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BELLES DE SHANGHAI

PROSTITUTION
ET SEXUALITÉ EN CHINE
AUX XIXe-XXe SIÈCLES
Illustration de couverture :
Lithogravure : Dianshizhai huabao (« Journal illustré du cabinet Dianshi »), Shanghai
1884-1898 ; rééd. Guangzhou, Guangzhou renmin chubanshe, 1983 (les lithogra-
vures reproduites pp. 48, 52, 82, 176, 182, 218, 290, ont la même origine). Portrait
de courtisane au XXe siècle. Coll. Chr. Henriot.

@ CNRS Éditions, Paris, 1997


ISBN : 2-271-05331-5
BELLES DE SHANGHAI

PROSTITUTION
ET SEXUALITÉ EN CHINE
AUX XIXe-XXe SIÈCLES

Christian Henriot

Le présent ouvrage a été publié avec le concours


de la Chiang Ching-kuo Foundation for International
Scholarly Exchange

CNRS EDITIONS
Sommaire

Introduction 11

I. Les courtisanes : prostituées des élites et élite des prostituées

Chapitre premier. Les courtisanes du xixe au xxe siècle : la fin d'un monde 31
Chapitre 2. Splendeurs et misères des courtisanes 59

II. M a r c h é de la prostitution et sexualité de masse

Chapitre 3. De la maison close à la sexualité de masse : l'explosion


de la prostitution populaire de 1849 à 1949 89
Chapitre 4. Les formes auxiliaires de la prostitution 115
Chapitre 5. Les prostituées au xxe siècle : esquisse d'anthropologie sociale 133
Chapitre 6. Sexe, souffrances et violence 157

III. Espace et économie de la prostitution

Chapitre 7. Le marché des femmes à Shanghai et en Chine 187


Chapitre 8. Les maisons de prostitution dans l'espace urbain 225
Chapitre 9. Organisation et fonctionnement des maisons de prostitution. 251
Chapitre 10. L'économie du sexe 275

IV. Les tentatives avortées du réglementarisme à Shanghai

Chapitre 11. Prophylaxie sanitaire et contrôle des mœurs (1860-1914)... 301


Chapitre 12. Le mouvement abolitionniste à Shanghai (1915-1925) 319
Chapitre 13. Nationalisme et réglementarisme à la chinoise (1927-1949) 341
Chapitre 14. Les institutions de sauvetage des prostituées (1880-1949).. 365

Conclusion .................................................................................................. 387


Notes 395
Bibliographie 455
Index ............................................................................................................ 495
A Kevin et Axel,
A Feng Yi
Remerciements

La recherche historique s'apparente à une démarche intellectuelle


solitaire. Elle se nourrit pourtant d'apports nombreux dont il est impos-
sible de rendre compte. Cet ouvrage est issu d'une thèse d'État que
Marie-Claire Bergère, professeur à l'Institut national des langues et civi-
lisations orientales, a accepté de diriger. Qu'elle trouve ici l'expression
de mes remerciements pour ce sens aigu de l'histoire qu'elle a su com-
muniquer à tous ceux qui ont eu le privilège de travailler sous sa direc-
tion.

La documentation à laquelle j'ai eu accès, en Chine, pour réaliser


cette étude aurait été considérablement plus limitée sans l'aide d'un
ami, Bao Xiaoqun, historien, qui a pénétré pour moi les arcanes des
fonds d'archives historiques existant à Shanghai et identifié nombre de
sources et de dossiers fermés aux chercheurs étrangers. Son appui sans
faille et son habileté m'ont aussi permis de consulter nombre de docu-
ments essentiels.
J'ai fait un large usage de fonds documentaires très divers. Ma
dette est très grande à l'égard de la Hoover Institution on Peace, War,
and Revolution. Je voudrais remercier notamment Ramon Myers, Chen
Fu-mei et Julia Tung pour les facilités qu'ils m'ont accordées à chaque
passage. Aux Archives diplomatiques, à Nantes, M. Claude Even,
conservateur, et M. Blanchard m'ont été d'un grand secours. Les
Archives municipales de Shanghai représentent la plus formidable col-
lection documentaire sur l'histoire de cette grande métropole. Mes
remerciements vont tout particulièrement au département de consulta-
tion et à son responsable, M. Feng Shoucai.
Enfin, je suis tout particulièrement reconnaissant à la Commission
franco-américaine, qui m ' a permis, grâce à une bourse Fullbright,
d'effectuer des recherches très fructueuses aux États-Unis.
«Ce qui les arrache à la nuit où elles auraient pu, et
peut-être toujours dû, rester, c'est la rencontre avec le pou-
voir [...]. Toutes ces vies qui étaient destinées à passer au-
dessous de tout discours et à disparaître sans avoir jamais été
dites n'ont pu laisser de traces - brèves, incisives, énigma-
tiques souvent - qu'au point de leur contact instantané avec
le pouvoir. De sorte qu'il est sans doute impossible à jamais
de les ressaisir en elles-mêmes, telles qu'elles pouvaient être
à l'état libre.»

Michel FOUCAULT,
« La vie des hommes infâmes »,
Cahiers du chemin, Gallimard, 1977.

«Quand en manquent des traces [de la vie de femmes],


ce n'est pas en raison de la nature de leur expérience, mais
parce que l'enregistrement des traces, collectives ou indivi-
duelles, se fait selon des modalités sociales qui témoignent
déjà de rapports de force, et que ceux-ci ne sont pas en faveur
des femmes. »

Christine PLANTÉ,
« Écrire des vies de femmes »,
Les Cahiers du Grif, printemps 1988.

«L'historien de l'époque moderne doit s'accommoder


d'embarrassants intermédiaires. Les discours dont il dispose
organisent le déchiffrement des réalités selon des règles et
des finalités qui leur sont propres et qui révèlent l'observa-
teur bien plus sûrement que l'observé.»

