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LE MALENTENDU

Laure Naveau

Avec ce texte de Jacques Lacan, écrite à l’adresse de son École avant qu’il n’en proclame la
dissolution, ce qui en donne déjà une interprétation majeure, nous interrogeons ce soir ce
qui nous oriente dans la clinique.
Si l’on prend le malentendu de structure comme boussole, quelles en sont les conséquences
pour le transfert et l’interprétation, qui sont nos outils fondamentaux ?

Le cas de Lila et de sa « maladie malentendue », en donne une précieuse indication, faisons


le pas de dire que c’est un cas, formidablement bien rédigé, de mauvais diagnostic médical,
et donc de mauvais traitement.
Car diagnostiquer ainsi, sans certitude absolue, une issue fatale pour une très jeune enfant,
ne peut qu’avoir des effets ravageants, pour elle, qui se transforme en enfant terrible, pour
les parents écrasés, pour l’entourage excédé.
La première demande du père, que sa fille sache se séparer, peut alors se lire comme le
concernant, lui : comment élever, comment aimer sa fille, sachant qu’il va en être privé
inéluctablement, que la séparation, par l’irréductible de la disparition, sera le maître mot de
la fin ?
Un impossible est là énoncé dès le départ, avec son lot de malentendus et d’inassimilable.
Lila, elle, a trouvé sa réponse à ce funeste verdict : elle fait du bruit partout, elle est révoltée,
elle veut être vivante, trop vivante pour certains.
Elle se construit alors un double, sur l’axe imaginaire a-a’, dans le personnage mythique de la
Reine des neiges qui, comme tout mythe, dont c’est précisément la fonction, traversera le
temps bien au-delà de son passage à elle, éphémère, sur cette terre.
Ainsi identifiée, Lila a trouvé comment devenir immortelle.
De même, elle sait se faire remarquer, par exemple en faisant cette roue qui entraîne son
corps à l’envers et à l’endroit, sous le regard de l’Autre.
Se faire entendre et se faire voir, donc, telles sont les réponses pulsionnelles qu’elle trouve,
exprimant alors un excès de jouissance nocive qu’il va s’agir, en effet, par la grâce du
transfert, de réduire.
Et ceci, tout en lui donnant pleinement sa place de sujet du langage, sa place de parlêtre,
affublé d’un corps qu’elle pourra habiter autrement que dans une incessante activité
maniaque et tactile, qui lui vaut des ennuis à répétition.
Car, par exemple, on ne touche pas l’autre sans son accord en effet.
Ainsi convient-il ici de penser à l’expression lacanienne fameuse, celle de « faire passer la
jouissance à la comptabilité », qui indique une expérience de réduction et de limite
symbolique donnée à la jouissance en excès chez le parlêtre, qui permette, par exemple, à
Lila, de cesser de se tirer la peau des doigts dans le réel.
Le corps menacé de disparaitre, est ici massivement convoqué dans tous ses comportements
« symptomatiques », comme si un infernal compte à rebours l’obligeait en permanence à se
dépêcher – pourvu qu’on lui laisse le temps pourrait être son mot d’ordre impératif.
Mais le malentendu ne peut que s’installer d’emblée entre elle et les autres auxquels elle a à
faire, ses parents en premier lieu, puisque ce temps qu’elle ne cesse de compter, lui est
compté. Triste festin de Barthazar, cité par Lacan a plusieurs reprises, pour dire le chiffre de
la destinée qui s’écrit sur le mur…

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Cruauté du destin, ou plutôt, d’un diagnostic scientifique erroné et trop tôt donné, qui
l’assigne, de façon sadique, à une disparition prématurée, qui aurait pu la faire disparaitre
comme sujet de la parole.
Mais il n’en n’est rien, car elle a rencontré une partenaire à la hauteur, dans cet amas de
malentendus.
Une partenaire de vie, qui la reçoit, qui reçoit ses actes et ses paroles symptomatiques sans
la juger, sans chercher à l’éduquer, sans la réduire au silence ou à l’obéissance.
Au contraire, sa partenaire lui offre l’équivoque du langage comme autre solution : elle n’est
pas que Lila malade, elle est aussi Lila malade, mais à côté de la maladie, une autre place lui
est faite, « pour une autre Lila », dit Nicole, un autre monde est possible, celui où Lila a le
droit de dire, d’être entendue, et d’inventer autre chose que cette ritournelle construite sur
un diagnostic erroné, venu de la science, et qui l’a assignée à une seule place irrespirable, de
mourante.
Une autre scène, au fait, n’est-ce pas la définition que Freud a donnée de l’inconscient ?
Ainsi, le jeu, comme une sorte de jeu du for-da, vient alors réintroduire un espace ludique,
une dialectique, un battement entre la vie et la mort, qui n’est plus l’écrasement par un seul
signifiant, unaire, fatal.
Faire semblant de dormir/être réveillée en douceur par l’autre, avec des règles et des lois
écrites qui viennent ici humaniser la loi de fer inhumaine de ce diagnostic précoce imposé à
l’enfant et à ses parents.
Elle se tourne alors vers le désir, la sexualité, le faire couple du Roi et de la Reine, où c’est le
vivant du corps qui prend le relai de la mort dans laquelle elle pourrait vouloir
prématurément se noyer, comme elle peut se noyer dans le hors sens, la crise et l’absence,
qui sont les symptômes de l’épilepsie.
Mais Lila souhaite venir à ses séances.
Le malentendu, ici, résiderait dans son impératif de tout dire, alors qu’elle n’en n’est
nullement obligée.
Tout le monde va mourir un jour, et Lila, en proférant au su de tous, cette vérité
insoutenable de la destinée humaine, se rend insupportable, comme le soleil qui ne peut se
regarder en face.
Mortelle avant l’heure, elle est devenue le syllogisme de Socrate incarné.
L’opération analytique consiste ici à ôter du sens, à la séparer d’une pseudo-vérité, qui
s’avèrera fausse en fin de compte.
Et donc, il va lui falloir, en effet, à elle et aux autres, accueillir cette contre vérité qui lui
soustrait aussi brutalement qu’il ne lui avait instillé, un symptôme de mortalité précoce,
pour l’aider à apprivoiser la vie sans cette menace.
Le transfert, fort heureusement déjà installé, sera un levier puissant.

