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UNIVERSITE UNIVERSITE DE COCODY

CHARLES DE GAULLE-LILLE III U.F.R LANGUES LITTERATURES

U.F.R DE LETTRES MODERNES ET CIVILISA TI ONS

THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DES UNIVERSITÉS LILLE III ET DE COCODY
en langue et littérature françaises
présentée et soutenue publiquement par
Kouamé Mike Olivier KOUAKOU
Le 11 décembre 2009

ÉCRITURE DE L'ÉLÉMENTAIRE ET QUÊTE DE


L'ORIGINEL DANS L'ŒUVRE ROMANESQUE DE
J.M.G LE CLÉZIO

TOMEI

Directeurs de thèse: MM. Yves BAUDELLE et Pierre N'DA

Jury:
* M. Yves BAUDELLE, Professeur (Université Charles de Gaulle-Lille III)
* Mme Monique GOSSELIN-NOAT, Professeur émérite (Université Paris X-Nanterre)
* M. Jean-Marie KODAK.OU, Maître de conférences (Université de Cocody-Abidjan)
* M. Pierre N'DA, Professeur (Université de Cocody-Abidjan)
* Mme Thanh-Vân TON-THAT, Professeur (Université de Pau et des Pays de l'Adour)
A mes parents et à mon oncle,
A Florence,
A Dolan, l'ami trop tôt parti.

LM O!l/2
« [ ... ] quelque chose comme la perpétuation,
la délégation vivante de l'humanité originellle,
inchangée, les specimens inaltérés et
inaltérables, rebelles aux siècles, au progrès,
aux successives civilisations et au savon,
venus tout droit du fond de l'Asie, des âges,
sortis tels quels des entrailles du monde [ ... ]. »

Claude Simon, Les Géorgiques, p. 208.


Écriture de l'élémentaire et quête de

l'originel dans l'œuvre romanesque de J.M.G

Le Clézio
Remerciements

Je tiens à remercier mes directeurs de thèse, les Professeurs Yves Baudelle

et Pierre N'da dont le savoir, la rigueur et la patience m'ont accompagné tout au long de

ces années de recherche. M. Baudelle, avant même notre première rencontre, s'est

personnellement impliqué dans les démarches administratives pour rendre possible mon

inscription et mon intégration à l'Université Charles de Gaulle-Lille 3. M. N'da, quant à

lui, a accepté sans réserve, de m'encadrer lorsqu'il s'est agi pour moi de m'inscrire en vue

d'une thèse en littérature française. Et si pendant toutes ces années, j'ai passé plus de

temps à Lille 3 qu'à Cocody, M. N'da a fait preuve de beaucoup de sollicitude et n'a pas

hésité à me téléphoner et à m'encourager dans ma recherche. C'est pourquoi, je voudrais

leur exprimer toute ma gratitude. Je ne saurais parler de recherche sans évoquer aussi M.

Jean-Marie Kouakou de l'Université de Cocody qui m'a communiqué son amour pour la

littérature française, m'y a initié et à qui je dois ma connaissance de l'œuvre de Le Clézio.

A lui aussi, je voudrais exprimer toute ma reconnaissance. Je tiens aussi à mentionner ici

les enseignants des Universités de Cocody et de Lille 3 qui m'ont dispensé le savoir et

prodigué des conseils avisés, durant toutes ces années universitaires.

Mes pensées vont également à Florence, mon épouse, qui m'a accompagné

dans cette aventure à la fois contraignante et exaltante, ainsi qu'à sa famille qui m'a si bien

accueilli. Je voudrais associer à ces remerciements mon père, ma mère et toute ma famille

qui m'ont donné la chance de connaître la joie de l'école. J'ai enfin une pensée particulière

pour mon oncle Raymond Goly, sans lequel je n'aurais sans doute pas fait d'études

supérieures. Que toutes ces personnes et tous ceux que je ne puis nommer, faute de place,

trouvent ici l'expression de toute ma reconnaissance et de toute ma gratitude.


Introduction

L'irruption sur la scène littéraire de Jean-Marie Gustave Le Clézio en pleine

effervescence du Nouveau Roman laisse souvent penser à ! 'avènement d'un porte-

flambeau du mouvement. Le protagoniste du Procès verbal, roman qui, dès sa sortie en

1963, valut à Le Clézio le Renaudot, incarne parfaitement les grandes lignes du Nouveau

Roman. Pris entre démence et révolte, foncièrement amer contre la société vis-à-vis de

laquelle il a pris volontairement ses distances, Adam Pollo (nom qui porte d'ailleurs en lui-

même toute l'énigme de l'individu), par son attitude, tranche nettement avec l'idée

traditionnelle que l'on se fait du personnage romanesque. Dans ce premier livre de Le

Clézio, par ailleurs admirateur, entre autres, d'Henri Michaux, Lautréamont et David

Salinger, le récit ne repose sur aucune trame narrative et l'action se résume à certains actes

d'éclat qui relèvent plus de l'état démentiel du protagoniste que du bon sens.

Ce dysfonctionnement dans la chronologie dont s'inspire le jeune romancier trouve

sa justification dans le fait, selon Robbe-Grillet, que la mémoire n'est pas chronologique'.

Le roman, dans sa forme nouvelle, ne devrait plus laisser entrevoir un fil conducteur sur

lequel se grefferait l'action. La linéarité traditionnelle du récit a, en effet, été abandonnée

au profit de la discontinuité, et toute logique narrative bouleversée au profit d'une tendance

subversive et transgressive. Cette prise de distance vis-à-vis de la tradition romanesque qui

se décline assez nettement dans l'œuvre du jeune auteur fera dire à Jérôme Lindon, dont les

1 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Editions de Minuit, coll. « Idées», l 963.
6
propos sont rapportés par Roger-Michel Allemand', au sujet de la célèbre photographie qui

tient lieu de document officiel, que si elle avait eu lieu quelques mois ou quelques années

plus tard, on aurait pu y convier tour à tour, Maurice Roche, Georges Perec, Louis René

des Forêts, et un certain Jean-Marie Gustave Le Clézio. Pour autant, l'auteur du Procès

verbal n'a jamais manifesté une forme quelconque d'appartenance au mouvement qui,

d'ailleurs, s'est toujours défendu d'en être un. Robbe-Grillet qui a toujours été pressenti

pour jouer le rôle de chef de file, ne cessait de se défendre d'avoir voulu construire une

3
théorie du Nouveau Roman :

Je ne suis pas un théoricien du roman. J'ai seulement, comme tous les


romanciers sans doute, aussi bien du passé que du présent, été amené à faire
quelques réflexions critiques sur les livres que j'avais écrits, sur ceux que je
lisais, sur ceux encore que je projetais d'écrire [ ... ]. Ces textes ne
constituent en rien une théorie du roman ; ils tentent seulement de dégager
quelques lignes d'évolutions qui me paraissent capitales dans la littérature
contemporaine. Si j'emploie volontiers, dans bien des pages, le terme de
Nouveau Roman, ce n'est pas pour désigner une école, ni même un groupe
défini et constitué[ ... ]4.

Il s'agit d'un groupe hétérogène dont les membres partagent plus ou moms un

certain nombre de partis pris esthétiques, tout en préservant chacun, en tant qu'écrivain, sa

spécificité et son indépendance.

Jean-Marie Le Clézio a contribué, d'une certaine manière, par son écriture

naissante, à l'œuvre de rénovation du roman prônée par Robbe-Grillet sans pour autant y

2 Roger-Michel Allemand, Le Nouveau Roman, Paris, Ellipses, 1996, p. 12.


3 Parlant du Nouveau Roman, Dominique Viart explique qu'il se fonde sur un refus de s'inscrire dans la
logique d'affrontement de la guerre froide dans laquelle s'étaient déjà rangés certains grands noms de la
littérature. « [ ... ] L'on en revint pour un temps à l'époque des maîtres à penser. Sartre, Camus, mais aussi
Aragon, Malraux ne concevaient de littérature qu'au service d'une cause. On comprend bien que la
littérature, qui ne s'y reconnaissait guère, ait marqué à partir des années 1950 sa volonté de se tenir à l'écart
d'un tel détournement; et qu'elle ait trouvé, dans le bricolage formel ou dans la clôture de l'imaginaire, les
espaces d'une indépendance bienvenue» (Dominique Viart, Bruno Vercier, La littérature française au
présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, p. 15.
4
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 7-9.
7
apporter une adhésion totale. Ses modèles de romanciers sont toujours choisis dans le

champ de la littérature internationale: James Joyce, Robert Louis Stevenson, Henri

Michaux, Lautréamont, Thomas Mofolo, et bien d'autres encore. D'autres romans suivront

ce premier succès d'adolescent qui voulait, comme il l'explique lui-même, « casser des

portes, parler plus fort que les autres »5. Empreintes de tonalité subversive et de virulence

pamphlétaire, les œuvres de Le Clézio traduisent une forme de malaise généralisé de la

jeunesse face à une société fortement dominée par l'incitation à la surconsommation, à

l'avènement des supermarchés. Cette période faste a d'ailleurs inspiré la publication, à la

suite du Procès verbal, d'autres livres à la tonalité tout aussi belliqueuse comme La Fièvre

(1965), Le Déluge (1966), L'Extase matérielle (1967), La Guerre (1970), et surtout Les

Géants (1973). A travers ceux-ci, Le Clézio s'en prend ouvertement aux grands centres

commerciaux, présentés comme de nouveaux facteurs d'aliénation. Des pages entières de

certains de ses livres, notamment Le Livre des faites, sont pleines d'invectives qui

traduisent cette forme de rébellion. La thématique dominante chez l'auteur, dès lors, tourne

autour d'une prise de distance (Voyages de l'autre côté, 1975, Voyage au pays des arbres,

1978) et de fuite (Le Livre des fuites, 1969) loin d'une telle société, pour se réfugier dans la

marginalité.

Après avoir séjourné chez des populations amérindiennes pour son service

militaire, Le Clézio découvre un autre rapport au monde, fondé essentiellement sur une

forme d'harmonie avec la nature et avec soi-même. Profondément bouleversé par cet autre

mode de vie dominé par la simplicité, il change son regard sur la société dans son

ensemble et atténue le jugement qu'il porte sur le monde en général. Son écriture n'est pas

5 ln Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement» [entretien avec Le Clézio], Le Magazine


Littéraire, n° 362, février 1998, p. 30.
8
en reste dans ce changem ent. Elle ne se fait plus seulem ent l'expression de malaise et de

révolte. En se déplaçant de l'univers urbain, avec sa violence, vers des civilisations tenues

en marge de l'évolution occidentale, elle se veut la manifestation d'un lyrism e nouveau,

elle se fait porteuse du chant de la beauté et de l'harmonie qu'on retrouve chez ces peuples

marginalisés. Cette étape constitue donc pour l'écrivain non seulem ent une rupture dans sa

thématique, mais aussi dans sa dém arche narrative. Le Clézio rom pt ainsi avec l'influence

directe des valeurs transgressives prônées par le Nouveau Roman et la tonalité virulente et

subversive qui convenait parfaitem ent à l'esprit de« mai 68 ». Cette période de l'auteur est
6
d'ailleurs qualifiée par Simone Domange d'« un brin scandaleuse » .

L'évocation de ses débuts par Le Clézio sonne comme un mea culpa: « A vingt

ans, on croit qu'écrire, c'est tout faire sauter. Plus tard, on se rend compte qu'on écrit

surtout pour comprendre, les autres, soi, son passé >>7. Cette œuvre de la deuxième période,

dont on pourrait dire que Désert ( 1980) constitue le point de départ, repose sur un discours

plus apaisé et plus calme, pour faire place à une tonalité plus poétique, riche de ses images,

même si, en toile de fond, subsistent les grands problèmes du moment, notamment la

guerre, les questions environnementales, la violence, que l 'écrivain développe à côté des

thématiques récurrentes de la famille, de l'enfance. Cette expression empreinte de poésie

reconnue à l'auteur n'est pas consécutive à un revirement dans le choix de ses modes

d'expression, mais résulte de ce que Le Clézio investit son œuvre d'éléments structurels

propres à la poésie, ainsi d'ailleurs qu'au mythe et à d'autres formes artistiques tels que le

chant et la danse.

6
Simone Domange, « La quête du désert», le Magazine littéraire, n°362, février 1998, p. 44
7Michèle Gazier,« L'aventurier de nulle part» [Entretien avec Le Clézio], Télérama, n° 2395, 6 décembre
1995, p. 76.
9
Ce sont là des pratiques observées au cours de ses nombreuses lectures, mais

surtout dans la culture des peuples qu'il a rencontrés lors de ses voyages.

Le lancement, avec la collaboration de Jean Grosjean, chez Gallimard, de la

collection « l'aube des peuples », avec pour objectif de recueillir et de traduire des textes

anciens dont l'ensemble constituerait une littérature des origines, montre bien l'intérêt de

Le Clézio pour les civilisations passées. En privilégiant cette ouverture sur d'autres

cultures et civilisations pour redonner vie à des mythes anciens, l'écriture se fait non

seulement recherche de nouvelles formes, mais aussi plate-forme d'expérimentation où de

nombreuses voies d'expression se rejoignent et s'entremêlent. Nul doute que, par la qualité

de son œuvre perpétuellement en quête de ces autres formes, Le Clézio passe pour une des

figures emblématiques de la littérature française". Le Prix Nobel 2008 qui lui a été attribué

conforte cette notoriété littéraire qu'il a su gagner, au fil des années, aussi bien en France

qu'à travers le monde entier.

Quand on parcourt l'œuvre de Le Clézio, on est donc frappé par la place centrale

qu'y occupe le recours à ce qui est de l'ordre des origines. La quête de l'élémentaire et de

l'originel apparaît chez lui comme un thème majeur, ou comme un fil conducteur pour

l'ensemble de son œuvre. A travers son univers fictionnel, transparaît une constante remise

en question des valeurs de la modernité occidentale au profit d'un mouvement récurrent de

référence à ce qui relève du primordial et de l'essentiel. C'est cela qui motive cette étude

intitulée Ecriture de l'élémentaire et quête de l'originel dans l'œuvre romanesque de

JM.G. Le Clézio.

8Un sondage publié dans le magazine Lire, dans son numéro de novembre 1994, le définit comme « le plus
grand écrivain vivant de langue française».
10
La notion de l'originel renvoie à l'idée de ce qui est au fondem ent, au

com mencem ent d'une réalité ou d'une chose. Elle fait appel à l'idée de l'essence, ou de la

quintessence de l'être ou de l'objet. L'élém entaire, quant à lui, exprim e ce qui se résum e à

l'essentiel, au fondam ental. Cela im plique l'idée d'un objet dépouillé, réduit à sa plus

sim ple expression, à la matière dénudée. C'est un terme qui prend aussi en compte ce qui

relève du rudimentaire, de l'archaïque.« La beauté de la vie, l'énergie de la vie ne sont pas


9
de l'esprit, mais de la matière», écrivait d'ailleurs Le Clézio dans L 'Extase matérie/le .

L'écriture de l'élémentaire et la quête de l'originel s'entend ici donc comme une

quête du primordial, cette notion impliquant à la fois un recours au commencement des

choses pour s'y référer, et la promotion axiologique et épistémique de cette simplicité,

tenue pour la source des vérités essentielles et de toutes valeurs. D'ailleurs, comme le fait

observer Bruno Blanckeman,

Entre la fiction d'hier et celle d'aujourd'hui, la relation de modernité ne


relève pas de l'interdit mais de l'interface. Les représentations, les
ambitions, les philosophies de la fiction surajoutées de siècle en siècle se
combinent dans un imaginaire romanesque des plus plastiques et une veine
de création des plus labiles. L'avant ne contrarie plus l'arrière, mais en fait
sa ligne propulsante et lui ménage un tracé d'échappées 1°.

L'intérêt d'une telle étude s'explique par le fait que l'œuvre de Le Clézio s'inscrit

dans un contexte, depuis les années 1980, de définition de nouvelles orientations pour la

littérature, revenue de toutes considérations morales et idéologiques. Mais Le Clézio refuse

d'être présenté comme un écrivain visionnaire, notamment au sens où ce terme

impliquerait l'idée d'un avenir dont les bases sont jetées par un guide, un prescripteur de

9
l 'Extase matérielle, Paris, Gallimard, coll.« Idées», 1967, p. 45.
IO Bruno Blanckeman, les fictions singulières : étude sur le roman français contemporain, Paris, Prétexte
éditeur, 2002, p. 13-14.
11
modes de conduite, un éveilleur de conscience. Ce sont là des termes qui sont aux

antipodes des aspirations de )'écrivain, comme il l'explique lui-même ici :

Ce que je conçois, c'est un avenir qui serait un retour vers une origine. Un
avenir qui boucle un cycle, qui termine une giration, une révolution. C'est à
ce moment, je pense, que je pourrais peut-être percevoir quelque chose.
Mais ce n'est pas du tout un avenir linéaire. C'est un avenir qui se reproduit.
11
Quelque chose qui recommence.

Toutefois, on aurait tort de penser que cette invocation des considérations

originelles et élémentaires traduise une volonté de l'auteur de montrer son attachement à

des valeurs traditionnelles et à une forme évidente de conservatisme. Il ne s'agit pas, pour

Le Clézio, de ressasser, dans une espèce de poussée nostalgique, une quelconque vertu du

passé. La question centrale, dès lors, est de savoir dans quelle mesure son œuvre met en

évidence les éléments constitutifs de cette quête. En d'autres termes, il s'agit de savoir

comment, à travers ses livres, Le Clézio manifeste une volonté de recourir à l'originel et à

l'élémentaire, et d'en déterminer les différentes modalités. Une telle démarche

rétrospective et de repli dont le principe repose sur la référence à un état initial et

élémentaire, n'est pas cependant sans soulever quelques interrogations : en choisissant un

processus « à rebours » et qui préconise de se référer à ce qui relève du domaine du passé,

Le Clézio ne fait-il pas acte de régression dans un contexte actuel voué à la recherche d'un

renouveau? Peut-on participer à la moralisation et à la modernisation d'une société qui

préconise une démarche évolutive en lui opposant un recours constant aux valeurs

anciennes et traditionnelles? S'il est admis que toute réforme implique l'idée d'un avenir,

que peut bien représenter un retour aux valeurs du commencement et de l'élémentaire?

11 ln Jean-Louis Ezine, Ailleurs [transmission d'un entretien avec Le Clézio sur France culture], Paris, Arléa,
1997, p. 94.
12
Sur cette question, les propos de Claude Sim on que rapporte Roger-M ichel

Allem and, dans son ouvrage Le Nouveau Roman, sonnent comme quelques éléments de

réponse. Pour l'auteur de La route des Flandres, toutes les pensées humanistes et les

idéologies véhiculées par la littérature avaient atteint leurs limites; d'où la nécessité de

repartir sur de nouvelles bases :

Si le réalisme est né de la guerre 1914, ce qui s'est passé la dernière guerre


est lié à Auschwitz. Il me semble qu'on l'oublie souvent quand on parle du
Nouveau Roman. Ce n'est pas pour rien que Nathalie Sarraute a écrit L'ère
du soupçon, Barthes Le degré zéro de l'écriture, que des artistes comme
Tapiès ou Dubuffet sont partis des graffitis, du mur ou que Louise Nevelson
a fait des sculptures à partir des décombres. Toutes les idéologies s'étaient
disqualifiées. L'humanisme, c'était fini [ ... ]. Il n'y a plus de recours;
essayons de revenir au primordial, à l'élémentaire, à la matière, aux
choses 12.

Certes, le discours ici de Claude Simon se situe dans le contexte spécifique

d'émergence du Nouveau Roman. Mais il semble, en tout cas sur le plan de ses

recommandations, avoir reçu un écho favorable chez Le Clézio dont le principal objectif,

en tant qu 'écrivain, consiste à appeler de tous ses vœux un recours aux valeurs originelles.

C'est un objectif qui, vraisemblablement, s'inscrit dans un contexte de recherche d'autres

voies pour la littérature, revenue de toutes considérations idéologiques.

Cela ne veut pas dire que l'auteur porte uniquement un regard élogieux sur la

culture marginale de ces peuples indiens ou autres minorités dont il parle dans ses œuvres,

mais qu'elles ont le mérite à ses yeux d'être autres et de s'opposer ainsi au vent ravageur

du modernisme, d'un certain modernisme devrait-on dire.

12 Propos tenus dans libération du 31 août 1989 el rapportés par Roger-Michel Allemand, Le Nouveau

Roman, op. cit., p. 12.


13
A propos d'ailleurs des Indiens Emberas dont l'expérience a abondamment nourri

son œuvre, Le Clézio disait: « Je ne pourrais jamais dire de ces gens avec qui j'ai vécu

qu'ils étaient sauvages, ni qu'ils étaient bons. Ils vivaient selon d'autres critères et d'autres

13
valeurs » .

C'est dire que la quête de l'élémentaire et de l'originel chez Le Clézio n'est pas une

démarche à contre-courant de l'évolution actuelle de l'activité littéraire, et au-delà, en

marge d'un mouvement sociétal porté sur des valeurs modernes et novatrices. Au contraire,

cette quête s'inscrit, surtout à une période de «démocratisation» comme l'indique si

justement Pierre Lepape", dans le cadre d'une exploration de nouveaux chantiers de


15
l'activité littéraire, ou encore de« temps hypermodemes » pour employer l'expression de

Gilles Lipovetsky. Il s'agit donc de montrer comment chacune des œuvres que nous nous

proposons d'étudier dans le cadre de ce travail pose à sa manière la question de la quête de

l'élémentaire et de l'originel, et ce faisant participe à la promotion du roman français

contemporain. En définitive, il s'agit de situer Le Clézio dans le paysage littéraire actuel et

d'examiner dans quelle mesure il contribue à la redéfinition contemporaine de nouvelles

perspectives pour le roman et les genres hybrides qu'il entraîne dans son sillage.

La question des origines, il faut le souligner, revient régulièrement quand on aborde

l'étude de I 'œuvre de Le Clézio, et a déjà fait l'objet de réflexions. Ainsi Véronique Pagès-

13
ln Tirthankar Chanda, « La langue française est peut-être mon véritable pays» [Entretien avec Le Clézio],
Label France, n° 45, décembre 200 l, sur le Site de France Diplomatie,
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/article_imprim.php3 ?id_article=2164 7, dernière consultation le 26
novembre 2009.
14
Pierre Lepape, « Le nouveau désordre littéraire», Magazine littéraire, n° 459, décembre 2006, p. 18.
15
Gilles Lipovetsky et Sébastien Charles, Les temps hypermodernes, Paris, Grasset et Frasquelle, coll. « Le
livre de poche», 2004. Pour Lipovetsky, le temps postmoderne qu'il définissait en 1984 dans L 'Ere du vide a
cédé la place au temps hypermoderne qui se caractérise notamment par l'hyperconsommation.
14
Jodlowski, à travers sa thèse", analyse comment l'auteur aborde la question des origines.

Pour elle, cette référence aux origines ne saurait se réduire à une simple promotion du

primitivisme. li ne s'agit pas, selon elle, d'aliéner la liberté et la spiritualité qui sont des

caractéristiques propres à l'homme au profit d'un état animal. Mais en revanche, c'est un

processus qui permet de retrouver un esprit d'enfance. D'ailleurs pour elle, Le Clézio et

Mircea Eliade se retrouvent autour de la même thématique : la nostalgie des origines de

l'être et des choses, qui permet d'être au plus près de la réalité mythique. L'œuvre

leclézienne, à l'en croire, laisse transparaître une forme de nostalgie des origines du monde

qui se traduit dans une sorte d'opposition entre une société occidentale très matérialiste, et

une autre dont les fondements reposent sur la nature et sur des éléments de l'ordre du

purement essentiel.

Mais pour Véronique Pagès-Jodlowski, il apparaît clairement que la question de la

nostalgie laisse une trop grande part à la déclinaison du présent, car elle semble impliquer

une idée de regret mélancolique. D'ailleurs, explique-t-elle, « si l'on pousse le

raisonnement jusqu'au bout, on s'aperçoit que le sentiment nostalgique débouche sur la

construction d'une utopie [ ... ]. Appel de l'infini, quête de la cité idéale, telles sont les
17
formes éthérées de la nostalgie, synonyme de mouvement perpétuel » .

Anoun Abdelhaq, quant à lui, parle, dans son ouvrage consacré à l'auteur!", d'appel

intérieur des origines, un appel qui, selon lui se traduit par un processus de rétrospection tel

que celui qu'on peut observer dans Révolutions. L'écriture de Le Clézio, il est vrai,

16 Véronique Pagès-Jodlowski, Ecriture et nostalgie des origines dans l'œuvre de J.M.G le Clézio, thèse,

Toulouse, 2000, p. 12.


11
Ibid.
18 Abdelhaq Anoun, J.-M.G. Le Clézio: Révolutions ou l'appel intérieur des origines, Paris, L'Harmattan,

coll. « Approches littéraires », 2005.


15
n'efface pas le passé et donc les origines, mais elle ne s'y engouffre pas non plus comme

on serait tenté de le croire. Elle s'y réfère, elle s'y frotte. C'est sans doute là que se situe la

différence.

Il convient de préciser qu'en raison de l'ampleur de l'œuvre de Le Clézio, il

apparaît raisonnable de s'en tenir, dans la définition du corpus'", aux ouvrages publiés

depuis 1980, c'est-à-dire depuis Désert, qui est un texte charnière. Ce choix présente

plusieurs avantages. Il s'agit de la période la moins étudiée de l'œuvre de Le Clézio et

toujours productive, comme en témoignage les récentes parutions d'Ourania (février 2006)

et de Raga ( décembre 2006), de Balaciner (2007), et Ritournelle de la faim (2008). En

outre, du point de vue de l'histoire littéraire, cette période correspond, comme nous

l'indiquions plus haut, à un moment de dégrisement qu'on pourrait, à bon droit, qualifier

de « postmoderne », et qui témoigne de la nécessité de redonner une sorte de substance à la

littérature de langue française, pour ainsi dire évidée par les pratiques expérimentales et

textualistes des années 1970. C'est d'ailleurs à cette même période que fait allusion

Tzvetan Todorov quand il appelle « à libérer la littérature du corset étouffant dans lequel
20
on l'enferme, fait de jeux formels, complaintes nihilistes et nombrilisme solipsiste » .

Cela aurait pour effet, toujours selon lui, d' « entraîner la critique vers des horizons

plus larges, en la sortant du ghetto formaliste qui n'intéresse que d'autres critiques et en
21
l'ouvrant au grand débat d'idées dont participe toute connaissance de l'homme » .

19 Les ouvrages de notre corpus sont de la collection blanche des éditions Gallimard, excepté L'Africain qui,
lui, est de la collection « Traits et portraits » des éditions Mercure de France.
20 Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Paris, Flammarion, coll.« Café Voltaire», 2007, p. 85.
21
ibid.
16
Sur le plan de la méthodologie, la difficulté consistera à mettre en perspective et en

relief les traits saillants de cette quête de Le Clézio sans perdre de vue qu'elle se déploie

dans un registre fictionnel. Celui-ci exclut par nature toute conceptualisation spéculative, et

implique au contraire d'incarner dans des modalisations esthétiques et narratives la

phénoménologie intime qui le sous-tend. Il s'agira donc, à travers cette étude, de trouver

un équilibre entre une approche formelle et une approche thématique en dégageant chez

!'écrivain une rhétorique de l'élémentaire et de l'originel qui soit prise dans une

sémantique et s'ouvre en même temps sur un ordre symbolique. Tout jeune auteur encore,

Le Clézio militait déjà en valeur d'un tel équilibre dans l'étude d'une œuvre:

Une des erreurs de l'analyse, écrivait-il, est de distinguer forme et fond. Il


est bien évident que forme et fond ne sont qu'une seule et même chose, et
qu'il est tout à fait impossible de les dissocier. Parler de telle ou telle façon,
employer tel ou tel mot sont des modalités qui engagent tout l'être. Le
22
langage n'est pas une« expression», ni même un choix; c'est être soi .

C'est donc une étude qui, tout en s'intéressant au contenu narratif du texte, procède

dans le même temps à un examen de l'écriture de l'auteur. Cette idée d'indissociabilité est

d'ailleurs partagée par Henri Godard. Pour lui :

Un grand roman est de part en part une réalité à deux faces. L'histoire qui
est racontée et les mots qui la racontent sont dans un rapport tel qu'à tout
moment notre attention peut passer de l'une aux autres, ou plus exactement
accommoder sur l'une plutôt que sur les autres, et vice versa. Tour à tour, si
ce n'est presque en même temps, nous prenons plaisir à ce que la phrase dit
(du personnage, de son expression, de son geste, etc.) et à la manière unique
23
dont elle le dit, sans laquelle, en réalité, ce qu'elle dit serait non avenu .

Fondée sur une connaissance empirique de l'animisme aussi bien que sur les outils

d'analyse promus par les sciences du texte, cette entreprise s'efforcera d'éclairer les

22
Le Clézio, L 'Extase matérielle, op. cit., p. 49.
23 Henri Godard, Le roman, mode d'emploi, Paris, Gallimard, coll.« Folio essais», 2006, p. 497.
17
fondem ents essentiellem ent « vitalistes» du monde leclézien en s'appuyant sur les acquis

de la sémiotique, de la poétique du récit et de la stylistique. En arrière-plan, enfin, se

dessinera la délicate question des relations entre la littérature métropolitaine et les

littératures francophones <l'outre-mer, Le Clézio occupant à tous points de vue

(biographique, institutionnel, intellectuel, littéraire), une position intermédiaire entre les

deux grandes sphères de la présente littérature de langue française.

Notre démarche s'articulera autour de trois axes essentiels. La première partie de

notre travail sera consacrée à une analyse textuelle. li s'agira de montrer comment les

différents composantes ou instances narratives mettent en reliefla quête de l'élémentaire et

de l'originel chez Le Clézio. Nous nous emploierons ensuite à montrer que cette quête

passe également à travers toute la dimension mythique qui imprègne l'œuvre. Le dernier

volet de notre étude sera, quant à lui, consacré à montrer comment l'œuvre romanesque de

Le Clézio pose un autre regard sur le monde et la société.

18
Première partie : Composantes

narratives et recherche de l'originel

19
L'enjeu de cette partie sera de montrer comment, à travers les éléments constituants

de la narration, l'œuvre de Le Clézio traduit une certaine quête de l'élémentaire et de

l'originel. Dans une telle démarche, les acquis de la narratologie qui étudie les techniques

et les structures narratives mises en œuvre dans les textes littéraires nous semblent
4
incontournables. La narratologie, en effet, selon Genette dans Figures III2 , consiste à

analyser le fonctionnement d'un récit à partir de certains éléments caractéristiques,

notamment le personnage, le temps, le lieu, qui permettent d'appréhender l'action à partir

d'une description objective. En effet, selon l'auteur de Figures III, la technique narrative

adoptée par l'auteur consiste à faire raconter par un narrateur les actions accomplies par un

ou plusieurs personnages à un moment et dans un lieu donnés. Cette analyse a donc pour

objet premier de montrer comment la quête de l'élémentaire et de l'originel se manifeste à

travers les composants narratifs que sont les personnages, la temporalité, l'espace. Ce

faisant, il nous introduit dans ce que, d'après Genette, les théoriciens du récit ont désigné,

en premier lieu, sous le nom d'univers diégétique, tout en s'appuyant sur les analyses

d'Aristote.

Ce dernier en effet, dans sa Poétique, identifie deux modes d' « imitation» littéraire,

appelés mimésis et diégésis. Le premier terme désigne la représentation directe des

événements par des acteurs parlant et agissant devant le public. Le second terme, quant à

lui, est le récit fait par une personne des événements. Celle-ci, selon les besoins de

24
Gérard Genette, Figures Ill, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972.
20
l'explication, peut, à un moment donné, se substituer à une des personnes directement

concernées, devenir un personnage pour la circonstance afin de traduire un sentiment, tenir

des propos qui entrent dans le cadre immédiat du récit. Ce deuxième terme, devenu la

«diégèse», est employé pour désigner l'environnement défini par le récit que fait le

narrateur, c'est-à-dire l'univers fictionnel. Cet univers diégétique, quoique balisé de part et

d'autre par la première et la dernière page de l'ouvrage et donc fragmentaire, n'en demeure

pas moins une représentation du monde réel, fût-elle incomplète. A propos de cette

similitude et de cette incomplétude, Vincent Jouve, reprenant une thèse d'Umberto Eco,

écrit: « Ces univers narratifs, incapables de constituer par eux-mêmes des mondes

possibles, sont obligés d'emprunter certaines de leurs propriétés au monde de référence du

25
lecteur. »

Or l'une des propriétés de ce monde fictionnel du récit est qu'il s'y déploie des

personnages semblables à tous points de vue au lecteur. En partant de ce principe défini par

Vincent Jouve, on pourrait déduire qu'analyser l'univers de la fiction revient à aborder les

questions de personnages et de leurs activités, de temporalité, de spatialité. Ces éléments

sont représentés dans le texte à travers certains indices dont le repérage, selon la démarche

de Genette, permet de reconstituer la trame du récit. Etudier la technique narrative d'un

auteur, c'est donc mettre en lumière toutes les combinaisons de ces éléments qui fondent

l'ossature de ses récits. Cependant, il ne s'agit pas ici d'énumérer simplement tous les

signes liés aux personnages, ou à la temporalité, ou encore à la spatialité. Une telle

démarche, du reste plate et descriptive, trouverait vite ses limites comme l'indique

Umberto Eco :

25 Vincent Jouve, L 'Effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France,


coll. « Ecriture», 1992, p. 27-28.
21
[ ... ] une théorie narrative qui servirait à comprendre uniquement la façon
dont on raconte, ce serait bien peu ; mais si, en revanche, elle enseigne la
façon dont nous organisons en séquences narratives notre mode d'approche
26
du monde, c'est quelque chose de plus •

Dans notre étude, dont l'objet principal est d'identifier les différentes modalités

d'une recherche de l'élémentaire et de l'originel chez Le Clézio, il s'agira donc de nous en

tenir uniquement aux éléments qui, dans leur fonctionnement, s'inscrivent dans une telle

démarche.

26Umberto Eco, De la littérature (traduit de l'italien par Myriem Bouzaher), Paris, Grasset et Fasquelle,
2003, p. 217.
22
Chapitre 1 : Les personnages, figures

marquantes de l'originel

L'acte narratif repose sur un principe mimétique qui, loin de prétendre restituer le

réel, essaie de le représenter à travers un certain nombre d'images. Parmi celles-ci figure

celle de l'homme, incarné par les différents personnages. C'est d'ailleurs en observant les

personnages dans leur fonctionnement dans l'œuvre que l'homme se découvre. « La force

de ces êtres de papier, c'est d'incarner les tendances profondes de leur temps, c'est d'en

27
résumer en eux l'esprit et la sensibilité » , écrivait Michel Raimond au sujet des

personnages romanesques. Marie-Laure Ryan explique, pour sa part, que !'écrivain, dans

sa pratique du personnage, et pour le rendre le plus ressemblant possible, devrait s'en tenir

au« principe de l'écart minimal». Cela exige, explique-t-elle que

[ ... ] nous interprétions le monde de la fiction [ ... ] comme étant aussi


semblable que possible à la réalité telle que nous la connaissons. Cela
signifie que nous projetons sur le monde fictif [ ... ] tout ce que nous savons
du réel et que nous n'opérons que les ajustements qui sont strictement
28
inévitables .

Cette confrontation par ! 'homme de sa propre vie à celle du personnage

romanesque, et cette découverte de soi passent nécessairement par l'approche de quelques

27Michel Raimond, Le roman, Paris, Armand Colin, 1989, p. 173.


28 Marie-Laure Ryan, « Fiction, non-factuals and the principle of minimal depature », in Poetics, VIII, 1980,
p.406, citée par Vincent Jouve, op. cit., p. 36.
23
éléments caractéristiques des personnages. Car, comme le disait Aristote, « les caractères
29
sont ce qui nous permet de dire que les personnages en action sont tels ou tels[ ... ] » .

li s'agit, dans ce chapitre, d'identifier les traits caractéristiques des personnages

lecléziens et de montrer comment ces dispositions descriptives concourent à créer un cadre

de manifestation de l'élémentaire et de l'originel. Il s'agira notamment d'examiner

comment l'appartenance et les catégories sociales, les références onomastiques, tout

comme les différents modes d'expression et les modalités du langage incarnent la quête de

Le Clézio.

1. La figure dominante de l'enfant et de l'adolescent

L'analyse des personnages dans l'œuvre de Le Clézio (et plus particulièrement les

romans de la seconde période qui fait l'objet de cette étude) conduit à un univers

essentiellement dominé par l'enfance et par l'adolescence. Les principaux protagonistes

qui apparaissent dans les différents récits se situent essentiellement dans cette catégorie.

Interpellé sur les thèmes de l'enfance et de l'adolescence qui reviennent très souvent dans

son œuvre, l'auteur confie:

J'aime ce que ce mot désigne, une mutation de l'être humain, un passage.


J'aime écrire et lire sur cette période. Des romans comme L 'Attrape-Cœur
de J. D. Salinger ou d'autres moins célèbres, comme Kidnapped de

29 Aristote, Poétique (1450 a), traduit par Michel Magnien, Paris, Librairie Générale de France, coll. « Le
livre de poche », 1990, p. 93.
24
Stevenson. C'est un âge incertain, difficile et dangereux. Tout est remis en
question, la mort est présente à tout instant et on joue son existence".

La remise en question évoquée ici par l'auteur est très importante en ce qu'elle

répond, dans une certaine mesure, au souci premier de cette quête de l'originel que cette

étude essaie de mettre en évidence. Cette étape de l'évolution humaine est ici conçue

comme une remise en question de ce qui, jusque-là, était perçu comme des certitudes

fortement impliquées dans la mentalité collective. L'adolescence, tout comme l'enfance

qui la précède, constitue une étape où la curiosité se fait plus grande, avec une tendance à

tout bousculer et à tout remettre en cause. Il se manifeste chez l'adolescent, en effet, une

soif de savoir qui se traduit par l'observation curieuse de tout phénomène et un étonnement

devant les choses. Cette soif de savoir, ce souci de tout comprendre remettent en doute les

idées admises, bousculent les habitudes établies pour rechercher d'autres vérités. La

présence répétitive de personnages enfants ou adolescents chez Le Clézio apparaît donc

comme la mise en œuvre d'une perpétuelle interrogation sur le monde et ses mystères. Elle

se veut également, comme le souligne Jean Onimus, une interpellation du monde des

adultes:

Le Clézio a besoin de ces enfants pour nous dire comment lui-même perçoit
l'existence : leur regard est innocent, leurs yeux sont« lisses et durs», ils
voient ce que nous avons cessé de voir; ils ne sont pas encore habitués ; ils
ne jugent pas, mais ce qu'ils voient nous donne mauvaise conscience".

Certes, I 'œuvre de Le Clézio ne met pas seulement en relief des personnages

d'enfants ou d'adolescents, mais aussi des figures d'adultes (même si c'est de manière

moins récurrente) auxquelles d'ailleurs les enfants sont parfois confrontés. Mais en même

30
ln Nicolas Michel, « Le Clézio en quelques mots», Jeune Afrique L'intelligent, n° 2195, du 2 au 8 février
2003,p.109.
31
Jean Onimus, Pour lire Le Clézio, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Ecrivains », 1994, p. 126-
127.
25
temps, à l'analyse, ce sont des personnages dont la présence accompagne l'action des

enfants suivant deux schémas narratifs principaux : tantôt cet accompagnement se fait dans

une sorte de rite d'initiation, tantôt ces adultes se révèlent (et cela est aussi très fréquent)

comme des obstacles dans l'accomplissement de ce dessein. Dans tous les cas, cette

présence se révèle secondaire dans la mesure où, dans I' œuvre de Le Clézio, les premiers

rôles reviennent régulièrement aux personnages choisis entre l'enfance et l'adolescence.

Si le père de Nour dans Désert est ainsi aux côtés de son fils dès les premières

pages du livre, c'est moins pour justifier la filiation que pour servir de guide à l'enfant. Ce

rôle qui lui est dévolu est d'ailleurs si déterminant que le personnage sera, tout au long du

récit, désigné par le terme de «guide» au lieu d'un nom propre. C'est donc un individu

dépouillé, réduit à sa plus simple expression, tout comme d'ailleurs l'ensemble des

personnages de Le Clézio. Cela se traduit dans les textes, essentiellement, par une absence

d'éléments de caractérisation probants, notamment le nom ou encore d'autres éléments de

filiation qui pourraient, au besoin, renseigner le lecteur. Dans les textes, l'auteur ne

s'attache pas à restituer ses créatures imaginaires dans leur enracinement généalogique ou

par un rapprochement avec des éléments culturels et identitaires grâce auxquels on pourrait

mieux les identifier. Ces individus simples, réduits à leur simple expression d'êtres,

incarnent mieux les valeurs de l'originel et de l'élémentaire, objets fondamentaux de la

quête chez Le Clézio.

Dans le récit relatif aux hommes du désert, à l'exception du garçon dont on sait

qu'il s'appelle Nour, les personnages dans leur ensemble sont désignés par le pronom

personnel « ils » ou par des termes plus communs comme « les hommes bleus », « les

guemers du désert». Ces différentes appellations renforcent l'anonymat de ces

26
personnages, et mettent en relief le rôle secondaire qui leur est dévolu dans le texte. On a

d'un côté, le jeune Nour et de l'autre, le reste du peuple des nomades parmi lesquels

« l'homme au fusil». L'enfant, en accompagnant ce personnage qui est son père, dans ses

retranchements les plus secrets, apprend chaque jour à être lui aussi un guide et à se mettre

au service de la communauté entière. On assiste donc ici à une passation progressive de

responsabilité dont la finalité est de se mettre au service des autres membres de la

communauté. Nour, en effet, tout au long du voyage des hommes bleus, n'hésite pas à se

tenir au bord du chemin et à aider les personnes âgées à porter leurs charges, ou encore à se

mettre entièrement au service du soldat aveugle pour le conduire à travers le vaste désert

vers la lumière. «Viens, c'est moi qui te guiderai maintenant», avait-il dit au soldat malade

(Désert, p. 214).

C'est un rôle qui, dans l'évolution du récit, éloigne progressivement Nour de ses

parents géniteurs, comme pour favoriser une recomposition familiale qui ne s'appuie pas

ici sur des critères biologiques et génétiques. Les parents du jeune garçon vont d'ailleurs

s'effacer par la suite pour ne pas faire ombrage à la notoriété naissante du garçon. On verra

alors que tout au long du récit, c'est un Nour investi de la responsabilité de guide qui

acquiert par la même occasion l'étoffe de l'un des principaux protagonistes du texte. Car,
32
selon le mot paradoxal de Le Clézio,« c'est l'enfant qui prépare l'adulte, qui le forme » .