M. BAULANT, R. CHARTIER,
Les Marginaux et les Exclus de l'histoire.
Union générale d'édition, 1979.
Introduction

PROSTITUTION ET SEXUALITÉ :
APERÇU HISTORIOGRAPHIQUE

L'étude de la prostitution offre une plate-forme irremplaçable


d'observation de la société, même si le point de vue qu'elle offre peut
paraître singulier. De tous les groupes dits marginaux, les prostituées
forment celui qui se trouve le plus proche de l'articulation - on dirait
maintenant de : «l'interface» - entre la «bonne société» et ses com-
munautés ou membres déviants. Elles ont un pied de part et d'autre de
la ligne mouvante qui sépare le monde des exclus de la société qui les
rejette ou qu'ils rejettent. La prostitution est, bien sûr, liée aussi à la
sexualité, une dimension essentielle des sociétés humaines, bien que
longtemps négligée ou évacuée des travaux des historiens. A ce titre,
elle peut être un miroir unique, parfois déformant, des conduites sexuelles,
mais aussi des sensibilités qui les sous-tendent. Enfin, le milieu des
prostituées est éminemment sensible aux transformations économiques
et sociales, auxquelles il répond et s'adapte plus rapidement que d'autres
catégories de population. Dans le cas de Shanghai, la prostitution peut
être prise comme un baromètre du processus accéléré de modernisa-
tion dont la ville a fait l'expérience entre 1842 et 1949.
Ce travail tire son origine première de la lecture d'un livre fasci-
nant, Classes laborieuses et classes dangereuses de Louis Chevalier1.
Il était tentant d'essayer de transposer au cas de Shanghai la réflexion
de Louis Chevalier. Une première approche de cette ville à travers l'étude
de sa presse m'avait offert quelques lucarnes sur une société et un espace
urbain assez particuliers. A la lecture des sources chinoises, il m'est
apparu que la notion de «classes dangereuses» ne correspondait pas
vraiment à la réalité shanghaienne. C'est cependant par référence, certes
éloignée, à cette idée première que j'ai envisagé de faire l'étude des
milieux «marginaux» de Shanghai aux xixe et xxe siècles. Le travail
de collecte des sources a mené très vite à un déséquilibre de ma docu-
mentation. J'ai accumulé une quantité importante de données sur la
prostitution, alors que je ne parvenais pas à etayer mon approche des
autres groupes sur une documentation aussi riche et aussi fiable. En
outre, la prostitution m'est apparue comme un milieu qui pouvait offrir
de nouvelles perspectives sur la société chinoise. C'est la rencontre
avec un autre ouvrage, Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitu-
tion (xix1'-XXe siècles) d'Alain Corbin, qui m'a converti à cette idée2.
Celui-ci montre magnifiquement combien l'approche historique du phé-
nomène de la prostitution peut être un apport fondamental à la com-
préhension des mutations sociales et de l'évolution des sensibilités
collectives.
Une approche monographique limitée à la seule ville de Shanghai
m'a paru préférable à une tentative illusoire de traiter de la «prostitu-
tion chinoise» dans son ensemble. Pour pénétrer en profondeur dans les
arcanes de ce monde particulier sur lequel, en dépit de ce que j'ai écrit
plus haut, les sources sont souvent fragmentaires, le choix d'une seule
ville permettait de mieux cerner le milieu des prostituées ainsi que les
individus, les groupes et les institutions impliqués dans cette activité, et
de rechercher les documents et les traces qu'ils avaient pu laisser. La
ville de Shanghai avait, en outre, la particularité d'être divisée en trois
territoires (Concession française, Concession internationale, municipa-
lité chinoise) dotés chacun d'un organe de pouvoir autonome3 (Carte 1).
Cette division entre trois juridictions distinctes et l'absence de collabo-
ration entre les administrations et la police de chaque partie de la ville
offraient un terreau favorable à toutes sortes d'activités délictuelles. Le
développement de la prostitution a aussi bénéficié de ce polycentrisme
administratif, obstacle à l'adoption de mesures communes, tant pour répri-
mer les criminels impliqués dans cette activité que pour protéger les
prostituées. Cette recherche a pour commencement 1849 - une époque
où la prostitution, dans une ville chinoise traditionnelle, n'a pas encore
subi l'influence de la présence occidentale - et s'achève en 1949 avec
la prise du pouvoir par le parti communiste chinois dans une métropole
appartenant depuis longtemps à l'« autre Chine» (M.-C. Bergère),
moderne, cosmopolite et ouverte sur le monde.
La démarche que j'ai adoptée s'articule autour de deux grandes
problématiques. Le premier volet de ce travail concerne l'activité de
prostitution même et la réalité multiple que ce terme recouvre. L'étape
préliminaire a tendu à identifier les diverses formes de prostitution, des
bouges les plus infâmes aux maisons de luxe, en essayant de voir les
imbrications possibles entre les différents niveaux, les passerelles entre
C a r t e 1. Shanghai dans les années ving
les catégories de prostituées, et de déterminer dans quelle mesure il
existait une «hiérarchie de la prostitution» à Shanghai. Compte tenu
de la transformation prodigieuse de Shanghai au cours de la période
étudiée, je voulais en examiner les effets sur le milieu des prostituées
et voir en particulier si des reclassements s'étaient produits, et sous
quelle forme. Le deuxième objectif de cette approche a été de recher-
cher qui étaient les prostituées, comment elles étaient venues à la pros-
titution et comment elles en sortaient, quelles étaient leurs conditions
de travail et de vie. Je voulais notamment comparer les images ou les
clichés véhiculés dans nombre de travaux contemporains ou d'écrits de
l'époque avec la réalité telle qu'on peut l'appréhender à travers la
confrontation des sources. Le troisième aspect inclus dans cette pro-
blématique générale touche à l'organisation de la prostitution lato sensu.
Comment était structuré le vaste marché aux femmes qui approvision-
nait les maisons de prostitution ? Quelle place celles-ci occupaient-elles
dans l'espace urbain? Comment fonctionnaient les lupanars? Quelle
sorte de clientèle recevaient-ils? Comment s'agençait ce qu'on peut
appeler l'économie du sexe? Au-delà de la réalité «prostitutionnelle»,
cet axe pouvait mener à une réflexion sur la place de la femme dans
la société chinoise, sur l'évolution de la structure sociale à Shanghai
et sur le rapport des Chinois à la sexualité.
Une bonne part de la réflexion menée par les historiens de la pros-
titution en Occident porte sur les différents systèmes de contrôle mis
en place par les pouvoirs publics, avec le soutien ou le concours de
certains groupes professionnels (médecins) ou sociaux, et sur les mou-
vements d'opposition et de résistance qu'ils ont suscités. J'étais donc
curieux de savoir quelle place avait la prostitution dans la sphère
publique en Chine et, le cas échéant, quelles mesures avaient été prises
pour l'encadrer, l'endiguer ou la réprimer. Les autorités chinoises et
étrangères présentes à Shanghai avaient-elles suivi des politiques com-
parables, voire coordonnées, dans ce domaine? Pouvait-on retrouver
comme en Occident un débat intense et public sur ce sujet, et dans ce
cas avec quels acteurs ? Observait-on au cours de la période retenue -
un siècle - une évolution significative de l'attitude des différentes auto-
rités représentées dans la ville? Le premier niveau de mon analyse a
donc consisté à examiner quelles institutions, quelles instances ou
quelles organisations se sont trouvées impliquées dans l'« administra-
tion de la prostitution», les raisons et les modalités de leur interven-
tion, les objectifs poursuivis ainsi que les effets des mesures prises.
Une précision sur le champ de cette recherche s'impose. Seules
les prostituées chinoises ont été prises en compte. Cela veut dire que
deux catégories n'apparaissent pas ici : les prostituées étrangères et les
prostitués homosexuels. Je les ai finalement exclus pour deux raisons
essentielles. La documentation que j'ai pu réunir sur ces aspects de la
prostitution à Shanghai est extrêmement lacunaire et comporte uni-
quement des sources de seconde main. Elle constitue un matériau trop
disparate et trop impressionniste. Le cas de la prostitution homosexuelle
est encore plus révélateur de la gêne évidente que ce sujet causait aux
autorités comme à la société chinoise et à ses élites : le silence est
quasi total, bien que l'existence de cette prostitution soit avérée4. La
seconde raison de cette exclusion tient à l'absence de pertinence par
rapport à ma démarche générale centrée sur la prostitution féminine
dans la société chinoise. Les homosexuels ne représentaient qu'une frange
très mineure et périphérique de la prostitution, et répondaient à une
demande très particulière. Les prostituées occidentales ou japonaises
étaient fréquentées par une clientèle presque exclusivement étrangère,
même si l'on note une «ouverture» à une clientèle chinoise vers la fin
des années trente.
L'ordonnancement de ce travail ne reprend que partiellement les
deux problématiques évoquées plus haut, qui se trouvent présentes, à
des degrés divers, dans l'ensemble de ce livre. Après une brève intro-
duction à l'état de l'historiographie de la prostitution en Chine, la pre-
mière partie intitulée «Les courtisanes : prostituées des élites et élite
des prostituées » porte sur la frange supérieure des prostituées. Le pre-
mier chapitre s'attache à brosser un portrait de ce groupe en soulignant
son insertion particulière dans la société locale, ses modes très forma-
lisés de relations avec les clients et les raisons de son déclin très sen-
sible amorcé dès la fin du xixe siècle. Le deuxième chapitre présente
les étapes de la vie des courtisanes depuis leur entrée dans le métier,
ainsi que leurs pratiques religieuses, et même leurs activités «civiques».
Il se termine par une analyse de la culture commune - et de ses formes
d'expression - aux élites qui fréquentaient ces «hétaïres» chinoises.
L'étude de la prostitution populaire - «Marché de la prostitution et
sexualité de masse» -, qui comprend d'ailleurs celle de groupes inter-
médiaires se situant à la lisière du monde des courtisanes, compte quatre
chapitres. Le premier retrace l'évolution des différentes formes de pros-
titution populaire entre 1849 et 1949, marquée par une véritable explo-
sion du nombre de prostituées et par leur présence de plus en plus visible
dans la ville. En dehors des «professionnelles», il y avait des femmes
dont l'emploi favorisait les contacts avec la clientèle masculine, et qui
basculaient parfois dans la prostitution. C'est à ces groupes « auxiliaires»
de prostituées qu'est consacré le deuxième chapitre. Il est suivi d'un essai
visant à identifier les prostituées au xxe siècle et à en cerner les effec-
tifs, les origines géographiques et sociales et le destin. Enfin, cette partie
s'achève sur une étude de la condition des prostituées. J'y examine les
pratiques sexuelles, pour la lumière qu'elles peuvent apporter sur la
«demande» et le comportement sexuel des clients, ainsi que l'un des
effets de ce commerce, c'est-à-dire les ravages épouvantables des mala-
dies vénériennes. Celles-ci n'étaient pourtant qu'un aspect des souffrances
endurées par les prostituées. La violence était leur lot quotidien, parfois
sous des formes extrêmes. Il convenait de mettre au clair cette dimen-
sion incontournable de l'existence des prostituées.
L'espace prostitutionnel est formé par une série de cercles concen-
triques autour de la maison de prostitution. Le plus distant inclut toutes
les zones formant le réservoir où étaient puisées les femmes qui se
retrouvaient dans les lupanars de Shanghai. Les modalités d'entrée dans
le métier étaient nombreuses, mais le renouvellement constant des rangs
des prostituées s'appuyait sur un vaste trafic de femmes dont l'organi-
sation, en apparence complexe, masque en fait une faible structuration.
Le premier chapitre de la partie intitulée «Espace et économie de la
prostitution» s'ouvre donc sur une étude des chaînes multiples qui
conduisaient les femmes à la prostitution. Le cercle concentrique inter-
médiaire est celui de l'espace urbain. Shanghai a connu une transfor-
mation prodigieuse qui a entraîné une certaine itinérance des quartiers
de prostitution avant qu'ils ne se fixent pratiquement définitivement en
des lieux bien précis. Le deuxième chapitre de cette partie s'intéresse
donc à l'évolution de la géographie de la prostitution en relation avec
les mutations du tissu urbain. Le dernier cercle (ou le premier) est natu-
rellement la maison de prostitution elle-même. J'en examine l'organi-
sation et le fonctionnement, en m'intéressant aux différentes catégories
de personnel qu'elle englobait. D'autre part, l'argent étant au cœur même
de la sexualité vénale, j ' y ai consacré un chapitre analysant l'organi-
sation économique des maisons de courtisanes, ainsi que les formes
très sophistiquées de circulation de l'argent qui les caractérisaient.
Enfin, j'ai regroupé sous un même intitulé - «Les tentatives avor-
tées du réglementarisme à Shanghai» - quatre chapitres traitant des
politiques et des modes de contrôle de la prostitution entre 1869 et
1949. Ils situeront d'emblée les limites de l'appareil politique et admi-
nistratif qui s'est mis en place pour tenter d'imposer des règles et des
contraintes à un milieu particulièrement insaisissable. Le découpage
chronologique retenu marque les trois grands temps du réglementarisme
à Shanghai et correspond à des étapes importantes de l'évolution du
phénomène prostitutionnel dans la ville. Un chapitre unique est consa-
cré aux institutions de sauvetage des prostituées.
Cette histoire de la prostitution à Shanghai aux XIXe-XXe siècles n'a
pas été conçue comme une histoire des femmes, et moins encore comme
une histoire de la femme chinoise. Non pas que l'expression m'embar-
rasse, mais l'« histoire des femmes» mène à une impasse si elle revient
à penser celles-ci comme un objet séparé du discours historique. La
recherche qui suit se veut d'abord l'étude d'histoire sociale d'un phé-
nomène de société, la prostitution, à travers les formes qu'il a prises
dans le contexte particulier du monde chinois. La notion de genre
(gender) introduite par les historiennes américaines, de plus en plus
utilisée maintenant, offre un outil de réflexion auquel j'ai eu recours,
permettant de concevoir la femme en terme de rapports des sexes. L'étude
de la prostitution est précisément un domaine où l'historien ne peut
réfléchir à la femme sans être renvoyé sans cesse vers l'autre sexe,
même si celui-ci est paradoxalement peu présent dans les sources. Les
travaux importants réalisés dans la perspective des «études féminines»
(women's studies) n'ont pas toujours su éviter l'écueil qui conduit à
ériger celles-ci en un champ autonome de la connaissance historique.
Pour ma part, je me suis attaché à contourner cet obstacle et à insérer
l'étude de la prostitution dans une réflexion historique globale sur la
société chinoise.
La réputation de Shanghai comme «Paris de l'Asie» se doublait
à juste titre de celle de «bordel de l'Asie». Aucun gouvernement local,
étranger ou chinois, n'a été en mesure d'endiguer le phénomène de la
prostitution, et moins encore de l'éradiquer. En mai 1949, la ville est
prise par les armées communistes qui condamnent immédiatement la
prostitution comme l'une des formes les plus avilissantes d'exploita-
tion des femmes. Par-delà la rhétorique violente, le nouveau pouvoir
était confronté à un formidable défi : supprimer la prostitution dans
une ville rétive où les femmes se livrant à cette activité se comptaient
par dizaines de milliers. La «fermeture» mise en œuvre entre 1950 et
1958 constitue l'épilogue - provisoire, comme l'actualité le montre main-
tenant - de l'histoire de la prostitution à Shanghai. Elle a conduit à la
disparition totale du commerce sexuel, mais aussi à un destin assez tra-
gique pour les prostituées «libérées »5.
L'étude de la prostitution peut encore représenter aux yeux des
spécialistes de la Chine, en particulier des historiens, un sujet « mineur »,
une sorte d'aparté dans une historiographie qui, pendant longtemps, a
porté essentiellement sur de grands événements (les révolutions) et sur
certains groupes sociaux (les lettrés-fonctionnaires, les paysans et, dans
une moindre mesure, les marchands et le prolétariat). Une bonne part
de la recherche sur la Chine a été surdéterminée par l'histoire politique
de ce pays, notamment la révolution communiste. On a recherché, en
remontant toujours plus loin, les causes et les modalités de l'effondre-
ment brutal d'un empire bimillénaire et de son passage au communisme
en un demi-siècle. L'étude qui suit s'inscrit dans un courant relative-
ment neuf, celui de l'histoire urbaine chinoise entendue comme his-
toire sociale des villes. Ces travaux ont été présentés ailleurs, et je
m'attacherai dans la partie qui suit à examiner l'état de l'historiogra-
phie de la prostitution en Chine6.
La présente étude de la prostitution a pour ambition d'apporter une
pierre supplémentaire à la connaissance du tissu social chinois, en par-
ticulier à Shanghai, dont la société a fait l'objet de travaux qui cou-
vrent presque tout le spectre social7. Les prostituées formaient à beaucoup
d'égards un monde marginal, et l'on peut se demander en quoi une
recherche sur ce milieu particulier peut apporter un éclairage sur l'évo-
lution globale de la société. Cette étude vient s'ajouter à une historio-
graphie de la prostitution qui est riche, sans pour autant être abondante.
Néanmoins, c'est le résultat d'avancées qui n'allaient pas de soi, comme
le note Alain Corbin dans la préface à l'édition américaine de son livre,
Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution (XIXe-XXe siècles). La
p r o s t i t u t i o n et, d e f a ç o n p l u s g é n é r a l e , l a s e x u a l i t é é t a i e n t d e s c h a m p s
n e u f s q u e p e u d ' h i s t o r i e n s a v a i e n t e n c o r e a b o r d é s 8 . Il s ' y a t t a c h a i t u n e
i m a g e d é v a l o r i s a n t e et u n e m b a r r a s certain à se p e n c h e r sur u n sujet
qui pouvait passer p o u r a n e c d o t i q u e ou scabreux.
L ' h i s t o r i o g r a p h i e s u r la p r o s t i t u t i o n e n C h i n e n ' e s t p a s t o t a l e m e n t
inexistante, bien q u ' e l l e inclue toutes sortes d ' é t u d e s qui, stricto sensu,
n e d e v r a i e n t p a s a p p a r a î t r e ici. C e r t a i n e s p o u r r a i e n t p r e s q u e ê t r e c o n s i -
d é r é e s c o m m e « s o u r c e s d e p r e m i è r e m a i n » . N é a n m o i n s , il m ' a p a r u
i n t é r e s s a n t d e r e t r a c e r b r i è v e m e n t les é t a p e s de la p e r c e p t i o n o c c i d e n -
t a l e d e l a p r o s t i t u t i o n e n C h i n e d e p u i s le XIXe s i è c l e 9 . C e l l e - c i e s t m e n -
t i o n n é e d a n s les o u v r a g e s g é n é r a u x , à v o c a t i o n e n c y c l o p é d i q u e , c o n s a c r é s
à l ' h i s t o i r e d u p h é n o m è n e d e la p r o s t i t u t i o n d a n s le m o n d e , c o m m e o n
e n a p r o d u i t j u s q u ' a u d é b u t d u XXe s i è c l e . Il s ' a g i t d ' é t u d e s q u i t e n t e n t
de r a p p o r t e r les f o r m e s de la p r o s t i t u t i o n d a n s t o u t e s les sociétés, par-
fois « d e p u i s l ' A n t i q u i t é la p l u s reculée ». L a C h i n e et l ' E x t r ê m e - O r i e n t
en g é n é r a l n ' o n t droit q u ' à q u e l q u e s p a g e s qui s o u l i g n e n t la f a i b l e s s e
des c o n n a i s s a n c e s de leurs a u t e u r s et r é v è l e n t la f o r c e de leurs préju-
gés. Ils n ' e n e x p o s e n t a u m i e u x q u ' u n e s e u l e d i m e n s i o n : c e l l e d e s
courtisanes, q u ' i l s a p p a r e n t e n t aux hétaïres de la G r è c e classiquelO.
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les m é d e c i n s f r a n ç a i s s é j o u r n a n t o u v o y a g e a n t en C h i n e o n t fait auto-
rité p e n d a n t l o n g t e m p s et o n t c o n t r i b u é à v é h i c u l e r u n e i m a g e r i e sin-
gulière, p a r f o i s s u r p r e n a n t e , de la p r o s t i t u t i o n en C h i n e . C e s textes s o n t
p e u u t i l e s d a n s l a m e s u r e o ù ils m e t t e n t b o u t à b o u t r é c i t s d ' e x p é r i e n c e
d e terrain, c i t a t i o n s n o n v é r i f i a b l e s de textes c h i n o i s - sans la m o i n d r e
a t t e n t i o n à la c h r o n o l o g i e - et c o n s i d é r a t i o n s m o r a l e s . C ' e s t d o n c u n
m a t é r i a u plus intéressant p a r ce q u ' i l n o u s a p p r e n d d e ses auteurs q u e
p a r l ' i m a g e q u ' i l d o n n e de la p r o s t i t u t i o n e n C h i n e I I . A la m ê m e
époque, deux voyageurs ont apporté une vue un peu plus précise d ' u n
m o d e p a r t i c u l i e r d e p r o s t i t u t i o n , les « b a t e a u x d e f l e u r s » de la r é g i o n
de C a n t o n . L a p r e m i è r e de ces relations est un t é m o i g n a g e assez cocasse
et p l u t ô t s u p e r f i c i e l d ' u n e b r è v e e s c a p a d e d a n s ces lieux12 L a s e c o n d e
est u n e présentation plus s y s t é m a t i q u e , bien q u ' e m p r e i n t e de forts pré-
j u g é s , d ' u n m i l i e u a u q u e l les O c c i d e n t a u x o n t r a r e m e n t e u accès. Elle
ne fait c e p e n d a n t q u ' e f f l e u r e r la réalité d e la p r o s t i t u t i o n en Chine13.
A u x x e s i è c l e , d a n s u n g e n r e a s s e z p r o c h e , c ' e s t le t r a f i c d e s f e m m e s
qui a d o n n é lieu à des o u v r a g e s assez p e u crédibles e s s e n t i e l l e m e n t
c o n s a c r é s a u s o r t d e s f e m m e s o c c i d e n t a l e s e n Asie14. O n r e l è v e t o u t e -
f o i s u n l i v r e d o n t l ' a u t e u r c h e r c h e à e m b r a s s e r t o u s l e s a s p e c t s d e la
v i e s e x u e l l e e n E x t r ê m e - O r i e n t . E n r é a l i t é , il n e s ' a p p u i e q u e s u r d e s
s o u r c e s i n d i r e c t e s e n l a n g u e s o c c i d e n t a l e s et n e m e t e n v a l e u r q u e des
p o i n t s limités d e la p r o s t i t u t i o n en Chine15.
L e s q u e s t i o n s s e x u e l l e s et la p r o s t i t u t i o n en C h i n e n ' o n t c o m m e n c é
à être a b o r d é e s d a n s u n e p e r s p e c t i v e s c i e n t i f i q u e q u ' a v e c les t r a v a u x
d e R o b e r t Van G u l i k et c e u x de H o w a r d Levy, bien q u ' i l s aient suivi
d e s d é m a r c h e s t r è s d i f f é r e n t e s . L a Vie s e x u e l l e d a n s l a C h i n e a n c i e n n e
est à ce jour, trente ans après sa publication, le seul ouvrage de réfé-
rence sur la sexualité en Chine16. Il avait été précédé de l'édition en
un faible nombre d'exemplaires d ' u n e compilation commentée
d'estampes érotiques de l'époque Ming (1368-1644)17. L'étude de Van
Gulik constitue assurément une somme unique qui n'a pas connu de
prolongement ou de complément. Cela tient à la qualité de cette recherche
réalisée par un homme de culture, passionné de la Chine au point
d'avoir même rédigé des «romans policiers» déroulant leur intrigue
dans le milieu des mandarins de l'Empire.
La Vie sexuelle soutient l'idée que la sexualité était vécue comme
une part normale de la vie des individus, exempte d'inhibitions parti-
culières au moins jusque sous les Song (960-1279). Les jeunes gens
des couches supérieures étaient éduqués à l'aide de «manuels» qui cir-
culaient librement et donnaient de la sexualité une image fortement
positive. Bien que le néoconfucianisme ait commencé à jeter un voile
de puritanisme sur la vie sexuelle sous les Song, ce sont les femmes
qui étaient visées plus que les hommes. Ceux-ci continuaient à avoir
accès à l'information et, surtout, à mener une vie relativement libre de
contraintes et marquée, chez les élites notamment, par la fréquentation
assidue de maisons de courtisanes. Les femmes, en particulier celles
des élites, ont au contraire été victimes d'un système visant à les pro-
téger (invasions mongoles), mais qui, dans les faits, a mené à un véri-
table enfermement. Enfin, sous les Qing (1644-1911), une atmosphère
de pudibonderie a enveloppé progressivement la société chinoise et
étouffé les formes variées (estampes, poésies, romans érotiques et por-
nographiques, manuels, objets d'art érotiques divers, etc.) sous lesquelles
s'était exprimée la culture sexuelle chinoise.
En dépit de ses grandes qualités, l'étude de .Van Gulik comporte
deux limitations par rapport à l'objet de mon étude. En premier lieu,
la prostitution n'y occupe qu'une part mineure, centrée exclusivement
sur le statut et le rôle des courtisanes. Cela permet néanmoins de sou-
ligner combien la prostitution de haute volée était non seulement admise
au sein de la société chinoise, mais aussi intégrée à différents aspects
essentiels de la vie sociale ou politique. Les courtisanes avaient leur
place reconnue dans les cérémonies privées (mariages, anniversaires)
ou officielles. On verra que, si ce statut a connu un déclin rapide à la
fin du xixe siècle, il avait perduré sans remise en cause jusqu'à l'époque
de l'arrivée des Occidentaux. Van Gulik évoque peu la prostitution popu-
laire, mais les femmes qui la pratiquaient étaient vraisemblablement
déconsidérées autant pour leur activité que pour le fait d'y avoir été
contraintes à la suite d'une condamnation résultant, le plus souvent,
d'une punition collective de leur parentèle masculine (père, mari, etc.).
Il est toutefois impossible de savoir comment la prostitution et les pros-
tituées étaient perçues par la population chinoise en général.
La seconde limitation du travail de Van Gulik est qu'il s'arrête
précisément à la fin des Ming (1644). Il y a donc, entre son étude et
ma recherche, un fossé de plus de trois siècles sur lesquels on ne sait
pratiquement rien de l'évolution de la société chinoise au regard de la
sexualité et de la prostitution. On ne peut se contenter de l'idée qu'une
chappe de puritanisme recouvre le domaine sexuel et oblitère tout chan-
gement ou toute expression nouvelle. Une étude récente, limitée au
domaine de l'art érotique, montre qu'en dépit des interdits, et même
de la répression, les Chinois continuèrent d'affectionner ces formes
d'expression, bien qu'ils dussent s'en cacher18. Mon sentiment, fondé
sur l'étude de la prostitution aux xixe et XXe siècles, est que la société
chinoise - notamment les hommes - s'est soumise à une inhibition
« sociale» de la sexualité - elle est exclue totalement et rigoureusement
de la sphère publique - qui ne préjuge cependant pas d'une perception
positive de celle-ci et de ce qui lui est lié au plan de l'individu et de
son vécu quotidien.
Un autre volet important de l'historiographie de la sexualité et de
la prostitution en Chine est constitué par les travaux de Howard Levy.
Celui-ci s'est intéressé presque uniquement à l'époque des Tang (618-
907) et des Ming (1368-1644), dont il a traduit plusieurs textes consa-
crés aux courtisanes19. Une fois encore, la perspective qui nous est
offerte est biaisée par cette focalisation exclusive sur la couche supé-
rieure des prostituées. L'intérêt de ces textes est d'éclairer la manière
dont les élites chinoises percevaient la prostitution, ou du moins sa
frange la plus huppée, et dont il ont cherché à rendre compte. Leurs
écrits véhiculent une image éminemment positive qui renvoie d'ailleurs
aux observations de Van Gulik. Howard Levy n'a cependant pas cher-
ché à faire une étude de la prostitution. Son effort et son intérêt n'ont
porté que sur la traduction en langue anglaise d'une partie de cette lit-
térature qui serait, sans cela, restée inaccessible au lecteur occidental.
L'auteur ajoute des notes et parfois un commentaire à ses traductions,
mais la partie analytique y est extrêmement réduite. Portant sur des
périodes semblables ou plus anciennes, on peut adjoindre à ce corpus
la traduction d'un classique de l'époque Tang (618-907) par Robert des
Rotours et le court article d'Arthur Waley sur le Qinglouji («Notes du
pavillon vert») de la dynastie des Yuan (1271-1368)20. La lecture de
ces textes complète à mon sens celle de La Vie sexuelle dans la Chine
ancienne en illustrant un aspect des habitudes sociales des Chinois avant
les Qing.
Les travaux d'histoire sur la prostitution en Chine sont encore très
rares, même si quelques avancées ont été réalisées dans ce champ
depuis quelques années. On ne peut manquer de citer, pour mémoire,
un travail ancien (1929) de James H. Willey. L'auteur tente d'appliquer
une analyse sociologique à l'état de la prostitution en Chine à la fin
des années vingt. Il expose les «causes» de la prostitution, son orga-
nisation et ses divers modes, ainsi que les tentatives de contrôle mises
en œuvre par les pouvoirs publics. Ses conclusions sont parfois sur-
prenantes, comme celle qui pose que la prostitution n'est pas très répan-
d u e en C h i n e , o u e n c o r e l ' i d é e q u e les c o u r t i s a n e s s o n t m e n a c é e s d a n s
l e u r s t a t u t p a r la « f e m m e n o u v e l l e » ( m o d e r n e ) c h i n o i s e . Si les c o u r -
tisanes sont m e n a c é e s , ce n ' e s t p a s tant p a r l ' é m a n c i p a t i o n toute rela-
tive de la p o p u l a t i o n f é m i n i n e q u e p a r la m u t a t i o n g l o b a l e de la s o c i é t é
c h i n o i s e et p a r la c o m m e r c i a l i s a t i o n c r o i s s a n t e d e s loisirs21. L ' é t u d e d e
J a m e s H. W i l l e y souffre de d e u x faiblesses m a j e u r e s . L a p r e m i è r e tient
à l ' é t e n d u e d u s u j e t , q u i s e t r a d u i t d e f a i t p a r le c o l l a g e d ' e x e m p l e s e t
d ' é l é m e n t s i n é g a u x collectés c o n c e r n a n t différentes villes de Chine. E n
s e c o n d lieu, l ' a u t e u r ne s ' e s t a p p u y é q u e sur des s o u r c e s s e c o n d a i r e s
de langue anglaise, ce qui limite singulièrement ses possibilités d ' a n a -
lyse et de c o m p r é h e n s i o n d u p h é n o m è n e de la p r o s t i t u t i o n e n C h i n e .
U n e j e u n e historienne, S u e G r o n e w o l d , a aussi c o n s a c r é un travail
de r e c h e r c h e à la p r o s t i t u t i o n e n C h i n e , de l ' o u v e r t u r e à l ' O c c i d e n t à
193 622. B i e n q u e d a n s c e c a s a u s s i l ' a p p r o c h e d u s u j e t s o i t à m o n s e n s
trop ambitieuse, l'auteur s'efforce d ' a p p o r t e r un regard neuf, éclairé
des m é t h o d e s des sciences sociales, sur un d o m a i n e délaissé par les
h i s t o r i e n s de la C h i n e . S u e G r o n e w o l d se situe d a n s cette p e r s p e c t i v e
f é m i n i s t e qui a r e n o u v e l é p r o f o n d é m e n t l ' a p p r o c h e de l ' h i s t o i r e (et
d ' a u t r e s d i s c i p l i n e s ) a u x É t a t s - u n i s en r é i n t r o d u i s a n t d a n s l ' a n a l y s e et
l ' i n t e r p r é t a t i o n d e s p h é n o m è n e s s o c i a u x la n o t i o n de g e n r e ( g e n d e r ) .
C ' e s t u n c o u r a n t e n c o r e r e l a t i v e m e n t n e u f d a n s le c h a m p d e la s i n o l o -
gie, b i e n q u ' i l c o n n a i s s e u n d é v e l o p p e m e n t r a p i d e d a n s les é t u d e s chi-
n o i s e s et e x t r ê m e - o r i e n t a l e s a u x É t a t s - u n i s .
D a n s B e a u t i f u l M e r c h a n d i s e , S u e G r o n e w o l d p r é s e n t e les f e m m e s
a v a n t tout c o m m e d e s o b j e t s d e t r a n s a c t i o n . V u e s o u s c e t angle, la p r o s -
titution n ' a p p a r a î t que c o m m e l ' u n des m o d e s de circulation des f e m m e s ,
au m ê m e titre q u e le m a r i a g e , la c e s s i o n de filles a d o p t i v e s o u l ' a c h a t
de concubines. Naturellement, l'auteur ne place pas tous ces m o d e s sur
le m ê m e p l a n , b i e n q u ' e l l e s o u l i g n e l e c o n t i n u u m q u i e x i s t e e n t r e c e s
f o r m e s d ' é c h a n g e . C ' e s t une réalité qui r e n v o i e selon elle au statut infé-
rieur des f e m m e s , liée à la p e r s i s t a n c e d e l ' i d é o l o g i e c o n s e r v a t r i c e d u
c o n f u c i a n i s m e , à leur a b s e n c e de la s p h è r e p u b l i q u e et au d é s i n t é r ê t ,
voire à la c o m p l i c i t é , des p o u v o i r s p u b l i c s . C e t t e i n t e r p r é t a t i o n n ' e s t
pas sans f o n d e m e n t , m a i s elle m e s e m b l e e x c e s s i v e à u n d o u b l e titre.
L e s f e m m e s n ' é t a i e n t pas les seuls ê t r e s h u m a i n s v i c t i m e s d ' u n véri-
table trafic. L e s h o m m e s et les e n f a n t s é t a i e n t aussi l ' o b j e t d ' u n c o m -
m e r c e a c t i f d o n t o n n e c o n n a î t p a s l ' h i s t o i r e ni l ' é v o l u t i o n . A u x i x e
s i è c l e , il e s t é v i d e n t q u e l e s f e m m e s r e p r é s e n t a i e n t l a t r è s g r a n d e m a j o -
rité des êtres v e n d u s sur ce qui s ' a p p a r e n t a i t à u n m a r c h é a u x e s c l a v e s .
T o u t e f o i s , il f a u d r a i t m e t t r e c e t t e r é a l i t é d a n s u n e p e r s p e c t i v e h i s -
t o r i q u e et é t u d i e r les autres f a c t e u r s q u i o n t d é t e r m i n é la n a t u r e d e ce
m a r c h é . L e c o n t e x t e s o c i o - é c o n o m i q u e est essentiel, c a r la v e n t e des
f e m m e s est c o n d i t i o n n é e par u n e d e m a n d e très différente de ce q u ' e l l e
a é t é , p a r e x e m p l e , a u XVIIe s i è c l e , o ù le s e r v a g e e t l ' e s c l a v a g e é t a i e n t
e n c o r e t r è s p r é s e n t s . E n s e c o n d l i e u , o n n e p e u t a s s i m i l e r la p r o s t i t u -
tion à une s i m p l e e x t e n s i o n des autres f o r m e s de transaction des f e m m e s .
Qu'il choque ou non nos sensibilités occidentales, le mariage comme
vente de facto d'une femme à son futur époux était considéré, y com-
pris par les intéressées elles-mêmes, comme une donnée normale de la
vie sociale. Celle-ci n'a été remise en cause qu'au début du XXe siècle.
En revanche, quelle que soit l'époque, la perspective d'être cédée
comme prostituée était vécue comme une déchéance, comme une flé-
trissure qui compromettait définitivement l'avenir d'un individu. Pour
les familles, la vente d'une femme à une maison de prostitution était
généralement un recours ultime dans une situation de crise.
La faiblesse la plus grande de Beautiful Merchandise ne réside
pas tant dans l'approche adoptée par l'auteur que dans le caractère
parcellaire et discutable des sources utilisées. Sue Gronewold appuie
son étude sur le seul dépouillement de sources en langues occiden-
tales. Les sources chinoises ne sont citées que lorsqu'il en existe une
version anglaise. Certains des documents cités sont intéressants et par-
fois originaux (littérature et archives missionnaires), mais il paraît
difficile de traiter un sujet d'histoire sociale de cette ampleur sans un
recours aux sources chinoises. Les prostituées ne se livrent pas d'elles-
mêmes. L'historien ne peut les étudier que par des «intermédiaires»
(police, justice, médecins, etc.); encore faut-il qu'ils soient aussi
proches que possible du milieu dont ils rendent compte. Dans le cas
chinois, l'utilisation de sources occidentales ajoute au filtre produit
par la barrière sociale un véritable prisme culturel. Contraint par les
