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THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DES UNIVERSITÉS LILLE III ET DE COCODY
en langue et littérature françaises
présentée et soutenue publiquement par
Kouamé Mike Olivier KOUAKOU
Le 11 décembre 2009
TOMEI
Jury:
* M. Yves BAUDELLE, Professeur (Université Charles de Gaulle-Lille III)
* Mme Monique GOSSELIN-NOAT, Professeur émérite (Université Paris X-Nanterre)
* M. Jean-Marie KODAK.OU, Maître de conférences (Université de Cocody-Abidjan)
* M. Pierre N'DA, Professeur (Université de Cocody-Abidjan)
* Mme Thanh-Vân TON-THAT, Professeur (Université de Pau et des Pays de l'Adour)
A mes parents et à mon oncle,
A Florence,
A Dolan, l'ami trop tôt parti.
LM O!l/2
« [ ... ] quelque chose comme la perpétuation,
la délégation vivante de l'humanité originellle,
inchangée, les specimens inaltérés et
inaltérables, rebelles aux siècles, au progrès,
aux successives civilisations et au savon,
venus tout droit du fond de l'Asie, des âges,
sortis tels quels des entrailles du monde [ ... ]. »
Le Clézio
Remerciements
et Pierre N'da dont le savoir, la rigueur et la patience m'ont accompagné tout au long de
ces années de recherche. M. Baudelle, avant même notre première rencontre, s'est
personnellement impliqué dans les démarches administratives pour rendre possible mon
lui, a accepté sans réserve, de m'encadrer lorsqu'il s'est agi pour moi de m'inscrire en vue
d'une thèse en littérature française. Et si pendant toutes ces années, j'ai passé plus de
temps à Lille 3 qu'à Cocody, M. N'da a fait preuve de beaucoup de sollicitude et n'a pas
leur exprimer toute ma gratitude. Je ne saurais parler de recherche sans évoquer aussi M.
Jean-Marie Kouakou de l'Université de Cocody qui m'a communiqué son amour pour la
A lui aussi, je voudrais exprimer toute ma reconnaissance. Je tiens aussi à mentionner ici
les enseignants des Universités de Cocody et de Lille 3 qui m'ont dispensé le savoir et
Mes pensées vont également à Florence, mon épouse, qui m'a accompagné
dans cette aventure à la fois contraignante et exaltante, ainsi qu'à sa famille qui m'a si bien
accueilli. Je voudrais associer à ces remerciements mon père, ma mère et toute ma famille
qui m'ont donné la chance de connaître la joie de l'école. J'ai enfin une pensée particulière
pour mon oncle Raymond Goly, sans lequel je n'aurais sans doute pas fait d'études
supérieures. Que toutes ces personnes et tous ceux que je ne puis nommer, faute de place,
1963, valut à Le Clézio le Renaudot, incarne parfaitement les grandes lignes du Nouveau
Roman. Pris entre démence et révolte, foncièrement amer contre la société vis-à-vis de
laquelle il a pris volontairement ses distances, Adam Pollo (nom qui porte d'ailleurs en lui-
même toute l'énigme de l'individu), par son attitude, tranche nettement avec l'idée
Clézio, par ailleurs admirateur, entre autres, d'Henri Michaux, Lautréamont et David
Salinger, le récit ne repose sur aucune trame narrative et l'action se résume à certains actes
d'éclat qui relèvent plus de l'état démentiel du protagoniste que du bon sens.
sa justification dans le fait, selon Robbe-Grillet, que la mémoire n'est pas chronologique'.
Le roman, dans sa forme nouvelle, ne devrait plus laisser entrevoir un fil conducteur sur
se décline assez nettement dans l'œuvre du jeune auteur fera dire à Jérôme Lindon, dont les
1 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Editions de Minuit, coll. « Idées», l 963.
6
propos sont rapportés par Roger-Michel Allemand', au sujet de la célèbre photographie qui
tient lieu de document officiel, que si elle avait eu lieu quelques mois ou quelques années
plus tard, on aurait pu y convier tour à tour, Maurice Roche, Georges Perec, Louis René
des Forêts, et un certain Jean-Marie Gustave Le Clézio. Pour autant, l'auteur du Procès
verbal n'a jamais manifesté une forme quelconque d'appartenance au mouvement qui,
d'ailleurs, s'est toujours défendu d'en être un. Robbe-Grillet qui a toujours été pressenti
pour jouer le rôle de chef de file, ne cessait de se défendre d'avoir voulu construire une
3
théorie du Nouveau Roman :
Il s'agit d'un groupe hétérogène dont les membres partagent plus ou moms un
certain nombre de partis pris esthétiques, tout en préservant chacun, en tant qu'écrivain, sa
naissante, à l'œuvre de rénovation du roman prônée par Robbe-Grillet sans pour autant y
Michaux, Lautréamont, Thomas Mofolo, et bien d'autres encore. D'autres romans suivront
ce premier succès d'adolescent qui voulait, comme il l'explique lui-même, « casser des
portes, parler plus fort que les autres »5. Empreintes de tonalité subversive et de virulence
suite du Procès verbal, d'autres livres à la tonalité tout aussi belliqueuse comme La Fièvre
(1965), Le Déluge (1966), L'Extase matérielle (1967), La Guerre (1970), et surtout Les
Géants (1973). A travers ceux-ci, Le Clézio s'en prend ouvertement aux grands centres
certains de ses livres, notamment Le Livre des faites, sont pleines d'invectives qui
traduisent cette forme de rébellion. La thématique dominante chez l'auteur, dès lors, tourne
autour d'une prise de distance (Voyages de l'autre côté, 1975, Voyage au pays des arbres,
1978) et de fuite (Le Livre des fuites, 1969) loin d'une telle société, pour se réfugier dans la
marginalité.
Après avoir séjourné chez des populations amérindiennes pour son service
militaire, Le Clézio découvre un autre rapport au monde, fondé essentiellement sur une
forme d'harmonie avec la nature et avec soi-même. Profondément bouleversé par cet autre
mode de vie dominé par la simplicité, il change son regard sur la société dans son
ensemble et atténue le jugement qu'il porte sur le monde en général. Son écriture n'est pas
révolte. En se déplaçant de l'univers urbain, avec sa violence, vers des civilisations tenues
elle se fait porteuse du chant de la beauté et de l'harmonie qu'on retrouve chez ces peuples
marginalisés. Cette étape constitue donc pour l'écrivain non seulem ent une rupture dans sa
thématique, mais aussi dans sa dém arche narrative. Le Clézio rom pt ainsi avec l'influence
directe des valeurs transgressives prônées par le Nouveau Roman et la tonalité virulente et
subversive qui convenait parfaitem ent à l'esprit de« mai 68 ». Cette période de l'auteur est
6
d'ailleurs qualifiée par Simone Domange d'« un brin scandaleuse » .
L'évocation de ses débuts par Le Clézio sonne comme un mea culpa: « A vingt
ans, on croit qu'écrire, c'est tout faire sauter. Plus tard, on se rend compte qu'on écrit
surtout pour comprendre, les autres, soi, son passé >>7. Cette œuvre de la deuxième période,
dont on pourrait dire que Désert ( 1980) constitue le point de départ, repose sur un discours
plus apaisé et plus calme, pour faire place à une tonalité plus poétique, riche de ses images,
même si, en toile de fond, subsistent les grands problèmes du moment, notamment la
guerre, les questions environnementales, la violence, que l 'écrivain développe à côté des
reconnue à l'auteur n'est pas consécutive à un revirement dans le choix de ses modes
d'expression, mais résulte de ce que Le Clézio investit son œuvre d'éléments structurels
propres à la poésie, ainsi d'ailleurs qu'au mythe et à d'autres formes artistiques tels que le
chant et la danse.
6
Simone Domange, « La quête du désert», le Magazine littéraire, n°362, février 1998, p. 44
7Michèle Gazier,« L'aventurier de nulle part» [Entretien avec Le Clézio], Télérama, n° 2395, 6 décembre
1995, p. 76.
9
Ce sont là des pratiques observées au cours de ses nombreuses lectures, mais
surtout dans la culture des peuples qu'il a rencontrés lors de ses voyages.
collection « l'aube des peuples », avec pour objectif de recueillir et de traduire des textes
anciens dont l'ensemble constituerait une littérature des origines, montre bien l'intérêt de
Le Clézio pour les civilisations passées. En privilégiant cette ouverture sur d'autres
cultures et civilisations pour redonner vie à des mythes anciens, l'écriture se fait non
nombreuses voies d'expression se rejoignent et s'entremêlent. Nul doute que, par la qualité
de son œuvre perpétuellement en quête de ces autres formes, Le Clézio passe pour une des
figures emblématiques de la littérature française". Le Prix Nobel 2008 qui lui a été attribué
conforte cette notoriété littéraire qu'il a su gagner, au fil des années, aussi bien en France
Quand on parcourt l'œuvre de Le Clézio, on est donc frappé par la place centrale
qu'y occupe le recours à ce qui est de l'ordre des origines. La quête de l'élémentaire et de
l'originel apparaît chez lui comme un thème majeur, ou comme un fil conducteur pour
l'ensemble de son œuvre. A travers son univers fictionnel, transparaît une constante remise
référence à ce qui relève du primordial et de l'essentiel. C'est cela qui motive cette étude
JM.G. Le Clézio.
8Un sondage publié dans le magazine Lire, dans son numéro de novembre 1994, le définit comme « le plus
grand écrivain vivant de langue française».
10
La notion de l'originel renvoie à l'idée de ce qui est au fondem ent, au
com mencem ent d'une réalité ou d'une chose. Elle fait appel à l'idée de l'essence, ou de la
quintessence de l'être ou de l'objet. L'élém entaire, quant à lui, exprim e ce qui se résum e à
l'essentiel, au fondam ental. Cela im plique l'idée d'un objet dépouillé, réduit à sa plus
sim ple expression, à la matière dénudée. C'est un terme qui prend aussi en compte ce qui
tenue pour la source des vérités essentielles et de toutes valeurs. D'ailleurs, comme le fait
L'intérêt d'une telle étude s'explique par le fait que l'œuvre de Le Clézio s'inscrit
dans un contexte, depuis les années 1980, de définition de nouvelles orientations pour la
impliquerait l'idée d'un avenir dont les bases sont jetées par un guide, un prescripteur de
9
l 'Extase matérielle, Paris, Gallimard, coll.« Idées», 1967, p. 45.
IO Bruno Blanckeman, les fictions singulières : étude sur le roman français contemporain, Paris, Prétexte
éditeur, 2002, p. 13-14.
11
modes de conduite, un éveilleur de conscience. Ce sont là des termes qui sont aux
Ce que je conçois, c'est un avenir qui serait un retour vers une origine. Un
avenir qui boucle un cycle, qui termine une giration, une révolution. C'est à
ce moment, je pense, que je pourrais peut-être percevoir quelque chose.
Mais ce n'est pas du tout un avenir linéaire. C'est un avenir qui se reproduit.
11
Quelque chose qui recommence.
des valeurs traditionnelles et à une forme évidente de conservatisme. Il ne s'agit pas, pour
Le Clézio, de ressasser, dans une espèce de poussée nostalgique, une quelconque vertu du
passé. La question centrale, dès lors, est de savoir dans quelle mesure son œuvre met en
évidence les éléments constitutifs de cette quête. En d'autres termes, il s'agit de savoir
comment, à travers ses livres, Le Clézio manifeste une volonté de recourir à l'originel et à
Le Clézio ne fait-il pas acte de régression dans un contexte actuel voué à la recherche d'un
préconise une démarche évolutive en lui opposant un recours constant aux valeurs
anciennes et traditionnelles? S'il est admis que toute réforme implique l'idée d'un avenir,
11 ln Jean-Louis Ezine, Ailleurs [transmission d'un entretien avec Le Clézio sur France culture], Paris, Arléa,
1997, p. 94.
12
Sur cette question, les propos de Claude Sim on que rapporte Roger-M ichel
Allem and, dans son ouvrage Le Nouveau Roman, sonnent comme quelques éléments de
réponse. Pour l'auteur de La route des Flandres, toutes les pensées humanistes et les
idéologies véhiculées par la littérature avaient atteint leurs limites; d'où la nécessité de
d'émergence du Nouveau Roman. Mais il semble, en tout cas sur le plan de ses
recommandations, avoir reçu un écho favorable chez Le Clézio dont le principal objectif,
en tant qu 'écrivain, consiste à appeler de tous ses vœux un recours aux valeurs originelles.
Cela ne veut pas dire que l'auteur porte uniquement un regard élogieux sur la
culture marginale de ces peuples indiens ou autres minorités dont il parle dans ses œuvres,
mais qu'elles ont le mérite à ses yeux d'être autres et de s'opposer ainsi au vent ravageur
12 Propos tenus dans libération du 31 août 1989 el rapportés par Roger-Michel Allemand, Le Nouveau
son œuvre, Le Clézio disait: « Je ne pourrais jamais dire de ces gens avec qui j'ai vécu
qu'ils étaient sauvages, ni qu'ils étaient bons. Ils vivaient selon d'autres critères et d'autres
13
valeurs » .
C'est dire que la quête de l'élémentaire et de l'originel chez Le Clézio n'est pas une
marge d'un mouvement sociétal porté sur des valeurs modernes et novatrices. Au contraire,
Gilles Lipovetsky. Il s'agit donc de montrer comment chacune des œuvres que nous nous
perspectives pour le roman et les genres hybrides qu'il entraîne dans son sillage.
l'étude de I 'œuvre de Le Clézio, et a déjà fait l'objet de réflexions. Ainsi Véronique Pagès-
13
ln Tirthankar Chanda, « La langue française est peut-être mon véritable pays» [Entretien avec Le Clézio],
Label France, n° 45, décembre 200 l, sur le Site de France Diplomatie,
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/article_imprim.php3 ?id_article=2164 7, dernière consultation le 26
novembre 2009.
14
Pierre Lepape, « Le nouveau désordre littéraire», Magazine littéraire, n° 459, décembre 2006, p. 18.
15
Gilles Lipovetsky et Sébastien Charles, Les temps hypermodernes, Paris, Grasset et Frasquelle, coll. « Le
livre de poche», 2004. Pour Lipovetsky, le temps postmoderne qu'il définissait en 1984 dans L 'Ere du vide a
cédé la place au temps hypermoderne qui se caractérise notamment par l'hyperconsommation.
14
Jodlowski, à travers sa thèse", analyse comment l'auteur aborde la question des origines.
Pour elle, cette référence aux origines ne saurait se réduire à une simple promotion du
primitivisme. li ne s'agit pas, selon elle, d'aliéner la liberté et la spiritualité qui sont des
caractéristiques propres à l'homme au profit d'un état animal. Mais en revanche, c'est un
processus qui permet de retrouver un esprit d'enfance. D'ailleurs pour elle, Le Clézio et
l'être et des choses, qui permet d'être au plus près de la réalité mythique. L'œuvre
leclézienne, à l'en croire, laisse transparaître une forme de nostalgie des origines du monde
qui se traduit dans une sorte d'opposition entre une société occidentale très matérialiste, et
une autre dont les fondements reposent sur la nature et sur des éléments de l'ordre du
purement essentiel.
nostalgie laisse une trop grande part à la déclinaison du présent, car elle semble impliquer
construction d'une utopie [ ... ]. Appel de l'infini, quête de la cité idéale, telles sont les
17
formes éthérées de la nostalgie, synonyme de mouvement perpétuel » .
Anoun Abdelhaq, quant à lui, parle, dans son ouvrage consacré à l'auteur!", d'appel
intérieur des origines, un appel qui, selon lui se traduit par un processus de rétrospection tel
que celui qu'on peut observer dans Révolutions. L'écriture de Le Clézio, il est vrai,
16 Véronique Pagès-Jodlowski, Ecriture et nostalgie des origines dans l'œuvre de J.M.G le Clézio, thèse,
on serait tenté de le croire. Elle s'y réfère, elle s'y frotte. C'est sans doute là que se situe la
différence.
apparaît raisonnable de s'en tenir, dans la définition du corpus'", aux ouvrages publiés
depuis 1980, c'est-à-dire depuis Désert, qui est un texte charnière. Ce choix présente
toujours productive, comme en témoignage les récentes parutions d'Ourania (février 2006)
outre, du point de vue de l'histoire littéraire, cette période correspond, comme nous
l'indiquions plus haut, à un moment de dégrisement qu'on pourrait, à bon droit, qualifier
littérature de langue française, pour ainsi dire évidée par les pratiques expérimentales et
textualistes des années 1970. C'est d'ailleurs à cette même période que fait allusion
Tzvetan Todorov quand il appelle « à libérer la littérature du corset étouffant dans lequel
20
on l'enferme, fait de jeux formels, complaintes nihilistes et nombrilisme solipsiste » .
Cela aurait pour effet, toujours selon lui, d' « entraîner la critique vers des horizons
plus larges, en la sortant du ghetto formaliste qui n'intéresse que d'autres critiques et en
21
l'ouvrant au grand débat d'idées dont participe toute connaissance de l'homme » .
19 Les ouvrages de notre corpus sont de la collection blanche des éditions Gallimard, excepté L'Africain qui,
lui, est de la collection « Traits et portraits » des éditions Mercure de France.
20 Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Paris, Flammarion, coll.« Café Voltaire», 2007, p. 85.
21
ibid.
16
Sur le plan de la méthodologie, la difficulté consistera à mettre en perspective et en
relief les traits saillants de cette quête de Le Clézio sans perdre de vue qu'elle se déploie
dans un registre fictionnel. Celui-ci exclut par nature toute conceptualisation spéculative, et
phénoménologie intime qui le sous-tend. Il s'agira donc, à travers cette étude, de trouver
un équilibre entre une approche formelle et une approche thématique en dégageant chez
!'écrivain une rhétorique de l'élémentaire et de l'originel qui soit prise dans une
sémantique et s'ouvre en même temps sur un ordre symbolique. Tout jeune auteur encore,
Le Clézio militait déjà en valeur d'un tel équilibre dans l'étude d'une œuvre:
C'est donc une étude qui, tout en s'intéressant au contenu narratif du texte, procède
dans le même temps à un examen de l'écriture de l'auteur. Cette idée d'indissociabilité est
Un grand roman est de part en part une réalité à deux faces. L'histoire qui
est racontée et les mots qui la racontent sont dans un rapport tel qu'à tout
moment notre attention peut passer de l'une aux autres, ou plus exactement
accommoder sur l'une plutôt que sur les autres, et vice versa. Tour à tour, si
ce n'est presque en même temps, nous prenons plaisir à ce que la phrase dit
(du personnage, de son expression, de son geste, etc.) et à la manière unique
23
dont elle le dit, sans laquelle, en réalité, ce qu'elle dit serait non avenu .
Fondée sur une connaissance empirique de l'animisme aussi bien que sur les outils
d'analyse promus par les sciences du texte, cette entreprise s'efforcera d'éclairer les
22
Le Clézio, L 'Extase matérielle, op. cit., p. 49.
23 Henri Godard, Le roman, mode d'emploi, Paris, Gallimard, coll.« Folio essais», 2006, p. 497.
17
fondem ents essentiellem ent « vitalistes» du monde leclézien en s'appuyant sur les acquis
notre travail sera consacrée à une analyse textuelle. li s'agira de montrer comment les
de l'originel chez Le Clézio. Nous nous emploierons ensuite à montrer que cette quête
passe également à travers toute la dimension mythique qui imprègne l'œuvre. Le dernier
volet de notre étude sera, quant à lui, consacré à montrer comment l'œuvre romanesque de
18
Première partie : Composantes
19
L'enjeu de cette partie sera de montrer comment, à travers les éléments constituants
l'originel. Dans une telle démarche, les acquis de la narratologie qui étudie les techniques
et les structures narratives mises en œuvre dans les textes littéraires nous semblent
4
incontournables. La narratologie, en effet, selon Genette dans Figures III2 , consiste à
d'une description objective. En effet, selon l'auteur de Figures III, la technique narrative
adoptée par l'auteur consiste à faire raconter par un narrateur les actions accomplies par un
ou plusieurs personnages à un moment et dans un lieu donnés. Cette analyse a donc pour
travers les composants narratifs que sont les personnages, la temporalité, l'espace. Ce
faisant, il nous introduit dans ce que, d'après Genette, les théoriciens du récit ont désigné,
en premier lieu, sous le nom d'univers diégétique, tout en s'appuyant sur les analyses
d'Aristote.
Ce dernier en effet, dans sa Poétique, identifie deux modes d' « imitation» littéraire,
événements par des acteurs parlant et agissant devant le public. Le second terme, quant à
lui, est le récit fait par une personne des événements. Celle-ci, selon les besoins de
24
Gérard Genette, Figures Ill, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972.
20
l'explication, peut, à un moment donné, se substituer à une des personnes directement
des propos qui entrent dans le cadre immédiat du récit. Ce deuxième terme, devenu la
«diégèse», est employé pour désigner l'environnement défini par le récit que fait le
narrateur, c'est-à-dire l'univers fictionnel. Cet univers diégétique, quoique balisé de part et
d'autre par la première et la dernière page de l'ouvrage et donc fragmentaire, n'en demeure
pas moins une représentation du monde réel, fût-elle incomplète. A propos de cette
similitude et de cette incomplétude, Vincent Jouve, reprenant une thèse d'Umberto Eco,
écrit: « Ces univers narratifs, incapables de constituer par eux-mêmes des mondes
25
lecteur. »
Or l'une des propriétés de ce monde fictionnel du récit est qu'il s'y déploie des
personnages semblables à tous points de vue au lecteur. En partant de ce principe défini par
Vincent Jouve, on pourrait déduire qu'analyser l'univers de la fiction revient à aborder les
sont représentés dans le texte à travers certains indices dont le repérage, selon la démarche
auteur, c'est donc mettre en lumière toutes les combinaisons de ces éléments qui fondent
l'ossature de ses récits. Cependant, il ne s'agit pas ici d'énumérer simplement tous les
démarche, du reste plate et descriptive, trouverait vite ses limites comme l'indique
Umberto Eco :
Dans notre étude, dont l'objet principal est d'identifier les différentes modalités
tenir uniquement aux éléments qui, dans leur fonctionnement, s'inscrivent dans une telle
démarche.
26Umberto Eco, De la littérature (traduit de l'italien par Myriem Bouzaher), Paris, Grasset et Fasquelle,
2003, p. 217.
22
Chapitre 1 : Les personnages, figures
marquantes de l'originel
L'acte narratif repose sur un principe mimétique qui, loin de prétendre restituer le
réel, essaie de le représenter à travers un certain nombre d'images. Parmi celles-ci figure
celle de l'homme, incarné par les différents personnages. C'est d'ailleurs en observant les
personnages dans leur fonctionnement dans l'œuvre que l'homme se découvre. « La force
de ces êtres de papier, c'est d'incarner les tendances profondes de leur temps, c'est d'en
27
résumer en eux l'esprit et la sensibilité » , écrivait Michel Raimond au sujet des
personnages romanesques. Marie-Laure Ryan explique, pour sa part, que !'écrivain, dans
sa pratique du personnage, et pour le rendre le plus ressemblant possible, devrait s'en tenir
comme les différents modes d'expression et les modalités du langage incarnent la quête de
Le Clézio.
L'analyse des personnages dans l'œuvre de Le Clézio (et plus particulièrement les
romans de la seconde période qui fait l'objet de cette étude) conduit à un univers
qui apparaissent dans les différents récits se situent essentiellement dans cette catégorie.
Interpellé sur les thèmes de l'enfance et de l'adolescence qui reviennent très souvent dans
29 Aristote, Poétique (1450 a), traduit par Michel Magnien, Paris, Librairie Générale de France, coll. « Le
livre de poche », 1990, p. 93.
24
Stevenson. C'est un âge incertain, difficile et dangereux. Tout est remis en
question, la mort est présente à tout instant et on joue son existence".
La remise en question évoquée ici par l'auteur est très importante en ce qu'elle
répond, dans une certaine mesure, au souci premier de cette quête de l'originel que cette
étude essaie de mettre en évidence. Cette étape de l'évolution humaine est ici conçue
comme une remise en question de ce qui, jusque-là, était perçu comme des certitudes
qui la précède, constitue une étape où la curiosité se fait plus grande, avec une tendance à
tout bousculer et à tout remettre en cause. Il se manifeste chez l'adolescent, en effet, une
soif de savoir qui se traduit par l'observation curieuse de tout phénomène et un étonnement
devant les choses. Cette soif de savoir, ce souci de tout comprendre remettent en doute les
idées admises, bousculent les habitudes établies pour rechercher d'autres vérités. La
comme la mise en œuvre d'une perpétuelle interrogation sur le monde et ses mystères. Elle
se veut également, comme le souligne Jean Onimus, une interpellation du monde des
adultes:
Le Clézio a besoin de ces enfants pour nous dire comment lui-même perçoit
l'existence : leur regard est innocent, leurs yeux sont« lisses et durs», ils
voient ce que nous avons cessé de voir; ils ne sont pas encore habitués ; ils
ne jugent pas, mais ce qu'ils voient nous donne mauvaise conscience".
d'enfants ou d'adolescents, mais aussi des figures d'adultes (même si c'est de manière
moins récurrente) auxquelles d'ailleurs les enfants sont parfois confrontés. Mais en même
30
ln Nicolas Michel, « Le Clézio en quelques mots», Jeune Afrique L'intelligent, n° 2195, du 2 au 8 février
2003,p.109.
31
Jean Onimus, Pour lire Le Clézio, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Ecrivains », 1994, p. 126-
127.
25
temps, à l'analyse, ce sont des personnages dont la présence accompagne l'action des
enfants suivant deux schémas narratifs principaux : tantôt cet accompagnement se fait dans
une sorte de rite d'initiation, tantôt ces adultes se révèlent (et cela est aussi très fréquent)
comme des obstacles dans l'accomplissement de ce dessein. Dans tous les cas, cette
présence se révèle secondaire dans la mesure où, dans I' œuvre de Le Clézio, les premiers
Si le père de Nour dans Désert est ainsi aux côtés de son fils dès les premières
pages du livre, c'est moins pour justifier la filiation que pour servir de guide à l'enfant. Ce
rôle qui lui est dévolu est d'ailleurs si déterminant que le personnage sera, tout au long du
récit, désigné par le terme de «guide» au lieu d'un nom propre. C'est donc un individu
dépouillé, réduit à sa plus simple expression, tout comme d'ailleurs l'ensemble des
personnages de Le Clézio. Cela se traduit dans les textes, essentiellement, par une absence
filiation qui pourraient, au besoin, renseigner le lecteur. Dans les textes, l'auteur ne
s'attache pas à restituer ses créatures imaginaires dans leur enracinement généalogique ou
par un rapprochement avec des éléments culturels et identitaires grâce auxquels on pourrait
mieux les identifier. Ces individus simples, réduits à leur simple expression d'êtres,
Dans le récit relatif aux hommes du désert, à l'exception du garçon dont on sait
qu'il s'appelle Nour, les personnages dans leur ensemble sont désignés par le pronom
personnel « ils » ou par des termes plus communs comme « les hommes bleus », « les
26
personnages, et mettent en relief le rôle secondaire qui leur est dévolu dans le texte. On a
d'un côté, le jeune Nour et de l'autre, le reste du peuple des nomades parmi lesquels
« l'homme au fusil». L'enfant, en accompagnant ce personnage qui est son père, dans ses
retranchements les plus secrets, apprend chaque jour à être lui aussi un guide et à se mettre
communauté. Nour, en effet, tout au long du voyage des hommes bleus, n'hésite pas à se
tenir au bord du chemin et à aider les personnes âgées à porter leurs charges, ou encore à se
mettre entièrement au service du soldat aveugle pour le conduire à travers le vaste désert
vers la lumière. «Viens, c'est moi qui te guiderai maintenant», avait-il dit au soldat malade
(Désert, p. 214).
C'est un rôle qui, dans l'évolution du récit, éloigne progressivement Nour de ses
parents géniteurs, comme pour favoriser une recomposition familiale qui ne s'appuie pas
ici sur des critères biologiques et génétiques. Les parents du jeune garçon vont d'ailleurs
s'effacer par la suite pour ne pas faire ombrage à la notoriété naissante du garçon. On verra
alors que tout au long du récit, c'est un Nour investi de la responsabilité de guide qui
acquiert par la même occasion l'étoffe de l'un des principaux protagonistes du texte. Car,
32
selon le mot paradoxal de Le Clézio,« c'est l'enfant qui prépare l'adulte, qui le forme » .
voile sur son ascendance : il se prétend de la lignée du prophète Mahomet. C'est une
révélation qui a une double valeur. Non seulement elle rehausse ! 'importance du
personnage, mais aussi et surtout elle permet de le situer à la naissance du peuple nomade
32 Cité par Gérard de Cortanze, Le Clézio: le nomade immobile, Paris, Editions du chêne, 1999, p. 147.
27
du désert quand on sait que la figure du prophète Mahomet est perçue comme le fondement
haut dans la généalogie du personnage, c'est bien parce qu'elle conduit à l'avènement du
prophète qui marque aussi un point de départ. Nour devient un peu comme le prophète
Mahomet qui renaît, ou se réincarne. D'ailleurs, on retrouve également le jeune Nour dans
des scènes assez importantes de l'œuvre, sa présence étant toujours liée à ce qui fait
une force nouvelle et étrange qui traverse son corps comme une décharge d'énergie :
Mais soudain, c'est dans ses mains [l'enfant] qu'il ressent la puissance, dans
son souffle. Lentement, comme s'il cherchait à se souvenir de gestes
anciens, Nour passe la paume de sa main sur le front de Ma el Aïnine, sans
prononcer une parole. Il mouille le bout de ses doigts avec sa salive, et il
touche les paupières qui tremblent d'inquiétude. Il souffle doucement sur le
visage, sur les lèvres, sur les yeux du vieil homme. Il entoure le buste de son
bras et longuement le corps léger s'abandonne, se couche en arrière.
(Désert, p. 379-380)
Désormais, après cette énergie qui a envahi son corps, il a en héritage le pouvoir de
soulager, d'apaiser les douleurs et les inquiétudes d'une séparation tragique. Ce n'est donc
plus le petit garçon ployant sous le poids de sa charge, qu'on l'aide à porter dès les
premières pages du récit, qui est décrit ici, mais un homme transfiguré par le cours des
événements et qui devient lui aussi un cheikh sur les traces de Ma el Aïnine, qu'il a
Le constat ici est donc qu'au début, le texte nous met en présence d'un adolescent,
mats que cet aspect disparaît progressivement pour laisser apparaître simplement un
personnage, avec toutefois des responsabilités qui laissent supposer qu'on est en présence
d'un être adulte. Avec ce personnage, on assiste à la naissance ou à l'émergence d'un chef,
d'un guide fait pour perpétuer une tradition, une culture, une identité : celle des hommes
28
du désert. D'ailleurs, on observe qu'alors que le peuple est décimé à la fin de l'œuvre,
On pourrait de même observer cette mutation chez Lalla, dans le second récit.
D'ailleurs chez elle aussi la remontée de l'arbre généalogique aboutit jusqu'au prophète
Mahomet. Très vite, on s'aperçoit que c'est un personnage sur lequel pèsent également
d'énormes responsabilités qui font parfois oublier qu'il s'agit d'une enfant. Tout comme
Nour, elle assiste, elle aussi, le vieux pêcheur mourant qui avait pourtant pris une part
importante dans son éducation. On observe alors ici, tout comme chez le personnage de
Nour, une inversion des rôles où l'adulte, dans les moments ultimes de sa vie, a besoin du
réconfort de l'enfant: « D'habitude, c'est lui qui raconte les histoires et elle qui écoute,
mais aujourd'hui, tout est changé. Lalla lui parle de n'importe quoi, pour calmer son
En fuyant les adultes qui manifestent le désir de se servir d'elle comme d'une
monnaie d'échange, la jeune fille fait l'expérience de l'exil avec son lot de souffrances
femme des origines chargée de pérenniser la race des hommes bleus, elle est Hawa qui
signifie « la nouvelle Eve». C'est d'ailleurs pour cette raison qu'à la fin du récit, on a le
sentiment que l'adolescente qu'était Lalla semble avoir fait place à un personnage plus
adulte, alors qu'il n'en est rien en réalité. Les indices de sa très grande jeunesse sont
donnés dès le début du récit, notamment à travers la description des jeux auxquels elle se
livre quand elle s'éloigne de la cité. Ainsi sa rencontre personnelle avec la nature et les
différents éléments qui la composent et qu'elle explore avec une certaine curiosité et
29
tendues vers un appui invisible au moment où elle court après les insectes ou les lézards
représentent les gestes d'un enfant qui apprend à trouver l'équilibre de son corps et à
marcher. Elle parle au vent ou crie aux oiseaux comme si elle explorait avidement la nature
pour s'imprégner de son fonctionnement. Elle attribue aux bêtes et aux phénomènes
naturels des noms propres comme le ferait une fillette qui s'extasie devant l'immensité et
la variabilité de la nature, et qui, en même temps éprouve du mal à faire une distinction
li est vrai que les nombreuses péripéties qui jalonnent le parcours de Lalla donnent
l'illusion qu'il s'écoule beaucoup d'années au cours desquelles elle aurait acquis sa
maturité. Mais en réalité, il existe dans le texte des indices qui laissent penser que le
parcours de la jeune s'étend sur quelques mois seulement, puisqu'elle arrive à Marseille
Ce retour au pied du grand figuier pour donner la vie est en lui-même un acte
mimétique que nous pouvons définir comme une caractéristique de l'enfance et du souci de
l'originel et de l'élémentaire. li permet en effet à Lalla de répéter les gestes opérés par sa
comme un acte symbolique de la quête des origines. En agissant ainsi, elle observe sans
doute un rite propre à son peuple, mais elle imite, avant tout, comme tout enfant le ferait
Au-delà de cette simple reprise mimétique des gestes de son peuple, Lalla, en
choisissant de donner naissance à son fils, de surcroît au pied du figuier, traduit en acte le
pour cela aussi que l'arbre porte le nom significatif de « l'arbre de la vie».
