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Dédicace
Avant-propos
INTRODUCTION
LA NÉGATION DE LA DIASPORA
LA LÉGENDE ET LA RÉALITÉ
LA NATION D'ABORD
OLIGARCHIE ET CONFORMISME
L'ÉGALITÉ : LE PRINCIPE ET SON APPLICATION
ÉPILOGUE
Notes
Glossaire
INDEX
« L'espace du politique »
© Librairie Arthème Fayard, 1996 en toutes langues
à l'exception de l'hébreu
978-2-213-66022-6
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR PUBLIÉS
EN FRANCE
Maurice Barrès et le nationalisme français, Paris, A. Colin, 1972.
Nouvelle édition, Bruxelles, Ed. Complexe, 1985.
La Droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme, Paris,
Le Seuil, 1978. Nouvelle édition in coll. «Points-Histoire », 1984.
Ni Droite, ni Gauche. L'idéologie fasciste en France, Paris, Le Seuil,
1983. Nouvelle édition refondue et augmentée, Bruxelles, Ed. Complexe,
1987. Traduit en hébreu, anglais, italien.
Naissance de l'idéologie fasciste (en coll. avec Mario Sznadjer et Maia
Ashéri, Paris, Fayard, 1989. Nouvelle édition in coll. « Folio-Histoire »,
1994. Traduit en hébreu, anglais, italien, espagnol et portugais.
Direction :
L'Eternel Retour. Contre la démocratie, l'idéologie de la décadence,
Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994.
Ouvrage traduit de l'hébreu par Georges Bensimhon
avec le concours de l'auteur
Pour Ziva, Tali et Yael
Note sur les sources
La quasi-totalité des sources utilisées dans cet ouvrage est inaccessible
au lecteur qui ne possède pas une bonne connaissance de l'hébreu. Il en
est ainsi non seulement des archives, des œuvres des auteurs étudiés et de
la presse de l'époque, mais aussi des sources secondaires. C'est pourquoi
il ne m'a pas semblé utile de communiquer une bibliographie. De toute
façon, toutes les sources sont signalées dans les notes. Quand un ouvrage
– il s'agit essentiellement des sources secondaires – a été traduit en
anglais ou, ce qui est beaucoup plus rare, en français, cette traduction est
rappelée.
Certains auteurs importants pour la bonne compréhension des
problèmes exposés ici sont accessibles non seulement en anglais, mais
aussi en allemand, en russe et en espagnol. Ces langues sont soit celles
dans lesquelles ces travaux ont été rédigés, soit des traductions. Tel est
notamment le cas de Syrkin, Arlosoroff, Borochov et Ben Gourion.
Toutefois, dans ce livre, c'est toujours le texte hébreu, c'est-à-dire celui
qu'avaient en mains les militants et les troupes, qui a été utilisé.
Avant-propos
Paru en hébreu en juin 1995, cet ouvrage a immédiatement suscité en
Israël un débat intense et soutenu. Certaines réactions mériteraient une
étude à part; mais puisque les discussions continuent toujours, aussi vives
que dans les premiers jours, et que les traductions en langues étrangères
ne manqueront probablement pas d'en lancer d'autres, il convient de
remettre cette tâche à plus tard. Je noterai pour le moment que la vigueur
et l'ampleur des échanges révèlent combien ces pages touchent à
l'essentiel de l'interrogation sur l' « israélianité ». Sur la nature du
nationalisme juif, sur le contenu du socialisme sioniste, ses origines et sa
place dans la formation de l'identité israélienne, certaines questions
essentielles, me semble-t-il, ont souvent été mal posées et beaucoup ont
été éludées. C'est précisément à ces questions que ce livre tente de
répondre.
À l'origine de ce travail se trouve en effet une réflexion critique sur la
société israélienne d'hier et d'aujourd'hui. J'ai toujours vécu mon pays en
« intellectuel engagé », membre d'une société hautement mobilisée qui,
d'une guerre à l'autre, n'a jamais connu que des cessez-le-feu en instance
de rupture. Pendant plus de trente ans, la tenue de combat m'a été bien
plus naturelle et son port souvent plus fréquent que le costume de ville.
Mais, durant toutes ces années, mon champ de travail professionnel se
trouvait ailleurs et, en ce qui concerne Israël, j'étais tributaire de mes
impressions, intuitions et expériences personnelles ou encore du travail
d'autrui. Dans les deux cas, j'en étais réduit à opérer en terrain peu sûr, et
ma perspective, forcément, était limitée. Ici unmanque de données, là des
données qui souffraient de manques : ma curiosité n'y trouvait pas son
compte. D'autant qu'assez tôt j'avais commencé d'éprouver des doutes
sérieux sur nombre d'idées reçues, accréditées par l'historiographie et la
politologie israéliennes et toujours bien vivantes dans la Weltanschauung
de notre élite culturelle.
C'est pourquoi j'ai décidé un jour d'y aller voir moi-même. J'ai voulu
procéder de la manière qui seule est vraiment naturelle à l'historien
professionnel: fouiller les archives, dépouiller la presse, relire les textes,
confronter les réalités sociales et politiques mises en place avec les idées
qui sous-tendaient l'action. Il en va de l'étude de la société eretz-
israélienne (1904-1948) comme de l'étude de toute société, et les
méthodes d'investigation sont les mêmes, qu'il s'agisse d'écrire l'histoire
du xxe siècle ou celle de périodes plus éloignées. Pour pouvoir donner
une réponse à ces questions, il est essentiel de privilégier le matériau brut
de l'époque et non les souvenirs qu'en ont gardés les témoins. Les acteurs,
on le sait, ont souvent une fâcheuse tendance à s'attendrir sur leur
lointaine jeunesse et à embellir les réalités d'alors. La mémoire n'est pas
qu'un filtre, elle possède aussi une regrettable disposition à réagir en
fonction des besoins du présent.
Certes, même le chercheur professionnel ne peut prétendre au
détachement absolu – le voudrait-il que la chose ne serait pas possible.
Mais il a le devoir de présenter à son lecteur un travail bien fait. Il sait
qu'il lui faut prendre un certain recul, taire ses émotions, regarder d'un
œil sceptique les idées les mieux établies, passer constamment à la loupe
les certitudes les plus incrustées. C'est là souvent une tâche ingrate et une
méthode qui peut ne pas avoir l'heur de plaire à tout le monde.
Certainement pas à ceux qui, saisis un demi-siècle plus tard d'une
nostalgie bien compréhensible pour une époque devenue à leurs yeux un
âge d'or, se considèrent comme les meilleurs exégètes de leur propre
épopée.
Pour d'autres, par exemple les enfants et petits-enfants de l'élite
pionnière dont les idées et les décisions sont ici étudiées, ou encore pour
tous ceux qui s'instaurent en gardiens jaloux des gloires nationales, du
portrait de groupe des pères fondateurs ou de leurs statues, bref, pour ces
descendants comme pour ces cosignataires du souvenir correct, l'historien
qui met au jour des vérités désagréables, se défie du mythe ou bien le fait
voler en éclats, l'historien qui avance une interprétation peu conformiste
est perçucomme un empêcheur de tourner en rond, voire comme un
ennemi du peuple. Ce phénomène n'est pas propre à la société
israélienne, il est fort bien connu en France. En France aussi, les
souvenirs émus des uns et une certaine historiographie apologétique
continuent à vouloir fausser la perception d'un passé toujours présent. Je
ne prétends pas pour autant livrer à mes lecteurs un ouvrage libéré de tout
jugement de valeur. Au contraire : si telle avait été la contrainte à laquelle
on aurait soumis le travail scientifique, voilà longtemps que je serais allé
me chercher un autre métier. Mes préférences apparaissent dans ces
pages, clairement, mais j'ai tout fait pour que mes propres choix
intellectuels restent en dehors de l'analyse historique.
***
***
À suivre l'évolution des fondateurs du mouvement travailliste, on
s'aperçoit très vite que ce n'est en aucun cas l'effet du hasard si les
propositions de Borochov – cette tentative unique en son genre d'intégrer
le nationalisme dans un cadre conceptuel marxiste – n'ont jamais eu
qu'une influence insignifiante sur leurs choix et décisions. Dès leur
arrivée en Eretz-Israël, les hommes qui vont être la cheville ouvrière de
la création de la Histadrout et l'axe du mouvement travailliste sont, pour
le moins, nationalistes d'abord. Certains ne sont que nationalistes et
même farouchement antisocialistes : ce sont les hommes du parti Hapoel
Hatsaïr. D'autres se disent et socialistes et nationalistes mais comprennent
bien les contradictions que leur double « engagement» entraîne : ce sont
les sans-parti, qui ont un parti pris évident en faveur du primat de la
nation. Parmi ceux-ci, Berl Katznelson (1887-1944), qui va être
l'idéologue et la « conscience» du mouvement travailliste d'Eretz-Israël.
D'autres enfin veulent vraiment essayer de concilier leur socialisme et
leur nationalisme, une mission qu'ils ne veulent pas croire impossible, ni
en théorie ni en pratique: ce sont les borochovistes du Poalei Tsion
d'Eretz-Israël. Parmi ces derniers, deux hommes: Itzhak Ben Zvi (1884-
1963), qui sera le deuxième président de l'État d'Israël, et Ben Gourion.
Ben Gourion est arrivé au Poalei Tsion un peu (très peu) par conviction,
beaucoup, sinon uniquement, porté par la force d'inertie. Nous le verrons,
Ben Gourion est Poalei Tsion, mais il sait qu'un mouvement national ne
fonctionne pas dans le vide et qu'Eretz-Israël n'est pas un pays inhabité.
Avant même son débarquement à Jaffa, il sait que ces deux évidences
font grincer la théorie borochovisteaux articulations. Dès le départ, Ben
Gourion est convaincu que l'installation des juifs sur le sol d'Eretz-Israël
va impliquer une conquête dans la concurrence. Il ne croit pas dans la
coopération « ouverte» borochoviste qui présuppose que juifs et Arabes,
en Eretz-Israël, puissent donner à leur statut commun « ouvrier» au
moins autant d'importance qu'à leurs aspirations nationalistes et puissent,
par conséquent, faire cohabiter leurs nationalismes respectifs. Si Ben
Gourion est le premier des Poalei Tsion d'Eretz-Israël à être parvenu à
cette conclusion, c'est qu'il n'est Poalei Tsion que formellement. Ben
Gourion, d'ailleurs, ne sera pas le seul Poalei Tsion à comprendre
combien le discours universaliste de la théorie borochoviste ne peut avoir
de prise en Palestine. C'est bien pourquoi, au sortir de la Première Guerre
mondiale, le parti Poalei Tsion s'est retrouvé très réduit en nombre,
décimé qu'il aura été par son attachement au discours universaliste et
humaniste de son socialisme et non à cause de son attachement au
déterminisme marxiste. C'est pourquoi le socialisme orthodoxe est si peu
présent dans l'Ahdout Haavoda, ce parti créé en 1919 dont il est un des
cofondateurs. Quand, en 1920, la Histadrout est fondée, et avec elle,
ponctuellement, le mouvement travailliste, c'est le principe du primat de
la nation qui préside au baptême. En 1920, les purs et durs du
borochovisme sont tellement minoritaires au sein de la Histadrout qu'ils
ne pourront rien faire d'autre que lever les bras au ciel chaque fois qu'une
entorse, bénigne ou très grave, sera faite au « contrat socialiste» de
l'organisation. Avec la fondation de la Histadrout, le socialisme n'est plus
qu'un instrument au seul service du dessein national et le mouvement
travailliste peut prendre, en toute sérénité, la voie du socialisme national.
C'est ce choix délibéré qui vient expliquer pourquoi, durant les années
1920 et 1930, aucun effort d'envergure n'a été entrepris pour construire en
Eretz-Israël – ne fût-ce que dans le cadre du mouvement travailliste – une
société foncièrement différente de la société capitaliste « classique ».
C'est encore ce choix qui vient expliquer, infiniment mieux que toute
autre donnée de conjoncture, pourquoi la société israélienne d'aujourd'hui
est si semblable aux autres sociétés occidentales.
Anita Shapira abonde dans l'interprétation courante qui soutient que «
l'immigration de masse [l'auteur parle des années 1950] a changé la
composition idéologique de la population du pays en y amenant des
groupes sociaux aux conceptions petites-bourgeoises,individualistes ou
religieusement conservatrices. Des groupes auxquels les conceptions
socialistes et leurs implications étaient étrangères, quand elles ne leur
paraissaient pas étranges11 ». L'explication est facile, trop facile : elle
prend l'arbre pour la forêt. En l'espèce, Anita Shapira reprend à son
compte une «justification» que, du temps du Yshouv déjà, les fondateurs
avaient trouvée pour se disculper de n'avoir rien entrepris qui ait pu
mener au changement social. L'excuse n'était qu'un cache-misère. Les
pères fondateurs, maîtres dans l'art des relations publiques, avaient vite
compris combien pouvait être grande la liberté d'action que leur laissait
une explication de ce genre. Pour justifier la nécessité de «changer de
direction» dans laquelle les dirigeants de la deuxième alya se seraient
trouvés, on a avancé l'incapacité des hommes des quatrième et cinquième
immigrations à supporter le travail dur, leur incapacité à se contenter de
peu et leur peu d'inclination pour l'égalité. On les a dits, en somme,
inaptes au projet sioniste socialiste tel qu'eux, les hommes des alyas
pionnières, prétendaient l'avoir conçu et juraient avoir commencé de le
concrétiser. Ce serait donc parce que les premiers venus ne pouvaient
compter sur le renfort des suivants qu'ils auraient été obligés de délaisser
certains aspects du projet général. Du temps du Yshouv, la chronique
avait idéalisé les hommes des alyas pionnières; avec le temps et l'État,
c'est toute l'ère du Yshouv qui est portée au statut d'âge d'or. C'est ainsi
qu'après Anita Shapira, l'historienne, ce sont le politologue et le
sociologue Dan Horowitz et Moshé Lissak qui viennent ajouter leurs
rameaux aux couronnes que l'histoire « officielle» avait déjà tressées et
eux aussi, bien qu'avec des mots plus feutrés, font porter la responsabilité
du «changement de direction» aux «transformations démographiques
intervenues dans le pays au cours de ses premières années d'existence12 ».
En réalité, non seulement les valeurs d'égalité n'ont pas dominé la vie du
Yshouv préétatique, mais encore la société histadroutique n'a pas été
cette « société autre », censée venir en lieu et place de la société à côté de
laquelle elle avait été installée. Car la Histadrout n'a pas eu de règles de
comportement bien différentes de celles de la société bourgeoise
alentour: la Hevrat Ovdim* (Société des travailleurs) n'était rien d'autre
qu'une institution administrative centrale destinée à coiffer et coordonner
les unités économiques du complexe installé par laHistadrout, et non pas
le prototype de la société socialiste appelée à remplacer, le jour venu, la
société bourgeoise.
Car, et il faut insister sur ce point, pour le leadership de l'Ahdout
Haavoda comme pour celui du Mapaï, il n'était pas question de mettre au
monde une société socialiste égalitaire, mais de reconquérir la terre des
ancêtres par le travail et le repeuplement juifs. Pour l'Ahdout Haavoda, le
socialisme ne devait être rien d'autre que ce « mythe» recruteur dont
parlait Georges Sorel au début du siècle, toutes fonctions comprises. Le
mythe sorélien est un concept neutre, utilisable à des fins diverses. Le
mouvement travailliste anté- et post-étatique s'en est servi comme
instrument de la révolution nationale; il n'a pas été le seul mouvement
nationaliste à prendre un tel point d'appui.
Il faut bien le constater: la Histadrout et l'Ahdout Haavoda à peine
fondées, l'appel du sionisme travailliste à la révolution nationale a fait se
taire tout autre. En même temps était signifiée la place subsidiaire que
l'action sociale devait tenir dans le projet travailliste. Nul mieux que Ben
Gourion n'a été aussi net et franc dans l'énoncé de cette prééminence. Au
IIIe congrès de l'Ahdout Haavoda, qui s'est tenu à Haïfa en décembre
1922, il présentait ainsi son credo:
« Nous devons clarifier et fixer les fondements à partir desquels il
faut juger notre entreprise. Car il me semble que le point de vue du
camarade Levkowitz est erroné. Notre voie n'a pas pour objectif de
nous porter vers une vie harmonieuse au sein d'une association
socio-économique perfectionnée. Le seul souci qui doit imprimer et
dominer notre action est la conquête de notre terre et son
redressement par une énorme immigration. Tout le reste est
rhétorique. Il ne faut pas se leurrer. La vraie mesure de notre
situation politique doit être prise compte tenu du rapport des forces
dans le pays même, et compte tenu de notre nombre ici par rapport
à celui de la population juive partout ailleurs. De ce rapport nous ne
pouvons tirer qu'une conclusion: nous sommes à la veille d'un
désastre, à la veille de la faillite du mouvement sioniste. Notre
avenir ici court à la débâcle. L'occasion de reconquérir la terre
d'Israël est en train de nous glisser entre les doigts.
« Le problème à résoudre en premier est celui posé par le peu
d'enthousiasme des juifs à faire leur alya. Une immigration de
masse est indispensable, une immigration de travailleurs qui
s'attellent au travail et au repeuplement du pays. Il n'y a pas d'autre
façon de formuler la problématique. Il ne s'agit pas pour nous de
savoir comment adapter notre vie ici à telle ou telle doctrine. Nous
ne sommes pas quelques élèves d'une école talmudique occupés à
philosopher sur les liens entre le travail et la réalisation de soi.
Nous sommes des hommes en marche vers la reconquête de leur
terre. Devant nous se dresse une muraille de fer, nous devons
l'abattre. Il nous faut trouver la force indispensable à cette
reconquête et forger les moyens dont nous avons besoin pour
l'accomplir avant que ne s'écoule le peu de temps que l'histoire
nous laisse.
« Le mouvement sioniste général a échoué, il est en crise. Il n'a pas
su trouver en lui ces volontés et ces efforts que réclame cette heure
périlleuse. Nous qui habitons Eretz-Israël le constatons tous les
jours: ce mouvement n'est pas à la hauteur de la tâche dont on l'a
chargé.
« Il y a quinze ans, lorsque nous nous sommes aperçus que le
travail de repeuplement entrepris avant nous reposait sur des
fondations branlantes, nous n'avons pas hésité à changer de voie.
Non pas pour satisfaire à quelque désir d'innover pour innover,
mais parce que nous avons pris conscience de l'incompatibilité
entre ce qui était entrepris et la finalité du sionisme. Nous avons
alors décidé de ne compter d'abord que sur nous-mêmes et sur
notre propre travail ici. Nous avons alors décidé de passer du
monde des idées à celui des réalisations et du travail personnel.
Mais, il faut le dire, nous nous sommes arrêtés en chemin! Quoi?
Nos capacités de réflexion seraient-elles à ce point limitées qu'il
nous faille accepter de nous laisser confiner au seul travail sur
place, laissant à d'autres le soin de faire le travail à l'étranger,
auprès des hommes et des femmes dont dépend le devenir de notre
action et parmi lesquels elle doit puiser? Il faut mettre un terme aux
contradictions: un mouvement qui n'est pas toute notre propriété,
un mouvement qui n'a pas fait siennes toutes nos options ne peut
être ni la source, ni le soutien de notre action.
« Aujourd'hui, en cette étape critique, la grande, la seule question
est: quelle direction faire prendre à notre mouvement sioniste pour
qu'il soit ce mouvement porteur de la volonté, de la puissance et de
la conscience historique qui sauront entraîner le travailleur juif à
reconquérir et reconstruire la terre d'Israël, pour qu'il soit ce
mouvement capable de susciter non seulement l'immigration en
masse des travailleurs mais aussi de mettre à leur disposition les
moyens de leur installation?
« Une formation sioniste nouvelle, un mouvement sioniste des
travailleurs est la condition première de l'accomplissement du
sionisme. Sans cette formation, notre travail ici n'a aucune chance
d'aboutir. Sans un mouvement sioniste nouveau qui soit
entièrement comme nous le voulons, notre action ici n'a aucun
avenir . »
13
***
LA NÉGATION DE LA DIASPORA
Les jeunes dirigeants de la deuxième alya ont réservé une place toute
particulière à Aharon-David Gordon. « Cet homme d'une cinquantaine
d'années » – comme l'a décrit Katznelson après leur première rencontre64
– faisait figure de vieillard à côté de ces nouveaux venus qui venaient
tout juste de quitter la maison familiale. À côté d'eux, il apparaissait aussi
comme un géant du savoir. Il connaissait les grands courants culturels de
son temps et avait su adapter certains de leurs aspects aux besoins du
sionisme. Comme Ahad Ha'am, Gordon n'était pas un penseur original;
pourtant, son rôle dans la formation idéologique de ces jeunes a été
considérable. Il a été non seulement le fondement intellectuel de leur
nationalisme mais encore un des rares relais grâce auxquels ils ontpris
contact avec la culture européenne de leur temps. Berl Katznelson lui a
été très proche et a directement subi son influence. À Kinneret,
exploitation agricole sur les bords du lac de Tibériade, ils ont partagé la
même cabane de bois. Katznelson dira plus tard qu'il a toujours été le
premier à lire tout ce que Gordon a écrit durant cette période de
voisinage65. Il est certain aussi que, de tous les enseignements qu'il a
retenus, c'est indéniablement celui de Gordon qui l'a marqué le plus
profondément. Mais Katznelson n'a pas été le seul disciple du patriarche.
Aux jeunes nationalistes qui venaient d'immigrer, Gordon offrait le
corpus théorique que jamais ils n'auraient pu échafauder tout seuls : leur
culture « profane » était bien trop maigre et leur formation juive souvent
trop inachevée. Que proposait Gordon? Un nationalisme laïque où l'on
retrouve, en plus atténué, certains des principes fondamentaux du
nationalisme intégral. Des principes que lui-même désignait comme ceux
d'un « nationalisme complet et fini », un « nationalisme entier et plein
d'un bout à l'autre », des principes que toute nation désireuse de survivre
dans le monde sécularisé et ouvert de demain se devait d'appliquer. Pour
Gordon, le libéralisme est le plus grand péril que la nation juive ait
jamais couru. Parce que son travail est sur les esprits et non sur les corps,
à l'inverse de l'antisémitisme. Qu'on n'aille pas nourrir de vaines
espérances, aucune vie juive nationale n'est possible dans les exils, même
les plus dorés, de la diaspora!
« Si nous ne pouvons pas vivre une vie nationale pleine et entière,
autant nous assimiler totalement. Si nous ne plaçons pas l'idéal
national au-dessus de toute autre considération, partisane ou non, si
nous ne nous plions pas à lui corps et âme, qu'on en finisse une
bonne fois pour toutes, qu'on se laisse fondre à tout jamais dans les
peuples parmi lesquels nous sommes éparpillés. Il faut bien
comprendre que, si nous ne prenons pas les devants, l'assimilation
se fera tout naturellement. Le poids de la religion n'étant plus ce
qu'il était, les choses iront plus vite encore lorsque la situation des
juifs se sera véritablement améliorée. Mais si nous n'avons d'autre
choix que le nationalisme, qu'au moins il soit plein et entier, d'un
bout à l'autre. N'est-ce pas ce que nous avons conservé de
nationaliste qui nous a permis de continuer à exister en tant que
peuple ? »
66
Corollaire politique :
« De ce seul fait, nous avons acquis notre droit sur cette terre; un
droit que rien ni personne ne peut prescrire, un droit qui persistera
tant que persistera la Bible et ce qui en découle . » 90
Un socialisme du vécu
Telle est l'essence des écrits de Ben Gourion au cours des années qui
précèdent la création de l'Ahdout Haavoda et la fondation de la
Histadrout208. Même durant cette période, alors qu'il n'est chargé d'aucune
tâche exécutive et que ces occupations ne remplissent pas ses journées au
point de lui interdire toute possibilité de réfléchir ou d'écrire, il préfère ne
s'intéresser qu'à la politique au quotidien et à l'organisation. Seule
exception, qui confirme la règle : l'article dans lequel il prend la défense
de Brenner que vient de malmener Ahad Ha'Am pour ses opinions plus
que désagréables sur les juifs d'Europe de l'Est209.
Le faible nombre – à proprement parler, nul – d'écrits théoriques
laissés par Ben Gourion et son manque d'appétit pour la réflexion
idéologique font de lui un homme à part, sinon unique, parmi les grands
dirigeants ouvriers qui sont apparus au XXe siècle. Mais peut-on dire qu'il
a été un dirigeant ouvrier, au sens courant du terme, au sens où l'a été un
Jaurès – pour ne citer que lui? À lire les articles qu'il a fait paraître dans
Haahdout, par exemple, on s'aperçoit vite que Ben Gourion n'avait pas
intériorisé le marxisme. Il connaissait ses formules et savait en jouer,
mais cela n'allait pas plus loin. Car Ben Gourion n'a jamais été marxiste.
Telle est la réponse qu'il faut donner à Shabtaï Teveth qui a cherché et
croit avoir « repéré le moment où le jeune homme de Płońsk a, pour
reprendre son expression [celle de Ben Gourion], ajouté le marxisme à
son sionisme210 ». Teveth croit même avoir isolé la composante marxiste
du sionisme du jeune David Gruen. Ben Gourion a été un
révolutionnaire, il n'y a pas l'ombre d'un doute; marxiste, jamais! Et ce
sont précisément les descriptions pointilleuses de Teveth qui conduisent
immanquablement à cette conclusion. Teveth, semble-t-il, commet
l'erreur – courante – de voir un marxiste dans tout révolutionnaire du
début de notresiècle. Ce qui, bien sûr, n'est ni exact ni automatique. Dès
la fin du XIXe siècle en effet, la révolution n'est plus l'apanage du seul
système marxiste; un autre système, pas moins total, pas moins radical, y
appelle aussi : le nationalisme.
L'adhésion de Ben Gourion au Poalei Tsion n'a pas été l'aboutissement
d'un choix idéologique mais le résultat d'une conjonction de situations.
