Vous êtes sur la page 1sur 36

II.

LES « PRÉSOCRATIQUES »

La philosophie naît en Grèce au tournant du VIe s. avant notre ère. Par le passé, on a
souvent décrit cette naissance comme un « miracle » (le « miracle grec »). Aujourd’hui, la
plupart des chercheurs ont renoncé à une (absence d’) explication de ce genre et attribuent cet
événement à la conjonction d’éléments favorables – notamment politiques, sociaux et
économiques – qui a formé un contexte propice à l’émergence d’un nouveau type de pensée.
L’avènement de la cité, en particulier, a certainement joué un rôle décisif sur ce point, en
mettant en place un espace public favorisant la discussion et, par là même, la remise en
question de certaines idées reçues de la tradition1. Par ailleurs, le fait que les premiers
« philosophes » connus (qui ne portaient pas encore ce nom) soient apparus dans les colonies
grecques de la côte ionienne (Turquie actuelle), où les conditions matérielles d’existence
étaient particulièrement favorables et qui entretenaient des contacts privilégiés avec d’autres
cultures, a certainement joué un rôle important également : comme le dit Aristote, c’est
seulement lorsque les hommes ne sont plus obligés de se soucier continuellement de leurs
moyens de subsistance qu’ils peuvent commencer à s’interroger plus profondément sur eux-
mêmes et sur le monde qui les entoure. Reste que ces conditions favorables, si elles peuvent
aider à comprendre l’émergence de la philosophie, ne peuvent suffire à l’expliquer
intégralement : en termes philosophiques, on peut dire que ces conditions étaient sans doute
nécessaires, mais en aucun cas suffisantes pour que la philosophie fasse son apparition.
Comme tout événement, la naissance de la philosophie demeure pour une part contingente, et
pour cette raison aucune explication historique ne pourra jamais prétendre en venir à bout.
Les premiers penseurs que nous avons à aborder sont généralement appelés
« philosophes présocratiques ». Cette appellation est doublement problématique. Tout
d’abord, la plupart, voire tous ces penseurs ne se désignaient pas eux-mêmes ni n’étaient
désignés par leurs contemporains comme des « philosophes ». Nous verrons que bien que le
terme φιλόσοφος soit parfois attribué à Pythagore, il ne prend vraisemblablement un sens
technique qu’à partir de Platon. Avant cela, le terme utilisé est plutôt σοφός, qui lui-même n’a
pas immédiatement un sens technique. Qu’est-ce qu’un σοφός ? De prime abord, c’est tout
simplement quelqu’un qui possède une certaine σοφία (ou σοφίη en dialecte ionien), terme
généralement traduit par « sagesse ». Avant l’apparition des premiers « philosophes », on peut
essentiellement distinguer trois significations de ce terme :
1. En un premier sens, ce terme a une extension très large et renvoie de manière
générale à un savoir, à un art et à une technique. La plus ancienne occurrence attestée se
trouve dans l’Iliade d’Homère (IXe-VIIIe s. avant notre ère), où le terme σοφία désigne l’art
du charpentier. Puis on le trouve chez des poètes comme Pindare (VIe-Ve s.), Eschyle (VIe-
Ve s.) et Sophocle (Ve s.), où il désigne l’habileté du poète, du musicien, du devin et du
médecin. En réalité, le sens du terme σοφός s’enrichit à mesure que les divers arts se
développent : progressivement, il en vient à caractériser également les cavaliers, les marins,
toutes sortes d’artistes et d’artisans…
2. Outre ce premier emploi, qui fait de la σοφία la maîtrise d’une certaine technique,
on rencontre également des usages où le terme renvoie plutôt à « un ensemble de
connaissances qui résulte d’une vaste information, d’une recherche, ἱστορίη, inspirée par une
inlassable curiosité »2. Par exemple, chez Hérodote (I, 30), le roi Crésus accueille Solon de

1
Sur ce point, voir en particulier J.-P. Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962 (repris dans
la collection « Quadrige »).
2
A.-M. Malingrey, « Philosophia ». Étude d’un groupe de mots dans la littérature grecque, des Présocratiques
au IVe siècle après J.-C., Paris, Klincksieck, 1961, p. 35.

1
passage à Sardes en ces termes : « Étranger d’Athènes, tu as chez nous une immense
réputation, à cause de ta σοφίη et de tes nombreux voyages ». La σοφία correspond alors au
savoir accumulé à force d’expérience sur divers sujets.
3. Enfin, le terme σοφία renvoie aussi plus particulièrement à une sagesse pratique.
C’est en ce sens qu’on parle des « sept sages », ces figures semi-légendaires parmi lesquelles
on trouve Solon, Bias et Pittacos, mais aussi Thalès de Milet, et que l’on vénère en raison de
leur sagesse « sapientiale » ou « gnomique » (de γνώμη, « maxime », terme qui désigne
encore la connaissance chez les présocratiques), fruit d’une expérience de vie et non d’une
réflexion systématique et théorique.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’émergence d’un sens nouveau de σοφός et de
σοφία, d’abord, de φιλόσοφος et de φιλοσοφία, ensuite.
Quant à l’adjectif « présocratique », qui est censée signifier que ces penseurs sont
antérieurs à Socrate (ce qui d’ailleurs n’est pas rigoureusement exact pour tous : en
particulier, Démocrite est mort plusieurs décennies après Socrate), ou du moins qu’ils n’ont
pas subi son influence, il n’a été forgée qu’à la fin du XVIIIe siècle et demeure problématique.
En effet, il suggère que ces penseurs constituent un groupe relativement homogène pouvant
être caractérisé par certains traits communs. Or nous allons voir que cette appellation
regroupe des penseurs extrêmement différents les uns des autres, et qu’il n’y a guère de
raisons de rapprocher certains d’entre eux plus que de rapprocher tel ou tel d’entre eux de tel
ou tel philosophe ultérieur. Il n’en reste pas moins que l’on peut continuer à penser que la
figure de Socrate a effectivement introduit une rupture essentielle dans l’histoire de la pensée,
ne fût-ce qu’au regard de la tradition qui a suivi, rupture qui justifie jusqu’à un certain point le
regroupement des penseurs « antérieurs » sous une appellation commune – qui, d’ailleurs, est
tellement ancrée dans l’usage qu’il serait difficile de s’en défaire3.
L’un des seuls traits réellement communs à ces penseurs est purement contingent,
puisqu’il s’agit de l’état de notre documentation les concernant. En effet, toutes leurs œuvres
ont été irrémédiablement perdues. À l’exception de quelques rares papyrus lacunaires, leur
pensée ne nous est plus connue que par les témoignages d’auteurs postérieurs – compris
essentiellement entre Platon (IVe s. avant notre ère) et Simplicius (VIe s. de notre ère) –, ainsi
que par quelques rares citations littérales (ou presque littérales) que ceux-ci en ont faites dans
leurs propres œuvres et qui constituent ce qu’on appelle les « fragments » de ces philosophes.
C’est dire que notre compréhension de la pensée des présocratiques est nécessairement
incomplète et fortement dépendante de ces auteurs postérieurs, dont le témoignage est souvent
influencé, voire biaisé, par leurs propres intérêts, parfois polémiques. Il convient de le garder
à l’esprit lorsqu’on aborde ces penseurs.

Lectures conseillées

Les fragments des présocratiques ont été rassemblés au début du vingtième siècle par le
philologue allemand Hermann Diels sous le titre Die Fragmente der Vorsokratiker, recueil qui a fait
l’objet de nombreuses rééditions et révisions par la suite (dues notamment à Walther Kranz, d’où la
désignation habituelle du recueil par l’appellation « Diels-Kranz », abréviation DK). Une traduction
française presque intégrale en a été publiée dans la « Bibliothèque de la Pléiade » sous le titre Les
Présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, dont il existe une version de poche moins complète, mais plus
abordable, sous le titre Les Écoles présocratiques (collection Folio/Essais). Bien que de meilleures
éditions et traductions de chacun des principaux philosophes présocratiques soient disponibles, dont
les plus aisément accessibles au lecteur francophone seront citées ci-dessous, ce dernier ouvrage est

3
Pour une problématisation de la catégorie de « philosophie présocratique », voir A. Laks, Introduction à la
« philosophie présocratique », Paris, PUF, 2006.

2
largement suffisant pour ce cours. Tout récemment, toutefois, est paru le recueil édité par A. Laks et
G.W. Most sous le titre Les Débuts de la philosophie. Des premiers penseurs grecs à Socrate, Paris,
Fayard, 2016, sans doute appelé à supplanter progressivement l’ouvrage de Diels-Kranz en raison de
sa complétude et de sa grande qualité. Pour cette raison, les fragments cités dans le cadre de ce cours
seront suivis de leur numérotation dans ce recueil, désigné par l’abréviation LM (pour « Laks-Most »),
d’où seront également extraites les traductions françaises, parfois légèrement modifiées. Enfin, très
utile également, le recueil de G.S. Kirk, J.E. Raven et M. Schofield, Les Philosophes présocratiques.
Une histoire critique avec un choix de textes, trad. française par H.A. de Weck, Fribourg – Paris,
Éditions Universitaires – Éditions du Cerf, 1995, plus sélectif dans les textes cités, mais qui les
accompagne de discussions critiques précises.
Un grand nombre de témoignages concernant les Présocratiques sont consignés dans l’ouvrage
doxographique de Diogène Laërce, pour lequel on utilisera de préférence la traduction collective
suivante : Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, Le Livre de Poche
(collection « La Pochothèque »), 1999.

1) Les origines

a. Les Milésiens

Traditionnellement, c’est à THALÈS DE MILET (VIIe-VIe s. avant notre ère) que l’on
attribue la paternité de la philosophie. Cette attribution est certainement quelque peu
arbitraire, mais elle s’est imposée très tôt (dès le IVe s. avant notre ère, en particulier sous
l’impulsion d’Aristote) et a conditionné tous les témoignages que nous possédons sur les
origines de la philosophie. Dans nos sources, Thalès est rattaché au groupe légendaire des
« sept sages », qui auraient joué un rôle fondateur dans la culture grecque, surtout dans le
domaine politique. C’est dire que la figure du « sage » ne désigne absolument pas, à l’époque,
un « intellectuel » exclusivement dévoué à des recherches d’ordre théorique : sa sagesse est au
contraire polyvalente, à la fois pratique et théorique, et en tout cas ressentie comme pouvant
être au service de la collectivité. À ces sages sont d’ailleurs attribuées une série de maximes
qui prônent une éthique de la mesure, notamment les célèbres adages « Connais-toi toi-
même » (sous-entendu : connais tes propres limites, et évite dès lors l’ὕβρις, la démesure) et
« Rien de trop ».
Thalès est lui aussi censé avoir joué un important rôle de conseiller politique dans sa
cité de Milet et s’être illustré par son travail d’ingénieur. On lui attribue également certaines
découvertes astronomiques, notamment la prédiction d’une éclipse du soleil qui eut lieu en
585, ainsi que géométriques, quoique ce dernier point soit plus controversé. Cependant, ce
que l’histoire de la philosophie a surtout retenu est son activité de « physiologue », c’est-à-
dire de chercheur ayant proposé une explication générale de la « nature » (φύσις). Thalès et
ses successeurs vont en effet transformer de manière radicale le discours mythique
traditionnel en prétendant rendre compte du monde en général d’une manière plus conforme à
la réalité. Ils vont toutefois conserver le principe d’une explication en termes de genèses
successives (cosmogonie), mais en les comprenant quant à eux de manière littérale, c’est-à-
dire en considérant que ces genèses ont effectivement eu lieu dans le passé et que le monde
est dès lors né à un certain moment du temps. De la sorte, leur discours peut prétendre à une
plus grande correspondance avec la réalité, puisqu’il n’a plus besoin de recourir à la distorsion
pour rendre compte de celle-ci. Insistons sur le fait que loin de complexifier le discours, cette
modification revient à le simplifier radicalement, puisqu’il peut (et doit) désormais être pris
au pied de la lettre. Cette transformation du discours s’accompagne d’un changement de point
de vue : à une vision du monde hiérarchique et pyramidale se substitue une représentation où
dominent les notions de centre et de cercle, en conformité avec les transformations politiques

3
qui avaient lieu à cette époque (cf. Vernant). Il semble d’ailleurs qu’aussi bien Thalès que ses
successeurs aient inclus des préoccupations socio-politiques dans leurs recherches sur la
φύσις.
Qu’est-ce que la physis ? On traduit souvent ce terme par « nature ». À l’origine, il
signifie toutefois tout le processus de croissance d’une chose, l’accent pouvant être mis sur
l’origine, le processus ou le résultat4. L’objet de la recherche des physiologues peut donc être
décrit comme l’origine et la croissance de l’univers conçu comme un tout, l’idée
fondamentale étant que pour comprendre l’univers, il faut comprendre d’où il vient et
comment il s’est constitué à partir de cette origine. « Origine » se dit en grec ἀρχή, terme qui
aurait été introduit dans son sens philosophique par Anaximandre, penseur également
originaire de Milet légèrement postérieur à Thalès et que nos sources décrivent comme son
disciple. Dans cet usage, ce terme ne signifie plus seulement le commencement temporel,
mais également la cause de tout le processus, qui pour les Milésiens est à la fois l’élément
constitutif premier et le premier générateur de toutes les choses. La physis en tant qu’arkhè
désigne dès lors ce qui est à l’origine de tout, ce dont dérive tout ce qui est, a été et sera, et
qui, par là même, est également ce à partir de quoi tout peut être expliqué. Bref, elle est un
principe d’épanouissement, ou même un principe de vie, à partir duquel émergent toutes les
choses. Ce principe est pensé comme étant unique et « éternel », ou plus exactement comme
perdurant indéfiniment dans le temps, tant dans le passé que dans l’avenir.
Quant à la détermination plus précise de ce principe, les Milésiens divergent. Thalès
lui-même semble l’avoir identifié à l’eau, d’où viendraient donc toutes les choses (sans que
cela signifie nécessairement que toutes les choses seraient actuellement constituées d’eau) et
sur laquelle flotterait la terre. Les modalités exactes des transformations nécessaires pour
passer de l’eau aux autres choses ne nous ont pas été transmises par nos sources. Ces
dernières nous disent également que selon Thalès, « tout est plein de dieux », par quoi il
entendait apparemment que le monde dans son ensemble était pénétré par une âme qui jouait
en lui le rôle de principe de vie et qui expliquerait que certaines choses dites « inanimées »,
comme les aimants, puissent se mouvoir ou causer du mouvement par elles-mêmes. Le
rapport entre cette âme et l’eau ne nous est pas connu précisément.
Nous sommes un peu mieux renseignés sur ANAXIMANDRE (VIIe-VIe s.), qui d’après
nos sources est le premier à avoir écrit un livre « sur la nature » (περὶ φύσεως, désignation qui
deviendra traditionnelle pour la plupart des écrits des présocratiques) et qui est également
connu pour avoir réalisé la première carte géographique prétendant rendre compte de la
totalité du monde habité. Selon lui, l’ἀρχή ou la φύσις ne peut être rien de déterminé,
puisqu’elle doit être le principe de toutes les choses : en faire une chose déterminée, comme
Thalès qui l’identifie à l’eau, c’est confondre le principe avec ce dont il doit être principe, et
risquer de ne pouvoir expliquer comment ce principe unique peut produire des choses
contraires (par exemple, non seulement l’eau, mais aussi le feu). C’est pourquoi Anaximandre
identifie le principe à l’ἄπειρον, c’est-à-dire à l’in(dé)fini ou l’indéterminé. Étant indéterminé,
ce principe peut produire toutes les déterminations qui se manifestent dans le monde ; étant
infini en grandeur (ou en tout cas indéfini, c’est-à-dire immense), tant du point de vue spatial
que du point de vue de sa puissance, il est à jamais inépuisable. Inengendré et immortel, il
peut seul être qualifié à proprement parler de divin, les dieux traditionnels eux-mêmes
trouvant leur origine en lui.
Comment Anaximandre explique-t-il plus précisément la naissance du monde ? La
φύσις, c’est-à-dire l’ἄπειρον, est animée d’un mouvement perpétuel, qui est sa vie même. Ce
mouvement produit des déterminations qui se séparent de l’infini ou de l’indéterminé et en
sont « éjectées ». Ces déterminations sont parfois contraires entre elles : parmi elles, le couple
4
Sur cette question, voir G. Naddaf, Le Concept de nature chez les présocratiques, Paris, Klincksieck, 2008,
p. 21-55.

