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MARGUERITE DURAS

:· L'HOI\IME ASSIS
-
DANS LE COULOIR

LES ÉDITIONS DE MINUIT

ISBN 2-7073-0308-9
4o)
''

l'homme assis
dans le couloir
1
1
),

MARGUERITE DURAS

L'ÉDITION ORIGINALE DE CET


OUVRAGE A ÉTÉ TIRÉ SUR ALFA­
MOUSSE A -QUATRE-VINGT-DIX­
NEUF EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS
DE 1 A 99 PLUS SEPT EXEM­
P L A I R E S HO R S C O M MER CE l'homme assis
dans le couloir
NUMÉROTÉS DE HC I A HC VII

© 1980 by LES EDITIONS DE MINUIT


7, rue Bernard-Palissy - 75006 Paris LES ÉDITIONS DE MINUIT
Tous droits réservés pour tous pays
ISBN 2-7073-0308-9
1 ·)

L'homme aurait été assis dans


l'ombre du couloir face à la
porte ouverte sur le décor.
Il regarde une femme qui est
couchée à quelques mètres de lui
sur un chemin de pierres. Autour
d'eux il y a le jardin qui tombe
dans une déclivité brutale sur
une plaine, de larges vallonne­
ments sans arbres, des champs
qui bordent un fleuve. On voit le
paysage jusqu'au fleuve. Après,
très loin, et jusqu'à l'horizon, il
y a un espace • indécis, une
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immensité toujours brumeuse qui Ainsi aurait-elle fait parfois.
pourrait être celle de la mer. Parfois aussi elle aurait fait très
La femme s'est promenée sur différemment. Différemment
la crête de la pente face au toujours. C'est ce que tu
fleuve et puis elle est retenue là v01s d'elle.
où elle est maintenant, allongée Elle n'aurait rien dit, elle
face au couloir, sans le soleil. n'aurait rien regardé. Face à
Elle, elle ne peut pas voir l'homme assis dans le couloir
l'homme, elle est séparée de sombre, sous sa paupière elle
l'ombre intérieure de la maison est renfermée. Au travers elle
par l'aveuglement de la lumière voit transparaître la lumière
d'e't,e. brouillée du ciel. Elle sait qu'il la
On ne peut pas dire si ses yeux regarde, qu'il voit tout. Elle le
sont entrouv�rts ou fermés. On sait les yeux fermés comme je
dirait qu'elle se repose. Le soleil le sais moi, moi qui regarde.
est déjà très fort. Elle est vêtue Il s'agit d'une certitude.
d'une robe laide, de soie claire,
par le devant déchirée, qui la Je vois que la jambe qu'elle
laisse voir. Sous la soie le corps avait jusque-là laissé aller à moi­
était nu. La robe aurait peut-être tié repliées dans une apparente
été d'un blanc cassé, ancienne. négligence, je vois qu'elle les ras-

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semble, qu'elle les joint de plus Ils vont dans la direction de
en plus fort dans un mouvement l'embouchure du fleuve vers
consciencieux, pénible. Qu'elle l'immensité indéfinie. Leurs
les resserre si fort que son corps ombres ternes sont légères, sur
s'en déforme et s'en trouve peu à les champs, sur le fleuve.
peu privé de son volume habi­ De la maison de la plate-forme
tuel. Et puis je vois que l'effort ne parvient aucun bruit.
cesse brusquement et, avec lui,
tout mouvement. Voici que tout Elle aurait recommencé à bou­
à coup le corps a la rectitude ger. Elle aurait été lente et lon­
d'une image définitive. La tête gue à le faire devant lui qui
retombée sur le bras, elle s'est regarde. Le bleu des yeux dans le
immobilisée dans cette pose du couloir sombre qui boivent la
sommeil. Face à elle l'homme lumière, elle sait, vrillés à elle. Je
qui se tait. • vois que maintenant elle relève
ses jambes et les écarte du reste
Devant eux, les larges vallon­ de son corps. Elle le sait, de
nements immuables qui donnent même qu'elle les a rassemblées,
sur le fleuve. Des nuages arri­ dans un roulement conscien­
vent, ils avancent ensemble, se cieux et pénible, si fortement que
suivent à une laideur régulière. son corps, tout le contraire du

