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Youssef Ishaghpour

DU MÊME AUTEUR
Écrits sur l'art

Aux origines de l'art moderne : le Manet de


Bataille, La Différence, 1989, réédition en 1995 et 2002

Seurat : la pureté de l'élément spectral


L'Échoppe, 1992
Poussin, là où le lointain , mythe et paysage
— DUCHAMP ROMANTIQUE
L'Échoppe, 1996

Chohreh Feyz4jou : l'épicerie de l'apocalypse


Khavaran, 1998

Courbet, le portrait de l'Artiste dans son atelier


L'Échoppe, 1998
La Miniature persane : les couleurs de la lumière
Farrago, 1999

Morandi, Lumière et Mémoire Méta-ironie et Sublime


Farrago / Léo Scheer, 2001
Rothko, une absence d'image, lumière de la
couleur, Farrago / Léo Scheer, 2003

Rauschenberg, le monde comme image de


reproduction, Farrago / Léo Scheer, 2003

Staël, la peinture et l'image


Farrago / Léo Scheer, 2003
Tàpies, Temps et matière, Hazan, 2006

Éditions de l'Attente
Le « romantisme » évoque une posture de
barde inspiré, de prophète. Et le lyrisme : des
effusions passionnelles, sentimentales, tein-
tées d'imaginaire.

Placé, par plusieurs générations d'artis-


tes, dans une position de prophète, Marcel
Duchamp ne présente aucune trace d'effu-
sion lyrique ni de passion pour l'imaginaire.
Mais la sobriété, le retrait : des silences ascé-
tiques. L'arbitraire de l'artiste, la hantise
du nouveau, l'attention au hasard, un goût
pour le bricolage et les opérations « scien-
tifiques ». L'attirance pour les apories et les

9
jeux du langage. « La méta-ironie », qui s'élève,
en la dédaignant, au-dessus de la matéria-
lité de l'oeuvre. Et le médium de la réflexion,
surtout, et l'Idée de l'art, contre l'existence
empirique des oeuvres et le plaisir sensible et
l'agrément qu'on y lie.

Voilà précisément tout ce qui définissait mier romantisme, avec la sobriété du Witz et
« le romantisme », selon Friedrich Schlegel, l'affirmation de « la souveraineté de l'artiste »
l'un des premiers à avoir employé les termes contre « le pur manoeuvre », que Duchamp
de « romantique » et de « romantiser » dissout l'oeuvre particulière pour la rem-
placer par l'Idée de l'art. L'oeuvre invisible,
qu'aucune oeuvre singulière ne peut réaliser.
Qui persiste au-delà de toutes les manifes-
tations profanes et les limitations du fini et
du sensible, ramenées à ce qu'il y a de plus
insignifiant et de plus bas. Mais un bas, dans
la dimension de la finitude corporelle, qui
devrait être rédimé et ne peut l'être, laissant,
avec un éclat de rire silencieux, l'Idée de
l'art,
1. Walter Benjamin, Le concept de critique esthétique dans
le romantisme allemand, Flammarion, 1986.