30
Comme Lalla, Nour aussi est curieux, et cette curiosité s'éveille parfois devant des
phénomènes ordinaires en réalité, mais qui deviennent d'une très grande importance. Ainsi
un vol des perdrix au lever du jour devient pour lui un sujet de préoccupation et de
réflexion:
Où allaient-ils [il s'agit ici des vols d'oiseaux]? Peut-être qu'ils iraient
jusqu'aux étroites vallées de terre rouge, entre les monts de l 'Agmar [ ... ].
Peut-être qu'ils connaissaient Aaium, la ville de boue et de planches où les
toits sont quelquefois en métal rouge, peut-être même qu'ils connaissaient la
mer couleur d'émeraude et de bronze, la mer libre ? (Désert, p. 21)
qu'il observe, traduit à la fois le souci du jeune homme d'avoir des réponses à toutes ses
interrogations et les réserves sur ce qu'il pense pourtant être des réponses. Ce regard de
l'enfant qui interroge toutes choses, examine tout phénomène, est l'expression d'une
curiosité plus grande devant l'avènement du monde et de ses mystères. Avec lui donc, on
n'est pas dans la certitude, mais dans l'hypothèse, la supposition, ou encore dans le doute,
qui sont l'expression de sa soif, tout comme celle de tout enfant d'ailleurs, de savoir et de
comprendre.
observée en général chez des sujets enfants. Cela consiste à reprendre certains gestes ou
rites exécutés par les adultes, souvent sans en comprendre forcément la portée. Dans la
scène du tombeau par exemple, le personnage de Nour est décrit dans un état de perplexité
devant le changement d'apparence de son père et les propos qu'il tient dans son adresse au
saint homme qui repose là. Le garçon, devant un tel spectacle qu'il découvre sans doute
pour la première fois, est pris entre étonnement et incompréhension: « Il [le guide] parlait
comme cela, et Nour écoutait les paroles de son père sans comprendre. Il parlait, tantôt à
31
voix pleine, tantôt en murmurant et en chantonnant, la tête se balançant, répétant toujours
ces simples mots: "Je suis venu, je suis venu" » (Désert, p. 27).
Cependant, une fois l'émotion passée, le personnage est persuadé qu'il peut lui
aussi obtenir la bénédiction en reprenant les mêmes gestes que son père pendant le
pèlerinage au tombeau; d'où sa rencontre avec le cheikh, qui se déroule dans des
circonstances similaires à la scène du tombeau où son père s'est allongé dans la poussière
On pourrait donc en déduire que le pèlerinage constitue pour Nour une étape dans
la démarche initiatique qui permet à l'enfant qu'il est d'apprendre à intégrer le rang des
adultes en acceptant et en refaisant les mêmes gestes rituels des adultes. Le parallèle qu'on
pourrait également établir entre Nour et Lalla est qu'ils représentent chacun, au-delà même
de leur jeune âge qui a aussi ici valeur de symbole, la pérennité d'un peuple qui reste
Dans Etoile errante, Onitsha, Poisson d'or, Hasard suivi d'Angoli Mala, Cœur
brûle et autres romances, Révolutions, ou encore dans Ourania, les premiers rôles sont
connaissance. Les adultes, dans ces différents livres, sont, quant à eux, relégués au second
plan. Dans Ourania par exemple, Daniel revient sur sa vie avec sa mère et ses grands-
parents à travers le prisme du regard d'un enfant de quatre ans. Ainsi, lorsqu'il parle de sa
32
famille, c'est dans des termes très vagues et des éléments peu détaillés qui résultent
Nour, Lalla, Hartani (le père de l'enfant de Lalla) dans Désert, Fintan dans Onitsha,
ou encore Jean Marra dans Révolutions sont autant de personnages qui ont en commun
d'être des enfants ou des adolescents, même s'il est vrai qu'ils sont, dans la plupart des cas,
décrits sous une double dimension permettant de passer de l'enfance à l'âge adulte en
Ce phénomène de passage est toutefois inversé avec Clémence dans Cœur brûle.
replonger dans le domaine de l'enfance. Pour cela elle recourt au processus du souvenir.
Cet acte est très important ici dans la mesure où il constitue une bonne part de la trame du
devenu adulte, des événements qui ont marqué son enfance. L'élément déclencheur de
cette réminiscence est une photographie vieillie et jaunie par l'effet du temps. Certes, la
photo en question ici est un arrêt sur image, une saisie de l'instant, mais elle permet au
personnage de reconstituer par un acte de mémoire son enfance et celle de tous ceux qui y
ont participé.
passé »33. Observer une photographie serait donc tout naturellement faire acte de mémoire
d'un fait passé, c'est s'extraire, le temps que dure l'observation, du présent pour entrer
dans le temps révolu, le passé. En ce qui concerne le personnage de Clémence ici, la photo
lui permet de se replonger dans le temps mémoriel de son enfance, marquée par les jeux
auxquels ses amis et elle, se livraient dans une période d'insouciance et de gaieté
exacerbée par un climat favorable : « Chaque fois que Clémence regarde la photo, elle peut
sentir encore la chaleur de la rue, le soleil de midi qui brûle la terre poussiéreuse. » (Cœur
brûle, p. 13).
Mais le problème avec elle est qu'on est en présence d'un personnage aux prises
avec son passé et qui éprouve de plus en plus de difficulté à s'en défaire alors même
qu'elle est devenue une adulte et qu'elle occupe une fonction de juge des enfants. Situation
enviable pour la jeune femme? Ce n'est pas si sûr si on se réfère à son état d'esprit et aux
différentes questions qui la hante et auxquels on accède grâce une forte présence dans le
33 Danièle Meaux, La Photographie et le temps, Aix, Publications de l'Université de Provence, 1997, p. 27.
34
Toutes ces questions liées à l'état psychique du personnage ont pour objectif de la
présenter com m e un être tourm enté par son travail et sa vie d'adulte et qui ne retrouve de
Clém ence voudrait que ce tem ps dure encore. Sur la photo, Pervenche s'est
serrée contre elle, ses petits bras potelés levés en arrière pour chercher les
m ains de sa sœ ur, un sourire tim ide, presque une grim ace avant de pleurer
sur son visage tout rond [ ... ] Clém ence ne s'est jam ais séparée de cette
photo, m êm e des années et des années plus tard, quand elle était étudiante à
Bordeaux, elle avait scotché la photo sur le m ur de sa cham bre à l'Ecole de
la m agistrature. C'était l'im age vraie de Pervenche, plus vraie que toute la
réalité qui avait suivi[ ... ]. (Cœur brûle, p. 12)
Je pense qu'on est très largement conditionné par ce qu'on a vécu dans les
premières années de sa vie [ ... ]. On a beaucoup de mal à se défaire de tout
cela par la suite. En fait, le reste de l'existence consiste peut-être à
34
reconstruire cette période-là ( ... ] .
opposition par l'auteur de l'enfance et de l'âge adulte. Elle permet à Le Clézio de montrer
comment les deux sœurs (Clémence et Pervenche) étaient très proches tant qu'elles étaient
encore des enfants et comment cette proximité, voire cette complicité, se sont
progressivement disloquées avec le passage à l'âge adulte qui, aux yeux de l'auteur,
Stéphane, cinq ans de prison, Christophe, cinq ans, vol par effraction
nocturne, recel, port d'arme illégal, violence contre les forces de l'autorité,
délit de fuite. Sylvie, Rita, Yasmine, Barbara, Mélodie, coups et blessures,
vol à la roulotte, détention de drogue, menaces de mort, racket, tentation
d'extorsion, vol avec violence. (Cœur brûle, p. 38)
On observe ici dans ces peines prononcées à l'encontre des coupables à travers une
chaque individu de reconstruire les premières années de sa vie, exprimé par Le Clézio dans
le passage que nous avons cité plus haut, se réalise donc dans le texte par la détermination
de Clémence de s'y replonger ne signifient pas forcément qu'elle soit synonyme de vertu.
points de vue et de faire preuve d'un quelconque d'angélisme. Bien au contraire, pour lui,
le regard de vérité des enfants qui caractérise l'essentiel de ses personnages lui impose de
présenter les choses dans leur réalité première, parce que c'est un regard qui n'est pas
35 Patrick Chamoiseau, Une enfance créole. L 'antan d'enfance, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1993,
p. 93-94.
36
sélectif mais restitutoire. Cela, il l'exprimait déjà quand il écrivait dans son essai
L'inconnu sur terre : « Je ne cherche pas un dieu, mais un homme ; je ne cherche pas un
paradis, mais une terre. »36 C'est dire que chez lui, il n'y a aucun souci d'idéalisation dans
le choix qu'il fait de s'attarder dans son écriture sur cette catégorie de personnages.
Georges Perec écrivait:«[ ... ] l'enfance n'est ni une nostalgie, ni terreur, ni pardis perdu,
ni Toison d'Or, mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les
axes de ma vie pourront trouver leur sens »37. Le Clézio semble s'inscrire dans cette même
logique. C'est pourquoi, à l'opposé des Nour, Lalla et autres enfants décrits comme des
individus vertueux, il y a une autre catégorie de personnages marquée par le vice et le mal.
C'est ce modèle de confrontation qu'on retrouve dans Cœur brûle avec le personnage de
Clémence, juge des enfants, elle-même à peine sortie de l'enfance, et les jeunes
Le personnage de Radiez dans Désert fait partie de cette catégorie dont la mise en
contrepoids, et créer ainsi une forme d'équilibre de jugement. Malgré son jeune âge et ses
liens avec Lalla, le garçon ne se laisse pas gagner par la vertu de la jeune fille, mais semble
plutôt se complaire dans le vol et autres pratiques indignes qui auront par la suite pour
conséquence sa mort violente et prématurée. Avec Lalla et Radiez nous restons dans les
Le Clézio, même s'ils basculent dans l'univers des adultes en raison du poids de leurs
36
Jean-Marie Le Clézio, l 'Inconnu sur la terre, Paris, Gallimard, 1978.
37
Georges Perec, Wou le souvenir d'enfance, Paris, Gallimard, coll.« L'imaginaire», 1993 [Denoël, 1975
pour la I're édition], p. 21.
37
responsabilités, gardent en eux-mêmes la force permanente de l'enfance. C'est là une
originalité notable chez Le Clézio qu'il convient de souligner, dans cette étude des
constitue généralement la période où 1 'on observe dans les plus petits détails les objets et
les phénomènes, où l'on scrute, guidé par une sorte de curiosité exacerbée qui transporte
jusque dans les sphères les plus inattendues de l'imagination créative, la vie. Elle est une
période où l'on se bâtit les projets les plus fous et des rêves parfois illusoires, mais elle est
souvent le cadre de la manifestation d'une vérité première. Selon Le Clézio, cette posture
redéfinir une autre relation au monde et favoriser l'ouverture vers une nouvelle
Ce souci exprimé ici par l'écrivain de prendre ses distances avec le monde de
l'efficacité et des certitudes passe aussi par la mise en œuvre d'une autre catégorie de
38 ln Pierre Maury,« Le Clézio : retour aux origines», Magazine littéraire, n° 230, mai 1986, p. 96.
38
2. Les marginaux et les asociaux
dans des conditions extrêmement difficiles, tantôt dans un retranchement bien volontaire.
C'est cet ensemble hétérogène que nous désignons sous les termes de marginaux et
d'asociaux.
Dans notre corpus, les marginaux et les asociaux, ce sont donc ces personnages qui
éprouvent une réelle difficulté à s'insérer dans la société ordinaire, notamment la société
occidentale représentée dans les œuvres de Le Clézio par les grandes métropoles. Cette
mode de vie (essentiellement rustique, dans la plupart des cas) et de leurs convictions
intimes qui sont en déphasage avec l'espace urbain. L'exemple de cette mise à l'écart est
donné par l'hostilité et l'inhospitalité que rencontrent Nour et les hommes bleus devant les
portes de la ville de Taroudant dans Désert : « Les gens de la ville se méfiaient des
hommes du désert, et les portes restaient fermées tout le jour. Ceux qui avaient voulu
s'aventurer du côté des remparts avaient reçu des coups de feu : c'était un avertissement.»
(p. 338)
Jean Onimus, dans la définition qu'il donne du terme de marginal, dans son
des premiers ouvrages de l'écrivain que l'expérience de la solitude contraint à vivre repliés
dans leur individualité. Le critique cite comme exemple Adam Pollo dans Le Procès
39
Jean Onimus, Pour lire Le Clézio, op. cit., p. 131.
39
verbal, Mondo dans Monda et autres histoires, Roch dans La Fièvre qui, pour lui,
représentent des individus se rebellant contre un certain ordre établi dans la société. lis
empruntent au contraire, pour marquer leur différence, d'autres voies qui sont réprimées,
comme par exemple le vol, le viol, la violence. Pour Onimus donc, les marginaux dans
l'œuvre de Le Clézio sont des individus qui s'extraient du système pour se conformer à un
Avec Nour et les hommes du désert, il n'est pas absolument question d'actes
répréhensibles encore moins de repli individuel. Mais leur singularité réside dans le fait
qu'ils appartiennent avant tout à une communauté dont le mode de vie fondé sur l'essentiel
cadre mieux avec les valeurs de l'originel et de l'élémentaire recherchées par Le Clézio.
C'est d'ailleurs cette conformité avec les éléments de la nature qui explique que ce groupe
homogène et profondément soudé fasse l'objet de rejet et de méfiance aux portes de la ville
où ils espèrent obtenir de l'aide. Loin donc des caractéristiques définies par Onimus, les
quelconque volonté de violence. Certes, ils sont souvent désignés par le terme de
«guerriers», mais ils ne manifestent pas, quand ils sont aux portes de la ville, le moindre
désir de s'attaquer à la muraille et de s'emparer des terres. C'est plutôt en pauvres gens
Depuis des jours qu'ils étaient arrivés devant la ville rouge, les voyageurs
n'avaient pas reçu de nourriture et les provisions touchaient à leur fin.
Chaque jour, le grand cheikh envoyait ses guerriers devant les murs de la
ville, pour demander de la nourriture et des terres pour son peuple. Mais les
notables promettaient toujours et ne donnaient rien[ ... ]. Chaque fois, Ma el
Aïnine écoutait la réponse des notables sans rien dire, puis il retournait sous
sa tente, dans le lit du fleuve. Mais ce n'était plus la colère, ni l'impatience
[ ... ] c'était le désespoir qu'il partageait avec son peuple. (Désert, p. 337)
40
Au contraire d'Adam Pollo et de bien d'autres cités comme exemples par Onimus,
qui entretiennent une certaine violence avec le milieu urbain et son ordre social, les
nomades, eux, demandent juste de quoi subsister à l'écart de la ville rouge. Leur
marginalité tient donc à un facteur extérieur qui est la méfiance et l'hostilité nourries à leur
encontre, mais aussi et surtout à leur volonté de se tenir à l'écart de la ville. En choisissant
cette voie alors qu'ils auraient pu envahir la localité, les hommes du désert mettent en
œuvre l'idée d'une existence qui privilégie les valeurs de l'essentiel, du primordial.
semonces, les habitants de la ville de Taroudant développent, eux aussi, une autre forme de
marginalité dont ils sont les propres victimes. Mais cet état de marginalité n'a pas la même
finalité que celle des visiteurs refoulés qui, il faut le rappeler, est de se conformer à une
existence en harmonie avec la nature. Cela se traduit dans le texte par la description de la
ville qui est ceinte d'une muraille impressionnante et qui donne évidemment le sentiment
d'un univers carcéral. En agissant ainsi, les citadins évitent certes de s'exposer à une
agression extérieure, mais s'enferment, dans le même temps, dans une sorte d'autarcie
étouffante.
le peuple des nomades une sorte d'irréversibilité dans le choix d'une vie d'errance et
Alors, quand il a compris qu'il n'y avait plus rien à espérer, qu'ils allaient
mourir tous, les uns après les autres, sur le lit brûlant de la rivière, devant les
remparts de la ville impitoyable, Ma el Aïnine a donné le signal du départ
vers le nord. Cette fois, il n'y eut pas de prière, ni de chants ni de danse. Les
uns après les autres, lentement, comme des animaux malades qui déplient
leurs membres et se relèvent en titubant, les hommes bleus ont quitté le lit
du fleuve, ils ont recommencé leur marche vers l'inconnu. (Désert, p. 338)
41
Dès lors qu'ils sont condam nés à l'errance dans le désert, leurs conditions de vie se
réduisent à s'adapter au strict nécessaire qu'offre la nature. Com m e nourriture, ils n'ont
que quelques plantes qu'ils partagent d'ailleurs avec leurs anim aux, de même que les rares
points d'eau qu'ils rencontrent dans leurs pérégrinations. On peut donc le dire, leur
d'une quête vitale. Et lorsque tombe la nuit, les nom ades se retrouvent autour du feu. Ce
sont des im ages qui font penser aux temps prim itifs, quand les prem iers hom m es vivaient
de ce que pouvait offrir la nature. Etendus à mêm e le sol, la nuit venue, ils se confondent
origine de l'hom m e. C'est donc une im age qui donne la pleine mesure de ce recours à
Les marginaux, ce sont également toutes ces personnes retenues prisonnières par
leurs conditions de vie, dans la mesure où cet état peut apparaître com m e une
d'exemple le vieil homme qui habite l'hôtel Sainte-Blanche et dont « Lalla est la seule à
savoir qu'il est très pauvre, parce qu'il n'y a jamais rien d'autre à manger dans sa chambre
que les fruits tapés qui sont tombés par terre au marché. » (Désert, p. 301 ).
Dans de telles conditions, les marginaux ne peuvent que se contenter des rebuts et
des détritus laissés par les ménages aisés de la ville qu'un mur immense d'indifférence et
de mépris sépare d'eux. Alors, à l'affût des dépotoirs, ils guettent la moindre arrivée des
camions d'ordures à la décharge, ce qui est le prix à payer pour survivre comme l'explique
42
Les garçons du camp étaient là, de chaque côté, et dès que le monceau
d'ordures était par terre, ils se précipitaient comme des rats, avant que la
pelleteuse n'attrape le chargement et l'expédie dans les mâchoires d'acier
[ ... ]. Juanico, Malko et Georg fouillaient les décombres et apportaient leurs
trouvailles jusqu'à moi. Des chaises estropiées, des casseroles cabossées,
des coussins crevés, des planches hérissées de clous rouillés, mais aussi des
habits, des chaussures, des jouets, des livres. (Poisson d'or, p. 195-196)
marge d'une société fortement portée vers les biens matériels et le confort. Dans leur effort
pour survivre, ces exclus, immigrants pour la plupart ou atteints par un handicap
[ ... ] ils sont là partout, assis contre les vieux murs noircis, tassés sur le sol
au milieu des excréments et des immondices; les mendiants, les vieillards
aveuglés aux mains tendues, les jeunes femmes aux lèvres gercées, un
enfant accroché à leur sein flasque, les petites filles vêtues de haillons, le
visage couvert de croûtes, qui s'accrochent aux vêtements des passants, les
vieilles couleur de suie, aux cheveux emmêlés, tous ceux que la faim et le
froid ont chassés des taudis, et qui sont poussés comme des rebuts par les
vagues. Ils sont là au centre de la ville indifférente, dans le bruit saoulant
des moteurs et des voix, mouillés de pluie, hérissés par le vent, plus laids et
plus pauvres encore à la lueur mauvaise des ampoules électriques. Ils
regardent ceux qui passent avec des yeux troubles, leurs yeux humides et
tristes qui fuient et reviennent sans cesse vers vous comme les yeux de
chiens. (Désert, p. 291)
Cette agressivité animale avec laquelle ils interpellent les passants traduit à la fois
leur exaspération face à cette ségrégation sociale dont ils sont les victimes, et leur volonté
de s'arracher à la relégation à laquelle ils sont voués. Ils sont les damnés de la terre. Et ce
n'est pas un hasard si Laïla fait du livre de Frantz Fanon intitulé justement Les Damnés de
la terre son livre de chevet et son compagnon fidèle, dont elle connaît par cœur des
passages entiers. Si la jeune fille est fascinée par cet ouvrage, c'est parce qu'il restitue
faut pas perdre de vue l'état de fébrilité des désirs et des convictions. Car tout ce qui paraît
43
dérisoire est pour eux objet de valeur. Et on constate cela à travers les cadeaux que le
radio à transistors « pas plus grand qu'une boîte d'allumettes». Et pourtant, que d'intérêt
et d'attrait pour si peu, manifestés par Aamma, la tante de la jeune fille, et ses enfants, au
point qu'ils veulent la contraindre à épouser l'homme. En réalité, que peuvent bien
représenter des cadeaux aussi ridicules dans cet océan de misère ? Rien que de la pacotille,
qui pourtant a produit l'effet escompté par le donateur. C'est dire si les personnages
manquent de tout et même de l'essentiel, au point où ce qui ne représente rien est beaucoup
à leurs yeux :
Ici à Tabriket, reconnaît Laïla, on avait tout le temps faim, et même les
choses les plus simples manquaient, comme de pouvoir se laver tous les
jours, ou d'avoir du petit bois pour faire bouillir l'eau pour le thé. (Poisson
d'or, p. 69)
conscience de leur condition et à la lutte pour se sortir de là. C'est ce combat que la jeune
fille va mener tout au long du roman pour pouvoir à la fin s'affranchir de son milieu et
Ces quelques exemples montrent bien que les romans de Le Clézio trouvent leur
ancrage dans un univers dominé par le dénuement et la pauvreté. Un tel constat pourrait
laisser supposer que l'auteur donne dans le misérabilisme, à l'instar du naturalisme tardif,
ou du dolorisme qui est une forme d'exaltation de la douleur en y voyant une utilité, une
valeur. Mais pour Le Clézio, l'objectif est tout autre comme il l'affirme à Gérard de
Cortanze:
44
[ ... ] J'ai simplement le sentiment de l'impérieuse nécessité d'entendre
d'autres voix, d'écouter des voix qu'on ne laisse pas venir jusqu'à nous,
celle de gens qu'on n'entend pas parce qu'ils ont été dédaignés trop
longtemps, ou parce que leur nombre est infime, mais qui ont tellement de
choses à nous apporter'",
dépouillement. Mais en explorant cet univers, il attire l'attention de ses lecteurs (pour la
plupart des personnes très éloignées du monde des exclus) à jeter un regard sur ceux qui
nous entourent et qui ne disposent pas forcément des mêmes avantages que nous. Il s'agit
ici de susciter une ouverture à l'autre, de nous ouvrir les yeux sur toutes les différences.
C'est ce qui explique les nombreux voyages qui ont mené l'écrivain vers les peuples
Cependant, au-delà de ces exclus dont nous venons d'évoquer quelques exemples,
il existe chez Le Clézio bien d'autres personnages qui se retirent dans une sorte de
marginalité volontaire, comme s'ils boudaient l'environnement dans lequel ils vivaient
initialement, ou pour d'autres raisons. Le premier exemple que nous voulons citer ici est
celui du Hartani, dans Désert. En effet, si ce dernier est repoussé par certains habitants
sous le prétexte non fondé qu'il est possédé par les esprits maléfiques, force est de
reconnaître que c'est un personnage qui aime se retirer de la« cité» pour se tenir dans une
position d'observateur, échappant ainsi à l'emprise d'un espace aussi marqué, selon sa
Une telle attitude est du reste récurrente chez bien d'autres personnages de Le
Clézio que nous ne pouvons tous énumérer ici. Ils embrassent ainsi du regard le monde et
son fonctionnement, et rendent toujours méticuleusement les détails de la vie telle qu'elle
40
In Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement» article déjà cité, p. 24.
45
se présente à eux. Car, comme le disait Bachelard : « L'enfance voit le monde illustré, le
.'
mon d e avec ses cou 1 eurs premieres, ses cou 1 eurs vraies
. » 41 .
On découvre chez Le Clézio cette tendance à privilégier des rapports plus intimes
avec les éléments naturels qu'avec la modernité que représente la Cité. Cela se traduit par
le sentiment de bien-être qu'il dégage quand il est derrière le troupeau ou dans la prairie et
son peu d'empressement quand il est question de regagner la Cité. Il passe donc le plus
clair de son temps derrière le bétail dont il a la charge, dans la nature qui représente son
renouvelé : « Ces choses étaient plus belles quand il les regardait, plus neuves, comme si
personne ne les avait regardées avant lui, comme au commencement du monde. » (Désert,
p. 121)
nature dont il a appris à connaître tous les éléments et phénomènes. Il sait observer les
traces des animaux pour ensuite les débusquer. Il sait également imiter leurs gestes. Bref, il
mène une vie de sauvage. Mais ce mode de vie n'est pas posé ici en termes de modèle à
imiter. L'exemple de ce personnage permet plutôt de définir un autre type de rapport avec
Parfois, il se retire même dans les grottes comme pour échapper à la civilisation et
retourner au monde primitif. Son incapacité à pouvoir s'exprimer dans le langage commun
de la «cité » ne constitue pas pour le garçon un véritable handicap dans la mesure où non
seulement les gestes s'y substituent aisément, mais où, au contraire, elle apparaît comme
41Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige»,
1993 [1960 pour la 1ère édition], p. 101.
46
une autre forme de distance que le personnage observe, la langue pouvant être considérée
dans ce contexte comme un élément conventionnel et donc sujet à corruption. Ces retraits
représentent également pour le garçon le cadre d'une rencontre et d'une harmonie avec le
Cette marginalité volontaire lui permet donc de se préserver jusqu'à son retour à ses
racines, peu sensible qu'il est à la course au modernisme qui est celle de la Cité. Mais la
Cité peut être perçue dans cet exemple sous un angle qui le présente comme l'interface
entre les deux mondes, un lieu de transit situé à la lisière de la civilisation et de la vie
originelle.
personnage de Moguer dans Hasard. Après une enfance difficile, il a pu, au prix de mille
et un efforts, se faire une fortune et une réputation dans le monde du cinéma. Mais, malgré
tout, il ne se sent pas bien dans sa vie. C'est que l'aisance matérielle est insuffisante pour
assurer, à elle seule, le bien-être. C'est pourquoi Moguer décide de tout abandonner pour
s'en aller loin de ce qui était devenu son monde. L'imposant navire qu'il se fait bâtir et la
mer représentent deux éléments significatifs dans la mesure où ils sont pour lui
l'expression de sa liberté : liberté par rapport aux conformismes et aux civilités liées à son
statut social, mais également vis-à-vis de son entourage qui ne se tourne vers lui que par
47
C'était ce qu'il avait toujours voulu. Être libre. Se débarrasser de tous ses
biens immeubles et terrestres, ses appartements à New York, à Barcelone,
ses meubles, ses autos, ses bibelots accumulés au cours de vingt-cinq ans de
cinéma, les décorations et les récompenses, les lettres et les coupures de
presse, les cadeaux, les photos, les souvenirs [ ... ]. Après son divorce avec
Sarah, après tant de célébrité, de légèreté, Juan Moguer avait enfin compris
qu'il était absolument seul. Il n'était entouré que de serviteurs et de
parasites. (Hasard, p. 29)
mais exprime aussi le caractère factice des rapports et l'hypocrisie qui règnent dans son
entourage. Car tout adulé qu'il est, Moguer n'oublie pas cependant qu'il avait été
endurer pour survivre. A cela il faut peut-être ajouter aussi les décorations, les cadeaux et
les coupures de presse qui sont, tous autant qu'ils sont, des objets très flatteurs dans le
milieu du cinéma. En se retirant dans son bateau loin de la ville, Juan Moguer se soustrait
ainsi à l'emprise de la ville, univers perçu par lui comme pourri, où tout n'est que singerie,
où tout n'est que cinéma justement. L'océan qui déferle sur le navire au cours de la
tempête, comme cela est indiqué dans le récit, donne à la fois l'image d'un déluge et d'un
rite de purification, qui le libère ainsi des souillures de sa vie à la ville et du mode de vie
qu'il y menait.
Ce départ sur les mers prend également les allures d'une revanche sur la ville qui
entrer dans une sorte de no man's land, ou, plus précisément, un chaos naturel qui n'est pas
sans rappeler la genèse, comme si pour lui il fallait tout recommencer à zéro. Ici, Moguer
apparaît comme le personnage biblique Noé, et son bateau appelé Azzar comme l'arche
préservé par les eaux du déluge. Cette image du personnage embarqué sur un bateau où
48
tout est prévu pour sa survie, et fuyant la ville est significative de la quête de l'originel et
de ]'élémentaire.
En nous arrêtant à ces quelques exemples, il apparaît que le lien qu'on pourrait
établir entre ces personnages et l'originel tient essentiellement à leur prise de distance, qui
prend parfois des allures d'une clochardisation volontaire. Cette expérience de prise de
distance ou de non-appartenance à laquelle s'exerce Lalla dans Désert, Laïla dans Poisson
d'or ou encore Antony Martin dans Ourania, a pour avantage de leur faire porter un
regard plus objectif sur Je monde et son fonctionnement. Par là même le texte peut
suggérer une leçon, et véhiculer un savoir-vivre autre, particulièrement axé sur la définition
d'un contact moins violent, plus harmonieux avec la nature. Ici il n'est pas question de
mise à distance qui opère aussi dans Je choix des désignations dans 1' œuvre de Le Clézio,
3. Choix onomastiques
De tous les éléments d'identification des hommes et des choses, le nom est Je plus
important dans la mesure où il permet de les distinguer les uns des autres. Il est donc un
signe distinctif que porte chaque personne ou chaque chose et qui permet dès lors de
l'identifier parmi bien d'autres. De même, dans une œuvre, chacun des personnages a
besoin d'un nom par lequel Je lecteur le reconnaîtra tout au long de la lecture.
49
En absence d'un tel élément d'identification ou de tout autre signe particulier (il
peut aussi bien s'agir d'une simple initiale), le recours aux pronoms personnels comme
confusions que cela occasionnerait. Gide, dans Les faux-monnayeurs, souligne à propos de
l'appellation que «les personnages demeurent inexistants aussi longtemps qu'ils ne sont
pas baptisés. »42 Ce baptême dont il est ici question dans les propos de Gide repose
On rencontre alors des noms propres qui rappellent telle ou telle autre personne de
notre connaissance, du simple voisin, personnage banal, aux figures historiques comme le
général Mangin qui, dans Désert, mène l'expédition contre les « hommes bleus». Il y a
aussi, dans le même ordre d'idée, le général Kellermann évoqué, lui, dans le journal de
Jean Eudes Marro remis au personnage de Jean dans Révolutions, ou encore Je compositeur
Ravel dans le roman d'ailleurs du même nom, paru en 2006, de Jean Echenoz. Au regard
de ces quelques éléments, on peut donc dire que les choix onomastiques de l'écrivain
reposent essentiellement sur une orientation référentielle. Mais à côté de cette onomastique
référentielle, peut subsister un autre mode opératoire qui, lui, repose sur la liberté dont
42André. Gide, Les/aux-monnayeurs, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1967 [1925 pour la I ère édition], p. 14.
43Yves Baudelle, « Sémantique de l'onomastique fictionnelle : esquisse d'une topique», dans Martine
Léonard et Elisabeth nardout-Lafarge (Dir.), Le texte et le nom, Montréal, XYZ éditeur, 1996, p. 31.
50
dispose l'auteur de peindre des personnages dont le nom obéisse davantage à un objectif
narratif. Ce sont des noms significatifs, c'est-à-dire des noms qui portent en eux les
quand il relève de la volonté créatrice de l'auteur, il exprime une volonté expressive qui
ne remarque pas assez que le poète de génie seul sait superposer à ses créations des noms
qui leur ressemblent et qui les expriment : un nom doit être une figure, le poète qui ne sait
pas cela ne sait rien. »44 C'est pourquoi pour Yves Baudelle, l'étude des noms propres,
dans une perspective littéraire, implique de « distinguer entre l'encodage lexical du nom
45
propre et son fonctionnement syntagmatique. »
Le principe onomastique chez Le Clézio repose aussi bien sur cette notion de
liberté créatrice définie ici par Victor Hugo. li favorise dans son fonctionnement, toujours
au nom de cette liberté de choix, un autre procédé alternatif qui met aux prises les noms
propres et les surnoms, avec pour cette dernière catégorie, une utilisation à plus grande
échelle. Car après tout, selon Paul Glaudes et Yves Reuter, « L 'écrivain jouit de cette
44
Cité par Paul Glaudes et Yves Reuter, Personnage et didactique du récit, Metz, Centre d'Analyse
Syntaxique de l'Université de Metz, coll. «Didactique des textes», 1996. p. 189.
