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Chronique »
Author(s): Stanley Rosen and Jean-Louis Breteau
Source: Cités , 2000, No. 3, Le corps humain sous influence: La bioéthique entre pouvoir
et droit (2000), pp. 197-220
Published by: Presses Universitaires de France
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Chronique »
temps il faisait preuve d'une ouverture d'esprit juvénile et d'une prédispo- S. Rosen
sition imaginative pour la nouveauté qui suggéraient les choses à venir.
On ne pouvait le confondre avec les maîtres traditionnels de l'érudition
tels que Guéroult ou Gouhier, qui incarnaient au plus haut degré la
formation française classique d'entre les deux guerres mais qui, en même
temps, parlaient d'une voix feutrée à des oreilles en partie closes. Malheu-
reusement Wahl n'était plus dans la fleur de l'âge lorsque je l'ai rencontré.
Nos contacts étaient limités et de nature plus mondaine que philoso-
phique. Bref, même si Wahl était administrativement ou politiquement le
philosophe le plus important de l'université de Paris (c'est du moins ce
que je me suis laissé dire), il n'était plus en mesure d'ouvrir la voie à la
génération suivante.
1 . En anglais : memoir ; toutes les notes sont celles du traducteur. Cet article est tiré de
l'ouvrage Metaphysics in Ordinary Language, New Haven, Yale University Press, 1999. Nous
remercions Stanley Rosen et les Presses de Yale d'avoir autorisé la publication de cette traduction.
fait d'un esprit libre plutôt qu'elles ne maintenaient ou liaient l'esprit Chronique »
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dans le carcan d'une idéologie, ou même pire qu'elles ne conduisaient à se
donner de faux airs de liberté.
Je reconnais tout de suite que ce que je viens de dire est inadéquat, mais
au moins cela indique la bonne direction. Essayons une autre formula-
tion. Les manières, l'humour de bon aloi, l'ironie modulée par un enjoue-
ment bon enfant étaient l'expression d'une noblesse de l'intelligence et de
l'esprit et non pas celle de l'aristocratie de la classe ou de la richesse. Au
lieu de cela, aujourd'hui on rejette la noblesse, on célèbre la technique
plutôt que l'universalité et on transforme l'éloge de la liberté en une idéo-
logie qui restreint l'idée plutôt qu'elle ne l'amplifie. L'ensemble de traits
caractérisant l'époque précédente plongeait ses racines dans l'héritage
culturel européen. Déraciné de ce terreau, l'esprit d'aujourd'hui a vu sa
liberté dépérir. Je veux souligner que ce « changement de paradigme »
Marjolin, qui avait été son étudiant dans les années trente. Mais il était
aussi le principal conseiller de la représentation diplomatique française
auprès du GATT et il rejoignait régulièrement le siège des Nations Unies
où il était le porte-parole de son gouvernement pour les affaires économi-
ques. De plus, il avait un réseau de disciples dans la haute fonction
publique française. Tout cela malgré le fait qu'il n'avait jamais officielle-
ment étudié l'économie ni certainement bénéficié d'aucune formation
universitaire en sciences politiques et encore moins d'aucune expérience
politique directe. Il maîtrisait les dialectes tibétains, la mécanique quan-
tique, la mystique russe, l'histoire de l'art et une vaste palette d'autres
disciplines. Et il était la personnalité la plus respectée et la plus crainte du
monde philosophique parisien. Je donne cette liste abrégée de ses talents
tuelle et, en un sens superficiel, c'est là, à n'en pas douter, un jugement Chronique »
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correct. Kojève ne tolérait pas volontiers les imbéciles. Si quelqu'un ne
l'intéressait pas, il pouvait être bourru, voire grossier. Cela est sans doute
un défaut, mais qui ne nous amène pas au cœur du sujet. Les dialogues de
Platon montrent à l'évidence que Socrate, en dépit de son urbanité
attique, pouvait être impitoyable envers les prétentieux et les vaniteux. Par
sa simple présence, Socrate constituait un défi existentiel pour ceux qui
s'enorgueillissaient de leur sagesse ou de leur savoir. Je ne veux pas dire
que Kojève était au même niveau que Socrate. Mais sa supériorité vis-à-vis
de ses contemporains était aussi manifeste.