La première conversation que Nour a avec le cheikh permet de lever un coin de

voile sur son ascendance : il se prétend de la lignée du prophète Mahomet. C'est une

révélation qui a une double valeur. Non seulement elle rehausse ! 'importance du

personnage, mais aussi et surtout elle permet de le situer à la naissance du peuple nomade

32 Cité par Gérard de Cortanze, Le Clézio: le nomade immobile, Paris, Editions du chêne, 1999, p. 147.
27
du désert quand on sait que la figure du prophète Mahomet est perçue comme le fondement

de l'aventure. Si donc Le Clézio, de manière exceptionnelle, essaie de remonter au plus

haut dans la généalogie du personnage, c'est bien parce qu'elle conduit à l'avènement du

prophète qui marque aussi un point de départ. Nour devient un peu comme le prophète

Mahomet qui renaît, ou se réincarne. D'ailleurs, on retrouve également le jeune Nour dans

des scènes assez importantes de l'œuvre, sa présence étant toujours liée à ce qui fait

événement. Ainsi, au chevet de Ma el Aïnine, le vieux cheikh agonisant, le garçon reçoit

une force nouvelle et étrange qui traverse son corps comme une décharge d'énergie :

Mais soudain, c'est dans ses mains [l'enfant] qu'il ressent la puissance, dans
son souffle. Lentement, comme s'il cherchait à se souvenir de gestes
anciens, Nour passe la paume de sa main sur le front de Ma el Aïnine, sans
prononcer une parole. Il mouille le bout de ses doigts avec sa salive, et il
touche les paupières qui tremblent d'inquiétude. Il souffle doucement sur le
visage, sur les lèvres, sur les yeux du vieil homme. Il entoure le buste de son
bras et longuement le corps léger s'abandonne, se couche en arrière.
(Désert, p. 379-380)

Désormais, après cette énergie qui a envahi son corps, il a en héritage le pouvoir de

soulager, d'apaiser les douleurs et les inquiétudes d'une séparation tragique. Ce n'est donc

plus le petit garçon ployant sous le poids de sa charge, qu'on l'aide à porter dès les

premières pages du récit, qui est décrit ici, mais un homme transfiguré par le cours des

événements et qui devient lui aussi un cheikh sur les traces de Ma el Aïnine, qu'il a

accompagné jusqu'à la mort.

Le constat ici est donc qu'au début, le texte nous met en présence d'un adolescent,

mats que cet aspect disparaît progressivement pour laisser apparaître simplement un

personnage, avec toutefois des responsabilités qui laissent supposer qu'on est en présence

d'un être adulte. Avec ce personnage, on assiste à la naissance ou à l'émergence d'un chef,

d'un guide fait pour perpétuer une tradition, une culture, une identité : celle des hommes
28
du désert. D'ailleurs, on observe qu'alors que le peuple est décimé à la fin de l'œuvre,

Nour survit pour continuer à exister et à mener l'aventure du désert.

On pourrait de même observer cette mutation chez Lalla, dans le second récit.

D'ailleurs chez elle aussi la remontée de l'arbre généalogique aboutit jusqu'au prophète

Mahomet. Très vite, on s'aperçoit que c'est un personnage sur lequel pèsent également

d'énormes responsabilités qui font parfois oublier qu'il s'agit d'une enfant. Tout comme

Nour, elle assiste, elle aussi, le vieux pêcheur mourant qui avait pourtant pris une part

importante dans son éducation. On observe alors ici, tout comme chez le personnage de

Nour, une inversion des rôles où l'adulte, dans les moments ultimes de sa vie, a besoin du

réconfort de l'enfant: « D'habitude, c'est lui qui raconte les histoires et elle qui écoute,

mais aujourd'hui, tout est changé. Lalla lui parle de n'importe quoi, pour calmer son

angoisse et essayer de donner de la chaleur au vieil homme. » (Désert, p. 184)

En fuyant les adultes qui manifestent le désir de se servir d'elle comme d'une

monnaie d'échange, la jeune fille fait l'expérience de l'exil avec son lot de souffrances

avant de connaître la célébrité et de la gloire. Mais elle a conscience qu'elle représente la

femme des origines chargée de pérenniser la race des hommes bleus, elle est Hawa qui

signifie « la nouvelle Eve». C'est d'ailleurs pour cette raison qu'à la fin du récit, on a le

sentiment que l'adolescente qu'était Lalla semble avoir fait place à un personnage plus

adulte, alors qu'il n'en est rien en réalité. Les indices de sa très grande jeunesse sont

donnés dès le début du récit, notamment à travers la description des jeux auxquels elle se

livre quand elle s'éloigne de la cité. Ainsi sa rencontre personnelle avec la nature et les

différents éléments qui la composent et qu'elle explore avec une certaine curiosité et

minutie, constitue Je moment privilégié de la célébration de cette enfance. Les mains

29
tendues vers un appui invisible au moment où elle court après les insectes ou les lézards

représentent les gestes d'un enfant qui apprend à trouver l'équilibre de son corps et à

marcher. Elle parle au vent ou crie aux oiseaux comme si elle explorait avidement la nature

pour s'imprégner de son fonctionnement. Elle attribue aux bêtes et aux phénomènes

naturels des noms propres comme le ferait une fillette qui s'extasie devant l'immensité et

la variabilité de la nature, et qui, en même temps éprouve du mal à faire une distinction

entre les animaux et les hommes.

li est vrai que les nombreuses péripéties qui jalonnent le parcours de Lalla donnent

l'illusion qu'il s'écoule beaucoup d'années au cours desquelles elle aurait acquis sa

maturité. Mais en réalité, il existe dans le texte des indices qui laissent penser que le

parcours de la jeune s'étend sur quelques mois seulement, puisqu'elle arrive à Marseille

déjà enceinte, et qu'elle revient au désert, à la fin du récit, pour accoucher.

Ce retour au pied du grand figuier pour donner la vie est en lui-même un acte

mimétique que nous pouvons définir comme une caractéristique de l'enfance et du souci de

l'originel et de l'élémentaire. li permet en effet à Lalla de répéter les gestes opérés par sa

mère au moment de sa propre naissance, la naissance pouvait en elle-même être perçue

comme un acte symbolique de la quête des origines. En agissant ainsi, elle observe sans

doute un rite propre à son peuple, mais elle imite, avant tout, comme tout enfant le ferait

volontiers, les faits et gestes de ses parents.

Au-delà de cette simple reprise mimétique des gestes de son peuple, Lalla, en

choisissant de donner naissance à son fils, de surcroît au pied du figuier, traduit en acte le

souci de le Clézio d'en appeler à l'élémentaire, au simple, au primordial. C'est d'ailleurs

pour cela aussi que l'arbre porte le nom significatif de « l'arbre de la vie».
30
Comme Lalla, Nour aussi est curieux, et cette curiosité s'éveille parfois devant des

phénomènes ordinaires en réalité, mais qui deviennent d'une très grande importance. Ainsi

un vol des perdrix au lever du jour devient pour lui un sujet de préoccupation et de

réflexion:

Où allaient-ils [il s'agit ici des vols d'oiseaux]? Peut-être qu'ils iraient
jusqu'aux étroites vallées de terre rouge, entre les monts de l 'Agmar [ ... ].
Peut-être qu'ils connaissaient Aaium, la ville de boue et de planches où les
toits sont quelquefois en métal rouge, peut-être même qu'ils connaissaient la
mer couleur d'émeraude et de bronze, la mer libre ? (Désert, p. 21)

La fréquence dans ce passage, du terme «peut-être» pour essayer d'expliquer ce

qu'il observe, traduit à la fois le souci du jeune homme d'avoir des réponses à toutes ses

interrogations et les réserves sur ce qu'il pense pourtant être des réponses. Ce regard de

l'enfant qui interroge toutes choses, examine tout phénomène, est l'expression d'une

curiosité plus grande devant l'avènement du monde et de ses mystères. Avec lui donc, on

n'est pas dans la certitude, mais dans l'hypothèse, la supposition, ou encore dans le doute,

qui sont l'expression de sa soif, tout comme celle de tout enfant d'ailleurs, de savoir et de

comprendre.

La curiosité de Nour, elle aussi, s'accompagne parfois d'une tendance mimétique

observée en général chez des sujets enfants. Cela consiste à reprendre certains gestes ou

rites exécutés par les adultes, souvent sans en comprendre forcément la portée. Dans la

scène du tombeau par exemple, le personnage de Nour est décrit dans un état de perplexité

devant le changement d'apparence de son père et les propos qu'il tient dans son adresse au

saint homme qui repose là. Le garçon, devant un tel spectacle qu'il découvre sans doute

pour la première fois, est pris entre étonnement et incompréhension: « Il [le guide] parlait

comme cela, et Nour écoutait les paroles de son père sans comprendre. Il parlait, tantôt à

31
voix pleine, tantôt en murmurant et en chantonnant, la tête se balançant, répétant toujours

ces simples mots: "Je suis venu, je suis venu" » (Désert, p. 27).

Cependant, une fois l'émotion passée, le personnage est persuadé qu'il peut lui

aussi obtenir la bénédiction en reprenant les mêmes gestes que son père pendant le

pèlerinage au tombeau; d'où sa rencontre avec le cheikh, qui se déroule dans des

circonstances similaires à la scène du tombeau où son père s'est allongé dans la poussière

sur la tombe du saint homme pour implorer sa bénédiction.

Quand Nour arriva près du mur d'argile, à l'endroit où le vieil homme


s'était accroupi pour dire sa prière, il se jeta sur le sol, la face contre la terre,
sans bouger, sans plus penser à rien. Les mains tenaient la terre comme s'il
s'accrochait au mur d'une haute falaise [ ... ] Il prit les mains du vieil
homme. « S'il te plaît, donne-moi ta bénédiction de Dieu». (Désert, p. 49-
50)

On pourrait donc en déduire que le pèlerinage constitue pour Nour une étape dans

la démarche initiatique qui permet à l'enfant qu'il est d'apprendre à intégrer le rang des

adultes en acceptant et en refaisant les mêmes gestes rituels des adultes. Le parallèle qu'on

pourrait également établir entre Nour et Lalla est qu'ils représentent chacun, au-delà même

de leur jeune âge qui a aussi ici valeur de symbole, la pérennité d'un peuple qui reste

attaché à ses origines.

Dans Etoile errante, Onitsha, Poisson d'or, Hasard suivi d'Angoli Mala, Cœur

brûle et autres romances, Révolutions, ou encore dans Ourania, les premiers rôles sont

tenus par bien d'autres personnages enfants ou adolescents en quête de savoir et de

connaissance. Les adultes, dans ces différents livres, sont, quant à eux, relégués au second

plan. Dans Ourania par exemple, Daniel revient sur sa vie avec sa mère et ses grands-

parents à travers le prisme du regard d'un enfant de quatre ans. Ainsi, lorsqu'il parle de sa

32
famille, c'est dans des termes très vagues et des éléments peu détaillés qui résultent

justement de son très jeune âge :

C'était une femme [sa grand-mère] du Nord, des environs de Compiègne ou


d'Amiens, d'une longue lignée de paysans fermés et autoritaires. Elle
s'appelait Germaine Bail et, et ce nom contenait bien tout ce qu'elle était
avaricieuse, entêtée, volontaire. Elle s'était mariée très jeune à mon grand-
père, un homme d'une autre époque, un ancien professeur de géographie qui
avait démissionné pour se consacrer à l'étude du spiritisme. (Ourania, p. 13-
14)

Nour, Lalla, Hartani (le père de l'enfant de Lalla) dans Désert, Fintan dans Onitsha,

ou encore Jean Marra dans Révolutions sont autant de personnages qui ont en commun

d'être des enfants ou des adolescents, même s'il est vrai qu'ils sont, dans la plupart des cas,

décrits sous une double dimension permettant de passer de l'enfance à l'âge adulte en

fonction des rôles qu'ils tiennent dans les différents récits.

Ce phénomène de passage est toutefois inversé avec Clémence dans Cœur brûle.

C'est un personnage, en effet, qui essaie de se démarquer de la sphère adulte pour se

replonger dans le domaine de l'enfance. Pour cela elle recourt au processus du souvenir.

Cet acte est très important ici dans la mesure où il constitue une bonne part de la trame du

récit. En effet, le texte se compose essentiellement de la remémoration, par le personnage

devenu adulte, des événements qui ont marqué son enfance. L'élément déclencheur de

cette réminiscence est une photographie vieillie et jaunie par l'effet du temps. Certes, la

photo en question ici est un arrêt sur image, une saisie de l'instant, mais elle permet au

personnage de reconstituer par un acte de mémoire son enfance et celle de tous ceux qui y

ont participé.

Daniel Meaux disait de l'acte photographique qu'elle « ressemble à une opération

de mémorisation : l'opérateur réalise, à partir de la scène présente, une représentation


33
durable. Mais dès que la photographie est prise, la scène enregistrée appartient au

passé »33. Observer une photographie serait donc tout naturellement faire acte de mémoire

d'un fait passé, c'est s'extraire, le temps que dure l'observation, du présent pour entrer

dans le temps révolu, le passé. En ce qui concerne le personnage de Clémence ici, la photo

lui permet de se replonger dans le temps mémoriel de son enfance, marquée par les jeux

auxquels ses amis et elle, se livraient dans une période d'insouciance et de gaieté

exacerbée par un climat favorable : « Chaque fois que Clémence regarde la photo, elle peut

sentir encore la chaleur de la rue, le soleil de midi qui brûle la terre poussiéreuse. » (Cœur

brûle, p. 13).

Mais le problème avec elle est qu'on est en présence d'un personnage aux prises

avec son passé et qui éprouve de plus en plus de difficulté à s'en défaire alors même

qu'elle est devenue une adulte et qu'elle occupe une fonction de juge des enfants. Situation

enviable pour la jeune femme? Ce n'est pas si sûr si on se réfère à son état d'esprit et aux

différentes questions qui la hante et auxquels on accède grâce une forte présence dans le

texte du style indirect libre :

Madame le Juge ne peut pas détacher son esprit de ce qu'elle voit, de ce


qu'elle entend. Tout cela reste marqué en elle, le jour et la nuit, tout cela
peut revenir à chaque instant, comme un rêve récurrent, comme un souvenir.
Paul, Jacques, Marwan, Aguirré, chacun avec sa charge, son poids, chacun
avec ses mots, son regard. Sortis de la nuit, du néant, tout dégouttant,
souillés de sang, de sperme, de mort, portant la destinée comme une
mauvaise sueur sur leur peau, éblouis dans la lumière crue de la justice,
incapables de parler, répétant ce qu'on leur souffle, suspendus au regard de
n'importe qui, d'un flic, d'un huissier, d'un avocat, cherchant un brin de
paille où s'accrocher, pour ne pas couler, pour se sauver de la
noyade. (Cœur brûle, p. 34-35)

33 Danièle Meaux, La Photographie et le temps, Aix, Publications de l'Université de Provence, 1997, p. 27.
34
Toutes ces questions liées à l'état psychique du personnage ont pour objectif de la

présenter com m e un être tourm enté par son travail et sa vie d'adulte et qui ne retrouve de

réconfort que dans ses souvenirs d'enfance:

Clém ence voudrait que ce tem ps dure encore. Sur la photo, Pervenche s'est
serrée contre elle, ses petits bras potelés levés en arrière pour chercher les
m ains de sa sœ ur, un sourire tim ide, presque une grim ace avant de pleurer
sur son visage tout rond [ ... ] Clém ence ne s'est jam ais séparée de cette
photo, m êm e des années et des années plus tard, quand elle était étudiante à
Bordeaux, elle avait scotché la photo sur le m ur de sa cham bre à l'Ecole de
la m agistrature. C'était l'im age vraie de Pervenche, plus vraie que toute la
réalité qui avait suivi[ ... ]. (Cœur brûle, p. 12)

La création d'un tel personnage et le choix d'une telle perspective narrative,

essentiellement consacrée à la réminiscence de son enfance à partir de l'observation d'une

photographie de cette époque, permettent à Le Clézio de montrer qu'on ne saurait jamais

entièrement se détacher de cette étape de la vie, comme il le reconnaît ici :

Je pense qu'on est très largement conditionné par ce qu'on a vécu dans les
premières années de sa vie [ ... ]. On a beaucoup de mal à se défaire de tout
cela par la suite. En fait, le reste de l'existence consiste peut-être à
34
reconstruire cette période-là ( ... ] .

Cette scène d'observation de la photographie constitue de fait une mise en

opposition par l'auteur de l'enfance et de l'âge adulte. Elle permet à Le Clézio de montrer

comment les deux sœurs (Clémence et Pervenche) étaient très proches tant qu'elles étaient

encore des enfants et comment cette proximité, voire cette complicité, se sont

progressivement disloquées avec le passage à l'âge adulte qui, aux yeux de l'auteur,

favorise un glissement progressif vers la culpabilité, le crime et autres vices.

34 ln Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement», article déjà cité, p. 21.


35
C'est cet ensemble de méfaits que le personnage de Clémence, en occupant les

fonctions de magistrate dans le texte, est tenu de condamner :

Stéphane, cinq ans de prison, Christophe, cinq ans, vol par effraction
nocturne, recel, port d'arme illégal, violence contre les forces de l'autorité,
délit de fuite. Sylvie, Rita, Yasmine, Barbara, Mélodie, coups et blessures,
vol à la roulotte, détention de drogue, menaces de mort, racket, tentation
d'extorsion, vol avec violence. (Cœur brûle, p. 38)

On observe ici dans ces peines prononcées à l'encontre des coupables à travers une

forte construction pronominale, une forme d'automatisme et un caractère lapidaire qui

soulignent aussi le malaise du personnage dans l'exercice de sa profession. Le désir pour

chaque individu de reconstruire les premières années de sa vie, exprimé par Le Clézio dans

le passage que nous avons cité plus haut, se réalise donc dans le texte par la détermination

de la magistrate à garder le plus longtemps possible la photographie en dépit de son

mauvais état. Car, comme l'écrit Patrick Chamoiseau,

On ne quitte pas l'enfance, on la serre au fond de soi. On ne s'en détache


pas, on la refoule. Ce n'est pas un processus d'amélioration qui achemine
vers l'adulte, mais la lente sédimentation d'une croûte autour d'un état
35
sensible qui pose toujours le principe de ce que l'on est .

Toutefois, cette référence régulière à l'enfance et le désir manifeste du personnage

de Clémence de s'y replonger ne signifient pas forcément qu'elle soit synonyme de vertu.

Il ne s'agit pas pour Le Clézio de présenter des personnages irréprochables à tous

points de vue et de faire preuve d'un quelconque d'angélisme. Bien au contraire, pour lui,

le regard de vérité des enfants qui caractérise l'essentiel de ses personnages lui impose de

présenter les choses dans leur réalité première, parce que c'est un regard qui n'est pas

35 Patrick Chamoiseau, Une enfance créole. L 'antan d'enfance, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1993,
p. 93-94.
36
sélectif mais restitutoire. Cela, il l'exprimait déjà quand il écrivait dans son essai

L'inconnu sur terre : « Je ne cherche pas un dieu, mais un homme ; je ne cherche pas un

paradis, mais une terre. »36 C'est dire que chez lui, il n'y a aucun souci d'idéalisation dans

le choix qu'il fait de s'attarder dans son écriture sur cette catégorie de personnages.

Georges Perec écrivait:«[ ... ] l'enfance n'est ni une nostalgie, ni terreur, ni pardis perdu,

ni Toison d'Or, mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les

axes de ma vie pourront trouver leur sens »37. Le Clézio semble s'inscrire dans cette même

logique. C'est pourquoi, à l'opposé des Nour, Lalla et autres enfants décrits comme des

individus vertueux, il y a une autre catégorie de personnages marquée par le vice et le mal.

C'est ce modèle de confrontation qu'on retrouve dans Cœur brûle avec le personnage de

Clémence, juge des enfants, elle-même à peine sortie de l'enfance, et les jeunes

délinquants qui défilent devant elle pour être jugés.

Le personnage de Radiez dans Désert fait partie de cette catégorie dont la mise en

œuvre permet à Le Clézio de montrer cet autre visage de l'enfance, en guise de

contrepoids, et créer ainsi une forme d'équilibre de jugement. Malgré son jeune âge et ses

liens avec Lalla, le garçon ne se laisse pas gagner par la vertu de la jeune fille, mais semble

plutôt se complaire dans le vol et autres pratiques indignes qui auront par la suite pour

conséquence sa mort violente et prématurée. Avec Lalla et Radiez nous restons dans les

sphères de l'enfance mais avec deux positions absolument opposées.

En définitive, ce chapitre nous aura permis de comprendre que les personnages de

Le Clézio, même s'ils basculent dans l'univers des adultes en raison du poids de leurs

36
Jean-Marie Le Clézio, l 'Inconnu sur la terre, Paris, Gallimard, 1978.
37
Georges Perec, Wou le souvenir d'enfance, Paris, Gallimard, coll.« L'imaginaire», 1993 [Denoël, 1975
pour la I're édition], p. 21.
37
responsabilités, gardent en eux-mêmes la force permanente de l'enfance. C'est là une

originalité notable chez Le Clézio qu'il convient de souligner, dans cette étude des

éléments expressifs de la quête de l'élémentaire et de l'originel. Pour lui, l'enfance

constitue généralement la période où 1 'on observe dans les plus petits détails les objets et

les phénomènes, où l'on scrute, guidé par une sorte de curiosité exacerbée qui transporte

jusque dans les sphères les plus inattendues de l'imagination créative, la vie. Elle est une

période où l'on se bâtit les projets les plus fous et des rêves parfois illusoires, mais elle est

souvent le cadre de la manifestation d'une vérité première. Selon Le Clézio, cette posture

permet à l'écrivain de se maintenir à distance des suffisances du monde adulte pour

redéfinir une autre relation au monde et favoriser l'ouverture vers une nouvelle

appréciation des choses :

Je sens en moi ce refus de l'insertion dans le monde de l'efficacité qui est Je


monde adulte. Et d'une certaine façon, vivre comme un écrivain, c'est un
peu vivre comme un adolescent qui ne veut pas vieillir, qui cherche à garder
le plus longtemps possible ces privilèges de l'adolescence que sont le rêve
38
et l'illusion .

Ce souci exprimé ici par l'écrivain de prendre ses distances avec le monde de

l'efficacité et des certitudes passe aussi par la mise en œuvre d'une autre catégorie de

personnages que sont les marginaux et les asociaux.

38 ln Pierre Maury,« Le Clézio : retour aux origines», Magazine littéraire, n° 230, mai 1986, p. 96.
38
2. Les marginaux et les asociaux

Le Clézio, à travers ses ouvrages, entraîne le lecteur à explorer l'univers de

personnages tantôt confinés dans l'antichambre du progrès et de la civilisation et vivant

dans des conditions extrêmement difficiles, tantôt dans un retranchement bien volontaire.

C'est cet ensemble hétérogène que nous désignons sous les termes de marginaux et

d'asociaux.

Dans notre corpus, les marginaux et les asociaux, ce sont donc ces personnages qui

éprouvent une réelle difficulté à s'insérer dans la société ordinaire, notamment la société

occidentale représentée dans les œuvres de Le Clézio par les grandes métropoles. Cette

mise à l'écart résulte essentiellement de Jeurs conditions d'existence et surtout de leur

mode de vie (essentiellement rustique, dans la plupart des cas) et de leurs convictions

intimes qui sont en déphasage avec l'espace urbain. L'exemple de cette mise à l'écart est

donné par l'hostilité et l'inhospitalité que rencontrent Nour et les hommes bleus devant les

portes de la ville de Taroudant dans Désert : « Les gens de la ville se méfiaient des

hommes du désert, et les portes restaient fermées tout le jour. Ceux qui avaient voulu

s'aventurer du côté des remparts avaient reçu des coups de feu : c'était un avertissement.»

(p. 338)

Jean Onimus, dans la définition qu'il donne du terme de marginal, dans son

ouvrage39, s'appuie essentiellement sur des personnages, notamment certains protagonistes

des premiers ouvrages de l'écrivain que l'expérience de la solitude contraint à vivre repliés

dans leur individualité. Le critique cite comme exemple Adam Pollo dans Le Procès

39
Jean Onimus, Pour lire Le Clézio, op. cit., p. 131.
39
verbal, Mondo dans Monda et autres histoires, Roch dans La Fièvre qui, pour lui,

représentent des individus se rebellant contre un certain ordre établi dans la société. lis

empruntent au contraire, pour marquer leur différence, d'autres voies qui sont réprimées,

comme par exemple le vol, le viol, la violence. Pour Onimus donc, les marginaux dans

l'œuvre de Le Clézio sont des individus qui s'extraient du système pour se conformer à un

ordre qui leur est propre. li s'agit donc d'êtres asociaux.

Avec Nour et les hommes du désert, il n'est pas absolument question d'actes

répréhensibles encore moins de repli individuel. Mais leur singularité réside dans le fait

qu'ils appartiennent avant tout à une communauté dont le mode de vie fondé sur l'essentiel

cadre mieux avec les valeurs de l'originel et de l'élémentaire recherchées par Le Clézio.

C'est d'ailleurs cette conformité avec les éléments de la nature qui explique que ce groupe

homogène et profondément soudé fasse l'objet de rejet et de méfiance aux portes de la ville

où ils espèrent obtenir de l'aide. Loin donc des caractéristiques définies par Onimus, les

hommes du désert, eux, ne présentent à aucun moment le signe manifeste d'une

quelconque volonté de violence. Certes, ils sont souvent désignés par le terme de

«guerriers», mais ils ne manifestent pas, quand ils sont aux portes de la ville, le moindre

désir de s'attaquer à la muraille et de s'emparer des terres. C'est plutôt en pauvres gens

pitoyables et résignés qu'ils se présentent pour solliciter de l'aide:

Depuis des jours qu'ils étaient arrivés devant la ville rouge, les voyageurs
n'avaient pas reçu de nourriture et les provisions touchaient à leur fin.
Chaque jour, le grand cheikh envoyait ses guerriers devant les murs de la
ville, pour demander de la nourriture et des terres pour son peuple. Mais les
notables promettaient toujours et ne donnaient rien[ ... ]. Chaque fois, Ma el
Aïnine écoutait la réponse des notables sans rien dire, puis il retournait sous
sa tente, dans le lit du fleuve. Mais ce n'était plus la colère, ni l'impatience
[ ... ] c'était le désespoir qu'il partageait avec son peuple. (Désert, p. 337)

40
Au contraire d'Adam Pollo et de bien d'autres cités comme exemples par Onimus,

qui entretiennent une certaine violence avec le milieu urbain et son ordre social, les

nomades, eux, demandent juste de quoi subsister à l'écart de la ville rouge. Leur

marginalité tient donc à un facteur extérieur qui est la méfiance et l'hostilité nourries à leur

encontre, mais aussi et surtout à leur volonté de se tenir à l'écart de la ville. En choisissant

cette voie alors qu'ils auraient pu envahir la localité, les hommes du désert mettent en

œuvre l'idée d'une existence qui privilégie les valeurs de l'essentiel, du primordial.

En refusant d'accueillir les visiteurs et en les tenant à distance à coups de

semonces, les habitants de la ville de Taroudant développent, eux aussi, une autre forme de

marginalité dont ils sont les propres victimes. Mais cet état de marginalité n'a pas la même

finalité que celle des visiteurs refoulés qui, il faut le rappeler, est de se conformer à une

existence en harmonie avec la nature. Cela se traduit dans le texte par la description de la

ville qui est ceinte d'une muraille impressionnante et qui donne évidemment le sentiment

d'un univers carcéral. En agissant ainsi, les citadins évitent certes de s'exposer à une

agression extérieure, mais s'enferment, dans le même temps, dans une sorte d'autarcie

étouffante.

Le refoulement devant les murailles de la ville inhospitalière constitue pour Nour et

le peuple des nomades une sorte d'irréversibilité dans le choix d'une vie d'errance et

d'attachement à la nature. C'est d'ailleurs cela qui va accélérer leur destin :

Alors, quand il a compris qu'il n'y avait plus rien à espérer, qu'ils allaient
mourir tous, les uns après les autres, sur le lit brûlant de la rivière, devant les
remparts de la ville impitoyable, Ma el Aïnine a donné le signal du départ
vers le nord. Cette fois, il n'y eut pas de prière, ni de chants ni de danse. Les
uns après les autres, lentement, comme des animaux malades qui déplient
leurs membres et se relèvent en titubant, les hommes bleus ont quitté le lit
du fleuve, ils ont recommencé leur marche vers l'inconnu. (Désert, p. 338)
41
Dès lors qu'ils sont condam nés à l'errance dans le désert, leurs conditions de vie se

réduisent à s'adapter au strict nécessaire qu'offre la nature. Com m e nourriture, ils n'ont

que quelques plantes qu'ils partagent d'ailleurs avec leurs anim aux, de même que les rares

points d'eau qu'ils rencontrent dans leurs pérégrinations. On peut donc le dire, leur

existence se résum e à la recherche de ce besoin essentiel. On parlerait, dans ces conditions

d'une quête vitale. Et lorsque tombe la nuit, les nom ades se retrouvent autour du feu. Ce

sont des im ages qui font penser aux temps prim itifs, quand les prem iers hom m es vivaient

de ce que pouvait offrir la nature. Etendus à mêm e le sol, la nuit venue, ils se confondent

avec la poussière qui, d'ailleurs, selon la conception biblique, représente la véritable

origine de l'hom m e. C'est donc une im age qui donne la pleine mesure de ce recours à

l'élém entaire et à l'originel.

Les marginaux, ce sont également toutes ces personnes retenues prisonnières par

leurs conditions de vie, dans la mesure où cet état peut apparaître com m e une

manifestation de cette recherche de l'essentiel, de l'élémentaire. On pourrait évoquer à titre

d'exemple le vieil homme qui habite l'hôtel Sainte-Blanche et dont « Lalla est la seule à

savoir qu'il est très pauvre, parce qu'il n'y a jamais rien d'autre à manger dans sa chambre

que les fruits tapés qui sont tombés par terre au marché. » (Désert, p. 301 ).

Dans de telles conditions, les marginaux ne peuvent que se contenter des rebuts et

des détritus laissés par les ménages aisés de la ville qu'un mur immense d'indifférence et

de mépris sépare d'eux. Alors, à l'affût des dépotoirs, ils guettent la moindre arrivée des

camions d'ordures à la décharge, ce qui est le prix à payer pour survivre comme l'explique

Laïla, le personnage central de Poisson d'or, dans une longue énumération :

42
Les garçons du camp étaient là, de chaque côté, et dès que le monceau
d'ordures était par terre, ils se précipitaient comme des rats, avant que la
pelleteuse n'attrape le chargement et l'expédie dans les mâchoires d'acier
[ ... ]. Juanico, Malko et Georg fouillaient les décombres et apportaient leurs
trouvailles jusqu'à moi. Des chaises estropiées, des casseroles cabossées,
des coussins crevés, des planches hérissées de clous rouillés, mais aussi des
habits, des chaussures, des jouets, des livres. (Poisson d'or, p. 195-196)

Ces objets hétéroclites et dérisoires montrent combien ces personnages vivent en

marge d'une société fortement portée vers les biens matériels et le confort. Dans leur effort

pour survivre, ces exclus, immigrants pour la plupart ou atteints par un handicap

quelconque, se livrent également à des activités délictueuses qui les mènent à

l'incarcération ou encore à la mendicité :

[ ... ] ils sont là partout, assis contre les vieux murs noircis, tassés sur le sol
au milieu des excréments et des immondices; les mendiants, les vieillards
aveuglés aux mains tendues, les jeunes femmes aux lèvres gercées, un
enfant accroché à leur sein flasque, les petites filles vêtues de haillons, le
visage couvert de croûtes, qui s'accrochent aux vêtements des passants, les
vieilles couleur de suie, aux cheveux emmêlés, tous ceux que la faim et le
froid ont chassés des taudis, et qui sont poussés comme des rebuts par les
vagues. Ils sont là au centre de la ville indifférente, dans le bruit saoulant
des moteurs et des voix, mouillés de pluie, hérissés par le vent, plus laids et
plus pauvres encore à la lueur mauvaise des ampoules électriques. Ils
regardent ceux qui passent avec des yeux troubles, leurs yeux humides et
tristes qui fuient et reviennent sans cesse vers vous comme les yeux de
chiens. (Désert, p. 291)

Cette agressivité animale avec laquelle ils interpellent les passants traduit à la fois

leur exaspération face à cette ségrégation sociale dont ils sont les victimes, et leur volonté

de s'arracher à la relégation à laquelle ils sont voués. Ils sont les damnés de la terre. Et ce

n'est pas un hasard si Laïla fait du livre de Frantz Fanon intitulé justement Les Damnés de

la terre son livre de chevet et son compagnon fidèle, dont elle connaît par cœur des

passages entiers. Si la jeune fille est fascinée par cet ouvrage, c'est parce qu'il restitue

l'existence de toutes ces personnes profondément marquées par la pauvreté et dont il ne

faut pas perdre de vue l'état de fébrilité des désirs et des convictions. Car tout ce qui paraît
43
dérisoire est pour eux objet de valeur. Et on constate cela à travers les cadeaux que le

prétendant de Lalla apporte : un miroir électrique encastré dans du plastique, un poste de

radio à transistors « pas plus grand qu'une boîte d'allumettes». Et pourtant, que d'intérêt

et d'attrait pour si peu, manifestés par Aamma, la tante de la jeune fille, et ses enfants, au

point qu'ils veulent la contraindre à épouser l'homme. En réalité, que peuvent bien

représenter des cadeaux aussi ridicules dans cet océan de misère ? Rien que de la pacotille,

qui pourtant a produit l'effet escompté par le donateur. C'est dire si les personnages

manquent de tout et même de l'essentiel, au point où ce qui ne représente rien est beaucoup

à leurs yeux :

Ici à Tabriket, reconnaît Laïla, on avait tout le temps faim, et même les
choses les plus simples manquaient, comme de pouvoir se laver tous les
jours, ou d'avoir du petit bois pour faire bouillir l'eau pour le thé. (Poisson
d'or, p. 69)

Dans un tel contexte, le livre de Fanon apparaît comme un appel à la prise de

conscience de leur condition et à la lutte pour se sortir de là. C'est ce combat que la jeune

fille va mener tout au long du roman pour pouvoir à la fin s'affranchir de son milieu et

s'insérer dans la société moderne.

Ces quelques exemples montrent bien que les romans de Le Clézio trouvent leur

ancrage dans un univers dominé par le dénuement et la pauvreté. Un tel constat pourrait

laisser supposer que l'auteur donne dans le misérabilisme, à l'instar du naturalisme tardif,

ou du dolorisme qui est une forme d'exaltation de la douleur en y voyant une utilité, une

valeur. Mais pour Le Clézio, l'objectif est tout autre comme il l'affirme à Gérard de

Cortanze:

44
[ ... ] J'ai simplement le sentiment de l'impérieuse nécessité d'entendre
d'autres voix, d'écouter des voix qu'on ne laisse pas venir jusqu'à nous,
celle de gens qu'on n'entend pas parce qu'ils ont été dédaignés trop
longtemps, ou parce que leur nombre est infime, mais qui ont tellement de
choses à nous apporter'",

Il ne s'agit donc pour Le Clézio d'un appel à faire vœu de pauvreté et de

dépouillement. Mais en explorant cet univers, il attire l'attention de ses lecteurs (pour la

plupart des personnes très éloignées du monde des exclus) à jeter un regard sur ceux qui

nous entourent et qui ne disposent pas forcément des mêmes avantages que nous. Il s'agit

ici de susciter une ouverture à l'autre, de nous ouvrir les yeux sur toutes les différences.

C'est ce qui explique les nombreux voyages qui ont mené l'écrivain vers les peuples

indiens del' Amérique latine et les civilisations du désert.

Cependant, au-delà de ces exclus dont nous venons d'évoquer quelques exemples,

il existe chez Le Clézio bien d'autres personnages qui se retirent dans une sorte de

marginalité volontaire, comme s'ils boudaient l'environnement dans lequel ils vivaient

initialement, ou pour d'autres raisons. Le premier exemple que nous voulons citer ici est

celui du Hartani, dans Désert. En effet, si ce dernier est repoussé par certains habitants

sous le prétexte non fondé qu'il est possédé par les esprits maléfiques, force est de

reconnaître que c'est un personnage qui aime se retirer de la« cité» pour se tenir dans une

position d'observateur, échappant ainsi à l'emprise d'un espace aussi marqué, selon sa

vision, par le vice.

Une telle attitude est du reste récurrente chez bien d'autres personnages de Le

Clézio que nous ne pouvons tous énumérer ici. Ils embrassent ainsi du regard le monde et

son fonctionnement, et rendent toujours méticuleusement les détails de la vie telle qu'elle

40
In Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement» article déjà cité, p. 24.
45
se présente à eux. Car, comme le disait Bachelard : « L'enfance voit le monde illustré, le

.'
mon d e avec ses cou 1 eurs premieres, ses cou 1 eurs vraies
. » 41 .

On découvre chez Le Clézio cette tendance à privilégier des rapports plus intimes

avec les éléments naturels qu'avec la modernité que représente la Cité. Cela se traduit par

le sentiment de bien-être qu'il dégage quand il est derrière le troupeau ou dans la prairie et

son peu d'empressement quand il est question de regagner la Cité. Il passe donc le plus

clair de son temps derrière le bétail dont il a la charge, dans la nature qui représente son

véritable monde, et qu'il redécouvre chaque jour avec un regard émerveillement

renouvelé : « Ces choses étaient plus belles quand il les regardait, plus neuves, comme si

personne ne les avait regardées avant lui, comme au commencement du monde. » (Désert,

p. 121)

Loin donc de la « Cité », symbole de l'artifice, du factice, le Hartani s'unit à la

nature dont il a appris à connaître tous les éléments et phénomènes. Il sait observer les

traces des animaux pour ensuite les débusquer. Il sait également imiter leurs gestes. Bref, il

mène une vie de sauvage. Mais ce mode de vie n'est pas posé ici en termes de modèle à

imiter. L'exemple de ce personnage permet plutôt de définir un autre type de rapport avec

la nature, l'environnement, davantage porté sur la préservation.

Parfois, il se retire même dans les grottes comme pour échapper à la civilisation et

retourner au monde primitif. Son incapacité à pouvoir s'exprimer dans le langage commun

de la «cité » ne constitue pas pour le garçon un véritable handicap dans la mesure où non

seulement les gestes s'y substituent aisément, mais où, au contraire, elle apparaît comme

41Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige»,
1993 [1960 pour la 1ère édition], p. 101.
46
une autre forme de distance que le personnage observe, la langue pouvant être considérée

dans ce contexte comme un élément conventionnel et donc sujet à corruption. Ces retraits

représentent également pour le garçon le cadre d'une rencontre et d'une harmonie avec le

désert où il est né et vers lequel il veut un jour retourner définitivement, car :

C'est comme si une partie de lui-même était restée au lieu de sa naissance,


au-delà des collines de pierres et des montagnes enneigées, dans
l'immensité du désert et qu'il devait un jour retrouver cette partie de lui-
même, pour être tout à fait un. (Désert, p. 175)

Cette marginalité volontaire lui permet donc de se préserver jusqu'à son retour à ses

racines, peu sensible qu'il est à la course au modernisme qui est celle de la Cité. Mais la

Cité peut être perçue dans cet exemple sous un angle qui le présente comme l'interface

entre les deux mondes, un lieu de transit situé à la lisière de la civilisation et de la vie

originelle.

Le second exemple remarquable d'ostracisme volontaire est donné par la vie du

personnage de Moguer dans Hasard. Après une enfance difficile, il a pu, au prix de mille

et un efforts, se faire une fortune et une réputation dans le monde du cinéma. Mais, malgré

tout, il ne se sent pas bien dans sa vie. C'est que l'aisance matérielle est insuffisante pour

assurer, à elle seule, le bien-être. C'est pourquoi Moguer décide de tout abandonner pour

s'en aller loin de ce qui était devenu son monde. L'imposant navire qu'il se fait bâtir et la

mer représentent deux éléments significatifs dans la mesure où ils sont pour lui

l'expression de sa liberté : liberté par rapport aux conformismes et aux civilités liées à son

statut social, mais également vis-à-vis de son entourage qui ne se tourne vers lui que par

souci du gain et par intérêt. A ce propos Le Clézio écrit d'ailleurs :

47
C'était ce qu'il avait toujours voulu. Être libre. Se débarrasser de tous ses
biens immeubles et terrestres, ses appartements à New York, à Barcelone,
ses meubles, ses autos, ses bibelots accumulés au cours de vingt-cinq ans de
cinéma, les décorations et les récompenses, les lettres et les coupures de
presse, les cadeaux, les photos, les souvenirs [ ... ]. Après son divorce avec
Sarah, après tant de célébrité, de légèreté, Juan Moguer avait enfin compris
qu'il était absolument seul. Il n'était entouré que de serviteurs et de
parasites. (Hasard, p. 29)

L'évocation régulière du cinéma révèle certes l'activité exercée par le personnage,

mais exprime aussi le caractère factice des rapports et l'hypocrisie qui règnent dans son

entourage. Car tout adulé qu'il est, Moguer n'oublie pas cependant qu'il avait été

abandonné à sa naissance à cause d'une malformation qu'il présentait, ru ce qu'il a dû

endurer pour survivre. A cela il faut peut-être ajouter aussi les décorations, les cadeaux et

les coupures de presse qui sont, tous autant qu'ils sont, des objets très flatteurs dans le

milieu du cinéma. En se retirant dans son bateau loin de la ville, Juan Moguer se soustrait

ainsi à l'emprise de la ville, univers perçu par lui comme pourri, où tout n'est que singerie,

où tout n'est que cinéma justement. L'océan qui déferle sur le navire au cours de la

tempête, comme cela est indiqué dans le récit, donne à la fois l'image d'un déluge et d'un

rite de purification, qui le libère ainsi des souillures de sa vie à la ville et du mode de vie

qu'il y menait.

Ce départ sur les mers prend également les allures d'une revanche sur la ville qui

l'avait tant dédaigné. En la fuyant, le personnage se défait du poids de la civilisation pour

entrer dans une sorte de no man's land, ou, plus précisément, un chaos naturel qui n'est pas

sans rappeler la genèse, comme si pour lui il fallait tout recommencer à zéro. Ici, Moguer

apparaît comme le personnage biblique Noé, et son bateau appelé Azzar comme l'arche

préservé par les eaux du déluge. Cette image du personnage embarqué sur un bateau où

48
tout est prévu pour sa survie, et fuyant la ville est significative de la quête de l'originel et

de ]'élémentaire.

En nous arrêtant à ces quelques exemples, il apparaît que le lien qu'on pourrait

établir entre ces personnages et l'originel tient essentiellement à leur prise de distance, qui

prend parfois des allures d'une clochardisation volontaire. Cette expérience de prise de

distance ou de non-appartenance à laquelle s'exerce Lalla dans Désert, Laïla dans Poisson

d'or ou encore Antony Martin dans Ourania, a pour avantage de leur faire porter un

regard plus objectif sur Je monde et son fonctionnement. Par là même le texte peut

suggérer une leçon, et véhiculer un savoir-vivre autre, particulièrement axé sur la définition

d'un contact moins violent, plus harmonieux avec la nature. Ici il n'est pas question de

domination, de soumission, mais d'acceptation et d'adaptation. C'est ce même souci de

mise à distance qui opère aussi dans Je choix des désignations dans 1' œuvre de Le Clézio,

comme nous allons le voir à présent.

3. Choix onomastiques

De tous les éléments d'identification des hommes et des choses, le nom est Je plus

important dans la mesure où il permet de les distinguer les uns des autres. Il est donc un

signe distinctif que porte chaque personne ou chaque chose et qui permet dès lors de

l'identifier parmi bien d'autres. De même, dans une œuvre, chacun des personnages a

besoin d'un nom par lequel Je lecteur le reconnaîtra tout au long de la lecture.