45
Yves Baudelle, « Sémantique de l'onomastique fictionnelle : esquisse d'une topique», article déjà cité, p.
25. D'un côté, explique Yves Baudelle, le romancier façonne le vocable onomastique en fonction des
ressources de la langue, de l'autre il exploite en contexte les capacités expressives du signifiant ainsi forgé.
51
contrainte ne pèse sur lui pour choisir le nom de ces «enfants» que sont les créatures nées
46
de son imagination. »
Mais notre propos n'est pas ici d'étudier dans leur ensemble les différents termes de
désignation en usage chez Le Clézio et leur fonctionnement général. Nous voulons nous en
tenir à un seul aspect, qui nous permettra de montrer comment la poétique des noms, chez
a. Anthroponymie et pseudonymie
La poétique onomastique dans les livres de Le Clézio repose sur le principe d'une
premier est, pour l'essentiel, issu du mode habituel de désignation, qui se réfère au
répertoire onomastique social o,u pour les prénoms, au mode de désignation calendaire,
lui-même issu du catalogue des noms de saints. C'est ce mode de désignation que Vincent
7
Jouve nomme le modèle psychologique4 .
Louisa, Josef, Geoffroy (Onitsha), Simone (Poisson d'or), Catherine, Jean (Révolutions),
justifient pas véritablement la filiation des personnages faute d'être accompagnés, dans
46
Paul Glaudes et Yves Reuter, Personnage et didactique du récit, op. cit., p. 189.
47
Vincent Jouve, La poétique du roman, Paris, Armand Colin/VUEF, coll. « Campus Lettres », 200 l, p. 177.
Selon Jouve, dans ce modèle le personnage est le reflet de la personne réelle. A l'opposé, il y a le modèle
fonctionnel, qui définit le personnage comme un élément de la mécanique narrative.
52
l'essentiel des cas, de patronymes, sont en général, simplement mentionnées au début des
différentes œuvres. Elles sont par la suite éclipsées au profit de surnoms auxquels on aura
motivée, comme nous l'avons indiqué quelques lignes plus haut. Ces surnoms portés par
les personnages lecléziens, et qui finissent par devenir de véritables noms par lesquels ils
sont désignés, sont de plusieurs ordres. Ainsi en existe-t-il qui se rattachent à l'aspect
physique des personnages; ils s'inscrivent donc dans ce que Vincent Jouve définit, en
personnage au simple rôle d'élément narratif. A ce propos d'ailleurs Yves Baudelle écrit:
C'est pourtant ce dernier mode opératoire qui retient notre attention dans cette
une interaction entre le nom et le personnage qu'il désigne. Nous voulons, pour illustrer
notre propos, évoquer ici un exemple qui nous semble significatif; il s'agit du personnage
surnommé Bony dans Onitsha: « Il s'appelait de son vrai nom Josip, ou Josef, mais
comme il était grand et maigre, on l'avait appelé Bony, c'est-à-dire sac d'os.» (Onitsha, p.
69)
48
ibid., p. 177.
49Yves Baudelle, « Poétique des noms de personnages», dans Gérard Lavergne (dir.), Le personnage
romanesque, Cahier de narratologie n° 6, 1995, p. 82.
53
En dehors de cet extrait, le nom de Josip ou Josep que le personnage porte en
principe pour l'état civil ne sera plus évoqué pour le désigner, de sorte qu'on finit par
l'oublier assez vite. Paradoxalem ent, avec cette hésitation entre Josip et Josep, c'est le
prénom légal du personnage qui semble le moins fixé. Le surnom « Bony » est en revanche
motivé puisqu'il est lié à son apparence physique très peu im pressionnante.« Sac d'os» et
donc « squelette », ce surnom par lequel Je garçon est désigné éclipse son véritable
prénom . Cet appellatif laisse apparaître non pas un être définitivem ent constitué, achevé,
mais un être pris dans son enracinem ent, dans son essence mêm e, alors que Jose/l'aurait
Cette apparence qui lui vaut son surnom est toutefois trompeuse car le
comportem ent du garçon contraste avec l'idée qu'on s'est faite de lui. Bony dispose en
effet de qualités athlétiques exceptionnelles grâce auxquelles il fait preuve d'une grande
agilité à travers la forêt, ce qui lui vaut d'être com paré souvent à un anim al. D'ailleurs, le
nom « Ugo » que porte sa grand-m ère et qui est aussi le nom donné à un dieu laisse penser
l'élém entaire, évoquer un autre exem ple que donne le texte Cœur brûle. Ici il s'agit du
personnage de Chita :
C'était une petite fille maigre et sombre, qui habitait avec sa famille dans
une de ces baraques de parachutistes, au bord du canal. Son vrai nom, c'était
Juana, mais les gosses de la rue se moquaient d'elle en lui donnant le nom
de la guenon de la série télévisée. (Cœur brûle, p. 55)
A première vue, tout comme d'ailleurs dans le cas de Bony, ce sobriquet qu'elle
porte dans tout le livre lui est préjudiciable car il fait d'elle la risée des enfants de la rue.
54
En l'appelant ainsi au lieu de Juana, on lui témoigne du mépris car Chita est le nom
dégradant, déshumanisant, d'un animal, fût-il célèbre. Mais le courage dont fait preuve le
personnage au travail se trouve en parfaite contradiction avec son aspect physique qui lui
vaut le surnom vulgaire de Chita, un surnom dont, du reste, elle ne s'offusque pas. Mais si
personnage dans un cadre beaucoup plus originel, dans la mesure où, selon les études
scientifiques, les origines de l'homme pourraient remonter jusqu'à cet animal. Dans ces
Bony et Chita, tout comme d'ailleurs Pina (pour Josefina), la Guëra (pour Rosalba),
ainsi désignée en raison de son air maladif, sont donc des surnoms qui participent, d'une
place de leurs noms légaux, qui apparemment ne présentent aucun intérêt dans le texte. Cet
attachement au physique a bien sûr son intérêt ici dans la mesure où il renvoie à un aspect
Toutefois, au-delà de ces surnoms qui donnent des informations sur l'apparence des
personnages, il existe aussi chez Le Clézio des appellatifs dont l'analyse peut indiquer les
la quête identitaire est, par définition, une quête originelle en ce sens qu'elle engage le
personnage dans un parcours de recherche et d'interrogation sur sa filiation, donc sur ses
origines. L'effort, en effet qu'ils entreprennent pour retrouver leur nom peut conduire
55
point de départ, jusqu'à leur naissance. Cette démarche régressive est bien celle
Quand j'avais six ou sept ans, j'ai été volée [ ... ] C'est Lalla Asma qui m'a
achetée. C'est pourquoi je ne connais pas mon vrai nom, celui que ma mère
m'a donné à ma naissance, ni le nom de mon père, ni le lieu où je suis née,
explique Laïla. (Poisson d'or, p. 11)
Dans la plupart des œuvres de Le Clézio, les personnages qui ignorent leur identité
réelle, comme c'est le cas ici avec Laïla, s'efforcent de retrouver leur véritable nom, un des
facteurs essentiels qui pourraient la leur révéler. Dès lors, le nom réel devient l'enjeu
principal de leur quête identitaire. La question n'est toutefois pas ici de savoir si, en fin de
compte, le personnage retrouve ce nom et donc son identité. D'ailleurs, il s'avère que dans
aucun cas, le personnage ne retrouvera les éléments objectifs de sa filiation, même si ses
recherches le conduisent souvent sur les lieux où « tout a commencé » comme le dira Laïla
dans Poisson d'or et qui sont les vestiges de son passé. « Je suis de retour, avec un autre
nom, un autre visage. Il y a longtemps que j'attends cet instant, c'est ma revanche»,
déclare, dans une forme de jubilation, Laïla à la vue de Nice (Poisson d'or, p. 247).
On comprend dans ce passage que la jeune fille, même si elle ne s'appelle plus
Laïla, pour autant n'a pas encore retrouvé le nom qui la lie à son peuple et à son histoire. Il
est vrai qu'après un autre voyage qui la conduit vers le lieu où, enfant, elle avait été
enlevée, Laïla parvient à reconstituer l'histoire de son peuple dont elle a pu garder en
mémoire le nom. Mais elle reste privée de son propre nom, celui donné par ses parents, qui
lui aurait permis de se défaire de celui que lui a donné Lalla Asma. Mais dans une autre
approche, le nom de Laïla qu'elle continue de porter est en lui-même évocateur; d'où son
56
Tout ce que je sais, c'est que c'est ce que m'a dit Lalla Asma, que je suis
arrivée chez elle une nuit, et pour cela elle m'a appelée Laïta, la Nuit. Je
viens du Sud, de très loin, peut-être d'un pays qui n'existe plus. (Poisson
d'or, p. 11)
pas figurer dans la catégorie des appellations originelles que cette étude essaie d'identifier.
On pourrait également argumenter que cette désignation est liée aux conditions de vie du
personnage après sa captivité. La jeune fille a été, en effet, enfermée par ses ravisseurs
dans un sac noir, comme une bête. Lorsqu'elle a été vendue à Lalla Asma, elle est restée
ensuite enfermée dans la maison. A Paris, c'est au sous-sol qu'elle trouve refuge. Mais la
nuit, le fond noir du sac, les sous-sols, toutes ces étapes ne sont pas en elles-mêmes sans
rapport avec la notion du néant, avec le chaos originel, qui revient sous des formes diverses
l'appartement du sous-sol à des« trous» ou à des« grottes», toutes choses qui évoquent le
centre ou disons plutôt le ventre de la terre, d'où émerge la vie, tandis que le sac, lui,
évoque la vacuité, le néant. Le nom « Laïta » peut donc figurer un manque absolu de
repères et conduire à l'idée d'un vide, ou encore d'un chaos naturel. C'est pourquoi on
pourrait aussi bien le classer dans la catégorie des désignations qui relèvent des modalités
chaos initial.
Quoi qu'il en soit, on voit bien que, dans cet exemple, le personnage revient, avec
une nouvelle identité, là d'où il est parti, sans qu'il lui soit possible de retrouver ses parents
pour pouvoir reconstituer le puzzle de sa filiation. Cet état de chose montre bien que
l'important, finalement, chez Le Clézio, c'est bien plus cet élan vers des éléments originels
que le souci d'une reconstitution à l'identique qu'aurait davantage suggéré une visée
57
nostalgique. Le principal chez lui, c'est cette incursion dans le passé qui permettrait
d'élucider les zones d'ombre d'une histoire personnelle et collective. D'ailleurs, quand
bien même Laïla aurait retrouvé la terre où elle est née, elle ne décide pas de s'y établir
définitivement.
personnage de Désert. Ce nom qui signifie « lumière » vient à propos. Dès les premières
pages du récit, le garçon avait reçu de son père, qui est lui-même désigné tout au long du
récit par le terme de guide, l'éducation nécessaire pour conduire à son tour la destinée des
hommes bleus. C'est une éducation qui passe nécessairement par les longues marches vers
le tombeau du saint homme. Cette démarche apparaît ici comme un recours aux origines,
dans la mesure où ce tombeau qui fait l'objet de pèlerinages se présente comme un lieu où
l'on vient se ressourcer. Cette responsabilité est à l'extrême lorsque le garçon reçoit du
mission. Ce nom qu'il porte met donc l'accent sur la fonction ou l'activité du personnage,
qui consiste à être promu comme le guide, l'éclaireur du groupe. Or, pour que cette activité
soit menée à son terme, la lumière passe pour une donnée indispensable. C'est ce que vient
combler le nom donné ici au personnage. Le nom « Nour » joue donc ici à la fois le rôle de
sujet et d'objet.
signifient «étoile»), noms qu'elle porte dans le cadre unique de l'intimité familiale. En
dehors de ce cadre, elle s'appelle aussi Hélène quand elle se trouve perdue dans la foule
d'enfants où 1 'on ne se pose pas de question sur les origines. En réalité, le nom d'Esther
par lequel ses parents la désignent porte en lui-même diverses significations. En effet, ce
58
nom marque pour eux l'attachement au peuple juif qui est le leur. C'est lui qui les relie à
leur origine. Dans le cadre de son usage ici, ce nom est aussi le signe de l'espoir dans cet
qui brille dans le ciel noir annonce des lendemains meilleurs. C'est d'ailleurs pour insister
sur cet aspect que le père de la jeune fille préfère l'appeler par la version espagnole de ce
nom. « Son père aimait bien cela, il disait alors son nom en espagnol : "Estrellita, petite
delà, à une partie de leur histoire. A ce titre, on pourrait se référer aussi au nom Hawa porté
par deux personnages de Désert. Ce nom est en effet d'abord porté par la mère, avant que
la fille ne se l'approprie. Il est important parce qu'il signifie «Eve» et évoque ainsi la
registre des personnages confrontés à une quête d'identité. Déjà le nom de substitution
attribué à ce personnage répond au fait qu'on ne sait pas non plus grand-chose de lui. Ici
aussi « Hartani » est une désignation porteuse de sens comme cela est expliqué dans le
récit. Ce surnom lui a été en effet donné « parce qu'il avait la peau noire comme les
esclaves du Sud » (Désert, p. I 04). Ce qui apparaît ici comme une simple comparaison
constitue, dans le même temps, le seul indice donné sur la provenance du garçon. Le
59
personnage est ainsi présenté comme pouvant faire partir de la tribu ou du peuple des
esclaves du Sud en raison de la couleur de sa peau qui est identique à la leur. Le surnom ici
donc indique la provenance probable de l'individu et l'inscrit dans une culture qui est
travers ce regard constamment tourné vers cette direction, et sa fugue, par la suite, vers le
Sud:
La suite du récit ne nous indique pas s'il y parvient, mais le plus significatif est que
le surnom permet ici au personnage d'entreprendre ce retour vers le Sud qui pourrait être le
onomastique avec d'autres personnages comme le mari d' Aamma, dans Désert, surnommé
« le Soussi, parce qu'il vient de la région du fleuve Souss » (p. 94), ou encore Jehanne
surnommée « Maramu », ce qui signifie «Vent du Sud », dans le récit intitulé « Vent du
sud» (Cœur brûle, p. 135). Avec ces différents noms, on voit bien que tout concourt à
Dans Onitsha, le nom de Maou que porte la mère de Fintan n'est que la
déformation de Maria Luisa par le garçon (p. 13). Et pourtant c'est ce nom qui sera porté
par le personnage comme si, par ce procédé, Le Clézio voulait tourner le dos à une certaine
pratique culturelle des noms propres. Le nom du personnage tire son origine des hésitations
60
simplement inscrit dans un mouvement de spontanéité verbale qui s'attache aussi aux
résulte du langage premier de l'enfant, et comme tel, il donne tout son sens à la quête de
l'originel et de l'élémentaire. Mais en même temps c'est un terme issu de la langue Fon,
présente aussi bien au Nigeria qu'au Bénin, et qui signifie en réalité « Dieu ».
Le Clézio portent dans leurs différents surnoms les indices de leur origine, même si ces
informations restent vagues. Cela rend nécessaire, dans la perspective d'une quête
identitaire, leur élucidation tout au long de l' œuvre. On peut donc dire, à travers ces
exemples, que le surnom, qui joue ici pleinement le rôle du nom narratif, s'inscrit de
surcroît dans la quête originelle qui doit mettre fin, dans le même temps, à la crise
identitaire des personnages. Dans ce cas, on pourrait en déduire que les différentes
désignations permettent de donner une identité aux personnages, et par conséquent qu'elles
l'identité, il en existe dans les textes de Le Clézio bien d'autres qui sont simplement
désignés par des pronoms personnels. Or ce principe d'anonymat peut, lui aussi, être le
61
b. L'anonymat
ne correspond aucun terme de désignation mais dont la présence dans le texte est signalée
par l'usage de pronoms personnels ou d'autres termes traduisant cette absence de nom
propre. Nous pouvons aborder ce dévelopement sur les personnages « sans nom», ou
sujets anonymes, en partant de l'entretien que Lalla accorde à la presse, dans Désert.
-- Je ne m'appelle pas Hawa, quand je suis née je n'avais pas de nom, alors
La spontanéité avec laquelle Lalla évoque le nom de sa mère comme s'il était le
sien pourrait laisser penser à une simple fantaisie ou à une échappatoire. Mais en réalité, à
aucun moment dans l'œuvre, il n'est fait mention de son état civil. Le nom d'Hawa est
donc un nom de circonstance, d'emprunt. Toutefois ici encore le choix n'est pas fortuit
ainsi, en effet, Lalla choisit de se référer à ses propres origines à travers sa mère, mais aussi
à un nom qui renvoie aux origines de l'humanité. li y a donc ici la manifestation d'une
Tout comme elle, bien d'autres personnages, notamment les hommes du désert (que
l'on désigne par le terme générique« d'hommes bleus»), ne portent pas de noms. Et quand
62
il arrive que certains sont désignés (allusion faite ici au père de Nour), leurs noms ne
présentent aucune valeur sociologique véritable. Ces appellations sont, dans la plupart des
cas, employées par une seule personne, et dans un contexte particulier, pour expliquer tel
acte ou tel phénomène. Ainsi le nom de Es Ser que porte le guerrier du désert et qui lui a
été attribué par Lalla, seule à pouvoir le rencontrer, n'en est pas un en réalité. Il signifie,
comme l'explique par la suite la jeune fille, « le secret » en raison du cadre particulier de la
rencontre. C'est une rencontre qui, en effet, oscille ainsi entre rêve et réalité. Une telle
définir son identité. Ce guerrier semble de ce fait immatériel, intemporel, voire irréel.
D'ailleurs, c'est ainsi que sont présentés l'ensemble des nomades du désert, qui
De plus, le nom même de Lalla par lequel on la reconnaît le plus aisément et par
lequel elle est désignée par son entourage, même s'il renforce son prestige parce qu'il
signifie en réalité «madame», n'est pas son vrai nom, pas plus qu'Aamma n'est un nom
Dans Etoile errante, il est aussi question de noms d'emprunt, ou de faux noms
portés par les protagonistes. Ce changement opéré dans les termes de désignation tient
avant tout à une question de survie, surtout pour des juifs en cette période de deuxième
guerre mondiale. Ainsi se donnent-ils de fausses identités auxquelles ils restent très
attachés pour échapper aux arrestations et aux déportations : « Un après-midi, des hommes
étaient venus, avec Mario, dans la cuisine, et ils avaient mis sur la table les cartes d'identité
pour tout le monde, pour Esther, pour son père et sa mère, pour Mario aussi. » (Etoile
errante, p. 56)
63
Le choix chez Le Clézio de ne pas faire porter de véritables noms à ses
personnages, ou de leur en faire porter d'autres qui ne relèvent pas du code onomastique en
usage, apparaît comme une prise de distance par rapport aux conventions et autres
conformismes imposés par les différentes sociétés. Cet écart appelle deux interprétations
possibles : il est une forme de préservation de la vie de ceux qui les portent car il ne faisait
pas bon de porter un nom d'allure juive. Il est aussi un acte de révolte contre le principe de
l'imitation en usage dans la société qui consiste à faire porter, à des personnages de fiction
50
des prenoms réels, faisant ainsi selon Balzac une véritable concurrence à l'Etat-Civil .
En ne nommant pas ses personnages dans ces exemples, Le Clézio fait prévaloir le
souci de les tenir à l'écart de tout ce qui relève de l'ordre de la culture, car le nom est une
donnée culturelle. Michelle Labbé, dans son étude de l'œuvre romanesque de Le Clézio, a
Accepter les conventions du roman, ou tout autre type d'écriture, qui assoit
son effet de réel sur les noms propres, présenterait le risque d'enfermer dans
un système sociopolitique qui a érigé en principe et en finalité l'accession à
la propriété. Nommer n'est plus créer mais posséder".
patronymes, ce qu'il justifie en ces termes : « [ ... ] je ne voulais pas faire croire que mes
52
personnages sont réels et possèdent un livret de famille » .
50 Honoré de Balzac, La Comédie humaine (Avant-propos), Paris Seuil, 1965 [Paris, juillet 1842], p. 54.
51 Michelle Labbé, Le Clézio, l'écart romanesque, Paris, L'Harmattan, 1999, p. 18.
52 Milan Kundera, Les testaments trahis, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1993, p. 196.
64
Le Clézio rejoint, de ce point de vue, la position de Kundera, dans la mesure où ses
personnages ne portent pas non plus des nom s qui établissent clairem ent leur filiation et
leur identité.
A la suite de ces exem ples, qui sont loin d'être exhaustifs, on peut observer que les
mêm e des personnages, loin de tom ber dans le conformisme des nom s propres devenus
courants et sans réelle portée sém antique, réintroduit le lecteur dans la sphère des sociétés
traditionnelles, où les noms sont parlants et signifiants. Nour, Laïla, M aou, Nono, Hartani,
Hawa, pour ne citer que ceux-là, sont des nom s ou des surnom s qui nous ram ènent en
arrière, aux tem ps de la Genèse et aux sociétés traditionnelles. Chaque nom donné ici par
Le Clézio est guidé par le souci permanent du retour vers les origines où justem ent chaque
nom évoque une légende, une réalité historique. Le Clézio a parfois recours, il est vrai, à
Cependant, le constat est que ce sont des nom s qui traversent l'œuvre, d'un titre à
l'autre, comme si I'écrivain en manquait ou com m e si c'étaient les mêm es personnages qui
revenaient. On a ainsi le nom de M arim a qui est utilisé à la fois dans Onitsha et Poisson
d'or, tout comme Zohra ou même Laïla ou Leïla qui, à quelques nuances près, ressemblent
à Lalla ; on trouve, de même, Houriya à la fois dans Poisson d'or et Etoile errante. Cela
pourrait traduire sans doute le mépris dans lequel ces hommes et ces femmes sont relégués
au point qu'ils n'ont pas droit chacun à une identité qui leur soit propre.
Le fait pour Le Clézio de ne pas nommer ses personnages ou, à tout le moins, de
leur faire porter des surnoms ne pourrait-il être interprété comme un manque d'intérêt de sa
part pour les noms propres usuels dans les sociétés modernes? Quoi qu'il en soit, si le
65
jeune indien de la tribu des waunanas est surnommé John Gimson (du nom de celui qui l'a
recueilli et élevé), quand il est en ville, dans l'univers dit civilisé, et Bravito (nom donné
par ses parents parce qu'il semblait coléreux à sa naissance), quand il retourne à la nature,
monde plus authentique à une civilisation et une culture étriquées, avec leur lot d'artifices
En fait, l'acte de nommer n'a rien de naturel : c'est une décision humaine
intelligente ; c'est la première étape de la pensée scientifique et de la pensée
tout court [ ... ]. Toute nomination est un choix, une étape vers la conquête
53
d'une nature à laquelle la pensée de l'homme impose une organisation .
53 Alain Bentolila, « Le propre de l'homme : le verbe», Raison présente, n° 145, l " trimestre 2003, p. 29.
66
Chapitre Il : Langage et expression :
de l'originel
d'hésitations. Ces indices qui accompagnent le langage sous ses différentes formes
d'expression sont le signe évident d'un processus en pleine phase de construction. Pris
sous cet angle, c'est un langage qui ne s'est pas encore affiné, qui est à l'état brut, et qui
cherche donc encore ses marques. Cela donne le sentiment d'un discours en pleine phase
de gestation, et donc libéré de ce que Le Clézio, dans la préface aux Œuvres complètes de
54
Lautréamont, appelle le « langage-prison » . Chez notre auteur, le langage qui aspire à
cette forme de liberté laisse apparaître une volonté de capter la réalité des êtres et des
C'est cette spontanéité apparente qui confère une sorte de dimension originelle au
Thomas Mofolo. Dans la préface qu'il a écrite pour l'édition de 1981 de Chaka, une
épopée Bantoue, l'ouvrage de l'auteur sud-africain, Le Clézio dit qu'elle est«[ ... ] à la fois
l'œuvre d'un homme et celle d'un peuple, portée par un langage où sont encore sensibles
54
Lautréamont, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 9
(Préface).
67
55
les mystères de la création, où l'on entend encore les vérités premières » . Il ne fait aucun
doute que les propos de !'écrivain sur les caractéristiques particulières du langage dans le
livre de l'auteur sud-africain s'attachent surtout au discours narratif qui sous-tend le récit.
Mais il n'empêche que ces observations pourraient valoir, à certains égards, aussi bien
pour ses propres œuvres, notamment le langage prêté aux protagonistes. Chez ces derniers,
sentiment de vacillement et d'hésitations. Ces procédés mis en œuvre chez le Clézio sont
perceptibles à travers trois modalités qui feront ici l'objet d'analyse. Il s'agit notamment
l'expression à travers des signes graphiques peuvent mettre en lumière, dans leur
caractérisent par une forme de spontanéité langagière qu'on observe dans la plupart de ses
ouvrages. Cela pourrait s'expliquer en partie par la très grande jeunesse des protagonistes,
comme nous avons essayé de montrer dans les chapitres précédents. La conséquence d'une
telle pratique est qu'elle permet de définir un archétype de rapport au langage. C'est un
55Thomas Mofolo, Chaka, une épopée bantoue, traduit directement de la langue Souto par V. Ellenberger,
Paris, Gallimard, coll.« L'imaginaire», 1981 [1940 pour la 1ère édition], p. 7.
56Ook Chung, dans l'introduction (p. 8) de son ouvrage le Clézio: une écriture prophétique, Paris, lmago,
2001, explique cette rareté par le souci pour Le Clézio de libérer le verbe du « langage des maîtres» pour le
conduire vers une poétique des origines, c'est-à-dire vers le silence.
68
Le signe manifeste de cette spontanéité langagière est à rechercher dans l'usage
particulier d'une syntaxe et d'un lexique qui, non seulement tranchent visiblement avec
toute forme d'académisme, mais aussi semblent décalés par rapport à la réalité culturelle
de la langue, avec ses codes et ses normes. Le Clézio s'explique à ce propos dans un
Pour lui donc, la langue est créatrice et, comme telle, se tient à distance de toute
organisation syntaxique réductrice des libertés. Pour l'auteur d'ailleurs, un tel langage
affranchi des règles et autres contraintes est davantage porteur de vérité en ce sens qu'il ne
s'encombre pas d'un habillage esthétique qui présenterait les êtres et les choses sous un
angle biaisé. Son esthétique, au contraire, consiste en une présentation authentique, tantôt
dépouillée mais vraie, tantôt portée par un foisonnement de termes et d'images qui
donnent, du reste, aux textes de Le Clézio une certaine profondeur. C'est cela d'ailleurs
qu'il retrouve et apprécie dans le texte de Mofolo, comme il l'indique dans la préface qu'il
signe :
Le poète est celui qui parle encore pour nous la langue des dieux. La beauté
de ce langage vient d'abord de cette union avec la beauté de la vie, quand
tout est commencement, naissance. [ ... ] Il ne porte en lui aucun défaut,
aucune tare culturelle, mais ce qu'il exprime, il le dit simplement, avec toute
58
l'urgence d'un mythe ancien qui a traversé le temps sans s'altérer .
57
Jémia et J.-M.G. Le Clézio, Sirandanes, Paris, Seghers, coll.« Volubile», 1990, p. 64.
58
Thomas Mofolo, Chaka, une épopée Bantoue, op. cit., p. 7-8.
69
Qu'il s'agisse du champ lexical ou de la syntaxe dont se sert le personnage de Le
Clézio, ils ne sont pas, dans l'ensemble, loin de ceux en usage dans un discours d'enfant,
familiarité.
Car après tout, les personnages de Le Clézio sont, dans l'ensemble, des gens issus
des classes très pauvres, des marginaux, ou simplement des illettrés, mais surtout des
enfants et des adolescents. Avec eux, donc, le langage se présente sous la forme d'un acte
en phase de construction. Ainsi on retrouve dans les différents échanges entre les
personnages, dans la plupart des textes de l'écrivain, tout comme d'ailleurs dans la
narration elle-même, des termes et expressions qui renvoient à un usage oral et familier. Le
langage dans ce cas, résulte d'un ajustement par l'auteur du registre de langue au niveau du
type de personnage.
démonstratif «ça»59, dont nous pouvons apprécier ici quelques illustrations, et d'autres
constructions du même genre : « [ ... ] mais c'est comme ça.» (Désert, p. 74), alors qu'on
aurait pu dire: « [ ... ]mais c'est ainsi»;« Lalla pense que ça doit être bien de savoir voler
comme cela» (Ibid., p. 74) »;«[ ... ]ça la fait bien rire.» (Ibid., p. 78); « [ ... ]même si ça
n'est pas tout à fait vrai » (Ibid., p. 95) » ; « Au contraire, il l'avait voulu très fort, ça
l'avait brûlé, il ne pouvait plus dormir, à Marseille» (Onitsha, p. 17); « Pourtant tu aimais
ça autrefois» (Ibid., p. 156); « Et qui décide de ça?» (Ibid., p. 157); « C'est vrai je t'ai
" L'usage excessif du terme dans son œuvre, notamment dans Voyage au bout de la nuit (1932), laisse
penser que Céline en est le promoteur dans le roman du 20bn, siècle.
70
L'utilisation excessive de ce pronom permet ici d'apporter au texte leclézien une
variante familière et orale. Elle donne par ailleurs le choix d'inscrire le langage dans une
forme de neutralité et de traduire ainsi une certaine liberté par rapport aux contraintes de la
langue bien formatée. Son emploi, en lui-même, permet de faire l'économie du choix d'un
genre, car après tout le regard de 1 'enfant n'est pas sélectif, il voit le monde tel qu'il se
présente à lui, avec parfois en outre cette difficulté que le pronom ça n'exprime
souligner, par ailleurs, qu'en plus de l'emploi excessif du terme «ça», on observe
Peut-être qu'il n'attendait plus rien, qu'il ne savait plus rien, et qu'il était
devenu semblable au désert, silence, immobilité, absence. (Désert, p. 29)
Le rôle de ces anaphores et épiphores consiste, dans Je texte, à mettre l'accent sur le
sentiment de cette enfance qui s'écarte des règles complexes de la langue et s'exprime dans
une sorte d'apprentissage ou de spontanéité linguistique. C'est un langage où les mots sont
encore bruts, un langage « où sont encore sensibles les mystères de la création, où l'on
71
entend encore les vérités premières »60, un langage enfin redondant et qui confère à
nous venons de voir quelques caractéristiques de la langue, il existe aussi chez Le Clézio
nombre de personnages adultes, lesquels n'ont cependant pas souvent droit à la parole.
D'ailleurs, d'une façon générale, il est à signaler que les œuvres de Le Clézio, dans leur
ensemble, donnent lieu à une narration qui laisse très peu de place aux propos des
personnages ; ceux-ci sont dès lors comparables aux hommes des origines, chez qui le
langage était encore inexistant. Le dialogue, chez Le Clézio, est significativement rare,
laissant ainsi l'avantage à un narrateur très présent, dont les propos essaient de combler ce
déficit qui se ressent d'ailleurs jusque dans le discours narratif. Dans son entretien avec
Claude Cavallero, paru dans la revue Europe, Le Clézio explique ce qui pourrait passer
pour un dysfonctionnement :
tend à adopter une démarche poétique qui ne repose plus sur « l'accumulation et l'excès
60
li s'agit ici d'appliquer à Le Clézio la même expression qu'il a lui-même employée dans la préface
consacrée à l'œuvre de Mofolo déjà citée.
61
In Claude Cavallero, « Les marges et l'origine», Europe, n° 765-766, janvier/février 1993, p. 170.
62
Miriam Stendal Boules, Chemins pour une approche poétique du monde: le roman selon J.MG le Clézio,
thèse, Montpellier, 1996.
72
baroque», mais sur un principe d'effacement, de dénuement, de dépouillement, dans
L'exemple le plus manifeste de cet étrange mutisme est donné par les hommes
bleus dans Désert, un livre qui, dans son ensemble, passe plus par le silence que par
l'action. Tout au long du récit, ces nomades parcourent de vastes étendues dans un silence
lourd et pesant, communiquant très peu entre eux, comme si le grand vide de l'espace
désertique étouffait chez eux toutes les formes de paroles:« C'était comme s'il n'y avait
pas de noms, ici, comme s'il n'y avait pas de paroles. Le désert lavait tout dans son vent,
Les rares propos que le texte prête donc à ces personnages sont essentiellement
consacrés à chanter les louanges de Dieu dont la présence, selon eux, irradie tout le désert,
ou à se laisser pénétrer par la parole divine. Avec eux, la parole se fait presque uniquement
On pourrait donc dire qu'il se développe ici dans l'expression des nomades une
forme de rituel. Du fait de son caractère religieux, cette parole, aussi codifiée soit-elle,
pour cette raison qu'elle est comparée dans le texte à une rumeur qui gronde et se perd
73
Quand Ma el Aïnine commença à rectter son dzikr, sa voix résonna
bizarrement dans le silence de la place, pareille à l'appel lointain d'une
chèvre. li chantait à voix presque basse, en balançant le haut de son corps
d'avant en arrière, mais le silence sur la place, dans la ville, et sur toute la
vallée de la Saguiet el Hamra avait sa source dans le vide du vent du désert,
et la voix du vieil homme était claire comme celle d'un animal vivant.
