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Travail de Fin d’Etudes

Utilisation et exploration de la transe cognitive dans


un processus de création : l’improvisation et le jazz

BRASSART Damien Année académique 2021-2022

Saxophone jazz

Professeur/e : Hugues Warin et Michèle Massina

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Remerciements

Mes sincères remerciements aux professeurs de la section jazz du Conservatoire Royal de


Bruxelles, qui ont pu me transmettre leur passion et une partie de leurs savoirs : Fabrice Alleman,
Manu Hermia, Arnould Massart, Pirly Zurtrassen, Hugues Warin, Alain Pierre et tous les autres.

Un grand merci à mon promoteur Hugues Warin et ma promotrice Michèle Massina, pour leurs
encouragements, leurs retours pertinents et leur humanité.

Un grand merci également à Pirly Zurstrassen pour sa musique, son ouverture, ses transes et nos
sessions !

Merci à toustes les artistes, qu’iels soient musicien.ne.s, danseureuses, comédien.ne.s, peintres,
transeureuses, avec qui j’ai eu la chance de jouer et créer : Célia Rorive, Hugo Dudziak, Pierre
Ferrand, Jim Monneau, Gilles Polet, Alexandra Swenden, Guillaume Lebelle, Joël Rabesolo, Pirly
Zurstrassen, Hugues Warin, Emanuel Van Mieghem, Gionata Giardina, Antoine Maes, Guillaume
Malempré, Louise Andri, Romain Verwilghen, Kevin Aubry, et bien d’autres...

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Table des matières

1. Introduction…………………………… ………………………………………………….pp. 4-7

1.1 Hypothèses et questions de recherche ………………………………………………….pp. 6-7

2. Transe cognitive et création artistique... ………………………………………………...pp. 7-19

2.1 Transe et musique………………….. …………………………………………………pp.7-13

2.2 Qu’est-ce que la transe cognitive ?… ………………………………………………..pp.14-19

3. L’improvisation……………………….. ……………………………………………….pp. 19-30


3.1 Transe et improvisation…………….. ………………………………………………..pp.24-26

3.2 L’improvisation libre……………….. ………………………………………………..pp.26-28

3.3 Pratiquer l’improvisation libre.…….. ………………………………………………..pp.28-30

4. Exemple d’une session transe / musique ………………………………………………..pp.31-32

5. Conclusion……………………………. ………………………………………………..pp.33-34

Bibliographie…………………………….. ………………………………………………..pp.35-36

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1. Introduction

Lors de mon cursus en saxophone jazz au Conservatoire Royal de Bruxelles, j’ai pu expérimenter et
approfondir différentes approches de l’improvisation. Cette dernière, en cela qu’elle nous apprend à
écouter, est très intéressante musicalement et pédagogiquement.

L’écoute est l’un des chemins qui permet de se connecter à soi, à son instrument, à son
environnement et aux autres musicien.ne.s. A côté de cela, la transe cognitive que j’ai découverte il
y a 3 ans, est une ressource qui nous amène à développer nos capacités cognitives pour aller dans ce
sens-là.

Les liens entre l’improvisation et la transe cognitive sont au coeur de mes préoccupations pour ce
travail de fin d’études.

Dans un premier temps, je développerai ce que peut recouvrir le terme de « transe » ainsi que les
liens qu’elle entretient avec la musique, et vice versa. Je préciserai de quoi il s’agit lorsque l’on
parle de « transe cognitive », cette ressource développée par Corine Sombrun.

Dans un deuxième temps, j’aborderai la question de « l’improvisation » pour en venir aux liens que
cette dernière entretient avec la transe. J’évoquerai un exemple de session « transe et musique »
avec le musicien Pirly Zurtrassen. Je terminerai en précisant les liens étroits qu’il existe entre
l’improvisation libre et la transe cognitive ; ces deux ressources pouvant constituer des outils
importants tant sur le plan de la créativité que sur le plan pédagogique.

> Pourquoi ai-je choisi ce sujet ?

Mon rapport à la musique a été dès le début conditionné par la transe, même si je ne savais pas ce
que cela voulait dire alors -sans doute comme beaucoup de monde. J’aimais beaucoup cette
expérience immersive dans le son : au début, de manière « passive » -en écoutant de la musique- et
plus tard, de façon « active » -en jouant de la musique. L’expérience du son, dans laquelle le rapport
au temps peut se modifier -on ne sait pas toujours depuis combien de temps on joue, par exemple,
lorsque l’on improvise- et dans laquelle nos pensées peuvent osciller entre l’imaginaire et le réel,

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m’a de suite donné l’envie d’explorer et d’approfondir cet outil ou cette ressource qu’est la
musique.

J'ai commencé la pratique de la musique avec les percussions africaines à l’âge de 17 ans. Je n'étais
pas dans une dimension académique à ce moment-là : il n'y avait pas de solfège, de partitions ou
autres médias qui me demandaient une concentration spécifique pour déchiffrer des signes qui
permettent de jouer de la musique. Je devais d'abord écouter et ressentir pour ensuite reproduire et
pouvoir improviser, c'est-à-dire me libérer de la contrainte en me l'appropriant pour pouvoir jouer
avec.

De la même manière, j'ai commencé la pratique d'instruments à vent par l'improvisation (flûte
irlandaise, tin et low whistle). Je n’avais aucune connaissance technique, mais je soufflais en
bougeant mes doigts pour donner vie à des sons sans savoir ce qui allait se passer. C'était un jeu
assez amusant que j’ai poursuivi avec le hautbois et ensuite le saxophone à l’âge de 25 ans, pour
plus tard, étudier et comprendre ce qu’il se passait .

Durant cette période, j’ai étudié l’anthropologie et au terme de ces études, j’ai réalisé un mémoire
sur le pouvoir des sons et les états modifiés de conscience en faisant des parallèles entre la musique
soufie et le jazz. Peu de temps après, j’ai entrepris une formation professionnelle en musicothérapie
clinique pendant 3 ans à l’Atelier de Musicothérapie de Bourgogne, pour ensuite travailler avec la
musique dans un hôpital psychiatrique à Bruxelles pendant 7 ans, où j’ai pu observer les liens entre
la musique et les états modifiés de conscience. Entretemps, j’ai commencé un cursus de saxophone
jazz au Conservatoire Royal de Bruxelles, et quatre ans plus tard, j’ai eu la chance de participer à un
atelier de « Transe cognitive » encadré par Corine Sombrun  (« Transe et Création ») où il était
question d’autoinduire la transe.

Il y un an, j’ai commencé à devenir facilitateur en transe cognitive, c’est-à-dire à mener un


accompagnement pour faciliter l’accès à cette ressource, à des personnes souhaitant l’apprendre.

La pratique de la transe est quotidienne dans ma vie et dans ma musique, d’où l’envie de
questionner mes points de vue et mes recherches sur le sujet dans ce travail de fin d’études.

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1.1 Hypothèses et questions de recherche 

A) De manière générale, la transe cognitive influence-t-elle la création ? Si oui, comment ?

B) En quoi l’état de transe cognitive permettant d’explorer un autre rapport à soi, aux autres et à
l’environnement, parviendrait-il à faire émerger de la matière sonore/musicale non issue de nos
conditionnements ?

À la fois outil d’exploration d’une réalité sous-jacente (à la réalité ordinaire) et technique


d’amplification cognitive, je montrerai en quoi la transe cognitive peut se révéler un état
particulièrement intéressant pour faciliter l’accès aux processus naturels décrits dans les moments
d’inspiration, de grâce, d’eurêka, où la notion du temps semble disparaître, où l’émergence des
idées et des processus d’apprentissage intuitif sont amplifiés et fluides, où les gestes s’accordent
avec justesse aux intentions posées en amont.

C) Comment atteindre et ensuite explorer l’accès à l’état de transe par la seule volonté dans le cadre
d’une création artistique ?

Au travers de ma pratique du jazz et de l’improvisation, j’expliquerai en quoi la transe cognitive


peut ouvrir de nouvelles voies d’exploration quant à mon propre jeu. Il s’agira d’analyser la matière
générée lors des transes ainsi que mes différentes perceptions par rapport à ce qui est vécu et créé.

De cette manière, je pourrai rechercher de possibles liens et motifs récurrents qui apparaissent dans
les moments de transe et création, mais aussi mettre en évidence les éventuels déconditionnements
tant dans le discours musical que dans les perceptions de l’articulation du réel et de l’imaginaire.

Au fil des expériences de recherche, s’étoffera une collection de matière musicale brute, qui
amènera sans doute de nouvelles perspectives, de nouveaux questionnements et de nouvelles
créations. En effet, avec le musicien pianiste et accordéoniste Pirly Zurstrassen, nous organisons
régulièrement des sessions de musique en utilisant la ressource de la transe cognitive. Ces sessions

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constitueront la base des expériences à partir desquelles je pourrai représenter ce qui se passe
lorsque l’on se connecte à la transe et que l’on improvise ou que l’on joue un standard de jazz.