limites de ses sources, l'auteur a reconstruit une histoire de la pros-
titution faite d'éléments glanés dans des documents parfois contes-
tables qui ne rend pas compte de l'évolution du phénomène
prostitutionnel en Chine. La littérature, par exemple, est mise à contri-
bution, y compris pour en tirer des données quantitatives. Ces lacunes
graves contribuent à faire de Beautiful Merchandise un ouvrage a-
historique.
L'histoire de la prostitution à Shanghai a fait l'objet d'un apport
double : celui des historiens chinois, en particulier Sun Guoqun, et celui
de deux historiennes occidentales, Renate Scherer - dans une thèse sou-
tenue en 1983 - et Gail Hershatter - dans différents articles qui se
recoupent23. La prostitution ne constitue pas en Chine un sujet vrai-
ment digne d'intérêt, ni même réellement recommandable. La renais-
sance de ce phénomène depuis quelques années et les interrogations
qu'il suscite expliquent pour une part l'attention relative accordée à
l'étude de ce sujet et la publication d'une série d'ouvrages décrivant,
entre autres, le processus d'élimination de la prostitution après 194924.
Les travaux réalisés à ce jour s'inscrivent dans la perspective de l'his-
toire anecdotique, comme en témoignent les titres des ouvrages dans
lesquels ils ont été publiés25. Ils décrivent de façon statique, sans pro-
blématique véritable, des états de la prostitution à Shanghai aux xixe
et xxe siècles. En outre, ces textes se recoupent très souvent, même
lorsqu'ils paraissent dans un même livre26.
Un seul auteur, Sun Guoqun, a consacré un petit ouvrage à la pros-
titution à Shanghai, bien que son titre indique le détachement qui a pré-
valu à sa conception. Jiu Shanghai changji mishi («Histoire secrète de
la prostitution dans l'ancien Shanghai») réunit tous les traits qui carac-
térisent les travaux chinois sur la prostitution. Outre l'absence de pro-
blématique, une faiblesse fondamentale réside dans la négligence totale
des documents d'archives. Sun Guoqun s'est servie de sources de
seconde main, souvent non citées, prises sans critique préalable, dont
elle fait une sorte de compilation. L'ouvrage vise à exposer uniquement
les aspects négatifs de la prostitution et à en démontrer le caractère
d'exploitation par les capitalistes, le régime nationaliste et les autori-
tés des concessions. Cela conduit parfois l'auteur à des formules qui
sont au mieux des contre-vérités, au pire des falsifications de l'histoire.
Il est évident que le contexte politique chinois impose des limites et
des orientations à la recherche historique. Néanmoins, cet aspect mis
à part, il me semble que, sur le sujet de la prostitution, la force des
préjugés l'emporte sur la méthode historique.
Dans le champ de l'historiographie occidentale, la thèse de Renate
Scherer tente d'examiner le «système prostitutionnel chinois» à la
lumière du cas shanghaien27. En fait, l'intitulé de la thèse embrasse un
domaine nettement plus large que celui qui y est véritablement traité.
Sur le fond, l'auteur établit une sorte de catalogue des différentes formes
de prostitution qu'a abritées Shanghai, de la plus huppée à la plus misé-
reuse, sans toutefois porter une attention particulière à la chronologie.
Une autre partie - l'essentiel de la recherche - est consacrée unique-
ment aux courtisanes et à leurs modes de relation avec leurs clients.
L'auteur décrit la prostitution comme une institution complémentaire
du mariage, centrale dans la vie sociale des élites, qui.permet aux hommes
de combler le vide affectif que leur imposent les valeurs dominantes
et le formalisme extrême de l'étiquette sociale. L'interprétation est glo-
balement juste, mais Renate Scherer ne nous présente qu'un segment
très étroit du monde des prostituées et elle en offre une vision com-
plètement statique. Le temps ne semble pas exister et on ne saurait dire
si, entre 1840 et 1949, ces courtisanes jouissent d'un prestige social
égal. L'a-historicité de cette étude s'explique une fois encore par la fai-
blesse des sources utilisées (une petite trentaine d'ouvrages chinois)
que ne compense pas même le recours à des fonds d'archives occi-
dentaux.
Les travaux de Gail Hershatter se trouvent encore à une étape pré-
liminaire qui ne rend sans doute que partiellement compte de la démarche
de leur auteur. Toutefois, les premiers articles publiés donnent une cer-
taine idée de la perspective dans laquelle est menée cette recherche et
des concepts qui y sont mis en œuvre28. Gail Hershatter établit l'exis-
tence d'une hiérarchie formelle des prostituées, reflet de la structure et
de la demande sociales, mais aussi des modes de recrutement des filles.
Les femmes étaient l'objet d'un vaste trafic selon une distribution régio-
nale qui déterminait pour une part leur place et leur devenir dans le
milieu de la prostitution. L'entrée d'une femme dans la prostitution était
souvent marquée par une situation de crise (économique, familiale) ou
par des actes de violence qui l'arrachaient à son milieu d'origine et lui
retiraient la protection qu'il lui apportait.
Shanghai a constitué un marché en constant accroissement pen-
dant la première moitié du xxe siècle, qui aurait vu sa fonction se trans-
former. Marché de luxe dominé par un petit groupe de courtisanes
répondant à la demande des élites urbaines au XIXe siècle, il serait devenu
un marché fournissant avant tout des services sexuels au nombre crois-
sant d'hommes sans attaches des couches ouvrières et commerçantes
de la ville. Gail Hershatter décrit aussi la condition des prostituées, les
règles de fréquentation des courtisanes et les modalités de sortie du
métier. Elle perçoit dans l'évolution de la prostitution une dégradation
des conditions de vie des femmes, tout en notant que celles-ci ne pas-
saient pas toute leur vie dans ce métier et qu'elles parvenaient, même
pour les plus mal loties, à préserver un certain contrôle sur leur exis-
tence.
Bien que l'analyse et l'interprétation que donne Gail Hershatter de
la structure et du fonctionnement de la prostitution à Shanghai soient
à beaucoup d'égard fondées, je ne partage pas complètement ses conclu-
sions sur un certain nombre de points qui ne sont peut-être pas essen-
tiels, mais qui soulignent la prudence avec laquelle il faut utiliser les
sources chinoises et, surtout, la nécessité d'ancrer autant que possible
le travail de recherche sur le dépouillement d'archives. En ne s'appuyant
que sur des sources secondaires, on court le risque de prendre ce qui
n'est au fond qu'un «discours» sur la prostitution pour une source de
données brutes. Ainsi, la hiérarchie qu'établit Gail Hershatter prend
notamment en compte différentes catégories de prostituées qui ne se
situent pas toutes sur le même plan chronologique. La persistance de
certaines appellations masque parfois des changements profonds de la
réalité qu'elles décrivent. Cela conduit l'auteur à élaborer une hiérar-
chie qui, en reprenant la profusion de termes qui désignaient des «caté-
gories» de prostituées, mêle en fait des éléments du xixe et du xxe
siècle et qui fausse sa perspective sur l'évolution du marché de la pros-
titution au cours de cette période.
Les historiens contemporains qui ont abordé l'étude de la prostitu-
tion en Chine se sont tous heurtés au problème des sources. L'étude qui
suit ne fait pas exception à la règle, bien qu'elle s'appuie sur un éven-
tail de documents qui permettent de fonder une réflexion approfondie
sur l'histoire du phénomène prostitutionnel à Shanghai, du milieu du
xixe siècle à 1949. Naturellement, je ne veux pas dire que les historiens
qui se sont intéressés à la prostitution en Europe ou aux États-unis ont
eu la tâche facile. Aucun sujet d'histoire ne se donne de lui-même, et
moins encore lorsqu'il s'agit d'étudier les groupes «marginaux» de la
société. Néanmoins, il me semble que l'on peut souligner deux diffé-
r e n c e s m a j e u r e s d a n s l ' é t u d e de la prostitution entre l ' O c c i d e n t et la
Chine. L a première réside dans l'attention accordée à cette activité par
toutes sortes d e « p o u v o i r s » d a n s la c u l t u r e o c c i d e n t a l e : police, j u s t i c e ,
hôpital, l i g u e s d e c i t o y e n s , o r g a n i s a t i o n s r e l i g i e u s e s , etc. C e souci, qui
e s t a n c i e n , e s t lié a u x c o n c e p t i o n s p a r t i c u l i è r e s d e l a s e x u a l i t é , a s s o c i é e
a u x n o t i o n s d e p é c h é e t d e f o r n i c a t i o n d a n s la c i v i l i s a t i o n j u d é o - c h r é -
tienne. L e s e x e est sale et la prostitution, qui en fait u n c o m m e r c e , r e q u i e r t
une surveillance particulière. La diffusion des maladies vénériennes, en
p a r t i c u l i e r d e la s y p h i l i s , a r e n f o r c é l a t e n d a n c e d e s « p o u v o i r s » à e n c a -
d r e r , r é g l e m e n t e r o u r é p r i m e r la p r o s t i t u t i o n .
J ' a i c o n s c i e n c e d ' o p é r e r ici u n r a c c o u r c i a r b i t r a i r e c o n c e r n a n t d e s
p h é n o m è n e s très c o m p l e x e s , m a i s qui sont n é a n m o i n s s o u s - t e n d u s par
c e t t e c o n s t a n t e . O r o n n e t r o u v e r i e n d e t e l d a n s la c u l t u r e c h i n o i s e t r a -
d i t i o n n e l l e , o ù la s e x u a l i t é était r e s s e n t i e et v é c u e c o m m e u n e c h o s e
n o r m a l e , c o n f o r m e à l ' o r d r e naturel. O n ne p e u t e x c l u r e , p o u r la p é r i o d e
é t u d i é e ici, l e s e f f e t s d u n é o c o n f u c i a n i s m e e t d e t o u t e u n e l i t t é r a t u r e
r e l i g i e u s e et p o p u l a i r e v i s a n t à « n o r m a l i s e r » les c o m p o r t e m e n t s d e s
individus29. C ' e s t un point sur lequel j ' a i c o n s t a m m e n t a c h o p p é , tout
e n m ' e f f o r ç a n t , à t r a v e r s l e p h é n o m è n e d e la p r o s t i t u t i o n , d ' é c l a i r e r
q u e l q u e s a s p e c t s d e l a s e x u a l i t é d e s C h i n o i s . C e l a d i t , il n ' e s t p a s a b u s i f
d e p o s e r q u ' e n C h i n e il n ' y a p a s e u , a u n i v e a u d e s v a l e u r s d o m i n a n t e s
q u i c o n t r i b u e n t à f a ç o n n e r les c o m p o r t e m e n t s s o c i a u x , c e t t e s o u r d e
a n g o i s s e à l ' é g a r d d e l a s e x u a l i t é q u i a p r é d o m i n é e n O c c i d e n t e t il n e
s'est d o n c pas produit cet « i n v e s t i s s e m e n t » social ou administratif tou-
c h a n t la p r o s t i t u t i o n , qui est la m a r q u e d e s s o c i é t é s de c u l t u r e j u d é o -
chrétienne.
La deuxième différence qu'il convient de relever réside dans l'orga-
n i s a t i o n p o l i t i q u e e t a d m i n i s t r a t i v e d e l a C h i n e e t d a n s la c o n c e p t i o n
chinoise du rôle de l'État. B i e n q u ' e l l e soit r é p u t é e p o u r sa b u r e a u -
cratie et son s y s t è m e m a n d a r i n a l - q u ' i l s aient été j u g é s e x e m p l a i r e s ,
a u t o c r a t i q u e s ( p o u r u n É t a t p r é m o d e r n e ) o u p l é t h o r i q u e s , c o r r o m p u s et
i n e f f i c a c e s ( p o u r u n É t a t m o d e r n e ) - la C h i n e n e s ' e s t j a m a i s t r o u v é e
d o t é e d ' u n a p p a r e i l p o l i t i q u e e t a d m i n i s t r a t i f lui p e r m e t t a n t d ' e x e r c e r
les p o u v o i r s q u i en f a s s e n t u n É t a t p o l i c i e r d e s p o t i q u e . E n fait, l ' É t a t
chinois peut être vu c o m m e un « E t a t m i n i m a l » qui r e p o s e sur u n e
b u r e a u c r a t i e réduite et qui s ' a p p u i e sur les multiples relais q u e consti-
t u e n t les élites lettrées et m a r c h a n d e s au sein de la société. S a v o c a -
tion est d ' a s s u r e r u n e r é g u l a t i o n d e la vie é c o n o m i q u e et s o c i a l e en
l i m i t a n t ses i n t e r v e n t i o n s d i r e c t e s et en l a i s s a n t a u x élites la r e s p o n s a -
b i l i t é d e l a g e s t i o n d u q u o t i d i e n . Il n ' y a d o n c p a s e u , a v a n t l a r é v o -
l u t i o n d e 1911 e t l e r e m o d e l a g e d e s i n s t i t u t i o n s q u i l ' o n t s u i v i e ,
d ' i n s t a n c e s - telles que police ou justice - c o m p a r a b l e s aux cours de
j u s t i c e e t à l a m a r é c h a u s s é e f r a n ç a i s e s . Il n ' y a p a s e u , d e c e f a i t , c e t t e
formidable accumulation d'archives q u ' o n t engendrée ces institutions
e t q u i o n t f o u r n i le m a t é r i a u d e s é t u d e s h i s t o r i q u e s d e l a p r o s t i t u t i o n
en E u r o p e ou aux États-unis é v o q u é e s plus haut.
Quelle est finalement la nature des sources sur lesquelles s'appuie
cette étude ? Au plan des fonds d'archives, j'avais envisagé deux sources
possibles, celles des tribunaux et celles de la police. Dans la réalité, je
n'ai pas pu consulter les archives judiciaires. Les archives de police
m'ont été en revanche ouvertes, bien que de manière inégale. Précisons
que, quel que soit le fonds consulté (police des concessions ou police
chinoise), il ne s'agit ni d'une lecture exhaustive ni du choix raisonné
d'un échantillon par sondage ou toute autre méthode. Je n'ai pu exa-
miner que ce qui m'a été donné par le personnel des archives, sans
pouvoir intervenir d'aucune manière sur la recherche des dossiers. C'est
de ces documents que j'ai tiré une bonne partie de mon information.
Les archives diplomatiques françaises, en particulier celles du poste
consulaire de Shanghai (non encore inventoriées), m'ont permis d'éclai-
rer tout un pan de la politique municipale de la Concession française
à l'égard de la prostitution, en particulier sa réglementation, de même
que l'arrière-plan institutionnel (organisation des services, rôle de la
police, liens avec les autres autorités locales). Un autre fonds d'archives
s'est révélé utile, bien qu'il puisse paraître éloigné de la prostitution
en Chine : celui de la Société des Nations. Cette dernière s'est consa-
crée pendant de nombreuses années au problème de la traite des femmes
et des enfants, en particulier en Extrême-Orient à partir du milieu des
années vingt. Deux organisations privées ont aussi laissé des archives
d'une grande richesse. La première est la Zhongguo jiuji furu zonghui
(« Anti-Kidnapping Society») qui a lutté de 1912 à une date indéter-
minée (au moins jusqu'en 1941) contre la traite des femmes. La seconde
est moins importante, mais néanmoins intéressante. Il s'agit des Sœurs
de charité du Bon Pasteur d'Angers qui avaient établi à Shanghai un
établissement où elles accueillaient, entre autres, des prostituées « repen-
ties ».
Hormis les archives, cette étude fait un large usage de la presse.
C'est une source indispensable, non seulement parce qu'elle permet de
combler partiellement les lacunes des archives, mais aussi parce qu'elle
rend le mieux compte de l'état de l'opinion et de l'évolution sociale à
Shanghai. J'ai dépouillé, entre autres, les journaux de langue anglaise
tels que le North China Daily News et le North China Herald qui cou-
vrent globalement les années 1850-1941, ainsi que le grand quotidien
national et local Shen Bao pour la période 1872-1949. Il faudrait y
ajouter un grand nombre de périodiques divers dont on trouvera les
références et les raisons de leur utilisation dans les notes et dans la
bibliographie. Outre les articles, je me suis abondamment servi, pour
le xixe siècle, des gravures et rares photographies publiées dans la presse
ou sur d'autres supports. Une partie de cette iconographie, indispen-
sable à la compréhension de la réalité prostitutionnelle dans la société
shanghaienne de l'époque, apparaîtra au fil des pages.
Un troisième grand champ d'investigation est constitué des nom-
breux ouvrages rédigés sur la prostitution, dans des genres très diffé-
rents, par les lettrés ou les intellectuels chinois. Il comprend notam-
ment, pour le xixe siècle, des Mémoires ou souvenirs de jeunesse, ainsi
que les recueils de «biographies» de courtisanes. Au siècle suivant, où
ces genres sont passés de mode, on trouve en revanche ce que les Chinois
qualifient de «boussoles du monde galant» (piaojie zhinan), c'est-à-
dire des ouvrages dont la raison d'être est d'informer les lecteurs sur
les lieux de prostitution et les règles qu'il faut respecter, surtout chez
les courtisanes. Dans la même veine, j'ai eu aussi recours aux guides
généraux de la ville qui comportaient presque toujours une partie consa-
crée à la prostitution (lieux, catégories, tarifs, etc.). Enfin, pour conclure
sur les sources principales consultées, j'ai lu une partie du corpus très
large que représentent les romans, en particulier ceux du tournant du
siècle, dans une optique précise - en tant que «discours» sur la pros-
titution - , tout en m'en servant, à l'occasion, pour illustrer un aspect
de la prostitution.
La présentation qui précède n'est pas destinée à justifier les lacunes
ou les erreurs que comporte cette étude. Les historiens de la Chine
contemporaine connaissent depuis longtemps les difficultés auxquelles
se heurte toute tentative de consultation des archives. Ces précisions
s'imposaient pour mieux définir le cadre de cette recherche et éclairer
son orientation générale. Les problématiques de l'historiographie de la
prostitution en Occident ont été présentes à mon esprit tout au long de
la quête et de la réflexion qui ont abouti à ce travail. Si je m'en suis
à beaucoup d'égards inspiré, la nature des sources, les conditions de
leur accessibilité et, surtout, la place particulière de la prostitution dans
la société et la culture chinoises m'ont amené à m'en détacher et à
essayer de construire un itinéraire cohérent à travers le «monde des
fleurs» de Shanghai.
1

