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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR PUBLIÉS EN FRANCE

Dédicace

Note sur les sources

Avant-propos

INTRODUCTION

CHAPITRE PREMIER - Le primat de la nation : Aharon-David Gordon


et le cadre conceptuel de la construction nationale

LA NÉGATION DE LA DIASPORA

QU'EST-CE QUE LA NATION?

NATIONALISME OU SOCIALISME : CORRIGER L'HOMME


ET LA NATION OU CORRIGER LA SOCIÉTÉ?

LE DROIT SUR LA TERRE : LA FORCE DE L'HISTOIRE

CHAPITRE II - Un socialisme du vécu

L'HÉRITAGE DE LA DEUXIÈME ALYA

LES PREMIERS SIGNES DE GLISSEMENT À DROITE

L'ÉLIMINATION DU POALEI TSION

LA FONDATION DE L'AHDOUT HAAVODA


LE TRAVAILLEUR COMME AGENT DE LA RÉSURRECTION
NATIONALE

CHAPITRE III - Le socialisme au service de la nation : Berl Katznelson


et le socialisme constructiviste

LA LÉGENDE ET LA RÉALITÉ

LA NATION D'ABORD

DU SOCIALISME PRODUCTIVISTE AU SOCIALISME


NATIONAL

CHAPITRE IV - La fin et les moyens: l'idéologie travailliste et la


société histadroutique

LES FONDEMENTS DU POUVOIR

LA REPRISE EN MAIN DES COLONIES COLLECTIVISTES

LA DESTRUCTION DU BATAILLON DU TRAVAIL

CHAPITRE V - La victoire du socialisme national : de la classe à la


nation

QU'EST-CE QUE LA CLASSE?

LA COOPÉRATION AVEC LA CLASSE MOYENNE

LA BATAILLE DE L'ENSEIGNEMENT OUVRIER

CHAPITRE VI - L'épreuve de la démocratie et de l' égalité

PUISSANCE DE L'APPAREIL ET INDIGENCE DE LA VIE


INTELLECTUELLE

OLIGARCHIE ET CONFORMISME
L'ÉGALITÉ : LE PRINCIPE ET SON APPLICATION

LA FAILLITE DU SALAIRE FAMILIAL

LA LUTTE DES CLASSES AU SEIN DE LA HISTADROUT

ÉPILOGUE

POSTFACE DE NOVEMBRE 1995

Notes

Glossaire

INDEX

« L'espace du politique »
© Librairie Arthème Fayard, 1996 en toutes langues
à l'exception de l'hébreu
978-2-213-66022-6
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR PUBLIÉS
EN FRANCE
Maurice Barrès et le nationalisme français, Paris, A. Colin, 1972.
Nouvelle édition, Bruxelles, Ed. Complexe, 1985.
La Droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme, Paris,
Le Seuil, 1978. Nouvelle édition in coll. «Points-Histoire », 1984.
Ni Droite, ni Gauche. L'idéologie fasciste en France, Paris, Le Seuil,
1983. Nouvelle édition refondue et augmentée, Bruxelles, Ed. Complexe,
1987. Traduit en hébreu, anglais, italien.
Naissance de l'idéologie fasciste (en coll. avec Mario Sznadjer et Maia
Ashéri, Paris, Fayard, 1989. Nouvelle édition in coll. « Folio-Histoire »,
1994. Traduit en hébreu, anglais, italien, espagnol et portugais.
Direction :
L'Eternel Retour. Contre la démocratie, l'idéologie de la décadence,
Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994.
Ouvrage traduit de l'hébreu par Georges Bensimhon
avec le concours de l'auteur
Pour Ziva, Tali et Yael
Note sur les sources
La quasi-totalité des sources utilisées dans cet ouvrage est inaccessible
au lecteur qui ne possède pas une bonne connaissance de l'hébreu. Il en
est ainsi non seulement des archives, des œuvres des auteurs étudiés et de
la presse de l'époque, mais aussi des sources secondaires. C'est pourquoi
il ne m'a pas semblé utile de communiquer une bibliographie. De toute
façon, toutes les sources sont signalées dans les notes. Quand un ouvrage
– il s'agit essentiellement des sources secondaires – a été traduit en
anglais ou, ce qui est beaucoup plus rare, en français, cette traduction est
rappelée.
Certains auteurs importants pour la bonne compréhension des
problèmes exposés ici sont accessibles non seulement en anglais, mais
aussi en allemand, en russe et en espagnol. Ces langues sont soit celles
dans lesquelles ces travaux ont été rédigés, soit des traductions. Tel est
notamment le cas de Syrkin, Arlosoroff, Borochov et Ben Gourion.
Toutefois, dans ce livre, c'est toujours le texte hébreu, c'est-à-dire celui
qu'avaient en mains les militants et les troupes, qui a été utilisé.
Avant-propos
Paru en hébreu en juin 1995, cet ouvrage a immédiatement suscité en
Israël un débat intense et soutenu. Certaines réactions mériteraient une
étude à part; mais puisque les discussions continuent toujours, aussi vives
que dans les premiers jours, et que les traductions en langues étrangères
ne manqueront probablement pas d'en lancer d'autres, il convient de
remettre cette tâche à plus tard. Je noterai pour le moment que la vigueur
et l'ampleur des échanges révèlent combien ces pages touchent à
l'essentiel de l'interrogation sur l' « israélianité ». Sur la nature du
nationalisme juif, sur le contenu du socialisme sioniste, ses origines et sa
place dans la formation de l'identité israélienne, certaines questions
essentielles, me semble-t-il, ont souvent été mal posées et beaucoup ont
été éludées. C'est précisément à ces questions que ce livre tente de
répondre.
À l'origine de ce travail se trouve en effet une réflexion critique sur la
société israélienne d'hier et d'aujourd'hui. J'ai toujours vécu mon pays en
« intellectuel engagé », membre d'une société hautement mobilisée qui,
d'une guerre à l'autre, n'a jamais connu que des cessez-le-feu en instance
de rupture. Pendant plus de trente ans, la tenue de combat m'a été bien
plus naturelle et son port souvent plus fréquent que le costume de ville.
Mais, durant toutes ces années, mon champ de travail professionnel se
trouvait ailleurs et, en ce qui concerne Israël, j'étais tributaire de mes
impressions, intuitions et expériences personnelles ou encore du travail
d'autrui. Dans les deux cas, j'en étais réduit à opérer en terrain peu sûr, et
ma perspective, forcément, était limitée. Ici unmanque de données, là des
données qui souffraient de manques : ma curiosité n'y trouvait pas son
compte. D'autant qu'assez tôt j'avais commencé d'éprouver des doutes
sérieux sur nombre d'idées reçues, accréditées par l'historiographie et la
politologie israéliennes et toujours bien vivantes dans la Weltanschauung
de notre élite culturelle.
C'est pourquoi j'ai décidé un jour d'y aller voir moi-même. J'ai voulu
procéder de la manière qui seule est vraiment naturelle à l'historien
professionnel: fouiller les archives, dépouiller la presse, relire les textes,
confronter les réalités sociales et politiques mises en place avec les idées
qui sous-tendaient l'action. Il en va de l'étude de la société eretz-
israélienne (1904-1948) comme de l'étude de toute société, et les
méthodes d'investigation sont les mêmes, qu'il s'agisse d'écrire l'histoire
du xxe siècle ou celle de périodes plus éloignées. Pour pouvoir donner
une réponse à ces questions, il est essentiel de privilégier le matériau brut
de l'époque et non les souvenirs qu'en ont gardés les témoins. Les acteurs,
on le sait, ont souvent une fâcheuse tendance à s'attendrir sur leur
lointaine jeunesse et à embellir les réalités d'alors. La mémoire n'est pas
qu'un filtre, elle possède aussi une regrettable disposition à réagir en
fonction des besoins du présent.
Certes, même le chercheur professionnel ne peut prétendre au
détachement absolu – le voudrait-il que la chose ne serait pas possible.
Mais il a le devoir de présenter à son lecteur un travail bien fait. Il sait
qu'il lui faut prendre un certain recul, taire ses émotions, regarder d'un
œil sceptique les idées les mieux établies, passer constamment à la loupe
les certitudes les plus incrustées. C'est là souvent une tâche ingrate et une
méthode qui peut ne pas avoir l'heur de plaire à tout le monde.
Certainement pas à ceux qui, saisis un demi-siècle plus tard d'une
nostalgie bien compréhensible pour une époque devenue à leurs yeux un
âge d'or, se considèrent comme les meilleurs exégètes de leur propre
épopée.
Pour d'autres, par exemple les enfants et petits-enfants de l'élite
pionnière dont les idées et les décisions sont ici étudiées, ou encore pour
tous ceux qui s'instaurent en gardiens jaloux des gloires nationales, du
portrait de groupe des pères fondateurs ou de leurs statues, bref, pour ces
descendants comme pour ces cosignataires du souvenir correct, l'historien
qui met au jour des vérités désagréables, se défie du mythe ou bien le fait
voler en éclats, l'historien qui avance une interprétation peu conformiste
est perçucomme un empêcheur de tourner en rond, voire comme un
ennemi du peuple. Ce phénomène n'est pas propre à la société
israélienne, il est fort bien connu en France. En France aussi, les
souvenirs émus des uns et une certaine historiographie apologétique
continuent à vouloir fausser la perception d'un passé toujours présent. Je
ne prétends pas pour autant livrer à mes lecteurs un ouvrage libéré de tout
jugement de valeur. Au contraire : si telle avait été la contrainte à laquelle
on aurait soumis le travail scientifique, voilà longtemps que je serais allé
me chercher un autre métier. Mes préférences apparaissent dans ces
pages, clairement, mais j'ai tout fait pour que mes propres choix
intellectuels restent en dehors de l'analyse historique.

***

Pensé et écrit en hébreu, ce livre a été non seulement traduit mais


encore retravaillé en français. De nombreux ajouts et développements
sont venus étoffer le texte d'origine pour le rendre aussi accessible que
possible au lecteur français. Cette présentation n'aurait pas été possible
sans l'immense travail, le grand talent et l'amitié de Georges Bensimhon,
lecteur perspicace et impitoyable. Son sens critique tout comme sa vaste
culture n'ont jamais été pris en défaut. Georges Bensimhon
m'accompagne depuis mon premier livre, et c'est pour moi une grande
joie de pouvoir lui exprimer, une fois encore, ma profonde gratitude.
La rédaction de ce livre a commencé en 1991-1992, alors que j'étais
fellow du Woodrow Wilson Center, à Washington. Je voudrais remercier
le directeur du centre, Charles Blitzer, et ses collaborateurs pour
l'occasion qui m'a été donnée de travailler dans cet institut de recherche
d'une rare qualité.
Après mon séjour aux États-Unis, jusqu'à la publication de ce livre,
l'institut Leonard-Davis et le centre Lévy-Eshkol de l'Université
hébraïque et la branche israélienne de la fondation Ford (Israel
Foundations Trustees) m'ont assuré une aide financière sans laquelle je
n'aurais pu mener mes recherches à bien. Les personnels des Archives
sionistes, à Jérusalem, des Archives du mouvement travailliste (la
Histadrout), à Tel-Aviv et des Archives du Parti travailliste (le Mapaï,
pour la période qui nous concerne) de Beit-Berl, à Zofit, dans la grande
banlieue de Tel-Aviv, m'ont été d'un grand secours, tout comme ceux de
la Bibliothèque nationale de Jérusalem et de la bibliothèque universitaire
du mont Scopus.Non moins précieuse m'a été l'aide de mes étudiants Gal
Betzer, Anna Bosheri, Ayelet Lévy et Dan Tadmor. Merci enfin à Danièle
Friedlander et Corinne Nahmani qui ont pris soin de mon manuscrit pour
en faire un texte digne des temps de l'ordinateur.
Z. S.,
Jérusalem, automne 1995.
INTRODUCTION

Socialisme, nationalisme et socialisme nationaliste

Cette étude se propose d'examiner la nature de l'idéologie qui a guidé


le courant central du mouvement travailliste dans son entreprise de
construction nationale et de retracer la démarche qu'il a suivie pour
dessiner les lignes de force du Yshouva, la société juive de Palestine. À
maints égards, ce livre a pour objet d'analyser la manière dont, au cours
du demi-siècle qui précède la guerre d'indépendance de 1948-1949, le
mouvement travailliste a conjugué idéologie et action pour élaborer les
principes fondamentaux de ce que va être la société israélienne (étatique)
dans ses structures comme dans son fonctionnement. Dès lors qu'il s'agit
d'observer la conduite suivie par une collectivité pour se constituer en
État-nation, avec pour intention déclarée de respecter l'espace du
socialisme, une question d'ordre général s'impose, pertinente en tout lieu
et en toute culture: un mouvement national qui aspire à une révolution
culturelle, morale et politique chargée de valeurs de caractère
fondamentalement particulariste peut-il coexister avec les valeurs
universalistes du socialisme? À cette question les pères fondateurs de
l'État-nation juif, l'État d'Israël, qui étaient aussi les dirigeants du
mouvement travailliste et parfois ses maîtres à penser, ont toujours
répondu sans hésitation par l'affirmative. Pour ces hommes d'ailleurs,
c'était justement la « synthèse réussie» entre socialisme et idée nationale
qui conférait toute sa singularité au mouvement national juif d'Eretz-
Israël*. Dès son entrée en politique, au début de ce siècle, cette élite n'a
jamais douté de la possibilité d'une telle synthèse; en Eretz-Israël,
soutenait-elle, objectifs nationaux et socialisme sont nécessairement
identiques, complémentaires et solidaires.
La présente étude n'entend pas seulement analyser si, en Eretz-Israël,
cette synthèse a été effectivement accomplie dans le respect de ses deux
composantes, mais d'examiner aussi une question à la fois plus complexe
et plus ardue : les pères fondateurs aspiraient-ils réellement à créer une
société autre en même temps qu'ils travaillaient à fonder une nation, ou
bien avaient-ils compris, dès les premiers temps, que ces deux objectifs
ne pouvaient être atteints simultanément? La revendication d'égalité
constituait-elle véritablement un objectif concret, quand bien même fût-il
irréalisable à brève échéance, ou n'était-elle qu'un mythe mobilisateur,
voire un alibi commode qui permettait au mouvement travailliste d'éluder
les contradictions inhérentes au simple fait de chercher à juxtaposer
socialisme et nationalisme? Qu'en a-t-il donc été de l'égalité, cette
proclamation majeure de la volonté fondatrice, pour ne pas dire ce mythe
fondateur, de la société israélienne?
Une précision est tout de suite nécessaire : lorsque nous parlons du «
mouvement travailliste », nous entendons désigner le courant central de
la Histadrout (Confédération générale des travailleurs juifs d'Eretz-Israël)
fondée en décembre 1920, et non tout le mouvement, toutes formations
comprises. Le mouvement travailliste, ce sont ici les deux partis –
Ahdout Haavoda* et Hapoel Hatsaïr* – qui ont conjointement créé la
Histadrout en tant que structure à la fois politique, économique et sociale,
ont décidé de sa vocation, de ses organigrammes et de son ratissage, et
l'ont dominée avant et après leur fusion de 1930 en un seul parti, le
Mapaï*.
Pour plus d'une raison et sous plus d'un aspect, le mouvement
travailliste constitue un champ d'investigation idéal. Bien avant que de
prendre formellement les rênes du mouvement sioniste, au milieu des
années 1930, les dirigeants de ce mouvement avaient déjà réussi à
affirmer dans le Yshouv une autorité morale, politique et sociale telle
que, le moment venu, ils sont « naturellement choisis » pour le guider
politiquement, décider de ses structures sociales et économiques, déclarer
l'indépendance de l'État et le diriger jusqu'au début des années 1970,
lorsque la deuxième génération, qui a grandi dans le sérail, prend la
relève. En mai 1977, le mouvement est, pour la première fois de son
histoire, battu auxélections. Tout le monde est sous le choc, même
l'opposition. En 1992, quand il revient au pouvoir, c'est à peine si la
société a connu quelques changements, quelques adaptations. Dans
l'Occident démocratique du XXe siècle, ce phénomène – il n'y a pas
d'autre mot – est unique, tant en continuité dans le temps que dans sa
nature et ses retombées de toutes sortes. L'histoire contemporaine ne
propose aucun exemple semblable d'emprise si profonde d'une élite
politique sur une société, tous domaines et tous niveaux confondus.
Ces éléments donnent leurs vraies dimensions aux écarts que l'on ne
saurait manquer de constater entre la déclaration d'un mouvement qui se
réclamait du socialisme et la pratique de son action sociale. L'élite
travailliste n'aurait pas eu la main partout, elle ne serait restée au pouvoir
que dix ou vingt ans, son pouvoir n'aurait été que politique, on aurait pu
dire: elle n'a pas eu le temps, elle n'avait pas les moyens, on ne fait pas
toujours ce qu'on veut. Mais ces dirigeants ont tout été: ils ont été l'oracle
et ses interprètes, ils ont été le grand prêtre et le chantre, et surtout, ils ont
tenu l'essentiel des pouvoirs, sans discontinuité, durant cinquante ans au
moins.
C'est l'épopée de cette élite, sa longue marche vers l'État constitué que
cet ouvrage entend retracer.
En 1977, lorsque le mouvement cède la direction du pays, la société
israélienne n'a rien qui puisse la distinguer des autres sociétés ouvertes,
industriellement développées. La justice sociale et l'égalité y sont celles
qu'on trouve – ou ne trouve pas – dans la majorité des pays de l'Europe
occidentale. Les quelques apparences non conformistes des relations
humaines et l'aspect sans classes (aspect seulement) propres aux jeunes
sociétés d'immigration ne peuvent masquer les dures réalités statistiques.
La troisième alya* (1919-1923) a été la seule à porter en elle un
potentiel véritablement révolutionnaire. Mais comme ces nouveaux
immigrants ont vite fait d'accepter les conceptions et volontés de leurs
prédécesseurs, ce potentiel est resté lettre morte. Les hommes et femmes
du Bataillon du travail (voir chap. IV) qui ont refusé de se plier aux
normes de pensée et aux principes d'action arrêtés par leurs aînés de la
deuxième alya (1904-1914) ont été qui marginalisés, qui obligés
d'abandonner la vie politique et quelquefois même ont préféré quitter le
pays. Quant aux fils de ces premiers venus, ceux que l'historiographie
d'Israël désigneracomme la « génération de 48 », ce qui les caractérisera,
ce sera surtout le manque d'inventivité et le conformisme. Ces fils,
hommes politiques, écrivains ou chefs de guerre, n'ajouteront rien de bien
original à l'héritage de leurs parents, même dans l'art militaire. De plus,
dans le domaine de la réflexion idéologique, la production de cette
génération sera tout simplement consternante. Le résultat de cet
immobilisme idéologique – les nouveaux venus des alyas successives
n'ont eu d'autre possibilité que de ratifier les choix fixés par la deuxième
alya – est que le Mapaï a pu diriger presque sans partage la lutte des juifs
d'Eretz-Israël pour l'indépendance nationale. Pourtant, malgré cette
suprématie incontestée au sein du Yshouv, le Mapaï ne réussit pas à
introduire le changement social qu'il disait vouloir au moment de sa
naissance un changement déjà promis lors de la création de la Histadrout.
Échec? Non, car les fondateurs de la Histadrout puis du Mapaï n'ont
jamais eu la ferme intention de changer la société. C'est d'ailleurs cette
myopie sociale que l'on retrouve à l'origine de la paralysie politique,
morale et intellectuelle qui, jusqu'à ces toutes dernières années, a
caractérisé le Parti travailliste, la formation héritière du Mapaï mise en
place au lendemain de la guerre des Six Jours.
Car l'« incapacité» du Parti travailliste à brider les velléités
d'expansion territoriale, qui s'installent en son sein au lendemain de la
victoire de juin 1967, et son indolence sociale durant les années de grâce
et de développement économique qui suivent ne sont pas quelque
conséquence d'une situation imposée par des contingences
ingouvernables mais bien les résultantes d'une décision idéologique
consciente. Un choix qui, en amont, nous mène au fondement même du
système : le socialisme constructiviste. Le socialisme constructiviste est
généralement considéré comme la grande contribution idéologique et
sociale du mouvement travailliste eretz-israélien aux besoins particuliers
du pays, dans les conditions qui ont été les siennes, avant et après 1948.
Cet apport, en réalité, n'avait rien de bien original. Le socialisme
constructiviste n'a jamais rien été d'autre qu'une variante locale du
socialisme national européen – ce socialisme né de la rencontre des
courants socialistes antimarxistes et antiréformistes d'une part, du
nationalisme ethnique, culturel et religieux d'autre part.
Comparé aux autres branches du socialisme, le socialisme national
européen doit sa singularité à son adhésion au principe duprimat de la
nation. Ce principe, pour lui, commandait tous les autres, à commencer
par les principes universalistes du socialisme. Pourvu d'un tel postulat, ce
nouveau socialisme n'a alors aucun mal à s'imposer dès son apparition
comme la meilleure raison suffisante que désespéraient de trouver tous
les nationalistes impatients de convaincre les masses populaires de se
joindre de toutes leurs forces à la construction de l'État-nation. Tous, côte
à côte et l'un avec l'autre – car l'un ne peut rien sans l'autre – sont tendus
par la même vocation: l'accomplissement des grands desseins nationaux.
Ce socialisme, en effet, exhortait à l'union organique de la nation. Tous
sont du même combat, dont la direction sera menée par des élites
naturelles désignées non en fonction de leur extraction sociale, de leur
appartenance à une classe ou de leur instruction, mais compte tenu de
leur propension au sacrifice et de leur désir irrépressible d'accomplir une
mission altruiste. Plus encore, beaucoup plus que n'importe quel
socialisme, le socialisme national honnissait la grande finance,
l'aristocratie pervertie et tous ceux à qui l'argent vient facilement. Il
haïssait l'argent voyageur, « apatride ». Pour mettre fin au règne des
parasites et des paresseux, il en appelait au travailleur des villes, au
paysan qui cultive son champ – cet être aux pieds enracinés dans le sol
des ancêtres – et à l'entrepreneur qui dirige son usine; à celui qui, riche
ou pauvre, donne de sa sueur, de ses ressources ou de ses talents pour le
bénéfice de la collectivité. Il insistait pour distinguer le bourgeois
«positif» – travailleur, producteur – du bourgeois « parasite ». Une
distinction qu'il reportait sur l'argent : il y a l'argent créateur d'emplois et
fertile, et il y a l'argent boursicoteur, stérile, improductif, qui n'enrichit
que son possesseur. Ce socialisme prônait le culte du travail et de l'effort
en général, et réservait aux simples gens une place particulière dans son
panthéon ; il glorifiait le petit agriculteur, l'ouvrier, l'employé, l'artisan –
fût-il salarié ou propriétaire de l'échoppe. Pour le socialisme national, ces
distinctions étaient plus réelles que la division marxiste de l'organisation
sociale qui fait la part entre les possédants des moyens de production et
les servants de ces moyens.
C'est pourquoi ce socialisme préfère le vocable « travailleur» à celui de
« prolétaire» et ne discrimine pas entre « prolétariat» et « bourgeoisie »,
mais entre « producteurs» et « parasites ». À ses yeux, tous les
travailleurs œuvrent pour l'intérêt général; ils sont l'âme de la nation, et
leur travail bénéficie à l'ensemble. Partant, iln'est que naturel de les
protéger tous. Et d'abord de la concurrence étrangère. Le socialisme
national exige donc de fermer les frontières à la fois à la main-d'œuvre
immigrée et au capital importé si celui-ci vient rivaliser avec le capital
national. Encore faut-il que le capital national ne se dérobe pas à son
devoir de créer du travail pour les nationaux et affirme sa solidarité avec
les travailleurs. Pour le socialisme national, les «partenaires» sont liés
d'un accord supérieur, bien au-delà de la simple communauté d'intérêts
économiques. L'association doit être aussi idéologique. Autrement, la
solidarité infuse propre à la nation n'a aucune chance de s'épanouir. Une
nation qui ne peut comprendre cette donnée immédiate de sa conscience
finira dominée par les autres. Dans une nation, le destin de tout groupe
social est organiquement dépendant de celui de chacun de ses voisins, et
chacun de ses enfants est gardien de son frère. On comprend qu'une telle
vision n'ait pu que rejeter sans appel le concept de lutte des classes. Pour
le socialisme national, la nation est un tout où l'individu n'existe que dans
et pour l'ensemble. C'est la parenté de sang et de culture qui compte dans
la vie des hommes, et non leurs places respectives dans le processus de
production.
L'idéologie du socialisme national s'est forgée en Europe à la fin du
siècle dernier et au début du nôtre. Elle se voulait la seule solution totale
à même de corriger, en les remplaçant, les idéologies marxiste et libérale.
Son postulat – le primat de la nation – va chercher ses prémisses dans le
socialisme prémarxiste de Proudhon. C'est une idéologie qui présente la
nation comme une entité historique, culturelle ou biologique. Pour
préserver son avenir et se protéger des forces qui sapent son harmonie, la
nation doit affermir son unité interne en même temps qu'elle attache
toutes ses composantes à la mission commune. Pour cette idéologie
nouvelle, le libéralisme et le marxisme sont les deux plus grands périls
qui, dans le monde moderne, menacent la nation. Le libéralisme, parce
qu'il conçoit la société comme un agrégat d'individus en lutte perpétuelle
pour une place au soleil, une espèce de marché sauvage dont la raison
d'exister est de satisfaire aux égoïsmes particuliers, ceux des plus forts
bien sûr; le marxisme, parce qu'il soutient que la société est divisée en
classes ennemies engagées dans un combat sans merci d'autant plus
inévitable qu'il est inscrit dans la logique interne du capitalisme.
L'innovation du socialisme national a été son refus d'appréhenderla
société comme un champ de bataille. Il rejetait avec autant de force les
solutions partielles ou transitoires, et s'employait à tourner en dérision le
réformisme néokantien (aux origines du socialisme démocratique),
l'austro-marxisme (qui tentait de traiter la question nationale avec une
approche marxiste) et, enfin, les propositions des économistes marxiens
(qui voulaient adapter la théorie marxiste à l'environnement
technologique du tournant du siècle). Si le socialisme national a dénigré
tout ce bouillonnement intellectuel, c'est que tous les modèles proposés
réservaient une place conséquente à la lutte des classes.
Cependant, en même temps qu'il reniait la lutte des classes, le
socialisme national affirmait la nécessité de résoudre la question sociale,
solution sans laquelle la nation n'a aucune chance d'être et de durer. En
effet, pour peu que l'on ait à cœur de voir un tel projet aboutir, on ne peut
rester indifférent à l'exploitation d'une partie de la société par une autre.
Peu importe que les exploiteurs soient la majorité ou une minorité. Pour
autant, le socialisme national n'a jamais estimé nécessaire l'abolition de la
propriété privée en tant que telle. La propriété privée ou le capital ne sont
nocifs que dans la mesure où ils sont improductifs et servent au seul
enrichissement du propriétaire ou du capitaliste. Ce socialisme, en effet,
ne pense pas que la socialisation des moyens de production peut faire
avancer la nation dans la direction recherchée, et sa relation à l'argent est
purement fonctionnelle. Tout comme est fonctionnelle sa conception de
l'individu, dont les qualités sont mesurées en fonction de sa contribution
à l'ensemble national. Ces principes formeront l'essentiel mais non la
totalité du socialisme constructiviste de l'Ahdout Haavoda et, plus tard,
de celui du parti qui lui succédera et dont elle aura été un des deux
fondateurs, le Mapaï.
La montée du socialisme national en Europe a été rendue possible
parce qu'elle s'est déroulée en même temps que trois autres processus qui,
au moins dans certains de leurs aspects, se rejoignaient souvent: la
désaffection pour le marxisme, la crise du libéralisme et enfin la
transformation du nationalisme organique en force sociale draineuse de
masses. Trois processus qui sont venus l'alimenter, directement ou
indirectement, et dont il saura retenir, intégrer puis synthétiser les
éléments les plus novateurs de leurs argumentations.
Le socialisme national avait commencé par abandonner lesprincipes
fondamentaux du marxisme. Sa nature est donc, dès le début, pour le
moins différente de celle du socialisme démocratique. On sait que celui-
ci avait remis à plus tard la révolution sociale, mais il n'avait pas pour
autant détourné son regard de tous les points de repère du marxisme, ni
placé au-dessus de toutes les priorités celle de l'accomplissement du
dessein national. De plus, le socialisme démocratique se considérait
comme l'héritier – et non le fossoyeur – du libéralisme: il tenait pour
valeurs primordiales les principes des Lumières. Le socialisme
démocratique enfin ne pouvait que s'opposer au nationalisme tribal à
cause de sa rupture totale avec les thèses de la Révolution française et à
cause de ses conceptions totalement inconciliables avec la philosophie de
l'histoire du marxisme. Car, en s'engageant dans une mise en coupe
réglée du marxisme et de sa philosophie, le nouveau nationalisme voulait
faire d'une pierre deux coups: réfuter le marxisme et, en même temps,
déconsidérer la philosophie qui l'avait préparé. Le marxisme n'est-il pas
fils du rationalisme du XVIIIe siècle et Marx ne peut-il être lu comme le
dernier philosophe des Lumières ? Porté par une révolte intellectuelle
croissante, le nationalisme tribal se répand rapidement dans toute
l'Europe et, à la fin du XIXe siècle, réussit à en évincer le nationalisme
libéral. Ce nouveau nationalisme s'en remet au sang et au sol, à la culture,
à l'histoire et finalement à la biologie. Nulle autre idéologie n'a autant fait
pour ébranler les assises du libéralisme et pour forger une solution de
rechange à la démocratie libérale. C'est le nationalisme tribal qui a nourri
l'antisémitisme en Europe occidentale, c'est lui qui a fait du procès de
Dreyfus un drame aux dimensions mondiales. Parce qu'il s'en est pris au
contenu intellectuel, moral et politique du libéralisme, le nationalisme
organique joue un rôle non négligeable de révélateur de la faillite de la
philosophie des Lumières. Mais, en Europe centrale et orientale, sur les
terres de l'Empire austro-hongrois aux multiples nationalités, le
nationalisme tribal, culturel et biologique a été aussi et surtout le couloir
des volontés de renaissance emprunté par les peuples que les annexions
avaient privés d'indépendance et souvent même d'identité culturelle.
En Europe occidentale, les deux types de nationalisme, le libéral et le
tribal, ont coexisté et, pendant de longues décennies, se sont développés
parallèlement, les conditions sociales et culturelles favorisant, parfois
dans un même pays, tantôt celui-ci, tantôtcelui-là. Les conditions n'ont
pas toujours eu partout le même poids. En Europe occidentale, le
nationalisme est apparu d'abord dans sa forme politique et juridique; la
nationalité y a pris tournure avec le long processus d'unification des
royaumes. Les peuples auxquels ces royaumes donnaient un même
pouvoir central et une même capitale étaient en fait composés de
populations aussi différentes que pouvaient l'être des voisins de religions,
cultures, langues et ethnies différentes. Les frontières aussi étaient
fonction de la puissance. Et si leur tracé, au hasard des traités – de paix
ou autres –, venait à séparer des populations d'une même langue, d'une
même culture, ce destin était accepté. La France, la Grande-Bretagne et
l'Espagne sont les exemples les plus représentatifs de cette situation.
À l'est du Rhin en revanche, les critères d'appartenance nationale
n'étaient pas politiques, mais culturels, linguistiques, ethniques et
religieux. Les identités polonaise, roumaine, slovaque, serbe ou
ukrainienne ne se sont pas fixées comme l'expression d'une allégeance à
une autorité centrale mais ont pris forme autour de la religion, de la
langue et du folklore perçus comme autant de manifestations des
caractéristiques biologiques ou raciales spécifiques. À la différence de
pays comme la France, la Grande-Bretagne ou l'Espagne, ici la nation a
précédé l'État. Ici on comprenait la pensée de Herder, pas celles de
Locke, Kant, Tocqueville, John Stuart Mill ou Marx. Celle de Marx en
particulier, qui a volontairement choisi d'ignorer la question nationale,
considérée comme un résidu du passé appelé à disparaître avec la
modernisation et l'industrialisation. Dans ces pays, le marxisme n'a
jamais pénétré qu'une très mince couche de l'intelligentsia. C'est pour la
même raison que le socialisme démocratique – qui reconnaissait les
pesanteurs sociologiques du nationalisme tribal mais lui refusait la
légitimité – n'a jamais été une vraie force en Europe de l'Est.
Dans l'Europe centrale et de l'Est du XIXe siècle, le concept de
citoyenneté n'avait pas grand sens et la société civile n'y a jamais eu ni la
signification ni le poids spécifiques qu'elle a acquis à l'ouest du continent.
C'est ce qui explique pourquoi même les quelques expériences de
démocratie libérale qui y seront tentées plus tard n'y feront pas long feu.
Dans ces pays, provinces ou territoires, le pluralisme n'existait pas et on
ne reconnaissait pas à l'individu de valeur en soi : il n'était qu'une partie
de l'entiténationale, sans possibilité de choix. La nation était en droit
d'exiger de lui une allégeance sans faille à laquelle devait toujours se
plier toute autre allégeance, en tout temps, en toute situation. Les
énergies devaient d'abord et surtout servir la collectivité, et il va de soi
que la supériorité des valeurs particulières de la nation sur les valeurs
universelles ne devait faire aucun doute, pas plus qu'elle ne pouvait être
remise en question.
C'est dans cet environnement socio-culturel et intellectuel que naît, à la
fin du siècle dernier, le mouvement national juif moderne, dont il faut
aller chercher les idées et choix originels beaucoup plus dans la
mouvance du nationalisme organique que dans celle du socialisme
révolutionnaire. Le sionisme a pris forme dans un monde composé
d'entités nationales violentes et suspicieuses, un monde d'où la tolérance
religieuse était absente, où la différence était une tare et où la séparation
de la société et de la religion était inconnue, peut-être même impossible.
La séparation de la nation et de la religion était alors un luxe que se
permettaient seulement la plupart des pays de l'Europe occidentale et,
dans ce cas particulier, l'Allemagne d'après 1870.
Au début de notre siècle, sous plus d'un aspect, l'Europe de l'Est et le
Proche-Orient étaient logés à même enseigne. La lutte pour la
renaissance nationale était le propre de leur quotidien. Chaque nation de
ces régions savait et prenait en compte que toute conquête – territoriale
ou autre – qu'elle pouvait achever serait autant de retranché du territoire
ou de l'hégémonie d'une autre. C'était la règle et on n'avait pas d'autre
choix que de l'accepter. Une telle situation ne pouvait favoriser la
pénétration du libéralisme ou du marxisme. Au contraire, dans ces parties
de l'Europe et de l'Orient, ces deux conceptions du monde étaient
considérées comme mortelles pour la nation. À cause de leur fondement
rationaliste commun et du fait de leur perception de l'individu comme
finalité de l'activité sociale, ces deux conceptions étaient proscrites: elles
ne pouvaient que mettre en lambeaux le tissu ethnique et faire exploser
l'homogénéité culturelle. Cela dit, l'opposition au libéralisme et au
marxisme, à leur contenu rationaliste et humaniste, n'a pas été le fait de la
seule Europe centrale et orientale ou du Moyen-Orient. Dès les toutes
premières années 1880, elle s'étend aussi à l'Europe de l'Ouest. Même la
France, le pays des droits de l'homme, l'État-nation le plus ancien et le
mieuxsoudé d'Europe, la société la plus libérale du continent, n'est pas
épargnée.
Le sionisme a été l'une des conséquences (parmi d'autres) de l'échec du
libéralisme, de son incapacité à neutraliser ou même à contenir le
nationalisme tribal dans des proportions contrôlables. Et parce qu'elle a
été un exemple dramatique du désarroi du libéralisme et de la crise de la
modernité, l'affaire Dreyfus va obliger une large part de l'intelligentsia
juive assimilée à remettre en question l'espoir qu'elle avait placé dans le
processus d'émancipation enclenché par la Révolution française. Dans les
milieux libéraux auxquels appartenaient un Theodor Herzl (1860-1904)
ou un Max Nordau (1849-1923), ces milieux où se recrutait cette
intelligentsia qui, depuis longtemps, regardait vers l'ouest et appelait de
tous ses vœux au succès de l'émancipation, même au prix de l'abandon de
l'identité nationale juive, l'Affaire est un traumatisme vécu d'autant plus
douloureusement qu'elle a été possible en France, ce pays libéral qu'ils
tenaient pour exemplaire, ce pays qui, à leurs yeux, annonçait le monde
de demain en Europe centrale et orientale. Si tel devait être le monde de
demain à Moscou, Budapest ou Varsovie, se sont dit certains, autant
songer à autre chose, ailleurs.
L'émancipation des juifs n'a pas connu le même rythme partout en
Europe. Au tournant du siècle, alors que les progrès avaient presque fini
de l'emporter sur les reculs dans les pays libéraux de l'Ouest, à l'Est le
processus en était encore à ses premières étapes, justement dans ces
territoires où vivait alors la quasi-totalité des juifs d'Europe: la Pologne –
dans sa partie occupée par la Russie –, la Galicie, la Russie, l'Ukraine et
d'autres régions que les deux empires multinationaux gouvernaient de
Moscou ou de Vienne. Dans ces régions, tous les juifs ne voyaient pas
d'un bon œil l'intégration qui menaçait leur identité collective : elle
risquait d'entraîner une situation où, pour la première fois, l'avenir du
peuple juif pouvait dépendre de la décision personnelle de chacun. Pour
les jeunes nationalistes, l'individualisme pouvait représenter un danger
certain pour l'existence du peuple juif comme entité homogène et
autonome.
C'est pourquoi il serait court d'assimiler le sionisme du dernier tiers du
XIXe siècle à une idéologie de réponse à la seule insécurité physique qui
ne cessait alors de s'aggraver pour les juifs d'Europe centrale et de l'Est
surtout. Le sionisme a été aussi une réponse detype herderien, pour ne
pas dire tribal, au défi de l'émancipation. Dans l'esprit de David Ben
Gourion (1886-1973), pour ne citer que lui ici, le sionisme ne doit pas
son essor aux souffrances et discriminations que subissaient alors les juifs
d'Europe de l'Est, mais à la volonté de parer aux risques de disparition de
l'identité juive1. Certes, à sa naissance le sionisme apparaît comme une
idéologie de sursaut venue répondre aux pogroms et aux nouvelles
pressions économiques subis par les juifs à l'Est, et à la montée d'un
antisémitisme d'un type nouveau à l'Ouest. Mais ce sionisme de fuite et
de recherche d'une vie matérielle meilleure ne draine pas grand monde.
Aux pogroms, aux humiliations et à l'ostracisme économique les masses
juives répondaient : l'Amérique! On estime qu'entre 1890 et 1922, quand
Washington a adopté ses lois sur l'immigration, moins de 1 % de ceux qui
avaient fui l'Europe de l'Est ont préféré la direction de Jaffa à celle de
New York ou des grands centres industriels d'Europe occidentale. Pour
cette infime minorité, principalement composée de militants, le sionisme
n'avait pas pour vocation de ne sauver que le corps ou les biens du juif,
mais aussi de sauver la nation juive des dangers de la modernisation. Car,
au début, ils étaient peu nombreux ceux qui avaient compris ou accepté
l'essence du sionisme idéologique, l'identité d'abord. Bien sûr, pour ceux-
là, l'émigration en Eretz-Israël n'était qu'un pas dans la bonne direction,
un pas nécessaire mais en aucun cas suffisant.
C'est en ce sens que la remarque de Dan Horowitz et Moshé Lissak est
exacte, en fait évidente. Ces deux chercheurs indiquent que la société
israélienne est «le produit d'une pulsion idéologique » et que « l'alya en
Israël a eu l'idéologie pour raison fondamentale2 ». Il est cependant
indispensable d'ajouter que cette société est née tout autant de la nécessité
vitale de sauver les juifs d'Europe de la destruction. Les nouveaux
immigrants des trois premières vagues sont arrivés par décision
idéologique, mais ils étaient peu nombreux et peu sont restés. Jamais une
société juive capable de subvenir à ses besoins n'aurait pu s'installer en
Eretz-Israël sans les deux vagues d'immigration de masse des années
1920 et 1930. Les quatrième et cinquième vagues, venues de Pologne et
d'Allemagne, étaient des alyas de fuite; c'est à elles pourtant que la
communauté juive d'Eretz-Israël doit d'être devenue une société. Ce sont
elles qui ont mené la population juive du pays au-delà du seuil qui
distingue un groupe social d'une société.Sans elles aucune économie
autonome n'aurait été possible et la conquête du pays n'aurait été qu'un
vœu pieux; sans elles l'occupation du sol et la création d'une
infrastructure industrielle indispensable à la marche vers l'indépendance
ne seraient restées que des plans sur la comète. Le sionisme a trouvé dans
la nécessité pour les juifs d'Europe de survivre un renforcement
considérable de sa légitimité morale. Parce qu'il a été, durant les années
1930 et 1940, le seul refuge possible des juifs – d'Allemagne d'abord, des
rescapés de la Shoah ensuite –, le Yshouv a gagné un appui politique et
moral sans lequel il est peu probable qu'il eût pu réunir le soutien qui lui
a permis de devenir un État constitué. De la montée du nazisme en
Allemagne à l'implosion de l'URSS, Eretz-Israël (puis l'État d'Israël) a
toujours été d'abord un territoire (puis un pays) refuge. C'est pourquoi,
même s'il est juste de reconnaître que «la société israélienne est née d'une
idéologie3 », il ne faut pas moins admettre qu'elle est aussi le fruit de la
nécessité et le résultat des convulsions qu'a vécues et continue de vivre
l'Europe.
Et puis, comment ignorer que tous les mouvements nationalistes de ces
deux derniers siècles se sont nourris de normes et valeurs qui, avec le
temps, ont amené à des revendications politiques pratiques? Il n'y a pas
un seul mouvement nationaliste qui ne se soit appliqué à atteindre des
objectifs « idéologiques ». La définition de l'identité nationale, quand
même elle se faisait en termes de culture et d'histoire, a toujours été
présentée comme du ressort de l'idéologie; idéologie encore que
l'autogouvernement, première étape de l'indépendance qui ne peut
trouver de véritable aboutissement que dans le cadre d'un État-nation. En
l'espèce, le sionisme n'a rien de singulier. Les unifications de l'Italie puis
de l'Allemagne, la longue lutte de la Pologne jusqu'à sa reconnaissance
comme État indépendant au lendemain de la Première Guerre mondiale,
les luttes des Slovaques, des Tchèques, des Ukrainiens et des peuples des
pays Baltes sont de ces mêmes forces idéologiques qui ont engendré le
mouvement national juif. Comme dans le cas de l'Allemagne ou de la
Pologne entre autres, la société israélienne a été une société où la
conscience nationale est née du sentiment de destinée commune que peut
provoquer l'appartenance à une même ethnie, une même religion, une
même culture, fruits d'une même histoire. Comme dans tous les cas
d'apparition d'un État-nation au cours des deux cents ans écoulés,la
société israélienne s'est formée autour de ces appartenances avant de
devenir un État constitué.
Horowitz et Lissak ne se retiennent plus d'enthousiasme devant le fait
que « la langue hébreue est redevenue une langue vivante par la force
d'une décision idéologique4 ». S'il est vrai que cette renaissance a quelque
chose d'unique, la particularité réside plus dans les dimensions
auxquelles a atteint le phénomène que dans son apparition. Les langues
de plusieurs peuples d'Europe orientale et centrale, celles des moins
puissants surtout, ont connu elles aussi un renouveau à la suite d'une
décision idéologique, et ceci alors que de longues périodes d'oppression
politique et culturelle les avaient reléguées au statut de dialectes des
paysanneries et des petites classes urbaines. Au siècle dernier, dans les
deux empires multinationaux, les langues de la culture étaient l'allemand
et le russe et dans les milieux de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie le
français avait même fini par prendre le pas sur la langue « officielle» de
la culture. Au XVIIIe siècle, la langue allemande, on l'oublie souvent, a
eu recours elle aussi à une décision idéologique pour se protéger. Herder,
idéologue de la renaissance nationale par la renaissance culturelle, qui
voyait dans la langue l'expression de « l'esprit du peuple », n'avait-il pas
enjoint aux Allemands d'abandonner latin et français au profit de leur
langue naturelle? N'avait-il pas réclamé des peuples de la mer Baltique et
des autres territoires occupés de l'Europe centrale et de l'Europe de l'Est
de ranimer leurs langues nationales et d'en faire de nouveau des langues
de culture? En fait, dans le tout jeune Tel-Aviv ou dans le kibboutz à
peine installé, les « défenseurs de l'hébreu » – comme on les appelait
alors – n'avaient pas un comportement idéologique différent de celui des
hommes et femmes qui, à Lwow, Vilnius ou Prague, avaient décidé,
quelques dizaines d'années auparavant, de se remettre à l'ukrainien, au
lituanien ou au tchèque.
Une même retenue s'impose lorsqu'on lit ce que Horowitz et Lissak
tiennent pour une autre particularité du sionisme : « L'allégeance à
l'idéologie a marqué la volonté séparatiste du Yshouv juif d'Eretz-Israël
au point de l'obliger à s'instituer en organisation sociale quasi autonome5.
» Comme s'il y avait jamais eu un mouvement nationaliste qui ait voulu
autre chose que la séparation! Comme si un mouvement nationaliste avait
jamais vouluautre chose qu'une organisation sociale, culturelle et
politique distincte et autonome!
Somme toute, le type d'unification nationale et culturelle pour lequel
avait opté le Yshouv n'avait rien de bien différent de celui qu'on
rencontre chaque fois qu'une société mène une lutte quotidienne pour
l'accession à l'identité et à l'existence collectives. Le niveau de discipline,
l'étendue du conformisme et le consentement au sacrifice qui ont
caractérisé le Yshouv n'avaient rien de bien particulier qu'on n'ait vu dans
toutes les sociétés développées en situation extraordinaire – guerre par
exemple. Il apparaît de même que cette société en marche vers l'État n'a
pas manqué de ces profiteurs (petits et gros), embusqués et autres sourds
aux devoirs de l'heure qu'on croise dans toute société en semblables
circonstances.
Cela dit, la normalité des aspects décrits ici ne vient diminuer en rien
la grandeur de l'entreprise ou l'ampleur de sa signification historique. Le
propos n'est pas là. Ce qui doit ici retenir l'attention, c'est que les
fondateurs d'Israël n'auraient jamais pu s'atteler à la tâche s'ils n'avaient
été équipés, dès le début, d'un appareillage idéologique robuste et
éprouvé. Ce qu'il est important ici de savoir, c'est que ce corpus
idéologique empruntait au nationalisme organique, au nationalisme
historique et culturel et au nationalisme romantique. L'ensemble différait
à peine du type de nationalisme commun à l'Europe de l'Est, où sont nés
et se sont formés la plupart des hommes qui mèneront Israël à
l'indépendance et gouverneront l'État juif à sa création. Même
l'enveloppe laïque que le sionisme idéologique a revêtue masquait à
peine la réalité, car le sionisme n'a jamais vraiment voulu se couper de la
tradition. Le pouvait-il? Probablement pas. Les idéologues du sionisme
moderne savaient plus ou moins confusément qu'une identité juive, dont
ils voulaient la sauvegarde, ne pouvait alors se passer complètement de
composante religieuse.
Le bagage idéologique et émotionnel qu'apportaient avec eux les
pionniers qui venaient s'installer en Eretz-Israël à la fin du siècle dernier
et au début du XXe siècle était donc lourd surtout de son contenu
nationaliste. Un nationalisme qui s'appuyait sur l'ethnie, la culture et
l'histoire. Qu'il n'ait presque rien adopté du nationalisme libéral n'avait
rien que de très normal : il était né dans une partie de l'Europe où ce
courant n'avait jamais pu trouver une place dans les têtes et dans les
cœurs; il était né à un moment où,même en Europe de l'Ouest, il semblait
déjà faire faillite. Comme ses pareils dans les territoires où une nation
n'était pas son propre maître, le mouvement national juif se donnait pour
premier et suprême objectif la renaissance étatique. Et comme dans les
nationalismes des peuples de l'Europe centrale et de l'Europe de l'Est,
dans le nationalisme juif aussi toute composante qui ne pouvait pas jouer
un grand rôle dans l'accomplissement de ce dessein n'était qu'un additif
d'importance secondaire.
Au moment où se forme l'idéologie sioniste, les nationalismes, ceux de
l'Europe de l'Ouest compris, avaient expulsé les principes universels et
humanistes que les révolutions du XVIIIe siècle y avaient introduits avec
plus ou moins de bonheur. De ce point de vue, le mouvement national
juif n'était pas différent des autres. Il n'était pas pire, plus violent ou plus
intolérant. Il n'était pas meilleur non plus, sinon en un point: il n'a pas
développé de sentiment de supériorité ethnique à l'égard des Arabes. Il
est probable que c'est à la faiblesse des Arabes en général et de ceux qui
étaient sur place en particulier que le sionisme doit de n'avoir pas adopté
le caractère brutal de beaucoup de mouvements nationalistes européens.
Cela dit, par-delà la rhétorique paternaliste, la phraséologie hypocrite ou
naïve, l'objectif du mouvement national juif était évident: reconquérir la
terre des ancêtres par le travail et le peuplement si possible, par les armes
s'il le fallait. Rappelons tout de même que lorsqu'il se donne pour finalité
première la construction de l'État, un nationalisme ne s'embarrasse pas
des valeurs de fraternité entre les peuples. En l'espèce cependant, la
praxis sioniste a fait montre d'une modération assez notable bien qu'elle
n'ait pas su éviter quelques-unes des dérives toujours observables
lorsqu'une nation en lutte pour son existence étatique réclame un
territoire habité aussi par une autre nation.
Avec son installation en Eretz-Israël, le sionisme a commencé de
donner encore plus d'importance à certains éléments de son
argumentation, se rapprochant ainsi un peu plus de l'échantillon classique
du nationalisme du sol et du sang. Le contact avec le pays, la nécessité de
prendre racine et d'affirmer la légitimité du retour dans la terre-patrie le
mènent alors à développer la dimension romantique, historique et
irrationnelle que porte en lui tout nationalisme. C'est, dans le cas du
nationalisme juif, le culte de l'histoire ancienne, de la Bible, la «
sanctification» des lieux de bataille, de la conquête de Canaan à la révolte
contre les Romains.Des innovations et des convocations somme toute «
banales », à rapprocher de celles que l'on trouvait couramment dans les
nationalismes tchèque, polonais ou allemand des XIXe et XXe siècles.
L'amour des pères fondateurs pour la faune, la flore, les paysages d'Eretz-
Israël et le caractère sacré qu'ils attachaient à son sol relevaient d'un
véritable mysticisme, familier aux nationalismes en général, aux
nationalismes du sang et du sol en particulier. Ainsi, les aspects du
nationalisme organique d'Aharon-David Gordon (1856-1922), qui a été,
en Eretz-Israël, le principal théoricien du nationalisme juif au cours des
deux premières décennies du siècle, sont comme autant de renvois à ceux
que l'on trouvait en ces années dans le nationalisme tribal des peuples
d'Europe. Si bien que lorsque les olim allemands viennent s'installer dans
le pays, ils n'ont aucune difficulté à troquer la mystique avec laquelle ils
ont grandi pour la mystique qu'ils trouvent sur place.
Les immigrants du début du siècle, et surtout les plus activistes d'entre
eux – ceux-là mêmes qui vont prendre la direction politique du Yshouv –
sont de véritables révolutionnaires. Mais c'est à la révolution nationale
qu'ils appellent et non à la révolution sociale. Parce que la deuxième alya
a commencé au temps de la révolution russe de 1905, et parce que le seul
groupe organisé parmi les nouveaux immigrants était composé d'hommes
du mouvement sioniste-socialiste Poalei Tsion (Ouvriers de Sion),
l'illusion s'est établie que cette vague d'immigration a été une
immigration de socialistes venus avec l'intention de bâtir une nouvelle
société. En réalité, dès cette période «héroïque », le sionisme avait déjà
une très forte dominante nationaliste. C'est ce qui explique pourquoi le
Poalei Tsion, affluent marxiste du fleuve sioniste, s'est si vite asséché.
Dans l'atmosphère tendue qui accompagna la construction nationale en
Eretz-Israël, alors qu'au cœur des préoccupations des travailleurs juifs se
trouvait la « conquête du travail », c'est-à-dire la nécessité d'écarter
l'ouvrier agricole arabe de son travail dans les villages juifs créés au
temps de la première alya, dans les années 1880-1890, les sionistes
marxistes n'avaient que peu de chances de se faire entendre. Au mieux,
leur prêche était en porte à faux, quand il n'était pas un prêche dans le
désert. Les disciples de Ber Borochov (1881-1917), le philosophe du
sionisme marxiste, cesseront d'ailleurs toute activité politique autonome
de quelque importance avant même que lemandat sur la Palestine ne soit
confié à la Grande-Bretagne au lendemain de la Grande Guerre.
Les pères fondateurs étaient avant tout nationalistes. Et le nationalisme
a été l'idéologie première des deux grands courants sionistes qui, sitôt la
guerre finie, se sont disputé l'agrément des populations juives
nouvellement immigrées. Les dissensions entre le Mapaï et le courant
sioniste radical de Zeev (Vladimir) Jabotinsky (1880-1940) portaient plus
sur des questions de politique et de tactique que sur des questions de
fond.
Avec l'émancipation, le libéralisme puis le marxisme avaient fait leur
apparition dans la rue juive. La pénétration du premier est restée très
superficielle. Ses conceptions et promesses ne pouvaient enflammer des
populations qui vivaient dans les conditions physiques et économiques
qui étaient alors celles des juifs de l'Europe de l'Est. C'est pourquoi il ne
s'est jamais vraiment éparpillé en dehors des concentrations juives des
grandes villes de l'Empire austro-hongrois, Vienne et Budapest en
particulier. Et même là le libéralisme n'a été accueilli que par les juifs qui
aspiraient à l'intégration et en avaient les moyens. C'est pourquoi le
libéralisme n'a pas été perçu comme un véritable danger – encore moins
imminent – par ceux des juifs qui tenaient à la conservation des
structures d'appartenance élaborées autour de la religion et de l'idée de
nation. En revanche, à cause du vent de liberté qu'il soufflait, avec ses
propositions dont on pouvait espérer qu'elles mettraient fin tout à la fois
aux oppressions sociales, aux persécutions religieuses et aux
discriminations nationales, le marxisme a été nettement mieux accepté
par bon nombre de juifs, notamment chez les intellectuels et dans les
milieux ouvriers. Pas chez les nationalistes. Parce qu'il ne reconnaît que
les catégories sociales et économiques, le marxisme (tous courants)
mettait davantage en péril la conscience identitaire juive partout où, à
l'Est, la modernisation avait commencé.
Le libéralisme et le socialisme considéraient que le processus
d'émancipation des juifs ne pouvait avoir d'autre finalité que leur
assimilation. Tous deux tenaient le particularisme juif et l'antisémitisme
pour des résidus d'un passé obscurantiste condamné à l'éradication. Tous
deux tenaient la suppression des barrières ethniques et culturelles pour
l'un des grands achèvements de la modernité. C'est ainsi que, dans les
milieux progressistes européens, on tenait pour foncièrement
réactionnaire toute tentative deprêter au juif une singularité autre que
celle de sa foi religieuse, considérée comme affaire privée. Le libéralisme
ménageait à l'homme le statut d'individu autonome et lui reconnaissait la
possibilité de se définir comme il l'entendait; le socialisme, pour sa part,
choisissait de le situer compte tenu de son appartenance objective à une
catégorie sociale.
Ces données présentées, on comprend la grande méfiance des pères
fondateurs à l'endroit du libéralisme et du socialisme marxiste – du
socialisme marxiste en particulier. D'autant que, au moment où leur
idéologie est en train de prendre forme, ils ont fort à faire avec la
concurrence du Bund qui recrute largement parmi les ouvriers et autres
travailleurs manuels juifs de Pologne et de Russie, milieux et pays où,
précisément, le sionisme cherche ses propres adhérents. Le Bund était un
mouvement juif socialiste et antisioniste qui avait repris à son compte et
à la lettre le principe selon lequel un individu se définit d'abord par sa
place dans le système de production, et non par son appartenance
nationale ou religieuse, ou les deux à la fois. Même la synthèse proposée
par Borochov ne trouve pas grâce aux yeux de ces jeunes hommes venus
en Eretz-Israël avec pour objectif premier de bâtir un État-nation. La
théorie de Borochov s'était pourtant engagée dans un effort insigne pour
tenter de répondre aux besoins du nationalisme juif sans (trop) s'éloigner
des exigences du marxisme en proposant un cadre conceptuel dans lequel
l'appartenance n'était pas exclusivement déterminée par la catégorie
sociale. Mais en Eretz-Israël, province ottomane puis pays sous mandat,
dans ce pays sous-développé, dans ce pays où commencent de s'opposer
deux volontés nationales, c'est le socialisme national qui prend le pas.
C'est pourquoi ce socialisme était tellement tourné sur lui-même, pour
ne pas dire concerné par lui-même exclusivement. C'est pourquoi aussi
l'universalisme de la social-démocratie lui était quasiment étranger. Car,
de fait, le mouvement travailliste consacrait toutes ses énergies à sa seule
volonté nationale. L'une des conséquences de ce comportement
(repérable aujourd'hui encore) a été la vision tribale, voire nombriliste,
qui a caractérisé la réaction du Yshouv (puis de l'État d'Israël) au monde.
À la différence de la social-démocratie européenne, qui s'est toujours
méfiée de l'utilisation de la force politique, le mouvement travailliste
eretz-israélien n'a ménagé aucun effort pour mettre en place et renforcer
ses capacités d'action politique. Le socialisme étant lemoyen le plus
efficace de fonder le pouvoir et de l'exercer, on l'a invoqué. On a mis de
côté son projet de révolution sociale et son désir d'implanter les valeurs
universelles pour utiliser ses capacités de recrutement à des fins de
révolution nationale.
À en croire ceux des historiens, politologues ou sociologues qui ont
fini par accréditer ce qu'il ne serait pas exagéré d'appeler une mythologie,
les pères fondateurs ont voulu «construire une société nouvelle, des
fondations au fronton [...]. Ils voulaient vraiment et en toute bonne foi,
affirme Anita Shapira, établir une société socialiste en Eretz-Israël6 ».
Horowitz et Lissak se joignent à cette conviction lorsqu'ils écrivent que «
le mouvement travailliste [...] a fait sienne une idéologie qui se voulait
autant au service de la nation que de la classe7 ». Près de vingt ans après,
dans son autobiographie parue après sa mort, Horowitz écrira encore: «
L'hégémonie du mouvement travailliste [...] avait pour objectif de servir
le changement social8. » Dans Les Difficultés d'une utopie, ouvrage qui
fait suite à leur premier travail commun, Horowitz et Lissak reprennent
l'affirmation qu'ils ont avancée quelque treize ans auparavant. Traitant de
la Histadrout, les deux chercheurs croient pouvoir soutenir que, non
contente d'avoir été « un instrument essentiel de l'accomplissement des
intentions nationales », l'organisation s'est vu attribuer la vocation d' «
être le noyau d'une société socialiste ». Horowitz et Lissak insistent sur
l'aspect « pour-préparer-la-société-de-demain » qu'on distingue nettement
dans l'idéologie du mouvement travailliste d'avant l'État9. La biographe
de Berl Katznelson, l'historienne Anita Shapira – dont l'ouvrage Berl
reste, en Israël, le livre spécialisé le mieux vendu depuis la création de
l'État –, est persuadée elle aussi qu'un véritable projet de changement
social guidait les dirigeants du mouvement travailliste, d'où le titre Les
Yeux sur la ligne d'horizon choisi pour son recueil d'articles paru en
1989. Si nous insistons sur cette lecture des mobiles qui, selon ces
chercheurs, seraient perceptibles dans les volontés des pères fondateurs
comme dans leur action, c'est qu'elle est assez fréquente et admise par
des analystes connus comme Horowitz, Lissak ou Shapira. Ainsi encore
d'Élie Shaltiel, qui croit pouvoir reconnaître que, «dans l'entreprise
histadroutique, l'élément socialiste n'importait pas moins et ne pesait pas
moins que l'élément national». L'interprétation de Shaltiel est néanmoins
plus affinée; il est conscient que, chaque fois qu'une « opposition se
faisait jourentre les droits du travailleur en tant que tel et son devoir
national supérieur, c'est-à-dire l'édification du pays, la décision préférait
ne retenir que les impératifs du devoir national10 ».
Mais la question, au demeurant importante, n'est pas seulement de
mesurer si les intérêts du travailleur étaient bien ou mal défendus. Ces
intérêts n'étaient pas les seules promesses à être sacrifiées, de gaieté de
cœur souvent, sur l'autel de l'intérêt national. La question qui nous
retiendra tout d'abord sera de savoir si le socialisme du mouvement
travailliste, le socialisme constructiviste, avait bien noté sur ses tablettes
le rendez-vous avec le changement radical des rapports entre les
hommes.

***
À suivre l'évolution des fondateurs du mouvement travailliste, on
s'aperçoit très vite que ce n'est en aucun cas l'effet du hasard si les
propositions de Borochov – cette tentative unique en son genre d'intégrer
le nationalisme dans un cadre conceptuel marxiste – n'ont jamais eu
qu'une influence insignifiante sur leurs choix et décisions. Dès leur
arrivée en Eretz-Israël, les hommes qui vont être la cheville ouvrière de
la création de la Histadrout et l'axe du mouvement travailliste sont, pour
le moins, nationalistes d'abord. Certains ne sont que nationalistes et
même farouchement antisocialistes : ce sont les hommes du parti Hapoel
Hatsaïr. D'autres se disent et socialistes et nationalistes mais comprennent
bien les contradictions que leur double « engagement» entraîne : ce sont
les sans-parti, qui ont un parti pris évident en faveur du primat de la
nation. Parmi ceux-ci, Berl Katznelson (1887-1944), qui va être
l'idéologue et la « conscience» du mouvement travailliste d'Eretz-Israël.
D'autres enfin veulent vraiment essayer de concilier leur socialisme et
leur nationalisme, une mission qu'ils ne veulent pas croire impossible, ni
en théorie ni en pratique: ce sont les borochovistes du Poalei Tsion
d'Eretz-Israël. Parmi ces derniers, deux hommes: Itzhak Ben Zvi (1884-
1963), qui sera le deuxième président de l'État d'Israël, et Ben Gourion.
Ben Gourion est arrivé au Poalei Tsion un peu (très peu) par conviction,
beaucoup, sinon uniquement, porté par la force d'inertie. Nous le verrons,
Ben Gourion est Poalei Tsion, mais il sait qu'un mouvement national ne
fonctionne pas dans le vide et qu'Eretz-Israël n'est pas un pays inhabité.
Avant même son débarquement à Jaffa, il sait que ces deux évidences
font grincer la théorie borochovisteaux articulations. Dès le départ, Ben
Gourion est convaincu que l'installation des juifs sur le sol d'Eretz-Israël
va impliquer une conquête dans la concurrence. Il ne croit pas dans la
coopération « ouverte» borochoviste qui présuppose que juifs et Arabes,
en Eretz-Israël, puissent donner à leur statut commun « ouvrier» au
moins autant d'importance qu'à leurs aspirations nationalistes et puissent,
par conséquent, faire cohabiter leurs nationalismes respectifs. Si Ben
Gourion est le premier des Poalei Tsion d'Eretz-Israël à être parvenu à
cette conclusion, c'est qu'il n'est Poalei Tsion que formellement. Ben
Gourion, d'ailleurs, ne sera pas le seul Poalei Tsion à comprendre
combien le discours universaliste de la théorie borochoviste ne peut avoir
de prise en Palestine. C'est bien pourquoi, au sortir de la Première Guerre
mondiale, le parti Poalei Tsion s'est retrouvé très réduit en nombre,
décimé qu'il aura été par son attachement au discours universaliste et
humaniste de son socialisme et non à cause de son attachement au
déterminisme marxiste. C'est pourquoi le socialisme orthodoxe est si peu
présent dans l'Ahdout Haavoda, ce parti créé en 1919 dont il est un des
cofondateurs. Quand, en 1920, la Histadrout est fondée, et avec elle,
ponctuellement, le mouvement travailliste, c'est le principe du primat de
la nation qui préside au baptême. En 1920, les purs et durs du
borochovisme sont tellement minoritaires au sein de la Histadrout qu'ils
ne pourront rien faire d'autre que lever les bras au ciel chaque fois qu'une
entorse, bénigne ou très grave, sera faite au « contrat socialiste» de
l'organisation. Avec la fondation de la Histadrout, le socialisme n'est plus
qu'un instrument au seul service du dessein national et le mouvement
travailliste peut prendre, en toute sérénité, la voie du socialisme national.
C'est ce choix délibéré qui vient expliquer pourquoi, durant les années
1920 et 1930, aucun effort d'envergure n'a été entrepris pour construire en
Eretz-Israël – ne fût-ce que dans le cadre du mouvement travailliste – une
société foncièrement différente de la société capitaliste « classique ».
C'est encore ce choix qui vient expliquer, infiniment mieux que toute
autre donnée de conjoncture, pourquoi la société israélienne d'aujourd'hui
est si semblable aux autres sociétés occidentales.
Anita Shapira abonde dans l'interprétation courante qui soutient que «
l'immigration de masse [l'auteur parle des années 1950] a changé la
composition idéologique de la population du pays en y amenant des
groupes sociaux aux conceptions petites-bourgeoises,individualistes ou
religieusement conservatrices. Des groupes auxquels les conceptions
socialistes et leurs implications étaient étrangères, quand elles ne leur
paraissaient pas étranges11 ». L'explication est facile, trop facile : elle
prend l'arbre pour la forêt. En l'espèce, Anita Shapira reprend à son
compte une «justification» que, du temps du Yshouv déjà, les fondateurs
avaient trouvée pour se disculper de n'avoir rien entrepris qui ait pu
mener au changement social. L'excuse n'était qu'un cache-misère. Les
pères fondateurs, maîtres dans l'art des relations publiques, avaient vite
compris combien pouvait être grande la liberté d'action que leur laissait
une explication de ce genre. Pour justifier la nécessité de «changer de
direction» dans laquelle les dirigeants de la deuxième alya se seraient
trouvés, on a avancé l'incapacité des hommes des quatrième et cinquième
immigrations à supporter le travail dur, leur incapacité à se contenter de
peu et leur peu d'inclination pour l'égalité. On les a dits, en somme,
inaptes au projet sioniste socialiste tel qu'eux, les hommes des alyas
pionnières, prétendaient l'avoir conçu et juraient avoir commencé de le
concrétiser. Ce serait donc parce que les premiers venus ne pouvaient
compter sur le renfort des suivants qu'ils auraient été obligés de délaisser
certains aspects du projet général. Du temps du Yshouv, la chronique
avait idéalisé les hommes des alyas pionnières; avec le temps et l'État,
c'est toute l'ère du Yshouv qui est portée au statut d'âge d'or. C'est ainsi
qu'après Anita Shapira, l'historienne, ce sont le politologue et le
sociologue Dan Horowitz et Moshé Lissak qui viennent ajouter leurs
rameaux aux couronnes que l'histoire « officielle» avait déjà tressées et
eux aussi, bien qu'avec des mots plus feutrés, font porter la responsabilité
du «changement de direction» aux «transformations démographiques
intervenues dans le pays au cours de ses premières années d'existence12 ».
En réalité, non seulement les valeurs d'égalité n'ont pas dominé la vie du
Yshouv préétatique, mais encore la société histadroutique n'a pas été
cette « société autre », censée venir en lieu et place de la société à côté de
laquelle elle avait été installée. Car la Histadrout n'a pas eu de règles de
comportement bien différentes de celles de la société bourgeoise
alentour: la Hevrat Ovdim* (Société des travailleurs) n'était rien d'autre
qu'une institution administrative centrale destinée à coiffer et coordonner
les unités économiques du complexe installé par laHistadrout, et non pas
le prototype de la société socialiste appelée à remplacer, le jour venu, la
société bourgeoise.
Car, et il faut insister sur ce point, pour le leadership de l'Ahdout
Haavoda comme pour celui du Mapaï, il n'était pas question de mettre au
monde une société socialiste égalitaire, mais de reconquérir la terre des
ancêtres par le travail et le repeuplement juifs. Pour l'Ahdout Haavoda, le
socialisme ne devait être rien d'autre que ce « mythe» recruteur dont
parlait Georges Sorel au début du siècle, toutes fonctions comprises. Le
mythe sorélien est un concept neutre, utilisable à des fins diverses. Le
mouvement travailliste anté- et post-étatique s'en est servi comme
instrument de la révolution nationale; il n'a pas été le seul mouvement
nationaliste à prendre un tel point d'appui.
Il faut bien le constater: la Histadrout et l'Ahdout Haavoda à peine
fondées, l'appel du sionisme travailliste à la révolution nationale a fait se
taire tout autre. En même temps était signifiée la place subsidiaire que
l'action sociale devait tenir dans le projet travailliste. Nul mieux que Ben
Gourion n'a été aussi net et franc dans l'énoncé de cette prééminence. Au
IIIe congrès de l'Ahdout Haavoda, qui s'est tenu à Haïfa en décembre
1922, il présentait ainsi son credo:
« Nous devons clarifier et fixer les fondements à partir desquels il
faut juger notre entreprise. Car il me semble que le point de vue du
camarade Levkowitz est erroné. Notre voie n'a pas pour objectif de
nous porter vers une vie harmonieuse au sein d'une association
socio-économique perfectionnée. Le seul souci qui doit imprimer et
dominer notre action est la conquête de notre terre et son
redressement par une énorme immigration. Tout le reste est
rhétorique. Il ne faut pas se leurrer. La vraie mesure de notre
situation politique doit être prise compte tenu du rapport des forces
dans le pays même, et compte tenu de notre nombre ici par rapport
à celui de la population juive partout ailleurs. De ce rapport nous ne
pouvons tirer qu'une conclusion: nous sommes à la veille d'un
désastre, à la veille de la faillite du mouvement sioniste. Notre
avenir ici court à la débâcle. L'occasion de reconquérir la terre
d'Israël est en train de nous glisser entre les doigts.
« Le problème à résoudre en premier est celui posé par le peu
d'enthousiasme des juifs à faire leur alya. Une immigration de
masse est indispensable, une immigration de travailleurs qui
s'attellent au travail et au repeuplement du pays. Il n'y a pas d'autre
façon de formuler la problématique. Il ne s'agit pas pour nous de
savoir comment adapter notre vie ici à telle ou telle doctrine. Nous
ne sommes pas quelques élèves d'une école talmudique occupés à
philosopher sur les liens entre le travail et la réalisation de soi.
Nous sommes des hommes en marche vers la reconquête de leur
terre. Devant nous se dresse une muraille de fer, nous devons
l'abattre. Il nous faut trouver la force indispensable à cette
reconquête et forger les moyens dont nous avons besoin pour
l'accomplir avant que ne s'écoule le peu de temps que l'histoire
nous laisse.
« Le mouvement sioniste général a échoué, il est en crise. Il n'a pas
su trouver en lui ces volontés et ces efforts que réclame cette heure
périlleuse. Nous qui habitons Eretz-Israël le constatons tous les
jours: ce mouvement n'est pas à la hauteur de la tâche dont on l'a
chargé.
« Il y a quinze ans, lorsque nous nous sommes aperçus que le
travail de repeuplement entrepris avant nous reposait sur des
fondations branlantes, nous n'avons pas hésité à changer de voie.
Non pas pour satisfaire à quelque désir d'innover pour innover,
mais parce que nous avons pris conscience de l'incompatibilité
entre ce qui était entrepris et la finalité du sionisme. Nous avons
alors décidé de ne compter d'abord que sur nous-mêmes et sur
notre propre travail ici. Nous avons alors décidé de passer du
monde des idées à celui des réalisations et du travail personnel.
Mais, il faut le dire, nous nous sommes arrêtés en chemin! Quoi?
Nos capacités de réflexion seraient-elles à ce point limitées qu'il
nous faille accepter de nous laisser confiner au seul travail sur
place, laissant à d'autres le soin de faire le travail à l'étranger,
auprès des hommes et des femmes dont dépend le devenir de notre
action et parmi lesquels elle doit puiser? Il faut mettre un terme aux
contradictions: un mouvement qui n'est pas toute notre propriété,
un mouvement qui n'a pas fait siennes toutes nos options ne peut
être ni la source, ni le soutien de notre action.
« Aujourd'hui, en cette étape critique, la grande, la seule question
est: quelle direction faire prendre à notre mouvement sioniste pour
qu'il soit ce mouvement porteur de la volonté, de la puissance et de
la conscience historique qui sauront entraîner le travailleur juif à
reconquérir et reconstruire la terre d'Israël, pour qu'il soit ce
mouvement capable de susciter non seulement l'immigration en
masse des travailleurs mais aussi de mettre à leur disposition les
moyens de leur installation?
« Une formation sioniste nouvelle, un mouvement sioniste des
travailleurs est la condition première de l'accomplissement du
sionisme. Sans cette formation, notre travail ici n'a aucune chance
d'aboutir. Sans un mouvement sioniste nouveau qui soit
entièrement comme nous le voulons, notre action ici n'a aucun
avenir . »
13

Ben Gourion ne se départira jamais de cette profession de foi. Et le


moins qu'on puisse dire est qu'elle ne laisse rien dans le vague ou
l'ambiguïté.
Pour l'Ahdout Haavoda et pour la Histadrout, il s'agissait de conquérir
la terre d'Israël par l'entremise du travailleur qui, étant donné l'échec des
méthodes du sionisme traditionnel, n'avait d'autre choix que de devenir
ce conquérant dont le vrai sionisme avait besoin: « Il ne s'agit pas pour
nous d'adapter notre vie ici à telle ou telle doctrine [...] mais de ne pas
laisser nous glisser entre les doigts l'occasion de reconquérir la terre
d'Israël », tel était l'ordre du jour. Dans le discours programmatique cité
ici, Ben Gourion n'a pas un mot sur l'égalité, la justice ou les valeurs
universelles et ne fait pas la moindre allusion à une quelconque aspiration
à mettre en place une société autre. Il n'est question que d'un seul
objectif, et toutes les énergies, tous les moyens que la jeune formation
peut réunir doivent le servir. Ceux qui ont la tête occupée ailleurs
devraient sans tarder rejoindre les troupes décidées à « abattre la muraille
de fer» plutôt que de « philosopher sur la réalisation de soi ». Le temps
presse, l'histoire ne supportera pas qu'on le gaspille à théoriser sur
l'accessoire.
À en juger par les interventions qui suivent son discours au congrès de
Haïfa – sous plus d'un aspect, l'un des plus importants des congrès jamais
tenus par l'Ahdout Haavoda –, il apparaît que la vision de Ben Gourion
avait l'assentiment de tous, ou en tout cas de l'énorme majorité. Certes,
quelques-uns ont voulu rappeler que le parti était censé avoir aussi des
objectifs socialistes, mais leurs voix ne pouvaient couvrir celle de Ben
Gourion : « Voilà que le mot "socialisme" nous fait peur maintenant! »
eut beau s'écrier un certain Proszenski, un ancien du Poalei Tsion14. Dix
ans plus tard, lorsqu'il entreprendra de réunir les écrits et discours qui ont
tracé la ligne de l'Ahdout Haavoda, Berl Katznelson citera bien sûr le
discours-programme prononcé par son ami à Haïfa. Mais au préalable, il
aura pris soin d' « oublier» les passages problématiques rapportés plus
haut15. Aux élites on pouvait dévoiler sa pensée. La masse des militants,
elle, avait besoin d'un mythe mobilisateur.
Sollicité par ce débat, Katznelson ne sera pas moins tranchant que Ben
Gourion. Aux hommes et femmes réunis pour la troisièmeconvention de
la Histadrout (juillet 1927), Katznelson tient à préciser que « la fonction
première de notre organisation est de servir les conquérants que nous
avons choisi d'être16 ». Et puisque « nous sommes les porte-étendards de
la renaissance nationale17 », il faut que le mouvement ouvrier admette qu'
« il n'est dans les moyens d'aucune classe d'accomplir seule le travail18 ».
Nous sommes conscients que « le sionisme ne peut s'accomplir hors de la
réalité quotidienne, pas plus qu'il ne peut ignorer les contradictions et les
tendances» mais nous affirmons aussi que le sionisme « ne peut être sans
la coopération entre les classes19 ». Du fait que le principe du primat de la
nation était le pivot de leurs convictions avant même leur immigration en
Eretz-Israël, les pères fondateurs n'eurent pas beaucoup à réfléchir quand,
après avoir fondé la Histadrout, ils ont eu la possibilité et le pouvoir de
fixer l'ordre des priorités: tout pour la conquête du pays. Pour contrôler la
Histadrout, il fallait un parti. C'est pourquoi, à tous ceux qui avaient cru
que la création de la Histadrout était venue répondre à tous les besoins
politiques et avaient voulu croire que l'Ahdout Haavoda ne serait ou ne
devait être qu'une vague « union », Ben Gourion assena : « N'essayons
pas de leurrer les autres et appelons la chose par son nom : c'est un parti
politique que nous voulons20! »
L'ouvrier salarié organisé n'a donc de valeur qu'en ce qu'il est le maçon
de la construction nationale. Il est un soldat dans l'armée du travail,
l'armée de la révolution nationale. Car les pères fondateurs ont une
conception du socialisme foncièrement instrumentaliste; à leurs yeux, le
socialisme n'est pas le terme mais un moyen – parmi d'autres – pour
arriver à l'édification de la nation. Pour l'Ahdout Haavoda, seul le
travailleur est le véritable sioniste. Un travailleur libre de tout intérêt
sectoriel et entièrement dévoué à la tâche nationale. Parce qu'il n'est pas
propriétaire, il ne peut cultiver d'intérêt de classe. Le bien de l'ouvrier et
celui de la nation se confondent forcément. D'où l'antinomie naturelle
entre l'« acquisitionnisme » personnel – tant décrié par Ben Gourion – et
la nature du dessein national21. Et si les inégalités sociales et l'exploitation
sont à éliminer, c'est parce qu'elles portent atteinte au fonctionnement
harmonieux de la nation. L'exploitation propre au capitalisme est un
danger mortel pour la nation, et l'égoïsme matérialiste (dont la pire des
manifestations est le louage du travail arabe) ne peut qu'entraîner la
déliquescence de la solidarité nationale. Les pères fondateurs ne
rejetaient pas la propriété privéemais l'utilisation qu'on pouvait en faire.
Un agriculteur pouvait s'enrichir sans fin; néanmoins, s'il refusait
d'employer des juifs, il s'attaquait à ce qui était considéré par l'Ahdout
Haavoda comme la pierre de touche de l'entreprise de renaissance
nationale : le travail juif. Les principes universels de justice et d'égalité
intéressaient Ben Gourion tant qu'ils servaient sa démarche nationaliste,
jamais ils n'ont eu pour lui de valeur intrinsèque.
Tel aussi était l'esprit dans lequel travaillaient les entreprises
économiques de la Histadrout. Les pères fondateurs ne voulaient disposer
d'une puissance économique que pour mieux contrôler le processus
d'installation de l'État, non pour changer la société ou assurer le bien-être
du travailleur. Les institutions économiques de l'organisation n'ont pas été
obligées de se plier au principe de l'égalité et, de facto, elles ont été
dégagées de la pratique du salaire familial. De même que le secteur
économique de la Histadrout ne sera pas mis à contribution au moment
de la grande crise de chômage de la seconde moitié des années 1930 et ne
sera même pas sollicité pour augmenter les possibilités de trésorerie des
caisses de chômage de l'organisation. Dès les premières années de son
existence, la Histadrout a choisi de construire ses entreprises sur des
bases strictement économiques, donnant le pas à cette démarche sur toute
considération sociale. Ce principe, comme celui de l'autorité – directe ou
indirecte – du parti sur l'ensemble du système économique et social,
gardera toute sa vigueur, voire toute son intransigeance, lorsque les
fondateurs de la Histadrout prendront la tête de l'État constitué.
Le mouvement travailliste n'est pas né, comme en Europe, d'un
soulèvement contre l'exploitation et la misère, et sa croissance n'a pas été
émaillée de grèves sanglantes et de révoltes. La détresse du judaïsme
diasporique n'était pas perçue par les pères fondateurs comme la
conséquence de l'ordre capitaliste et de l'exploitation économique mais
comme la résultante de sa paralysie nationale. Comme tous les autres
mouvements socialistes nationaux, le mouvement travailliste eretz-
israélien a choisi de prendre le maximum de distances à l'égard du
vocable « prolétariat ». Katznelson, par exemple, l'effacera non
seulement de son langage mais aussi de ses références conceptuelles.
Dans tous ses écrits, on ne trouve qu'une fois les mots «prolétariat juif» et
« prolétaires» utilisés dans leur sens catégorie/classe socio-économique :
c'est dans une lettre privée qu'il adressa peu de temps après son arrivée
dans lepays à un ami resté en Russie22. Dès lors, ces termes ne seront plus
utilisés, ou seulement pour mieux séparer la condition de l'ouvrier juif
d'Eretz-Israël de celle du prolétaire européen. Dans Valeurs oubliées,
recueil de textes datant de la dernière période de sa vie, Katznelson
recommande avec insistance de ne jamais employer le générique «
conception prolétarienne» parce que le membre de la Histadrout n'est pas
le prolétaire crève-la-faim du XIXe siècle23. Katznelson a certes raison de
marquer le distinguo. Mais l'ouvrier européen de 1930 n'est plus l'ouvrier
des années du capitalisme sauvage; les partis socialistes n'ont pas cessé
pour autant de poursuivre la lutte du prolétariat. Il est vrai encore que dès
le lendemain de la Première Guerre mondiale, le mot «prolétariat» a
commencé de perdre de son énoncé limitatif d'une catégorie sociale, il
n'en a pas moins conservé et développé son contenu émotionnel. Si bien
que dans les années 1920 et 1930, son rejet était généralement assimilé à
un reniement des principes fondamentaux du socialisme.
En 1926, Haïm Arlosoroff (1899-1933), un autre chef historique, venu,
lui, d'Allemagne, affirme sans sourciller que « le mouvement ouvrier
organisé d'Eretz-Israël n'est pas un "prolétariat " parce que la
Confédération générale des travailleurs [la Histadrout] est 1'" aristocratie
du Yshouv "24 ». La lutte des classes, cette idée importée, n'a donc aucune
signification ni aucune prise dans la réalité d'Eretz-Israël. L'intéressant,
pour l'historien, n'est pas tant la faible vigueur de l'analyse qui a permis
de telles conclusions que l'idyllisme qui sous-tend la vision de la réalité
de celui qui la décrit. Et puisque tout (ou presque) est bien dans le
meilleur (ou presque) des mondes possibles, puisque l'ouvrier organisé
dirige la société et lui dicte ses normes de conduite – à en rendre jalouse
la bourgeoisie, aux côtés de laquelle il fait front contre la puissance
mandataire –, pourquoi vouloir changer les choses? En tout cas, pourquoi
vouloir un changement des structures ? Dans les deux parties de son
article, Arlosoroff, tout comme Ben Gourion trois ans plus tôt, n'a pas un
mot pour appeler au remplacement de la société existante par une autre,
de facture différente, ou même pour réclamer un quelconque changement
dans l'ordre social. «Le socialisme eretz-israélien est un socialisme de
producteurs, non pas de consommateurs », déclare Arlosoroff25, reprenant
une des formules classiques du socialisme national du début du siècle.
D'ailleurs, à lire le fameux essai d'Arlosoroff Le Socialisme populaire
des juifs (Der jüdische Volkssozialismus), écrit en allemand et publié à
Berlin en 1919 et dans lequel il pose les fondements théoriques de son
action politique à venir, force est de constater que nous sommes en
présence d'une réflexion qui participe peu ou prou de cette même
démarche qui a mené au socialisme national. L'école européenne du
socialisme national voulait, elle aussi, d'un socialisme nouveau, un
socialisme pour toute la nation. «Notre nationalisme est un nationalisme
d'affamés [...], car, sur le plan national, nous sommes tous des
prolétaires26. » Dix ans plus tôt, Enrico Corradini n'avait pas dit autre
chose, qui définissait l'Italie comme une nation prolétaire en lutte pour sa
place au soleil. Comme tous les nationalistes non conservateurs,
Arlosoroff soutient que « la libération socialiste et nationale sera le fait
de toutes les classes, pour autant qu'elles travaillent et pour peu qu'elles
travaillent en commun27 ». D'où la nécessité impérieuse de combattre sans
merci et le marxisme et le libéralisme, deux visions qui déchirent la
nation en parties antagonistes. Mais l'article d'Arlosoroff ne renvoie pas à
Corradini seulement; Barrès aussi revient en mémoire. Barrès qui, dans
les années 1890, avait inventé le terme générique de «socialisme
nationaliste ». Comme Barrès, Arlosoroff s'en prend au mouvement
ouvrier qui « croit de son seul devoir de défendre les intérêts
économiques de classe» de l'ouvrier et réduit de ce fait le socialisme à «
une question de ventre28 ». Il n'y a pas que la lutte des classes pour gêner
Arlosoroff, la conception « matérialiste» du socialisme le désole aussi.
Au tournant du siècle, lorsqu'on voulait s'en prendre au rationalisme du
marxisme, toutes tendances confondues, on pourfendait son
matérialisme. Pour Arlosoroff, la social-démocratie est de ces maux qu'il
faut éviter comme la peste parce qu'elle a « choisi la division entre
classes et la lutte des classes comme instrument terrible de propagande29
». Le principe même de la lutte des classes le hérissait. Dans la réalité des
sociétés juives, soutient-il, «il n'y a pas de différenciation sociale nette et
marquée30 », et, s'il voue la lutte des classes aux gémonies, ce n'est pas
tant qu'il la croit impropre aux besoins du peuple juif dans sa lutte de
libération, mais bien parce qu'elle est au fondement du matérialisme
marxiste, et donc de la social-démocratie.
C'est en cela que les conceptions d'Arlosoroff se rattachent aux formes
les plus pures du socialisme national. Pour lui en effet, lasocial-
démocratie ne peut être bénéfique à aucun ensemble humain dès lors
qu'elle «rabaisse les valeurs de l'esprit, veut ignorer son essence et
dédaigne ses capacités créatives31 ». Or, « l'essentiel, c'est l'esprit. Une
usine, la grande industrie, un système financier ne sont pas capitalistes
par nature, mais à cause de l'esprit dans lequel ils sont nés et se sont
développés [...]. Tout dépend de l'esprit32 ». Cette perception du monde et
des choses était totalement étrangère à la social-démocratie, de quelque
mouvance fût-elle. Étrangère à Bernstein et à Jaurès, qui ont cherché à
intégrer les conceptions de Kant et de Marx, étrangère encore à Bauer,
qui a tant fait pour adapter les préceptes de Marx aux réalités de
nationalisme. Les oreilles familières des récriminations des contempteurs
du marxisme et du libéralisme sauront replacer ce passage: «La
civilisation euro-américaine a fait de la vie une mécanique. Tout est
devenu affaire de technique. L'existence de l'humanité n'est plus qu'un
grand mécanisme, une grande machine. Il ne s'agit plus d'organisme mais
d'organisation. La civilisation urbaine et la division du travail, voilà les
deux piliers du temple de la divinité moderne33! »
La haine de la grande ville, le culte de la nature, l'hymne à la vie
simple et saine de l'homme des champs, le retour aux racines, tels ont
toujours été les mythes du nationalisme radical, alors que le socialisme
voulait tourner son regard vers le moderne et son progrès, vers la ville et
son électricité. Et ce n'est pas parce que les ennemis de la modernité
faisaient usage de la technologie moderne et y voyaient une source de
puissance qu'ils cessaient pour autant de tenir la civilisation industrielle
pour le mal qui ronge la nation dans son corps vif. C'est pourquoi le
mouvement travailliste d'Eretz-Israël continuera d'entretenir le mythe du
retour à la nature bien après que le Yshouv aura entrepris, dès le milieu
des années 1920, son processus accéléré et irréversible d'urbanisation.
Comme les autres dirigeants du Hapoel Hatsaïr, Arlosoroff n'a aucune
bonne parole pour les formes de développement suscitées par la
quatrième alya. Lorsqu'il s'aperçoit que parmi les nouveaux venus de
cette vague, quatre sur cinq choisissent de s'installer en ville plutôt que
d'aller grossir les points de peuplement agricole, il ne peut se retenir de
mettre en garde «contre l'aspect inquiétant de cet afflux vers les villes
constaté ces dernières années34 ».
Alors qu'il vivait encore en Allemagne, le jeune Arlosoroff étaitproche
du Hapoel Hatsaïr. Pour lui en effet, le Hapoel Hatsaïr était le seul parti
qui pouvait porter « le mouvement socialiste populaire juif35 ». Cet
intellectuel européen de qualité assassiné à l'âge de trente-quatre ans dans
des conditions qui n'ont jamais été vraiment éclaircies est attiré par la
pensée de Gordon; comme lui, il croit que la révolution sioniste et la
transformation de l'homme juif passent d'abord par la rédemption
culturelle. Comme les autres disciples allemands de Gordon, Arlosoroff
doit être rattaché à l'école nationaliste d'outre-Rhin. Pour lui, la Bible
n'est pas seulement le livre de l'épopée des juifs, elle est aussi le
fondement juridique des revendications de la nation juive sur le pays
d'Israël36. Quant au réaménagement de la société, il ne peut avoir de sens
que si son objectif est de bâtir un ensemble national et s'il est accompli
avec la collaboration de tous, dans l'unité et le respect de l'intérêt
national. C'est pourquoi, conclut Arlosoroff, « le socialisme juif doit être
national, ouvertement et sans équivoque37 ». Chez Arlosoroff il y a du
Gordon certes, mais il y a aussi et tout autant le socialisme éthique et
«volontariste» de Spengler et le « socialisme allemand» de Moeller Van
den Bruck. Arlosoroff, comme Nahman Syrkin (1867-1924), le
théoricien socialiste juif qui a exercé une influence déterminante sur le
mouvement travailliste eretz-israélien, était bien enraciné dans le milieu
culturel qui a produit le socialisme national allemand. Il ne disait rien sur
la nature du socialisme, à quoi Moeller Van den Bruck n'aurait souscrit.
En effet, le slogan répété tout au long du deuxième chapitre du Troisième
Reich, consacré au socialisme, affirme: «Chaque peuple a son propre
socialisme.» Ailleurs, Moeller nous dit : « Aujourd'hui, le socialisme doit
se transformer d'un socialisme de classe en un socialisme du peuple38. »
Volkssozialismus est la formule employée par Arlosoroff dans son essai
de 1919, année à la fin de laquelle Spengler publie, entre les deux
volumes du Déclin de l'Occident, Prussianisme et Socialisme. Le
Troisième Reich de Moeller Van den Bruck sort en 1923.
L'idée selon laquelle chaque culture possède un caractère unique et le
refus du contenu « matérialiste» du marxisme sous-tendent le socialisme
national. Si chaque culture est pourvue d'une « âme » unique en son
genre, chaque peuple a des besoins qui lui sont spécifiques et donne de
toute idée générale une interprétation qui lui est propre. Selon Spengler,
Marx n'a jamais compris l'esprit du socialisme allemand qui s'exprime
dans la maxime:« Chaque Allemand est un travailleur. » D'autre part,
Gilbert Merlio l'a bien montré, le « socialisme prussien », comme toutes
les autres formes de socialisme national ou organique, procède à une
révision antirationaliste et antimatérialiste du marxisme en abolissant la
lutte des classes et l'internationalisme prolétarien, et en désignant comme
but à la communauté nationale non plus la recherche collective du
bonheur mais la réalisation héroïque de sa vocation impériale39.
C'est bien ici que réside l'énorme différence entre le socialisme
national allemand et le socialisme national des juifs – allemands comme
Arlosoroff ou germanisés comme Syrkin: le sionisme n'a jamais été un
mouvement de conquête impériale, ni une révolte essentiellement dirigée
contre l'héritage des Lumières, mais simplement une voie de salut pour
un peuple dispersé et en danger de mort. Le socialisme national-sioniste
n'était pas parti à la recherche de nouvelles formes de césarisme ou de
volonté de puissance, il désirait le sauvetage d'un groupe humain que
l'Europe vomissait. Cependant, ces méditations sur la décadence et ce
réflexe de défense avaient produit un repli sur les positions d'un
nationalisme ombrageux, tribal, fortement teinté d'éléments religieux,
peu enclin aux valeurs individualistes et universalistes. Comme tous les
socialismes nationaux, le sionisme lui aussi était une révolution d'un type
nouveau.
Une fois en Eretz-Israël, Arlosoroff, à l'instar de Ben Gourion et de
Katznelson, se contente du contrôle de la société ; son intention n'est pas
de la changer, ni dans sa composition ni même dans son fonctionnement.
Son espace de référence est l'appartenance culturelle. L'utilisation de
catégories culturelles et psychologiques au lieu de catégories sociales est
l'une des propriétés les plus distinctives du socialisme national. Le
socialisme national a toujours perçu le sentiment d'exploitation et
d'infériorité de l'ouvrier comme une manifestation de sa subjectivité et
non comme la résultante des conditions de son statut dans le processus de
production. Que l'on accorde à l'ouvrier une reconnaissance sociale
honorable et lui donne conscience de son appartenance à l'élite politique
et culturelle, il ne cherchera pas, soutenait l'argumentation, à changer
totalement l'ordre social. Arlosoroff, semble-t-il, était lui aussi persuadé
qu'il suffit de convaincre qu'il n'y a d'appartenance signifiante que
culturelle – et non sociale – pouréconomiser à la révolution nationale la
nécessité d'un changement social.
On comprend alors en quoi le socialisme constructiviste ne peut être
inclus dans la social-démocratie, aux origines marxistes, kantiennes et
libérales. Parce qu'il avait choisi pour priorité l'édification de la nation et
qu'il opérait dans un environnement hostile, le mouvement travailliste a
déployé une foi inébranlable en la force. Une croyance qu'il partageait
avec les bolcheviks. Mais Lénine et ses compagnons avaient décidé
d'opter pour la force afin d'imposer un changement social, alors que les
révolutionnaires nationalistes juifs ne voulaient s'en servir que pour
maîtriser la société. En la matière, la démarcation entre bolchevisme et
travaillisme eretz-israélien a été très nette, même si tous deux attachaient
la même importance à la force politique. C'est d'ailleurs cette foi des
travaillistes en la force qui était venue les couper définitivement des
sociaux-démocrates. La social-démocratie, en effet, s'est toujours méfiée
de la force et a toujours répugné à en faire usage. De ce point de vue, la
social-démocratie était beaucoup plus proche du marxisme originel que
ne l'était le léninisme. La social-démocratie croyait, elle, dans la
dynamique lente et graduelle des processus économiques et sociaux. En
réalité, c'était là une des raisons – on ne peut plus marxiste – pour
lesquelles la social-démocratie rejetait l'usage de la force. C'était aussi
une des grandes raisons de son impuissance.
Leur nationalisme mettait les pères fondateurs dans une situation pour
le moins en porte à faux par rapport au mouvement socialiste. Au début
de notre siècle, aucun socialiste européen ne considérait la lutte nationale
comme la vocation du socialisme, et certainement pas comme sa lutte la
plus importante. Au contraire, le socialisme, que ce fût dans sa variante
dure ou dans sa variante social-démocrate, éprouvait au mieux de la
suspicion, en fait et presque toujours de la haine pour ce nationalisme qui
était en train de se répandre un peu partout en Europe. Seul le socialisme
national réservait au travailleur la tâche de conduire la révolution
nationale. Ce courant du socialisme a joué un rôle important au cours de
la première moitié du XXe siècle parce qu'il se disait en mesure de
répondre avec bonheur et efficacité tant aux besoins socio-économiques
qu'aux besoins émotionnels, psychologiques et culturels des sociétés,
quels que fussent leurs stades de développement. Et de fait, le socialisme
national a su relativement biensatisfaire aux exigences de sociétés encore
en lutte pour leur unité nationale ou à celles de sociétés qui venaient à
peine de réussir leur union territoriale, mais étaient encore fortement sous
l'influence de sentiments nationalistes. C'était le cas de beaucoup de pays
de l'Europe de l'Est – Allemagne comprise – et bien sûr des pays du tiers-
monde. Le socialisme national a su se faire accepter aussi dans des pays
ou régions sous-développés comme le Portugal, le sud de l'Italie et dans
plus d'un territoire ou pays du pourtour de la Méditerranée, tous pays et
régions où la société a dû se mobiliser dans son entier pour sortir de son
retard économique et technologique. Il ne faut pas croire pour autant que
le socialisme national s'est arrêté aux frontières de ces pays ou territoires
reconnaissables aux caractéristiques citées plus haut. Il a pénétré même la
France, un pays où l'unité nationale avait abouti dès la fin du XVIe siècle,
un pays dont l'économie et la technologie étaient, à la fin du XIXe comme
durant toute la période 1900-1940, parmi les toutes premières du monde.
En France, le socialisme national a été un courant idéologique d'une
grande vigueur qui voulait une identité nationale monolithique, appelait à
l'union autour des données permanentes de l'ethnie et de la culture et
convoquait toutes les couches sociales à joindre leurs forces particulières,
par-delà les barrières de classe, pour assurer à la nation la place qu'elle
méritait et la prémunir contre tout danger intérieur ou extérieur.
À la différence de ce qui était admis et même constamment provoqué
dans le mouvement social-démocrate, le mouvement travailliste eretz-
israélien évitait, voire fuyait, les combats intellectuels et manifestait,
comme tous les courants du nationalisme culturel, une répulsion évidente
pour les délibérations autour d'idées abstraites. Chez les nationalistes «
volkistes », rien n'était plus dangereux que des concepts tels que droits
naturels, justice ou vérité. L'homme abstrait était honni : les seuls droits
reconnus légitimes étaient les droits historiques; la justice et la vérité
n'étaient qu'autant d'expressions de l'intérêt national. C'est pourquoi, dans
les organisations et formations mises en place par les pères fondateurs,
les débats idéologiques n'ont été que très rares, et quand ils se tenaient,
leur niveau était loin d'être impressionnant. Les congrès et conseils de ces
institutions n'examinaient que les problèmes de l'heure – politiques ou
d'organisation –, ignorant les préoccupations et recherches qui avaient été
au centre desréunions de Borochov et de ses amis. Toujours est-il qu'il
serait inapproprié, sinon injuste, de tenter une comparaison entre ce
groupe d'hommes un peu frustes, venus de petites bourgades de Pologne
et de Russie conquérir la terre d'Israël, et des théoriciens comme Rudolf
Hilferding, Max Adler, Saverio Merlino, Jean Jaurès ou même Léon
Blum ou Émile Vandervelde.
Le socialisme, il faut le préciser, a toujours insisté pour que théorie et
pratique coïncident. Même entre les deux guerres, les partis socialistes
n'ont jamais cessé de s'occuper, souvent d'une manière obsessionnelle, de
problèmes théoriques. Ils étaient conscients du fait que lorsque l'écart
entre pratique et théorie s'élargit trop, la théorie tend à la décrépitude et le
théoricien est généralement frappé d'indigence. C'est pourquoi, par
exemple, le communisme russe n'a pu produire un seul penseur digne de
ce nom après sa prise du pouvoir: l'écart entre la pratique bolchevique et
la théorie marxiste était devenu trop grand. D'autre part, quand ils ont
tenu à conserver au débat idéologique un rôle de référence directrice,
poursuivant sans cesse la discussion et la réflexion théoriques, les partis
socialistes ont souffert d'un sérieux dommage dans leur capacité d'action.
Ils n'ont pas vu combien la distance s'était creusée entre le futur qu'ils ne
cessaient de scruter et la réalité qui se déroulait sous leurs yeux.
Il est manifeste que les dirigeants du mouvement travailliste ont craint
de s'empêtrer dans des difficultés idéologiques superflues ou de s'exposer
aux questions théoriques qui n'auraient pas manqué d'en découler. La «
discussion» ou la « discursivité » – c'est ainsi qu'ils désignaient avec
mépris les débats d'idées, considérés comme sans prise sur la réalité, dans
lesquels s'enlisaient en se délectant les intellectuels socialistes juifs en
Europe de l'Est – risquait d'ébranler, pensaient-ils, l'assurance du parti et
de porter atteinte à ses facultés d'agir. Bien sûr, et il faut l'ajouter,
l'horizon de cette élite politique était limité et sa réflexion ne se signale
pas particulièrement par son aptitude à se mouvoir dans les sphères de la
spéculation abstraite. Mis à part Borochov, qui n'est jamais venu en
Eretz-Israël, et Nahman Syrkin, qui ne s'y est pas fixé, aucun de ces
dirigeants n'éprouvait un besoin irrépressible de transmettre un travail
intellectuel structuré et organisé. Leurs écrits sont, tout compte fait, une
compilation de discours, « conversations », souvenirs et articles de
journaux. Même Berl Katznelson ne nous a laissé aucun raisonnement
systématisé,aucun texte synoptique. Il était un orateur doué qui savait
soulever l'émotion, mais, à le lire, on a souvent du mal à penser à autre
chose qu'à une causerie au coin du feu.
Ben Gourion n'était pas d'un autre moule. L'image canonisée du vieux-
lion-homme-de-lettres-contrarié, obligé par les circonstances de délaisser
les activités de l'esprit pour la politique, est une autre de ces lamelles de
la mythologie qui enveloppent la statue du Commandeur. Shabtaï Tevet a
déjà rapporté combien, dès sa jeunesse, Ben Gourion ne s'est intéressé
qu'à la politique et aux questions d'organisation40. D'ailleurs, tous ses
articles dans le journal du Poalei Tsion, Haahdout, ne traitent strictement
que de ces deux sujets. Il faut bien reconnaître qu'à cette époque des
origines les capacités intellectuelles de Ben Gourion ne sortent pas du
rang. En tant qu'idéologue socialiste, Ben Zvi, compagnon de Borochov,
semblait alors plus substantiel41. Si Ben Gourion a pu prendre la direction
du mouvement travailliste, il le doit surtout au pouvoir que l'appareil de
la Histadrout, dont il était le pivot, a sur la vie des travailleurs. Il le doit
aussi, bien sûr, au talent peu commun qu'il a de manœuvrer entre
institutions politiques, organisations économiques et autres groupes
d'intérêt pour mettre en place des coalitions ad hoc et en tirer avantage. Il
n'a pris aucune part – tout comme Katznelson d'ailleurs – au débat d'idées
qui se déroulait alors dans le mouvement socialiste européen, et c'est à
peine si on a le sentiment qu'il a prêté une oreille distraite à ses tenants et
aboutissants. Alors qu'en Europe les partis socialistes ont toujours réservé
des places honorables, voire des postes clés, à leurs intellectuels, le
mouvement travailliste eretz-israélien (puis israélien) n'a jamais été
dirigé que par des politiciens professionnels « entrés» en politique à un
âge très jeune ou par des hommes « appelés» à la politique au sortir de
l'armée.
Si nous définissons l'idéologie comme une relation d'échanges entre la
culture et la politique, ou, autrement dit, comme l'ensemble des principes
qui balisent l'action politique, nous observons que le socialisme
constructiviste du mouvement travailliste eretz-israélien est toujours resté
tel qu'en lui-même ses initiateurs l'avaient définitivement fixé au
lendemain de la Première Guerre mondiale. Avant l'État comme après, au
cours des premières années 1920 comme après la guerre des Six Jours, ce
sont toujours les mêmes idées-forces qui le mènent, c'est toujours avec
les mêmes réflexes qu'il réagit. Il faut ici mettre l'accent sur
unphénomène qui n'est pas toujours correctement interprété : comme tout
autre socialisme national, le socialisme constructiviste n'a pas manqué de
porter une vive critique sur la vie de la nation. L'une des caractéristiques
propres au socialisme national est que la critique est d'abord culturelle,
sociale ensuite, et plus culturelle que sociale. Partout où il est apparu, le
socialisme national a fait montre de la plus grande aversion pour le cadre
de vie et les valeurs bourgeois, n'économisant sa diatribe ni à la
décrépitude physique ni à la vie facile charriées selon lui par le
capitalisme. À l'individualisme bourgeois le socialisme national opposait
l'esprit de groupe et la communion de l'ensemble; à l'artifice de la grande
ville et à son effet corrupteur il opposait le naturel et les propriétés
régénératrices de la campagne. Il appelait à l'amour de la terre-patrie et
de ses paysages. En toutes ces matières, le travaillisme eretz-israélien n'a
pas été différent des autres socialismes nationaux. Néanmoins, il a été
beaucoup plus loin que tout autre socialisme national dans son exigence à
récupérer les nationaux: pour lui, aucune forme de vie juive n'était
pensable en diaspora. Personne n'a décrié et calomnié le judaïsme et la
judaïcité est-européens autant que les nouveaux immigrants originaires
des petites villes de Pologne. Et personne n'a décrit sous des couleurs
plus sombres la société juive traditionnelle que les pionniers des
premières alyas. Aux yeux de ces jeunes, les communautés juives de la
dispersion n'avaient pour seule qualité que d'être des réservoirs de
population. Le destin d'un juif ne concernait les dirigeants du Yshouv –
Ben Gourion en premier – que dans la mesure ou celui-ci adhérait au
sionisme et accomplissait le pas obligatoire de la « montée» en Eretz-
Israël. Le succès de l'entreprise sioniste était à ce point obsédant que
l'immigration était devenue un en-soi nécessaire et suffisant à ce succès.
Un juif qui ne « réalisait» pas son alya ou qui n'envoyait pas ses enfants «
en Eretz » était un juif inutile. Tous les autres sujets qui pouvaient
partager plus ou moins nettement les courants du sionisme en général ou
du sionisme travailliste en particulier – la vigueur de la critique sociale
par exemple – étaient d'une importance secondaire, voire nulle, comparés
à cette condition sine qua non de la renaissance nationale.
Le 11 septembre 1939, alors que les divisions d'Hitler achèvent
d'écraser la Pologne, le comité exécutif de la Histadrout ouvre un débat
sur l'engagement des juifs dans la guerre. Eliahou Golomb(1893-1945),
le patron de la Haganah* semi-clandestine, et Yossef Sprinzak (1885-
1959), autre figure de proue du mouvement (il sera le premier président
de la Knesset), veulent l'enrôlement immédiat et total de tous les juifs, où
qu'ils habitent. Ben Gourion leur répond :
«Pour moi, le décompte sioniste l'emporte sur ma sensibilité juive.
Dans toute cette affaire, ce qui m'oriente, c'est l'intérêt d'Eretz-
Israël. Et même si ma sensibilité de juif m'enjoint d'aller en France,
je ne le ferai pas. Alors que, je le répète, je le devrais en tant que
juif. Le sionisme est ce qu'il y a de plus profond dans le judaïsme.
Aussi est-il nécessaire de faire un calcul sioniste et non un calcul
vaguement juif, parce que tout juif n'est pas encore
automatiquement sioniste . » 42

En cet instant fatal, ou plutôt malgré l'heure fatale, le calcul sioniste a


surpassé le calcul juif. Si en un tel moment la réaction a été ce qu'elle a
été, on imagine le peu de poids que toutes les autres questions ont pu
peser dans la balance chaque fois que le sionisme était posé sur un des
plateaux.
La révolution que voulaient mener à bien les pères fondateurs était
donc une révolution nationale dont la réussite dépendait d'une révolution
culturelle et non d'une révolution sociale – qui aurait obligé à
reconsidérer la perception de la propriété privée. Ce trait explique toute
la trajectoire du travaillisme en Israël, depuis son irrésistible ascension au
lendemain de la Grande Guerre jusqu'à sa chute en 1977, en passant par
le plus grand de ses accomplissements: la naissance de l'État d'Israël. La
révolution conduite par le travaillisme eretz-israélien exigeait de chaque
nouvel immigrant une transformation souvent radicale. En l'occurrence,
la révolution nationale juive a été beaucoup «plus totale », plus «
totalisante» que n'importe quelle autre révolution nationale des temps
modernes. Elle a demandé à chacun de ses acteurs d'accepter une
véritable métamorphose : émigrer vers une terre souvent lointaine,
changer de langue, dans bien des cas changer de métier, dans tous les cas
changer de mode de vie. Pour la révolution nationale juive, l'édification
de la nation ne pouvait être sans la mutation obligée de l'image du juif.
Cette édification avait choisi le changement culturel pour pierre de
touche. C'est pourquoi le socialisme n'a jamais été qu'une composante
subsidiaire dans le socialisme national du travaillisme israélien. Il
estcertain que les pères fondateurs auraient été heureux de mettre en
place une société égalitaire si les contradictions n'avaient été si
nombreuses entre nationalisme et socialisme; mais il était tout à fait
impossible d'ignorer ou de surmonter ces contradictions. Malgré la
phraséologie et les assurances répétées sur l'insignifiance de ces
contradictions, elles n'ont été dépassées que sur le compte des objectifs
universalistes du socialisme, sacrifiés au profit des objectifs
particularistes du nationalisme. Dès les premières années de l'Ahdout
Haavoda, le mouvement travailliste eretz-israélien avait, de fait,
abandonné toute intention déterminée de suivre les principes essentiels
du marxisme (lutte des classes et socialisation des moyens de
production), alors que le socialisme démocratique continuait et
continuerait d'y être attaché jusque vers la fin des années 1950. Et quand,
en 1930, le Mapaï fut fondé, le processus de rejet était déjà devenu
irréversible. Car le mouvement travailliste n'a jamais eu la prétention de
proposer un système de rechange total à la société capitaliste. Au
contraire, il s'avère que même les espaces sociaux originaux, et moins
originaux, mis en place – kibboutz, moshav et autres coopératives – sont
venus renforcer par la bande le système capitaliste en démontrant que les
petites unités sociales n'avaient pas le pouvoir d'influencer, encore moins
de changer, le corps social en son entier.
Il faut s'arrêter ici à une précision à laquelle, en général,
l'historiographie du Yshouv n'a pas donné son poids réel, quand elle ne
l'a pas occultée, et ce bien qu'elle ait été souvent rappelée par les pères
fondateurs eux-mêmes. Le peuplement collectiviste n'est pas né d'une
décision idéologique claire et définie, pas plus que la collecte de fonds
destinée à soutenir ce nouveau type d'exploitation agricole n'a eu
l'intention de gêner en quoi que ce soit le fonctionnement normal ou le
développement du capital privé. Le kibboutz et le moshav sont nés de la
nécessité de suppléer à l'incapacité et au manque d'empressement de
l'agriculture privée juive alors en place pour satisfaire aux priorités
nationales introduites par l'élite – pas encore intronisée – de la deuxième
alya. Les propriétaires et exploitants agricoles juifs de l'époque
préféraient employer la main-d'œuvre arabe, toujours moins coûteuse et
plus qualifiée, plutôt que les nouveaux immigrants dont les capacités
agricoles laissaient beaucoup à désirer. Le kibboutz et le moshav ne sont
devenus ce que nous connaissons qu'après nombre d'années – un peu plus
d'une dizaine – de tâtonnements et réajustements.La kvoutza d'origine –
petit kibboutz – et le moshav ont d'abord voulu être une technique de
reconquête du territoire (occupation du sol racheté à son propriétaire,
arabe en général) et une solution peu coûteuse au chômage qui frappait
les nouveaux immigrants de la deuxième alya. Le mode de vie adopté par
les premiers « groupes » (kvoutza) a été imposé par la force des choses,
c'est-à-dire par le peu de moyens dont ils disposaient. Il est faux et vain
de vouloir présenter ces types d'exploitations agricoles comme
l'application d'une idéologie sociale préméditée, de même qu'il est faux
de les présenter comme une création qui aurait eu pour objectif de
combattre la propriété privée dans ses conceptions ou ses implications.
Personne mieux que Berl Katznelson n'a décrit les hésitations qui ont
jalonné l'enfance du kibboutz ou celle du moshav43. Il n'a cependant été ni
le premier ni le seul à nous laisser un témoignage de première main sur la
longue suite d'improvisations qui a accompagné l'évolution de ces types
de peuplement. Bien avant lui, Arthur Ruppin (1876-1943), chef du
bureau eretz-israélien de l'Organisation sioniste mondiale*, a donné un
relevé précis des raisons, circonstances et coïncidences qui ont amené à
installer – plus qu'à penser – l'invention du peuplement collectiviste.
C'était d'abord le manque de moyens financiers qui rendait impossible la
création de villages agricoles de type classique, tels ceux fondés par la
première alya sioniste commencée en 1882. C'était ensuite le manque de
candidats capables de s'installer comme paysans indépendants. C'étaient
enfin les relations extrêmement tendues qui régnaient en général entre le
directeur « professionnel » des fermes créées par l'OSM et les ouvriers
agricoles qui y étaient employés. C'est d'ailleurs cette dernière raison qui
a été la cause directe de l'expérimentation commencée à Oum-Djouni, qui
deviendra Degania, « mère des kvoutzot ». Quand, en 1909, six ouvriers
agricoles de la ferme Kinneret, sur les bords du Jourdain, reçoivent une
parcelle de terre parce que toute vie commune est devenue impossible
entre eux et le directeur de la ferme, personne ne sait au juste où
l'expérience va mener. Le terrain leur a été remis par l'OSM pour douze
mois, avec autorisation de s'organiser et de décider comme bon leur
semble. Ce qui est sûr, c'est que même ce groupe de jeunes « rebelles »
n'a pas alors pour intention de mettre en application une idée
d'organisation sociale nouvelle. Sur ce dernier point, Ruppin est
péremptoire : « Lakvoutza n'est pas née d'un désir d'expérimenter une
théorie sociale44. » Dans ses rapports de 1909 et 1910 à l'administration
centrale des institutions sionistes, alors installée en Allemagne, Ruppin
présente l'apparition du premier kibboutz comme une modeste tentative
due au hasard. Le petit groupe séparatiste, qui devait continuer de toucher
un salaire pour son travail et auquel il avait été promis qu'il pourrait
garder la moitié des bénéfices tirés de la production, avait choisi de gérer
la nouvelle exploitation selon les prescriptions de l'économiste juif
allemand Franz Oppenheimer (1864-1943) qui n'empruntaient pas plus
aux conceptions du socialisme qu'elles n'avaient pour volonté de les
appliquer. En 1910, l'expérience est jugée concluante; ce qui encourage
Ruppin à préparer l'installation d'exploitations semblables dans d'autres
régions du pays45. Trois ans après, alors qu'il présente son rapport
d'activité aux délégués du XIe congrès sioniste, réuni à Vienne, Ruppin
peut affirmer avec assurance : « Sans les ouvriers, qui lui ont donné un
nouveau souffle, le repeuplement agricole serait déjà bien mort [en Eretz-
Israël]46. »
L'installation des premières colonies collectivistes marque le départ
d'une longue coopération entre le peuplement agricole pionnier et
l'Organisation sioniste mondiale; une coopération qui se poursuivra bien
après que les deuxième et troisième alyas auront cessé, bien après que la
Histadrout aura été fondée; une coopération qui ira se consolidant à
mesure que les dirigeants du sionisme institutionnel se persuaderont que
les dirigeants du mouvement travailliste sont intéressés par le pouvoir
politique, non par le changement social, qu'ils veulent dominer la société,
non en instaurer une autre.
On explique ainsi la très longue association entre le travaillisme eretz-
israélien (puis israélien) et le centre bourgeois. Si la bourgeoisie et les
classes moyennes n'ont jamais ressenti le besoin de remplacer le
mouvement travailliste par son seul concurrent véritable, la droite
révisionniste, c'est qu'elles ont vite compris qu'elles ne couraient aucun
danger réel à laisser le pouvoir politique aux travaillistes. Ceux-ci
n'avaient-ils pas rapidement prouvé leur capacité d'organiser les salariés
et leur compétence à leur assurer les services sociaux nécessaires? Mais
surtout n'avaient-ils pas démontré leur aptitude à contenir les tendances
radicales? Ne savaient-ils pas éviter les grèves sauvages et n'avaient-ils
pas su les faire cesser quand, par hasard, elles avaientquand même
éclaté? Ne savaient-ils pas calmer les exigences salariales quand elles
semblaient incompatibles avec l'« intérêt général»? Et enfin les
travaillistes n'étaient-ils pas eux-mêmes grands patrons, à la tête de
quelques-unes des plus importantes entreprises industrielles du pays? De
fait, la discipline imposée par la Histadrout servait non seulement l'intérêt
de ses propres entreprises, mais aussi et directement les intérêts du
marché privé. La guerre verbale menée par le mouvement contre les
possédants de Tel-Aviv ne peut camoufler la réalité : de facto, il y a eu
collaboration tant en matière de finalités nationales que dans le domaine
économique. Les deux « adversaires » avaient besoin l'un de l'autre et le
savaient. Zeev Jabotinsky s'en est bien rendu compte, qui n'a jamais porté
de grandes espérances sur la bourgeoisie eretz-israélienne. Son regard
était plutôt fixé sur les masses juives de Pologne, le plus souvent
misérables, qui n'arrivaient pas à accepter l'élitisme des mouvements
pionniers et supportaient mal le mépris que ceux-ci manifestaient à
l'endroit de la culture yiddish en général et, la vie du Shtettl* en
particulier. Ce n'est pas un effet du hasard si l'heure de la droite
révisionniste n'a sonné qu'au moment où les juifs originaires des pays
arabes ont commencé à jouer dans l'État d'Israël le rôle que, dans l'esprit
de Jabotinsky, devaient tenir, cinquante ans plus tôt, les juifs de Pologne.
Le choix en faveur des finalités nationales sur le chapitre du
changement social apparaît à toutes les étapes de la vie du mouvement
travailliste, depuis les jours de la deuxième alya jusqu'à la formation du
Parti travailliste, en 1968. Sous plus d'un angle, l'histoire du mouvement
travailliste est celle d'un continuel glissement à droite; c'est l'histoire d'un
processus d'éliminations successives des éléments les plus radicaux,
ceux-là mêmes qui étaient le plus attachés à la théorie marxiste, ceux qui
voulaient – plus que les autres – la mise en place d'une société égalitaire.
Toutes les fusions qui ont mené à la fondation du Mapaï puis, quarante
ans plus tard, à celle du Parti travailliste ont conduit à un alignement sur
les positions les plus nationalistes d'une part, les moins sociales d'autre
part, sur le compte de l'identité socialiste qui se trouvait chaque fois
estompée un peu plus, jusqu'à finir par s'effacer complètement.
Dans un premier temps, c'est la disparition du Poalei Tsion, avalé par
l'Ahdout Haavoda. Sa conception de la lutte nationale,la question du
travail juif et la haine manifestée par les Arabes (pas seulement en
Palestine) à l'égard du projet national juif avaient poussé ce parti vers la
droite. Mais ce n'était là qu'un premier pas, la première victoire de ceux
qui, au temps de la deuxième alya, se présentaient comme « non affiliés
», « sans parti ». Les sans-parti – c'est ainsi qu'ils se désignaient – ne
voulaient même pas reconnaître la pertinence des dissensions qui
partageaient les disciples de Ber Borochov (Poalei Tsion) et les membres
du Hapoel Hatsaïr, fermement antimarxistes. Pas plus qu'ils n'attachaient
d'importance aux échanges venimeux entre borochovistes et Aharon-
David Gordon, croisé antisocialiste qui représentait si bien la démarche
culturo-nationaliste du parti Hapoel Hatsaïr. Les sans-parti, menés par
Berl Katznelson, Itzhak Tabenkin (1887-1971) et David Rémez (1886-
1951), collaboraient avec Ben Gourion, qui appartenait alors, mais pour
la forme seulement, au Poalei Tsion. En effet, à cette époque déjà, Ben
Gourion avait pris la tête de l'aile nationaliste de son parti. C'est lui
encore, et ce n'est pas hasard, qui conduira le processus de désagrégation
du Poalei Tsion. Ses opinions et le rôle qu'il joue dans la liquidation de
son parti lui vaudront d'acquérir la position qui lui permettra un peu plus
tard de prendre la direction de la Histadrout.
La fondation de la Histadrout en 1920 et sa dénomination « générale »,
c'est-à-dire « de tous », « pour tout le monde » (entendre : non partisane
et non idéologique), est la deuxième étape dans l'exclusion des gauchistes
et des gauchisants. Fondée conjointement par l'Ahdout Haavoda et le
Hapoel Hatsaïr, la nouvelle organisation prend en effet pour appellation
Histadrout Klalit Shel Haoudim Haïvriim BéEretz-Israël (Confédération
générale des travailleurs juifs d'Eretz-Israël). Dix ans plus tard, quand le
Mapaï est créé, il apparaît comme un phénomène pour le moins singulier
dans le monde socialiste : voilà que deux partis, l'un socialiste – ou se
présentant comme tel –, l'autre antisocialiste déclaré, s'unissaient en une
seule formation, autour du reniement de la lutte des classes. L'un,
l'Ahdout Haavoda, avait développé une interprétation très particulière de
la « classe », l'autre, le Hapoel Hatsaïr, ne croyait en l'existence que d'une
seule classe sociale : la nation. En dix ans d'association, le Hapoel
Hatsaïr a eu le temps de se rendre compte que l'idéologie « socialiste » de
l'Ahdout Haavoda, une fois coupée du marxisme et de ses principes de
lutte des classes et de socialisation des moyens de production,n'avait rien
de rédhibitoire et était parfaitement soluble dans la sienne. Yossef
Sprinzak, Arlosoroff, Eliezer Kaplan (1891-1952), premier ministre des
Finances de l'État d'Israël, et Lévy Shkolnik (Lévy Eshkol, 1895-1969),
qui sera Premier ministre au moment de la guerre des Six Jours, savaient
alors pertinemment que rien, en fait, ne les séparait de Ben Gourion,
Katznelson, Rémez ou Ben Zvi. Chaque étape du rassemblement du
mouvement des travailleurs finissait infailliblement par la victoire de
l'aile de droite sur l'aile de gauche. «Rassemblement! » Le mot magique
en vertu duquel, trente années durant, l'aile de droite ont légitimé et mené
la neutralisation des forces radicales.
Après l'élimination du Poalei Tsion et la création de la Histadrout puis,
dix ans plus tard, celle du Mapaï, ce sont les conceptions de Ben Gourion
sur les pouvoirs et privilèges de l'État, la fameuse mamlakhtiout* , avec
l'antipluralisme et l'autoritarisme qui lui sont inhérents, qui viennent en
finir avec ce qui restait encore de socialiste dans la gestion mapaïste de la
vie sociale et politique du Yshouv d'abord, de l'État d'Israël ensuite. Car
c'est une erreur d'attribuer cette éclipse définitive à la politique menée par
Ben Gourion au cours des années 1950. Elle était manifeste dès les
années 1920 : tous ses signes et fondements sont déjà repérables dans la
façon de « gouverner » que Ben Gourion adopte dès le milieu des années
1920 et sont patents dès 1930, quand le Mapaï est créé. Ben Gourion chef
d'État a été d'une fidélité convaincue aux objectifs qu'il s'était fixés et
avait fixés à son mouvement dès le début de la bataille – gagnée – contre
le Bataillon du travail. Certaines hésitations de l'homme, qui relevaient
probablement plus de la tactique politique que de la pesée idéologique,
tendent à laisser croire que, jusqu'en 1923-1924, sa pensée a évolué en
dents de scie. Mais en fait, dès 1922, Ben Gourion avait cessé d'« hésiter
» et avait posé la première pierre – et non des moindres – de sa vision du
rôle et du statut de l'État. Car c'est le socialisme constructiviste qui sous-
tend l'idée de mamlakhtiout et sa représentation. Depuis qu'il s'était mêlé
de politique, Ben Gourion s'était toujours considéré comme un prophète
armé investi de la tâche de conquérir un royaume, non comme un militant
venu corriger la société ou sauver l'humanité. Ce qui l'intéressait, c'était
d'abord, ensuite et enfin la solution sioniste à la question nationale juive.
Au cœur de la révolution nationale menée par le mouvementtravailliste
était le changement de l'homme juif. Le dédain, le mépris des pionniers
pour le juif diasporique, galoutique*, n'a pas de bornes. Cet être tout juste
bon à courber l'échine devant le goy*, capable uniquement de se faire
suppliant devant le pogromiste, cette ombre qui s'est laissé prendre aux
mailles des cultures étrangères finira tôt ou tard par perdre ou abandonner
son identité. Pour les pères fondateurs, la révolution nationale supposait
une rupture totale avec la société d'origine, une rupture physique et
émotionnelle. La « montée » en Eretz-Israël devait être pour le olé une
deuxième naissance. Une renaissance qui obligeait l'oubli de toute culture
yiddish et la conversion au travail physique. Aharon-David Gordon a été
le grand chantre du travail physique. Les enfants et petits-enfants des
hommes et femmes venus avec les premières vagues d'immigration
grandiront dans le culte de l'agriculture et du travail des champs. Même
Arlosoroff croyait que l'avenir d'Eretz-Israël était dans l'agriculture et
non dans l'industrie47. À long terme, ce culte du travail physique devait
avoir des conséquences désastreuses. Pour plusieurs raisons.
D'abord, parce que dans son versant travail de la terre, le principe de la
mutation de l'homme juif par le travail physique n'a été et n'a pu être
appliqué que par un petit nombre. Depuis les jours de la première alya,
les travailleurs agricoles ont toujours été une minorité en Eretz-Israël, et
les pionniers des kibboutzim et des moshavim la minorité dans la
minorité. L'appellation pionnière a eu dès le début une « charge » élitiste
et a été attribuée au compte-gouttes. Deuxièmement, parce que, durant la
troisième alya, le travail physique a cessé d'être perçu comme un idéal
qu'on pouvait encore prendre au sérieux. Pour une écrasante majorité des
travailleurs physiques, le travail était une nécessité alimentaire, pas une
valeur morale. Et de fait, pouvait-on considérer le travail de l'ouvrier du
bâtiment comme un idéal quand le destin de cet homme était tout de
difficulté et d'instabilité? Il était le premier à subir le contrecoup de
n'importe quelle crise économique; il pouvait, sans préavis, se retrouver
chômeur du jour au lendemain. Ajoutons qu'en ces années les conditions
de travail dans la construction étaient très dures et, quelquefois, tout
simplement humiliantes. Tel n'était pas le cas des employés du secteur
tertiaire et bien sûr des fonctionnaires de la Histadrout. Là, on était à
l'abri des fluctuations économiques, le salaire y était – comparativement
– élevé et les conditions de travail n'y faisaient courirni risque de
bronchite, ni risque d'insolation. Tout cela explique pourquoi les discours
ne suffisaient plus à persuader le travailleur manuel, l'ouvrier agricole ou
le journalier du bâtiment qu'ils étaient le sel de la terre et que la dureté de
leur condition était le propre même de l'Idéal. En fait, dès les toutes
premières années 1920, l'exhortation au travail physique n'était plus qu'un
prêchi-prêcha hypocrite qu'on continuait d'égrener par obligation envers
l'orthodoxie.
L'idéologie de la mutation de l'homme juif et la doctrine productiviste
du mouvement travailliste avaient placé le travail physique au pinacle des
commandements sans lesquels la rédemption nationale ne pouvait être
possible : on ne pouvait donc cesser d'entretenir sa vénération. Mais ces
incantations n'auront fait que révéler combien peut être grande la distance
entre le serment et son application, entre la théorie et la pratique. Une
distance qui a commencé de se creuser dès les années 1920. Le pire est
qu'en Eretz-Israël le travail physique est vite devenu pour l'ouvrier des
villes un facteur de régression sociale et de perpétuation de son statut
inférieur. Dans le Yshouv, le productivisme et l'idée de la transformation
de l'homme par le travail ont, de fait, bloqué les voies d'accès à
l'amélioration sociale. L'une des manifestations les plus patentes de ce
freinage est le manque d'empressement de la Histadrout à mettre en place
un réseau d'enseignement secondaire pour les fils d'ouvriers. Les enfants
des hommes politiques, à commencer par ceux de Ben Gourion, ceux des
directeurs d'entreprise et des fonctionnaires fréquentaient les lycées
bourgeois des grandes villes, où les études étaient payantes et chères. Et
quand finalement des établissements d'enseignement secondaire sont
créés dans les villes pour prolonger les écoles primaires du courant
d'enseignement ouvrier, ils seront payants et hors de prix pour les fils
d'ouvriers. Pour suivre le chemin « conquérant » de leurs pères, ces
enfants n'ont pas besoin du baccalauréat.
Certes, la théorie attribuait une place de choix aux travailleurs
manuels : ils devaient être l'aristocratie vraie, la nouvelle élite. Mais la
réalité était tout autre. Et les ouvriers n'étaient pas dupes. Tant du point
de vue de leur niveau de vie que de celui de leur condition sociale, les
ouvriers étaient tout au bas de l'échelle. Tel était leur statut aussi bien
dans la société « civile » eretz-israélienne que dans le système
histadroutique. Certes encore, le discoursplaçait l'employé des services
après l'ouvrier. Il demeure que l'ouvrier qui voulait améliorer son niveau
de vie n'avait d'autre choix que de fuir le travail manuel ou le travail de la
terre – le kibboutznik mis à part. Ainsi, tout l'appareil fonctionnaire de la
Histadrout était composé d'anciens ouvriers ou de travailleurs de la terre
qui avaient quitté l'atelier, les champs ou les échafaudages dès qu'ils
l'avaient pu, ou encore d'hommes qui n'avaient jamais su ce qu'était le
travail physique. L'appel à la « réalisation personnelle » n'a pas réussi à
éviter l'évasion vers la ville : vers la petite boutique, le petit commerce et,
de préférence, vers le bureau. Les dirigeants du parti et de la Histadrout
furent d'ailleurs les premiers à se détourner du travail physique ou du
travail de la terre. Parmi les chefs historiques, un seul, Itzhak Tabenkin
est resté fidèle au kibboutz. Les autres personnalités qui ont gardé un
pied-à-terre au kibboutz s'en sont servis surtout comme d'un tremplin
commode pour leurs activités politiques.
Si par la force des choses les hommes de la deuxième alya ont dû
passer un temps plus ou moins long au travail des champs, ceux de la
troisième alya en revanche ont pris le plus grand soin d'éviter ce rite de
passage : ils se sont installés dans les villes dès leur arrivée dans le pays.
Tous les dirigeants ne manquaient jamais de louer les beautés du travail
physique et sa part (quasi) mystique dans la réalisation personnelle...
aussitôt revenus des villes d'eaux européennes où ils avaient séjourné
pour se reposer des grandes fatigues de leur mission de prédication ou de
collecte de fonds. Dans la population laborieuse – sauf parmi les
kibboutznikim qui, malgré la mythologie, n'ont jamais vraiment eu à
surmonter les conditions de vie et de travail du docker du port de Tel-
Aviv –, les choses n'étaient pas acceptées sans critique et amertume. À
Tel-Aviv, la situation devient explosive au cours de la crise économique
des dernières années 1930 : les chômeurs et travailleurs intermittents
frappés de plein fouet par la dépression en sont alors réduits à la révolte.
C'est peut-être pourquoi, pour le mouvement travailliste, les pauvres en
général, les chômeurs en particulier ont toujours été frappés de soupçon,
au contraire de l'homme des champs « organisé » qui avait le bon goût
d'être dévoué et discipliné. Le conformisme a toujours été l'une des
qualités premières exigées du membre exemplaire du parti et de la
Histadrout.
La Histadrout voulait offrir à ses membres un cadre de vie intégralet
une vie intégrée. Aussi s'est-elle pensée dès le commencement comme
une organisation polyvalente et très centralisée. Très vite aussi, elle
deviendra une organisation aux capacités de recrutement peu communes.
Enfin, pour ratisser le plus large possible, elle a choisi de se qualifier de «
générale » plutôt que de « socialiste ». Dans le tome XI de ses Écrits,
Katznelson rapporte la pensée de Yossef Haïm Brenner (1881-1921) en la
matière. Il n'est nullement nécessaire, disait le plus grand écrivain hébreu
de sa génération, un homme de la deuxième alya, que la Histadrout
adopte « précisément l'appellation de sioniste-socialiste, celle de
Histadrout des travailleurs d'Eretz-Israël suffit48 ».
Ne voulant rien laisser échapper à son pouvoir, la Histadrout décide
d'une part de contrôler les moyens de production – la terre en
l'occurrence – et d'autre part d'être en même temps un syndicat. C'était là
un phénomène inconnu dans le monde. Il est indéniable que la Histadrout
a fait de grandes choses : non seulement elle a forgé les instruments de
l'indépendance nationale mais elle a su être un syndicat puissant et
efficace. Mais il est tout aussi indubitable que sa double nature a créé
chez le travailleur un lien de dépendance qui a considérablement réduit sa
liberté de mouvements et de choix. S'agissant des travailleurs du bas de
l'échelle, ce lien était indémêlable. L'adhésion à la Histadrout était
volontaire, mais en réalité il était quasiment impossible au membre de la
Histadrout, le « petit » surtout, de se passer des services médicaux, de
l'agence pour l'emploi ou des services de distribution de son organisation.
Seules les catégories de travailleurs particulièrement puissantes – les
professions libérales, les administrateurs de haut rang ou les travailleurs
très qualifiés et très recherchés – avaient la possibilité, si elles le
voulaient, de se couper de la Histadrout. Les dirigeants de l'organisation,
conscients de cette possibilité, ont toujours mis le plus grand soin à ne
pas toucher aux intérêts ou privilèges de ces catégories, même quand les
accommodements étaient de nature à porter une atteinte directe au
principe de l'égalité ou aux normes d'entraide mutuelle que la Histadrout
était censée appliquer.
Il est donc possible de tenir la Histadrout pour une organisation
extraordinaire, la démonstration de ce que peut être la puissance des
travailleurs lorsqu'ils sont bien organisés, mais on peut l'appréhender
aussi comme une structure qui a été un instrument peu commun de
recrutement des travailleurs et de leur enrégimentementau service de
l'entreprise nationale. L'un dans l'autre, la Histadrout a été avant tout et
par-dessus tout une organisation. Elle parlait de changement social mais
ne faisait pas grand-chose pour l'instaurer. En retour de ses services,
souvent alloués à prix modique, elle n'exigeait que discipline et ne
réclamait aucune allégeance idéologique spécifique. Parmi ses membres,
il en était d'antisocialistes, certains n'étaient même pas sionistes.
En l'absence d'une perspective de changement social conséquent, une
grande attention a été consacrée à donner au travailleur manuel un
sentiment de supériorité. L'idéologie productiviste présentait le
travailleur comme un modèle mais, pour autant, elle n'avait aucune
intention de chercher la ou les voies vers une société autre que la société
capitaliste. Le productivisme ne se donnait pas plus pour politique
d'augmenter vraiment le niveau de vie du travailleur. Cet objectif, en tout
cas, ne devait en aucune manière porter préjudice aux capacités de
l'économie nationale d'intégrer les nouveaux immigrants. En l'espèce, la
Histadrout collait de façon très précise au modèle de fonctionnement du
socialisme national. Très souvent les dirigeants de la Histadrout, à l'instar
des socialistes-nationaux européens, considéraient l'inégalité et
l'exploitation comme un état subjectif et non tant comme une réalité
économico-sociale. La supériorité de façade accordée au travailleur
n'était en fait qu'une compensation psychologique à son statut réel. Les
couronnes tressées au travailleur rendaient sa condition économique un
peu moins insupportable. En période d'abondance, le sentiment
d'appartenir à l'« aristocratie » répandu par l'éthos sioniste pouvait encore
faire illusion, mais en période de crise économique, cette nourriture
spirituelle était loin de rassasier les besoins alimentaires des dockers ou
des maçons.
L'idéologie de la supériorité morale des travailleurs a eu deux
conséquences majeures. D'abord, cette conception a légitimé
l'immobilisme de l'ordre social tant dans la société en général que dans la
société histadroutique. Puisque le travailleur manuel était l'« aristocrate »
de cette société d'immigrants, lui et non la classe moyenne instruite et
relativement à l'aise, lui et non les propriétaires capitalistes de Tel-Aviv
ou des villages d'agriculture privée, pourquoi irait-on changer les choses?
D'un point de vue « national », il était même interdit de travailler à les
changer. Le fils de l'ouvrier agricole (s'il n'avait pas rejoint un kibboutz)
n'avait qu'à emboîter le pas à son père et recevoir indéfiniment le
mêmesalaire que lui, ou à peine plus élevé. On ne voyait pas pourquoi il
devait en être autrement. Le maçon n'était-il pas la crème de la société,
lui, et non les directeurs de la Bank Hapoalim (Banque des ouvriers), lui
et non les chefs des entreprises industrielles ou commerciales de la
Histadrout? N'était-il pas l'exécuteur du rêve sioniste, le modèle du juif
nouveau? Puisque le maçon, l'ajusteur, le docker et l'ouvrier agricole
étaient les véritables fabricants de la nation à venir, pourquoi donc irait-
on déchoir leurs enfants de ce beau statut en leur proposant quelque piste
qui risquerait de les détourner du travail physique, cette voie royale de la
réalisation de soi? Le fils du maçon et celui de l'ouvrier agricole avaient
droit, comme leurs pères, à la truelle et à la charrue rédemptrices, ces
vrais instruments de la construction nationale. C'est ainsi que
l'indéfectible et jaloux attachement à la mission nationale a provoqué le
conservatisme social en Eretz-Israël, puis dans l'État d'Israël.
Non contente d'avoir favorisé le gel conservateur, la théorie de la
supériorité morale des travailleurs a servi de pierre de touche à
l'édification de la puissance politique du mouvement travailliste. Là
aussi, la boule de neige a entraîné avec elle tout ce qu'il y avait de
socialiste ou de socialisant dans la communauté juive d'Eretz-Israël. La
lutte contre les bourgeois devait être une lutte culturelle, non une lutte de
classes. Cette stratégie a été d'une efficacité imparable; c'est grâce à elle
que le mouvement travailliste a pu accéder à la direction du Yshouv puis
à celle de l'État d'Israël. Certes, la lutte culturelle fut quand même
accompagnée des conflits socio-économiques de routine : réclamations
de hausse de salaire et demandes d'amélioration des conditions de travail.
Mais jamais ces revendications n'ont impliqué une remise en cause du
statut de la propriété, pas plus qu'elles n'exigeaient le comblement des
écarts sociaux qui ne cessaient de s'élargir. Le mouvement travailliste
n'avait aucune opposition de principe à la propriété privée et jamais il n'a
menacé le statut socio-économique des propriétaires. Les travaillistes
prônaient deux choses : priorité au capital public et obligation faite au
capital privé de prendre part à la construction du pays et à la création du
travail juif. C'est d'ailleurs sur ces principes qu'a pu s'établir l'entente – et
la division du travail – entre le mouvement travailliste et les classes
moyennes durant la période du mandat britannique et même après
l'indépendance.
La polarisation des efforts du mouvement sur la colonisation plutôt que
sur la construction d'une société autre a beaucoup facilité ses rapports
avec les classes moyennes. Zeev Jabotinsky a parfaitement compris
combien cette réalité a fini par instaurer une interdépendance entre le
mouvement travailliste et les classes moyennes juives pourvoyeuses de
capitaux49. L'argent public qui a permis la puissance du mouvement
venait en général de dons réunis par le mouvement sioniste auprès des
classes moyennes et de la bourgeoisie juives de la diaspora. Les deux
partenaires ont tiré tout bénéfice de cette coopération. La bourgeoisie du
mouvement sioniste institutionnel était rassurée d'avoir affaire à un
socialisme désossé qui, du fait de sa conception nationale de l'activité
économique, ne pouvait que l'encourager. Le mouvement travailliste, en
contrepartie, a perçu ses dividendes sous la forme qu'il désirait : l'argent
d'origine privée que l'OSM lui remettait, lui permettait d'asseoir les
colonies de peuplement déjà existantes et d'en développer de nouvelles.
Mais, par-delà la coïncidence de leurs perceptions du fonctionnement
économique de la société, les deux parties étaient liées aussi par leur
même perception des finalités culturelles et politiques du sionisme et, dès
le milieu des années 1920, par leur même perception des moyens à
utiliser pour aboutir à ces fins.
La colonisation conquérante a été au centre de l'effort du mouvement
travailliste comme elle a servi de point de rencontre – sur fond d'intérêts
nationaux communs – aux salariés organisés de la Histadrout et aux
classes moyennes et moyennes-supérieures du monde juif sioniste. La
bourgeoisie juive, y compris la bourgeoisie eretz-israélienne alors en
formation, était consciente que les colonies collectivistes venaient
répondre à un besoin de l'heure, telle une improvisation nécessaire, mais
ne pouvaient être tenues pour des modèles miniatures d'une quelconque
société autre. Arthur Ruppin, on l'a vu, ne s'est jamais considéré comme
le père de la colonisation agricole collectiviste et n'a jamais vu dans le
kibboutz ou le moshav des signes annonciateurs des temps à venir50.
D'ailleurs, les hommes du kibboutz Degania, où vivait Gordon, étaient
proches de la tendance Hapoel Hatsaïr, donc antisocialistes déclarés. Les
colons étaient les entrepreneurs du projet sioniste, pas une avant-garde
pionnière socialiste partie à la conquête de Tel-Aviv.
Dès le début, l'entreprise sioniste a réservé une place à part aukibboutz.
Les communes agricoles enflammaient l'imagination de millions de juifs
de la diaspora aussi bien qu'elles faisaient l'orgueil de la bourgeoisie tel-
avivienne. Même la droite radicale, où se recrutaient les pires ennemis
idéologiques de la démarche et des initiatives du mouvement travailliste,
était impuissante face à l'esprit de sacrifice et devant l'enthousiasme
pionnier des conquérants du désert et des assécheurs de marais.
L'agriculteur, très souvent sous-alimenté ou atteint de malaria, fusil à
l'épaule, était devenu le symbole de la conquête et du peuplement du
pays. Cette merveilleuse « armée » de pionniers, qui payait de sa sueur et
de sa santé le rêve d'une société égalitaire, était la plus respectable des
cartes de visite que pouvait présenter le mouvement travailliste. Grâce à
elle, la Histadrout recevait régulièrement de l'argent de l'Organisation
sioniste mondiale; c'est en parlant d'elle qu'elle réussissait à collecter des
fonds auprès des communautés juives de la diaspora. C'est encore grâce à
son nom que le mouvement pouvait, en toute bonne conscience, investir
dans ses entreprises. C'est elle enfin qu'on présentait aux dirigeants de
l'Internationale (Émile Vandervelde, par exemple), aux visiteurs de haut
rang comme Henry de Jouvenel, gouverneur de Syrie, ou à des leaders
juifs non sionistes comme Abe Cohen, directeur du Vorwaerts de New
York. Rentré de voyage en Eretz-Israël, ce socialiste non sioniste,
yiddhishiste convaincu, se fait un devoir de soulever l'enthousiasme de
ses auditoires en leur décrivant la vie et les réalisations des kibboutzim
de la vallée de Jézréel. Tous les visiteurs, juifs et gentils, socialistes ou
non, sionistes et non sionistes, s'émerveillent de voir comment l'utopie
égalitaire est en train de prendre forme dans le pays de la Bible.
La composition humaine de cette « armée » jouera en faveur de la
décision du mouvement sioniste institutionnel de préférer travailler avec
le mouvement travailliste plutôt qu'avec toute autre formation eretz-
israélienne organisée. Car le mouvement sioniste, dirigé par des
bourgeois libéraux, a vite dû se ranger derrière l'opinion selon laquelle
nul n'était mieux indiqué pour mener à bonne fin l'entreprise de
renaissance nationale que le jeune pionnier, toujours disponible, toujours
prêt à relever de nouveaux défis, toujours disposé à de nouveaux
sacrifices. Certes, le mouvement sioniste institutionnel n'a pas décidé en
faveur du mouvement travailliste uniquement sous le coup de
l'admiration ou sur un coup de cœur, il s'était parfaitement rendu compte
que sespropres intentions nationales concordaient avec celles des
dirigeants de la Histadrout et que le discours social de l'élite travailliste
n'était pas la loi et les prophètes mais au mieux des slogans mobilisateurs
dont on voyait bien qu'ils restaient des vœux pieux, quand ils n'avaient
pas été reniés « par omission » ou tout simplement violés. Nous verrons
plus loin comment le mouvement travailliste n'a jamais manqué de
donner des gages de bonne conduite idéologique à ses partenaires
bourgeois, avant et après que l'association a été scellée.
C'est ainsi que s'est imposée la supériorité de l'ouvrier, « libre » de
possessions et d'argent, sur l'homme des classes moyennes, et que s'est
établie la division du travail entre le mouvement sioniste, chargé de
réunir le capital, et l'intercesseur des pionniers, le mouvement travailliste,
chargé d'organiser et coordonner la conquête du sol et sa mise en valeur.
L'alliance de fait qui se noue entre la direction bourgeoise de
l'Organisation sioniste mondiale et la bourgeoisie eretz-israélienne en
formation, d'une part, et le mouvement travailliste eretz-israélien, d'autre
part, va, dans un premier temps, assurer la suprématie de cette dernière
formation sur toutes les autres formations politiques présentes en Eretz-
Israël. Dans un second temps, qui ne tardera pas à venir, elle va accélérer
l'irrésistible ascension – démocratiquement achevée – du mouvement
travailliste vers le contrôle du mouvement sioniste.
À ce point, une remarque cardinale est nécessaire. Ce n'est pas à son
idéologie sociale ou à son discours égalitariste que le mouvement
travailliste doit la réussite de son OPA sur le Yshouv et sur le mouvement
sioniste, mais bien à son talent à organiser et à diriger les volontés de
renaissance nationale. Le mouvement travailliste ne doit pas sa puissance
à ses réalisations sociales, mais à sa faculté à conduire la construction de
la nation. D'ailleurs, il n'y a pas que dans l'organisation sociale générale
du Yshouv que les idées égalitaires n'ont pu sérieusement pénétrer, même
au sein de la Histadrout l'exemple du kibboutz n'a pas été suivi. Non
seulement le kibboutz n'a jamais représenté qu'une minorité insignifiante
de la population juive d'Eretz-Israël puis d'Israël (de 4 à 7 %, selon les
périodes) mais encore il est vite devenu une espèce de « réserve naturelle
» qui servait d'alibi à un mouvement qui, presque dès le commencement,
avait rejeté l'idée d'une société égalitaire. Mais ces réalisations, qui
forcent le respect et l'admiration,ne réussiront pas à masquer l'ensemble
social autrement plus vaste et autrement moins « dansant et chantant »
qui est en train de se tisser autour.
Comme toujours dans le cas des idéologies nationalistes, celle du
mouvement travailliste était aussi une idéologie à forte composante
élitiste. Ainsi, un juif du Yshouv ou un juif de la diaspora n'intéressaient
vraiment les dirigeants de ce mouvement que s'ils avaient décidé le
premier d'aller conquérir le sol en s'y installant, le second de « monter »
en Eretz-Israël pour venir y conquérir une autre et encore une autre
parcelle de son sol. Ces dirigeants trouvaient donc normal et légitime de
servir en toute priorité les besoins et intérêts de ceux qui avaient pris sur
eux d'aller peupler n'importe quel recoin du pays, quitte à comprimer au
maximum ceux des ouvriers des villes. Cette perception du statut des
habitants juifs du pays et de leurs droits aura elle aussi sa part dans la
mollesse des pères fondateurs chaque fois qu'il s'agira de mettre en
application la promesse d'une société autre. Du moment que le kibboutz
était, de fait, coupé de l'organisation sociale générale, ils ne voyaient pas
la nécessité de changer toute la société. Et puisque les écarts sociaux ne
mettaient pas en péril la mission du pionnier, ils n'estimaient pas de la
première urgence d'introduire plus d'égalité dans la société du Yshouv ou
même parmi les travailleurs urbains des entreprises industrielles ou
financières de la Histadrout.
Mais, par-delà ces considérations circonstancielles, une, plus générale,
explique par-dessus tout le conservatisme du mouvement travailliste. Les
pères fondateurs craignaient que si l'on empêchait le Yshouv de prendre
la voie du développement capitaliste, cela entraîne la population juive
dans des luttes internes qu'ils estimaient périlleuses pour la solidarité
nationale. Il est certain qu'une inquiétude de même nature a joué un rôle
dans le refus du mouvement d'imposer des pratiques égalitaires au sein
même de la Histadrout. Au fil des années, certaines catégories de
travailleurs avaient accumulé des avantages qu'il aurait été difficile de
supprimer ou même de rogner sans entrer dans des conflits auxquels
l'unité de la Histadrout n'aurait probablement pas résisté.
Il faut encore faire remarquer que très peu parmi les garçons et filles
qui ont grandi bercés par le leitmotiv de la réalisation de soi ont choisi de
lier leur destin au kibboutz. Ceux qui ont rejoint les mouvements de
jeunesse pionnière ont bénéficié d'une enfanceheureuse qui a laissé chez
nombre d'entre eux un goût de paradis perdu. L'élite culturelle,
économique ou politique de l'avant et de l'après-État est passée par ces
organisations. Mais on ne peut s'empêcher de penser que ces
mouvements avaient un recrutement fermé qui, par certains aspects,
rappelle celui d'un club privé. Toujours est-il que seule une petite
minorité des enfants et adolescents d'Eretz-Israël se retrouvait dans ces
mouvements, et seulement une minorité de cette minorité a choisi de
créer un nouveau kibboutz ou de devenir membre d'une commune déjà
établie. La plupart, après la guerre d'indépendance ou les autres guerres
d'Israël, dont ils ont écrit certaines des pages les plus glorieuses, ont
préféré entreprendre des études supérieures, faire carrière dans l'armée,
dans le service public ou se lancer dans la vie économique du pays. Dès
la Seconde Guerre mondiale, l'agriculture a été laissée à ceux qui ont
réussi à fuir l'Europe, puis à ceux qui avaient survécu à la Shoah. Après
la naissance de l'État, ce seront les nouveaux immigrants venus des pays
arabes qui prendront la relève.
Il apparaît que, derrière le paravent d'une société kibboutzique
pionnière, sobre, idéaliste et idéalisée, la Histadrout avait laissé naître et
se développer en son propre sein une réalité sociale qui ne se distinguait
pas beaucoup de celle qui prévalait dans la société alentour. Les écarts de
niveau de vie étaient allés en se creusant entre les dirigeants, les hauts
fonctionnaires de l'organisation et les travailleurs qualifiés d'une part, et
les travailleurs manuels du rang d'autre part. L'évolution de la Histadrout
constitue une illustration classique des thèses bien connues de Robert
Michels sur les tendances oligarchiques des organisations, ou celles, plus
proches de nous, de Milovan Djilas. L'oligarchie travailliste était bien
une « nouvelle classe » dans le sens le plus exact de ce terme. Vers 1925,
le salaire familial est devenu une fiction et les disparités socio-
économiques une donnée constante, et légitime aux yeux de beaucoup de
dirigeants, de la réalité de la Histadrout. En période de crise économique,
à la fin des années 1920 et des années 1930, les contrastes entre la
direction économique de l'organisation ou les fonctionnaires, assurés de
leurs salaires, et les chômeurs étaient tout simplement révoltants. C'est
pourquoi, durant la crise de la fin des années 1930, même le
conformisme, la discipline et la dépendance, ces rouages essentiels du
fonctionnement de la Histadrout, ont été incapables decontenir la
rancœur et l'animosité des demandeurs d'emploi, dont les enfants
souffraient de sous-alimentation, à l'égard des dirigeants de la Histadrout
et du parti. L'examen, même au hasard, des archives des conseils ouvriers
révèle combien en ces années étaient insupportables la détresse des petits
salariés et surtout celle des chômeurs. Il révèle encore l'indifférence de
ceux qui étaient à l'abri, soit parce que l'appareil les protégeait – ils
étaient cet appareil –, soit parce que leur puissance les rendait
intouchables. Car les différences ne s'étaient pas installées seulement
entre les appartchiks et les ouvriers : toute la société histadroutique s'était
stratifiée en catégories et en classes dont les intérêts n'étaient pas moins
opposés que dans la société alentour.

***

Le 29 novembre 1947, l'assemblée générale de l'ONU décide de mettre


fin au mandat britannique sur la Palestine. La décision du partage de la
Palestine en deux États indépendants, juif et arabe, prise à la majorité des
deux tiers, est accueillie très différemment par les uns et les autres. Alors
qu'on danse toute la nuit dans les rues de Tel-Aviv, les Palestiniens,
appuyés par les pays arabes indépendants, signifient leur refus le plus
total et du partage et de la création d'un État juif. C'est dans la nuit du 29
au 30 novembre que la guerre d'indépendance commence, et avec elle un
conflit qui, un demi-siècle plus tard, n'est pas encore éteint.
Six mois plus tard, le vendredi 14 mai 1948, cinquième jour d'iyar
5708, dans l'après-midi, un jour avant le départ des dernières troupes
britanniques, alors que le pays est à feu, Ben Gourion, au titre de
président de l'exécutif de l'Agence juive, proclame la naissance de l'État
d'Israël. Autour de lui, tous les grands noms du mouvement travailliste.
L'État est constitué, et l'objectif que se sont fixé dans les premières
années du siècle les jeunes pionniers « montés » de Pologne et de Russie
est atteint. Le mouvement a su être infatigable dans l'effort et
intransigeant dans l'obsession qui le faisait agir. Il a triomphé de tous et
de tout, porté par le principe du primat de la nation.
Dans l'application de son socialisme constructiviste, le mouvement de
Ben Gourion ne s'est ménagé ni beaucoup de temps ni beaucoup de
moyens pour s'occuper de socialisme, ou tout simplement de social. Ce
n'était pas son propos. Si bien que, l'État proclamé, les pères fondateurs
se retrouvent incapables de proposerun projet de société spécifique ou
original. Certes, les hommes qui ont mené à l'indépendance n'ont jamais
brillé par l'originalité de leur pensée politique, encore moins de leur
pensée sociale. Quelques idées ont été émises qui ont connu un bon début
d'application. Ces solutions originales ne peuvent cependant répondre
aux problèmes de société que les pères fondateurs ont déclaré vouloir
résoudre. Mais déclaré seulement. Car même ces solutions innovatrices et
prometteuses n'ont été utilisées d'abord que pour servir l'entreprise de
construction nationale. Ainsi, on a laissé le kibboutz s'organiser en unité
collectiviste uniquement parce que ce genre de cellule apportait par
surcroît une réponse immédiate à la question du travail juif. Encore
fallait-il que ces socialistes qui allaient à la conquête du sol ne veuillent
pas appliquer leur chimère à toute la société : le Bataillon du travail a
payé pour connaître les limites à ne pas franchir. Élitistes et adaptées à
une situation pré-étatique, les quelques solutions dont on a commencé
(ou fini) la pose durant la période du Yshouv se révèlent sans grande
utilité, voire un peu vides de sens une fois l'État constitué.
En 1948, c'est un mouvement travailliste prisonnier de sa routine qui
prend la direction de l'État. Ceux-là mêmes qui ont montré tant
d'inventivité dans leur prise de contrôle politique du Yshouv et de
courage militaire pour la défense du pays à peine reconnu se révèlent très
vite impuissants à dépasser leur pragmatisme. Un pragmatisme qu'il est
très difficile de ne pas confondre avec de l'opportunisme. Les pères
fondateurs n'ont jamais cherché à mettre en place un ordre social autre, et
leurs successeurs n'ont pas plus tendu à s'écarter des conceptions sur
lesquelles ils avaient vu leur société se bâtir. Hormis le partage du pays,
auquel ils ont dû se plier, les pères fondateurs ont atteint tous les objectifs
qu'ils s'étaient donnés. Si telle ou telle promesse n'a pas été tenue, c'est
que l'on n'avait pas la ferme intention de la concrétiser : sa fonction était
de mobiliser. L'idéologie pionnière, qui prônait la transformation de
l'homme et l'accomplissement de soi, n'était pas une idéologie du
changement social. Le pionnier a exalté l'imagination des juifs sionistes
partout dans le monde et servi de support à leur projection dans un avenir
autre, mais très peu ont réussi ou voulu s'y transmettre physiquement. En
Eretz-Israël, le pionnier a été le porte-étendard, mais il a été aussi à la
fois l'alibi et l'arbre qui cachait la forêt. Quand la guerre d'indépendance
prend fin, les mythes de l'avant-État ne peuventplus remplir leur fonction
sociale; l'absence d'un projet défini de société se fait alors cruellement
sentir. Ce qui était vrai dès les premières années 1920, ce qui est vrai
aujourd'hui encore se révélera dans toute sa dureté avec l'arrivée des
grandes vagues d'immigration qui suivront la création de l'État : le
mouvement travailliste ne s'est pas doté des valeurs et outils conceptuels
qui pourraient lui permettre de mener le pays par-delà la révolution
nationale.
a Pour une brève explication des termes suivis d'un astérisque, voir le glossaire en fin d'ouvrage.
CHAPITRE PREMIER

Le primat de la nation : Aharon-David Gordon


et le cadre conceptuel de la construction
nationale

LA NÉGATION DE LA DIASPORA

La plupart des partis et mouvements nationalistes de la fin du XIXe et


du début du XXe siècle ont pris soin de traduire en termes politiques leur
message, souvent à deux composantes. Ils se présentaient non seulement
comme des combattants de la libération (bouter l'occupant, réunifier le
territoire, récupérer ou rattacher les frères séparés...), mais encore comme
les gardiens de l'identité nationale, décidés à sauver la nation de la
dégénérescence culturelle. Tel était le sionisme.
Pour celui-ci, le danger physique couru par les communautés juives
d'Europe orientale n'était pas la seule menace. Une autre était aussi
grave : la perte d'identité, conséquence – inéluctable à terme – des
processus de modernisation qui commençaient de pénétrer l'Europe de
l'Est. L'exemple des évolutions observables en Europe occidentale était
là. Alors qu'en Autriche, en Allemagne et en France le libéralisme
connaissait de sérieux échecs, l'assimilation des juifs ne s'était pas arrêtée
ou ralentie pour autant et, en majorité, ceux-ci continuaient de payer de
bonne grâce le prix de l'émancipation. Les juifs demeuraient disposés à
abandonner leur identité nationale alors même qu'il leur était devenu
évident que cette renonciation (ou concession) n'avançait en rien la
solution de la « question juive », pas plus qu'elle ne contribuait à la
disparition ou à l'affaiblissement de l'antisémitisme. Une fois enclenchés,
les mécanismes de l'assimilation en Europe de l'Est ont été aussi rapides
que jadis en Europe occidentale et centrale. Il était donc à supposer qu'à
l'Est aussi ces mécanismes ne manqueraient pas d'avoir les mêmes
résultats.
Voici donc qu'à l'Est allait se répéter un phénomène qui, cette fois, ne
pouvait qu'être fatal à la survie de cette nation à la géographie explosée.
Voici qu'à l'Est aussi l'avenir de la nation juive allait dépendre de la
décision personnelle de chacun de ses membres. Ceux qui voulaient un
territoire pour le peuple juif ne se faisaient aucune illusion : que tombent
les derniers rideaux économiques, politiques et culturels qui forçaient
encore les communautés à l'isolement – donc à la cohésion –, et il en
serait de toute la nation juive comme il en va de la neige au soleil. Car,
somme toute, ce n'était pas la « disparition » des juifs que l'Occident
libéral avait assimilés qui pouvait réellement mettre en péril l'existence
de cette nation. Jusque-là, il ne s'était agi que d'une amputation,
maintenant il s'agissait de vie ou de mort. À la fin du XIXe et au début du
XXe siècle, l'énorme majorité des juifs habitait encore en Europe de l'Est.
L'angoisse d'une telle perspective venait ajouter à la hargne, sinon à la
haine, que les sionistes d'Eretz-Israël réservaient à la diaspora. Personne
n'a eu autant de répulsion pour les juifs de l'exil que les pères fondateurs.
Ces hommes durs qui ne s'accordaient aucune auto-indulgence tenaient à
l'endroit de leurs frères de la diaspora un langage qui rappelle souvent
l'argumentaire le plus antisémite. Pour Aharon-David Gordon, le peuple
juif était « fracturé, en miettes [...], malade dans son corps et son esprit51
». Cette grave infirmité avait la cause suivante :
« Nous sommes un peuple parasite : nous n'avons aucune racine
dans la terre, aucun sol sous nos pieds. Nous ne sommes pas
uniquement des parasites économiques, mais aussi des saprophytes
de la culture des autres, de leur poésie, de leur littérature et même
de leurs valeurs et de leurs idéaux. Tout courant de leur vie nous
entraîne, toute brise soufflant dans leurs régions nous porte. Nous
n'existons ni par nous, ni pour nous. Faut-il alors s'étonner de n'être
rien aux yeux des autres peuples ? » 52

« [Certes], ce n'est pas de notre faute si nous en sommes là, mais


telle est la réalité, telle est la diaspora . »
53
Les condamnations de ce type étaient monnaie courante au temps de la
deuxième alya. De fait, à cette époque, la crainte de voir se dissoudre
l'identité juive est au fondement du sionisme, autant que la barbarie des
pogroms.
Dès ses débuts, le sionisme s'est trouvé en concurrence avec les deux
tendances majoritaires qui traversaient alors les communautés juives de
l'Est européen : l'une, « instinctive » pourrait-on dire, qui poussait les
juifs à quitter ces régions et pays pour fuir le danger physique et la faim
dans l'espoir d'aller mieux assurer leur vie dans le Nouveau Monde;
l'autre, qui les poussait à rejoindre des mouvements aux objectifs
universalistes et humanistes, annonciateurs d'une véritable émancipation,
le socialisme surtout et le libéralisme. Parfois, ces deux options étaient
complémentaires. C'est ainsi que l'émigration en Amérique a permis
l'apparition outre-Atlantique d'un puissant courant socialiste juif non
sioniste. D'ailleurs, est-il possible d'imaginer la gauche américaine,
libérale ou marxiste, de la première moitié du siècle sans l'apport des
émigrants juifs et de leurs enfants ?
Le seul barrage que pouvait dresser le sionisme pour contenir ce flot
vers un autre « étranger » a été le dénigrement total de la diaspora en tant
que telle et le refus de toute installation qui ne fût pas en Eretz-Israël. Par
ce rejet définitif, le sionisme croyait faire d'une pierre deux coups :
tourner le cours de l'émigration et décourager ceux qui pensaient que la
vie juive pouvait trouver encore place en Europe en général, en Europe
de l'Est en particulier. Pour mener sa guerre contre la diaspora, une
guerre qu'il veut sans exception, le sionisme va s'employer à prouver
qu'aucune vie juive ne peut se maintenir hors d'Eretz-Israël. Les juifs sont
« un peuple entre la vie et la mort », écrit Gordon54, et s'il n'a pas encore
disparu, il le doit d' « avoir été une espèce de momie » maintenant, mais
« la pyramide tombe en ruine, le corps part en poussière, et ses grains
sont dispersés à tous vents55 ». C'est pourquoi « nous n'avons et ne
pourrons avoir de culture vivante, qui se nourrisse de la vie et se
développe de l'intérieur. Si nous n'avons pas de culture, c'est que nous
n'avons pas de vie à nous : la vie en diaspora n'est pas notre vie56 ».
On l'a vu, cette perception de la vie juive en diaspora était commune à
tous les hommes de la deuxième alya. En 1915, Ben Gourion reprend
presque mot pour mot l'opinion de Gordon :
« Jamais, en diaspora, nous ne pourrons développer une vie
nationale spécifique. Non pas uniquement parce que ce droit nous y
est interdit, mais surtout parce que, là-bas, nous serons toujours
dépendants de la matière et de l'esprit qui nous entourent; un esprit
et une matière qui nous imposent, consciemment ou
inconsciemment, leur être et leur façon d'être . » 57

Le sionisme activiste ne pouvait donc consentir à aucun compromis


avec la diaspora. Un quart de siècle plus tard, en pleine Seconde Guerre
mondiale, Berl Katznelson dira : « Ne pas mépriser la diaspora, c'est
légitimer son existence. » Pour appuyer cette affirmation, Katznelson fait
appel à un article que l'un des fondateurs du Hapoel Hatsaïr, et une des
personnalités les plus puissantes du mouvement travailliste, Yossef
Aharonowitz, a écrit quelques années plus tôt. Aharonowitz, déclare
Katznelson en décembre 1940, « opposait diaspora et Eretz-Israël non
parce qu'il croyait qu'Eretz-Israël peut sauver tous les juifs de la diaspora,
mais parce qu'il prévoyait la destruction totale de la diaspora. Seuls les
juifs d'Eretz-Israël seront sauvés et ceux-là seront le peuple juif58 ».
Certes, ni Aharonowitz, mort en 1938, ni Katznelson au moment où il
cite l'article d'Aharonowitz ne pouvaient imaginer l'inimaginable, mais il
demeure que cet avertissement est symptomatique du sentiment profond
que tous les fondateurs ont de l'extrême urgence de leur mission.
Ces positions sur la diaspora ont eu deux conséquences. Les attaques
systématiques contre la diaspora et la vie qu'y menaient les juifs sont
d'abord venues en quelque sorte avaliser les arguments de l'antisémitisme
dit social. Un peu de Drumont se retrouve dans ce passage tiré d'un
article paru en Eretz-Israël en 1912 :
« L'antisémitisme moderne dont souffrent les juifs depuis le siècle
dernier, même dans les pays de liberté politique, est dans une
certaine mesure le résultat des positions économiques anormales
tenues par les juifs en diaspora. [...] Aujourd'hui, le peuple juif
compte un nombre de petits détaillants, colporteurs, instituteurs et
médecins nettement supérieur à la quantité de commerçants et
professions libérales que peut entretenir un prolétariat juif peu
nombreux. Il s'ensuit que tous nos marchands et toutes nos
professions libérales doivent nécessairement vivre du dur labeur
des travailleurs non juifs . »
59

De telles « explications », nombreuses dans la littérature antisémite


européenne, sont au fondement de la conception qui soutient que
l'antisémitisme moderne n'a rien à voir avec la haine religieuse ou le
racisme et ne serait rien d'autre qu'une propositionde campagne de
nettoyage destinée à écarter les éléments parasites qui empêchent le bon
fonctionnement des organisations sociales. L'antisémitisme ne serait
qu'un mouvement de défense des masses travailleuses contre leurs
exploiteurs. C'est en se présentant ainsi que l'antisémitisme est devenu un
courant politique légitime, prétendument de la veine universaliste,
humaniste et égalitaire. Au début de notre siècle, ceux qui combattaient
pour la renaissance juive se sont retrouvés plus d'une fois proches de
ceux qui voulaient « assainir » leurs pays de la présence juive.
La deuxième conséquence, la plus importante, a été que la négation de
la diaspora a fait d'Eretz-Israël le centre de tous les vœux, de tous les
efforts. Aux yeux des hommes de la deuxième alya, il est devenu non
seulement le seul lieu possible de toute vie juive, mais aussi le centre de
l'histoire juive, l'objet de tous les désirs. Comme dans tous les
mouvements nationalistes, l'histoire a tenu une place décisive dans le
sionisme. Et, comme dans toute idéologie nationaliste, la lecture sioniste
de l'histoire était très sélective. Non seulement on ne s'arrêtait qu'à la
période des Rois et à celle des Asmonéens, mais encore il semble
qu'entre la lointaine et glorieuse période où les juifs ont connu
l'indépendance et le commencement du retour en Eretz-Israël à la fin du
XIXe siècle peu de choses de la vie juive méritent d'être retenues. Quant à
l'homme diasporique, il ne lui est reconnu de seul mérite que sa
perpétuation physique. Au cours des siècles, il n'aura existé que pour
assurer le lien entre ce qui a été et son renouveau. D'ailleurs, pour les
pères fondateurs, les communautés juives de la dispersion n'avaient
d'intérêt qu'en ce qu'elles étaient un réservoir à pionniers. C'est ce qui
explique pourquoi, même au plus fort de la Seconde Guerre mondiale,
l'ordre de priorité n'a pas connu de réajustement. Pour un homme comme
Berl Katznelson, il fallait tout d'abord sauvegarder le mouvement sioniste
européen; le sauvetage des juifs venait après. En décembre 1940, le
même Katznelson s'en prend aux juifs polonais des régions envahies par
l'URSS : non seulement ils n'ont pas résisté aux répressions, mais encore
ils ne se sont même pas « battus, ne serait-ce que quelques jours, pour
défendre des petites choses comme leurs propres écoles. Ils ont tout de
suite abandonné toutes les positions. À mes yeux, c'est une tragédie
horrible, pas moins atroce que l'écrasement du judaïsme par les bandits
d'Hitler ». Le premier devoir des juifs de Pologne était donc de sauver «
leurs propres écoles », ceslieux de transmission de leur culture. Cette
position qui ne laisse place à aucune ambiguïté est la réponse, ou ce qui
en tient lieu, à la question que se pose Katznelson dans un article qu'il
choisit d'intituler « Qu'avons-nous à proposer pour demain60 ? »
Demain, c'est déjà aujourd'hui. Et aujourd'hui, comme hier, c'est Eretz-
Israël ! Tel était l'ordre de priorité que s'étaient fixé les pères fondateurs
dès le début. Même l'hitlérisme et ce qu'il était pour les juifs ne le
changea pas. Le peuple juif était perçu comme une sorte de réserve d'où,
le moment venu, devaient sortir les meilleurs, ceux-là mêmes qui
devraient se porter aux premières lignes de la lutte pour la construction
nationale. En adoptant un tel ordre des choses, Ben Gourion et
Katznelson étaient logiques avec eux-mêmes et avec leur conception du
sionisme, perçu comme un acte de renaissance – au sens le plus vitaliste
de ce terme. Pour eux, en effet, le niveau d'intérêt qu'on se devait de
porter à un événement de la vie des juifs était fonction, d'abord et surtout,
de sa contribution à la résurrection nationale.
Cette vision de l'histoire vient expliquer le fait, déconcertant en soi,
qu'à la veille de sa mort Katznelson a davantage réfléchi au pogrom de
Kichinev de 1903 qu'à la Shoah. Durant l'été 1944, lors de la série de
conférences qu'il donne sur les origines et l'histoire du mouvement
ouvrier d'Eretz-Israël, Katznelson s'arrête longuement sur les émeutes de
Kichinev et les réactions qu'elles ont suscitées chez Haim Nahman Bialik
(1873-1934), le poète national, l'historien Shimon Doubnov (1860-1941)
et Ahad Ha'am (pseudonyme d'Asher Zvi Ginsberg, 1856-1927), le
théoricien du « sionisme spiritualiste ». La tuerie de Kichinev est aussi
pour lui l'occasion de glorifier l'action de Pinhas Dashevski, un jeune juif
qui avait attaqué l'un des principaux meneurs du pogrom. De l'avis de
Katznelson, Dashevski était à mettre sur le même piédestal que Yossef
Trumpeldor – le légendaire héros de la défense de la Haute-Galilée, mort
au combat en 1920 – parce que son geste avait été « la première
manifestation révolutionnaire juive marquée de conscience nationale ».
Ce jeune homme avait été d'autant plus exemplaire qu'il avait « compris
la vraie nature du sionisme et lui [était] resté fidèle toute sa vie61 ». À en
juger par la lecture du onzième volume des écrits du maître à penser du
Mapaï, il apparaît que l'acte isolé du jeune juif de Moldavie a été plus
important que la révolte du ghetto de Varsovie de mai 1943. Il ne faut pas
associer pour autant cette appréciation des événementsà un quelconque
détachement du théoricien du sionisme travailliste de ce que les juifs
avaient accompli à Varsovie. Si au moment de ses conférences, c'est-à-
dire un an après la révolte du judaïsme polonais et sa destruction
physique, Katznelson croit encore que l'acte de Kichinev est plus
important pour l'histoire juive que ne peut l'être le soulèvement du ghetto
de Varsovie, c'est qu'il n'est d'abord concerné que par la dimension
sioniste de toute situation juive. « Malgré tout, cette action [souligné
dans le texte] de Kichinev est un événement central dans l'histoire juive.
Elle a été essentielle dans le destin du sionisme62. »
Certes, en juin 1944, quand il prononce ces mots, Katznelson manque
de la perspective qui aurait pu lui permettre de prendre la vraie mesure
des choses – il était alors difficile de prévoir ce que la révolte du ghetto
de Varsovie allait avoir d'influence sur le développement du mouvement
sioniste. Mais le manque de recul n'est pas ici le seul responsable, il y a
surtout le prisme de la perspective sioniste. D'où le « malgré tout ». D'où
aussi que, à cette période, Katznelson n'utilise les mots « catastrophe » et
« catastrophique » que pour désigner « la catastrophe du Bataillon du
travail » ou « la catastrophe que les défections font planer sur le
Hashomer Hatsaïr »63. En cette fin de guerre où les juifs rencontraient
encore moins d'humanité qu'en son début, on aurait aimé que le directeur
spirituel du sionisme travailliste ne réserve pas ces mots aux seules
difficultés intérieures du mouvement, mais aussi à ce que subissaient les
communautés juives d'Europe. Pour Katznelson, en 1944 comme en 1914
ou en 1924, l'important restait l'immigration et l'unification du
mouvement travailliste.
Au moment où le sionisme moderne s'impose, il est aussitôt traversé
par deux courants. Tous deux, bien sûr, appellent au retour dans le pays
des ancêtres. Pour le premier courant, qu'on pourrait qualifier de libéral
ou d'utilitariste, la réunion des juifs en Eretz-Israël devrait à la fois
apporter une solution à l'insécurité économique et physique des juifs de
l'Europe de l'Est et répondre à l'échec du libéralisme en Europe
occidentale. Pour le second courant, auquel se rattachent les hommes de
la deuxième alya, le retour devrait être un élan : une « montée » libre de
toute considération conjoncturelle. Le sauvetage de l'individu juif,
persécuté ou désillusionné, n'est pas son propos; ce qu'il veut, c'est le
sauvetage de la nation juive en tant qu'entité historique.
La première conception tenait le juif de la diaspora pour unindividu en
danger, portant avec lui l'antisémitisme comme on porte un bagage
personnel. Cette conclusion avait trouvé son argument définitif dans
l'affaire Dreyfus. La haine du juif persisterait tant que le juif habiterait l'«
étranger », et peu importait le pays d'accueil. Si l'émancipation a échoué
dans le pays de la Révolution de 1789, rien ne permet plus de supposer
qu'elle puisse mieux réussir en Amérique. Pour ne plus endurer haine et
insécurité, les juifs se doivent donc d'acquérir leur propre territoire. Seule
cette solution leur permettra une vie autonome et l'indépendance
politique. C'est ainsi que le sionisme a pu apparaître à certains comme la
meilleure conduite rationnelle pour résoudre les éternels problèmes des
juifs. Cette démarche empirique a été celle d'hommes comme Herzl et
Nordau, tous deux fils du libéralisme.
Le sionisme des jeunes activistes qui prennent ou vont prendre la tête
du Yshouv a connu de tout autres influences. Il est né dans des régions où
le nationalisme tribal régnait sans partage. Du point de vue de ces
militants, le sionisme n'était pas nécessairement la solution la plus
rationnelle, ni la plus sûre, aux problèmes de la sécurité des juifs. Ceux-ci
n'étaient d'ailleurs pas au centre de leur réflexion. Convaincus qu'ils
étaient que la reconstruction de la nation serait, de toute façon, l'affaire
d'une élite décidée, ils ne prenaient pas en compte le soutien que
pourraient, ou ne pourraient pas, apporter les masses juives au succès de
l'entreprise.

