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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE


NOTES EN MARGE D’ UN DÉBAT ANCIEN ET TOUJOURS ACTUEL

Dans ce qu’il est convenu d’appeler le Catalogue de Lamprias,1 liste des


écrits attribués à Plutarque vers le IIIè ou le IVè siècle de notre ère,2 le
no 63 a pour titre Peri; tou` mivan ei\nai th;n ajpo; tou` Plavtwno" ∆Akadhv-
meian, Sur le fait que l’Académie issue de Platon est une.3 La signification de
ce titre se comprend à partir du conflit qui a marqué la phase finale de
l’histoire de l’institution platonicienne, opposant son dernier scholar-
que, Philon de Larissa, à l’un de ses principaux membres, Antiochos
d’Ascalon.4 Celui-ci avait soutenu en effet que ce que l’on appelait
‘Nouvelle Académie’ n’avait plus rien de commun avec la philosophie
du fondateur de l’École, tandis que Philon affirmait au contraire qu’il
n’y avait qu’une seule Académie,5 Arcésilas, Carnéade et leurs succes-
seurs n’ayant eu d’autre but que d’atteindre la vérité en confrontant,
comme l’avait fait Platon après Socrate, les thèses susceptibles de s’op-
poser sur toute sorte de sujets.6
Mais si cette réaction défensive de Philon contre la violente attaque

1
Voir J. Irigoin, “Histoire du texte des Œuvres Morales de Plutarque”, dans
Plutarque. Œuvres Morales I, Paris 1987, p. CCCIII-CCCX.
2
Cf. Irigoin, “Histoire du texte”, p. CCXXVIII-CCXXIX.
3
Pour une bibliographie récente des principaux travaux où sont abordées des
questions se rapportant à cette œuvre perdue, voir M. Bonazzi, Academici e Platonici.
Il dibattito antico sullo scetticismo di Platone, Milano 2003, p. 213 n. 1.
4
Cf. Cic. Luc. 69, p. 60, 25-29 Plasberg; sur l’ambiguïté de la première partie de
la phrase, voir J. Barnes, “Antiochus of Ascalon”, dans M. Griffin and J. Barnes
(eds.), Philosophia togata I, Oxford 1997, p. 55 n. 18. Voir par ailleurs C. Lévy, Cicero
Academicus. Recherches sur les Académiques et sur la philosophie cicéronienne, Roma 1992, p.
196-197.
5
Comme l’atteste le personnage de Cicéron dans les Ac. 13 et 46.
6
Voir Plut. De Stoic. rep. 1037C1-4, et comparer Cic. Luc. 7 et 60.
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d’Antiochos n’a évidemment rien qui puisse surprendre,7 on ne voit


pas a priori pourquoi Plutarque, écrivant au moins un siècle après la
disparition de l’Académie athénienne, a cru devoir emboîter le pas à
Philon en réaffirmant que l’Académie d’Arcésilas et Carnéade était
bien l’héritière légitime de celle de Platon et de ses premiers succes-
seurs. Personne n’a en effet jamais cru que l’auteur des Moralia et des
Vies pût être tenu pour un sceptique,8 ne serait-ce que parce que lui-
même s’est toujours placé sous le patronage de celui qu’il appelait “le
divin Platon” 9 et qualifiait de philosophe à qui sa gloire et ses capaci-
tés avaient conféré le premier rang devant tous les autres.10 Faut-il
alors suspecter l’authenticité de l’écrit censé défendre, dans le sillage
de Philon, l’unité de l’Académie en y réintégrant, malgré Antiochos et
les adeptes de son ‘Ancienne Académie’,11 le courant de pensée qu’a-

7
Voir p. ex. G. Boys-Stones, Post-Hellenistic philosophy. A study of its development from
the Stoics to Origen, Oxford 2001, p. 142-143.
8
Voir déjà D. Babut, Plutarque et le stoïcisme, Paris 1969, p. 282. G. Boys-Stones,
“Plutarch on the probable principle of cold. Epistemology and the ‘De primo frigi-
do’”, CQ 47 (1997), p. 227, avec n. 2, sans donner raison à ceux qui s’appuient sur la
fameuse phrase de conclusion du petit traité Sur le principe du froid (Peri; tou` prwvtw"
yucrou`) pour estimer que l’auteur se serait fait l’avocat d’une forme de scepticisme
radical (p. 228, 231), croit pouvoir cependant critiquer l’interprétation de Donini,
laquelle s’inscrit en faux (comme on le verra plus loin) “against an attribution of radi-
cal scepticism to De prim. frig. as a whole”. Sur l’impossibilité d’assimiler purement et
simplement Plutarque aux anciens sceptiques voir p. ex. D. Babut, Parerga. Choix d’ar-
ticles de Daniel Babut (1974-1994), Lyon 1994, p. 550, avec les références de la n. 4, et
570, avec les citations de R.M. Jones, The Platonism of Plutarch, Chicago 1916, et de
P.L. Donini, “Lo scetticismo academico, Aristotele e l’unità della tradizione platoni-
ca secondo Plutarco”, dans G. Cambiano (a cura di), Storiografia e dossografia nella filo-
sofia antica, Torino 1986, p. 223 n. 27 (“si è stravolto il significato dell’intero scritto e
si è inventato uno scetticismo radicale di Plutarco che non ha alcun sostegno nei
testi”).
9
De cap. ex inim. ut. 90C9, et Vit. Pericl. 8, 2.
10
Quaest. conv. VII 1, 700B6-7.
11
Voir Cic. Luc. 70, p. 61, 9-11 Plasberg; Plut. Vit. Luc. 42, 3 (… i[dion ... th`"
∆Akadhmeiva" ejx ajrch`" e[rwta kai; zh`lon e[scen [sc. oJ Leuvkollo"], ouj th`" neva" legomevnh" ...
ajlla; th`" palaia`", piqano;n a[ndra kai; deino;n eijpei`n tovte prostavthn ejcouvsh" to;n
∆Askalwnivthn ∆Antivocon ...), et Vit. Brut. 2, 3 (Kai; th;n nevan kai; mevshn ∆Akadhvmeian ouj pavnu
prosievmeno" [sc. oJ Brou`to"] ejxhvrthto th`" palaia`" kai; dietevlei qaumavzwn to;n ... ∆Antivocon).
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vait inauguré Arcésilas et qui avait joué un rôle si important dans les
débats philosophiques du temps, jusqu’au naufrage de l’École, au dé-
but du Ier siècle avant notre ère?
On pourrait d’abord s’étonner que même les plus enclins, parmi les
historiens modernes de la philosophie hellénistique, à minimiser l’in-
fluence de l’Académie ‘sceptique’ sur la pensée de Plutarque n’aient
pas suivi cette voie,12 et que certains aient paru admettre d’emblée que
le philosophe de Chéronée avait bien pris à ce sujet le parti de Philon,
en reconnaissant la légitimité de l’affiliation à ‘l’Académie issue de
Platon’ de ceux que l’on avait appelés Néo-Académiciens.13 Mais il est
vrai que même si nous n’avons malheureusement rien conservé de l’é-
crit traitant de l’unité de l’Académie que le Catalogue de Lamprias attri-
bue à Plutarque, nous avons toutes les raisons de croire qu’il en était
bien l’auteur.
La plus probante de ces raisons n’est sans doute pas qu’il ait large-
ment recouru à des arguments d’origine néo-académicienne dans une
partie non négligeable de sa production philosophique.14 Car on ne
peut exclure a priori qu’il s’agisse là d’une exploitation circonstancielle

12
Voir p. ex. A. Nikolaidis, “Plutarch and the Old, Middle and New Academies,
and the Academy in Plutarch’s day”, dans Pérez Jiménez, Garcia Lopez y Aguilar
(eds.), Plutarco, Platon y Aristoteles, Madrid 1999, p. 400, qui, prenant pour ainsi dire le
problème à l’envers, estime que “Plutarch’s conviction that the Academy had a con-
tinuous and unitarian tradition is confirmed by the treatises 63 and 64 in the Lamprias
catalogue”.
13
Ainsi P.L. Donini, “Testi e commenti, manuali e insegnamento: la forma siste-
matica e i metodi della filosofia in età postellenistica”, ANRW II 36, 7 (1994), p.
5074-5075, a considéré comme une hypothèse tout à fait plausible que la polémique
de Numénius dans le pamphlet intitulé Sur l’infidélité des Académiciens à Platon (Peri; th`"
tw`n ∆Akadhmai>kw`n pro;" Plavtwna diastavsew") ait visé particulièrement Plutarque et ait
été conçue comme une réponse à son écrit sur l’unité de la tradition académicienne
et platonicienne – hypothèse qu’il a reprise dans “Socrate ‘pitagorico’ e medioplato-
nico”, Elenchos 24 (2003), p. 339, et déjà dans “L’eredità academica e i fondamenti del
platonismo in Plutarco”, voir M. Barbanti, G.R. Giardina e P. Manganaro (a cura di),
ENWSIS KAI FILIA. Unione e amicizia. Omaggio a Francesco Romano, Catania 2002, p. 252,
mais cette fois avec réserve (“Ma finora nessuna dimostrazione ha potuto essere
addotta in favore di una simile ipotesi”).
14
Surtout dans ce qui nous reste de ses essais polémiques visant les Stoïciens et
les Épicuriens.
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de matériaux empruntés que l’auteur ne prendrait pas nécessairement


à son compte. On a remarqué par ailleurs qu’il ne critiquait jamais
Arcésilas, Carnéade ou d’autres représentants du courant néo-acadé-
micien,15 auxquels il lui arrive assez souvent de se référer,16 toujours
avec faveur, et parfois en termes fort élogieux.17

15
Voir P. De Lacy, “Plutarch and the Academic sceptics”, CJ 49 (1953), p. 79-81.
16
Le nom d’Arcésilas se trouve dans 16 passages des Moralia (si on en exclut 2,
d’authenticité douteuse) et 2 des Vies, et Carnéade est nommé 14 fois dans les Moralia
et 4 fois dans les Vies.
17
Cf. Quaest. conv. VIII 1, 717D4-6, où Florus déclare, à propos des coïncidences,
dont vient de faire état Plutarque, entre des événements historiques importants et la
date de naissance ou de mort de poètes ou d’autres célébrités, que “Carnéade ne lui
semblait pas indigne non plus d’être cité à l’anniversaire de Platon, lui qui fut un si
glorieux sectateur de l’Académie (a[ndra th`" ∆Akadhmeiva" eujkleevstaton ojrgiasthvn, trad.
Frazier)”. On notera dans cette phrase l’emploi quelque peu inattendu (cf. De Lacy,
“Plutarch and the Academic sceptics”, p. 86 n. 8) du mot ojrgiasthv", à rapprocher de
celui que l’on trouve dans un passage du Contre Colotès (1107F2-3 De Lacy-Einarson),
s’agissant d’Aristodème d’Aigion, ami personnel de l’auteur et l’un des protagonistes
du dialogue, qualifié ici d’ a[ndra tw`n ejx ∆Akadhmiva" ouj narqhkofovron ajll∆ ejmmanevstaton
ojrgiasth;n Plavtwno". Bonazzi, Academici e Platonici, p. 216, avec n. 10, remarque judi-
cieusement au sujet de ce texte qu’il fait partie de ceux dans lesquels ‘Académiciens’
(en l’occurrence les membres de l’école animée par Plutarque, cf. Babut, Parerga, p.
562 n. 74) et ‘Platoniciens’ sont étroitement associés – comme c’est implicitement le
cas, ajouterons-nous, dans la phrase de Florus citée ci-dessus (cf. Bonazzi, Academici
e Platonici, p. 218, avec n. 19). Sur Carnéade, voir également Vit. Cat. 22, 3, où, évo-
quant le succès rencontré par les trois philosophes grecs venus plaider la cause
d’Athènes à Rome en 155, Plutarque insiste surtout sur le prodigieux talent de paro-
le de Carnéade, égal à sa réputation, qui lui attira des foules d’auditeurs admiratifs.
“On disait partout qu’un Grec supérieurement doué pour frapper les esprits, ensor-
celant et subjuguant tout un chacun, inculquait aux jeunes gens un extraordinaire
engouement, qui leur faisait écarter tous leurs autres plaisirs et occupations et s’en-
thousiasmer pour la philosophie”. Ailleurs (De Alex. fort. virt. I 4, 328A8-10),
Arcésilas et Carnéade sont nommés aux côtés de Pythagore et de Socrate au nombre
de ceux qui, sans avoir rien écrit, n’en furent pas moins “les plus estimés des philo-
sophes (oiJ dokimwvtatoi tw`n filosovfwn)”. On rappellera aussi les anecdotes édifiantes
rapportées sur Arcésilas et son disciple Lacydès dans le De adulat. 63D-E, et, concer-
nant le premier, la phrase de l’Adv. Col. (1121E9-11 Pohlenz) qui relève que sa répu-
tation chagrinait particulièrement l’Épicurien (to;n ∆Epikouvreion, correction de Crönert
pour ∆Epivkouron, leçon des mss., cf. Bonazzi, Academici e Platonici, p. 221 n. 25), outré
qu’il fût le plus apprécié des philosophes de son temps (ejn toi`" tovte crovnoi"
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Mais surtout une phrase du Contre Colotès (1122A5-7) confirme clai-


rement que Plutarque faisait bien sienne la thèse de Philon de Larissa
sur l’unité de l’Académie, en soulignant avec force qu’il n’y avait pas
incompatibilité ou rupture entre l’orientation qu’Arcésilas avait don-
née à son enseignement quand il prit la direction de l’Académie, et la
philosophie de ses prédécesseurs – à commencer par le fondateur de
l’école.
Dans les lignes qui précèdent la phrase qui nous intéresse ici,
Plutarque vient d’indiquer que l’animosité nourrie par Colotès à l’é-
gard d’Arcésilas était motivée par le trop grand succès de ce philoso-
phe, qui portait ombrage à ses rivaux.18 Succès immérité, selon l’Épi-
curien, car en réalité l’Académicien manquait d’originalité et ne pou-
vait éblouir qu’un public d’ignorants. À quoi Plutarque répond que
Arcésilas était si loin de cultiver l’originalité et de s’approprier indû-
ment des doctrines anciennes que des sophistes contemporains 19 lui