4
du chaud et du froid joue un rôle important. Lorsque ces contraires parviennent à un certain
équilibre se produit un germe (γόνιμον) à partir duquel se développe un monde (le modèle
végétal est ici particulièrement manifeste). Le chaud (et sec) devient une sphère de feu qui
enveloppe un centre froid (et humide), qui devient la terre. Entre les deux se développe l’air.
La sphère de feu explose et forme les corps célestes, qui sont des anneaux de feu, tandis que
sur la terre, l’humide et le sec se séparent et forment les océans et la terre ferme. Sous l’action
du soleil, les milieux humides produisent ensuite les êtres vivants, y compris les hommes,
dont l’origine est peut-être à chercher dans les poissons et qui se seraient développés par
étapes. (Il est possible qu’Anaximandre ait complété son exposé par une reconstruction du
développement de la civilisation jusqu’à sa propre époque).
Puisque la puissance de l’ἄπειρον est inépuisable, ce processus se produit de multiples
fois, et à de multiples endroits : dès lors, il y a un nombre incalculable de mondes qui
coexistent, et il en naît sans cesse de nouveaux. Cependant, l’équilibre entre les contraires qui
a donné lieu à un monde ne peut durer indéfiniment, car il n’est que le produit contingent d’un
principe extérieur (la φύσις, c’est-à-dire l’ἄπειρον, dont le monde s’est séparé) ; de sorte que
tout monde, et tout ce que chacun contient, est nécessairement mortel. La mort ne doit
d’ailleurs pas être ressentie comme une injustice, mais au contraire comme l’effet d’une
justice fondamentale, selon laquelle tout a le droit de venir à l’être, mais ne le peut que si on
lui fait une « place », et donc si ce qui est passe à un moment donné dans le non-être. Le
passage du temps apparaît dès lors comme l’instrument même de la justice et non comme une
fatalité malheureuse. Tel serait le sens de l’unique fragment un peu étendu que nous
possédons d’Anaximandre, qui intervient au sein d’un témoignage de Simplicius :

Et ce d’où il y a, pour les êtres, naissance, c’est en cela qu’a lieu aussi leur destruction, selon ce qu’il
faut ; car ils subissent châtiment et rétribution réciproques pour leur injustice selon l’ordre du temps.
(DK B1 = partie de LK D6)5

Il est difficile de déterminer dans quelle mesure la justice dont il est question ici
renvoie à une réalité effective ou est plutôt un schème qui permet de rendre compte de l’ordre
du monde. Simplicius, qui cite ce fragment, suggère plutôt la seconde interprétation, puisqu’il
le commente en disant qu’Anaximandre s’exprime ici en termes « assez poétiques » ; mais
rien ne dit que l’auteur lui-même partage cette appréciation du commentateur. Quoi qu’il en
soit, on peut considérer que c’est dans cette idée que Héraclite trouvera l’une de ses sources
d’inspiration pour penser la loi qui règle le devenir ; mais alors que pour Héraclite, comme
nous allons le voir immédiatement, cette loi est immanente au monde, pour Anaximandre elle
résulte plutôt de la différence entre le monde et son principe – la φύσις – en tant que celui-ci
lui est extérieur.
ANAXIMÈNE (VIe s.), également originaire de Milet, semble quant à lui être revenu à
une conception plus proche de celle de Thalès, en ce sens que lui aussi identifiait le principe à
un élément déterminé ; mais selon lui, cet élément était l’air plutôt que l’eau. L’air est infini,
en mouvement perpétuel, et produit toutes choses par condensation et raréfaction. À la
différence d’Anaximandre (et peut-être également de Thalès), Anaximène conçoit donc la
φύσις comme un principe interne au monde, qui sert de « matière » à toutes les choses et les
« soutient ». Cela vaut également pour les êtres vivants, dont l’âme est elle aussi faite d’air.
Ce dernier point permet d’insister sur le fait que la physis n’est pas seulement l’origine de
l’univers, mais également un principe de vie et de mouvement, deux caractéristiques
essentielles du monde dans lequel nous vivons.

5
Le découpage du fragment est contesté. Laks et Most suivent Heidegger en le faisant commencer à « selon ce
qu’il faut » et considèrent par ailleurs qu’il se termine à « pour leur injustice ». Je suis quant à moi le découpage
traditionnel.

5
Lectures conseillées

En français, on dispose d’une excellente traduction commentée des fragments et témoignages


d’Anaximandre : M. Conche, Anaximandre. Fragments et témoignages, Paris, PUF, 1991.

b. Pythagore

La figure de PYTHAGORE est très énigmatique. Bien qu’il n’ait manifestement rien
écrit, il a suscité un mouvement qui s’est rapidement répandu et a perduré sous différentes
formes pendant de nombreux siècles. Ce mouvement a eu tendance à idéaliser, voire à
diviniser son fondateur, au point de l’entourer de légendes et de lui attribuer des miracles, si
bien qu’il est devenu extrêmement difficile d’isoler les éléments proprement historiques au
sein des témoignages souvent fantastiques et beaucoup plus tardifs qui nous sont parvenus.
Pratiquement tout ce qui a pu être dit ou écrit sur Pythagore et ses premiers disciples a été
remis en question à un moment ou à un autre, et aujourd’hui encore, aucun accord ne s’est
réellement imposé parmi les commentateurs6. D’un point de vue historique, ce qui semble
relativement assuré est que Pythagore a vécu au VIe s. avant notre ère, est originaire de l’île
de Samos, près de la côte ionienne, où il a pu avoir des contacts avec Anaximandre. Il émigra
ensuite à Crotone (sud de l’Italie), sans doute suite à son opposition au tyran Polycrate,
inaugurant ainsi un nouveau foyer de philosophie en « Grande Grèce », où il aurait également
eu une certaine influence politique, manifestement dans le sens de l’organisation
d’« aristocraties intellectuelles » à Crotone et dans la région. Ces réformes finirent toutefois
par susciter l’hostilité de certaines franges de la population locale et conduisirent à son exil
vers 510. Il mourut peu après à Métaponte.
D’après certaines sources, ce serait Pythagore qui aurait introduit le mot de φιλόσοφος
(« celui qui aime la sagesse »), en l’opposant à celui de σοφός. Voici la version transmise par
Diogène Laërce :

Pythagore, alors qu’il discutait à Sicyone avec Léon, le tyran de Sicyone – ou bien de Phlionte, comme
le dit Héraclide le Pontique7 dans son traité Sur l’inanimée – ; car (il considérait que) nul [homme] n’est
sage, si ce n’est Dieu. La philosophie était trop facilement appelée « sagesse », et « sage » celui qui en
fait profession – celui qui aurait atteint la perfection dans la pointe extrême de son âme –, alors qu’il
n’est que « philosophe », celui qui chérit la sagesse. (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes
illustres, I, 12 = Héraclide Pontique fr. 87 Wehrli, trad. R. Goulet)

Cette tradition est toutefois peu crédible8.


Tout d’abord, jusqu’au cinquième siècle inclus, les termes φιλόσοφος et φιλοσοφία
n’implique aucune opposition avec les termes σοφός et σοφία. De manière générale, les
termes formé par l’ajout du préfixe φίλ(ο)- désignent non pas le désir de quelque chose qui est
absent ou inaccessible, mais bien plutôt l’intimité et la familiarité avec quelque chose qui est

6
Voir les vues contrastées de deux ouvrages fondamentaux : W. Burkert, Lore and Science in Ancient
Pythagoreanism, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1972 (1ère édition allemande 1962) et L. Zhmud,
Pythagoras and the Early Pythagoreans, Oxford, Oxford University Press, 2012 (1ère édition russe 1994). Pour
une bonne synthèse récente, voir C.H. Kahn, Pythagoras and the Pythagoreans. A Brief History, Indianapolis,
Hackett, 2001.
7
Élève de Platon, puis d’Aristote, qui ne peut pas être rattaché à une école particulière en raison de son esprit
indépendant.
8
Voir en particulier W. Burkert, « Platon oder Pythagoras ? Zur Ursprung des Wortes “Philosophie” », Hermes,
88, 1960, p. 159-177.

6
présent – par exemple le φίλιππος est celui qui aime les chevaux (ἵπποι) et le φιλοπόλεμος
(« belliqueux ») celui qui aime la guerre (πόλεμος). Il en va de même pour φιλόσοφος : celui
qui aime la sagesse, c’est avant tout le sage, celui qui est en bonne relation avec elle et qui
s’en occupe habituellement. Ainsi, Hérodote (qui pourtant mentionne Pythagore) n’éprouve
aucune difficulté à désigner Crésus aussi bien comme σοφός que comme φιλόσοφος à
quelques lignes d’intervalle (cf. I 30) ; et chez Thucydide, le verbe φιλοσοφεῖν signifie
quelque chose comme « se cultiver », « avoir le goût des choses de l’esprit » (cf. II 40), sens
que l’on trouve encore dans les premiers dialogues de Platon9.
Ensuite, la plus grande partie de nos sources relatives au pythagorisme ancien ont été
profondément influencées par l’Académie, dont les membres, dès le vivant de Platon, et
surtout après sa mort, ont de plus en plus cherché à situer la pensée de Platon dans le
prolongement de celle des Pythagoriciens, ce qui a suscité bien des projections rétrospectives
de doctrines platoniciennes sur les Pythagoriciens anciens10. Or nous savons qu’Héraclide
Pontique, notre unique source identifiée pour cette anecdote, a fréquenté l’Académie. On est
dès lors en droit de soupçonner que cette explication du terme « philosophe » est une reprise,
dont nous verrons d’ailleurs qu’elle trahit une mauvaise compréhension, de l’explication
platonicienne telle qu’on la trouve en particulier dans le Banquet.
Enfin, cette attitude d’humilité ne semble guère correspondre à l’image de Pythagore
qui est véhiculée par les sources un tant soit peu crédibles que nous possédons, qui nous
présentent au contraire Pythagore comme un être « quasi divin », peut-être même la
réincarnation d’Apollon, ou en tout cas un prophète, une sorte de « shaman ». Dans ces
conditions, même s’il était vrai que le terme φιλοσοφία avait été créé dans le contexte
pythagoricien et distingué du terme σοφία (ce qui reste a priori possible), ce serait
vraisemblablement plutôt au sens où la σοφία ne serait accessible qu’à une âme purifiée,
séparée du corps, et donc démonique, ce qui suppose une préparation (ascèse corporelle et
morale, exercices de mémoire, connaissances théoriques multiples) qui serait proprement la
φιλοσοφία. Comme l’écrit Monique Dixsaut, dans ces conditions, « [l]oin de signifier la
coupure entre le divin et l’humain, la sophia marque la présence du divin dans l’inspiré, le
sage. Elle permet de penser la continuité »11.
De fait, c’est avant tout comme un guide spirituel que Pythagore nous est présenté
dans nos sources les plus anciennes et les plus fiables. Il prônait un mode de vie
communautaire, fondé sur l’amitié (certaines amitiés entre Pythagoriciens étaient légendaires
dans l’Antiquité) et le partage des biens (selon le principe « entre amis, tout est commun »),
mais peut-être aussi le secret à l’égard du monde extérieur, qui suscita parfois l’hostilité de
ceux qui n’étaient pas admis dans le cercle. D’après nos sources, l’admission au sein de la
communauté était conditionnée par une période de cinq ans durant laquelle les candidats
devaient écouter le maître dissimulé derrière un voile en gardant le silence et au terme de
laquelle ils devenaient « ésotériques ». Bien que sans doute exagérés, ces témoignages
attestent d’une certaine clôture de la communauté, dans laquelle on ne pouvait pénétrer que
suite à une initiation. Le mode de vie pythagoricien cultivait la simplicité et la frugalité,
notamment par le respect d’une série d’interdits alimentaires (abstention de la consommation
d’êtres animés – du moins, au début, d’une certaine catégorie de ceux-ci –, mais aussi de
fèves…). Ceux-ci étaient essentiellement fondés sur la croyance en l’immortalité de l’âme

9
Héraclite se réfère à des φιλόσοφοι dans un fragment dont l’authenticité est contestée (DK B35 = LM D40).
Selon certains interprètes qui attribuent l’invention du terme à Pythagore, Héraclite se référerait ici aux
Pythagoriciens ; selon d’autres, il désigne les σοφοί eux-mêmes, détenteurs de la nouvelle σοφία qu’il est en
train d’instaurer.
10
Comme cela a été démontré par W. Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, op. cit.
11
M. Dixsaut, Le Naturel philosophe. Essai sur les Dialogues de Platon, Paris, Vrin/Les Belles Lettres, 1985,
p. 47.

7
(vraisemblablement désignée par le terme ψυχή, mais aussi et peut-être plus fréquemment par
le terme δαίμων), censée subir un jugement divin après la mort et se réincarner ensuite dans
un autre être vivant (pas nécessairement humain). C’est ce qu’on appelle la doctrine de la
métempsychose ou de la transmigration de l’âme : l’âme, notre « démon », passe par des
cycles de réincarnations dans différents corps, au terme desquels elle peut toutefois espérer
gagner les Îles des Bienheureux où elle connaîtra enfin la félicité. En attendant, l’âme est
enfermée dans le corps comme dans une prison ou un tombeau, idée que les Pythagoriciens
exprimaient au moyen du célèbre jeu de mots entre σῆμα (= tombeau) et σῶμα (= corps).
Cette idée est importante, car elle implique la conception de l’âme comme étant une réalité
indépendante du corps, principe de vie de celui-ci et également centre de la personnalité. En
effet, Pythagore semble avoir prétendu pouvoir se souvenir de ses incarnations antérieures, ce
qui implique que le vrai soi est essentiellement lié à l’âme et non au corps. Même si cette idée
demeure ici plus religieuse que philosophique, nous verrons qu’elle aura un grand impact sur
l’histoire de la philosophie ultérieure, en particulier dans la tradition platonicienne.
Toutefois, à côté de ces aspects « mystiques » ou « religieux », Pythagore et les
Pythagoriciens sont également connus pour l’intérêt qu’ils ont porté aux mathématiques et à la
notion de nombre (sans pour autant qu’ils aient été les fondateurs des mathématiques
grecques, contrairement à ce que l’on affirme parfois). À l’origine, cet intérêt n’était
certainement pas dissocié de la tendance précédente. L’idée centrale est que le monde dans
son ensemble est régi par une profonde harmonie. Or, pour les Pythagoriciens, rien n’exprime
mieux cette harmonie que les relations des nombres entre eux, et en particulier celles de ce
que nous appelons aujourd’hui les quatre premiers nombres entiers naturels, qui formaient ce
que les Pythagoriciens nommaient la « tétractys », à laquelle ils attribuaient des propriétés
merveilleuses, notamment parce que leur addition produisait la décade (1 + 2 + 3 + 4 = 10).
Fascinés par ces relations d’ordre, les Pythagoriciens en recherchaient l’inscription dans
différents domaines, depuis l’astronomie et la cosmologie jusqu’à la musique (accords
musicaux), la psychologie (l’âme comme harmonie du corps) et la politique (la justice comme
harmonie de la cité). En ce sens, l’intérêt pour le nombre leur permettait d’établir des relations
entre les domaines les plus divers, bien que les modalités exactes de ces mises en rapport
demeurent obscures.

Lectures conseillées

Les principaux textes relatifs au pythagorisme figurent dans le recueil de Diels-Kranz. Outre
Platon et Aristote, les principales sources sont les Vies de Pythagore de Diogène Laërce, Porphyre et
Jamblique, qui font usage de documents antérieurs perdus, et qu’il convient d’utiliser avec prudence
pour les raisons expliquées au début de cette section.

c. Xénophane

Originaire de Colophon, sur la côte ionienne, XÉNOPHANE (570/60-475 ?) a sans doute


suivi les leçons d’Anaximandre. Il dut quitter sa terre natale suite à l’invasion des Mèdes
(546/5). Il voyagea alors vers la Sicile et le sud de l’Italie, et notamment à Élée, où Parménide
aurait été son auditeur, à tel point qu’une tradition ancienne, aujourd’hui contestée, en fait le
fondateur de « l’École d’Élée ». Son rattachement aux « philosophes présocratiques » est, ici
encore, problématique, puisqu’il s’agissait avant tout d’un rhapsode, auteur de poésies
élégiaques dont les extraits constituent la plus grosse partie des fragments qui nous sont
parvenus. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’il revendique la possession d’une certaine
sagesse :

8
Mais si quelqu’un emporte la victoire par la rapidité de ses pieds
Ou au pentathlon, là où le sanctuaire de Zeus se trouve
Près des flots du Pise à Olympie, ou à la lutte,
Ou parce qu’il détient l’art brutal du pugilat
Ou la terrible discipline qu’on appelle le pancrace,
Il serait plus glorieux aux yeux de ses concitoyens,
Obtiendrait aux jeux une place honorifique bien visible
Et recevrait sa nourriture des ressources publiques
Fournies par la cité, ainsi qu’un don qui serait pour lui sa richesse.
Et si c’était à la course de chars, il recevrait encore tout cela –
Sans le mériter comme je le mérite ; car meilleure que la force
Des hommes ou des chevaux est notre sagesse (σοφίη).
Mais cette coutume est parfaitement fortuite, et il n’est pas juste
De préférer la force à une sagesse bonne.
Car ce n’est pas parce qu’au sein du peuple existerait un bon pugiliste
Ou pentathlonien ou lutteur
Ou coureur à pied, ce qui est la plus honorée
De toutes les épreuves de force dans les compétitions d’hommes,
Que la cité grâce à lui posséderait des lois mieux respectées.
Bien faible serait le plaisir que la cité retirerait de celui
Qui vaincrait en concourant sur les rives du Pise.
Car ceci n’engraisse pas les réserves de la cité.
(DK B2 = LM D61)

Le contexte du fragment indique clairement que la σοφία dont il s’agit ici est
principalement une sagesse politique, qui vaut mieux que la force et que toute habileté
« sportive » – ce qui, dans un contexte comme celui de la Grèce archaïque où les jeux et les
concours en tout genre occupaient une grande place, était particulièrement élogieux.
Cependant, c’est avant tout pour son attaque radicale de la théologie traditionnelle
(homérique et hésiodique), à laquelle il reproche son caractère immoral, anthropocentrique et
ethnocentrique, que Xénophane est célèbre :

Et Homère et Hésiode ont attribué aux dieux


Tout ce qui chez les hommes est objet d’opprobre et de blâme :
Voler, commettre l’adultère et se tromper les uns les autres.
(DK B11 = LM D7)

Mais les mortels pensent que les dieux sont nés,


Et qu’ils ont les mêmes vêtements, voix et aspect qu’eux.
(DK B14 = LM D12)

Les Éthiopiens disent que leurs dieux ont le nez camus et la peau noire,
Et les Thraces qu’ils ont les yeux bleus et les cheveux roux.
(DK B16 = LMD13)

Mais si les bœufs, les chevaux ou les lions avaient des mains,
Ou pouvaient comme les hommes dessiner de leurs mains et façonner
Les chevaux dessineraient aussi des formes de dieux
Semblable à des chevaux et les bœufs à des bœufs, et donneraient à leurs corps
Le même aspect que celui que chacun d’eux possède.
(DK B15 = LMB14)

Dans ces critiques, qui annoncent celles que Platon développera dans la République,
Xénophane dénonce la distorsion propre au mythe, en ce qu’elle risque de susciter de fausses
représentations de la divinité. Contre celles-ci, Xénophane avançait l’idée d’un dieu suprême
(mais manifestement pas unique), parfait et non-anthropomorphe, tout entier voyant,

9
entendant et pensant (donc sans avoir besoin d’organes à cet effet), immobile mais mouvant
toutes les choses par sa pensée :

Un dieu, le plus grand parmi les dieux et les hommes,


En rien semblable aux mortels ni quant à son aspect ni quant à sa pensée.
(DK B23 = LM D16)

Tout entier il voit, tout entier il pense, et tout entier il entend.