LES COURTISANES :
PROSTITUÉES
DES ÉLITES ET ÉLITE
DES PROSTITUÉES
Chapitre premier

LES COURTISANES DU X I X
AU XXe SIÈCLE :
LA FIN D ' U N M O N D E

Pendant près d'un siècle, le monde de la prostitution à Shanghai a


été dominé par les courtisanes, un terme qui recouvre plusieurs catégories
distinctes à l'origine. L'évolution de ce groupe, comme celle de l'ensemble
des prostituées, reflète les profondes mutations de la société chinoise, en
particulier à Shanghai, au cours de la période 1849-1949, où l'on est passé
d une société dominée par le statut à une société dominée par l'argent. Le
phénomène de commercialisation de l'économie locale conjugué à la
recomposition des groupes sociaux - l'émergence de classes moyennes -
a engendré le déclin des courtisanes et favorisé l'émergence de formes de
prostitution plus diversifiées, mais aussi plus homogènes dans leur fonc-
tion. Ce chapitre présente le milieu des courtisanes, qui incarnent le mieux
une dimension essentielle de la culture sexuelle chinoise et son évolution.
Il s efforce aussi d explorer les raisons du déclin inéluctable de ce groupe
et de son assimilation dans la catégorie des simples prostituées.
Au sein du « monde des fleurs », au xixe siècle, deux groupes consti-
tuent le sommet de ce qu une historienne américaine appelle la «hiérar-
chie de la prostitution I ». De fait, cette hiérarchie reflète partiellement la
hiérarchie sociale. La société chinoise est à cette époque plus rigidement
stratifiée qu elle ne le sera au siècle suivant. Il ne s'agit pas pour autant
d une société d ordre excluant toute possibilité de mobilité sociale. Nombre
de travaux démontrent au contraire une assez grande fluidité au niveau
des individus, grâce à l'existence d'une voie privilégiée ouverte à tous :
les examens impériaux. Il n'est pas nécessaire de développer ici cet aspect
bien connu2. Cela dit, le résultat a été la domination de la société par une
mince strate de lettrés-fonctionnaires - certes constamment renouvelée,
mais jamais menacée dans son pouvoir collectif - détenteurs du savoir,
du pouvoir et, sans en avoir l'exclusivité, de l'argent3. Plus que tout, ils
jouissent d'un prestige et d'un statut qu'aucun autre groupe social ne par-
tage ni n'égale. Ce sont eux enfin qui définissent les formes de la culture
chinoise, entendue au sens large.
Shanghai n'est pas une ville de lettrés. Bien avant 1840, elle était
avant tout un port commercial où les marchands constituaient l'élite la
plus nombreuse. Néanmoins, la ville abrite une communauté lettrée, liée
aux différentes instances officielles installées dans la ville (administration
du xian, de l'intendant de circuit4 [daotai], des examens, etc.) ou issue
des bourgs environnants. Les marchands eux-mêmes sont soucieux, comme
ailleurs en Chine, de s'intégrer à ce groupe privilégié, soit par l'achat de
titres, soit par procuration, en préparant leurs enfants aux examens impé-
riaux. Toutefois, ce sont bien les lettrés-fonctionnaires qui donnent le ton
et servent de modèle aux autres groupes sociaux5. Enfin, il convient
d'ajouter que l'opposition marchands/lettrés est en partie artificielle, tant
au plan social qu'au plan de la culture. Après les travaux de William
Rowe, il n'est plus nécessaire de démontrer le nombre de passerelles mul-
tiples qui existaient entre les deux groupes6. Au niveau supérieur, ils par-
tageaient les mêmes modes de vie, le même habitus social et la même
culture. A Shanghai, dans les deux dernières décennies du xixe siècle, les
deux groupes avaient largement commencé à fusionner7.
La tonalité sociale dominante à Shanghai a évolué rapidement sous
l'effet de l'ouverture et de la modernisation - plus vite que nulle part
ailleurs en Chine -, et cette évolution a trouvé sa traduction dans le
monde de la prostitution, notamment chez les courtisanes. Quitte à sim-
plifier, on peut reprendre l'idée de William Rowe selon laquelle il exis-
tait un corps spécifique de prostituées pour chaque grand groupe social
présent dans la ville8. En réalité, comme nous le verrons, c'est un peu
plus complexe et moins systématique que cela. Néanmoins, il est indu-
bitable qu'il y avait des séparations nettes à l'intérieur de chaque monde.
Les élites urbaines et les pauvres ne fréquentaient pas les mêmes lieux
et les courtisanes n'avaient aucune relation avec leurs homologues offi-
ciant dans les fumeries d'opium ou les bouges de bas étage. Or cette
stratification a été remise en cause par l'émergence de nouveaux groupes
sociaux, moins cultivés que les lettrés-fonctionnaires ou les riches mar-
chands-mécènes, soucieux certes d'afficher un statut qui les distingue
des «autres», mais intéressés par l'accès facile à une gratification
sexuelle que n'offraient pas nécessairement les courtisanes. Cette évo-
lution des comportements a entraîné la disparition d'une forme de dis-
traction masculine devenue obsolète.
C o u r t i s a n e s et p r o s t i t u é e s : l ' é v o l u t i o n des c o r p s

Avant 1821, selon les témoignages chinois, toutes les activités de


prostitution se déroulaient sur des bateaux le long du Huangpu. Par la
suite, la frange la plus huppée de ce milieu, les courtisanes, a commencé
à s'installer dans la ville fortifiée, avec le reste de la population. Les textes
que j'ai pu retrouver n'évoquent pas, pour cette époque, d'appellation par-
ticulière pour désigner les courtisanes. En fait, le terme de shuyu ne serait
apparu officiellement qu'en 1851, à l'initiative d'une courtisane, Zhu
Sulan, mais ce n'est pas avant 1860 qu'il s'impose, en même temps que
la domination de ces courtisanes sur le monde de la prostitution9. Cette
appellation désigne en fait l'appartement de la courtisane, le lieu où l'on
lit (shuyu). Les courtisanes sont stricto sensu des conteuses. Par exten-
sion, les filles elles-mêmes ont été appelées shuyu. Naturellement, la date
de 1851 est factice. Qu'elles s'appelassent ainsi ou autrement, les shuyu
existaient avant cette date et étaient les héritières d'une longue tradition
de courtisanes éduquées, voire lettrées, telles que les décrivent nombre
d'ouvrages des dynasties Song (960-1279) ou Ming (1368-1644), et dont
certains ont été traduits ou commentés par des sinologues occidentaux 10.
Les shuyu de Shanghai ont leur source à Suzhou, grande métropole du
bas Yangzi avant 1821 et centre réputé pour la beauté de ses femmes.
Les shuyu se définissent comme des artistes dont la vocation est de
distraire leurs clients, soit à leur domicile, à l'occasion de fêtes et de ban-
quets, soit dans leurs lieux traditionnels de loisirs, soit chez elles. En prin-
cipe, elles ne se prostituent pas : «elles vendent leur art, pas leur corps11 ».
Du moins, il est impossible de les acheter ou même d'obtenir leurs faveurs
par de simples cadeaux. Elles ne font qu'accompagner le repas, servir à
boire et distraire par leurs chants12. Cette règle n'est pas absolue, mais,
comme dans le cas des geishas de la même époque, il faut que le préten-
dant plaise à la fille pour parvenir à ses fins. Les shuyu sont donc entiè-
rement maîtresses d'elles-mêmes, si l'on en croit, une fois encore, les rares '
témoignages dont on dispose. Wang Tao, plus connu comme l'un des pre-
miers réformateurs chinois13, mais aussi client assidu des établissements
de prostitution, rapporte que lorsqu'un client fait venir d'autres filles de
rang inférieur - des changsan, par exemple - pendant un banquet ou une
fête, les shuyu vont immédiatement s'installer à l'écart pour bien se démar-
quer des premières. Si le client fait asseoir celles-ci près de lui, les shuyu
quittent la tablel4. Bien que le témoignage de Wang Tao soit difficile à
dater, il semble qu'il s'agisse des années 186015. A cette époque, il y a
donc au moins deux catégories de courtisanes, dont l'une, les shuyu, entend
encore se distinguer de filles qu'elles assimilent à des prostituées. Les chang-
san ont adopté plus tard la même attitude d'exclusion à l'égard de la caté-
gorie de prostituées immédiatement inférieure, les yao'er. Les clients des
courtisanes fréquentent aussi ces dernières, ce qui est d'ailleurs significa-
tif d'une démarcation imprécise entre les deux groupes à mesure qu'on
avance dans le temps. Les changsan s'abstiennent totalement de rejoindre
un client dans une maison de yao 'er, à l'exception d'une période de l'année,
celle de la fête des chrysanthèmes (juhuajie) organisée à l'automne par ces
maisons. Toutefois, elles n'y chantent pas16
La communauté des shuyu est très étroite, bien qu'il n'existe pas
de données statistiques. Wang Tao indique qu'à Shanghai une cin-
quantaine d'entre elles étaient particulièrement réputéesl7. On peut sans
doute estimer ce groupe à 200 ou 300 individus au plus au milieu du
xixe siècle, et à 400 vers 189618. L'accès à la profession est rigoureu-
sement contrôlé. Les candidates doivent répondre à un certain nombre
de critères qui sont vérifiés chaque année à l'occasion d'une sorte de
festival. Au septième mois lunaire (qui correspond à peu près au mois
d'août), tous les conteurs et les conteuses de la ville se réunissent à
l'extérieur de la porte de l'Est. Chaque personne présente doit chanter
un air et réciter des extraits de pièces de théâtre. Il ne peut y avoir
aucune redite ; seule la dernière intervenante doit reprendre les mêmes
airs que la première. C'est une façon de vérifier l'étendue du réper-
toire de chaque participante. Celles qui ne se présentent pas ou qui
s'avèrent incapables de soutenir l'épreuve n'ont pas le droit d'exercer
dans les shuchangl9. Par la suite, les règles sont devenues moins strictes
avec l'introduction de deux catégories, celles qui pouvaient tenir un
rôle complet, c'est-à-dire réciter et chanter, et celles qui ne pouvaient
que chanter. L'objectif de ce concours était bien de limiter le nombre
de courtisanes20.
Les courtisanes sont formées par des maîtres de musique dès leur
enfance. Ceux-ci, détenteurs du savoir musical, contrôlent de fait l'accès
à la profession. Pour ouvrir une maison de shuyu, il fallait verser une
somme importante - 30 taëls - à la guilde (gongsuo) des musiciens. Cette
pratique semble avoir disparu vers les années soixante-dix ou quatre-
vingt21. A mesure que les courtisanes ont opté pour l'opéra de Pékin, au
lieu du kunqu, voire pour le pipa, le rôle des musiciens s'est amoindri.
Les shuyu apparaissent donc à l'origine plus proches des conteuses -
Wang Tao évoque d'ailleurs à leur propos les femmes qui récitaient des
tanci dans le passé22 - que des prostituées. Ce sont des dames de dis-
traction à qui les clients s'adressent d'ailleurs par le terme xiansheng
(« monsieur»), normalement réservé aux hommes. C'est, dans le cadre
de leur communauté, un signe de reconnaissance sociale. Il va de soi
que, hors de ce cadre, dans la rue par exemple, ce terme de civilité n'est
pas utilisé. Les changsan sont appelées jiaoshu, un terme peut-être moins
distingué, mais tout à fait respectable23.
L'apparition d'autres catégories de courtisanes n'est pas aisée à
dater. Il est difficile de s'y retrouver car il n'existe pas de témoignages,
sur les années 1821-1850, qui pourraient servir de référence, et guère
plus pour la période suivante, 1850-1875, qui voit se transformer le
paysage de la prostitution. Il me semble qu'il y a toujours eu une ou
plusieurs catégories de courtisanes plus accessibles sexuellement que
les shuyu. Elles formaient une communauté au sein de laquelle émer-
gèrent les shuyu comme primus inter pares. Les autres groupes ont
éclaté, par suite des reclassements induits par l'évolution sociale à
Shanghai, créant ainsi un «mouvement vers le bas» ou, en d'autres
termes, une tendance à une plus grande «sexualisation» des courti-
sanes. Ces groupes étaient désignés le plus souvent par le montant des
sommes qu'il fallait verser pour leurs services. C'est le cas des chang-
san, dont le nom est tiré d'une pièce de domino, le double trois, signi-
fiant trois yuans pour une invitation à l'extérieur (tangchai), trois yuans
pour passer la nuit24. On pourrait aussi citer les e r ' e r (double deux),
ersan (deux-trois), et yao'er (un-deux). Les deux premières catégories
n'ont eu qu'une existence éphémère et se sont fondues soit dans la caté-
gorie des changsan, soit dans celle des yao' er.
Dans les textes plus anciens - ceux de Wang Tao - , les changsan
sont appelées changsan shuyu, ce qui tend à montrer qu'elles faisaient
bien partie de la même communauté, mais qu'elles s'en distinguaient
par leur plus grande accessibilité et un tarif fixe qui n'existait pas chez
les «vraies» shuyu. On retrouve le même phénomène à propos des
yao'er désignées, au début, du terme de pipa jiaoshu, pour indiquer
qu'elles étaient des changsan ne connaissant que le pipa (mais pas le
répertoire théâtral). A quoi tient ce phénomène? Les clients des cour-
tisanes, notamment ceux des shuyu, apprécient certes leurs talents artis-
tiques, mais ils en attendent ou en espèrent une gratification sexuelle,
même si celle-ci passe par tout un jeu de séduction et de conquête. Or
il faut être patient et, compte tenu du petit nombre de shuyu, le succès
est loin d'être garanti. Il est donc naturel que soient apparues plusieurs
catégories qui offraient à peu près les mêmes qualités artistiques en
même temps qu'une plus grande accessibilité.
Au début des années soixante, la révolte des Taiping a amené à
Shanghai une masse de population d'origine urbaine, souvent aisée et
cultivée. Elle comprend de nombreux notables venus de Suzhou, mais
aussi beaucoup de réfugiés qui n'ont pas ce niveau de culture et mani-
festent un intérêt pour des courtisanes moins exigeantes que les shuyu.
En termes purement économiques, cet afflux considérable de popula-
tion a suscité une forte augmentation de la demande, alors que l'offre
était limitée. Il y aurait eu près de 500 changsan vers 187 5 25. Les filles
qui sont alors entrées dans le métier n'ont pas le même niveau de qua-
lification que leurs devancières, d'autant que nombre d'entre elles sont
venues à cette profession en raison même des circonstances. Beaucoup
de jeunes filles de bonne famille ont échoué dans les maisons de cour-
tisanes et de prostitution26. Dans les années soixante, la distinction
shuyu/changsan avait indéniablement encore un sens, puis une fusion
vers le bas s'est progressivement imposée. A partir de 1875, même si
le terme de shuyu existe encore, il perd de plus en plus toute réalité27.
Il n'existe plus ensuite qu'un seul groupe de courtisanes, les changsan,
dont l'effectif a considérablement augmenté. Vers 1918, il y en a 1281
selon différentes sources28.
P o r t r a i t des c o u r t i s a n e s