49
En absence d'un tel élément d'identification ou de tout autre signe particulier (il

peut aussi bien s'agir d'une simple initiale), le recours aux pronoms personnels comme

« il », « elle », « je » rendrait le texte incompréhensible en raison des nombreuses

confusions que cela occasionnerait. Gide, dans Les faux-monnayeurs, souligne à propos de

l'appellation que «les personnages demeurent inexistants aussi longtemps qu'ils ne sont

pas baptisés. »42 Ce baptême dont il est ici question dans les propos de Gide repose

essentiellement sur un mécanisme qui permet à l'auteur de donner un nom à son

personnage en se référant à son environnement immédiat ou à d'autres sphères culturelles

bien connues. Car, comme J'explique Yves Baudelle,

La vraisemblance peut [ ... ] être désignée comme le socle de toute


motivation onomastique, la condition a priori de la textualisation d'un nom.
Si cette condition n'est pas remplie, le nom n'est pas recevable, aussi parlant
soit-il [ ... ]. Ce poids des contraintes mimétiques explique en outre que les
noms de la fiction soient généralement empruntés au corpus des noms réels
plutôt que forgés de toutes pièces",

On rencontre alors des noms propres qui rappellent telle ou telle autre personne de

notre connaissance, du simple voisin, personnage banal, aux figures historiques comme le

général Mangin qui, dans Désert, mène l'expédition contre les « hommes bleus». Il y a

aussi, dans le même ordre d'idée, le général Kellermann évoqué, lui, dans le journal de

Jean Eudes Marro remis au personnage de Jean dans Révolutions, ou encore Je compositeur

Ravel dans le roman d'ailleurs du même nom, paru en 2006, de Jean Echenoz. Au regard

de ces quelques éléments, on peut donc dire que les choix onomastiques de l'écrivain

reposent essentiellement sur une orientation référentielle. Mais à côté de cette onomastique

référentielle, peut subsister un autre mode opératoire qui, lui, repose sur la liberté dont

42André. Gide, Les/aux-monnayeurs, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1967 [1925 pour la I ère édition], p. 14.
43Yves Baudelle, « Sémantique de l'onomastique fictionnelle : esquisse d'une topique», dans Martine
Léonard et Elisabeth nardout-Lafarge (Dir.), Le texte et le nom, Montréal, XYZ éditeur, 1996, p. 31.
50
dispose l'auteur de peindre des personnages dont le nom obéisse davantage à un objectif

narratif. Ce sont des noms significatifs, c'est-à-dire des noms qui portent en eux les

motivations de l'auteur. Cette dimension du nom permet de mieux définir et de mieux

décrire le personnage qui le porte.

Comme on le voit, le nom du personnage n'est jamais fortuit. Quand il est

référentiel, il a pour objet de rapprocher le personnage le plus près possible de la réalité, et

quand il relève de la volonté créatrice de l'auteur, il exprime une volonté expressive qui

exige toutefois un savoir-faire, comme le souligne Victor Hugo à propos du poète: « On

ne remarque pas assez que le poète de génie seul sait superposer à ses créations des noms

qui leur ressemblent et qui les expriment : un nom doit être une figure, le poète qui ne sait

pas cela ne sait rien. »44 C'est pourquoi pour Yves Baudelle, l'étude des noms propres,

dans une perspective littéraire, implique de « distinguer entre l'encodage lexical du nom
45
propre et son fonctionnement syntagmatique. »

Le principe onomastique chez Le Clézio repose aussi bien sur cette notion de

liberté créatrice définie ici par Victor Hugo. li favorise dans son fonctionnement, toujours

au nom de cette liberté de choix, un autre procédé alternatif qui met aux prises les noms

propres et les surnoms, avec pour cette dernière catégorie, une utilisation à plus grande

échelle. Car après tout, selon Paul Glaudes et Yves Reuter, « L 'écrivain jouit de cette

toute-puissance créatrice qui le fait «onomaturge». A la différence de la vie réelle, nulle

44
Cité par Paul Glaudes et Yves Reuter, Personnage et didactique du récit, Metz, Centre d'Analyse
Syntaxique de l'Université de Metz, coll. «Didactique des textes», 1996. p. 189.
45
Yves Baudelle, « Sémantique de l'onomastique fictionnelle : esquisse d'une topique», article déjà cité, p.
25. D'un côté, explique Yves Baudelle, le romancier façonne le vocable onomastique en fonction des
ressources de la langue, de l'autre il exploite en contexte les capacités expressives du signifiant ainsi forgé.
51
contrainte ne pèse sur lui pour choisir le nom de ces «enfants» que sont les créatures nées

46
de son imagination. »

Mais notre propos n'est pas ici d'étudier dans leur ensemble les différents termes de

désignation en usage chez Le Clézio et leur fonctionnement général. Nous voulons nous en

tenir à un seul aspect, qui nous permettra de montrer comment la poétique des noms, chez

Le Clézio, peut participer à la définition d'un cadre originel.

a. Anthroponymie et pseudonymie

La poétique onomastique dans les livres de Le Clézio repose sur le principe d'une

double articulation qui met en relief un nom propre et un surnom ou un pseudonyme. Le

premier est, pour l'essentiel, issu du mode habituel de désignation, qui se réfère au

répertoire onomastique social o,u pour les prénoms, au mode de désignation calendaire,

lui-même issu du catalogue des noms de saints. C'est ce mode de désignation que Vincent

7
Jouve nomme le modèle psychologique4 .

On a des personnages ainsi nommés dans différents textes lecléziens : Maria

Louisa, Josef, Geoffroy (Onitsha), Simone (Poisson d'or), Catherine, Jean (Révolutions),

et bien d'autres du même genre. Ces désignations conventionnelles qui, du reste, ne

justifient pas véritablement la filiation des personnages faute d'être accompagnés, dans

46
Paul Glaudes et Yves Reuter, Personnage et didactique du récit, op. cit., p. 189.
47
Vincent Jouve, La poétique du roman, Paris, Armand Colin/VUEF, coll. « Campus Lettres », 200 l, p. 177.
Selon Jouve, dans ce modèle le personnage est le reflet de la personne réelle. A l'opposé, il y a le modèle
fonctionnel, qui définit le personnage comme un élément de la mécanique narrative.
52
l'essentiel des cas, de patronymes, sont en général, simplement mentionnées au début des

différentes œuvres. Elles sont par la suite éclipsées au profit de surnoms auxquels on aura

désormais exclusivement recours.

En choisissant d'opérer ainsi dans le choix des noms, Le Clézio se situe au

confluent d'une onomastique référentielle ou conventionnelle, et d'une onomastique

motivée, comme nous l'avons indiqué quelques lignes plus haut. Ces surnoms portés par

les personnages lecléziens, et qui finissent par devenir de véritables noms par lesquels ils

sont désignés, sont de plusieurs ordres. Ainsi en existe-t-il qui se rattachent à l'aspect

physique des personnages; ils s'inscrivent donc dans ce que Vincent Jouve définit, en

opposition au modèle psychologique, comme le modèle fonctionneî'", et qui réduit le

personnage au simple rôle d'élément narratif. A ce propos d'ailleurs Yves Baudelle écrit:

Le personnage n'étant [ ... ] jamais lui-même qu'un signe, dans l'univers


romanesque la motivation onomastique n'est pas d'ordre référentiel mais
seulement sémiotique : elle consiste à relier par une redondance le signifié
du nom au signifié (textuel) du personnage'".

C'est pourtant ce dernier mode opératoire qui retient notre attention dans cette

analyse dans la mesure où il a un rôle narratif, celui de renseigner le texte en établissant

une interaction entre le nom et le personnage qu'il désigne. Nous voulons, pour illustrer

notre propos, évoquer ici un exemple qui nous semble significatif; il s'agit du personnage

surnommé Bony dans Onitsha: « Il s'appelait de son vrai nom Josip, ou Josef, mais

comme il était grand et maigre, on l'avait appelé Bony, c'est-à-dire sac d'os.» (Onitsha, p.

69)

48
ibid., p. 177.
49Yves Baudelle, « Poétique des noms de personnages», dans Gérard Lavergne (dir.), Le personnage
romanesque, Cahier de narratologie n° 6, 1995, p. 82.
53
En dehors de cet extrait, le nom de Josip ou Josep que le personnage porte en

principe pour l'état civil ne sera plus évoqué pour le désigner, de sorte qu'on finit par

l'oublier assez vite. Paradoxalem ent, avec cette hésitation entre Josip et Josep, c'est le

prénom légal du personnage qui semble le moins fixé. Le surnom « Bony » est en revanche

motivé puisqu'il est lié à son apparence physique très peu im pressionnante.« Sac d'os» et

donc « squelette », ce surnom par lequel Je garçon est désigné éclipse son véritable

prénom . Cet appellatif laisse apparaître non pas un être définitivem ent constitué, achevé,

mais un être pris dans son enracinem ent, dans son essence mêm e, alors que Jose/l'aurait

davantage placé dans une sphère culturelle conventionnelle.

Cette apparence qui lui vaut son surnom est toutefois trompeuse car le

comportem ent du garçon contraste avec l'idée qu'on s'est faite de lui. Bony dispose en

effet de qualités athlétiques exceptionnelles grâce auxquelles il fait preuve d'une grande

agilité à travers la forêt, ce qui lui vaut d'être com paré souvent à un anim al. D'ailleurs, le

nom « Ugo » que porte sa grand-m ère et qui est aussi le nom donné à un dieu laisse penser

que ce personnage a la faculté d'évoluer dans plusieurs réalités à la fois.

On pourrait aussi, toujours au sujet des désignations révélatrices de l'originel et de

l'élém entaire, évoquer un autre exem ple que donne le texte Cœur brûle. Ici il s'agit du

personnage de Chita :

C'était une petite fille maigre et sombre, qui habitait avec sa famille dans
une de ces baraques de parachutistes, au bord du canal. Son vrai nom, c'était
Juana, mais les gosses de la rue se moquaient d'elle en lui donnant le nom
de la guenon de la série télévisée. (Cœur brûle, p. 55)

A première vue, tout comme d'ailleurs dans le cas de Bony, ce sobriquet qu'elle

porte dans tout le livre lui est préjudiciable car il fait d'elle la risée des enfants de la rue.

54
En l'appelant ainsi au lieu de Juana, on lui témoigne du mépris car Chita est le nom

dégradant, déshumanisant, d'un animal, fût-il célèbre. Mais le courage dont fait preuve le

personnage au travail se trouve en parfaite contradiction avec son aspect physique qui lui

vaut le surnom vulgaire de Chita, un surnom dont, du reste, elle ne s'offusque pas. Mais si

on essaie de pousser un peu plus l'analyse, cette désignation a le mérite de situer le

personnage dans un cadre beaucoup plus originel, dans la mesure où, selon les études

scientifiques, les origines de l'homme pourraient remonter jusqu'à cet animal. Dans ces

conditions, Chita rapproche davantage le personnage de ses origines animales. D'ailleurs,

en dehors de cette appellation et comme dans l'exemple précédent, on ne connaît à la jeune

fille aucun autre nom qui aurait pu la rattacher à la culture occidentale.

Bony et Chita, tout comme d'ailleurs Pina (pour Josefina), la Guëra (pour Rosalba),

ainsi désignée en raison de son air maladif, sont donc des surnoms qui participent, d'une

manière ou d'une autre, à la caractérisation surtout physique des personnages, en lieu et

place de leurs noms légaux, qui apparemment ne présentent aucun intérêt dans le texte. Cet

attachement au physique a bien sûr son intérêt ici dans la mesure où il renvoie à un aspect

le plus essentiel de l'homme.

Toutefois, au-delà de ces surnoms qui donnent des informations sur l'apparence des

personnages, il existe aussi chez Le Clézio des appellatifs dont l'analyse peut indiquer les

origines de l'individu concerné et à partir desquels on pourrait déterminer son identité. Or

la quête identitaire est, par définition, une quête originelle en ce sens qu'elle engage le

personnage dans un parcours de recherche et d'interrogation sur sa filiation, donc sur ses

origines. L'effort, en effet qu'ils entreprennent pour retrouver leur nom peut conduire

certains personnages à emprunter le chemin inverse de leur parcours pour remonter au

55
point de départ, jusqu'à leur naissance. Cette démarche régressive est bien celle

qu'entreprend le personnage de Laïla dans Poisson d'or:

Quand j'avais six ou sept ans, j'ai été volée [ ... ] C'est Lalla Asma qui m'a
achetée. C'est pourquoi je ne connais pas mon vrai nom, celui que ma mère
m'a donné à ma naissance, ni le nom de mon père, ni le lieu où je suis née,
explique Laïla. (Poisson d'or, p. 11)

Dans la plupart des œuvres de Le Clézio, les personnages qui ignorent leur identité

réelle, comme c'est le cas ici avec Laïla, s'efforcent de retrouver leur véritable nom, un des

facteurs essentiels qui pourraient la leur révéler. Dès lors, le nom réel devient l'enjeu

principal de leur quête identitaire. La question n'est toutefois pas ici de savoir si, en fin de

compte, le personnage retrouve ce nom et donc son identité. D'ailleurs, il s'avère que dans

aucun cas, le personnage ne retrouvera les éléments objectifs de sa filiation, même si ses

recherches le conduisent souvent sur les lieux où « tout a commencé » comme le dira Laïla

dans Poisson d'or et qui sont les vestiges de son passé. « Je suis de retour, avec un autre

nom, un autre visage. Il y a longtemps que j'attends cet instant, c'est ma revanche»,

déclare, dans une forme de jubilation, Laïla à la vue de Nice (Poisson d'or, p. 247).

On comprend dans ce passage que la jeune fille, même si elle ne s'appelle plus

Laïla, pour autant n'a pas encore retrouvé le nom qui la lie à son peuple et à son histoire. Il

est vrai qu'après un autre voyage qui la conduit vers le lieu où, enfant, elle avait été

enlevée, Laïla parvient à reconstituer l'histoire de son peuple dont elle a pu garder en

mémoire le nom. Mais elle reste privée de son propre nom, celui donné par ses parents, qui

lui aurait permis de se défaire de celui que lui a donné Lalla Asma. Mais dans une autre

approche, le nom de Laïla qu'elle continue de porter est en lui-même évocateur; d'où son

importance dans cette analyse :

56
Tout ce que je sais, c'est que c'est ce que m'a dit Lalla Asma, que je suis
arrivée chez elle une nuit, et pour cela elle m'a appelée Laïta, la Nuit. Je
viens du Sud, de très loin, peut-être d'un pays qui n'existe plus. (Poisson
d'or, p. 11)

A première vue, le motif étant de l'ordre de la temporalité, le surnom ne pourrait

pas figurer dans la catégorie des appellations originelles que cette étude essaie d'identifier.

On pourrait également argumenter que cette désignation est liée aux conditions de vie du

personnage après sa captivité. La jeune fille a été, en effet, enfermée par ses ravisseurs

dans un sac noir, comme une bête. Lorsqu'elle a été vendue à Lalla Asma, elle est restée

ensuite enfermée dans la maison. A Paris, c'est au sous-sol qu'elle trouve refuge. Mais la

nuit, le fond noir du sac, les sous-sols, toutes ces étapes ne sont pas en elles-mêmes sans

rapport avec la notion du néant, avec le chaos originel, qui revient sous des formes diverses

dans les récits de Le Clézio. D'ailleurs, le personnage n'a de cesse de comparer

l'appartement du sous-sol à des« trous» ou à des« grottes», toutes choses qui évoquent le

centre ou disons plutôt le ventre de la terre, d'où émerge la vie, tandis que le sac, lui,

évoque la vacuité, le néant. Le nom « Laïta » peut donc figurer un manque absolu de

repères et conduire à l'idée d'un vide, ou encore d'un chaos naturel. C'est pourquoi on

pourrait aussi bien le classer dans la catégorie des désignations qui relèvent des modalités

d'une quête de l'originel et de l'élémentaire, dans la mesure où il renvoie à un état de

chaos initial.

Quoi qu'il en soit, on voit bien que, dans cet exemple, le personnage revient, avec

une nouvelle identité, là d'où il est parti, sans qu'il lui soit possible de retrouver ses parents

pour pouvoir reconstituer le puzzle de sa filiation. Cet état de chose montre bien que

l'important, finalement, chez Le Clézio, c'est bien plus cet élan vers des éléments originels

que le souci d'une reconstitution à l'identique qu'aurait davantage suggéré une visée

57
nostalgique. Le principal chez lui, c'est cette incursion dans le passé qui permettrait

d'élucider les zones d'ombre d'une histoire personnelle et collective. D'ailleurs, quand

bien même Laïla aurait retrouvé la terre où elle est née, elle ne décide pas de s'y établir

définitivement.

A l'opposé de la désignation « Laïla », il y a le nom de Nour, porté par un autre

personnage de Désert. Ce nom qui signifie « lumière » vient à propos. Dès les premières

pages du récit, le garçon avait reçu de son père, qui est lui-même désigné tout au long du

récit par le terme de guide, l'éducation nécessaire pour conduire à son tour la destinée des

hommes bleus. C'est une éducation qui passe nécessairement par les longues marches vers

le tombeau du saint homme. Cette démarche apparaît ici comme un recours aux origines,

dans la mesure où ce tombeau qui fait l'objet de pèlerinages se présente comme un lieu où

l'on vient se ressourcer. Cette responsabilité est à l'extrême lorsque le garçon reçoit du

cheikh mourant la bénédiction et la puissance indispensables à l'accomplissement de cette

mission. Ce nom qu'il porte met donc l'accent sur la fonction ou l'activité du personnage,

qui consiste à être promu comme le guide, l'éclaireur du groupe. Or, pour que cette activité

soit menée à son terme, la lumière passe pour une donnée indispensable. C'est ce que vient

combler le nom donné ici au personnage. Le nom « Nour » joue donc ici à la fois le rôle de

sujet et d'objet.

Il en va de même dans Etoile errante du personnage d'Esther ou Estrellita (qui

signifient «étoile»), noms qu'elle porte dans le cadre unique de l'intimité familiale. En

dehors de ce cadre, elle s'appelle aussi Hélène quand elle se trouve perdue dans la foule

d'enfants où 1 'on ne se pose pas de question sur les origines. En réalité, le nom d'Esther

par lequel ses parents la désignent porte en lui-même diverses significations. En effet, ce

58
nom marque pour eux l'attachement au peuple juif qui est le leur. C'est lui qui les relie à

leur origine. Dans le cadre de son usage ici, ce nom est aussi le signe de l'espoir dans cet

univers sombre de guerre où il y a la haine, la dénonciation et l'extermination. Car l'étoile

qui brille dans le ciel noir annonce des lendemains meilleurs. C'est d'ailleurs pour insister

sur cet aspect que le père de la jeune fille préfère l'appeler par la version espagnole de ce

nom. « Son père aimait bien cela, il disait alors son nom en espagnol : "Estrellita, petite

étoile" » (Etoile errante, p. 17).

De plus, ce nom renvoie à une grande figure biblique, notamment de l'Ancien

Testament, qui a eu à sauver le peuple d'Israël de l'extermination en plaidant auprès du roi,

la Bible étant par définition un élément de référence important dans l'étude de la

manifestation originelle. Le nom d'Esther renvoie donc à ce personnage important, et au-

delà, à une partie de leur histoire. A ce titre, on pourrait se référer aussi au nom Hawa porté

par deux personnages de Désert. Ce nom est en effet d'abord porté par la mère, avant que

la fille ne se l'approprie. Il est important parce qu'il signifie «Eve» et évoque ainsi la

première femme de l'humanité, présentée comme le symbole de la vie et à laquelle les

croyances religieuses font unanimement référence.

Le personnage de Hartani, dans Désert, fonctionne également dans le même

registre des personnages confrontés à une quête d'identité. Déjà le nom de substitution

attribué à ce personnage répond au fait qu'on ne sait pas non plus grand-chose de lui. Ici

aussi « Hartani » est une désignation porteuse de sens comme cela est expliqué dans le

récit. Ce surnom lui a été en effet donné « parce qu'il avait la peau noire comme les

esclaves du Sud » (Désert, p. I 04). Ce qui apparaît ici comme une simple comparaison

constitue, dans le même temps, le seul indice donné sur la provenance du garçon. Le

59
personnage est ainsi présenté comme pouvant faire partir de la tribu ou du peuple des

esclaves du Sud en raison de la couleur de sa peau qui est identique à la leur. Le surnom ici

donc indique la provenance probable de l'individu et l'inscrit dans une culture qui est

potentiellement la sienne. D'ailleurs, il confirme lui-même cette possible appartenance à

travers ce regard constamment tourné vers cette direction, et sa fugue, par la suite, vers le

Sud:

« C'est comme si une partie de lui-même était restée au lieu de sa naissance,


au-delà des collines de pierres et des montagnes enneigées, dans
l'immensité du désert, et qu'il devait un jour retrouver cette partie de lui-
même, pour être tout à fait un. » (Désert, p. 175).

La suite du récit ne nous indique pas s'il y parvient, mais le plus significatif est que

le surnom permet ici au personnage d'entreprendre ce retour vers le Sud qui pourrait être le

lieu de ses origines.

Dans bien d'autres exemples, on retrouve le même type de construction

onomastique avec d'autres personnages comme le mari d' Aamma, dans Désert, surnommé

« le Soussi, parce qu'il vient de la région du fleuve Souss » (p. 94), ou encore Jehanne

surnommée « Maramu », ce qui signifie «Vent du Sud », dans le récit intitulé « Vent du

sud» (Cœur brûle, p. 135). Avec ces différents noms, on voit bien que tout concourt à

situer les personnages dans un ancrage originel.

Dans Onitsha, le nom de Maou que porte la mère de Fintan n'est que la

déformation de Maria Luisa par le garçon (p. 13). Et pourtant c'est ce nom qui sera porté

par le personnage comme si, par ce procédé, Le Clézio voulait tourner le dos à une certaine

pratique culturelle des noms propres. Le nom du personnage tire son origine des hésitations

de l'apprentissage de la langue par l'enfant. Il n'a aucune valeur conventionnelle, il est

60
simplement inscrit dans un mouvement de spontanéité verbale qui s'attache aussi aux

premiers tâtonnements de l'enfant dans l'apprentissage de la langue. Le nom « Maou »

résulte du langage premier de l'enfant, et comme tel, il donne tout son sens à la quête de

l'originel et de l'élémentaire. Mais en même temps c'est un terme issu de la langue Fon,

présente aussi bien au Nigeria qu'au Bénin, et qui signifie en réalité « Dieu ».

Comme on le constate en nous arrêtant à ces quelques exemples, les personnages de

Le Clézio portent dans leurs différents surnoms les indices de leur origine, même si ces

informations restent vagues. Cela rend nécessaire, dans la perspective d'une quête

identitaire, leur élucidation tout au long de l' œuvre. On peut donc dire, à travers ces

exemples, que le surnom, qui joue ici pleinement le rôle du nom narratif, s'inscrit de

surcroît dans la quête originelle qui doit mettre fin, dans le même temps, à la crise

identitaire des personnages. Dans ce cas, on pourrait en déduire que les différentes

désignations permettent de donner une identité aux personnages, et par conséquent qu'elles

sont des appellations originelles.

Parallèlement à tous ces personnages dont les noms permettent de déterminer

l'identité, il en existe dans les textes de Le Clézio bien d'autres qui sont simplement

désignés par des pronoms personnels. Or ce principe d'anonymat peut, lui aussi, être le

cadre d'une recherche de l'originel et de l'élémentaire chez Le Clézio.

61
b. L'anonymat

Le principe de l'anonymat permet la mise en place d'un type de personnage à qui

ne correspond aucun terme de désignation mais dont la présence dans le texte est signalée

par l'usage de pronoms personnels ou d'autres termes traduisant cette absence de nom

propre. Nous pouvons aborder ce dévelopement sur les personnages « sans nom», ou

sujets anonymes, en partant de l'entretien que Lalla accorde à la presse, dans Désert.

-- On parle de vous, du mystère Hawa. Qui est Hawa ?

-- Je ne m'appelle pas Hawa, quand je suis née je n'avais pas de nom, alors

je m'appelais Bla Esm, ça veut dire "Sans Nom".

-- Alors, pourquoi Hawa?

-- C'était le nom de ma mère, et je m'appelle Hawa, fille de Hawa, c'est

tout. (Désert, p. 331)

La spontanéité avec laquelle Lalla évoque le nom de sa mère comme s'il était le

sien pourrait laisser penser à une simple fantaisie ou à une échappatoire. Mais en réalité, à

aucun moment dans l'œuvre, il n'est fait mention de son état civil. Le nom d'Hawa est

donc un nom de circonstance, d'emprunt. Toutefois ici encore le choix n'est pas fortuit

dans la mesure où il renvoie à l'évocation du mythe de la Genèse. En se faisant appeler

ainsi, en effet, Lalla choisit de se référer à ses propres origines à travers sa mère, mais aussi

à un nom qui renvoie aux origines de l'humanité. li y a donc ici la manifestation d'une

quête de l'originel et de l'élémentaire.

Tout comme elle, bien d'autres personnages, notamment les hommes du désert (que

l'on désigne par le terme générique« d'hommes bleus»), ne portent pas de noms. Et quand

62
il arrive que certains sont désignés (allusion faite ici au père de Nour), leurs noms ne

présentent aucune valeur sociologique véritable. Ces appellations sont, dans la plupart des

cas, employées par une seule personne, et dans un contexte particulier, pour expliquer tel

acte ou tel phénomène. Ainsi le nom de Es Ser que porte le guerrier du désert et qui lui a

été attribué par Lalla, seule à pouvoir le rencontrer, n'en est pas un en réalité. Il signifie,

comme l'explique par la suite la jeune fille, « le secret » en raison du cadre particulier de la

rencontre. C'est une rencontre qui, en effet, oscille ainsi entre rêve et réalité. Une telle

dénomination ne permet pas d'attester l'existence avérée du personnage et encore moins de

définir son identité. Ce guerrier semble de ce fait immatériel, intemporel, voire irréel.

D'ailleurs, c'est ainsi que sont présentés l'ensemble des nomades du désert, qui

apparaissent dans l'œuvre de Le Clézio à la fois sous l'aspect virtuel et factuel.

De plus, le nom même de Lalla par lequel on la reconnaît le plus aisément et par

lequel elle est désignée par son entourage, même s'il renforce son prestige parce qu'il

signifie en réalité «madame», n'est pas son vrai nom, pas plus qu'Aamma n'est un nom

propre puisqu'il signifie, lui aussi, «tante ».

Dans Etoile errante, il est aussi question de noms d'emprunt, ou de faux noms

portés par les protagonistes. Ce changement opéré dans les termes de désignation tient

avant tout à une question de survie, surtout pour des juifs en cette période de deuxième

guerre mondiale. Ainsi se donnent-ils de fausses identités auxquelles ils restent très

attachés pour échapper aux arrestations et aux déportations : « Un après-midi, des hommes

étaient venus, avec Mario, dans la cuisine, et ils avaient mis sur la table les cartes d'identité

pour tout le monde, pour Esther, pour son père et sa mère, pour Mario aussi. » (Etoile

errante, p. 56)

63
Le choix chez Le Clézio de ne pas faire porter de véritables noms à ses

personnages, ou de leur en faire porter d'autres qui ne relèvent pas du code onomastique en

usage, apparaît comme une prise de distance par rapport aux conventions et autres

conformismes imposés par les différentes sociétés. Cet écart appelle deux interprétations

possibles : il est une forme de préservation de la vie de ceux qui les portent car il ne faisait

pas bon de porter un nom d'allure juive. Il est aussi un acte de révolte contre le principe de

l'imitation en usage dans la société qui consiste à faire porter, à des personnages de fiction
50
des prenoms réels, faisant ainsi selon Balzac une véritable concurrence à l'Etat-Civil .

En ne nommant pas ses personnages dans ces exemples, Le Clézio fait prévaloir le

souci de les tenir à l'écart de tout ce qui relève de l'ordre de la culture, car le nom est une

donnée culturelle. Michelle Labbé, dans son étude de l'œuvre romanesque de Le Clézio, a

abordé la question de l'onomastique leclézienne comme une des modalités de sa prise de

distance par rapport aux conventions du roman traditionnel. Selon elle,

Accepter les conventions du roman, ou tout autre type d'écriture, qui assoit
son effet de réel sur les noms propres, présenterait le risque d'enfermer dans
un système sociopolitique qui a érigé en principe et en finalité l'accession à
la propriété. Nommer n'est plus créer mais posséder".

On observe aussi d'ailleurs chez Kundera ce souci de délester ses personnages de

patronymes, ce qu'il justifie en ces termes : « [ ... ] je ne voulais pas faire croire que mes
52
personnages sont réels et possèdent un livret de famille » .

50 Honoré de Balzac, La Comédie humaine (Avant-propos), Paris Seuil, 1965 [Paris, juillet 1842], p. 54.
51 Michelle Labbé, Le Clézio, l'écart romanesque, Paris, L'Harmattan, 1999, p. 18.
52 Milan Kundera, Les testaments trahis, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1993, p. 196.

64
Le Clézio rejoint, de ce point de vue, la position de Kundera, dans la mesure où ses

personnages ne portent pas non plus des nom s qui établissent clairem ent leur filiation et

leur identité.

A la suite de ces exem ples, qui sont loin d'être exhaustifs, on peut observer que les

œuvres de Le Clézio présentent un intérêt onom astique indéniable. Le mode de désignation

mêm e des personnages, loin de tom ber dans le conformisme des nom s propres devenus

courants et sans réelle portée sém antique, réintroduit le lecteur dans la sphère des sociétés

traditionnelles, où les noms sont parlants et signifiants. Nour, Laïla, M aou, Nono, Hartani,

Hawa, pour ne citer que ceux-là, sont des nom s ou des surnom s qui nous ram ènent en

arrière, aux tem ps de la Genèse et aux sociétés traditionnelles. Chaque nom donné ici par

Le Clézio est guidé par le souci permanent du retour vers les origines où justem ent chaque

nom évoque une légende, une réalité historique. Le Clézio a parfois recours, il est vrai, à

ces nom s propres pour désigner certains personnages.

Cependant, le constat est que ce sont des nom s qui traversent l'œuvre, d'un titre à

l'autre, comme si I'écrivain en manquait ou com m e si c'étaient les mêm es personnages qui

revenaient. On a ainsi le nom de M arim a qui est utilisé à la fois dans Onitsha et Poisson

d'or, tout comme Zohra ou même Laïla ou Leïla qui, à quelques nuances près, ressemblent

à Lalla ; on trouve, de même, Houriya à la fois dans Poisson d'or et Etoile errante. Cela

pourrait traduire sans doute le mépris dans lequel ces hommes et ces femmes sont relégués

au point qu'ils n'ont pas droit chacun à une identité qui leur soit propre.

Le fait pour Le Clézio de ne pas nommer ses personnages ou, à tout le moins, de

leur faire porter des surnoms ne pourrait-il être interprété comme un manque d'intérêt de sa

part pour les noms propres usuels dans les sociétés modernes? Quoi qu'il en soit, si le
65
jeune indien de la tribu des waunanas est surnommé John Gimson (du nom de celui qui l'a

recueilli et élevé), quand il est en ville, dans l'univers dit civilisé, et Bravito (nom donné

par ses parents parce qu'il semblait coléreux à sa naissance), quand il retourne à la nature,

il s'agit surtout de traduire par là justement la volonté qu'a le romancier d'opposer ce

monde plus authentique à une civilisation et une culture étriquées, avec leur lot d'artifices

et de conventions dont Alain Bentolila énonce quelques principes :

En fait, l'acte de nommer n'a rien de naturel : c'est une décision humaine
intelligente ; c'est la première étape de la pensée scientifique et de la pensée
tout court [ ... ]. Toute nomination est un choix, une étape vers la conquête
53
d'une nature à laquelle la pensée de l'homme impose une organisation .

53 Alain Bentolila, « Le propre de l'homme : le verbe», Raison présente, n° 145, l " trimestre 2003, p. 29.
66
Chapitre Il : Langage et expression :

une autre approche de l'élémentaire et

de l'originel

On observe dans l'œuvre de Le Clézio, en termes de langage, un encodage qui

s'inscrit dans une période où sont manifestes de nombreux indices de vacillements et

d'hésitations. Ces indices qui accompagnent le langage sous ses différentes formes

d'expression sont le signe évident d'un processus en pleine phase de construction. Pris

sous cet angle, c'est un langage qui ne s'est pas encore affiné, qui est à l'état brut, et qui

cherche donc encore ses marques. Cela donne le sentiment d'un discours en pleine phase

de gestation, et donc libéré de ce que Le Clézio, dans la préface aux Œuvres complètes de

54
Lautréamont, appelle le « langage-prison » . Chez notre auteur, le langage qui aspire à

cette forme de liberté laisse apparaître une volonté de capter la réalité des êtres et des

choses dans un élan, un surgissement, le tout porté par de puissantes images.

C'est cette spontanéité apparente qui confère une sorte de dimension originelle au

langage de Le Clézio, qui met en œuvre ce procédé et en éprouve la fascination chez

Thomas Mofolo. Dans la préface qu'il a écrite pour l'édition de 1981 de Chaka, une

épopée Bantoue, l'ouvrage de l'auteur sud-africain, Le Clézio dit qu'elle est«[ ... ] à la fois

l'œuvre d'un homme et celle d'un peuple, portée par un langage où sont encore sensibles

54
Lautréamont, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 9
(Préface).
67
55
les mystères de la création, où l'on entend encore les vérités premières » . Il ne fait aucun

doute que les propos de !'écrivain sur les caractéristiques particulières du langage dans le

livre de l'auteur sud-africain s'attachent surtout au discours narratif qui sous-tend le récit.

Mais il n'empêche que ces observations pourraient valoir, à certains égards, aussi bien

pour ses propres œuvres, notamment le langage prêté aux protagonistes. Chez ces derniers,

en effet, on observe un langage dont l'articulation se caractérise essentiellement par un

sentiment de vacillement et d'hésitations. Ces procédés mis en œuvre chez le Clézio sont

perceptibles à travers trois modalités qui feront ici l'objet d'analyse. Il s'agit notamment

d'étudier comment l'expression verbale, le langage gestuel qui pallie le mutisme, et

l'expression à travers des signes graphiques peuvent mettre en lumière, dans leur

fonctionnement, la recherche de l'originel et de l'élémentaire dans l'œuvre de Le Clézio.

1. Expression verbale et spontanéité langagière

Les prises de parole, du reste rares56 chez les personnages de Le Clézio, se

caractérisent par une forme de spontanéité langagière qu'on observe dans la plupart de ses

ouvrages. Cela pourrait s'expliquer en partie par la très grande jeunesse des protagonistes,

comme nous avons essayé de montrer dans les chapitres précédents. La conséquence d'une

telle pratique est qu'elle permet de définir un archétype de rapport au langage. C'est un

langage vrai, un langage à l'état pur pour ainsi dire.

55Thomas Mofolo, Chaka, une épopée bantoue, traduit directement de la langue Souto par V. Ellenberger,
Paris, Gallimard, coll.« L'imaginaire», 1981 [1940 pour la 1ère édition], p. 7.
56Ook Chung, dans l'introduction (p. 8) de son ouvrage le Clézio: une écriture prophétique, Paris, lmago,
2001, explique cette rareté par le souci pour Le Clézio de libérer le verbe du « langage des maîtres» pour le
conduire vers une poétique des origines, c'est-à-dire vers le silence.
68
Le signe manifeste de cette spontanéité langagière est à rechercher dans l'usage

particulier d'une syntaxe et d'un lexique qui, non seulement tranchent visiblement avec

toute forme d'académisme, mais aussi semblent décalés par rapport à la réalité culturelle

de la langue, avec ses codes et ses normes. Le Clézio s'explique à ce propos dans un

ouvrage écrit en commun avec Jémia, son épouse :

Il m'est impossible de concevoir une langue limitée à l'usage commun. Une


langue qui ne me soit pas propre. Chacun de nous doit parler en sa langue.
Une langue qui le rapproche et parfois l'éloigne du voisin, une langue où les
mots n'ont pas forcément le même sens. « Il s'agit de s'entendre sur les
mots», dit-on couramment. Et bien non, il faudrait plutôt entendre tout ce
qu'il y a dans les mots. L'écrivain, le conteur, sont peut-être ceux qui
57
parlent mieux leur propre langue .

Pour lui donc, la langue est créatrice et, comme telle, se tient à distance de toute

organisation syntaxique réductrice des libertés. Pour l'auteur d'ailleurs, un tel langage

affranchi des règles et autres contraintes est davantage porteur de vérité en ce sens qu'il ne

s'encombre pas d'un habillage esthétique qui présenterait les êtres et les choses sous un

angle biaisé. Son esthétique, au contraire, consiste en une présentation authentique, tantôt

dépouillée mais vraie, tantôt portée par un foisonnement de termes et d'images qui

donnent, du reste, aux textes de Le Clézio une certaine profondeur. C'est cela d'ailleurs

qu'il retrouve et apprécie dans le texte de Mofolo, comme il l'indique dans la préface qu'il

signe :

Le poète est celui qui parle encore pour nous la langue des dieux. La beauté
de ce langage vient d'abord de cette union avec la beauté de la vie, quand
tout est commencement, naissance. [ ... ] Il ne porte en lui aucun défaut,
aucune tare culturelle, mais ce qu'il exprime, il le dit simplement, avec toute
58
l'urgence d'un mythe ancien qui a traversé le temps sans s'altérer .

57
Jémia et J.-M.G. Le Clézio, Sirandanes, Paris, Seghers, coll.« Volubile», 1990, p. 64.
58
Thomas Mofolo, Chaka, une épopée Bantoue, op. cit., p. 7-8.
69
Qu'il s'agisse du champ lexical ou de la syntaxe dont se sert le personnage de Le

Clézio, ils ne sont pas, dans l'ensemble, loin de ceux en usage dans un discours d'enfant,

ou d'une expression orale, laquelle se caractérise en général par la simplicité et la

familiarité.

Car après tout, les personnages de Le Clézio sont, dans l'ensemble, des gens issus

des classes très pauvres, des marginaux, ou simplement des illettrés, mais surtout des

enfants et des adolescents. Avec eux, donc, le langage se présente sous la forme d'un acte

en phase de construction. Ainsi on retrouve dans les différents échanges entre les

personnages, dans la plupart des textes de l'écrivain, tout comme d'ailleurs dans la

narration elle-même, des termes et expressions qui renvoient à un usage oral et familier. Le

langage dans ce cas, résulte d'un ajustement par l'auteur du registre de langue au niveau du

type de personnage.

On pourrait donner comme exemple les nombreuses occurrences du pronom

démonstratif «ça»59, dont nous pouvons apprécier ici quelques illustrations, et d'autres

constructions du même genre : « [ ... ] mais c'est comme ça.» (Désert, p. 74), alors qu'on

aurait pu dire: « [ ... ]mais c'est ainsi»;« Lalla pense que ça doit être bien de savoir voler

comme cela» (Ibid., p. 74) »;«[ ... ]ça la fait bien rire.» (Ibid., p. 78); « [ ... ]même si ça

n'est pas tout à fait vrai » (Ibid., p. 95) » ; « Au contraire, il l'avait voulu très fort, ça

l'avait brûlé, il ne pouvait plus dormir, à Marseille» (Onitsha, p. 17); « Pourtant tu aimais

ça autrefois» (Ibid., p. 156); « Et qui décide de ça?» (Ibid., p. 157); « C'est vrai je t'ai

un peu parlé de tout ça» (Ibid., p. 207).

" L'usage excessif du terme dans son œuvre, notamment dans Voyage au bout de la nuit (1932), laisse
penser que Céline en est le promoteur dans le roman du 20bn, siècle.
70
L'utilisation excessive de ce pronom permet ici d'apporter au texte leclézien une

variante familière et orale. Elle donne par ailleurs le choix d'inscrire le langage dans une

forme de neutralité et de traduire ainsi une certaine liberté par rapport aux contraintes de la

langue bien formatée. Son emploi, en lui-même, permet de faire l'économie du choix d'un

genre, car après tout le regard de 1 'enfant n'est pas sélectif, il voit le monde tel qu'il se

présente à lui, avec parfois en outre cette difficulté que le pronom ça n'exprime

exclusivement ni le féminin ni le masculin, mais les deux en même temps. Il convient de

souligner, par ailleurs, qu'en plus de l'emploi excessif du terme «ça», on observe

également chez Le Clézio de nombreuses constructions anaphoriques et épiphoriques,

comme dans les exemples suivants :

C'était le silence, peut-être, venu du désert, de la mer des dunes, des


montagnes de pierres sous la clarté lunaire, ou bien des grandes plaines de
sable rose où la lumière du soleil danse et trébuche comme un rideau de
pluie; le silence des trous d'eau verte, qui regardent le ciel comme des
yeux, le silence du ciel sans nuages, sans oiseaux, où le vent est libre.
(Désert, p. 28)

Peut-être qu'il n'attendait plus rien, qu'il ne savait plus rien, et qu'il était
devenu semblable au désert, silence, immobilité, absence. (Désert, p. 29)

Le rôle de ces anaphores et épiphores consiste, dans Je texte, à mettre l'accent sur le

caractère répétitif de la langue. Les constructions répétitives donnent davantage le

sentiment de cette enfance qui s'écarte des règles complexes de la langue et s'exprime dans

une sorte d'apprentissage ou de spontanéité linguistique. C'est un langage où les mots sont

encore bruts, un langage « où sont encore sensibles les mystères de la création, où l'on

71
entend encore les vérités premières »60, un langage enfin redondant et qui confère à

l'œuvre des traits de poéticité.

Toutefois, au-delà de cette catégorie de personnages essentiellement jeunes dont

nous venons de voir quelques caractéristiques de la langue, il existe aussi chez Le Clézio

nombre de personnages adultes, lesquels n'ont cependant pas souvent droit à la parole.

D'ailleurs, d'une façon générale, il est à signaler que les œuvres de Le Clézio, dans leur

ensemble, donnent lieu à une narration qui laisse très peu de place aux propos des

personnages ; ceux-ci sont dès lors comparables aux hommes des origines, chez qui le

langage était encore inexistant. Le dialogue, chez Le Clézio, est significativement rare,

laissant ainsi l'avantage à un narrateur très présent, dont les propos essaient de combler ce

déficit qui se ressent d'ailleurs jusque dans le discours narratif. Dans son entretien avec

Claude Cavallero, paru dans la revue Europe, Le Clézio explique ce qui pourrait passer

pour un dysfonctionnement :

Pendant longtemps, j'ai eu d'ailleurs beaucoup de mal à concevoir l'idée de


personnage, à marquer la différence qu'il y a entre le personnage - en tant
que sujet qui voit - et l'instance narrative qui le voit. Ces deux regards me
semblaient indissociables, interchangeables. D'où le peu de place que
j'accorde en général aux dialogues des personnages, qui m'apparaissent
souvent comme un artifice pleinement justifié sur une scène de théâtre mais
beaucoup moins dans un roman, où la perception demeure somme toute
61
intérieure •

A ce sujet, Miriam Stendal-Boulos, dans sa thèse'", montre plutôt que !'écrivain

tend à adopter une démarche poétique qui ne repose plus sur « l'accumulation et l'excès

60
li s'agit ici d'appliquer à Le Clézio la même expression qu'il a lui-même employée dans la préface
consacrée à l'œuvre de Mofolo déjà citée.
61
In Claude Cavallero, « Les marges et l'origine», Europe, n° 765-766, janvier/février 1993, p. 170.
62
Miriam Stendal Boules, Chemins pour une approche poétique du monde: le roman selon J.MG le Clézio,
thèse, Montpellier, 1996.
72
baroque», mais sur un principe d'effacement, de dénuement, de dépouillement, dans

lequel la langue n'est pas épargnée.