C'est dans la plus pure tradition du pre-

11
comme le non-étant, dans un état d'hésita- produit est toujours meilleur que ce qui est
tion suspendue. produit. Les valeurs réelles sont intou-
chables 6». Il y a non-art, non-réalisation,
Médium de l'absolu, le Witz romanti- « non-rapport », sexuel (ou métazizique),
que, dans son affinité avec tout ce qui est comme dans La Mariée mise à nu par ses
transcendantal, est plus que l'humour ou célibataires, même : une « Grande oeuvre »
la simple ironie. Duchamp l'appelle « méta- alchimique et ésotérique, par la méta-ironie
ironie » 2 « l'ironisme d'affirmation », seulement introduisant « l'hilarité ou au
différent de « l'ironisme négateur, dépendant moins l'humour dans un sujet aussi sérieux ».
du rire seulement » Ainsi, « l'humour (mais Méta-ironie renforcée par « les fêlures » plus
à l'outrance) serait alors l'unique moyen d'ac- ou moins prévues. Le Grand Verre étant
céder au sublime par ricochet 4 ». Dans son l'improbable conjonction du fmi et du trans-
enjouement lucide, la méta-ironie « repré- cendantal, de l'inoxydable — ce qui se
sente la tentative de construire encore trouve « sous verre » et défie le temps — et, à
l'oeuvre en la démolissant : de démontrer la fois, de la fragilité même, exposée à la
dans l'oeuvre sa relation à l'Idée 5». C'est destruc-tion. « Fêlures qui ont fait
ce qui, en l'empêchant d'exister, « permet à descendre, selon Duchamp, l'oeuvre sur
l'Infini d'être » (Mallarmé). terre », et avec elle l'assomption de l'Idée ou
de la Vierge.
2. In Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp, Trianon, 1959,
p. 29.
3. Selon la remarque de Robert Lebel, Ibid., p. 8. 6. In Alain Jouffroy, Une révolution du Regard, Gallimard,
4. Ibid., p. 73. 1964, p. 117.
5. Walter Benjamin, op. cit., p. 134. 7. In Robert Lebel, op. cit., p. 68.
Car, disait Duchamp, « ce qui n'est pas

12 13
La méta-ironie était pour Duchamp le inconscient depuis le temps de nourrissage,
moyen négatif de la restitution de l'art au ni dans ce rapport entre figure féminine
monde des Idées. Parce qu'il y avait, chez ce et nature cosmique qui s'enracine dans les
moderniste intransigeant et impénitent, une mythes anciens et archaïques de déesse mère,
nostalgie de l'art sacré et magique (« c'est mais bien parce qu'il s'agit de l'icône emblé-
nous qui avons donné le nom de "l'art" aux matique du chef d'oeuvre et de l'oeuvre d'art.
choses religieuses ; chez les primitifs, le mot
lui-même n'existait pas a »), devenu inactuel, C'est cette sacralisation et ce pseudo-culte
et dégradé par la déchéance esthétique, ayant qui ont provoqué l'acte simili-blasphématoire
reçu la fonction de représenter l'Absolu dans de sa « retouche » par Duchamp L H O O Q.
un monde réifié et désenchanté. (1918). Il y a bien évidemment, dans cet acte,
toutes les implications de l'image qui viennent
Duchamp a réagi à» la religion de l'art ». Au d'être évoquées, mais il constitue, essentiel-
fait que les musées ont remplacé les temples. lement, et avant tout, une agression contre
Qu'il y a eu le culte du chef-d'oeuvre, dont la cette sacralisation de l'art que Duchamp
figure emblématique a été, et continue d'être, appelait « le carnaval d'esthétisme ».
La Joconde. Le pseudo-culte dont ce tableau
fait l'objet ne tient pas seulement à ce que, Il s'est agi avec « le commentaire » de La
comme disait Malraux, l'Éternel féminin y a Joconde, de l'Urinoir et même de l'impossibi-
remplacé la Vierge, ni à ce sourire maternel, lité de l'Assomption de la Vierge dans Le
Grand Verre — qui est une oeuvre bien plus
8. Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne,
Somogy, 1995, p. 124.
selon Freud, dont chacun a gardé le souvenir

14 15
« alchimique » que l'imagerie symbolique des que l'art n'est plus à « la hauteur », parce
premières toiles figuratives de Duchamp — qu'il prétend faire de l'apparition, qui consti-
d'opposer « le bas » à la sublimité de l'art, et à tue l'oeuvre, non pas la promesse, mais une
sa prétention de le rédimer. manifestation, la réalisation de l'esprit et la
présence de l'Absolu, tout en n'étant que pure
Toute son activité de « l'an-artiste apparence et irréalité.
jouant le rôle du pitre artistique », disait
Duchamp, a consisté à attirer l'attention
sur le fait que « l'art est une apparence, le
semblant d'une oasis dans le désert qui
voudrait étancher la soif : une tromperie. [...I
Seul l'humour peut sauver la situation »

On pourrait penser que le geste


de Duchamp est l'aboutissement de
l'Aufklârung, qu'il s'agit d'une « mise à
nu du sublime », d'un rejet, d'une critique
« matérialiste », au nom du corps, ou pire
« nihiliste », des arrières-mondes : un refus
portant cette fois-ci sur l'art. Au contraire, il
s'en prend à « la sacralisation » de l'Art, parce
9. In Alain Jouffroy, op. cit., p. 119.