mavlista tw`n filosovfwn ajgaphqevnto"). Ajoutons que J. Opsomer (In Search of the Truth.
Academic tendencies in Middle Platonism, Brussel 1998, p. 202 n. 355) tire argument de
ces témoignages uniformément favorables à l’initiateur de l’Académie ‘sceptique’
pour rejeter l’authenticité du fragment 215(a) Sandbach, en faisant remarquer que
“This would be the only instance of Plutarch betraying his loyalty to an Academic”
(pour une interprétation différente, mais peu plausible de la phrase – compte tenu du
contexte de l’ensemble constitué par 215(a)-(c) – voir Bonazzi, Academici e Platonici, p.
231 n. 49, citant également C. Brittain, Philo of Larissa. The Last of the Academic Sceptics,
Oxford 2001, p. 205-206). Enfin, pour le jugement que pouvait porter Plutarque sur
les Néo-Académiciens en général, on tiendra compte des propos tenus par le parte-
naire et élève de Diadouménos, qui manifeste dans le prologue du De comm. not.
l’émotion et l’indignation qu’il a ressenties en entendant des amis stoïciens s’en
prendre violemment à l’Académie (1058F4-1059B1, 1059C4-7, avec les notes 1 et 11
du commentaire de la C.U.F.). Face à cet ensemble de témoignages, on voit mal ce
qui justifie le jugement de J. Dillon, “Plutarch’s debt to Xenocrates”, dans Pérez
Jiménez, Garcia Lopez y Aguilar (eds.), Plutarco, Platon y Aristoteles, p. 305: “As for the
New Academy, despite his retention of some Academic sceptic traits as weapons
against the Stoa, he [Plutarch] reveals no affinity for such figures as Arcesilaus or
Carneades”.
18
1121E9-11, cité dans la note précédente.
19
Sur l’identité de ces ‘sophistes’, voir la note B. Einarson and P.H. De Lacy,
Plutarch. Moralia XIV, Cambridge, Mass. 1967, p. 277, et, renvoyant à E. Bignone,
L’Aristotele perduto e la formazione filosofica di Epicuro, Firenze 1973, p. 42 n. 90, qui s’ap-
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reprochaient de faire endosser ses propres vues, sur la suspension du


jugement et l’impossibilité d’appréhender la réalité des choses, par
Socrate, Platon, Parménide et Héraclite, qui n’avaient que faire de
telles conceptions, et ce parce qu’il cherchait ainsi à s’assurer la cau-
tion de ces hommes illustres. C’est alors que Plutarque conclut le para-
graphe par ce qui ressemble bien à une remarque personnelle,20 non
dépourvue d’ironie: “Sur ce point, grâce soit rendue à Colotès et à qui-
conque montre que le discours de l’Académie est arrivé de loin jusqu’à
Arcésilas (uJpe;r me;n ou\n touvtou Kwlwvth/ cavri" kai; panti; tw`/ to;n
∆Akadhmai>ko;n lovgon a[nwqen h{kein eij" ∆Arkesivlaon ajpofaivnonti)”. Il est
difficile de ne pas rapprocher une telle assertion que le contexte n’appelait
pas nécessairement 21 du titre de l’écrit perdu où était affirmée l’unité de

puyait sur un passage de Numénius. (fr. 25, 75-82 des Places) citant lui-même un cer-
tain Dioclès de Cnide (cf. D. Flamand, dans R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes
antiques, Paris, II, 1994, D 95, p. 759, et D 114, p. 774-775): par crainte des disciples
de Théodore et de Bion le sophiste, qui s’en prenaient par tous les moyens aux phi-
losophes, Arcésilas, pour se mettre à couvert, “n’aurait avancé aucune opinion
voyante, mais [aurait] lancé devant lui, comme la seiche son encre, la ‘suspension du
jugement’” (trad. des Places). Numénius déclare qu’il n’en croit pas un mot, et on ne
peut lui donner tort. Aussi comprend-on mal que les éditeurs américains de l’Adv.
Col. n’éprouvent aucun doute sur l’identification de ces sophistes contemporains
d’Arcésilas avec les Théodoriens et Bion, d’autant que les textes de Plutarque et de
Numénius n’offrent, tout compte fait, qu’une vague ressemblance. Donini, “L’eredità
academica”, p. 258 n. 91, ne voit pour sa part d’identification possible et raisonnable
pour ces personnages qu’avec les Stoïciens. Mais s’il est vrai que ces derniers pou-
vaient à l’occasion traiter leurs adversaires de sophistes (cf. De comm. not. 1059A9-12),
Plutarque ne semble pas en avoir fait autant pour les Stoïciens, même dans le feu de
la polémique.
20
Cf. Donini, “Socrate ‘pitagorico’ e medioplatonico”, p. 334-335: “non si può
ignorare il fatto che nel testo di Adv. Col. 1122A, immediatamente seguente alla lista
delle autorità cui si sarebbe appellato Arcesilao […] Plutarco non riferisce più la
rivendicazione del filosofo academico, ma la commenta proprio nomine”. Nikolaidis,
“Plutarch and the Old, Middle and New Academies”, p. 409, argue que dans le con-
texte de sa polémique antiépicurienne Plutarque ne pouvait faire moins que de rejeter
l’argumentation de Colotès en prenant parti pour Carnéade et l’Académie sceptique.
Mais pour ce faire il lui suffisait de faire état de la critique adressée à Arcésilas par les
‘sophistes contemporains’: rien ne l’obligeait à ajouter l’allusion, implicite mais trans-
parente, à la thèse qu’avait défendue Philon sur l’unité de l’Académie!
21
On peut se demander si l’intention de Plutarque n’a pas été de suggérer qu’Ar-
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l’Académie issue de Platon, et de ne pas y percevoir l’approbation que


donnait l’auteur du Contre Colotès à la thèse de Philon, en excluant sans
hésitation celle d’Antiochos, qui prétendait nier l’appartenance acadé-
micienne d’Arcésilas et de tous ceux qui lui avaient succédé jusqu’à la
disparition de l’école.22
S’il en est ainsi, on comprend que sous la plume de Plutarque les
noms d’Académie et d’Académicien puissent désigner tantôt 23 la
‘Nouvelle Académie’ et ses adeptes,24 tantôt l’Académie de Platon et

césilas, en évitant de se poser en novateur, pour souligner au contraire ce qu’il devait


aux anciens philosophes, y compris Platon, avait en quelque façon anticipé la thèse
que devait plus tard défendre Philon contre Antiochos. L’auteur de l’Adv. Col. avait-
il déjà exposé une telle idée dans l’écrit traitant de l’unité de l’Académie? Il est per-
mis d’en émettre l’hypothèse, avec toute la prudence requise, toutefois, en l’absence
d’indice précis.
22
Quelle que soit la source de cette page de l’Adv. Col., il en ressort, en tout état
de cause, que la conclusion que lui donne Plutarque garantit l’authenticité de l’œuvre
répertoriée au n° 63 du Catalogue de Lamprias. Ajoutons que du même coup il se révè-
le impossible de prétendre, comme le fait Nikolaidis (“Plutarch and the Old, Middle
and New Academies”, p. 410-411), que Plutarque tenait Antiochos pour un authen-
tique représentant de l’Académie, dès lors que ce philosophe avait soutenu, contre
Philon, et à l’inverse de ce que ferait Plutarque lui-même, qu’Arcésilas et ses succes-
seurs n’avaient pas leur place dans l’Académie issue de Platon. Corrélativement, il
apparaît indubitable que c’est bien le texte de la Vie de Cicéron 4, 1-2, qui reflète les
vues de l’auteur sur l’histoire de l’Académie et la place qu’il faut y reconnaître à ce
qu’il est convenu d’appeler Nouvelle Académie, et non pas, comme s’efforce vaine-
ment de le démontrer Nikolaidis (“Plutarch and the Old, Middle and New
Academies”, p. 408-414), ce qui est dit dans les Vies de Lucullus (42, 3) et Brutus (2,
3), sur l’attachement exclusif des deux personnages pour l’Ancienne Académie et leur
rejet de la Nouvelle (voir déjà à ce sujet le commentaire ad loc. de J.L. Moles, Plutarch,
The Life of Cicero, Warminster 1988, cité par C. Pelling, “Plutarch: Roman heroes and
Greek culture”, dans M. Griffin and J. Barnes (eds.), Philosophia togata I, p. 223-224 n.
52, et cf. Bonazzi, Academici e Platonici, p. 218: “la distinzione in nuova e antica
Academia, contrastando palesemente con le idee di Plutarco, va attribuita non a lui
ma al punto di vista di Antioco e Lucullo”.
23
Mais non “régulièrement et spécifiquement” comme j’ai eu le tort de l’écrire
dans Parerga, p. 555.
24
P. ex. dans De comm. not. 1059A5-6 et B7, et De fac. lun. 922E-923 A, cf. P.L.
Donini, “Plutarco, Ammonio e l’Academia”, dans F.E. Brenk e I. Gallo (a cura di),
Miscellanea plutarchea, Ferrara 1986, p. 206, et voir Babut, Parerga, p. 563, avec n. 79,
83 et 85.
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ses premiers successeurs,25 tantôt conjointement les uns et les autres.26

25
Bonazzi, Academici e Platonici, p. 214, avec n. 6, relève qu’à la différence de l’au-
teur anonyme du Commentaire sur le Théétète Plutarque n’emploie jamais l’adjectif
Platwnikov" pour des personnes, mais lui préfère ∆Akadhmai>kov" ou les périphrases oiJ
ajpo; Plavtwno", oiJ ejx ∆Akadhmiva" (cf. déjà J. Glucker, Antiochus and the late Academy,
Göttingen 1978, p. 209, 213; Opsomer, In Search of the Truth, p. 36 n. 34; Nikolaidis,
“Plutarch and the Old, Middle and New Academies”, p. 400 n. 8): “Il mancato impie-
go di Platwnikov"”, ajoute-t-il, “conferma il significato inclusivo di ∆Akadhmai>kov" in
riferimento alla tesi unitaria”.
26
Voir notamment à ce sujet Donini, “L’eredità academica”, p. 248-252. On rap-
pellera en particulier la façon dont Carnéade est étroitement associé à Platon dans
Quaest. conv. VIII 1, où il est appelé th`" ∆Akadhmiva" eujkleevstaton ojrgiasthvn, tout
comme, dans l’Adv. Col. il est dit d’Aristodème d’Aigion qu’il n’était pas un simple
porte-thyrse, parmi les élèves de l’Académie (tw`n ejx ∆Akadhmiva", cf. à ce sujet
Opsomer, In Search of the Truth, p. 26 n. 63), mais un sectateur (ojrgiasthvn) des plus
fanatiques de Platon (voir supra, n. 17). Notons à propos de cette dernière phrase que
les commentateurs auraient pu signaler qu’elle fait écho à plusieurs passages de
Platon: non pas seulement Phd. 69c8, mais 59a9-10, sur Apollodore (oi\sqa gavr pou to;n
a[ndra kai; to;n trovpon aujtou`), et, pour la présentation d’Aristodème d’Aigion, ce qui est
dit dans Symp. 173b1-4 d’un autre Aristodème, Swkravtou" ejrasth;" w]n ejn toi`" mavlista
tw`n tovte. Mérite également d’être souligné le double sens que peut prendre l’expres-
sion oJ ∆Akadhmai>ko;" lovgo" selon les contextes. Dans Adv. Col. 1122A (supra, p.68-69
n.), elle s’applique évidemment au ‘discours de l’Académie’ qui a précédé Arcésilas.
Mais dans le titre de l’œuvre perdue qui porte le no 131 du Catalogue de Lamprias, Peri;
tou` mh; mavcesqai th`/ mantikh`/ to;n ∆Akadhmai>ko;n lovgon, il ne peut évidemment s’agir que de
la question de savoir si la Nouvelle Académie laisse une place à la croyance en la divi-
nation. Mais le texte le plus significatif sur la façon dont l’Académie est associée à
Platon par Plutarque est celui du De def. orac. 430E10-431A3 où, concluant l’exposé
qu’il a consacré à la question de la pluralité des mondes, Lamprias déclare d’abord:
“Que tout cela soit donc dédié en hommage à Platon pour complaire à Ammonios!”,
avant d’ajouter un peu plus loin: “c’est ici l’occasion ou jamais de nous souvenir de
l’Académie pour écarter une confiance excessive (to; a[gan th`" pivstew") et pour nous
contenter, comme étant sur un terrain glissant (sfalerw`/), de garder notre équilibre
(ajsfavleian) sur cette question de l’infinité (th`" ajpeiriva", trad. Flacelière)”. Donini
(“L’eredità academica”, p. 249) a évidemment raison de penser que de tels propos
apporteraient à eux seuls, s’il en était besoin, la preuve qu’aux yeux de l’auteur allé-
geance platonicienne et attachement à l’Académie, loin d’être incompatibles, sont
parfaitement complémentaires. Mais la manière dont ces deux fidélités se conjuguent
n’est pas moins frappante. Car la dernière phrase de Lamprias ne peut se compren-
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dre que d’une façon: même si ce personnage a longuement défendu l’hypothèse pla-
tonicienne selon laquelle il se pourrait bien que le démiurge eût créé cinq mondes (cf.
Tim. 55c-d), il entend ne pas exclure les autres possibilités, y compris celle de l’infi-
nité des mondes (cf., pour 431A2-3, la traduction de A. Rescigno, Plutarco, L’eclissi
degli oracoli, Napoli 1995 “in un terreno, come quello circa l’infinità dei mondi, così
cedevole”. Il est clair en effet que th`" ajpeiriva" ne peut se rapporter qu’à l’infinité des
mondes, cf. 430F2, ouj mh;n ajpeivrou", et F5, ou[t∆ eij" a[peiron, contrairement à ce qu’a
soutenu Z. Plese, Lamprias’ ‘homage to Plato’, in Plutarch’s On the decline of oracles (427
A-431 A), dans Pérez Jiménez, Garcia Lopez y Aguilar (eds.), Plutarco, Platon y
Aristoteles, p. 446 n. 7, qui croit que le mot renvoie à 426D9-E1, soit à une phrase très
éloignée de notre texte, puisqu’elle prend place avant même la section où Lamprias
reprend le problème ejx ajrch`", pour exposer son opinion personnelle (428B4-5). Il est
sûr que th`" ajpeiriva", tout en mentionnant la dernière des trois hypothèses évoquées
en 430F1-5, renvoie en réalité à l’ensemble). Or, tout de suite après avoir placé son
discours sous le signe d’un hommage à Platon et avoir donné un coup de chapeau à
son propre maître Ammonios, Lamprias s’exprime en ces termes: “Quant à moi, je
ne voudrais pas affirmer comme une certitude que tel est bien le nombre des mon-
des, mais l’opinion qui en admet plus d’un et qui, ne voulant pas les multiplier à l’in-
fini, les suppose en nombre déterminé, ne me semble nullement plus déraisonnable
qu’aucune des deux autres (… th;n de; pleivona" me;n eJnov" ouj mh;n ajpeivrou" ajll∆ wJrismevnou"
tw`/ plhvqei tiqemevvnhn dovxan oujdetevra" ejkeivnwn ajlogwtevran hJgou`mai, 430E11-F3, trad.
Flacelière)”. Ce texte rappelle incontestablement un passage du Timée (29c3-d2, cf.
Donini, “L’eredità academica”, p. 249, avec les n. 16 et 17), mais plus encore la
fameuse conclusion du De prim. frig. 955C8-11: “Ces arguments, Favorinus, compa-
re-les à ceux qui ont été formulés par d’autres. Et s’ils ne le cèdent ni ne l’emportent
nettement en vraisemblance sur ces derniers, envoie alors promener les opinions, en
estimant que suspendre son jugement, quand les choses sont obscures, est plus phi-
losophique que de donner son assentiment (ka]n mh; leivphtai th`/ piqanovthti mhvq∆ uJperevch/
poluv, caivrein e[a ta;" dovxa", to; ejpevcein ejn toi`" ajdhvloi" tou` sugkatativqesqai filosofwvteron
hJgouvmeno")”. Ainsi, tandis que Lamprias, dans un premier temps, envisageait de
manière positive (à l’instar de Timée chez Platon) le cas où l’on peut retenir une hypo-
thèse qui n’est ‘nullement plus déraisonnable’ qu’une autre, l’auteur du De prim. frig.
s’arrête pour sa part sur le cas inverse, où il convient d’envoyer promener les opi-
nions, quand aucune, en définitive, ne l’emporte vraiment sur les autres. Mais c’est
bien ce qui ressort également de la dernière phrase de Lamprias, lorsqu’il en appelle
à l’Académie pour prévenir l’excès de confiance qui mène inévitablement aux défail-
lances du jugement. Le vocabulaire auquel il recourt alors tout naturellement (to; a[gan
th`" pivstew", th;n ajsfavleian, ejn cwrivw/ sfalerw`)/ suffirait à montrer que c’est bien à
l’Académie d’Arcésilas et de Carnéade qu’il se réfère à ce moment prioritairement. Et
cette référence se conjugue sans la moindre difficulté, dans son esprit, avec l’homma-
ge qu’il vient de rendre à Platon.
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72 DANIEL BABUT