QU'EST-CE QUE LA NATION?

Les jeunes dirigeants de la deuxième alya ont réservé une place toute
particulière à Aharon-David Gordon. « Cet homme d'une cinquantaine
d'années » – comme l'a décrit Katznelson après leur première rencontre64
– faisait figure de vieillard à côté de ces nouveaux venus qui venaient
tout juste de quitter la maison familiale. À côté d'eux, il apparaissait aussi
comme un géant du savoir. Il connaissait les grands courants culturels de
son temps et avait su adapter certains de leurs aspects aux besoins du
sionisme. Comme Ahad Ha'am, Gordon n'était pas un penseur original;
pourtant, son rôle dans la formation idéologique de ces jeunes a été
considérable. Il a été non seulement le fondement intellectuel de leur
nationalisme mais encore un des rares relais grâce auxquels ils ontpris
contact avec la culture européenne de leur temps. Berl Katznelson lui a
été très proche et a directement subi son influence. À Kinneret,
exploitation agricole sur les bords du lac de Tibériade, ils ont partagé la
même cabane de bois. Katznelson dira plus tard qu'il a toujours été le
premier à lire tout ce que Gordon a écrit durant cette période de
voisinage65. Il est certain aussi que, de tous les enseignements qu'il a
retenus, c'est indéniablement celui de Gordon qui l'a marqué le plus
profondément. Mais Katznelson n'a pas été le seul disciple du patriarche.
Aux jeunes nationalistes qui venaient d'immigrer, Gordon offrait le
corpus théorique que jamais ils n'auraient pu échafauder tout seuls : leur
culture « profane » était bien trop maigre et leur formation juive souvent
trop inachevée. Que proposait Gordon? Un nationalisme laïque où l'on
retrouve, en plus atténué, certains des principes fondamentaux du
nationalisme intégral. Des principes que lui-même désignait comme ceux
d'un « nationalisme complet et fini », un « nationalisme entier et plein
d'un bout à l'autre », des principes que toute nation désireuse de survivre
dans le monde sécularisé et ouvert de demain se devait d'appliquer. Pour
Gordon, le libéralisme est le plus grand péril que la nation juive ait
jamais couru. Parce que son travail est sur les esprits et non sur les corps,
à l'inverse de l'antisémitisme. Qu'on n'aille pas nourrir de vaines
espérances, aucune vie juive nationale n'est possible dans les exils, même
les plus dorés, de la diaspora!
« Si nous ne pouvons pas vivre une vie nationale pleine et entière,
autant nous assimiler totalement. Si nous ne plaçons pas l'idéal
national au-dessus de toute autre considération, partisane ou non, si
nous ne nous plions pas à lui corps et âme, qu'on en finisse une
bonne fois pour toutes, qu'on se laisse fondre à tout jamais dans les
peuples parmi lesquels nous sommes éparpillés. Il faut bien
comprendre que, si nous ne prenons pas les devants, l'assimilation
se fera tout naturellement. Le poids de la religion n'étant plus ce
qu'il était, les choses iront plus vite encore lorsque la situation des
juifs se sera véritablement améliorée. Mais si nous n'avons d'autre
choix que le nationalisme, qu'au moins il soit plein et entier, d'un
bout à l'autre. N'est-ce pas ce que nous avons conservé de
nationaliste qui nous a permis de continuer à exister en tant que
peuple ? »
66

Le nationalisme intégral de Gordon prend pour hypothèse que la


nation est « une grande famille67 », un organisme où l'individupuise sa vie
même, pas seulement sa culture. Au contraire de la société, la nation n'est
pas « un agrégat mécaniste d'individus qui serait lui-même partie d'un
ensemble, l'humanité68 ». La nation n'est pas un « rassemblement
artificiel, sans vie », elle est « liée à la Nature, et la Nature est son souffle
de vie69 ». La nation est source de toute vie humaine organisée : « La
nation a créé le langage (c'est-à-dire, en fait, la pensée), la religion (c'est-
à-dire la conception du monde et la relation de l'homme au monde), la
morale, la poésie, la vie sociale. De ce point de vue, on peut dire que la
nation a créé l'homme70. »
Gordon repousse farouchement toute vision qui, ouvertement ou du
bout des lèvres, voudrait présenter la nation comme une association
d'individualités, un agencement de consentements. La nation est à la fois
l'animus et l'anima. Il prend le plus grand soin à distinguer la société, «
ce rassemblement artificiel dépourvu de vie71 », de la nation, qui « a
fondé la nature humaine et la vie sociale72 ». La nation est « l'âme et la vie
de l'individu passées du particulier au général73 ». Ailleurs, il enjoint de
ne jamais oublier que le peuple « est à la racine même de l'âme de chacun
de nous [et] sa vie à la source de la nôtre74 ». Parce qu'elle est un corps
vivant, la nation ne peut longtemps survivre si elle est détachée de la
terre où elle a germé, et ceci pour la bonne raison que sa force créatrice
lui vient justement de ce sol. Il peut sembler parfois que le tronc d'une
nation a pu subsister hors de sa terre matricielle, mais « pour peu que l'on
gratte sous l'écorce on s'aperçoit que le cœur est pétrifié ». Il peut aussi
paraître, « ici ou là, qu'une greffe a réussi : illusion. On ne peut greffer
une âme sur une autre75 ! » Une nation soucieuse de préserver la pureté de
son âme doit d'abord s'assurer une terre à elle. La « pureté de l'âme » a
toujours été l'un des thèmes de références du nationalisme intégral, tribal
et racial. Carl Schorske avait bien senti ce caractère « volkiste » du
sionisme, et même le politologue israélien Shlomo Avineri n'a pu que
relever chez Gordon des propositions qui font écho à celles du
nationalisme slavophile76. En fait, c'est bien plus que de résonance qu'il
s'agit : la pensée de Gordon et le nationalisme intégral sont parents
proches.
Gordon connaissait bien les conceptions du libéralisme, avec ce
qu'elles ont d'individualiste et d'universaliste. Il a mis au pilori tous ceux
qui persistaient à considérer la nation comme « un produit du hasard, un
vestige antique, une barrière inutile entre leshommes qui aurait été élevée
du temps que les lumières ne s'étaient pas encore posées sur eux, une
chose dont il faudrait aujourd'hui se débarrasser pour mieux aller vers
l'humanité77 ». Gordon était conscient des dérives du nationalisme et de
ses dangers. C'est pourquoi il tient une place assez singulière parmi les
théoriciens du nationalisme intégral. Il avait compris que le marxisme,
l'individualisme nietzschéen ou l'« altruisme » tolstoïen étaient en train
de pousser le nationalisme vers « les forces les plus sombres » qui lui
font revêtir son aspect de « chauvinisme vulgaire et brutal ». Pour peu
que les conditions s'y prêtent, « l'égoïsme national grossier et sauvage
explosera dans toute sa fureur78 ». C'est que Gordon refuse de « sacrifier
l'homme, même sur l'autel de la nation79 ». Pour lui, néanmoins, « les
individus sont comme autant de cellules du corps de la nation », liés entre
eux par des rapports de caractère déterministe qui définissent le mode de
penser et d'être de chacun, même s'il n'est pas conscient de « la nature
nationale qu'il porte en lui80 ». La conclusion s'impose d'elle-même : « Le
moi national est en l'occurrence père du moi individuel; en tout cas, il est
pour beaucoup dans sa formation et son existence81. » Gordon revient sur
cette formule à de nombreuses reprises et ajoute un élément qui, en lui-
même, est un des piliers du nationalisme intégral : le lien organique qui
unit l'individu à la nation est un lien inconscient, totalement indépendant
de la volonté personnelle. C'est là un point tout à fait essentiel : même
lorsqu'il reconnaît à l'individu une valeur intrinsèque, Gordon maintient
que le lien entre l'individu et la nation est un lien que rien ne peut
changer ou interrompre :
« Ainsi, nous voyons comment, en réalité, tout moi individuel, dans
la mesure où il est original, c'est-à-dire vivant, partie de l'infini,
puise toujours à la source de la nation. Ce moi individuel est
national dans sa production comme dans chacune de ses
manifestations, que ce soit en toute conscience ou inconsciemment.
Il n'est pas rare de rencontrer un tel moi même chez un individu qui
renie le nationalisme. La pensée, en effet, même quand elle est
originale, ne peut toujours remonter jusqu'à ses sources. Car à
l'origine n'est pas le conscient mais le subconscient. Une pensée
n'est originale que dans la mesure où elle va puiser dans ce second
niveau . »
82

Un sous-niveau en somme, qui serait le siège de la créativiténationale


comme le subconscient est le siège de la créativité artistique.
Conclusion : seuls les enfants d'une même nation peuvent participer d'une
tradition culturelle commune. Cette conception de la relation de
l'individu à la nation est inséparable du nationalisme intégral. C'est aussi
la nation qui lie l'individu à l'humanité, laquelle n'est pas composée
d'individus mais de peuples :
« La nation est en quelque sorte l'incarnation de l'esprit de chacun
[...] ; en elle, l'âme de chaque individu est comme un œil grâce
auquel elle atteint au cosmique, [...] ; elle est le lien entre l'âme de
l'individu et l'âme du monde . » 83

On dirait du Herder, le même Johann Gottfried Herder qui a eu tant


d'influence en Europe de l'Est. Shmuel Hugo Bergmann a déjà signalé la
proximité des conceptions de Herder et de Gordon. La définition du
peuple et de l'État avancée par Herder, dit-il, revient dans le couple «
Peuple-État » de Gordon. Et comme Herder, qui souligne la nature
organique du peuple (Volk) et la nature mécanique de l'État, Gordon aussi
explique que « le peuple est né de l'activité cosmique alors que l'Etat, lui,
n'est qu'une machine ». Bergmann tient Herder pour l'un des pères du
nationalisme pluraliste qui prônait l'amitié entre les peuples, croyait en la
spontanéité et décriait l'État autant qu'il refusait la société fermée. Le
philosophe et historien des idées israélien est persuadé que « le sionisme,
à ses origines, a emprunté à ce fond d'humanisme que Herder propose
aux peuples d'Europe sur le point de s'éveiller84 ».
La pensée de Herder, façonnée durant la seconde moitié du XVIIIe
siècle, avait, il est vrai, une dimension humaniste et universaliste. Mais le
siècle écoulé, son nationalisme romantique prend une tout autre
signification. La conception organique de la nation, le culte de « l'esprit
du peuple » (Volksgeist) et l'insistance sur la spécificité de chaque unité
historico-culturelle finissent par produire un nationalisme de repli, un
nationalisme culturel qui, dès le milieu des années 1850, engendre le
nationalisme historico-biologique. Le nationalisme libéral s'appuyait sur
les théories du droit naturel et défendait la prééminence de l'individu sur
la société, tout comme il réservait la prééminence à la société civile –
perçue comme un ensemble d'individus autonomes – non seulement sur
l'État mais encore sur la nation. Gordon tenait cette vision atomiste pour
mécaniste; pour lui d'ailleurs, l'État comme la société n'étaient que des
rouages mécaniques.
Il est certain que ni la pensée libérale, avec la place centrale qu'elle
attribue à la société civile, ni le système hégélien, avec la place qu'il
réserve à l'État, ne pouvaient répondre aux besoins de la majorité de
l'intelligentsia nationaliste est-européenne, encore moins aux besoins de
l'intelligentsia nationaliste juive. Pour cette dernière, accepter la
conception libérale de la société civile, c'était abdiquer toute volonté
d'une entité juive autonome, maîtresse de son destin. Quant aux
philosophies hégéliennes de l'histoire et du droit, elles ne pouvaient, pour
leur part, avoir aucune signification pour les juifs.
Il n'est donc pas étonnant que les idées de Herder, père de
l'historicisme et de la pensée volkiste, aient été accueillies avec
enthousiasme en Europe de l'Est. Une conception de la nation définie en
termes d'histoire, de culture, de langue, de religion, voire de race – et non
en termes de droit ou de politique – ne pouvait que redresser l'orgueil des
nombreux peuples qui avaient perdu leur indépendance politique au cours
des siècles précédents. Et la perception de l'individu comme élément
intégrant de la nation, cette magnifique entité culturelle dont la vie
s'abreuve à la nature et puise ses racines profond dans le sol de la patrie,
ne pouvait que leur plaire : elle attribuait à l'individu une identité libérée
de tout statut politique conçu forcément comme artificiel par les sujets
des deux grands empires multinationaux :
« La nationalité a quelque chose de cosmique. Comme si le souffle
de la mère patrie s'était fondu au souffle de la nation. C'est dans
cette symbiose que résident la vie et la créativité de la nation : elle
est son abondance supérieure et c'est elle qui fait la différence entre
la nation, un corps vivant et créatif, et la société, un mécanisme
remuant et fabricateur . »85

Cette nationalité a une composante religieuse. Car la conception


culturo-organique de la nation ne peut se passer de la facette religieuse
qu'elle considère comme sine qua non de l'identité nationale. Cette
composante a été revendiquée non seulement par les nationalismes est-
européens, mais aussi par les nationalismes occidentaux. On la retrouve
en France et en Espagne par exemple. Le nationalisme intégral français
n'a pas été moins catholique que ne l'a été le nationalisme polonais, et la
religion y a tenu un rôle non moins important que celui qu'elle a joué
dans la patrie de Chopin ou en Roumanie. Dans tous ces pays, la religion
a étéappelée à la rescousse de l'identité et de l'union, par-delà les
barrières sociales. Dans tous ces pays, la religion s'est vu attribuer une
fonction sociale d'abord, souvent au détriment de son message premier. Il
est vrai que, chaque fois, il s'est agi d'une religion sans Dieu. Pour
remplir sa fonction unificatrice, la religion n'avait plus besoin que de ses
symboles extérieurs, il lui suffisait d'entretenir les sentiments
d'appartenance communautaire qu'évoquent le rituel, la liturgie, l'office.
Dans l'esprit de beaucoup de nationalistes, la prière des morts importait
plus que les considérations métaphysiques.
Telle était la religiosité de Gordon, lui qui était étranger à tout contenu
révélé. Lui qui n'était pas du tout pratiquant, il a pourfendu
l'anticléricalisme et exigé le rapprochement entre religieux et non-
religieux. Pour lui, l'anticléricalisme prôné par certains juifs n'était rien
d'autre qu'une attitude copiée des attitudes européennes, une autre de ces
manifestations de l'esclavage culturel qu'étaient en train de subir les juifs.
Un anticléricalisme juif n'a aucune raison d'être. Et d'abord « parce que
notre religion ne donne pas de pouvoir à quelqu'un sur quelqu'un d'autre
». Si certains rabbins ont cru pouvoir s'octroyer un pouvoir clérical, ils ne
sont pas, dans le principe, plus à blâmer que ceux qui revendiquent ou
prennent le pouvoir « au nom des Lumières ou du prolétariat86 ». Gordon
reconnaît aux Lumières leur rôle iconoclaste sans lequel l'idée
nationaliste ne pouvait naître, mais, maintenant que le nationalisme juif
en était où il en était, l'imitation devait cesser. Et ceci,
« du simple fait que notre religion, à la différence des religions des
peuples européens, n'est pas un produit importé mais bien un
produit de notre esprit national. Notre religion est inscrite dans tout
atome de notre esprit national et notre esprit national est inscrit
dans tout atome de notre religion. Au point qu'on peut dire que
notre religion est notre esprit national. La forme a vieilli, mais
l'esprit est toujours là qui, tel qu'en lui-même, demande à renaître.
Nous n'aurons pas survécu en vain . » 87
Berl Katznelson fera sienne cette vision des choses. La plupart des
dirigeants de la deuxième alya aussi. Tous, ou presque, pensaient que la
religion peut exister sans avoir à répondre au questionnaire métaphysique
de la foi.
Eliezer Schweid a évalué le poids que Gordon assigne à la
religioncomme élément constitutif de son sionisme. Gordon était
persuadé, écrit Schweid, que « le sionisme sera un mouvement de
renaissance religieuse. Il pensait que, à vouloir ignorer le pan religieux,
sans lequel il serait incomplet, le mouvement national juif n'avait aucune
chance de réussir. Cette affirmation, qui masque mal l'attente ardente de
son auteur, n'est d'abord et surtout rien d'autre que l'expression de sa
conviction dans la nécessaire pérennité d'un sentiment religieux
minimum ». Pour Gordon, précise encore Schweid, la religion est « une
de ces données fondamentales permanentes qui font l'homme depuis qu'il
est homme ». À ce point, Schweid conclut par deux remarques qui, à son
avis, sont pour le moins intéressantes. D'une part, nous dit-il, Gordon
avait une attitude favorable « tant à l'égard des besoins traditionnels de la
religion et de ses manifestations (foi, culte, commandements...) qu'à
l'égard de la tradition telle que l'histoire l'a faite peu à peu », mais, d'autre
part, il n'était en aucune façon gêné par « le paradoxe d'une religiosité
sans la foi en Dieu » qui sous-tendait continuellement sa pensée
religieuse88.
Paradoxe il y a, et aucun monothéisme ne pourrait s'en accommoder.
De ce paradoxe les nationalistes intégraux n'ont que faire et, comme tous
les idéologues du nationalisme intégral, Gordon fait mine de ne pas le
voir. Le nationalisme intégral avait choisi d'ignorer la vocation spirituelle
de la religion, préférant ne retenir que sa fonction sociale « ajoutée ».
Que les Églises en général, la catholique romaine surtout et l'orthodoxie
juive ultra, aient mal vécu ou rejeté cette appropriation de la religion par
les nationalismes intégraux n'était que logique. Ces mouvements, en
effet, ne déployaient leur sympathie active à l'endroit de la tradition et du
culte, ou à l'endroit de l'Église comme institution, que pour mieux faire
prendre le ciment de l'union nationale. Très loin d'eux étaient les
spéculations métaphysiques, et la réanimation de la foi n'était pas leur
souci. C'est ainsi qu'à la fin du XIXe siècle et au début du XXe la religion,
allégée de la croyance en Dieu, en est arrivée à être tenue par les
mouvements du nationalisme intégral comme une composante
indispensable de l'identité nationale et a été brandie comme bannière de
ralliement. Avec beaucoup d'efficacité d'ailleurs, aussi bien en Europe de
l'Est qu'en Europe occidentale.
Comme Ahad Ha'Am (Asher Ginzberg) avant lui, et comme
Katznelson après, Gordon soutient :
« Celui [le juif] qui dit n'avoir aucun lieu avec le Dieu d'Israël, ne
rien devoir à cette force historique qui a engendré notre peuple et a
influencé sa vie et son esprit durant les millénaires [...], celui-là
peut être un homme juste, mais juif national il n'est pas, même s'il
habite Eretz-Israël et parle la langue sacrée . » 89

Dans le sionisme, la composante religieuse trouve un renfort


considérable en la Bible. Entre les mains des pères fondateurs, le Livre
des livres devient non seulement l'un des piliers de soutien de leur propre
prophétie, mais encore le document irréfutable de la propriété des juifs
sur le pays :
« C'est nous qui, sur ce sol, avons créé la parole : "L'Homme est à
l'image de Dieu." Nous savons ce que l'Humanité doit à cette
déclaration. De cette déclaration tout un univers est sorti. »

Corollaire politique :
« De ce seul fait, nous avons acquis notre droit sur cette terre; un
droit que rien ni personne ne peut prescrire, un droit qui persistera
tant que persistera la Bible et ce qui en découle . » 90

De tous les mouvements nationalistes apparus à la fin du siècle dernier


et au commencement du nôtre, le sionisme a été celui qui a attribué la
plus haute valeur à la composante historico-religieuse dans la
combinaison chimique à laquelle ils assimilaient le processus de
formation de l'identité nationale. En fin de compte, il apparaît même que,
dans le nationalisme de Sion, c'est la religion, perçue dans sa fonction
sociale et lourde de son bagage historique, qui a servi de maître argument
pour justifier le retour au pays et légitimer sa reconquête. Comme dans
tout nationalisme intégral, on trouve dans celui de Gordon des
invocations à l'irrationnel. Nous avons déjà signalé la grande attention
qu'il attachait à l'inconscient, tant individuel que collectif. À l'instar des
autres théoriciens du nationalisme intégral, Gordon aussi a moqué la
référence – qu'il trouvait exagérée – à la raison et au doute. Lui aussi
impute au rationalisme et au scepticisme la dégradation des sociétés
modernes. Pour lui aussi le réveil national est une réponse à la
décadence :
« Le surplus de raison, la pensée mécanique, voilà le défaut que
nous cherchons à corriger dans notre vie nouvelle. Nous sommes
malades de trop de raison parce que nous manquons de vie et
laissons le doute nous ronger jusqu'au désespoir. Nous pouvons
même dire que toute l'humanité civilisée est à l'évidence malade de
trop de raison parce que la tendance de la culture dominante est de
favoriser la raison au détriment de la vie. C'est ce qui explique
l'actuelle décadence . »
91

Pour neutraliser les méfaits du « surplus de raison », Gordon en


appelle, comme Brenner et comme tous les pourfendeurs de la culture
moderne, au vitalisme, à la mystique et à l'âme. De ce point de vue,
Gordon est bien européen, et son œuvre reprend l'essentiel de l'accusation
que soutient la révolte intellectuelle du tournant du siècle. Menahem
Brinker a déjà décrit comment la fièvre nietszchéenne dont frémit la
littérature russe entre les années 1890 et 1905 n'a pas épargné la jeune
intelligentsia juive de l'Empire tsariste. Chez Brenner par exemple, pour
ne citer que le plus brillant des auteurs juifs de l'époque, la trace de
Nietzsche n'est pas moins évidente que celle de Marx ou de Tolstoï92.
Gordon ne fait pas exception. C'est à Nietzsche que, directement ou
indirectement, il emprunte sa conception de l'histoire et sa manière de «
repérer » les forces qui l'animent. Il importe peu ici de savoir si Gordon a
été puiser aux sources mêmes ou s'il n'a fait que capter des idées qui
étaient dans l'air; pour ce qui nous intéresse, l'important est de constater
la parenté. L'article de taille monumentale qu'il fait paraître en 1920, «
Pour une clarification des fondements de notre pensée », est une masse
aux résonances on ne peut plus reconnaissables. Il y est fait l'éloge de la
spontanéité, on y prône le culte de la « vie », on y critique la « mécanité »
sous toutes ses formes et on dit son mépris du panurgisme : tous éloges et
dérisions familiers aux lecteurs de Par-delà le bien et le mal, louanges et
railleries que répétaient chaque jour ceux partis en guerre contre la
modernité, le socialisme et le libéralisme, éloges ou sarcasmes que l'on
retrouve immanquablement dans la pensée de tous les idéologues du
nationalisme intégral du début de ce siècle93.
Lorsqu'il est amené à la question fondamentale que tout idéologue ou
écrivain politique important des premières années de notre siècle a été
obligé de se poser : « Comment inciter les hommes à passer à l'action? »,
Gordon répond comme Sorel par le mythe. La technique sorélienne n'est
pas nommément désignée, mais elle est là, décrite dans tous ses tenants et
tous ses aboutissants.Comme Sorel, Gordon soutient que, pour entraîner
les hommes, il faut s'adresser à leurs sens et à leurs émotions plutôt qu'à
leur raison : « L'Idée ne peut avoir grande influence sur le public tant
qu'elle reste le propre du petit nombre seulement, ou tant qu'elle s'adresse
à sa raison et non à son âme. Mais qu'elle devienne propriété de tous,
propriété de l'âme collective, et vous n'aurez aucune force de vie qui lui
soit comparable. » La grande, l'unique question, en histoire comme en
politique, devient donc : « Comment transmettre l'idée au public pour
qu'elle devienne sa propriété, devienne part de son moi profond et
fonctionne en lui naturellement et perpétuellement comme une force dont
il ne peut se passer94 ? » En 1904 déjà, dans Lettre d'Eretz-Israël, Gordon
avançait que « rien ne se fera par la seule force du réalisme, pas plus que
n'y pourra le miroitement des intérêts matériels. Ce dont on a besoin, c'est
d'esprit, de conviction, de volonté95 ». Voyez le socialisme, dit Gordon, il
est devenu une force parce qu'il a réussi à « transformer une idée qui
planait au-dessus de la vie en un grand mouvement, un énorme courant
devenu lui-même la vie96 ». Cette explication du succès du socialisme
indique combien Gordon ne mésestimait pas son emprise; elle nous
indique du même coup pourquoi il a trouvé autant d'énergie pour le
combattre.

NATIONALISME OU SOCIALISME : CORRIGER L'HOMME


ET LA NATION OU CORRIGER LA SOCIÉTÉ?

Pour Gordon, le socialisme n'est pas seulement aux antipodes du


nationalisme, il est aussi son pire ennemi, et la faculté que cette idéologie
a de toucher les cœurs ne la rend que plus dangereuse. Il sait parfaitement
que socialisme et nationalisme ne peuvent cohabiter en harmonie, encore
moins en symbiose, tant à cause de leurs natures internes que de leurs
principes. Le socialisme suppose que « le fondement de la vie est
matériel » et considère la société comme un « agrégat mécanique », alors
que le nationalisme est concerné par « l'ensemble vivant, la personnalité
collective, l'homme collectif97 ». Mais Gordon ne rejette pas que le
marxisme. Il s'en prend avec le même acharnement aux autres espèces de
« mécanité » et de « matérialisme », le libéralisme et le capitalisme, ces
deux systèmes individualistes qui font dominer « lemécanique sur le
naturel ». Le capitalisme, « avec sa technique sophistiquée et ses villes
coupées de la nature [...] a fini par détruire la cellule collective, la nation
[...], il a réduit l'individu à l'état d'atome solitaire98 ». Gordon enrage
contre l'aliénation du citadin, selon lui inéluctable conséquence du
gigantisme des villes, de la société industrielle et de la modernisation,
tous phénomènes qui broient l'union organique de la communauté et
rabaissent l'homme au statut de fragment esseulé et anonyme. Gordon
avait une perception communautaire de l'individu; pour lui, il est une
cellule dans le corps de la nation, inséparable de l'entité que celle-ci
personnifie.
Ces conclusions ne pouvaient l'inciter a avoir plus de sympathie pour
le socialisme qu'il n'en montrait pour le libéralisme. Après l'avoir accablé
pour cause de matérialisme, il l'attaque dans ce qu'il lui trouve de
commun avec le libéralisme : sa vision de la société, perçue comme une
association d'individus, et sa conception de l'individu, perçu comme la
finalité de toute activité sociale. Deux conceptions qu'aucun nationaliste
intégral ne peut accepter pour le simple fait qu'elles condamnent la nation
à mort. Entre la peste du socialisme et le choléra du libéralisme, Gordon
ne veut pas choisir, et c'est avec la même vigueur qu'il exige que ces deux
fruits vénéneux de la modernité soient jetés au rebut de l'histoire. La
pensée contemporaine n'est pas mieux traitée, elle qui « fait tout reposer
sur l'observation et l'expérimentation, [elle qui] est arrivée à la
conclusion que le matériel est au fondement de la vie, elle [qui] veut
croire que le motif économique est la force qui régente la vie; comme si
la vie n'impliquait ni âme, ni esprit ». Comme tous les théoriciens du
nationalisme intégral, Gordon se révolte contre « l'aspiration à éduquer le
public dans l'idée que l'avenir est dans le mécanique et le matériel, dans
le bien-être économique de chacun99 ». Socialisme et libéralisme sont
disqualifiés pour cause d'individualisme, hédonisme et utilitarisme,
poisons de ces doctrines « dans lesquelles le seul lien reconnu entre les
membres de l'ensemble est mécanique et pour lesquelles la vie de
l'ensemble n'est rien d'autre qu'une construction mécanico-économique »,
ou de ces doctrines « pour lesquelles l'individu n'est qu'une tortue dans sa
carapace »100. Dans ces doctrines, dit Gordon, « l'isolement réducteur » est
érigé en principe « et la vie humaine n'y est qu'une addition d'isolements
» ; ou encore : « elles [ces doctrines] nous donnent unhomme amputé [...]
et la vie y est coupée de sa matrice cosmique101 ».
Bien qu'il ait en pareille abomination marxisme et libéralisme, Gordon
décide que l'ennemi à abattre en priorité est le marxisme. Dans
l'immédiat, conclut-il, le socialisme est l'idéologie la plus à même
d'empêcher la naissance de cette personnalité collective qu'il veut voir
apparaître en Eretz-Israël. Fût-il remodelé et adapté aux besoins du
nationalisme juif comme ce marxisme que cherchent à importer les
jeunes disciples de Ber Borochov du mouvement Poalei Tsion. Aucun
marxisme ne peut trouver grâce aux yeux de Gordon pour la simple
raison que « l'opposition entre lui et le nationalisme est fondamentale,
impossible à surmonter. D'ailleurs, tout socialiste logique avec lui-même
ne peut que s'opposer de toutes ses forces au nationalisme102 ». Il ne
cessera jamais de répéter cette affirmation. Quelle que soit la formule
utilisée, le fond reste invariable : « Vouloir concilier le socialisme et le
nationalisme, c'est vouloir concilier l'inconciliable; un tel couple ne peut
vivre ensemble103. » En 1909 déjà, il expliquait pourquoi il ne pouvait
avoir aucune indulgence pour le socialisme : « Je suis aussi éloigné des
idées socialistes dans leur forme actuelle que le judaïsme peut être distant
du matérialisme104. » Cet argument est essentiel, et qui veut se repérer
dans la construction gordonienne doit le garder constamment à l'esprit.
Contre le contenu matérialiste du socialisme, Gordon a le langage
classique du nationalisme romantique.
Au début de notre siècle, le mot « matérialisme » était le mot code
pour désigner les pans rationaliste et utilitariste du socialisme et du
libéralisme. L'assimilation de la société et de l'État à des instruments
destinés à servir le bien-être de l'individu était dite matérialiste.
Matérialiste non seulement pour ce qu'elle admettait d'utilitariste à ces
deux ensembles mais aussi pour ce qu'elle trouvait d'hédoniste dans la
vocation de l'individu en leur sein. Le matérialisme était haïssable non
seulement à cause de sa légitimation de la recherche du bonheur
personnel, mais aussi à cause de son hypothèse qui impute les côtés
sombres de l'homme aux maux de la société. Personne n'a autant honni
que les nationalistes l'assertion selon laquelle l'amélioration de l'humanité
passe par la correction de la société et non par celle de l'homme. Par plus
d'un aspect, Gordon est un moraliste révulsé par la culture politique
apparue avec le libéralisme et confirmée par le socialisme.En nationaliste
romantique qu'il est, il met en exergue l'altruisme qu'il considère comme
le propre du nationalisme et sa vertu élévatrice. Une vertu que ne peut
enseigner le mécanicisme matérialiste : « Ce n'est pas par hasard si le
socialisme se fonde sur le matérialisme et la lutte des classes. À cause de
leur vision mécanique, les initiateurs de cette pratique étaient
obligatoirement réduits à n'entrevoir qu'un versant, un seul, de la vie
humaine105. » Pour Gordon, c'est principalement sa « mécanité » qui rend
le socialisme inacceptable. Il sait que, « dans le socialisme, il y a aussi
des branches non matérialistes », mais cette nuance n'entraîne aucune
gradation dans la critique qu'il porte à telle tendance plutôt qu'à telle
autre. La malédiction de la « mécanité » n'a épargné aucun socialisme.
Gordon, il est vrai, afflige de « mécanité » tout ce qui ne lui convient pas
dans une idéologie.
Est « mécanité », tout d'abord, l'individualisme : ce péché capital aux
yeux de tous ceux pour qui l'individu est à la nation ce que la cellule est
au corps humain, c'est-à-dire une partie d'un ensemble organique. Cet
individualisme que dépeignaient les pères du libéralisme, Hobbes et
Locke, quand ils définissaient la société comme une association d'unités
consentie pour des raisons d'ordre pratique. Dans sa perception du corps
social, Gordon est proche en bien des points des idées communautaires
qui font florès dans la gauche catholique, antilibérale et antimarxiste du
début du siècle. Ces conceptions, malgré ce qui les distinguait, souvent
même les opposait, reflétaient la même aversion et pour le libéralisme et
pour le marxisme, jugés aussi matérialistes et individualistes l'un que
l'autre. Comme les idéologues du nationalisme intégral, les philosophes
communautaires avaient une vision organique de la société.
L'individualisme, dit Gordon, a produit des sociétés « sèches », « froides
», « anonymes ». Le nationaliste romantique qu'il est réclame du cœur,
des explosions de vie, de l'altruisme; il veut de l'émotion, ce sentiment
que le socialisme marxiste, dans sa « mécanité », ne peut qu'étouffer :
« Cette mécanité est perceptible dans tout acte, toute activité de la
vie publique des militants socialistes, et même dans tout ce qu'ils
écrivent. Parfois, l'envie vous prend d'aller voir quand même si, ici
ou là, vous pouvez trouver l'espace, l'envol, le chant. Mais dès que
vous y regardez d'un peu plus près, vous vous rendez compte que
vous êtes dans un enclos, celui d'une grande exposition, d'un vaste
champ de bataille ou d'un défilé. D'espace cosmique, point. Et
l'envol n'est que celui d'un avion ou d'un zeppelin de grande
technique décollant dans un bruit de pétarade ou de ronflement, pas
celui de l'aigle, ou même de la colombe, pas même celui du petit
moineau. Le chant? Au mieux une musique reproduite par un
gramophone, cette machine à chanter étonnante, pas la musique
vivante de l'âme humaine . » 106
Une page plus haut, Gordon expliquait justement la différence entre la
« mécanité » du socialisme et le « cosmique » du nationalisme :
« La grandeur du nationalisme est dans sa dimension cosmique.
Tout autre est le socialisme [...] Il est tout le contraire du
nationalisme. Il s'appuie entièrement sur la technique et la
production, alors que le nationalisme est vie et création . » 107

Ainsi, donc, « mécanité » l'individualisme libéral ou socialiste qui


interdit à la communauté, et donc à l'homme, toute aspiration « cosmique
», « mécanité » encore les espoirs messianiques que les socialistes
mettent dans le progrès technique. « Mécanité » enfin la volonté du
socialisme de changer la société, comme si l'amélioration de l'homme ne
pouvait que suivre. Tel est le socialisme qui préfère travailler sur la
quantité plutôt qu'en profondeur. De l'avis de Gordon, le socialisme
pèche contre l'humanité par son exploitation de la force du grand nombre
– « la force déterministe, pour ne pas dire panurgiste » – et en misant sur
la conscience de classe. Le socialisme pèche contre l'humanité en croyant
la faire avancer au moyen de la lutte des classes et en en appelant à la
dictature du prolétariat108. Donner pour objectif aux hommes le
changement social ne peut qu'empêcher l'amélioration de l'homme,
encourager les revendications égoïstes et mener à la « dictature spirituelle
» d'une minorité sur la majorité109. Au lieu de stimuler la créativité et le
sens de la responsabilité, le socialisme préfère compter sur la «
psychologie du troupeau » et sur les exigences productionnistes,
matérialistes et collectivistes que prône le principe de la lutte des classes.
Que les exigences de l'ouvrier soient légitimes ne rend pas ce principe
moins dangereux110. C'est pourquoi le socialisme élimine toute chance «
de changer la vie et d'améliorer l'homme », c'est pourquoi il porte en lui-
même son inéluctable faillite111.
La guerre contre le socialisme n'implique pas qu'on acceptel'injustice
sociale. Un conservateur qui repousse le socialisme au nom de l'ordre
naturel n'a que faire de la justice et de l'égalité : la nature n'a voulu ni
l'une ni l'autre. Les théoriciens du nationalisme intégral pensent
autrement, qui réclament la justice au nom de l'entité de la nation : « Le
socialisme veut nous faire croire que la justice ne peut être sans lui »,
écrit Gordon, faisant écho à ce que tous les défenseurs européens du
nationalisme intégral ne cessent de clamer112. D'ailleurs, l'ouvrier n'est pas
le seul à souffrir de l'exploitation, « tout le peuple en est victime113 ». Le
capitalisme n'est pas l'ennemi du seul salarié, il est l'ennemi de la nation
entière. La nation est tout, rien donc ne peut lui être indifférent ; et aucun
aspect de la vie humaine ne peut lui être étranger puisqu'elle est cette vie
humaine. « Notre nationalisme est total est englobe tout114 », il n'a pas
besoin que le socialisme lui rappelle ses devoirs de protection envers
l'ouvrier, ou envers tout homme : « Une oppression reste une oppression,
une injustice demeure une injustice, qu'elles soient capitalistes ou
prolétariennes115. » Le nationalisme sait « d'instinct » que ne pas protéger
la juste rétribution de chacun, c'est condamner la nation : « C'est au nom
du nationalisme, et non en celui du socialisme, que nous réclamons la
justice économique. En fait, nous réclamons la justice tout court, sous
toutes ses formes, entre l'homme et son prochain, entre un peuple et un
autre116. »
Le plus grand reproche fait par Gordon au socialisme est de fonder « le
renouveau de la vie humaine surtout sur la correction de l'ordre social et
non sur la correction et le renouveau de l'esprit humain117 ». Erreur fatale :
le renouveau de la vie humaine, c'est-à-dire de la nation (aucune vie
véritablement humaine n'est possible hors la nation), nécessite surtout la
correction de l'individu. Tout le nationalisme du guide spirituel de
Katznelson – et de beaucoup d'autres activistes de la deuxième alya –
procède de cette conviction. Quant à la correction de l'individu, elle passe
obligatoirement par le travail : si l'on veut « renouveler la vie et corriger
la vie, il faut partir en guerre contre les parasites et le parasitisme, et non
contre telle classe ou telle autre, tel groupe ou tel autre118 ». Aux juifs il
enjoint de « combattre le parasitisme sous toutes ses formes, tout ce
parasitisme qui s'est saisi de nous, les travailleurs, ce parasitisme de
l'esprit qui nous a rendus dépendants de l'esprit, de la pensée et de la
créativité des autres, de l'univers et de la vie des autres119 ». Pour Gordon
comme pour tous les nationalistes sensiblesaux problèmes sociaux, le «
parasitisme » est d'abord un phénomène culturel beaucoup plus que le
corollaire d'une situation socio-économique. Parasite est celui – individu
ou groupe – qui ne subvient pas à ses besoins par ses propres moyens et
dépend, d'une façon ou d'une autre, du travail de son prochain. Le peuple
juif dans son ensemble est dans ce cas, affirme Gordon, et même la
population juive d'Eretz-Israël : « Nous qui vivons ici du travail accompli
par d'autres mains, nous sommes des parasites. Nous ne nous apercevons
même pas que, ce faisant, nous sommes devenus aussi des parasites du
cerveau de l'autre, de l'âme de l'autre, de la vie de l'autre120. »
Ainsi les hommes se partagent en deux grandes catégories dont
l'influence est vraiment significative sur la vie humaine. Il y a les
hommes qui créent des biens, matériels et spirituels, et vivent de leur
travail, et il y a les autres, ceux qui dépendent de ces créations qui ne sont
pas leurs. Ces derniers sont des infirmes. Pour Gordon, les hommes ne se
partagent pas en exploiteurs et exploités, mais en hommes normaux et
ceux qui ne le sont pas. C'est pourquoi il rejette avec la dernière énergie
la conception marxiste des classes sociales. De tous les arguments
avancés pour battre en brèche l'analyse marxiste, les moins saugrenus
n'ont pas été ceux utilisés par le nationalisme intégral en général. La
nature des relations entre le capitalisme et le prolétariat est ce qu'elle est
parce que, écrit Gordon, « les capitalistes tirent leur force non de leurs
biens – en fait, ils n'ont pas de force réelle –, mais de la faiblesse
individuelle des travailleurs121 ». La même année, il précisera que « la
lutte entre capitalisme et prolétariat n'est pas tant une lutte entre la
propriété et le travail qu'une lutte entre l'individu et l'ensemble, au sens
moderne de ces deux mots122 ». Pour surmonter et dépasser la lutte des
classes, comme d'ailleurs pour résoudre tout problème politique, toute
question sociale ou culturelle, la seule voie est de corriger l'homme « en
lui insufflant le sens de la créativité et le sentiment de la responsabilité
personnelle123 ».
Dans le processus de correction de l'homme juif, première et
indispensable étape dans celui de la correction de la nation juive et sa
normalisation, Gordon réserve au travail physique un rôle tout particulier,
à côté duquel le reste fait figure d'ornement. Les hommes de la deuxième
alya l'ont bien compris : Berl Katznelson précise même que Gordon a
consacré toute sa vie et toute son activité en Eretz-Israël à exalter et
glorifier le travail physique124. Enfait, on ne peut s'empêcher de penser
que Gordon tient le travail physique pour la panacée contre tous les maux
de l'individu et de la société. En premier lieu, il est présenté comme la
condition et le fondement obligés de toute vie spirituelle : « Aux
fondations de toute construction spirituelle il y a le travail manuel ;
"fondations" ne doit pas être compris ici dans un sens économique mais
moral. Je veux parler des fondations vraies de tout achèvement où l'esprit
est présent125 ». En deuxième lieu, ce qui ne veut pas dire en deuxième
place, le travail physique est l'étape incontournable dans tout processus
de correction de l'homme et de rétablissement de toute vie nationale126. Il
est aussi le meilleur moyen d'instaurer et de profiter de la justice sociale
sans la dénaturer : si tous acceptaient d' « abandonner la vie de parasite »,
si tous « les idéalistes en puissance [...] se mettaient au travail et vivaient
une vie laborieuse [...] ils déplaceraient de ce fait même le centre et le
pouvoir économique, et tout bonnement le cœur de la vie publique, du
terrain des capitalistes à celui des travailleurs127 ». Le travail physique
enfin est l'instrument de la résurrection du pays : lui seul permettra sa
véritable reconquête, lui seul permettra aux juifs d'en récupérer la
propriété128. En somme, conclut Gordon, « en disant travail, nous avons
tout dit. Et lorsque nous ajoutons que ce travail doit être libre, effectué
sur un sol nationalisé, grâce à des moyens de production nationalisés, il
n'est plus besoin d'invoquer le soutien d'un quelconque socialisme
mécanique129 ».
Dans ces conditions, le socialisme ne devient pas seulement inutile, il
est aussi contraire aux désirs de renouveau individuel et de renaissance
nationale. Parce qu'il réfutait la nécessité d'une union nationale – surtout
dans sa définition culturelle et organique –, parce qu'il voyait dans le
changement de la relation à la propriété une condition sine qua non de
tout changement de la vie, parce qu'il tenait pour naïve, sinon
mystifiante, la volonté de « changer l'homme », parce qu'il appelait enfin
à la révolution sociale, le socialisme ne pouvait forcément provoquer que
de l'animosité chez le mentor intellectuel de la deuxième alya. Et, pour
que nul ne s'y trompe, il insiste avec force : « Ce n'est pas au nom du
socialisme que nous sommes venus en Eretz-Israël, et ce n'est pas non
plus en son nom que nous sommes venus y travailler et y vivre par le
travail130. » Nous sommes « tous venus ici pour œuvrer à la résurrection
de notre nation et accomplir notre vie nationale. Seuls quelques-uns sont
venus ici au nom du socialismeet de ses préceptes131 ». La dimension
universaliste du socialisme est celle que Gordon honnit le plus : pour lui,
une doctrine qui ignore la nécessité identitaire est une doctrine qui a
prononcé la condamnation à mort de la nation. Une telle doctrine,
fatalement, ne peut générer en Eretz-Israël qu'une diaspora juive de plus
dans le monde. Si c'est pour se fondre dans un magma indifférencié,
autant rester en exil.
La haine des pères fondateurs pour le juif diasporique ne connaissait
pas de limites. Au mieux, elle s'adoucissait de dérision. Mais si on a
souvent l'impression que cet homme n'est qu'un pauvre hère dont on se
gausse, le juif socialiste est franchement considéré comme un fou, un
malade que son dérèglement ne rend dangereux que pour lui-même tant
qu'il prêche son universalisme et autre internationalisme au loin, dans le
vain espoir de se faire accepter par les autres internationalistes. Ce
malade est en revanche dangereux pour les autres lorsqu'il vient tenter de
propager ses idées en Eretz-Israël même. Le socialiste juif d'Eretz-Israël
est alors possédé du « diable diasporique », un diable (le socialisme) qui
croit avoir trouvé une proie facile en « ce peuple suspendu entre la vie et
la mort »132. Dans un article paru en 1920 sous le titre Construire la
nation, Gordon accuse les socialistes d'Eretz-Israël de chercher à briser
l'élan et l'unité de la force pionnière venue reconstruire la nation. À tenter
d'insuffler à ces quelques hommes courageux une identité de classe,
censée les rattacher au prolétariat de tous les pays et à l'Internationale, les
socialistes ne réussiront qu'à étouffer dans l'œuf toute tentative de
renaissance juive, à commencer par celle qu'ils prétendent vouloir
entreprendre. Ne comprennent-ils pas que, à les suivre, la communauté «
ne sera jamais qu'une mauvaise ombre portée des communautés de la
diaspora, peu importe le pays, la ville, le village » ? C'est donc le
nationalisme qu'il faut préférer : le socialisme implique l'opposition de
classes, alors que le nationalisme s'appuie sur le principe de la solidarité,
par-delà toute division sociale. Au nom d'Eretz-Israël, « il nous faut
rechercher l'union avec nos "bourgeois", nos commerçants, nos
détaillants, etc. Ne sont-ils pas partie du peuple d'Israël »133 ?
Voici pourquoi, à tous ceux qui croient possible « un compromis
harmonieux entre nationalisme et socialisme » Gordon répond: «Ici [en
Eretz-Israël] aucun compromis n'est possible;ici la seule option est celle
d'un passage graduel, insensible, du socialisme à un nationalisme de type
nouveau134. »
Le nouveau nationalisme l'a compris :
« Toutes les tentatives de renouveler la vie humaine au moyen
d'agencements socialistes nouveaux et au moyen d'une éducation
socialiste sans tout reprendre à zéro ne sont qu'un palliatif en
mesure, au mieux, d'entraîner une rémission temporaire et illusoire
de la maladie. Cette "guérison" en effet est trompeuse, et même
grosse de tous les dangers parce qu'elle détourne l'attention de la
nature de la maladie et fait donc négliger la nécessité impérieuse de
soins radicaux . »
135

La médication radicale, on vient de le voir, c'est le travail. Le travail a


une valeur spirituelle et une valeur nationale. Le travail construit
l'homme nouveau et la nation nouvelle. Il est l'instrument par excellence,
tant moral que matériel, de la reconquête de la terre ancestrale. Le travail
enfin est ce qui permet le contact direct avec la nature : « travailler dans
la nature d'Eretz-Israël et la vivre », c'est vivre la patrie136.
Le principe du travail « comme valeur naturelle de notre vie137 », la
perception du travail physique comme condition nécessaire de la «
résurrection de la vie ici138 », c'est-à-dire la rédemption de l'individu et de
la nation, et « la guerre au parasitisme par l'arme du travail » expliquent
l'exigence de « nationaliser la terre et les instruments de travail139 ». Afin
que nul n'aille comprendre ce qu'il n'a pas voulu dire, Gordon prend la
précaution de préciser que sa revendication de nationaliser les moyens de
production n'a rien à voir avec le socialisme ou avec la lutte des classes.
Tout comme il précise que guerre aux parasites ne veut pas dire guerre
aux bourgeois : les parasites sont partout. En revanche, il y a un lien
indissociable entre « l'idée du travail et la nationalisation de la terre140 » :
de même que le travail est la condition impérieuse de la transformation
de l'individu et de la rédemption nationale, « le sol est la fondation dont
ne peut se passer, de quelque façon que ce soit, toute créativité
nationale141 ». Gordon est de toute force avec ceux qui soutiennent que, «
de toute façon, le sol doit être national, tout comme doit être nationale
l'industrie. Il ne doit y avoir ni exploitants ni exploités, mais des
travailleurs juifs qui vivent de leur travail142 ». Dans son esprit, la
nationalisation des moyens de production – agricoles et industriels – est
autant « une nécessité économique » qu'une technique de rédemption
nationale143.
Gordon, on le voit, est à ranger parmi ces théoriciens du nationalisme
moderne qui, d'une part, ont violemment combattu le marxisme et rejeté
le socialisme démocratique, mais, d'autre part, ont pourfendu
l'exploitation capitaliste et exigé, au nom de la nation et pour ne servir
qu'elle, la propriété publique des moyens de production. L'exploitation
doit cesser parce qu'elle est diviseuse, tout comme doit être refusée la
lutte des classes, incompatible avec l'union nationale. Pour Gordon, il ne
pouvait être question un seul instant d'utiliser la revendication de travail
juif comme une manœuvre pour installer un quelconque intérêt de classe.
En 1920, à la création de la Histadrout, le patriarche insiste pour rappeler
les raisons qui, un an plus tôt, ont empêché une fusion plus large au sein
de l'Ahdout Haavoda.
Le Hapoel Hatsaïr a refusé de se joindre au nouveau parti « parce qu'il
ne veut pas du socialisme. Pas plus d'un socialisme politique que d'un
socialisme de production. Si dans telle ou telle de ses activités, on peut
reconnaître tel ou tel aspect du socialisme de production, c'est que la vie
est ce qu'elle est; mais il ne faut pas s'y tromper, la voie du Hapoel
Hatsaïr n'est pas celle du socialisme et son esprit n'est pas l'esprit du
socialisme144 ». La seule union que Gordon admet, et à laquelle il appelle,
est « l'union spirituelle, complète, de tout le peuple, sans discrimination
de classe, de parti ou de secte145 ». Bien qu'il tienne la transformation de
l'individu pour une fin en soi, il considère néanmoins que la nation doit
être la seule finalité de toute activité politique et sociale. Non seulement
les « moi » individuels ne sont que partie du « moi » national, mais faut-
il encore que du second participent tous les premiers146. L'individu n'a
d'existence que dans l'entité organique qu'est la nation147.
Pour que le travail puisse remplir sa fonction rédemptrice, il faut qu'il
puisse s'accomplir sans l'interférence d'intérêts qui l'enfermeraient dans
des considérations étroitement particularistes. Il faut donc que
l'instrument de travail, la terre en l'occurrence, appartienne à tous afin de
servir tout le monde. Gordon est pour la nationalisation de la terre non
seulement pour des raisons d'ordre nationaliste mais aussi pour des
raisons d'ordre moral. Pour lui, d'ailleurs, ces deux raisons sont
intervertibles, en même temps qu'elles se nourrissent l'une l'autre.
Corriger l'homme pour que la nation puisse être. Et quand elle sera,
comment vivra-t-elle ? Quelle sera la place de chacun en son sein?Dans
deux articles, Construire la nation et Sur l'unité, articles qui peuvent
trouver place dans toute anthologie de la pensée socialiste nationale,
Gordon nous donne un véritable résumé de sa vision et nous laisse
entrevoir qu'il est bien conscient de tout ce que ces conceptions
impliquent :
« Je ne veux pas dire qu'il faille se couper de tous les autres peuples
mais que l'interaction, et par conséquent la fraternité, entre les
peuples doit être une interaction entre des corps entiers, comme est
l'interaction entre les corps célestes. Il ne peut être question
d'encourager l'interaction entre fractions distinctes de ces corps
contre les autres fractions de ces corps. L'unification d'une partie
d'un corps avec telle partie prétendument semblable d'un autre
corps contre les autres parties de ces corps ne peut qu'entraîner
l'éclatement simultané de chacun de ces corps et, ipso facto, porter
préjudice à l'unité de l'âme, à sa vitalité, à sa force créatrice et à son
élévation. En d'autres termes, une telle unification partisane détruit
de l'intérieur, sourdement et en profondeur, les fondations
subjectives et spirituelles de la construction qu'elle était censée
édifier . »
148

Vient ensuite l'explication du sens concret donné à la notion d'« unité


»:
« Les socialistes diront ce qu'ils voudront, moi, je dis haut et clair :
nos "bourgeois" nous sont plus proches que ne pourra jamais l'être
de nous le prolétariat de n'importe quel pays du monde. C'est avec
eux, nos bourgeois, que nous voulons nous unir. Nous voulons leur
résurrection autant que nous voulons la nôtre. Je ne dis pas qu'il
faille pour autant négliger la guerre contre le parasitisme. Nous
combattrons le parasitisme plus fermement même que les
socialistes, de la même manière que chacun de nous combat ses
propres faiblesses avec plus d'énergie qu'il ne combat celles des
autres. Mais, même au plus fort de la guerre, nous n'oublierons
jamais, pas un instant, que ces bourgeois sont nos frères, la chair de
notre chair, que leurs fautes sont les nôtres et que nous nous devons
de corriger ces fautes avec la même détermination que nous
apporterons à corriger nos propres fautes . » 149

Comme tous les nationalistes non conservateurs, Gordon sait que


l'oppression économique et les distances sociales béantes ne peuvent que
diviser la nation et mettre son avenir en péril. C'estpourquoi il refuse le
pouvoir de l'argent avec autant de netteté qu'il repousse la lutte des
classes. À ses yeux, le maintien de l'ordre économique et social qui
prévaut alors est presque aussi dangereux que la révolution à laquelle
appellent les socialistes. Il fustige donc cet « ordre pourri, où la
possession prime le travail et le domine ». Mais il s'empresse d'ajouter
que les capitalistes et tous ceux qui « vivent du travail des autres », bref,
tous ceux qui sont intéressés à ce qu'un tel ordre persiste, « ne sont qu'un
tout petit nombre dans chaque peuple ». L'énorme majorité de la
population, y compris la classe moyenne, n'a « aucune raison de souhaiter
qu'un tel ordre pourri se perpétue ». Gordon ne varie pas d'un pouce des
thèses du socialisme national en affirmant que « du point de vue
nationaliste, la guerre entre le travail et la propriété n'est pas une guerre
entre classes, pas plus qu'elle n'est seulement qu'une guerre économique.
Elle est une guerre contre le parasitisme, une guerre de la vie contre la
putréfaction ». Pour finir : « Le travail est la force du peuple. Or le
peuple n'insiste pas seulement pour que le travailleur profite entièrement
des fruits de son travail, il veut aussi que la force de son travail, la force
du peuple, ne soit pas gaspillée »150.
Aussi ne faut-il pas confondre : la guerre au capital exploiteur ne doit
pas tourner en guerre contre la « bourgeoisie » – Gordon utilise souvent
des guillemets lorsqu'il doit désigner cette catégorie sociale. La guerre à
mener, partout et toujours, ne doit être, ne peut être que celle que les
créateurs ont à mener contre les parasites. Gordon adjure les juifs de ne
pas se laisser obnubiler par la lutte contre le capital « qui est par nature
international ou a-national et inhumain », mais de « se concentrer sur le
travail, qui est par nature national, et de lutter contre le capital dans les
limites de la nation ». Il termine en posant un principe qui, avec le temps,
deviendra un des fondements du socialisme constructiviste et de la
révolution culturelle menée par le mouvement travailliste : « Ce n'est pas
le résultat matériel immédiat du travail, la propriété, qui doit nous
intéresser et nous servir d'appui, mais le travail en lui-même, c'est-à-dire
la créativité qui est en lui et les fruits spirituels qui sont sa vraie vocation
inscrite dans sa nature151. » D'où le rôle dévolu au mouvement
travailliste : guider la production vers sa finalité nationale. Il ne s'agira
pas de redéfinir la propriété et sa répartition mais d'œuvrer à
l'accroissement des biens de la nation. Le travailleur, quant à lui, sera tout
d'abord un producteur tenduvers l'élargissement de la richesse nationale;
la question de savoir quelle part de cette richesse lui attribuer est
secondaire. De toute façon, la réponse à cette question demeure toujours
fonction de l'intérêt national.
Ainsi, par-delà sa valeur morale, le travail a aussi une valeur nationale.
La correction de l'homme juif et la résurrection nationale se feront par
lui, et la reconquête du pays aussi. C'est ici qu'interviendront les
travailleurs, « ce corps pionnier passé à l'avant du peuple ». Dans une
lettre ouverte à Brenner, publiée en 1912, Gordon s'empresse de préciser
que « prendre appui sur le petit nombre » n'est pas faire siennes les
recommandations de la morale nietzschéenne152. Le petit nombre, ce sont
« ceux qui prennent les devants et se présentent les premiers là où se
réunit le peuple ». Mais cette force pionnière doit se garder de « se
distinguer du peuple en classe particulière, ou comme une part qui
viendrait s'opposer à une autre »153. Les pionniers sont à l'ensemble ce que
des fondations sont à un bâtiment : celui-ci ne peut tenir sans celles-là,
celles-là ont celui-ci pour raison d'être. À la différence du prolétariat de
la vision socialiste, les pionniers ne peuvent et ne doivent se percevoir ni
comme une part distincte ni comme une part contre. Le Yshouv d'Eretz-
Israël est l'archétype de la force pionnière, il est « la cellule vivante, la
première d'un corps national en résurrection154 ». C'est à lui qu'il incombe
de faire valoir le droit du peuple juif sur la terre d'Eretz-Israël.

LE DROIT SUR LA TERRE : LA FORCE DE L'HISTOIRE

Comme tout système de pensée politique, celui de Gordon – dont la


marque est visible dans chacun des choix du mouvement travailliste – a
pris forme non seulement par la force d'entraînement de sa logique
interne, mais aussi pour répondre à des questions soulevées par une
réalité et les situations subséquentes. En 1909, Gordon affirmait : « Le
pays est à nous, puisque le peuple d'Israël est vivant et n'a pas oublié sa
terre. Cela dit, on ne peut prétendre que les Arabes n'y ont aucune part. Il
s'agit alors de savoir comment et dans quelle mesure cette terre nous
appartient, comment et dans quelle mesure elle est à eux. Posée
autrement, la question devient : comment concilier les deux
revendications ? »Cependant, et il est intéressant de le signaler ici, après
avoir reconnu le droit des deux peuples sur Eretz-Israël – le pays apparaît
comme leur propriété commune – et après avoir admis la nécessité de
trouver un équilibre entre leurs revendications opposées, Gordon évite
avec soin d'arrêter ce qui devrait, selon lui, revenir à chacun dans cet
arrangement, tout comme il refuse de dire comment cet arrangement
pourrait fonctionner : « La question n'est pas si simple; y répondre exige
une grande attention. » Arrivé à ce point, Gordon sait qu'il a devant lui un
champ de mines. Il préfère, pour le moment (1909), ne pas s'y aventurer.
Mais si lui ne peut trancher, la terre, elle, saura : « Une chose demeure
quand même certaine : la terre appartiendra plus à celui des deux
[peuples] qui sera le plus capable de souffrir pour elle, celui qui saura la
travailler le plus, saura souffrir le plus sur elle [...]. Ce n'est que logique,
ce n'est que justice : ainsi le veut la nature des choses155. »
Gordon précise néanmoins que la propriété sur le sol ne s'acquiert pas
uniquement à la sueur du front. Certes, le travail est une condition
nécessaire de cette appropriation – « on voit ici, une fois de plus, la force
du travail et la place qu'il tient dans notre résurrection et notre
rédemption156 » –, mais il n'est pas une condition suffisante. Une autre est
la conscience qu'on a du droit de propriété sur ce sol. Ce droit ne s'est
jamais éteint, « parce que le peuple juif n'a jamais oublié sa terre ». Cela
dit, pour valides et irréfutables que peuvent être ces titres de propriété, ils
ne dispensent pas les juifs de démontrer la fermeté de leurs aspirations
nationales, l'intensité de leurs qualités spirituelles et leur détermination à
atteindre l'objectif. Il faut donc que la nation s'engage dans un processus
de renouveau moral, aux niveaux tant individuel que collectif, un
renouveau qui passe obligatoirement et d'abord par le travail. Au cours
des années d'avant-guerre, l'impératif du renouveau moral comme
condition de la renaissance nationale a pris une place telle dans sa
doctrine que Gordon n'hésite pas à écrire en 1914 : « Si j'avais cru un
seul instant que notre renaissance ne peut réussir sans le travail de l'autre,
j'aurais fui d'ici [Eretz-Israël] comme on fuit l'anéantissement. Le pire
exil, la pire des calamités me seraient plus supportables qu'une
renaissance parasite157. »
Au sortir de la Première Guerre mondiale, le ton change. Dans la
réflexion de Gordon, vers la fin de 1917, le travail est encore letitre le
plus effectif qu'un peuple puisse présenter pour justifier sa propriété sur
une terre : un peuple peut perdre sa liberté, « mais la terre demeure
toujours propriété de celui [le peuple] qui l'habite et la fructifie [...]. Le
sol se gagne par le travail et la création, il appartient à celui qui y vit158 ».
Mais dès le milieu de l'année 1918, un autre argument est avancé : le
droit historique. L'argument n'est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c'est
le poids qui lui est dorénavant accordé aux côtés du droit conféré par le
travail. Ce droit est inaliénable et inextinguible. Sa pérennité ne dépend
ni de la volonté ou de la faculté des juifs contemporains à mener à bien la
reconquête de la terre ancestrale ni des éventuelles revendications des
Arabes, qui n'ont pas réussi à peupler et à mettre en valeur le sol du
pays :
« Nous avons un droit historique sur cette terre. Il sera nôtre tant
qu'une autre force vitale et créatrice ne l'aura pas acquis en toute
exclusivité. Notre terre, qui a été "le pays du lait et du miel", ou
pour le moins une terre de haute culture, est devenue plus désolée
et plus pauvre que n'importe quel autre pays civilisé. Elle s'est
vidée aussi (ou presque). Cette situation est comme une
confirmation de notre droit sur le pays. C'est comme si le pays n'a
jamais cessé de nous dire qu'il nous attendait . » 159

L'année qui a suivi l'entrée du général Allenby à Jérusalem (décembre


1917) a été l'année de tous les espoirs messianiques. Le stationnement en
Palestine des bataillons juifs* de l'armée britannique était venu ajouter la
féerie à l'euphorie. Non seulement c'était le pays de Balfour qui avait
libéré Jérusalem, mais encore des troupes juives, composées de
volontaires, parmi lesquels nombreux étaient les Eretz-Israéliens, dont
Ben Gourion, Katznelson et Ben Zvi, prenaient leurs quartiers en
Palestine ou dans les environs ! Tous les optimismes étaient permis : les
juifs allaient affluer en masse... La Grande-Bretagne allait s'atteler à
l'établissement en Palestine du foyer national pour le peuple juif dont il
est question dans la lettre que Lord Balfour, ministre des Affaires
étrangères britannique, adressait à Lord Rotschild le 2 novembre 1917 («
déclaration Balfour »). Mais les illusions sont brisées net et l'on doit vite
déchanter. Le Moyen-Orient est partagé en zones d'influence, la France et
la Grande-Bretagne décident seules des frontières de la Palestine et,
enfin, l'Empire britannique réaffirme sa reconnaissance des droits du
mouvement national arabe. Cetteconfirmation va imprimer une vigueur
accrue aux revendications arabes sur la Palestine. Les plus clairvoyants
parmi les dirigeants de la deuxième alya, Ben Gourion en tête,
comprennent à ce moment combien est irréductible l'opposition arabe à
l'installation des juifs dans le pays.
Gordon n'était pas un homme politique – au sens où l'étaient un Ben
Gourion, un Katznelson, un Tabenkin ou un Ben Zvi. Ce penseur, l'un des
plus intéressants du nouveau nationalisme juif, était un humaniste.
Néanmoins, lui aussi avait bien compris que les revendications du peuple
juif sur la terre d'Israël ne pouvaient reposer sur le seul argument du
travail rédempteur. C'est pourquoi, dès la dernière année du conflit
mondial, c'est à l'histoire qu'il en appelle pour justifier l'activité des
pionniers de la deuxième alya.
En 1918, le cadre conceptuel proposé par Gordon pour légitimer et
encourager l'installation des juifs en Eretz-Israël semble encore hésiter
entre la volonté d'affecter une même valeur au droit historique et au droit
moral conféré par le travail et la tendance à attribuer la prééminence au
droit historique. Mais l'indécision aura cessé avant la fin de l'année. Dans
le passage qui suit, on voit comment le droit historique prend peu à peu le
pas sur le droit conféré par le travail :
« Le problème est celui de l'expansion : il s'agit de savoir qui a le
plus le droit de s'étendre sur une terre dont la propriété n'a pas
encore été acquise par le travail et la créativité. Sur ce chapitre, la
quantité n'est pas l'essentiel, mais la qualité. L'essentiel est la force
de vie et de croissance, ainsi qu'on le voit dans le monde végétal, et
la force de travail et de créativité. Celui qui travaillera le plus, qui
pourra créer le plus, se dédiera le plus, celui-là aura un plus grand
droit moral sur la terre et aussi une plus grande emprise sur elle.
C'est une compétition pacifique qui est en cours ici [en Eretz-
Israël], et le droit d'y prendre part nous est attribué surtout par notre
droit historique sur cette terre. Ce droit d'entrer en compétition
pacifique pour l'occupation du sol n'est pas réservé au seul petit
groupe qui habite actuellement ici, il est aussi et autant celui des
douze millions d'âmes que compte le peuple d'Israël. C'est
pourquoi il nous faut leur demander de se joindre à nous . » 160

Dès le moment où il reconnaît à tous les juifs, où qu'ils soient, le même


droit sur Eretz-Israël, Gordon annonce qu'il a décidé dedonner la
prééminence au droit historique sur le droit conféré par le travail.
Il admet expressément que « les Arabes ont un droit historique sur
cette terre », mais s'empresse d'ajouter dans le même souffle : « Le nôtre
est, sans l'ombre d'un doute, supérieur »161. Quoi qu'il en soit, il dénie aux
Arabes toute capacité à prétendre au statut de propriétaires du pays du
fait qu'ils n'y ont jamais détenu le pouvoir politique. Cette terre se
méritera; elle est le trophée d'une compétition ouverte entre deux
concurrents légitimes qui, malgré la supériorité des droits historiques de
l'un, prennent le départ sur la même ligne. Si Gordon insiste sur la
prééminence du droit historique des juifs, c'est que, à ses yeux, c'est elle
qui institue la moralité de leurs revendications sur le pays. Concrètement,
il est impérieux de racheter aux Arabes tout terrain qu'ils acceptent de
vendre et d'y installer aussitôt des colonies agricoles. Chaque fois, la
négociation devra être conduite en respectant les normes de la plus haute
honnêteté et, pour que le vendeur arabe soit totalement satisfait, accepter
même de payer le terrain « deux, trois fois sa valeur ». L'important est de
ne jamais oublier que, dans la vie de tous les jours, « aucun droit de
propriété et aucune possession ne sont plus effectifs que le droit et la
possession acquis par le travail ». Et Gordon conclut : « Dorénavant,
nous devons satisfaire à un "impératif catégorique" objectif, authentique,
politique : travailler. Si nous travaillons, la terre sera à nous; autrement,
rien n'y pourra : ni les "déclarations" sur le foyer national, ni les "par le
sang et par le feu" [allusion au cri de ralliement des sionistes qui ne
croyaient pas possible l'installation pacifique d'un foyer national juif en
Eretz-Israël]162. » En 1920, Gordon, reviendra encore sur la nécessité « de
corroborer et renouer avec notre droit sur notre terre par le travail
manuel163 ». Mais il sait alors, depuis plus de deux ans déjà, qu'il lui faut
trouver un argument plus efficace :
« Si jusqu'à présent, en fait jusqu'à la veille de la guerre, nous
n'avions qu'à la conquérir par la force du travail pour rétablir notre
droit sur cette terre, voilà que maintenant, avec la nouvelle
situation, nous devons, en plus, affirmer (et affirmer aux autres
aussi) nos droits nationaux sur cette terre et nos droits politiques de
peuple de cette terre . »
164

Différent en cela de tous les théoriciens de tous les


mouvementsnationalistes de libération, Gordon refuse de prôner la lutte
armée pour récupérer le territoire national. Il hait la violence : c'est un
antimilitariste convaincu. À ses yeux, l'organisation militaire n'est qu'une
« vaste et permanente hypnose165 ». Il n'a aucune considération pour «
ceux qui tiennent le coup de poing pour un acte de haute bravoure » et
considère la force brutale comme une « profanation du dévouement de
l'âme véritable »166. À tous ses amis engagés dans les bataillons juifs,
auxquels, semble-t-il, l'uniforme et le port des armes avaient quelque peu
tourné la tête, Gordon explique que l'armée, par nature, est à la source du
« gouvernement du mal et du parasitisme167 ». Alors que tous les penseurs
nationalistes européens légitimaient le recours à la violence, Gordon a
contribué d'une façon décisive à empêcher l'émergence d'un culte de la
force dans le sionisme de gauche. Ce qui ne veut pas dire que ce sionisme
ait été d'un pacifisme à tout crin.
Ce qui ne veut pas dire aussi que Gordon ait été un doux rêveur. Il est
bien conscient que la reconquête par le travail suppose d'abord des bras
pour la parachever. L'immigration en masse se faisant attendre, il devint
quasiment impossible, dans l'immédiat du moins, de justifier la
réappropriation par le seul droit conféré par le travail. Or les Arabes sont
là, autrement plus nombreux que ne le sont les juifs, et eux aussi
revendiquent la terre. Aussi, petit à petit, et sans que jamais faiblisse sa
conviction dans la valeur justifiante du travail, Gordon en vient à évoquer
le droit historique. Pour lui, cette référence n'a que des avantages : elle
rend subsidiaire la nécessité de la preuve par la présence physique et par
le nombre, et le temps ne peut la rendre caduque. Ni le temps passé, ni le
temps à venir. Ce temps qu'il faudra pour que les juifs reviennent
s'installer dans leur pays et s'engagent nombreux dans sa véritable
reconquête par le travail.
Comme tous les sionistes, Gordon ne reconnaît pas la validité du
principe majoritaire. Il refuse à la majorité le droit « de nous retirer des
mains ce que nous avons acquis par la force de notre travail et de notre
créativité168 ». Avec les années, la revendication historique se fait
dominante et l'impatience devant les prétentions arabes plus abrupte. En
1921, comme en 1909 ou en 1918, aucune place n'est laissée à
l'ambiguïté. Mais, cette fois, le ton se durcit et devient dédaigneux : «
Nous avons avec Eretz-Israël un contrat que nul et rien ne peut annuler,
un contrat éternel : je veux parler de la Bible. » Que serait l'humain, que
serait l'humanité sans celivre juif sorti de Sion? L'Évangile? Il est le
produit de l'esprit juif, « il est né de nous, il est né parmi nous » ! Tous
ces renvois veulent démontrer deux choses : la symbiose dans laquelle
ont vécu le peuple juif et la terre d'Israël et le manque de créativité qui a
caractérisé la présence arabe sur cette même terre :
« Et qu'ont donc créé les Arabes tout au long de leur séjour ici? De
telles créations, ne serait-ce que celle de l'Ancien Testament,
confèrent un droit indéfectible au peuple qui les a créées sur la terre
où il les a créées, surtout si le peuple venu après lui n'y a rien créé
de semblable ou n'y a rien créé du tout . » 169

Cette argumentation a l'assentiment complet de tous les pères


fondateurs. Car, de fait, la Bible a été l'argument suprême du sionisme.
C'est ce qui explique la place prédominante de l'histoire dans le corpus
idéologique du mouvement travailliste. C'est ce qui explique aussi
pourquoi ce mouvement a réservé tant de sympathie à une certaine
religiosité et aux traditions religieuses. Dès le commencement, le
sionisme travailliste a développé une grande dépendance à l'égard de la
religion par le biais de son support essentiel, la Bible. On comprend dès
lors pourquoi, dès les premiers jours, ce mouvement a présenté le
caractère radical qui a été le sien et on comprend en même temps
pourquoi ce caractère ne pouvait être autre.
En posant que la révolution doit être une révolution personnelle et
nationale, et non une révolution sociale à contenu universaliste, le
mouvement travailliste décidait automatiquement de sa propre nature. «
Le judaïsme est un des fondements de cet homme qui est en nous », dit
Gordon sans hésiter, ou encore sous une autre forme : « Il est un des
fondements du moi de chacun de nous. »170 Il ne croit pas en l'éventualité
d'une extinction de la fonction sociale de la religion, tout comme il ne
croit pas que le nationalisme puisse rivaliser avec elle – dans l'esprit des
juifs en particulier 171 . En résumé, Gordon ne croit pas en un nationalisme
laïque du fait qu'il ne croit pas en un nationalisme libéral fondé sur les
droits naturels. Et de même qu'un nationalisme libéral ne pouvait être
possible que s'il participait d'une vision qui reconnaît à l'individu un
statut d'entité indépendante à même de trouver en elle-même la finalité de
son existence, un nationalisme vraiment laïque ne pouvait croire et
s'affirmer dans une culture imprégnée de la Bible, dans un pays dont
chaque pierre raconte la Bible, etparmi des hommes qui avaient repoussé
toute possibilité de renaissance individuelle et nationale ailleurs que dans
le pays de la Bible.
C'est pourquoi Gordon veut deux pans à la révolution qu'il appelle de
ses vœux : d'une part la renaissance du juif sur sa terre – et nulle part
ailleurs – et d'autre part l'attachement aux racines historiques et à l'aspect
religieux de la vie nationale. Lorsqu'il réclame un « recommencement à
zéro172 », c'est à se cantonner dans la vie nationale, et dans elle seule, qu'il
appelle. D'où sa vision étriquée du monde. Pour l'essentiel, sa pensée est
anti-universaliste, anticosmopolite et prêche un retour sur soi étroitement
tribal. Au lendemain de la guerre, alors que le pays est en train de s'ouvrir
comme jamais depuis la fin des croisades, il écrit : « Depuis que je suis
ici, je n'ai jamais regardé à l'extérieur parce que je sais que les forces
étrangères ne sont pas l'essentiel pour nous173. » Pour Gordon, rien ne
serait plus dangereux que de construire « notre nation sur des fondations
pourries ou sur des fondations creusées par d'autres que nous-mêmes ».
La culture transmise par la Bible a tout pour soutenir la nouvelle vie
nationale juive; elle se suffit à elle-même et porte en elle toutes les
valeurs humaines nécessaires à une nation normale. Il peste contre «
l'effet hypnotique que les autres exercent sur nous », contre « la présence
en nous de l'esprit des autres »174. Il ne veut pas se résoudre à abandonner
cet « égoïsme national, ce "Tu nous as choisis" par lequel s'est tellement
distingué le juif des générations anciennes175 ».
À mesure qu'il isole – pour les glorifier – les différentes composantes
de l'identité nationale, Gordon s'applique à montrer le rôle primordial que
tient la religion dans chacune d'elles. Elle est, conclut-il, l'un des
boucliers les plus sûrs qu'on puisse brandir pour protéger la spécificité
juive. Il porte ses efforts à combattre l'assimilation et ce qu'il tient pour
son agent le plus éprouvé et le plus pernicieux : l'émancipation. Il accuse
la société libérale et ouverte de l'Europe d'avoir exigé du juif qu'il renie «
toute sa pensée et ses sentiments nationaux et sacrifie son indépendance176
».
Le « peuple-homme » – c'est ainsi que Bergmann résume les idées
nationales et sociales de Gordon177 – proposé dans le système gordonien
ne peut être en aucune façon rattaché à une quelconque conception du
cosmopolitisme. Au contraire, lorsqu'onvient définir le nationalisme
organique de Gordon, les adjectifs « clos », « étroit », « tribal »
s'imposent tout naturellement. C'est ce nationalisme qui sera la colonne
vertébrale du socialisme national de l'Ahdout Haavoda d'abord, du Mapaï
ensuite. La pensée de Gordon ne peut être bien comprise que définie dans
la volonté politique qui en est sa trame et son fil d'Ariane. Gordon doit
être lu comme on lit Fichte, Mazzini, Michelet ou Mickiewicz : en
évitant d'idéaliser et en gardant toujours en mémoire l'épure « nationale »
de leur œuvre et le dessein « national » de leurs actions.
L'influence de Gordon sur la formation de l'idéologie du mouvement
travailliste ne s'est pas limitée à ses seuls disciples du Hapoel Hastaïr en
Eretz-Israël ou ailleurs, en Allemagne en particulier178. Katznelson
témoignera que le patriarche a été « l'homme [qu'il a] le plus admiré »,
bien « qu'il ait tenu la naissance de l'Ahdout Haavoda pour une
"opération du Diable"179 ». Si Gordon avait vécu deux ou trois années de
plus – il est mort en 1922, à l'âge de soixante-six ans –, il se serait vite
aperçu que ses craintes n'avaient aucune raison d'être. Personne mieux
que les hauts dirigeants de l'Ahdout Haavoda – Ben Gourion, Katznelson,
Tabenkin, Rémez – n'a agi avec autant de célérité et d'efficacité pour
réduire au silence l'aile socialiste du parti décrié. Il se serait vite rendu
compte que les meneurs de cette association « diabolique » n'ont jamais
sérieusement envisagé de suivre les propositions de Borochov. Il aurait
rapidement constaté que c'est à sa pensée que l'élite du mouvement
travailliste a choisi de se référer pour délimiter son propre espace
conceptuel, que c'est dans sa pensée qu'elle a été trouver l'idée maîtresse
de sa démarche, à savoir la conviction qu'une révolution morale et
culturelle est le seul moyen de réussir la révolution nationale tout en
faisant l'économie d'une révolution sociale encombrante, pour ne pas dire
entravante.
CHAPITRE II

Un socialisme du vécu

L'HÉRITAGE DE LA DEUXIÈME ALYA

Le 20 janvier 1955, le comité central du Mapaï est réuni à Petah-Tikva.


À l'ordre du jour, la préparation du prochain congrès du parti, la
préparation des élections à la Histadrout et celle, enfin, des élections
législatives. Les trois événements doivent avoir lieu cette même année.
La réunion est d'importance et l'atmosphère solennelle, car on fête aussi
le cinquantenaire de la deuxième alya. Toute la direction du parti est là,
entourée par les dizaines de militants censés prendre la relève un jour.
Comme c'est toujours le cas depuis l'effacement du Poalei Tsion, Ben
Gourion est le premier à prendre la parole. Un discours-fleuve : deux
heures et demie, près de cinquante pages de protocole. Un discours type
du Vieux Lion où la mesquinerie et la contingence le disputent à
l'élévation du visionnaire. La première partie de l'allocution est consacrée
à l'historique de la deuxième alya. Ben Gourion, à la rancune tenace, ne
peut s'empêcher de régler ses comptes, une fois de plus, avec ses anciens
adversaires de gauche. Mais c'est la seconde partie du discours qui retient
surtout l'attention. Là, Ben Gourion nous donne sa lecture des temps
héroïques de la deuxième alya et précise la perception qu'il a toujours eue
de la nature et de la mission du mouvement travailliste. Cette explication
est donnée en même temps que sont énumérés les accomplissements des
hommes de la deuxième alya, depuis les premières années de
l'installation dans le pays jusqu'aux premiers pas du jeune État180.
Selon Ben Gourion, la plus grande contribution de la deuxième alya
n'a pas été l'établissement des peuplements agricoles : cemérite revient
aux immigrants des années 1880 et 1890; ce sont eux qui ont fondé
Petah-Tikva et Rosh-Pina, Métoula, Hédéra et Réhovot. Ce sont eux
aussi qui ont mis en place les premières organisations ouvrières : c'est en
1891 qu'a été créée l'Organisation générale des ouvriers qui « portait déjà
en elle certaines des idées fondamentales qui ont animé ce que nous
appelons la deuxième alya, des idées pour la plupart signées Dizengoff181
».
Meïr Dizengoff, « monté » en Eretz-Israël pour la première fois en
1891, reparti puis revenu en 1905, l'un des fondateurs de Tel-Aviv et son
premier maire, était le symbole de la bourgeoisie juive d'Eretz-Israël. Ce
rappel de la contribution des pionniers bourgeois à la colonisation juive
était destiné à mieux monter en épingle la spécificité de la deuxième alya.
Car si nous devons hommage à la deuxième alya, conclut Ben Gourion,
c'est pour avoir su produire l'essentiel, c'est-à-dire avoir fait de « l'idée du
travail, l'idée clef de la renaissance juive ». En effet, c'est la volonté d'«
assurer un travail juif » qui a engendré le repeuplement agricole et non
une quelconque conception théorique. Ben Gourion ne manque pas de
rappeler ici que les penseurs du Poalei Tsion et du Hapoel Hatsaïr,
Borochov et Aharonowitz, s'étaient opposés à ce type de repeuplement. Il
est intéressant de relever que, même cinquante ans après, Ben Gourion
n'hésite pas à mettre sur un même plan Ber Borochov, le penseur le plus
accompli du sionisme socialiste, et Yossef Aharonowitz, un militant
d'importance, certes, mais un publiciste dépourvu de toute originalité.
C'est à peine si l'auteur de Notre plate-forme se voit reconnaître le titre de
« grand théoricien et maître à penser du mouvement Poalei Tsion ». Cette
précision signalée, l'orateur n'aura plus un mot favorable pour le
socialisme ni pour Poalei Tsion. Il ne cessera en revanche de scander que
la construction du pays a été menée « sans aucune théorie préconçue182 ».
Cette interprétation et le peu de poids qu'accordait Ben Gourion à la
gauche marxiste n'étaient pas une reconstruction du passé ou une vision
adaptée aux besoins politiques des années 1950. En cette occasion du
cinquantenaire de la deuxième alya, il ne faisait que revenir sur ce qu'il
soutenait déjà un quart de siècle plus tôt. Le 28 avril 1929, profitant du
vingt-cinquième anniversaire de cette même alya, le secrétaire général de
la Histadrout s'était déjà attaché à mettre en valeur le dénominateur
commun aux deux premières vagues d'immigration pionnière. Il entendait
ainsi dissocierl'entreprise pionnière et colonisatrice du socialisme
d'origine. Et pour que les choses soient claires, il prenait alors la peine
d'insérer dans son discours inaugural un long passage du préambule des
statuts de l'organisation Terre et Travail, fondée en 1882. Dans ce
préambule les auteurs affirmaient :
« La question des ouvriers est la plus importante. Car elle n'est pas
qu'une question sociale mais aussi et surtout une question
nationale. Elle concerne tout le Yshouv et sa capacité à exister.
L'expérience nous enseigne que sans ouvriers juifs, les points de
peuplement ne peuvent exister. [...] Les ouvriers juifs sont au
Yshouv ce que le sang est à un corps sain. Ce sont eux qui lui
donneront vie et ce sont eux qui le préserveront du dépérissement.
»

Ben Gourion entendait montrer que les pionniers de la première alya,


antisocialistes déclarés, champions de la propriété privée, avaient, grâce à
leur sens aigu des impératifs nationaux, instinctivement développé les
grandes lignes de ce qui allait être l'idéologie de la deuxième alya :
« Presque toute la philosophie du mouvement ouvrier au temps de
la deuxième alya était déjà là, exprimée de façon lapidaire, bien
avant que notre mouvement n'apparaisse. Mais on ne s'est pas
contentés d'idées : dès les temps des Bilouïm , les Juifs qui
*

arrivaient venaient pour travailler le sol du pays et se sont adonnés


de toute leur âme à ce travail sacré . »183

Après avoir effacé le socialisme des conceptions et de l'héritage


transmis par la première alya, Ben Gourion s'attache à mettre en avant la
qualité politique qu'il tenait pour cardinale et dans laquelle il voyait le
secret de la force des hommes de la deuxième alya : la capacité de se
mesurer aux réalités sans se laisser entraver par les mailles d'une
idéologie. Il appelait cette qualité l'« indépendance de pensée ». Une
indépendance dont ont su si bien faire montre les hommes de la
deuxième alya et sur laquelle les plus déterminés d'entre eux se sont
appuyés pour réclamer et obtenir la direction de tout le mouvement
travailliste dont l'union a commencé avec la création de l'Ahdout
Haavoda. En terminant le travail d'union, le Mapaï est devenu, aux yeux
de Ben Gourion, le seul et unique corps politique qui ait répondu aux
attentes de la deuxième alya, au point de se confondre avec elle :
« Le Parti des ouvriers d'Eretz-Israël [le Mapaï] personnifie la
deuxième alya. Il porte les valeurs et les qualités spirituelles,
humaines, créatrices et combattantes que ces pionniers ont amenées
avec eux et qui ont marqué ceux qui sont arrivés avec les alyas
suivantes. »
En somme, dit Ben Gourion, la deuxième alya a été un événement si
important dans l'histoire du sionisme, dans celle du Yshouv et dans
l'histoire juive tout court, que « ce cinquantenaire [...] doit être la fête du
peuple juif [...] [et l'année 1905] une date repère de notre histoire [celle
du peuple juif] ». En attendant que cesse la division des travailleurs, cette
fête sera, pour le moment, celle du Parti des ouvriers d'Eretz-Israël. C'est
la deuxième alya qui a fondé le Mapaï, c'est elle qui a accueilli et intégré
les alyas qui sont arrivées après elle. Tout ce que les vagues
d'immigration qui ont suivi ont donné de positif vient de leur fidélité à la
voie indiquée par les hommes de cette alya, « ces flambeaux, ces phares
du mouvement des travailleurs dans notre pays ». D'ailleurs, tous ceux
qui ont dévié de la voie balisée par le Mapaï ont immanquablement fini
par échouer. Parmi ceux-là, il faut compter aussi, selon Ben Gourion,
Itzhak Tabenkin, autre géant du mouvement travailliste, l'un des six
fondateurs, avec Ben Gourion et Berl Katznelson, de l'Ahdout Haavoda
et fondateur du Kibboutz Haméouhad*. Le refus de Ben Gourion
d'inscrire dans le livre d'or des pères fondateurs son camarade des temps
héroïques ne vient pas seulement de son animosité à l'égard de celui qui a
osé défier son autorité dès la fin des années 1930. Ce refus est dû avant
tout à la volonté d'affirmer la justesse de la doctrine des « problèmes de
l'heure d'abord » adoptée par les dirigeants de la deuxième alya. Une
doctrine qui impose le pragmatisme, la nécessité de ne pas arrêter des
positions idéologiques et politiques claires et l'obligation de maintenir à
tout prix l'union du mouvement travailliste. En même temps qu'il
s'attache à démontrer que ce n'est pas un effet du hasard si les grandes
figures des premières années de la deuxième alya doivent d'être devenues
les dirigeants du Mapaï, Ben Gourion insiste pour faire remarquer que les
diviseurs sont apparus avec les idées venues des alyas plus tardives :
d'abord une aile du Bataillon du travail, puis le Kibboutz Haméouhad,
puis le Kibboutz Artsi-Hashomer Hatsaïr*, le Hapoel Hamizrahi* et enfin
le Hapoel Hatsioni*.
Ben-Gourion ne se trompait pas et ne trompait pas en soutenant que les
modes d'action et les règles de comportement de ladeuxième alya
n'avaient pas eu de meilleur support que le Mapaï. Ce parti avait été
fondé par les dirigeants de cette alya et sa mise en place était venue
entériner la victoire des exigences du Hapoel Hatsaïr. Les principes pour
lesquels avait combattu Gordon et que le Hapoel Hatsaïr avait voulu
inscrire dans le comportement des jeunes travailleurs des années 1905-
1914 étaient devenus le propre de la ligne du Mapaï dès sa formation, en
1930. En fait, on peut dire que, dès 1920, peu après l'élimination du
mouvement Poalei Tsion et la création de l'Ahdout Haavoda, les
conditions étaient réunies qui allaient permettre le rassemblement de
toutes les organisations politiques nées au cours des dix années précédant
la Première Guerre mondiale.
Le dénominateur commun de ce rassemblement est le primat de la
nation et la sujétion de toutes les valeurs sociales à ce principe. Au début,
ce sont les fondations doctrinales posées par Gordon qui ont soutenu les
idées politiques de Katznelson et de Ben Gourion. Mais quand
l'opposition du mouvement nationaliste arabe de Palestine commence à
devenir violente, les dirigeants de la Histadrout délaissent la composante
universaliste et humaniste qui continue encore de transparaître dans la
pensée de Gordon en dépit du durcissement dont celui-ci a marqué son
nationalisme au sortir de la guerre. Enfin, quand le parti Poalei Tsion
eretz-israélien aura perdu son indépendance de fonctionnement, même le
semblant d'équilibre qu'on faisait mine d'établir entre socialisme et
nationalisme sera abandonné. Il est vrai que les idées de Borochov n'ont
jamais pu séduire la direction idéologique de l'Ahdout Haavoda qui leur a
toujours préféré les propositions de Syrkin, moins rigides dans leurs
définitions et plus centrées sur le travailleur de la terre et les coopératives
agricoles.
C'était le cas de Katznelson. Et de Ben Gourion aussi, qui, depuis qu'il
avait préféré consacrer le meilleur de ses efforts à la politique et à
l'organisation, c'est-à-dire dès ses premiers jours en Eretz-Israël, ne s'était
jamais vraiment inquiété de savoir si nationalisme et socialisme
pouvaient coexister dans un même cadre conceptuel. Il est d'ailleurs
difficile de distinguer ce qu'il y avait de socialiste dans le bagage
intellectuel des autres dirigeants de la deuxième alya – hormis Ben Zvi.
Le culte du travail et la réalisation de soi ne sont pas des credos
spécifiquement socialistes et ne promettent pas l'accomplissement d'une
société autre que la société bourgeoise. Pour l'énorme majorité des
hommes, le travailn'est jamais qu'une nécessité, non une valeur
universelle. Mais voilà, dans la réalité eretz-israélienne de ces années, le
travail physique a été érigé en valeur morale et nationale et s'est vu
attribuer un caractère éminemment spécifique. Rien de bien étonnant
donc, sachant qu'ils étaient des tenants du primat de la nation, que ces
jeunes gens, en dépit de leur statut de dirigeants ouvriers, n'aient pas cru
indispensable de rejeter le capitalisme et la société capitaliste en tant que
tels.
En effet, leur rapport à la propriété privée était totalement
fonctionnaliste. Chez eux, le culte de la réalisation de soi et la
rédemption par le travail avaient remplacé la revendication de la
socialisation des moyens de production. La révolution sioniste était
devenue une révolution individuelle et une révolution nationale, une
révolution culturelle au lieu que d'être une révolution sociale. À cette
perception des choses les dirigeants de la deuxième alya en ont accolé
une autre : celle qu'ils avaient d'eux-mêmes. Persuadés de la justesse de
leur vision de l'histoire et intimement convaincus d'être investis d'une
mission, ils trouvaient légitime de gouverner les alyas venues après eux.
Ils reconnaissaient aux hommes de la première alya le mérite d'avoir
fondé les premiers centres de peuplement et les premières colonies
agricoles, mais c'était aux hommes de la deuxième et à eux seuls qu'ils
attribuaient le titre de fondateurs. Car ils avaient su mettre en place
l'organisation politique, économique et culturelle qui avait permis au
projet sioniste de prendre forme puis de réussir. Il faut le dire : pour
immodestes ou arrogants que certains d'entre eux aient pu être, tous ont
plein droit à cette dignité. Les États-Unis aussi retiennent comme leurs
pères fondateurs ceux qui les ont menés à l'indépendance et ont fixé le
système politique qui les régit encore, et non ceux qui, les premiers, ont
posé le pied sur les côtes de Virginie ou du Massachusetts. Ce sont les
chefs de la deuxième alya qui ont donné au mouvement travailliste ses
capacités et son pouvoir, eux qui ont fixé les règles du jeu politique, eux
encore qui ont gouverné l'État constitué durant les vingt premières années
de son existence.
Ceux qui sont arrivés après se sont divisés en deux groupes. La
majorité a accepté le leadership du noyau pionnier et, sous son
patronage, a rallié et renforcé les structures de pouvoir installées par leurs
prédécesseurs. Les autres, ceux qui ont préféré garder leur indépendance
et conserver leur spécificité, se sont heurtés à lapuissance de ces mêmes
structures et à celle de l'idéologie dominante. L'élimination du Bataillon
du travail symbolise la victoire des anciens sur les nouveaux. Du point de
vue sociologique, elle a été la victoire des aînés sur les cadets; du point
de vue de l'histoire des idées, elle a été la victoire du nationalisme dur sur
l'enthousiasme révolutionnaire de la génération d'octobre 1917. Après
l'expulsion de ceux de la troisième alya qui avaient essayé d'introduire
des idées radicales, le Hapoel Hatsaïr n'eut plus de doutes sur les options
idéologiques des dirigeants de l'Ahdout Haavoda. La route vers le Mapaï
était ouverte. Et une culture politique était née, portée par l'obéissance
aux anciens et le soupçon à l'endroit de la gauche radicale. Même après la
guerre de Kippour, quand une relève générale s'est imposée, le pouvoir a
été transmis à la promotion dont on était sûr qu'elle ne dévierait pas du
chemin suivi depuis plus de cinquante ans. Non seulement les
conceptions de vie, les normes de comportement et la ligne politique
fixées par les pères fondateurs ont imprégné les deuxième et troisième
générations des dirigeants travaillistes, elles ont eu aussi une bonne part
dans l'immobilisme idéologique et structurel du mouvement.
Une composante essentielle de cette culture politique était la méfiance
à l'égard du monde des idées en général et des cercles de pensée en
particulier. Les dirigeants de la deuxième alya n'avaient que soupçons
pour toute théorie qui ne pouvait être immédiatement applicable et utile.
En majorité, ces hommes n'avaient pas une instruction formelle très
poussée : beaucoup avaient arrêté ou été obligés d'arrêter leurs études en
cours de lycée. Néanmoins, ils reconnaissaient la valeur et la force de la
culture. Ils avaient aussi la profonde conviction qu'un lien organique relie
le politique, l'économique et le culturel. Enfin, ils avaient compris
combien peut être puissante une organisation lorsqu'elle réussit à
dispenser à ses membres le plus grand nombre possible de services. C'est
cette vision générale qui a fait de ces dirigeants les bâtisseurs d'une
nation.
En chiffres absolus, la deuxième alya n'a compté que très peu de
nouveaux immigrants. Dans cette étude, ce terme chronologique n'inclut
pas toute la population arrivée en Palestine avec cette vague, que les
historiens font débuter en 1904 et arrêtent en 1914, avec la déflagration
mondiale. En fêtant le cinquantenaire de cette alya en 1955 et non en
l'année 1954, le Mapaï ne commetpas de grand manquement à la
précision historique : les dates des alyas sont toutes un peu arbitraires. Le
Mapaï veut tout simplement donner plus de solennité à la réunion de son
comité central (d'ailleurs les vingt-cinq ans de la deuxième alya ont été
célébrés en 1929). Toujours est-il qu'ici ce terme désigne le groupe des
jeunes travailleurs qui se sont engagés comme salariés agricoles et dont
le total n'a représenté qu'une faible proportion des quelque 40 000
immigrants venus grossir la population juive de Palestine entre 1904 et
1914. La deuxième alya n'a pas été qu'une alya de jeunes, et même parmi
ces jeunes, une partie seulement a choisi, par nécessité ou par idéal, le
travail de la terre. Selon les calculs d'Israël Kolatt, qui se fonde sur les
statistiques du Comité des nouveaux immigrants (originaires) d'Odessa,
le nombre des juifs venus de Russie, embarqués à ce port entre 1905 et
1909, a été 10 986, dont 25 % seulement âgés de seize à trente ans. La
moitié des olim ont fait savoir à l'enregistrement que leur direction était
Jérusalem, et 36 %, la ville de Jaffa. En 1910 sont arrivées 1979
personnes, dont 22 % âgées de quinze à trente ans. À l'embarquement, 24
% seulement ont déclaré qu'elles avaient l'intention de s'installer dans les
villages agricoles (moshavot)184. Bien sûr, rien n'obligeait les émigrants à
se fixer effectivement à l'endroit qu'ils désignaient à l'embarquement. Il
est donc possible que certains aient changé d'avis en posant le pied sur les
quais du port de Jaffa et aient finalement décidé soit d'y rester, soit de se
rendre à Jérusalem. Une chose est certaine, ils n'ont été qu'une minorité à
choisir de rejoindre les jeunes villages agricoles. Il faut tenir compte
aussi du fait qu'un nombre considérable de nouveaux immigrants
repartaient. À cette même réunion du comité central du Mapaï tenue en
janvier 1955, Ben Gourion estimait ceux qui sont restés à « probablement
un dixième de ceux qui sont arrivés185 ». En 1929 déjà, Ben Gourion avait
avancé la même estimation186. Si en ces deux occasions Ben Gourion n'a
pas donné de chiffres précis, c'est qu'il n'en disposait pas. D'ailleurs,
aujourd'hui encore, aucune statistique précise sur les arrivées et les
départs de l'époque ne peut être retenue sans réserves. On admet en
général que parmi les ouvriers qui ont fait leur alya durant les dix années
avant la Grande Guerre, 2 500 seulement se sont définitivement fixés
dans le pays. Ce chiffre comprend quelques centaines de nouveaux
immigrants venus du Yémen et se fonde sur le dénombrement effectué
par la Histadrout auprès de ses membres en 1922. Ce recensement
nousapprend que 2 519 ouvriers ont déclaré être arrivés entre 1904 et
1924 : 759 entre 1904 et 1908 (année de la révolution des Jeunes-Turcs),
et 1 760 entre 1909 et 1914187.
Une remarque s'impose ici. Tous les travailleurs arrivés au cours de
cette décennie n'ont pas adhéré à la Histadrout. On sait qu'un certain
nombre, probablement peu élevé, a préféré rejoindre les « milieux civils
» de l'époque, et que d'autres ont choisi de ne pas s'engager du tout. Il est
donc certain que les chiffres de la Histadrout ne rapportent pas toute la
réalité. Cela dit, l'importance du nombre de ces inorganisés est marginale,
car ce sont les travailleurs organisés au sein de la Histadrout qui
comptent. Et du fait qu'aucun des nouveaux immigrants venus du Yémen
n'a pu atteindre un poste de direction à la tête du Yshouv, il ressort que
c'est au sein du tout petit groupe des 2 000 jeunes gens venus d'Europe de
l'Est qu'a été recrutée l'élite qui a gouverné la communauté juive d'Eretz-
Israël puis l'État d'Israël jusqu'aux premières années 1970. En 1955, Ben
Gourion qualifie ces quelques centaines de « sélection d'élus », de «
meilleurs parmi ceux qui sont restés »188. Il convient de préciser que sur
les 2 400 000 juifs qui ont quitté l'Europe centrale et l'Europe de l'Est
jusqu'en 1924 – année où les États-Unis ferment leurs portes à
l'émigration libre –, de 40 000 à 50 000 seulement se sont dirigés vers la
Palestine. Celle-ci n'a commencé de devenir un pays d'immigration pour
les juifs d'Europe orientale et centrale que vers le milieu des années 1920.
Entre les deux guerres, près de 340 000 immigrants sont arrivés en
Palestine189.
Ces chiffres expliquent le sentiment particulariste qu'éprouvaient les
hommes de la deuxième alya en général. Ceux d'entre eux qui avaient
choisi la vie pionnière en étaient encore plus imprégnés. Ces derniers se
considéraient comme la tête de pont dont dépendait le destin de toute la
nation juive. Avoir connu et traversé les années dures, la solitude et
l'insécurité les avait convaincus de leur droit le plus légitime de montrer
la voie à ceux venus après. Ce type de conviction a toujours été une
caractéristique des minorités activistes. Les dirigeants de la deuxième
alya ont su dès le début traduire en termes politiques la force et le
sentiment de supériorité propres à l'esprit pionnier. Ils ont su aussi tirer le
maximum et le meilleur de l'abnégation et du volontariat des militants et
dirigeants de l'Organisation sioniste mondiale d'abord, de tout le Yshouv
ensuite. Ilsétaient la minorité de la population eretz-israélienne, et une
minorité numériquement insignifiante parmi ceux qui avaient quitté
l'Europe depuis le début du siècle; mais grâce à un sens politique hors du
commun, ils ont réussi à tourner cette situation à leur avantage. Ils ont su,
d'une façon magistrale, mêler théorie et action et ont été, en Eretz-Israël,
les premiers à poser le principe du primat de la nation, coupant ainsi le
nationalisme juif de tout ce qui leur paraissait capable de l'affaiblir :
l'universalisme, le socialisme (de Borochov), le libéralisme (de Herzl ou
de Nordau) et l'orthodoxie religieuse. D'autre part et enfin, ils ont été
aussi ceux qui ont su équiper ce nationalisme des outils de son succès.

LES PREMIERS SIGNES DE GLISSEMENT À DROITE

C'est avec l'arrivée d'un groupe de jeunes gens du Poalei Tsion, en


décembre 1903, que débute effectivement la vague d'immigration
désignée depuis par l'appellation « deuxième alya ». Ils venaient de
Homel, en Russie. Ces jeunes ont joué un rôle important dans la création
de l'organisation d'autodéfense Hashomer. Un autre groupe du Poalei
Tsion arrivera en 1905, venu de Rostov, en Russie aussi. Les « rostoviens
» seront pour beaucoup dans la fondation du parti Poalei Tsion. Né en
Russie et dirigé par Ber Borochov, le mouvement Poalei Tsion était
partisan de la solution dite « palestinienne ». Il ne représentait qu'une
toute petite minorité de la gauche juive d'Europe de l'Est. A cette époque,
la majorité du prolétariat juif était bundiste, c'est-à-dire socialiste non
sioniste. La mouvance sioniste quant à elle se partageait alors en deux
grandes tendances, apparues après le VIe congrès sioniste (août 1903), au
cours duquel Herzl avait soumis la solution de l'Ouganda. Le « projet de
l'Ouganda » préconisait l'établissement d'un foyer national juif en
Afrique; il était né de l'échec subi par l'Organisation sioniste dans ses
efforts pour faire accepter à l'Empire ottoman l'idée d'une colonisation
juive massive de la Palestine. Herzl pensait que Londres serait plus
réceptif que Constantinople à l'idée de fournir aux juifs persécutés
d'Europe de l'Est une terre d'accueil. Le projet Ouganda a eu pour effet de
diviser le mouvement sioniste en « territorialistes » et en partisans
inconditionnels d'Eretz-Israël. Au même moment, la gauche sioniste se
partageait en trois courants.
Le premier, le courant central, partisan de donner une solution rapide
aux masses juives dont la détresse économique le disputait à leur peur du
prochain pogrom, avait soutenu la proposition de Herzl. Dans ce courant,
la plupart avait opté pour la solution dite « territorialiste » (nom
générique donné aux solutions qui acceptaient n'importe – ou presque –
quel territoire, pourvu qu'il fût d'acquisition rapide) parce que, pensait-
on, les juifs d'Europe de l'Est ne pouvaient plus se permettre d'attendre
que mûrissent les solutions que jusque-là le sionisme avait avancées, fût-
il « politique » ou « spirituel ». En janvier 1905 se tient à Odessa le
congrès des organisations Poalei Tsion favorables à la solution
territorialiste. À cette même rencontre, les délégués décident la fondation
d'un Parti sioniste-socialiste. Au VIIe congrès sioniste (qui se tient la
même année à Bâle), ce parti sera représenté par 30 délégués, menés par
Nahman Syrkin. Ils se joindront à l'Union territorialiste d'Israël Zangwill.
La deuxième tendance était formée par un groupe de jeunes
intellectuels proches des Poalei Tsion. En 1905, au lendemain de la
révolution russe avortée, ces hommes avaient fondé une organisation qui
réclamait une autonomie nationale pour les juifs, et le droit à une vie
indépendante. Une sejm (« diète » en polonais) devait gouverner cette
entité – d'où l'appellation « sejmiste » retenue pour désigner ce courant.
En 1906, cette tendance s'est réunie en une formation qui a pris le titre de
Parti ouvrier socialiste juif. Avec le temps, les partisans de cette
formation finiront par abandonner le sionisme; ils auront presque tous
rejoint le communisme soviétique190.
Le troisième courant était le courant borochoviste qui perpétuait la
tradition de fidélité sans partage à la terre d'Israël.
À en croire nombre de témoignages repérables dans la correspondance
que certains militants entretiennent alors avec la Russie et les États-Unis,
il semble que le Poalei Tsion de Palestine a été fondé à la fin de 1905, en
novembre probablement. Au début de l'année 1906, cette formation
compte tout juste 60 membres divisés en deux courants. Une trentaine,
les rostoviens, sont marxistes ; face à eux, quelque 25 autres, dont le
marxisme n'est au mieux qu'un additif à leur nationalisme. Quand il tient
son premier congrès (4-6 octobre 1906), le parti compte près de 150
militants partagés en ces deux tendances.
Moins d'un mois auparavant, David Gruen – qui choisira des'appeler
David Ben Gourion – avait fait son alya. Il venait de Płońsk, une petite
ville située dans la partie de la Pologne alors occupée par la Russie, à 60
kilomètres au sud-est de Varsovie. À peine arrivé, il prend la tête de l'aile
nationaliste, et lors du congrès dépose une motion réclamant la création
d'une organisation générale de tous les travailleurs juifs d'Eretz-Israël. La
motion soulève les rostoviens qui, eux, veulent une seule structure pour
tous les travailleurs de Palestine, Arabes compris. Quand les débats sont
clos, c'est la proposition de Ben Gourion qui est adoptée. Dans la foulée,
le jeune homme de Płońsk est élu au comité central du parti et président
de sa commission de rédaction du programme. Le lendemain du congrès,
le 7 octobre, cette commission tient sa première réunion à Ramleh, à une
quinzaine de kilomètres au sud-est de Jaffa, dans la plaine côtière. Les
travaux durent trois jours. Un programme est rédigé qui pose les grandes
lignes de l'idéologie du jeune parti. Ces propositions sont approuvées lors
du congrès que le parti tiendra trois mois plus tard (janvier 1907) à Jaffa.
Lors de ce même congrès, le nom de la formation est décidé : Parti
social-démocrate des ouvriers juifs de Palestine – Poalei Tsion. Lorsqu'il
tiendra son VIe congrès, en avril 1910, il aura déjà pris l'appellation de
Parti social-démocrate des ouvriers juifs d'Eretz-Israël – Poalei Tsion191.
Le mot Palestine a été remplacé par Eretz-Israël.
Le programme de Ramleh s'inspire du programme décidé lors du
congrès constitutif du parti Poalei Tsion de Russie tenu début 1906, à
Poltava. Poltava était la ville de résidence de Borochov. Dans Notre
plate-forme, son texte théorique le plus connu et le plus influent, celui-ci
posait : « Notre autonomie politique et territoriale en Eretz-Israël sera
acquise d'abord au moyen de la lutte des classes. À la tête de notre
mouvement de libération se tiendra le prolétariat. » Et il ajoutait : « Le
combat sans merci entre le travail juif et le capital éclatera en Eretz-Israël
dès que les juifs commenceront d'y arriver, ce qui ne saurait manquer192. »
Pour Borochov en effet, « l'immigration juive en Eretz-Israël participera
d'un processus déterministe et une lutte de classes s'y développera entre
les travailleurs juifs et le capital juif193 ».
À ce point, quelques précisions sont nécessaires sur la pensée de
Borochov et sur la place que Notre plate-forme tient dans cette pensée.
Durant de nombreuses années, le nom de Borochov n'a été associé qu'aux
principes présentés dans ce programme, sibien qu'on en était venu à
confondre ces propositions avec le borochovisme et qu'on avait fini par
se faire de leur auteur l'idée d'un homme tout d'une pièce. Or, dit
Jonathan Frenkel, qui se fonde sur les travaux de Matithyahou Minz,
Borochov a changé au cours de l'année 1905. Il était alors le disciple le
plus proche d'Ussishkin, sioniste de la tendance dite « générale », auteur
d'un gros essai, La Question de Sion et la question territoriale. C'était
aussi l'un des leaders les plus déterminés de l'opposition à la solution de
l'Ouganda. Début 1905, Borochov, comme son maître, est encore acquis
aux idées volontaristes. Mais, à mesure que l'année avance, il opte pour
une analyse déterministe, se fait théoricien de la lutte des classes et se
définit comme révolutionnaire prolétarien. Du temps de sa « première
période », quand il faisait de l'agitation en faveur du « sionisme de Sion »
(nul autre territoire que celui de Sion), Borochov soutenait qu'il était
absurde de penser que les juifs avaient quelque chance d'aboutir à une
rédemption collective par le moyen d'une révolution sociale dans leurs
pays d'origine : leur statut de petit groupe marginal (parce que étranger)
les condamnait à toujours se trouver pris entre les forces de la révolution
et celles de la contre-révolution. Au début de 1905 toujours, Borochov
tient l'antisémitisme pour une donnée de culture, une manifestation parmi
d'autres de l'âme d'un peuple, certainement pas pour un phénomène lié au
type d'échanges économiques ou au système politique. Ces positions
avaient amené Borochov à la conclusion que la question juive ne
trouverait de solution qu'une fois les juifs réunis dans leur territoire. Pour
des raisons objectives, ce territoire devait être, de préférence, Eretz-
Israël. Au début de 1905, Borochov consacre encore le meilleur de ses
efforts à essayer de persuader les juifs d'immigrer en masse dans le pays
de leurs ancêtres et observe avec indifférence la révolution qui est en
train de se dérouler en Russie. À cette époque, dit Frenkel, il était pour
une organisation sociale élitiste : il réservait un rôle déterminant aux
avant-gardes et n'accordait pas une grande confiance aux actions de
masse. Sa philosophie tentait de maintenir un certain équilibre entre le
déterminisme et le volontarisme, entre le matérialisme et l' « idéologisme
», entre les causes psychologiques et les causes socio-économiques65.
Avec le temps, Borochov abandonne ses conceptions premières et sa
réflexion se fait de plus en plus tranchée. En même temps, ils'occupe
d'organiser en parti les Poalei Tsion de Russie restés fidèles à la
colonisation de la Palestine et se démène pour que leur congrès
constitutif se tienne sans tarder. La rencontre a lieu en février 1906 à
Poltava. C'est là que l'essentiel de Notre plate-forme est rédigé. Ce
programme propose une conception totalement différente de celle que, un
an auparavant, il défendait encore bec et ongles. Le programme retient la
solution palestinienne de la question juive et appelle à une émigration en
masse vers Eretz-Israël. En revanche, on n'y trouve aucune conviction
volontariste, aucune référence émotionnelle ou idéaliste. Pour étayer ses
nouvelles idées, Borochov en appelle cette fois aux développements à
long terme et aux processus socio-économiques. La nouvelle doctrine
pose que le prolétariat et la lutte des classes sont la clef de voûte de toute
solution de la question juive et soutient que cette solution devra, par la
force des choses, passer d'abord par la voie socio-économique. Toute
tentative, toute option qui ne prendrait pas cet aspect en considération ou
ne lui accorderait pas la primeur serait vouée à l'échec. Il y a des
dénouements inéluctables; on peut accélérer ou ralentir leur
cheminement, on peut élever des obstacles en cours de route, mais on ne
peut les arrêter indéfiniment : « Nul besoin d'appeler à une émigration en
masse vers Eretz-Israël. Ce mouvement, nous l'avons déjà dit,
s'enclenchera de lui-même, provoqué par les processus déterministes que
vivent déjà les populations juives dans leurs pays d'accueil. » Borochov
prend quand même soin d'ajouter : « En attendant, nous en appelons au
prolétariat juif pour qu'il apporte son soutien à tout ce qui peut activer ou
faciliter l'émigration en masse des juifs vers Eretz-Israël et pour qu'il
combatte tout ce qui peut retarder ou gêner cette émigration. »
Intervenir pour qu'un processus déterministe suive un cours rapide
n'entache en rien la certitude qu'on porte sur sa conclusion, précise
Borochov : voyez le comportement de la social-démocratie à l'égard de la
concentration capitaliste des moyens de production194.
En août 1907, lors du IIe congrès du parti, qui se tient à Cracovie, un
violent conflit d'idées éclate entre les délégués de Russie, menés par
Borochov – qui vient de purger une peine de cinq mois d'internement
infligée par la justice tsariste –, et les délégués de Pologne, menés par
Nahum Rafalkes (Nir). Ce dernier sera, en 1959, président de la Knesset,
le Parlement israélien, maisil n'occupera le perchoir que quelques mois,
le temps pour Ben Gourion de surmonter la fronde que les gauches
auront menée contre lui. Dans la délégation polonaise, on trouvait encore
David Bloch (qui se faisait appeler quelques fois Ephraïm Blumenfeld) et
Itzhak Tabenkin. Bloch sera maire de Tel-Aviv à la fin des années 1920 et
connaîtra durant cette période tout le poids de la férule de Ben Gourion.
Tabenkin préférera ne pas se joindre au parti Poalei Tsion d'Eretz-Israël
lorsqu'il fera son alya, en 1912. Il semble que sa décision ait été motivée
par son désaccord idéologique avec Borochov. L'aile « polonaise »
exigeait qu'on mît en exergue la singularité historico-spirituelle de la
place qu'Eretz-Israël occupe dans la conscience du peuple juif. Un
marxiste, soutenait-elle, ne peut ignorer que c'est justement à cause de la
position économique et politique marginale dans laquelle ils ont été
confinés deux mille ans durant que les juifs ont été amenés à développer
un lien tout particulier avec la patrie de leurs ancêtres195.
La première révolution personnelle de Borochov, entamée en 1905-
1906, dure un peu plus de dix ans. En 1917, un deuxième tournant est
pris qui le ramène sur ses pas. En août de cette année, à Kiev, lors du IIIe
congrès des Poalei Tsion de Russie, venu de New York, il rejette plus
d'un des principes qui l'ont guidé dans la rédaction de Notre plate-forme.
Il se rapproche alors du constructivisme de Syrkin. Que s'est-il passé fin
1905 et début 1906? Deux hypothèses sont possibles : Borochov s'est
persuadé de l'infaillibilité de l'analyse marxiste, il se convertit; la
deuxième possibilité, proposée par Minz, est que, cette année-là, il a
décidé d'entreprendre une manœuvre, prodigieuse d'intelligence, destinée
à sauver les Poalei Tsion de l'attraction que le mouvement
révolutionnaire mondial exerçait sur eux. Il leur aurait alors proposé un
programme qui reprenait beaucoup des idées et des analyses que
véhiculait ce mouvement196. L'hypothèse est séduisante. Conversion ou
opportunisme idéologique génial? Toujours est-il que, malgré ses écrits et
activités d'avant 1905 et malgré le retour aux origines débuté dès 1917, le
nom de Borochov est demeuré dans l'histoire de la pensée sioniste
comme celui d'un marxiste orthodoxe. C'est d'ailleurs ainsi que le
percevaient les militants du Hapoel Hatsaïr qui avaient érigé Notre plate-
forme en frontière idéologique et psychologique infranchissable. C'est
pourquoi aussi ce mouvement antisocialiste n'accepte lafusion d'où sort le
Mapaï que lorsqu'il est convaincu que l'Ahdout Haavoda a fini de se
nettoyer de tout reste borochoviste.
Le programme rédigé à Ramleh (plate-forme de Ramleh) est un
compromis entre les propositions avancées par Borochov à la fin de 1905
et les conceptions nationalistes du courant conduit par Ben Gourion. C'est
ainsi que le programme de Ramleh commence par corriger le manifeste
communiste et pose que « l'histoire de l'humanité est celle de la lutte
entre les nations et celle de la lutte des classes ». Cela étant établi, les
auteurs poursuivent en affirmant leur foi dans le processus déterministe
qui ne manquera pas de pousser les juifs et le capital juif à émigrer en
Eretz-Israël; le « grand capital » parce qu'il est toujours à la recherche de
nouveaux investissements dans les pays non capitalistes, et le capital
moyen parce que, « plus encore que le grand capital, il est de plus en plus
concurrencé par le capital des nationaux ». Les masses juives aussi
devront venir : « Le nombre d'activités économiques d'où elles sont
exclues croît de jour en jour dans leurs pays d'accueil, elles sont donc
obligées d'émigrer », et « les pays qui, jusque-là, avaient accepté de les
recueillir leur opposent maintenant des difficultés de plus en plus grandes
»197. Cette analyse et ces prévisions avaient évidemment le grand avantage
de ne s'opposer en aucune façon à l'impératif national de l'émigration et
de la conquête de la terre d'Israël.
Il est certain que la déclaration qui attribue à la lutte entre les nations
le même poids qu'à la lutte des classes dans l'histoire de l'humanité
n'atteste pas seulement la naïveté ou le manque de culture des militants
du Poalei Tsion. Au début du siècle, tout homme, même instruit, et
indépendamment de tout engagement idéologique, savait que la
définition de l'histoire en termes de lutte des classes appartenait à un
système qui se voulait complet, total. Que ce système pût être critiqué est
une chose, mais lui accoler une définition de l'histoire en termes de lutte
des nations relève de l'ineptie. Les rédacteurs du programme de Ramleh
le savaient. Si peu cultivés qu'ils aient pu être, ils n'ignoraient pas que les
luttes entre les nations étaient un phénomène récent dans l'histoire de
l'humanité, à peine vieux – alors – d'une centaine d'années. En fait, s'ils
ont choisi de commettre sciemment cette grossière erreur, c'est qu'ils
n'avaient pas d'autre moyen de satisfaire les deux tendances qui, en cette
fin d'année 1906, partageaient la petite communauté socialiste d'Eretz-
Israël. Le biographede Ben Gourion Shabtaï Teveth croit pouvoir soutenir
que l'apparition côte à côte, sur un pied d'égalité, de la lutte des classes et
de la lutte entre les nations dans le programme de Ramleh doit être
interprétée comme un recul de Ben Gourion et des nationalistes du Poalei
Tsion198. C'est le contraire qui est vrai. Car il fallait avoir une formidable
force de persuasion pour entraîner les marxistes convaincus qu'étaient les
rostoviens à accepter d'accoler lutte des nations et lutte des classes dans
une même interprétation de l'histoire.
Ben-Gourion aurait certes préféré que le préambule du programme
marque au moins la prééminence de la « dialectique » de la lutte des
nations sur celle de la lutte des classes, mais il savait jusqu'où il pouvait
aller trop loin sans provoquer la scission des rostoviens. A Ramleh, Ben
Gourion ne cherchait pas tant à trouver une explication intellectuellement
cohérente de l'histoire que de remporter une victoire politique sur l'aile
gauche de son parti, et c'est ce qui est arrivé. D'autre part, à cette époque
déjà, Ben Gourion n'attache à l'idéologie qu'une importance limitée et ne
croit pas en ses vertus motrices de la politique. Quand il était question
d'idéologie, et tant que l'idéologie a joué un rôle véritable parmi les
militants Poalei Tsion d'Eretz-Israël, le leader du parti était Itzhak Ben
Zvi, arrivé dans le pays quelques mois après le congrès de Jaffa. Avant
son installation dans le pays, il avait été un dirigeant influent du parti
Poalei Tsion de Russie (membre de son comité central, qui n'en comptait
que cinq) et avait pris part à la rédaction de Notre plate forme. Celui qui
devait devenir le deuxième président de l'État d'Israël n'a jamais été un
théoricien de grande carrure, mais sa culture générale et sa relative bonne
connaissance du marxisme avaient amplement suffi pour l'imposer
comme guide idéologique de la centaine de militants qui étaient alors tout
le parti Poalei Tsion d'Eretz-Israël.
L'irrésistible ascension de Ben Gourion débute quand cette petite
communauté décide de passer de la réflexion à l'action politique et au
travail d'organisation. Ben Zvi n'aura alors d'autre choix que de laisser le
meneur de l'aile droite – dont les membres se désignent comme « Eretz-
Israéliens » – occuper, lentement mais sûrement, tout le devant de la
scène. En même temps commence le travail de sape contre l'aile marxiste
du parti. De 1911 au lendemain de la guerre, Ben Gourion fera tout
pourmarginaliser les défenseurs de la ligne borochoviste. Mais les choses
ne vont pas aussi vite et aussi bien qu'il l'aurait désiré. Rendu à l'évidence
qu'il ne peut conquérir totalement le parti de l'intérieur, Ben Gourion
décide de l'éliminer. Ce sera, en 1919, la formation de l'Ahdout Haavoda.
Le moindre des soucis de la nouvelle formation est la synthèse que
Borochov proposait entre socialisme et nationalisme. Abandonnées aussi
les recherches – sans issue, il est vrai – dans lesquelles Ben Zvi se
torturait à prouver la complémentarité, à défaut d'identité, des intérêts des
salariés et de l'intérêt national. À tous les questionnements qui, ici et là,
continuaient d'occuper son parti Ben Gourion apporte une réponse
unique : la soumission du socialisme au nationalisme. Tous les problèmes
théoriques étaient résolus, tous les obstacles abattus, y compris celui de «
la nécessité de préserver la solidarité universelle de la classe ouvrière » à
laquelle Ben Zvi appelait encore à la veille de la guerre199. Ce premier
glissement à droite a été décisif.
Ben Gourion ne s'est jamais senti lié par le programme de Ramleh.
Shabtaï Teveth signale même que le Vieux Lion s'en est tellement voulu
d'avoir été l'un de ses principaux rédacteurs qu'il a choisi d' « oublier » ce
document tout au long de ses Mémoires200. Quand on peut « oublier » de
porter Tabenkin au tableau d'honneur de la deuxième alya, on peut sans
effort perdre tout souvenir du programme de Ramleh. Ce texte lui est
toujours resté en travers de la gorge parce qu'il avait été incapable, au
moment de sa rédaction, de lui en opposer un autre qui fût « national » ou
« eretz-israélien » et qui eût un habillage théorique qui se tienne. Il est
vrai qu'en 1906 Ben Gourion n'avait pas l'outillage théorique qui aurait
pu lui permettre de proposer une réflexion à opposer à celle de Borochov.
De plus, les questions de théorie ne l'intéressaient pas particulièrement.
Dans la douzaine d'articles qu'il fait paraître entre 1911 et 1913 dans
Haahdout, l'organe du Poalei Tsion, il ne traite que des problèmes
quotidiens des travailleurs : emploi, logement, défense et, bien sûr, travail
juif. Et si par hasard il lui arrive de toucher à un point de doctrine, ses
termes de référence sont nettement nationalistes. Non seulement on ne
trouve jamais dans ces écrits un quelconque rappel de la théorie marxiste,
ou même l'emploi de vocables généralement employés dans le camp
socialiste, mais encore n'y repère-t-on aucun signe d'intérêt pour les
questions sociales dont chaquesocialiste européen a depuis longtemps
dressé l'inventaire. À cette époque déjà, Ben Gourion n'avait pour objet
que la nation juive. Tout ce qui n'y convergeait pas ou ne pouvait la servir
lui était étranger.
La position la plus à gauche à laquelle soit jamais arrivé Ben Gourion
est celle qu'on relève dans son article « Notre mission socio-politique »,
paru en octobre 1911 dans Haahdout et qui se veut l'énoncé d'un
programme. Il parle au nom de l' « idée sioniste prolétaire » repérable
dans le « socialisme juif ». Mais pour qu'on ne s'y trompe pas trop quand
même, il rétablit l'équilibre en appelant à combattre « les tendances qui
sont en train d'apparaître parmi les socialistes juifs de Constantinople et
de Salonique [...] contre le fait national juif et surtout contre le sionisme
»201. Il fait la distinction entre « bourgeois et prolétaires » et parle du «
prolétariat juif » dont le sionisme est « le sionisme prolétarien »202. Pour
que l' « idéal sioniste prolétarien » s'accomplisse, il est indispensable,
conclut Ben Gourion, d'unir dans un même élan les ouvriers juifs d'Eretz-
Israël et les ouvriers juifs de la diaspora203. Plus jamais il n'aura un
langage et un engagement aussi marqués. Au sortir de la guerre, à la
création de l'Ahdout Haavoda, le vocabulaire « prolétarien » aura
disparu ; il ne sera même plus question de « sionisme prolétarien ».
Effacés aussi les termes « socialisme scientifique » et « lutte des classes »
que, la veille encore, on trouvait imprimés dans Haahdout204, quand Ben
Zvi présentait « la lutte des classes comme le principe premier du
socialisme205 ».
Mais si Ben Zvi n'abandonne la terminologie marxiste ou marxisante
qu'au moment de la création de l'Ahdout Haavoda, Ben Gourion, lui,
l'aura à peine employée. Prenant soin chaque fois de la contrebalancer
par des références purement nationales, il appelle à l'union de tous et
explique la nécessité de coopérer avec l'ancien Yshouv afin de
l'impliquer dans le combat pour le travail juif. Tout ce qui peut porter
atteinte à l'unité est fermement condamné. C'est ainsi qu'il a les mots les
plus durs à l'endroit de la discrimination dont les juifs originaires du
Yémen sont l'objet dans les exploitations agricoles. Certes, ce qui le
révolte d'abord dans ce comportement, c'est le fait qu'il puisse exister
entre juifs, mais il le trouve d'autant plus dangereux qu'il met en péril la
conquête du travail juif. Il sait que le travailleur juif yéménite est le seul
travailleur juif à même de remplacer le journalier arabe. De toute façon,
cette discrimination est inadmissible parce que, en finde compte, elle est
diviseuse – comme est diviseuse la démarcation entre ancien et nouveau
Yshouv206. La tâche du mouvement ouvrier d'Eretz-Israël est claire :
« Le travailleur juif doit toujours avoir à l'esprit qu'il est non
seulement le bâtisseur du Yshouv mais aussi son guide, au sens le
plus large et le plus profond de ce terme. Et tout comme il crée de
ses mains de nouveaux produits, il doit aussi produire, par sa vie
spirituelle, de nouvelles valeurs sociales de vérité et de justice
humaine . »
207

Telle est l'essence des écrits de Ben Gourion au cours des années qui
précèdent la création de l'Ahdout Haavoda et la fondation de la
Histadrout208. Même durant cette période, alors qu'il n'est chargé d'aucune
tâche exécutive et que ces occupations ne remplissent pas ses journées au
point de lui interdire toute possibilité de réfléchir ou d'écrire, il préfère ne
s'intéresser qu'à la politique au quotidien et à l'organisation. Seule
exception, qui confirme la règle : l'article dans lequel il prend la défense
de Brenner que vient de malmener Ahad Ha'Am pour ses opinions plus
que désagréables sur les juifs d'Europe de l'Est209.
Le faible nombre – à proprement parler, nul – d'écrits théoriques
laissés par Ben Gourion et son manque d'appétit pour la réflexion
idéologique font de lui un homme à part, sinon unique, parmi les grands
dirigeants ouvriers qui sont apparus au XXe siècle. Mais peut-on dire qu'il
a été un dirigeant ouvrier, au sens courant du terme, au sens où l'a été un
Jaurès – pour ne citer que lui? À lire les articles qu'il a fait paraître dans
Haahdout, par exemple, on s'aperçoit vite que Ben Gourion n'avait pas
intériorisé le marxisme. Il connaissait ses formules et savait en jouer,
mais cela n'allait pas plus loin. Car Ben Gourion n'a jamais été marxiste.
Telle est la réponse qu'il faut donner à Shabtaï Teveth qui a cherché et
croit avoir « repéré le moment où le jeune homme de Płońsk a, pour
reprendre son expression [celle de Ben Gourion], ajouté le marxisme à
son sionisme210 ». Teveth croit même avoir isolé la composante marxiste
du sionisme du jeune David Gruen. Ben Gourion a été un
révolutionnaire, il n'y a pas l'ombre d'un doute; marxiste, jamais! Et ce
sont précisément les descriptions pointilleuses de Teveth qui conduisent
immanquablement à cette conclusion. Teveth, semble-t-il, commet
l'erreur – courante – de voir un marxiste dans tout révolutionnaire du
début de notresiècle. Ce qui, bien sûr, n'est ni exact ni automatique. Dès
la fin du XIXe siècle en effet, la révolution n'est plus l'apanage du seul
système marxiste; un autre système, pas moins total, pas moins radical, y
appelle aussi : le nationalisme.
L'adhésion de Ben Gourion au Poalei Tsion n'a pas été l'aboutissement
d'un choix idéologique mais le résultat d'une conjonction de situations.
Durant l'été 1905, les Poalei Tsion de Russie et de Pologne entrèrent en
lutte ouverte avec les territorialistes. À Varsovie, où séjournait alors Ben
Gourion, ce mouvement était très actif: il ne se contentait pas seulement
de vilipender les « traîtres à Sion » du Bund, il s'occupait aussi
d'organiser l'autodéfense dans les quartiers juifs. À la fin de la même
année, des émeutes contre les juifs sont provoquées en Pologne par le
gouvernement tsariste. Ben Gourion, entre-temps revenu à Płońsk,
entreprend alors d'organiser en groupe de défense les jeunes du
mouvement sioniste local Ezra. Il demande l'aide du Poalei Tsion de
Varsovie qui dépêche aussitôt ses instructeurs : c'est ainsi que le groupe
Ezra s'est retrouvé être la section Poalei Tsion de Plonsk et que le jeune
Ben Gourion s'est retrouvé militant d'un parti socialiste marxiste.
Constatons encore que ses deux meilleurs amis du moment, Shlomo
Levkowitz et Shlomo Tsemah, qui le précéderont de quelques mois en
Palestine, étaient farouchement antisocialistes et sont parmi les
fondateurs du Hapoel Hatsaïr d'Eretz-Israël. Teveth ne manque pas de
signaler la communauté d'esprit qui liait les trois amis et pense que si Ben
Gourion avait émigré en même temps que Tsemah, en décembre 1904, il
aurait adhéré au Hapoel Hatsaïr211.
En avançant cette hypothèse, Teveth, on le voit, affaiblit
singulièrement la thèse d'un Ben Gourion qui aurait, à un certain
moment, « ajouté » le marxisme à son sionisme. Teveth d'ailleurs ne
persiste pas dans ses conclusions. Dix ans après la parution de son livre,
lors d'un colloque tenu à l'occasion du centenaire de la naissance du
leader, il reconnaît que « le marxisme et le borochovisme étaient chez lui
un dehors, un habit à la mode plus qu'une foi profonde et envahissante »,
une sorte de « vernis, une pelure provisoire ». Les chances qu'il en fût
autrement étaient minces. Après tout, c'est au heder (école élémentaire
d'études juives) et à la synagogue que l'homme a élaboré son monde
spirituel, un monde, dit Teveth, « forgé en triangle, dont les trois
sommets étaient l'amour de la Bible, l'amour de la langue hébraïque
etl'amour d'Eretz-Israël212 ». Ben Gourion n'a passé qu'une année avec les
Poalei Tsion de Pologne; en arrivant en Palestine, il était déjà un
nationaliste intégral. Si, à son arrivée à Jaffa, il se dirige vers la section
locale du parti qu'il a fréquenté jusque-là, c'est plus par commodité que
pour toute autre raison; certainement pas parce que son sionisme était
marxiste.
Les conceptions sionistes de Ben Gourion étaient à l'extrême opposé
de l'idéologie borochoviste forgée en 1906-1907. À Varsovie ou à Płońsk,
cette déviance était à peine remarquée et n'avait pas grande importance.
L'attention était alors surtout concentrée sur la dangereuse expansion du
Bund et de plus, au sein même du mouvement sioniste, il fallait serrer les
rangs contre les territorialistes. Ce qui ne veut pas dire que les sionistes
partisans de la solution eretz-israélienne n'étaient pas divisés. Leurs
organisations étaient nombreuses, mais elles se sentaient toutes liées par
leur participation à l'autodéfense et par leur volonté commune d'imposer
Eretz-Israël comme seule solution sioniste.
En Palestine, il en allait autrement. Là, très vite, les différences ont
retrouvé leur vrai poids. L'union de circonstance n'était plus nécessaire,
ni même possible. Ben Gourion avait une conception volontariste du
sionisme. Pour lui, dès lors qu'elle était librement décidée, l'installation
en Eretz-Israël acquerrait ipso facto une valeur spécifique, une valeur que
ne pouvait revendiquer en aucun cas une installation provoquée par des
conditions objectives incontrôlables. Borochov, on s'en souvient, faisait
participer le sionisme d'un processus déterministe. De ce processus il
devait tirer sa force, grâce à lui il ne pouvait que réussir. Ben Gourion
s'élevait contre cette approche qu'il jugeait dangereuse et, au contraire,
source de faiblesse. En cela il était proche d'Aharon-David Gordon et de
Berl Katznelson. Pour cette mouvance, l'alya-acte volontaire était une
valeur en soi, et, en tant que telle, elle était la première étape dans toute
révolution juive bien comprise, personnelle ou nationale. L'alya, induite
par un processus déterministe, elle-même élément d'un autre processus
déterministe, ne pouvait, pour ces hommes, être porteuse d'une
quelconque charge révolutionnaire. Un homme qui vient s'installer en
Eretz-Israël poussé par la modernisation ou par les guerres entre d'autres
nations en lutte pour leur propre indépendance ne pouvait prétendre au
titre de haloutz (pionnier), il n'était qu'un pion, le jouet de forces
historiques. Quant au nationalisme, à vouloir lui adjoindre le socialisme,
on lecondamnait, disait Gordon, à ne plus être « entier ». Entier : un
terme qu'affectionnaient beaucoup ces dirigeants. Katznelson décrivait le
pionnier de la deuxième alya comme « un être qui cherche à être entier213
». Parce qu'elle voulait être entière, la variante eretz-israélienne du
nationalisme intégral ne pouvait cohabiter avec le marxisme de
Borochov.
Donc ce n'est pas uniquement leur découverte d'un pays très sous-
développé qui a poussé un Ben Gourion à ne plus croire le borochovisme
applicable ou qui a tourné un Gordon et un Katznelson en ennemis du
marxisme. Ce n'est pas plus cette situation qui a empêché un homme
comme Tabenkin de rejoindre le Poalei Tsion en arrivant en Palestine214.
Le choix de tous ces hommes a été un choix idéologique conscient et
indépendant de toute « réalité » locale. Car les pères fondateurs ont très
tôt compris et pris la vraie mesure de la contradiction entre socialisme et
nationalisme. Parce que, à leurs yeux, la première, sinon la seule vocation
du sionisme était de mener à bonne fin la construction nationale, ils ont
décidé de plier toute autre considération à l'impératif national. En
l'espèce, ils n'étaient ni les seuls ni les premiers à avoir fixé cette
gradation : la même décision a été prise plus d'une fois dans l'Europe de
ces années-là.
Certes, durant la décennie qu'a duré la deuxième alya, et dans une
large mesure durant la troisième alya aussi, le processus déterministe ne
s'est pas déroulé comme l'avait prévu Borochov. Au cours de ces deux
périodes, les juifs ne sont pas arrivés en masse en Eretz-Israël, et ceux
qui sont arrivés – et sont restés – étaient, dans leur écrasante majorité, des
sionistes (socialistes et/ou nationalistes) très fortement motivés. En
somme, jusqu'en 1923-1924, l'immigration en Palestine a été presque
exactement celle que les volontaristes avaient dit devoir être. Mais, du
milieu des années 1920 à nos jours, ce sont plutôt, et de loin, les
prévisions de Borochov qui se sont confirmées. Depuis 1924-1925, les
juifs venus s'installer en Eretz-Israël – puis en Israël – y ont été « poussés
» surtout par des événements qu'ils ne contrôlaient pas, qu'ils aient
émigré d'Europe ou des pays arabes ou, tout récemment, des pays de
l'ancienne Union soviétique. Bien sûr, un petit nombre y est venu, et
continue d'arriver, par idéal nationaliste, un tout petit nombre y est même
venu par idéal sioniste-socialiste – cette catégorie est tarie depuis un peu
plus d'une vingtaine d'années –, mais la grande, la très grande majorité
s'est dirigéevers Eretz-Israël (puis Israël) parce qu'elle n'avait pas d'autre
choix.
Dès leur arrivée dans le pays, ceux qui vont devenir les dirigeants de la
deuxième alya se partagent, en gros, en deux camps. D'une part les Eretz-
Israéliens, qui, aussitôt débarqués, dépouillent leur socialisme de tout
accoutrement universaliste et désignent leur nationalisme comme «
sionisme entier ». Au fur et à mesure que ces hommes se donneront les
moyens de mettre leur nationalisme en application, celui-ci deviendra de
plus en plus rigide, de plus en plus intransigeant, et ne souffrira aucune
retouche, aucun détour qui pourrait porter atteinte au principe du primat
de la nation ou en dévier. Face aux Eretz-Israéliens, il y avait les autres,
un groupe où l'on trouvait surtout les rostoviens, qui voulaient combiner
les préceptes universalistes du socialisme avec les besoins de leur
nationalisme. Ces militants, tant qu'ils pourront se manifester, et même
après, resteront toujours suspects aux yeux de Ben Gourion, Katznelson
et Gordon. La démarcation entre les deux camps était si nette et si
instantanée qu'il est impossible de soutenir que c'est leur « pragmatisme »
qui a mené les Eretz-Israéliens à échafauder le socialisme constructiviste.
Les positions de départ des Eretz-Israéliens et leur graduelle emprise
sur le parti expliquent pourquoi l'histoire du Poalei Tsion d'Eretz-Israël
peut s'écrire comme une chronique de durcissements nationalistes
successifs. Le renoncement aux propositions borochovistes s'est opéré
lentement mais sûrement : il se poursuivra dix ans. Le passage à ce que
Yossef Gorny appelle naïvement une « conception idéique souple et
pratique » et l'apparition d'un « socialisme spécifiquement juif »215 n'ont
rien été d'autre qu'une marche continue vers la droite : en même temps
qu'on abandonnait les préceptes courants de la social-démocratie, on
mettait en place un socialisme national. Le rejet du principe de la lutte
des classes, auquel ont tenu tous les partis socialistes jusqu'au milieu du
XXe siècle – quand bien même ils n'ont pu l'appliquer – a été simultané
avec le commencement du processus de la « conquête du travail ». À la
veille de la Première Guerre mondiale, le Poalei Tsion avait déjà
accompli presque toutes les manœuvres de son ancrage à droite. Au
lendemain de la guerre, ne sentant plus la nécessité de continuer à jouer
au chat et à la souris, Ben Gourion décide de laisser là le dernier carré de
purs et durs et commence les démarches qui aboutiront à la fondation de
l'Ahdout Haavoda.La création de ce parti ne sera que la première étape
formelle dans le processus de mise en place de la tendance nationaliste
révolutionnaire qui prendra la direction du Yshouv.
Les problèmes théoriques qu'ont eu à résoudre les pères fondateurs
n'étaient ni nouveaux ni spécifiques à la situation en Eretz-Israël. Au
début du siècle, les socialistes européens étaient confrontés aux mêmes
questions, même si les raisons pour lesquelles ces questions se posaient
étaient différentes à l'Ouest et à l'Est : en Europe occidentale, la
modernisation n'avait pas entraîné les conséquences attendues; en Europe
de l'Est, la modernisation commençait à peine. Pour autant, les partis
socialistes n'ont pas cru devoir ou pouvoir cesser de considérer le
marxisme comme un système global de critique du capitalisme.
En l'occurrence, la « réalité » qui prévalait en Palestine n'était pas aussi
spéciale que certains le disaient. Impliquer que c'est cette réalité qui a
dicté la suspension des principes de la social-démocratie (sous toutes ses
formes) est sans fondement. L'argument selon lequel le « socialisme juif
spécifique » est une adaptation imposée par une « réalité spécifique »
relève de l'apologétique. Malgré tel ou tel arrangement, le marxisme est
resté en ce début du siècle ce qu'il a toujours été et voulu être : d'abord
une critique du capitalisme. Et l'on ne voit pas pourquoi le marxisme
aurait été pertinent dans les villes de Pologne, de Roumanie ou d'Ukraine,
mais n'aurait pu l'être en Eretz-Israël. En Europe de l'Ouest aussi, le
marxisme avait été et continuait d'être revisité par des analystes et des
théoriciens socialistes. Beaucoup de penseurs de gauche étaient arrivés à
la conclusion que la théorie marxiste avait besoin d'adaptations ou de
remises à jour dans telle ou telle de ses propositions – même Kautsky, le
gardien de l'orthodoxie, en était convenu –, mais aucun socialiste ne
pensait pour autant que le temps était venu de réviser toute la théorie ou
qu'elle pouvait être amputée de son âme, la lutte des classes. Aucun, du
révisionniste Bernstein, qui voulait voir dans le socialisme l'héritier du
libéralisme, au patriote profondément attaché à la culture nationale mais
grand pourfendeur du nationalisme tribal qu'était Jaurès, de Rosa
Luxemburg et Hilferding, qui demandaient à compléter les théories
économiques de Marx, à Antonio Labriola, qui a ouvert la voie à une
lecture du marxisme comme « philosophie de la praxis », des austro-
marxistes, qui n'ont laissé intouchéaucun recoin de la réflexion de Marx,
aux continuateurs de Labriola qu'étaient Gramsci et Lukács, aucun n'a
cru devoir ou pouvoir rejeter l'aspect « entité » du système marxien, ni
pensé un seul instant devoir cesser de critiquer le capitalisme. Que
l'histoire ne se déroulât pas exactement comme l'avait prévu Marx ne
diminuait en rien la perspicacité de son système : il suffisait de l'adapter.
Au tournant du siècle, en effet, la social-démocratie tend à poser le
marxisme comme une construction intellectuelle où l'on va chercher et
trouver les outils conceptuels de l'analyse qui permettra la transformation
de la société bourgeoise. On n'a pas arrêté le calendrier de cette
transformation mais on n'a pas pour autant abandonné la volonté
d'accomplir le changement. Ceux des socialistes européens qui
proclamaient le marxisme moisi et vermoulu étaient précisément ceux-là
mêmes qui avaient sauté le pas à droite.
Même le schisme qui suit la création de la IIIe Internationale en 1920
ne détourne pas ceux qui ne la rejoignent pas de leur foi dans les normes
fondamentales du marxisme. Les partis socialistes qui continuent alors de
soutenir qu'un parti marxiste peut être démocratique et agir
démocratiquement pour la transformation de la société bourgeoise
persistent en même temps dans leur critique du capitalisme et demeurent
fidèles au principe de la lutte des classes. Que les événements qui se
déroulent en 1920 dans la mouvance marxiste n'aient pas réussi à
ébranler les socialistes dans leurs convictions montre combien a pu être
importante la théorie dans son rôle de parapet et dans son rôle de
boussole. Certes, au pouvoir, et même dans l'opposition, la pratique
socialiste n'a pas toujours collé à la théorie. Mais la théorie n'a jamais été
délaissée : en toute circonstance, les efforts ont continué pour coller non
seulement aux intérêts du prolétariat mais aussi à sa mission. Et c'est
justement parce qu'il n'a jamais faibli dans sa fermeté sur ces points que
le socialisme démocratique a été le fer de lance du combat contre le
nationalisme tribal et la pierre de touche de la modernité. C'est pourquoi
il est l'héritier direct du siècle des Lumières, et c'est pourquoi il s'est posé
en défenseur de la liberté inaugurée par le libéralisme.
Le parti Ahdout Haavoda et la Histadrout sont fondés au même
moment qu'a lieu le grand schisme dans le mouvement socialiste. Rien ne
s'opposait à ce que le parti de Ben Gourion, Katznelson etTabenkin
s'appuie sur les mêmes fondements théoriques qui ont été retenus par les
partis socialistes en reconstitution de France, d'Allemagne, d'Italie, de
Pologne ou de Tchécoslovaquie. En fait, ce n'est pas par hasard que
l'Ahdout Haavoda a choisi de ne pas suivre la même démarche. Les
convictions marxistes dans la vie politique du Yshouv en général étaient
alors de peu d'influence. Et la naissance de l'Ahdout Haavoda n'avait été
rendue possible qu'après la marginalisation de l'aile borochoviste du
Poalei Tsion. Jusque-là, quand bien même il ne cessait de s'éloigner des
grands principes socialistes marxistes, le Poalei Tsion continuait peu ou
prou d'appartenir à la famille du socialisme démocratique. Il connaissait
les mêmes difficultés, était traversé des mêmes hésitations, acceptait les
mêmes compromis. Si ce parti avait continué d'exister, il n'y a pas de
doute qu'il aurait connu les mêmes secousses idéologiques que le
socialisme européen en ces années-là. Mais c'est précisément ce que
voulait éviter Ben Gourion. Car si les pères fondateurs avaient voulu d'un
parti socialiste, pourquoi auraient-ils supprimé ce parti social-démocrate
modéré qu'était le Poalei Tsion ? Pourquoi auraient-ils eu besoin de
fonder l'Ahdout Haavoda?