Durant l'été 1905, les Poalei Tsion de Russie et de Pologne entrèrent en
lutte ouverte avec les territorialistes. À Varsovie, où séjournait alors Ben
Gourion, ce mouvement était très actif: il ne se contentait pas seulement
de vilipender les « traîtres à Sion » du Bund, il s'occupait aussi
d'organiser l'autodéfense dans les quartiers juifs. À la fin de la même
année, des émeutes contre les juifs sont provoquées en Pologne par le
gouvernement tsariste. Ben Gourion, entre-temps revenu à Płońsk,
entreprend alors d'organiser en groupe de défense les jeunes du
mouvement sioniste local Ezra. Il demande l'aide du Poalei Tsion de
Varsovie qui dépêche aussitôt ses instructeurs : c'est ainsi que le groupe
Ezra s'est retrouvé être la section Poalei Tsion de Plonsk et que le jeune
Ben Gourion s'est retrouvé militant d'un parti socialiste marxiste.
Constatons encore que ses deux meilleurs amis du moment, Shlomo
Levkowitz et Shlomo Tsemah, qui le précéderont de quelques mois en
Palestine, étaient farouchement antisocialistes et sont parmi les
fondateurs du Hapoel Hatsaïr d'Eretz-Israël. Teveth ne manque pas de
signaler la communauté d'esprit qui liait les trois amis et pense que si Ben
Gourion avait émigré en même temps que Tsemah, en décembre 1904, il
aurait adhéré au Hapoel Hatsaïr211.
En avançant cette hypothèse, Teveth, on le voit, affaiblit
singulièrement la thèse d'un Ben Gourion qui aurait, à un certain
moment, « ajouté » le marxisme à son sionisme. Teveth d'ailleurs ne
persiste pas dans ses conclusions. Dix ans après la parution de son livre,
lors d'un colloque tenu à l'occasion du centenaire de la naissance du
leader, il reconnaît que « le marxisme et le borochovisme étaient chez lui
un dehors, un habit à la mode plus qu'une foi profonde et envahissante »,
une sorte de « vernis, une pelure provisoire ». Les chances qu'il en fût
autrement étaient minces. Après tout, c'est au heder (école élémentaire
d'études juives) et à la synagogue que l'homme a élaboré son monde
spirituel, un monde, dit Teveth, « forgé en triangle, dont les trois
sommets étaient l'amour de la Bible, l'amour de la langue hébraïque
etl'amour d'Eretz-Israël212 ». Ben Gourion n'a passé qu'une année avec les
Poalei Tsion de Pologne; en arrivant en Palestine, il était déjà un
nationaliste intégral. Si, à son arrivée à Jaffa, il se dirige vers la section
locale du parti qu'il a fréquenté jusque-là, c'est plus par commodité que
pour toute autre raison; certainement pas parce que son sionisme était
marxiste.
Les conceptions sionistes de Ben Gourion étaient à l'extrême opposé
de l'idéologie borochoviste forgée en 1906-1907. À Varsovie ou à Płońsk,
cette déviance était à peine remarquée et n'avait pas grande importance.
L'attention était alors surtout concentrée sur la dangereuse expansion du
Bund et de plus, au sein même du mouvement sioniste, il fallait serrer les
rangs contre les territorialistes. Ce qui ne veut pas dire que les sionistes
partisans de la solution eretz-israélienne n'étaient pas divisés. Leurs
organisations étaient nombreuses, mais elles se sentaient toutes liées par
leur participation à l'autodéfense et par leur volonté commune d'imposer
Eretz-Israël comme seule solution sioniste.
En Palestine, il en allait autrement. Là, très vite, les différences ont
retrouvé leur vrai poids. L'union de circonstance n'était plus nécessaire,
ni même possible. Ben Gourion avait une conception volontariste du
sionisme. Pour lui, dès lors qu'elle était librement décidée, l'installation
en Eretz-Israël acquerrait ipso facto une valeur spécifique, une valeur que
ne pouvait revendiquer en aucun cas une installation provoquée par des
conditions objectives incontrôlables. Borochov, on s'en souvient, faisait
participer le sionisme d'un processus déterministe. De ce processus il
devait tirer sa force, grâce à lui il ne pouvait que réussir. Ben Gourion
s'élevait contre cette approche qu'il jugeait dangereuse et, au contraire,
source de faiblesse. En cela il était proche d'Aharon-David Gordon et de
Berl Katznelson. Pour cette mouvance, l'alya-acte volontaire était une
valeur en soi, et, en tant que telle, elle était la première étape dans toute
révolution juive bien comprise, personnelle ou nationale. L'alya, induite
par un processus déterministe, elle-même élément d'un autre processus
déterministe, ne pouvait, pour ces hommes, être porteuse d'une
quelconque charge révolutionnaire. Un homme qui vient s'installer en
Eretz-Israël poussé par la modernisation ou par les guerres entre d'autres
nations en lutte pour leur propre indépendance ne pouvait prétendre au
titre de haloutz (pionnier), il n'était qu'un pion, le jouet de forces
historiques. Quant au nationalisme, à vouloir lui adjoindre le socialisme,
on lecondamnait, disait Gordon, à ne plus être « entier ». Entier : un
terme qu'affectionnaient beaucoup ces dirigeants. Katznelson décrivait le
pionnier de la deuxième alya comme « un être qui cherche à être entier213
». Parce qu'elle voulait être entière, la variante eretz-israélienne du
nationalisme intégral ne pouvait cohabiter avec le marxisme de
Borochov.
Donc ce n'est pas uniquement leur découverte d'un pays très sous-
développé qui a poussé un Ben Gourion à ne plus croire le borochovisme
applicable ou qui a tourné un Gordon et un Katznelson en ennemis du
marxisme. Ce n'est pas plus cette situation qui a empêché un homme
comme Tabenkin de rejoindre le Poalei Tsion en arrivant en Palestine214.
Le choix de tous ces hommes a été un choix idéologique conscient et
indépendant de toute « réalité » locale. Car les pères fondateurs ont très
tôt compris et pris la vraie mesure de la contradiction entre socialisme et
nationalisme. Parce que, à leurs yeux, la première, sinon la seule vocation
du sionisme était de mener à bonne fin la construction nationale, ils ont
décidé de plier toute autre considération à l'impératif national. En
l'espèce, ils n'étaient ni les seuls ni les premiers à avoir fixé cette
gradation : la même décision a été prise plus d'une fois dans l'Europe de
ces années-là.
Certes, durant la décennie qu'a duré la deuxième alya, et dans une
large mesure durant la troisième alya aussi, le processus déterministe ne
s'est pas déroulé comme l'avait prévu Borochov. Au cours de ces deux
périodes, les juifs ne sont pas arrivés en masse en Eretz-Israël, et ceux
qui sont arrivés – et sont restés – étaient, dans leur écrasante majorité, des
sionistes (socialistes et/ou nationalistes) très fortement motivés. En
somme, jusqu'en 1923-1924, l'immigration en Palestine a été presque
exactement celle que les volontaristes avaient dit devoir être. Mais, du
milieu des années 1920 à nos jours, ce sont plutôt, et de loin, les
prévisions de Borochov qui se sont confirmées. Depuis 1924-1925, les
juifs venus s'installer en Eretz-Israël – puis en Israël – y ont été « poussés
» surtout par des événements qu'ils ne contrôlaient pas, qu'ils aient
émigré d'Europe ou des pays arabes ou, tout récemment, des pays de
l'ancienne Union soviétique. Bien sûr, un petit nombre y est venu, et
continue d'arriver, par idéal nationaliste, un tout petit nombre y est même
venu par idéal sioniste-socialiste – cette catégorie est tarie depuis un peu
plus d'une vingtaine d'années –, mais la grande, la très grande majorité
s'est dirigéevers Eretz-Israël (puis Israël) parce qu'elle n'avait pas d'autre
choix.
Dès leur arrivée dans le pays, ceux qui vont devenir les dirigeants de la
deuxième alya se partagent, en gros, en deux camps. D'une part les Eretz-
Israéliens, qui, aussitôt débarqués, dépouillent leur socialisme de tout
accoutrement universaliste et désignent leur nationalisme comme «
sionisme entier ». Au fur et à mesure que ces hommes se donneront les
moyens de mettre leur nationalisme en application, celui-ci deviendra de
plus en plus rigide, de plus en plus intransigeant, et ne souffrira aucune
retouche, aucun détour qui pourrait porter atteinte au principe du primat
de la nation ou en dévier. Face aux Eretz-Israéliens, il y avait les autres,
un groupe où l'on trouvait surtout les rostoviens, qui voulaient combiner
les préceptes universalistes du socialisme avec les besoins de leur
nationalisme. Ces militants, tant qu'ils pourront se manifester, et même
après, resteront toujours suspects aux yeux de Ben Gourion, Katznelson
et Gordon. La démarcation entre les deux camps était si nette et si
instantanée qu'il est impossible de soutenir que c'est leur « pragmatisme »
qui a mené les Eretz-Israéliens à échafauder le socialisme constructiviste.
Les positions de départ des Eretz-Israéliens et leur graduelle emprise
sur le parti expliquent pourquoi l'histoire du Poalei Tsion d'Eretz-Israël
peut s'écrire comme une chronique de durcissements nationalistes
successifs. Le renoncement aux propositions borochovistes s'est opéré
lentement mais sûrement : il se poursuivra dix ans. Le passage à ce que
Yossef Gorny appelle naïvement une « conception idéique souple et
pratique » et l'apparition d'un « socialisme spécifiquement juif »215 n'ont
rien été d'autre qu'une marche continue vers la droite : en même temps
qu'on abandonnait les préceptes courants de la social-démocratie, on
mettait en place un socialisme national. Le rejet du principe de la lutte
des classes, auquel ont tenu tous les partis socialistes jusqu'au milieu du
XXe siècle – quand bien même ils n'ont pu l'appliquer – a été simultané
avec le commencement du processus de la « conquête du travail ». À la
veille de la Première Guerre mondiale, le Poalei Tsion avait déjà
accompli presque toutes les manœuvres de son ancrage à droite. Au
lendemain de la guerre, ne sentant plus la nécessité de continuer à jouer
au chat et à la souris, Ben Gourion décide de laisser là le dernier carré de
purs et durs et commence les démarches qui aboutiront à la fondation de
l'Ahdout Haavoda.La création de ce parti ne sera que la première étape
formelle dans le processus de mise en place de la tendance nationaliste
révolutionnaire qui prendra la direction du Yshouv.
Les problèmes théoriques qu'ont eu à résoudre les pères fondateurs
n'étaient ni nouveaux ni spécifiques à la situation en Eretz-Israël. Au
début du siècle, les socialistes européens étaient confrontés aux mêmes
questions, même si les raisons pour lesquelles ces questions se posaient
étaient différentes à l'Ouest et à l'Est : en Europe occidentale, la
modernisation n'avait pas entraîné les conséquences attendues; en Europe
de l'Est, la modernisation commençait à peine. Pour autant, les partis
socialistes n'ont pas cru devoir ou pouvoir cesser de considérer le
marxisme comme un système global de critique du capitalisme.
En l'occurrence, la « réalité » qui prévalait en Palestine n'était pas aussi
spéciale que certains le disaient. Impliquer que c'est cette réalité qui a
dicté la suspension des principes de la social-démocratie (sous toutes ses
formes) est sans fondement. L'argument selon lequel le « socialisme juif
spécifique » est une adaptation imposée par une « réalité spécifique »
relève de l'apologétique. Malgré tel ou tel arrangement, le marxisme est
resté en ce début du siècle ce qu'il a toujours été et voulu être : d'abord
une critique du capitalisme. Et l'on ne voit pas pourquoi le marxisme
aurait été pertinent dans les villes de Pologne, de Roumanie ou d'Ukraine,
mais n'aurait pu l'être en Eretz-Israël. En Europe de l'Ouest aussi, le
marxisme avait été et continuait d'être revisité par des analystes et des
théoriciens socialistes. Beaucoup de penseurs de gauche étaient arrivés à
la conclusion que la théorie marxiste avait besoin d'adaptations ou de
remises à jour dans telle ou telle de ses propositions – même Kautsky, le
gardien de l'orthodoxie, en était convenu –, mais aucun socialiste ne
pensait pour autant que le temps était venu de réviser toute la théorie ou
qu'elle pouvait être amputée de son âme, la lutte des classes. Aucun, du
révisionniste Bernstein, qui voulait voir dans le socialisme l'héritier du
libéralisme, au patriote profondément attaché à la culture nationale mais
grand pourfendeur du nationalisme tribal qu'était Jaurès, de Rosa
Luxemburg et Hilferding, qui demandaient à compléter les théories
économiques de Marx, à Antonio Labriola, qui a ouvert la voie à une
lecture du marxisme comme « philosophie de la praxis », des austro-
marxistes, qui n'ont laissé intouchéaucun recoin de la réflexion de Marx,
aux continuateurs de Labriola qu'étaient Gramsci et Lukács, aucun n'a
cru devoir ou pouvoir rejeter l'aspect « entité » du système marxien, ni
pensé un seul instant devoir cesser de critiquer le capitalisme. Que
l'histoire ne se déroulât pas exactement comme l'avait prévu Marx ne
diminuait en rien la perspicacité de son système : il suffisait de l'adapter.
Au tournant du siècle, en effet, la social-démocratie tend à poser le
marxisme comme une construction intellectuelle où l'on va chercher et
trouver les outils conceptuels de l'analyse qui permettra la transformation
de la société bourgeoise. On n'a pas arrêté le calendrier de cette
transformation mais on n'a pas pour autant abandonné la volonté
d'accomplir le changement. Ceux des socialistes européens qui
proclamaient le marxisme moisi et vermoulu étaient précisément ceux-là
mêmes qui avaient sauté le pas à droite.
Même le schisme qui suit la création de la IIIe Internationale en 1920
ne détourne pas ceux qui ne la rejoignent pas de leur foi dans les normes
fondamentales du marxisme. Les partis socialistes qui continuent alors de
soutenir qu'un parti marxiste peut être démocratique et agir
démocratiquement pour la transformation de la société bourgeoise
persistent en même temps dans leur critique du capitalisme et demeurent
fidèles au principe de la lutte des classes. Que les événements qui se
déroulent en 1920 dans la mouvance marxiste n'aient pas réussi à
ébranler les socialistes dans leurs convictions montre combien a pu être
importante la théorie dans son rôle de parapet et dans son rôle de
boussole. Certes, au pouvoir, et même dans l'opposition, la pratique
socialiste n'a pas toujours collé à la théorie. Mais la théorie n'a jamais été
délaissée : en toute circonstance, les efforts ont continué pour coller non
seulement aux intérêts du prolétariat mais aussi à sa mission. Et c'est
justement parce qu'il n'a jamais faibli dans sa fermeté sur ces points que
le socialisme démocratique a été le fer de lance du combat contre le
nationalisme tribal et la pierre de touche de la modernité. C'est pourquoi
il est l'héritier direct du siècle des Lumières, et c'est pourquoi il s'est posé
en défenseur de la liberté inaugurée par le libéralisme.
Le parti Ahdout Haavoda et la Histadrout sont fondés au même
moment qu'a lieu le grand schisme dans le mouvement socialiste. Rien ne
s'opposait à ce que le parti de Ben Gourion, Katznelson etTabenkin
s'appuie sur les mêmes fondements théoriques qui ont été retenus par les
partis socialistes en reconstitution de France, d'Allemagne, d'Italie, de
Pologne ou de Tchécoslovaquie. En fait, ce n'est pas par hasard que
l'Ahdout Haavoda a choisi de ne pas suivre la même démarche. Les
convictions marxistes dans la vie politique du Yshouv en général étaient
alors de peu d'influence. Et la naissance de l'Ahdout Haavoda n'avait été
rendue possible qu'après la marginalisation de l'aile borochoviste du
Poalei Tsion. Jusque-là, quand bien même il ne cessait de s'éloigner des
grands principes socialistes marxistes, le Poalei Tsion continuait peu ou
prou d'appartenir à la famille du socialisme démocratique. Il connaissait
les mêmes difficultés, était traversé des mêmes hésitations, acceptait les
mêmes compromis. Si ce parti avait continué d'exister, il n'y a pas de
doute qu'il aurait connu les mêmes secousses idéologiques que le
socialisme européen en ces années-là. Mais c'est précisément ce que
voulait éviter Ben Gourion. Car si les pères fondateurs avaient voulu d'un
parti socialiste, pourquoi auraient-ils supprimé ce parti social-démocrate
modéré qu'était le Poalei Tsion ? Pourquoi auraient-ils eu besoin de
fonder l'Ahdout Haavoda?
De toute façon, ajoute Ben Gourion, « ici [en Eretz-Israël], toutes ces
questions n'ont aucun intérêt »219.
Il est important de bien suivre la ligne empruntée par ce discours de
février 1919, car il est un condensé du système de valeurs qui va
dorénavant guider l'action de Ben Gourion. À plusieurs reprises l'orateur
nous fait entendre sa croyance directrice : « Toutes ces distinctions entre
les besoins de l'individu et les besoins de la nation n'ont aucune prise sur
la vie de l'ouvrier en Eretz-Israël. » Il est donc normal que « notre
mouvement ne fassepas la différence entre la problématique nationale et
la problématique socialiste : une telle frontière n'existe pas dans la réalité
». Parce que nous voyons les choses telles qu'elles sont, « nous sommes
différents des hommes des autres classes dont les intérêts, en tant
qu'individus, ne coïncident pas toujours et au même instant avec les
intérêts généraux »220. Cette ligne de pensée va le pousser à un amalgame
où la propriété privée se révèle dangereuse pour le projet national, non
parce qu'elle est mauvaise par nature, mais parce qu'elle fait appel à la
main-d'œuvre bon marché, la main-d'œuvre arabe, dont elle « dispose à
loisir [...] comme un marchand d'esclaves ». Le travail arabe est un
danger « non moins périlleux que celui que peuvent nous faire courir un
gouvernement ou des populations hostiles, car il mène à la corruption de
notre entreprise. [...] Craignons une révolution sociale des Arabes.
Craignons encore plus de n'avoir même pas l'opportunité d'y assister.
Lorsque les peuples éclairés verront ce que le peuple juif a fait du pays,
ils ne voudront plus nous aider. Ils nous feront remarquer que leur
intention n'était pas de soutenir des exploiteurs d'ouvriers. En même
temps qu'ils nous retireront leur sympathie, ils nous retireront toute
l'assistance dont, jusque-là, ils nous ont fait profiter. Faire reposer la
construction du pays sur la propriété privée, même juive, c'est porter un
coup fatal à tout notre rêve, c'est nous exposer à l'opprobre, c'est aller à la
catastrophe ». En somme, l'exploitation que la propriété privée fait de la
main-d'œuvre arabe bon marché est condamnable d'abord et surtout parce
qu'elle risque de tuer dans l'œuf le projet national, ou, dit autrement : «
Nous voyons alors combien notre conception de la problématique
nationale dépend de la problématique sociale »221. Cette fois, Ben Gourion
parle de problématique sociale et non plus, comme plus haut dans son
discours, de «problématique socialiste ».
Tel était le socialisme du jeune Ben Gourion, un socialisme qui
supportait bien la présence du nationalisme. À ce socialisme on attribuait,
au mieux, la vocation de servir les objectifs nationaux. On n'y trouve rien
qui rappelle le projet de la social-démocratie, son esprit ou même son
vocabulaire. Ben Gourion n'avait pas l'intention d'entraîner les ouvriers
juifs dans un sacerdoce au service de l'humanité. Ce fondateur n'était
tendu que vers un seul but, la nation juive. Il y a consacré l'énergie de
toute sa vie. Pour lui, la « classe ouvrière » devait chercher et trouver son
exaltationdans la construction nationale et non dans quelque lutte pour la
transformation de la réalité humaine. Ce n'est pas un effet du hasard si
Ben Gourion ne fait jamais – ou presque – usage du mot « prolétariat » :
il en connaît l'exacte signification idéologique et sociologique et sait que
les marxistes assignent une mission universelle à la classe que ce mot
désigne.
Ayant décidé qu'en Eretz-Israël les ouvriers juifs se doivent d'abord à
la construction de la nation juive, Ben Gourion va s'attacher à les unir
tous. Alors qu'il sait l'hostilité des hommes du Hapoel Hatsaïr à l'endroit
de la social-démocratie, alors que personne mieux que lui ne connaît
l'antimarxisme instinctif des sans-parti menés par Berl Katznelson, Ben
Gourion a tenu de toutes ses forces à fusionner son parti avec ces deux
autres formations. Le congrès de 1919 est pour lui l'occasion de répéter
que les désaccords entre le Poalei Tsion et ces deux groupes ne sont
qu'une « transposition des anxiétés importées de la diaspora ». Les
divisions classiques ont peut-être une signification dans les sociétés
européennes, pas en Eretz-Israël : « De par l'harmonie qui existe entre
nos aspirations nationales et socialistes, une harmonie que nous vivons
dans notre travail, la population des ouvriers est devenue ici un seul
ensemble222. » Pour Ben Gourion, l'important est le vécu, l'expérience au
quotidien, non l'idéologie. C'est cette conviction, portée depuis
longtemps déjà, qui est au fondement du motif qui le pousse à demander
la création d'une « nouvelle Histadrout » (organisation). Comme tous les
« socialistes » qui attribuait au socialisme la seule tâche de pourvoir aux
besoins de l'individu, non celle de changer la société, Ben Gourion croit
possible l'harmonie entre socialisme et nationalisme. Du moment que le
socialisme assure le quotidien, peu importe comment, rien ne s'oppose à
son association avec le nationalisme. On peut même mettre le premier au
service du second. C'est pourquoi Ben Gourion décrit la nouvelle
Histadrout dont il demande la création comme une organisation qui aura
à connaître tous les problèmes de la vie de tous les travailleurs, ouvriers
ou travailleurs agricoles, membres de coopératives et salariés. Cette
organisation « défendra comme un tout les intérêts économiques,
spirituels, culturels et politiques des travailleurs », elle se chargera de la
construction du pays et sera « le seul entrepreneur de tous les travaux
qu'entreprendra le peuple juif en Eretz-Israël ». En sus, elle fournira les
produits et les services, depuis l'alimentation etl'habillement jusqu'aux
services médicaux223. Eretz-Israël sera ainsi bâti sur des « fondations
socialistes » pouvant aussi soutenir le poids des exigences nationales.
Certes, Ben Gourion demande que le sol et les richesses naturelles
soient propriété nationale224. Mais en cela il ne se démarque pas des
exigences d'autres hommes ou d'autres organisations qui ne se prétendent
pas socialistes, Aharon-David Gordon par exemple, ou encore
l'Organisation sioniste des États-Unis, qui a posé le même principe lors
de son congrès tenu à Pittsburgh en 1918. D'ailleurs, Ben Gourion a pris
bien soin de ne pas accompagner sa demande de la revendication de
supprimer la propriété privée en tant que telle. Au cours de l'important
discours-programme qu'il est en train de prononcer, il ne consacre qu'une
toute petite phrase à la propriété privée : elle « connaîtra une réduction de
son pouvoir » du fait de « l'existence des coopératives, ces créations
socialistes en modèle réduit qui sont l'exemple de ce que sera l'entreprise
que nous devons mettre en place en Eretz-Israël »225. Alors qu'il se répète
et s'étend sur les types et moyens d'action que doit adopter ou initier son
parti, alors qu'il décrit par le menu les établissements, exploitations et
services dont le mouvement doit s'équiper pour réussir dans sa tâche, il
n'a que ces mots sur un sujet qui, en ces années, est toujours au centre de
tout programme socialiste. Et encore n'est-il question que de « réduire le
pouvoir » de cette propriété ; pas une allusion, même vague, à sa
suppression. On n'en sait pas plus sur ce que seront les « fondations
socialistes » du pays. Il est difficile de s'empêcher de penser que même
cette phrase n'a été jetée du haut de la tribune que pour laisser croire aux
représentants des Bataillons juifs qu'il n'y a aucun péril en la demeure.
Comme c'est souvent le cas, ces délégués (en uniforme anglais) sont
munis d'un mandat impératif. Tel le camarade Ben-Yemini qui « rappelle
la directive de sa section, autorisant l'union uniquement dans le cas où il
n'est pas demandé de concessions sur les principes226 ». De fait, les
désaccords sont sérieux entre les Eretz-israéliens menés par Ben Gourion
– Ben Zvi lui a cédé le pas en se rangeant totalement sur les positions du
nouveau chef du mouvement – et tous ceux qui sentent qu'on va lâcher
sur l'essentiel. Ils savent que ce n'est pas le nom du parti qu'on veut
changer mais bien son essence. Ainsi ce soldat des Bataillons qui
déclare : « Nous ne pouvons en aucun cas renoncer au socialisme », ou le
représentant de Jaffa qui rapporte la décisionde ses mandants lui intimant
de voter contre l'appellation « Ahdout Haavoda » (Union du travail). La
section de Jaffa réclame que, « dans le nom de la formation, soit inscrit le
mot " socialiste " »; certains militants de cette section exigent même le «
mot " social-démocrate ", comme jusque-là »227. On se souvient qu'à sa
création, le parti Poalei Tsion d'Eretz-Israël avait pris l'appellation de
Parti social-démocrate des ouvriers d'Eretz-Israël-Poalei Tsion.
À son accoutumée, plutôt que de se mesurer avec les points d'ordre ou
avec les objections, Ben Gourion préfère les contourner, soit en les
ignorant, soit en répondant à côté. Un exemple caractéristique de cette
technique nous est donné par sa réponse à un délégué, militant très
connu, qui demandait que le mot « socialiste » figurât dans la nouvelle
dénomination du parti et qu'on ne se contente pas de celle, peu engagée,
d' « Ahdout Haavoda » :
« Pour ce qui est des réserves du camarade Blumenfeld, qui
demande qu'on désigne notre formation du titre d'"Union des
travailleurs socialistes en Eretz-Israël", je répondrai : dommage
qu'il ne sache pas l'anglais. Dans cette langue, le mot "travail" ne
signifie pas uniquement l'activité effectuée, il désigne aussi
l'ensemble des travailleurs qui y sont occupés. Nous voulons, nous,
introduire ce terme dans notre vocabulaire. C'est en travailleurs
libres que nous voulons, nous, construire le pays, non en salariés.