2.Transe cognitive et création artistique

Dans ce chapitre, je commencerai par expliquer ce qu’est la transe, ce qu’elle recouvre ainsi que les
liens qu’elle entretient avec la musique. Je parlerai ensuite plus spécifiquement de la transe
cognitive autoinduite.

Une fois que nous aurons saisi les liens généraux entre la musique et la transe, nous verrons quelles
peuvent être les implications diverses de la transe dans la création artistique.

2.1 Transe et musique

Lorsque l’on parle de transe, on mentionne un état modifié/altéré/non ordinaire de conscience.

Parler d'états altérés de conscience implique d'assumer l'idée normative d'un état de conscience
stable et ordinaire. Cela implique une description normative issue des expériences subjectives, d’où
la difficulté de se représenter la réalité des états modifiés de conscience.

Cependant, nous pouvons considérer que nos états de conscience sont constamment mouvants,
parfois de manière régulière, parfois de façon abrupte.

Nous avons toustes déjà vécu un état de conscience modifiée, que ce soit à travers le rêve,
l’orgasme, en faisant du sport, de la musique, etc.

Dans son livre La voie du chamane, l’anthropologue américain et spécialiste du chamanisme


traditionnel et de la pratique du chamanisme moderne, Michael Harner, utilise la définition donnée
par Arnold M. Ludwig pour définir cet état :

« Tout état mental induit par divers agents ou procédures physiologiques, psychologiques ou
pharmacologiques, qui peut être reconnu subjectivement par l’individu lui-même (ou par un
observateur objectif de l’individu) comme représentant une déviation suffisante de l’expérience

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subjective ou du fonctionnement psychologique par rapport à certaines normes générales valables
pour cet individu durant un état de conscience alerte ou de veille ».

Cette définition semble pertinente car assez ouverte pour intégrer toutes sortes d’états de transe en
fonction du contexte socioculturel. Elle ne parle pas uniquement de transes extatiques ou transes de
possession, qui constituent souvent les seules représentations fantasmées d’état modifié de
conscience que peuvent se faire les Occidentaux. Aussi, elle ne fait pas spécialement référence à la
musique pour entrer dans cet état, même si la musique reste un outil privilégié dans de nombreuses
cultures pour y accéder.

En effet, beaucoup s'accordent à dire que la musique n'induit pas directement l'état de transe.
Souvent, il s'agit d'un élément essentiel mais d'autres facteurs, notamment culturels, entrent en jeu.
Ils varient d'un individu à un autre, d'une société à l'autre et la musique aura une fonction différente
selon le contexte. Il est donc difficile de généraliser quant au lien entre musique et transe.

D'un point de vue biologique ou neurologique, la relation entre la musique et la transe est
facilement expliquée car étudiée scientifiquement et largement documentée. De ce point de vue, la
musique peut être différente et les gens qui la perçoivent également, mais l'effet de la musique sera
le même et attesté par toustes. Nous l'avons en commun car nous sommes doté.e.s d'un cerveau et
d'un corps. Cela fait partie des universaux biologiques.

Dans le même sens, les anthropologues s’accordent pour dire que les états de conscience modifiée
sont un phénomène humain universel dans lequel la musique a toujours un rôle important. Cela fait
partie des universaux culturels: que ce soit un mystique soufi entonnant et répétant des noms sacrés
à l'aide d'un tambour en exécutant des mouvements corporels pour se connecter au divin, un
chaman mongole chantant avec son tambour à travers une danse qui lui appartient pour entrer en
communication avec le monde des esprits ou John Coltrane qui utilise, à travers des grappes de
notes, des traits sonores, du tracé fulgurant, un langage musical de plus en plus abstrait -sans
forcément tomber dans le bruitisme-, en cassant une forme de lyrisme mélodique, tous trois utilisent
la musique (et la « danse ») dans leur processus de transe et dans un état de conscience modifiée.

Une des premières personnes à avoir écrit sur le sujet est Gilles Rouget avec son livre La musique et
la transe (1985).

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Il donne cette définition de la musique : « Tout évènement sonore qui a un lien avec l’état de transe,
et qui ne peut être réduit au langage (…) et qui se donne à entendre avec un certains degré
d’organisation rythmique ou mélodique. »

En lien avec la musique, Rouget utilise le terme de « transe » pour signifier cet état modifié de
conscience, qui est obtenu avec les ingrédients suivants : évènements sonores, agitation, et en
présence des autres -en contraste avec l’extase qui peut être atteinte en silence, immobile et seul.e.

Dans son livre, il en conclut que même si la transe a toujours été associée à la musique pendant les
cérémonies et rituels ethniques, il n’existe pas de loi universelle qui déterminerait la relation de la
musique et de la transe. Cette dernière est un phénomène qui dépend du contexte et qui est liée à la
signification des symboles et des actions pendant la cérémonie.

Selon Rouget, la fonction de la musique est de fournir une atmosphère pour évoquer des processus
d'identification. Cela se produit d'après des croyances culturelles. Il n'y a pas de caractéristiques
communes à de la musique qui causerait un état de transe.

Nous verrons plus loin que cette affirmation peut aujourd’hui être revue, du moins pour le monde
occidental, aux regards des expériences de transes cognitives autoinduites créées par Corine
Sombrun, qui a réussi, avec une équipe d’ingénieurs du son, à séquencer des fréquences précises
pour créer des boucles sonores qui produisent des états modifiés de conscience chez plus de 90 %
des personnes soumises à ces sons.

Rouget différencie les transes émotionnelles, communautaires et chamaniques :

• La transe émotionnelle a une relation plus directe avec la musique parce qu'elle tire son
pouvoir d'un haut degré de correspondance entre les mots et la musique. C'est l'art de la
poésie/musique.

• Dans la transe communautaire, la musique induit ou maintient la transe à travers l'utilisation


de rythmes et de volumes sonores croissants et décroissants.

• Dans le chamanisme, on utilise des techniques corporelles spécifiques (la respiration, par
exemple) pour établir la communication avec un dieu ou des esprits. La fonction de la
musique est similaire au théâtre, chargée avec des qualités émotionnelles et symboliques. La
musique sert à entrer une communication avec l'audience et avec les esprits. La voix du

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chaman imite des sons d'animaux, d'ancêtres, de nature. La musique crée le contexte pour
voyager dans le monde des esprits. La danse et la musique servent de moyen de
communication entre le chaman, les participant.e.s à la cérémonie et les dieux. Pendant la
cérémonie, il se peut que les esprits et les dieux parlent à travers le chaman possédé.

Rouget donne une série de caractéristiques musicales spécifiques qui induirait la transe : « (…)
accélérations continues dans le tempo et le volume, une constance et une monotonie durant
l'extase, longue durée, forme simple et répétée, ostinato, progressions étapes par étapes, etc. »
(Rouget 1985, pp. 82-86).

À la fin de son livre (p. 326), il indique qu’il n’y a pas de mystère, en ce sens que la transe peut être
expliquée par une puissante conjonction des émotions et de l’imagination : c’est de cette source que
jaillit la transe. Rouget nie le fait que la musique peut directement causer l’état de transe, elle en
serait plutôt l’un des nombreux composants. Bien qu’il s’agisse d’un élément essentiel, d’autres
facteurs culturels entrent en cause. Ils varient d’une société à une autre, c’est pour cela qu’il est
difficile de généraliser à propos de la musique et la transe. Dans certaines sociétés par exemple, un
rythme lent peut induire l’état de transe et dans une autre, ce sera un rythme rapide.

À travers l’expérience de la transe cognitive, j’ai pu constater qu’au niveau individuel et subjectif,
l’état de transe peut être induit uniquement par des mouvements, des sons, des sensations ou des
images mentales, et cela sans utiliser de musique -même si le son a constitué la base de
l’apprentissage de l’autoinduction à la transe cognitive, je l’évoquerai plus loin.

La musique et les états modifiés de conscience sont liés de différentes manières en fonction du
contexte, de l'état personnel, du contexte socioécologique et des croyances culturelles.

Différents degrés de transe existent en fonction des individus (de leur profil émotionnel). C’est un
facteur déterminant pour attester de la qualité et de la profondeur de l’état de conscience modifié.

La musique peut servir comme facteur de contextualisation, qui aide à focaliser sur l’induction liée
à la musique, plus que sur l’environnement extérieur.

Par rapport à cela, une question demeure ouverte :

> Existe-t-il une transe mécanique directement liée à la musique ?

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Certains éléments constitutifs de la musique comme le rythme, la hauteur, l’intensité et le timbre,
peuvent s’organiser pour donner des sons qui induisent des états altérés de conscience.