(DK B24 = LM D17)

Mais sans aucune peine, il fait tout trembler par l’organe de son intelligence (νόου φρενί).
(DK B25 = LM D18)

Il demeure toujours dans le même lieu sans du tout se mouvoir


Et il ne lui convient pas de se déplacer tantôt ici, tantôt ailleurs.
(DK B26 = LM D19)

On n’en sait guère plus sur la nature exacte de ce dieu (selon Aristote, Xénophane
l’aurait identifié au monde, mais cela est douteux, car on voit mal comment il aurait pu
considérer le monde comme immobile). Cela n’est d’ailleurs pas étonnant, car, d’après un
autre fragment, Xénophane semble avoir professé une sorte de scepticisme, à tout le moins à
l’égard des dieux, soutenant que l’homme ne peut atteindre la connaissance à leur sujet, mais
seulement une opinion dont il est impossible de rendre parfaitement compte. Enfin,
Xénophane semble avoir soutenu que le monde dans son ensemble est constitué à partir de
deux principes, l’eau et la terre, sans que nous sachions pourquoi ni comment il s’est ainsi
écarté de la position des physiologues ioniens. Cette cosmogonie se prolongeait apparemment
dans une zoogonie et une anthropogonie. Xénophane professait également une croyance dans
le progrès humain et le développement des civilisations.

2) Approfondissements et nouveaux départs

a. Héraclite

La pensée d’HÉRACLITE (VIe-Ve s.), originaire de la cité ionienne d’Éphèse, se


rapproche de celle des Milésiens, dont elle peut être considérée jusqu’à un certain point
comme un approfondissement. Elle n’en présente pas moins une originalité remarquable, qui
a fortement impressionné ses contemporains et a continué à exercer sa puissance de
fascination dans toute l’histoire de la philosophie. Cette fascination est pour une part due à sa
forme particulière d’expression, à savoir des sentences courtes et énigmatiques qui lui ont
valu le surnom d’« Obscur ». Ce mode d’expression a sans doute pour but de provoquer la
pensée des lecteurs et des auditeurs, qui ne peuvent pénétrer la signification de ces sentences
qu’au prix d’une longue méditation. Par ailleurs, la pensée d’Héraclite a pu être caractérisée
comme « aristocratique », en tant qu’elle exalte les « meilleurs » (ἄριστοι) et les héros au
détriment de la multitude. Malgré les lacunes de la transmission, certains commentateurs ont
réussi à montrer que les quelques dizaines de fragments que nous possédons de sa main
permettent de reconstruire une pensée profondément cohérente.
Comme les Milésiens, Héraclite considère que le monde dans son ensemble trouve son
principe dans une nature unique : « Ayant écouté non pas moi, mais la raison (λόγος), il est
sage (σοφόν) de reconnaître que tout est un (ἓν πάντα εἶναι) » (DK B50 = LM D46). Cette
nature unique, la φύσις, Héraclite l’identifie pour sa part au feu. Mais à la différence
d’Anaximandre, et peut-être également de Thalès, il voit dans cette φύσις une force

10
immanente (interne) au monde et non extérieure à lui. Sa position sur ce point se rapproche
donc plutôt de celle d’Anaximène : comme l’air pour Anaximène, le feu est pour Héraclite la
« matière » dont sont constituées toutes les choses, selon différents processus de condensation
et de raréfaction. Toutefois, il ne faut pas le concevoir comme une matière inerte et morte :
nous avons vu qu’au contraire, la φύσις est un principe de vie et d’épanouissement. Selon
Héraclite, si le feu a ce pouvoir, c’est en tant qu’il unifie les contraires : sous leur apparence
de stabilité, les choses sont en fait constituées par une tension permanente entre des
déterminations contraires (le chaud et le froid, l’humide et le sec, la vie et la mort, etc.),
tension non pas destructrice, mais au contraire constamment régénératrice, parce qu’elle
respecte toujours un certain équilibre, une certaine loi, qui empêche l’un des contraires de
s’imposer unilatéralement au détriment de l’autre. C’est pourquoi Héraclite écrit :

La guerre est le père12 de tous et le roi de tous, et elle a indiqué que les uns sont dieux et que les autres
sont hommes, et a fait les uns esclaves et les autres libres.
(DK B53 = LM D64)

On peut considérer qu’il y a ici une reprise du schème de la violence, sinon que celle-ci
acquiert une signification plus littérale que ce n’était sans doute le cas chez Hésiode et dans la
pensée mythique en général.
Nous avons vu qu’Anaximandre déjà considérait l’équilibre des contraires comme le
principe producteur du monde. Cependant, pour Anaximandre, cet équilibre ne pouvait jamais
être que temporaire, parce qu’il trouvait son principe hors du monde, dans l’ἄπειρον qui avait
d’abord produit, par « éjection », les déterminations contraires. Pour Héraclite, en revanche,
cet équilibre trouve son principe dans le feu immanent au monde ; et comme ce principe est
inépuisable, cet équilibre ne se rompra jamais. Dès lors, pour lui, le monde n’est jamais né et
ne périra jamais13. Cependant, il est en mouvement et en devenir incessant, parce que les
contraires agissent constamment l’un sur l’autre sans jamais se stabiliser dans une
détermination fixe. D’où les formules célèbres auxquelles on réduit souvent la pensée :
« Nous entrons et n’entrons pas dans les mêmes fleuves, nous sommes et ne sommes pas »
(DK B49a = LM D65a), « tout s’écoule » (πάντα ῥεῖ)… Par ces formules, Héraclite apparaît
comme le philosophe du devenir par excellence, celui qui refuse d’attribuer la moindre
stabilité à nous-mêmes et aux choses qui nous entourent et y voit un « flux » continuel.
Cependant, si cette perspective est sans doute légitime dans une certaine mesure, elle ne doit
pas masquer la véritable originalité d’Héraclite, qui réside dans le fait d’avoir reconnu que
tous les changements s’opèrent selon des rapports fixes et des proportions réglées par une loi
– celle de l’unité des contraires – qui, elle, est immuable : toutes les choses changent sans
cesse, mais les rapports entre les choses, eux, sont constants. Cette loi, seule éternelle, et en
ce sens divine, est ce qui fait que le monde n’est pas la simple juxtaposition désorganisée
d’éléments disjoints, mais manifeste au contraire une unité fondamentale qui en fait un
κόσμος, un univers organisé (c’est vraisemblablement avec Héraclite que ce terme, qui
signifie originellement « parure », « ornement », « arrangement », en vient à prendre ce
nouveau sens). Elle peut apparaître comme un renforcement de la justice cosmique
d’Anaximandre, dont tout aspect anthropomorphique a toutefois été ôté : ici, il ne s’agit plus
seulement d’un schème, comme c’était peut-être le cas chez Anaximandre, mais d’une loi qui
règle le devenir des choses elles-mêmes, de manière qui plus est purement immanente au
monde.

12
Et non « la mère », car le mot grec signifiant « guerre » (πόλεμος) est masculin.
13
Ce point est toutefois contesté, certains témoignages allant plutôt dans le sens d’un devenir cyclique du
monde. On peut néanmoins considérer que ces témoignages projettent indûment la doctrine stoïcienne de
l’ekpurôsis sur Héraclite, dont la pensée sera effectivement récupérée par les stoïciens.

11
Cette loi qui règle le devenir du monde est parfois désignée dans les fragments et
témoignages qui nous sont parvenus par le terme λόγος, qui est lui-même qualifié de
« commun » ou d’« universel » (ξυνός). Le terme λόγος est très polysémique et signifie à la
fois « parole », « raison » et « rapport ». Ici, il renverrait à l’idée d’un rassemblement dans
l’unité ou d’une mise en rapport des choses selon un certain équilibre. Cependant, d’après
certains commentateurs, Héraclite lui-même n’aurait pas utilisé ce terme dans ce sens, mais
seulement au sens du « discours » qu’il énonce au sujet de la nature et de ses lois en tant que
celui-ci prétend à une validité universelle. Ce serait seulement sous l’influence du stoïcisme,
qui a revendiqué sa filiation à l’égard d’Héraclite, que l’on aurait vu dans ce terme l’idée
d’une raison cosmique qui règlerait le devenir dans son ensemble. Quoi qu’il en soit, nul ne
conteste en tout cas que l’on trouve chez Héraclite l’idée que la φύσις se déploie selon des
rapports déterminés qui établissent un équilibre constant entre les contraires, et c’est ce qui
importe avant tout.
Cependant, cette « loi des contraires » n’apparaît pas à la surface des choses : celles-ci
nous apparaissent bien plutôt comme ayant une certaine stabilité, comme manifestant telle
détermination plutôt que telle autre, etc. « La φύσις aime à se cacher », écrit Héraclite (DK
Β123 = LM D35). Dès lors, ne comprenant pas que les contraires sont indissociables, la
plupart des hommes cherchent à en obtenir l’un à l’exclusion de l’autre : le plaisir sans la
douleur, le bonheur sans le malheur, la vie sans la mort, etc. Or cela est impossible, car
chacun de ces termes n’a de sens et de réalité que par rapport à son contraire. Par exemple, la
vie suppose la mort, et en ce sens, l’aspiration à l’immortalité est contradictoire en soi. Tant
que l’on ne saisit pas cette implication mutuelle des contraires, on vit dans une sorte de rêve,
en étant plus endormi qu’éveillé. Bien plus, en privilégiant un contraire au détriment de
l’autre, l’homme s’écarte de l’équilibre cosmique et sombre dans la démesure (ὕβρις) ; il
s’isole alors dans un « monde particulier », sans percevoir son appartenance au « monde
commun » (DK B89 = DL R56). (Notons qu’Héraclite fournit ici une explication et un
fondement à cette constante de la pensée grecque qu’est la condamnation de la démesure.) Il
s’agit donc de se « réveiller », ce qui ne peut s’accomplir que par la reconnaissance que
l’unité des contraires est la loi générale du monde. Cette reconnaissance doit nous amener à
accepter l’indissociabilité des contraires, par exemple de la vie et de la mort, et cela, non
seulement comme étant inévitable, mais aussi comme étant le principe non pas destructeur
mais créateur du monde dans son ensemble. Le sage est celui qui, comme Héraclite, atteint
une telle connaissance du Tout et vit en conséquence.
Mais comment accéder à cette connaissance ? Pas par la simple sensation, car, malgré
la haute estime en laquelle la tient Héraclite, il considère également que celle-ci n’a de valeur
que si elle n’est pas guidée par une âme « barbare » (DK B108 = LM D33). C’est donc dans
l’âme, en tant qu’elle possède un « logos qui s’accroît lui-même » (DK B115 = LM D99), que
se développe le savoir ; bref, par un raisonnement qui dégage la loi générale à laquelle
obéissent tous les phénomènes. Un tel savoir n’est pas une accumulation de savoirs divers et
variés – et Héraclite critique à ce propos Homère, Hésiode, Xénophane et Pythagore comme
représentants d’une « vaine érudition » ou « polymathie » –, mais l’intelligence (νόος) de la
loi générale du monde comme unité fondamentale qui permet de donner sens à tout le reste.
La sagesse ainsi comprise est la seule chose qui ne tombe pas sous le coup de la loi des
contraires, en ce sens qu’elle ne risque jamais de se transformer en non-sagesse, que sa vérité
ne risque jamais de se muer en fausseté : comme l’écrit Héraclite, elle est « séparée de tout »
(DK B108 = LM D43).
Par cette caractérisation fondamentalement nouvelle de la sagesse, Héraclite confère
pour la première fois à ce que nous appelons la philosophie (et que lui appelle σοφίη) un
domaine propre, qui n’est pas simplement juxtaposé à ceux des autres sciences, mais
radicalement distinct par sa « transversalité » : elle ne se réduit ni à un savoir particulier, quel

12
qu’il soit, ni surtout à l’accumulation de tous les savoir particuliers (la polymathie), mais
étudie la loi générale qui régit tout ce qui se passe dans l’univers. Pour Héraclite, c’est la seule
connaissance qui mérite qu’on s’y attache, et c’est la seule qui mérite le nom
d’« intelligence ». Il était toutefois manifestement peu confiant dans les capacités de ses
contemporains à le comprendre, ce qui l’a conduit à émettre certains jugements très durs à
l’égard de la « multitude », « sourde » à la vérité qu’il énonçait, et à initier le thème de
« l’isolement du sage » qui connaîtra une longue destinée. Mais dans la mesure où « penser
est commun à tous » (DK B113 = LM D29), on peut espérer que les hommes se réveillent un
jour…

Lectures conseillées

L’édition de M. Conche, Héraclite. Fragments, Paris, PUF, 1986 est particulièrement


recommandable, et l’exposé ci-dessus lui doit beaucoup. Autres traductions françaises aisément
accessibles : J. Bollack et H. Wismann, Héraclite ou la séparation, Paris, Minuit, 1972 ; J.-F. Pradeau,
Héraclite : Fragments [Citations et témoignages], Paris, GF Flammarion, 2002. Signalons enfin
l’édition monumentale entreprise par S.N. Mouraviev, Heraclitea. Édition critique complète des
témoignages sur la vie et l’œuvre d’Héraclite d’Éphèse et des vestiges de son livre et de sa pensée,
Sankt Augustin, Academia, 1999-, une dizaine de volumes parus à ce jour.

b. Parménide

PARMÉNIDE (540 ou 515-450 ?), que Platon considérera comme le « père » de la


philosophie, est souvent présenté comme le pôle opposé à Héraclite dans la pensée
présocratique. Originaire d’Élée, où il joua peut-être un rôle politique, sa renommée était déjà
très grande de son vivant et lui valut des disciples, parmi lesquels les plus connus sont Zénon
et Mélissos. Il a écrit un poème dont nous avons conservé de larges extraits, et qui se divise en
un prologue et deux parties. Notre compréhension de sa pensée est toutefois sans doute
biaisée par le fait que la plupart des fragments assez étendus que nous possédons se rattachent
au prologue et à la première partie, alors qu’il semble que celle-ci ne représentait guère plus
du dixième du poème total. Or alors que la première partie peut sembler de prime abord
disqualifier toute physique, la deuxième partie, presque intégralement perdue, développait une
nouvelle forme de physique où, d’après un témoignage de Plutarque, Parménide parlait
abondamment « de la terre, du ciel, du soleil, de la lune et des astres », ainsi que « de l’origine
des hommes » (DK ad B10 = LM D9) (d’où la justification du titre – certes conventionnel –
qui fut attribué au poème, περὶ φύσεως). Parménide est d’ailleurs réputé avoir fait plusieurs
découvertes physiques majeures, dont l’identification de l’étoile du matin et de l’étoile du
soir, la dérivation de la lumière de la lune de celle du soleil, ou encore la conception de la
terre comme une sphère divisée en cinq zones, correspondant aux deux pôles, aux tropiques et
à l’équateur. Il convient de garder cela à l’esprit lorsqu’on aborde le poème, malgré la perte
irrémédiable de cette deuxième partie.
Le prologue ou « proème » (DK B1 = LM D4) raconte sous forme mythique comment
le narrateur-philosophe est emporté sur un char tiré par des chevaux et guidé par des jeunes
filles, enfants du soleil, sur un chemin (ὁδός) qui le conduit à de lourdes portes, gardées par
Justice (Δίκη). Celle-ci, persuadée par les jeunes filles, accepte d’ouvrir les portes, derrière
lesquelles siège une déesse anonyme et bienveillante qui l’accueille et lui déclare qu’elle va
lui révéler (1) « le cœur inflexible de la vérité (ἀλήθεια) persuasive » (ou « bien arrondie »,
selon une autre version), mais aussi (2) « les opinions (δόξαι) des mortels, dans lesquelles il

13
n’y a pas de croyance vraie » et (3) « comment les apparences devraient être », annonçant
ainsi toute la suite du poème.
Pourquoi Parménide recourt-il au mythe14 ? S’agit-il d’un simple habillage extérieur
sans portée autre qu’esthétique ? Certainement pas. Au contraire, nous allons voir que ce
mode de discours va lui permettre d’exprimer certaines choses qu’il serait contradictoire
d’exprimer dans un autre cadre. Cela manifeste dans le chef du philosophe une prise de
conscience très nette des spécificités du discours mythique et des potentialités qu’il renferme.
À ce titre, il est important de remarquer que le mythe construit par Parménide est d’un type
différent des mythes généalogiques tels que ceux d’Hésiode. En effet, ici, le schème utilisé
n’est plus celui de la parenté, mais celui du chemin (ὁδός). Pourquoi cette modification ?
Parce que ce que vise Parménide avec ce mythe n’est pas d’exposer la structure immuable du
monde et la hiérarchie des dieux, mais bien plutôt la progression du savoir. Or, pour cela, le
schème du chemin s’avère particulièrement utile : en effet, le philosophe est représenté
comme cheminant vers la vérité, mais en cours de route, il va également rencontrer des
chemins « impraticables » (la voie du non-être), dont la déesse détournera ses pas. C’est
pourquoi ce schème sera constamment repris par la suite, quoique sous la forme
« démythifiée » de la méthode (μέθ-οδος).
Après ce prologue, la déesse entame la partie du poème qu’on nomme parfois
« Vérité » (Alètheia). Elle y expose « les seuls chemins de recherche à penser » : le premier
est celui de l’être (ἔστιν, « il est » ; ἔον, participe présent du verbe εἶναι, « être », qui a ici la
valeur de l’infinitif substantivé), le second celui du non-être (οὐκ ἔστιν, μὴ ἔον), chemins dont
la déesse précise également qu’ils s’excluent mutuellement (DK B2 = LM D6). Que signifient
ici « être » et « non-être » ? En grec comme en français, le verbe « être » peut être utilisé aussi
bien pour exprimer l’existence (« quelque chose est » = « quelque chose existe ») que pour
attribuer une détermination quelconque à un sujet (« quelque chose est ceci ou cela »). Or
dans un autre fragment (DK B6 = LM D7), la déesse identifie le « n’est pas » au « rien »
(μηδέν), ce qui suggère que l’être doit s’entendre au deuxième sens : être, c’est être quelque
chose, être déterminé de telle ou telle façon. Plus précisément, on peut penser que ce verbe a
chez Parménide les deux valeurs à la fois : « ce qui est » est en même temps ce qui existe et ce
qui est déterminé de telle ou telle façon, tandis que « ce qui n’est pas » est ce qui n’est
déterminé d’aucune façon et, par là même, n’existe pas. Le non-être n’est donc pas seulement
un néant d’existence, mais encore un néant de détermination : il n’est strictement rien de
déterminé. Or, lorsque nous pensons et lorsque nous parlons, nous visons toujours
nécessairement quelque chose de déterminé d’une façon ou d’une autre : penser une
indétermination absolue est impossible. Dès lors, à proprement parler, nous ne pouvons
penser ni même dire le non-être : celui-ci est « inaccessible », « inconnaissable »,
« inexplicable », et même « impensable » et « indicible ». C’est pourquoi la déesse enjoint le
narrateur-philosophe à s’écarter de cette voie : « Détourne ta pensée de ce chemin de
recherche ! »
Le non-être n’est pas : cette affirmation peut sembler triviale, mais elle provoqua une
véritable révolution dans la pensée grecque et eut une influence fondamentale sur la suite de
son histoire. Les sophistes s’en autoriseront pour conclure que puisqu’il est impossible de dire
ce qui n’est pas, il est impossible de dire le faux, de sorte que tous les énoncés sont
nécessairement vrais. Afin de contrer cette conséquence, Platon se verra obligé de commettre
un « acte parricide » à l’égard de Parménide et de montrer, dans le Sophiste, que le non-être,
d’une certaine manière, est. Bien plus, il considérera que l’affirmation de Parménide est
intrinsèquement contradictoire, puisque dire que le non-être n’est pas, qu’il est
inconnaissable, indicible, etc., c’est déjà en dire quelque chose, et donc le déterminer d’une
14
Sur cette question, voir L. Couloubaritsis, La Pensée de Parménide, Troisième édition modifiée et augmentée
de Mythe et philosophie chez Parménide, Bruxelles, Ousia, 2008, dont s’inspire le présent exposé.