16
— à la présence du pigment : « la peinture ne
doit pas être exclusivement visuelle ou réti-
nienne. Elle doit intéresser aussi la matière
grise, notre appétit de compréhension. [...]
J'étais si conscient de l'aspect rétinien de
la peinture que, personnellement, j'ai voulu
trouver un autre filon à explorer. 11 » Il a
décidé de mettre, à nouveau, la peinture au
« En fait, jusqu'au siècle dernier, a dit service de l'esprit : « C'étaient les idées qui
Duchamp, toute peinture était littéraire ou m'intéressaient — pas seulement les produits
religieuse : tout entière au service de l'esprit. visuels... Et ma peinture fut, bien entendu
Cette caractéristique se perdait peu à peu immédiatement considérée comme
durant le siècle dernier. Plus une peinture "intellectuelle", littéraire 12. »
faisait appel à la sensualité — autrement dit
plus elle devenait animale — et plus elle était Au-delà des premières expériences — influ-
estimée. [...] Voici la direction vers laquelle encées par les impressionnistes, et les Fauves
l'art doit se tourner : une expression intellec- surtout — les véritables premières oeuvres
tuelle plutôt qu'animale 10. » Duchamp rejetait de Marcel Duchamp sont souvent d'inspira-
aussi l'aspect « physique », « l'intention pure- tion mythique, mystique et alchimique : Le
ment rétinienne » de la peinture depuis les
11. /d.
12.Id.
10. In Arturo Schwarz, Marcel Duchamp, O.D.E.G.E.,
1969, p. 6.
impressionnistes, le culte dédié au matériau

18 19
Courant d'air sur le pommier de Japon (1911, sans phrase chez Manet, en imposant le silence
qui est quasiment une image zen) ou Jeune aux textes, en faisant taire l'éloquence de la
homme et jeune fille dans le printemps (1911, peinture ancienne, avant d'engendrer, par
l'image cosmique de l'être primordial). réaction, l'éclat et la vibration des lumières
et des couleurs des impressionnistes, contre
Cette conception d'une peinture plus men-
sa « précision » et la grisaille funèbre et figée
tale qu'immédiatement visuelle, va rapprocher
de ses images. « J'aimerais qu'elle dégoûte
Duchamp des cubistes. Il considérera plus
les gens de la peinture jusqu'au moment où
tard leur peinture comme « rétinienne », tout
quelque chose d'autre rendra supportable la
en parlant, à propos de cubisme du « démon-
photographie 14. »
tage » Par là, Duchamp touche le fond de
ce qui a provoqué le bouleversement de l'art Avant la tentative cinématographique
moderne : « le montage », en tant qu'effet de d'Anemic cinema (1925) ou les réalisations
l'invention des moyens de reproduction tech- photographiques de Duchamp ; avant même
nique, la photographie et le cinéma. Sans le son Autoportrait multiple autour d'une table
montage comme création d'un espace-temps, (1917), la série de 1911 des Joueurs d'échecs,
et de signification mentale et visuelle à la comme intrication du montage et de la surim-
fois, le cubisme, le futurisme, dada et le sur- pression, du mental dans le visuel, évoque
réalisme n'auraient jamais existé. Quant à la les tentatives de cinéastes d'avant-garde
photographie, c'est elle qui a réduit le monde d'une décennie plus tard. Mais Jeune homme