La répétition, les longues durées, la monotonie (au sens d’un ton), l’augmentation ou la diminution
de patterns, de volume et de densité, une haute hauteur de son et un certain niveau de fréquence,
etc., sont observés avec différents phénomènes de transe, mais il n’y a pas d’explication de causalité
claire pour induire une transe.

L’expérience holistique de la musique peut seulement être un évènement personnel, et par


conséquent, ineffable.

C’est difficile de rentrer dans les catégories des sciences naturelles pour expliquer cela même si les
études électrophysiologiques ont révélé des changements d’ondes thêta pour les états modifiés de
conscience. La musique et les drogues sont traitées dans la même région du cerveau limbique, une
région associée avec la génération des basses fréquences, comme lors d’états de méditation
profonde ou d’hypnose.

En Occident, nous pensons souvent que ces états de transe sont l’apanage de cultures différentes de
la nôtre. Chez nous, ces états ne sont pas toujours culturellement et socialement reconnus ou
recherchés.

Comme indiqué plus haut, les anthropologues s’accordent pour dire que les états altérés de
conscience sont un phénomène humain universel. Erika Bourguignon (1973) a réalisé une étude en
1968 où elle a compilé des données ethnographiques dans 488 sociétés pour conclure que les états
modifiés de conscience existaient dans 90 pourcents d’entre-elles (Oohashi et al.,
Electroencephalographic measurement of possession trance in the field, 2002).

Au vu de ces chiffres, on peut se demander pourquoi les états modifiés de conscience ne sont que
très peu représentés dans les sociétés occidentales ?

L’anthropologue et physicien Arthur Kleinman (1988) donne une explication de la non utilisation de
ces états en Occident et aussi du déni de cet état. « L’Occident moderne semble avoir bloqué les
individus à accéder à cette dimension du soi. »

> Quel est le problème occidental ?

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D’après Kleinman, l'avènement de la science moderne vers le XVIIe siècle a perturbé l'unité
biopsychospirituelle de la conscience humaine qui existait jusque-là.

Nous avons développé une « conscience acquise », par laquelle nous nous sommes dissociés et nous
nous regardons « objectivement ». Les cultures occidentales socialisent les individus à développer
un observateur critique qui surveille et commente l’expérience (surmoi).

Cet observateur (ou commentateur) ne permet pas une absorption totale dans une expérience vécue,
ce qui est l’essence-même des états modifiés de conscience. Le « métasoi » fait obstacle à
l'expérience non réfléchie, non médiatisée, qui devient alors distanciée.

Pour les Occidentaux, cela demande un effort de retrouver cet état de transe, alors présent dans
l’enfance.

Nous verrons plus loin que le travail de Corine Sombrun vient pallier à ce manque en Occident,
grâce à l’apprentissage de cette ressource qu’est la transe cognitive autoinduite. Sans obédience
culturelle particulière, nous pouvons facilement avoir accès à ces états de transe, qui élevés au
niveau de la transcendance, ont constitué une des caractéristiques principales de nombreuses
religions et de musiques orientales.

> Comment dès lors induire la transe ?

De manière générale, les états modifiés de conscience peuvent être induits par la musique (live ou
enregistrée) mais aussi par de l’improvisation libre, je l’évoquerai plus loin. Ces inductions sont
facilitées lorsque le contexte est ritualisé. Le rituel fournit une structure et contextualise le moment
pour « ouvrir les portes biologiques » (Hess et Ritner 1996). C’est là que la dimension culturelle et
symbolique est importante.

Pour l’induction de la transe, la répétition monotone (au sens d’un ton) du son peut constituer un
élément important. Selon Arrien, il faut 13 à 15 minutes pour être influencé.e.s par les percussions.
Pour beaucoup, le rythme demeure la cible des discussions pour l’induction des états modifiés de
conscience car ces états ont été étudiés et observés surtout dans des contextes rituels traditionnels
avec des percussions. Cependant, avec les possibilités techniques de l’ingénierie actuelle, de

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nouvelles formes sonores ont pu être créées et le rythme n’est plus forcément l’élément déterminant
pour induire un état modifié de conscience. C’est le cas de l’induction de la transe cognitive avec
les boucles de sons mises au point par Corine Sombrun et son équipe. Soumis à ces bandes sonores,
les gens entrent dans un état modifié de conscience. Des sons, des gestes, des mouvements, des
visions, des sensations se produisent. Ces différentes manifestations aideront à apprendre à
autoinduire la transe pour devenir autonome et ne plus avoir besoin de sons extérieurs pour entrer
dans cet état.

À côté des sons pour induire la transe, un élément qui demeure important est celui d’ « abandon » :
la personne qui veut entrer dans un état de transe doit s’enlever toute restriction et plonger sans
réserve dans la totalité de l’expérience vécue à un moment donné. On peut également parler
d’ « absorption », cet état reconnu par les hypnothérapeutes comme facilitant naturellement la
connexion entre la musique et la transe pour celleux qui sont capables de se laisser absorber
aisément dans l’expérience.

Bien que Kartomi (1973) affirme que lors de ces observations ethnographiques, la meilleure
musique qui aide à induire la transe a une pulsation régulière et un pattern tonal répétitif basé sur un
nombre restreint de hauteurs différentes, elle précise ensuite que toutes sortes de musiques
pourraient accompagner la transe ou l’induire et que ça dépendrait de la personne qui écoute.

Meyer (1967) faisait la même observation :

« Ce que nous connaissons et croyons a un effet profond sur ce que nous percevons et comment
nous y répondons ».

Dans les ateliers de transe cognitive on peut en effet remarquer que plus on fait confiance à la transe
et plus on y croit, plus elle grandit et est puissante.

Comme développé plus haut, la musique n’induit pas directement la transe, mais elle est reconnue
comme une clef parmi d’autres éléments, qui peut contribuer à l’induire. La plupart du temps, la
musique agit au niveau neurologique et la dimension culturelle qui accompagne la musique peut
jouer un rôle important dans l’expérience d’induction de la transe. Finalement, le choix de la
musique revient à l’individu -ou à la communauté dans laquelle il est- pour vivre l’expérience.

Dans ce qui suit, j’évoquerai mon expérience de la transe à travers celle de la transe cognitive
autoinduite.

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2.2 Qu’est-ce que la transe cognitive ?

L’expérience consciente dans sa globalité, laisse apparaître deux formes d’états de conscience : les
états de conscience ordinaire (ECO) et les états modifiés de conscience (EMC), auxquels
appartiennent les expériences de transe chamanique.

Comme précisé ci-dessus, contrairement à la croyance occidentale largement répandue, les EMC
sont extrêmement courants. Des études anthropologiques ont montré que sur les 488 sociétés
étudiées dans le monde, plus de 90% avaient une forme institutionnalisée d’EMC. Dans sa forme la
plus courante, un individu (chaman, curanderos, bö) est désigné pour utiliser cette ressource au
profit de la communauté, dans le but « d’obtenir des biens qui ne peuvent être produits; gibier,
pluie, fécondité, succès, guérison, chance…» (Roberte Hamayon- Le Chamanisme, 2015).

Aujourd’hui reconnu comme une potentialité du cerveau (Flor-Henry et al., 2017), l’état de transe
chamanique est traditionnellement induit par différentes techniques comme les percussions, la
danse, les plantes psychoactives, les mouvements de rotation, mais jamais encore par la seule
volonté.

La transe cognitive a cette particularité. Basée sur la capacité naturelle du cerveau à vivre un EMC ,
elle est une transe de type chamanique, induite par la seule volonté.

Cet état d’amplification cognitive, indépendant de tout rituel ou expression culturelle, a été
récemment rendu accessible à un large public par le biais d’outils développés par l’Institut de
recherche TranceScience. Créé sous l’impulsion du professeur Francis Taulelle et de Corine
Sombrun, cette structure collabore en effet avec des organismes de recherche, des hôpitaux, des
universités et institutions d’enseignement artistique supérieur.

Cet état autoinduit permet d’accéder à un degré de perception non accessible dans un état de
conscience ordinaire et facilite l’accès aux processus décrits dans les moments d’inspiration, où la
notion du temps disparaît, où l’émergence d’intuitions, d’idées ou de solutions originales est
amplifiée et fluide, où les gestes s’accordent avec justesse aux intentions posées en amont. Cette
technique d’amplification cognitive permet l’exploration, singulière et collective, d’une réalité
subtile et élargie. La transe place l’artiste qui l’intègre à son processus de création, comme un
potentiel trait d’union entre l’expression du patrimoine culturel immémorial de l’humanité dont

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chaque être humain est porteur, et le développement de recherches scientifiques pointues. En
résumé, la création artistique est un champ privilégié pour explorer cet héritage latent et inépuisable
-ici révélé par la transe- mais également pour interroger ce qui fait notre réalité collective.