14
certaine manière – bref, en faire un être. Il faut toutefois remarquer que Parménide échappe à
la contradiction grâce à son usage du mythe. En effet, nous l’avons vu, le discours mythique
introduit par nature une distorsion, ce qui lui permet d’exprimer dans un langage accessible à
l’homme des réalités qui lui demeureraient inaccessibles par d’autres voies. En l’occurrence,
le schème du chemin permet à Parménide de présenter le non-être comme un « chemin
impraticable » sur lequel il ne faut pas s’engager, sans tomber dans la contradiction qu’il y
aurait à devoir s’engager sur ce chemin pour pouvoir en parler. La distorsion est ici la
condition de possibilité d’un discours sensé sur « quelque chose » (le non-être) qui par nature
semble pourtant exclure tout discours. On voit donc que Parménide exploite le mythe comme
un instrument méthodologique essentiel, qui permet d’éviter certaines apories (impasses) qui
menaceraient un discours purement argumentatif.
Reste dès lors l’autre chemin, celui de l’être : « c’est la voie de la persuasion, car
celle-ci accompagne la vérité ». Or, du fait qu’il « est », la déesse déduit une série de
propriétés (qu’elle nomme des « signes ») qu’elle attribue à l’être (DK B8 = LM D8). L’être
doit en effet être :
- inengendré et impérissable, car advenir, c’est venir à l’être à partir du non-être, et
périr, c’est passer de l’être au non-être ; or nous avons vu que le non-être n’est pas ;
- immobile et immuable, car tout changement supposerait également un passage de
l’être au non-être (telle détermination « disparaissant » au profit de telle autre) :
« restant le même et dans le même <lieu>, il demeure en lui-même et reste ainsi
fermement au même endroit » ;
- toujours dans le « maintenant », car on ne peut distinguer en lui un « avant » et un
« après », puisqu’il est toujours le même (on traduit souvent cette idée par le terme
« éternité », mais, à strictement parler, l’éternité désigne l’atemporalité, le fait d’être
« hors de tout temps », qui ne semble pas être ce qui est visé ici par Parménide) ;
- unique, parce que s’il y avait plusieurs êtres, chacun ne serait pas ce que sont les
autres, et donc serait en même temps non-être ;
- continu et indivisible, parce qu’il ne peut avoir aucune diversité interne (en effet, si
l’on pouvait distinguer en lui des parties, chacune de celles-ci devrait se caractériser
par une détermination différente des autres, qui donc ne serait pas les autres, ce qui
reviendrait à introduire du non-être dans l’être) ;
- parfait, ne manquant de rien, car il n’y a rien d’autre que l’être, et donc rien dont il
pourrait manquer.
On voit qu’apparaissent ici, pour la première fois dans les textes conservés, une série
de raisonnements par lesquels Parménide déduit les traits fondamentaux de l’être. Dans ces
raisonnements, le non-être joue un rôle fondamental, ce qui montre combien ils sont
indissociables de l’aspect mythique de la pensée de Parménide, qui seul rend possible la
référence à celui-ci. Les disciples de Parménide développeront l’aspect argumentatif de sa
pensée, en le coupant toutefois de cet arrière-plan mythique. Ainsi, MÉLISSOS (Ve s.) a
proposé de nouvelles déductions à propos de l’être dans son ouvrage Sur la nature ou sur ce
qui est, qui s’écartent parfois de celles de Parménide : partant de l’affirmation qu’il est, il en
déduit qu’il est illimité à la fois dans le temps et dans l’espace, un, homogène, immuable et en
repos permanent. Quant à ZÉNON, ses raisonnements complexes méritent une étude plus
approfondie que nous entreprendrons dans la section suivante.
Mais que désigne l’être de Parménide ? Certainement pas le « monde » tel qu’il nous
apparaît, car celui-ci revêt des caractères exactement opposés à tous ceux qui viennent d’être
énoncés15. C’est précisément pour cette raison que les Ioniens avaient cherché à en rendre

15
Remarquons toutefois que l’interprétation contraire a parfois été soutenue, notamment par L. Brisson, Platon :
Parménide, Paris, GF-Flammarion, 1994. Par ailleurs, la situation est peut-être différente chez Mélissos, qui,
comme nous venons de le voir, attribue à l’être une extension spatiale.

15
compte en termes de devenir plutôt que d’être. Or, pour Parménide, de telles explications sont
contradictoires, car elles impliquent le passage du non-être à l’être et de l’être au non-être, ce
qui est impossible. C’est pourquoi « il n’y a pas de croyance vraie » dans ces « opinions des
mortels » : les mortels, « créatures à deux têtes », mélangent indûment l’être et le non-être,
alors que ce dernier n’est absolument pas et ne peut dès lors en aucune façon être mêlé à
l’être. La séparation radicale de l’être et du non-être est donc la condition de possibilité d’une
pensée cohérente, c’est-à-dire non contradictoire. Remarquons que cette séparation s’oppose à
la logique de l’ambivalence qui régissait la pensée mythique, et est bien plutôt le principe
même d’une logique binaire telle que celle qui domine aujourd’hui, fondée sur le principe de
non-contradiction (A n’est pas non-A) et le principe d’identité (A est A). La position de
Parménide à l’égard du mythe est donc complexe : d’un côté, il utilise le mythe, mais de
l’autre, par le biais de cette utilisation, il contribue à l’institution d’une nouvelle logique
radicalement opposée à la logique mythique.
Aussi, lorsque la déesse récapitule les différents traits de l’être énumérés plus haut en
le comparant à « la masse d’une sphère bien arrondie, qui est partout également étendue à
partir du centre », il s’agit clairement d’une métaphore qu’il ne faut pas prendre littéralement
– sans quoi cette affirmation contredirait celle selon laquelle l’être est sans parties –, mais
plutôt comme le symbole de sa perfection. En effet, l’être ne correspond à rien de ce que nous
pouvons percevoir par nos sens (vue, ouïe, toucher, etc.), mais il est bien plutôt l’objet de la
pensée : « car c’est la même chose que l’on pense et qui est » (on traduit parfois : « le même
est à la fois pensée et être », ou « pensée et être sont une seule et même chose »), et l’être est
« ce à cause de quoi il y a pensée ». Penser au sens propre, c’est penser l’être, c’est-à-dire
cette unité parfaite, continue, toujours dans le présent, identique à elle-même et exempte de
contradiction. Les disciples de Parménide s’appuieront sur cette doctrine pour opposer
radicalement l’objet de la pensée ainsi défini aux objets des sens, qui sont quant à eux
caractérisés par une infinie diversité et un mouvement incessant. À ce titre, Parménide a
souvent été considéré comme le père de l’idéalisme, entendu ici comme ce type de
philosophie qui accorde à la pensée une prééminence sur les sens comme mode d’accès à
l’être ou à la vérité. Seul l’être est susceptible d’être connu, parce que lui seul est objet de la
pensée ; en revanche, relativement au monde que nous percevons par nos sens, aucune
connaissance n’est possible, mais seulement des opinions (δόξαι), qui en tant que telles ne
relèvent plus à strictement parler de la vérité (ἀλήθεια).
Cependant, on pourrait craindre que l’objet de la pensée et de la connaissance dégagé
par Parménide ne nous mène pas très loin, dans la mesure où ses caractéristiques le
distinguent radicalement de tout ce qui appartient au monde qui nous entoure. Or, c’est bien
en ce monde que nous vivons, et c’est donc de lui que nous avons besoin de rendre compte.
C’est pourquoi la déesse, prenant pitié des pauvres mortels que nous sommes, révèle au
narrateur-philosophe une « méthode » qui lui conférera une certaine « prise » sur le monde
dans son ensemble : il s’agit d’appréhender par la pensée (νόος) les choses absentes (ἀπ-
εόντα), c’est-à-dire les choses qui, à strictement parler, ne sont pas (μὴ ἐόντα) – puisque seul
est l’être tel qu’il a été caractérisé plus haut –, comme étant fermement présentes (παρ-εόντα),
en leur conférant ainsi la continuité qui pourtant n’appartient en propre qu’à l’être lui-même
(DK B4 = LM D10). En d’autres termes, la pensée est capable de transférer au monde dans
son ensemble des caractéristiques qui, à proprement parler, n’appartiennent qu’à l’être (τὸ
ἐόον), et, ainsi, de lui conférer une certaine intelligibilité. Certes, un tel procédé introduit une
déformation, puisqu’il consiste à considérer comme présentes des choses qui sont en réalité
absentes, c’est-à-dire à considérer comme étant des choses qui, à strictement parler, ne sont
pas. C’est pourquoi la déesse insiste sur le fait qu’il ne pourra pas nous révéler les choses
elles-mêmes – puisque celles-ci ne sont pas –, mais seulement des « noms » des choses. Ce
n’est toutefois pas rien, car cela nous permet au moins de parler de ce monde qui n’est pas et

16
dans lequel pourtant nous vivons. Le langage confère déjà une certaine stabilité, une certaine
détermination aux choses : dès qu’on parle, on sort du non-être absolu – raison pour laquelle
le non-être lui-même est ineffable et indicible. Il convient simplement de ne pas oublier que
ce faisant, nous sortons du champ de la « Vérité » (Alètheia) pour entrer dans celui de
l’« Opinion » (Doxa). On assiste dès lors à un renversement complet de ce qui se passe dans
la pensée mythique, puisque chez Parménide, c’est paradoxalement le discours sur le visible
qui fait l’objet d’une distorsion, tandis que le discours sur l’invisible (l’être en tant qu’objet de
la pensée) est seul susceptible d’être pleinement vrai.
Cela ne signifie pas toutefois que tous les discours de ce type se valent. Au contraire,
dans la dernière partie du poème, la déesse propose une explication de l’ordre du monde
qu’elle présente comme étant certes trompeuse, mais néanmoins plus vraisemblable que
toutes les autres. Elle remplit ainsi la troisième partie de sa promesse, à savoir exposer
« comment les apparences (τὰ δοκοῦντα) devraient être ». Cette explication revient à
considérer que le kosmos résulte non pas, comme le croyaient les Ioniens, d’un principe
unique qui s’épanouirait en une multiplicité de choses, mais bien plutôt de l’interaction entre
deux principes, la lumière (parfois identifiée au feu) et l’obscurité (parfois identifiée à la
terre), qui seraient mis en mouvement par une divinité dirigeant toute chose à partir du centre
et produiraient un univers constitué de bandes circulaires concentriques, alternant lumière et
obscurité. Les mortels ont cru pouvoir identifier ces deux principes avec l’être et le non-être,
mais ils ont eu tort : tous deux relèvent en réalité de l’être, en tant qu’ils sont rendus présents
par la pensée. Prolongeant peut-être ainsi la pensée de Xénophane – mais aussi, d’une certaine
manière, celle des Pythagoriciens, auxquels il reproche toutefois de ne pas avoir pensé l’unité
des contraires –, Parménide ouvre la voie à une nouvelle « physique », fondée non plus sur la
physis, mais sur le mélange et la séparation entre les éléments. Cette différence est
fondamentale, car une telle physique échappe à l’objection formulée dans la première partie
du poème selon laquelle le devenir est impossible, que ce soit à partir de l’être ou du non-
être : à proprement parler, il n’y a pas de naissance ni de mort au sens absolu, mais seulement
rassemblement et dissociation entre des éléments qui, eux, sont. Elle permet également
d’éviter l’aporie, qui jouera un rôle fondamental dans la pensée grecque à partir de cette
époque, selon laquelle il est impossible que la multiplicité résulte de l’unité. Nous verrons que
ce nouveau type de physique sera développé par les penseurs ultérieurs à partir d’Empédocle,
qui portera quant à lui à quatre le nombre des éléments constitutifs du monde – à savoir les
quatre éléments traditionnels : l’eau, la terre, le feu et l’air – et qui introduira également deux
principes actifs responsables du mélange et de la séparation, à savoir l’Amour et la Haine.

Lectures conseillées

De nombreuses éditions et traductions du poème de Parménide sont disponibles en français.


Parmi elles, signalons : D. O’Brien, Le Poème de Parménide. Texte, traduction, essai critique (en
collaboration avec J. Frère pour la traduction française), dans P. Aubenque (dir.), Études sur
Parménide, I, Paris, Vrin, 1987 ; N.-L. Cordero, Les Deux Chemins de Parménide, Paris-Bruxelles,
Vrin-Ousia, 1997² ; B. Cassin, Parménide : Sur la nature ou sur l’étant, Paris, Seuil (coll. « Points-
Essais »), 1998 ; M. Conche, Parménide : Le Poème – Fragments, Paris, PUF, 1999². L’ouvrage de
L. Couloubaritsis cité en note contient également, en appendice, la traduction des fragments conservés
du poème.

17
c. Philolaos et les Pythagoriciens du Ve siècle

Selon certaines sources, les disciples de Pythagore se répartissaient en deux


catégories : le premier niveau était constitué par les « acousmaticiens » (du grec ἀκούσματα,
qui désigne des maximes et des préceptes transmis oralement par voie d’énigmes au sein de la
communauté), le deuxième par les « mathématiciens » (du grec μαθήματα, qui désigne non
seulement les mathématiques, mais toutes les connaissances pouvant faire l’objet d’un
enseignement, notamment l’astronomie et la théorie musicale). La plupart des spécialistes
considèrent aujourd’hui qu’il s’agit sans doute plutôt de deux tendances qui se sont
distinguées au sein de l’École après la mort de Pythagore, les uns privilégiant les aspects
« religieux » de l’enseignement du maître, les autres ses aspects « mathématiques ». C’est
certainement de cette dernière tendance que sont issus les penseurs auxquels se réfère Aristote
sous le nom de « Pythagoriciens », sans autre précision, qui doivent sans doute beaucoup à
PHILOLAOS (Ve s.) – lui-même ayant peut-être subi l’influence des Éléates, ne fût-ce que dans
la forme argumentative que revêt l’expression de sa pensée. La doctrine de cette école repose
sur une vision dualiste de la réalité, en ce sens qu’elle établit une liste de couples d’opposés
irréductibles entre eux dont l’un est connoté positivement et l’autre négativement.
Remarquons que cette manière de considérer les couples d’opposés se distingue aussi bien de
celle dont nous avons caractérisé la pensée mythique, où chaque opposé inclut l’autre comme
son pendant nécessaire, interdisant par là toute valorisation unilatérale de l’un ou de l’autre,
que de celle dont les envisagent Anaximandre ou Héraclite, le premier en valorisant les deux
pôles de la relation, qui dès lors doivent se laisser mutuellement la place et ne pouvaient
coexister que de manière successive, le deuxième en valorisant la tension elle-même. Les
Pythagoriciens, quant à eux, valorisent très clairement l’un des pôles de chaque couple au
détriment de l’autre, tout en considérant qu’aucun des deux n’est réductible à l’autre. La table
des opposés rapportée par Aristote est la suivante :

+ -

Limite Illimité
Impair Pair
Un Multiple
Droite Gauche
Mâle Femelle
En repos En mouvement
Droit Courbe
Lumière Obscurité
Bien Mal
Carré Rectangle

