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PROSTITUTION
ET SEXUALITÉ EN CHINE
AUX XIXe-XXe SIÈCLES
Illustration de couverture :
Lithogravure : Dianshizhai huabao (« Journal illustré du cabinet Dianshi »), Shanghai
1884-1898 ; rééd. Guangzhou, Guangzhou renmin chubanshe, 1983 (les lithogra-
vures reproduites pp. 48, 52, 82, 176, 182, 218, 290, ont la même origine). Portrait
de courtisane au XXe siècle. Coll. Chr. Henriot.
PROSTITUTION
ET SEXUALITÉ EN CHINE
AUX XIXe-XXe SIÈCLES
Christian Henriot
CNRS EDITIONS
Sommaire
Introduction 11
Chapitre premier. Les courtisanes du xixe au xxe siècle : la fin d'un monde 31
Chapitre 2. Splendeurs et misères des courtisanes 59
Michel FOUCAULT,
« La vie des hommes infâmes »,
Cahiers du chemin, Gallimard, 1977.
Christine PLANTÉ,
« Écrire des vies de femmes »,
Les Cahiers du Grif, printemps 1988.
M. BAULANT, R. CHARTIER,
Les Marginaux et les Exclus de l'histoire.
Union générale d'édition, 1979.
Introduction
PROSTITUTION ET SEXUALITÉ :
APERÇU HISTORIOGRAPHIQUE
LES COURTISANES :
PROSTITUÉES
DES ÉLITES ET ÉLITE
DES PROSTITUÉES
Chapitre premier
LES COURTISANES DU X I X
AU XXe SIÈCLE :
LA FIN D ' U N M O N D E
Tableau 2
S t r u c t u r e p a r âge d ' u n échantillon de courtisanes (XIXe siècle)
Sources : Yu Baosheng (pseud. de Wang Tao), Haizou yeyou lu ; Haizou yeyou fulu;
Haizou yeyou yuhc, Wang Tao, Songbin suohua.
Tableau 3
Niveau d éducation d ' u n échantillon de 25 courtisanes (xixe siècle)
Sources : Yu Baosheng (pseud. de Wang Tao), Haizou yeyou lu ; Haizou yeyou fulu ;
Haizou yeyou yulu; Wang Tao, Songbin suohua.
Sur 155 courtisanes, Wang Tao n'en a relevé que 17 pour leur édu-
cation «littéraire », les autres semblant avoir une connaissance plus super-
ficielle de l'écriture chinoise. C'est peu, même si l'on tient compte du
caractère subjectif et aléatoire des choix de Wang. Est-ce conforme à
la réalité ? D'autres courtisanes avaient sans doute un certain degré d'édu-
cation, mais l'essentiel n'est pas là. Wang a retenu celles dont les connais-
sances littéraires l'ont frappé. Force est de constater que peu d'entre
elles semblent maîtriser l'écriture (poésie, calligraphie). La plupart ont
une connaissance plutôt élémentaire des caractères chinois qui leur
permet simplement de lire ou d'écrire des textes ordinaires (lettres). On
est loin des courtisanes lettrées, rivalisant d'esprit dans la composition
impromptue de poèmes, que décrivent les romans de la fin du xixe siècle
et du début du xxe siècle43, ou de l'image mythique rapportée par des
voyageurs occidentaux44 - elle a été reprise ensuite par tous ceux qui
ont écrit sur les courtisanes. Cette vision relève pourtant du mythe et
elle ne résiste ni à l'examen des faits ni à la simple logique. Pour ce
qui est des faits, Wang Tao nous en a donné une idée pour le XIXe
siècle. Au siècle suivant, le niveau d'éducation des prostituées est extrê-
mement bas quelles que soient les catégories.