(ibid., p. 54)
d'Esther et les siens en route vers la terre d'Eretz Israël, dans Etoile errante. Et comme si
l'histoire n'était qu'un éternel recommencement, ces personnages, tout aussi silencieux que
le peuple des nomades, et pleins de ferveur religieuse, se laissent pénétrer par la mémoire
hébreu dont ils sont les descendants lointains, sortait d'Egypte. C'est pourquoi d'ailleurs,
comme l'ont fait leurs aïeux, Esther et les sionistes accueillent dans le même silence
religieux les Ecritures. Cette lecture faite par Reb Joël, leur guide, rappelle celle des tables
Le parallèle ici avec le peuple d'Israël à sa naissance est très significatif, dans la
mesure où il nous introduit au cœur du récit de la Genèse, avec ce que cela implique
comme discours encore fortement imprégné de divinité. On relèvera ici la mention d'Adam
comme par l'effet d'un envoûtement, aussi bien les hommes bleus errant dans le désert que
les Juifs en marche vers la terre promise. En dehors de cette parole portée à la dimension
74
des dieux et qui lui confère son caractère originel, il n'y a que le silence qui règne chez
eux. C'est pourquoi, quand elle retentit, ces personnages abandonnent tout et se livrent à
l'ivresse des mots qui les transportent loin de la souffrance, dans l'univers de leur rêve, de
leur désir de bien-être. Pour eux, la parole est précieuse et il faut s'interdire de la proférer
vainement. Cette référence à la religion accrédite donc, bien plus que les autres éléments
que nous avons évoqués, l'idée d'un langage qui se situerait principalement du côté des
ressemblance avec le discours répétitif et déstructuré d'une parole d'enfant, ni à ses seules
affinités religieuses. C'est un langage qui se veut en outre direct, incisif, cru, et
s'accompagne d'une large forme de liberté imaginative qui contourne assez largement le
63
cesserait de penser», écrivait d'ailleurs Paul Valery . C'est donc ce type de langage en
de Le Clézio. Un exemple pris dans Hasard permettra d'illustrer ici nos propos. Le
explique-t-elle, « les gens qui l'ont vendu ont dit : la boa » (Hasard, p. 109). C'est
d'ailleurs ainsi que sera désigné la bête dans la suite du récit. C'est donc un discours en
perpétuelle phase de création, et qui se détourne à travers les paroles d'enfants de l'usage
conventionnel. C'est un langage en pleine construction qu'on observe dans l'ensemble des
œuvres de Le Clézio et, comme tel, il bouleverse les normes de la langue. D'ailleurs, selon
63
Paul Valéry, Cahiers/, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1973, p. 400.
75
Bachelard, une des aspirations du langage est de se débarrasser de toutes les pesanteurs
Ce que le langage veut retrouver avec urgence, lassé des privilèges et des
interprétations, c'est cette marche qui irait selon le mouvement du regard :
l'aventure simple et tacite, brève, mais intense, comme au premier jour
après la naissance. Lorsque le monde le plus neuf, dans un champ de vision
restreint, n'offrait que des suites de jeux indépendants, de constructions
parfaites où chaque élément avait une valeur égale à l'ensemble. Lorsqu'il
n'y avait pas encore de force, pas encore de temps, mais seulement l'espace
64
ouvert, libre, immédiat, seulement l'espace, et la lumière .
Dans Poisson d'or, cette manifestation de l'oralité apparaît plus nettement, surtout
parce qu'il s'agit d'un récit dont la narration est homodiégétique. Le personnage de Laïla,
qui raconte elle-même son histoire, est une jeune fille « volée » qui devient bientôt une
aventurière. C'est donc elle-même qui construit son récit à partir des termes qui sont
propres à une jeune fille dont l'éducation n'a pas été faite par une institution, mais par la
rue, au fil de ses aventures et au contact des différentes personnes qu'elle aura rencontrées
sur son parcours. Parlant du personnage de Lalla Asma, par exemple, Laïla explique :
Elle voulait bien que je l'appelle « maîtresse »parce que c'était elle qui
m'avait appris à lire et à écrire en français et en espagnol, qui m'avait
enseigné le calcul mental et la géométrie, et qui m'avait donné les rudiments
de la religion. (Poisson d'or, p. 13)
Il convient de préciser ici que la maîtresse en question, qui se charge de donner une
instruction en français à la jeune fille, est elle-même d'origine espagnole. C'est dire
syntaxiques et lexicales. On est donc dans un cadre où, comme le dirait Jean Onimus, « la
65
spontanéité créatrice peut se défouler librement » . On retrouve donc chez elle aussi un
64
Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige »,
1993 [ 1960 pour la I ère édition], p. 160.
65
Jean Onimus, Pour lire Le Clézio, op. cit., p. 165.
76
discours très porté sur l'oral et avec également un usage important de « ça » : « Ça s'est
passé alors que je jouais dans la rue » (p. 12) ; « Ça le faisait rire » (p. 15) ; « Tout à coup,
elle m'a vue, et la colère a tordu sa bouche» (p. 30) ; « Sortis du tunnel, j'ai dit au taxi :
un manque de coordination dans le choix des temps de récit. Cela crée dans le texte donc
une forme d'instabilité qui permet de passer du présent au passé ou à l'imparfait, dans un
texte essentiellement construit sur des phrases assez brèves et simples. D'ailleurs le fait
que dans le camp, la communication se fait à travers une langue déstructurée, composée à
partir d'éléments hétéroclites, explique cet usage moins rigoureux des règles de cette
« Dans elmen, chacun parle comme il veut, comme cela lui vient, en
changeant les mots, ou bien en se servant des mots des autres. Ce qui est
particulier, c'est que cette langue ne sert pas seulement à parler, mais à
chanter, à crier, ou à jouer avec les sons. Parfois tu as simplement envie de
faire des sons, pour rire, pour imiter. Tu changes l'ordre des mots, tu
transformes les sons, tu ajoutes des parcelles d'autres mots à l'intérieur, ou
tu imites les accents, mais aussi le bruit de la pluie, du vent, du tonnerre, le
cri des oiseaux, la voix des chiens qui chantent la nuit. ( Ourania, p. 165-
166)
personnages issus d'origines diverses de renoncer à ce que Mircea Eliade désigne comme
77
66
« le langage usé par l'histoire » , et de tenter l'expérience d'une langue dont les principes
A travers ces quelques exemples, dont l'objectif n'est pas de dresser ici un tableau
complet de l'usage de la langue dans les différentes œuvres évoquées, on pourrait dire que
les différents écarts constatés participent, dans leur fonctionnement, à la mise en œuvre
d'un discours qui s'affranchit des contraintes normatives pour s'incarner dans une forme
67
de langage originel, lui-même matériau d'un monde à «habitation ragréée » • Et parce
foisonnement d'images, les textes de Le Clézio font preuve d'une densité et d'une
profondeur certaines. Le Clézio, dans son œuvre, libère le verbe et donne ainsi au texte une
Mais plus que le verbe, le langage chez l'écrivain passe aussi, de manière
significative, par l'art gestuel, lequel a aussi la valeur d'une expression de l'originel et de
66
Mircea Eliade, la nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions, Paris, Gallimard, 1971, p.
181.
67
L'expression est de Jean-Claude Pinson, « Pour une critique poéthique », L'invention critique, Nantes,
Cécile Défaut, 2004, p. 66.
78
2. L'expression gestuelle
Clézio s'explique en partie par une attitude de mutisme qu'on observe chez certains
personnages.
textes de Le Clézio. La conséquence d'une telle option est que le langage chez l'auteur est
très souvent limité à celui des gestes et des sens. On a ainsi Bogo dans Les géants, Aurore
de Sommerville dans Révolutions, Oya dans Onitsha, la jeune fille au nom inconnu
rencontrée par John Burckhardt, dans le récit Trésor, ou encore le Hartani dans Désert,
dont il n'est fait aucune mention de paroles à aucun moment, dans les différents textes. Il
s'agit alors de se demander comment le mutisme observé chez ces différents personnages
l'élémentaire.
Pour répondre à cette question, l'exemple du dernier personnage cité semble le plus
pertinent dans la mesure où il incarne le mieux cette figure du muet chez qui, en absence
qu'elle est fondée sur une gestuelle. Cette incapacité observée chez ce jeune berger à
échanger avec les autres par le canal de la langue est d'ailleurs diversement interprétée
dans l'œuvre par son entourage. Si certains le présentent comme l'incarnation d'esprits
propos, elle, de présenter le mutisme du jeune berger non pas comme l'effet d'un simple
79
handicap, mais comme une abstention volontaire qui lui permet d'observer une certaine
[ ... ] ça n'a pas d'importance au fond, parce que maintenant Lalla sait que
les paroles ne comptent pas réellement. C'est seulement ce qu'on veut dire,
tout à fait l'intérieur, comme un secret, comme une prière, c'est seulement
cette parole-là qui compte. Et le Hartani ne parle pas autrement, il sait
donner et recevoir cette parole. Il y a tant de choses qui passent par le
silence[ ... ]. Les n'attendent que des paroles, ou bien des actes, des preuves,
mais lui, le Hartani, il regarde Lalla, avec son beau regard de métal, sans
rien dire, et c'est dans la lumière de son regard qu'on entend ce qu'il dit, ce
qu'il demande. (Désert, p. 123)
Selon Lalla, la communication n'est donc pas nécessairement liée à la parole. C'est
pourquoi le silence du jeune berger apparaît comme un acte déterminé. Dès lors, le choix
d'adopter une telle posture, qui ne lui laisse que la possibilité de communiquer par des
réside précisément dans cet engagement, dans la mesure où, en se détournant de l'usage
qui privilégie la parole, et en s'exprimant par aux gestes, il choisit un mode d'expression
qui paraît ressortir à la nature (songeons aux primates), et en tout cas se déployer au
Dans cet exemple, l'argumentation de la jeune fille, qui privilégie l'hypothèse d'un
écart volontaire du personnage, semble pertinente. Dans tout le récit, en effet, on peut
constater que le jeune berger passe plus de temps derrière son troupeau de brebis qu'en
compagnie des autres habitants de la Cité. Pour autant, cet éloignement ne semble pas
avoir de conséquences sur son épanouissement dans la nature. Au contraire, il en tire une
80
Pour la jeune fille, c'est cette disposition particulière, ce contact presque permanent
avec les animaux et la nature, qui a permis au jeune berger la mise en œuvre d'un moyen
très original et aussi originel de conversation reposant sur un flux important d'images
de la langue, auquel il substitue des gestes et des signes tout aussi efficaces pour se faire
comprendre. Par ces gestes expressifs, il restitue chaque élément et décrità sa manière,
dans les détails les plus méticuleux, chaque phénomène, affichant ainsi une sorte
mode de communication qui va être surtout manifeste dans ses échanges avec Lalla. Ces
gestes dessinent des mots qui sont comparables à ceux décrits par Le Clézio dans Vers les
icebergs : « Ils arrivent facilement, sans qu'on les cherche, ils sont légers, ils ne veulent
rien, ils n'écrasent pas. Des mots aériens, suspendus sur le ciel blanc en escadres
immobiles. » 68
La jeune fille, elle, a en usage la langue parlée à la Cité, et qui est probablement le
français. Mais dans leurs échanges, cette langue est absente, laissant ainsi le champ libre
aux gestes, qui sont le fondement de la communication. C'est donc une gestuelle qui est,
entre les deux sujets sans que la valeur de la conversation soit altérée :
Surtout, ses mains savent parler [ ... ] . Ce ne sont pas vraiment des histoires
qu'il raconte à Lalla. Ce sont plutôt des images qu'il fait naître dans l'air,
68
J.M.G Le Clézio, Vers les icebergs, Paris, Fata Morgana, 1978, p. 60-61.
81
rien qu'avec les gestes, avec ses lèvres, avec la lumière de ses yeux. Des
images fugitives qui tracent des éclairs, qui s'allument et s'éteignent, mais
jamais Lalla n'a rien entendu de plus beau, de plus vrai [ ... ]. li parle comme
cela, pendant longtemps, il fait apparaître des oiseaux aux plumes écartées,
des rochers fermés comme les poings, des maisons, des chiens, des orages,
des avions, des fleurs géantes, des montagnes, le vent qui souffle sur les
visages endormis. (Désert, p. 124-125)
Les animaux et autres phénomènes évoqués par les gestes et les grimaces du jeune
dans les textes de Le Clézio. Ce jeu de rapprochements, qu'il soit le fait du personnage
comme nous l'avons indiqué avec le Hartani, ou qu'il relève du discours narratif, a pour
but de susciter chez le lecteur la représentation de l'objet décrit et de mieux faire sentir sa
présence. La langue cesse, dès lors, d'être une simple langue. Elle se fait porteuse
En se retirant dans la nature où il a appris à imiter les gestes des animaux, à repérer
leur gîtes, à s'abriter dans les grottes, le Hartani donne l'image d'un homme heureux et
épanoui qui se plaît à retourner à l'état sauvage où, sans la parole, le développement de
gestes dans le cadre communicationnel se fait plus important. Car, après tout, la gestuelle
précède la parole. C'est d'ailleurs pour cette raison que Lalla, admirative, se laisse
entraîner par lui et apprend à ses côtés cette autre façon de vivre, cette expérience de la vie
primitive qui voit dans la nature une inestimable source de richesse et de ressources
intérieures. Lorsque la jeune fille et le berger sont ensemble, ils n'ont pas besoin des mots
pour se comprendre, car les gestes se font langage. lis tracent dans le vide de l'atmosphère
communiquent leurs désirs, leurs rêves, et surtout celui de s'en aller, de fuir loin de la
82
La communication entre Oya et les autres personnages, notamment Maou ou
Fintan, dans Onitsha, se fait, elle aussi, à travers un échange de gestes. C'est un
personnage qui, lui non plus, n'a pas l'usage de la parole dans l'œuvre, et est présenté par
Sabine Rodes sur un ton à la fois moqueur et méprisant : « Regardez-la, Signora Allen,
c'est elle qui hante votre mari, c'est la déesse du fleuve, la dernière reine de Meroë !
Evidemment, elle n'en sait rien. Elle est folle et muette.» (Onitsha, p. 173)
Ce à quoi Maou réplique, indignée: « Laissez-la tranquille, elle n'est pas une reine,
ni une folle. C'est une pauvre fille sourde et muette dont tout le monde profite, vous n'avez
Il est vrai que la présentation de la jeune fille telle que le fait le personnage de
Sabines Rodes est dans un registre parodique. Mais elle est surtout révélatrice de l'identité
réelle ou supposée d'Oya, considérée comme une déesse du peuple de Méroé. Perçue
comme telle, c'est donc par définition un être supérieur qui se situe au-delà des clivages
linguistiques, la langue étant présentée comme un facteur culturel. C'est d'ailleurs ce qui
explique sa prise de distance par rapport aux autres habitants d'Onitsha. Le fait pour elle de
mener une vie quelque peu effarouchée sur une vieille coque de bateau, et surtout son
mutisme apparaissent comme la manifestation d'une recherche, aussi bien dans le langage,
des valeurs originelles et élémentaires. Avec elle donc, en absence de l'usage de la parole
qui aurait pu la lier aux autres, on retrouve un mode de vie primitif où les gestes restent le
Avec Oya d'un côté et Maou et Fintan de l'autre, on est dans le cadre de la
essentiellement sur des pratiques élémentaires, primaires incarnée par la jeune muette, et
83
une culture occidentale et contemporaine fondée sur des codes et des normes définies
représentée par Fintan et Maou. Les gestes et les signes sont le seul moyen de concilier ces
deux horizons. D'ailleurs cette tendance à une vie repliée sur des données originelles se
manifeste à plusieurs reprises chez Oya, au-delà du choix de la gestuelle comme mode
d'expression. Et l'un des exemples les plus marquants est quand elle se sauve du
pour la naissance de son enfant, et s'isole dans la vieille coque de bateau pour attendre
l'événement.
défendue par Le Clézio. Cela se manifeste à travers le choix que fait le personnage de se
rabaisser jusqu'au niveau de l'animal, de s'identifier à lui, pour mieux appréhender les
Nassima n'avait pas besoin de mots. D'instinct elle était entrée dans ce
monde, elle avait rejoint la vie de la forêt et du fleuve. Ainsi avait-elle pu
s'approcher de la boa, lui parler, devenir son alliée, se lier à elle jusqu'à ce
qu'elles ne forment plus qu'une seule personne, corps enlacés et tête contre
tête. (Hasard, p. 100)
Le parallèle qu'on pourrait établir ici aussi entre le rapprochement décrit dans cet
extrait et le récit de la Genèse, qui met en lumière le lien entre le serpent et Eve, est en lui-
une dimension quasi animale et l'enlacement qui s'ensuit pourraient être interprétés à la
fois comme la représentation de la parfaite harmonie qui existait dans l'univers créé et
entre les deux espèces, avant l'acte de la désobéissance. De même, il pourrait tout aussi
84
bien s'agir du signe d'une réconciliation entre la femme et le serpent, parvenus de nouveau
gestes. Car, après tout, le mythe de la Genèse situe l'épisode de la relation entre le serpent
et la femme avant l'avènement de la langue. Cela montre bien l'importance des gestes dans
tout comme le langage que véhiculent les images visuelles dans les textes de Le Clézio.
de l'originel
plusieurs ordres, allant des biffures, de collage d'articles de journaux, de pages entières de
termes (parfois sans rapport direct avec le récit qui, lui-même, n'évolue pas sur un mode
linéaire), aux schémas et aux images. Cette présence d'images et autres éléments
graphiques est si importante et si récurrente qu'on ne saurait ignorer qu'ils jouent un rôle
assez important dans le récit. Le terme d'image fait ici allusion aux dessins et autres
symboles graphiques qu'on peut trouver dans les textes de Le Clézio. D'ailleurs, cette
pratique leclézienne des images qui accompagnent parfois le texte s'inscrit dans la droite
ligne de ce que Paul Valery considère comme l'état naturel de l'esprit créateur de
l'homme. Cela sous-entend un cadre idéal de foisonnement où les idées sont exprimées
85
sous diverses formes. Dès lors, on pourrait dire que c'est un état d'esprit qui est instable et
69
irrégulier.« Notre esprit ne serait rien sans son désordre[ ... ] » , écrit Paul Valéry.
des meilleures illustrations de cet état d'esprit, spontané, prolifique, désordonné. Adam
Pollo, en effet, est une espèce de personnage illuminé, mentalement insaisissable. Mais
l'usage dans l'écriture de Le Clézio à la fois des images et des textes, loin d'être le simple
fait d'un dérèglement mental, est l'expression d'une esthétique en mesure de traduire son
qu'il attachait à chaque élément, aux moindres détails des êtres et des choses au quotidien.
« Je suis, disait-il, ému par une mouche, par une trace de pas dans le ciment, par un avion
70
qui passe, par tout ce qui me semble chargé de vie » . Cette expressivité qui se dégage
selon lui de toute chose, comme on peut le déduire des exemples hétérogènes qu'il donne
ici, peut être incarnée par les images qu'on rencontre dans ses œuvres.
Dans son article « le propre de l'homme: le verbe», Alain Bentolila fait cette
observation :
Rien ne paraît plus naturel que de désigner par les mots les images que
distinguent nos yeux, les bruits que différencient nos oreilles, les goûts que
révèlent, dans leur diversité, nos papilles, les odeurs variées que captent nos
· 71
nannes .
69
Paul Valéry, Œuvres, tome 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1960, p. 898.
70
Pierre Lhoste, Conversations avec Le Clézio, Paris, Mercure de France, 1971.
71
Alain. Bentolila, « Le propre de l'homme : le verbe», Raison présenie, op. cit.
86
Les images représentées dans le roman leclézien prennent quelque peu le contre-
pied de cette idée car elles apparaissent dans les textes parfois comme la transposition
beaucoup plus authentique d'une expérience sensible. Elles interviennent dans le texte là
où le narrateur fait le constat des limites des mots pour traduire une certaine réalité. Car,
Quand on veut exprimer une vérité, nul besoin de métaphore ; mais quand
on veut montrer le réel « avec l'index qui pointe», il ne suffit pas de
nommer, il faut suggérer car le réel est concret, alors que le vrai est abstrait
72
et peut se répéter à l'identique •
L'exemple de cette matérialisation est donné dans Désert avec le dessin en forme
de cœur qu'on retrouve incorporé à deux reprises dans les pages. Quand il est décrit la
première fois gravé sur la porte de Monsieur Ceresola à la page 305, avant d'être reproduit
dans les pages du récit, il n'est accompagné d'aucune autre forme d'explication. Mais on
pourrait déjà supposer qu'il vient comme une consolidation du portrait du personnage
établi quelques lignes auparavant, personnage présenté comme un homme sans histoires
[ ... ] Monsieur Ceresola, lui, est différent. C'est quelqu'un que Lalla aime
bien. ( ... ]. Les gens l'aiment bien, ici, au Panier, parce qu'il est poli et
aimable avec tout le monde, et qu'il a l'air de dignité, avec son habit noir
démodé et ses souliers cirés. (Désert, p. 303-304)
On retrouve le même symbole en forme de cœur à la page 332, cette fois utilisé par
Lalla comme autographe. Mais ici, il est présenté comme le signe de sa tribu qu'elle
reproduit simplement, celui dont on se sert pour marquer les bêtes afin de mieux les
identifier.
72
Jean Onimus, Pour lire Le Clézio, op. cit., p. 195-196
87
Ce symbole en forme de cœur que Lalla s'approprie, loin d'être une marque banale,
est d'une expressivité qui est véhiculée par sa forme. En effet, il traduit l'aspiration
profonde des hommes du désert et de leurs descendants, dont Lalla est une digne
représentante. En le reproduisant à la place des mots que son illettrisme ne lui permet pas
d'écrire, elle se sert de ce signe en apparence sans importance pour lancer un appel à
l'amour auquel cette image renvoie le plus souvent:«[ ... ] comme Hawa ne sait pas écrire,
elle dessine seulement le signe de sa tribu, celui qu'on marque sur la peau des chameaux et
qui vont bien plus loin que la simple affectivité. Les deux apparitions du symbole, qui
dessins qui représentent des divinités complexes à définir et à décrire, et qui viennent en
appui à la narration. D'ailleurs, chez Le Clézio, l'écriture et le dessin sont deux activités
73
repères, même si je ne m'en sers absolument pas » .
Les textes de Le Clézio font également référence à des traces et autres signes qui
constituent une autre modalité de communication, tantôt entre les différents protagonistes
73
ln Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement», article déjà cité, p. 28.
88
Dans Désert, par exemple, il est aussi question de signes tracés sur les parois de la
grotte ou sur les pierres que Lalla découvre dans ses moments de solitude. Ces signes
gravés dans la pierre témoignent de l'existence et de la présence dans ces lieux d'autres
A travers donc ces vestiges, les peuples anciens donnent aux peuples
quotidien. Les images découvertes sur les pierres permettent en outre de connaître un peu
plus les espèces animales qui ont vécu là auparavant et qui ont disparu au cours des temps,
même si parfois les personnages, à l'image de Lalla, ont du mal à comprendre ces
inscriptions :
A travers les éléments évoqués dans cet extrait, il pourrait bien s'agir d'indiquer
l'activité, comme par exemple la chasse, et la période où elle eut vraiment lieu. De même,
lorsque le personnage de John Burckhardt marche sur les traces du voyageur dans le
passage du Syk, la cité des morts, les marques sur les parois de la grotte et les empreintes
lui permettent de se projeter dans les temps très anciens des personnages qui ont vécu là,
ou ont simplement marqué leur passage en cet endroit, comme le révèle son journal :
A mesure que la lumière du jour augmente, je distingue sur les parois les
marques, les balafres, les fissures qui montent jusqu'en haut, les signes
effacés, déjà retournés au temps géologiques. J'ai le cœur serré, j'ai du mal
à respirer, parce que je suis entré dans un autre monde, un monde où les
génies ont laissé leurs traces. Le temps n'est qu'un battement, etje suis tout
près du voyageur, je marche dans son ombre. (Cœur brûle, p. 160-161)
89
Il est entré ici, comme dans sa propre tombe, sans savoir vraiment qu'ilavait _'fi.
atteint le but de son voyage. Je marche sur ses traces, maintenant je lis ma
propre histoire sur les empreintes de la falaise. Je glisse dans le même creux,
j'entre dans la même antichambre. (p. 165)
pendant de très brefs instants, le regard, mais surtout leurs prénoms respectifs qu'elles
communication malgré la grande distance qui les sépare et les séparera désormais. En effet,
les deux jeunes filles ne vont plus jamais se rencontrer en raison du conflit qui oppose leurs
peuples respectifs. Toutefois, le nom de l'une, marqué sur le cahier de l'autre, permettra
d'entretenir une présence, à qui l'on peut penser que le récit mené dans le journal est
adressé:
C'est à elle que je pense, maintenant, écrit Esther dans son journal, Nejma,
ma sœur au profil d'Indienne aux yeux pâles, elle que je n'ai rencontrée
qu'une fois, au hasard, sur la route de Siloé, près de Jérusalem, née d'un
nuage de poussière, disparue dans un autre nuage de poussière, tandis que
les camions nous emmenaient vers la ville sainte. Quelquefois il me semble
que je sens le poids léger de sa main posée sur mon bras, je sens
l'interrogation de son regard, je la regarde tandis qu'elle écrit lentement son
nom en caractères latins sur la première page de son cahier noir. C'est la
seule certitude que je garde d'elle, après toutes ces années, à travers le
nuage de poussière qui l'a recouverte, ce cahier noir où j'ai écrit moi aussi
mon nom, comme pour une mystérieuse alliance. (Etoile errante, p 307)
Loin d'être de simples caractères gravés sur la page blanche du cahier, leurs
Ces quelques exemples relevés dans les différentes œuvres permettent de constater
que, chez Le Clézio, l'écriture est portée par un langage où sont sensibles les signes les
plus élémentaires. Tout en faisant sauter le verrou des barrières linguistiques, ce langage,
90
sous ses formes variées, participe à la mise en œuvre de ce qu'il y a d'élémentaire et
d'originel.
l'auteur. Toutefois, il est présenté dans les différents aspects de sa caractérisation comme
un être pris dans son essence, ou dans une dimension qui intègre les éléments qui
par le choix de l'enfance ou de l'adolescence comme spécificité, par le choix d'un mode
langage à l'état brut, outrepasse les règles établies, et se présente comme une expression
libre, authentique et vraie. Le personnage tel qu'il apparaît dans l'œuvre de Le Clézio est
donc un individu dépouillé, réduit à sa plus simple expression, ramené à son essence
d'ancrage social chez le personnage leclézien. Il exprime, selon elle, plutôt qu'une
recherche réfléchie, une simple pulsion qui fait de lui un être présenté avec quelques traits
personnage présenté dans sa dimension première, car pour Le Clézio, il est, avant tout, de
l'ordre de l'évanescence :
14
Chemin pour une approche poétique du monde: le roman selon J.M.G le Clézio, thèse de doctorat
soutenue en 1996 à l'université de Montpellier.
91
vie durable. Les personnages de roman, comme les personnages de bande
75
dessinée, sont des personnes éphémères .
l'originel. Car les quelques traits grossiers évoqués ici peuvent être perçus comme
l'expression de portraits simplement esquissés pour laisser apparaître l'individu dans son
être profond. Dans cet ensemble de choix qui témoignent diversement du recours à
l'originel et à l'élémentaire, l'espace narratif est aussi d'une grande importance, d'où
15
ln Jean-Louis Ezine, Ailleurs, Paris, op. cit., p. 60.
92
Chapitre Ill : Spatialité et quête de
l'originel
Il serait difficile de cerner le personnage d'une œuvre sans le placer dans un lieu
qut apparaisse comme un repère initial d'où l'on part pour en atteindre un autre, ce
parcours étant lui-même ] 'un des fils qui composent la trame du récit. Cela dénote tout
l'intérêt que cet aspect requiert dans une œuvre romanesque. « Un roman sans personnages
est possible, un roman sans histoire peut-être, mais pas un roman sans espace », écrit
L'espace, c'est donc l'ensemble des lieux où se déploie l'existence du ou des personnages,
l'endroit où s'inscrit la dynamique d'une fiction, dans la mesure où le roman, même s'il est
justement défini comme une œuvre fictionnelle, implique nécessairement la définition d'un
tel cadre. L'étude de l'espace dans une œuvre romanesque revient donc à situer dans des
limites géographiques, sortes de balises, les personnages et l'action par lesquels cette
D'ailleurs, comme dit Henri Godard, « tout autant qu'à raconter des histoires, le
roman a vocation à dire le monde » 77. Dire le monde, c'est dans une certaine mesure en
76 Vincent Jouve, « Espace et lecture : la fonction des lieux dans la construction du sens », Création de
l'espace et narration littéraire (actes du colloque de Séville 6-8 mars 1997), Cahier de Narrato/ogie, n° 8, p.
191.
77
Henri Godard, Le roman, mode d'emploi, op. cit., p. 21.
93
L'étude de l'espace dans une œuvre romanesque amène à se poser quelques
questions essentielles qui concernent, entre autres, le ou les lieux où se déroule l'action, les
Clézio s'inscrit dans ce schéma classique et met en relief un décor narratif. Mais l'intérêt
pour nous d'étudier ici les questions relevant de l'espace narratif dans les textes de
l'écrivain réside dans le fait qu'une telle étude nous permettra de déterminer chez Le
Clézio lesquels des espaces mis en œuvre expriment une certaine approche de l'originel et
de l'élémentaire. Nous serons ainsi amené à examiner comment, dans l'œuvre, les lieux
précaires et minéraux, le désert, les bidonvilles, les terrains vagues, les lieux de transit et
les espaces étroitement liés à la dynamique des personnages sont représentatifs des lieux
originels.
fascination que des écrivains comme Segalen, Caillois, Gracq et Le Clézio éprouvent pour
la pierre. Elle est pour ces écrivains, selon lui, une réalité impénétrable, même si chacun la
traite différemment. Dans cette étude essentiellement consacrée aux œuvres de Le Clézio
des années 1960 à 1980, Tritsmans montre comment l'auteur a régulièrement recours à des
78
Bruno Tritsmans, Livres de pierre: Segalen, Caillois, Le Clézio, Gracq, Tübingen, Gunter Narr Verlag,
1992.
94
79
paysages à dom inance minérale à travers la mise en œuvre d'espaces comme le désert,
liée au souci de l'écrivain d'établir dans ses récits une opposition entre espaces urbains et
paysages naturels. A travers le regard de Lalla, c'est une ville de Marseille dans un état de
délabrement très avancé et de ruines qu'on découvre dans Déserl. Cet état produit
d'ailleurs chez les habitants le sentiment d'être retenus dans un univers carcéral :
Les rues étroites aux vieux murs décrépis, les appartements sombres, les
chambres humides et froides où ! 'air gris pèse sur la poitrine, les ateliers
étouffants où les filles travaillent devant leurs machines à faire des
pantalons et des robes, les salles d'hôpital, les chantiers, les routes où
explose le fracas des marteaux pneumatiques, tout les tiens, les enserre, les
fait prisonniers, et ils ne peuvent pas se libérer. (Désert, p. 271)
11 convient de préciser que cette impression de ruines est si fortement ressentie que
la description n'entrevoit aucune frontière entre les contours des habitations et ceux du
cimetière. Les limites entre les deux territoires sont effacées au point que l'état du
cimetière, justement présenté « comme une grande ville, avec ses rangées de pierres grises
et de croix rouillées» (Désert, p. 253-254), déteint largement sur l'état des espaces habités.
Cela montre à quel point le milieu urbain présente un visage en constante dégradation,
suscitant ainsi chez Lalla le désir de s'en éloigner pour trouver refuge dans un paysage
naturel, authentique :
Elle pense qu'elle aimerait pousser la porte et être dehors tout de suite,
comme autrefois, entourée par la nuit profonde aux milliers d'étoiles. Elle
sentirait la terre dure et glacée sous ses pieds nus. Elle entendrait le
craquement du froid, les cris des engoulvents, le hululement de la chouette,
et les aboiements des chiens sauvages. Elle pense qu'elle marcherait,
79
ibid., p. 53.
95
comme cela, seule dans la nuit, jusqu'aux collines de pierres, au milieu du
chant des criquets, ou bien le long du sentier des dunes, guidée par la
respiration de la mer. (Désert, p. 269)
Momo, qu'elles appellent« grotte» ou « trou», pour qu'y naisse le bébé, c'est bien parce
qu'elles pensent y trouver davantage de sécurité que dans la grande ville. Raphaël et les
autres personnages, dans Ourania, préfèrent, quant à eux, le réfuge qu'offre le territoire
vide de Campos à la ville. li règne en effet à La Vallée, avec ces rues défoncées et étroites
creusées de flaques comme des étangs ou des puits d'eau noire, un climat de violence et
d'existence dérisoire.