18
D’après les quelques fragments de Philolaos qui nous sont parvenus, la nature de
l’univers dans son ensemble résulterait de la conjonction harmonieuse de deux principes,
l’illimité (ἄπειρον) et la limite ou le limitant. Apparemment, le premier correspondrait aux
nombres pairs (considérés comme illimités parce qu’ils peuvent être divisés en deux parties
égales), le second aux nombres impairs (considérés comme limites parce qu’ils interdisent une
telle division). L’union de ces deux principes est réalisée par une ἁρμονία, « consonance » ou
« accord ». Pour Philolaos et la musique grecque en général, il y a trois consonances
fondamentales : l’octave (2 : 1), la quinte (3 : 2) et la quarte (4 : 3). Remarquons qu’on retrouve
ici la suite des nombres qui composent la tétractys. Ce processus produit non seulement les
nombres, mais également un univers profondément ordonné. Au centre se trouve un « Feu
central » (qui n’est pas le soleil), « Foyer (Hestia) du monde », identifié à l’unité et au principe
limitant, qui « aspire » l’illimité qui, sous la forme du vide et du souffle (πνεῦμα), introduit la
séparation et la différenciation entre les choses. Le résultat de ce processus est le monde dans
lequel nous vivons, où autour du Feu central tournent les différents astres : d’abord l’« Anti-
Terre », corps céleste que nous ne voyons pas plus que le Feu central en raison du fait que la
Terre tourne autour de ce dernier en lui présentant toujours la même face, située aux antipodes de
celle sur laquelle nous vivons, et dont, selon Aristote, les Pythagoriciens postulaient l’existence
pour compléter la décade des sphères célestes ; ensuite la Terre, la Lune, le Soleil, et les cinq
planètes connues (Vénus, Mercure, Mars, Jupiter et Saturne) ; enfin, la sphère des étoiles fixes.
Le tout est entouré d’un feu extérieur qui constitue l’« enveloppe de l’univers », à l’extérieur
duquel s’étend l’infini ou l’illimité (ἄπειρον) résiduel. Le mouvement des astres produit des sons
qui sont parfaitement harmonisés en un accord sublime, que nous ne percevons pas tout
simplement parce que nous l’entendons continuellement depuis notre naissance.
Le détail de ce processus cosmogonique reste très obscur, mais il semble impliquer que
les nombres constituent la structure intime des choses, raison pour laquelle les Pythagoriciens
sont souvent considérés comme les précurseurs de la « mathématisation de la nature » sur
laquelle reposera l’essor de la science moderne. Il faut toutefois avouer que, telle qu’elle est
présentée dans nos sources, cette doctrine n’est pas dépourvue d’une certaine naïveté, notamment
en ce qu’elle semble « réifier » les nombres en les identifiant purement et simplement aux choses
elles-mêmes, ou du moins aux constituants physiques des choses, au lieu de se contenter d’en
faire des principes explicatifs des choses. Comme le montrera Platon par la suite, une telle
position ne s’impose pas pour rendre possible l’application des mathématiques à l’univers dans
son ensemble : il suffit de considérer que celui-ci participe aux mathématiques d’une manière ou
d’une autre – toute la question étant alors de comprendre ce que l’on entend par « participation ».
Comme nous allons le voir, c’est cette absence de distinction entre le domaine des
mathématiques et celui de la nature qui rendra le pythagorisme vulnérable aux critiques de Zénon
d’Élée.

d. Zénon

ZÉNON D’ÉLÉE (Ve s.) est le disciple le plus célèbre de Parménide. D’après le témoignage
de Platon dans le Parménide, Zénon aurait consacré la plus grande partie de son activité
philosophique à la défense de la doctrine de son maître contre les critiques dont elle faisait
l’objet. C’est à ce titre qu’il aurait inventé la dialectique, c’est-à-dire, littéralement, l’« art de
dialoguer » (διαλέγεσθαι = dialoguer), qui prendra une importance fondamentale chez Platon.
Chez Zénon, il semble que cet art avait essentiellement une portée négative ou critique, en ce
sens qu’il visait avant tout à réfuter l’adversaire. Pour ce faire, Zénon utilisait ce qu’on appelle le
raisonnement « apagogique » ou « par l’absurde ». Ce mode de raisonnement, vraisemblablement
introduit par les mathématiciens, consiste à partir de la position que l’on souhaite réfuter (en
l’occurrence, celle de l’adversaire) et à montrer qu’elle entraîne des conséquences inacceptables.
Puisque ces conséquences découlent pourtant nécessairement de l’hypothèse de départ, il en
résulte que la seule manière d’y échapper est de refuser cette hypothèse, qui se trouve ainsi
réfutée. Par exemple, lorsque Parménide soutenait que l’être est un, il s’opposait radicalement
tant au sens commun qu’à de nombreux philosophes pour qui l’être est multiple, en ce sens qu’il
y a de nombreuses choses qui sont. Afin de défendre son maître contre ses critiques, Zénon ne
cherche pas à apporter de nouveaux arguments positifs en faveur de sa thèse, mais bien plutôt à
démontrer l’absurdité de la thèse opposée. C’est ainsi qu’il aurait démontré, au moyen
d’arguments que nous ne possédons malheureusement plus que très imparfaitement, que si l’être
est multiple, alors il est nécessairement à la fois semblable et dissemblable, ce qui est
contradictoire et implique donc l’impossibilité de l’hypothèse de départ. Notons que ce type de
raisonnement présuppose le principe de non-contradiction, d’une part en considérant qu’une
thèse qui entraîne des conséquences contradictoires est fausse, et d’autre part en déduisant de la
fausseté de cette thèse la vérité de la thèse opposée16. Or nous avons vu que ce principe avait
précisément été affirmé avec force par Parménide. La forme des raisonnements utilisés par
Zénon est donc en plein accord avec la pensée parménidienne.
Mais ce sont surtout les arguments de Zénon contre le mouvement qui sont passés à la
postérité. Nous avons vu que l’un des traits attribués à l’être par Parménide était l’immobilité.
Cette thèse implique en contrepartie que le mouvement relève du non-être, position pour le moins
contre-intuitive qui n’a pas manqué de susciter de nombreuses critiques. Bien que cela soit
contesté par certains commentateurs, il semble que certaines de ces critiques aient été énoncées
par des Pythagoriciens, qui constitueraient la cible principale de la contre-attaque de Zénon. En
effet, l’hypothèse dont il va montrer l’absurdité résulte de la conjonction de trois propositions qui
vont servir de prémisses à son raisonnement apagogique :
(1) le mouvement existe ;
(2) les grandeurs sont composées d’éléments derniers indivisibles dont elles sont formées
par addition ;
(3) les grandeurs admettent l’infinie divisibilité.
Si la première de ces prémisses pourrait être attribuée à presque tout le monde (à l’exception des
Éléates !), les deux dernières semblent plus spécifiquement pythagoriciennes. En effet, en
identifiant les mathématiques avec la structure même des choses et du monde, les Pythagoriciens
s’obligeaient à admettre, d’une part, qu’aux processus mathématiques correspondaient des
processus physiques ayant exactement les mêmes propriétés que les premiers – par exemple, qu’à
la division infiniment répétable d’une grandeur mathématique correspondait la division
infiniment répétable d’une grandeur physique –, et, d’autre part, qu’aux constituants ultimes
d’une grandeur mathématique, à savoir les points (ou les unités pour les nombres, seuls les
nombres entiers naturels étant considérés comme des nombres par les Grecs), correspondaient
des éléments ultimes dans les choses elles-mêmes. Or, Zénon montre que ces deux prémisses,
alliées à la première, donnent lieu à des conséquences inacceptables.
Quatre arguments successifs à cet effet ont été préservés par nos sources. Certains
commentateurs ont essayé de montrer que ces arguments s’enchaînaient selon un ordre logique,
Zénon poussant progressivement ses adversaires à préciser leur position, sans pour autant que
cela leur permette d’échapper aux conséquences désastreuses qu’il leur oppose17 :

16
Plus précisément, à ce deuxième niveau, ce sont les principes du tiers-exclu (selon lequel une proposition et sa
négation ne peuvent être fausses en même temps) et de bivalence (selon lequel toute proposition est soit vraie soit
fausse) qui sont présupposés. Mais ces trois principes – (non-)contradiction, tiers-exclu et bivalence – sont
généralement considérés comme s’impliquant mutuellement par les anciens, au moins jusqu’à Aristote.
17
La reconstruction qui suit a été proposée par M. Caveing, Zénon d’Élée. Prolégomènes aux doctrines du continu,
Paris, Vrin, 1983.

15
(1) Au départ, seul est pris en considération l’espace. Celui-ci est bien une grandeur, et,
comme tel, il doit, d’après les prémisses qui ont été posées, être divisible à l’infini. Or, cette
divisibilité à l’infini entraîne l’impossibilité du mouvement. En effet, imaginons un coureur qui
doit se rendre du point a au point b, séparés par une certaine distance x. Pour ce faire, il doit
commencer par parcourir la moitié de cette distance (x/2). Mais cela suppose qu’il ait d’abord
parcouru la moitié de cette dernière (x/4), et à nouveau la moitié de celle-ci (x/8), et ainsi de suite
à l’infini… La distance à parcourir serait donc composée d’une infinité de parties. Or, il est
impossible de parcourir l’infini : par définition, l’infini est ce dont on ne peut jamais venir à bout.
De sorte que le coureur n’arrivera jamais à destination, et que le mouvement est impossible,
puisque, quelle que soit la distance qui sépare les points a et b, il est impossible de la combler.
À ce premier argument, dit de la « dichotomie », l’interlocuteur pourrait répondre en
limitant la portée de la troisième prémisse aux grandeurs spatiales et considérer que le temps, lui,
n’est pas divisible à l’infini, mais est constitué d’éléments indivisibles ayant une certaine
étendue, qu’on pourrait appeler des instants. En un instant, le coureur pourrait ainsi parcourir un
intervalle d’espace qui, même s’il est en soi divisible à l’infini, n’en pourrait pas moins être
considéré comme une certaine grandeur qui, aussi petite soit-elle, se retrouverait un nombre fini
(et non infini) de fois dans la grandeur totale. Ce serait afin de contrer cette tentative de réponse
que Zénon aurait introduit son deuxième argument.
(2) En effet, une telle réponse n’est possible que parce que l’argument de la dichotomie
envisageait les intervalles que le coureur avait à parcourir comme se recouvrant, de sorte que si
le mobile réussit à parcourir « en un instant » un intervalle d’une longueur quelconque, il aura
déjà de ce fait parcouru la moitié de l’intervalle double. Il aura donc réussi à commencer sa
course, et n’aura plus qu’à réitérer sa performance un nombre fini de fois… Au contraire, le
deuxième argument, dit « l’Achille », va envisager les intervalles à parcourir comme se
juxtaposant, interdisant ainsi à l’adversaire de recourir à sa précédente riposte. Supposons
qu’Achille, « le héros aux pieds légers », se mesure à la course avec une tortue. Zénon prétend
qu’aussi vite que coure Achille, il ne rattrapera jamais l’animal à la lenteur proverbiale. En effet,
pour ce faire, il doit d’abord atteindre le point où la tortue se trouve à présent ; et, pendant ce
temps, celle-ci aura elle-même progressé, aussi peu que ce soit. Achille devra ensuite atteindre ce
nouveau point où se trouve désormais la tortue, mais dans le même temps, l’animal aura à
nouveau avancé, et ainsi de suite à l’infini. De sorte qu’Achille ne rejoindra jamais la tortue, car
pour ce faire, il devra d’abord atteindre le point où elle se trouve lorsqu’il commence son
mouvement, et que cela lui demandera un certain temps pendant lequel elle poursuivra sa
marche.
En quoi cet argument ne peut-il plus être contré par la réponse précédente ? En ce qu’il
nous interdit de considérer les instants comme des grandeurs indivisibles. En effet, imaginons
que la distance qui sépare Achille de la tortue soit celle qu’Achille parcourt en l’un de ces
prétendus instants. Dans le même temps, la tortue parcourt une certaine distance plus petite. À
l’étape suivante, c’est cette distance que devra franchir Achille, ce qu’il fera nécessairement non
pas en un instant, mais en moins d’un instant. Donc, le prétendu instant n’est pas indivisible :
aussi petit qu’on le prenne, dès lors qu’il a une certaine étendue, il est toujours possible de le
diviser, et ce à l’infini. Le temps est donc tout aussi divisible à l’infini que l’espace, et, si on veut
le considérer comme étant composé d’instants indivisibles, il faut concevoir ceux-ci sur le même
mode que les points relativement à l’espace, c’est-à-dire comme n’ayant eux-mêmes aucune
grandeur. À l’infinité des points qui composent l’espace correspondrait dès lors l’infinité des
instants qui composent le temps.
(3) C’est à ce niveau que Zénon peut opposer un troisième argument à son adversaire :
« l’argument de la flèche ». Le mouvement est censé être le parcours d’une certaine distance en
un certain temps. Mais si le temps est composé d’une infinité d’instants, qui ne sont pas eux-
mêmes des intervalles de temps (sans quoi ils seraient divisibles), cela implique qu’en chaque

16
instant, le mobile sera au repos. Par exemple, en chaque instant de sa trajectoire, une flèche
lancée par un archer sera immobile, puisque le mouvement suppose un intervalle de temps qui
n’existe pas dans un instant. Dans ces conditions, quand la flèche serait-elle donc en
mouvement ? Elle ne pourra l’être en aucun instant ; or le temps est supposé être identique à la
somme des instants ; donc, la flèche ne se mouvra en aucun temps et demeurera à jamais en
repos.
(4) La seule manière d’échapper à cette conséquence serait, semble-t-il, d’admettre que
dans l’instant, le mobile, loin d’être au repos, passe d’un point au suivant. Dans le mouvement,
un instant ne correspondrait donc pas exactement à un point de l’espace parcouru, mais plutôt à
un intervalle (indivisible) entre deux points successifs. Contre cette ultime tentative d’échapper
aux absurdités précédentes, Zénon oppose un dernier argument : celui du « stade ». Imaginons
que dans un stade se trouvent trois chaînes constituées de quatre éléments chacune, représentant
des points contigus de l’espace. L’une de ces chaînes se tient au centre et est immobile ; les deux
autres se trouvent chacune à l’une des extrémités du stade et se meuvent à vitesse égale, mais
dans des sens opposés :

AAAA
BBBB
CCCC

En un instant, chacune des chaînes B B B B et C C C C passe d’un point A au suivant. Il faudra


donc deux instants à chacune pour s’aligner complètement sur la chaîne A A A A. Mais dans le
même temps, les deux chaînes B B B B et C C C C se recouvriront complètement l’une l’autre !
De sorte que, en deux instants, le premier élément de la chaîne B B B B aura parcouru deux
intervalles entre points contigus de la chaîne A A A A, mais quatre intervalles entre points
contigus de la chaîne C C C C. Plus simplement, en un instant, le même mobile pourrait
parcourir un ou deux intervalles entre points contigus de l’espace. Or cela est contradictoire avec
l’hypothèse de départ, qui posait au contraire qu’en un instant, le mobile parcourait un et un seul
intervalle entre deux points successifs. Admettre qu’il puisse en parcourir plus d’un, ce serait à
nouveau admettre que l’instant est une grandeur divisible, et retomber ainsi dans les difficultés
dénoncées par l’« Achille ».
Il serait aisé d’opposer à tous ces arguments le simple fait constatable de l’existence du
mouvement. C’est ainsi que l’on rapporte que Diogène de Sinope (ou, selon d’autres sources,
Antisthène) aurait réagi à leur audition sans prononcer le moindre mot, mais en se contentant de
se lever et de marcher. C’est là toutefois manquer l’essentiel, car les arguments de Zénon visent
moins le mouvement en tant que tel que la cohérence de la position adverse. Conformément à la
structure du raisonnement par l’absurde, Zénon peut prétendre avoir démontré, par l’absurdité
des conséquences qu’il en a tirées au cours de ses quatre arguments successifs, la fausseté de
l’hypothèse de départ. Or, nous avons vu que celle-ci consistait en la réunion de trois prémisses :
(1) le mouvement existe ; (2) les grandeurs sont composées d’éléments derniers indivisibles dont
elles sont formées par addition ; (3) les grandeurs admettent l’infinie divisibilité. Zénon souhaite
certainement les rejeter toutes les trois, puisque chacune contredit l’un des traits de l’être
parménidien – immobile, continu (c’est-à-dire non constitué d’éléments discrets ou séparés les
uns des autres) et indivisible. Ce faisant, il ne cherchait certainement pas à nier l’évidence de la
multiplicité sensible en mouvement, mais bien plutôt à réaffirmer l’incompatibilité de celle-ci
avec les exigences de la pensée, qui seule peut nous conduire à une certitude et à une fermeté
absolue et dénuée de contradiction. Remarquons toutefois que le raisonnement de Zénon ne nous
oblige, à strictement parler, à rejeter que l’une des prémisses qui constituent l’hypothèse de
départ, car la fausseté de l’une suffit à impliquer celle de l’ensemble. Telle sera l’attitude
d’Anaxagore et des atomistes, dont nous verrons qu’ils rejetteront respectivement la deuxième et

17
la troisième prémisses, soutenant, pour le premier, que les grandeurs ne sont pas composées
d’éléments derniers, et, pour les seconds, qu’elles n’admettent pas l’infinie divisibilité.
(Remarquons que dans les deux cas, cela a pour conséquence de rendre impossible une
application immédiate des mathématiques – telles du moins qu’elles étaient conçues à l’époque –
à la nature.) En revanche, tous les successeurs de Zénon admettront la possibilité du mouvement ;
bien plus, ils tenteront d’en fonder la possibilité, voire d’en déterminer le principe et l’origine.
Tel sera également le cas d’Aristote, qui, pour réfuter les arguments de Zénon, élaborera sa
théorie de l’infini potentiel, selon laquelle l’infini n’existe jamais en acte, mais seulement en
puissance – solution qui s’imposera historiquement pendant deux millénaires, jusqu’à la
découverte aux temps modernes (notamment par Newton et Leibniz) d’outils mathématiques
permettant de concevoir le continu en termes d’infini actuel.

3) La physique post-parménidienne

a. Empédocle

Originaire d’Agrigente (Sicile actuelle), EMPÉDOCLE (484/3-424/3 ?) est une figure


énigmatique que nos sources décrivent comme une sorte de mage inspiré, entouré d’une aura de
mystère et accomplissant des miracles. C’est que lui-même semble se présenter comme tel au
début de son poème Les Purifications (Katharmoi), où le narrateur n’hésite pas à se décrire
comme un dieu parmi les hommes :

Amis qui habitez la grande ville près du blond Acragas


Sur les hauteurs de la cité, soucieux d’actions bienfaisantes,
Havres respectueux des étrangers, ignorants du forfait,
Je vous salue ! Moi qui pour vous suis un dieu immortel, et non plus un mortel,
Je vais parmi tous, recevant les honneurs, tel que j’apparais,
Couronné de bandelettes et de guirlandes de fleurs.
Quand j’arrive avec celles-ci dans les villes florissantes
Hommes et femmes me vénèrent ; ils me suivent
Par milliers en me demandant où est le chemin du profit :
Les uns ont besoin du savoir des devins, les autres ont demandé à entendre,
Pour les maladies les plus diverses, une parole qui soulage,
Eux que transpercent depuis longtemps de terribles douleurs.
(DK B112 = LM D4)

La manière dont se présente le narrateur de ce texte ne peut manquer d’évoquer la figure


« shamanique » de Pythagore. D’après la légende, Empédocle aurait d’ailleurs voulu prouver sa
divinité et son immortalité en se jetant dans l’Etna, qui n’en aurait rejeté qu’une sandale de
bronze18…
Comme Parménide, Empédocle a écrit en vers. Il aurait composé deux poèmes : Les
Purifications, dans lequel s’exprime surtout l’aspect religieux de sa pensée, et Sur la nature,
œuvre dont il nous reste un grand nombre de fragments – bien que la question de savoir s’il s’agit
effectivement de deux poèmes distincts et non d’un seul soit discutée. Dans le premier cité (qui
n’est sans doute pas le premier à avoir été écrit), il se montre fortement influencé par les
Pythagoriciens, notamment en ce qui concerne la doctrine de la réincarnation, la « démonologie »
(théorie des démons) et la défense de certains interdits alimentaires (viande et fèves). Dans le
second, il renoue d’une certaine manière avec le projet des premiers physiologues, tout en

18
Pour une interprétation de cette légende, proposée dans le cadre d’une réévaluation globale des aspects
« magiques » de la pensée et de la vie d’Empédocle, voir P. Kingsley, Empédocle et la tradition pythagoricienne.
Philosophie ancienne, mystère et magie, Paris, Les Belles Lettres, 2010 [1995 pour la version anglaise].