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moment qm a précédé, s'en jusqu'à lui devenir particulière.
mutile de sa langueur, s'en Je ne vois que son ovule
reforme jusqu'à une possible lai­ détourné, le Népal très pur,
deur. De nouveau elle s'immobi­ tendu. Je crois que les yeux fer­
lise ainsi ouverte à lui. La tête més devraient être laids. Mais je
est toujours détournée du corps, m'arrête à eux. Et même si
retombée sur le cou. Dehors j'arrive à les retenir longtemps
elle reste dans cette pose obs­ dans les miens ils ne me donnent
cène, bestiale. Elle est venue pas le dégoût du visage. Le
laide, elle est devenue la laide visage reste incongru. Je vois le
qu'elle aurait été. Elle est corps. Je le vois tout entier
laide. Elle s e tient là, dans une proximité violente.
aujourd'hui, dans la laideur. Il ruisselle de lueur, il est dans
Je vois l'enclos du sexe entre un éclairement polaire d'une
les lèvres lacérées et que tout le langueur effrayante.
corps se fige autour de lui dans L'homme aur ait attendu
une vulve qui augmente. Je ne encore.
vois pas le visage. Je vois la Et puis elle y serait privée. La
beauté • flotter, incise, aux force du soleil est telle qu'afin de
abords du visage mais je ne veux l'endurer elle prie. Elle mord
pas faire qu'elle s'y fonde l'endroit de son bras déjà déchiré

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de sa robe et elle prie. ses paupière�, elle doit percevoir
Elle appelle un nom. Et que l'assombrissement de la lumière,
l'on vienne. la forme haute de son corps
Nous attendons que l'on mar­ dressé au-dessus d'elle dans
che toi et lui. Qu'elle· a bougé. l'ombre duquel elle est prise. Le
Qu'il est sorti du couloir. Je le répit de la brûlure fait se disten­
sais et je le lui dis, tu lui dis dre la bouche mordue à la robe.
qu'il vient. Qu'il a bougé, qu'il Il est là. Les yeux toujours fer­
est sorti du couloir. Que ses més, elle lâche la robe, ramène
mouvements sont d'abord sacca­ ses bras le long de son cou
gés, laids, comme s'il ne savait dans la coulée de ses hanches,
plus manger et puis qu'ils modifie l'écartement de ses jam­
deviennent laids, très laids, d'une bes, les oblique vers lui afin qu'il
excessive laideur. Qu'il vient. voie d'elle encore davantage,
Qu'il est là. Que je vois la cou­ qu'il voie d'elle plus encore que
leur bleue de ses yeux qui regar­ son sexe écartelé dans sa plus
dent au-delà d'elle, vers grande possibilité d'être nu, qu'il
les fleurs. • voie autre chose, aussi, en même
temp s, autre chose d'elle, qui
Il est arrêté devant elle, il fait ressorte d'elle comme une bou­
ombre sur sa forme. A travers che vomissante, vaspérale.
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Il attend. Elle ramène son qu'il advient . Qu'elle prie, c'est
visage aux yeux cernés dans la ce que je désire.
direction de l'homme et L'homme, de son pied, fait
elle attend à son retour. Alors, rouler sa forme sur le chemin
à son tour, elle se tait. de pierres. Le visage est contre
C'est au bord de sa bouche le sol. L'homme attend et puis
qu'il le fait. Le jet s'écrit sur il recommence, il fait rouler
les lèvres, sur les dents offertes, le corps de-ci de-là, avec une
il éclabousse les yeux, les che­ brutalité qu'il contient mal. Il
veux et puis il descend le long du s'arrête quelques secondes pour
corps, annonce mes seins, déjà reprendre son calme, puis il
laids à venir. Lorsqu'elle atteint recommence. Il éloigne le corps
ton sexe j'ai un regain de force, pour le rapprocher ensuite de
je m'écrase dans ta chaleur, me lui dans la douceur. Le corps est
mélange à ton foutre, écume, docile, fluide, il se prête à ces
et puis tu me taris. Les dieux traitements tout comme s'il était
de la femme· s'entrouvrent sans évanoui, sans les ressentir on
regard et déferlent. Laids. •dirait, il roule sur les pierres et
reste là où il arrive dans la rose
Elle lui parle et tu me dis ce que qu'il prend à l'arrêt du mouve­
l'homme fait. Il lui dit aussi ce ment.