Les observations qui précèdent conduisent à une double consta-


tion: non seulement l’auteur des Moralia et des Vies n’oppose à aucun
moment son adhésion au platonisme et son attachement à l’Académie
d’Arcésilas, de Carnéade et de leurs successeurs, mais il n’a jamais rien
dit qui permette de penser qu’il n’accordait guère d’importance à ce
second courant de pensée, soit qu’il se bornât à l’exploiter à des fins
purement polémiques,27 soit qu’il lui refusât toute consistance et
entendît faire de la ‘Nouvelle Académie’ un simple avatar de l’An-
cienne.28
La confirmation peut nous en être fournie par un rapide examen
du petit traité Sur le principe du froid, 29 dont l’interprétation a été parti-
culièrement discutée depuis quelques années,30 sans que le débat puis-
se être considéré comme définitivement clos. Tout tourne autour de la

27
Ainsi Nikolaidis, “Plutarch and the Old, Middle and New Academies”, p. 411-
412. Contra Donini, “Lo scetticismo academico”, p. 212 (“La sospensione dell’assen-
so ai dati della percezione sensibile e alle opinioni su questa fondate appare una
costante nella sua opera”; “Plutarco e la rinascita”, p. 46 (“le idee [di Plutarco] su que-
sto punto capitale dell’interpretazione del platonismo [scil. la tesi dell’unità della tra-
dizione platonica] ci risultano chiare dai […] suoi scritti conservatisi e […] mantenen-
dosi a quanto pare costanti per tutta la sua carriera”; “L’eredità academica”, p. 253 n.
35 (“Questa simpatia [per lo scetticismo academico] è, a mio avviso, presente in ogni
periodo della sua carriera, anche se […] non è ugualmente fatta sentire in tutte le sue
opere”).
28
Comme le croit Nikolaidis (“Plutarch and the Old, Middle and New
Academies”, p. 409) qui, tirant argument du fait que la Nouvelle Académie “is invari-
ably described [by Plutarch] as ‘so called New Academy’ (th`" neva" legomevnh" ∆Aka-
dhmeiva" [Vit. Cic. 4, 2; cf. Vit. Luc. 42, 3; Vit. Brut. 2, 2])”, pense y trouver la preuve
“that Plutarch accepted only one Academy, apparently the Old”. Mais l’expression hJ
neva legomevnh ∆Akadhmeiva implique simplement, aux yeux de Plutarque, qu’il n’y a au-
cune véritable rupture entre la ‘Nouvelle’ et l’ ‘Ancienne’ Académie, certainement pas
que l’on peut purement et simplement confondre l’une avec l’autre. Cf. F. Ferrari,
“Provnoia platonica e novhsi" aristotelica: Plutarco e l’impossibilità di una sintesi”, dans
Pérez Jiménez, García Lopez y Aguilar (eds.), Plutarco, Platón y Aristóteles, p. 64: “ai
suoi [scil. di Plutarco] occhi lo scetticismo non costituiva un corpo estraneo introdot-
tosi nell’alveo della tradizione platonica, come pensavano Antioco e Numenio, ma
faceva parte integrante di questa tradizione”.
29
Cf. supra, n. 8.
30
Voir à ce sujet Opsomer, In Search of the Truth, p. 213-221, avec les références
des n. 5, 6 et 19.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 73

conclusion de l’opuscule, en 955C8-11.31 On peut d’ores et déjà élimi-


ner, il est vrai, l’interprétation de ceux qui ont cru trouver dans cette
phrase la preuve du scepticisme qu’ils attribuaient à l’auteur.32
Plus acceptable peut paraître d’abord la thèse défendue par George
Boys-Stones: prenant le contrepied de ceux qui font de Plutarque un
sceptique radical, il cherche à démontrer que le but de celui-ci était en
réalité de reprendre purement et simplement la thèse esquissée par
Platon dans le Timée (cf. 53b-56d, 61d-62c), selon laquelle le principe
du froid n’est autre que la terre, l’un des quatre éléments, matériaux de
base de la plupart des cosmogonies conçues dans la Grèce antique.33
Mais si cette vision des choses a pu séduire certains,34 elle se heurte en
réalité à un obstacle qui se révèle insurmontable. Car il est clair que
Plutarque ne s’est à aucun moment préoccupé de faire comprendre
sans ambiguïté à ses lecteurs que l’hypothèse – dont il s’abstient signi-
ficativement de souligner l’origine platonicienne – faisant de la terre le
principe du froid est décidément supérieure aux deux autres exami-
nées préalablement dans son texte, c’est-à-dire celles qui identifient
respectivement ce principe à l’air et à l’eau. Tant s’en faut: quand il
confronte les dites hypothèses dans sa conclusion,35 il se soucie si peu

31
Voir le texte et la traduction supra, n. 26.
32
Voir les références relevées par Boys-Stones, “Plutarch on the probable prin-
ciple of cold”, p. 227 n. 2, et cf. Bonazzi, Academici e Platonici, p. 234 n. 55. Sur les rai-
sons qui permettent d’écarter définitivement cette lecture de l’œuvre, voir supra, p. 64,
avec la n. 8.
33
Ibid., p. 232-238.
34
Cf. Bonazzi, Academici e Platonici, p. 236 n. 61, qui y voit “una dimostrazione
concreta dell’integrazione di tematiche ‘academiche’ e ‘platoniche’”, alors que la
composante néo-académicienne de la pensée de Plutarque, dans cette perspective, est
pratiquement réduite à rien, comme on va le voir, au profit d’une lecture unilatérale-
ment ‘probabiliste’, ne laissant plus de champ, en l’occurrence, à la possibilité même
d’une suspension du jugement.
35
Donini, “L’eredità academica”, p. 270, remarque judicieusement que tau`t∆, w\
Fabwvrine, toi`~ eijrhmevnoi~ uJf∆ eJtevrwn paravballe (955C8-9) fait délibérément écho à
skovpei de; kai; tau`ta parabavllwn ejkeivnoi~ (952C8), formule qui introduit l’argumenta-
tion développée dans les derniers chapitres en faveur de la terre comme principe du
froid. Il en résulte, à l’évidence, que la conclusion a pour fin de tenir la balance égale
entre les trois hypothèses qui ont été successivement examinées.
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74 DANIEL BABUT

d’indiquer sa préférence pour la solution du problème proposée dans


le Timée qu’il se contente d’envisager que les arguments invoqués en sa
faveur “ne le cèdent ni ne l’emportent nettement en vraisemblance”
sur ceux que d’autres ont fait valoir en faveur de l’air ou de l’eau.
Après quoi, s’adressant au sceptique Favorinus,36 auquel est dédié l’o-
puscule, il l’invite à “envoyer promener les opinions”, en arguant que
“suspendre son jugement, quand les choses sont obscures, est plus
philosophique que de donner son assentiment”.37

36
Sur l’orientation philosophique de Favorinus, voir les références que j’ai rele-
vées dans Parerga, p. 549 n. 3 (ajouter E. Bowie, “Hadrian, Favorinus and Plutarch”
et J. Opsomer, “Favorinus versus Epictetus on the philosophical heritage of
Plutarch. A debate on epistemology”, dans J. Mossman (ed.), Plutarch and his intellec-
tual world. Essays on Plutarch, London-Swansea 1997, p. 1-15 et 17-39).
37
Selon Boys-Stones, “Plutarch on the probable principle of cold”, p. 238, “it
seems that the closing remarks of the De prim. frig. in 955C are not an exhortation to
ejpochv after all, but are rather a direct challenge to anyone who is still not convinced,
putting the onus on them to show that absolute doubt can be reasonably upheld”.
L’invraisemblance de cette interprétation est si flagrante que l’on est tenté de dire que
si telle avait été vraiment l’intention de Plutarque, il aurait pu difficilement user d’un
langage qui risquât davantage d’égarer ses lecteurs! L’auteur de l’article semble s’en
être en partie rendu compte, puisqu’il ajoute (ibid., n. 13): “If it should be objected
that Plutarch’s search for an answer that ‘greatly exceeds in plausibility’ (th`/ piqanovthti
uJperevcein poluv: cf. 955C) seems intended for a requirement that he expects not to be
met, we should compare Quaest. conv. 700B. There we find another Platonic theory
(the thesis that drink passes through the lungs) described precisely as being ‘by far
the most likely solution’ to the discussion: eijkovta ga;r makrw`”/ . Il est dommage que
Boys-Stones n’ait pas pensé à citer la suite de ce texte: “Mais la vérité, du moins dans
ce domaine, est peut-être inaccessible (to; d∆ ajlhqe;" i[sw" a[lhpton e[n ge touvtoi"), et il ne
fallait pas montrer tant de présomption à l’encontre d’un philosophe, le premier par
la réputation et l’autorité, sur un sujet obscur et si controversé” (peri; pravgmato" ajdhvlou kai;
tosauvthn ajntilogivan e[conto", 700 B4-8, trad. J. Sirinelli). Même si Plutarque juge la
thèse platonicienne “beaucoup plus vraisemblable” que celle de ceux qui l’ont sévè-
rement critiquée (Eijkovta ga;r tau`ta ma`llon ejkeivnwn) – dont fait partie, il n’est pas inu-
tile de le souligner, le Stoïcien Chrysippe (cf., chez Plut. De Stoic. rep. 1047C-D, et voir
mes observations dans Plutarque et le stoïcisme, p. 52 n. 5) – il n’en est pas moins vrai
que la question reste à ses yeux obscure (ajdhvlou) et controversée (sur ce passage, on
se reportera à l’excellent commentaire de J. Sirinelli, Plutarque de Chéronée. Un philoso-
phe dans le siècle, Paris 2000, p. 387-389). La confrontation de ce passage des Propos de
table avec la conclusion du De prim. frig., aussi bien qu’avec le texte du De def. orac. com-
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 75