"Travail", un substantif qui en dit plus que son verbe, un mot qu'il
faut interpréter en sociologue, non en linguiste . » 228
C'est dans toutes ces considérations que Syrkin cherche et croit avoir
trouvé ce qui distingue les peuples entre eux : « Tout peuple a laissé sa
marque dans l'histoire [...] parce que chaque peuple a eu sa vie propre et
singulière251 ». Les distinctions culturelles, physiologiques et
psychologiques entre les hommes créent non seulement des sociétés à
caractère spécifique, mais encore, impérativement, des socialismes
différents. En conséquence, « le socialisme des juifs se doit d'être un
socialisme purement juif252 ». Syrkin était conscient de l'inconfort que
pouvait provoquer une telle affirmation ; aussi tenta-t-il de prévenir toute
interprétation « indésirable », arguant qu'il y aurait certainement des gens
« [qui] verront dans cette juxtaposition de termes une sorte de
socialisme réactionnaire, précisément dans la mesure où le mot
"juif" pourrait être associé aux termes "chrétien", "national",
"germanique", etc. Tout cela ne serait qu'une polémique insidieuse
puisque, en toute logique, et pour s'en tenir à la vérité, le socialisme
juif est digne d'être associé au socialisme prolétarien : tous deux
ayant des racines communes dans la servitude et la répartition
injuste du pouvoir ».253
C'est ainsi que l'Ahdout Haavoda a été fondée comme une « union »,
un vocable autrement plus large que celui, discriminant, de « parti ». Il
est vrai que l'intention de ses fondateurs était d'enrôler tous les salariés
d'Eretz-Israël et de répondre à tous leurs besoins afin de mieux les libérer
de tout autre souci que celui de la construction nationale. Il est vrai aussi
que l'immense majorité duYshouv était d'accord pour penser que le temps
n'était pas à la lutte politique classique pour la conquête d'un pouvoir qui,
de toute façon, n'était pas à leur portée. C'est donc en toute logique que
l'Ahdout Haavoda arrête pour première de ses priorités de couvrir les
besoins économiques du travailleur. Elle met tout de suite en place une
caisse d'assurance-maladie (la Kupat Holim), crée des cantines, une
coopérative d'achat et de vente (le Mashbir) et une banque, la Bank
Hapoalim (Banque des travailleurs). Au début, les points de peuplement
collectivistes sont encouragés pour répondre au problème du chômage.
Très vite cependant, ils deviennent la meilleure expression de
l'indépendance des travailleurs et une source de pouvoir politique autant
qu'un instrument incomparable d'organisation. En ces premières années
de mandat britannique, la capacité d'organiser est tenue pour plus
importante que la disposition d'un pouvoir politique illusoire.
Le pouvoir politique général était entre les mains de la puissance
mandataire et les forces en présence au sein de l'Organisation sioniste
mondiale étaient autrement plus puissantes que celles que représentaient
les quelques milliers de travailleurs qui vivaient alors en Eretz-Israël.
Mais ces derniers avaient pour eux d'énormes avantages. D'abord, ils
étaient sur place. Ensuite, ils étaient jeunes. Enfin, ils étaient assez
idéalistes pour avoir joint le geste à la parole et pris sur eux
d'entreprendre la construction physique de l'ensemble dont, à terme, ils
voulaient faire un État – leur État. Les plus activistes parmi cette
population savaient que, pour mener à bien l'entreprise, ils avaient besoin
d'une organisation d'encadrement la moins exclusive possible. C'est
pourquoi les fondateurs de l'Ahdout Haavoda ne pouvaient et ne
voulaient pas imaginer que leur formation pût se limiter à la seule activité
politique. Après tout, il est vrai – pour paraphraser Ben Gourion – que
dans « parti » il y a « partie ». Or c'est justement cet aspect que les
dirigeants de l'Ahdout Haavoda voulaient à tout prix éviter, craignant que
les idéologies ne viennent gêner ou même ralentir l'union nationale qu'ils
posaient comme condition sine qua non de la construction nationale.
La volonté des pères fondateurs est de mettre en place une structure
commune à tous les grands courants du sionisme ouvrier présents en
Eretz-Israël. Mais le refus du Hapoel Hatsaïr de rejoindre l'Ahdout
Haavoda vient les en empêcher. C'est pour contourner cet obstacle que la
Histadrout est créée. Comme sonnom l'indique en hébreu, celle-ci est
conçue comme une organisation générale des travailleurs juifs d'Eretz-
Israël. L'accent est mis sur le « général », c'est-à-dire « de tous », et la
vocation est d'organiser, au sens le plus courant du terme. Après quelques
années de coopération au sein de la Histadrout, le Hapoel Hatsaïr n'aura
plus de doutes sur le contenu réel du socialisme vécu tel que le
percevaient les fondateurs de l'Ahdout Haavoda. Et l'expérience finira de
le persuader qu'un tel socialisme ne pouvait aucunement mettre en danger
l'aspect « national d'abord » du projet sioniste. Mais si les méfiances
finissent par tomber relativement vite, l'union tant recherchée ne se fera
pas aussi rapidement. Les pourparlers se poursuivront jusqu'en 1930,
année de la création du Mapaï, un parti où se retrouveront tous les
sionistes travaillistes partisans inconditionnels du primat de la nation. Les
longues fiançailles, engagées en 1920, à la fondation de la Histadrout,
auront été pour l'Ahdout Haavoda une période de probation au cours de
laquelle la belle, le Hapoel Hatsaïr, n'aura cessé de tirer à elle, c'est-à-dire
à droite, celui qui la courtisait. Il est vrai que le fiancé ne s'est jamais fait
que douce violence. Mais la Histadrout n'a pas servi que de champ à une
danse nuptiale. Du point de vue de l'organisation de tous les travailleurs,
elle a été un succès énorme : en 1926, elle réunissait 70 % des
travailleurs juifs d'Eretz-Israël282 et avait réussi à confédérer en son sein
des groupes et des organisations dont certains n'étaient pas sionistes et
d'autres, plus nombreux, n'étaient pas socialistes.
Il ne faut pas croire que le débat autour du titre de la formation d'union
désirée par les meneurs de l'aile droite du Poalei Tsion et les sans-parti a
été un débat de pure sémantique. Lorsqu'ils s'aperçoivent que le mot «
socialiste » n'apparaît pas une seule fois dans le document soumis par la
commission de l'unification, les éléments de gauche du Poalei Tsion
présents à l'assemblée générale des travailleurs agricoles font aussitôt
entendre – bruyamment – leur désapprobation. Le document, daté de
janvier 1919, proposait une Union de la classe des travailleurs d'Eretz-
Israël – Union du travail283. Au cours du débat, trois positions se
distinguent. Les sans-parti, menés par Katznelson, Tabenkin et Rémez, ne
cachent pas leur volonté de se débarrasser du vocable gênant, sous
prétexte que toute discussion autour de définitions est vaine et stérile. En
fait, pour les sans-parti, la rencontre de Jaffa est une autre étape dans leur
effort pour éliminer le parti Poalei Tsion. Ladeuxième position est celle
de Ben Zvi, le dernier chef historique des Poalei Tsion. Ben Zvi, qui a
compris que le débat est en réalité un débat sur le fond et sur l'avenir de
son parti, essaie de sauvegarder l'essentiel et prend la défense des
délégués fidèles à la ligne Poalei Tsion : il demande que la nouvelle
formation soit un parti socialiste. Ben Gourion prend une position
médiane, bien qu'il tende à appuyer celle des sans-parti. Il est
parfaitement conscient que la nouvelle formation, au risque d'écarter tous
les Poalei Tsion encore attachés à leurs idées, ne peut se permettre de
rejeter toutes les revendications à contenu socialiste. Un compromis est
atteint : l'Ahdout Haavoda ne sera pas un parti mais une « union
socialiste ». Les sans-parti, foncièrement non socialistes, finissent par
accepter, à contrecœur, que le mot « socialiste » apparaisse dans
l'appellation de la formation d'union.
Katznelson reconnaîtra plus tard que lui et ses amis du groupe des
sans-parti se sont toujours sentis très proches du Hapoel Hatsaïr. Lui-
même a collaboré à son journal284. Anita Shapira, la biographe de
Katznelson, dit de lui qu'il « avait les Poalei Tsion en horreur » et Ben
Gourion nous rapporte que « de tous les sans-parti, Tabenkin était celui
qui haïssait le plus le parti [Poalei Tsion] »285. En fait, le parti Ahdout
Haavoda a été créé et vite dominé par les non-affiliés. L'appartenance
première des membres de ses instances et surtout de ceux de son comité
exécutif est on ne peut plus indicative. Sur les neuf dirigeants que compte
d'abord ce comité, deux n'ont jamais eu d'affiliation particulière, deux
viennent de la tendance borochoviste du Poalei Tsion, Ben Zvi et Bloch-
Blumenfeld, les cinq autres sont soit des sans-parti, soit des militants qui
ont fait leur l'essentiel des positions des sans-parti : Ben Gourion par
exemple. Que les deux représentants du borochovisme aient été peu à peu
écartés de tout poste important au sein du nouveau parti ne doit donc
nullement étonner. Ben Zvi sera un peu plus chanceux que Blumenfeld
parce qu'il saura se contenter d'un poste au conseil national, une instance
communautaire autrement moins importante que ne l'est, de tous points
de vue, le comité exécutif de la Histadrout. Dès sa première année
d'existence, l'Ahdout Haavoda est donc, incontestablement, le parti des
sans-parti286. Une situation qui sera « entérinée » quand les derniers
partisans d'une ligne Poalei Tsion indépendante – Blumenfeld et
Kaplanski – seront écartés de facto de tout poste important.
Jamais, en Europe, un parti socialiste n'a été créé sur de telles
fondations. Même en France et en Allemagne, la mise en place de partis
socialistes réformistes n'a été possible que lorsque marxistes et non-
marxistes ont réussi à trouver une synthèse – d'ailleurs toujours favorable
aux tendances marxisantes. En Allemagne, l'aile droite avait fini par
accepter la ligne des orthodoxes; en France, les socialistes « indépendants
» s'étaient laissé intégrer dans un ensemble où la majorité était marxiste
ou marxistokantienne. Dans ces deux cas les plus significatifs, la nature
et la ligne des idéologies fondatrices n'ont laissé aucun doute sur le
contenu et la tendance. En Eretz-Israël, en revanche, les éléments non
marxistes n'avaient accepté le « compromis » que pour mieux le miner
avec le temps. Ils ne s'étaient « rendus », contraints par des motifs
tactiques, que pour mieux dominer la nouvelle formation. De toute façon,
ils savaient que ce seraient eux qui, malgré tout, décideraient de la ligne :
ils étaient, de loin, majoritaires à la direction du nouveau parti.
Aux journées de Petah-Tikva, le discours de Katznelson n'est pas
seulement intéressant à cause de sa durée – le plus long de tous –, il
retient l'attention surtout pour la clarté et l'univocité de son message. À
tous les sceptiques, à tous ceux qui s'opposent à l'union, à ceux qui sont
persuadés que socialisme et nationalisme ne peuvent coexister
Katznelson répond :
« Comme si dans la réalité du travailleur d'Eretz-Israël il y avait un
nationalisme non socialiste ou un socialisme sans nationalisme ;
comme si parmi nous il y avait des travailleurs dont le sionisme
peut s'aménager de l'exploitation de l'ouvrier; comme s'il y avait ici
des ouvriers dont les désirs socialistes seraient coupés du quotidien
de notre terre et n'auraient pas pour objectif la renaissance de notre
peuple et la reconstruction du pays . » 287
S'il avait fallu se convaincre une fois de plus que le débat sur
l'appellation du nouveau parti n'était pas un débat de terminologie
innocent, nous trouverions dans cet appel de Tabenkin un signe
supplémentaire. Les minutes des débats sont d'ailleurs là qui viennent
confirmer encore et encore les intentions réelles des initiateurs de
l'Ahdout Haavoda. Katznelson, par exemple, voulait d'une union «
fondée sur l'unité qu'on retrouve dans la vie »; il voulait d'une
organisation générale dont « le moteur sera la vie, non l'idéologie »303 –
l'idéologie socialiste s'entend.
C'est ainsi qu'au moment de sa création l'Ahdout Haavoda ne présente
aucun des aspects essentiels qui ont caractérisé le sionisme marxiste
ouvrier et que le journal Haahdout défendait la veille encore. Le principe
de la lutte des classes a disparu, plus aucun souvenir du « socialisme
scientifique ». Quant au « socialisme » dont on parle, il a perdu tout
contenu universaliste. Katznelson se charge de rédiger les nouvelles
définitions :
« Le sionisme socialiste du travailleur d'Eretz-Israël n'est pas un
collier de slogans, un programme coupé de la réalité, un pur produit
de la spéculation intellectuelle. Le sionisme socialiste s'est fait en
marchant. Ses accomplissements sont là qui montrent combien il
est une idée vivante, une idée qui avance. Ses désirs aussi ne sont
pas détachés de la vie . 304
»
Selon cette logique, le capital privé peut, dans certaines situations, être
préféré au capital public. Si l'on doit choisir entre un capital privé qui
fournit du travail à des juifs et permet de ce fait l'absorption des
nouveaux immigrants et un capital public qui utilise le travail arabe et de
ce même fait bloque l'immigration juive, aucune hésitation n'est permise :
c'est le capital privé qui doit être préféré. Tenir compte de tout autre
critère serait a-sioniste, voire antisioniste. Ben Gourion en tout cas
n'aurait certainement pas hésité. De même qu'il n'aurait pas eu un instant
de réflexion avant de préférer une entreprise privée où n'auraient été
employés que des juifs, fût-ce dans des conditions insupportables et avec
des salaires de misère, à une entreprise histadroutique qui aurait employé
à la fois juifs et Arabes, même si cette entreprise eût été organisée en
coopérative, eût offert des conditions de travail dignes et payé des
salaires convenables. Aux yeux de Ben Gourion,aucun autel ne pouvait
être assez saint pour qu'y soient sacrifiés l'arrivée ou le travail d'un seul
immigrant. Cela explique la condition économique souvent très dure qui
a été, durant les années 1930, celle de l'ouvrier agricole des exploitations
où n'étaient employés que des juifs. Comme à Magdiel ou Raanana par
exemple, ces créations où « le capital privé avait rempli à 100 % sa
mission sioniste ». En ces années de travail juif à tout prix, celui qui en
payait le tribut économique était surtout l'ouvrier agricole. Il était au plus
bas de l'échelle des salaires – parmi les juifs – et était tout bonnement
exploité. Mais Ben Gourion trouvait une telle situation infiniment
préférable à toute autre qui impliquait le travail arabe. Pour lui, une
exploitation agricole juive qui optait pour le travail arabe devait être
frappée de la marque de Caïn, irrachetable : elle mettait en cause le
sionisme même.
Nous en arrivons maintenant à l'une des articulations maîtresses du
socialisme constructiviste. Pour Ben Gourion et les autres dirigeants du
travaillisme eretz-israélien, tout intérêt de classe, celui du propriétaire ou
celui de l'ouvrier, ne pouvait être qu'égoïste et diviseur. La distinction
entre ces deux types d'intérêts est fonctionnelle : « L'ouvrier aussi n'est
pas désintéressé, lui aussi a des besoins de classe et une approche de
classe », mais la différence entre l'intérêt de classe de l'ouvrier et celui du
propriétaire est que celui du premier se confond avec « l'intérêt national,
et ses besoins historiques correspondent aux besoins du sionisme en
marche, alors que l'intérêt de classe du propriétaire est en contradiction
avec l'intérêt général de la nation et ses objectifs sont en porte à faux
avec ceux du sionisme350 ». Du fait qu'il voulait le contrôle de la société et
non sa transformation, Ben Gourion n'a pas cessé de revenir sur cette
assertion, prenant quand même soin de ne jamais utiliser un ton menaçant
ou trop univoque. Il voulait, il est vrai, marquer le rôle d'agent du projet
sioniste qu'il attribuait aux travailleurs, mais d'autre part il n'avait aucun
désir de se couper de la bourgeoisie productive, dispensatrice de travail et
d'investissement351. Le fin mot que propose Ben Gourion pour définir son
idée de la classe ouvrière n'aurait aucun mal à orner toute anthologie des
formules du socialisme national : « L'idée de classe telle que la conçoit
l'ouvrier juif est identique à l'idée de souveraineté nationale du sionisme
politique352. » Cette définition date de 1927.
Ben Gourion avait bien compris qu'aucun véritable contrôle n'est
possible sur une société tant qu'on n'a pas réussi à provoquer dans
chacune de ses composantes la même conviction qu'en servant un intérêt
supérieur identique elles servent toutes leurs propres intérêts. Il tenait
l'égoïsme économique propre aux classes possédantes pour la principale
raison de l'échec politique de la bourgeoisie dans la réalisation du projet
sioniste :
« Le tiraillement perpétuel entre ses pulsions de classe et ses
pulsions nationales dans lequel s'est trouvé en Eretz-Israël le
propriétaire juif a fini par le rendre totalement inapte à servir le
projet sioniste. De fait, il s'est lui-même disqualifié. Aucune classe
ne peut prétendre à la direction du peuple, ou réclamer le pouvoir
politique, ou même espérer installer son hégémonie spirituelle, si
elle n'a réussi à se poser comme guide national et n'a pas réussi, au
travers de ses activités, à servir tout le peuple. Une classe dont le
comportement s'est coupé de l'impératif de l'intérêt général et de
l'idée de mission historique est une classe qui ne peut réussir son
unité ni imposer sa domination sociale ou spirituelle aux autres
classes du peuple [...]. Dans tous les autres peuples, les classes
dominantes ont toujours été en même temps des classes guides et
leur marche s'est toujours accompagnée de grandeur. Elles n'ont pas
cherché qu'à exploiter et ne se sont pas contentées de profiter; elles
ont aussi construit des pays, poussé de l'avant des économies,
enrichi des cultures nationales . »
353
LA LÉGENDE ET LA RÉALITÉ
LA NATION D'ABORD
Puis:
« Beaucoup des faiblesses du socialisme européen viennent de ce
que, en général, il ne va pas bien au-delà de la problématique du
consommateur. [...] En Eretz-Israël, nous avons pu corriger le tir,
forcés que nous étions par une réalité particulière et guidés que
nous étions par notre sionisme, un sionisme de producteurs, non
pas un sionisme de consommateurs. Tout le sionisme est un
mouvement de producteurs. »
C'est ainsi que, durant les années 1920, le socialisme d'unité nationale
prend la forme définitive qui sera la sienne en Eretz-Israël. Dès le tracé
de ses premières lignes, les théoriciens de cette doctrine l'ont désignée du
nom de « socialisme constructiviste ». Ses incidences ont été définitives
sur la croissance du mouvement travailliste eretz-israélien et expliquent
ses décisions pratiques autant que ses choix idéologiques. Mais avant de
passer à l'étude de ces implications, il est utile de s'arrêter sur
l'affirmation de Katznelson qui soutenait (à tort) que le socialisme de
production était une invention du mouvement travailliste née des
nécessités de la réalité eretz-israélienne.
La définition d'un socialisme en termes de production et non en termes
de distribution était déjà bien connue en Europe. Elle était au cœur de la
révision du marxisme entreprise par certains théoriciens du syndicalisme
révolutionnaire au cours des toutes premières années de notre siècle.
Cette conception reposait sur le raisonnement qui fixait : 1) qu'il n'y a pas
de substitut possible au système d'économie capitaliste; 2) que les
oppositions sociales ne peuvent être expliquées par la division marxiste
de la société en bourgeoisie et prolétariat mais par le partage de la société
en producteurs et parasites. Selon cette conception, était producteur
quiconque prenait part au processus de production : l'ouvrier devant sa
chaîne, l'ingénieur, le propriétaire de l'usine et les actionnaires. Par
extension, on reconnaissait l'existence d'un capital productif et d'un
capital parasite. Le capital positif était celui qui avait permis la création
de l'usine, donnait du travail aux nationaux et défendait le pays de la
concurrence et de la pénétration industrielle étrangères. D'où l'intérêt
personnel que devait porter l'ouvrier à la bonne marche et à l'expansion
de l'entreprise dont il devenait, d'une certaine façon, un associé. Cette
notion de convergence d'intérêts entre tous les acteurs du processus de
production étaitl'un des postulats fondateurs de la conception du
socialisme de production. Les syndicalistes révolutionnaires, notamment
en Italie, avaient été les premiers à soutenir que les oppositions de classe
étaient inscrites dans les antagonismes entre producteurs et parasites et
non dans la prétendue incompatibilité d'intérêts entre les propriétaires des
moyens de production et les travailleurs qui n'en sont pas propriétaires.
Une telle conception de la répartition interne de la société et du rôle du
capital n'avait aucune chance d'être acceptée par n'importe quelle
tendance de la social-démocratie européenne. Elle trouvait en revanche
un chemin tout balisé vers la pensée qui élevait la nation au rang de
référence maîtresse de l'activité des hommes. Si la place et le statut d'un
individu dans le tissu social ne sont plus fonction de la propriété (ou de
l'absence de propriété) des moyens de production mais de sa contribution
à la richesse nationale, alors l'appartenance ethnique, nationale et
culturelle devient essentielle. À partir de cette affirmation, une tentative
de synthèse est entreprise qui finira par mener ses partisans à la
conviction qu'il n'y a aucune antinomie entre socialisme et nationalisme.
Il est vrai que, étant donné le contenu et la signification que le socialisme
prend dans cette synthèse, la greffe devient possible. Le fait est que, dans
cette synthèse, le socialisme est loin de trouver son compte.
La réflexion de Katznelson avait suivi les mêmes étapes et avait eu le
même aboutissement. Parce que lui aussi avait posé la nation comme
catégorie de référence, parce qu'il considérait que la finalité du complexe
de production était de servir l'effort national, il en était arrivé à ne plus
faire de distinctions claires entre capitalisme et socialisme, entre
prolétariat et bourgeoisie. En 1928, quand le Poalei Tsion-Gauche, qui n'a
plus d'illusions depuis longtemps, le somme de préciser sa terminologie,
il refuse énergiquement de « se laisser ligoter par des définitions coupées
de la vie. Car la réalité est multiple et entrelacée, elle ne connaît pas les
schémas différenciés469 ». Katznelson ne prétend pas pour autant que le
parti Ahdout Haavoda a instauré une société socialiste en Eretz-Israël : «
Toutes les grandes choses que nous avons accomplies, les coopératives,
les entreprises ouvrières, la banque ouvrière, tout cela n'est pas du
socialisme, mais toutes sont des poches de socialisme. » Elles ne sont que
les premières fondations d'un nouveau régime dans un monde balbutiant :
« La lutte est encore longue devant nous et les temps difficiles470. » Pour
Katznelson,les catégories « capitalisme », « socialisme », « bourgeois »,
« ouvrier » sont à « juger » en fonction de leur contribution à l'intérêt
national. Le socialisme producteur « a son éthique particulière que lui
impose sa relation sage et réfléchie au travail, [...] le socialisme de
consommation est gaspilleur, il n'est pas un propriétaire. Le socialisme de
production est parcimonieux, avare même, soucieux des biens collectifs
et des biens de la nation471 ».
Parce qu'il a pris sur lui la responsabilité de gérer tout le secteur
économique, bien commun que ne peut utiliser à son seul profit telle ou
telle catégorie sociale, le socialisme constructiviste se doit donc de traiter
avec une même équité – et une même intransigeance – toutes les
catégories sociales de la nation, pourvu qu'elles soient productrices. Aux
yeux de Katznelson, le socialiste, en Eretz-Israël, n'est pas celui qui a
adhéré à l'idéologie socialiste, lutté pour la collectivisation des biens de
production ou pour l'égalité. Un socialiste authentique est celui qui œuvre
à favoriser l'immigration et à la fixer en lui donnant du travail, même s'il
ne se réclame pas du socialisme : « Quand un Weizmann ou un Ussishkin
achètent des terres en Eretz-Israël et y installent des points de peuplement
agricole, ils prennent part à la mission historique de la nation juive avide
de travail, ils accomplissent la même mission que l'ouvrier juif, ils
participent à la même mission que les masses juives venues s'installer ici.
» La conclusion ne manque pas d'originalité : ces hommes sont, « en
l'espèce, beaucoup plus socialistes qu'un parti qui se réclame de l'ultra-
socialisme mais ne veut pas comprendre l'obligation d'aider l'ouvrier
[juif] à consolider ses positions, à conquérir un poste de travail et à
mettre en place une économie »472. « Positions », « conquérir », toujours
le même langage militaire pour régler la stratégie de la conquête du pays
par le travail.
Avec de telles définitions, on comprend pourquoi Katznelson ne s'est
nullement senti tenu d'appeler à une recomposition des structures de la
société, on comprend qu'il n'ait pas cru son socialisme obligé de
collectiviser les moyens de production, on comprend sa conviction dans
la possibilité d'amener les classes à coopérer. On comprend enfin qu'il ait
dédouané le capital privé des soupçons que le socialisme lui attachait.
Certes, il préfère quand même le capital public, mais ce qui l'intéresse
n'est pas tant l'origine du capital que l'usage qui en est fait et, partant, les
objectifsqu'il cherche à atteindre. Aussi, le capital privé est tout aussi «
positif » que le capital public si, comme lui, il sert à élargir la
colonisation agricole ou à la consolider, ou s'il provoque une création
d'emplois en ville473. Katznelson se félicitait même que le secteur
économique ouvrier en fût arrivé à un niveau de rentabilité tel que le
capital privé cherchait à s'y investir à des fins de... profit474. Dans son
fameux texte «Pour préparer demain », le seul reproche qu'il adresse au
secteur privé est de ne pas chercher à intégrer les innovations ou à
s'ouvrir à la recherche. Il liait ce défaut à la tendance du capital privé à
désirer des résultats immédiats. Katznelson avait une conception
foncièrement utilitariste du capital, jugé bon ou mauvais selon qu'il
servait ou non les objectifs nationaux475, et sa relation à la propriété était
absolument puritaine – à l'opposé donc de la perception du socialisme. «
C'est ainsi qu'est apparu chez nous, écrit-il, un type d'homme qui ne
considère pas la propriété comme un moyen de vie facile mais comme un
outil de travail476. » Mais il n'est dit nulle part, pas même d'une allusion,
qu'il est possible ou désirable de se servir de la puissance économique
pour bâtir une société autre.