L'exemple le plus manifeste de cet étrange mutisme est donné par les hommes

bleus dans Désert, un livre qui, dans son ensemble, passe plus par le silence que par

l'action. Tout au long du récit, ces nomades parcourent de vastes étendues dans un silence

lourd et pesant, communiquant très peu entre eux, comme si le grand vide de l'espace

désertique étouffait chez eux toutes les formes de paroles:« C'était comme s'il n'y avait

pas de noms, ici, comme s'il n'y avait pas de paroles. Le désert lavait tout dans son vent,

effaçait tout» (Désert, p. 12).

Les rares propos que le texte prête donc à ces personnages sont essentiellement

consacrés à chanter les louanges de Dieu dont la présence, selon eux, irradie tout le désert,

ou à se laisser pénétrer par la parole divine. Avec eux, la parole se fait presque uniquement

chant d'adoration et de prière, elle devient presque religieuse.

« Hh ! Hh ! Hh ! Hh ! » Il n'y avait plus de paroles, maintenant. C'était


comme cela, directement avec le centre du ciel et de la terre, uni par le vent
violent des respirations des hommes, comme si en s'accélérant le rythme du
souffle abolissait les jours et les nuits, les mois, les saisons, abolissait même
l'espace sans espoir, et faisait approcher la fin de tous les voyages, la fin de
tous les temps. (Désert, p. 65)

On pourrait donc dire qu'il se développe ici dans l'expression des nomades une

forme de rituel. Du fait de son caractère religieux, cette parole, aussi codifiée soit-elle,

demeure toutefois essentiellement portée vers l'instinctif et l'irrationnel. C'est d'ailleurs

pour cette raison qu'elle est comparée dans le texte à une rumeur qui gronde et se perd

dans l'immensité du désert, ou encore à l'appel d'un animal:

73
Quand Ma el Aïnine commença à rectter son dzikr, sa voix résonna
bizarrement dans le silence de la place, pareille à l'appel lointain d'une
chèvre. li chantait à voix presque basse, en balançant le haut de son corps
d'avant en arrière, mais le silence sur la place, dans la ville, et sur toute la
vallée de la Saguiet el Hamra avait sa source dans le vide du vent du désert,
et la voix du vieil homme était claire comme celle d'un animal vivant.
(ibid., p. 54)

Cette étrange attitude de mutisme est également observée par le personnage

d'Esther et les siens en route vers la terre d'Eretz Israël, dans Etoile errante. Et comme si

l'histoire n'était qu'un éternel recommencement, ces personnages, tout aussi silencieux que

le peuple des nomades, et pleins de ferveur religieuse, se laissent pénétrer par la mémoire

de la marche vers la terre promise, sous la conduite de Moïse, au temps où le peuple

hébreu dont ils sont les descendants lointains, sortait d'Egypte. C'est pourquoi d'ailleurs,

comme l'ont fait leurs aïeux, Esther et les sionistes accueillent dans le même silence

religieux les Ecritures. Cette lecture faite par Reb Joël, leur guide, rappelle celle des tables

de la loi par Moïse, guide du peuple sorti d'Egypte :

Devant l'échelle, il s'est arrêté, et il a ouvert le livre. Maintenant, tout le


monde était tourné vers lui, sans regarder davantage la ligne de la terre qui
s'étendait devant la proue du navire. Le commandant Frullo est venu, lui
aussi, et les marins ont éteint la radio. Dans le silence de la mer, la voix de
Joël s'est élevée. Il lisait lentement, dans cette langue étrange et douce, la
langue qu'avaient parlée Adam et Eve au Paradis, la langue qu'avait parlée
Moïse dans le désert de Sin. (Etoile errante, p. 203)

Le parallèle ici avec le peuple d'Israël à sa naissance est très significatif, dans la

mesure où il nous introduit au cœur du récit de la Genèse, avec ce que cela implique

comme discours encore fortement imprégné de divinité. On relèvera ici la mention d'Adam

et Eve, deux figures très significatives de l'élémentaire et de l'originel, et presque

incontournables quand on évoque la Genèse. On peut le dire, la parole religieuse soumet,

comme par l'effet d'un envoûtement, aussi bien les hommes bleus errant dans le désert que

les Juifs en marche vers la terre promise. En dehors de cette parole portée à la dimension
74
des dieux et qui lui confère son caractère originel, il n'y a que le silence qui règne chez

eux. C'est pourquoi, quand elle retentit, ces personnages abandonnent tout et se livrent à

l'ivresse des mots qui les transportent loin de la souffrance, dans l'univers de leur rêve, de

leur désir de bien-être. Pour eux, la parole est précieuse et il faut s'interdire de la proférer

vainement. Cette référence à la religion accrédite donc, bien plus que les autres éléments

que nous avons évoqués, l'idée d'un langage qui se situerait principalement du côté des

éléments originels, présentés dans leur proximité avec le divin.

Mais la dimension originelle du langage chez Le Clézio ne se limite pas à sa seule

ressemblance avec le discours répétitif et déstructuré d'une parole d'enfant, ni à ses seules

affinités religieuses. C'est un langage qui se veut en outre direct, incisif, cru, et

s'accompagne d'une large forme de liberté imaginative qui contourne assez largement le

domaine des normes syntaxiques et lexicales. « Si le langage était parfait, ) 'homme

63
cesserait de penser», écrivait d'ailleurs Paul Valery . C'est donc ce type de langage en

lui-même imparfait qui participe de la quête de l'originel et de l'élémentaire dans l'œuvre

de Le Clézio. Un exemple pris dans Hasard permettra d'illustrer ici nos propos. Le

personnage de Nassima appelle le serpent « la boa », au lieu du déterminant masculin

« le » comme le veut la norme grammaticale et syntaxique du français, parce que,

explique-t-elle, « les gens qui l'ont vendu ont dit : la boa » (Hasard, p. 109). C'est

d'ailleurs ainsi que sera désigné la bête dans la suite du récit. C'est donc un discours en

perpétuelle phase de création, et qui se détourne à travers les paroles d'enfants de l'usage

conventionnel. C'est un langage en pleine construction qu'on observe dans l'ensemble des

œuvres de Le Clézio et, comme tel, il bouleverse les normes de la langue. D'ailleurs, selon

63
Paul Valéry, Cahiers/, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1973, p. 400.
75
Bachelard, une des aspirations du langage est de se débarrasser de toutes les pesanteurs

pour se présenter à l'état pur et naturel :

Ce que le langage veut retrouver avec urgence, lassé des privilèges et des
interprétations, c'est cette marche qui irait selon le mouvement du regard :
l'aventure simple et tacite, brève, mais intense, comme au premier jour
après la naissance. Lorsque le monde le plus neuf, dans un champ de vision
restreint, n'offrait que des suites de jeux indépendants, de constructions
parfaites où chaque élément avait une valeur égale à l'ensemble. Lorsqu'il
n'y avait pas encore de force, pas encore de temps, mais seulement l'espace
64
ouvert, libre, immédiat, seulement l'espace, et la lumière .

Dans Poisson d'or, cette manifestation de l'oralité apparaît plus nettement, surtout

parce qu'il s'agit d'un récit dont la narration est homodiégétique. Le personnage de Laïla,

qui raconte elle-même son histoire, est une jeune fille « volée » qui devient bientôt une

aventurière. C'est donc elle-même qui construit son récit à partir des termes qui sont

propres à une jeune fille dont l'éducation n'a pas été faite par une institution, mais par la

rue, au fil de ses aventures et au contact des différentes personnes qu'elle aura rencontrées

sur son parcours. Parlant du personnage de Lalla Asma, par exemple, Laïla explique :

Elle voulait bien que je l'appelle « maîtresse »parce que c'était elle qui
m'avait appris à lire et à écrire en français et en espagnol, qui m'avait
enseigné le calcul mental et la géométrie, et qui m'avait donné les rudiments
de la religion. (Poisson d'or, p. 13)

Il convient de préciser ici que la maîtresse en question, qui se charge de donner une

instruction en français à la jeune fille, est elle-même d'origine espagnole. C'est dire

combien le niveau de ladite maîtresse peut laisser supposer certaines insuffisances

syntaxiques et lexicales. On est donc dans un cadre où, comme le dirait Jean Onimus, « la
65
spontanéité créatrice peut se défouler librement » . On retrouve donc chez elle aussi un

64
Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige »,
1993 [ 1960 pour la I ère édition], p. 160.
65
Jean Onimus, Pour lire Le Clézio, op. cit., p. 165.
76
discours très porté sur l'oral et avec également un usage important de « ça » : « Ça s'est

passé alors que je jouais dans la rue » (p. 12) ; « Ça le faisait rire » (p. 15) ; « Tout à coup,

elle m'a vue, et la colère a tordu sa bouche» (p. 30) ; « Sortis du tunnel, j'ai dit au taxi :

"Retournez en arrière" » (p. 246).

Dans Ourania, le cahier qui relate l'histoire du personnage de Raphaël présente le

même procédé de mise en œuvre d'une narration maladroite et déstructurée. On y observe

un manque de coordination dans le choix des temps de récit. Cela crée dans le texte donc

une forme d'instabilité qui permet de passer du présent au passé ou à l'imparfait, dans un

texte essentiellement construit sur des phrases assez brèves et simples. D'ailleurs le fait

que dans le camp, la communication se fait à travers une langue déstructurée, composée à

partir d'éléments hétéroclites, explique cet usage moins rigoureux des règles de cette

langue. Nous sommes donc dans l'improvisation, dans l'invention ou la réinvention de la

langue, comme l'explique ici le personnage de Raphaël :

« Dans elmen, chacun parle comme il veut, comme cela lui vient, en
changeant les mots, ou bien en se servant des mots des autres. Ce qui est
particulier, c'est que cette langue ne sert pas seulement à parler, mais à
chanter, à crier, ou à jouer avec les sons. Parfois tu as simplement envie de
faire des sons, pour rire, pour imiter. Tu changes l'ordre des mots, tu
transformes les sons, tu ajoutes des parcelles d'autres mots à l'intérieur, ou
tu imites les accents, mais aussi le bruit de la pluie, du vent, du tonnerre, le
cri des oiseaux, la voix des chiens qui chantent la nuit. ( Ourania, p. 165-
166)

On découvre dans l'adoption d'un tel mode d'expression la volonté de ces

personnages issus d'origines diverses de renoncer à ce que Mircea Eliade désigne comme

77
66
« le langage usé par l'histoire » , et de tenter l'expérience d'une langue dont les principes

reposent sur des signes libres et surtout élémentaires.

A travers ces quelques exemples, dont l'objectif n'est pas de dresser ici un tableau

complet de l'usage de la langue dans les différentes œuvres évoquées, on pourrait dire que

les différents écarts constatés participent, dans leur fonctionnement, à la mise en œuvre

d'un discours qui s'affranchit des contraintes normatives pour s'incarner dans une forme
67
de langage originel, lui-même matériau d'un monde à «habitation ragréée » • Et parce

qu'ils s'affranchissent d'une logique grammaticale et syntaxique contraignante et

réductrice, parce qu'ils se nourrissent d'une dimension poétique importante et d'un

foisonnement d'images, les textes de Le Clézio font preuve d'une densité et d'une

profondeur certaines. Le Clézio, dans son œuvre, libère le verbe et donne ainsi au texte une

force poétique proche de l'originel.

Mais plus que le verbe, le langage chez l'écrivain passe aussi, de manière

significative, par l'art gestuel, lequel a aussi la valeur d'une expression de l'originel et de

l'élémentaire dans l'œuvre de Le Clézio.

66
Mircea Eliade, la nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions, Paris, Gallimard, 1971, p.
181.
67
L'expression est de Jean-Claude Pinson, « Pour une critique poéthique », L'invention critique, Nantes,
Cécile Défaut, 2004, p. 66.
78
2. L'expression gestuelle

La communication à travers le développement de la gestuelle dans les livres de Le

Clézio s'explique en partie par une attitude de mutisme qu'on observe chez certains

personnages.

Il y a en effet une présence presque systématique de personnages muets dans les

textes de Le Clézio. La conséquence d'une telle option est que le langage chez l'auteur est

très souvent limité à celui des gestes et des sens. On a ainsi Bogo dans Les géants, Aurore

de Sommerville dans Révolutions, Oya dans Onitsha, la jeune fille au nom inconnu

rencontrée par John Burckhardt, dans le récit Trésor, ou encore le Hartani dans Désert,

dont il n'est fait aucune mention de paroles à aucun moment, dans les différents textes. Il

s'agit alors de se demander comment le mutisme observé chez ces différents personnages

pourrait être appréhendé comme un signe manifeste de la recherche de l'originel et de

l'élémentaire.

Pour répondre à cette question, l'exemple du dernier personnage cité semble le plus

pertinent dans la mesure où il incarne le mieux cette figure du muet chez qui, en absence

de parole, se substitue une activité communicationnelle paradoxalement plus grande alors

qu'elle est fondée sur une gestuelle. Cette incapacité observée chez ce jeune berger à

échanger avec les autres par le canal de la langue est d'ailleurs diversement interprétée

dans l'œuvre par son entourage. Si certains le présentent comme l'incarnation d'esprits

malfaisants, pour d'autres, il est simplement sourd-muet. L'explication de Lalla à ce

propos, elle, de présenter le mutisme du jeune berger non pas comme l'effet d'un simple

79
handicap, mais comme une abstention volontaire qui lui permet d'observer une certaine

distance avec les autres habitants de la Cité :

[ ... ] ça n'a pas d'importance au fond, parce que maintenant Lalla sait que
les paroles ne comptent pas réellement. C'est seulement ce qu'on veut dire,
tout à fait l'intérieur, comme un secret, comme une prière, c'est seulement
cette parole-là qui compte. Et le Hartani ne parle pas autrement, il sait
donner et recevoir cette parole. Il y a tant de choses qui passent par le
silence[ ... ]. Les n'attendent que des paroles, ou bien des actes, des preuves,
mais lui, le Hartani, il regarde Lalla, avec son beau regard de métal, sans
rien dire, et c'est dans la lumière de son regard qu'on entend ce qu'il dit, ce
qu'il demande. (Désert, p. 123)

Selon Lalla, la communication n'est donc pas nécessairement liée à la parole. C'est

pourquoi le silence du jeune berger apparaît comme un acte déterminé. Dès lors, le choix

d'adopter une telle posture, qui ne lui laisse que la possibilité de communiquer par des

gestes, doit être perçu comme un engagement. La quête de l'originel et de l'élémentaire

réside précisément dans cet engagement, dans la mesure où, en se détournant de l'usage

qui privilégie la parole, et en s'exprimant par aux gestes, il choisit un mode d'expression

qui paraît ressortir à la nature (songeons aux primates), et en tout cas se déployer au

détriment de la parole comme élément culturel.

Dans cet exemple, l'argumentation de la jeune fille, qui privilégie l'hypothèse d'un

écart volontaire du personnage, semble pertinente. Dans tout le récit, en effet, on peut

constater que le jeune berger passe plus de temps derrière son troupeau de brebis qu'en

compagnie des autres habitants de la Cité. Pour autant, cet éloignement ne semble pas

avoir de conséquences sur son épanouissement dans la nature. Au contraire, il en tire une

jouissance qu'il laisse éclater en présence de Lalla.

80
Pour la jeune fille, c'est cette disposition particulière, ce contact presque permanent

avec les animaux et la nature, qui a permis au jeune berger la mise en œuvre d'un moyen

très original et aussi originel de conversation reposant sur un flux important d'images

issues de sa gestuelle. Le Hartani semble donc parfaitement s'accommoder à son handicap

de la langue, auquel il substitue des gestes et des signes tout aussi efficaces pour se faire

comprendre. Par ces gestes expressifs, il restitue chaque élément et décrità sa manière,

dans les détails les plus méticuleux, chaque phénomène, affichant ainsi une sorte

d'harmonie parfaite avec la nature.

Dans tous les cas, ce refus du personnage de se conformer à la culture et à la

pratique langagière ouvre, pour lui, la possibilité d'un développement de la gestuelle, un

mode de communication qui va être surtout manifeste dans ses échanges avec Lalla. Ces

gestes dessinent des mots qui sont comparables à ceux décrits par Le Clézio dans Vers les

icebergs : « Ils arrivent facilement, sans qu'on les cherche, ils sont légers, ils ne veulent

rien, ils n'écrasent pas. Des mots aériens, suspendus sur le ciel blanc en escadres

immobiles. » 68

La jeune fille, elle, a en usage la langue parlée à la Cité, et qui est probablement le

français. Mais dans leurs échanges, cette langue est absente, laissant ainsi le champ libre

aux gestes, qui sont le fondement de la communication. C'est donc une gestuelle qui est,

dans son fonctionnement, capable de pallier suffisamment ce manque d'expression vocale

entre les deux sujets sans que la valeur de la conversation soit altérée :

Surtout, ses mains savent parler [ ... ] . Ce ne sont pas vraiment des histoires
qu'il raconte à Lalla. Ce sont plutôt des images qu'il fait naître dans l'air,

68
J.M.G Le Clézio, Vers les icebergs, Paris, Fata Morgana, 1978, p. 60-61.
81
rien qu'avec les gestes, avec ses lèvres, avec la lumière de ses yeux. Des
images fugitives qui tracent des éclairs, qui s'allument et s'éteignent, mais
jamais Lalla n'a rien entendu de plus beau, de plus vrai [ ... ]. li parle comme
cela, pendant longtemps, il fait apparaître des oiseaux aux plumes écartées,
des rochers fermés comme les poings, des maisons, des chiens, des orages,
des avions, des fleurs géantes, des montagnes, le vent qui souffle sur les
visages endormis. (Désert, p. 124-125)

Les animaux et autres phénomènes évoqués par les gestes et les grimaces du jeune

berger permettent aussi d'aborder le principe de la comparaison, également très présente

dans les textes de Le Clézio. Ce jeu de rapprochements, qu'il soit le fait du personnage

comme nous l'avons indiqué avec le Hartani, ou qu'il relève du discours narratif, a pour

but de susciter chez le lecteur la représentation de l'objet décrit et de mieux faire sentir sa

présence. La langue cesse, dès lors, d'être une simple langue. Elle se fait porteuse

d'analogies. Et par ce flux d'images, c'est tout un paysage qui se dessine.

En se retirant dans la nature où il a appris à imiter les gestes des animaux, à repérer

leur gîtes, à s'abriter dans les grottes, le Hartani donne l'image d'un homme heureux et

épanoui qui se plaît à retourner à l'état sauvage où, sans la parole, le développement de

gestes dans le cadre communicationnel se fait plus important. Car, après tout, la gestuelle

précède la parole. C'est d'ailleurs pour cette raison que Lalla, admirative, se laisse

entraîner par lui et apprend à ses côtés cette autre façon de vivre, cette expérience de la vie

primitive qui voit dans la nature une inestimable source de richesse et de ressources

intérieures. Lorsque la jeune fille et le berger sont ensemble, ils n'ont pas besoin des mots

pour se comprendre, car les gestes se font langage. lis tracent dans le vide de l'atmosphère

des signes multiples d'expression. De cette manière, les deux protagonistes se

communiquent leurs désirs, leurs rêves, et surtout celui de s'en aller, de fuir loin de la

«Cité», d'être libres enfin.

82
La communication entre Oya et les autres personnages, notamment Maou ou

Fintan, dans Onitsha, se fait, elle aussi, à travers un échange de gestes. C'est un

personnage qui, lui non plus, n'a pas l'usage de la parole dans l'œuvre, et est présenté par

Sabine Rodes sur un ton à la fois moqueur et méprisant : « Regardez-la, Signora Allen,

c'est elle qui hante votre mari, c'est la déesse du fleuve, la dernière reine de Meroë !

Evidemment, elle n'en sait rien. Elle est folle et muette.» (Onitsha, p. 173)

Ce à quoi Maou réplique, indignée: « Laissez-la tranquille, elle n'est pas une reine,

ni une folle. C'est une pauvre fille sourde et muette dont tout le monde profite, vous n'avez

pas le droit de la traiter comme une esclave. » (Ibid.)

Il est vrai que la présentation de la jeune fille telle que le fait le personnage de

Sabines Rodes est dans un registre parodique. Mais elle est surtout révélatrice de l'identité

réelle ou supposée d'Oya, considérée comme une déesse du peuple de Méroé. Perçue

comme telle, c'est donc par définition un être supérieur qui se situe au-delà des clivages

linguistiques, la langue étant présentée comme un facteur culturel. C'est d'ailleurs ce qui

explique sa prise de distance par rapport aux autres habitants d'Onitsha. Le fait pour elle de

mener une vie quelque peu effarouchée sur une vieille coque de bateau, et surtout son

mutisme apparaissent comme la manifestation d'une recherche, aussi bien dans le langage,

des valeurs originelles et élémentaires. Avec elle donc, en absence de l'usage de la parole

qui aurait pu la lier aux autres, on retrouve un mode de vie primitif où les gestes restent le

seul recours pour entretenir une relation avec les autres.

Avec Oya d'un côté et Maou et Fintan de l'autre, on est dans le cadre de la

confrontation de deux cultures : une culture traditionnelle, lointaine, reposant

essentiellement sur des pratiques élémentaires, primaires incarnée par la jeune muette, et
83
une culture occidentale et contemporaine fondée sur des codes et des normes définies

représentée par Fintan et Maou. Les gestes et les signes sont le seul moyen de concilier ces

deux horizons. D'ailleurs cette tendance à une vie repliée sur des données originelles se

manifeste à plusieurs reprises chez Oya, au-delà du choix de la gestuelle comme mode

d'expression. Et l'un des exemples les plus marquants est quand elle se sauve du

dispensaire, où elle serait pourtant assurée de bénéficier de meilleures conditions sanitaires

pour la naissance de son enfant, et s'isole dans la vieille coque de bateau pour attendre

l'événement.

En revanche, pour le personnage de Nassima dans Hasard, le langage des gestes au

détriment de la parole constitue une stratégie d'approche du personnage vers l'espèce

animale, tout en traduisant parfaitement l'idée de recours à l'originel et à l'élémentaire

défendue par Le Clézio. Cela se manifeste à travers le choix que fait le personnage de se

rabaisser jusqu'au niveau de l'animal, de s'identifier à lui, pour mieux appréhender les

conditions d'un échange possible :

Nassima n'avait pas besoin de mots. D'instinct elle était entrée dans ce
monde, elle avait rejoint la vie de la forêt et du fleuve. Ainsi avait-elle pu
s'approcher de la boa, lui parler, devenir son alliée, se lier à elle jusqu'à ce
qu'elles ne forment plus qu'une seule personne, corps enlacés et tête contre
tête. (Hasard, p. 100)

Le parallèle qu'on pourrait établir ici aussi entre le rapprochement décrit dans cet

extrait et le récit de la Genèse, qui met en lumière le lien entre le serpent et Eve, est en lui-

même indicatif de la volonté, pour Le Clézio, de se référer à l'originel. Cette régression à

une dimension quasi animale et l'enlacement qui s'ensuit pourraient être interprétés à la

fois comme la représentation de la parfaite harmonie qui existait dans l'univers créé et

entre les deux espèces, avant l'acte de la désobéissance. De même, il pourrait tout aussi

84
bien s'agir du signe d'une réconciliation entre la femme et le serpent, parvenus de nouveau

à un niveau de compréhension fondée, dans le texte, sur un échange de regards et de

gestes. Car, après tout, le mythe de la Genèse situe l'épisode de la relation entre le serpent

et la femme avant l'avènement de la langue. Cela montre bien l'importance des gestes dans

la communication et illustre parfaitement l'idée d'un recours à l'originel et à l'élémentaire,

tout comme le langage que véhiculent les images visuelles dans les textes de Le Clézio.

3. Le langage des images visuelles et l'expression

de l'originel

Depuis ses débuts avec Le Procès-verbal, l'œuvre romanesque de Le Clézio a la

particularité de s'accompagner de la transposition d'éléments divers. Ces éléments sont de

plusieurs ordres, allant des biffures, de collage d'articles de journaux, de pages entières de

termes (parfois sans rapport direct avec le récit qui, lui-même, n'évolue pas sur un mode

linéaire), aux schémas et aux images. Cette présence d'images et autres éléments

graphiques est si importante et si récurrente qu'on ne saurait ignorer qu'ils jouent un rôle

assez important dans le récit. Le terme d'image fait ici allusion aux dessins et autres

symboles graphiques qu'on peut trouver dans les textes de Le Clézio. D'ailleurs, cette

pratique leclézienne des images qui accompagnent parfois le texte s'inscrit dans la droite

ligne de ce que Paul Valery considère comme l'état naturel de l'esprit créateur de

l'homme. Cela sous-entend un cadre idéal de foisonnement où les idées sont exprimées

85
sous diverses formes. Dès lors, on pourrait dire que c'est un état d'esprit qui est instable et
69
irrégulier.« Notre esprit ne serait rien sans son désordre[ ... ] » , écrit Paul Valéry.

Le personnage d'Adam Pollo du premier roman de Le Clézio est d'ailleurs l'une

des meilleures illustrations de cet état d'esprit, spontané, prolifique, désordonné. Adam

Pollo, en effet, est une espèce de personnage illuminé, mentalement insaisissable. Mais

l'usage dans l'écriture de Le Clézio à la fois des images et des textes, loin d'être le simple

fait d'un dérèglement mental, est l'expression d'une esthétique en mesure de traduire son

souci de s'en référer aux valeurs originelles et élémentaires.

Dans un entretien avec Pierre Lhoste, le romancier évoquait l'intérêt particulier

qu'il attachait à chaque élément, aux moindres détails des êtres et des choses au quotidien.

« Je suis, disait-il, ému par une mouche, par une trace de pas dans le ciment, par un avion
70
qui passe, par tout ce qui me semble chargé de vie » . Cette expressivité qui se dégage

selon lui de toute chose, comme on peut le déduire des exemples hétérogènes qu'il donne

ici, peut être incarnée par les images qu'on rencontre dans ses œuvres.

Dans son article « le propre de l'homme: le verbe», Alain Bentolila fait cette

observation :

Rien ne paraît plus naturel que de désigner par les mots les images que
distinguent nos yeux, les bruits que différencient nos oreilles, les goûts que
révèlent, dans leur diversité, nos papilles, les odeurs variées que captent nos
· 71
nannes .

69
Paul Valéry, Œuvres, tome 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1960, p. 898.
70
Pierre Lhoste, Conversations avec Le Clézio, Paris, Mercure de France, 1971.
71
Alain. Bentolila, « Le propre de l'homme : le verbe», Raison présenie, op. cit.
86
Les images représentées dans le roman leclézien prennent quelque peu le contre-

pied de cette idée car elles apparaissent dans les textes parfois comme la transposition

beaucoup plus authentique d'une expérience sensible. Elles interviennent dans le texte là

où le narrateur fait le constat des limites des mots pour traduire une certaine réalité. Car,

comme l'exprime Jean Onimus,

Quand on veut exprimer une vérité, nul besoin de métaphore ; mais quand
on veut montrer le réel « avec l'index qui pointe», il ne suffit pas de
nommer, il faut suggérer car le réel est concret, alors que le vrai est abstrait
72
et peut se répéter à l'identique •

L'exemple de cette matérialisation est donné dans Désert avec le dessin en forme

de cœur qu'on retrouve incorporé à deux reprises dans les pages. Quand il est décrit la

première fois gravé sur la porte de Monsieur Ceresola à la page 305, avant d'être reproduit

dans les pages du récit, il n'est accompagné d'aucune autre forme d'explication. Mais on

pourrait déjà supposer qu'il vient comme une consolidation du portrait du personnage

établi quelques lignes auparavant, personnage présenté comme un homme sans histoires

avec son entourage :

[ ... ] Monsieur Ceresola, lui, est différent. C'est quelqu'un que Lalla aime
bien. ( ... ]. Les gens l'aiment bien, ici, au Panier, parce qu'il est poli et
aimable avec tout le monde, et qu'il a l'air de dignité, avec son habit noir
démodé et ses souliers cirés. (Désert, p. 303-304)

On retrouve le même symbole en forme de cœur à la page 332, cette fois utilisé par

Lalla comme autographe. Mais ici, il est présenté comme le signe de sa tribu qu'elle

reproduit simplement, celui dont on se sert pour marquer les bêtes afin de mieux les

identifier.

72
Jean Onimus, Pour lire Le Clézio, op. cit., p. 195-196
87
Ce symbole en forme de cœur que Lalla s'approprie, loin d'être une marque banale,

est d'une expressivité qui est véhiculée par sa forme. En effet, il traduit l'aspiration

profonde des hommes du désert et de leurs descendants, dont Lalla est une digne

représentante. En le reproduisant à la place des mots que son illettrisme ne lui permet pas

d'écrire, elle se sert de ce signe en apparence sans importance pour lancer un appel à

l'amour auquel cette image renvoie le plus souvent:«[ ... ] comme Hawa ne sait pas écrire,

elle dessine seulement le signe de sa tribu, celui qu'on marque sur la peau des chameaux et

des chèvres, et qui ressemble un peu à un cœur. » (Désert, p. 332)

Mais au-delà de cette explication, le symbole du cœur exprime plusieurs sentiments

qui vont bien plus loin que la simple affectivité. Les deux apparitions du symbole, qui

visiblement appartiennent chacune à une sphère religieuse différente, donnent la pleine

mesure de sa reconnaissance universelle comme une marque de pacifisme.

De la même manière, on retrouve dans Onitsha, des symboles divers et autres

dessins qui représentent des divinités complexes à définir et à décrire, et qui viennent en

appui à la narration. D'ailleurs, chez Le Clézio, l'écriture et le dessin sont deux activités

qui se complètent souvent, comme il l'explique à Gérard de Cortanze: « [ ... ] avant de

construire un roman, il faut que j'aie accumulé énormément de dessins, de croquis, de

73
repères, même si je ne m'en sers absolument pas » .

Les textes de Le Clézio font également référence à des traces et autres signes qui

constituent une autre modalité de communication, tantôt entre les différents protagonistes

du texte, tantôt entre le narrateur et le narrataire.

73
ln Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement», article déjà cité, p. 28.
88
Dans Désert, par exemple, il est aussi question de signes tracés sur les parois de la

grotte ou sur les pierres que Lalla découvre dans ses moments de solitude. Ces signes

gravés dans la pierre témoignent de l'existence et de la présence dans ces lieux d'autres

hommes depuis longtemps.

A travers donc ces vestiges, les peuples anciens donnent aux peuples

contemporains, notamment à Lalla et aux habitants de la Cité, le témoignage de leur vie au

quotidien. Les images découvertes sur les pierres permettent en outre de connaître un peu

plus les espèces animales qui ont vécu là auparavant et qui ont disparu au cours des temps,

même si parfois les personnages, à l'image de Lalla, ont du mal à comprendre ces

inscriptions :

Sur certaines roches il y a de drôles de signes qu'elle ne comprend pas, des


croix, des points, des taches en forme de lune, des flèches gravées dans la
pierre. Ce sont des signes de magie, peut-être; c'est ce que disent les
garçons de la Cité, et pour cela ils n'aiment pas venir jusqu'au plateau
blanc. (Désert, p. 89).

A travers les éléments évoqués dans cet extrait, il pourrait bien s'agir d'indiquer

l'activité, comme par exemple la chasse, et la période où elle eut vraiment lieu. De même,

lorsque le personnage de John Burckhardt marche sur les traces du voyageur dans le

passage du Syk, la cité des morts, les marques sur les parois de la grotte et les empreintes

lui permettent de se projeter dans les temps très anciens des personnages qui ont vécu là,

ou ont simplement marqué leur passage en cet endroit, comme le révèle son journal :

A mesure que la lumière du jour augmente, je distingue sur les parois les
marques, les balafres, les fissures qui montent jusqu'en haut, les signes
effacés, déjà retournés au temps géologiques. J'ai le cœur serré, j'ai du mal
à respirer, parce que je suis entré dans un autre monde, un monde où les
génies ont laissé leurs traces. Le temps n'est qu'un battement, etje suis tout
près du voyageur, je marche dans son ombre. (Cœur brûle, p. 160-161)

89
Il est entré ici, comme dans sa propre tombe, sans savoir vraiment qu'ilavait _'fi.
atteint le but de son voyage. Je marche sur ses traces, maintenant je lis ma
propre histoire sur les empreintes de la falaise. Je glisse dans le même creux,
j'entre dans la même antichambre. (p. 165)

Quand Esther la Juive et Nejma la Palestinien, dans Etoile errante, se rencontrent

pendant de très brefs instants, le regard, mais surtout leurs prénoms respectifs qu'elles

échangent permettent d'établir entre les deux personnages un lien continu de

communication malgré la grande distance qui les sépare et les séparera désormais. En effet,

les deux jeunes filles ne vont plus jamais se rencontrer en raison du conflit qui oppose leurs

peuples respectifs. Toutefois, le nom de l'une, marqué sur le cahier de l'autre, permettra

d'entretenir une présence, à qui l'on peut penser que le récit mené dans le journal est

adressé:

C'est à elle que je pense, maintenant, écrit Esther dans son journal, Nejma,
ma sœur au profil d'Indienne aux yeux pâles, elle que je n'ai rencontrée
qu'une fois, au hasard, sur la route de Siloé, près de Jérusalem, née d'un
nuage de poussière, disparue dans un autre nuage de poussière, tandis que
les camions nous emmenaient vers la ville sainte. Quelquefois il me semble
que je sens le poids léger de sa main posée sur mon bras, je sens
l'interrogation de son regard, je la regarde tandis qu'elle écrit lentement son
nom en caractères latins sur la première page de son cahier noir. C'est la
seule certitude que je garde d'elle, après toutes ces années, à travers le
nuage de poussière qui l'a recouverte, ce cahier noir où j'ai écrit moi aussi
mon nom, comme pour une mystérieuse alliance. (Etoile errante, p 307)

Loin d'être de simples caractères gravés sur la page blanche du cahier, leurs

différents prénoms constituent pour chacune de véritables symboles de la présence de cette

amie qu'on rencontre et qu'on perd aussitôt.

Ces quelques exemples relevés dans les différentes œuvres permettent de constater

que, chez Le Clézio, l'écriture est portée par un langage où sont sensibles les signes les

plus élémentaires. Tout en faisant sauter le verrou des barrières linguistiques, ce langage,

90
sous ses formes variées, participe à la mise en œuvre de ce qu'il y a d'élémentaire et

d'originel.

En définitive, on observe que dans l 'œuvre de Le Clézio, le personnage est bien

présent, ou retrouve une certaine place. Il revient au cœur de la démarche narrative de

l'auteur. Toutefois, il est présenté dans les différents aspects de sa caractérisation comme

un être pris dans son essence, ou dans une dimension qui intègre les éléments qui

participent de l'essentiel, de l'élémentaire, de l'originel. Cela se traduit, dans la pratique,

par le choix de l'enfance ou de l'adolescence comme spécificité, par le choix d'un mode

particulier de désignation, et par un langage qui, par sa spontanéité et son caractère de

langage à l'état brut, outrepasse les règles établies, et se présente comme une expression

libre, authentique et vraie. Le personnage tel qu'il apparaît dans l'œuvre de Le Clézio est

donc un individu dépouillé, réduit à sa plus simple expression, ramené à son essence

même. Miriam Stendal-Boulos74 a évoqué cette absence de profondeur psychologique et

d'ancrage social chez le personnage leclézien. Il exprime, selon elle, plutôt qu'une

recherche réfléchie, une simple pulsion qui fait de lui un être présenté avec quelques traits

grossiers. C'est donc un personnage réduit à l'essentiel des éléments de caractérisation, un

personnage présenté dans sa dimension première, car pour Le Clézio, il est, avant tout, de

l'ordre de l'évanescence :

C'est quelqu'un de passage; quelqu'un à qui, justement, on a prêté la vie et


qui va pouvoir la rendre. D'ailleurs, les personnages de roman me font
souvent l'impression de gens à qui on a prêté la vie, une vie qui n'est pas
définitive et qu'ils vivent l'espace d'un instant littéraire - ce n'est pas une

14
Chemin pour une approche poétique du monde: le roman selon J.M.G le Clézio, thèse de doctorat
soutenue en 1996 à l'université de Montpellier.
91
vie durable. Les personnages de roman, comme les personnages de bande
75
dessinée, sont des personnes éphémères .

Au-delà donc de sa simple relégation au second plan, cette dimension du

protagoniste, qui repose sur un sentiment de flottement généalogique, ou de non-

appartenance participe à la mise en œuvre d'une esthétique de l'élémentaire et de

l'originel. Car les quelques traits grossiers évoqués ici peuvent être perçus comme

l'expression de portraits simplement esquissés pour laisser apparaître l'individu dans son

être profond. Dans cet ensemble de choix qui témoignent diversement du recours à

l'originel et à l'élémentaire, l'espace narratif est aussi d'une grande importance, d'où

l'intérêt ici de son analyse.

15
ln Jean-Louis Ezine, Ailleurs, Paris, op. cit., p. 60.
92
Chapitre Ill : Spatialité et quête de

l'originel

Il serait difficile de cerner le personnage d'une œuvre sans le placer dans un lieu

qut apparaisse comme un repère initial d'où l'on part pour en atteindre un autre, ce

parcours étant lui-même ] 'un des fils qui composent la trame du récit. Cela dénote tout

l'intérêt que cet aspect requiert dans une œuvre romanesque. « Un roman sans personnages

est possible, un roman sans histoire peut-être, mais pas un roman sans espace », écrit

Vincent Jouve pour souligner l'importance de la spatialité dans la création romanesque.".

L'espace, c'est donc l'ensemble des lieux où se déploie l'existence du ou des personnages,

l'endroit où s'inscrit la dynamique d'une fiction, dans la mesure où le roman, même s'il est

justement défini comme une œuvre fictionnelle, implique nécessairement la définition d'un

tel cadre. L'étude de l'espace dans une œuvre romanesque revient donc à situer dans des

limites géographiques, sortes de balises, les personnages et l'action par lesquels cette

œuvre prend vie.

D'ailleurs, comme dit Henri Godard, « tout autant qu'à raconter des histoires, le

roman a vocation à dire le monde » 77. Dire le monde, c'est dans une certaine mesure en

définir et en explorer les contours.

76 Vincent Jouve, « Espace et lecture : la fonction des lieux dans la construction du sens », Création de
l'espace et narration littéraire (actes du colloque de Séville 6-8 mars 1997), Cahier de Narrato/ogie, n° 8, p.
191.
77
Henri Godard, Le roman, mode d'emploi, op. cit., p. 21.
93
L'étude de l'espace dans une œuvre romanesque amène à se poser quelques

questions essentielles qui concernent, entre autres, le ou les lieux où se déroule l'action, les

éléments qui composent ces espaces, ou leurs représentations. La démarche narrative de Le

Clézio s'inscrit dans ce schéma classique et met en relief un décor narratif. Mais l'intérêt

pour nous d'étudier ici les questions relevant de l'espace narratif dans les textes de

l'écrivain réside dans le fait qu'une telle étude nous permettra de déterminer chez Le

Clézio lesquels des espaces mis en œuvre expriment une certaine approche de l'originel et

de l'élémentaire. Nous serons ainsi amené à examiner comment, dans l'œuvre, les lieux

précaires et minéraux, le désert, les bidonvilles, les terrains vagues, les lieux de transit et

les espaces étroitement liés à la dynamique des personnages sont représentatifs des lieux

originels.

1. Paysages minéraux et espaces précaires

Bruno Tritsmans, dans son ouvrage intitulé Livres de pierre'", a montré la

fascination que des écrivains comme Segalen, Caillois, Gracq et Le Clézio éprouvent pour

la pierre. Elle est pour ces écrivains, selon lui, une réalité impénétrable, même si chacun la

traite différemment. Dans cette étude essentiellement consacrée aux œuvres de Le Clézio

des années 1960 à 1980, Tritsmans montre comment l'auteur a régulièrement recours à des

78
Bruno Tritsmans, Livres de pierre: Segalen, Caillois, Le Clézio, Gracq, Tübingen, Gunter Narr Verlag,
1992.
94
79
paysages à dom inance minérale à travers la mise en œuvre d'espaces comme le désert,

les terrains vagues, isolés des grandes agglomérations.

Cette façon de procéder est, de l'avis de l'auteur de Livres de pierre, intimement

liée au souci de l'écrivain d'établir dans ses récits une opposition entre espaces urbains et

paysages naturels. A travers le regard de Lalla, c'est une ville de Marseille dans un état de

délabrement très avancé et de ruines qu'on découvre dans Déserl. Cet état produit

d'ailleurs chez les habitants le sentiment d'être retenus dans un univers carcéral :

Les rues étroites aux vieux murs décrépis, les appartements sombres, les
chambres humides et froides où ! 'air gris pèse sur la poitrine, les ateliers
étouffants où les filles travaillent devant leurs machines à faire des
pantalons et des robes, les salles d'hôpital, les chantiers, les routes où
explose le fracas des marteaux pneumatiques, tout les tiens, les enserre, les
fait prisonniers, et ils ne peuvent pas se libérer. (Désert, p. 271)

11 convient de préciser que cette impression de ruines est si fortement ressentie que

la description n'entrevoit aucune frontière entre les contours des habitations et ceux du

cimetière. Les limites entre les deux territoires sont effacées au point que l'état du

cimetière, justement présenté « comme une grande ville, avec ses rangées de pierres grises

et de croix rouillées» (Désert, p. 253-254), déteint largement sur l'état des espaces habités.

Cela montre à quel point le milieu urbain présente un visage en constante dégradation,

suscitant ainsi chez Lalla le désir de s'en éloigner pour trouver refuge dans un paysage

naturel, authentique :

Elle pense qu'elle aimerait pousser la porte et être dehors tout de suite,
comme autrefois, entourée par la nuit profonde aux milliers d'étoiles. Elle
sentirait la terre dure et glacée sous ses pieds nus. Elle entendrait le
craquement du froid, les cris des engoulvents, le hululement de la chouette,
et les aboiements des chiens sauvages. Elle pense qu'elle marcherait,

79
ibid., p. 53.
95
comme cela, seule dans la nuit, jusqu'aux collines de pierres, au milieu du
chant des criquets, ou bien le long du sentier des dunes, guidée par la
respiration de la mer. (Désert, p. 269)

Dans Poisson d'or, si Laïla et Houriya regagnent l'appartement du sous-sol de

Momo, qu'elles appellent« grotte» ou « trou», pour qu'y naisse le bébé, c'est bien parce

qu'elles pensent y trouver davantage de sécurité que dans la grande ville. Raphaël et les

autres personnages, dans Ourania, préfèrent, quant à eux, le réfuge qu'offre le territoire

vide de Campos à la ville. li règne en effet à La Vallée, avec ces rues défoncées et étroites

creusées de flaques comme des étangs ou des puits d'eau noire, un climat de violence et

d'existence dérisoire.