> Quelles peuvent être les implications diverses de la transe dans la création artistique ?

Sans évoquer spécifiquement la transe, la particularité du travail artistique réside dans la capacité
des artistes à puiser des informations, parfois très subtiles, dans ce qui compose notre
environnement (le monde, les êtres, les objets, les concepts, etc.) pour ensuite créer des liens
arborescents entre toutes ces informations. Ces interactions sont alimentées par les émotions et la
sensitivité de l’artiste. C’est ce passage au corps de l’information, via cet être singulier qu’est
l’artiste, qui génère un objet artistique unique et nouveau dans son information. Autrement dit, les
artistes sont des leviers de transformation pour nos sociétés dans ce qu’ils génèrent de la nouvelle
information subtile et sensible à la fois.

Un même mouvement se retrouve dans la pratique de la transe cognitive et dans la pratique de l’acte
artistique. Il s’agit d’un mouvement simultané de dialogue avec le soi intime et le dialogue avec
l’environnement. De cette dynamique d’informations internes et externes résulte des perceptions et
des créations d’idées nouvelles.
Nous avons pu observer chez les artistes alliant la transe à la création, non seulement une
amplification du flot d’idées ainsi qu’une création de mise en lien plus rapide qu’à l’ordinaire, mais
également une augmentation considérable des perceptions et ressentis internes et externes
d’informations factuelles, mémorielles, émotionnelles et sensorielles (toucher, audition, odorat,
saveur, vue). La transe cognitive, dans ce qu’elle donne accès à une perception augmentée de la
réalité (visible et invisible), permet donc à l’artiste d’ouvrir plus largement la porte d’accès aux
informations, d’augmenter la création de liens nouveaux entre ces informations, et par conséquent,
d’agrandir son potentiel créatif.

La transe cognitive en tant que technique d’amplification cognitive, permet d’accéder à un degré de
perception non accessible dans un état de conscience ordinaire et facilite l’accès à l’inspiration,
l’intuition, le geste juste, ainsi qu’à l’exploration singulière et collective d’une réalité subtile et
élargie. La transe accentue ainsi la place de l’artiste comme révélateur potentiel de l’expression du
patrimoine culturel immémorial de l’humanité, dont chaque être humain est porteur, mais également

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comme pont d’expression entre visible et invisible, entre réalité et imaginaire, dans un rapport de
non dualité.

En effet, la transe permet d’établir une relation perméable entre ce que l'on désigne communément
par les termes « imagination » et « réalité », ainsi que la non dualité existante entre ces deux
concepts. Plutôt que d’évaluer l'expérience imaginative par rapport à un domaine séparé de
l'imagination appelé « réalité », il peut sembler plus juste de considérer l'imagination comme la
faculté de mobiliser des perceptions pour aborder d'autres façons d'organiser les rapports entre le
visible et l’invisible. Dans ce qu’elle donne à vivre et à percevoir, la transe quant à elle, semble faire
le pont entre ces deux domaines.

La philosophe Cynthia Fleury propose une définition de l’imagination qui dépasse le sens commun
et qui rejoint l’expérience offerte par la transe. En effet, la philosophe considère que la pensée
utilise ce qu’elle nomme « l’imagination-incandescence » comme un support lui permettant
d’accéder au réel, ce monde sensible tant visible qu’invisible, via les émotions et les perceptions :

« Supposer une incandescence de l’imagination revient à déployer l’espace intérieur des choses et
à s’éveiller à l’espace-temps grandiose qu’est le monde. Imaginer l’espace, ce n’est pas seulement
le ressentir, mais se percevoir soi-même aussi vaste que lui. » De cette rencontre découle une co-
naissance : la pensée qui crée le réel et le réel qui crée la pensée.

La pensée de Cynthia Fleury et celle de Gilles Deleuze font point commun autour de cette question
de cocréation et d’accès à une réalité subtile, via l’acte artistique qui lui donne forme. Un des rôles
de l’artiste serait de transmettre à autrui des informations subtiles émanant du réel (visible et
invisible) mais également d’en générer de nouvelles via l’objet artistique créé ; ceci afin de
transmettre, tel que Gilles Deleuze l’entendait, une expression complexe, subtile et non polarisée de
notre humanité, en interrelation, intercommunication et interaction. En cela, la création artistique est
un levier de transformation potentiel, permettant des évolutions sociétales.

La transe nous permet d’aller un peu plus loin dans cette direction en ce qu’elle convoque une part
de nous-mêmes qui n’est pas modelée ni soumise aux normes de la société. En mettant en veille nos
conditionnements, la transe nous fait entrevoir la possibilité d’une appartenance à un champ vaste
où les structures sociales n’ont pas d’ancrage, la possibilité d’un autre mode de relations avec notre
environnement et les êtres vivants (humains et autres) que nous côtoyons. Elle peut ainsi permettre
de s’affranchir de la société, de certains codes, en nous-mêmes.

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Plus concrètement, tout travail artistique aussi singulier soit-il, exige une certaine prédisposition
particulière avant sa conception et sa réalisation. En effet, il est nécessaire à l’artiste d’être bien
ancré, c’est-à-dire stable et conscient d’habiter pleinement son corps afin de pouvoir accueillir en
lui le processus artistique, pour donner de la consistance et de la puissance à la réalisation et à
l’expression de l’objet artistique. Nous avons pu observer que faire travailler en transe les artistes
sur cette notion d’ancrage permettait de faire émerger chez eux très rapidement un calme, une
stabilité, un alignement, une conscience corporelle et une capacité de concentration bien plus
grande qu’à l’ordinaire. Il en résulte une expression artistique naturellement plus incarnée que de
coutume, la force et le déploiement de celle-ci se trouvant accrue.

La transe est également une formidable ressource qui permet d’ouvrir tous les lieux d’autocensure.
En effet, l’état modifié de conscience autorise via la dissociation, à dépasser la notion
d’autojugement, l’attente de la perfection, les questionnements et peurs autour de la légitimité ou
encore de la critique que pourrait poser autrui sur l’artiste ou l’objet artistique réalisé. En transe,
l’artiste s’autorise pleinement à aller au-delà de ses propres interdits et conditionnements sociaux,
culturels, religieux, etc. La confiance se retrouve ainsi naturellement restaurée et la recherche du
geste techniquement « beau » devient beaucoup moins importante. Lever les inhibitions permet de
limiter l’autocensure et donc de redonner à l’artiste l’accès à l’inné dont il est naturellement porteur.
En résumé, la transe favorise la déconstruction et le dépassement des acquis en autorisant l’artiste à
explorer en toute confiance, de nouveaux modes d’expression où sont admis les gestes
techniquement « faux » ou normativement interdits. La permission à pleinement être et s’exprimer,
la joie et la confiance ainsi retrouvées dans la pratique artistique (le « flow artistique » selon Mihaly
Csikszentmihalyi) renvoient directement à la gaieté et la liberté de créer, présentes naturellement
pendant l’enfance.
Ce processus de remise en question de la notion du « bien faire technique » et du « beau normatif »
donne aux artistes la possibilité d’équilibrer le geste et la technique. En effet, libre à l’artiste de
choisir comment utiliser la matière artistique générée en transe. Celle-ci peut rester telle quelle et
devenir objet artistique abouti comme elle peut également être une matière première, brute,
innovatrice de nouveaux concepts ou gestes, à retravailler ultérieurement en collaboration avec une
maîtrise technique.

Désinhibé, le corps, même sans connaissance technique, s’autorise pleinement à s’exprimer avec
sincérité et justesse. De cette liberté et connexion à une perception augmentée de la réalité découle
une incroyable et puissante expression naturelle, unique et singulière, faite de beauté et en
résonance avec chacun.e d’entre nous.

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Nous avons pu remarquer chez les artistes comme chez toutes les personnes en transe, l’apparition
de plusieurs formes d’expression spontanée tels que des mouvements, des postures, des gestuelles
dansées ou dessinées mais aussi des chants et des langages non usuels parlés ou écrits. Nous avons
nommé ces langages parlés protolangages et ces langages écrits protographismes (ou
protoécritures).

Ces expressions spontanées sont une source d’enrichissement considérable pour les artistes, que ce
soit dans la phase de recherche, de conceptualisation ou de réalisation d’un projet. En effet, la
palette des possibles et de la nouveauté se trouve grandement élargie au travers de ces
transversalités de médias, de cette pluridisciplinarité naturelle.