C’est indubitablement Pierluigi Donini qui a orienté l’interpréta-


tion de ce petit traité dans la bonne direction, en étant le premier à
attirer l’attention sur l’importance cruciale du chapitre 8, qui en est
pour ainsi dire le pivot.38 Car dans la dernière phrase de ce chapitre
l’auteur félicite Platon et Démocrite 39 de n’avoir pas borné leur dis-
cours, quand ils recherchaient les causes de phénomènes tels que la
chaleur ou la pesanteur, à des éléments comme le feu ou la terre, mais,
rapportant les choses sensibles aux principes intelligibles (ajll∆ ejpi; ta;"
nohta;" ajnafevronte" ajrca;" ta; aijsqhta;), de “s’être avancés vers ce qui
constitue pour ainsi dire leurs plus infimes composants (mevcri tw`n
ejlacivstwn w{sper spermavtwn proh`lqon, 948C5-8)”.40 Si l’on admet,
avec Donini, que ce passage répond en quelque sorte par avance à la
conclusion ‘sceptique’ du traité analysée ci-dessus,41 on y trouvera la
preuve que le De prim. frig., par sa manière de conjuguer l’héritage pla-
tonicien avec celui de la Nouvelle Académie, se situe dans la droite
ligne de plusieurs textes sur lesquels nous nous sommes déjà arrêtés,
et en particulier de la remarquable conclusion de l’exposé que fait

menté supra, n. 26, révèle une concordance frappante: dans les trois cas, le degré de
vraisemblance qui est reconnu aux thèses platoniciennes n’empêche pas Plutarque de
souligner que les problèmes dont il s’agit restent obscurs et sujets à controverse, de
sorte qu’il convient d’éviter tout dogmatisme quand on tente d’en proposer une solu-
tion, et même qu’il vaut mieux, le cas échéant, laisser la question ouverte – c’est-à-
dire suspendre son jugement.
38
Cf. “Lo scetticismo academico”, p. 209-212, et “L’eredità academica”, p. 270-
272.
39
La mention du nom de Démocrite dans ce contexte a surpris, car on ne s’at-
tend pas à ce que les atomes soient mis au nombre des ‘principes intelligibles’. Mais
on comprend mal, d’un autre côté, pour quelle raison ce nom du plus connu des pre-
miers atomistes grecs serait venu supplanter dans notre texte celui du Platonicien
Xénocrate (conjecture de Wyttenbach reprise par De Lacy-Einarson). Pour des
explications possibles de cette association de Démocrite avec Platon, voir Donini,
“Lo scetticismo academico”, p. 224 n. 31 (renvoyant à une page du commentaire de
Simplicius au De caelo, cf. Démocr. 68A37 D.-K.), et C. Schoppe, Plutarchs Inter-
pretation der Ideenlehre Platons, Münster-Hamburg 1994, p. 72-73, avec n. 119 (cf. Sext
Emp. Adv. Math. VIII 6), et p. 232-234.
40
Spevrmata a ici la même valeur que chez Plat. Tim. 56b5, où le mot est associé
à stoicei`on.
41
Cf. supra, p. 72-73.
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76 DANIEL BABUT

Lamprias au sujet de la pluralité des mondes dans le De def. orac.42


Mais si l’orientation générale de l’œuvre ne peut plus être mise en
doute, il reste à indiquer, si faire se peut, quel a été le but précis que
s’est donné l’auteur en traitant comme il l’a fait la question posée dès
la première phrase du traité au sujet du principe du froid.
Pour ce faire, il faut comprendre comment s’articule la première
phrase du chapitre 9 43 et avec ce qui la précède immédiatement dans
le texte et avec toute la suite de l’opuscule. Il convient donc de citer
exactement ce texte important: “Néanmoins, il est préférable de com-
mencer par soulever la question portant aussi sur les choses sensibles,
dans lesquelles Empédocle, Straton et les Stoïciens situent l’essence
des propriétés (Ouj mh;n ajlla; kai; ta; aijsqhta; tauti; proanakinh`sai bevl-
tiovn ejstin, ejn oi|" ∆Empedoklh`" te kai; Stravtwn kai; oiJ Stwikoi; ta;" oujsiva"
tivqentai tw`n dunavmewn), les Stoïciens attribuant à l’air le principe du
froid, alors qu’Empédocle et Straton l’attribuent à l’eau; quant à la
terre, il pourrait apparaître qu’un autre a émis l’idée qu’elle était la
cause du froid (th;n de; gh`n i[sw" a]n e{{tero" faneivh yucrovthto" aijtivan
uJpotiqevmeno", 948C9-D3 Pohlenz)”.
Ce passage nous apporte, au moins à première vue, deux sujets d’é-
tonnement. Pourquoi, en premier lieu, l’auteur s’abstient-il délibéré-
ment – et même en attirant pour ainsi dire l’attention sur ce point (cf.
i[sw" a]n e{tero" faneivh …) – de signaler que la troisième des théories
identifiant la cause du froid à l’un des éléments est celle qu’avait sug-
gérée Platon dans le Timée? Et pourquoi, quand il en vient à dévelop-
per plus loin (ch. 17-22) les arguments qui peuvent être invoqués en
faveur de cette théorie, le fait-il toujours sans nommer Platon, comme
s’il en était lui-même l’inventeur?
Mais surtout, si la phrase prend expressément la suite de celle qui
clôt le chapitre précédent (comme le prouve la répétition de ta; aijsqh-

42
Cf. supra, n. 26.
43
C’est à juste titre que Donini, “Il trattato filosofico in Plutarco”, dans I. Gallo
e C. Moreschini (a cura di), I generi letterari in Plutarco, Napoli 2000, p. 143 n. 27, m’a
reproché de n’avoir proposé aucune explication de cette phrase. Mais ce qu’il en dit
lui-même ailleurs (“Lo scetticismo academico”, p. 211-212) ne paraît pas suffisant,
comme on va le voir, pour expliquer la relation du passage avec le chapitre 8 comme
avec ce qui suit jusqu’à la conclusion de l’œuvre.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 77

ta;, 948C8-9), on s’attendrait à ce que, une fois terminé l’examen pré-


liminaire (cf. proanakinh`sai, ibid.) des ‘choses sensibles’ qui sont cen-
sées incarner le principe du froid, on en revînt aux ‘principes intelligi-
bles’ auxquels doivent être rapportés ces aijsqhtav, comme il vient de
nous être dit dans la phrase précédente, et comme l’avaient bien vu
Platon et Démocrite.44 Or, il n’en est rien: l’examen des aijsqhtav occu-
pe tout le reste du traité jusqu’au paragraphe de conclusion. On ima-
gine mal que Plutarque ait pu oublier ce qui semblait annoncer son
intention de recourir à un autre type de recherche et d’argumentation
en faisant droit aux ‘principes intelligibles’,45 et on ne voit pas davan-
tage les raisons qui l’auraient incité par la suite à y renoncer.46
En fait, une analyse attentive du chapitre 8 va nous apporter les
réponses qu’il faut donner à ces interrogations. Ce chapitre, quelque
peu obscurci par sa concision, s’ouvre par une phrase qui tire le bilan
des chapitres précédents: une fois admis,47 nous est-il dit, qu’il y a bien

44
Ainsi P.L. Donini, “Il trattato filosofico in Plutarco”, p. 144 n. 29: “948C: “tut-
tavia è meglio esaminare prima anche queste cose sensibili di qui …”: cioè prima di
occuparsi dei princìpi intelligibili, ai quali si accennava nel cap. 8 come a quelli a cui
avrebbe correttamente dovuto risalire la spiegazione”. On verra ci-dessous pourquoi
cette interprétation de la phrase citée paraît irrecevable.
45
Cf. Donini, “Il trattato filosofico in Plutarco”, p. 144: “la sospensione del
giudizio […] non è infatti che il primo passo e la premessa per un invito ad un altro
tipo di ricerca e di argomentazione, per una risalita alle ragioni e ai diritti dell’intelli-
gibile”.
46
Voir Donini, “Il trattato filosofico in Plutarco”, p. 144: “Se poi nello scritto
pervenutoci l’argomentazione costruttiva in merito all’intelligibile non si legge,
Plutarco avrà avuto le sue ragioni per non scriverla: e su di esse è inutile voler fare
congetture”, avec la n. 30: “La più verisimile [ragione] è comunque, a mio avviso, che
Plutarco non giudicava Favorino come il destinatario adatto a un discorso che sareb-
be stato soprattutto di carattere esegetico (inevitabile sarebbe stata un’accurata inter-
pretazione almeno di passi del Timeo) e metafisico”. L’explication ne paraît cependant
pas plus vraisemblable que celle qui postule que la conclusion de l’opuscule vise à
défier ceux qui ne seraient pas convaincus par le propos de l’auteur de prouver qu’un
doute absolu peut encore être raisonnablement maintenu à ce sujet (voir supra, n. 37).
Si en effet Favorinus n’était pas en mesure de comprendre ce que signifiait le propos
de Plutarque dans cette œuvre, pourquoi celui-ci la lui aurait-il dédiée?
47
Sur le sens de ajpoleiptevon (948A10), méconnu par De Lacy-Einarson, voir
Donini, “Lo scetticismo academico”, p. 223 n. 29.
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78 DANIEL BABUT

une essence du froid et du chaud,48 l’examen doit porter désormais sur


la recherche de cette essence et de ce principe. La suite de l’exposé se
divise dès lors en trois sections. La première (948A12-B6) décrit la
procédure suivie par ceux qui, pour rendre compte des effets caracté-
ristiques du froid (grelottement, tremblement, frisson), font appel
“aux formations irrégulières et triangulaires présentes dans les corps
(tw`n skalhnw`n kai; trigwnoeidw`n schmatismw`n ejn toi`" swvmasi kei-
mevnwn)”, dont la rugosité est à l’origine de ces effets. Ceux qui procè-
dent ainsi, commente alors Plutarque, “même s’ils font fausse route
dans le détail de leur démarche, prennent du moins leur point de
départ là où il se doit (eij kai; kata; mevro" diamartavnousi, th;n gou`n ajrch;n
o{qen dei` lambavnousi). Car il faut que la recherche parte en quelque
sorte du foyer central qui est l’essence de toutes choses (dei` ga;r w{sper
ajf∆eJstiva" th`" tw`n o{lwn oujsiva" a[rcesqai)”. Vient alors (948B6-C4) une
comparaison entre les artisans ou ceux qui exercent une profession
(médecin, agriculteur, joueur de flûte) et, d’autre part, le philosophe.
Ce qui distingue avant tout les premiers du second, c’est qu’ils se con-
tentent d’examiner les causes qui prennent place les dernières, juste
avant que soit produit l’effet (par exemple, pour la fièvre, l’épuisement
causé par un effort violent ou un afflux de sang; pour la nielle du blé,
la succession de pluies et de chaleurs torrides; pour la tonalité grave,
l’inclinaison et l’assemblage des tuyaux de flûte). Mais pour celui qui
cherche le vrai dans son examen de la nature (tw`/ de; fusikw`/ qewriva"
e{neka metiovnti tajlhqe;"), la connaissance de ce qui vient en dernier lieu
n’est pas la fin, mais le commencement du voyage dont le terme est ce
qui est premier et placé au plus haut (hJ tw`n ejscavtwn gnw`si" ouj tevlo"
ejsti;n ajll∆ ajrch; th`" ejpi; ta; prw`ta kai; ajnwtavtw poreiva"). Le chapitre se
termine alors par le passage déjà cité qui loue Platon et Démocrite d’a-
voir compris que les ‘choses sensibles’ ne peuvent jamais avoir leur
explication en elles-mêmes, parce que leur existence dépend d’une réa-
lité d’un tout autre ordre, en tant qu’ ‘intelligible’, sans commune
mesure avec le sensible.

48
Au début du chapitre 1 étaient en effet envisagées deux possibilités: ou bien il
existe quelque chose qui est la puissance première et l’essence du froid ( “Esti ti" ...
tou` yucrou` duvnami" ... prwvth kai; oujsiva), ou bien la qualité du froid n’est que la priva-
tion (ou la négation) de la chaleur (hJ yucrovth" stevrhsiv" ejsti qermovthto"). Les sept pre-
miers chapitres établissent ensuite que la seconde hypothèse doit être écartée.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 79

La difficulté de cette page vient essentiellement de ce qu’elle juxta-


pose deux perspectives bien différentes, sans les distinguer explicite-
ment et sans indiquer nettement pourquoi elles sont associées. Dans
la première section il s’agit en effet de définir la méthode qu’il con-
vient de suivre pour avoir une chance de résoudre un problème
comme celui qui fait l’objet du traité, c’est-à dire, en l’occurrence, de
déterminer l’essence ou le principe du froid. Cette méthode est celle
qui postule que les corps, et en particulier les éléments, sont constitués
à partir de diverses espèces de triangles, qui sont à l’origine de leurs
propriétés, par exemple de la chaleur, pour le feu, et du froid, pour la
terre. Bien entendu, ces vues viennent du Timée, mais Plutarque, on l’a
vu, omet de le préciser. Ce n’est qu’à la fin du passage (948C5) qu’ap-
paraît le nom de Platon, c’est-à-dire quand il n’est plus question de la
méthode recommandée pour l’investigation de la nature, mais de son
fondement métaphysique, à savoir les ‘principes intelligibles’,49 auxquels
doivent être rapportées les choses sensibles. Autrement dit, le nom de
Platon est passé sous silence quand il est question d’une méthode,
dont il est indiqué au passage que, si elle est justifiée dans son princi-
pe, elle n’est pas à l’abri de l’erreur, mais il est mis à l’honneur quand
il s’agit de rappeler le clivage fondamental qui sépare notre monde
sensible de l’intelligible.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’après la référence, en 948C7,
aux ‘principes intelligibles’ il ne soit question à aucun moment dans la
suite de l’exposé d’une ‘argumentation constructive’ 50 qui prendrait
appui sur ces principes. Car s’il est vrai que ceux-ci ne sont assurément
jamais mis en doute par Plutarque – pas plus qu’ils ne l’étaient dans le
Timée – on ne peut cependant en tirer aucune connaissance sûre qui
soit directement applicable aux problèmes du monde sensible: ceux
qui, tel l’auteur du Timée, recourent à des combinaisons de formes

