησυχία dans le Charmide.
Le premier ne figure guère que chez Platon, Lysias et Clément d'Alexandrie. On
pouvait s'y attendre. Quand il emploie le substantif pour décrire l'attitude du
gnostique, Clément ne laisse plus rien deviner des connotations qu'il prenait dans les
dernières décennies du Ve s. ou les premières du IVe s.12 :
10 Protag., 331b 1-5 : Έγώ μεν γαρ αυτός υπέρ γε έμαυτού φαίην αν καί την
δικαιοσύνην οσιον είναι και την όσιότητα δίκαιον · καί υπέρ σοΰ δε, ει με έωης, ταύτα αν
ταΰτα άποκρινοίμην, δτι ήτοι ταύτόν γέ έστιν δικαιότης όσιότητι.
1 1 II surgit à nouveau dans le Gorgias, 508a 2, où il est mis dans la bouche de savants.
Il répond à κοσμιότης, mis pour l'assonance, écrit Éd. DES Places (Platon. XIV. Lexique, I,
Paris, 1964, s.u. δικαιότης, p. 141). Xénophon {Atiabase, II, 6, 26) l'emploie dans le
portrait, au vitriol, qu'il fait du Thessalien Ménon, un élève de Gorgias (voir, sur ce dernier
point, Platon, Ménon, 70a-b). Dans la Cyropédie (VIII, 8, 13), le vocable désigne un
enseignement de la justice dispensé à des enfants de la cour de Perse. En revanche, je ne
vois pas ce qui motive l'emploi d'un mot de haut style, si ce n'est le fait qu'il est question
de la «droiture» de Chiron [Art de la chasse, 1,1; «droiture» est la traduction de l'éditeur
(voir Éd. Delebecque, Xénophon, L'art de la chasse, Paris, 1970, p. 50)]. On le voit, les
nuances commencent déjà à se confondre chez les écrivains moins maîtres de leur plume. Le
fragment de Cercidas (?), qui paraît bien avoir conservé le mot (fr. 17, col. 2, 1. 32 p. 214
Powell) est trop mal conservé pour autoriser un examen circonspect. Les harmoniques ne
sont plus du tout perceptibles à partir de Philon {De la providence, fr. 2, 36) ou de Plotin
[IV, 7 (2), 8], et il est inutile de continuer l'histoire des emplois du mot.
12 Strom., VU, 3, 18, 2 p. 14 Stählin : σώζων τε αύ την φρόνησιν σωφρονεΐ έν
ήσυχιότητι της ψυχής, παραδεκτικός των έπαγγελλομένων (καλών) ώς οικείων κατά την
άποστροφήν των αισχρών ώς αλλότριων, γενόμενος κόσμιος και ΰπερκόσμιος έν κόσμω και
τάξει (πάντα) πράσσων και ουδέν ούδαμή πλημμελών, πλούτων μεν ώς δτι μάλιστα έν τω
μηδενός έπιθυμείν, ατε όλιγοδεής ών καί έν περιουσία παντός άγαθοΰ δια την γνώσιν
τάγαθοΰ. Le maniérisme de Clément (voir, par exemple, le lusus etymologicus du début)
rend le passage malaisé à traduire. La présence de ήσυχιότης n'est indiquée, à ma
connaissance, par aucun dictionnaire. Elle n'est pas davantage exploitée dans les études sur
le Charmide que j'ai pu consulter. Elle ne l'est pas non plus chez Marie-France Hazebroucq
(o.l. [n. *], p. 37, n. 2), qui se contente d'écrire : «mot rare, au suffixe marquant une
certaine affectation, et dont on ne trouve qu'une seule autre occurrence, chez Lysias, XXVI,
LECTURE POLITIQUE DU CHARMIDE 105
À la fin cependant, il dit que, selon lui, la modération consistait à avoir en tout une
attitude ordonnée et tranquille, aussi bien dans son pas sur la route et la
qu'en général dans tout son comportement. À mon sens, en un mot, dit-il, c'est
sur une forme de tranquillisme que tu m'interroges.
As-tu raison, dis-je, pour autant? Il est vrai, Charmide, que l'on dit des gens
tranquilles qu'ils ont la modération. Voyons donc si l'on y est fondé.