De surcroît, la transe peut être utilisée en alliance avec une forme artistique déjà existante. Cela va
consister par exemple, à jouer un standard de jazz, à réciter un poème, à danser une phrase
chorégraphique ou encore à dessiner un sujet figuratif précis tout en étant en transe. La maîtrise
technique et la transe vont collaborer ensemble pour amplifier la force d’expression d’un objet
artistique. Un temps d’entraînement est nécessaire aux artistes avant d’arriver à cet état
d’alignement où la technique artistique et la transe sont utilisées simultanément avec maîtrise. En
effet, dans les débuts de la pratique de la transe, le corps ne contrôle pas ses mouvements. Puis, pas
à pas, le corps en transe va apprendre à fluidifier et préciser ses gestuelles pour arriver à
l’émergence d’une forme techniquement précise mais enrichie d’une puissance et d’une liberté
nouvelle.

Enfin, la capacité d’interaction amplifiée avec l’environnement qu’offre la transe, permet aux
artistes, notamment de scène -musicien.ne.s, chanteureuses, danseureuses, circassien.ne.s,
performeureuses, comédien.ne.s, etc.- de répondre précisément aux besoins de chaque public. En
effet, les sens de l’artiste étant démultipliés en état de transe, la capacité d’écoute se révèle
instinctivement affinée. Il en résulte un gain d’intensité dans la réalisation de l’objet artistique et
dans la réceptivité par le public. La représentation artistique ne se donne plus qu’à voir ou à
entendre mais dialogue directement entre le public et l’artiste. On peut ici parler de cocréation.

Proposer à des étudiant·e·s en art d’expérimenter la transe cognitive en lien avec un processus
artistique a été réalisé dans plusieurs Hautes écoles d’art européennes (mais pas en musique), où les
étudiant·e·s ont fait part avec enthousiasme de ce que leur avait apporté cette expérience :
facilitation dans l’émergence des idées, processus d’apprentissage intuitif amplifié (sensitivité,
sensibilité), renforcement /restauration de l’autonomie (confiance, justesse dans les ressentis),
concordance fluide entre les gestes et les intentions posées en amont, diminution de l’autocensure,

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apparition de nouvelles interactions avec l’environnement, enrichissement de la démarche
artistique, etc.

En résumé, on peut donc parler d’une affinité élective entre la transe et l’acte artistique : la transe
nourrit le processus artistique de connexions multiples et de liberté ; la pratique artistique quant à
elle, donne corps et matière à l’expression de la transe.

Abordons plus spécifiquement à présent l’improvisation libre en musique. Il semble en effet que
cette technique/ressource amène à développer « l’écoute » comme un outil de connexion à soi, aux
autres et à l’environnement pour nourrir le processus artistique. En cela, l’improvisation libre, grâce
à l’écoute, peut faciliter l’accès à l’état de transe et en même temps mettre en matière l’expression
de la transe. De par ma pratique, j’ai pu constater que l’improvisation libre nourrissait la transe et
vice versa.

3. L’improvisation

> Etre libre ?

Avant de définir et d’exposer la manière dont je conçois l’improvisation, il est important de préciser
ce qu’elle n’est pas, à savoir ce moment de liberté et de spontanéité totale tant idéalisé. Derrière
cette apparente liberté parfois presque chaotique, se cache une série de règles et de codes qui
peuvent échapper aux cadres de la raison. En outre, même si l’improvisation comporte une grande
part d’aléatoire, celle-ci reste souvent contrôlée.

Par ailleurs, comme l’exprime Denis Levaillant, « l’improvisation ne doit pas être déversée, sinon
on sort du cadre de l’improvisation musicale pour entrer dans celui d’une thérapie. » (Levaillant
1998, p.28).

Derrière cette apparence de liberté « déversée » -qui n’en est pas toujours une-, se cache un long
travail technique et une grande préparation d’esprit.

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En effet, pour parvenir à « être libre » et à s’exprimer avec une totale spontanéité, s’impose en
général à l’artiste un travail quotidien, sur le long terme, pour parvenir à dominer les problèmes
techniques, qu’ils soient instrumentaux, corporels et musicaux.

Tout.e musicien.ne improvisateurice n’a pas forcément travaillé la musique et son instrument de
manière intensive, régulière et rigoureuse depuis l’enfance. Il y a des degrés de liberté, ou plus
précisément des degrés d’expressivité et de spontanéité propre à chacun.e, en fonction du vécu, du
passé, de la formation musicale, de l’endroit géographique, de l’instrument, des intentions, etc.

Selon que l’on souhaite par exemple s’exprimer à travers une grille harmonique de style be bop où
le rythme harmonique est très rapide et qui demande donc une préparation technique préalable plus
ou moins grande -à l’instrument notamment-, ou que l’on choisisse de s’exprimer à travers une
grille harmonique composée de trois accords d’une même tonalité, le travail préalable pour y
parvenir ne sera pas le même.

Bien que le travail technique soit important, il n’est heureusement pas le seul. L’intention du/de la
musicien.ne est tout aussi essentielle pour tenir un discours musical cohérent avec soi-même et son
environnement social, musical et acoustique.

« Pour être libre, posséder la technique n’est pas suffisant, tout musicien se doit de réfléchir à ses
intentions et sa pratique. » (Anger-Weller 1990, 183).

En ce sens, Dominique Hoppenot parle d’une « approche consciente » pour parvenir à exprimer ce
qui nous est propre.

Pour elle, « l’approche consciente est un travail qui requiert une disponibilité et la mise en œuvre
d’énergies à laquelle nous sommes rarement préparés et dont dépend la qualité des résultats (…) »
(Hoppenot 1981, 22).

À côté de l’apprentissage, de manière générale, la culture dans laquelle on évolue et


l’environnement musical dans lequel on baigne, a une grande importance quant à la manière
d’approcher et de façonner l’improvisation.

Cette considération vaut également pour l’approche du son de l’instrument, du rapport


personne/instrument, de l’effet de la musique sur les gens, etc.

Il suffit par exemple de comparer les modes d’apprentissage et de transmission dans une société de
tradition écrite et dans une société de tradition orale pour se rendre compte que ce n’est pas la même

20
chose. Un.e musicien.ne de musique classique ne pensera pas et ne façonnera pas le timbre de son
instrument de la même manière qu’un.e musicien.ne soufi.e ou indien.ne, par exemple.

L’improvisation a des fonctions et des caractéristiques différentes d’une musique, d’une culture,
d’une époque et d’un.e musicien.ne à l’autre. Dans certaines musiques, comme la musique indienne
par exemple, l’improvisation va de soi, elle fait partie du cadre et des conventions. Pour d’autres,
l’improvisation fait peur car elle n’a jamais fait partie du processus d’apprentissage.

Selon Derek BAILEY, « la plupart des musiciens apprend à improviser par hasard ou par une série
d’observations, bref, par un processus d’expérimentation. Apprendre à improviser est un processus
pratique : il n’existe aucun aspect exclusivement théorique de l’improvisation. Son fonctionnement
s’apprend de façon concrète, par une série d’échecs et de succès. » ( Bailey 1999, 24).

Pour poursuivre sur ce qu’est l’improvisation, à côté de ce qu’elle n’est pas, certains peuvent la
traduire comme une illusion. Ils s’y sont essayés mais ont été déçus. À noter qu’improviser est un
procédé qui permet de ne pas toujours improviser. Si l’on n’a pas d’idée, on reproduit ce que l’on
fait d’habitude. L’improvisation au sens d’innovation n’est donc pas la règle.

> Penser l’improvisation

Avant d’en arriver à la définition de l’improvisation, il faut être au fait que dans la pratique -et cela
illustre déjà le côté subjectif de la démarche et toute la diversité que cela sous-tend-, il existe
plusieurs manières de la « penser ».

Certains la perçoivent de manière horizontale, d’autres la pensent de façon verticale, par exemple.
Ces différentes manières de penser l’improvisation vont influencer la manière de jouer (dans un
style ou dans un autre). « Parmi ces différents point de vue : c’est une question de choix personnel
qui induit souvent un style particulier d’improvisation. » ( Anger-Weller 1990, 201).

Selon ce que l’on veut exprimer à un moment donné, on optera pour telle ou/et telle approche. C’est
l’idée selon laquelle le/la musicien.ne traduit avec des notes ce qui ailleurs est exprimé avec des
mots.

Dans les années 1960-1970 aux Etats-Unis, dans une période de troubles et de tensions profondes
touchant l’ensemble de la communauté noire américaine (l’assassinat de Malcolm X en 1965, celui

21
de Martin Luther King en 1968), est né le free jazz. Ce style de jazz, à travers ses caractéristiques
musicales -qu’il s’agisse du rythme, de l’harmonie, de la mélodie, du répertoire, de l’improvisation
et du son 1-, illustrait parfaitement la revendication de liberté de la part d’une population ayant vécu
sous les fouets de l’esclavagisme d’abord, pour continuer à vivre ensuite dans une société raciste et
ségrégationniste.

Par rapport à l’improvisation, c’est dans ce contexte que Miles Davis s’est lancé dans sa période
modale en pensant l’improvisation de manière horizontale, ce qui lui laissait plus de liberté de
mouvement.