13. In Dorothy Norman, Marcel Duchamp se souvient..., 14. In Arturo Schwartz, op. cit., p. 7.
L'Échoppe, 2006, p. 3.
au purement visible, et l'homme à la finitude

20 21
triste dans un train (1911, « une interpréta- techniques de la reproduction de l'image
tion cubiste d'une formule futuriste 15 ») font partie, leur nom l'indique, de la produc-
tion technique et industrielle de masse. Avec
ou la série de 1912 Nu descendant un
Moulin à café (1911) et Broyeuse de choco-
escalier — des « compositions statiques lat (1913), introduisant la mécanique dans
d'indication de différentes positions prises la peinture, Duchamp s'inté-resse « aux for-
par une forme en mouvement 16» - sont mes de machine 18 ». Il entreprend un « travail
directement inspirés des travaux d'ingénieur » pour procéder, au-delà de ses
tableaux de reconstitution du mouvement,
chronophotographiques de Marey, analysant à des analyses « machiniques » comme Le
et reproduisant le mouvement. « Bien sûr Roi et la Reine entourés de nus vites (1912)
que si », a-t-il dit, il y a une influence du et surtout Vierge (1912) et Mariée (1912), qui
cinéma : « j'avais vu dans L'Illustration un aboutissent aux recherches « scientifiques » et
techniques du Grand Verre (1915-23).
livre de Marey. [...] C'est ce qui m'a donné
l'idée de l'exécution du Nu descendant un Si depuis Le Moulin à café, il a « pensé
escalier. J'ai employé un peu ce procédé dans pouvoir éviter tout contact avec la tradi-
l'esquisse, mais surtout dans le dernier état du tion peinture-picturale 19», c'est avec Tu m'
tableau. [...] Avec l'idée de la mécanisation de (1918) que Duchamp fait ses adieux définitifs
l'homme par opposition à la beauté sensible 17. au tableau comme « / trompe-
»
18. In Dorothy Norman, op. cit.
19. In Pierre Cabanne, op. cit., p. 46.
Symptôme et cause, parmi d'autres, du
« désenchantement du monde », les moyens
15. In Pierre Cabanne, op. cit., p. 43.
16.Ibid. p. 5
17. In Pierre Cabanne, op. cit., p.42-43.

22 23
esprit » : la gamme infinie des échantillons technique se définit par le multiple. Duchamp
de couleurs industrielles sur une toile à la qui a « toujours été gêné par le caractère d'uni-
déchirure peinte, mais réparée « avec un gou- cité décerné aux oeuvres d'art peintes 21 » - et
pillon à bouteille, trois épingles de sureté et n'hésitera pas à multiplier des exemplaires
un écrou », une main dessinée par un peintre de ses propres oeuvres — va en tirer les conclu-
d'enseignes indiquant le caractère démons- sions qui s'imposent : « Quant à distinguer le
tratif de ce que la peinture donne à voir et vrai du faux, l'imité de la copie, ce sont là des
aussi des traces des Stoppages-Étalon (1913- questions techniques d'une imbécillité folle. »
14), et, pour indiquer le mouvement, l'ombre De là le problème : « peut-on faire des oeuvres
portée de la Roue de bicyclette (1913), qui qui ne soient pas "d'art"? » Et du ready-made
n'était pas encore un ready-made. « Le mot de comme « un moyen pour atteindre une cer-
"ready-made" n'est apparu qu'en 1915 quand taine fin assez indéfinissable 22 ». Il s'est agi
je suis allé aux États-Unis. Il m'a intéressé de « choisir un objet qui ne vous intéresse
comme mot, mais quand j'ai mis une roue absolument pas et pas seulement le jour où
de bicyclette sur un tabouret, la fourche en vous le choisissez, mais pour toujours, et qui
bas, il n'y avait aucune idée de ready-made ni n'ait jamais aucune chance de devenir beau,
même de quelque chose d'autre, c'était sim- joli, agréable à regarder, ou laid 23 » : un pro-
plement une distraction. Je n'avais pas de duit quelconque de l'industrie, sans aucune
raison déterminée pour faire cela, ni d'inten-
21. In Robert Lebel, Marcel Duchamp, Belfond, 1985,
tion d'exposition, de description. 20 » p. 124.
22. In Jouffroy, op. cit., p. 117.
23.Ibid., p.118-119.
20. In Pierre Cabanne, op. cit., p. 58.
Le principe général de la reproduction

24 25
trace, fabriqué à des millions d'exemplai-
res identiques, insignifiants, indifférents...
absolument.