4». La traduction, «tranquillisme», que j'en donne, est empruntée à P. Demont {La cité
grecque archaïque et classique et l'idéal de tranquillité, Paris, 1990, p. 311). Elle me paraît
d'autant plus heureuse qu'elle fait écho à la πολυπραγμοσύνη «l'activisme» propre aux
milieux attachés à la démocratie. Naturellement, de tels jeux de miroir sémantiques ne se
laissent plus percevoir chez Clément d'Alexandrie. C'est pourquoi j'ai mis le mot entre
guillemets dans la traduction. Mon ancien Assistant, le Dr Thomas Schmidt, a bien voulu
me fournir la référence nécessaire en recourant au TLG (version D). Puisse-t-il lire ici
l'expression de ma gratitude. Bien qu'elle adopte à juste titre l'ingénieuse traduction de
P. Demont, Madame Hazebroucq ne paraît pas avoir perçu avec assez d'intensité l'intérêt du
passage de Lysias, qu'elle cite plus loin (p. 178 avec la n. 1), en l'analysant avec un peu
plus d'attention. Naturellement, le passage de Clément d'Alexandrie n'est même pas
mentionné.
13 Charm., 59b 2-6 : "Επειτα μέντοι είπεν οτι oí δοκοί σωφροσύνη είναι το κοσμίως
πάντα πράττειν και ήσυχη, εν τε τοις όδοίς βαδίζειν και διαλέγεσθαι, και τα άλλα πάντα
ωσαύτως ποιείν. Καί μοι δοκεΐ, εφη, συλλήβδην ήσυχιότης τις είναι δ έρωτας. On croit déceler
l'écho d'un passage de Théognis (I, 220) : Κύρνε, μέσην δ' ερχευ την όδόν, ώσπερ εγώ. À la
fin du ive s., le mot σωφροσύνη revêtait un sens nettement marqué sur le plan politique :
«aristocratique et pro-spartiate, voire antidémocratique et anti-athénienne» (Marie-France
Hazebroucq, o.l. [n. *],p. 177).
14 159b 7-9 : ?Ap' ούν, ήν δ' εγώ, εύ λέγεις ; Φασί γέ τοι, ω Χαρμίδη, τους ήσυχίους
σώφρονας είναι · ϊδωμεν δη ει τι λέγουσιν.
1 5 160e 2-4 : Δοκεΐ τοίνυν μοι, εφη, αίσχύνεσθαι ποιείν ή σωφροσύνη και αΐσχυντηλόν
τον ανθρωπον, και είναι όπερ αίδώς ή σωφροσύνη.
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À l'instant, je viens de me rappeler une définition que j'ai déjà entendue dans la
bouche de quelqu'un : «la modération consiste pour chacun à gérer ses propres
affaires.»
Mais, me sembla-t-il, (Critias) se fâcha contre lui (se. Charmide), à la façon d'un
poète contre un acteur qui a mal récité ses poèmes; aussi le regarda-t-il les yeux dans
les yeux en lui disant : «Ainsi donc, Charmide, tu crois que, parce que toi, tu ne sais
pas ce qu'entendait celui qui a dit que la modération consiste à gérer ses propres
affaires, lui ne le savait pas non plus.»
En somme, même maladroit, Charmide n'est que la voix de son maître Critias.
Dans le dialogue, ce sera désormais à l'autre de relever le gant. À la fin, on le verra, la
quête en vue de la modération aura échoué.
L'inquiétant Évandros
16 161b 4-5 : "Αρτι γαρ άνεμνήσθην ο ήδη του ήκουσα λέγοντος, δτι σωφροσύνη εϊη το
τα έαυτοΰ πράττειν.
17 162d 1-6 : ó δ' ουκ ήνέσχετο, αλλά μοι εδοξεν όργισθήναι αύτφ ώσπερ ποιητής
υποκριτή κακώς διατιθέντι τα έαυτοΰ ποιήματα ■ ώστ' έμβλέψας αύτφ είπεν · οΰτως οΐει, ώ
Χαρμίδη, ει συ μή οΐσθα ο τί ποτ' ένόει δς έφη σωφροσύνην είναι το τα έαυτοΰ πράττειν, ουδέ
δη εκείνον είδέναι ;
18 L. Gernet-M. Bizos, Lysias. Discours II (XVI-XXXV et fragments), Paris, 1962
[1926], p. 128.
19 Lysias, 26 (Au sujet de l'examen d'Évandros ), 5 : προς δε την ήσυχιότητα τήν
τούτου,
άλλ' εκείνον
οτι ού τον
νυν χρόνον
δει αυτόν
σκοπείν,
έξετάζειν
έν ειφ σώφρων
εξόν όποτέρως
εστίν, öY
έβούλετο
αυτόν ούκ
ζηνέξεστιν
ε'ίλετοάσελγαίνειν,
παρανόμως
πολιτευθηναι.
