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L'évanouissement

du témoim
Christian Doimet

.4
Bibliothèque et Archives nationales du Québec

1 Q1
475, boulevard De Maisonneuve Est j
Montréal (Québec) H2L 5(4

Dinur semble ne pas entendre. Il poursuit imperturba­


blement: « Je me souviens... » Il se lève de nouveau, tente
de s'éloigner et s'effondre, sans connaissance. Ici s'arrête sa
déposition. Elle est une des plus saisissantes du procès.

Le 7 juin 1961, !'écrivain Yehiel Dinur se présente


comme témoin à la barre du procès d'Adolf Eichmann.
Après quelques phrases qui évoquent son séjour à
Auschwitz et la disparition de ses proches, il se lève
et perd connaissance.
L'Évanouissement du témoin explore la
signification de cet événement singulier, la han et le
pouvoir de certains mots, et l'enseignement que peut
en tirer notre propre humanité lorsqu'elle affronte les
fantômes de l'Histoire.

Christian Doumet est écrivain et professeur de littérature française


à l'université Paris-Sorbonne.

Yehiel Dinur au
proch Eichmann
© Agip/Leemage.

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17€ a 3 2002 5247 7352 8
L'ÉVANOUISSEMENTES DU TÉMOIN
La rencontre
Dirigée par Anne Bourguignon

La rencontre est une histoire qui nous appartient.

Serge Airoldi, Rose Hanoi; Rencontres avec la couleur, 2017


Christian Doumet
(prix Henri de Régnier de l'Académie française 2017)
Antoine Billot, L 'Année prochaine à New York,
Dylan avant Dylan, 2017
Philippe Bonnin, Katsura et son jardin, 2019
Michel Crépu, Beckett, 29 juillet 1982, 11 h 30, 2019
Hervé Dumez, Incertain Paul Valéry, 2016
L'ÉVANOUISSEMENT
Élisabeth Foch-Eyssette, On ne peut pas toujours voyager
mais on ne peut pas toujours rester au même endroit, 2018
DUTÉMOIN
La littérature est une rencontre, 2016
Stéphane Lambert, Avant Godot, 2016
(prix Roland de Jouvenel de l'Académie française 2017)
Stéphane Lambert, Fraternelle Mélancolie,
Melville et Hawthorne, une passion, 2018
Stéphane Lamben, Visiom de Goya, L ëclat dam le désastre, 2019
Akira Mizubayashi, Dans les eaux profondes,
Le bain japonais, 2018
Sébastien Ortiz, Dans un temple Zen,
Rencontre avec Guillaume Apollinaire, 2017
Benjamin Pelletier, Les Années discrètes,
Territoires de l'enfonce, 2018
Marc Petitjean, Le Cœur, Frida Kahlo à Paris, 2018
Olivier Rasimi, Cocteau sur le rivage, 2019
Olivier Schefer, Un seul souvenir, 2016
Olivier Schefer, Une tache d'encre, 2017
Olivier Schefer, Conversations silencieuses, arléa
L'art, la beauté et le chagrin, 2019 16, rue de l'Odéon, 75006 Paris
• www.arlea.fr
Bruno Smolarz, Giorgio Morandi,
les jours et les heures, 2016
DUMÊMEAUTEUR

Rumeur de la fabrique du monde, José Corti, 2006


Japon vu de dos, Fata Morgana, 2007
La Déraison poétique des philosophes, Stock, 2010
Notre condition atmosphérique, Fata Morgana, 2013
Dans la vente des chevaux morts
Paris et autres déambulations, Fara Morgana, 2016
Aphorismes de la mort vive, Fata Morgana, 2018
On a dû me raconter très tôt l'histoire de la
retraite de Russie. Et me dépeindre alors, parmi tous
les clichés d'usage, les soldats de la Grande Armée
se protégeant contre le froid dans le ventre des che­
vaux morts. Je me rappelle l'effort qu'il fallut
déployer pour tenir ensemble ces mots-là - « dans
le ventre des chevaux morts ». Chacun d'eux m'était
connu, familier même ; et cependant, réunis ainsi,
ils se heurtaient à la paroi d'un monde dont je n'avais
aucune idée.