Si les villes sont donc bâties sur et avec des éléments de durée éphémère, qui leur

confèrent dès lors une forme d'instabilité, les milieux naturels aux contours vides et vastes

reposent, eux, sur des bases beaucoup plus solides, stables et immuables, comme la pierre

ou le sable des déserts et des plages. Mais au-delà de ce clivage sur lequel repose l'analyse

de Livres de pierre, il est à remarquer que les différents lieux observés dans l'œuvre de Le

Clézio traduisent dans leur ensemble une certaine idée de l'approche de l'élémentaire et de

l'originel. lis mettent en avant un relief simple et naturel des paysages, ils favorisent une

plus grande proximité avec ce qu'il y a d'authentique, de vrai, de naturel. En un mot, ils

traduisent un retour à la matière, c'est-à-dire à la quintessence des choses, comme

l'explique Le Clézio à Pierre Lhoste: « Je laisse volontiers s'échapper des vues

d'ensemble disons des paysages ou des êtres humains dans leur ensemble pour obtenir des

80
caractéristiques minuscules. »

80
Pierre Lhoste, Conversations avec J.M G le Clézio, op. cit., p. 116.
96
En choisissant les paysages désertiques et nus, les terrains vagues ou essentiellement

dominés par des pierres, des rochers, le romancier affiche donc clairement sa volonté de

définir un rapport au monde davantage dirigé vers une expérience première. Les termes de

«cabane», de «cave», de «trou», qui reviennent très souvent dans les différents textes et qui

sont autant de désignations d'espaces précaires où vivent la plupart des personnages de

l 'œuvre de Le Clézio, sont aussi la manifestation d'une relation plus immédiate avec le

monde, et avec ce qu'il a d'originel, d'élémentaire.

Dans Désert par exemple, l'histoire de Nour et des hommes bleus accrédite l'idée

d'une présence obsédante des espaces à dominance rocheuse. On observe dans ce récit, dès

les premières pages, essentiellement consacrées à la présentation des personnages, la

manifestation d'une forme de fusion qui conduit aussi bien à une forme de confusion. Leur

apparition brutale au sommet des dunes, de même d'ailleurs que leur disparition dans les

mêmes conditions, est en effet révélatrice de ce lien intime qui s'établit entre le paysage

minéral et eux. Dans cet exemple particulier des nomades, c'est un lien qui résulte de la

nature même de leur être tel qu'il est défini à travers ces quelques exemples, et qui va

jusqu'à établir une forme de filiation entre l'espace et eux: « Ils étaient nés du désert

[ ... ] » (p. 8), « Ils étaient les hommes et les femmes du sable [ ... ] » (p. 9), ou cet autre

exemple où les personnages sont comparés, à travers certains détails de leur aspect, à des

matières minérales : « Leur peau était pareil au métal [ ... ]. Le sable ocre, jaune, blanc, le

sable léger glissait, montrait le vent. Il couvrait toutes les traces, tous les os. » (p. 12)

Ce type de comparaison est d'ailleurs très fréquent dans le texte. L'apparition des

hommes bleus au début du récit et leur disparition constituent les deux pôles d'un

processus en boucle qui ne laisse aucune chance aux protagonistes d'échapper au désert, et

97
au-delà, à ces notions de fusion et de cristallisation qui apparaissent finalement comme leur

destinée : « C'était comme si Je monde s'était arrêté de bouger et de parler, s'était

transformé en pierre.» (Désert, p. 26); ou encore: « Ailleurs, c'était la pierre et Je vent,

les vagues des dunes, le sel, puis la mer, ou Je désert. » (Ibid., p. 52)

Cette idée de fusion avec la matière est encore plus observable quand il y a un

décès dans la communauté, avec le comportement adopté dans de telles circonstances,

notamment Je manque de réaction des autres membres :

Quelquefois il y avait la forme d'un corps, dans la poussière, bras et jambes


repliés, comme s'il dormait. C'était un vieil homme, ou une vieille femme,
que la fatigue et Je mal avaient arrêté là, sur le côté de la piste, frappé
derrière la tête comme avec un marteau, le corps déjà desséché. Le vent qui
souffle jetterait les poignées de sable sur lui, le recouvrirait bientôt, sans
qu'on ait besoin de creuser de tombe. (Ibid, p. 221)

Cette mort-là, en elle-même, comme d'ailleurs celle de l'ensemble de ces personnages

nomades dans Je désert après leur déroute face à l'armée coloniale, peut paraître, à certains

égards, comme la marque d'un échec, la fin de l'espoir d'une vie meilleure entretenu par

chaque membre du clan, l'échec de la résistance face à l'envahisseur. Au contraire, en

mourant dans ce lieu où leur corps est simplement enseveli sous les dunes de sable, les

nomades accèdent aussi à une autre dimension de leur personnalité définie par l'écrivain.

Ils atteignent une forme d'éternité en quelque sorte, comme cela semble prescrit par leur

destin. Ainsi la mort de Ma el Aïnine, pour ne citer que cet exemple, est perçue dans le

texte comme « un retour vers son vrai domaine» (p. 404). Le domaine dont il est ici

question se résume au seul tombeau au cœur du désert où viennent se recueillir de

nombreux visiteurs en quête de bénédiction. La pierre et le sable régulièrement évoqués

dans le récit des nomades sont donc à prendre dans une perspective de sédimentation, de

présence continue, ou d'une seconde vie après la mort. C'est ce qui explique que Lalla se
98
retire souvent dans le désert, pour sentir cette présence, se mettre en contact et faire corps

avec elle. Ce faisant, elle perpétue ainsi le lien entre ses ancêtres et elle, et ne se coupe

jamais de ses origines.

Laïla également, dans Poisson d'or, pose deux actes qui vont dans le sens de la

reconnaissance de cette présence, de cette vie toujours manifeste au-delà de la mort. Le

premier consiste pour le personnage à se rendre sur la tombe de Lalla Asma pour s'excuser

de ses écarts de conduite. Pour elle, au-delà de la pierre tombale, il y a Lalla Asma qui

continue à vivre, mais d'une autre manière. De même, en posant la main sur le sol du

désert quand elle revient à Foum-Zguid, dans la localité où elle est née, c'est un retour aux

sources. Elle pense ainsi établir un contact avec sa mère, qu'elle n'a pourtant pas connue.

Toutefois, il faut préciser que pour les personnages, cette présence n'est pas seulement

physique, elle est aussi de l'ordre de la mémoire, et les pierres ou les rochers sont

justement porteurs de souvenirs. Ils sont un point de passage important entre le passé et le

présent, et réconcilient Lalla, Laïla, Nour, le guide et bien d'autres personnages avec leur

passé, leur histoire. Cette mémoire se transmet à travers les traces de vie imprimées dans

les rochers que Lalla, dans Désert, contemple, ou encore à travers les signes découverts sur

les parois de la grotte par où le personnage de Burckhardt est allé sur les pas du voyageur,

dans le récit intitulé« Trésor» (Cœur brûle, p. 167-168). Toutes ces traces, tous ces signes

sur les rochers ou dans la grotte se révèlent des voies qui font revivre le passé, les choses

anciennes et pourquoi pas des origines.

Dans ces différents exemples, la toponymie tient aussi un rôle assez important, qui

participe pleinement à la manifestation de l'élémentaire et de l'originel. Cela passe par le

fait que les noms, portés par certains lieux ou certaines rues, ne traduisent pas l'état réel de
99
délabrement dans lequel ceux-ci se trouvent. On a ainsi des noms prestigieux comme « rue

du Bon Jésus», « rue de Refuge», « rue des Moulins», « rue des Belles-Ecuelles», ou

encore « l'hôtel Sainte-Blanche», où est d'ailleurs employée Lalla qui dira pour

s'expliquer le phénomène: « Peut-être qu'on a donné ce nom pour faire oublier aux gens

qu'ils vivaient avec des chiens et des rats au milieu de la poussière» (Désert, p. 82).

La dénomination de ces lieux qui connote une certaine religiosité n'est pas sans

rappeler l'univers paradisiaque ou édénique, le prototype même de l'espace premier et

immuable. C'est d'ailleurs ce lien paradoxal entre ces deux univers antinomiques qui rend

certains personnages perplexes :

Lalla ne sait pas pourquoi ça s'appelle la Cité, parce qu'au début, il n'y avait
qu'une dizaine de cabanes de planches et de papier goudronné, de l'autre
côté de la rivière et des terrains vagues qui séparent de la vraie ville.
(Désert, p. 82)

Le pronom démonstratif « ça » employé dans cet extrait porte ici une valeur

dépréciative et permet de comprendre à quel point la Cité, prise comme exemple ici, ne

repose sur rien de solide. De plus, le terme de « cabanes >> montre le caractère dérisoire de

ces lieux d'habitation. La réalité est que le bidonville est le prolongement naturel de la face

hideuse et honteuse que les grandes villes dissimulent. Si donc les habitants de la Cité sont

coupés de la vraie ville, c'est plutôt du point de vue géographique, car dans les mœurs et

surtout les mauvaises, ils égalent les citadins. Avec le personnage de Clémence dans Cœur

brûle, le lien est plus évident encore : les noms comme Resurrecci6n (Résurrection),

Paraiso (Paradis), Ensuefio (le rêve), San Pablo (Saint Paul), qui font aussi référence à des

valeurs bibliques et à de grandes figures religieuses ( et qui paradoxalement désignent des

quartiers pauvres et précaires) sont « des noms comme ça qui ne tenaient pas leur

promesse.» (Cœur brûle, p. 14). On pourrait aussi penser que, par ces désignations, les
100
habitants donnent à ces différents lieux une forme de consistance et de résistance face aux

tempêtes et autres intempéries qui menacent de tout emporter sur leur passage, et qu'ils

manifestent ainsi leur désir d'un environnement primaire, mais stable. Le toponyme

«Onitsha» par exemple, porté dans l'œuvre du même nom par la bourgade où va vivre le

personnage de Fintan, et qui signifie « sorcière » dans une langue partagée à la fois par le

Bénin et le Nigeria, donne tout son sens à un espace premier, comme d'ailleurs l'ensemble

des espaces définis par l'écrivain. Cela, à l'évidence, ne signifie pas qu'on soit au cœur

d'une œuvre forcément dominée par le surnaturel. Il indique en revanche qu'on est dans un

environnement dont les croyances, comme l'explique Le Clézio, nous rapprochent

davantage des univers où les vérités essentielles et premières sont encore fortement

ressenties dans la vie quotidienne de certains peuples.

Quand !'écrivain parle d'espaces précaires, ceux-ci sont souvent représentés au

cœur même des grandes agglomérations, comme s'il y avait plus de précarité à découvrir

dans les structures qui fondent les villes qu'au niveau des espaces naturels. En revanche,

les paysages désertiques, où règnent essentiellement des éléments naturels comme des

étendues de pierres ou de sable, sont les endroits qui lui paraissent les plus sûrs et les plus

stables. Pour mieux saisir l'ampleur de cette obsession de l'auteur, il convient de revenir

sur l'idée que certains de ses personnages se font des grandes métropoles où ils sont

amenés à vivre un moment. Dans Désert, on observe chez Lalla une pointe de désillusion

lorsqu'elle entrevoit la ville de Marseille dont elle a entendu longuement vanter la beauté:

Appuyée sur le bastingage, Lalla regarde l'étroite bande de terre qui apparaît
à 1 'horizon, comme une île. Malgré la fatigue, elle regarde la terre de toutes
ses forces, elle essaie de distinguer les maisons, les routes, peut-être même
les silhouettes des gens [ ... ]. Lalla a beau regarder, elle ne voit pas la ville
blanche dont parlait Naman le pêcheur, ni les palais, ni les tours des églises.
(Désert, p. 243-244)
101
Cette déception ressentie chez le personnage lui donne, dès lors, l'occasion

d'expérimenter, par la suite, une nouvelle approche de l'espace qui va la conduire tantôt en

bord de mer, tantôt dans le désert.

Le visage qu'offre Paris dans Poisson d'or, cette fois-ci avec Laïla comme

principal protagoniste, n'est pas des plus rassurants. Car au-delà des grands édifices

présentés comme le principal décor de Paris se dresse un monde parallèle plus sombre,

d'où le constat plein d'amertume et de regret du personnage de Laïla:

Paris, au début, c'était magnifique [ ... ]. Les premiers temps, j'aimais bien
cette ville. Elle me faisait un peu peur, parce qu'elle était si grande, mais
elle était remplie de choses extraordinaires, des gens hors du commun.
(Poisson d'or, p. 95-96)

A travers ces deux exemples, on observe que le regard descriptif du narrateur est

davantage porté vers la face plus sombre de la ville. Les immeubles comme « Sainte-

Blanche » par exemple, où travaille le personnage de Lalla, dans Désert, prennent souvent

dans la narration l'apparence de grands reliefs difformes, sinistres, voire de monstres.

Leurs habitants y sont dès lors retenus comme des prisonniers :

Les rues étroites aux vieux murs décrépis, les appartements sombres, les
chambres humides et froides où l'air gris pèse sur la poitrine, les ateliers
étouffants où les filles travaillent devant leurs machines à faire des
pantalons et des robes, les salles d'hôpital, les chantiers, les routes où
explose le fracas des marteaux pneumatique, tout les tient, les enserre, les
fait prisonniers, et ils ne pourront pas se libérer. (Désert, p. 271)

Dès lors, la ville, d'où se dégage régulièrement ce sentiment de ruines et de

vulnérabilité, ne diffère en rien du bidonville présenté par nature comme un espace

précaire. D'ailleurs les termes de «grotte», de «trou», utilisés par Laïla dans Poisson

d'or pour désigner les appartements souterrains et les caves où vivent certains

102
personnages, ou encore le terme de «roulottes», effectivement habitées par bien d'autres,

sont révélateurs de l'état réel de ces lieux: « Quand le bébé est né, j'ai pensé que c'était

peut-être la première fois que ça arrivait, un bébé qui naissait sous la terre; si loin de la

lumière du jour, comme au fond d'une immense grotte.» (Poisson d'or, p. 151)

Mais le paradoxe, c'est que cette précarité apparente ne semble pas affecter les
~M
personnages. Mieux, on observe chez ces derniers, retanchés
~ dans ces espaces souterrains,

un sentiment de bien-être, et l'impression générale qu'il y a, dans ces lieux, plus de vie que

dans les villes elles-mêmes :

Les premiers jours à la rue du Javelot [c'est là que se trouve l'appartement


souterrain où vivent l'ensemble des personnages du récit de Laïla], c'était la
fête. J'étais si heureuse d'avoir retrouvé Houriya que je ne la quittais plus.
Nono avait apporté un énorme appareil ( ... ]. Il avait invité des amis
africains, et on a dansé sur des cassettes, de la musique africaine, du raï, du
reggae, du rock. Ensuite ils ont sorti leurs petits tambours djun-djun, et ils
ont commencé à jouer[ ... ] (Poisson d'or, p. 129-130)

En tout état de cause, les termes de « grotte » et de « trous » utilisés traduisent ici

un sentiment de résurgence d'espaces primitifs auxquels les personnages semblent

parfaitement s'accommoder. Déjà, on est un peu surpris par l'usage du terme de

«Bonheur» comme intitulé du récit de Lalla. On s'attend tout naturellement, avec un tel

titre, à ce que ce récit s'inscrive dans un cadre enchanteur ou dans un paysage séduisant.

Mais dès les premières lignes, on constate au contraire que le texte nous introduit au cœur

d'un bidonville bâti avec des matériaux de récupération, et une population qui vit dans

l'extrême pauvreté. A la Cité donc, tout est bâti sur du léger, de l'éphémère, en proie à la

destruction, au moindre coup de vent. Mais ce n'est pas là non plus que Lalla se sent plus

heureuse. Le bonheur, elle le retrouve lorsqu'elle se retire vers la mer ou vers le paysage

désertique, dont elle préfère le vide. Car ce vide, pour elle, exprime ce qu'il y a

103
d'authentique, d'originel. Loin de la Cité et seule dans la nature, la jeune fille se replonge

dans la pureté de cette nature et se sent plus épanouie :

C'est le pays où il n'y a pas d'hommes, pas de villes, rien qui s'arrête et qui
trouble. Il y a seulement la pierre, le sable, le vent. Mais Lalla ressent le
bonheur, parce qu'elle reconnaît chaque chose, chaque détail du paysage,
chaque arbuste calciné de la grande vallée. (Désert, p. 191)

En se retirant de la Cité, son bidonville, ou encore de la grande ville de Marseille

pour regagner les plages ou les espaces désertiques, elle se donne, à travers sa rencontre

avec le mystérieux Es Ser, l'occasion de renouer avec ses origines. C'est là un acte qui

exprime, dans le même temps, la volonté du personnage de recourir à la nature qui est la

manifestation même des éléments originels. Mais c'est aussi l'occasion pour la jeune fille

de prendre ses distances avec la Cité et son environnement profondément marqués par le

vice, l'artifice et surtout le gain facile, qui sont l'émanation des grandes villes.

Mais au-delà de ces espaces stables et fixes que constituent les plages, le désert, les

territoires vagues, il existe aussi chez Le Clézio, une spatialité plus dynamique intimement

lié à la vie des personnages et qui, dans son fonctionnement, traduit une recherche de

l'originel.

2. Mobilité, errance et nomadisme

L'apparition des personnages dans les différentes œuvres de Le Clézio sur le mode

d'une irruption imprévisible, brutale, accroît la difficulté qu'il y a à les rattacher à un

espace qui serait celui de leurs origines. Le nomadisme ou l'errance, en raison du mystère

104
qui entoure les points de départ et les destinations visées par les différents protagonistes,

est un principe narratif. Il s'agit ici de montrer comment le nomadisme et l'errance qui

caractérisent les personnages de Le Clézio sont l'expression d'une quête de l'originel et de

l'élémentaire.

Le lien entre la quête de l'originel et de l'élémentaire, et cette spatialité dynamique

réside dans le fait qu'il s'opère, dans l'œuvre leclézienne, un processus d'effacement des

frontières pour donner, en fin de compte, une unicité spatiale. Les personnages de Le

Clézio sont donc engagés dans un acte permanent de déplacement qui les conduit d'un

espace à un autre, et parfois d'un continent à un autre, dans la mesure où il n'existe plus

aucune frontière tangible. Cette absence de frontières qui favorise le déplacement dans

divers espaces permet de mettre en relation les personnages de Le Clézio engagés dans ce

mouvement et les premiers hommes. La mobilité et l'errance, en effet, rappellent une des

spécificités de ces derniers, présentés comme des personnages sans terres, sans domicile

fixe et dont la survie est à ce prix. Cette image des premiers hommes est d'ailleurs bien

mise en œuvre par la manière dont leur apparition est racontée dans le récit : « Ils sont

apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable

que leurs pieds soulevaient. Lentement, ils sont descendus dans la vallée, en suivant la

piste presque invisible » (Désert, p. 7).

La spontanéité qui caractérise cette présence donne le sentiment d'êtres surgis

directement de la terre du désert. D'ailleurs le contexte du rêve auquel leur présence est

étroitement associée bannit ici toutes références temporelles et même spatiales, si ce n'est

évidemment la terre dont ils semblent sortis. Il ne reste alors que l'instant qui, dans ces

conditions, s'avère, lui-même, insaisissable. Au-delà de leur provenance qui reste

105
déterminée par la terre du désert, on pourrait aussi observer que le paysage dans lequel ils

évoluent reste invariable et uniforme. Ici aussi, il se résume à l'étendue désertique qui

semble définitivement se refermer sur eux. Ce sentiment paradoxal d'enfermement pose

évidemment le problème de la localisation exacte des hommes bleus, au point qu'il est

difficile au lecteur de situer les personnages dans leur trajet, même si la marche est le

principe premier de leur vie. L'immensité du désert apparaît, en effet, comme un cercle

infernal dans lequel ils sont pris au piège et dont ils ne peuvent sortir. D'ailleurs, on

observe bien que les hommes bleus, dans leurs mouvements, tracent des cercles

ininterrompus qui s'opposent à une progression rectiligne :

Les routes étaient circulaires, elles conduisaient toujours au point de départ,


traçant des cercles de plus en plus étroits [ ... ] Mais c'était une route qui
n'avait pas de fin, car elle était plus longue que la vie humaine [ ... ]. Les
hommes et les femmes vivaient ainsi, en marchant, sans trouver de repos
[ ... ]. Dès la première minute de leur vie, les hommes appartenaient à
l'étendue sans limites, au sable, aux chardons, aux serpents, aux rats, au
vent surtout, car c'était leur véritable famille. Les petites filles aux cheveux
cuivrés grandissaient, apprenaient les gestes sans fin de la vie. Elles
n'avaient pas d'autres miroirs que l'étendue fascinante des plaines de gypse,
sous le ciel uni. Les garçons apprenaient à marcher, à parler, à chasser et à
combattre, simplement pour apprendre à mourir sur le sable. (Désert, p. 22-
23)

Mais, derrière cette vaste étendue d'où se dégage un sentiment d'uniformité, on

observe un fort dynamisme des hommes bleus. La présence des pas et des traces décrits

dans le récit sont là pour témoigner de cette importante mobilité. Ici les pas des nomades se

-
succèdent de génération en génération et leur regards balaient et démultiplient à l'infini les

horizons. C'est cette inexistence des frontières ou leur effacement, et cette spatialité

dynamique qui confèrent à l'œuvre de Le Clézio le sentiment d'une quête de l'originel et

de l'élémentaire. Car la vie nomade de ces personnages pris à la fois dans le tourbillon du

106
désert qui constitue leur seul horizon semble identique à celle des premiers hommes

poussés par le désir de retrouver un meilleur cadre existentiel.

Cette expérience des premiers hommes guidés par leur instinct de survie et en

errance dans des paysages décloisonnés, est aussi perceptible dans Ourania avec les

habitants de Campos. « Dans mon rêve, nous partions sur les routes, avec nos provisions et

les feuilles de notre déesse Nurhité » (Ourania, p. 204), c'est ainsi que le personnage de

Raphaël explique au géographe l'errance de ces hommes et femmes désignés comme « le

peuple arc-en-ciel » ( Ourania, p. 230). La notion de déesse évoquée ici, à une époque où

justement les divinités semblent avoir complètement disparu du discours narratif, est

révélatrice de cette ressemblance avec les hommes premiers. Comme eux, ils se laissent

entraîner par le mouvement de départ et de l'exploration vers l'ailleurs, le nomadisme qui

leur permet de survivre. C'est ce lien entre nomadisme et survie qui traduit, à l'évidence, le

sentiment d'un retour vers les valeurs originelles, élémentaires et premières.

Dans Poisson d'or, le personnage de Laïla évoque une rue poussiéreuse et

ensoleillée d'où elle a été enlevée. Ce lieu est vraisemblablement celui de sa naissance,

mais aucune autre indication ne permet de le repérer avec précision :

Quand j'avais six ou sept ans, j'ai été volée. Je ne m'en souviens pas
vraiment[ ... ]. C'est pourquoi je ne connais pas mon vrai nom, celui que ma
mère m'a donné à ma naissance, ni Je nom de mon père, ni le lieu où je suis
née[ ... ]. Je viens du Sud, de très loin, peut-être d'un pays qui n'existe plus.
Pour moi, il n'y a rien eu avant, juste cette rue poussiéreuse, l'oiseau noir, et
le sac. (Poisson d'or, p. 11)

L'éventualité ici de la disparition du pays d'origine permet de penser aussi à la

possibilité d'un lieu instable. Alors qu'on s'attend à davantage de précisions, Laïla évoque,

en dernier ressort, le Sud comme le pays d'où elle serait originaire. Or le Sud n'est pas en

107
lui-même une indication précise, mais plutôt un terme générique qui laisse penser à une

multiplicité d'endroits possibles. Peu après, il y a la maison du Fondouk où Laïla se réfugie

quand elle échappe à la méchante Zohra et qui est une« maison ouverte aux quatre vents».

li y a aussi le pensionnat, véritable prison en raison de la vie qui y est menée et où Laïla ne

reste qu'un trimestre. Il y a ensuite le retour chez la méchante Zohra, où elle apprend aussi

bien à se défendre qu'à voler pour survivre, ainsi qu'au Douar Tabriket, encore un

bidonville où elle rejoint Houriya et Tagadirt qu'elle avait connues à l'hôtel du Fondouk.

Bref, ils sont nombreux tous ces espaces traversés par le personnage en raison de sa très

grande mobilité. Mais il est à remarquer qu'à chacun de ces lieux, Le Clézio fait

correspondre une étape importante qui forge la personnalité du personnage. Dès lors qu'il

s'agit d'un parcours initiatique, les moments difficiles que la jeune fille rencontre dans ces

différents lieux sont les obstacles jetés sur son parcours pour éprouver sa détermination et

endurcir son caractère. « Je n'avais plus peur de rien. J'étais capable d'affronter le monde,

déclare-t-elle, pleine d'assurance», explique-t-elle dans Poisson d'or (p. 258).

Comme on peut le constater ici, les allusions géographiques sont abondantes, mais

aucun des lieux évoqués ne fait l'objet d'un attachement particulier de la part de la jeune

fille. Au contraire, au terme du livre, il ressort que la jeune fille aura parcouru le monde

entier. Par ailleurs, l'observation des différents lieux laisse apparaître une prédominance

des espaces clos ou carcéraux, auxquels le personnage tente d'échapper. C'est cette

détermination qui explique le mouvement du personnage et qui est l'expression de la

liberté, celle que connut longtemps plus tôt son ancêtre. D'ailleurs, si au terme d'un long

voyage qui l'a conduite d'un continent à un autre, Laïla parvient au village de Foum-

Zguid, qui semble visiblement le lieu de son ravissement, ce n'est pas pour retrouver les

108
traces d'une famille pouvant être la sienne, mais plutôt pour se donner un point d'appui ou

de repère d'où elle partirait à la conquête du monde.

Maintenant, je suis libre, tout peut commencer. Comme mon illustre ancêtre
(encore un !) Bilai, l'esclave que le Prophète a libéré et lancé dans le monde,
je suis enfin sortie de l'âge de la famille, et j'entre dans celui de l'amour.
Avant de partir, j'ai touché la main de la vieille femme, lisse et dure comme
une pierre du fond de la mer, une seule fois, légèrement, pour ne pas oublier.
(Poisson d'or, p. 252)

Au village, le personnage se sent toutefois étranger, comme d'ailleurs bien d'autres

personnes chassées de leurs terres par des envahisseurs qui, à leur tour, seront chassés,

dans une sorte d'engrenage infini de violence. Il y a donc un mouvement continu de

succession sur les terres de Foum-Zguid. On ne peut par conséquent attribuer au

personnage une appartenance géographique, surtout dans un lieu où règne déjà une forme

d'instabilité:

Les gens, ici, les gens que je vois, et ceux des villages que je ne vois pas, ils
appartiennent à cette terre, comme je n'ai jamais appartenu nulle part. Ils
font la guerre, certains viennent prendre une terre qui ne leur appartient pas,
creuser des puits là où ce n'est pas à eux. (Poisson d'or, p. 250)

Dans cet exemple, on voit bien aussi que le principe d'un départ vers l'ailleurs, qui

hante le personnage de Laïla et le personnage leclézien en général, fait intervenir une

importante référence spatiale qui nous permet d'avancer l'idée d'un espace en mouvement.

La liberté dont le personnage fait mention dans ses propos est celle de pouvoir aller et

venir librement, dans un espace unifié, affranchi de toutes contraintes et frontières, bref, un

espace premier. Dans cette recherche d'un espace originel, les paysages imaginaires

évoqués par les personnages jouent aussi un rôle déterminant.

109
3. Espaces imaginaires

Les souvenirs que garde de la ville le personnage de Moguer dans Hasard sont

amers. Abandonné à sa naissance, il a dû sa survie à la rue, où il a grandi comme un voyou,

avant que le cinéma ne lui donne sa chance. Mais, en dépit de toute la fortune qu'il a pu

engranger, la ville reste pour lui un espace antipathique. Elle ne représente à ses yeux que

facticité et artifice. C'est pourquoi, il lui tourne le dos, s'embarque sur un navire et

parcourt les mers qui représentent, selon ses propres termes, « le monde dans son

commencement, quand il n'y avait ni profiteurs ni maquereaux, ni maîtres ni esclave»

(Hasard, p. 41 ). A travers elles, il se projette dans une existence simple et élémentaire,

mais qui garde une certaine authenticité et une atmosphère de pureté, lui permettant de

rompre avec les artifices des milieux urbains.

-'1,'1$ -
11 arrivait où personne.Jl.a..l'attendait. li pouvait changer de cap, aller vers
Antigua, Puerto Rico, ou bien remonter le vent vers le sud, vers Saint Lucia,
la Barbade, ou plus loin encore, jusqu'à Trinidad et Tobago. Puis vers le
continent sauvage, violent, sur une mer tâchée de la boue des fleuves, vers
Barranquilla, vers Carthagène. li était libre. La force des vagues était entrée
en lui. (Hasard, p. 35)

Ces propos résument en quelque sorte l'idéologie profonde qui sous-tend

l'itinérance qu'on observe dans l'œuvre de Le Clézio. lis traduisent une volonté manifeste

de se projeter dans un paradis perdu à conquérir ou à reconquérir.

Au contraire de Moguer, le personnage de Nejma, dans Etoile errante, raconte avec

enthousiasme et nostalgie dans son journal le pays où elle est née, un pays où

vraisemblablement la vie semblait, de loin, bien meilleure que celle à laquelle son peuple

et elle sont confrontés. Mais visiblement, si le personnage donne une très bonne opinion de

110
sa ville natale, son témoignage ne porte pas essentiellement sur la modernité des

infrastructures, comme quand Paris et les autres grandes villes sont citées avec ce que cela

implique comme symbole de prestige et de faste. Avec elle, ce sont les souvenirs plus gais

d'une enfance baignée par la présence dominante des éléments de la nature avec lesquels

elle était en contact permanent. Cette nature est ici fortement représentée par l'étendue

marine et les champs d'arbres fruitiers où règne une forme d'harmonie :

J'ai du mal à me souvenir comment c'était avant, à Akka. La mer, l'odeur


de la mer, les cris des mouettes. Les barques glissant à travers la baie, à
l'aube. L'appel de la prière, au crépuscule, dans la lumière vague, quand je
marchais auprès des remparts, dans les oliveraies. Les oiseaux s'envolaient,
les tourterelles paresseuses, les pigeons aux ailes argentées, qui traversaient
le ciel ensemble, tournant basculant, repartant dans l'autre sens. Dans les
jardins, les merles poussaient des cris inquiets quand la nuit arrivait. C'est
tout cela que j'ai perdu. (Etoile errante, p. 245)

Dans cette expression nostalgique du personnage, les différents éléments évoqués

1c1 ne reflètent, à aucun moment, la splendeur d'une cité moderne où d'une grande

métropole. Au contraire, tout en reposant sur une faune et une flore abondante, ils offrent

l'image symbolique d'un paradis perdu, ressemblant, à tout point de vue, au jardin d'Eden.

D'ailleurs, c'est autour de cette image du jardin édénique, symbole du cœur de la matière

et des origines, qu' Aamma Houriya bâtit le récit dans lequel elle évoque la déchéance des

deux frères, probables ancêtres des réfugiés.

Esther et son peuple, dans le même roman, aspiraient aussi à accéder à une terre

promise où ils pourraient enfin trouver le repos. Mais, manifestement, ils ne pensaient pas

devoir occuper un territoire qu'ils auraient à disputer à Nejma et aux siens. On est, dans ces

conditions, dans l'approche d'un espace idéal, pur et vrai. C'est ce qui explique la grande

émotion décrite par Esther dans son journal, à la vue du navire qui allait les conduire vers

cet ailleurs si rêvé :


111
Et tout ce que je vois maintenant signifie quelque chose, m'emporte, me
lance dans le vent, au-dessus de la mer. Jamais, je n'avais senti cela : tout ce
que j'ai vécu, toutes ces fatigues, la marche dans les montagnes, puis les
années horribles dans la rue des Gravilliers [ .... ]. Tous, nous sommes
immobiles, à genoux, ou debout sur la plage, encore enveloppés dans nos
couverture, engourdis, de froid et de sommeil. Nous n'avions plus de passé.
Nous sommes neufs, comme si nous venions de naître, comme si ~ns
dormi mille ans, ici, sur cette plage. (Etoile errante, p. 162) . . .:::--.

Dans Désert, c'est au cours des récits des voyages qu'il a effectués que Naman, le

vieux pêcheur, fait découvrir à Lalla, ainsi qu'à tout son auditoire, les grandes villes

blanches et lumineuses qu'ils a parcourues à travers le monde : Paris, Algésira, Granada,

Sevilla, Madrid, Marseille, etc. Ici la toponymie extra-diégétique, qui sous-tend ces

quelques exemples, vient en appui à la valeur référentielle que le personnage veut donner à

ces lieux qu'il a visités. Certes, Paris, Algésira, Granada, Sevilla évoquées ici ne sont pas

les villes réelles désignées comme telles, mais ce procédé de nomination apporte à ces

lieux une illusion de vérité, car comme le souligne Yves Baudelle,

Le décor romanesque, dans sa genèse, se nourrit toujours de cet espace


vécu, des données de l'expérience. Il n'est pas contestable que la géographie
du roman, quelles que soient ses concessions à l'imaginaire, ne s'édifie que
sur les fragments redistribués d'un espace connu, des territoires familiers de
81
l'auteur, de ses paysages préférés: il n'y a pas de littérature désincarnée •

Mais au-delà de la valeur référentielle de ces cités qui suscitent l'envie des

habitants, l'évocation du vieil homme s'accompagne d'un sentiment évident de désillusion,

car, en réalité, derrière ces noms de villes, subsiste un arrière-plan de violence et

d'insécurité. On pourrait alors se demander l'intérêt que Je vieux Naman a à susciter, chez

la jeune fille, Je désir de découvrir ces lieux qui lui ont pourtant laissé de très mauvais

souvenirs. En réalité, il voudrait donner là l'occasion à la jeune fille de s'imprégner, par

81
Yves Baudelle, « Cartographie réelle et géographie romanesque : poétique de la transposition », dans
Création de l'espace et narration littéraire (actes du colloque de Séville, 6-8 mars I 997), Cahier de
Narratologie, n° 8 [ 1997], p. 53.
112
elle-même, de l'expérience, du vécu dans ces lieux. Devant l'envie et l'intérêt manifeste de

la jeune fille, il se contente seulement de dire : « Toi tu iras. Tu verras toutes ces villes, et

puis tu reviendras ici, comme moi » (Désert, p. 96).

Le « lei » indique, certes, le paysage dans lequel il exerce son activité de pêche (la

mer, la plage, le décor de la nature, le contact direct avec la matière), mais il indique aussi

un espace à venir dans lequel la jeune fille pourra s'épanouir et vivre plus sereinement.

Par ailleurs, ces propos qui sonnent comme une prophétie, traduisent le réalisme et

la prudence d'un homme désabusé et averti. Il y a implicitement une forme de comparaison

que le personnage essaie d'établir entre les grandes métropoles, en apparence belles, mais

pleines de violence et d'artifices, et le paysage dénudé des plages où il expérimente ce

contact direct avec la nature, et vit désormais en harmonie avec les différents éléments qui

la composent. Son message apparaît ici comme une mise en garde contre les idées fausses

qui présentent les grandes villes sous une apparence lumineuse et trompeuse. Le fait, pour

lui, de revenir vivre dans une simple cabane sur la plage montre toute l'étendue du péril

qu'il y a à vivre dans les grandes métropoles:

Naman parle de tout cela avec un air sombre, et Lalla sent le froid qui passe
dans les yeux du vieil homme. C'est une impression étrange, qu'elle ne
connaît pas bien, mais qui fait peur et menace, comme le passage de la mort,
le malheur. Peut-être que c'est cela aussi que le vieux Naman a ramené de
là-bas, de ces villes de l'autre côté de la mer. (Désert, p. 97)

C'est aussi une occasion, pour lui, de promouvoir les déserts, les plages, de par leur

aspect sauvage et leur authenticité, comme des espaces qui sont le gage de toute

tranquillité et surtout d'une existence meilleure. Dans le récit des hommes bleus, c'est avec

optimisme que le père de Nour répond à son fils exaspéré et agacé par leur errance dans le

113
désert, et qui lui demande la destination de la caravane des hommes bleus. Avec une

précision extrême et quelque peu surprenante, le personnage évoque un pays fécond qui

tranche avec la grisaille et la monotonie du désert dans lequel ils semblent tourner en rond.

li attend manifestement, comme d'ailleurs l'ensemble des hommes bleus, cet espace de

repos et d'abondance qui leur est promis, et qui se trouve au-delà du désert: « Vers le

nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit. Là-bas, il y a de l'eau et des

terres pour nous tous, qui nous attendent, c'est Moulay Hiba, notre vrai roi, le fils de Ma el

Aïnine qui l'a dit, et Ahmed Ech Chems aussi» (Désert, p. 46).

Comme un mot d'ordre qu'on se passe, ce sont des propos presque machinaux par

lesquels les hommes bleus transcendent la réalité du désert sans relief et sans fin pour se

projeter dans une contrée bien plus supportable. En procédant de cette manière, ils donnent

naissance dans l'imaginaire, à des territoires vierges et naturels qu'ils seraient les premiers

à habiter. Cela, le garçon semble l'avoir suffisamment compris pour se faire à son tour

porteur d'une telle espérance : « Nous allons bientôt arriver dans les terres que le cheikh a

promises, là où nous ne manquerons de rien, là où ce sera comme Je royaume de Dieu »

(Désert, p.217).

Le royaume dont Je père puis le fils s'efforcent de parler n'est qu'un univers virtuel

dont l'évocation atténue la souffrance de leur marche dans le désert infini. Les propos du

père ne sont donc pas uniquement destinés à apaiser un fils ou un soldat aveugle, ils sont

aussi l'expression d'un réconfort personnel, d'un désir secret devant la réalité insoutenable

du désert. Le fantasme d'une terre promise permet à tous de s'évader et de se projeter dans

une forme de mirage dont ils ont conscience, mais qui leur permet de rompre avec leur

quotidien douloureux. C'est un procédé auquel même le guerrier aveugle n'est pas

114
indifférent. Ainsi, comme s'il était illuminé, il ne cesse de parler, et parfois à lui-même, de

la ville sainte de Chinguetti, de l'oasis à l'eau verte où des palmiers donnent des fruits

doux comme le miel, et où tout baigne dans une ombre pleine de chants d'oiseaux et de

rires de jeunes filles. Comme on le constate, c'est une description qui tranche avec la

sécheresse, le vide et la mélancolie qui l'habite, ainsi d'ailleurs que l'ensemble des

voyageurs du désert. C'est aussi une description qui transporte le personnage dans un

univers d'irréalité et d'extase, le tout dans un décor génésiaque. Du reste, « il racontait cela

avec sa voix qui chantonnait un peu, comme s'il se berçait lui-même pour atténuer sa

souffrance» (Désert, p. 220). Et pourtant le fait qu'il demande sans cesse à Nour s'ils sont

arrivés traduit toute sa préoccupation et son impatience.

L'espace que décrit la chanson d 'Aamma à Lalla présente les mêmes

caractéristiques que celui chantonné par le guerrier aveugle. Comme dans le pays

fantasmatique du guerrier, il y a ici encore une abondance et surtout une quiétude et une

paix sur toute chose. Ici aussi le décor est toujours le même et il est incontestablement

peint sur le modèle du paradis ou du jardin d 'Eden auquel les nomades aspirent tous, même

s'il apparaît qu'ils ne pourront visiblement jamais l'atteindre puisque leur sort semble

scellé et qu'ils sont nés pour mourir dans le désert.

Les différents royaumes auxquels font allusion les personnages ne sont que

l'expression d'un désir qui ne peut aboutir à sa réalisation concrète. Comme tel, le terme

de royaume, qui est récurrent, est ici utilisé comme un pur signifiant, dénué de sa valeur

référentielle. Comme l'écrit Jean-Pierre Goldenstein,

Loin d'être uniquement une sorte d'ornementation accessoire chargée


d'apporter la touche de pittoresque nécessaire à la perfection du décor de la

115
fiction, la représentation de l'espace est, elle aussi, intimement liée au
82
fonctionnement de l'œuvre romanesque .

A travers ces quelques exemples, on peut dire qu'au-delà de la vacuité du désert,

très présent dans l'œuvre de Le Clézio, et de bien d'autres espaces tout aussi précaires

comme les plages et les terrains vagues, c'est au cœur de la matière et à la minéralité que

l'auteur, dans sa quête de l'élémentaire et de 1 'originel, veut conduire le lecteur. Le désir

de partir des grandes villes vers d'autres espaces, qu'ils soient abstraits ou fantasmatiques,

constitue une évasion possible vers un lieu idyllique pour échapper à la réalité pénible du

monde réel. Dans cette recherche de valeurs originelles, le recours au temps primordial est

aussi d'importance.

82
Jean-Pierre Goldenstein, Lire le roman, Bruxelles, De Boeck et Larcier, coll. « savoirs en pratique», 1999,
p. 118.
116
Chapitre IV : Le recours au temps

primordial

La compréhension d'une œuvre romanesque passe par l'élucidation des différents

ordonnancements des événements contenus dans le récit. C'est ce qui explique

l'importance de l'étude des questions de temporalité dans l'analyse textuelle. Pour Jean-

Pierre Goldenstein, on pourrait à la rigueur imaginer une œuvre romanesque qui taise

volontairement tout indice spatial, mais il est inimaginable d'envisager un roman, qu'il

définit comme un art du temps, sans indice temporel'r'. Il ne s'agit pas cependant de faire

ici une étude qui prendrait en compte toutes les dimensions de la temporalité dans les livres

de Le Clézio.

L'objectif de ce chapitre sera plutôt de déterminer les différents mécanismes mis en

œuvre par Le Clézio dans ses ouvrages pour rendre compte de l'expérience fictionnelle du

temps primitif, et montrer comment cette approche de la temporalité participe à

l'expression de la dimension élémentaire et originelle de l'esthétique leclézienne.

83
ibid.
117
1. Le temps mémoriel ou la réactivation du passé

La mémoire est souvent définie comme la possibilité pour l'homme de conserver

les événements, des états de conscience passés, et de se les rappeler, à l'occasion. Faire

acte de mémoire, c'est donc faire revenir à l'esprit, les événements déjà passés, les

réactualiser. Nous voulons par les termes de « temps mémoriel» désigner tous les

événements passés auxquels les personnages accèdent par la pensée.

Cependant ce principe de rétrospection n'a d'intérêt, dans cette étude, que dans la

mesure où la volonté des personnages qui évoquent ces moments ou s'y replongent est de

ramener leurs auditeurs dans un cadre de vie où l'élémentaire est plus manifeste. Cela se

traduit notamment par le sentiment d'une vie insouciante et l'impression d'un temps qui

semble ne plus compter. C'est là le lien qu'on pourrait faire avec l'étude de l'originel et de

l'élémentaire dans l'œuvre de Le Clézio. L'importance donc de l'étude de l'acte mémoriel

réside dans le fait qu'il permet de comprendre que la manière d'aborder la temporalité chez

Le Clézio privilégie un recours à des usages traditionnels et archaïques.