Pour le xixe siècle, je n'ai pas rencontré à ce jour de sources d'archives


qui permettent d'établir avec précision un portrait sociologique des cour-
tisanes. Je me suis appuyé sur des sources très partielles, les «biogra-
phies» de courtisanes qu'ont rédigées certains lettrés comme Wang Tao
au xixe siècle ou Wang Jimen dans les années vingt. En fait de biogra-
phie, il s'agit plus précisément de souvenirs personnels portant le plus
souvent sur le caractère, l'apparence, le savoir-faire ou encore un épisode
bien précis de la vie des courtisanes concernées. C'est un genre très ancien
en Chine, mais dont l'usage est limité pour l'historien. Les éléments qui
sont consignés dans ces biographies n'ont aucun caractère systématique
et sont extrêmement parcellaires. Ils révèlent la subjectivité de leurs auteurs
et, plus fondamentalement, les limites étroites des relations qu'avaient en
réalité les courtisanes avec leurs clients. De fait, ces «biographies» ne
rapportent le plus souvent qu'un fait connu par l'auteur au moment où
lui-même fréquentait la courtisane en question ou, plus généralement, ce
milieu où les rumeurs et les anecdotes allaient bon train. Au tournant du
siècle, le Youxibao (« Journal des loisirs ») a cherché à collecter de façon
plus systématique les biographies des courtisanes célèbres. Il ne semble
pas toutefois que l'ouvrage envisagé ait jamais paru29.
Les sources sont donc rares, mais suffisamment explicites pour des-
siner le profil des courtisanes et remettre en cause un certain nombre
de mythes. Dans les deux premiers ouvrages qu'il a consacrés à ce milieu
- Haizou yeyou lu (« Récits de libertinage au bord de mer ») et Huaguo
jutan (« Causerie sur le [théâtre] du monde des fleurs ») -, Wang Tao
évoque au total 155 filles, qu'il a dû fréquenter à des degrés divers30.
Je me suis livré à une analyse systématique du contenu de ces Mémoires
afin d'en retirer tous les éléments permettant d'identifier les courtisanes.
Au milieu du xixe siècle, il existait plusieurs groupes formés sur la
base de l'origine provinciale. Selon Wang Tao, il y avait, par ordre de
qualité, les courtisanes de Suzhou, de Nankin, de Yangzhou, de Ningbo,
de Huzhou, du Hubei et du Jiangxi. La diversité des origines provin-
ciales des courtisanes est sans aucun doute le reflet de l'hétérogénéité de
la population de Shanghai jusqu'au début des années soixante31. Chaque
groupe avait ses courtisanes. Par la suite, même si cette hétérogénéité a
subsisté, les communautés originaires du Jiangsu-Zhejiang ont considé-
rablement grossi, tandis que les autres devenaient très minoritaires au
sein de la population. La plupart des groupes régionaux de courtisanes
ont disparu au profit du Jiangsu, et plus accessoirement du Zhejiang32.
Wang Tao indique dans ses Mémoires l'origine géographique de
106 courtisanes. On retrouve là un élément clé de l'identité de tout indi-
vidu en Chine. Wang est capable de donner avec exactitude le village
d'origine de la plupart, ce qui rend d'ailleurs paradoxalement difficile
le travail d'identification de ces lieux. Mes comptes, incomplets, font
apparaître 54 courtisanes originaires du Jiangsu. Parmi elles, 16 sont
originaires de la région de Suzhou, 10 du Jiangnan - le sud de la pro-
vince - et 8 du Jiangbei, dont la moitié de Yangzhou. Huit sont origi-
naires du Zhejiang. Les autres (7) sont originaires d'autres parties de la
Chine (Guangdong, Hunan, Hubei, Shandong méridional). Treize sont
venues de villages que je n'ai pas pu identifier. On peut supposer qu'il
s'agit de villages situés dans des provinces proches (Jiangsu, Zhejiang),
sans quoi l'auteur aurait vraisemblablement indiqué la province.
Ces données n'ont naturellement aucune valeur statistique, mais elles
mettent en lumière la prépondérance des femmes du Jiangsu, évoquée
par tous les observateurs, au sein du monde des courtisanes. Le groupe
le plus nombreux, celui de Suzhou, a fini par l'emporter sur ses rivaux
et par dominer totalement le monde des shuyu. Même les courtisanes
issues d'autres régions ont adopté le dialecte de Suzhou dont la douceur
semble avoir été un des éléments de leur succès33. Dans toutes les villes
chinoises, quelle que soit la région - à l'exception peut-être du Guangdong
-, le monde de la prostitution était divisé en groupes régionaux et l'on
retrouvait pratiquement toujours des filles du Jiangsu méridional dans les
strates supérieures34. A Shanghai, un seul groupe de courtisanes « étran-
gères » a subsisté, celui des Cantonaises, soit trois ou quatre maisons ins-
tallées près de la rue de Nankin vers 1890, puis, plus au nord, à Hongkou,
où s'est concentrée la communauté cantonaise de Shanghai 35.
Au XXe siècle, cette domination n'est pas remise en cause. Elle
tend même plutôt à se renforcer. Un auteur, écrivant au début des
années vingt, indique que le groupe des shuyu était exclusivement com-
posé de femmes originaires de la région de Suzhou36. C'est ce que tend
à confirmer un relevé des demandes d'autorisation d'ouverture dans la
Concession française en 192337. Sur 77 courtisanes, 82 % sont origi-
naires de Suzhou (voir tableau 1). Si l'on ajoute à ce nombre ceux des
filles originaires de Shanghai, Wuxi et Changzhou, on arrive à un total
de 93 % de courtisanes natives du Jiangnan.
Tableau 1
Origine provinciale d ' u n groupe de 77 courtisanes (1923)
Origine Nombre Pourcentage
Suzhou 63 82 %
Changzhou 5 7%
Shanghai 3 4%
Ningbo 2 3%
Hangzhou 1 1%
Wuxi 1 1%
Yangzhou 1 1%
Jiaqing 1 1%
Total 1 77 1 100%
S o u r c e s : A r c h i v e s de la d i r e c t i o n d e s s e r v i c e s a d m i n i s t r a t i f s , C o n c e s s i o n f r a n ç a i s e ,
A r c h i v e s m u n i c i p a l e s de S h a n g h a i , d o s s i e r 1934 25 M S 1554.2 « M a i s o n s de c h a n t e u s e s
- d e m a n d e s de l i c e n c e » ( 1 9 2 2 - 1 9 2 4 ) .
Les courtisanes sont en majorité de toutes jeunes filles. Wang Tao
indique l'âge de 58 d'entre elles, sans doute au moment où il les a
connues38.

Tableau 2
S t r u c t u r e p a r âge d ' u n échantillon de courtisanes (XIXe siècle)

Sources : Yu Baosheng (pseud. de Wang Tao), Haizou yeyou lu ; Haizou yeyou fulu;
Haizou yeyou yuhc, Wang Tao, Songbin suohua.

Les courtisanes entraient très jeunes dans la carrière et en sortaient


assez rapidement, après cinq à dix ans au plus, pour celles qui avaient
la chance de trouver un mari. On notera ici une réalité jamais discutée
dans les sources chinoises : le penchant très marqué des Chinois du XIXe
siècle pour les «jeunes pousses ». L'extrême jeunesse des courtisanes
semble aller de soi et aucun auteur, quelle que soit l'époque, ne s'en
offusque. C'est un phénomène qu'on ne rencontre plus à un degré aussi
élevé après 1911, en partie à cause des sanctions qui ont été inscrites
dans les codes pénaux successifs. Cela dit, les très jeunes courtisanes ne
font bien souvent qu'accompagner les clients à table. C'est plutôt vers
l'âge de quinze ans qu'elles étaient déflorées. A l'inverse, et bien qu'il
n'y ait aucune règle explicite - certaines courtisanes célèbres ont exercé
jusqu'à la cinquantaine - , il est difficile pour une courtisane de se main-
tenir après l'âge de vingt ans. Elle apparaît déjà comme une «vieille»
courtisane. Wang Tao note d'ailleurs par deux fois : «bien qu'elle ait
dépassé vingt ans» ou «bien qu'elle ait déjà vingt ans39». On peut en
conclure que la barre des vingt ans constituait une sorte de limite presque
physiologique au-delà de laquelle une courtisane devait avoir trouvé un
époux sous peine de voir son charme se faner et sa maison désertée (ou,
comme l'écrit à plusieurs reprises Wang, «chema leng luo men qian»
[les voitures à cheval se font rares devant le seuil de la maison]).
Wang apporte quelques éclaircissements sur une dimension très mal
connue : l'origine sociale des courtisanes. Je n'ai relevé des informations
que pour 42 d'entre elles. La définition est souvent très vague. Il y a 12
filles « de bonne famille » (liang jia), 2 filles de « grande famille », 8 filles
«de famille modeste» (xiao jia) ou pauvre, 6 filles adoptives (yangnü)
et 14 provenant des catégories suivantes : maquerelle (1), paysan (3),
pêcheur (1), boucher (1), clerc (1), marchand (2), lettré (5). Si l'on fait
exception du lettré et des « bonnes familles » (qui ne renvoient pas exac-
tement à un niveau socio-économique élevé), la répartition ci-dessus
donne l'impression d'une origine sociale plutôt modeste40. Cela n'est pas
en soi surprenant, mais on verra plus loin que cela remet en cause l'image
des courtisanes/femmes de lettres. Les raisons de l'entrée en prostitution
sont aussi indiquées pour 40 filles. Quatre y ont été contraintes par la
pauvreté, 13 ont été vendues à une maquerelle ou une courtisane (dont
3 par leurs propres parents), 14 sont orphelines, une est fille naturelle de
maquerelle. Les autres y sont venues après avoir perdu leur époux (2),
avoir été enlevées (3), expulsées par leurs parents (1), ou par suite de la
guerre (2). La cause générale est indubitablement la pauvreté, qu'elle soit
permanente ou qu'elle résulte d'un fait accidentel. Le décès des parents,
en particulier du père, est une cause fréquemment citée. De même, les
troubles liés à la rébellion des Taiping sont mentionnés huit fois en rela-
tion avec la perte des parents. Cela tend dans l'ensemble à confirmer
l'origine modeste de ces filles, apparemment cédées très jeunes à une
maquerelle qui se charge de les former au métier de courtisane.
L auteur est assez peu disert sur les qualités des courtisanes. Leur
apparence physique est toujours décrite au moyen des mêmes expres-
sions conventionnelles, avec de petites variations sur le thème : «elle
avait la beauté de la rosée du matin, elle brillait comme l'amande, ses
os étaient légers et son corps aurait tenu dans la main, sa démarche
ressemblait au saule agité par le vent41 ». Il est impossible de savoir à
quoi ressemblait telle ou telle fille et ce qui les distinguait les unes des
autres. Même la littérature n'apporte qu'un éclairage limité, centré sur
l'habillement plus que sur la personne, et soumis à la subjectivité des
auteurs, admiratifs ou réprobateurs42. De leurs qualités artistiques, on
apprend que près d une vingtaine d'entre elles sont renommées pour le
chant (19), le pipa (6), le luth (6), la flûte (2), le chant et le jeu à l'ins-
trument (2), les tanci (2) et pour leur art de recevoir (3). Wang Tao
apporte enfin quelques rares mais précieuses indications sur leur niveau
d 'éducation. Dans l'ensemble, celui-ci paraît limité.

Tableau 3
Niveau d éducation d ' u n échantillon de 25 courtisanes (xixe siècle)

Sources : Yu Baosheng (pseud. de Wang Tao), Haizou yeyou lu ; Haizou yeyou fulu ;
Haizou yeyou yulu; Wang Tao, Songbin suohua.
Sur 155 courtisanes, Wang Tao n'en a relevé que 17 pour leur édu-
cation «littéraire », les autres semblant avoir une connaissance plus super-
ficielle de l'écriture chinoise. C'est peu, même si l'on tient compte du
caractère subjectif et aléatoire des choix de Wang. Est-ce conforme à
la réalité ? D'autres courtisanes avaient sans doute un certain degré d'édu-
cation, mais l'essentiel n'est pas là. Wang a retenu celles dont les connais-
sances littéraires l'ont frappé. Force est de constater que peu d'entre
elles semblent maîtriser l'écriture (poésie, calligraphie). La plupart ont
une connaissance plutôt élémentaire des caractères chinois qui leur
permet simplement de lire ou d'écrire des textes ordinaires (lettres). On
est loin des courtisanes lettrées, rivalisant d'esprit dans la composition
impromptue de poèmes, que décrivent les romans de la fin du xixe siècle
et du début du xxe siècle43, ou de l'image mythique rapportée par des
voyageurs occidentaux44 - elle a été reprise ensuite par tous ceux qui
ont écrit sur les courtisanes. Cette vision relève pourtant du mythe et
elle ne résiste ni à l'examen des faits ni à la simple logique. Pour ce
qui est des faits, Wang Tao nous en a donné une idée pour le XIXe
siècle. Au siècle suivant, le niveau d'éducation des prostituées est extrê-
mement bas quelles que soient les catégories.
En fait, même chez les courtisanes, il n'est pas surprenant de ren-
contrer un faible niveau de formation. La plupart sont issues de milieux
modestes, voire pauvres. Elles n'ont donc reçu aucune éducation for-
melle. Seule une minorité, sans doute venue de milieux plus favorisés,
a pu recevoir une éducation plus avancée avant de rejoindre les rangs
des courtisanes. Prises en charge très jeunes par une maquerelle, les jeunes
filles apprennent le chant, la musique, le théâtre, toutes choses destinées
à faire d'elles des hôtesses, pas des intellectuelles. Les maquerelles, qui
considèrent ces filles comme des «arbres à sous» (yaoqianshu), n'ont
aucun intérêt financier à leur faire donner une éducation formelle par un
tuteur. Elles limitent leur investissement au minimum : «En quelques
mois, elle avait appris son art et elle pouvait aller chanter et servir aux
repas45 ». Enfin, compte tenu de l'âge très bas auquel les courtisanes
commençaient à exercer et des difficultés d'apprentissage de la langue
chinoise classique, il est pratiquement impossible que les courtisanes aient
pu en majorité être des femmes de lettres. Plus prosaïquement, elles jouent
le rôle de dames de compagnie dont les clients attendent, certes, de l'esprit
et de la conversation, mais surtout de la distraction, c'est-à-dire des apti-
tudes au chant et à la musique. L'une des initiatives lancées par un groupe
de courtisanes «politisées» après 1911 a d'ailleurs été de créer une école
destinée à offrir aux filles une voie de sortie par l'éducation46.
Quelle que soit la faiblesse des éléments statistiques présentés ici,
il n'y a pas de raisons de penser que les choix de Wang Tao - un habi-
tué des maisons de courtisanes pendant plus de quarante ans - pré-
sentent une vision excessivement biaisée de la réalité. Son ouvrage offre
certes une photographie floue des courtisanes chinoises, à une époque
encore faiblement marquée par l'influence occidentale - d'après les
dates qui émaillent le texte, ces filles ont été actives entre 1860 et
1872-, mais c'est un des très rares témoignages directs sur le sujet.
On en tire l'impression que les courtisanes formaient un groupe de
femmes vénales dont la majorité n'était, à l'origine, guère mieux lotie
que celles qui se retrouveront dans les maisons de prostitution ordi-
naires. Ce sont les circonstances, parfois une beauté plus remarquable
ou tout simplement la chance, qui faisaient la différence de trajectoire.
Plusieurs auteurs, dont Wang Tao lui-même, soulignent le déclin
de la formation des courtisanes. Un ouvrage de 1891 mentionne que
les courtisanes qui sont d'habiles chanteuses et instrumentistes ne sont
pas faciles à trouver. Quant à celles qui savent recevoir et traiter digne-
ment leurs clients, ou qui savent écrire, elles sont encore plus rares47.
En 1923, un témoignage indique qu'un nombre de plus en plus réduit
de filles savent jouer du huqin, et qu'une infime minorité manie encore
le pipa. La majorité se contente de chanter des airs d'opéra de Pékin,
ce qui crée un environnement moins raffiné et plus bruyant lorsque plu-
sieurs courtisanes se trouvent dans un même lieu48. Une courte bio-
graphie de courtisane parue dans la presse en 1926 indique qu'après
avoir perdu ses deux parents, une fillette, âgée de treize ans, a reçu des
leçons de chant à l'initiative de sa tante. Un an plus tard, elle connais-
sait une trentaine d'airs et était louée comme courtisane à une maque-
relle49. Cette «baisse de niveau» apparente, qu'il faut aussi attribuer à
la nostalgie d'un passé idéalisé par ces auteurs, est également souli-
gnée à propos des courtisanes de Pékin au tournant du siècleso.
Bien que de façon paradoxale, les éléments concrets dont je dis-
pose pour le XXe siècle sont moins nombreux que ceux, pourtant limi-
tés, donnés dans les écrits de Wang Tao. C'est le signe d'une plus grande
indifférenciation entre les différentes catégories de prostituées. La
demande sociale change et détermine un profil différent des courti-
sanes. En l'occurrence, la demande de services sexuels l'emporte sur
la fonction de distraction qui caractérisait en premier lieu ce groupe
particulier de femmes vénales jusqu'au milieu du xixe siècle.