Si les villes sont donc bâties sur et avec des éléments de durée éphémère, qui leur
confèrent dès lors une forme d'instabilité, les milieux naturels aux contours vides et vastes
reposent, eux, sur des bases beaucoup plus solides, stables et immuables, comme la pierre
ou le sable des déserts et des plages. Mais au-delà de ce clivage sur lequel repose l'analyse
de Livres de pierre, il est à remarquer que les différents lieux observés dans l'œuvre de Le
Clézio traduisent dans leur ensemble une certaine idée de l'approche de l'élémentaire et de
l'originel. lis mettent en avant un relief simple et naturel des paysages, ils favorisent une
plus grande proximité avec ce qu'il y a d'authentique, de vrai, de naturel. En un mot, ils
d'ensemble disons des paysages ou des êtres humains dans leur ensemble pour obtenir des
80
caractéristiques minuscules. »
80
Pierre Lhoste, Conversations avec J.M G le Clézio, op. cit., p. 116.
96
En choisissant les paysages désertiques et nus, les terrains vagues ou essentiellement
dominés par des pierres, des rochers, le romancier affiche donc clairement sa volonté de
définir un rapport au monde davantage dirigé vers une expérience première. Les termes de
«cabane», de «cave», de «trou», qui reviennent très souvent dans les différents textes et qui
l 'œuvre de Le Clézio, sont aussi la manifestation d'une relation plus immédiate avec le
Dans Désert par exemple, l'histoire de Nour et des hommes bleus accrédite l'idée
d'une présence obsédante des espaces à dominance rocheuse. On observe dans ce récit, dès
manifestation d'une forme de fusion qui conduit aussi bien à une forme de confusion. Leur
apparition brutale au sommet des dunes, de même d'ailleurs que leur disparition dans les
mêmes conditions, est en effet révélatrice de ce lien intime qui s'établit entre le paysage
minéral et eux. Dans cet exemple particulier des nomades, c'est un lien qui résulte de la
nature même de leur être tel qu'il est défini à travers ces quelques exemples, et qui va
jusqu'à établir une forme de filiation entre l'espace et eux: « Ils étaient nés du désert
[ ... ] » (p. 8), « Ils étaient les hommes et les femmes du sable [ ... ] » (p. 9), ou cet autre
exemple où les personnages sont comparés, à travers certains détails de leur aspect, à des
matières minérales : « Leur peau était pareil au métal [ ... ]. Le sable ocre, jaune, blanc, le
sable léger glissait, montrait le vent. Il couvrait toutes les traces, tous les os. » (p. 12)
Ce type de comparaison est d'ailleurs très fréquent dans le texte. L'apparition des
hommes bleus au début du récit et leur disparition constituent les deux pôles d'un
processus en boucle qui ne laisse aucune chance aux protagonistes d'échapper au désert, et
97
au-delà, à ces notions de fusion et de cristallisation qui apparaissent finalement comme leur
les vagues des dunes, le sel, puis la mer, ou Je désert. » (Ibid., p. 52)
Cette idée de fusion avec la matière est encore plus observable quand il y a un
nomades dans Je désert après leur déroute face à l'armée coloniale, peut paraître, à certains
égards, comme la marque d'un échec, la fin de l'espoir d'une vie meilleure entretenu par
mourant dans ce lieu où leur corps est simplement enseveli sous les dunes de sable, les
nomades accèdent aussi à une autre dimension de leur personnalité définie par l'écrivain.
Ils atteignent une forme d'éternité en quelque sorte, comme cela semble prescrit par leur
destin. Ainsi la mort de Ma el Aïnine, pour ne citer que cet exemple, est perçue dans le
texte comme « un retour vers son vrai domaine» (p. 404). Le domaine dont il est ici
dans le récit des nomades sont donc à prendre dans une perspective de sédimentation, de
présence continue, ou d'une seconde vie après la mort. C'est ce qui explique que Lalla se
98
retire souvent dans le désert, pour sentir cette présence, se mettre en contact et faire corps
avec elle. Ce faisant, elle perpétue ainsi le lien entre ses ancêtres et elle, et ne se coupe
Laïla également, dans Poisson d'or, pose deux actes qui vont dans le sens de la
premier consiste pour le personnage à se rendre sur la tombe de Lalla Asma pour s'excuser
de ses écarts de conduite. Pour elle, au-delà de la pierre tombale, il y a Lalla Asma qui
continue à vivre, mais d'une autre manière. De même, en posant la main sur le sol du
désert quand elle revient à Foum-Zguid, dans la localité où elle est née, c'est un retour aux
sources. Elle pense ainsi établir un contact avec sa mère, qu'elle n'a pourtant pas connue.
Toutefois, il faut préciser que pour les personnages, cette présence n'est pas seulement
physique, elle est aussi de l'ordre de la mémoire, et les pierres ou les rochers sont
justement porteurs de souvenirs. Ils sont un point de passage important entre le passé et le
présent, et réconcilient Lalla, Laïla, Nour, le guide et bien d'autres personnages avec leur
passé, leur histoire. Cette mémoire se transmet à travers les traces de vie imprimées dans
les rochers que Lalla, dans Désert, contemple, ou encore à travers les signes découverts sur
les parois de la grotte par où le personnage de Burckhardt est allé sur les pas du voyageur,
dans le récit intitulé« Trésor» (Cœur brûle, p. 167-168). Toutes ces traces, tous ces signes
sur les rochers ou dans la grotte se révèlent des voies qui font revivre le passé, les choses
Dans ces différents exemples, la toponymie tient aussi un rôle assez important, qui
fait que les noms, portés par certains lieux ou certaines rues, ne traduisent pas l'état réel de
99
délabrement dans lequel ceux-ci se trouvent. On a ainsi des noms prestigieux comme « rue
du Bon Jésus», « rue de Refuge», « rue des Moulins», « rue des Belles-Ecuelles», ou
encore « l'hôtel Sainte-Blanche», où est d'ailleurs employée Lalla qui dira pour
s'expliquer le phénomène: « Peut-être qu'on a donné ce nom pour faire oublier aux gens
qu'ils vivaient avec des chiens et des rats au milieu de la poussière» (Désert, p. 82).
La dénomination de ces lieux qui connote une certaine religiosité n'est pas sans
immuable. C'est d'ailleurs ce lien paradoxal entre ces deux univers antinomiques qui rend
Lalla ne sait pas pourquoi ça s'appelle la Cité, parce qu'au début, il n'y avait
qu'une dizaine de cabanes de planches et de papier goudronné, de l'autre
côté de la rivière et des terrains vagues qui séparent de la vraie ville.
(Désert, p. 82)
Le pronom démonstratif « ça » employé dans cet extrait porte ici une valeur
dépréciative et permet de comprendre à quel point la Cité, prise comme exemple ici, ne
repose sur rien de solide. De plus, le terme de « cabanes >> montre le caractère dérisoire de
ces lieux d'habitation. La réalité est que le bidonville est le prolongement naturel de la face
hideuse et honteuse que les grandes villes dissimulent. Si donc les habitants de la Cité sont
coupés de la vraie ville, c'est plutôt du point de vue géographique, car dans les mœurs et
surtout les mauvaises, ils égalent les citadins. Avec le personnage de Clémence dans Cœur
brûle, le lien est plus évident encore : les noms comme Resurrecci6n (Résurrection),
Paraiso (Paradis), Ensuefio (le rêve), San Pablo (Saint Paul), qui font aussi référence à des
quartiers pauvres et précaires) sont « des noms comme ça qui ne tenaient pas leur
promesse.» (Cœur brûle, p. 14). On pourrait aussi penser que, par ces désignations, les
100
habitants donnent à ces différents lieux une forme de consistance et de résistance face aux
tempêtes et autres intempéries qui menacent de tout emporter sur leur passage, et qu'ils
manifestent ainsi leur désir d'un environnement primaire, mais stable. Le toponyme
«Onitsha» par exemple, porté dans l'œuvre du même nom par la bourgade où va vivre le
personnage de Fintan, et qui signifie « sorcière » dans une langue partagée à la fois par le
Bénin et le Nigeria, donne tout son sens à un espace premier, comme d'ailleurs l'ensemble
des espaces définis par l'écrivain. Cela, à l'évidence, ne signifie pas qu'on soit au cœur
d'une œuvre forcément dominée par le surnaturel. Il indique en revanche qu'on est dans un
davantage des univers où les vérités essentielles et premières sont encore fortement
cœur même des grandes agglomérations, comme s'il y avait plus de précarité à découvrir
dans les structures qui fondent les villes qu'au niveau des espaces naturels. En revanche,
les paysages désertiques, où règnent essentiellement des éléments naturels comme des
étendues de pierres ou de sable, sont les endroits qui lui paraissent les plus sûrs et les plus
stables. Pour mieux saisir l'ampleur de cette obsession de l'auteur, il convient de revenir
sur l'idée que certains de ses personnages se font des grandes métropoles où ils sont
amenés à vivre un moment. Dans Désert, on observe chez Lalla une pointe de désillusion
lorsqu'elle entrevoit la ville de Marseille dont elle a entendu longuement vanter la beauté:
Appuyée sur le bastingage, Lalla regarde l'étroite bande de terre qui apparaît
à 1 'horizon, comme une île. Malgré la fatigue, elle regarde la terre de toutes
ses forces, elle essaie de distinguer les maisons, les routes, peut-être même
les silhouettes des gens [ ... ]. Lalla a beau regarder, elle ne voit pas la ville
blanche dont parlait Naman le pêcheur, ni les palais, ni les tours des églises.
(Désert, p. 243-244)
101
Cette déception ressentie chez le personnage lui donne, dès lors, l'occasion
d'expérimenter, par la suite, une nouvelle approche de l'espace qui va la conduire tantôt en
Le visage qu'offre Paris dans Poisson d'or, cette fois-ci avec Laïla comme
principal protagoniste, n'est pas des plus rassurants. Car au-delà des grands édifices
présentés comme le principal décor de Paris se dresse un monde parallèle plus sombre,
Paris, au début, c'était magnifique [ ... ]. Les premiers temps, j'aimais bien
cette ville. Elle me faisait un peu peur, parce qu'elle était si grande, mais
elle était remplie de choses extraordinaires, des gens hors du commun.
(Poisson d'or, p. 95-96)
A travers ces deux exemples, on observe que le regard descriptif du narrateur est
davantage porté vers la face plus sombre de la ville. Les immeubles comme « Sainte-
Blanche » par exemple, où travaille le personnage de Lalla, dans Désert, prennent souvent
Les rues étroites aux vieux murs décrépis, les appartements sombres, les
chambres humides et froides où l'air gris pèse sur la poitrine, les ateliers
étouffants où les filles travaillent devant leurs machines à faire des
pantalons et des robes, les salles d'hôpital, les chantiers, les routes où
explose le fracas des marteaux pneumatique, tout les tient, les enserre, les
fait prisonniers, et ils ne pourront pas se libérer. (Désert, p. 271)
précaire. D'ailleurs les termes de «grotte», de «trou», utilisés par Laïla dans Poisson
d'or pour désigner les appartements souterrains et les caves où vivent certains
102
personnages, ou encore le terme de «roulottes», effectivement habitées par bien d'autres,
sont révélateurs de l'état réel de ces lieux: « Quand le bébé est né, j'ai pensé que c'était
peut-être la première fois que ça arrivait, un bébé qui naissait sous la terre; si loin de la
lumière du jour, comme au fond d'une immense grotte.» (Poisson d'or, p. 151)
Mais le paradoxe, c'est que cette précarité apparente ne semble pas affecter les
~M
personnages. Mieux, on observe chez ces derniers, retanchés
~ dans ces espaces souterrains,
un sentiment de bien-être, et l'impression générale qu'il y a, dans ces lieux, plus de vie que
En tout état de cause, les termes de « grotte » et de « trous » utilisés traduisent ici
«Bonheur» comme intitulé du récit de Lalla. On s'attend tout naturellement, avec un tel
titre, à ce que ce récit s'inscrive dans un cadre enchanteur ou dans un paysage séduisant.
Mais dès les premières lignes, on constate au contraire que le texte nous introduit au cœur
d'un bidonville bâti avec des matériaux de récupération, et une population qui vit dans
l'extrême pauvreté. A la Cité donc, tout est bâti sur du léger, de l'éphémère, en proie à la
destruction, au moindre coup de vent. Mais ce n'est pas là non plus que Lalla se sent plus
heureuse. Le bonheur, elle le retrouve lorsqu'elle se retire vers la mer ou vers le paysage
désertique, dont elle préfère le vide. Car ce vide, pour elle, exprime ce qu'il y a
103
d'authentique, d'originel. Loin de la Cité et seule dans la nature, la jeune fille se replonge
C'est le pays où il n'y a pas d'hommes, pas de villes, rien qui s'arrête et qui
trouble. Il y a seulement la pierre, le sable, le vent. Mais Lalla ressent le
bonheur, parce qu'elle reconnaît chaque chose, chaque détail du paysage,
chaque arbuste calciné de la grande vallée. (Désert, p. 191)
pour regagner les plages ou les espaces désertiques, elle se donne, à travers sa rencontre
avec le mystérieux Es Ser, l'occasion de renouer avec ses origines. C'est là un acte qui
exprime, dans le même temps, la volonté du personnage de recourir à la nature qui est la
manifestation même des éléments originels. Mais c'est aussi l'occasion pour la jeune fille
de prendre ses distances avec la Cité et son environnement profondément marqués par le
vice, l'artifice et surtout le gain facile, qui sont l'émanation des grandes villes.
Mais au-delà de ces espaces stables et fixes que constituent les plages, le désert, les
territoires vagues, il existe aussi chez Le Clézio, une spatialité plus dynamique intimement
lié à la vie des personnages et qui, dans son fonctionnement, traduit une recherche de
l'originel.
L'apparition des personnages dans les différentes œuvres de Le Clézio sur le mode
espace qui serait celui de leurs origines. Le nomadisme ou l'errance, en raison du mystère
104
qui entoure les points de départ et les destinations visées par les différents protagonistes,
est un principe narratif. Il s'agit ici de montrer comment le nomadisme et l'errance qui
l'élémentaire.
réside dans le fait qu'il s'opère, dans l'œuvre leclézienne, un processus d'effacement des
frontières pour donner, en fin de compte, une unicité spatiale. Les personnages de Le
Clézio sont donc engagés dans un acte permanent de déplacement qui les conduit d'un
espace à un autre, et parfois d'un continent à un autre, dans la mesure où il n'existe plus
aucune frontière tangible. Cette absence de frontières qui favorise le déplacement dans
divers espaces permet de mettre en relation les personnages de Le Clézio engagés dans ce
mouvement et les premiers hommes. La mobilité et l'errance, en effet, rappellent une des
spécificités de ces derniers, présentés comme des personnages sans terres, sans domicile
fixe et dont la survie est à ce prix. Cette image des premiers hommes est d'ailleurs bien
mise en œuvre par la manière dont leur apparition est racontée dans le récit : « Ils sont
apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable
que leurs pieds soulevaient. Lentement, ils sont descendus dans la vallée, en suivant la
directement de la terre du désert. D'ailleurs le contexte du rêve auquel leur présence est
étroitement associée bannit ici toutes références temporelles et même spatiales, si ce n'est
évidemment la terre dont ils semblent sortis. Il ne reste alors que l'instant qui, dans ces
105
déterminée par la terre du désert, on pourrait aussi observer que le paysage dans lequel ils
évoluent reste invariable et uniforme. Ici aussi, il se résume à l'étendue désertique qui
évidemment le problème de la localisation exacte des hommes bleus, au point qu'il est
difficile au lecteur de situer les personnages dans leur trajet, même si la marche est le
principe premier de leur vie. L'immensité du désert apparaît, en effet, comme un cercle
infernal dans lequel ils sont pris au piège et dont ils ne peuvent sortir. D'ailleurs, on
observe bien que les hommes bleus, dans leurs mouvements, tracent des cercles
observe un fort dynamisme des hommes bleus. La présence des pas et des traces décrits
dans le récit sont là pour témoigner de cette importante mobilité. Ici les pas des nomades se
-
succèdent de génération en génération et leur regards balaient et démultiplient à l'infini les
horizons. C'est cette inexistence des frontières ou leur effacement, et cette spatialité
de l'élémentaire. Car la vie nomade de ces personnages pris à la fois dans le tourbillon du
106
désert qui constitue leur seul horizon semble identique à celle des premiers hommes
Cette expérience des premiers hommes guidés par leur instinct de survie et en
errance dans des paysages décloisonnés, est aussi perceptible dans Ourania avec les
habitants de Campos. « Dans mon rêve, nous partions sur les routes, avec nos provisions et
les feuilles de notre déesse Nurhité » (Ourania, p. 204), c'est ainsi que le personnage de
peuple arc-en-ciel » ( Ourania, p. 230). La notion de déesse évoquée ici, à une époque où
justement les divinités semblent avoir complètement disparu du discours narratif, est
révélatrice de cette ressemblance avec les hommes premiers. Comme eux, ils se laissent
leur permet de survivre. C'est ce lien entre nomadisme et survie qui traduit, à l'évidence, le
ensoleillée d'où elle a été enlevée. Ce lieu est vraisemblablement celui de sa naissance,
Quand j'avais six ou sept ans, j'ai été volée. Je ne m'en souviens pas
vraiment[ ... ]. C'est pourquoi je ne connais pas mon vrai nom, celui que ma
mère m'a donné à ma naissance, ni Je nom de mon père, ni le lieu où je suis
née[ ... ]. Je viens du Sud, de très loin, peut-être d'un pays qui n'existe plus.
Pour moi, il n'y a rien eu avant, juste cette rue poussiéreuse, l'oiseau noir, et
le sac. (Poisson d'or, p. 11)
possibilité d'un lieu instable. Alors qu'on s'attend à davantage de précisions, Laïla évoque,
en dernier ressort, le Sud comme le pays d'où elle serait originaire. Or le Sud n'est pas en
107
lui-même une indication précise, mais plutôt un terme générique qui laisse penser à une
quand elle échappe à la méchante Zohra et qui est une« maison ouverte aux quatre vents».
li y a aussi le pensionnat, véritable prison en raison de la vie qui y est menée et où Laïla ne
reste qu'un trimestre. Il y a ensuite le retour chez la méchante Zohra, où elle apprend aussi
bien à se défendre qu'à voler pour survivre, ainsi qu'au Douar Tabriket, encore un
bidonville où elle rejoint Houriya et Tagadirt qu'elle avait connues à l'hôtel du Fondouk.
Bref, ils sont nombreux tous ces espaces traversés par le personnage en raison de sa très
grande mobilité. Mais il est à remarquer qu'à chacun de ces lieux, Le Clézio fait
correspondre une étape importante qui forge la personnalité du personnage. Dès lors qu'il
s'agit d'un parcours initiatique, les moments difficiles que la jeune fille rencontre dans ces
différents lieux sont les obstacles jetés sur son parcours pour éprouver sa détermination et
endurcir son caractère. « Je n'avais plus peur de rien. J'étais capable d'affronter le monde,
Comme on peut le constater ici, les allusions géographiques sont abondantes, mais
aucun des lieux évoqués ne fait l'objet d'un attachement particulier de la part de la jeune
fille. Au contraire, au terme du livre, il ressort que la jeune fille aura parcouru le monde
entier. Par ailleurs, l'observation des différents lieux laisse apparaître une prédominance
des espaces clos ou carcéraux, auxquels le personnage tente d'échapper. C'est cette
liberté, celle que connut longtemps plus tôt son ancêtre. D'ailleurs, si au terme d'un long
voyage qui l'a conduite d'un continent à un autre, Laïla parvient au village de Foum-
Zguid, qui semble visiblement le lieu de son ravissement, ce n'est pas pour retrouver les
108
traces d'une famille pouvant être la sienne, mais plutôt pour se donner un point d'appui ou
Maintenant, je suis libre, tout peut commencer. Comme mon illustre ancêtre
(encore un !) Bilai, l'esclave que le Prophète a libéré et lancé dans le monde,
je suis enfin sortie de l'âge de la famille, et j'entre dans celui de l'amour.
Avant de partir, j'ai touché la main de la vieille femme, lisse et dure comme
une pierre du fond de la mer, une seule fois, légèrement, pour ne pas oublier.
(Poisson d'or, p. 252)
personnes chassées de leurs terres par des envahisseurs qui, à leur tour, seront chassés,
personnage une appartenance géographique, surtout dans un lieu où règne déjà une forme
d'instabilité:
Les gens, ici, les gens que je vois, et ceux des villages que je ne vois pas, ils
appartiennent à cette terre, comme je n'ai jamais appartenu nulle part. Ils
font la guerre, certains viennent prendre une terre qui ne leur appartient pas,
creuser des puits là où ce n'est pas à eux. (Poisson d'or, p. 250)
Dans cet exemple, on voit bien aussi que le principe d'un départ vers l'ailleurs, qui
importante référence spatiale qui nous permet d'avancer l'idée d'un espace en mouvement.
La liberté dont le personnage fait mention dans ses propos est celle de pouvoir aller et
venir librement, dans un espace unifié, affranchi de toutes contraintes et frontières, bref, un
espace premier. Dans cette recherche d'un espace originel, les paysages imaginaires
109
3. Espaces imaginaires
Les souvenirs que garde de la ville le personnage de Moguer dans Hasard sont
avant que le cinéma ne lui donne sa chance. Mais, en dépit de toute la fortune qu'il a pu
engranger, la ville reste pour lui un espace antipathique. Elle ne représente à ses yeux que
facticité et artifice. C'est pourquoi, il lui tourne le dos, s'embarque sur un navire et
parcourt les mers qui représentent, selon ses propres termes, « le monde dans son
mais qui garde une certaine authenticité et une atmosphère de pureté, lui permettant de
-'1,'1$ -
11 arrivait où personne.Jl.a..l'attendait. li pouvait changer de cap, aller vers
Antigua, Puerto Rico, ou bien remonter le vent vers le sud, vers Saint Lucia,
la Barbade, ou plus loin encore, jusqu'à Trinidad et Tobago. Puis vers le
continent sauvage, violent, sur une mer tâchée de la boue des fleuves, vers
Barranquilla, vers Carthagène. li était libre. La force des vagues était entrée
en lui. (Hasard, p. 35)
l'itinérance qu'on observe dans l'œuvre de Le Clézio. lis traduisent une volonté manifeste
enthousiasme et nostalgie dans son journal le pays où elle est née, un pays où
vraisemblablement la vie semblait, de loin, bien meilleure que celle à laquelle son peuple
et elle sont confrontés. Mais visiblement, si le personnage donne une très bonne opinion de
110
sa ville natale, son témoignage ne porte pas essentiellement sur la modernité des
infrastructures, comme quand Paris et les autres grandes villes sont citées avec ce que cela
implique comme symbole de prestige et de faste. Avec elle, ce sont les souvenirs plus gais
d'une enfance baignée par la présence dominante des éléments de la nature avec lesquels
elle était en contact permanent. Cette nature est ici fortement représentée par l'étendue
1c1 ne reflètent, à aucun moment, la splendeur d'une cité moderne où d'une grande
métropole. Au contraire, tout en reposant sur une faune et une flore abondante, ils offrent
l'image symbolique d'un paradis perdu, ressemblant, à tout point de vue, au jardin d'Eden.
D'ailleurs, c'est autour de cette image du jardin édénique, symbole du cœur de la matière
et des origines, qu' Aamma Houriya bâtit le récit dans lequel elle évoque la déchéance des
Esther et son peuple, dans le même roman, aspiraient aussi à accéder à une terre
promise où ils pourraient enfin trouver le repos. Mais, manifestement, ils ne pensaient pas
devoir occuper un territoire qu'ils auraient à disputer à Nejma et aux siens. On est, dans ces
conditions, dans l'approche d'un espace idéal, pur et vrai. C'est ce qui explique la grande
émotion décrite par Esther dans son journal, à la vue du navire qui allait les conduire vers
Dans Désert, c'est au cours des récits des voyages qu'il a effectués que Naman, le
vieux pêcheur, fait découvrir à Lalla, ainsi qu'à tout son auditoire, les grandes villes
Sevilla, Madrid, Marseille, etc. Ici la toponymie extra-diégétique, qui sous-tend ces
quelques exemples, vient en appui à la valeur référentielle que le personnage veut donner à
ces lieux qu'il a visités. Certes, Paris, Algésira, Granada, Sevilla évoquées ici ne sont pas
les villes réelles désignées comme telles, mais ce procédé de nomination apporte à ces
Mais au-delà de la valeur référentielle de ces cités qui suscitent l'envie des
d'insécurité. On pourrait alors se demander l'intérêt que Je vieux Naman a à susciter, chez
la jeune fille, Je désir de découvrir ces lieux qui lui ont pourtant laissé de très mauvais
81
Yves Baudelle, « Cartographie réelle et géographie romanesque : poétique de la transposition », dans
Création de l'espace et narration littéraire (actes du colloque de Séville, 6-8 mars I 997), Cahier de
Narratologie, n° 8 [ 1997], p. 53.
112
elle-même, de l'expérience, du vécu dans ces lieux. Devant l'envie et l'intérêt manifeste de
la jeune fille, il se contente seulement de dire : « Toi tu iras. Tu verras toutes ces villes, et
Le « lei » indique, certes, le paysage dans lequel il exerce son activité de pêche (la
mer, la plage, le décor de la nature, le contact direct avec la matière), mais il indique aussi
un espace à venir dans lequel la jeune fille pourra s'épanouir et vivre plus sereinement.
Par ailleurs, ces propos qui sonnent comme une prophétie, traduisent le réalisme et
que le personnage essaie d'établir entre les grandes métropoles, en apparence belles, mais
contact direct avec la nature, et vit désormais en harmonie avec les différents éléments qui
la composent. Son message apparaît ici comme une mise en garde contre les idées fausses
qui présentent les grandes villes sous une apparence lumineuse et trompeuse. Le fait, pour
lui, de revenir vivre dans une simple cabane sur la plage montre toute l'étendue du péril
Naman parle de tout cela avec un air sombre, et Lalla sent le froid qui passe
dans les yeux du vieil homme. C'est une impression étrange, qu'elle ne
connaît pas bien, mais qui fait peur et menace, comme le passage de la mort,
le malheur. Peut-être que c'est cela aussi que le vieux Naman a ramené de
là-bas, de ces villes de l'autre côté de la mer. (Désert, p. 97)
C'est aussi une occasion, pour lui, de promouvoir les déserts, les plages, de par leur
aspect sauvage et leur authenticité, comme des espaces qui sont le gage de toute
tranquillité et surtout d'une existence meilleure. Dans le récit des hommes bleus, c'est avec
optimisme que le père de Nour répond à son fils exaspéré et agacé par leur errance dans le
113
désert, et qui lui demande la destination de la caravane des hommes bleus. Avec une
précision extrême et quelque peu surprenante, le personnage évoque un pays fécond qui
tranche avec la grisaille et la monotonie du désert dans lequel ils semblent tourner en rond.
li attend manifestement, comme d'ailleurs l'ensemble des hommes bleus, cet espace de
repos et d'abondance qui leur est promis, et qui se trouve au-delà du désert: « Vers le
nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit. Là-bas, il y a de l'eau et des
terres pour nous tous, qui nous attendent, c'est Moulay Hiba, notre vrai roi, le fils de Ma el
Aïnine qui l'a dit, et Ahmed Ech Chems aussi» (Désert, p. 46).
Comme un mot d'ordre qu'on se passe, ce sont des propos presque machinaux par
lesquels les hommes bleus transcendent la réalité du désert sans relief et sans fin pour se
projeter dans une contrée bien plus supportable. En procédant de cette manière, ils donnent
naissance dans l'imaginaire, à des territoires vierges et naturels qu'ils seraient les premiers
à habiter. Cela, le garçon semble l'avoir suffisamment compris pour se faire à son tour
porteur d'une telle espérance : « Nous allons bientôt arriver dans les terres que le cheikh a
(Désert, p.217).
Le royaume dont Je père puis le fils s'efforcent de parler n'est qu'un univers virtuel
dont l'évocation atténue la souffrance de leur marche dans le désert infini. Les propos du
père ne sont donc pas uniquement destinés à apaiser un fils ou un soldat aveugle, ils sont
aussi l'expression d'un réconfort personnel, d'un désir secret devant la réalité insoutenable
du désert. Le fantasme d'une terre promise permet à tous de s'évader et de se projeter dans
une forme de mirage dont ils ont conscience, mais qui leur permet de rompre avec leur
quotidien douloureux. C'est un procédé auquel même le guerrier aveugle n'est pas
114
indifférent. Ainsi, comme s'il était illuminé, il ne cesse de parler, et parfois à lui-même, de
la ville sainte de Chinguetti, de l'oasis à l'eau verte où des palmiers donnent des fruits
doux comme le miel, et où tout baigne dans une ombre pleine de chants d'oiseaux et de
rires de jeunes filles. Comme on le constate, c'est une description qui tranche avec la
sécheresse, le vide et la mélancolie qui l'habite, ainsi d'ailleurs que l'ensemble des
voyageurs du désert. C'est aussi une description qui transporte le personnage dans un
univers d'irréalité et d'extase, le tout dans un décor génésiaque. Du reste, « il racontait cela
avec sa voix qui chantonnait un peu, comme s'il se berçait lui-même pour atténuer sa
souffrance» (Désert, p. 220). Et pourtant le fait qu'il demande sans cesse à Nour s'ils sont
caractéristiques que celui chantonné par le guerrier aveugle. Comme dans le pays
fantasmatique du guerrier, il y a ici encore une abondance et surtout une quiétude et une
paix sur toute chose. Ici aussi le décor est toujours le même et il est incontestablement
peint sur le modèle du paradis ou du jardin d 'Eden auquel les nomades aspirent tous, même
s'il apparaît qu'ils ne pourront visiblement jamais l'atteindre puisque leur sort semble
Les différents royaumes auxquels font allusion les personnages ne sont que
l'expression d'un désir qui ne peut aboutir à sa réalisation concrète. Comme tel, le terme
de royaume, qui est récurrent, est ici utilisé comme un pur signifiant, dénué de sa valeur
115
fiction, la représentation de l'espace est, elle aussi, intimement liée au
82
fonctionnement de l'œuvre romanesque .
très présent dans l'œuvre de Le Clézio, et de bien d'autres espaces tout aussi précaires
comme les plages et les terrains vagues, c'est au cœur de la matière et à la minéralité que
de partir des grandes villes vers d'autres espaces, qu'ils soient abstraits ou fantasmatiques,
constitue une évasion possible vers un lieu idyllique pour échapper à la réalité pénible du
monde réel. Dans cette recherche de valeurs originelles, le recours au temps primordial est
aussi d'importance.
82
Jean-Pierre Goldenstein, Lire le roman, Bruxelles, De Boeck et Larcier, coll. « savoirs en pratique», 1999,
p. 118.
116
Chapitre IV : Le recours au temps
primordial
l'importance de l'étude des questions de temporalité dans l'analyse textuelle. Pour Jean-
Pierre Goldenstein, on pourrait à la rigueur imaginer une œuvre romanesque qui taise
volontairement tout indice spatial, mais il est inimaginable d'envisager un roman, qu'il
définit comme un art du temps, sans indice temporel'r'. Il ne s'agit pas cependant de faire
ici une étude qui prendrait en compte toutes les dimensions de la temporalité dans les livres
de Le Clézio.
œuvre par Le Clézio dans ses ouvrages pour rendre compte de l'expérience fictionnelle du
83
ibid.
117
1. Le temps mémoriel ou la réactivation du passé
les événements, des états de conscience passés, et de se les rappeler, à l'occasion. Faire
acte de mémoire, c'est donc faire revenir à l'esprit, les événements déjà passés, les
réactualiser. Nous voulons par les termes de « temps mémoriel» désigner tous les
Cependant ce principe de rétrospection n'a d'intérêt, dans cette étude, que dans la
mesure où la volonté des personnages qui évoquent ces moments ou s'y replongent est de
ramener leurs auditeurs dans un cadre de vie où l'élémentaire est plus manifeste. Cela se
traduit notamment par le sentiment d'une vie insouciante et l'impression d'un temps qui
semble ne plus compter. C'est là le lien qu'on pourrait faire avec l'étude de l'originel et de
réside dans le fait qu'il permet de comprendre que la manière d'aborder la temporalité chez
La résurgence des phénomènes ou des faits passés observée chez les personnages
souvenirs, est souvent déclenchée par plusieurs processus. Il peut ainsi découler de la
peut relever de la découverte d'un élément ayant appartenu à cette époque. C'est cette
seconde possibilité qui est donnée à voir dans le récit Cœur brûle. Ici la plongée dans le
passé se déclenche à la découverte d'une vieille photographie. C'est par cette dernière
118
par lequel on obtient une image durable des personnes et des objets qu'on ne veut pas
oublier. C'est pour cette raison d'ailleurs que, quand on veut immortaliser un événement
qui est en train de se dérouler, on pense à la photographie pour saisir cet instant,
l'emprisonner et, le cas échéant, s'en servir plus tard comme objet de témoignage. Car
comme le souligne Emile Benveniste, « notre temps vécu s'écoule sans fin et sans retour,
c'est l'expérience commune. Nous ne retrouvons jamais notre enfance, ni hier si proche, ni
84
l'instant enfui à l'instant » .
texte montre bien qu'elle a subi l'effet du temps : elle a vieilli et avec elle, bien
évidemment, les personnages dont elle fixe l'image. Mais ce qui semble le plus important
ici, c'est l'image captée et emprisonnée sur le cliché. Si Clémence a du mal à détacher son
regard de cet objet, lui-même victime du temps, c'est bien parce qu'il renferme cet instant
saisi, ou même toute une époque de sa vie, en l'occurrence son enfance et celle des autres
que la photo présente. Ce temps de l'enfance est important pour le personnage, dans la
mesure où il correspond aussi à une époque d'insouciance où l'on pouvait échapper à toute
notion de mesure. D'ailleurs la photographie porte, elle-même, une datation peu précise,
visuel pour apparaître comme un prétexte textuel, dans la mesure où l'image qu'elle donne
de chaque personnage qui y est présent est porteuse d'une histoire aussi bien commune
qu'individuelle inscrite dans le temps. Elle remplit ici une fonction causale: c'est sa vue
qui permet à la jeune fille de se souvenir des personnages et des faits qui se sont déroulés
84
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Ga111imard, 1974, p. 70.