Disons que ce cas est un exemple magistral de traumatisme, au sens donné par Lacan dans
son texte : « de traumatisme, il n’y en n’a pas d’autre, l’homme naît malentendu ».
Il est tout à fait possible que la rencontre transférentielle puisse, à l’horizon, faire advenir
pour Lila, au-delà de celle du destin, la dimension du hasard.
Seulement, il importe de ne pas oublier celle du malentendu, qui, s’il ne peut se traiter, peut
servir de levier, voire de boussole, pour accueillir l’invention, qui est la nécessaire dimension
de l’autre chose.

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L’on voit ici en quoi le discours scientifique rejette le malentendu, et en quoi le sujet, s’il lui
arrive de faire une bonne rencontre, peut réintroduire celui-ci grâce à l’invention de ses
mythes propres.
Autoriser la construction de son mythe, comme l’a fait le petit Hans avec tous ses
personnages mythiques imaginaires, dont Lodi, pour sortir de sa phobie, telle est l’une des
vertus fondamentales de la psychanalyse.
Pas d’homéostase donc, pas de bien entendu qui vaille, mais une place faite au malentendu
de l’inconscient et à son statut de réel.
Sortir du traumatisme du diagnostic, comme on peut aussi sortir de celui de la lignée, du
bafouillage de nos ascendants dont nous faisons partie, comme Lacan l’indique dans son
texte de 1980, est possible, à condition de savoir que l’on naît malentendu.
Le malaise existe, l’angoisse aussi, ils font partie de ce qui nous constitue en tant que
parlêtres, mais une issue propre est possible, un point de passage à autre chose que la
répétition, une autre raison, et réson…qui résonne autrement.

Comment penser le monde autrement, tel est ici l’enjeu de la clinique psychanalytique.
L’impasse peut être franchie, à condition d’un bien dire qui vienne se substituer au tout dire,
et à condition d’un qui sache lire, lire un symptôme, et d’abord, le sien propre, tache longue
et qui ne peut se faire sans une analyse poussée à son terme.

L’interprétation analytique telle que Lacan la réinvente après Freud, celle qui coupe, qui
scande, qui ponctue, qui ôte, vise un réel en jeu, celui-là même qui ne peut se dire.
Affamer le sens plutôt que le nourrir ou creuser le trou de l’énigme, donner au sujet une
armature, un point de capiton, tels sont les outils simples et rigoureux dont nous disposons.
Déjouer l’héritage reçu plutôt que le nier ou s’y couler, exploiter le malentendu avec l’enfant
en lui donnant sa chance inventive, trouver avec lui ses solutions singulières sublimatoires,
telle est notre orientation.
Pas de dialogue donc, mais un malentendu de structure, que oui, une « conversation » avec
certains sujets peut permettre d’exploiter, jusqu’au point où il faudra accepter ceci, que tout
ne peut se dire, qu’il y a un reste irréductible pour chacun, dont notre corps est le témoin, et
que l’Autre manque.

Comme Nicole avec Lila, ce corps, il faut le prendre en compte dans la partie qui se joue, en
repérer l’évènement inaugural, et le conduire vers un savoir faire moins coûteux pour le
sujet.
L’envers des familles est ici convoqué, il n’y a pas de famille idéale, mais malentendue oui, et
donc, des parlêtres, malheureux aux prises avec le réel, qui peuvent, à l’occasion, saisir le
bonheur d’une rencontre, où autre chose pourra s’écrire.
Retour sur la famille, malentendue donc…
Je vous remercie.

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