L'ÉLIMINATION DU POALEI TSION

Le 22 février 1919, le parti Poalei Tsion d'Eretz-Israël tient son XIIIe


congrès. Ce sera le dernier. À l'ordre du jour, les adaptations qu'il faut
apporter au programme du parti pour le préparer à la nouvelle situation
géopolitique (c'est quasi officiel : mandat sur la Palestine sera accordé à
la Grande-Bretagne) et l'adoption d'une nouvelle désignation. Ben
Gourion prononce l'allocution d'ouverture. Un discours-programme d'un
rare intérêt : toute la vision du monde que Ben Gourion a défendue
jusque-là et l'essentiel de ce qu'elle sera dès lors y sont décrits. L'homme
qui, cinquante ans durant, va détenir plus de pouvoir qu'aucun autre
dirigeant du Yshouv ou de l'État d'Israël nous dit ses conceptions et les
propositions qu'il veut faire appliquer : son idée de la nation qu'il entend
voir bâtir dans le seul pays qui puisse être le sien, la stature et le statut
des bâtisseurs auxquels cette tâche sera confiée et enfin la nature, la
vocation et les structures des organismes et organisationsdont il demande
la mise en place pour parvenir au but. À mesure que l'orateur avance dans
son discours, les délégués sont convaincus que ce n'est pas tant sur des
questions de forme qu'on veut les appeler à débattre que sur des questions
de fond. On leur annonce aussi, officiellement, qu'une nouvelle
organisation va être fondée à laquelle pourra adhérer tout ouvrier d'Eretz-
Israël, pour peu qu'il soit juif. Ce discours, dans ses propositions comme
dans ses silences, révèle combien la pensée de Ben Gourion, qui
réclamait le titre de leader ouvrier, était éloignée de celle des leaders
socialistes européens du moment.
Comme les autres dirigeants sionistes, Ben Gourion était conscient de
l'importance et du caractère mondial des bouleversements intervenus
avec la révolution d'Octobre. Il sait que l'onde de choc atteindra Eretz-
Israël. Il sait aussi que le message de cet événement est d'abord social : «
Tous sont pénétrés de l'idée socialiste, tous appellent aux réformes dans
la vie sociale. Surtout maintenant, alors que se déroule la révolution
socialiste216. » Pour le peuple juif, la passation des pouvoirs à un «
royaume éclairé [la Grande-Bretagne], riche d'une expérience sans égale
dans le peuplement de terres désolées », est l'occasion tant attendue, tant
recherchée de concrétiser en grand ce qui a déjà été accompli dans la vie
quotidienne des pionniers, à savoir, « l'union organique [...] entre deux
mondes, [entre] l'idée de rédemption nationale juive et la libération
sociale de l'homme217 ». Pour Ben Gourion, « la synthèse désirable entre
sionisme et socialisme » n'est possible qu'en Eretz-Israël parce que
l'antagonisme entre nationalisme et socialisme est devenu insurmontable
en diaspora. Lorsqu'il parle de diaspora, Ben Gourion songe
exclusivement, ou presque, à la Russie – peu importe qu'elle soit devenue
soviétique. Là, affirme-t-il, aucune solution nationale juive n'est
pensable : du fait de la composition de la société russe et de la
dépendance développée par les juifs à l'égard de la culture russe. C'est à
l'assimilation culturelle des juifs d'Europe de l'Est, processus déjà bien
engagé et que la révolution soviétique ne peut que favoriser, que Ben
Gourion fait allusion. Seule l'installation sur la terre des aïeux permettra
l'affranchissement de toutes ces influences. « Ici notre pensée s'est
renouvelée, dit Ben Gourion, ici nous avons trouvé de nouvelles voies à
notre projet », ici a pris forme « un ouvrage que n'a pu imaginer de sa
retraite à l'étranger le plus grand de nos camarades, Borochov »218.
Congrès du Poalei Tsion oblige, Ben Gourion ne pouvait quand même
pas ne pas rappeler au moins le nom de Borochov. De plus, les Bataillons
juifs – unités de volontaires juifs de l'armée anglaise – stationnent alors
en Palestine. Parmi ces soldats, beaucoup appartiennent aux Poalei Tsion
des États-Unis : ils sont présents à la réunion. Une courte phrase, un
impôt de politesse payé aux borochovistes de passage. Mais ce tribut
n'est consenti que du bout des lèvres, car la pique est quand même là : «
de sa retraite à l'étranger » ! On aurait pu s'attendre à ce que la référence
fût plus conséquente. Après tout, en matière de synthèse de sionisme et
socialisme, aucune réflexion n'a été plus loin que celle de Borochov. Il
est vrai que la synthèse dont parle Ben Gourion dans son discours ne doit
rien à celle de l'homme de Poltava. Comme d'habitude, au lieu de se
mesurer aux théories de Borochov, Ben Gourion les déclare étrangères et
les prétend inapplicables à la réalité d'Eretz-Israël. Pour résoudre le
problème créé par l'existence des propositions de Borochov, il choisit de
les ignorer. Et quand il parle des intérêts de la classe ouvrière, c'est pour
les fondre avec ceux de la nation :
« Les intérêts de la classe ouvrière juive sont les intérêts du peuple
juif, c'est pourquoi notre vie ici [en Eretz-Israël] n'est pas tiraillée
entre des positions contradictoires. La seule question qui nous
retient est de savoir quelle place attribuer à l'ouvrier dans la
construction du pays sans avoir à distinguer entre ses aspirations
particulières et les aspirations nationales. C'est que nous n'avons
pas deux âmes, l'une socialiste, l'autre nationale. Il est impossible
de demander à l'ouvrier juif de désigner ce qui, de la volonté
socialiste ou de la volonté nationale, lui est le plus cher. C'est
comme demander à quelqu'un de choisir entre son père et sa mère.
Il va de soi que, présentée ainsi, l'alternative tourne au dilemme
inhumain. »

De toute façon, ajoute Ben Gourion, « ici [en Eretz-Israël], toutes ces
questions n'ont aucun intérêt »219.
Il est important de bien suivre la ligne empruntée par ce discours de
février 1919, car il est un condensé du système de valeurs qui va
dorénavant guider l'action de Ben Gourion. À plusieurs reprises l'orateur
nous fait entendre sa croyance directrice : « Toutes ces distinctions entre
les besoins de l'individu et les besoins de la nation n'ont aucune prise sur
la vie de l'ouvrier en Eretz-Israël. » Il est donc normal que « notre
mouvement ne fassepas la différence entre la problématique nationale et
la problématique socialiste : une telle frontière n'existe pas dans la réalité
». Parce que nous voyons les choses telles qu'elles sont, « nous sommes
différents des hommes des autres classes dont les intérêts, en tant
qu'individus, ne coïncident pas toujours et au même instant avec les
intérêts généraux »220. Cette ligne de pensée va le pousser à un amalgame
où la propriété privée se révèle dangereuse pour le projet national, non
parce qu'elle est mauvaise par nature, mais parce qu'elle fait appel à la
main-d'œuvre bon marché, la main-d'œuvre arabe, dont elle « dispose à
loisir [...] comme un marchand d'esclaves ». Le travail arabe est un
danger « non moins périlleux que celui que peuvent nous faire courir un
gouvernement ou des populations hostiles, car il mène à la corruption de
notre entreprise. [...] Craignons une révolution sociale des Arabes.
Craignons encore plus de n'avoir même pas l'opportunité d'y assister.
Lorsque les peuples éclairés verront ce que le peuple juif a fait du pays,
ils ne voudront plus nous aider. Ils nous feront remarquer que leur
intention n'était pas de soutenir des exploiteurs d'ouvriers. En même
temps qu'ils nous retireront leur sympathie, ils nous retireront toute
l'assistance dont, jusque-là, ils nous ont fait profiter. Faire reposer la
construction du pays sur la propriété privée, même juive, c'est porter un
coup fatal à tout notre rêve, c'est nous exposer à l'opprobre, c'est aller à la
catastrophe ». En somme, l'exploitation que la propriété privée fait de la
main-d'œuvre arabe bon marché est condamnable d'abord et surtout parce
qu'elle risque de tuer dans l'œuf le projet national, ou, dit autrement : «
Nous voyons alors combien notre conception de la problématique
nationale dépend de la problématique sociale »221. Cette fois, Ben Gourion
parle de problématique sociale et non plus, comme plus haut dans son
discours, de «problématique socialiste ».
Tel était le socialisme du jeune Ben Gourion, un socialisme qui
supportait bien la présence du nationalisme. À ce socialisme on attribuait,
au mieux, la vocation de servir les objectifs nationaux. On n'y trouve rien
qui rappelle le projet de la social-démocratie, son esprit ou même son
vocabulaire. Ben Gourion n'avait pas l'intention d'entraîner les ouvriers
juifs dans un sacerdoce au service de l'humanité. Ce fondateur n'était
tendu que vers un seul but, la nation juive. Il y a consacré l'énergie de
toute sa vie. Pour lui, la « classe ouvrière » devait chercher et trouver son
exaltationdans la construction nationale et non dans quelque lutte pour la
transformation de la réalité humaine. Ce n'est pas un effet du hasard si
Ben Gourion ne fait jamais – ou presque – usage du mot « prolétariat » :
il en connaît l'exacte signification idéologique et sociologique et sait que
les marxistes assignent une mission universelle à la classe que ce mot
désigne.
Ayant décidé qu'en Eretz-Israël les ouvriers juifs se doivent d'abord à
la construction de la nation juive, Ben Gourion va s'attacher à les unir
tous. Alors qu'il sait l'hostilité des hommes du Hapoel Hatsaïr à l'endroit
de la social-démocratie, alors que personne mieux que lui ne connaît
l'antimarxisme instinctif des sans-parti menés par Berl Katznelson, Ben
Gourion a tenu de toutes ses forces à fusionner son parti avec ces deux
autres formations. Le congrès de 1919 est pour lui l'occasion de répéter
que les désaccords entre le Poalei Tsion et ces deux groupes ne sont
qu'une « transposition des anxiétés importées de la diaspora ». Les
divisions classiques ont peut-être une signification dans les sociétés
européennes, pas en Eretz-Israël : « De par l'harmonie qui existe entre
nos aspirations nationales et socialistes, une harmonie que nous vivons
dans notre travail, la population des ouvriers est devenue ici un seul
ensemble222. » Pour Ben Gourion, l'important est le vécu, l'expérience au
quotidien, non l'idéologie. C'est cette conviction, portée depuis
longtemps déjà, qui est au fondement du motif qui le pousse à demander
la création d'une « nouvelle Histadrout » (organisation). Comme tous les
« socialistes » qui attribuait au socialisme la seule tâche de pourvoir aux
besoins de l'individu, non celle de changer la société, Ben Gourion croit
possible l'harmonie entre socialisme et nationalisme. Du moment que le
socialisme assure le quotidien, peu importe comment, rien ne s'oppose à
son association avec le nationalisme. On peut même mettre le premier au
service du second. C'est pourquoi Ben Gourion décrit la nouvelle
Histadrout dont il demande la création comme une organisation qui aura
à connaître tous les problèmes de la vie de tous les travailleurs, ouvriers
ou travailleurs agricoles, membres de coopératives et salariés. Cette
organisation « défendra comme un tout les intérêts économiques,
spirituels, culturels et politiques des travailleurs », elle se chargera de la
construction du pays et sera « le seul entrepreneur de tous les travaux
qu'entreprendra le peuple juif en Eretz-Israël ». En sus, elle fournira les
produits et les services, depuis l'alimentation etl'habillement jusqu'aux
services médicaux223. Eretz-Israël sera ainsi bâti sur des « fondations
socialistes » pouvant aussi soutenir le poids des exigences nationales.
Certes, Ben Gourion demande que le sol et les richesses naturelles
soient propriété nationale224. Mais en cela il ne se démarque pas des
exigences d'autres hommes ou d'autres organisations qui ne se prétendent
pas socialistes, Aharon-David Gordon par exemple, ou encore
l'Organisation sioniste des États-Unis, qui a posé le même principe lors
de son congrès tenu à Pittsburgh en 1918. D'ailleurs, Ben Gourion a pris
bien soin de ne pas accompagner sa demande de la revendication de
supprimer la propriété privée en tant que telle. Au cours de l'important
discours-programme qu'il est en train de prononcer, il ne consacre qu'une
toute petite phrase à la propriété privée : elle « connaîtra une réduction de
son pouvoir » du fait de « l'existence des coopératives, ces créations
socialistes en modèle réduit qui sont l'exemple de ce que sera l'entreprise
que nous devons mettre en place en Eretz-Israël »225. Alors qu'il se répète
et s'étend sur les types et moyens d'action que doit adopter ou initier son
parti, alors qu'il décrit par le menu les établissements, exploitations et
services dont le mouvement doit s'équiper pour réussir dans sa tâche, il
n'a que ces mots sur un sujet qui, en ces années, est toujours au centre de
tout programme socialiste. Et encore n'est-il question que de « réduire le
pouvoir » de cette propriété ; pas une allusion, même vague, à sa
suppression. On n'en sait pas plus sur ce que seront les « fondations
socialistes » du pays. Il est difficile de s'empêcher de penser que même
cette phrase n'a été jetée du haut de la tribune que pour laisser croire aux
représentants des Bataillons juifs qu'il n'y a aucun péril en la demeure.
Comme c'est souvent le cas, ces délégués (en uniforme anglais) sont
munis d'un mandat impératif. Tel le camarade Ben-Yemini qui « rappelle
la directive de sa section, autorisant l'union uniquement dans le cas où il
n'est pas demandé de concessions sur les principes226 ». De fait, les
désaccords sont sérieux entre les Eretz-israéliens menés par Ben Gourion
– Ben Zvi lui a cédé le pas en se rangeant totalement sur les positions du
nouveau chef du mouvement – et tous ceux qui sentent qu'on va lâcher
sur l'essentiel. Ils savent que ce n'est pas le nom du parti qu'on veut
changer mais bien son essence. Ainsi ce soldat des Bataillons qui
déclare : « Nous ne pouvons en aucun cas renoncer au socialisme », ou le
représentant de Jaffa qui rapporte la décisionde ses mandants lui intimant
de voter contre l'appellation « Ahdout Haavoda » (Union du travail). La
section de Jaffa réclame que, « dans le nom de la formation, soit inscrit le
mot " socialiste " »; certains militants de cette section exigent même le «
mot " social-démocrate ", comme jusque-là »227. On se souvient qu'à sa
création, le parti Poalei Tsion d'Eretz-Israël avait pris l'appellation de
Parti social-démocrate des ouvriers d'Eretz-Israël-Poalei Tsion.
À son accoutumée, plutôt que de se mesurer avec les points d'ordre ou
avec les objections, Ben Gourion préfère les contourner, soit en les
ignorant, soit en répondant à côté. Un exemple caractéristique de cette
technique nous est donné par sa réponse à un délégué, militant très
connu, qui demandait que le mot « socialiste » figurât dans la nouvelle
dénomination du parti et qu'on ne se contente pas de celle, peu engagée,
d' « Ahdout Haavoda » :
« Pour ce qui est des réserves du camarade Blumenfeld, qui
demande qu'on désigne notre formation du titre d'"Union des
travailleurs socialistes en Eretz-Israël", je répondrai : dommage
qu'il ne sache pas l'anglais. Dans cette langue, le mot "travail" ne
signifie pas uniquement l'activité effectuée, il désigne aussi
l'ensemble des travailleurs qui y sont occupés. Nous voulons, nous,
introduire ce terme dans notre vocabulaire. C'est en travailleurs
libres que nous voulons, nous, construire le pays, non en salariés.
"Travail", un substantif qui en dit plus que son verbe, un mot qu'il
faut interpréter en sociologue, non en linguiste . » 228

Parlant du mot « travail » en anglais (l'hébreu avoda), Ben Gourion


veut renvoyer le camarade Blumenfeld au mot labour. Il est vrai qu'en
anglais labour peut désigner à la fois l'activité effectuée et l'ensemble des
hommes qui l'accomplissent. Cela dit, on est pour le moins abasourdi par
cette pirouette qui fait appel à un jeu de mots qui n'est pas possible en
hébreu. La preuve, Ben Gourion est obligé de citer les significations
anglaises. Abasourdi encore que Ben Gourion utilise un contenant
importé pour cuisiner un contenu eretz-israélien, lui qui jette son ire sur
tout instrument – culturel ou idéologique – qui a le défaut de venir de
l'étranger. Quoi qu'il en soit, l'hébreu, même à l'époque où parlait Ben
Gourion, disposait déjà de mots précis pour désigner et distinguer le
travail et les travailleurs. Même en 1919, le terme avoda ne signifiait rien
d'autre que « travail », en aucun cas « travailleurs », ni en philologie ni en
sociologie. Blumenfeld demandaitqu'on appelle les choses par leur nom.
Qu'en anglais le mot « travail » puisse avoir les deux interprétations que
rappelle Ben Gourion est une chose, mais laisser sous-entendre que tout
travailleur/ ouvrier est ipso facto socialiste en est une autre. Demander
que le mot « socialiste » figure dans la désignation que propose Ben
Gourion pour le nouveau parti, qu'il proclame ou veut proclamer être le
continuateur du Poalei Tsion, n'est pas exiger une redite. Demander qu'on
veuille bien préciser d'une organisation de travailleurs/ouvriers qu'elle est
socialiste n'est pas exiger une lapalissade.
Ben-Gourion sait ce qu'il fait, même si sa réponse au camarade
Blumenfeld dit un peu n'importe quoi. Pour lui, il s'agit surtout de mettre
en confiance ceux qu'il veut attirer dans un Poalei Tsion nouvelle manière
qui aura changé jusqu'à son appellation. Ben Gourion louche vers les
sans-parti, ces hommes qui ont toujours refusé de rejoindre le Poalei
Tsion pour des raisons de principe. Tous les délégués en sont
parfaitement conscients. Mais ceux de l'aile gauche redoutent les
conséquences qu'un tel recrutement ne manquera pas d'avoir sur la ligne
de leur parti, une ligne qui a déjà connu pas mal de déviations. Ben
Gourion tente de rassurer. Il annonce que l'intention n'est pas de toucher
aux principes. Si une formation à vocation plus large est indispensable,
dit-il, c'est parce que « nous voulons que les travailleurs s'organisent en
une organisation générale, une organisation qui insiste sur le principe de
la généralité ». Nous voulons « organiser toute la classe travailleuse qui
ne vit pas de l'exploitation du prochain en une seule organisation. Nous
ne voulons pas de cloisons. Nous allons réunir et organiser par
occupation toutes les forces productives qui vivent de leur travail,
physique et intellectuel »229.
Le programme de coopérative de Nahman Syrkin, Franz Oppenheimer
et Shlomo Kaplanski va être la dernière banderille, piquée profond, dans
le dos de l'idéologie défendue par le Poalei Tsion. Oppenheimer, un
médecin berlinois passionné d'économie, avait fait paraître en 1895 un
gros volume, Die Siedlungsgenossenschaft (La Colonie coopérative). Le
sous-titre de l'ouvrage était on ne peut plus éloquent : « Pour un rejet
constructif du communisme au moyen d'une solution au problème de la
coopérative et de la question agraire ». L'auteur, après avoir comparé les
différentes formes d'organisation sociale mises en place jusque-là par
l'homme, conclut que la coopérative est la plus accomplie et la mieux
adaptée de toutes. Oppenheimer se considéraitde la lignée « utopiste »
commencée avec Fourier et poursuivie par Cabet et Robert Owen. Il se
voyait aussi comme un continuateur de Ferdinand Lassalle.
La colonie coopérative dont rêvait Oppenheimer devait être une
exploitation à la fois rurale et urbaine dont les membres seraient libres,
une fois le prêt d'installation acquitté, de déterminer la configuration
future de leur communauté, y compris la répartition des terres en
parcelles privées. Les points communs entre le programme
d'Oppenheimer et celui de Syrkin étaient évidents et nombreux. En 1901,
un contact s'établit entre les deux hommes, et à la fin de la même année,
après avoir publié une série d'articles dans l'important journal sioniste
viennois Die Welt, Oppenheimer entame une correspondance avec Herzl.
Lors du VIe congrès sioniste, en août 1903, ce dernier invita son
interlocuteur à exposer son programme. Il était conscient de l'importance
de ce programme pour le mouvement sioniste et souhaitait le faire
adopter. Die Welt de mars 1903 présentait Oppenheimer comme un
adepte de la « colonie coopérative sur un sol à jamais propriété publique
» et comme un penseur qui se définissait comme sioniste parce que
socialiste230. En réalité, son programme servait presque exclusivement les
finalités du sionisme et à peine les volontés du socialisme. Et encore ! Ce
que proposait Oppenheimer, c'était une issue au problème de l'emploi et à
celui de l'édification d'une économie, non une transformation des
relations sociales.
Shlomo Kaplanski, ingénieur et éducateur né à Bialystok, était l'un des
militants les plus actifs de la branche autrichienne des Poalei Tsion. Au
sein de la Fédération mondiale des Poalei Tsion, il était le plus ardent
défenseur de l'idée coopératiste. Mais il avait aussi la franchise de ne pas
assimiler dans un même souffle coopératisme et socialisme, ou de
soutenir que le programme coopératiste fût un programme socialiste. Il
faut prendre acte qu'il a reconnu sans ambages que les recherches menées
ici et là par le sionisme sur la forme coopératiste n'avaient d'autre
vocation que d'« étudier les fondements de cette forme de colonisation et
ses conséquences, compte tenu des objectifs que lui a fixés le peuplement
collectiviste national231 ». Kaplanski insistait sur le fait que c'est « Herzl
[qui avait] mis l'accent sur la communauté agricole comme la forme de
colonisation qui nous convient le mieux ». Et il ajoutait : Herzl est arrivé
à cette conclusion « par une intuitionde génie, Oppenheimer et le Poalei
Tsion y sont parvenus à force de recherches et au vu des expériences
réussies ailleurs par d'autres peuples »232. Voyez, terminait Kaplanski,
comme la réalité eretz-israélienne a prouvé l'efficacité de la communauté
agricole comme agent de repeuplement, voyez comme elle sert
parfaitement le principe suprême du projet national. L'opinion de
Kaplanski mérite une attention toute particulière parce que, tout Ahdout
Haavoda sincèrement engagé qu'il était devenu, il sera un des principaux
meneurs du petit groupe d'opposition de gauche qui se forgera au sein du
parti. Pour l'éloigner de la vie politique, on commencera par éteindre les
projecteurs autour de lui, pour finir par l'exiler de toute tribune «
dangereuse » en le propulsant à la tête du Technion, l'école d'ingénieurs
de Haïfa. Mais l'intéressant ici est de relever que même un homme tenu
pour un gauchiste impénitent a pu juger du bien-fondé des différents
types d'exploitations agricoles uniquement au regard de leur capacité à
intégrer des immigrants et à leur fournir un espace vital qui fût aussi leur
lieu de travail233.
Syrkin aussi voyait les choses d'un point de vue avant tout national et
pragmatique, mais il y ajoutait une dimension libératrice. Il est
impossible, dans les limites de cet ouvrage, d'analyser sa théorie, mais il
est nécessaire de faire quelques remarques pour en donner une image
générale. La théorie de Syrkin était moins originale et moins synthétique
que celle de Borochov; il demeure qu'elle était bien plus achevée
intellectuellement que tout ce que purent offrir les jeunes gens arrivés en
Eretz-Israël durant les vingt premières années du siècle. C'est à Syrkin
que l'Ahdout Haavoda doit l'essentiel de son idéologie. Katznelson se
considérait comme son disciple. Mais la pensée de celui qui n'allait plus
tarder à s'imposer comme l'idéologue du travaillisme eretz-israélien
n'atteindrait jamais les hauteurs de celle du maître. Il est vrai qu'on
retrouve chez Katznelson une même conception antimarxiste, un même
volontarisme et la même foi inébranlable dans le pouvoir de la volonté à
accomplir des miracles. Comme l'a montré Jonathan Frenkel, auteur
d'une remarquable étude sur le sionisme et le nationalisme des juifs de
Russie, Syrkin attaquait, l'une après l'autre, les théories métaphysiques
qui tenaient l'histoire pour l'inéluctable révélation d'une logique
prédéterminée. Il rejetait le déterminisme marxiste, le positivisme et le
darwinisme social. Pour mener ses attaques contre les théories
déterministes,marxisme compris, Syrkin en appelait à Wilhelm Dilthey et
Georg Simmel, à Dostoïevski et Schopenhauer, c'est-à-dire aux écoles
conservatrices de l'historiographie et de la sociologie allemandes et non à
la réflexion socialiste. Néanmoins, Syrkin était tout de même resté fidèle
à la théorie du progrès telle que l'avait conçue le XVIIIe siècle et affirmait
que cette théorie était tout autant applicable au domaine moral.
Toutes ces remarques ont déjà été relevées par Jonathan Frenkel234. Un
point, essentiel, lui a pourtant échappé. Ce n'est pas par hasard que
Syrkin ignore les contributions de Bernstein et de Jaunas. La synthèse
jaurésienne de Kant et Marx, la perception du socialisme comme héritier
du libéralisme, l'accent mis sur l'individualisme, sur la division de la
société en catégories sociales – et non culturelles –, tout cela était
étranger à Syrkin, nationaliste juif russe à la recherche d'une solution
pour son peuple. Cela explique pourquoi, dans les milieux de la social-
démocratie restés, eux, attachés aux principes de 1789 et partisans de
l'émancipation des juifs au nom des droits naturels, le sionisme était
frappé de suspicion. Pour les sociaux-démocrates, le sionisme était une
idéologie qui prônait la discrimination religieuse et une conception
ethnique de la nation; ils le rangeaient sans hésitation dans la mouvance
nationaliste de droite.
La pensée de Syrkin a poussé sa logique interne jusqu'aux dernières
limites. Quand on sait sur quoi ont débouché les idéologies de l'instinct et
à quoi ont toujours mené les théories élitistes, on s'étonne à peine que
Syrkin ait cru à l'importance du héros comme moteur de l'histoire. Une
telle constatation peut en effet surprendre de prime abord, car Syrkin
n'était pas ce qu'on pourrait appeler un élitiste. Cependant, comme tous
les antimarxistes de son temps – même « de gauche » –, il a été amené à
croire dans la mission du meneur et des minorités agissantes. Dans
Syrkin, il y a du Carlyle. Syrkin était persuadé que l'humanité n'a avancé
que sous les coups assenés de temps à autre par les révolutions
idéologiques provoquées, ici et là, par des minorités. Il a pénétré des
domaines que la social-démocratie fuyait comme on s'éloigne du feu :
l'âme collective, l'âme nationale. Il s'est référé au Volksgeist (l'esprit –
dans tous les sens du terme – du peuple), il a appelé à la rescousse la
force de la symbolique historico-culturelle – et singulière – des peuples.
Il ne se contentait pas de réfuter l'idée que l'homme est stimulé par
l'intérêt matériel,il insistait aussi sur le pouvoir des motivations
religieuses et semi-religieuses et sur l'énergie des pulsions visionnaires. Il
pensait que plus un programme pouvait sembler absurde à un esprit
utilitariste, plus la réalité avait de chances de faire la preuve de son
efficacité. Pour lui, une stratégie politique doit se juger non pas tant au
regard de sa capacité à coller aux réalités des faits pour les gérer, mais au
regard de sa capacité (latente) à s'insinuer dans l'âme populaire, à
stimuler la volonté du peuple – le mythe sorélien en somme. Jonathan
Frenkel a raison de signaler que l'importance accordée par Syrkin à
l'inconscient collectif l'avait plongé dans un raisonnement qui prenait le
risque de le mettre au diapason du relativisme de l'école historiciste
allemande, voire de le mener à professer un chauvinisme raciste235. Ce
même type d'approche n'a-t-il pas conduit une foule d'hommes de gauche
à renier les valeurs universalistes du socialisme? Au tournant du siècle,
l'abandon de ces valeurs n'a-t-il pas balisé la voie des formes les plus
dures – et les plus dégénérées – du socialisme national? De l'avis de
Frenkel, la seule raison pour laquelle Syrkin ne s'est pas laissé entraîner
sur cette pente est qu'il avait continué de s'en tenir à la philosophie
rationaliste du XVIIIe siècle. Mais Frenkel s'arrête en chemin : Syrkin n'a
jamais fait grand cas de bon nombre des prescriptions de la pensée
social-démocrate et s'est vite convaincu que la route vers le socialisme
passe obligatoirement par le nationalisme.
Ici nous apparaît l'aspect décidément problématique de la pensée de
Syrkin. La social-démocratie n'a jamais admis, ne pouvait admettre que
c'est « le prolétariat qui donne ses lettres de noblesse au nationalisme236 ».
Syrkin, au moins, n'avait pas peur du mot « prolétariat », ce mot que ses
disciples banniront de leur langage. La social-démocratie ne pouvait pas
plus accepter les définitions que celui auquel on attribue l'invention du
vocable « constructivisme » choisi par le sionisme travailliste pour faire
passer son « socialisme » a donné de la race et du peuple. Aux yeux de
Syrkin, « dès la préhistoire, les hommes ont vu apparaître et se former
des caractères raciaux, physiques et psychiques en fonction desquels, tout
naturellement, les groupes se sont constitués ». La social-démocratie
enfin ne pouvait adhérer à la conception selon laquelle « la manifestation
concrète des caractères psycho-raciaux se retrouve dans les principes du
langage, dans les fondements de la religion et de la vie et dans la division
en groupes humains et enfamilles chez les peuples préhistoriques »237. À
l'opposé de la social-démocratie, Syrkin avait choisi de voir la nation
comme une donnée naturelle. Suivant sa méthode, il était impératif que la
nation s'assure un statut prééminent par rapport à celui de la classe. Il
savait que « le conflit des intérêts économiques ne peut manquer de faire
exploser en mille morceaux l'unité nationale, ce présupposé du sionisme238
». Cette formule fait partie de la panoplie socialiste-nationale, tout
comme celle qui établit que « le sionisme, parce qu'il est une entreprise
d'édification [nationale] des juifs, ne peut être en contradiction avec la
lutte des classes, il lui est tout simplement supérieur239 ». Le socialisme
national n'a jamais dit autre chose.
Syrkin n'était pas un socialiste prémarxiste, ainsi que le pense
Frenkel240, mais un socialiste postmarxiste, antimarxiste, qui s'est tourné
vers le socialisme national. C'est justement l'école proudhonienne, à
laquelle Frenkel le rattache, qui a fait le lit du socialisme national le plus
extrémiste. Syrkin appartenait à ce courant qui mêlait tout à la fois le
nationalisme, la perception de la religion comme foyer de l'identité
nationale et la référence aux saints nationaux. Non seulement le
socialisme national ne croyait pas en la socialisation des moyens de
production et n'en voulait pas, mais encore sanctifiait-il la propriété
privée. Les ressemblances sont nombreuses qui permettent de mettre en
parallèle le déroulement de la réflexion de Syrkin avec celui de la pensée
de Georges Sorel. Lui aussi croyait que la foi, la volonté et les sentiments
ont le pouvoir de remuer les masses. La rationalité d'un programme
politique n'est pas, à ses yeux, un critère inéluctable de sérieux. Un
programme absurde, pour peu qu'il sache enflammer l'imagination des
masses, peut déclencher ou relancer l'histoire. En fin de compte, il ne
semble pas que ce soit sa fidélité aux principes de l'universalisme qui l'ait
empêché de glisser à droite, mais plutôt son obstination à repousser
certains aspects du système capitaliste. Syrkin avait pris le chemin du
socialisme national mais n'est pas allé jusqu'à son aboutissement; c'est en
cela qu'il se distingue de Sorel. En cela aussi est la grande différence
entre lui et Ben Gourion ou Katznelson. Ces dirigeants, avec d'autres, de
l'Ahdout Haavoda n'ont pas hésité à franchir les barrières qui ont retenu
Syrkin : ils ne niaient pas le capitalisme en tant que tel.
En vérité, Syrkin pensait non seulement que « le prolétariat socialiste
est le seul allié des juifs241 », mais aussi qu'il est « difficilede concevoir
logiquement un État juif fondé sur la base de la propriété privée, comme
les autres États dont l'histoire nous donne l'exemple »242. Après avoir
exprimé la certitude que, « habillé de socialisme, le sionisme peut
devenir le bien de toute la nation juive », Syrkin expose sa vision en
détail : l'Organisation sioniste finira par s'étendre au peuple tout entier,
s'appropriera le pays au moyen d'un fonds national et d'une banque
nationale243. Les juifs concluront une alliance avec « les peuples opprimés
de Turquie. [...] Ils apporteront leur soutien aux insurgés grâce à l'argent
du fonds national, formeront même des volontaires pour la guerre ». S'il
le faut, l'acquisition du pays pourra se faire par d'autres moyens : non
seulement par l'argent, mais aussi en gagnant « le cœur de la démocratie
européenne et du prolétariat » pour que, le cas échéant, ils fassent
pression sur la Turquie244. Le raisonnement n'est pas sans intérêt :
« C'est par leur pouvoir dans la presse, la Bourse et la diplomatie
qu'ils [les juifs] tentent de parvenir à une solution de la question
orientale qui leur convienne. Les États européens ont intérêt à ce
que la Palestine soit peuplée par les juifs. D'une part, ce serait un
moyen pour eux de se débarrasser des juifs, qui sont partout à
l'origine des troubles sociaux et pour eux une arête dans la gorge,
d'autre part, ils se déchargent de la tâche du développement
économique et social de l' Asie . » 245

Quoi qu'il en soit, « Eretz-Israël, à la densité de population très faible


et où les juifs représentent déjà 10 % de la population, doit se rendre
accessible aux juifs246 ».
C'était un langage mordant, incisif et sans équivoque, exempt des
conflits superflus qui étaient si caractéristiques de la social-démocratie en
général et du borochovisme en particulier. À quoi s'ajoutaient sur la
nature de l'antisémitisme des analyses qui n'avaient rien d'extraordinaire :
« Les masses populaires détiennent le pouvoir d'imposer à ces
gens-là [les riches] la réalisation sioniste. Ce sont eux, les riches,
qui provoquent la haine et la persécution [du peuple] d'Israël. Par
leur richesse, leur assimilation et leurs intrigues ces gens font
surtout souffrir les petits. Car il faut bien dire que seule la masse
[juive] est victime de cet antisémitisme dont l'origine est,
précisément, la situation des [juifs] riches . »247

Syrkin nous a laissé aussi des analyses plus fines de l'antisémitisme


des classes moyennes, mais au total, la plupart de ses écrits reste de
qualité très inégale248.
Syrkin a conservé de la pensée socialiste classique la conception selon
laquelle toute société est le théâtre d'une lutte de classes; mais par
ailleurs, sa définition de la nation et de la race, sa description du
développement historique, physiologique et psychologique de la nation,
son hypothèse que « l'évolution humaine est le fruit de la lutte
existentielle, tout comme le développement des différentes espèces dans
la nature, mais dans une nature différente, bien évidemment249 », ont
conféré à son socialisme un caractère hautement ambigu, parfois tout
bonnement nationaliste, fort éloigné de la social-démocratie, même la
plus modérée. Aucun social-démocrate, aux alentours de l'année 1900,
n'aurait pu approuver des formules du genre :
« Dans la nature, le but de la lutte existentielle est la survie de
l'individu. De là découle l'existence de l'ensemble, c'est-à-dire de la
masse; pour la simple raison que le général ne diffère en rien du
particulier. Le but de la lutte existentielle dans le groupe humain,
dont chaque élément est, comme le soutient la maxime ancienne,
un animal social, est la sauvegarde et la persistance de l'homme
social. Cette lutte a pour objectif la sauvegarde de la société même,
de l'ensemble. Cette lutte, bref, est au fondement de la survie et de
l'évolution de l'individu . »
250

C'est dans toutes ces considérations que Syrkin cherche et croit avoir
trouvé ce qui distingue les peuples entre eux : « Tout peuple a laissé sa
marque dans l'histoire [...] parce que chaque peuple a eu sa vie propre et
singulière251 ». Les distinctions culturelles, physiologiques et
psychologiques entre les hommes créent non seulement des sociétés à
caractère spécifique, mais encore, impérativement, des socialismes
différents. En conséquence, « le socialisme des juifs se doit d'être un
socialisme purement juif252 ». Syrkin était conscient de l'inconfort que
pouvait provoquer une telle affirmation ; aussi tenta-t-il de prévenir toute
interprétation « indésirable », arguant qu'il y aurait certainement des gens
« [qui] verront dans cette juxtaposition de termes une sorte de
socialisme réactionnaire, précisément dans la mesure où le mot
"juif" pourrait être associé aux termes "chrétien", "national",
"germanique", etc. Tout cela ne serait qu'une polémique insidieuse
puisque, en toute logique, et pour s'en tenir à la vérité, le socialisme
juif est digne d'être associé au socialisme prolétarien : tous deux
ayant des racines communes dans la servitude et la répartition
injuste du pouvoir ».253

À première vue, cette affirmation peut sembler suffisante et prévenir


les critiques auxquelles Syrkin s'attendait. En fait, l'argumentation en
faveur d'un socialisme des opprimés était alors très répandue et très
conventionnelle tant auprès des nationalistes dotés d'une conscience
sociale aiguë que chez certains socialistes antimarxistes apparus au sein
de peuples qui se considéraient à une époque ou à une autre comme des
victimes de l'ordre établi. Le socialisme de Syrkin était un socialisme à la
Proudhon et à la Corradini. Il était de la même veine que le socialisme
prussien de Spengler.
Concrètement, Syrkin projetait de peupler Eretz-Israël de colonies
coopératives. Cette idée se fondait sur le programme qu'il avait élaboré
en 1898, et selon lequel le prolétariat juif devait se diviser en groupes de
dix mille personnes, formés les uns après les autres. Les terres, ainsi que
les autres moyens de production, les structures industrielles et les
maisons devaient être propriété commune. Chacun travaillerait autant
qu'il le voudrait, et personne ne serait contraint de travailler plus que le
temps nécessaire au remboursement des dettes contractées auprès de la
banque nationale; chacun des membres recevrait un bon, qui lui
permettrait d'acheter de quoi subvenir à ses besoins, payer son loyer et
acquitter les taxes de direction et d'entretien des écoles et autres services.
La suite n'est guère différente des utopies classiques : en l'absence de
causes de conflits entre les individus, les infractions seraient inexistantes
dans l'État juif et il n'y aurait nul besoin d'imposer la loi. Les
contradictions d'intérêts ayant disparu, l'État ne serait plus tenu de faire le
funambule entre les différents groupes, tout comme il ne serait plus tenté
d'intervenir dans les conflits extérieurs. De même « l'opposition entre
ville et campagne se trouvera[it] complètement abolie ». En somme, « la
direction du pays se réduit, presque sans exception, à l'organisation de la
seule vie économique. [...] L'État, devenu inutile, cède la place à une
fédération de producteurs libres »254.
Pour faire admettre l'idée de la coopérative, Syrkin va multiplier les
efforts pour expliquer ses conceptions dans les colonnes du journal Poalei
Tsion d'Eretz-Israël, Haahdout. Le mouvementcoopératif n'est pas
exclusivement le fait des ouvriers, il reflète le besoin d'implantations
collectives communes aux ouvriers et à la classe moyenne. Il n'y a tout
simplement aucune « autre voie vers le sionisme, si tant est qu'il veuille
demeurer fidèle à son principe fondamental ». Seul le coopératisme peut
permettre de créer l'infrastructure d'un « mouvement de masse vers Eretz-
Israël » et de concrétiser les « grands rêves » du temps de Herzl255. N'est-
ce pas le coopératisme qui « a trouvé la solution à la question de la main-
d'œuvre juive en Eretz-Israël »? Mais surtout, seul le coopératisme est à
même d'en finir « une bonne fois pour toutes [avec] l'opposition entre le
possédant et l'ouvrier, entre Boaz, le cultivateur colonialiste aisé, et
l'esclave cananéen ou l'esclave hébreu, entre l'exploitant et l'exploité.
Dans le peuplement collectiviste à venir, le travailleur sera aussi le
possédant; le travail en coopération adoucira l'amertume du labeur sous
la contrainte et libérera cette activité de la malédiction ancienne qui pèse
sur elle »256. Le message de libération sociale s'exprime ici avec le pathos
adéquat mais demeure quand même au second plan par rapport aux
objectifs nationaux. Syrkin ajoute en effet que le coopératisme est une
solution idéale au « fléau historique de la guerre fratricide qui colle à la
nature humaine » depuis l'aube de l'histoire et qui, au cas où on ne
prendrait pas les mesures nécessaires, « anéantira la population [juive]
d'Eretz-Israël avant même qu'elle ne commence de s'épanouir257 ». Ce
n'était pas le langage de la social-démocratie mais bien celui du
socialisme national : c'est pourquoi ces formules ont tant enchanté
Katznelson et Ben Gourion.
L'édification du pays par le coopératisme a été au centre des débats de
la délégation de la Fédération mondiale des Poalei Tsion, en visite en
Eretz-Israël de janvier à mai 1920. La formation de cette délégation avait
été décidée lors de la troisième et dernière session du conseil de la
Fédération qui s'était réuni à Stockholm en trois sessions successives :
21-29 juillet, 23-30 août et 23 septembre-5 octobre 1919. La délégation
était chargée de faire un rapport sur la situation du peuplement juif et de
proposer un programme d'action. Elle comptait, d'une part, les dirigeants
de la toute jeune Ahdout Haavoda (Ben Gourion, Ben-Zvi, Tabenkin,
Robachov (Shazar), qui sera le troisième président de l'État d'Israël,
Yavnééli) et, d'autre part, Syrkin, un délégué des États-Unis, deux
d'Ukraine, un de Pologne et un de Lituanie. Il futdécidé que le contenu de
ce rapport ferait l'essentiel des débats de la cinquième conférence
mondiale des Poalei Tsion qui devait se réunir à Vienne en juillet 1920258.
À en juger par les réactions de Katznelson, alors rédacteur en chef de la
revue Kountrass, et de Brenner, rédacteur en chef de Haadama (Le Sol),
mensuel de l'Ahdout Haavoda, la décision d'envoyer une délégation fut
accueillie assez froidement par les dirigeants du nouveau parti. L'Ahdout
Haavoda, qui revendiquait, au sein de la Fédération mondiale, la place
réservée au parti Poalei Tsion d'Eretz-Israël, avait tout à fait conscience
des critiques soulevées par sa création même, par ses principes et ses
idées. Katznelson tente d'abord d'éviter de se rendre à Stockholm et
demande que les représentants de la Fédération soient convoqués à
Londres où se réunit le comité exécutif de l'Organisation sioniste
mondiale. Finalement, Katznelson, semble-t-il par fidélité à la règle à
laquelle se tient l'Ahdout Haavoda de ne jamais abandonner un champ de
bataille, se rend dans la capitale suédoise. À Stockholm, l'Ahdout
Haavoda est ralliée à la Fédération, mais la question de l'envoi d'une
délégation est accueillie, comme on l'a vu, avec réserve par les deux
principaux porte-parole des ex-sans-parti, Katznelson et Brenner259.
Syrkin fut le seul des délégués à être reçu à bras ouverts en Eretz-
Israël. Au conseil de Stockholm, lors de son intervention sur « le
socialisme constructiviste en Eretz-Israë1260 », il avait proposé un concept
qui répondait à l'attente et aux besoins de l'Ahdout Haavoda, en
particulier à ceux du groupe des sans-parti sans lesquels le nouveau parti
n'aurait pu être fondé. Ce groupe était composé d'ouvriers – leur nombre
s'était accru dans les années précédant la Grande Guerre – qui avaient
toujours refusé de rallier l'un des deux partis, le Poalei Tsion et le Hapoel
Hatsaïr. De par leurs conceptions idéologiques et leurs positions
pratiques, les sans-parti étaient beaucoup plus proches du Hapoel Hatsaïr,
fermement antimarxiste, que du Poalei Tsion. Ce qui n'avait pas empêché
Katznelson de féliciter Syrkin dès 1918 de sa loyauté sioniste. Dans le
célèbre essai qu'il faisait alors paraître, En attendant demain, Katznelson
ne tarissait pas d'éloges à l'endroit de « cet homme dont l'enthousiasme
n'a pas de bornes, cet homme vif, au sentiment national si fort, cet
homme qui pressent l'avenir avec tant d'acuité261 ». On l'aura constaté, ce
n'est pas le socialisme de Syrkin qui est vanté, mais son sionisme. Même
Brenner, qui s'est toujours montré très prudent à l'égard des
idéologuessocialistes et qui, lors du congrès de l'Ahdout Haavoda du 10
décembre 1920 à Haïfa, a tenu à affirmer de nouveau que « [ses] rapports
avec le Poalei Tsion sont en général négatifs », réserve un accueil très
favorable à Syrkin. L'hôte d'Amérique est chaleureusement reçu non
seulement en vertu de « ses dons d'écrivain à la plume féconde262 », mais
aussi en tant que père du socialisme constructiviste. En présence des
membres de la délégation réunis en séminaire intensif (ils tiendront
cinquante-trois séances plénières!), Syrkin expose son vaste programme
de coopérative – urbaine et rurale. Le programme est grandiose. Certains
le qualifieront de « rêve utopique263 ». Aux critiques de la gauche Syrkin
répond par une belle formule : « Je ne saurais dire ce qui a le plus de
consistance réelle, le socialisme utopique ou le socialisme matérialiste264
». Par cet « argument » qui, en somme, n'est qu'un pari, Syrkin sait
gagner les Eretz-Israéliens (aile droite de feu le Poalei Tsion) et, bien sûr,
les sans-parti. Pour les Eretz-Israéliens et les sans-parti, qui n'avaient
cessé de pester contre les « idéologies importées » et exigeaient des «
solutions adaptées à la réalité d'Eretz-Israël », le programme de Syrkin
était pain bénit. Dans ce programme, rien qui empruntât à Marx ou aux
théories des réformateurs du marxisme. Syrkin, ayant de plus exigé
d'imposer l'hébreu comme langue vernaculaire, littéraire et scientifique,
Ben Gourion, Katznelson et leurs partisans furent aux anges! Ni eux, ni
Syrkin ne voulaient faire attention à la remarque de l'un des délégués qui
reprochait d'avoir, en termes à peine voilés, comparé le yiddish à de la
pornographie265 Toujours est-il que les dirigeants de l'Ahdout Haavoda
avaient compris que, malgré ses déclarations enflammées et sa sincérité à
l'égard du socialisme – « Nous voulons construire Eretz-Israël sur le
modèle socialiste266 » –, Syrkin était arrivé à une conclusion concrète à
peine différente de la leur :
« Il nous faut distinguer entre trois formes de société : le
socialisme, le coopératisme et le socialisme. Ce que nous voulons,
nous, c'est ne construire que des coopératives. Dans la société
communiste, chacun produit en fonction de ses besoins. Or la
société d'Eretz-Israël ne peut se permettre de se fermer aux
échanges économiques, car cela aurait pour effet immédiat de nous
éloigner encore plus du développement actuel de la pensée. La
société socialiste n'est pas davantage réalisable. Tout simplement
parce qu'on ne sait toujours pas de quoi et comment elle est faite,
bien que cela fasse déjà une centaine [sic] d'années qu'on en parle.
Lorsque nous parlons de coopératisme, nous savons de quoi il
s'agit : il y a déjà eu et il y a des expériences coopératistes sur
lesquelles nous pouvons nous appuyer . » 267

Syrkin avait bien compris que son projet de « bâtir le pays en


coopératives » n'était pas un programme socialiste mais un ersatz de
programme socialiste. Il savait aussi que le mouvement ouvrier d'Eretz-
Israël était totalement incapable de réunir les fonds nécessaires à la
réalisation du projet et qu'il ne pouvait compter non plus sur
l'Internationale socialiste. Il ne croyait pas davantage, à l'inverse du
délégué de Lituanie, que « les moyens, même minimes, que nous
pourrons obtenir du prolétariat [...] sont plus importants que les milliards
que l'on pourrait investir dans un projet qui ne soit pas socialiste268 ». Il
voulait de l'argent, peu lui importait la source. Pour lui, la solution était
toute trouvée : puisque le projet sioniste doit être le projet de tous les
juifs du monde, tous les juifs du monde devront financer le programme
coopératiste. Peu importe que le donateur fût ouvrier ou capitaliste. D'où
la conclusion :
« Si l'on s'aperçoit que l'ouvrier n'est pas en mesure d'achever seul
ce programme, nous accepterons la contribution de tout le peuple
[...] Comment devons-nous nous y prendre? C'est la question sur
laquelle nous allons nous pencher lors de cette réunion . » 269

Ben-Gourion suivait la même ligne de pensée. À la différence près que


le fondateur de l'Ahdout Haavoda ne s'intéressait pas à la coopérative
mais à la fondation d'« un État juif en Eretz-Israël270 ». De son point de
vue, « un pays juif, telle doit être la première étape du véritable
sionisme271 ». C'est en ces termes que Ben Gourion avait répliqué à
Nahum Rafalkes (Nir), le délégué de la section polonaise qui défendait
les positions de la gauche de la Fédération mondiale des Poalei Tsion.
Rafalkes fut outré par la tournure que prenaient les discussions de la
délégation et par les opinions que certains des dirigeants de l'Ahdout
Haavoda exprimaient devant elle. Il s'en prit à Tabenkin, ex-sans-parti,
l'un des promoteurs de l'Ahdout Haavoda :
« J'ai entendu dire hier que le propos, pour le moment, n'est pas de
fonder ici un Yshouv socialiste mais un pays juif. On veut, à cette
fin, obtenir l'assentiment des ouvriers. Ah, voilà que vous tombez
enfin les masques ! Sachez que nous n'accepterons jamais un tel
projet. Jamais nous n'accepterons un Yshouv qui n'aura de
particulier que d'être un ensemble de juifs ! » 272

C'était une prise de position sans équivoque. Mais l'approche


diamétralement opposée de Ben Gourion n'était pas moins claire, pas
moins nette : « Nous ne devons pas nous dissocier des sionistes généraux,
scande le numéro 1 de l'Ahdout Haavoda, ce serait nous séparer du
sionisme même. » Dans le même élan, il n'hésite pas à affirmer que «
l'idée de lier le destin de l'édification d'Eretz-Israël au destin de la
révolution mondiale [n'était] pas une chose absolument impossible »273.
Au cours des premières années d'existence de l'Ahdout Haavoda, Ben
Gourion était prêt à toute solution, à condition cependant que la question
nationale passe en premier. Il affirmait même avoir de la sympathie pour
ce que Lénine était en train d'entreprendre en Union soviétique. C'était
l'époque où, de temps à autre, il aimait déclarer : « Moi qui suis partisan
du bolchevisme [...], je ne pense pas cependant que la lutte des classes est
précisément ce qui amènera la révolution socialiste274. »
Ben-Gourion savait prendre le taureau par les cornes : « Les camarades
se fondent sur une hypothèse erronée : ils pensent devoir nous montrer
comment organiser une société socialiste; en réalité, ce qu'ils devraient
nous montrer, c'est comment fonder une société juive en Eretz-Israël. »
Ben Gourion pensait aussi qu'aucun programme ne peut être complet s'il
ne propose une solution à la question arabe : « Dans tout programme
portant sur l'avenir d'Eretz-Israël, nous ne détournerons pas l'attention de
cette question275. » Le socialisme ou la coopérative n'étaient à ses yeux
que des moyens d'atteindre le véritable but : « transformer le peuple
hébreu en une entité politique ». Au-delà de la dictature de la bourgeoisie
ou de la dictature du prolétariat, pour lui aussi absurdes l'une que l'autre,
il y avait une troisième possibilité : la « dictature du peuple hébreu »276.
C'est pourquoi, dès les années qui suivent la visite de la délégation, la
Histadrout est installée en système qui n'a rien à voir avec l'idéal
coopératif de Syrkin. Le coopératisme agricole, le joyau de la couronne,
est mis en place en s'appuyant sur deux principes : la domination de
l'administration centrale sur les exploitations et la dépendance totale de
l'individu à l'égard de la centrale. Autourdes deux types d'exploitation
collectiviste (kibboutz et moshav), une société capitaliste ordinaire s'était
développée, soutenue par le mouvement travailliste. Les chances que la
jeune économie du Yshouv passe tout entière au système coopératiste
n'étaient pas plus grandes que celles d'y voir se dérouler une lutte de
classes libératrice. En 1920, comme c'était le cas auparavant et comme ce
le serait après, la grande majorité des ouvriers juifs de Palestine vivait
dans les villes. Malgré cela, le programme du coopératisme ne s'est
jamais intéressé sérieusement à autre chose qu'au peuplement rural. Le
secteur urbain a toujours été relégué au rang de parent pauvre. Dans les
villes persistait la réalité ouvrière ordinaire, mais elle avait perdu cette
infrastructure idéologique que véhiculait le concept de la lutte des classes
au sens habituel du terme. C'est ainsi que la majorité des travailleurs
manuels citadins – le véritable prolétariat – s'est retrouvée organisée dans
un cadre qui lui fournissait les services essentiels et lui offrait une
excellente protection professionnelle; en échange de quoi, elle avait
renoncé à contester la société dans ses structures économiques ou
sociales. Pour la société en général, le coopératisme était un facteur de
stabilité; avec le temps, il deviendrait même l'un des foyers de
conservatisme les plus notoires de la société israélienne.
Il convient ici de préciser que le coopératisme, dans la mesure où il
était appliqué dans les entreprises économiques de la Histadrout, était
tout à fait distinct du principe de l'autogestion. Solel Boneh, la grande
entreprise de construction (le Bureau des travaux publics à ses débuts),
n'était pas dirigé par les ouvriers, et les ouvriers typographes de Davar, le
quotidien de la Histadrout, n'avaient pas leur mot à dire sur les affaires du
journal. Tout comme les directeurs des entreprises ou autres institutions
financières de la Histadrout n'étaient jamais que des subordonnés de la
direction politique du mouvement, à moins qu'ils n'aient appartenu eux-
mêmes à cette direction.
La coopérative agricole en était venue à apparaître aux yeux des
pionniers qui avaient fondé l'Ahdout Haavoda et la Histadrout générale
comme une solution idéale. D'une part elle était le point d'appui sur
lequel on pouvait compter pour poser le levier du projet national, de
l'autre elle permettait au mouvement travailliste de s'organiser en force
autonome réunissant l'ensemble des salariés. Il n'est pas étonnant que
Berl Katznelson ait toujours considéréSyrkin comme le grand maître du «
mouvement sioniste socialiste277 ». Mais en l'espèce, le socialisme des
travaillistes eretz-israéliens était assujetti aux besoins nationaux et était
dénué de la plupart des principes idéologiques auxquels adhérait la
social-démocratie. Grâce à l'habillage théorique qu'il avait donné au
peuplement agricole collectiviste, Syrkin était devenu le héros de Berl
Katznelson – ce qui l'absoudrait d'avoir soutenu la « solution ougandaise
» et d'avoir pris, un jour, la tête de la gauche territorialiste. En revanche,
sa fidélité à Eretz-Israël, sa lutte obstinée contre le Bund et contre les
territorialistes n'ont pas été d'un grand secours pour Borochov. Ses
disciples et lui ont été définitivement mis à l'index pour cause de
marxisme. Rien n'a jamais plaidé en leur faveur.

LA FONDATION DE L'AHDOUT HAAVODA

La décision formelle de créer l'Ahdout Haavoda a été prise lors de


l'assemblée générale des travailleurs agricoles de février 1919. C'était la
première réunion de toutes les organisations agricoles régionales. La
désignation des délégués avait été arrêtée par élection au scrutin
proportionnel : 1 siège pour 25 membres ; les petites agglomérations
avaient été autorisées à déléguer 1 représentant pour 12 membres. Au
total, 58 délégués étaient présents : 28 sans-parti, 11 représentants du
Hapoel Hatsaïr et 19 du Poalei Tsion. En somme, la majorité des
délégués n'était pas socialiste. À la veille de cette assemblée générale, les
Poalei Tsion et le Hapoel Hatsaïr avaient tenu leurs propres conventions.
Celle du Poalei Tsion serait la dernière jamais assemblée. Un peu moins
d'un mois après la réunion, en mars, quand le Hapoel Hatsaïr eut
définitivement fait savoir qu'il ne voulait pas prendre part à la création de
la nouvelle formation unique que désiraient fonder les non-socialistes du
Poalei Tsion et les sans-parti, l'Ahdout Haavoda tint son assemblée
constitutive à Petah-Tikva. Étaient présents 81 délégués, dépêchés par
1871 votants. Cette fois, la représentation fut sectorielle : 47 délégués
pour le secteur agricole, 15 pour celui des ouvriers urbains, les 19
restants étaient des volontaires des Bataillons juifs de l'armée anglaise278.
À cette convention, on le voit, les délégués des travailleurs
agricolesreprésentaient plus de la majorité absolue, alors que la
population dont ils émanaient était minoritaire au sein de celle de tous les
travailleurs juifs d'Eretz-Israël. Des six initiateurs du nouveau parti,
quatre appartenaient à la direction des ouvriers agricoles non affiliés
(sans-parti) : Berl Katznelson, Shmuel Yavnééli, David Rémez et Itzhak
Tabenkin; le cinquième, David Ben Gourion, était très proche d'eux,
malgré son appartenance physique au Poalei Tsion. Seul Itzhak Ben Zvi,
lui aussi Poalei Tsion, détonnait dans cet ensemble. Tous les six,
cependant, avaient très tôt fait de l'activité politique leur principale, sinon
unique occupation. Trois d'entre eux – Rémez, Ben Gourion, Ben Zvi –
ne s'étaient pas contentés d'abandonner toute activité agricole dès qu'ils
l'avaient pu, ils avaient aussi choisi d'aller étudier le droit en Turquie
pour mieux se préparer à la vie politique. Il semble que, pour ces
hommes, le « travail rédempteur » ait été un concept très élastique.
Aux côtés de ces six promoteurs, on retrouve à la direction du nouveau
parti d'autres hommes qui, eux aussi, avaient été des figures de premier
plan de la génération de la deuxième alya : Shlomo Kaplanski, David
Bloch, Néta Goldberg (Harpaz) et Eliahou Golomb. Ce dernier, qui fut un
des fondateurs de l'organisation de défense Haganah, devait être le seul à
passer le cap de l'Ahdout Haavoda. Il réussira même à occuper un poste
central dans le parti Mapaï, issu de la fusion de l'Ahdout Haavoda et du
Hapoel Hatsaïr. Arrivé très jeune avec ses parents, Golomb était de la
première promotion sortie du premier lycée hébreu, Herzlya, de Tel-Aviv,
en 1913. Kaplanski, « monté » en 1912, ne reste en Palestine que peu de
temps. Il y reviendra en 1924 comme chef du département du peuplement
(agricole) près la direction de l'Organisation sioniste mondiale. Durant
toutes ses années d'activité politique hors d'Eretz-Israël, il a été le plus
entreprenant des hommes de liaison entre la direction travailliste et la
Fédération mondiale des Poalei Tsion. Comme Kaplanski, David Bloch
est arrivé en 1912, délégué par la même fédération qui l'avait chargé de
diriger la Caisse des Poalei Eretz-Israël, le fonds que les Poalei Tsion
avaient créé pour financer leurs activités en Palestine. Néta Harpaz aussi
avait été un militant Poalei Tsion durant toutes les années précédant la
fondation de l'Ahdout Haavoda279. Hormis Golomb, tous ces hommes
seront peu à peu relégués à des positions de second rang. En 1930, avec
la création du Mapaï, ilsauront complètement disparu de la vie politique
juive de Palestine. Le hasard n'y aura été pour rien. Entre 1920 et 1930,
on ne pouvait impunément rester fidèle aux idées de Poalei Tsion, même
édulcorées, ni exprimer publiquement son désaccord avec Ben Gourion
et Katznelson.
L'Ahdout Haavoda n'a pas été créée pour fonctionner comme un parti
au sens courant de ce terme. Dès le début, ses fondateurs lui ont fixé pour
vocation de mener à bien l'entreprise de renaissance nationale. Forts de
l'expérience de la première alya, les dirigeants de la nouvelle formation
s'étaient convaincus qu'ils avaient pour mission de mettre en place les
infrastructures d'un État. En pratique, il fallait d'abord et surtout préparer
le pays à l'arrivée en masse des immigrants juifs, une immigration dont
on était alors persuadé qu'elle ne saurait tarder. C'est Katznelson qui, à
cette époque, définit le mieux la nature et la tâche de l'Ahdout Haavoda :
« Nous ne sommes pas un parti et nous ne désirons pas l'être. Nous
sommes une organisation professionnelle de travailleurs et notre tâche est
d'accomplir celle de tous les travailleurs280. » Cela proclamé, et malgré
l'impression que, pour des raisons d'image, elle veut donner, la direction
de l'Ahdout Haavoda ne rejette pas la préoccupation politique hors du
périmètre de ses activités. Une fois de plus, c'est Ben Gourion qui se
charge de mettre les choses au clair. Lors du débat sur l'appellation à
retenir pour désigner la nouvelle formation, il précise :
« Je suis contre le titre de "parti" : ce mot est diviseur. Mais il n'y a
pas que pour cette raison que je m'oppose à son adoption ! Le mot
"parti" est politique et désigne un organisme qui s'occupe de
politique. Cette évidence posée, je ne veux pas qu'on aille croire
que nous refusons la politique, nous en ferons chaque fois que
nécessaire; je veux tout simplement dire que le mot "parti" met
d'abord et surtout l'accent sur la politique, alors que nous voulons,
nous, nous occuper de travail économique. C'est pourquoi je
propose le nom d' " union socialiste " . » 281

C'est ainsi que l'Ahdout Haavoda a été fondée comme une « union »,
un vocable autrement plus large que celui, discriminant, de « parti ». Il
est vrai que l'intention de ses fondateurs était d'enrôler tous les salariés
d'Eretz-Israël et de répondre à tous leurs besoins afin de mieux les libérer
de tout autre souci que celui de la construction nationale. Il est vrai aussi
que l'immense majorité duYshouv était d'accord pour penser que le temps
n'était pas à la lutte politique classique pour la conquête d'un pouvoir qui,
de toute façon, n'était pas à leur portée. C'est donc en toute logique que
l'Ahdout Haavoda arrête pour première de ses priorités de couvrir les
besoins économiques du travailleur. Elle met tout de suite en place une
caisse d'assurance-maladie (la Kupat Holim), crée des cantines, une
coopérative d'achat et de vente (le Mashbir) et une banque, la Bank
Hapoalim (Banque des travailleurs). Au début, les points de peuplement
collectivistes sont encouragés pour répondre au problème du chômage.
Très vite cependant, ils deviennent la meilleure expression de
l'indépendance des travailleurs et une source de pouvoir politique autant
qu'un instrument incomparable d'organisation. En ces premières années
de mandat britannique, la capacité d'organiser est tenue pour plus
importante que la disposition d'un pouvoir politique illusoire.
Le pouvoir politique général était entre les mains de la puissance
mandataire et les forces en présence au sein de l'Organisation sioniste
mondiale étaient autrement plus puissantes que celles que représentaient
les quelques milliers de travailleurs qui vivaient alors en Eretz-Israël.
Mais ces derniers avaient pour eux d'énormes avantages. D'abord, ils
étaient sur place. Ensuite, ils étaient jeunes. Enfin, ils étaient assez
idéalistes pour avoir joint le geste à la parole et pris sur eux
d'entreprendre la construction physique de l'ensemble dont, à terme, ils
voulaient faire un État – leur État. Les plus activistes parmi cette
population savaient que, pour mener à bien l'entreprise, ils avaient besoin
d'une organisation d'encadrement la moins exclusive possible. C'est
pourquoi les fondateurs de l'Ahdout Haavoda ne pouvaient et ne
voulaient pas imaginer que leur formation pût se limiter à la seule activité
politique. Après tout, il est vrai – pour paraphraser Ben Gourion – que
dans « parti » il y a « partie ». Or c'est justement cet aspect que les
dirigeants de l'Ahdout Haavoda voulaient à tout prix éviter, craignant que
les idéologies ne viennent gêner ou même ralentir l'union nationale qu'ils
posaient comme condition sine qua non de la construction nationale.
La volonté des pères fondateurs est de mettre en place une structure
commune à tous les grands courants du sionisme ouvrier présents en
Eretz-Israël. Mais le refus du Hapoel Hatsaïr de rejoindre l'Ahdout
Haavoda vient les en empêcher. C'est pour contourner cet obstacle que la
Histadrout est créée. Comme sonnom l'indique en hébreu, celle-ci est
conçue comme une organisation générale des travailleurs juifs d'Eretz-
Israël. L'accent est mis sur le « général », c'est-à-dire « de tous », et la
vocation est d'organiser, au sens le plus courant du terme. Après quelques
années de coopération au sein de la Histadrout, le Hapoel Hatsaïr n'aura
plus de doutes sur le contenu réel du socialisme vécu tel que le
percevaient les fondateurs de l'Ahdout Haavoda. Et l'expérience finira de
le persuader qu'un tel socialisme ne pouvait aucunement mettre en danger
l'aspect « national d'abord » du projet sioniste. Mais si les méfiances
finissent par tomber relativement vite, l'union tant recherchée ne se fera
pas aussi rapidement. Les pourparlers se poursuivront jusqu'en 1930,
année de la création du Mapaï, un parti où se retrouveront tous les
sionistes travaillistes partisans inconditionnels du primat de la nation. Les
longues fiançailles, engagées en 1920, à la fondation de la Histadrout,
auront été pour l'Ahdout Haavoda une période de probation au cours de
laquelle la belle, le Hapoel Hatsaïr, n'aura cessé de tirer à elle, c'est-à-dire
à droite, celui qui la courtisait. Il est vrai que le fiancé ne s'est jamais fait
que douce violence. Mais la Histadrout n'a pas servi que de champ à une
danse nuptiale. Du point de vue de l'organisation de tous les travailleurs,
elle a été un succès énorme : en 1926, elle réunissait 70 % des
travailleurs juifs d'Eretz-Israël282 et avait réussi à confédérer en son sein
des groupes et des organisations dont certains n'étaient pas sionistes et
d'autres, plus nombreux, n'étaient pas socialistes.
Il ne faut pas croire que le débat autour du titre de la formation d'union
désirée par les meneurs de l'aile droite du Poalei Tsion et les sans-parti a
été un débat de pure sémantique. Lorsqu'ils s'aperçoivent que le mot «
socialiste » n'apparaît pas une seule fois dans le document soumis par la
commission de l'unification, les éléments de gauche du Poalei Tsion
présents à l'assemblée générale des travailleurs agricoles font aussitôt
entendre – bruyamment – leur désapprobation. Le document, daté de
janvier 1919, proposait une Union de la classe des travailleurs d'Eretz-
Israël – Union du travail283. Au cours du débat, trois positions se
distinguent. Les sans-parti, menés par Katznelson, Tabenkin et Rémez, ne
cachent pas leur volonté de se débarrasser du vocable gênant, sous
prétexte que toute discussion autour de définitions est vaine et stérile. En
fait, pour les sans-parti, la rencontre de Jaffa est une autre étape dans leur
effort pour éliminer le parti Poalei Tsion. Ladeuxième position est celle
de Ben Zvi, le dernier chef historique des Poalei Tsion. Ben Zvi, qui a
compris que le débat est en réalité un débat sur le fond et sur l'avenir de
son parti, essaie de sauvegarder l'essentiel et prend la défense des
délégués fidèles à la ligne Poalei Tsion : il demande que la nouvelle
formation soit un parti socialiste. Ben Gourion prend une position
médiane, bien qu'il tende à appuyer celle des sans-parti. Il est
parfaitement conscient que la nouvelle formation, au risque d'écarter tous
les Poalei Tsion encore attachés à leurs idées, ne peut se permettre de
rejeter toutes les revendications à contenu socialiste. Un compromis est
atteint : l'Ahdout Haavoda ne sera pas un parti mais une « union
socialiste ». Les sans-parti, foncièrement non socialistes, finissent par
accepter, à contrecœur, que le mot « socialiste » apparaisse dans
l'appellation de la formation d'union.
Katznelson reconnaîtra plus tard que lui et ses amis du groupe des
sans-parti se sont toujours sentis très proches du Hapoel Hatsaïr. Lui-
même a collaboré à son journal284. Anita Shapira, la biographe de
Katznelson, dit de lui qu'il « avait les Poalei Tsion en horreur » et Ben
Gourion nous rapporte que « de tous les sans-parti, Tabenkin était celui
qui haïssait le plus le parti [Poalei Tsion] »285. En fait, le parti Ahdout
Haavoda a été créé et vite dominé par les non-affiliés. L'appartenance
première des membres de ses instances et surtout de ceux de son comité
exécutif est on ne peut plus indicative. Sur les neuf dirigeants que compte
d'abord ce comité, deux n'ont jamais eu d'affiliation particulière, deux
viennent de la tendance borochoviste du Poalei Tsion, Ben Zvi et Bloch-
Blumenfeld, les cinq autres sont soit des sans-parti, soit des militants qui
ont fait leur l'essentiel des positions des sans-parti : Ben Gourion par
exemple. Que les deux représentants du borochovisme aient été peu à peu
écartés de tout poste important au sein du nouveau parti ne doit donc
nullement étonner. Ben Zvi sera un peu plus chanceux que Blumenfeld
parce qu'il saura se contenter d'un poste au conseil national, une instance
communautaire autrement moins importante que ne l'est, de tous points
de vue, le comité exécutif de la Histadrout. Dès sa première année
d'existence, l'Ahdout Haavoda est donc, incontestablement, le parti des
sans-parti286. Une situation qui sera « entérinée » quand les derniers
partisans d'une ligne Poalei Tsion indépendante – Blumenfeld et
Kaplanski – seront écartés de facto de tout poste important.
Jamais, en Europe, un parti socialiste n'a été créé sur de telles
fondations. Même en France et en Allemagne, la mise en place de partis
socialistes réformistes n'a été possible que lorsque marxistes et non-
marxistes ont réussi à trouver une synthèse – d'ailleurs toujours favorable
aux tendances marxisantes. En Allemagne, l'aile droite avait fini par
accepter la ligne des orthodoxes; en France, les socialistes « indépendants
» s'étaient laissé intégrer dans un ensemble où la majorité était marxiste
ou marxistokantienne. Dans ces deux cas les plus significatifs, la nature
et la ligne des idéologies fondatrices n'ont laissé aucun doute sur le
contenu et la tendance. En Eretz-Israël, en revanche, les éléments non
marxistes n'avaient accepté le « compromis » que pour mieux le miner
avec le temps. Ils ne s'étaient « rendus », contraints par des motifs
tactiques, que pour mieux dominer la nouvelle formation. De toute façon,
ils savaient que ce seraient eux qui, malgré tout, décideraient de la ligne :
ils étaient, de loin, majoritaires à la direction du nouveau parti.
Aux journées de Petah-Tikva, le discours de Katznelson n'est pas
seulement intéressant à cause de sa durée – le plus long de tous –, il
retient l'attention surtout pour la clarté et l'univocité de son message. À
tous les sceptiques, à tous ceux qui s'opposent à l'union, à ceux qui sont
persuadés que socialisme et nationalisme ne peuvent coexister
Katznelson répond :
« Comme si dans la réalité du travailleur d'Eretz-Israël il y avait un
nationalisme non socialiste ou un socialisme sans nationalisme ;
comme si parmi nous il y avait des travailleurs dont le sionisme
peut s'aménager de l'exploitation de l'ouvrier; comme s'il y avait ici
des ouvriers dont les désirs socialistes seraient coupés du quotidien
de notre terre et n'auraient pas pour objectif la renaissance de notre
peuple et la reconstruction du pays . » 287

La conception selon laquelle le nationalisme ne pouvait être que


socialiste et le socialisme ne pouvait être que nationaliste était alors
répandue en Europe et ne peut être retenue comme une « trouvaille »
propre au travaillisme d'Eretz-Israël. Au tournant du siècle, l'idée qui
soutenait que l'intérêt national ne pouvait et ne devait pas être confondu
avec celui des possédants était alors bien enracinée parmi les partisans
d'une révolution nationale non marxiste. La même idée distinguait entre
nation et bourgeoisie, entre idéologie nationaliste et conservatisme. En
même temps, cettevision s'attachait à prouver que le socialisme
authentique n'était pas le socialisme marxiste et internationaliste, celui de
la lutte des classes, mais plutôt le socialisme tendu vers l'union de la
nation, désireux de son progrès et de son développement au moyen d'un
type nouveau de relations sociales. C'est pourquoi le socialisme national
a combattu l'exploitation du travailleur et a tenu à promouvoir des
relations de solidarité et de responsabilité mutuelle entre toutes les
catégories sociales. C'est au travailleur que cette conception accorde
d'abord le statut de vecteur de la nation, et non au capitaliste, porteur
d'intérêts particularistes et égoïstes. Le socialisme réel, le « socialisme
véritable », le socialisme des travaux et des jours, le socialisme du vécu
ne peut être que national. Face à lui, le socialisme démocratique, aux
composantes marxistes, est perçu par les tenants du socialisme national
comme une vision abstraite, dangereuse pour l'existence même de la
nation. Le « socialisme véritable » sort renforcé de la Première Guerre
mondiale. Dans les pays et territoires où les deux types sont assez
puissants pour se concurrencer sérieusement, la guerre et ses résultats ont
profité surtout au socialisme national. C'est le cas en Eretz-Israël où, dès
les premières assemblées de l'Ahdout Haavoda, les principes
fondamentaux du socialisme national sont déjà tous présents.
En Eretz-Israël, personne n'a mieux formulé et mieux résumé ces
principes que Berl Katznelson. Personne, en Eretz-Israël, n'a plus que lui
systématiquement proposé d'asseoir le socialisme sur le vécu plutôt que
sur l'idéologie. Il a consacré les plus grands efforts à implanter dans les
esprits la conviction que l'union nationale est au fondement de toute
organisation sociale harmonieuse, allant jusqu'à poser comme donnée
immédiate que le socialisme est obligatoirement national et que le
nationalisme ne peut être s'il n'est socialiste. L'organisation sociale telle
que la voyait Katznelson devait s'appuyer d'abord sur la volonté de «
résurrection nationale, la libération du travailleur et la renaissance de
notre langue ». Tout ce qui ne tendait pas à cet objectif, trinitaire dans son
énoncé comme dans sa finalité, était présenté comme diviseur, étranger,
un « reste de l'esprit galoutique ». Selon lui, les pionniers, pour autant
qu'ils eussent besoin de se définir une idéologie, n'avaient rien à chercher
au-delà de cette définition288. Car le socialisme est l'une de ces «
propriétés nationales » qui ne sont « le propre d'aucun parti ou l'apanage
de sa tradition »289. Quoiqu'on en dise, « nous sommes tous sur le même
navire290 » et nous n'arriverons à bon port que si nous savons « attribuer
au travailleur une place centrale dans ce pays, découvrir les qualités
libératrices infuses dans notre mouvement national, combattre jusqu'à sa
défaite le système mercantile qui soutient l'oligarchie et le carriérisme291
». En d'autres termes, le travailleur d'Eretz-Israël ne doit pas « aspirer à
être partie, majorité ou classe », il doit vouloir « être un peuple, le peuple
hébreu vivant de son travail »292. Au moment où il soutient ces thèses,
Katznelson songe surtout aux salariés ; mais avec le temps, et du fait
même de la logique interne de sa vision, le terme « travailleur » sera
appliqué à tout « partenaire » qui, chacun à sa façon et selon ses moyens,
peut et doit ajouter sa pierre à l'édifice. Le socialisme, propriété
nationale, est ainsi appelé à la rescousse de la construction nationale.
À la même convention de Petah-Tikva, dans un discours non moins
intéressant que celui de Katznelson, Tabenkin a déjà soutenu que « cette
assemblée veut être celle de l'union de l'ensemble des travailleurs d'Eretz-
Israël. L'objectif du mouvement travailliste n'est pas de diriger une classe
mais de diriger tout le peuple; en fait, nous voulons être tout le peuple, un
peuple hébreu travailleur293 ». Comme toujours lorsqu'il s'agit de formules
qui font mouche, c'est Ben Gourion qui présente le mieux l'identité des
congressistes, ou du moins l'identité qu'il voudrait leur voir adopter : «
Nous sommes réunis aujourd'hui en tant que juifs et sionistes-nationaux
pour définir le statut particulier du travailleur en Eretz-lsraël294. »
Telle qu'elle fut présentée à Petah-Tikva, la perception d'Eretz-Israël
comme patrimoine d'un peuple décidé à renouer avec son passé
n'impliquait pas la recherche de l'égalité. Il semble même que ce terme
n'ait pas été prononcé une seule fois durant ces journées. À Petah-Tikva,
il n'a pas du tout été question de proposer, même indirectement, un type
d'organisation sociale autre que l'organisation capitaliste. Tabenkin par
exemple insiste sur la «nationalisation de la terre et de ses ressources295»,
mais cette exigence ne doit nullement être interprétée comme participant
d'une critique ou d'une volonté de réforme du système économique
capitaliste. L'Ahdout Haavoda a été voulue et conçue pour servir
d'instrument de recrutement de main-d'œuvre – sans lien direct avec une
philosophie générale – et pour tenter de surmonter les échecs que la
pratique du repeuplement individuel et inorganiséavait jusque-là fait
subir au projet sioniste. Hormis quelques cas exceptionnels,
l'immigration et l'intégration d'individus non encadrés avaient été une
faillite : « Dans une terre comme la nôtre et compte tenu des conditions
de travail qui sont les nôtres, disait Katznelson en 1919, un individu ne
peut avoir de vie dans les seules limites de son périmètre individuel; la
vie de tout un chacun ici et son activité sont étroitement liées à la vie de
notre société et à son organisation296.» Quatre années plus tard, en 1923,
Ben Gourion finira de boucler la boucle :
« Notre problème ici n'est pas d'adapter notre vie à telle doctrine
plutôt qu'à telle autre. Notre grand problème, notre vrai problème
est l'immigration en masse des travailleurs. Il nous faut leur donner
du travail et les fixer sur la terre. Tel est et tel doit être le souci de
nos soucis . »
297

Du jour où il se forme (fondation de l'Ahdout Haavoda) à celui où il


quittera le pouvoir (1977), le mouvement travailliste ne déviera jamais de
ce principe : donner du travail aux nouveaux immigrants sans autre
exigence doctrinale que de les fixer sur un sol. Ce principe était déjà au
centre de la proposition de programme soumise au congrès de Petah-
Tikva où, on s'en souvient, la création de l'Ahdout Haavoda avait été
décidée. Un programme qui, onze ans plus tard, permettra la fusion d'où
naîtra le Mapaï. Dans les deux cas, au moment de la fondation de
l'Ahdout Haavoda comme à celui de la création du Mapaï, les
propositions de programme sont portées à la connaissance des délégués,
mais, dans les deux cas, aucune discussion sérieuse n'a lieu. Les
institutions de l'Ahdout Haavoda, comme celles du Mapaï plus tard, ne
sont pas très enclines à ouvrir le débat sur les problèmes qui agitent les
formations socialistes européennes en ce temps.
À cela, plusieurs raisons. Nous avons déjà vu que, durant les années de
la deuxième alya, les pères fondateurs s'étaient rendus compte que le «
débat idéologique » (entendre : le débat sur le modèle socialiste à
adopter) avait pour conséquence de diviser, alors que le « vécu ensemble
» avait la faculté d'unir et était source de puissance. Le pas est donc vite
franchi qui les mène à la conviction que l'idéologie – le doigt pointe ici le
socialisme – est dangereuse et, à défaut de pouvoir être totalement
écartée, doit être laissée dans le vague. Les pères fondateurs décident
donc d'envelopper de brouillard tous les aspects de leur idéologie
quin'ont pas directement trait à leur sionisme. Et c'est probablement ce
brouillard qui a empêché les historiens et analystes spécialisés dans
l'étude de l'Ahdout Haavoda d'y voir clair et les a amenés à la conclusion
que ce parti est né sans arrière-plan idéologique, voire sans véritable
contenu doctrinal.
En fait quand l'Ahdout Haavoda est fondée, l'idéologie est là; elle n'est
pas au goût de tous, certes, mais elle est bien là. Le nationalisme est
distinctement visible et le socialisme a perdu la plupart de ses attributs
universalistes. C'est à dessein que les fondateurs du nouveau parti évitent
les définitions idéologiques claires et nettes. Comme raison formelle de
cette décision, les dirigeants de l'Ahdout Haavoda ont soutenu que la
réalisation est plus importante que la théorie. Or la seule théorie dont il
peut être question est le socialisme. En posant comme principe qu'il faut
éviter la théorie, on se débarrasse en fait du socialisme. D'autant que les
promoteurs du nouveau parti voulaient un rassemblement politique à
même d'accueillir et les salariés et les petits patrons. Une telle formation,
étant donné son ratissage, ne pouvait qu'étouffer les velléités socialistes.
C'est pourquoi le débat sur l'appellation du nouveau rassemblement ne
pouvait être et n'a pas été une discussion sémantique, mais bien un débat
sur le fond. Si l'on précise en plus qu'il était dans la ferme intention des
initiateurs de l'Ahdout Haavoda d'attirer dans la fusion le parti Hapoel
Hatsaïr, groupe antimarxiste virulent mais partisan d'un « socialisme du
vécu », on finit de se persuader que l'union désirée par les sans-parti et
l'aile droite du Poalei Tsion ne pouvait tendre vers un nouvel ordre social.
Jamais, nulle part, un parti socialiste n'a été créé avec pour assise le
vécu, le fil des jours. Partout, toujours, ces partis ont été le fruit d'un
regroupement d'idéologies proches. Partout et dans tous les cas, au
commencement a été l'idéologie et les valeurs communes ont été les
valeurs universalistes. Le vécu du monde du travail n'a jamais été retenu
comme un garant ou un instrument du changement social et n'a jamais été
utilisé en lieu et place de l'idéologie. On doit à la vérité de dire qu'en
Eretz-Israël aussi le vécu n'a pas été au fondement de la fusion qui a
abouti à l'Ahdout Haavoda. Le vécu n'était qu'un alibi commode. Ici
aussi, l'association a eu pour ciment l'idéologie; mais, à la différence de
ce qui était à la racine des vrais partis socialistes, l'idéologie
communefondatrice de l'Ahdout Haavoda a été le nationalisme et non le
socialisme.
C'est pourquoi on ne trouve pas dans le programme de l'union née à
Petah-Tikva l'analyse marxiste classique de la réalité socio-économique,
pas plus qu'on ne trouve trace de la collectivisation des moyens de
production comme finalité ou qu'on n'y retrouve l'utilisation de concepts
clés – celui de classe par exemple – dans leur acception orthodoxe. Le
seul point important grâce auquel le programme de l'Ahdout Haavoda
pouvait se réclamer du socialisme était sa conception de la propriété.
Mais là aussi aucune exigence de collectiviser autre chose que la terre et
les ressources naturelles, l'eau en particulier. Et même ces
collectivisations n'étaient exigées que parce qu'elles étaient nécessaires
comme moyen premier du repeuplement juif et comme source de travail
pour les nouveaux immigrants : rien qui fût lié à une philosophie sociale
révolutionnaire. D'ailleurs, les antisocialistes qu'étaient les dirigeants du
Hapoel Hatsaïr réclamaient les mêmes collectivisations. Les pères
fondateurs exigeaient la nationalisation de la terre et des ressources
naturelles parce qu'ils s'étaient rendus à l'évidence que le repeuplement et
l'intégration des nouveaux immigrants tels qu'ils avaient été pratiqués
jusque-là, c'est-à-dire laissés à l'entreprise privée et aux lois et aléas du
marché, avaient été un échec sur presque toute la ligne. De telles règles
du jeu, avaient-ils conclu, ne pouvaient répondre aux besoins d'une
immigration de masse, encore moins aux nécessités de son encadrement.
Il ne faut donc pas s'y tromper : les collectivisations prônées n'avaient
pour vocation que de servir la révolution nationale; une révolution dont
les vecteurs essentiels devaient être la révolution personnelle attendue de
chacun et la révolution culturelle.
Pour justifier l'appellation « Union du travail » (Ahdout Haavoda) qui
sera finalement retenue, trois arguments sont avancés. Ben Gourion
soutient que « le terme " travail " doit être compris dans son sens anglais
de labour, c'est-à-dire " monde du travail " ». Tabenkin explique que le
travail est au fondement de l'union et Katznelson enfin, nuançant la
définition de Tabenkin, insiste sur la vocation et la nécessité de tous les
travailleurs d'Eretz-Israël de s'unir298. Le terme « socialiste », bien qu'il
apparaisse dans le titre complet de la nouvelle formation, est
volontairement laissé dans le vague. En tout cas, les ténors ne font aucun
effort pour l'interpréter ou le définir. Un tel « oubli » étaitalors commun à
toutes les réflexions « socialistes » assujetties à des idéologies
nationalistes. La pensée nationaliste évitait avec constance les principes
abstraits, invoquant que les idées étaient facteur de division alors que le
vécu commun était unificateur et solidarisant. Les nationalistes
n'avançaient pas cette affirmation avec pour seule volonté de l'utiliser
comme une arme politique : ils croyaient sincèrement dans la vertu
intrinsèque de l'union et dans les capacités créatrices des actions
conjuguées. Le mépris pour la théorie et la méfiance à l'égard de
principes abstraits d'une part, le culte de l'action d'autre part ont toujours
caractérisé les mouvements nationalistes, fussent-ils conservateurs ou
révolutionnaires. On s'explique ainsi que l'Ahdout Haavoda ait
volontairement décidé de se passer de toute pensée sociale définie qui eût
pu paraître discriminante. Ses promoteurs et dirigeants, à commencer par
Ben Gourion, Tabenkin, Rémez et Katznelson, ne se sont jamais sentis
liés par une idéologie véritablement socialiste. L'historien Israël Kolatt a
déjà signalé que les mots « socialisme » et « classe » n'apparaissent pas
souvent dans l'héritage de Katznelson qui préférait de très loin le vocable
neutre et général « mouvement travailliste ». Kolatt rapporte encore que
Katznelson ne s'est pas contenté d'encenser l'union par le vécu, il a aussi
désigné ses trois principes porteurs : l'action pionnière, la langue
hébraïque et le sionisme socialiste299
Tous principes qui sont énoncés dans le long discours-programme de
Petah-Tikva300. La fonction des deux premiers est claire : servir la
construction nationale. Celle du troisième, en admettant qu'elle ait eu
aussi une vocation socialiste, n'en est pas moins nationaliste. C'est
Katznelson lui-même qui explique pourquoi : « Nous n'avons nul besoin
de marquer ou de démarquer notre idéologie; ce n'est pas tant de
sionisme ou de socialisme qu'il est question, mais du vécu du travailleur
juif. Tout est là301. » Tout était là, en effet. Katznelson savait que dans le
vécu des travailleurs d'Eretz-Israël de ces années, le plus grand
dénominateur commun ne pouvait être que le sionisme et non le
socialisme. Il savait que tous les présents à l'assemblée de Petah-Tikva
(Poalei Tsion – aile droite et aile gauche – et sans-parti) en étaient
conscients; il savait que les absents (Hapoel Hatsaïr), auxquels son
discours-programme s'adressait tout autant, ne l'ignoraient pas non plus.
Il ne faut donc pas se laisser tromper par l'expression binaire « sionisme
socialiste » : l'idéologie à laquelleelle se réfère était au mieux celle du «
nationalisme socialiste ». Au moment où il parle, mars 1919, la capacité
de « nuisance » de la gauche du Poalei Tsion – bien que très minoritaire à
Petah-Tikva – est encore assez réelle pour interdire à l'orateur de parler
de sionisme – tout court. De plus, Ben Gourion ne veut pas d'une scission
de l'aile gauche de son parti; il a besoin de la caution de sa présence dans
la nouvelle formation pour exploiter le pouvoir recruteur du socialisme.
Cela dit, le débat de Petah-Tikva sur l'appellation complète à retenir pour
l'Ahdout Haavoda a été d'abord et surtout un débat sur la ligne du parti et
non, comme certains ont cru pouvoir l'affirmer, une discussion sur les
avantages et/ou inconvénients que l'adjonction du mot « socialiste »
pouvait avoir pour la formation à naître.
À celui que le doute ferait encore hésiter sur le contenu qu'il faut voir
dans le « sionisme socialiste » Tabenkin vient préciser :
« Parlons maintenant de l'alliance sionisme-socialisme. Nous
voulons nous unir avec tous ceux qui désirent la mise en place d'un
sionisme socialiste. Bien sûr, ce sont les Poalei Tsion que nous
désignons ici en premier. Mais nous ne songeons pas qu'à cette
seule association, ou à une association qui ne réunirait que les
travailleurs. Nous voulons réunir tout le peuple, en tout cas ce
peuple qui va arriver ou qui veut venir mais dont les moyens
financiers sont limités – et telle est la situation de la majorité de
notre peuple –, ce peuple qui voit d'un même œil que nous la façon
de construire notre pays. Faut-il le dire, il n'y a pas d'autre façon de
construire notre pays que celle qui doit permettre au plus grand
nombre possible de venir nous rejoindre. Cette façon est non
seulement la seule qui puisse assurer le caractère national de notre
entreprise, elle est aussi la seule en mesure d'assurer le
développement harmonieux du peuple que nous voulons réinstaller
ici. Tel est le sionisme socialiste . »
302

S'il avait fallu se convaincre une fois de plus que le débat sur
l'appellation du nouveau parti n'était pas un débat de terminologie
innocent, nous trouverions dans cet appel de Tabenkin un signe
supplémentaire. Les minutes des débats sont d'ailleurs là qui viennent
confirmer encore et encore les intentions réelles des initiateurs de
l'Ahdout Haavoda. Katznelson, par exemple, voulait d'une union «
fondée sur l'unité qu'on retrouve dans la vie »; il voulait d'une
organisation générale dont « le moteur sera la vie, non l'idéologie »303 –
l'idéologie socialiste s'entend.
C'est ainsi qu'au moment de sa création l'Ahdout Haavoda ne présente
aucun des aspects essentiels qui ont caractérisé le sionisme marxiste
ouvrier et que le journal Haahdout défendait la veille encore. Le principe
de la lutte des classes a disparu, plus aucun souvenir du « socialisme
scientifique ». Quant au « socialisme » dont on parle, il a perdu tout
contenu universaliste. Katznelson se charge de rédiger les nouvelles
définitions :
« Le sionisme socialiste du travailleur d'Eretz-Israël n'est pas un
collier de slogans, un programme coupé de la réalité, un pur produit
de la spéculation intellectuelle. Le sionisme socialiste s'est fait en
marchant. Ses accomplissements sont là qui montrent combien il
est une idée vivante, une idée qui avance. Ses désirs aussi ne sont
pas détachés de la vie . 304
»

La conception d'un socialisme qui se pense et s'accomplit en suivant


les contingences du quotidien colle à la vie plutôt qu'à une doctrine,
n'était pas propre au seul Katznelson. Ben Gourion la partageait. On la
retrouve un nombre incalculable de fois dans ses écrits et discours des
années 1920 et 1930. Un exemple : en 1925, appelé à comparer le
socialisme de l'Ahdout Haavoda au socialisme que d'aucuns (le Bataillon
du travail : voir chap. IV) voulaient mettre en application en Eretz-Israël,
il se réjouit que « notre sionisme socialiste [n'ait] pas été cette chose
abstraite et artificielle pensée par les théoriciens sionistes socialistes
installés en galout [exil], mais une théorie de la vie et le fruit de
l'expérimentation appliquée au jour le jour par l'ouvrier juif en Eretz-
Israël 305 ».
Dans la bouche des pères fondateurs, rien n'était plus injurieux que
l'adjectif « galoutique ». Pour réussir sa mutation de juif nouveau, le
nouvel immigrant se devait d'abandonner non seulement sa manière
d'être ancienne, mais aussi sa façon de penser. L'idéologie, en tant que
système de valeurs abstraites impératives, était un de ces poids dont on
devait se lester en route vers Eretz-Israël. Ben Gourion tirait fierté de ce
qu' « à l'origine de la Histadrout, on ne trouve aucun plan, aucun
programme préconçu ». Il ne cessait de rappeler que le membre de la
Histadrout n'avait aucune obligation idéologique. Il considérait même
qu'un manquement aux obligations nationales demeure véniel « tant qu'il
ne contrevient pas à la discipline de la Histadrout. La seule obligation
que la Histadrout impose à ses membres est la discipline de l'action »306.
L'essentiel est de prendre part :
« Tout jeune juif désireux de travailler en Eretz-Israël, tout
pionnier, tout travailleur, quelles que soient ses options
idéologiques, est partie intégrante de l'entreprise et du mouvement
du travail eretz-israéliens. Non parce que les idéologies ou les
théories n'ont pas de valeur, mais parce qu'elles ne sont pas
cardinales dans un mouvement qui a fait de l'action son premier
objectif. Ce qui compte ici, c'est l'acte, non la théorie . » 307

En demandant la correction des distorsions sociales, ce qu'exige le


socialisme national, c'est d'abord, sinon uniquement, d'assurer la
cohésion de la nation. Il a toujours cru à l'existence d'un lien indissoluble
entre les problèmes nationaux et les problèmes sociaux; partant, il a
toujours pensé que la solution de la question sociale était fonction de la
solution de la question nationale. Cette logique explique la position
indéfectible des pères fondateurs sur la dualité naturelle et
complémentaire entre nationalisme et socialisme; elle explique aussi
pourquoi le sionisme travailliste n'a jamais douté qu'il fût socialiste.
Même si ce sionisme, comme les autres socialismes nationaux, n'a jamais
rejeté le système capitaliste et n'a jamais cherché à le remplacer par un
autre type d'organisation économico-sociale.
Pour que la participation et l'union de tous soit vécue dans l'harmonie,
les pères fondateurs n'imaginent pas d'autre division du travail que celle
qui demande à chacun de faire ce qu'il sait le mieux faire. À la
bourgeoisie on assigne la mission de créer le travail, à charge pour le
travailleur de fournir sa force de travail. Les fondateurs savent que le
dispensateur de travail jouit d'un avantage énorme sur le demandeur de
travail, mais ils savent aussi que l'argent ne peut se substituer au
travailleur, ni se passer de lui pour fructifier. Comme tous les
syndicalistes avant eux, les dirigeants du mouvement travailliste sont
conscients de la puissance que peuvent réunir les travailleurs en
s'organisant. Mais, à la différence des syndicalistes européens, les
fondateurs de l'Ahdout Haavoda (puis de la Histadrout) n'entendent pas
se contenter d'utiliser cette puissance pour le seul bénéfice du travailleur,
il s'agit aussi, sinon avant tout, de mettre en place une organisation avec
laquelle devront compter et les organisations ouvrières juives dans le
monde et l'Organisation sioniste mondiale, collectrice (et pourvoyeuse)
du capital national. Ils voulaient une organisation qui fût le partenaire
obligé de tout le mouvement sioniste. Pour être respectée et écoutée, cette
organisation devait être la plus large possibleet de préférence la seule en
présence. Dans l'Eretz-Israël de 1919-1920 où, en matière d'organisation
politique et ouvrière, tout ou presque était encore à créer, la tâche n'était
pas impossible. Encore fallait-il persuader l'ouvrier déjà sur place que son
rôle n'était pas seulement de préparer son propre avenir. Car, pour
entraîner l'adhésion de l'Organisation sioniste mondiale, il fallait lui
donner l'assurance que l'ouvrier avait l'intention d'œuvrer pour toute la
nation et pas seulement pour lui-même, et il fallait la convaincre qu'il
était le mieux indiqué pour relever le défi sioniste. Sur la perception du
rôle national de l'ouvrier dans l'entreprise sioniste, les définitions ne
datent pas de la création de l'Ahdout Haavoda. En 1911 déjà, Ben
Gourion faisait paraître dans Haahdout un article dans lequel il
soutenait : « Le sionisme prolétarien doit se donner deux objectifs : le
premier, consolider la situation des travailleurs qui habitent déjà en Eretz-
Israël; le second, y attirer de nouveaux308. » Il ne parle pas plus ici
d'instaurer un nouvel ordre social qu'il ne fait allusion à un quelconque
rôle moral ou « universel » qu'aurait à tenir le travailleur.
Dans le vocabulaire du mouvement travailliste, un mot désigne mieux
que tout autre la volonté de placer le succès de la construction nationale
au-dessus de n'importe quel autre objectif : « pionnier ». Ce qualificatif
était attribué à toute personne qui, de son propre chef, avait choisi de se
consacrer aux tâches principales de la reconquête du sol et de la
construction nationale. Au début, le mot avait un contenu assez vaste et
désignait aussi bien l'ouvrier agricole, fût-il salarié ou membre d'un
peuplement collectiviste, que l'ouvrier citadin. Les deuxième et troisième
alyas étaient dites pionnières parce que les hommes et les femmes qui
avaient immigré à ces deux époques avaient fait un libre choix : ils
étaient venus s'installer dans un pays aux conditions économiques dures,
alors qu'ils auraient pu, s'ils l'avaient voulu, se diriger vers des pays plus
accueillants. Jusqu'aux premières années 1920, l'ouvrier du bâtiment qui
construisait Tel-Aviv était encore tenu pour un pionnier, mais, à la fin de
la décennie, ceux qui restaient dans le bâtiment ou préféraient s'installer
dans les villes plutôt que d'aller travailler la terre n'étaient, aux yeux des
pères fondateurs, que des réfractaires au devoir de la colonisation et de la
conquête du sol. Vers la fin des années 1930, la désignation gratifiante ne
s'appliquerait plus qu'aux membres des colonies collectivistes et à ceuxet
celles qui acceptaient d'aller peupler des recoins du pays physiquement
ingrats mais stratégiquement utiles.
Malgré le caractère très national de l'Ahdout Haavoda, le Hapoel
Hatsaïr refuse de rejoindre le nouveau parti. L'Organisation des jeunes
ouvriers d'Eretz-Israël [« Hapoel Hatsaïr » signifie «jeune ouvrier »]
avait été créée, fin 1905, par neuf jeunes gens, dont quatre étaient
originaires de Płońsk, la ville natale de Ben Gourion. En février 1906, le
parti comptait 90 membres309. Les dirigeants du Hapoel Hatsaïr étaient
convaincus que seule la dynamique capitaliste était porteuse de progrès.
Un afflux de capitaux à la recherche de bénéfices, une initiative
personnelle toujours en éveil, l'élargissement du marché intérieur et
l'accroissement des exportations, voilà quels étaient, dans leur optique,
les seuls facteurs capables d'assurer le succès de l'entreprise sioniste.
L'initiative capitaliste était censée amener en Eretz-Israël les cohortes
d'ouvriers qui quittaient alors l'Europe orientale pour les États-Unis.
Comme les jeunes gens du Poalei Tsion, les militants du Hapoel Hatsaïr
se considéraient l'avant garde et le QG des masses ouvrières juives qui
devaient affluer en Eretz-Israël310. Les deux formations, en effet,
s'attendaient à une immigration massive. Dans la « plate-forme de
Ramleh » (1906) du Poalei Tsion, l'immigration en masse apparaît
comme une nécessité historique311 et le comité central de Hapoel Hatsaïr
avait publié en décembre 1907 un manifeste appelant les jeunes juifs
d'Europe de l'Est à immigrer en Eretz-Israël pour y occuper les nouveaux
emplois qui ne cessaient d'être créés312.
La foi dans la voie capitaliste, écrit Jonathan Frenkel, puisait dans
l'expérience russe313. Durant les premières années de notre siècle, cette
conviction était répandue en Europe occidentale aussi. Même les ennemis
les plus virulents du libéralisme ne voyaient pas de substitut possible à
l'économie capitaliste. Même la social-démocratie, qui considérait le
socialisme comme l'héritier du libéralisme, devait bien admettre que le
capitalisme allait de succès en succès. L'un des premiers pas du
révisionnisme syndicaliste révolutionnaire n'a-t-il pas été la remise en
question de l'économie marxiste? Ces révolutionnaires ne croyaient plus
qu'il puisse y avoir de substitut à l'économie capitaliste, et cette
conviction était aussi l'un des fondements du socialisme national. Ce n'est
pas un hasard si les quelques dizaines de pionniers à la conscience
politique aiguisée arrivés au cours des premières années de ladeuxième
alya, juste après avoir vécu l'année 1905 en Russie ou en Pologne, se sont
regroupés en deux partis, le Poalei Tsion et le Hapoel Hatsaïr. Dans le
onzième volume du recueil de ses écrits, on voit Katznelson s'évertuer à
présenter comme mineures les différences qui séparaient alors les deux
partis : « [en cette période de commencement], les oppositions entre le
Hapoel Hatsaïr et le Poalei Tsion n'étaient pas encore réelles, comme
elles le seront plus tard ». Selon l'idéologie du mouvement travailliste, les
deux groupes auraient été d'accord sur tout et à la veille de s'unir « s'il n'y
avait eu cette brouille sur l'appellation à retenir pour le parti commun. Je
le dis expressément, le Hapoel Hatsaïr et le Poalei Tsion n'ont pas
fusionné pour une affaire de nom314! ». La réalité était tout autre. Si
l'union n'a pas eu lieu, c'était pour des questions de fond et non pour un
nom. Le Hapoel Hatsaïr était très ancré dans le sionisme général, et la
plupart de ses adhérents étaient issus des organisations de jeunesse du
mouvement sioniste général, en particulier des organisations Tseïrei
Tsion (les Jeunes de Sion) et Téhia (Résurrection), deux mouvements de
jeunesse très nationalistes, israélo-centriques315. Il est vrai cependant que
les origines sociales des membres des deux formations étaient
semblables316.
Pour les hommes du Hapoel Hatsaïr, le nationalisme était un tout qui
ne pouvait souffrir la moindre intrusion idéologique non soluble dans
l'ensemble, alors que les Poalei Tsion, partisans des conceptions de
Borochov, cherchaient à vivre leur sionisme tout en demeurant fidèles
aux principes fondamentaux du marxisme. Tandis que le Hapoel Hatsaïr
était foncièrement antimarxiste, le parti Poalei Tsion voulait tenter de
faire cohabiter allégeance à la révolution et allégeance à la nation. Ce
partage idéologique ne pouvait mener qu'à la mise en place de structures
distinctes. Les frontières étaient trop marquées sur des questions trop
fondamentales pour qu'il fût possible de trouver le modus vivendi qui
aurait pu convaincre tout le monde de travailler en harmonie. De 1906 à
1909, les deux partis vont consacrer beaucoup d'énergie et de temps à
construire leurs propres réseaux de militants, à faire paraître leurs propres
journaux et à étendre, chacun pour soi, leur recrutement au plus grand
nombre possible d'ouvriers.
Le Hapoel Hatsaïr tenait à son nationalisme et voulait que tout le
monde le sache. Fin 1918, lors du congrès de Jaffa (29 décembre 1918-4
janvier 1919), certains délégués déposèrentune motion sur la désignation
du parti ; ils voulaient que son titre complet fût « Parti des ouvriers
socialistes-nationaux d'Eretz-Israël » – Hapoel Hatsaïr. Cette proposition
amena les congressistes à prendre à bras-le-corps la question à laquelle
jusque-là leur parti n'avait jamais ressenti la nécessité de répondre : oui
ou non un programme? En effet, le Hapoel Hatsaïr ne s'était donné aucun
programme écrit, et nombreux étaient ses dirigeants et militants qui
pensaient qu'il valait mieux que les choses continuent ainsi. « Pourquoi
aurions-nous besoin de la doctrine socialiste quand nous avons la loi de
Moïse et des prophètes?» interrogeaient certains; de toute façon,
ajoutaient d'autres, le sionisme du Hapoel Hatsaïr porte en lui la réponse
à la question socialiste ; d'autres enfin soutenaient que « tout ce qui est
naturel finit par être victorieux. Le sionisme, qui est un phénomène
naturel, a triomphé de ceux qui le combattaient. Nous aussi devons être
naturels et ne pas aller chercher ce qui ne nous convient pas. Le peuple
juif a beaucoup souffert des partis socialistes qui sont apparus en son
sein, surtout parce que ces partis ont voulu ignorer notre singularité317 ».
L'énorme majorité était d'avis qu'il fallait laisser là ces discussions sur un
« programme » et se préoccuper plutôt de l'essentiel : l'« esprit pionnier
», la « conquête du travail » (concept formé par Shlomo Tsemah),
l'attention à porter aux nouveaux immigrants et la renaissance de l'hébreu
comme langue vivante.
Telles étaient les convictions sur lesquelles, depuis sa création, le
Hapoel Hatsaïr avait fondé sa vocation et légitimé son action. C'est ce qui
explique pourquoi le conseil du programme élu à Jaffa ne s'est jamais
réuni, et pourquoi le Hapoel Hatsaïr n'a jamais rien rédigé qui pût
rappeler un programme. Il en est toujours resté aux deux documents
d'une page chacun proposés l'un en 1906, l'autre en 1908, dans lesquels la
conquête du travail et la révolution culturelle étaient déjà présentées
comme les armes principales dont la révolution nationale devait se munir
pour assurer son succès318. La doctrine d'Aharon-David Gordon ne
pouvait souhaiter militants plus observants. Israël Kolatt pense que le
Hapoel Hatsaïr était, à la veille de la guerre, « une organisation sans
programme 319 ». Si le programme doit être compris dans son sens littéral
de texte écrit à l'avance donnant le détail de ce qui est prévu, alors le
Hapoel Hatsaïr n'avait pas de programme à cette époque; mais si le terme
doit être entendu dans le sens larged'ensemble de principes directeurs,
alors il en avait un, d'une grande clarté. L'idéologie de ce parti était si
évidente et notoire qu'il n'était pas nécessaire d'avoir un manifeste sous
les yeux pour savoir ce que voulait le Hapoel Hatsaïr et comment il
comptait y parvenir. Ce mouvement était nationaliste, d'un nationalisme
ombrageux et exclusiviste, qui exigeait la préséance sur toute valeur
sociale. Les militants Hapoel Hatsaïr ont très vite pris conscience de la
nécessité de couper la coopérative et le peuplement agricole collectiviste
de tout lien, étroit ou lâche, avec le socialisme. De même, lorsqu'ils
parlaient de nationalisation du sol, ils ne pensaient nullement à la «
socialisation » de la propriété terrienne. Par nationalisation des terres, ils
entendaient le transfert de la propriété sur le sol à un nouveau
propriétaire : le peuple juif320.
Cela dit, il n'était pas exclu que, dans la pratique, des terres
appartiennent à des particuliers. Les membres du Hapoel Hatsaïr et ceux
qui leur étaient proches parmi le Poalei Tsion ou parmi les sans-parti
n'ont jamais attaché au terme « nationalisation » la signification courante
qu'il avait pour les socialistes européens. Ils n'ont jamais pensé
confisquer la propriété sur le sol, ou sur n'importe quel autre bien, des
mains de l'individu au profit de la société ou de l'État. Même les
fondateurs des premières installations agricoles collectivistes, les
hommes de Dégania et de Nahalal, répugnaient à tout contact avec la
social-démocratie – comme tous les socialistes nationaux d'Europe.
Ceux-ci comme ceux-là se sont toujours méfiés des théories sociales
générales, qu'ils trouvaient « abstraites », « rigides » ; tous réclamaient le
« vivant », le « réel », le « tangible ». On s'écarte beaucoup des voies
indiquées par la social-démocratie. L'installation de quelques cellules
collectivistes, quand elle en reste là, quand elle n'a pas pour vocation
d'entraîner une transformation générale de toute la société, ne peut être
tenue pour une démarche socialiste ni pour un pas vers le socialisme.
C'est pourquoi la question nationale a été d'un poids décisif à toute
étape du développement du mouvement travailliste eretz-israélien, et ce
dès la première année de l'Ahdout Haavoda. Certains des promoteurs de
ce parti ont cru pouvoir soutenir que la nouvelle formation n'avait plus de
raison d'être une fois la Histadrout créée. Les dirigeants ne partageaient
pas du tout ce point de vue. Pour eux, de même qu'il n'était pas question
qu'elle ne fûtqu'une organisation destinée à distribuer des services à ses
membres ou à intégrer les nouveaux immigrants, il n'était pas plus
question de lui laisser la bride sur le cou. Ce qu'ils avaient voulu, et ce
qu'ils firent, était de donner au mouvement national le bras qui, le
moment venu, l'aiderait à installer un État pour les juifs. Mais d'autre part
– et Yonathan Shapira l'a bien expliqué – Ben Gourion et les autres
dirigeants de l'Ahdout Haavoda avaient besoin d'un parti pour surveiller
les intérêts du mouvement national face à une Histadrout qui aurait pu
devenir un centre de défense d'intérêts particuliers ou sectoriels. Rien, en
effet, n'assurait que lors de conflits d'intérêts entre les besoins matériels
des membres de la Histadrout et les besoins nationaux, les membres de la
Histadrout ne préfèrent la satisfaction de leurs besoins d'abord ou, pis, de
leurs besoins tout court. Rien n'assurait aussi qu'en période de manque de
travail la Histadrout ne préfère cesser d'encourager l'immigration pour ne
pas aggraver le chômage. Ben Gourion n'accordait pas une confiance
aveugle à la conscience nationale des membres de la Histadrout et à leur
disposition à placer le bien de la nation au-dessus de toute autre
nécessité321
C'est d'ailleurs cette suspicion qui sous-tend son opposition à la
création de moshavim. Ben Gourion ne croit pas en la capacité de ce type
d'installation agricole d'absorber une grande immigration. L'homme de la
nation d'abord fondera toujours son opinion sur telle ou telle forme de
peuplement en ne considérant que ses avantages ou ses inconvénients à
servir l'intérêt national322. À une réunion de l'Ahdout Haavoda tenue à
Kineret, Ben Gourion déclare :
« Nous devons considérer notre vie ici à la lumière de nos besoins
nationaux indispensables. Nous devons donc mettre en place une
économie vivante, qui se supporte en même temps qu'elle répond à
tous nos besoins comme nation. Si la création d'un nouveau type
d'exploitation agricole doit contrecarrer la satisfaction de tous nos
besoins nationaux, il est préférable que ce genre de ferme
n'apparaisse pas. Nous n'avons que faire d'une activité économique
qui suffise à ses besoins mais ne répondrait pas à nos besoins
nationaux . »
323

Ben Gourion s'opposera même à la création d'installations agricoles


privées sur les terres domaniales parce que ce type d'exploitations
réduirait le statut de « propriété nationale » de ces terres àun sens
purement formel. La « nationalisation des terres, soutenait-il, [implique]
un sol qui sert les besoins de tous et non l'intérêt d'un individu ou d'un
groupe324 ».

LE TRAVAILLEUR COMME AGENT DE LA RÉSURRECTION


NATIONALE

En ce début des années 1920, Ben Gourion fondait son système de


références sur une vision globale qui soutenait la nécessité de réunir
l'ensemble des salariés sur des bases collectivistes. Ce rassemblement
devait se faire dans le cadre d'une Société des travailleurs (Hevrat
Ovdim) destinée à permettre le contrôle de l'individu par l'ensemble. Le
terme « société » doit être entendu ici dans son sens économique et
financier. On trouve le résumé de cette conception dans une déclaration
de Ben Gourion au comité central de son parti, réuni le 29 juillet 1921 :
« Une seule population de travailleurs, une organisation
économique unique pour tous les travailleurs, c'est ça, l'union dans
le travail [...]. Les kibboutzim continueront d'exister et fourniront à
la Histadrout leur production laitière, leurs moissons et leurs autres
récoltes. Les tailleurs et les cordonniers aussi produiront pour la
Histadrout. En contrepartie, la Histadrout ne versera pas de salaire
mais couvrira les besoins de chacun . » 325

Dans l'esprit de Ben Gourion, la Hevrat Ovdim devait disposer d'un


contrôle total sur toute activité économique où intervenait un ouvrier.
Pouvait-on imaginer meilleur moyen d' « encourager » l'ouvrier à garder
le cap qu'on lui avait désigné?
Cette conception explique pourquoi Ben Gourion avait commencé par
soutenir avec enthousiasme le Bataillon du travail pour devenir
finalement son ennemi le plus décidé et le plus brutal. Le Bataillon s'était
pensé et organisé avec la ferme intention de mettre en application l'idée
collectiviste dans tous ses préceptes. Tel n'était pas ce que Ben Gourion
en attendait. Pour lui, le Bataillon du travail devait s'en tenir à une seule
fonction : empêcher que les tendances individualistes ne s'installent dans
le Yshouv, en tout cas parmi les travailleurs. La proposition de créer des
moshavim faisait craindre à Ben Gourion que ces tendancesn'aillent en se
renforçant et que ne réapparaissent les réflexes sectorialistes qui avaient
mené les agriculteurs de la première alya à donner le pas à leurs intérêts
particuliers sur l'intérêt général de l'entreprise sioniste. Bien que
profondément sionistes, ces agriculteurs n'avaient pu en effet s'empêcher
de se laisser emporter par le calcul de leur profit économique et avaient
négligé le calcul « national », ils avaient préféré la main-d'œuvre arabe,
moins coûteuse, provoquant de ce fait le départ vers d'autres cieux de
nombre de nouveaux immigrants au chômage.
Pour Ben Gourion, le Bataillon du travail, comme la Histadrout, devait
être une organisation d'encadrement et non une expérience sociale. Il
voulait une armée de travailleurs organisée, disciplinée, ne prenant ses
ordres qu'auprès du commandement général – la Histadrout en
l'occurrence. Que cette armée s'organise en vie collectiviste ne le gênait
pas, pour peu qu'elle ne serve qu'à une chose : le repeuplement en masse.
C'est-à-dire créer du travail pour les nouveaux venus, occuper le sol,
mettre en place les structures d'accueil pour tous ceux qui ne devraient
plus tarder à faire leur alya. Ben Gourion ne croyait pas le Moshav en
mesure de répondre à ces nécessités, d'où son soutien, au début, aux
projets du Bataillon. À ceux qui ne partageaient pas son engouement
soudain pour le communisme et s'en effrayaient, Tabenkin par exemple, il
rétorquait : « Mon communisme vient de mon sionisme326.» Les choses
étaient claires. Il voulait régimenter la société histadroutique pour en
faire une élite de servants, libre de tout intérêt particulariste. À bien lire
le jeune Ben Gourion, on comprend l'intérêt qu'il a toujours porté à
Platon. Si les choses n'avaient tenu qu'à lui, il aurait organisé la société
histadroutique à l'exemple de la classe des « gardiens » (les guerriers) de
la cité idéale décrite dans La République, cette classe d'élite, dépourvue
de tout bien matériel, vivant en commun et partageant tout. Les gardiens
de la cité platonicienne ne devaient être, on le sait, que des serviteurs
voués au bien public. Ils n'avaient, ils ne pouvaient et ne devaient avoir
d'autre intérêt que celui de la cité tout entière et d'autre passion que la
passion de son bien.
Ben-Gourion avait bien compris que, pour instaurer une « cité »,
inspirée ou non du modèle platonicien, il fallait en premier lieu mettre en
place une solide infrastructure économique. Sans elle, il le savait, aucun
objectif politique, de quelque nature qu'il fût, ne pouvait être atteint. La
première vocation de l'organisationéconomique à laquelle il songeait était
pour lui évidente et incontournable : accueillir et retenir les nouveaux
immigrants. D'après lui, et il réussirait à emporter la décision, la solution
à préférer entre toutes devait être le peuplement collectiviste au sens le
plus pur : la kvoutza et le kibboutz. Dès leurs débuts, ces formes de
peuplement aux membres disciplinés et menant une vie en commun ont
représenté des « régiments » uniques en leur genre. Elles ont été en
même temps des instruments politiques sans concurrents sérieux.
Tabenkin a mis tant d'espoirs dans le kibboutz qu'il décide à la fin de
1921 de quitter Tel-Aviv pour aller rejoindre le kibboutz Ein-Harod
(vallée de Jézréel) qui vient à peine d'être créé. Cette décision aura pour
effet, à la longue, de diminuer son influence politique. Il demeure que, au
moment où il la prend, Tabenkin est persuadé de choisir la voie qui mène
aux postes avancés de la Histadrout et d'opter pour le parcours qui le
portera à la tête des unités d'élite du peuple juif.
Ben Gourion ne s'est pas seulement opposé à la création des
moshavim, il a refusé aussi d'accorder leur indépendance aux kvoutzot. Il
était fermement convaincu que le succès de l'intégration de l'immigration,
objectif national par excellence, nécessitait une organisation économique
centralisée. Il craignait en effet qu'à tel ou tel moment de leur
développement tel kibboutz ou telle coopérative urbaine n'en vienne à se
laisser aller à des décisions où l'intérêt particulier primerait sur l'intérêt
général. Il fallait donc une surveillance constante et un centre de décision
général chargés justement d'éviter toute velléité de déviation. De plus,
quand on veut un contrôle politique, le plus sûr moyen est de s'assurer le
contrôle économique. La décision de réunir toutes les unités
économiques sous une seule autorité n'a pas été la résultante d'une
philosophie sociale quelconque, pas plus qu'elle n'a été prise pour des
raisons de productivité ou de rationalisation327. Au départ était la volonté
de sauvegarder le primat de l'intérêt national sur les considérations
purement économiques des différentes composantes de l'ensemble.
La direction du mouvement travailliste, qui se considérait comme
chargée de la sauvegarde de l'intérêt supérieur, se tenait tout
naturellement pour responsable aussi de la sécurité du Yshouv. Aussi, dès
la première année qui suivit la création de la Histadrout, Ben Gourion
exigea que soit reconnue à sa direction l'autorité d'imposer ses décisions
à toutes les unités de la nouvelleorganisation. Il exigea et obtint, par
exemple, que la direction de la Histadrout « décide du nombre de
moshavim à créer, de la taille de chacun, de son emplacement et de sa
composition, contrôle l'éducation de ses enfants et ses relations avec les
Arabes ». Ben Gourion savait que la meilleure façon d'exercer ce type de
pouvoir était celle proposée par les communistes. Dans sa vision globale,
il ne tenait le communisme et le socialisme que pour des moyens de
gouvernement. La situation juridique du pays ne permettant pas un
pouvoir politique coercitif, de type étatique, la seule option restante était
celle de la contrainte économique. Pour réunir et exercer ce pouvoir, Ben
Gourion utilisa la Histadrout328.
En septembre 1921, à la veille de la deuxième convention de l'Ahdout
Haavoda, celui qui, sans en porter le titre officiel, est en fait le secrétaire
général de la Histadrout fait paraître un article dans lequel il précise le
rôle qu'il attend de la centrale et de ses membres. La Histadrout doit être
« le seul entrepreneur de tous les travaux publics et privés engagés en
Eretz-Israël », elle doit être organisée comme « une armée du travail
disciplinée » dans laquelle doivent immédiatement s'enrôler tous les
membres de l'Ahdout Haavoda. Ces hommes et ces femmes « devront
accomplir sans protester tout travail que les chefs de cette armée du
travail leur assigneront là où ils le leur indiqueront ». Pour que l'objectif
soit atteint, il faut, ajoute Ben Gourion, que « les exploitations agricoles
collectivistes et les coopératives urbaines deviennent propriété de la seule
Organisation générale des travailleurs [la Histadrout]. Le produit de
toutes ces exploitations agricoles comme celui des entreprises
coopératives doit appartenir à la Histadrout ». Ce sera pour elle que «
travailleront les employés du gouvernement, ceux de l'Organisation
sioniste, ceux des entreprises nationales et ceux du secteur privé ». À elle
« ils remettront tout leur salaire. Tous les besoins des travailleurs –
nourriture, habillement, logement, culture et loisirs, éducation des
enfants, etc. – seront satisfaits par la Histadrout à travers ses institutions
et à son compte »329. Yossef Gorny reconnaît que, dans ce programme, «
le fond des intentions de Ben Gourion n'était ni moral ni normatif, mais
bien utilitariste et nationaliste330 ». Aux yeux de Ben Gourion, l'égalité qui
régnait dans la vie en commun n'avait aucune valeur en soi, elle n'était
qu'un moyen de cimenter les hommes engagés dans la construction du
pays ou, dit autrement, un moyen de caporaliser la société histadroutique.
Considéré sous un certain angle, même le bien-être de l'ouvrier n'était
pas désirable : une bonne condition du quotidien du travailleur risquait de
ramollir sa détermination. À la réunion du conseil de la Histadrout tenu
les 17-18 janvier 1923, Ben Gourion accepte de modérer ses exigences,
mais continue de réclamer que se poursuive et s'intensifie la création
d'emplois, une mesure qu'il persiste à tenir pour la première des priorités.
Le coût à la production et donc le prix de vente lui importent beaucoup
moins que le danger de ne pouvoir fournir du travail. L'importation de
produits finis ou autres biens de consommation courante peut en rendre le
prix plus avantageux, mais une telle concurrence mettrait en danger
l'emploi, non seulement de ceux qui sont déjà dans le pays, mais aussi, ce
qui est plus grave, de ceux qu'on veut y attirer et retenir. Toutes ces
mesures s'inscrivent dans un ensemble cohérent dont l'objectif évident est
de rendre le travailleur aussi dépendant que possible de la Histadrout :
« Tout travailleur percevant son salaire de la Caisse des finances
[se verra remettre] un bon de l'institution centrale de distribution
équivalant au montant de son salaire. Voilà la première
transformation que nous devons introduire dans notre vie. Une
rémunération effectuée sous cette forme rogne, il est vrai, la liberté
de l'individu, mais cette méthode est nécessaire et doit être
appliquée .331
»

Il n'est donc plus question d'une grande commune de tous les


travailleurs d'Eretz-Israël mais d'un système où le travailleur dépend
entièrement et pour tout de son employeur. Un système auquel toute
formation socialiste de par le monde a déclaré une guerre sans merci
parce qu'il a instauré, là où il a été appliqué – les régions minières
d'Europe par exemple –, une relation de dépendance entre le travailleur et
son employeur proche de l'esclavage. Le risque d'apparition de liens de
cette nature entre la Histadrout et ses affiliés n'était pas pour gêner Ben
Gourion, qui entendait « organiser tout notre travail en Eretz-Israël sur la
base d'une économie d'autarcie et sur le principe de l'emprise du peuple
travailleur sur tous les marchés et sur tous les travaux 332 ». Pour lui, ce
qui importait dans l'économie d'autarcie était que le système permettait
un parfait contrôle de la force de travail. Il ne fallait pas que l'effort
s'éparpille ou se détourne des tâches qui devaient directement servir
l'entreprise de construction nationale.C'est pourquoi il ne s'embarrassait
pas de périphrases quand, dans ses « éclaircissements au projet » soumis
à la convention de son parti en 1921, il s'en prenait aux coopératives, tant
urbaines qu'agricoles :
« Les coopératives urbaines, dont la plupart ont été mises en place
grâce à notre argent, sont en fait des unités économiques privées
qui n'exploitent pas moins le public, y compris les travailleurs, que
n'importe quelle entreprise capitaliste. Le contrôle de la Histadrout
sur les biens de ces coopératives n'est qu'une fiction juridique. Des
moyens financiers qui devaient servir à la consolidation de toute la
classe ouvrière ont été investis dans une association privée gérée
par des associés qui ne dépendent pas de la classe ouvrière. Les
membres de ces coopératives utilisent à leur seul profit le bien des
ouvriers. L'existence de la coopérative et son développement
n'améliorent pas la situation de la classe ouvrière; c'est plutôt le
contraire qui est vrai. La classe ouvrière sort perdante de cette
forme d'association [...]. Et qu'on n'aille pas croire que les
coopératives agricoles servent mieux la classe ouvrière . » 333

C'est en fait contre l'autonomie dont jouissent les différentes


coopératives que Ben Gourion enrage; pour lui, la « classe ouvrière »,
c'est la Histadrout. Il ne peut accepter que la Histadrout continue de
supporter une telle faille dans la discipline que son système économique
centraliste se doit d'exiger. Cette situation, dit-il, « n'est rien de moins
que l'anarchie » et la cause principale de la faiblesse de la Histadrout334.
Pour juger d'une conception ou d'un mode de vie sociaux, Ben Gourion
utilise toujours le même critère : leur capacité à servir l'absorption de
l'immigration et à faire avancer le projet national.
Ce sont ces considérations, et elles seules, qui poussent Ben Gourion et
Tabenkin à soutenir, fin 1921, le Bataillon du travail. Ben Gourion et
Tabenkin ne songent alors à rien d'autre que mettre en place une structure
qui aura pour charge de réunir des « soldats » du travail préoccupés par le
seul objectif de la construction nationale. Alors que ceux qui ont imaginé
le Bataillon du travail avaient pour intention de changer la vie en
appliquant une certaine philosophie sociale et en instaurant un autre
mode d'échange économique que le capitaliste, la direction de l'Ahdout
Haavoda ne voit dans l'idée que les potentialités d'encadrement et de
contrôle qu'elle offre. Selon Yossef Gorny, l'accorddes dirigeants du parti
est conforme au « principe de fonctionnalisme national » qu'ils ont fait
leur335. Belle formule pour désigner une réalité bien simple, à savoir que
le système de références des dirigeants de l'Ahdout Haavoda n'a pour
soutien aucune vision générale qui ne s'appuie elle-même sur le seul
objectif du sionisme.
Un an plus tard, lors du IIIe congrès de l'Ahdout Haavoda, Ben
Gourion fait le point sur la vocation que le parti a réservée au peuplement
collectiviste :
« Le premier souci à occuper notre réflexion et notre action est
l'occupation du sol et la construction du pays au moyen d'une alya
de masse. [...] Il y a quinze ans, nous avons été obligés de
reconnaître que l'activité de peuplement qui a été menée avant nous
reposait sur des fondations fragiles, nous avons alors essayé une
autre voie. Nous avons opéré ce changement non pour affirmer un
désir de changement ou pour marquer notre différence, mais parce
que nous nous étions rendu compte que ce qui se faisait était
totalement étranger à la nature du projet du sionisme . » 336

Le peuplement collectiviste n'a donc été décidé et encouragé que pour


occuper le sol et donner du travail aux nouveaux arrivés. Ben Gourion et
Katznelson ne cesseront de répéter, non sans fierté, que le peuplement
collectiviste a été une réponse improvisée née du besoin de donner du
travail aux immigrants de la nouvelle alya et de les fixer. Cette solution,
expliquent-ils, s'est imposée lorsque les nouveaux venus se sont rendu
compte que leurs prédécesseurs, propriétaires de longue date ou depuis
peu, leur préféreraient toujours, pour des raisons économiques, le travail
arabe moins coûteux. Les hommes de la deuxième alya n'ont alors eu
d'autre choix que de créer leur propre instrument de travail : ils se sont
organisés en groupes de travailleurs et sont allés fonder d'autres
exploitations où ils sont devenus, par la force des choses, et le
propriétaire et la force de travail. De même qu'ils ont été bien obligés de
prendre les rênes du Yshouv lorsqu'ils se sont aperçus, disent la plupart
des pères fondateurs, combien les structures économiques et politiques
mises en place par leurs prédécesseurs étaient impropres à la réalisation
du projet sioniste, à commencer par l'intégration des nouveaux
immigrants.
L'incapacité du secteur agricole traditionnel à répondre aux obligations
du projet national a amené les nouveaux venus àconclure qu'il était
nécessaire et urgent de mener deux tâches à la fois. La première était de
trouver une structure économique de substitution à même de prodiguer le
travail que l'agriculture privée ne pouvait ou ne voulait pas fournir; la
seconde, non moins primordiale, était de trouver l'agent pour mener ce
projet à bonne fin – le propriétaire agricole ayant été définitivement jugé
incapable de s'acquitter de la besogne. Les hommes de la deuxième alya
vont alors se percevoir comme les vrais premiers venus et décider de tout
reprendre de zéro. Pour donner du travail aux nouveaux venus et les
fixer, ils inventent le peuplement collectiviste; pour porter le flambeau de
la construction nationale, ils désignent l'ouvrier salarié. En 1911 déjà,
Ben Gourion affirmait :
« La pierre angulaire et le fondement des fondements de notre
résurrection nationale est le travail juif. Tout ce qui provoque ou
augmente sa force, tout ce qui entraîne son développement, tout ce
qui œuvre à l'élargissement social et politique, tout ce qui améliore
sa condition matérielle et spirituelle agit en fait pour le bien général
et pour le bien de la reconstruction nationale . » 337

Il ne changera plus un iota à cette profession de foi. Jamais plus il ne


se départira de sa conviction que l'intérêt de la classe ouvrière et l'intérêt
national sont un. Il faudra près de dix ans pour que l'ouvrier organisé
devienne le centre de gravité de la société eretz-israélienne, en lieu et
place du fermier indépendant. Au sortir de la guerre et surtout durant les
premières années 1920, le transfert est déjà un fait accompli. Assez en
tout cas pour que les dirigeants des travailleurs organisés, qui sont déjà à
la tête de la Histadrout, réclament la direction de tout le Yshouv.
C'est encore l'intérêt national qui guide Ben Gourion et Katznelson
dans leurs relations avec le mouvement ouvrier international. Malgré la
distinction qui ne cesse de s'approfondir entre socialistes et communistes,
la méfiance originelle des deux hommes à l'égard du marxisme et de
l'internationalisme ne connaît aucun assouplissement durant l'entre-deux-
guerres. Il ne faut donc voir dans l'empressement des dirigeants de
l'Ahdout Haavoda à lier leur parti à l'Internationale socialiste ni la
manifestation d'une appartenance idéologique qu'on voudrait concrétiser,
ni l'expression de quelque fraternité internationaliste. L'intention en est le
bénéfice politique. C'est leur volonté de présence nationale dans une
organisation représentative mondiale qui pousseBen Gourion et ses amis
à demander un siège dans cette instance338. C'est encore l'intérêt national
qui définira les liens de l'Ahdout Haavoda avec l'URSS. Il est vrai qu'en
la matière les intérêts nationaux croient pouvoir trouver un soutien dans
la ressemblance des deux révolutions. Eliahou Golomb, futur patron de la
Haganah clandestine, voit une parenté entre les hommes de l'Ahdout
Haavoda et les bolcheviks, invoquant que les hommes de Lénine ont su
s'adapter, comme ceux de l'Ahdout Haavoda, aux réalités sociales et n'ont
pris en compte dans leur action, tout comme leurs camarades eretz-
israéliens, que le seul intérêt du peuple. Ils ont même réussi à
enrégimenter les autres partis communistes au service de leurs propres
intérêts nationaux339. Ce type de rapports entre le centre et la périphérie ne
manque pas de susciter l'admiration de tous les chefs travaillistes. Ceux-
ci exigeront toujours de la part des organisations juives de la diaspora une
mobilisation sans réserve au service du Yshouv (puis de l'État d'Israël).
Ici, il convient de préciser que l'admiration des dirigeants de l'Ahdout
Haavoda pour l'Union soviétique ne doit pas être tenue pour le corrolaire
d'une quelconque proximité idéologique. La considération que
manifestaient les promoteurs de l'Ahdout Haavoda pour Lénine et ses
compagnons portait en fait sur leur aptitude à être pratiques. Mais par-
dessus tout c'est le caractère national de la révolution soviétique qui les
impressionnait et la capacité dont ses meneurs avaient fait montre pour
entraîner les autres partis communistes européens dans la défense des
intérêts nationaux de l'URSS. Les dirigeants de l'Ahdout Haavoda avaient
bien compris que la relation des bolcheviks au Komintern ne différait pas
beaucoup de leur propre relation à l'Internationale socialiste.
C'est toujours le principe du primat de la nation qui décide de la
perception que les dirigeants de l'Ahdout Haavoda ont de leur parti.
Shlomo Kaplanski, le socialiste « classique » qui avait pris la tête d'un
groupe d'opposition, voulait que l'Ahdout Haavoda adopte le
comportement normal d'un parti socialiste. Il voulait que le parti définisse
une idéologie claire et tienne son rôle naturel : c'est le parti, organisation
politique, qui doit décider de la voie de la Histadrout, organisation
sociale. Kaplanski se plaignait qu'on « brouille le statut politique de
l'Ahdout Haavoda et [qu'on] estompe son socialisme ». Il se soulevait
contre « ces appels à l'union qu'à nouveau on entend dans les rangs de
l'Ahdout Haavoda,des appels qu'on adresse surtout à une droite qui refuse
les idées du socialisme international ». A-t-on demandé à la base si elle
veut d'une telle union? Chaque jour, « la démocratie se relâche un peu
plus dans l'Ahdout Haavoda. Il n'y a plus de contact continu entre les
camarades et leurs délégués, tant au parti qu'à la Histadrout. Et
l'information qu'on nous donne n'est ni complète ni objective »340.
Toutes les infirmités dont souffrira le Mapaï, du jour de sa formation,
en 1930, à celui de son éclatement, au milieu des années 1960, sont déjà
visibles dans la toute jeune Ahdout Haavoda. Ainsi, dès ses premières
années d'existence, le nouveau parti développe ce même sentiment de
supériorité qui caractérisera tant le Mapaï dans sa relation avec la
diaspora juive, fût-elle sioniste militante. C'est encore Kaplanski qui
reproche à ses amis leur « propension exagérée à réclamer la
souveraineté absolue d'Eretz-Israël sur la Gola » et leur tendance à «
parler haut de "pouvoir", "hégémonie", "contrôle", quand il faudrait
parler de coopération et d'échange d'idées entre nous et la Gola »341. Mais
la direction du mouvement travailliste n'avait pas le temps de se
consacrer à de tels détails. Elle préférait réserver toute son énergie à créer
et à consolider la position d'où elle voulait gouverner sans partage. Car,
pour un Ben Gourion par exemple, « la Histadrout n'est pas seulement
une organisation de travailleurs, elle est l'incarnation suprême du
processus de résurrection du peuple juif342 ».
La Histadrout a été conçue comme un centre de pouvoir et de contrôle
si puissant que le parti n'a jamais pu la surclasser ni même la
concurrencer. C'est la Histadrout qui est chargée, entre autres, d'instaurer
et de maintenir la fiction de l'« unité de classe ». Le parti puis la
Histadrout aussitôt créés, la direction du mouvement travailliste va
investir un effort considérable à tenter de donner une consistance à sa
perception de la « classe ». Pour faire admettre le contenu qu'ils
donnaient à ce concept, les leaders travaillistes s'adonneront ici à des
exercices de contorsion intellectuelle, utiliseront là des appâts matériels
et, dans certains cas, n'hésiteront pas à user de pressions économiques,
voire de menaces ou même de contraintes. Sa volonté est d'imposer un
concept vidé de toute parcelle d'idéologie qui ne soit nationaliste. Dans
l'esprit des chefs du mouvement travailliste, la « classe » doit être un
ensemble un et soudé, même si pour telle ou telle raisonil est traversé
d'opinions opposées à l'extrême. C'est pourquoi les promoteurs de la
Histadrout l'ont voulue comme un réceptacle de tous les courants
idéologiques possibles. C'est pourquoi aussi leur sang ne fait qu'un tour
lorsque certains voient ou veulent voir l'Ahdout Haavoda comme un
parti. C'était là une « accusation » qu'ils ne peuvent supporter et que
certains, comme David Rémez, comparent aux « allégations de meurtre
rituel [...]. Tout homme qui ne veut pas la destruction de l'Ahdout
Haavoda peut être membre de l'Ahdout Haavoda343 ». Et il est vrai que
l'Ahdout Haavoda et la Histadrout inscrivaient dans leurs rangs tout
postulant, pour peu qu'il ait déclaré vivre de son propre travail. On ne lui
demandait pas de montrer patte calleuse, on n'exigeait de lui aucune
affiliation à une idée sociale. Pas plus qu'on ne lui réclamait de produire
une carte d'identité internationaliste marquée du sceau de l'universalisme.
La « classe » des travaillistes était ouverte à tous les salariés et
indépendants non employeurs, sans distinction d'appartenance
idéologique, philosophique ou religieuse.
Formellement, la Histadrout n'exige même pas l'engagement sioniste.
Mais a-t-elle besoin d'imposer cette dernière condition? La Histadrout est
fermée aux Arabes, et tous les juifs du Yshouv, communistes compris,
sont obligatoirement sionistes du fait même qu'ils habitent Eretz-Israël.
Ayant choisi sa conception de « classe », l'élite du travaillisme eretz-
israélien ne s'en départira plus et préférera toujours s'en tenir au principe
que c'est le vécu qui décide et non l'idéologie. Forts de cette logique,
certains demandent l'ouverture de l'Agence juive aux non-sionistes.
Moshé Beilinson, grand journaliste, fidèle disciple de Katznelson, sera
l'un des avocats de cette opinion :
« Devant nous un seul objectif, unique en son genre : construire le
pays. Nous devons y parvenir par tous les moyens. Cette nécessité
nous commande d'élargir l'Agence juive, cet impératif nous impose
de mettre de côté tous les autres principes . » 344

Il faut toujours garder en mémoire que, jusqu'au milieu des années


1920, l'émigration en Eretz-Israël était en soi une décision idéologique.
La deuxième alya, qui a donné ses dirigeants au mouvement travailliste,
et la troisième, qui lui a donné ses hommes d'appareil, étaient des vagues
d'immigration composées d'individus pour lesquels la « montée » était
l'acte le plus significatifqu'ils puissent accomplir pour exprimer et vivre
leur identité nationale. Cette décision de chacun était le ciment qui les
liait tous. Par-delà toute appartenance sociale ou tout engagement
idéologique, ces hommes étaient animés de la même volonté d'accomplir
la révolution personnelle qui devait, pensaient-ils, les rendre capables
d'achever une révolution plus importante : la grande révolution nationale.
Dans cet élan où tous se sentaient concernés et associés, le poids relatif
des jeunes travailleurs idéalistes s'est vite révélé déterminant. Comparés
aux autres groupes de la population du Yshouv, ils ont été l'ensemble qui
a le mieux compris que le succès du projet sioniste nécessitait une
organisation et des chefs. C'est pourquoi la première tâche à laquelle se
sont astreints les nouveaux venus de la deuxième alya, a été de mettre en
place des structures d'organisation et d'encadrement. Les précurseurs
avaient si bien réussi dans cette mission que les immigrants de la
troisième alya, commencée au lendemain de la guerre, n'ont eu d'autre
choix que de consolider ce que leurs prédécesseurs avaient commencé
d'installer. Il est vrai que la composition sociologique et la motivation
sioniste des immigrants de la troisième alya étaient très proches de celles
de la deuxième.
L'une des grandes habiletés de la direction de la Histadrout a été de ne
pas provoquer de sentiment de frayeur dans le secteur de l'économie
privée. Elle a même réussi à s'assurer la collaboration de la bourgeoisie
malgré les agressions verbales qu'elle faisait pleuvoir sur elle. De fait, le
mouvement travailliste a toujours tenu la bonne santé du secteur privé
pour l'une des conditions de la réussite du projet national. Le socialisme
constructiviste voulait le développement de tous les secteurs de
l'économie; ce qui l'intéressait, c'était la croissance de la richesse
nationale, non sa redistribution. La bourgeoisie eretz-israélienne ne s'y
est jamais trompée. Et le jargon socialiste des meneurs travaillistes ne
pouvait l'inquiéter parce que, comme eux, elle attachait plus d'importance
aux actes qu'aux symboles. Tout observateur un peu attentif des décisions
du mouvement travailliste savait que ce n'était pas de lui que viendrait
l'abolition de la propriété privée. La bourgeoisie eretz-israélienne s'était
vite rendu compte que ce qu'on lui demandait ne pouvait en rien gêner
son bon développement et que son avenir ne courait aucun danger. Dès
lors qu'ils acceptaient de servir le projet national, les capitalistes eretz-
israéliens avaient toutes les raisons de compter sur le soutien du
mouvement travailliste.On leur demandait seulement de reconnaître qu'«
avec l'apparition de la classe ouvrière juive sur la scène du Yshouv, c'est
elle qui a pris la place de premier agent de la réalisation de l'idéal sioniste
345
». Premier mais non unique. En effet, dès les dernières années 1920,
Ben Gourion prendra garde de ne plus désigner la catégorie des salariés
comme seul agent du projet sioniste mais comme son agent principal.
Cette gradation ne date pas cependant de cette époque. À la veille de la
guerre, quand un Shlomo Kaplanski persistait à penser que « les
travailleurs et les gens dépourvus sont la nation346 », celui qui allait être la
cheville ouvrière de l'État d'Israël préférait déjà être moins tranchant dans
ses définitions. En 1918, il fut un peu moins vague, mais pas dans le sens
qu'aurait désiré Kaplanski. Cette année-là, Ben Gourion fit paraître dans
le journal en yiddish Der Yiddisher Kampfer (Le Combattant juif) un
article dans lequel il expliquait :
« Certes, Eretz-Israël peut s'édifier sur des bases capitalistes
uniquement. Mais un tel choix ne peut mener à la réalisation du
projet sioniste. Dans un système économique capitaliste pur, il est
certain que la décision de préférer le travail juif ne sera pas
automatique et le sol ne sera pas impérativement propriété
nationale. Or, sans travail juif et sans un sol qui soit juif, le
sionisme devient une vaste tromperie, un mauvais canular » . 347

Car c'est là que réside l'avantage du travailleur sur le capitaliste.


Capital et main-d'œuvre sont nécessaires à la réalisation du projet
sioniste; mais alors qu'on peut toujours trouver des financiers, il est
impossible de trouver un substitut aux travailleurs. On peut toujours
remplacer le capital privé par le capital public, ou vice versa, mais rien ne
peut effectuer le travail en lieu et place du travailleur, et, bien sûr, on ne
peut repeupler et reconquérir le pays sans lui. D'autant que pour ce qui
est du nombre, et pour longtemps encore, celui des travailleurs sera
toujours autrement plus grand que celui des capitalistes. Ben Gourion,
comme tous les dirigeants de la deuxième alya, attache une importance
décisive à cet avantage numérique :
« Le projet sioniste ne peut être mené à bien sans capital, pas plus
qu'il n'est possible sans le travail. Tous deux sont nécessaires à la
construction du pays et à l'existence de notre peuple. Cependant, la
valeur nationale du capitaliste n'est pas la même que celle du
travailleur. Si tous les capitalistes du pays venaient à n'être que des
juifs, le pays ne serait pas plus juif qu'il ne l'est actuellement. Au
contraire : une telle situation ne peut que lui retirer ce que de juif il
a encore. Par contre, si tous les travailleurs du pays venaient à
n'être que des juifs et que celui-ci venait à se dépeupler de tous ses
capitalistes, le pays serait juif dans sa totalité . »
348
Dans ces réflexions, qui sont l'expression d'une pensée déjà mûrie, Ben
Gourion, on le constate une fois de plus, n'a pas un mot qui nous
laisserait entendre que l'ouvrier pourrait être, aussi, l'agent d'une
philosophie sociale; pas un mot qui pourrait nous laisser croire qu'il
préférerait une société sans propriété privée plutôt qu'une société
entièrement bâtie sur elle. Il n'a même pas un mot de critique sur la
propriété privée en tant que telle. Ce qui importe, c'est l'utilité. Pour Ben
Gourion, le travailleur ou le capitaliste sont uniquement jugés en fonction
de leur utilité pour le projet sioniste :
« Le capital privé remplit une mission sioniste s'il crée du travail
juif; le capital public faillit au sionisme s'il n'en crée pas. Le capital
public investi dans la fondation de Zikhron-Yaacov et de
Binyamina [deux colonies, aujourd'hui petites villes, fondées par la
première alya] a péché contre le sionisme ; le capital privé qui a
construit Magdiel et Raanana [deux colonies de la quatrième alya
qui avaient banni le travail arabe] a rempli sa mission sioniste à
100 % . »
349

Selon cette logique, le capital privé peut, dans certaines situations, être
préféré au capital public. Si l'on doit choisir entre un capital privé qui
fournit du travail à des juifs et permet de ce fait l'absorption des
nouveaux immigrants et un capital public qui utilise le travail arabe et de
ce même fait bloque l'immigration juive, aucune hésitation n'est permise :
c'est le capital privé qui doit être préféré. Tenir compte de tout autre
critère serait a-sioniste, voire antisioniste. Ben Gourion en tout cas
n'aurait certainement pas hésité. De même qu'il n'aurait pas eu un instant
de réflexion avant de préférer une entreprise privée où n'auraient été
employés que des juifs, fût-ce dans des conditions insupportables et avec
des salaires de misère, à une entreprise histadroutique qui aurait employé
à la fois juifs et Arabes, même si cette entreprise eût été organisée en
coopérative, eût offert des conditions de travail dignes et payé des
salaires convenables. Aux yeux de Ben Gourion,aucun autel ne pouvait
être assez saint pour qu'y soient sacrifiés l'arrivée ou le travail d'un seul
immigrant. Cela explique la condition économique souvent très dure qui
a été, durant les années 1930, celle de l'ouvrier agricole des exploitations
où n'étaient employés que des juifs. Comme à Magdiel ou Raanana par
exemple, ces créations où « le capital privé avait rempli à 100 % sa
mission sioniste ». En ces années de travail juif à tout prix, celui qui en
payait le tribut économique était surtout l'ouvrier agricole. Il était au plus
bas de l'échelle des salaires – parmi les juifs – et était tout bonnement
exploité. Mais Ben Gourion trouvait une telle situation infiniment
préférable à toute autre qui impliquait le travail arabe. Pour lui, une
exploitation agricole juive qui optait pour le travail arabe devait être
frappée de la marque de Caïn, irrachetable : elle mettait en cause le
sionisme même.
Nous en arrivons maintenant à l'une des articulations maîtresses du
socialisme constructiviste. Pour Ben Gourion et les autres dirigeants du
travaillisme eretz-israélien, tout intérêt de classe, celui du propriétaire ou
celui de l'ouvrier, ne pouvait être qu'égoïste et diviseur. La distinction
entre ces deux types d'intérêts est fonctionnelle : « L'ouvrier aussi n'est
pas désintéressé, lui aussi a des besoins de classe et une approche de
classe », mais la différence entre l'intérêt de classe de l'ouvrier et celui du
propriétaire est que celui du premier se confond avec « l'intérêt national,
et ses besoins historiques correspondent aux besoins du sionisme en
marche, alors que l'intérêt de classe du propriétaire est en contradiction
avec l'intérêt général de la nation et ses objectifs sont en porte à faux
avec ceux du sionisme350 ». Du fait qu'il voulait le contrôle de la société et
non sa transformation, Ben Gourion n'a pas cessé de revenir sur cette
assertion, prenant quand même soin de ne jamais utiliser un ton menaçant
ou trop univoque. Il voulait, il est vrai, marquer le rôle d'agent du projet
sioniste qu'il attribuait aux travailleurs, mais d'autre part il n'avait aucun
désir de se couper de la bourgeoisie productive, dispensatrice de travail et
d'investissement351. Le fin mot que propose Ben Gourion pour définir son
idée de la classe ouvrière n'aurait aucun mal à orner toute anthologie des
formules du socialisme national : « L'idée de classe telle que la conçoit
l'ouvrier juif est identique à l'idée de souveraineté nationale du sionisme
politique352. » Cette définition date de 1927.
Ben Gourion avait bien compris qu'aucun véritable contrôle n'est
possible sur une société tant qu'on n'a pas réussi à provoquer dans
chacune de ses composantes la même conviction qu'en servant un intérêt
supérieur identique elles servent toutes leurs propres intérêts. Il tenait
l'égoïsme économique propre aux classes possédantes pour la principale
raison de l'échec politique de la bourgeoisie dans la réalisation du projet
sioniste :
« Le tiraillement perpétuel entre ses pulsions de classe et ses
pulsions nationales dans lequel s'est trouvé en Eretz-Israël le
propriétaire juif a fini par le rendre totalement inapte à servir le
projet sioniste. De fait, il s'est lui-même disqualifié. Aucune classe
ne peut prétendre à la direction du peuple, ou réclamer le pouvoir
politique, ou même espérer installer son hégémonie spirituelle, si
elle n'a réussi à se poser comme guide national et n'a pas réussi, au
travers de ses activités, à servir tout le peuple. Une classe dont le
comportement s'est coupé de l'impératif de l'intérêt général et de
l'idée de mission historique est une classe qui ne peut réussir son
unité ni imposer sa domination sociale ou spirituelle aux autres
classes du peuple [...]. Dans tous les autres peuples, les classes
dominantes ont toujours été en même temps des classes guides et
leur marche s'est toujours accompagnée de grandeur. Elles n'ont pas
cherché qu'à exploiter et ne se sont pas contentées de profiter; elles
ont aussi construit des pays, poussé de l'avant des économies,
enrichi des cultures nationales . »
353

Ben Gourion sait que, pour mériter le statut de « guide national » et


pour être en mesure d' « imposer sa domination » aux autres classes, la
catégorie des travailleurs organisés doit réussir à établir autour d'elle la
plus grande entente possible. Mais il sait aussi qu'une telle concorde est
impossible si on cherche à l'asseoir en même temps qu'on conduit une
transformation radicale de la société. Le plus grand dénominateur
commun qu'il sait pouvoir être un lien naturel entre tous est, bien sûr, la
volonté d'indépendance nationale. On s'explique alors pourquoi les
dirigeants du travaillisme eretz-israélien – Katznelson plus que tout autre
– ont concentré tant d'efforts à tenter de fixer un vocabulaire et des
concepts qui soient mobilisateurs pour les salariés sans être inquiétants
pour les classes possédantes. Le résultat de cet exercice sera un discours
émaillé de mots empruntés à une idéologie qu'on estimait alors la plus
mobilisatrice possible chez les travailleurs – socialisme, classe ouvrière...
–, mais en fait on acontourné ou vidé ces concepts du sens que leur avait
donné la philosophie qui les avait inventés. Le socialisme eretz-israélien,
de l'Ahdout Haavoda puis du Mapaï, a été un socialisme d'union
nationale qui a su proposer aux salariés des satisfactions psychologiques
en contrepartie de leur renonciation à transformer l'agencement de la
société. Sans cette abdication, il est peu probable que les classes
moyennes auraient aussi facilement accepté de reconnaître aux
travailleurs organisés leur place spéciale dans le projet sioniste. Les
possédants eretz-israéliens (petits industriels, exploitants agricoles
indépendants et autres propriétaires immobiliers) n'avaient aucune espèce
de sympathie pour le socialisme, fût-il national; s'ils l'ont accepté dans sa
mouture constructiviste, c'est qu'ils savaient son caractère national
autrement plus inflexible que son caractère socialiste. C'est bien pour
cette même raison que des leaders du sionisme général comme
Weizmann, Ussishkin, Ruppin ou Glickson n'ont jamais eu de doutes sur
la nature véritable du socialisme des dirigeants de l'Ahdout Haavoda.
Aussi les ont-ils toujours soutenus et considérés, à juste titre, comme les
mieux à même de mener à bonne fin le projet national. Car il fallait ne
pas vouloir comprendre pour ne pas comprendre de quoi parlait Ben
Gourion lorsqu'il déclarait :
« Notre mouvement a toujours été partisan de la conception
socialiste qui soutient que le parti de la classe ouvrière, à la
différence des partis des autres classes, n'est pas seulement un parti
de classe, soucieux des seuls intérêts de sa classe, mais un parti
national, comptable de l'avenir de toute la nation, un parti qui n'est
pas une part mais le noyau de la nation future . » 354

Il est certain que, lorsqu'on pose une telle définition de la classe, on


élimine automatiquement et définitivement toute potentialité de conflit
entre nationalisme et socialisme, entre nation et classe. Il va de soi encore
qu'une telle définition ne devient possible que si l'on a vidé au préalable
le concept de classe de toute signification acceptable même pour une
doctrine socialiste ou socialisante exagérément modérée. Seuls les
socialistes nationaux pouvaient imaginer un système « socialiste » où la
classe ouvrière puisse non seulement abjurer le principe de la lutte des
classes, mais encore accepter d'aller jusqu'à mettre une croix sur la
possibilité d'installer une société sans classes par des voies pacifiques et
démocratiques. Certes, le socialisme démocratique européenavait
renoncé à la lutte des classes avant que n'apparaisse en Eretz-Israël le
parti Ahdout Haavoda, mais il n'avait pas le moins du monde délaissé sa
détermination de changer l'articulation de la société capitaliste. Le
socialisme démocratique n'avait renoncé à la lutte des classes que parce
qu'il était devenu profondément convaincu que les acquis de la
démocratie politique étaient définitifs et mettaient entre les mains du
prolétariat un autre instrument de lutte. Le socialisme démocratique avait
opté pour d'autres moyens, il n'avait pas changé d'objectif pour autant. Sa
vocation demeurait la lutte pour une société qui, le jour venu, devrait être
sans classes et où la nature de la propriété serait tout autre.
Tous ces objectifs étaient absents de la vision sociale des dirigeants de
l'Ahdout Haavoda qui, pour mieux faire place nette à leur objectif
national, ont apporté des transformations aux vocables de référence. «
Prolétariat » et « bourgeoisie », ces mots gros d'un sous-entendu de
conflit, sont remplacés par « travailleur » et « propriétaire ». On estimait
en effet plus facile de faire cohabiter des propriétaires et des travailleurs
que des prolétaires et des bourgeois. Une telle croyance et de telles
techniques n'étaient pas le fait des seuls dirigeants du travaillisme eretz-
israélien : elles ont caractérisé toutes les variantes de socialisme national
qui ont pu apparaître en Europe depuis la fin du xixe siècle.
Une fois écarté le principe de la lutte contre le capitalisme par quelque
voie que ce soit, une fois décidé que c'est le contrôle de la société et non
sa transformation que l'on recherche, une fois détournés les messages des
codes vernaculaires du socialisme, alors, bien sûr, aucun obstacle
doctrinal ne peut plus venir s'opposer à l'élaboration conceptuelle d'un «
socialisme » où l'« intérêt de classe » des « travailleurs » et l'intérêt
national peuvent n'être qu'un, surtout si un tel système prévoit une
division « naturelle » du travail entre des « travailleurs » et des «
propriétaires » consentants. En fait, les dirigeants du mouvement
travailliste eretz-israélien n'avaient aucune raison de s'arrêter aux
incompatibilités entre socialisme et nationalisme. Cela pour la raison
bien simple que l'intérêt de classe des travailleurs, sous n'importe laquelle
de ses formes, n'était pas leur propos; ce qui les préoccupait était l'intérêt
exclusif du projet national. Et c'est parce que la bourgeoisie n'avait pas
accepté de sacrifier ses intérêts de classe à l'intérêt national que les chefs
de l'Ahdout Haavoda et du Mapaï l'avaient dessaisie du rôle d'agent du
projet sioniste. Il est vrai que la bourgeoisien'avait pas voulu déposer ses
intérêts spécifiques sur l'autel de l'intérêt national, néanmoins, lorsqu'elle
se fut assurée que ses intérêts propres ne couraient aucun risque et que
c'était à la classe ouvrière qu'on demandait d'« oublier » ses intérêts de
classe, elle ne manifesta aucune opposition à l'investiture du travailleur
organisé comme maître d'œuvre du sionisme. C'est ce « contrat », lourd
de significations historiques, qui explique pourquoi les classes
possédantes n'ont pas mené de lutte pour le pouvoir politique dans l'État
en marche et pourquoi aujourd'hui encore, c'est à la droite que les
couches sociales les plus défavorisées apportent leurs suffrages.
Le refus de la classe moyenne supérieure de laisser rogner ses intérêts
particuliers ne signifie pas qu'elle ne se sentait pas concernée par la
révolution nationale orchestrée par la Histadrout. Elle avait beaucoup
d'admiration pour la révolution personnelle que « tout un chacun, dans le
camp des travailleurs, avait accomplie » et qui « avait exigé la
convergence de la volonté et de l'intelligence, de la force de création et
du discernement. Ce qui a permis la formation de la cellule première de
la société des travailleurs, une cellule qui allait prendre sur elle
d'organiser l'économie nationale et de donner son fondement à la
souveraineté juive »355. La classe moyenne supérieure savait aussi que
cette fameuse « hégémonie » politique et culturelle établie par la
Histadrout ne l'avait été qu'au prix d'une retraite sur le front social. Car,
de fait, le mouvement travailliste avait, de son propre gré, restreint à un
tout petit secteur ses expériences sociales et ses exigences d'innovation.
Ce secteur, pour soigné et montré en exemple qu'il a pu être, n'a jamais
atteint qu'une taille numériquement insignifiante au sein de la population.
Le socialisme adopté en Eretz-Israël a été un « socialisme productiviste »
qui s'est occupé de produire des biens, non de les redistribuer
équitablement.
Le mouvement travailliste eretz-israélien a appliqué en même temps
deux types de « socialisme » de nature très différente. Le socialisme
constructiviste, destiné au grand nombre, a été conçu et utilisé comme
mythe mobilisateur, un instrument de la construction nationale. En tant
que tel, son activité première et essentielle a été la production; il tournera
vite au conservatisme. Parallèlement, le mouvement travailliste
encourage et soutient les points de peuplement collectivistes dont le
kibboutz est le modèle le mieux accompli, une application idéale du
socialisme. Mais cette expérience,élitiste dans sa nature, sera limitée à un
tout petit nombre. La population du Yshouv, dans son immense majorité,
a mené une vie totalement étrangère au système des valeurs du
socialisme kibboutzique et à celui des valeurs exaltées dans les
mouvements de jeunesse. Cette dichotomie viendra expliquer la totale
impéritie dont fera montre le mouvement travailliste quand il aura à
intégrer les vagues d'immigration qui arriveront au cours des premières
années suivant la création de l'État d'Israël. Riche de la seule expérience
que peut, en matière d'hommes, octroyer l'art de l'organisation, un art
dans lequel il sera passé maître, le mouvement travailliste n'aura aucun
mal à contrôler les nouveaux venus, mais il ne saura jamais être aussi un
foyer pour eux.
CHAPITRE III

Le socialisme au service de la nation : Berl


Katznelson et le socialisme constructiviste

LA LÉGENDE ET LA RÉALITÉ

Berl Katznelson occupe une place toute particulière non seulement


dans la vie et l'historiographie du mouvement travailliste, mais aussi dans
la mémoire et la mythologie de l'élite politique et culturelle israélienne.
Sa mort, à un âge relativement jeune – cinquante-sept ans (1944) –, alors
que l'histoire en était encore à ciseler la statue de ses compagnons, sa
figure d'idéologue et d'éducateur aux « mains propres » – qui
prétendument ne voulait pas tremper dans la politique au quotidien –, ses
longs discours – qu'il préférait appeler « discussions » – où l'émotivité ne
laissait de partage qu'à la sanctification de la pureté des commencements,
ses contemporains enfin, tout et tous nous ont transmis une effigie taillée
dans le réel et l'imaginaire, dans la vérité et la béatification. Et rien ni
personne n'est venu, depuis un demi-siècle maintenant, retoucher l'image.
Ou si peu ! Pour les Sabras arrivés à l'âge de vingt ans au cours des
années 1940 et 1950, élevés à la lumière de la légende, Katznelson était
le symbole vivant du Yshouv pionnier, d'une société héroïque, saine et
ascétique, qui, unissant les qualités de la fourmi aux forces du Titan,
avait accueilli les vagues d'immigration successives en même temps
qu'elle modernisait le pays. Ces jeunes gens et ces jeunes filles avaient
besoin d'une figure emblématique de l'innocence perdue qui leur servît
aussi d'alibi : le culte de Berl était né. Car on n'utilisait alors que le
prénom Berl pour nommer Katznelson. Ces dernières années encore, un
ouvrage, publié par Anita Shapira356, est venu révéler par un effet de
miroir combien le temps n'a rien terni de l'aura de Katznelson ou de la
représentation nostalgiqueque les Israéliens de vieille souche gardent des
années qu'il a, avec ses amis, vécues et marquées. Par-delà le soin
apporté aux détails et la minutie de l'analyse, qui sont les grandes qualités
de son Berl (pouvait-il être d'autre titre?), Anita Shapira n'a pu – ni
probablement voulu – se défaire de sa propre tendresse infuse pour le
sujet de sa biographie et pour son époque. Une tendresse qui, à en juger
d'après les présentations et les comptes rendus qui ont suivi la parution
du livre, demeure l'une des choses les mieux partagées par les Israéliens.
Car, pour les enfants et petits-enfants des immigrants arrivés avant la
Seconde Guerre mondiale, pour ces jeunes privilégiés nés en Eretz-Israël,
formés dans les mouvements de jeunesse, ces garçons et filles qui ont
étudié dans les prestigieux lycées des grandes villes, bref, pour tous ces
enfants d'une certaine classe moyenne supérieure proche du mouvement
travailliste, cultivée et relativement aisée, qui a donné au pays ses cadres,
Katznelson a été un « moment » indétachable des « beaux jours » de leur
jeunesse. Mort, il est devenu un support de leur hypermnésie, au même
titre que « leur » sable fin des dunes côtières sur lesquelles Tel-Aviv a
construit ses gratte-ciel, « leurs » rondes autour des feux de camp qui
enluminaient « leurs » nuits sur les chantiers de travail (ou colonies de
vacances) en Galilée, ou encore durant « leurs » séminaires de formation
sur le mont Carmel. Que la mémoire ait beaucoup embelli la dureté et la
grisaille des jours que vivait alors le Yshouv n'a pas d'importance et ne
doit en aucun cas nous laisser croire que la place de Katznelson doit, elle
aussi, être réajustée compte tenu de ce que l'on sait des effets de la
mémoire. Katznelson a bien eu une influence considérable sur l'idéologie
et les hommes du mouvement travailliste eretz-israélien. Scruter sa
pensée n'est pas seulement mener une certaine activité intellectuelle, c'est
en même temps repérer les grandeurs et les faiblesses, la logique et les
contradictions, le dit et le non-dit qui ont, dès le début, imprimé
l'orientation d'un mouvement qui se voulait d'abord d'organisation et
d'action mais a bien dû se rendre à la nécessité d'un énoncé doctrinal
minimal.
La pensée de Katznelson n'a jamais brillé par sa rigueur ni par sa
vigueur. Cas unique parmi les théoriciens du socialisme – toutes
tendances et tous continents confondus –, cet idéologue, qui se voulait –
et a été – l'éminence grise et le guide spirituel de sa génération, n'a laissé
aucun essai, aucun traité, aucun abrégémême qui puisse être tenu pour un
exposé ordonné des idées qu'il défendait. Les ouvrages de Katznelson
sont en fait tous des recueils où réapparaissent ses articles déjà publiés
dans les journaux, les textes de ses conférences et ceux de ses discours.
Tous ces écrits, qui se répètent souvent, traitent du quotidien et ne passent
pas l'horizon des besoins de l'heure. Il est probable que réclamer une
architecture plus accomplie, c'est placer la barre trop haut pour
l'autodidacte qu'était Katznelson. Il est vrai aussi que ce militant croyait
plus dans le pouvoir de la parole que dans celui de l'écriture : il était un
orateur ardent et passionnant. Il est vrai encore qu'il n'était pas un meneur
politique mais plutôt ce qu'on pourrait appeler un « rabbin laïc » à l'aise
surtout parmi les croyants de sa secte. Comme tous les dirigeants du
mouvement travailliste, il croyait qu'une idée ne peut avancer que si on
marche avec elle et ne peut être guidée du haut d'une tour d'ivoire ou du
fond d'une bibliothèque. Tout cela vient peut-être expliquer pourquoi
Katznelson n'a jamais été dominé par l'irrépressible pulsion de se
consacrer à l'élaboration d'une œuvre théorique. Quoi qu'il en soit, ce
qu'il nous a laissé est en général d'un niveau décevant; ainsi son fameux
discours « Pour préparer demain », prononcé le 26 février 1918 à la
septième convention de l'Organisation des ouvriers agricoles de Judée,
quelques semaines après l'entrée d'Allenby à Jérusalem. Anita Shapira
dira de ce discours qu'il est un des plus grands que Katznelson ait jamais
prononcés et Israël Kolatt, qui le pare du titre de « discours-programme
», le tient pour la carte d'identité de la deuxième alya et pour sa
déclaration d'intention sociale357. Pour autant, on ne peut réprimer le
sentiment que ce discours tient plus de la conférence au fil de la
conversation que de l'exposé rigoureux d'un programme358. Relu
aujourd'hui, il ne peut laisser une impression indélébile. On peut
néanmoins admettre qu'il a pu marquer un auditoire qui n'était pas en
mesure de « saisir » un modèle théorique.
Dans les deux grands textes qui ouvrent le premier volume du recueil
de ses Écrits et dans son discours du 24 février 1919 lors du congrès qui
décidera de la fondation de l'Ahdout Haavoda, Katznelson donne sa
conception du sionisme. Toute la vision – ou presque – qui a caractérisé,
de tout temps, la ligne de pensée du socialisme national est là, fût-il
postmarxiste ou antimarxiste : l'appel aux sentiments, aux émotions, aux
instincts, aux forces de la vie, la convocation du « vécu », la référence à
la foi commemoteur principal, sinon unique de l'action sociale organisée,
la reconnaissance de la nécessité d'insérer du social dans le national.
Décrivant cette conception, Anita Shapira nous dit combien est
perceptible la proximité du monde de Katznelson avec « celui en lequel
avait cru le Georges Sorel syndicaliste359 ». Mais, cette constatation posée,
elle ne croit pas devoir aller au-delà et tirer les conclusions que cette
parenté impose. Car il est de notoriété publique que l'œuvre de Sorel a
été, au cours des premières années de notre siècle, l'attaque la plus
précise et la plus dangereuse que le rationalisme – marxiste ou libéral –
ait eu à subir.
Rappelons que, pour Sorel, le mythe est la seule force à même d'inciter
les hommes à agir et à persister dans l'action. Les mythes soréliens sont
des « systèmes d'images », c'est-à-dire des constructions permettant aux «
hommes qui participent aux grands mouvements sociaux » de se
représenter « leur action prochaine sous forme d'images de batailles
assurant le triomphe de leur cause ». C'est pourquoi il ne faut pas
chercher à analyser de tels systèmes comme on décompose une chose en
ses éléments, il faut les prendre en bloc comme des forces historiques et
surtout se garder de comparer les faits accomplis avec les représentations
qui ont été acceptées avant l'action. Comme « exemples remarquables de
mythes », Sorel cite « ceux qui furent construits par le christianisme
primitif, par la Réforme, par la Révolution » ; dans la même mesure et de
la même façon, « la grève générale des syndicalistes et la révolution
catastrophique de Marx sont des mythes ». Sorel est parfaitement
conscient de l'importance de cette interprétation irrationnelle du
marxisme : « En employant le terme de " mythe ", je croyais avoir fait
une heureuse trouvaille, parce que je refusais ainsi toute discussion avec
les gens qui veulent soumettre la grève générale à une critique de détail et
qui accumulent les objections contre sa possibilité pratique. » Le
potentiel de cette « théorie des mythes » réside dans le fait que non
seulement elle permet d'écarter « tout contrôle de la philosophie
intellectualiste », mais aussi elle rend intelligibles des phénomènes
historiques, des réflexes psychologiques, des modes de comportement
que « ne saurait expliquer la philosophie intellectualiste »360. Sorel
n'examine pas le contenu des mythes; nulle part il ne définit même le
mot. Il se concentre sur leur fonction sociale : ces mythes sont des «
mythes sociaux », il faut les juger « comme des moyens d'agir sur le
présent »361. Chez Katznelson aussi, le socialisme apparaît souventsous
forme d'un tel « mythe social ». Cette conception farouchement
antirationaliste, qui empruntait aux travaux de Bergson et de Nietzsche,
se dressait d'abord – mais pas uniquement – contre tous les socialismes, y
compris celui de la social-démocratie.
Il est d'autant plus difficile de comprendre pourquoi Anita Shapira s'est
arrêtée en chemin qu'elle a bien relevé les similitudes entre Sorel et
Katznelson dans leurs perceptions de la nature des forces qui gouvernent
les hommes. Ici, il faut pousser plus loin et bien dire que Katznelson
faisait sien le révisionnisme antirationaliste de Sorel qui s'en prenait au
marxisme jusque dans ses fondements. Car le penseur Katznelson a été
très proche de ces intellectuels nationalistes d'Europe occidentale qui
rejetaient le positivisme et critiquaient la raideur et la sécheresse du
rationalisme, qu'ils accusaient d'extirper toute force de vie de la nation.
Ces opinions avaient pénétré la culture occidentale, imprimant certains
esprits plus que d'autres. Et, comme tous les mouvements nationaux, le
mouvement national juif les avait assimilés, devenant de ce fait, à sa
façon, l'un des acteurs de la grande révolution culturelle qui se déroulait
alors. Quand cette révolution s'attaqua au politique, elle le fit en s'en
prenant d'abord au rationalisme, à l'hédonisme et à l'utilitarisme
communs au socialisme et au libéralisme. L'idéologie d'« explosion »
était née, qui allait peser de tout son poids sur le xxe siècle.
Lorsque cette idéologie a pénétré des sociétés encore incapables de
cristalliser en force d'État la vigueur de cette rébellion intellectuelle, la
révolte s'est donné pour but – et souvent elle y a réussi – de gêner
l'implantation de la tradition marxiste et d'empêcher que les valeurs
universalistes de la social-démocratie ne s'installent. Tel a été le cas de la
société en devenir qu'était le Yshouv. La tradition marxiste y était toute
jeune et numériquement très mal assurée. Deuxièmement, un prolétariat
historique fils de la modernisation y était inexistant. Finalement, il
suffisait d'imposer l'exclusivisme juif au socialisme eretz-israélien pour
que celui-ci prît la voie du socialisme national. Ce n'est pas l'effet du
hasard si l'anti-intellectualisme, le vitalisme et l'organicisme de Gordon
et Katznelson ont été pour lui des piliers. Et comme on ne cessera de le
constater, l'appel aux « forces de la vie » et la référence à l'enracinement
physique et spirituel – opposé à l'atomisme du matérialisme mécaniste –
ont été les incantations le plus souvent répétées du socialisme national
juif.
Le « discours-programme » de 1918 bénéficia d'un grand écho auprès
des militants et activistes qui s'affairaient alors pour créer un grand
mouvement politique unitaire. Katznelson lui-même était conscient du
statut de texte de référence que, très vite, on attacha à son discours et se
persuada que tout, ou presque, y était dit. Dix ans plus tard, lors du
dixième anniversaire de la fondation de l'Ahdout Haavoda, il réaffirme
les directives proposées en 1918, ne leur adjoignant qu'un point
supplémentaire qui, de fait, s'est déjà inscrit dans la pratique : la nécessité
impérative de maintenir inchangée la tradition établie :
« Lors de notre préparation des jours à venir, nous ne devons pas
délaisser les instruments de travail et de réflexion que nous avons
déjà forgés ou les sources de pouvoir que nous avons su découvrir
en nous-mêmes. Nous devons au contraire tout faire pour les
sauvegarder et continuer de nous en servir pour persévérer dans la
ligne . »
362

Cette recommandation ne demandait rien de bien nouveau aux


militants de l'Ahdout Haavoda. Elle ne vaut d'être signalée ici que parce
qu'elle sonnait les débuts officiels – et on ne peut plus autorisés – du
conservatisme qui, depuis quelque temps déjà, caractérisait la conduite
des dirigeants du mouvement travailliste et allait marquer leur
comportement jusqu'à la grande défaite électorale de mai 1977.
Même au meilleur de son activité et au sommet de son influence, à
quelques rares exceptions près, Katznelson ne produit rien qui soit d'un
art supérieur à son discours du VIIe congrès des ouvriers agricoles de
Judée. Même ses conférences prononcées en 1928 devant les cadres du
mouvement de jeunesse de l'Ahdout Haavoda ne sont pas d'un ciselé plus
raffiné. Elles traitent de l'histoire du mouvement ouvrier en Eretz-Israël,
des premières années de la deuxième alya à la fondation de l'Ahdout
Haavoda363. Seize années plus tard, Katznelson, véritable patriarche, bien
que déjà gravement malade, est à nouveau invité à parler du même sujet.
Les conférences qu'il donne alors (mai-juin 1944) devant les membres de
la jeune garde du parti Mapaï sont, une fois encore, de la même veine :
l'homme ne s'est pas beaucoup renouvelé et sa pensée n'a pas beaucoup
changé. Les textes des sténographies de ces conférences ont été réunis en
volume dans le tome XI de ses Écrits. Ils sont parmi les plus cités – pour
ne pas dire parmi les plus vénérés – par les biographes et, bien sûr, les
hagiographes.Bien sûr aussi, ils font partie des livres saints de la tradition
écrite et orale du travaillisme eretz-israélien et israélien. Le prologue, qui
se veut une introduction méthodologique, et ses réflexions sur le
mouvement ouvrier international sont d'une banalité consternante. Quant
aux conférences, elles sont surtout une évocation des souvenirs que
Katznelson a conservés des jours et des hommes de la deuxième alya.
Comme le dit Anita Shapira elle-même, les hommes de la deuxième alya
ont toujours été amoureux des hommes de la deuxième alya364. Il est
indéniable en effet que, tout au long des vagues d'immigration, il n'y a
pas eu de groupe d'hommes plus amoureux et imbus d'eux-mêmes que les
hommes de la deuxième alya. « Le miracle de la deuxième alya » : c'est
sous ce titre que Katznelson fait publier le discours prononcé à l'occasion
des festivités du vingt-cinquième anniversaire du commencement de
cette vague d'immigration. La modestie n'a jamais été la vertu cardinale
de cette génération. En 1955, à l'occasion du cinquantenaire de cette
même alya, Ben Gourion se montre convaincu que l'« histoire future »
fêtera le jour où cette alya a commencé « comme un jour de fête
nationale » et se souviendra de lui « comme de l'une des grandes dates de
notre histoire »365. Si une telle focalisation peut être compréhensible en
1928, ou même justifiée en 1944, en 1955 elle ne peut être rien de plus
que le signe patent d'un passéisme égocentrique, si ce n'est le symptôme
d'un conservatisme dangereux.
Mais il faut rendre justice à Katznelson : il ne faisait pas que réécrire
ses souvenirs, et tout ce qu'il a pu dire ou écrire n'a pas toujours été que
banalités. Dans ses grandes conférences on trouve ici et là quelques «
fusées », quelques analyses intéressantes. Mais très souvent, trop
souvent, l'ombre des formules simplistes, des lieux communs et des
platitudes vient couvrir ces moments de lumière. Ces conférences, quand
elles n'engagent pas le fer – comme celles qu'il prononce en 1939 contre
le Hashomer Hatsaïr qui ne brûle pas de s'unir au Kibboutz Haméouhad366
–, sont des « discussions ». Certes, la « discussion » devant les militants
de base de la Histadrout ou les instructeurs de l'Alyat Hanoar (Alya des
jeunes) ne peut être, à cause du niveau de l'auditoire, un mode très
approprié à l'exposé théorique. Pourtant, c'est en elles que l'on trouve les
meilleurs morceaux de l'idéologue du mouvement travailliste eretz-
israélien. Il est tout à fait plausible de mettre cette constatation sur le
compte du bien-être que Katznelson ressentait parmi les hommes de
terrain. Sa fameuseconférence « Pour la perplexité et contre le
badigeonnage », donnée en août 1940 devant les instructeurs de l'Alyat
Hanoar, est l'un des textes les plus impressionnants qu'il ait laissés367. Ce
n'est que vers la fin de sa vie, alors qu'il entreprend de contrer l'influence
du communisme, que Katznelson engage sa pensée dans des recherches
moins collées aux besoins de la politique au quotidien et ce n'est que dans
ces moments que l'on perçoit une tentative d'aller au-delà des nécessités
de la polémique.
En effet, en ce début des années 1940 et avec l'entrée de l'Union
soviétique dans la guerre, une partie de plus en plus large de la jeunesse
regarde avec admiration non seulement l'Armée rouge, mais aussi
l'idéologie du régime soviétique. Il s'agit tout d'abord des garçons et des
filles des mouvements de jeunesse de gauche et de cette génération de
Sabras nés dans les kibboutzim, mais aussi des membres des
organisations militaires et paramilitaires semi-clandestines de la
Histadrout, le noyau dur des forces armées juives à venir. Bientôt, tous
ces jeunes constitueront le fer de lance de l'armée israélienne. En somme,
c'est l'élite de la jeunesse que Katznelson sent se détourner du socialisme
constructiviste pour prêter une oreille attentive à l'appel du marxisme. Il
aura fallu attendre que l'inaltérable confiance en soi dont firent toujours
preuve les fondateurs commence d'être un peu ébranlée et que la situation
soit devenue favorable au Hashomer Hatsaïr, il aura fallu attendre de voir
le Kibboutz Haméouhad glisser entre les doigts du Mapaï pour que
Katznelson choisisse de faire l'éloge de la perplexité. C'est donc un
homme sur la défensive idéologique que l'on voit, début 1940,
encourager la réflexion indépendante et qui, soudain, rappelle les
bienfaits du doute. Le doute auquel il appelle est celui qu'il veut
introduire dans l'esprit de ceux qui ont tendance à ne penser que du bien
du socialisme. Il demande de comprendre les événements historiques
avec un esprit neuf. Il reconnaît que, « de nos jours, l'idée nationale a été
complètement distordue, elle est devenue folle ». Et, paradoxalement,
c'est son opposition profonde aux interprétations marxistes courantes qui
l'amène à comprendre que le fascisme n'est pas une force « conservatrice
» ou « réactionnaire », mais une « force révolutionnaire destructrice ».
Mais qu'on s'entende bien, le socialisme n'est pas moins gros de
dérèglements, pas moins capable de folie. Voyez le communisme : «
Pourquoi ne serait-elle pas perplexe, la génération [...] qui voit où peut
mener le comportementde classe dénaturé et voit ce que devient l'idée de
classe quand elle arrive au pouvoir, [...] un pouvoir qui dénigre toutes ses
promesses [de l'idée] et piétine toutes les valeurs qu'elle avait voulu
défendre 368 ?» À voir ce que l'on voit, les jeunes Eretz-Israéliens
devraient plus que jamais se féliciter qu'en Eretz-Israël on ait instauré un
socialisme du vécu. Alors qu'en URSS le vent de la barbarie balaie tout
sur son passage, ici la jeunesse « respire l'air de l'espérance socialiste,
une espérance qui ne se contente pas de rester une vue de l'esprit mais va
ancrer sa volonté à même la vie369 ».
L'un dans l'autre, le monde intellectuel de Katznelson, même à la fin
de sa vie, n'est pas plus ouvert que celui qu'il s'était construit au
commencement de sa formation370. En 1937, en Suisse, il se trouva en
présence de Rudolf Hilferding, réfugié fuyant le nazisme. Katznelson
savait que ce médecin qui avait préféré se consacrer à l'analyse
économique était l'« un des plus grands socialistes d'Europe ». Dans le
compte rendu qu'il a laissé de cette rencontre, il n'est rien qui laisse
comprendre qu'il connaissait son traité Das Finanz Kapital (1910) et qu'il
savait la place de cette étude dans la réflexion marxiste371. Hilferding
n'était pas qu'un « grand socialiste », il était surtout le plus grand
économiste marxiste après Marx lui-même. Dès sa publication à Vienne,
Le Capital financier a été salué par les socialistes comme l'œuvre la plus
importante parue depuis Le Capital. Il est peu probable que, dans
l'Europe des années 1910-1930, un théoricien du socialisme ou un
dirigeant cultivé de ce mouvement n'ait pas lu ce livre (difficile) ou n'y
ait puisé. Jaurès le citait et le célébrait du haut de la tribune de la
Chambre, Lénine s'en inspira pour écrire, en 1916, L'Impérialisme, stade
suprême du capitalisme. L'ouvrage ne fut traduit en français qu'en 1970,
mais entre-temps il aura paru en sept autres langues, dont le russe en
1912, la langue d'instruction du théoricien du socialisme constructiviste
en Eretz-Israël.
La minceur des écrits théoriques de Katznelson ne témoigne pas
seulement des capacités analytiques de leur auteur, mais est aussi
forcément un révélateur de la somnolence intellectuelle de la classe
politique du Yshouv et l'indicateur d'un comportement provincial et
conservateur. Tout au long des vingt années qui séparent la fondation de
l'Ahdout Haavoda de la seconde conflagration mondiale, la vie
intellectuelle du mouvement travailliste n'a jamais beaucoup dépassé le
niveau qui était le sien au début.Au contraire, ses conceptions nationales
ont plutôt encouragé la fermeture : il fallait protéger la tribu. « Les
hommes de ma génération qui sont venus en Eretz-Israël ont dû d'abord
se boucher les oreilles aux appels assimilationnistes du libéralisme et du
socialisme », déclare Katznelson en 1940 à son jeune auditoire
d'instructeurs de l'Alyat Hanoar, il vous faut maintenant imiter ces
pionniers et avoir la force de boucher les vôtres aux injonctions «
assimilationnistes du communisme, du fascisme et du nazisme »372. Telle
était la logique du nationalisme moderne, et le sionisme n'était pas le
premier mouvement national à adopter cette démarche. Comme tous les
nationalismes des XIXe et XXe siècles, le sionisme travailliste tenait
l'identité culturelle pour indispensable à toute vraie indépendance
nationale. Ce que ces mouvements appelaient « ressourcement » a
toujours suivi un même processus : retour au passé (idéalisé), repliement
sur des valeurs (magnifiées) déclarées « propres à soi », et enfin,
fermeture à l'extérieur et à l'étranger pour mieux ranimer ou mieux
défendre une « tradition ». Pour ces nationalismes, l'étranger n'est pas
seulement l'autre, il est aussi, par définition, l'ennemi. Chez Katznelson,
comme chez Gordon, le monde extérieur est d'abord objet de méfiance.
Tous deux pensaient que le peuple juif avait commencé d'éclater quand il
s'était ouvert aux influences des cultures des pays où il s'était dispersé.
Et, ajoutaient-ils, il ne faut pas croire que l'union de la nation juive sera
plus effective dans son pays si dans ce pays elle laisse s'installer une
culture de bric et de broc prise ailleurs.
L'autre aspect de cette crainte du monde extérieur se retrouve dans la
méfiance que les pères fondateurs professaient à l'endroit de toute théorie
globale. Dès le début des années 1940, Katznelson reprend ses attaques
contre les « discutailleurs » honnis. Ses flèches sont puisées dans le
carquois qui lui avait déjà servi au cours de la lutte idéologique des
années 1910-1920. En avril 1942, aux jours chauds de la querelle avec
l'opposition de gauche, il mêle colère et commisération pour fustiger
ceux qui plient sous « la pression de l'esprit étranger » et rappelle quel
prix élevé le mouvement a payé « son incapacité à résister aux idées
dominatrices qui se propageaient alors dans le monde »373. Pour les pères
fondateurs, la non-dépendance idéologique est depuis toujours une
garantie d'indépendance à l'égard, en tout premier lieu, des doctrines
universalistes, par nature étrangères. En 1931, Katznelsondéclarait déjà
devant les membres du conseil du Mapaï : « C'est notre avantage et notre
fierté que de n'être pas ligotés par une conception théorique préétablie de
la relation entre les choses et leur perception. » Pour lui, la qualité et la
force du Mapaï résidaient précisément dans le fait que ce parti avait été
créé libre de toute référence idéologique précise et définitive : « Nous ne
pouvons que nous féliciter d'avoir, cette fois encore, préféré commencer
par le "faisons d'abord", et non par le "pensons d'abord".374 » Katznelson
ne voulait pas qu'on croie qu'il tenait toute réflexion idéologique pour
inutile ou superflue. Aussi s'empressa-t-il d'inviter à s'y consacrer...
quand le travail de fusion sera définitivement accompli. Pour le moment,
disait-il en somme à l'Ahdout Haavoda et au Hapoel Hatsaïr qui avaient
enfin décidé de consacrer par le mariage leur longue période de
fiançailles, notre vécu commun suffit, l'intendance idéologique suivra.
Cette opinion, arrêtée bien avant 1930, lui avait déjà permis de
stigmatiser en 1927 les disciples de Borochov, lesquels, à son goût, se
laissaient trop enfermer dans le carcan de la doctrine quand ils devaient
se plier d'abord à l'urgence375.
Katznelson ne manquera jamais d'encenser les dirigeants de la
deuxième alya pour avoir su repousser le socialisme « par refus du
socialisme juif sous toutes ses formes. Tous ces modèles n'ont jamais
réussi qu'à entraîner l'assimilation, provoquer l'antisionisme et obliger
[les juifs] à un perpétuel réajustement avec le monde extérieur ». Ces
dirigeants eurent d'autant plus de mérite qu'ils ont « toujours porté en eux
le vécu socialiste et les valeurs du socialisme »376. Quel vécu? Quelles
valeurs? Quand, avant la création de l'Ahdout Haavoda, et surtout dans
les dix années de cour assidue qui précédèrent la fondation du Mapaï, le
Hapoel Hatsaïr rechignait à se laisser entraîner au-delà de la Histadrout et
répondait à l'insistance des promoteurs de l'Ahdout Haavoda par la
question : « Mais enfin, que voulez-vous de nous ? Nous ne sommes pas
socialistes ! », c'est ce vécu qui permettait aux soupirants de répondre en
toute bonne foi : « Vous n'êtes pas meilleurs ou pires que nous, et vous
n'êtes pas moins socialistes que nous »377. Le Hapoel Hatsaïr avait beau
réaffirmer qu'il s'opposait au socialisme avec la plus grande énergie,
Katznelson persistait à le persuader que ce n'était pas rédhibitoire. Et que
le succès de la collaboration des deux partis au sein de la Histadrout et
dans le mouvement kibboutzique était une preuve éclatante, s'il en
fallait,de ce que ne pouvait manquer d'être la fusion politique. S'il est
posé que l'action est ce qui doit imprimer son mouvement à la réflexion,
comme « les formes de peuplement et le fait kibboutzique ont précédé la
systématisation théorique du peuplement378 » (en Eretz-Israël), alors, bien
sûr, les définitions et la pureté doctrinale n'ont plus qu'une importance
secondaire. C'est pourquoi, fort de cette conviction, quand reprend le
débat sur la fusion – nous sommes à la veille de la création du Mapaï –,
personne, au sein de l'Ahdout Haavoda, n'est plus convaincu que
Katznelson de la possibilité d'une fusion « naturelle » entre Ahdout
Haavoda et Hapoel Hatsaïr, alors que ce dernier continue de se déclarer
antisocialiste intransigeant379. Il est vrai encore que le socialisme comme
représentation universaliste de la société humaine n'a jamais eu beaucoup
de signification pour Katznelson. Les principes humanistes auxquels le
théoricien du socialisme constructiviste en Eretz-Israël se plaisait à faire
référence n'étaient pas spécifiquement socialistes, et ceux qui l'étaient
n'ont jamais trouvé grâce à ses yeux.
La même ligne de pensée est suivie durant les années 1930. On la
retrouve par exemple dans le discours qu'il prononce, fin 1935, à la
tribune du congrès constitutif des jeunes sionistes généraux. Le ton
amical, presque paternel, avec lequel l'idéologue principal du Mapaï
s'adresse à ces nouveaux venus, antisocialistes déclarés, tranche sur celui
qu'il emploiera quelques semaines plus tard, lors de la réunion du conseil
de la Histadrout, contre le Poalei Tsion-Gauche. Ce petit parti,
numériquement très faible, est alors composé des anciens du parti Poalei
Tsion qui ont refusé la fusion avec les sans-parti et la création de
l'Ahdout Haavoda. Ils ont réussi à s'assurer une existence autonome à
l'extrême gauche de l'éventail politique. Ils sont la bête noire de
Katznelson. À cette rencontre, tenue le 9 février 1936, celui-ci fait flèche
de tout bois contre ses adversaires de gauche qui, décidément, ne veulent
pas comprendre où sont les priorités. Il leur reproche de chercher encore
une fois, – une fois de trop – à détourner l'attention de ce qui, à son avis,
est le problème le plus urgent. Au lieu de laisser l'organisation ouvrière
travailler tranquillement à trouver des réponses aux questions
d'intégration des nouveaux immigrants et de chômage, la gauche de la
Histadrout réclamait que l'on s'occupe enfin de la « question du
lendemain », c'est-à-dire des relations entre juifs et Arabes380.
En cette année 1936, Katznelson estime qu'il ne peut trouver de
langage commun avec un sioniste qui a l'impudence de soutenir que la
Histadrout ne s'est pas acquittée de tous ses devoirs et n'a pas résolu tous
ses « problèmes essentiels » en décidant de créer un fonds d'aide aux
chômeurs :
« Que n'entrent-ils dans la ronde, ces empêcheurs de tourner en
rond ! Que ne sont-ils comme ces jeunes sionistes généraux
auxquels, il y a peu encore, on prenait tant de plaisir à annoncer
que "votre vision est la nôtre", et auxquels on expliquait : "Parmi
nous aussi, hommes de la deuxième alya, il y en avait qui ne
cessaient de proclamer qu'ils n'étaient pas socialistes [allusion aux
Hapoel Hatsaïr]." Ces déclarations ne les ont jamais empêchés
d'oeuvrer de toutes leurs forces pour installer ici une vie de travail
et une vie sociale d'un autre type, ces déclarations ne les ont pas
empêchés d'être parmi les créateurs du kibboutz et du mouvement
ouvrier d'Eretz-Israël. »