En outre, lorsque l’on parle d’improvisation, il est à noter qu’il existe des « degrés divers entre
l’improvisation totalement libre et celle qui se développe dans une codification très précise »
(Levaillant 1998, 27). J’évoquerai l’improvisation libre plus loin.

Par ailleurs, que ce soit dans l’improvisation libre, thématique ou encore selon la manière de la
penser, chaque « type de jeu fait appel à un certains nombre d’aptitudes et d’attitudes communes
qui déterminent les conditions même du déroulement de l’improvisation. » (Anger-Weller 1990,
205)

À ce propos, l’auteur de Clés pour l’harmonie note par exemple qu’il faut que l’idée « chante dans
la tête » avant de passer dans les doigts ou la bouche ; de même, qu’elle doit passer dans le corps
car c’est un bon moyen de développer le sens du phrasé.

Cette idée se développe par le contrôle mental : « la pensée doit précéder la réalisation. » Toujours
selon cet auteur, c’est le processus-même de l’improvisation que de se situer constamment dans ce
va et vient entre l’acte inconscient et l’acte réfléchi.

Par exemple, l’acte inconscient peut être un réflexe des doigts sur l’instrument tandis que l’acte
réfléchi peut constituer la mélodie et les intervalles de notes chantées dans la tête par rapport à
l’environnement musical dans lequel l’improvisateur se trouve. Ce dernier va réagir par telle note,
tel son et tel schéma rythmique en fonction de ce qu’il perçoit, de ce qu’il ressent.

Pour ce faire, précisons-le encore : « Les capacités techniques et les réflexes sont donc
indispensables car il s’agit de prendre des décisions rapides pour le choix d’une note ou d’un
voicing. » (Anger-Weller 1990, 205). Ici, les connaissances et capacités musicales sont importantes

1 Ce n’est pas l’objet du présent travail mais il est intéressant d’étudier l’histoire du peuple noir des Etats-Unis tout
en écoutant l’évolution musicale du jazz : à travers la musique, les Noirs américains exprimaient tantôt leur
frustration, tantôt leur rage face à une société peu reconnaissante.

22
car cela permettra de faire ces choix. C’est ici aussi que se situe une des difficultés pour l’apprenti.e
musicien.ne : le fait que « l’habitude des doigts l’emporte sur la réflexion et la spontanéité ».
(Anger-Weller 1990, 205).

Cette capacité de pouvoir chanter dans sa tête ce qui va être joué sur l’instrument est l’une des
sources de plaisir de l’improvisation : une correspondance entre ce que l’on pense et ce que l’on dit,
un discours musical sincère avec lequel le/la musicien.ne ne fait qu’un.

> Liberté et chant intérieur

Certain.e.s musicien.ne.s parlent du « chant intérieur » en disant que c’est par lui « que se forge
l’unité ultime de l’esprit et du corps, entraînant l’âme et le geste dans un mouvement parfaitement
intriqué  : il est la première matérialisation de l’intention, et c’est lui qui aide à préciser le projet de
l’interprète.» (Hoppenot 1981, 190).

Ce qui m’intéresse ici est le fait que l’improvisation, en tant que mode d’expression personnelle,
« renvoie au-delà des particularismes culturels, au fond universel de la psychologie et du domaine
de la subjectivité » (Lortat-Jacob 1987, 33). C’est dans cette voie-là que les liens entre
l’improvisation et la transe cognitive sont très proches.

> Dimension existentielle

La dimension existentielle peut être illustrée par l’aspect créatif de l’improvisation. En effet, il
s’agit d’un instant musical où je dois donner forme à quelque chose à partir de toutes les ressources
dont je dispose.

Dans ce cadre-là, l’improvisation représente une situation dans laquelle les émotions, les tensions et
la transe apparaissent clairement.

En effet, il s’agit d’un moment où différents ingrédients sont réunis pour nous permettre de
« toucher quelque chose » et de procurer du plaisir. C’est d’ailleurs parfois pour cela « que l’on s’y
frotte », tantôt satisfait.e, tantôt déçu.e de ne rien avoir pu toucher ou entrevoir. Mais ce n’est que
partie remise, la recherche continue.

23
3.1 Transe et improvisation 

Après avoir expliqué dans les grandes lignes ce que l’improvisation était et ce qu’elle n’était pas, il
semble important à cette étape de préciser en quoi elle est une situation propice à la transe.

Comme je l’ai évoqué plus haut, à travers l’improvisation et l’expression de soi, il existe un
échange et une communication avec d’autres grâce auxquels le/la musicien.ne existe et se sent
reconnu.e. Par cet échange, les musicien.ne.s pourront construire quelque chose de cohérent, de
prenant, dans le but de s’élever toustes ensemble. De nombreux.ses musicien.ne.s parlent de cette
« union transcendante » comme le moment-même de l’extase. Par ailleurs, en plus de cette situation
de partage et d’union avec d’autres musicien.ne.s, il se passe également une communication avec
nous-mêmes.

Cette dernière, directement liée au « chant intérieur » et à l’écoute de soi, permet de libérer l’énergie
potentielle du/de la musicien.ne dont iel ne soupçonnait peut-être même pas l’existence. À ce
moment, lorsqu’iel établit cette correspondance entre la musique et soi, entre ce qu’iel exprime et ce
qu’iel désire exprimer, une force et une énergie s’entrevoient, parfois à travers l’écoute pour
l’auditeurice, mais de manière physique pour le/la musicien.ne.

Comme l’écrit Dominique Hoppenot, sans l’écoute de soi, le/la musicien.ne ne peut se réaliser
totalement par son expression, iel sera bloqué.e : « L’expression artistique (…) est une force dirigée
de l’intérieur vers l’extérieur, un mouvement d’énergie venu du plus profond de nous-mêmes, que
nous tentons de traduire. Si le chemin de la communication avec nous-mêmes est bloqué, il n’y a
pas d’écoulement possible pour cette énergie qui se transforme alors en tensions et crispations.»
(Hoppenot 1981, 173).

Suite à ces précisions, j’en arrive à une autre caractéristique de l’improvisation et peut-être même à
son essence, à savoir l’écoute dans l’instant.

Tout d’abord, l’instantanéité de l’improvisation représente une des raisons et un des attraits qui
amènent des musicien.ne.s à improviser. Pour certain.e.s, « improviser, c’est être en mouvement
vers ce qui se retire. L’improvisateur montre dans la direction de ce qui se retire et c’est justement
ce retirement qui nous attire.» (Levaillant 1998, 22). Cet auteur parle également de cette « intention
de faire neuf ».

24
D’autres expriment qu’ils improvisent pour un besoin de liberté d’action, de spontanéité,
d’inconnu : « c’est une façon d’être en musique. (…) Fondamentalement, c’est un comportement »
(Levaillant 1998, 54). Certain.e.s disent aussi que la fonction de l’improvisation est avant tout
esthétique (Lortat-Jacob 1987, 22).

Finalement, pour de nombreux.ses musicien.ne.s, l’instantanéité de l’improvisation leur procure des


sensations différentes car ce n’est pas écrit et prévisible. À ce propos, beaucoup d’auteurices parlent
de « l’opposition » entre la musique écrite et l’improvisation. Denis Levaillant écrira que celle-ci se
différencie de la musique écrite « précisément par la plus grande part donnée à l’inconscient. »

En effet, dans l’improvisation, le discours n’est pas écrit à l’avance et dépasse parfois le cadre de la
raison car ce n’est pas réfléchi ni pensé, dans le sens de prévisible.

Le fait que l’improvisation soit une pratique musicale de l’instant, cela va donc jouer un rôle très
important dans la production d’effets de transe, d’émotions intenses et de sensation d’extase.

L’instant et la capacité de s’immerger totalement dans l’expérience du son représente en quelque


sorte un des points centraux autour duquel vont s’articuler et s’illustrer ces phénomènes d’émotions,
de transe et d’extase.

Ces derniers peuvent s’illustrer à travers « l’instant-sentation, cette fulguration intérieure qu’on
peut préparer, désirer, favoriser mais qui est par essence intangible » (Hoppenot 1981, 76).
Intangible, intouchable parce que « ça bouillonne » : l’excitation des sens est intense, on se sent
possédé mais l’on aboutit rarement à une jouissance totale, à ce moment de plénitude et de totale
satisfaction.

Cette surprise attendue ou non lorsque l’on improvise, cette chose à laquelle on ne s’attend pas mais
que l’on désire profondément une fois que l’on y a goûté, cet « instant-sensation », est complexe à
expliquer avec des mots car il est ardu d’en rendre compte. Difficile pour l’observateur d’abord
parce que les gens n’en parlent pas ; ensuite, parce que cet « instant-sensation » reste très subjectif.