18
acceptant et en tirant les conséquences des critiques opposées à ces derniers par Parménide. Les
interprètes ont souvent éprouvé des difficultés à concilier ces deux aspects de sa pensée, mais la
découverte récente par Alain Martin d’un papyrus contenant des fragments précédemment
inconnus a apporté un éclairage nouveau sur ce point19.
Tout en admettant que les sens sont loin d’être toujours fiables, Empédocle réhabilite
d’une certaine manière la sensation contre Parménide, car il considère que pour autant qu’ils
soient guidés par l’intelligence, ceux-ci peuvent nous révéler la nature intime des choses.
Empédocle a d’ailleurs élaboré une importante théorie de la sensation, basée sur le principe selon
lequel le semblable est connu par le semblable, qui aura une grande influence par la suite.
Corrélativement à cette confiance nouvelle dans la sensation, Empédocle affirme, à nouveau à
l’encontre de Parménide, la possibilité de tenir sur la nature et le devenir un discours qui ne soit
pas « trompeur ». Cela ne veut pas dire pour autant qu’il évite l’usage du mythe ; au contraire, il
introduit un nouveau type de mythe, fondé non plus sur le schème de la parenté ou du chemin,
mais sur un nouveau schème : le schème de l’amour et de la haine. En effet, ces expériences
humaines que sont l’amour et la haine lui apparaissent comme plus appropriées pour exprimer sa
propre physique, fondée sur le mélange et la séparation des éléments. Cependant, il accomplit un
pas décisif en considérant que loin d’introduire une distorsion dans le discours, ce schème
renvoie à des processus physiques existant effectivement dans la nature. En ce sens, comme
l’écrit Lambros Couloubaritsis, Empédocle « objective » le schème, ce qui signifie en même
temps qu’il « démythifie » le mythe en prétendant réduire son écart par rapport à la réalité dont il
cherche à rendre compte.
Empédocle admet la critique parménidienne des physiologues ioniens, selon laquelle tout
passage du non-être à l’être (devenir, naissance) ou de l’être au non-être (mort) est impossible.
En ce sens, la physis, à entendre ici en son sens originel d’épanouissement, n’est qu’un « nom »
que les mortels donnent à un processus d’un tout autre type, à savoir la réunion et la séparation
des éléments :

Je te dirai autre chose : de rien il n’y a naissance, parmi toutes


Les choses mortelles, et il n’y a pas de fin qu’apporte la mort funeste,
Mais seuls existent le mélange et l’échange de choses mélangées
Et « naissance » (φύσις) est un nom donné par les hommes mortels.
(DK B8= LM D53)

L’influence de Parménide est ici visible jusque dans la formulation. Mais Empédocle donne une
portée nouvelle à la physique du mélange et de la séparation. Il pose en effet comme principes de
tout processus physique non seulement quatre principes « matériels », qu’il appelle quatre
« racines », à savoir le feu, l’air, la terre et l’eau, qui vont devenir les quatre éléments
traditionnels (sur lesquels se fondera toute la physique jusqu’à l’époque moderne), mais aussi
deux principes actifs, à savoir l’Amour (Philia) qui rassemble et la Haine (Neikos) qui sépare.
L’introduction de ces deux principes actifs est essentielle, car elle signifie qu’Empédocle ne se
contente pas d’admettre la possibilité du mouvement rejetée par Parménide et Zénon, mais la
fonde en rapportant tout mouvement à ces principes qui selon lui existent bel et bien dans le
monde. Les quatre éléments sont immortels et inengendrés ; mais, par leurs unions et leurs
séparations sous l’effet de l’Amour et de la Haine, ils produisent toutes les autres choses qui,
elles, sont engendrées et périssables. Ce sont ces processus de mélanges et de séparations que
nous nommons à tort « naissances » et « morts ».
Au niveau global du cosmos, ces processus s’organisent selon un cycle. Bien que ce point
soit contesté, il semble que ce cycle ait lieu entre deux pôles opposés : un état entièrement
dominé par la Haine et un état entièrement dominé par l’Amour. Dans le premier état, les quatre

19
Cf. A. Martin et O. Primavesi, L’Empédocle de Strasbourg, Berlin – New York, W. de Gruyter, 1999.

19
éléments sont séparés les uns des autres en bandes circulaires animées d’un mouvement de
rotation autour de l’Amour, lui-même concentré en une masse très petite et complètement
séparée du reste. Puis des parcelles d’Amour, appelées « démons », parviennent à se mêler aux
éléments et à entraîner le mélange (κρᾶσις) de ceux-ci, d’où résulte la naissance des corps
composés. Ce processus est progressif : par exemple, en ce qui concerne les êtres vivants, il y
aurait d’abord eu une première phase lors de laquelle des membres isolés (bras, jambes, têtes,
yeux, etc.) auraient poussé hors de la terre avant de se réunir au hasard, produisant de
nombreuses combinaisons monstrueuses (par exemple une tête de vache avec un corps
d’homme), qui périrent rapidement, mais aussi certaines combinaisons viables (par exemple un
corps, une tête et des membres d’homme), qui seules survécurent. (On a parfois vu dans cette
curieuse théorie un lointain ancêtre de la théorie darwinienne de la sélection naturelle.) Ce
processus se poursuivrait jusqu’au moment où l’unification parfaite des éléments serait atteinte,
produisant une sphère parfaitement homogène appelée « Sphairos » ou « Dieu ». C’est le règne
de l’Amour parfait.
Malheureusement, cet état de plénitude ne dure pas indéfiniment, car, suite apparemment
à une faute commise par certaines parcelles d’Amour ou démons, qui semblent correspondre,
bien qu’Empédocle n’utilise pas ce terme dans les fragments que nous possédons, aux « âmes »
des êtres vivants, un processus de séparation s’enclenche sous la conduite de la Haine. Ici aussi,
des êtres composés sont alors produits, mais en sens inverse, c’est-à-dire qu’ils deviennent de
moins en moins unifiés. Pour notre grand malheur, c’est à cette phase du cycle que nous
appartenons, et c’est en ce sens que les hommes – pas seulement Empédocle ! – sont comme des
démons, voire des dieux exilés, coupés de cet état d’unité qui était le leur dans le Sphairos et
condamnés à s’incarner successivement dans différents corps. (C’est d’ailleurs la raison pour
laquelle il convient de s’abstenir de la consommation de viande, ainsi que du meurtre et des
sacrifices sanglants, car toutes les âmes des êtres vivants ne sont en réalité que des parcelles
d’une seule et même divinité unie dans le Sphairos.) Dans l’avenir, la Haine continuera à gagner
du terrain, jusqu’à reproduire l’état d’où nous sommes partis, excluant entièrement l’Amour hors
des éléments et provoquant dès lors la séparation complète de ceux-ci. On peut toutefois espérer
que cet état ne durera pas, et que l’Amour, concentré en lui-même, trouvera assez de force pour
accomplir à nouveau son action unifiante.
Il est extrêmement difficile, voire impossible, dans l’état actuel de nos sources, de
déterminer dans quelle mesure cette cosmogonie fantastique doit être prise de manière littérale,
ou si elle ne doit pas plutôt être comprise comme la séparation mythique de deux tendances (du
multiple à l’un et de l’un au multiple) qui, en réalité, coexisteraient dans notre monde. Dans ce
cas, l’exposé d’Empédocle demeurerait organisé selon un certain type de distorsion, même si les
deux tendances en question seraient bien à comprendre quant à elles littéralement. Les fragments
que nous possédons affirment en tout cas clairement qu’en toute chose, l’Amour et la Haine sont
mêlés, et que tout résulte dès lors de leur interaction mutuelle. Bien plus, quel sens y aurait-il de
la part d’Empédocle à exhorter les hommes à régler tous les aspects de leur vie sur l’Amour
plutôt que sur la Haine si notre avenir était déjà tout tracé et se dirigeait irrémédiablement vers le
règne de la Haine ? Quoi qu’il en soit, ce dernier point montre en tout cas que l’on ne peut
distinguer radicalement les aspects « scientifiques » de la pensée d’Empédocle de ses aspects
« religieux ».

b. Anaxagore

Originaire de Clazomènes, sur la côté ionienne, ANAXAGORE (500-428 ?) émigra à


Athènes et est généralement considéré comme celui qui y introduisit la philosophie. Là, il
s’intégra au cercle de l’homme d’État Périclès et eut également comme disciples Archélaos (qui,

20
d’après une tradition, aurait été le maître de Socrate) et le tragédien Euripide. Cependant, ses
recherches astronomiques, météorologiques et biologiques (ainsi peut-être que certaines prises de
position politiques) lui valurent l’hostilité de certains Athéniens, qui lui intentèrent un procès
pour impiété, notamment pour avoir affirmé que le soleil était une masse incandescente. Il dut
alors s’exiler dans la ville de Lampsaque, où il mourut.
Le point de départ d’Anaxagore est certainement à chercher dans les critiques
parménidiennes des physiologues, mais aussi dans les paradoxes de Zénon. Nous avons vu que la
solution de ceux-ci supposait le rejet d’au moins une des prémisses suivantes : (1) le mouvement
existe ; (2) les grandeurs sont composées d’éléments derniers indivisibles dont elles sont formées
par addition ; (3) les grandeurs admettent l’infinie divisibilité. C’est la deuxième prémisse que
refuse Anaxagore. En effet, selon lui, les grandeurs admettent bien l’infinie divisibilité, mais
précisément pour cette raison, elles ne peuvent être composées d’éléments ultimes, et surtout pas
de points dépourvus d’extension. Au contraire, aussi loin que l’on pousse la division, les parties
d’une grandeur seront toujours des grandeurs elles-mêmes divisibles à l’infini. Cela ne rend pas
pour autant une grandeur donnée infiniment grande, parce que les parties dont elle se compose
sont infiniment petites ; mais elles n’en demeurent pas moins des grandeurs.
Cependant, la grande originalité d’Anaxagore est surtout d’étendre ce raisonnement de
l’ordre quantitatif à l’ordre qualitatif. En effet, pour lui, aussi loin que l’on pousse la division, on
n’aboutira jamais non plus à des parties qui auraient seulement telle qualité plutôt que telle autre,
qui seraient telle chose plutôt que telle autre : au contraire, chaque chose (qu’il appelle χρῆμα)
contient toutes les autres choses, toutes les autres qualités. « Tout est dans tout » : un morceau de
bois n’est pas seulement constitué de bois et de couleur brune, mais il contient en même temps de
la pierre, du fer, de l’eau, du feu, etc., ainsi que toutes les autres couleurs. S’il apparaît comme du
bois brun, c’est simplement parce que le bois et la couleur brune prédominent dans cet ensemble
de qualités. (Telle est du moins la version d’Aristote. Dans les fragments qui subsistent,
Anaxagore ne mentionne parmi les « choses » qui seraient toutes mêlées ensemble que des
couples de qualités opposées : le chaud et le froid, le grand et le petit, etc. Selon certains
interprètes, il faudrait dès lors distinguer l’état primitif dans lequel seules existent les qualités
membres de tels couples mélangées les unes aux autres, d’une deuxième étape où seulement
apparaîtraient les éléments et les corps tels que nous les connaissons, par discrimination de
celles-ci. Dans tous les cas, il demeure vrai que tous les corps sont constitués de composants
identiques dont seule la prédominance de l’un ou l’autre donne lieu à un résultat différent.)
Comment Anaxagore est-il parvenu à cette étrange doctrine ? Apparemment, une
motivation importante pour lui aurait été le problème de la nutrition. Quand nous mangeons une
tranche de pain, par exemple, celle-ci contribue à la croissance et au renouvellement de notre
chair, de nos tendons et de nos os, comme si le blé « devenait » chair, tendon et os. Comment un
tel devenir est-il possible ? Anaxagore admet le principe parménidien selon lequel l’être ne peut
devenir à partir du non-être. Mais il considère également, semble-t-il, que la solution
d’Empédocle, consistant à dire qu’il n’y a pas de devenir à proprement parler, mais seulement
mélange des quatre éléments fondamentaux, est insuffisante, dans la mesure où elle revient tout
de même à admettre que ce mélange puisse produire quelque chose de nouveau, ce qui semble
réintroduire la possibilité d’un devenir à partir du non-être (en tout cas, le devenir de x – par
exemple de la chair – à partir du non-être de x – en l’occurrence l’absence de chair). Au
contraire, pour Anaxagore, la seule manière d’expliquer un tel processus est d’admettre que
depuis toujours, le blé – comme toutes les autres choses – contenait en lui-même non seulement
le blé, mais aussi la chair, les os et les tendons. Le processus digestif permet alors de séparer
ceux-ci de tout ce qui, bien que contenu dans le blé, est inutile au maintien en vie de l’organisme,
et qui est dès lors rejeté. (Notons que cette explication est compatible avec l’interprétation selon
laquelle le mélange initial est seulement constitué de qualités opposées : dans ce cas, la

21
différence entre les corps résulte seulement de la différence de proportion entre ces qualités, qui
sont présentes aussi bien dans la nourriture que dans le corps qui la reçoit.)
Partant de cette considération, Anaxagore la généralise et affirme que si le devenir est
possible, c’est parce que son produit est déjà contenu dans son point de départ, mais y est
dissimulé par la prédominance d’une autre qualité. Le processus du devenir n’est donc pas un
passage du non-être à l’être, comme le prétendaient les physiologues ioniens réfutés par
Parménide, ni même seulement le mélange et la séparation des éléments, comme l’affirme
Empédocle, mais bien plutôt un processus de discrimination (διάκρισις) et de composition
(σύγκρισις) par lequel certaines qualités sont « isolées » des autres (même si elles continuent à
les contenir en elles) et se rassemblent de manière à devenir dominantes.
Il y a toutefois une exception à la formule « tout est dans tout », à savoir l’intelligence ou
intellect (νόος – νοῦς en dialecte attique). En effet, Anaxagore considère que celle-ci n’est pas
mélangée au reste de la même manière que toutes les autres choses, sans quoi tout (même les
pierres ou les morceaux de bois) serait intelligent. Pour lui, l’intelligence est bien « corporelle »
elle aussi, mais elle a un statut tout à fait particulier grâce auquel elle est séparée de tout le reste.
C’est précisément cette séparation qui lui permet d’assumer les deux fonctions qui lui sont
propres :
(1) D’une part, la connaissance, en ce sens que c’est parce que l’intelligence n’est aucune
des autres choses qu’elle peut les connaître toutes. Remarquons que le principe ici invoqué est
exactement contraire à celui d’Empédocle, selon lequel seul le semblable peut connaître le
semblable. Nous verrons qu’Aristote parviendra à concilier ces deux principes, en affirmant que
si l’intelligence peut penser toute chose, c’est parce qu’elle n’est rien en acte, mais est toute
chose en puissance. Quoi qu’il en soit, pour Anaxagore comme pour Parménide, alors que nos
sens sont trompeurs (puisqu’ils nous font croire que chaque chose est seulement ce qu’elle est et
ne contient pas les autres choses), l’intelligence, que l’homme a en partage plus que tous les
autres êtres, nous permet d’atteindre la vérité. Cependant, cette vérité est d’un tout autre ordre
que celle de Parménide, puisqu’elle concerne bel et bien le monde en devenir et affirme un
pluralisme infini (toute chose est composée de l’infinité de toutes les autres) à l’opposé du
monisme parménidien (l’être est un).
(2) D’autre part, le mouvement, en ce sens que c’est parce que l’intelligence n’est aucune
des autres choses qu’elle va pouvoir les discriminer les unes des autres. C’est ce qui se passe à
l’origine du monde, où les particules d’intelligence inaugurent un mouvement tourbillonnaire par
lequel les choses se différencient progressivement à partir d’un état où toutes sont absolument
mélangées. Ce mouvement part d’un point très petit et s’étend ensuite de plus en plus, jusqu’à
gagner l’ensemble de l’univers. Alors se forme un monde, à partir de germes (σπέρματα) qui
contiennent toutes les choses et toutes les qualités, mais où s’instaure progressivement la
domination de l’une ou de plusieurs d’entre elles sur les autres. (D’après certaines sources, ce
processus pourrait se produire plusieurs fois successivement, voire en plusieurs endroits
simultanément, de sorte qu’il y aurait d’innombrables mondes semblables au nôtre.) On voit donc
que comme Empédocle, Anaxagore cherche à déterminer le principe du mouvement ; mais
contrairement au premier, il considère que ce principe est non pas immanent aux choses, mais
leur est radicalement hétérogène ; bien plus, il considère qu’il est unique et l’identifie à
l’intelligence.
Cette idée selon laquelle tout mouvement trouve son principe dans l’intelligence eut une
grande influence par la suite, et on la retrouve d’une certaine manière chez Platon et chez
Aristote. Cependant, chez ces deux penseurs, cette idée est associée à celle de finalité : si tout
mouvement s’enracine dans l’intelligence, l’univers dans son ensemble doit être organisé selon le
principe du meilleur, soit parce qu’il résulte d’une intelligence productrice qui a visé le bien et a
tenté d’organiser le monde en vue de celui-ci (Platon), soit parce que l’intelligence – du moins
une certaine intelligence – est elle-même le bien suprême vers lequel tend le monde dans son