119
rue des Tulipanes. Le narrateur, qui jouit ici d'une position d'omniscience, se saisit du
regard de Clémence pour nous entraîner avec elle dans une temporalité antérieure au
saura alors, par exemple, que si Carlos Quinto a les cheveux longs sur la photo, c'est parce
que sa mère a fait le vœu de ne pas les couper. Il y a une sorte de réactivation du temps
passé, qui domine d'ailleurs tout le récit. Le texte est presque entièrement un discours
rétrospectif, dès lors que le personnage est lui-même embarqué dans un voyage rétrospectif
l'événement a déjà eu lieu. L'événement, dans le cadre de ce récit, c'est l'enfance, dont
une partie, la plus importante sans doute, s'est déroulée rue des Tulipanes, au Mexique, et
surtout dont le souvenir continue de hanter le personnage devenu une jeune magistrate :
Clémence pense à la rue des Tulipanes, elle est tout à coup très loin de son
bureau de juge, elle sort de son corps et elle se retrouve là-bas, sur une autre
planète, comme dans un grand jardin que ni elle ni Pervenche n'auraient
jamais dû quitter. ( Cœur brûle, p. 18-19)
dissout dans les souvenirs qui lui reviennent sans cesse et dont la photographie n'est qu'un
élément catalyseur. Dans cet exemple, toutes les réflexions ou toute l'activité
essentiellement consacrées à sa vie passée rue des Tulipanes. Toute autre activité réflexive
forme de refus, pour remonter le temps et revivre son enfance et celle des compagnons de
jeu devenus aujourd'hui, comme elle, des adultes. Elle s'enferme, comme pour mieux
120
vivre, dans un passé qui visiblement lui tient davantage à cœur, qui évoque surtout
l'entente parfaite qui existait entre des enfants de classes sociales et d'horizons divers, et
rappelle le lien très étroit entre les deux sœurs, désormais séparées. C'est sans doute
l'importance de cette époque révolue qui explique l'unique référence temporelle portée au
début du récit et qui est la date à laquelle la photographie a été prise : l'été 1982. En dehors
de cette mention, aucun autre repère chronologique aussi précis n'est donné dans cette
évocation des souvenirs. Ils sont remplacés dans le texte de Le Clézio par des indications
géographie. Mais ce dont on est sûr, c'est que ce moment où le personnage observe la
photographie est postérieur à l'été 1982, date de la photographie, et même à l'année 1995,
lorsqu'à seize ans Pervenche est partie; c'est pourquoi on pourrait le désigner comme le
présent de la visualisation, qui est également le présent de la narration, encore appelé par
Benveniste le présent axial du discours85. Ce présent, selon Benveniste, se pose comme une
ligne de séparation entre les événements déjà passés, comme les faits de son séjour au
Mexique (dont la photographie évoque le souvenir), et les événements à venir. C'est par lui
que s'ouvre le récit, il est le temps dominant du premier chapitre et permet de situer le
lecteur dans ce que nous pouvons appeler par défaut le contexte d'énonciation dans lequel
se trouve Clémence pour faire acte de remémoration et nous entraîner dans le récit par
Chaque fois que Clémence regarde la photo, elle peut sentir encore la
chaleur de la rue, le soleil de midi qui brûle la terre poussiéreuse [ ... ].
Clémence n'avait jamais oublié ce temps-là, elle y replongeait à chaque
instant comme dans un rêve interrompu. (Cœur brûle, p. 13)
85
Ibid., p. 75.
121
Mais ce présent de visualisation, que Ricœur appelle aussi présent de base et qui
86
marque, selon lui, la contemporanéité entre la chose énoncée et l'instance du discours , est
différent de cet autre présent qui ponctue certaines parties du texte. Il correspond aux rares
moments à répétition où le personnage est arraché à ses souvenirs pour revenir à la réalité
de son travail, et avec elle Je lecteur à la réalité du récit. Dans ces conditions, celles d'une
évasion presque permanente vers ses rêves, son quotidien de juge des enfants se traduit par
le caractère mécanique et énumératif des jugements qu'elle prononce, et par les procédures
\
expéditives qui entourent les procès, comme si plus rien d'autre ne pouvait l'intéresser.
Dans le texte, cela est perceptible par l'occurrence des constructions nominales, comme
Litanie des questions, dont la plupart ont déjà leur réponse dans les pages du
dossier. [ ... ]. Lecture du rapport de police. [ ... ] Sortis de la nuit (les
prévenus), du néant, tout dégouttant, souillés de sang, de sperme, de mort,
portant la destinée comme une mauvaise sueur sur leur peau, éblouis dans la
lumière crue de la justice, incapables de parler, répétant ce qu'on leur
souffle, suspendus au regard de n'importe qui, d'un flic, d'un huissier, d'un
avocat, cherchant un brin de paille où s'accrocher, pour ne pas couler, pour
se sauver de la noyade. Assourdis par le langage des experts, des assistantes
sociales, des psychiatres, des avocats commis d'office. Un instant extraits de
l'ombre conduits devant elle, devant Madame le Juge des enfants , puis
retournant vers leurs cellules, entravés, menottés, la tète penchée, honteux,
renvoyés au silence. (Cœur brûle, p. 33-35)
Ce sont là des propos qui traduisent le malaise profond, les difficultés que le
personnage éprouve à vivre en dehors de l'époque de son enfance, pourtant bien révolue et
lointaine. Si son corps s'est extrait de cette époque, son esprit, lui, semble s'y être enraciné,
ce qui, bien évidemment, crée une tension avec tout ce qui lui rappelle sa place d'adulte.
86
Paul Ricœur, Temps et Récit, tome 2, La Configuration du temps dans le récit de fiction, Paris, Seuil,
coll.« Points-Essais», 1984, p. 119.
122
Cet acte récurrent de m ém oire qui favorise ce retour vers le passé concourt à faire
de ce texte de Le Clézio un récit enchâssé, m ais où la relation des souvenirs dom ine
largem ent le récit principal, sim plem ent réduit à un instant et à un lieu : le m om ent (sa
durée n'est du reste pas précisée, m ais tout laisse croire qu'il ne peut excéder un jour) où
Clém ence, assise à son bureau, observe la photographie qui date de ! 'été 1982.
tante Catherine dans Révolutions. C'est en effet un personnage dont le lien avec cette
époque est si fort qu'elle donne le sentiment que sa survie ne tient qu'à cet attachement à
son enfance à Rozillis. Sa cécité, dans son cas, est aussi un facteur important dans ce qui
apparaît ici comme un véritable retranchement. Son handicap, en effet, apparaît comme
une barrière dressée entre son environnement actuel qu'elle ne peut pas apprécier à sa juste
valeur et ce qui relève de son passé. La seule échappatoire pour elle consiste à demeurer
fixée sur le seul décor offert par son enfance. Car les images de cette enfance restent tout
aussi ancrées en elle qu'avant que sa cécité ne survienne. Dès lors, ce sont des images
imprimées dans un temps qui est lui-même immuable. Dans ce récit, le personnage essaie
de transmettre à son neveu cette grande attirance des temps passés qu' Anoun Abdelhaq
87
désigne comme un « appel interieur des origines » .
D'ailleurs, le fait pour le garçon de porter le nom « Jean Marro », qui est aussi celui
de son aïeul, illustre parfaitement ce désir du passé observé dans leurs différents
comportements.
87
Anoun Abdelhaq, J.-M. G. Le Clézio : Révolutions 011 l'appel intérieur des origines, op. cit.
123
Si dans l'exemple que nous venons de voir, le présent du personnage se dissout
dans les rêveries de son enfance à Rozellis, si pour Clémence son passé rue des Tulipanes
compte à tel point que le personnage ne semble vivre que dans ses souvenirs, en revanche
pour Fin.tan, dans Onitsha, c'est l'effet inverse qui se produit. Les souvenirs de son enfance
dimanche 14 mai 1948. Ici le temps de la narration coïncide avec l'événement raconté
naissance sur le navire, comme si le personnage n'avait jamais vécu auparavant que sur le
bateau:
Il lui semblait alors qu'il n'y avait rien ailleurs, rien nulle part, qu'il n'y
avait jamais eu rien d'autre que le fleuve, les cases aux toits de tôle, cette
grande maison vide peuplée de scorpions et de margouillats, et l'immense
étendue d'herbes où rôdaient les esprits de la nuit. (Onitsha, p. 80)
Tout laisse croire que, pour le garçon, sa vie ne prend forme que quand il
s'embarque sur le fleuve pour Onitsha, comme si toute mémoire était absente parce que le
personnage s'en serait défait. Dès lors l'impression qui se dégage est que nous sommes en
face d'un récit qui suit l'ordre naturel ou chronologique des choses, à l'opposé du récit par
chronologique dans le roman ; cela n'est envisageable que dans la « vie réelle » et dans les
journaux intimes, etc. C'est dire qu'ici également apparaissent des allusions analeptiques,
avec cette différence qu'elles ne dominent pas l'ensemble du récit. On saura ainsi par ce
Aussi, quand on parvient au dernier chapitre du livre, qui évoque la nouvelle vie de Fintan
124
après son retour d'Afrique, le personnage est partagé. Il est aux prises entre le présent
pourtant quittée, mais qui continue à être très présente dans son esprit et qui dès lors donne
Alors il y avait deux vies. Celle qu'il commençait à vivre dans le collège,
dans la salle froide du dortoir [ ... ]. Et il y avait ce qu'il voyait quand il
fermait les yeux, dans la pénombre, glissant sur la rivière Omerun, ou bien
se balançant dans le hamac de sisal, en écoutant le bruit des orages.
(Onitsha, p. 233)
Comme on le voit, toute la vie passée du garçon avant Onitsha est presque occultée,
sans doute en raison de la guerre qui a fait de l'Europe un champ de ruines. C'est donc un
personnage d'après le déluge, tout comme les autres d'ailleurs, sur ce navire qui apparaît,
de ce fait, comme une véritable Arche de Noé les conduisant vers l'Afrique. Sur cet océan
chapitres précédents.
distinction des différents niveaux temporels le récit intitulé «Trésor», dans Cœur brûle et
l'exemple que nous venons de voir, présente le personnage central, Samaweyn, qui se
retire dans la plaine pour ouvrir la valise noire reçue de son père en héritage. C'est un geste
devenu presque un rituel dans la mesure où le texte souligne qu'il le fait toutes les fois
donc dire que ce niveau du récit, tout en étant le principal, permet simplement de situer le
cadre et le contexte avant que ne s'ouvre le deuxième niveau qui le domine et lui ravit cette
125
position de récit principal. Ici l'enchâssement porte sur le récit à la première personne, qui
prend la forme d'un journal. Le premier récit, qui lui est à la troisième personne et présente
le personnage et les précautions dont il s'entoure pour ouvrir sa valise, s'inscrit dans le
moment, le « maintenant» où le narrateur fixe des repères d'où l'on peut alors glisser vers
le second récit. Car, comme le souligne Ricœur, « tout événement est datable dès lors qu'il
88
est repéré par rapport à ''maintenant'' [ ... ] » .
Samaweyn de se laisser entraîner par le souvenir de son père John Burckhardt. C'est un
exercice qui permet non seulement au garçon de rejoindre son père par la pensée, mais
sa possession) vers « le temps ancien, vers le secret du passé, vers le Trésor», comme son
père l'a lui-même vécu auparavant à la suite du voyageur dont il porte le nom, ainsi qu'il le
raconte dans le journal. Par le journal de son père, donc, le garçon accède à l'aventure de
son grand-père qui, elle, se situe en 1812. Ces voyages sous les diverses formes que nous
venons de voir convergent tous vers un seul objectif, la reconquête du temps ancien : « Il
me semble que si j'atteins le secret maintenant, tout sera différent. Je serai réuni au temps
du premier voyageur, quand le monde était encore innocent[ ... ].» (Cœur brûle, p. 163)
Et c'est justement cette relation de voyage dans le passé que nous considérons
comme le troisième niveau de narration. Mais ici la remarque est que le deuxième et le
même moment. John Burckhardt dans son journal ne se contente pas de raconter sa propre
88
Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, Le Temps raconté, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 1985, p. 151.
126
aventure, mais également celle de celui qu'il nomme « le voyageur» et qui l'a précédé
longtemps avant dans le passage du Syk; d'où l'usage également alterné de la première et
de la troisième personne. On dirait que nous sommes dans Je cadre de ce que Todorov
Ici, plus qu'une simple évocation du souvenir du voyage de son prédécesseur vers
moment-là à travers la reprise des mêmes gestes, notamment en titubant comme son
ascendant avant de se laisser choir devant Je « Trésor » ou encore d'entrer dans une tombe.
Ici aussi, on observe que le temps est figé dans la mesure où dans la grotte Je visiteur
dans la vallée de la mémoire, dans la faille où le temps est tapi comme une ombre » ( Cœur
brûle, p. 165)
C'est dire combien Je père de Smaweyn, en cet hiver 1990, semble revivre le
pèlerinage de son ascendant comme s'il était en train de se dérouler au même moment que
le sien, comme si les deux hommes marchaient côte à côte, ou disons plutôt l'un derrière
l'autre. Cela donne alors l'impression que John Burckhardt, en cet hiver 1990, avait lui
aussi remonté le temps et s'était fait témoin oculaire. Dans cette expérience, il semble avoir
fait le pari de poser ses pas dans ceux du « voyageur» sur le chemin du pèlerinage de 1812
vers le tombeau d'Haroun, considéré comme le trésor en question dans Je texte, et qui, il
89
Tzvetan Todorov, « Les catégories du récit littéraire», Roland Barthesi€} al, L 'Analyse structurale du récit, o(
Communications 8, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais», 1966, p. 146. t.,
127
Il me semble que j'entends clairement le bruit des pas sur les cailloux, et le
souffle rauque de la chèvre. A mesure que la lumière du jour augmente, je
distingue sur les parois les marques, les balafres, les fissures qui montent
jusqu'en haut, les signes effacés, déjà retournés au temps géologiques. J'ai
le cœur serré, j'ai du mal à respirer, parce que je suis entré dans un autre
monde, un monde où les génies ont laissé leurs traces. Le temps n'est qu'un
battement, et je suis tout près du voyageur, je marche dans son ombre.
(Cœur brûle, p. 160-161)
dans lequel elle est embarquée, car il n'est pas volontaire, même s'il intervient au moment
où la jeune fille ferme les yeux. li survient et la transporte dans un état à la fois de réalité et
C'est difficile à comprendre, écrit Le Clézio, parce que c'est un peu comme
dans un rêve, comme si Lalla n'était plus tout à fait elle-même, comme si
elle était entrée dans le monde qui est de l'autre côté du regard de l'homme
bleu [ ... ]. Alors, pendant longtemps, elle cesse d'être elle-même; elle
devient quelqu'un d'autre, de lointain, d'oublié [ ... ]. Elle voit cela, car ce
n'est pas un rêve, mais le souvenir d'une autre mémoire dans laquelle elle
est entrée sans le savoir. (Désert, p. 90-91)
Tandis que le personnage ferme les yeux, c'est comme si une fenêtre s'ouvrait
aussitôt sur le passé intime des ancêtres dans lequel il est transporté, tout comme d'ailleurs
le guerrier aveugle l'est également le soir, étendu sur le sol, lorsqu'il se met à chanter les
En tout état de cause, l'intérêt de cette temporalité liée à la mémoire que nous
venons de voir est qu'elle permet aux personnages de rejoindre mentalement pour certains
ce qu'ils considèrent comme le meilleur moment de leur vie (moment d'enfance fait
d'insouciance et visiblement plus heureux, mais aussi lieu de construction d'un univers
idéal), et d'accéder pour d'autres à un passé et à une histoire dont le vestige ne peut être
effacé, pas même par l'effet du temps, comme le souligne le père de Samaweyn : « Je suis
128
dans la vallée de la mémoire, dans la faille où le temps est tapi comme une ombre [ ... ]. Je
marche sur ses traces, maintenant je lis ma propre histoire sur les empreintes de la
En nous tenant à ces quelques exemples, il nous apparaît que les différents
personnages donnent le sentiment de la quête d'un passé prestigieux perdu qu'il s'agit de
Dans l'ensemble de l'œuvre de Le Clézio, les rencontres entre les vieillards et les
enfants donnent souvent lieu à l'évocation de temps passés très lointains. Les récits faits
pendant ces moments de retrouvailles sont essentiellement dominés par des mythes ou par
des légendes en rapport pour la plupart avec les ancêtres des personnages mis en scène.
Ainsi, lorsque dans Je premier récit de Désert, Ma el Aïnine raconte à Nour l'histoire de Al
Azraq, l'Homme Bleu, et de sa rencontre avec lui, il la situe à une époque lointaine:
Puis, il parla de l'Homme Bleu, qu'il avait rencontré dans les oasis du Sud,
de l'autre côté des rochers de la Hamada, à une époque où rien de ce qu'il y
avait ici, pas même la ville de Smara, n'existait encore. L'Homme Bleu
vivait dans une hutte de pierres et de branches, à l'orée du désert, sans rien
craindre des hommes ni des bêtes sauvages. Chaque jour, au matin, il
trouvait devant la porte de sa hutte des dattes et une écuelle de lait caillé, et
une cruche d'eau fraîche, car c'était Dieu qui veillait sur lui et le nourrissait.
(Désert, p. 50-51)
129
Cette époque, telle qu'elle est présentée, semble échapper à tout repère temporel
relation d'harmonie entre les différentes composantes de la nature. Elle peut également être
chrétienne, installé dans le jardin d'Eden et dans les bonnes grâces de Dieu, se laissait
entretenir par celui-ci. Le récit permet donc au garçon de découvrir la vie de son ancêtre, et
On constate par ailleurs que c'est un récit qui, même s'il revient avec des narrateurs
et des modes de narration différents, ne perd pas pour autant son audience auprès de la
population. Celle-ci le reçoit d'ailleurs tantôt sous la forme d'un récit populaire, tantôt
sous la forme de chansons, comme c'est le cas avec le soldat aveugle, ou avec Ma el
Aïnine pendant la grande prière, autant de relations d'shauts faits et des prodiges accomplis
par les grands hommes du désert comme Al Azraq. Ainsi, si cette même légende de
l'Homme Bleu est reprise par Aamma chaque fois que Lalla le lui demande, les données
sur la temporalité, tout comme dans l'exemple que nous venons de voir, restent aussi
opaques que lointaines. « C'était il y a longtemps, à une époque que ta mère ni moi
De plus, écrit Le Clézio, chaque fois qu' Aamma raconte l'histoire de cet homme
Bleu possède plusieurs versions. On pourrait dire qu'elle prend dès lors la valeur d'une
130
réels, accréditée dans l'opinion, mais déformée ou amplifiée par l'imagination, avec ce que
On pourrait aussi s'appuyer sur cette définition pour affirmer qu'à chaque fois que
surévaluation de tout l'univers narratif, dont l'intérêt se trouve relancé aussi bien pour le
Dans ces légendes se rapportant à leurs ancêtres, le passé est perçu par les
Aïnine situe sa rencontre avec Al Azraq à« une époque où rien de ce qu'il y avait ici, pas
même la ville de Smara, n'existait encore » (Désert, p. 51 ). Cela sous-entend que ce à quoi
il se réfère n'existe plus, alors que lui-même est encore en vie pour le raconter. Aamma
quant à elle situe la vie de cet homme au temps« de l'enfance de la grand-mère » (p. 112)
de la mère de Lalla. Cela laisse supposer que le récit s'est transmis au fil du temps. On voit
bien que cette histoire met en relief la vie de personnages au-delà de tout repérage
temporel objectif et a fortiori historique, comme cela s'observe également dans les contes.
D'ailleurs, Aamma commence son récit par la formule : « C'était il y a longtemps ... »,
« C'était il y a très longtemps ... », et qu' Aamma Houriya, dans Etoile errante, débute
quant à elle son histoire en ces termes : «Autrefois ... ». Ces exemples nous permettent de
90
Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, op. cit., p. 337.
131
dire que tous ces récits auraient pu chacun commencer par : « Il était une fois ... ». Toutes
ces formules qui, il faut le souligner, servent à désigner des faits dont le repérage temporel
exact n'est pas possible constituent un des critères d'identification du conte et à un degré
moindre de la légende, qu'on situe généralement à des époques très éloignées d~-.,l ~,
Si donc il est admis que les différents cas que nous venons d'évoquer nous mettent en
1
présence d'êtres extraordinaires, on peut prétendre que l'univers qui entoure ces
personnages d'exception puisse à son tour relever de l'irréalité et être donc altérable à
Des personnages irréels [ ... ] font une expérience irréelle du temps. Irréelle,
en ce sens que les marques temporelles de cette expérience n'exigent pas
d'être raccordées les unes aux autres, comme des cartes de géographie mises
bord à bord: l'expérience temporelle de tel héros n'a pas besoin d'être
référée à l'unique système de datation et l 'uniiue tableau de toutes les dates
1
possibles, dont le calendrier constitue la charte •
D'ailleurs, dans les exemples que nous venons de voir, l'irréalité se situe à deux
niveaux : le premier concerne a priori les différents narrateurs et les différents personnages
de conteurs dans les ouvrages cités, qui relèvent eux-mêmes de la fiction. Le second
concerne les personnages que ces derniers évoquent dans leurs différentes histoires et qui
sont, aussi bien que leur monde respectif d'ailleurs, de purs produits d'affabulation,
prend soin de faire des précisions avant d'entamer sa narration : « En ce temps-là, il n'y
avait pas les mêmes gens que maintenant[ ... ]. C'est pourquoi il y avait encore des djinns,
91
Paul Ricœur, Temps et Récit, tome 3, op. cit., p. 185.
132
Aamma Houriya, quant à elle, commence par: « Autrefois [ ... ] la terre n'était pas
ce qu'elle est aujourd'hui. La terre était habitée par des Djenoune en même temps que les
hommes», avant de préciser un peu plus loin : « Est-ce la vérité, est-ce un mensonge, je ne
Rien que par ce doute émis par Aamma, nous pouvons au moins affirmer que nous
temporelle.
Comme on le voit avec ces quelques exemples que nous venons de parcourir, le
temps, avec ces personnages de légendes ou de contes situés aux confins des mondes
datation fondé sur l'année, la semaine, le jour, l'heure et l'instant pour marquer les
événement les plus spontanés. Dès lors, on en vient à se demander l'intérêt de recourir à
des événements qui, faute de pouvoir se donner une exactitude temporelle, reposent sur des
fois ... ».
En réalité ces histoires contées sont avant tout des traditions et des règles de vie,
notamment à travers la moralité par laquelle chaque conteur termine son récit. Elles
culturelle. Elles ont donc une portée axiologique indéniable, surtout dans ces sociétés
mises en scène par Le Clézio où l'école, comme institution, n'existe pas vraiment et que le
Ces séances ont donc une valeur d'instruction et d'éducation. A travers le monde très
imagé des contes, elles apprennent aux enfants à vivre de façon harmonieuse avec leurs
133
semblables et également avec tout ce qu'offre la nature. Ainsi, quand le vieux pêcheur
c'est pour inculquer aux enfants les vertus de justice, de tolérance et surtout d'amour. Du
mythe, dont le conte et la légende sont souvent présentés comme la forme désacralisée,
En situant ces événements hors du système temporel, le conteur établit une mise à
distance qui permet également une meilleure appréciation et un meilleur jugement du fait
relaté. L'évocation de ces temps primitifs entraîne implicitement une comparaison entre
l'ordre ancien des choses, la période où les hommes avaient à portée de main, dans la
nature qui les entourait, tout ce qui pouvait convenir à leur exigence nutritive, et le temps
présent. Pour les personnages de Le Clézio, ce milieu et cette époque sont beaucoup plus
importants en termes de valeur que la réalité dans laquelle ils vivent avec tant de
difficultés, et où tout semble leur échapper. C'est pourquoi Nejma dira en écoutant
Ellefjontinuait son récit, et tout d'un coup, mon cœur battait plus vite parce
que J'avais compris que c'était notre propre histoire qu'elle racontait, ce
jardin, ce paradis que nous avions perdu lorsque la colère des génies nous
avait frappés. (Etoile errante, p. 238)
92
Mircea Eliade, images et symboles : essais sur le symbolisme magico-religieux [ 1952], Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1980, p. 75.
134
On peut donc le dire, si dans le camp poussiéreux devenu désormais leur unique
horizon, Aamma Houriya raconte ) 'histoire des deux frères qui se sont livré un combat
violent et ont ainsi dévasté le beau jardin où ils vivaient jadis en paix, on perçoit que son
récit n'est que la forme allégorique du conflit israélo-palestinien, qui fait désormais du
contrôle des terres. Sur la question des récits faits par les personnages-narrateurs, Ricœur
écrit d'ailleurs:
deux frères et des génies comme s'il s'agissait d'un fait auquel ils sont étrangers, sans
doute pour éviter d'exacerber les tensions et les ressentiments déjà profonds contre ceux
qui viennent de les chasser de leur « paradis» et de les contraindre à l'exil. C'est d'ailleurs
ce qui explique qu'il se dégage de tous les exemples un air de nostalgie et de mélancolie
que les conteurs de Le Clézio ont bien souvent du mal à contenir, comme on peut le
93
Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome 3, op. cil., p. 232.
135
Mais plus encore, ces récits allusifs sont l'occasion, comme ici, d'une profusion de
termes et d'expressions évoquant la nature. Ils désignent tous un paysage exotique et une
nature prolifique souvent présentés comme le vrai paradis, et auquel d'ailleurs Nejma
n'hésite pas à comparer le pays où elle est née, mais qui est aujourd'hui sous occupation.
En évoquant ces temps très lointains, les différents conteurs, dans les exemples que nous
venons de parcourir, font miroiter dans l'imagination des enfants des espaces et des
jardin d 'Eden que, selon les mythologies judéo-chrétiennes, l'humanité entière aurait perdu
après la désobéissance d'Adam et Eve. Ce faisant, les personnages martyrisés par la misère
de leur existence, à l'image de Lalla ou encore de Nour, peuvent s'y évader et rêver de ces
Quand le soir vient, comme cela, sur la plage, tandis qu'on entend la voix
grave du vieux Naman, c'est un peu comme si le temps n'existait plus, ou
comme s'il était revenu en arrière, à un autre temps, très long et doux, et
Lalla aimerait bien que l'histoire de Naman ne finisse jamais. (Désert, p.
138)
Ou encore:
Les paroles du souvenir étaient les plus belles, celles qui venaient du plus
lointain du désert, et qui retrouvaient enfin Je cœur de chaque homme, de
chaque femme, comme un ancien rêve qui recommence. (Désert, p. 61)
naissance là où Je monde réel, matériel, manifeste ses limites à procurer des sensations de
dans ce champ de tous les possibles imaginaires que peut alors s'inscrire chez Le Clézio le
temps vers lequel les personnages manifestent davantage le désir de tendre. La temporalité
des mythes et des légendes, très souvent évoquée dans ce travail (« En ce temps-là ... »,
136
« C'était il y a très longtemps ... »), traduit une forme d'attachement aux temps vierges et
primordiaux qui permet aux personnages d'échapper à une réalité insoutenable. En tout
état de cause, la récurrence d'une telle forme de temporalité concourt à mettre en relief la
éléments indicatifs du temps primordial, il existe une autre forme de temporalité qui,
quoique très présente dans l'œuvre de Le Clézio, échappe aux codes conventionnels de la
mesure du temps.
entre les indications temporelles portées dans les textes, notamment au début de certains
chapitres, et la réalité de la temporalité mentionnée dans les textes. Si en effet l'on posait la
répondre que ! 'histoire se situe durant l'hiver 1909-191 O. Il donnerait cette réponse
dès la première page du livre : « Saguiet el Hamra, hiver 1909-1910 » et bien d'autres
dates encore qu'on trouve mentionnées en parcourant le récit. Et pourtant, à les observer de
près, ces précisions ne sont pas sans susciter des interrogations dont la première concerne
la saison hivernale qu'on ne retrouvera d'ailleurs plus dans les autres références, et sur
137
Si l'on considère, par exemple, la première mention temporelle du roman, l'hiver
est reconnu en général comme la saison la plus froide de l'année, accompagnée d'une
grisaille qui recouvre bien souvent toute l'atmosphère. On s'attend donc tout
rigoureuse, caractérisée par le froid que les personnages ressentiraient durement dans leur
corps. La réalité offerte dans le livre est pourtant tout autre que cette prévision. En effet, la
description de l'environnement dans lequel évoluent les hommes bleus est paradoxalement
caractérisée par la présence et l'action d'un soleil éclatant et accablant qui rend plus
difficile encore le parcours du désert par Nour et le peuple des hommes bleus comme on
Le soleil était encore haut dans le ciel nu, le vent emportait les bruits et les
odeurs. La sueur coulait lentement sur le visage des voyageurs, et leur peau
sombre avait pris le reflet de l'indigo, sur leurs joues, sur leurs bras, le long
de leurs jambes. Les tatouages bleus sur le front des femmes brillaient
comme des scarabées. (Désert, p. 8)
Bien d'autres exemples dans le texte, sur lesquels nous ne voulons pas nous
attarder, montrent que contrairement à la saison hivernale annoncée, c'est sous un ciel très
ensoleillé faisant plutôt penser à la saison estivale que se déroule la marche des
personnages. Il est d'ailleursX'précisé que ces personnages portent en eux la lumière du tlf"
soleil auquel ils ne peuvent manifestement pas échapper. Et les expressions telles que« le
terrible soleil», « vallées desséchées», « sable dur» sont autant d'éléments qui montrent
138
Concernant le marquage du temps en tête de chapitres, qui donne d'ailleurs au récit
des apparences de journal'", il est à noter qu'il est représenté de manière irrégulière (après
le premier chapitre, il faut attendre les quatrième, sixième et septième pour le retrouver) et
répond sans doute à une volonté de l'auteur de répartir des faits selon l'intérêt que ceux-ci
peuvent avoir avec l'histoire. Ainsi, si le premier chapitre que nous évoquions tantôt porte
la date beaucoup plus vague de l' « hiver 1909-1910 », dans les chapitres suivants, du
moins pour ceux qui comportent une indication temporelle, l'auteur apporte plus de
précisions en donnant une date bien plus complète qui indique le jour, le mois et l'année en
plus du lieu. Et là on constate que ces différentes dates données correspondent bien aux
moments où les nomades sont confrontés aux troupes françaises. Ainsi les quatrième,
sixième et septième chapitres, qui portent respectivement les mentions « Oued Tadla, 18
juin 1910 », « Tiznit, 23 octobre 1910 »,«Agadir, 30 mars 1912 », sont essentiellement
consacrés aux moments où les combats éclatent entre les hommes bleus et les « soldats
chrétiens », tandis que les autres chapitres, qui sont exclusivement consacrés à ces hommes
Cela pourrait s'expliquer par le fait que ce sont essentiellement des personnages qui
évoluent dans un univers dont les limites et les horizons restent le désert aux contours
vides et vastes. Ils y naissent pour y vivre et mourir, en marge de la société moderne dont
94
A propos de journal, notons que Le Clézio, au cours de l'un de ses nombreux entretiens avec Gérard de
Cortanze, reconnaît à plusieurs reprises son incapacité à pratiquer ce genre : « J'ai essayé, explique-t-il,
plusieurs fois, mais je n'ai jamais pu avancer très loin. Je ne sais pas pourquoi ... C'était trop lent. Si je
m'étais laissé aller chaque jour, j'aurais rempli un cahier complet, et cela aurait été illisible. »
139
Quoi qu'il en soit, ces dates, tout comme d'ailleurs certains personnages de
l'expédition militaire, notamment les tirailleurs sénégalais sous les ordres d'officiers
français, ont pour objet d'ancrer le récit des hommes du désert dans un environnement qui
a une valeur référentielle et historique. Il le situe dans la tourmente des guerres de conquête
menées en Afrique. En agissant ainsi, Le Clézio exprime la liberté dont dispose chaque
romancier de situer son œuvre dans l'époque qui lui convient le mieux, selon ses
aspirations, sans qu'elle prenne pour autant la valeur d'un fait historique au sens propre du
terme, qui aurait dès lors à respecter certaines normes d'historicité. Car comme le souligne
Ricœur:
Du seul fait que le narrateur et ses héros sont fictifs, toutes les références à
des événements historiques réels sont dépouillées de leur fonction de
représentance à l 'é~ard du passé historique et alignés sur le statut irréel des
autres événements9 .