Katznelson était persuadé que les sionistes généraux qui voulaient « le


sionisme, rien que le sionisme », ne pouvaient être indifférents « aux
questions de société et aux questions de sa correction ». Du moment
qu'ils acceptaient le primat de la nation, il n'y avait aucune raison pour
que les sionistes généraux ne retrouvent pas leur compte dans le projet
que Gordon avait défendu et que le Mapaï avait pris sur lui de mener à
bien : une société où « une classe n'en dominerait aucune autre, un peuple
de travail, un peuple affranchi, libre de la domination des autres nations
et libre de toute domination de classe »381. Car « il ne suffit pas
d'intercéder entre les classes pour les amener à un compromis. Mettre en
place le socialisme, c'est étendre l'autorité nationale à des pans toujours
plus nombreux de la vie sociale, leur imposer la volonté populaire jusqu'à
la disparition des classes382 ». N'était-ce pas Gordon qui soutenait que « le
propre du nationalisme est de vouloir la rédemption de l'homme et la
correction de la société383 »? Quand bien même on admettrait que le voeu
d'une société sans classes a été une aspiration réelle du socialisme de
Katznelson, il est impossible d'en déduire que ce socialisme avait quelque
chance d'être admis dans la famille social-démocrate.
Katznelson ne faisait pas un pas sans insister sur la particularité du
mouvement ouvrier d'Eretz-Israël et sur l'originalité des solutions qu'il
proposait. Il tenait sa réalisation la mieux achevée –la Histadrout – et sa
réalisation la plus originale – le kibboutz – pour autant de démonstrations
de la supériorité du mouvementeretz-israélien sur tous les autres
mouvements ouvriers de par le monde. Ces créations, en fait, ont été le
fruit de la nécessité – ce qui ne diminue en rien les qualités propres à
leurs singularités respectives. Le kibboutz, par exemple, est né et a pris
forme au gré des improvisations. Il est venu répondre à un besoin
immédiat : le manque de travail. À l'origine, ainsi que le reconnaît
Katznelson, il n'y a eu aucun choix idéologique. La kvoutza s'est imposée
d'abord comme une création d'emplois et non comme l'application d'un
désir de changer la nature des relations socio-économiques. C'est en
marchant que le kibboutz a inventé un nouveau type de relations
sociales384.
Ici, une parenthèse s'impose : les pères fondateurs n'ont jamais cherché
à camoufler les volontés du sionisme. Il faut reconnaître aussi qu'ils n'ont
jamais cherché à présenter les immigrants de la deuxième alya comme
des pionniers désireux de poser les fondations de quelque utopie
socialiste, au contraire : « Je ne voudrais pas que vous vous trompiez sur
la deuxième alya et alliez penser, comme certains, que ces hommes et
femmes sont venus avec une idée arrêtée de ce qu'ils allaient faire ou
avec une idéologie préconçue et convenue entre eux », précise
Katznelson en 1944 devant la Jeune Garde du Mapaï385. Le peuplement
collectiviste n'est pas né d'une décision consciente : certes, il y avait dans
l'air, du temps des rêves de commune, un désir de solidarité et d'égalité,
mais ces aspirations n'étaient pas le fait des seuls créateurs du kibboutz;
on les trouvait aussi parmi les fondateurs des fermes privées installées
par la première alya, à Zihkron-Yaacov et Rishon-lé-Tsion. La première
colonie agricole qui a commencé de gérer en commun son exploitation,
le collectif de Sedjera, « n'a pas été établie parce que ses fondateurs
voulaient mettre en place une exploitation commune. Leur intention était
politique. Leur intention était : monter la garde. L'agriculture et la
gestion sont venues après, comme on ajoute une musique aux paroles.
Leur rêve était de créer une force juive armée destinée à changer le
régime du pays et à libérer les juifs de la dépendance à l'égard du gardien
arabe ». Le fondement de l'idée n'était d'abord que politique, révèle donc
Katznelson : à l'origine était la « révolte politique juive »386. À l'origine, le
kibboutz n'a pas été voulu comme une application du rêve socialiste mais
comme un moyen parmi d'autres de la conquête d'une indépendance
politique. Cette solution de fortune avait pour autre avantage de
permettre de résoudrele problème des dissensions qui ne cessaient de
s'aggraver dans les fermes nationales entre le directeur professionnel, en
général un ingénieur délégué par l'OSM, et les ouvriers agricoles :
« Les fondateurs d'Oum-Djouni [qui deviendra Dégania, le premier
des kibboutzim] n'avaient pas l'intention d'établir un point de
peuplement collectiviste. En fait, Oum-Djouni a été une révolte
contre le régime des fonctionnaires . » 387
Sur ce point, Ben Gourion n'est pas moins clair que Katznelson. La
description qu'il a faite de l'apparition des premières exploitations
collectivistes correspondent trait pour trait à ce que décrit Katznelson.
Cette description est juste un peu plus affinée :
« C'est en essayant de trouver une solution qui permette et assure le
travail juif que nous sommes arrivés à l'idée de la colonisation
collectiviste, c'est-à-dire à l'idée d'une colonisation fondée sur des
principes totalement différents de ceux qui avaient été jusque-là
appliqués dans la colonisation agricole . » 388

Comme Ben Gourion, Katznelson a toujours été très fier des


réalisations du socialisme eretz-israélien. Les réponses tout à fait
originales que le mouvement travailliste a su trouver étaient, à ses yeux,
la marque indéniable non seulement de sa particularité au sein du
mouvement socialiste, mais aussi, quelque part, de sa supériorité sur les
autres formations qui s'en réclamaient389. Ce sentiment a beaucoup
conforté les pères fondateurs dans leur opinion que le socialisme qu'ils
prônaient devait se garder de toute influence intellectuelle extérieure. En
fait, en réclamant l'autonomie idéologique, ils voulaient surtout prévenir
la critique des gardiens de l'orthodoxie et la frapper d'inadéquation. Car,
tout de même, et tous hommages rendus aux mérites de certaines
innovations encouragées ou promues par les dirigeants de la deuxième
alya, il faut bien reconnaître que le rappel incessant de l'obligation
d'adapter ou de s'adapter a surtout servi d'alibi à la pratique du socialisme
constructiviste.
La détermination à maintenir le socialisme eretz-israélien hors de
portée de l'influence du mouvement socialiste mondial venait d'abord de
la crainte de le voir se laisser emporter par les inférences
internationalistes du socialisme, sa conception de la classe et de la lutte
des classes. Les pères fondateurs cherchaient en même temps à se
défendre de l'accusation qu'ils ne pouvaient manquer d'essuyer de la part
des socialistes, qui n'avaient que méfiance à l'égard des partis socialistes
se réclamant trop de la religion, de laculture, de l'origine ethnique et de
l'histoire antique et trop occupés d'eux-mêmes et d'eux-mêmes
seulement. Pour le mouvement travailliste d'Eretz-Israël, la guerre civile
espagnole, par exemple, ne fut jamais rien d'autre qu'une guerre lointaine,
sans prise directe sur son vécu quotidien.
La nation d'abord, et tout doit servir la nation. Parmi les pères
fondateurs, aucun n'a autant « personnifié » ce refrain ou fait autant pour
l'inscrire dans les esprits que Ben Gourion et Katznelson. En l'espèce, ils
se complétaient parfaitement. Il serait faux de croire que l'un a été
l'homme de la vision théorique et des principes et l'autre, l'homme
d'action et le politicien de la politique quotidienne. Katznelson, le
théoricien et prédicateur, le maître et l'éducateur, n'était pas un politique
moins intraitable que son ami. Son aisance à quitter la bure du pèlerin
pour se glisser dans l'armure du guerrier politique n'avait de semblable
que la rapidité avec laquelle il savait passer du ton du pédagogue à celui
de Cassandre. Si ses colères sont moins légendaires que celles du Vieux
Lion, ses foudres n'étaient pas moins craintes. Quand ce fut nécessaire, il
sut montrer une maîtrise de l'art politique non moins consommée que Ben
Gourion, comme il a toujours su joindre les ressources du coureur de
fond aux finesses du joueur de poker pour mener un combat incessant et
sans merci contre les opposants390.
Ainsi sa contribution à la démocratisation de la vie politique du
mouvement travailliste ne peut être présentée comme exemplaire. Il est
vrai qu'à l'époque de l'Ahdout Haavoda, l'impatience – pour ne pas dire
l'intolérance – était un attribut très répandu parmi les dirigeants du parti.
Même Anita Shapira admet que Katznelson n'a jamais été très tendre
avec les minorités représentées à la Histadrout. C'est aussi son peu
d'inclination à accepter la contradiction qui a retardé la parution de
Davar. En juin 1925, quand, après de longues luttes internes, le premier
numéro de ce quotidien sort enfin des rotatives, Katznelson a obtenu
satisfaction sur toutes ses conditions : il est le seul directeur, et son
pouvoir est sans partage391. Ben Gourion, il est vrai, a jeté tout son poids
du côté des exigences de son ami. L'épisode Davar est venu montrer une
fois de plus combien pouvait être efficace le soutien indéfectible que ces
deux hommes se portaient depuis les jours où, ensemble, ils préparaient
la création de l'Ahdout Haavoda. Une entraide qui a fait preuve de sa
terrible efficacité chaque foisque le parti a dû surmonter une crise. Durant
l'épisode du Bataillon du travail par exemple ou durant l'affaire dite des «
avances », cette affaire de corruption à grande échelle qui éclate à la fin
des années 1920.
Davar, journal de la Histadrout, a été un organe d'un monolithisme
sans faille. De fait, le journal était fermé à toute opinion qui n'était pas
dans la ligne : interdit, bien sûr, aux opposants extra muros de la
Histadrout, mais fermé aussi aux idées non conformes qui pouvaient se
manifester au sein même de la Histadrout. Pour justifier l'imperméabilité
de son journal, Katznelson ne reculait ni devant l'hypocrisie ni devant la
mauvaise foi. Au mieux, il prenait un ton paternaliste qui avait pour effet
de laisser l'opposant pantois de colère – et d'impuissance, puisque les
colonnes censées lui donner la parole lui étaient interdites. Ainsi, Davar
ne donne aucun compte rendu du cinquième anniversaire de la création
du Bataillon du travail. Un silence auquel même Anita Shapira, sa
bienveillante biographe, ne peut trouver la moindre excuse. Katznelson,
il faut le savoir, demandait à ses journalistes un papier sur le moindre feu
de camp organisé par les ouvriers affiliés à la Histadrout392. D'ailleurs,
personne ne se faisait d'illusions. Et ses partenaires du Hapoel Hatsaïr
savaient que, pour exprimer une opinion différente de celles défendues
par Katznelson, il valait mieux la faire publier dans le journal de leur
propre parti, pourtant peu réputé pour son laxisme.
L'intransigeance du directeur de Davar n'avait pas pour raison quelque
volonté mesquine de faire du journal la propriété exclusive de l'Ahdout
Haavoda. Il était profondément convaincu que ses opinions et la ligne de
son parti correspondaient exactement aux attentes objectives du peuple
ouvrier juif du Yshouv et servaient ses aspirations en même temps
qu'elles servaient le projet sioniste. Pour Katznelson, Davar devait être
une arme de guerre. C'était « son » journal, c'était son épée393. Peut-on
demander à un combattant de remettre son arme, ne serait-ce qu'un
instant, entre les mains de l'ennemi? Katznelson refusait d'ouvrir les
colonnes de Davar au Bataillon du travail parce qu'il tenait ce groupe
pour un foyer « de rébellion et de sabotage contre la Histadrout394 ». Il
n'avait que défiance à l'égard des Poalei Tsion-Gauche et des
communistes, ces autres opposants d'extrême gauche.
Le débat démocratique tel qu'il se pratiquait en Europe occidentale
n'était pas son domaine de prédilection. Il aurait bienvoulu priver
l'extrême gauche de toute liberté de parole et voulait qu'on restreigne la
liberté d'expression au sein de la Histadrout « en chassant de ses rangs
quiconque diffamerait son action ou ses institutions, ici ou à l'étranger ».
Diffamer la Histadrout, c'était, par exemple, réclamer qu'elle accepte
dans ses rangs des ouvriers arabes. Katznelson estimait que l'organisation
était en droit de prononcer l'exclusion de ceux qui l'accusaient de
chauvinisme, ceux qui, selon lui, ne cherchaient qu'à semer la discorde
entre ouvriers juifs et arabes395. Le slogan « Un débat ouvert dans l'action
unie » ressassé dans le mouvement travailliste n'a pas été plus respecté à
Davar qu'à la Histadrout. L'organisation ouvrière mise en place par
l'Ahdout Haavoda et le Hapoel Hatsaïr avait été conçue pour servir la
construction du pays : tout homme, toute idée qui demandait à modifier
tel ou tel de ses modes de fonctionnement était inéluctablement rejeté.
Lors des dissensions qui éclatent au sujet de l'attitude à adopter au
lendemain de la révolte arabe de 1929, c'est au tour des militants
pacifistes du mouvement Brit Shalom de sentir l'agilité des ciseaux de
Katznelson396.
Katznelson était prompt à sortir de ses gonds ou à invoquer Anastasie
quand il voulait fustiger les opposants de gauche ou les faire taire, mais il
savait aussi se montrer très indulgent ou regarder ailleurs quand il le
jugeait nécessaire. Chaque fois pour les mêmes mobiles : sauvegarder
l'unité du mouvement et servir ses besoins, tels qu'il les concevait. C'est
ainsi que, toujours au cours des années 1920, il prendra les plus grandes
précautions pour ne pas donner leur vraie mesure à l'impéritie de certains
ou aux affaires de corruption dans lesquelles avaient trempé des militants
de premier rang. La patience angélique dont il fait preuve alors à l'endroit
d'un Rémez qui couvrait des pratiques douteuses et à l'égard de ceux qui
ont plongé la main dans les caisses publiques n'a pas seulement pour
cause l'amitié ou la confraternité pour tel ou tel dirigeant politique ou
économique, il est convaincu que le bien du mouvement nécessite que
certaines vérités soient tues397. L'homme qu'Anita Shapira dépeint comme
un symbole de droiture, celui qu'elle décrit comme « le pilier moral,
l'âme du mouvement », n'a pas eu dans ses fonctions un comportement
moral beaucoup plus reluisant que celui de Ben Gourion398. Tous deux ont
agi au nom des mêmes motifs et des mêmes intérêts supérieurs du
mouvement ou de la Histadrout. Pour tous deux, la pureté des valeurs, la
pureté de la « démocratie formelle » – c'est ainsi qu'ils désignaient avec
un certain dédain les règles de la démocratietout court – ou la liberté
d'expression étaient d'abord fonction des besoins de l'unité de la
Histadrout et de sa capacité d'intervention.
C'est pourquoi, à l'intérieur de la Histadrout, Katznelson n'a supporté
aucune déviation de la ligne officielle et n'a jamais accepté de vrai débat
sur les principes, fixés une fois pour toutes. Il savait se dérober, usait à
merveille de l'insulte directe ou de la vexation par le détour, il maîtrisait
l'art de la réplique hautaine, mais c'était un piètre débateur théorique399.
C'était un grand tribun, mais il préférait haranguer le sérail. Malgré ses
incessantes invites à l'autocritique, il a été un des dirigeants les plus
conservateurs de la deuxième alya. En fait, le conservatisme qui s'est tôt
imposé dans la réflexion du travaillisme eretz-israélien est largement à
mettre au compte de sa vigilance de gardien du Temple. Aux Poalei
Tsion-Gauche qui, en 1934, osaient remettre en cause la séparation entre
ouvriers juifs et arabes, fondée sur l'idée directrice du « travail juif » – ce
principe sacré arrêté dès les premiers jours de la deuxième alya –
Katznelson répondait par un vers du poète national Bialik : « Je hais
autant l'impétuosité du cœur des chiens que l'angélisme des cœurs de
lapin. » Selon lui, en effet, les réticences idéologiques des sionistes de
gauche sont le signe d'une « peur et [d'une] pusillanimité de lapins ».
Elles sont aussi, péché on ne peut plus capital, un signe évident de leur «
parasitisme ». Katznelson prétendait pouvoir comprendre, voire respecter
ceux qui voulaient justifier leur décision de ne pas « monter » en Eretz-
Israël par leur crainte de priver un Arabe de son travail. Mais rien ne lui
semblait plus « méprisable » ni plus hypocrite que de persister dans ces
contorsions morales une fois le pas vers Eretz-Israël accompli. Ceux qui
parlent de réajuster la situation, déclare en substance Katznelson, ont
beau jeu de prendre la pose : ils oublient qu'eux-mêmes ont profité et
continuent de profiter de « la conjoncture que nous avons établie et de la
conquête du travail que nous avons achevée»; ils font mine d'oublier que,
sans l'application du principe du travail juif, le Yshouv était
inévitablement condamné « à n'être jamais qu'une population de
courtiers. Courtiers en terrains ou courtiers en révolution, c'est du pareil
au même»400.
La plupart du temps, Katznelson se contentait de colérer au lieu de
répondre sur le fond. Il n'était pas de ces meneurs à même de convaincre
l'adversaire par la seule force du raisonnement intellectuel.L'émotif qu'il
était jouait souvent les niais. En 1938, à la convention de Réhovot, il
expliquait son soutien à Ben Gourion dans l'affaire du Bataillon du travail
par son désir de corriger « le grand tort qu'on était en train de faire à Lavi
et à Tabenkin401 ». Moins de quatre années plus tard, en octobre 1942, à la
convention de Kfar-Vitkin, l'explication sera tout autre : revenant
d'Amérique, libre de tout préjugé, il ne connaissait pas les détails du
débat; il avait bien essayé de vérifier mais avait été éconduit402. Bref, en
1938, il savait pourquoi, au milieu des années 1920, il s'était
farouchement rangé du côté de Ben Gourion pour abattre le Bataillon du
travail; en 1942, il ne savait plus très bien, il ne savait même pas de quoi
il retournait exactement...
Quand on critiquait devant lui certains agissements de la direction du
mouvement, il répondait qu'il ne savait pas « de qui on parl[ait] ». Quand
la dissension met sens dessus dessous la grande section de Tel-Aviv, il est
de ceux qui ne comprennent pas « de quoi il s'agit et pourquoi la dispute
». Quelques lignes plus loin, il en sait assez pour conclure que « ce qui
s'est passé à Tel-Aviv ne relève pas de la querelle entre fractions mais du
putschisme, [c'est] de la sédition contre le parti et ses institutions ». Prié
d'intervenir dans la « dispute », il avoue qu'il n'est pas un « défenseur
inconditionnel de l'appareil », mais il est tout feu tout flammes pour
dénoncer « ces alliances sacrilèges entre les hommes du secteur agricole
pionnier et les ouvriers salariés »403. Voilà que la fraternisation entre les
ouvriers des villes et les collectivistes des kibboutzim, qu'il n'avait
jusque-là cessé de porter aux nues – la fierté de la Histadrout, la preuve
patente de la supériorité et de la singularité du mouvement ouvrier eretz-
israélien ! –, devenait soudain « sacrilège », impie.
Les emportements verbaux de Katznelson n'étaient pas qu'une
technique de discours de politicien émotif. L'émotion ne le conduisait
quand même pas à oublier son idéologie. Si parfois ses déclarations ou
ses prises de position semblent avoir été des réactions « adaptées » aux
besoins de la conjoncture ou aux nécessités de la lutte du moment, elles
n'en étaient pas moins toujours rattachables à la même trame « implicite
» des conceptions globales du socialisme national qu'était le travaillisme
eretz-israélien. Souvent, elles étaient même un énoncé concis ou une
révélation en clair de ce qui –pour toutes sortes de raisons– n'avait pas été
explicitementdéclaré auparavant. Ainsi, il faudra attendre l'aggravation
des conflits internes, qui finiront par mener le Mapaï à la scission de
1944, pour que, sous le coup de la colère, Katznelson lève le voile
jusqu'au dernier pan et indique de façon lapidaire la place véritable que le
mouvement travailliste a toujours réservé à l'ouvrier, en tant qu'individu,
dans le projet sioniste. La remontrance dirigée contre l'alliance entre le
kibboutz Haméouhad et la section de Tel-Aviv du parti dans leur querelle
avec la direction de ce dernier est édifiante. Vous ne comprenez pas, dit-il
aux représentants du mouvement kibboutzique, que votre comportement
« [...] n'élève en aucune façon l'ouvrier isolé au statut d'associé à
part entière dans l'entreprise pionnière. Ce n'est pas de lui qu'on
exige la participation et l'effort, ce n'est pas à lui qu'on demande
une vision socialiste pionnière de l'économie du pays. En remettant
cette entreprise entre des mains qui n'ont rien fait pour elle, vous la
dénaturez. L'adjonction artificielle d'hommes de fractions et de
ligues à l'entreprise pionnière ne les mènera pas à une éthique
nouvelle ou à une autre culture, pas plus qu'elle ne les rendra plus
aptes à trouver leur place dans cette entreprise. En revanche, si
l'entreprise pionnière est attelée au chariot de ces hommes, le
pionnier, jusque-là libre et indépendant dans son monde à lui, sera
immanquablement tiré vers le bas et réduit à n'être plus qu'un
individu sans vocation précise dans une "machine" politicienne
dont il ne sait ni comment elle s'alimente, ni comment elle
fonctionne ».
404

C'est aux mains calleuses des ouvriers du bâtiment et à celles des


dockers qui ont construit et fait Tel-Aviv, et non à celles des apparatchiks
dociles, que songe Katznelson lorsqu'il parle de ces mains qui n'auraient
en rien contribué à « l'entreprise pionnière » et à « la vision socialiste »
qui la porte. Pour lui, l'ouvrier, quand même il aurait transpiré sang et eau
pour agrandir le port de Haïfa ou bâtir Tel-Aviv, ne pouvait être assimilé
au pionnier qui avait commencé et pratiqué la colonisation agricole et le
repeuplement de la terre hors des villes. En réalité, malgré les
déclarations sur « l'aristocratie ouvrière », Katznelson et les autres
dirigeants du mouvement travailliste ne plaçaient l'ouvrier des villes qu'à
un rang bien secondaire dans la hiérarchie des travailleurs d'Eretz-Israël.
En ces dernières années 1930, l'opposition – qui devint la majorité après
« l'alliance sacrilège » et prit la direction de la section de Tel-Aviv de la
façon la plus démocratique possible– était entraînée par Dov Ben
Yérouham, un vrai meneur ouvrier. Aux yeux des dirigeants de la
Histadrout, Ben Yérouham et ses partisans étaient un ramassis de
démagogues vulgaires et irresponsables qui parlaient encore, quelquefois,
en yiddish. Pouvait-on imaginer hommes plus incultes405 ! Ces rustres et
ces frustes avaient pourtant construit Tel-Aviv. Ils étaient aussi ceux qui
souffraient vraiment de la crise économique que connaissait alors le pays.
Ils étaient le seul authentique prolétariat juif de l'époque.
Cette perception de l'ouvrier et de sa place dans l'entreprise sioniste
explique pour beaucoup la fracture de la société apparue durant la
période du mandat. Elle explique aussi pourquoi la société israélienne a
continué de fonctionner de la même façon une fois l'État institué. Car
c'est à cette perception que les pères fondateurs doivent leur
impréparation quand, une fois l'État fondé, ils sont amenés à faire face
aux problèmes d'une société normale. Il apparaît que Katznelson n'était
pas vraiment concerné par le statut économique et social du travailleur
salarié urbain – en fait, de l'ouvrier en général – mais plutôt par ses
potentialités de second. Le rôle de ce travailleur était de porter main-forte
au « détachement d'élite » des colonisateurs agricoles. Katznelson n'a pas
montré plus de hauteur de vues dans son approche de l'autre grande
question qui aurait dû l'interpeller : celle des Arabes de Palestine. Pour
lui, le sionisme était un mouvement colonisateur, pas une poussée
colonialiste, une armée de libération, pas une troupe d'occupation; il était
de ce fait au-dessus de tout soupçon et n'avait de comptes à rendre à
personne sur sa démarche ou ses actes. Et puis, expliquait Katznelson,
l'opposition de la population arabe au projet sioniste n'était jamais que la
conséquence de sa composition sociale et le résultat de sa soumission au
régime des grands propriétaires terriens et des effendis effrayés par le
souffle révolutionnaire que portait le sionisme406.
Katznelson, en revanche, ne s'est jamais laissé entraîner par le mythe
de la conquête du sol au prix du sang407. Au lendemain des émeutes arabes
de 1929, il n'hésite pas un instant à condamner fermement et clairement
le poème insultant pour les Arabes – « La guerre de Jérusalem, poème de
la victoire » – que vient de faire paraître Aharon Réuvéni. Et à son ami
d'enfance, le poète David Shimoni (Shimonowitz), accouru au secours de
Réuvéni, il fait parvenir une lettre toute de colère où l'indignation le
dispute à la stupéfaction pour rejeter tout ce qu'il y a de
nationalismegrinçant dans ce texte, son accusation collective, son appel à
la loi du talion408. Cela dit, sur le plan politique, la position de Katznelson,
peu attentif à la question arabe409, était plus proche de celle de Tabenkin,
qui refusait de reconnaître l'existence d'un mouvement national arabe,
que de celle de Ben Gourion. Le leader de l'Ahdout Haavoda, que la
question des Arabes de Palestine n'a jamais cessé de préoccuper, avait
choisi de l'appréhender avec l'approche pratique qui a toujours caractérisé
sa réflexion :
« La question de savoir si oui ou non il existe un mouvement
national arabe est secondaire. Ce qui importe pour nous est de
savoir si un tel mouvement attire les masses à lui. Nous ne le
considérons pas comme un mouvement de résurrection, et sa valeur
morale est suspecte à nos yeux, mais d'un point de vue politique il
s'agit bien d'un mouvement national . » 410

LA NATION D'ABORD

Ce principe est au fondement de l'idéologie qui a donné naissance au


mouvement travailliste d'Eretz-Israël, et il a été l'axe de toute son action.
On a vu comment l'élimination du parti Poalei Tsion avait marqué la fin
de l'idée de tenter l'expérience de cohabitation entre nationalisme et
universalisme. Une idée que Gordon avait rejetée et à laquelle il opposait
celle du « nationalisme entier ». Si les socialistes qui vont bientôt fonder
l'Ahdout Haavoda adoptent les conceptions de Gordon, ce n'est pas qu'ils
les croient plus praticables étant donné les réalités locales, c'est qu'elles
vont dans le sens de leurs propres conceptions, acquises souvent bien
avant leur arrivée en Palestine. De tous les théoriciens qui se chargent de
terminer le travail déjà bien ébauché par Gordon, c'est Katznelson qui
ajoute l'apport décisif. Alors que le premier avait écarté et combattu le
socialisme de toutes ses forces, le second va le « récupérer » et l'inféoder
aux objectifs du mouvement national juif. Pour ce dernier, le socialisme
est à retenir d'abord et surtout pour ses qualités de mythe mobilisateur.
Au moment où tous les partis socialistes européens ont le plus grand mal
à se protéger, sans toujours y réussir, de la pénétration du nationalisme
dans leur espace conceptuel et même dans leurs rangs, une solution de «
synthèse », qui tient plus de la superposition, est proposée en Eretz-
Israël. Au sens strict du terme,l'invention trouvée en Eretz-Israël n'en est
pas une. Des compositions semblables avaient été formulées quelque
temps auparavant et certaines, de la même inspiration, s'étaient déjà fait
connaître au moment où Katznelson – et beaucoup d'autres dirigeants de
la deuxième alya – façonnait la sienne. Ces précisions posées, on peut
quand même remettre un certificat d'innovation au modèle eretz-israélien.
Katznelson, en effet, ne connaissait pas, ne pouvait connaître les travaux
de Maurice Barrés ou d'Enrico Corradini; il ne connaissait pas plus ceux
des syndicalistes révolutionnaires français ou italiens. On peut donc dire
que les grains dont est sortie la mouture socialiste nationale eretz-
israélienne étaient, en fait, eretz-israéliens – au moins pour une bonne
part.
Pour tourner l'interdit dont ne peut manquer d'être frappée toute
velléité de cohabitation entre nationalisme et socialisme à cause de leurs
finalités, les dirigeants de la deuxième alya vont mettre les valeurs
universalistes du second au service des valeurs particularistes du premier.
C'est de la même démarche et des mêmes raisons que procède la
subordination de l'intérêt individuel à l'intérêt national exigée par les
chefs du travaillisme. Au niveau pratique – en attendant la réunion de la
nation –, il s'agira de préférer le bien du Yshouv au bonheur personnel.
En attendant l'État, il s'agira d'obéir aux organisations qui œuvrent à son
avènement et le préfigurent : la Histadrout, bien sûr, mais aussi le parti ou
les institutions du mouvement pour le repeuplement. Tout le monde doit
se mobiliser. Même les kibboutzim et les moshavim, malgré leur
vocation d'autosuffisance sociale et économique, ne doivent pas oublier
qu'ils ne sont chacun que des unités et, en tant que telles, doivent
discipline à l'intérêt général dont la Histadrout est le dépositaire.
Dans le système construit par le mouvement travailliste eretz-israélien,
tout individu ou groupe social se retrouve engagé au service de la nation,
soit directement, soit par le biais d'une organisation plus large. Nous
avons vu plus haut que Gordon posait la prééminence du groupe sur
l'individu comme le postulat de la reconstitution de la nation juive sur
son territoire : l'individu est partie organique de la nation, c'est la nation
qui lui confère sa substance. Le nationalisme intégral ne disait pas et ne
dirait pas autre chose. Le postulat gordonien est si bien admis par les
dirigeants de la deuxième alya qu'ils veulent l'imposer à tous lesesprits.
Eliahou Golomb ne craint pas de le « rappeler » même aux congressistes
réunis à l'occasion de la première assemblée générale du Bataillon du
travail (juin 1921) : « Nous pensons que ce sera grâce à la maîtrise de la
société sur l'individu que la construction [du pays] se fera, et non par
quelque voie anarchique411. » Précisons que les hommes et femmes du
Bataillon du travail étaient ceux qui, en Eretz-Israël, avaient entrepris les
initiatives les plus conformes à la philosophie du socialisme. Golomb,
comme les autres dirigeants de la deuxième alya, voulait croire que la
domination de la société sur l'individu est un commandement socialiste.
C'est ce qui explique pourquoi la Histadrout n'a pas été conçue comme
une organisation porteuse de sa propre finalité. Elle ne devait être que
l'outil de la conquête du territoire et de la reconstitution nationale. Le
kibboutz non plus ne devait pas avoir d'autre vocation ni d'autre usage.
Le 25 février 1927, s'adressant au conseil de l'Ahdout Haavoda,
Katznelson explique pourquoi il a été amené à combattre le Bataillon du
travail. Son argumentation donne en passant un parfait résumé du rôle
que les dirigeants de la Histadrout assignaient au kibboutz :
« Cette idéologie du Bataillon, qui voyait dans le kibboutz un
objectif supérieur et voulait réduire la vie économique, sociale et
politique aux dimensions de la vie du Bataillon, cette idéologie
était négative et dangereuse. En revanche, je suis pour le kibboutz
outil de la Histadrout . 412
»

Même Tabenkin, le fondateur-leader du Kibboutz Haméouhad, pensait


que sa tâche principale était de contribuer d'abord au développement du
pays :
« En quoi réside l'idée du kibboutz? Le kibboutz doit prendre part
au développement rapide de notre pays par le moyen de la
commune et par le dépassement que chacun de nous doit à la
volonté de construire en vue d'accueillir la grande alya qui viendra
demain. Ce qui est installé aujourd'hui doit pouvoir intégrer ceux
qui arriveront demain . 413
»

Les pères fondateurs attachaient une importance capitale au


fonctionnement parfait des institutions qu'ils avaient mises en place. Ils
n'étaient pas disposés à laisser s'y installer l'ombre d'une gestion –
économique ou politique – vraiment indépendante. Cette obsession a été
la cause principale – il y en eutd'autres – de leur décision de démanteler
le Bataillon du travail. Les kibboutzim aussi n'avaient de réelle
autonomie que dans la distribution intérieure des tâches. Non seulement
ils n'étaient pas propriétaires du sol sur lequel ils s'étaient installés (non
pour se conformer à quelque référence socialiste mais parce que le
nationalisme des travaillistes ne voulait de propriété du sol que
nationale), mais encore ils n'avaient pas la possibilité de commercialiser
librement leur production, pas plus qu'ils n'avaient le pouvoir de décider
où acheter leur approvisionnement ou leur matériel ni quand et chez qui
ils pouvaient contracter un emprunt financier. La Histadrout a combattu
avec la dernière énergie toutes les tentatives des kibboutzim et moshavim
de se lier par contrat direct avec l'Organisation sioniste mondiale. Dans
l'esprit des pères fondateurs, la Histadrout, pour répondre à sa vocation
nationale, se devait de tout contrôler. Katznelson avait déclaré :
« Notre mouvement a pour charge d'installer la souveraineté
nationale : notre combat dans les rangs du sionisme a porté et porte
toujours contre l'anarchie, l'arbitraire, le relâchement et les
caprices. Nous avions tous bien compris que nous ne pouvions
édifier une société sur des fondements de liberté illimitée. Nous
savions qu'il fallait des lois et des règlements. Et nous avons
longtemps insisté pour que le kibboutz aussi les respecte . » 414

On est pour le moins surpris d'entendre Katznelson signaler que le


mouvement travailliste aurait eu à combattre les courants anarchistes qui
l'auraient traversé. Ils ont été pratiquement inexistants, et personne n'y a
jamais réclamé une liberté illimitée. Les doigts d'une seule main auraient
très largement suffi pour compter les hommes importants qui, tel Eliezer
Yaffé, l'un des concepteurs de l'idée du Moshav et un des fondateurs de
Nahalal, demandaient un peu plus de latitude dans leur action. Ensuite,
quand des paroles d'impatience ont pu être prononcées ici ou là, quand
des forces centrifuges ont voulu s'organiser en telles ou telles rares
circonstances, la direction du mouvement ne leur a laissé ni l'occasion de
se reproduire ni les moyens de pousser plus avant leurs velléités. En fait,
le mouvement travailliste d'Eretz-Israël a été un mouvement d'hommes
exemplaires dans leur discipline et leur conformisme.
Katznelson a toujours rejeté la théorie qui tient la société pour une
addition d'individus. Cette conception individualiste, héritageessentiel de
la philosophie des Lumières, avait été adoptée, on le sait, par le
libéralisme comme par le socialisme, caractéristique commune qui avait
amené les deux systèmes à tenir l'individu pour la finalité de la société.
C'est ainsi que des théoriciens comme Bernstein ou Jaurès ont pu voir
dans le socialisme démocratique le successeur naturel du libéralisme.
L'approche universaliste, rationaliste et individualiste du socialisme était
complètement étrangère à tous les nationalistes révolutionnaires.
Katznelson a consacré beaucoup de temps et d'efforts à essayer de définir
et de situer la place de l'individu dans la société, surtout dans une société
pionnière. Cette recherche l'occupe particulièrement lors de la
controverse qui éclate entre les membres des moshavim et la direction du
mouvement au moment de la création de la compagnie Nir, une société
par actions où la Histadrout s'était assuré la majorité des parts. En même
temps qu'ils annoncent la naissance de la nouvelle compagnie, les pères
fondateurs font savoir leur intention de lui transférer la propriété sur les
moshavim. Cette décision crée un malaise dans ces villages semi-
collectifs que sont les moshavim, car, de fait, elle rend insoutenable leur
dépendance à l'égard de la Histadrout. Eliezer Yaffé prend la tête de
l'opposition à cette dernière manifestation du centralisme histadroutique.
De la tribune de l'assemblée des exploitants agricoles, réunie en 1926
pour voter les statuts de la compagnie, Katznelson met les choses au
point : « Notre mouvement veut instaurer une société qui reconnaisse sa
place à la liberté individuelle. Mais l'individualisme extrême qui pose
l'individu comme essentiel et finalité ne peut convenir à notre
mouvement, pas plus qu'il n'est conforme à notre culture et à nos
besoins415. » Aucun socialiste, de quelque obédience fût-il, ne pouvait
approuver une telle déclaration. Marx et tous les marxistes après lui ont
toujours insisté sur le principe de la centralité de l'individu dans la
société. Que l'URSS ne l'ait jamais respecté tient au fait que le marxisme
n'y a jamais été appliqué. Ce sera d'ailleurs sur la perception au quotidien
de ce principe que le mouvement socialiste se divisera.
Accusé de l'effriter et de battre sa puissance en brèche, l'individualisme
était aux yeux des nationalistes révolutionnaires le plus grand danger que
pouvait courir la nation. Aucune forme de vie, aucune latitude ne devait
être permise à cet ennemi sournois. Le mal court, il est partout : « Voyez
l'Europe, avertit Katznelson, là-bas,parallèlement à l'agonie des régimes,
on assiste à une déliquescence des sociétés; là-bas, on a laissé le
byronisme et le nietzschéisme tranquillement nidifier. » Comme tous les
nationalistes, Katznelson soutient qu'aucune société n'est à l'abri, aucune
ne peut considérer sa guerre de l'unité gagnée, même la mieux constituée,
même la mieux soudée. À plus forte raison une jeune société en lutte
pour son existence. Une société, toute société a besoin d'un éthos
héroïque qui stimule l'individu et l'incite à se mettre au service de
l'ensemble : « Quand une société ne peut plus produire l'héroïsme
individuel, un au service de tous, elle est réduite à se contenter du héros
individualiste, coupé de la société ; elle se fabrique alors une idéologie de
la nostalgie, un romantisme qui, soit dit en passant, n'a donné naissance
ni à des héros ni à des hommes d'action. » Le sionisme, justement, n'est
pas un romantisme, « le sionisme est un mouvement social. Il a donné le
mouvement Hehaloutz [le Pionnier] et des héros comme Trumpeldor, des
formations et des hommes qui n'ont pas été les produits de quelque
esthétique individualiste, mais les fruits d'un idéal de devoir social strict
et exigeant »416. Tout, dans ces formules, rappelle ce que les théoriciens
européens du nationalisme radical ne cessaient de répéter depuis la fin du
XIXe siècle.
Sur ce point, comme sur la plupart des sujets vraiment importants,
Katznelson et Ben Gourion partageaient la même opinion. « Il n'y a pas
de place ici pour l'intérêt individuel, c'est l'intérêt général qui prime »,
tranche Ben Gourion lors de la réunion du comité exécutif de l'Ahdout
Haavoda qui se tient en octobre 1921417. L'ordre du jour était de définir la
nature du parti. À cette époque, Ben Gourion rêvait de faire du parti
quelque chose qui tienne à la fois de l'armée du travail, avec ce que cela
implique de discipline, et de la communauté de prêtres, avec ce que cela
implique de dévouement et de sacerdoce. Mais ce qu'il cherchait par-
dessus tout, c'était à insuffler aux militants d'abord, à tout le Yshouv
ensuite la conviction de l'union sacrée. En 1926, interpellant les
contestataires opposés au statut que les dirigeants du mouvement «
proposent » pour la compagnie Nir, il se range une fois de plus du côté de
Katznelson : « En employant le mot "sacré" nous voulons exprimer notre
indéfectible attachement spirituel à la chose qui nous est la plus chère :
l'union. Je veux qu'on le sache, l'union du mouvement ouvrier est sacrée,
l'union de la Histadrout est sacrée418. » Malgré les oppositions, la
compagnie est créée, avec les statuts que lui ont prévus les dirigeants de
laHistadrout. Comme dans l'affaire du Bataillon du travail, les opposants
n'ont eu d'autre choix que de se soumettre. Le primat du mouvement,
préfiguration de l'autre primat, celui de la nation, a été, une fois encore, le
seul à décider. Avec l'affaire Nir, un troisième principe est définitivement
mis en place qui aura une influence déterminante sur la vie et le
fonctionnement du mouvement ouvrier eretz-israélien : le principe de
l'infaillibilité des dirigeants. Dorénavant, quiconque refuse obéissance ou
doute trop longtemps du judicieux d'une décision de la direction du
mouvement se condamne à la mort politique, à la déchéance économique,
souvent proche du dénuement, voire à l'exil.
Désignés par l'histoire, les pères fondateurs entendaient bien ne pas la
décevoir : « C'est en toute conscience et en toute liberté que nous avons
pris sur nous de mener à bonne fin toute la tâche, celle de la mission
historique de la résurrection du peuple comme celle de la révolution par
le travail419. » La mission était sacrée; rien ne devait l'entraver, tout devait
la servir. Ce n'est ni par hasard ni par facilité que des hommes comme
Ben Gourion et Katznelson choisissaient un vocabulaire religieux chaque
fois qu'ils évoquaient la « sainteté » de la tâche. Chez le second on
reconnaît même le puritanisme et l'ascétisme du judaïsme ultra-
orthodoxe. Katznelson a pu, selon les conditions et les besoins de la
circonstance, varier dans ses conceptions sur l'égalité, la propriété
publique ou la propriété privée, jamais il ne variera dans sa perception de
la mission nationale : sacrée.
« La Histadrout est une division [corps d'armée] de notre force
nationale et le noyau de la souveraineté juive », soutenait Katznelson420.
Cette définition vient préciser ce qu'on entendait alors par « unité de la
Histadrout » et « union du mouvement ouvrier ». Ce qu'exigeaient les
dirigeants du mouvement était l'obéissance et non la cohésion autour
d'une idéologie. Pour être membre de la Histadrout, une seule qualité
était nécessaire, respecter en tout temps et sans appel les instructions de
ses institutions, ne jamais remettre en cause l'autorité de son appareil. La
Histadrout, il faut le souligner, ne s'est jamais considérée comme une
organisation volontaire classique : elle réclamait un pouvoir souverain,
généralement réservé à l'État. À défaut d'être en mesure d'utiliser la
menace de la sanction judiciaire, elle a instauré la menace de la sanction
économique et de la sanction sociale. Dans l'esprit de ses fondateurs, de
tels moyens lui étaient nécessaires comme la contrainte juridique est
nécessaire à l'organisation étatique. On avu alors cette organisation
économique et sociale s'arroger des prérogatives de répression qui, en
l'absence de règlement fondé sur le droit, ont dépassé en étendue celles
d'un État de droit démocratique. On a vu alors cette organisation se
laisser aller à des agissements peu reluisants, parfois brutaux, pour
imposer l'ordre en son sein. Quand des hommes ou des organismes à elle
ne voulaient pas comprendre le vrai sens de la « discipline librement
consentie », ou refusaient d'entendre l'invocation à « la responsabilité
publique qui nous incombe », elle n'a jamais hésité à recourir à des
pressions de toutes sortes pour protéger la signification pratique qu'elle
attachait à ces euphémismes.
La Histadrout aussitôt créée, ses dirigeants se sont employés à réunir
entre leurs mains le pouvoir le plus large possible. Les débats d'idées,
rares de toute façon, ne les intéressaient pas, et les déviations
idéologiques ne les inquiétaient que si elles risquaient de porter atteinte à
l'unité structurelle de l'organisation. L'opposition des Poalei Tsion-
Gauche et du Hashomer Hatsaïr, par exemple, n'a jamais troublé outre
mesure les fondateurs de la Histadrout. Tant que la nuisance demeurait
verbale seulement, les militants de ces formations pouvaient discourir
tout leur content et vider leur colère du haut de la tribune. Mais que les
questionneurs ou les gens pris de doute se regroupent en mouvement
organisé, comme le Bataillon du travail, que des mécontents se rejoignent
et s'organisent en opposition institutionnelle, comme le groupe
Kaplanski-Kolton, que certains combattent bec et ongles pour conserver
leur indépendance à l'égard d'une institution, comme David Bloch, maire
de Tel-Aviv de 1925 à 1927, qui voulait protéger l'autonomie de la Caisse
des ouvriers d'Eretz-Israël, et les dirigeants se dressaient immédiatement
sur leurs ergots et faisaient sentir la lourdeur de leur poigne. Beaucoup,
parmi les opposants et dissidents irréductibles, ont été réduits à la misère.
Les jeunes gens du Bataillon du travail qui avaient persisté dans leur
refus de rentrer dans le rang ont été les premiers à mesurer jusqu'où
pouvait aller la rancune des chefs du mouvement travailliste. Quelques-
uns n'ont eu d'autre choix que de s'exiler. Un David Rémez en revanche,
qui mène Solel Boneh à la faillite, manquant d'entraîner dans la chute
toute la Hevrat Ovdim, bénéficiera de – presque – toutes les indulgences.
Rémez, il est vrai, avait toujours été un modèle d'orthodoxie. Après
quelques années de purgatoire dans une petite pièce reculée de
l'immeuble de la Histadrout,il succédera à Ben Gourion au poste de
secrétaire général de la Histadrout. Il restera en place treize ans, avant de
devenir ministre. Personne, encore, ne sera inquiété d'avoir touché des «
avances », ces « prêts » – ces cadeaux – prélevés sur les caisses de la
Histadrout : les bénéficiaires étaient tous de hauts responsables du
mouvement qui avaient toujours su faire montre d'une discipline
exemplaire. Tout était pardonnable, impéritie ou malversation, hormis le
péché d'insubordination. De l'affaire du Bataillon du travail à celle des «
avances », une conception de la vie publique était née qui tenait le
conformisme politique, la solidarité du groupe et la discipline pour les
qualités supérieures attendues de l'homme politique.
Katznelson n'a jamais admis qu'on puisse avoir le moindre doute sur la
nature du sionisme et sur sa vocation. En 1929, faisant le point sur
l'action de l'Ahdout Haavoda dix ans après sa création, il affirme : «
L'entreprise sioniste est une entreprise de conquête. Et je veux qu'on
comprenne bien que, pour moi, la définition de cette entreprise en termes
militaires n'est pas une formule rhétorique421. » Pour Katznelson en effet,
tout devait être mis à la disposition de l'entreprise nationale du sionisme,
comme on accorde tous les moyens à une armée pour qu'elle gagne la
guerre : « Pour nous, l'alya est le critère de tout. » Pour soutenir ceux qui
arrivent et préparer l'accueil de ceux qui suivront, il demande que « tout
système économique soit jugé à son aptitude à créer du travail »422.
Ailleurs il dira : « Le succès du mouvement de résurrection nationale de
notre temps, qui en est peut-être à sa dernière tentative et donc la plus
importante, dépend de deux choses : les capacités de la nouvelle alya et
la capacité du pays et du gouvernement national à accueillir tous ceux qui
vont arriver423. »
Comme tous les nationalistes de son époque, Katznelson était
conscient que « la volonté nationale, pétrisseuse de réel, ne peut être
neutre, sans volonté sociale ». Cette conviction est la clé de voûte de la
conception globale du mouvement travailliste. Et comme tous les
mouvements nationalistes qui combattaient pour l'indépendance ou tous
les partis nationalistes qui luttaient pour le pouvoir dans leurs pays, le
mouvement nationaliste d'Eretz-Israël avait lui aussi compris la nécessité
de promettre une libération sociale en même temps que la libération
nationale : « Notre mouvement national est fils de son temps, il est à
l'image des idées qui le portent. La volonté de résurrection nationale et la
volonté delibération du travailleur ne sont-elles pas une même volonté
dans le cœur du pionnier? » Katznelson voulait une « société juive bâtie
sur des fondations plus saines, plus libres, plus créatrices424 ». Dans ces
phrases, prises dans le long discours déjà cité, « Pour préparer demain »,
pas un mot que tout idéologue nationaliste du XXe siècle n'aurait pu tout
naturellement prononcer, une fois le mot « juif » remplacé. Katznelson
était typique de ce nationalisme nouvelle coulée qui, depuis la fin du
XIXe siècle, soutenait que le nationalisme ne pourrait jamais être entier,
intégral, sans une dimension sociale et s'il ne se rangeait aux côtés du
travailleur contre la finance « boursicoteuse et improductive ».
Katznelson condamne vigoureusement tous ceux qui tiennent à
présenter le capital comme dangereux par nature pour le mouvement
ouvrier. A ses yeux, la propriété privée n'est une bonne ou mauvaise
chose qu'en fonction de l'utilisation qui en est faite. Si le capital privé
s'associe à la conquête de la terre en créant du travail juif et, surtout, en
assistant l'entreprise de peuplement agricole, ce capital est « positif »,
constructif425. Tout est bien qui sert la colonisation, fer de lance du
sionisme qui est, lui, d'abord un « mouvement de peuplement426 ».
Katznelson le dit et le répète chaque fois qu'il peut : « Je l'ai déjà précisé,
la vocation de notre mouvement est la colonisation », elle est « à l'origine
de nos désirs et de leur raison d'être »427. Quelquefois, semble-t-il,
Katznelson a des doutes sur la perspicacité dont son mouvement a fait
preuve en réservant une place centrale au peuplement agricole
collectiviste. Il fait part de ces hésitations, surtout à la fin de sa vie. Faut-
il expliquer ces hésitations par des raisons circonstancielles ?
Probablement. On a quelque mal en effet à détacher ses remarques – son
repentir? – du moment où elles sont prononcées. En ce début des années
1940, les dissensions avec le Kibboutz Haméouhad et le Hashomer
Hatsaïr sont au plus vif. Katznelson se rend compte alors que les
directeurs de conscience du mouvement kibboutzique, eux aussi
véritables « rabbins laïcs », sont en train de prendre plus d'ascendant sur
les mouvements de jeunesse que les militants du parti : « J'ai de l'estime
pour le mouvement kibboutzique et je pense qu'il a un rôle historique. Il
faut néanmoins se garder de la tendance à vouloir substituer le
romantisme de la vie en kibboutz au romantisme de la reconstruction de
tout Eretz-Israël428. » La crise avec le mouvement kibboutzique est aussi
l'occasion de regretter l'échec des coopératives urbaines et dedéplorer que
le parti et la Histadrout n'aient montré aucun intérêt pour ces tentatives de
créer un nouveau type de relations humaines dans les villes429.
Dans son intervention devant le conseil du Kibboutz Haméouhad qui
se tient durant l'été de 1939, Katznelson propose à l'auditoire de chercher
avec lui les réponses aux questions qui l'occupent alors : « Quelle place
tiendra le secteur collectiviste dans la vie de tous les ouvriers ? Le
collectivisme pourra-t-il pénétrer les grandes masses ? Pourra-t-il achever
de grandes choses ? Et qu'en sera-t-il de l'ensemble de la population430? »
Ces réflexions sur le tard ne changeront pas grand-chose à l'essentiel de
ses conceptions sur le rôle et le rang que devaient tenir les différentes
catégories de travailleurs dans le complexe de l'entreprise sioniste : au
pionnier du kibboutz était réservé le premier rôle. Au début de l'été 1944,
pour décrire l'œuvre de la deuxième alya à la Jeune Garde du Mapaï,
Katznelson se fait narrateur épique et présente l'histoire des
commencements héroïques comme un développement dont le point
d'orgue a été la colonisation agricole collectiviste. De l'idéologie du
Mapaï, héritier de l'Ahdout Haavoda et du Hapoel Hatsaïr, il dira qu'elle
avait « les qualités propres à la race des pionniers431 ». Au plus fort de la
discorde, qui ne va plus tarder à provoquer la scission du Mapaï, alors
que la Seconde Guerre mondiale bat son plein, alors qu'en Eretz-Israël,
comme ailleurs, on sait ce qui se passe dans les camps de concentration,
Katznelson ne pense qu'à sauvegarder l'unité du mouvement
kibboutzique432. Ainsi, un quart de siècle après la fondation de l'Ahdout
Haavoda, quand, peu ou prou, tout le monde sait que, la guerre finie, les
juifs vont affluer en masse en Palestine, le mouvement travailliste en est
encore à ne s'occuper que de lui-même et de ses problèmes d'unité. En
cette veille d'État, comme vingt-cinq ans auparavant, l'idéologie du
mouvement travailliste ne fait aucun effort pour se donner les moyens
d'instaurer une société autre, ailleurs que dans l'archipel kibboutzique.

DU SOCIALISME PRODUCTIVISTE AU SOCIALISME


NATIONAL

L'appellation « socialisme constructiviste » est due, on s'en souvient, à


Nahman Syrkin, qui l'utilise pour la première fois enpublic lors de la
réunion du conseil de l'Union mondiale des Poalei Tsion tenue à
Stockholm en septembre 1919433. Avec Syrkin, l'idéologie de la toute
jeune Ahdout Haavoda gagne la caution du théoricien socialiste le plus
connu dans le monde juif. Jusqu'à l'intervention de Stockholm, la pensée
de Syrkin avait évolué en parallèle avec les fluctuations de la réflexion
doctrinale en Eretz-Israël sans qu'on puisse dire qu'elles l'aient
directement provoquée. Pour éviter les problèmes et contradictions qui
n'avaient cessé de torturer Borochov, Syrkin décida de les ignorer434. Du
coup, le socialisme pouvait devenir le bras séculier du nationalisme juif.
Les pères fondateurs diront du socialisme de Syrkin qu'il était « ce
socialisme original » indispensable justement au mouvement de
libération juif et au Yshouv pour répondre à leurs besoins particuliers.
Katznelson : « La pensée socialiste européenne pouvait nous donner des
précisions sur l'outil, nous inspirer une méthode, elle ne pouvait nous
servir de bagage435. »
Mais même cette invention était très loin de plaire à tous les goûts.
Pour rassurer Aharon-David Gordon, violemment opposé au socialisme,
Katznelson et Brenner lui précisent que « ton désaccord avec nous ne
porte que sur la terminologie436 ». Et de fait, à la veille de la fondation de
la Histadrout générale, quand le débat porte sur la nature « socialiste » de
l'organisation qui va naître, Brenner publie une liste de précisions,
devenue fameuse, qu'il choisit d'intituler « Des questions terminologiques
». Dans cet article-adresse destiné à Gordon, Brenner demande qu'on ne
se laisse pas troubler par les mots car, « si lui [Gordon] qui consacre sa
vie au travail manuel et écrit ses articles "par impatience" [allusion à un
article de Gordon qui portait ce titre] n'est pas socialiste, alors il n'y a pas
de socialisme dans le monde437 ». Comment se peut-il « qu'un homme si
extrémiste dans sa volonté d'éradiquer le parasitisme sous toutes ses
formes, un homme qui veut tant imposer le devoir de travail à tout
humain et place le travail au pinacle des bénédictions, un homme tout
engagé à créer une culture du travail, un homme qui appelle et œuvre à la
victoire de la socialité naturelle dans la vie de l'humanité, un homme qui
prédit et lutte en faveur de la nationalisation du sol et pour la
collectivisation des moyens de son exploitation, bref, comment se peut-il
qu'un tel homme "refuse" d'appeler tout ça du nom de socialisme et lui
préfère celui de nationalisme » ? Brenner ne comprend pas cet
entêtement « qui veut tout ramener à une différence terminologique »438.
En fait, Gordon était conséquent et voulait qu'on appelle les choses par
leur nom. Il savait exactement la différence entre nationalisme et
socialisme. Il voulait des définitions claires, tranchées ; parmi les pères
fondateurs, il était probablement le seul à y tenir. Une clarté que les
promoteurs de l'Ahdout Haavoda et de la Histadrout se devaient d'éviter à
tout prix, obligés qu'ils étaient d'occulter les contradictions –
insurmontables, ils le savaient – qui ne pouvaient manquer d'opposer tout
nationalisme bien compris à tout socialisme bien compris. Gordon savait
qu'il était impossible de combiner une synthèse qui satisfasse aux deux
systèmes idéologiques. Un compromis était peut-être possible, mais
Gordon ne voulait pas de moyen terme. Il n'acceptait pas que le
nationalisme fasse la moindre concession. Katznelson, en revanche, était
arrivé à la conviction que l'hypothèse d'une telle cohabitation devenait
applicable en Eretz-Israël. Non seulement parce que les conditions
propres à la composition sociale du Yshouv et ses structures
économiques avaient éliminé les contradictions, mais encore parce que
ces conditions et structures avaient, justement, créé des conditions idéales
pour que les deux systèmes se complètent harmonieusement.
Voilà pourquoi, pour Katznelson, « le sionisme socialiste n'est pas une
suite mécanique de deux mots, pas plus qu'il n'est un compromis entre
deux intentions incompatibles. À vouloir tenir le sionisme socialiste pour
ceci ou pour cela seulement, on se condamne à ne rien comprendre de sa
nature intellectuelle et spirituelle, on se condamne à ne jamais saisir son
unité intérieure439 ». Dans son esprit, cette unité réside dans le caractère
doublement révolutionnaire du mouvement. Car le sionisme socialiste est
un mouvement de révolte à la fois contre le sionisme classique et contre
le socialisme classique. Katznelson se moque de ces juifs qui ont laissé «
emprisonner leur âme dans la théorie d'Erfurt ou ces juifs qui avaient
essayé d'étancher leur soif dans les écrits révolutionnaires russes » plutôt
que de s'intéresser à la vraie révolution juive qui est en train de se
dérouler en Eretz-Israël. Les pères fondateurs ne croient pas que la
révolution d'Octobre et la fin de la discrimination légale en Russie vont
sauver le peuple juif. À la différence du socialisme des juifs galoutiques,
le sionisme socialiste est vraiment révolutionnaire parce qu'il sait, lui,
que « la vraie, la seule question est d'assurer l'existence des masses juives
par le travail »440. Katznelson ne manquera jamais une occasionde signaler
combien était idéale la synthèse née en Eretz-Israël. En octobre 1940,
s'adressant aux instructeurs chargés de s'occuper des nouveaux
immigrants, il dira : « Je ne m'arrêterai pas à définir le sionisme et le
socialisme. Je dirai une seule chose : il s'agit d'une précipitation
chimique, d'une fusion organique. Il n'est pas question ici d'un simple
mélange dont les composantes seraient séparables441. »
On n'entrera pas donc dans tous ces problèmes de définitions, gros de
questions épineuses. Mais Katznelson ne pouvait tout de même pas
esquiver les interrogations que lui-même venait de soulever devant son
auditoire :
« Pourquoi suis-je socialiste? Pourquoi devient-on socialiste? Est-
ce parce que l'on ne peut supporter qu'à Londres le salaire de
l'ouvrier n'est pas décent et que la plus-value de son travail est
accaparée par le seul propriétaire? Je serais surpris si telle était la
raison. Car, de la même façon que l'ouvrier londonien ne devient
pas socialiste parce que les juifs sont expulsés d'Allemagne, nous,
ici, nous ne devenons pas socialistes parce qu'un ouvrier américain
ou anglais ne perçoit pas le salaire qui lui revient . »
442

Il développe alors une argumentation où il s'attache à brouiller les


frontières qui séparent les principes universalistes du socialisme des
principes particularistes du nationalisme. En appelant, ici, à tel principe
de ce système, là, à tel autre principe de l'autre système :
« Il y a de grandes différences dans les diverses conceptions que
chaque peuple a du socialisme. Mais je ne crois pas me tromper en
affirmant qu'il n'y a pas, au départ, de grandes divergences entre la
majorité des hommes. Je pense que Lénine et Kautsky, MacDonald
et Trotsky sont tous venus au socialisme pour une même raison : ils
voulaient réparer l'injustice. Le croyant soutiendra que le monde vit
dans le péché, il faut donc le sauver de la faute. Le moraliste dira :
nous vivons dans le mensonge, il faut revenir à la vérité. Un autre
affirmera : il y a injustice sociale ou oppression, il faut donc lutter
pour la liberté, l'égalité ou la vérité. Toutes ces positions sont des
expressions différentes d'un même idéal, exposé ici sous un certain
angle, là sous un autre. Je ne crois pas qu'il y ait un penseur
socialiste qui ait cherché à distinguer entre vérité et liberté, ou entre
égalité et liberté. En tout cas, aucun nom ne me vient à l'esprit. Je
ne parle pas de ces quelques-uns qui n'ont pas appartenu au
mouvement [socialiste] et avaient d'autres idées en tête. Le fait est
que, en général, un homme rejoint le mouvement socialiste parce
qu'il accorde un sens à la notion de faute et d'injustice et veut
corriger ce qui doit l'être . »
443

Katznelson poursuit et précise :


« Nous croyons que les principes de justice, de liberté et d'égalité
peuvent être mis en application dans la vie des hommes. Ils sont
applicables et nous voulons les mettre en application. Une vérité
qui n'est pas entière est un mensonge; une liberté qui n'est pas
entière n'est pas liberté. Pour moi, cette conception est au
fondement de la pensée socialiste [...]. Et de même que je ne peux
tenir pour socialiste un socialisme qui supporte les larmes d'un
enfant, je ne peux tenir pour socialiste un socialisme qui peut
supporter qu'une nation, ne serait-ce qu'une seule, soit maintenue
hors de sa rédemption . 444
»

Le CQFD par analogie a un corollaire qui mérite d'être longuement


rapporté parce que l'orateur s'en réclame et lui demande justice :
« À mes yeux, tout socialiste est obligatoirement sioniste : les deux
engagements procèdent d'une même profession de foi. Le
socialisme n'a pas pour seule vocation d'améliorer la condition des
ouvriers par l'intermédiaire de syndicats professionnels. Le
socialisme, en effet, rejette toutes ces formations qui se
désintéressent des problèmes de l'Inde ou de ceux des Noirs
d'Amérique pour ne s'occuper que de l'amélioration du sort de
l'ouvrier en Europe. Il dit de ces mouvements qu'ils ne sont que des
formations trade-unionistes aux conceptions étroites. Dans ces
mouvements, dit-on, le socialisme a cessé d'être cet idéal qui
appelle à résoudre les problèmes universels. Le socialisme de ces
formations, dit-on, n'a plus pour vocation que de protéger les
intérêts matériels de la classe ouvrière. Mais alors, pourquoi ce qui
est vrai des autres peuples ne l'est-il plus du peuple juif ? » 445

Pourquoi est-on socialiste quand on veut résoudre les problèmes des


Noirs d'Amérique, et pourquoi ne l'est-on plus quand on veut résoudre le
problème national des juifs ?
Toutes les contradictions internes qui jalonnent ces textes s'expliquent
par l'évidente difficulté de Katznelson à contournerl'incontournable. De
toutes ses forces, il s'acharne à assurer au particularisme sioniste une
couverture universaliste : il croit y avoir réussi en remplaçant l'égalité
entre les hommes par l'égalité entre les nations, mais cette pirouette ne
peut en aucun cas mener le socialisme constructiviste de l'autre côté du
miroir, du côté du socialisme. En parlant d'égalité entre nations,
Katznelson ouvre une autre chausse-trappe sous ses pas : la question des
Arabes de Palestine. On aurait pu s'attendre à ce que l'homme qui disait «
ne pouvoir tenir pour socialiste un socialisme qui peut supporter qu'une
nation, une seule, soit maintenue hors de sa rédemption » se trouve, en
l'espèce, devant un dilemme. Mais sa logique n'en était pas à une
commotion près. Pour lui, « la nation, ne serait-ce qu'une », qu'il n'est pas
socialiste de priver de ses droits nationaux est la nation juive. La question
des Arabes de Palestine ne pouvait en effet être traitée comme une
question nationale pas plus que le socialisme ne pouvait lui trouver sa
solution. Le lien organique par lequel Katznelson voulait lier sionisme et
socialisme ne pouvait qu'engendrer un socialisme national fermé à tout
principe universaliste. Car, pour que ce type de lien puisse exister, deux
conditions préalables devaient être satisfaites : il fallait d'abord que soit
admise la prééminence du nationalisme sur le socialisme et ensuite que le
socialisme emprunte la voie unique du travail juif. Alors, et alors
seulement, on pourrait réussir à se libérer de cet « esclavage dans la
révolution » dans lequel, de l'avis de l'idéologue du mouvement
travailliste, s'était enfoncé le socialisme juif non sioniste, toutes
tendances confondues446.
Le travail juif, on l'a vu, était perçu par les pères fondateurs comme
une condition sine qua non de la renaissance juive. Le travail juif n'était
pas seulement indispensable pour des raisons économiques ou des raisons
d'éthique, il était aussi la substance sans laquelle rien n'était possible, ni
nation ni pays. Il était « la prunelle de nos yeux, le fondement de tout447 »,
la pierre angulaire du nationalisme intégral dans son architecture eretz-
israélienne. Il devait permettre la conquête de la terre en même temps
qu'il devait être le facteur de mutation de l'homme juif en Eretz-Israël, à
la fois expression par excellence de la révolution morale dans laquelle
devait s'engager le nouvel immigrant et vecteur de la Grande Révolution
nationale. C'est le travail juif qui permettra au primat de la nation de
passer du niveau conceptuel au niveau opérationnel. C'est encore lui qui
lui permettra d'accéder à l'exclusivisme.Car tout homme qui a le moindre
doute sur l'intransigeance de ce primat se condamne à l'exclusion ou, au
mieux, à la marginalisation.
Pour présenter ses conceptions, Katznelson utilise un vocabulaire
qu'on croirait tiré d'Enrico Corradini, le plus représentatif des théoriciens
du socialisme national. Comme tous les socialistes nationaux, il veut
engager la guerre des « peuples déshérités » : « La guerre du travail juif
doit être menée au nom et pour tous les nouveaux immigrants à venir, ces
déracinés du travail, ces sans-ressources, pour assurer du travail à un
peuple de chômeurs. Quiconque nous refuse ce droit au travail nous
refuse le droit de vivre non seulement comme individus, mais aussi
comme nation »448. Il faut savoir et faire savoir que « le travail juif est une
question de vie pour le Yshouv tout entier. [...] Sans travail juif, il ne peut
y avoir de patrie juive449 ».
Le travail sera le grand sujet de discorde entre Katznelson et la gauche.
Celle-ci refuse en effet d'accorder au principe du travail juif le rôle de
point d'appui de la révolution sioniste, invoquant les principes d'égalité et
de solidarité de classe. Cette égalité dont on nous parle, peste Katznelson,
est une égalité mutilée, à sens unique, parce que, de fait, le secteur
économique arabe est fermé à l'ouvrier juif, tout comme lui est fermé le
secteur public de l'administration mandataire qui fixe des salaires qui ne
peuvent suffire au travailleur juif. En somme, ajoute Katznelson, le
flambeau de l'égalité n'est levé que pour mieux le brandir contre le travail
des juifs450. Katznelson est cependant parfaitement conscient que le
principe d'égalité n'est pas malléable à merci, et sa valeur résiste mal à la
relativisation introduite par la distinction entre égalité réelle et égalité
formelle. Après tout, le rôle d'un parti socialiste est de corriger l'injustice
et non de la perpétuer ou de l'aggraver. Ne pouvant continuer
indéfiniment d'avancer sur la corde raide de l'« égalité tronquée »,
Katznelson ne peut faire autrement que de s'en prendre au principe
d'égalité tout court.
Il secoue d'abord la « routine terminologique » et s'en prend à
l'approche « cosmopolite » qui refuse de considérer la complexité de la
réalité humaine et définit l'homme comme une unité autonome au-delà de
laquelle il n'y aurait que le genre humain. Une telle vision, dit-il, est «
exagérément réductrice », et la caution qu'ont pu lui donner les
philosophes des Lumières puis les premiers penseurs socialistes ne la
rend pas plus vraie. Elle atout simplement oublié que les hommes ont une
histoire et ne veut pas voir
« [...] la réalité de chaque peuple, son destin, sa situation
particulière dans l'histoire, les épreuves et les souffrances qu'il a
traversées. Il y a l'homme et il y a le genre humain, c'est tout. Une
règle et un droit pour tous, et tous les problèmes se résolvent d'eux-
mêmes ! Et avant même que le monde n'ait pu établir dans la vie
cette égalité entre tous les hommes, les tenants de la vision
cosmopolite l'ont déjà accomplie dans leur imagination. Ils ne font
aucun cas du singulier de chacun, frappent tout d'alignement et
méconnaissent allégrement les infinies complications que l'histoire
humaine a composées ». 451
La suite aussi aurait pu être écrite par n'importe quel idéologue
européen du socialisme national qui, on le sait, refusait l'héritage
rationaliste et universaliste transmis par le XVIIIe siècle :
« Cette vision est on ne peut plus confortable pour ces hommes
humiliés qui cherchent à sortir de leur humiliation en se
débarrassant de leur spécificité et croient qu'ils peuvent améliorer
leur condition en fuyant leur peuple. De même que cette
indifférence cosmopolite aux réalités nationales et au destin propre
d'une nation est bien pratique pour les partis socialistes des peuples
dominateurs. Au lieu de reconnaître la légitimité des exigences des
peuples opprimés, et plutôt que d'avoir à toucher aux avantages
dont leurs ouvriers profitent de par leur appartenance même à des
peuples conquérants, ces partis socialistes préfèrent appeler les
ouvriers des peuples opprimés à se défaire, au nom du sacro-saint
cosmopolitisme, de leurs revendications et de leur nationalisme et
les pressent d'adopter la langue et la culture supérieures . » 452

C'est donc la lutte d'un peuple opprimé qu'engage Katznelson. Un


peuple opprimé a le droit sacré de se défaire, par tous les moyens, de son
joug – ou, pour le moins, par les mêmes moyens que se sont arrogés les
peuples dominateurs. Corradini procédait d'une démarche semblable, qui
réclamait pour sa « nation prolétaire » ce même droit que les autres
nations s'étaient arrogé dans leurs expéditions coloniales, ce même droit
au nom duquel la Grande-Bretagne et la France avaient bâti des empires
hors de leurs frontières. Corradini disait n'exiger pour l'Italie que le droit
de nourrir ses enfants453. Alors que les impérialismes britannique
etfrançais servaient leur richesse nationale par la conquête, l'Italie en était
réduite à exiler ses enfants en Amérique faute de pouvoir produire plus
que ce maximum que ses collines de garrigue et de maquis donnaient
déjà. Au nom de quel principe, s'impatientait Corradini, pourrait-on
interdire à l'Italie d'aller conquérir la Libye voisine pour donner à manger
à ses citoyens et cesser d'être la grande pourvoyeuse de main-d'œuvre à
bon marché des Amériques ? Katznelson n'avait pas d'autre
argumentation : « Et quoi! Allons-nous courber la tête devant ce type
d'égalité? Nous disons que la véritable égalité est celle qui accorde au
peuple juif un même droit de nourrir et donner du travail à ses 17
millions d'âmes, ce droit même qu'exercent toutes les autres nations au
bénéfice de leurs peuples454. »
Katznelson exécrait particulièrement le mot « cosmopolitisme ». Pour
lui, il était coupable non seulement de répandre l'illusion d'une égalité
possible entre les hommes au moyen de leurres ou de chimères, mais
coupable encore de dénaturer l'homme – faute capitale s'il en fût : « Il [le
cosmopolitisme] ne veut pas comprendre que l'homme-individu n'est pas
de nature à vivre ou agir hors de son peuple455. » Cette affirmation, propre
au nationalisme organique, avait déjà été soutenue par Gordon.
Katznelson ne cessera de la réaffirmer comme il ne cessera d'insister sur
l'exclusivisme de l'appartenance nationale. La nation était pour lui la
référence absolue et tout autre lien, social ou de classe, devait lui être
entièrement soumis. Toute appartenance catégorielle ne se pliant pas à ce
postulat ne pouvait qu'être périlleuse pour la nation. C'est pourquoi le
cosmopolitisme, avec son refus d'admettre la centralité de la nation dans
l'existence des hommes, ne pouvait « comprendre que l'égalité des
hommes est un mot creux tant qu'il n'y a pas égalité des nations. Aucun
système ne peut être juste pour un individu s'il n'est juste pour le peuple
auquel appartient ce même individu456 ». Pas un théoricien du socialisme
national n'aurait rejeté un tel amalgame, pas un théoricien du socialisme
démocratique n'aurait pu le faire sien.
Katznelson a exprimé de différentes façons sa conception du primat de
la nation et son implication directe, l'assujettissement du socialisme à
l'impératif national. Ce qu'il écrit à l'occasion du dixième anniversaire de
l'Ahdout Haavoda est l'un des condensés les plus éloquents de ce qu'il a
jamais pu dire ou publié sur ce sujet :
« Le sionisme politique, dans ce qu'il est véritablement, c'est-à-dire
un rassemblement des exilés, un mouvement d'immigration
populaire et de renaissance nationale, le sionisme politique est
l'âme de notre mouvement. Il est le tronc d'où ont poussé et se sont
élevés nos rêves d'homme et de socialiste, il nous a transmis toute
notre énergie de classe, toute notre force créatrice. Sans cette foi
sioniste nous n'aurions pu créer notre socialisme juif, avec ce qu'il
porte en lui de richesse. Vous connaissez le socialisme juif de la
Gola. Voyez comme son contenu est inconsistant, comme ses
racines sont peu assurées dans un sol instable et combien ses
dirigeants sont courbés, et ceci malgré le dévouement et le
désintéressement qu'il investit dans son action, malgré la chaleur
qu'un cœur juif peut lui apporter. Ici, notre foi sioniste nous a
naturellement indiqué la direction, elle a stimulé notre créativité,
consolidé notre union et nous a permis de garder la nuque roide,
elle nous a permis de nous installer sur notre sol, et surtout elle
nous a permis d'y enfoncer nos pieds profondément. Telle est notre
foi sioniste . »
457

La social-démocratie ne comptait pas l'expression « socialisme juif »


dans son vocabulaire. Cette association terminologique sera pourtant
toujours chère à Katznelson, comme elle l'avait été à Syrkim et
Arelosoroff car, croyait-il, elle l'autorisait à affirmer : « Notre
mouvement a l'avantage de n'avoir à connaître aucune contradiction entre
socialisme et nationalisme458. »
On peut en effet croire que ces contradictions ont disparu quand on
soutient que « le socialisme lui-même est une expression logique et
globale de la prééminence nationale459 ». Il va de soi que ces
contradictions n'ont jamais été effacées dans le « socialisme juif ». Si
Katznelson avait cru devoir l'affirmer, ce n'est pas parce que le
mouvement travailliste eretz-israélien avait réussi à trouver et appliquer
la formule magique qui aurait pu faire cohabiter symbiotiquement deux
systèmes incompatibles, mais parce que lui-même avait fini par croire à
son tour de passe-passe. Un tour déployé en deux mouvements
simultanés. D'abord l'assujettissement du socialisme – « ce bréviaire de
prescriptions coupées des réalités qui n'animent plus que la polémique ou
la recherche des philosopheurs » – aux nécessités nationales ensuite sa
réduction à un simple programme n'ayant plus pour seule vocation que de
satisfaire les « désirs sociaux » de l'ouvrier – ces désirs qui au moins ont
pour eux d'être « tangibles et ont pour fondements la vie et le travail de
l'ouvrier », ces désirs dont l'ouvrier « voit lasolution se préciser au fur et
à mesure de son action. Il ne s'agit pas d'hypothèses, il ne s'agit pas de
momies. Tout ça vit une vie organique, naturelle»460.
Le mépris pour les idées en chambre, auxquelles il faut préférer
l'action et les théories qui regardent la vie « naturelle », l'ajustement des
réponses sociales aux nécessités nationales et le rejet des valeurs
universalistes – réunies sous l'appellation générale de « cosmopolitisme »
– ont été la trame sur laquelle s'est tressé le socialisme eretz-israélien,
modèle que Katznelson désigne du nom de « constructivisme
révolutionnaire ». Un modèle qui n'a de véritables comptes à rendre qu'à
la société du Yshouv et à l'histoire qu'il doit servir, puisque « chaque
peuple fait sa révolution selon son être et ses besoins 461 ». Dans les
conditions qui sont les siennes, le peuple juif sait que sa « révolution
constructiviste 462 » doit être une révolution par le travail : le « socialisme
ex cathedra ne peut pas nous enseigner grand-chose dès lors que « notre
socialisme est le socialisme du travail463 ».
C'est à l'occasion d'indications sur la méthodologie de ce socialisme
que Katznelson précisa ce qu'il entendait en déclarant : « La pensée
socialiste européenne pouvait nous donner des précisions sur l'outil, nous
inspirer une méthode; elle ne pouvait nous servir de bagage. » Cette
phrase, déjà citée, mérite d'être rappelée, car la précision est de taille : «
J'ai parlé de coopératisation, non de socialisation. Au mot "socialisation"
chacun apporte son propre contenu, ses propres idées. Pour moi, c'est le
coopératisme qui doit gérer et assurer l'entreprise de notre propre
installation [dans le pays]464. » Aucun doute n'est permis : le « socialisme
constructiviste » dont il est question est chargé de construire le secteur
économique et non de mener à une collectivisation des moyens de
production465.
L'âme et la finalité du constructivisme sont là. Et, afin de ne laisser
aucune zone d'ombre où viendrait se nicher une quelconque interprétation
personnelle, Katznelson donne des détails : « Il est obligatoire de bien
distinguer entre socialisme des producteurs et socialisme des
consommateurs, entre le socialisme dont la finalité est la production
nationale et le socialisme dont la finalité est la distribution de la
production466 », disait-il déjà en décembre 1927. Une distinction sur
laquelle il reviendra encore et encore :
« Il y a deux types de socialisme : il y a le socialisme des
consommateurs et le socialisme des producteurs. Le consommateur
est intéressé en tout premier lieu par la livraison, la redistribution
des biens de satisfaction produits par la société. C'est ainsi que le
socialisme perçoit l'individu qui n'a pas les deux pieds dans le
processus de production. Le consommateur n'est concerné que par
une distribution égale. La longue route qui doit y mener n'est pas
son affaire, pas plus qu'il ne s'intéresse aux difficultés qui la
jonchent. Toute la stratégie sociale du consommateur n'a pour but
que le socialisme de consommation. Mais il y a un autre
socialisme, qui pose la production au fondement de la société, qui
sait qu'on ne peut mettre en place un nouvel ordre si la production
est déficiente. Ce socialisme est plus prudent, plus intransigeant. Il
ne cherche pas de solutions faciles. Son inquiétude est d'abord de
répondre aux problèmes auxquels se heurte le secteur de production
et aux besoins qui assureront son existence . » 467

Puis:
« Beaucoup des faiblesses du socialisme européen viennent de ce
que, en général, il ne va pas bien au-delà de la problématique du
consommateur. [...] En Eretz-Israël, nous avons pu corriger le tir,
forcés que nous étions par une réalité particulière et guidés que
nous étions par notre sionisme, un sionisme de producteurs, non
pas un sionisme de consommateurs. Tout le sionisme est un
mouvement de producteurs. »

Katznelson résume ensuite sa pensée d'une observation clef : « C'est le


sionisme qui, dès l'origine, a fait de notre socialisme un socialisme
producteur » et s'empresse de passer du comportement socio-économique
au comportement politique. L'un ne peut que se répercuter sur l'autre;
dans la situation qui est celle des juifs, adopter un socialisme qui ne soit
pas producteur, c'est immanquablement provoquer le « fractionnisme »,
c'est-à-dire, dans le langage de l'époque, verser dans le « gauchisme ».
Tel était le socialisme de Borochov :
« [...] au travers duquel on voit bien que l'approche de tout le
mouvement ouvrier juif [de diaspora] n'a pas été une approche de
socialisme de production. D'où le socialisme des miséreux, pour
juifs indigents, qui nous a été proposé. Un socialisme pour juifs
dont la révolte ne voulait aboutir qu'à une amélioration de leur
condition économique, un socialisme de consommateurs, quoi ! »

Un socialisme qui ne pouvait donc intéresser qu'une partie de lanation.


En Eretz-Israël, le socialisme a su éviter ces pièges et ces défauts :
« Ici, notre socialisme est un socialisme de production. D'ailleurs, il
ne pouvait être autre. En Eretz-Israël, tout socialisme qui n'aurait
pas impliqué les producteurs aussi aurait été grotesque. Il n'aurait
pu que mener au fractionnement. Le fractionnement n'est pas un
phénomène nouveau : il y a vingt ans, le groupe des rostoviens
nous avait déjà fait connaître ce type de cauchemar . » 468

C'est ainsi que, durant les années 1920, le socialisme d'unité nationale
prend la forme définitive qui sera la sienne en Eretz-Israël. Dès le tracé
de ses premières lignes, les théoriciens de cette doctrine l'ont désignée du
nom de « socialisme constructiviste ». Ses incidences ont été définitives
sur la croissance du mouvement travailliste eretz-israélien et expliquent
ses décisions pratiques autant que ses choix idéologiques. Mais avant de
passer à l'étude de ces implications, il est utile de s'arrêter sur
l'affirmation de Katznelson qui soutenait (à tort) que le socialisme de
production était une invention du mouvement travailliste née des
nécessités de la réalité eretz-israélienne.
La définition d'un socialisme en termes de production et non en termes
de distribution était déjà bien connue en Europe. Elle était au cœur de la
révision du marxisme entreprise par certains théoriciens du syndicalisme
révolutionnaire au cours des toutes premières années de notre siècle.
Cette conception reposait sur le raisonnement qui fixait : 1) qu'il n'y a pas
de substitut possible au système d'économie capitaliste; 2) que les
oppositions sociales ne peuvent être expliquées par la division marxiste
de la société en bourgeoisie et prolétariat mais par le partage de la société
en producteurs et parasites. Selon cette conception, était producteur
quiconque prenait part au processus de production : l'ouvrier devant sa
chaîne, l'ingénieur, le propriétaire de l'usine et les actionnaires. Par
extension, on reconnaissait l'existence d'un capital productif et d'un
capital parasite. Le capital positif était celui qui avait permis la création
de l'usine, donnait du travail aux nationaux et défendait le pays de la
concurrence et de la pénétration industrielle étrangères. D'où l'intérêt
personnel que devait porter l'ouvrier à la bonne marche et à l'expansion
de l'entreprise dont il devenait, d'une certaine façon, un associé. Cette
notion de convergence d'intérêts entre tous les acteurs du processus de
production étaitl'un des postulats fondateurs de la conception du
socialisme de production. Les syndicalistes révolutionnaires, notamment
en Italie, avaient été les premiers à soutenir que les oppositions de classe
étaient inscrites dans les antagonismes entre producteurs et parasites et
non dans la prétendue incompatibilité d'intérêts entre les propriétaires des
moyens de production et les travailleurs qui n'en sont pas propriétaires.
Une telle conception de la répartition interne de la société et du rôle du
capital n'avait aucune chance d'être acceptée par n'importe quelle
tendance de la social-démocratie européenne. Elle trouvait en revanche
un chemin tout balisé vers la pensée qui élevait la nation au rang de
référence maîtresse de l'activité des hommes. Si la place et le statut d'un
individu dans le tissu social ne sont plus fonction de la propriété (ou de
l'absence de propriété) des moyens de production mais de sa contribution
à la richesse nationale, alors l'appartenance ethnique, nationale et
culturelle devient essentielle. À partir de cette affirmation, une tentative
de synthèse est entreprise qui finira par mener ses partisans à la
conviction qu'il n'y a aucune antinomie entre socialisme et nationalisme.
Il est vrai que, étant donné le contenu et la signification que le socialisme
prend dans cette synthèse, la greffe devient possible. Le fait est que, dans
cette synthèse, le socialisme est loin de trouver son compte.
La réflexion de Katznelson avait suivi les mêmes étapes et avait eu le
même aboutissement. Parce que lui aussi avait posé la nation comme
catégorie de référence, parce qu'il considérait que la finalité du complexe
de production était de servir l'effort national, il en était arrivé à ne plus
faire de distinctions claires entre capitalisme et socialisme, entre
prolétariat et bourgeoisie. En 1928, quand le Poalei Tsion-Gauche, qui n'a
plus d'illusions depuis longtemps, le somme de préciser sa terminologie,
il refuse énergiquement de « se laisser ligoter par des définitions coupées
de la vie. Car la réalité est multiple et entrelacée, elle ne connaît pas les
schémas différenciés469 ». Katznelson ne prétend pas pour autant que le
parti Ahdout Haavoda a instauré une société socialiste en Eretz-Israël : «
Toutes les grandes choses que nous avons accomplies, les coopératives,
les entreprises ouvrières, la banque ouvrière, tout cela n'est pas du
socialisme, mais toutes sont des poches de socialisme. » Elles ne sont que
les premières fondations d'un nouveau régime dans un monde balbutiant :
« La lutte est encore longue devant nous et les temps difficiles470. » Pour
Katznelson,les catégories « capitalisme », « socialisme », « bourgeois »,
« ouvrier » sont à « juger » en fonction de leur contribution à l'intérêt
national. Le socialisme producteur « a son éthique particulière que lui
impose sa relation sage et réfléchie au travail, [...] le socialisme de
consommation est gaspilleur, il n'est pas un propriétaire. Le socialisme de
production est parcimonieux, avare même, soucieux des biens collectifs
et des biens de la nation471 ».
Parce qu'il a pris sur lui la responsabilité de gérer tout le secteur
économique, bien commun que ne peut utiliser à son seul profit telle ou
telle catégorie sociale, le socialisme constructiviste se doit donc de traiter
avec une même équité – et une même intransigeance – toutes les
catégories sociales de la nation, pourvu qu'elles soient productrices. Aux
yeux de Katznelson, le socialiste, en Eretz-Israël, n'est pas celui qui a
adhéré à l'idéologie socialiste, lutté pour la collectivisation des biens de
production ou pour l'égalité. Un socialiste authentique est celui qui œuvre
à favoriser l'immigration et à la fixer en lui donnant du travail, même s'il
ne se réclame pas du socialisme : « Quand un Weizmann ou un Ussishkin
achètent des terres en Eretz-Israël et y installent des points de peuplement
agricole, ils prennent part à la mission historique de la nation juive avide
de travail, ils accomplissent la même mission que l'ouvrier juif, ils
participent à la même mission que les masses juives venues s'installer ici.
» La conclusion ne manque pas d'originalité : ces hommes sont, « en
l'espèce, beaucoup plus socialistes qu'un parti qui se réclame de l'ultra-
socialisme mais ne veut pas comprendre l'obligation d'aider l'ouvrier
[juif] à consolider ses positions, à conquérir un poste de travail et à
mettre en place une économie »472. « Positions », « conquérir », toujours
le même langage militaire pour régler la stratégie de la conquête du pays
par le travail.
Avec de telles définitions, on comprend pourquoi Katznelson ne s'est
nullement senti tenu d'appeler à une recomposition des structures de la
société, on comprend qu'il n'ait pas cru son socialisme obligé de
collectiviser les moyens de production, on comprend sa conviction dans
la possibilité d'amener les classes à coopérer. On comprend enfin qu'il ait
dédouané le capital privé des soupçons que le socialisme lui attachait.
Certes, il préfère quand même le capital public, mais ce qui l'intéresse
n'est pas tant l'origine du capital que l'usage qui en est fait et, partant, les
objectifsqu'il cherche à atteindre. Aussi, le capital privé est tout aussi «
positif » que le capital public si, comme lui, il sert à élargir la
colonisation agricole ou à la consolider, ou s'il provoque une création
d'emplois en ville473. Katznelson se félicitait même que le secteur
économique ouvrier en fût arrivé à un niveau de rentabilité tel que le
capital privé cherchait à s'y investir à des fins de... profit474. Dans son
fameux texte «Pour préparer demain », le seul reproche qu'il adresse au
secteur privé est de ne pas chercher à intégrer les innovations ou à
s'ouvrir à la recherche. Il liait ce défaut à la tendance du capital privé à
désirer des résultats immédiats. Katznelson avait une conception
foncièrement utilitariste du capital, jugé bon ou mauvais selon qu'il
servait ou non les objectifs nationaux475, et sa relation à la propriété était
absolument puritaine – à l'opposé donc de la perception du socialisme. «
C'est ainsi qu'est apparu chez nous, écrit-il, un type d'homme qui ne
considère pas la propriété comme un moyen de vie facile mais comme un
outil de travail476. » Mais il n'est dit nulle part, pas même d'une allusion,
qu'il est possible ou désirable de se servir de la puissance économique
pour bâtir une société autre.
Katznelson se montre intransigeant sur la nécessité de coopération
entre les classes : « Une classe seule n'est pas en mesure d'accomplir la
tâche telle qu'elle nous a été définie dès le début par le sionisme socialiste
», déclare-t-il en août 1934 devant les moniteurs du mouvement de
jeunesse Hanoar Haoved*477, et « la réalisation du projet sioniste impose
la collaboration entre les classes478 ». C'est un devoir patriotique exaltant.
Il rappelle que, lors de la révolution française, lors de la Commune de
Paris ou lors de la révolution soviétique, les revendications sociales n'ont
jamais jeté aux oubliettes l'amour de la patrie. Tout comme « chez nous
aussi, [où] la construction est menée en même temps que la défense de
l'ouvrier et la lutte pour sa régénération479 ». Conclusion : « La
collaboration entre les classes, indispensable au bon déroulement du
projet sioniste, cela veut dire : recrutement d'un maximum de forces pour
construire la patrie par le travail480. » C'est pourquoi Katznelson ne
manque jamais une occasion de dénoncer le Poalei-Tsion-Gauche et ne
cesse d'appeler à l'union nationale :
« Je le dis et le répète, prenons garde à la vision trompeuse qui veut
croire qu'une partie du peuple, c'est le peuple, ou qu'une partie du
peuple peut agir au nom de tout le peuple. Il est vrai qu'il est dans
le pouvoir d'une partie d'un peuple de prendre la tête, de se porter
volontaire, mais il n'est pas dans son pouvoir de venir en lieu et
place de tout le peuple, de remplir toutes les fonctions d'un
peuple .
481
»

Katznelson tenait pour positif tout ce qui pouvait conduire à l'union ou


la consolider. La religion et surtout son cortège de traditions étaient, à ses
yeux, des éléments intégrants dont la nation ne pouvait se passer. Il n'était
pas pratiquant, mais il insista toujours pour que le Yshouv marque les
dates religieuses, même celles qui, pour un non-pratiquant, n'avaient
qu'un caractère folklorique. Il ne douta jamais du poids énorme de la
charge identitaire que leur religion avait alors pour les masses juives. Et
parce qu'il savait qu'en deçà de son message universel la religion juive
était d'abord une religion ethno-nationale, il chercha à en faire un élément
de la conscience nationale renouvelée. C'est ainsi qu'il demandera aux
mouvements de jeunesse de reconnaître eux aussi la date du 9 av [mois
du calendrier hébraïque] comme jour de deuil national. Le 9 av est la date
du jour où ont été détruits les deux Temples de Jérusalem : celui de
Salomon, en 587 avant J.-C. par Nabuchodonosor, le second, en 70 après
J.-C., par les soldats de Titus, sous le règne de Vespasien. Il stigmatise les
mouvements de jeunesse qui ont choisi de faire débuter leurs camps de
vacances précisément « en cette nuit où Israël [le peuple] pleure sa
destruction, son esclavage et se souvient des affres de son exil482 ». Cette
colère, il faut le préciser, lui a été dictée autant par ses convictions
intimes de juif que par la conscience qu'il a de la vocation nationale du
mouvement travailliste. Le mouvement travailliste vit et agit au nom de
tous, croyants et incroyants. Pour raison nationale, tous doivent respecter
le calendrier juif et ce qu'il marque.
La construction du pays n'a été possible que grâce à la collaboration
entre le mouvement pionnier et les bailleurs de fonds. Et c'est un fait que
le mouvement kibboutzique n'aurait pu tenir la place qu'il a tenue dans le
processus de consolidation territoriale et économique (au moins dans le
secteur agricole) du Yshouv s'il n'avait bénéficié de l'aide conséquente
d'un capital qui, pour public qu'il était (collectes de l'OSM), n'en était pas
moins réuni par les dirigeants sionistes qui n'avaient pas une sympathie
particulière pour le socialisme, quand ils n'étaient pas tout simplement
antisocialistes. Le mouvement ouvrier n'a d'ailleurs jamais exigéun
monopole sur l'entreprise de construction nationale. Au contraire, il a
toujours apporté le plus grand soin à ne jamais le revendiquer. On
reconnaissait qu'il y a des hommes que leur appartenance de classe ou
partisane rend étrangers à l'ouvrier mais qui, de par leur vie, lui sont très
proches. C'est ce que Katznelson disait d'Ussishkin, par exemple. À son
poste de président du Keren Kayemet Lé-Israël (Fonds national pour
l'acquisition des terres), Ussishkine a mené une activité qui le place
parmi les hommes qui ont fait le plus pour la colonisation agricole
d'Eretz-Israël483. L'aune à laquelle Katznelson mesurait les hommes ou les
idées était invariablement celle de la contribution à la progression,
physique ou intellectuelle, du projet sioniste.
Quiconque pouvait seconder le travailleur organisé dans son entreprise
de conquête et de reconstruction du pays était automatiquement reconnu
comme un allié. Quiconque gênait ou risquait de gêner ce même
travailleur dans sa tâche sacrée était immédiatement pourfendu, surtout
quand le gêneur se réclamait d'une des idéologies du cosmopolitisme.
Katznelson s'est toujours senti beaucoup plus proche de la bourgeoisie,
parce qu'elle secondait la colonisation agricole pour des raisons
nationales, que de ses « cousins » du Poalei Tsion-Gauche, qui osaient
émettre sur elle des doutes d'ordre idéologique. Son commerce avec le
Hashomer Hatsaïr, autre mouvement de colonisation agricole
collectiviste, mouvement on ne pouvait plus pionnier, était ambigu. D'une
part, il avait une grande admiration pour ses kibboutzim et pour le feu
que ses jeunes membres montraient dans leur engagement sioniste, mais,
d'autre part, il n'avait que répulsion pour son marxisme et moquait son
émerveillement devant le communisme soviétique. Katznelson n'aimait
pas le sionisme marxiste.
Pourtant, chaque fois qu'il crut la chose possible, il tenta de séduire les
formations kibboutziques de cette obédience. Pour lui en effet, l'union de
tout le mouvement kibboutzique était un « élément capital » de la
puissance du mouvement travailliste. Pour achever cette union, il était
même disposé à prendre sur lui et à accepter la confrontation d'idées.
Katznelson rebutait à se laisser entraîner dans des débats idéologiques.
Même vers la fin de sa vie, alors que son bagage intellectuel était
autrement plus conséquent que celui dont il avait pu disposer avant la
création de l'Ahdout Haavoda, il continua de se dérober aux questions de
théorie484.En 1940, il croit le moment propice pour rallier tout le
mouvement kibboutzique sous un seul toit485. Il entreprend d'abord de
réunir les deux mouvements kibboutziques du Mapaï, le Kibboutz
Haméouhad et le Héver Hakvoutzot (plus à droite), puis, dans un
deuxième temps, les kibboutzim du Mapaï et ceux du Hashomer Hatsaïr.
Pour créer la dynamique d'union, il croit pouvoir utiliser la technique qui
a fait ses preuves au cours des processus qui ont mené à la fondation de
l'Ahdout Haavoda et, dix ans plus tard, à celle du Mapaï. Il propose à
tous les mouvements kibboutziques de mettre en place un appareil
commun et de mener ensemble leur effort économique. Son espoir est
que cette association « sur le tas » finirait par aboutir à une véritable
fusion. Mais ce qui avait pu marcher entre le Hapoel Hatsaïr et l'Ahdout
Haavoda ne pouvait se répéter dans le cas des mouvements
kibboutziques. D'une part, les différences idéologiques entre le Hashomer
Hatsaïr et le Mapaï étaient véritables et profondes; d'autre part, le
Kibboutz Haméouhad n'avait aucune envie de se retrouver enfermé dans
une formation où Ben Gourion aurait régné en seul maître du fait de la
majorité automatique que, par la force des choses, cette union aurait mise
à sa disposition.
Katznelson se sentait beaucoup plus à l'aise avec les sionistes
généraux. L'idéologie de ce courant était assez maigre et ne prétendait
pas proposer une Weltanschauung : le nationalisme de l'Ahdout Haavoda
(puis du Mapaï) lui convenait parfaitement et le sort du travailleur arabe
ne mettait nullement ses principes en cause. Les dirigeants de ce courant,
de plus, ne nourrissaient aucune velléité internationaliste. C'est pourquoi,
dans la pratique, le sionisme général et l'Ahdout Haavoda ont été très tôt
des partenaires complémentaires, chacun reconnaissant la nécessité de
l'autre. Les sionistes généraux tenaient l'Ahdout Haavoda pour
irremplaçable dans l'entreprise de repeuplement et de colonisation
agricole, l'Ahdout Haavoda savait apprécier le travail de collecte de fonds
que les dirigeants du mouvement sioniste général menaient avec un
succès que personne n'était alors en mesure d' égaler.
C'est pourquoi Katznelson ne pouvait imaginer que le projet sioniste
pût se passer de l'apport de la bourgeoisie, et c'est pourquoi la
collectivisation des moyens de production n'a jamais été à l'ordre du jour
du socialisme constructiviste, même à long terme. C'est plutôt le
contraire qui est dit et redit. À toute occasion, Katznelsoninsiste sur
l'obligation de son mouvement de préserver l'avenir de cette catégorie
sociale486. Comme tous les socialistes nationaux, c'est à la haute
bourgeoisie, et non à la bourgeoisie, que l'idéologue du mouvement
travailliste réserve sa vindicte; « ces rentiers », « cette couche
d'immigrants [l'appellation noble d'olim ne leur est pas reconnue !] qui
voudrait instaurer un régime de gouverneurs », ces « réfugiés aisés ou
riches qui se dérobent à tout devoir public », bref, ces hommes qui
préfèrent s'installer dans les villes, qui n'ont rien compris et qui essaient
d'instaurer dans notre vie « des habitudes de cochon »487. Au
comportement de cette bourgeoisie Katznelson oppose celui de la
bourgeoisie colonisatrice – les exploitants agricoles des villages comme
Magdiel ou Yavniel par exemple, créateurs de travail exclusivement juif
et donc respectueux de la vertu sioniste de la responsabilité mutuelle488.
La distinction entre bonne et mauvaise bourgeoisie, la bonne étant la
bourgeoisie laborieuse ou créatrice d'emplois, est caractéristique de tous
les courants du socialisme national. Tous rangeaient cette bourgeoisie
dans la catégorie des producteurs. Aux autres producteurs, l'ouvrier et le
travailleur agricole, qui gagnent leur pain à la sueur de leur front, ce
socialisme réservait une place de choix dans le projet national. Ils
devaient être la colonne vertébrale de la nation. Le socialisme national
avait le plus grand mépris pour le parasite et l'exploiteur et tenait
l'homme simple, levé avant le jour et dont le jour dépend de ses mains,
attaché à sa terre et à ses paysages, pour l'instrument de la pérennité de la
nation. Il est son sel, il sera sa continuité. Katznelson exigeait aussi de
ses « camarades » qu'ils se considèrent « comme des chargés de mission
de l'histoire juive489 ». Il avait une foi inébranlable dans la « mission de
notre mouvement, responsable de l'entreprise sioniste et chargé
[d'accomplir] le destin d'un peuple490 ». Dans son discours pour le dixième
anniversaire de l'Ahdout Haavoda, désignant le mouvement ouvrier, il
parle de « vecteur de notre souveraineté », de « richesse nationale qui
doit être protégée de toute notre énergie »491.
C'est à la guerre de conquête du sol que la bourgeoisie est invitée à se
joindre. Katznelson se refuse à rejeter hors du cercle de combat tout
élément, même non socialiste, pour peu que sa volonté première soit la
construction du pays. Et si, d'une part, il a consacré le meilleur de ses
talents de persuasion à graver dansl'esprit de ses camarades que « si nous
ne le faisons pas [prendre sur nous d'accomplir le destin national],
personne ne le fera492 », il ajoutait toujours que le mouvement ouvrier
n'avait pas la possibilité de mener à lui seul à bonne fin le projet sioniste.
À la gauche sioniste, qui ne pouvait se résoudre à cette solidarité entre
classes, Katznelson répondait que ses critiques étaient déplacées parce
que détachées des réalités : « L'entreprise sioniste a commencé à un
moment où deux systèmes sont entrés en conflit. Ce conflit s'est installé
au sein du sionisme lui-même493. » À une période où socialisme et
capitalisme se combattent mais continuent de coexister, il n'y a pas lieu
de se poser « la question de l'ouvrier en milieu capitaliste494 », car le but «
doit être l'accroissement de la production socialiste, et plus nous
augmenterons nos forces, mieux nous ferons pour la victoire du
socialisme qui n'est autre que la victoire du peuple travailleur495 ». Aux
questionneurs qui voudraient couper les cheveux en quatre et objecter
que ce genre d'argumentations oblige, justement, à se demander « s'il n'y
a pas en Eretz-Israël des intérêts économiques de classe tellement
contradictoires que toute collaboration nationale est impossible, voire
inutile », il répond, catégorique : « je le nie »496. Là est son roc, là aussi est
un des sujets de dispute les plus fréquents de son perpétuel désaccord
avec la gauche sioniste.
La lutte de Katznelson contre la gauche sioniste marxisante en
particulier, contre tout ce qui a pu se situer à la gauche du Mapaï en
général a commencé dès les premiers jours de son arrivée en Palestine.
Elle ne prendra fin qu'avec sa disparition, à un moment où le pouvoir
d'attraction de l'URSS sur la gauche sioniste sera à son apogée. Cette
guerre avait commencé par la bataille contre les socialistes du Poalei
Tsion. Le souvenir des rostoviens resta toujours gravé dans sa mémoire
comme un cauchemar insupportable. Il les tenait pour l'une des plus
graves menaces idéologiques contre lesquelles le sionisme avait eu à
lutter en Eretz-Israël. Dans son échelle d'appréciations, ils étaient la peste
et le choléra, pas moins dangereux que ne le seront, dans son esprit, les
communistes juifs, pas moins écervelés et aveugles que ne le seront
Elkind et ses camarades, pas moins incohérents que ne le seront les
factieux de la fraction B, ce groupe d'opposition au sein du Mapaï qui
fera scission en 1944. Les rostoviens l'ont tellement « traumatisé » qu'il
continuera de les poursuivre de sa hargne bien après leur dispersion à
tous vents. Ces jeunes gens, arrivés au toutdébut de la seconde alya, n'ont
jamais été très nombreux. Il est probable qu'ils n'ont jamais été plus de
quelques dizaines, un peu plus d'une centaine au mieux. Ben Zvi raconte
qu'à son arrivée, en 1907, il n'en restait plus que « quelques traces497 ».
Katznelson leur reprochait par-dessus tout d'avoir aliéné toute liberté
idéologique et tout esprit critique au profit du socialisme mondial. Il leur
reprochait non moins violemment de vouloir mesurer le socialisme eretz-
israélien à l'aune de l'internationalisme. Aux yeux de l'idéologue du
travaillisme eretz-israélien, il ne pouvait y avoir instance plus mal
qualifiée pour juger du sionisme que le tribunal des « grandes idées » et
jury plus disqualifié que celui des rostoviens.
La méfiance de Katznelson ne se manifestait pas uniquement à l'égard
du socialisme mondial : « Aussitôt venu au monde, tout grand
mouvement [d'idées] a cherché d'abord à nous obliger de nous assimiler,
jusqu'à ce que nous l'ayons digéré et intégré à nous. » Des Lumières au
bolchevisme en passant par « les premiers balbutiements du socialisme »,
le même phénomène s'est toujours reproduit qui « niait toute possibilité
d'existence à une conception juive de la vie »498. Le mouvement socialiste,
« jusqu'à ces dernières années encore, ne refusait-il pas de reconnaître
l'existence d'une nation juive»? Katznelson trouvait désolante cette
insistance des « grandes idées » à réclamer du peuple juif qu'il leur
sacrifie son âme. Il était également outré et révolté que des juifs puissent
les soutenir et que les socialistes parmi eux aient pu aller jusqu'à traiter le
sionisme de mouvement réactionnaire499. Il croisera le fer durant de
longues années avec le « socialisme assimilateur » qui interdisait les
portes de l'Internationale au travaillisme eretz-israélien, ce socialisme à
cause duquel le socialisme constructiviste ne pouvait ressentir « ni
appartenance ni sympathie » pour le monde socialiste500 . En 1928, à la
tribune du rassemblement public organisé par l'Ahdout Haavoda à
l'occasion de la visite d'Emile Vandervelde, Katznelson réclama « un
dédommagement pour les trente années d'orphelinat et d'isolement que
nous avons connues dans le mouvement ouvrier mondial501 ». Il
demandait que la cause d'Eretz-Israël soit expliquée auprès de
l'Internationale et que l'organisation use de son influence auprès des
ouvriers juifs où qu'ils soient. Il signalait que le projet sioniste avait des
amis aussi sérieux et importants que MacDonald, Bernstein, Blum et
Longuet.
Mais le front de l'Internationale n'aura été qu'une des lignes de bataille
dans la guerre contre la gauche. Une des moins surveillées. Car, très tôt,
c'est sur le front du bolchevisme qu'il décide de porter le plus gros de ses
batteries. Katznelson a bien compris que le véritable danger ne vient pas
du « sionisme des discussions », le sionisme de gauche, mais du Grand
Frère. Il a bien mesuré l'attrait que la révolution d'Octobre et le
communisme en marche exercent sur nombre de jeunes en Palestine, et
pas seulement dans les kibboutzim. C'est d'abord aux borochovistes du
Poalei Tsion, qui ne cessent d'accuser l'Ahdout Haavoda de trahison de
classe, qu'il s'adresse, ironique. Que peut-on y faire, fait-il mine
d'interroger, quand il s'avère qu'une « erreur s'est introduite dans le
processus historique » (allusion à la théorie de Borochov) et qu'il apparaît
que les choses ne se déroulent pas comme elles étaient censées se
dérouler502? Que fallait-il faire quand, «avec l'arrivée de la deuxième alya,
[l'agriculture privée] nous a vomis503 »? Par ailleurs, qu'on le sache : « Le
bolchevisme n'a eu sur le mouvement ouvrier juif que des influences
destructrices et corruptrices504. »
Durant les dernières années de sa vie, Katznelson concentrera la
plupart de ses efforts sur la lutte contre le communisme. Sa détermination
à contrecarrer l'influence de plus en plus forte du communisme sur une
bonne partie de la jeunesse, ainsi que l'éclat, trop brillant à son goût, de
l'aura qui entoure alors l'Union soviétique perçue comme devant
supporter l'essentiel du fardeau de la guerre contre le nazisme vont
l'amener à réexaminer quelques principes fondamentaux de la vie
politique. Il est difficile de soutenir qu'à cette occasion Katznelson s'est
élevé à un niveau théorique particulier, ou qu'on repère alors un réel
approfondissement de sa pensée en matière de philosophie politique.
Jusque-là, Ben Gourion et lui avaient réussi à enrayer par des moyens
d'appareil toute velléité de glissement à gauche ou d'organisation d'une
opposition de gauche. Souvent même le parti avait choisi de présenter ces
décisions comme des décisions disciplinaires inévitables à l'endroit
d'hommes souffrant du « syndrome de la division » qui prenaient un
plaisir malsain à organiser des coteries. Mais, en ce début des années
1940, le défi était tout autre. Cette fois, il ne s'agissait plus de la «
rébellion » de quelques dizaines d'idéalistes qui, au nom de la pureté
doctrinaire, se croyaient autorisés à persister dans la dureté doctrinale;
cette fois, il ne s'agissait plus de materla « mutinerie » de quelques «
militants déprimés », fussent-ils parmi les plus anciens et les plus
sincères ; cette fois, la situation exigeait de descendre dans l'arène des
idées. Katznelson n'avait d'autre choix que d'affûter des arguments.
Au centre de la lutte idéologique à laquelle il va se consacrer se
trouvent évidemment les questions de liberté et d'égalité. Le point de
départ est l'égalité économique. En l'espèce, la position de Katznelson est
catégorique et dispose d'une solide logique interne. Cette position ne
souffre que d'une seule faiblesse : elle est inacceptable du point de vue de
la pensée socialiste :
« L'égalité économique suppose comme condition l'abolition de la
propriété privée. Vous allez me trouver bizarre si je vous affirme
qu'à mes yeux l'égalité économique est un idéal mais que l'abolition
de la propriété privée n'est pas, à mon avis, un idéal positif.
J'imagine très bien des régimes qui auraient supprimé la propriété
individuelle mais où il n'y aurait pour autant ni égalité ni liberté . » 505

Katznelson sait les problèmes qu'une telle proposition ne peut manquer


de soulever. Il s'explique. Hitler et Mussolini peuvent, eux aussi, abolir la
propriété individuelle : « Hitler n'a-t-il pas déjà procédé à d'énormes
confiscations au nom du bien général? N'a-t-il pas mis toute l'industrie à
son service ou au service du pays ? » Rien donc n'interdit de penser que,
« dans le cas où il viendrait à craindre une victoire de la Grande-
Bretagne, il ne décide d'abolir la propriété privée. Hitler ne soutient-il pas
que l'Allemagne est un pays anticapitaliste?» Conclusion: «En régime de
dictature, la suppression de la propriété privée ne peut que renforcer la
dictature. » La règle est valable pour toute société, sous tout régime,
précise Katznelson, mais le danger aura tendance à se vérifier en société
socialiste ou en régime socialiste plus qu'en toute autre société ou sous
tout autre régime de propriété privée. Katznelson a fait sienne la
conception selon laquelle « l'ordre socialiste a plus de force dans son
oppression de la liberté que n'en disposera jamais un État où la propriété
privée est la règle506 ».
Dans l'argumentation de Katznelson sur la liberté et l'égalité, on trouve
du meilleur et du simpliste, de l'exact et du précis à côté du fallacieux ou
du carrément faux. Le faux est dû, en général, à son ignorance des
fondements de la pensée socialiste. Mais là n'est pas l'essentiel et, à la
limite, ce n'est même pas important. Ce qu'il faut retenir c'est que, ayant
une fois pour toutes reconnul'indissolubilité des liens qui joignent liberté
et propriété privée, Katznelson s'est définitivement rangé parmi les
tenants du libéralisme classique. Une conception qui n'a jamais été
agréée, même par les socialistes les plus modérés. Car tous continuent
d'essayer de résoudre les problèmes de friction entre liberté et égalité,
entre liberté et interventionnisme; tous sont conscients des problèmes
inhérents à l'usage de la force politique. Les sociaux-démocrates, parce
qu'ils regardent l'État avec la plus grande méfiance, ont toujours pris soin
de ne considérer légitime la force politique que si elle tire son pouvoir de
la volonté de la majorité. Mais jamais aucun n'a lié l'exercice de la liberté
politique à l'existence de la propriété privée. Quand, d'un même souffle,
on soutient que la suppression de la propriété privée est la condition de
l'égalité économique mais que cette suppression est impensable à cause
de ses résultats dangereux pour la liberté politique, on renvoie aux
calendes grecques la mise en place d'un ordre social autre. Ce qui est tout
le contraire de la démarche socialiste.
Ici, il faut rappeler la répulsion de Katznelson pour les mots «
prolétaire » et « prolétariat ». On est en 1940. Ces mots sont encore en
usage dans le vocabulaire de la social-démocratie et disposent encore de
toute leur charge. Mais à cette date, comme vingt ans auparavant,
Katznelson les trouve toujours trop marxistes. D'ailleurs, explique-t-il,
l'ouvrier eretz-israélien ne peut être considéré comme prolétaire du fait
qu'il est aussi propriétaire. Il faut se garder d'utiliser « des mots qui
peuvent avoir plusieurs sens ». Une fois ce conseil prodigué, il ajoute et
avoue qu'il ne comprend pas à quoi veulent faire allusion « ceux qui
parlent de préparer la jeunesse à une vision prolétaire, parce qu'il y a de
tout dans cette vision prolétaire »507. Gordon avait-il une vision
prolétaire ? Le kibboutznik a-t-il ou non une vision prolétaire du monde?
Et qu'en est-il de « ces juifs orientaux » de Jérusalem, ces pauvres en
révolte qui manifestent « une haine féroce aux [ouvriers] ashkénazes »
bien que ceux-ci soient « de vrais prolétaires »? Voilà bien « la
démonstration que les différences ethniques sont plus fortes que la
solidarité de classe ». Après cette comparaison-conclusion qui révèle
combien sa vision des choses le coupe de certaines réalités, Katznelson
revient à son effort de dépréciation du vocable :
« Je ne sais pas si le mot socialiste "prolétaire" convient à l'ouvrier
européen de 1940 comme il a pu convenir à l'ouvrier européen de
1840. Ce mot, en tout cas, ne peut s'appliquer à l'ouvrier d'Eretz-
Israël. D'abord, ici, l'ouvrier ne souffre pas d'un manque total de ce
qui fait l'essentiel d'une vie de qualité : il ne manque pas de culture,
il ne manque pas de patrie, il ne manque pas de propriété. Il
possède les énormes biens de la Histadrout et du mouvement
kibboutzique. Et chacun de nous s'applique à augmenter cette
propriété collective de classe. Comment pourrait-on réduire tout ce
monde spirituel de notre travailleur dans ce qu'on veut appeler
"vision prolétaire" ?508
»

Avec ces quelques phrases, nous sommes au cœur de la pensée


accomplie, achevée, de Berl Katznelson. Elles sont aussi un condensé de
toute l'ambiguïté qui caractérisait l'idéologie du mouvement travailliste,
alors à l'apogée de sa puissance. De son socialisme constructiviste, de «
production », on peut dire qu'il était en réalité un socialisme national, de
« possession ». Katznelson était persuadé que le statut spécial de l'ouvrier
juif se reflétait dans sa vision du monde. Désigné par l'histoire pour
construire son pays, l'ouvrier eretz-israélien ne pouvait avoir une « vision
de prolétaire ». Est-on prolétaire lorsqu'on est propriétaire ? Si le vocable
de prolétaire n'a plus de raison d'être, il va de soi que le concept de classe
ne peut plus être compris dans son acception socialiste classique. Alors
que dans ce socialisme le critère d'appartenance de classe est fonction du
contrôle des moyens de production, dans le système social en trompe-
l'œil créé par la Histadrout ce type de distinction n'est plus censé être
pertinent. Sur le papier, il est vrai, chaque membre de la Histadrout était
copropriétaire de la Hevrat Ovdim. La fiction histadroutique de la
propriété collective avait réussi à instaurer la situation que tous les
socialistes nationaux disaient vouloir : apaisement des dissensions entre
classes, renforcement de la solidarité nationale, puis provocation et
entretien du sentiment chez l'ouvrier qu'il est individuellement
responsable de l'économie nationale. Dans ce processus, le prix payé à
l'ouvrier a été dérisoire. Car tout cela n'a empêché ni la faim ni le
chômage en milieu ouvrier, ni évité ou réduit les énormes écarts de
niveau de vie qu'on trouve entre membres de la Histadrout. L'ouvrier du
bâtiment de Solel Boneh n'était pas plus propriétaire de « son » entreprise
que ne l'était l'employé de la Bank Hapoalim de « sa » banque. Mais la
Histadrout avait réussi à créer l'illusion. Tel a été le moyen de
recrutementdes masses que le travaillisme eretz-israélien a utilisé
jusqu'au jour où l'Etat d'Israël a amorcé sa modernisation et sa croissance
accélérées. Au début des années 1950, cette fiction, qui avait fait les
beaux jours du Yshouv, cessera d'être prise au sérieux, même par les
militants les plus dévoués ou les moins sophistiqués.
L'une des plus grandes luttes, et des plus constantes, qu'aura menées
Katznelson aura été la conquête du cœur des jeunes. Il tenait la
transmission de la flamme pour une mission sacrée. Certaines de ses plus
belles définitions du socialisme lui viendront au cours de ses rencontres
avec ceux destinés à prendre un jour la relève ou dans ses adresses aux
jeunes générations. Dans son « enseignement », il a toujours exalté la
grandeur de la discipline sociale et mis en avant la nécessité d'accepter
les décisions arrêtées au nom du bien général. Il demandait d'étouffer les
tendances individualistes que souvent il rangeait sous le générique d'«
anarchisme ». Jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les
valeurs de liberté, démocratie et droits de l'individu ne le préoccupèrent
pas beaucoup. Sa conception du citoyen était rigide et puritaine. Pour lui,
le juif d'Eretz-Israël devait se considérer et se comporter d'abord comme
un soldat de l'armée de conquête nationale et, en tant que tel, obéir aux
règlements de la société enrégimentée qu'était la Histadrout. La
pénétration des idées communistes en Eretz-Israël va l'obliger à chercher
le chemin des jeunes esprits en s'appuyant cette fois sur la dimension
humaniste du socialisme : « Le socialisme, c'est l'élévation de l'homme,
c'est l'élaboration des conditions qui élèveront l'homme509! » Certes, en
1928 il avait déjà déclaré aux garçons et filles des Jeunesses socialistes
(mouvement de jeunesse de l'Ahdout Haavoda) que « le socialisme est
l'expression suprême de l'humanisme510 ». Mais il faudra attendre les
années 1940 pour le voir prendre la défense de ces valeurs dont, soudain,
il tient le respect pour indispensable à l'accomplissement du socialisme :
la démocratie, l'égalité politique, la liberté politique, le suffrage
universel511. Pour pourfendre la violence révolutionnaire, les arrestations
massives et les exécutions du régime stalinien, il enrôle Marx et Rosa
Luxemburg. Pour défendre la démocratie, l'égalité politique et l'égalité
devant le droit, ce sont Lénine et Kautsky qui sont recrutés512. Il y a
quelque chose de pathétique dans cet appel au secours à des valeurs qu'on
a dites, récemment encore, illusoires et à des théoriciens dont,hier encore,
on disait qu'ils n'avaient rien à nous apprendre. Et cet empressement à
prouver que socialisme n'est pas en contradiction avec démocratie et
liberté – alors que la veille encore on le soupçonnait de porter division et
anarchie – montre l'effarement ressenti par Katznelson devant
l'admiration grandissante que les jeunes Eretz-Israéliens portent à
l'URSS.
Pour sauver ce qui peut encore l'être de l'âme de ces jeunes,
Katznelson va revoir certaines des positions qu'il a jusque-là défendues et
qu'il a arrêtées durant les années ayant précédé la fondation de l'Ahdout
Haavoda. Quand les sans-parti et certains Poalei-Tsion en étaient à réunir
les forces d'où devait sortir le nouveau parti, pas un n'avait autant dénigré
les anarchistes que Katznelson. Mais quand l'attrait de l'URSS lui semble
devenu insupportable, il demande la béatification de Gustav Landauer. Il
se plaint que de tous les noms des morts pour la révolution allemande
avortée, seuls ceux de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg soient encore
commémorés. L'homme politique, l'éducateur, le chroniqueur qui n'a
jamais suivi l'histoire et le quotidien que du haut de son point de vue de
la deuxième alya ironise maintenant sur ces communistes qui ont, comme
personne, l'art de récupérer l'histoire à leur seul profit et à leur seule
gloire513. Aux jeunes qu'il veut prévenir Katznelson expose que « l'on ne
peut atteindre la liberté par la privation de liberté et la non-violence par la
violence514 ». Il veut qu'on lui explique comment on compte mettre fin, un
jour, à la dictature du prolétariat, si jamais une telle dictature devait
prendre fin. Il avertit, il conjure tous ces jeunes en danger d'idéal idolâtre
de ne pas se laisser aveugler par le culte de la personnalité. Au passage, il
règle ses comptes avec la révolution d'Octobre en général, avec le
Komintern en particulier515. On croit entendre un autre Katznelson, en tout
cas un autre que celui qui a tant fait pour la mise en place des systèmes
autoritaires qu'étaient la Histadrout et le Mapaï. La volonté du
socialisme, nous dit-il maintenant, est de tendre « à un maximum de
liberté et à un minimum de pouvoir d'un homme sur un autre, [de ne pas
permettre] une concentration du pouvoir entre les mains d'un seul mais de
l'éparpiller autant que possible parmi le plus grand nombre possible516 ».
Pour que son exhortation soit crédible, Katznelson se devait d'abord de
réfuter les accusations graves et nombreuses, dont le mouvement
travailliste était alors l'objet. Jusqu'à la veille de laSeconde Guerre
mondiale, les socialistes désignaient du qualificatif péjoratif « réformiste
» tout socialiste qui avait revu l'orthodoxie. Quand la guerre éclate et que
l'on découvre où les retouches des années 1930 ont pu conduire certains,
l'appellation « réformiste » cède la place à celle de « néosocialiste »,
nettement plus injurieuse dans la bouche et l'entendement des socialistes
classiques. Lors de la cinquième convention de la Histadrout, qui se tient
en avril 1942, Katznelson mit tout son talent d'orateur à essayer de laver
le mouvement travailliste eretz-israélien de tout soupçon « néo ». En
usage en France depuis 1933, quand Blum, qui avait rapidement compris
les tendances fascisantes de Déat et de son groupe, n'avait eu cesse qu'il
ne les eût poussés hors la SFIO, l'appellation « néo » ne fut « découverte
» en Eretz-Israël qu'au début des années 1940. Katznelson était alors
parfaitement conscient que son antimarxisme virulent et l'antimarxisme
non moins virulent d'une bonne partie du mouvement travailliste étaient
de nature à leur attirer ce genre d'analogie. Il est vrai que Henri de Man,
auteur, entre autres, d'un ouvrage au titre hautement évocateur, Le
Socialisme constructif, et leader incontesté, au sein du mouvement
socialiste, de la tendance antimarxiste et autoritaire, avait toujours été
fort prisé par l'aile droite du Mapaï. Peu de temps après la fondation du
parti, Davar distribua à ses lecteurs un petit opuscule, tiré d'un ouvrage
du leader socialiste belge : après la victoire nazie, ces affinités
intellectuelles étaient devenues particulièrement encombrantes pour
l'homme qui était censé représenter la « conscience » du mouvement.
Aussi se garda-t-il de prendre la défense du président du Parti socialiste
belge, qui avait salué les victoires de l'Allemagne hitlérienne ou de Déat.
Les positions ouvertement proallemandes de l'un et la collaboration du
second ne pouvaient plus permettre à Katznelson de tergiverser, bien que,
des années durant, il eût professé des idées très proches des leurs.
Mais Katznelson ne veut laisser personne en reste. Le même effort
dont il a usé pour se dédouaner d'une parenté terrible va lui servir à faire
remarquer que les traîtres ne se sont pas recrutés dans les seuls rangs du
socialisme antimarxiste. Il insiste sur le fait qu'en France, par exemple, le
Parti communiste et l'aile la plus orthodoxe du parti socialiste ont aussi
payé leur écot : voyez Paul Faure, le secrétaire général de la SFIO, voyez
encore le chemin parcouru par le fervent socialiste italien Mussolini.
Même la Commune de Paris a eu ses traîtres ! En cherchant à renvoyer
dos à dosmarxisme et antimarxisme dans leur incapacité à éviter la
gangrène de certaines parties de leurs corps, Katznelson n'a qu'une
intention : prévenir la déligitimation générale de l'antimarxisme en Eretz-
Israël. Le travaillisme eretz-israélien, insiste-t-il, n'est pas une de ces
branches malades que le réformisme a laissées pousser sur ses flancs : «
Il y a un antimarxisme très sérieux auquel il n'est pas facile de se mesurer
et qu'on gagne à connaître. [...] A.-D. Gordon n'a pas eu besoin de De
Man [...] et Brenner n'est pas allé chercher la caution de dirigeants
célèbres517. »
En croyant avancer un argument massue, Katznelson, en fait,
s'embourbait et enlisait avec lui le mouvement dont il croyait défendre le
renom. Aharon-David Gordon n'avait pas eu besoin de De Man pour la
bonne raison qu'il l'avait précédé. L'antimarxisme du patriarche s'était
exprimé avant celui du dirigeant belge et n'avait pas été moins virulent. «
A.-D. Gordon a-t-il été réformiste ? Yossef Aharonowitz [le leader du
Hapoel Hatsaïr] a-t-il été réformiste518 ? » questionne avec colère
Katznelson. Devant les instructeurs chargés d'encadrer les nouveaux
immigrants, il se fait moins plaignant que juge : « Dans sa nature, le
mouvement ouvrier d'Eretz-Israël est un mouvement qu'on ne peut
appeler réformiste519. » Ici se pose la question, pour l'époque grosse
d'insinuations redoutables, grosse de toutes les suspicions : si le
mouvement travailliste n'est pas réformiste mais puise en même temps
dans l'antimarxismisme – au dire même de Katznelson –, ne se serait-il
pas engagé dans cette fameuse troisième voie ? Et le fait de se réclamer
d'antimarxistes déclarés comme Gordon et Brenner ne vient-il pas nous
apprendre quelque chose sur la véritable nature du mouvement?
Il semble que Katznelson ne se rendait pas compte à quel point son
argumentation et ses accointances alourdissaient la suspicion plus
qu'elles ne la levaient. Le travaillisme, ajoutait-il, n'est pas réformiste
pour la bonne raison qu' « il est à l'opposé du réformisme. Notre
mouvement est messianique, il veut aller jusqu'au bout ». Certes, mais le
message messianique du socialisme constructiviste n'avait pas grand-
chose du message universaliste du socialisme tout court. Le centre de
gravité du socialisme travailliste était la nation. Katznelson n'en faisait
pas mystère, tout comme il ne pouvait admettre que cet aspect capital de
l'idéologie du travaillisme eretz-israélien puisse être tenu pour du
déviationnisme. D'autant que « notre mouvement considère le
sionismecomme une étape dans la rédemption de l'humanité et ne peut
croire qu'un socialisme est socialisme s'il ne reconnaît la rédemption du
peuple juif. Pour nous, le sionisme est organiquement lié à notre propre
vision socialiste. Ce n'est pas là quelque chose que nous aurions accepté
par compromis. À mes yeux, le socialisme pèche par manque s'il n'admet
tous nos droits à vivre, à croître et à nous développer. Le socialisme est
du début à la fin un mouvement messianique520 ». Ainsi donc le
socialisme du mouvement travailliste eretz-israélien dépend de son
nationalisme, et sa fonction messianique consiste d'abord à travailler au
salut de la nation juive. C'est autour de cette perception que Katznelson
bâtit sa relation au monde extérieur : qu'il s'agisse de sa relation aux
partenaires (politiques, sociaux, économiques) engagés dans
l'accomplissement du projet sioniste, qu'il s'agisse de sa façon
d'appréhender les relations du mouvement travailliste avec le mouvement
socialiste international ou qu'il s'agisse de la façon dont il conçoit les
relations entre juifs et Arabes en Eretz-Israël. Pour l'essentiel, et en dépit
de l'approfondissement qu'on y constate à partir de 1940, la pensée de
Katznelson n'a pas réellement varié depuis les jours lointains de la
deuxième alya.
Malgré l'impression que peut laisser une lecture hâtive de ses
réflexions sur la nature de la cohabitation entre juifs et Arabes en Eretz-
Israël, Katznelson n'a jamais eu une approche naïve de la question. Tout
comme il n'a jamais eu d'illusions sur les solutions possibles. En même
temps qu'il ordonne au sionisme de reconstruire la nation juive, il lui
ordonne de lui conquérir un territoire en Eretz-Israël, condition première
de la reconstitution nationale. Et s'il n'hésite pas à rattacher le sionisme
au courant expansionniste européen, il précise toujours son caractère
particulier :
« Nous savions qu'on ne peut gruger l'histoire. Nous savions que
nous ne pouvions gruger les Arabes, mais nous n'étions pas plus
enclins à nous gruger nous-mêmes. Nous savions que si un accord
était possible entre nous et les Arabes, il ne pouvait se faire sur le
compte d'une amputation du sionisme mais uniquement sur la base
de notre détermination à accomplir le projet sioniste . » 521

Nous sommes au tout début des années 1940. Un peu plus d'une
dizaine d'années plus tôt, au lendemain des événements sanglants d'août
1929, au cours desquels des Arabes avaient attaqué et tué des juifs à
Jérusalem, Hébron et dans d'autres localités juives de Palestine,
Katznelson avait déjà délimité son espace de référence.Tout d'abord, on
ne pouvait ni ne devait « aborder la question [arabe] avec un complexe
d'infériorité, ou avec mauvaise conscience ». Il insistait alors pour
préciser que dans le sionisme il n'y avait aucune volonté maligne, aucune
intention pernicieuse de chasser quiconque pour venir en ses lieu et
place. Après des centaines d'années de colonialisme européen en Asie et
en Afrique, « nous sommes le premier peuple à venir s'installer dans un
de ces pays colonisés en déclarant à ses habitants : il y a ici de la place
pour vous et de la place pour nous ». De plus, loin de porter atteinte à la
population locale, le Yshouv juif la soutiendrait économiquement « en
donnant à l'endroit une vie nouvelle522. » Le sionisme peut donc « se
dresser et clamer devant la bonne conscience socialiste : du jour où
l'Europe a commencé son travail de peuplement et de propagation de sa
culture [hors de ses frontières], il n'y a jamais eu une entreprise de
peuplement aussi porteuse de justice et d'honnêteté à l'égard des autres
que notre travail ici, en Eretz-Israël. [...] Nous n'avons jamais été une
expédition colonialiste, nous sommes un mouvement de colonisation523 ».
Le sionisme est colonisateur, et non pas colonialiste, parce qu'il n'a
jamais cherché à instaurer et ne veut pas instaurer des relations
maître/esclave ou des relations d'exploitation avec la population locale.
D'ailleurs, « notre slogan "conquête du travail" vient de la pureté de notre
désir de relations de justice avec le peuple dont nous voulons le voisinage
». L'existence même « d'une classe ouvrière juive [est la preuve qui] doit
confondre tous ceux qui voudraient induire en erreur l'ouvrier arabe524 ».
C'est pourquoi le sionisme n'a pas seulement le droit mais encore le
devoir de graver dans les cœurs des jeunes générations « le sentiment que
la justice absolue est avec nous525 ».
Cette conviction intime était l'axe de toutes les autres certitudes de
Katznelson en même temps qu'elle balisait son idéologie. Rien n'était
possible, ni nation ni territoire, si, d'abord, on n'était convaincu de son
bon droit. Il savait que la moindre hésitation dans l'affirmation de cet
axiome ne pouvait qu'affaiblir la capacité du mouvement national juif à
présenter son action au monde extérieur. Katznelson savait qu'aucun
compromis n'était possible avec les Arabes à moins de renoncer à
l'intention d'instaurer un État juif indépendant sur le territoire d'Eretz-
Israël. Fort de cette conclusion, il ne chercha même pas à fouiller dans
son esprit ou dans celui des autres dans l'espoir d'y trouver une recette. Il
savaitqu'en la matière tout rêve était interdit et que, dans le court et le
moyen terme, aucune cohabitation harmonieuse ne pouvait être possible,
à moins que l'une des deux parties n'abdique sa volonté de souveraineté
nationale. Il n'allait donc même pas essayer de déminer ce champ. Il avait
décidé que si l'unanimité était achevée à l'intérieur (Yshouv et
mouvement sioniste mondial) et à l'extérieur (communauté internationale
et puissance mandataire si possible), alors les choses n'étaient pas
impossibles. À défaut d'unanimité à l'extérieur, il se contentait de l'appui
des plus puissants; à défaut de l'unanimité intérieure, il se contentait de la
marginalisation des sceptiques ou de leur réduction à la portion congrue.
À l'intérieur, il lui fallait non seulement réduire les avancées « gauchistes
» et internationalistes et vaincre les objections de ceux que la notion de
solidarité prolétarienne avait imprégnés, mais encore se mesurer à ceux
qui définissaient l'opposition des Arabes au sionisme comme une des
expressions de leur propre lutte nationale. Katznelson a investi une
énorme énergie à essayer d'extirper toute idée soutenant qu'en Eretz-
Israël deux mouvements nationaux étaient en présence, qui avaient
chacun le même droit légitime de réclamer la terre. Cette thèse le
tracassait non à cause de ses termes – il n'avait aucun doute sur le lieu où
résidait le bon droit – mais à cause de ses effets par ricochet. En fêlant,
ne serait-ce qu'un peu, la foi des juifs du Yshouv, cette thèse n'allait-elle
pas poursuivre son chemin insidieux jusque dans le camp sioniste en
général, et, surtout, n'allait-elle pas obliger les amis de l'extérieur à se
poser des questions? N'allait-elle pas entamer, plus ou moins
sérieusement, le pouvoir de l'argumentation sioniste, même auprès de ses
amis? Enfin, n'allait-elle pas envenimer l'atmosphère, déjà bien houleuse,
des relations de la direction politique du Yshouv avec la puissance
mandataire?
C'est pourquoi Katznelson a toujours refusé que l'on désigne les
événements sanglants de 1929 du nom de «révolte» ou de tout autre
terme qui puisse suggérer l'insurrection. Pour lui, en août 1929, les
Arabes avaient perpétré un pogrom, comme ils en avaient déjà perpétré
contre les juifs de Safed et de Hébron en 1838, ou contre les Arméniens
et les chrétiens du Liban en 1860 : « User du mot " insurrection " c'est
recouvrir d'un voile sacré la sauvagerie, c'est innocenter ceux qui l'ont
commise, c'est vouloir porter atteinte même aux souvenirs qui nous
dévorent. » Jadis, et même naguère, les juifs avaient au moins la
perspicacité de ne pasmettre sur un piédestal ceux qui les massacraient526.
Il faut savoir raison garder et ne pas sacraliser, par quelque largeur
d'esprit déplacée et dangereuse, ce qui ne peut mériter de l'être. C'est
faiblesse. Car, « même lorsqu'on nous blesse et que nous souffrons, nous
ne devons ni nous rendre ni baisser la tête. Nous ne devons pas prendre
pour un mouvement de libération un mouvement de rapine et de meurtre
ou confondre religion et fanatisme embrasé527 ». Ce qui s'était passé en
août 1929 n'était rien d'autre que des descentes de « bandes excitées,
assoiffées de pillage et de sang528 ». Aux Poalei Tsion d'Allemagne
Katznelson fait savoir : « Nous aurions été les premiers heureux si le
mouvement arabe avait été un mouvement de libération, car, alors, nous
aurions pu facilement trouver le chemin de son cœur. » Cette
proclamation n'est ni une attente ni un vœu pieux. L'allusion est claire et
veut persuader de l'inanité de la thèse qui assimile le mouvement arabe à
un « mouvement anti-impérialiste »529. Un mouvement qui refuse de
renoncer à « un petit lopin de 26 000 kilomètres carrés » alors qu'il
dispose « d'un territoire de 4,5 millions de kilomètres carrés »
uniquement au Moyen-Orient, « un tel mouvement est-il un mouvement
de libération, un mouvement anti-impérialiste »530?
Katznelson était persuadé que le danger serait mortel pour le projet
sioniste si le mouvement arabe réussissait à présenter la lutte pour la
Palestine comme une lutte de deux mouvements nationaux, égaux en
droits. Aussi allait-il s'attacher à assurer que les droits moraux du
mouvement sioniste soient tenus pour supérieurs aux autres. C'est sur ce
droit moral et historique, invoqué déjà par Aharon-David Gordon, que les
sionistes faisaient reposer la légitimité de leur occupation du sol ou la
justification des évacuations de populations arabes aux fins de
peuplement agricole quand celui-ci en avait besoin. Ce principe ne valait
pas seulement pour les domaines des grands propriétaires, surtout s'ils
étaient absents (ils vivaient en général en Syrie ou au Liban), mais aussi
pour les terres en métayage. La même règle était appliquée pour renvoyer
un ouvrier agricole arabe d'une exploitation juive, même après plusieurs
années de travail. Le leader socialiste Katznelson reconnaissait « le droit
individuel de chaque Arabe à une compensation, à un dédommagement, à
un arrangement », mais il niait « le droit du peuple arabe sur ce lieu de
travail en particulier ». Ainsi de la vallée de Jézréel : « Nous avons
reconnu le plein droitdes métayers au dédommagement, à des
arrangements justes et honorables, mais nous ne leur reconnaissions pas
le droit de nous empêcher de peupler la vallée. Nous n'avons pas reconnu
leur installation sur ce sol comme un droit d'occupation éternelle531. »
Telle a été la loi d'airain du mouvement travailliste : en tant qu'entité
nationale, la population arabe n'a aucun droit collectif sur la terre.
Déplacer un Arabe pour libérer le sol à des fins de peuplement agricole
juif est légitime pour peu que les droits individuels soient conservés ou
compensés. Mais les droits individuels n'impliquent pas des droits
nationaux. Pour Katznelson, le transfert de population, tant qu'il est
pratiqué avec l'assentiment des concernés, doit être un des principes de
base du sionisme : « Depuis quand se fait-il que nous avons honte de la
terminologie du sionisme? » enrage Katznelson, qui ne supporte pas que
le Hashomer Hatsaïr se félicite que Ben Gourion ait « reculé devant l'idée
de transfert ».
« Qu'est-ce que ça veut dire, "reculer"? On dit de quelqu'un qu'il a
reculé si, après avoir exigé quelque chose, il abandonne son
exigence ou change d'avis. Qu'aurait donc exigé Ben Gourion qu'il
n'exigerait plus aujourd'hui? Ben Gourion a-t-il jamais parlé de
transfert par la force, puis a "reculé"? Non! Jamais nous n'avons été
pour un transfert par la force, nous ne pouvions donc "reculer".
Comme nous ne reculons aucunement ni en quoi que ce soit de
notre point de vue sur le transfert consenti et de notre point de vue
sur l'arrangement dans les relations entre peuples. Même si certains
bons juifs accolent à cette idée tant et plus de qualificatifs
infamants.
« L'histoire contemporaine nous donne l'exemple de plusieurs
transferts effectués de différentes façons, certaines mauvaises,
d'autres assez bonnes. L'URSS par exemple a transféré dans des
régions passablement éloignées un million d'Allemands installés
depuis plusieurs générations dans la région de la Volga. Je ne sache
pas que tous ceux qui, aujourd'hui, se dressent tellement contre le
transfert, Yaari [le chef historique du Hashomer Hatsaïr] parmi eux,
se soient alors révoltés contre cette opération, bien que nous ayons
toutes les raisons de croire que ce transfert a été accompli sans et
contre l'assentiment des personnes déplacées. Or voilà que, pour
envenimer la polémique, on se croit aujourd'hui obligé de nous
dépeindre un transfert monstrueux, et on veut faire croire que nous
pensons que sans un tel transfert aucune alya de masse n'est
possible. Tous ces détracteurs n'ont jamais pu entendre de telles
choses sortir de notre bouche et, il faut bien le dire, ils nous
attribuent des pensées qui sont leurs pensées . »532

La gauche prosoviétique ne s'en tirera pas à si bon compte :


« De toute façon, le débat n'est pas d'actualité. Aucune situation
politique n'est encore venue poser des questions de ce genre. Mais
puisqu'on veut les soulever, dans l'intention de vous faire peur,
puisqu'on voudrait proclamer que le transfert par consentement ne
peut se pratiquer dans une société juste, je suis alors obligé
d'interroger : Merhavia [kibboutz phare du mouvement Hashomer
Hatsaïr dont Meïr Yaari était membre] n'est-il pas le résultat d'un
transfert? Est-ce que les habitants de Foula [village arabe] n'ont pas
été déplacés d'un endroit à un autre? Ne s'agissait-il pas alors d'un
petit transfert par arrangement? On veut oublier que, sans les
nombreux transferts de ce genre, le Hashomer Hatsaïr ne serait
aujourd'hui ni à Merhavia, ni à Mishmar-Haémek [autre kibboutz
vedette du Hashomer Hatsaïr], ni dans bien d'autres endroits. Si
tout transfert est injuste, alors le peuplement agricole du Hashomer
Hatsaïr l'est tout autant. Et pourquoi ce qui a été juste quand c'était
accompli pour le bien du Hashomer Hatsaïr ne le serait-il plus
quand c'est fait dans des proportions plus grandes, cette fois non
plus pour le seul bien du Hashomer Hatsaïr mais pour le bien de
tout le peuple d'Israël ? »
533

Il est difficile de supposer que Katznelson ne savait pas que le


déplacement des métayers des terres de Merhavia avait été accompli sans
leur consentement : on s'était contenté de traiter avec le propriétaire. Il est
tout aussi difficile de tenir pour acquis qu'il croyait que si jamais un
transfert « de plus grande ampleur » que celui qui avait permis
l'installation du kibboutz Merhavia devait être entrepris un jour, il se
ferait dans le consentement et l'arrangement. Après le grand soulèvement
arabe des dernières années 1930, personne ne pouvait plus se bercer de
l'illusion que les Arabes pouvaient consentir à une passation de terres.
Avec « une plus grande ampleur », un arrangement n'était plus possible
qu'entre les deux mouvements nationaux. Étant entendu qu'à cette époque
il était déjà évident qu'un tel arrangement n'était pas envisageable, la
seule technique de transfert qui demeurait à disposition était l'usage de la
force. Katznelson, il faut le souligner, ne veut pas en arriver là :
«Tout comme nous croyons que l'alya ne peut dépendre d'un
arrangement, nous croyons que l'échange de populations ne peut
être imposé. Nous dénions à quiconque au monde le droit moral
d'empêcher ou de réduire l'arrivée [de juifs en Eretz-Israël], tout
comme nous refusons de nous arroger le droit d'imposer le départ
[d'Eretz-Israël] à quiconque . »534

S'agissant de la conquête de la terre et de la construction économique


du pays, le socialisme constructiviste n'avait ni complexes ni détours
hypocrites. Son premier objectif était de mettre en place une économie
robuste et stable. La justice sociale était seconde, elle pouvait suivre ou
non. Il n'était pas dans l'intention du mouvement travailliste de construire
une société autre, inspirée des théories socialistes par exemple. Son souci
de croissance économique a toujours devancé ou étouffé l'idée d'une juste
redistribution du produit national. La raison en était simple : le
mouvement travailliste ne croyait pas que la réalisation du projet sioniste
devait obligatoirement impliquer la justice sociale, alors qu'il a toujours
tenu pour indispensable la concentration du pouvoir, économique et
politique. La conception « productiviste » et « constructiviste », qui
faisait la fierté des pères fondateurs et leur servait de « filet »
idéologique, participe de cette donnée première. C'est pourquoi ce
socialisme a tant magnifié la « révolution par le travail », passage obligé
de la grande révolution nationale. Pour ce socialisme, la vertu d'un
commandement était fonction de sa capacité à répondre aux nécessités de
la rédemption d'une nation sur sa terre. Dans le travaillisme eretz-
israélien, le socialisme n'a jamais été une fin à attendre ou à approcher.
Du socialisme on avait surtout retenu ses énormes capacités de mythe
recruteur, les utilisant d'abord et par-dessus tout aux fins du projet
national.
CHAPITRE IV

La fin et les moyens: l'idéologie travailliste et


la société histadroutique

LES FONDEMENTS DU POUVOIR

La Histadrout a été une organisation unique en son genre. Elle a


fonctionné comme une véritable société autonome, avec ce que cela
implique d'attributs et de fonctions politiques, économiques, sociales et
culturelles. Son autonomie a été totale : l'administration mandataire ne se
mêlait pas de ce qu'elle faisait, et l'OSM n'a jamais réussi à lui imposer
son autorité. Le gouvernement colonial a toujours reconnu à
l'organisation ouvrière, à travers la compagnie Nir, le contrôle de tout le
peuplement agricole collectiviste, et l'OSM, quoique grand argentier du
capital national, n'a jamais pu contrôler l'utilisation des sommes qui lui
étaient attribuées. Œuvre du seul mouvement travailliste, la société
histadroutique a été mise en place comme dans un laboratoire. Ce qu'elle
a été, elle ne l'a dû qu'à elle-même. Ses principes de fonctionnement et
ses priorités n'ont guère laissé de place à quelque dynamique indésirée.
Comparé aux autres mouvements ouvriers dans le monde, le
mouvement travailliste eretz-israélien a bénéficié d'avantages et de
conditions uniques. Il a été le seul à pouvoir vraiment commencer de zéro
et surtout à n'avoir pas à se garder d'un pouvoir hostile, d'une bourgeoisie
militante ou de tout autre puissant intérêt ou idéologie à même de
contrecarrer ses décisions ou de le gêner en chemin. De plus, il n'a pas eu
à se mouvoir dans un milieu culturel aliénant, comme c'était le cas en
Europe. Libre de toute pesanteur, le mouvement travailliste d'Eretz-Israël
a pu œuvrer dans des conditions que tout autre mouvement ouvrier de
son temps ne pouvait que lui envier. Non seulement il n'a pas eu àouvrir
les fronts classiques que ses homologues européens étaient obligés de
défendre ou d'enfoncer, mais encore a-t-il bénéficié de l'adhésion totale
des institutions économiques et politiques dans lesquelles ou à côté
desquelles il évoluait. Soit il les avait créées, et elles n'étaient que des
excroissances parfaitement contrôlées, soit elles lui étaient acquises,
faute de ne pouvoir faire autrement – l'OSM –, soit enfin il en avait pris
le contrôle par le jeu démocratique – les institutions politiques
communautaires, par exemple. Le mouvement travailliste d'Eretz-Israël
n'a pas eu à chercher à abolir des privilèges bien enracinés, comme en
Grande-Bretagne, à mener des grèves dures ou sanglantes, comme en
France ou en Italie, ni à se protéger de la main de l'État, comme dans
l'Allemagne de Bismarck et dans le reste de l'Europe centrale et orientale.
Le mouvement travailliste a été comme le sculpteur devant sa glaise. Et
l'éloignement géographique, ajouté à la volonté de coupure à l'égard de
l'Europe, ne faisait que renforcer ce sentiment de temps génésiaques que
les dirigeants travaillistes étaient désireux de créer.
Il est vrai que le mouvement travailliste n'a pas disposé d'une classe
ouvrière constituée au fil de l'histoire ou agrégée autour d'une idéologie
précise. Mais ce qui peut paraître un manque a été en fait un avantage. La
Histadrout a pu alors se penser et s'établir comme le corps constitué de
tous les salariés. N'ayant pas à gérer les frustrations et les haines que le
prolétariat européen avait accumulées au cours des longues années
d'exploitation de l'ère d'industrialisation et de modernisation, le
mouvement travailliste a pu prendre sur lui de conduire l'entreprise de
renaissance nationale dans des conditions inconcevables en Europe. Ce
n'est pas par hasard que les vocables « prolétariat » et « prolétaire » ont si
vite disparu du langage de la direction de la Histadrout. Certes, c'est
l'intention idéologique qui fut à l'origine de ce choix, mais ce choix
n'aurait probablement pas été aussi aisément entériné par l'énorme
majorité de la classe ouvrière eretz-israélienne alors en constitution,
même compte tenu de sa pauvre formation idéologique, si sa situation
économique, sociologique et culturelle avait un tant soit peu ressemblé à
celle du prolétariat européen. Avec l'élimination du parti Poalei Tsion, ce
furent les mots « travailleurs » et « monde du travail », si chers à
Katznelson, qui s'imposèrent. En Europe, le travail était pour l'ouvrier ou
tout autre salariéune nécessité qu'il ne pouvait éviter : il n'en tirait aucune
fierté, pas plus qu'il ne l'accomplissait dans la joie ou l'enthousiasme. En
Eretz-Israël aussi. Si la société histadroutique a réussi à obtenir le calme
à peu de frais, c'est que le mouvement national eretz-israélien a réussi à
transformer le travail en valeur morale et culturelle.
Lorsque la décision est finalement prise de fonder une organisation
générale de tous les travailleurs d'Eretz-Israël, la Histadrout (le terme,
rappelons-le, signifie « Organisation »), des élections primaires sont
décidées pour désigner les délégués au congrès constitutif. Le corps
électoral compte alors 4 433 électeurs qui prennent tous part aux
élections. L'Ahdout Haavoda obtiendra 1864 voix, le Hapoel Hatsaïr
1324, la liste des nouveaux immigrants, menée par Menahem Elkind,
824, et la liste des gauches 303. Le reste, un peu plus de 100 voix, se
répartira entre diverses petites formations535. Avec la mise en place de la
nouvelle organisation, l'Ahdout Haavoda lui transfère toutes les
institutions économiques qu'elle a créées entre-temps, cela afin de
permettre à tous les ouvriers, célibataires démunis pour la plupart, de
profiter de services dont, jusque-là, seuls les membres du parti ont
bénéficié : bureaux de placement, protection syndicale, cantine. Elle met
aussi à sa disposition l'entreprise de construction qui deviendra en 1923
la société par actions Solel Boneh.
Dès sa fondation, la Histadrout connaît un énorme succès. Deux ans à
peine après sa création, elle double le nombre de ses adhérents : 8 394,
dont 5 435 citadins, 1331 dans les villages et 1 628 dans les colonies
collectivistes (kibboutzim et moshavim). En 1927, ses membres sont 22
538, dont 15 325 dans les villes, 4 250 dans les villages et 2 968 dans les
implantations agricoles collectivistes. Fin 1930-début 1931, la Histadrout
dépasse 30 000 adhérents, dont 18 781 dans les villes et les sites
industriels de Naharaïm (Haute-Galilée), d'Atlit (environs de Haïfa) et du
bord de la mer Morte, 7 783 dans les villages et 3 496 dans les colonies
collectivistes. Selon le rapport de Ben Gourion, ce chiffre comprend 6
787 épouses de travailleurs et 1 530 adolescents au travail.
Le 1er janvier 1933, la Histadrout est passée à 35 389 adhérents, dont
21 080 dans les villes, 10 502 dans les villages et 3 807 dans les
kibboutzim et moshavim, femmes de travailleurs et adolescentsau travail
compris. En 1923, les membres de la Histadrout représentaient 44,5 % de
la population salariée juive d'Ertz-Israël, en 1927, de 66 à 70 % – selon
les estimations – et, en 1933, près de 75 %. Ce niveau se maintient
jusqu'à la veille de la guerre, en 1939, quand l'organisation ouvrière
dépasse 100 000 adhérents. En 1940, elle compte près de 112 000
membres; en 1947, à la veille de la déclaration d'indépendance, elle en
compte 176 000. À l'issue de la guerre d'indépendance, fin 1949, elle a
atteint 215 000 membres, soit 40,7 % de toute la population adulte juive
du pays, et, en 1950, 330 000, soit 46 % de cette même population536.
En peu de temps, la Histadrout devient un géant économique : le plus
important employeur du Yshouv, le plus grand prestataire de services de
santé et le plus gros intermédiaire dans le marché du travail qu'elle
contrôle par le canal de ses bureaux de placement. Au moment de la
déclaration d'indépendance, en 1948, elle couvre près de 25 % du secteur
économique du pays. Fondée en 1921, conjointement par la Histadrout et
l'OSM, sur l'initiative de Katznelson et Ruppin, la Bank Hapoalim
(Banque des ouvriers) devient très vite la seconde institution financière
du pays. Elle n'est alors dépassée (de loin quand même) que par la Bank
Léumi (Banque nationale), contrôlée par l'OSM537. Aujourd'hui, la Bank
Hapoalim est la banque la plus importante du pays. Les pères fondateurs
n'ont eu de cesse que « leur » banque ne soit fondée. « La banque, voilà
la véritable expression de la volonté des ouvriers », affirme Yossef
Aharonovitz en 1922538.
La Histadrout était aussi, bien sûr, un syndicat professionnel : toutes
proportions gardées, elle a été et demeure le plus grand syndicat du
monde libre; même en chiffres absolus, le nombre de ses affiliés est
imposant. Après avoir créé son propre réseau d'enseignement primaire,
elle entreprend sa tâche la plus singulière : la fondation de l'organisation
militaire Haganah*, qui deviendra Tsahal* quelques jours après la
reconnaissance de l'État par les Nations unies. Quels que soient les
critères retenus pour la décrire – taille, structures ou champs d'activité –
la Histadrout a été une organisation sans pareille dans le monde ouvrier.
Mais si une telle conclusion est une évidence, une question est toujours
restée inexplorée ou, en tout cas, sans réponse exhaustive : quelles étaient
les intentions qui ont sous-tendu cette organisation au point de la pousser
à rechercher toujours un nouveau domaine d'activité ou d'intervention, à
tendre vers l'expansionnisme social et économique? Quel était ou quels
étaient les véritables buts de la Histadrout et quel lien faut-il établir entre
la vocation ouvrière et sociale – telle qu'on peut l'attendre d'un syndicat –
et la volonté strictement politique ? Pourquoi ces techniques de
recrutement, les plus élaborées jamais employées par une organisation
ouvrière (hormis en URSS) ? Pourquoi ce souci de couvrir tous les
aspects de la vie quotidienne des affiliés : subsistance matérielle, services
en tous genres, vie culturelle et loisirs?
La réponse réside dans le simple fait que la Histadrout, dès le
commencement, n'a pas été voulue ni conçue comme un instrument de
transformation sociale. Son caractère « général » l'a rendue pratiquement
impuissante dans le domaine social. C'est pourquoi la société
histadroutique n'a pu se développer comme une option de remplacement
à la société bourgeoise classique. C'est aussi ce qui explique pourquoi la
Histadrout n'a jamais utilisé sa puissance économique à des fins d'égalité
sociale. Elle ne s'est voulue un empire financier que pour être mieux à
même d'installer l'infrastructure économique sans laquelle le projet
national n'avait aucune chance de réussir. L'utopie socialiste n'était pas à
l'ordre du jour. La volonté des pères fondateurs n'était pas de créer une
société qui, de par ses qualités, aurait démontré les défauts de la société
bourgeoise. Ils n'avaient pas davantage pour objectif de prouver qu'une
société plus juste est possible et que l'ordre capitaliste a fait son temps.
Cette constatation vient encore expliquer pourquoi la société
histadroutique a fonctionné avec l'ordre hiérarchico-social en vigueur
dans toute société bourgeoise. Les relations humaines informelles, «
libérées », le col de chemise ouvert et l'usage de l'appellation « camarade
» au lieu de « monsieur » ne peuvent masquer les écarts de niveau de vie
presque aussi larges dans cette société que dans la société environnante.
En matière de discipline et de hiérarchie, on peut dire sans ambages que
les leaders travaillistes avaient réuni entre leurs mains un pouvoir bien
supérieur à celui que pouvaient espérer détenir des dirigeants
d'organisations démocratiques. Les choses ne changeront pas beaucoup
après la création de l'État. Discipline et conformisme, tels étaient les
maîtres mots de la société travailliste durant la période du mandat, tels ils
demeureront jusqu'au départ des travaillistes en 1977. La relève était une
notion inconnue dans la pratique du pouvoir travailliste,tant au sein du
mouvement, Histadrout et partis, qu'à la direction de l'État. Pour peu qu'il
ait su faire montre d'orthodoxie, un dirigeant était assuré de conserver
son poste jusqu'à sa mort. Récompenses et sanctions étaient d'ordre
politique. Et la chute, en général, n'était pas le résultat d'un vote de
défiance de la base ou la conséquence d'une impéritie patente, mais
presque toujours la conséquence d'une épreuve de force interne.
La Histadrout, en fait, ne s'est pas voulue une organisation ouvrière
socialiste. Son succès, elle le doit d'abord aux incomparables capacités
d'organisation de ses fondateurs mais aussi à sa politique clientéliste sans
complexes. D'ailleurs, l'adhésion à la Histadrout ne réclamait pas une
quelconque adhésion idéologique au socialisme : pouvait en être membre
un antisocialiste militant. C'est à cet universalisme idéologique qu'il faut
rattacher le vocable « générale » inclus dans l'appellation que
l'organisation adopte à sa naissance; Histadrout Clalit shel Haovdim
Haiivrim Bé-Eretz-Israël: « Organisation générale des travailleurs juifs
d'Eretz-Israël ». Il faut ici reconnaître que c'est précisément ce pluralisme
idéologique, prévu et permis par les statuts, qui a empêché la Histadrout
de tourner à l'organisation totalitaire; un risque qui n'était pas totalement
absent, étant donné les possibilités de contrôle qu'elle avait sur tant et tant
de domaines de la vie quotidienne de ses membres.
De toutes leurs créations, les pères fondateurs ont toujours considéré la
Histadrout comme la plus accomplie, la plus prophétique. Ben Gourion la
tenait pour le pas décisif de l'État en marche. Ses amis politiques et lui
ont vite pris la vraie mesure des relations de dépendance nées entre
l'organisation ouvrière et ses affiliés : « On peut quitter le parti, à la
Histadrout on est lié par toutes ses fibres539. » Les fondateurs objectaient
que la séparation qu'ils avaient décidé de marquer entre le socialisme et
la nouvelle organisation, loin de l'avoir desservie, comme certains
l'avaient craint, était au contraire l'une des principales raisons de sa force
d'attraction et de son développement. Ben Gourion ne cessera jamais de
combattre toute velléité de la majorité à transformer « la Histadrout
générale en Histadrout sioniste-socialiste ». Une telle volonté ne peut,
soutenait-il, que « provoquer la naissance d'une organisation concurrente.
[...] Il en sera fait alors de l'union dumouvement ouvrier en Eretz-Israël540
». Ben Gourion était autrement plus concerné par l'union structurelle des
ouvriers et employés que par leur unité idéologique.
Cette union des salariés de toutes catégories – ouvriers des villes,
ouvriers agricoles et employés des services –, des membres des colonies
collectivistes et des travailleurs indépendants – à condition qu'ils ne
soient pas employeurs –, sera qualifiée de classe unifiée. Mais la retouche
de la doctrine ne s'arrêtera pas là. Oublieux de l'universalisme socialiste,
les dirigeants de la Histadrout avaient aussi décidé que seuls les juifs
pouvaient faire partie de cette classe unique. C'est donc en toute sérénité
que tout travailleur, sans considérations d'appartenance idéologique,
pourvu qu'il soit juif et « vive de son travail sans exploiter celui de son
prochain, est appelé à rejoindre la Histadrout541 ». Le pas était franchi qui
allait permettre à la jeune confédération de travailler à la renaissance
nationale juive. L'appel était lancé à tous : socialistes et antisocialistes,
croyants respectueux des commandements de la Thora ou athées. Avec le
temps, même la restriction liée à la non-exploitation du travail d'autrui
sera sacrifiée sur l'autel de l'unité structurelle de l'organisation. Ce
moment viendra lorsque la Histadrout décidera de ne pas expulser de ses
rangs les ouvriers du bâtiment devenus petits entrepreneurs et
employeurs ou les avocats ayant pris d'autres avocats à leur service. Ben
Gourion réclamera même l'organisation d'une vaste campagne de
recrutement auprès de la jeunesse juive de la diaspora, sans distinction
d'identité idéologique ou de niveau de pratique religieuse : « Il s'agit,
disait-il, de conscience de classe, d'une mission de classe, d'une fidélité
de classe542. » Dans l'esprit de Ben Gourion, l'union de classe n'a jamais
eu d'autre signification que la sacro-sainte union structurelle de tous les
salariés et petits indépendants.
Ces conceptions ont été fermement exprimées chaque fois que la
question du travail juif a été soulevée. Au début des années 1920, puis au
cours des premières années 1930, le Hashomer Hatsaïr voulut regrouper
les Arabes en organisations professionnelles dans le but de mettre fin au
scandale du travail bon marché. À cette occasion, il demanda que le
vocable « travail juif » soit remplacé par celui de « travail organisé ». Le
Hashomer Hatsaïr croyait pouvoir ainsi contourner la difficulté «
nationale » et permettre de ce fait l'adjonction des travailleurs non juifs à
un cadre plus neutre. Il croyait qu'une telle décision était la moindredes
choses dues à la solidarité de classe, au sens courant du terme. Cette
démarche bien naïve pour trouver un compromis – si insignifiant fût-il –
entre l'idéologie socialiste et la dure réalité de la lutte nationale fut bien
sûr repoussée avec la dernière énergie par Ben Gourion, leader incontesté
du parti Mapaï qui détenait la majorité absolue au sein de la Histadrout.
Le ton violent avec lequel il rejeta la proposition et l'antimarxisme
sarcastique de sa réponse ne manquent pas de rappeler l'argumentation
des antisocialistes européens les plus virulents de ces mêmes années. Ben
Gourion, il faut le reconnaître, n'a jamais caché ou maquillé ses opinions.
Il n'avait aucune allergie idéologique à la solidarité de classe ou à
l'internationalisme; et si les principes universalistes du socialisme avaient
pu accepter la cohabitation avec les volontés nationalistes juives, il serait
certainement entré dans l'histoire comme un révolutionnaire socialiste.
Mais voilà, il a très tôt acquis la conviction qu'il n'y avait pas de solution
socialiste à la question nationale juive. Fort de cette conclusion, il ne
cessera de dire les choses clairement :
« Nous voulons d'un régime socialiste, nous aimerions instaurer la
commune. Mais, et bien que je sache que ce que je vais dire sera
repris contre nous par ceux qui ne cherchent qu'à déformer nos
propos, je dis que nous ne devons porter aucun intérêt particulier au
travail organisé en Eretz-Israël. Le régime socialiste et la commune
ne peuvent avoir aucun intérêt pour nous dans ce pays si ceux qui
les instaurent et ceux qui les appliquent ne sont pas les travailleurs
juifs. Nous ne sommes pas venus ici pour organiser qui que ce soit,
et nous ne sommes pas ici pour répandre l'idée socialiste auprès de
qui que ce soit. Nous sommes ici pour établir une patrie de travail
pour le peuple juif . »
543

On se souvient qu'il avait déjà tenu à mettre les points sur les i avec la
délégation des Poalei Tsion venue juste après la fin de la Première Guerre
mondiale : « Les droits pour lesquels nous devons tous combattre, par
tous les moyens, sont ceux-là mêmes qui doivent nous mener à
l'établissement d'un État juif en Eretz-Israël544. » Le mouvement sioniste,
leur disait-il, ne peut avoir d'autre objectif que d'instaurer d'abord un État
juif en Palestine. Il lui demandait de se penser et de s'organiser comme
un État en devenir. Mais comme, à cette époque, son pouvoir sur le
mouvement sioniste était à peu près nul, son premier souci, aussitôt
laHistadrout fondée, allait être, précisément, d'organiser la toute jeune
structure comme on le ferait d'un État naissant avec sa force coercitive et
ses prérogatives. « La vocation du sionisme est de mener vers l'État : sans
cette vocation, c'est une idée creuse. La construction d'un État juif
impose tout d'abord une majorité juive en Eretz-Israël, et le seul qui soit
en mesure de nous mener à cette majorité est le travailleur juif »,
répétera-t-il devant les délégués du XIVe congrès sioniste réuni à Vienne
en août 1925545. Ben Gourion ne se départira jamais de cette ligne tant à la
tête de la Histadrout qu'à la direction de l'Agence juive. Il ne voulait pas
être un réformateur social et le bien-être de l'individu l'intéressait peu. Il
ne pensait pas qu'une structure sociale, même la Histadrout, dût servir le
confort de l'individu. Comme Katznelson et les autres fondateurs, Ben
Gourion considérait que la tâche de l'individu était de servir la nation.
C'est pourquoi la Histadrout a été construite pour permettre à l'individu
de remplir ce rôle. Comme tous les leaders des mouvements nationalistes
radicaux et les idéologues de ces formations, Ben Gourion n'avait qu'une
confiance limitée en l'individu et les règles prescrites du jeu
démocratique, même si les apparences peuvent laisser penser que la
Histadrout ou les partis politiques qu'il a dirigés (Ahdout Haavoda puis
Mapaï) ont eu un fonctionnement démocratique.
La Histadrout est souvent présentée comme un système volontariste.
Cela n'a été vrai qu'au niveau strictement formel. En réalité, malgré
l'absence d'État – avec ce que cela implique d'absence de Constitution ou
de tout autre cadre légal de protection des droits de l'individu – il s'est
exercé dans le Yshouv une pression sociale qui n'a cessé de nourrir et de
renforcer le conformisme, au point que le comportement dans la ligne a
fini par être perçu comme patriotique. Toute déviation ou simplement
toute manifestation de solidarité jugée trop molle de la part d'un individu
ou d'un groupe trop restreint pour créer son propre conformisme étaient
considérées comme des fautes impardonnables. L'incompétence, l'échec,
voire un grave manquement à l'honnêteté pouvaient trouver leur rachat,
pas l'écart consensuel. La préservation du consensus interne et
l'obéissance aux institutions sont vite devenues des qualités quasiment
religieuses. Certes, ces institutions pouvaient invoquer leur caractère
électif pour exiger la discipline. Et même si les modalités de ces élections
ne respectaient pas toujours très strictement toutes les normes du
processusdémocratique, il demeurait que le jeu démocratique était
formellement suivi. On a vu alors s'établir à la Histadrout des rapports
assez singuliers, faits de conformisme, de pression sociale et
d'autoritarisme, mais aussi d'écoute et d'attention aux besoins des affiliés.
La dépendance du syndiqué à l'égard de l'organisation était très
complexe. En couvrant presque tous les domaines de la vie quotidienne
de ses membres, la Histadrout s'était rendue indispensable. Il est vrai que,
d'autre part, en temps ordinaire, elle sut toujours ne pas rendre les chaînes
insupportables. Cela dit, lorsqu'elle croyait son unité menacée ou ses
objectifs contournés, comme dans le cas du Bataillon du travail, elle a su
devenir un puissant rouleau compresseur, sans considération aucune des
conséquences humaines qui pouvaient en découler.
La grandeur des pères fondateurs a d'abord résidé en ce qu'ils se sont
toujours perçus comme des visionnaires et qu'ils ont toujours donné une
dimension étatique à leurs actes et agissements : « Nous sommes les
envoyés de l'histoire, les délégués du peuple juif privé d'abri », avait
coutume de dire Ben Gourion546. Avec son inébranlable confiance dans la
« dynamique de l'histoire juive », il affirmait : « Je crois en la victoire
historique des forces en mouvement547. » Ceux des militants qui n'avaient
pas encore émigré en Eretz-Israël n'étaient pas moins confiants : « Nous
devons nous fixer un programme maximaliste. Non pour l'appliquer
immédiatement (nous n'en sommes pas encore capables et tout ne peut
être mené à un tempo [sic] effréné) mais parce que le maximalisme doit
nous servir de guide. Même si le premier pas ne peut être qu'un petit pas
», soutient en 1920 le porte-parole lituanien devant les autres délégués de
la mission Poalei Tsion alors en visite en Palestine548. Lors de cette même
rencontre, Shmuel Yavnééli, un des fondateurs de l'Ahdout Haavoda,
demandait qu'on « mette la main sur le pays et qu'on le ferme aux quatre
points cardinaux, le plus vite possible549 ». La délégation tout entière
pensait que le Yshouv devait, dans les dix ans à venir, dépasser le
million550. Syrkin fixait à 60 millions de livres sterling le montant que
devait dans le même temps atteindre le fonds de soutien au repeuplement
juif551 – cette somme astronomique était à des années-lumière de ce que
l'OSM réussissait alors à collecter. Tabenkin, enfin, soutenait qu'il était «
nécessaire et possible d'installer 8 millions de juifs en Eretz-Israël dans
les dix ou vingt ans552 ».
Les dirigeants de la deuxième alya étaient tous convaincus qu'aucun
objectif ne pouvait être atteint sans recours à la force, sans organisation,
sans discipline et sans la capacité à faire respecter les décisions, même si
cette coercition devait parfois ignorer telle ou telle norme de la
démocratie bien comprise ou tel ou tel droit de l'individu. La contrainte,
sous toutes ses formes, était à leurs yeux une nécessité légitime dans la
pratique de la souveraineté. Ils n'étaient pas disposés à laisser certaines
décisions au choix de l'individu ou à celui des masses, jugées velléitaires
et inconstantes. Ils avaient en revanche une foi illimitée en l'énergie et la
vitalité des minorités agissantes : un ensemble humain n'avait de valeur
que s'il était bien organisé et bien dirigé. Il était alors invincible.
Parce que la Histadrout était « la personnification même du processus
de résurrection du peuple juif553 », Ben Gourion pouvait décrire dès 1925
la forme et le contenu que ce processus devait prendre. Il lui suffisait,
pour illustrer sa conception, de donner l'exemple de la Histadrout. Il avait
très tôt compris la nature des relations de réciprocité qui pouvaient naître
entre une organisation dispensatrice de services et l'individu bénéficiaire.
Quand le parti Ahdout Haavoda finit de transférer à la Histadrout ses
entreprises économiques et ses institutions d'entraide, « le parti s'est vidé
de sa substance. Le pouvoir et l'influence qui, jusque-là, avaient été les
siens et qui avaient obligé le public à compter avec lui, même s'il ne
voulait pas tenir compte de ses idées, ce pouvoir a été retiré au parti »;
celui-ci n'a conservé que ses « biens spirituels ». Ben Gourion ne
mésestimait pas l'impact de l'idéologie, mais savait qu'elle ne pouvait
suffire à assurer seule le pouvoir. Pour emporter l'adhésion, le parti,
disait-il, doit se construire « une assise dans le grand public. [...] Les
militants et les dirigeants n'ont de raison d'être que si les adhérents du
parti et surtout ceux qui n'y sont pas affiliés leur font confiance et les
élisent »554. Cette reconnaissance de l'importance du jeu démocratique et
de la nécessité de compter avec la base coexiste alors avec la conviction
qu'il ne saurait être question de laisser à l'électeur le soin de décider du
destin du projet sioniste ou de permettre aux militants de dicter sa
politique au mouvement.
Pour aller de l'avant, il fallait disposer de la puissance économique. De
l'expérience accumulée au cours des années de la deuxième alya les pères
fondateurs avaient conclu que la réalitéd'Eretz-Israël ne permettait aucun
pouvoir politique sans pouvoir économique. Aussi, en même temps qu'ils
ont cherché à établir leur autorité politique, les dirigeants se sont attachés
à se donner aussi les moyens d'une intervention économique. C'est
pourquoi le mouvement travailliste s'est bâti en cercles concentriques,
avec, au centre, une seule tour de contrôle : le pouvoir politique. Les
fondateurs n'ont voulu le pouvoir économique que pour mieux installer
leur pouvoir politique. Ils ont d'ailleurs pris soin de ne jamais laisser la
direction d'un domaine à un « technocrate » ou à un homme qui ne fût du
noyau originel. Ben Gourion a été à la tête de la Histadrout de sa
fondation à 1935, David Rémez a dirigé la toute-puissante entreprise de
construction Solel Boneh, Tabenkin a été désigné pour orchestrer
l'activité et la consolidation du peuplement kibboutzique, Yossef
Aharonovitz a été le premier directeur politique de la Bank Hapoalim,
Katznelson a été jusqu'à sa mort le rédacteur en chef du quotidien Davar,
qu'il avait contribué à créer et dont il avait aussitôt pris la direction. Le
cumul des fonctions ne les rebutait pas – il est vrai aussi que c'étaient des
brutes de travail – et ils n'avaient confiance qu'en eux-mêmes. La
distribution des postes était en fait un jeu de chaises musicales d'où
personne ne sortait et où les nouveaux venus n'étaient admis qu'après une
longue période d'apprentissage. Quand, en 1935, Ben Gourion prend la
tête de l'Agence juive, c'est Rémez qui le remplace comme secrétaire
général de la Histadrout.
Yonathan Shapira a déjà montré comment les dirigeants travaillistes
avaient réussi à contrôler certains domaines d'activité du Yshouv sans
que leur mouvement y fût physiquement présent ou économiquement
dominant, tout comme ils avaient réussi à pénétrer dans des secteurs dont
un parti politique n'est pas censé s'occuper555. Une situation qui rappelle
irrésistiblement la technique des partis communistes. L'exemple le mieux
connu des Français est bien sûr celui du PCF. Dans son étude devenue
classique sur le communisme en France, Annie Kriegel a décrit les
rouages de cette mécanique556. Une mécanique que tous les PC des pays
démocratiques avaient mise en place avec plus ou moins de bonheur au
temps où les partis sociaux-démocrates avaient en général bien pris soin
de marquer la distinction entre activités politique et syndicale, entre la
politique et ce qui n'en relevait pas spécifiquement : sport, activités
culturelles, travail social. L'Ahdout Haavoda, qui ne s'est jamais donné
pour finalité detransformer la société, a pourtant adopté les mêmes
comportements que les PC des pays démocratiques557.
Les organisations syndicales non communistes d'Europe ont toujours
été très jalouses de leur indépendance. Bien que leurs affiliés aient voté
dans leur énorme majorité pour les partis socialistes et que souvent leurs
dirigeants aient été des membres influents de ces mêmes partis, les
organisations syndicales social-démocrates n'ont jamais accepté de jouer
les utilités ou de n'être que des courroies de transmission ou des sergents
recruteurs pour le parti. Il est arrivé plus d'une fois en Europe que des
formations politiques et syndicales de même obédience idéologique
soient entrées en conflit ouvert; ce n'est jamais arrivé entre le mouvement
travailliste et la Histadrout des années pré-étatiques.
Pour bien saisir la nature des relations tissées entre l'individu, le parti
et la Histadrout, il faut tenir compte d'une donnée supplémentaire.
L'étendue et l'imbrication des services que les partis Ahdout Haavoda et
Hapoel Hatsaïr offraient à leurs membres par l'intermédiaire de leur
agent, la Histadrout, ont créé des liens affectifs entre ces hommes et leurs
partis. D'ailleurs, dans l'esprit du commun des adhérents, l'Ahdout
Haavoda, le Hapoel Hatsaïr et la Histadrout, puis le Mapaï et la
Histadrout ne faisaient qu'un. Jusqu'à la création de l'État, un travailleur
qui ne s'identifiait pas au sionisme révisionniste n'avait d'autre choix que
d'avoir recours à la Histadrout – et donc au Mapaï – pour certains
services essentiels : bureau de placement, caisse d'assurance-maladie et,
souvent, logement. Il pouvait aussi prendre ses repas dans l'une des
cantines tenues par le mouvement, appartenir à son organisation sportive,
lire un livre publié par sa maison d'édition et bien sûr être employé dans
l'une de ses entreprises.
Le mouvement travailliste avait réussi à susciter chez ses membres un
sentiment d'appartenance souvent plus fort que celui que l'on retrouvait
dans les partis communistes. Le mouvement et la Histadrout étaient pour
leurs membres comme une famille étendue. Ce sentiment fut
particulièrement vif durant les années de formation de ces deux
organisations. Les immigrants de la deuxième et de la troisième alya
étaient en très grande majorité des célibataires qui cherchaient et
trouvaient chaleur et convivialité dans les sections que les deux
formations avaient créées un peu partout. On ne peut s'empêcher de
penser au type de relations que les partis communistes européens avaient
établies avec leursjeunes militants, surtout avec ceux d'entre eux qui
travaillaient dans les grandes entreprises. Le parti, par l'intermédiaire de
sa section locale et de sa cellule à l'usine, avait remplacé la famille du
jeune célibataire déraciné de sa ferme, de son village ou de sa petite ville.
Le jeune pionnier, en prenant la décision de franchir le pas, ne se coupait
pas seulement de sa famille et de ses amis, mais aussi de sa culture, de sa
langue et de son milieu. Ce sentiment d'appartenance était d'autant plus
fort chez lui que, durant ses années de formation, le mouvement avait
encore des dimensions où l'on pouvait s'y sentir vraiment entre proches,
se connaître et se reconnaître mutuellement. Naturellement, avec le
temps, et au fur et à mesure que le mouvement s'élargit, il devint plus
anonyme et le fossé entre l'appareil et le militant de base est allé
s'élargissant. Des frictions apparurent alors, qui avaient d'abord pour
cause la déception du jeune militant rendu à l'évidence qu'il ne bénéficiait
plus de l'attention dont il avait été l'objet jusque-là. Le nombre toujours
croissant de ses membres avait rendu le mouvement incapable de
répondre à toutes les attentes, presque toujours pressantes, que les
militants continuaient de placer en lui.
Ce sentiment d'appartenance tribale et les liens de camaraderie tissés
entre les premiers membres du mouvement et le noyau des fondateurs ont
joué un rôle déterminant dans l'élaboration de la culture politique
développée pour régler son fonctionnement et qui, très vite, sera imposée
dans le fonctionnement même de la société du Yshouv. Culture dont la
caractéristique maîtresse était la fidélité aveugle au mouvement et à ses
dirigeants. C'est ce qui explique par exemple pourquoi la Histadrout a pu
faire travailler côte à côte des hommes aux idéologies différentes, voire
opposées. L'obéissance à l'organisation et l'observance des règles du jeu
national étaient des exigences qui renvoyaient au second plan les
divergences économiques et sociales.
C'est encore Yonathan Shapira qui décrit bien comment s'est établie
une profonde compréhension entre les premiers dirigeants du mouvement
travailliste et les jeunes sionistes socialistes de la troisième alya qui
avaient réussi à quitter l'URSS. Ces idéalistes étaient empreints d'une
grande admiration pour les méthodes de travail des bolcheviks. De la
rencontre des premiers, arrivés en général entre 1905 et 1910, et de ceux
qui avaient assisté à l'installation du régime communiste en Russie sont
nés, dans une entente parfaite, l'organigramme du parti Ahdout
Haavodad'abord, celui du Mapaï ensuite. Certes, Berl Katznelson n'a
jamais accordé à l'appareil l'importance qu'un Ben Gourion lui attachait,
mais il lui reconnaissait cependant une nécessité et l'a toujours soutenu,
même s'il admettait dès 1927 que l'apparatchik n'était rien d'autre qu'un «
délégué contraint du parti et non un représentant du peuple558 ».
Le processus de formation de l'appareil et l'installation des
responsables se sont déroulés assez rapidement. Au milieu des années
1920, il était devenu évident que le renouvellement des hommes en place
n'allait pas être la grande caractéristique de l'appareil. Cette évidence ne
s'était toutefois pas imposée en un jour. Les grandes figures de la
deuxième alya étaient déjà de vieux professionnels de la politique, et
Katznelson aussi. Le fait qu'il émargeât au quotidien Davar et non à Solel
Boneh ne changeait rien à l'affaire : un non-professionnel de la vie
politique soviétique avait-il quelque chance d'accéder à la tête de la
Pravda avant l'éclatement de l'URSS ? En fait, dès la troisième
convention de la Histadrout (juillet 1927), les structures définitives de
l'organisation ouvrière étaient arrêtées et les hommes à sa tête ou à la tête
de ses institutions économiques, à quelques très rares exceptions, s'y
étaient pour longtemps assuré leurs postes. Ceux d'entre eux qui devaient
les abandonner ne le firent que pour des responsabilités plus grandes à la
direction du Yshouv ou de l'État. Shapira croit pouvoir affirmer que c'est
à cette date que l'organisation ouvrière a commencé de fonctionner
comme un appareil bureaucratique classique559. En fait, les choses étaient
en place dès le lendemain de la deuxième convention, lorsque toute idée
de collectivisation avait été délaissée et que toutes les activités avaient
été alignées sur le seul projet national.
Cette étape ne doit pas être perçue comme une dérive, comme la
dénaturation de l'idée fondatrice ou comme une dégénérescence de
l'organisme. Les élites de la deuxième alya étaient vite parvenues à la
conclusion que la préparation d'un État passait obligatoirement par la
mise en place d'une infrastructure économique propre à fournir du travail
aux nouveaux immigrants et d'un appareil politique pour les contrôler.
Ayant pris soin d'inculquer le sentiment de leur supériorité à ceux venus
durant les quatre années de la troisième alya (1919-1923), ils surent s'en
faire des alliés sûrs. De cette entente sortit le premier cercle des
dirigeants du mouvement travailliste, puis du Yshouv, puis d'Israël.
Durant tout le mandat et même après la création de l'État – jusqu'au
milieudes années 1970 –, cette élite ne sera jamais contestée par ses
troupes. Et si elle a subi des secousses, ce fut uniquement en raison de
querelles de personnes. Une fois, une seule, son choix n'a pas été
unanimement suivi. Ce fut quand l'aile gauche du groupe de la troisième
alya, proche des idées du Bataillon du travail, voulut faire savoir que le
mouvement s'écartait trop du socialisme. Ces « rebelles » en général,
payèrent très cher leurs initiatives : ils furent mis dans un isolement tel
qu'ils durent quitter le mouvement. Passé l'orage, c'est-à-dire une fois le
Bataillon dispersé, n'ont pu être réadmis que ceux qui avaient fait amende
honorable et abandonné leurs idées marxistes. Un bon exemple de ces
pénitents est David Horowitz, qui deviendra le premier gouverneur de la
Banque d'Israël. Les immigrants des années 1920 ont, dans leur énorme
majorité, totalement adhéré aux convictions et analyses de leurs
prédécesseurs. Ils se fondirent si bien à eux qu'ils furent comme leur
ombre portée et certains devinrent aussi liés à l'histoire politique de l'Etat
en marche puis de l'État d'Israël que Ben Gourion, Ben Zvi ou Lévy
Eshkol : ainsi Golda Meïerson (Meïr), Zalman Aharonowitz (Aran),
arrivé en 1926, Mordechaï Namirowsky (Namir), 1924, Pinhas
Loublianiker (Lavon), 1929. L'élite fondatrice du pays a su si vite
apparaître comme une élite naturelle, s'étant imposée comme la seule
pourvue des qualités nécessaires à la direction d'une société en marche
vers son État.
Le lien spécial tissé entre les nouveaux venus de la troisième alya et
leurs prédécesseurs de la deuxième est bien évoqué par Golda Meïr dans
sa contribution au Livre de la troisième alya, paru en 1964 :
« Il me semble que la troisième alya n'a rien ajouté aux fondements
du mouvement. Le travail juif, la protection juive, la langue
hébreue, la vie collectiviste, le travail de la terre, la volonté de
maintenir l'union des ouvriers : telles étaient les valeurs que nous
ont transmises les hommes de la deuxième alya. Mais l'importance
de tout acte de passation de la Thora [la loi] réside dans les deux
temps qu'il implique : le premier, le don de la Thora; le deuxième,
non moins important, l'acceptation du don. Il faut bien qu'il se
trouve des hommes disposés à recevoir la loi et à la respecter. Il
apparaît que l'acte déterminant de la troisième alya a été d'accepter
les valeurs que nous ont communiquées nos camarades de la
deuxième alya. Nous les avons reçues de tout cœur et avec joie. Et
nous les avons appliquées . 560
»

Il ne fallait surtout pas remettre en cause l'ascendant ou


l'infaillibilitédes pères du mouvement. Quiconque s'y risquait se trouvait
automatiquement perçu comme un ennemi et signait son arrêt de mort
politique. La discipline et la foi dans la sagesse des premiers dirigeants
étaient loi d'airain. Tant que l'unité d'action était préservée, l'allégeance
idéologique était secondaire. D'abord parce qu'il n'y avait pas d'idéologie
sociale bien définie; ensuite, quand même certaines intentions auraient
été déclarées, voire fixées, elles n'étaient pas entérinées lors de la
décision de politique générale.
Dès 1915, Ben Gourion, avait précisé :
« Seuls les pionniers peuvent construire un pays. Les masses n'ont
pas d'objectifs historiques. [...] Aucune fin nationale ou socialiste
ne peut être accomplie sans l'obsession et le dévouement des
premiers appelés. Attendre que s'enclenche un "processus
déterministe", ce n'est rien d'autre que chercher des excuses
hypocrites à l'inaction, c'est baisser les bras. La fatalité n'est pas le
moteur de l'histoire, et la vie n'est pas qu'un jeu de forces
aveugles . »
561

Cette conception allait demeurer au fondement de la réflexion du


travaillisme eretz-israélien puis israélien durant plus d'un demi-siècle. La
plupart des dirigeants travaillistes ne porteraient d'intérêt à la population
juive de la diaspora qu'en ce qu'elle pouvait être un réservoir
d'immigrants. De fait, ils n'auraient de considération que pour ceux qui
décideraient d'accomplir leur « montée » en Eretz-Israël.
S'il ne s'est pas senti spécialement concerné par le sort de l'ensemble
des juifs dans le monde, l'appareil du parti n'a en revanche jamais eu de
doute sur son droit à parler et à agir en leur nom et au nom de l'histoire
juive. Cette ferme conviction commandera l'organisation du parti et c'est
encore cette conviction qui va régler son mode de fonctionnement, un
fonctionnement qui rappelle beaucoup, on l'a vu, celui des partis
communistes européens. L'essentiel de l'initiative et bien sûr de la
décision relève des institutions supérieures, le comité central et le comité
exécutif qui en est issu. Cette méthode, que les communistes désignaient
du nom de « centralisme démocratique », avait pour première finalité de
libérer la direction de toute dépendance du militant. Il va de soi que plus
l'électorat de l'exécutif est restreint, plus il est facile de le fonctionnariser
ou de le salarier d'une façon ou d'une autre, et donc de le rendre
dépendant de l'appareil et de sa direction. La Histadrout, qui a été conçue
comme une confédérationde syndicats professionnels, était aussi un
organisme national dont chaque membre avait le droit – théoriquement
une fois l'an – de désigner une convention générale par élection directe et
uninominale à un tour. En d'autres termes, bien que l'organisation fût
composée de syndicats, ce n'étaient pas ces « cellules » mais les
syndiqués individuellement qui désignaient la convention, ou le comité
central. De cette façon, la direction politique du mouvement travailliste
s'assurait non seulement le contrôle de l'organisation ouvrière, mais
encore une grande latitude pour effectuer les filtrages que permettaient
les élections successives d'une institution par une autre. Les syndicalistes
de la base ne pouvaient être élus qu'aux conseils ouvriers locaux
étroitement surveillés par le comité exécutif. La direction du mouvement
était également parvenue à faire admettre que les membres du comité
exécutif demeurent simultanément membres du comité central, chargé de
contrôler... le comité exécutif562.
Dès sa naissance, le parti Ahdout Haavoda connaît donc de fortes
tendances à l'oligarchie. Celles-ci, propres à toute organisation politique
ou syndicale – surtout lors de sa période de formation –, se trouvent
renforcées dans l'Ahdout Haavoda par son idéologie pionnière qui par
nature ne peut qu'être gênée par la règle du jeu démocratique. Car l'esprit
de la démocratie implique non seulement la décision majoritaire mais
aussi le respect de la minorité. Il suppose que nul ne détient la vérité et
que le pluralisme ne peut fonctionner que dans la critique libre. C'est une
conception à l'opposé de la mentalité pionnière : l'avant-gardisme ne
cohabite pas bien avec le scepticisme et provoque chez les élites le
sentiment qu'elles sont « naturellement » autorisées et même tenues
d'imposer leurs vues aux masses amorphes et panurgiques. La minorité
activiste sait ce qui est bon pour la nation; elle a donc le droit, l'obligation
légitime de mener la majorité, même contre sa volonté, même si le prix «
nécessaire » est de distordre plus ou moins les règles de la démocratie
bien comprise. Voici comment Ben Gourion explique cette nécessité en
1929 :
« Pour nous, la démocratie n'est pas une conception creuse, que l'on
exploite à la veille d'élections et que l'on jette au panier une fois les
votes décomptés. La démocratie est notre roc et le seul fondement
de notre croissance. Mais nous devons tenir compte d'un principe
supérieur à ceux de la démocratie : la construction d'Eretz-Israël
par le peuple juif. Notre souci impératif d'accélérer la construction
du pays au cours de cette courte période que l'histoire met, peut-
être, à notre disposition nous commande de manquer à la doctrine
de la démocratie, car le temps est à l'action . » 563

Les pères fondateurs manifestent très tôt un certain détachement –pour


ne pas parler de méfiance – à l'égard de l'essence et de l'esprit du jeu
démocratique, et leur admiration pour les institutions qui tendent à le
respecter n'est pas infinie. Ainsi, dès 1920, à son retour de la conférence
de l'instance supérieure du mouvement sioniste mondial qui vient de se
tenir à Londres, Katznelson a du mal à cacher son peu d'enthousiasme
pour le processus de prise de décision de cette institution parlementaire564.
En l'espèce, c'est la distinction que font les dirigeants du mouvement
travailliste entre démocratie formelle et démocratie réelle qui nous révèle
leur conception de la pratique du pouvoir. Ben Gourion était un ferme
partisan de la décision majoritaire, mais ne tenait à son application stricte
que dans le fonctionnement des instances de la Histadrout, c'est-à-dire là
où son mouvement était dominant. Non seulement il y réclamait un
pouvoir indivis pour la majorité, une véritable dictature, mais encore il
proclamait que cette majorité représentait en fait la volonté de tous565.
Bien sûr, il était beaucoup moins intransigeant pour le fonctionnement de
l'Organisation sioniste mondiale, où son mouvement n'obtint la majorité
relative qu'au milieu des années 1930.
Cette utilisation sélective du principe majoritaire était une façon de ne
pas se laisser décourager par certaines réalités. Le mouvement sioniste
était minoritaire au sein de la population juive dans le monde, et le
sionisme tendance Ahdout Haavoda ne trouvait d'écho que chez une
petite minorité du prolétariat d'Europe de l'Est ou d'Amérique. La
majorité des ouvriers de Lôdz, en Pologne, ou des ateliers de Manhattan
était socialiste ou antisioniste, lisait les journaux en yiddish et prenait
part aux luttes des partis socialistes locaux. De plus, la population juive
d'Eretz-Israël était, et de beaucoup, numériquement minoritaire dans le
pays. Les fondateurs ne pouvaient donc accepter que fussent mis en place
un pouvoir et des institutions à fonctionnement majoritaire. Se conformer
aux règles formelles du jeu démocratique était en somme abandonner
tout espoir d'un foyer juif en Eretz-Israël. C'était un arrêt de mort pour le
sionisme. La puissance mandataire avait bien remarqué cette évidence, et
c'est pourquoi elle n'a pas exigé la mise en place d'instances politiques
communes aux juifs et aux Arabes. Le Yshouv n'a jamais voulu lier ses
volontés àcelles de la majorité des juifs de par le monde de même qu'il
n'a jamais accepté de lier son destin à la décision de la majorité des
habitants du pays. Parce qu'il s'affirmait comme la réponse aux besoins
objectifs du peuple juif, le sionisme ne croyait pas nécessaire de justifier
autrement sa légitimité ou son autorité. Dans l'un des articles les plus
importants publiés à l'époque sur la perception de la représentation du
sionisme, Moshé Beilinson, bras droit de Katznelson à la direction de
Davar, écrivait : « Nous pensons que l'idée d'Eretz-Israël [l'idée d'un État
juif en Eretz-Israël] répond aux besoins du peuple juif; c'est pourquoi
nous considérons le mouvement sioniste comme un véritable mouvement
démocratique, que l'idée sioniste soit le fait de la majorité du peuple ou
non. » Il ajoutait : « Nous ne sommes pas des formalistes de la
démocratie.[...] Lorsque Herzl et Weizmann parlaient au nom du peuple
juif, aucune majorité ne leur avait officiellement délégué cette
prérogative. En fait, le respect de la démocratie formelle n'aurait pu que
leur interdire de parler au nom du peuple. » D'ailleurs, même quand la
démocratie sera établie et que « la souveraineté sera celle du peuple, le
cours de la vie imposera le pouvoir de la minorité active qui sait où est
l'objectif »566.
Cette approche était la même que celle qui était avancée par les partis
communistes : les besoins collectifs, ainsi que les opinions et les
attitudes, sont objectifs et leur signification ne peut se modeler sur une
volonté quelconque, laquelle est par définition une catégorie subjective.
Ce sont les besoins objectifs du peuple juif qui ont donné naissance au
sionisme et ce sont eux qui balisent sa route. Seule une minorité étant
sioniste, le mouvement a pour obligation de ne pas se laisser emporter
par la majorité, mais de la conduire. Celui-ci n'est-il d'ailleurs pas dirigé
par « la crème du sionisme », personnification de « tout ce qu'il y a de
pur, de glorieux et d'héroïque dans le sionisme »567? C'est une vision qui a
toujours été celle des révolutionnaires. Les pères fondateurs n'acceptaient
la volonté de la majorité que lorsqu'elle rejoignait les besoins « objectifs
» de la nation tels que les voyait le mouvement sioniste.
On comprend dès lors pourquoi le principe du contrôle de
l'organisation par les instances centrales a été appliqué si longtemps et ce
d'autant plus que les dirigeants de l'Ahdout Haavoda et de la Histadrout
avaient pris la précaution d'ancrer constitutionnellement la centralisation
du pouvoir dans le fonctionnementdes institutions de ces organisations.
La confusion des rôles, des genres et des fonctions devint vite la règle de
gouvernement. Le système électoral retenu pour désigner les différentes
institutions les rendait toutes dépendantes du secrétariat du comité central
dans le parti, du comité exécutif dans la Histadrout. La fonction de
contrôle était devenue d'autant plus impraticable que, dans les institutions
censées appliquer ce contrôle, siégeaient des fonctionnaires ou des
employés dont le poste était « contrôlé » par la direction du parti ou de la
Histadrout : le système se nourrissait lui-même. Haïm Arlosoroff sera
ainsi amené à qualifier la Histadrout de « démocratie administrative568 » et
Yossef Gorny lui-même n'aura d'autre choix que de parler de «
démocratie centraliste569 ».