22
ensemble (Aristote). Manifestement, Anaxagore n’a pas quant à lui associé l’idée d’une origine
« intelligente » du mouvement à l’idée de finalité. Après avoir été inauguré par l’intelligence, il
semble que le processus cosmogonique tel qu’il le concevait se soit déroulé de manière
exclusivement mécaniste, selon deux lois principales : d’une part, l’attirance du semblable par le
semblable, et d’autre part, la tendance centripète du lourd et centrifuge du léger. C’est en suivant
ces lois purement mécaniques, et non en se réglant sur le principe du meilleur, que le monde
s’organise progressivement. Aussi bien Platon qu’Aristote lui reprocheront ce fait, qu’ils
considéreront comme une inconséquence de sa part. Lisons par exemple la critique que Platon lui
oppose dans un passage célèbre du Phédon, où Socrate rapporte ses déceptions successives à
l’égard des théories des anciens physiologues, qui ne lui paraissent pas fournir d’explication
satisfaisante des processus dont elles prétendent rendre compte :

Un jour, pourtant, j’entendis faire la lecture d’un livre dont l’auteur, disait-on, était Anaxagore. On y
affirmait que c’est l’intelligence qui est cause ordonnatrice et universelle. Cette cause-là, elle me plut
beaucoup. Il me semblait que c’était une bonne chose, en un sens, que ce soit l’intelligence qui soit cause de
tout ; et je pensais : s’il en est ainsi, si c’est l’intelligence qui met en ordre, elle doit ordonner toutes choses
et disposer chacune de la meilleure manière possible. Celui donc qui voudrait découvrir comment chaque
chose vient à exister, périt, ou est, devrait aussi découvrir quelle est la meilleure manière pour cette chose
d’être, ou de subir ou de produire quelque action que ce soit. En m’appuyant sur ce raisonnement, j’estimais
que le seul objet d’examen qui convienne à un homme, c’était – qu’il s’agisse de lui-même ou de tout le
reste – le meilleur et le mieux. Et qu’il en aurait, du même coup, le savoir du pire, car c’est une même
science qui s’attache aux deux. Voilà à quoi je réfléchissais et, tout content, je croyais avoir découvert en
Anaxagore un maître capable de m’enseigner la cause de tout ce qui est, une cause en accord avec mon
intelligence à moi ! Il allait d’abord m’expliquer si la Terre est plate ou ronde ; puis, après me l’avoir
expliqué, il ne manquerait pas de m’en exposer tout au long la cause et la nécessité, en me disant ce qui
était le meilleur, et pourquoi il est meilleur pour elle d’être telle qu’elle est. Et s’il m’affirmait qu’elle est au
centre du monde, il m’exposerait aussi en détail combien il est meilleur pour elle d’être au centre. Et pour
peu qu’il m’apportât ces révélations, j’étais tout prêt à ne plus désirer désormais d’autre espèce de cause.
Bien plus, j’étais prêt à recevoir le même enseignement pour le soleil aussi, pour la lune, pour tous les
autres astres, pour leurs vitesses relatives, leurs retours, et toutes leurs péripéties ! prêt à apprendre
comment il était meilleur pour chacun d’agir comme il agit et de pâtir de ce dont il pâtit. Car pas un instant
je n’imaginais que, tout en affirmant que c’est l’intelligence qui impose son ordre, il ait pu attribuer une
autre cause à ces phénomènes en plus du fait qu’il est meilleur, pour eux, d’être ce que précisément ils sont.
Je me figurais donc qu’assignant cette cause-là à chacun d’eux en particulier et à tous en général, il allait
m’exposer en détail en quoi consiste le meilleur particulier à chacun et le bien commun à tous. Et je
n’aurais pas, pour tout l’or du monde, renoncé à cet espoir ! Aussi, c’est tout plein de zèle que je pris son
livre, et je le lus aussi rapidement que j’en étais capable, afin d’acquérir au plus vite la science du meilleur
et du pire. Cette magnifique espérance, il m’a fallu la quitter, ami, et je suis tombé de mon haut ! Car, en
lisant plus avant, je vois un homme qui de son intelligence ne fait aucun usage ! Il ne lui attribue pas la
moindre responsabilité quant à l’arrangement des choses, mais ce sont les actions des airs, des éthers, des
eaux, qu’il invoque comme causes, avec celles d’autres réalités aussi variées que déconcertantes !
(Phédon, 97 b-98 c, trad. M. Dixsaut)

Ainsi, il semble bien que le fait de voir dans l’intelligence le principe qui a mis en branle
le processus cosmogonique n’a pas conduit Anaxagore jusqu’à l’affirmation de la providence
divine, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle l’univers dans son ensemble aurait été organisé de la
meilleure manière possible par un dieu intelligent et bienveillant. Cette idée, nous la rencontrons
pour la première fois chez un penseur un peu postérieur, DIOGÈNE D’APOLLONIE (Ve s.), qui
réalise une forme de synthèse entre l’intelligence d’Anaxagore et l’air d’Anaximène. En effet,
revenant jusqu’à un certain point à la conception des premiers physiologues ioniens, Diogène
considère que le principe fondamental dont le monde dans son ensemble est issu est l’air illimité,
mais un air intelligent, qui peut être qualifié de dieu, et qui a tout disposé de la meilleure manière
possible. Diogène en veut pour preuve l’organisation régulière des saisons, de la succession du
jour et de la nuit, et d’autres phénomènes astronomiques et météorologiques. Il ouvre ainsi la

23
voie à un type d’argumentation qui deviendra déterminant par la suite, comme nous le verrons
dans les traditions platonicienne et stoïcienne.

c. Les premiers atomistes

Le fondateur de l’atomisme serait LEUCIPPE, personnage dont nous ne savons presque


rien, sinon qu’il aurait séjourné auprès de Zénon aux arguments duquel sa philosophie peut être
considérée comme une réaction. Mais c’est surtout son disciple DÉMOCRITE D’ABDÈRE (460-
360 ?) que la postérité a retenu comme le principal défenseur de cette théorie. En pratique, il est
extrêmement difficile de discerner les apports respectifs des deux penseurs ; mais sans doute
Démocrite a-t-il développé et prolongé dans son œuvre très étendue ce qui n’était encore qu’en
germe chez Leucippe. Démocrite, qui aurait beaucoup voyagé, acquit dans l’Antiquité et au
Moyen Âge une réputation considérable, à tel point que de nombreuses légendes ont rapidement
entouré sa vie et sa personnalité, la plupart n’ayant sans doute pas d’appui véritable. C’est
certainement dans cette dernière catégorie qu’il faut placer le fameux « rire de Démocrite », rire
par lequel celui-ci aurait eu l’habitude de réagir à la bêtise et à la méchanceté des hommes, ou
encore la tradition selon laquelle il se serait crevé les yeux soit pour ne plus voir la méchanceté
de ses contemporains soit pour ne plus être distrait de la considération des choses d’ordre
intellectuel. On lui attribua même des traités alchimiques pourtant bien plus tardifs. Ce qui
semble vrai, en revanche, c’est qu’il vécut très vieux et mourut presque centenaire vers 360 – soit
près de quarante ans après Socrate… Cette dernière précision montre bien tout ce que
l’appellation de « présocratique » peut avoir d’arbitraire. Cependant, en raison tant de l’état de
notre documentation que des traits qui rattachent sa pensée aux autres philosophes étudiés
jusqu’à présent, mieux vaut suivre la tradition sur ce point et aborder Démocrite dans le cadre de
ce chapitre.
L’atomisme peut se comprendre comme une nouvelle réponse aux paradoxes de Zénon
sur le mouvement, consistant cette fois à refuser non pas la deuxième prémisse (comme le faisait
Anaxagore), mais la troisième, à savoir l’idée selon laquelle les grandeurs admettraient la
division à l’infini. Au contraire, pour les atomistes, la division d’une grandeur quelconque
aboutira ultimement à des éléments derniers, dotés d’une certaine grandeur – même si celle-ci est
extrêmement réduite –, mais néanmoins indivisibles : les atomes (de ἄ-τομος, « insécable »).
(Nos sources ne permettent pas de déterminer avec certitude si Démocrite considérait les atomes
comme seulement physiquement indivisibles, en ce sens que l’absence de vide interne et
l’homogénéité qui les caractérisent empêchent leur division, ou comme étant également
conceptuellement indivisibles, en ce sens qu’on ne pourrait même pas concevoir de parties plus
petites dont ils seraient composés. Nous verrons qu’Épicure sera plus précis sur ce point.) Toutes
les choses sont constituées à partir de tels atomes, qui existent en nombre infini dans le monde.
En ce sens, les atomistes prennent le contre-pied complet de Parménide, car pour eux, l’être n’est
pas un, mais au contraire infiniment multiple. Cependant, leur position se distingue également de
celle d’Anaxagore, non seulement parce qu’ils admettent quant à eux l’existence d’éléments
derniers auxquels aboutit la division des grandeurs, mais aussi parce qu’ils conçoivent ceux-ci
d’un point de vue purement quantitatif (et non également qualitatif comme Anaxagore). En effet,
les atomes ne sont pas caractérisés selon eux par les qualités que l’on assigne généralement aux
choses (couleur, texture, odeur, etc.), mais seulement par trois traits : leur forme (il existe une
infinité de formes d’atomes différentes), leur ordre et leur position dans un composé donné. Ces
traits peuvent être expliqués à partir d’une analogie avec les lettres de l’alphabet : la lettre A
diffère de la lettre E par la forme, tandis que le composé AE diffère du composé EA par l’ordre
de ses éléments, et que E diffère de  par sa position.

24
Grâce à ces trois variables, la combinaison des atomes les uns avec les autres permet de
produire toute la diversité des choses et des qualités sensibles telles que nous les percevons. De
ce point de vue, les atomistes s’inscrivent dans la tradition ouverte par la critique parménidienne
des premiers physiciens, et considèrent eux aussi que rien de ce qui est réellement ne peut à
proprement parler venir à l’être, changer ou périr, mais que tous ces processus ne sont que les
manifestations du mélange et de la séparation des éléments – en l’occurrence des atomes.
Cependant, pour que ce mélange et cette séparation soient possibles, il faut que les atomes se
meuvent ; or, le mouvement n’est possible selon Démocrite que si tout n’est pas plein, mais qu’il
existe du vide entre les atomes. La nécessité du vide pour le mouvement avait déjà été établie par
Mélissos, qui, assimilant le vide au non-être, en refusait la possibilité et s’appuyait sur ce refus
pour nier la possibilité du mouvement. Les atomistes vont procéder exactement à l’inverse :
partant de la nécessité du mouvement pour rendre possible le mélange et la séparation des
éléments ultimes du réel, ils vont être conduits à admettre l’existence du vide à titre de principe
tout aussi fondamental que les atomes. Or si l’on assimile les atomes à l’être, il faut identifier le
vide au non-être, en ce sens qu’il n’est proprement rien, si ce n’est l’absence de tout être, qui est
dès lors susceptible de recevoir n’importe quel être. Dire que le vide existe, c’est donc dire que le
non-être est – et même, qu’il n’est pas moins que l’être (les atomes), comme l’affirment
Leucippe et Démocrite dans une formule en apparence paradoxale qui contredit explicitement (et
certainement intentionnellement) l’interdit de Parménide :

Leucippe et son compagnon Démocrite affirment que les éléments sont le plein et le vide ; ils disent
quelque chose comme ceci : que l’un est (τὸ μὲν ὄν) et que l’autre n’est pas (τὸ δε μὴ ὄν), et que de ceux-ci,
le plein et le solide est ce qui est, le vide et le rare ce qui n’est pas (c’est pourquoi ils disent que l’être n’est
pas plus que le non-être, parce que le vide non plus n’est pas plus que le corps). (Leucippe DK A6 = début
de LM D31)

L’univers est donc composé d’un vide infini et d’une infinité d’atomes en mouvement,
qui s’entrechoquent les uns les autres. Ces chocs, ainsi que la loi selon laquelle le semblable
attire le semblable, suscitent des combinaisons entre les atomes qui produisent des mondes. En
effet, il n’y a aucune raison que ce phénomène ne se produise qu’une seule fois ni à un seul
endroit, de sorte qu’il doit y avoir une multiplicité infinie de mondes. Or parmi cette infinité,
certains seront nécessairement en tous points identiques au nôtre – bien plus, ce cas se produira
une infinité de fois. Non seulement le monde dans lequel nous vivons n’est pas unique, mais lui-
même et tout ce qu’il contient, y compris les hommes et les détails les plus infimes de leur vie et
de leur histoire, existent en un nombre infini d’exemplaires. Notre monde ne résulte donc pas
d’une quelconque providence divine qui organiserait le monde « de la meilleure manière
possible », mais de ce que Démocrite appelle le hasard et la nécessité, qui ne sont en réalité que
deux noms différents désignant la même chose, à savoir le fait que les mouvements et les
combinaisons des atomes n’obéissent à aucun plan prédéfini, mais respectent néanmoins des lois
découlant de leur propre nature (tel type d’atome peut se combiner avec tel autre, mais pas avec
tel autre, etc.) et se produisent dans l’infinité selon toutes les possibilités.
Quant à l’homme, il résulte lui aussi d’une telle combinaison d’atomes. Mais, comme
tous les êtres vivants, il a également en lui une âme. Celle-ci est constituée par un type d’atomes
très particuliers, appelés « sphéroïdes », qui, grâce à leur petite taille, à leur caractère lisse et à
leur forme sphérique, peuvent circuler très vite à travers tout, gagnant par là un fort degré de
chaleur. Ces atomes sont à la fois principes de vie et, lorsqu’ils sont possédés en grand nombre,
comme c’est le cas chez les hommes, principes de pensée ou intelligences. C’est grâce à eux que
l’homme peut atteindre la vérité des choses, ou encore l’être « authentique » (ἐτεῇ), comme
l’appelle Démocrite, c’est-à-dire les atomes et le vide, tandis que les sens lui font percevoir des
qualités sensibles qui ne sont pas réelles en tant que telles, mais sont seulement « par
convention » (νόμῳ). C’est pourquoi deux individus différents peuvent très bien percevoir

25
différemment une seule et même chose, ce qui ne signifie pas pour autant que cette chose n’ait
pas une nature stable et unique, constituée par les atomes et le vide : simplement, celle-ci n’est
pas directement perceptible par les sens, mais seulement par la pensée qui soumet les apparences
à la critique afin de retrouver la structure fondamentale qu’elles présupposent. On voit donc que
le « matérialisme » de Démocrite n’implique aucunement un « sensualisme », c’est-à-dire
l’affirmation que la vérité se trouve directement et exclusivement dans la sensation. Sur cette
question, Démocrite se situe plutôt entre les Éléates, qui considèrent que seule la pensée a accès à
la vérité, et Empédocle, qui admet que la sensation guidée par l’intelligence peut nous procurer
une connaissance de la nature des choses : pour Démocrite, la vérité n’est accessible qu’à la
pensée, mais elle a pour but d’expliquer les apparences qui se présentent à la sensation – sinon
leurs spécificités dans telle ou telle circonstance particulière, du moins leurs données générales –,
et pour cette raison doit se fonder sur une critique de ces apparences et demeurer en accord avec
elles.
De Démocrite, nous possédons également un grand nombre de fragments éthiques – qui à
vrai dire représentent la grande majorité des fragments stricto sensu qui nous sont parvenus –,
qui défendent essentiellement un idéal d’« euthymie », c’est-à-dire de sérénité joyeuse et
d’équilibre que connaît celui qui n’est troublé par aucune peur, aucune superstition et aucune
passion. Ces fragments sont toutefois problématiques, à tel point que l’authenticité de certains
d’entre eux au moins demeure discutée. Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble
impossible de déterminer quels liens les vues qu’ils expriment entretenaient avec la physique
atomiste. L’une des questions qu’ils soulèvent réside dans le fait qu’ils paraissent présupposer
une liberté humaine à laquelle le système physique de Démocrite ne semble pas laisser de place :
si tout est le produit du hasard et de la nécessité, comment l’homme pourrait-il encore être libre
et maître de sa destinée ? Nous verrons que telle sera la principale objection qu’opposera Épicure
à Démocrite, ce qui l’amènera à introduire une modification dans son système physique de
manière à le rendre compatible avec sa nouvelle éthique.