LECTURE POLITIQUE DU CHARMIDE 107
L'allusion vise évidemment le milieu des Trente. Évandros a milité dans les
rangs du parti oligarchique, même s'il ne fut pas au nombre des ténors et si la portion
de discours conservée n'offre que de rares données sur le rôle qu'il y joua. On peut
supposer au moins qu'il n'en était pas sorti les mains très nettes20 :
Cet homme n'a même pas les mains nettes, ceux qui le connaissent en ont témoigné
(... on le trouvera) aussi en qualité de juge dans des procès pour meurtre, alors qu'il
eût dû être jugé lui-même par l'Aréopage; et en outre, on le verra, couronne en tête,
en charge du sort des épiclères et des orphelins, dont parfois il avait lui-même causé
le deuil.
et qu'il est un homme d'ordre, et qu'on ne le voit point faire ce que d'autres se
permettent (dans la cité), mais qu'il ne consent qu'à gérer ses propres affaires.
20 Id., 8 et 12 : (...) öv ουδέ καθαρόν είναι τας χείρας οι ειδότες μεμαρτυρήκασι (...)
και φόνου δίκας δικάζοντα, öv έδει αυτόν ΰπό της έν Άρείφ πάγφ βουλής κρίνεσθαι ; Και
προς τούτοις ΐδωσιν έστεφανωμένον, και έπικλήρων και ορφανών κύριον γεγενημένον, ων
ένίοις αυτός ούτος της όρφανίας αίτιος γεγένηται.
21 Id., 3 : Και ετι αυτός κόσμιος έστι και ούχ όράται ποιών α έτεροι ενταύθα τολμώσιν,
άλλα τα έαυτοΰ πράττειν άξιοι.
22 II ne saurait être question d'aborder ici les problèmes relatifs à la chronologie des
dialogues. Pour le Charmide, on a soutenu que le premier livre des Mémorables de
Xénophon, écrit en 392 ou 391, lui serait de peu postérieur. Mais on a défendu l'hypothèse
contraire. Voir Marie-France Hazebrouck, o.l. (n. *) p. 86, n. 1. À mon sens, ce type de
spéculations est assez hasardeux, car l'œuvre est composée de pièces rapportées. Un
excellent spécialiste de Xénophon, Éd. Delebecque {Essai sur la vie de Xénophon, Paris,
1957, p. 221) situe durant la période de Scillonte, vers 381, la rédaction des livres I et II.
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Pour eux, il n'est point de fête plus belle que d'accomplir leur devoir, et le malheur
est au moins autant la tranquillité dans l'inaction qu'une situation embarrassée
chargée de peines.
Le cadre du dialogue
Mais j'ai mis le récit par écrit de la manière suivante. Loin d'être un rapport pour
moi, comme l'était celui de Socrate, il n'offre que les discussions qu'il disait avoir
eues avec eux. Il parlait autant avec le géomètre Théodore qu'avec Théétète. Pour
éviter dès lors les embarras que produisaient dans le récit les interruptions
narratives dues à Socrate quand il parle, par exemple, «et moi, j'affirmai» ou «et
moi, je dis» ou, au contraire, à ses interlocuteurs, avec des «il approuva» ou «il
n'était point d'accord», voilà pourquoi je l'ai mis par écrit comme s'il discutait
directement avec eux, en ôtant les appendices de ce genre.
Platon adresse un adieu à un des procédés qui avaient été les siens. Pas si
souvent, à vrai dire, mais dans trois uvres seulement31, le Charmide, le Lysis et la
République. Certes, les raisons qu'il avance ont trait à son art. On peut pourtant se
demander si elles n'en cachent point d'autres. Par la narration directe, peut-on
Socrate et, sous le masque, Platon en personne affichaient leurs préoccupations
intimes. On voit bien pourquoi à propos de la République, l'utopie d'un État reposant
sur une parfaite justice. Mais qu'en est-il du Charmide, une uvrette de jeunesse ? On
se rappellera tout de même l'impact énorme du problème posé dans celui-ci32. N'est-ce
n. 52). On lit une définition assez voisine dans le corpus platonicien (Définitions, 411e) :
S?f??s??? · µet???t?? t?? ????? pe?? t?? ?? a?t?) ?at? f?s?? ?????µ??a? ep???µ?a? te ?a?