49
C’est évidemment à tort que Boys-Stones, “Plutarch on the probable principle
of cold”, p. 227 n. 2, accuse Donini d’avoir confondu les triangles du Timée avec des
entités métaphysiques assimilables aux formes platoniciennes (cf. du reste Tim. 53d4-
8, où la distinction est expressément faite entre les triangles, principes supposés du
feu et des autres éléments, et les principes qui sont au-dessus d’eux, et ne sont con-
nus que de Dieu, ou de ceux d’entre les mortels qu’il “a en amitié”).
50
Voir supra, n. 46.
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80 DANIEL BABUT

triangulaires pour expliquer la formation des éléments et rendre


compte de leurs qualités savent bien qu’ils peuvent faire fausse route
dans le détail de leur recherche, même si celle-ci est justifiée dans son
principe et dans son orientation générale. Platon n’avait-il pas recon-
nu 51 que, s’il est vrai que “les raisonnements” ont “une parenté avec
les objets mêmes qu’ils expliquent”, seuls ceux qui ont pour objet l’ê-
tre intelligible sont en principe assurés d’être “irréfutables et invinci-
bles”, alors que ceux qui se rapportent à la copie de cet être ne peu-
vent accéder, au mieux, qu’à la vraisemblance? Car ce qu’est le ‘deve-
nir’ par rapport à l’‘être’, c’est précisément ce qu’est la ‘croyance’ par
rapport à la Vérité (o{tiper pro;" gevnesin oujsiva, tou`to pro;" pivstin ajlhv-
qeia, Timée, 29c2-3).
Il en résulte que la seule voie ouverte à celui qui, dans son investi-
gation de la nature, cherche à déterminer l’essence ou l’origine de qua-
lités comme le froid ou le chaud, sans se limiter pour autant aux cau-
ses immédiates de leurs manifestations, consiste à trouver quel élé-
ment du monde sensible, entre l’air, l’eau et la terre, peut expliquer de
la manière la plus plausible ces manifestations. Il ne devra jamais
oublier, toutefois, que le résultat auquel il parviendra sera, dans le
meilleur des cas, seulement vraisemblable. C’est pourquoi, quand
l’auteur du De prim. frig. a achevé de confronter les titres qu’ont respec-
tivement ces trois éléments à être reconnus comme l’essence ou le
principe du froid, il ne peut conclure autrement qu’il ne le fait en
955C: ou bien l’un des trois l’emporte nettement en vraisemblance sur
les autres, et le résultat de la recherche, sans être assuré, peut être tenu
pour positif; ou bien, si aucun ne s’impose vraiment au terme de la
confrontation, la seule possibilité est de suspendre son jugement,
attitude plus digne d’un philosophe que celle qui consiste à donner
son assentiment à ce qui vous échappe. On retiendra que c’est ce
dernier parti auquel incline, en l’occurrence, l’auteur du traité: lui qui
a rappelé, à la fin du chapitre 8, son adhésion inébranlable au dogme
fondamental du platonisme, laisse ouverte, dans sa conclusion, la
question du principe du froid, sur laquelle l’auteur du Timée avait
pourtant émis une hypothèse ‘vraisemblable’ – comme l’avait fait, de

51
Cf. Tim. 29b4-c2.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 81

son côté, Lamprias dans le De def. orac., à propos de la pluralité des


mondes, et l’auteur des Propos de table, à propos du passage des bois-
sons dans le poumon.52 On découvre donc ici la preuve la plus claire
que la thèse de l’unité de l’Académie répondait bien à la conviction
profonde de Plutarque, puisqu’il est maintenant avéré que sa foi pla-
tonicienne ne l’avait pas conduit, tant s’en faut, à condamner
l’Académie ‘sceptique’.53

52
Voir supra, n. 26 et 37. Il ressort de tout cela que tous les problèmes ‘scientifi-
ques’, en tant qu’ils concernent les ‘choses sensibles’, restent, en un sens, ‘obscurs’
(a[dhla), et peuvent être considérés comme justiciables, le cas échéant, d’une ‘suspen-
sion du jugement’. Il ne faut donc pas penser qu’aux yeux de Plutarque la possibilité
de l’ejpochv est réservée à un nombre restreint de sujets ‘obscurs’. Cf. maintenant
Donini, “L’eredità academica”, p. 271: “Così come la questione del numero dei
mondi nel De def. orac.[…] quella del principio del freddo è pur sempre questione che,
anche se sia trattata correttamente con riferimento all’intelligibile, riguarda il mondo
sensibile e fisico; in questo ambito non si ha la possibilità di attingere la verità né la
scienza, ma si rimane nel dominio della plausibilità e della verisimiglianza: le spiega-
zioni prospettabili rimangono sempre controvertibili e perfettibili”.
53
Des deux formules qui, selon Bonazzi, Academici e Platonici, p. 235, présentent
de manière opposée l’interprétation unitaire de la tradition platonico-académicienne
défendue par Plutarque – celle de Donini, qui y voit “una interpretazione in termini
platonici dell’Academia”; et celle que j’avais avancée dans Parerga, p. 575: “une réin-
terprétation néo-académicienne du platonisme, axée sur les concepts d’ejpochv et de
piqanovn” – aucune n’apparaît, en définitive, appropriée, s’il est vrai que, pour Plu-
tarque, les innovations néo-académiciennes doivent en réalité être comprises comme
un complément qui doit nécessairement être greffé sur la tradition platonicienne de l’É-
cole. On ajoutera que sur le problème du ‘vraisemblable’ ou du ‘problable’, Plutarque
semble s’accorder avec la position de Carnéade, telle qu’elle est rapportée par Cic.
dans Luc. 99, p. 76, 3-22 Plasberg, d’après le premier livre de Clitomaque Sur la suspen-
sion du jugement. Si aucune perception sensible, y expliquait l’Académicien, n’est
susceptible de fournir une appréhension de la réalité, en revanche, on ne peut nier
que, parmi ces perceptions des objets sensibles, il en est de probables, et d’autres qui
ne le sont pas. “Ainsi donc tout ce qui se rencontre et qui, par son aspect, sera pro-
bable, si rien ne s’offre qui soit contraire à cette probabilité, pourra servir au sage, qui
réglera sa vie sur elle”; car le sage, de l’aveu même des adversaires de l’Académie, “se
contente souvent du probable: il n’a saisi ni perçu aucune réalité, il n’a pas donné son
assentiment, mais se fie à la vraisemblance” (ibid., p. 76, 16-22, trad. Appuhn).
Bonazzi, Academici e Platonici, p. 218, déduit à tort de ce qui est dit par Plu. Vit. Luc.
42, 3, au sujet de l’Académie dite nouvelle, ajnqouvsh" tovte toi`" Karneavdou lovgoi" dia;
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82 DANIEL BABUT

Il est cependant légitime, pour un commentateur moderne de


Plutarque, de s’interroger sur la possibilité de concilier la métaphysi-
que d’inspiration platonicienne, à laquelle celui-ci s’est toujours voulu
fidèle, avec l’héritage de l’Académie ‘sceptique’, qu’il n’a jamais renié.
Et à moins de lui refuser toute capacité d’analyse ou de réflexion phi-
losophique, on doit admettre qu’il s’est lui-même posé la question, et
a dû au moins essayer de la résoudre.54 Mais peut-on estimer qu’il y a
réussi? Pierluigi Donini, après avoir rejeté les tentatives d’explication
récemment avancées en vue de comprendre, sinon de justifier, l’attitu-
de qui fut celle de Plutarque sur ce point,55 conclut qu’on doit y recon-
naître deux positions qui ne peuvent, en définitive, être réconciliées.56
La raison ne doit cependant pas en être cherchée, selon lui, dans une
prétendue incapacité de l’auteur des Moralia à élaborer une position
philosophiquement cohérente, mais avant tout dans l’existence, à son
époque, d’interprétations radicalement divergentes du platonisme,

Fivlwno", l’idée que l’auteur de la biographie identifiait la pensée de Carnéade avec


l’interprétation qu’en auraient donnée Métrodore et Philon. En fait, le texte dit seu-
lement qu’à l’époque où Lucullus se passionnait pour la philosophie de l’Académie,
l’orientation que lui avait donnée Carnéade y prévalait grâce à l’enseignement de
Philon. Si l’on croit, avec D. Sedley, “The end of the Academy”, Phronesis 26 (1981),
p. 70, que la rupture d’Antiochos avec Philon se situe au moment où ces philosophes
ont quitté Athènes en 88, on doit penser que Plutarque a brouillé la chronologie en
faisant coïncider l’époque où la philosophie de Carnéade tenait le haut du pavé à
Athènes grâce à Philon, avec celle où Antiochos était à la tête d’une école rivale qu’il
avait baptisée ‘Ancienne Académie’.
54
Cf. Donini, “L’eredità academica”, p. 257.
55
“L’eredità academica”, p. 257-261, où sont critiquées successivement l’interpré-
tation d’Opsomer, In Search of the Truth, p. 203 sq., et celle que j’avais présentée dans
Parerga, p. 578 sq.
56
“L’eredità academica”, p. 261: “Rimaniamo così con una dualità non definiti-
vamente conciliabile di posizioni”. On notera toutefois que tel n’était pas le point de
vue de l’auteur dans son essai “Plutarco, Ammonio”, cf. p. 106-107: “Vorrei […] far
notare […] che anche la metafisica di Ammonio [dans l’intervention qui occupe la
dernière partie du De E, à partir de 391F9] non rompe definitivamente con i motivi
derivati dallo scetticismo; anzi, nasce proprio da questi, che funzionano come un suo
logico presupposto”; n. 20, et p. 109: “Espone [scil. Ammonio] allora qualcosa della
sua filosofia, un platonismo metafisico fondato su motivi dello scetticismo academi-
co che infatti anche altri testi plutarchei gli attribuiscono: Quaest. conv., De def. orac.”.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 83

dont il devait nécessairement tenir compte: d’un côté celle de la Nou-


velle Académie, qu’il avait appris à connaître à l’école de son maître
Ammonios,57 de l’autre celle qui se réclamait de Pythagore, et qui est
à l’origine des conceptions métaphysiques et théologiques exposées
dans des œuvres comme le De E, le De Is. et le De an. procr. L’un et l’au-
tre de ces arbres généalogiques du platonisme ne comprenaient pas les
mêmes noms puisque le second, après Pythagore et Platon, faisait
place à Aristote, tandis que dans le premier Socrate remplaçait Py-
thagore, alors qu’Arcésilas était présenté comme l’héritier de Platon.
Entre ces deux généalogies opposées du platonisme, Plutarque n’au-
rait pas voulu ou su choisir.58 C’est pourquoi, selon les sujets traités
dans ses écrits, c’est à l’une ou à l’autre qu’il se serait référé.59
On a pensé d’autre part que le dialogue Sur le démon de Socrate (DgS)
pouvait être invoqué à l’appui de cette thèse, même si on ne décèle
dans cette œuvre aucune allusion précise à la Nouvelle Académie.60
C’est ce qu’a soutenu avec le talent qu’on lui connaît Pierluigi Do-
nini,61 en arguant essentiellement du contraste qui existe entre les deux
images de Socrate présentées respectivement par Galaxidôros, au
début du dialogue, et par les Pythagoriciens Simmias et Théanor, dans
leurs exposés concluant le débat philosophique qui, dans cette œuvre
unique en son genre chez Plutarque, alterne avec le récit d’un événe-

57
Voir à ce sujet l’étude de Donini, “Plutarco, Ammonio”.
58
Sur tout ceci, voir Donini, “L’eredità academica”, p. 261-263.
59
Ainsi, c’est la filiation pythagoricienne qui apparaîtrait dans le De virt. mor. et le
De Is., alors que dans l’Adv. Col., Platon procède de Socrate, et Arcésilas est leur héri-
tier légitime.
60
Cf. Donini, “L’eredità academica”, p. 265, qui, après avoir estimé qu’il est légi-
time de voir dans la présentation que Galaxidôros fait de Socrate dans la première
partie du dialogue “il ricordo o l’allusione all’interpretazione neo-academica del filo-
sofo”, ajoute en n. 83: “Ma credo che ci si debba guardare dalla tentazione di identi-
ficare semplicemente Galassidoro con l’Academia nuova; sarebbe bello, ma non è
possibile: Plutarco ha, a mio avviso, evitato di caratterizzare troppo nettamente in
senso filosofico la posizione di Galassidoro”. Voir aussi ce qu’il écrit à ce sujet dans
son essai “Sokrates und sein Dämon”, p. 151 (dernière phrase).
61
Voir sur ce point ses articles “L’eredità academica”, p. 264-265, “Socrate ‘pita-
gorico’”, p. 346-352, et “Sokrates und sein Dämon”, p. 148-152.
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84 DANIEL BABUT

ment historique (la libération de Thèbes en 379 avant notre ère).62


Selon cette interprétation, Plutarque aurait en fait construit son dialo-
gue de façon à montrer que les porte-parole de la thèse pythagoricien-
ne remportent une victoire totale 63 sur le Socrate rationaliste et pour-
fendeur de Pythagore ou de ses émules qu’avait dépeint Galaxidôros.64
Cette lecture du débat auquel donne lieu le problème du démon de

62
J’ai proposé dans “Le dialogue de Plutarque ‘Sur le démon de Socrate’. Essai
d’interprétation”, BAGB (1984), p. 51-76, une interprétation de ce dialogue qui est
toujours la mienne aujourd’hui, puisqu’il m’a semblé que mes arguments n’avaient
pas été réfutés – ni même, à vrai dire, pris en considération. J’avais reçu à ce sujet une
approbation particulièrement précieuse de P.L. Donini (“Lo scetticismo academico”,
p. 214, et “Plutarco e la rinascita del platonismo”, dans G. Cambiano, L. Canfora e
D. Lanza [a cura di], Lo spazio letterario della Grecia antica, Roma 1994, vol. I, tom. III,
p. 52-53, avec n. 36), sur laquelle il est cependant revenu par la suite (“Sokrates und
sein Dämon”, p. 148). Je ne désespère pas tout à fait de le convaincre, mais, dans le
cas contraire, j’espère qu’il me convaincra, puisque, comme le dit le Socrate du
Gorgias (458a), il est plus avantageux d’être réfuté que de réfuter un autre.
63
Cf. notamment “Socrate ‘pitagorico’ ”, p. 349 n. 54: “la tesi di Galassidoro è
pienamente demolita dagli interlocutori”; p. 349-350: “le parole di G. […] sono state
scritte da Plutarco precisamente per essere smentite dal complesso del dialogo e […]
di conseguenza, secondo il nostro autore, una contrapposizione di Socrate al pitago-
rismo non aveva alcuna ragione d’essere”; p. 352: “Dato che la contrapposizione isti-
tuita dal nostro personaggio [scil. Galassiodoro], voglio dire l’opposizione radicale tra
Socrate e il pitagorismo, è destinata a essere demolita dal seguito del dialogo”. On
notera cependant que ces assertions s’harmonisent mal avec ce que l’auteur écrit ail-
leurs (“L’eredità academica”, p. 265), quand il suggère que les développements
répondant, dans la suite du dialogue, au portrait d’un Socrate rationaliste précédem-
ment brossé par Galaxidôros ont été destinés à “correggere l’unilateralità di quella presen-
tazione e […] fornire argomenti intesi a integrare quanto nelle parole di Galassidoro poteva
esserci di buono con un’altra interpretazione di Socrate, quella ‘pitagorizzante’ ”. La
phrase qui vient d’être citée – et plus spécialement les expressions que j’y ai mises en
exergue – me paraît en effet se rapprocher sensiblement de l’interprétation que j’ai
défendue dans mon article “La part du rationalisme dans la religion de Plutarque.
L’exemple du De genio Socratis ”, ICS 13 (1988), p. 383-408, et sur laquelle je revien-
drai ci-après, concernant le type de relation qui existe entre l’intervention initiale de
Galaxidôros et celles de Simmias et de Théanor, qui lui répondent.
64
“Socrate ‘pitagorico’ ”: “L’opinione generale di Galassidoro su Socrate non
risulta forse alla fine da essi [scil. Simmia e Teanore] completamente distrutta, ma la
contrapposizione a Pitagora certamente sì”.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 85