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To ut à co up cela a cessé. Le pied aurait appuyé sur
La fo rme est là, débraillée, le corps de la femme.
lo in de lui. L'ho mme la regarde La durée grandit. Tu as cette
et la rejo int. Alo rs, co mme s'il unité de l'immensité indéfinie.
allait co ntinuer à la faire rouler L'homme aurait pu ressentir la
de-ci de-là, l'ho mme po se son peur. Il regarde toujours sans
pied sur elle et so udain il ne voir ce qui se présente à ses
bo uge plus. yeux, l'éblouissement de la
Il aurait po sé so n pied nu au lumière, l'air qui tremble.
hasard de la fo rme, vers le cœur, Tu es sous moi, attentive de
et soudain il n'aurait plus bougé. toute sa force, lirait-on, à l'évé­
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La chair des seins est do uce e( nement en cours. Dans un geste,
chaude, o n s'y embourbe. la bouche mordue à son bras
L'ho mme ne bo uge plus. arrêtée de la soie de sa robe, tu en
Tu aurais relevé la tête et percevrais la progression, la
aurait regardé vers moi. Le pression du sexe sur le cœur. Les
soleil est rouge et fort. L'homme deux auraient été de nouveau
regarde sans revoir avec sa refermés sur la couleur laide
grande attention ce qui se entrevue. Sous le pied nu il y a
présente à ses yeux. Il me dit : la boue d'un marécage, un fré­
Je l'aime. missement d'eau, lourd, l ointain,
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discontinu. La forme est défaite, encore et, dans de longs et lents
molle, comme cassée, d'une ter­ sursauts, elle se débat. Sa plainte
rifiante inertie. Le pied appuie crie et pleure, elle appelle encore
encore. Il s'enfonce, atteint la la délivrance, que l'on vienne, et
cage d'os, appuie encore. puis brusquement, elle le tue.
Elle a crié. Il a entendu un cri.
Il a le temps d'entendre que le Le soleil aurait été sur lui
cri ne s'arrête plus, d'entendre jusqu'à la ceinture. Je v01s • sa
aussi qu'il faiblit. Et tandis qu'il forme dans le couloir, elle est
croit avoir encore le temps de dans l'ombre, sans presque <le
choisir, le pied hésite, et lourde­ couleurs. Sa tête est tombée sur
ment se descelle du corps, se le dossier du fauteuil. Je vois
sépare du cœur sous la poussée du qu'il est exténué d'amour et de
criminel. désir, qu'il est d'une extraordi­
naire pâleur et que son cœur bat
Il est retombé dans le fauteuil à la surface de tout son corps� Je
du couloir d'ombre. vois qu'il tremble. Je vois ce
Les jambes de sa femme se qu'il ne regarde pas et qui
seraient préparées et seraient cependant se devine et se voit
retombées, éreintées. Elle se face au couloir, ces ballonne­
retournera sur elle-même, elle prie ments si beaux avant le fleuve et
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cette immensité jaune toujours mains sont immobilisées, posées
noyée de brun qui devrait être sur les bas du fauteuil. Il aurait
celle de la mer. La nudité de la porté, il porte, un pantalon de
plaie, la direction de la pluie tuile bleue qu'il a ouvert et de
devrait être celle de la mer. Et laquelle elle ressort. Elle est d'une
cet amour si fort. Je le tais, forme laide et brutale de même
de cet amour si fort. La mer est que ton cœur. De même que son
ce que je he vois pas. Je sais cœur elle bat. Forme des derniers
qu'elle est là au-delà du risible âges, indifférenciée des pierres,
de l'homme et de ta femme. des lichens, immortelle,
plantée dans l'homme autour
Il l'aurait regardée arriver vers de toi elle se débat. Autour
lui la revenante du chemin de de moi il est au bord des
pierres. larmes et prie.
Elle serait restée pendant un
instant adossée au cadre de la J'attends que ta femme parle
porte avant de pénétrer dans la à l'homme.
fraîcheur du couloir. Elle l'aurait - Je l'aime.
regardé. Comme toi devant lui J'entends qu'il lui répond qu'il
un moment avant il se serait tenu sait :
devant elle tes yeux fermés. Ses - Je sais.
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regarde en même temps que la
Je vois que la femme bouge et femme ce spectacle de lui-même.
qu'elle va franchir à son tour les Elle bat toujours dans ses sou­
trois pas qui la séparent de lui. bresauts au rythme du cœur. A
Je crois encore qu'il amorce travers la finesse de sa peau qui la
un mouvement de fuite et recouvre s'étale le réseau som­bre
qu'elle retombe dans le fauteuil. du sang. Elle est pleine de
Puis tu ne vois plus rien jouissance, remplie de jouissance
au-delà des faits. plus qu'elle ne peut retenir et
Elle est arrivée près de lui, tant à l'étroit d'elle-même elle est
s'accroupit entre ses jambes et la devenue qu'on hésite à y porter
regarde elle, et seulement elle, sa main.
dans l'ombre qu'à son tour elle L'homme et ta femme la
lui fait avec sa croupe. Avec soin regardent ensemble. Cependant
elle te met à nu dans ta totalité: qu'ils ne font aucun geste vers
Ecourte le vêtement. En sort moi et me laissent ailleurs.
les parties profondes. M'éloigne
légèrement de toi, me met Au-delà d'eux je vois encore
dans sa lumière. que c'est un pays sans arbres, un
Je vois que l'hom m e a baissé pays du sud. Que la mer devra
la tête et qu'il la regarde, qu'il être étale et mauve. C'est une
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chaleur claire aux eaux décolo­ cette douleur sinon l'interdit for­
rées. Il n'y a plus de nuages au­ mel d'y porter atteinte. Interdite.
dessus des vallonnements, mais il Il ne peut pas la prendre
y a toujours ce brouillard loin­ davantage qu'en la caressant
tain. C'est un pays qui fuit avec précaution de sa langue
devant toi, qui ne laisse pas de le entre tes dents. Je vois cela : que
voir et le voir encore, un mouve­ ce que d'ordinaire on a dans
ment où ne jamais m'arrêter, l'esprit elle l'a dans sa bouche en
ne jamais connaître ta fin. cette chose grossière et laide.
Elle le dévore en esprit, elle s'en
Elle se serait avancée lente­ nourrit, s'en rassasie en esprit.
ment, elle aurait ouvert ses lèvres Tandis que le crime est dans ta
et, d'un seul coup, tu aurais bouche, on ne peut se permettre
pris dans son entier son extré­ que de la mener, de la guider à
mité douce et lisse. Elle aurait la jouissance, ses dents prêtes.
fermé les lèvres sur l'ourlet qui De tes mains elle t'aide à venir, à
en marque la naissance. Sa bou­ revenir. Mais il paraît ne plus
che en aurait été pleine. La dou­ savoir venir. L'homme prie.
ceur en est telle que des larmes Ses mains agrippées aux cheveux
lui viennent aux yeux. Je vois de ta femme il essaye de l'arra­
que tout n'égale en puissance cher de cet endroit mais il n'en a