?d????.
30 Théét., 143b 5 - c 6 : ???a?a d? d? ??t?s? t?? ?????, ??? ?µ?? S????t?
d?????µe???, ?? d???e?t?, ???a d?a?e??µe??? ??? ef? d?a?e????a?. "?f? d? t? te ?e?µ?t??
Te?d??f ?a? tf Tea?t?t?. "??a ??? ?? t? ??af? µ? pa?????e? p???µata ai µeta?? t?? ?????
d????se?? pe?? a?t?? te ?p?te ?e??? ? S????t??, ???? «?a? ??? ef??» ? «?a? ??? e?p??» ? a?
pe?? t?? ?p??????µ???? ?t? «s???f?» ? «??? ?µ????e?», t??t?? ??e?a ?? a?t?? a?t???
d?a?e??µe??? ???a?a, ??e??? ta t??a?ta.
31 On peut faire l'impasse sur deux dialogues, au moins suspects d'inauthenticite,
YAxiochos et Les rivaux. Voir Marie-France Hazebrouck, o.L (n. *), p. 75 n. 2.
32 La question revient ailleurs sur le tapis par la suite. Voir Éd. des Places, o.L
(n. 11), II, Paris, 1964, s.u. s?f??s???, p. 494. Sans doute pourrrait-on aussi s'étendre en
110 J. SCHAMP
Mon garçon, dit (Critias), appelle Charmide en lui disant que je veux le mettre en
présence d'un médecin, à propos du malaise dont il me disait voici peu qu'il souffrait
(...). Tout à l'heure justement, il m'a dit qu'il avait la tête quelque peu lourde depuis
son lever ce matin.
J'étais revenu la veille au soir, déclare-t-il35, du camp devant Potidée et, comme
j'étais parti depuis longtemps, ce fut avec bonheur que je me rendis à mes
occupations habituelles.
Mais, d'après les nouvelles arrivées ici (...), la bataille a été tout à fait chaude et
beaucoup de nos connaissances y ont péri.
longs commentaires sur le Lysis, dont le sujet n'est pas d'intérêt secondaire, car la
discussion roule sur l'amitié. Or, là aussi, l'entretien se termine de façon houleuse, par
l'intrusion abrupte des pédagogues de Ménexène et de Lysis, des esclaves à demi-barbares
(?p?ßa?ßa?????te? 222a 7) comparés à des da?µ??e? (223a 2).
33 Aug. Dies, Platon. VIII. 2e partie. Théétète, Paris, 1967 [1926], p. 123.
34 Platon, Charm., 155b : ?a?, ef?, ???e? ?a?µ?d??, e?p?? ?t? ß????µa? a?t?? ?at??
s?st?sa? pe?? t?? as?e?e?a? ?? p???? p??? µe ??e?e? dt? ?s?e??? (...) "??a???? t?? ef?
ßa???es?a? t? t?? ?efa??? e??e? ???st?µe???.
35 153a 1-3 : ????? µ?? t? p??te?a?a esp??a? ?? ??te?da?a? ?p? t?? st?at?p?d??,
???? d? d?a ?????? ?f??µ???? asµ???? ?a ?p? t?? ?????e?? d?at??ß??.
36 153b 7-9 : ?a? µ?? ???e?ta? ?e de??? (...) ? te µ??? p??? ?s???? ?e?????a? ?a? ??
a?t? p?????? t?? ?????µ?? te????a?.
37 Banquet, 220c 3 - d 5.
38 220a 6-b 9.
LECTURE POLITIQUE DU CHARMIDE 111
situer durant les années 432-43 1 . On ne sait si Alcibiade et Socrate avaient fait partie
du premier contingent parti au printemps avec Callistratos39 ou du second expédié en
été sous les ordres de Callias40. L'affrontement décisif, au cours duquel tombèrent
Callias et cent cinquante hommes41, pourrait avoir eu lieu à l'automne de 432. Or,
selon Isocrate42, Alcibiade s'était rendu en Thrace plus tard seulement, avec un renfort
conduit par Phormion et, pour ses hauts faits, il avait reçu une couronne et une
complète. Dans ce cas, rendu à ses foyers quelques jours après la bataille, Socrate
n'aurait jamais pu faire campagne en même temps qu'Alcibiade43. Isocrate, d'autre
part, n'avait aucun intérêt à rappeler le nom de Socrate dans son discours et il se
qu'à distance il eût interverti l'ordre des expéditions athéniennes. Dans le
Charmide, il n'est pas question d'Alcibiade qui ne prend aucune part à l'action. On ne
peut donc taxer Platon d'inconséquence ni lui reprocher de n'avoir pas voulu faire
uvre d'historien. Dans le Banquet, l'intention d'Alcibiade était manifestement de
faire l'éloge de Socrate.