En fait, même chez les courtisanes, il n'est pas surprenant de ren-
contrer un faible niveau de formation. La plupart sont issues de milieux
modestes, voire pauvres. Elles n'ont donc reçu aucune éducation for-
melle. Seule une minorité, sans doute venue de milieux plus favorisés,
a pu recevoir une éducation plus avancée avant de rejoindre les rangs
des courtisanes. Prises en charge très jeunes par une maquerelle, les jeunes
filles apprennent le chant, la musique, le théâtre, toutes choses destinées
à faire d'elles des hôtesses, pas des intellectuelles. Les maquerelles, qui
considèrent ces filles comme des «arbres à sous» (yaoqianshu), n'ont
aucun intérêt financier à leur faire donner une éducation formelle par un
tuteur. Elles limitent leur investissement au minimum : «En quelques
mois, elle avait appris son art et elle pouvait aller chanter et servir aux
repas45 ». Enfin, compte tenu de l'âge très bas auquel les courtisanes
commençaient à exercer et des difficultés d'apprentissage de la langue
chinoise classique, il est pratiquement impossible que les courtisanes aient
pu en majorité être des femmes de lettres. Plus prosaïquement, elles jouent
le rôle de dames de compagnie dont les clients attendent, certes, de l'esprit
et de la conversation, mais surtout de la distraction, c'est-à-dire des apti-
tudes au chant et à la musique. L'une des initiatives lancées par un groupe
de courtisanes «politisées» après 1911 a d'ailleurs été de créer une école
destinée à offrir aux filles une voie de sortie par l'éducation46.
Quelle que soit la faiblesse des éléments statistiques présentés ici,
il n'y a pas de raisons de penser que les choix de Wang Tao - un habi-
tué des maisons de courtisanes pendant plus de quarante ans - pré-
sentent une vision excessivement biaisée de la réalité. Son ouvrage offre
certes une photographie floue des courtisanes chinoises, à une époque
encore faiblement marquée par l'influence occidentale - d'après les
dates qui émaillent le texte, ces filles ont été actives entre 1860 et
1872-, mais c'est un des très rares témoignages directs sur le sujet.
On en tire l'impression que les courtisanes formaient un groupe de
femmes vénales dont la majorité n'était, à l'origine, guère mieux lotie
que celles qui se retrouveront dans les maisons de prostitution ordi-
naires. Ce sont les circonstances, parfois une beauté plus remarquable
ou tout simplement la chance, qui faisaient la différence de trajectoire.
Plusieurs auteurs, dont Wang Tao lui-même, soulignent le déclin
de la formation des courtisanes. Un ouvrage de 1891 mentionne que
les courtisanes qui sont d'habiles chanteuses et instrumentistes ne sont
pas faciles à trouver. Quant à celles qui savent recevoir et traiter digne-
ment leurs clients, ou qui savent écrire, elles sont encore plus rares47.
En 1923, un témoignage indique qu'un nombre de plus en plus réduit
de filles savent jouer du huqin, et qu'une infime minorité manie encore
le pipa. La majorité se contente de chanter des airs d'opéra de Pékin,
ce qui crée un environnement moins raffiné et plus bruyant lorsque plu-
sieurs courtisanes se trouvent dans un même lieu48. Une courte bio-
graphie de courtisane parue dans la presse en 1926 indique qu'après
avoir perdu ses deux parents, une fillette, âgée de treize ans, a reçu des
leçons de chant à l'initiative de sa tante. Un an plus tard, elle connais-
sait une trentaine d'airs et était louée comme courtisane à une maque-
relle49. Cette «baisse de niveau» apparente, qu'il faut aussi attribuer à
la nostalgie d'un passé idéalisé par ces auteurs, est également souli-
gnée à propos des courtisanes de Pékin au tournant du siècleso.
Bien que de façon paradoxale, les éléments concrets dont je dis-
pose pour le XXe siècle sont moins nombreux que ceux, pourtant limi-
tés, donnés dans les écrits de Wang Tao. C'est le signe d'une plus grande
indifférenciation entre les différentes catégories de prostituées. La
demande sociale change et détermine un profil différent des courti-
sanes. En l'occurrence, la demande de services sexuels l'emporte sur
la fonction de distraction qui caractérisait en premier lieu ce groupe
particulier de femmes vénales jusqu'au milieu du xixe siècle.
L e s r è g l e s d e l ' é t i q u e t t e e t les j e u x d e l a s é d u c t i o n
Les « s h u c h a n g » : un e s p a c e intermédiaire