Mettre des mots et des termes univoques « la-dessus » n’est pas possible. Beaucoup auront des
sensations différentes et n’utiliseront pas spécialement les mêmes mots pour en parler. Certain.e.s
musicien.ne.s parleront de matières, d’autres de couleurs ou encore de goûts culinaires pour
exprimer ce qu’ils ressentent physiquement et mentalement.

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Après cette parenthèse sur la subjectivité de l’ « instant-sensation » et la difficulté d’en parler qui en
résulte, il reste que l’improvisation demeure par son côté imprévu, amenant les musicien.ne.s à
créer dans l’instant une situation propice au surgissement de la transe.

En effet, « ça » nous touche quand on ne s’y attend pas : parfois le moment vient, parfois pas. Avant
d’y goûter, d’être touché, il nous attire. Et quand il nous surprend, il nous emmène petit à petit.

Cependant, comme je l’ai souligné plus haut, ce processus ne peut se produire qu’avec une
ouverture, une curiosité, une disponibilité et une intention de la part de celleux qui y prennent part.

C’est pour cela qu’en improvisant en groupe et en respectant les conventions (harmoniques,
acoustiques, sociales, etc.) ou non, et les codes musicaux du moment, certains musicien.ne.s
peuvent arriver à « toucher l’instant » toustes ensemble. À réaliser une unité et une correspondance
entre la musique, les musicien.ne.s, leur instrument et leurs intentions. Dans ces moments-là, les
qualités personnelles d’expression et de communication sont au moins aussi importantes que les
qualités techniques : « La virtuosité ne suffit pas à assurer la qualité de l’improvisation et de la
prestation musicale dans son ensemble. L’humeur du moment, l’émotion, le goût, la sincérité font la
différence. » (Hoppenot 1981, 207).

Il s’agit donc de construire quelque chose ensemble. Mais cet « instant » dont parlent les
musicien.ne.s ne s’atteint pas systématiquement. Il faut maîtriser les codes pour atteindre cette
union transcendante.

Par ailleurs, dans l’improvisation libre, la transe est encore plus accessible car les codes et
conventions harmoniques, mélodiques et rythmiques ne sont pas fixés à l’avance. Seule l’écoute est
essentielle à développer pour atteindre cette union, toucher l’instant, etc.

3.2 L’improvisation libre

L’improvisation libre est un terme très large qui peut dans son champ sémantique, englober
plusieurs types de création musicale bien distincts les uns des autres. À la base, partant d’une
compréhension très générale du phénomène, l'improvisation en musique renvoie à un acte de
création spontanée, qui ne s’appuie pas forcément sur un support préalable, comme une partition par
exemple.

26
L'improvisation peut être insérée dans un contexte musical très spécifique, pouvant être soumise à
l'utilisation d'un langage ou d’un « idiome » par exemple, étant appelé dans ce cas « improvisation
idiomatique ». Mais l’improvisation peut ne pas nécessairement suivre l'utilisation d'un langage ou
d’un style spécifique ; elle est qualifiée dans ce cas d’ « improvisation libre », ou « non-
idiomatique », ce qui est le type d'improvisation que j'ai pratiqué lors des cours d’ensemble donnés
par Alain Pierre (Improvisation libre) et Manu Hermia (Free jazz).

Je n'ai pas l'intention dans ce texte de définir en profondeur les notions qui caractérisent
l'improvisation dite libre en relation avec d'autres pratiques d'improvisation, les liens peuvent être
faits avec les parties précédentes. Mon intérêt est celui d'orienter cette discussion vers ma pratique
de l'improvisation et de la transe cognitive pour pouvoir proposer une description personnelle des
bases, qui sous-tendent ma relation et mon expérience avec la création artistique à travers
l'improvisation libre et la transe cognitive.

Par ailleurs, il me semble important d’évoquer l’ « improvisation guidée » plutôt que « libre » car
pédagogiquement, c’est souvent ce chemin que l’on empreinte en premier lieu ; à savoir, improviser
en suivant des règles qui guident la construction de l’improvisation. Plus précisément, il s’agit
d’imaginer un contexte pour une improvisation, créer des règles, des contraintes, des parcours, des
objectifs, des images ou des histoires qui guideront l’évolution de la performance improvisée.

Je présenterai ci-dessous, dans un objectif pédagogique, quelques propositions d’improvisations


guidées. Avant cela, précisons que lorsque je parlais d’improvisation dans le chapitre précédent, il
s’agissait surtout d’improvisation dans le cadre de « pièces ouvertes », c’est-à-dire une composition
musicale dans laquelle des paramètres (grilles harmoniques, par exemple) restent ouverts et libres
pour la création individuelle.

Voici quelques « principes » qui guident l’invention musicale spontanée (CANNONE, 2015) :

• « L’écoute génère le faire » : cette idée détermine que l'écoute joue un rôle actif dans la
création de ce type de musique. C'est à partir de l'écoute que le/la musicien.ne est guidé.e
dans les choix à faire au cours de l’improvisation, sans le soutien d'une idée ou d'une
structure préétablie (contrairement à d'autres types de musique improvisée, comme le jazz
ou l'improvisation idiomatique). Écouter, dans ce cas, doit être un processus actif de la part
de l'improvisateurice. Ici, on peut observer que l’improvisation libre amène à s’écouter et à
être absorbé.e dans l’instant du présent comme le permet la transe cognitive.

27
• « Musique de matière plutôt que de notes » : Au fil de mes expériences dans la pratique
de ce type d'improvisation, j'ai réalisé que la plupart des musicien.ne.s improvisaient en
s'appuyant sur des paramètres musicaux tels que le rythme, la mélodie, l’harmonie ;
paramètres où l'unité fondamentale est presque toujours la note. Avec l’idée de « musique de
matière », les improvisateurices sont invité.e.s à élargir leur répertoire d'action en intégrant
des paramètres tels que le timbre, la texture, les modes d'attaque, le spectre sonore, parmi
d’autres. De cette façon, les improvisateurices sont invité.e.s à comprendre que l’élément
fondamental dans la construction musicale est le son, et c'est avec le son qu’iels doivent
improviser. Ce principe finit par renforcer une caractéristique déjà annoncée par la musique
concrète, qui voit « l’émancipation du timbre comme paramètre autonome du discours
musical» (CANONNE, 2015). Cette approche sollicite l'entraînement à de nouveaux types
d’écoute pour l’improvisateurice, écoutes qui au lieu de chercher des notes, ou des
harmonies, portent l’attention sur la matière du son. Ici aussi, la transe cognitive m’a ouvert
la porte de cette écoute-là sans avoir eu besoin de la formaliser ou de la rationaliser. En
transe, on est dans le son, on devient le son et par cela, on joue directement avec cette
matière.

• « Musique de relation et pas de représentation ». Cette idée propose que la musique dans
ce contexte, est générée par les interactions spontanées des improvisateurices. En ce sens, le
résultat musical de l'improvisation pourrait être entendu comme l’ensemble des traces
sonores laissé par la construction des relations entre les participant.e.s. Comme dit plus haut,
de l’esthétique de la relation grandit l’esthétique musicale. La transe cognitive amplifie ce
rapport à la relation à soi, aux autres et à l’environnement.

3.3 Pratiquer l’improvisation libre

«  Les meilleurs musiciens sont ceux qui écoutent le plus » D. Ellington

Malgré la liberté qu'annonce l’improvisation libre, il peut y avoir une série de stratégies, de cadres,
qui nous aident à travailler sur des problèmes spécifiques de la création musicale spontanée, qu’elle
soit collective ou individuelle. Cette manière d'aborder l'étude de l'improvisation libre cherche
généralement à isoler certains paramètres dans la construction d'un cadre qui guide l'invention d’un
discours musical. Markeas nous offre un exemple : « Une improvisation peut être libre, ou partir
d'un cadre, défini par un paramètre. On peut choisir une idée : par exemple, la polyrythmie, la

28
répétitivité, un terme appartenant au vocabulaire de la musique contemporaine, une figure ou une
couleur. Ou bien, on part d’un son homogène et on se donne comme objectif de finir avec un son
éclaté. » (Alexandros Markeas : Enseigner l’improvisation, c’est enseigner la démocratie. France
Musique, 2016).

En réalité, une grande partie du travail pratique de l'étude de l'improvisation libre pratiquée au
Conservatoire Royal de Bruxelles part de propositions d'improvisation avec certains paramètres
fermés ou contraints.

Voici donc ci-dessous quelques stratégies et exercices avec lesquels j’ai eu contact pendant ces
dernières années, qui proposent des moyens pratiques d’étudier l’improvisation, de travailler des
aspects importants dans l’invention musicale spontanée. Un aspect important à souligner est que les
procédures et propositions décrites ci-dessous ne sont pas une fin en soi, c’est-à-dire que la façon
dont les propositions d'improvisation sont pensées et décrites ici -de façon plutôt technique et
basées sur des paramètres- sont à voir avec un intérêt plus pédagogique pour la pratique de
l'improvisation libre qu’artistique.