Le statut des courtisanes

Le statut des courtisanes était fonction des circonstances dans les-


quelles elles entraient dans ce métier. Il n'y avait pas adéquation entre
la situation socio-économique des filles, qui pouvait être avantageuse,
et leur statut «juridique», qui relevait le plus souvent de la servitude.
L'entrée dans le milieu des courtisanes se faisait à un âge précoce,
comme on l'a vu plus haut. De ce fait, les filles qui étaient réduites à
cette condition n'y venaient que très exceptionnellement de leur plein gré.
Les courtisanes sont issues de familles qui soit les ont cédées volontaire-
ment à une maquerelle, soit les ont placées comme «fille adoptive»
(yangnü), sans se soucier vraiment du sort qui les attendait. Parfois, les
filles ont perdu leur famille et se trouvent orphelines ou sous la dépen-
dance de parents (oncles, tantes) qui ne souhaitent pas s'embarrasser d'une
bouche supplémentaire à nourrir. J'étudierai, dans un autre chapitre, la
question du trafic des femmes en Chine. Il suffit de noter ici qu'au XIXe
siècle et jusque dans les années vingt la plupart des courtisanes provien-
nent de cet immense marché d'êtres humains qu'est la Chine à cette époque.
Achetées ou enlevées, les jeunes filles formées au métier de cour-
tisane deviennent des esclaves de fait de leur maquerelle. Prostituées
ordinaires et courtisanes sont soumises à un régime sévère de sur-
veillance. Elles perdent toute liberté de disposer de leur personne et
de leurs biens. Elles ne peuvent sortir sans être accompagnées de leur
maquerelle ou d'une servante. En outre, les seules sorties autorisées
sont celles qui sont liées à leur activité professionnelle. Les courti-
sanes ne disposent pas davantage de leurs revenus. La totalité des reve-
nus officiels de la fille, si elle est «esclave», tombent dans l'escarcelle
de la maquerelle. La courtisane ne conserve en propre que les cadeaux
qui lui sont faits directement pas les clients. Seules les courtisanes
célèbres pouvaient s'attacher les faveurs d'une clientèle riche, obtenir
beaucoup de cadeaux et épargner assez d'argent pour sortir des griffes
de la maquerelle.
A la différence des autres prostituées, les courtisanes ont la possibi-
lité de s'émanciper, c'est-à-dire de racheter leur corps (shushen), de s'affran-
chir, un peu comme des esclaves, et de retrouver leur liberté à l'égard de
la maquerelle. Jin Cai'e, une courtisane célèbre, elle-même fille adoptive
d'une prostituée réputée, s'est libérée de sa dette à dix-sept ans et s'est
installée à son propre compte51. Yue Fang, une autre courtisane fameuse
au début des années 1890, a payé 2000 taëls pour se libérer et s'installer
ensuite à son propre compte52. La somme perçue par la maquerelle lui
permet de «réinvestir», c'est-à-dire d'acheter une autre jeune fille, formée
ou non, pour en faire une courtisane et vivre de ses revenus. En général,
après quelques années, les maquerelles avaient intérêt à négocier le départ
de la fille, qu'elle s'affranchisse ou qu'elle se marie, car la carrière de
courtisane ne pouvait durer très longtemps. Il fallait donc renouveler le
personnel pour rester sur le marché. Une partie des courtisanes étaient
louées. Certaines ont été gagées par leur famille pour une durée détermi-
née à l'issue de laquelle elles sont restées dans ce métier. Elles sont recru-
tées par les maquerelles qui leur versent une somme convenue ainsi qu'une
part des gains. Ces courtisanes ont une plus grande liberté de mouvement
et peuvent sortir plus aisément du monde de la prostitution.

L e s r è g l e s d e l ' é t i q u e t t e e t les j e u x d e l a s é d u c t i o n

La fréquentation des courtisanes était réglée par une sorte de code


implicite mais rigoureux, s'appliquant aux clients comme aux filles, et
la relation impliquait beaucoup plus qu'un simple échange d'argent ou
de présents. Les courtisanes, jusqu'à la fin du xixe siècle, ne se livrent
pas au premier venu, quel que soit son degré de richesse, et les clients
eux-mêmes, indéniablement, sont à la recherche d'autre chose qu'une
gratification sexuelle immédiate, qu'ils peuvent obtenir sans difficulté
ailleurs. De ce point de vue, les modes de relation entre les prostituées
et leurs clients sont tout à fait révélateurs d'une forme de culture qui
n'a pas d'équivalent en Occident, sinon peut-être dans la Grèce antique.
Ils nous éclairent sur l'état de la société chinoise à la veille du grand
bouleversement engendré par l'irruption des Occidentaux, en particulier
sur la stricte séparation des sexes, dont le monde des courtisanes consti-
tuait l'exception, et sur la force des rituels, de l'étiquette et des règles
de réciprocité - le ganqing (« sentiments ») - chez les élites chinoises.
Si la construction d'un code subtil est en soi l'expression d'une forme
culturelle particulière à la Chine, elle répondait aussi à des considéra-
tions commerciales dans la mesure où les services fournis par les cour-
tisanes, toujours rétribués en fin de saison, étaient fondés sur la confiance.
Cette confiance ne s'acquérait qu'à l'issue d'un parcours «initiatique»
qui permettait à la courtisane et à sa maquerelle de jauger le client/can-
didat.
La prise de contact est une étape importante. Un client ne peut pas
se rendre chez une courtisane qu'il ne connaît pas, ni même l'inviter à
l'extérieur (jiao ju). Pour faire connaissance, il devait la faire inviter par
un ami la fréquentant déjà, au restaurant ou au théâtre. Ensuite seule-
ment, après avoir été présenté personnellement par cet intermédiaire, le
client pouvait à son tour inviter la courtisane à l'extérieur. S'il n'avait
pas d'ami pouvant offrir ses bons services, il lui restait la solution de
se rendre dans un shuchang et de demander quelques airs à une cour-
tisane de son choix. A l'issue de son tour de chant, la courtisane se ren-
dait auprès de ceux qui l'avaient en quelque sorte honorée et qui avaient
aussi montré leurs ressources. Après ce premier contact, elle acceptait
de se rendre à une invitation extérieure (tangchai).
Cette première phase montre bien l'importance accordée au contact
face à face, une constante dans la société chinoise particulièrement mar-
quée par la culture de l'intermédiaire. Implicitement, celui qui fait les
présentations se porte garant pour les deux parties, et, pour ce qui
concerne la courtisane, du statut et de la solvabilité du nouveau client.
Certains utilisent le nom d'un ami, hors sa présence. Les courtisanes
n'apprécient guère ce genre de pratique et battent froid à ceux qui y
ont recours. Il semble qu'à partir des années vingt, les règles soient
moins strictes. Les clients peuvent notamment consulter le registre des
invitations du restaurant (tangchai dengjibu) pour recopier le nom et
l'adresse d'une courtisane53. De même, il existe des annuaires (huajie
dianhuabu) qui répertorient les courtisanes avec leurs coordonnées,
notamment le numéro de téléphone54. Il suffit alors d'envoyer un mes-
sage ou de faire appeler la fille.
A partir de la première rencontre, la courtisane s'engage dans un
processus où elle va en quelque sorte «faire l'avance» de sa personne
et de ses talents. Le client doit l'inviter à l'extérieur à l'occasion de
repas pour distraire ses amis. Il contribue ainsi à nourrir une relation
plus confiante. La première invitation n'est pas comptabilisée. Après
deux ou trois fois, le client est enregistré sur le «livre des sorties» et
chaque invitation est consignée et facturée en fin de saison avec les
autres dépenses du client. Au début, les courtisanes s'en tiennent au
minimum et repartent aussitôt leur prestation terminée. Elles jugent qu'il
s'agit d'un appel «au hasard» qui ne se répétera pas nécessairement.
Par la suite, si le client manifeste son intérêt par des invitations suc-
cessives, elles prennent le temps de converser et de jouer avec le client
et ses invités.
Après plusieurs invitations régulières, le client est habilité à se
rendre dans la maison de la courtisane. C'est un peu une visite de cour-
toisie (da chawei) qui, en l'occurrence, ne coûte rien55. La courtisane
sert du thé, des friandises et propose de fumer une pipe. Plus tard, les
pipes ont été remplacées par les cigarettes. Cette visite, à l'inverse des
invitations extérieures, ne doit pas se répéter plus d'une ou deux fois
sans commencer à «rétribuer» (baoxiao) le travail et l'hospitalité de
la courtisane. En outre, il convient de respecter certains horaires, c'est-
à-dire du début de l'après-midi à 18 heures. Avant, ce serait inconve-
nant, car les filles dorment ou se préparent. Après, elles sont occupées
à se rendre aux invitations extérieures (tangchai) qu'elles reçoivent dès
ce moment.
La troisième et dernière étape, celle qu'attendent les courtisanes,
est celle du huatou. Il n'est guère facile de rendre compte de cette
expression dont le sens est ambigu. Littéralement, huatou veut dire «chef
des fleurs». Il est accompagné d'un verbe zuo (faire) qui n'a pas en
chinois le sens de «devenir, être, incarner», et qui désigne plutôt le
fait d'agir au sens de «faire une fête », ce qui correspond à la réalité :
«faire un huatou», c'est organiser un repas ou une partie de jeu.
L'expression désigne donc celui qui fait et ce qui est fait. Un huatou
est d'ailleurs une unité comptable : soit un repas, soit une réunion de
jeu. Lorsqu'un client voulait être admis comme «habitué» et séduire
une courtisane, il ne pouvait s'en tenir aux invitations extérieures. Les
maisons tiraient l'essentiel de leurs revenus des activités annexes à la
prostitution, les repas et le jeu, qui amenaient du monde et permettaient
aussi d'attirer de nouveaux clients.
S'il remplit toutes ces conditions, le client peut espérer coucher
avec la courtisane, qui est alors sûre de l'intérêt que celui-ci lui porte.
Il n'y a aucun tarif fixe. La seule dépense constante est celle des inévi-
tables pourboires au personnel de la chambrée. Cela ne veut pas dire
que le client peut se contenter des huatou. Il faut offrir des cadeaux
aux courtisanes pour entretenir leur considération. A l'inverse, il est
très malvenu d'insister pour avoir des relations sexuelles avec une cour-
tisane en donnant de l'argent, en particulier en faisant pression sur la
maquerelle, généralement moins regardante. Si l'on fait exception des
shuyu du XIXe siècle, qui semblent avoir été des femmes d'accès peu
facile sur le plan sexuel, il est vraisemblable que les auteurs chinois
tendent à idéaliser la condition des courtisanes.
Les changsan n'étaient pas, jusqu'à la Première Guerre mondiale,
de simples prostituées. Toutefois, leur marge de manœuvre face à un
client décidé et à une maquerelle plutôt portée sur l'argent devait être
singulièrement étroite. Les relations entre ces trois pôles étaient faites
d'un jeu subtil où chacun tentait de jouer de son pouvoir pour tirer le
meilleur parti de la situation. Vers 1920, un auteur estime qu'il faut
compter une ou deux douzaines de huatou pour coucher avec une cour-
tisane, bien qu'un autre laisse entendre qu'une demi-douzaine consti-
tue déjà un seuil à partir duquel un client peut prétendre à une nuit56.
La dimension affective, même formelle, s'est effacée totalement. En
1940, un auteur dit que les filles ne s'intéressent qu'à l'argent, le reste
n'étant que comédie57. Tout concourt à établir que les changsan ont
alors rejoint les rangs nombreux des filles publiques, même si elles
reçoivent une clientèle plus sélective.