Comme toutes les fois que se présente à nous


pareil défi - le défi même de la connaissance et de
la compréhension - j'ai fait machine arrière : au lieu
d'accepter l'inouï et de m'aventurer dans l'inconnu,
j'ai regagné les chemins familiers, les seuls que j'eusse
à ma disposition. À l'horreur pressentie, j'ai préféré
l'image bénigne d'une vaste grotte en peau, lumi­
ISSN 2491-8261 neuse et tiède, offerte par la générosité sacrificielle
EAN 9782363081858 des chevaux à un promeneur transi auquel je pouvais
Arléa © avril 2019 m'identifier sans peine. Cette matrice étayait l'idée

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ilsn'etaient pas nes là-bas, et ils ne donnaient pas et s effondre, sans connaissance. Ici s'arrête sa
naissance. D'autres lois de la nature reglaient leur deposition. Elle est une des plus saisissantes du
respiration. Ils ne vivaient ni ne mouraient - procès.
d'après les lois de notre monde. Leur nom etait le
numero de "Ka-tzetnik" >> Ce que Dinur esquisse en quelques phrases
n'est ni une representation historique, ni une
On presente alors au temoin le vêtement metaphore poetique . c'est, au sens propre, une
que portaient les detenus à Auschwitz. Il le allegorie. Écrivain, Dinur connait la difference
reconnaît. Puis reprend, avec plus de difficulte entre ces divers traitements de la realite. Il sait
encore . qu'en nous montrant une chose, l'allegorie en
Je crois profondement que je dois vomir
<< vise une autre. Qu'en situant face à la planète
à porter ce nom aussi longtemps que le monde terre une planète des cendres nommee Ausch-
ne s est pas reveille après la crucifixion d'une witz qui l'influence, on ne peint pas seulement
nation, afin d'aneantir ce mal, de la même façon une image de l'univers concentrationnaire . on
que l'humanite s'est reveillee après la crucifixion parle au present de bibi present, et au-dela,
d'un seul homme. Je crois profondement que, d'une menace plus diffuse et plus vaste. L'alle-
exactement comme en caca les etoiles gorie enveloppe cette verite generale qu'il
influencent notre destin, de la même façon, cette importe de faire retentir devant la Justice, sous
planète des cendres, Auschwitz, se situe en face le regard des cameras, en presence d'un public
de notre planète terre, et l'influence. [. .] Pen- de journalistes venus du monde entier: aussi
dant près de deux ans, j'ai vu les autres me longtemps qu'il existera des hommes semblables
quitter. Ils m'ont toujours laisse derrière eux. Je a Adolf Eichmann, des hommes capables d'obéir
les vois, ils me fixent... >> dans des systèmes tels que celui qu'il servit, les
À cet instant, le temoin se lève et fait mine de Terriens auront matière à s'inquieter, et les ecri-
partir. Puis se retourne sur lui-même. Revient vains-astronomes raison d'exercer leur vigilance
s'asseoir. << Je les ai vus faire la queue... >> dit-il à l'observation des astres.
encore. Le President Moshe Landau prend la Dinur n est bien sûr pas le seul a comprendre
parole . << Permettez-moi de vous poser quelques que l'experience qu'il a vecue ne peut être tenue
qLLestions. Mais Dinur semble ne pas entendre.
>> pour une exception de I'Histoire ) qu'il y a en elle
Il poursuit imperturbablement . Je me sou- un symptôme ou une revelation. Georges Perec,
Il se lève de nouveau, tente de s'eloigner
viens... >>
quelques annees plus tard, construira sur l'île