Katznelson se montre intransigeant sur la nécessité de coopération
entre les classes : « Une classe seule n'est pas en mesure d'accomplir la
tâche telle qu'elle nous a été définie dès le début par le sionisme socialiste
», déclare-t-il en août 1934 devant les moniteurs du mouvement de
jeunesse Hanoar Haoved*477, et « la réalisation du projet sioniste impose
la collaboration entre les classes478 ». C'est un devoir patriotique exaltant.
Il rappelle que, lors de la révolution française, lors de la Commune de
Paris ou lors de la révolution soviétique, les revendications sociales n'ont
jamais jeté aux oubliettes l'amour de la patrie. Tout comme « chez nous
aussi, [où] la construction est menée en même temps que la défense de
l'ouvrier et la lutte pour sa régénération479 ». Conclusion : « La
collaboration entre les classes, indispensable au bon déroulement du
projet sioniste, cela veut dire : recrutement d'un maximum de forces pour
construire la patrie par le travail480. » C'est pourquoi Katznelson ne
manque jamais une occasion de dénoncer le Poalei-Tsion-Gauche et ne
cesse d'appeler à l'union nationale :
« Je le dis et le répète, prenons garde à la vision trompeuse qui veut
croire qu'une partie du peuple, c'est le peuple, ou qu'une partie du
peuple peut agir au nom de tout le peuple. Il est vrai qu'il est dans
le pouvoir d'une partie d'un peuple de prendre la tête, de se porter
volontaire, mais il n'est pas dans son pouvoir de venir en lieu et
place de tout le peuple, de remplir toutes les fonctions d'un
peuple .
481
»
Nous sommes au tout début des années 1940. Un peu plus d'une
dizaine d'années plus tôt, au lendemain des événements sanglants d'août
1929, au cours desquels des Arabes avaient attaqué et tué des juifs à
Jérusalem, Hébron et dans d'autres localités juives de Palestine,
Katznelson avait déjà délimité son espace de référence.Tout d'abord, on
ne pouvait ni ne devait « aborder la question [arabe] avec un complexe
d'infériorité, ou avec mauvaise conscience ». Il insistait alors pour
préciser que dans le sionisme il n'y avait aucune volonté maligne, aucune
intention pernicieuse de chasser quiconque pour venir en ses lieu et
place. Après des centaines d'années de colonialisme européen en Asie et
en Afrique, « nous sommes le premier peuple à venir s'installer dans un
de ces pays colonisés en déclarant à ses habitants : il y a ici de la place
pour vous et de la place pour nous ». De plus, loin de porter atteinte à la
population locale, le Yshouv juif la soutiendrait économiquement « en
donnant à l'endroit une vie nouvelle522. » Le sionisme peut donc « se
dresser et clamer devant la bonne conscience socialiste : du jour où
l'Europe a commencé son travail de peuplement et de propagation de sa
culture [hors de ses frontières], il n'y a jamais eu une entreprise de
peuplement aussi porteuse de justice et d'honnêteté à l'égard des autres
que notre travail ici, en Eretz-Israël. [...] Nous n'avons jamais été une
expédition colonialiste, nous sommes un mouvement de colonisation523 ».
Le sionisme est colonisateur, et non pas colonialiste, parce qu'il n'a
jamais cherché à instaurer et ne veut pas instaurer des relations
maître/esclave ou des relations d'exploitation avec la population locale.
D'ailleurs, « notre slogan "conquête du travail" vient de la pureté de notre
désir de relations de justice avec le peuple dont nous voulons le voisinage
». L'existence même « d'une classe ouvrière juive [est la preuve qui] doit
confondre tous ceux qui voudraient induire en erreur l'ouvrier arabe524 ».
C'est pourquoi le sionisme n'a pas seulement le droit mais encore le
devoir de graver dans les cœurs des jeunes générations « le sentiment que
la justice absolue est avec nous525 ».
Cette conviction intime était l'axe de toutes les autres certitudes de
Katznelson en même temps qu'elle balisait son idéologie. Rien n'était
possible, ni nation ni territoire, si, d'abord, on n'était convaincu de son
bon droit. Il savait que la moindre hésitation dans l'affirmation de cet
axiome ne pouvait qu'affaiblir la capacité du mouvement national juif à
présenter son action au monde extérieur. Katznelson savait qu'aucun
compromis n'était possible avec les Arabes à moins de renoncer à
l'intention d'instaurer un État juif indépendant sur le territoire d'Eretz-
Israël. Fort de cette conclusion, il ne chercha même pas à fouiller dans
son esprit ou dans celui des autres dans l'espoir d'y trouver une recette. Il
savaitqu'en la matière tout rêve était interdit et que, dans le court et le
moyen terme, aucune cohabitation harmonieuse ne pouvait être possible,
à moins que l'une des deux parties n'abdique sa volonté de souveraineté
nationale. Il n'allait donc même pas essayer de déminer ce champ. Il avait
décidé que si l'unanimité était achevée à l'intérieur (Yshouv et
mouvement sioniste mondial) et à l'extérieur (communauté internationale
et puissance mandataire si possible), alors les choses n'étaient pas
impossibles. À défaut d'unanimité à l'extérieur, il se contentait de l'appui
des plus puissants; à défaut de l'unanimité intérieure, il se contentait de la
marginalisation des sceptiques ou de leur réduction à la portion congrue.
À l'intérieur, il lui fallait non seulement réduire les avancées « gauchistes
» et internationalistes et vaincre les objections de ceux que la notion de
solidarité prolétarienne avait imprégnés, mais encore se mesurer à ceux
qui définissaient l'opposition des Arabes au sionisme comme une des
expressions de leur propre lutte nationale. Katznelson a investi une
énorme énergie à essayer d'extirper toute idée soutenant qu'en Eretz-
Israël deux mouvements nationaux étaient en présence, qui avaient
chacun le même droit légitime de réclamer la terre. Cette thèse le
tracassait non à cause de ses termes – il n'avait aucun doute sur le lieu où
résidait le bon droit – mais à cause de ses effets par ricochet. En fêlant,
ne serait-ce qu'un peu, la foi des juifs du Yshouv, cette thèse n'allait-elle
pas poursuivre son chemin insidieux jusque dans le camp sioniste en
général, et, surtout, n'allait-elle pas obliger les amis de l'extérieur à se
poser des questions? N'allait-elle pas entamer, plus ou moins
sérieusement, le pouvoir de l'argumentation sioniste, même auprès de ses
amis? Enfin, n'allait-elle pas envenimer l'atmosphère, déjà bien houleuse,
des relations de la direction politique du Yshouv avec la puissance
mandataire?
C'est pourquoi Katznelson a toujours refusé que l'on désigne les
événements sanglants de 1929 du nom de «révolte» ou de tout autre
terme qui puisse suggérer l'insurrection. Pour lui, en août 1929, les
Arabes avaient perpétré un pogrom, comme ils en avaient déjà perpétré
contre les juifs de Safed et de Hébron en 1838, ou contre les Arméniens
et les chrétiens du Liban en 1860 : « User du mot " insurrection " c'est
recouvrir d'un voile sacré la sauvagerie, c'est innocenter ceux qui l'ont
commise, c'est vouloir porter atteinte même aux souvenirs qui nous
dévorent. » Jadis, et même naguère, les juifs avaient au moins la
perspicacité de ne pasmettre sur un piédestal ceux qui les massacraient526.
Il faut savoir raison garder et ne pas sacraliser, par quelque largeur
d'esprit déplacée et dangereuse, ce qui ne peut mériter de l'être. C'est
faiblesse. Car, « même lorsqu'on nous blesse et que nous souffrons, nous
ne devons ni nous rendre ni baisser la tête. Nous ne devons pas prendre
pour un mouvement de libération un mouvement de rapine et de meurtre
ou confondre religion et fanatisme embrasé527 ». Ce qui s'était passé en
août 1929 n'était rien d'autre que des descentes de « bandes excitées,
assoiffées de pillage et de sang528 ». Aux Poalei Tsion d'Allemagne
Katznelson fait savoir : « Nous aurions été les premiers heureux si le
mouvement arabe avait été un mouvement de libération, car, alors, nous
aurions pu facilement trouver le chemin de son cœur. » Cette
proclamation n'est ni une attente ni un vœu pieux. L'allusion est claire et
veut persuader de l'inanité de la thèse qui assimile le mouvement arabe à
un « mouvement anti-impérialiste »529. Un mouvement qui refuse de
renoncer à « un petit lopin de 26 000 kilomètres carrés » alors qu'il
dispose « d'un territoire de 4,5 millions de kilomètres carrés »
uniquement au Moyen-Orient, « un tel mouvement est-il un mouvement
de libération, un mouvement anti-impérialiste »530?
Katznelson était persuadé que le danger serait mortel pour le projet
sioniste si le mouvement arabe réussissait à présenter la lutte pour la
Palestine comme une lutte de deux mouvements nationaux, égaux en
droits. Aussi allait-il s'attacher à assurer que les droits moraux du
mouvement sioniste soient tenus pour supérieurs aux autres. C'est sur ce
droit moral et historique, invoqué déjà par Aharon-David Gordon, que les
sionistes faisaient reposer la légitimité de leur occupation du sol ou la
justification des évacuations de populations arabes aux fins de
peuplement agricole quand celui-ci en avait besoin. Ce principe ne valait
pas seulement pour les domaines des grands propriétaires, surtout s'ils
étaient absents (ils vivaient en général en Syrie ou au Liban), mais aussi
pour les terres en métayage. La même règle était appliquée pour renvoyer
un ouvrier agricole arabe d'une exploitation juive, même après plusieurs
années de travail. Le leader socialiste Katznelson reconnaissait « le droit
individuel de chaque Arabe à une compensation, à un dédommagement, à
un arrangement », mais il niait « le droit du peuple arabe sur ce lieu de
travail en particulier ». Ainsi de la vallée de Jézréel : « Nous avons
reconnu le plein droitdes métayers au dédommagement, à des
arrangements justes et honorables, mais nous ne leur reconnaissions pas
le droit de nous empêcher de peupler la vallée. Nous n'avons pas reconnu
leur installation sur ce sol comme un droit d'occupation éternelle531. »
Telle a été la loi d'airain du mouvement travailliste : en tant qu'entité
nationale, la population arabe n'a aucun droit collectif sur la terre.
Déplacer un Arabe pour libérer le sol à des fins de peuplement agricole
juif est légitime pour peu que les droits individuels soient conservés ou
compensés. Mais les droits individuels n'impliquent pas des droits
nationaux. Pour Katznelson, le transfert de population, tant qu'il est
pratiqué avec l'assentiment des concernés, doit être un des principes de
base du sionisme : « Depuis quand se fait-il que nous avons honte de la
terminologie du sionisme? » enrage Katznelson, qui ne supporte pas que
le Hashomer Hatsaïr se félicite que Ben Gourion ait « reculé devant l'idée
de transfert ».
« Qu'est-ce que ça veut dire, "reculer"? On dit de quelqu'un qu'il a
reculé si, après avoir exigé quelque chose, il abandonne son
exigence ou change d'avis. Qu'aurait donc exigé Ben Gourion qu'il
n'exigerait plus aujourd'hui? Ben Gourion a-t-il jamais parlé de
transfert par la force, puis a "reculé"? Non! Jamais nous n'avons été
pour un transfert par la force, nous ne pouvions donc "reculer".
Comme nous ne reculons aucunement ni en quoi que ce soit de
notre point de vue sur le transfert consenti et de notre point de vue
sur l'arrangement dans les relations entre peuples. Même si certains
bons juifs accolent à cette idée tant et plus de qualificatifs
infamants.
« L'histoire contemporaine nous donne l'exemple de plusieurs
transferts effectués de différentes façons, certaines mauvaises,
d'autres assez bonnes. L'URSS par exemple a transféré dans des
régions passablement éloignées un million d'Allemands installés
depuis plusieurs générations dans la région de la Volga. Je ne sache
pas que tous ceux qui, aujourd'hui, se dressent tellement contre le
transfert, Yaari [le chef historique du Hashomer Hatsaïr] parmi eux,
se soient alors révoltés contre cette opération, bien que nous ayons
toutes les raisons de croire que ce transfert a été accompli sans et
contre l'assentiment des personnes déplacées. Or voilà que, pour
envenimer la polémique, on se croit aujourd'hui obligé de nous
dépeindre un transfert monstrueux, et on veut faire croire que nous
pensons que sans un tel transfert aucune alya de masse n'est
possible. Tous ces détracteurs n'ont jamais pu entendre de telles
choses sortir de notre bouche et, il faut bien le dire, ils nous
attribuent des pensées qui sont leurs pensées . »532
On se souvient qu'il avait déjà tenu à mettre les points sur les i avec la
délégation des Poalei Tsion venue juste après la fin de la Première Guerre
mondiale : « Les droits pour lesquels nous devons tous combattre, par
tous les moyens, sont ceux-là mêmes qui doivent nous mener à
l'établissement d'un État juif en Eretz-Israël544. » Le mouvement sioniste,
leur disait-il, ne peut avoir d'autre objectif que d'instaurer d'abord un État
juif en Palestine. Il lui demandait de se penser et de s'organiser comme
un État en devenir. Mais comme, à cette époque, son pouvoir sur le
mouvement sioniste était à peu près nul, son premier souci, aussitôt
laHistadrout fondée, allait être, précisément, d'organiser la toute jeune
structure comme on le ferait d'un État naissant avec sa force coercitive et
ses prérogatives. « La vocation du sionisme est de mener vers l'État : sans
cette vocation, c'est une idée creuse. La construction d'un État juif
impose tout d'abord une majorité juive en Eretz-Israël, et le seul qui soit
en mesure de nous mener à cette majorité est le travailleur juif »,
répétera-t-il devant les délégués du XIVe congrès sioniste réuni à Vienne
en août 1925545. Ben Gourion ne se départira jamais de cette ligne tant à la
tête de la Histadrout qu'à la direction de l'Agence juive. Il ne voulait pas
être un réformateur social et le bien-être de l'individu l'intéressait peu. Il
ne pensait pas qu'une structure sociale, même la Histadrout, dût servir le
confort de l'individu. Comme Katznelson et les autres fondateurs, Ben
Gourion considérait que la tâche de l'individu était de servir la nation.
C'est pourquoi la Histadrout a été construite pour permettre à l'individu
de remplir ce rôle. Comme tous les leaders des mouvements nationalistes
radicaux et les idéologues de ces formations, Ben Gourion n'avait qu'une
confiance limitée en l'individu et les règles prescrites du jeu
démocratique, même si les apparences peuvent laisser penser que la
Histadrout ou les partis politiques qu'il a dirigés (Ahdout Haavoda puis
Mapaï) ont eu un fonctionnement démocratique.
La Histadrout est souvent présentée comme un système volontariste.
Cela n'a été vrai qu'au niveau strictement formel. En réalité, malgré
l'absence d'État – avec ce que cela implique d'absence de Constitution ou
de tout autre cadre légal de protection des droits de l'individu – il s'est
exercé dans le Yshouv une pression sociale qui n'a cessé de nourrir et de
renforcer le conformisme, au point que le comportement dans la ligne a
fini par être perçu comme patriotique. Toute déviation ou simplement
toute manifestation de solidarité jugée trop molle de la part d'un individu
ou d'un groupe trop restreint pour créer son propre conformisme étaient
considérées comme des fautes impardonnables. L'incompétence, l'échec,
voire un grave manquement à l'honnêteté pouvaient trouver leur rachat,
pas l'écart consensuel. La préservation du consensus interne et
l'obéissance aux institutions sont vite devenues des qualités quasiment
religieuses. Certes, ces institutions pouvaient invoquer leur caractère
électif pour exiger la discipline. Et même si les modalités de ces élections
ne respectaient pas toujours très strictement toutes les normes du
processusdémocratique, il demeurait que le jeu démocratique était
formellement suivi. On a vu alors s'établir à la Histadrout des rapports
assez singuliers, faits de conformisme, de pression sociale et
d'autoritarisme, mais aussi d'écoute et d'attention aux besoins des affiliés.
La dépendance du syndiqué à l'égard de l'organisation était très
complexe. En couvrant presque tous les domaines de la vie quotidienne
de ses membres, la Histadrout s'était rendue indispensable. Il est vrai que,
d'autre part, en temps ordinaire, elle sut toujours ne pas rendre les chaînes
insupportables. Cela dit, lorsqu'elle croyait son unité menacée ou ses
objectifs contournés, comme dans le cas du Bataillon du travail, elle a su
devenir un puissant rouleau compresseur, sans considération aucune des
conséquences humaines qui pouvaient en découler.
La grandeur des pères fondateurs a d'abord résidé en ce qu'ils se sont
toujours perçus comme des visionnaires et qu'ils ont toujours donné une
dimension étatique à leurs actes et agissements : « Nous sommes les
envoyés de l'histoire, les délégués du peuple juif privé d'abri », avait
coutume de dire Ben Gourion546. Avec son inébranlable confiance dans la
« dynamique de l'histoire juive », il affirmait : « Je crois en la victoire
historique des forces en mouvement547. » Ceux des militants qui n'avaient
pas encore émigré en Eretz-Israël n'étaient pas moins confiants : « Nous
devons nous fixer un programme maximaliste. Non pour l'appliquer
immédiatement (nous n'en sommes pas encore capables et tout ne peut
être mené à un tempo [sic] effréné) mais parce que le maximalisme doit
nous servir de guide. Même si le premier pas ne peut être qu'un petit pas
», soutient en 1920 le porte-parole lituanien devant les autres délégués de
la mission Poalei Tsion alors en visite en Palestine548. Lors de cette même
rencontre, Shmuel Yavnééli, un des fondateurs de l'Ahdout Haavoda,
demandait qu'on « mette la main sur le pays et qu'on le ferme aux quatre
points cardinaux, le plus vite possible549 ». La délégation tout entière
pensait que le Yshouv devait, dans les dix ans à venir, dépasser le
million550. Syrkin fixait à 60 millions de livres sterling le montant que
devait dans le même temps atteindre le fonds de soutien au repeuplement
juif551 – cette somme astronomique était à des années-lumière de ce que
l'OSM réussissait alors à collecter. Tabenkin, enfin, soutenait qu'il était «
nécessaire et possible d'installer 8 millions de juifs en Eretz-Israël dans
les dix ou vingt ans552 ».
Les dirigeants de la deuxième alya étaient tous convaincus qu'aucun
objectif ne pouvait être atteint sans recours à la force, sans organisation,
sans discipline et sans la capacité à faire respecter les décisions, même si
cette coercition devait parfois ignorer telle ou telle norme de la
démocratie bien comprise ou tel ou tel droit de l'individu. La contrainte,
sous toutes ses formes, était à leurs yeux une nécessité légitime dans la
pratique de la souveraineté. Ils n'étaient pas disposés à laisser certaines
décisions au choix de l'individu ou à celui des masses, jugées velléitaires
et inconstantes. Ils avaient en revanche une foi illimitée en l'énergie et la
vitalité des minorités agissantes : un ensemble humain n'avait de valeur
que s'il était bien organisé et bien dirigé. Il était alors invincible.
Parce que la Histadrout était « la personnification même du processus
de résurrection du peuple juif553 », Ben Gourion pouvait décrire dès 1925
la forme et le contenu que ce processus devait prendre. Il lui suffisait,
pour illustrer sa conception, de donner l'exemple de la Histadrout. Il avait
très tôt compris la nature des relations de réciprocité qui pouvaient naître
entre une organisation dispensatrice de services et l'individu bénéficiaire.
Quand le parti Ahdout Haavoda finit de transférer à la Histadrout ses
entreprises économiques et ses institutions d'entraide, « le parti s'est vidé
de sa substance. Le pouvoir et l'influence qui, jusque-là, avaient été les
siens et qui avaient obligé le public à compter avec lui, même s'il ne
voulait pas tenir compte de ses idées, ce pouvoir a été retiré au parti »;
celui-ci n'a conservé que ses « biens spirituels ». Ben Gourion ne
mésestimait pas l'impact de l'idéologie, mais savait qu'elle ne pouvait
suffire à assurer seule le pouvoir. Pour emporter l'adhésion, le parti,
disait-il, doit se construire « une assise dans le grand public. [...] Les
militants et les dirigeants n'ont de raison d'être que si les adhérents du
parti et surtout ceux qui n'y sont pas affiliés leur font confiance et les
élisent »554. Cette reconnaissance de l'importance du jeu démocratique et
de la nécessité de compter avec la base coexiste alors avec la conviction
qu'il ne saurait être question de laisser à l'électeur le soin de décider du
destin du projet sioniste ou de permettre aux militants de dicter sa
politique au mouvement.
Pour aller de l'avant, il fallait disposer de la puissance économique. De
l'expérience accumulée au cours des années de la deuxième alya les pères
fondateurs avaient conclu que la réalitéd'Eretz-Israël ne permettait aucun
pouvoir politique sans pouvoir économique. Aussi, en même temps qu'ils
ont cherché à établir leur autorité politique, les dirigeants se sont attachés
à se donner aussi les moyens d'une intervention économique. C'est
pourquoi le mouvement travailliste s'est bâti en cercles concentriques,
avec, au centre, une seule tour de contrôle : le pouvoir politique. Les
fondateurs n'ont voulu le pouvoir économique que pour mieux installer
leur pouvoir politique. Ils ont d'ailleurs pris soin de ne jamais laisser la
direction d'un domaine à un « technocrate » ou à un homme qui ne fût du
noyau originel. Ben Gourion a été à la tête de la Histadrout de sa
fondation à 1935, David Rémez a dirigé la toute-puissante entreprise de
construction Solel Boneh, Tabenkin a été désigné pour orchestrer
l'activité et la consolidation du peuplement kibboutzique, Yossef
Aharonovitz a été le premier directeur politique de la Bank Hapoalim,
Katznelson a été jusqu'à sa mort le rédacteur en chef du quotidien Davar,
qu'il avait contribué à créer et dont il avait aussitôt pris la direction. Le
cumul des fonctions ne les rebutait pas – il est vrai aussi que c'étaient des
brutes de travail – et ils n'avaient confiance qu'en eux-mêmes. La
distribution des postes était en fait un jeu de chaises musicales d'où
personne ne sortait et où les nouveaux venus n'étaient admis qu'après une
longue période d'apprentissage. Quand, en 1935, Ben Gourion prend la
tête de l'Agence juive, c'est Rémez qui le remplace comme secrétaire
général de la Histadrout.
Yonathan Shapira a déjà montré comment les dirigeants travaillistes
avaient réussi à contrôler certains domaines d'activité du Yshouv sans
que leur mouvement y fût physiquement présent ou économiquement
dominant, tout comme ils avaient réussi à pénétrer dans des secteurs dont
un parti politique n'est pas censé s'occuper555. Une situation qui rappelle
irrésistiblement la technique des partis communistes. L'exemple le mieux
connu des Français est bien sûr celui du PCF. Dans son étude devenue
classique sur le communisme en France, Annie Kriegel a décrit les
rouages de cette mécanique556. Une mécanique que tous les PC des pays
démocratiques avaient mise en place avec plus ou moins de bonheur au
temps où les partis sociaux-démocrates avaient en général bien pris soin
de marquer la distinction entre activités politique et syndicale, entre la
politique et ce qui n'en relevait pas spécifiquement : sport, activités
culturelles, travail social. L'Ahdout Haavoda, qui ne s'est jamais donné
pour finalité detransformer la société, a pourtant adopté les mêmes
comportements que les PC des pays démocratiques557.
Les organisations syndicales non communistes d'Europe ont toujours
été très jalouses de leur indépendance. Bien que leurs affiliés aient voté
dans leur énorme majorité pour les partis socialistes et que souvent leurs
dirigeants aient été des membres influents de ces mêmes partis, les
organisations syndicales social-démocrates n'ont jamais accepté de jouer
les utilités ou de n'être que des courroies de transmission ou des sergents
recruteurs pour le parti. Il est arrivé plus d'une fois en Europe que des
formations politiques et syndicales de même obédience idéologique
soient entrées en conflit ouvert; ce n'est jamais arrivé entre le mouvement
travailliste et la Histadrout des années pré-étatiques.
Pour bien saisir la nature des relations tissées entre l'individu, le parti
et la Histadrout, il faut tenir compte d'une donnée supplémentaire.
L'étendue et l'imbrication des services que les partis Ahdout Haavoda et
Hapoel Hatsaïr offraient à leurs membres par l'intermédiaire de leur
agent, la Histadrout, ont créé des liens affectifs entre ces hommes et leurs
partis. D'ailleurs, dans l'esprit du commun des adhérents, l'Ahdout
Haavoda, le Hapoel Hatsaïr et la Histadrout, puis le Mapaï et la
Histadrout ne faisaient qu'un. Jusqu'à la création de l'État, un travailleur
qui ne s'identifiait pas au sionisme révisionniste n'avait d'autre choix que
d'avoir recours à la Histadrout – et donc au Mapaï – pour certains
services essentiels : bureau de placement, caisse d'assurance-maladie et,
souvent, logement. Il pouvait aussi prendre ses repas dans l'une des
cantines tenues par le mouvement, appartenir à son organisation sportive,
lire un livre publié par sa maison d'édition et bien sûr être employé dans
l'une de ses entreprises.