C'est le Witz, «la méta-ironie » dans sa


visée d'absolu, qui est de l'art, nullement
Porte-bouteilles (1914), In Advance of the
Broken Arm (Pelle à neige, 1915) ou Fontaine
(l'urinoir, 1917), simple occasion comme une
autre, de marquer une absence et pas du
tout l'apparition du non-étant. La rébellion
contre l'apparence, devenue mesure de l'être
avec la production et la reproduction techni-
ques, détermine l'oeuvre entière et se situe
« au coeur même de la production esthéti-
que de Duchamp 24 ». Le ready-made expose,

24. Francis M. Naumann, Marcel Duchamp, l'art à l'ere de


la reproduction mécanisée, Hazan, 1999, p. 18.

27
à l'époque de la reproductibilité technique,
l'aporie de l'Idée de l'art, qui n'existe pas sans
l'étant, l'apparence et la copie. Ne pas com-
prendre cette dimension d'« anti-fétiche » et
le sens du Witz de Duchamp transforme le
ready-made en « fétiche esthétique », tandis
qu'il s'agit, très précisément, de « l'anti » ou
plus précisément du « non-art », d'un geste
contre « la fétichisation de l'art », L'aporie « esthétique » que pose le ready-
dénonçant, à l'égard de son Idée, l'inanité de made a deux aspects différents : premièrement
« la religion de l'art », qui prétend faire de il n'y a pas d'art sans intention, deuxième-
l'apparence une manifestation, et la présence, ment il n'en existe pas sans apparence.
de l'absolu.
L'intention d'abord : de la même manière
qu'une photographie isole quelque chose dans
le flux du monde, le « cadre » et le rend visi-
ble, le choix d'un objet industriel quelconque
qui, dans un geste d'élévation-ostentation, le
sépare du reste et lui enlève surtout toute
utilité pratique, en le dépouillant d'être
un moyen dans le système des objets,
pour lui oonférer « une finalité sans fin »,
qui est l'une des défmitions de l'oeuvre l'indifférence visuelle en même temps que sur
d'art, ne le transforme pas pour autant en l'absence totale de bon ou de mauvais goût 25
« oeuvre » — et au contraire de ce qui se pro- »

duisait dans les créations artistiques d'oeuvre Étant nié dans sa détermination pratique,
ou même dans « la trouvaille » d'une pierre ou son utilité, l'objet est happé, dans son être
d'un caillou, à cause de leur matière et de leur par le néant. Frappé d'absence dans sa pré-
forme — ne révèle aucune qualité particulière sence, il devient « image », signe participant à
dans l'objet et les nie toutes. l'univers des signes qui définissent
l'homme (« Évidemment, j'espérais que cela
L'objet industriel réduit ainsi à l'idée de
n'avait pas de sens, mais , au fond, tout finit
l'objet en général, et l'acte et l'intentionna-
par en avoir un »). Et il est livré aux
lité artistiques, ramenés à une abstraction
possibilités innombra-bles d'interprétation. «
vidée de toute substance, ne confrontent
L'art prend davantage la valeur d'un signe
pas le spectateur à l'énigme de l'être
[...I ; il n'est plus ravalé au niveau de la
inhérente à toute expérience artistique,
décoration ; c'est ce sentiment qui m'a dirigé
mais — et c'est là « l'ironie » — à son
dans ma vie 26. » « Tout devenait conceptuel
absence, à l'incongruité de l'existence réduite
[dans Le Grand Verre], c'est-à-dire que cela
au besoin et à l'instrumentalité. Et à ce titre
dépendait d'autres choses que de la rétine
tout peut remplir cette fonction, comme «
27. » « Remarquez qu'il ne me faut
abstraction » générale, à condition de ne pas
provenir de la nature et de ne pas porter la 25. In Pierre Cabanne, op. cit., p. 59.
26. Ibid., p. 114.
trace de la main, et d'être dépourvu de qualités 27. Ibid., p. 48.
ou d'absence de qualités propres : « Le choix
des ready-made est tou-jours basé sur