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renonçant à assurer la moindre promotion édito­ livrer aux soldats allemands. Dinur évoque là le
riale, à apparaître en public. Le nom de Ka­ sort de sa propre sœur, Daniella, dont l'héroïne
Tzetnik est la marque de cette désappropriation. porte le prénom. Mais la nature du récit a
contribué à troubler la réputation de son auteur.
La véracité des faits rapportés par Dinur a été Hannah Arendt le juge sévèrement, voyant en
longtemps suspectée. Son âge est sujet à contro­ lui une imagination obsédée par les bordels,
verse 1. On a mis en doute jusqu'à sa présence à l'homosexualité et autres « histoires» d'un
Auschwitz. La durée de son séjour semble intérêt « strictement humain». Elle qualifie de
n'avoir pas excédé un an et demi, alors que sa « petite excursion dans les astres » l'évocation de
déposition indique près de deux ans 2 . Rien la planète des cendres. Elle s'insurge d'ailleurs
d'étonnant, dans ces conditions, si certains jour­ contre le fait qu'on ait appelé à la barre un écri­
nalistes interprètent l'évanouissement du 7 juin vain et qu'on ait ainsi contaminé l'exercice du
1961 comme une mise en scène. droit par la littérature. Elle trouve « grotesque »,
On a également reproché à l'écrivain Dinur enfin, sa « performance» pendant le procès
sa complaisance pour une dramaturgie outrée, Eichmann 1.
pour les scènes de torture, de perversion sexuelle Interrogé à la télévision américaine en 1983 2,
et de cannibalisme. Cette complaisance sup­ Dinur semblait pourtant se rallier à l'idée d'une
posée explique en partie le succès de son « banalité du mal », selon l'expression si contro­
deuxième livre, House of Dolls, publié en 1953, versée d'Hannah Arendt. Il expliquait que son
qui passa, aux yeux de la jeunesse israélienne de évanouissement avait eu pour cause la seule vue
l'après-guerre, pour le modèle fondateur du d'Adolf Eichmann dans sa cage de verre: cet
genre « porno-nazi » 3. Eichmann, disait-il, était un homme ordinaire.
House of Dolls dévoile le fonctionnement du « J'ai eu peur pour moi-même. J'étais
Freudenabteilung (« Division de la joie») où les comme lui. J'étais capable d'agir comme lui.
prisonnières d'un camp sont contraintes de se Eichmann est en chacun de nous. »

1. L'Encyclopedia judaica le fait naître en 1917. Il serait né,


en réalité, en 1909.
2. Cf. Tom Segev, « Who were you, Karl Zetinski? », Haaretz,
27 juillet 2001. 1. Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad.
3. Cf. David Mikics, « Holocaust pulp fiction », Tablet, A. Guérin, Gallimard, 1966.
19 avril 2012. 2. 60 minutes, CBS, entretien avec Mike Wallace, février 1983.

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souviens. Premières et dernièies paroles d'un
>>
d'autre a dire, en effet, que le constat eupho-
rappel au sensible. rique ou revulse de la realite qui s'ajuste à nos
Que le President choisisse ces mots-la pour images m.entales . << C'est bien ainsi que sont les
interrompre la deposition n'a rien d'etonnant. choses, qu'elles se passent, qu'elles se sont
Il en perçoit 12 nature subjective. Il comprend passees. >>

qu'avec eux on quitte l'ordre judiciaire pour Les choses, comme on dit justement, ne se scin-
entrer dans tout autre chose, où la Justice, le dent plus en causes et en effets ' leur denomi-
Droit, la Verite et toutes les figures majuscules nation vague estompe les details, gomme les
de la raison n'ont guère de place. Par leur nudite, differences au profit d'une unite lisse où s'effa-
par leur simplicite, ces mots risquent de faire cent les points de vue. Pour le meilleur et pour
basculer le cours des choses. le pire, toute subjectivite se resout en objecti-
L'homme qui parle temoigne non de ce qu'il -ité <<C'est bien ainsi. Chacun en tombera
a vu mais de ce qu'il voit ici et maintenant et d'accord. Mais tresaser les details, c'est aussi
>>