Socrate dans ce dialogue 65 ne peut cependant pas emporter l’adhésion,


pour de nombreuses raisons qui, si diverses qu’elles soient, n’en vont
pas moins toutes dans le même sens. Rappelons tout d’abord que le
personnage de Galaxidôros ne peut être tenu pour un simple ‘faire-
valoir’ de Simmias et Théanor, protagonistes du deuxième volet des
discussions consacrées au démon. C’est lui en effet qui lance le débat
sur ce thème, répond ensuite avec aisance aux objections de ses inter-
locuteurs, et semble en position de force au moment où l’entrée en
scène de nouveaux personnages interrompt la première phase de ces
discussions. Auparavant Phidolaos, son principal contradicteur, en
avait appelé à l’autorité de Simmias pour qu’il empêche Galaxidôros
de “tourner en ridicule une telle manifestation de la puissance prophé-
tique” (581E10-2, trad. Hani). Sur quoi ce dernier avait déclaré à deux
reprises (581F5-7, 582C10-1) qu’il était prêt à écouter ce que Simmias
avait à dire à ce sujet, puisque celui-ci était mieux placé que quiconque
pour s’exprimer en connaissance de cause sur le ‘démon’. Mais loin
qu’il faille interpréter ces passages comme un désaveu, de la part de
Galaxidôros, des propos qu’il avait tenus jusque là, on doit compren-
dre au contraire qu’il est tout prêt à admettre que Simmias est le plus
qualifié pour apporter éventuellement à sa propre thèse éclaircisse-
ments, rectifications ou compléments. La phrase qui clôt cette premiè-
re phase du débat, en 582C11, suggère bien plutôt que celui qui parle
passe, en quelque sorte, le relais à celui qui tiendra le premier rôle dans
la phase finale.
On remarquera en outre que la composition du dialogue semble
agencée de telle sorte que la thèse de Galaxidôros n’y soit jamais ré-
futée. Une première fois, quand Phidolaos appelle Simmias à la res-
cousse,66 celui-ci ne semble pas réagir, puisque c’est Galaxidôros qui
répond longuement à l’accusation portée contre lui, après avoir assu-
ré qu’il était prêt à entendre Simmias et à se laisser convaincre par lui,
tout comme les autres personnes présentes (581F5-7). Quand ensuite,

65
Pour les appréciations déjà souvent portées par les commentateurs sur les
interventions de Galaxidôros dans la première partie du DgS, voir les références rele-
vées dans mon essai “La part du rationalisme dans la religion de Plutarque”, p. 395-
396 (= Parerga, p. 443-444), n. 50, 52, 55, 56.
66
581E10-1, voir le texte cité ci-dessus.
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86 DANIEL BABUT

à la fin de sa réponse à Phidolaos, il insiste sur la nécessité d’entendre


Simmias si celui-ci a quelque chose à dire d’un sujet sur lequel il est
indubitablement le mieux informé, c’est cette fois l’arrivée inopinée
d’Épaminondas et Théanor qui empêche Simmias (comme par
hasard!) de répondre aux sollicitations dont il vient d’être l’objet, et
donc de dire ce qu’il pense de la thèse que vient de développer Gala-
xidôros.
Mais ce n’est pas tout: quand, après une longue interruption (occu-
pée notamment par le récit des préparatifs de la conjuration qui devait
libérer Thèbes), la discussion – qui, nous est-il indiqué significative-
ment, “ne manquait pas d’élévation” (zhthvsew" oujk ajgennou`") – enga-
gée peu auparavant par Galaxidôros et Phidolaos sur la nature et le
mode d’action du ‘démon’, peut enfin reprendre, il nous est précisé
immédiatement que les deux personnages (dont Caphisias, auteur du
récit qu’est censé reproduire le DgS) qui font à ce moment leur entrée
chez Simmias n’entendirent pas la réponse de celui-ci à l’argumenta-
tion de Galaxidôros.67 On croira difficilement que l’auteur ait fait état
par hasard ou par inadvertance d’un pareil détail, qui serait alors par-
faitement oiseux. Et il ne peut avoir eu d’autre intention, en recourant
à ce procédé, que de suggérer au lecteur que l’exposé fait par Gala-
xidôros sur le problème du démon n’a pas été purement et simplement
réfuté par Simmias parce qu’il méritait en quelque façon d’être pris en considé-
ration – fût-ce pour être rectifié et complété – ce que confirme du reste
le fait que cet exposé ait été rapporté tout au long dans la première
partie du dialogue.
Notons enfin que la dernière mention du nom de Galaxidôros que
l’on relève dans l’œuvre (594B3) montre clairement qu’il n’y a jamais
tenu le rôle d’un comparse, destiné à quitter la scène et à être oublié
de tous une fois que ses contradicteurs l’auraient réfuté et réduit au
silence. Car lorsque Caphisias et Théocrite veulent essayer une derniè-
re fois de persuader Épaminondas de se joindre à l’action qu’ils s’ap-
prêtent à déclencher pour la libération de Thèbes, ils spécifient que
Galaxidôros doit être associé à cette démarche. Qu’est-ce à dire, sinon
que celui-ci, qui a participé en même temps qu’Épaminondas aux dis-

67
588B1-C3, trad. Hani légèrement modifiée.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 87

cussions des ‘philosophes’, est estimé capable d’influencer son illustre


compatriote? 68 Comment ne pas penser dès lors que Plutarque a voulu
rappeler par là au lecteur la stature intellectuelle et morale qui devait
être reconnue à son personnage?
Mais il est une indication encore plus importante, qui n’a jamais été
signalée par les commentateurs. Pas plus, en effet, que Galaxidôros ne
peut être pris pour un porte-parole de la Nouvelle Académie,69 Sim-
mias, et Théanor lui-même, ne sont pas des représentants autorisés de
ce qu’on pourrait appeler l’orthodoxie pythagoricienne. Pour le pre-
mier, cela ne résulte pas seulement de ce qu’il n’est jamais qualifié de
Pythagoricien dans le dialogue de Plutarque,70 mais aussi de ce qu’il y
est constamment présenté comme le disciple de Socrate et pour ainsi
dire le dépositaire de sa pensée, de sorte que ses partenaires, à com-
mencer par Galaxidôros, ne mettent jamais en doute son autorité à cet
égard.71
Quant à Théanor, nommément désigné comme Pythagoricien en
582E3-5,72 on remarquera qu’il s’accorde avec Simmias sur un point
dont celui-ci a fortement marqué l’importance dès le début du dis-
cours où il expose sa conception “de la nature et du mode d’action”
de ce que l’on appelle le démon de Socrate (588B12 sq.). Car celui-ci,
souligne-t-il alors, avait souvent estimé en sa présence “que les gens
qui prétendaient avoir des visions grâce auxquelles ils avaient commu-

68
Galaxidôros a en effet toute chance d’avoir été un des chefs thébains du parti
des adversaires de Sparte, au début du IVè siècle, avec Isménias et Androcleidas
(dont les noms apparaissent respectivement en 576A9 et 596B5 dans notre dialogue).
Car Xenophon (Hell. III 5, 1) nous apprend que ces trois hommes politiques reçu-
rent de l’argent des Perses pour fomenter, avec d’autres cités grecques, une guerre
contre Sparte.
69
Voir supra, n. 60.
70
Alors que, comme on le sait, Platon (Phaed. 61d) dit expressément que, tout
comme Cébès, il fut l’élève de Philolaos à Thèbes, où ce dernier séjourna après la dis-
persion de la communauté pythagoricienne de Métaponte (voir la note de P. Vicaire,
Platon. Phédon, Paris 1983, p. 8, et, dans notre dialogue, 583A3-B4, avec les n. 7 et 9
de J. Hani, Plutarque. Œuvres Morales VIII, Paris 1980, p. 222).
71
Cf. à ce sujet 580D5-6, 581E7-9 et 10, 582C10-1, 588C3-9, 589E1-F2, 592F1-
3 et 5, et voir mon essai “Le dialogue de Plutarque ‘Sur le démon de Socrate’”, p. 57
n. 2, et 59, texte correspondant à la note 1 = Parerga, p. 411 et 413.
72
Cf. aussi 579D10-1 et 585E8-10.
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88 DANIEL BABUT

niqué avec un être divin (tou;" ... di∆ o[yew" ejntucei`n qeivw/ tini; levgonta")
étaient des imposteurs, mais que, en revanche, il prêtait attention à
ceux qui disaient avoir entendu une voix (toi`" d∆ ajkou`saiv tino" fwnh`"
favskousi) et qu’il les interrogeait là-dessus minutieusement et avec
beaucoup de sérieux (588C5-8, trad. Hani)”. Or, en 585F8, Théanor
raconte que la nuit qu’il a passée près du tombeau de Lysis pour
apprendre éventuellement de celui-ci où et comment il avait été ense-
veli, il n’eut pas de vision, mais crut entendre une voix qui lui disait de ne
pas déplacer ce qui ne devait pas l’être (ei\don me;n oujdevn, ajkou`sai de;
fwnh`" e[doxa ta; ajkivnhta mh; kinei`n). Et quand Théanor prend une der-
nière fois la parole pour appuyer l’explication que Simmias vient de
proposer sur le phénomène du ‘démon’, il n’est à aucun moment ques-
tion de vision ou d’apparition d’un être divin ou d’un démon, mais
toujours d’une voix, qui se fait parfois entendre à un petit nombre
d’hommes aimés des dieux pour leur vertu.73
Deux autres passages viennent en outre confirmer que l’idée d’ex-
clure radicalement toute possibilité qu’un homme voie jamais de ses
yeux un être divin domine en quelque sorte tout le débat philoso-
phique auquel donne lieu le phénomène du démon de Socrate dans le
dialogue. Car dans le mythe de Timarque, présenté comme l’illustra-
tion et le prolongement, dans un autre registre, des vues exposées par
Simmias dans son discours,74 l’auteur du récit raconte qu’au début de
son aventure “quelqu’un qu’il ne voyait pas s’adressa à lui (eijpei`n tina oujc
oJrwvmenon, 591A3-4)” pour lui demander ce qu’il voulait apprendre.

73
Cf. 593B7-D2, 594A3-6. L’idée selon laquelle un être divin ou un démon ne se
montre pas aux hommes, sauf exceptionnellement, et sous la forme d’un être humain
ou d’un animal, n’est certes pas nouvelle, cf. déjà Il. X 275-6, H. Dem. 111 (Il. I 197-
198, et, dans le chant V, les vers 128 sq., 314 sq. et 815 sq. sont les exceptions qui
confirment la règle), et, chez les tragiques, Soph. Ajax 14-16, Eurip. Hipp. 84-86, et,
dans le Rh. 595-610, particulièrement 608. Chez Plutarque, le texte le plus intéressant
à cet égard se trouve dans le prologue de la Vie de Dion 2, 3-6, passage parfois suspec-
té à tort par les commentateurs d’être un emprunt qui ne refléterait pas les vues per-
sonnelles de l’auteur, alors que, par la forme de l’argumentation aussi bien que par le
contenu, il porte la marque caractéristique de cet auteur (voir à ce sujet Babut,
Plutarque et le stoïcisme, p. 512, avec n. 6, et Parerga, p. 546-547).
74
Cf. 589F6-11, où Plutarque se souvient de Platon, Gorg. 523a et 527a. Voir par
ailleurs De ser. num. vind. 561B6-11, et De Is. 358F4-359 A2, 374E2-4.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 89

Plus tard, au moment où la voix de ce guide se tait, il tente de se re-


tourner pour voir celui qui lui parlait, mais ressent immédiatement une
violente douleur à la tête et perd connaissance, avant de se réveiller à
l’endroit même d’où il était parti (592E3-9). C’est dire qu’aucun
humain vivant, même lorsqu’il bénéficie de révélations comme celles
que reçut Timarque, ne peut prétendre avoir aperçu un être divin.
Mais alors nous devons constater que le mythe s’accorde, en
somme, de manière inattendue avec ce que disait Galaxidôros, dès sa
première prise de parole dans le dialogue, quand il s’en prenait à ceux
qui, voulant se donner l’air de favoris des dieux et d’êtres d’exception,
s’inventent des visions fantastisques (fantavsmata), accompagnées d’é-
normités du même genre, pour faire croire que leurs actes sont divi-
nement inspirés (579F11-4). Il apparaît ainsi que tous ceux qui, de
Galaxidôros à Simmias et à Théanor, en passant par la figure mythi-
que de Timarque, ont pris part, d’une manière ou d’une autre, au débat
institué dans le DgS sur le démon de Socrate, n’ont jamais cru que ce
dernier, ou tout autre, ait communiqué avec un être divin qui se serait
directement manifesté à sa vue.
Or, il se trouve qu’un texte d’Apulée, dans le De deo Socratis, qui se
réfère à un témoignage d’Aristote 75 venant vraisemblablement de sa
monographie Sur les Pythagoriciens, atteste que les vues de ceux-ci à ce
sujet étaient aux antipodes de celles que professaient ces quatre per-
sonnages mis en scène dans notre dialogue, vues qui étaient aussi à
coup sûr celles de Plutarque. Car Apulée, après avoir indiqué qu’il
croyait lui-même fermement que les signes reçus par Socrate de son
démon ne lui parvenaient pas seulement par l’audition d’une voix,
mais par l’apparition d’un être divin que Socrate était le seul à aperce-
voir, ajoute que la plupart de ses auditeurs romains auront assurément
bien du mal à le croire, c’est-à-dire à admettre que la forme d’un
démon soit apparue fréquemment à Socrate. Cependant, nous ap-
prend-il alors, “les Pythagoriciens se montraient habituellement fort
étonnés si quelqu’un niait avoir jamais aperçu un démon, ainsi que l’at-
teste le témoin, à mon avis digne de foi, qu’est Aristote”.76 Il est donc