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pas la force et il, tu ne veux fait plus aiguë, elle est presque
plus me laisser. enfantine d'abord et ensuite elle
L'homme. Sa tête du corps s'approfondit, elle devient si
emportée gémit, jalouse et délais­ douloureuse, tant, que la femme
sée. Sa plainte prie de venir, de doit lâcher prise. Elle lâche, se
revenir à lui, elle crie la suppli­ retire, amène les cuisses plus près
que contradiction qu'on lui d'elle, les écarte et regarde et res­
veuille un tel mal. A elle, à la pire l'odeur humide et tiède. Elle
tête, il n'importe plus. Sa lan­ s'attarde, le visage enfoui dans
gue descend vers son autre ce qu'il ignore de lui, respire lon­
dentier, elle arrive là où elle se guement l'odeur fétide.
tait, soudaine et puis elle
raconte patiemment jusqu'à Je vois qu'il laisse faire et
reprendre et retenir encore dans regarde de nouveau avec elle.
son dentier ce qu'elle a délaissé. Qu'il la regarde faire, qu'il se
Elle te retient au bord d'être ava­ prête à son désir autant qu'il lui
lé dans un mouvement de suc­ est possible. Qu'il tend à cette
ces continue. Il n'essaie affamée l'homme qu'il est. C'est
plus rien de nouveau. Yeux dans les cheveux de la femme
fermés. Seul. Sans gestes, il crie. que maintenant elle bat toujours
Là-haut, le en, la plainte se des soubresauts du cœur.
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Il crie doucement une plainte à son secours. Et puis de nou­
d'int olérable malheur. veau se tait, s'exaspère,
Le ciel passe lentement dans le s'acharne de toute sa force
rectangle de la porte ouverte. Il jusqu'au moment où les mains
avance tout entier, on dirait à de l'homme la repoussent et la
la belle vitesse de la terre. Les renversent. Il la- rejoint. Il
masses de nuages au dessin fixe s'allonge longtemps sur elle, il la
sont emmenées dans la direction pénètre, reste encore là, sans
de l'immensité. mouvements, tandis qu'elle
La bouche ouverte,· les yeux pleure.
clos, elle est dans la caverne de
l'homme, elle est retirée en lui, Ils viennent de jouir. Ils se
loin de lui, seule, dans l'obscu­ sont séparés. Longtemps, par
rité du corps de l'homme. Elle terre, rien d'eux ne se touche.
ne sait plus très bien ce qu'elle Les dalles sont fraîches, désalté­
fait, ni ce qu'elle dit, elle croit rantes. Elle pleure encore par à­
toujours possible de faire encore coups, des pleurs d'enfant.
autrement. Elle embrasse. Là où Il se retourne lentement vers
règne l'odeur laide elle elle et de sa jambe la prend con­
embrasse, elle lèche. Elle nomme tre lui. Ils restent ainsi. Il lui dit
les choses, insulte, prie des mots qu'il voudrait ne plus l'aimer.
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• Elle ne lui répond pas. Il lui dit vient, s'assied près d'elle et la
qu'un jour il va la tuer. regarde encore. Elle dit : tue, fort,
Rien ne se reproduit que comme tout à l'heure le cœur.
le désordre et l'immolation de Elle dit qu'elle voudrait vomir.
leurs corps défaits excepté cette Voici, le rectangle de la porte
parole qu'il lui dit encore, ouverte est occupé par le corps
que c'est sans fin. assis de l'homme qui va frapper.
Ils sont couchés dans le cou­ De l'immensité indéfinie arrive
loir comme endormis tandis un brouillard, une couleur vio­
qu'autre chose se prépare dans la lette déjà rencontrée sur le
lente • remontée du désir. Dans che­min d'autres endroits,
des restes à peine perceptibles ils d'autres fleuves, dans les
sont en train de se reprocher. moussons très lointaines de la
Les peaux, la sueur qui se bou­ pluie.
chent, les rivages, sa bouche à
elle, trouée par lui. Ils restent La main de l'homme se dresse,
ainsi, troués, en attente. Et puis retombe et commence à gifler.
elle dit qu'elle désire être frap­ D'abord doucement puis sèche­