La résurgence des phénomènes ou des faits passés observée chez les personnages

de Le Clézio, et qui permet de basculer dans cet environnement de la mémoire ou des

souvenirs, est souvent déclenchée par plusieurs processus. Il peut ainsi découler de la

curiosité d'autres protagonistes cherchant à comprendre tel ou tel autre événement, ou il

peut relever de la découverte d'un élément ayant appartenu à cette époque. C'est cette

seconde possibilité qui est donnée à voir dans le récit Cœur brûle. Ici la plongée dans le

passé se déclenche à la découverte d'une vieille photographie. C'est par cette dernière

qu'on accède aux souvenirs du personnage de Clémence. La photographie est un procédé

118
par lequel on obtient une image durable des personnes et des objets qu'on ne veut pas

oublier. C'est pour cette raison d'ailleurs que, quand on veut immortaliser un événement

qui est en train de se dérouler, on pense à la photographie pour saisir cet instant,

l'emprisonner et, le cas échéant, s'en servir plus tard comme objet de témoignage. Car

comme le souligne Emile Benveniste, « notre temps vécu s'écoule sans fin et sans retour,

c'est l'expérience commune. Nous ne retrouvons jamais notre enfance, ni hier si proche, ni

84
l'instant enfui à l'instant » .

Le mauvais état de la photographie qu'observe le personnage de Clémence dans le

texte montre bien qu'elle a subi l'effet du temps : elle a vieilli et avec elle, bien

évidemment, les personnages dont elle fixe l'image. Mais ce qui semble le plus important

ici, c'est l'image captée et emprisonnée sur le cliché. Si Clémence a du mal à détacher son

regard de cet objet, lui-même victime du temps, c'est bien parce qu'il renferme cet instant

saisi, ou même toute une époque de sa vie, en l'occurrence son enfance et celle des autres

que la photo présente. Ce temps de l'enfance est important pour le personnage, dans la

mesure où il correspond aussi à une époque d'insouciance où l'on pouvait échapper à toute

notion de mesure. D'ailleurs la photographie porte, elle-même, une datation peu précise,

renforcée par l'âge approximatif de l'un des personnages qui y figurent.

On pourrait également dire qu'ici la photographie cesse d'être un simple objet

visuel pour apparaître comme un prétexte textuel, dans la mesure où l'image qu'elle donne

de chaque personnage qui y est présent est porteuse d'une histoire aussi bien commune

qu'individuelle inscrite dans le temps. Elle remplit ici une fonction causale: c'est sa vue

qui permet à la jeune fille de se souvenir des personnages et des faits qui se sont déroulés

84
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Ga111imard, 1974, p. 70.
119
rue des Tulipanes. Le narrateur, qui jouit ici d'une position d'omniscience, se saisit du

regard de Clémence pour nous entraîner avec elle dans une temporalité antérieure au

moment de l'observation de la photographie, c'est-à-dire dans l'univers du « déjà été». On

saura alors, par exemple, que si Carlos Quinto a les cheveux longs sur la photo, c'est parce

que sa mère a fait le vœu de ne pas les couper. Il y a une sorte de réactivation du temps

passé, qui domine d'ailleurs tout le récit. Le texte est presque entièrement un discours

rétrospectif, dès lors que le personnage est lui-même embarqué dans un voyage rétrospectif

à la faveur de la photographie. Se souvenir d'un événement, c'est se replonger dans

l'instant d'accomplissement de cet événement. Et l'on ne peut parler de souvenir que si

l'événement a déjà eu lieu. L'événement, dans le cadre de ce récit, c'est l'enfance, dont

une partie, la plus importante sans doute, s'est déroulée rue des Tulipanes, au Mexique, et

surtout dont le souvenir continue de hanter le personnage devenu une jeune magistrate :

Clémence pense à la rue des Tulipanes, elle est tout à coup très loin de son
bureau de juge, elle sort de son corps et elle se retrouve là-bas, sur une autre
planète, comme dans un grand jardin que ni elle ni Pervenche n'auraient
jamais dû quitter. ( Cœur brûle, p. 18-19)

Comme on peut le voir, la vie professionnelle et donc actuelle du personnage se

dissout dans les souvenirs qui lui reviennent sans cesse et dont la photographie n'est qu'un

élément catalyseur. Dans cet exemple, toutes les réflexions ou toute l'activité

psychologique du personnage - qui est d'ailleurs le nœud principal de ce récit - sont

essentiellement consacrées à sa vie passée rue des Tulipanes. Toute autre activité réflexive

n'est qu'une variation de cette première.

Par la photographie, Clémence se soustrait au présent immédiat comme dans une

forme de refus, pour remonter le temps et revivre son enfance et celle des compagnons de

jeu devenus aujourd'hui, comme elle, des adultes. Elle s'enferme, comme pour mieux
120
vivre, dans un passé qui visiblement lui tient davantage à cœur, qui évoque surtout

l'entente parfaite qui existait entre des enfants de classes sociales et d'horizons divers, et

rappelle le lien très étroit entre les deux sœurs, désormais séparées. C'est sans doute

l'importance de cette époque révolue qui explique l'unique référence temporelle portée au

début du récit et qui est la date à laquelle la photographie a été prise : l'été 1982. En dehors

de cette mention, aucun autre repère chronologique aussi précis n'est donné dans cette

évocation des souvenirs. Ils sont remplacés dans le texte de Le Clézio par des indications

temporelles floues, empruntées essentiellement aux saisons, aux climats ou parfois à la

géographie. Mais ce dont on est sûr, c'est que ce moment où le personnage observe la

photographie est postérieur à l'été 1982, date de la photographie, et même à l'année 1995,

lorsqu'à seize ans Pervenche est partie; c'est pourquoi on pourrait le désigner comme le

présent de la visualisation, qui est également le présent de la narration, encore appelé par

Benveniste le présent axial du discours85. Ce présent, selon Benveniste, se pose comme une

ligne de séparation entre les événements déjà passés, comme les faits de son séjour au

Mexique (dont la photographie évoque le souvenir), et les événements à venir. C'est par lui

que s'ouvre le récit, il est le temps dominant du premier chapitre et permet de situer le

lecteur dans ce que nous pouvons appeler par défaut le contexte d'énonciation dans lequel

se trouve Clémence pour faire acte de remémoration et nous entraîner dans le récit par

analepses de son enfance au Mexique :

Chaque fois que Clémence regarde la photo, elle peut sentir encore la
chaleur de la rue, le soleil de midi qui brûle la terre poussiéreuse [ ... ].
Clémence n'avait jamais oublié ce temps-là, elle y replongeait à chaque
instant comme dans un rêve interrompu. (Cœur brûle, p. 13)

85
Ibid., p. 75.
121
Mais ce présent de visualisation, que Ricœur appelle aussi présent de base et qui

86
marque, selon lui, la contemporanéité entre la chose énoncée et l'instance du discours , est

différent de cet autre présent qui ponctue certaines parties du texte. Il correspond aux rares

moments à répétition où le personnage est arraché à ses souvenirs pour revenir à la réalité

de son travail, et avec elle Je lecteur à la réalité du récit. Dans ces conditions, celles d'une

évasion presque permanente vers ses rêves, son quotidien de juge des enfants se traduit par

le caractère mécanique et énumératif des jugements qu'elle prononce, et par les procédures

\
expéditives qui entourent les procès, comme si plus rien d'autre ne pouvait l'intéresser.

Dans le texte, cela est perceptible par l'occurrence des constructions nominales, comme

nous pouvons le constater dans ce passage :

Litanie des questions, dont la plupart ont déjà leur réponse dans les pages du
dossier. [ ... ]. Lecture du rapport de police. [ ... ] Sortis de la nuit (les
prévenus), du néant, tout dégouttant, souillés de sang, de sperme, de mort,
portant la destinée comme une mauvaise sueur sur leur peau, éblouis dans la
lumière crue de la justice, incapables de parler, répétant ce qu'on leur
souffle, suspendus au regard de n'importe qui, d'un flic, d'un huissier, d'un
avocat, cherchant un brin de paille où s'accrocher, pour ne pas couler, pour
se sauver de la noyade. Assourdis par le langage des experts, des assistantes
sociales, des psychiatres, des avocats commis d'office. Un instant extraits de
l'ombre conduits devant elle, devant Madame le Juge des enfants , puis
retournant vers leurs cellules, entravés, menottés, la tète penchée, honteux,
renvoyés au silence. (Cœur brûle, p. 33-35)

Ce sont là des propos qui traduisent le malaise profond, les difficultés que le

personnage éprouve à vivre en dehors de l'époque de son enfance, pourtant bien révolue et

lointaine. Si son corps s'est extrait de cette époque, son esprit, lui, semble s'y être enraciné,

ce qui, bien évidemment, crée une tension avec tout ce qui lui rappelle sa place d'adulte.

86
Paul Ricœur, Temps et Récit, tome 2, La Configuration du temps dans le récit de fiction, Paris, Seuil,
coll.« Points-Essais», 1984, p. 119.
122
Cet acte récurrent de m ém oire qui favorise ce retour vers le passé concourt à faire

de ce texte de Le Clézio un récit enchâssé, m ais où la relation des souvenirs dom ine

largem ent le récit principal, sim plem ent réduit à un instant et à un lieu : le m om ent (sa

durée n'est du reste pas précisée, m ais tout laisse croire qu'il ne peut excéder un jour) où

Clém ence, assise à son bureau, observe la photographie qui date de ! 'été 1982.

O n trouve le m êm e principe de retour et d'attachem ent au passé avec l'exem ple de

tante Catherine dans Révolutions. C'est en effet un personnage dont le lien avec cette

époque est si fort qu'elle donne le sentiment que sa survie ne tient qu'à cet attachement à

son enfance à Rozillis. Sa cécité, dans son cas, est aussi un facteur important dans ce qui

apparaît ici comme un véritable retranchement. Son handicap, en effet, apparaît comme

une barrière dressée entre son environnement actuel qu'elle ne peut pas apprécier à sa juste

valeur et ce qui relève de son passé. La seule échappatoire pour elle consiste à demeurer

fixée sur le seul décor offert par son enfance. Car les images de cette enfance restent tout

aussi ancrées en elle qu'avant que sa cécité ne survienne. Dès lors, ce sont des images

imprimées dans un temps qui est lui-même immuable. Dans ce récit, le personnage essaie

de transmettre à son neveu cette grande attirance des temps passés qu' Anoun Abdelhaq
87
désigne comme un « appel interieur des origines » .

D'ailleurs, le fait pour le garçon de porter le nom « Jean Marro », qui est aussi celui

de son aïeul, illustre parfaitement ce désir du passé observé dans leurs différents

comportements.

87
Anoun Abdelhaq, J.-M. G. Le Clézio : Révolutions 011 l'appel intérieur des origines, op. cit.
123
Si dans l'exemple que nous venons de voir, le présent du personnage se dissout

dans les rêveries de son enfance à Rozellis, si pour Clémence son passé rue des Tulipanes

compte à tel point que le personnage ne semble vivre que dans ses souvenirs, en revanche

pour Fin.tan, dans Onitsha, c'est l'effet inverse qui se produit. Les souvenirs de son enfance

viennent à peine perturber l'aventure extraordinaire qui commence sur le navire ce

dimanche 14 mai 1948. Ici le temps de la narration coïncide avec l'événement raconté

comme si elle rendait compte du quotidien du personnage, comme si l'événement prenait

naissance sur le navire, comme si le personnage n'avait jamais vécu auparavant que sur le

bateau:

Il lui semblait alors qu'il n'y avait rien ailleurs, rien nulle part, qu'il n'y
avait jamais eu rien d'autre que le fleuve, les cases aux toits de tôle, cette
grande maison vide peuplée de scorpions et de margouillats, et l'immense
étendue d'herbes où rôdaient les esprits de la nuit. (Onitsha, p. 80)

Tout laisse croire que, pour le garçon, sa vie ne prend forme que quand il

s'embarque sur le fleuve pour Onitsha, comme si toute mémoire était absente parce que le

personnage s'en serait défait. Dès lors l'impression qui se dégage est que nous sommes en

face d'un récit qui suit l'ordre naturel ou chronologique des choses, à l'opposé du récit par

analepses de l'exemple précédent avec le personnage de Clémence. Mais, comme l'écrit

Jean-Pierre Goldenstein, on ne peut trouver d'ordre temporel à l'état purement

chronologique dans le roman ; cela n'est envisageable que dans la « vie réelle » et dans les

constats qui en dressent Je relevé : études historiques, chroniques judiciaires, biographies,

journaux intimes, etc. C'est dire qu'ici également apparaissent des allusions analeptiques,

avec cette différence qu'elles ne dominent pas l'ensemble du récit. On saura ainsi par ce

procédé l'atmosphère qui a prévalu et entouré la préparation de ce voyage vers Onitsha.

Aussi, quand on parvient au dernier chapitre du livre, qui évoque la nouvelle vie de Fintan

124
après son retour d'Afrique, le personnage est partagé. Il est aux prises entre le présent

monotone et terne de cette nouvelle vie, et le souvenir de la bourgade d'Onitsha qu'il a

pourtant quittée, mais qui continue à être très présente dans son esprit et qui dès lors donne

au récit une valeur rétrospective.

Alors il y avait deux vies. Celle qu'il commençait à vivre dans le collège,
dans la salle froide du dortoir [ ... ]. Et il y avait ce qu'il voyait quand il
fermait les yeux, dans la pénombre, glissant sur la rivière Omerun, ou bien
se balançant dans le hamac de sisal, en écoutant le bruit des orages.
(Onitsha, p. 233)

Comme on le voit, toute la vie passée du garçon avant Onitsha est presque occultée,

sans doute en raison de la guerre qui a fait de l'Europe un champ de ruines. C'est donc un

personnage d'après le déluge, tout comme les autres d'ailleurs, sur ce navire qui apparaît,

de ce fait, comme une véritable Arche de Noé les conduisant vers l'Afrique. Sur cet océan

se pose alors le problème de la non-appartenance à un espace déterminé évoqué dans les

chapitres précédents.

On peut également aligner sur le même schéma de l'enchâssement ou de la

distinction des différents niveaux temporels le récit intitulé «Trésor», dans Cœur brûle et

autres romances. Le premier niveau, qui correspond au temps racontant ou temps de la

narration et qui se caractérise par l'emploi de la troisième personne, comme dans

l'exemple que nous venons de voir, présente le personnage central, Samaweyn, qui se

retire dans la plaine pour ouvrir la valise noire reçue de son père en héritage. C'est un geste

devenu presque un rituel dans la mesure où le texte souligne qu'il le fait toutes les fois

qu'il en a envie; d'où d'ailleurs la prédominance de l'imparfait et du présent. On peut

donc dire que ce niveau du récit, tout en étant le principal, permet simplement de situer le

cadre et le contexte avant que ne s'ouvre le deuxième niveau qui le domine et lui ravit cette

125
position de récit principal. Ici l'enchâssement porte sur le récit à la première personne, qui

prend la forme d'un journal. Le premier récit, qui lui est à la troisième personne et présente

le personnage et les précautions dont il s'entoure pour ouvrir sa valise, s'inscrit dans le

temps de la narration ( qu'on pourrait considérer comme le temps de base), c'est-à-dire le

moment, le « maintenant» où le narrateur fixe des repères d'où l'on peut alors glisser vers

le second récit. Car, comme le souligne Ricœur, « tout événement est datable dès lors qu'il

88
est repéré par rapport à ''maintenant'' [ ... ] » .

La lecture du journal, qui porte la date de l'hiver 1990, permet au personnage de

Samaweyn de se laisser entraîner par le souvenir de son père John Burckhardt. C'est un

exercice qui permet non seulement au garçon de rejoindre son père par la pensée, mais

également et surtout de se laisser conduire par celui-ci à travers ce journal (maintenant en

sa possession) vers « le temps ancien, vers le secret du passé, vers le Trésor», comme son

père l'a lui-même vécu auparavant à la suite du voyageur dont il porte le nom, ainsi qu'il le

raconte dans le journal. Par le journal de son père, donc, le garçon accède à l'aventure de

son grand-père qui, elle, se situe en 1812. Ces voyages sous les diverses formes que nous

venons de voir convergent tous vers un seul objectif, la reconquête du temps ancien : « Il

me semble que si j'atteins le secret maintenant, tout sera différent. Je serai réuni au temps

du premier voyageur, quand le monde était encore innocent[ ... ].» (Cœur brûle, p. 163)

Et c'est justement cette relation de voyage dans le passé que nous considérons

comme le troisième niveau de narration. Mais ici la remarque est que le deuxième et le

troisième niveau semblent s'entremêler, comme si les deux événements se passaient au

même moment. John Burckhardt dans son journal ne se contente pas de raconter sa propre

88
Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, Le Temps raconté, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 1985, p. 151.
126
aventure, mais également celle de celui qu'il nomme « le voyageur» et qui l'a précédé

longtemps avant dans le passage du Syk; d'où l'usage également alterné de la première et

de la troisième personne. On dirait que nous sommes dans Je cadre de ce que Todorov

appelle une « alternance », laquelle consiste à raconter deux histoires simultanément, en


89
interrompant tantôt l'une tantôt l'autre, pour la reprendre à l'interruption suivante .

Ici, plus qu'une simple évocation du souvenir du voyage de son prédécesseur vers

le tombeau de Haroun, consigné également dans un journal, John Burckhardt reconstitue ce

moment-là à travers la reprise des mêmes gestes, notamment en titubant comme son

ascendant avant de se laisser choir devant Je « Trésor » ou encore d'entrer dans une tombe.

Ici aussi, on observe que le temps est figé dans la mesure où dans la grotte Je visiteur

ressent la présence de son prédécesseur accomplissant certains gestes rituels : « Je suis

dans la vallée de la mémoire, dans la faille où le temps est tapi comme une ombre » ( Cœur

brûle, p. 165)

C'est dire combien Je père de Smaweyn, en cet hiver 1990, semble revivre le

pèlerinage de son ascendant comme s'il était en train de se dérouler au même moment que

le sien, comme si les deux hommes marchaient côte à côte, ou disons plutôt l'un derrière

l'autre. Cela donne alors l'impression que John Burckhardt, en cet hiver 1990, avait lui

aussi remonté le temps et s'était fait témoin oculaire. Dans cette expérience, il semble avoir

fait le pari de poser ses pas dans ceux du « voyageur» sur le chemin du pèlerinage de 1812

vers le tombeau d'Haroun, considéré comme le trésor en question dans Je texte, et qui, il

faut Je rappeler, est le symbole des temps anciens :

89
Tzvetan Todorov, « Les catégories du récit littéraire», Roland Barthesi€} al, L 'Analyse structurale du récit, o(
Communications 8, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais», 1966, p. 146. t.,
127
Il me semble que j'entends clairement le bruit des pas sur les cailloux, et le
souffle rauque de la chèvre. A mesure que la lumière du jour augmente, je
distingue sur les parois les marques, les balafres, les fissures qui montent
jusqu'en haut, les signes effacés, déjà retournés au temps géologiques. J'ai
le cœur serré, j'ai du mal à respirer, parce que je suis entré dans un autre
monde, un monde où les génies ont laissé leurs traces. Le temps n'est qu'un
battement, et je suis tout près du voyageur, je marche dans son ombre.
(Cœur brûle, p. 160-161)

Il y a enfin dans Désert ce voyage de la mémoire qu'effectue Lalla, ou disons plutôt

dans lequel elle est embarquée, car il n'est pas volontaire, même s'il intervient au moment

où la jeune fille ferme les yeux. li survient et la transporte dans un état à la fois de réalité et

de rêve, comme dans un moment d'extase :

C'est difficile à comprendre, écrit Le Clézio, parce que c'est un peu comme
dans un rêve, comme si Lalla n'était plus tout à fait elle-même, comme si
elle était entrée dans le monde qui est de l'autre côté du regard de l'homme
bleu [ ... ]. Alors, pendant longtemps, elle cesse d'être elle-même; elle
devient quelqu'un d'autre, de lointain, d'oublié [ ... ]. Elle voit cela, car ce
n'est pas un rêve, mais le souvenir d'une autre mémoire dans laquelle elle
est entrée sans le savoir. (Désert, p. 90-91)

Tandis que le personnage ferme les yeux, c'est comme si une fenêtre s'ouvrait

aussitôt sur le passé intime des ancêtres dans lequel il est transporté, tout comme d'ailleurs

le guerrier aveugle l'est également le soir, étendu sur le sol, lorsqu'il se met à chanter les

faits prestigieux de Ma el Aïnine et autres guides des hommes bleus.

En tout état de cause, l'intérêt de cette temporalité liée à la mémoire que nous

venons de voir est qu'elle permet aux personnages de rejoindre mentalement pour certains

ce qu'ils considèrent comme le meilleur moment de leur vie (moment d'enfance fait

d'insouciance et visiblement plus heureux, mais aussi lieu de construction d'un univers

idéal), et d'accéder pour d'autres à un passé et à une histoire dont le vestige ne peut être

effacé, pas même par l'effet du temps, comme le souligne le père de Samaweyn : « Je suis

128
dans la vallée de la mémoire, dans la faille où le temps est tapi comme une ombre [ ... ]. Je

marche sur ses traces, maintenant je lis ma propre histoire sur les empreintes de la

falaise. » ( Cœur brûle, p. 165)

En nous tenant à ces quelques exemples, il nous apparaît que les différents

personnages donnent le sentiment de la quête d'un passé prestigieux perdu qu'il s'agit de

reconquérir, l'éternel mythe du paradis perdu dont ~des mythes et des


5
légendes constitue/un autre terreau fertile.

2. La temporalité des mythes et légendes

Dans l'ensemble de l'œuvre de Le Clézio, les rencontres entre les vieillards et les

enfants donnent souvent lieu à l'évocation de temps passés très lointains. Les récits faits

pendant ces moments de retrouvailles sont essentiellement dominés par des mythes ou par

des légendes en rapport pour la plupart avec les ancêtres des personnages mis en scène.

Ainsi, lorsque dans Je premier récit de Désert, Ma el Aïnine raconte à Nour l'histoire de Al

Azraq, l'Homme Bleu, et de sa rencontre avec lui, il la situe à une époque lointaine:

Puis, il parla de l'Homme Bleu, qu'il avait rencontré dans les oasis du Sud,
de l'autre côté des rochers de la Hamada, à une époque où rien de ce qu'il y
avait ici, pas même la ville de Smara, n'existait encore. L'Homme Bleu
vivait dans une hutte de pierres et de branches, à l'orée du désert, sans rien
craindre des hommes ni des bêtes sauvages. Chaque jour, au matin, il
trouvait devant la porte de sa hutte des dattes et une écuelle de lait caillé, et
une cruche d'eau fraîche, car c'était Dieu qui veillait sur lui et le nourrissait.
(Désert, p. 50-51)

129
Cette époque, telle qu'elle est présentée, semble échapper à tout repère temporel

calendaire et ressemble étrangement au temps primitif, marqué essentiellement par une

relation d'harmonie entre les différentes composantes de la nature. Elle peut également être

appréhendée comme l'époque génésiaque où Adam, le premier homme selon la mythologie

chrétienne, installé dans le jardin d'Eden et dans les bonnes grâces de Dieu, se laissait

entretenir par celui-ci. Le récit permet donc au garçon de découvrir la vie de son ancêtre, et

notamment ce qui fait de lui à la fois un être humain et un être divin.

On constate par ailleurs que c'est un récit qui, même s'il revient avec des narrateurs

et des modes de narration différents, ne perd pas pour autant son audience auprès de la

population. Celle-ci le reçoit d'ailleurs tantôt sous la forme d'un récit populaire, tantôt

sous la forme de chansons, comme c'est le cas avec le soldat aveugle, ou avec Ma el

Aïnine pendant la grande prière, autant de relations d'shauts faits et des prodiges accomplis

par les grands hommes du désert comme Al Azraq. Ainsi, si cette même légende de

l'Homme Bleu est reprise par Aamma chaque fois que Lalla le lui demande, les données

sur la temporalité, tout comme dans l'exemple que nous venons de voir, restent aussi

opaques que lointaines. « C'était il y a longtemps, à une époque que ta mère ni moi

n'avons connue, car c'était du temps de l'enfance de la grand-mère de ta mère [ ... ] »,

explique-t-elle à Lalla. (Désert, p. 112)

De plus, écrit Le Clézio, chaque fois qu' Aamma raconte l'histoire de cet homme

extraordinaire, elle y ajoute un détail nouveau. En d'autres termes, l'histoire de l'Homme

Bleu possède plusieurs versions. On pourrait dire qu'elle prend dès lors la valeur d'une

légende, que l'on définit en général comme la représentation de faits ou de personnages

130
réels, accréditée dans l'opinion, mais déformée ou amplifiée par l'imagination, avec ce que

cela implique comme degré de subjectivité.

On pourrait aussi s'appuyer sur cette définition pour affirmer qu'à chaque fois que

l'histoire d'Al Azraq s'enrichit d'un développement nouveau, il y a comme une

surévaluation de tout l'univers narratif, dont l'intérêt se trouve relancé aussi bien pour le

lecteur que pour les personnages. En effet, comme le souligne Ricœur :

Ce qui fait précisément la pérennité de certaines grandes œuvres historiques,


dont le progrès documentaire a pourtant érodé la fiabilité proprement
scientifique, c'est le caractère exactement approprié de leur art poétique et
rhétorique à leur manière de voir le passé'".

Dans ces légendes se rapportant à leurs ancêtres, le passé est perçu par les

protagonistes de la fiction sous des aspects irrationnels teintés de merveilleux. Ainsi Ma el

Aïnine situe sa rencontre avec Al Azraq à« une époque où rien de ce qu'il y avait ici, pas

même la ville de Smara, n'existait encore » (Désert, p. 51 ). Cela sous-entend que ce à quoi

il se réfère n'existe plus, alors que lui-même est encore en vie pour le raconter. Aamma

quant à elle situe la vie de cet homme au temps« de l'enfance de la grand-mère » (p. 112)

de la mère de Lalla. Cela laisse supposer que le récit s'est transmis au fil du temps. On voit

bien que cette histoire met en relief la vie de personnages au-delà de tout repérage

temporel objectif et a fortiori historique, comme cela s'observe également dans les contes.

D'ailleurs, Aamma commence son récit par la formule : « C'était il y a longtemps ... »,

tandis que Naman, racontant l'histoire de l'oiseau Balaabilou, se sert de la formule:

« C'était il y a très longtemps ... », et qu' Aamma Houriya, dans Etoile errante, débute

quant à elle son histoire en ces termes : «Autrefois ... ». Ces exemples nous permettent de

90
Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, op. cit., p. 337.
131
dire que tous ces récits auraient pu chacun commencer par : « Il était une fois ... ». Toutes

ces formules qui, il faut le souligner, servent à désigner des faits dont le repérage temporel

exact n'est pas possible constituent un des critères d'identification du conte et à un degré

moindre de la légende, qu'on situe généralement à des époques très éloignées d~-.,l ~,
Si donc il est admis que les différents cas que nous venons d'évoquer nous mettent en
1
présence d'êtres extraordinaires, on peut prétendre que l'univers qui entoure ces

personnages d'exception puisse à son tour relever de l'irréalité et être donc altérable à

souhait. Et sur ce point nous rejoignons Ricœur quand il écrit :

Des personnages irréels [ ... ] font une expérience irréelle du temps. Irréelle,
en ce sens que les marques temporelles de cette expérience n'exigent pas
d'être raccordées les unes aux autres, comme des cartes de géographie mises
bord à bord: l'expérience temporelle de tel héros n'a pas besoin d'être
référée à l'unique système de datation et l 'uniiue tableau de toutes les dates
1
possibles, dont le calendrier constitue la charte •

D'ailleurs, dans les exemples que nous venons de voir, l'irréalité se situe à deux

niveaux : le premier concerne a priori les différents narrateurs et les différents personnages

de conteurs dans les ouvrages cités, qui relèvent eux-mêmes de la fiction. Le second

concerne les personnages que ces derniers évoquent dans leurs différentes histoires et qui

sont, aussi bien que leur monde respectif d'ailleurs, de purs produits d'affabulation,

comme nous pouvons le constater avec le personnage-conteur Naman. Ce dernier en effet

prend soin de faire des précisions avant d'entamer sa narration : « En ce temps-là, il n'y

avait pas les mêmes gens que maintenant[ ... ]. C'est pourquoi il y avait encore des djinns,

en ce temps-là, parce que personne ne les avait chassés. » (Désert, p. 136)

91
Paul Ricœur, Temps et Récit, tome 3, op. cit., p. 185.
132
Aamma Houriya, quant à elle, commence par: « Autrefois [ ... ] la terre n'était pas

ce qu'elle est aujourd'hui. La terre était habitée par des Djenoune en même temps que les

hommes», avant de préciser un peu plus loin : « Est-ce la vérité, est-ce un mensonge, je ne

saurais vous le dire» (Etoile errante, p. 235-236).

Rien que par ce doute émis par Aamma, nous pouvons au moins affirmer que nous

sommes loin d'une vérité absolue et incontestable; le récit s'entoure d'approximation

temporelle.

Comme on le voit avec ces quelques exemples que nous venons de parcourir, le

temps, avec ces personnages de légendes ou de contes situés aux confins des mondes

humain et divin, se déploie hors des limites du système commun et conventionnel de

datation fondé sur l'année, la semaine, le jour, l'heure et l'instant pour marquer les

événement les plus spontanés. Dès lors, on en vient à se demander l'intérêt de recourir à

des événements qui, faute de pouvoir se donner une exactitude temporelle, reposent sur des

incertitudes exprimées sous la forme de : « Il y a très longtemps ... » ou : « Il était une

fois ... ».

En réalité ces histoires contées sont avant tout des traditions et des règles de vie,

notamment à travers la moralité par laquelle chaque conteur termine son récit. Elles

contribuent à assurer à l'auditoire, essentiellement composé d'enfants, une identité

culturelle. Elles ont donc une portée axiologique indéniable, surtout dans ces sociétés

mises en scène par Le Clézio où l'école, comme institution, n'existe pas vraiment et que le

plus important pour la communauté se résume essentiellement à la question de la survie.

Ces séances ont donc une valeur d'instruction et d'éducation. A travers le monde très

imagé des contes, elles apprennent aux enfants à vivre de façon harmonieuse avec leurs
133
semblables et également avec tout ce qu'offre la nature. Ainsi, quand le vieux pêcheur

raconte l'histoire de l'homme transformé en oiseau pour sauver la vie de sa bien-aimée,

c'est pour inculquer aux enfants les vertus de justice, de tolérance et surtout d'amour. Du

mythe, dont le conte et la légende sont souvent présentés comme la forme désacralisée,

Mircea Eliade écrit :

Il arrache l'homme de son temps à lui, de son temps individuel,


chronologique, "historique" - et le projette, au moins symboliquement, dans
le Grand Temps, dans un instant paradoxal qui ne peut pas être mesuré parce
qu'il n'est pas constitué par une durée. Ce qui revient à dire que le mythe
implique une rupture du Temps et du monde environnant; il réalise une
ouverture vers le Grand Temps, vers le Temps sacré'".

En situant ces événements hors du système temporel, le conteur établit une mise à

distance qui permet également une meilleure appréciation et un meilleur jugement du fait

relaté. L'évocation de ces temps primitifs entraîne implicitement une comparaison entre

l'ordre ancien des choses, la période où les hommes avaient à portée de main, dans la

nature qui les entourait, tout ce qui pouvait convenir à leur exigence nutritive, et le temps

présent. Pour les personnages de Le Clézio, ce milieu et cette époque sont beaucoup plus

importants en termes de valeur que la réalité dans laquelle ils vivent avec tant de

difficultés, et où tout semble leur échapper. C'est pourquoi Nejma dira en écoutant

l'histoire d' Aamma Houriya :

Ellefjontinuait son récit, et tout d'un coup, mon cœur battait plus vite parce
que J'avais compris que c'était notre propre histoire qu'elle racontait, ce
jardin, ce paradis que nous avions perdu lorsque la colère des génies nous
avait frappés. (Etoile errante, p. 238)

92
Mircea Eliade, images et symboles : essais sur le symbolisme magico-religieux [ 1952], Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1980, p. 75.
134
On peut donc le dire, si dans le camp poussiéreux devenu désormais leur unique

horizon, Aamma Houriya raconte ) 'histoire des deux frères qui se sont livré un combat

violent et ont ainsi dévasté le beau jardin où ils vivaient jadis en paix, on perçoit que son

récit n'est que la forme allégorique du conflit israélo-palestinien, qui fait désormais du

peuple d'Esther et de celui de Nejma des ennemis condamnés à s'entre-déchirer pour le

contrôle des terres. Sur la question des récits faits par les personnages-narrateurs, Ricœur

écrit d'ailleurs:

Que l'expérience fictive du temps mette à sa façon en rapport la temporalité


vécue et le temps aperçu comme une dimension du monde, nous en avons
un indice élémentaire dans le fait que l'épopée, le drame ou le roman ne se
privent pas de mêler des personnages historiques, des événements datés et
datables, ainsi que des sites géo~raphiques connus, aux personnages, aux
événements et aux lieux inventés/ .

Ici le personnage-narrateur a choisi d'évoquer les souvenirs à travers la légende des

deux frères et des génies comme s'il s'agissait d'un fait auquel ils sont étrangers, sans

doute pour éviter d'exacerber les tensions et les ressentiments déjà profonds contre ceux

qui viennent de les chasser de leur « paradis» et de les contraindre à l'exil. C'est d'ailleurs

ce qui explique qu'il se dégage de tous les exemples un air de nostalgie et de mélancolie

que les conteurs de Le Clézio ont bien souvent du mal à contenir, comme on peut le

constater dans ces propos d' Aamma Houriya:

Et maintenant, enfants, dit-elle, je vais vous raconter comment tout fut


perdu. Car là où se trouvait autrefois ce jardin au nom si doux, Firdous, le
paradis, ce jardin plein de fleurs et d'arbres, où chantaient sans cesse les
fontaines et les oiseaux, ce jardin où les hommes vivaient en paix en
mangeant seulement les fruits et le miel, maintenant est une terre sans eau,
la terre âpre et nue, sans aucun arbre, sans aucune fleur, et les hommes y
sont devenus si méchants qu'ils s'y livrent une guerre cruelle et sans merci
[ ... ]. (Etoile errante, p. 236)

93
Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome 3, op. cil., p. 232.
135
Mais plus encore, ces récits allusifs sont l'occasion, comme ici, d'une profusion de

termes et d'expressions évoquant la nature. Ils désignent tous un paysage exotique et une

nature prolifique souvent présentés comme le vrai paradis, et auquel d'ailleurs Nejma

n'hésite pas à comparer le pays où elle est née, mais qui est aujourd'hui sous occupation.

En évoquant ces temps très lointains, les différents conteurs, dans les exemples que nous

venons de parcourir, font miroiter dans l'imagination des enfants des espaces et des

époques fabuleux, où il n'y a qu'abondance et repos éternel. Apparaît alors en filigrane le

jardin d 'Eden que, selon les mythologies judéo-chrétiennes, l'humanité entière aurait perdu

après la désobéissance d'Adam et Eve. Ce faisant, les personnages martyrisés par la misère

de leur existence, à l'image de Lalla ou encore de Nour, peuvent s'y évader et rêver de ces

choses meilleures dont ils sont cruellement privés dans la réalité :

Quand le soir vient, comme cela, sur la plage, tandis qu'on entend la voix
grave du vieux Naman, c'est un peu comme si le temps n'existait plus, ou
comme s'il était revenu en arrière, à un autre temps, très long et doux, et
Lalla aimerait bien que l'histoire de Naman ne finisse jamais. (Désert, p.
138)

Ou encore:

Les paroles du souvenir étaient les plus belles, celles qui venaient du plus
lointain du désert, et qui retrouvaient enfin Je cœur de chaque homme, de
chaque femme, comme un ancien rêve qui recommence. (Désert, p. 61)

L'univers du conte et de la légende est donc le domaine du merveilleux, qui prend

naissance là où Je monde réel, matériel, manifeste ses limites à procurer des sensations de

bien-être, un merveilleux dans lequel tout est disproportionnellement représenté. C'est

dans ce champ de tous les possibles imaginaires que peut alors s'inscrire chez Le Clézio le

temps vers lequel les personnages manifestent davantage le désir de tendre. La temporalité

des mythes et des légendes, très souvent évoquée dans ce travail (« En ce temps-là ... »,

136
« C'était il y a très longtemps ... »), traduit une forme d'attachement aux temps vierges et

primordiaux qui permet aux personnages d'échapper à une réalité insoutenable. En tout

état de cause, la récurrence d'une telle forme de temporalité concourt à mettre en relief la

recherche de l'élémentaire et de l'originel dans l'œuvre de Le Clézio. A côté de ces

éléments indicatifs du temps primordial, il existe une autre forme de temporalité qui,

quoique très présente dans l'œuvre de Le Clézio, échappe aux codes conventionnels de la

mesure du temps.

3. Une temporalité hors du temps conventionnel

La quête de l'élémentaire et de l'originel opère également à travers l'inadéquation

entre les indications temporelles portées dans les textes, notamment au début de certains

chapitres, et la réalité de la temporalité mentionnée dans les textes. Si en effet l'on posait la

question: « A quelle période se situe l'aventure?», le lecteur de Désert s'empresserait de

répondre que ! 'histoire se situe durant l'hiver 1909-191 O. Il donnerait cette réponse

presque mécaniquement, en raison des indications temporelles portées en début de chapitre

dès la première page du livre : « Saguiet el Hamra, hiver 1909-1910 » et bien d'autres

dates encore qu'on trouve mentionnées en parcourant le récit. Et pourtant, à les observer de

près, ces précisions ne sont pas sans susciter des interrogations dont la première concerne

la saison hivernale qu'on ne retrouvera d'ailleurs plus dans les autres références, et sur

l'ensemble des dates, notamment sur leur raison d'être.

137
Si l'on considère, par exemple, la première mention temporelle du roman, l'hiver

est reconnu en général comme la saison la plus froide de l'année, accompagnée d'une

grisaille qui recouvre bien souvent toute l'atmosphère. On s'attend donc tout

naturellement, quand l'auteur l'annonce, en début de chapitre, à sa manifestation

rigoureuse, caractérisée par le froid que les personnages ressentiraient durement dans leur

corps. La réalité offerte dans le livre est pourtant tout autre que cette prévision. En effet, la

description de l'environnement dans lequel évoluent les hommes bleus est paradoxalement

caractérisée par la présence et l'action d'un soleil éclatant et accablant qui rend plus

difficile encore le parcours du désert par Nour et le peuple des hommes bleus comme on

peut le lire dans cet extrait :

Le soleil était encore haut dans le ciel nu, le vent emportait les bruits et les
odeurs. La sueur coulait lentement sur le visage des voyageurs, et leur peau
sombre avait pris le reflet de l'indigo, sur leurs joues, sur leurs bras, le long
de leurs jambes. Les tatouages bleus sur le front des femmes brillaient
comme des scarabées. (Désert, p. 8)

Bien d'autres exemples dans le texte, sur lesquels nous ne voulons pas nous

attarder, montrent que contrairement à la saison hivernale annoncée, c'est sous un ciel très

ensoleillé faisant plutôt penser à la saison estivale que se déroule la marche des

personnages. Il est d'ailleursX'précisé que ces personnages portent en eux la lumière du tlf"

soleil auquel ils ne peuvent manifestement pas échapper. Et les expressions telles que« le

terrible soleil», « vallées desséchées», « sable dur» sont autant d'éléments qui montrent

bien co~ l'action du soleil est écrasante.


O.,~"

138
Concernant le marquage du temps en tête de chapitres, qui donne d'ailleurs au récit

des apparences de journal'", il est à noter qu'il est représenté de manière irrégulière (après

le premier chapitre, il faut attendre les quatrième, sixième et septième pour le retrouver) et

répond sans doute à une volonté de l'auteur de répartir des faits selon l'intérêt que ceux-ci

peuvent avoir avec l'histoire. Ainsi, si le premier chapitre que nous évoquions tantôt porte

la date beaucoup plus vague de l' « hiver 1909-1910 », dans les chapitres suivants, du

moins pour ceux qui comportent une indication temporelle, l'auteur apporte plus de

précisions en donnant une date bien plus complète qui indique le jour, le mois et l'année en

plus du lieu. Et là on constate que ces différentes dates données correspondent bien aux

moments où les nomades sont confrontés aux troupes françaises. Ainsi les quatrième,

sixième et septième chapitres, qui portent respectivement les mentions « Oued Tadla, 18

juin 1910 », « Tiznit, 23 octobre 1910 »,«Agadir, 30 mars 1912 », sont essentiellement

consacrés aux moments où les combats éclatent entre les hommes bleus et les « soldats

chrétiens », tandis que les autres chapitres, qui sont exclusivement consacrés à ces hommes

du désert dans leur errance, restent sans aucune indication.

Cela pourrait s'expliquer par le fait que ce sont essentiellement des personnages qui

évoluent dans un univers dont les limites et les horizons restent le désert aux contours

vides et vastes. Ils y naissent pour y vivre et mourir, en marge de la société moderne dont

le fonctionnement est assujetti à la fragmentation temporelle. Une autre hypothèse serait

que les indications temporelles en début de chapitres relèvent exclusivement du temps de

la narration et non de la temporalité fictive.

94
A propos de journal, notons que Le Clézio, au cours de l'un de ses nombreux entretiens avec Gérard de
Cortanze, reconnaît à plusieurs reprises son incapacité à pratiquer ce genre : « J'ai essayé, explique-t-il,
plusieurs fois, mais je n'ai jamais pu avancer très loin. Je ne sais pas pourquoi ... C'était trop lent. Si je
m'étais laissé aller chaque jour, j'aurais rempli un cahier complet, et cela aurait été illisible. »
139
Quoi qu'il en soit, ces dates, tout comme d'ailleurs certains personnages de

l'expédition militaire, notamment les tirailleurs sénégalais sous les ordres d'officiers

français, ont pour objet d'ancrer le récit des hommes du désert dans un environnement qui

a une valeur référentielle et historique. Il le situe dans la tourmente des guerres de conquête

menées en Afrique. En agissant ainsi, Le Clézio exprime la liberté dont dispose chaque

romancier de situer son œuvre dans l'époque qui lui convient le mieux, selon ses

aspirations, sans qu'elle prenne pour autant la valeur d'un fait historique au sens propre du

terme, qui aurait dès lors à respecter certaines normes d'historicité. Car comme le souligne

Ricœur:

Du seul fait que le narrateur et ses héros sont fictifs, toutes les références à
des événements historiques réels sont dépouillées de leur fonction de
représentance à l 'é~ard du passé historique et alignés sur le statut irréel des
autres événements9 .

On peut donc le dire, les différentes références de dates portées en tête de chapitres

ne sont qu'une illusion de vérité historique. Et leur irrégularité indique cette indépendance

de 1 'auteur par rapport aux exigences temporelles, et partant aux données conventionnelles.

D'ailleurs, interrogé sur les motivations de son écriture sur le désert, Le Clézio

répond qu'il n'a visité le désert que longtemps après son livre. Son attirance pour cet

espace n'est donc que verbale, et guidée par les légendes et des récits sur le sujet comme

notamment ceux du père de Charles de Foucauld96. Cela implique qu'il faudrait tenir

compte, dans ces conditions, d'une bonne part de subjectivité. Le désert leclézien est donc

de l'ordre de la fiction, et avec lui tous les événements qui s'y déroulent.