Le mouvement travailliste avait réussi à susciter chez ses membres un
sentiment d'appartenance souvent plus fort que celui que l'on retrouvait
dans les partis communistes. Le mouvement et la Histadrout étaient pour
leurs membres comme une famille étendue. Ce sentiment fut
particulièrement vif durant les années de formation de ces deux
organisations. Les immigrants de la deuxième et de la troisième alya
étaient en très grande majorité des célibataires qui cherchaient et
trouvaient chaleur et convivialité dans les sections que les deux
formations avaient créées un peu partout. On ne peut s'empêcher de
penser au type de relations que les partis communistes européens avaient
établies avec leursjeunes militants, surtout avec ceux d'entre eux qui
travaillaient dans les grandes entreprises. Le parti, par l'intermédiaire de
sa section locale et de sa cellule à l'usine, avait remplacé la famille du
jeune célibataire déraciné de sa ferme, de son village ou de sa petite ville.
Le jeune pionnier, en prenant la décision de franchir le pas, ne se coupait
pas seulement de sa famille et de ses amis, mais aussi de sa culture, de sa
langue et de son milieu. Ce sentiment d'appartenance était d'autant plus
fort chez lui que, durant ses années de formation, le mouvement avait
encore des dimensions où l'on pouvait s'y sentir vraiment entre proches,
se connaître et se reconnaître mutuellement. Naturellement, avec le
temps, et au fur et à mesure que le mouvement s'élargit, il devint plus
anonyme et le fossé entre l'appareil et le militant de base est allé
s'élargissant. Des frictions apparurent alors, qui avaient d'abord pour
cause la déception du jeune militant rendu à l'évidence qu'il ne bénéficiait
plus de l'attention dont il avait été l'objet jusque-là. Le nombre toujours
croissant de ses membres avait rendu le mouvement incapable de
répondre à toutes les attentes, presque toujours pressantes, que les
militants continuaient de placer en lui.
Ce sentiment d'appartenance tribale et les liens de camaraderie tissés
entre les premiers membres du mouvement et le noyau des fondateurs ont
joué un rôle déterminant dans l'élaboration de la culture politique
développée pour régler son fonctionnement et qui, très vite, sera imposée
dans le fonctionnement même de la société du Yshouv. Culture dont la
caractéristique maîtresse était la fidélité aveugle au mouvement et à ses
dirigeants. C'est ce qui explique par exemple pourquoi la Histadrout a pu
faire travailler côte à côte des hommes aux idéologies différentes, voire
opposées. L'obéissance à l'organisation et l'observance des règles du jeu
national étaient des exigences qui renvoyaient au second plan les
divergences économiques et sociales.
C'est encore Yonathan Shapira qui décrit bien comment s'est établie
une profonde compréhension entre les premiers dirigeants du mouvement
travailliste et les jeunes sionistes socialistes de la troisième alya qui
avaient réussi à quitter l'URSS. Ces idéalistes étaient empreints d'une
grande admiration pour les méthodes de travail des bolcheviks. De la
rencontre des premiers, arrivés en général entre 1905 et 1910, et de ceux
qui avaient assisté à l'installation du régime communiste en Russie sont
nés, dans une entente parfaite, l'organigramme du parti Ahdout
Haavodad'abord, celui du Mapaï ensuite. Certes, Berl Katznelson n'a
jamais accordé à l'appareil l'importance qu'un Ben Gourion lui attachait,
mais il lui reconnaissait cependant une nécessité et l'a toujours soutenu,
même s'il admettait dès 1927 que l'apparatchik n'était rien d'autre qu'un «
délégué contraint du parti et non un représentant du peuple558 ».
Le processus de formation de l'appareil et l'installation des
responsables se sont déroulés assez rapidement. Au milieu des années
1920, il était devenu évident que le renouvellement des hommes en place
n'allait pas être la grande caractéristique de l'appareil. Cette évidence ne
s'était toutefois pas imposée en un jour. Les grandes figures de la
deuxième alya étaient déjà de vieux professionnels de la politique, et
Katznelson aussi. Le fait qu'il émargeât au quotidien Davar et non à Solel
Boneh ne changeait rien à l'affaire : un non-professionnel de la vie
politique soviétique avait-il quelque chance d'accéder à la tête de la
Pravda avant l'éclatement de l'URSS ? En fait, dès la troisième
convention de la Histadrout (juillet 1927), les structures définitives de
l'organisation ouvrière étaient arrêtées et les hommes à sa tête ou à la tête
de ses institutions économiques, à quelques très rares exceptions, s'y
étaient pour longtemps assuré leurs postes. Ceux d'entre eux qui devaient
les abandonner ne le firent que pour des responsabilités plus grandes à la
direction du Yshouv ou de l'État. Shapira croit pouvoir affirmer que c'est
à cette date que l'organisation ouvrière a commencé de fonctionner
comme un appareil bureaucratique classique559. En fait, les choses étaient
en place dès le lendemain de la deuxième convention, lorsque toute idée
de collectivisation avait été délaissée et que toutes les activités avaient
été alignées sur le seul projet national.
Cette étape ne doit pas être perçue comme une dérive, comme la
dénaturation de l'idée fondatrice ou comme une dégénérescence de
l'organisme. Les élites de la deuxième alya étaient vite parvenues à la
conclusion que la préparation d'un État passait obligatoirement par la
mise en place d'une infrastructure économique propre à fournir du travail
aux nouveaux immigrants et d'un appareil politique pour les contrôler.
Ayant pris soin d'inculquer le sentiment de leur supériorité à ceux venus
durant les quatre années de la troisième alya (1919-1923), ils surent s'en
faire des alliés sûrs. De cette entente sortit le premier cercle des
dirigeants du mouvement travailliste, puis du Yshouv, puis d'Israël.
Durant tout le mandat et même après la création de l'État – jusqu'au
milieudes années 1970 –, cette élite ne sera jamais contestée par ses
troupes. Et si elle a subi des secousses, ce fut uniquement en raison de
querelles de personnes. Une fois, une seule, son choix n'a pas été
unanimement suivi. Ce fut quand l'aile gauche du groupe de la troisième
alya, proche des idées du Bataillon du travail, voulut faire savoir que le
mouvement s'écartait trop du socialisme. Ces « rebelles » en général,
payèrent très cher leurs initiatives : ils furent mis dans un isolement tel
qu'ils durent quitter le mouvement. Passé l'orage, c'est-à-dire une fois le
Bataillon dispersé, n'ont pu être réadmis que ceux qui avaient fait amende
honorable et abandonné leurs idées marxistes. Un bon exemple de ces
pénitents est David Horowitz, qui deviendra le premier gouverneur de la
Banque d'Israël. Les immigrants des années 1920 ont, dans leur énorme
majorité, totalement adhéré aux convictions et analyses de leurs
prédécesseurs. Ils se fondirent si bien à eux qu'ils furent comme leur
ombre portée et certains devinrent aussi liés à l'histoire politique de l'Etat
en marche puis de l'État d'Israël que Ben Gourion, Ben Zvi ou Lévy
Eshkol : ainsi Golda Meïerson (Meïr), Zalman Aharonowitz (Aran),
arrivé en 1926, Mordechaï Namirowsky (Namir), 1924, Pinhas
Loublianiker (Lavon), 1929. L'élite fondatrice du pays a su si vite
apparaître comme une élite naturelle, s'étant imposée comme la seule
pourvue des qualités nécessaires à la direction d'une société en marche
vers son État.
Le lien spécial tissé entre les nouveaux venus de la troisième alya et
leurs prédécesseurs de la deuxième est bien évoqué par Golda Meïr dans
sa contribution au Livre de la troisième alya, paru en 1964 :
« Il me semble que la troisième alya n'a rien ajouté aux fondements
du mouvement. Le travail juif, la protection juive, la langue
hébreue, la vie collectiviste, le travail de la terre, la volonté de
maintenir l'union des ouvriers : telles étaient les valeurs que nous
ont transmises les hommes de la deuxième alya. Mais l'importance
de tout acte de passation de la Thora [la loi] réside dans les deux
temps qu'il implique : le premier, le don de la Thora; le deuxième,
non moins important, l'acceptation du don. Il faut bien qu'il se
trouve des hommes disposés à recevoir la loi et à la respecter. Il
apparaît que l'acte déterminant de la troisième alya a été d'accepter
les valeurs que nous ont communiquées nos camarades de la
deuxième alya. Nous les avons reçues de tout cœur et avec joie. Et
nous les avons appliquées . 560
»
»
À cette vision instrumentaliste le Bataillon en opposait une beaucoup
plus ambitieuse, avec laquelle Ben Gourion aurait pu s'accommoder s'il
n'avait senti qu'elle remettait en cause la finalité arrêtée pour le
mouvement travailliste. S'il n'avait craint devoir le Bataillon devenir une
option de rechange – viable – à la Histadrout, il aurait certainement laissé
Elkind et ses camarades appliquer leurs projets sociaux dans la vallée de
Jézréel, en Galilée, et probablement à Tel-Aviv aussi – ne serait-ce que
pour servir d'exemple au mouvement ouvrier tout entier. Lorsque, en
1923, naïvement – du moins semble-t-il –, l'un des principaux militants
du Bataillon l'avait pressé de répondre à la question : « Pourquoi cherche-
t-on à nous étrangler alors que nous nous sommes déjà rendus? », Ben
Gourion n'avait pas répondu643. Et pour cause : en 1923, il ne pouvait pas
dire ouvertement qu'il ne voulait pas d'un laboratoire social où seraient
expérimentées les proclamations socialistes de la Histadrout. La réponse
à la question du militant sera assenée dans la pratique. Pour Ben Gourion,
le Bataillon ne devait être qu'un instrument de reconquête du sol et non
une société socialiste. Les hommes et femmes de Tel-Yossif venaient de
souffrir dans leur chair pour l'apprendre. Ils s'étaient rendus? Ce n'était
pas suffisant. Il fallait que leurs idées aussi rentrent dans le rang.
Car là était le danger qu'il fallait conjurer une bonne fois pour toutes :
l'indépendance économique, idéologique, voire physique au sein de la
Histadrout. Celle-ci avait été pensée comme un proto-État; pour préparer
l'État, elle avait besoin d'une armée au garde-à-vous et de généraux –
surtout de généraux – au petit doigt sur la couture du pantalon. Un seul
front : l'État, et la société devait le servir. C'est ainsi que Ben Gourion et
les autres pères fondateurs voyaient la mamlakhtiout, ce concept qu'ils
avaient conçu depuis longtemps déjà. S'ils avaient pensé que la
collectivisation générale de la propriété pouvait servir l'État en marche ou
accélérer son avènement, ils l'auraient collectivisée, ou bien ils auraient
essayé de le faire. Mais ils ne le pensaient pas. D'autant qu'ils ne
voulaient pas se mettre à dos la bourgeoisie juive d'Eretz-Israël et encore
moins la bourgeoisie qui contrôlait l'Organisation sioniste mondiale. Le
Bataillon voulait fonder « une commune générale des ouvriers juifs
d'Eretz-Israël », la Histadrout ne pouvait le laisser suivre une telle
vocation, à la fois différente et concurrente de celle qu'elle s'était fixée
pour elle. Elle pouvait encore moins accepter sa résolution de « se donner
les moyens de répondre à tous les besoins de la vie grâce à une économie
autarcique, indépendante non seulement de l'économie mondiale mais
aussi de l'économie locale644». Le Bataillon, sipetit fût-il – et
qu'importaient ses moyens d'action –, était une menace pour la société
histadroutique.
Avec la dispersion du Bataillon prend fin en Eretz-Israël la seule
véritable tentative d'expérimenter si des volontés socialistes peuvent
cohabiter sur un pied d'égalité avec des volontés nationalistes. Le
Bataillon a été aussi la seule formation qui ait jamais osé s'opposer au «
droit » des anciens de la deuxième alya à dicter la voie sociale du
travaillisme en Eretz-Israël. La voie idéologique du mouvement
travailliste est désormais définitivement libre, débarrassée de tout interdit
que l'utopie socialiste aurait pu soulever. Une époque prend fin; il est
devenu évident que Ben Gourion et les autres grands du travaillisme
eretz-israélien ont choisi de bâtir une société conservatrice pour soutenir
et accompagner leur révolution nationale.
CHAPITRE V
Une fois noté l'intelligence politique douteuse que révèlent ces phrases
d'Arlosoroff, il faut tout de suite souligner qu'on n'y trouve pas la plus
petite allusion au caractère social particulier et à la contribution morale
du peuplement agricole collectiviste. Sprinzak aussi, évoquant le XIVe
congrès sioniste, se borne à constater que la quatrième alya a ouvert un
nouveau front dans la lutte pour le contrôle du Yshouv. Et c'est avec rage
qu'il s'en prend au petit colporteur, tout juste arrivé, qui a
l'incommensurable impudence de vouloir réclamer sa part de pouvoir, et
a le front de vouloir rogner le monopole du mouvement travailliste : «
Voilà qu'avec cette quatrième alya Menahem Mendel [personnage
imaginaire de la littérature yiddish, symbole de toutes les faiblesses du
juif diasporique] ressuscite et prétend prendre en main la tâche de la
rédemption de la nation. » Du point de vue du mouvement travailliste, la
quatrième alya représentait un « danger » comme il n'en avait jamais
connu. Cette vague d'immigration utilisait avec beaucoup d'efficacité la
puissance en nombre et en organisation du judaïsme polonais dont la voix
se faisait entendre haut et clair lors des congrès sionistes. Les vagues
d'immigration qui suivront la quatrième alya seront toutes des vagues
d'immigration de masse, mais la quatrième aura été la seule à s'appuyer
sur une puissance réelle et elle peut, du moins en théorie, faire
concurrence aux deux vagues qui l'ont précédée. C'est pourquoi les
dirigeants du Yshouv, tous issus des deuxième et troisième alyas,
s'emploient très vite à dénigrer ses motivations, sa composition et son
comportement. Sprinzak continue :
« La possibilité de faire des affaires en Eretz-Israël lui [Menahem
Mendel] est soudain apparue, l'odeur lui en titille le nez, le voilà
impatient de s'occuper de ses intérêts égoïstes. Il croit qu'il peut
déjà vaquer à ses affaires en toute quiétude sur les voies frayées par
les pionniers dans la douleur des efforts idéalistes . » 652
Par la suite, Ben Gourion dit les choses un peu différemment. Mais le
sens reste le même ; il est même renforcé : « Pour nous, le socialisme n'a
de signification qu'en ce qu'il est un moyen d'accomplir nos volontés et
nos aspirations à la rédemption, à la résurrection et à la libération », et «
le mouvement ouvrier ne pourra pas remplir sa mission en toute
conviction et jusqu'au succès s'il ne sait se transformer en mouvement du
peuple »676. C'est bien de « mouvement du peuple » tout court dont parle
Ben Gourion dans son discours-programme prononcé au congrès du
Mapaï de 1933, et non plus de « mouvement du peuple travailleur ». À
cette époque, alors qu'il entame son combat pour le contrôle
del'organisation sioniste, Ben Gourion fait son possible pour se concilier
la classe moyenne. Entre autres, il invite officiellement le mouvement
ouvrier à retirer ce qu'il appelle la « double cloison » qui jusque-là « nous
séparait du peuple » : « Notre structure de classe a jeté de l'ombre sur le
contenu national de notre mouvement et provoqué une fausse
appréciation de ses accomplissements »677.
Ben Gourion ne veut pas faire de distinction entre ceux qui contrôlent
les moyens de production et ceux qui n'ont pas ces moyens. Il suffit, dit-
il, que « la classe ouvrière isole la minorité capitaliste et réunisse autour
d'elle les masses populaires678 ». En même temps qu'il avance cette
proposition, il soulève une question qui peut faire penser, de prime abord,
qu'il n'a pas renoncé à l'idée d'une transformation totale de la société : «
Le mouvement ouvrier est-il condamné à ne demeurer qu'un mouvement
de classe, c'est-à-dire emprisonné dans les limites de sa classe, ou bien
doit-il et a-t-il la capacité de se transformer en peuple par la force de la
révolution sociale? » L'auditoire du congrès devant lequel il présente son
programme sait bien que la question, toute rhétorique, n'appelle pas un
débat. Et pour cause : il faudrait répondre que seul un mouvement de
classe est à même d'accomplir une révolution sociale. L'abandon de
l'esprit de classe auquel Ben Gourion invite avec tant de ferveur implique
nécessairement le renoncement à une transformation des structures
sociales. Dans ce qu'il dit avant et après le fragment cité quelques lignes
plus haut, il chausse ses gros sabots pour expliquer à la classe moyenne
qu'elle n'a rien à craindre. Il est moins précis au sujet de la bourgeoisie,
celle-là même que l'on qualifie de « bourgeoisie de la finance ». En
restant dans le vague au sujet de cette bourgeoisie, le leader du Mapaï ne
court pas de grand danger : cette catégorie sociale ne représente alors en
Eretz-Israël qu'une couche très mince, constituée de petits industriels, de
propriétaires d'orangeraies et de gros négociants. Une fois de plus, et à sa
façon, Ben Gourion précise qu'il n'est pas dans son intention de
supprimer la propriété privée. C'est bien ainsi qu'il faut comprendre ce
qu'il dit, entre autres « conclusions » (le sous-titre est de lui) à la fin de
cet important discours :
« L'Organisation sioniste [mondiale] est le meilleur outil dont peut
disposer le peuple juif pour s'organiser; elle a pour mission de le
mobiliser et de réunir pour lui les moyens spirituels, politiques,
financiers et humains dont il a besoin pour accomplir le projet
sioniste.
« Aucun organisme et aucune initiative fragmentaires ne peuvent
efficacement remplacer cet organisme central dont les fondations
reposent sur des bases populaires et au sein duquel toutes les
parties du peuple, sans exception, participent et collaborent . » 679
D'une pierre Ben Gourion fait deux coups. En même temps qu'il
rassure l'Organisation sioniste mondiale – dirigée par des hommes
fermement partisans de l'économie privée – sur les intentions socio-
économiques du mouvement ouvrier, il confirme dans son rôle de maître
d'oeuvre cette même organisation de l'entreprise sioniste. Au moment où
il parle, Ben Gourion est en campagne pour son élection à la direction de
l'OSM.
Pour comprendre l'évolution du mouvement travailliste à cette phase
décisive, il faut revenir aux perceptions qu'il avait entre-temps arrêtées
sur la notion droite/gauche et sur le concept de la lutte des classes. Tout
au long des années 1920, des débats avaient eu lieu à l'Ahdout Haavoda
sur la question de l'union avec le Hapoel Hatsaïr, débats qui étaient en
quelque sorte une façon de poursuivre les contacts qui avaient précédé la
fondation de l'Ahdout Haavoda et la création de la Histadrout. Lors de
ces discussions, les positions se trouvèrent tout naturellement précisées.
Pour Ben Gourion par exemple, la réunion du conseil de l'Ahdout
Haavoda tenue du 6 au 8 janvier 1925 dans la petite colonie agricole de
Nahalat-Yéhouda était la continuation du congrès de décembre 1922,
celui-là même où il avait proclamé que le socialisme était des «
bagatelles ». En 1925 comme en 1922, c'est à cause des interpellations de
la gauche de son parti que Ben Gourion fut amené à déterminer son
opinion :
« La question a été posée ici, en particulier par Kaplanski, de savoir
si l'union nous porterait à gauche ou à droite. [...] Je ne vois ni
gauche ni droite. Je ne regarde que vers le haut. Nous devons nous
hisser à un niveau supérieur. Je ne sais pas ce qu'est la droite, je ne
sais pas ce qu'est la gauche . »
680
La propension à ignorer ce qui distingue gauche et droite et la volonté
de ne pas tenir compte de leur existence ont toujours été des signes
évidents de glissement à droite et d'éloignement du socialisme. En 1925,
il n'y avait pas dans le monde socialisteeuropéen un seul dirigeant, même
parmi les plus modérés, les plus réformateurs ou les plus proches du
centre libéral, qui aurait osé déclarer ne pas savoir ce qu'était la droite et
ce qu'était la gauche. La « réalité » eretz-israélienne ne pouvait tout
expliquer ou tout excuser, à moins de reconnaître que cette réalité était
tellement spécifique que le socialisme en cours d'instauration était
spécifique... au point de ne plus l'être. Même au sens le plus flou du
terme, cette observation prend plus de poids encore quand on sait que la
position de Ben Gourion, déjà chef incontesté de son parti et de la
Histadrout, n'était pas une île dans un océan d'orthodoxie. Katznelson,
entre autres, la soutenait sans hésitation.
L'autre événement qui vient marquer de son importance la réunion de
1925 est que le vocable « lutte des classes » n'apparaît pas une seule fois
dans les résolutions du conseil. On l'a remplacé par des formules aux
significations totalement différentes : « le combat politique de l'ouvrier
d'Eretz-Israël » ou encore « le combat de l'ouvrier pour un accroissement
du capital national et de classe »681. L'ouvrier dont il s'agit, c'est, bien sûr,
l'ouvrier juif. Ces manifestations de bonne volonté de la part de la
direction de l'Ahdout Haavoda et la clarté de ses allusions sur sa ferme
intention de se défaire de ce qui restait des valeurs du socialisme eretz-
israélien ne furent pas jugées suffisantes par ceux auxquels elles
s'adressaient. Le Hapoel Hatsaïr, en effet, préférait quand même garder
ses distances. Arlosoroff assimila les avances du conseil de Nahalat-
Yéhouda à des « tirs à blanc », tandis que Yossef Aharonowitz, présent à
la réunion, jugea que les « flèches envenimées, la haine et le mépris »
déversés de la tribune contre son parti avaient rendu impossible tout
progrès vers une union682. Nul doute que la fusion entre l'Ahdout Haavoda
et le Hapoel Hatsaïr aurait pu s'accomplir sans plus tarder si l'opposition
de nombre de militants du rang n'avait été acharnée au point d'obliger
Ben Gourion et Katznelson à temporiser. L'aile radicale de l'Ahdout
Haavoda ne pouvait accepter de vivre avec l'antisocialisme déclaré des
disciples de Gordon.
Le Hapoel Hatsaïr avait beaucoup de sujets de récrimination à l'égard
de son partenaire à la Histadrout. Il lui reprochait son comportement
rapace et d'abuser de ses droits d'associé majoritaire. Ada Fishman, figure
de proue du militantisme politique féminin, pour ne citer qu'elle, se
plaignait de « la soif insatiable de pouvoir » des cadres de l'Ahdout
Haavoda et de ce que « tous lesmoyens leur paraissent bons ». Au niveau
local aussi, on trouvait que l'activisme des conseils ouvriers était excessif
et hégémonique. Mais les plaintes ne portaient pas que sur l'appétit des
hommes de l'Ahdout Haavoda. L'écrasante majorité du Hapoel Hatsaïr
rejetait autant l'idée du grand kibboutz selon Levkowitz que l'idée de
kibboutz unique à l'échelon national proposée par Tabenkin. D'ailleurs,
en 1927, le Hapoel Hatsaïr s'opposera farouchement à la formation du
mouvement du Kibboutz Haméouhad, à laquelle l'Ahdout Haavoda avait
donné sa bénédiction et son soutien. Ses dirigeants trouvaient que l'idée
qui sous-tendait le Kibboutz Haméouhad rappelait trop celle de commune
unique que le Bataillon du travail avait voulu mettre en application. La
ressemblance, pourtant, n'était que de façade. Le Kibboutz Haméouhad
avait rejeté, entre autres, la pratique de la caisse commune, se privant du
même coup de ce qui était l'âme et la clef de voûte des conceptions
d'égalité et de solidarité que le Bataillon avait voulu introduire entre ses
membres et ses compagnies. Mais cette amputation ne suffisait pas au
Hapoel Hatsaïr683.
Malgré ces désaccords, ni le Hapoel Hatsaïr ni l'Ahdout Haavoda
n'entendent laisser là leur volonté de se regrouper en une union plus
organique que celle qui a caractérisé jusque-là leur association au sein de
la Histadrout. Le 21 octobre 1927, le conseil du Hapoel Hatsaïr adopte
une résolution appelant à la poursuite des négociations. Les deux partis
désignent alors des commissions chargées de trouver en commun un
terrain d'entente. Les négociateurs arrivent vite à la conclusion que le vrai
foyer de divergence est la question de la lutte des classes. Le 28 janvier
1928, ils se rencontrent à nouveau. À l'ordre du jour, un seul sujet : la
lutte des classes. Le protocole de cette réunion est un document on ne
peut plus révélateur. D'entrée de jeu, Sprinzak met les choses au clair : «
Nous tous, même ceux qui voient d'un bon œil l'idée d'une union,
sommes tombés d'accord sur un point fondamental : la dimension de
classe ne peut avoir quelque place dans le programme du parti unifié. »
Pour le Hapoel Hatsaïr, la lutte des classes est un vice rédhibitoire.
Les représentants de l'Ahdout Haavoda le savent bien. Aussi, dès qu'il
prend la parole, Katznelson s'empresse d'exposer le sens exact qu'il
attache à sa conception de la lutte des classes :
« 1) renforcer l'ouvrier juif en l'organisant; 2) défendre les intérêts
des ouvriers; 3) imposer les principes et les revendications du
mouvement ouvrier dans le sionisme et parmi le peuple. Telle est
notre façon de résumer la mission historique que l'ouvrier juif
assume à l'égard du peuple tout entier. Consciemment ou non, une
lutte des classes a bien lieu. Ça ne veut pas dire pour autant qu'elle
porte atteinte aux intérêts du peuple ou qu'elle leur est
contradictoire. Dans la réalité, les ouvriers juifs sont une classe, et
on ne peut ignorer la réalité. »
Aucun socialiste national n'a jamais mieux défini la nature de ses idées
et les objectifs de son mouvement. Le sionisme « dans son entier » n'est
rien d'autre que le nationalisme intégral européen. D'ailleurs, la lutte des
classes décrite ici par Ben Gourion n'est rien d'autre que la lutte politique
contre la droite bourgeoise. D'un point de vue social, cette lutte n'est rien
d'autre qu'une lutte contre les privilèges excessifs revendiqués par une
minorité de possédants. À l'égoïsme de classe de la bourgeoisie, Ben
Gourion oppose le dévouement du travailleur, qualité qui le rend apte à
œuvrer pour la rédemption de la nation tout entière. Il est vrai que, si l'on
définit les affrontements politiques à l'intérieur du Yshouv et à l'intérieur
du mouvement sioniste en termes de classe, on peut dire que le
mouvement travailliste a effectivement mené un combat de classe. En
revanche, si l'on prend la notion de classe telle qu'elle apparaît dans la
littérature socialiste de l'époque, il ressort obligatoirement qu'il n'y avait
aucun rapport entre la lutte des classes et les luttes menées par la
Histadrout pour la répartition des ressources financières et pour le
contrôle des institutions du Yishouv et de l'Organisation sioniste
mondiale.