4) La révolution sophistique

Nous avons vu que c’est Anaxagore qui a introduit la philosophie à Athènes vers le milieu
du cinquième siècle. À la même époque apparaissent également des penseurs d’un genre
nouveau, généralement originaires d’autres cités, mais qui voyagent beaucoup et s’arrêtent
souvent à Athènes, alors à son apogée politique, économique et culturel, où plusieurs reçurent la
protection du grand homme d’État Périclès. On les appelle des « sophistes », terme qui, suite
notamment aux critiques radicales que leur ont opposées Platon et Aristote, en est venu à
signifier des imposteurs dont le savoir auquel ils prétendent n’est qu’apparent et trompeur, mais
qui à l’origine était tout à fait laudatif, le terme σοφιστής, pratiquement synonyme de σοφός,
désignant simplement toute personne qui excelle dans un art. À partir du cinquième siècle, ce
terme s’applique aux « sages de la première heure » : aux poètes, y compris Homère et Hésiode,
aux musiciens et aux rhapsodes, aux devins et aux prophètes, aux Sept Sages, etc., ainsi qu’aux
philosophes présocratiques et à des personnages mythiques tel Prométhée. Ce terme n’a alors
aucune connotation négative, bien au contraire.
Les sophistes sont des « sages » itinérants qui vont de cité en cité en faisant profession
d’enseigner, en contrepartie d’un salaire, un certain savoir à finalité essentiellement pratique : la
vertu, comme art de bien gouverner sa vie et d’atteindre le bonheur, mais aussi l’art de bien
parler et de persuader les autres, afin de faire passer certaines décisions lors des assemblées de
citoyens dans la cité démocratique, de gagner des procès, etc. Par là même, les sophistes ont
déplacé le centre de gravité de la philosophie, qui jusque-là était essentiellement constitué par des
questions d’ordre physique, vers la question de l’homme, du langage et de la connaissance,

26
déterminant ainsi de manière fondamentale le cours ultérieur de son histoire. En ce sens, on peut
parler d’une véritable « révolution sophistique ».

a. Protagoras

À bien des égards, la figure la plus remarquable du courant sophistique, et celle sur
laquelle nous sommes le mieux renseignés, est PROTAGORAS D’ABDÈRE (environ 490-420). Dans
le dialogue platonicien qui porte son nom, celui-ci affirme avoir été le premier à revendiquer
pour lui-même le titre de « sophiste ». Ce faisant, il se montre tout à fait conscient du caractère
péjoratif que cette appellation a progressivement revêtu, qu’il attribue à la jalousie de ses
contemporains ; mais il a choisi de l’assumer et même de la revendiquer, précisément en vertu de
la tradition ancienne et vénérable dont le nom était antérieurement porteur. Et lorsque Socrate lui
demande ce que son jeune ami Hippocrate, qui souhaite suivre son enseignement, retirera plus
précisément de ses leçons, Protagoras répond :

« Mon enseignement porte sur la manière de bien délibérer dans les affaires privées, savoir comment
administrer au mieux sa propre maison, ainsi que, dans les affaires de la cité, savoir comment devenir le
plus à même de les traiter, en actes comme en paroles. – Est-ce que je te suis bien ?, fis-je. Tu m’as l’air de
parler de l’art politique et de t’engager à faire des hommes de bons citoyens. – C’est tout à fait, Socrate, dit-
il, l’engagement que je prends. »
(Platon, Protagoras, 318e-319a, trad. F. Ildefonse)

Sur quoi se fonde cet enseignement ? D’après nos sources, Protagoras aurait écrit un livre
(peut-être intitulé Vérité) qui commençait par la phrase suivante :

L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont en ce qu’elles sont, de celles qui ne sont pas en
ce qu’elles ne sont pas.
(DK B1 = LM D9)

D’après l’interprétation qu’en développe Platon dans le Théétète, cette thèse signifierait qu’il y a
identité entre la manière dont les choses apparaissent à un individu donné et ce qu’elles sont, de
sorte que si elles apparaissent différemment à différentes personnes, elles sont également
différentes pour ces différentes personnes. Par exemple, si le vent apparaît froid à l’un et chaud à
l’autre, il est effectivement froid pour l’un et chaud pour l’autre. Il ne faut pas choisir entre ces
deux affirmations, et dire qu’en réalité le vent est chaud, même s’il apparaît froid à untel (par
exemple parce que celui-ci est malade), car ce serait faire la supposition qu’il y a quelque chose
comme du vent ayant telle ou telle propriété indépendamment de la manière dont il apparaît à un
sujet donné. Or c’est précisément cela que nie la thèse : une chose quelconque n’a d’être que
relativement à un certain sujet, et si un autre sujet la perçoit autrement, c’est tout simplement que
cette chose est alors autre chose que ce qu’elle était relativement au premier sujet. Dès lors, tant
celui qui dit que le vent est chaud que celui qui dit que le vent est froid disent vrai, car la vérité
est toujours relative au sujet qui l’énonce et qui énonce ce qu’il perçoit. C’est pourquoi une telle
doctrine est appelée « relativisme », en ce sens qu’elle soutient qu’il n’y a pas de vérité
indépendante de sa relation à un sujet donné.
Dans ces conditions, il n’est tout simplement plus possible de considérer que certaines
opinions (δόξαι) sont vraies et d’autres fausses : au contraire, toutes les opinions sont
nécessairement vraies, car elles expriment adéquatement ce que ressent un sujet donné à tel ou tel
moment et dans telles ou telles circonstances. D’ailleurs, comment serait-il possible de dire le
faux, c’est-à-dire de dire ce qui n’est pas, alors que ce qui n’est pas n’est absolument pas et qu’on
ne peut dès lors en parler, comme l’a montré Parménide ? Parménide est ainsi utilisé contre lui-

27
même : puisque le non-être est indicible, il n’est pas possible de dire le faux, et donc tout est
vrai ; mais dans ce cas, toute différence entre l’opinion (δόξα) et la vérité (ἀλήθεια) s’évanouit20.
Pourtant, d’après Protagoras, cela n’implique pas du tout que toutes les opinions se
valent : au contraire, même si toutes les opinions sont vraies, toutes ne sont pas également
bonnes. Par exemple, si un malade dit qu’il souffre, son opinion est certainement vraie, en ce
qu’elle exprime ce qu’il ressent au moment où il l’exprime, mais elle n’est pas bonne,
précisément parce que ce qu’il ressent n’est pas bon : il est évidemment préférable d’être en
bonne santé que d’être malade. C’est pourquoi on a inventé un art, la médecine, qui a pour but
d’agir sur le corps pour faire en sorte que le malade guérisse et donc se sente bien. Selon
Protagoras, l’action du sophiste est analogue, sinon qu’elle ne touche pas le corps, mais l’âme : le
sophiste s’efforce de corriger les opinions de ses semblables, non pas en leur faisant adopter des
opinions vraies à la place d’opinions fausses, ce qui est impossible puisque toutes les opinions
sont vraies, mais en leur faisant adopter des opinions bonnes et profitables pour eux-mêmes et
pour les autres. C’est en particulier dans le domaine politique qu’une telle action est nécessaire,
car s’il est absurde, aux yeux de Protagoras, de dire qu’une loi est « vraie » ou « fausse », en
revanche il est clair que certaines lois sont bonnes et d’autres mauvaises, en tant qu’elles sont
profitables ou non à la cité qui les adopte, c’est-à-dire que leurs conséquences seront ressenties
comme bonnes ou mauvaises par les citoyens. L’art que prétend enseigner Protagoras est celui
qui permet de persuader les citoyens d’une cité donnée d’adopter des lois qui lui seront
bénéfiques et d’éviter celles qui lui seront néfastes.
Une telle ambition n’a de sens que dans le cadre d’une cité de type démocratique comme
l’Athènes du cinquième siècle, où la discussion jouait un rôle fondamental. De fait, c’est bien
dans le cadre d’une telle conception de la cité que le grand sophiste inscrit son action dans le
mythe que Platon lui attribue dans son Protagoras. Cet usage du mythe, si l’on peut
effectivement l’attribuer à Protagoras lui-même, est particulièrement intéressant, car dans un
autre fragment également célèbre, le sophiste écrit :

Des dieux, je ne puis savoir ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent pas, ni quelle est leur forme : car
beaucoup d’obstacles m’empêchent de le savoir, l’obscurité [du sujet] et la brièveté de la vie de l’homme.
(DK B4 = LM D10)

Ce scepticisme à propos des dieux ne l’empêche nullement de les mettre en scène dans une
version remaniée du mythe de Prométhée – ce qui montre que le mythe est pour lui un outil
argumentatif, entièrement indépendant d’une quelconque croyance religieuse. Protagoras raconte
en effet que, après avoir façonné les hommes et les autres animaux, les dieux ont chargé
Prométhée et Épiméthée de distribuer les différentes capacités entre eux pour assurer leur
sauvegarde à tous. Cependant, Épiméthée veut se charger seul du partage, et, alors qu’il répartit
les griffes, les crocs, les ailes, la fourrure, etc., entre les autres animaux, il se rend compte trop
tard qu’il a oublié l’homme, qu’il a laissé complètement démuni et sans défense. C’est pour cette
raison que son frère Prométhée aurait dérobé le feu aux dieux pour le donner aux hommes, qui
acquirent grâce à cela la puissance technique et purent dès lors se défendre. Cependant, s’ils
étaient ainsi protégés contre les autres animaux, ils ne l’étaient pas encore contre eux-mêmes : ce
qui leur manquait alors, c’était l’art politique, si bien qu’ils vivaient dans l’injustice la plus
complète et risquaient de s’anéantir mutuellement. Pris de pitié, Zeus envoya dès lors Hermès
porter aux hommes la réserve (αἰδῶς) et la justice (δίκη), en lui demandant de les répartir entre
tous les hommes afin qu’ils puissent gouverner ensemble leurs cités dans les meilleures
conditions. Cela ne signifie toutefois pas que tous les hommes participent à parts égales à ces
deux qualités fondamentales, mais que tous ont la capacité de les développer par l’éducation et

20
C’est sans doute pour cette raison que Protagoras aurait intitulé son traité Vérité, en référence probable au poème
de Parménide dont la première partie était désignée sous le titre « Vérité » et la seconde sous le titre « Opinion ».

28
selon leurs aptitudes personnelles, de sorte que tous ont, au moins en droit, les qualités requises
pour participer au gouvernement de la cité. Car c’est entre les mains des hommes que repose leur
propre sort : les lois de la cité n’existent pas par nature et de toute éternité, mais elles résultent
d’une convention entre les hommes, qu’il s’agit dès lors d’établir de la manière qui leur sera la
plus profitable.
Telle que la conçoit Protagoras, la sophistique a pour but de renforcer cette éducation,
voire de substituer à l’éducation traditionnelle un nouveau mode d’éducation plus approprié à la
situation nouvelle que présentait la cité de l’époque classique. Le thème de l’éducation et l’idée
d’une réforme de celle-ci vont jouer un rôle essentiel dans la philosophie ultérieure, en particulier
chez Platon, qui va toutefois critiquer radicalement la conception que s’en font les sophistes.
Dans l’optique de Protagoras, cette éducation était fortement orientée vers l’étude du langage,
que ce soit d’un point de vue grammatical ou rhétorique. Il était notamment célèbre pour sa
pratique de « l’antilogique », c’est-à-dire de l’art d’opposer un discours ou un raisonnement à un
autre discours ou raisonnement.
C’est sans doute ce type de pratique qui a progressivement encouragé le développement
de ce qu’on a appelé par la suite l’« éristique » (ἔρις = querelle, discorde), c’est-à-dire un « art »
de la discussion qui avait pour unique but de procurer à son détenteur la victoire sur son
adversaire, et ce à n’importe quel prix. C’est dans ce cadre qu’apparaissent ce qu’on a appelé par
la suite des sophismes, c’est-à-dire des raisonnements fallacieux qui, parce qu’ils dissimulent
l’erreur sur laquelle ils reposent, ont néanmoins une apparence de vérité. Aristote décortiquera ce
type de raisonnements dans son traité consacré aux Réfutations sophistiques ; avant cela, Platon
les tourne en dérision dans l’Euthydème, dialogue dans lequel Socrate est aux prises avec deux
sophistes particulièrement retors qui enchaînent les sophismes avec une rapidité vertigineuse. Par
exemple : vous voulez que ce jeune garçon devienne sage ; vous voulez donc qu’il devienne ce
qu’il n’est pas, et ne soit plus ce qu’il est ; mais vouloir qu’il ne soit plus, c’est vouloir qu’il
meure… Ou encore : tu as un chien, ce chien a des petits, donc ce chien qui est tien est père, bref
ce chien est ton père. Dans ces exemples, il n’est pas difficile de voir où se situent les erreurs ;
mais d’autres sont plus complexes, et leur virtuosité semble avoir exercé une grande fascination
sur la jeunesse de l’époque, au grand dam des défenseurs de l’ordre établi qui y voyaient une
source potentielle de désordre. C’est l’une des raisons de la mauvaise réputation qu’acquirent
progressivement les sophistes. D’ailleurs, si les exemples qui viennent d’être cités sont
essentiellement ludiques, on imagine aisément les ravages que pouvaient faire de tels
raisonnements entre les mains d’orateurs habiles et malintentionnés sur la scène politique.
Dans le même ordre d’idées, le conventionnalisme, c’est-à-dire la thèse protagoréenne (et
plus généralement sophistique) selon laquelle les lois des cités ne sont pas naturelles mais
résultent de conventions, a conduit certains à soutenir que dès lors, ces lois ne font qu’exprimer
la volonté des plus faibles, tandis que les plus forts sont par nature au-dessus des lois et n’ont pas
à s’y soumettre. Cette idée, selon laquelle la justice par nature n’est rien d’autre que ce que le
plus fort décide être juste, tandis que la justice par convention n’est que l’expression de la
volonté des plus faibles, renverse la défense protagoréenne de la démocratie au profit d’une
apologie de la tyrannie (politique et individuelle), comme on le voit avec Calliclès dans le
Gorgias et Thrasymaque dans le premier livre de la République de Platon. C’est essentiellement
à ces dérives de la sophistique que Socrate, Platon et Aristote s’opposeront par la suite ; mais par
là même, ils seront amenés à critiquer les fondements qui les ont rendues possibles.

b. Gorgias

Bien qu’on le rattache traditionnellement au courant sophistique, GORGIAS DE LÉONTIUM


(485-380 ?), qui aurait été l’auditeur d’Empédocle, semble avoir quant à lui refusé cette

29
appellation : il se présentait plutôt comme un orateur. Dans le dialogue platonicien qui porte son
nom, il vante son art de la manière suivante :

Ah, si au moins tu savais tout, Socrate, et en particulier que la rhétorique, laquelle contient, pour ainsi
dire, toutes les capacités humaines, les maintient toutes sous son contrôle ! Je vais t’en donner une preuve
frappante. Voici. Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, avec d’autres médecins, visiter des malades
qui ne consentaient ni à boire leur remède ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là où ce
médecin était impuissant à les convaincre, moi, je parvenais, sans autre art que la rhétorique, à les
convaincre. Venons-en à la Cité, suppose qu’un orateur et qu’un médecin se rendent dans la Cité que tu
voudras, et qu’il faille organiser, à l’Assemblée ou dans le cadre d’une autre réunion, une confrontation
entre le médecin et l’orateur pour savoir lequel des deux on doit choisir comme médecin. Eh bien,
j’affirme que le médecin aurait l’air de n’être rien du tout, et que l’homme qui sait parler serait choisi s’il
le voulait. Suppose encore que la confrontation se fasse avec n’importe quel autre spécialiste, c’est
toujours l’orateur qui, mieux que personne, saurait convaincre qu’on le choisît. Car il n’y a rien dont
l’orateur ne puisse parler, en public, avec une plus grande force de persuasion que celle de n’importe quel
spécialiste. Ah, si grande est la puissance de cet art rhétorique !
(Gorgias 456 a-c ; trad. M. Canto-Sperber)

Il semble que Gorgias ait fondé cette toute-puissance de la rhétorique sur le fait que le
langage n’a pas à se soumettre à une quelconque référence extérieure. C’est du moins ce que l’on
peut déduire de son célèbre Traité du non-être, parodie de Parménide et de Mélissos dans
laquelle il pousse jusqu’au bout les conséquences du relativisme en soutenant successivement
que (1) rien n’est ; que (2) même si quelque chose était, il serait impossible de l’appréhender ;
que (3) même si quelque chose était et qu’il était possible de l’appréhender, il serait impossible
de le formuler et de le communiquer à autrui par le langage. Le langage se voit ainsi libéré de sa
fonction référentielle et devient un absolu : ne pouvant se référer à aucun être qui lui serait
extérieur, tout simplement parce qu’il n’y a rien de tel, il acquiert une autonomie qui lui confère
en même temps sa puissance de persuasion sur les hommes et la cité.
Afin de manifester cette toute-puissance de la rhétorique, Gorgias a rédigé des discours
célèbres dans lesquels il prend la défense de causes apparemment désespérées. Ainsi, dans la
Défense de Palamède, il imagine le discours que le héros homérique aurait pu prononcer devant
ses juges pour échapper aux accusations malveillantes d’Ulysse ; et dans l’Éloge d’Hélène, il
cherche à dédouaner Hélène de la responsabilité de la guerre de Troie, en attribuant son
enlèvement par Pâris notamment à la force séductrice de la parole – ce qui était bien entendu une
manière supplémentaire de célébrer son art.
Dans le Gorgias, Socrate fait remarquer que, si cette toute-puissance de la rhétorique est
avérée, elle risque de devenir une technique extrêmement dangereuse entre des mains
malintentionnées. Comment garantir qu’elle sera utilisée à bon escient ? Selon Gorgias, cette
question ne le regarde pas ; en effet, à la différence de Protagoras, il ne prétendait pas pour sa
part enseigner la vertu (cf. Ménon 95c). La critique platonicienne portera avant tout sur cette
insuffisance, qui risque de donner lieu à des dérives particulièrement dangereuses, comme
l’illustre la position de Calliclès dans la suite du Gorgias.

c. Autres figures du courant sophistique

Parmi les autres sophistes célèbres en activité au Ve s., mentionnons en particulier


PRODICOS DE CÉOS, particulièrement réputé pour ses distinctions terminologiques entre termes
synonymes ou quasi synonymes ; HIPPIAS D’ÉLIS, qui avait une visée encyclopédique (il se
vantait de ne rien porter sur lui qu’il n’ait fait lui-même et de pouvoir parler de tous les sujets) ;
ou encore ANTIPHON, qui a écrit sur des sujets aussi variés que l’épistémologie, les
mathématiques, les phénomènes naturels, l’éthique et la politique.

30
Lectures conseillées

Les fragments des sophistes sont disponibles en français dans les recueils de Diels-Kranz et de
Laks-Most déjà cités, ainsi que dans deux volumes parus en 2009 dans la collection GF-Flammarion
(traductions sous la direction de J.-F. Pradeau). Pour la présentation (très polémique) platonicienne des
sophistes, voir en particulier le Protagoras, le Gorgias, les deux Hippias, l’Euthydème, le livre I de la
République et le Théétète (plus difficile). Tous ces dialogues sont contenus dans les Œuvres complètes de
Platon publiées dans la Bibliothèque de la Pléiade (très bonne traduction par L. Robin), mais aussi en
volumes séparés dans la collection « GF Flammarion » (préférer les nouvelles traductions, nettement
supérieures aux anciennes et contenant un important appareil de notes ; elles sont reprises en un volume,
sans les notes, sous le titre Platon : Œuvres complètes, traductions sous la direction de Luc Brisson, Paris,
Flammarion, 2008). Pour la République, la meilleure traduction est sans doute celle de P. Pachet dans la
collection Folio/Essais (Paris, Gallimard, 1993).

31

Vous aimerez peut-être aussi