LA REPRISE EN MAIN DES COLONIES COLLECTIVISTES

La création de la société Nir comme la décision d'éliminer le Bataillon


du travail vint confirmer la propension irrépressible des pères fondateurs
à concentrer entre leurs mains pouvoir politique et puissance
économique. Dans les deux cas, la volonté était double : lutter contre les
tendances individualistes et le désir de pluralisme d'une part et d'autre
part signifier qu'aucune expérimentation de vie collectiviste sur une
grande échelle ne serait tolérée. Quand la décision fut prise de créer Nir,
la lutte contre le Bataillon du travail était gagnée depuis longtemps, mais
le combat pour l'uniformité de la Histadrout n'avait pas encore pris fin.
L'affaire du Bataillon n'avait pas été une simple compétition pour le
pouvoir au sein de la Histadrout, mais une lutte pour décider quelle serait
l'idéologie dominante dans l'organisation ouvrière. En ces années
cruciales 1924 et 1925, la Histadrout en était à fixer définitivement ses
conceptions sur des sujets qui devaient, elle le savait bien, réguler son
propre fonctionnement : le poids de la morale dans la vie politique, la
nature des liens entre l'individu et la société, l'attention à porter à l'utopie
socialiste, le conformisme et enfin la place à accorder à la règle
démocratique et à l'idée d'autogestion.
Le 20 décembre 1925, le quotidien Davar fait part de la création
prochaine d'une société agricole par actions liée à la Hevrat Ovdim. La
Hevrat est l'un des deux pans de la Histadrout, celui qui représente son
statut de propriétaire de biens financiers, industriels,etc...; l'autre pan est
celui de sa qualité de centrale syndicale. L'annonce officielle, précise
l'organe de la Histadrout, sera faite lors de la convention agricole qui doit
se tenir quelques semaines plus tard. La société aura pour nom Nir (terre
défrichée nouvellement cultivée, labour). Neuf jours après la publication
de la nouvelle, Eliezer Yaffé, l'un des fondateurs, avec Shmuel Dayan
(père de Moshé Dayan), du premier moshav ouvrier, Nahalal (1921),
dans la vallée de Jézréel, fait paraître dans le même quotidien une
critique tous azimuts sur la façon de penser de la Histadrout et sur les
moyens qu'elle utilise pour imposer son contrôle. La rédaction précise
que l'article est publié « sans aucune coupure ni retouche. » Les
reproches de Yaffé sont au nombre de trois. Le transfert de propriété des
exploitations agricoles et des « moyens de production » des colons, y
compris le bétail, à une société par actions n'est rien d'autre, écrit-il,
qu'une « socialisation de notre agriculture » et la victoire des « partisans
de la « conception de classe » sur les partisans de la « conception
nationale populaire ». Ensuite, cette décision est une preuve patente de la
volonté des militants citadins de contrôler l'activité des pionniers terriens
et, partant, d'imposer la règle aveugle de la majorité. Pourquoi demande
Yaffé, n'interdire qu'aux exploitations agricoles la possibilité d'être en
relation directe avec l'Organisation sioniste mondiale, pourquoi les
obliger à passer par la Hevrat Ovdim? Pourquoi n'impose-t-on pas ces
contraintes aux biens de la Histadrout en ville ? Pourquoi ne veut-on
priver de leur liberté que les agriculteurs et ne veut-on interdire qu'à eux
seuls de décider démocratiquement de leur destin? Le troisième reproche
de Yaffé porte sur le manque de démocratie et le centralisme que révèle
cette décision qui remet le sort de « milliers et de dizaines de milliers
d'ouvriers agricoles » entre les mains des dirigeants de la Hevrat Ovdim.
Ce genre de « dispositions démocratiques et humaines », conclut le
fondateur de Nahalal, « rappellent celles que l'on peut trouver – et
encore ! – dans un trust américain propriétaire de plantations de coton ou
de thé, ou en Afrique du Sud »570.
La Histadrout réagit vite et sort toute son artillerie, car les critiques de
Yaffé touchaient de nombreux points sensibles et risquaient de mettre
gravement en danger les plans de l'organisation ouvrière. Il fallait les
désamorcer avant la convention. Les ténors furent appelés à la rescousse.
Le premier à contre-attaquer estArlosoroff, figure éminente de l'aile
droite de la Histadrout, le parti Hapoel Hatsaïr, auquel appartient
également Yaffé. Le 3 janvier 1926, le leader travailliste fait paraître un
article qui pour l'essentiel s'attache à infirmer l'argument selon lequel la
création de la Nir est le symptôme de la victoire de la conception de
classe sur la conception nationale. C'est une erreur monumentale, répond
Arlosoroff à Yaffé, et ce n'est pas en dressant un épouvantail qu'on
change la réalité. Le mouvement ouvrier eretz-israélien est par-dessus
tout un mouvement national, et l'adhésion de ses militants va d'abord à la
nation; c'est décidément faire preuve de peu de discernement que de
s'arrêter à la « phraséologie de classe ». Certes, reconnaît au passage
Arlosoroff, ce vocabulaire « incongru et nuisible » peut détourner
l'attention, mais seuls ceux qui veulent bien se laisser tromper s'y
trompent. On ne peut nier l'évidence : « À notre grande joie, ces
conceptions [de classe] sont absentes de la réalité de notre vie publique et
ce ne sont pas elles qui marquent la différence entre nos courants de
pensée ici. » La réponse d'Arlosoroff, un des hommes politiques les plus
cultivés de son temps, ne peut prêter à aucune ambiguïté : le mouvement
ouvrier d'Eretz-Israël est un mouvement national, et son socialisme est un
socialisme national, tout à fait étranger à l'idée d'une éventuelle
socialisation des moyens de production. La différenciation de classe,
quant à elle, n'est rien d'autre qu'une formule vide de contenu et ne
présente donc aucun danger.
Sur ce point, l'unanimité de tous les hommes chargés de répliquer à
Yaffé fut totale. Katznelson, Golomb, Aharonowitz et Levkowitz se
succédèrent pour dire que ses conclusions sur la volonté d'écarter les
conceptions nationales au profit des conceptions de classe étaient
totalement infondées et pour repousser avec autant d'énergie ses craintes
d'une domination des villes sur les campagnes. Comment croire à une
telle absurdité quand tout le monde savait que l'on tenait les agriculteurs
pour la véritable « avant-garde » (Golomb) et pour « le mur de
soutènement de notre construction nationale » (Aharonowitz)571 ?
Arlosoroff, en revanche, reconnaissait avec Yaffé l'aspect trop centraliste
de la Histadrout et de la société Nir. Mais ce n'était pas une raison
suffisante pour rejeter le principe de cette société qui, à ses yeux, devait
permettre la défense de l'intérêt général contre les intérêts particuliers572.
Parce qu'il a défendu le principe d'une société comme Nir mais émis des
réserves sur les statuts qu'on veut lui attribuer,Arlosoroff est rappelé à
l'ordre. Profitant de l'occasion que Yaffé lui donne de « remettre les
choses à leur place », Katznelson, rédacteur en chef de Davar, fait publier
une réponse qui se signale à la fois par ce qu'elle dit et ce qu'elle ne dit
pas tant à Yaffé qu'à Arlosoroff. L'idéologue du mouvement ne peut
accepter que ce dernier, membre du comité exécutif, critique le
fonctionnement de la Histadrout et admette que les statuts de la société
Nir bloquent la liberté de décision des exploitations agricoles. Mais il n'a
pas un seul mot, pas une seule allusion, pour corriger les accusations
d'Arlosoroff sur la vacuité de la « phraséologie de classe » en pratique
dans le mouvement travailliste573.
Lorsque se tient la convention agricole à Haïfa au début de février
1926, Katznelson prend la défense du principe et des statuts de la société
dont on va annoncer la naissance. Il ne cache pas que l'intention est
d'étendre encore la puissance de la Histadrout et de consolider son
indépendance, et non de préparer un nouveau type de vie sociale. De fait,
en transférant la propriété des colonies agricoles collectivistes à la société
Nir, la Histadrout demande à affirmer une fois pour toutes sa stature
nationale, étatique (ou proto-étatique). Katznelson se montre on ne peut
plus clair sur ce sujet. Écoutons ce qu'il déclare dans son discours
d'ouverture :
« Ces dernières années, des tentatives ont été entreprises dans le
mouvement sioniste visant à porter atteinte à notre autonomie.
Comme si on ne voulait pas reconnaître que cette autonomie est la
condition première de notre construction nationale. On a tenté de
traiter avec les colons sans passer par ce que certains appellent les
"dirigeants". »
Un comportement que les dirigeants n'ont pas du tout apprécié. C'est
que l'établissement de liens directs entre les pionniers et les pourvoyeurs
du capital national risquait de porter un coup fatal à la détermination de
la Histadrout de contrôler le mouvement sioniste. Les fondateurs de
celle-ci considéraient en effet que s'ils se laissaient contourner ou s'ils
abandonnaient la moindre parcelle de leur pouvoir de décider seuls des
besoins et des priorités, c'était tout le projet de conquête terrienne qui se
trouvait mis en péril. Il fallait éliminer tout risque que les exploitations
agricoles, les moshavim en particulier, deviennent propriété des colons.
De plus, soutenaient les créateurs de la société Nir, les domaines
agricoles ne pouvaient être tenus pour la propriété de leurs seuls
exploitants car ils n'étaient pas le fruit de leurs seuls efforts. Ils étaient
nés del'effort de « tous les membres » de la Histadrout et étaient la
propriété de « tout le public » ou, autrement dit, propriété de la « classe
». Les pères fondateurs tenaient pour indispensable que la colonisation
agricole fût « contrôlée par la classe tout entière »574.
Pour illustrer les processus délétères qui peuvent s'enclencher une fois
retombée l'ardeur révolutionnaire, Katznelson rappelle l'exemple néo-
zélandais. L'homme qui ne cesse de mettre en avant la spécificité de la
colonisation agricole en Eretz-Israël, son caractère pionnier et sa
dimension morale, n'hésite pas, quand il l'estime utile, à citer « un
exemple tiré de l'histoire générale de la colonisation ». Il faut rester
vigilant : ce qui s'est passé en Nouvelle-Zélande peut se reproduire à
Nahalal. Il faut se garder du processus de privatisation qui a suivi
l'embourgeoisement des premiers colons néozélandais. Les hommes ne
sont pas très différents les uns des autres, et l'idéologie ne peut suffire à
elle seule à empêcher l'éclatement de la colonisation collectiviste. Aux
pionniers qui pourraient croire qu'on leur fait un procès d'intention ou
qu'on les accuse d'être prêts à trahir les principes Katznelson lance : « Il
ne s'agit pas ici de confiance personnelle ou d'injure personnelle, il est ici
question de comprendre la réalité et de bien apprécier les conditions de
l'environnement. »575 En l'occurrence, il était dans la ligne de Yossef
Aharonowitz, qui expliquait l'urgente nécessité d'assurer la propriété
publique non seulement sur les terres et les biens matériels – la maison,
les machines, le bétail –, mais aussi sur les « valeurs publiques » – le
travail de chacun – afin que soient éradiqués les « mauvais instincts ».
Aharonowitz ne voulait pas que l'on se contente de rappeler aux hommes
de Nahalal que la propriété de leur moshav – terre et biens compris –
était tout autant propriété du mouvement du fait même que les quelque «
70 000 à 80 000 livres » qu'avait coûté l'installation de « leur » colonie
avaient été prises dans la caisse commune, il voulait aussi que l'on tienne
compte des faiblesses de la nature humaine, dont même les pionniers
n'étaient pas exempts. Comme Katznelson et les autres pères fondateurs,
Aharonowitz combattait l'individualisme et n'accordait qu'un faible crédit
à la spontanéité collectiviste : « Confier au peuple la protection de nos
valeurs revient à les laisser aller à vau-l'eau »576. La fonction de la société
Nir devait être de surmonter les faiblesses de l'individu et de la
démocratie grâce à la pression sociale et à la force dirigiste des
organisations hiérarchisées.Eliezer Yaffé l'avait bien compris, qui
identifiait les liens proposés aux colons par la Histadrout avec le modèle
des relations que le monde adulte impose aux enfants. À quoi
Aharonowitz et Katznelson avaient répliqué sans hésitation que c'est la
nature de l'homme qui oblige de limiter sa liberté avec le plus grand soin.
Car les bonnes intentions passent ou peuvent passer avec le temps, alors
qu'une organisation porte toujours en elle les forces nécessaires qui lui
feront traverser avec succès les aléas des circonstances. C'est Ben
Gourion qui vient clore le débat d'une formule tranchante : « L'essentiel
est l'ouvrier et sa volonté de s'organiser en vue d'une création commune.
» Pour lui, la société Nir, c'est « la Histadrout en ce qu'elle a d'essentiel
» ; elle la personnifie en ce qu'elle n'est ni plus ni moins qu' « un moyen
de mettre en place les fondations indispensables à l'existence du peuple
juif »577.
Malgré son obstination à concentrer entre ses mains le plus de pouvoir
possible par le biais du contrôle de la vie de ses membres, la Histadrout
prenait soin d'entretenir l'illusion qu'elle était une organisation volontaire.
Si elle maintenait sa pression sur l'individu dans des limites supportables,
c'était d'abord et surtout parce que les pères fondateurs avaient besoin
simplement d'un exécutant discipliné. Cette perception explique pourquoi
de si grands efforts ont été consacrés à la mise en place d'un réseau de
contrôle économique, alors que le système scolaire n'a jamais bénéficié
que de miettes. Certes, les pères fondateurs reconnaissaient l'importance
de la culture comme médiateur de la conscience nationale, mais jamais
ils n'ont accordé à l'éducation et à la culture la même détermination et la
même attention que celles qu'ils ont déployées pour faire de la Histadrout
une puissance économique. Ils savaient la nécessité impérieuse d'une
infrastructure économique pour soutenir une société autonome, mais ils
savaient aussi que le pouvoir économique peut être utilisé aux fins
d'instaurer des liens de dépendance entre l'individu et l'ensemble, ce type
même de liens que recherche toute société qui se perçoit comme une
armée chargée d'atteindre des objectifs communs et non comme un
agrégat d'individus réunis en vue de satisfaire leurs intérêts particuliers.
Au congrès de Haïfa, les décisions importantes furent prises à
l'unanimité – entre autres, celle qui attribuait à la Hevrat Ovdim 41 % des
actions de la société Nir. L'affiliation à celle-ci était individuelle et tous
les membres des kibboutzim et des moshavimétaient tenus d'en faire
partie. Tous les amendements proposés furent rejetés, telle la proposition
d'Elkind de permettre aux kibboutzim une affiliation collective. Ben
Gourion s'y était opposé avec fureur. La majorité soutint le secrétaire
général de la Histadrout sur un autre point : les décisions en vue d' «
attirer le capital privé à se joindre à la société » seraient prises à la
majorité simple de l'assemblée générale de Nir. De plus, pour assurer la
participation de la Histadrout à la gestion courante de l'entreprise, Ben
Gourion fit voter une motion permettant aux actions de fondateurs de
voter selon les instructions du conseil d'administration de la Hevrat
Ovdim et non pas, comme le demandait Elkind, selon les seules
instructions de l'assemblée générale de la société Nir578. Le principe selon
lequel Nir et la Hevrat Ovdim n'étaient rien d'autre que l'« habillage légal
» de la Histadrout, principe défendu par Ben Gourion lors de la
discussion en séance plénière de la convention, ne pouvait trouver
meilleure traduction pratique. C'est pourquoi, expliquait Ben Gourion, «
l'identification de la Hevrat Ovdim et de la Histadrout est nécessaire ; il
est nécessaire que les hommes qui travaillent, votent et décident dans la
société Nir soient les mêmes qu'à la Histadrout, sans possibilité de
permutation ou de remplacement579 ». Katznelson reprit le même langage
et la même argumentation, pourfendant au passage les attaques de
certains « contre la hiérarchie » et assurant tous les pionniers qu'ils
n'avaient aucune raison de craindre de perdre leur indépendance580.
Les intentions de Ben Gourion et de Katznelson étaient claires : ils
voulaient l'unité de commandement et la concentration de tous les
pouvoirs entre les mains de la direction de la Hevrat Ovdim, c'est-à-dire,
en fait, entre les mains du comité exécutif de la Histadrout. Ils ne
voulaient pas s'arrêter aux détails, pas plus qu'ils ne voulaient s'enliser
dans les procédures formelles. Or, justement, l'un des reproches des
opposants était que la hiérarchie avait voulu prendre les agriculteurs de
court, d'où le silence gardé jusqu'à quelques semaines avant la
convention agricole de Haïfa. De plus, ajoutaient-ils, l'intention de porter
le projet devant la convention était un manquement aux procédures. Le
fait que le projet d'une société par actions du type de Nir ait pu être
évoqué à deux reprises au cours des années précédant le dépôt formel de
la proposition – lors de la convention agricole tenue à Petah-Tikva en
février 1923, puis du IIe congrès de la Histadrout à Tel-Avivquelques
jours plus tard – ne plaide pas en faveur de la précipitation des créateurs
de la société. Tout semble indiquer, en effet, que les craintes et les
soupçons de ceux qui eurent le courage de dire leur désapprobation
étaient fondés. À la clôture de la convention, Ben Gourion n'hésita pas à
déclarer que « la question de Nir [avait] fait l'objet de discussions plus
approfondies que n'importe quel autre problème à l'ordre du jour ».
Katznelson, pour sa part, tint une argumentation peu banale : il admit
qu'une « discussion plus approfondie était nécessaire mais, dans le cadre
de la Histadrout, on manquait de tribune pour le faire. N'oublions pas que
cela fait très longtemps qu'une convention agricole n'a été convoquée. De
toute façon, ce que nous avons fait a été fait au grand jour et rien n'a été
fait en cachette »581. Il demeure que les initiateurs du projet ne s'étaient
pas préoccupés de questions de procédure formelle et ne s'étaient pas
demandé s'il était très démocratique de se contenter du seul assentiment
d'une assemblée composée en grande partie des professionnels de la
politique. Les kibboutzim et les moshavim, les premiers véritablement
concernés par la création de la société Nir, n'avaient pas été consultés. À
la convention de Haïfa, une bonne partie des participants étaient des
apparatchiks dont beaucoup avaient cessé depuis longtemps de pratiquer
un travail physique – s'ils l'avaient jamais fait. Cette attitude consistant à
ne pas demander l'avis des premiers intéressés était assez caractéristique
du processus de prise de décision dans la Histadrout. Les institutions de
l'organisation ouvrière étaient ainsi construites qu'elle n'avait nullement
besoin de l'assentiment de la base pour décider.
En vertu du principe qui attribue à l'élite le droit de décider de la voie à
suivre, un conseil agricole de 28 membres est élu à la convention de
Haïfa. Parmi eux, Berl Katznelson, Haïm Arlosoroff et Rahel Yanaït,
l'épouse de Itzhak Ben Zvi, tous citadins et professionnels de la politique.
Lévy Shkolnik (Eshkol) aussi est élu : officiellement membre de son
kibboutz, il est en fait, lui aussi, un militant professionnel qui a
abandonné toute activité agricole depuis de longues années déjà. Les
dirigeants de la Histadrout tiennent néanmoins à être toujours comptés
parmi les pionniers. Ainsi, en 1931, ayant à remplir un formulaire
distribué à tous les employés et journalistes du quotidien Davar,
Katznelson répond par l'affirmative à la question : « Êtes-vous membre
d'une exploitation agricole ou d'une organisation de repeuplement
agricole? » De nombreuses années après avoir définitivement quitté le
kibboutz Kinneret où, pendant la Première Guerre mondiale, il avait
partagé son bungalow avec Gordon, Katznelson persistait à se présenter
comme l'un de ses membres582. Durant l'été de 1939, lors de son discours
devant le comité central du mouvement Kibboutz Haméouhad, il se
présentera comme « un ouvrier d'Eretz-Israël583 ».
Leur succès pour imposer la création de la société Nir est perçu par ses
initiateurs comme « une grande conquête politique584 ». À aucun moment
de la convention, on ne débat pour savoir si une société d'où la propriété
privée est bannie – comme c'est le cas dans les kibboutzim – est
préférable ou non à une société où ce type de propriété existe. Ben
Gourion, Arlosoroff et Katznelson présentent les choses comme allant de
soi et s'efforcent de dépeindre la « nationalisation » des moyens de
production non pas comme une étape vers une socialisation de ces
moyens, mais comme une étape dans la consolidation de la Histadrout en
tant que vecteur de la construction nationale : « Nos institutions ont un
aspect de classe, dit Katznelson, mais leur vocation est nationale585. » Si
l'on se souvient que le mot « classe » recouvre en fait la Histadrout dans
son entier, on saisit dans quelle impasse se serait retrouvée cette
organisation si l'exigence d'une socialisation des moyens de production
avait été sincère. Il va de soi que, dans ce cas, toute tentative d'appliquer
telle ou telle mesure aurait provoqué d'inextricables contradictions avec
la vocation nationale de la Histadrout et aurait fini par la faire imploser.
La grande majorité des membres de la Histadrout était composée de
citadins salariés ou d'ouvriers agricoles que la vie en commun ne
concernait nullement et qui n'étaient pas plus enclins à une quelconque
expérience de propriété collective. Pour faire accepter à ces hommes la
transformation de leurs biens – acquis, eux aussi, grâce au capital des
collectes – en biens collectifs de « classe », il aurait fallu mener au sein
de la société histadroutique une véritable révolution sociale. Ce qui n'était
pas envisagé, en tout cas dans un avenir prévisible.
Au moment de la création de Nir, il était devenu évident que les pères
fondateurs ne plaçaient pas l'établissement d'un ordre social différent
parmi les plus urgents de leurs soucis. Ainsi, à cette même période, l'écart
entre les salaires s'était approfondi et, charité bien ordonnée commençant
par soi-même, l'appareil histadroutiques'était attribué des revenus qui lui
permettaient un niveau de vie sans commune mesure avec celui des
travailleurs manuels et des pionniers. Ben Gourion et Aharonowitz, qui
étaient parmi les bénéficiaires de la nouvelle échelle des salaires, et
Katznelson, qui préférait détourner les yeux, n'avaient pas cru
indispensable de s'insurger contre cette situation. La raison de ces
silences est à chercher dans la conception que les pères fondateurs se
faisaient de la propriété collective : pour eux, elle était fonction des
besoins nationaux et non un but en soi. Forts de cette logique, ils se
persuadèrent que les kibboutznik et moshavnik accepteraient de bon gré
la démarche inscrite dans la décision de créer la société Nir, car ces
hommes qui « sont les pionniers de notre entreprise sont aussi les
pionniers de la réflexion dans notre mouvement586. » Il était donc normal
d'attendre du pionnier ce qu'on ne pouvait demander au travailleur
urbain : comprendre les besoins de l'idéologie nationale. Pour plus de
sécurité, et parce qu'il valait mieux agir que compter sur le dévouement
idéologique, on créait la société Nir et imposait l'idéologie au moyen de
statuts rigides. En fait, Nir avait pour vocation d'étouffer dans l'œuf toute
dynamique déviationniste ou indépendantiste.
Le fonctionnalisme qui a dirigé la Histadrout dans toutes ses actions
s'est manifesté d'une façon particulièrement dure dans sa relation au
Bataillon du travail. Les différends entre Elkind et Ben Gourion
apparaissent au grand jour lors de la convention agricole de Haïfa. Là le
secrétaire général de la Histadrout n'épargne aucune attaque au leader du
Bataillon et s'oppose à chacune de ses propositions. Le premier veut la
concentration du pouvoir entre les mains du comité exécutif de la
centrale ouvrière, le second se bat pour l'autonomie des colons587.
Finalement, les décisions prises seront subordonnées au principe du
primat de la nation : la liberté de l'individu et les autres valeurs ou actions
potentiellement grosses d'une société autre sont assujetties à l'intérêt
national. Le Bataillon demande l'extension des principes égalitaires et
collectivistes au secteur urbain, mais la direction du mouvement ne veut
de propriété publique des moyens de production que dans le secteur de la
colonisation agricole. Il est certain qu'en réussissant à imposer leur
vision, les pères fondateurs ont éliminé toute chance d'une transformation
sociale sur une grande échelle.

LA DESTRUCTION DU BATAILLON DU TRAVAIL

L'assemblée constitutive du Bataillon du travail se tint les 17 et 18 juin


1921 près de la moshava Migdal, non loin du lac de Tibériade. À l'ordre
du jour : s'organiser en entité idéologique et sociale indépendante. La
formation des compagnies qui s'unirent alors pour la constituer avait
commencé dès les derniers jours du mois d'août 1920, c'est-à-dire
quelque trois mois avant la fondation de la Histadrout. Unique création
originale de la troisième alya, le Bataillon était, dans sa composition
humaine, « un mélange de deuxième et troisième alya588 ». Ses membres
étaient pour la plupart arrivés en Palestine au cours de la troisième vague
d'immigration, le reste était composé surtout de non-conformistes arrivés
avec la deuxième alya – en général des anciens de l'organisation
paramilitaire Hashomer qui n'avaient pu trouver leur place dans les
nouvelles entreprises industrielles, financières ou agricoles créées après
la guerre. À côté de ces derniers, on trouvait quelques militants de
premier plan de l'Ahdout Haavoda, tel Tabenkin, qui pensaient que leur
parti se devait d'être présent dans le Bataillon, et des hommes qui
croyaient pouvoir utiliser l'enthousiasme de ces jeunes idéalistes pour
faire avancer leurs propres idées. Tel était le cas de Shlomo Levkowitz
(Lavi), le père de l'idée du grand kibboutz589. Ce nouveau type de
peuplement – collectiviste lui aussi – voulait combiner activité agricole et
activité industrielle afin d'augmenter la capacité d'accueil du kibboutz
traditionnel. Le Bataillon, quant à lui, voulait une commune unique, à
l'échelle de tout le pays, une entité intégrée où tous les kibboutzim
auraient été autant d'unités solidairement liées entre elles par une caisse
commune, avec ce que cela impliquait de propriété collective de tous les
biens, de coordination, de gestion et de décisions concertées. Le Bataillon
avait bien accueilli l'idée d'élargir les activités du kibboutz au domaine
industriel puisque, dans son idée, la commune unique devait concerner
aussi les villes, ou du moins les communes urbaines qu'il était dans son
intention de fonder dans les villes et villages. Levkowitz n'était pas séduit
par les conceptions de la commune unique. C'est pourquoi le kibboutz
Ein-Harod, qu'il fonda avec quelques-uns de ses partisans durant
l'automne de 1921 sur des terres attribuées au Bataillon dans la vallée de
Jézréel, s'opposa dès le départà l'idée de commune unique. La création
d'Ein-Harod est suivie, peu de temps après, par celle du kibboutz Tel-
Yossif, installé par des hommes et des femmes entièrement acquis, eux, à
l'idée originelle de commune unique. Les terres des deux kibboutzim sont
communes et exploitées en commun ; les outils et le bétail aussi. Mais les
tentes des deux groupes sont montées à quelques lieues les unes des
autres. Lorsque les baraquements auront fini d'être construits, cette
distance n'aura pas changé. Mais cette distance n'est pas la seule à séparer
les deux groupes. Très vite, Ein-Harod est perçu par le Bataillon comme
un corps étranger, en tout cas étranger à sa vision véritablement
révolutionnaire. Le rejet mutuel, fortement encouragé par les dirigeants
de la Histadrout, ne tarde pas, et Ein-Harod et Tel-Yossif finissent par
couper tout lien entre eux590. Le Bataillon porte en lui des promesses et a
initié des innovations qui indiquent son potentiel révolutionnaire. Son
idée de commune unique pour tout le pays constitue la seule chance
d'aboutir à la construction d'une véritable société socialiste à grande
échelle.
Chronologiquement, la mise en place du Bataillon a précédé la
fondation de la Histadrout, ce qui a autorisé certains hommes du
Bataillon à soutenir que la Histadrout a été son produit : « Nous pensons
que c'est le Bataillon qui a fait la Histadrout », réplique l'un des
fondateurs du groupe, Avshalom Friedman, à David Rémez, qui, lors de
l'assemblée constitutive réunie à Migdal, s'est attaché à prouver le droit
d'aînesse de la Histadrout591. L'affirmation de cette paternité, couramment
soutenue par les pionniers du Bataillon, avait le don d'agacer au plus haut
point les chefs de l'Ahdout Haavoda. Les fondateurs du Bataillon étaient
une centaine, tous membres de la commune « Crimée », ainsi désignée
parce que la plupart était originaires de cette région. On les appelait aussi
les trumpeldoriens, du nom de Yossif Trumpeldor, héros manchot de la
guerre russo-japonaise tombé à Tel-Haï (Haute-Galilée) le 1er mars 1920 –
le kibboutz Tel-Yossif sera nommé d'après son prénom. Trumpeldor avait
été l'un de ceux qui, dès leur arrivée en Palestine, avaient soutenu
certaines conceptions reprises par les fondateurs du Bataillon réunis ce
25 août 1920 pour commémorer sa mémoire et pour annoncer
officiellement la naissance de leur groupe. Kountrass, le journal de
l'Ahdout Haavoda, rendra compte de la cérémonie commémorative mais
passera sous silence ou presque l'annonce officielle de la naissance du
Batail-Ion.C'est à peine si, en passant, il est signalé que « ces jours-ci » le
Bataillon du travail est en train de se former592.
Le fait que les membres du Hashomer aient joint leurs voix à celles des
initiateurs du Bataillon pour déclarer ensemble sa naissance n'avait fait
qu'alourdir encore plus l'atmosphère entre la jeune formation et le parti
Ahdout Haavoda. L'organisation Hashomer avait été officiellement
dissoute quelques mois auparavant, lors d'une réunion tenue à Tel-
Adashim les 18 et 19 mai. En décidant d'inclure dans ses activités la
défense des kibboutzim et autres points de peuplement, l'Ahdout
Haavoda avait vidé de tout sens la nécessité d'une organisation de gardes
comme Hashomer. Les hommes du Hashomer, Israël Shohat en tête,
eurent le plus grand mal à accepter cette « mise à pied ». Shohat ne laissa
alors passer aucune occasion d'encourager la création du Bataillon, et ses
camarades du Hashomer vinrent grossir les rangs des jeunes nouveaux
immigrants engagés dans la construction des routes de la région du lac de
Tibériade. Shohat était de la direction du parti Ahdout Haavoda, mais le
processus de dissolution du Hashomer l'avait profondément touché et
poussé à de nombreuses frictions avec les autres dirigeants. Il ne se
contenta pas d'être le seul leader du parti à prendre part à la cérémonie
organisée à la mémoire de Trumpeldor, il fit tout son possible pour
marquer de solennité et donner un caractère officiel à l'annonce de la
naissance du Bataillon593.
Le kibboutz Kfar-Guiladi (Haute-Galilée), fondé en octobre 1916 et
devenu avec le temps la place forte du Hashomer, se joint au Bataillon
dès sa formation. Sitôt Kfar-Guiladi intégré dans le Bataillon du travail,
la majorité des membres du kibboutz voisin de Tel-Haï demande à
s'associer à lui. L'affaire Kfar-Guiladi-Tel-Haï devient alors une bombe à
retardement. Avec les ans, ces deux kibboutzim seront l'un des
principaux sujets de discorde entre le Bataillon et la Histadrout. Ils seront
aussi le chaînon faible que l'Ahdout Haavoda s'empressera de casser
quand le processus d'élimination du Bataillon aura atteint son point de
non-retour. La volonté des gens du Hashomer d'obtenir une large
autonomie d'action, l'accès à leur propre stock d'armes et leur désir
d'accomplir leur formation militaire en Union soviétique étaient autant de
signes de fronde que des hommes comme Ben Gourion ou Eliahou
Golomb ne pouvaient supporter. Il est vrai que l'autonomie réclamée par
les hommes du Bataillon était une espèce de défi à la direction de
l'Ahdout Haavoda. Mais, etc'est ce qui soulevait la plus grande
inquiétude chez les pères fondateurs, cette exigence risquait de rogner
sérieusement leur capacité à intervenir comme ils l'entendaient dans bien
des domaines. Ben Gourion va alors utiliser les dissensions entre
minorité et majorité à Tel-Haï à la fois pour neutraliser ceux qui ont
poussé à l'intégration et pour briser tout le Bataillon. Le prétexte sera la
possession d'un stock d'armes « non contrôlable ». L'excuse sera en tout
cas jugée suffisante pour la Histadrout, qui décidera d'expulser de ses
rangs une centaine de pionniers des kibboutzim du Nord par décision
administrative du seul comité exécutif de l'organisation ouvrière594. Il est
quand même important de signaler tout de suite que le conflit entre
l'Ahdout Haavoda et le Bataillon a commencé bien avant que l'affaire
Kfar-Guiladi-Tel-Haï ne soit considérée par la Histadrout comme une «
question de sécurité ». La première crise avait éclaté en novembre 1920.
À cette époque, quelque 1 100 à 1 350 ouvriers, pour la plupart nouveaux
immigrants, étaient employés à la construction de routes reliant le port de
Haïfa à la ville de Tibériade595. L'ardeur et l'enthousiasme pionniers de ces
ouvriers étaient porteurs d'une potentialité que l'Ahdout Haavoda n'avait
nullement l'intention de négliger, loin de là. Le Bataillon demanda à être
son propre entrepreneur; la Histadrout, conséquente avec la ligne de
conduite qu'elle s'était fixée depuis le premier jour, refusa. Pour les pères
fondateurs, les travaux publics devaient être le monopole de la
Histadrout, ou de celle de ses institutions à laquelle elle déciderait de les
confier. La centrale décida que le maître d'oeuvre serait l'Organisation
des ouvriers agricoles, prétextant que cette organisation jouissait d'une
personnalité légale.
Les revendications du Bataillon sont discutées à trois reprises. Les
deux premières fois au comité central du parti, la troisième lors d'une
séance commune où sont présents des membres du comité central et des
délégués du Bataillon. Pour plaider sa cause, le Bataillon a délégué
Yehouda Kopilewitz (Almog), l'un des fondateurs du mouvement
Hehaloutz en Russie, et Itzhak Landoberg (Sadeh), responsable des
travaux de la route Zemah-Tibériade – ce même Sadeh qui, vingt ans plus
tard, entrera vivant dans la légende de la Haganah, sera général de
l'armée israélienne et mentor de Moshé Dayan et Igal Alon. Aux côtés de
Kopilewitz et Landoberg, il y a Menahem Elkind, qui va très vite devenir
le leader du Bataillon, et enfin Israël Shohat. À la veille de cette
rencontre,le Bataillon avait entrepris une action qui ne pouvait que le
mettre en conflit avec le parti : il avait déposé auprès du gouvernement
du mandat une demande de reconnaissance en vertu de la loi de 1920 sur
les associations coopératives. La demande était signée par Kopilewitz,
Landoberg et Shohat. L'Ahdout Haavoda, on s'en doute, ne vit pas d'un
bon œil cette initiative qu'elle interpréta comme la volonté d'entrer en
concurrence avec elle. Ajoutée à ces deux premières raisons – la
détermination de ne pas laisser qui que ce soit d'autre contrôler les
pionniers-cantonniers des routes du Nord et l'exigence de monopole –,
cette dernière vint sonner le glas des espérances. Les demandes du
Bataillon furent définitivement rejetées, avec virulence. La tension allait
croître encore avec la création du Bureau des travaux publics (qui
deviendrait l'entreprise de travaux publics Solel Boneh), décidée lors de
la première convention de la Histadrout, tenue entre les 9 et 12 février
1921. Dix jours après cette convention, le conseil du Bureau des travaux
publics se réunit à Haïfa et exigea, par la voix de Katznelson et de Rémez
– opposé au Bataillon dès les premiers jours –, la soumission à la
discipline de la Histadrout. En réalité, on venait de repousser les idées
sociales du Bataillon, l'idée de commune n'avait pas enflammé
l'imagination des leaders travaillistes596.
Au cours des mois qui séparaient la fondation de la Histadrout et la
rencontre de Migdal, le Bataillon avait crû en nombre et multiplié ses
activités. Il avait créé une compagnie à Rosh-Haaïn (à une dizaine de
kilomètres au nord-est de Tel-Aviv), dépêché des membres pour redresser
la situation du kibboutz Kfar-Guiladi et mis en place ses structures
internes. C'est à cette même époque que l'écrivain Yossef Haïm Brenner «
s'engage » comme éducateur et conférencier à côté de Migdal. Brenner
sera le rédacteur en chef du premier numéro de HaSolel (« Le Terrassier
», mais aussi « Celui qui fraye un chemin ») paru le 26 décembre 1920597.
Ce rapide développement encourage le Bataillon à se donner des statuts
et un cadre institutionnel. Le 18 juin 1921, profitant de ce que toutes ses
compagnies sont représentées à l'assemblée générale de Migdal, le
Bataillon vote ses statuts.
Le préambule de ses statuts posait comme objectif « la construction du
pays au moyen d'une commune générale des travailleurs juifs en Eretz-
Israël ». Suivait l'énoncé de cinq principes :
« 1. Organisation des camarades en kibboutzim disciplinés, placés
sous la direction de la Histadrout pour tout ce qui touche aux
questions de travail et de défense.
« 2. Une caisse commune, destinée à couvrir les besoins des
camarades.
« 3. Une production intérieure [autonome] devant répondre à tous
les besoins des camarades.
« 4. Élargissement de l'activité économique et amélioration des
conditions de travail au moyen du réinvestissement des
bénéfices.
« 5. Consolider la Histadrout générale et influer sur elle pour que sa
route se confonde avec celle du Bataillon598. »
De toutes ces déclarations d'intention, c'est bien sûr cette dernière qui
irrite le plus la direction de l'Ahdout Haavoda. C'est aussi celle qui
éveille le plus ses soupçons, d'autant qu'Elkind a annoncé, lors de la
convention fondatrice du Bataillon : « [Nous devons] conquérir la
Histadrout. Il nous est évident que [le principe de] la caisse commune
peut être la base d'une action approfondie599. » Cette détermination à
insuffler à la Histadrout les valeurs du Bataillon et ses conceptions
d'organisation n'a pas d'autre objectif que de préciser à l'Ahdout Haavoda
que le Bataillon veut une Histadrout différente de celle qui vient d'être
fondée. D'ailleurs, quelques années plus tard, Elkind dira explicitement
que cette proposition avait pour intention d'annoncer que « nous voulions
que la Histadrout soit le Bataillon, et le Bataillon la Histadrout600 ».
Rémez avait tout de suite compris où les chefs du Bataillon voulaient en
venir – il avait été invité, avec Ben Zvi, Golomb et Israël Shohat, à suivre
les débats de la convention fondatrice. Dans son intervention, il ne voulut
laisser place ni à l'espoir ni au malentendu : établir le Bataillon sur les
statuts proposés « entraînera[it] immanquablement l'opposition entre le
Bataillon et la Histadrout ». Rémez craignait qu'un succès économique du
Bataillon ne vînt prouver dans la pratique la supériorité de la voie
communiste sur celle choisie par la Histadrout. « Il va de soi, affirmait-il,
que si le Bataillon, avec le temps, vient à être bénéficiaire [...], il ne
pourra être que plus agressif, il gênera alors le développement de la
Histadrout. » Plus tard, Rémez s'efforcera de mener le Bataillon à la
faillite. Pour l'instant, il insiste pour que les institutions de la Histadrout
aient prééminence sur celles du Bataillon. De fait, pour neutraliser
l'enthousiasme idéologique decelui-ci, il demande qu'il fonctionne au
sein des institutions de la Histadrout : « Le Bataillon n'a pas besoin de ses
propres institutions. » S'il venait à s'en donner, ce serait tôt ou tard la
guerre entre ses institutions et celles de la Histadrout601.
Mais la question des institutions n'était pas la seule pomme de
discorde. À la différence de Ben Gourion, qui caressait l'idée de la
commune – mais se contentait d'en rester là –, à la différence de Rémez,
auquel l'idée d'une grande commune des travailleurs d'Eretz-Israël servait
en quelque sorte d'alibi à long terme pour procéder immédiatement à la
concentration du pouvoir économique et au contrôle de la force de travail
au moyen de la branche agricole de la Histadrout et du Bureau des
travaux publics, le Bataillon ne voulait plus attendre les calendes
grecques pour donner forme à ses conceptions. De Kfar-Guiladi à
Jérusalem, il avait commencé d'appliquer les principes de la commune et
de la caisse générale. C'est encore Elkind qui prend la parole pour
expliquer que « la voie du bataillon est bien précise. C'est d'une
entreprise communiste qu'il s'agit. Nous ne pensons pas que les
institutions coopératistes soient d'une grande efficacité, mais là où elles le
seront, nous les soutiendrons ». Elkind affirme : « [Seule] une toute petite
partie des bénéfices sera répartie entre les camarades, le reste doit être
utilisé à construire le pays selon nos principes »602. En fait, Elkind rejette
les principes socialistes nationaux qui sont au fondement de ce que l'on a
pris l'habitude d'appeler le « socialisme constructiviste ». Au début, les
idées d'Elkind ne mettent pas Ben Gourion hors de lui, intéressé qu'il est
alors de trouver des solutions praticables dans l'immédiat plutôt qu'à leur
chercher un ancrage idéologique. Aussi longtemps qu'il croit que le
Bataillon peut servir la construction du pays, il laisse parler et il laisse
faire. En tout cas, il est beaucoup moins définitif dans son opposition au
Bataillon que Rémez, Katznelson, et Levkowitz, nationalistes et
antimarxistes virulents qui ont commencé de combattre Elkind et ses
camarades dès les premiers jours. Mais le temps n'est pas loin où Ben
Gourion passera de l'indulgence à la lutte sans merci.
L'Ahdout Haavoda n'a jamais vu d'un bon œil l'apparition de ce corps
qui ne cachait rien de ses intentions idéologiques et ne masquait pas sa
volonté de marquer la société eretz-israélienne de son empreinte. Ne
pouvant empêcher sa création, elle va, au début du moins, essayer de le
maîtriser, de l'intérieur d'abord. Mais lesjeunes du Bataillon ne sont pas
dupes : ils ne peuvent empêcher Tabenkin d'être des leurs – ils savent que
sa candidature n'a rien d'innocent –, mais ils réussissent à l'éloigner de
tout poste clef. Sa candidature au comité exécutif du Bataillon est
repoussée à la majorité et il est relégué à la commission de contrôle.
Shlomo Levkowitz, considéré par beaucoup comme un autre infiltré, ne
sera pas plus heureux. Le seul poste auquel il réussira à se faire élire sera
celui de membre de la commission du budget et du repeuplement603. Les
dirigeants de l'Ahdout Haavoda, spécialement ceux venus du groupe des
sans-parti, ceux-là mêmes qui ont tant fait pour dissoudre le Poalei Tsion,
sentent qu'ils ont à gérer un nouveau défi. Beaucoup d'entre eux ont alors
le sentiment que l'obstacle que vient dresser le Bataillon risque de tout
remettre en question.
Malgré tout, en juillet 1921, le comité exécutif de l'Ahdout Haavoda
décide d'autoriser le Bataillon à fonder des colonies de peuplement dans
la région de Nouriss (vallée de Jézréel), sur des terres tout récemment
rachetées à leurs propriétaires arabes. Le 21 septembre, une première «
compagnie » s'installe près du point d'eau de Maaïan-Harod (maaïn : «
source »), l'un des hauts lieux de l'histoire biblique (c'est à proximité de
cette source que Gédéon a monté son campement à la veille de la bataille
de Madian, c'est là qu'il a choisi, à leur façon de « laper en portant la
main à la bouche », les 300 hommes – sur les 22 000 qu'il avait réunis –
avec lesquels il part au combat (Juges, 7,6). La première compagnie sera
suivie peu de temps après par une seconde. L'un après l'autre, les deux
groupes créent les kibboutzim de Ein-Harod et Tel-Yossif. Le Bataillon a
réclamé les 30 000 dounams (1 dounam = 1 000 m536 que recouvrait la
zone ; il devra se contenter d'un peu moins de la moitié. Une dizaine de
jours avant que les premiers colons ne viennent prendre possession de
leur parcelle de Maaïan-Harod, d'autres pionniers ont fondé le premier
moshav ovdim (moshav d'ouvriers) qui aura pour nom Nahalal. Durant
l'automne de 1921 et l'année 1922, quatre autres points de peuplement
seront créés : les kibboutzim de Gueva, Heftsiba et Beit-Alpha et le
moshav Kfar-Yehezkel604.
A la question de savoir pourquoi l'Ahdout Haavoda a finalement
décidé d'attribuer des terres au Bataillon il n'y a pas de réponse unique.
L'avis le plus partagé soutient qu'à cette époquel'Ahdout Haavoda
espérait encore attirer le Bataillon à elle605. Cette explication, très
plausible, ne vient pas clore la question, et il faut lui ajouter une autre
considération. Le Bataillon, qui avait pris sur lui d'ouvrir les voies
menant au lac de Tibériade, était alors un corps riche en hommes de
qualité – jeunes, idéalistes, enthousiastes. En tout cas, il était
certainement le groupe le plus décidé à s'engager corps et âme dans le
peuplement agricole d'Eretz-Israël. On ne pouvait donc ni ignorer sa
présence ni repousser toutes ses demandes concernant son installation
dans la région de Nouriss. Il est de même très probable que l'Ahdout
Haavoda, en accédant aux demandes du Bataillon, croyait qu'elle n'aurait
pas beaucoup de mal à le « digérer » et qu'avec le temps Ein-Harod
deviendrait un grand kibboutz. N'avait-elle pas réussi à imposer
Levkowitz dans le noyau fondateur d'Ein-Harod? Et de fait, Levkowitz
sera la bombe à retardement qui commencera par faire exploser Ein-
Harod-Tel-Yossif. Levkowitz était l'un des neuf hommes qui, en 1905,
avaient créé le parti Hapoel Hatsaïr606. Nationaliste intégral, il était très
loin de partager les vues du Bataillon. En somme, et en dépit de la
bienveillance momentanée de Ben Gourion, la très grande majorité de la
direction de l'Ahdout Haavoda était opposée au Bataillon et à ses idées.
Les dirigeants de celui-ci le savaient fort bien.
Les relations entre le Bataillon et la Histadrout d'une part, entre le
Bataillon et l'Ahdout Haavoda d'autre part ont beaucoup alimenté le
débat idéologique au sein du Bataillon même. La définition de la nature
de ces relations était devenue si critique que la plupart des discussions et
délibérations tenues par les hommes du Bataillon, en petit groupe ou en
assemblée, tournaient essentiellement autour de ce sujet. C'était
quotidiennement l'affaire du jour, l'affaire qui éveillait le plus de
dissensions internes. Avant même son éclatement en gauche et droite,
avant même le partage des terres et des biens entre Ein-Harod et Tel-
Yossif, le Bataillon était traversé par deux courants, dont le minoritaire
était composé de ceux qui s'étaient opposés aux statuts du Bataillon
définis à la rencontre de Migdal. Cela dit, malgré les différences qui
pouvaient distinguer ceux qui tenaient à garder des liens structurels avec
la Histadrout – en dépit des soupçons – et ceux qui n'acceptaient ces liens
que sous condition, tous étaient d'accordsur l'essentiel : le Bataillon
devait insuffler ses vues à la Histadrout. Du parti Ahdout Haavoda, «
parce qu'il [était] un parti socialiste », il exigeait la cessation immédiate
du repeuplement agricole coopératiste607.
Les plus radicaux ne voulaient laisser place à aucun malentendu : «
Notre chemin ne sera pas dicté par la discipline à la Histadrout, c'est au
contraire celui de la Histadrout qui suivra le nôtre. [...] Il faut que les
choses soient dites clairement. Toutes ces déclarations sur le rôle du
Bataillon, dont on attend qu'il consolide la Histadrout, n'ont pour résultat
que de créer la confusion et d'embrumer la vérité. » Néanmoins, à côté de
ces prises de position pour le moins sans équivoque, d'autres, non moins
fermes, soutiennent la collaboration et croient possible la bonne entente
au sein de la Histadrout entre « ceux qui ont choisi la vie collectiviste » et
les autres ouvriers, plus nombreux, que la vie en commun n'attire pas. Il
faut signaler ici que les opinions en faveur d'une collaboration étroite
avec la Histadrout ont bénéficié d'un accueil très généreux dans la revue
du Bataillon, Mehayénou (De notre vie) qui a remplacé la brochure
HaSolel dont la parution a cessé après le sixième numéro608.
Mais le point de friction le plus sensible était celui des rapports entre le
Bataillon et le Bureau des travaux publics. « L'histoire de nos relations
avec le Bureau est une longue succession d'antagonismes, d'oppositions
et de malentendus », écrira Landoberg (Itzhak Sadeh)609. Ces
antagonismes n'avaient pas pour origine la contradiction d'intérêts qui
pouvait apparaître entre un entrepreneur, le Bureau des travaux publics et
ceux qui accomplissaient la tâche ; ils étaient idéologiques et avaient
pour première cause les différences entre la Histadrout et le Bataillon, de
la même façon que l'opposition entre la centrale des agriculteurs et lui
n'avait pas pour fondement la lutte pour les terres de la région de Nouriss.
Il était hostile au peuplement agricole coopératiste parce qu'il tenait cette
option pour contradictoire avec la voie collectiviste dans laquelle, à ses
yeux, devait s'engager la Histadrout. Il reprochait au Bureau – dont le
directeur était ce même Rémez qui aurait tant voulu qu'il n'eût même pas
été créé – de ne pas le laisser fonctionner en autogestion et dans la règle
du salaire égal. Rémez avait invoqué la nécessité d'une comptabilité
équilibrée pour réclamer – et obtenir – le contrôle des activités du
Bataillon. En réalité, ce refus de laisser le Bataillon se gérer lui-même
n'étaitqu'une manifestation supplémentaire de l'opposition globale aux
idées du jeune groupe que Rémez tenait, à juste titre, pour le noyau d'une
société nouvelle dont il ne voulait pas. Le Bataillon ne devait en aucun
cas réussir économiquement : c'eût été un trop grand danger pour la
pérennité de la Histadrout sous la forme que lui avaient choisie ses
fondateurs610. Pour bloquer ce développement, le Bureau n'hésitera pas à
se servir des armes les plus lourdes. Entre autres, il lui réclamera le
remboursement des dettes accumulées durant la construction des routes611.
Ce remboursement, on s'en doute, vient sérieusement grever le budget de
fonctionnement du Bataillon : non seulement les compagnies ne peuvent
plus espérer une amélioration – même légère – de leur niveau de vie (à la
limite de la misère), mais il a encore pour effet de mettre tout le
Bataillon, kibboutzim et compagnies urbaines compris, en situation
d'otage vis-à-vis du parti. En acceptant de rembourser lui-même ces
dettes, le Bataillon a fait montre d'une naïveté fatale. Le Bureau des
travaux publics, son intraitable créancier, a quant à lui trouvé normal de
faire éponger ses propres dettes, très lourdes, par l'Organisation sioniste
mondiale. Pour expliquer les déficits du Bureau, la Histadrout a soutenu
devant les bailleurs de fonds qu'on ne pouvait attendre une entreprise
pionnière comme le Bureau des travaux publics qu'elle équilibre son
budget. En somme, pour la Histadrout et pour le parti, le Bureau des
travaux publics est une entreprise pionnière, le Bataillon, non. Lorsque la
direction de celui-ci prend conscience de son erreur, il est déjà trop tard.
La « patience » des premiers temps ne doit pas tromper sur la
détermination de l'Ahdout Haavoda à faire plier le Bataillon. Au début, il
est vrai, les dirigeants de l'Ahdout Haavoda espèrent encore que le
Bataillon va venir grossir les rangs du parti et, avec le temps, n'aura
d'autre choix que d'abdiquer. À la veille de la deuxième convention de la
Histadrout, désireux de consolider les fondations du parti, Ben Gourion
se tourne vers le Bataillon. Le 3 décembre 1922, à la réunion conjointe
que tiennent à Tel-Yossif les représentants de tous les kibboutzim du
Bataillon et ceux des kibboutzim de la vallée de Jézréel, il adopte un
langage conciliant : on jurerait qu'il est lui-même membre du Bataillon. Il
déclare ouvertement qu'il désire faire des kibboutzim le point d'appui de
sa propre force : « L'opinion des kibboutzim réunis icipeut emporter la
décision au cours de la convention. Pour bien accomplir le travail que
nous devons faire, nous avons besoin d'un corps fort et organisé qui
ouvre la voie à la population ouvrière. » L'orateur se plaint de la faiblesse
de la Histadrout : elle n'a pas de véritable centre de pouvoir, elle n'est pas
capable de maîtriser et de coordonner ses différentes branches. « La
Histadrout peut et doit être tout dans le pays », mais pour le moment «
elle n'est pas encore construite. Il faut maintenant s'attacher à la bâtir ».
Ben Gourion demande même le soutien des kibboutzim dans sa lutte pour
le contrôle des capitaux que l'Organisation sioniste mondiale fait parvenir
au Yshouv, parce que, sans assise financière indépendante, « nous ne
pouvons espérer une quelconque autonomie d'action»612.
Ben Gourion savait qu'une telle présentation des choses ne pouvait
manquer de plaire aux compagnies : on la retrouvait dans le programme
que le Bataillon avait proposé à la deuxième convention de la Histadrout.
Ce programme stipulait : « Les domaines d'activité de la Histadrout
auront trait à tous les domaines d'activité des ouvriers, sans restriction :
vie économique, politique et culturelle. » Ailleurs, le programme
précisait : « Le comité exécutif de la Histadrout coordonnera et dirigera :
1) tous les travaux entrepris dans le pays (agriculture, bâtiment, industrie
et travaux publics); 2) la distribution des biens de consommation; 3)
toutes les autres activités ayant trait à la vie de la population ouvrière »613.
Ben Gourion jouait sur du velours alors même qu'il ne faisait aucune
allusion à une quelconque coopération idéologique avec le Bataillon.
Il ne demandait en effet pas plus de prérogatives pour la Histadrout
que le Bataillon n'était disposé à lui en laisser. Mais il y avait quand
même une différence dans la conception que les deux parties se faisaient
de cet ensemble « encore à construire ». Alors qu'Elkind et certains autres
membres du Bataillon voyaient la Histadrout comme « une coopérative
de corps organisés614 », Ben Gourion préférait une Histadrout composée
d'individus. Il avait compris qu'une telle structure était infiniment plus
facile à contrôler qu'une structure associant des organismes liés entre eux
par une idéologie. Une association d'organismes pouvait trop facilement
devenir concurrente de l'Ahdout Haavoda. Ben Gourion avait besoin du
Bataillon pour asseoir son propre pouvoir; mais il n'était nullement
disposé à laisser la Histadrout devenir la grandecommune désirée par le
Bataillon. Il n'était pas question d'accepter une « égalité totale des
salaires », pas plus que de « déléguer la totale responsabilité des travaux
à des groupes organisés615 », en l'occurrence les kibboutzim ou les
communes urbaines.
Après la convention de la Histadrout (février 1923), lorsqu'il constate
que le Bataillon n'a aucune intention de se fondre dans l'Ahdout Haavoda
et qu'il n'a rien à craindre de la part du Hapoel Hatsaïr, Ben Gourion se
sent libre d'ouvrir le processus d'élimination du Bataillon, ce corps trop
bien organisé qui ne cache pas ses intentions de prise de pouvoir
idéologique et risque, à terme, de confisquer le pouvoir politique lui-
même. Il sait pouvoir compter sur l'inaction du Hapoel Hatsaïr parce qu'il
s'est très vite persuadé que ce parti ne prendra pas la défense de « ces
collectivistes » qui s'opposent à la création de moshavim et rejettent la
conception qui sous-tend ce type de peuplement coopératiste.
La neutralisation puis la dispersion du Bataillon furent beaucoup plus
faciles que Ben Gourion ne l'avait craint. D'abord parce que l'Ahdout
Haavoda se donna tous les moyens, même les pires, pour mener la
besogne à bien; ensuite, parce que la direction du Bataillon était
composée d'hommes qui n'avaient ni l'art de la manipulation d'un Ben
Gourion ou d'un Rémez ni l'élasticité idéologique d'un Arlosoroff ou d'un
Aharonowitz. Ils n'étaient pas plus capables de détourner le regard ou de
faire semblant de ne pas voir, deux aptitudes qu'un Berl Katznelson avait
élevées à la qualité de vertus. Le Bataillon tenait pour nébuleuse
l'idéologie socialiste de l'Ahdout Haavoda. Pour lui, ce parti était un
magma qui charriait trop d'éléments incompatibles. De plus, il ne
supportait pas l'indolence du patron de la Histadrout dans la mise en
application de ses belles envolées sur l'égalité ou le collectivisme. À la
différence des dirigeants de l'Ahdout, ceux du Bataillon croyaient à la
supériorité de ces principes et les mettaient en pratique. Chez eux, les
actes suivaient la parole. Aucun travail n'était rebutant, aucune tâche
n'était indigne d'eux. Ils ont participé à la construction d'Ein-Harod et de
Tel-Yossif, ils ont souffert de malnutrition, ils ont connu les limites de
l'épuisement. Bref, ils ne se sont pas donné les moyens de réussir. Ils ont
cru qu'il suffisait de tomber la chemise pour refaire le monde. En
délaissant le travail politique, ils s'étaient condamnés. Au lieu de hanter
les lieux où les décisions se prenaient ou allaient se prendre, au lieu de
conquérir des postes à la Histadrout ou au Bureau des travauxpublics, ils
ont préféré continuer à s'échiner, à donner l'exemple de l'égalité et du
travail accompli par soi-même. À l'heure où Elkind, Kopilewitz et
Landoberg construisaient des routes, fondaient des kibboutzim ou
s'attachaient à les consolider, à l'heure où, avec leurs camarades, ils
installaient de nouvelles compagnies, de la frontière libanaise à
Jérusalem, à l'heure où ils croyaient plus urgent de tenir la truelle que de
la décrire, à l'heure où ils fendaient la pierre des carrières, les dirigeants
de l'Ahdout Haavoda avaient choisi, eux, la politique pour métier, mis en
place un appareil de parti et lié des milliers d'hommes à la Histadrout.
Ces politiques n'avaient pas ressenti, fût-ce un instant, la nécessité ou le
devoir de donner l'exemple. Que les meneurs du Bataillon se fussent ou
non rendu compte de leur erreur (une de plus), ce fut à peine si on leur
laissa les yeux pour pleurer616.
Lorsque la tension monte entre le Bataillon et l'Ahdout Haavoda, Ben
Gourion décide de reconsidérer, favorablement cette fois, la demande de
Levkowitz de retirer l'exploitation du kibboutz Ein-Harod des mains des
hommes du Bataillon. On se souvient que Levkowitz avait rejoint le
Bataillon – dont il n'était pas un chaud partisan – uniquement parce qu'il
espérait canaliser l'enthousiasme de ses membres pour mettre en
application son idée du grand kibboutz, une idée que le Bataillon
n'accueillait pas sans méfiance. Voyant le peu d'empressement – pour ne
pas dire l'opposition – que les membres de la compagnie Tel-Yossif
apportaient à mettre sur pied le grand kibboutz, Levkowitz s'adresse à la
Histadrout pour qu'elle rappelle à l'ordre les « déviants » et les oblige à se
soumettre ou à se démettre. De plus, se plaint-il, une partie des sommes
versées à l'entité Ein-Harod/ Tel-Yossif aboutit, par le biais de la caisse
commune, chez des hommes auxquels elle n'est pas destinée. Levkowitz
n'accusait pas le trésorier de malversation mais de détournement au profit
d'un tiers. Il lui reprochait d'avoir prélevé 1 000 livres sur les subventions
versées à Ein-Harod/Tel-Yossif pour acquitter une dette contractée par
une autre commune du Bataillon. Il faut, demande Levkowitz, interdire la
pratique de la caisse commune. En d'autres termes, il exige que l'on mette
fin aux pratiques égalitaires, c'est-à-dire à l'idée même d'une commune
qui dépasserait le cadre du kibboutz-unité géographique. Encouragé par
les grondements que ses récriminations suscitent auprès des dirigeants du
parti et de la Histadrout, il saute le pas : le 2 décembre 1922, ildépose une
demande officielle auprès des instances de la Histadrout dans laquelle il
sollicite leur intervention pour faire cesser immédiatement l'expérience
de la caisse commune617. La crise larvée devient une véritable guerre.
Le lendemain, Ben Gourion assiste à l'assemblée de Tel-Yossif où les
délégués des kibboutzim se rencontrent pour décider des moyens
pratiques nécessaires à la poursuite de leur développement et de leur
multiplication. On se souvient qu'il a fait ce déplacement pour demander
le soutien du Bataillon et des autres kibboutzim de la vallée de Jézréel
lors de la convention de la Histadrout, alors en préparation.
Officiellement membre du secrétariat du comité exécutif – le poste de
secrétaire général de la Histadrout n'existe pas encore –, il ne fait aucune
allusion à la demande de Levkowitz – pas plus ce jour-là que les
semaines suivantes. Mais quand la tension croît et qu'il pense le moment
propice, il se souvient du « dossier » Ein-Harod/Tel-Yossif et des
accusations de Levkowitz. Ben Gourion, qui n'a jamais eu la mémoire
courte et la main légère, met alors en marche le rouleau compresseur de
l'organisation ouvrière618. En mai 1923, l'affaire est portée devant le
comité exécutif de la centrale ouvrière. Le Bataillon soutient que le
principe de la caisse commune, inscrit dans ses statuts, n'est rien d'autre
que celui de l'aide mutuelle prônée par la Histadrout. Les délégués
chargés de plaider sa cause exigent l'expulsion de Levkowitz. Non
seulement la Histadrout refuse d'écarter Levkowitz et ses partisans, mais
encore elle décide de partager en deux parts égales les terres et biens de
l'ensemble Ein-Harod/Tel-Yossif, nonobstant le fait que Levkowitz et les
autres partisans du grand kibboutz ne sont que 105 au total, et ceux qui
s'y opposent plus du double, 225. Le Bataillon refuse. Ben Gourion réagit
rapidement. Pour plier la compagnie Tel-Yossif, la Histadrout ne recule
devant aucune mesure de rétorsion : on fait cesser l'acheminement de
l'alimentation et des produits de première nécessité vers le kibboutz Tel-
Yossif, et on ira jusqu'à lui couper l'assistance médicale619. Un véritable
blocus.
Pour bien mesurer la gravité des mesures prises contre les hommes et
femmes qui osent défier l'autorité du parti, il faut savoir ce que c'était
alors d'être pionnier dans la vallée de Jézréel. Dire de la vie de ces jeunes
gens qu'elle était dure est un euphémisme. Dans les premières années
1920, choisir d'aller défricherles terres de cette vallée, c'était accepter
d'éprouver la résistance physique aux dernières limites, c'était s'exposer à
la malaria, mettre ses nerfs à dure épreuve. Les chaussures étaient un
luxe : elles n'étaient distribuées qu'à ceux qui ne pouvaient travailler
pieds nus. La malnutrition était fréquente. On imagine les effets
immédiats que des sanctions comme celles décidées et appliquées contre
Tel-Yossif pouvaient avoir sur la vie de ses membres. Voici un passage
du rapport remis au kibboutz Tel-Yossif par le Dr Ben Zion Hirshowitz,
médecin chargé de l'infirmerie d'Ein-Harod, commune aux deux
kibboutzim :
« 1. Le nombre des malades atteints de malaria ne cesse
d'augmenter. 2. Malgré les soins intensifs, les rechutes sont de plus
en plus fréquentes. 3. Les analyses révèlent que tous les habitants
des deux points [de peuplement] sont anémiés, ce qui ne peut
manquer de susciter de grandes craintes. 4. Le poids moyen des
habitants diminue continuellement. 5. Le nombre de consultants
qui se plaignent de fatigue générale ou d'épuisement augmente
chaque jour. 6. La multiplication des cas de tuberculose est telle
que l'inquiétude est réelle de voir la maladie s'étendre à tout le
campement.
« Il est indubitable que, si cet état de choses venait à se prolonger
encore un certain temps, il n'y aurait plus dans le campement que
des invalides et des malades chroniques.
« Les causes : 1. Malnutrition générale. 2. Malnutrition alarmante
des malades et des convalescents et manque de soins adaptés aux
malades, aux femmes enceintes et aux parturientes, pendant et
après l'accouchement.
« Je sais combien la situation est difficile dans le pays en général,
et dans la vallée [de Jézréel] en particulier. Je ne crois pas
nécessaire de prendre en considération ici la situation dans le pays;
il me semble plus important de m'en tenir à ce qui se passe dans la
vallée. La cuisine de l'infirmerie ne reçoit pas suffisamment de
nourriture saine, nécessaire aux malades et aux convalescents.
Parfois, cette infirmerie est à court de petites choses insignifiantes
en situation normale mais si importantes s'agissant de malades : le
sucre, le thé, le citron, etc. . »
620

Mis à part le point 2 de ce rapport, les autres décrivent principalement


la situation du campement de Tel-Yossif et de ses malades. Mais alors
que la pénurie s'y aggrave de jour en jour, Ein-Harod continue, lui, de
recevoir l'assistance de la Histadrout. Certes, à Ein-Harod on ne fait pas
alors bombance, mais du moins ymange-t-on régulièrement. Croyant
pouvoir obliger le comité exécutif à cesser ses sanctions en faisant appel
au public, le Bataillon fait publier dans son organe le rapport du Dr
Hirshowitz : en vain. Tel-Yossif et le Bataillon n'ont alors d'autre choix
que d'effectuer le partage. En fait, le Bataillon n'avait aucune chance
d'emporter la guerre que lui avaient déclarée le parti et son bras séculier,
la Histadrout. La presse ouvrière lui était totalement fermée, la centrale
des agriculteurs le combattait de toute son énergie, et Solel Boneh, avec
le soutien indéfectible du comité exécutif dirigé par Ben Gourion, lui
avait lié poings et pieds. Bien sûr, les colonnes de Davar lui étaient
interdites621. Les explications de Katznelson étaient pour le moins peu
convaincantes et fortement marquées d'un sentiment de supériorité, mais
qui aurait eu le courage de discuter ses arrêts?
Il faut préciser que, lorsque le parti Ahdout Haavoda décida de porter
ses premiers coups au Bataillon, il n'y avait entre ces deux formations
aucun désaccord sur la place, la première, réservée à la construction
nationale. En la matière, le langage des membres et dirigeants du
Bataillon était semblable à celui des fondateurs de l'Ahdout Haavoda.
Pour le Bataillon, la conquête de la terre pour et au nom du peuple juif
n'était pas moins essentielle que l'ouverture de la voie vers une société
nouvelle. Cela a été vrai au moins jusqu'au milieu de l'année 1925, alors
que le durcissement à gauche avait déjà commencé. Cette vérité est trop
souvent méconnue, occultée qu'elle est probablement par les déclarations
très à gauche que certains de ses membres influents font désormais sur la
classe et la nation. Jusque-là, hommes et dirigeants du Bataillon – Elkind
compris – avaient pour habitude de répéter qu'en Eretz-Israël « le
mouvement ouvrier a un caractère particulier, lié à la spécificité de la
mission de l'ouvrier juif qui, en plus de ses tâches et devoirs bien connus,
doit aussi garder à l'esprit son objectif de construction nationale622 ». Si,
par hasard, un des camarades suggérait « des changements dans nos
principes » et d'affirmer que « la Histadrout [était] chargée d'organiser
tous les ouvriers du pays autour de la seule appartenance de classe », il
était réprimandé le jour même de la publication de son opinion et on lui
rappelle que « les statuts du Bataillon stipulent : "Construction du pays
au moyen d'une commune générale des ouvriers juifs d'Eretz-Israël", rien
de plus623.» Pas très internationaliste, ce point du programme ! Près d'un
an et demi plustard, durant la période de radicalisation, Elkind ira jusqu'à
reconnaître que « dans la vie du Bataillon, il y a eu une époque au cours
de laquelle le calcul national était le principal calcul de notre action624 ».
Or c'est précisément au cours de cette période que l'Ahdout Haavoda
mène ses premiers assauts contre le Bataillon. On se souvient que Ben
Gourion avait décidé d'ouvrir le feu en mai-juin 1923, six mois après la
rencontre de Tel-Yossif où il avait mendié le soutien du Bataillon et prié
les kibboutzim de la vallée de lui donner ses voix à la toute proche
convention de la Histadrout. Il est intéressant de signaler ici que, durant
ces premières années, le Hapoel Hatsaïr a préféré adopter une position
neutre. Il est certain que le parti d'Aharonowitz et Sprinzak, adepte du
nationalisme intégral de Gordon, n'aurait pas hésité à joindre ses troupes
à celles de Ben Gourion s'il avait douté un seul instant de l'engagement
national du Bataillon. Pour le Hapoel Hatsaïr, la lutte qui se déroulait
dans les kibboutzim de la vallée de Jézréel et dans les carrières de
Jérusalem était une affaire interne de l'Ahdout Haavoda. Même si ses
dirigeants n'aimaient pas beaucoup les méthodes de Ben Gourion, ils
n'ont pas jugé utile d'intervenir dans une querelle dont ils tenaient l'objet
pour insignifiant.
D'ailleurs, en août 1926, au lendemain de l'éviction des kibboutzim de
Kfar-Guiladi et de Tel-Haï des rangs de la Histadrout, le comité central
du Hapoel Hatsaïr fait paraître un manifeste où il exprime son désaccord
avec la décision d'interdire toute forme d'association à ces deux
exploitations et avec celle de les expulser. Sprinzak et Aharonowitz, qui
ont pris part à toutes les décisions au sujet de Tel-Haï et Kfar-Guiladi,
sont même désavoués par le comité central de leur propre parti. Le
Hapoel Hatsaïr n'aimait pas les méthodes du leader de l'Ahdout Haavoda.
Aussi, et bien qu'il pensât que, « sans la guerre menée contre [le
Bataillon] depuis quelques années maintenant, nous aurions pu éviter ces
manifestations et autres expressions négatives qui sont en train de s'y
répandre aujourd'hui625 », le Hapoel Hatsaïr décide de ne pas entrer en
conflit avec la direction de l'Ahdout Haavoda. À cette époque, 1926-
1927, il s'intéresse davantage aux pourparlers qu'il entretient avec
l'Ahdout Haavoda en vue d'une fusion qu'à cette lutte interne dont il ne
doute pas de l'issue.
L'analyse du Hapoel Hatsaïr sur les raisons de la radicalisation du
Bataillon était fondée. Il est certain que c'est la guerre que leur menait
l'Ahdout Haavoda « depuis quelques années maintenant »qui a poussé
Elkind et beaucoup de ses camarades à un durcissement à gauche. Cette
guerre était en effet aux yeux d'Elkind – qui jouissait auprès de ses
camarades d'un prestige qui n'avait rien à envier à celui que Ben Gourion
avait réussi à acquérir au sein de son parti – et de beaucoup de meneurs
du Bataillon la preuve patente que la Histadrout ne voulait pas mener en
même temps l'expérience d'une société nouvelle et la lutte pour
l'indépendance nationale. Et c'est bien la crainte – justifiée – de se laisser
entraîner dans la dérive générale de leur propre parti, l'Ahdout Haavoda,
qui a obligé Elkind et certains de ses camarades à renforcer leurs propres
amarres à la pureté doctrinale. Car c'est sur la nature de la société à bâtir
en Eretz-Israël que l'Ahdout Haavoda et le Bataillon n'étaient pas
d'accord – là, et là seulement, était leur véritable différend, leur
dissension historique. Les hommes du Bataillon ne croyaient pas moins
que tous les autres sionistes dans la nécessité d'une indépendance
nationale au nom de laquelle, d'ailleurs, ils avaient fait leur alya. Mais ils
avaient par surcroît un objectif d'égalité sociale et d'entraide mutuelle
auquel ils ne tenaient pas moins. L'Ahdout Haavoda, en revanche, en
associant entre eux des hommes aux idéologies sociales floues, au mieux
flexibles, et du fait encore qu'elle avait décidé de coparrainer la formation
d'une organisation politico-sociale – la Histadrout – qui éliminait
ouvertement et en toute conscience la banale condition d'une adhésion
idéologique sociale ou politique, l'Ahdout Haavoda, elle, s'annonçait
comme une formation qui avait choisi de renvoyer à l'an 3000 – comme
on disait dans les milieux socialistes du tournant du siècle – l'application
des principes et valeurs universalistes. Et si au différend idéologique on
ajoute le fait que l'Ahdout Haavoda – parti autoritaire et centraliste – ne
pouvait supporter les règles de direction démocratique, l'autogestion et le
volontarisme qui caractérisaient le Bataillon, on comprend alors la hargne
et la détermination que Ben Gourion et ses amis du parti ont mises à
éliminer le Bataillon. Les dirigeants de l'Ahdout Haavoda n'avaient aucun
goût pour ces réunions d'assemblées générales trop souvent convoquées à
leur goût, pour ces réunions du conseil qu'ils trouvaient interminables,
pour cette manie qu'avaient les hommes du Bataillon de vouloir renvoyer
toute question importante à la décision de la base. Ils trouvaient
dangereux les principes d'entraide et d'égalité totale dont se réclamaient
ces empêcheurs de tourner en rond qui, de plus, tenaient àles appliquer à
la lettre et n'hésitaient jamais à payer de leur personne pour donner
l'exemple.
Les dirigeants de l'Ahdout Haavoda percevaient l'exigence du
Bataillon d'introduire plus de démocratie dans le fonctionnement des
institutions de la Histadrout comme une façon détournée de tenter de les
déloger des postes de direction qu'ils avaient réussi à y occuper. Ils
savaient que c'en serait fait du parti si était adopté « le retrait au conseil
exécutif du droit d'imposer son avis à l'assemblée générale » et si l'on
admettait que « l'assemblée [devait] être souveraine de ses décisions »626.
Le Bataillon était porteur d'un danger que la direction du parti ne voulait
pas courir. Pour prévenir toute évolution indésirable et empêcher que ne
mûrisse une possibilité d'alternance idéologique et politique à la direction
de la Histadrout, l'Ahdout Haavoda, Ben Gourion en tête, décide de
briser le Bataillon en sapant ses assises économiques. Pour parvenir à ses
fins, le parti utilisera tous les organismes de la Histadrout à même de lui
être directement ou indirectement utiles. Sous la houlette de Ben
Gourion, la Histadrout est vite devenue un appareil brutal dont l'ombre
menaçante s'appesantit non seulement sur l'ouvrier isolé mais aussi sur
les formations organisées. Si bien que dès le milieu des années 1920,
aucune organisation de repeuplement n'a plus osé explorer d'autre voie
que celle décidée par la majorité très disciplinée du parti, c'est-à-dire par
l'oligarchie qui le dirigeait. Le contrôle de cette petite équipe sur les
sources de crédit, la distribution, la centrale agricole et la Kupat Holim
l'avait rendue intouchable tant au parti qu'à la Histadrout. La manière
dont le cas Ein-Harod/Tel-Yossif avait été traité avait montré de quoi la
direction de l'Ahdout Haavoda était capable. Du temps du blocus de Tel-
Yossif même le Hashomer Hatsaïr, proche du Bataillon, n'avait pas
montré beaucoup de courage. Comme soutien aux « rebelles », le
kibboutz voisin de Beit-Alpha s'était contenté d'envoyer une protestation
au comité exécutif de la Histadrout et de prêter des mules pour aider au
transport des quelques biens des hommes et femmes d'Ein-Harod qui
avaient pris position contre le partage et devaient, de ce fait, aller
s'installer à Tel-Yossif. Durant toute cette affaire, la direction politique du
Hashomer Hatsaïr avait été d'une prudence qui équivalait à une
collaboration objective avec Ben Gourion. La nature des relations entre
l'Ahdout Haavoda et l'ailegauche du sionisme fut définie à ce moment.
Toutes les rebuffades qui suivraient – même et surtout au temps du Mapaï
– ne devaient pas y changer grand-chose.
La décision du comité exécutif de la Histadrout dans l'affaire Ein-
Harod/Tel-Yossif est venue définitivement signifier que l'Ahdout
Haavoda et la Histadrout n'ont aucune intention de pousser
l'expérimentation socialiste au-delà du kibboutz-unité géographique.
Elkind et ses camarades en sont conscients. Même si le processus de
radicalisation idéologique du Bataillon ne commence vraiment que vers
le milieu de l'année 1925, c'est dans cette période du partage entre Ein-
Harod et Tel-Yossif qu'il faut chercher les origines de ce durcissement.
Si, de 1923 à 1925 ou même avant, les dirigeants du Bataillon se sont
retenus de marquer ouvertement leur désaccord idéologique sur la
composante essentiellement nationale des conceptions des pères du
travaillisme, c'est qu'eux-mêmes, comme on l'a vu plus haut, tenaient
cette composante pour viable à côté du socialisme dans le cas spécifique
d'Eretz-Israël. Mais, en 1925, les « réalités » ne sont plus appréhendées
de la même façon. Profitant des fêtes du 1er Mai, Elkind et David
Horowitz font des discours où ils soutiennent l'un que c'est « notre
conscience de classe » qui est au « fondement de notre organisation
économique collectiviste », le second que « la ligne est nette qui sépare la
conception que la classe ouvrière se fait de la nation de la conception que
s'en fait la bourgeoisie »627. À mesure que la guerre contre le Bataillon
avance, la radicalisation se durcit. Et la conscience de classe – au sens
marxiste – se raidit. Au point que plus d'un, dans le Bataillon, refuse
d'entériner les oppositions de plus en plus nombreuses, de plus en plus
marquées que certains dressent entre « conscience de classe » et «
conscience nationale », entre classe et nation. Malgré toutes les
précautions que les militants « durs » prennent pour répéter qu'opposition
ne signifie pas incompatibilité, un courant de droite se forme qui essaie
de contenir les radicaux. Les désaccords, exacerbés par les difficultés
économiques, finiront par avoir raison du Bataillon : il se dispersera628.
Du point de vue de la direction de l'Ahdout Haavoda, le Bataillon avait
commis toutes les fautes, lesquelles étaient autant de péchés capitaux.
Non seulement il prenait au sérieux le principe de l'égalité et entendait
l'appliquer concrètement, non seulement il se gérait démocratiquement,
mais encore avait-il l'audace de réclamer son « émancipation du contrôle
des idéologues de ladeuxième alya » accusés « d'utiliser leur autorité
pour mettre à bas le type d'organisation adopté par le Bataillon ». De
plus, non contents de vouloir desserrer l'étau idéologique, non contents
de vouloir s'organiser comme ils l'entendent, voici qu'Elkind et ses
camarades ont l'impudence de soutenir qu'il y a deux autres systèmes
économiques plus adéquats que « la voie du capitalisme d'État » choisie
par la Histadrout pour la Hevrat Ovdim, « le système de la coopérative et
le système de la commune ». Quand même il n'a jamais beaucoup aimé le
système coopératiste, Elkind le préfère à celui choisi pour la Hevrat
Ovdim. Elkind fait publier toutes ces critiques et remarques en février
1926, au plus fort de la période de durcissement, prenant soin malgré tout
de répéter et préciser en toute occasion que le Bataillon n'a aucune
intention de se libérer des principes introduits par la deuxième alya : « Le
Bataillon n'a pas inventé les fondements sur lesquels repose son
idéologie, le nationalisme et le socialisme : il les a hérités de la deuxième
alya. » C'est par ces mots qu'Elkind résuma, en octobre 1925, le rapport
qu'il avait remis trois semaines auparavant au conseil du Bataillon réuni à
Tel-Yossif à l'occasion du quatrième anniversaire de la fondation de ce
kibboutz629.
Ce rappel était aussi un message. Et Elkind savait que les dirigeants de
l'Ahdout Haavoda et de la Histadrout étaient à même de pouvoir le
décoder. En assurant que le Bataillon ne faisait que suivre une route
ouverte par la deuxième alya, il réaffirmait que celui-ci n'avait pas oublié
la tâche nationale qu'il se devait de remplir. Cette déclaration signifiait
aussi, en filigrane, qu'il était tout disposé à faire des concessions à son
aile droite et à accepter l'autorité de la Histadrout630. Soumission qui, par-
delà les dissensions idéologiques internes, était, en ces années 1925-
1926, le vrai sujet de discorde entre droite et gauche au sein du Bataillon,
celui qui partageait même sa gauche. Une gauche où l'on trouvait d'une
part les communistes de la « Fraction », qui rejetaient l'essentiel du
sionisme et exigeaient du Bataillon qu'il s'organise en force politique
déliée de toute obligation à l'égard de la diaspora et de l'Organisation
sioniste mondiale, mais vouée en revanche à l'internationalisme
prolétarien, de l'autre les modérés – ou les moins extrémistes – qui
voulaient bien « accepter de collaborer [avec la Histadrout] uniquement
dans les projets nationaux créateurs d'une économie prolétarienne631 ».
Quelques mois avant le « message » d'octobre 1925 le Bataillon avait, en
signe de bonne volonté, cherchéà expulser de ses rangs les communistes.
La motion n'avait été rejetée que de justesse : 12 pour, 14 contre. En
décembre 1925, la situation se renversa; cette fois, l'exclusion fut votée à
une énorme majorité. Sur les 15 membres du conseil, 11 votèrent pour, 4
s'abstinrent; pas une voix contre632. Mais rien n'y fit. De toute façon, rien
ne pouvait plus convaincre ceux qui avaient décidé de mettre fin à la
seule tentative sérieuse d'une expérimentation socialiste hors du
périmètre du kibboutz.
Au sortir de la convention agricole de février 1926, Ben Gourion se
sent libre de reprendre ses attaques contre le Bataillon. Cette nouvelle
charge est à la fois la plus raffinée et la plus destructrice. Elle sera la
dernière. Assuré de la passivité des autres kibboutzim du Nord s'il vient à
user de moyens extrêmes contre les kibboutzim du Bataillon, il fait flèche
de tout bois. Aucun parti socialiste d'un pays démocratique n'a jamais
mené une « purification » politique d'une telle brutalité, pour la simple
raison qu'aucun parti socialiste de pays libre n'a jamais disposé, à la
différence de l'Adhout Haavoda, d'un appareil politico-social aussi
puissant et aussi tentaculaire que la Histadrout. Rien n'est épargné au
Bataillon : pressions économiques, assèchement des sources de
financement, provocations, insinuations injurieuses ou diffamation tout
court, manipulation de l'opinion publique par l'intermédiaire de la presse
du parti633. C'est Shabtaï Teveth qui dresse la liste de ces mesures,
rapportées du point de vue de Ben Gourion. Comme s'il ne se sentait pas
autorisé à toucher à la légende, il nous en donne l'énoncé sans
commentaires. Quand la terreur prend fin, une centaine d'hommes et
femmes des kibboutzim de Kfar-Guiladi et de Tel-Haï se voient retirer
leur carte de membre de la Histadrout sur simple décision administrative
du comité exécutif de l'organisation. En 1927, le Bataillon n'existe plus.
Le mouvement travailliste avait atteint là un point de non-retour. Toute
hésitation de sa part aurait pu être interprétée comme un recul dans sa
détermination à placer l'objectif national devant tout autre et à tout prix.
D'où la violence mise à détruire le Bataillon. Il est vrai que la force
n'aurait pas franchi les étapes décrites plus haut si les différences avaient
porté sur les moyens proposés pour mener à bien la construction de la
nation et non sur les finalités de l'action634. Le Bataillon avait fait siens le
principe de la commune élargie et celui de la caisse unique (à chacun,
individu ou « compagnie », selon ses besoins, indépendamment de
sonapport personnel), le constructivisme, lui, s'intéressait davantage à la
mise en place d'une économie qu'à l'installation d'une société égalitaire.
Le Bataillon était une formation réellement volontariste que rien ne
pouvait faire dévier de ses objectifs sociaux, mais il n'était pas un groupe
révolutionnaire. Il ne voulait pas ébranler ou abattre la Histadrout, pas
plus qu'il n'avait les moyens de changer l'ordre existant ou d'influer
directement sur lui. Ce qu'il voulait, c'était fonctionner en formation
politique autonome, et lorsqu'il prônait la vie en commun, il le faisait en
donnant l'exemple. Il était la seule expérimentation qui aurait pu mener à
la création de communes urbaines. Il n'y a pas de doute que, si la
Histadrout l'avait un tant soit peu soutenu, le Bataillon aurait pu donner
un tout autre visage au mouvement travailliste. C'est cette éventualité qui
rend particulièrement signifiante la décision de l'Ahdout Haavoda d'en
finir avec le Bataillon, alors qu'Elkind et ses camarades ne faisaient
courir aucun risque à la suprématie de la Histadrout. Fin 1925, le
Bataillon comptait un tout petit peu moins de 600 personnes, noyées
parmi les quelque 20 000 membres de la Histadrout. Cette même année,
la division entre droite et gauche avait commencé de paralyser le
Bataillon, accélérant les défections et réduisant presque à néant ses
capacités opérationnelles.
La crainte était ailleurs. Le Bataillon était tout ce que la Histadrout
avait prétendu désirer, sans rien faire pour y parvenir. Il était une
véritable contre-société en ce qu'il avait construit une organisation sociale
qui pouvait laisser croire à la cohabitation possible de la volonté
nationale du sionisme et des volontés d'égalité et de liberté du socialisme.
Il était la preuve par le contraire qu'une autre société était possible. En
tant que tel, c'était un enfant qu'il valait mieux perdre dans la forêt. Car
les dirigeants travaillistes ne croyaient pas cette symbiose réalisable. Ils
craignaient qu'une fois exacerbées les contradictions seraient totalement
insolubles. Ils craignaient – probablement à juste titre – qu'une fois son
expérimentation socialiste étendue, le Bataillon n'en vienne forcément à
rejeter ses intentions nationales.
Si le Bataillon n'avait été qu'un mouvement de repeuplement parmi
d'autres comme le Hashomer Hatsaïr, s'il n'avait été qu'un parti politique
parmi d'autres, comme le Poalei Tsion-Gauche, Ben Gourion aurait
probablement choisi de le faire rentrer dans les rangs sans en arriver à la
mise à mort. De même si le Bataillon n'avait manifesté son opposition
que sur le caractère bureaucratiquede la Histadrout ou s'il s'était contenté,
comme Eliezer Yaffé, de l'accuser de vouloir faire main basse sur les
fruits du labeur de ses membres, Ben Gourion aurait certainement choisi
de porter la question devant une des institutions de la Histadrout qu'il
contrôlait de toute façon. Les dirigeants du mouvement travailliste
préféraient de loin avoir affaire à leur droite nationaliste, individualiste
(mais elle aussi pionnière) que représentaient parmi d'autres, certains des
fondateurs de Nahalal. Au moins, ces hommes, fanatiques de Gordon, les
laissaient travailler tranquillement à consolider les liens avec le Hapoel
Hatsaïr. Alors que les Poalei Tsion-Gauche ramenaient toujours tout à la
discussion sur les principes et transformaient tout en débat idéologique
pur. Même le Hashomer Hatsaïr, qui s'était retranché dans ses
kibboutzim, n'avait pas fait beaucoup de difficultés pour accepter
l'autorité de la Histadrout. Ce sera, d'ailleurs Meïr Yaari, son chef
historique, qui présidera la commission chargée par Ben Gourion d'en
finir avec le Bataillon. Le Hashomer Hatsaïr avait plié les deux genoux.
Ici, une autre remarque s'impose qui vient jeter un éclairage
supplémentaire sur la nature du Bataillon et surtout sur celle de la
Histadrout. Alors que le Bataillon n'a pas encore rendu son dernier
souffle et avant même qu'Elkind ne quitte le pays pour retourner en
Union soviétique, Tabenkin met sur pied une nouvelle organisation qui
deviendra sous peu le Kibboutz Haméouhad : une fédération de
kibboutzim autonomes mais idéologiquement proches. L'assemblée
constitutive de la nouvelle organisation se tient à Petah-Tikva le 5 août
1927. Ces assises ont reçu toutes les bénédictions que le comité exécutif
de la Histadrout était en mesure de donner, et c'est Berl Katznelson en
personne qui vient porter la bonne parole. L'assemblée de Petah-Tikva a
pour objet d'élargir l'organisation mise en place par Tabenkin (membre du
kibbouz Ein-Harod) aussitôt terminé le partage des terres et des biens
entre Ein-Harod et Tel-Yossif. En effet, malgré l'opposition d'un groupe
du kibboutz Ein-Harod mené par Levkowitz – lequel, on s'en souvient,
était partisan du grand kibboutz mais rejetait avec la plus ferme énergie
toute idée de « kibboutz unique » (association organique de kibboutzim)
–, Ein-Harod, aussitôt le partage effectué, commence de fonctionner
comme un embryon de « kibboutz unique » réparti en « filiales »
dispersées un peu partout dans le pays. La chose a été rendue possible par
le fait que, en 1923, le kibboutz a posé les structuresd'une telle formation
en s'adjoignant une équipe de pionniers connue sous le nom de « groupe
de la Vallée ». En réalité, ce que recherchaient les promoteurs de ce type
de « kibboutz unique », c'était d'abord de fonder un second Bataillon du
travail, concurrent de celui dirigé par Elkind, Landoberg (Sadeh) et
Horowitz. Cette nouvelle formation avait été désignée du nom du
kibboutz qui avait tout fait pour la mettre en place : Kibboutz-Ein-
Harod635. La première convention de la formation Kibboutz-Ein-Harod
s'est tenue le 4 août 1923.
Dès 1923, les hommes de Ein-Harod, Tabenkin en tête, avaient donc
entrepris de créer un Bataillon concurrent; celui-ci deviendra en 1927 le
Kibboutz Haméouhad. Les choses s'étaient déroulées lentement et par
étapes planifiées. La deuxième convention (élargie) de Kibboutz-Ein-
Harod, tenue le 29 août 1924, autorise l'adjonction du kibboutz Yagour,
situé près de Haïfa; en octobre 1925, ce sera au tour du kibboutz Ayelet-
Hashahar (en Haute-Galilée) d'être admis comme nouvel associé. Entre-
temps, des compagnies Kibboutz-Ein-Harod sont créées à Haïfa, Petah-
Tikva, Réhovot, Balfouria, Jérusalem, Zihkron-Yaacov et Herzlya. La
compagnie Réhovot ira fonder le kibboutz Guivat-Brenner, la compagnie
Petah-Tikva élévera le kibboutz Guivat-Hashlosha et la compagnie
Herzlya le kibboutz Shfaïm. Aujourd'hui, tous ces kibboutzim sont
limitrophes de la grande banlieue de Tel-Aviv. Kibboutz-Ein-Harod s'est
donné des institutions permanentes dès sa constitution : un conseil
permanent et une assemblée. Il ordonne le transfert d'hommes d'un
kibboutz à l'autre, avec pour seul critère ses propres besoins généraux...
Le même critère l'autorisera à fondre ici deux compagnies en une, là à en
scinder une en deux, ailleurs à éparpiller une troisième aux quatre vents.
Pour Kibboutz-Ein-Harod, le pouvoir discrétionnaire de l'autorité
centrale n'était pas un vain mot636 : c'était ce que Tabenkin appelait le «
kibboutz unique ». Anita Shapira « qui, semble-t-il, ne croit pas pertinent
de distinguer définition et usage de la définition, affirmera que Kibboutz-
Ein-Harod puis Kibboutz Haméouhad ont, de fait, construit une «
organisation qui a fonctionné sur des principes rappelant point par point
ceux du Bataillon637 ». Ce n'est vrai qu'en apparence. Et encore! Car la
ressemblance n'est décelable que sous l'aspect des structures formelles.
Bien que les formations Kibboutz-Ein-Harod puis Kibboutz Haméouhad
aient été, comme le Bataillon, des organisations kibboutziques et des
mouvementsde repeuplement, les unes et l'autre ne regardaient pas vers la
même ligne d'horizon. Tabenkin, il est vrai, reconnaissait avoir utilisé le
modèle du Bataillon pour mettre en place sa propre formation638; mais
alors, pourquoi un autre « kibboutz unique »? La question qui faisait
demander : dans un chapitre précédent : « Pourquoi un autre parti
socialiste quand le Poalei Tsion existe déjà? » oblige ici à se demander :
pourquoi un autre « kibboutz unique » quand le Bataillon, cet autre
kibboutz unique, existe déjà? De même qu'il a fallu créer un autre type de
socialisme « adapté », libre de toute allégeance à la doctrine originelle,
un « socialisme » qui conviendrait au Hapoel Hatsaïr qu'on voulait attirer
– nationaliste et antimarxiste –, il a fallu créer un autre Bataillon qui
viendrait proposer un autre type de « kibboutz unique », auquel on donne
pour mission première de gêner le développement de la commune unique
du vrai Bataillon, et pour mission finale de remplacer le trublion quand
son élimination sera définitive639.
Les principes qui ont présidé à la création de Kibboutz-Ein-Harod puis
à celle de Kibboutz Haméouhad étaient radicalement différents dans leur
essence et dans leur esprit de ceux qui avaient suscité la naissance du
Bataillon du travail. Ni Kibboutz-Ein-Harod, ni Kibboutz Haméouhad
après lui n'ont voulu de ce qui était l'âme du Bataillon : la caisse
commune, gérée en fonction des besoins de chacun et de tous. Au sein du
Bataillon, les membres des kibboutzim de la Haute-Galilée étaient
solidaires des terrassiers de la compagnie de Jérusalem. Ceux-là
acceptaient de se nourrir moins bien pour acheter des chaussures à ceux-
ci, des hommes qu'ils n'avaient jamais vus. En revanche, à peine
constitués, le Kibboutz-Ein-Harod et le Kibboutz Haméouhad ne
montrent de véritable intérêt que pour la tâche de repeuplement, au
détriment des autres objectifs. Il y a bien eu, comme à Yagour, la
tentative de créer « une exploitation qui combine agriculture et travail
salarié en vue de fonder un quartier ouvrier kibboutzique près de Haïfa »,
mais l'idée a très vite été délaissée. Le conflit entre le Bataillon et le
mouvement travailliste, dont Tabenkin était l'un des dirigeants, n'était
pas, comme le pense Anita Shapira, un conflit de générations où se
seraient affrontés les hommes de la deuxième alya et ceux de la
troisième, ou encore un conflit de pouvoir entre les dirigeants de ces deux
vagues d'immigration640. La différence conflictuelle était dans les
conceptions que ces deux groupes avaient de la finalité du sionisme, de la
Histadrout et ducollectivisme. Le Kibboutz Haméouhad n'a jamais
vraiment désiré bâtir la société histadroutique sur le principe de la
commune, pas plus qu'il ne s'est vraiment efforcé d'encourager ou
d'obliger la Histadrout à s'engager dans une telle voie. C'est pourquoi, par
exemple, il n'a pas insisté sur la création d'une caisse unique; c'est
pourquoi encore il n'a pas lutté pour l'égalité des salaires en ville; c'est
pourquoi enfin, toujours par exemple, il n'a jamais vraiment remis en
cause – en tout cas jusqu'à la fin des années 1930 – les règles de l'autorité
bureaucratique et les tendances antidémocratiques qui ont toujours été le
lot de la Histadrout. L'organisation mise en place par Tabenkin ne s'est
jamais donné pour mission que de « reconquérir » le sol. L'idéologie du
Kibboutz Haméouhad n'était qu'une excroissance de l'idéologie officielle
de l'Ahdout Haavoda, avec ce que cela impliquait de fidélité et de
discipline au constructivisme. Lors de la réunion du conseil permanent de
la formation Kibboutz-Ein-Harod, tenue peu avant l'assemblée où sera
décidée la fondation du Kibboutz Haméouhad, un principe fondamental
est fixé qui stipule :
« Le kibboutz [unité géographique] est une organisation pionnière
chargée de contribuer à l'accomplissement de la mission du
mouvement ouvrier d'Eretz-Israël; sa fonction est d'être un support
de la Histadrout telle que l'a conçue l'Ahdout Haavoda, en respect
de la voie que le parti lui montre . 641
»

Un peu plus de deux ans auparavant, le 25 février 1925, Katznelson


avait précisé ce qu'il – c'est-à-dire l'Ahdout Haavoda – attendait du «
kibboutz unique » façon Kibboutz-Ein-Harod. Lors du conseil de
l'Ahdout Haavoda, dont l'ordre du jour était entièrement consacré au
kibboutz, il avait déclaré que les considérations sociales
n'interviendraient pas lorsqu'il aurait à juger la conception Kibboutz-Ein-
Harod :
« De toute façon, je me ferai une opinion sur le kibboutz unique
lorsque je verrai son contenu. Ce peut être une très bonne création
comme ce peut être une très mauvaise chose. [...] Ma relation à tout
kibboutz [mouvement kibboutzique] sera fonction de sa nature, de
son contenu et de son activité. Rien d'autre ne sera pris en compte . 642

»
À cette vision instrumentaliste le Bataillon en opposait une beaucoup
plus ambitieuse, avec laquelle Ben Gourion aurait pu s'accommoder s'il
n'avait senti qu'elle remettait en cause la finalité arrêtée pour le
mouvement travailliste. S'il n'avait craint devoir le Bataillon devenir une
option de rechange – viable – à la Histadrout, il aurait certainement laissé
Elkind et ses camarades appliquer leurs projets sociaux dans la vallée de
Jézréel, en Galilée, et probablement à Tel-Aviv aussi – ne serait-ce que
pour servir d'exemple au mouvement ouvrier tout entier. Lorsque, en
1923, naïvement – du moins semble-t-il –, l'un des principaux militants
du Bataillon l'avait pressé de répondre à la question : « Pourquoi cherche-
t-on à nous étrangler alors que nous nous sommes déjà rendus? », Ben
Gourion n'avait pas répondu643. Et pour cause : en 1923, il ne pouvait pas
dire ouvertement qu'il ne voulait pas d'un laboratoire social où seraient
expérimentées les proclamations socialistes de la Histadrout. La réponse
à la question du militant sera assenée dans la pratique. Pour Ben Gourion,
le Bataillon ne devait être qu'un instrument de reconquête du sol et non
une société socialiste. Les hommes et femmes de Tel-Yossif venaient de
souffrir dans leur chair pour l'apprendre. Ils s'étaient rendus? Ce n'était
pas suffisant. Il fallait que leurs idées aussi rentrent dans le rang.
Car là était le danger qu'il fallait conjurer une bonne fois pour toutes :
l'indépendance économique, idéologique, voire physique au sein de la
Histadrout. Celle-ci avait été pensée comme un proto-État; pour préparer
l'État, elle avait besoin d'une armée au garde-à-vous et de généraux –
surtout de généraux – au petit doigt sur la couture du pantalon. Un seul
front : l'État, et la société devait le servir. C'est ainsi que Ben Gourion et
les autres pères fondateurs voyaient la mamlakhtiout, ce concept qu'ils
avaient conçu depuis longtemps déjà. S'ils avaient pensé que la
collectivisation générale de la propriété pouvait servir l'État en marche ou
accélérer son avènement, ils l'auraient collectivisée, ou bien ils auraient
essayé de le faire. Mais ils ne le pensaient pas. D'autant qu'ils ne
voulaient pas se mettre à dos la bourgeoisie juive d'Eretz-Israël et encore
moins la bourgeoisie qui contrôlait l'Organisation sioniste mondiale. Le
Bataillon voulait fonder « une commune générale des ouvriers juifs
d'Eretz-Israël », la Histadrout ne pouvait le laisser suivre une telle
vocation, à la fois différente et concurrente de celle qu'elle s'était fixée
pour elle. Elle pouvait encore moins accepter sa résolution de « se donner
les moyens de répondre à tous les besoins de la vie grâce à une économie
autarcique, indépendante non seulement de l'économie mondiale mais
aussi de l'économie locale644». Le Bataillon, sipetit fût-il – et
qu'importaient ses moyens d'action –, était une menace pour la société
histadroutique.
Avec la dispersion du Bataillon prend fin en Eretz-Israël la seule
véritable tentative d'expérimenter si des volontés socialistes peuvent
cohabiter sur un pied d'égalité avec des volontés nationalistes. Le
Bataillon a été aussi la seule formation qui ait jamais osé s'opposer au «
droit » des anciens de la deuxième alya à dicter la voie sociale du
travaillisme en Eretz-Israël. La voie idéologique du mouvement
travailliste est désormais définitivement libre, débarrassée de tout interdit
que l'utopie socialiste aurait pu soulever. Une époque prend fin; il est
devenu évident que Ben Gourion et les autres grands du travaillisme
eretz-israélien ont choisi de bâtir une société conservatrice pour soutenir
et accompagner leur révolution nationale.
CHAPITRE V

La victoire du socialisme national : de la classe


à la nation

QU'EST-CE QUE LA CLASSE?

Une fois érigé en pilier de la doctrine du constructivisme sioniste-


socialiste, le primat de la nation n'a aucune peine à coexister avec
l'économie capitaliste telle qu'elle s'installe rapidement dans l'Eretz-Israël
de l'entre-deux-guerres. Très vite même, il gérera cette économie.
Au début de la troisième alya, le mouvement travailliste se trouve
devant deux possibilités. Il peut soit s'organiser en une contre-société
fondée sur la coopération collectiviste et sur des modèles de
comportement égalitaristes – contre-société qui aurait posé les fondations
d'une société autre –, soit entériner l'ordre social existant. Il opte pour la
seconde voie. Pour deux raisons. D'abord parce que ce choix va dans la
ligne de ses propres options idéologiques – le constructivisme eretz-
israélien n'a jamais eu l'intention de porter atteinte à la propriété privée
ou de gêner le développement de la bourgeoisie, voire de la haute
bourgeoisie –, ensuite parce que cette voie est la plus facile à suivre.
Quand le mouvement travailliste commence de se structurer, l'économie
qui est en train de se mettre en place dans le Yshouv est de type
capitaliste.
De fait, entre les deux guerres, le capital privé représente 75 % des
capitaux importés. Même entre les années 1940 et 1947, la proportion
continue d'atteindre 50 %. Le nouvel immigrant n'arrive pas toujours
démuni de tout moyen. Comme l'ont récemment démontré Beenstock,
Metzer et Ziv, les gens venus d'Europe entre 1920 et 1939 ont apporté
avec eux des capitaux non négligeables. Du début de la troisième alya à
la fin de la cinquième, le capitalnational dans lequel la Histadrout puise
ses ressources financières ne totalise donc que le quart de l'ensemble
importé durant ces années. Au cours de cette même période, c'est grâce à
l'immigration de masse et à l'importation de capitaux que le Yshouv
connaît une croissance démographique impressionnante (8,5 % par an) et
une croissance économique nulle part égalée au cours de la première
moitié de notre siècle. De 1922 à 1947, le produit national net croît, en
moyenne, de 13,2 % par an, et le PNB per capita de 4,9 %, en moyenne
annuelle toujours645.
Un autre record enregistré durant la période du mandat britannique est
celui du taux d'immigration. Compte tenu de la population du pays, le
Yshouv intègre un flot d'immigrants sans équivalent ailleurs. De 1919 à
1947, le pays accueille en moyenne 79 nouveaux immigrants par an pour
1 000 habitants juifs. À partir de 1820, quand l'immigration aux États-
Unis entre dans ses années d'apogée, les nouveaux arrivés dans ce pays
ne seront jamais en moyenne que 15 pour 1 000 habitants, et l'Australie, à
partir de 1870, en accueillera à peine 11. De 1922 à 1947, grâce aux flux
d'immigrants et à l'importation de capital, la population active du Yshouv
s'est accrue de 9,4 % par an en moyenne, et le nombre de salariés de 8,9
%646.
De 1920 à 1923 (troisième alya), plus de 8 000 nouveaux immigrants
viennent chaque année grossir la population juive du pays. Tous ne sont
pas des pionniers aux aspirations socialistes, une bonne partie n'a quitté
l'Europe que pour échapper à l'instabilité consécutive à la Grande Guerre.
Avec la quatrième alya, l'immigration, originaire de Pologne surtout, va
s'intensifier encore. L'inflation et la politique de stabilisation, l'imposition
puis les mesures prises par le gouvernement de Varsovie – à l'instigation
de son ministre des Finances, Grabski – poussent beaucoup de juifs à
venir s'installer en Eretz-Israël. De 1920 à 1925, la population juive du
pays a doublé, passant de 60 000 âmes à 122 000. En 1925, un record,
qui ne sera jamais plus enregistré, est atteint : le rapport entre le nombre
des nouveaux immigrants et celui de la population déjà établie est de 318
pour 1000 habitants juifs. De juin 1924 à juin 1926, 55 000 nouveaux
immigrants viennent s'installer647. Entre 1932 et 1939 (cinquième alya),
près de 250 000 personnes débarquent sur les côtes de la Palestine.
Durant la seule période 1932-1935, ils sont quelque 162 000. Au cours de
ces quatre dernières années, la population juive double à nouveau,
passant de175 000 à 355 000 en 1935, l'année qui détient le record de
l'immigration, avec plus de 66 500 immigrants648.
Avec la fin de la troisième alya prend fin aussi, sur un mode mineur,
l'époque des prémices du peuplement juif en Eretz-Israël. La quatrième
alya va donner à l'entreprise sioniste une poussée d'une force inconnue
jusque-là. Malgré les réussites de ces années – et parfois, semble-t-il,
précisément en raison de ces résultats –, les fondateurs ont cru pouvoir
présenter cette période comme un échec. On accuse volontiers la
quatrième alya d'avoir provoqué la grande crise de 1927, feignant de ne
pas voir sa contribution effective au développement général de
l'économie du pays. Les hommes de la deuxième alya qui n'étaient pas
repartis et ceux de la troisième qui s'étaient intégrés dans les structures
politiques et économiques de la Histadrout n'ont jamais montré beaucoup
de sympathie pour les nouveaux immigrants de la quatrième vague venus
en Eretz-Israël faute de choix. Il est vrai qu'une bonne partie des hommes
et des femmes de cette vague ont été pratiquement contraints de choisir
l'Orient incertain plutôt que le rêve américain. Les anciens des deuxième
et troisième alyas ont la plus grande méfiance à l'égard des motivations
sionistes des nouveaux venus : ils sont disposés certes à partager avec
eux la rareté, mais ils ne veulent en aucune sorte leur abandonner la
moindre parcelle de pouvoir en matière de peuplement, d'intégration des
immigrants et de développement économique. Ben Gourion déclare :
« La classe moyenne est arrivée, elle a échoué ; elle ne pouvait
qu'échouer parce qu'elle n'était pas disposée au changement et
n'était pas au diapason des valeurs nouvelles propres au projet
sioniste et que la reconstruction du pays implique [...]. L'échec de
la voie de la "classe moyenne" a laissé notre pays en crise
économique et le sionisme en crise morale. Le désespoir qui s'est
emparé du propriétaire quand il a échoué a empoisonné l'âme
sioniste ».
649
Itzhak Lufban, le successeur d'Aharonowitz à la direction du journal
Hapoel Hatsaïr, est plus lapidaire et plus imagé. Pour lui, cette quatrième
alya se décrit surtout par « les vils métiers de colporteurs et buvetiers »
qui l'auraient caractérisée650.
Face à cette quatrième vague, dont le premier apport est son ampleur,
les dirigeants du mouvement travailliste se raccrochent au peuplement
collectiviste qu'ils considèrent et présentent ostensiblementcomme le
fondement de la puissance politique et économique du Yshouv :
« Ce ne sont pas ceux qui se sont établis à Tel-Aviv, à Bat-Galim
ou Beth-Hakerem [nouveaux quartiers résidentiels – luxueux pour
l'époque – de Haïfa et de Jérusalem], fussent-ils des dizaines de
milliers, ni ceux qui ont acquis des concessions d'exploitation au
port de Haïfa ou de distribution des eaux du Jourdain qui
détermineront l'avenir politique et économique de ce pays, mais
bien ceux dont la charrue creusera des sillons dans la plaine d'Acre
et ceux dont les champs s'abreuveront des eaux du Jourdain . » 651

Une fois noté l'intelligence politique douteuse que révèlent ces phrases
d'Arlosoroff, il faut tout de suite souligner qu'on n'y trouve pas la plus
petite allusion au caractère social particulier et à la contribution morale
du peuplement agricole collectiviste. Sprinzak aussi, évoquant le XIVe
congrès sioniste, se borne à constater que la quatrième alya a ouvert un
nouveau front dans la lutte pour le contrôle du Yshouv. Et c'est avec rage
qu'il s'en prend au petit colporteur, tout juste arrivé, qui a
l'incommensurable impudence de vouloir réclamer sa part de pouvoir, et
a le front de vouloir rogner le monopole du mouvement travailliste : «
Voilà qu'avec cette quatrième alya Menahem Mendel [personnage
imaginaire de la littérature yiddish, symbole de toutes les faiblesses du
juif diasporique] ressuscite et prétend prendre en main la tâche de la
rédemption de la nation. » Du point de vue du mouvement travailliste, la
quatrième alya représentait un « danger » comme il n'en avait jamais
connu. Cette vague d'immigration utilisait avec beaucoup d'efficacité la
puissance en nombre et en organisation du judaïsme polonais dont la voix
se faisait entendre haut et clair lors des congrès sionistes. Les vagues
d'immigration qui suivront la quatrième alya seront toutes des vagues
d'immigration de masse, mais la quatrième aura été la seule à s'appuyer
sur une puissance réelle et elle peut, du moins en théorie, faire
concurrence aux deux vagues qui l'ont précédée. C'est pourquoi les
dirigeants du Yshouv, tous issus des deuxième et troisième alyas,
s'emploient très vite à dénigrer ses motivations, sa composition et son
comportement. Sprinzak continue :
« La possibilité de faire des affaires en Eretz-Israël lui [Menahem
Mendel] est soudain apparue, l'odeur lui en titille le nez, le voilà
impatient de s'occuper de ses intérêts égoïstes. Il croit qu'il peut
déjà vaquer à ses affaires en toute quiétude sur les voies frayées par
les pionniers dans la douleur des efforts idéalistes . » 652

Jusque-là, une valeur intrinsèque avait toujours été attribuée à


l'immigration. Il a suffi, un instant, de craindre que la classe moyenne ne
devienne un adversaire sérieux dans la lutte pour le contrôle du pouvoir
politique et des ressources économiques pour que la « montée » en Eretz-
Israël cesse d'être une valeur en soi.
C'est durant les années de la quatrième alya que le mouvement
travailliste arrête sa stratégie politique. Il accepte que la classe moyenne
tire profit des conditions économiques très favorables que connaît alors le
pays, il accepte même l'enrichissement personnel pour peu que l'activité
choisie par le nouvel arrivé vienne ajouter sa brique à l'édifice. Mais que
l'appétit vienne à changer d'objet, que l'on veuille, par exemple, se mettre
en ligne pour le partage du contrôle politique du Yshouv ou que l'on
réclame un droit de regard sur l'utilisation du capital national et le holà
est tout de suite mis.
La masse de nouveaux immigrants arrivés avec la quatrième vague
accélère le processus de croissance de la société du Yshouv et la
confirme dans ses structures de société bourgeoise. L'augmentation de la
proportion des actifs dans le secteur industriel – tout jeune et très réduit
encore – et dans les services, ainsi que l'urbanisation rapide vont obliger
le mouvement travailliste, qui se définit comme socialiste, à réviser ses
conceptions et son mode de gestion de la réalité. Considérant la force des
courants non socialistes et antisocialistes qui, de fait, sont déjà les maîtres
du mouvement, le « retournement » – que l'on ne peut en aucun cas
définir comme radical – va s'opérer sans détours et sans faux-fuyants.
Mais voilà, reconnaître ouvertement les possibilités d'accomplissement
sioniste de l'entreprise privée, c'est avouer que le projet sioniste peut
compter sur d'autres partenaires, c'est ipso facto admettre la légitimité de
la demande des classes moyennes à obtenir leur part dans les décisions
d'intérêt général. Aussi, et alors qu'il n'a jamais rejeté le principe de la
propriété privée et ne s'est jamais fixé pour objectif la transformation de
la société – il ne veut que s'en assurer la direction –, le mouvement
travailliste, pour n'avoir pas à céder la moindre parcelle du pouvoir
politique et économique qu'il a acquis et qu'il compte bien élargir,
entreprendde dénigrer la classe moyenne et lui nie toute capacité
d'assumer la responsabilité de la renaissance nationale. Pour affirmer aux
yeux de tous le bien-fondé de sa position, il monte le kibboutz en épingle
et fait de lui le dépositaire de la morale sioniste. C'est ainsi que, par une
espèce de dédoublement – le kibboutz, c'est le mouvement travailliste –,
les dirigeants de la Histadrout, issus de la deuxième alya et soutenus par
les hommes d'appareil fournis par la troisième alya, réussissent à se poser
comme les seuls aptes à mener à bien l'entreprise sioniste. « Le kibboutz
est la forme par excellence de repeuplement juif. Il n'y aura jamais de
peuplement plus sioniste », persiste à affirmer Ben Gourion au milieu des
années 1930653, alors que la plaine du Sharon et la vallée de Héfer (région
côtière entre Tel-Aviv et Netanya) sont depuis longtemps travaillées par
des agriculteurs indépendants et que les agrumes provenant des vergers
privés du centre du pays se sont depuis longtemps imposés comme
l'image de marque de l'agriculture juive en Palestine. Pour Ben Gourion,
la valeur du kibboutz ne réside pas dans la nature de son expérimentation
sociale mais dans son aptitude à servir les objectifs nationaux du
sionisme et, par-dessus tout, dans son rôle d'instrument de contrôle du
processus de prise du pouvoir dans le Yshouv et le mouvement sioniste.
En réalité, la quatrième alya a transformé le Yshouv et a fixé sa
physionomie jusqu'à la guerre d'indépendance. Dan Guiladi, dont les
recherches pionnières ont contribué à une meilleure compréhension de
cette période, relève que certains aspects de la société eretz-israélienne,
formés au cours de ces années, n'ont pratiquement pas changé jusqu'à la
fin des années 1960, non seulement dans ses aspects civil et culturel,
mais aussi dans son caractère socio-économique. La quatrième alya, que
les fondateurs se sont plu à décrire comme le modèle de ce que pouvait
être l'incompétence des classes moyennes et que l'on a accusée de toutes
les difficultés des années 1920, a compté plus de pionniers que la
troisième.
Le nombre des agglomérations rurales fondées entre 1924 et 1929
dépasse de loin celui atteint au cours des années 1919-1923. Cela dit, de
toutes les contributions (mesurables) à porter au crédit de cette alya, c'est
à l'énorme croissance imprimée au secteur du bâtiment, à l'industrie et à
la production des agrumes que revient la palme. Durant les années 1924-
1929, l'industrie fait un bondqui la place au premier rang des activités
économiques du Yshouv, et les agrumes deviennent la première
production agricole de la plaine côtière654.
La troisième alya a abouti à une impasse. En 1923, le Yshouv est
traversé de doutes quant à la possibilité de continuer à se développer. Du
fait même de leur arrivée, les nouveaux venus de la quatrième alya
mettent fin à cette crise de confiance. Ils vont provoquer un mouvement
de croissance sans précédent. C'est l'activité qu'ils déclenchent qui pose
les bases de la modernisation du pays et ce sont les structures
économiques qu'ils mettent en place qui permettront l'intégration de leurs
successeurs de la cinquième alya. Près de la moitié des nouveaux
immigrants arrivés en 1924 et 1925 choisissent de vivre à Tel-Aviv, dont
la population passe à 40 0000 habitants, le double de ce qu'elle était à la
fin de 1923. Deux sur trois des entreprises industrielles et commerciales
fondées au cours de ces mêmes vingt-quatre mois le sont à Tel-Aviv, qui
devient le centre des activités économiques, administratives et culturelles
du pays, le cœur du Yshouv. L'extension des quartiers juifs de Haïfa et de
Jérusalem est elle aussi très rapide. Au cours des quatrième et cinquième
alyas, ce sont les villes qui accueillent l'écrasante majorité des nouveaux
venus et qui seules subviennent à la tâche d'intégration : le mouvement
sioniste ne leur reverse qu'une part négligeable du capital national,
réservant l'essentiel de ses collectes au peuplement agricole. Malgré cela,
en dépit des craintes des pères fondateurs à l'égard de la transfiguration
que le Yshouv commence à connaître dès 1924, les villes ne cesseront de
croître et les villages de se transformer en petites agglomérations. À la fin
des années 1930, le taux d'urbanisation du Yshouv sera l'un des plus
élevés du monde : 83 %. Quoi qu'on en dise, dès 1924, avec l'arrivée de
la quatrième alya, c'est la ville qui a déterminé le rythme de
développement du pays et c'est durant les années de cette alya que sont
nées les activités industrielles qui feront du Yshouv une entité
économique viable655.
Malgré les affirmations ou les allusions des fondateurs, l'immigration
de masse n'a pas modifié la composition professionnelle de la population
juive, et le nombre des actifs dans les secteurs de production n'a pas
diminué. Les vrais riches étaient peu nombreux parmi les nouveaux
immigrants. La plupart de ceux qui appartenaient aux différentes classes
moyennes arrivées de Pologne étaient en fait des petits indépendants qui,
une fois en Eretz-Israël,ont monté leur affaire avec un apport de capital
minime656. Certes, 17 % seulement des immigrants de la quatrième alya se
sont dirigés vers le secteur agricole, mais cela n'a pas freiné pour autant
la création de nouvelles zones de peuplement. C'est à cette alya qu'on
doit, entre autres, Herzlya, Ramataïm et Magdiel, toutes trois sur la côte
méditerranéenne, et Afoula, dans la vallée de Jézréel. Les terres achetées
à cette époque sont acquises en général par des sociétés privées, tout
comme c'est à l'investissement privé que l'agriculture doit le
développement accéléré dans lequel elle s'engage alors. Au cours des
années 1924-1925, le nombre des ouvriers dans les plantations privées
dont l'exploitation a commencé avant 1923 passe de 2 150 à 4 700, sans
compter les ouvriers agricoles des nouvelles exploitations fondées après
1924 autour d'Afoula et des autres nouvelles agglomérations. Durant
cette même période, le nombre des ouvriers dans l'agriculture privée
dépasse celui de la population active des colonies collectivistes657. Enfin,
et il est important de le signaler, lors de la quatrième alya, aucun nouveau
point de peuplement non collectiviste ne sera établi avec l'aide du capital
national.
Vers la fin de 1925, la composition de l'immigration change. Le
nombre des détenteurs de capitaux parmi les nouveaux arrivés chute,
alors qu'augmente celui des demandeurs d'emploi. Les conséquences se
font sentir aussitôt. En décembre de la même année, on compte déjà 2
000 chômeurs à Tel-Aviv. Dans le bâtiment, l'activité est quasiment
arrêtée, les faillites se multiplient. C'est à peine si quelques petits
commerces ouvrent leurs portes. Le retrait des dépôts privés met les
banques en difficulté. Cette crise, l'une des plus dures que le Yshouv ait
connues jusque-là, a des causes internes aussi bien qu'externes. Le
développement trop rapide de l'activité économique tout d'abord : dans
l'attente de bénéfices rapides, les investisseurs n'ont hésité ni à trop
emprunter ni à prendre des risques mal calculés. L'aggravation de la
situation économique des juifs de Pologne ensuite : l'argent cesse
d'arriver, des problèmes de liquidité s'ensuivent, les banques limitent le
crédit. Les nouveaux immigrants ne peuvent plus alors avoir accès aux
prêts qui auraient pu leur permettre d'attendre des jours meilleurs. Le
cercle vicieux se met en place : baisse des prix, chômage, faillites. En
1927, la crise atteint des proportions catastrophiques : 40 % des salariés
de Tel-Aviv, œil du cyclone, sont au chômage658.
La dépression ne touche pas que la population ouvrière; les entreprises
de la Histadrout sont atteintes aussi. Katznelson s'en prend à la
bourgeoisie, accusée d'être venue profiter du Yshouv : « Sur la foi d'une
expérience vieille de vingt ans, on peut facilement démontrer que nous
n'avons pas hérité des biens de la classe moyenne mais d'une classe
moyenne dépourvue de biens. Le capitaliste est arrivé [en Eretz-Israël]
sans son capital659. » Katznelson n'est pas plus tendre à l'égard de la «
gloutonnerie boursière » qui a suscité des investissements excessifs dans
le bâtiment, échauffé la spéculation sur les terrains et finalement
provoqué l'effondrement. « La crise, conclue-t-il, est la crise des villes
Tel-Aviv et Afoula660. » Il ne veut pas dire par là que la crise ne frappe
que ces deux centres urbains, mais que ce sont les nouveaux immigrants
de la quatrième alya, surtout ceux qui sont allés grossir les villes, qui ont
entraîné l'économie dans l'abîme. Chiffres et statistiques en main – un
type d'argumentation qu'il n'emploie ou n'emploiera que très rarement –,
Katznelson s'attache à démontrer que la spéculation, la spéculation seule,
est coupable, même au sein de la famille. La compagnie Solel Boneh par
exemple, qui, en dépit de tous les efforts pour la sauver, a été forcée de
déposer le bilan; ou le Mashbir (centrale d'achat et de distribution de la
Histadrout), sauvé in extremis de la faillite. La banqueroute de Solel
Boneh, la plus grande entreprise de la Histadrout, secoue le mouvement
travailliste jusqu'aux fondations et permet d'entrevoir ce qui se passe dans
les entreprises de l'organisation ouvrière. De plus, elle vient mettre en
évidence la dépendance mutuelle qui lie le mouvement sioniste et le
mouvement ouvrier.
En 1929, le niveau des salaires revient à ce qu'il était dans les derniers
mois de 1926, et le taux du chômage ne dépasse pas les proportions qu'il
atteignait durant ces mêmes mois661. Alors que le pays sort de la crise, il
est évident que la société juive en train de s'y former prend tous les
aspects des sociétés bourgeoises de type classique. Mais cette évolution
n'était pas due à l'intervention de la quatrième alya, qui avait prouvé une
volonté pionnière, terrienne et nationale non moins déterminée que celle
des vagues qui l'avaient précédée. De plus, grâce à son esprit d'initiative
et à son argent – si peu abondant qu'il ait été –, cette vague d'immigration
avait prouvé combien son apport citadin était nécessaire au
développement économique du pays et combien son appoint avait été
utile en période de crise. Les dirigeants du mouvement travaillistese sont
vite rendu compte de l'efficacité économique « nationale » de cette alya «
bourgeoise » ; aussi, et malgré leur dénégations, ils ne firent rien pour
gêner sa croissance ou le fonctionnement libre du marché financier ou
même celui du marché du travail. La crise avait enseigné aux dirigeants
de l'Ahdout Haavoda et du Hapoel Hatsaïr que le développement du
Yshouv dépendait de trois facteurs qu'ils n'avaient pas les moyens de
contrôler : l'immigration, l'importation de capitaux et la politique
économique du gouvernement mandataire, tous facteurs qui jouaient en
faveur de la classe moyenne. C'est au cours de la quatrième alya que se
confirme et s'enracine définitivement la solidarité entre le mouvement
travailliste et la classe moyenne – une solidarité dont les premiers signes
sont apparus dès les temps de la troisième alya. Mais si les dirigeants du
mouvement travailliste saisissent très vite la complémentarité
économique qu'ils ne peuvent manquer de trouver avec cette nouvelle
alya, ils comprennent tout aussi rapidement qu'elle risque de leur être un
concurrent politique sérieux ou, pour le moins, n'en vienne à réclamer sa
part dans la décision politique. Pour couper court à toute velléité de ce
genre, le mouvement travailliste s'emploie, dès le début de 1924, à
délimiter les domaines d'intervention des nouveaux venus. À la puissance
économique de cette classe moyenne naissante il oppose la puissance
politique de la Histadrout et à la morale sioniste-marchande-des-
nouveaux-Menahem-Mendel il oppose la morale-sioniste-nationale-
conquérante-du-sol du kibboutznik.
Voilà Menahem Mendel averti. Pour autant, il ne doit pas croire qu'il
peut agir comme il l'entend dans le domaine qui lui est assigné,
l'économie. Dans ce secteur, tout un chacun est partie prenante et
agissante, tout un chacun doit savoir qu'il travaille pour le même objectif:
produire. C'est clair et cela a déjà été dit une bonne fois pour toutes. «
Nous n'avons nul besoin de nouveaux débats idéologiques, tranche Ben
Gourion dès 1925, je récuse la nécessité d'une révision de notre réflexion
non parce que tout est clair, mais parce qu'une telle discussion ne
clarifiera pas mieux notre mission telle que déjà définie : agir. » Nous ne
devons tendre qu'à une chose, ajoute-t-il : créer une grande force
politique de tous les ouvriers662. Il continue et exige, conformément à la
plus stricte orthodoxie du « socialisme producteur », que « la Histadrout
inculque à ses membres que le travail est quelquechose de sérieux et de
grave, et que l'économie aussi est quelque chose de sérieux et de grave.
Nous avons tous intérêt à la préservation de l'entreprise [...] et nous
voulons que Lodzia et Nesher [deux grandes entreprises privées] vivent
et prospèrent »663. Pour Katznelson, qui le désigne sous le nom de «
socialisme constructiviste », le « socialisme producteur » doit, à l'inverse
du « socialisme de consommation », se considérer investi de la
responsabilité de toute l'économie nationale664. Le « socialisme producteur
» impose donc la plus grande prudence dans les relations professionnelles
et implique, évidemment, un nouveau type de relations sociales. Ben
Gourion est arrivé aux mêmes conclusions. Ainsi, tout en admettant que
« la finalité d'une entreprise n'est pas que d'enrichir son propriétaire »
mais aussi d'« assurer une vie décente à ses employés », l'homme fort de
l'Ahdout Haavoda s'empresse d'ajouter aussitôt : « Bien sûr, dans les
limites des possibilités de l'entreprise »665.
À l'approche du XVe congrès sioniste (1927), Berl Katznelson critique
l'égoïsme ouvrier et l'indifférence manifestés à l'endroit du capital privé
au cours des années écoulées. Il aurait fallu, dit l'idéologue du
mouvement travailliste, « charger un socialiste de l'organisation de
l'industrie privée du pays et établir certaines relations avec le capital
privé au lieu de nous contenter de proclamer que nous ne lui étions pas
hostiles666 ». Beilinson n'avait pas dit autre chose qui, en 1925, écrivait
dans Kountrass : « Ce ne sont pas les intérêts de la lutte des classes qui
doivent déterminer les besoins du mouvement et sa stratégie, mais bien
les questions soulevées par la reconstruction du pays667. » En réalité,
même au moment où Beilinson l'écrivait, une telle approche n'avait rien
de bien nouveau au sein de l'Ahdout Haavoda.
Dès février 1920, s'adressant à la délégation des Poalei Tsion,
Tabenkin déclarait résolument : « Notre objectif est de créer les
conditions politiques à même de permettre notre établissement dans le
pays. » Pour mener à bien cette mission, précisait Tabenkin, il faut
d'abord mettre en place des structures économiques en évaluant
sereinement le rapport entre les fins et les moyens : « Notre tâche est
d'abord économique; la mener à bien, c'est assurer le succès de nos
volontés politiques, c'est-à-dire, entre autres, le rétablissement d'une
majorité juive [en Eretz-Israël]. » Dès lors, « la question économique
n'est pas une question de classe; elle est une question nationale »668.
Le mouvement travailliste s'est toujours considéré comme responsable
non seulement du destin du travailleur manuel immigré, mais également
de celui du possédant, petit ou grand, qui s'était construit une maison
dans le pays, y avait planté une vigne ou monté un atelier669. Ben Gourion
n'a jamais cessé de revenir sur cette idée et a toujours apporté le plus
grand soin à ne pas laisser son conflit avec les milieux non ouvriers
passer les limites de la lutte pour le contrôle des fonds publics. Ces
milieux, de leur côté – Ben Gourion le savait bien –, ne contestaient pas
la valeur de la contribution du capital national collecté par les fonds
nationaux tels que le Keren Kayement et le Keren Hayessod. Ce qu'ils
contestaient, c'était son utilisation et sa confiscation presque totale par la
Histadrout.
C'est en expliquant la nature du conflit au sujet du capital national que
Ben Gourion est amené à donner l'explication courante qu'il attribue au
terme « classe » : « La polémique sur la question du capital, source de
l'affrontement et de l'opposition des classes, a pour raison fondamentale
l'utilisation de ce capital : ce n'est pas l'origine du capital qui est en
cause, mais sa destination670. » La classe moyenne eretz-israélienne
voulait que le capital national aille aussi au secteur privé. Il n'est pas
étonnant alors que les organismes colonisateurs de l'OSM n'aient eu
aucune crainte à soutenir financièrement la Histadrout. Tous
comprenaient qu'il n'y avait aucun rapport entre le financement des
activités de la Histadrout et la lutte des classes ou la socialisation des
moyens de production. Tous avaient compris que le vocable « lutte des
classes » n'était rien d'autre qu'un code de ralliement destiné à appeler à
serrer les rangs dans la lutte pour le pouvoir politique dans le Yshouv et
dans le mouvement sioniste.
D'autant que Ben Gourion, ajoutant précision sur précision, disait les
choses les plus rassurantes : la lutte des classes, en Eretz-Israël, c'était la
lutte pour « l'unification réelle et entière du peuple671 ». À tous ceux qui se
montraient encore préoccupés par la question de savoir « si les ouvriers
devaient accorder la priorité aux nécessités nationales ou bien aux
revendications de classe » Ben Gourion répondait que ce genre de
questions ne fait que « révéler l'ignorance de ceux qui la posent », car «
pour une classe ouvrière consciente de sa mission historique, les intérêts
de classe et les intérêts de la nation sont de même ordre ». D'où la
conclusionqui s'impose : « La voie de l'unification nationale est celle de
la lutte des classes »672.
C'était là une interprétation de la lutte des classes pour le moins inédite
dans le monde socialiste. Après avoir affirmé que « le pathos socialiste
de l'ouvrier [juif] d'Eretz-Israël découle de la supériorité de ceux qui ont
conquis le pays673 », Ben Gourion en venait à résumer l'essentiel de son
manifeste socialiste-national :
« Notre mouvement a toujours eu pour devise l'idée socialiste selon
laquelle le parti de la classe ouvrière, contrairement aux autres
partis de classe, n'est pas qu'un parti de classe préoccupé seulement
par des intérêts de classe : il est un parti national responsable de
l'avenir de la nation tout entière, un parti qui ne se considère pas
comme une composante mais comme le noyau de la nation à
venir .
674
»

En 1929, poussant cette logique jusqu'à ses ultimes conséquences, il


finit par proposer à tout le Yshouv de ne plus se considérer « comme une
classe d'ouvriers, mais comme un peuple ouvrier ». À première vue, on
pourrait croire que Ben Gourion a suivi la logique du mutatis mutandis;
en fait, c'est de la logique de la matriochka qu'il s'agit, cette poupée russe
qui en enfante d'autres qui ne sont jamais ni tout à fait les mêmes ni tout
à fait autres bien qu'elles sortent toutes de la même poupée matricielle.
D'ailleurs, en 1930, le mot « ouvrier » est supprimé du slogan, et Ben
Gourion appelle à passer « de la classe à la nation ». Cet abrégé n'est pas
un procédé destiné à rendre la formule plus percutante : cette fois, c'est à
la mutation que Ben Gourion appelle. Il ne cherche pas seulement à
amener les juifs d'Eretz-Israël à refuser de se penser en termes de classe,
serait-elle unique, il veut que le Yshouv passe d'un état à un autre. Cette
injonction est la plus porteuse que Ben Gourion pouvait trouver pour
donner la plus haute légitimité pensable à la politique d'union et
d'unification nationale prônée par le Mapaï nouvellement créé. Trois ans
plus tard, en 1933, quand ses discours et articles sont réunis en volume,
sous le titre De la classe à la nation, alors qu'il vient d'être élu au comité
exécutif de l'OSM et à la veille d'être élu président de ce comité – à cette
époque, le vrai centre du pouvoir politique du mouvement sioniste
organisé –, Ben Gourion ne s'estime plus obligé d'avoir recours aux
exercices de camouflage ou de persuasion utilisés au cours des années
1920. En ce début desannées 1930, les tendances radicales amenées avec
la troisième alya sont depuis longtemps incapables de réagir, paralysées
qu'elles sont par la corde que les idées de la deuxième alya leur ont mise
au cou.
C'est ainsi que furent posées les bases de l'alliance avec la classe
moyenne et qu'il fut pratiquement décidé de la répartition des tâches entre
la Histadrout et l'entreprise privée. Ayant identifié les objectifs de la
classe et ceux de la nation, il n'était plus nécessaire de continuer à
maintenir des liens, si ténus fussent-ils, avec le socialisme – au sens
orthodoxe du terme. Ces liens, de plus, avaient perdu toute valeur
fonctionnelle avec l'aggravation de la situation des juifs en Europe. En
1933, en effet, les juifs d'Europe n'ont plus besoin de l'excuse d'un mythe
mobilisateur pour venir s'installer en Eretz-Israël : Hitler est arrivé au
pouvoir, le passage new-yorkais vers une vie nouvelle est devenu très
étroit et les pays riches d'Europe ne sont pas toujours très accueillants.
Tous donc viendront, ou presque. Et tous n'auront d'autre choix que de
retrousser leurs manches :
« Le juif qui n'a pas de biens, le juif qui ne peut plus rester en
diaspora, la jeunesse juive qui voit sa terre d'exil se dérober sous
ses pieds et n'entrevoit d'amendement et d'espoir pour elle-même et
pour son peuple que dans le pays [d'Eretz-Israël], tous ceux-là,
même s'ils n'ont jamais entendu parler de l'existence du socialisme,
viendront et se feront ouvriers, fonderont des villages collectivistes.
Ces nouveaux venus ne pourront faire autrement que d'exécuter
toutes les tâches incombant à l'ouvrier et ne pourront que mener
son combat parce que telle est la seule façon de réaliser le
sionisme .675
»

Par la suite, Ben Gourion dit les choses un peu différemment. Mais le
sens reste le même ; il est même renforcé : « Pour nous, le socialisme n'a
de signification qu'en ce qu'il est un moyen d'accomplir nos volontés et
nos aspirations à la rédemption, à la résurrection et à la libération », et «
le mouvement ouvrier ne pourra pas remplir sa mission en toute
conviction et jusqu'au succès s'il ne sait se transformer en mouvement du
peuple »676. C'est bien de « mouvement du peuple » tout court dont parle
Ben Gourion dans son discours-programme prononcé au congrès du
Mapaï de 1933, et non plus de « mouvement du peuple travailleur ». À
cette époque, alors qu'il entame son combat pour le contrôle
del'organisation sioniste, Ben Gourion fait son possible pour se concilier
la classe moyenne. Entre autres, il invite officiellement le mouvement
ouvrier à retirer ce qu'il appelle la « double cloison » qui jusque-là « nous
séparait du peuple » : « Notre structure de classe a jeté de l'ombre sur le
contenu national de notre mouvement et provoqué une fausse
appréciation de ses accomplissements »677.
Ben Gourion ne veut pas faire de distinction entre ceux qui contrôlent
les moyens de production et ceux qui n'ont pas ces moyens. Il suffit, dit-
il, que « la classe ouvrière isole la minorité capitaliste et réunisse autour
d'elle les masses populaires678 ». En même temps qu'il avance cette
proposition, il soulève une question qui peut faire penser, de prime abord,
qu'il n'a pas renoncé à l'idée d'une transformation totale de la société : «
Le mouvement ouvrier est-il condamné à ne demeurer qu'un mouvement
de classe, c'est-à-dire emprisonné dans les limites de sa classe, ou bien
doit-il et a-t-il la capacité de se transformer en peuple par la force de la
révolution sociale? » L'auditoire du congrès devant lequel il présente son
programme sait bien que la question, toute rhétorique, n'appelle pas un
débat. Et pour cause : il faudrait répondre que seul un mouvement de
classe est à même d'accomplir une révolution sociale. L'abandon de
l'esprit de classe auquel Ben Gourion invite avec tant de ferveur implique
nécessairement le renoncement à une transformation des structures
sociales. Dans ce qu'il dit avant et après le fragment cité quelques lignes
plus haut, il chausse ses gros sabots pour expliquer à la classe moyenne
qu'elle n'a rien à craindre. Il est moins précis au sujet de la bourgeoisie,
celle-là même que l'on qualifie de « bourgeoisie de la finance ». En
restant dans le vague au sujet de cette bourgeoisie, le leader du Mapaï ne
court pas de grand danger : cette catégorie sociale ne représente alors en
Eretz-Israël qu'une couche très mince, constituée de petits industriels, de
propriétaires d'orangeraies et de gros négociants. Une fois de plus, et à sa
façon, Ben Gourion précise qu'il n'est pas dans son intention de
supprimer la propriété privée. C'est bien ainsi qu'il faut comprendre ce
qu'il dit, entre autres « conclusions » (le sous-titre est de lui) à la fin de
cet important discours :
« L'Organisation sioniste [mondiale] est le meilleur outil dont peut
disposer le peuple juif pour s'organiser; elle a pour mission de le
mobiliser et de réunir pour lui les moyens spirituels, politiques,
financiers et humains dont il a besoin pour accomplir le projet
sioniste.
« Aucun organisme et aucune initiative fragmentaires ne peuvent
efficacement remplacer cet organisme central dont les fondations
reposent sur des bases populaires et au sein duquel toutes les
parties du peuple, sans exception, participent et collaborent . » 679

D'une pierre Ben Gourion fait deux coups. En même temps qu'il
rassure l'Organisation sioniste mondiale – dirigée par des hommes
fermement partisans de l'économie privée – sur les intentions socio-
économiques du mouvement ouvrier, il confirme dans son rôle de maître
d'oeuvre cette même organisation de l'entreprise sioniste. Au moment où
il parle, Ben Gourion est en campagne pour son élection à la direction de
l'OSM.
Pour comprendre l'évolution du mouvement travailliste à cette phase
décisive, il faut revenir aux perceptions qu'il avait entre-temps arrêtées
sur la notion droite/gauche et sur le concept de la lutte des classes. Tout
au long des années 1920, des débats avaient eu lieu à l'Ahdout Haavoda
sur la question de l'union avec le Hapoel Hatsaïr, débats qui étaient en
quelque sorte une façon de poursuivre les contacts qui avaient précédé la
fondation de l'Ahdout Haavoda et la création de la Histadrout. Lors de
ces discussions, les positions se trouvèrent tout naturellement précisées.
Pour Ben Gourion par exemple, la réunion du conseil de l'Ahdout
Haavoda tenue du 6 au 8 janvier 1925 dans la petite colonie agricole de
Nahalat-Yéhouda était la continuation du congrès de décembre 1922,
celui-là même où il avait proclamé que le socialisme était des «
bagatelles ». En 1925 comme en 1922, c'est à cause des interpellations de
la gauche de son parti que Ben Gourion fut amené à déterminer son
opinion :
« La question a été posée ici, en particulier par Kaplanski, de savoir
si l'union nous porterait à gauche ou à droite. [...] Je ne vois ni
gauche ni droite. Je ne regarde que vers le haut. Nous devons nous
hisser à un niveau supérieur. Je ne sais pas ce qu'est la droite, je ne
sais pas ce qu'est la gauche . »
680
La propension à ignorer ce qui distingue gauche et droite et la volonté
de ne pas tenir compte de leur existence ont toujours été des signes
évidents de glissement à droite et d'éloignement du socialisme. En 1925,
il n'y avait pas dans le monde socialisteeuropéen un seul dirigeant, même
parmi les plus modérés, les plus réformateurs ou les plus proches du
centre libéral, qui aurait osé déclarer ne pas savoir ce qu'était la droite et
ce qu'était la gauche. La « réalité » eretz-israélienne ne pouvait tout
expliquer ou tout excuser, à moins de reconnaître que cette réalité était
tellement spécifique que le socialisme en cours d'instauration était
spécifique... au point de ne plus l'être. Même au sens le plus flou du
terme, cette observation prend plus de poids encore quand on sait que la
position de Ben Gourion, déjà chef incontesté de son parti et de la
Histadrout, n'était pas une île dans un océan d'orthodoxie. Katznelson,
entre autres, la soutenait sans hésitation.
L'autre événement qui vient marquer de son importance la réunion de
1925 est que le vocable « lutte des classes » n'apparaît pas une seule fois
dans les résolutions du conseil. On l'a remplacé par des formules aux
significations totalement différentes : « le combat politique de l'ouvrier
d'Eretz-Israël » ou encore « le combat de l'ouvrier pour un accroissement
du capital national et de classe »681. L'ouvrier dont il s'agit, c'est, bien sûr,
l'ouvrier juif. Ces manifestations de bonne volonté de la part de la
direction de l'Ahdout Haavoda et la clarté de ses allusions sur sa ferme
intention de se défaire de ce qui restait des valeurs du socialisme eretz-
israélien ne furent pas jugées suffisantes par ceux auxquels elles
s'adressaient. Le Hapoel Hatsaïr, en effet, préférait quand même garder
ses distances. Arlosoroff assimila les avances du conseil de Nahalat-
Yéhouda à des « tirs à blanc », tandis que Yossef Aharonowitz, présent à
la réunion, jugea que les « flèches envenimées, la haine et le mépris »
déversés de la tribune contre son parti avaient rendu impossible tout
progrès vers une union682. Nul doute que la fusion entre l'Ahdout Haavoda
et le Hapoel Hatsaïr aurait pu s'accomplir sans plus tarder si l'opposition
de nombre de militants du rang n'avait été acharnée au point d'obliger
Ben Gourion et Katznelson à temporiser. L'aile radicale de l'Ahdout
Haavoda ne pouvait accepter de vivre avec l'antisocialisme déclaré des
disciples de Gordon.
Le Hapoel Hatsaïr avait beaucoup de sujets de récrimination à l'égard
de son partenaire à la Histadrout. Il lui reprochait son comportement
rapace et d'abuser de ses droits d'associé majoritaire. Ada Fishman, figure
de proue du militantisme politique féminin, pour ne citer qu'elle, se
plaignait de « la soif insatiable de pouvoir » des cadres de l'Ahdout
Haavoda et de ce que « tous lesmoyens leur paraissent bons ». Au niveau
local aussi, on trouvait que l'activisme des conseils ouvriers était excessif
et hégémonique. Mais les plaintes ne portaient pas que sur l'appétit des
hommes de l'Ahdout Haavoda. L'écrasante majorité du Hapoel Hatsaïr
rejetait autant l'idée du grand kibboutz selon Levkowitz que l'idée de
kibboutz unique à l'échelon national proposée par Tabenkin. D'ailleurs,
en 1927, le Hapoel Hatsaïr s'opposera farouchement à la formation du
mouvement du Kibboutz Haméouhad, à laquelle l'Ahdout Haavoda avait
donné sa bénédiction et son soutien. Ses dirigeants trouvaient que l'idée
qui sous-tendait le Kibboutz Haméouhad rappelait trop celle de commune
unique que le Bataillon du travail avait voulu mettre en application. La
ressemblance, pourtant, n'était que de façade. Le Kibboutz Haméouhad
avait rejeté, entre autres, la pratique de la caisse commune, se privant du
même coup de ce qui était l'âme et la clef de voûte des conceptions
d'égalité et de solidarité que le Bataillon avait voulu introduire entre ses
membres et ses compagnies. Mais cette amputation ne suffisait pas au
Hapoel Hatsaïr683.
Malgré ces désaccords, ni le Hapoel Hatsaïr ni l'Ahdout Haavoda
n'entendent laisser là leur volonté de se regrouper en une union plus
organique que celle qui a caractérisé jusque-là leur association au sein de
la Histadrout. Le 21 octobre 1927, le conseil du Hapoel Hatsaïr adopte
une résolution appelant à la poursuite des négociations. Les deux partis
désignent alors des commissions chargées de trouver en commun un
terrain d'entente. Les négociateurs arrivent vite à la conclusion que le vrai
foyer de divergence est la question de la lutte des classes. Le 28 janvier
1928, ils se rencontrent à nouveau. À l'ordre du jour, un seul sujet : la
lutte des classes. Le protocole de cette réunion est un document on ne
peut plus révélateur. D'entrée de jeu, Sprinzak met les choses au clair : «
Nous tous, même ceux qui voient d'un bon œil l'idée d'une union,
sommes tombés d'accord sur un point fondamental : la dimension de
classe ne peut avoir quelque place dans le programme du parti unifié. »
Pour le Hapoel Hatsaïr, la lutte des classes est un vice rédhibitoire.
Les représentants de l'Ahdout Haavoda le savent bien. Aussi, dès qu'il
prend la parole, Katznelson s'empresse d'exposer le sens exact qu'il
attache à sa conception de la lutte des classes :
« 1) renforcer l'ouvrier juif en l'organisant; 2) défendre les intérêts
des ouvriers; 3) imposer les principes et les revendications du
mouvement ouvrier dans le sionisme et parmi le peuple. Telle est
notre façon de résumer la mission historique que l'ouvrier juif
assume à l'égard du peuple tout entier. Consciemment ou non, une
lutte des classes a bien lieu. Ça ne veut pas dire pour autant qu'elle
porte atteinte aux intérêts du peuple ou qu'elle leur est
contradictoire. Dans la réalité, les ouvriers juifs sont une classe, et
on ne peut ignorer la réalité. »

Ici, Katznelson ajoute une remarque capitale :


« Vouloir nier cette réalité, c'est nous condamner à nous priver de
sa composante politique. Rejeter la lutte des classes, c'est nous
retirer d'un territoire que ne manqueront pas d'occuper d'autres
[partis politiques] qui n'ont pas, eux, notre conception nationale et
constructiviste de l'édification du pays » . 684