C'est parce qu'elle a pris la vraie mesure de la grande charge
émotionnelle véhiculée par le concept que la direction de l'Ahdout
Haavoda décide très tôt de miser sur la « lutte des classes » pour sa
conquête du pouvoir en milieu ouvrier. Les attentes sont d'autant plus vite
confirmées qu'on a pris soin d'estomper toute frontière entre peuple
ouvrier et peuple tout court. Si les salariés sont le peuple et si leur lutte
pour le contrôle des structures politiques et sociales établies est définie
comme lutte de classe, rien ne vient plus empêcher de déduire que la lutte
des classes est lalutte du peuple tout entier. Cela ne reste plus à prouver :
deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles.
Une fois la prééminence des objectifs nationaux définitivement
admise, la collaboration entre mouvement travailliste et bourgeoisie
devient affaire de conjoncture. Dès lors, en effet, aucune opposition de
principe n'a de raison d'être. Cette politique de coopération avec la
bourgeoisie, entamée ouvertement en 1925-1926, même si elle ne dit pas
son nom, porte ses premiers fruits dès la fin de la décennie. Aux élections
pour le XVIe congrès sioniste (1929), les sionistes généraux perdent pour
la première fois la majorité absolue qu'ils avaient détenue jusque-là au
sein de l'Organisation sioniste mondiale. L'Ahdout Haavoda et le Hapoel
Hatsaïr, qui ont décidé de présenter une liste commune (le Mapaï ne sera
fondé qu'en 1930), ne recueillent que 26 % des suffrages, mais
deviennent des partenaires potentiels pour un « gouvernement » de
coalition au sein du mouvement sioniste. Après la création du Mapaï, les
résultats sont encore plus flatteurs : au XVIIIe congrès sioniste (1933), le
travaillisme recueille 44 % des suffrages. Deux ans plus tôt, aux élections
générales tenues par la communauté juive du pays pour désigner son
assefat hanivharim (assemblée des élus, parlement du Yshouv), le Mapaï
réunit plus de 42 % des voix, se plaçant loin devant le « bloc
révisionniste », qui en obtient un peu plus de 22 %, et plus loin encore
devant le « bloc bourgeois », qui n'est crédité que de 10 %695. En ce début
des années 1930, le Mapaï s'impose donc comme le parti dominant, tant
dans le Yshouv que dans le mouvement sioniste. Ben Gourion, leader
incontesté de la Histadrout, après avoir pris place dans l'exécutif du
mouvement sioniste, est élu à sa tête en 1935. Quinze ans après le
congrès de Haïfa, le processus de prise de pouvoir vient d'aboutir; une
période de plus de quarante années commence, qui va toujours trouver le
travaillisme aux commandes du Yshouv, du mouvement sioniste et de
l'État d'Israël.
LA COOPÉRATION AVEC LA CLASSE MOYENNE
En 1937, lorsqu'il prononce ces mots, Ben Gourion a déjà à son actif
l'élimination brutale du Bataillon du travail, la mort lente infligée au
salaire familial – malgré les décisions répétées de la Histadrout de le
mettre en vigueur – et la non-assistance au réseau d'enseignement ouvrier
en danger, auquel, deux années plus tard, il va porter le coup de grâce. Il
a derrière lui une longue et active collaboration économique et sociale de
près de vingt ans avec la classe moyenne à la fois au sein du mouvement
sioniste et dans le Yshouv. Mais tels sont le Mapaï et son chef que, pour
ratisser plus large encore, pour caresser le Hashomer Hatsaïr dans le sens
du poil, ils n'hésitent pas à y aller d'un discours incendiaire que même les
leaders communistes de l'époque n'ont plus l'habitude de prononcer. Le
Hashomer Hatsaïr d'ailleurs n'en demande pas tant. Et il ne se fait aucune
illusion.
Comme la Histadrout, qui se voulait « générale », le Mapaï n'exigeait
aucune adhésion idéologique marquée. Il suffisait d'être discipliné et de
savoir répondre présent. Pour l'essentiel, le parti était constitué d'un
noyau solide de fonctionnaires et de membres des points de peuplement
collectiviste. Ces derniers avaient une vie intellectuelle assez
indépendante, parfois totalement coupée du parti. Comme l'on avait pris
soin de bien fermer les serres, cette indépendance était tolérée. Dans les
villes en revanche, on était autrement plus regardant. Là, la Histadrout et
le parti étaient dispensateurs d'emploi; là, les deux organisations avaient
su devenir des structures de pouvoir pourvues de moyens de contrôle
considérables. Là était donc l'infanterie qu'on mettait en marche chaque
fois que l'on avait besoin d'assistance ou d'intervention.
Depuis toujours, c'était à l'activité intellectuelle que le mouvement
travailliste avait porté le moins d'intérêt. L'univers du Mapaï et de la
Histadrout était au fond obtus et fermé sur lui-même. L'opinion selon
laquelle les institutions du parti encourageaient une vie intellectuelle
intense et initiaient des débats idéologiques approfondis et tumultueux
relève du mythe, tout comme la légende de l'égalité. On ne peut trouver
un parti européen qui, sedéfinissant comme socialiste, ait aussi peu
discuté des questions universelles du socialisme que l'Ahdout Haavoda,
puis le Mapaï. Le monde extérieur intéressait très peu le parti et ses
dirigeants portèrent une attention peu soutenue aux problèmes
fondamentaux de l'entre-deux-guerres : fascisme, nazisme, guerre
d'Espagne. Si la chute de la social-démocratie autrichienne incitait encore
le comité central du parti à organiser des réunions publiques et à envoyer
à l'Internationale socialiste un télégramme où il se déclarait prêt à « venir
en aide aux ouvriers en lutte en Autriche791 », la guerre d'Espagne, elle,
n'éveilla jamais chez lui l'intention de proposer une aide autre que
verbale aux antifranquistes. En paroles, le Mapaï souffrait les souffrances
de l'Espagne, mais, à part les slogans du 1er Mai, ou les chaleureuses
déclarations en faveur des républicains du genre de celle par laquelle fut
clos le congrès de Réhovot de 1938, il ne fit rien de spécial pour
concrétiser sa compassion. Ce qui n'empêcha pas Ben Gourion, lors de ce
même congrès, de reprocher à la France et à la Grande-Bretagne de
n'avoir dépêché ni troupes ni armements pour soutenir les républicains792.
Le Mapaï, qui envoyait ses représentants sillonner l'Europe et l'Amérique
en long et en large, et dont les dirigeants, du premier comme du second
rang, assistaient à tous les grands congrès syndicaux, à tous les congrès
socialistes, à toutes les expositions agricoles, le Mapaï n'a jamais pris la
peine d'envoyer, fût-ce une fois, un délégué auprès de l'Espagne
républicaine.
Dans son discours du 1er mai 1938, retransmis par Radio-Jérusalem,
Katznelson déclare : « Notre pays torturé est frère de l'Espagne, où des
mains étrangères ont attisé la guerre civile, où des armes et des légions
étrangères bombardent les maisons, semant la destruction et la mort793. »
Mais, tout comme Shlomo Lavi (Levkowitz), qui a mis « sur le même
plan l'Espagne et Hanita794 », il est incapable de voir le monde autrement
que par le petit bout de sa propre lorgnette, c'est-à-dire, en l'occurrence, à
travers la révolte arabe qui a éclaté en Palestine en 1936 et qui, au
moment où il parle, continue d'opposer, armes à la main, les deux
populations du pays. Hanita est ce kibboutz installé dans les montagnes
de Galilée occidentale, à la frontière avec le Liban, qui a eu à repousser
une attaque armée dès le premier jour où il a voulu planter ses tentes – il
a pris possession de ses terres quelque temps avant le 1er mai 1938.
La base, pourtant, que le parti regarde aussi le monde alentouret
réclame, entre autres, que l'appartenance au mouvement ouvrier
international se confirme par quelques gestes et moins de mots. « Nous
ne pouvons [il manque un mot] mener notre politique au jour le jour », se
plaint le délégué du kibboutz Ashdot-Yaakov au lendemain du discours
de Ben Gourion. Il n'est pas le seul : après lui, c'est au tour du délégué du
kibboutz Yagour d'exiger « un examen approfondi de la situation du
mouvement ouvrier mondial, un examen digne de ce nom » ; il nous faut
savoir, conclut-il, aller au-delà du « calcul immédiat »795.
Ces revendications s'adressaient toutes à Ben Gourion, dont le discours
avait appelé à ne se concentrer que sur les seuls problèmes du Yshouv, du
mouvement et du peuple juif796 . Il est vrai qu'en ces jours de 1938 il était
difficile d'admettre que le mouvement pût avoir des priorités plus
urgentes, voire aussi urgentes que celles présentées par Ben Gourion.
C'est pourquoi même Moshé Sharett, généralement le moins opposé à
une ouverture au monde, les reprit et les fit siennes. Car, hormis le fait
que les propositions de Ben Gourion ne faisaient que refléter la position
traditionnelle de la direction du mouvement, la situation poussait tous les
chefs à se ranger comme un seul homme derrière leur leader encore plus
rapidement qu'à l'accoutumée. L'ombre du nazisme triomphant planait
au-dessus des têtes; en Eretz-Israël, l'insurrection arabe se prolongeait et
le chômage se répandait. Incontestablement Ben Gourion était tout à fait
conscient que l'on vivait des jours « terribles, comme l'histoire du monde
et celle du peuple juif n'en ont encore jamais connu ». Il savait qu'une
conflagration était imminente en Europe, qui ne serait pas une simple
répétition de la Première Guerre mondiale; il savait que l'Allemagne
d'Hitler avait « déclaré une guerre d'extermination contre le peuple juif »,
et pas seulement contre les juifs d'Allemagne, mais bien « contre les juifs
du monde entier »797. Tabenkin et d'autres orateurs faisaient la même
analyse et prononcèrent, comme Ben Gourion, le mot, encore
imprononçable, d' « extermination »798. À en juger par ce qui fut dit par
nombre d'intervenants, et non des moindres, lors de ce congrès, les
intentions des nazis à l'égard des juifs ne faisaient plus de doute dans
l'esprit des dirigeants du Mapaï. On est donc un peu perplexe devant leur
stupéfaction lorsque, deux ou trois ans plus tard, ils en apprendront
l'application, même si l'on peut reconnaître avec eux que personne, en
1938, ne pouvait concevoir les dimensions que l'horreur allait prendre et
que nul, alors, nepouvait concevoir combien méthodique, systématique et
monstrueuse allait être cette horreur.
La décision de Ben Gourion de limiter l'intervention de son
mouvement aux seules affaires du Yshouv n'était pas le fait d'une
mauvaise connaissance ou d'une mauvaise lecture de la conjoncture
internationale. Dans son discours remarquable du samedi 7 mai au soir, il
fit montre, bien au contraire, d'une compréhension fine et lucide des
réalités du monde. Il serait faux de conclure que la vision étroite des
choses qu'il choisit de défendre, une fois de plus, à Réhovot, lui était
dictée par les événements qui se déroulaient alors en Europe ou en
Palestine, ou l'attribuer à son désir de se consacrer entièrement à la
fondation d'un État juif. La raison est plutôt à chercher dans la nature
même du sionisme et dans sa détermination obsessionnelle à suivre
strictement les volontés du sionisme. L'attitude de Ben Gourion n'était
pas isolée : tous les pères fondateurs l'avaient adoptée et c'est en elle
qu'ils puisaient leur force. Ils ne s'intéressaient guère aux théories
générales, ni aux idéologies, que souvent ils comparaient à des camisoles
de force. Comme tous les nationalistes, ils fuyaient les questions
abstraites et refusaient les réponses universelles. À ceux qui, à Réhovot,
se plaignaient de la sécheresse intellectuelle du parti, de son absence de
ligne idéologique définie, à tous ceux qui revendiquaient un « idéal
spécifique » Ben Gourion répondit :
« Notre discussion porte, au fond, sur les interrogations que notre
mouvement se pose sur son intégralité, sa capacité d'action et son
aptitude à accomplir sa mission en ces moments tragiques. Je
voudrais vous dire ceci : tout dépend de l'unité que nous saurons
donner à notre parti. Un parti ne vit pas que d'idéal. Nous avons un
idéal, un idéal unique, un idéal spécifique, un idéal unificateur,
mais je le répète, un parti ne peut pas vivre que d'idéal. Il a besoin
d'amitié, il a besoin de fraternité, il a besoin de confiance mutuelle,
il a besoin de respect mutuel, il a besoin de responsabilité
collective . »
799
OLIGARCHIE ET CONFORMISME
Dès le début des années 1930, il était devenu clair que la société en
construction en Eretz-Israël ne serait pas une société socialiste. Même les
plus optimistes avaient perdu toute illusion. Non seulement ils ne
croyaient plus possible de diriger le Yshouv vers cet idéal, mais encore
ils désespéraient de voir la société histadroutique prendre un chemin qui
aurait pu en faire, un jour, une organisation sociale égalitaire. « L'ouvrier
eretz-israélien est descendu au niveau de l'ouvrier des autres pays. Il n'a
plus de relation pionnière à la Histadrout et ne confond plus ses intérêts
propres avec l'intérêt général », disait Ben Gourion devant le conseil de la
Histadrout en 1932860. Beilinson, Yavnééli, Tabenkin et Meïr Yaari étaient
du même avis. Quelques mois avant Ben Gourion, Beilinson avait déjà
appelé à prendre garde « au recul de l'attention portée par les ouvriers des
peuplements non collectivistes à la question des salaires861 ». Il sous-
entendait que le désir d'égalité avait beaucoup diminué au sein même de
la Histadrout. Durant l'automne de la même année, lors d'un débat sur
l'éducation desouvriers, Yavnééli reprochait de « ne plus mettre assez
l'accent sur l'entraide et la responsabilité mutuelle862 ». Au cours de cette
même réunion, qui avait pour objet de décider du transfert de la direction
administrative du réseau d'enseignement de la Histadrout à l'Agence
juive, Tabenkin s'en prit à « l'esprit de l'époque » et pourfendit « la
diminution de notre foi en nos propres capacités »863. Le leader du
Hashomer Hatsaïr, Meïr Yaari, constatait quant à lui avec regret l'écart
entre ce qu'on avait voulu et ce qui était : « On a parlé un jour de grande
commune générale. Mais les perceptions et les croyances ont beaucoup
changé depuis, et beaucoup, depuis, a été mis de côté, sans faire la part
du grain et de l'ivraie. » Aussi, concluait-il, « on ne peut discuter de ce
qui se passe à la Histadrout sans tenir compte de ce qui se passe dans le
pays et dans le mouvement sioniste [...]. C'est en vain que nous nous
occuperons de psychologie, de sentiments et de perceptions si l'on
continue d'accepter ce qui est. Car le danger, c'est que l'ouvrier, en Eretz-
Israël, est en train de devenir un immigrant au sens le plus banal du terme
»864.
Les pères fondateurs ont toujours considéré les vagues d'immigration
arrivées après 1923, la quatrième et la cinquième, comme une des
sources du mal en général et comme celle de la dégénérescence des
valeurs de discipline et de sacrifice en particulier. Les hommes des
deuxième et troisième alyas, on l'a vu, avaient la plus haute idée d'eux-
mêmes et ne manquaient jamais de se distinguer des gens venus après
eux. Ainsi, les hommes des premières alyas ont toujours refusé d'«
accorder » le titre de pionniers aux jeunes gens et jeunes femmes arrivés
pendant les années de crise économique en Europe ou après l'accession
d'Hitler au pouvoir. Seuls ceux qui avaient choisi d'aller habiter en
kibboutz ou d'aller en fonder un nouveau trouvaient quelque grâce à leurs
yeux.
Mais ils n'étaient pas dupes. Ils avaient beau accuser les différences
socio-démographiques, ils avaient beau regarder de haut l'idéal pas
toujours blanc et bleu – disaient-ils – des nouveaux immigrants, ils
savaient que le désenchantement et le mécontentement avaient une raison
beaucoup plus profonde et plus tangible : la différenciation sociale qui
était devenue le lot de la société histadroutique. Une société qui, dès
1929-1930, hormis sa composante kibboutzique, s'était stratifiée en
classes, comme n'importe quelle banale société bourgeoise. Les écarts de
salaire et de qualité de vie, parfois considérables, entre les dirigeants et
apparatchiksd'une part et les ouvriers de l'autre étaient l'ordinaire. Une
oligarchie s'était déjà constituée qui jouissait d'un niveau de vie sans
comparaison possible avec celui de l'ouvrier. En 1930, tant qu'à être
membre de la Histadrout, il valait beaucoup mieux y être fonctionnaire :
c'était financièrement et socialement autrement plus gratifiant, quoi qu'en
disent les belles déclarations sur l'ouvrier bâtisseur de nation.
Certes, ce n'est que durant la seconde moitié des années 1930 que les
laissés-pour-compte du système manifestent leur colère ouvertement et
s'organisent, mais cela ne veut pas dire que les inégalités datent de cette
époque. À la Histadrout, les écarts socio-économiques sont une évidence
dès la fin des années 1920. Dès cette époque, les conflits d'intérêt et les
antagonismes sont devenus impossibles à camoufler. Si la rébellion ne se
cristallise que vers 1937-1938, c'est que la crise économique est là qui
met les patiences et les illusions à rude épreuve. Quoi qu'aient déclaré ou
désiré les dirigeants de la Histadrout et quoi qu'aient écrit les historiens
apologistes du mouvement ouvrier, il y a bien eu des classes et une lutte
de classes dans la société histadroutique, surtout après 1935. Les
chômeurs affamés se sont soulevés contre les fonctionnaires rassasiés de
l'appareil, on trouvait des parents qui ne pouvaient acheter de quoi
nourrir leurs enfants à côté de parents dont les enfants allaient dans un
lycée payant et cher. À la fin des années 1930, la classe dirigeante de la
Histadrout menait une vie qui n'avait rien à envier à celle de la classe
moyenne aisée du Yshouv. Cette élite était l'objet d'un ressentiment qui
tournait souvent à la haine véritable. La rancœur n'était pas le fait des
seuls chômeurs, elle était décelable même chez ceux des ouvriers qu'un
travail fixe ne pouvait empêcher de garder un regard critique sur l'aisance
des hauts fonctionnaires dont dépendait leur vie quotidienne. La
Histadrout faisait de grands efforts pour soulager la détresse des
chômeurs, et les institutions de secours qu'elle avait mises en place
n'avaient pas d'équivalent dans tout le Yshouv, mais les chômeurs et les
ouvriers étaient quand même obligés de constater que la société
histadroutique avait fait litière de l'idéal d'égalité que ses dirigeants ne
cessaient de prêcher. En moins de vingt ans s'était instaurée une distance
peu flatteuse entre son discours et la réalité qu'elle avait établie, une
réalité qu'aucune doctrine socialiste, orthodoxe ou réformiste, ne pouvait
approuver.
La critique contre la Histadrout et contre le parti a porté
essentiellement sur deux aspects de leur fonctionnement : le manque
d'égalité et le manque de démocratie. Deux défauts qui sont allés en
s'accentuant à mesure que le mouvement ouvrier s'élargissait et se
diversifiait. La tentative d'instaurer des règles d'égalité s'est heurtée dès le
départ à de nombreuses difficultés. Au début de son existence, juste au
lendemain de la Première Guerre mondiale, le mouvement travailliste
avait choisi d'organiser la production et la distribution en coopérative,
croyant que la majorité des ouvriers pouvait trouver sa place – honorable
– dans un tel système et persuadé que ce type d'organisation économique
et sociale finirait par résoudre la question du travail salarié. La
coopérative fut d'abord essayée dans le secteur agricole, parce que c'était
là en premier lieu qu'elle répondait aux nécessités parce qu'elle y était
souvent le seul moyen de créer rapidement du travail et bien sûr parce
que c'était un moyen efficace, sinon irremplaçable, de colonisation
agricole. Elle avait tout pour satisfaire aux besoins immédiats du
sionisme en Eretz-Israël : elle occupait la terre et fournissait en même
temps du travail aux immigrants qui ne pouvaient se placer dans le
secteur agricole privé. Mais il devint vite évident que l'agriculture ne
pourrait jamais absorber tous les nouveaux venus.
Beilinson s'était plus d'une fois élevé contre les très hautes
rémunérations que les institutions nationales – Agence juive et
Organisation sioniste mondiale – versaient à leurs fonctionnaires en
Eretz-Israël. Il ne ménageait pas ses reproches à la direction du
mouvement sioniste qui croyait bien faire en gratifiant ses fonctionnaires
du rang d'un revenu mensuel de 30 à 50 livres, et ses hauts fonctionnaires
de 120 à 150 livres. Certains de ces derniers percevaient des sommes plus
élevées encore, mais comme leur paie leur était directement versée à
partir des bureaux de Londres, il était difficile à Beilinson d'être plus
précis914. Avant lui, Katznelson avait aussi essayé de fixer des limites
raisonnables aux salaires alloués par le mouvement sioniste à ses
employés en Eretz-Israël, mais il eut l'honnêteté de dire dès 1923 : «Nous
n'avons pas le droit de prêcher aux autres ce que nous sommes incapables
d'accomplir chez nous915. »
Le salaire familial ne pouvait être appliqué que dans le
conglomérathistadroutique. Malgré les inégalités qui s'étaient vite
imposées dans la pratique, il permettait quand même à tous ceux qui le
percevaient de jouir d'un niveau de vie plus élevé – ou moins bas – que
celui de leurs homologues du privé. Un manutentionnaire employé à
Tnuva gagnait davantage qu'un manutentionnaire dans une autre laiterie,
et un ouvrier du Centre des agriculteurs était mieux payé qu'un ouvrier de
l'agriculture privée. Mais ceux qui voulaient le maintien du salaire
familial soutenaient que la Histadrout pouvait faire mieux pour corriger
les inégalités trop criantes qui caractérisaient son application quotidienne.
Ils se demandaient, entre autres choses, s'il était vraiment équitable que
les fonctionnaires de l'appareil perçoivent des sommes plus élevées que
la grande masse des membres de la Histadrout; d'autant que ces
fonctionnaires étaient payés grâce aux cotisations d'hommes et de
femmes qui, dans leur très grande majorité, gagnaient moins qu'eux916.
Ne pouvant faire autrement que d'intervenir entre les tenants du salaire
« synthétique» et ceux du salaire familial, Ben Gourion adopte une
position médiane. Comme sur la question de l'arbitrage obligatoire, il fait
mine d'apaiser l'aile gauche en admettant que le salaire « synthétique»
n'est pas la solution désirable parce qu'elle ne répond pas aux besoins
d'une bonne partie des travailleurs de la Histadrout mais s'empresse
d'ajouter que le calcul du salaire familial « a besoin d'être revu ». Il
demande au conseil de ne pas trancher et propose de continuer à réfléchir,
sans fixer de date limite à cette réflexion. En attendant que la formule
miracle soit enfin trouvée, il suggère la « souplesse »917.
Non contents d'exiger que la pratique colle à l'idéologie, les partisans
du salaire familial voulaient « poser les premières pierres du futur
bâtiment ». Comme le soutenait Israël Idelson (Bar Yehouda, qui sera
ministre dans l'État constitué), « ce qui a été accompli jusque-là n'est pas
parfait. On ne peut pas dire que ce soit l'idéal d'égalité et de justice que
nous voulons, mais c'est beaucoup plus juste [que ce qui se pratique au-
dehors], et cet argument suffit à nous persuader de monter en ligne pour
le défendre918 ». Salve d'honneur à un moribond. En 1930, même les
défenseurs les plus déterminés du salaire familial avaient perdu beaucoup
de leur optimisme sur l'issue de la bataille. Idelson résume bien cette
désillusion : « Quand on a laissé le mal pénétrer si profond et se répandre
si largement, on ne peut espérer demiracle. » C'est Rémez qui a les mots
les plus durs pour la proposition du salaire «synthétique»: il qualifie de
monstrueux ses sous-entendus. Golda Meïerson (Meïr) joint sa voix à
celles d'Idelson et Rémez. Si ces trois dirigeants n'avaient été aussi
décidés, Ben Gourion aurait-il fini par appuyer la mutation à laquelle
voulait mener le salaire « synthétique» ? On ne peut que faire des
hypothèses et signaler d'abord qu'il choisit de ne pas choisir et donc de ne
pas encourager les partisans du maintien du salaire familial – les
propositions modérée et radicale –, souligner ensuite qu'il propose la «
souplesse» en attendant que la réflexion prenne fin. En permettant la «
souplesse» dans le calcul du salaire familial, il ne fait qu'entériner une
pratique qui n'est pas loin de ce que veulent officiellement établir
Gurfinkel et les autres partisans du salaire « synthétique ». La troisième
remarque se rapporte au non-dit dans la réponse de Ben Gourion : il
reconnaît que, « par le passé, le comité exécutif n'a pas su trouver les
moyens appropriés pour imposer le respect des décisions de la
commission de contrôle des salaires » ; il ne promet pas pour autant que,
demain, ce comité saura les trouver919.
Finalement, le vingt-cinquième conseil décida de maintenir le salaire
familial. Un faible nombre des tenants de cette option appartenaient à la
direction du mouvement ou à celle du secteur économique de
l'organisation ouvrière. En réalité, partisans et opposants savaient que
leur débat n'était qu'une de ces incantations rituelles auxquelles le
mouvement devait se prêter pour aviver la foi. La construction nationale
appelait à l'union de toutes les énergies : pouvait-elle choisir meilleur
conducteur, meilleur mythe mobilisateur que l'égalité?