Les courtisanes dans l'espace public :


les i n v i t a t i o n s e x t é r i e u r e s

Les invitations extérieures (tangchai) représentent une activité


essentielle des courtisanes au plan financier comme au plan de leur
réputation. Les filles ne se déplacent jamais seules. Elles sont toujours
chaperonnées soit par une servante, soit par la maquerelle elle-même.
Jusqu'à la fin du xixe siècle, elles viennent aussi parfois avec un musi-
cien. Les courtisanes réputées font jusqu'à cinquante ou soixante sor-
ties chaque soir, mais une fille moyennement connue en effectue
facilement entre vingt et trente58. Comme elles ne restent qu'un temps
très limité, un client fortuné en appelle ainsi une dizaine au cours d'une
soirée. Les invitations commencent vers 18 heures et se poursuivent
jusqu'à minuit, soit environ six heures au cours desquelles une cour-
tisane n'a guère de répit. Les plus demandées ne passent guère plus
de cinq minutes en compagnie des clients qui les ont sollicitées. Ce
rythme n'est possible que parce que les distances à parcourir sont le
plus souvent très réduites en raison de la concentration des maisons
de courtisanes, des restaurants et des maisons de thé dans un périmètre
délimité que j'ai appelé le « cercle d'or de la prostitution » (voir le
chapitre 8).
Il est impossible pour une courtisane de refuser l'invitation d'un
client déjà connu. De sa venue dépend en effet non seulement l'atmo-
sphère de la soirée que le client organise, mais plus encore la réputa-
tion de celui-ci. L'absence de la courtisane appelée lui ferait perdre la
face au regard de ses amis, une faute à éviter à tout prix. Aussi, quels
que soient les circonstances et le temps, une courtisane doit se rendre
dans les meilleurs délais aux invitations qu'elle reçoit. Certains clients
sont extrêmement susceptibles : un simple retard les conduit à se fâcher
et à insulter la courtisane qui ne s'est pas présentée assez vite. Un autre
moyen de rétorsion est de faire paraître un article désagréable dans un
des petits journaux qui rapportent les activités de ce milieu59. Les plus
irascibles n'hésitent pas à se rendre à la maison où est installée la fille
pour protester ou pour chercher querelle et provoquer une bagarre60.
Pour se rendre aux invitations extérieures, les courtisanes se dépla-
cent dans une chaise à porteurs. Bien que les distances qu'elles ont à
parcourir soient relativement courtes, leurs pieds bandés leur interdi-
sent tout exercice de marche autre qu'une courte promenade dans un
parc. En outre, elles ont à répondre à plusieurs invitations au cours
d'une même soirée, voire plusieurs dizaines pour les plus célèbres. Enfin,
les rues et les ruelles de Shanghai sont encore souvent faites en terre
battue, ce qui exclut toute marche à pied les jours de pluie pour éviter
de salir les tenues raffinées que portent les courtisanes. Dans ces condi-
tions, la chaise à porteurs, qui pouvait accéder partout - comme plus
tard le pousse-pousse - , s'est avérée le moyen de transport le plus rapide
et le plus commode. Les maisons disposaient en général de leur propre
chaise à porteurs, puis, plus tard, de leur propre pousse-pousse.
Le soir, il n'est pas rare de voir un grand nombre de ces chaises
autour d'un grand restaurant ou d'un shuchang. Les badauds s'attrou-
pent pour admirer ces chaises et essayer d'apercevoir une de ces filles61.
Inaccessibles à la plus grande partie de la population, les courtisanes
font partie du spectacle de la rue, en particulier le soir où, avant l'intro-
duction du gaz, puis de l'électricité, la plupart des activités de travail
cessaient et laissaient la place à quelques lieux animés, concentrés en
un même quartier. Les chaises à porteurs ont progressivement disparu
par suite, d'abord, de l'introduction d'une taxe par les autorités de la
Concession internationale vers 1915. Pour éviter cette taxe, les maisons
ont décidé de transporter les filles à dos d'homme62. Cette pratique, qui
a été interdite par la police, est significative du déclin du prestige des
courtisanes63. Ensuite, les chaises ont été remplacées par les pousse-
pousse, plus confortables, dont l'usage s'est généralisé après 1920.

L ' e s p a c e d e loisir des élites u r b a i n e s

La vie des courtisanes ne se limitait pas à l'horizon de leur éta-


blissement. Leur activité débordait largement de ce cadre et s'articu-
lait autour de ce que j'appelle «les quatre points cardinaux du monde
des courtisanes». Ces quatre points constituaient, avec les maisons de
courtisanes, l'espace de loisir des élites chinoises, même si celles-ci
n'en avaient pas le monopole. On peut regrouper ces points par paires :
celle du spectacle, avec les shuchang et les théâtres, et celle de la table,
avec les restaurants et les maisons de thé. Certaines de ces institutions
n'ont pas survécu au «long XIXe siècle» en tant que lieu de distraction
des élites64. Les shuchang ont disparu, tandis que le théâtre devenait
un simple lieu de spectacle, ouvert à tous et plus anonyme. Les mai-
sons de thé, qui sont encore nombreuses en 1949, ont perdu leur statut
de lieu de récréation, chez les élites, au profit des cafés et des cafés-
terrasses (huayuan) ouverts par les centres d'amusement ou par les grands
magasins65. Seuls les restaurants, lieux incontournables de la sociabi-
lité chinoise, ont résisté à l'évolution des mœurs.
La tendance générale que recouvrent ces changements est celle
d'une réduction de l'espace dans lequel se déplacent les courtisanes.
Paradoxalement, à mesure qu'elles deviennent des «filles publiques »,
elles sont de moins en moins présentes dans les lieux publics. Le déclin
de ce groupe et son assimilation progressive dans les rangs des pros-
tituées - un processus achevé après 1920 - ont été accompagnés d'un
resserrement sur la fonction sexuelle des courtisanes. Il est révélateur,
à cet égard, qu'une institution nouvelle, l'hôtel, prenne une importance
centrale à cette même époque et supplante les autres comme lieu de
rencontre des courtisanes avec leurs clients. Celles-ci sont dès lors de
simples «poules de luxe », dont la fréquentation confère un certain statut
social à ceux qui en ont les moyens, mais elles ne sont plus le fil qui
unissait les différents points de l'espace de loisir des élites. Elles ne
participent plus d'une culture qui a été engloutie avec l'effondrement
de l'ancien régime et la disparition des élites traditionnelles.

Les « s h u c h a n g » : un e s p a c e intermédiaire

Les shuchang étaient de grandes salles servant, avant l'heure, de


scènes de music-hall. Ils pouvaient accueillir jusqu'à une centaine de
spectateurs installés autour d'une estrade où se présentaient les courti-
sanes, individuellement ou en groupe. Le premier établissement de ce
type aurait ouvert dans Shangrenli, une ruelle de la rue de Fuzhou, au
début des années soixante. Ils ont rapidement augmenté par la suite,
toujours dans le quartier des courtisanes, pour connaître leur apogée
dans les années 1890-1892. Les plus célèbres étaient Tianlewo («Nid
du bonheur céleste»), Jiaolou («Pavillon des relations»), Xiaoguanghan
et quelques autres66. Il en reste encore quelques-uns à la fin de la dynas-
tie des Qing, mais ils ont été détrônés par les centres d'amusement
comme le Grand Monde. Le dernier shuchang a fermé ses portes en
191667. En 1919, un guide de Shanghai en indique encore seize, mais
si le nom n'a pas changé, la réalité n'a plus rien à voir avec les éta-
blissements du passé68.
Illustration 1
Scène de spectacle dans u n shuchang (music-hall)
Prostitution juvénile 117, 121, 141, 158, 191, Sauvetage - des prostituées 216, 303, 323, 365-
263, 302, 337, 366, 371, 373 377, 383sq ; des femmes enlevées 216, 222,
Prostitution militaire 263, 351, 361, 446n 365sqq, 378, 381, 389, 423n 425n
Publicité 59, 77-78, 115, 164, 165-166, 252, Séduction 34, 42sq 66, 67, 145, 207, 210, 221,
293,320, 321,324, 381,389 268
Pudong 2 1 1 , 2 1 6 , 2 2 1 Sensualité 118sq, 129, 130
Punitions 18, 109-110, 170, 174, 213-214, 315, Serveuses 54, 115, 117sq, 121, 124, 133, 143,
359, 420n, 451 202, 315, 353, 355, 41 On 439n
putong 102 (voir Anti-Kidnapping Society)
putong gongyi 381 Shanghai Municipal Council 100, 102, 117,
136-138, 161 sq, 167, 178, 226, 240, 242, 256,
Q 269, 275, 277, 300-310, 315sq, 319-338, 342,
qing nüzi Ib^C^P 96 344, 346, 352-354, 362, 368, 382, 393, 441n,
Qingjietang 453n 446n, 447n
Qingliange WllËfS 54, 107 Shanghai shi huanü lianyihui choubei
Qinglou jinhuatuan 74 weiyuanhui
Qingmingjie 281 360
Qingyunli W U J I . 243 Shanghai shi jingchaju guanli changji zanxing
qizhuang yifu 122 banfa
qunfangpu 260 356
Qunyufang 245 Shanghai shi jingchaju weisheng-ju changji
jianyan hezuo banfa
357
R Shanghai shi wuting c o n g y e y u a n xiehui
Racolage 55, 102, 106-111, 136, 153,216, 248, 412n
303, 320-326, 345, 353, 356, 359 Shen Bao F P Q 26, 60, 71-75, 95, 102, 106,
Recrutement des prostituées 23, 97sq, 104, 189, 108, 166, 184, 207, 261, 292, 314, 335, 351,
316, 324, 326 384, 405n
Réfugiés 35, 103, 120, 123sq, 137, 142, 213, shenjia 71
225, 231sq, 342, 355 Shenxian shijie 118
Réglementarisme 134, 137, 164, 300-385 Shenzhou lüguan 359
Réglementation 117, 122, 129, 160, 164, shouzhang lutou 433n
300sqq Shuchang î f M . 34, 43, 46sq, 50sq, 270, 431n
Règlements municipaux - Concession shushen f g e 42
internationale 46, 55, 79, 117 ; Concession Shuyu 33-37, 44, 50, 92, 101, 137, 232,
française 121 ; municipalité chinoise 100, 102, 243, 253, 270, 279, 360, 392
117, 138-138, 161 sq, 167, 178, 226, 240, 242, shuyu lianyihui 360
256, 269, 275, 277, 300-310, 315sq, 319-338, siju 112, 135
342, 344, 346, 352-354, 362, 368, 382, 393, Société des Nations - et trafic de femmes 191,
44ln, 446n, 447n 341, 346sqq, 442n ; et Extrême-Orient 346sqq
Relations anales 158, 159, 180 Sociétés religieuses 25, 307, 321, 384
renjiahuo A ^ K 294 Soldats 122, 263, 295, 304, 352sq, 447n
renmin ziyou A S P Fb 359 Songfengge * ) M M 55
Restaurants 42, 44-46, 54sqq, 57, 74, 79, 97, 98, Stérilité 165
103, 127, 228, 243, 248, 253, 263, 280, 287, Suzhou 33-37, 50, 97, 103, 168, 201,
334, 355 230-232,244,267, 352, 354, 383
Révoltes 35, 231, 248, 372 Syndicats 122, 360, 41 ln
Syphilis (voir aussi maladies vénériennes) 25,
S 106, 110, 164-170, 262
Salaires 47, 103, 116, 126, 146, 177, 283, 285,
287, 288, 304, 369, 374
Salons de massage 115-119, 236, 303, 336, 388 T
Santé - des prostituées 169, 307 sqq, 356, 377; taiji M M 92, 101, 106, 135,234,216
des clients 181; et médecins, 136, 160sq, 234, tangming 90-92
295, 303, 372, 381; et police 161, 320, 326, tangpai $j)t$ 103, 106, 119,, 408n
353-55 taoren 9 4 À 258
Santé publique 110, 160, 303, 304, 317, 324-25, Tarifs (courtisanes, prostituées) 27, 70, 81, 98,
348, 392 99, 102, 116, 126, 282, 293sq
Temple 54-55, 147, 228, 231, 233, 243, 260, Wang Yiting (Wang Zhen) 3Η3?378sq
315, 377 wuchang M M 119
Tenancières - 104, 147, 170, 214,251, 263-268, Wuchangli M M 232, 243
273, 276,292,416n ; de maison de prostitution wulaizi M M J - 94, 96, 175, 266
(maquerelles) 38-45,62sq, 66-73, 78, 91, 94, wuting M B 119
98, 101, 108-111, 131, 148, 152, 155, 157, 160, wuwei 158
169-175, 178,181, 209, 214-217, 222, 251-273,
279, 285,288,292, 296-298, 327, 330-333, 361 X
Théâtre 34, 36,40,43, 47, 50-54, 65,69, 84, 91, xiaji 102
103, 178,270, 303sq, 312, 317, 379, 388,402n xiangbang 271,288
Tianduobao jTcfPfë 77 xiangdaoshe 103sq, 257, 271, 356
tiaochu huokang 365 xiangguo M 78
tongxianghui 366, 378, 381 xianrouzhuang 100-102, 106, 158, 255,
Tongxingli [hUÎ-M 383 258, 293-295, 407n
Trafic des femmes -118, 42, 187-223, 324, 346- xianshuimei f l f e f t 9 9 , 1 2 4 , 135, 243, 258
351, 366, 378, 390 ; sur longue distance 139sq, Xin shijie 78
200, 206sqq, 390 ; et législation 314, 346 ; et Xu Qianlin 378
répression 191,213-216, 314, 342, 378 ; et xuanjuanjË# 281
tribunaux 214 ; et prix de vente 202 sqq xueyuan * - Q 49,230
Tribunal (voir aussi Cour mixte) 150, 173, 284,
287 Y
Tromperie 207sq, 222, 356 yamener r9 228,261
tuanti 11111 383 yanbang 77
tuoche 126 yangnù 38,41
yao'er 33, 35, 91,93, lOOsq, 112, 135,
U 228,230, 232,242, 255, 256,261,279, 287,
Universités 121 289, 293,407n
Usine 147sq, 193, 204, 236, 255, 281, 349, 355, yibang Éjfë 77
389, 392 Yidongtian 55
yiji 71,408,410
V Youxibao 36,77, 79, 280
Yu Shuping 358, 360
Vagabonds 261, 420n Yu Xiaqing JK&JW377
Vendeuses 96 Yu Yinxiang # 0 ^ - # 384
Vente (de femmes, d'enfants), voir Trafic de Yuxian ribao 0 f ê 77
femmes et d'enfants Yuyingtang 366,449n
Vêtements 59, 61, 62, 98, 148, 174, 268, 296,
365, 369, 381 Z
Veuves 142, 154, 193, 195, 209sq, 213, 266, Zhabei M i t 16,249,352,373,452
435n Zhao Nangong 334
Vice Committee 136, 138, 236, 256, 276, 323 Zhejiang 36, 96-99, 124, 139, 154, 196,
326, 329, 347,432n, 440n, 441n 198,200, 201, 206,214, 220sq, 266, 368, 378,
Viol 180, 212,420n 381,423n
Violence 15, 24, 111, 122, 157sqq, 170-181, Zhongguo jiuji furu zonghui
184, 232,265, 315, 390,420n (voir Anti-Kidnapping Society)
Virginité, voir Défloration, Viol zhongjin 63.
Vols 117, 174, 175, 213,261, 277, 292 zhongxiajieji 262
Voyous 71,108,118, 128, 152, 171, 174, 175, Zhoujinfang M 2 3 0
178, 180, 191, 204, 212,214, 265, 268, 271, Zhu Ruchun 75
336, 361, 372, zhujia f t * 92,102, 103, 135, 252, 253, 255,
277, 281, 285, 286, 288
W Zone de recrutement (prostituées) 35, 138-140,
waichang 273 152, 154, 198-200
Wang Wuwei 334 zuo taizi 125

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