Il disait en substance à ses interlocuteurs gordoniens que, pour lui et


pour ses amis de l'Ahdout Haavoda, l'utilisation du vocable « lutte des
classes » n'avait pour autre finalité que de couper l'herbe sous le pied de
l'aile gauche de la Histadrout; pour éviter que la gauche ne paraisse
comme le dernier dépositaire des valeurs fondamentales du socialisme, il
était indispensable que la majorité du mouvement brandisse elle-même
l'étendard de la lutte des classes. Pour l'idéologue du mouvement
travailliste eretz-israélien, la lutte des classes n'était, en somme, qu'un
outil dans la lutte pour le contrôle du pouvoir au sein du Yshouv et dans
le mouvement sioniste. Le soin était laissé à Ben Gourion de compléter le
tableau : « Trois choses caractérisent la classe : l'organisation, la lutte
pour l'amélioration de la situation de l'ouvrier dans le présent et
l'aspiration au pouvoir dans l'avenir. » Aharonowitz, qui avait tout de
suite saisi les intentions de son allié dans l'effort pour l'union, prit sur lui
d'interpréter la définition de Ben Gourion et reconnut que les
caractéristiques de la classe proposées par ce dernier « ne nous
représentent pas comme une classe mais bien comme un agent qui, pour
le bien de tout le peuple, se fait vecteur de l'idée du sionisme et du
judaïsme dans ce qu'elle a d'essentiel »685.
Les dirigeants du Hapoel Hatsaïr ne peuvent espérer mieux. Ils sortent
de la rencontre rassurés et presque totalement satisfaits. Ils n'ont pas
réussi à obtenir que le vocable « lutte des classes » soit rayé de la
terminologie de l'Ahdout Haavoda, mais peu importe. Ils ont appris par
les bouches les plus autorisées que, n'eussent étédes besoins de politique
interne – neutraliser la gauche – et n'eût été la lutte pour le contrôle du
pouvoir au sein du Yshouv et dans le mouvement sioniste, l'Ahdout
Haavoda n'aurait pas eu la moindre hésitation à se débarrasser de cet
épouvantail qui leur inspirait tant de crainte. Le ton, le contenu et les
résultats des discussions de cette journée sont parfaitement résumés dans
cette intervention de Sprinzak : « Je prends note avec la plus grande
attention de la remarque de Katznelson sur le problème de stratégie
politique auquel la notion de lutte des classes est appelée à répondre. Je
note aussi que cette explication donne un sens différent à ce terme686. »
Quelque dix mois après la réunion décisive de janvier 1928, le Hapoel
Hatsaïr réunit son conseil. Une fois encore il apparaît avec évidence que
le parti reste ferme sur ses positions et que l'union, si elle a lieu, se fera
selon ses conditions. Au cours des débats, Zvi Luft et Itzhak Lufban
s'ingénient à exprimer la substance du message idéologique que le
Hapoel Hatsaïr veut verser dans la corbeille du mariage. Le premier
établit que la lutte des classes, après avoir été réduite à « une lutte
économique pour l'amélioration des conditions de vie et de travail, a vu la
virulence de son combat s'affaiblir davantage du fait de l'esprit pionnier
et du fait que le dévouement s'est d'abord porté sur le travail de
reconstruction [du pays] ». Lufban, membre de la commission de
négociations avec l'Ahdout Haavoda, va plus loin : ce qu'il dit reprend les
conceptions fondamentales du socialisme national. Ses déclarations citent
– mais il ne le sait pas – ce que l'Italien Enrico Corradini, fondateur de
l'Association nationaliste, a déjà avancé, presque mot pour mot : «
L'opinion qu'il [Lufban] soutient, qu'on ne peut parler du mouvement
ouvrier juif d'Eretz-Israël comme d'un parti prolétaire de classe [...] se
fonde sur le fait que le peuple juif, dans son ensemble, est un peuple
prolétarien687. » Lufban ne sait pas que Corradini a tenu un même langage
avant lui, mais il sait qu'Arlosoroff et Katznelson ont déjà dit la même
chose.
C'est dans une telle réflexion qu'il faut situer la démarche « de la classe
à la nation », devise qui a présidé à la fondation du Mapaï, cette fusion de
deux partis dont l'un a graduellement renoncé à ses volontés socialistes,
de toute façon très vagues et toujours assujetties à l'intérêt national,
tandis que l'autre refusait énergiquement de modérer le moins du monde
l'intransigeance de son antisocialisme. Les hommes du Hapoel Hatsaïr
avaient néanmoinscompris l'énorme avantage qu'offrait la conjonction du
slogan « lutte des classes » et de celui proposé par Ben Gourion sur le
passage « de la classe à la nation ». Ils avaient parfaitement saisi combien
cet alliage était tout bénéfice pour eux. D'une part, ils pouvaient tirer
profit de la charge mobilisatrice du socialisme –utilisant ainsi la fonction
du mythe comme l'avait définie Sorel– pour conduire l'ouvrier des villes,
l'ouvrier agricole et les jeunes idéalistes nouvellement immigrés; de
l'autre ils avaient à leur disposition l'appel à la mutation classe/nation
pour tranquilliser la classe moyenne et s'assurer sa collaboration active.
Mais le Hapoel Hatsaïr ne voyait pas que cet avantage dans la formation
du Mapaï : à la fin des années 1920, il lui était devenu évident que le
contrôle du Yshouv et du mouvement sioniste passait obligatoirement par
une division du travail entre le mouvement travailliste et les classes
moyennes.
Katznelson a toujours cru au pouvoir mobilisateur du slogan de la lutte
des classes et ne manquait jamais de critiquer ceux qui voulaient faire
faire l'économie d'un tel processus à la jeune société eretz-israélienne. En
octobre 1926 déjà, choisissant la tribune solennelle du Ve congrès de
l'Ahdout Haavoda, il s'en prend violemment à ces penseurs qui croient
pouvoir soutenir que, « scientifiquement, dans une situation de régime
colonial, il n'y a pas de place pour une lutte des classes dans une société
où se côtoient deux nationalités ». C'est Arlosoroff qui, ici, est sur la
sellette, lui qui s'était tout simplement contenté de préciser les
significations réelles des idéologies, en fait quasiment semblables, des
partis Hapoel Hatsaïr et Ahdout Haavoda. Mais Katznelson tenait au
vocable « lutte des classes ». Si de celle-ci il n'attendait pas le
déroulement déterministe que les marxistes espéraient, il ne voulait pas
pour autant se passer de sa synergie politique. Il savait aussi qu'il lui
fallait, à moins de voir s'effondrer tout le système conceptuel qu'il avait
eu tant de mal à bâtir, donner une définition politique de la lutte des
classes et, surtout, un contenu national :
« Toute tentative d'estomper ce que de national il y a dans notre
vécu pionnier risque non seulement de nous mener à pécher contre
le destin de la nation, mais encore de nous affaiblir nous-mêmes; ce
serait nous condamner à nous laisser porter par le courant. De
même, toute tentative d'occulter notre réalité de classe, avec ce
qu'elle implique de solidarité et de capacité d'organisation,
entamerait non seulement nos capacités d'organisation et notre
force, mais serait, de plus, préjudiciable à notre entreprise
nationale . »
688

Telle était la réponse de Katznelson non seulement à Arlosoroff mais


aussi à tous ceux qui, à gauche, naïvement, croyaient que la lutte des
classes avait pour finalité de changer l'ordre social bourgeois. Dans
l'Europe de l'entre-deux-guerres, il est arrivé plus d'une fois qu'un parti
socialiste compose avec le système bourgeois parce qu'il s'était rendu à
l'évidence qu'il n'avait pas encore les moyens de le mettre à bas. Mais
jamais, au cours de cette même période, on n'a vu de parti socialiste
ériger le compromis en valeur ou en objectif, ni pousser jusqu'à le tenir
pour une conduite nécessaire, imposée par la nature même de la lutte des
classes. Cette perception par contre se retrouvait dans la pensée socialiste
nationale. Mais alors qu'en Europe le socialisme national rejetait
absolument le principe de la lutte des classes, la majorité du mouvement
travailliste d'Eretz-Israël choisissait une démarche plus complexe : elle
avait décidé de garder le mot mais de lui donner une signification
entièrement nouvelle.
C'est lors du IIIe congrès de l'Ahdout Haavoda, tenu en décembre 1922,
que sont posées les premières charpentes de la redéfinition. Après avoir
entendu le réquisitoire de Ben Gourion contre le socialisme, ce congrès
précise :
« Pour le sionisme, la lutte de la classe ouvrière [juive d'Eretz-
Israël], c'est :
« – le labeur quotidien;
« – l'organisation [des ouvriers] en une classe unifiée, maîtresse de
ses affaires de classe;
« – l'organisation [des ouvriers] en associations de caractère
professionnel en vue de [leur] défense et pour [leur] développement
dans une économie d'entreprise privée;
« – la lutte [des ouvriers] pour la conquête de positions et
d'influence dans l'économie et les institutions de la nation;
« – la création de fermes collectives et de fermes coopératives;
« – l'accroissement du pouvoir politique [ouvrier] dans les
instances gouvernementales nationales et municipales;
« – la lutte [de la classe ouvrière juive] pour [ses] droits nationaux;
« – la lutte pour l'accroissement de l'immigration et pour
l'orientation des nouveaux immigrants vers un travail productif;
« – l'action pionnière socialiste;
« – la créativité culturelle;
« – la collaboration [de la classe ouvrière juive d'Eretz-Israël] avec
le mouvement ouvrier international. »

De peur d'avoir oublié de signaler quelque point, on conclut :


« L'Ahdout Haavoda considère qu'il est du devoir de l'ouvrier de
prendre part à toute lutte destinée à imposer le travail dans la vie du
peuple, dans le pays et dans l'économie. Telle doit être l'action de
l'ouvrier en faveur de la création d'une société juive socialiste en
Eretz-Israël » .
689

C'est ainsi que, trois ans après sa fondation, l'Ahdout Haavoda


attribuait à la lutte des classes une définition un peu fourré-tout dans
laquelle on avait quand même pris soin de préciser le rôle « national »
qui lui était assigné.
Si telle était la voie du socialisme, on comprend alors la logique à
laquelle en appelle Ben Gourion lorsqu'il affirme, en 1925, que « la voie
de l'accomplissement de l'unité de la nation est celle de la lutte des
classes690 ». Il faut signaler ici que, du temps où le parti Poalei Tsion
existait encore, le concept de lutte des classes était perçu et employé dans
son acception habituelle : Ben Zvi, par exemple, la tenait pour la colonne
vertébrale de la philosophie socialiste et bien sûr pour l'instrument par
excellence du nivellement des disparités entre les classes691. Durant cette
période, même la perception de Ben Gourion n'était pas très éloignée de
l'orthodoxie. Ce n'est qu'au tout début des années 1920, lorsqu'il
commence à dessiner sa ligne d'action, que Ben Gourion, anciennement
membre du Poalei Tsion, entreprend de se dégager et de dégager son
nouveau parti, l'Ahdout Haavoda, du contenu marxiste du vocable. Lors
de son intervention au conseil du parti du 19 décembre 1921, il demande
que l'Ahdout Haavoda conduise l'ouvrier sur « la voie de la création et de
la créativité de classe et non [sur celle] de la lutte de classe692 ». Ben
Gourion, toutefois, n'insiste pas beaucoup sur cette suggestion; il a vite
compris qu'on ne peut bâtir un parti d'un genre nouveau et par-dessus tout
différencié des organisations bourgeoises existantes sans le recours au
mythe de la lutte des classes. C'est pourquoi il acceptera, un an plus tard,
que le congrès de décembre 1922, tenu à Haïfa, entérine l'utilisation du
terme « lutte des classes » dans sa signification telle qu'énoncée dans la
résolution citée plus haut.
Les années qui précèdent la création de l'Ahdout Haavoda sont pour
Ben Gourion des années de réflexion. Il est alors tout occupé à trouver la
voie royale de la construction nationale; il hésite entre rejeter le
socialisme dans les ténèbres ou se joindre à l'idée radicale d'une « société
des travailleurs » égalitaire, une société communiste organisée sur le
modèle de l'armée. En fin d'analyse, persuadé que chacune des deux
solutions est jonchée de pièges trop dangereux pour le projet essentiel, le
projet national, il opte pour une troisième voie. Il décide alors de
s'assurer à la fois et l'adhésion de la classe moyenne (en collaborant avec
elle) et le soutien des travailleurs (en utilisant la force d'attraction du
mythe socialiste). Ce cheminement finira par l'amener à rejoindre
Katznelson dans la conviction qu'il faut imposer la voie du primat de la
nation au tout jeune parti qu'ils viennent de créer, une voie dont le
mouvement travailliste eretz-israélien ne déviera plus jamais. Nous
sommes en 1919.
Ben Gourion pouvait dès lors arguer en toute sérénité que, « entre
notre sionisme et le socialisme, il n'y a aucune contradiction, nul
obstacle, aucune opposition [...] Notre fidélité aux besoins de tout le
peuple est en parfaite harmonie avec notre socialisme ». Aux détracteurs
de gauche – les militants du Bund qui s'entêtaient à affirmer que « le
sionisme et le socialisme sont incompatibles » –, il rétorquait avec son
assurance coutumière : « Notre sionisme est entier, plein et ardent parce
que nous sommes socialistes et parce que nous aspirons à une rédemption
pleine et entière. » Toujours selon lui, c'est justement la lutte des classes
– façon mouvement travailliste eretz-israélien – qui confère au sionisme
de ce mouvement son caractère « entier ». À cette occasion, un
complément d'information nous est donné sur la nature de cette lutte des
classes : « Il s'agit de la lutte contre la conception que le propriétaire a de
la classe, une conception fondée sur le pouvoir d'une minorité, l'âpreté au
gain, l'exploitation de l'ouvrier, le déni du droit des masses et la
préservation des privilèges de classe », elle est une lutte contre la droite
bourgeoise. Car « notre lutte de classe au sein du sionisme, comme notre
lutte de classe ici, dans le Yshouv, est la lutte d'une classe qui assume en
tant que peuple une mission historique en vue de la libération, la
renaissance et la rédemption du peuple tout entier »693.
Israël Kolatt a montré clairement que, chez Ben Gourion, « chaque fois
que risquait de surgir une opposition entre sionismeet socialisme, le
socialisme s'effaçait devant le sionisme ». Kolatt, toutefois, ne discerne
pas le sens des formules qu'il cite lui-même. De citations tirées du
discours de Ben Gourion au XIIIe congrès du Poalei Tsion d'Eretz-Israël,
tenu en février 1919, il déduit que le langage de ce dernier n'est pas « des
plus marxistes », et il écrit :
« Ben Gourion recherchait également des liens fondamentaux entre
sionisme et socialisme; il voulait montrer par exemple que sans
socialisme un mouvement national ne peut être ni "sain", ni "fort",
ni très influent, ou que l'idée socialiste, elle aussi, "ne peut être
féconde pour nous" si elle n'est possédée par "l'âme de la nation" . 694

Aucun socialiste national n'a jamais mieux défini la nature de ses idées
et les objectifs de son mouvement. Le sionisme « dans son entier » n'est
rien d'autre que le nationalisme intégral européen. D'ailleurs, la lutte des
classes décrite ici par Ben Gourion n'est rien d'autre que la lutte politique
contre la droite bourgeoise. D'un point de vue social, cette lutte n'est rien
d'autre qu'une lutte contre les privilèges excessifs revendiqués par une
minorité de possédants. À l'égoïsme de classe de la bourgeoisie, Ben
Gourion oppose le dévouement du travailleur, qualité qui le rend apte à
œuvrer pour la rédemption de la nation tout entière. Il est vrai que, si l'on
définit les affrontements politiques à l'intérieur du Yshouv et à l'intérieur
du mouvement sioniste en termes de classe, on peut dire que le
mouvement travailliste a effectivement mené un combat de classe. En
revanche, si l'on prend la notion de classe telle qu'elle apparaît dans la
littérature socialiste de l'époque, il ressort obligatoirement qu'il n'y avait
aucun rapport entre la lutte des classes et les luttes menées par la
Histadrout pour la répartition des ressources financières et pour le
contrôle des institutions du Yishouv et de l'Organisation sioniste
mondiale.
C'est parce qu'elle a pris la vraie mesure de la grande charge
émotionnelle véhiculée par le concept que la direction de l'Ahdout
Haavoda décide très tôt de miser sur la « lutte des classes » pour sa
conquête du pouvoir en milieu ouvrier. Les attentes sont d'autant plus vite
confirmées qu'on a pris soin d'estomper toute frontière entre peuple
ouvrier et peuple tout court. Si les salariés sont le peuple et si leur lutte
pour le contrôle des structures politiques et sociales établies est définie
comme lutte de classe, rien ne vient plus empêcher de déduire que la lutte
des classes est lalutte du peuple tout entier. Cela ne reste plus à prouver :
deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles.
Une fois la prééminence des objectifs nationaux définitivement
admise, la collaboration entre mouvement travailliste et bourgeoisie
devient affaire de conjoncture. Dès lors, en effet, aucune opposition de
principe n'a de raison d'être. Cette politique de coopération avec la
bourgeoisie, entamée ouvertement en 1925-1926, même si elle ne dit pas
son nom, porte ses premiers fruits dès la fin de la décennie. Aux élections
pour le XVIe congrès sioniste (1929), les sionistes généraux perdent pour
la première fois la majorité absolue qu'ils avaient détenue jusque-là au
sein de l'Organisation sioniste mondiale. L'Ahdout Haavoda et le Hapoel
Hatsaïr, qui ont décidé de présenter une liste commune (le Mapaï ne sera
fondé qu'en 1930), ne recueillent que 26 % des suffrages, mais
deviennent des partenaires potentiels pour un « gouvernement » de
coalition au sein du mouvement sioniste. Après la création du Mapaï, les
résultats sont encore plus flatteurs : au XVIIIe congrès sioniste (1933), le
travaillisme recueille 44 % des suffrages. Deux ans plus tôt, aux élections
générales tenues par la communauté juive du pays pour désigner son
assefat hanivharim (assemblée des élus, parlement du Yshouv), le Mapaï
réunit plus de 42 % des voix, se plaçant loin devant le « bloc
révisionniste », qui en obtient un peu plus de 22 %, et plus loin encore
devant le « bloc bourgeois », qui n'est crédité que de 10 %695. En ce début
des années 1930, le Mapaï s'impose donc comme le parti dominant, tant
dans le Yshouv que dans le mouvement sioniste. Ben Gourion, leader
incontesté de la Histadrout, après avoir pris place dans l'exécutif du
mouvement sioniste, est élu à sa tête en 1935. Quinze ans après le
congrès de Haïfa, le processus de prise de pouvoir vient d'aboutir; une
période de plus de quarante années commence, qui va toujours trouver le
travaillisme aux commandes du Yshouv, du mouvement sioniste et de
l'État d'Israël.
LA COOPÉRATION AVEC LA CLASSE MOYENNE

La coopération avec la classe moyenne n'a pas été la conséquence


d'une nécessité de coalition politique ou le résultat de quelque division
commode de la direction économique du pays etde ses ressources
financières. Cette coopération, comme on l'a dit, a été décidée sur le tas
dès le moment où l'intérêt national a été arrêté comme primant sur tout
intérêt particulariste catégoriel ou sur toute valeur universaliste. Entamée
clairement au début de la seconde moitié des années 1920, elle ira en
s'accélérant. S'établissent alors et se fixent rapidement des rapports
particulièrement étroits entre, d'une part, le mouvement travailliste et
l'aile libérale de « gauche » du sionisme général et, d'autre part, le
mouvement travailliste et cette mince couche qui, à la tête des sionistes
généraux, a la charge directe du projet sioniste. Tous tiennent pour
considérable la contribution des ouvriers à l'action sioniste en Eretz-Israël
et ont la plus haute estime pour les hommes et les femmes qui vont créer
des colonies agricoles et vivent physiquement et durement leur idéal.
Arthur Ruppin a été l'un de ces dirigeants du sionisme général qui, parmi
les premiers, ont accompagné les efforts de l'Ahdout Haavoda dans son
entreprise de conquête de la terre. Ruppin était foncièrement pour une
économie de type capitaliste, même dans le secteur agricole ; il refusait
pourtant de laisser le jeu du marché définir le rythme ou l'ampleur de la
colonisation agricole. Quand il était question de la réalisation du projet
sioniste, les convictions capitalistes de Ruppin le cédaient à l'impératif
national, tout comme, en l'occurrence, les travaillistes oubliaient leurs «
convictions » socialistes. Ruppin voyait les ouvriers comme une armée
du travail qu'aucune autre formation ou catégorie sociale ne pouvait
remplacer, ni en nombre, ce qui était évident, ni en efficacité. Pour lui,
les ouvriers organisés au sein de la Histadrout étaient aux avant-postes du
sionisme et en assumaient les tâches les plus dures. Ils étaient une armée
de conquérants et en tant que tels ne pouvaient être jugés selon les
critères économiques courants. Weizmann et Ussihkin aussi ont soutenu
de toute leur force les revendications de l'Ahdout Haavoda et de la
Histadrout qui réclamaient un partage préférentiel du capital national afin
d'encourager et d'imposer le travail juif. La direction du mouvement
sioniste était en général d'accord pour reconnaître que le capital national
ne pouvait être mieux investi qu'au service des pionniers recrutés par le
mouvement travailliste, dont on admirait la détermination et le savoir-
faire. Il est vrai que, jusque-là, la conduite des choses adoptée par les
travaillistes avait été la seule à avoir réellement fait ses preuves.
Au XIVe congrès sioniste réuni à Vienne en août 1925, le peuplement
collectiviste est l'objet de critiques virulentes. Dans son intervention, le
représentant de la section polonaise du parti religieux Mizrahi traite les
pionniers de kastkinder, expression particulièrement péjorative qui, en
yiddish, désigne les fils à papa696. À l'adresse des opposants, en particulier
de ceux qui considèrent les établissements agricoles collectivistes comme
des parasites se nourrissant sur le compte des fonds nationaux, Kurt
Blumenfeld, le chef des sionistes allemands, rétorque : « Nous
défendrons l'œuvre des travailleurs d'Eretz-Israël et nous protégerons
l'entreprise nationale contre les attaques de la droite. » Blumenfeld n'est
pas socialiste. Weizmann, le président de l'Organisation sioniste, adopte
une attitude non moins tranchée dans sa réplique aux censeurs :
« Je réprouve fortement le fait que, du haut de cette tribune, ait été
prononcé le mot kastkinder. Cela fait des années que, par votre
propagande de droite comme de gauche, vous engagez les
pionniers à choisir la voie du sacrifice. Quand ils sont arrivés dans
ce pays, on les a couverts de louanges. Et voilà que maintenant ils
sont des kastkinder! Il est exact que les bilans des kibboutzim et
des mochavim font état de déficits. Mais il ne faut pas oublier ceci :
il y a des actifs invisibles qui, eux, n'ont pas été investis par le
Keren Hayessod. Il y a le travail au-delà de la limite des forces
humaines, il y a l'énergie débordante, la faim et la malaria, bref,
tous ces chapitres qui ne sont pas inscrits au budget . » 697

Lorsque, en mars 1931, le comité central du Mapaï se réunit pour une


séance extraordinaire avec Weizmann, avec pour ordre du jour la
question du maintien de celui-ci à la tête de l'Organisation sioniste,
l'atmosphère était celle d'une réunion de famille : « Avec Weizmann,
nous avons l'habitude de ne pas faire de longs discours; nous nous
comprenons à demi-mot », dit Katznelson. Pour Arlosoroff, cette réunion
était « la rencontre des deux forces qui, à ce jour, ont été les seules à
avoir manifesté une réelle capacité de création698 ». Weizmann ne savait
pas seulement apprécier l'œuvre des travailleurs, il comprenait également
qu'ils ne constituaient aucun danger pour la société dans son ensemble. À
ses yeux, le mouvement travailliste était une force pionnière au service
de la nation et non un mouvement social révolutionnaire. On comprend
alors que des personnalités comme lui, comme Ruppin,Ussihkin ou
Blumenfeld aient pu approuver une situation qui, à première vue,
semblait contraire à l'ordre des choses : alors que 80 % des nouveaux
immigrants de la quatrième alya s'étaient établis dans les villes, c'est au
peuplement collectiviste qu'était allée la plus grande partie de l'argent
versé au Yshouv par l'OSM durant tout le temps qu'avait duré cette vague
d'immigration699.
Pour avoir posé les valeurs nationales au-dessus de toutes les autres et
pour avoir su montrer qu'il était le plus engagé à faire progresser le projet
national, le mouvement travailliste réussit à regrouper autour de lui dès la
fin des années 1920 l'ensemble du Yshouv. On le voit bien en 1928,
quand presque tous les représentants de la société civile se rangent aux
côtés de l'Ahdout Haavoda après la publication du rapport Mond, dit «
rapport des experts ». Ce texte avait été commandé par l'Organisation
sioniste mondiale qui voulait vérifier l'utilisation que le Yshouv avait
faite du budget qu'elle lui attribuait et qu'elle-même avait réuni auprès de
dizaines de milliers de donateurs, petits et grands. Ce rapport avait été
préparé par une commission dirigée par Alfred Mond, alias Lord
Melchett, l'un des plus gros industriels anglais et par ailleurs l'un des
dirigeants de la communauté juive de Grande-Bretagne. La commission,
à laquelle participaient également trois hommes d'affaires juifs, s'était
adjoint le concours d'experts de renom international. Le rapport n'est pas
très tendre, mais il est particulièrement accablant pour le secteur agricole
en général et le peuplement collectiviste en particulier, principal
bénéficiaire du capital national. De plus, la commission réprouve avec
insistance l'influence de la Histadrout sur la direction sioniste. La
réaction de la Histadrout est immédiate et violente; elle profite de la
colère générale qui suit la publication du rapport pour mobiliser en sa
faveur de larges pans du Yshouv et nombre de formations du mouvement
sioniste.
Le mécontentement provoqué par le rapport Mond dans toutes les
couches de la population juive du Yshouv, organisées ou non, va être
habilement exploité par le mouvement travailliste. Prétextant ne vouloir
rien d'autre que défendre l'intérêt national, commun à tous, les dirigeants
en profitent pour prendre la direction de tout le Yshouv. Les ténors de la
Histadrout s'emploient alors à présenter le rapport comme la façon
détournée trouvée par l'OSM pour annoncer la diminution de sa
contribution à l'édification du pays. Les protestations orchestrées par le
mouvement travaillisteréussissent à affoler les dirigeants du mouvement
sioniste. Le comité exécutif de l'OSM, réuni à Berlin au cours de l'été
1928, se rend aux arguments selon lesquels les experts n'ont rien compris
aux besoins du pays et de l'entreprise sioniste et déclare le rapport
irrecevable700. En même temps, il adopte – presque à l'unanimité : 41 voix
pour, 4 contre – la proposition de dissocier l'application du principe du
travail juif de toute considération d'ordre économique. Les dirigeants de
la Histadrout ne pouvaient être plus satisfaits. Non seulement le rapport
qui éreintait le secteur agricole collectiviste était renvoyé aux oubliettes,
mais encore le principe du travail juif, qui leur était si cher, était
officiellement reconnu d'utilité sioniste. Un an plus tard, dans un discours
prononcé devant l'assefat hanivharim, Ben Gourion demande à l'OSM de
ne pas s'arrêter en chemin et l'appelle à accepter la mise en place d'une
Agence juive élargie. C'est devenu possible, dit-il, maintenant que nous
avons tous oublié « ce rapport des experts qui a voulu ignorer les
principes essentiels de l'action sioniste701 ».
En réussissant à faire passer la résolution sur le travail juif, à la
majorité que l'on sait, le mouvement travailliste remporte une victoire
décisive dans sa marche pour le contrôle du Yshouv. Sur les plans
politique et psychologique bien sûr, mais aussi sur le plan moral, du
moins du point de vue de la plupart des habitants du Yshouv. De fait, la
résolution rejetait pratiquement hors du consensus tout employeur juif
qui aurait persisté à préférer la rentabilité économique au «
commandement » d'employer un juif. Le lendemain du vote, le rédacteur
en chef du journal officiel de l'OSM, Haolam (Le Monde) publie un
manifeste où il fait obligation, « même [à] celui qui n'est pas socialiste
[de] se ranger aux demandes de l'ouvrier et de lui concéder plus encore.
Pour l'heure, l'ouvrier est le point d'appui le plus stable sur lequel puisse
reposer notre avenir dans le pays, il est le symbole de notre effort
national et du dévouement qu'il exige702 ». C'est la moindre des choses
que peut écrire le porte-voix du mouvement sioniste. En effet, dans la
foulée de la résolution sur le travail juif, le comité exécutif a voté une
augmentation de 30 % du budget destiné au peuplement agricole
collectiviste. Sur proposition du maire « bourgeois » de Tel-Aviv, Meïr
Dizengoff, et de Shlomo Kaplanski, ce sont finalement 115 000 livres
palestiniennes quisont accordées à ce secteur, et non 75 000, comme
initialement prévu703.
Mais les bonnes dispositions de la classe moyenne n'étaient pas
seulement motivées par l'intérêt national supérieur. Le principe d'unité de
toutes les forces actives jouait en faveur des possédants. À vrai dire,
durant la période du mandat, toute l'économie de la Palestine reposait sur
des règles qui servaient les intérêts de la classe moyenne. Le
gouvernement colonial avait mis en place un système d'économie de
marché et de commerce international ouvert. Les produits et
marchandises importées étaient néanmoins soumis à des droits de
douane. La livre palestinienne, qui, à la fin de 1927, vint remplacer la
livre égyptienne, conserva la valeur de la livre sterling jusqu'au début de
la Seconde Guerre mondiale. Près de 80 % des recettes du gouvernement
mandataire provenaient des impôts indirects. La part de la contribution de
la population juive au total des recettes, qui était de 38 % dans le milieu
des années 1920, passa à 64 % au milieu des années 1930. Au milieu des
années 1920, le PNB per capita de l'habitant juif était de 90 % supérieur
à celui de l'habitant arabe et, au milieu des années 1930, il était de 160 %
supérieur. Durant cette même décennie, le rapport entre revenus et impôts
était cependant resté le même dans les deux populations : 16-17 % chez
les juifs, 10-11 % chez les Arabes704.
Lorsque, en 1929, le gouvernement mandataire annonce son intention
d'instituer l'impôt sur le revenu, les industriels crient à l'étranglement. Le
haut commissaire en place temporise. Son successeur, entré en fonction
en 1931, est plus décidé. En juin 1932, on annonce que l'impôt sur le
revenu sera bientôt institué. En novembre, à la réunion que le comité
central du Mapaï consacre à la question, Arlosoroff expose le problème
sans ambages et sans faux-fuyants. Sur les 2 millions de livres que
totalisent les recettes du gouvernement mandataire, « la plus grande
partie, précise-t-il, est prélevée dans le petit peuple, chez les Arabes
comme chez les juifs ». Il montre que la classe moyenne et la classe
moyenne supérieure exercent leurs activités comme sous une serre. Les
banques et autres institutions financières, les firmes étrangères, tout ce
qui brasse beaucoup d'argent est totalement exempt d'impôt. Les
professions libérales, les employés du secteur privé ou même les
fonctionnaires – gouvernementaux et municipaux – sont à peine moins
privilégiés. Dans ces catégories, les tauxd'imposition sont, pour le moins,
ridiculement bas. Une centaine d'avocats, rapporte Arlosoroff, gagnent
près de 500 livres par an, certains 1 000, voire 1 500 (sommes fabuleuses
pour l'époque!), mais c'est à peine s'ils paient des impôts sur ces
revenus705. C'est injuste et choquant, conclut Arlosoroff. Katznelson,
Rémez, Ben Zvi, Sprinzak et le futur Premier ministre Shertok (Sharett)
qui assistent à la réunion et y prennent une part active, sont d'accord avec
lui. Tous savent qu'un mouvement socialiste ne peut se permettre de
s'opposer publiquement à l'instauration d'un système d'impôt progressif.
Lorsque la question est portée devant le Vaad Léumi, Katznelson s'en
sert comme d'une arme contre les représentants du bloc bourgeois
opposés à la réforme et fustige leur soudaine « panique patriotique ».
Katznelson est persuadé – à juste titre probablement – que beaucoup de
ceux qui s'opposent au paiement d'un impôt progressif sous le régime
mandataire s'y seraient tout autant dérobés ou auraient tenté de le faire
même dans un État des juifs706. Malgré ses déclarations, Katznelson
préfère quand même ne pas trop s'engager ni mener une guerre sans
merci contre la bourgeoisie. D'abord parce qu'il ne veut pas que le
mouvement travailliste s'aliène son soutien; ensuite, parce qu'il ne sait
pas trop encore comment prendra fin cette « guerre de l'impôt » – après
tout, trois ans plus tôt, la bourgeoisie a déjà remporté une première
bataille dans cette guerre. De toute façon, Katznelson est partisan de ne
pas laisser la bourgeoisie occuper seule le terrain : la question est
beaucoup trop importante et le mouvement travailliste ne peut prendre le
risque de voir un autre groupe, fût-il mal organisé, prendre la tête du
Yshouv, ne serait-ce que pour mener une guerre catégorielle. Le
funambulisme n'étant pas exercice à rebuter Katznelson, celui-ci opte
finalement pour une position qu'il croit à même de ménager la chèvre et
le chou mais qui, de fait, est beaucoup plus protectrice des intérêts de la
bourgeoisie que de l'égalité devant l'impôt. À la réunion du comité
central du Mapaï, l'idéologue du mouvement travailliste eretz-israélien
s'explique sans détour :
« Notre problème essentiel est l'immigration juive– ce qui signifie
également l'importation des capitaux juifs. De ce point de vue, il y
a une tragique communauté de destin entre nous, ouvriers, et le
capital qui arrive dans le pays. Nous avons intérêt à ce que les
capitaux qui affluent dans le pays, dans la mesure où ils créent du
travail juif, soient utilisés dans des conditions propices et nous
avons intérêt à ce que leur placement ne soit pas entravé. De ce
point de vue, le projet sympathique d'impôt sur le revenu est plutôt
un obstacle : car il effraiera les juifs de Pologne qui fuient l'impôt
sur le revenu. Or nous, nous avons intérêt à ce que les juifs fuient la
Pologne .707
»

Pour Katznelson, l'argument était décisif, et nulle considération de


justice ou d'égalité ne pouvait tenir contre lui. Et puis, ajoutait
Arlosoroff : « Aujourd'hui, la population juive, qui représente 18 % de la
population générale, paie 38 % de la masse des impôts : nous ne voulons
pas supporter une charge encore plus lourde708. » Finalement, tout en
admettant avec Moshé Shertok que le projet du gouvernement mandataire
est « un acte constructif et progressiste », le comité central du Mapaï
décide de ne pas le laisser aboutir dans sa forme originale.
Pour ne pas s'aliéner la bourgeoisie et pour la convaincre de coopérer,
les dirigeants du mouvement travailliste étaient disposés à plus d'une
concession, même dans des domaines que le monde socialiste jugeait
intouchables. Depuis leur création, toutes les formations socialistes
n'avaient jamais cessé de combattre pour la préservation du droit des
salariés à conduire librement les négociations sur leurs salaires et leurs
conditions de travail. L'idée même d'abdiquer cette liberté était tout
simplement impensable; accepter de renoncer à cette liberté était
considéré comme une trahison inexpiable. Un tel opprobre n'était pas
pour effrayer Katznelson, convaincu qu'il était que le socialisme
constructiviste imposait une régulation des relations de travail dans un
esprit d'union nationale. Ce qu'il écrivit sur ce sujet dans Davar, en mars
1927, est édifiant, tant à cause du fond que des mots qu'il choisit
d'employer.
Il commence par s'en prendre à « cette vile espèce de propriétaire qui a
plus d'"appétit'' [guillemets dans le texte] capitaliste que de capacité
capitaliste, ce propriétaire qui ne conçoit d'entreprise que fondée sur les
formes d'exploitation et d'esclavage qu'il a connues dans ces trous perdus
d'où il vient, ce propriétaire qui, par sa haine et sa peur de l'ouvrier,
empoisonne l'atmosphère en Eretz-Israël et à l'étranger ». Mais le
propriétaire n'est pas le seul objet des traits du directeur de Davar. Il s'en
prend aussi à « ce type particulier d'"ouvrier" [guillemets dans le texte]
qui n'a pas encore pris racine dans le pays, ne cherche pas à comprendre
lasituation qui y prévaut et continue de manifester les mêmes
comportements économiques ridicules qu'il a transportés avec lui du
territoire de résidence où il était assigné. Il tend l'oreille à tout appel à la
guerre, alors qu'il n'a aucun moyen d'apprécier où elle peut le mener,
alors qu'il est incapable de faire la part entre les choses essentielles et les
illusions ». Voici donc renvoyés dos à dos le « mauvais » employeur et le
« mauvais » ouvrier : l'un parce qu'il n'est mû que par le désir malsain de
profit – à la différence de ces bâtisseurs d'empires industriels, tel Henry
Ford, qui ont toujours suscité l'admiration des socialistes nationaux
européens –, l'autre, l'ouvrier révolutionnaire, parce qu'il ne se tient pas
concerné par le processus de production. Cet ouvrier révolutionnaire,
d'ailleurs, n'est pas moins âpre au gain que le mauvais employeur. Pour
Katznelson, un tel travailleur ne peut mériter l'appellation flatteuse d'«
ouvrier » – les guillemets sont de Katznelson. Le véritable ouvrier est
membre de la Histadrout, il est conscient de sa tâche nationale et
collabore avec son « bon » patron, lui aussi sioniste, et donc tout à fait
disposé à parvenir à un arrangement avec ses salariés.
L'idéologue du mouvement travailliste eretz-israélien souhaite un
développement aussi rapide que possible du secteur privé et n'exige du
patronat que sa reconnaissance du monopole de la Histadrout à assurer la
représentation des travailleurs. Pour enlever l'agrément des employeurs,
Katznelson fait miroiter les avantages que présente l'éventualité de
n'avoir affaire qu'à un seul interlocuteur. Surtout si celui-ci est à même
d'empêcher que les travailleurs ne se laissent aller à des actions
inconsidérées ou ne se laissent « entraîner dans des situations de rupture
qui alourdissent l'atmosphère publique et portent préjudice à la fois à
l'économie et aux travailleurs eux-mêmes ». Pour raffermir et
institutionnaliser la coopération avec la bourgeoisie au mieux de l'intérêt
national commun, Katznelson suggère un programme en neuf points. Le
premier stipule que « les employeurs qui passent une convention avec la
Histadrout font automatiquement partie du bureau de l'emploi » (bourse
du travail), et le dernier pose que « tout conflit entre propriétaires et
employés [lire : la Histadrout] liés par cette convention sera soumis à un
arbitrage »709.
Katznelson avait l'intention de soumettre ce programme au IIIe congrès
de la Histadrout en juillet 1927. Mais l'appareil était là, qui sut le ramener
à moins de générosité710. Admettre que lespatrons puissent être partie
prenante des bourses du travail, admettre le recours à l'arbitrage
obligatoire, c'était plus que ne pouvaient concéder les militants. Au-delà
de l'aversion naturelle qu'éprouvait l'appareil à abandonner une position
de force, il semble que le désaccord ait eu un second motif : les dirigeants
de second rang étaient plus proches des besoins et des sentiments de la
base, ils savaient que les ouvriers ne comprendraient pas le fait d'être
dépossédés d'un des atouts majeurs que mettait entre leurs mains le fait
même d'être organisés.
Une illustration parfaite de ce que Katznelson voulait mettre en
application nous est donnée dans la description du type de relations que
le mouvement travailliste entretenait avec Pinhas Rutenberg, le
légendaire fondateur et premier directeur de la Compagnie d'électricité.
Dans l'excellente biographie qu'Élie Shaltiel nous donne de ce patron, il
trace le portrait d'un capitaliste agressif, au tempérament de despote,
adversaire inconciliable de toute forme d'organisation ouvrière, de la
grève ou même de la revendication salariale. En dépit de l'attitude de
potentat qu'il avait à l'égard de ses employés, Rutenberg jouissait de
l'estime et de la collaboration de la Histadrout. La spécificité de ces
rapports est apparue en pleine lumière lorsque, en 1929, deux ans après
que Katznelson eut proposé de limiter le droit de grève, un conflit grave
éclata entre la compagnie et ses employés – le seul grand conflit social à
avoir jamais pris naissance durant le règne sans partage de Rutenberg.
Malgré l'insistance de la base et des conseils ouvriers, la Histadrout
décida de ne pas appeler à un arrêt de travail. Lors des discussions de la
commission paritaire d'arbitrage qui fut désignée pour essayer de trouver
une sortie honorable pour les deux parties, les représentants de la
Histadrout, rapporte Shaltiel, se comportèrent face à Rutenberg comme
des élèves face à leur instituteur. Le conflit ne concernait même pas les
unités productrices de courant, mais une usine de production de poteaux
électriques qui travaillait pour la Compagnie. Rutenberg le charismatique
– il présidera un temps le Vaad Léumi – avait tout pour plaire aux hauts
dirigeants du mouvement travailliste. Il était de leur trempe, ce
nationaliste intégral qui ne croyait que dans la force et n'avait que
répulsion pour l'ouvrier organisé. Pour lui, les fêtes du 1er Mai étaient un
carnaval quasi satanique. Il aimait à l'occasion se présenter comme
socialiste. Cet homme, qui déniait à la Histadrout le droit de parler au
nom des ouvriers, n'en était pas moins respectéet apprécié des dirigeants
de cette organisation du fait de son allégeance totale au primat de la
cause nationale. Ils admiraient son goût de l'action, son passé de soldat
des Bataillons juifs de l'armée anglaise et sa participation sans compter
aux affaires de la Haganah. Mais, par-dessus tout, ce qui avait rapproché
la direction du mouvement travailliste et Rutenberg était leur conception
commune des fonctions du mouvement : pour tous, il devait être d'abord
l'instrument de la reconstruction nationale, pour tous, il devait être une
organisation qui enseigne à l'ouvrier à se contenter de peu et à se
considérer investi de la mission de rédemption nationale711. Pour
Rutenberg, le bon ouvrier était celui qui avait appris à consacrer sa vie au
bien de la nation.
Sur de telles bases, il n'était pas difficile de parvenir à une
collaboration fructueuse non seulement avec Rutenberg, mais aussi avec
d'autres employeurs. Cette alliance tacite n'aurait pu cependant être
possible si les milieux bourgeois ne s'étaient convaincus d'une part que le
socialisme de l'Ahdout Haavoda ne leur faisait courir aucun danger et
d'autre part que l'action de la Histadrout servait leurs intérêts. Le
sionisme général et le sionisme national religieux comprirent vite que,
lorsqu'il parlait de socialisme constructiviste, le mouvement travailliste
ne portait son attention et ses intentions que sur le second terme de la
doctrine. Et, de fait, le socialisme constructiviste avait autrement plus
d'attraits pour la propriété privée et le système d'économie capitaliste
qu'il n'avait de raisons de leur déplaire. C'est ainsi que la collaboration
entre bourgeoisie et mouvement travailliste s'établit à la fois sur fond
d'intérêt national supérieur et sur fond d'intérêt économique bien compris,
celui de la bourgeoisie surtout. Certes, le travail juif avait augmenté le
coût de la production agricole, et c'est pourquoi une part non négligeable
de plantations d'agrumes avait continué d'employer une main-d'œuvre
arabe, mais d'une manière générale l'entreprise privée avait tiré avantage
de l'existence de la Histadrout. Le secteur privé n'était pas moins
demandeur de capital national que la Histadrout n'était demandeur de
capital privé. À mesure que le pays se développait et que croissait le rôle
des villes dans l'économie et le peuplement, celui de Tel-Aviv en premier,
la coopération devenait plus étroite. À Tel-Aviv et dans les nouvelles
agglomérations rurales de la plaine du Sharon, la question de la main-
d'œuvre arabe ne se posait pas. Ici, le mécanisme fonctionnait sans aucun
à-coup : le capital privé créait des emplois, laHistadrout, de son côté, lui
assurait le calme que peut garantir une centrale syndicale « responsable »
et disciplinée. Ce n'est pas un hasard si, parmi les sionistes généraux, ce
sont les cercles citadins qui ont le plus vite et le plus fermement accordé
leur confiance au mouvement travailliste. Meïr Dizengoff, le premier
maire de Tel-Aviv, et Moshé Glickson, rédacteur en chef du quotidien
Haaretz (La Terre ou Le Pays), étaient les porte-parole attitrés de cette
tendance. Ces hommes avaient parfaitement saisi le message. Car les
dirigeants du mouvement travailliste ne s'étaient pas contentés d'élaborer
l'idéologie du consensus national, ils étaient aussi passés à l'acte : la
manière dont ils avaient démantelé le Bataillon du travail n'avait laissé
aucun doute sur le sérieux de leurs intentions. Vers la fin des années
1920, nulle personne sensée ne pouvait soupçonner l'Ahdout Haavoda et
la Histadrout d'entretenir une utopie socialiste ni les accuser de pulsions
révolutionnaires.
Le fait que le socialisme national eretz-israélien était devenu le
bouclier de l'entreprise privée dans le pays a indéniablement contribué à
y créer une réalité étrange en apparence : celle d'une classe moyenne
économiquement solide et très présente, mais peu soucieuse de s'emparer
du pouvoir politique. Si, malgré sa puissance économique, la classe
moyenne ne s'est jamais donné les moyens de se constituer en force
politique capable de s'opposer aux structures d'organisation du
mouvement ouvrier, c'est pour la simple raison qu'elle n'a jamais senti le
besoin d'une structure politique unifiée concurrente de la Histadrout ou le
besoin d'élaborer une idéologie de substitution au socialisme très peu
menaçant de l'Ahdout Haavoda. Avec un tel socialisme pour voisin, la
classe moyenne pouvait tranquillement se payer le luxe de camper hors
de l'arène politique, tant celle du Yshouv que celle du mouvement
sioniste – ou de n'y intervenir qu'avec beaucoup de mollesse.
Ygal Drori fait très judicieusement remarquer que la fondation, au
début des années 1920, de l'Organisation mondiale des sionistes
généraux, qui vient s'installer au centre du tableau politique du
mouvement sioniste, n'a pas été « le résultat d'une volonté d'union autour
d'une idée maîtresse précise, mais celui d'une volonté de se démarquer
des deux extrêmes du mouvement », le mouvement travailliste et le
mouvement sioniste religieux712. La politique, c'est bien connu, a horreur
du vide : la faiblesse structurelle du centre favorise donc
l'expansionnisme du mouvementtravailliste. Dépourvue d'une véritable
idéologie économique libérale bien charpentée et incapable qu'elle est de
se trouver ou de se bâtir une conception conservatrice qui se tienne et la
porte, la tendance sioniste générale va se retrouver pratiquement
satellisée par l'Ahdout Haavoda. En mal d'idéologie, les sionistes
généraux ont adopté le « sionisme synthétique » de Weizmann, une ligne
qui cherche à faire la synthèse du sionisme originel de Herzl et du
sionisme pragmatique qui s'est formé en Eretz-Israël. Les tenants du
sionisme général, parmi lesquels on trouve les plus grands noms du
sionisme organisé – Ussihkin, Ruppin, Sokolov et bien d'autres –,
appuient avec enthousiasme le peuplement collectiviste et sont devenus
les alliés naturels du mouvement travailliste. Non seulement ne
chercheront-ils jamais à ébranler ce mouvement dans son statut de
première formation politique du Yshouv, mais encore s'emploieront-ils à
l'aider à mieux asseoir sa suprématie. De son côté, et dans la meilleure
tradition socialiste nationale, le mouvement travailliste a favorisé l'essor
de l'économie libre. En échange de sa frugalité politique, la classe
moyenne s'est vu accorder toute liberté d'action en matière économique,
d'autant que, à l'instar de tous les autres mouvements socialistes
nationaux, le mouvement travailliste eretz-israélien n'avait pas de
conception économique à proposer en lieu et place de l'économie libérale.
Les dirigeants du sionisme général étaient fascinés par les capacités
d'organisation du mouvement ouvrier et par son zèle national. Presque
tous, en tout cas ceux d'entre eux qui comptaient, avaient vite compris
qu'il ne fallait pas accorder grande attention à la phraséologie
révolutionnaire de la Histadrout et vite appris à situer le socialisme de ses
chefs. Mais le sionisme général n'était pas monolithique. Si la
coopération a été naturelle et sans anicroches entre le mouvement
travailliste et l'aile libérale de ce courant du sionisme, elle n'a pas
toujours été bien acceptée par son aile conservatrice. Les dissensions
répétées, souvent graves, que cette collaboration a provoquées entre la
gauche et la droite des sionistes généraux en sont témoins. Tout comme
elles témoignent surtout de la détermination que l'aile libérale a su
montrer pour préserver l'alliance entre sa formation et les deux partis
majoritaires de la Histadrout, puis avec leur héritier, le Mapaï.
Le porte-parole principal de l'aile gauche des sionistes généraux était
Moshé Glickson. Il percevait très bien la nature du mouvementouvrier et
voyait dans la Histadrout l'instrument idéal de la réalisation des objectifs
nationaux communs à tous. Il s'évertuait à souligner le rôle essentiel de la
centrale ouvrière dans les processus qui étaient en train de transformer le
Yshouv en société autonome viable : unification de toutes les forces
nationales, édification d'une économie, intégration des nouveaux
immigrants. Il ne tarissait pas d'éloges, nous dit Ygal Drori, sur les
entreprises économiques de l'organisation ouvrière, qu'il flattait d'avoir
intégré la troisième alya en lui créant les emplois dont elle avait besoin
pour se fixer et d'avoir su, mérite inappréciable, diriger les nouveaux
venus vers un travail producteur. En juillet 1927, Il profite de la tenue de
la troisième convention de la Histadrout pour lui réaffirmer
solennellement son soutien. Il est alors un des dirigeants de
l'Organisation des sionistes généraux qui appellent à la formation d'un
centre gauche au sein de l'Organisation mondiale des sionistes généraux.
Les prolongements de cette démarche sont repérables à la fois dans le
programme rédigé par les sionistes généraux à la veille du XVe congrès
sioniste (Bâle, 30 août-11 septembre 1927) et dans la façon dont
Glickson lui-même tente d'amortir les effets du rapport Mond. Il encense
l'« héroïsme » qu'implique l'« idéal pionnier-ouvrier » et prie la
Histadrout de ne voir dans les conclusions des experts qu'une critique
portant sur la gestion des fonds qui lui ont été attribués et non sur sa
propre nature ou sur le fond de son action713.
Glickson avait pris sur lui d'encourager le mouvement travailliste à
persister dans sa politique de coopération entre classes. Il le poussa
même à aller plus vite et plus loin dans cette voie. Un des points inscrits
à l'ordre du jour de la troisième convention de la Histadrout était la
proposition déposée par l'aile gauche de la Histadrout appelant
l'organisation à devenir une maison commune aux juifs et aux Arabes. Le
leader sioniste général adjura alors les dirigeants des deux partis ouvriers
associés dans la Histadrout de ne pas se laisser entraîner par la gauche
radicale dans la voie de la lutte des classes et de tout faire pour
consolider l'unité nationale. D'ailleurs, ajoutait-il à l'adresse des deux
partis, l'intérêt du projet sioniste réclame votre union714. Le sionisme
général ne pouvait qu'être intéressé par une telle fusion. Il avait
nommément besoin de la caution antisocialiste du Hapoel Hatsaïr pour
s'engouffrer plus ouvertement et sans complexes dans la coopération
entre classes recherchée par l'Ahdout Haavoda. Trois ans après, leMapaï
était fondé. Les sionistes généraux lui firent fête. Cette naissance écartait
le dernier obstacle, de pure forme, qui empêchait encore Glickson et ses
amis de reconnaître l'autorité nationale de la direction du mouvement
ouvrier. Un parti dont l'une des deux composantes était le Hapoel Hatsaïr
et dont l'autre était dirigée par Ben Gourion et Katznelson ne pouvait
qu'être favorablement accueilli par les possédants. Quand même ce parti
se serait déclaré socialiste.
En janvier 1927, la plupart des conservateurs « durs » du sionisme
général font scission, laissant la place aux libéraux pour imposer leur
ligne comme l'officielle. Le mouvement travailliste est le grand
bénéficiaire de cet éclatement. Le sionisme général, en effet, n'a plus
alors aucune raison de se garder sur sa droite pour accroître encore son
soutien à l'application des deux principes que le mouvement travailliste
considère comme indispensables à la réalisation du projet sioniste : le
travail juif et la colonisation agricole sans condition et sans considération
du coût économique. Ce ralliement sans ambages va avoir l'occasion de
se manifester énergiquement lors des incidents qui éclatent à Petah-
Tikva, fin 1927, au moment de la cueillette des agrumes. Le 16
décembre, une manifestation de près de 600 chômeurs est violemment
dispersée par la police britannique appelée par les planteurs. Les
manifestants protestaient contre la préférence accordée à la main-d'œuvre
arabe. Les sionistes généraux réagissent immédiatement; dans un
éditorial virulent, Glickson, pour ne citer que lui, qualifie le geste des
planteurs de Petah-Tikva de « crime infamant perpétré contre le travail
juif, contre le frère démuni, contre toute notre œuvre ici, contre notre
avenir dans ce pays715 ».
Le soutien de l'aile libérale de la bourgeoisie au second principe
défendu par le mouvement travailliste – la colonisation agricole sans
considération du prix – est franc et massif. En l'espèce, les libéraux du
sionisme général ne font qu'entériner l'opinion déjà exprimée par l'un des
leurs en 1925, Arthur Ruppin. Cette année-là, Ruppin, qui avait été à la
tête du bureau d'Eretz-Israël de l'OSM avant d'être chargé de la direction
de son département du peuplement, faisait paraître un livre, Le
Peuplement agricole en Eretz-Israël, dans lequel il disait son admiration
pour la politique et les techniques de peuplement collectiviste de la
Histadrout et réclamait du mouvement sioniste qu'il soutienne cette
politique et ces techniques716. Deux ans plus tard, au XVe congrès sioniste,
ilrevint à la charge et demanda qu'on s'incline devant le travail de
peuplement agricole tel que le menait le mouvement travailliste. Il s'en
fallut de peu que cette intervention fût apprise par cœur dans toutes les
chaumières travaillistes d'Eretz-Israël. Peu de temps après, Ruppin fêtant
son cinquantième anniversaire, Katznelson profita de l'occasion pour lui
adresser un éloge exalté, le désignant comme le « modèle accompli du
bon sioniste, vrai et loyal ». Katznelson n'oubliera jamais ce que Ruppin
a dit et fait en faveur du peuplement collectiviste. En janvier 1943, lors
de la séance consacrée par le comité exécutif de l'OSM à la mémoire de
l'auteur du Peuplement agricole en Eretz-Israël, c'est avec la même
ferveur qu'il évoque « cet ami véritable [du peuplement collectiviste],
dans les joies comme dans les peines », et le présente comme le père de
la kvoutza (forme originelle du kibboutz), « et par conséquent de tout le
peuplement collectiviste ». Ruppin, il est vrai, même s'il n'a pas été le
père de la kvoutza, est intervenu de tout son poids, « uniquement par
calcul national » – comme le précise avec raison Katznelson –, pour que
le premier moshav et le premier kibboutz voient le jour. L'idéologue du
mouvement travailliste eretz-israélien avait la plus grande admiration
pour les dispositions dont Ruppin savait faire preuve lorsqu'il fallait
adapter une action ou une activité aux besoins de la nation, sans autre
dévotion idéologique que celle qu'il attachait à l'intérêt national. Bref,
Katznelson aimait la démarche de cet homme « qui ne désire qu'une
chose : l'accomplissement du sionisme »717.
Glickson, assurément le représentant exemplaire de l'intelligentsia
sioniste générale citadine, n'a jamais eu droit à autant de déférence. Lui
aussi, pourtant, entretenait les rapports les plus étroits et les plus
chaleureux avec le mouvement travailliste et était celui que les dirigeants
de ce mouvement pouvaient considérer comme le plus proche d'eux. Qui
consulte le recueil de ses éditoriaux dans Haaretz a parfois de la peine à
relever la différence qui distingue ses conceptions de celles d'un Ben
Gourion ou d'un Katznelson. Il exprimait fidèlement les opinions de ceux
qu'il qualifiait d'« éléments populaires du sionisme général ». Il se sentait
plus proche du socialisme constructiviste que des « éléments de la droite
de classe » de son propre parti, avec lesquels, déclarait-il, il ne dépassait
pas les limites de « cette collaboration que l'on trouve entre tous les partis
et les groupes du mouvement sioniste»718. En revanche, il n'était jamais
avare de louanges à l'endroit du mouvement travailliste :
« Les ouvriers ont amené de grands idéaux et nous proposent des
idées non moins grandioses : la dimension historique de la tâche de
leur classe, perçue comme pionnière de la nation dans la réalisation
du projet sioniste; la "religion du travail", régénération de l'homme
juif en Israël par le travail productif; la conquête du travail, tant
dans les villes que dans les campagnes; l'édification d'une
économie nationale au moyen du capital national et grâce au travail
national; le socialisme constructiviste; la mise en place de
structures sociales nouvelles en même temps qu'est mise en place
l'économie nationale. Ce sont là des idéaux, qu'ils nous plaisent ou
non. Et nous, les sionistes généraux, qu'avons-nous donc apporté
pendant ce temps au patrimoine spirituel du mouvement
[sioniste] ? »
719

Glickson n'éprouvait aucune hésitation dans sa foi en la supériorité du


mouvement travailliste comme vecteur de l'entreprise nationale. Cela dit,
si le socialisme constructiviste avait présenté la moindre menace pour
l'ordre social établi, il est certain qu'il l'aurait combattu sans merci. Mais
comme ce danger n'existait pas, il pouvait, tout comme le faisaient
Weizmann, Blumenfeld, Sokolov, Ussihkin ou Ruppin, rendre hommage
en toute quiétude au « tribut versé par l'ouvrier juif à l'entreprise de
renaissance du peuple d'Israe l. Qui n'a pas en son cœur quelque haine
secrète de classe [...] ne peut pas ne pas admirer son abnégation, sa
détermination et les sacrifices qu'il consent en ces heures d'épreuve, ou
ne pas avoir d'estime pour son inébranlable discipline nationale et sa
maîtrise de soi720 ».
Comme les chefs du mouvement travailliste, Glickson n'était pas
partisan d'une transplantation massive des juifs « tels qu'ils sont»; lui non
plus n'était pas émerveillé par le spectacle de « notre classe moyenne
dont la fonction économique en diaspora est essentiellement d'être un
intermédiaire; [cette classe moyenne] qui s'apprête à remplir le même
rôle en Eretz-Israël et voudrait y transférer les structures sociales qui lui
sont familières ». Comme Katznelson ou Ben Gourion, il estimait qu'« il
n'y a pas de place en Eretz-Israël pour un esprit de classe agressif, fût-il
de gaucheou de droite », et comme eux il prônait l'union nationale,
affirmant résolument que « le sionisme ne pourra aboutir sans les efforts
conjoints de toutes les parties et de toutes les classes de la nation »721.
Glickson ne se contentait pas de manier l'encensoir ou d'abonder dans
le sens de la Histadrout, il prenait soin aussi de lui fournir des preuves
manifestes de bonne volonté et de reconnaissance de son autorité. Il était
fermement opposé à la « technique du lockout », qu'il considérait comme
« une action concertée dans l'intention de priver délibérément les ouvriers
de leur subsistance ». D'autre part, quand il exprimait son opposition aux
grèves, il insistait pour qu'on ne tienne pas cette attitude pour « un rejet
de principe du droit de recours à la grève ». Il faut, disait-il, utiliser cette
arme avec les plus grandes précautions, et seulement après s'être assuré
de son utilité pratique722. Ses attaques contre la spéculation sur les terres,
qui avait fait s'envoler les prix durant la quatrième alya, n'étaient pas
moins violentes que celles menées alors par la gauche la plus
extrémiste723. Et son soutien au capital national était tellement ferme qu'il
fut accusé par la droite des sionistes généraux de vouloir l'étouffement de
l'initiative privée724.
Glickson ne lutta contre le mouvement travailliste que dans un seul
domaine : il niait tout droit d'existence au courant d'enseignement
ouvrier. À ses yeux, les écoles de la Histadrout étaient l'incarnation même
du péril de l'esprit de classe qu'il haïssait. Désespérant d'amener à la
raison les dirigeants de deuxième et troisième rangs de la Histadrout,
unanimes dans leur désir d'un enseignement « engagé », il choisit alors de
s'adresser à Yossef Aharonowitz, du Hapoel Hatsaïr, pour lequel les
écoles d'enseignement ouvrier n'étaient rien d'autre que des
établissements où l'on mettait l'accent sur la formation au travail. Il lui
demanda instamment de revenir à la tradition léguée par Gordon et de
s'en tenir aux conceptions fondamentales de son parti, celles-là mêmes
qui avaient été défendues par des hommes comme Israël Shohat, Eliezer
Yaffé et bien d'autres encore725. De fait, en partant en guerre contre le
courant d'enseignement ouvrier, Glickson savait qu'il ne s'engageait pas
dans une lutte vaine ou un combat sans fin. Il savait qu'il pouvait compter
sur des alliés à l'intérieur même de la Histadrout, et pas des moindres,
Ben Gourion par exemple.
LA BATAILLE DE L'ENSEIGNEMENT OUVRIER

L'enseignement ouvrier en Eretz-Israël ne pouvait connaître d'autre


destin que celui qui lui a été fait. Agent de socialisation peut-être le plus
important de tous, l'école n'a nulle part été laissée totalement
indépendante et souveraine. En Eretz-Israël, un système d'enseignement
« ouvrier » autonome n'aurait eu de raison d'être que si le mouvement
censé le soutenir avait eu pour intention réelle et définitive de changer
l'ordre existant ou de le supplanter. Or un tel objectif, nous l'avons vu, n'a
jamais été vraiment recherché par les dirigeants du mouvement
travailliste. C'est pourquoi cet enseignement, voulu et installé par la base
– qui y voyait un prolongement naturel de ses volontés idéologiques – n'a
pu toucher davantage d'élèves qu'on ne lui a permis et n'a pu opposer de
résistance efficace à sa liquidation entreprise lentement mais sûrement à
partir de 1939. Dans les faits, la Histadrout, ou du moins sa direction, n'a
jamais eu de réel attachement pour son propre enseignement; il lui aura
quand même fallu plus de vingt ans pour s'en débarrasser totalement. Ce
processus entamé dès le début des années 1930 ne parvient à sa fin
qu'aux toutes premières années de l'existence de l'État.
Officiellement, les courants d'enseignement sont apparus en Eretz-
Israël en 1920. Cette année-là, le comité exécutif de l'OSM réuni à
Londres, décide de reconnaître et de subventionner un courant
d'enseignement national-religieux – confié au parti Mizrahi* –, aux côtés
de l'enseignement déjà existant (dit « général »).
La Histadrout attendra 1922, soit deux ans après la réunion de
Londres, mais aussi deux ans après sa propre fondation, pour commencer
de s'occuper formellement de l'éducation des fils d'ouvriers. La
commission centrale de la culture, qui vient alors d'être désignée, est
chargée, entre autres tâches, de soumettre des propositions en vue de la
mise en place d'un « réseau d'enseignement ouvrier », dont la naissance
est officiellement annoncée l'année suivante. En fait, une école avait déjà
été créée dès 1919 à Tel-Adashim (petite colonie agricole de la vallée de
Jézréel), où l'on dispensait un enseignement « différent » aux fils et filles
des membres de l'organisation Hashomer, et, en 1921, des établissements
scolaires spéciaux avaient été créés à Ben-Shemen, Atarot et Kfar-
Guiladi, trois points de peuplement pionnier.
En 1923, le réseau d'enseignement de la Histadrout obtient lui aussi la
reconnaissance du comité exécutif de l'OSM, et se voitoctroyer le même
statut que celui précédemment attribué au réseau d'enseignement général
et au réseau d'enseignement national-religieux. Il obtient alors les mêmes
subsides (calculés au prorata du nombre des élèves), et son indépendance
pédagogique, administrative et budgétaire est reconnue. Le XVIe congrès
sioniste entérine ces décisions.
En 1932, la charge de coordonner les trois courants fut transférée par
l'OSM et l'Agence juive aux institutions gouvernementales
communautaires du Yshouv726. Alors que s'opérait cette passation de
pouvoirs, une autre, semblable, était accomplie à la Histadrout : la
commission centrale de la culture était remplacée par un comité des
institutions d'enseignement. À l'origine, ce comité avait été établi comme
sous-commission d'inspection des établissements près la commission
centrale de la culture727. Deux ans plus tard, en 1934, le comité des
institutions d'enseignement prit le nom d'administration centrale de
l'éducation (des établissements scolaires de la Histadrout).
La mise en place de cette administration centrale n'a pas été facile. Le
long processus dont elle a été l'aboutissement a été jonché d'obstacles,
d'hésitations et de tergiversations – et d'oppositions, tant à l'extérieur qu'à
l'intérieur de la Histadrout. Une partie du Yshouv voyait l'enseignement
ouvrier comme une insupportable manifestation des tendances
séparatistes de classe de certaines composantes de la Histadrout.
Glickson traitait de « myopes » ceux qui l'avaient institué et les accusait
de chercher à établir une discrimination à l'intérieur même de la
communauté juive du pays : « Nous ne sommes pas deux peuples et nous
n'avons pas deux Bibles728. » Au sein de la Histadrout aussi, deux
tendances s'opposaient. La première considérait qu'un mouvement qui
veut changer l'ordre existant se doit de donner une éducation différente à
ses générations montantes. Pour les tenants de cette position, la
propagation d'un enseignement ouvrier était tout aussi indispensable à la
spécificité du mouvement que l'application du salaire familial. Le
deuxième courant soutenait, lui, que l'existence d'un enseignement « à
part », fût-il ouvrier, mettrait l'union nationale en danger. Cette opinion,
cohérente avec les principes du socialisme national, était celle de Ben
Gourion et de tous les autres nationalistes qui se voulaient pragmatiques
sur tous les fronts. Pour ces hommes, en effet, valeurs et principes
n'avaient d'importance que s'ils pouvaient être utilisés commesergents
recruteurs, ou si leur invocation entraînait un avantage politique
immédiat.
L'enseignement a été l'une des questions les plus compliquées
auxquelles eut à faire face le Yshouv. Dès la fin de la Première Guerre
mondiale, un département de l'éducation a été fondé au sein de l'OSM et
reconnu par le gouvernement britannique comme le représentant de la
communauté juive de Palestine. À la demande de l'OSM, une autonomie
complète fut accordée à ce département. Cette indépendance avait un
prix : l'OSM s'était engagée à trouver les budgets nécessaires à la
construction des écoles, à leur entretien et au salaire des maîtres. Dans la
population arabe, l'enseignement était couvert par l'administration
mandataire. Le Vaad Léumi ayant refusé de prendre sur lui la
responsabilité financière – il n'en avait pas les moyens –, l'OSM se
retrouva seul bailleur de fonds, ce qui n'alla pas sans problèmes.
Tributaire de reversements eux-mêmes dépendants du produit des
collectes, le système éducatif du Yshouv allait connaître des difficultés
continues et traverser souvent de graves crises. Durant toutes les années
1920, il n'y eut pas de personnes actives moins assurées de percevoir leur
salaire à la fin du mois que les instituteurs : il leur arrivait d'être obligés
de « patienter » six mois. Les grèves n'étaient pas rares. Il est même
arrivé, plus d'une fois, qu'on les prie de renoncer à une partie de leur
salaire. Faute de choix, mais aussi pour que les établissements continuent
de fonctionner, ils acceptaient. En 1922, les institutions
gouvernementales communautaires du Yshouv consentent à participer au
coût de l'enseignement. L'administration mandataire aussi, qui verse une
subvention symbolique de 2 500 livres sterling, soit 1,5 % du budget
prévu par l'OSM. Avec les années, la part des institutions
communautaires du Yshouv ne cessera de croître et atteindra des
proportions très appréciables, compte tenu des moyens financiers dont
elles disposent. Mais ces efforts ne suffisent pas. Vers la fin des années
1920, sans les contributions massives de la famille Rothschild et les
collectes ad hoc de l'organisation américaine la Jeune Hadassa, tout le
système éducatif juif d'Eretz-Israël aurait probablement été incapable de
poursuivre une activité régulière. Finalement, en 1932, quand les
structures communautaires prennent leur forme définitive (les juifs
s'organisent en Knesset-Israël), le Vaad Léumi prend sur lui d'être seul
responsable de l'enseignement primaire en Eretz-Israël729.
Les dirigeants de la Histadrout voyaient bien à quel casse-tête
financier l'OSM et les institutions communautaires devaient faire face
pour tenter de garder le système éducatif en vie. Aussi avaient-ils beau
jeu de prétexter le manque de moyens pour laisser l'enseignement ouvrier
se tirer d'affaire seul ou presque. Le prétexte était exagéré, car l'aide
financière de la Histadrout à ses propres écoles était insignifiante. Il y
avait une autre raison, moins avouable. Si l'élite histadroutique était
réticente à développer un enseignement ouvrier, c'est que l'investissement
n'était pas politiquement rentable, en tout cas dans l'immédiat. Il aurait pu
l'être si le réseau ouvrier avait tout de suite accueilli un nombre élevé
d'élèves. Or, par son comportement, la Histadrout avait enfermé son
réseau d'enseignement dans un cercle vicieux. En lui refusant dès le
début un véritable soutien financier, elle a fait de ses écoles des
établissements peu attrayants. Dans les années 1920, l'enseignement
primaire et secondaire était payant. Entre autres tâches, le directeur de
l'établissement avait celle de trouver le complément dont il avait besoin
pour équilibrer son budget de fonctionnement. Chaque établissement
recevait une certaine somme de sa propre administration centrale
(enseignement général, enseignement religieux...), à charge pour lui de
réunir auprès des parents ou d'organismes divers ce qui lui manquait. Or,
comme on l'a déjà dit, l'administration centrale dont relevaient les écoles
du courant ouvrier n'était pas très généreuse.
Alors que la Histadrout va devenir à partir de 1922-1923 une puissance
économique, financière et politique, son système scolaire piétine. Alors
qu'elle s'engage massivement dans la création de sociétés de services et
d'entreprises industrielles, elle « oublie » d'aider l'enseignement d'esprit
ouvrier dont elle prétend pourtant se soucier autant que de la santé des
enfants d'ouvriers. Et alors qu'elle exige de tous ses membres une
cotisation dont une partie va à la Kupat Holim (ce qui est tout à fait
normal), elle refuse d'instaurer un « impôt éducation ». Cette contribution
n'est prélevée qu'auprès des colonies collectivistes du fait que celles-ci
supportent elles-mêmes toutes les dépenses liées à l'éducation de leurs
enfants. Si bien que l'essentiel du budget de fonctionnement des
établissements du courant ouvrier se trouve à la charge des parents.
Enfin, les programmes appliqués dans les écoles de la Histadrout ont
adopté les vues très conformistes qui ont triomphé dans l'Ahdout
Haavoda. Les dirigeants de la Histadrout,qui n'ont voulu prendre aucun
risque dans ce domaine, ont en effet confié la mise en place du réseau à
un ancien de la deuxième alya, Shmuel Yavnééli, un professionnel de la
politique, le type même du militant dans la ligne, sans aspérités, un
homme du sérail qui n'a pas réussi à se faire une place dans le comité
exécutif de l'organisation ou à la direction de l'une de ses entreprises
économiques ou financières. Hormis quelques cours d'enseignement
agricole auxquels les petits citadins ne prêtent qu'une attention distraite,
les établissements du courant ouvrier ne proposent rien de bien différent
de ce que dispense l'enseignement du courant général. La seule chose à
signaler au crédit de cet enseignement est son existence. Il est comme un
étendard qu'on agite pour manifester sa différence, une promesse de
lendemains autres, mais il n'a aucune spécificité.
Dès ses premiers pas, le courant d'enseignement ouvrier s'est trouvé
enchaîné par les contradictions internes qui ne cessaient de se révéler
dans le corpus idéologique du mouvement. À plus d'un titre,
l'enseignement ouvrier aurait pu et aurait dû être le navire amiral du
mouvement travailliste. Celui-ci n'avait-il pas annoncé sa détermination
de faire de l'éducation un outil de la conquête des esprits au même titre
qu'il avait présenté le peuplement agricole comme l'outil par excellence
de la conquête du sol? La réalité devait être tout autre. Très vite le jeune
élève, le continuateur, est relégué au bas de la liste des urgences. Le
primat des objectifs nationaux aura eu pour conséquence non seulement
de priver l'enseignement ouvrier du minimum d'investissements
nécessaires à son existence, au point de le condamner à terme, mais
encore d'étouffer toute expérience d'éducation scolaire qui s'éloignerait
un peu des normes et contenus habituels.
C'est en mai 1923 que la Histadrout débat pour la première fois de la
nécessité d'installer en ville des écoles qui lui soient particulières. Lors de
la réunion du conseil de l'éducation tout nouvellement créé, Yéhouda
Polani propose que l'organisation ouvrière prenne sous sa tutelle l'école
privée expérimentale qu'il venait de fonder en association avec David
Idelson. La proposition est rejetée. Le conseil de l'éducation acceptera en
revanche de confier aux deux hommes la tâche d'élargir leur
établissement; encore fallait-il que le nouvel établissement ne soit pas
conçu comme un prolongement de celui qu'ils avaient créé. À la fin de la
première année scolaire (1923-1924), considérée comme une
périoded'observation, de multiples et graves désaccords apparaissent
entre les enseignants, pionniers d'un type d'enseignement plus libre, plus
ouvert, foncièrement antibourgeois, et la commission de l'éducation
chargée de suivre leur travail. Dans sa majorité, celle-ci rejette
l'enseignement que la direction de l'établissement a encouragé; les
maîtres et les directeurs remettent leur démission. Idelson se rapproche
alors du Bataillon du travail, où il sait qu'il trouvera plus de
compréhension ; là, une très grande attention et un réel désir d'innovation
sont portés à l'éducation des enfants. La plupart des autres enseignants,
Polani compris, préfèrent plutôt rejoindre des établissements du courant
général par crainte de l'anathème jeté sur le Bataillon et ses activités730.
Le refus opposé par la commission de l'éducation, Yavnééli en tête,
aux méthodes et aux contenus de l'enseignement que Polani, Idelson et
leur équipe ont pratiqué durant l'année d'observation était en fait un rejet
total des conceptions que l'aile progressiste du mouvement se faisait du
travail du maître et des finalités de l'enseignement dans la société
nouvelle que l'on disait vouloir préparer. La ligne conservatrice l'avait
emporté : « Si vous voulez faire des expériences, faites-les d'abord sur
vos propres enfants et venez nous voir ensuite », s'emporte Yavnééli.
L'avertissement n'est pas dirigé uniquement contre Idelson et Polani mais
aussi à l'égard de Pogatchov731. Ce dernier, qui venait d'arriver de Russie,
était un adepte des méthodes d'éducation mises alors en place en Union
soviétique. En 1926, lorsqu'il s'agit de fonder un établissement
d'enseignement secondaire destiné aux enfants des kibboutzim et
moshavim de la vallée de Jézréel, la commission de l'éducation de la
Histadrout plaide pour la création d'un complexe où l'enseignement
devrait seulement compléter la formation scolaire des adolescents.
Pogatchov s'oppose à cette conception : le programme proposé pourrait
peut-être, dit-il, convenir à n'importe quelle société bourgeoise, mais
certainement pas à une société ouvrière. La commission de l'éducation ne
se laisse pourtant pas convaincre; elle ne veut pas d'expériences
pédagogiques qui encourageraient les adolescents à se constituer en
société autonome. Pogatchov pense quant à lui que « ceux qui veulent
fonder une société des travailleurs et veulent s'appuyer sur les principes
d'égalité et de justice pour bâtir cette société doivent commencer à la
construire en y préparant aussi les enfants732 ».
C'est sur ce sujet que portait la grande discorde entre conservateurset
innovateurs. Pogatchov ne comprenait pas pourquoi la Histadrout
montrait tant d'aversion à étendre les expériences sociales au-delà de
l'espace du peuplement collectiviste. Si Pogatchov ne comprenait pas,
c'est que, à l'instar de beaucoup de progressistes de la troisième alya, il ne
s'était pas encore rendu à certaines évidences et continuait de croire, par
exemple, que le kibboutz n'était que la première pierre d'un édifice
encore à construire. Ce qui n'était pas du tout le cas, et certainement pas
l'intention des hommes au pouvoir au sein de la Histadrout. C'est
d'ailleurs une des raisons pour lesquelles ceux-ci ne voyaient pas la
nécessité de traiter la formation des enfants des kibboutzim et des
moshavim avec des outils conceptuels autres que ceux qu'ils utilisaient
pour déterminer les finalités des communautés agricoles collectivistes.
En matière d'enseignement, comme lorsqu'il avait été décidé
d'encourager l'idée du kibboutz, un seul critère prévalait : le
fonctionnalisme. Le même critère fut décisif encore dans les choix
pédagogiques arrêtés pour les écoles que la Histadrout installa dans les
villes. Puisque la société urbaine fonctionnait selon les critères appliqués,
et qu'il n'était pas à l'ordre du jour de la transformer ou de la changer
totalement, l'enseignement traditionnel était tout naturellement préféré à
toutes ces nouvelles pédagogies dont on ne savait où elles pourraient
mener. Pour Pogatchov, véritable révolutionnaire social, l'éducation
devait être l'instrument de l'instauration d'un nouvel ordre humain. Mais
le programme tracé par la commission de l'éducation n'avait pour
prétention que de favoriser « une conception de la vie qui exalte le travail
et pousse à redoubler de volonté, à œuvrer pour le progrès et le
développement dans un Eretz-Israël des travailleurs733 ».
C'est à la fin des années 1920, une fois clos le débat qui opposait
Idelson et ses camarades à la commission de l'éducation, que la voie
idéologique de l'enseignement ouvrier fut fixée. Entre-temps, Idelson
avait rejoint ceux qui, au kibboutz Beit-Alpha, avaient cherché à former
autrement les enfants en les incitant à se constituer en « société des
enfants ». Certains historiens, tel Shimon Reshef, croient pouvoir
soutenir que les idées des innovateurs n'ont pas toutes été repoussées et
qu'elles ont quand même réussi à marquer les méthodes pédagogiques, le
contenu social et les programmes de l'enseignement ouvrier734. Mais la
réalité a été autre. Force est de constater, en s'appuyant d'ailleurs sur les
descriptions de Reshef lui-même, que l'enseignement ouvrier ne
sedistingue pas beaucoup, à la fin des années 1920, de l'enseignement du
courant général. Les décisions du conseil de l'éducation tenu durant l'été
1928 sont là pour le confirmer. Pour l'immense majorité de cette
institution, véritable patron de l'enseignement ouvrier, les écoles de la
Histadrout devaient se limiter à deux tâches : donner une formation
agricole et professionnelle pour permettre aux adolescents de trouver leur
place dans la société et inculquer aux nouvelles générations ouvrières une
formation « humaine nationale » – la formule est de Reshef735. Les
principales matières de ce deuxième volet étaient la Bible, l'histoire –
celle du peuple juif surtout –, la géographie du pays, sa faune et sa flore.
En somme, les matières qui pouvaient former et consolider la conscience
nationale et renforcer l'attachement au sol.
Ces directives et références, communes aux trois grands courants
d'enseignement alors pratiqués en Eretz-Israël, n'étaient porteuses
d'aucun message socialiste. Les lignes de partage entre ces courants
délimitaient surtout des territoires de recrutement. Et encore ! La
différence entre l'enseignement national-religieux et celui dispensé dans
les courants général et ouvrier résidait avant tout dans leurs approches de
la Bible. Pour l'un, c'était un livre inspiré, pour les deux autres, le livre
national par excellence. Pour tous, elle était le livre fondateur. Mais les
trois courants avaient la même volonté : former un jeune homme « amant
de son pays » et pénétré de la sainteté de son sol. Le courant national-
religieux, comme son nom l'indique, voulait par surcroît que ce jeune
homme observe aussi la loi de Moïse. Le courant ouvrier ne se distinguait
du courant général, même à partir de 1935, après avoir décidé d'imposer
à ses établissements un emploi du temps spécifique, que par la place
consacrée à certaines matières : l'accent était un peu plus appuyé sur les
travaux manuels, la formation agricole – surtout une initiation au
jardinage – et la « formation sociale », qui n'était autre qu'une instruction
civique plutôt bon enfant et nullement socialiste736. En fait, le courant
ouvrier n'avait pas d'idéologie bien particulière. Parce qu'elle ne cherchait
pas à présenter son action comme un engagement de classe, la Histadrout
n'avait pas ressenti la nécessité de se forger l'instrument conceptuel qui
aurait pu la soutenir dans une telle orientation, pas plus qu'elle
n'éprouvait le besoin de former des agents qui auraient pu servir une telle
idéologie. Jusqu'en 1931, année où la commission de l'éducation est
dispersée, le comité exécutif de laHistadrout n'a pas manifesté d'intérêt
pour les programmes de l'enseignement ouvrier737. Ici on ne cachait pas
son peu d'enthousiasme à dépenser de l'énergie et de l'argent pour cet
enseignement, là on camouflait mal le refus d'un bouleversement dans les
méthodes et les contenus. C'est bien pourquoi, dès le début, la
commission de l'éducation avait arrêté une politique si peu ambitieuse.
L'enseignement ouvrier, pensait-elle, devait « s'occuper de la santé de
l'enfant, lui transmettre les connaissances élémentaires indispensables
dont il aura besoin dans la vie quotidienne, le familiariser avec la vie aux
champs, éveiller son intérêt pour le travail de la terre et encourager son
dévouement à la mission de résurrection de la nation juive dans son pays
». La commission n'avait pas cru devoir inscrire la préparation au
changement social au programme des écoles de la Histadrout738.
Ceci ne veut pas dire que l'enseignement ouvrier n'a pas entrepris, ici
ou là, quelques initiatives de singularisation socialiste. Ces initiatives
cependant n'ont jamais débordé les établissements où elles sont nées. En
matière d'enseignement comme en d'autres domaines, la Histadrout était
traversée par plusieurs tendances, souvent contradictoires. Là comme
ailleurs, la décision restait néanmoins et toujours au comité exécutif. La
Histadrout, nous l'avons déjà vu, donnait des raisons financières à son
peu d'empressement à développer son réseau d'enseignement. Mais nous
avons vu aussi que la cause cardinale de cette mauvaise volonté était la
répulsion des décideurs du comité exécutif, emmenés par Ben Gourion,
pour tout ce qui pouvait, directement ou indirectement, dans l'immédiat
ou à long terme, gêner l'intégration nationale.
L'élimination du courant d'enseignement ouvrier a été lente mais sûre.
Dès les premières années de son apparition, ses opposants remportent un
premier succès en réussissant à lui interdire de mettre en œuvre des idées
pédagogiques non conformistes. L'idée d'une « société des enfants », dont
l'application est censée poser les bases d'une éducation socialiste, est
rejetée. On lui préfère des méthodes moins révolutionnaires, destinées à
préparer l'enfant à ses tâches nationales. L'éducation sociale se fera au
moyen de « discussions de groupe » au travers desquelles l'enfant est
supposé développer une réflexion et des attitudes démocratiques. Bien
que ces discussions portent souvent sur des thèmes comme la solidarité,
la responsabilité, la liberté d'expression, elles n'ontpour autant en aucune
façon le but de diriger vers une conception socialiste des relations
humaines. Elles ne sont pas davantage destinées à « promouvoir » une
idéologie politique. De fait, l'acculturation sociale et la socialisation
politique pour lesquelles ont opté les responsables de l'enseignement
ouvrier sont assez neutres pour convenir à n'importe quelle société plus
désireuse de continuation que de changement739.
La glorification du travail physique n'avait pas à elle seule les moyens
d'assurer la spécificité du courant ouvrier. La notion du travail comme
agent de socialisation des enfants était chère aux partisans d'un
enseignement progressiste, et les éducateurs qu'étaient Polani et Idelson
avaient fondé pour l'essentiel leur pédagogie sur cette fonction attribuée
au travail. De toutes les idées avancées par ces deux hommes, cette
perception fut la seule que la direction du système scolaire de la
Histadrout ne rejeta pas en même temps qu'elle remercia ses auteurs.
Mais – et là est l'essentiel – l'enseignement la viderait ensuite de la
charge idéologique qu'Idelson et Polani y mettaient. On continuerait de
parler d'une pédagogie pour la « société de demain » où « il n'y aura ni
exploitants ni exploités », mais rien ne serait vraiment fait pour préparer
les artisans d'un nouvel ordre social. Détaché de l'économie conceptuelle
dans laquelle s'imbriquaient les idées de Polani et Idelson, le travail en
viendrait presque à être présenté comme une fin en soi.
La notion d'égalité aussi prend un sens nouveau. Pour Moshé Avigal,
l'un des représentants les plus influents des conceptions pédagogiques qui
ont tôt fait de s'imposer dans l'enseignement ouvrier, l'égalité n'est rien
d'autre qu'une variante du respect mutuel : « [...] l'égalité devant les droits
comme devant les devoirs. [...] Cette égalité n'est possible que si nous
cessons de tenir le travail physique pour une activité inférieure, moins
respectable que le travail intellectuel, [car] le travail physique est porteur
de valeurs sociales, morales et nationales740 ». Pour le reste, on continue
d'entretenir le culte du travail physique : on déclare statutairement égales
les activités intellectuelle et manuelle. C'est cette égalité qui confère au
travail manuel sa signification sociale; c'est elle qui, « scientifiquement,
élève la valeur du travail manuel, à chacune de ses étapes et à tous ses
niveaux; elle qui augmente la capacité de la nation à produire et lui donne
toutes ses chances de trouver sa place parmi les nations les plus
avancées741 ».
Le programme de l'enseignement ouvrier exaltait les valeurs d'union
nationale et les situait au-dessus de toute appartenance catégorielle ou
sociale. Pour ne pas avoir à particulariser son message, le mouvement
travailliste mettra une décennie à se doter d'un programme scolaire
spécifique. Le programme minimal obligatoire, dont le conseil de
l'éducation a demandé la préparation dès 1927, ne sera élaboré qu'en
1937742. Entre ces deux dates, la direction pédagogique de l'enseignement
ouvrier a laissé toute liberté à ses maîtres qui, pour la plupart, avaient
suivi la formation professionnelle habituelle et acquis leur expérience
dans des établissements du courant général. Enfin et plus significatif
encore que le reste, la Histadrout n'avait pas songé à préparer le moindre
manuel destiné à ses écoles : l'enseignement ouvrier utilisait les mêmes
livres que l'enseignement général743.
Le programme inauguré en 1937 s'appuyait sur deux grandes lignes.
La première s'inspirait de la volonté de célébrer le peuple juif qu'il fallait
fortifier; la seconde en appelait à l'union de la classe ouvrière en Eretz-
Israël et au rassemblement des travailleurs de par le monde dans le but
d'instaurer un nouvel ordre social d'égalité et de justice. Mais, très vite, il
s'avéra que l'enseignement social de ce programme avait un objectif
supérieur : servir le projet national, qui prévalait sur tous les autres.
Enseigner au jeune élève « les valeurs du mouvement sioniste travailliste
», c'était « [lui] donner la détermination d'accomplir les objectifs
pionniers du sionisme ». Ce programme distinguait les matières «
concrètes » des matières « théoriques ». L'enseignement des premières
devait se faire par « le contact avec la flore du pays et l'excursion dans
ses sites, afin de mieux éveiller en lui le désir de prendre part à sa
construction ». Les matières intellectuelles devaient quant à elles « lui
fournir les moyens de s'orienter dans les problèmes de la société et lui
donner envie de corriger le système social »744. Glickson s'insurge alors :
un enseignement qui veut « donner l'envie de corriger le système social »
est un enseignement qui a fait sienne la théorie de la lutte des classes !
Yavnééli s'empresse de le calmer et lui assure ironiquement qu'il n'a
vraiment aucune inquiétude à se faire sur les « intentions de classe » qu'il
croit avoir décelées dans le programme proposé. Yavnééli sait de quoi il
parle : il a présidé toutes les séances de rédaction du rapport745.
Dès leur arrivée au pouvoir, tous les mouvements
nationalistesmodernes ont consacré une attention spéciale à l'histoire.
Conscients du poids considérable dont cet enseignement peut peser sur
les jeunes esprits, ils ont toujours pris soin de le contrôler. Pour eux,
l'histoire n'a jamais eu pour fonction première que de former les
consciences, et au besoin ils l'ont chargée aussi de conforter la légitimité
des revendications nationales. Le courant d'enseignement ouvrier eretz-
israélien ne voyait pas les choses autrement. En 1935, quelque deux ans
avant la publication du programme minimal, la commission pédagogique
de l'administration centrale de l'éducation de la Histadrout avait fait une
proposition de programme pour les classes supérieures de l'enseignement
primaire (douze à quatorze ans). Comme c'était alors le cas dans tous les
pays d'Europe, et comme ce serait plus tard celui des pays du tiers-
monde, ce programme mettait l'accent sur l'amour de la nation et du sol.
Etant donné la situation particulière que connaissait en ces années la
communauté juive de Palestine, il donnait une place prépondérante à
l'histoire nationale, à laquelle on demandait d'expliquer et de justifier le
droit des juifs sur le sol d'Eretz-Israël. Ce dessein ne cherchait même pas
à rester sous-jacent : l'étude des doctrines socialistes, inscrite au
programme de la dernière classe de primaire, se dissolvait – en fait était
récupérée – dans l'histoire des grands mouvements de libération ou
d'unification nationale : l'unité allemande, italienne, les mouvements de
libération des peuples des Balkans. Quant au vocable « lutte des classes
», il n'était jamais cité sans guillemets746.
Le programme profite aussi de la liberté d'intervention que peut laisser
l'enseignement de certaines matières pour accentuer le message
nationaliste747; la Bible et l'histoire du mouvement sioniste sont partie
intégrante des cours d'histoire. En fin de compte, ce programme est tout à
fait dans la ligne conformiste, socialiste-nationale du Mapaï, tant dans la
vision sociale qu'il véhicule que dans la socialisation politique à laquelle
il demande à aboutir.
Même le 1er Mai était présenté d'abord comme une fête des ouvriers à
la gloire de la nation. L'objectif que le mouvement travailliste assignait à
l'ouvrier juif d'Eretz-Israël n'était-il pas de construire la nation et non
d'instaurer le socialisme? Pour Yavnééli, la question de savoir à quelles
valeurs devait se référer l'enseignement ouvrier ne se posait même pas :
la pratique avait tranché :
« Alors que le débat sur l'éducation se poursuit depuis des années,
des dizaines de points de peuplement juif se sont dressés, avec
leurs écoles socialistes imprégnées de l'esprit du travail et de la
volonté de renaissance nationale (le drapeau rouge, entre-temps, a
su trouver sa place à côté du drapeau national; signe de notre désir
de mêler nos aspirations nationales et nos aspirations socialistes). »

Yavnééli se réjouit même de la protection ethnique que leur exigence


nationale a procurée aux points de peuplement installés par le
mouvement travailliste, alors que, dans les villes et villages de caractère
« bourgeois », la mixité ne cesse de s'accroître. Là où flotte le drapeau
rouge, là se fait la nation : « Voyez Nes-Tsiona [un village "bourgeois"],
elle est déjà un point de peuplement mixte, un village de juifs et
d'Arabes748. »
La lente mais irrésistible intégration de l'enseignement ouvrier dans le
courant général se fit sans heurt parce qu'elle avait été voulue et
orchestrée par le mouvement travailliste. Aucune véritable opposition
idéologique ne venait interdire une telle fusion : les deux courants
servaient avec loyauté les mêmes visées nationales. Le drapeau rouge du
courant ouvrier n'était en fait qu'un étendard supplémentaire de
ralliement. Les points de peuplement installés par le mouvement
travailliste, ses entreprises, économiques et ses activités culturelles de
toute sorte étaient interdits aux Arabes. Aucune institution eretz-
israélienne n'a été plus fermée à la pénétration des Arabes ou à la
collaboration avec eux que la Histadrout; aucune formation politique n'a
été plus jalousement juive que le mouvement travailliste. Comment alors
prendre au sérieux ses références à la solidarité ouvrière et ses appels à
l'amitié internationale?
Il était dans la logique des choses que l'enseignement ouvrier périclite.
Parce que le mouvement travailliste ne pouvait en attendre un bénéfice
politique immédiat et parce qu'on ne chercha jamais vraiment à le
particulariser, le courant ouvrier était condamné à un destin de peau de
chagrin. Il n'y a rien d'étonnant à constater que les deux seules écoles de
Tel-Aviv où l'on ait tenté une expérience d'enseignement ouvrier aient été
au départ des établissements privés. Le premier, on s'en souvient, était la
nouvelle-ancienne école de Polani et Idelson, que l'organisation ouvrière
accepta de parrainer en 1923; le deuxième, le Beit-Hinoukh[Beit
Hinoukh signifie « foyer de l'éducation »]-Nord, rattaché en 1934. Le
Beit-Hinoukh-Nord a été créé en fait en 1932. Comme dans lecas de
l'école de Polani-Idelson, c'était, à l'origine, un établissement privé fondé
par des pédagogues désireux d'innover. Les méthodes d'enseignement de
cette école lui valent un tel succès qu'en 1934 des propositions de
rattachement lui sont faites à la fois par l'administration centrale de
l'éducation de la Histadrout et par Shoshana Persitz, alors chargée du
portefeuille de l'éducation à la municipalité « bourgeoise » de Tel-Aviv et
plus tard présidente de la commission de l'éducation à la Knesset749. Que
ces deux administrations aient cru pouvoir s'adjoindre un même
établissement scolaire montre s'il en était besoin combien les deux
réseaux d'enseignement avaient des conceptions idéologiques peu
différentes; le Beit-Hinoukh-Nord finit par préférer le patronage de la
Histadrout. Toujours est-il qu'il aura fallu plus de dix ans (1923-1934)
pour que la Histadrout crée une seconde école primaire à Tel-Aviv ou
dans une autre agglomération urbaine. Jusque-là, elle avait concentré ses
efforts sur l'enseignement dispensé dans les kibboutzim750.
Il est vrai que la faiblesse de l'enseignement ouvrier dans la « première
ville juive » qu'était Tel-Aviv venait aussi des tracasseries et de la
mauvaise volonté que les autorités municipales opposaient à son
développement. « Nous représentons la moitié de la population de cette
ville, nous payons nos impôts, mais la seule école où l'enseignement est
dispensé comme nous le voulons est discriminée. Elle n'a ni budget ni
bâtiment », se plaint Katznelson en 1935 dans une adresse au Vaad
Léumi751. Lorsque le sujet lui tenait à cœur ou lorsqu'une décision risquait
de mettre en péril une de ses entreprises, la Histadrout n'avait pas
l'habitude de lever les bras au ciel. Si une telle discrimination avait
touché la Kupat Holim ou l'un de ses bureaux de placement, la réaction
aurait été instantanée. Mais voilà, pour la direction du mouvement
travailliste, l'enseignement ouvrier n'était pas un sujet qui valait qu'on
dresse des barricades pour le défendre. De plus, la Histadrout n'avait
nullement envie d'engager la bataille sur un front qu'elle préférait ignorer.
D'autant plus que l'enseignement primaire du courant général était
devenu gratuit au début des années 1930, alors que l'enseignement
travailliste restait, faute de moyens, payant. Si la Histadrout avait voulu
un système scolaire autonome et spécifique, il n'y a aucun doute qu'elle
aurait su trouver l'énergie et les moyens financiers nécessaires à son
développement.
Un système scolaire ouvrier développé n'aurait certainement pas
manqué de s'installer à côté des deux autres réseaux si les pères
fondateurs avaient pensé pouvoir l'utiliser comme filière de recrutement,
comme la Kupat Holim par exemple. L'adhésion à sa caisse d'assurance-
maladie était une nécessité vitale pour les ouvriers, et la Histadrout le
savait. Elle savait aussi qu'en comparaison de cette nécessité
l'enseignement était un luxe dont les ouvriers ne pouvaient laisser leurs
enfants profiter que s'il ne grevait pas ou pas trop les revenus du foyer. A
partir du moment où la Histadrout décidait de ne pas lever d'impôt
éducation auprès de ses membres, tout en continuant de réserver ses
moyens financiers à d'autres entreprises politiquement plus « payantes »
dans l'immédiat, le sort de son système scolaire était scellé. « La plupart
des camarades ne se sont pas intéressés à nous. Même le comité exécutif
ne nous a manifesté qu'une attention distraite », protestait Mona Heffetz,
une employée de la commission de l'éducation, devant les délégués du
conseil de la Histadrout en octobre 1931752. Bien que l'effectif de ses
élèves passe de 153 à 2 812 entre les années scolaires 1922-1923 et 1932-
1933, et son personnel enseignant d'un peu plus d'une dizaine à 146753,
bien qu'entre 1936 et 1939 le nombre de ses élèves passe de 4 694 à 6
855 (données publiées par le Vaad Léumi; selon celles de la Histadrout,
le nombre des élèves aurait été supérieur à 8 000 en 1939), le système
scolaire ouvrier ne franchit jamais le cap de 15 % de toute la population
scolaire754. Il faut de plus signaler que ces 15 % sont concentrés, dans leur
écrasante majorité, dans les classes des peuplements agricoles
collectivistes. En mars 1936, Ben Gourion insiste devant le conseil de la
Histadrout sur le fait que sur les 11 000 élèves de Tel-Aviv, 600
seulement sont inscrits dans « nos écoles755 ». Le rapport remis à la
quatrième convention en 1933 signale qu'en cette même année 267
enfants et adolescents sont inscrits au Beit-Hinoukh-Nord de Tel-Aviv et
60 au jardin d'enfants de l'Organisation des mères au travail (rattachée à
la Histadrout). Dans l'autre établissement, situé dans le quartier Borochov
(banlieue de Tel-Aviv), le nombre des élèves est 181 à l'école primaire et
100 au jardin d'enfants. En 1933 donc, le courant d'enseignement ouvrier
ne compte pas plus de 608 élèves dans Tel-Aviv et sa proche banlieue. Le
rapport de 1933 signale encore que, à Haïfa, le nombre total des élèves
du courant ouvrier est 331 et, à Jérusalem, à peine 76756. Ces chiffres sont
très loind'être flatteurs pour la Histadrout, surtout quand on sait que ces
écoles et jardins d'enfants, à Tel-Aviv comme à Haïfa, étaient situées
dans des quartiers ouvriers peuplés de militants actifs. Peu flatteurs, mais
guère étonnants : les dirigeants de la centrale ne voyaient pas la nécessité
de choyer, ou tout simplement de s'occuper d'un domaine qui n'était
d'aucun bénéfice politique immédiat.
Les institutions nationales couvraient au mieux quelque 25 % du coût
de l'enseignement ouvrier. En 1932-1933, les dépenses du réseau
s'élèvent à 17 500 livres. Le comité de gestion ne réussit à réunir que 8
382 livres; un peu plus de la moitié de cette somme lui a été versée par le
département de l'éducation de Knesset-Israël (4 363 livres), le reste par
les kibboutzim et moshavim. Cette même année, la contribution du
comité exécutif de la Histadrout sera de 250 livres seulement757. En 1937-
1938, les dépenses du réseau sont de 37 054 livres. Le Vaad Léumi, cette
année-là, verse 7 900 livres, soit un peu moins de 21,5 %, le reste ayant
dû être couvert en ville par les parents, dans les peuplements
collectivistes, par la caisse du kibboutz ou du moshav. Durant l'année
scolaire 1936-1937, un seul des trois établissements du réseau Beit-
Hinoukh (réseau ouvrier) est obligé de faire appel à l'administration
centrale de l'éducation de la Histadrout qui lui consent un don de 250
livres, de quoi couvrir un peu moins de 20 % de la masse salariale de son
personnel enseignant. Les deux autres établissements ont réussi à
équilibrer leurs budgets. Quant aux deux établissements du quartier
Borochov, qui, eux aussi, n'ont pu équilibrer leur budget de
fonctionnement, ils ont reçu des subventions équivalant à près de 28 %
de leurs dépenses totales758. Une remarque d'importance s'impose ici : les
subventions extraordinaires perçues par ces établissements ne venaient
pas de l'administration centrale de l'éducation de la Histadrout mais du
Vaad Léumi; l'administration centrale ne servait que de canal.
En réalité, de 85 à 90 % du coût de l'enseignement ouvrier étaient
assurés par les parents d'élèves, par les kibboutzim et les moshavim.
Cette situation était d'autant plus insupportable que, dès les premières
années 1930, l'enseignement primaire était gratuit à Tel-Aviv et
l'entretien des bâtiments à la charge de la mairie. Mais ni les élèves ni les
bâtiments du réseau scolaire de la Histadrout ne bénéficiaient de ces
avantages. L'administration centrale de l'enseignement du courant ouvrier
se souleva contrecette « discrimination cruelle dont souffrent les enfants
de certains contribuables, surtout à Tel-Aviv, Hédéra et Petah-Tikva ».
Pour l'année scolaire 1936-1937, la mairie de Tel-Aviv consentit aux trois
établissements patronnés par la Histadrout la somme de 1 500 livres, soit
2,1 livres seulement par élève et par an. Cette subvention suffisait à peine
à payer cinq mois du salaire des maîtres. Selon l'estimation du Vaad
Léumi, ces trois écoles avaient besoin de 3,5 livres par élève et par an
pour équilibrer le seul chapitre des salaires. La même année,
l'enseignement primaire était déclaré gratuit à Hédéra, mais l'école du
courant ouvrier n'était pas incluse. Le conseil municipal n'avait pas caché
sa « volonté délibérée de provoquer la fermeture de ces classes759 ».
L'école de Hédéra n'en était pas à sa première brimade : en 1934 déjà, le
syndicat des maîtres de l'enseignement primaire, contrôlé par la droite,
avait réussi à faire échouer sa demande de reconnaissance comme
établissement agréé; ce qui fournit aux élus de la localité la raison
officielle de lui refuser toute subvention en 1937760.
Pour tenter de sauver l'existence de ses établissements, l'administration
centrale de l'enseignement ouvrier était obligée de mener son combat sur
deux fronts. Sa lutte contre les mairies de droite n'était pas toujours la
plus dure. À l'intérieur même de la Histadrout, l'« ennemi » n'était pas
moins impitoyable. La proposition d'un impôt éducation auprès de tous
les membres fut rejetée énergiquement par le comité exécutif. Une telle
solution était pourtant la seule à même d'assurer un fonctionnement
décent à l'enseignement ouvrier et la seule à pouvoir lui permettre
d'élargir son recrutement761. Dans plusieurs localités, et pas les plus petites
– Tel-Aviv et Jérusalem par exemple –, les élèves de l'enseignement
ouvrier étudiaient dans des bâtisses en bois ou dans des bâtiments loués.
Pour payer leur loyer, les directeurs en étaient réduits à demander des
prêts à la Bank Hapoalim ou à la société Nir. La mairie de Tel-Aviv finit
quand même par accepter de donner à l'administration centrale de
l'enseignement ouvrier un terrain et 3 000 livres pour qu'elle construise
une école en dur, mais la somme manquante, 5 000 livres, ne put être
réunie762. Il n'y a pas de doute que le réseau d'enseignement ouvrier était
une charge financière pour la Histadrout. Cette charge, cependant, était
loin d'être insupportable. En 1931, la question de l'argent ne fut que la
raison commode trouvée par Ben Gourion pour exigerque l'on décharge
la centrale de toute responsabilité à l'égard de ses établissements
scolaires. Car en fait Ben Gourion ne cherchait pas seulement à libérer la
Histadrout de ses responsabilités financières, il voulait aussi la dégager
de la responsabilité administrative qu'elle avait prise sur elle en acceptant
de servir de parapluie institutionnel à l'administration centrale de
l'enseignement ouvrier. Ben Gourion avait une troisième raison de
vouloir couper la Histadrout de son réseau d'enseignement : il désirait
éliminer les tensions, souvent graves, que cet enseignement créait au sein
même du Mapaï.
Mais toutes ces difficultés auraient pu facilement être surmontées si le
mouvement travailliste avait voulu organiser les ouvriers des villes en
société porteuse de valeurs particulières et s'il avait voulu préparer les
jeunes générations à défendre et à perpétuer ces nouvelles valeurs. Cette
volonté étant absente, l'existence d'un réseau éducatif spécifique et
indépendant devenait inutile, voire gênante.
Dans le mouvement travailliste, l'opposition intérieure au courant
d'enseignement ouvrier était politique. Les opposants, menés par Ben
Gourion, soutenaient que le Yshouv ne pouvait se payer le luxe de
divergences culturelles. Pour Ben Gourion, un enseignement ouvrier ne
pouvait être que source de frictions et, à terme, de division. Pour
l'éliminer, il allait employer sa technique habituelle : l'étouffement
financier. La démarche, cette fois, fut d'une habileté déconcertante. Il
présente la « nécessité » de se débarrasser du réseau d'enseignement de la
Histadrout comme une demande générale : « On exige que le produit des
collectes [réunies par l'OSM] soit consacré uniquement à des fins de
production. Cette demande, à mon avis, est totalement justifiée; elle est
cependant inconciliable avec l'autre exigence qui voudrait qu'on en
défalque une partie pour l'instruction. » Or, explique Ben Gourion,
détourner l'argent de la collecte à des fins non productrices n'est pas
seulement une faute économique, c'est aussi un manquement aux devoirs
envers le travailleur. Certes, la Histadrout doit penser à une éducation
spéciale pour ses enfants – d'ailleurs « nous avons fait des choses
importantes » –, mais « cela ne veut pas dire que nous ayons le droit de
tout faire sur le compte des travailleurs. Les travailleurs ont quelquefois
accepté des sacrifices [pour notre réseau d'enseignement], mais rien ne
nous autorise à abuser de leur bonne volonté, rien ne nous autorise à
acheter deslivres et à entretenir des bâtiments sur le compte de leur
salaire »763. Ben Gourion n'a jamais reculé devant la démagogie. Lui qui
n'a rien fait et ne fera jamais rien pour l'instauration du salaire familial, le
voici soucieux de protéger le niveau du revenu du travailleur. Il a su
introduire un impôt pour entretenir l'appareil de la Histadrout, mais il
estime injuste d'imposer ses membres pour financer l'instruction de leurs
enfants. Il est vrai que l'éducation des jeunes n'est pas source de pouvoir
et ne sert pas l'objectif suprême.
Au moment où il entreprend de mettre fin à l'indépendance du réseau
d'enseignement ouvrier, Ben Gourion n'a pas l'approbation de tous :
Katznelson, Tabenkin et Rémez sont en désaccord avec lui764. Mais, en
l'espèce, comme dans beaucoup d'autres cas, il ne faisait que précéder ses
amis en aboutissant plus vite qu'eux à des conclusions auxquelles ils
n'allaient pas tarder à se ranger. En décidant de transférer le réseau
scolaire de la Histadrout aux institutions du Yshouv, il faisait d'une pierre
deux coups. Pour lui, ce n'était pas seulement un moyen de rogner sur les
dépenses de la Histadrout, mais aussi une étape décisive dans la «
nationalisation » de l'éducation et, partant, de la population juive du pays.
Il voulait que soit mis un terme à « notre désintégration » qui, « à
l'évidence, porte atteinte aux intentions de notre action ». Cette décision
avait enfin l'avantage de donner – à bon compte, puisqu'elle ne sacrifiait
rien de la puissance de la Histadrout – les garanties que les non-
socialistes réclamaient tant à l'intérieur du mouvement que dans les
milieux civils : « S'agissant d'enfants, je ne fais aucune différence entre
les enfants d'ouvriers et ceux des autres. Nous avons conquis ce que nous
avons conquis grâce à des enfants qui ne venaient pas de milieux
ouvriers765. »
Mais les choses ne se déroulent pas comme Ben Gourion le voudrait.
Sa première tentative se heurte à une sérieuse opposition. Il prend
patience. Cinq ans plus tard, en 1936, il revient à la charge. Il est alors
président de l'Agence juive depuis 1935. Au secrétariat général de la
Histadrout, c'est Rémez qui a pris sa succession. Cette fois, le ton est
beaucoup plus agressif; c'est l'idée même d'un enseignement ouvrier
particularisé qui est remise en cause. Si cet enseignement n'a jamais
réussi à recruter plus de 4 % des enfants de Tel-Aviv, c'est, dit Ben
Gourion, parce qu'il a toujours souffert de malformation idéologique.
L'enseignement ouvrier et son approche sont un effet pervers des
conceptions quele Poalei Tsion-Gauche a réussi à imposer au
mouvement. L'enseignement de classe est « un échec et une faillite »
parce que, au lieu d'avoir proposé la « ligne générale du mouvement
travailliste », il a adopté la ligne séparatiste de la gauche. En somme,
l'enseignement ouvrier a complètement échoué et ses défenseurs le
reconnaissent aussi, qui admettent qu'il n'a même pas réussi à emprunter
la voie du socialisme766. Si Ben Gourion n'a manifesté aucun intérêt pour
un enseignement ouvrier particulier, c'est qu'il n'était pas dans ses
intentions de poser les fondations d'une société foncièrement différente
de la société bourgeoise classique. Il l'a dit de la façon la plus claire
possible, n'hésitant pas, une fois de plus, à user de démagogie pour
persuader son auditoire : « Qui préfère unifier l'enseignement plutôt que
l'éclater? Qui préfère installer l'autorité nationale plutôt que l'anarchie? »
La réponse va de soi : « Nous » (les ouvriers)767. Il faut donc cesser de
vouloir cet enseignement « de classe ». Lorsqu'il veut pourfendre
l'enseignement ouvrier, Ben Gourion le traite d'enseignement de classe. Il
veut un enseignement identique pour tous parce que « le succès de notre
entreprise implique le passage de la classe à la nation »768.
L'opposition au transfert du réseau scolaire de la Histadrout a été assez
puissante pour repousser son application de quelques années. Les
formations les plus déterminées à ne pas laisser Ben Gourion aller plus
loin dans son projet étaient le Hashomer Hatsaïr et le Poalei Tsion-
Gauche, mais il n'y avait pas qu'eux. Même son ami Berl Katznelson y
était défavorable769. C'est pourquoi l'entreprise d'étouffement économique
mettra du temps à aboutir. En attendant, le message de Ben Gourion et du
Mapaï aura été sans équivoque : un ouvrier persistant à vouloir inscrire
son enfant dans une école de la Histadrout plutôt que l'envoyer dans une
école de l'enseignement général doit en être de sa poche, et de beaucoup :
l'enthousiasme idéologique se paie au prix fort. La patience et les
mauvais coups de Ben Gourion finiront par avoir raison de tous : en
1939, l'indépendance financière et administrative du réseau
d'enseignement ouvrier est supprimée. En Eretz-Israël, le socialisme
national venait de remporter une victoire importante.
L'enseignement secondaire a toujours posé plus de problèmes à la
Histadrout que l'enseignement primaire. Beaucoup estiment qu'on ne peut
décemment mettre un enfant de quatorze ans sur le marché du travail. Le
système pratiqué dans le Yshouv prévoit lafin des études primaires à cet
âge. Pour prolonger les études des enfants qui ont suivi le cycle primaire
dans ses écoles, la Histadrout préfère la formation agricole à une
formation généraliste (au sens courant du terme). Certains se laissent
séduire par cette approche qui présente le double avantage d'être pratique
– en répondant aux besoins des kibboutzim et des moshavim – et de
payer un tribut à l'idéologie du rapprochement avec la terre. Trois
établissements d'enseignement agricole sont donc créés entre 1934 et
1936, au village des enfants (Kfar-Yéladim), près d'Afoula, et dans les
kibboutzim de Guivat-Hashlosha et Yagour. Mais, même dans ces
établissements, la plupart des élèves arrêtaient leurs études à la fin de la
seconde et d'autres préféraient rejoindre des établissements du courant
général dès la classe de première770. Il fallut attendre 1939 pour que la
Histadrout consacre un véritable débat au sort qu'elle voulait réserver à
son enseignement secondaire771. Les opinions étaient loin d'être unanimes,
et souvent elles étaient incompatibles. Entre-temps, le quotidien avait
imposé ses réalités. Il était devenu évident que, dans les villes, l'écrasante
majorité des salariés préféraient donner à leurs enfants un complément de
formation « classique ». Ceux qui pouvaient payer les frais d'inscription
(les études secondaires étaient payantes) et pouvaient se passer du salaire
d'appoint de leurs enfants les inscrivaient au lycée. Le premier
établissement secondaire de Tel-Aviv, pendant longtemps le plus
prestigieux, était le lycée Herzlya. Ben Gourion, premier secrétaire
général de la Histadrout, Rémez, son successeur, et Yavnééli, le « patron
» de l'enseignement ouvrier, y avaient inscrits leurs enfants. À la réunion
du conseil de la Histadrout en 1936, l'un des orateurs rapportait avoir
entendu le docteur Bograshov, directeur du lycée Herzlya, militant
sioniste général connu et respecté, se vanter lors d'une réunion électorale
que « les dirigeants ouvriers préfèrent envoyer leurs enfants étudier chez
moi772 ».
Ce sont donc les règles du marché, celles de l'offre et de la demande,
qui sont à l'origine de la fondation, en 1937, du Nouveau Lycée. Les
élites travaillistes sont déjà numériquement assez importantes pour qu'un
groupe de professeurs du secondaire s'organise et fonde un établissement
d'enseignement secondaire ayant pour vocation d'« éduquer la jeunesse
dans l'esprit du sionisme pionnier propre au mouvement travailliste773 ».
Cet établissement, parce qu'il ne préparait ni au travail de la terre ni à
unmétier, devint très vite le lycée des enfants des hauts fonctionnaires de
la Histadrout et des cadres de ses organismes financiers ou industriels,
des fils d'ouvriers hautement qualifiés et des édiles proches du
travaillisme. En refusant de prendre sur elle la charge financière de ses
écoles, la Histadrout ne faisait pas que délaisser toute possibilité de
former ses « héritiers » à la construction d'une société autre, elle frappait
aussi d'un cens éducatif ceux de ses membres qui voulaient une formation
« engagée » pour leurs enfants. Car, en matière d'instruction, la
Histadrout a pratiqué une politique beaucoup plus inégalitaire que celle
adoptée par le courant d'enseignement général. Dans les écoles primaires
de ce dernier courant, la participation demandée aux parents était
abordable pour presque toutes les bourses. Dès le début des années 1930,
à Tel-Aviv d'abord, elle a été totalement supprimée. Les municipalités
trouvaient normal de subventionner leurs écoles, pas la Histadrout. C'est
pourquoi les ouvriers et autres petits salariés de l'organisation n'ont
souvent eu d'autre choix que de transférer leurs enfants des
établissements d'enseignement ouvrier à ceux de l'enseignement général.
Ce qui eut pour première conséquence de creuser encore les déficits
financiers dans lesquels se débattaient les établissements histadroutiques.
De toute façon, le cercle était infernal, et pas seulement pour des raisons
d'argent : les écoles primaires de l'enseignement ouvrier n'avaient pas de
prolongement « naturel » dans le secondaire. Ajoutée aux problèmes
budgétaires chroniques, cette « tare » condamnait tout le réseau à une
mort certaine par ponction d'effectifs.
La logique de cette mort attendue est décrite par le directeur de l'école
primaire du quartier Borochov, près de Tel-Aviv. En août 1939, pour
éviter un transfert en masse des élèves qui viennent de terminer leur
cycle primaire dans son établissement, il écrit à l'administration centrale
de l'enseignement ouvrier pour lui demander une subvention de 40 livres.
C'est la somme qui lui manque pour réunir les 237 livres dont il a besoin
pour ouvrir une classe de troisième à la rentrée de septembre. La
demande est appuyée par les parents et les maîtres. Pour étayer leur
requête, les porte-parole de l'école précisent que le directeur du lycée
Balfour de Tel-Aviv « a entrepris de créer un lycée à Ramat-Gan [ville
limitrophe du quartier Borochov] et déploie tous les moyens pour y
attirer les enfants qui viennent de terminer la classe de quatrième chez
nous. La création de ce second cycle à Ramat-Ganmet en danger
l'existence de l'enseignement ouvrier dans notre quartier et risque fort
d'ébranler l'organisation sociale que nous sommes en train d'établir
autour de notre école. Comme vous le savez, un établissement
d'enseignement primaire [du courant général] existe déjà à Ramat-Gan,
non loin de l'emplacement où le nouveau lycée a choisi de s'installer. Si
nos parents [d'élèves] sont amenés à l'évidence que la poursuite des
études de leurs enfants774... ». La suite est illisible, mais facile à deviner :
si la poursuite des études de leurs enfants doit avoir lieu au lycée de
Ramat-Gan, ils préféreront les inscrire, dès l'âge de six ans, à l'école
primaire voisine. La subvention sera finalement accordée.
L'exemple de l'école du quartier Borochov est symptomatique des
tribulations qu'avait à traverser l'enseignement ouvrier pour défendre son
existence contre la politique du mouvement travailliste. Même ce
quartier, si cher à la Histadrout, même ce quartier, idéologique s'il en fut,
n'a bénéficié, pour ses écoles, d'aucune faveur qui aurait pu démentir la
mauvaise volonté que la direction de la Histadrout manifestait partout
ailleurs, à l'égard de son réseau d'enseignement. Dès sa création en 1922,
le quartier Borochov est obligé de porter à bout de bras l'instruction de
ses enfants. L'ouverture, un peu plus tard, d'une seconde école primaire,
ne réussira pas à persuader les décideurs de la Histadrout qu'il y a là un
vivier qui mérite attention. En septembre 1939, la classe de troisième n'a
pu être ouverte que parce que les maîtres ont consenti à une retenue sur
salaire. Cette « contribution » couvrira un tiers des frais de
fonctionnement de la classe. La moitié sera couverte par les parents.
L'administration centrale, on l'a vu, n'aura participé que pour un montant
de 40 livres, soit un peu moins de 17 % des 237 livres nécessaires775.
L'enseignement primaire dispensé dans les deux écoles du quartier n'était
pas mieux loti. En septembre 1939 toujours, l'année scolaire avait failli
ne pas débuter. Les parents d'élèves n'avaient pas réussi à rattraper les
retards de salaire que les établissements devaient aux maîtres pour
l'année 1938-1939. Et, en décembre 1938, parce qu'il ne pouvait plus
payer sa cotisation à la Kupat Holim (caisse d'assurance-maladie de la
Histadrout), l'un des établissements s'était vu tout simplement refuser le
contrôle médical de ses élèves776.
Durant la période du mandat britannique et au cours des premières
années de l'existence de l'État d'Israël, l'enseignement secondaire fut un
service très cher que seule une élite économiquepouvait assurer à ses
enfants. Au cours des années 1930 et 1940, faute d'être institutionnalisé
et ne jouissant d'aucun soutien financier ou presque du gouvernement
communautaire du Yshouv, ce cycle d'enseignement était l'une des
expressions les plus patentes des inégalités sociales qui s'étaient
instaurées en Eretz-Israël et l'un des facteurs les plus sûrs de leur
perpétuation. Les établissements de ce cycle fonctionnaient comme des
entreprises économiques (à but non lucratif), responsables de leurs
salaires et de leur entretien. Seul le dévouement des directeurs et des
maîtres arrivait à corriger un peu l'inégalité par l'argent. Encore fallait-il
que l'enfant montre des dispositions. Ainsi, en septembre 1940, le
prestigieux lycée Herzlya de Tel-Aviv accepte d'accueillir ceux des
élèves de la classe de troisième du quartier Borochov qui auront réussi
l'examen d'entrée spécial auquel ils auront été soumis et leur octroie
même une réduction sur les frais d'études777. Cela dit, forcés qu'ils étaient
d'équilibrer leurs budgets par leurs propres moyens, les lycées ne
pouvaient pousser leur générosité au-delà de certaines limites. En 1940,
les frais d'études au lycée Herzlya variaient de 21 livres par an pour la
classe de troisième à 25 pour la classe de terminale778. Au lycée Shalva,
toujours à Tel-Aviv, les études étaient un peu moins chères : 21 livres (18,
selon un autre document trouvé dans les mêmes archives), toutes classes
confondues779. Au Nouveau Lycée, établissement idéologiquement proche
de la gauche, les élèves payaient de 17 livres en troisième à 21 en
terminale780. En 1944-1945, le lycée Herzlya réclamait 26 livres pour la
classe de troisième et 33 pour la terminale781. Le lycée Shalva, cette fois,
était plus cher: de 36,3 à 41,25 livres selon la classe782. Mais c'est au
Nouveau Lycée que les tarifs étaient les plus élevés : de 36 à 42 livres
pour l'année scolaire783. C'étaient là de très grosses sommes, hors
d'atteinte pour un petit salarié. Les frais de scolarité représentaient
l'équivalent de six à huit salaires mensuels d'un ouvrier agricole ou d'un
manœuvre, trois fois le budget mensuel d'une famille modeste de salariés
de Tel-Aviv. Même si l'on sait que, dans ce lycée, 8,4 % seulement des
inscrits payaient le maximum prévu, que 52 % bénéficiaient d'une remise
pouvant aller jusqu'à 25 % et que 34 % bénéficiaient d'une remise qui
pouvait varier de 26 à 50 %784, il est difficile de ne pas se rendre à
l'évidence que ce lycée « de gauche » était surtout destiné aux enfants des
salariés les plus favorisés. Inaccessiblesaux simples ouvriers, ces tarifs
étaient aussi à la limite de l'insupportable pour les salaires moyens.
La pratique de remises sur les frais de scolarité était en usage dans tous
les lycées. Au lycée Shalva, 35 % des élèves bénéficiaient d'une remise
qui allait jusqu'à 25 % des frais d'études et 37 % d'une remise variant de
26 à 50 %. C'est au lycée Herzlya que le nombre des élèves redevables
d'un tarif plein était le plus élevé, près de 28 %, contre 18 % au lycée
Shalva785. Les bourses accordées par les établissements étaient, il faut le
préciser, prises sur leurs budgets de fonctionnement. Les contributions du
Vaad Léumi, des municipalités ou de la Histadrout étaient d'un montant
ridicule.
En fait, la Histadrout ne faisait ni plus ni moins pour encourager les
fils et filles d'ouvriers à pousser plus avant leurs études secondaires que
ne le faisait ou ne voulait le faire la société juive du Yshouv dans son
ensemble. Au niveau national, le Vaad Léumi avait décidé qu'il avait plus
urgent à entreprendre que d'instituer un enseignement secondaire gratuit
ou même subventionné, peu importait son obédience. Au niveau local, les
mairies, qui avaient déjà instauré la gratuité de l'enseignement primaire
du courant général, ne voulaient pas ou ne pouvaient pas aussi entretenir
toutes seules l'enseignement secondaire. Mais, à la différence de la
Histadrout, les municipalités n'étaient pas menées par des hommes qui se
disaient socialistes ! Et, à la différence du Vaad Léumi, les mairies
n'étaient pas contrôlées par le Mapaï – ce même Mapaï qui, de fait,
dirigeait la vie du Yshouv et pas seulement celle de la Histadrout! Ben
Zvi était devenu président du Vaad Léumi en 1931 (Ben Gourion n'avait
pas voulu y entrer, car ce n'était pas là qu'était le vrai pouvoir) et Ben
Gourion avait été élu à la présidence de l'Agence juive en 1935 – là était
le vrai pouvoir. Précisons que le Vaad Léumi avait la capacité de lever
des impôts auprès de la communauté du Yshouv et avait autorité sur les
questions d'instruction par le biais du département de l' éducation.
Le mouvement travailliste avait donc opté pour un enseignement
secondaire payant et cher – renvoyant de ce fait les enfants d'ouvriers à la
condition de leurs parents. La glorification du travailleur manuel et du
travailleur agricole servait en fait de couverture à une politique sociale
rétrograde. S'adressant aux étudiants de l'Université hébraïque de
Jérusalem et de l'Institut de technologiede Haïfa (Technion), Moshé
Shertok (Sharett) leur rappelle « l'échelle de valeurs que notre société a
fixée, qui met au-dessus de tous le pionnier-ouvrier; cette échelle, je le
crois, ne changera jamais ». Shertok met en garde les étudiants et les
prévient qu'ils auraient tort de «penser qu'[ils sont] en aucune manière
supérieurs aux ouvriers ». Les étudiants jouent le jeu de bonne grâce et
promettent à l'orateur qu'ils « [n'ont] nullement l'intention de ravir
l'hégémonie aux ouvriers. Notre rôle est tout simplement de prendre part,
avec nos moyens, à l'œuvre qu'ils ont entrepris de mener à bonne fin »786.
Cet échange de bonnes paroles a lieu alors que les écarts sociaux,
considérables même au sein de la Histadrout, sont déjà une des
caractéristiques de la société eretz-israélienne et quand l'instruction y est
déjà l'un des facteurs essentiels de la mobilité sociale. Déjà, un
demandeur de travail sans qualifications ou sans diplôme de
l'enseignement secondaire n'a souvent d'autre choix que d'être simple
ouvrier. Même les nouveaux immigrants qui, à cause de la crise
économique, avaient dû se contenter au début d'un travail au-dessous de
leurs compétences ont eu tôt fait de se replacer dans des postes moins
fatigants, moins ingrats et mieux payés aussitôt la crise passée – en
général dans les services ou à leur compte. Durant la construction
nationale, la supériorité du statut de l'ouvrier n'aura été, en Eretz-Israël,
qu'une fiction, un exutoire et une compensation psychologique dont le
mouvement travailliste a usé et abusé pour « dédommager » les laissés-
pour-compte de la société.
C'est parmi les enfants de son élite socio-économique, ceux-là mêmes
qui fréquentent, entre autres lycées, le Nouveau Lycée, et non parmi les
enfants d'ouvriers – cette élite payée surtout de mots – que les
mouvements de jeunesse de la Histadrout vont recruter le plus gros de
leurs membres. La raison n'est pas foncièrement élitiste. Il en a été ainsi
parce que l'enseignement secondaire avait déjà fait sa sélection et que
ceux qui le fréquentaient étaient plus facilement joignables et disposaient
de plus de temps libre que les enfants d'ouvriers qui, eux, devaient
travailler, à temps complet ou à temps partiel, pour compléter le salaire
familial. C'est ce qui explique pourquoi une organisation aussi
tentaculaire que la Histadrout a compté moins d'adolescents dans ses
mouvements de jeunesse que des mouvements comme le Bétar
(révisionniste) ou les Éclaireurs (politiquement neutre). Selon les
données présentées au comité central du Mapaï tenu au débutd'octobre
1937, données qui reprenaient les recensements de l'administration
mandataire ainsi que ceux du département de la jeunesse du Keren
Kayemet, les organisations de jeunesse, tous mouvements confondus,
regroupaient alors 23 000 jeunes. Le nombre d'enfants et adolescents
juifs scolarisés âgés de dix à vingt ans était alors 48 000. Parmi ces
jeunes, un peu plus d'un tiers, 16 750, appartenaient à un mouvement de
jeunesse, dont 3 500 à 4 000 à ceux de la Histadrout. La « superpuissance
» sociale qu'était la Histadrout n'avait réussi à réunir dans ses
organisations de jeunes que près de 24 % des enfants et adolescents qui
portaient l'uniforme après la classe, soit, au mieux, 8 % seulement de la
population scolarisée ! Les enfants, décidément, n'intéressaient pas
beaucoup le mouvement travailliste, sinon ceux de ses élites. Et encore !
Car il faut savoir que la majorité des enfants qui, après la classe,
participaient à des activités patronnées par la Histadrout étaient en fait
affiliés à l'organisation de jeunesse Hashomer Hatsaïr (du mouvement du
même nom). Zeev Sherf, qui a fait lui-même le calcul d'une partie de ces
données, termine la lecture de son rapport devant le comité central en
précisant : « En somme, il nous faut conclure que sur 100 garçons et
filles scolarisés, 26 sont encadrés par des mouvements de jeunesse qui ne
sont pas nôtres, et 7 par nos organisations ; sur ces 7, 4 sont affiliés au
Hashomer Hatsaïr et 3 aux Mahanot Olim*. Deux tiers des enfants
scolarisés ne sont pas du tout encadrés après la classe787. » Ainsi donc, dix
ans avant la création de l'État d'Israël, un enfant seulement sur quatorze
(scolarisés) recevait le fameux « message » idéologique dont l'élite de
l'État constitué se flatterait tellement d'être le dépositaire.
Le Mapaï est conscient de la faiblesse de sa pénétration parmi les
nouvelles générations : « Notre parti n'attire pas les jeunes ! » affirme
Zeev Sherf, plus tard ministre de la Construction et du Logement. Pour
lui, la raison est double : c'est d'abord « la maigreur des moyens que le
parti consacre [à cette population] » et, ensuite, « l'absence totale de tout
effort intellectuel [dans notre activité en ce milieu] »; si les jeunes
détournent le pas de nos mouvements, c'est que « nous ne leur proposons
pas de débats d'idées »788. Rémez, que l'indolence de son parti en milieu
jeune dérange, sonne lui aussi l'alarme. Il croit pouvoir motiver les
décideurs en titillant leur honneur : c'est la capacité d'organisation qui est
ici prise en défaut, leur dit-il. Mais les raisons qu'il avancepour expliquer
la situation manquent leur objectif, et les propositions qu'il formule pour
inverser la tendance sont d'une inconsistance consternante. Seul
Aharonowitz, futur ministre de l'Éducation nationale, a le courage
d'appeler un chat un chat. Pour lui, la cause est à chercher dans le fait que
« toutes les structures de toutes les organisations de jeunesse qui ont été
mises en place par les différentes formations de notre mouvement l'ont
été pour servir un seul type de peuplement : le peuplement agricole
collectiviste [...] Des milliers de jeunes garçons et filles scolarisés ne
bénéficient ni de nos soins ni même d'un intérêt quelconque, comme s'ils
ne méritaient pas qu'on s'occupe d'eux; tout ça parce qu'on n'est pas
assuré que, plus tard, ils iront grossir la population des kibboutzim ou des
moshavim789 ».
Les problèmes que connaissaient les organisations de jeunesse du
mouvement travailliste, et plus particulièrement celui des Mahanot Olim,
étaient révélateurs des difficultés dont souffrait le courant d'enseignement
ouvrier. Ces organisations, tout comme les écoles de la Histadrout, n'ont
jamais bénéficié que d'une aide financière dérisoire et d'un intérêt
idéologique minimal. Pourtant, les privilégiés passés par ces écoles et ces
organisations sauront « payer leur dette ». Grâce à cette élite, le
mouvement travailliste conservera son hégémonie trente années durant
après la création de l'État. C'est en effet parmi ces jeunes formés dans le
sérail qu'apparaîtront les élites politiques et intellectuelles – la «
génération de l'État en marche » – qui, vers le milieu des années 1970,
commenceront de remplacer la « génération des pères fondateurs ». Elles
prendront la suite dans l'ordre et la discipline et, dans leur énorme
majorité, sans avoir jamais remis en question la formation qu'on leur aura
donnée ni la société qu'on leur aura transmise.
CHAPITRE VI

L'épreuve de la démocratie et de l' égalité

PUISSANCE DE L'APPAREIL ET INDIGENCE DE LA VIE


INTELLECTUELLE

Aboutissement logique des longues fiançailles que les partis Ahdout


Haavoda et Hapoel Hatsaïr avaient vécues dans le cadre de la Histadrout,
le Mapaï naquit en 1930. Héréditairement marquée par le caractère «
général » de la Histadrout, la nouvelle formation ne pouvait être que ce
qu'elle était : un rassemblement composite, tant sur le plan idéologique
que par son recrutement. Dans la conception socialiste-nationale du
Mapaï, la collaboration des classes et le principe du primat des intérêts
nationaux ne devaient en aucune sorte interdire les déclarations
d'intention révolutionnaires. Ben Gourion était même passé maître dans
l'art de tout lier. Dans la bouche du dirigeant du Mapaï, chacun le savait,
ces déclarations n'avaient qu'une valeur déclamatoire. Mais elles avaient
aussi, et malgré tout, une utilité politique que Ben Gourion ne voulait pas
négliger. Ainsi, pour persuader le Hashomer Hatsaïr de faire partie de la
« coalition nationale, aujourd'hui plus nécessaire que jamais, aussi bien
dans le mouvement sioniste que dans le Yshouv », et après avoir précisé
que, « sans la rédemption nationale que seule une telle union est à même
d'accomplir, il n'y aura ni cette classe ouvrière juive ni cette économie
juive censées provoquer et porter la révolution socialiste puis créer la
société laborieuse » à laquelle nous voulons tous travailler, il a cette
envolée, qu'on croirait empruntée au jeune Lénine :
« Je suis de ceux qui croient à la nécessité d'une révolution, et d'une
révolution par la force. Les ouvriers d'Eretz-Israël doivent, à mon
avis, se doter non seulement de syndicats professionnels,
d'établissements agricoles, d'entreprises coopérativistes et
d'institutions culturelles, mais encore d'équipements militaires et
d'armes de guerre afin d'être en mesure, le jour venu, de prendre le
pouvoir par la force et de le garder par la force . » 790

En 1937, lorsqu'il prononce ces mots, Ben Gourion a déjà à son actif
l'élimination brutale du Bataillon du travail, la mort lente infligée au
salaire familial – malgré les décisions répétées de la Histadrout de le
mettre en vigueur – et la non-assistance au réseau d'enseignement ouvrier
en danger, auquel, deux années plus tard, il va porter le coup de grâce. Il
a derrière lui une longue et active collaboration économique et sociale de
près de vingt ans avec la classe moyenne à la fois au sein du mouvement
sioniste et dans le Yshouv. Mais tels sont le Mapaï et son chef que, pour
ratisser plus large encore, pour caresser le Hashomer Hatsaïr dans le sens
du poil, ils n'hésitent pas à y aller d'un discours incendiaire que même les
leaders communistes de l'époque n'ont plus l'habitude de prononcer. Le
Hashomer Hatsaïr d'ailleurs n'en demande pas tant. Et il ne se fait aucune
illusion.
Comme la Histadrout, qui se voulait « générale », le Mapaï n'exigeait
aucune adhésion idéologique marquée. Il suffisait d'être discipliné et de
savoir répondre présent. Pour l'essentiel, le parti était constitué d'un
noyau solide de fonctionnaires et de membres des points de peuplement
collectiviste. Ces derniers avaient une vie intellectuelle assez
indépendante, parfois totalement coupée du parti. Comme l'on avait pris
soin de bien fermer les serres, cette indépendance était tolérée. Dans les
villes en revanche, on était autrement plus regardant. Là, la Histadrout et
le parti étaient dispensateurs d'emploi; là, les deux organisations avaient
su devenir des structures de pouvoir pourvues de moyens de contrôle
considérables. Là était donc l'infanterie qu'on mettait en marche chaque
fois que l'on avait besoin d'assistance ou d'intervention.
Depuis toujours, c'était à l'activité intellectuelle que le mouvement
travailliste avait porté le moins d'intérêt. L'univers du Mapaï et de la
Histadrout était au fond obtus et fermé sur lui-même. L'opinion selon
laquelle les institutions du parti encourageaient une vie intellectuelle
intense et initiaient des débats idéologiques approfondis et tumultueux
relève du mythe, tout comme la légende de l'égalité. On ne peut trouver
un parti européen qui, sedéfinissant comme socialiste, ait aussi peu
discuté des questions universelles du socialisme que l'Ahdout Haavoda,
puis le Mapaï. Le monde extérieur intéressait très peu le parti et ses
dirigeants portèrent une attention peu soutenue aux problèmes
fondamentaux de l'entre-deux-guerres : fascisme, nazisme, guerre
d'Espagne. Si la chute de la social-démocratie autrichienne incitait encore
le comité central du parti à organiser des réunions publiques et à envoyer
à l'Internationale socialiste un télégramme où il se déclarait prêt à « venir
en aide aux ouvriers en lutte en Autriche791 », la guerre d'Espagne, elle,
n'éveilla jamais chez lui l'intention de proposer une aide autre que
verbale aux antifranquistes. En paroles, le Mapaï souffrait les souffrances
de l'Espagne, mais, à part les slogans du 1er Mai, ou les chaleureuses
déclarations en faveur des républicains du genre de celle par laquelle fut
clos le congrès de Réhovot de 1938, il ne fit rien de spécial pour
concrétiser sa compassion. Ce qui n'empêcha pas Ben Gourion, lors de ce
même congrès, de reprocher à la France et à la Grande-Bretagne de
n'avoir dépêché ni troupes ni armements pour soutenir les républicains792.
Le Mapaï, qui envoyait ses représentants sillonner l'Europe et l'Amérique
en long et en large, et dont les dirigeants, du premier comme du second
rang, assistaient à tous les grands congrès syndicaux, à tous les congrès
socialistes, à toutes les expositions agricoles, le Mapaï n'a jamais pris la
peine d'envoyer, fût-ce une fois, un délégué auprès de l'Espagne
républicaine.
Dans son discours du 1er mai 1938, retransmis par Radio-Jérusalem,
Katznelson déclare : « Notre pays torturé est frère de l'Espagne, où des
mains étrangères ont attisé la guerre civile, où des armes et des légions
étrangères bombardent les maisons, semant la destruction et la mort793. »
Mais, tout comme Shlomo Lavi (Levkowitz), qui a mis « sur le même
plan l'Espagne et Hanita794 », il est incapable de voir le monde autrement
que par le petit bout de sa propre lorgnette, c'est-à-dire, en l'occurrence, à
travers la révolte arabe qui a éclaté en Palestine en 1936 et qui, au
moment où il parle, continue d'opposer, armes à la main, les deux
populations du pays. Hanita est ce kibboutz installé dans les montagnes
de Galilée occidentale, à la frontière avec le Liban, qui a eu à repousser
une attaque armée dès le premier jour où il a voulu planter ses tentes – il
a pris possession de ses terres quelque temps avant le 1er mai 1938.
La base, pourtant, que le parti regarde aussi le monde alentouret
réclame, entre autres, que l'appartenance au mouvement ouvrier
international se confirme par quelques gestes et moins de mots. « Nous
ne pouvons [il manque un mot] mener notre politique au jour le jour », se
plaint le délégué du kibboutz Ashdot-Yaakov au lendemain du discours
de Ben Gourion. Il n'est pas le seul : après lui, c'est au tour du délégué du
kibboutz Yagour d'exiger « un examen approfondi de la situation du
mouvement ouvrier mondial, un examen digne de ce nom » ; il nous faut
savoir, conclut-il, aller au-delà du « calcul immédiat »795.
Ces revendications s'adressaient toutes à Ben Gourion, dont le discours
avait appelé à ne se concentrer que sur les seuls problèmes du Yshouv, du
mouvement et du peuple juif796 . Il est vrai qu'en ces jours de 1938 il était
difficile d'admettre que le mouvement pût avoir des priorités plus
urgentes, voire aussi urgentes que celles présentées par Ben Gourion.
C'est pourquoi même Moshé Sharett, généralement le moins opposé à
une ouverture au monde, les reprit et les fit siennes. Car, hormis le fait
que les propositions de Ben Gourion ne faisaient que refléter la position
traditionnelle de la direction du mouvement, la situation poussait tous les
chefs à se ranger comme un seul homme derrière leur leader encore plus
rapidement qu'à l'accoutumée. L'ombre du nazisme triomphant planait
au-dessus des têtes; en Eretz-Israël, l'insurrection arabe se prolongeait et
le chômage se répandait. Incontestablement Ben Gourion était tout à fait
conscient que l'on vivait des jours « terribles, comme l'histoire du monde
et celle du peuple juif n'en ont encore jamais connu ». Il savait qu'une
conflagration était imminente en Europe, qui ne serait pas une simple
répétition de la Première Guerre mondiale; il savait que l'Allemagne
d'Hitler avait « déclaré une guerre d'extermination contre le peuple juif »,
et pas seulement contre les juifs d'Allemagne, mais bien « contre les juifs
du monde entier »797. Tabenkin et d'autres orateurs faisaient la même
analyse et prononcèrent, comme Ben Gourion, le mot, encore
imprononçable, d' « extermination »798. À en juger par ce qui fut dit par
nombre d'intervenants, et non des moindres, lors de ce congrès, les
intentions des nazis à l'égard des juifs ne faisaient plus de doute dans
l'esprit des dirigeants du Mapaï. On est donc un peu perplexe devant leur
stupéfaction lorsque, deux ou trois ans plus tard, ils en apprendront
l'application, même si l'on peut reconnaître avec eux que personne, en
1938, ne pouvait concevoir les dimensions que l'horreur allait prendre et
que nul, alors, nepouvait concevoir combien méthodique, systématique et
monstrueuse allait être cette horreur.
La décision de Ben Gourion de limiter l'intervention de son
mouvement aux seules affaires du Yshouv n'était pas le fait d'une
mauvaise connaissance ou d'une mauvaise lecture de la conjoncture
internationale. Dans son discours remarquable du samedi 7 mai au soir, il
fit montre, bien au contraire, d'une compréhension fine et lucide des
réalités du monde. Il serait faux de conclure que la vision étroite des
choses qu'il choisit de défendre, une fois de plus, à Réhovot, lui était
dictée par les événements qui se déroulaient alors en Europe ou en
Palestine, ou l'attribuer à son désir de se consacrer entièrement à la
fondation d'un État juif. La raison est plutôt à chercher dans la nature
même du sionisme et dans sa détermination obsessionnelle à suivre
strictement les volontés du sionisme. L'attitude de Ben Gourion n'était
pas isolée : tous les pères fondateurs l'avaient adoptée et c'est en elle
qu'ils puisaient leur force. Ils ne s'intéressaient guère aux théories
générales, ni aux idéologies, que souvent ils comparaient à des camisoles
de force. Comme tous les nationalistes, ils fuyaient les questions
abstraites et refusaient les réponses universelles. À ceux qui, à Réhovot,
se plaignaient de la sécheresse intellectuelle du parti, de son absence de
ligne idéologique définie, à tous ceux qui revendiquaient un « idéal
spécifique » Ben Gourion répondit :
« Notre discussion porte, au fond, sur les interrogations que notre
mouvement se pose sur son intégralité, sa capacité d'action et son
aptitude à accomplir sa mission en ces moments tragiques. Je
voudrais vous dire ceci : tout dépend de l'unité que nous saurons
donner à notre parti. Un parti ne vit pas que d'idéal. Nous avons un
idéal, un idéal unique, un idéal spécifique, un idéal unificateur,
mais je le répète, un parti ne peut pas vivre que d'idéal. Il a besoin
d'amitié, il a besoin de fraternité, il a besoin de confiance mutuelle,
il a besoin de respect mutuel, il a besoin de responsabilité
collective . »
799

L' « idéal spécifique », c'était, bien sûr, le projet de nation. Pour le


servir, il y avait la revendication d'« unité de la classe ouvrière ». Le
ciment de cette unité devait être le « vécu ensemble » des ouvriers dans
l'accomplissement de leur mission nationale, en aucune façon la
similitude d'appartenance sociale. C'est pourquoi l'homme fort du Mapaï
fit tout pour que la discussionne tourne pas au débat idéologique sur les
devoirs de classe du parti. L'urgence des urgences était la réalisation du
projet sioniste, rien ne devait être décidé ou entrepris qui puisse
détourner le parti, fût-ce un instant, de cet objectif. C'est par exemple ce
que disait Yossef Shapira, l'un des tout premiers militants du Hapoel
Hatsaïr, qui, plus tard, se ferait l'historien apologiste du mouvement : «
On a réclamé ici, aujourd'hui, un "idéal spécifique" pour le parti [...].
L'immigration en Eretz-Israël, tel est l'idéal spécifique de notre
mouvement800. »
Sur l' « idéal spécifique », c'est Katznelson qui a le dernier mot. À
cette époque, l'idéologue du travaillisme n'a qu'une préoccupation : «
l'unité du mouvement ouvrier », et plus particulièrement du mouvement
kibboutzique. « L'union, voilà le grand idéal » qui fait défaut au Mapaï; «
je vous le dis, rien ne m'a tant bouleversé ces dernières années que ce qui
s'est passé à Ramat-Yohanan et à Beit-Alpha »801. Ce ne sont ni la guerre
civile en Espagne ni les événements d'Allemagne qui provoquent l'ire de
Katznelson, mais les dissensions entre certains courants du mouvement
kibboutzique qui, dans ce cas précis, ont amené les deux kibboutzim à
procéder à des échanges de population.
Le marais du mouvement travailliste se caractérise dès le début par son
manque de fond intellectuel et son horizon restreint. Dès les toutes
premières années 1930, la majorité du mouvement – c'est-à-dire la
majorité du Mapaï – estimait que l'absence d'une colonne vertébrale
idéologique n'était pas une tare paralysante pour un parti tel qu'ils en
concevaient les fonctions : « Notre mouvement n'a pas d'idéal spécifique
», regrettait d'ailleurs Katznelson lui-même, fin 1931, inventant pour
l'occasion la formule qui allait être reprise six ans plus tard par les
congressistes de Réhovot802. Quand, en décembre 1932, lors de son
deuxième congrès, le Mapaï tient l'un des rares débats idéologiques qu'il
ait jamais accepté d'ouvrir, le même Katznelson dit sans sourciller : «
Cette réunion est un événement rare dans notre mouvement; nous n'avons
pas l'habitude de consacrer notre temps à des discussions théoriques. Et
s'il nous arrive de le faire, c'est de façon hâtive. Aujourd'hui non plus,
nous ne faisons pas le tour de la question803. » Le thème est « L'ouvrier
dans le sionisme. » Les dirigeants du Mapaï ont évité de donner à leur
formation l'appellation « parti » : en hébreu aussi, ce mot évoque « part »
et « partie » et l'on a préféré celui de « mouvement ». Les dirigeants du
Mapaïse veulent des rassembleurs, et non des « diviseurs » en partis.
Lorsqu'ils parlent de leur « parti », ils désirent qu'on le tienne pour tout le
mouvement ouvrier d'Eretz-Israël.
À l'heure où se réunit le congrès, Katznelson peut encore, parlant de «
notre mouvement », faire allusion d'un seul et même mot à « notre parti »
et au mouvement ouvrier. Dans l'Eretz-Israël de 1932, à quelques
nuances près, quantitativement négligeables, le Mapaï est aussi le
mouvement ouvrier. Ce ne sera est plus tout à fait exact quelques années
plus tard.
Les doléances de Katznelson en 1932 ne servent pas à grand-chose,
puisque, cinq ans plus tard, en septembre 1937, d'autres les reprennent.
Un militant du gros bourg de Rishon-lé-Tsion, Fishel Werber, reconnaît :
« Nous n'avons pas de ligne idéologique claire pour diriger notre action
quotidienne »804. Tabenkin, qui n'est pas le premier venu, se plaint, lui,
que le parti « manque de cette conception théorique globale » qui
pourrait lui permettre de recruter de nouveaux militants en leur proposant
un défi. D'autres enfin, comme Y. Freud, de l'Organisation centrale des
agriculteurs, n'hésitent pas à parler tout simplement de la « misère
intellectuelle » dans laquelle le parti est plongé805. Itzhak Ben Aharon, qui
deviendra un jour secrétaire général de la Histadrout puis ministre,
résume ainsi la situation :
« Qu'observons-nous? On peut dire qu'on ne trouve aujourd'hui
dans notre mouvement aucun centre de vie intellectuelle, aucun
lieu d'échange d'idées, de réflexion, aucun lieu d'étude de nos
idéaux, de leur approfondissement. Des lieux d'où notre pensée
pourrait être diffusée, des lieux qui accompagneraient de leur
activité intellectuelle notre pratique et notre action concrète.
Aujourd'hui, de tels centres n'existent quasiment pas en milieu
ouvrier. »

Il est alors interrompu par Sprinzak : « Quand donc y en a-t-il eu?


Peux-tu donner quelques exemples »806?
La question, toute rhétorique, de celui qui a été un des dirigeants de
l'ancien Hapoel Hatsaïr restera bien sûr sans réponse. « Aujourd'hui », en
1937, la vie intellectuelle du parti n'est pas plus pauvre qu'en 1931 ou
1932, ou bien du temps où l'Ahdout Haavoda et le Hapoel Hatsaïr
menaient des vies séparées. « Ce n'est pas la clarté de notre ligne
idéologique », dira un militant de Hédéra, I. Bromberg, qui « nous a valu
notre énorme influence.En réalité, nous ne nous sommes jamais
distingués par ce qu'on appelle un "programme", pas plus au Mapaï qu'à
l'Ahdout Haavoda ou au Hapoel Hatsaïr ». Mais si ce militant du rang
croit pouvoir affirmer que « l'origine de notre force a été dans l'élévation
des qualités morales de notre mouvement » et que les raisons de sa
faiblesse présente sont à chercher dans « le lent effritement que subissent
ces qualités depuis quelques années »807, Ben Gourion voit les choses
autrement. Il ne croit pas que l'absence d'une ligne idéologique claire et
définie peut affaiblir une formation politique. L'organisation, voilà ce qui
fait qu'un parti s'élève ou périclite. En 1931 déjà, il soutenait :
« L'organisation! Là a résidé notre force. L'organisation, c'est-à-
dire : la capacité de réflexion collective, d'action collective et de
responsabilité collective. Or l'organisation [la faculté d'organiser]
s'est relâchée, c'est là qu'est le danger, et non pas dans l'absence
d'idées .
808
»
David Rémez, son successeur à la tête de la Histadrout, partage la
même opinion. Pour lui, le recrutement est d'abord, pour ne pas dire
uniquement, affaire de ficelles techniques d'organisation. Pour surmonter
ce qu'on a pris l'habitude d'appeler pendant les années 1930 la « crise
idéologique de la jeunesse » – formule de camouflage choisie pour
désigner le manque évident d'attrait du Mapaï pour les lycéens et
étudiants – Rémez propose la création d'une nouvelle structure
d'organisation, le Centre pour la jeunesse. De même, pour resserrer les
liens plutôt distendus entre les membres de la Histadrout et leur
organisation, il obtient, en 1937, l'instauration de la « cotisation unifiée »
(mass ahid), indissociable de la « cotisation d'organisation » (mass
irgoun) – qui n'est autre que le paiement de la carte de membre – et celle
versée à la Kupat Holim (la caisse d'assurance-maladie de la
Histadrout)809. Bien sûr, on peut toujours se faire soigner ailleurs et ne pas
verser de cotisation supplémentaire à une centrale syndicale avec laquelle
on n'a pas forcément des affinités, mais la décision n'est pas simple à
prendre et encore moins à mettre en application. En 1937, on ne change
pas facilement de caisse d'assurances. La cotisation unifiée a certes eu
pour effet de gagner de nouveaux cotisants à la Histadrout et de faire
revenir des anciens, mais elle n'a pas augmenté pour autant le nombre des
militants. Dans toute organisation volontaire, l'acquittement de la
cotisation est sansconteste le premier geste nécessaire d'engagement, il
n'est pas suffisant. La cotisation unifiée (qui vient d'être supprimée en
1994) n'aura jamais été qu'une de ces inventions que seule peut imaginer
une organisation exigeant seulement de ses adhérents de payer sans
nécessairement prendre part : un impôt obligatoire, pas une contribution
volontaire.
La suite des événements ne changea pas la perspective. Et pourquoi
l'aurait-elle fait? Au Mapaï comme à la Histadrout, les dirigeants étaient
inamovibles. Ni le temps, ni les situations nouvelles ne peuvent
transformer les mentalités quand les hommes restent les mêmes. C'est
pourquoi, au Mapaï ou dans la Histadrout postétatiques, les activités
intellectuelles ne seront pas plus nombreuses ni plus riches qu'elles ne
l'avaient été dans le Mapaï et la Histadrout d'avant 1948. Ainsi, en 1951,
certains voudront que l'enseignement ouvrier ne soit pas éliminé
totalement (après avoir perdu son indépendance administrative dès la fin
des années 1930). Les adversaires de cette idée soutiendront que le
problème a été longuement débattu jadis et que, au terme de nombreuses
controverses sur cette question, une bonne décision a été prise. Moshé
Baram, qui sera un jour ministre du Travail, rafraîchit les souvenirs. Lors
de la réunion du comité central du parti qui se tient la même année, il «
réfute l'idée qu'il y ait jamais eu de discussion sérieuse sur cette question,
à l'exception de celle qui a eu lieu en 1932, quand la responsabilité [de
l'enseignement] a été transférée au Vaad Léumi810 ». Cette année-là, on l'a
vu au chapitre précédent, le Vaad Léumi avait consenti à prendre sous sa
coupe l'administration centrale de l'enseignement – par le biais d'un
département (ministère) de l'Éducation – et avait consenti à le financer
partiellement.
De la même manière qu'elle savait éviter de se laisser entraîner dans
des discussions idéologiques, la direction du Mapaï s'est toujours
appliquée avec le plus grand soin à contourner un autre écueil, capable
lui aussi de provoquer la discorde : la démocratie interne. À la fin des
années 1930, ses institutions étaient composées d'hommes qui, pour la
plupart, venaient de l'appareil de la Histadrout, un appareil qui comptait
alors un peu plus de 2 500 employés. Au recensement de janvier 1935, le
parti dénombre quelque 10 000 adhérents, dont une moitié dans les villes
et agglomérations rurales « civiles » et l'autre dans les points de
peuplement collectiviste. Deux ans plus tard, le chiffreest passé à environ
12 000, ce qui représentait un peu plus de 10 % du total des cotisants de
la Histadrout811; la composition restait la même qu'en 1935. Ceci veut dire
qu'en 1937 6 000 « civils » seulement détenaient leur carte du parti, un
peu moins de la moitié étaient des fonctionnaires de la Histadrout, tous
organismes et institutions confondus. Ces 2 500 employés étaient, de fait,
le Mapaï.
En 1937, pratiquement tous les membres du comité central qui
n'appartenaient pas à un kibboutz ou à un moshav étaient fonctionnaires
de la Histadrout ou de l'un de ses organismes industriels ou financiers.
Parallèlement, c'était au parti, c'est-à-dire à sa direction, que les membres
de ce comité devaient leur poste à la Histadrout. On imagine
l'indépendance et le pouvoir dont peut disposer une institution de
contrôle quand le gagne-pain de ses membres dépend de ceux qu'ils sont
censés contrôler. Et lorsqu'on aura ajouté que les hommes qui dirigeaient
le parti étaient aussi à la tête de la Histadrout, on aura compris que, dans
son application du principe des vases communicants, le mouvement
travailliste d'Eretz-Israël avait pris toutes les précautions pour qu'aucune
goutte ne se perde.
Cette ronde où tout le monde se tenait par la barbichette aurait pu être
interrompue si, comme il était écrit, des élections avaient été tenues à des
dates régulières. À la Histadrout, les statuts en prévoyaient une fois tous
les deux ans, mais la règle n'a plus été respectée dès le milieu des années
1920. Ici encore, ce qui était vrai de la Histadrout l'était du parti. Certes,
en 1931, un an après la fondation du Mapaï, Arlosoroff avait bien fait
mine de vouloir y introduire quelques techniques de régulation
démocratique, mais il eut vite fait d'en rester là. Il n'avait pas l'envie et
encore moins la force de se mettre à dos ses amis de la direction du parti.
Il avait suggéré d'adopter le système allemand – en fait, en vigueur dans
toute l'Europe occidentale – et de tenir un congrès une fois par an; il ne
prit même pas la peine de soumettre formellement ses propositions et
n'eut rien à redire lorsqu'elles ne furent pas soumises au vote. Arlosoroff
a toujours eu de bons réflexes démocratiques, mais souvent aussi il ne
leur donna aucune suite. La même conception de la démocratie qui avait
poussé à proposer de tenir un congrès tous les ans le conduisit à suggérer
d' « éviter que les mêmes se retrouvent à la fois dans les institutions de la
Histadrout et dans celles du parti ». Pour faire profiter le tout jeune parti
del'expérience acquise par certains dans les administrations ou
institutions de la Histadrout, il suffit, expliquait-il, de leur demander
d'abandonner leurs postes ou fonctions à la Histadrout et leur assurer une
responsabilité similaire au parti812. Il s'agissait simplement de transférer
des hommes sûrs et expérimentés de la Histadrout au parti ; une mesure
qui, sans aucun doute, ne pouvait avoir que des effets bénéfiques sur
l'ensemble du mouvement. La suggestion resta sans écho et, comme dans
le cas du congrès annuel, son auteur ne fit pas grand-chose pour la
défendre. Bien qu'il fût incontestablement l'un des esprits les plus «
démocratiques » de la direction du Yshouv, il savait regarder ailleurs
lorsque, dans son mouvement, certaines règles du jeu démocratique –
parfois élémentaires – étaient contournées ou carrément foulées au pied.
Une organisation politique ou syndicale dont les institutions sont
toutes composées de professionnels de la politique ou de fonctionnaires
dépendant les uns des autres quant à leur avenir politique ne saurait être
réceptive aux critiques de ses militants. Dans cette organisation, le poids
de l'« électeur de base » devient fatalement insignifiant ou marginal
quand de plus la sanction des élections générales périodiques a disparu
ou a été dénaturée. Tel était le cas du mouvement travailliste; ce qui
n'empêchait pas ses dirigeants de tenir au titre de « représentants du
peuple ». Katznelson, pour ne citer que lui, s'est longtemps appliqué à
manifester sa répugnance pour le terme « dirigeant » mais finira par
l'intégrer à son vocabulaire. Cet homme dont presque toute la vie, depuis
son immigration, a été vouée à la politique, tient quand même à affirmer
du haut de la tribune du congrès de Réhovot : « À ce jour, je n'ai pas
encore appris à être un homme de parti813. » « Aveu » que Ben Gourion
reprend à sa façon, toujours plus claire : « Je ne suis pas un professionnel
de la politique814. »
Cette fausse modestie des « représentants du peuple » faisait partie
intégrante de la culture politique du mouvement. Mais elle ne suffisait
pas à tromper : tout le monde savait bien que le parti et la Histadrout
étaient dirigés par une poignée de professionnels qui se cooptaient par le
biais de commissions de nomination. Durant toutes les années 1930, ni
les tensions, ni les rancœurs, ni les frustrations que cette concentration
des pouvoirs provoquait n'ont fait varier les quelques oligarques réunis
autour de Ben Gourion. À cette époque et longtemps après encore, tant
au Mapaï qu'à la Histadrout, la dépendance de l'élu à l'égard de ses
électeurs supposésa laissé place à l'interdépendance entre élus. C'est
pourquoi, tant que les dirigeants surent serrer les rangs et contrôler les
appareils, rien ne put et ne pourrait les déloger.
Le droit de critique aussi était limité; des chemins lui étaient balisés et
sa pratique surveillée. Tant que l'on restait dans le domaine de l'idéologie
et que l'on ne portait pas atteinte au « système », la liberté d'expression
était relativement effective; mais dès que se manifestait le moindre
danger réel, les non-conformistes étaient liquidés sans pitié. En fait, un
tel péril n'avait que peu de chances de prendre forme, car l'autorité des
dirigeants était indissolublement liée au contrôle qu'ils exerçaient sur le
système économique de la Histadrout d'abord, sur le mouvement sioniste
ensuite. Grâce à sa mainmise sur la Histadrout, pourvoyeuse d'emplois,
voire de sinécures, le Mapaï s'est estimé dispensé de fonctionner comme
une structure volontariste, composée de militants volontaires acquittant
une cotisation.