30 31
pas beaucoup de conceptuel pour me mettre Richter, Ibid., 196 . dans son absurdité grotesque,
à aimer. Ce que je n'aime pas, c'est le non- cette recherche d'une « beauté sensible et
esthétique » dans le ready-made est une
conceptuel du tout, qu'est le pur rétinien ;
détermination objective qui se produit,
cela m'agace 28. » Apprécier donc « la beauté certes, contre la volonté de Duchamp, mais
visuelle » des choses enfin « révélée » par le non pas seulement à cause des habitudes
ready-made va à l'encontre des intentions de rétiniennes « des regardeurs qui font les
son « découvreur », qui l'avait utilisé comme musées 31 ».
une protestation contre l'art réduit au
Car l'art n'existe pas — c'est l'autre aspect
plaisir « rétinien ».
de son aporie — sans l'apparence et sa maté-
rialité. Une oeuvre est un objet matériel
« Un certain état de choses que je tiens
offert aux sens tout en étant autre chose que
beaucoup à élucider est que le choix de ces
ce qu'elle est matériellement, mais elle ne
ready-made n'était jamais dicté par une
peut l'être que parce qu'elle est matérielle
délectation esthétique 29. » Ces ready-made,
d'abord. Le refus radical de la dimension
ajoutait Duchamp, avaient pour but de
sensible condamnerait même l'Idée de l'art à
« décourager le carnaval d'esthétisme » : « Je
l'inexistence. « Il semble bien que le caractère
leur ai jeté le porte-bouteilles et l'urinoir à la
d'apparence inhérent aux oeuvres ne puisse
tête comme une provocation et voilà qu'ils en
être débarrassé d'un aspect lié à l'imitation
admirent la beauté esthétique 30. » Cependant,
du réel, aussi latent soit-il, et donc de l'illu-
28. Ibid., p. 96.
29. In Hans Richter, Dada, art et anti-art, Éditions de la
Connaissance, 1965, p. 88.
30. Marcel Duchamp, Lettre du 10 novembre 1962 à Hans 31. In Pierre Cabanne, op. cit., p. 87.

32 33
sion ". » C'est pourquoi la méta-ironie, tout L'idée de l'art en tant qu'organon de
en dépassant l'apparence, reconnaît son l'absolu est aporétique, dans son essence et
impuissance à son égard, dans un geste iro- dès son apparition.
nique au deuxième degré, et expose ainsi le
réel donné, le ready-made, et finit même par L'art comme royaume de l'absolu implique
assumer l'imitation et la copie en montrant son autonomie et se constitue lentement. Le
toutes leurs implications. Étant donnés : 1° la monde des similitudes, des correspondances et
chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage (1946-1966) des signatures, dans l'indistinction entre art,
est une reconstitution des plus illusionnis- science et magie, mythe et mystique, alchimie
tes : Un corps de femme couchée, les jambes et religion, prédomine jusqu'à la Renaissance.
entrouvertes, brandissant d'une main un bec Avec les débuts de ce que sera l'utilitarisme
à gaz du type Auer, dans un paysage d'ar- économique et qui aboutira à la victoire de la
bres et de rivière ; mais le tout caché derrière rationalité instrumentale scientifique et tech-
une vieille porte en bois exposant ainsi ce nique, mythe et raison se séparent. Pour la
qui a été — « la part énorme d'érotisme, visi-
ble ou voyante, ou sous-jacente 33 » de
l'oeuvre de Marcel Duchamp — et le
fondement de la peinture : piège au regard et
volonté de voir, à l'affût de l'objet de son désir.