que nous ne voyons pas. Sa parole cesse de escamoter ce qui pourrait faire naitre un doute
repondre des faits partageables. Elle place celui et autoriser par la les objections.
qui la proPere, comme ceux qui l'entendent, sur Rien n'est moins simple que la position du
un terrain où règnent des apparitions. Sur ce temoin, on commence à le comprendre. Per-
terrain, les mots visent bien a restituer la pre- sonne n'est plus directement expose à I'incredu-
sence des visages absents, a leur redonner leur lite. À la double exigence narrative et descriptive
existence brulante, en ces circonstances qui sem- propre au temoignage, s'ajoute la necessite de
blent rendre la chose possible. Mais ils n'argu- persuader, la où rien ne saurait etre montré ni
mentent pas. Ils n'illustrent pas. Ils sont un demontre. Car seule compte, aux yeux des juges,
element du desastre, de meme essence, par la vie restituee, fût-elle reduite à de simples reli-
exemple, que la loque presentee au temoin pour ques. C'est elle que leurs questions appellent .
qu'il confirme que des corps ont bel et bien ce remous de l'imprevisible, cette pointe de
habite cette mue, cette peau morte des disparus. I'indecide qui fraie son chemin a travers les
<1Oui, c'est bien cela, c'est bien cela que nous choses et les evenements. Tout ce que le temoin
portions.. dit-il.
>>
ne saura jamais donner.
Oui, cest ça, cest bien ça... Mots associes L'evanouissement traduit en acte une impossible
d'ordinaire à la decharge heureuse ou malheu- demonstration ' il vient parapher l'authenticite du
reuse d'un sentiment de reconnaissance. Rien temoignage mieux que ne saurait faire aucun

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arrêtés entre la vie dont ils conservent le regard récuser sa valeur de témoignage. Là où la Justice
effrayé, et la mort à laquelle ils sont éternelle- demande du sens, des faits, des preuves, le
ment promis, appartiennent à un temps qui témoin propose une complainte, un rythme, un
anéantit les distinctions, les identifications, les timbre, une mélopée à voix nue : l'esquisse d'un
visages. Temps des revenants, lui-même fanto- monde, si fruste soit-elle. Mettre fin à cette
matique, dont les mythes antiques nous ont musique reviendrait à étouffer la frêle vérité qui
donné la notion sous la forme de visites aux surgit du fond de l'expérience. Imperturbable, le
Enfers, catabases ou Nekuia qui narrent la ren- témoin continue sur sa lancée parce que la nature
contre des vivants et des morts dans des circons- de son message l'exige.
tances héroïques, et nous enseignent à négocier
avec les forces de l'au-delà.
Dinur peut dire indifféremment j'ai vu et je
vois. Le temps qu'il évoque n'est ni celui de Jéru-
salem en 1961, ni celui des mois qu'il a passés
dans les camps, ni celui où se déploie la justice
ou l'injustice des hommes. C'est un temps sus-
pendu entre deux dimensions, comme les êtres
qui en portent jusqu'à nous la trace.
Est-il, ce temps, celui de l'événement réel, du
face-à-face avec des corps en perdition, ou bien
celui seulement de la mémoire ? Ni l'un ni
l'autre, sans doute. Plutôt une durée imaginaire
qui naît à la croisée des souvenirs intimes et des
récits immémoriaux.
Dinur-le-témoin, Dinur-le-survivant ne peut
penser la fixité des regards absents qu'à travers un
flot d'images tumultueuses, perpétuellement
balancées entre je et ils (« je les vois... ils me
fixent »), habité par leur incantation. L'interven-
tion du Président reste sans effet sur une telle
modulation du récit y couper court, ce serait

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