On peut donc le dire, les différentes références de dates portées en tête de chapitres
ne sont qu'une illusion de vérité historique. Et leur irrégularité indique cette indépendance
de 1 'auteur par rapport aux exigences temporelles, et partant aux données conventionnelles.
D'ailleurs, interrogé sur les motivations de son écriture sur le désert, Le Clézio
répond qu'il n'a visité le désert que longtemps après son livre. Son attirance pour cet
espace n'est donc que verbale, et guidée par les légendes et des récits sur le sujet comme
notamment ceux du père de Charles de Foucauld96. Cela implique qu'il faudrait tenir
compte, dans ces conditions, d'une bonne part de subjectivité. Le désert leclézien est donc
de l'ordre de la fiction, et avec lui tous les événements qui s'y déroulent.
95
Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, op. cit., p. 187.
96
Jean-Marie Le Clézio, « Le Clézio par lui-même », Magazine littéraire, n° 362, p. 31.
140
En outre, le fait même que ces marquages ne répondent à aucune organisation
rigoureuse est le signe que les repères temporels ne sont pas indispensables. On pourrait
alors se demander comment s'organise, sur l'échelle du temps, la vie des hommes bleus (et
au-delà, de bien d'autres personnages que nous verrons dans les autres œuvres). En
avoir l'ensemble des personnages de Le Clézio, et quel peutfrtre leur rapport au temps. Sur ·~
justement se déploie le peuple des hommes bleus : « C'était un pays hors du temps, loin de
l'histoire des hommes, peut-être un pays où plus rien ne pouvait apparaître ou mourir,
comme s'il était déjà séparé des autres pays, au sommet de l'existence terrestre.» (Désert,
p. 11)
En réalité, la notion de temps n'existe pas chez Nour et le peuple des nomades, du
moins pas telle qu'elle est représentée par des éléments conventionnels de reconnaissance.
L'intemporalité dont il est ici question n'est pas synonyme d'une absence absolue de
premier élément d'explication concerne, avant tout, l'apparition des personnages dans le
vaste espace désertique. Elle se fait avec une certaine spontanéité et est comparée, dans le
récit, à un rêve. Or le rêve, même s'il est une activité qui intervient lors du sommeil qui lui
peut être minuté, n'est pas un acte structuré qui supposerait que chacune de ses étapes soit
marquée par des repères temporels saisissables. De ce fait, il échappe au contrôle des
contraintes du réel dont le temps est justement la mesure. C'est donc une apparition
chapitre donne le sentiment d'une précision, alors même que, comme nous le disions
141
A cela il faut aussi ajouter qu'il n'y a pas d'intrigue en tant que telle qui implique
pour les hommes bleus un début et une fin, car avec eux nous sommes plutôt entraînés
dans un mouvement d'errance. Avec cet exemple, nous sommes dans le cadre d'une
temporalité à deux niveaux : nous avons d'un côté le temps narratif, qui est exclusivement
consacré au contexte historique dans lequel Le Clézio inscrit son récit, et de l'autre le
temps tel qu'il est perçu par les hommes bleus, lesquels ne représentent d'ailleurs qu'un
élément infime dans le vaste espace désertique, un monde replié sur lui-même. L'hiver qui
ouvre le récit ne coïncide donc pas avec le temps dans lequel vivent les hommes bleus, il
n'en est pas un chez les nomades. Comme tels, ces personnages vivent hors de l'influence
du temps qui, ainsi que nous le soulignions, régit en principe toute chose, ils constituent de
ce fait une exception et leur parcours dans le désert est comme un cycle ininterrompu qui
certains événements. Ce va-et-vient permanent fait donc l'effet d'une immobilité comme
A cela, il faut aussi ajouter le fait que l'espace, notamment le désert, a une
influence considérable sur les personnages par son caractère monotone, dans la mesure où,
tel qu'il se présente, il donne le sentiment que les hommes bleus ne bougent pas, et donc
D'ailleurs la mort, d'ordinaire perçue comme la fin d'un temps de vie, apparaît
plutôt pour ces hommes comme le passage d'une dimension à une autre; d'où, pour eux,
leurs descendants, les vivants, tant que ceux-ci se comportent bien, ou au contraire
l'utiliser pour les punir à l'occasion. C'est ce qui explique le dialogue permanent qui
s'établit entre les hommes du désert et leurs morts, sur les tombes desquels ils viennent
parfois, de très loin, pour se recueillir et implorer, comme le fait ici Lalla : « Ne détruis pas
les villes, fais que le vent s'arrête, que le soleil ne brûle pas, que tout soit en paix! »
(Désert, p. 111), ou comme le fait le père de Nour dans le tombeau, dans le désert: « Aide-
moi, esprit de mon père, esprit de mon grand-père. J'ai traversé le désert, je suis venu pour
Ce sont là quelques exemples qui montrent bien que, pour ces personnages, le
temps n'a pas d'importance. Ils mènent une existence qui peut bien se passer du marquage
temporel. La monotonie de l'espace désertique les enferme dans un cadre de vie qui les
affranchit de toutes les contraintes temporelles, comme le souligne cet extrait : « Les jours
sont tous les jours les mêmes, ici, dans la Cité, et parfois on n'est pas bien sûr du jour
Les visions du personnage de Lalla peuvent, elles aussi, être prises en compte dans
cette expérience de l'intemporalité, dans la mesure où, comme c'est indiqué dans le texte,
elles sont « difficile[s] à comprendre, parce que c'est un peu comme dans un rêve». De
cette manière, elles abolissent elles aussi les barrières temporelles et conduisent dans un
143
Ici, tout est semblable, et c'est comme si elle était à la fois ici, puis plus
loin, là où son regard se pose au hasard, puis ailleurs encore, tout près de la
limite entre la terre et le ciel. [ ... ] Alors, pendant longtemps, elle cesse
d'être elle-même; elle devient quelqu'un d'autre, de lointain, d'oublié. Elle
voit d'autres formes, des silhouettes d'enfants, des hommes, des femmes,
des chevaux, des troupeaux de chèvres ; elle voit les formes d'une ville, un
palais de pierre et d'argile, des remparts de boue d'où sortent des troupes de
guerriers. Elle voit cela, car ce n'est pas un rêve, mais le souvenir d'une
autre mémoire dans laquelle elle est entrée sans le savoir. (Désert, p. 91)
Confinée dans le sous-sol qui sert de lieu d'habitation, le personnage de Laïla, dans
Poisson d'or, a elle aussi du mal à se faire une notion du temps, car l'obscurité y est
permanente, et les habitants de ce~ endroits mènent une existence similaire à celle des d
animaux terrés et qui ne sortent que la nuit. D'ailleurs, le fait d'être dans ces espaces
souterrains donne le sentiment d'une nuit permanente. C'est pour cette raison que la jeune
fille parle de « trou» quand elle évoque le sous-sol où elle a trouvé refuge avec le jeune
boxeur, ou qu'elle le compare à une grotte, ces deux éléments étant des images
journée ni de la nuit, qui leur permettrait de se faire une idée de l'écoulement du temps.
Dans ces conditions, il apparaît plus opportun de parler de suspension de temps, comme si
toute leur vie devait se dérouler dans une nuit infinie. Les personnages qui évoluent dans
commence avec son rapt quand la jeune fille est jetée au fond d'un sac. Certes, elle se
souvient des instants qui ont précédé cet enlèvement et qui, vraisemblablement, se situaient
pendant la journée, en raison de la grande lumière dont elle évoque le souvenir. Mais, une
fois au fond du sac, il lui est impossible de se rendre compte du déroulement du temps dans
la mesure où, arrachée à la lumière, elle est aussitôt plongée dans l'obscurité, et dans ces
144
conditions ne peut savoir quand il fait nuit et quand il fait jour. Cette obscurité du fond du
sac efface même la mémoire du personnage : « Pour moi, il n'y a rien eu avant, juste cette
Même quand elle arrive chez sa « grand-mère », l'univers de Laïla reste toujours un
espace fermé. C'est d'ailleurs ce qui justifie aussi le nom qu'elle porte et qui signifie, il
faut le rappeler, « la nuit». Que ce soit donc à la maison du Mellah ou à Paris, où elle se
retrouve avec Houriya, la vie de Laïla se déroule surtout dans une situation d'enfermement
qui se pose dès lors comme un obstacle au déroulement normal du temps qui s'écoule,
alors même qu'elle croyait pouvoir jouir d'une liberté spatiale. Pour elle, et aussi bien pour
les autres personnages de son entourage, tous prisonniers du sous-sol parisien, le passage
successif du jour et de la nuit, qui est un indicateur de l'évolution du temps, échappe à leur
regard. De ce temps, leur perception est approximative, et il leur paraît même impossible
de se faire une idée précise du temps dans de telles conditions de réclusion. A l'instar des
prisonniers enfermés dans les geôles, ils sont les « damnés de la terre», comme l'indique
Frantz Fanon dans ce livre dont Laïla ne se sépare presque jamais. Et, en tant que tels, ils
sont en marge de cette société dont le temps fait partie des éléments qui la structurent. Loin
de la vie, ils sont comme plongés dans un profond sommeil où tout s'arrête, où tout est
néant. C'est pourquoi, lorsqu'elle en sort la première fois pour quérir la sage-femme, Laïla
C'était la première fois que j'étais dehors [ ... ]. C'était comme si je sortais
d'un très grand sommeil. Quand ils passaient près de moi, il me semblait les
entendre rire et se moquer, et à la réflexion je devrais avoir l'air bien
étrange. (Ibid., p. 19-20)
moyens physiologiques. C'est une activité qui échappe à la conscience, donc incontrôlable,
et qui par voie de conséquence ne peut être temporellement mesurable. Il faut comprendre
par là que nul ne peut, par lui-même, préciser l'instant où il s'endort et encore moins celui
auquel il se réveille. Ce sont des actes brusques, instantanés et qui échappent à toute
mort, parce que, comme elle, il survient dans l'instant, de façon imprévisible.
personnage, constitue, à bien des égards, un exemple d'ostracisme par rapport au temps et
au milieu dans lesquels elle vit au moment où elle est annoncée dans le récit. C'est ce qui
explique qu'elle évoque sans arrêt l'époque de son enfance à Rozilis où elle disposait
encore de toute sa faculté visuelle, comme si le temps, pour elle, avait suspendu son
déroulement depuis cette période, ou encore comme si la cécité avait arrêté le temps de son
existence sur ces images dont elle évoque sans cesse la mémoire. Toutes les histoires
qu'elle raconte à Jean s'inscrivent dans le passé et sont marquées par la réccurrence de
Alexis Carrel écrit : « Comme nous sommes fixés à la surface de la terre, il est
commode de rapporter à elle les dimensions spatiales et la durée de tout ce qui s'y
trouve. »97
S'il est vrai, comme le soutient ici Carrel, que l'homme, parce qu'il est situé à la
97
Alexis Carrel, L'homme cet inconnu, Paris, Pion, 1935.
146
temporelles, il n'en apparaît pas moins que les individus qui n'y vivent pas ou qui vivent
en dehors de cette sphère sont amenés à se soustraire à ces donées qui leur sont étrangères.
Cela revient à dire qu'en vivant dans le sous-sol loin de la société parisienne où ils sont
privés des rayons du soleil et de la clarté de la lune et des constellations, les personnages
de Le Clézio ne sont pas a priori assujettis à la mesure exacte du temps, ils sont de fait
privés du temps qui passe, ils sont hors du temps. « Je ne savais plus si c'était la nuit ou le
jour. Il me semblait que j'étais dans le ventre d'un très grand animal qui me digérait
lentement», explique Laïla dans Poisson d'or (p. 147). Cette perte de la notion du temps,
Ce sont là des exemples qui montrent bien que ces endroits en apparence différents
se rejoignent sur un point: il n'y a ni jour ni nuit, mais seulement les ténèbres qui,
En outre, cette image d'enfermement dans le ventre d'un grand animal qu'évoque
Laïla rejoint quelque peu la légende chrétienne liée à l'expérience du Prophète Jonas.
Selon cette légende, ce dernier aurait été retenu prisonnier et aurait ainsi séjourné dans le
Cette référence au récit de Jonas donne ici une dimension mythique à la temporalité. Il
apparaît dès lors clairement qu'on ne peut se faire une idée précise du temps puisque tout
se passe ici comme si l'on était coupé de la réalité temporelle mesurable, et plongé dans
tout l'univers baignait encore dans un chaos naturel, avant que le Créateur, selon le récit
biblique, ne mette en place son œuvre de structuration. Ainsi, Il crée le temps dont le
rythme sera marqué par la mise en place du soleil, de la lune et des étoiles. Ces éléments
lumineux sont justement, dans les textes de Le Clézio, des vecteurs de la temporalité
originelle. Cela nous conduit à aborder un autre point dans ce chapitre consacré aux
astronomique.
Si pour Ricœur l'horloge est« la chose maniable qui permet d'ajouter à la datation
exacte la mesure précise »98, avant elle, bien des méthodes ont prévalu qui ont permis de
l'observation de la position des astres semble la plus ancienne. D'ailleurs, si l'on se réfère
à la Genèse, ) 'univers n'était qu'un immense chaos de vide et de ténèbres avant que le
Dieu créateur, en instituant le jour et la nuit, jette les bases de la temporalité. Et, comme
pour parfaire cette fragmentation du chaos en temps, lil aurait aussi décidé de créer Je
soleil et la lune avec les étoiles, pour présider respectivement au jour et à la nuit et marquer
ainsi les intervalles. C'est de cette division que part donc la mesure du temps, dont les
instruments sont justement le soleil et la lune. Il semble bien que Ricœur fasse allusion à
98
Paul Ricœur, Temps et Récit, tome 3, op. cit., p. 156.
148
ces deux éléments quand il évoque la notion d'horloges naturelles, à partir desquelles on
Aujourd'hui, qu'on soit à l'air libre ou dans un endroit où la vue des astres s'avère
impossible, on peut se faire une idée exacte du temps à partir d'un simple regard sur sa
montre ou à partir des sons d'un clocher. Le constat est que le développement de cette
horlogerie artificielle fait oublier l'observation des mouvements du soleil et de la lune qui,
dans le passé, a permis de connaître le temps qui passe. Si le soleil et la lune sont les
aujourd'hui le temps semble avoir été apprivoisé à partir justement de ces éléments
artificiels. Certes nul ne peut prétendre interrompre son cours, mais tout au moms en
mesurer des segments à partir des unités conventionnelles mises en place sans avoir
Mais avec les personnages de Le Clézio, c'est le phénomène contraire qui s'opère.
Ils se reportent à cette époque du temps primordial à travers la résurgence des procédés
des étoiles reste la meilleure référence du temps; d'où la très grande représentation de ces
météores dans l'ensemble de l'œuvre leclézienne. Dès les premières pages de Désert, par
exemple, l'intérêt des personnages pour ces éléments de la nature est manifeste. On peut
ainsi lire :
149
La référence presque instinctive faite ici à la lune par le personnage de Nour, pour
se convaincre du temps qu'a duré son sommeil, nous situe au cœur de cette importance que
temporelle. La justification d'une telle pratique est liée au contexte spatial dans lequel
évolue le personnage.
Comme nous l'avons déjà mentionné, et comme les première et dernière phrases du
livre l'indiquent si bien, les hommes bleus sont confinés dans un espace qui s'est ouvert et
s'est refermé sur eux. lis sont comme pris au piège dans le désert, dont les horizons sont
effacés à l'infini, et qui exprime le vide originel d'avant l'acte de Création tel que le
germination du monde, à« l'ordre vide du désert», il serait aberrant de faire intervenir des
éléments modernes de mesure du temps, lesquels font partie, comme le souligne Le Clézio
lui-même, du « trop plein »99 de l'univers urbain. Car en ville, les grandes tours souvent
des astres, comme le souligne cet extrait: « On ne voit pas le ciel, comme s'il y avait une
du soleil et qui modifie les silhouettes selon ses différentes inclinaisons. En l'absence donc
de techniques modernes qui puissent donner la mesure exacte du temps, les personnages
dans le désert n'ont d'autres choix que de se fier aux différentes positions solaires et
lunaires qui, après tout, ont longtemps prévalu et dont se sont du reste inspirées les
99
ln Jean-Louis Ezine, Ailleurs, op. cit., p. 57.
150
Clézio ne fait presque jamais mention, comme si ses personnages, en vivant toujours
retranchés dans le désert, à la périphérie ou dans le sous-sol des grandes villes, fuyaient la
civilisation moderne et tournaient aussi le dos au temps tel que donné par l'horloge. Ainsi,
précise:
Dans Désert, en revanche, le mouvement des hommes bleus est guidé par le soleil,
Le soir, quand le soleil était près de l'horizon et que l'ombre des buissons
s'allongeait démesurément, les hommes et les bêtes cessaient de marcher.
Les hommes déchargeaient les chameaux, construisaient la grande tente de
laine brune, debout sur son unique poteau en bois de cèdre. Les femmes
allumaient le feu, préparaient la bouillie de mil, le lait caillé, le beurre, les
dattes. La nuit venait très vite, le ciel immense et froid s'ouvrait au-dessus
de la terre éteinte. Alors les étoiles naissaient, les milliers d'étoiles arrêtées
dans l'espace. (Désert, p. 10)
Certes le terme de « soir», utilisé ici par le narrateur, donne assez explicitement des
informations sur le segment du temps dans lequel se situe l'action décrite dans ce passage.
du soleil qui indique, outre le fait d'être le soir, l'imminence de l'obscurité. Celle-ci, quand
elle enveloppe le désert, ne permet pas de poursuivre la marche. C'est donc un véritable
dialogue silencieux qui s'instaure alors entre la nature et les hommes bleus. Tout se passe
comme si les personnages interrogeaient du regard le soleil et que celui-ci leur répondait
151
par les signes qui sont de son fait. Ils se déplacent donc au rythme du soleil, son coucher
indique qu'ils doivent marquer une halte et se préparer au repos, son lever apparaissant
comme le signal de la poursuite de leur marche. D'ailleurs la forte présence de cet astre est
ressentie dans l'œuvre à travers la lumière dont l'éclat illumine tout le grand vide du
présence presque obsédante de la lumière se reflète également dans les personnages eux-
Nous sommes donc bien loin des considérations scientifiques et des procédés
temps et font de la nuit un jour ininterrompu dans les grandes villes. Le temps est alors
perverti et corrompu : « Il faisait déjà nuit. Mais, à Paris, la nuit ne tombe jamais
complètement. Il y avait une lueur rouge au-dessus de la ville, comme une cloque. »,
phénomène naturel qui leur indique le temps de telle ou telle autre action. Ainsi, quand le
père de Nour se lève avant tout le monde, il ne se rue pas sur ce qu'il a à faire, mais attend,
les bras croisés, observant l'horizon comme s'il consultait le temps ou comme s'il attendait
première lumière de l'aube, lefijar, la tache blanche qui naît à l'est, au-dessus des collines.
152
Quand la lumière paraissait, il se penchait sur Nour, et il le réveillait doucement, en
Et lorsque, le soir, le soleil descend vers l'horizon, apparaissent à leur tour la lune
où certains endroits sont fortement illuminés alors que d'autres restent plongés dans les
ténèbres. Dans le désert donc, les personnages sont habitués aussi bien au mouvement du
soleil qu'à l'apparition des étoiles parce qu'elles leur indiquent à la fois le temps et le
chemin à suivre, comme aux mages de la Bible. C'est ce qui explique cette familiarité avec
ces éléments :
Il [le guide et père de Nour] connaissait toutes les étoiles, il leur donnait
parfois des noms étranges, qui étaient comme des commencements
d'histoires. Alors il montrait à Nour la route qu'ils suivraient le jour, comme
si les lumières qui s'allumaient dans le ciel traçaient les chemins que
doivent parcourir les hommes sur la terre. (Ibid., p. 11)
simples ornements naturels renforce ici l'importance des astres dans la vie des hommes du
désert, qui d'ailleurs sont ici effacés, noyés. C'est une posture qui est en opposition avec
les considérations qui font de ) 'homme le dominateur sur tous les éléments de la nature.
C'est ce qui explique l'usage dans le texte de l'expression « le règne du ciel constellé du
désert » (p. 18) pour désigner la primauté de ces éléments du cosmos. Certes, au vide du
désert s'oppose le trop-plein de la ville avec son déploiement de multiples mais mauvaises
lumières; d'où, d'ailleurs, les termes dépréciatifs comme« reflet pâle»,« lumière grise»,
« tache jaune », « clarté maladive» par lesquels ces lumières sont désignées, ainsi que la
musique envahissante des zones urbaines et leurs interminables files de passants. Mais on y
153
observe aussi un trop-plein de pauvreté et de misère, qui écrase les personnages, les privant
de tout, même de lumière. Tout se passe comme si les grands immeubles, tels des géants
sombres et tristes, leur barraient l'accès aux rayons du soleil, à l'éclat de la lune et des
repères temporels et l'on se sent perdu soi-même comme Lalla dans ce passage : « Depuis
combien de temps Lalla avance-t-elle au milieu de ces tourbillons, de cette musique ? Elle
ne sait plus. Des heures ; peut-être, des nuits entières, des nuits sans aucun jour pour les
et de la nuit. Or ici, cette alternance n'existe pas. li n'y a qu'une sorte d'uniformisation qui
donne le sentiment que le temps s'est arrêté sur la nuit. Alors, comme pour échapper à cet
environnement où « les hommes ne peuvent pas exister, ni les enfants, ni rien de ce qui
vit» (Désert, p. 302), Lalla ferme les yeux. Ce geste lui permet de laisser venir jusqu'à elle
peuplé d'étoiles. Elle choisit aussi de marcher dans la nuit jusqu'au port pour admirer les
étoiles dans le ciel dégagé de la mer. Mais, au-delà même de l'admiration, il y a dans ce
geste l'expression d'une quête du temps puisque, comme nous l'avons souligné, le
C'est également pour cette raison que, tout comme elle, le personnage de Radiez,
poursuivi par la police, court tout droit vers la mer, espérant y trouver refuge comme si la
154
Dans Poisson d'or également, les personnages observent le ciel pour se renseigner
sur le temps. Ainsi, lorsque la jeune fille demande l'heure à Nono, celui-ci ne lui répond
qu'après avoir ouvert le vasistas et sorti la moitié de son corps pour observer l'extérieur. Et
pourtant ici la narration nous situe dans un environnement urbain qui pourrait bien
supposer le recours aux moyens modernes, notamment à l'horlogerie, pour lire le temps.
qu'accentuer le fossé déjà très grand qui le sépare, et Laïla avec lui, de la ville et de ses
habitants. Il exprime ici le refus d'un environnement dans lequel elle et lui ont du mal à se
accepter de se fondre dans le grand moule de l'assujettissement au temps urbain. Pour eux,
il faut vivre hors d'atteinte de ce temps des grandes villes qui n'est pas le leur, il faut vivre
une autre expérience du temps. C'est pourquoi d'ailleurs, explique Laïla : « Le jour, on
restait cachés sous la terre, comme des cafards. Mais la nuit, nous sortions des trous, nous
Par ailleurs dans Etoile errante, le récit semble s'élaborer sur un schéma temporel
dont la lumière, à travers le monde astral et notamment le rôle joué par les étoiles,
constitue le point focal. Le premier rapprochement entre ces deux éléments se fait à travers
laquelle se livrent ce dernier et le personnage d 'Esther. Ainsi, lorsque dans cette lecture la
vivants, la jeune fille ne peut s'empêcher de penser au temps ; d'où son interrogation :
« Est-ce que c'était cela, le temps?» (p. 185). C'est une interrogation qui visiblement
155
laisse son interlocuteur perplexe. D'ailleurs il ne répond pas tout de suite, comme s'il
« Et elles seront comme des lumières brillant dans le vide du ciel, pour
illuminer la vie sur la terre. Et cela fut fait. »
En réalité, la réponse donnée ici par le personnage de Joël apparaît plutôt comme
un élément du champ des possibles interprétatifs. D'ailleurs, si l'on admet que la science
qu'il identifie à la lumière est l'élément qui donne une impulsion, un rythme à la
mécanique du monde, alors que tout mouvement implique un déplacement dans un espace
de temps, on pourrait en déduire que sa perception de la lumière n'est pas tout à fait
éloignée de celle d'Esther. La science, on le sait, est évolutive, dynamique, elle est
Le deuxième lien temporel qu'il faut mettre en relief concerne la relation que la
jeune fille tisse avec le paysage, et le nom que lui donnent ses parents justement en raison
de cette relation. Un des éléments récurrents dans ce livre est la fascination de la jeune fille
pour les endroits situés en hauteur et dont il convient de donner ici quelques exemples :
Elle aimait surtout la grande pente herbeuse qui montait vers le ciel, au-
dessus du village. (Etoile errante, p. 16)
156
De l'autre côté de la vallée, il y a la pente sombre de la montagne, les
éboulis de pierres rouges semés de buissons d'épines. (Etoile errante, p. 43)
Cette position récurrente du personnage sur des lieux élevés marque son attirance
pour les réalités célestes et astrales. Ce goût des hauteurs est à l'image d'un astre
annonçant les jours meilleurs qui viendront succéder aux instants sombres de cette
extermination qui, en cette période de guerre, menace tous les proches de l'héroïne.
D'ailleurs, debout sur ces pentes, la jeune fille prétend être souvent une vigie aux aguets
pour annoncer le bateau qui les portera vers la terre promise, comme le soleil qui annonce
la naissance du jour. Et c'est en raison de ce rôle très important que son père lui donne le
nom d'« étoile», en espagnol « Estrellita », alors qu'elle est plus connue sous le nom
d'Hélène. De plus, la version juive du nom révèle un personnage important dans la vie du
peuple hébreu. Ainsi, comme le personnage d'Esther dont elle porte le nom et qui a été
exterminations, elle est, pour ces Juifs d 'Etoile errante rassemblés dans l'attente du navire,
le signe d'un espoir qui naît dans la nuit du désespoir. C'est donc à ce moment que le nom
d'Esther ou Estrellita prend tout son sens dans le Livre du Commencement dont Joël fait la
lecture : « Et il fit, lui, le seul, les grandes lumières sœurs, la plus grande, au centre, le
signe du jour, et la plus petite, le signe de la nuit. Et toutes celles qui s'appelaient
L'étoile dans le ciel a annoncé aux mages l'avènement du Christ, tandis qu'Esther,
cette autre étoile, et Nejma (dont le nom signifie aussi «étoile») annoncent pour chacun
de leur peuple un temps nouveau; elles sont le signe d'une autre époque marquée par la
s'ouvrirait, et Nejma marcherait vers moi. Nous échangerions nos cahiers pour abolir le
temps, pour éteindre les souffrances et la brûlure des morts. » (p. 308)
Dans Ourania également, il est beaucoup question d'étoiles. Elles font d'ailleurs
l'objet d'une obsession chez les habitants de Campos qui, en marge de la société
occidentale, semblent vivre à leur rythme. Pour eux, ce sont les étoiles qui marquent
véritablement le changement des saisons et le cours du temps. C'est ce qui explique que le
Conseiller invite les habitants du camp à observer les étoiles, comme l'explique Raphaël
C'est lui qui nous dit de regarder le ciel. Quand il n'y a pas de nuages, il
nous demande de veiller avec lui pour regarder les étoiles. La première fois
que j'ai regardé le ciel, c'était à mon arrivée à Campos [ ... ). Ici, on ne
prévoit rien. Ce n'est pas comme pour les gens de la ville, un soir c'est la
fête et le lendemain on travaille. A Campos, quand le ciel est clair, on sait
que ce sera pour ce soir. On le dit de l'un à l'autre: c'est cette nuit, pour
regarder les étoiles. (Ourania, p. 155)
Cette précision sur la ville est très importante dans la mesure où elle indique
récurrence des astres dans I 'œuvre de Le Clézio, loin d'y être à titre ornemental, constitue
temps et permettent donc, non seulement de situer les personnages sur le temps présent,
mais aussi, comme dans une forme d'astrologie, de leur prédire le temps qui viendra. En
privilégiant donc le soleil, la lune, les étoiles, dans leurs différentes inclinaisons, les textes
158
Chapitre V : Organisation du récit et
expression de l'élémentaire et de
l'originel
Le roman, dans ses fondements, a toujours été présenté comme le lieu d'une
succession d'actions reliées entre elles par un principe de cause à effet, et surtout guidée
par un souci de logique. Il se construit, en général, autour d'une intrigue qui part d'un
dénouement plus ou moins heureux. C'est ce schéma que Paul Valery assimile à « l'idée
d'une flamme qui se propage, celle d'un fil qui brûle de bout en bout, avec de petites
100
explosions et des scintillations de temps à autre » .
recherche de l'élémentaire et de l'originel. Cela nous permettra d'aborder, entre autres, les
chez Le Clézio.
100
Paul Valéry, Œuvres, tome 2, op. cit., p. 1246.
159
1. Polymorphisme et fragmentation
Désert repose sur l'alternance de deux récits qu'en apparence rien ne rapproche. La
différence se manifeste déjà au niveau de l'époque décrite par les deux récits puisque l'un
se situe au début du xx= siècle alors que l'autre se situe longtemps après, probablement
vers la fin de ce même siècle. La conséquence de cette bipartition au niveau de la
récit unitaire avec des chapitres entiers consacrés à la relation d'autres histoires, mais
comme un recueil de deux récits indépendants l'un de l'autre, puisqu'on ne voit pas de lien
immédiat entre eux. Le livre s'ouvre d'abord sur un premier récit relatif à la longue marche
pérégrination d'un peuple nomade, d'une terre à une autre, dans un vaste paysage
désertique, et son affrontement violent avec l'armée coloniale. Le second récit est quant à
temporelle,mais tout laisse penser que ce récit met en œuvre une histoire qui se déroule à
Cependant, les deux récits ont, en réalité, des liens très étroits, des points de
livre consacre ses deux premiers chapitres à l'apparition des personnages venus de tous les
troisième chapitre, quand il s'ouvre, ne fait plus mention de personnages en marche dans le
160
désert, d'hommes bleus rassemblés pour une prière unanime, mais se consacre plutôt au
récit d'une autre aventure, qui se déroule à une époque beaucoup plus contemporaine
même si cela n'est pas clairement indiqué. Le protagoniste central de ce second récit
s'appelle Lalla. Dans ces conditions, il y a comme une suspension du premier récit au
profit du second. Celui-ci, à son tour, va s'étendre sur un certain nombre de chapitres.
encore d'alternance que Madeleine Borgomano avait déjà étudié et que nous reprenons ici
101
dans ce tableau :
qui aurait pu être un acte mémoriel confié dans de telles circonstances à un personnage, ou
encore une analepse attribuée à un narrateur omniscient. Au contraire ici, il fait l'objet
d'une narration au même titre que tout autre récit, permettant ainsi au lecteur de basculer
d'un temps à un autre. Le livre de Le Clézio s'inscrit donc dans un processus de va-et-vient
entre le passé et présent, indiquant ainsi que le passé est indispensable au présent de Lalla.
Dans tous les cas, cette interférence avec l'histoire de ses ascendants constitue pour le
101
Madeleine Borgomano, Désert, Paris, Bertand-Lacoste, coll.« Parcours de lecture», 1992, p. 23.
161
personnage de Lalla un recours au passé et traduit, en même temps, la quête de l'originel
Cette jonction des deux temporalités s'accomplit à travers la rencontre entre Lalla
l'époque contemporaine, comme nous l'avons déjà souligné, le personnage voilé, lui,
appartient en réalité à l'autre monde, celui des ancêtres, des hommes bleus, dont la jeune
fille est une descendante. Cette présence persistante du personnage voilé donne ici le
sentiment d'une forme d'immortalité, ou d'éternité, qui confirme dans le même temps
jeune fille que lorsqu'elle s'éloigne de la cité et se retrouve seule dans le désert, qui est ici
symbole de terrain neutre et aussi une forme de retour vers l'originel et l'élémentaire.
Dans le texte, Es Ser, dont le nom signifie « le secret», se pose comme un trait
d'union entre deux mondes qu'il réconcilie, et à travers les visions que son regard simple
mais pénétrant entraîne, il permet à la jeune fille de s'évader de son présent pour accéder
au temps très ancien de ses ancêtres et découvrir leur univers, et surtout pour ne pas oublier
qu'elle a été choisie pour assumer une mission de pérennisation. Lalla est donc dans la
continuité et, en tant que nouvelle Eve (il faut rappeler que Hawa signifie «Eve»), elle
perpétue la lignée des hommes bleus et cette mémoire à laquelle elle accède par la vision.