32. Théodor Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck,


1995, p. 151.
33. In Pierre Cabanne, op. cit., p. 109.
raison classique, ce qui ne participe pas d'elle de l'art, et des musées comme ses temples.
relève du domaine des fables et l'imaginaire Ceci permettra de réunir des oeuvres de tous
devient la folle du logis. Les Lumières cri- les temps et de tous les peuples indépendam-
tiquent la mythologie religieuse et Kant la ment des normes esthétiques prescriptives,
raison pure dans sa visée de connaissance ou de leurs lieux d'origine et des traditions
de l'absolu. Ainsi, tout ce que la rationalité religieuses auxquelles elles étaient liées.
instrumentale exclut échoit à l'art et con- Toutes les oeuvres du passé, malgré leurs
stitue son domaine propre. Le « romantisme » exclusivités spécifiques, sont acceptées parce
est la prise de conscience et l'affirmation de qu'elles ont cessé d'être, chacune pour soi,
cela. Pour Kant lui-même, la connaissance des manifestations ou des expressions d'une
de l'absolu interdite à l'entendement (dans vérité ou d'une croyance rejetant toutes les
La Critique de la raison pure) devient pos- autres, pour devenir des formes possibles de
sible (dans La Critique du jugement) à propos relation à l'absolu.
de l'art. Les premiers romantiques de Iéna
en tirent la conclusion et considèrent l'art Mais l'art autonome, obligé à s'assumer
comme l'organon de l'absolu, créant ainsi la comme organon de l'absolu, découvre aussi
théorie de ce qui deviendra l'art moderne. son absence radicale de fondement. Il est
réduit à la place que lui concède la rational-
D'être l'organon de l'absolu, c'est la ité instrumentale : l'irréalité de l'imaginaire,
nouvelle fonction de l'art dans un monde domaine qu'on attribue d'habitude au roman-
désenchanté. C'est par là aussi qu'il y a tisme. Ou bien, il doit affronter l'aporie de
l'apparition de quelque chose comme Art, qui
est la condition de l'existence d'une religion
son absence de fondement : la distance entre pratique de l'artiste, comme forme de l'auto-
l'absolu et la réalité désenchantée, l'infini limitation de la réflexion, par laquelle la
et le fmi, l'idée et le sensible. La réflexion s'élève jusqu'à l'absolu : l'Idée de
représentation ne pouvant plus être l'art 34. C'est le moment théorique, impli-
l'expression de l'Idée, l'art ne se survit plus, cite dans l'ironie, qui métamorphose l'oeuvre
selon Hegel, que dans la posture de l'Artiste d'art particulière, et même le non-art désigné
et dans la réflexion sur l'art. comme tel, en une relation à l'Idée de l'art
dans son absolu. L'oeuvre d'art n'est plus une
L'ironie, le Witz, constitue la reconnais- révélation du mystère de la substance, mais
sance, l'effectuation et le dépassement de de sa propre dépendance absolue à l'égard de
l'aporie de cette Idée de l'art. L'absolu étant l'Idée de l'art.
sans fondement ne peut s'affirmer que par sa
négation : la possibilité donnée à l'Infini d'être, Grâce à l'ironie, l'Idée est oeuvre et l'oeuvre
tout en l'empêchant d'exister et de se réduire aussi est Idée, lorsqu'elle surmonte la limita-
ainsi à une imagerie ; ou bien la destruction tion de sa forme de présentation et s'ouvre
de cette possibilité même, reconnue comme au domaine de l'oeuvre invisible 35. L'ironie
irréalité, pure apparence, un malgré tout qui devient ainsi, pour l'esprit, le seul moyen
n'est que jeu et bricolage. d'affronter ce qui est nul, en même temps
qu'il est le masque d'une impuissance à son
L'ironie, en rendant manifeste l'aporie
34 . Walter Benjamin, op. cit.
de la conjonction, de plus en plus impro- 35 . Id.
bable et distante, entre l'Idée et le sensible,
est présente dans l'oeuvre même, et dans la

38 39
égard. Elle s'élève au-dessus de tout le fini et épuisant et inutile seront les chiffres
même au dessus de l'art, de la vertu et de la symboliques de sa relation à l'absolu dans un
monde profane.
génialité propre 36 .