• Improvisation avec des formes préétablies


La forme est une question délicate dans l'improvisation libre car elle est l'un des éléments de la
performance qui ne peut être vu qu'au travers d’un regard global sur le phénomène, presque de
l'extérieur, un regard difficile à avoir lors de la réalisation d'une improvisation. Dans l’improvisation
libre, la forme est un constat que l’on fait à la fin. Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas
nous exercer à cette forme, en essayant de la rendre plus consciente, en effectuant quelques
exercices.

• Improviser une forme ABC

L'idée propose la réalisation d'une improvisation divisée en trois parties : A, B et C. Chaque partie
doit être très différente l’une de l’autre pour que le passage d'une partie à l'autre soit clair pour
toustes celleux qui écoutent.

On peut choisir de modifier telle ou telle variable par exemple : le registre (grave-moyen-aigu), le
rythme avec la vitesse (constante ou non), l’intention, des sons longs ou courts, etc. C’est en
s’appuyant clairement sur certains paramètres que la différence entre les parties sera clairement
définie.

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• Improviser dans une forme classique 

La forme Sonate : partie A, B, développement, réexposition de A et de B, et petite coda. La forme


rondo : ABACADAE.…

• Improviser une forme monolithique

Il s’agit d’explorer la construction d'un discours long, avec peu de variabilité, homogène, créant une
atmosphère immersive et par conséquent, avec la nécessité d'une nouvelle stratégie d'écoute. Par
exemple, improviser pendant 15 minutes. Cette forme nécessite de la patience et une relation
particulière avec la gestion de la durée de l’improvisation, perception instable lorsque l'on répète
longtemps les mêmes éléments.

• Improviser à partir d’une idée de base

Il s’agit de partir d'une idée de base qui guidera la construction de l'improvisation. Cette approche
est très générale et peut utiliser n'importe quel élément sur lequel on a envie de travailler lors d’une
improvisation, qu'elle soit musicale ou extra-musicale. Par exemple, construire un discours basé sur
l'utilisation de boucles et d’ostinatos.

• Utiliser différentes techniques

➢ L’imitation

➢ L’intégration (intégrer un matériel sonore et aller dans le même sens, le suivre et


s’incorporer à lui)

➢ L’opposition (cela peut se faire sur différents paramètres sonores)

➢ L’attaque mystérieuse

➢ Le soliste mystérieux (un soliste émerge)

➢ Sortir de son rôle habituel en imaginant que l’on est un autre instrument

➢ Si on est 4, former deux binômes qui se suivent ou s’opposent

➢ Tout le monde suit un instrument

➢ Contrainte de temps : improviser 3 « cartes blanches » de 3 minutes

➢ Etc.

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4. Exemple d’une session transe / musique

Après avoir nommé et questionné cet enjeu de la transe, je souhaiterais l'utiliser pour explorer un
autre rapport au monde dans ma pratique artistique afin d’y puiser de la matière pour bouleverser
mes habitudes musicales et défricher de nouveaux territoires imaginaires. Pour ce faire, j’organise
de temps en temps avec le musicien Pirly Zurstrassen des sessions « Transe et Musique ».

Une session de transe et musique implique d’entrer en transe ensemble sur des modalités
prédéfinies (un cadre et des pistes de « jeu » : libre ou avec un standard de jazz comme référence,
par exemple) pour que vécus individuels et collectifs mènent à l'émergence d’histoires.

Par exemple, nous avons interprété le standard de jazz « Alone together ». Il s’agit d’un standard
que nous connaissons tous les deux. Notre version a duré 17 minutes. Nous nous sommes sentis
libre d’aller et venir à partir du matériel musical choisi, l’autocensure n’existait plus (alors que je
jouais avec l’un de mes professeurs), le processus artistique a été facilité, la musique était fluide et
de nouveaux modes d’expression sur ce standard sont apparus : une palette de nuances importante,
des fulgurances mélodiques inhabituelles, des masses sonores, des questions/réponses, des timbres
différents, etc. qui n’apparaissent pas lorsque je joue ce morceau habituellement.

Pour approfondir cette recherche, il serait intéressant d’enregistrer des versions en transe et d’autres
sans la transe pour pouvoir comparer, retranscrire, observer les récurrences et travailler à partir de
ce matériel-là pour comprendre comment la transe peut faire émerger de la matière sonore/musicale
non issue de nos conditionnements, et comment nous pouvons réutiliser une partie de la matière
pour reconstruire quelque chose et aller plus loin dans la création artistique. 

Le temps me manque pour en parler ici de façon plus approfondie, mais je vais continuer à explorer
dans cette voie pour pouvoir peut-être répondre à l’avenir à mes questionnements sur le sujet :
Comment puiser dans le vivier de perceptions subtiles qui s'offrent en état de transe pour en faire
émerger des compositions musicales, des histoires ? Comment utiliser la matière créée en état de
transe comme matière narrative ? Existe-t-il une rencontre possible entre les divers territoires
imaginaires singuliers (dans un quartet, par exemple) ? Quel est le rôle et la place de la transe dans
cette articulation entre réel, territoires imaginaires et création artistique ? Favorise-t-elle, au même
titre que l’objet artistique, l’émergence de nouvelles réalités ? Un langage commun peut-il se
cocréer ? Quelles sont les formes musicales, performatives ou autres, qui vont émerger de cette
recherche ?

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Entretemps, voici quelques objectifs que peut remplir la pratique de la transe cognitive dans la
création artistique :

 Faciliter le processus artistique

 Nourrir la démarche artistique : idées et concepts

 Amplifier la sensibilité et la sensitivité

 Explorer de nouveaux modes d’expressions : enrichissement de la palette formelle, liberté


gestuelle

 S’autoriser à aller « contre » ses interdits (autocensure)

 Renforcer / restaurer l’autonomie : confiance, justesse dans les sentis

 Structurer la démarche et le travail artistique

 Introduire ou réintroduire un nouvel élan artistique

 Créer de nouvelles interactions : relations, dialogues, connexions, agencements et liens avec


l’environnement

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5. Conclusion

> Transe cognitive et improvisation libre, deux ressources qui s’entrecroisent

En explorant l’improvisation libre et la transe cognitive, j’ai pu remarquer que les frontières entre
ces deux pratiques sont très poreuses, l’une rendant l’autre plus grande et vice versa.

Le travail de l’improvisation à travers le travail actif de l’écoute peut enrichir grandement la


pratique musicale en général, tout comme la transe cognitive.

La transe permet une immersion dans l’instant de la même manière que le processus d’écoute est
directement lié à l’idée d’être dans le moment présent. L’improvisation libre développe l’écoute, et
la transe développe nos capacités à être à l’écoute et pleinement présent pour permettre de libérer
une forme d’énergie exprimée à travers le son.

La transe cognitive amplifie ces capacités d’écoute, de ressentis et de libération de l’expression.


Elle permet de s’immerger pleinement dans l’expérience à travers une connexion à son corps, sans
être modéré et freiné par un commentateur extérieur. L’autocensure n’est plus là. Dans le même
sens, l’improvisation libre, à la différence de la musique écrite, donne une place plus importante à
l’inconscient et les censures de la raison sont moins présentes. C’est dans le processus-même de
l’improvisation que de se situer constamment dans ce va et vient entre l’acte inconscient et l’acte
réfléchi. Ces deux pratiques, produisant différents types de connexions, intérieure, extérieure et
transcendantale, ont donc pour effet de contrer les jugements intérieurs ou extérieurs qui bloquent la
créativité et la prise de risques.

Aussi, l’improvisation libre et la transe cognitive amènent à développer une esthétique de la relation
pour faire croître l’esthétique musicale en permettant cette « union transcendante » avec les autres,
en s’élevant ensemble. Je remarque que la transe cognitive se développe dans une relation
horizontale, tout comme l’improvisation libre. Cette dernière renvoyant au-delà des particularismes
culturels, au fond universel de la psychologie tout comme la transe permet de se connecter
potentiellement au potentiel culturel immémorial de l’humanité. L’improvisation libre est une
musique de relations et de connexions à soi, aux autres et à l’environnement, comme la transe
cognitive amène à cet état de profonde connexion. Cette connexion est directement source de
création car l’état dissociatif non pathologique que provoque la transe permet un dialogue avec
d’autres parties de soi-même.

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L’écoute, le lâcher-prise, la non censure et l’absence de jugement -potentiellement liés au plaisir que
l’on ressent quand on joue librement- peuvent être difficiles à acquérir pour certain.e.s. D’où l’idée
de faire appel à la transe cognitive, qui constitue une ressource sans fin pour avancer et explorer
dans ces champs-là.

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