95
Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, op. cit., p. 187.
96
Jean-Marie Le Clézio, « Le Clézio par lui-même », Magazine littéraire, n° 362, p. 31.
140
En outre, le fait même que ces marquages ne répondent à aucune organisation

rigoureuse est le signe que les repères temporels ne sont pas indispensables. On pourrait

alors se demander comment s'organise, sur l'échelle du temps, la vie des hommes bleus (et

au-delà, de bien d'autres personnages que nous verrons dans les autres œuvres). En

d'autres termes, il s'agit de chercher à comprendre quelle expérience du temps pourrait

avoir l'ensemble des personnages de Le Clézio, et quel peutfrtre leur rapport au temps. Sur ·~

la question, Le Clézio tente d'apporter un éclairage quand il écrit, à propos du désert où

justement se déploie le peuple des hommes bleus : « C'était un pays hors du temps, loin de

l'histoire des hommes, peut-être un pays où plus rien ne pouvait apparaître ou mourir,

comme s'il était déjà séparé des autres pays, au sommet de l'existence terrestre.» (Désert,

p. 11)

En réalité, la notion de temps n'existe pas chez Nour et le peuple des nomades, du

moins pas telle qu'elle est représentée par des éléments conventionnels de reconnaissance.

L'intemporalité dont il est ici question n'est pas synonyme d'une absence absolue de

tempora 1.ite,, mais A a1


. p 1 utot une , . .
autre appréciation qui· n , est pas 1 e temps d es h or 1 oges. L e C"\,,
V\

premier élément d'explication concerne, avant tout, l'apparition des personnages dans le

vaste espace désertique. Elle se fait avec une certaine spontanéité et est comparée, dans le

récit, à un rêve. Or le rêve, même s'il est une activité qui intervient lors du sommeil qui lui

peut être minuté, n'est pas un acte structuré qui supposerait que chacune de ses étapes soit

marquée par des repères temporels saisissables. De ce fait, il échappe au contrôle des

contraintes du réel dont le temps est justement la mesure. C'est donc une apparition

imprévisible, non inscrite dans la temporalité, même si l'indication temporelle en début de

chapitre donne le sentiment d'une précision, alors même que, comme nous le disions

tantôt, elle ne peut s'appliquer aux hommes bleus.

141
A cela il faut aussi ajouter qu'il n'y a pas d'intrigue en tant que telle qui implique

pour les hommes bleus un début et une fin, car avec eux nous sommes plutôt entraînés

dans un mouvement d'errance. Avec cet exemple, nous sommes dans le cadre d'une

temporalité à deux niveaux : nous avons d'un côté le temps narratif, qui est exclusivement

consacré au contexte historique dans lequel Le Clézio inscrit son récit, et de l'autre le

temps tel qu'il est perçu par les hommes bleus, lesquels ne représentent d'ailleurs qu'un

élément infime dans le vaste espace désertique, un monde replié sur lui-même. L'hiver qui

ouvre le récit ne coïncide donc pas avec le temps dans lequel vivent les hommes bleus, il

n'en est pas un chez les nomades. Comme tels, ces personnages vivent hors de l'influence

du temps qui, ainsi que nous le soulignions, régit en principe toute chose, ils constituent de

ce fait une exception et leur parcours dans le désert est comme un cycle ininterrompu qui

échappe au contrôle du temps. Cette circularité permet de revenir régulièrement sur

certains événements. Ce va-et-vient permanent fait donc l'effet d'une immobilité comme

l'indique ce passage de l'œuvre:

Les routes étaient circulaires, elles conduisaient toujours au point de départ,


traçant des cercles de plus en plus étroits autour de la Saguiet el Hamra.
Mais c'était une route qui n'avait pas de fin, car elle était plus longue que la
vie humaine. (Désert, p. 22)

A cela, il faut aussi ajouter le fait que l'espace, notamment le désert, a une

influence considérable sur les personnages par son caractère monotone, dans la mesure où,

tel qu'il se présente, il donne le sentiment que les hommes bleus ne bougent pas, et donc

qu'il n'y a pour eux ni point de départ ni point d'arrivée.

D'ailleurs la mort, d'ordinaire perçue comme la fin d'un temps de vie, apparaît

plutôt pour ces hommes comme le passage d'une dimension à une autre; d'où, pour eux,

l'idée de l'impossibilité d'une disparition définitive, mais au contraire l'accession à un


142
autre niveau, plus élevé, de pouvoir. Ce pouvoir, ils peuvent alors le mettre au service de

leurs descendants, les vivants, tant que ceux-ci se comportent bien, ou au contraire

l'utiliser pour les punir à l'occasion. C'est ce qui explique le dialogue permanent qui

s'établit entre les hommes du désert et leurs morts, sur les tombes desquels ils viennent

parfois, de très loin, pour se recueillir et implorer, comme le fait ici Lalla : « Ne détruis pas

les villes, fais que le vent s'arrête, que le soleil ne brûle pas, que tout soit en paix! »

(Désert, p. 111), ou comme le fait le père de Nour dans le tombeau, dans le désert: « Aide-

moi, esprit de mon père, esprit de mon grand-père. J'ai traversé le désert, je suis venu pour

te demander ta bénédiction avant de mourir. Aide-moi, donne-moi ta bénédiction, puisque

je suis ta propre chair. Je suis venu » (Ibid., p. 27)

Ce sont là quelques exemples qui montrent bien que, pour ces personnages, le

temps n'a pas d'importance. Ils mènent une existence qui peut bien se passer du marquage

temporel. La monotonie de l'espace désertique les enferme dans un cadre de vie qui les

affranchit de toutes les contraintes temporelles, comme le souligne cet extrait : « Les jours

sont tous les jours les mêmes, ici, dans la Cité, et parfois on n'est pas bien sûr du jour

qu'on est en train de vivre » (Désert, p. 108)

Les visions du personnage de Lalla peuvent, elles aussi, être prises en compte dans

cette expérience de l'intemporalité, dans la mesure où, comme c'est indiqué dans le texte,

elles sont « difficile[s] à comprendre, parce que c'est un peu comme dans un rêve». De

cette manière, elles abolissent elles aussi les barrières temporelles et conduisent dans un

univers où s'entremêlent les choses du passé et du présent, où tout se confond dans un

foisonnement et un ensemble chaotique :

143
Ici, tout est semblable, et c'est comme si elle était à la fois ici, puis plus
loin, là où son regard se pose au hasard, puis ailleurs encore, tout près de la
limite entre la terre et le ciel. [ ... ] Alors, pendant longtemps, elle cesse
d'être elle-même; elle devient quelqu'un d'autre, de lointain, d'oublié. Elle
voit d'autres formes, des silhouettes d'enfants, des hommes, des femmes,
des chevaux, des troupeaux de chèvres ; elle voit les formes d'une ville, un
palais de pierre et d'argile, des remparts de boue d'où sortent des troupes de
guerriers. Elle voit cela, car ce n'est pas un rêve, mais le souvenir d'une
autre mémoire dans laquelle elle est entrée sans le savoir. (Désert, p. 91)

Confinée dans le sous-sol qui sert de lieu d'habitation, le personnage de Laïla, dans

Poisson d'or, a elle aussi du mal à se faire une notion du temps, car l'obscurité y est

permanente, et les habitants de ce~ endroits mènent une existence similaire à celle des d
animaux terrés et qui ne sortent que la nuit. D'ailleurs, le fait d'être dans ces espaces

souterrains donne le sentiment d'une nuit permanente. C'est pour cette raison que la jeune

fille parle de « trou» quand elle évoque le sous-sol où elle a trouvé refuge avec le jeune

boxeur, ou qu'elle le compare à une grotte, ces deux éléments étant des images

significatives de cet endroit où le temps semble invariable. Les occupants de ce lieu

souterrain sont coupés du reste du monde et ne peuvent de ce fait sentir l'avancée ni de la

journée ni de la nuit, qui leur permettrait de se faire une idée de l'écoulement du temps.

Dans ces conditions, il apparaît plus opportun de parler de suspension de temps, comme si

toute leur vie devait se dérouler dans une nuit infinie. Les personnages qui évoluent dans

un tel univers se trouvent donc dans un cadre atemporel.

D'ailleurs, avec Laïla, la question de la fermeture de l'espace est récurrente. Elle

commence avec son rapt quand la jeune fille est jetée au fond d'un sac. Certes, elle se

souvient des instants qui ont précédé cet enlèvement et qui, vraisemblablement, se situaient

pendant la journée, en raison de la grande lumière dont elle évoque le souvenir. Mais, une

fois au fond du sac, il lui est impossible de se rendre compte du déroulement du temps dans

la mesure où, arrachée à la lumière, elle est aussitôt plongée dans l'obscurité, et dans ces
144
conditions ne peut savoir quand il fait nuit et quand il fait jour. Cette obscurité du fond du

sac efface même la mémoire du personnage : « Pour moi, il n'y a rien eu avant, juste cette

rue poussiéreuse, l'oiseau noir, et le sac» (Poisson d'or, p. 11).

Même quand elle arrive chez sa « grand-mère », l'univers de Laïla reste toujours un

espace fermé. C'est d'ailleurs ce qui justifie aussi le nom qu'elle porte et qui signifie, il

faut le rappeler, « la nuit». Que ce soit donc à la maison du Mellah ou à Paris, où elle se

retrouve avec Houriya, la vie de Laïla se déroule surtout dans une situation d'enfermement

qui se pose dès lors comme un obstacle au déroulement normal du temps qui s'écoule,

alors même qu'elle croyait pouvoir jouir d'une liberté spatiale. Pour elle, et aussi bien pour

les autres personnages de son entourage, tous prisonniers du sous-sol parisien, le passage

successif du jour et de la nuit, qui est un indicateur de l'évolution du temps, échappe à leur

regard. De ce temps, leur perception est approximative, et il leur paraît même impossible

de se faire une idée précise du temps dans de telles conditions de réclusion. A l'instar des

prisonniers enfermés dans les geôles, ils sont les « damnés de la terre», comme l'indique

Frantz Fanon dans ce livre dont Laïla ne se sépare presque jamais. Et, en tant que tels, ils

sont en marge de cette société dont le temps fait partie des éléments qui la structurent. Loin

de la vie, ils sont comme plongés dans un profond sommeil où tout s'arrête, où tout est

néant. C'est pourquoi, lorsqu'elle en sort la première fois pour quérir la sage-femme, Laïla

est éblouie et dépaysée :

C'était la première fois que j'étais dehors [ ... ]. C'était comme si je sortais
d'un très grand sommeil. Quand ils passaient près de moi, il me semblait les
entendre rire et se moquer, et à la réflexion je devrais avoir l'air bien
étrange. (Ibid., p. 19-20)

Le terme de sommeil qu'évoque ici le personnage constitue lui-même une preuve

d'activité atemporelle, puisque au moment où il survient, l'individu qui en est la


145
«victime», pour ainsi dire, n'est pas en mesure d'en fixer les contours par ses propres

moyens physiologiques. C'est une activité qui échappe à la conscience, donc incontrôlable,

et qui par voie de conséquence ne peut être temporellement mesurable. Il faut comprendre

par là que nul ne peut, par lui-même, préciser l'instant où il s'endort et encore moins celui

auquel il se réveille. Ce sont des actes brusques, instantanés et qui échappent à toute

possibilité de contrôle. Dans certaines sociétés d'ailleurs, le sommeil est comparé à la

mort, parce que, comme elle, il survient dans l'instant, de façon imprévisible.

Le handicap de la tante Catherine dans Révolutions, pour revenir ici encore à ce

personnage, constitue, à bien des égards, un exemple d'ostracisme par rapport au temps et

au milieu dans lesquels elle vit au moment où elle est annoncée dans le récit. C'est ce qui

explique qu'elle évoque sans arrêt l'époque de son enfance à Rozilis où elle disposait

encore de toute sa faculté visuelle, comme si le temps, pour elle, avait suspendu son

déroulement depuis cette période, ou encore comme si la cécité avait arrêté le temps de son

existence sur ces images dont elle évoque sans cesse la mémoire. Toutes les histoires

qu'elle raconte à Jean s'inscrivent dans le passé et sont marquées par la réccurrence de

l'expression : « Autrefois à Rozilis [ ... ] ».

Alexis Carrel écrit : « Comme nous sommes fixés à la surface de la terre, il est

commode de rapporter à elle les dimensions spatiales et la durée de tout ce qui s'y

trouve. »97

S'il est vrai, comme le soutient ici Carrel, que l'homme, parce qu'il est situé à la

surface de la terre, a ) 'habitude de se répérer et de se reférer à ses coordonnées spatio-

97
Alexis Carrel, L'homme cet inconnu, Paris, Pion, 1935.
146
temporelles, il n'en apparaît pas moins que les individus qui n'y vivent pas ou qui vivent

en dehors de cette sphère sont amenés à se soustraire à ces donées qui leur sont étrangères.

Cela revient à dire qu'en vivant dans le sous-sol loin de la société parisienne où ils sont

privés des rayons du soleil et de la clarté de la lune et des constellations, les personnages

de Le Clézio ne sont pas a priori assujettis à la mesure exacte du temps, ils sont de fait

privés du temps qui passe, ils sont hors du temps. « Je ne savais plus si c'était la nuit ou le

jour. Il me semblait que j'étais dans le ventre d'un très grand animal qui me digérait

lentement», explique Laïla dans Poisson d'or (p. 147). Cette perte de la notion du temps,

on l'observe également chez le personnage de Pervenche, séquestré, dans Cœur brûle,

comme le montre ce passage :

Pervenche glissait dans un trou profond et sombre [ ... ]. C'était si long, si


étroit qu'elle ne savait plus si elle avançait ou si elle reculait. Elle ne savait
plus depuis combien de temps elle était enfermée dans cette chambre. Des
semaines, des mois. ( Cœur brûle, p. 67)

Ce sont là des exemples qui montrent bien que ces endroits en apparence différents

se rejoignent sur un point: il n'y a ni jour ni nuit, mais seulement les ténèbres qui,

justement, sont révélatrices du temps originel.

En outre, cette image d'enfermement dans le ventre d'un grand animal qu'évoque

Laïla rejoint quelque peu la légende chrétienne liée à l'expérience du Prophète Jonas.

Selon cette légende, ce dernier aurait été retenu prisonnier et aurait ainsi séjourné dans le

ventre de la baleine en guise de punition, pour avoir tenté de se soustraire à sa mission.

Cette référence au récit de Jonas donne ici une dimension mythique à la temporalité. Il

apparaît dès lors clairement qu'on ne peut se faire une idée précise du temps puisque tout

se passe ici comme si l'on était coupé de la réalité temporelle mesurable, et plongé dans

une obscurité permanente que l'on ne saurait distinguer de la nuit.


147
Cela n'est pas sans rappeler le temps de la Genèse, qui décrit une atmosphère où

tout l'univers baignait encore dans un chaos naturel, avant que le Créateur, selon le récit

biblique, ne mette en place son œuvre de structuration. Ainsi, Il crée le temps dont le

rythme sera marqué par la mise en place du soleil, de la lune et des étoiles. Ces éléments

lumineux sont justement, dans les textes de Le Clézio, des vecteurs de la temporalité

originelle. Cela nous conduit à aborder un autre point dans ce chapitre consacré aux

différentes expressions de la quête de l'élémentaire et de l'originel: il s'agit du temps

astronomique.

4. Au rythme du temps astronomique

Si pour Ricœur l'horloge est« la chose maniable qui permet d'ajouter à la datation

exacte la mesure précise »98, avant elle, bien des méthodes ont prévalu qui ont permis de

fixer le temps et d'apprécier ses différentes variations. De toutes ces méthodes,

l'observation de la position des astres semble la plus ancienne. D'ailleurs, si l'on se réfère

à la Genèse, ) 'univers n'était qu'un immense chaos de vide et de ténèbres avant que le

Dieu créateur, en instituant le jour et la nuit, jette les bases de la temporalité. Et, comme

pour parfaire cette fragmentation du chaos en temps, lil aurait aussi décidé de créer Je

soleil et la lune avec les étoiles, pour présider respectivement au jour et à la nuit et marquer

ainsi les intervalles. C'est de cette division que part donc la mesure du temps, dont les

instruments sont justement le soleil et la lune. Il semble bien que Ricœur fasse allusion à

98
Paul Ricœur, Temps et Récit, tome 3, op. cit., p. 156.
148
ces deux éléments quand il évoque la notion d'horloges naturelles, à partir desquelles on

obtient l'horloge artificielle sous ses diverses formes.

Aujourd'hui, qu'on soit à l'air libre ou dans un endroit où la vue des astres s'avère

impossible, on peut se faire une idée exacte du temps à partir d'un simple regard sur sa

montre ou à partir des sons d'un clocher. Le constat est que le développement de cette

horlogerie artificielle fait oublier l'observation des mouvements du soleil et de la lune qui,

dans le passé, a permis de connaître le temps qui passe. Si le soleil et la lune sont les

instruments de mesure du temps primordial, c'est-à-dire le temps créé à la Genèse,

aujourd'hui le temps semble avoir été apprivoisé à partir justement de ces éléments

artificiels. Certes nul ne peut prétendre interrompre son cours, mais tout au moms en

mesurer des segments à partir des unités conventionnelles mises en place sans avoir

forcément recours au soleil ou à tout autre astre.

Mais avec les personnages de Le Clézio, c'est le phénomène contraire qui s'opère.

Ils se reportent à cette époque du temps primordial à travers la résurgence des procédés

anciens aujourd'hui presque à l'abandon. Avec eux, le mouvement du soleil, de la lune et

des étoiles reste la meilleure référence du temps; d'où la très grande représentation de ces

météores dans l'ensemble de l'œuvre leclézienne. Dès les premières pages de Désert, par

exemple, l'intérêt des personnages pour ces éléments de la nature est manifeste. On peut

ainsi lire :

Quand il [Nour] se réveilla, il eut l'impression bizarre que le temps n'était


pas passé. Il chercha des yeux le disque de la lune, et c'est en voyant qu'elle
avait commencé sa descente vers l'ouest qu'il comprit qu'il avait dormi
longtemps. (Désert, p. 33)

149
La référence presque instinctive faite ici à la lune par le personnage de Nour, pour

se convaincre du temps qu'a duré son sommeil, nous situe au cœur de cette importance que

revêtent les astres dans l'œuvre de Le Clézio, notamment en matière d'indication

temporelle. La justification d'une telle pratique est liée au contexte spatial dans lequel

évolue le personnage.

Comme nous l'avons déjà mentionné, et comme les première et dernière phrases du

livre l'indiquent si bien, les hommes bleus sont confinés dans un espace qui s'est ouvert et

s'est refermé sur eux. lis sont comme pris au piège dans le désert, dont les horizons sont

effacés à l'infini, et qui exprime le vide originel d'avant l'acte de Création tel que le

rapporte la Genèse. Dans ces circonstances où les personnages sont relégués à la

germination du monde, à« l'ordre vide du désert», il serait aberrant de faire intervenir des

éléments modernes de mesure du temps, lesquels font partie, comme le souligne Le Clézio

lui-même, du « trop plein »99 de l'univers urbain. Car en ville, les grandes tours souvent

couronnées d'enseignes publicitaires lumineuses sont justement autant d'obstacles à la vue

des astres, comme le souligne cet extrait: « On ne voit pas le ciel, comme s'il y avait une

taie blanche qui recouvrait la terre » (Désert, p. 292).

A l'opposé, il y a le vide initial du désert qui offre le cadre idéal de la manifestation

du soleil et qui modifie les silhouettes selon ses différentes inclinaisons. En l'absence donc

de techniques modernes qui puissent donner la mesure exacte du temps, les personnages

dans le désert n'ont d'autres choix que de se fier aux différentes positions solaires et

lunaires qui, après tout, ont longtemps prévalu et dont se sont du reste inspirées les

horloges artificielles. D'ailleurs, dans l'ensemble de son œuvre, de montre ou d'horloge Le

99
ln Jean-Louis Ezine, Ailleurs, op. cit., p. 57.
150
Clézio ne fait presque jamais mention, comme si ses personnages, en vivant toujours

retranchés dans le désert, à la périphérie ou dans le sous-sol des grandes villes, fuyaient la

civilisation moderne et tournaient aussi le dos au temps tel que donné par l'horloge. Ainsi,

dans l'évocation de ses souvenirs, le personnage de Catherine Marro, dans Révolutions,

précise:

A Rozilis, autrefois la journée commençait très tôt, au point du jour, ça


devait être cinq heures du matin, mais nous n'avions pas de montre pour le
savoir. Il n'y avait pas de signal, pas de cloche pour tirer les laboureurs de
leurs lits, le grand-père Charles détestait ça. Il détestait tout ce qui rappelait
le temps de l'esclavage, les coups de sifflet, les sirdars, les contremaîtres, les
appels, les cartes d'identité qui devaient porter le nom et la photo de chaque
travailleur indien, c'étaient les Anglais qui avaient inventé tout ça.
(Révolutions, p. 24)

Dans Désert, en revanche, le mouvement des hommes bleus est guidé par le soleil,

la lune et les étoiles, qui donnent le vrai mouvement du temps.

Le soir, quand le soleil était près de l'horizon et que l'ombre des buissons
s'allongeait démesurément, les hommes et les bêtes cessaient de marcher.
Les hommes déchargeaient les chameaux, construisaient la grande tente de
laine brune, debout sur son unique poteau en bois de cèdre. Les femmes
allumaient le feu, préparaient la bouillie de mil, le lait caillé, le beurre, les
dattes. La nuit venait très vite, le ciel immense et froid s'ouvrait au-dessus
de la terre éteinte. Alors les étoiles naissaient, les milliers d'étoiles arrêtées
dans l'espace. (Désert, p. 10)

Certes le terme de « soir», utilisé ici par le narrateur, donne assez explicitement des

informations sur le segment du temps dans lequel se situe l'action décrite dans ce passage.

Mais, comme si ces informations manquaient d'exactitude, le texte se réfère à la position

du soleil qui indique, outre le fait d'être le soir, l'imminence de l'obscurité. Celle-ci, quand

elle enveloppe le désert, ne permet pas de poursuivre la marche. C'est donc un véritable

dialogue silencieux qui s'instaure alors entre la nature et les hommes bleus. Tout se passe

comme si les personnages interrogeaient du regard le soleil et que celui-ci leur répondait

151
par les signes qui sont de son fait. Ils se déplacent donc au rythme du soleil, son coucher

indique qu'ils doivent marquer une halte et se préparer au repos, son lever apparaissant

comme le signal de la poursuite de leur marche. D'ailleurs la forte présence de cet astre est

ressentie dans l'œuvre à travers la lumière dont l'éclat illumine tout le grand vide du

désert, amplifié surtout par la réverbération du paysage de sable et de pierres. Cette

présence presque obsédante de la lumière se reflète également dans les personnages eux-

mêmes comme le souligne le narrateur:

Ils étaient devenus, depuis si longtemps, muets comme le désert, pleins de


lumière quand le soleil brûle au centre du ciel vide [ ... ]. Ils étaient les
hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, dela nuit [ ... ]. Ils
avaient surtout la lumière de leur regard, qui brillait si clairement dans la
sclérotique de leurs yeux. (Ibid., p. 8-9)

Nous sommes donc bien loin des considérations scientifiques et des procédés

d'artificialisation qui, avec plus ou moins de réussite, pervertissent le cours normal du

temps et font de la nuit un jour ininterrompu dans les grandes villes. Le temps est alors

perverti et corrompu : « Il faisait déjà nuit. Mais, à Paris, la nuit ne tombe jamais

complètement. Il y avait une lueur rouge au-dessus de la ville, comme une cloque. »,

observe Laïla (Poisson d'or, p. 130)

Dans le désert, les personnages se conforment au lever et au coucher du soleil,

phénomène naturel qui leur indique le temps de telle ou telle autre action. Ainsi, quand le

père de Nour se lève avant tout le monde, il ne se rue pas sur ce qu'il a à faire, mais attend,

les bras croisés, observant l'horizon comme s'il consultait le temps ou comme s'il attendait

un signal du cosmos. Et c'est lorsque la clarté du soleil se dessine à l'horizon et annonce

l'imminence du jour qu'il peut se mettre en mouvement: « Il attendait comme cela la

première lumière de l'aube, lefijar, la tache blanche qui naît à l'est, au-dessus des collines.

152
Quand la lumière paraissait, il se penchait sur Nour, et il le réveillait doucement, en

mettant la main sur sonépaule. ». (Désert, p. 19)

Et lorsque, le soir, le soleil descend vers l'horizon, apparaissent à leur tour la lune

et les étoiles comme dans un processus de succession et surtout d'organisation. C'est un

processus qui s'oppose à l'impression de grand désordre qu'offre le spectacle de la ville,

où certains endroits sont fortement illuminés alors que d'autres restent plongés dans les

ténèbres. Dans le désert donc, les personnages sont habitués aussi bien au mouvement du

soleil qu'à l'apparition des étoiles parce qu'elles leur indiquent à la fois le temps et le

chemin à suivre, comme aux mages de la Bible. C'est ce qui explique cette familiarité avec

ces éléments :

Il [le guide et père de Nour] connaissait toutes les étoiles, il leur donnait
parfois des noms étranges, qui étaient comme des commencements
d'histoires. Alors il montrait à Nour la route qu'ils suivraient le jour, comme
si les lumières qui s'allumaient dans le ciel traçaient les chemins que
doivent parcourir les hommes sur la terre. (Ibid., p. 11)

Le procédé de personnification par lequel les étoiles baptisées cessent d'être de

simples ornements naturels renforce ici l'importance des astres dans la vie des hommes du

désert, qui d'ailleurs sont ici effacés, noyés. C'est une posture qui est en opposition avec

les considérations qui font de ) 'homme le dominateur sur tous les éléments de la nature.

C'est ce qui explique l'usage dans le texte de l'expression « le règne du ciel constellé du

désert » (p. 18) pour désigner la primauté de ces éléments du cosmos. Certes, au vide du

désert s'oppose le trop-plein de la ville avec son déploiement de multiples mais mauvaises

lumières; d'où, d'ailleurs, les termes dépréciatifs comme« reflet pâle»,« lumière grise»,

« tache jaune », « clarté maladive» par lesquels ces lumières sont désignées, ainsi que la

musique envahissante des zones urbaines et leurs interminables files de passants. Mais on y

153
observe aussi un trop-plein de pauvreté et de misère, qui écrase les personnages, les privant

de tout, même de lumière. Tout se passe comme si les grands immeubles, tels des géants

sombres et tristes, leur barraient l'accès aux rayons du soleil, à l'éclat de la lune et des

étoiles. Dans un tel environnement d'engloutissement et de vertige, on perd tous ses

repères temporels et l'on se sent perdu soi-même comme Lalla dans ce passage : « Depuis

combien de temps Lalla avance-t-elle au milieu de ces tourbillons, de cette musique ? Elle

ne sait plus. Des heures ; peut-être, des nuits entières, des nuits sans aucun jour pour les

interrompre. » (Désert, p. 292)

Le rythme du temps et de la vie, on Je sait, se caractérise par une alternance du jour

et de la nuit. Or ici, cette alternance n'existe pas. li n'y a qu'une sorte d'uniformisation qui

donne le sentiment que le temps s'est arrêté sur la nuit. Alors, comme pour échapper à cet

environnement où « les hommes ne peuvent pas exister, ni les enfants, ni rien de ce qui

vit» (Désert, p. 302), Lalla ferme les yeux. Ce geste lui permet de laisser venir jusqu'à elle

une onde de bonheur, de chaleur et de lumière échappée de la beauté du désert lointain,

peuplé d'étoiles. Elle choisit aussi de marcher dans la nuit jusqu'au port pour admirer les

étoiles dans le ciel dégagé de la mer. Mais, au-delà même de l'admiration, il y a dans ce

geste l'expression d'une quête du temps puisque, comme nous l'avons souligné, le

repérage du temps dans l'œuvre de Le Clézio se fait essentiellement par l'observation de

l'univers cosmique. En sortant de la ville et en allant vers la mer, le personnage sort de

l'intemporel pour aller vers le temps.

C'est également pour cette raison que, tout comme elle, le personnage de Radiez,

poursuivi par la police, court tout droit vers la mer, espérant y trouver refuge comme si la

ville n'était pas un lieu sûr.

154
Dans Poisson d'or également, les personnages observent le ciel pour se renseigner

sur le temps. Ainsi, lorsque la jeune fille demande l'heure à Nono, celui-ci ne lui répond

qu'après avoir ouvert le vasistas et sorti la moitié de son corps pour observer l'extérieur. Et

pourtant ici la narration nous situe dans un environnement urbain qui pourrait bien

supposer le recours aux moyens modernes, notamment à l'horlogerie, pour lire le temps.

En mesurant ainsi le temps à travers l'observation du ciel, le personnage ne fait

qu'accentuer le fossé déjà très grand qui le sépare, et Laïla avec lui, de la ville et de ses

habitants. Il exprime ici le refus d'un environnement dans lequel elle et lui ont du mal à se

faire accepter. Exprimer le temps en se référant à l'horloge ou à la montre, ce serait

accepter de se fondre dans le grand moule de l'assujettissement au temps urbain. Pour eux,

il faut vivre hors d'atteinte de ce temps des grandes villes qui n'est pas le leur, il faut vivre

une autre expérience du temps. C'est pourquoi d'ailleurs, explique Laïla : « Le jour, on

restait cachés sous la terre, comme des cafards. Mais la nuit, nous sortions des trous, nous

allions partout» (Poisson d'or, p.131)

Par ailleurs dans Etoile errante, le récit semble s'élaborer sur un schéma temporel

dont la lumière, à travers le monde astral et notamment le rôle joué par les étoiles,

constitue le point focal. Le premier rapprochement entre ces deux éléments se fait à travers

le récit de la Création lu par le personnage de Joël, et surtout dans l'interprétation à

laquelle se livrent ce dernier et le personnage d 'Esther. Ainsi, lorsque dans cette lecture la

lumière est présentée comme l'instrument de la séparation du jour et de la nuit, de la

représentation de l'avenir, de la mesure du passage du temps et du changement des êtres

vivants, la jeune fille ne peut s'empêcher de penser au temps ; d'où son interrogation :

« Est-ce que c'était cela, le temps?» (p. 185). C'est une interrogation qui visiblement

155
laisse son interlocuteur perplexe. D'ailleurs il ne répond pas tout de suite, comme s'il

puisait dans le livre la réponse qu'il devra donner à la jeune fille :

Mais Joël me regardait sans répondre. Il lisait :

« Et elles seront comme des lumières brillant dans le vide du ciel, pour
illuminer la vie sur la terre. Et cela fut fait. »

Puis il se tournait vers moi pour répondre :

« Ce n'est pas le temps qu'Elohim donnait. C'était l'intelligence, le pouvoir


de comprendre. Ce qu'on appelle aujourd'hui la science. Tout était prêt pour
que la mécanique du monde puisse marcher. La science c'était la clarté des
étoiles ... » (Etoile errante, p 185)

En réalité, la réponse donnée ici par le personnage de Joël apparaît plutôt comme

un élément du champ des possibles interprétatifs. D'ailleurs, si l'on admet que la science

qu'il identifie à la lumière est l'élément qui donne une impulsion, un rythme à la

mécanique du monde, alors que tout mouvement implique un déplacement dans un espace

de temps, on pourrait en déduire que sa perception de la lumière n'est pas tout à fait

éloignée de celle d'Esther. La science, on le sait, est évolutive, dynamique, elle est

déterminée par le temps.

Le deuxième lien temporel qu'il faut mettre en relief concerne la relation que la

jeune fille tisse avec le paysage, et le nom que lui donnent ses parents justement en raison

de cette relation. Un des éléments récurrents dans ce livre est la fascination de la jeune fille

pour les endroits situés en hauteur et dont il convient de donner ici quelques exemples :

Elle aimait surtout la grande pente herbeuse qui montait vers le ciel, au-
dessus du village. (Etoile errante, p. 16)

Comme le soleil était au centre du ciel, Esther commençait à remonter la


pente (Etoile errante, p. 32)

156
De l'autre côté de la vallée, il y a la pente sombre de la montagne, les
éboulis de pierres rouges semés de buissons d'épines. (Etoile errante, p. 43)

Si je ne restais pas ici à la pointe, devant l'entrée de la baie d' Alon, il me


semble que le bateau ne viendrait pas. (Etoile errante, p. 162)

Cette position récurrente du personnage sur des lieux élevés marque son attirance

pour les réalités célestes et astrales. Ce goût des hauteurs est à l'image d'un astre

annonçant les jours meilleurs qui viendront succéder aux instants sombres de cette

extermination qui, en cette période de guerre, menace tous les proches de l'héroïne.

D'ailleurs, debout sur ces pentes, la jeune fille prétend être souvent une vigie aux aguets

pour annoncer le bateau qui les portera vers la terre promise, comme le soleil qui annonce

la naissance du jour. Et c'est en raison de ce rôle très important que son père lui donne le

nom d'« étoile», en espagnol « Estrellita », alors qu'elle est plus connue sous le nom

d'Hélène. De plus, la version juive du nom révèle un personnage important dans la vie du

peuple hébreu. Ainsi, comme le personnage d'Esther dont elle porte le nom et qui a été

pour le peuple une lueur annonçant la fin imminente de la déportation et des

exterminations, elle est, pour ces Juifs d 'Etoile errante rassemblés dans l'attente du navire,

le signe d'un espoir qui naît dans la nuit du désespoir. C'est donc à ce moment que le nom

d'Esther ou Estrellita prend tout son sens dans le Livre du Commencement dont Joël fait la

lecture : « Et il fit, lui, le seul, les grandes lumières sœurs, la plus grande, au centre, le

signe du jour, et la plus petite, le signe de la nuit. Et toutes celles qui s'appelaient

Chochabim, les étoiles » (p. 185)

L'étoile dans le ciel a annoncé aux mages l'avènement du Christ, tandis qu'Esther,

cette autre étoile, et Nejma (dont le nom signifie aussi «étoile») annoncent pour chacun

de leur peuple un temps nouveau; elles sont le signe d'une autre époque marquée par la

réconciliation entre deux peuples frères comme le souhaite vivement le personnage


157
d'Esther: « Un jour, je retournerais sur la route de Siloé, et le nuage de poussière

s'ouvrirait, et Nejma marcherait vers moi. Nous échangerions nos cahiers pour abolir le

temps, pour éteindre les souffrances et la brûlure des morts. » (p. 308)

Dans Ourania également, il est beaucoup question d'étoiles. Elles font d'ailleurs

l'objet d'une obsession chez les habitants de Campos qui, en marge de la société

occidentale, semblent vivre à leur rythme. Pour eux, ce sont les étoiles qui marquent

véritablement le changement des saisons et le cours du temps. C'est ce qui explique que le

Conseiller invite les habitants du camp à observer les étoiles, comme l'explique Raphaël

dans son cahier destiné à Daniel :

C'est lui qui nous dit de regarder le ciel. Quand il n'y a pas de nuages, il
nous demande de veiller avec lui pour regarder les étoiles. La première fois
que j'ai regardé le ciel, c'était à mon arrivée à Campos [ ... ). Ici, on ne
prévoit rien. Ce n'est pas comme pour les gens de la ville, un soir c'est la
fête et le lendemain on travaille. A Campos, quand le ciel est clair, on sait
que ce sera pour ce soir. On le dit de l'un à l'autre: c'est cette nuit, pour
regarder les étoiles. (Ourania, p. 155)

Cette précision sur la ville est très importante dans la mesure où elle indique

clairement la prise de distance des habitants de Campos. Comme on le voit donc, la

récurrence des astres dans I 'œuvre de Le Clézio, loin d'y être à titre ornemental, constitue

un important indicateur du temps. Ces météores constituent un instrument de mesure du

temps et permettent donc, non seulement de situer les personnages sur le temps présent,

mais aussi, comme dans une forme d'astrologie, de leur prédire le temps qui viendra. En

privilégiant donc le soleil, la lune, les étoiles, dans leurs différentes inclinaisons, les textes

de Le Clézio nous introduisent dans une temporalité élémentaire et originelle.

158
Chapitre V : Organisation du récit et

expression de l'élémentaire et de

l'originel

Le roman, dans ses fondements, a toujours été présenté comme le lieu d'une

succession d'actions reliées entre elles par un principe de cause à effet, et surtout guidée

par un souci de logique. Il se construit, en général, autour d'une intrigue qui part d'un

argument initial destiné à s'enrichir de quelques péripéties, avant de s'achever sur un

dénouement plus ou moins heureux. C'est ce schéma que Paul Valery assimile à « l'idée

d'une flamme qui se propage, celle d'un fil qui brûle de bout en bout, avec de petites

100
explosions et des scintillations de temps à autre » .

Il s'agit de montrer, dans ce chapitre, comment l'articulation des différents récits

qui composent l'œuvre leclézienne et leur agencement traduisent le sentiment d'une

recherche de l'élémentaire et de l'originel. Cela nous permettra d'aborder, entre autres, les

questions de l'organisation formelle, celles de la multiplicité des voix narratives et des

points de vue, de l'entremêlement de plusieurs genres et tonalités. L'objectif est de montrer

la convergence de tous ces procédés vers la mise en relief de l'élémentaire et de l'originel

chez Le Clézio.

100
Paul Valéry, Œuvres, tome 2, op. cit., p. 1246.
159
1. Polymorphisme et fragmentation

Désert repose sur l'alternance de deux récits qu'en apparence rien ne rapproche. La

différence se manifeste déjà au niveau de l'époque décrite par les deux récits puisque l'un

se situe au début du xx= siècle alors que l'autre se situe longtemps après, probablement
vers la fin de ce même siècle. La conséquence de cette bipartition au niveau de la

temporalité est qu'elle permet à l'ouvrage de Le Clézio de se présenter, non comme un

récit unitaire avec des chapitres entiers consacrés à la relation d'autres histoires, mais

comme un recueil de deux récits indépendants l'un de l'autre, puisqu'on ne voit pas de lien

immédiat entre eux. Le livre s'ouvre d'abord sur un premier récit relatif à la longue marche

de résistance à la colonisation des hommes bleus dans le désert.

Des indications temporelles en début de chapitres permettent de situer cet acte de

résistance à l'occupation coloniale durant l'hiver 1909-191 O. On assiste donc ici à la

pérégrination d'un peuple nomade, d'une terre à une autre, dans un vaste paysage

désertique, et son affrontement violent avec l'armée coloniale. Le second récit est quant à

lui consacré à l'histoire du personnage de Lalla et ne porte aucune indication

temporelle,mais tout laisse penser que ce récit met en œuvre une histoire qui se déroule à

une époque très éloignée de la première.

Cependant, les deux récits ont, en réalité, des liens très étroits, des points de

convergence qui se traduisent par l'entremêlement de leurs différents chapitres. Ainsi le

livre consacre ses deux premiers chapitres à l'apparition des personnages venus de tous les

horizons du désert pour le rassemblement et l'ultime prière autour du cheikh. Toutefois, le

troisième chapitre, quand il s'ouvre, ne fait plus mention de personnages en marche dans le

160
désert, d'hommes bleus rassemblés pour une prière unanime, mais se consacre plutôt au

récit d'une autre aventure, qui se déroule à une époque beaucoup plus contemporaine

même si cela n'est pas clairement indiqué. Le protagoniste central de ce second récit

s'appelle Lalla. Dans ces conditions, il y a comme une suspension du premier récit au

profit du second. Celui-ci, à son tour, va s'étendre sur un certain nombre de chapitres.

L'ensemble de l'ouvrage est donc construit sur ce procédé de reprises et de suspensions, ou

encore d'alternance que Madeleine Borgomano avait déjà étudié et que nous reprenons ici

101
dans ce tableau :

Récit 1 p. 7 Histoire des hommes bleus

Récit 2 p. 75 Histoire de Lalla

Récit 1 p.222 Histoire des hommes bleus

Récit 2 p.259 Histoire de Lalla

Récit 1 p.358 Histoire des hommes bleus

En réalité, ce procédé permet de mettre en parallèle le récit d'un personnage et ce

qui aurait pu être un acte mémoriel confié dans de telles circonstances à un personnage, ou

encore une analepse attribuée à un narrateur omniscient. Au contraire ici, il fait l'objet

d'une narration au même titre que tout autre récit, permettant ainsi au lecteur de basculer

d'un temps à un autre. Le livre de Le Clézio s'inscrit donc dans un processus de va-et-vient

entre le passé et présent, indiquant ainsi que le passé est indispensable au présent de Lalla.

Dans tous les cas, cette interférence avec l'histoire de ses ascendants constitue pour le

101
Madeleine Borgomano, Désert, Paris, Bertand-Lacoste, coll.« Parcours de lecture», 1992, p. 23.
161
personnage de Lalla un recours au passé et traduit, en même temps, la quête de l'originel

dans l'œuvre de Le Clézio.

Cette jonction des deux temporalités s'accomplit à travers la rencontre entre Lalla

et le personnage étrange, Es Ser, représentant symboliquement deux mondes, deux réalités,

la modernité et la tradition, le présent et le passé. Si la jeune fille fait en effet partie de

l'époque contemporaine, comme nous l'avons déjà souligné, le personnage voilé, lui,

appartient en réalité à l'autre monde, celui des ancêtres, des hommes bleus, dont la jeune

fille est une descendante. Cette présence persistante du personnage voilé donne ici le

sentiment d'une forme d'immortalité, ou d'éternité, qui confirme dans le même temps

l'idée de l'extra-temporalité déjà évoquée. Le personnage ne vient à la rencontre de la

jeune fille que lorsqu'elle s'éloigne de la cité et se retrouve seule dans le désert, qui est ici

symbole de terrain neutre et aussi une forme de retour vers l'originel et l'élémentaire.

Dans le texte, Es Ser, dont le nom signifie « le secret», se pose comme un trait

d'union entre deux mondes qu'il réconcilie, et à travers les visions que son regard simple

mais pénétrant entraîne, il permet à la jeune fille de s'évader de son présent pour accéder

au temps très ancien de ses ancêtres et découvrir leur univers, et surtout pour ne pas oublier

qu'elle a été choisie pour assumer une mission de pérennisation. Lalla est donc dans la

continuité et, en tant que nouvelle Eve (il faut rappeler que Hawa signifie «Eve»), elle

perpétue la lignée des hommes bleus et cette mémoire à laquelle elle accède par la vision.

Sa tentative de fugue avec le jeune berger vers le sud tient à la prise de conscience de cette

appartenance et de sa responsabilité à l'égard de ce peuple menacé de disparition.

Par ailleurs, il convient de signaler au passage que cette alternance des chapitres ne

répond pas à une norme clairement définie. Ainsi, si la suspension de la narration au sujet
162
de la marche des nomades dans le désert intervient au début du troisième chapitre,

l'histoire de Lalla s'étend sur un nombre plus important de chapitres (douze pour être plus

précis), au point parfois de faire oublier l'aventure des nomades. A l'intérieur de chacun

des deux grands récits, la narration présente une structure, elle aussi, fragmentaire à travers

parfois la prise de parole de certains personnages, en l'occurrence Aamma, qui intervient

régulièrement pour raconter à Lalla bien d'autres histoires, ou encore Naman le pêcheur, le

guerrier aveugle dans le récit de la marche du désert des nomades. Ce procédé est

beaucoup plus perceptible dans Ourania ou encore dans Etoile errante, où l'on observe un

changement récurrent de narrateur. Nous sommes donc de ce fait dans un processus de

récits encastrés.

Dans cette étude destinée à identifier les modalités d'une quête de l'élémentaire et

de l'originel, l'intérêt d'un tel procédé où s'entremêlent les différents chapitres et aussi les

différents récits, est le fait qu'il donne lieu à un schéma de récit en chantier, et où les

éléments sont disposés pêle-mêle, sans ordre établi. C'est là une dimension qu'on peut

qualifier de baroque, si tant est que le baroque puisse être défini comme un agencement

d'éléments variés et hétéroclites. Cette disposition qui donne le sentiment d'une œuvre en

pleine phase de construction est en tout cas l'illustration d'un recours aux fondamentaux.