75
20, 166-7, et Arist. De Pyth. fr. 3 (Ross) = fr. 175 sq. (Gigon).
76
20, 166-7, p. 82, dans le texte publié par M. Baltes, Apuleius. De deo Socratis, dans
Apuleius. Über den Gott des Sokrates, Eingeleitet, übersetzt und mit interpretierenden
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90 DANIEL BABUT

clair que les Pythagoriciens comme Théanor (et aussi Simmias, si on


le range, à la différence de ce que fait l’auteur du DgS, parmi les Pytha-
goriciens) ne s’accordaient pas, sur la question, manifestement crucia-
le dans l’optique de notre dialogue, des apparitions d’êtres divins, avec
les Pythagoriciens du temps d’Aristote (ou d’une époque antérieure).77
Il en résulte qu’il n’est plus possible d’opposer radicalement, dans
cette œuvre de Plutarque, deux figures totalement inconciliables de
Socrate, celle du Socrate rationaliste et pourfendeur de la superstition,
campée par Galaxidôros dans la première partie du dialogue (et peut-
être plus ou moins inspirée par l’idée que s’en étaient faite les Néo-
Académiciens), et celle de la tradition pythagoricienne, qui devait,
avait-on pensé, disqualifier totalement l’autre aux yeux de l’auteur.
Bien plutôt faut-il maintenant admettre que même si le Socrate de
Simmias et Théanor est, à n’en pas douter, celui qui reflète le plus
complètement les vues de Plutarque,78 il ne s’ensuit pas qu’il n’y ait

Essays versehen, von M. Baltes, M.-L. Lakmann, J.M. Dillon, P.L. Donini, R. Häfner,
L. Karfíková, Darmstadt 2004: Credo plerosque vestrum hoc, quod commodum dixi, cunctan-
tius credere et impendio mirari formam daemonis Socrati visitatam. At enim [secundum] Pytha-
goricos mirari solitos, si quis negaret umquam vidisse daemonem, satis, ut reor, idoneus est auctor
Aristoteles. Sur ce texte voir Baltes, Apuleius, p. 114 n. 221 (où il renvoie aussi à 16,
156, tum etiam fortasse coram), et n. 225, 226 (textes parallèles et références).
77
On ne s’en étonnera pas outre mesure si l’on se souvient qu’au début de l’épo-
que impériale, chez les adeptes du ‘Moyen platonisme’, se sont baptisés ‘Pytha-
goriciens’ des Platoniciens qui récusaient l’héritage de l’Académie ‘sceptique’. Cf.
Bonazzi, Academici e Platonici, p. 238 n. 67, citant M. Frede, “Numenius”, ANRW II
36, 2 (1987), p. 1043, et B. Centrone, “Cosa significa essere pitagorico in età impe-
riale. Per una riconsiderazione della categoria storiografica del neopitagorismo”, dans
A. Brancacci (a cura di), La filosofia in età imperiale. Le scuole e le tradizioni filosofiche,
Napoli 2000, p. 137-168.
78
Je ne vois pas ce qui peut justifier le jugement de Donini, “Sokrates und sein
Dämon”, p. 149 n. 21, selon lequel j’aurais minimisé les différences entre les deux
images de Socrate présentées dans le DgS, au point de les faire pratiquement dispara-
ître. Cf. ce que j’écrivais déjà dans Plutarque et le stoïcisme, p. 514-515 (“La thèse de
Galaxidôros n’est ni entièrement vraie, ni entièrement fausse”), et surtout dans “La
part du rationalisme dans la religion de Plutarque”, p. 401 = Parerga, p. 449: “pour
l’auteur du De genio, la théorie de Galaxidôros sur le démon n’est pas fausse, mais
appelle des compléments et des rectifications, qui seront apportés dans la deuxième
phase de la discussion philosophique, en particulier par Simmias, auquel Galaxidôros
passe en quelque sorte ostensiblement le relais”.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 91

rien à retenir du portrait que Galaxidôros a brossé du personnage.


Ainsi peuvent s’expliquer à la fois les points d’accord que l’on peut
relever entre les propos de Galaxidôros et des vues qu’exprime ailleurs
Plutarque en son propre nom,79 et, semblablement, les convergences
inattendues qui se font jour entre les interventions des trois personna-
ges qui dominent le débat des ‘philosophes’ sur le démon de Socrate.80
La construction complexe et raffinée du DgS 81 – qui est peut-être,
à cet égard, le chef-d’œuvre de son auteur – pourrait d’autre part en
apporter une preuve supplémentaire. Car on y retrouve le même sché-
ma ascendant que dans d’autres œuvres de Plutarque, l’argumentation
s’y développant par étapes délibérément séparées, comme pour empê-
cher une interprétation simpliste de la réponse nuancée qu’il entendait
donner à la question faisant l’objet du débat. Ainsi, s’agissant du
‘démon’ de Socrate, la mission qui incombe à Galaxidôros, si l’on peut
dire, consiste à poser des jalons et à énoncer des principes qui seront
pris en compte par les orateurs suivants, mais qui recevront par ailleurs
d’eux des éclaicissements et des compléments de première importan-
ce. Le ‘démon’ est assurément un signe de provenance divine, comme
l’avait reconnu Galaxidôros, mais il se distingue des autres signes, que
peuvent saisir et interpréter les gens ordinaires, en ce qu’il s’adresse
personnellement à certains êtres exceptionnels, qui ont su s’élever, par
leur valeur morale, au-dessus de ‘l’ensemble du troupeau’.82

79
Cf. dans mon essai “La part du rationalisme dans la religion de Plutarque”, p.
399-401 = Parerga, p. 447-449.
80
Cf. “La part du rationalisme dans la religion de Plutarque”, p. 402-407 =
Parerga, p. 450-455. Comparer ce qu’écrit Donini, “Plutarco e la rinascita del platoni-
smo”, p. 57, à propos de la répartition des rôles entre Lamprias, Lucius et Sylla dans
le De fac. lun.
81
Voir à ce sujet mon article “Le dialogue de Plutarque ‘Sur le démon de
Socrate’”, p. 51-76, que je ne renie pas, du moins tant qu’il n’aura pas été réfuté, et
tant qu’une explication plus plausible de la composition de l’œuvre (qui n’est certai-
nement pas le résultat d’une improvisation désordonnée et fantaisiste) n’aura pas été
proposée.
82
Comparer d’une part 580F8-12 (Galaxidôros): le ‘démon’ est un signe qui res-
sortit à la divination ordinaire, autrement dit il ne détient pas “un pouvoir particulier
et exceptionnel ”, ijdivan tina; kai; peritth;n duvnamin; mais Socrate était plus à même que
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92 DANIEL BABUT

Il est remarquable qu’un schéma du même type ait présidé à la


composition du dialogue Sur la disparition des oracles.83 Car les rôles qui
y sont dévolus à Cléombrote, puis à Ammonios et Lamprias, y corres-
pondent, respectivement, à ceux de Galaxidôros , puis de Simmias et
Théanor dans le DgS. Dans les deux cas, en effet, le premier orateur
énonce une thèse qui n’est ni totalement pertinente ni totalement erro-
née, puisque ceux qui lui succèdent s’attachent seulement à corriger ce
qu’elle a d’unilatéral, d’excessif ou d’insuffisant. Mais si le schéma gé-
néral sur lequel sont construits les deux dialogues est identique, l’or-
dre dans lequel sont disposés les volets principaux de l’argumentation
est inverse. Car le DgS nous présente d’abord, avec l’intervention de
Galaxidôros, un Socrate qui insiste sur le rôle essentiel de la raison, et
met en garde contre les risques de la crédulité et les dangers de la
superstition. C’est seulement dans la deuxième partie du débat qu’est
affirmée la spécificité du ‘démon’.84 En revanche, dans le De def. orac.,
la question de la disparition de nombreux oracles appelle plus d’une
explication, et celle que développe Cléombrote, en arguant que des

d’autres d’en faire son profit et de l’interpréter, en s’appuyant sur l’expérience et en


usant du raisonnement, peivra/ bebaiwsavmenon ... tw`/ logismw`/; cf. aussi 579F10-12, oiJ de;
wJ" qeofilei`" kai; perittoiv tine" ei\nai dokoi`en ejpiqeiavzousi ta;" pravxei"; d’autre part,
589C8-12 (Simmias): le ‘démon’ est un signe spécial, que perçoivent seulement les
hommes ‘divins et exceptionnels’, toi'~ qeivoi" kai; perittoi`" ajndravsi. Voir également
578E6 (Lysis a l’air d’un homme exceptionnel, et non d’un homme comme tout le
monde, perittw`/ ... kai; oujk ijdiwvth/ prosevoiken); 593B4-8 (Théanor): ceux qui sont au-
dessus de nous choisissent les meilleurs et leur octroient ‘une éducation particulière et
exceptionnelle’ (ijdiva" kai; peritth`" paidagwgiva" ajxiou`si – à rapprocher de 576D11, Épa-
minondas a reçu en partage “une éducation supérieure et exceptionnelle”, meteivlhfe pai-
deiva" diafovrou kai; peritth`") – les guidant “par la raison, au moyen de signes totale-
ment ignorés de l’ensemble du troupeau” (lovgw/ dia; sumbovlwn eujquvnonte" w|n oiJ polloi;
kai; ajgelai`oi pantavpasin ajpeivrw" e[cousin, trad. Corlu)”.
83
Voir mon article “La composition des ‘Dialogues pythiques’ de Plutarque et le
problème de leur unité”, Journal des Savants (1992), p. 215-233 = Parerga, p. 485-503.
84
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Si on admet en effet avec les
Platoniciens, les Académiciens et d’autres ‘Socratiques’, que Socrate n’était pas un
homme comme les autres, puisqu’il avait été investi d’une mission par la divinité, et
qu’il en recevait certains signes, il devenait difficile de ne voir dans le ‘démon’ qu’un
signe ressortissant à la divination la plus courante. D’où l’impossibilité de se conten-
ter des explications d’un Galaxidôros.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 93

démons préposés à la divination oraculaire sont susceptibles de s’être


éloignés, provisoirement ou définitivement, n’est présentée que
comme une hypothèse (cf. 420A6-7), qu’il apparaît par la suite néces-
saire de compléter et de rendre philosophiquement plus acceptable, ce
qui sera fait, dans la dernière partie, avec les interventions d’Am-
monios et de Lamprias.85 Il était donc normal que ces deux person-
nages, comme Simmias et Théanor dans le DgS, soient les derniers à
apporter leur contribution au débat.
Mais si le dessein du DgS n’a donc pas été de désavouer le Socrate
rationaliste (ressemblant peut-être à l’idée que s’en étaient faite les
Néo-Académiciens), au profit du Socrate de la tradition pythagori-
cienne,86 pourquoi alors l’auteur ne s’est-il pas contenté de faire con-
naître son interprétation du ‘démon’ par les seuls discours de Simmias
et de Théanor, qui pourraient sembler se suffire à eux-mêmes, pour-
quoi a-t-il préféré faire intervenir préalablement Galaxidôros, au ris-
que de semer le trouble dans l’esprit de ses lecteurs?
On le comprendra si l’on s’avise que cette répartition des rôles
dans le DgS correspond à un thème récurrent dans l’œuvre de Plutar-
que, et à une constante de sa pensée philosophique, qu’on pourrait dé-
finir comme une tension consciente 87 entre l’exigence de rationalité et
la reconnaissance d’une transcendance divine dont les manifestations
dépassent la compréhension de notre raison. Sans revenir sur ce que
j’ai écrit à ce sujet il y a près de quarante ans,88 je me contenterai de
rappeler deux passages des Vies parallèles, d’autant plus révélateurs qu’il
s’agit là, selon toute apparence, de réflexions personnelles insérées par
l’auteur sous forme de digressions dans la trame des récits biographi-
ques.