Aussi bien, le moment où Platon situe le Charmide revêt une valeur
emblématique44. On l'a constaté bien avant moi, le prologue est parsemé d'indications
qui devaient être significatives pour le lecteur antique, au moins contemporain de
l'auteur.
présidant à sa destinée, elle n'était autre que Persephone, et elle y était révérée
avec son époux Hadès, c'est-à-dire Neleus, le «Sans pitié»47. Certes, dans
maints dialogues de sa jeunesse, Platon a élu pour cadre tel lieu ou telle palestre où
les adolescents affectionnaient de se réunir : Lycée48, palestre indéterminée49 ou
proche de la source Panopé au Nord de la ville50. Nulle part ailleurs toutefois que
dans le Charmide la topographie ne se charge d'autant de symboles menaçants : après
avoir effleuré la mort sur le champ de bataille, Socrate est revenu hanter des parages
voisins d'un lieu où l'on rend un culte aux forces infernales. L'ancien combattant
avait-il éprouvé avant tout le besoin d'effacer sur lui les souillures de la guerre ?
Toujours est-il que, d'après ses propres dires51,
Et, lorsqu'ils me virent entrant contre toute attente, de loin aussitôt ils se mirent à
l'envi à m'adresser des saluts.
Il est intéressant de souligner que le plus ardent d'entre eux fut Chéréphon, un
indéfectible ami de Socrate52 :
Mais Chéréphon, parce qu'il avait la tête un peu folle, sortit d'un bond du groupe, se
mit à courir vers moi et me prit par la main (...).
Mort avant 399, c'était lui qui avait reçu de Delphes l'oracle consacrant Socrate
comme le plus sage des hommes. Ardent démocrate (?µ?? t? p???e? eta????), il avait
accompagné Thrasybule dans son exil et à son retour53. Le geste de Chéréphon qui, à
railleries d'Aristophane dans les Nuées en 423 (104; 144-145) et dans les Oiseaux en 414,
où il est surnommé «la chauve-souris» (1296 et 1564).
54 Charm., 153c 5-6 : ?a? ?µa µe ?a???e? ???? pa?? ???t?a? t?? ?a??a?s????.
55 154d 1-4 : ?a? ? ?a??ef?? ?a??sa? µe · ?? s?? fa??eta? ? ?ea??s???, ef?, ?
S???ate? ; ??? e?p??s?p?? ; - ?pe?f???, ?? d' ???. - ??t?? µ??t??, ef?, e? ?????? ?p?d??a?,
d??e? s?? ap??s?p?? e??a? · ??t?? t? e?d?? p???a??? ?st??. Platon vient d'écrire que tous le
contemplaient comme une statue p??te? ?spe? ??a?µa ??e??t? a?t??.
56 Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, Paris, 19656, p. 85 où il cite comme
exemple le Discobole de Myron.
5 ' Respectivement L.S.J., s.u. et A. Bailly, s.u. Il faut ajouter que, dans une uvre où
les beaux jeunes gens ne font point seulement de fugaces apparitions, l'adjectif est un
hapax. La donnée n'est pas soulignée par les commentateurs.
5 8 Nuées, 1 02- 104 : ???? a?a???a?, / t??? ??????ta?, t??? a??p?d?t??? ???e??, / ?? ?
?a??da?µ?? S????t?? ?a? ?a??ef??.
114 J. SCHAMP
ces hâbleurs, ces faces blêmes, ces va-nu-pieds, dont le misérable Socrate et
Chéréphon.
Ce dernier paraît avoir eu, en outre, le sourcil touffu59. Voilà certes une
physionomie vigoureuse en net contraste avec celle de Charmide et, précisément, les
remous intérieurs s'imprimaient sur le visage de l'intéressé, où l'âme devait se lire à
livre ouvert. Aussi Socrate décela-t-il immédiatement le ver qui risquait de gâter le
trop beau fruit qu'était Charmide60 :
Par Héraclès (...), quelle invincibilité vous donnez au gaillard, si vient se joindre en
lui un seul et unique petit supplément !(...) s'il a reçu une âme belle.