Socrate est décrit dans les dialogues comme étant à la recherche de
jeunes gens prometteurs afin de les interroger. À de rares exceptions près,
Kojève ne recherchait personne ; c'était les gens qui recherchaient sa
compagnie. Si les auspices étaient bonnes, Kojève était direct, ouvert,
amical et attentif aux idées de son visiteur. Je me suis laissé dire que la
spontanéité est une caractéristique du tempérament slave. Peut-être en
faire pour ses successeurs que de clarifier certains points du système absolu Chronique »
S. Rosen
et de jouer leurs rôles respectifs dans la réalisation de l'État mondial
universel. Selon une célèbre formule, ces rôles trouvaient leur apogée dans
l'amour physique ou l'accomplissement de la cérémonie japonaise du thé.
Ceci n'est pas le lieu pour une exégèse savante de l'interprétation donnée
par Kojève de Hegel ou de l'histoire du monde. Il s'agit d'une chronique
et la nature de cet exercice me permet de parler de quelque chose de plus
important que d'absurdes doctrines philosophiques. J'estime que les
thèses de Kojève sur la fin de l'histoire (et donc également de la philo-
sophie) sont sa version de la réponse donnée par Leo Strauss au dilemme
auquel font face ceux qui aspirent à la philosophie, mais sont loin de
parvenir au plus haut niveau de puissance intellectuelle et spirituelle.
Selon Strauss la philosophie consiste à rechercher continuellement les très
rares solutions plausibles aux problèmes fondamentaux, et non à prôner
avec conviction une solution unique pour chaque problème. Je dis à
nouveau : peut-être en est-il ainsi. Mais les plus grands philosophes ne se
pire une fantaisie rhétorique conçue pour choquer. Dans la génération de Chronique »
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penseurs qu'il a influencés, cependant, le réalisme et le traditionalisme
de Kojève ont disparu avec le gaullisme ; ce qui est resté, c'est la rhéto-
rique exagérée. La responsabilité du pouvoir politique réel a été remplacée
par l'invitation irresponsable et réitérée à détruire ; à ce point, le
nietzschéisme d'Heidegger s'est avéré être une influence capitale.
Kojève a transcendé non seulement ses contemporains, mais également
ses étudiants. J'ajouterai ma voix à celles des autres qui l'ont qualifié de
personne la plus intelligente qu'ils aient jamais connue. Si je semble avoir
mis l'accent sur les éléments faibles de sa personnalité, ce n'est pas en
vertu d'un désir quelconque de diminuer mon maître et ami, mais en
faisant effort pour le comprendre. La leçon la plus importante qu'un
philosophe peut léguer à ses étudiants est celle de sa propre nature. Les
livres du philosophe peuvent être lus dans les bibliothèques, mais la
nature de l'esprit philosophique, qui seul donne sens et valeur à ces livres,
n'est accessible qu'à travers le contact direct. On ne peut comprendre ce
faisaient peu ou prou à ses normes d'acuité, il était ouvert, direct, doux
lorsqu'il appliquait ses corrections et gracieux lorsqu'il acceptait une « Kojève à Paris.
1 . L'expression anglaise « too self-conscious » utilisée ici a les deux sens opposés de « conscient
des limites de tout système » et de « trop prétentieux pour sacrifier toute caractéristique person-
nelle à la rigueur du concept ». « Not self-conscious enough » dans la deuxième partie phrase
signifie : « pas assez sûr de lui-même ».
(Traduit de l'américain
par Jean-Louis Breteau.)
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