85
Voir à ce sujet mon essai “La composition des ‘Dialogues pythiques’ ”, p. 216-
224 = Parerga, p. 486-494.
86
Donini, “Sokrates und sein Dämon”, p. 151, estime que Plutarque n’aurait pas
été en mesure, dans ce contexte, de reconnaître ouvertement qu’un tel désaveu cor-
respondait bien à sa propre conviction; car du même coup serait apparue au grand
jour l’impossibilité de concilier l’image d’un Socrate pythagoricien avec la thèse de
l’unité de l’Académie qu’il avait faite sienne. Mais comment comprendre dès lors qu’il
ait néanmoins donné son adhésion à cette thèse?
87
Cf. mon livre Plutarque et le stoïcisme, p. 482-483 et 517.
88
Voir Plutarque et le stoïcisme, p. 508-514 et 514-519.
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94 DANIEL BABUT

Vers la fin de la Vie de Coriolan, il nous est rapporté qu’au moment


où l’on plaçait dans le temple de la Fortune Féminine, érigé pour com-
mémorer la délivrance de la ville, la statue que la femme et la mère du
héros avaient tenu à y consacrer, cette statue fit entendre une voix qui
louait ces femmes pour leur acte de piété. C’est alors que Plutarque se
lance dans une digression où il s’interroge longuement sur la crédibi-
lité d’un tel prodige. Dans un premier temps il passe en revue toutes
les raisons qui inciteraient à douter de sa réalité.89 Après quoi, chan-
geant, si l’on peut dire, son fusil d’épaule, il laisse entrevoir une certai-
ne sympathie pour ceux “qui poussent à l’excès la dévotion et l’amour
envers la divinité (toi`" uJp∆ eujnoiva" kai; filiva" pro;" to;n qeo;n a[gan ejm-
paqw`" e[cousi) 90 et qui sont par là même hors d’état de rejeter ou de
révoquer en doute aucun prodige de ce genre”; ceux-là, en effet, “ont
pour fonder leur foi le caractère merveilleux de la puissance divine, qui

89
38, 1-4. On relèvera dans cette partie du texte deux parallèles remarquables
avec le débat du DgS sur le ‘démon’. Tout d’abord, au § 2, l’auteur estime conceva-
ble qu’une statue puisse “suer, verser des larmes et laisser échapper des gouttes de
sang”, en arguant qu’on peut trouver une explication naturelle à de tels phénomènes.
Et il ajoute alors: “Rien n’empêche de croire que la divinité se sert de ces phénomè-
nes pour signifier certains événements (oi|" e[nia shmaivnein to; daimovnion oujde;n kwluvei)”.
Ces deux derniers mots, notons-le en passant, peuvent être rapprochés de ce qu’on
lit dans De def. orac. 420A5-6, C7-10, 423E8, 426A1, cf. mon essai “La composition
des ‘Dialogues Pithyques’”, p. 218, avec n. 105 = Parerga, p. 488). Ensuite, au § 4, l’ex-
plication avancée pour la parole prononcée par la statue est “qu’un phénomène dif-
férent de la perception s’est produit dans la partie imaginative de notre âme et nous
entraîne à croire vraie une apparence, de même que dans le sommeil nous croyons entendre,
alors que nous n’entendons pas, et voir alors que nous ne voyons pas (w{sper ejn u{pnoi" ajkouvein
oujk ajkouvonte" kai; blevpein ouj blevponte" dokou`men, trad. Flacelière et Chambry)”. Cette
fois, c’est le discours de Simmias qui contient une explication du même genre, expri-
mée dans des termes presque identiques: “C’est ainsi” indique-t-il en effet au début
de ce discours “qu’ à réfléchir entre nous, nous en étions venus à supposer que le
démon de Socrate n’était sans doute pas une vision, mais plutôt la perception d’une
voix ou l’intelligence d’une parole qui l’atteignait d’une façon mystérieuse; de même,
dans le sommeil il n’y a pas de voix, mais en éprouvant l’impression ou en ayant l’intelligence de cer-
taines paroles on croit entendre parler (w{sper kaq∆ u{pnon oujk e[sti fwnhv, lovgwn dev tinwn dovxa"
kai; nohvsei" lambavnonte" oi[ontai fqeggomevnwn ajkouvein, 588C9-D4, trad. Corlu légère-
ment modifiée)”.
90
À rapprocher de De E 387F2-3, où ejmpaqw`" présente un contraste semblable
avec timhvsein to; mhde;n a[gan ejn Akadhmeiva/ genovmenon.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 95

est sans commune mesure avec la nôtre (mevga pro;" pivstin ejsti; to; qau-
mavsion kai; mh; kaq∆ hJma`" th`" tou` qeou` dunavmew"). Car elle n’a aucune res-
semblance avec ce qui est humain, ni par sa nature, ni par sa manière
de se mouvoir, ni par ses moyens, ni par sa force, et, qu’elle fasse
quelque chose qui est pour nous infaisable et réalise l’impossible, n’est
pas inimaginable. Mais la plupart des choses divines, selon Héraclite,
échappent à notre connaissance à cause de notre manque de foi ( ∆Alla;
tw`n ... qeivwn ta; pollav, kaq∆ ÔHravkleiton, ajpistivh/ diafuggavnei hJma`", ibid.,
§§ 5-7, trad. Flacelière et Chambry légèrement modifiée)”. Par le che-
minement de sa réflexion, comme par le contenu de celle-ci et son
expression, il apparaît que Plutarque s’accorde tout à la fois avec avec
ce qui nous est présenté successivement dans le DgS par le truchement
de Galaxidôros, de Simmias et de Théanor.
C’est encore ce qu’on rapportait au sujet d’une statue de divinité
qui aurait fait entendre une voix (en réponse, cette fois, à une demande
qu’on lui adressait) qui incite Plutarque à se demander, dans la Vie de
Camille (ch. 6), s’il est raisonnable ou non d’ajouter foi à un tel prodige.
Si l’on compare cependant ce passage avec le texte de la Vie de Coriolan
qui vient d’être cité, on relève deux différences, d’une part dans la
manière dont sont présentés les arguments pouvant faire pencher la
balance d’un côté ou de l’autre, d’autre part dans la conclusion qui en
est tirée. Au lieu d’examiner séparément en effet les raisons de douter
d’un tel prodige, puis celles qui incitent au contraire à prendre au
sérieux ce qui nous est rapporté à ce sujet, Plutarque choisit de faire
alterner les arguments allant dans l’un et l’autre sens. Il signale d’abord
que, selon Tite-Live, ce n’est pas la statue qui aurait répondu à la ques-
tion qu’on lui posait, mais “quelques-uns des assistants”. À quoi il
oppose immédiatement l’argument de ceux qui soutiennent que le
destin miraculeux de Rome, partie de rien pour parvenir “à un si haut
degré de gloire et de puissance”, nous oblige à croire que la ville a
bénéficié, de manière constante et décisive, de l’assistance divine.91
Nombreux sont d’ailleurs les prodiges du même genre qui ont été
signalés dans le passé, mais, renchérit alors Plutarque, même de nos

91
Plutarque invoque lui-même à peu près littéralement le même argument dans
la Vie de Romulus 8, 9. Voir à ce sujet C.P. Jones, Plutarch and Rome, Oxford 1971, p.
69, avec n. 16; 90, avec n. 15; et 99, avec n. 71.
05 BABUT 63-98.qxd 13-10-2006 10:36 Pagina 96

96 DANIEL BABUT

jours on recueille bien des témoignages comparables qui suscitent l’é-


tonnement, et qu’il serait hasardeux de traiter par le mépris. Vient
alors une conclusion très personnelle de l’auteur, comme on peut en
juger en y retrouvant certains des thèmes favoris de son œuvre: “Mais
en ces matières, la foi aveugle et la défiance excessive (kai; to; pisteuvein
sfovdra kai; to; livan ajpistei`n) sont également dangereuses,92 à cause de
la faiblesse humaine (dia; th;n ajnqrwpivnhn ajsqevneian),93 qui n’a pas de
bornes et ne sait pas se maîtriser, mais se laisse emporter tantôt à la
superstition et à l’aveuglement (o{pou me;n eij" deisidaimonivan kai;
tu`fon),94 tantôt à la négligence et au mépris des choses divines (o{pou d∆
eij" ojligwrivan tw`n qeivwn kai; perifrovnhsin).95 Le mieux est d’être cir-
conspect et d’éviter tout excès (hJ d∆ eujlavbeia kai; to; mhde;n a[gan
a[riston)”.96
Ce qui est le plus significatif dans ce dernier passage n’est sans
doute pas que l’accent y soit légèrement déplacé par rapport au texte
parallèle de la Vie de Coriolan, comme si Plutarque y était plus sensible,
en l’occurrence, au risque de ‘superstition’ et d’‘aveuglement’, dans
l’appréciation d’événements extraordinaires attribués à l’action de la
divinité, qu’au danger de ‘négligence’ et de ‘mépris des choses divi-
nes’.97 Car la dernière phrase, placée sous le signe de concepts qui ca-
ractérisent ailleurs, selon notre auteur, l’‘Académie issue de Platon’,98
confirme qu’il y a un lien essentiel, à ses yeux, entre les deux thèmes
de l’unité de l’Académie et de l’équilibre à maintenir entre exigence de
rationalité et reconnaissance de l’incommensurabilité des natures divi-
ne et humaine. Cela va nous montrer qu’il existe en réalité deux rai-
sons, d’ailleurs complémentaires, permettant de comprendre pourquoi
Plutarque, à la différence d’Antiochos ou de Numénius et d’autres

92
Voir les références de passages comparables dans mon livre Plutarque et le stoï-
cisme, p. 523-525, en particulier p. 523 n. 1, et 524 n. 2, 4, 5 et 6.
93
Sur la place de ce thème dans les Vies, cf. Plutarque et le stoïcisme, p. 302-307.
94
Cf. Galaxidôros dans DgS 579F8-9 (tuvfou kai; deisidaimoniva").
95
Cf. derechef Galaxidôros, 580B9-C2.
96
Comparer De def. orac. 431A1 (to; a[gan th`" pivstew"), De E 387F1 (to; mhde;n a[gan),
et De ser. num. vind. 549E6-7 (th`" pro;" to; qei`on tw`n ejn ∆Akadhmeiva/ filosovfwn eujlabeiva").
97
Voir à ce sujet les pages 518-519 de mon livre Plutarque et le stoïcisme.
98
Voir les références de la n. 96.
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L’UNITÉ DE L’ACADÉMIE SELON PLUTARQUE 97

représentants du ‘Moyen platonisme’, n’a jamais cru que la ‘Nouvelle


Académie’ avait abandonné l’héritage de Platon.99
D’une part, en effet, l’examen du De prim. frig. nous a fait claire-
ment voir que la ferme volonté de l’auteur de ne pas séparer platonis-
me et Nouvelle Académie venait de sa conviction qu’il ne faut pas
mêler ce qui appartient au domaine du sensible et ce qui relève de l’in-
telligible.100 C’est ce qu’illustre avec éclat, dans le dialogue Sur l’E de
Delphes, la position du protagoniste et porte-parole de l’auteur,
Ammonios, qui, tout en partageant les vues des Néo-Académiciens
sur l’impossibilité d’une connaissance vraie fondée sur la perception
du sensible, n’en croit pas moins possible et normal de consacrer son
discours final à exposer dogmatiquement les principes de la métaphy-
sique platonicienne.101 Mais c’est aussi parce que Plutarque, à la diffé-
rence d’autres Platoniciens des premiers siècles de notre ère, n’a pas
sacrifié l’exigence de rationalité à la reconnaissance de la transcendan-
ce divine, qu’il s’est réclamé avec insistance de la ‘circonspection’ de la
Nouvelle Académie et a voulu se garder tout autant de la ‘croyance
excessive’ (to; pisteuvein sfovdra, to; a[gan th`" pivstew"), menant tout droit

99
Cela a paru étonnant à plus d’un historien moderne de la philosophie ancien-
ne, jugeant difficile de concilier le scepticisme apparemment radical d’un Arcésilas
avec l’ontologie platonicienne. Mais que ce jugement soit justifié ou non, ce que nous
devons tenter de comprendre, ce sont les raisons qui ont pu inciter un Platonicien
bon teint comme Plutarque à en prendre le contrepied.
100
Voir supra, p. 81 avec n. 53, et cf. Bonazzi, Academici e Platonici, p. 213-236, en
particulier p. 231, 235-236.
101
Donini, “L’eredità academica”, p. 272 n. 103, estime que l’obscurité et l’incer-
titude de toutes les questions qui touchent à la physique sont dues au fait que leur
objet n’est que la copie imparfaite, soumise au désordre et à un changement perpé-
tuel, d’un paradigme idéal. Il en infère que Plutarque serait principalement influencé
dans ce domaine par le Timée, plutôt que par la critique néo-académicienne de la con-
naissance sensible et par la thèse de la nécessaire suspension du jugement. Mais la
faillibilité de la connaissance sensible n’est-elle pas inséparable de l’inconsistance de
son objet, comme cela ressort aussi bien de ce que dit Ammonios dans le De E (cf.
392E4-5, yeuvdetai d∆ hJ ai[sqhsi" ajgnoiva/ tou` o[nto" ei\nai to; fainovmenon) que de ce qu’écrit
Plutarque dans Adv. Col. 1118B2-10 Pohlenz, cf. Bonazzi, Academici e Platonici, p. 229-
230: “Il ragionamento dell’epoche è lo strumento che ci evita di fondare il giudizio […]
sulle incerte […] basi dei fenomeni sensibili”?
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98 DANIEL BABUT

à la ‘superstition’ et à l’‘aveuglement’, que de la méconnaissance de la


puissance divine, sans commune mesure avec la nature humaine.
C’est assurément ce qui donne à ce philosophe une place singuliè-
re dans l’histoire du platonisme, quelque jugement que l’on porte sur
sa tentative, unique en son genre,102 de concilier l’héritage de Platon
avec celui de l’Académie ‘sceptique’. Aussi, rien ne me semble-t-il plus
approprié, au moment de donner à ces notes leur conclusion, que de
ramener à leur juste place les divergences qui sont apparues ici et là
entre les vues que j’y ai défendues et celles qu’a exposées éloquem-
ment Pierluigi Donini, et de laisser la parole au savant éminent et à
l’ami auquel je dois tant, en citant sans y ajouter un mot son jugement
sur Plutarque, philosophe que nous avons longuement fréquenté l’un
et l’autre – jugement aussi équitable que perspicace, auquel j’adhère
sans réserve: “suggerirei di riconoscere che la stessa esistenza, nella
sua opera, di risposte diverse al problema basilare del fondamento
delle proprie convinzioni di platonico e della giustificazione di queste
testimonia in realtà del tutto a favore di lui, della sua onesta e scrupo-
losa ricerca di una risposta che legittimasse e spiegasse in modo ulti-
mativo la sua posizione filosofica. Per questo rispettabile sforzo di
approfondimento teorico, al quale non conosco nulla di paragonabile
nell’intero mondo medioplatonico, Plutarco dovrebbe allora apparire
tutt’altro che un pensatore mediocre, ma, anzi, addirittura la figura di
gran lunga più ricca e più interessante di quell’età e di quell’indirizzo
filosofico”.103

Daniel BABUT
Université Lyon II ( Louis-Lumière)

102
Même Cicéron, Académicien qui ne reniait pas Platon, n’a pas une position
exactement comparable.
103
L’eredità academica, p. 261. Cf. aussi p. 273: “Plutarco è il platonico più fedele e
più vicino al maestro in tutta la storia del platonismo della prima età imperiale”.

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