Il reste que dans mon cas l'irritation n'est point trop grave. Mais c'est pour toi, dis-
je, Charmide, qu'elle est tout à fait vive : avec une telle beauté et, de surcroît, une
parfaite sagesse de l'âme, tu ne tireras aucun profit de cette modération ni aucun
avantage de sa présence dans ta vie. Mais je m'irrite bien davantage encore à cause
de l'incantation que j'ai apprise du Thrace : elle qui est dépourvue de la moindre
valeur pratique, j'ai mis tant de zèle à l'apprendre.
Il accuse durement le coup. Le moins que l'on puisse affirmer, c'est que
Socrate n'engage point Charmide à s'engager dans la vie politique.
La vérification est-elle possible ? Dans le restant de Yopus platonicien,
Charmide fait encore de furtives apparitions62. On peut tout juste en déduire qu'après
avoir suivi l'enseignement de Protagoras - à vrai dire, l'emploi d'un néologisme
comme ?s????t?? était déjà révélateur -, il s'attacha désormais à la personne de
Socrate, mais les textes platoniciens n'autorisent pas à inférer le temps qu'il passa à
59 Nuées, 146 avec L. Coulon-H. Van Daele, Aristophane. T.I. Les Acharniens - Les
Cavaliers - Les Nuées, Paris, 1923, p. 170, n. 1. D'après J. Tzetzès (Scholies à
Aristophane. IV, p. 418 Positano-Holwerda-Koster), ces traits lui avaient valu le surnom de
chauve-souris et de pelure de buis (respectivement ???te??? et p??????). Chéréphon paraît
avoir été une des cibles favorites des lazzi -.flatteur de Callias (Eupolis, fr. 165 Edmonds);
voleur (Aristoph., fr. 291 Kock = 295 K-A); sycophante (fr. 539 Kock = 552 K-A) ou fils
de nuit (fr. 573 Kock = 584 K-A).
60 Charm., 154d- 155e 1 : ?????e?? (...) ?? ?µa??? ???ete t?? ??d?a, e? et? a?t? e? d?
µ???? t?????e? p??s?? sµ????? t? (...) e? t?? ????? (...) t?????e? e? pef????.
6 ' 175d 5- e 5 : t? µ?? ??? ?µ?? ?a? ?tt?? a?a?a?t?- ?p?? d? s??, ?? d' ???, ? ?a?µ?d?,
p??? a?a?a?t?, e? s? t????t?? ?? t?? ?d?a? ?a? p??? t??t? t?? ????? s?f????stat??, µ?d??
???s? ?p? ta?t?? t?? s?f??s???? µ?d? t? s' ?fe??se? ?? t? ß?? pa???sa, et? d? µ?????
a?a?a?t? ?p?? t?? ep?d?? ?? pa?? t?? T?a??? eµa???, e? µ?de??? a???? p???µat?? ??sa?
a?t?? µet? p????? sp??d?? ?µ???a???.
62 Protag., 315a 1, où il figure parmi les auditeurs de Protagoras déambulant dans le
vestibule de Callias. À la date fictive du dialogue, en 416, Alcibiade le cite parmi ceux qui
fréquentaient Socrate avec assiduité (Banquet, 222b 1).
LECTURE POLITIQUE DU CHARMIDE 115
son côté. L'autre source d'information réside dans les ouvrages d'un autre Socratique,
Xénophon. Charmide était au nombre des convives qu'avait invités Callias, durant
l'été de 422, pour fêter la victoire au pancrace du jeune Autolycos63. Il s'y montre fier
d'être pauvre64. Position paradoxale sur laquelle il se justifiera plus loin65. Dans les
Mémorables, Socrate essaie de convaincre son disciple de s'intéresser à la chose
publique. Les ultimes remarques qu'il lui fait ne sont pas exemptes d'ambiguïté. On
peut y lire en filigrane un écho déformé de ce que l'on découvre dans le Charmide 66 :
Pour la plupart, ceux qui ont pris à cur d'inspecter les affaires des autres ne se
tournent pas vers l'examen d'eux-mêmes. Ne va donc pas t'abandonner à ce
penchant, mais de toutes tes forces tends ton attention vers toi-même. Et ne néglige
point les affaires de la cité, s'il se peut que grâce à toi la situation s'améliore.
A l'ombre de la mort