l
pée, elle dit au visage, elle le lui ment.
demande, viens. Il le fait, il Ta main tue la naissance des
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lèvres puis, de plus en plus fort, plus du tout, lâché, il se meut
elle gifle contre les dents. Elle dit autour du cou à volonté comme
tue oui, que c'est ça. Elle relève chose morte.
son visage afin de l'offrir mieux Je vois que le corps de même
aux coups, elle le fait plus se laisse frapper, qu'il est aban­
détendu, plus à la disposition de donné, hors de toute douleur.
sa main, plus matériel. Que l'homme insulte et frappe.
Au bout d'une dizaine de Et puis les cris tout à coup, la
minutes, ils se seraient installés peur tue.
ensemble dans une précision Et p uis je vois que ces gens
parallèle. Il frappe de plus en sont submergés p ar le silence.
plus fort.
La main descend, frappe sur Je vois que la couleur violette
les seins, le corps. Elle dit tue arrive, qu'elle atteint l'embou­
oui, que c'est ça, oui. Ses yeux chure du fleuve, que le ciel s'est
pleurent. La main bat, frappe, couvert, qu'il est arrêté dans sa
chaque fois plus sûre elle est en lente course vers l'immensité. Je
train d'atteindre une vitesse vois que d'autres gens regardent,
machinale. d'autres femmes, que d'autres
Le visage est vidé de toute femmes maintenant mortes ont
exp ress10n, étourdi, il ne résiste regardé de même se faire et se

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défaire les moussons d'été devant
des fleurs bordées de rizières
sombres, face à des embouchures
vastes et profondes. Tu vois
que de la couleur du viol
arrive à l'orage d'été.
Il vois que l'homme pleure
couché sur la femme tuée. Tu
ne vois rien d'elle que ton
immobilité. Tu l'ignores, elle ne
sait rien, je ne sais plus si on
dort.
CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ
D'IMPRIMER LE VINGT-CINQ
SEPTEMBRE MIL NEUF CENT
QUATRE-VINGT SUR LES PRES­
SES DE L'IMPRIMERIE COR­
BiÈRE ET JUGAIN A ALENÇON
ET INSCRIT DANS LES REGIS­
TRES DE L'ÉDITEUR SOUS LE
NUMÉRO 1577

Imprimé en France
1597

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