Outre cette distribution inégale des chapitres entre les deux récits dans cette

narration alternée, il y a aussi la question de la forme qui voir une construction

disproportionnée, irrégulière. En effet, si le récit du personnage de Lalla occupe

convenablement l'espace de la page conformément aux usages ordinaires de l'édition,

l'histoire des hommes bleus apparaît en revanche dans un format inhabituel qui, à première

vue, laisse penser à une erreur de fabrication. Le récit occupe en effet seulement la moitié

163
de la page. En s'entourant ainsi d'une marge blanche aussi importante pour se confiner sur

un espace réduit à l'extrême, le récit confirme le sentiment du vide immense et infini du

désert dans lequel les personnages s'effacent et qui a aussi valeur de chaos originel.

Dans Onitsha, on retrouve le même principe d'une superposition alternée de récits

de formes variées, avec cette différence, toutefois, que le lien entre les deux récits est plus

facilement repérable. Dans le premier comme dans le second, il est question aussi bien du

même environnement spatio-temporel ( du moins en ce qui concerne le récit global) que des

mêmes personnages, même si leur présence et leurs préoccupations se manifestent à des

degrés différents. Ainsi, dans le premier récit, il est beaucoup plus question de Maou et de

Fintan, auprès desquels on fait évoluer un troisième personnage, Geoffroy, absent de la

réalité familiale et enfermé dans le récit de ses fantasmes et ses chimères au point de

négliger les siens. En revanche, dans le second récit, c'est Geoffroy qui occupe le devant

de la scène et, en tant que personnage principal, se lance à son corps défendant sur les

traces du peuple de Meroë disparu, dont il s'est fait le devoir de reconstituer l'histoire. Et

c'est cette image d'isolement volontaire que le second récit, repérable à une marge plus

importante, s'emploie à restituer, aussi bien que les rêves liés à cette quête et qui hantent le

personnage. Ici, cette marge importante qui entoure le récit peut être interprétée comme,

d'une part, le signe d'une absence, celle de Geoffroy, et d'autre part comme un effacement

de la mémoire de ce peuple disparu du quotidien de la colonisation.

Elle est par ailleurs utilisée dans le cadre de la correspondance que Fintan adresse à

Marima sa sœur et dans laquelle justement il communique sa nostalgie de l'Afrique

traditionnelle et profonde.

164
En tout état de cause, le texte d'Onitsha donne le sentiment d'un entremêlement de

récits de natures et de formes diverses, tout comme dans Désert, mais à la différence que

dans ce dernier livre, tout semble bien structuré pour distinguer des récits différents à tous

points de vue.

Chez Le Clézio donc, le texte est morcelé, désarticulé, et les récits entremêlés ne se

laissent pas lire de façon aussi linéaire que dans un roman de facture plus conventionnelle.

Il s'y construit de nombreuses suspensions pour favoriser l'intervention d'autres récits ou

détails, puis des reprises tout aussi nombreuses. Les textes de Le Clézio dans leur

élaboration s'inscrivent donc dans une forme de gestation et de profusion continues,

comme irrépressibles, qui semblent propres à l'enfance et qui expriment en tout cas des

valeurs essentielles. Car après tout, Le Clézio, dans une certaine mesure, et à travers son

œuvre, reste un peu un enfant, tant par le regard toujours émerveillé et étonné qu'il jette sur

toutes choses que par la fluctuation du verbe.

A travers cette démarche de superposition ou d'entremêlement de récits

protéiformes qu'il laisse apparaître dans son œuvre, l'écriture, chez Le Clézio, prend ses

distances avec des normes préétablies et donne ainsi lieu à un discours narratif qui repose

sur des bases fondamentales et essentielles. « Nous vivons dans une époque troublée où

nous sommes envahis par un chaos d'idées et d'images. Le rôle de la littérature

102
aujourd'hui est peut-être de faire écho à ce chaos » , explique Le Clézio.

Simple aveu d'impuissance devant une société dont on a du mal à suivre le

mouvement vertigineux ou prétexte d'un choix esthétique subversif? Toujours est-il que le

102
ln Tirthankar Chanda, « La langue française est peut-être mon seul véritable pays», Label France, n° 45,
décembre 2001.
165
contexte contemporain dans lequel s'inscrit l'œuvre de l'auteur, notamment sa partie

postérieure à 1980 ( qui fait précisément l'objet de ce travail de recherche), laisse penser

que la démarche créatrice de Le Clézio s'inscrit dans cet environnement de chaos évoqué

lors de cet entretien, dans un monde de remise en cause des valeurs et des repères

antérieurs. L'heure est désormais, dans le domaine littéraire, au réinvestissement et à la

redéfinition de voies nouvelles au nom desquelles Le Clézio, c'est le moins qu'on puisse

dire, s'autorise quelques audaces narratives et formelles. Car après tout, comme l'écrit

Dominique Viart: « Notre époque a rompu avec le temps des promulgations et des

manifestes. Elle ne sait plus ce que la littérature « doit être », à quelques rares exceptions

103
près, et ne s'autorise pas à le prévoir. »

C'est donc à bon droit que Désert, paru en 1980 (période qui s'inscrit justement

dans cette ère de dégrisement et d'effondrement des certitudes), inaugure cette disposition

narrative particulière. Celle-ci, comme bien d'autres éléments qui sont également

conformes à la vision du monde de Le Clézio, participe au travail de recherche de

nouvelles perspectives pour une littérature qui se ferait l'écho des tourments actuels du

monde, et au nom de laquelle Le Clézio se permet des dysfonctionnements formels censés

traduire cet état de fait : « [ ... ] Ce que je voulais, c'était construire un livre dans lequel il y

aurait un néant avant et un néant après. Je crois, d'ailleurs, que j'ai toujours écrit comme

.
ça, avec cette construction- l'a : en 1 osange. » 104

L'auteur fait ici allusion à deux de ses ouvrages, Le Déluge et Terra amata, dont des
passages se présentent comme les calligrammes utilisés par Apollinaire pour donner à ces
poèmes la forme des objets qu'il évoque dans ceux-ci. Il ajoute plus loin:

103
Dominique Viart, « Ecrire avec le soupçon», Michel Braudeau (dir.), Le roman français contemporain,
Paris, Ministère des Affaires étrangères - adpf, 2002, p. 148.
104
In Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement», article déjà cité, p. 32.
166
On dit que les fous sont envahis par l'illusion, sont en pleine illusion, qu'ils
sont envahis par leur imaginaire. Ils ne font plus la différence entre ce qui
est« vrai», ce qui est réel, et ce qu'ils ont imaginé. Lorsque j'écris, j'ai le
5
sentiment que je suis en présence d'une invasion d'imaginaire 1° .

Pour autant, cette invasion de l'imaginaire n'entame en rien la cohérence de ses

textes. Elle ne l'écarte pas non plus de la réalité de son combat, qui a toujours été d'attirer

l'attention et le regard des sociétés dites occidentales sur celles dont elles ont une vision

stéréotypée et qu'elles tiennent généralement pour primitives et marginales:

Maintenant, j'ai simplement le sentiment de l'impérieuse nécessité


d'entendre d'autres voix, d'écouter des voix qu'on ne laisse pas venir
jusqu'à nous, celle des gens qu'on n'entend pas parce qu'ils ont été
dédaignés trop longtemps, ou parce ~ue leur nombre est infime, mais qui ont
6
tellement de choses à nous apporter' .

Cette démarche de !'écrivain, qui plaide pour un rapprochement, à ses yeux

indispensable, avec les valeurs essentielles dont ces peuples dédaignés et marginalisés sont

des vecteurs, exprime en elle-même un désir de reconquête de l'originel et de

l'élémentaire. Mais ce désir est davantage manifeste lorsque, pour ses livres, Le Clézio

définit une structure lacunaire, désarticulée, donnant ainsi l'impression d'une œuvre à

l'état premier et brut. Dans cette écriture portée vers la quête de l'originel et de

l'élémentaire par une structure lacunaire et fragmentaire, le caractère diversifié et hybride

de la narration joue aussi un rôle important.

105
Ibid., p. 32-35.
106
Ibid., p. 24.
167
2. Diversité narrative et hybridité

107
Dans un chapitre relatif au discours du récit , Genette, en s'appuyant sur Les

mémoires d'un homme de qualité de l 'Abbé Prévost, avait distingué trois niveaux narratifs.

Le niveau extradiégétique correspond, selon lui, au moment où le récit est fait par un

narrateur qui n'est pas partie prenante des faits qu'il raconte. On parle de niveau diégétique

ou intradiégétique pour désigner l'intervention dans le récit initial d'un autre récit. Ce

second récit provient essentiellement d'un protagoniste identifié du récit principal. Il peut

donc arriver que le narrateur soit partie prenante de l'action qu'il relate ou décrit. C'est le

cas des récits à la première personne. Il y a enfin le niveau dit métadiégétique qui, lui,

désigne l'univers raconté ou représenté par un personnage. Cette distinction permet de

répondre à la question essentielle de la voix narrative, et de hiérarchiser les différents

niveaux d'intervention des« agents» narratifs.

Toutefois, précise Genette, dans la pratique, ces différents niveaux s'interpénètrent

dans un récit. Mikhaïl Bakhtine parle, lui, de « polylinguisme », qu'il définit comme « le

108
discours d'autrui dans le langage d'autrui » .

Ce rappel permet de dire ici que ce procédé d'interférence observé par les deux

analystes est très présent dans l'œuvre de Le Clézio. Mieux, les textes de I'écrivain se

présentent comme une manifestation exemplaire de ce procédé de superposition ou

d'entremêlement des voix narratives brièvement décrit ci-dessus. La polyphonie narrative

désigne donc ici le processus qui consiste en une multiplicité de voix narratives dans un

107
Gérard Genette, Figures 111, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 238-239.
108
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll.« Tel», 1978, p. 144.
168
même texte, au point de le fragmenter en plusieurs récits plus ou moins liés entre eux. On

pourrait alors parler de récits intercalés. Dans ces conditions, le récit n'est plus le fait d'un

seul narrateur, mais de bien des voix qui peuvent être, comme c'est souvent le cas, celles

de personnages.

Dans Etoile errante, par exemple, interviennent trois voix narratives qui se

dispersent dans l'ensemble de l'œuvre. Il y a, en premier lieu, Je récit à la troisième

personne mené par le narrateur principal et qui décrit l'évolution des différents

protagonistes, dont Esther et Nejma. Interviennent ensuite des parties entières où ces

dernières prennent le relais de la narration. Le récit bascule ainsi de la troisième à la

première personne'l". C'est un récit qui se fait dès lors de l'intérieur même des

protagonistes. Cela permet à chacune des deux instances de raconter, de son point de vue,

les différentes péripéties de sa vie. Ce qui nous autorise, dans l'exemple des deux jeunes

filles, à identifier ces récits à la première personne comme étant des journaux intimes, ce

sont les différentes dates portées au début des chapitres et les premières phrases de chacun

de ces récits. Elles se présentent en effet sous la forme d'une confession intime. « J'ai dix-

sept ans. Je sais que je vais quitter ce pays pour toujours» (Etoile errante, p. 139), c'est

par cette formule qu'Esther commence son récit.

Nejma, pour sa part, dira beaucoup plus explicitement, et avec en plus une

dédicace : « Ceci est la mémoire des jours que nous avons vécus au camp de Nour Chams,

tel que j'ai décidé de) 'écrire, moi, Nejma, en souvenir de Saadi Abou Talib, le Baddawi, et

109
Sur ces termes de récit à la première ou à la troisième personne couronnés par l'usage commun, Genette
émet une certaine réserve qu'il justifie dans Figures III et dans la seconde version du chapitre consacré au
discours du récit et qui a d'ailleurs fait l'objet d'un nouvel ouvrage Nouveau discours du récit, Paris, Seuil,
coll. «Poétique», 1983. Pour lui, en effet, tout récit est, dans une certaine mesure, à la première personne du
fait que« son narrateur peut à tout moment se désigner lui-même par ledit pronom».
169
de notre tante Aamma Houriya. » (Etoile errante, p. 217). Pour Madeleine Borgomano,

cela traduit le fait que « la complexité du monde ne peut se manifester qu'à travers une

polyphonie: les voix multiples, en s'entrecroisant, constituent un réseau complexe de

significations où se laissent entrevoir non des messages, mais des questions et des

incertitudes» 110•

Les incertitudes qu'elle évoque ici rendent compte de cet état d'insaisissabilité et

d'insatiabilité dans lequel se trouve la société occidentale que Le Clézio se charge de

représenter dans ses œuvres. A cette insaisissabilité et à cette incertitude, il propose,

comme solution, l'harmonie des communautés marginalisées représentées par les nomades

et les peuples simples.

En tout état de cause, dans les œuvres de Le Clézio, cette polyphonie, cette

interférence d'autres récits donnent au récit principal l'image d'un récit morcelé et

foisonnant, créant ainsi une forme de discontinuité narrative. L'œuvre se dévoile dans une

espèce de discours narratif fragmentaire et hybride. C'est dans cette hybridité faite de

morceaux, de bouts d'interventions qui se mêlent, s'entrecoupent sans une organisation

définie que se manifeste la quête de l'élémentaire et de l'originel, dans la mesure où elle

donne à l'ensemble de l'œuvre une structure foisonnante.

Dans Etoile errante, le fait le plus marquant, qui renforce la structure désarticulée

du livre, est qu'à l'intérieur même des journaux intimes respectifs qui prennent le relais de

la narration, on observe un passage alternatif de la première personne à la troisième

personne. Cela donne le sentiment que le narrateur initial fait irruption dans le récit des

110
Madeleine Borgomano, « Voix entrecroisées dans les romans de Le Clézio », le français dans tous ses
états, n° 35, 1997, p. 10.
170
deux jeunes filles. Il en résulte, dès lors, que ce qui apparaît au départ comme un journal

perd quelque peu cette valeur, pour donner l'impression d'un texte pris entre deux

tendances, et donc d'un dédoublement de la voix narrative.

Ce même procédé d'alternance est aussi observé dans Ourania où les narrateurs

Daniel et Raphaël, à travers leurs récits, prennent successivement la parole. C'est ce qui

explique d'ailleurs que le roman se compose de chapitres intitulés qui n'ont pas cependant

de liens chronologiques, même si l'on observera que l'œuvre est construite sur des

enchaînements qui leur permettent d'être soudés les uns aux autres. Cela confère au texte

une tonalité variée qui renforce son caractère brut, authentique et l'imprssion qu'elle est le

produit d'une vérité première.

Qu'il s'agisse donc de l'interférence ou de la superposition des voix, de

l'intervention de récits sous la forme d'un journal intime, ou qu'il s'agisse de l'imbrication

de ces différentes formes, ces différents exemples permettent d'observer que la pluralité

des voix dans cette forme déstructurée du récit apparaît, en elle-même, sinon comme la

preuve, du moins comme le signe d'un état initial de la narration. Sous cette forme, les

textes de Le Clézio donnent en effet l'impression de ne répondre à aucune exigence

compositionnelle. C'est, entre autres choses, cette liberté dans la démarche qui leur donne

leur dimension d' œuvres portées vers 1 'originel et l'élémentaire.

Dans le récit Cœur brûle, on observe, comme cela a d'ailleurs été indiqué, un

resurgissement du souvenir d'enfance du personnage de Clémence installée à son bureau, à

la vue d'une photographie qui date de cette époque. Cette réactivation s'intensifie et prend

progressivement la forme d'un autre récit qui permet à la jeune juge de s'extraire de son

présent, pour être propulsée plusieurs années en arrière. Ce récit secondaire, qu'on peut
171
considérer ici comme le récit intercalé, n'est pas fait cependant par un autre personnage,

mais plutôt confié à la mémoire du personnage de Clémence. C'est ce que Genette appelle

l'analepse'I' du fait que l'événement narré est antérieur à l'acte de narration confié ici à

l'acte de souvenance du personnage. L' analepse participe donc de ce procédé de

démultiplication des voix narratives qui fragmentent le récit.

Bien d'autres livres de Le Clézio présentent aussi nombre d'exemples de récits

moins importants (par la taille) qui relèvent du processus de récits intercalés. On pourrait

ainsi évoquer, entre autres, les récits faits, dans Désert, par d'autres personnages,

notamment Naman le vieux pêcheur ou Aamma, qui sont eux-mêmes des personnages du

récit principal. En prenant, à travers les histoires qu'ils racontent avec force détails, le

relais du narrateur extradiégétique, ils sont d'autres voix narratives, même si, dans

l'ensemble, leurs récits sont de moindre importance en nombre de pages. Dans ces

différents exemples, il y a tout un ensemble d'indices disséminés dans le texte qut

permettent d'opérer le glissement du premier niveau de récit à un second niveau. Parmi

ceux-ci, il y a le changement que subit le temps verbal, et qui, dans l'exemple de


112
Clémence, passe du présent aux différentes formes du passé •

Il y a, par ailleurs, le contexte spatio-temporel qui préfigure la prise de parole par

les personnages, devenus pour la circonstance des narrateurs. Il permet généralement

d'informer le lecteur de leur présence et de les lui faire accepter comme des relais de la

narration. Ainsi, alors que Naman le pêcheur décide de raconter une histoire aux enfants, et

d'adopter par là la posture d'un narrateur, le narrateur principal, lui, se charge de le

111
Gérard Genette, Figures Ill, op. cit., p. 82.
112
Même s'il arrive, et cela est courant, que le présent intervient dans le récit d'événements passés pour
décrire un fait ou pour rendre compte d'un détail plus important.
172
présenter dans l'exercice de ses activités quotidiennes, comme la réparation de sa barque et

de son filet. De la même manière, Aamma, tout en racontant des histoires à Lalla, est

présentée dans son environnement quotidien, occupée à ses multiples tâches.

Dans ces deux derniers exemples, la prise de parole est, en outre, précédée de

l'ouverture de guillemets qui, dès lors, rend plus sensible le changement de niveau narratif.

Ce n'est pas forcément le cas, comme dans l'exemple de Cœur brûle, où la jeune fille n'est

pas engagée dans un dialogue avec une autre personne en présence. Elle est plutôt dans une

sorte de monologue intérieur, comme si elle se racontait à elle-même le passé inoubliable

de son enfance.

3. Expériences transgénériques et expression de

l'élémentaire

Antoine Compagnon, dans un ouvrage collectif, se pose la question suivante, qui

montre bien la difficulté qu'il y a à établir des différences fondamentales entre d'une part

ce qui est désigné comme un genre à part entière et ce qu'on considère comme son sous-

genre (allusion faite ici au roman et à la nouvelle), et d'autre part entre les genres eux-

mêmes: « Les œuvres littéraires du XXe siècle se sont jusqu'ici réparties sans trop forcer

173
entre les trois grands genres du XIXe siècle : le roman, la poésie et le théâtre. Mais que

113
vaut encore ce partage vers la fin du siècle ? »

Sur la question des genres, Aristote s'était déjà quelque peu différencié de Platon.

Pour Aristote, en effet, il faut distinguer les genres mimétiques, qui présentent l'action

directement (tel que le théâtre), des genres diégétiques ou narratifs qui, eux, racontent

l'action. Même si sa théorie dans Poétique s'inspire essentiellement de celle de Platon, il

procède au passage à la fusion dans la catégorie des genres narratifs de ce que son

prédécesseur avait considéré comme un troisième genre, et qu'il avait défini comme

relevant de la mixité des deux autres évoqués. Dans son approche du genre, Jean-Marie

Schaeffer revient sur ces divergences déjà perceptibles entre Platon et son disciple pour

exprimer son scepticisme quant à la définition même des genres. Pour lui, cette

impossibilité définitionnelle provient de la perpétuelle remise en question du genre même,

en fonction de l'époque ou du contexte:

Le terme roman, par exemple n'est pas un concept théorique correspondant


à une définition nominale acceptée par l'ensemble des théoriciens littéraires
de notre époque, mais d'abord et avant tout un terme accolé à des époques
diverses à des textes divers, par des auteurs, des éditeurs et des critiques
divers. Il en va de même pour d'innombrables noms des genres: l'identité
d'un genre est fondamentalement celle d'un terme général identique
114
appliqué à un certain nombre de textes .

Cette difficulté à se conformer à un terme générique est fortement ressentie dans

l'œuvre de Le Clézio tant au niveau du contenu des textes, des éléments constitutifs de

l'histoire racontée par le narrateur, qu'au niveau même de l'élaboration de l'œuvre par son

auteur, bref, de tout l'environnement formel. Dans L 'Extase matérielle (1967), présenté

113
Antoine Compagnon, « xx• siècle», Jean-Yves Tadié (dir.), La littérature française: dynamisme et
histoire, II, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais», 2007, p. 748.
114
Jean-Marie Schaeffer, Qu 'est-ce qu'un genre littéraire ?, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1989, p. 65.
174
d'ailleurs par certains comme un essai et pour d'autres comme un roman, Le Clézio

souligne le caractère précaire et la fragilité des fondements génériques :

Les formes que prend l'écriture, les genres qu'elle adopte ne sont pas
tellement intéressants. Une seule chose compte pour moi : c'est l'acte
d'écrire. Les structures des genres sont faibles. Elles éclatent facilement
[ ... ]. Evidemment les genres littéraires existent, mais ils n'ont aucune
. Il s ne sont que d es pretextes
, i is
importance. .

Deux ans auparavant, dans la préface à La Fièvre (1965), l'auteur affichait ses

préférences pour une écriture libérée des exigences de classification générique, et qui

accepte en occurrence le principe de la cohabitation :

Il y a longtemps que j'ai renoncé à dire tout ce que je pensais (je me


demande même parfois s'il existe vraiment quelque chose qui s'appelle une
pensée) ; je me suis contenté d'écrire tout cela en prose. La poésie, les
romans, les nouvelles sont de singulières antiquités qui ne trompent plus
personne, ou presque. Des poèmes, des récits, pour quoi faire ? Il ne reste
plus que l'écriture, l'écriture seule, qui tâtonne avec ses mots, qui cherche et
décrit, avec minutie, avec profondeur, qui s'agrippe, qui travaille la réalité
·
sans comp l aisance 116

Cette image du tâtonnement qui caractérise l'œuvre et dont l'écrivain parle ici

constitue parfaitement une modalité de la recherche de l'originel et de l'élémentaire. Elle

donne lieu, en effet, à une écriture débarrassée du catalogage des genres. Pour Le Clézio,

)'écrivain à l'œuvre est comme tout entier plongé dans un chaos de langage et d'idées qui,

progressivement, s'éclaircissent et laissent percevoir le message qui s'organise. C'est un

chaos qui se met en place à partir d'expériences vécues par l'auteur lui-même ou par des

proches, ou encore à partir des expériences et témoignages de voyageurs, de témoins, sans

pour autant que l'écrivain se substitue à un historien. Pour Le Clézio, l'écriture apparaît

115
Le Clézio, l 'Extase matérielle, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1967, p. 104- I 05.
116
Le Clézio, «Préface» à La Fièvre, Paris, Gallimard, coll. « L'imaginaire», 1991 [ 1965 pour la l ère
édition], p. 8.
175
aussi sous la forme d'une fièvre (d'où, sans doute, le choix de ce terme comme titre) qui

s'empare de I'écrivain et qui ne lui permet pas d'opérer une classification des genres.

Pour autant, Le Clézio ne renie pas le genre. D'ailleurs, une telle posture chez un

écrivain ne peut être envisageable, selon Todorov117• Au regard de ces quelques éléments,

il ne fait pas de doute que Le Clézio adopte une position qui nous semble afficher assez

clairement son parti pris pour la remise en cause des classifications génériques. Cela

118
conforte l'idée d'écart souligné par Michelle Labbé dans la démarche créatrice de

l'auteur même si, en la matière, il n'est pas le principal novateur. Dans son entretien avec

Gérard de Cortanze, Le Clézio, comme dans une forme d'insistance, plaide encore pour

une écriture débarrassée des distinctions entre les genres :

Il n'est pas, dit-il, d'une importance extrême de définir ce que c'est qu'un
roman ni ce que c'est qu'une nouvelle. Il s'agit simplement d'une question
de rythme. Quand vous commencez certains livres, vous avez un rythme qui
vous guide vers ce qui va être un roman, c'est-à-dire vers une œuvre qui est
plus musicale peut-être que dans le cas de la nouvelle. Pour d'autres, vous
vous rendez compte que cela s'apparente davantage au fait divers. Il pourrait
presque s'agir d'une rubrique de journal, mais vous ne pouvez pas dire
vraiment ce qui vous a conduit. Peut-être une certaine manière, votre
disposition du moment'!".

Dans cette œuvre fondée sur une forme de remise à plat des cloisonnements

génériques, ce processus se traduit concrètement par une écriture qui intègre plusieurs

formes qui vont du simple récit au dessin, en passant par le journal ou la poésie. C'est la

présence de ces diverses formes qui enrichit le texte de Le Clézio à travers la variation des

images et d'autres faits de style auxquels )'écrivain a recours. Il va sans dire que ces

11
; Dans son ouvrage introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1970, Todorov
souligne que nier l'existence des genres revient à rompre toue relation possible de l'œuvre littéraire avec les
œuvres existantes et précise que ce sont justement les genres qui établissent ce relais.
118
Michelle Labbé, Le Clézio, l'écart romanesque, Paris, L'harmattan, 1999.
119
In Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement», article déjà cité, p. 34.
176
différents éléments, présentés ici dans une posture de juxtaposition, confèrent à ses textes

une certaine originalité et une part de leur poéticité. Cette disposition particulière amène

des critiques comme Simone Domange à présenter par exemple le roman Désert comme

« un long poème en prose » 120• Ce passage extrait de cet ouvrage permet d'ailleurs de

mesurer quelque peu cette caractéristique qu'on retrouve chez Le Clézio:

Il n'y avait rien d'autre sur la terre, rien, ni personne. Ils étaient nés du
désert, aucun autre chemin ne pouvait les conduire. Ils ne disaient rien. Ils
ne voulaient rien. Le vent passait sur eux, à travers eux [ ... ]. (p. 8)

Le recours à des constructions métaphoriques et à de nombreuses images donne

également à l'écriture de Le Clézio, une force poétique et une certaine profondeur. Ainsi,

malgré la dureté du parcours dans l'immense désert, du reste présenté comme une bête

monstrueuse qui retient prisonniers les voyageurs, leur regard démultiplie l'horizon du

désert.

Cette démultiplication et cette projection dans le paysage lointain permet aux

voyageurs de se représenter de grandes villes qui finiraient par surgir, bordées de plantes et

d'arbres fruitiers, d'importants cours d'eau et de terres où ils pourraient cultiver leurs

champs et vivre dans l'abondance des récoltes. Le regard, dès lors, se fait créateur et

porteur d'images qui enrichissent le récit de Le Clézio. Ce sont ces images, ces visions

fantasmatiques qui fondent l'espérance des nomades du roman, surtout de ceux qui,

comme le guerrier aveugle, restent en dépit de leur handicap fortement attachés à ces

mirages.

120
Simone Domange, « La quête du désert », article déjà cité, p. 44.
177
Pour ces hommes, chaque départ est un nouveau cycle d'espérance qui naît et les

plonge dans une agitation frénétique, comme des enfants : « Nous allons partir bientôt,

notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt[ ... ] Vers le nord, au-delà des montagnes du

Draa, vers Souss, Tiznit. La-bas, il y a de l'eau et des terres pour nous tous, qui nous

attendent[ ... ].» (Désert, p. 47)

C'est la poésie du texte qui offre au personnage de Lalla, non plus l'image

terrifiante d'un désert infini, sec et agité par le vent, mais celle d'une mer où les dunes

devenues des vagues ondulantes offrent un admirable spectacle de beauté. Le désert, grâce

à la magie du verbe poétique, s'emplit de tout ce qui pourrait bien l'enrichir pour en faire

un espace désiré :

Les dunes bougent sous son regard, lentement, écartant leurs doigts de
sable. Il y a des ruisseaux d'or qui coulent sur place, au fond des vallées
torrides. Il y a des vaguelettes dures, cuites par la chaleur terrible du soleil,
et de grandes plages blanches à la courbe parfaite, immobiles devant la mer
de sable rouge. (Ibid., p. 91)

Dans Révolutions, tante Catherine, elle aussi aveugle, a gardé en mémoire les

images de la maison Rozilis et de tout ce qui s'y est passé. L'évocation récurrente de cette

étape de son enfance, telle qu'elle la rapporte au personnage de Jean, en l'embellissant, lui

permet de refuser sa condition présente de handicapée recluse dans les murs d'un

immeuble minable, La Kataviva. Les mots, les images par lesquels la tante dépeint le

paysage de son enfance donne à Rozilis une force poétique proche de l'originel qui ne

laisse pas le garçon indifférent. Au contraire, cette présentation empreinte de poésie lui

permet, à son tour, de se représenter, pour s'y évader, ce lieu et ce moment plus sûrs que

cette ville de Nice menacée par une guerre imminente et où il semble étouffer:

178
C'était il y avait très longtemps.[ ] C'était avant toutes les guerres, quand
le monde était encore innocent. [ ] c'était si loin mais ici dans cette pièce
étouffante, sous les toits, les mots dans la langue créole le transportaient
sous la varangue de Rozilis, comme s'il avait vécu là-bas, que sa vie
présente était passagère et qu'un jour il y retournerait. (Révolutions, p. 23-
27)

La poésie du texte, dans cet exemple, est notamment rendue par le regard neuf,

particulier, que le personnage atteint de cécité pose sur ces choses passées, comme si tout

ce qui est passé était irréversiblement beau. En raison de sa cécité, tante Catherine ne voit

pas les choses qu'elle décrit avec les yeux, mais avec un regard qui transcende le sensuel et

le temporel pour les dépouiller des pesanteurs de la réalité, pour les transporter dans une

sorte d'atemporalité. La maison Rozilis et tout l'univers qui l'entoure cessent dès lors

d'être le simple cadre d'une vie passée qu'on essaierait de décrire pour qu'elle devienne un

objet de désir, une aspiration profonde vers laquelle d'ailleurs le garçon veut effectivement

tendre; d'où l'expérience renouvelée à plusieurs reprises qui consiste pour lui à fermer les

yeux sur son environnement immédiat et rejoindre la cécité de tante Catherine. La poésie

dans l'œuvre de Le Clézio, dès lors, se fait le vecteur d'un désir d'originel.

En matière de chant dans l'œuvre de Le Clézio, on pourrait se référer à la scène de

la grande prière avant la levée du camp, dans Désert. C'est un chant d'adoration et de

louange, mais également une demande de bénédiction. Il faut remarquer au passage que ce

champ du psalmiste n'est pas rendu d'un trait, mais qu'il est ponctué par des retours

fréquents à la narration, par des termes répétitifs tels que : « Gloire à Dieu », ou encore :

« Ô Dieu», qui marquent la cadence. C'est aussi le chant que Nour entend quand il se

retire dans le désert. C'est également le chant que fredonnait la mère de Lalla, et

qu' Aamma reprend à la demande de la jeune fille. Les paroles de ce chant sont à la fois

prophétie et consolation parce qu'elles annoncent la fin des difficultés, et des lendemains

179
bien meilleurs. Mais c'est aussi un chant qui, étrangement, annonce une séparation

déchirante, sans doute la révélation voilée de la mort prochaine. Et enfin, c'est un chant qui

relie les deux récits qui composent Désert.

Cette expérience d'une écriture qui, ne tenant pas compte des questions génériques,

intègre à la fois la poésie, le chant et d'autres formes de narrations comme le conte, le

mythe, Le Clézio la tient sans doute de Michaux auquel d'ailleurs il se réfère et qui est

présenté comme le « briseur » des balises génériques. De ce dernier justement, Armelle

Godeluck écrit:

Du manque, du ratage, de l'inadaptation à la vie, cet esprit rebelle a tiré une


énergie créatrice inépuisable et multiforme. Ecriture, poésie, peinture,
dessin ... De l'encre qui trace les mots à celle qui dessine les formes, il s'agit
toujours et encore de signes. Biffures, ratures, ratures taches et lignes, vide
et prolifération, tremblements, incertitudes, fluctuations. Des signes en toute
liberté, qui se moquent des frontières et des catégories, qui explorent toutes
121
les contrées de l'imaginaire et de l'être .

C'est un véritable hommage que Le Clézio rend à un auteur qu'il considère

122
véritablement comme un modèle en littérature et dont il a d'ailleurs étudié l'œuvre .

Comme lui, il impulse à son œuvre « cette énergie créatrice inépuisable et multiforme» par

laquelle s'exprime le désir d'une écriture portée vers la quête de l'originel et de

l'élémentaire. Dans sa préface aux Œuvres complètes de Lautréamont, Le Clézio salue


123
également un autre auteur dont l'écriture tente de se libérer du « langage-prison » .

L'influence de ces deux écrivains explique en partie les contradictions entre la mention

portée sur la couverture des œuvres de Le Clézio et certaines précisions qu'il apporte à leur

121
Annelle Godeluck, « L'explorateur du dedans», Lire, n° 279, octobre 1999, p. 12.
122
Son travail de recherche universitaire portait sur l'œuvre de Michaux et était intitulé « La solitude dans
l'œuvre d'Henri Michaux». Un autre, portant cette fois sur Lautréamont, contenu dans une valise qui
disparut à l'aéroport d' Albuquerque ne vit jamais le jour, parce que Le Clézio n'en avait pas de double.
123
Lautréamont, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade», 1973, p. 9.
180
sujet. Ainsi, par exemple, alors qu'il est indiqué« Romans» pour Hasard suivi de Angoli

Mala, la mention« les deux courts romans (ou longues nouvelles) » portée sur la quatrième

de couverture ébranle quelque peu les certitudes. D'où la difficulté pour le lecteur de

savoir si tel livre est un roman, une nouvelle ou tout autre genre. Cette instauration du

doute savamment entretenu sur la nature réelle des genres en présence concourt à la mise

en œuvre d'une écriture portée vers l'originel et l'élémentaire.

Dans La Fièvre, dont on ne sait pas non plus s'il s'agit d'un recueil de nouvelles, ou

même d'essais, ou encore d'une œuvre de fiction, du fait qu'on y trouve mêlés une variété

de textes, la confusion était déjà bien entretenue. En effet, dans ce qu'on hésite à désigner

comme un avant-propos en raison de la formule de politesse « Très respectueusement

vôtre», qui fait plutôt penser à une lettre, l'auteur préconise une écriture qui se passerait

des catégorisations génériques :

11 y a longtemps que j'ai renoncé à dire tout ce que je pensais Ge me


demande même parfois s'il existe vraiment quelque chose qui s'appelle une
pensée) ; je me suis contenté d'écrire tout cela en prose. La poésie, les
romans, les nouvelles sont de singulières antiquités qui ne trompent plus
personne, ou presque. Des poèmes, des récits pour quoi faire? L'écriture, il
ne reste plus que l'écriture, l'écriture seule, qui tâtonne avec ses mots, qui
cherche et décrit, avec minutie, avec profondeur, qui s'agrippe, qui travaille
' 1 ite
l a rea · ' sans comp l aisance
. 124
.

A l'intérieur du livre, dans l'un des récits, le personnage de Martin, interrogé par

les journalistes sur son activité d'écriture, revient sur la nécessité d'écrire sans tenir compte

des genres : « [ ... ] Vous comprenez, pas de la poésie, ni des essais, ni des romans,

seulement de l'écriture à l'état brut. »125 Dans L 'Inconnu sur la terre qui, pourtant, a

quelque peu les caractéristiques d'un roman, Le Clézio porte encore cette mention : « Ceci

124
J.M.G Le Clézio, La Fièvre, Paris, Gallimard, coll. « L'imaginaire», 1991 [ I 965 pour la I ère édition], p. 8.
125
Ibid., p. 143.
181
n'est pas tout à fait un essai, pas tout à fait une tentative pour comprendre quelques

'
mysteres, ou pour Crorger que l ques myth es. » 126

Interrogé par Gérard de Cortanze sur le phénomène d'entremêlement des genres

qu'on observe dans son écriture, Le Clézio revient à la charge pour expliquer que l'écriture

est fondée sur un principe de liberté et de spontanéité :

Le genre littéraire me semble moins facile à déterminer que le rythme qui


est préexistant à l'écriture, qui se fait en même temps que 1' écriture, et qui
est absolument incontrôlable. Donc je ne suis absolument pas
responsable 127.

Et en se référant à l'exemple de son ouvrage Poisson d'or, il avoue que celui-ci

devait faire initialement l'objet d'un conte, mais qu'au fil de la rédaction, il a

progressivement glissé, à son corps défendant, précise-t-il, vers le roman. Dans son

entretien avec TirthanK.ar Chanda, Le Clézio disait :

Je considère que le roman a comme principale qualité d'être inclassable,


c'est-à-dire d'être un genre polymorphe qui participe d'un certain métissage,
d'un brassage d'idées qui est le reflet en fin de compte de notre monde
multipolaire 128.

Ces quelques exemples sont autant d'éléments qui démontrent bien la difficulté à

déterminer les genres chez Le Clézio. En tout état de cause, comme tente de le montrer

Jean-Marie Schaeffer, l'appartenance d'un texte à un genre bien défini n'exclut pas de

facto que ce même texte appartienne à un genre autre, du moment que, selon lui, tout est

fonction de l'angle d'analyse choisi par le critique. Celui-ci, poursuit-il, s'appuie

essentiellement sur son rôle de police des lettres indépendamment de l'auteur qui, quant à

126
J.M.G Le Clézio, L'inconnu sur la terre, Paris, Gallimard, 1978.
127
ln Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement», op. cit., p. 35.
128
ln Tirthankar Chanda, « La langue française est peut-être mon seul véritable pays», op. cil.
182
lui, baptise son texte en s'inscrivant dans une fonction de légitimation, sachant que « des

noms génériques non subsumables l'un sous l'autre peuvent investir différents niveaux ou

différents segments d'une même œuvre »129. De tels propos confirment le constat d'une

hybridation des genres; d'où l'ambiguïté qui a toujours entouré, en ce domaine, le travail

classificatoire.

En décidant donc d'inscrire ses œuvres dans ce cadre de non désignation, laissant

ainsi ouvert le champ de tous les possibles interprétatifs, Le Clézio veut éviter de tomber

dans le piège des contradictions du « théoricisme » auxquelles se laissent prendre parfois

certains écrivains. Dans un entretien, l'écrivain René de Obaldia déclare en effet : « C'est

l'œuvre qui justifie et non ce qu'on peut en dire. Les créateurs qui professent des théories
130
sont souvent en contradiction, dans leurs œuvres, avec des idées qu'ils ont exprimées. »

Le Clézio situe donc son œuvre créatrice hors des champs de contraintes liées à

l'écriture. Ecrire revient donc pour lui à traduire, « à l'état brut », pour reprendre

l'expression du personnage de Martin, ce qu'on ressent, sans forcément se préoccuper de la

forme que peut prendre cette traduction. Cela donne évidemment à l'œuvre de Le Clézio

une structure à la fois lacunaire et foisonnante dans laquelle se retrouvent presque toutes

les formes d'expression, comme si l'auteur voulait ainsi préserver le lien qu'il a toujours

établi entre ces différents modes d'expression et l'acte romanesque. C'est ce foisonnement

où l'écriture se déploie à l'état brut qui confère à l 'œuvre de Le Clézio, parmi d'autres

facteurs, une part de sa dimension originelle et élémentaire.

129
Jean-Marie Schaeffer, Qu 'est-ce qu'un genre littéraire?, op. cit.
130
ln Arliette Armel, « Une seule étoile suffit à désarmer tous les gendarmes» [Entretien avec René de
Obaldia], Magazine littéraire, n° 312, juillet-août 1993, p. 101.
183
« Avant de construire un roman, confie l'auteur, il faut que j'aie accumulé

énormément de dessins, de croquis, de repères, même s1 Je ne m'en sers absolument

pas »131, explique-t-il. A défaut de donner à ses livres de véritables illustrations, l'écrivain

se contente de tracer quelques signes. Ce sont toutefois des signes qui parlent et

interpellent, ils sont assez expressifs. Ainsi, dans Désert, on constatera que le signe en

forme de cœur est repris deux fois : la première fois il est représenté dans un grand tableau

accroché sur la porte de Monsieur Ceresola, et la seconde fois il est présenté par Lalla

comme le signe de sa tribu et utilisé comme sa signature, parce que, dit-on dans le texte,

elle ne sait pas écrire.

Mais, au-delà de cette justification ( du reste incomplète puisqu'elle ne dit pas

clairement si le pensionnaire de l'hôtel Sainte Blanche qui l'a sur sa porte est lui aussi

illettré), le signe en forme de cœur peut apparaître comme le symbole d'une disposition

naturelle portée vers des sentiments d'amour, de bonté et un certain pacifisme

effectivement exprimé par les personnages. Les signes, on les retrouve également, pour ce

qui concerne exclusivement notre corpus, dans Onitsha où, inscrits sur le cercle de la

couronne et aussi dans la peau, ils représentent le soleil, la lune et des plumes de faucon

qui sont l'expression de la présence des divinités.

En définitive, l'enchevêtrement d'éléments divers, qui annule de fait la question des

genres et de leur classification, est une expression type de la quête de l'originel et de

l'élémentaire, dans la mesure où il présente l'écriture de Le Clézio comme libre de tout

cloisonnement générique.

131
In Gérard de Cortanze, « Une littérature de l'envahissement» [Entretien avec le Clézio], op. cit., p. 30.
184
Les différents points abordés dans cette première partie auront donc permjs de voir

que le discours narratif de Le Clézio est tout entier orienté vers la volonté de renouer avec

un monde recentré sur ses valeurs essentielles et premières. Pour ce faire, l'auteur a

développé dans son œuvre, à travers les différentes instances narratives, une rhétorique qui

insiste davantage sur leur caractère élémentaire et originel. Cela concourt à mettre en

œuvre une écriture qui se veut expression immédiate et sensible, une « écriture à l'état

brut » 132• C'est pourquoi pour Miriam Stendal Boulos, Le Clézio peut être comparé à un

artiste primitiviste. Comme lui, explique-t-elle, il procède à

une simplification formelle ou à une généralisation iconographique


symbolique : il s'agit de présenter des situations cruciales de la vie, sans
aucune distance psychique, en une scène simple, brutalisée ou idyllisée, qui
absorbera le spectateur. Il s'agit également de réduire la présentation d'une
situation et d'un personnage à quelques traits, évitant tout élément complexe
et ambigu pouvant susciter l'analyse. Le choix conscient de procéder à une
simplification provient d'un désir de rendre à l'homme civilisé la force des
instincts primitifs, afin d'arriver à une expression plus directe des
133
sentiments intérieurs •

Dans cette démarche portée vers l'expression des valeurs originelles et élémentaires, Le

Clézio, recourt, tout aussi bien, à ce qui relève du mythique et du traditionnel.

132
Jean Onimus, dans son ouvrage Pour lire Le Clézio, désigne, lui aussi, l'œuvre de Le Clézio en termes
d'écriture à l'état brut.
133
Miriam Stendal Boulos, « La dimension poétique de l'intertextualité dans l'œuvre de Le Clézio», dans
Sophie Jollin-Bertocchi et Bruno Thibault (dir.), Lecture d'une œuvre: J.-M.G Le Clézio, Nantes, Editions
du temps, 2004, p. 73- 74.
185
-

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