À défaut de payer également tout le monde, on payait de mots ceux
qu'on payait mal d'argent. Après le conseil de mars 1931, les choses
allèrent comme auparavant. On ne manqua pas, bien sûr, de désigner une
nouvelle commission. Les rapports continuèrent de s'amonceler, et le
comité exécutif ou les conseils de la Histadrout continuèrent de prendre
des décisions qui continuèrent d'être inappliquées. En 1935, une
pénultième commission des salaires est chargée d'étudier la question. Elle
commence son travail en mai. Les représentants des entreprises et autres
coopératives témoignent qu'« il n'y a pas d'égalité et il ne peut y en avoir
», que « le salaire familial n'est pas appliqué » et, de fait, ne l'a jamais
été920. Ce qui n'empêche pas le conseil d'ordonner à lacommission de
préparer des propositions dans l'esprit des volontés du salaire familial. En
janvier 1936, une grille est adoptée... qui ne sera jamais appliquée776. Le
principe du salaire familial sera définitivement abandonné au début des
années 1950.
Le jeu de ping-pong avait duré quelque trente années. D'un côté, une
commission des salaires qui préparait des propositions et essayait de les
mettre en application – elle en avait reçu chaque fois le mandat –, de
l'autre, une direction économique qui, inlassablement, faisait mine de ne
pas comprendre ce que l'on attendait d'elle. D'un côté, un joueur aux
supporters nombreux mais sans voix, de l'autre, un joueur qui n'avait pas
besoin de supporters puisqu'il avait l'arbitre de son côté. Ainsi, lorsque la
direction de Yakhin remet sa démission pour protester contre l'obligation
d'appliquer le salaire familial, le comité exécutif de la Histadrout la
rejette et de ce fait lui donne raison contre la commission. Mais il n'y a
pas que Yakhin à qui l'on a permis de passer outre au principe du salaire
familial. Ce cas n'est signalé ici que parce qu'il permet de réitérer deux
évidences à qui ne les a pas encore constatées. La première: en matière
de pouvoir, les pères fondateurs ne concevaient aucun partage. Ils
devaient connaître et décider de tout. En Union soviétique, on appelait
cette convergence « centralisme démocratique ». La seconde: la
Histadrout avait pour vocation de construire une infrastructure
économique, non d'établir la justice sociale.
1948 : les hommes qui ont mené à l'État sont aussi ceux qui le
conduisent à travers la guerre d'indépendance et qui le consolident
pendant ses vingt premières années. Les structures de pouvoir mises en
place auparavant ont fait leurs preuves : l'État fonctionne du jour au
lendemain. Cet État fait aussi la guerre, la plus longue et la plus dure de
son histoire : 6 000 morts, 1 % de la population. Parmi les combattants,
des rescapés de la Shoah qui ne parlent pas encore l'hébreu et
comprennent à peine les ordres qu'ils entendent. Les pertes subies sont,
en proportion, comparables à celles de la France lors de la Première
Guerre mondiale. Jérusalem est assiégée et coupée du reste du pays, le
quartier juif de la vieille ville est acculé à la reddition, tout comme les
kibboutzim avancés du Goush-Etzion, sur la route de Hébron. Dans le
nord du pays, les chars syriens sont arrêtés sur la dernière ligne de
défense de Dégania; dans le Sud, l'avance de l'armée égyptienne est
bloquée sur les barbelés du kibboutz Yad-Mordekhaï, fondé fin 1943 et
honoré du nom de Mordekhaï Anilewicz, commandant de la révolte du
ghetto de Varsovie.
En dépit de sa très grande infériorité numérique globale – la population
juive du pays ne comptait alors que 600 000 personnes –, ce qui
permettait à l'ennemi, les pays arabes indépendants comme les Arabes de
Palestine, d'espérer un succès rapide, c'est le Yshouv qui remporte une
éclatante victoire. Les raisons sont multiples : la détermination et la
cohésion d'une population qui se bat le dos au mur, ses capacités
d'adaptation et de sacrifice, la supériorité des Israéliens (ou la grande
faiblesse des Arabes) dans la conduite des opérations sur le terrain
comme sur le plan de la stratégie générale. Chaque fois que la nécessité
en a été ressentie sur un front, l'armée israélienne a réussi, au moment
crucial, à concentrer plus d'hommes et un matériel en meilleur état sinon
plus important que l'ennemi. Un exemple parmi d'autres : avec ses 82
appareils répartis en 9 escadrilles, avions de chasse et bombardiers,
l'armée de l'air égyptienne jouissait sur le papier d'une supériorité
écrasante. En fait, c'est le jeune État, avec sa douzaine d'avions de chasse
et quelques bombardiers, qui, fin 1948, dans les moments critiques de la
bataille pour le Néguev, prendra et gardera la maîtrise quasi absolue du
ciel : 240 sorties environ du côté israélien, 30 à 50 du côté égyptien.
L'armée de l'air égyptienne n'a surmonté ni son manque chronique de
pilotes, ni le fâcheux état de ses avions, ni la mauvaise préparation de ses
techniciens au sol952.
Ce triomphe, qui n'a été possible que grâce à une mobilisation totale de
toutes les ressources du pays, est d'abord le fruit de l'organisation et de la
discipline. Mais il révèle aussi les qualités de commandement des
hommes au pouvoir et la solidité des structures d'encadrement édifiées
tout au long des trente années qui séparent la fondation de la Histadrout
de la guerre d'indépendance. À eux seuls, l'héroïsme et la capacité à
improviser n'auraient jamais suffi à contenir l'attaque conjuguée des pays
voisins, à passer ensuite à la contre-offensive. Lorsque l'armistice est
signé, en 1949, les frontières d'Israël sont autrement plus avantageuses
que celles acceptées par le Yshouv en 1938 puis en 1947. Les lignes de
l'armistice de 1949 seront – aujourd'hui c'est une quasi-certitude – celles
de la paix. En cette fin de siècle, elles font partie de l'héritage des
fondateurs.
À la fin de la guerre d'indépendance, l'autorité de Ben Gourion est
incontestée. Personne ne veut et ne peut entrer en lice contre lui. Durant
les combats, la décision a été sienne, souvent uniquement sienne. À Haïm
Weizmann, président de l'État, il a taillé un rôle qui lui permet, au mieux,
d'inaugurer les chrysanthèmes. Weizmann jouit d'un prestige énorme,
mais il apparaît déjà comme d'un autre âge. Il est l'homme de la
déclaration Balfour, il est le symbole de la continuité sioniste et de
l'acharnement des juifs à survivre aux tempêtes que le siècle leur a
envoyées, mais il sait qu'il n'aurait pu accéder même à cette fonction
honorifique si un autre n'avait manifesté tant de passion et d'obsession
mono-maniaque. Si Ben Gourion n'avait, envers et contre tout, défié le
destin et réussi à obtenir de chacun qu'il vive demain comme si
aujourd'hui n'existait pas et à ne mesurer son quotidien personnel qu'à
l'aune du lendemain collectif.
La solidité des structures est telle que le passage du Yshouv à l'État est
à peine ressenti. Le rapport des forces politiques n'a pas changé, et le
Mapaï au pouvoir n'a aucun risque de révolte, de quelque côté que ce
soit, ni même une opposition sérieuse à redouter. Ben Gourion est
parvenu à délégitimer la droite : elle mettra trente ans à prendre le
pouvoir. Formellement, la démocratie parlementaire semble fonctionner
parfaitement dès le premier jour. Il est vrai que, de toutes les sociétés qui
accèdent à l'indépendance après la Seconde Guerre mondiale, Israël est
sans doute celle où la liberté politique, le multipartisme et la suprématie
du pouvoir civil sur l'armée sont assurés de la manière la plus complète.
Mais la réalité n'est pas aussi lisse que ces lignes pourraient le laisser
entendre.
Jusqu'il y a peu, en effet (mars 1992953, la démocratie israélienne a
présenté de sérieuses déficiences et ses faiblesses ont été, pour beaucoup,
celles-là mêmes dont avait souffert le Yshouv pré-étatique, alors que la
vie politique et culturelle était dictée par le modèle histadroutique. Après
comme avant l'État, les pères fondateurs étaient bien décidés à ne pas se
laisser lier les mains par des principes abstraits ou à laisser entraver la
liberté d'action de l'exécutif : Israël n'eut donc pas de Constitution. La
résistance des partis religieux (sionistes et non sionistes) à un prétendu
danger de laïcisation n'a pas été la seule raison de l'absence de loi
fondamentale en Israël, loin de là. L'alibi de l'opposition des religieux,
assez courant du temps de Ben Gourion, n'a d'ailleurs plus été avancé
depuis le début des années 1970. La tentation du laïcisme, au sens où la
France entend cette conception de la société depuis la Troisième
République, n'a jamais existé ni dans la société eretz-israélienne ni dans
la société israélienne. Pour la simple raison que le nationalisme
travailliste lui-même, où l'élément de « la terre [et des] morts » a toujours
joué un rôle de premier plan, on l'a vu dans ces pages, était profondément
imprégné de valeurs historiques, religieuses ou semi-religieuses.
La déclaration d'indépendance lue le 15 mai 1945 dans la grande salle
du musée de Tel-Aviv, libérale à souhait et calquée sur la déclaration
française des droits de l'homme et sur la déclaration d'indépendance
américaine, était un produit d'exportation, une opération de relations
publiques : elle n'avait pas de valeur légale dans le droit israélien et ne
pouvait servir de référence juridique ni au respect des droits de l'homme,
ni à l'égalité des sexes à laquelle s'opposaient avec la plus grande énergie
les partis religieux, ni encore à l'égalité devant la loi qui aurait fait des
Arabes restés en territoire israélien des citoyens à part entière954. Au sortir
de la guerre, les Arabes furent soumis à un régime d'exception,
probablement inévitable à l'époque, mais aux résultats néfastes et
durables : ce régime ne fut aboli que près de vingt ans plus tard, en 1966.
L'existence d'un régime militaire spécial à l'intérieur même des frontières
de l'État auquel étaient condamnés des citoyens israéliens non juifs
rendait en elle-même impossible la promulgation d'une Constitution.
En outre, la législation d'exception coloniale restait en vigueur, sauf les
dispositions qui visaient l'immigration juive ou qui étaient en
contradiction avec l'existence d'un Etat juif. La réglementation
britannique sur le terrorisme, qui visait les activités des organisations
juives et qui instaurait l'état de siège en Palestine, se révélait un
instrument de pouvoir commode. Certaines parties de cette législation
draconienne n'ont été abolies qu'en 1979, après l'arrivée de la droite au
pouvoir. D'autres dispositions, celles-là d'origine israélienne, sont
toujours en vigueur, comme la fameuse ordonnance sur la lutte contre le
terrorisme de septembre 1948 prise sur l'initiative de Ben Gourion au
moment de l'assassinat par le groupe Stern, commandé par le futur
Premier ministre Itzhak Shamir, de l'envoyé spécial de l'ONU, le comte
Bernadotte.
Aujourd'hui encore, le pays est dirigé comme était dirigé ce proto-État
que voulait être la Histadrout d'avant 1948. De nos jours, Israël est sans
doute la démocratie occidentale où les moyens de contrôle réels du
Parlement sont les plus faibles et où l'exécutif est le plus fort. Les
membres du Parlement ne sont pas vraiment choisis par la population
mais élus sur des listes présentées en bloc. D'ailleurs ces députés ne
disposent ni des moyens légaux ni des moyens techniques qui leur
permettraient réellement de surveiller et inspecter l'action
gouvernementale. Leur influence est inférieure à celle des officiers
supérieurs de l'armée et des hauts fonctionnaires.
D'autre part, l'électeur israélien met dans l'urne un bulletin sur lequel
figure seulement une lettre qui représente le parti de son choix et n'a
aucun regard sur l'identité de « son» député. Ce n'est qu'en 1988 que les
candidats travaillistes ont pour la première fois été désignés autrement
que dans des conditions de semi-clandestinité : ils furent sélectionnés par
le comité central, un gros progrès par rapport au système hérité de
l'époque du Yshouv. Jusqu'alors, tous les candidats à des postes de
responsabilité étaient nommés par une commission composée de
quelques personalités marquantes du parti, ce qui était évidemment la
façon la plus sûre d'assurer l'emprise et la puissance de l'appareil. Il aura
fallu attendre 1992 pour que ce système soit corrigé par l'instauration de
primaires qui permettent à tout membre du parti de participer au choix de
ses candidats. Mais l'élection du Premier ministre au suffrage universel,
qui interviendra pour la première fois à l'automne 1996, et les pouvoirs
accrus dont disposera alors le chef de l'exécutif ne pourront que renforcer
le fâcheux déséquilibre en faveur de l'homme à la « barre ». D'autant que
les membres du Parlement continueront d'être élus sur une liste présentée
par les partis et de ce fait ne jouiront jamais, face au chef de l'exécutif, du
prestige de véritables représentants du peuple.
La conception et la pratique du pouvoir en Israël sont, elles aussi, un
héritage de la période pré-étatique. Installées dès le jour où les leaders
des premiers ouvriers agricoles ont décidé de prendre la tête de
l'entreprise de reconstitution de la nation sur son territoire historique,
cette conception et cette pratique ont à peine changé depuis, appliquées
aussi bien par les travaillistes que par la droite. Dans le système politique
mis en place par les pères fondateurs au sein de la Histadrout comme
dans les institutions du Yshouv, la majorité avait tous les droits et
l'exécutif devait rester tout-puissant tant qu'il disposait de la majorité.
Ces habitudes sont allées en s'enracinant chaque fois un peu plus du fait
que l'alternance n'a jamais, depuis sa fondation, été expérimentée à la
Histadrout –jusqu'à tout récemment – et dans la société civile durant un
peu moins de cinquante ans. Du début des années 1930 à 1977, le
mouvement travailliste a régné sans partage (ou à peine) sur les
institutions civiles des juifs du Yshouv d'abord, de l'État constitué
ensuite. Pour l'élite travailliste, le pouvoir était vite devenu un dû (ce qui
explique d'ailleurs le choc subi par l'élite culturelle israélienne lors de la
victoire de la droite aux élections de 1977), et le contrôle parlementaire
une entrave légaliste inutile, voire dangereuse pour la bonne marche des
affaires de la nation. Sans compter qu'à ces conceptions venait s'ajouter le
principe de l'infaillibilité de l'élite!
Dans ce système, il n'y avait pas que l'alternance à être inconnue, la
transparence aussi était très brouillée. Pour gouverner la Histadrout et le
Yshouv, l'élite politique travailliste avait érigé le conformisme en règle
de vie, érigé la discipline en seconde nature, élevé le secret au rang de
vertu première du bon citoyen comme du dirigeant responsable. Toutes
ces prescriptions de comportement furent reconduites tambour battant
aussitôt l'État institué. La censure officielle et plus encore l'autocensure
de la presse et de la radio d'État – cette dernière a été jusqu'en 1965 un
service rattaché à la présidence du Conseil –, l'appel très fréquent à la
raison d'État pour empêcher tout contrôle véritable de l'appareil de l'État
aussi bien par la presse que par la Knesset, le statut quasiment tabou de
l'armée et des autres branches de l'énorme dispositif de la Défense, la
dépendance dans laquelle était tenue sur des questions essentielles,
comme les droits de l'homme, la justice, tout cela explique l'atmosphère
étouffante qui a caractérisé la société israélienne durant la période qui va
de la guerre d'indépendance au milieu des années 1960, quand Ben
Gourion quitte définitivement le pouvoir (1963).
Car le régime ben-gourionien, expression par excellence de la
philosophie du pouvoir des fondateurs, était bien un système de
gouvernement mixte où multipartisme, suffrage universel et respect des
règles fondamentales du jeu démocratique coexistaient avec la constante
pression propre à un camp retranché. Pour ces révolutionnaires qu'étaient
les fondateurs, la démocratie, la séparation, ou plus exactement la
division des pouvoirs, le droit à l'information, les droits de l'individu avec
son bonheur et son bien-être n'étaient jamais considérés comme des
valeurs en soi. La démocratie pouvait être tenue pour bienfaisante ou
nocive, tout dépendait des conditions de l'heure. Il en allait de même pour
l'égalité et la justice sociale. L'éducation des enfants d'ouvriers n'avait pas
pour but de permettre l'épanouissement de la personnalité ou l'ascension
sociale mais de former de bons agents de la construction nationale. En
1935, il était utile à la nation que le fils de l'ouvrier agricole continue à
labourer; en 1965, il pouvait être important qu'il devienne ingénieur.
Mais étant donné que, de toute façon, le pays formait ou absorbait
suffisamment d'ingénieurs, il n'était nul besoin de rendre l'éducation
secondaire et supérieure gratuite – un raisonnement familier et entériné
depuis le jour de la création de la Histadrout, un raisonnement que l'on
retrouvait dans tous les domaines de l'activité économique, sociale,
culturelle et politique. Un raisonnement dérivant de la seule volonté qui
occupait vraiment les pères fondateurs : donner un État à une nation
dispersée. Donner à tous des chances égales pour permettre la mobilité
sociale ou transformer la société n'était pas sur l'agenda des inventeurs de
l'État d'Israël.
Là gisent la grandeur mais aussi la misère des décisions de Ben
Gourion et de l'élite travailliste. Ces hommes ont su préparer un État, à sa
naissance ils surent mener à bien la tâche titanesque de l'absorption
immédiate des grandes vagues d'immigration qui suivirent – la
population doubla de 1948 à 1952 – , mais ils n'ont pas su ni voulu créer
une société nouvelle pour le nouvel État. C'était une occasion unique
d'innover, le prix n'était pas inaccessible, le rêve n'exigeait pas des
budgets introuvables, encore moins les promesses inscrites au
programme du parti Mapaï lorsqu'il se succéda à lui-même en 1949.
Durant la période du Yshouv, les militants avaient accepté bon gré mal
gré de laisser la société en formation payer le prix d'une démarche qui
privilégiait la construction d'une nation capable de se donner un État.
Mais maintenant que l'État était là, allait-on se consacrer au deuxième
temps de cette révolution à laquelle certains croyaient encore? Allait-on
accomplir ce qui n'avait pas été fait au temps du Yshouv ?
Les militants du Mapaï de ces années-tournant sont beaucoup plus
clairvoyants que l'historienne Anita Shapira qui écrit en conclusion de sa
biographie de Berl Katznelson : « L'architecte de la société socialiste
eretz-israélienne a été Berl955. » La réalité, assurément, était moins
brillante : une société socialiste n'a jamais existé en Eretz-Israël,
Katznelson ne pouvait donc être son architecte. Les militants, eux,
n'étaient pas des nostalgiques en mal d'un passé revu et corrigé, ils
savaient exactement à quoi s'en tenir. « Je me permets de dire que le parti
ne possède pas de programme socialiste qu'il entende mettre en
application », lance, au début d'août 1949, au comité central du Mapaï,
Bentzion Israeli, personnage bien connu de la base956. Un autre membre
important des instances du parti, Berl Lokker, renchérit plaintivement
deux ans plus tard sur les manques du programme du parti : «Je pense
qu'un mouvement socialiste doit posséder une théorie quelconque, un
ensemble d'idées communes957. »
Ce n'est pas par hasard si une réflexion sur la nature du socialisme et
ses objectifs ne réapparaît au sein du parti qu'avec la cristallisation, à
travers l'affaire Lavon, d'une opposition interne au pouvoir sans partage
exercé par Ben Gourion. Il aura fallu qu'une affaire d'espionnage des
années cinquante – Pinhas Lavon fut ministre de la Défense dans un
éphémère gouvernement Sharett entre 1953-1955, alors que Ben Gourion
avait décidé de se retirer temporairement des affaires – tourne, au début
des années soixante, en crise politique majeure pour que le socialisme
redevienne un sujet de débat intellectuel au sein du mouvement
travailliste.
C'est alors que certains croient le moment venu de rappeler que le
socialisme constructiviste a prétendu donner deux objectifs au sionisme :
réinstaller le juif sur sa terre et créer pour lui une société nouvelle. La
Histadrout et le peuplement collectiviste, ces deux créations originales du
Yshouv, ont, chacun à sa façon, aidé à tenir le premier terme de la double
promesse. La Histadrout a donné du travail aux nouveaux immigrants et
les a fixés, le kibboutz et le moshav ont peuplé les confins du territoire et
dilaté autant que possible ses frontières à venir. Pour éviter les
contradictions qui ne pouvaient manquer d'opposer socialisme et
nationalisme, le socialisme constructiviste s'est fait le serviteur du
nationalisme. C'est pourquoi la Histadrout n'a pas été le laboratoire social
qu'elle entendait être et pourquoi on n'a pas cherché à faire déborder le
kibboutz de ses limites. L'avènement de l'utopie sociale a été « reporté »
à plus tard. Mais voilà, après la création de l'État, l'épopée ne trouve pas
le second souffle que d'aucuns ont espéré. Et pour cause : on ne s'y est
pas préparé. Non par négligence, mais parce que le projet n'a jamais été
binaire.
C'est donc avec étonnement d'abord, agacement ensuite que le Mapaï
voit, au début des années 1960, une partie de son aile gauche appeler à un
retour aux « fondements » et à pratiquer le socialisme tout court. Le
groupe Min Hayessod (Au fondement), mené par Lavon, voulait
simplement rafraîchir les mémoires. En 1963, le philosophe Nathan
Rotenstreich, le leader intellectuel du groupe, fait paraître son étude
Capitalisme et Socialisme, dans laquelle il précise de nouveau certaines
vérités premières :
« Une économie ne peut cesser d'être capitaliste tant qu'elle se
fonde sur l'idée que les bénéfices doivent profiter aux propriétaires
et non sur celle qui pose qu'ils doivent lui servir à se renouveler
pour le bien de tous. Libérer de la dépendance, telle est l'idée
fondamentale du socialisme et le principe directeur sur lequel
repose son analyse de la réalité. Cette libération n'est pas seulement
une rupture avec une certaine conception de la propriété, elle est
aussi une mise au rebut de l'idée que le profit est à la fois
l'incitation suprême et le signe de reconnaissance de la liberté . » 958
Prêche dans le désert qui appelle à une « révolution » dont les pères
fondateurs n'ont jamais voulu avant l'État, jugeant qu'elle condamnait le
projet sioniste à l'inanité, et qu'ils ne pouvaient pas davantage accepter
d'entreprendre une fois l'État constitué car, pensaient-ils, il l'affaiblirait.
Min Hayessod fera scission et tentera de créer son propre parti. Vingt-
cinq ans après la création de l'État d'Israël, le socialisme était devenu
l'apanage des marginaux, des perdants et des laissés-pour-compte de la
lutte pour le pouvoir que se livraient les héritiers de Ben Gourion.
Si la nation demeurait la finalité de toute activité politique,
économique et sociale, il n'y avait en effet aucune raison de voir les pères
fondateurs abandonner après la création de l'État les moyens, les
comportements et les principes qui jusque-là avaient eu pour objet de
renforcer cet ensemble. Avant l'État c'était à la Histadrout qu'avait été,
faute de mieux, dévolu le rôle de fournir ces moyens et c'est en elle et à
travers elle qu'avaient été mis en application les principes et
comportements propres à consolider la cohérence nationale. Voilà
pourquoi la Histadrout, on l'a vu, n'était pas, ne pouvait être le noyau de
la société de demain. Il en allait de même de l'agriculture collectiviste :
car c'est là une vérité qui dérange tous ceux pour qui l'existence du
kibboutz a été l'alibi de toute une vie; cependant les kibboutzim et les
moshavim n'étaient pas les instruments d'une révolution sociale mais des
outils de la marche vers la souveraineté nationale. Pendant une
génération encore, les kibboutzim continueront de monter la garde sur les
frontières et leurs enfants fourniront le meilleur des unités d'élite de
l'armée. Les pertes humaines subies par eux entre la campagne de 1956 et
la guerre du Kippour de 1973 sont sans commune mesure avec leur poids
numérique au sein de la population. Cela dit, depuis la création de l'État,
tout comme du temps du Yshouv, très peu nombreux sont les Israéliens
qui voient dans le mode de vie collectiviste un idéal à proposer à la
société dans son ensemble.
Après la guerre d'indépendance, c'est tout naturellement à l'État que
revient la mission de consolider la nation. Il prend donc le relais de la
Histadrout, et va, comme ce fut le cas de la dernière, utiliser son pouvoir
de coercition et ses prérogatives pour assurer principalement la puissance
de la nation et non pour établir une société socialiste, ni même pour
instaurer un peu plus d'égalité. Comme du temps où la Histadrout était le
principal instrument de régulation des activités économiques, l'État
nouvellement constitué ne croit pas que le bien-être de l'individu soit une
valeur en soi. Voilà pourquoi, contrairement à un autre mythe bien établi,
Israël n'a pas de véritable politique sociale durant les vingt premières
années de son existence. On permet aux pauvres, aux non-productifs, à
tous ceux qui éprouvent des difficultés à s'insérer dans la vie économique
de garder la tête au-dessus de l'eau, mais on n'élabore pas une
authentique politique d'aide aux défavorisés pour leur assurer un niveau
de vie décent. Comme au temps de la Histadrout, la société israélienne
étatisée n'accorde que très peu d'attention à ceux qui ne peuvent
contribuer à l'accumulation de la richesse nationale959. Les zones de
développement et les quartiers pauvres des grandes villes, peuplés dans
leur énorme majorité par les nouveaux immigrants originaires des pays
arabes arrivés entre 1950 et 1954, n'attireront vraiment l'attention et les
budgets qu'à partir du début des années 1970, alors que s'y organisera la
protestation conduite par les « Panthères noires » : tel est le nom que se
donnent les groupes de jeunes qui manifestent pour la première fois, le 3
mars 1971, devant la mairie de Jérusalem. Parlant de ces jeunes en
colère, le Premier ministre Golda Meïr dira : « Ils ne sont pas gentils. »
Le mot deviendra vite fameux et sa dérision déplaira même aux nantis et
autres favorisés par le système.