Cette conception de la génialité roman-


Cette « génialité », l'activité du Moi
tique, du Witz, a trouvé en Marcel Duchamp
suprême, coïncide avec « la poésie transcen-
sa réalisation radicale. Tandis que les mondes
dantale » : l'Idée de l'art consciente d'elle-
romantiques de nostalgie, de désir, de rêve, de
même. En tant que réflexion de la forme,
lyrisme, de syncrétisme mythico-alchimique
l'Idée de l'art englobe tous les matériaux
et d'imaginaire en général se sont réactuali-
et pratiques et, dans une plasticité allant de
sés, selon les contextes, en différentes écoles
l'un à l'autre, ne s'identifie ni ne se réduit à
romantiques, ou symbolistes et même dans le
aucun en particulier. Ce sont l'Artiste et sa
Surréalisme. Duchamp lui-même — ses pre-
pensée de l'art qui importent et non la maté-
- mières peintures le montrent — s'enracine
rialité des oeuvres.
directement dans le Symbolisme, malgré ce
que ses toiles doivent à l'impressionnisme,
L'arbitraire de l'artiste, comme principe
au fauvisme, au cubisme et au futurisme.
premier du romantisme, exige de lui qu'il
Par exemple, « l'androgyne », l'un des mythes
soit « Artiste » de part en part. Il se doit
fondamentaux du Symbolisme, restera une
d'être et de vivre « l'Art » en personne, et il
constante chez lui : depuis l'image primor-
ne le peut que par jeu et ironie. L'attente,
diale et cosmique du jeune homme et de la
l'abstinence d'oeuvre, le désoeuvrement
jeune femme autour de l'arbre, jusqu'à la
intense ou le

36 . Schlegel, in Walter Benjamin, op. cit. travail

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moustache et la barbiche de la Joconde ou ses amis surréalistes, Duchamp ne privilégie
à son propre dég-uisement féminin en Rrose pas l'univers du rêve poétique ou mythico-
Sélavy. alchimique contre le devenir machinique et
matériel du monde. Mais il « oeuvre » et tra-
Pour le peintre Duchamp, le tournant
verse, de manière ironique, cette nouvelle
décisif — et désespéré : parce que Duchamp,
réalité, avec ses pratiques mécaniques, tech-
plus que tous les autres, était profondément
niques et « scientifiques ».
attaché à la signification symbolique et spi-
rituelle de l'art — a été dû à une prise de « À l'ère de la reproductibilité technique »,
conscience de ce qu'il advient de l'art, selon quand l'activité scientifique remplace la magie
la parole de Walter Benjamin, « à l'ère de sa et l'alchimie et que la valeur « cultuelle »
reproductibilité mécanique ». Les autres pein-
des oeuvres cède à leur valeur d'exposition,
tres ont intégré les effets de la reproductibilité
l'occulte devient Témoins oculistes ; « la clarté
technique à leurs pratiques, comme Duohamp
divine », la transparence du verre ; l'éther, le
lui-même pendant un court moment, avant
gaz d'éclairage. Et l'ésotérisme prend pour
que cela n'entraîne pour lui une rupture radi-
masque le banal et le trivial.
cale au niveau des principes. Cette conscience
aiguë des métamorphoses mécaniques et
machiniques du monde — et dans l'ordre
des images, de la reproduction technique
dont dépend même Étant donnés, l'oeuvre
finale — a été essentielle. Contrairement à

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