OLIGARCHIE ET CONFORMISME

L'exigence d'une démocratisation du système portait principalement


sur deux aspects de la vie du parti. On voulait, d'une part, des
consultations électorales à dates fixes et de fréquence raisonnable et,
d'autre part, on demandait l'établissement d'un lien réel entre les élus du
parti et les militants. Pour créer ce lien, on revendiquait l'instauration
d'un scrutin uninominal direct. Sur le premier point, tout le monde
admettait que la situation était devenue intenable : « Nous savons que nos
institutions ne sont élues qu'une fois tous les six ou sept ans », constate
avec tristesse Beba Idelson en novembre 1939. Mais pour autant elle ne
veut pas jouer les innocentes : elle reconnaît que son poste au conseil des
ouvrières lui a été attribué par nomination du comité central et non à la
suite d'une consultation générale auprès des ouvrières. Elle n'est pas
moins chagrinée, avoue-t-elle, d'observer que, depuis sa désignation, huit
années plus tôt, personne n'a pris la peine d'exiger d'elle un rapport sur
son activité. Elle poursuit :
« [La seule chose qui puisse aider notre mouvement] est que l'élu
décide de se présenter plus souvent devant son public. Nous ne lui
[le public] demandons pas son avis. Au congrès de Réhovot, c'est
une commission de cinq personnes qui a établi la liste des membres
du comité central. Je faisais moi-même partie de cette commission
et je le regrette. Il n'y a pas chez nous d'élections personnelles. Si
les candidats au comité central avaient dû se présenter devant le
congrès pour se faire élire, nous saurions au moins qui a été élu . » 815
Quatre années s'étaient écoulées entre les deuxième et troisième
congrès de la Histadrout, six entre celui-ci et le quatrième. Au Mapaï, la
situation n'était pas plus enviable. Le parti n'avait pas tenu de congrès
cinq années et demie durant816, et le comité central arrivé à
renouvellement au moment du congrès de Réhovot avait été élu/désigné
quelque six ou sept ans auparavant. Le Centre des agriculteurs était à la
même enseigne : il ne s'était pas réuni en congrès pendant plus de six ans,
tout comme le conseil ouvrier de la ville de Tel-Aviv qui, lui aussi, avait
attendu six ans pour organiser des élections générales. Quant au syndicat
des employés et à celui des ouvrières, tous syndicats affiliés à la
Histadrout et qui, en fait, n'en étaient que des émanations, ils ne crurent
pas devoir tenir de convention pendant près de huit années817. Mais la
palme revient à la Histadrout elle-même : neuf ans passèrent avant qu'elle
ne tienne son cinquième congrès (1933, 1942).
Cette situation, comme on l'a déjà dit, n'était pas pour plaire à tous. Les
critiques venaient surtout des permanents des deuxième et troisième
rangs, toutes tendances confondues. Mais, au cours des années 1930, les
dirigeants et permanents qui assumaient des fonctions exécutives
importantes et aspiraient à un poste de rang plus élevé surent résister à
l'agitation du moment en gardant l'attention fixée sur le seul objectif qui
comptait à leurs yeux : le succès du projet sioniste. Il est vrai que les
efforts en vue de l'établissement d'un État juif n'eurent pas à souffrir des
tendances oligarchiques qui régnaient dans le parti ou du pouvoir, parfois
exorbitant, dont jouissaient certains élus permanents locaux. Pas plus que
les inégalités instaurées ou tolérées par le mouvement travailliste et les
luttes internes qui, de temps à autre, y opposaient des conceptions
sociales n'ont jamais réellement mis en danger ou même ralenti la marche
vers l'objectif final. Les hommes au pouvoir avaient tous une
appréciation très juste de la puissance de la Histadrout, de ses forces et
des ses faiblesses. Ils savaient que rien ne pourrait ébranler le système –
ni les revendications en faveurde plus de démocratie interne, ni les appels
à plus d'égalité sociale – tant que la discipline ne se relâcherait pas au
point de porter atteinte à la capacité d'action de la Histadrout et du parti,
et tant que l'intégrité de l'ensemble histadroutique demeurerait. Ils
savaient bien que c'était justement le manque de démocratie interne qui
leur procurait leur liberté d'action. Ils surent exploiter avec une efficacité
admirable les grands avantages politiques que le système de
fonctionnement de la Histadrout engendrait. Celle-ci avait su devenir une
structure génératrice de pouvoir politique et de pouvoir social en
procurant des services indispensables à trois salariés juifs sur quatre en
Eretz-Israël. Un système qui permettait à des commissions de désignation
de choisir les candidats aux institutions exécutives et de les faire élire en
bloc par des instances composées, dans leur quasi-majorité, d'élus
employés de la Histadrout et de délégués des peuplements collectivistes.
Un tel système, évidemment, mettait à l'abri de toute surprise, bonne ou
mauvaise; il perpétuait d'une façon non moins sûre la domination de la
direction historique du mouvement. C'est ainsi qu'est née en Eretz-Israël
l'habitude de se partager entre soi le pouvoir – tout le pouvoir – et ses
prébendes.
La direction du mouvement travailliste jouissait d'une situation en tous
points confortable. En tant que responsable du Mapaï, elle se dérobait
aux critiques de la base grâce au système ; en tant que leader du
mouvement, sa haute main sur la Histadrout la protégeait de toute
opposition sérieuse au sein de la famille. En effet, le Hashomer Hatsaïr,
qui formait le troisième côté du triangle travailliste (les deux autres étant
l'ancienne Ahdout Haavoda et l'ancien Hapoel Hatsaïr), n'avait pas les
moyens de beaucoup se faire entendre : la dépendance de ses kibboutzim
(Kibboutz Artzi) à l'égard de la Histadrout était telle qu'il n'eut d'autre
choix que de ronger son frein – jusqu'à la fin des années 1940 en tout cas.
À dire vrai, le Hashomer Hatsaïr ne fonctionnait pas très différemment du
Mapaï. Là aussi, le conformisme était de règle et le culte du chef «
naturel » n'y était pas moins développé qu'au Mapaï. Les voies utilisées
par Yaari et Hazan pour se faire « élire » et leurs méthodes de direction
n'empruntaient pas plus aux techniques de la démocratie bien comprise
que celles utilisées par Ben Gourion et ses amis pour arriver à la tête du
Mapaï et y rester. Le Hashomer Hatsaïr, de plus, partageait les opinions
du Mapaï sur la priorité des « objectifs nationaux » : c'est pourquoi il ne
réclamajamais de véritable débat sur la lutte des classes. Entre le Mapaï
et lui, la ligne de partage n'était vraiment visible que dans leur perception
de la « dictature du prolétariat », soit en réalité sur la nature et la fermeté
des liens à entretenir avec l'Union soviétique. « Je vois en Staline,
déclarera un jour Ben Gourion à Hazan et Yaari, une sorte d'Abdul
Hamid communiste qui me donne la nausée818. » Il aimait taquiner les
dirigeants du Hashomer Hatsaïr sur leur fidélité au « socialisme
scientifique », sur leur dévotion au collectivisme idéologique et par-
dessus tout sur leur hypocrisie. Il ne se trompait pas de beaucoup lorsque,
lançant moquerie sur moquerie, il disait : « Le Hashomer Hatsaïr tient
parfois le langage du Poalei Tsion-Gauche, mais fait généralement ce que
fait le Mapaï819. » Certes, le Hashomer Hatsaïr avait condamné l'accord
avec les révisionnistes et rejeté l'idée d'un partage de la Palestine entre
juifs et Arabes, mais, depuis le milieu des années 1920, sur les questions
concrètes, qui, elles, concernaient la vie interne du mouvement, il se
rangeait derrière Ben Gourion ou ne tentait rien qui pût contrarier ses
décisions ou sa politique – tel fut le cas lors de l' « affaire des avances »
et de nouveau lors de l'instauration de la cotisation unifiée. Il était partie
prenante dans l'action de peuplement du pays et tenait la « conquête du
sol » pour le ciment des liens très spéciaux qui s'étaient noués entre
majorité et minorité. « Des relations telles qu'il n'en existe dans nul autre
mouvement ouvrier », s'extasiait Hazan, qui faisait remarquer qu'elles
étaient d'autant plus solides que « nous avons tous les mêmes grands
objectifs : la rédemption du peuple juif, de ses masses misérables, et
l'édification en Eretz-Israël d'un mode de vie nouveau qui aille avec
l'esprit du socialisme »820. Au nom de ces objectifs lointains, mais aussi
pour la défense de « causes » plus contingentes – comme le partage des
budgets de peuplement ou le bénéfice des services que la Histadrout
dispensait –, le Hashomer Hatsaïr était disposé à ne pas se montrer trop
tatillon sur le respect des dates de convocation des congrès de la
Histadrout prévues par les statuts.
Sans la situation née du système et de la mollesse, sinon de la
compréhension, des opposants-partenaires de la gauche au sein de la
Histadrout, jamais la direction du Mapaï ne se serait permis d'ignorer les
dures revendications qui commencèrent de se faire sérieusement
insistantes dès septembre 1937. On peut même penser que le congrès de
Réhovot, réuni de longs mois plus tard, en mai 1938, n'aurait jamais été
convoqué si les dirigeants de rangsmoyen et inférieur ne s'étaient faits
menaçants. Ces hommes n'en pouvaient plus d'essuyer les récriminations
de la base et ne savaient que faire pour éviter que ses sentiments de
frustration, d'aliénation et de désillusion ne tournent à la révolte. En cette
seconde année de crise économique (mais la misère et la famine ne
touchaient que le milieu ouvrier), la colère du militant du rang était
devenue difficile à contenir821. Jamais la rogne et la grogne n'avaient
atteint de telles proportions. Habitués qu'ils étaient à gérer des troupes
disciplinées, les dirigeants du parti se rendirent néanmoins compte qu'il
était nécessaire de faire quelque chose d'inhabituel. Ils se souvinrent
qu'un congrès pouvait servir aussi d'exutoire : contrôler, c'est canaliser.
Le mécontentement de la base n'était cependant pas quelque chose de
tout à fait nouveau, que la crise économique aurait provoqué. Dès les
premières années d'existence de l'Ahdout Haavoda, quand ils avaient vu
combien la Histadrout faisait bon marché de certaines promesses ou de
certaines décisions, les militants du rang avaient laissé paraître leur
déception. Mais la discipline était plus forte et les liens de dépendance
aussi. La crise économique qui éclata en 1936 ne devait avoir pour effet
que d'éveiller des sentiments refoulés et d'effiler leur tranchant qu'une
confiance souvent aveugle avait émoussé.
Sur la raison profonde de la dérive l'accord est à peu près général : «
La démocratie, voilà le remède à nos maux », déclare ainsi Aharon
Rabinowitz, secrétaire du conseil ouvrier de Jérusalem822. Comme lui,
beaucoup dénoncent le système et son fonctionnement démocratique
purement formel. L'absence d'opposition réelle au sein de la Histadrout et
le jeu de vases communicants entre parti et Histadrout n'échappe pas à
tout le monde. L'activité de Ben Gourion en vue de mener à la formation
d'un parti unique823 qui comprendrait aussi le Hashomer Hatsaïr est aux
yeux d'un intellectuel comme Rabinowitz l'une des racines du mal. Il a
bien saisi que l'association de fait du Hashomer Hatsaïr et du Mapaï dans
le cadre de la Histadrout est ce qui permet l'existence d'un régime
d'oligarchie à la Histadrout et qui, ipso facto, permet aux mêmes
oligarques de diriger également le parti. Zalman Aran (Aharonowitz),
qu'on ne peut soupçonner d'avoir jamais eu de pulsion anticonformiste,
résume ainsi le problème :
« Un des griefs les plus graves dont il est fait état au sein du parti
est celui-ci : vous parlez des élus du parti. Nous ne les avons pas
élus, d'abord, parce que la règle à la Histadrout (qui est la même au
parti) est que, pendant des années, on ne procède pas à des
élections. Et, lorsqu'elles ont lieu, ce n'est pas nous qui votons :
c'est une certaine commission de désignation qui vote; nous, les
membres du parti, nous votons pour une liste, non pour des
personnes. Nous ne connaissons pas le visage des élus du parti ; ils
ne viennent pas jusqu'à nous. Ils n'éprouvent pas le besoin de venir
chez nous, ni avant ni après les élections ; ils n'ont pas besoin de
nos suffrages, ne sont pas responsables devant nous ; même dans
les cas, très rares, où des élections se tiennent, c'est une
commission qui, en réalité, a élu les élus. »
Et, plus loin :
« Pour ce qui est de la question de la démocratie à la Histadrout, je
voudrais dire que la situation ne peut plus durer. Une grande partie
du public s'est aperçue que "le roi est nu", que la démocratie de
pure forme qui prévaut à la Histadrout est sans vie, que l'absence
systématique d'élections pendant plusieurs années consécutives
prive le public de l'exercice des droits démocratiques que lui
confèrent les règles juridiques de la Histadrout. En outre, comme je
l'ai dit il y a un instant, le public n'acceptera plus le système
mécanique d'élections par le biais d'une liste établie par une
quelconque commission, déniant ainsi aux membres du parti le
droit de voter pour le candidat de leur choix. En Angleterre, j'ai été
très impressionné par le système électoral en vigueur : chaque
candidat sait que le parti peut l'appuyer, mais il sait aussi que le
parti ne peut pas lui venir en aide le jour où les électeurs lui
tournent le dos. [En Angleterre], c'est le candidat lui-même qui doit
solliciter la sanction des électeurs, c'est lui qui doit relancer les
électeurs; alors que, chez nous, l'électeur ne voit pas l'élu et l'élu ne
voit pas l'électeur. Et pourquoi donc l'élu irait-il à la rencontre de
l'électeur quand il sait que, de toute façon, c'est une commission
restreinte qui décidera de son élection? » 824

Nous sommes en 1937, Aharonowitz-Aran n'est pas la seule


personnalité dévouée et fidèle du Mapaï à tenir le système pour choquant.
Pourtant, il ne faudra pas moins de cinquante ans pour que militants et
direction tombent d'accord pour le changer.
Un exemple éloquent du « système électoral » appliqué dans le parti et
à la Histadrout est la manière dont sont décidés l'élargissement et la
nouvelle composition du comité exécutif. Début février 1937, réunion
ordinaire du comité central du parti; Ben Gourion prend la parole :
« La commission désignée lors de la dernière session du comité
central [du parti] avec pour charge de faire une proposition sur la
composition du comité exécutif de la Histadrout vient de se réunir.
Elle propose une augmentation notable du nombre des membres
[du dernier comité]. Ce comité était jusque-là composé de quatorze
membres : [suit la liste des noms] ; elle propose que leur soient
adjoints douze nouveaux membres, qui sont : [suit la liste des
noms]. Il est donc proposé que le comité exécutif [de la Histadrout]
comporte, dorénavant, vingt-six membres. La commission propose
que cette liste soit entérinée sans amendements et sans
discussions . »
825

La proposition fut bien sûr adoptée à l'unanimité. Une décision


politique de toute première importance venait d'être prise au pas de
charge, « sans discussions » – elles ne pouvaient qu'être inutiles. À côté
de la façon dont Ben Gourion fait entériner les propositions de la
commission, il faut signaler deux autres comportements non moins
révélateurs. C'est le comité central du Mapaï qui « discutait » de la taille
du comité exécutif de la Histadrout, et c'est le comité central du parti qui
désignait tous les membres du comité exécutif de la Histadrout. Il faut
savoir que la liste des vingt-six noms comprenait aussi ceux des
représentants des autres formations appelées à siéger au « gouvernement
» de la Histadrout. Il est vrai que les noms de Yaari et Hazan, entre
autres, avaient été indiqués à la commission par le Hashomer Hatsaïr.
Pour la forme, la « décision » du comité central du parti fut portée en «
discussion » devant le conseil de la Histadrout où, là aussi, elle fut
adoptée à l'unanimité. L'entrée de Tabenkin et de ses partisans au comité
exécutif de la Histadrout reflétait la volonté d'atténuer légèrement l'acuité
des luttes intestines que connaissait alors le Mapaï, et celle de Hazan et
Yaari devait ouvrir la voie aux pourparlers en vue de l'union qui allaient
débuter quelques semaines plus tard. Au même moment, une nouvelle
institution était mise en place au sein de la Histadrout : le secrétariat du
comité exécutif, destiné à remplir les fonctions jusque-là dévolues au
comité exécutif. La Histadrout s'enrichissait ainsi d'une instance qui
venait ajouter un nouvel étage et de ce fait augmentait encore la distance
entre la base et le sommet de la pyramide.
La technique de désignation introduite par les dirigeants de la
Histadrout a eu les résultats escomptés tant à la Histadrout elle-même que
plus tard au Mapaï. Dans l'une comme l'autre organisation,des
phénomènes symétriques s'étaient installés et se répondaient : d'une part
la concentration – irrésistible – des pouvoirs entre les mains d'une
oligarchie, d'autre part le verrouillage des institutions de surveillance. La
logique du système faisait d'ailleurs que, « plus le niveau hiérarchique du
représentant [était] élevé, moins il [était] soumis au contrôle826 ».
La technique ayant fait ses preuves chaque fois qu'elle a été appliquée,
les dirigeants du Mapaï n'auront de cesse qu'ils n'aient obtenu son
implantation dans toutes les instances où ils mettront les pieds. Si bien
qu'en 1935 c'est le même petit peloton qui dirige à la fois le comité
exécutif de la Histadrout, le comité central du Mapaï, le comité exécutif
de l'Organisation sioniste mondiale, l'Agence juive et le Vaad Léumi. «
Peut-être, ironise Fischel Werber, un militant, pourrait-on décider qu'un
camarade ne peut cumuler plus de deux, trois, au maximum quatre
fonctions827 ? »
Le problème était que ces quelques hommes ne sentaient pas la
nécessité de rendre des comptes à d'autres qu'à leurs pairs. Ils étaient,
incontestablement, une élite exceptionnelle, mais leur groupe tenait
beaucoup du clan. Une élite homogène et à la pensée unique qui, dans
l'exercice de tous les pouvoirs exécutifs qu'elle avait annexés, trouvait
normal de court-circuiter les instances de contrôle parce que, à son
entendement, la démocratie, avec ses lenteurs et ses humeurs, n'avait pas
les moyens de gérer les urgences du devoir national.
Avec le temps, les militants du rang en étaient arrivés aussi à ne plus
supporter les disparités économiques qui ne cessaient de s'élargir entre
les différentes catégories de salariés de la Histadrout ; des écarts souvent
scandaleux, surtout entre les fonctionnaires de l'organisation et les
ouvriers. Mais leurs frustrations et leur amertume n'étaient pas moins
grandes de constater l'attention de moins en moins forte portée aux
problèmes des ouvriers. Sollicités par les affaires politiques du Yshouv et
tout absorbés qu'ils étaient à s'élever au niveau de Sirius, les chefs de la
Histadrout avaient négligé de balayer devant leur propre porte. Le
désenchantement des militants de base et des petits permanents en
contact quotidien avec les ouvriers était d'autant plus marqué qu'ils
voyaient bien, eux, combien était palpable l'interaction entre l'économie
du pays et la politique salariale de la Histadrout. Ces militants et petits
dirigeants n'aimaient pas voir la Histadroutsuivre les lois du marché,
quand il était prévu – n'avait-on pas dit que telle devait être sa vocation?
– qu'elle fût une société autre, exemple et modèle pour la société civile.
Les grands leaders, de Ben Gourion à Sharett, en passant par Kaplan,
Sprinzak et Golomb, ne s'occupaient plus vraiment que des questions de
politique générale. Quant à Katznelson, qui ne se consacrait plus qu'à la
résolution de problèmes insolubles quoique marginaux (l'unification des
mouvements kibboutziques ou celle des mouvements de jeunesse), il
avait fini par se couper des réalités. Les leaders avaient pris l'habitude de
s'absenter du pays durant de longues périodes, laissant à l'appareil le soin
de gérer le quotidien. Certes, les fonctionnaires n'étaient pas livrés à eux-
mêmes, ils étaient encadrés par des dirigeants comme Rémez, Golda
Meïr, « responsable de l'action sociale », ou Aran. Or ceux-ci, il faut bien
le dire, n'avaient ni la dimension ni l'ascendant d'un Ben Gourion, d'un
Katznelson ou même d'un Sprinzak. Tout cela ne pouvait qu'exacerber les
dysfonctionnements structuraux dont souffrait le mouvement travailliste
depuis le début des années 1920.
À la fin des années 1930, la conception selon laquelle l'appareil était à
la fois le parti et la Histadrout était déjà bien enracinée dans les esprits.
Cette « haine déclarée ou cachée828 » qui, selon Feibush Bendori, de la
section de Tel-Aviv, caractérisait l'attitude des ouvriers à l'égard de la
Histadrout avait d'abord pour cause l'impuissance ressentie par l'homme
de la base face aux dirigeants. Tous étaient conscients de l'alliance établie
dès le début des années 1920 entre l'appareil et les hauts dirigeants
politiques. D'ailleurs, la direction supérieure – et, de ce point de vue, il
n'y avait aucune différence entre l'Ahdout Haavoda et le Hapoel Hatsaïr –
était partie intégrante de cet appareil qu'elle avait bâti et ne cessait de
soustraire à la critique publique, même quand il laissait paraître des
signes évidents de corruption et d'abus de confiance. N'est-ce pas Ben
Gourion, pointe de la pyramide, qui, contre vents et marées, soutenait
avec une constance absolue la direction économique de la Histadrout
lorsqu'elle faussait le sens des décisions prises par les commissions ou
par le conseil, ou lorsqu'elle les ignorait tout bonnement? N'est-ce pas
encore Ben Gourion qui avait enseigné à la Histadrout et à son parti ce
que peut être l'exercice d'un pouvoir « fort » quand on n'a rien à craindre
des institutions de contrôle? N'est-ce pas lui enfin, qui encouragea le «
bossisme », ce mode de relations auquel avaient recours certains« patrons
» de rang moyen pour tenir leurs troupes ? Pour décrire ce mode de
relations, où se mêlaient dictature du petit chef et clientélisme, l'hébreu
n'eut d'autre choix que de construire un mot nouveau à la racine plus
américaine qu'anglaise. Ben Gourion n'avait-il pas lui-même protégé l'un
des deux « patrons » les plus durs que le parti ait jamais comptés, Yossef
Kitzis, vétéran de la deuxième alya et homme fort du conseil ouvrier de
Tel-Aviv ?
La pratique du pouvoir installée par Kitzis dès les premières années
1920 avait reçu l'assentiment de Ben Gourion, qui, en dépit des plaintes
incessantes des militants sur le « mode d'administration » du numéro 1 du
conseil ouvrier de Tel-Aviv, avait décidé – centralisme démocratique
oblige! – de le maintenir dans ses fonctions. « Qui ne se souvient du
mécontentement, dira Ben Aharon en 1938, celui-là même qui fut appelé
à la rescousse en 1932 pour réparer les dégâts, quand, malgré le vote de
défiance que Kitzis venait d'essuyer à la section de Tel-Aviv, Ben
Gourion, au nom du comité exécutif de l'Ahdout Haavoda et au nom de
celui de la Histadrout, obligea néanmoins cette section à le garder à sa
tête829? » L'épisode avait eu lieu en 1926. À ce moment-là, rapporte
l'historien Meïr Avizohar, Katznelson aussi s'était rangé du côté de Kitzis,
tant, nous est-il précisé, à cause de la personnalité haute en couleur de
l'homme qu'en raison de ses efforts pour consolider le pouvoir de la
Histadrout à Tel-Aviv. Il est plus probable que la décision de Katznelson
lui a été dictée d'abord, sinon seulement, par l'efficacité de Kitzis comme
« patron » local830. Pour Kitzis, la Histadrout se devait d'être une
organisation toute de discipline. Katznelson ne pensait pas autrement.
Kitzis, en fait, était un despote au petit pied qui ne comprenait de pouvoir
que féodal. Au conseil ouvrier de Tel-Aviv, il était toutes les instances en
une. Hormis l'usage personnel et politique qu'il faisait de ses attributions,
ce qui est fréquent dans les cas où tout converge vers un même homme et
procède de lui, Kitzis en était arrivé à faire usage de son pouvoir
discrétionnaire pour trier qui travaillerait ou non tel ou tel jour. Il faut
savoir qu'à la fin des années 1920, période de crise économique, l'ouvrier
qui ne travaillait pas un jour était condamné à ne pas manger ce jour-là.
Bien qu'elle porte le nom de ce leader, la « méthode Kitzis » n'était pas
une invention du secrétaire du conseil ouvrier de Tel-Aviv; il n'avait fait
que porter jusqu'à l'ignoble certains procédés alors assez courants au sein
même de la centrale.
En réaction à la « méthode Kitzis » et à son utilisation de plus en plus
fréquente dans la Histadrout et dans le parti Ahdout Haavoda, une
première opposition s'organise à la fin des années 1920, menée par
Zalman Aran, Mordechaï Namirowsky-Namir, Dvora et Shraga Netser et
Yohanan Koushnir. Une dizaine d'années plus tard, presque tous seront
devenus des personnages importants du parti Mapaï. Quand se tient le
congrès de Réhovot de 1938, Koushnir est le seul à n'avoir pas eu d'«
avancement ». Il est vrai qu'il a persisté et pris part au nouveau groupe
d'opposition qui, cette année-là, s'est organisé dans sa section, toujours
pour les mêmes raisons. Il sera même de ceux qui, durant l'été de 1940,
seront appelés à comparaître devant le tribunal supérieur du parti pour
occupation des locaux du bâtiment du comité exécutif de la Histadrout831.
Ce sera le premier procès de l'histoire du Mapaï.
Les critiques sévères consignées par Aran, Namir et les Netser dans le
mémorandum présenté au comité exécutif de l'Ahdout Haavoda en 1927
n'étaient pas différentes, en substance, des invectives lancées par
l'opposition à l'adresse des dirigeants du parti à la fin des années 30. Les
signataires mettaient en garde contre « la situation terriblement
dangereuse pour la Histadrout qu'entraîne le discrédit de son appareil ».
L'appareil incriminé était celui du conseil ouvrier de Tel-Aviv, dirigé
d'une main de fer par Kitzis. Aran, Namir, les Netser et Koushnir ne
craignaient pas alors de parler de « la gangrène avancée qui s'est emparée
du conseil » et de « la démoralisation générale qui y règne ». Un an plus
tard, Aran revient à la charge, exigeant « que soit asséché ce grand
bourbier qui s'est créé à la Histadrout »832. Quelque dix à douze ans plus
tard, le tableau n'a pas beaucoup changé. Mais cette fois la plainte n'est
plus signée par Aran, Namir et les Netser : les « mutins » d'hier sont
aujourd'hui sur la passerelle du capitaine, aux côtés de Kitzis. Entre-
temps, le mal s'est étendu jusqu'à Haïfa, où Abba Houshi, secrétaire du
conseil ouvrier (plus tard maire de la ville), a commencé son ascension.
Fin 1939, Berl Reptor explose :
« Ce n'est un secret pour personne qu'à la Histadrout de Haïfa s'est
établi un régime inadmissible de "dépendance, terreur et
sectarisme". On a peur de l'appareil ! Et comment le comité central
a-t-il "résolu" les problèmes de la Histadrout à Haïfa? Il a préféré
tout laisser en l'état! Nulle intervention! Nul changement! Le
pouvoir d'un seul ! Peut-on raisonnablement croire qu'il soit
possible de laisser un seul homme confisquer tout le pouvoir sans
que cela entraîne des conséquences graves pour la Histadrout et le
parti? Pensez-vous sincèrement qu'il ne se trouvera pas un groupe
de camarades qui sera forcément obligé de lutter pour faire changer
les choses ? Si le comité central n'est pas attentif à l'opinion du
noyau fidèle et actif du parti, si le comité central ne tient aucun
compte des rapports des commissions qui établissent que depuis un
an et demi il n'y a plus là-bas de vie publique, si l'on ne veut pas se
rendre compte que tout ça est en train de déprécier la Histadrout,
alors que reste-t-il à faire ? »
833

À tous ceux qui, comme Sprinzak, voyaient en la section du parti à


Haïfa un modèle « d'ordre et d'organisation » que les Tel-Aviviens
devraient prendre en exemple Reptor demanda, mi-ironique, mi-écœuré :
« Peut-être dira-t-on encore que c'est toujours la "camaraderie" qui régit
les relations à Haïfa et que, là-bas, l'ouvrier a toute liberté d'expression,
qu'il n'a pas peur, que la dépendance n'y existe pas834?» Vingt ans plus
tard, en pleine affaire Lavon, Moshé Sharett parlera du « régime de la
peur et des règlements de comptes » qui sévissaient au parti. Berl Reptor
l'avait devancé, qui dénonçait le culte de la personnalité et le régime «
d'ordres et de consignes » qui, disait-il, avaient été la norme du parti
depuis sa formation835.
Quand éclata la Seconde Guerre mondiale, le régime oligarchique était
devenu au Mapaï un fait accompli que personne ne songeait même plus à
dissimuler. La crise que traversait alors la section de Tel-Aviv n'était que
la manifestation du ras-le-bol que beaucoup, en vain, avaient essayé
d'exprimer. Et la fronde que certains, nombreux, essayèrent de mener une
fois de plus dans ce qui était alors, et de très loin, la plus grande section
du parti – près de 3 000 membres : la moitié des adhérents des villes et
villages « civils », un quart du total – était une autre de ces éruptions qui
auraient voulu signaler où le bât blessait. Mais les habitudes qui avaient
commencé de prendre forme dans l'Ahdout Haavoda et dans la
Histadrout des années 1920 étaient devenues intransgressibles dans le
Mapaï de la fin des années 1930. Il faudra attendre la fin des années 1970
pour que l'héritier du Mapaï, le Parti travailliste, relégué dans l'opposition
pour de longues années, consente à les revoir. En partie, ces règles
d'airain lui avaient coûté le pouvoir.
Les fondateurs de la Histadrout, qui sont aussi ceux du Mapaï,ont
toujours pris soin d'appliquer deux principes. Le premier est celui de la
liberté d'action de la direction. Dans les partis communistes, où elle a pris
nom de « centralisme démocratique », cette indépendance du sommet à
l'égard de la base a été voulue ouvertement et pratiquée à l'extrême et
sans détours. Dans le mouvement travailliste pré- et post-étatique, la
méthode a été mise en œuvre d'une manière beaucoup plus tempérée,
mais d'emblée s'y sont établies des conduites qui, dans les faits,
dispensaient les hommes en place d'avoir à affronter le verdict de
l'élection. Ainsi l'habitude a été vite prise de sauter les dates des
consultations. Vers la fin des années 1920, le non-respect de la périodicité
prévue par les textes était une chose si banale qu'on ne prenait même plus
la peine de chercher à le justifier. Et si certains posaient quand même la
question, on leur répondait que la situation spéciale du Yshouv ne
permettait pas toujours de faire ce que l'on voulait. Lorsque la coupe fut
pleine et que la crise de la section de Tel-Aviv obligea à trouver une
excuse plus consistante, on inventa celle de la « sécurité du pays ». Les
deux étoiles montantes du Mapaï, Zalman Aran – celui-là même qui avait
mené les récriminations contre ce genre d'oubli un peu plus de dix ans
plus tôt – et Pinhas Loublianiker (Lavon) – futur ministre de la Défense
qui devait tant souffrir de la politique à huis clos du Mapaï –, étaient
alors ceux que l'on envoyait expliquer pourquoi une consultation générale
ou la réunion d'un congrès n'était pas exactement ce dont le parti (et donc
le pays) avait le plus besoin à ce moment-là et pourquoi le moment n'était
jamais le bon836.
Le système faisait qu'au Mapaï tout le monde savait où était son intérêt
et comment le préserver. L'appareil avait pour rôle d'assurer son
indépendance à la direction; celle-ci, en retour, ne lui comptait pas son
appui. La direction était bien consciente qu'en protégeant l'appareil, dont
elle était partie prenante, elle se protégeait du même coup. Les deux
partenaires ne furent jamais déçus. L'appareil a toujours trouvé la
direction à ses côtés dans les moments difficiles : Kitzis et ses
fonctionnaires en 1927, la direction de la section de Tel-Aviv – où l'on
retrouve l'indéracinable Kitzis – en 1938 et, à la même période, Abba
Houshi à Haïfa. Ce ne sont là que quelques exemples, représentatifs
certes, mais quelques exemples seulement837. D'autre part, réponse du
berger à la bergère, ces « patrons » et leurs clans formaient une enceinte
autour de la direction et la dégageaient des soucis quotidiens de lagestion
de l'opinion des militants et de leurs états d'âme démocratiques. Car ces
seigneurs locaux n'avaient pas leurs pareils pour maintenir le silence dans
les rangs. C'est pourquoi Ben Gourion et les autres dirigeants estimaient
que le prix moral à payer pour maintenir en place ces apparatchiks n'était
pas trop élevé. Non seulement ces roitelets leur assuraient la défense du
donjon, mais encore, et c'est là que le prix était inestimable, ils leur
permettaient la liberté politique dont ils avaient besoin pour travailler à
ce qui les préoccupait vraiment : le projet national.
Le mode d'exercice du pouvoir tel qu'il fut porté à sa perfection par
Abba Houshi à Haïfa était appliqué, de manière plus raffinée, à tous les
niveaux du parti et de la Histadrout. C'était là l'une des conséquences
obligées de la perception que les dirigeants de ces deux organisations
avaient de leur statut de dirigeants. Puisque la politique était d'abord
affaire de professionnels et autres salariés, ils ne voyaient pas la nécessité
de laisser jouer le jeu autrement que dans une relation patron/protégé.
Encore fallait-il que le protégé comprenne que son premier devoir était la
discipline.
Le second grand principe à l'application duquel les dirigeants du
Mapaï ont porté une attention très tatillonne touche à la manière de traiter
l'opposition anti-institutionnelle. La lutte idéologique, qu'ils tenaient de
toute façon pour dénuée de fondement, n'a jamais troublé la tranquillité
des pères fondateurs. Mais qu'une opposition politique vînt à s'organiser
autour de repères sociologiques concrets et ils se dressaient
immédiatement contre elle de toutes leurs forces. C'est Ben Gourion qui,
dès le début des années 1920, a fixé la méthode : en 1923, il accorde
vingt-quatre heures au kibboutz Tel-Yossif pour se soumettre à
l'ultimatum que le parti lui a adressé. Quinze ans plus tard, Sprinzak et
Rémez sont plus conciliants ; ils accordent quarante-huit heures à la
section de Tel-Aviv pour désigner le comité exécutif du conseil ouvrier
parmi « ceux qui sauront se soumettre aux décisions du comité central838
». Mais, pour ramener à la raison la section de Tel-Aviv, Rémez et
Sprinzak ne peuvent faire appel aux moyens que Ben Gourion avait
utilisés pour briser les pionniers de la vallée de Jézréel. La section de Tel-
Aviv n'est pas un kibboutz : on ne peut la priver d'aide médicale ou lui
bloquer tout approvisionnement. On ne peut même pas exclure ses
militants de la Histadrout, comme cela a été le cas des gens de Kfar-
Guiladi. La seule sanction possible, c'est l'exclusion du parti : la direction
ena brandi la menace, mais, cette fois, elle n'a pas toute la liberté d'action
dont elle a disposé pour faire plier Tel-Yossif. Maintenant, à la profonde
crise de confiance s'ajoute une rupture politique : l'opposition de la
section de Tel-Aviv a derrière elle le mouvement du Kibboutz
Haméouhad, qui s'insurge avec la dernière énergie contre les propositions
de partage d'Eretz-Israël avancées par la Grande-Bretagne.
Cela dit, la crise de la section de Tel-Aviv qui éclata en 1937-1938
n'était pas d'ordre politique uniquement. Elle était d'abord et surtout un
conflit de culture politique et une remise en cause de son identité. Le
système de dépendance et de conformisme sur lequel s'appuyait la
Histadrout était devenu intenable, parfois avilissant. On s'en plaignait
explicitement : « Cela fait huit ans que je suis une espèce d' "auditeur
libre" au comité central [du parti] et à la Histadrout, déclara Ada
Fishman. Je veux dire par là que ma participation n'y est pas celle d'une
permanente ou d'une professionnelle. J'avoue que je me suis plus d'une
fois réjouie d'être financièrement indépendante839. » Elle était, semble-t-il,
la seule militante de la ville qui ne fût pas employée de la Histadrout, et
elle savait bien que c'était à cette indépendance qu'elle devait sa liberté
d'opinion. Le réseau mis en place par la Histadrout et le parti avait été
tissé dans un but bien précis : réunir le plus de pouvoirs possible –
économique, social et politique – afin de disposer du pouvoir
généralement réservé à l'État, le pouvoir de coercition. « Nous n'avons
pas de pouvoir étatique, disait Sprinzak, nous n'avons ni gouvernement,
ni police, ni armée; mais nous avons une autre force grâce à laquelle,
depuis trente-cinq ans, nous obligeons le sionisme et le Yshouv à
progresser et à se développer. Cette force, ce sont la Histadrout et le parti.
» C'est pourquoi les fondateurs n'ont jamais considéré la coercition
comme un acte illégitime. À leurs yeux, la Histadrout et le parti n'étaient
pas des organisations volontaires comme n'importe quel syndicat,
fédération de syndicats ou parti dans une société pluraliste. Pour
Sprinzak, « la Histadrout, cette institution qui nous unit tous », était l'État
et « le parti, cet organe de direction qui montre le chemin et délègue le
pouvoir à ceux qui se trouvent à la tête de notre action », était le
parlement840. À l'époque où il donna ces définitions (1939), la confusion
entre les institutions de la Histadrout et du parti était telle – les mêmes
hommes étaient fonctionnaires de l'une, « élus » du comité central de
l'autre – qu'on ne se trompepas en précisant que dans l'esprit de Sprinzak
comme dans celui de tous à cette date, le parti était le « parlement » de la
Histadrout. Un parlement qui, réseau de dépendances oblige, n'avait
d'autre choix que de déléguer tous ses pouvoirs à « ceux qui se trou-
v[ai]ent à la tête de notre action ». Car le pouvoir exécutif, l'élite qui
dirigeait à la fois la Histadrout et le parti, entendait être obéi sans
conteste et sans discussion. Le « parlement » devait s'en remettre à
l'infaillibilité des gouvernants ; il n'était pas prévu qu'il fût une arène de
débats idéologiques.
À la fin des années 1930, il était devenu évident que la Histadrout et le
parti avaient adopté des principes et des comportements propres à l'État,
mais sans les parapets et les jeux d'équilibre que le système démocratique
impose à l'exercice du pouvoir étatique. Alors que l'autorité politique et
la puissance économique avaient fini par se retrouver concentrées en un
seul point, le comité exécutif de la Histadrout, les institutions «
parlementaires », se retrouvaient désarmées, sans autorité réelle ni
moyens d'imposer leurs décisions. Maillon faible de l'ensemble, l'appareil
était donc le flanc sur lequel allaient se porter les assauts. Dans les
critiques qui lui étaient adressées, le mot « haine » était celui qui revenait
le plus souvent841. S'il a été la ligne de front sur laquelle se sont portées les
attaques c'est, bien sûr, parce qu'il était le représentant d'un système et
d'une méthode, mais aussi parce que, à l'époque, personne n'osait
demander des comptes à la direction politique elle-même.
La racine du mal était l'incapacité de la Histadrout à donner une
réponse aux disparités sociales qui ne cessaient de croître au sein même
de la société histadroutique. En l'espèce, la Histadrout n'était d'ailleurs
qu'un organisme reproduisant la société civile. Les dirigeants ouvriers de
second plan étaient pris entre deux feux; d'une part ils sentaient
l'obligation de se faire les porte-parole des chômeurs, d'autre part, ils
étaient bridés par la hiérarchie qui exigeait d'eux la fidélité et la
discipline que tout patron attend de ses contremaîtres en temps
d'agitation. Mais cette fois, les petits chefs, bien que salariés de la
Histadrout, refusèrent de jouer les intermédiaires. Cette fois, l'opposition
de gauche de la section du parti à Tel-Aviv était soudée et décidée;
lorsqu'elle prit le pouvoir, au grand dam de la direction supérieure, et que
son leader, David Lifschitz, devint secrétaire de la section, une situation
nouvelle était née, inédite dans l'histoire du mouvement.
La grande nouveauté de la fin des années 1930 réside avant tout dans
un fait : la contestation sociale est désormais dirigée contre la Histadrout
elle-même. Les dirigeants ouvriers exigent qu'elle prenne la tête de la
lutte contre les institutions communautaires (nationales) et contre la
municipalité bourgeoise de Tel-Aviv842. De plus, ils ne craignent pas de
s'en prendre à la toute-puissante entreprise Solel Boneh dont le
comportement va à l'encontre de l'intérêt des ouvriers. L'ambivalence de
la Histadrout, à la fois syndicat et employeur, se révélera ici dans toutes
ses contradictions. Ce sont d'ailleurs ces incompatibilités qui sont mises
sur la sellette lors du procès de juillet 1940, quand le parti traîne devant
son tribunal supérieur cinq des grévistes qui ont investi les locaux du
comité exécutif et retenu quelques-uns des dirigeants de l'organisation.
Durant le procès, la cour a le plus grand mal à cacher sa sympathie à
l'endroit des manifestants. Après les leçons de morale habituelles, juge et
assesseurs reconnaissent la légitimité des revendications qui ont poussé
les grévistes à un geste sans précédent et se contentent de les «
condamner » à vingt-quatre heures d'éloignement des rangs du parti, alors
que les accusateurs y compris Rémez, ont réclamé rien de moins que
l'exclusion à vie843.
Le procès de 1940 fut le point culminant du conflit ouvert qui opposait
depuis de longs mois, par appareil interposé, les militants de base à la
direction du parti. L'affrontement ne se fit pas toujours à fleuret
moucheté, et la violence verbale ne fut qu'une de ses manifestations.
Incapable de combler ne fût-ce qu'une part des écarts sociaux qui
s'étaient creusés entre ses membres, plus mal à l'aise encore pour les
justifier, le parti choisit de délégitimer la contestation et de prendre des
mesures disciplinaires contre les meneurs. Toutes les insultes de l'hébreu
moderne et parfois aussi celles d'autres langues furent appelées à la
rescousse. La direction sentait la terre trembler sous ses pieds. Tant que la
question des inégalités était restée un sujet de discussions internes,
l'édifice avait tenu, mais quand le mécontentement des chômeurs manqua
de tourner à l'insurrection, quand la désapprobation se montra
bruyamment et dans la rue, quand des militants prirent d'assaut les locaux
du Saint des saints, le comité exécutif de la Histadrout, alors la légende
qui voulait soutenir que cette organisation pouvait et devait remplir toutes
les fonctions à la fois, avec la même efficacité partout, vola en éclats. On
ne pouvait plus faire croire que la Histadrout pouvait être simultanément
patron et syndicat;qu'elle était l'organisation de tous, où l'ouvrier
spécialisé et le chômeur de longue durée pouvaient trouver leur
représentant; qu'elle pouvait servir de même et seul toit au directeur de
banque, à l'avocat, au petit entrepreneur, à la femme de ménage et au
journalier agricole au bord de la misère.
Les coups de boutoir portés aux fondements de la Histadrout – les
véritables, les illusoires et les mythiques – ne pouvaient laisser intactes
les murailles. Les fondateurs étaient parfaitement conscients des dangers.
Or, pour eux, il n'était pas pensable, peu importait la raison, que la
Histadrout puisse être détournée de la vocation à laquelle ils l'avaient
destinée depuis toujours, la construction nationale, ou bien qu'elle soit
mise dans l'incapacité d'assumer cette tâche, ne fût-ce qu'un instant. En
l'occurrence, la réaction virulente des dirigeants n'était pas due seulement
à leur conception plutôt autocratique du pouvoir, mais d'abord sinon
exclusivement à leur conviction qu'ils se battaient pour la survie de la
Histadrout comme vecteur du projet national. Et quand, à la fin de 1939,
Golda Meïerson (Meïr) démissionna du comité exécutif – où elle avait le
portefeuille des affaires sociales –, le dessein était strictement de
provoquer une crise qui obligeât les dirigeants subalternes à serrer les
rangs derrière les hauts dirigeants.
Golda Meïr ne supportait plus « l'absence de camaraderie minimale844
». Dans le langage codé de la Histadrout et du parti, « camaraderie » était
le terme pour désigner l'unité, nécessaire à tout prix et en toute
circonstance. Selon la règle du jeu tel que les dirigeants du mouvement le
comprenaient, le soutien automatique en cas de difficultés était un droit
fondamental du « représentant du peuple ». Dans l'esprit de Golda Meïr,
la « camaraderie » imposait aux secrétaires des associations et des
comités (qui avaient assorti leurs revendications de la menace d'une
démission collective) de demeurer à leur poste, même si leurs demandes
n'étaient pas toutes satisfaites, ou remises à discussion ultérieure. En fait,
elle se désistait parce qu'elle refusait de concevoir que le comité exécutif,
dont elle était membre, puisse se retrouver seul face aux chômeurs en
colère. Le rôle des dirigeants de deuxième et troisième rangs était de
contenir les ouvriers, non de prendre fait et cause pour eux, moins encore
de se porter à leur tête dans leurs revendications. Selon les règles « bien
comprises », le militant devait loyauté à ses supérieurs et non pas à la
base. La force du mouvement et sa capacité à remplir son rôle
impliquaient quechaque rouage demeure à sa place, entraîné par la
courroie de transmission prévue par le mécanisme. Quiconque avait une
fonction dans cette mécanique, surtout s'il était salarié – ce qui était le cas
de tous –, se devait de manifester sa « responsabilité » en toute saison, en
d'autres termes sa loyauté en toute circonstance à ses supérieurs. «
L'ordre et le devoir », voilà notre mot d'ordre, s'écriait Sprinzak devant
les dizaines de militants – quelque 200, selon certains témoins –
mobilisés pour tenter de ramener la discipline dans les rangs de la section
de Tel-Aviv845. Moins lapidaire, mais non moins menaçant, Rémez
ajouta : « Laissera-t-on le banditisme remplacer la camaraderie dans nos
relations? Qu'on ne pense pas une seconde que l'affaire sera passée par
pertes et profits ! Parce que d'elle peut jaillir tout le mal, comme de sa
bonne solution peut sortir tout le bien846. » Sprinzak aussi n'y allait pas
avec le dos de la cuillère; pour lui, le comportement des chômeurs en
cette fin d'année 1939 était à mettre dans le même sac que celui de la
fraction communiste qui, une dizaine d'années auparavant, avait semé la
révolte parmi les victimes de la crise économique. Que la comparaison
puisse paraître injuste, voire malfaisante aux yeux des militants, cela ne
semblait pas gêner Sprinzak outre mesure. Les ouvriers d'ailleurs la
prirent très mal, car ils l'interprétèrent de surcroît comme une injonction
brutale et grossière à se taire. L'un des militants, Néhémia Rabin, le père
d'Itzhak Rabin, ne put supporter tant d'insensibilité : « Le camarade ne
pourrait-il chercher d'abord à comprendre le pourquoi du phénomène
avant de proposer une "épuration administrative" qui, selon lui, ne serait
que justice847 ? »
Les manifestations « dures » étaient si rares en milieu histadroutique,
et le parti y était si peu habitué, que même Néhémia Rabin, permanent de
troisième rang, n'avait pas trouvé d'autre mot que celui de « phénomène »
pour désigner les remous que connaissaient alors ces deux organisations.
Quelques mois plus tôt, lors du « procès des cinq », l'un des accusés,
Pinhas Touvin, avait décrit d'une phrase ce qu'il était advenu de la «
camaraderie » à la Histadrout et au parti : « Voici des années, maintenant,
que règne à la Histadrout un régime qui n'attend du camarade que de
courber la tête848. » Il est vrai que l'appareil n'avait que faire d'utopistes
égalitaristes ou de meneurs ouvriers engagés et charismatiques. C'est
pourtant face à ce genre d'hommes que le parti et la Histadrout se
retrouvaient. Ces hommes, proches de leurstroupes, sensibles à leurs
difficultés quotidiennes, ces hommes étaient dangereux pour l'appareil.
Ils risquaient de gripper la mécanique. L'appareil ne pouvait dès lors que
les rejeter ou les marginaliser. Dans l'esprit des pères fondateurs, la
Histadrout avait pour fonction première et suprême de mener à bien la
marche vers l'État. Elle s'y tenait, frappant d'alignement quand elle le
décidait, éliminant quand elle croyait n'avoir pas d'autre issue. C'était
d'abord un appareil, et, comme l'avait soutenu Zalman Aran lors du «
procès des cinq », « c'est l'appareil qui a sauvé le sionisme849 ». Au
moment où il témoignait, Aran avait entièrement raison. Jamais le
sionisme n'aurait pu exister encore en 1939 si l'appareil ne l'avait porté à
bout de bras. Lorsqu'il parlait ainsi, Aran, bien sûr, ne songeait qu'à la
Histadrout.
Les dirigeants de la Histadrout et du Mapaï considéraient la
démocratie comme un passeur trop précautionneux qui, à force de
rigueur, risquait d'immobiliser le projet sioniste. Pour Katznelson,
accepter de soumettre à référendum la convention sur le travail que l'on
voulait passer avec la droite révisionniste afin de régler une éventuelle
collaboration dans le domaine de l'emploi, c'était comme « livrer la chose
à la décision d'un destin aveugle850 ». Ben Gourion avait des mots moins
imagés, mais carrément dédaigneux : « C'est vrai, le congrès des
organisations agricoles ne s'est pas tenu depuis six ans. Où est le drame?
Au cours des douze années écoulées, il n'y a eu que deux assemblées
générales de la Histadrout. Elle ne s'est pas effondrée pour autant ! Et ce
n'est pas ce qui l'a empêchée de s'élargir851. »
Ni la montée des périls en Europe ni l'aggravation de la crise dans le
pays n'avaient convaincu Rémez, Sprinzak et Aran de mettre une
sourdine à leur polémique avec les représentants des ouvriers en
chômage. Même le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ne les
rendait pas plus compréhensifs des raisons de ce qu'ils tenaient pour une
fronde. Mais bientôt le Mapaï allait être tout occupé par la controverse
née de la formation du « groupe B » dans les rangs de sa section de Tel-
Aviv852. En réduisant l' « affaire » de cette nouvelle opposition à ses seules
dimensions internes, le parti réussit à camoufler les vraies raisons de son
émergence. Car ce qu'avaient cherché les « frondeurs », c'était rappeler
au parti et à la Histadrout qu'ils avaient aussi des devoirs d'organisation
de masse, leur rappeler qu'ils se proclamaient respectivement « parti
ouvrier » et « organisation sociale ouvrière ».
L'autre échappatoire qui, durant toutes ces années de marche vers
l'État, a permis au parti et à la Histadrout de se dérober à leurs devoirs
socialistes a été l'habitude prise par leurs dirigeants de rejeter la
responsabilité des difficultés sur les nouvelles vagues d'immigration.
Même ceux qui, en toute bonne foi, avaient tenté de comprendre
pourquoi la société histadroutique n'était pas devenue cette société
d'égalité et de démocratie que, dans l'esprit des militants de base, elle
devait être, même ceux-là croyaient devoir imputer les « déviations » au
fait qu'« une grande partie des [nouvelles] troupes a manqué de l'émotion
pionnière et morale » qui avait caractérisé les époques antérieures853. Le
haro sur les nouveaux immigrants qui avait commencé de se faire
entendre avec l'arrivée de la quatrième alya fut l'une des constantes de la
disculpation des pères fondateurs : c'est cette « alya de petits boutiquiers
» qui aurait forcé les premiers venus, fondateurs de la Histadrout, à
abandonner le rêve socialiste. En même temps qu'on avait trouvé le bouc
émissaire, on installait le mythe de l'âge d'or des époques génésiaques de
la deuxième alya.
Chez les fondateurs du mouvement travailliste, l'autoglorification était
comme une seconde nature. Elle était l'une des composantes du sentiment
de supériorité que ces hommes avaient développé à l'égard de tous les
juifs qui n'étaient pas sionistes et de tous les sionistes qui n'étaient pas de
leur courant. « Nous avons été le levain de la pâte et avons plus d'une fois
sauvé le sionisme grâce à notre vigilance », déclara Katznelson en 1932,
ajoutant quand même avec une pointe d'amertume : « Mais voilà
quelques années maintenant que nous avons cessé de monter sur la
brèche »854. Tous n'avaient pas toujours cette lucidité rare même chez
Katznelson : la plupart continuèrent d'agonir d'injures les dirigeants du
mouvement ouvrier juif des États-Unis et les dirigeants du Bund en
Europe (Aran), les immigrants venus de Pologne et d'Allemagne
(Rémez), ou de proclamer bien haut qu'avec l'arrivée « du cafetier
arraché à son bourg de Bulgarie ou de Roumanie » de nouveaux
comportements s'étaient installés qui faisaient que « maintenant, il y
a[vait] beaucoup de lie dans le Yshouv » (Sprinzak)855.

L'ÉGALITÉ : LE PRINCIPE ET SON APPLICATION

Dès les premières années 1930, les militants de la Histadrout, toutes


tendances confondues, ont la désagréable impression que la réalité
sociale installée par l'organisation n'est pas ce qu'ils ont espéré.
L'évidence s'impose alors que la société histadroutique ne cherche même
pas à se donner les moyens d'être un jour une société égalitaire. À la fin
de la décennie, ce sentiment est plus fort encore. Les milliers de
chômeurs, dont le nombre grandit chaque jour, perdent patience et se
rebellent contre la direction du mouvement. À la section de Tel-Aviv du
Mapaï, les radicaux réussissent à entraîner avec eux la majorité et
refusent la discipline du parti. Pour rappeler à l'ordre ces militants – pour
la plupart des syndicalistes incapables de se voiler la face devant la
détresse des sans-travail –, Mordechaï Namirowsky (Namir), l'une des
figures de proue du conseil ouvrier de Tel-Aviv qui sera maire de la ville
puis ministre, choisit de rappeler l'exemple de la fin des années 1920. En
1927 aussi, dit-il, « nous avons connu le chômage et la faim, et la
Histadrout a traversé une dure période de crise sociale et morale due
d'abord à la très mauvaise situation financière de Solel Boneh et à
l'affaire des "avances", à l'affaire des faux dans les subventions aux
chômeurs de Tel-Aviv ensuite, à l'effondrement économique du Mashbir
enfin. Et pourtant, malgré tout, tous les militants de l'Ahdout Haavoda,
chômeurs compris, ont su faire rempart autour de la Histadrout et
défendre les représentants qu'ils y avaient délégués. La même année
encore nous avons brisé la "fraction [communiste]" ». Namirowsky se dit
déçu de voir que l'histoire ne se répète pas et scande son dépit de
constater que, cette fois, ce sont les militants eux-mêmes qui « appellent
à l'assaut du comité exécutif» de la Histadrout. Les mœurs, décidément,
ont beaucoup changé et – hélas ! – « une telle atmosphère et une telle
conduite sans retenue n'ont pu apparaître dans notre section, si importante
quant à son rôle de modèle et d'exemple, que parce que la mentalité
politique et le dévouement moral ne sont pas ce qu'ils étaient en 1927 »856.
C'est Aharon Ziesling, de l'aile gauche du Mapaï – qui sera parmi les
scissionnistes du groupe B et deviendra un jour ministre – qui prend sur
lui de répondre :
« La vérité est qu'alors nous n'avons pas fait que briser la fraction,
nous avons aussi abattu beaucoup des piliers importants sur
lesquels reposait la Histadrout. Nous payons aujourd'hui encore le
prix de ce travail de sape. Et le jour où nous nous sommes coupés
de la responsabilité mutuelle, de notre responsabilité à l'égard du
quotidien de chaque ouvrier et de son travail, ce jour-là, c'est nous
que nous avons brisés. Ces jours de chômage [de 1927] étaient des
jours de crise pour notre mouvement, une crise dont nous
ressentons encore les effets. La volonté de responsabilité mutuelle
et d'égalité qui était inscrite dans l' "égalité des prix" [du travail,
c'est-à-dire des salaires] avait disparu ; à la place on nous conjurait
d'éviter le "gaspillage" provoqué par la création d'emplois destinés
aux nouveaux immigrants. En ces temps, des milliers d'hommes
n'avaient pas de travail, cela n'empêchait pas le niveau de vie de
s'améliorer, même dans nos rangs [celui des ouvriers]. Mais voilà,
dès que la situation s'est améliorée, quand le chômage a cessé, la
direction du mouvement a fait sien le slogan "Enrichissez-vous".
C'est à la suite de cette crise-là qu'est née la méprisable atmosphère
de prosperity [l'orateur emploie le mot anglais] que nous avons
beaucoup contribué à répandre. De nouveaux chemins se sont
ouverts qui ont partagé la population. Certes, nous avons alors fait
de grandes choses aussi, mais nous avons en même temps provoqué
les écarts et les divergences. C'est là qu'il faut chercher les raisons
essentielles des échecs sociaux, de la baisse du niveau du service
public, de la diminution de la fraternité parmi nous . 857
»

Les adresses de Namirowsky et de Ziesling n'étaient pas seulement la


présentation de deux faces d'une même réalité, elles étaient aussi deux
visions de la réalité désirée. Dans l'esprit des hommes de l'appareil de la
Histadrout, les années 1920 étaient regrettées comme un paradis perdu.
Ils avaient la nostalgie de cette ère dorée où le mouvement, uni et
discipliné, avait su traverser toutes les tempêtes. Et pour cause ! Hormis
les hommes du Bataillon du travail et quelques insoumis comme Eliezer
Yaffé, personne n'avait alors osé mettre publiquement en doute la
capacité, le sérieux et la crédibilité de la direction du mouvement
travailliste. Nul n'eût osé critiquer les décisions des instances supérieures
du parti ou de la Histadrout, tout comme personne n'avait osé vraiment
discuter l'action des dirigeants – élus – de ces institutions. Le
conformisme confinait alors à la foi aveugle, et la notion de
responsabilité personnelle n'était pas appliquée parce qu'elle était absente
des mœurs publiques.
C'est pourquoi il n'était dans les moyens ni des militants de base ni des
militants de terrain de s'opposer à la politique – nonofficielle – de la
direction du mouvement. Le travaillisme politique et économique ne
s'était pas contenté de fermer les yeux devant les volontés
d'enrichissement personnel, il les avait encouragées. Le désir d'égalité
était prononcé chez les travailleurs et les militants syndicalistes du rang,
mais très étiolé au sommet du parti et de la Histadrout. Les militants et
syndicalistes de moyenne importance qui, en 1926-1927, avaient pris la
tête des chômeurs se retrouvaient dix ans plus tard, après avoir monté en
grade, du côté de l'appareil. Très souvent ils étaient l' appareil858. C'était là
l'un des facteurs de mécontentement de la base et de l'affrontement entre
les hommes de terrain et les « politiques ». Beba Idelson, l'une des
militantes les plus engagées de l'Organisation des mères au travail, donne
une description qui rend très bien le sentiment général de la rue :
« Aujourd'hui, les militants politiques ou syndicalistes qui ont assis
leur situation sur le compte de la base ne suscitent que mépris. On
nous accuse de ne pas nous intéresser aux problèmes de la masse
de nos camarades. Or, et il faut le dire, les instances de nos
institutions sont coupées des développements qui sont intervenus.
Nos institutions, nous le savons, sont élues une fois tous les six ou
sept ans, entre-temps la population [ouvrière] a grandi, et la
patience n'est plus ce qu'elle était en 1926 ou en 1927. La
perception des choses a changé, elle aussi . » 859

Dès le début des années 1930, il était devenu clair que la société en
construction en Eretz-Israël ne serait pas une société socialiste. Même les
plus optimistes avaient perdu toute illusion. Non seulement ils ne
croyaient plus possible de diriger le Yshouv vers cet idéal, mais encore
ils désespéraient de voir la société histadroutique prendre un chemin qui
aurait pu en faire, un jour, une organisation sociale égalitaire. « L'ouvrier
eretz-israélien est descendu au niveau de l'ouvrier des autres pays. Il n'a
plus de relation pionnière à la Histadrout et ne confond plus ses intérêts
propres avec l'intérêt général », disait Ben Gourion devant le conseil de la
Histadrout en 1932860. Beilinson, Yavnééli, Tabenkin et Meïr Yaari étaient
du même avis. Quelques mois avant Ben Gourion, Beilinson avait déjà
appelé à prendre garde « au recul de l'attention portée par les ouvriers des
peuplements non collectivistes à la question des salaires861 ». Il sous-
entendait que le désir d'égalité avait beaucoup diminué au sein même de
la Histadrout. Durant l'automne de la même année, lors d'un débat sur
l'éducation desouvriers, Yavnééli reprochait de « ne plus mettre assez
l'accent sur l'entraide et la responsabilité mutuelle862 ». Au cours de cette
même réunion, qui avait pour objet de décider du transfert de la direction
administrative du réseau d'enseignement de la Histadrout à l'Agence
juive, Tabenkin s'en prit à « l'esprit de l'époque » et pourfendit « la
diminution de notre foi en nos propres capacités »863. Le leader du
Hashomer Hatsaïr, Meïr Yaari, constatait quant à lui avec regret l'écart
entre ce qu'on avait voulu et ce qui était : « On a parlé un jour de grande
commune générale. Mais les perceptions et les croyances ont beaucoup
changé depuis, et beaucoup, depuis, a été mis de côté, sans faire la part
du grain et de l'ivraie. » Aussi, concluait-il, « on ne peut discuter de ce
qui se passe à la Histadrout sans tenir compte de ce qui se passe dans le
pays et dans le mouvement sioniste [...]. C'est en vain que nous nous
occuperons de psychologie, de sentiments et de perceptions si l'on
continue d'accepter ce qui est. Car le danger, c'est que l'ouvrier, en Eretz-
Israël, est en train de devenir un immigrant au sens le plus banal du terme
»864.
Les pères fondateurs ont toujours considéré les vagues d'immigration
arrivées après 1923, la quatrième et la cinquième, comme une des
sources du mal en général et comme celle de la dégénérescence des
valeurs de discipline et de sacrifice en particulier. Les hommes des
deuxième et troisième alyas, on l'a vu, avaient la plus haute idée d'eux-
mêmes et ne manquaient jamais de se distinguer des gens venus après
eux. Ainsi, les hommes des premières alyas ont toujours refusé d'«
accorder » le titre de pionniers aux jeunes gens et jeunes femmes arrivés
pendant les années de crise économique en Europe ou après l'accession
d'Hitler au pouvoir. Seuls ceux qui avaient choisi d'aller habiter en
kibboutz ou d'aller en fonder un nouveau trouvaient quelque grâce à leurs
yeux.
Mais ils n'étaient pas dupes. Ils avaient beau accuser les différences
socio-démographiques, ils avaient beau regarder de haut l'idéal pas
toujours blanc et bleu – disaient-ils – des nouveaux immigrants, ils
savaient que le désenchantement et le mécontentement avaient une raison
beaucoup plus profonde et plus tangible : la différenciation sociale qui
était devenue le lot de la société histadroutique. Une société qui, dès
1929-1930, hormis sa composante kibboutzique, s'était stratifiée en
classes, comme n'importe quelle banale société bourgeoise. Les écarts de
salaire et de qualité de vie, parfois considérables, entre les dirigeants et
apparatchiksd'une part et les ouvriers de l'autre étaient l'ordinaire. Une
oligarchie s'était déjà constituée qui jouissait d'un niveau de vie sans
comparaison possible avec celui de l'ouvrier. En 1930, tant qu'à être
membre de la Histadrout, il valait beaucoup mieux y être fonctionnaire :
c'était financièrement et socialement autrement plus gratifiant, quoi qu'en
disent les belles déclarations sur l'ouvrier bâtisseur de nation.
Certes, ce n'est que durant la seconde moitié des années 1930 que les
laissés-pour-compte du système manifestent leur colère ouvertement et
s'organisent, mais cela ne veut pas dire que les inégalités datent de cette
époque. À la Histadrout, les écarts socio-économiques sont une évidence
dès la fin des années 1920. Dès cette époque, les conflits d'intérêt et les
antagonismes sont devenus impossibles à camoufler. Si la rébellion ne se
cristallise que vers 1937-1938, c'est que la crise économique est là qui
met les patiences et les illusions à rude épreuve. Quoi qu'aient déclaré ou
désiré les dirigeants de la Histadrout et quoi qu'aient écrit les historiens
apologistes du mouvement ouvrier, il y a bien eu des classes et une lutte
de classes dans la société histadroutique, surtout après 1935. Les
chômeurs affamés se sont soulevés contre les fonctionnaires rassasiés de
l'appareil, on trouvait des parents qui ne pouvaient acheter de quoi
nourrir leurs enfants à côté de parents dont les enfants allaient dans un
lycée payant et cher. À la fin des années 1930, la classe dirigeante de la
Histadrout menait une vie qui n'avait rien à envier à celle de la classe
moyenne aisée du Yshouv. Cette élite était l'objet d'un ressentiment qui
tournait souvent à la haine véritable. La rancœur n'était pas le fait des
seuls chômeurs, elle était décelable même chez ceux des ouvriers qu'un
travail fixe ne pouvait empêcher de garder un regard critique sur l'aisance
des hauts fonctionnaires dont dépendait leur vie quotidienne. La
Histadrout faisait de grands efforts pour soulager la détresse des
chômeurs, et les institutions de secours qu'elle avait mises en place
n'avaient pas d'équivalent dans tout le Yshouv, mais les chômeurs et les
ouvriers étaient quand même obligés de constater que la société
histadroutique avait fait litière de l'idéal d'égalité que ses dirigeants ne
cessaient de prêcher. En moins de vingt ans s'était instaurée une distance
peu flatteuse entre son discours et la réalité qu'elle avait établie, une
réalité qu'aucune doctrine socialiste, orthodoxe ou réformiste, ne pouvait
approuver.
La critique contre la Histadrout et contre le parti a porté
essentiellement sur deux aspects de leur fonctionnement : le manque
d'égalité et le manque de démocratie. Deux défauts qui sont allés en
s'accentuant à mesure que le mouvement ouvrier s'élargissait et se
diversifiait. La tentative d'instaurer des règles d'égalité s'est heurtée dès le
départ à de nombreuses difficultés. Au début de son existence, juste au
lendemain de la Première Guerre mondiale, le mouvement travailliste
avait choisi d'organiser la production et la distribution en coopérative,
croyant que la majorité des ouvriers pouvait trouver sa place – honorable
– dans un tel système et persuadé que ce type d'organisation économique
et sociale finirait par résoudre la question du travail salarié. La
coopérative fut d'abord essayée dans le secteur agricole, parce que c'était
là en premier lieu qu'elle répondait aux nécessités parce qu'elle y était
souvent le seul moyen de créer rapidement du travail et bien sûr parce
que c'était un moyen efficace, sinon irremplaçable, de colonisation
agricole. Elle avait tout pour satisfaire aux besoins immédiats du
sionisme en Eretz-Israël : elle occupait la terre et fournissait en même
temps du travail aux immigrants qui ne pouvaient se placer dans le
secteur agricole privé. Mais il devint vite évident que l'agriculture ne
pourrait jamais absorber tous les nouveaux venus.

Pourtant l'expérience coopératiste ne fut pas reprise dans les


agglomérations, et ce pour une raison essentielle. Là, croyait-on, il n'y
avait aucune urgence à trouver un substitut au travail salarié. Non que les
villes aient offert des possibilités d'emploi illimitées, mais au moins il y
en avait. Ce qui n'était pas le cas, on l'a vu, dans l'agriculture où la
décision de créer un système coopératiste n'était pas vraiment un choix
idéologique. Pour l'élite du mouvement, la propriété privée n'était pas le
mal. Certes, l'implantation de coopératives dans le secteur urbain posait
des problèmes autrement plus compliqués que dans le secteur agricole,
néanmoins ces obstacles ne pouvaient justifier seuls le manque de
combativité dont, en ville, la Histadrout a fait montre à l'endroit du
système capitaliste de production – pour ne pas dire la collaboration
immédiate qu'elle lui a proposée.
Il y a juste vingt ans, Zvi Zussman présentait des données qui firent
exploser le mythe de l'égalité dans la société du Yshouv. Ces chiffres
provenaient des départements de la statistique de la Histadrout, ou de
l'Agence juive, ou encore de l'administrationmandataire; ils concernent,
entre autres, les niveaux des salaires perçus dans le Yshouv en 1922,
1930 et 1937. Ils montrent à quel point, dans l'entre-deux-guerres, les
différences étaient notables entre les revenus des diplômés de
l'enseignement supérieur, des fonctionnaires et des ouvriers qualifiés et
ceux des ouvriers non qualifiés du bâtiment, de l'industrie ou de
l'agriculture. Après avoir comparé les tarifs horaires, les salaires réels et
le niveau de vie de plusieurs catégories de travailleurs, dans plusieurs
pays et à des périodes différentes, Zussman arrive à la conclusion que les
salaires pratiqués dans le Yshouv pré-étatique n'étaient pas moins
différenciés que dans d'autres sociétés capitalistes à la même époque ou
que plus tard dans l'État d'Israël des années 1960. La seule raison trouvée
par Zussman pour expliquer une si grande inégalité entre les revenus des
diplômés et autres ouvriers qualifiés, même aux échelons les plus bas, et
les revenus des ouvriers non qualifiés est la très forte présence sur le
marché du travail d'ouvriers arabes non qualifiés865. L'employeur juif,
surtout dans l'agriculture, n'était partisan du travail juif que si celui-ci ne
lui revenait pas plus cher que le travail arabe.
La Histadrout n'a jamais réussi à éliminer la concurrence de la main-
d'œuvre arabe866. À la veille du soulèvement de 1936, les employeurs juifs
du Yshouv employaient quelque 12 000 ouvriers arabes. À la même
époque, près de 5 000 juifs, pour la plupart des ouvriers non qualifiés,
étaient inscrits comme demandeurs d'emploi. Dans le secteur agricole juif
par exemple, on trouvait près de 3 ouvriers arabes pour 5 ouvriers juifs.
Ces statistiques expliquent, en partie, la grande prudence, excessive
même, observée par les conseils ouvriers locaux dans leurs relations avec
les employeurs juifs. Les militants syndicalistes savaient que l'ouvrier
juif pouvait être remplacé sans difficulté aucune, souvent à meilleur prix,
par un ouvrier arabe867. Ils auraient tout accepté, ou presque, pour éviter
une aggravation du chômage et pour s'adapter aux conditions du marché
du travail.
Selon les chiffres relevés par Zussman pour 1928 et 1931, les écarts de
salaires entre employés et ouvriers juifs qualifiés d'une part et ouvriers
non qualifiés, d'autre part, étaient parmi les plus élevés des pays
occidentaux. Dans le bâtiment, Eretz-Israël était au 5e rang des 25 pays
retenus, juste après les États-Unis mais loin devant la Grande-Bretagne,
la France, l'Allemagne, l'Italie et les pays scandinaves. Dans la
métallurgie, le Yshouv est une foisencore au 5e rang des 22 pays
recensés, devancé juste par la Yougoslavie, la Pologne, la Hongrie et la
Tchécoslovaquie, mais devant les États-Unis et bien au-dessus des autres
pays d'Europe occidentale. À Tel-Aviv, dans l'imprimerie, l'écart était
plus faible qu'à Varsovie et Talin, mais beaucoup plus large qu'à Londres,
Berlin, Vienne et Rome. Si l'on compare les écarts dans ces mêmes
secteurs en 1937 et 1963, on s'aperçoit que la grille était beaucoup plus
défavorable aux ouvriers non qualifiés du Yshouv pré-étatique qu'à ceux
de l'État constitué868.
La comparaison des niveaux de vie des salariés juifs en Eretz-Israël
vient confirmer les écarts de salaires. Un autre chercheur a analysé les
enquêtes menées dans le pays pour mesurer le niveau de vie du
travailleur juif869 L'objectif de ces enquêtes, hormis celle conduite en
1926, n'était pas d'évaluer les différences de niveau de vie entre des
couches de population mais d'étudier des niveaux de vie types. L'enquête
de 1926 n'inclut pas les ménages dont les revenus mensuels n'atteignaient
pas 5 livres ou dépassaient 12 livres. Néanmoins, remarque Zvi Zussman,
même dans ces limites, cette enquête est très révélatrice des fortes
différences de niveau de vie des ménages retenus. Il partage la population
en dix tranches de niveau de consommation moyenne. Les ménages de la
deuxième tranche (en partant du bas) avaient une dépense mensuelle
moyenne de 1,352 livres par personne, alors que ceux de la . neuvième
dépensaient 5,515 livres. Selon Zussman, près de 20 % des ménages
(salaires de moins de 5 livres et de plus de 12 livres par mois) n'ont pas
été étudiés dans cette enquête de 1926. Si ces deux marges avaient été
considérées elles aussi, il va de soi qu'on aurait relevé des écarts plus
larges encore. Ces extrêmes non retenus, il demeure que les ménages de
la neuvième tranche avaient en 1926 une dépense mensuelle 3,4 fois plus
élevée que les ménages de la deuxième, un écart que l'on retrouve en
1962-1963. Les mêmes différences étaient notées dans les conditions de
logement870.
Mais le propos ici est la Histadrout, et non la société pré-étatique ou
celle de l'État constitué. Certes, nombreux sont encore ceux qui, fidèles
au mythe de l'âge d'or de leur jeunesse, refusent d'affronter à la réalité et
de voir que la société du Yshouv n'était pas très différente de n'importe
qu'elle autre société capitaliste de l'époque ou de la société israélienne
actuelle. On ne reconnaît pas aisément que la condition du chômeur en
Israël des années 1990est de loin plus supportable que ne l'était celle du
chômeur dans le Yshouv des années 1930. Car, malgré son discours et
l'allure vestimentaire très décontractée qu'elle avait adoptée, la société du
Yshouv était une société bourgeoise somme toute banale. Et la
concurrence de la main-d'œuvre arabe a eu une influence sur le niveau du
salaire de l'ouvrier juif non qualifié. Cette dernière donnée, cependant, ne
doit pas détourner l'attention et dispenser de poser certaines questions.
Qu'a fait la Histadrout pour éradiquer ou même diminuer les inégalités
dans tous les pans d'activité où la main-d'œuvre arabe était totalement
inexistante : son propre appareil, ses propres entreprises industrielles par
exemple ou ses établissements financiers? A-t-elle balayé devant sa
porte? Voulait-elle balayer devant sa porte? Car, par-delà les questions
spécifiques qui peuvent se poser au sujet de la politique salariale dans des
domaines où elle avait presque toute latitude d'être différente, une autre,
plus pressante, s'impose : le mouvement travailliste était-il désireux
d'introduire l'égalité dans la vie du Yshouv en général ?
Il a toujours été admis que le principe de l'égalité a prévalu au sein de
la Histadrout et que son application la plus repérable s'est manifestée
dans la modulation des salaires qu'elle versait à ses employés. Ce mythe
s'est si bien enraciné qu'on a pu trouver sous la plume d'un sociologue
aussi imposant que S.N. Eisenstadt des affirmations du genre : « Dans
une institution de la Histadrout, il arrivait que le gardien, à cause de son
ancienneté et parce que sa famille comptait six enfants, gagne plus que le
directeur du fait que celui-ci n'avait que deux enfants871. » Eisenstadt est
l'un des chercheurs qui ont le plus marqué la sociologie israélienne, et
son ouvrage sur la formation de la société de son pays a été une lecture
obligatoire pour des dizaines de promotions d'étudiants; il a été aussi la
référence obligée de dizaines et dizaines de thèses sur la société du
Yshouv et la société de l'État constitué. L'affirmation est cependant pour
le moins hâtive : hormis les conseils ouvriers locaux dans les toutes
premières années de leur existence, il n'y avait pas une seule institution
de la Histadrout où une telle pratique pouvait se vérifier. Même dans ces
quelques poches, l'expérience n'a pas duré plus d'une décennie. Dès les
années 1930 en effet, la modulation des salaires dans les conseils ouvriers
a commencé de s'aligner sur celle pratiquée dans toutes les autres
branches d'activité. En fait, si le mode de salaire familialn'a pas connu
d'application plus large, même dans les premières années d'existence de
la Histadrout, c'est parce que l'idéologie égalitaire a, dès le début, été
subordonnée – sinon inféodée – à l'idéologie nationale. L'égalité n'a été
invoquée et promise que pour mieux faire rêver et mieux recruter
l'énergie des nouveaux venus de la troisième alya qui, eux, voulaient
accomplir à la fois une révolution nationale et une révolution sociale.
Parce qu'ils ont compris l'intérêt immédiat, non négligeable, qu'ils
pouvaient tirer de l'idée d'égalité pour faire avancer les tâches nationales
de repeuplement et d'intégration des immigrants, les pères fondateurs s'en
sont servis comme mythe mobilisateur, tant à la Histadrout qu'au parti.
Mais aussitôt que les valeurs d'égalité sont venues gêner les alliances
politiques et économiques tenues pour indispensables à la bonne marche
de la reconstruction nationale, aussitôt nés les premiers doutes sur
l'efficacité de la pratique égalitaire comme moteur de cette
reconstruction, l'idée d'égalité a été abandonnée et n'est plus apparue que
dans le discours. Pendant des années, elle ne sera plus qu'un ornement
rhétorique, la mouche attachée à l'hameçon. Cette évidence saute aux
yeux dès que l'on s'arrête au sort que la Histadrout a réservé à l'idée
d'égalité en son propre sein.
En ce domaine, elle a agi comme elle le faisait dans tous les espaces où
la contradiction, voire l'antinomie étaient gênantes tant en théorie qu'en
pratique : elle ignorait, elle occultait. Nous avons vu dans les chapitres
précédents comment l'élite travailliste a cru contourner l'incompatibilité
entre lutte des classes et union nationale. En matière de pratique
égalitaire, elle usera du même tour de passe-passe : elle détournera le
contenu des définitions ou lambinera à appliquer les décisions que ses
militants du deuxième et troisième rang la pressaient de prendre. Dès les
premières années 1920, elle adoptera de nombreuses décisions propres à
instaurer l'égalité, mais chaque fois elles resteront lettre morte.
La question de l'égalité est continuellement à l'ordre du jour, d'abord
quand il faut fixer l'échelle des salaires dans le secteur histadroutique,
ensuite lorsqu'il faut débattre des salaires dans le secteur privé. Durant
l'entre-deux-guerres, la lutte pour la fixation des salaires dans le secteur
privé a été confiée aux conseils ouvriers locaux, décision qui a, elle aussi,
une part dans l'approfondissement des écarts872. Si une organisation aussi
centraliste que la Histadrout a choisi de remettre à ses instances
inférieures lesoin de traiter un sujet aussi important, si le comité exécutif,
d'ordinaire si jaloux de ses pouvoirs, a préféré en l'occurrence transmettre
aux instances locales le pouvoir de décision, c'est parce que les dirigeants
mettaient en avant la nécessité de bâtir une économie. La Histadrout se
considérait comme une organisation à responsabilité nationale; pour s'en
tenir à cette vocation, elle était disposée à marquer le pas autant qu'il le
fallait dans ses rapports avec les fournisseurs de travail. Et de fait, tant
que l'employeur respectait le sacro-saint principe du travail juif, il
pouvait compter sur la totale collaboration du syndicat. La décision du
comité exécutif de laisser les mains libres aux conseils locaux ne
manquait pas d'habileté. Le règlement des désaccords était autrement
plus facile entre voisins – usine ou entreprise locale d'une part, conseil
ouvrier de la même petite ville de l'autre – qu'entre représentants devant
fixer des conventions collectives au niveau national. De plus, la
préférence donnée aux règlements locaux sur les règlements collectifs
avait l'insigne avantage d'éviter que les conflits ne prennent un aspect de
confrontation entre classes.

LA FAILLITE DU SALAIRE FAMILIAL

La question de l' « égalité des prix » – c'est-à-dire de la rétribution du


travail – a été au centre des débats de la deuxième convention de la
Histadrout, tenue en février 1923. Une motion demandant « l'application
d'un seul échelon de salaire dans toutes les institutions de la Histadrout »
a alors été très largement adoptée. Pour fixer cet échelon, une
commission spéciale fut désignée. Mais, en même temps qu'elle décidait
la création de cette commission, la convention ouvrait une écluse en
précisant que « lorsqu'une institution [de la Histadrout] se voit forcée,
pour une raison spéciale, de déroger à la règle de l'échelon unique, elle
doit en référer à la commission qui, seule, est habilitée à autoriser la
dérogation ». La commission spéciale était composée de Hillel Dan, par
la suite l'un des dirigeants les plus influents de Solel Boneh, Shmuel
Yavnééli et Lévy Shkolnik (Eshkol). Ces trois hommes seront rejoints un
peu plus tard par deux autres, eux aussi désignés par le comité exécutif.
La commission remet le résultatde ses travaux au conseil de la Histadrout
tenu en décembre de la même année.
Les recommandations qui furent adoptées fixaient un même salaire de
base pour tous les travailleurs de la Histadrout, auquel devaient s'ajouter
des compléments versés en fonction de la situation familiale, du nombre
d'enfants et de parents directs dépendants. En ville, le salaire de base était
fixé à 7,50 livres égyptiennes (la monnaie alors en cours et dont la valeur
était celle de la livre sterling; en 1927, elle sera remplacée par la livre
palestinienne mais gardera la même parité) ; celui versé aux travailleurs
agricoles était plus bas, compte tenu des loyers pratiqués dans les
villages. Un travailleur marié percevait 3 livres supplémentaires et 2,5
pour chaque enfant de moins de trois ans ou 3 pour chaque enfant de plus
de trois ans. Pour les parents dépendants, un supplément de 2 livres par
personne à charge était prévu – ce supplément n'était versé que pour les
parents habitant le pays. Un salaire, compléments compris, ne pouvait
dépasser 20 livres par mois, et tout dépassement devait au préalable être
autorisé par la commission du salaire873.
La pratique du salaire unique s'appliquerait, disaient les textes, « à tous
les travailleurs de la Histadrout » : médecins, ingénieurs ou tout autre
corps de métier. En décembre 1923, lorsqu'il prend sa décision, le conseil
précise qu'elle « entrera en vigueur à partir du 1er février 1924 dans toutes
les institutions de la Histadrout ». Mais, pour rester dans l'esprit de la
décision première de la convention de février 1923, on ajoute : « Une
institution qui, pour une raison suffisante, demande à apporter un
changement à ce niveau de salaire devra auparavant obtenir l'autorisation
de la commission du salaire. Toutes les demandes de dérogation seront
examinées cas par cas874.» Cette éventualité appelée à jouer le moins
souvent possible est si fréquemment invoquée et les dérogations si
nombreuses que le filtre devient une véritable passoire. Au bout de
quelques mois le principe est emporté par le courant; à l'évidence, la
Histadrout ne fait pas grand-chose pour le consolider. Aussitôt les textes
de régulation adoptés, le salaire familial ne va plus cesser d'occuper
l'organisation. Son application est l'une des principales causes des
tensions, déceptions et amertumes qui caractérisent les relations de la
Histadrout avec ses salariés.
L'étude de l'évolution du salaire familial tel qu'il a été pratiqué durant
la décennie qui a suivi son adoption est essentielle pourcomprendre à
quoi songeaient les fondateurs lorsqu'ils mirent en place les organes de ce
qui allait devenir le plus grand complexe économique de l'État en
marche. La technique utilisée par le comité exécutif pour se dérober à sa
responsabilité d'appliquer les décisions de février 1923, l'atteinte
systématique des responsables à des normes qu'ils avaient fait mine de
soutenir et le front uni que ces mêmes responsables – Ben Gourion,
Katznelson et Arlosoroff compris – ont présenté dans la constance dont
ils ont fait preuve pour dénaturer un principe qui les gênait sont autant de
signes qui viennent dénoncer que, dès les origines, il n'a jamais été dans
l'esprit des fondateurs d'ériger la Histadrout en société égalitaire. Autant
de signes qui viennent confirmer aussi que le mouvement travailliste
n'avait pas l'intention de s'engager dans des expérimentations sociales à
grande échelle. On voulait bien tolérer le laboratoire du kibboutz, mais
encore fallait-il que les « chercheurs », les pionniers des deuxième et
troisième alyas, limitent leur enthousiasme au seul type de peuplement
qui leur avait été concédé pour des raisons circonstancielles et ne se
mêlent pas de vouloir pénétrer la ville ou la grande campagne. Il ne
fallait surtout pas que les expérimentateurs se laissent porter par quelque
velléité d'indépendance.
De toutes les décisions jamais prises par la Histadrout, aucune n'a subi,
aussi vite et aussi ouvertement, autant de violations. Le premier rapport
remis à la troisième convention (1927) par la commission de contrôle de
l'application du salaire unique (composée de trois des cinq qui avaient
participé à la commission du salaire : Yavnééli, Perlson, Shkolnik) est
édifiant. Hormis le Centre des agriculteurs, aucune institution n'avait
respecté la règle de l'échelle unique, ni dans sa lettre ni dans son esprit.
Pas même le comité exécutif! La raison avancée en 1927 par la Bank
Hapoalim, qui se refusait à toute contorsion hypocrite, résume bien la
situation :
« Jusqu'à présent, notre banque ne pratiquait pas la politique
salariale adoptée par la Histadrout; chez nous, le salaire était fixé
compte tenu d'abord du niveau du poste et ensuite du salaire
proposé pour ce même poste par les institutions semblables du
pays. Chez nous, la direction fixait le salaire de chacun au cas par
cas . »
875

Cette réponse de la Bank Hapoalim n'avait rien pour surprendred'aussi


fins connaisseurs de la vie de la Histadrout que Yavnééli et Shkolnik; en
outre, cet établissement financier n'avait jamais fait secret de sa politique
des salaires. Le 16 juin 1923, à peine quatre mois après l'adoption des
recommandations de la commission du salaire, la Bank Hapoalim
remettait un rapport dans lequel elle précisait déjà son « incapacité à
s'aligner sur la politique du salaire familial ». C'est par exemple la raison
pour laquelle elle continuait de verser 50 livres à son directeur et 30 à son
sous-directeur (qui n'était autre que Yossef Aharonowitz lui-même) et à
son expert comptable. Les familles de ces directeurs comptaient trois
personnes chacune. Si les critères du salaire familial avaient été
respectés, ils auraient dû percevoir 13,5 livres tout au plus. Le gardien, en
revanche, ne percevait qu'un salaire de 6,5 livres, bien au-dessous de ce
que les normes prévoyaient compte tenu de la taille de sa famille876. La
réalité n'était pas différente ailleurs. Au secrétariat du comité exécutif,
Ben Gourion percevait 19 livres par mois, alors que les dimensions de sa
famille n'auraient dû l'autoriser à percevoir que 13,5 livres. À la centrale
d'achats et de ventes Hamashbir, les salaires de 25 livres (25 % au-delà
du maximum prévu) étaient fréquents. La pratique du salaire familial
n'était respectée que dans les conseils ouvriers locaux, c'est-à-dire dans
les organismes où les permanents étaient en contact direct avec les
travailleurs877.
Durant les longues années où elle a fonctionné, la commission de
contrôle du niveau du salaire n'a jamais pu imposer de véritable
discipline, ni obtenir de compte rendu vraiment précis. Son rapport remis
à la convention de 1927 est probablement le plus crédible. Il est vrai que
la commission n'avait guère de moyens et que ses armes n'étaient pas très
puissantes. Le comité exécutif, Ben Gourion en tête, ne la soutenait pas,
invoquant l'indépendance prévue par les statuts. Derrière ce prétexte se
cachait la volonté de faire le vide autour d'un corps que l'on désirait
priver de tout pouvoir d'influence. Au lieu d'intervenir pour tenter de
corriger les déviations relevées par la commission – ce qui n'aurait été en
aucune façon une atteinte à sa souveraineté –, les dirigeants de la
Histadrout se contentaient de noter les conclusions par lesquelles se
terminaient ses rapports, à savoir: « L'échelon unique de salaire ne réussit
pas à s'imposer et ne répond pas aux nécessités de la vie. » Dès juillet
1924, presque tout le monde pensait que la lutte pour l'application du
salaire familial était devenueillusoire. Et la commission de contrôle, dont
la majorité était hostile à toute dérogation, fut bien forcée de constater
son impuissance à changer les pratiques878. De guerre lasse, l'un des trois
membres de la commission, Yavnééli, présenta sa démission parce que
celle-ci n'avait pas « les moyens de remplir la tâche qui lui a[vait] été
impartie par le conseil de la Histadrout879». Le comité exécutif refusa cette
démission mais pour autant ne prit aucune mesure qui eût pu sauver la
commission de la paralysie. On décida alors de revenir à la case départ, et
une autre commission est désignée qui devrait « soumettre d'ici un mois
des propositions sur l'échelon unique à appliquer pour tous les employés
de la Histadrout ». Cette deuxième commission, semble-t-il, ne s'est
même pas réunie. Et si elle l'a fait, elle n'a laissé aucune trace de ses
travaux. À la réunion du douzième conseil (31 janvier-2 février 1927),
tout juste trois ans après le vote sur le salaire familial, on décida... d'élire
une nouvelle commission chargée d' « étudier la pratique de l'échelon
unique et la politique des salaires dans toutes les institutions de la
Histadrout ». Cette fois, la commission se vit confier aussi le mandat
d'enquêter sur une des plus sombres affaires de concussion que la
Histadrout ait connues durant l'entre-deux-guerres : l'affaire des «
avances ». Dévoilée en automne 1926, cette affaire avait fait tant
d'éclaboussures et provoqué tant de colère, notamment parmi les
chômeurs, que le comité exécutif n'avait eu d'autre choix que d'ordonner
une enquête. Il est très probable que, sans les pressions de la base, qui
demandait avec vigueur qu'on l'éclaire « sur les rumeurs qui ne cessent de
gonfler et portent atteinte à l'honneur des employés de la Histadrout »,
l'affaire aurait été passée sous silence880.
Dans son rapport, la commission signalait que les directeurs des
organismes économiques et autres institutions de la Histadrout ne
s'étaient pas contentés de se verser de gros salaires – par le biais de
primes de vie chère –, mais qu'ils avaient aussi bénéficié d' « avances »
qui, de fait, étaient de substantielles augmentations de salaire déguisées.
Dûment inscrits dans les livres de comptabilité sous la rubrique « avances
sur salaire », ces versements n'étaient rien d'autre que des prélèvements
sur caisse dont il n'était prévu aucun remboursement. La commission
essaya de minimiser l'ampleur du phénomène, rapportant que, « sur les
604 personnes dont elle a[vait] vérifié les revenus, 70 seulement [avaient]
perçu des avances », parmi lesquels « quelques directeursd'organismes ».
En réalité, les 70 étaient un peu plus d'une centaine dont la quasi-totalité
de la direction économique de la Histadrout et quelques-uns des
dirigeants de haut rang de son appareil politique. Dans la foulée, le
comité exécutif dut reconnaître que certains organismes de la Histadrout
avaient tout bonnement effacé les « dettes » de certains de leurs
employés881.
Pour essayer d'apaiser les clameurs, en particulier celles des milliers de
chômeurs, le comité exécutif décide de publier les résultats de l'enquête.
Le 13 juin 1927, le quotidien Davar fait paraître un document, ni chair ni
poisson, préalablement censuré de la main de Berl Katznelson et dans
lequel ne figure aucun nom. Katznelson a jugé que le public n'a aucun
besoin de savoir qui sont les 70! La crainte que le scandale ne fasse
trembler les fondations de la Histadrout a entraîné Katznelson à prêter la
main à une opération de brouillage peu reluisante qui s'est poursuivie au-
delà de la publication dans Davar. Car les délégués à la troisième
convention de la Histadrout, tenue quelques semaines après la parution
du document, ne se verront pas remettre d'autre rapport que celui qui a
déjà été porté à la connaissance des lecteurs du journal de la Histadrout.
La convention fera injonction à tous les organismes fautifs de cesser
immédiatement de verser le « supplément de vie chère » et de se garder à
l'avenir de consentir toute avance ou augmentation sans l'accord de la
commission de contrôle du salaire. Après cette réunion, la vie à la
Histadrout continua comme si de rien n'était; ceux qui avaient reconnu
avoir autorisé les « avances » et ceux qui avaient admis les avoir touchée
occupaient toujours leurs postes de direction, qui à la tête du complexe
économique, qui à la tête du mouvement travailliste. La Histadrout, qui
prêchait tant l'ascétisme, l'exemple personnel et le sacrifice, ne prit
aucune mesure contre ceux de ses chefs qui s'étaient crus au-dessus des
règles et n'avaient pas hésité à plonger la main dans la caisse financée
aussi par les cotisations des plus démunis. Quant au comité exécutif,
aucune critique ne lui était adressée, sinon de n'avoir pas « suffisamment
utilisé son pouvoir de contrôle882 ».
L'insuccès de l'expérience du salaire familial est à mettre sur le compte
des finalités inscrites dans une certaine culture politique plutôt que sur
celui d'une erreur de parcours ou d'une faiblesse passagère. À la veille de
la troisième convention, et avant même que le rapport d'enquête ne soit
porté à sa connaissance, Ben Gourionavait fait savoir son opposition au
principe du salaire familial et pris la défense de Solel Boneh qui
reconnaissait ne pas l'avoir appliqué. Cela explique pourquoi la troisième
convention n'a pas cru devoir prendre de sanctions contre la prodigalité
dont les 70 ou plutôt les 100 avaient fait montre à l'égard de leurs propres
salaires. Ne pouvant faire autrement, la convention exigea quand même
que les « emprunts » fussent effectivement remboursés883.
Si le comité exécutif n'avait déjà démontré à plusieurs reprises son
pouvoir de coercition dans l'application de décisions qui lui tenaient à
cœur, on aurait pu croire que cette institution était composée d'hommes
indécis ou désarmés. C'étaient pourtant les mêmes hommes qui, dans un
cas, avaient su priver de soins les parturientes et les nouveau-nés de Tel-
Yossif et Kfar-Guiladi parce que ces deux kibboutzim avaient eu le front
de ne pas se plier dans les vingt-quatre heures aux décisions du comité
exécutif, et qui, dans un autre, s'étaient montrés « impuissants » à faire
appliquer des décisions prises en assemblée générale et en conseil de la
Histadrout. Ce faisant, la direction du mouvement n'avait pas fait qu'agir
(ou ne pas réagir), elle avait en même temps installé des comportements
qui allaient devenir deux des traits les plus caractéristiques de la culture
politique de l'État en marche et des premières années de l'État constitué.
Dans cette culture, le bien et le mal ont vite trouvé leurs définitions.
Était bien ce qui servait les volontés nationales du sionisme, était mal
tout ce qui ralentissait leur accomplissement ou détournait leurs finalités.
Un homme ou un organisme qui travaillaient à rapprocher le sionisme de
son objectif se trouvaient automatiquement hissés à un rang quasi
sacerdotal. D'où le statut particulier du parti et de la Histadrout : toute
atteinte à ces corps était perçue comme une tentative de bloquer ou de
détourner le processus de rédemption. De la même façon, la critique
ouverte des actions et des décisions des dirigeants ou la demande de
sanctions contre ceux des serviteurs qui avaient failli alors qu'ils
bénéficiaient de la bénédiction de la direction ou en faisaient partie
étaient considérés comme autant d'actes malveillants dirigés contre ce
processus ou comme autant de trahisons. Ces idées ont si rapidement pris
forme et se sont si profondément enracinées que c'est en toute bonne
conscience que des hommes confortablement installés à Tel-Aviv, menant
un train de vie sans comparaison possible avec celui despionniers de la
vallée de Jézréel, pouvaient encenser les vertus de l'égalité et appeler au
sacrifice.
Le premier à battre en brèche la norme de l'égalité est Ben Gourion lui-
même. Le chef incontesté du mouvement travailliste décide d'abandonner
le rêve d'une Histadrout organisée en commun dès qu'il se rend compte
que les principes d'égalité ne sont d'aucune utilité pour l'objectif national.
À ses yeux, on l'a vu, les travailleurs ne sont, somme toute, qu'un
instrument de la construction de la nation. Quant aux organismes
d'entraide mis en place – santé, crédit, coopératives d'achat et de vente –,
ils ne doivent être rien d'autre que des rouages facilitant le
fonctionnement du mécanisme. Rien d'étonnant alors que ces engrenages
soient utilisés aussi pour exercer des pressions, voire pour broyer ceux
qui ne montrent pas la docilité requise. Il ne faut voir dans ce
fonctionnalisme ni détournement ni hypocrisie : Ben Gourion n'a jamais
soutenu que les agences pour l'emploi ou la caisse d'assurance-maladie
devaient être des pourvoyeurs de services neutres, tout comme il n'a
jamais tenu la démocratie et l'égalité pour des valeurs en soi. Il ne croit
plus qu'il se doit personnellement de donner l'exemple. C'est ainsi qu'il
décide d'aller faire des études de droit à Constantinople – en même temps
que Ben Zvi et Rémez – pendant que ses camarades de la deuxième alya
sont occupés à conquérir le travail et à fonder le premier kibboutz,
Dégania. C'est encore lui qui, de son appartement de quatre pièces dans
les beaux quartiers de Tel-Aviv, se lamente que « les mentalités se
[soient] embourgeoisées884 ».
Au moment où il lance cet avertissement, en 1927, le secrétaire général
de la Histadrout mène une vie familiale plus qu'aisée. Son loyer (10 livres
par mois) équivaut à près de trois fois le salaire mensuel d'un ouvrier
agricole et à près du triple du loyer payé par des hommes comme
Katznelson ou Robachov (Shazar) qui sera le troisième président de l'État
d'Israël. Ses enfants sont inscrits au lycée Herzlya, où les frais d'études
s'élèvent à 2,40 livres par mois, et prennent des leçons de piano. Lui-
même n'hésitera jamais à acheter un livre. Son salaire ne lui suffit pas ? Il
s'endette. Dès le début des années 1920, ses notes à l'épicerie, à la
librairie et à la Compagnie d'électricité se montent à des sommes qui
laissent coi. Lorsque les créanciers manifestent leur impatience, le comité
exécutif – ni plus, ni moins! – décide de rembourser. En puisant dans la
caisse de la Histadrout, bien sûr. Ben Gourion signe destraites qui sont
déposées auprès des services de trésorerie de l'organisation. Pure
formalité. En 1926, une commission interne de la Histadrout, présidée
par Yossef Aharonowitz, décide d'augmenter de 45 % le salaire de
certains membres du comité exécutif et recommande en même temps
d'effacer les dettes que les dirigeants de la centrale ont accumulées auprès
d'elle. Celle de Ben Gourion est la plus élevée : 283,5 livres885. Cette note,
il est vrai, n'était pas la plus longue. L'éponge est aussi passée sur des
additions de 450 et 536 livres dues par tel ou tel dirigeant d'autres
institutions de la Histadrout886. Pour l'époque, ce sont des sommes
considérables. En 1926, 283,5 livres représentent entre six et huit années
de salaire d'un ouvrier agricole et près de deux années de salaire d'un
fonctionnaire « moyen» de la Histadrout.
La facilité avec laquelle ces dettes furent passées par pertes et profits
est révélatrice des méthodes de fonctionnement de la Histadrout. Tous les
services et commissions qui ont eu à s'occuper de la fixation et de la
pratique du salaire familial étaient composés en majorité de
fonctionnaires désignés par des institutions composées elles-mêmes de
salariés de la Histadrout. Seule une intervention extérieure – l'opinion
publique par exemple – pouvait briser ce cercle vicieux. Mais voilà, la
presse ouvrière ne faisait pas preuve d'un non-conformisme démesuré.
Non seulement ses colonnes étaient interdites aux « non-croyants» et aux
« hérétiques », mais encore elle était d'une mièvrerie consternante. Même
le comité de surveillance de la Histadrout ne pouvait espérer y trouver
colonnes ouvertes pour signaler, par exemple, que les conventions
n'étaient pas réunies tous les deux ans, comme le prévoyaient les statuts.
La troisième convention est tenue en 1927, quatre ans après la deuxième,
et la quatrième attendra 1933 – sept ans – pour être convoquée. Entre la
quatrième et la cinquième (1942), il s'écoulera neuf ans! Les dirigeants
de la Histadrout préféraient travailler avec le conseil composé de
permanents ou de professionnels de la politique qui tiraient leurs revenus
des différents centres de pouvoir établis par la Histadrout : Bank
Hapoalim, Solel Boneh, Kupat Holim... Dans ce conseil, on trouvait aussi
des hommes de la gauche conciliante comme Meïr Yaari, Jacob Hazan ou
Tabenkin. Bien que domiciliés dans leurs kibboutzim, ces responsables
étaient plus souvent à Tel-Aviv que dans les champs : la politique était
leur véritable occupation. Cette gauche a d'ailleurs montré en général une
très grande compréhension à l'endroitdes agissements et résolutions du
comité exécutif et des institutions économiques de la Histadrout. Yaari a
même été de toutes les décisions – ainsi que de leur rude application –
qui ont mené à l'élimination du Bataillon du travail. Plus : il a été
membre du comité des cinq qui a prêté soutien au comité exécutif dans
son opération de camouflage dans l' « affaire des avances ».
L'un des principaux architectes des modes de comportement qui se
sont incrustés dans la vie du mouvement travailliste vers le milieu des
années 1920 a été Yossef Aharonowitz. L'homme est relativement peu
connu, et son nom ne figure pas au panthéon des pères fondateurs.
Pourtant, au cours des années 1920 et durant les premières années 1930,
il a été l'un des pivots du mouvement travailliste et son pouvoir y fut tel
que peu de choses s'y sont accomplies sans lui. Militant du Hapoel
Hatsaïr, qu'il avait contribué à fonder, il a été l'un des alliés les plus
solides et les plus constants de Ben Gourion, alors Ahdout Haavoda,
durant le lent mais irrésistible processus qui devait mener à la fusion de
leurs deux partis. La coopération ne cessera pas avec la fondation du
Mapaï – Aharonowitz mourra en 1938. Adepte de l'enseignement de
Gordon, le Hapoel Hatsaïr prônait la révolution personnelle par le travail
et la réduction des besoins. Mais Aharonowitz, comme nombre des
dirigeants de la deuxième alya, pensait que le prêche n'avait pas besoin
d'être suivi d'exemple. Il a été à la tête de la commission qui a pris la
décision d'effacer les dettes de Ben Gourion. Au passage, il s'est attribué,
en même temps qu'à ses camarades de la direction de la Bank Hapoalim,
un salaire de près de huit fois celui d'un ouvrier agricole. Il a été l'un des
principaux apôtres de l'indulgence à l'égard des organismes qui avaient
passé outre aux recommandations de la commission du salaire familial et
bien sûr envers les dirigeants qui avaient profité de ces dérogations –
dans plus d'un cas celles-ci n'étaient que de la concussion pure et simple.
À Solel Boneh par exemple, en plus des salaires élevés qu'ils s'étaient
fixés, les directeurs s'octroyaient des frais de représentation et des primes
globales, attribuées, en période de vaches maigres comme en période de
vaches grasses. Pour se donner les moyens de construire leur maison ou
d'acheter leur appartement, les dirigeants de cette entreprise avaient aussi
l'habitude de s'accorder des prêts non remboursables887.
Aharonowitz fut encore celui qui, en janvier 1926, se chargea de
calmer les craintes d'Eliezer Yaffé au sujet des intentions de laHistadrout
de « nationaliser» les biens des moshavim. Vous êtes le sel de la terre,
répondit-il en substance au fondateur de Nahalal, premier moshav
collectiviste; votre type de peuplement est l'une des meilleures réponses
que nous ayons trouvées dans notre entreprise de reconquête du sol, et
ceux qui l'ont fondé sont les meilleurs d'entre nous, notre véritable
aristocratie. Vous savez bien que, « dans notre énorme majorité, nous
autres, citadins, n'avons pas une très haute opinion de nous-mêmes.
Comparés à l'agriculteur, nous nous considérons, pour la plupart, inutiles
et même indignes. Car nous savons bien que notre reconstruction
nationale repose en grande partie d'abord sur vous888 ». En fait, comme
dans toutes les idéologies de socialisme national, les travailleurs étaient
surtout payés de mots. Le statut de « véritable aristocrate » de la société
nouvelle n'était que la feuille de vigne qui servait à cacher les dures
conditions de vie des travailleurs de la terre ou les salaires de misère des
ouvriers agricoles. En Eretz-Israël, la nouvelle geste portait au pinacle le
travailleur manuel, mais là s'arrêtaient les gratifications. En Eretz-Israël,
l'ouvrier agricole et l'ouvrier des villes continuaient à suer sang et eau
pour joindre les deux bouts – quand ils avaient du travail ! – et n'avaient
souvent d'autre choix que d'interrompre les études de leurs enfants quand
ceux des «inutiles» et des «indignes» – les dirigeants politiques, les chefs
des entreprises de la Histadrout et autres fonctionnaires de la centrale –
continuaient de noircir leurs cahiers sur les bancs des lycées des grandes
villes.
L' « affaire des avances» fit tomber les masques. Le message moral et
social que la Histadrout diffusait n'était qu'un discours de mobilisation, et
les valeurs auxquelles il faisait appel n'étaient exaltées que pour la
galerie. Les résultats de la commission d'enquête, bien que censurés
avant d'être rendus publics, laissent pantois. Rappelons qu'au moment de
la remise du rapport il y avait en Eretz-Israël près de 7 000 chômeurs
juifs, un chiffre énorme pour l'époque, dont la subsistance misérable était
assurée par des subventions d'urgence. Quelque huit mois avant que
n'éclate l'affaire, le quotidien Davar avait fait paraître un article titré d'un
cri : « Les ouvriers agricoles ont faim! » À Solel Boneh pourtant –
l'organisme où tous les abus, toutes les malversations avaient été repérés
–, la caisse était restée béante mais les bilans maquillés se succédaient
qui ne révélaient rien d'une situation financière au bord de la faillite. En
1927, les 128 salariés titulariséscontinuaient d'y bénéficier de
suppléments de toutes sortes. Les 9 membres élus de la direction, David
Rémez en tête, se ristournaient des « remboursements » de toutes sortes.
Selon le rapport de la commission d'enquête, les dettes de 57 des
employés de l'entreprise s'élevaient à un total de 3 084 livres. Tous les
membres de la direction avaient perçu des « avances ». Pour résumer son
dossier sur Solel Boneh, la commission signale que, une fois
additionnées les sommes des « avances », prêts et autres suppléments, «
certains employés arrivent à un salaire qui atteint le double, voire le triple
de celui qu'ils auraient dû percevoir ». Ne pouvant nommer les
bénéficiaires de ces avantages, la commission use d'une formule
détournée : il s'agit d'employés « importants qui, d'une façon ou d'une
autre, bénéficiaient déjà de compléments de salaires ». Mais c'est la
remarque sur « l'habitude que certains membres de la direction ont prise
de percevoir des suppléments de salaire à la fois de la caisse de
l'entreprise et directement des mains de clients et fournisseurs » qui finit
d'entacher les lauriers que les meneurs du complexe économique de la
Histadrout ont si bien su se tresser. Même si le mot n'est jamais
prononcé, c'est de corruption que la commission parle. Enfin, pour
couvrir les sommes indûment perçues, la direction de Solel Boneh n'a
rien trouvé de plus naturel que de diminuer le salaire des petits employés
et des ouvriers journaliers889.
Un autre comportement datant de la création de la Histadrout est lui
aussi devenu rapidement l'un des traits de son mode de fonctionnement :
l'alliance ouverte (ou objective) des directions politique et économique de
la centrale et des syndicats puissants sur le dos des catégories de
travailleurs peu influentes ou aux capacités de nuisance réduites. Ces
alliances pouvaient être contractées au niveau de l'entreprise ou de la
direction de la Histadrout. À Solel Boneh toujours, direction et syndicat
s'étaient réunis pour fouler ensemble aux pieds les normes du salaire
familial890. Alors que les dirigeants doublaient et même triplaient leurs
propres salaires et que les employés titularisés se voyaient accorder des
augmentations substantielles, le syndicat ne fit rien pour empêcher que
les rémunérations des journaliers soient diminuées et passent au-dessous
du minimum prévu. On comprend mieux la facilité avec laquelle, dès le
milieu des années 1920, se sont installés entre le sommet et la base des
écarts substantiels non seulementd'une entreprise de la Histadrout à une
autre, mais aussi au sein d'une même entreprise.
Toutes les propositions de sanctions avancées par la commission
d'enquête seront appuyées et votées par la troisième convention, mais
resteront lettre morte parce que la Histadrout n'a nullement l'intention
d'être, comme le dit Ben Gourion en 1925, une organisation de «justes»891.
S'il entend par là annoncer que la Histadrout n'a aucune intention
égalitaire, il est très clair. Le destin qu'a connu l'application du salaire
familial n'était pas lié aux aléas de la conjoncture durant l'installation des
infrastructures économiques du Yshouv – crises, reprises, croissance892.
La Bank Hapoalim n'a pas attendu la croissance de 1924-1926 pour
déroger aux recommandations du salaire familial, de même que les crises
n'ont pas rendu les décideurs plus sensibles aux inégalités. Ainsi, en juin
1927, au plus fort de l' « affaire des avances» et en pleine crise
économique, Arlosoroff n'hésita pas à faire connaître haut et clair son
opposition à la pratique du salaire familial893. Qu'on se trouvât en période
de crise ou en période de croissance ou que la conjoncture fût étale, la
Histadrout ne faisait aucune corrélation entre la réalité économique et la
nature des relations sociales. Les facteurs et les acteurs qui voulaient
l'éradication du salaire familial ont toujours été présents dans la centrale
et y ont déployé une activité infatigable, sans lien avec la conjoncture
économique. Le peu d'empressement à appliquer les décisions concernant
le salaire familial – pour ne pas dire leur sabotage – était prévisible : ce
mode de rémunération ne pouvait réussir que s'il était fondé sur une
idéologie précise et consistante. Or la mise en place d'une société autre
n'était pas ce qui intéressait les dirigeants du mouvement travailliste et de
la Histadrout; ils craignaient que le salaire familial ne déclenche certains
mécanismes qui auraient pu ralentir, voire bloquer le seul processus
important à leurs yeux : la construction nationale.
La troisième convention, qui n'a pas voulu prendre de sanctions contre
les organismes et dirigeants fautifs, « confirme de nouveau la volonté
d'appliquer l'échelon unique ». Mais les mains qui viennent de voter cette
réaffirmation ne sont pas encore baissées que les abus reprennent comme
aux plus beaux jours. À la fin du mois de mai 1930, le vingt-quatrième
conseil de la Histadrout décide de prendre des mesures contre les
organismes et institutions qui auraient dérogé sans autorisation préalable
et charge lecomité exécutif d'imposer la règle du salaire familial894. Fidèle
à ses habitudes et à une technique éprouvée, le comité exécutif désigne
une commission de dix membres, cette fois menée par Israël Gurfinkel
(Gouri) – qui sera plus tard président de la commission des finances de la
Knesset. Cette nouvelle commission prend sa tâche au sérieux : elle exige
des rapports, convoque et interroge des dizaines de dirigeants des
différents organismes de la Histadrout. Comme celles qui l'ont précédée,
elle réunit une documentation importante. Son rapport est tapé à la
machine, dans un langage précis et sans faux-fuyants et, grande
innovation, il est accompagné de courbes et tableaux. Mais, pour
esthétique et clairement accusateur qu'il puisse être, il n'est pas suivi de
plus d'effets que celui de la commission des cinq, trois ans plus tôt.
Pour mener son enquête, la commission des dix avait interrogé 202
salariés de 10 institutions et entreprises de la Histadrout. À l'époque, la
centrale comptait près de 500 employés au total. D'une entreprise ou
institution à l'autre, les salaires moyens variaient du simple au double et
même plus; les plus élevés étaient les rémunérations versées par la Bank
Hapoalim et le Mashbir895. Les injonctions de la deuxième, puis de la
troisième convention n'avaient pas été appliquées et ceux qui, au cours
des années 1920, avaient perçu ou s'étaient versé des salaires
considérables avaient continué comme devant. Au moment du rapport de
la commission des dix, le salaire de Ben Gourion était toujours de 30
livres, de même que ceux de Aharonowitz, Fogel et Brodny, directeurs de
la Bank Hapoalim. Isaac Brodny était l'un de ces « dix cas difficiles»
qu'avait déjà signalés la commission chargée d'enquêter sur l' « affaire
des avances ». L'employé du service de la paye de la banque avait eu la
patience de noter chaque fois – à même les fiches – ce qu'aurait dû
percevoir chacun si la règle du salaire familial avait été respectée.
Aharonowitz n'aurait pas dû toucher plus de 18 livres, Brodny plus de
17,5 livres et Fogel plus de 12,55. En infraction totale aux remarques de
la commission des cinq – lesquelles quoique modérées n'étaient pas
flatteuses pour les gens concernés – les permanents du parti et
professionnels de la politique qui s'étaient trouvé un fromage avaient
continué de percevoir ou de se verser des primes désignées de toutes
sortes de noms fantaisistes. Ben Gourion recevait une prime «
professionnelle » (sic) de 7,5 livres. Pourquoi lui et pas Golomb ou
Kaplan qui émargeaient à la même institution? Parce que Ben
Gourionétait plus haut placé. Berl Katznelson, quant à lui, bénéficiait de
compléments dont l'appellation changeait d'une saison à l'autre : « prime
d'ancienneté» (de « stage », dans la langue du temps) un jour, « prime
spéciale» un autre. Parfois on ne prenait même pas la peine de chercher
un nom : «prime» tout court896. Les moins « méritants» n'étaient pas restés
créditeurs : Eliahou Golomb, qui percevait 13 livres en 1930, en était à
24,4 en 1936, et Israël Gurfinkel, le président de la commission des dix,
était passé de 17,5 à 27 livres. Chez les politiques, le niveau du
traitement était fonction de la place dans la hiérarchie et augmentait avec
l'avancement897.
La pratique inégalitaire au sein de la Histadrout était de notoriété
publique. Et les tentatives d'y apporter quelques correctifs sont toujours
restées vaines. Au début des années 1930, même les conseils d'ouvriers
locaux, qui jadis avaient respecté les règles du salaire familial,
s'alignèrent sur la pratique générale898. Si bien que la commission de
surveillance chargée de veiller au respect du salaire familial dut rendre
les armes. Las des promesses non tenues, impuissants devant le refus des
institutions et entreprises de corriger ce qui devait l'être, découragés par
les sempiternelles dérobades du comité exécutif, de nombreux membres
de cette commission préférèrent se retirer plutôt que de continuer à
avaliser l'« inaction » des dirigeants de la Histadrout. Leurs demandes de
sanctions étaient bien sûr restées sans suite. Les démissionnaires avaient
eu assez de faire semblant de croire que le comité exécutif faisait de son
mieux. Dans un ultime sursaut, ils lui avaient adressé une supplique.
Sous prétexte de répondre aux questions d'un lecteur de Davar, la
commission de surveillance avait fait parvenir au journal un texte dans
lequel elle précisait : «La commission du salaire ne cesse de se battre
pour tenter d'imposer la règle du salaire familial. Malheureusement, les
moyens dont elle dispose ne lui permettent pas le succès espéré. » Mi-
naïve, mi-convaincue, elle ajoutait : « De tout ce que nous venons de
dire, il ne faut pas conclure à l'échec de la politique du salaire familial
mais à celui des instruments de son contrôle. » Mais la rédaction de
Davar ne s'était pas laissé prendre au sub.terfuge; elle avait bien compris
que l'adresse de la commission de surveillance était un appel à l'opinion
publique et aux délégués du conseil de la Histadrout (prévu fin mars
1931) en particulier. Le texte ne fut pas publié. Attaché à son rôle de
gardien du conformismeet plus soucieux de former que d'informer,
Katznelson avait tout naturellement décidé que le public n'avait pas
besoin de tout savoir, comme lors de l' « affaire des avances ». Une copie
– non datée – de la « réponse» de la commission de surveillance se
trouve dans les archives du mouvement travailliste où elle a été classée
avec la mention « non publié »899.
Le mécontentement qui a accompagné la préparation du vingt-
cinquième conseil de la Histadrout (mars 1931) et les remous qui ont
suivi ont mis à nu les contradictions idéologiques, morales et
économiques dont la société histadroutique était traversée. En 1931, le
mouvement a franchi depuis longtemps déjà le point de non-retour. C'est
pourquoi la commission des dix, en remettant son rapport au conseil,
recommande qu'on en finisse avec le jeu de cache-cache du salaire
familial. Dans son écrasante majorité – huit membres sur dix –, elle
propose d'en revoir la composition et les critères. Trois mémoires sont
soumis, dont un, qui ne veut pas se payer de mots, demande le
remplacement de l'adjectif « familial» par celui de « synthétique ».
Jusque-là, les différents congrès et conseils de la Histadrout n'ont eu à
discuter que des dépassements et autres abus. En mars 1931, c'est le
principe même du salaire familial qui est en cause, même si on ne
l'attaque pas de front. Le projet de salaire « synthétique» propose de
calculer la rémunération d'abord en fonction de la qualification avec un
maximum de 22,5 livres. La taille de la famille intervint aussi, mais son
coefficient est loin d'être le même. La deuxième proposition envisage le
maintien d'un salaire familial corrigé qui fluctuerait entre 7 et 20 à 22,5
livres. La troisième proposition, quant à elle, reprend les suggestions de
la deuxième mais fixe le minimum à 7,5 livres et le maximum à 13
livres900.
La nature du débat est clarifiée dès la séance d'ouverture du conseil :
les peuplements agricoles se plaignent avec vigueur des différences
criantes entre la rémunération de leur travail et celle des fonctionnaires
de la Histadrout. Ben Gourion, qui préside, donne lecture d'une lettre
signée par sept kibboutzim et moshavim qui réclament l'alignement du
niveau de vie de « toute la population laborieuse, toutes catégories
confondues» sur celui des employés de la Histadrout. Les auteurs
terminent en critiquant les dimensions, excessives à leur goût, de
l'appareil bureaucratique de l'organisation, et se demandent si « une tête
aussi grosse » est vraiment nécessaire901.
L'offensive des peuplements agricoles provoque la réaction unanime,
qu'ils veulent indignée, des représentants de l'appareil. Mais ils ne sont
pas les seuls à lever les boucliers. Meïr Yaari, qui passe plus de temps
dans les couloirs de l'organisation que dans les champs de son kibboutz –
il est quand même l'un des deux membres de la commission des dix qui
se sont prononcés pour le maintien du salaire familial dans sa
composition originelle –, prend aussi la défense des permanents et autres
fonctionnaires de la Histadrout. L'employé de celle-ci, dit-il, ne bénéficie
d'aucun avantage de plus que « le membre du kibboutz, dont la
subsistance et celle de sa famille sont assurées du fait de leur
appartenance à une entité qui pourvoit à leurs besoins902 ». Cette
argumentation va porter le débat sur une question lancinante : le coût réel
d'un kibboutznik. On se demande si, tout bien pesé et en respectant les
règles du salaire familial, le coût d'une famille au kibboutz n'est pas plus
élevé que le salaire qui lui serait versé en ville. Aucune réponse précise
n'est fournie. Certes, un membre de la commission des dix a fait des
comparaisons d'un kibboutz à l'autre, mais personne n'a été en mesure de
dire si le coût d'une famille au kibboutz est moindre ou supérieur au
salaire qui lui serait attribué en ville. Le calcul pondéré est si compliqué
qu'il est impossible, a-t-on soutenu. La comparaison d'un kibboutz à
l'autre révèle en revanche que, à Dégania, une famille de trois personnes
coûte 20 % de plus qu'une famille identique à Ein-Harod903.
Tous les présents à la vingt-cinquième réunion du conseil de la
Histadrout savent bien que le différend ne porte pas tant sur le calcul du
montant perçu par un kibboutznik, un fonctionnaire de la Histadrout ou
un employé de la Compagnie d'électricité (dont le salaire est alors l'un
des plus élevés du Yshouv), mais bien, comme le déclare Golda
Meïerson (Meïr), sur « les relations difficiles qui se sont établies entre la
base et les employés de la Histadrout904 ». Une excellente description de
cette «difficulté» est fournie par un militant :
«L'esprit bourgeois a pénétré la maison. L'atmosphère et le vécu
ouvriers en ont été bannis. Et l'on ne peut éviter de se demander
pourquoi les ouvriers agricoles de l'agriculture privée ont réussi à
économiser sur leurs salaires pour construire quelque chose, alors
que les employés de la Histadrout n'ont pu réussir, à ce jour, à
apporter quoi que ce soit de positif à la vie de nos cités . » 905

Alors que les délégués débattaient, sur le terrain les choses


nes'amélioraient pas, loin de là. De toute façon, la Histadrout avait pris
ses marques dès ses premiers jours. Comme le rappellera en 1939 le
secrétaire général du syndicat de la fonction publique, lors d'un énième
débat sur les salaires à la Histadrout :
«Dès 1923, quand les fonctionnaires n'avaient pas encore pris le
contrôle de l'organisation, le conseil, alors presque entièrement
composé de délégués des peuplements agricoles, avait déjà décidé
que le salaire minimum d'un fonctionnaire de la Histadrout ne
pouvait être inférieur à 10 livres pour un célibataire, 14 livres pour
un homme marié, 16 livres pour un père de famille avec un enfant
et 18 livres pour un père de famille avec deux enfants ». 906

Les sommes citées n'étaient pas exactes, mais il avait entièrement


raison sur le fond. Les inégalités ont été voulues et installées par les
fondateurs de la Histadrout dès les commencements. Dès le début, les
pères de la Histadrout ont estimé qu'on ne pouvait mettre sur un même
niveau le travail d'un homme public, d'un directeur, voire d'un
fonctionnaire et le travail physique, fût-il aux champs ou à l'atelier. Pour
eux, il était normal et même nécessaire que les élites politiques et
publiques fussent mieux rémunérées que la masse. Le militant qui
s'indignait qu'il n'y ait «pas plus d'égalité parmi les 500 employés de la
Histadrout qu'il n'y en a entre ces employés et le reste de la population
ouvrière» enfonçait des portes ouvertes907. Dans la réalité, ajoutait l'un des
membres les plus influents de l'administration de la Kupat Holim,
Kanievski, « le salaire familial n'a jamais été appliqué, ni pour les
directeurs ni pour les travailleurs du rang ». Sur un point, cependant, tout
le monde était du même avis : la politique du salaire familial avait échoué
parce que la direction de la Histadrout, tous organes confondus, du
comité exécutif aux grands syndicats, en passant par les organismes
économiques, s'y était opposée908.
Le salaire familial n'a continué d'être évoqué et quelquefois pratiqué
sous certaines formes très dénaturées que pour entretenir le mythe et
comme alibi de bonne conscience. Ce n'était qu'une « fiction» – pour
reprendre le mot de Gurfinkel, le président de la commission des dix909.
Le mouvement avait besoin de cette fiction et de ses retombées
psychologiques surtout : il fallait bien que le peuple continuât de croire
qu'il vivait en régime de stricte observance idéologique. Il est certain que
la méthode de calcul du salaire familial telle qu'elle avait été proposée et
votée avantageaitles pauvres et défavorisait les catégories aisées. Si la
méthode avait été respectée à la lettre, les travailleurs non qualifiés, pères
de famille nombreuse, auraient perçu un salaire bien supérieur à celui
qu'un marché d'économie libre leur aurait attribué; et un travailleur
qualifié, célibataire ou père d'une petite famille, n'aurait pas perçu le
salaire auquel il aurait pu aspirer.
En ville, la pratique du salaire familial tel que l'avaient voulu ses
concepteurs n'aurait été possible que si la Histadrout s'y était organisée en
« société de travailleurs », c'est-à-dire en grande commune régie par les
valeurs d'égalité, de solidarité et d'entraide. Mais, du fait que l'expérience
collectiviste a été très vite et délibérément confinée au seul périmètre du
kibboutz, l'idée n'a jamais pu connaître l'application générale qu'on lui
avait promise. Une situation que ne pouvaient se pardonner les purs et
durs, intransigeants avec les autres comme avec eux-mêmes. Pour les
autres, l'énorme majorité, le confinement des espoirs égalitaires au seul
carré du kibboutz n'était qu'une autre manifestation de la suprématie de la
dure réalité sur le bon cœur des traceurs de plans sur la comète. Pour
ceux qui avaient fait mine d'y réfléchir et n'avaient jamais cessé de la
chanter, que l'égalité était belle quand elle leur permettait de couler une
confortable vie citadine – à Tel-Aviv de préférence – pendant que les
pionniers qu'ils « enviaient » tant étaient occupés à dépierrer les champs,
construire des routes, assécher des marais! Ah, ils se seront beaucoup
lamentés, ces « inutiles », ces « indignes» – ces qualificatifs, nous l'avons
vu, sont d'Aharonowitz, l'un de ces « exilés» de Tel-Aviv qui jouaient les
laissés-pour-compte de l'épopée –, de n'avoir pu se joindre à tous les élus
qui n'ont écouté que leur cœur et leur enthousiasme! Se seront-ils assez
plaints, ces stoïques, d'avoir dû se plier à la discipline du parti qui ne leur
aura laissé d'autre choix que de subir à couvert le froid et la canicule,
alors que les pionniers, eux, auront pu suivre les sirènes de la
malnutrition et de la malaria!
La question du salaire familial a été le révélateur de la nature profonde
de la Histadrout, cette organisation qui se disait de tous pour tous,
s'agissant des juifs en tout cas. Selon les données rapportées par Moshé
Beilinson au vingt-cinquième conseil de la Histadrout, le salaire moyen
des fonctionnaires de la Histadrout était en 1931 de 12 livres et plus par
mois, alors que celui d'un ouvrier agricole était de 3 à 4 livres. En ville,
un ouvrier non qualifiégagnait entre 5 et 8 livres et un travailleur dit
«professionnel» (c'est-à-dire qualifié) percevait entre 8 et 14 livres.
Quant aux revenus des employés des «maisons de commerce » – la
désignation est de Beilinson –, ils variaient de 4 à 15 livres. Ces mêmes
données évaluaient le panier de la ménagère d'une famille « pauvre » à 8
livres et estimaient qu'une famille de quatre personnes avait besoin de
plus de 9 livres pour boucler son mois910. Ajoutées à d'autres, qui venaient
les confirmer et avaient été présentées par d'autres orateurs, les
«statistiques» préparées par Beilinson – elles ne répondaient pas toujours
aux exigences d'une étude rigoureuse mais donnaient néanmoins une
bonne idée de la situation – imposaient des conclusions évidentes. En
premier lieu, dans l'échelle des salaires pratiqués en Eretz-Israël au début
des années 1930, celui attribué au travailleur agricole était le plus bas. Il
représentait à peine le quart du salaire moyen des fonctionnaires de la
Histadrout et pas plus de 10 % de celui des mieux payés d'entre eux.
Deuxièmement, dix ans à peine après sa fondation, la Histadrout n'avait
pu empêcher que ses fondateurs – les travailleurs agricoles – soient
poussés aux frontières de la pauvreté.
De prime abord, les deux premières propositions soumises au conseil
de mars 1931 semblent à peine différentes. En effet, l'écart prévu dans les
deux cas – 7,5-22,5 livres pour le salaire « synthétique », 7-20 livres pour
le salaire familial – pourrait laisser croire que les deux projets ne se
distinguent que par leur nom et le fait que le salaire « synthétique» se
veut un peu plus généreux. Il n'en est rien. La première proposition est
que le calcul tienne compte de l'apport (niveau du poste) de chacun à
l'institution ou à l'entreprise et de sa valeur sur le marché du travail, et
non en fonction des besoins ou de la taille de la famille. Les propositions
2 et 3 – respect de la nature et de l'intention du salaire familial – sont plus
en accord avec la vocation d'égalité proclamée par la Histadrout, bien
qu'elles aussi fixent un salaire minimum qui serait le septième de celui
perçu par les directeurs de certains organismes de la Histadrout, la Bank
Hapoalim par exemple. En fait, ces deux dernières propositions sont des
coups d'épée dans l'eau. Rien de ce qu'elles énoncent n'est contradictoire
avec de ce que la Histadrout dit vouloir appliquer, mais tout le monde
sait, y compris ceux qui les ont soumises, qu'elles ne passeront pas
l'examen du quotidien, même si elles passent la rampedu vote – un de
plus. Les partisans de ces deux projets sont conscients que l'organisation
économico-sociale qu'est la Histadrout ne peut assurer à ses ouvriers non
qualifiés le même niveau de vie qu'à ses directeurs d'entreprise, à ses
dirigeants politiques ou même à ses secrétaires de syndicat ou de conseil
ouvrier important. De toute façon, les illusions ne sont plus très
nombreuses, mais certains ne désespèrent pas de voir prendre forme au
moins quelques-unes de celles qui leur restent. Ils continuent de penser
qu'un salaire à même de permettre un niveau de vie décent devrait être
assuré à tout travailleur de la Histadrout. C'est là, estiment-ils, la moindre
des choses que le mouvement travailliste et la Histadrout doivent à leur
idéologie.
Les concepteurs du salaire familial lui avaient astreint un objectif
fondamental : traduire en termes concrets les idées de justice et d'égalité.
Pour financer cette politique, on avait compté sur la redistribution
contrôlée des revenus : donner moins aux forts et soutenir plus les
faibles. Très très vite, cependant, ce sont justement les plus forts et les
moins menacés par la concurrence arabe, ceux-là mêmes qui, en général,
étaient le moins touchés par les fluctuations économiques, qui ont
réclamé – et obtenu – le plus d'avantages. Comme la masse monétaire à
répartir n'était pas inépuisable, ces primes et autres dérogations ont été
autant d'augmentations ou d'indexations dont les moins pourvus ou les
plus exposés n'ont pas bénéficié.
C'est ainsi que, dans la société histadroutique, la solidarité ouvrière est
rapidement devenue un mirage. Certes, dans une entreprise de la
Histadrout ou dans une de ses institutions bureaucratiques, un ouvrier
non qualifié ou un petit fonctionnaire était largement mieux payé que son
homologue du privé. Mais le bénéfice, quoique non négligeable, s'arrêtait
là. La Histadrout ne voulait pas d'un nivellement des salaires – et encore
moins par le haut – en son propre sein. Elle refusait ce qu'elle appelait
l'égalité « fabriquée », prétextant que son économie n'aurait pu en payer
le prix. Cette position adoptée, il devenait inévitable que la plupart des
inégalités repérables en société d'économie de marché se retrouvent aussi
dans la société histadroutique. D'autant que ceux qui avaient choisi
d'habiter en ville et de se protéger à l'ombre des bureaux des sautes de
climat et des humeurs de l'économie ne se sentaient pas redevables de
leur confort à d'autres qu'eux-mêmes. Comme le précise au cours du
débatItzhak Horin, un des directeurs de l'usine de conserves Yakhin
appartenant à la Histadrout, les employés de l'Organisation générale des
travailleurs juifs en Eretz-Israël ont toujours repoussé toute démarche
pouvant conduire à l'apparition d'un quelconque aspect collectiviste dans
leur vie. On n'a donc aucune raison de s'étonner quand Horin, qui parle
au nom des employés de la Histadrout, demande au conseil d'adopter le
projet du salaire « synthétique ». Se joignent à lui les représentants des
employés de bureau (institutions financières et autres du secteur tertiaire
dont la Histadrout est propriétaire), les représentants du personnel
qualifié et des administrateurs de la Kupat Holim, dont Beilinson, et le
secrétaire du conseil ouvrier de Haïfa, Abba Houshi. La proposition du
salaire «synthétique» reçoit enfin l'appui d'Eliezer Kaplan, l'un des
économistes les plus influents du mouvement travailliste.
Houshi et Kaplan étaient de ceux qui pensaient que le salaire familial
coûtait trop cher. Dans certains cas, comme à Tnuva (coopérative laitière)
et Yakhin (conserveries), ils le jugeaient tout simplement insupportable
pour les bilans et dangereux pour le développement de ces entreprises.
L'équilibre financier de ces établissements, ou celui du quotidien Davar
ne pouvaient, bien sûr, être mis en danger par les dérogations
systématiques accordées aux employés de leurs propres services
administratifs! Les représentants des cols blancs de Tnuva, l'un des
projets économiques les plus importants et les plus solides du Yshouv,
soutenaient avec la dernière énergie : « Les conditions de salaire doivent
être fixées en considération des impératifs imposés par la situation du
marché en général. Il ne peut donc être question d'un quelconque salaire
familial pour les ouvriers de l'industrie911. » C'est seulement ainsi,
ajoutaient-ils, que les entreprises de la Histadrout pourraient attirer et
retenir le personnel qualifié qu'elles disputaient au secteur privé. Les «
professionnels» – comme ils aimaient à se qualifier – ont été très clairs
lors du vingt-cinquième conseil : nous n'avons rien de commun avec les
ouvriers non qualifiés et n'acceptons pas que, pour améliorer leur salaire,
on nous refuse celui que nous réclamons. En fait les partisans du salaire «
synthétique» ne faisaient alors que demander l'officialisation d'une
politique appliquée depuis longtemps. Car jamais, même aux premiers
jours de la Histadrout, la « solidarité ouvrière» n'a été respectée au point
d'instaurer l'égalité de la rémunération. Jamais lesforts n'ont accepté – et
les dirigeants de la Histadrout ont abondé dans leur sens – de rogner sur
leurs avantages pour améliorer le niveau de vie des plus faibles. Mais les
inégalités de revenus n'existaient pas uniquement en fonction du niveau
de qualification et de la nature des postes occupés; elles se retrouvaient
aussi, à qualification et nature du poste identiques, d'une entreprise à
l'autre et d'une institution de la Histadrout à l'autre912.
Aux arguments de Kaplan et d'Abba Houshi Beilinson en ajoute un
autre, qui emprunte à des considérations à la fois économiques et
morales. D'après lui, le salaire familial risque d'avoir une influence
dangereuse non seulement sur le niveau général des salaires dans le
Yshouv, mais aussi sur la générosité des donateurs :
« Le salaire moyen à la Histadrout est plus élevé que nous ne
pouvons nous le permettre. À l'extérieur, n'importe quel artisan,
boutiquier ou petit marchand de Tel-Aviv se serait volontiers
contenté de 10 à 11 livres par mois. Faut-il le rappeler, une partie
de l'argent avec lequel nous payons ce salaire vient des collectes
[menées auprès de juifs de la diaspora]? Il faudra bien que cette
situation cesse un jour. Je ne crois pas que le niveau de vie moyen
d'un juif de Varsovie atteigne notre niveau de vie moyen à Tel-
Aviv. Nous devons revenir à de justes proportions si nous ne
voulons pas crisper la grande masse de ceux qui nous aident . » 913

Beilinson s'était plus d'une fois élevé contre les très hautes
rémunérations que les institutions nationales – Agence juive et
Organisation sioniste mondiale – versaient à leurs fonctionnaires en
Eretz-Israël. Il ne ménageait pas ses reproches à la direction du
mouvement sioniste qui croyait bien faire en gratifiant ses fonctionnaires
du rang d'un revenu mensuel de 30 à 50 livres, et ses hauts fonctionnaires
de 120 à 150 livres. Certains de ces derniers percevaient des sommes plus
élevées encore, mais comme leur paie leur était directement versée à
partir des bureaux de Londres, il était difficile à Beilinson d'être plus
précis914. Avant lui, Katznelson avait aussi essayé de fixer des limites
raisonnables aux salaires alloués par le mouvement sioniste à ses
employés en Eretz-Israël, mais il eut l'honnêteté de dire dès 1923 : «Nous
n'avons pas le droit de prêcher aux autres ce que nous sommes incapables
d'accomplir chez nous915. »
Le salaire familial ne pouvait être appliqué que dans le
conglomérathistadroutique. Malgré les inégalités qui s'étaient vite
imposées dans la pratique, il permettait quand même à tous ceux qui le
percevaient de jouir d'un niveau de vie plus élevé – ou moins bas – que
celui de leurs homologues du privé. Un manutentionnaire employé à
Tnuva gagnait davantage qu'un manutentionnaire dans une autre laiterie,
et un ouvrier du Centre des agriculteurs était mieux payé qu'un ouvrier de
l'agriculture privée. Mais ceux qui voulaient le maintien du salaire
familial soutenaient que la Histadrout pouvait faire mieux pour corriger
les inégalités trop criantes qui caractérisaient son application quotidienne.
Ils se demandaient, entre autres choses, s'il était vraiment équitable que
les fonctionnaires de l'appareil perçoivent des sommes plus élevées que
la grande masse des membres de la Histadrout; d'autant que ces
fonctionnaires étaient payés grâce aux cotisations d'hommes et de
femmes qui, dans leur très grande majorité, gagnaient moins qu'eux916.
Ne pouvant faire autrement que d'intervenir entre les tenants du salaire
« synthétique» et ceux du salaire familial, Ben Gourion adopte une
position médiane. Comme sur la question de l'arbitrage obligatoire, il fait
mine d'apaiser l'aile gauche en admettant que le salaire « synthétique»
n'est pas la solution désirable parce qu'elle ne répond pas aux besoins
d'une bonne partie des travailleurs de la Histadrout mais s'empresse
d'ajouter que le calcul du salaire familial « a besoin d'être revu ». Il
demande au conseil de ne pas trancher et propose de continuer à réfléchir,
sans fixer de date limite à cette réflexion. En attendant que la formule
miracle soit enfin trouvée, il suggère la « souplesse »917.
Non contents d'exiger que la pratique colle à l'idéologie, les partisans
du salaire familial voulaient « poser les premières pierres du futur
bâtiment ». Comme le soutenait Israël Idelson (Bar Yehouda, qui sera
ministre dans l'État constitué), « ce qui a été accompli jusque-là n'est pas
parfait. On ne peut pas dire que ce soit l'idéal d'égalité et de justice que
nous voulons, mais c'est beaucoup plus juste [que ce qui se pratique au-
dehors], et cet argument suffit à nous persuader de monter en ligne pour
le défendre918 ». Salve d'honneur à un moribond. En 1930, même les
défenseurs les plus déterminés du salaire familial avaient perdu beaucoup
de leur optimisme sur l'issue de la bataille. Idelson résume bien cette
désillusion : « Quand on a laissé le mal pénétrer si profond et se répandre
si largement, on ne peut espérer demiracle. » C'est Rémez qui a les mots
les plus durs pour la proposition du salaire «synthétique»: il qualifie de
monstrueux ses sous-entendus. Golda Meïerson (Meïr) joint sa voix à
celles d'Idelson et Rémez. Si ces trois dirigeants n'avaient été aussi
décidés, Ben Gourion aurait-il fini par appuyer la mutation à laquelle
voulait mener le salaire « synthétique» ? On ne peut que faire des
hypothèses et signaler d'abord qu'il choisit de ne pas choisir et donc de ne
pas encourager les partisans du maintien du salaire familial – les
propositions modérée et radicale –, souligner ensuite qu'il propose la «
souplesse» en attendant que la réflexion prenne fin. En permettant la «
souplesse» dans le calcul du salaire familial, il ne fait qu'entériner une
pratique qui n'est pas loin de ce que veulent officiellement établir
Gurfinkel et les autres partisans du salaire « synthétique ». La troisième
remarque se rapporte au non-dit dans la réponse de Ben Gourion : il
reconnaît que, « par le passé, le comité exécutif n'a pas su trouver les
moyens appropriés pour imposer le respect des décisions de la
commission de contrôle des salaires » ; il ne promet pas pour autant que,
demain, ce comité saura les trouver919.
Finalement, le vingt-cinquième conseil décida de maintenir le salaire
familial. Un faible nombre des tenants de cette option appartenaient à la
direction du mouvement ou à celle du secteur économique de
l'organisation ouvrière. En réalité, partisans et opposants savaient que
leur débat n'était qu'une de ces incantations rituelles auxquelles le
mouvement devait se prêter pour aviver la foi. La construction nationale
appelait à l'union de toutes les énergies : pouvait-elle choisir meilleur
conducteur, meilleur mythe mobilisateur que l'égalité?
À défaut de payer également tout le monde, on payait de mots ceux
qu'on payait mal d'argent. Après le conseil de mars 1931, les choses
allèrent comme auparavant. On ne manqua pas, bien sûr, de désigner une
nouvelle commission. Les rapports continuèrent de s'amonceler, et le
comité exécutif ou les conseils de la Histadrout continuèrent de prendre
des décisions qui continuèrent d'être inappliquées. En 1935, une
pénultième commission des salaires est chargée d'étudier la question. Elle
commence son travail en mai. Les représentants des entreprises et autres
coopératives témoignent qu'« il n'y a pas d'égalité et il ne peut y en avoir
», que « le salaire familial n'est pas appliqué » et, de fait, ne l'a jamais
été920. Ce qui n'empêche pas le conseil d'ordonner à lacommission de
préparer des propositions dans l'esprit des volontés du salaire familial. En
janvier 1936, une grille est adoptée... qui ne sera jamais appliquée776. Le
principe du salaire familial sera définitivement abandonné au début des
années 1950.
Le jeu de ping-pong avait duré quelque trente années. D'un côté, une
commission des salaires qui préparait des propositions et essayait de les
mettre en application – elle en avait reçu chaque fois le mandat –, de
l'autre, une direction économique qui, inlassablement, faisait mine de ne
pas comprendre ce que l'on attendait d'elle. D'un côté, un joueur aux
supporters nombreux mais sans voix, de l'autre, un joueur qui n'avait pas
besoin de supporters puisqu'il avait l'arbitre de son côté. Ainsi, lorsque la
direction de Yakhin remet sa démission pour protester contre l'obligation
d'appliquer le salaire familial, le comité exécutif de la Histadrout la
rejette et de ce fait lui donne raison contre la commission. Mais il n'y a
pas que Yakhin à qui l'on a permis de passer outre au principe du salaire
familial. Ce cas n'est signalé ici que parce qu'il permet de réitérer deux
évidences à qui ne les a pas encore constatées. La première: en matière
de pouvoir, les pères fondateurs ne concevaient aucun partage. Ils
devaient connaître et décider de tout. En Union soviétique, on appelait
cette convergence « centralisme démocratique ». La seconde: la
Histadrout avait pour vocation de construire une infrastructure
économique, non d'établir la justice sociale.

LA LUTTE DES CLASSES AU SEIN DE LA HISTADROUT


Les inégalités sociales et les écarts de niveau de vie qui s'étaient
installés au sein de la Histadrout à la fin des années 1920 et au début des
années 1930 avaient pu être plus ou moins supportés tant que la
conjoncture économique avait permis à la grande majorité des salariés de
ne pas manquer du minimum vital. Même s'ils furent régulièrement «
étudiés» au cours de discussions périodiques sur le salaire familial, ils ne
purent jamais remuer le mouvement travailliste au point de le mobiliser.
Les luttes internes qui touchèrent la Histadrout en 1926-1927 avaient
éclaté soit pour des raisons idéologiques – conflit avec le Bataillon du
travail –, soit pour des raisons politiques – conflit avec les
communistes.Le consensus sioniste réussit toujours à faire taire les
rebuffades sociales. C'est ce qui explique pourquoi aucune opposition
sérieuse ne s'est manifestée pour empêcher que la question des inégalités
ne fût, de fait, confiée à des institutions contrôlées par des politiciens
professionnels.
Les choses changent radicalement en 1935, quand s'ouvre une dure
crise économique. Jusque-là, le Yshouv a connu une situation de plein-
emploi, ou presque. À présent, le chômage s'accroît considérablement;
même si les pourcentages pourraient aujourd'hui susciter l'envie, ils
étaient perçus comme dramatiques à l'époque, d'autant que le Yshouv
sortait d'une période de croissance continue. En 1936, 5 % de la main-
d'œuvre juive est au chômage, 8 % en 1939921.
De 1930 à 1937, la Histadrout est passée de 30 000 à 100 000
adhérents. En 1937, l'appareil de l'organisation emploie 2 500 personnes.
Les statistiques sur les salaires pratiqués dans le Yshouv au cours de la
deuxième partie de la décennie ne permettent pas toujours des
comparaisons mais, prises séparément, elles autorisent quelques
conclusions indiscutables. Retenons ici les données des années 1937-
1939 : elles sont les plus nombreuses et, dans un certain sens, les plus
fiables. Un relevé indique qu'en 1937 60 % des salariés gagnaient entre 4
et 10 livres et que 70 % ne touchaient pas 12 livres par mois922. Selon les
données remises au comité exécutif par la commission d'inspection de la
Kupat Holim en 1939,51 % des salariés ne gagnaient pas plus de 4 livres
par mois, 10 % gagnaient entre 8 et 12 livres et 6 % 12 livres et plus923. La
même année 1939, David Rémez, qui a succédé à Ben Gourion au
secrétariat général de la Histadrout, remet au comité exécutif un rapport
selon lequel près de 5 000 membres gagnent plus de 10 livres par mois –
le total des adhérents, secteur agricole non compris, est alors 45 000.
Toujours en 1939, en décembre, Zalman Aharonowitz (Aran) fait savoir
que 11 000 des adhérents gagnent plus de 6 livres par mois. Un autre
rapport signale que cette catégorie compte 15 000 personnes. Vu les
difficultés que connaissaient alors les travailleurs, dans tout le Yshouv et
même à la Histadrout, ces 11 000 ou 15 000 salariés font partie d'une
population qu'on peut qualifier de privilégiée924.
Quelles que soient les statistiques retenues, on constate donc que la
Histadrout des années 1935-1940 était une société « classique », du
moins selon les classifications de la typologie capitalistedu moment et
comparée au Yshouv dans son ensemble. Les écarts sociaux étaient
marqués. Mais à la Histadrout la crise et les problèmes alimentaires
avaient rendu ces différences plus révoltantes encore. De plus, les écarts
signalés plus haut étaient en réalité beaucoup plus grands, plus nombreux
et plus diversifiés, car les statistiques de la Histadrout concernaient
l'individu et non la famille. Un couple dont les deux membres
travaillaient et percevaient chacun un salaire moyen ou inférieur pouvait
bénéficier d'un niveau de vie considéré alors comme confortable. C'est
pourquoi l'une des revendications les plus fermes des chômeurs était la
suppression du « travail des couples ». Pour augmenter le nombre de
postes, ils demandaient que seul travaille le chef de famille –
revendication rejetée par l'élite du mouvement, hommes et femmes
mêlés. Les épouses des dirigeants étaient souvent des professionnelles de
la politique qui devaient leurs activités et leur position à leurs propres
mérites et gagnaient honorablement leur vie.
Mais les années de crise économique n'ont pas créé le problème: elles
n'ont fait que mettre en évidence les contradictions structurelles et
idéologiques qui caractérisaient la Histadrout depuis ses premiers jours.
De toutes ces contradictions, la plus fondamentale était inhérente à sa
nature même. Au début d'octobre 1931, quand il estime que l'organisation
risque de ne pas pouvoir réunir les moyens et les hommes dont elle a
besoin, Ben Gourion rappelle les idées qui ont présidé à sa fondation. Et
après s'être élevé contre les « adhésions fictives » des ouvriers du
bâtiment de Haïfa et de Jérusalem (qui se sont fédérés en entreprises de
construction et de ce fait violent les principes de la Histadrout), il fustige
1'« adhésion platonique » de certains autres membres. Il vise là non
seulement les épouses des travailleurs, mais aussi les membres des
professions libérales et les enseignants. Le lien de ces dernières
catégories, remarque-t-il, « est lâche et manque de véritable ancrage» et
leur statut n'est pas différent de celui des épouses de membres dont les
rapports avec la Histadrout «reposent sur le néant ». Il demande donc la
création d'un « département spécifique à toutes les professions libérales
», au nom du principe que «l'appartenance à la Histadrout ne peut avoir
pour seul motif l'idéologie. Ce type d'adhésion risque de dénaturer le
caractère de notre organisation »925.
On ne peut comprendre la nature de la Histadrout si l'on netient pas
compte de cette précision: ses fondateurs l'ont conçue pour être un
instrument de drainage et de rassemblement. L'identification à son
idéologie était secondaire, en tout cas insuffisante. Le membre idéal selon
les dirigeants n'était pas tant celui qui rejoignait une idée ou des valeurs
morales ou sociales que l'homme qui acceptait sans rechigner la
discipline et le monopole exigé en matière de défense syndicale. Mais ces
principes, qui étaient source de pouvoir et de puissance en période de
croissance économique, devenaient en cause de faiblesse et
d'immobilisme en cas de crise.
Tant qu'elle n'a compté que quelques milliers d'adhérents issus des
deuxième et troisième alyas, l'organisation a réussi à maintenir sans
grand mal la discipline et le conformisme et même une unité qui n'était
pas de façade. Les réflexes d'union de la base étaient alors suffisamment
conditionnés pour lui permettre de traverser sans trop de dégâts les
difficultés économiques apparues au cours des années de la quatrième
alya. Mais quand la crise s'installe et que le chômage atteint des
proportions dramatiques, quand la Histadrout en vient à compter quelque
100 000 travailleurs de toutes catégories, l'image change. Toutes les
tensions et contradictions apparaissent: Les inégalités sociales sont
beaucoup moins bien supportées et les distorsions idéologiques beaucoup
plus palpables. Les conceptions selon lesquelles l'idéologie est un facteur
de division et qui prônent les vertus unificatrices de la cohabitation sous
un même toit ne peuvent plus camoufler leur fragilité. En temps de crise,
cohabitation n'est pas forcément confluence ou conjugaison des efforts.
Les dirigeants découvrent qu'alors il ne suffit pas de vivre ensemble pour
résister aux contradictions d'intérêts, et que « le vivre ensemble » peut se
révéler aussi diviseur que les idéologies. Mais qu'importe! La Histadrout
ayant été conçue pour servir d'instrument de la construction nationale et
non pour promouvoir des changements sociaux, on préfère porter son
attention sur l'effort de rassemblement du plus grand nombre sous le plus
grand dénominateur commun, la nation, même si ce choix doit
immanquablement avantager certains au détriment d'autres. L'égalité,
pensaient les pères fondateurs, ne pouvait être cette valeur de ralliement
universel capable de persuader des hommes aux intérêts contraires, voire
incompatibles, de regarder dans la même direction et d'abandonner leurs
égoïsmes particuliers. Forte de cette conviction, la Histadrout a donc
renvoyé à« plus tard» l'application équitable du salaire familial. C'est
aussi pourquoi elle n'a pu faire autrement que d'accepter que les éléments
plus forts s'organisent comme employeurs : ce fut par exemple le cas de
certains employés du bâtiment. C'est pourquoi enfin la société
histadroutique a toléré des caractéristiques propres à une société divisée
en classes.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement travailliste
dut bien reconnaître ouvertement qu'il n'avait pas de réponse à la
situation. L'une des manifestations les plus éloquentes de cette
impuissance fut l'instauration de la « cotisation unifiée » en 1937. Cette
importante réforme avait pour objectif d'imposer une double
appartenance automatique à la Histadrout et à la Kupat Holim à tous ceux
qui n'adhéraient jusque-là qu'à l'une ou à l'autre. La cotisation unifiée
était voulue autant pour équilibrer le budget de la caisse d'assurance-
maladie que pour resserrer les liens de l'individu isolé avec la Histadrout.
Lorsqu'elle fut instituée, près de 30 % des membres de la Histadrout
n'étaient pas affiliés à la Kupat Holim : soit ils avaient les moyens de
recourir à la médecine privée, soit ils n'avaient pas de quoi payer les deux
cotisations à la fois. Cette situation était mal vécue par l'organisation
ouvrière qui estimait qu'elle ne pouvait laisser toute latitude à ses
adhérents dans le choix de la caisse maladie parce que, en fin de compte,
une telle liberté de choix ne pouvait que se retourner contre eux. Priver la
Histadrout d'une ressource potentielle, c'était diminuer sa puissance et
ipso facto celle de l'ouvrier926.
Les montants de la cotisation unifiée ont délibérément été fixés sans
relation avec les revenus véritables des cotisants. Aucun critère d'égalité
ni de justice élémentaire n'ont été pris en considération. Quelques
membres du conseil ont bien élevé des protestations indignées, mais la
majorité a préféré ignorer leurs remarques. On a donc choisi de rejeter les
propositions de grille progressive, prétextant que cela ferait fuir les hauts
salaires. « Et pourquoi a-t-on attendu jusqu'à aujourd'hui pour exiger la
cotisation proportionnelle?» interrogeait David Rémez927. Pour le
secrétaire de la Histadrout, une telle demande revenait à introduire des
modifications qui auraient tout bouleversé. Ce fut aussi l'argumentation
de la majorité des délégués au quarantième conseil, où certains
proposèrent de fixer un salaire familial maximum et de verser les surplus
à un fonds de chômage. Cette mesure n'aurait «défavorisé» que les 11
000 ou 15 000 salariés qui, en 1939,gagnaient plus de 6 livres par mois.
Mais les membres du conseil furent loin d'accueillir cette suggestion avec
tout l'esprit de solidarité désirable. Ainsi, Zalman Aharonowitz :
« [À mes] yeux, ce genre de décision risque d'entraîner toute la
Histadrout dans une expérimentation dangereuse, une
expérimentation dont je ne doute pas des résultats. [...] Ces
propositions extrémistes, si elles sont adoptées, obligeront de
nombreux travailleurs à faire leurs comptes. Ils ne pourront
s'empêcher de chercher à mettre en balance ce que la Histadrout
leur donne et ce qu'elle leur prend. Qu'on ne s'y trompe pas: ce
genre de calcul sera fait demain par celui-là même qui, aujourd'hui,
ne travaille pas, mais aura, demain, commencé à travailler . » 928

En vertu des usages qui s'étaient enracinés à la Histadrout, l'idée de


prélever l' « excédent », autrement dit d'instaurer une cotisation
proportionnelle au salaire, était une proposition radicale. Elle était
néanmoins la seule propre à corriger les injustices et la seule capable
d'alléger la détresse des chômeurs.
Mais, dans le Yshouv des années 1930, d'autres inégalités s'étaient
incrustées, d'un genre différent, parfois plus graves que celles entraînées
par les écarts de salaire, savoir : les disparités liées aux conditions de
travail ou à sa nature. En ces années de mécanisation pratiquement
inexistante, le travail physique, en Eretz-Israël, était harassant. De tous
les salariés, l'ouvrier agricole était le plus mal loti. La concurrence du
travailleur arabe le mettait souvent en situation d'asservissement à l'égard
du propriétaire de la plantation ou du champ. Ses conditions de logement
étaient intolérables, et c'est à peine s'il avait accès à la vie culturelle. Et
puis, il faut quand même le rappeler, le travail de la terre était une
occupation saisonnière. Les conditions de travail et le quotidien du
maçon ou du cantonnier n'étaient pas beaucoup plus enviables. Ces
travailleurs étaient toujours les premiers, parfois les seuls, à connaître le
chômage. Ils dépendaient des commandes publiques, de la situation
économique générale, de la politique mandataire et des résultats des
collectes à l'étranger, qu'ils soient sur un chantier privé ou de la
Histadrout. Les fonctionnaires de la Histadrout, en revanche, tout comme
les employés de ses services et des institutions nationales, étaient assurés
de leur emploi et le niveau de leur salaire n'était pas tributaire des
fluctuations économiques. Mais ces privilèges ne leur suffisaient pas. Par
le jeu des dérogations –autorisées ou non –, ils étaient depuis longtemps
les mieux payés de tous les secteurs d'activité de la Histadrout et
entendaient bien ne pas laisser rogner leurs revenus au nom d'une
redistribution plus équitable ou pour permettre la création d'emplois,
crise ou non. Il n'est pas étonnant de constater que c'est dans ces
catégories que se sont recrutés au début des années 1930 (comme dans
les années 1920), les adversaires les plus déterminés du salaire familial et
que ce sont ces salariés qui ont le plus poussé la Histadrout à faire traîner
son application. Les fonctionnaires de l'appareil, les cadres moyens et
supérieurs des entreprises de la Histadrout étaient aussi ceux qui
bénéficiaient par priorité – pour ne pas dire presque exclusivement – des
logements qu'elle construisait. Ils étaient enfin ceux qui étaient chargés –
cette fois tout à fait exclusivement – de missions à l'étranger. Ces
voyages étaient si fréquemment assignés aux cadres de l'appareil et des
entreprises qu'il était devenu nécessaire de fixer les réunions nationales
du parti en tenant compte d'autres rencontres se tenant ailleurs dans le
monde. C'est ainsi qu'en novembre 1937, Ben Gourion rejeta la
proposition de réunir le congrès du Mapaï au cours de l'été 1938 parce
que le congrès sioniste, dont les dates n'avaient pas encore été arrêtées,
devait « se tenir à cette période et que, probablement, beaucoup de
camarades devront alors s'absenter du pays929 ».
Les voyages répétés des dirigeants à l'étranger mettaient à dure
épreuve la patience des critiques du comportement quotidien de la société
histadroutique. Ils interprétaient cette prébende comme un signe
supplémentaire de la dégénérescence des mœurs d'une société qui n'avait
plus rien de différent de celle qui l'environnait. Comme pour la
répartition des logements, on y voyait une manifestation d'une tendance
croissante à renforcer les forts et à se contenter de promettre aux faibles.
Les militants du rang et les petits cadres souffraient de voir leur
organisation adopter les réflexes et les défauts des sociétés cloisonnées.
Ils se désespéraient de constater combien la solidarité avait laissé place à
l'égoïsme et combien le centre s'était coupé de la périphérie. Les
profiteurs et exploiteurs n'étaient plus ces capitalistes non productifs
qu'hier encore on vilipendait de l'intérieur, ils étaient à l'intérieur. Que les
hauts fonctionnaires et cadres supérieurs d'une organisation ouvrière
emploient des femmes de ménage, les militants s'y étaient faits, mais ce
qui les révoltait, c'était que cesemployeurs – qui, en vertu des statuts de la
Histadrout, auraient dû se voir retirer leur carte de membre – ne payaient
leurs gens de maison que 2 à 3 livres par mois, alors qu'eux-mêmes
gagnaient au bas mot entre 25 et 30 livres, sans compter les
rémunérations occultes et le salaire de l'épouse qui, presque dans tous les
cas, travaillait et gagnait relativement bien sa vie. Les militants se
plaignaient de voir les écoles du courant d'enseignement ouvrier – de
toute façon, rares – laissées à la charge des parents, frais d'études et
entretien compris. Ils ne comprenaient pas que les quartiers de logement
«ouvrier» ne bénéficient pas d'activités culturelles ni même d'épiceries
coopératives930. Il est vrai que, dans ces quartiers où les logements étaient
en général attribués à des fonctionnaires de la Histadrout ou à des cadres
de ses entreprises, nul n'avait besoin d'activités culturelles à proximité et
que les épiceries coopératives étaient inutiles. La plupart des habitants
avaient les moyens de vivre leur vie culturelle au-dehors et de faire leurs
emplettes au prix du marché. Pour Ben Yérouam, l'un de ces indociles
qui avaient soulevé la section de Tel-Aviv du Mapaï, cette situation était
caractéristique de l'évolution qu'avait suivie la Histadrout entre la crise de
la fin des années 1920 et celle de la fin des années 1930 :
«En 1927, j'étais ouvrier à Petah-Tikva. Je travaillais un seul jour
par semaine, j'avais faim. À la même époque, je m'étais quelquefois
rendu chez le camarade Idelson, qui était alors secrétaire du conseil
ouvrier de Petah-Tikva; j'ai pu voir que lui et sa famille menaient le
train de vie modeste d'un salarié qui ne gagnait pas plus de 2 à 3
livres par mois .931
»

Les années de sévère crise économique vécues par le Yshouv, de 1936


à 1940, ont exacerbé les problèmes d'identité que la Histadrout avait
jusque-là relativement bien gérés. Les pulsions nationales et les volontés
unitaires des nouveaux immigrants arrivés avec les troisième et
quatrième alyas avaient incité à l'indulgence. Passé les années 1920, les
questions se multiplièrent et se firent pressantes. Il serait faux de croire
ou de conclure que les crises économiques des années 1930 ont eu une
quelconque influence sur le fonctionnement de la Histadrout. Car – et on
n'insistera jamais assez sur ce point – les fondateurs l'ont d'abord voulue
une organisation tout court : un instrument d'intervention économique et
non un support de changement social, une pompe aspirantedes énergies,
de toutes les énergies, et non une faiseuse de société, encore moins de
société différente. Les crises économiques n'ont eu pour effet que
d'afficher le prix réel réclamé pour cette aspiration de la Histadrout à être
« de tous ». De plus, parce qu'elle avait choisi de construire une
infrastructure économique, et non d'établir une entité sociale
idéologiquement intégrée, la Histadrout ne pouvait éviter qu'à terme,
c'est-à-dire au premier moment difficile, l'égoïsme ne reprenne le dessus.
À la fin des années 1930, l'organisation réunissait près du tiers de la
population juive adulte du pays. Étant donné le type de ciment qu'elle
avait adopté pour composer son agrégat, il n'est guère étonnant qu'y
soient apparus des conflits sociaux et une lutte des classes en tout
semblables à ceux que connaissait alors toute société capitaliste
ordinaire.
Les dirigeants du mouvement travailliste, au sommet comme dans les
rangs intermédiaires, n'étaient pas aveugles. Tous convenaient de
l'évidence. En effet, par-delà les différences d'approche qui partageaient
alors le Mapaï en tendances de plus en plus éloignées les unes des autres
– un groupe allait bientôt faire scission –, tout le monde était d'accord sur
les faits. Certains parlaient de « la division des camarades en couches
sociales» (Itzhak Ben Aharon)932 ; d'autres niaient l'existence de conflits
d'intérêts mais admettaient que la Histadrout avait «toléré la formation de
couches sociales différenciées par leurs niveaux de vie» (Zalman
Aharonowitz)933. Les militants de base, moins tenus aux précautions
oratoires, parlaient ouvertement des « classes qui se sont formées parmi
nous» et de « l'abîme qui s'est creusé» entre « strates aux niveaux de vie
aussi distants que peuvent l'être les deux pôles »934.
Mais si les descriptions ne variaient que par le choix des mots, les
analyses, elles, empruntaient à des visions du monde dont on se demande
comment elles pouvaient coexister sous le même toit. Pour Aharonowitz,
la situation était «normale dans un régime comme celui où nous vivons.
L'immense majorité des membres de la Histadrout l'a d'ailleurs compris
et accepté935 ». Israël Gurfinkel, un homme du courant central, d'ordinaire
très conformiste dans ses positions, ne pouvait que souscrire à cette
assertion :
«Notre mouvement a promis des choses difficiles à accomplir. Je
veux parler des promesses d'égalité que nous n'arrivons pas à tenir.
Il y a chez nous une échelle sociale dont les échelons vont du
chômeur à la catégorie d'hommes qui gagnent 25 et 30 livres par
mois. [...] La correction de cet état de choses ne peut être l'affaire
des seuls fonctionnaires de notre organisation, mais de tout notre
public; un public où l'on trouve des hommes menacés par la famine
et des hommes qui mènent un train de vie au-dessus de la moyenne
et même un peu luxueux. [...] Pour réduire le gouffre, les
expédients ne seront d'aucun secours. La solidarité peut être
efficace dans une certaine mesure; mais voilà, nous n'en sommes
même pas à la solidarité. Alors que nous devons désirer la
solidarité et tendre vers elle, c'est à peine si nous en sommes à
l'assistance sociale . »
936

Là est le cœur du problème: on a laissé s'installer – rapidement – une


société de classes, mais on n'a prévu aucun outil qui pourrait corriger ou
réduire ses inégalités. Lorsque la crise économique atteint durement les
plus faibles, la différenciation sociale est tellement marquée et semble si
naturelle que l'organisation de masse qu'est la Histadrout ne peut penser
qu'à des expédients pour tenter d'adoucir un peu les détresses. Elle n'a à
sa disposition aucun véritable recours pour conduire une politique de
solidarité. Telle était la Histadrout dans ses carences sociales et morales:
elle pouvait imposer ses volontés aux plus faibles, rejeter de ses rangs
l'ouvrier non qualifié, mais elle n'avait pas de prise sérieuse sur les
travailleurs qualifiés, sur les professions libérales ou sur ses propres
cadres. Ces catégories étaient depuis longtemps assurées de salaires ou de
revenus suffisamment élevés pour ne pas dépendre de la Histadrout. En
1939, aux dires même de Rémez, secrétaire de l'organisation, un salaire
de 35 livres par mois n'était pas peu courant parmi les personnels des
services membres de la Histadrout. Le secrétaire du syndicat de ces
personnels le reprenait et soutenait que ces sommes étaient l'exception:
34 employés seulement sur les 8 000 syndiqués. Comme Rémez
n'avançait pas de statistique précise, il faut se contenter de celles
rapportées par le syndicaliste. Mais le secrétaire du syndicat des
personnels de services s'abstint de signaler le nombre d'adhérents gagnant
20 livres et plus par mois. Ben Yérouham estimait que ceux-ci
dépassaient le millier et croyait pouvoir ajouter que certains percevaient
50, voire 60 livres par mois937. Quand le ciment idéologique fait défaut, le
sentiment de responsabilité mutuelle est trop lâche pour susciter la
solidarité, particulièrement en période de crise. Comme le disait
Gurfinkel, on ne peut guère compter que sur lacharité organisée de l'«
assistance sociale ». Dans la Histadrout des années 1930, les forts
prenaient si peu la peine de respecter les règles écrites et non écrites de la
vertu de solidarité ouvrière qu'il était devenu fréquent de voir des
membres influents du parti ou de l'organisation s'établir comme
employeurs privés – entorse cardinale aux statuts – et se conformer aux
seules lois du marché libre du travail, comme n'importe quel « sale
cochon de capitaliste exploiteur ». Les militants appelaient cette situation
« l'exploitation des camarades par les camarades938 ».
Ceux qui réclamaient une solidarité qui ne fût pas de la charité avaient
avancé quelques propositions. Aucune ne fut retenue. La plus
couramment lancée, d'application techniquement et moralement aisée,
portait sur la suppression du « travail des couples ». Le syndicat des
personnels de service allait plus loin et voulait assortir cette proposition
de l'interdiction de fournir du travail à quiconque disposait déjà d'une
source de revenus – propriété, seconde occupation, etc. – lui permettant
de subsister. Cette mesure devait s'accompagner de l'interdiction de
verser des salaires supérieurs au salaire familial939. La troisième
proposition refusait que l'on se borne à ne donner de travail qu'à un seul
des deux membres du couple et demandait qu'on aligne, cette fois
réellement, la rémunération des employés de la Histadrout – toutes
institutions confondues – et des employés des institutions nationales –
OSM, Agence juive – sur le salaire familial, les excédents étant versés à
un fonds de secours. La quatrième proposition, la plus radicale,
demandait tout ce qui avait été réclamé jusque-là et exigeait en outre que
l'alignement sur le salaire familial et le reversement des excédents au
fonds de secours ne touchent pas seulement les employés de la Histadrout
et des institutions nationales, mais tout membre de l'organisation940.
Il faut ici préciser que la solidarité des travailleurs qualifiés, des
fonctionnaires de l'appareil, des cadres et autres catégories puissantes ne
s'était regimbées qu'après le dépôt de ces motions. Les ouvriers de l'«
industrie lourde» – ainsi désignait-on les fabriques de produits de
première nécessité: ciment, électricité, oléagineux – et des grandes
entreprises de la Histadrout avaient déjà manifesté leur indifférence à la
misère des chômeurs en refusant – par vote – de cotiser au fonds de
secours créé au plus fort de la crise. Les travailleurs de l'industrie avaient
refusé de cotiser, réclamant qu'on « en finisse d'abord avec la gabegie de
l'appareilet qu'on en finisse d'abord avec le travail des couples, fréquent
surtout dans les foyers des fonctionnaires de notre centrale941 ». Parce
qu'elle n'y avait pas préparé ses membres et parce qu'elle-même n'était
pas prête, la Histadrout ne put mobiliser les solidarités quand la nécessité
l'y astreignit.
Elle va en effet essayer. Elle va vraiment tenter de répondre à ceux qui
l'adjurent : « Notre parti, qui prône tant l'égalité, doit faire quelque
chose942. » Mais ses initiatives n'auront pas beaucoup de succès; on
pourrait ajouter : forcément. Durant l'automne de 1939, au moment où le
cri « À l'aide! » crève les tympans, entre 15 000 et 17 000 personnes sont
au chômage. Beaucoup ont tout simplement faim943. À ces chômeurs
viennent s'ajouter un certain nombre – difficile à déterminer avec
précision, mais probablement très important – de travailleurs si mal payés
qu'ils doivent avoir recours au fonds de secours mutuel. Ce qui remue le
plus les militants, c'est de découvrir que la faim frappe même les enfants
des chômeurs. Golda Meïerson (Meïr) se mobilise :
« Il est indécent de vivre quand on sait que, dans nos villes et nos
villages, parmi nous, dans la population ouvrière, il y a des enfants
qui ont faim. Nous demandons que la première tâche du fonds
d'urgence soit de s'occuper des enfants. Il nous faut en toute priorité
effacer la honte que la faim d'un enfant pose sur le Yshouv, la
honte d'un enfant qui se rend à l'école avec la faim au ventre. [...]
Faire en sorte que tout enfant reçoive un repas à l'école doit être,
aujourd'hui, notre premier souci. Cela parce que nous ne savons pas
combien ils sont à recevoir les deux autres à la maison. En fait,
nous savons que pour beaucoup d'enfants, ces deux autres repas ne
sont pas toujours deux . »944

L'oratrice est écoutée... poliment, mais rien ne sera fait.