Sa tentative de fugue avec le jeune berger vers le sud tient à la prise de conscience de cette
Par ailleurs, il convient de signaler au passage que cette alternance des chapitres ne
répond pas à une norme clairement définie. Ainsi, si la suspension de la narration au sujet
162
de la marche des nomades dans le désert intervient au début du troisième chapitre,
l'histoire de Lalla s'étend sur un nombre plus important de chapitres (douze pour être plus
précis), au point parfois de faire oublier l'aventure des nomades. A l'intérieur de chacun
des deux grands récits, la narration présente une structure, elle aussi, fragmentaire à travers
régulièrement pour raconter à Lalla bien d'autres histoires, ou encore Naman le pêcheur, le
guerrier aveugle dans le récit de la marche du désert des nomades. Ce procédé est
beaucoup plus perceptible dans Ourania ou encore dans Etoile errante, où l'on observe un
récits encastrés.
Dans cette étude destinée à identifier les modalités d'une quête de l'élémentaire et
de l'originel, l'intérêt d'un tel procédé où s'entremêlent les différents chapitres et aussi les
différents récits, est le fait qu'il donne lieu à un schéma de récit en chantier, et où les
éléments sont disposés pêle-mêle, sans ordre établi. C'est là une dimension qu'on peut
qualifier de baroque, si tant est que le baroque puisse être défini comme un agencement
d'éléments variés et hétéroclites. Cette disposition qui donne le sentiment d'une œuvre en
pleine phase de construction est en tout cas l'illustration d'un recours aux fondamentaux.
Outre cette distribution inégale des chapitres entre les deux récits dans cette
l'histoire des hommes bleus apparaît en revanche dans un format inhabituel qui, à première
vue, laisse penser à une erreur de fabrication. Le récit occupe en effet seulement la moitié
163
de la page. En s'entourant ainsi d'une marge blanche aussi importante pour se confiner sur
désert dans lequel les personnages s'effacent et qui a aussi valeur de chaos originel.
de formes variées, avec cette différence, toutefois, que le lien entre les deux récits est plus
facilement repérable. Dans le premier comme dans le second, il est question aussi bien du
même environnement spatio-temporel ( du moins en ce qui concerne le récit global) que des
degrés différents. Ainsi, dans le premier récit, il est beaucoup plus question de Maou et de
réalité familiale et enfermé dans le récit de ses fantasmes et ses chimères au point de
négliger les siens. En revanche, dans le second récit, c'est Geoffroy qui occupe le devant
de la scène et, en tant que personnage principal, se lance à son corps défendant sur les
traces du peuple de Meroë disparu, dont il s'est fait le devoir de reconstituer l'histoire. Et
c'est cette image d'isolement volontaire que le second récit, repérable à une marge plus
importante, s'emploie à restituer, aussi bien que les rêves liés à cette quête et qui hantent le
personnage. Ici, cette marge importante qui entoure le récit peut être interprétée comme,
d'une part, le signe d'une absence, celle de Geoffroy, et d'autre part comme un effacement
Elle est par ailleurs utilisée dans le cadre de la correspondance que Fintan adresse à
traditionnelle et profonde.
164
En tout état de cause, le texte d'Onitsha donne le sentiment d'un entremêlement de
récits de natures et de formes diverses, tout comme dans Désert, mais à la différence que
dans ce dernier livre, tout semble bien structuré pour distinguer des récits différents à tous
points de vue.
Chez Le Clézio donc, le texte est morcelé, désarticulé, et les récits entremêlés ne se
laissent pas lire de façon aussi linéaire que dans un roman de facture plus conventionnelle.
détails, puis des reprises tout aussi nombreuses. Les textes de Le Clézio dans leur
comme irrépressibles, qui semblent propres à l'enfance et qui expriment en tout cas des
valeurs essentielles. Car après tout, Le Clézio, dans une certaine mesure, et à travers son
œuvre, reste un peu un enfant, tant par le regard toujours émerveillé et étonné qu'il jette sur
protéiformes qu'il laisse apparaître dans son œuvre, l'écriture, chez Le Clézio, prend ses
distances avec des normes préétablies et donne ainsi lieu à un discours narratif qui repose
sur des bases fondamentales et essentielles. « Nous vivons dans une époque troublée où
102
aujourd'hui est peut-être de faire écho à ce chaos » , explique Le Clézio.
mouvement vertigineux ou prétexte d'un choix esthétique subversif? Toujours est-il que le
102
ln Tirthankar Chanda, « La langue française est peut-être mon seul véritable pays», Label France, n° 45,
décembre 2001.
165
contexte contemporain dans lequel s'inscrit l'œuvre de l'auteur, notamment sa partie
postérieure à 1980 ( qui fait précisément l'objet de ce travail de recherche), laisse penser
que la démarche créatrice de Le Clézio s'inscrit dans cet environnement de chaos évoqué
lors de cet entretien, dans un monde de remise en cause des valeurs et des repères
redéfinition de voies nouvelles au nom desquelles Le Clézio, c'est le moins qu'on puisse
dire, s'autorise quelques audaces narratives et formelles. Car après tout, comme l'écrit
Dominique Viart: « Notre époque a rompu avec le temps des promulgations et des
manifestes. Elle ne sait plus ce que la littérature « doit être », à quelques rares exceptions
103
près, et ne s'autorise pas à le prévoir. »
C'est donc à bon droit que Désert, paru en 1980 (période qui s'inscrit justement
dans cette ère de dégrisement et d'effondrement des certitudes), inaugure cette disposition
narrative particulière. Celle-ci, comme bien d'autres éléments qui sont également
nouvelles perspectives pour une littérature qui se ferait l'écho des tourments actuels du
traduire cet état de fait : « [ ... ] Ce que je voulais, c'était construire un livre dans lequel il y
aurait un néant avant et un néant après. Je crois, d'ailleurs, que j'ai toujours écrit comme
.
ça, avec cette construction- l'a : en 1 osange. » 104
L'auteur fait ici allusion à deux de ses ouvrages, Le Déluge et Terra amata, dont des
passages se présentent comme les calligrammes utilisés par Apollinaire pour donner à ces
poèmes la forme des objets qu'il évoque dans ceux-ci. Il ajoute plus loin:
103
Dominique Viart, « Ecrire avec le soupçon», Michel Braudeau (dir.), Le roman français contemporain,
Paris, Ministère des Affaires étrangères - adpf, 2002, p. 148.
104
In Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement», article déjà cité, p. 32.
166
On dit que les fous sont envahis par l'illusion, sont en pleine illusion, qu'ils
sont envahis par leur imaginaire. Ils ne font plus la différence entre ce qui
est« vrai», ce qui est réel, et ce qu'ils ont imaginé. Lorsque j'écris, j'ai le
5
sentiment que je suis en présence d'une invasion d'imaginaire 1° .
textes. Elle ne l'écarte pas non plus de la réalité de son combat, qui a toujours été d'attirer
l'attention et le regard des sociétés dites occidentales sur celles dont elles ont une vision
indispensable, avec les valeurs essentielles dont ces peuples dédaignés et marginalisés sont
l'élémentaire. Mais ce désir est davantage manifeste lorsque, pour ses livres, Le Clézio
définit une structure lacunaire, désarticulée, donnant ainsi l'impression d'une œuvre à
l'état premier et brut. Dans cette écriture portée vers la quête de l'originel et de
105
Ibid., p. 32-35.
106
Ibid., p. 24.
167
2. Diversité narrative et hybridité
107
Dans un chapitre relatif au discours du récit , Genette, en s'appuyant sur Les
mémoires d'un homme de qualité de l 'Abbé Prévost, avait distingué trois niveaux narratifs.
Le niveau extradiégétique correspond, selon lui, au moment où le récit est fait par un
narrateur qui n'est pas partie prenante des faits qu'il raconte. On parle de niveau diégétique
ou intradiégétique pour désigner l'intervention dans le récit initial d'un autre récit. Ce
second récit provient essentiellement d'un protagoniste identifié du récit principal. Il peut
donc arriver que le narrateur soit partie prenante de l'action qu'il relate ou décrit. C'est le
cas des récits à la première personne. Il y a enfin le niveau dit métadiégétique qui, lui,
dans un récit. Mikhaïl Bakhtine parle, lui, de « polylinguisme », qu'il définit comme « le
108
discours d'autrui dans le langage d'autrui » .
Ce rappel permet de dire ici que ce procédé d'interférence observé par les deux
analystes est très présent dans l'œuvre de Le Clézio. Mieux, les textes de I'écrivain se
désigne donc ici le processus qui consiste en une multiplicité de voix narratives dans un
107
Gérard Genette, Figures 111, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 238-239.
108
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll.« Tel», 1978, p. 144.
168
même texte, au point de le fragmenter en plusieurs récits plus ou moins liés entre eux. On
pourrait alors parler de récits intercalés. Dans ces conditions, le récit n'est plus le fait d'un
seul narrateur, mais de bien des voix qui peuvent être, comme c'est souvent le cas, celles
de personnages.
Dans Etoile errante, par exemple, interviennent trois voix narratives qui se
personne mené par le narrateur principal et qui décrit l'évolution des différents
protagonistes, dont Esther et Nejma. Interviennent ensuite des parties entières où ces
première personne'l". C'est un récit qui se fait dès lors de l'intérieur même des
protagonistes. Cela permet à chacune des deux instances de raconter, de son point de vue,
les différentes péripéties de sa vie. Ce qui nous autorise, dans l'exemple des deux jeunes
filles, à identifier ces récits à la première personne comme étant des journaux intimes, ce
sont les différentes dates portées au début des chapitres et les premières phrases de chacun
de ces récits. Elles se présentent en effet sous la forme d'une confession intime. « J'ai dix-
sept ans. Je sais que je vais quitter ce pays pour toujours» (Etoile errante, p. 139), c'est
Nejma, pour sa part, dira beaucoup plus explicitement, et avec en plus une
dédicace : « Ceci est la mémoire des jours que nous avons vécus au camp de Nour Chams,
tel que j'ai décidé de) 'écrire, moi, Nejma, en souvenir de Saadi Abou Talib, le Baddawi, et
109
Sur ces termes de récit à la première ou à la troisième personne couronnés par l'usage commun, Genette
émet une certaine réserve qu'il justifie dans Figures III et dans la seconde version du chapitre consacré au
discours du récit et qui a d'ailleurs fait l'objet d'un nouvel ouvrage Nouveau discours du récit, Paris, Seuil,
coll. «Poétique», 1983. Pour lui, en effet, tout récit est, dans une certaine mesure, à la première personne du
fait que« son narrateur peut à tout moment se désigner lui-même par ledit pronom».
169
de notre tante Aamma Houriya. » (Etoile errante, p. 217). Pour Madeleine Borgomano,
cela traduit le fait que « la complexité du monde ne peut se manifester qu'à travers une
significations où se laissent entrevoir non des messages, mais des questions et des
incertitudes» 110•
Les incertitudes qu'elle évoque ici rendent compte de cet état d'insaisissabilité et
comme solution, l'harmonie des communautés marginalisées représentées par les nomades
En tout état de cause, dans les œuvres de Le Clézio, cette polyphonie, cette
interférence d'autres récits donnent au récit principal l'image d'un récit morcelé et
foisonnant, créant ainsi une forme de discontinuité narrative. L'œuvre se dévoile dans une
espèce de discours narratif fragmentaire et hybride. C'est dans cette hybridité faite de
Dans Etoile errante, le fait le plus marquant, qui renforce la structure désarticulée
du livre, est qu'à l'intérieur même des journaux intimes respectifs qui prennent le relais de
personne. Cela donne le sentiment que le narrateur initial fait irruption dans le récit des
110
Madeleine Borgomano, « Voix entrecroisées dans les romans de Le Clézio », le français dans tous ses
états, n° 35, 1997, p. 10.
170
deux jeunes filles. Il en résulte, dès lors, que ce qui apparaît au départ comme un journal
perd quelque peu cette valeur, pour donner l'impression d'un texte pris entre deux
Ce même procédé d'alternance est aussi observé dans Ourania où les narrateurs
Daniel et Raphaël, à travers leurs récits, prennent successivement la parole. C'est ce qui
explique d'ailleurs que le roman se compose de chapitres intitulés qui n'ont pas cependant
de liens chronologiques, même si l'on observera que l'œuvre est construite sur des
enchaînements qui leur permettent d'être soudés les uns aux autres. Cela confère au texte
une tonalité variée qui renforce son caractère brut, authentique et l'imprssion qu'elle est le
l'intervention de récits sous la forme d'un journal intime, ou qu'il s'agisse de l'imbrication
de ces différentes formes, ces différents exemples permettent d'observer que la pluralité
des voix dans cette forme déstructurée du récit apparaît, en elle-même, sinon comme la
preuve, du moins comme le signe d'un état initial de la narration. Sous cette forme, les
compositionnelle. C'est, entre autres choses, cette liberté dans la démarche qui leur donne
Dans le récit Cœur brûle, on observe, comme cela a d'ailleurs été indiqué, un
la vue d'une photographie qui date de cette époque. Cette réactivation s'intensifie et prend
progressivement la forme d'un autre récit qui permet à la jeune juge de s'extraire de son
présent, pour être propulsée plusieurs années en arrière. Ce récit secondaire, qu'on peut
171
considérer ici comme le récit intercalé, n'est pas fait cependant par un autre personnage,
mais plutôt confié à la mémoire du personnage de Clémence. C'est ce que Genette appelle
l'analepse'I' du fait que l'événement narré est antérieur à l'acte de narration confié ici à
moins importants (par la taille) qui relèvent du processus de récits intercalés. On pourrait
ainsi évoquer, entre autres, les récits faits, dans Désert, par d'autres personnages,
notamment Naman le vieux pêcheur ou Aamma, qui sont eux-mêmes des personnages du
récit principal. En prenant, à travers les histoires qu'ils racontent avec force détails, le
relais du narrateur extradiégétique, ils sont d'autres voix narratives, même si, dans
l'ensemble, leurs récits sont de moindre importance en nombre de pages. Dans ces
d'informer le lecteur de leur présence et de les lui faire accepter comme des relais de la
narration. Ainsi, alors que Naman le pêcheur décide de raconter une histoire aux enfants, et
111
Gérard Genette, Figures Ill, op. cit., p. 82.
112
Même s'il arrive, et cela est courant, que le présent intervient dans le récit d'événements passés pour
décrire un fait ou pour rendre compte d'un détail plus important.
172
présenter dans l'exercice de ses activités quotidiennes, comme la réparation de sa barque et
de son filet. De la même manière, Aamma, tout en racontant des histoires à Lalla, est
Dans ces deux derniers exemples, la prise de parole est, en outre, précédée de
l'ouverture de guillemets qui, dès lors, rend plus sensible le changement de niveau narratif.
Ce n'est pas forcément le cas, comme dans l'exemple de Cœur brûle, où la jeune fille n'est
pas engagée dans un dialogue avec une autre personne en présence. Elle est plutôt dans une
de son enfance.
l'élémentaire
montre bien la difficulté qu'il y a à établir des différences fondamentales entre d'une part
ce qui est désigné comme un genre à part entière et ce qu'on considère comme son sous-
genre (allusion faite ici au roman et à la nouvelle), et d'autre part entre les genres eux-
mêmes: « Les œuvres littéraires du XXe siècle se sont jusqu'ici réparties sans trop forcer
173
entre les trois grands genres du XIXe siècle : le roman, la poésie et le théâtre. Mais que
113
vaut encore ce partage vers la fin du siècle ? »
Sur la question des genres, Aristote s'était déjà quelque peu différencié de Platon.
Pour Aristote, en effet, il faut distinguer les genres mimétiques, qui présentent l'action
directement (tel que le théâtre), des genres diégétiques ou narratifs qui, eux, racontent
procède au passage à la fusion dans la catégorie des genres narratifs de ce que son
prédécesseur avait considéré comme un troisième genre, et qu'il avait défini comme
relevant de la mixité des deux autres évoqués. Dans son approche du genre, Jean-Marie
Schaeffer revient sur ces divergences déjà perceptibles entre Platon et son disciple pour
exprimer son scepticisme quant à la définition même des genres. Pour lui, cette
l'œuvre de Le Clézio tant au niveau du contenu des textes, des éléments constitutifs de
l'histoire racontée par le narrateur, qu'au niveau même de l'élaboration de l'œuvre par son
auteur, bref, de tout l'environnement formel. Dans L 'Extase matérielle (1967), présenté
113
Antoine Compagnon, « xx• siècle», Jean-Yves Tadié (dir.), La littérature française: dynamisme et
histoire, II, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais», 2007, p. 748.
114
Jean-Marie Schaeffer, Qu 'est-ce qu'un genre littéraire ?, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1989, p. 65.
174
d'ailleurs par certains comme un essai et pour d'autres comme un roman, Le Clézio
Les formes que prend l'écriture, les genres qu'elle adopte ne sont pas
tellement intéressants. Une seule chose compte pour moi : c'est l'acte
d'écrire. Les structures des genres sont faibles. Elles éclatent facilement
[ ... ]. Evidemment les genres littéraires existent, mais ils n'ont aucune
. Il s ne sont que d es pretextes
, i is
importance. .
Deux ans auparavant, dans la préface à La Fièvre (1965), l'auteur affichait ses
préférences pour une écriture libérée des exigences de classification générique, et qui
Cette image du tâtonnement qui caractérise l'œuvre et dont l'écrivain parle ici
donne lieu, en effet, à une écriture débarrassée du catalogage des genres. Pour Le Clézio,
)'écrivain à l'œuvre est comme tout entier plongé dans un chaos de langage et d'idées qui,
chaos qui se met en place à partir d'expériences vécues par l'auteur lui-même ou par des
pour autant que l'écrivain se substitue à un historien. Pour Le Clézio, l'écriture apparaît
115
Le Clézio, l 'Extase matérielle, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1967, p. 104- I 05.
116
Le Clézio, «Préface» à La Fièvre, Paris, Gallimard, coll. « L'imaginaire», 1991 [ 1965 pour la l ère
édition], p. 8.
175
aussi sous la forme d'une fièvre (d'où, sans doute, le choix de ce terme comme titre) qui
s'empare de I'écrivain et qui ne lui permet pas d'opérer une classification des genres.
Pour autant, Le Clézio ne renie pas le genre. D'ailleurs, une telle posture chez un
écrivain ne peut être envisageable, selon Todorov117• Au regard de ces quelques éléments,
il ne fait pas de doute que Le Clézio adopte une position qui nous semble afficher assez
clairement son parti pris pour la remise en cause des classifications génériques. Cela
118
conforte l'idée d'écart souligné par Michelle Labbé dans la démarche créatrice de
l'auteur même si, en la matière, il n'est pas le principal novateur. Dans son entretien avec
Gérard de Cortanze, Le Clézio, comme dans une forme d'insistance, plaide encore pour
Il n'est pas, dit-il, d'une importance extrême de définir ce que c'est qu'un
roman ni ce que c'est qu'une nouvelle. Il s'agit simplement d'une question
de rythme. Quand vous commencez certains livres, vous avez un rythme qui
vous guide vers ce qui va être un roman, c'est-à-dire vers une œuvre qui est
plus musicale peut-être que dans le cas de la nouvelle. Pour d'autres, vous
vous rendez compte que cela s'apparente davantage au fait divers. Il pourrait
presque s'agir d'une rubrique de journal, mais vous ne pouvez pas dire
vraiment ce qui vous a conduit. Peut-être une certaine manière, votre
disposition du moment'!".
Dans cette œuvre fondée sur une forme de remise à plat des cloisonnements
génériques, ce processus se traduit concrètement par une écriture qui intègre plusieurs
formes qui vont du simple récit au dessin, en passant par le journal ou la poésie. C'est la
présence de ces diverses formes qui enrichit le texte de Le Clézio à travers la variation des
images et d'autres faits de style auxquels )'écrivain a recours. Il va sans dire que ces
11
; Dans son ouvrage introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1970, Todorov
souligne que nier l'existence des genres revient à rompre toue relation possible de l'œuvre littéraire avec les
œuvres existantes et précise que ce sont justement les genres qui établissent ce relais.
118
Michelle Labbé, Le Clézio, l'écart romanesque, Paris, L'harmattan, 1999.
119
In Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement», article déjà cité, p. 34.
176
différents éléments, présentés ici dans une posture de juxtaposition, confèrent à ses textes
une certaine originalité et une part de leur poéticité. Cette disposition particulière amène
des critiques comme Simone Domange à présenter par exemple le roman Désert comme
« un long poème en prose » 120• Ce passage extrait de cet ouvrage permet d'ailleurs de
Il n'y avait rien d'autre sur la terre, rien, ni personne. Ils étaient nés du
désert, aucun autre chemin ne pouvait les conduire. Ils ne disaient rien. Ils
ne voulaient rien. Le vent passait sur eux, à travers eux [ ... ]. (p. 8)
également à l'écriture de Le Clézio, une force poétique et une certaine profondeur. Ainsi,
malgré la dureté du parcours dans l'immense désert, du reste présenté comme une bête
monstrueuse qui retient prisonniers les voyageurs, leur regard démultiplie l'horizon du
désert.
voyageurs de se représenter de grandes villes qui finiraient par surgir, bordées de plantes et
d'arbres fruitiers, d'importants cours d'eau et de terres où ils pourraient cultiver leurs
champs et vivre dans l'abondance des récoltes. Le regard, dès lors, se fait créateur et
porteur d'images qui enrichissent le récit de Le Clézio. Ce sont ces images, ces visions
fantasmatiques qui fondent l'espérance des nomades du roman, surtout de ceux qui,
comme le guerrier aveugle, restent en dépit de leur handicap fortement attachés à ces
mirages.
120
Simone Domange, « La quête du désert », article déjà cité, p. 44.
177
Pour ces hommes, chaque départ est un nouveau cycle d'espérance qui naît et les
plonge dans une agitation frénétique, comme des enfants : « Nous allons partir bientôt,
notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt[ ... ] Vers le nord, au-delà des montagnes du
Draa, vers Souss, Tiznit. La-bas, il y a de l'eau et des terres pour nous tous, qui nous
C'est la poésie du texte qui offre au personnage de Lalla, non plus l'image
terrifiante d'un désert infini, sec et agité par le vent, mais celle d'une mer où les dunes
devenues des vagues ondulantes offrent un admirable spectacle de beauté. Le désert, grâce
à la magie du verbe poétique, s'emplit de tout ce qui pourrait bien l'enrichir pour en faire
un espace désiré :
Les dunes bougent sous son regard, lentement, écartant leurs doigts de
sable. Il y a des ruisseaux d'or qui coulent sur place, au fond des vallées
torrides. Il y a des vaguelettes dures, cuites par la chaleur terrible du soleil,
et de grandes plages blanches à la courbe parfaite, immobiles devant la mer
de sable rouge. (Ibid., p. 91)
Dans Révolutions, tante Catherine, elle aussi aveugle, a gardé en mémoire les
images de la maison Rozilis et de tout ce qui s'y est passé. L'évocation récurrente de cette
étape de son enfance, telle qu'elle la rapporte au personnage de Jean, en l'embellissant, lui
permet de refuser sa condition présente de handicapée recluse dans les murs d'un
immeuble minable, La Kataviva. Les mots, les images par lesquels la tante dépeint le
paysage de son enfance donne à Rozilis une force poétique proche de l'originel qui ne
laisse pas le garçon indifférent. Au contraire, cette présentation empreinte de poésie lui
permet, à son tour, de se représenter, pour s'y évader, ce lieu et ce moment plus sûrs que
cette ville de Nice menacée par une guerre imminente et où il semble étouffer:
178
C'était il y avait très longtemps.[ ] C'était avant toutes les guerres, quand
le monde était encore innocent. [ ] c'était si loin mais ici dans cette pièce
étouffante, sous les toits, les mots dans la langue créole le transportaient
sous la varangue de Rozilis, comme s'il avait vécu là-bas, que sa vie
présente était passagère et qu'un jour il y retournerait. (Révolutions, p. 23-
27)
La poésie du texte, dans cet exemple, est notamment rendue par le regard neuf,
particulier, que le personnage atteint de cécité pose sur ces choses passées, comme si tout
ce qui est passé était irréversiblement beau. En raison de sa cécité, tante Catherine ne voit
pas les choses qu'elle décrit avec les yeux, mais avec un regard qui transcende le sensuel et
le temporel pour les dépouiller des pesanteurs de la réalité, pour les transporter dans une
sorte d'atemporalité. La maison Rozilis et tout l'univers qui l'entoure cessent dès lors
d'être le simple cadre d'une vie passée qu'on essaierait de décrire pour qu'elle devienne un
objet de désir, une aspiration profonde vers laquelle d'ailleurs le garçon veut effectivement
tendre; d'où l'expérience renouvelée à plusieurs reprises qui consiste pour lui à fermer les
yeux sur son environnement immédiat et rejoindre la cécité de tante Catherine. La poésie
dans l'œuvre de Le Clézio, dès lors, se fait le vecteur d'un désir d'originel.
la grande prière avant la levée du camp, dans Désert. C'est un chant d'adoration et de
louange, mais également une demande de bénédiction. Il faut remarquer au passage que ce
champ du psalmiste n'est pas rendu d'un trait, mais qu'il est ponctué par des retours
fréquents à la narration, par des termes répétitifs tels que : « Gloire à Dieu », ou encore :
« Ô Dieu», qui marquent la cadence. C'est aussi le chant que Nour entend quand il se
retire dans le désert. C'est également le chant que fredonnait la mère de Lalla, et
qu' Aamma reprend à la demande de la jeune fille. Les paroles de ce chant sont à la fois
prophétie et consolation parce qu'elles annoncent la fin des difficultés, et des lendemains
179
bien meilleurs. Mais c'est aussi un chant qui, étrangement, annonce une séparation
déchirante, sans doute la révélation voilée de la mort prochaine. Et enfin, c'est un chant qui
Cette expérience d'une écriture qui, ne tenant pas compte des questions génériques,
mythe, Le Clézio la tient sans doute de Michaux auquel d'ailleurs il se réfère et qui est
Godeluck écrit:
122
véritablement comme un modèle en littérature et dont il a d'ailleurs étudié l'œuvre .
Comme lui, il impulse à son œuvre « cette énergie créatrice inépuisable et multiforme» par
L'influence de ces deux écrivains explique en partie les contradictions entre la mention
portée sur la couverture des œuvres de Le Clézio et certaines précisions qu'il apporte à leur
121
Annelle Godeluck, « L'explorateur du dedans», Lire, n° 279, octobre 1999, p. 12.
122
Son travail de recherche universitaire portait sur l'œuvre de Michaux et était intitulé « La solitude dans
l'œuvre d'Henri Michaux». Un autre, portant cette fois sur Lautréamont, contenu dans une valise qui
disparut à l'aéroport d' Albuquerque ne vit jamais le jour, parce que Le Clézio n'en avait pas de double.
123
Lautréamont, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade», 1973, p. 9.
180
sujet. Ainsi, par exemple, alors qu'il est indiqué« Romans» pour Hasard suivi de Angoli
Mala, la mention« les deux courts romans (ou longues nouvelles) » portée sur la quatrième
de couverture ébranle quelque peu les certitudes. D'où la difficulté pour le lecteur de
savoir si tel livre est un roman, une nouvelle ou tout autre genre. Cette instauration du
doute savamment entretenu sur la nature réelle des genres en présence concourt à la mise
Dans La Fièvre, dont on ne sait pas non plus s'il s'agit d'un recueil de nouvelles, ou
même d'essais, ou encore d'une œuvre de fiction, du fait qu'on y trouve mêlés une variété
de textes, la confusion était déjà bien entretenue. En effet, dans ce qu'on hésite à désigner
vôtre», qui fait plutôt penser à une lettre, l'auteur préconise une écriture qui se passerait
A l'intérieur du livre, dans l'un des récits, le personnage de Martin, interrogé par
les journalistes sur son activité d'écriture, revient sur la nécessité d'écrire sans tenir compte
des genres : « [ ... ] Vous comprenez, pas de la poésie, ni des essais, ni des romans,
seulement de l'écriture à l'état brut. »125 Dans L 'Inconnu sur la terre qui, pourtant, a
quelque peu les caractéristiques d'un roman, Le Clézio porte encore cette mention : « Ceci
124
J.M.G Le Clézio, La Fièvre, Paris, Gallimard, coll. « L'imaginaire», 1991 [ I 965 pour la I ère édition], p. 8.
125
Ibid., p. 143.
181
n'est pas tout à fait un essai, pas tout à fait une tentative pour comprendre quelques
'
mysteres, ou pour Crorger que l ques myth es. » 126
qu'on observe dans son écriture, Le Clézio revient à la charge pour expliquer que l'écriture
devait faire initialement l'objet d'un conte, mais qu'au fil de la rédaction, il a
progressivement glissé, à son corps défendant, précise-t-il, vers le roman. Dans son
Ces quelques exemples sont autant d'éléments qui démontrent bien la difficulté à
déterminer les genres chez Le Clézio. En tout état de cause, comme tente de le montrer
Jean-Marie Schaeffer, l'appartenance d'un texte à un genre bien défini n'exclut pas de
facto que ce même texte appartienne à un genre autre, du moment que, selon lui, tout est
essentiellement sur son rôle de police des lettres indépendamment de l'auteur qui, quant à
126
J.M.G Le Clézio, L'inconnu sur la terre, Paris, Gallimard, 1978.
127
ln Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement», op. cit., p. 35.
128
ln Tirthankar Chanda, « La langue française est peut-être mon seul véritable pays», op. cil.
182
lui, baptise son texte en s'inscrivant dans une fonction de légitimation, sachant que « des
noms génériques non subsumables l'un sous l'autre peuvent investir différents niveaux ou
différents segments d'une même œuvre »129. De tels propos confirment le constat d'une
hybridation des genres; d'où l'ambiguïté qui a toujours entouré, en ce domaine, le travail
classificatoire.
En décidant donc d'inscrire ses œuvres dans ce cadre de non désignation, laissant
ainsi ouvert le champ de tous les possibles interprétatifs, Le Clézio veut éviter de tomber
certains écrivains. Dans un entretien, l'écrivain René de Obaldia déclare en effet : « C'est
l'œuvre qui justifie et non ce qu'on peut en dire. Les créateurs qui professent des théories
130
sont souvent en contradiction, dans leurs œuvres, avec des idées qu'ils ont exprimées. »
Le Clézio situe donc son œuvre créatrice hors des champs de contraintes liées à
l'écriture. Ecrire revient donc pour lui à traduire, « à l'état brut », pour reprendre
forme que peut prendre cette traduction. Cela donne évidemment à l'œuvre de Le Clézio
une structure à la fois lacunaire et foisonnante dans laquelle se retrouvent presque toutes
les formes d'expression, comme si l'auteur voulait ainsi préserver le lien qu'il a toujours
établi entre ces différents modes d'expression et l'acte romanesque. C'est ce foisonnement
où l'écriture se déploie à l'état brut qui confère à l 'œuvre de Le Clézio, parmi d'autres
129
Jean-Marie Schaeffer, Qu 'est-ce qu'un genre littéraire?, op. cit.
130
ln Arliette Armel, « Une seule étoile suffit à désarmer tous les gendarmes» [Entretien avec René de
Obaldia], Magazine littéraire, n° 312, juillet-août 1993, p. 101.
183
« Avant de construire un roman, confie l'auteur, il faut que j'aie accumulé
pas »131, explique-t-il. A défaut de donner à ses livres de véritables illustrations, l'écrivain
se contente de tracer quelques signes. Ce sont toutefois des signes qui parlent et
interpellent, ils sont assez expressifs. Ainsi, dans Désert, on constatera que le signe en
forme de cœur est repris deux fois : la première fois il est représenté dans un grand tableau
accroché sur la porte de Monsieur Ceresola, et la seconde fois il est présenté par Lalla
comme le signe de sa tribu et utilisé comme sa signature, parce que, dit-on dans le texte,
clairement si le pensionnaire de l'hôtel Sainte Blanche qui l'a sur sa porte est lui aussi
illettré), le signe en forme de cœur peut apparaître comme le symbole d'une disposition
effectivement exprimé par les personnages. Les signes, on les retrouve également, pour ce
qui concerne exclusivement notre corpus, dans Onitsha où, inscrits sur le cercle de la
couronne et aussi dans la peau, ils représentent le soleil, la lune et des plumes de faucon
cloisonnement générique.
131
In Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement» [Entretien avec le Clézio], op. cit., p. 30.
184
Les différents points abordés dans cette première partie auront donc permjs de voir
que le discours narratif de Le Clézio est tout entier orienté vers la volonté de renouer avec
un monde recentré sur ses valeurs essentielles et premières. Pour ce faire, l'auteur a
développé dans son œuvre, à travers les différentes instances narratives, une rhétorique qui
insiste davantage sur leur caractère élémentaire et originel. Cela concourt à mettre en
œuvre une écriture qui se veut expression immédiate et sensible, une « écriture à l'état
brut » 132• C'est pourquoi pour Miriam Stendal Boulos, Le Clézio peut être comparé à un
Dans cette démarche portée vers l'expression des valeurs originelles et élémentaires, Le
132
Jean Onimus, dans son ouvrage Pour lire Le Clézio, désigne, lui aussi, l'œuvre de Le Clézio en termes
d'écriture à l'état brut.
133
Miriam Stendal Boulos, « La dimension poétique de l'intertextualité dans l'œuvre de Le Clézio», dans
Sophie Jollin-Bertocchi et Bruno Thibault (dir.), Lecture d'une œuvre: J.-M.G Le Clézio, Nantes, Editions
du temps, 2004, p. 73- 74.
185
-