Assurément, ces jeunes n'étaient pas « gentils ». Ils étaient encore
moins compréhensifs et moins disciplinés que les chômeurs de la fin des
années 1930, ils ne parlaient pas la langue de bois des bons militants de
la Histadrout, ils osaient même prétendre que leur pays n'avait peut-être
pas fait pour eux tout ce qui lui était possible. Certes, la protestation des
Panthères noires n'était pas la première depuis la fondation de l'État : le 7
juillet 1959, des émeutes, qui avaient frappé de stupeur l'opinion
publique, avaient embrasé Wadi-Salib, l'un des quartiers les plus
misérables de Haïfa. Traitée comme un problème local, la révolte de
Haïfa n'avait pas eu d'effets politiques à l'échelle nationale. Il en alla tout
autrement en 1971. Cette fois, la contestation ne pouvait être contenue
aux seuls quartiers pauvres de Jérusalem et le mouvement travailliste
sentit le vent du boulet. Le problème social était devenu un problème
politique majeur, il fut donc pris en considération. C'est ainsi qu'il fallut
attendre le début des années 1970 pour que le leadership du mouvement
travailliste, qui était aussi à la direction du pays, commence à réfléchir un
peu à la promotion d'une politique sociale moins chiche à l'égard du «
deuxième Israël ». Le troisième, celui des Arabes israéliens, attendra
encore beaucoup plus longtemps pour qu'on prête attention à son
dénuement.
La même approche fonctionnaliste régissait la politique économique
du jeune État juif. Le centralisme et le dirigisme hérités de l'époque pré-
étatique n'étaient pas, comme on le pense communément, le produit d'une
démarche socialiste, mais répondaient aux besoins de la construction
nationale. Puisqu'il fallait que la société mobilise toutes ses forces pour
atteindre l'objectif principal, l'existence d'un centre unique de décisions
était considéré comme une nécessité vitale. C'est pour cette raison, on l'a
vu, que la Histadrout avait été créée comme une organisation hautement
centralisée et autoritaire. Le centralisme inhérent aux structures mises en
place le lendemain de l'indépendance n'avait pas d'autres causes. Ces
tendances déjà bien enracinées se sont trouvées grandement renforcées
aussi bien par la nécessité de faire face à l'immigration de masse que par
le coût exorbitant de la guerre d'indépendance. Le système de
rationnement et de répartition des ressources tout comme les
investissements massifs nécessaires à la modernisation et au
développement ne pouvaient être gérés, comme en Europe d'ailleurs, que
par l'État.
Le planisme et le dirigisme économique furent des méthodes de
gouvernement en vogue durant et après la Seconde Guerre mondiale en
Europe et aux États-Unis où la mémoire de la grande crise des années
1930 était encore très vive. Les mesures dirigistes étaient alors dictées
par la nécessité d'assurer le plein-emploi et la nécessité de reconstruire
des pays ravagés par la guerre, et non par une volonté de changement
structurel. De même en Israël où cette politique eut d'assez bons résultats,
du moins si l'on considère ce qu'espéraient les dirigeants. Dès 1954, le
pays prit le chemin d'une croissance économique rapide et continue960.
Mais, en même temps, les disparités sociales allaient grandissant : le
centralisme et le dirigisme, assortis d'une importation de capitaux aux
dimensions fabuleuses par rapport au nombre d'habitants – en premier
lieu vint, au titre des réparations, l'argent allemand –, finirent par donner
à la nation une assise économique saine mais aussi une société aux
inégalités sociales à l'européenne et dans certains cas plus marquées que
dans l'Occident libéral, par exemple dans le domaine de l'instruction. Les
pères fondateurs le savaient bien, mais l'existence de profonds clivages
sociaux ne les préoccupait que dans la mesure où elle pouvait avoir une
influence néfaste sur la cohésion nationale. Les disparités sociales
devaient donc être maintenues dans des limites acceptables. Ces hommes
n'ont jamais eu d'autre idéologie ni d'autre politique, et comme celle
qu'ils pratiquaient depuis la création de la Histadrout leur avait bien
réussi, ils ne voyaient aucune raison de s'aventurer dans des expériences
incertaines.
Pour eux, l'économique et le social avaient toujours été au service de la
nation. Or la construction nationale était un processus politique : la
priorité devait donc aller au politique. Il en alla ainsi dès le début,
lorsque, à peine acquises les premières parcelles du pouvoir, les
fondateurs se sont appliqués à lui assurer l'assise la plus stable qui soit :
l'assise administrative. On ne s'étonne pas, dès lors, de l'attention
soutenue, voire de l'affection que l'élite travailliste prodigua à ses
appareils, celui de la Histadrout et celui du parti. En l'absence d'une
administration institutionnelle – l'État n'existe pas encore –, les pères
fondateurs vont considérer la bureaucratie histadroutique comme
l'administration de l'État en marche et exiger d'elle l'impartialité et la
discipline qu'une société étatisée est en droit d'attendre de son appareil
bureaucratique. Une fois l'État institué, Ben Gourion reportera ses
attentes et son affection sur les corps administratifs de l'État et surtout sur
l'armée. Pour lui, celle-ci était le melting pot dont il avait toujours rêvé.
Elle avait tout pour elle : la force, le dévouement, la discipline ; toutes les
vertus requises pour montrer le chemin à la nation. Pour Ben Gourion,
comme pour les autres pères fondateurs, Tsahal (armée de défense
d'Israël) n'était pas que la force de combat, il était aussi et autant chargé
de la mission de construire la nation. L'armée d'Israël a été voulue
comme le cycle d'apprentissage du comportement national. En Israël, on
n'a pas mis en place une armée neutre uniquement pour lui interdire toute
velléité d'intervention dans le jeu politique, mais surtout, sinon
uniquement, parce qu'elle était considérée comme une « armée du peuple
».
C'est encore une fois ce type de rapports fonctionnalistes qui a dicté le
mode et la nature des relations que les pères fondateurs ont entretenues
avec la diaspora. Ces dernières années, ces relations ont été l'objet d'un
débat d'où la passion n'a pas toujours été absente et qui rappelle le «
débat des historiens » qui s'est ouvert dans l'Allemagne fédérale des
années 1980 sur l'essence du nazisme et sur sa place dans l'histoire
allemande, ou encore le débat qui a remué la France des derniers mois de
1994 sur la nature du régime de Vichy et sur sa part dans la déportation
des juifs durant l'Occupation. En Israël, la question qui se pose
aujourd'hui est : « L'élite politique du Yshouv a-t-elle rempli la tâche
que, de son propre chef, elle s'est attribuée? » Le Yshouv, on l'a vu dans
cet ouvrage, a réclamé la prééminence sur toutes les communautés juives
de la diaspora, y compris sur celle des États-Unis. En revendiquant et en
obtenant cette prééminence, le Yshouv a pris des responsabilités – et
d'abord de leadership. La question donc n'est pas tant de savoir dans
quelle mesure était sincère et déterminée la volonté de l'élite travailliste
au pouvoir de « diriger » la diaspora, mais bien : a-t-elle réussi à être à la
hauteur de son ambition, en particulier durant la guerre?
Avant la guerre, la conception qui avait prévalu dans le Yshouv ainsi
que dans le mouvement sioniste organisé n'accordait à la diaspora aucune
valeur en soi. Le sionisme reposait sur la négation de la diaspora. Durant
la guerre, surtout lorsque la machine d'extermination se mit en marche,
cette perception prit une signification terrible. Jusque-là, le Yshouv avait
tenu l'immigration pour la seule réponse possible à la question juive.
Partant, on reconnaissait aux communautés juives de la Gola une seule
fonction, ou en tout cas principale : servir le Yshouv et donc l'entreprise
de résurrection nationale. Dans le Yshouv du demi-siècle qui sépare la
création du mouvement sioniste organisé du début de la Shoah, cette «
évidence » n'avait besoin ni de justification morale ni de justification par
la preuve matérielle, elle était. Il ne faudrait cependant pas conclure que
cette conviction ait été à l'origine de quelque politique délibérée de
désintérêt – les plus indulgents disent d'attentisme, les plus violents
disent d'aveuglement – du Yshouv à l'égard du sort des communautés
juives des pays alors sous la botte nazie. Il est tout simplement absurde
de supposer, ne fût-ce que supposer, que les juifs de Tel-Aviv auraient pu
être insensibles à ce que vivaient alors les juifs dans l'Europe nazie ou
nazifiée. Il est tout aussi insensé d'imaginer que les juifs de New York
auraient pu se réfugier dans une quelconque politique de l'autruche parce
qu'ils étaient à l'abri. En 1942, rares, très rares étaient les juifs qui, à Tel-
Aviv, New York ou Kansas City n'avaient pas encore un grand-père, un
père, un frère ou un cousin à Varsovie, Prague, Riga ou Budapest. Mais, à
New York comme à Tel-Aviv, les juifs étaient prisonniers d'une réalité
géographique, politique et psychologique qui limitait cruellement leur
capacité d'action. Ceux des Etats-Unis étaient avant tout américains et
tenus, comme tous les autres Américains, de respecter et de soutenir la
politique globale arrêtée à Washington. En ces années – et pas seulement
à cause de la situation mondiale, ni seulement aux États-Unis –, les
minorités n'avaient pas les possibilités d'expression que leur laisse la
démocratie depuis maintenant vingt ou trente années. Toujours est-il qu'à
Washington et à Londres, en 1939 comme en 1942 ou 1944, les juifs
américains, anglais ou eretz-israéliens qui avaient essayé de mettre le sort
des juifs d'Europe à l'ordre du jour des décisions concernant la conduite
de la guerre se sont fait poliment éconduire. Jamais le peuple juif n'a été
aussi seul. À Tel-Aviv, on en était conscient, probablement plus que
partout ailleurs.
Pourtant, ce problème sans pareil dans nos annales présente un autre
aspect. Les révolutionnaires, ne l'oublions pas, ne sont pas, en général,
des hommes qui décident de leur action uniquement pour apaiser leur
conscience. L'élite travailliste va donc concentrer les efforts sur ce qui a
toujours été et reste l'essentiel : la sauvegarde du Yshouv, dernier
retranchement de la nation. Les coups d'épée dans l'eau peuvent exprimer
une rage, ils n'obligeront jamais la mer au reflux. Le mouvement sioniste
organisé et le Yshouv savent bien que les moyens financiers et politiques
qu'ils mettent à la disposition de leur action en faveur des juifs d'Europe
sont insuffisants, pour ne pas dire ridicules. Mais ils ne veulent pas entrer
en conflit ouvert avec les gouvernements ou les opinions publiques des
pays – États-Unis et Grande-Bretagne surtout – qui, pour le moment,
pourraient ne pas comprendre qu'on leur parle de juifs sans défense
quand, pensent-elles alors, le monde a d'autres chats à fouetter – ce
monde auquel on prévoit de faire appel pour soutenir la lutte pour Eretz-
Israël une fois le nazisme éradiqué. D'une part il ne fallait pas que cette
guerre devienne une « guerre juive », d'autre part il importait de ne pas
gaspiller inutilement des munitions précieuses pour l'avenir. Aujourd'hui,
la question de savoir si tout ce qui aurait pu être fait pour venir en aide
aux juifs d'Europe a bien été accompli constitue un cas de conscience qui
déchire l'intelligentsia israélienne961.
S'agissant de l'intérêt supérieur de la nation, c'est-à-dire la réapparition
de la nation juive sur sa terre historique, aucun prix n'était trop élevé. Ce
principe, qui a porté et tendu quarante ans durant les inventeurs de l'État
d'Israël, sera aussi celui qui les guidera quand la guerre sera finie et
qu'arriveront sur les côtes de Palestine les premiers rescapés de la Shoah.
Afin que la nation soit ce qu'ils ont voulu, les pères fondateurs ont les
mêmes exigences à l'endroit des hommes décharnés qui débarquent qu'ils
en avaient à l'égard d'eux-mêmes et de tous les immigrants arrivés après
eux. Changez! leur disaient-ils; changez du tout au tout! Aura-t-on assez
reproché à ces rescapés de s'être « laissé traîner aux abattoirs comme des
moutons » ! Les nouveaux venus, heureux et malheureux d'être encore en
vie, n'eurent pas la force de demander des comptes au Yshouv. Ils
voulaient oublier. Le sentiment le plus fréquemment rencontré parmi ces
hommes et ces femmes était le désir d'être « nouveau » en faisant comme
leurs frères qui avaient eu le courage d'« avoir eu raison quarante ans plus
tôt ». Et qui aurait osé, alors, demander des comptes à ces bâtisseurs de
nation qui, même au plus noir de la tourmente, avaient eu confiance en
eux-mêmes et en l'inéluctabilité du projet sioniste? Oublier... pour être
israélien.
Aux immigrants venus des pays arabes au cours des années 1950 a été
faite la même injonction. Au début, ils acceptèrent de se couper de leur
culture, de leur passé même. C'était, les avait-on persuadés, la seule façon
de contribuer efficacement au projet national. Mais il ne fallut pas
attendre longtemps pour que l'« israélianité » dans laquelle on voulait
couler ces derniers venus fût ressentie comme un viol de leur identité. En
fait, ils ne savaient pas qu'avant de s'en prendre à leur culture, c'était à
leur propre culture mère que les pères fondateurs et les pionniers s'en
étaient pris962. Pour les dirigeants du Yshouv, puis de l'État d'Israël, la
révolution culturelle devait être totale et n'épargner personne. Elle était le
premier passage obligé de la révolution nationale. Révolution nationale
au nom de laquelle toutes les grandes décisions avaient été prises du
temps du Yshouv et au nom de laquelle on justifiait les grandes décisions
prises depuis la création de l'État. Avant comme après 1948, ce sont ces
besoins qui ont dicté les politiques sociales et le repeuplement du
territoire. C'est pour « tenir » les frontières que les immigrants des années
1950 ont été installés loin des centres économiques et culturels, ce qui
leur interdisait toute véritable intégration économique et culturelle rapide.
Les dirigeants du jeune État ne voyaient rien que de très normal dans le
fait de les fixer dans des régions ingrates. Après tout, Hédéra, à mi-
chemin entre Tel-Aviv et Haïfa, et Petah-Tikva, aujourd'hui limitrophe de
Tel-Aviv, maintenant deux villes riches et prospères, étaient elles aussi,
en leur temps, éloignées de tout. Et Afoula, fondée durant la quatrième
alya, avait été créée dans des conditions non moins difficiles que Sdérot,
Nétivot ou Ofakim, trois petites villes du Sud qui végètent aujourd'hui
encore. Construire un pays, reconstituer une nation, pensaient les pères
fondateurs, implique le sacrifice; demain, Sdérot, Nétivot et Ofakim
seront aussi florissantes que Hédéra ou Petah-Tikva. Il n'en a rien été.
Aujourd'hui, c'est dans les villes dites de développement que le chômage
est le plus fort, l'instruction la moins prometteuse, la mobilité sociale la
plus lente.
***
La deuxième révolution
Itzhak Rabin a pris sa place dans les livres d'histoire avant même son
assassinat le 4 novembre par un jeune intégriste juif, pur produit du
processus de radicalisation subi depuis une génération par la droite
sioniste nationaliste et religieuse. L'apposition de sa signature sur les
traités de paix avec les Palestiniens l'a catapulté au rang de ces hommes
d'État de grande classe qui, en un laps de temps très court, ont su franchir
le pas décisif. Sa mort tragique, au sens grec, est venue nous rappeler
combien l'épopée ne demande qu'à intervenir dans la vie des hommes. Le
deuil sincère que les Israéliens ont pris sur eux d'observer est venu le
signifier clairement. Il est vrai que, dans le cas de Rabin, la légende était
déjà là.
Rabin n'a pas payé de sa vie le seul fait d'avoir serré la main d'Arafat.
Il a été avant tout la victime de l'opposition déterminée de la droite
nationaliste religieuse à la deuxième révolution qu'est en train de
traverser le peuple juif dans son cheminement vers la normalisation et
l'insertion dans le quotidien des travaux et des jours de l'homme
contemporain. Sous plus d'un aspect, les changements dont nous sommes
témoins dans la société israélienne d'aujourd'hui sont plus significatifs
que ceux introduits dans cette même société durant sa première
révolution, la révolution nationale évoquée par ce livre.
Il faut bien le dire : la droite religieuse a quelques bonnes raisons de se
poser comme la gardienne du temple du sionisme originel. Cette droite
intégriste est aujourd'hui le seul mouvement politique et culturel qui
propose un autre choix que celui dans lequel se sont engagées une bonne
partie de la population israélienne et une bonne partie du peuple juif.
Attentive aux changements que le monde a connus depuis le lendemain
de la guerre d'indépendance et consciente des transformations socio-
économiques que son pays vit depuis la guerre de 1967, la société
israélienne n'a plus, dans sa majorité, les réflexes de société tribale en
danger qui l'ont caractérisée jusqu'au milieu des années 1970. La
nouvelle société israélienne se sent plus sûre d'elle-même et veut
consolider sa place dans l'Occident libéral, avec ce que cela implique
d'adhésion à ses valeurs et comportements. Jusqu'à ces dernières années,
toutes les tendances du sionisme participaient peu ou prou des mêmes
grandes idées. Les différences entre sionisme religieux et sionisme laïc,
entre sionisme de droite et sionisme de gauche n'ont jamais été que des
différences de forme, et non vraiment des différences sur le fond. Toutes
les tendances étaient d'accord pour présenter le sionisme comme une
entreprise de sauvetage des juifs par leur transfert en masse en Eretz-
Israël (puis en Israël). Toutes soutenaient qu'il fallait conquérir la terre et
la peupler en long, en large et en travers autant que faire se pouvait et
autant que les moyens (tous les moyens) le permettaient. Toutes
reconnaissaient que le sionisme avait pour tâche de mener une révolution
culturelle comme jamais le peuple n'en avait connu depuis la conquête de
Canaan. Toutes enfin tenaient la Bible pour le titre de propriété sur le
pays, sur tout le pays des ancêtres.
Tel était le fondement de l'alliance entre les sionistes laïcs et les
sionistes religieux, une alliance qui ne devait rien au politique, au
circonstanciel ou au contingent. Au sein du sionisme de gauche, la laïcité
n'était guère qu'un vernis. Et encore n'avait-elle de signification que
rituelle, comme un verset que l'on répète sans en vouloir
l'accomplissement. La ferveur était ailleurs. Elle brûlait pour l'identité
juive. La proximité intellectuelle et spirituelle du Grand Rabbin Kooka,
figure de proue du sionisme religieux, avec l'élite travailliste avait alors
permis d'éviter l'apparition de ces forces de l'obscurantisme qui, dès le
milieu des années 1970, trouveraient leurs guides spirituels parmi
quelques rabbins des territoires occupés de Judée et Samarie. Certes, du
temps du Yshouv, nul n'était besoin qu'une autorité religieuse rende une
sentence de mort contre un dirigeant politique reconnu coupable de faire
bon marché d'un seul mètre carré de la terre attribuée par Dieu. Et pour
cause ! Il n'était pas alors question de restituer aux Arabes la moindre
partie du territoire déjà conquis. Le bagage spirituel des pères fondateurs,
qu'il s'agît de Gordon, de Katznelson, de Tabenkin ou même de Ben
Gourion, de Lévy Eshkol et de Golda Meïr, était, à peu de nuances près,
celui des dirigeants du sionisme religieux. Même Moshé Dayan et Igal
Alon, nés en Eretz-Israël et figures emblématiques du « juif nouveau »,
fils d'agriculteurs et hommes de guerre, n'avaient pas vraiment d'autres
références que celles de leurs aînés « laïcs », purs produits des petites
villes juives de Pologne et de Russie, serrées autour de leurs synagogues
et écoles rabbiniques.
C'est sur fond d'identité culturelle et autour d'un même combat pour
l'indépendance que s'est nouée l'alliance de facto entre tous les courants
du sionisme. Le courant national religieux et les trois courants du
sionisme laïc (le sionisme général, le sionisme révisionniste et le
sionisme travailliste) ont mis le même entêtement à lutter contre
l'assimilation et à combattre contre la perte de l'identité juive
traditionnelle. Tous les courants voulaient alors un pays aux frontières les
plus étendues possible, ils ne se différenciaient que sur les moyens à
utiliser pour obtenir le tracé de celles-ci. Pour tous, le sionisme se
définissait en termes de culture, d'histoire et de religion, sinon de
mystique. Et le peuple juif, en termes de tribu : une tribu qui se devait de
s'unir et de se ranger derrière le pionnier qui avait pris la tête du combat
pour la reconquête et le repeuplement. C'est pourquoi les différences
n'étaient, au lendemain de la guerre de 1967, que tactiques entre les
partisans du « compromis territorial » ou du « compromis fonctionnel »,
qu'ils fussent du centre gauche, du centre droit ou de l'extrême droite.
Seuls une petite frange isolée de l'extrême gauche et un tout petit nombre
exilé dans l'extra-parlementarisme avaient alors osé tenir le langage de
Cassandre. Très vite, néanmoins, même dans l'extrême gauche sioniste,
des voix, et non des moindres, s'étaient élevées pour soutenir les «
nouveaux pionniers » qui réclamaient le repeuplement de la Judée et de
la Samarie au nom des « droits historiques » du peuple juif sur toute la
terre d'Israël. L'écrasante majorité, pour ne pas dire la quasi-totalité, de la
population juive d'Israël ne remettait pas alors en cause la légitimité de
l'occupation. Peu nombreux étaient alors les juifs d'Israël qui
comprenaient de quoi on leur parlait quand on leur rappelait que, peut-
être, les Palestiniens avaient, eux aussi, des droits sur cette terre.
Comme tous les mouvements nationalistes apparus à peu près en
même temps que lui, le sionisme, hormis quelques petits groupes
insignifiants en nombre, avait rejeté dès le début la dimension
universaliste présente dans le socialisme et le libéralisme. Le sionisme,
comme tous les nationalismes, ne s'est jamais donné pour finalité de
défendre les droits de l'homme ni d'établir l'égalité entre les nations. La
justice sociale n'était pas davantage sa vocation. Étant donné sa mission,
il ne pouvait être autre : il lui fallait sauver une population en danger
d'extinction culturelle d'abord, physique ensuite. C'est pourquoi, tant que
les Arabes refusèrent de lui accorder une reconnaissance étatique, voire
sociale (ils la menaçaient de la rejeter à la mer), la société israélienne n'a
eu aucune difficulté à se cimenter autour d'une même conception du
projet national qui impliquait, entre autres, la « récupération » de toute la
terre d'Israël.
C'est ce consensus qui a permis à tous – en dehors, encore une fois, de
quelques « illuminés » – de considérer la guerre des Six Jours comme les
suite et fin de la guerre d'Indépendance de 1948, qui, elle, pour des
raisons de contingence, n'avait pu permettre à l'armée israélienne
d'arriver jusqu'à la rive occidentale du Jourdain. Le Goush Emounimb, qui
allie intégrisme religieux et fanatisme nationaliste pour appuyer sa «
mission de récupération » de la Cisjordanie par la colonisation, a donc
raison, avec les non-religieux qui le soutiennent, de présenter les
implantations en Judée, en Samarie ou au cœur même de Hébron comme
le prolongement logique, naturel et légitime de la volonté du sionisme
originel et d'arguer qu'il est plus proche de l'esprit des pères fondateurs
que ne l'est le « nouveau sionisme libéral », auquel d'ailleurs il ne
reconnaît pas toujours la qualification de sionisme. En effet, l'Israélien
juif laïc tourné vers l'Occident et ouvert à ses valeurs a commencé, ces
dernières années, à se bâtir une identité « indépendante », coupée des
extrapolations mystiques de sa religion et du contenu irrationnel de son
histoire. C'est là une révolution que le sionisme national religieux et le
sionisme national radical (prétendument laïc) ne peuvent entériner, ni
suivre son développement avec indifférence. Le nationaliste radical, laïc
dans son quotidien et en général dépourvu d'une solide culture juive, a
besoin du shabbat, des fêtes religieuses et de leur cérémonial et des
pierres qui ont « une âme attachée à notre âme » comme le poisson a
besoin de l'eau.
Il sait que le nationalisme peut vivre et se développer aussi bien sur
fond de rationalisme, d'individualisme et de laïcisme véritable que sur
fond d'histoire, de culture, de religion et de mysticisme. Aussi le
nationalisme radical prétendument laïc réclame-t-il Hébron – berceau de
la nation juive, où se trouve le caveau des Patriarches – non pas au nom
de la libération du peuple juif ou de l'homme juif, mais pour renouer avec
un symbole majeur de la culture juive. En Israël, c'est dans ce continuum
histoire-religion que le nationaliste radical laïc et le nationaliste religieux
se rejoignent; en son nom, ils veulent une Hébron juive, en son nom ils
appuient la légitimité de leurs revendications sur cette ville symbole en
particulier, sur toute la Judée et toute la Samarie en général. Aux yeux du
nationaliste intégral, l'aspiration à la liberté et à l'autodétermination n'est
pas une aspiration suffisamment mobilisatrice ni suffisamment
unificatrice. En outre, cette volonté librement exprimée n'est jamais pour
lui source de légitimité : les hommes, et donc leurs aspirations, sont
volatiles ; les pierres, elles, sont éternelles.
Alya
Asséfat Hanivharim
Bataillons juifs
Bilouün
Voir Alya.
Brit Shalom
Eretz-Israël
Galout ou Gola
Haganah
Hanoar Haoved
Hashomer
Hashomer Hatsaïr
La « Jeune Garde » : mouvement pionnier sioniste socialiste fondé à
Vienne en 1916. Devient parti politique en 1946 et participe à la
formation du parti Mapam (Parti ouvrier unifié) en 1948.
Keren Hayessod
Knesset Israël
Moshav
Moshava
Olé
Fondée par Theodor Herzl au Ier congrès sioniste (Bâle, août 1897).
C'est lors de ce congrès que fut adoptée la résolution connue sous la
dénomination « programme de Bâle », qui reste l'une des meilleures
définitions à la fois du sionisme et des moyens qu'il entendait se donner
pour réussir sa tâche – l'OSM étant son bras séculier :
« Le sionisme aspire à la création, en Palestine, d'un foyer national
pour le peuple juif garanti par le droit public.
« À cette fin, le Congrès envisage d'employer les moyens suivants :
Palmah
Shtettl
Tsahal
Vaad Léumi
Yshouv