De même furent rejetées les deux propositions qu'elle soumit à la
même réunion du conseil de la Histadrout (décembre 1939). La première
concernait les taux de contribution volontaire suggérés pour la campagne
de collecte destinée à venir en aide aux chômeurs traitait du calcul de la
nouvelle cotisation unifiée que la Histadrout voulait mettre en vigueur au
cours de l'année 1940. Golda Meïr avait été chargée de faire ces
propositions en sa qualité de responsable des affaires sociales au comité
exécutif et de présidente de la commission des normes d'égalité désignée
quelquesmois auparavant. Plus que la plupart des autres dirigeants, elle
était sensible à la pauvreté et à la souffrance. Mais elle était lucide aussi
et savait les limites d'une organisation intéressée d'abord et surtout par le
pouvoir et qui, pour ratisser le plus large possible, avait préféré l'adhésion
concrète à l'adhésion idéologique. Elle savait qu'on ne pouvait rogner sur
les avantages et privilèges des catégories puissantes sans risquer de les
mécontenter ou de les faire fuir et, partant, de mettre en danger la sacro-
sainte union que l'organisation plaçait au-dessus de tout. Aussi les grilles
qu'elle proposait avantageaient-elles scandaleusement les hauts revenus,
même s'il leur était demandé un effort un peu plus grand que celui qu'ils
avaient consenti jusque-là :
« Ceux qui gagnent entre 2 et 4 livres [par mois] verseront aux
Mishan et Mifdé [deux caisses de secours] une somme totale
équivalant à près des deux tiers du salaire d'une journée de travail.
Ceux qui perçoivent entre 4 et 6 livres verseront 2,2 % de leur
salaire mensuel; de 6 à 8 livres, on versera 3,1 %. Ce pourcentage
passera à 3,3 % pour les salaires de 8 à 10 livres. Les tranches de
salaires 10-12, 12-15 et 15-18 livres verseront respectivement 5,2
%, 5,1 % et 6,3 %. Les salariés qui gagnent entre 18 et 21 livres
devront payer 6,6%; ceux de la tranche 21-25 livres payeront 7 %;
la tranche 25-30 livres payera 7,3 %, et tous ceux qui gagnent plus
de 30 livres par mois verseront 8,7 %. Je voudrais donc vous
signaler ici que le Mifdé 4 se situe dans la fourchette de 0,66 % à
8,7 %. »

(Avant de poursuivre la citation, un mot sur la technique des collectes


lancées de temps à autre par la Histadrout. D'abord, on l'a déjà dit, la
contribution était volontaire et les campagnes étaient numérotées
chronologiquement. La Histadrout se fixait une somme à atteindre,
entreprenait la collecte et espérait atteindre l'objectif. Puis on
recommençait.)
« Les autres pourcentages que je vais citer sont relatifs aux taux de
cotisation unifiée, y compris la contribution-chômage. Ceux qui
gagnent moins de 2 livres par mois verseront 7,5 % de leur salaire;
au palier 2-4 livres, on paiera 9 %; au palier 4-6 également; de 6 à
8 livres, 10 %. Ceux qui gagnent entre 8 et 10 livres verseront
10,5% de leur salaire; de 10 à 12 livres, 10,79%; de 12 à 15 livres,
10,89%; de 15 à 18, 11,59%; de 18 à 21, 11,69%; de 25 à 30, 11,79
%. À 30 livres et au-delà, on versera 13,3 %. Vous voyez donc que
la fourchette se situe entre 7 et 13% . »
945

Constatons d'abord que cette seconde proposition qui pousse la


précision au centième près dans le calcul des taux – 10,79, 10,89... – se
termine par une conclusion plutôt arrondie : 7 et 13 %. Procédé
rhétorique? Peut-être. On cherche la raison d'une exactitude aussi
tatillonne dans la fixation des taux concernant les salaires relativement
élevés (à partir de 10-12 livres par mois) : 10,79 % plutôt que 10,80 %,
10,89 % plutôt que 10,90 %... Technique de psychologie commerciale?
Croyait-on moins effrayer les privilégiés en s'arrêtant un centième avant
la centaine? Mais là n'est pas l'essentiel. Ces grilles sont d'une ironie
grinçante pour des raisons autrement plus graves, même si, examinées
sous leur seul aspect arithmétique, elles semblent honorer la conception
de justice sociale de ceux qui les ont préparées. Ne réclament-elles pas
des plus hauts salaires une contribution 26 fois supérieure à celle
attendue des plus bas salaires alors que les premiers ne sont « que» 15
fois supérieurs aux seconds (Première grille: 30 x 8,7 % = 2,6 livres; (2 ÷
30) x 0,66 = 0,1 livre; 2,6 ÷ 0,1 = 26. Deuxième grille: 30 x 13,3 % =
3,99 livres; 2 x 7,5 % = 0,15 livre; 3,99 ÷ 0,15 = 26,6)? La première
remarque est que ces grilles ne tiennent aucun compte du nombre
d'enfants (ou de personnes à charge) dans la famille. Première injustice
insupportable. Deuxième injustice : on fait mine d'ignorer qu'un salaire
de 2 livres est un salaire de misère, de loin, très loin insuffisant à couvrir
les besoins les plus élémentaires d'une famille, même de deux personnes.
Le loyer d'une pièce (en sous-location) tournait autour de 0,8-1 livre par
mois; celui d'un deux-pièces allait de 1,2 à 1,5 livre par mois. Katznelson
et Shazar, qui habitaient un trois-pièces dans un quartier somme toute «
moyen », payaient un loyer de 3,5 livres par mois. Les frais de scolarité
exigés pour les études secondaires étaient partout au moins de 2 livres
par mois. Il est donc pour le moins surprenant que ces grilles aient voulu
mettre à contribution les salaires de 2 livres et moins. La première, il est
vrai, était censée ne concerner que des volontaires et peut-être ne
s'attendait-on pas à une participation massive des indigents. La seconde
proposait en revanche des taux obligatoires. Une grille d'imposition n'est
jamais très éloquente à ses extrémités, ce sont surtout ses taux
intermédiaires qu'il faut étudier. Ne nous arrêtons pas à la grille des
contributions volontaires : elle n'est intéressante que par l'indication
qu'elle donne sur les espoirs que l'on fondait sur le bon cœur de chacun.
C'est la seconde qui doit retenirl'attention. On demandait 9 et 10 % au
gros des salariés (2-6 livres et 6-8 livres par mois) et 11 % seulement aux
10-15 livres. En 1939-1940, en Eretz-Israël, 11 livres par mois (et a
fortiori 15) étaient un excellent salaire : une femme de ménage en
gagnait 2. Certes, dans l'absolu, un salarié au revenu de 15 livres était,
selon cette grille, censé payer deux fois plus que celui au revenu de 8
livres par mois, ce qui semble respecter les écarts de salaire (15 x 11 % =
1,65 livre; 8 x 10 % = 0,8 livre). Certes, mais, pour être distributive, une
justice sociale ne peut se fonder que sur l'arithmétique. Celle que la
Histadrout prétendait appliquer tenait compte d'autres calculs et d'autres
paramètres. La grille de Golda Meïr fait la part belle aux 10-15 livres par
mois, et bien sûr aux 15 livres et plus, et pressure les 4-8 livres. En 1939
et 1940, pour un salarié au revenu de 8 livres, 10 % était le pourcentage
qui décidait des études secondaires de l'enfant; 10 % était aussi le
pourcentage qui rapprochait ou éloignait de l'indigence le salarié au
revenu mensuel de 4 livres (s'il n'y avait qu'un salaire au foyer). En
matière de justice sociale, la proposition de Golda Meïr révélait quand
même un progrès par rapport à la grille de cotisation unifiée adoptée en
1937 : elle voulait rendre obligatoire la contribution-chômage qui,
jusque-là, était laissée à la décision de chaque membre de la Histadrout.
En conclusion, la grille proposée en 1939 était conforme à toutes les
grilles d'imposition pratiquées dans les sociétés capitalistes de l'époque :
elle demandait un effort beaucoup plus conséquent aux petites classes
moyennes qu'aux classes moyennes et aisées.
Golda Meïr sait que jamais on n'ira plus loin. En septembre 1939, deux
mois avant la tenue du conseil de la Histadrout qui doit décider de la
grille de la nouvelle cotisation unifiée, elle présente ses suggestions au
comité exécutif. Elle ne peut s'empêcher de faire remarquer, ironique et
amère : « À me fonder sur les discussions de la commission [des normes
d'égalité], je peux vous annoncer qu'une révolution n'est pas à prévoir
dans les jours qui viennent. » Sur les résultats des travaux de la
commission, elle a cette phrase terrible : «Nous ne sommes pas arrivés à
tomber d'accord sur une proposition qui aurait pu introduire l'égalité à la
Histadrout. »946 Le conseil de 1939 décidera de ne pas décider947.
L'échec de toutes les tentatives pour corriger vraiment ce qui avait
besoin de l'être était d'autant plus désagréable pour la Histadrout qu'elle
avait fait, durant toute la décennie, d'énormes effortspour venir en aide
aux chômeurs. De 1933 à la fin de 1939, près de 280 000 livres avaient
été amassées par cette caisse. La moitié de la somme avait été réinvestie
dans la création d'emplois et le reste avait été redistribué sous forme
d'aide par le biais de la caisse de chômage. Les rentrées du fonds de
chômage venaient pour moitié des cotisations régulières, pour moitié des
campagnes de collectes. Comme la contribution à ces campagnes était
volontaire, les sommes réunies n'étaient pas fixes. Mifdé 1 s'était clos
avec une rentrée de 60 000 livres, le deuxième en avait réuni 30 000 et
Mifdé 3 n'avait atteint que 21 000 livres – 9 000 de moins qu'escompté.
Lors de la troisième campagne, beaucoup de camarades avaient tout
simplement refusé de donner. À côté de l'aide financière qu'elle
répartissait, la caisse de chômage avait créé un réseau de distribution de
vivres dont bénéficiaient 6 000 familles, dont près de 3 000 pour la seule
ville de Tel-Aviv. Tout chômeur continuait d'être automatiquement inscrit
à la Kupat Holim et continuait d'y recevoir gratuitement les soins
médicaux nécessaires948.
Pour prendre le problème à bras-le-corps, il aurait fallu augmenter
considérablement les cotisations obligatoires sur les salaires moyens et
supérieurs, et mettre les entreprises économiques de l'organisation à
contribution. Cette seconde éventualité fut évoquée lors d'une rencontre
houleuse entre le comité central du Mapaï et les militants de la section de
Tel-Aviv (septembre 1939). Elle fut évoquée mais pas réellement
débattue949. L'idée selon laquelle on pouvait taxer les entreprises de la
Histadrout et ainsi prendre un risque économique pour atteindre un
objectif social allait à l'encontre de la politique du parti. On craignait
qu'un prélèvement dans les liquidités ne vienne ébranler les assises de
l'organisation. Ces appréhensions étaient probablement fondées. En
revanche, l'instauration d'un véritable impôt interne sur le revenu était
tout à fait réaliste. Plusieurs formules furent suggérées, dont les
applications ne posaient aucun problème technique. Les partisans d'un
impôt interne sur le revenu avaient pour eux d'être les seuls à proposer
une solution capable d'empêcher la formation et le renforcement de
camps hostiles au sein de la société histadroutique. Ada Fishman, une
parmi les militants les plus actifs, demandait la proclamation de l'état
d'urgence : « Je ne veux pas imposer l'égalité et je ne prône pas la
commune; je veux seulement convoquer la solidarité naturelle entre
camarades. Ilnous faut cesser de confondre assistance sociale et aide
mutuelle.» Elle exigeait, avec d'autres militants, que tous les membres de
la Histadrout perçoivent un «montant de subsistance » proportionnel à la
taille de la famille. Selon cette proposition, aucun membre de la
Histadrout ne pourrait garder à sa disposition une somme supérieure au
minimum nécessaire à la vie de sa famille; tout l'excédent devrait être
versé à la Histadrout, qui le redistribuerait aux camarades dans le
besoin950. Ben Aharon voyait dans cette proposition « un premier pas dans
la direction qui permettra d'établir parmi nous un tout petit peu plus
d'égalité951 ». Mais, pas plus qu'elle ne s'était laissé persuader de prélever
sur les recettes des entreprises, l'élite au pouvoir n'eut le courage
d'imposer à ses membres, ni même à ses propres salariés, un impôt
interne sur le revenu.
En choisissant, en décembre 1939, de laisser les choses en l'état, les
archontes de la Histadrout avaient préféré l'union à l'égalité. Il est certain
que toute tentative de transformer l'organisation en commune n'aurait pu
que la faire éclater. Le rejet des solutions radicales n'était pas seulement
significatif du refus du mouvement travailliste de s'organiser ou de
s'établir comme système ou société en lieu et place de la société
environnante, il était aussi un indicatif supplémentaire des différences
entre ce que l'on attendait, à la base et au sommet, de l'organisation
histadroutique. Excepté dans les discours prononcés à l'occasion de la
mort d'Émile Vandervelde, en 1938, le mot « socialisme» ne figure
jamais dans les délibérations des institutions du parti ou de la Histadrout.
Cette absence n'a cependant pas suffi à réduire au silence les
revendications d'égalité. Certains supportaient mal de voir la Histadrout
faire bon ménage avec l'ordre capitaliste en dépit des moyens dont elle
disposait pour l'influencer ou, au moins, adoucir la dureté de certaines de
ses règles du jeu. Mais, comme le disait Katznelson, on ne peut prêcher
ce qu'on ne pratique pas soi-même. Beaucoup voulaient croire que la
société histadroutique avait encore tous ses espoirs devant elle; ils ne
pouvaient néanmoins se départir du sentiment que la Histadrout n'avait
pas tenu les promesses sociales et morales que la base avait cru voir
inscrites au fronton de son édifice. Le militant et l'adhérent, surtout
lorsqu'ils avaient la foi socialiste, demandaient à la Histadrout autrement
plus que ne pouvaient ou ne voulaient demander à leurs syndicats les
membres des organisations ouvrières européennes.En Eretz-Israël, les
camarades avaient fait montre d'une grande discipline et avaient accepté
beaucoup de choses pour aider leur organisation à devenir un lieu de
pouvoir politique et une source de puissance économique. Ils ne
comprenaient pas pourquoi leur organisation traînait tant les pieds sur le
chemin de l'équité sociale qui, leur avait-on dit, devait mener à
l'instauration d'une société plus juste. Lorsque certains durent se rendre à
l'évidence et constatèrent qu'on ne leur avait tenu un certain langage que
pour mieux les recruter et qu'on avait davantage cherché à les contrôler
qu'à les protéger de la loi du plus fort; lorsqu'ils s'aperçurent que l'élite
histadroutique ne faisait pas plus d'efforts en période de crise qu'en
période d'abondance relative pour imposer une solidarité qui ne fût pas de
la charité; lorsqu'ils durent admettre que le mouvement ouvrier se
comportait comme si les inégalités qu'il avait tolérées en son sein ne
pouvaient être corrigées parce qu'elles étaient économiquement fatales,
ils se sentirent trahis. Ce sentiment fut à la source de l'amertume et de la
rancœur qui éclatèrent et se répandirent à la fin des années 1930.
ÉPILOGUE

Deux fois trente ans : de l'État en marche à l'État constitué

1948 : les hommes qui ont mené à l'État sont aussi ceux qui le
conduisent à travers la guerre d'indépendance et qui le consolident
pendant ses vingt premières années. Les structures de pouvoir mises en
place auparavant ont fait leurs preuves : l'État fonctionne du jour au
lendemain. Cet État fait aussi la guerre, la plus longue et la plus dure de
son histoire : 6 000 morts, 1 % de la population. Parmi les combattants,
des rescapés de la Shoah qui ne parlent pas encore l'hébreu et
comprennent à peine les ordres qu'ils entendent. Les pertes subies sont,
en proportion, comparables à celles de la France lors de la Première
Guerre mondiale. Jérusalem est assiégée et coupée du reste du pays, le
quartier juif de la vieille ville est acculé à la reddition, tout comme les
kibboutzim avancés du Goush-Etzion, sur la route de Hébron. Dans le
nord du pays, les chars syriens sont arrêtés sur la dernière ligne de
défense de Dégania; dans le Sud, l'avance de l'armée égyptienne est
bloquée sur les barbelés du kibboutz Yad-Mordekhaï, fondé fin 1943 et
honoré du nom de Mordekhaï Anilewicz, commandant de la révolte du
ghetto de Varsovie.
En dépit de sa très grande infériorité numérique globale – la population
juive du pays ne comptait alors que 600 000 personnes –, ce qui
permettait à l'ennemi, les pays arabes indépendants comme les Arabes de
Palestine, d'espérer un succès rapide, c'est le Yshouv qui remporte une
éclatante victoire. Les raisons sont multiples : la détermination et la
cohésion d'une population qui se bat le dos au mur, ses capacités
d'adaptation et de sacrifice, la supériorité des Israéliens (ou la grande
faiblesse des Arabes) dans la conduite des opérations sur le terrain
comme sur le plan de la stratégie générale. Chaque fois que la nécessité
en a été ressentie sur un front, l'armée israélienne a réussi, au moment
crucial, à concentrer plus d'hommes et un matériel en meilleur état sinon
plus important que l'ennemi. Un exemple parmi d'autres : avec ses 82
appareils répartis en 9 escadrilles, avions de chasse et bombardiers,
l'armée de l'air égyptienne jouissait sur le papier d'une supériorité
écrasante. En fait, c'est le jeune État, avec sa douzaine d'avions de chasse
et quelques bombardiers, qui, fin 1948, dans les moments critiques de la
bataille pour le Néguev, prendra et gardera la maîtrise quasi absolue du
ciel : 240 sorties environ du côté israélien, 30 à 50 du côté égyptien.
L'armée de l'air égyptienne n'a surmonté ni son manque chronique de
pilotes, ni le fâcheux état de ses avions, ni la mauvaise préparation de ses
techniciens au sol952.
Ce triomphe, qui n'a été possible que grâce à une mobilisation totale de
toutes les ressources du pays, est d'abord le fruit de l'organisation et de la
discipline. Mais il révèle aussi les qualités de commandement des
hommes au pouvoir et la solidité des structures d'encadrement édifiées
tout au long des trente années qui séparent la fondation de la Histadrout
de la guerre d'indépendance. À eux seuls, l'héroïsme et la capacité à
improviser n'auraient jamais suffi à contenir l'attaque conjuguée des pays
voisins, à passer ensuite à la contre-offensive. Lorsque l'armistice est
signé, en 1949, les frontières d'Israël sont autrement plus avantageuses
que celles acceptées par le Yshouv en 1938 puis en 1947. Les lignes de
l'armistice de 1949 seront – aujourd'hui c'est une quasi-certitude – celles
de la paix. En cette fin de siècle, elles font partie de l'héritage des
fondateurs.
À la fin de la guerre d'indépendance, l'autorité de Ben Gourion est
incontestée. Personne ne veut et ne peut entrer en lice contre lui. Durant
les combats, la décision a été sienne, souvent uniquement sienne. À Haïm
Weizmann, président de l'État, il a taillé un rôle qui lui permet, au mieux,
d'inaugurer les chrysanthèmes. Weizmann jouit d'un prestige énorme,
mais il apparaît déjà comme d'un autre âge. Il est l'homme de la
déclaration Balfour, il est le symbole de la continuité sioniste et de
l'acharnement des juifs à survivre aux tempêtes que le siècle leur a
envoyées, mais il sait qu'il n'aurait pu accéder même à cette fonction
honorifique si un autre n'avait manifesté tant de passion et d'obsession
mono-maniaque. Si Ben Gourion n'avait, envers et contre tout, défié le
destin et réussi à obtenir de chacun qu'il vive demain comme si
aujourd'hui n'existait pas et à ne mesurer son quotidien personnel qu'à
l'aune du lendemain collectif.
La solidité des structures est telle que le passage du Yshouv à l'État est
à peine ressenti. Le rapport des forces politiques n'a pas changé, et le
Mapaï au pouvoir n'a aucun risque de révolte, de quelque côté que ce
soit, ni même une opposition sérieuse à redouter. Ben Gourion est
parvenu à délégitimer la droite : elle mettra trente ans à prendre le
pouvoir. Formellement, la démocratie parlementaire semble fonctionner
parfaitement dès le premier jour. Il est vrai que, de toutes les sociétés qui
accèdent à l'indépendance après la Seconde Guerre mondiale, Israël est
sans doute celle où la liberté politique, le multipartisme et la suprématie
du pouvoir civil sur l'armée sont assurés de la manière la plus complète.
Mais la réalité n'est pas aussi lisse que ces lignes pourraient le laisser
entendre.
Jusqu'il y a peu, en effet (mars 1992953, la démocratie israélienne a
présenté de sérieuses déficiences et ses faiblesses ont été, pour beaucoup,
celles-là mêmes dont avait souffert le Yshouv pré-étatique, alors que la
vie politique et culturelle était dictée par le modèle histadroutique. Après
comme avant l'État, les pères fondateurs étaient bien décidés à ne pas se
laisser lier les mains par des principes abstraits ou à laisser entraver la
liberté d'action de l'exécutif : Israël n'eut donc pas de Constitution. La
résistance des partis religieux (sionistes et non sionistes) à un prétendu
danger de laïcisation n'a pas été la seule raison de l'absence de loi
fondamentale en Israël, loin de là. L'alibi de l'opposition des religieux,
assez courant du temps de Ben Gourion, n'a d'ailleurs plus été avancé
depuis le début des années 1970. La tentation du laïcisme, au sens où la
France entend cette conception de la société depuis la Troisième
République, n'a jamais existé ni dans la société eretz-israélienne ni dans
la société israélienne. Pour la simple raison que le nationalisme
travailliste lui-même, où l'élément de « la terre [et des] morts » a toujours
joué un rôle de premier plan, on l'a vu dans ces pages, était profondément
imprégné de valeurs historiques, religieuses ou semi-religieuses.
La déclaration d'indépendance lue le 15 mai 1945 dans la grande salle
du musée de Tel-Aviv, libérale à souhait et calquée sur la déclaration
française des droits de l'homme et sur la déclaration d'indépendance
américaine, était un produit d'exportation, une opération de relations
publiques : elle n'avait pas de valeur légale dans le droit israélien et ne
pouvait servir de référence juridique ni au respect des droits de l'homme,
ni à l'égalité des sexes à laquelle s'opposaient avec la plus grande énergie
les partis religieux, ni encore à l'égalité devant la loi qui aurait fait des
Arabes restés en territoire israélien des citoyens à part entière954. Au sortir
de la guerre, les Arabes furent soumis à un régime d'exception,
probablement inévitable à l'époque, mais aux résultats néfastes et
durables : ce régime ne fut aboli que près de vingt ans plus tard, en 1966.
L'existence d'un régime militaire spécial à l'intérieur même des frontières
de l'État auquel étaient condamnés des citoyens israéliens non juifs
rendait en elle-même impossible la promulgation d'une Constitution.
En outre, la législation d'exception coloniale restait en vigueur, sauf les
dispositions qui visaient l'immigration juive ou qui étaient en
contradiction avec l'existence d'un Etat juif. La réglementation
britannique sur le terrorisme, qui visait les activités des organisations
juives et qui instaurait l'état de siège en Palestine, se révélait un
instrument de pouvoir commode. Certaines parties de cette législation
draconienne n'ont été abolies qu'en 1979, après l'arrivée de la droite au
pouvoir. D'autres dispositions, celles-là d'origine israélienne, sont
toujours en vigueur, comme la fameuse ordonnance sur la lutte contre le
terrorisme de septembre 1948 prise sur l'initiative de Ben Gourion au
moment de l'assassinat par le groupe Stern, commandé par le futur
Premier ministre Itzhak Shamir, de l'envoyé spécial de l'ONU, le comte
Bernadotte.
Aujourd'hui encore, le pays est dirigé comme était dirigé ce proto-État
que voulait être la Histadrout d'avant 1948. De nos jours, Israël est sans
doute la démocratie occidentale où les moyens de contrôle réels du
Parlement sont les plus faibles et où l'exécutif est le plus fort. Les
membres du Parlement ne sont pas vraiment choisis par la population
mais élus sur des listes présentées en bloc. D'ailleurs ces députés ne
disposent ni des moyens légaux ni des moyens techniques qui leur
permettraient réellement de surveiller et inspecter l'action
gouvernementale. Leur influence est inférieure à celle des officiers
supérieurs de l'armée et des hauts fonctionnaires.
D'autre part, l'électeur israélien met dans l'urne un bulletin sur lequel
figure seulement une lettre qui représente le parti de son choix et n'a
aucun regard sur l'identité de « son» député. Ce n'est qu'en 1988 que les
candidats travaillistes ont pour la première fois été désignés autrement
que dans des conditions de semi-clandestinité : ils furent sélectionnés par
le comité central, un gros progrès par rapport au système hérité de
l'époque du Yshouv. Jusqu'alors, tous les candidats à des postes de
responsabilité étaient nommés par une commission composée de
quelques personalités marquantes du parti, ce qui était évidemment la
façon la plus sûre d'assurer l'emprise et la puissance de l'appareil. Il aura
fallu attendre 1992 pour que ce système soit corrigé par l'instauration de
primaires qui permettent à tout membre du parti de participer au choix de
ses candidats. Mais l'élection du Premier ministre au suffrage universel,
qui interviendra pour la première fois à l'automne 1996, et les pouvoirs
accrus dont disposera alors le chef de l'exécutif ne pourront que renforcer
le fâcheux déséquilibre en faveur de l'homme à la « barre ». D'autant que
les membres du Parlement continueront d'être élus sur une liste présentée
par les partis et de ce fait ne jouiront jamais, face au chef de l'exécutif, du
prestige de véritables représentants du peuple.
La conception et la pratique du pouvoir en Israël sont, elles aussi, un
héritage de la période pré-étatique. Installées dès le jour où les leaders
des premiers ouvriers agricoles ont décidé de prendre la tête de
l'entreprise de reconstitution de la nation sur son territoire historique,
cette conception et cette pratique ont à peine changé depuis, appliquées
aussi bien par les travaillistes que par la droite. Dans le système politique
mis en place par les pères fondateurs au sein de la Histadrout comme
dans les institutions du Yshouv, la majorité avait tous les droits et
l'exécutif devait rester tout-puissant tant qu'il disposait de la majorité.
Ces habitudes sont allées en s'enracinant chaque fois un peu plus du fait
que l'alternance n'a jamais, depuis sa fondation, été expérimentée à la
Histadrout –jusqu'à tout récemment – et dans la société civile durant un
peu moins de cinquante ans. Du début des années 1930 à 1977, le
mouvement travailliste a régné sans partage (ou à peine) sur les
institutions civiles des juifs du Yshouv d'abord, de l'État constitué
ensuite. Pour l'élite travailliste, le pouvoir était vite devenu un dû (ce qui
explique d'ailleurs le choc subi par l'élite culturelle israélienne lors de la
victoire de la droite aux élections de 1977), et le contrôle parlementaire
une entrave légaliste inutile, voire dangereuse pour la bonne marche des
affaires de la nation. Sans compter qu'à ces conceptions venait s'ajouter le
principe de l'infaillibilité de l'élite!
Dans ce système, il n'y avait pas que l'alternance à être inconnue, la
transparence aussi était très brouillée. Pour gouverner la Histadrout et le
Yshouv, l'élite politique travailliste avait érigé le conformisme en règle
de vie, érigé la discipline en seconde nature, élevé le secret au rang de
vertu première du bon citoyen comme du dirigeant responsable. Toutes
ces prescriptions de comportement furent reconduites tambour battant
aussitôt l'État institué. La censure officielle et plus encore l'autocensure
de la presse et de la radio d'État – cette dernière a été jusqu'en 1965 un
service rattaché à la présidence du Conseil –, l'appel très fréquent à la
raison d'État pour empêcher tout contrôle véritable de l'appareil de l'État
aussi bien par la presse que par la Knesset, le statut quasiment tabou de
l'armée et des autres branches de l'énorme dispositif de la Défense, la
dépendance dans laquelle était tenue sur des questions essentielles,
comme les droits de l'homme, la justice, tout cela explique l'atmosphère
étouffante qui a caractérisé la société israélienne durant la période qui va
de la guerre d'indépendance au milieu des années 1960, quand Ben
Gourion quitte définitivement le pouvoir (1963).
Car le régime ben-gourionien, expression par excellence de la
philosophie du pouvoir des fondateurs, était bien un système de
gouvernement mixte où multipartisme, suffrage universel et respect des
règles fondamentales du jeu démocratique coexistaient avec la constante
pression propre à un camp retranché. Pour ces révolutionnaires qu'étaient
les fondateurs, la démocratie, la séparation, ou plus exactement la
division des pouvoirs, le droit à l'information, les droits de l'individu avec
son bonheur et son bien-être n'étaient jamais considérés comme des
valeurs en soi. La démocratie pouvait être tenue pour bienfaisante ou
nocive, tout dépendait des conditions de l'heure. Il en allait de même pour
l'égalité et la justice sociale. L'éducation des enfants d'ouvriers n'avait pas
pour but de permettre l'épanouissement de la personnalité ou l'ascension
sociale mais de former de bons agents de la construction nationale. En
1935, il était utile à la nation que le fils de l'ouvrier agricole continue à
labourer; en 1965, il pouvait être important qu'il devienne ingénieur.
Mais étant donné que, de toute façon, le pays formait ou absorbait
suffisamment d'ingénieurs, il n'était nul besoin de rendre l'éducation
secondaire et supérieure gratuite – un raisonnement familier et entériné
depuis le jour de la création de la Histadrout, un raisonnement que l'on
retrouvait dans tous les domaines de l'activité économique, sociale,
culturelle et politique. Un raisonnement dérivant de la seule volonté qui
occupait vraiment les pères fondateurs : donner un État à une nation
dispersée. Donner à tous des chances égales pour permettre la mobilité
sociale ou transformer la société n'était pas sur l'agenda des inventeurs de
l'État d'Israël.
Là gisent la grandeur mais aussi la misère des décisions de Ben
Gourion et de l'élite travailliste. Ces hommes ont su préparer un État, à sa
naissance ils surent mener à bien la tâche titanesque de l'absorption
immédiate des grandes vagues d'immigration qui suivirent – la
population doubla de 1948 à 1952 – , mais ils n'ont pas su ni voulu créer
une société nouvelle pour le nouvel État. C'était une occasion unique
d'innover, le prix n'était pas inaccessible, le rêve n'exigeait pas des
budgets introuvables, encore moins les promesses inscrites au
programme du parti Mapaï lorsqu'il se succéda à lui-même en 1949.
Durant la période du Yshouv, les militants avaient accepté bon gré mal
gré de laisser la société en formation payer le prix d'une démarche qui
privilégiait la construction d'une nation capable de se donner un État.
Mais maintenant que l'État était là, allait-on se consacrer au deuxième
temps de cette révolution à laquelle certains croyaient encore? Allait-on
accomplir ce qui n'avait pas été fait au temps du Yshouv ?
Les militants du Mapaï de ces années-tournant sont beaucoup plus
clairvoyants que l'historienne Anita Shapira qui écrit en conclusion de sa
biographie de Berl Katznelson : « L'architecte de la société socialiste
eretz-israélienne a été Berl955. » La réalité, assurément, était moins
brillante : une société socialiste n'a jamais existé en Eretz-Israël,
Katznelson ne pouvait donc être son architecte. Les militants, eux,
n'étaient pas des nostalgiques en mal d'un passé revu et corrigé, ils
savaient exactement à quoi s'en tenir. « Je me permets de dire que le parti
ne possède pas de programme socialiste qu'il entende mettre en
application », lance, au début d'août 1949, au comité central du Mapaï,
Bentzion Israeli, personnage bien connu de la base956. Un autre membre
important des instances du parti, Berl Lokker, renchérit plaintivement
deux ans plus tard sur les manques du programme du parti : «Je pense
qu'un mouvement socialiste doit posséder une théorie quelconque, un
ensemble d'idées communes957. »
Ce n'est pas par hasard si une réflexion sur la nature du socialisme et
ses objectifs ne réapparaît au sein du parti qu'avec la cristallisation, à
travers l'affaire Lavon, d'une opposition interne au pouvoir sans partage
exercé par Ben Gourion. Il aura fallu qu'une affaire d'espionnage des
années cinquante – Pinhas Lavon fut ministre de la Défense dans un
éphémère gouvernement Sharett entre 1953-1955, alors que Ben Gourion
avait décidé de se retirer temporairement des affaires – tourne, au début
des années soixante, en crise politique majeure pour que le socialisme
redevienne un sujet de débat intellectuel au sein du mouvement
travailliste.
C'est alors que certains croient le moment venu de rappeler que le
socialisme constructiviste a prétendu donner deux objectifs au sionisme :
réinstaller le juif sur sa terre et créer pour lui une société nouvelle. La
Histadrout et le peuplement collectiviste, ces deux créations originales du
Yshouv, ont, chacun à sa façon, aidé à tenir le premier terme de la double
promesse. La Histadrout a donné du travail aux nouveaux immigrants et
les a fixés, le kibboutz et le moshav ont peuplé les confins du territoire et
dilaté autant que possible ses frontières à venir. Pour éviter les
contradictions qui ne pouvaient manquer d'opposer socialisme et
nationalisme, le socialisme constructiviste s'est fait le serviteur du
nationalisme. C'est pourquoi la Histadrout n'a pas été le laboratoire social
qu'elle entendait être et pourquoi on n'a pas cherché à faire déborder le
kibboutz de ses limites. L'avènement de l'utopie sociale a été « reporté »
à plus tard. Mais voilà, après la création de l'État, l'épopée ne trouve pas
le second souffle que d'aucuns ont espéré. Et pour cause : on ne s'y est
pas préparé. Non par négligence, mais parce que le projet n'a jamais été
binaire.
C'est donc avec étonnement d'abord, agacement ensuite que le Mapaï
voit, au début des années 1960, une partie de son aile gauche appeler à un
retour aux « fondements » et à pratiquer le socialisme tout court. Le
groupe Min Hayessod (Au fondement), mené par Lavon, voulait
simplement rafraîchir les mémoires. En 1963, le philosophe Nathan
Rotenstreich, le leader intellectuel du groupe, fait paraître son étude
Capitalisme et Socialisme, dans laquelle il précise de nouveau certaines
vérités premières :
« Une économie ne peut cesser d'être capitaliste tant qu'elle se
fonde sur l'idée que les bénéfices doivent profiter aux propriétaires
et non sur celle qui pose qu'ils doivent lui servir à se renouveler
pour le bien de tous. Libérer de la dépendance, telle est l'idée
fondamentale du socialisme et le principe directeur sur lequel
repose son analyse de la réalité. Cette libération n'est pas seulement
une rupture avec une certaine conception de la propriété, elle est
aussi une mise au rebut de l'idée que le profit est à la fois
l'incitation suprême et le signe de reconnaissance de la liberté . » 958

Prêche dans le désert qui appelle à une « révolution » dont les pères
fondateurs n'ont jamais voulu avant l'État, jugeant qu'elle condamnait le
projet sioniste à l'inanité, et qu'ils ne pouvaient pas davantage accepter
d'entreprendre une fois l'État constitué car, pensaient-ils, il l'affaiblirait.
Min Hayessod fera scission et tentera de créer son propre parti. Vingt-
cinq ans après la création de l'État d'Israël, le socialisme était devenu
l'apanage des marginaux, des perdants et des laissés-pour-compte de la
lutte pour le pouvoir que se livraient les héritiers de Ben Gourion.
Si la nation demeurait la finalité de toute activité politique,
économique et sociale, il n'y avait en effet aucune raison de voir les pères
fondateurs abandonner après la création de l'État les moyens, les
comportements et les principes qui jusque-là avaient eu pour objet de
renforcer cet ensemble. Avant l'État c'était à la Histadrout qu'avait été,
faute de mieux, dévolu le rôle de fournir ces moyens et c'est en elle et à
travers elle qu'avaient été mis en application les principes et
comportements propres à consolider la cohérence nationale. Voilà
pourquoi la Histadrout, on l'a vu, n'était pas, ne pouvait être le noyau de
la société de demain. Il en allait de même de l'agriculture collectiviste :
car c'est là une vérité qui dérange tous ceux pour qui l'existence du
kibboutz a été l'alibi de toute une vie; cependant les kibboutzim et les
moshavim n'étaient pas les instruments d'une révolution sociale mais des
outils de la marche vers la souveraineté nationale. Pendant une
génération encore, les kibboutzim continueront de monter la garde sur les
frontières et leurs enfants fourniront le meilleur des unités d'élite de
l'armée. Les pertes humaines subies par eux entre la campagne de 1956 et
la guerre du Kippour de 1973 sont sans commune mesure avec leur poids
numérique au sein de la population. Cela dit, depuis la création de l'État,
tout comme du temps du Yshouv, très peu nombreux sont les Israéliens
qui voient dans le mode de vie collectiviste un idéal à proposer à la
société dans son ensemble.
Après la guerre d'indépendance, c'est tout naturellement à l'État que
revient la mission de consolider la nation. Il prend donc le relais de la
Histadrout, et va, comme ce fut le cas de la dernière, utiliser son pouvoir
de coercition et ses prérogatives pour assurer principalement la puissance
de la nation et non pour établir une société socialiste, ni même pour
instaurer un peu plus d'égalité. Comme du temps où la Histadrout était le
principal instrument de régulation des activités économiques, l'État
nouvellement constitué ne croit pas que le bien-être de l'individu soit une
valeur en soi. Voilà pourquoi, contrairement à un autre mythe bien établi,
Israël n'a pas de véritable politique sociale durant les vingt premières
années de son existence. On permet aux pauvres, aux non-productifs, à
tous ceux qui éprouvent des difficultés à s'insérer dans la vie économique
de garder la tête au-dessus de l'eau, mais on n'élabore pas une
authentique politique d'aide aux défavorisés pour leur assurer un niveau
de vie décent. Comme au temps de la Histadrout, la société israélienne
étatisée n'accorde que très peu d'attention à ceux qui ne peuvent
contribuer à l'accumulation de la richesse nationale959. Les zones de
développement et les quartiers pauvres des grandes villes, peuplés dans
leur énorme majorité par les nouveaux immigrants originaires des pays
arabes arrivés entre 1950 et 1954, n'attireront vraiment l'attention et les
budgets qu'à partir du début des années 1970, alors que s'y organisera la
protestation conduite par les « Panthères noires » : tel est le nom que se
donnent les groupes de jeunes qui manifestent pour la première fois, le 3
mars 1971, devant la mairie de Jérusalem. Parlant de ces jeunes en
colère, le Premier ministre Golda Meïr dira : « Ils ne sont pas gentils. »
Le mot deviendra vite fameux et sa dérision déplaira même aux nantis et
autres favorisés par le système.
Assurément, ces jeunes n'étaient pas « gentils ». Ils étaient encore
moins compréhensifs et moins disciplinés que les chômeurs de la fin des
années 1930, ils ne parlaient pas la langue de bois des bons militants de
la Histadrout, ils osaient même prétendre que leur pays n'avait peut-être
pas fait pour eux tout ce qui lui était possible. Certes, la protestation des
Panthères noires n'était pas la première depuis la fondation de l'État : le 7
juillet 1959, des émeutes, qui avaient frappé de stupeur l'opinion
publique, avaient embrasé Wadi-Salib, l'un des quartiers les plus
misérables de Haïfa. Traitée comme un problème local, la révolte de
Haïfa n'avait pas eu d'effets politiques à l'échelle nationale. Il en alla tout
autrement en 1971. Cette fois, la contestation ne pouvait être contenue
aux seuls quartiers pauvres de Jérusalem et le mouvement travailliste
sentit le vent du boulet. Le problème social était devenu un problème
politique majeur, il fut donc pris en considération. C'est ainsi qu'il fallut
attendre le début des années 1970 pour que le leadership du mouvement
travailliste, qui était aussi à la direction du pays, commence à réfléchir un
peu à la promotion d'une politique sociale moins chiche à l'égard du «
deuxième Israël ». Le troisième, celui des Arabes israéliens, attendra
encore beaucoup plus longtemps pour qu'on prête attention à son
dénuement.
La même approche fonctionnaliste régissait la politique économique
du jeune État juif. Le centralisme et le dirigisme hérités de l'époque pré-
étatique n'étaient pas, comme on le pense communément, le produit d'une
démarche socialiste, mais répondaient aux besoins de la construction
nationale. Puisqu'il fallait que la société mobilise toutes ses forces pour
atteindre l'objectif principal, l'existence d'un centre unique de décisions
était considéré comme une nécessité vitale. C'est pour cette raison, on l'a
vu, que la Histadrout avait été créée comme une organisation hautement
centralisée et autoritaire. Le centralisme inhérent aux structures mises en
place le lendemain de l'indépendance n'avait pas d'autres causes. Ces
tendances déjà bien enracinées se sont trouvées grandement renforcées
aussi bien par la nécessité de faire face à l'immigration de masse que par
le coût exorbitant de la guerre d'indépendance. Le système de
rationnement et de répartition des ressources tout comme les
investissements massifs nécessaires à la modernisation et au
développement ne pouvaient être gérés, comme en Europe d'ailleurs, que
par l'État.
Le planisme et le dirigisme économique furent des méthodes de
gouvernement en vogue durant et après la Seconde Guerre mondiale en
Europe et aux États-Unis où la mémoire de la grande crise des années
1930 était encore très vive. Les mesures dirigistes étaient alors dictées
par la nécessité d'assurer le plein-emploi et la nécessité de reconstruire
des pays ravagés par la guerre, et non par une volonté de changement
structurel. De même en Israël où cette politique eut d'assez bons résultats,
du moins si l'on considère ce qu'espéraient les dirigeants. Dès 1954, le
pays prit le chemin d'une croissance économique rapide et continue960.
Mais, en même temps, les disparités sociales allaient grandissant : le
centralisme et le dirigisme, assortis d'une importation de capitaux aux
dimensions fabuleuses par rapport au nombre d'habitants – en premier
lieu vint, au titre des réparations, l'argent allemand –, finirent par donner
à la nation une assise économique saine mais aussi une société aux
inégalités sociales à l'européenne et dans certains cas plus marquées que
dans l'Occident libéral, par exemple dans le domaine de l'instruction. Les
pères fondateurs le savaient bien, mais l'existence de profonds clivages
sociaux ne les préoccupait que dans la mesure où elle pouvait avoir une
influence néfaste sur la cohésion nationale. Les disparités sociales
devaient donc être maintenues dans des limites acceptables. Ces hommes
n'ont jamais eu d'autre idéologie ni d'autre politique, et comme celle
qu'ils pratiquaient depuis la création de la Histadrout leur avait bien
réussi, ils ne voyaient aucune raison de s'aventurer dans des expériences
incertaines.
Pour eux, l'économique et le social avaient toujours été au service de la
nation. Or la construction nationale était un processus politique : la
priorité devait donc aller au politique. Il en alla ainsi dès le début,
lorsque, à peine acquises les premières parcelles du pouvoir, les
fondateurs se sont appliqués à lui assurer l'assise la plus stable qui soit :
l'assise administrative. On ne s'étonne pas, dès lors, de l'attention
soutenue, voire de l'affection que l'élite travailliste prodigua à ses
appareils, celui de la Histadrout et celui du parti. En l'absence d'une
administration institutionnelle – l'État n'existe pas encore –, les pères
fondateurs vont considérer la bureaucratie histadroutique comme
l'administration de l'État en marche et exiger d'elle l'impartialité et la
discipline qu'une société étatisée est en droit d'attendre de son appareil
bureaucratique. Une fois l'État institué, Ben Gourion reportera ses
attentes et son affection sur les corps administratifs de l'État et surtout sur
l'armée. Pour lui, celle-ci était le melting pot dont il avait toujours rêvé.
Elle avait tout pour elle : la force, le dévouement, la discipline ; toutes les
vertus requises pour montrer le chemin à la nation. Pour Ben Gourion,
comme pour les autres pères fondateurs, Tsahal (armée de défense
d'Israël) n'était pas que la force de combat, il était aussi et autant chargé
de la mission de construire la nation. L'armée d'Israël a été voulue
comme le cycle d'apprentissage du comportement national. En Israël, on
n'a pas mis en place une armée neutre uniquement pour lui interdire toute
velléité d'intervention dans le jeu politique, mais surtout, sinon
uniquement, parce qu'elle était considérée comme une « armée du peuple
».
C'est encore une fois ce type de rapports fonctionnalistes qui a dicté le
mode et la nature des relations que les pères fondateurs ont entretenues
avec la diaspora. Ces dernières années, ces relations ont été l'objet d'un
débat d'où la passion n'a pas toujours été absente et qui rappelle le «
débat des historiens » qui s'est ouvert dans l'Allemagne fédérale des
années 1980 sur l'essence du nazisme et sur sa place dans l'histoire
allemande, ou encore le débat qui a remué la France des derniers mois de
1994 sur la nature du régime de Vichy et sur sa part dans la déportation
des juifs durant l'Occupation. En Israël, la question qui se pose
aujourd'hui est : « L'élite politique du Yshouv a-t-elle rempli la tâche
que, de son propre chef, elle s'est attribuée? » Le Yshouv, on l'a vu dans
cet ouvrage, a réclamé la prééminence sur toutes les communautés juives
de la diaspora, y compris sur celle des États-Unis. En revendiquant et en
obtenant cette prééminence, le Yshouv a pris des responsabilités – et
d'abord de leadership. La question donc n'est pas tant de savoir dans
quelle mesure était sincère et déterminée la volonté de l'élite travailliste
au pouvoir de « diriger » la diaspora, mais bien : a-t-elle réussi à être à la
hauteur de son ambition, en particulier durant la guerre?
Avant la guerre, la conception qui avait prévalu dans le Yshouv ainsi
que dans le mouvement sioniste organisé n'accordait à la diaspora aucune
valeur en soi. Le sionisme reposait sur la négation de la diaspora. Durant
la guerre, surtout lorsque la machine d'extermination se mit en marche,
cette perception prit une signification terrible. Jusque-là, le Yshouv avait
tenu l'immigration pour la seule réponse possible à la question juive.
Partant, on reconnaissait aux communautés juives de la Gola une seule
fonction, ou en tout cas principale : servir le Yshouv et donc l'entreprise
de résurrection nationale. Dans le Yshouv du demi-siècle qui sépare la
création du mouvement sioniste organisé du début de la Shoah, cette «
évidence » n'avait besoin ni de justification morale ni de justification par
la preuve matérielle, elle était. Il ne faudrait cependant pas conclure que
cette conviction ait été à l'origine de quelque politique délibérée de
désintérêt – les plus indulgents disent d'attentisme, les plus violents
disent d'aveuglement – du Yshouv à l'égard du sort des communautés
juives des pays alors sous la botte nazie. Il est tout simplement absurde
de supposer, ne fût-ce que supposer, que les juifs de Tel-Aviv auraient pu
être insensibles à ce que vivaient alors les juifs dans l'Europe nazie ou
nazifiée. Il est tout aussi insensé d'imaginer que les juifs de New York
auraient pu se réfugier dans une quelconque politique de l'autruche parce
qu'ils étaient à l'abri. En 1942, rares, très rares étaient les juifs qui, à Tel-
Aviv, New York ou Kansas City n'avaient pas encore un grand-père, un
père, un frère ou un cousin à Varsovie, Prague, Riga ou Budapest. Mais, à
New York comme à Tel-Aviv, les juifs étaient prisonniers d'une réalité
géographique, politique et psychologique qui limitait cruellement leur
capacité d'action. Ceux des Etats-Unis étaient avant tout américains et
tenus, comme tous les autres Américains, de respecter et de soutenir la
politique globale arrêtée à Washington. En ces années – et pas seulement
à cause de la situation mondiale, ni seulement aux États-Unis –, les
minorités n'avaient pas les possibilités d'expression que leur laisse la
démocratie depuis maintenant vingt ou trente années. Toujours est-il qu'à
Washington et à Londres, en 1939 comme en 1942 ou 1944, les juifs
américains, anglais ou eretz-israéliens qui avaient essayé de mettre le sort
des juifs d'Europe à l'ordre du jour des décisions concernant la conduite
de la guerre se sont fait poliment éconduire. Jamais le peuple juif n'a été
aussi seul. À Tel-Aviv, on en était conscient, probablement plus que
partout ailleurs.
Pourtant, ce problème sans pareil dans nos annales présente un autre
aspect. Les révolutionnaires, ne l'oublions pas, ne sont pas, en général,
des hommes qui décident de leur action uniquement pour apaiser leur
conscience. L'élite travailliste va donc concentrer les efforts sur ce qui a
toujours été et reste l'essentiel : la sauvegarde du Yshouv, dernier
retranchement de la nation. Les coups d'épée dans l'eau peuvent exprimer
une rage, ils n'obligeront jamais la mer au reflux. Le mouvement sioniste
organisé et le Yshouv savent bien que les moyens financiers et politiques
qu'ils mettent à la disposition de leur action en faveur des juifs d'Europe
sont insuffisants, pour ne pas dire ridicules. Mais ils ne veulent pas entrer
en conflit ouvert avec les gouvernements ou les opinions publiques des
pays – États-Unis et Grande-Bretagne surtout – qui, pour le moment,
pourraient ne pas comprendre qu'on leur parle de juifs sans défense
quand, pensent-elles alors, le monde a d'autres chats à fouetter – ce
monde auquel on prévoit de faire appel pour soutenir la lutte pour Eretz-
Israël une fois le nazisme éradiqué. D'une part il ne fallait pas que cette
guerre devienne une « guerre juive », d'autre part il importait de ne pas
gaspiller inutilement des munitions précieuses pour l'avenir. Aujourd'hui,
la question de savoir si tout ce qui aurait pu être fait pour venir en aide
aux juifs d'Europe a bien été accompli constitue un cas de conscience qui
déchire l'intelligentsia israélienne961.
S'agissant de l'intérêt supérieur de la nation, c'est-à-dire la réapparition
de la nation juive sur sa terre historique, aucun prix n'était trop élevé. Ce
principe, qui a porté et tendu quarante ans durant les inventeurs de l'État
d'Israël, sera aussi celui qui les guidera quand la guerre sera finie et
qu'arriveront sur les côtes de Palestine les premiers rescapés de la Shoah.
Afin que la nation soit ce qu'ils ont voulu, les pères fondateurs ont les
mêmes exigences à l'endroit des hommes décharnés qui débarquent qu'ils
en avaient à l'égard d'eux-mêmes et de tous les immigrants arrivés après
eux. Changez! leur disaient-ils; changez du tout au tout! Aura-t-on assez
reproché à ces rescapés de s'être « laissé traîner aux abattoirs comme des
moutons » ! Les nouveaux venus, heureux et malheureux d'être encore en
vie, n'eurent pas la force de demander des comptes au Yshouv. Ils
voulaient oublier. Le sentiment le plus fréquemment rencontré parmi ces
hommes et ces femmes était le désir d'être « nouveau » en faisant comme
leurs frères qui avaient eu le courage d'« avoir eu raison quarante ans plus
tôt ». Et qui aurait osé, alors, demander des comptes à ces bâtisseurs de
nation qui, même au plus noir de la tourmente, avaient eu confiance en
eux-mêmes et en l'inéluctabilité du projet sioniste? Oublier... pour être
israélien.
Aux immigrants venus des pays arabes au cours des années 1950 a été
faite la même injonction. Au début, ils acceptèrent de se couper de leur
culture, de leur passé même. C'était, les avait-on persuadés, la seule façon
de contribuer efficacement au projet national. Mais il ne fallut pas
attendre longtemps pour que l'« israélianité » dans laquelle on voulait
couler ces derniers venus fût ressentie comme un viol de leur identité. En
fait, ils ne savaient pas qu'avant de s'en prendre à leur culture, c'était à
leur propre culture mère que les pères fondateurs et les pionniers s'en
étaient pris962. Pour les dirigeants du Yshouv, puis de l'État d'Israël, la
révolution culturelle devait être totale et n'épargner personne. Elle était le
premier passage obligé de la révolution nationale. Révolution nationale
au nom de laquelle toutes les grandes décisions avaient été prises du
temps du Yshouv et au nom de laquelle on justifiait les grandes décisions
prises depuis la création de l'État. Avant comme après 1948, ce sont ces
besoins qui ont dicté les politiques sociales et le repeuplement du
territoire. C'est pour « tenir » les frontières que les immigrants des années
1950 ont été installés loin des centres économiques et culturels, ce qui
leur interdisait toute véritable intégration économique et culturelle rapide.
Les dirigeants du jeune État ne voyaient rien que de très normal dans le
fait de les fixer dans des régions ingrates. Après tout, Hédéra, à mi-
chemin entre Tel-Aviv et Haïfa, et Petah-Tikva, aujourd'hui limitrophe de
Tel-Aviv, maintenant deux villes riches et prospères, étaient elles aussi,
en leur temps, éloignées de tout. Et Afoula, fondée durant la quatrième
alya, avait été créée dans des conditions non moins difficiles que Sdérot,
Nétivot ou Ofakim, trois petites villes du Sud qui végètent aujourd'hui
encore. Construire un pays, reconstituer une nation, pensaient les pères
fondateurs, implique le sacrifice; demain, Sdérot, Nétivot et Ofakim
seront aussi florissantes que Hédéra ou Petah-Tikva. Il n'en a rien été.
Aujourd'hui, c'est dans les villes dites de développement que le chômage
est le plus fort, l'instruction la moins prometteuse, la mobilité sociale la
plus lente.

***

Les relations entre le mouvement travailliste et ses membres ont été


d'abord et surtout empiriques et donc sujettes à réadaptation. De fait, elles
ont changé avec le temps. Le sionisme en tant qu'idéologie de libération,
même quand il a été dominé par le mouvement travailliste, et même
quand il a pu être traversé de petits courants qui ont réclamé d'appliquer
certains préceptes du socialisme, n'a jamais promis de libérer le
travailleur de tous les types de dépendance propres à l'ordre capitaliste.
Son ambition était de faire du travailleur l'agent de la rédemption
nationale, de réunir le plus grand nombre possible de juifs et de donner à
cette population un État-nation sur tout le territoire historique d'Eretz-
Israël. En l'espèce, il a jusqu'à ces dernières années été d'une constance
que ni vents ni marées n'ont pu dévier, que la tâche ait été menée par les
travaillistes ou, plus tard, par les révisionnistes. C'est ce qui explique
pourquoi le mouvement travailliste, jusqu'au moment où il a dû céder le
pouvoir, en 1977, n'a pu se mesurer avec les conséquences de la guerre
des Six Jours. Le rôle d'occupant dans lequel s'est installé Israël quelques
mois à peine après la victoire-éclair de juin 1967 n'est pas la résultante
d'une série de mauvaises évaluations de la part des gouvernants d'alors ou
la conséquence d'un concours de circonstances, mais un pas de plus dans
la logique des grandes ambitions du sionisme. Car si Ben Gourion a
accepté le premier plan de partage proposé en juillet 1937, ce n'était pas
qu'il était poussé par quelque désir d'arriver à un compromis rationnel
avec le mouvement national arabe mais bien parce qu'il voulait parer au
plus pressé. Le plan, on le sait, a été repoussé par les Arabes de Palestine.
Ben Gourion savait, et là est sa grandeur d'homme d'État et de
visionnaire réaliste, que cette proposition était la première véritable
occasion pour les juifs de créer un État. Toute autre considération n'était
pas alors, à ses yeux, de mise. Il voulait aller vite, il voyait combien le
mouvement national arabe se renforçait de jour en jour. Il savait encore
que les frontières dépendent aussi de la santé de la société dont elles
délimitent le territoire, de son potentiel humain, de ses capacités
industrielles et technologiques tout autant que de la reconnaissance
internationale. La révolte arabe d'une part, les bruits de bottes en Europe
d'autre part avaient persuadé Ben Gourion de l'urgence vitale de donner
tout de suite un territoire aux juifs. Même si ce territoire, pour le
moment, ne pouvait être plus grand qu'un « mouchoir de poche ». Pour le
moment, pensait Ben Gourion, il s'agissait de placer le pays des juifs sur
la mappemonde et de l'introduire dans le cours de l'histoire. On peut
rectifier des frontières, encore faut-il qu'il y ait des bornes à déplacer.
Ben Gourion a-t-il lu Hegel? C'est peu probable, mais il était
instinctivement hégélien. Il croyait dans le rôle pivot de l'État dans
l'histoire : un peuple qui ne peut se donner d'État est condamné à
disparaître.
Israël a élargi son territoire une première fois après la guerre de 1948
et une seconde fois après la guerre de 1967. Quand le plateau du Golan,
la Judée et la Samarie sont conquis, Ben Gourion n'est plus au pouvoir
depuis quatre ans. Mais le Mapaï de 1967 est celui de 1963 et celui de
1948, quelques hommes en moins, quelques hommes en plus. En 1967,
comme en 1948 et comme en 1937, les gouvernants du pays sont toujours
convaincus que les frontières sont fonction des circonstances. Après la
victoire des Six Jours, le débat qui traverse le Mapaï, alors à la tête de la
coalition gouvernementale n'a aucunement pour objet de vérifier le degré
de pertinence de la doctrine de la conquête du sol chaque fois que
l'occasion s'en présente, doctrine appliquée depuis les premiers jours du
repeuplement agricole, mais bien sur la question de savoir comment et
jusqu'où on peut exploiter la situation née de la défaite arabe. Cette fois,
on retrouve dans le même camp les disciples de Ben Gourion et ceux de
Tabenkin et Katznelson, les disciples de celui qui a accepté le plan de
partage et ceux des hommes qui l'ont rejeté. Il serait faux de croire que le
Premier ministre d'alors, Lévy Eshkol, n'ait pu résister aux pressions
conjointes de Moshé Dayan et Shimon Péres, poulains de Ben Gourion,
et d'Igal Alon et Israël Galili, continuateurs de Tabenkin. Le président du
Conseil, homme de la deuxième alya, s'est fait une douce violence en
acceptant de se rendre aux injonctions des faucons de son parti et en fait
de tout son cabinet d'union nationale où siégeaient alors Menahem Begin,
le leader révisionniste qui sera Premier ministre en 1977, et Yossef Sapir,
le chef du Parti libéral, inféodé à Begin. Pour Lévy Eshkol aussi, la
guerre de 1948 venait à peine de prendre fin. Malgré le sentiment que
d'aucuns, parmi les pères du mouvement travailliste, ont essayé de
répandre pour des raisons internes, tout le monde, dans la coalition, était
d'accord – les pères comme les héritiers – pour inaugurer dans les
territoires occupés une politique du fait accompli. Malgré les scissions
qu'avait connues le Mapaï depuis le milieu des années 1940, la famille
restait fidèle à la doctrine selon laquelle on n'abandonne ni position ni
territoire sinon contraint par une force supérieure à celle dont on dispose.
En 1968, le Mapaï – presque originel – est reconstitué : il prend le nom
de Parti du travail (Mifleget Haavoda), communément appelé en français
Parti travailliste. La direction de la nouvelle-ancienne formation est
encore aux mains d'hommes des deuxième et troisième alyas, mais la «
génération de 48 » y est déjà bien représentée et a pris ses marques pour
la relève. En juin 1967, le pays a craint pour son existence même,
l'Occident a partagé cette peur. Au sortir de cette guerre, la situation
géopolitique du pays a changé du tout au tout. Israël est première
puissance régionale et connaît un boom économique qui le consolide
dans cette position. Mais le Parti travailliste n'a rien appris, rien oublié de
sa période Mapaï. Ce qui a été avant 1967 se perpétue : idéologie sociale
et idéologie nationale. La croissance économique rapide ne profite pas à
tout le monde ; au contraire, elle accentue les écarts. Quant au
nationalisme du sionisme « socialiste », il est resté tel qu'en lui-même les
deux composantes du Mapaï l'ont fixé des décennies plus tôt : radical,
tribal, volkiste, immergé dans le culte du passé héroïque et confiant dans
son bon droit à réclamer la terre – toute la terre – antique sur laquelle,
jadis, le peuple juif a connu sa vie nationale et sa grandeur. Un
nationalisme qui a aussi, depuis toujours et dans les mêmes attributs, été
le propre du sionisme révisionniste. Katznelson avait défini le sionisme «
socialiste » comme une entreprise de conquête; le sionisme révisionniste
n'a jamais eu d'autre finalité : les deux sionismes ne se séparaient que sur
les méthodes propres à conduire la mission à bonne fin.
C'est en tout cas à son nationalisme, et non à quelque vertige provoqué
par la victoire militaire ou à une extinction passagère de quelque valeur
humaniste dans le raisonnement sioniste, qu'il faut imputer au Parti
travailliste le fait d'avoir entraîné le pays dans la domination d'un peuple
par un autre. Et la négation du mouvement national arabe est un
aveuglement qui n'a pas frappé seulement Golda Meïr. Le président du
Conseil de la guerre du Kippour n'était que le représentant choisi par le
courant central du mouvement travailliste à un moment donné de son
action pour assurer la pérennité d'une vision du monde inaugurée avec
Gordon et poursuivie par Katznelson. Comme les maîtres de la pensée
nationale du sionisme eretz-israélien, Golda Meïr en appelait à l'histoire
pour fonder la légitimité, la moralité et l'exclusivisme des réclamations
du peuple juif sur sa terre, toute sa terre. Pour elle, comme pour
Katznelson, il ne pouvait y avoir place que pour un seul mouvement
national en Eretz-Israël. C'est pourquoi elle fera interdire à la radio et la
télévision d'État l'emploi de certains vocables et de certaines appellations
du genre « Mouvement national palestinien », « État palestinien ».
Igal Alon aussi invoquait l'histoire et les droits historiques lorsqu'il
engageait le gouvernement d'Israël à fonder la ville de Kiryat-Arba, aux
portes de Hébron. Pour le commandant du front du Sud, vainqueur de
l'Égypte en 1949, héros de la guerre d'indépendance, le retour à Hébron
était un retour aux sources : le peuple d'Israël revenait sur son lieu de
naissance mythique. C'est là que, de retour d'Égypte, s'était installé
Abraham. En construisant cette nouvelle ville juive, on entendait aussi
énoncer le message qu'on voulait signifier à la communauté
internationale : pour les juifs, les lieux de l'histoire juive sont
inaliénables, et si demain, pour des raisons de conjoncture, l'État d'Israël
était obligé d'en céder tel ou tel, cette cession ne serait jamais définitive.
C'était il y a plus d'un quart de siècle, quand rares étaient les observateurs
et analystes, plus rares encore les politiciens – même dans la vraie gauche
socialisante – qui mettaient en garde contre le danger encouru par la
santé morale d'Israël de laisser la mystique terrienne dicter à l'État ses
décisions de politique territoriale.
Qu'elle ait fait appel à l'histoire ou qu'elle se soit référée à la «
promesse divine », cette mystique ramenait toujours au continuum
histoire-religion (comme on parle de continuum espace-temps) invoqué
par le sionisme israélo-centriste moderne. Dans cet ensemble, forcément,
la laïcité telle qu'elle avait été pensée par les Lumières ne pouvait trouver
sa place. Il est vrai qu'en 1970, comme en 1920 ou en 1940, la mystique
terrienne était l'une des choses les mieux partagées dans la société juive
du pays : qu'elle ait fait appel à l'histoire et se soit présentée comme «
laïque » ou qu'elle se soit fondée sur la « promesse divine », elle avait
déjà révélé, dès la naissance du sionisme moderne, les limites de l'espace
de la laïcité en Eretz-Israël puis en Israël. Dès le départ, la route vers le
laïcisme des Lumières était fermée au sionisme et elle le reste encore
aujourd'hui.
L'histoire et la religion ont joué dans le sionisme le même rôle que
dans tous les mouvements nationaux modernes, à l'exception de la France
révolutionnaire. En Europe occidentale le poids de ces composantes a été
considérable, en Europe centrale et orientale il a toujours été déterminant.
Au XXe siècle, le sionisme a fourni au peuple juif l'éventail
d'argumentations qui lui a permis de revendiquer ce qui, aujourd'hui
encore et dans bien des parties du monde, est la construction la mieux à
même d'assurer à un groupe humain son identité et une sécurité relative :
l'État-nation. Pour légitimer leurs revendications en faveur d'un pays qui
soit leur, les juifs n'ont pu avancer de meilleur plaidoyer que leur droit
historique sur Eretz-Israël. Mais aucune volonté, aucun rêve n'aurait pu
connaître de véritable début d'application si la nécessité de sauver le
corps (en plus de l'âme) n'était venue l'appuyer. Bien avant que l'Europe
ne s'enflamme une première fois, toutes les conditions s'étaient alliées
pour provoquer et accélérer l'urgence d'une solution à la détresse juive :
les nationalismes organiques, le manque total de sécurité physique et
économique en Europe centrale et orientale, les explosions
d'antisémitisme de plus en plus fréquentes sur l'ensemble du continent.
Au milieu des années 1930, même la conversion n'était plus un refuge.
Quand, au début des années 1920, les États-Unis ont fermé leurs portes, il
ne restait plus d'issue que la Palestine. Et, en 1933, Hitler commença à
donner raison au sionisme.
Car en fait, dès le départ, c'est le sentiment d'urgence qui a insufflé aux
premiers sionistes la profonde conviction que l'entreprise de reconquête
du pays avait toutes les dimensions morales requises. Le droit historique
n'a été qu'un argument de politique et de propagande. Dans les conditions
catastrophiques qui étaient celles des juifs au début de notre siècle,
l'utilisation de cet argument était justifiable de tous points de vue, et sa
légitimité d'autant plus définissable et défendable qu'il puisait son
raisonnement dans le danger de mort qui pesait sur les juifs : le droit
historique était invoqué pour servir le besoin de trouver un refuge.
Après la guerre des Six Jours, les conditions ont changé, mais certains
raisonnements persistèrent dans une logique qui n'avait plus de raison
d'être. Israël, alors, n'était plus en danger de disparition, un danger qui
aurait pu justifier la confiscation des droits nationaux du peuple voisin.
La normalisation dans laquelle s'était engagé le pays dès le milieu des
années 1960, le développement économique accéléré et le sentiment de
sécurité qui avaient suivi la guerre des Six Jours rendaient caduc
l'argument du « danger de disparition » en même temps que la référence
au droit historique sur la Judée et la Samarie prenait l'aspect et la
signification qu'un tel raisonnement a toujours eus, en général, en
Europe : justifier des revendications territoriales.
Même l'argument de la sécurité n'a jamais été exempt du désir
d'exploiter l'occasion et d'étendre les frontières du pays. Car, il faut bien
le constater, le seul débat qui se soit vraiment tenu dans le mouvement
travailliste sur l'avenir des territoires occupés n'a jamais soulevé que deux
possibilités – jusqu'il y a peu : celle du « compromis territorial », qui
demandait l'annexion des territoires peu peuplés, et celle du « compromis
fonctionnel », qui voulait le contrôle du territoire de la Judée et de la
Samarie sans l'annexion des populations. Les deux conceptions n'étaient
qu'un même aspect du nationalisme conquérant et violent transmis à la «
génération de 48 » par les pères fondateurs.
Les accords de paix signés en 1993 (accords d'Oslo) par le mouvement
travailliste – revenu au pouvoir en 1992, après quinze ans de traversée du
désert – avec le mouvement national palestinien bouclent la boucle
amorcée par les jeunes juifs de Pologne et de Russie venus au tournant du
siècle s'installer en Palestine avec la volonté de donner une patrie à leur
peuple. Ces hommes n'étaient ni des utopistes en quête d'un paradis
social ni de doux rêveurs ou des humanistes. Pour patrie, ils voulaient un
territoire aux frontières décalquées autant que possible sur l'Eretz-Israël
historique. Mais ils savaient que le pays ne leur serait pas donné, qu'ils
devraient le conquérir autant par le fusil que par le travail. Tel a été le
fond du sionisme durant tout ce XXe siècle. Jusqu'à ce jour de décembre
1987 où des lanceurs de pierres, Palestiniens de l'intérieur, décidèrent de
s'occuper eux-mêmes de leur propre destin. Ce jour-là, probablement, la
Palestine des Palestiniens franchit un point de non-retour dans sa marche
vers l'État. Et avec les jours les Israéliens durent se rendre à cette
évidence. Un peu plus d'une moitié d'entre eux en tout cas, puisque, en
1992, une petite majorité décida de remettre les travaillistes en selle. Des
travaillistes qui, cette fois, avaient laissé comprendre qu'il pouvait y avoir
d'autres moyens que la négation de l'identité du voisin pour affirmer sa
propre identité et d'autres frontières que celles des temps bibliques pour
marquer la géographie de l'identité israélienne.
En prenant la décision d'engager à Oslo le processus de paix avec les
Palestiniens, les travaillistes Itzhak Rabin et Shimon Péres n'ont fait que
suivre les indications du Ben Gourion de 1938 et 1947 qui, à ces dates, et
avec à l'esprit les seuls besoins de l'intérêt national bien compris,
acceptait des plans de partage jugés inacceptables, sinon suicidaires par
beaucoup, même dans son propre camp. Déjà en ces années, une partie de
la population juive du pays avait accusé Ben Gourion de « brader » la
terre des ancêtres comme aujourd'hui une partie non négligeable des
Israéliens accusent Rabin et Péres de « trahison ». S'ils ont accepté de
traiter avec les Palestiniens – démarche à laquelle ni leurs trajectoires
personnelles, ni leurs convictions ne les avaient préparés –, ce n'est pas
tant qu'ils ont cru que le nouveau et probablement dernier partage qui
viendrait conclure les pourparlers serait la solution la plus juste et la plus
équitable d'un conflit entre deux nationalismes réclamant une même
terre, mais parce que cette solution était la plus rationnelle du simple
point de vue de l'intérêt national israélien.
Quand les derniers représentants au pouvoir de la génération des
héritiers et continuateurs du nationalisme conquérant des fondateurs
auront fini de mener à bonne fin les pourparlers de paix avec les
Palestiniens et de ce fait se hisseront au rang des inventeurs de la nation,
Israël aura enfin atteint l'âge de raison. Le temps sera alors venu de
répondre aux grandes questions négligées depuis l'arrivée des premiers
pionniers, celles du passage à la normalité, c'est-à-dire celles qui devront
permettre à la société israélienne de devenir une société laïque, ouverte,
plus juste que la société bourgeoise actuelle, une société fondée sur la
recherche du bonheur individuel plutôt que sur la défense des valeurs
tribales.
POSTFACE DE NOVEMBRE 1995

La deuxième révolution

Itzhak Rabin a pris sa place dans les livres d'histoire avant même son
assassinat le 4 novembre par un jeune intégriste juif, pur produit du
processus de radicalisation subi depuis une génération par la droite
sioniste nationaliste et religieuse. L'apposition de sa signature sur les
traités de paix avec les Palestiniens l'a catapulté au rang de ces hommes
d'État de grande classe qui, en un laps de temps très court, ont su franchir
le pas décisif. Sa mort tragique, au sens grec, est venue nous rappeler
combien l'épopée ne demande qu'à intervenir dans la vie des hommes. Le
deuil sincère que les Israéliens ont pris sur eux d'observer est venu le
signifier clairement. Il est vrai que, dans le cas de Rabin, la légende était
déjà là.
Rabin n'a pas payé de sa vie le seul fait d'avoir serré la main d'Arafat.
Il a été avant tout la victime de l'opposition déterminée de la droite
nationaliste religieuse à la deuxième révolution qu'est en train de
traverser le peuple juif dans son cheminement vers la normalisation et
l'insertion dans le quotidien des travaux et des jours de l'homme
contemporain. Sous plus d'un aspect, les changements dont nous sommes
témoins dans la société israélienne d'aujourd'hui sont plus significatifs
que ceux introduits dans cette même société durant sa première
révolution, la révolution nationale évoquée par ce livre.
Il faut bien le dire : la droite religieuse a quelques bonnes raisons de se
poser comme la gardienne du temple du sionisme originel. Cette droite
intégriste est aujourd'hui le seul mouvement politique et culturel qui
propose un autre choix que celui dans lequel se sont engagées une bonne
partie de la population israélienne et une bonne partie du peuple juif.
Attentive aux changements que le monde a connus depuis le lendemain
de la guerre d'indépendance et consciente des transformations socio-
économiques que son pays vit depuis la guerre de 1967, la société
israélienne n'a plus, dans sa majorité, les réflexes de société tribale en
danger qui l'ont caractérisée jusqu'au milieu des années 1970. La
nouvelle société israélienne se sent plus sûre d'elle-même et veut
consolider sa place dans l'Occident libéral, avec ce que cela implique
d'adhésion à ses valeurs et comportements. Jusqu'à ces dernières années,
toutes les tendances du sionisme participaient peu ou prou des mêmes
grandes idées. Les différences entre sionisme religieux et sionisme laïc,
entre sionisme de droite et sionisme de gauche n'ont jamais été que des
différences de forme, et non vraiment des différences sur le fond. Toutes
les tendances étaient d'accord pour présenter le sionisme comme une
entreprise de sauvetage des juifs par leur transfert en masse en Eretz-
Israël (puis en Israël). Toutes soutenaient qu'il fallait conquérir la terre et
la peupler en long, en large et en travers autant que faire se pouvait et
autant que les moyens (tous les moyens) le permettaient. Toutes
reconnaissaient que le sionisme avait pour tâche de mener une révolution
culturelle comme jamais le peuple n'en avait connu depuis la conquête de
Canaan. Toutes enfin tenaient la Bible pour le titre de propriété sur le
pays, sur tout le pays des ancêtres.
Tel était le fondement de l'alliance entre les sionistes laïcs et les
sionistes religieux, une alliance qui ne devait rien au politique, au
circonstanciel ou au contingent. Au sein du sionisme de gauche, la laïcité
n'était guère qu'un vernis. Et encore n'avait-elle de signification que
rituelle, comme un verset que l'on répète sans en vouloir
l'accomplissement. La ferveur était ailleurs. Elle brûlait pour l'identité
juive. La proximité intellectuelle et spirituelle du Grand Rabbin Kooka,
figure de proue du sionisme religieux, avec l'élite travailliste avait alors
permis d'éviter l'apparition de ces forces de l'obscurantisme qui, dès le
milieu des années 1970, trouveraient leurs guides spirituels parmi
quelques rabbins des territoires occupés de Judée et Samarie. Certes, du
temps du Yshouv, nul n'était besoin qu'une autorité religieuse rende une
sentence de mort contre un dirigeant politique reconnu coupable de faire
bon marché d'un seul mètre carré de la terre attribuée par Dieu. Et pour
cause ! Il n'était pas alors question de restituer aux Arabes la moindre
partie du territoire déjà conquis. Le bagage spirituel des pères fondateurs,
qu'il s'agît de Gordon, de Katznelson, de Tabenkin ou même de Ben
Gourion, de Lévy Eshkol et de Golda Meïr, était, à peu de nuances près,
celui des dirigeants du sionisme religieux. Même Moshé Dayan et Igal
Alon, nés en Eretz-Israël et figures emblématiques du « juif nouveau »,
fils d'agriculteurs et hommes de guerre, n'avaient pas vraiment d'autres
références que celles de leurs aînés « laïcs », purs produits des petites
villes juives de Pologne et de Russie, serrées autour de leurs synagogues
et écoles rabbiniques.
C'est sur fond d'identité culturelle et autour d'un même combat pour
l'indépendance que s'est nouée l'alliance de facto entre tous les courants
du sionisme. Le courant national religieux et les trois courants du
sionisme laïc (le sionisme général, le sionisme révisionniste et le
sionisme travailliste) ont mis le même entêtement à lutter contre
l'assimilation et à combattre contre la perte de l'identité juive
traditionnelle. Tous les courants voulaient alors un pays aux frontières les
plus étendues possible, ils ne se différenciaient que sur les moyens à
utiliser pour obtenir le tracé de celles-ci. Pour tous, le sionisme se
définissait en termes de culture, d'histoire et de religion, sinon de
mystique. Et le peuple juif, en termes de tribu : une tribu qui se devait de
s'unir et de se ranger derrière le pionnier qui avait pris la tête du combat
pour la reconquête et le repeuplement. C'est pourquoi les différences
n'étaient, au lendemain de la guerre de 1967, que tactiques entre les
partisans du « compromis territorial » ou du « compromis fonctionnel »,
qu'ils fussent du centre gauche, du centre droit ou de l'extrême droite.
Seuls une petite frange isolée de l'extrême gauche et un tout petit nombre
exilé dans l'extra-parlementarisme avaient alors osé tenir le langage de
Cassandre. Très vite, néanmoins, même dans l'extrême gauche sioniste,
des voix, et non des moindres, s'étaient élevées pour soutenir les «
nouveaux pionniers » qui réclamaient le repeuplement de la Judée et de
la Samarie au nom des « droits historiques » du peuple juif sur toute la
terre d'Israël. L'écrasante majorité, pour ne pas dire la quasi-totalité, de la
population juive d'Israël ne remettait pas alors en cause la légitimité de
l'occupation. Peu nombreux étaient alors les juifs d'Israël qui
comprenaient de quoi on leur parlait quand on leur rappelait que, peut-
être, les Palestiniens avaient, eux aussi, des droits sur cette terre.
Comme tous les mouvements nationalistes apparus à peu près en
même temps que lui, le sionisme, hormis quelques petits groupes
insignifiants en nombre, avait rejeté dès le début la dimension
universaliste présente dans le socialisme et le libéralisme. Le sionisme,
comme tous les nationalismes, ne s'est jamais donné pour finalité de
défendre les droits de l'homme ni d'établir l'égalité entre les nations. La
justice sociale n'était pas davantage sa vocation. Étant donné sa mission,
il ne pouvait être autre : il lui fallait sauver une population en danger
d'extinction culturelle d'abord, physique ensuite. C'est pourquoi, tant que
les Arabes refusèrent de lui accorder une reconnaissance étatique, voire
sociale (ils la menaçaient de la rejeter à la mer), la société israélienne n'a
eu aucune difficulté à se cimenter autour d'une même conception du
projet national qui impliquait, entre autres, la « récupération » de toute la
terre d'Israël.
C'est ce consensus qui a permis à tous – en dehors, encore une fois, de
quelques « illuminés » – de considérer la guerre des Six Jours comme les
suite et fin de la guerre d'Indépendance de 1948, qui, elle, pour des
raisons de contingence, n'avait pu permettre à l'armée israélienne
d'arriver jusqu'à la rive occidentale du Jourdain. Le Goush Emounimb, qui
allie intégrisme religieux et fanatisme nationaliste pour appuyer sa «
mission de récupération » de la Cisjordanie par la colonisation, a donc
raison, avec les non-religieux qui le soutiennent, de présenter les
implantations en Judée, en Samarie ou au cœur même de Hébron comme
le prolongement logique, naturel et légitime de la volonté du sionisme
originel et d'arguer qu'il est plus proche de l'esprit des pères fondateurs
que ne l'est le « nouveau sionisme libéral », auquel d'ailleurs il ne
reconnaît pas toujours la qualification de sionisme. En effet, l'Israélien
juif laïc tourné vers l'Occident et ouvert à ses valeurs a commencé, ces
dernières années, à se bâtir une identité « indépendante », coupée des
extrapolations mystiques de sa religion et du contenu irrationnel de son
histoire. C'est là une révolution que le sionisme national religieux et le
sionisme national radical (prétendument laïc) ne peuvent entériner, ni
suivre son développement avec indifférence. Le nationaliste radical, laïc
dans son quotidien et en général dépourvu d'une solide culture juive, a
besoin du shabbat, des fêtes religieuses et de leur cérémonial et des
pierres qui ont « une âme attachée à notre âme » comme le poisson a
besoin de l'eau.
Il sait que le nationalisme peut vivre et se développer aussi bien sur
fond de rationalisme, d'individualisme et de laïcisme véritable que sur
fond d'histoire, de culture, de religion et de mysticisme. Aussi le
nationalisme radical prétendument laïc réclame-t-il Hébron – berceau de
la nation juive, où se trouve le caveau des Patriarches – non pas au nom
de la libération du peuple juif ou de l'homme juif, mais pour renouer avec
un symbole majeur de la culture juive. En Israël, c'est dans ce continuum
histoire-religion que le nationaliste radical laïc et le nationaliste religieux
se rejoignent; en son nom, ils veulent une Hébron juive, en son nom ils
appuient la légitimité de leurs revendications sur cette ville symbole en
particulier, sur toute la Judée et toute la Samarie en général. Aux yeux du
nationaliste intégral, l'aspiration à la liberté et à l'autodétermination n'est
pas une aspiration suffisamment mobilisatrice ni suffisamment
unificatrice. En outre, cette volonté librement exprimée n'est jamais pour
lui source de légitimité : les hommes, et donc leurs aspirations, sont
volatiles ; les pierres, elles, sont éternelles.

Il est certain que le processus de libéralisation dans lequel s'est


engagée la société israélienne est comme un saut dans l'inconnu. D'où
l'angoisse des milieux nationalistes. L'unidimensionnalité du sionisme a
été l'une des raisons de son succès. Sans pour autant lui attribuer tout le
crédit de la création de l'État d'Israël, il est indéniable que la société qu'il
a créée n'aurait jamais pu devenir la société soudée qu'elle est vite
devenue, malgré les inégalités sociales et économiques qui l'ont
caractérisée dès ses premiers pas, si le sionisme avait été pluriel. C'est
précisément parce qu'il a été une pensée unique que le sionisme a permis
la cohabitation et la collaboration entre sionistes religieux et sionistes
laïcs. Ainsi, et ainsi seulement, s'explique la fameuse « alliance
historique » qui a lié le mouvement travailliste et le mouvement national
religieux. De 1949 à 1977, année de la première défaite électorale
travailliste, le Parti national religieux a été de tous les gouvernements
formés par le Mapaï et par son successeur, le Parti travailliste.
Tant que le courant central du sionisme dit de gauche, c'est-à-dire le
mouvement travailliste, est resté attaché au nationalisme tribal des pères
fondateurs, il a été un allié désiré et estimé des disciples du rabbin Kook.
Mais dès qu'une tendance véritablement libérale a commencé de se faire
entendre et de se développer dans la mouvance sioniste travailliste, dès
que l'idée a commencé de s'installer que l'individu n'est pas seulement un
soldat dans l'armée de la révolution nationale, dès que se sont élevées des
voix pour dénoncer l'égocentrisme agressif apparu au lendemain de la
guerre de 1967, dès ce moment l'alliance n'était plus possible. Eh oui, la
paix est un danger mortel pour le sionisme du sang et du sol, de la terre et
des morts, un sionisme qui ne veut même pas imaginer possible, quels
qu'en soient les bienfaits matériels et contingents, de remettre de bon gré
un pouce du territoire sacré de la terre d'Israël.
Les colons juifs des territoires de Judée et Samarie et leurs alliés ont
cent fois raison de soutenir que la reconnaissance de la légitimité des
revendications nationales des Palestiniens marquent la fin d'une époque.
Israël ne cesse de se rapprocher de la tradition léguée par les Lumières,
un nombre croissant de ses intellectuels se sentent plus proches du
nationalisme d'un Michelet ou du Renan de Qu'est-ce qu'une nation? que
de celui d'un Herder, d'un Treitschke ou d'un Barrès. Des attitudes
étrangères au sionisme originel deviennent ainsi de plus en plus
courantes. Shmuel Yossef Agnon, prix Nobel de littérature en 1966,
Nathan Altermann, géant de la poésie hébraïque, tous deux fondateurs, au
lendemain de la guerre des Six Jours, du Mouvement pour le Grand
Israël, tout comme un Gordon ou un Katznelson, étaient très proches des
milieux où le sionisme religieux a germé. Ce qui n'est pas le cas des
jeunes écrivains et artistes contemporains. Dans cette nouvelle
génération, ceux qui comptent sont aussi éloignés de l'enseignement
rabbinique que peut l'être le ciel de la terre. De même que ne cesse de se
creuser l'écart entre les Israéliens (juifs) qui veulent définir l'« israélianité
» en termes politiques et juridiques et considèrent tous les hommes nés
libres et égaux et ceux qui perçoivent la société israélienne (juive)
comme une tribu qui s'est donné un État. En fait, le sionisme radical,
prétendument laïc, et le sionisme religieux savent bien qu'ils sont du
même bord. Les idéologues des implantations de Judée et Samarie,
rabbins et laïcs, sont persuadés que pour éviter ou stopper tout processus
social et culturel qu'ils estiment dangereux à long terme pour le caractère
juif d'Israël, il faut que l'occupation persiste, il faut que l'état de tension
perdure, il faut qu'Israël demeure un camp retranché.
Voilà longtemps que ce phénomène est évident. Toute cette empathie
dont souvent, trop souvent, les élites politiques et culturelles du pays ont
fait montre pour comprendre le « drame », la « déchirure » que vit le
colon de Judée et Samarie, tous ces appels à la fraternité et à l'union, bref
toutes ces démarches n'auront jamais été que l'expression répétée, sous
des formes différentes, d'un seul et même aveuglement sur les véritables
enjeux. De plus, toutes ces démarches, ces gestes sont une insulte à
l'intelligence et à la détermination des colons. Comme si un mystique
était incapable de volonté organisée, comme si culture et politique
évoluaient dans des univers parallèles. Voilà des années que le monde des
colons se prépare à une guerre sans merci contre ce qu'ils disent être la
deuxième hellénisation du peuple d'Israël, un processus d'assimilation
culturelle dont la gravité dépasse de loin celui que les juifs avaient connu
dans l'Antiquité. Certes, ces hommes et ces femmes ne rêvent pas d'une «
reconquête » de Tel-Aviv, ils savent qu'ils n'en ont pas les moyens. En
revanche, ils ne céderont pas sans violence (armée s'il le faut; les plus
bavards nous ont avertis) le territoire (quelquefois il semble même qu'il
s'agisse d'un État) qu'ils se sont constitué en Judée et en Samarie. Aux
yeux de la droite radicale, le colon, une arme dans une main, la Bible
dans l'autre, est le véritable dépositaire de l'avenir du peuple. Pour la
droite radicale, le repeuplement juif des territoires occupés est la pierre
de touche du sionisme, et quitter les hauteurs de Judée et de Samarie,
c'est se condamner à sauter dans l'abîme.
Pour cette droite religieuse et pour cette droite radicale prétendument
laïque, Rabin était devenu un ennemi de la nation, un traître à son peuple
et à son histoire. Pour ces hommes, pour ces femmes, idéologues ou
manifestants du rang, pour leurs enfants, petits et grands, le jour même
où les premiers accords d'Oslo ont été signés, un nouveau front s'ouvrait
contre le sionisme. Rabin, c'est Pétain, dira l'un des meneurs et maîtres à
penser laïcs de la droite implantée dans les territoires occupés. À Oslo, la
cinquième colonne a revêtu son véritable uniforme. Assurément,
l'assassinat de Rabin a été fomenté par un tout petit groupe, mais il serait
faux de penser que, en envoyant sous les verrous l'assassin et ses
complices (plus ou moins actifs, plus ou moins passifs), on mettra fin au
soulèvement. La plupart des colons idéologiques qui habitent dans les
territoires occupés et ceux qui les soutiennent en deçà de la « ligne verte
», ce tracé des lignes du cessez-le-feu de 1949 à 1967, se sentent
étrangers dans l'Israël d'aujourd'hui. Ils lutteront par tous les moyens pour
garder « leur » territoire de Judée et de Samarie. Et celui qui pense que
l'assassinat de Rabin leur a fait ou leur fera ranger leurs plans sous-estime
leur détermination et la puissance des forces intérieures qui les animent.
Cet assassinat a donné une dimension tragique à un fait que beaucoup
jusque-là refusaient d'admettre : Israël aussi a sa cohorte brune, et elle
n'est pas seulement composée des colons implantés en Judée et Samarie.
La colonisation des territoires occupés menace la société mais, comme
tous les colonialismes avant lui, celui qu'Israël impose aux Palestiniens
ne manquera pas de prendre fin. La seule chose dont on n'est pas sûr
aujourd'hui est le prix moral et politique que devra payer la société pour
venir à bout de la résistance que ne manquera pas d'opposer le noyau dur
des colons à toute solution raisonnable et équitablec.

POSTFACE DE NOVEMBRE 1995


a Avraham Itzhak Hacohen Kook (1865-1935). Né en Lettonie. Fait son alya en 1904. D'abord
rabbin de Jaffa, puis de Jérusalem, et enfin Grand Rabbin ashkénaze d'Eretz-Israël, il a su s'attirer
l'amitié et le respect des dirigeants politiques du Yshouv. Il tenait pour sacrée la tâche que
menaient les dirigeants du mouvement travailliste pour la reconquête et le repeuplement de la terre
des ancêtres. Ayant une grande admiration pour les pionniers, il encouragea les juifs religieux à
fonder eux aussi des kibboutzim. Les dirigeants du Yshouv le chargeront de plus d'une mission
auprès des communautés juives du monde.
b Le « Bloc de la foi » est formellement apparu juste au lendemain de la guerre de 1967. Ce
groupe extra-parlementaire se réclame de la pensée de Zvi Yehouda Kook, le fils du Grand Rabbin
Kook. Mort en 1982, ce dernier fut, au lendemain de la guerre des Six Jours, le leader spirituel du
nationalisme religieux. Ce sont d'ailleurs les élèves de son école rabbinique, la yeshiva Merkaz-
Harav, qui ont fondé le mouvement. Aujourd'hui encore, le Goush Emounim est formé
essentiellement d'élèves et anciens élèves de yeshivot nationalistes (et non des yeshivot ultra-
orthodoxes, qui, elles, sont non sionistes ou antisionistes). En débordant sur la droite le Parti
national religieux (PNR), le Goush Emounim finira par l'entraîner dans la mouvance de l'extrême
droite sioniste.
c Sur les dangers de « fascisation » de la droite en Israël, qu'il me soit permis ici de renvoyer
aux centaines d'articles que j'ai donnés ces vingt-cinq dernières années à la presse israélienne,
notamment au quotidien Haaretz, et à mes nombreuses interventions dans la presse et l'audiovisuel
internationaux. L'un de mes premiers articles traitant de ce processus – qui m'attira à l'époque plus
d'une critique – a été publié dans la livraison de Haaretz du Jour de l'An juif de septembre 1973,
quelques jours à peine avant le déclenchement de la guerre du Kippour.
Notes
Les titres des ouvrages, articles et documents en hébreu cités dans ces
notes sont toujours donnés d'abord dans leur translittération en caractères
latins, suivie d'une traduction en français. Quand une traduction littérale
n'était pas possible, nous avons opté pour une traduction « libre »,
respectueuse du contenu de l'article ou de l'ouvrage; là, les pages de la
citation renvoient toujours à l'édition originale.
1 D. Ben Gourion, Mimaamad Laam. Prakim Lévirour Darka Veïouda Shel Tnouat Hapoalim
(De la classe à la nation. Réflexions sur la vocation et les choix du mouvement ouvrier), Tel-Aviv,
Am Oved, 1976, p. 13. Deux choix de textes de Ben Gourion sont accessibles en français : Du rêve
à la réalité, Paris, Stock, 1986 et Le Sens de la révolution sioniste, Paris, Éditions de la Terre
retrouvée, 1983. Plusieurs ouvrages traitant de l'histoire du sionisme, de ses diverses composantes
et tendances ainsi que de ses théoriciens existent en français. Le dernier en date et le plus
important est le livre d'Alain Dieckhoff L'Invention d'une nation. Israël et la modernité politique,
Paris, Gallimard, 1993. On consultera aussi avec profit Walter Laqueur, Histoire du sionisme (trad.
Michel Carrière), Paris, Calmann-Lévy, 1973, M. Cohen, Du rêve sioniste à la réalité israélienne
(trad. Jean-Baptiste Grasset), Paris, La Découverte, 1990, et le très conformiste ouvrage de Shlomo
Avineri, Histoire de la pensée sioniste. Les origines intellectuelles de l'État juif, Paris, J.-C. Lattès,
1982.
2 D. Horowitz et M. Lissak, Métsoukot Béoutopia (Les Tourments de l'utopie), Tel-Aviv, Am
Oved, 1990, p. 15. Des formulations semblables apparaissaient déjà dans le premier livre écrit par
ces deux chercheurs : Méyshouv Lamédina. Yéhoudei Eretz-Israël Bitkoufat Hamandat Habriti
Kéqehila Politit (Du Yshouv à l'État. Les juifs d'Eretz-Israël en tant que communauté politique
durant la période du mandat britannique), Tel-Aviv, Am Oved, 1977, p. 1977. Ces deux ouvrages
existent en anglais : Trouble in Utopia. The Overburdened Polity of Israël, Albany, State
University of New York Press, 1989 et Origins of the Israeli Polity. Palestine under the Mandate,
Chicago, Chicago University Press, 1978.
3 Id. , Les Tourments de l'utopie, op. cit., p. 15.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Anita Shapira, Hahalikha al Kav Haofek (Les Yeux sur la ligne d'horizon), Tel-Aviv, Am
Oved, 1989, pp. 75 et 372.
7 D. Horowitz et M. Lissak, Du Yshouv à l'État..., op. cit., p. 193; Anita Shapira partage le
même jugement dans Les Yeux sur la ligne d'horizon, op. cit., p. 7.
8 D. Horowitz, Thélèt Véavak. Dor Tashah – Diokan Atzmi (Le Ciel et le Sable. La génération
de 48 – autoportrait), édition posthume préparée par Avi Katzman, Tel-Aviv, Keter, 1993, p. 52.
9 Id. et M. Lissak, Les Tourments de l'utopie, op. cit., pp. 170 et 145.
10 E. Shaltiel, Pinhas Ruttenberg, Aliato Ounéfilato Shel « Ish Hazak » béEretz-Israël (1879-
1942) (L'Ascension et la chute d'un « homme fort » en Eretz-Israël), Tel-Aviv, Am Oved, 1990,
vol. II, pp. 605-606.
11 A. Shapira, Les Yeux sur la ligne d'horizon, op. cit., p. 373.
12 D. Horowitz et M. Lissak, Les Tourments de l'utopie, op. cit., p. 287.
13 D. Ben Gourion, « Divrei Tshouva Lamitvakhim Baveïda Hashlishit Shel Ahdout Haavoda »
(« Réponse aux délégués de la 3e convention de l'Ahdout Haavoda »), Kountrass, vol. VI, n° 119,
13 janvier 1927, p. 29.
14 Ibid., p. 21.
15 B. Katznelson, éd., Yalkout Ahdout Haavoda (Ahdout Haavoda. Recueil de textes), Tel-Aviv,
Éditions de l'Union socialiste sioniste des ouvriers d'Eretz-Israël-Ahdout Haavoda, 1929, vol. I, p.
109.
16 B. Katznelson, Kitvei Berl Katznelson (Écrits de Berl Katznelson), Tel-Aviv, Éditions du
Mapaï, 1946, vol. III, p. 142.
17 Ibid., p. 373.
18 Ibid., vol. VI, p. 382.
19 Ibid., p. 381 (souligné dans le texte).
20 D. Ben Gourion, « Réponse aux délégués de la 3e convention... », Kountrass, vol. VI, n° 119,
p. 21.
21 Id., De classe à la nation..., op. cit., pp. 28-29.
22 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. I, p. 9.
23 Id., Arakhim Gnouzim, Sihat al Baaïot Hahinoukh Lésotsialism (Valeurs oubliées. Propos sur
les problèmes de l'éducation au socialisme), préparé pour l'édition par Ephraïm Broïde, Tel-Aviv,
Ayanot, 1944, pp. 22-23.
24 H. Arlosoroff « Milhémet Hamaamadot Bamétsiout Haéretz-israélit. Hartsaa Beveidat
Hapoel Hatsaïr bé-Petah Tikva » (La Lutte des classes dans la réalité eretz-israélienne.
Communication au congrès du Hapoel Hatsaïr tenu à Petah-Tikva), Hapoel Hatsaïr, 20e année, nos
3-4, 18 octobre 1926, p. 17.
25 Ibid., p. 18.
26 Id., « Hasotsialism Haamami shel Hayéhoudim » (« Le socialisme populaire des juifs »),
Kitvei Haïm Arlosoroff, (Ecrits de Haïm Arlosoroft), vol. III, Tel-Aviv, Schtibel, 1933, p. 26.
27 Ibid., p. 37.
28 Ibid., p. 54.
29 Ibid., p. 41.
30 Ibid., p. 35.
31 Ibid., p. 73.
32 Ibid., p. 56.
33 Ibid., p. 52.
34 Id., « Léhaarakhat Haalya Hareviit » (« Réflexions sur la quatrième alya"), Écrits de Haïm
Arlosoroff, vol. III, p. 110.
35 Id., « Le socialisme populaire des juifs », art. cit., pp. 83-86.
36 Ibid., pp. 73-74.
37 Ibid., p. 27. Sur Gordon, voir chap. Ier sur Syrken, chap. II. Sh. Avineri, auteur d'Arlosoroff,
Londres, P. Holban 1989, est totalement inconscient de la signification réelle de nationalisme
d'Arlosoroff.
38 A. Moeller Van den Bruck, Das Dritte Reich, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1931,
pp. 29-78. Trad. française de J.-L. Lenault, introduction de Thierry Maulnier, Paris, Librairie de la
Revue française, 1933, et F. Stem, The Politics of Cultural Despair, Berkeley, University of
California Press, 1963, p. 243.
39 O. Spengler, « Preussentum und Sozialismus », in Politische Schriften, Munich, Beck, 1932,
pp. 1-105. Sur Spengler on consultera plus spécialement l'œuvre magistrale de Gilbert Merlio,
Oswald Spengler, Témoin de son temps, Stuttgart, Akademischer Verlag Hans-Dieter Heinz, ainsi
que H. Stuart Hughes, Oswald Spengler, A Critical Estimate, New York, Charles Scribner's Sons,
1962.
39 bis. Voir plus bas, chap. VI.
40 Sh. Teveth, Kinat David (La Passion de David), t. I, Ben Gourion Hatsaïr (Le Jeune Ben
Gourion), Tel-Aviv, Shoken, 1977, p. 166. Cette monumentale biographie, bien que chaleureuse à
l'excès par endroits, attendrie dans d'autres, est néanmoins indispensable à qui veut comprendre
Ben Gourion, l'homme et son action. Une version abrégée de l'ouvrage de Teveth existe en
anglais : Ben Gurion. The Burning Ground, 1886-1949, Boston, Houghton Mifflin Co., 1987.
41 Sur cette première période de la carrière de Ben Gourion, Ibid., pp. 115-168.
42 Archives du mouvement travailliste, section IV, dossier 29, propos de Ben Gourion, minutes
du comité exécutif de la Histadrouth, 11 septembre 1939, p. 3.
43 Voir la série de conférences qu'il donne devant les militants de la Jeune Garde du Mapaï au
début de l'été 1944; B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. XI, pp. 141-172. Les détails et aspects du
développement du peuplement collectiviste sont décrits plus loin.
44 A. Ruppin, Hahitiashvout Hahaklaït Shel Hahistadrout Hatsionit béEretz-Israël (Le
Peuplement agricole de l'Organisation sioniste en Eretz-Israël), Tel-Aviv, Éditions Dvir, non daté,
pp. 97-99. Un bref aperçu des éléments fournis par Ruppin se trouve dans une brochure en
français, Vingt-Cinq Ans de colonisation juive, Paris, France-Palestine, 1935.
45 Id., Shloshim Shnot Binian Eretz-Israël (Trente Années de construction d'Eretz-Israël),
Jérusalem, Shoken, 1937, pp. 28-30. Sur la « méthode Oppenheimer », voir plus bas, chap. II. Bien
que le modèle mis en place à Dégania ait été particulier, l'idée d'exploitation collectiviste n'était
pas entièrement neuve. Elle figurait au premier plan de la pensée des socialistes utopiques, et des
exploitations de ce type avaient existé de longues années (par exemple, celles fondées aux États-
Unis par Owen et ses disciples). Avec l'essor du socialisme marxiste, ce genre d'exploitation avait
cessé d'intéresser; sauf en Russie, où l'idée de « commune » avait encore quelques partisans. Les
pionniers de la deuxième alya avaient parfois vécu en communauté avant d'émigrer, mettant en
commun leurs revenus et leurs dépenses. Ruppin laisse faire les séparatistes de la ferme Kinneret
et s'engage à leur suite parce que lui aussi a retenu les idées d'Oppenheimer. Mais alors
qu'Oppenheimer recommandait de rémunérer chaque membre de la communauté compte tenu de
ses efforts et de sa production, les travailleurs agricoles qui quittaient la ferme Kinneret exigeaient
un salaire égal pour tous et la moitié des bénéfices. Les idées d'Oppenheimer se retrouvent plus
dans le modèle du moshav et autres entreprises coopératives créées en Eretz-Israël que dans le
kibboutz. Voir aussi id., Die Landwirtschatliche Kolonisation Palästinas, Berlin, 1915, chap. 14.
46 Ibid., p. 47.
47 H. Arlosoroff, La Lutte des classes dans la réalité eretz-israélienne..., op. cit., n° 5, 26
octobre 1926, p. 9.
48 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. XI, p. 213.
49 Z. Jabotinsky, Badérekh Lamédina (Vers l'État), Jérusalem, 1953, pp. 299-300.
50 I. Kolatt, Idéologuia Vémétsiout Bétnouat Haavoda bé-Eretz-Israël, 1905-1919 (Le
Mouvement travailliste en Eretz-Israël, 1905-1919. Idéologie et réalité), thèse de doctorat,
Jérusalem, Université hébraïque, 1964, p. 271.
51 A.-D. Gordon, «Méat Hitbonénout » (« En y regardant d'un peu plus près »), 1911, in id.,
Écrits, t. I, La Nation et le Travail, Jérusalem, la Librairie sioniste, 1952, p. 124. Les écrits d'A.-D.
Gordon ont été réunis et présentés en trois volumes par Sh.H. Bergmann et E.L. Shohat et publiés
en 1952 (t. I), 1951 (t. II, ce tome est bien paru avant le tome I) et 1954 (t. III). Remarque : les
articles et autres écrits de Gordon cités dans le présent chapitre apparaissent tous dans les seuls
deux premiers volumes : t. I, La Nation et le Travail, et t. II, L'Homme et la Nature (les titres sont
des éditeurs). Pour faciliter la lecture des notes qui suivent, nous avons choisi de nous contenter de
citer le titre de l'article, accompagné de sa date de première parution, du numéro du tome où il a
été inséré et de la page de ce tome où la citation peut être retrouvée. Dans le cas de cette note 1,
nous aurions eu : A.-D. G., « Méat Hitbonénout » (« En y regardant d'un peu plus près »), 1911,
Écrits, t. I, p. 124.
52 Ibid., p. 200. Voir aussi pp. 198-199.
53 Ibid.
54 Ibid., p. 124.
55 Ibid., p. 208.
56 Ibid., p. 136, souligné dans le texte.
57 D. Ben Gourion, De la classe à la nation, op. cit., p. 13.
58 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. V, p. 15.
59 Y. Novominski, « Hainteliguentsia Shélanou Véhaavoda » (« Notre intelligentsia et le travail
»), in Recueil (d'articles parus dans) « Haahdout », 1907-1919, Tel-Aviv, Am Oved, 1962, p. 88.
60 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. V, pp. 12-13.
61 Ibid., , vol. XI, pp. 37-38.
62 Ibid., p. 36.
63 Ibid., p. 222.
64 Ibid., , vol. I, p. 8.
65 Ibid.,, vol. XI, p. 204.
66 A.-D. G., « Michtavim Lagola » (« Lettres à la diaspora »), 1921, Écrits, op. cit., t. I, pp.
542-543.
67 Id., « Lévirour Raayonénou Miyésodo » (« Pour une clarification des fondements de notre
pensée »), 1920, Écrits, op. cit., t. II, p. 175. Sur la conception de la nation chez Gordon, voir : N.
Rotenstreich, Haouma Bétorato shel A.-D. Gordon (La Nation dans la pensée de A.-D. Gordon),
Jérusalem, Réuven Mass et département de la jeunesse de l'Organisation sioniste, non daté.
68 A.-D. G., « Levirour Emdaténou » (« Pour préciser notre attitude »), 1919, Écrits, op. cit., t.
I, p. 218.
69 Id., « Heshbonénou im Atzménou » (« Autocritique »), 1916, Écrits, op. cit., t. I, p. 353.
70 Ibid., p. 348. Voir aussi pp. 349-350.
71 Ibid., p. 353.
72 Id., « Pour une clarification des fondements de notre pensée », 1920, Écrits, op. cit., t. II, p.
203.
73 Ibid., p. 183.
74 Id., « Autocritique », 1916, Écrits, op. cit., t. I, p. 328.
75 Ibid., p. 183.
76 C.E. Schorske, Fin-de-siècle Vienna. Politics and Culture, New York, Vintage Books, 1981,
pp. 116-180 (trad. française aux Éditions du Seuil); Sh. Avineri, Haraïon Hatsioni Légvanav, Tel-
Aviv, Am Oved, 1980, pp. 178-179. Cet ouvrage existe en français : La Pensée sioniste, Paris,
Lattès, 1988.
77 A.-D. G., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, p. 219.
78 Ibid., p. 220.
79 Id., « Autocritique », 1916, Écrits, op. cit., t. I, p. 219.
80 Id., G., « Pour une clarification des fondements de notre pensée », 1920, Écrits, op. cit, t. II,
pp. 182-183.
81 Id., « Hakongress » (« Le congrès »), 1913, Écrits, op. cit., t. I, p. 193.
82 Ibid., Id.
83 Id., « Pour une clarification des fondements de notre pensée », 1920, Écrits, op. cit., t. II, pp.
182-183.
84 Sh.H. Bergmann, « Herder Vé A.-D. Gordon » (« Herder et A.-D. Gordon »), Molad, V, 28,
janvier-février 1973, pp. 322-324. Signalons que Herder a influencé aussi le philosophe Martin
Buber. Voir A. Shapira, « Buber's Attachement to Herder and German Volkism », Studies in
Zionism, XIV, 1, 1993, pp. 1-30.
85 A.-D. G., « Avodaténou Méata » (« Notre tâche dorénavant »), 1918, Écrits, t. I, p. 234.
86 Id., « Knesset Israël » (« L'ensemble [du peuple] d'Israël »), 1920, Écrits, op.cit., t. I, pp.
209-210.
87 Ibid., p. 208.
88 E. Schweid, Hayéhid. Olamo shel A.-D. Gordon (L'Individu. L'univers d'A.-D. Gordon), Tel-
Aviv, Am Oved, 1970, pp. 82-85. Il est quand même important de signaler à ce propos que Yossif
Aharonovitz rapporte que Gordon a été un homme très pieux durant les premières années qui ont
suivi son arrivée dans le pays. Il semble qu'il n'ait cessé toute pratique religieuse que vers la fin de
sa vie. Voir M. Kouchnir (éd.), A.-D. Gordon. Zichronot Védivrei Haaracha (A.-D. Gordon.
Hommage), Tel-Aviv, Éditions culturelles de la Histadrout, non daté, p. 31.
89 Cité par M. Brinker, Ad Hasimta Hatvérianit. Maamar al Si pour Vémahshava Béyétsirat
Brenner (Jusqu'à Tibériade. Sur les écrits et la pensée de Brenner), Tel-Aviv, Am Oved, 1990, p.
164.
90 A.-D. G. « Pour une clarification des fondements de notre pensée », 1920, Écrits, op. cit., t.
II, p. 205.
91 Ibid., p. 177.
92 . M. Brinker, Jusqu'à Tibériade..., op. cit., p. 140. Voir aussi pp. 141-149.
93 Il est certain que Schweid minimise trop l'influence de la philosophie européenne sur la
pensée de Gordon. Schweid croit pouvoir affirmer que le père spirituel du nationalisme travailliste
eretz-israélien s'est surtout formé au contact des idées des milieux juifs traditionalistes d'Europe de
l'Est. Schweid admet quand même que Gordon était familier des grands courants philosophiques
du XIXe siècle. Voir E. Schweid, L'Individu. L'univers d'A.-D. Gordon, op. cit., pp. 9-10.
94 A.-D. G., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, p. 217. Gordon parle
aussi de la « fraternité raciale qui soude un peuple » (« Le congrès », 1913, Ecrits, op. cit., t. I, p.
203), mais il est conscient que cette fraternité est loin d'avoir pu prévenir les luttes et massacres
fratricides. Il relève à plus d'une reprise que les luttes entre frères de même race n'ont pas été
moins meurtrières que les guerres qui ont pu opposer des peuples de races différentes : voir «
Notre tâche dorénavant », 1918, Écrits, op. cit., t. II, p. 205. De toute façon, la composante raciale
ne pouvait trouver de place (importante, en tout cas) dans la réflexion de Gordon du fait que cet
élément était, à son avis, et naturaliste et matérialiste.
95 Id., « Michtav miEretz-Israël » (« Lettre d'Eretz-Israël »), 1904, Écrits, op. cit., t. I, p. 84.
96 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, p. 220. Voir encore pp. 216-
217.
97 Ibid., p. 218.
98 Id., « Pour une clarification des fondements de notre pensée », 1920, Écrits, op. cit., t. II, p.
185.
99 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, pp. 217-218.
100 Id., « Pour une clarification des fondements de notre pensée », 1920, Écrits, op. cit., t. II, p.
185.
101 Ibid., p. 143.
102 Id., « Notre tâche dorénavant », 1918, Écrits, op. cit., t. I, p. 236. Voir aussi p. 223.
103 Id., «Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. 1, p. 223. Voir aussi pp. 218,
236-237 et 242.
104 Id., « Tshouvat Poël » (« La réponse d'un ouvrier »), 1909, Écrits, op. cit., t. I, p. 107.
105 Id., « Notre tâche dorénavant », 1918, Écrits, op. cit., t. I, p. 236.
106 Ibid.
107 Ibid., p. 235.
108 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op, cit., t. I, p. 222, ainsi que « Pour une
clarification des fondements... », 1920, Écrits, op. cit., t. II, pp. 188-189.
109 Id., « A1 Inyaneï Haavoda » (« Sur le travail »), 1920, Écrits, op. cit., t. II, p. 155.
110 Id., « Pour une clarification des fondements... », 1920, Écrits, op. cit., t. II, pp. 188-189.
111 Ibid., p. 197.
112 Ibid.
113 Id., « Notre tâche dorénavant », 1918, Écrits, op. cit., t. I, p. 236.
114 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, p. 216.
115 Id., « La réponse d'un ouvrier », 1909, Écrits, op. cit., t. I, p. 107.
116 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, p. 216.
117 Id., « Notre tâche dorénavant », 1918, Écrits, op. cit., t. I, p. 236; souligné dans le texte.
118 Id., «Pour une clarification des fondements... », 1920, Écrits, op. cit., t. II, p. 197.
119 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, p. 226.
120 Id., «Lettres à la diaspora », 1921, Écrits, op. cit., t. I, p. 548. Voir encore « Al Haïhoud » («
Sur la fusion »), 1920, Écrits, op. cit., t. I, p. 435.
121 Id., «Pour une clarification des fondements... », 1920, Écrits, op. cit., t. II, p. 187. Le
passage d'où est tirée cette citation mérite d'être intégralement cité:
« Sommes-nous vraiment en présence d'une lutte de classes au sens banal du terme? Une lutte
où les intérêts de deux parties s'entrechoquent? Une lutte qui range d'une part les capitalistes, de
l'autre les ouvriers, le prolétariat? Les policiers, les militaires et tous ceux qui, en pratique, forcent
les travailleurs à accepter l'autorité des capitalistes – quand les premiers ne demandent aux seconds
rien de plus que justice et respect du droit – sont-ils des capitalistes? Ne sont-ils pas ouvriers, fils
d'ouvriers, tout aussi prolétaires que ceux qu'ils ont ordre de contenir ou de combattre? Hélas!
dirai-je, il n'y a pas là guerre de capitalistes à des prolétaires, mais bien guerre de prolétaires à
prolétaires sur ordre des capitalistes. Et d'où les capitalistes tiennent-ils leur pouvoir d'ordonner?
Des biens qu'ils possèdent? Que non ! Ces biens, les ouvriers les ont tout autant créés ! Qu'on se le
dise : les capitalistes tirent leur force non de leurs biens – en fait, ils n'ont pas de force réelle –
mais de la faiblesse individuelle des travailleurs. Imaginons un instant que tout ouvrier dispose
d'une conscience de soi suffisamment développée au point de ressentir de tout son être la
responsabilité qui est sienne à l'égard de toute vie, de toute création, les siennes et celles des
autres, et imaginons qu'il sache se dresser devant qui que ce soit ou quoi que ce soit qui voudrait
entraver cette responsabilité, imaginons qu'il sache résister avec succès à toute injonction de punir,
soumettre, combattre ou, ce qui est le pire, tuer un homme qui travaille et vit de son travail, qu'en
serait-il alors de la puissance des capitalistes? Qui accepterait de guerroyer leurs guerres? Pourrait-
on alors imaginer une lutte des classes? »
122 Ibid., p. 189.
123 Ibid., p. 188. Voir aussi pp. 186-187.
124 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. XI, p. 14.
125 A.-D. G., « Ouniversita Ivrit » (« Université hébraïque »), 1912, Écrits, op. cit., t. I, p. 176,
souligné dans le texte.
126 Id., « Mekotser Rouah » (« Par impatience »), 1914, Écrits, op. cit., t. I, pp. 140-143.
127 Id., « Sur la fusion », 1920, Écrits, op. cit., t. I, pp. 436-437.
128 Id., « Haavoda » (« Le travail »), 1911, Écrits, op. cit, t. I, pp. 132-133.
129 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, pp. 224-225.
130 Id., « Lehaveraï berouah hamenoutsahim » (« À mes frères spirituels vaincus »), 1919,
Écrits, op. cit., t. I, p. 418.
131 Ibid., p. 412.
132 Id., « Binyan Haouma » (« Construire la nation »), 1920, Écrits, op. cit., t. I, p. 257, et «
Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, pp. 225-226.
133 Id., « Sur la fusion », 1920, Écrits, op. cit., t. I, pp. 428-429.
134 Id., « Notre tâche dorénavant », 1918, Écrits, op. cit., t. I,,p. 234.
135 Id., « Pour une clarification des fondements... », 1920, Écrits, op. cit., t. II, p. 190.
136 Id., « Le congrès », 1913, Écrits, op. cit., t. I, p. 202. Voir aussi p. 195.
137 Id., « Université hébraïque », 1912, Écrits, op. cit., t. I, p. 170.
138 Id., « Pitaron Lo Ratsionali » (« Une solution irrationnelle »), 1909, Écrits, op. cit., t. I, pp.
97-98.
139 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, p. 226.
140 Id., « Par impatience », 1914, Écrits, op. cit., t. I, p. 148.
141 Id., « Notre tâche dorénavant », 1918, Écrits, op. cit., t. I, p. 246.
142 Id., « Sur le travail », 1920, Écrits, op. cit., t. II, p. 153.
143 Ibid., pp. 156-157.
144 Id., « Metokh Moaka Nafshit » (« D'un cœur gros »), 1920, Écrits, op. cit., t. I, p. 452.
145 Id., « Sur la fusion », 1920, Écrits, op. cit., t. I, p. 432; voir aussi « À mes frères spirituels
vaincus », p. 416, et «Notre travail est mort », 1918, Écrits, op. cit., t. I, p. 242.
146 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, p. 224.
147 L'étude de Schweid ne s'arrête pas à cette seule présentation. Voir L'Individu. L'univers de
A.-D. Gordon, op. cit., pp. 145-152.
148 A.-D. G., « Construire la nation », 1920, Ecrits, op. cit., t. I, p. 252. Souligné dans le texte.
149 Id., « Sur la fusion », 1920, Écrits, op. cit., t. I, pp. 430 et 432. Voir encore : « À mes frères
spirituels vaincus », p. 416; « L'ensemble du peuple d'Israël », p. 208 et enfin « Pour préciser notre
attitude », pp. 216 et 230-231.
150 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, pp. 221-222.
151 Id., « Sur la fusion », 1920, Écrits, op. cit., t. I, p. 436.
152 Id., « Michtav Galouï lé Y.H. Brenner » (« Lettre ouverte à Y.H. Brenner »), 1912, Écrits,
op. cit., t. I, pp. 163-164.
153 Id., « Pour préciser notre attitude », 1919, Écrits, op. cit., t. I, p. 226.
154 Id., « Une solution irrationnelle », 1909, Ecrits, op. cit., t. I, p. 94; voir aussi, « En y
regardant d'un peu plus près », 1911, Écrits, op. cit., t. I, p. 130.
155 Ibid., p. 96.
156 Ibid.
157 Id., « Par impatience », 1914, Écrits, op. cit., t. I, p. 141.
158 Id., « Notre tâche dorénavant », 1918, Écrits, op. cit., t. I, p. 241.
159 Ibid., p. 244.
160 Ibid.
161 Ibid.
162 Ibid., pp. 245-246.
163 Id., « Sur le travail » 1920, Écrits, op. cit., t. II, pp. 151-152.
164 Id., « Note tâche dorénavant », 1918, Écrits, op. cit., t. I, pp. 243-244.
165 Id., « Ktsat Ioun Béhalacha Psouka » (« Quelques observations sur une tradition »), 1918-
1919, Écrits, op. cit. t. I, p. 384.
166 Ibid., pp. 380-381 et 382-383.
167 Id., «Pour éclaircir les fondements de notre pensée », 1920, Écrits, op. cit., t. II, pp. 187-
188.
168 Id., « Notre tâche dorénavant », 1918, Écrits, op. cit., t. I, p. 244.
169 Id., « Lettres à la diaspora », 1921, Écrits, op. cit., t. I, p. 560.
170 Id., « Autocritique », 1916, Écrits, op. cit., t. I, p. 366.
171 Id., « La réponse d'un ouvrier », 1909, Écrits, op. cit., t.,II, p. 190.
172 Id., « Pour une clarification des fondements... », 1920, Écrits, op. cit., t. II, p. 190.
173 Ibid., pp. 215-216.
174 Ibid.
175 Id., « Construire la nation », 1920, Écrits, op. cit., t. I, pp. 253-254.
176 Id., « Méshiaboud Praï Léshiaboud Tarbouti » (« D'un esclavage sauvage à un esclavage
civilisé ») non daté, Écrits, op. cit., t. I, pp. 392-393 ; voir aussi pp. 393-394.
177 Sh.H. Bergmann, introduction au t. II des Écrits, L'Homme et la Nature, op. cit., p. 38.
178 Sur l'influence de Gordon dans les milieux Hapoel Hatsaïr, voir Yossef Shapira, Hapoel
Hatsair. Haraïon Vehamaasé (Hapoel Hatsaïr. L'idée et l'action), Tel-Aviv, Ayanot, 1967, pp. 338-
339. Sur la fondation du mouvement de jeunesse Gordonia, voir pp. 460 sq.
179 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. IX, p. 157.
180 Archives de Beit-Berl, dossier 23/55, réunion du comité central du Mapaï, 20 février 1955.
181 Ibid.
182 Toutes les citations entre ces deux renvois (2 et 3) sont extraites des huit premiers feuillets
des comptes rendus de cette réunion. La pagination de ces protocoles peut être source de confusion
car elle ne suit pas un seul et même ordre. À la dactylographie, les textes remis par les différents
sténographes ont reçu chacun leur propre pagination.
183 D. Ben Gourion, « Behag Hatsi Hayovel », Sefer Haalya Hashnya (« À l'occasion du 25e
anniversaire », Le Livre de la deuxième alya), textes réunis par B. Habas, avec la collaboration de
E. Shohat, Tel-Aviv, Am Oved, 1957, p. 15.
184 I. Kolatt, Idéologie et Réalité..., op. cit., pp. 85-86.
185 Archives de Beit-Berl, dossier 23/55.
186 D. Ben Gourion, « À l'occasion du 25e anniversaire... », art. cit., p. 17.
187 I. Sloutski, Mavo Létoldot Tnouat Haavoda Haïsraélit (Introduction à l'histoire du
mouvement travailliste israélien), Am Oved, 1973, pp. 161-162. Voir aussi l'article de Y. Gorni «
Hashinouïm Bamivné Hahevrati Véhapoliti Shel Haalya Hashnya Bashanim 1904-1940 » («
Transformations de la composition sociale et politique de la deuxième alya entre 1904 et 1940 »),
Hatsionout, vol. I, 1970, pp. 204-246.
188 Archives de Beit-Berl, dossier 23/55.
189 Voir I. Sloutski, Introduction..., op. cit., pp. 58-59 et 124.
190 Ibid., pp. 106-107.
191 Id. (éd.), Poalei Tsion Beretz-Israël, 1905-1919, Teoudot (Le Parti Poalei Tsion en Eretz-
Israël, 1905-1919. Documents), Tel-Aviv, Éditions de l'Université de Tel-Aviv, 1978, pp. 7-14, 17-
19 et 33; I. Ben Zvi, « Reshit Poalei Tsion Bé-Eretz-Israël », (« Les débuts du Poalei Tsion en
Eretz-Israël »), in Le Livre de la deuxième alya, op. cit, pp. 587-588 ; I. Kolatt, Idéologie..., op.
cit., p. 150.
192 B. Borochov, Kvatim, (Écrits), réunis par L. Lévita et T. Nahum, Tel-Aviv, Sifriat Hapoalim
et Éditions du Kibboutz Haméouhad, 1955, vol. I, p. 291.
193 J. Frenkel, Névoua Vépolitica. Sotsialism, Léoumiout Veyoudei Roussia (Prophétie et
Politique. Socialisme et nationalisme chez les juifs de Russie), Tel-Aviv, Am Oved, 1989, pp. 375-
386. Cet ouvrage remarquable est accessible en anglais : Prophecy and Politics. Socialism,
Nationalism and the Russian Jews, 1862-1917, Cambridge, Cambridge University Press, 1981. Sur
tous ces aspects, voir l'éclairante biographie préparée par M. Minz, Ber Borochov. Hammagal
Harishon, 1900-1906 (Ber Borochov. Le premier cercle, 1900-1906), Tel-Aviv, Éditions du
Kibboutz Haméouhad, 1976.
194 B. Borochov, « Tafkid Maamad Hapoalim Behagshamat Hatéritorialism » (« La classe
ouvrière et le territorialisme »), Écrits, op. cit., vol. I, p. 323.
195 J. Frenkel, Prophétie et Politique..., op. cit., p. 398.
196 Ibid., pp. 404-406. Minz donne une description et une analyse détaillées de la révolution
que connaît la pensée de Borochov entre le moment où il retourne de Berlin à Poltava, fin 1905, et
celui où se tient l'assemblée constitutive du Poalei Tsion : M. Minz, Ber Borochov..., op. cit., pp.
223 sq.
197 I. Sloutski (éd.), Le Poalei Tsion en Eretz-Israël..., op. cit., p. 18. Voir aussi Sh. Teveth, La
Passion de David, op. cit., vol. I, pp. 94-100.
198 Ibid., p. 100.
199 Avner (pseudonyme de I. Ben Zvi), « Hagana Léoumit Véhashkafa Prolétarit » (« La
conception prolétaire de la défense nationale »), Haahdout, nos 16-17, in Recueil Haahdout, op.
cit., pp. 104-166 et 110-115.
200 Sh. Teveth, La Passion de David, op. cit., vol. I, p. 100.
201 D. Ben Gourion, « Avodaténou Hahevratit Médinit » (« Notre travail socio-politique »),
Recueil Haahdout, op. cit., p. 237 (Haahdout, nos 2-3, oct. 1910).
202 Id., « Kupat Poalei Eretz-Israël Vémisrad Poalei-Tsion Bé-Eretz-Israël » (« La Caisse des
ouvriers d'Eretz-Israël et la section Poalei Tsion d'Eretz-Israël »), Haahdout, n° 44, 18 novembre
1910, in Recueil Haahdout, op. cit., pp. 399-402.
203 Id., « Hatsaadim Harishonim » (« Les premiers pas »), Haahdout n° 46, septembre 1911, in
Recueil Haahdout, op. cit., pp. 411-412.
204 Ibid., p. 432.
205 Avner, « Habeinléoumiout Véhasotsialiout » (« Internationalisme et socialisme »),
Haahdout, nos 1-2, octobre 1914, in Recueil Haahdout, op. cit., p. 534.
206 D. Ben Gourion, « Houka Ahat » (« Une seule constitution »), op. cit., pp. 75-76 (Haahdout
os
n 25-26, mars 1912); « Leshéélot Hayshouv Hayashan » ([Réponses] Aux questions de l'ancien
Yshouv »), op. cit., pp. 230-232 (Haahdout, n° 2, septembre 1910).
207 Id., « Une seule constitution », op. cit., p. 75.
208 En plus des articles cités plus haut, voir aussi les articles de Ben Gourion repris dans
Recueil Haahdout : pp. 42-44; 47-51; 159-161; 291-295; 320-321; 333-338; 371-372; 405-407.
209 Id., « Bamidron » (« Sur la pente »), op. cit., pp. 371-372.
210 Sh. Teveth, La Passion de David, op. cit., vol. I, p. 62.
211 Ibid.
212 Id., « Ben Gourion, mazkir Hahistadrout », (« Ben Gourion, secrétaire de la Histadrout »),
in Sh. Avineri (éd.), David Ben Gourion. Portrait du dirigeant du mouvement ouvrier (en hébreu),
Tel-Aviv, Am Oved, 1988, pp. 16-17.
213 B. Katznelson, Écrits, op. cit. vol. I, p. 12.
214 Sur l'activité de Tabenkin dans le Poalei Tsion de Pologne, voir M. Minz, Haver Veyeriv.
Itzhak Tabenkin Bemifleguet Poalei Tsion, 1905-1922 (Ami et Adversaire. Itzhak Tabenkin au
Poalei Tsion, 1905-1922), Tel-Aviv, Éditions du Kibboutz Haméouhad, 1986. Minz signale que
Haahdout, l'organe du Poalei Tsion, ne fait paraître aucune annonce ou message de bienvenue
quand Tabenkin arrive en Eretz-Israël, à la veille du 1er mai 1912 (p. 142).
215 Y. Gorny, Ahdout Haavoda, 1919-1930, Tel-Aviv, Éditions du Kibboutz Haméouhad, 1973,
p. 23.
216 D. Ben Gourion, discours prononcé devant le XIIIe congrès du Poalei Tsion, Recueil
Haahdout, op. cit., p. 580.
217 Ibid.
218 Ibid., p. 581.
219 Ibid., p. 582.
220 Ibid.
221 Ibid., p. 580. Cette distinction peut avoir son importance, tout comme elle peut ne pas en
avoir. Bien qu'il sache la différence entre les deux termes, Ben Gourion emploie parfois le terme «
social » pour dire « socialiste ».
222 Ibid., p. 583.
223 Ibid.
224 Ibid.
225 Ibid., p. 581.
226 Ibid., p. 588.
227 Ibid., p. 592.
228 Ibid., p. 596. David (Éphraïm) Blumenfeld-Bloch était directeur de la Caisse des ouvriers
d'Eretz-Israël.
229 Ibid., p. 595.
230 J. Frenkel, Prophétie et Politique..., op. cit., pp. 445-446.
231 Sh. Kaplanski, « Shéélat Hapoalim Hahaklïïm Vehahavourot » (« La question des ouvriers
agricoles et les groupes [de travail] »), Haahdout, nos 1-2, octobre 1914, in Recueil Haahdout, op.
cit., p. 219.
232 Ibid.
233 Ibid., p. 220.
234 J. Frenkel, Prophétie et Politique..., op. cit., pp. 334-336.
235 Ibid., pp. 337-338.
236 N. Syrkin, « Hatsionout Hasotsialistit » (« Le sionisme socialiste »), article paru en 1900, in
Écrits de Nahman Syrkin (en hébreu), ordonnés et présentés par B. Katznelson et Yehouda
Kaufman, Tel-Aviv, Éditions Davar, vol. I, 1938, p. 262.
237 Id., « Gueza, Amaniout Véléoumiout » (« Race, peuple et nation »), ibid., pp. 264-265.
238 Id., « Shéélat Hayehoudim Oumédinat Hayehoudim Hasotsialistit » (« La question juive et
l'Etat socialiste des juifs ») ibid., p. 44. L'original a été publié en allemand : Die Judenfrage und
der sozialistische Judenstaadt, Berne, Steiger, 1898.
239 Ibid., p. 45.
240 J. Frenkel, Prophétie et Politique..., op. cit., p. 348.
241 N. Syrkin, « La question juive... », art. cit., p. 33.
242 Ibid., p. 47.
243 Ibid., pp. 50-53.
244 Ibid., p. 53.
245 Ibid., pp. 53-54.
246 Ibid., p. 53.
247 Id., « Haam Bemilhama Léhérout » (« La lutte du peuple pour sa liberté »), 1901, in
Écrits..., op. cit., vol. I, p. 82.
248 Sh. Avineri, Haraïon Hatsioni Legvanav, op. cit., pp. 151-152 (Histoire de la pensée
sioniste, op. cit.).
249 N. Syrkin, « Race, peuple et nation », art. cit., p. 267.
250 Ibid., p. 268.
251 Ibid., p. 272.
252 Id., « La question juive... », art. cit., p. 31.
253 Ibid.
254 Ibid., pp. 55-57; Syrkin consacre tout le chap. v de cette étude à la description des structures
de « l'État socialiste des juifs » (pp. 47-59).
255 Id., « Hityashvout Hamonit Vecoopératsia » (« Peuplement en masse et coopérative »),
Haahdout, nos 14-15, janvier 1913, in Recueil Haahdout, op. cit., pp. 200-203. Voir aussi «
Hahityashvout Hacoopérativit Vehaahva » (« Le peuplement coopératiste et la fraternité »), ibid.,
n° 31, mai 1914, in Recueil Haahdout, p. 212.
256 Ibid., p. 213.
257 Ibid.
258 H. Golan (éd.), Mishlahat Poalei Tsion Bé-Eretz-Israël, 1920 (La Délégation Poalei Tsion
en Eretz-Israël, 1920), 2 vol., Ramat Efal, fondation Tabenkin, 1989. Voir t. I, Les Protocoles, pp.
11-13, et t. II, Tout le compte rendu, p. 7.
259 Ibid., t. I, pp. 14-17.
260 Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 67.
261 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. I, p. 73.
262 Voir le compte rendu des propos de Brenner dans le recueil de documents réunis par H.
Golan sous le titre Hitahdout Tsionit-Sotsialistit Shel Poalei Tsion Eretz-Israël-Ahdout Haavoda.
Haprotocolim shel Havaad Hapoel, Hamoetsa Vehaveida (Union sioniste-socialiste des Poalei
Tsion d'Eretz-Israël-Ahdout Haavoda. Minutes des séances du comité exécutif, du conseil et de
l'assemblée générale), vol. I, décembre 1919-décembre 1920, Ramat Efal, fondation Tabenkin,
1987, p. 187. Voir encore les citations rapportées dans La délégation Poalei Tsion..., op. cit., vol. I,
p. 17.
263 Voir le texte de sa conférence et ses réponses aux intervenants in ibid., pp. 124-128 et 149-
151.
264 Ibid., pp. 149-151.
265 Ibid., p. 159.
266 Ibid., p. 47.
267 Ibid., p. 182.
268 Ibid., p. 192.
269 Ibid., pp. 182-183.
270 Ibid., p. 203.
271 Ibid., p. 201.
272 Ibid.
273 Ibid., p. 189.
274 Ibid., pp. 268 et 201.
275 Ibid., p. 190.
276 Ibid., p. 47.
277 B. Katznelson, Écrits, vol. II, p. 121; vol. III, p. 188; vol. X, pp. 7-113. Voir encore
l'opuscule intitulé Tsionout Sotsialistit (Le Sionisme socialiste), Tel-Aviv, Éditions Ayanot, non
daté.
278 I. Kolatt, Idéologie et Réalité..., op. cit., pp. 325-326, 328, historit, Tel-Aviv, Am Oved,
1975.
279 Cet ouvrage important, le premier à avoir jeté un regard critique sur les origines du
travaillisme israélien, a été traduit en anglais : The Formative Years of the Israeli Labour Party.
The Organization of Power, 1919-1930, Londres, Sage, 1976.
280 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. I, p. 138.
281 D. Ben Gourion, « La convention de Petah-Tikva », Recueil Ahdout Haavoda, op. cit., p.
26.
282 Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 22.
283 Recueil Ahdout Haavoda, op. cit., p. 1.
284 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. XI, p. 199.
285 A. Shapira, Berl, vol. I, Tel-Aviv, Am Oved, 1980, p. 144; voir aussi les propos de D. Ben
Gourion à la réunion du comité central du Mapaï du 20 décembre 1955, Archives de Beit-Berl,
dossier 23/55.
286 H. Golan (éd.), L'Union sioniste socialiste..., op. cit., vol. I, p. 19; A. Shapira, Berl, op. cit.,
vol. I, p. 196.
287 B. Katznelson, « Ahdout Haavoda », communication à la 1re convention tenue le 24 février
1919 à Petah-Tikva, Recueil Ahdout Haavoda, op. cit., p. 7.
288 Ibid., p. 9.
289 lbid., p. 10.
290 Ibid., p. 9.
291 Ibid., p. 16.
292 Ibid., p. 15.
293 Ibid., p. 22.
294 Ibid., p. 21.
295 Ibid., p. 23.
296 Ibid., p. 8.
297 Allocution de Ben Gourion à la 3e convention de l'Ahdout Haavoda, Kountrass, vol. 6, n°
119, p. 29.
298 I. Kolatt, Idéologie et Réalité..., op. cit., p. 324.
299 Ibid., pp. 328-329.
300 B. Katznelson, « Ahdout Haavoda », Recueil Ahdout Haavoda, op. cit., p. 16.
301 Ibid., p. 28.
302 I. Tabenkin, allocution à l'assemblée constitutive de l'Ahdout Haavoda, ibid., p. 29.
303 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. I, p. 124, communication à la 1re convention. Yossef
Gorny est quant à lui persuadé que le débat sur la question de savoir si oui ou non il fallait ajouter
le mot « socialiste » à la dénomination de l'Ahdout Haavoda a plus porté sur des raisons de
tactique que sur des problèmes de fond et de principe (Ahdout Haavoda, op cit., p. 27).
304 B. Katznelson, Écrits, op.cit., vol. I, p. 123.
305 D. Ben Gourion, « Le parti et la Histadrout » (janv. 1925), De la classe à la nation, op. cit.,
p. 51.
306 Ibid., p. 53.
307 Ibid., p. 253.
308 Id., « La caisse des ouvriers d'Eretz-Israël et la branche Poalei Tsion d'Eretz-Israël »,
Recueil Haahdout, op. cit., p. 399.
309 I. Ben Zvi, « Les débuts du Poalei Tsion en Eretz-Israël », op. cit., p. 588; Y. Shapira,
Hapoel Hatsaïr, op. cit., pp. 28-29.
310 J. Frenkel, Prophétie et Politique, op. cit., pp. 418-422.
311 I. Sloutski (éd.), Les Poalei Tsion en Eretz-Israël, op. cit., p. 18.
312 Cité dans Y. Shapira, Hapoel Hatsaïr, op. cit., p. 65.
313 J. Frenkel, Prophétie et Politique, op. cit., p. 418.
314 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. XI, p. 164.
315 J. Frenkel, Prophétie et Politique, op. cit., pp. 429-433.
316 Ibid., p. 430. Frenkel s'appuie sur l'étude de Gorni « Transformations de la composition
sociale et politique de la deuxième alya entre 1904 et 1940 », Hatsionout, op. cit., vol. I, 1970, pp.
208-245.
317 Y. Shapira, Hapoel Hatsaïr. Haraïon Véhamaasé (Le Hapoel Hatsaïr. L'idéologie et
l'action), Tel-Aviv, 1967, pp. 181-183 ; voir aussi I. Kolatt, Idéologie et Réalité..., op. cit., p. 305.
318 On trouvera le texte de ces deux « programmes » en annexe au livre de Y. Shapira, Hapoel
Hatsaïr, op. cit., respectivement aux pages 470 et 477-478 ; voir encore les pages 73-73 et 184-186
du même ouvrage. Sur la conquête du travail, voir Sh. Tsemah, En premier, le travail et la terre,
Jérusalem, Reuven Mass, 1950, pp. 47-50.
319 I. Kolatt, Idéologie et Réalité..., op. cit., p. 300.
320 Ibid., p. 306.
321 Y. Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 48.
322 Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 78.
323 Cité ibid.
324 Ibid.
325 Ibid., p. 79. Ces citations sont tirées de l'intervention de Ben Gourion lors de la réunion du
comité exécutif de l'Ahdout Haavoda tenue le 29 juillet 1921.
326 Ibid.
327 Voir Y. Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., pp. 50-51.
328 Cf. l'exigence de Ben Gourion de faire de la Histadrout « l'entrepreneur de tous les travaux
qu'entreprendra le peuple juif en Eretz-Israël », discours d'ouverture de la 13e (et dernière)
convention du Poalei Tsion d'Eretz-Israël, Recueil Ahdout Haavoda, op. cit., p. 583.
329 D. Ben Gourion, propositions soumises à la convention de l'Ahdout Haavoda, Kountrass,
vol. IV, n° 82, septembre 1921, p. 3.
330 Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 100.
331 Intervention de D. Ben Gourion au conseil de la Histadrout, Kountrass, vol. V, n° 107,
janvier 1922, p. 10.
332 Ibid., p. 11.
333 Id., « Hatsaot Léveïdat Ahdout Haavoda » (« Propositions à la convention de l'Ahdout
Haavoda »), Kountrass, vol. IV, n° 92, p. 4.
334 Ibid., p. 6.
335 Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 80.
336 D. Ben Gourion à la 3e convention de l'Ahdout Haavoda, Kountrass, vol. VI, n° 119, p. 29.
337 Id., « Hapkidout véhapoalim » (« L'administration et les ouvriers »), Haahdout, n° 22, mars
1911, in Recueil Haahdout, op. cit., p. 174.
338 Y. Gorny (Ahdout Haavoda, op. cit., pp. 119 et 120) aboutit à une conclusion différente de
celle présentée ici; pour lui, la relation de l'Ahdout Haavoda à l'Internationale est « un mélange où
se retrouvent le devoir idéologique et l'intérêt national ».
339 Ibid., p. 130.
340 Sh. Kaplanski, « Michtav Galouï Levaad Hapoel shel Ahdout Haavoda » (« Lettre ouverte
au comité exécutif de l'Ahdout Haavoda »), Kountrass, vol. IX, n° 199, décembre 1924, p. 9.
341 Ibid., p. 10.
342 Cité par Y. Gomy, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 205.
343 Cité par Y. Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 34. Rémez tient ces propos en janvier
1920.
344 M. Beilinson, « Hasochnout Hayehoudit » (« L'agence juive »), cité par Y. Gorny, Ahdout
Haavoda, op. cit., p. 283.
345 D. Ben Gourion, « Shlihouténou Baam » (« Notre mission auprès du peuple »), mars 1928,
De la classe à la nation, op. cit., p. 195.
346 Sh. Kaplanski, « Les ouvriers agricoles et les groupes [de travail] », Haahdout, nos 3-4,
novembre 1914, p. 222.
347 D. Ben Gourion, « Hapoalaim VeEretz-Israël » (« Les ouvriers et Eretz-Israël »), De la
classe à la nation, op. cit., p. 21.
348 Id., « Hamashber Batsionout Oubetnouat Hapoalim » (« La crise dans le sionisme et dans le
mouvement ouvrier »), juin 1932, ibid., pp. 241-242. Souligné dans le texte.
349 Ibid., p. 242.
350 Ibid., p. 241.
351 Voir par exemple, « Shné Maamadot » (« Deux classes »), janvier 1927, ibid., p. 193 : «
L'intérêt de classe du propriétaire et sa foi nationale se sont trouvés en contradiction lorsqu'il [le
propriétaire] a eu à se charger du projet national ». Voir encore id., « Hapoel Batsionout » («
L'ouvrier et le sionisme »), octobre 1932, ibid., p. 258 : « L'appartenance de classe du propriétaire
est en contradiction avec l'aspect "entité" de la nation... L'appartenance de classe de l'ouvrier est en
coïncidence avec cet aspect ».
352 Id., « Deux classes », ibid., p. 192.
353 Ibid., p. 193.
354 Id., « Hipalgout Batsionout Vetnouat Hapoalim » (« Division dans le sionisme et le
mouvement ouvrier »), août 1931, ibid., p. 220.
355 Id., « Notre mission auprès du peuple », ibid., p. 200.
356 A. Shapira, Berl, op. cit.. L'important ouvrage d'Anita Shapira est accessible en anglais :
Berl. The Biography of a Socialist Zionist : Berl Katznelson, 1887-1944, Cambridge, Cambridge
University Press, 1984. On consultera aussi le dernier livre de cette historienne : Land and Power.
The Zionist Resort to Force, 1881-1948, New York, Oxford University Press, 1992. Pour un autre
exemple du culte dont Katznelson est l'objet, voir (entre autres) : Z. Goldberg (éd.), Darkei Ish.
Shalosh Massot al Berl Katznelson (Les Chemins de l'homme. Trois essais sur Berl Katznelson),
Éditions Beit-Berl, 1968.
357 I. Kolatt, Idéologie et Réalité..., op. cit., p. 316; A. Shapira, Berl, op. cit., vol. I, p. 112. Sur
Berl « tel un rabbin parmi ses disciples », voir I. Kolatt : « L'homme, l'idole », in le collectif Les
Chemins de l'homme..., op. cit.
358 Voir le texte du discours dans B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. I, pp. 60-86. La formule «
pour préparer demain » devient vite une formule très reprise, utilisée surtout dans les instants
d'importance.
359 A. Shapira, Berl, op. cit., vol. I, pp. 121-125.
360 G. Sorel, Réflexions sur la violence, 11e éd., Paris, Rivière, 1950, pp. 32-36.
361 Ibid., pp. 177 et 180.
362 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. IV, « Les dix ans de l'Ahdout Haavoda » (avril 1929).
363 Id., « Haalya Hashnia ». Hartsaot Berl Katznelson Bifnei Habaharout Hasotzialistit (1928)
(« La deuxième alya ». Conférences de Berl Katznelson aux Jeunesses socialistes (1928)), réunies
et présentées par A. Shapira et N. Abir, Tel-Aviv, Am Oved, 1990.
364 Ibid., p. 9.
365 Id., « Nes Haalya Hashnia » (« Le miracle de la deuxième alya »), in Sefer Haalya Hashnia
(Le Livre de la deuxième alya), op. cit., p. 11. Sur le discours de Ben Gourion, voir : «
Communication de Ben Gourion au comité central du Mapaï », 20 janvier 1955, archives Beit-
Berl, dossier 23/55. La tendance à grossir l'importance de certains événements de l'histoire du
sionisme, au point de leur attribuer un poids qu'ils n'ont pas eu dans l'histoire du peuple juif, est
caractéristique aussi de cette école d'historiens israéliens qui a fait siennes les évaluations et
narrations telles que transmises, souvent sur eux-mêmes, par les personnages qui ont fait l'histoire
du Yshouv. Ainsi de Sh. Teveth, qui croit pouvoir affirmer que la campagne électorale conduite
par Ben Gourion en Pologne d'avril à juillet 1933, à la veille du XVIIIe Congrès sioniste (août
1933, Prague), a été « une campagne qui a décidé de sa carrière politique et a été probablement
capitale dans la vie du peuple juif » : Sh. Teveth, La Passion de David, op. cit., vol III (Le sol
brûle), p. 42. Ben Gourion avait toute latitude pour considérer le congrès de Prague comme le «
congrès décisif » (ibid., p. 55), il n'engageait que lui. Mais l'historien a du mal, beaucoup de mal, à
considérer la victoire électorale du leader du Mapaï comme un événement décisif dans l'histoire du
peuple juif. Même si cette campagne a été le tremplin qui a permis à Ben Gourion d'accéder, deux
ans plus tard, à la présidence de l'Agence juive.
366 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. IX, pp. 193-238.
367 Ibid., pp. 241-266.
368 Ibid., pp. 245-248 et 252.
369 Ibid., p. 249.
370 Voir « Le sionisme socialiste », ibid.; « Beshoulei Dvarim. Sihot Sioum Beyrah Hayoun
Shel Hahistadrout (En marge. Table ronde de clôture aux journées d'étude de la Histadrout »),
extrait de l'ouvrage Maasim Oumegamot (Faits et Tendances), Tel-Aviv, Am Oved, 1941.
371 B. Katznelson, « Valeurs oubliées », op. cit., p. 52.
372 Id., Écrits, op. cit., vol. IX, « Pour la perplexité, contre le badigeonnage », p. 252.
373 Ibid., vol. V, « La 5e convention de la Histadrout », p. 73.
374 Ibid., vol. IV, « Leshéélat Hamishtar Hamédini Baaretz » (« De la question du régime
politique en Eretz-Israël »), février 1931, p. 151.
375 Ibid., vol. III, p. 377.
376 Ibid., vol. XI, p. 161.
377 Ibid., vol. V, « La 5e convention de la Histadrout », p. 75.
378 Ibid., vol. XI, p. 161.
379 Ibid., vol. III, p. 205.
380 Ibid., vol. VII, pp. 240-241.
381 Ibid., p. 217.
382 Ibid., p. 220.
383 Ibid., p. 219; voir aussi vol. XII, p. 21.
384 Ibid., vol. XI, pp. 130-131 et 142-144.
385 Ibid., p. 141.
386 Ibid., pp. 161-162; souligné dans le texte. Sur se sujet, on recommandera la lecture de G.
Shaffir, Land, Labor and the Origin of the Israeli-Palestinian Conflict, 1882-1914, Cambridge,
Cambridge University Press, 1989. Ce livre porte sur la question du peuplement agricole en
Palestine considérée comme une des dimensions du conflit israélo-palestinien. Utilisant une
approche économique (la lutte pour le sol et le travail), cette étude propose un examen qui corrige
de façon conséquente certaines des connaissances jusque-là transmises par l'historiographie
israélienne. Sur la question du travail, voir particulièrement le livre important de Michael Shalev,
Labour and the Political Economy in Israël, Oxford, Oxford University Press, 1992.
387 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. XI, pp. 162-163.
388 Archives Beit-Berl, dossier 23/55, Propos de Ben Gourion au comité central du Mapaï, 20
janvier 1955.
389 Voir, par exemple, B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. IV, « Les dix ans de l'Ahdout
Haavoda », avril 1929, p. 39.
390 Les exemples foisonnent. Voir certains exemples caractéristiques, ibid., p. 11 et 27; vol. V
(2e éd.), pp. 140 et 212; vol. VI, p. 76; vol. VII, p. 192.
391 Voir dans A. Shapira, Berl, op. cit., vol. I, le chapitre consacré à Davar et à l'année 1925,
pp. 241-269. Des faits rapportés par Mme Shapira il est possible de tirer de tout autres conclusions,
quelquefois totalement contraires. Sur la propension de Katznelson à garder rancune, voir, par
exemple, pp. 240, 259 et 287. Itzhak Loufban, directeur du journal Hapoel Hatsaïr, avait accusé
Katznelson d'utiliser la tribune de la Histadrout pour critiquer le parti Hapoel Hatsaïr : Katznelson
n'a ni pardonné ni oublié (pp. 244-245). L'idéologue n'a jamais pardonné au Bataillon du travail de
ne pas s'être laissé impressionner et de l'avoir refusé comme arbitre. À lire les descriptions que
nous donne Anita Shapira, Katznelson nous apparaît un peu comme une prima donna qui exigerait
l'admiration et l'assentiment de tous, sans conditions (p. 230). L'homme était très sensible et très
émotif, ses plaintes contre les hommes et le monde étaient aussi nombreuses que les pommes sur
l'arbre, mais il savait aussi utiliser tous les pouvoirs dont il disposait pour régler ses comptes
politiques ou personnels (ibid., vol. II, pp. 377-379, 389-392).
392 Ibid., vol. I, p. 259.
393 Ibid., vol. II, p. 539.
394 Ibid., vol. I, p. 230.
395 Ibid., p. 223.
396 Ibid., p. 311.
397 Anita Shapira arrive aux mêmes conclusions, ibid., pp. 285-287.
398 Ibid., p. 285.
399 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. III, « La 3e convention de la Histadrout », p. 135.
400 Id., Bamivhan. Sihot Im Madrikhim (À l'épreuve. Discussions avec des éducateurs), pp. 46-
49.
401 Archives Beit-Berl, minutes de la 4e convention du Mapaï, 7e session (5 mai 1938), p. 7.
402 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. VI, p. 272.
403 Ibid., pp. 266-267.
404 Ibid., p. 248.
405 Voir A. Shapira, Berl, op. cit., vol. II, pp. 496-498. Cette description est un relevé de
l'opinion de la direction du mouvement travailliste sur l'ouvrier en général et sur l'opposition
ouvrière en particulier. Katznelson quant à lui ne cache pas qu'il préfère Joseph Kitzis à Ben
Yérouham. Autre grand meneur ouvrier, organisateur compétent, dont les agissements, nous dit
Anita Shapira, « étaient à la limite de la malversation et de la corruption », Kitzis avait pour lui de
savoir faire régner l'ordre et le silence dans les rangs. Il habitait dans le même immeuble que
Katznelson. En février 1937, les deux hommes font ensemble une croisière sur le Nil pendant que
leurs familles se reposent dans la même pension près du Caire (Shapira, Berl, op. cit., pp. 543-
544), loin des duretés de la crise économique qui frappe surtout les ouvriers, et ceux de Tel-Aviv
en particulier. Mais la crise, semble-t-il, n'était pas pour tout le monde : les dirigeants du
mouvement et de la Histadrout qui avaient prévu des vacances dans les villes d'eaux européennes
firent tous leur « cure », comme si de rien n'était. 1937 est aussi l'année où Katznelson doit se
rendre à l'évidence qu'il ne peut déloger Abba Houshi du siège de secrétaire du conseil ouvrier de
Haïfa. Il n'a cessé de répéter combien il craint que ne se développe dans le port du Nord un «
régime de Bossisme et de pression violente sur les ouvriers ». Sur cet aspect des relations entre les
dirigeants du mouvement et les ouvriers, voir plus loin, chapitre VI.
406 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. IV, pp. 156-157.
407 A. Shapira, Berl, op. cit., vol. I, p. 133.
408 Y. Gorny, Hasheela Haaravit ve Habaïa Hayehoudit. Zramim Mediniim-Ideologuiim
Batsionout Beyahas el Hayeshout Haaravit Be-Eretz-Israël Bashanim, 1882-1948 (La Question
arabe et le problème juif. Courants idéologiques et politiques du sionisme au sujet d'une entité
arabe en Eretz-Israël, 1882-1948), Tel-Aviv, Am Oved, 1985, p. 276.
409 A. Shapira, Berl, op. cit., vol. I, p. 303.
410 Y. Gorny, La Question arabe et le problème juif..., op. cit., p. 278.
411 Minutes de la réunion du conseil du Bataillon du travail tenue à Migdal les 17 et 18 juin
1921. Ce document paraît en annexe dans le collectif publié sous la direction de H. Golan :
Hasolel, Kli Mivta Lepoalei Haavodot Hatsibouriout (Hasolel, porte-parole des ouvriers des
travaux publics), Ramat-Efal, Yad Tabenkin, 1991, p. 248.
412 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. III, p. 338.
413 Cité en exergue par Z. Dor dans son livre Hakiboutz Haméouhad Beyshouva Shel Haaretz
(Le Rôle du Kibboutz Haméouhad dans le peuplement du pays), vol. I, sans lieu, Éditions du
Kibboutz Haméouhad, 1979.
414 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. V (2e éd.), p. 217.
415 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. II, p. 232.
416 Ibid.
417 Cité par Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 192. Gorny lui-même prend cette phrase
dans les minutes de la réunion du comité exécutif de l'Ahdout Haavoda tenue le 1er octobre 1921.
418 Ibid., p. 181.
419 Ibid.
420 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. VII, p. 55.
421 Ibid., vol. IV, pp. 36-37.
422 Ibid., « A1 Halishka Haméshoutefet » (« Sur la bourse du travail commune »), p. 193.
(Souligné dans le texte.)
423 Ibid., vol. I, p. 113. Voir aussi vol. VI, pp. 175-176.
424 Ibid., vol. I, pp. 70-71.
425 Ibid., vol. VI, pp. 20-21.
426 Ibid., vol. III, p. 121.
427 Ibid., vol. II, p. 123. Voir aussi vol. IV, « Klapei Pnim » (« Pour nous-mêmes »), mars 1931,
p. 268.
428 Ibid., vol. III, p. 191.
429 Ibid., p. 117.
430 Ibid., vol. IX, p. 162.
431 Ibid., vol. IV, p. 150. Voir aussi le volume XI en général, et tout particulièrement les pages
13-16.
432 Ibid., vol. V, pp. 243-263.
433 Voir chap. II,
434 I. Kolatt, Idéologie et Réalité..., op. cit., p. 369.
435 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. III, p. 375.
436 Ibid., vol. XI, p. 205.
437 H. Brenner, « Al Iskei Terminolguia » (« À propos de terminologie »), Écrits, vol. IV, Tel-
Aviv, Éditions du Kibboutz Haméouhad et Sifritat Hapoalim, 1984, p. 1694.
438 Ibid.
439 B. Katznelson, « Bemivhan » (« À l'épreuve »), p. 17. Ce texte est repris dans Écrits, op.
cit., vol. VI, pp. 375 sq.
440 Ibid., pp. 18-19.
441 Id., Valeurs oubliées, op. cit., pp. 23-24.
442 Ibid., p. 24.
443 Ibid., p. 25.
444 Ibid., p. 27.
445 Ibid., p. 28.
446 « À l'épreuve », art. cit., p. 19.
447 Ibid., p. 49.
448 Ibid. et p. 51.
449 Id., Écrits, op. cit., vol. VI, p. 321.
450 Id., « À l'épreuve », art. cit., p. 54; voir aussi p. 49.
451 Ibid., p. 50.
452 Ibid., pp. 50-51.
453 Voir F. Corradini, Discorsi politici (1902-1923), Florence, Vallechi Editore, 1923;
particulièrement pp. 100-101, 105-118, 154 sq., et enfin 421.
454 B. Katznelson, « À l'épreuve », art. cit., p. 56.
455 Ibid., p. 50.
456 Ibid., p. 51.
457 Id., Écrits, op. cit., vol. IV, « Les dix ans de l'Ahdout Haavoda », avril 1929, p. 32.
458 Ibid., vol. III, p. 267.
459 Ibid., vol. VII, p. 111.
460 Ibid., vol. I, p. 123.
461 Ibid., vol. V (2e éd.), p. 67, et vol. VI, p. 413.
462 Ibid., p. 418.
463 Ibid., vol. I, p. 137.
464 Ibid., vol. II, p. 242.
465 Ibid., vol. VI, p. 173.
466 Ibid., vol. III, p. 377.
467 Ibid., vol. VI, p. 173.
468 Ibid., vol. III, p. 378.
469 Ibid., p. 380.
470 Ibid., p. 381.
471 Ibid., pp. 379-380; voir aussi vol. VII, pp. 13-14.
472 Ibid., vol. III, pp. 137-138.
473 Ibid., vol. IV, pp. 114-118.
474 Ibid., vol. VI, pp. 21-22.
475 Ibid., vol. I, p. 81.
476 Ibid., vol. IV, pp. 97-98.
477 Id., « À l'épreuve », art. cit., p. 26.
478 Ibid., p. 25.
479 Ibid., p. 30.
480 Ibid.
481 Id., Écrits, op. cit., vol. VI, p. 48.
482 Ibid., pp. 365-367.
483 Ibid., p. 235.
484 Ibid., vol. IX, pp. 196-198.
485 Ibid., p. 200; voir encore pp. 143-190, les interventions de Katznelson au conseil du
Kibboutz Haméouhad et au conseil de l'Union des kibboutzim. Les deux réunions se sont tenues,
l'une à la suite de l'autre, au cours de l'été 1939, la première au kibboutz Naan, la seconde au
kibboutz Dégania.
486 Ibid., vol. III, pp. 119 et 129.
487 Ibid., vol. IV, pp. 70-71.
488 Ibid., p. 217.
489 Ibid., p. 38.
490 Ibid., p. 267.
491 Ibid., p. 31.
492 Ibid., vol. VI, p. 20.
493 vol. IV, p. 38.
494 Ibid., p. 37.
495 Ibid., p. 38.
496 Ibid., vol. VI, p. 168.
497 I. Ben Zvi, « Reshit Poalei Tsion Bé-Eretz-Israël », (Les débuts du Poalei Tsion en Eretz-
Israël), Le Livre de la deuxième alya, op. cit., p. 587.
498 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. II, p. 15.
499 Ibid., vol. I, p. 220.
500 Ibid., vol. III, pp. 139, 267 et 269; voir aussi vol. IV, p. 104.
501 Ibid., p. 269. Le mot « dédommagement » figure entre guillemets dans le texte.
502 Ibid., p. 136; voir aussi p. 135.
503 Ibid., vol. II, p. 20.
504 Ibid., p. 15.
505 Id., « Valeurs oubliées », art. cit., p. 67.
506 Ibid., p. 68.
507 Ibid., pp. 21-22. Le vocable « vision prolétarienne » figure toujours entre guillemets dans le
texte.
508 Ibid., pp. 19-22.
509 Ibid., p. 27.
510 Id., Écrits, op. cit., vol. III, p. 380; voir aussi p. 438.
511 Id., « Valeurs oubliées », art. cit., pp. 33-43 et 48-52.
512 Ibid., pp. 42-46; et 61-62.
513 Ibid., p. 45.
514 Ibid., p. 115.
515 Ibid., pp. 118-119, pp. 108-114 et 57-59.
516 Ibid., p. 55.
517 Id., Écrits, op. cit., vol. V (2e éd.), pp. 60-62.
518 Ibid., p. 60.
519 Id., « Valeurs oubliées », art. cit., p. 125.
520 Ibid., p. 120.
521 Id., Écrits, op. cit., vol. V (2e éd.), « Ma Léfanim » (« Qu'est-ce qui nous attend? »), p. 20.
Souligné dans le texte.
522 Ibid., vol. IV, pp. 126-127, « Le 20 de tamouze ». Tamouze : mois d'été du calendrier
hébraïque (juillet-août). Le 20 de ce mois est la date de la mort de Herzl (3 juillet 1904).
523 Ibid., « Beveïdat Poalei Tsion Beguermania » (« Au congrès des Poalei Tsion en Allemagne
»), janvier 1930, p. 106.
524 Ibid.
525 Ibid.
526 Ibid.
527 Ibid., vol. VI, « Léahar Shtika Méonès » (« Après un silence forcé »), août 1929, p. 95.
528 Ibid., pp. 94-95.
529 Ibid., vol. IV, « Au congrès des Poalei Tsion en Allemagne », p. 107.
530 Ibid.
531 Ibid., « La 4e convention de l'organisation des exploitations agricoles », p. 215.
532 Ibid., vol. V, « Guilouï Retsona shel Hatnoua Hatsionit » (« La volonté du mouvement
sioniste »).
533 Ibid., p. 113.
534 Ibid., p. 112. Souligné dans le texte.
535 Y. Sloutzki, Mavo Létoldot Tnuat Haavoda Haïsraélit (Introduction à l'histoire du
mouvement travailliste israélien), op. cit., p. 290.
536 Ces données sont tirées du rapport remis par le comité exécutif de la Histadrout à la
convention tenue en 1923 ; de l'ouvrage distribué par l'organisation ouvrière à l'occasion de son 30e
anniversaire : Beshnat Hashloshim. Skirot Vessikoumim, 1921-1951 (Année trente. Statistiques et
rapports, 1921-1951), Tel-Aviv, Éditions de la Histadrout, non daté ; des annexes au rapport remis
par le comité exécutif au conseil de la Histadrout (4-8 octobre 1931), archives du mouvement
travailliste, dossier IV-207, pp. 3 et 8 ; et enfin du rapport distribué à la 3e convention de la
Histadrout (1927), archives du mouvement travailliste, dossier D06-34-009, pp. 235-239. Ce
dernier rapport est très détaillé bien qu'on y relève quelque manque d'unification, parfois dans la
même page. Ainsi, pour l'année 1927, pour ce qui est du nombre des adhérents, 3 données
différentes sont citées : 22 538, 23 274 et 23 440. Il est possible que ces dissemblances indiquent
(sans le préciser) les changements intervenus au cours de la même année. Zvi Zussman arrive à des
estimations un peu plus basses : Paar Veshivion Bahistadrout. Hashpaatan shel Haïdéologuia
Hashivionit Vehaavoda Haaravit al skharo shel Haoved Hayehoudi Bé-Eretz-Israël (Égalité et
inégalité dans la Histadrout. L'influence de l'idéologie égalitaire et du travail arabe sur le salaire
du travailleur juif en Eretz-Israël), Ramat Gan, Massada, 1947, p. 58. Selon Zussman, en 1923 la
Histadrout comptait 7500 membres, qui représentaient près de 55 % de la population salariée juive
d'Eretz-Israël; en 1933 26 000 (76 %), et à la veille de la guerre, en 1939, 82 000 (73 % des 112
000 salariés juifs).
537 L'ouvrage déjà cité, Année trente. Statistiques..., est un petit trésor de données sur la
Histadrout, les syndicats ouvriers qui y sont rattachés, les coopératives et la Hevrat Ovdim. Voir
aussi le travail récent et innovateur de M. Shalev, Labor and Political Economy in Israel, op. cit.
On consultera avec profit les ouvrages et articles de H. Barkaï, The Public Histadrut and Private
Sector in the Israeli Economy, Jérusalem, The Falk Project for Economie Research in Israel, Sixth
Report, 1964, pp. 12-88 ; id., « Fifty Years of Labour Economy : Growth, Performance and the
Présent Challenge », The Jerusalem Quarterly, n° 50, printemps 1989, pp. 81-109 ; id., «
Economic Democracy and the Origins of the Israël Labor Economy », ibid., n° 49, hiver 1989, pp.
17-39, et « The Theory and Praxis of the Histadrut Industrial Sector », ibid., hiver 1983, pp. 96-
108. Voir enfin, E. Kleiman, « The Histadrut Economy of Israel. In Search of Criteria », ibid., n°
41, hiver 1987, pp. 77-94.
538 Aharonovitz au 5e conseil de la Histadrout, archives du mouvement travailliste, dossier IV-
207, p. 4.
539 D. Ben Gourion, « Hamiflaga Véhahistadrout » (« Le parti et la Histadrout »), janvier 1921,
De la classe à la nation, op. cit., p. 56.
540 Ibid.
541 Id., « Kongress Rishon Lé-Eretz-Israël Haovedet » (« Le premier congrès de l'Eretz-Israël
laborieuse »), octobre 1930, ibid., p. 212.
542 Id., « Shitat Péoulaténou » (« Notre méthode d'action »), février 1933, ibid., p. 181.
543 Id., « Hashééla Hamerkazit » (« La question essentielle»), juin 1931, ibid., p. 165. Voir pp.
164-170.
544 Id., propos à la réunion du 17 mars 1920, in H. Golan (éd.), La Délégation Poalei Tsion de
1920, Protocoles, p. 203.
545 Discours de Ben Gourion, Davar, 8 septembre 1925, p. 2.
546 Id., « Notre méthode d'action », De la classe à la nation, op. cit., p. 185.
547 Id., « La question essentielle », ibid., pp. 169-170.
548 H. Golan (éd.), La Délégation Poalei Tsion..., p. 134.
549 Ibid., p. 129.
550 Ibid., p. 190. Ben Gourion aussi croyait ce chiffre facile à atteindre. L'estimation était
reconnue accessible par la majorité des dirigeants du mouvement travailliste.
551 Ibid., p. 183.
552 Ibid., p. 195.
553 Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 207.
554 D. Ben Gourion, « Histadrout Hamaamad o Fédératsia shel Miflagot » (« Fédération de la
classe ou fédération de partis »), De la classe à la nation, op. cit., p. 45.
555 Y. Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., pp. 31-32.
556 A. Kriegel, Les Communistes français. Essai d'ethnographie politique, Paris, Seuil, 1970.
557 Voir Y. Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., chap. III et iv.
558 Cité ibid., p. 153. Shapira reprend le propos de Katznelson à la 3e convention de la
Histadrout, Davar, 10 juillet 1927.
559 Voir ibid., pp. 61-62 et 73.
560 G. Meir, « Belev Shalem Oubesimha » (« De tout cœur et avec joie »), discours à la réunion
des anciens de la troisième alya tenue au théâtre Habima à Tel-Aviv. Ce discours a été choisi pour
clore Le Livre de la troisième alya édité sous la direction de Yehoud Erez, vol. II, Tel-Aviv, Am
Oved, coll. « Ayanot », 1964, p. 910.
561 D. Ben Gourion, « Matan Eretz » (« Le don de la terre [promise] »), 1925, De la classe à la
nation, op. cit., pp. 10-11.
562 Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 186; Y. Shapira, Ahdout Haavoda, pp. 30-31.
563 D. Ben Gourion, « Léchténou el Hassochnouth » (« Notre décision d'intégrer l'Agence juive
»), De la classe à la nation, op. cit., juin 1929, p. 207.
564 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. I, pp. 229-230.
565 Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 175.
566 M. Beilinson, « Hamashber Bédictatoura Oubédémocratia » (« La crise en dictature et en
démocratie »), Kountrass, vol. X, 16 janvier 1925, pp. 23-24 ; Y. Gomy (Ahdout Haavoda, op. cit.,
p. 177) se trompe en interprétant ce texte important comme une argumentation soutenant que le
mouvement sioniste est en droit de parler au nom de la nation entière « parce que la nature de sa
vocation est en accord avec la volonté véritable du peuple ». Beilinson ne parle pas de la volonté
du peuple mais de ses besoins !
567 D. Ben Gourion, « Hapoel Batsionout », (« Ouvrier et sionisme »), novembre 1932, De la
classe à la nation, op. cit., p. 251.
568 H. Arlosoroff, « Leshéélot Hayom » (« Questions du jour »), Hapoel Hatsaïr, 20(29), 5 mai
1927, pp. 1-5. Cité dans Y. Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 59.
569 Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 185. Les chercheurs sont d'accord sur le caractère
centraliste et bureaucratique des institutions du parti Ahdout Haavoda et de la Histadrout. Les
nuances sont apparentes surtout dans le ton de la description. Gorny « entérine » les explications
des pères fondateurs et de leurs historiens « officiels » alors que Shapira réussit à garder un œil
critique. Voir Y. Gomy, Ahdout Haavoda, op. cit., pp. 185-186, 193-194, 227-228, 242-243, 249,
412; et Y. Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., pp. 45-46, 57-60, 124-125.
570 Le long article d'Eliezer Yaffé est paru en deux parties : « La préparation de notre
convention agricole », Davar, 29-30 décembre 1925. Un troisième article a été publié fin janvier :
« Compléments pour l'éclaircissement de la question Nir et de celle des contrats », 28 janvier
1926.
571 H. Arlosoroff, « Shalosh Héarot » (« Trois remarques »), Davar, 3 janvier 1926; E. Golomb
« Déaga Haméoréret Déaga » (« Une inquiétude qui en soulève une autre »), Davar, 6 janvier
1926; Y. Aharonovitz, « Lémaamaro shel Yaffé » (« À propos de l'article de E. Yaffé »), Davar, 10
janvier 1926.
572 H. Arlosoroff, « Trois remarques », art. cit., p. 3.
573 Yéroubael (un des pseudonymes utilisés par B. Katznelson), « Shalosh Tmihot » (« Trois
interrogations »), Davar, 8 janvier 1926, p. 5. L'article a été repris dans le deuxième volume des
Écrits de B. Katznelson, pp. 215-280.
574 « Shéélat Nir Baveïda Hahaklaït. Hartsaat Berl Katznelson » (« La question Nir à la
convention agricole. Discours de Berl Katznelson »), Davar, 10 février 1926, p. 3. Voir aussi B.
Katznelson, Écrits, op. cit., vol. II, pp. 218-234, et « Réponse aux interventions des camarades »,
pp. 234-246.
575 Ibid.
576 Y. Aharonovitz, « À propos de l'article de E. Yaffé », p. 3. Voir aussi Sh. Levkovitz, « Ahvat
kol Hammamadim » (« La fraternité de toutes les classes »), Davar, 7 janvier 1926, p. 3.
577 « Divrei Ben Gourion Bavikuah al Nir » (« Intervention de Ben Gourion dans le débat sur
Nir), ibid., 15 février 1926, p. 3.
578 « Haveïda Hahaklaït » (« La convention agricole »), ibid., 10 février 1926, p. 1.
579 « Intervention de Ben Gourion dans le débat sur Nir », art. cit., p. 3.
580 B. Katznelson, « Réponse aux interventions des camarades », art. cit., pp. 244-246.
581 « La convention agricole », art. cit., p. 1.
582 Archives du mouvement travailliste, IV-228, dossier 61B.
583 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. IX, p. 159.
584 Id., « La question Nir à la convention agricole », art. cit.
585 « Néoum Hatshouva shel Berl Katznelson » (« La réponse de Berl Katznelson ») Davar, 15
février 1926, p. 4.
586 B. Katznelson, « La question Nir à la convention agricole », art. cit.
587 Voir, par exemple, le compte rendu des votes au cours de la dernière séance de la
convention agricole, Davar, 10 février 1926, et aussi « Intervention de Ben Gourion dans le débat
sur Nir », ibid., 15 février 1926.
588 G. Ostrowski, « Ma Haïta "Havourat Haémek" » (« Qu'était le "groupe de la Vallée" [de
Jézréel] ? »), Le Livre de la troisième alya, op. cit., vol. I, p. 393. Sur les relations entre les
nouveaux immigrants de la troisième alya et les « anciens » de la deuxième au sein du Bataillon du
travail, voir aussi A. Shapira, La Ligne d'horizon, op. cit., pp. 160-162.
589 Sh. Lavi, « Mekvoutzat Nivharim Lakvoutza Hagdola » (« Du kibboutz des élus au grand
kibboutz »), Le Livre de la troisième alya, op. cit., pp. 350-354. L'étude citée ici est reprise du livre
de Lavi Méguilati MeEin-Harod. Raïonot, Zichronot Oumaassim (Récit de Ein-Harod. Idées,
souvenirs et activités), Tel-Aviv, Am Oved, 1947.
590 Sur les différences qui distinguaient les conceptions du Bataillon de l'idée du grand
kibboutz, voir « Hakvoutza Hagdola Vegdoud Haavoda » (« Le grand kibboutz et le Bataillon du
travail »), Le Livre de la troisième alya, op. cit., pp. 370-372.
591 Voir les minutes du conseil du Bataillon du Travail, en annexe du recueil des 6 numéros de
HaSolel : H. Golan (éd.), Hasolel, porte-parole des ouvriers des travaux publics, Ramat-Efal,
mémorial Tabenkin, 1991, p. 247.
592 M. Shapira, « Azcarat Yossef Trumpeldor » (« Commémoration de Yossef Trumpeldor »),
Kountrass, vol. II, n° 5, 2 septembre 1920, pp. 24-25. Sur la création du Bataillon, voir H.
Kaminsky, « Deux ans après la mort de Yossef Trumpeldor, un an et demi après la fondation du
Bataillon », De notre vie, vol. I, p. 247.
593 H. Golan (éd.), Hasolel, porte parole..., pp. 18-21.
594 Il nous semble inutile de développer ici cette question complexe. Le lecteur intéressé peut
se référer au livre d'Elkana Margalit, Kommuna, Hevra Vepolitika. Gdout Haavoda Al Shmo Shel
Yossef. Trumpeldor Bé-Eretz-Israël, (Commune, société et politique. Le Bataillon du travail «
Yosssef Trumpeldor » en Eretz-Israël), Tel-Aviv, Am Oved, 1980, pp. 309-396. Ce livre est
indispensable à qui veut comprendre pourquoi et comment le Bataillon a été créé. On peut aussi se
référer à Y. Yanaï, Toldot Ein-Harod (Histoire d'Ein-Harod), Éditions du kibboutz Ein-Harod, vol.
I, 1971.
595 H. Golan (éd.), Hasolel, porte-parole..., op. cit., pp. 18-21. Sur la période durant laquelle
ces voies ont été ouvertes, voir Le Livre de la troisième alya, op. cit., vol. I, pp. 247-312.
596 Ibid., pp. 24-28. Voir aussi, en annexe, les statuts du Bataillon décidés en octobre 1920, p.
262.
597 Ibid., pp. 25-26. Cf. le n° 1, pp. 58-64. Ce premier numéro a été publié par les soins des
commissions de la culture des chantiers de la route Tabha-Zemah.
598 Voir les statuts du Bataillon, ibid., p. 263.
599 Minutes du conseil du Bataillon, ibid., p. 241.
600 M. Elkind, « Tshouva Lahaver Doubkine », (« Réponse au camarade Doubkine »), De notre
vie, vol. III, n° 59, 17 novembre 1924.
601 H. Golan (éd.), Hasolel, porte-parole..., op. cit., minutes du conseil du Bataillon, p. 247.
602 Ibid., p. 249.
603 Voir De notre vie, vol. I, pp. 243 et 399.
604 H. Hadari (éd.), Hakibboutz Haméouhad. Hakhlatot vétéoudot (Le kibboutz Haméouhad.
Décisions et Documents, vol. I, Tel-Aviv, Éditions du Kibboutz Haméouhad, 1977, p. 9.
605 Voir, par exemple Sh. Levitin, « Skhor, Skhor » (« La ronde »), De notre vie, vol. II, 27
juillet 1923, p. 177.
606 Yossef Shapira, Hapoel Hatsaïr, p. 29.
607 H. Kaminsky, « L'Ahdout Haavoda et le Bataillon... », De notre vie, vol. I, p. 109.
608 Voir les articles d'Elisha (sans nom de famille) et de H. Friedman sur « le Bataillon et la
Histadrout », De notre vie, vol. I, pp. 209-211. Sur l'exigence d'« imposer nos principes [ceux du
Bataillon] à la Histadrout », voir l'article de A.H. : « Le Bataillon », pp. 337-340. Voir encore les
articles (déjà cités) de deux autres modérés, Z. Isserzon : « Pour clarifier nos intentions et préciser
nos besoins », pp. 313-318 et 404-406, et Sh. Levitin : « Remarques avant la convention du
Bataillon », pp. 318-319.
609 I. Landobberg, « Nos relations avec le bureau », ibid., pp. 403-404. Voir aussi les rapports
remis par Elkind à la convention du Bataillon tenue à Ein-Harod du 16 au 19 février 1922, ibid.,
pp. 233-235, et les propos tenus (en présence de Ben Gourion) le 30 juillet 1922, ibid., pp. 372-
373.
610 Voir les propos d'Elkind et de Rémez sur ce point lors de la 6e convention du Bataillon,
ibid., pp. 372-373. Voir aussi les décisions de la convention, p. 396.
611 Voir par exemple l'article non signé « Birour Pourta. Al Hayahassim Bein Hagdoud
Véhamissrad » (« Clarification sur les relations entre le Bataillon et le Bureau [des travaux
publics] »), ibid., vol. II, n° 53, 13 juin 1924, p. 478. Voir encore vol. I, pp. 396-397. Voir enfin, «
Mémoire au comité exécutif de la Histadrout », vol. II, n° 40, 11 juin 1923, p. 147, et « La dette du
Bataillon », paragraphe « Décisions du conseil extraordinaire du Bataillon consacré à la question
de Solel Boneh », 11-12 décembre 1923, ibid., vol. II, n°4 (47), 17 janvier 1924; « Lettre ouverte
au comité exécutif de la Histadrout », ibid., vol. III, n° 60, 14 avril 1925, pp. 151-153.
612 Propos de Ben Gourion tels que rapportés dans « Minutes », ibid., vol. II, n° 37, 15
décembre 1922, pp. 92-93.
613 « Matsa Hagdoud Laveïda Haklalit » (« Programme du Bataillon présenté à l'assemblée
générale »), ibid., n° 39, 24 janvier 1922, pp. 103-104.
614 Propos d'Elkind, « Minutes », ibid., n° 37, 15 décembre 1922, p. 95.
615 « Programme du Bataillon... », ibid., p. 103.
616 Voir tout spécialement l'autocritique d'Elkind devant le conseil du Bataillon, tenu à Tel-
Yossef les 3 et 4 octobre 1923, ibid., n° 45, 26 novembre 1923, pp. 246-251.
617 « Chronique », ibid., vol. II, n° 37, 15 décembre 1922, p. 70.
618 Sur les relations entre Ben Gourion et le Bataillon, voir Sh. Teveth, La Passion de David,
op. cit., t. II, pp. 195-206.
619 « Mémoire remis au comité exécutif de l'Organisation générale des ouvriers juifs d'Eretz-
Israël », De notre vie, n° 40, n° spécial, 11 juin 1923, p. 143. Sur la division des terres et des biens,
voir aussi p. 162.
620 ibid., pp. 143-144.
621 A. Shapira, Berl, op. cit., vol. I, pp. 258-259.
622 M. Shapira, « Emdaténou Béhistadrouth Hapoalim Haklalit » (« Notre position dans
l'Organisation générale des ouvriers »), De notre vie, vol. II, n° 54, 4 juillet 1924, p. 501.
623 I. Lanzman, « Birour Darkei Hagdoud » (« Réflexions sur les choix du Bataillon »), ibid.,
29 février 1924, p. 353.
624 M. Elkind, « Kivounénou Haklali » (« Notre direction générale »), ibid., vol. III, n° 63, 9
septembre 1925, p. 209. Il est intéressant de signaler ici que l'élimination du Bataillon a pris fin
durant les derniers temps de la troisième alya. Je ne suis pas d'accord avec Dan Guiladi qui croit
pouvoir soutenir que c'est le changement intervenu dans la sociologie des nouveaux immigrants
(arrivés avec la quatrième alya) qui a entraîné la radicalisation du Bataillon, radicalisation qui
aurait provoqué des dissensions intérieures et aurait accéléré l'éclatement du Bataillon : Dan
Guiladi, Hayshouv Betkoufat Haalya Hareviit (1924-1929). Bhina Kalkalit Oupolitit (Le Yshouv
durant la quatrième alya (1924-1929). Analyse économique et politique), Tel-Aviv, Am Oved,
1973, pp. 123-125.
625 E. Margalit, Commune, société et politique... op. cit., pp. 310-311.
626 Anonyme, « Mivné Hahistadrout » (« Les structures de la Histadrout »), De notre vie, vol.
III, n° 48, 16 février 1924.
627 « Rishon Lemaï Baplougot » (« Le 1er Mai dans les compagnies [du Bataillon du travail] »),
ibid., n° 62, 24 mai 1925, pp. 196 et 198.
628 Au sujet de l'histoire du Bataillon, je renvoie de nouveau au livre important de E. Margalit,
Commune, société et politique..., op. cit.
629 M. Elkind, « Michtav Lamaaréchet » (« Lettre à la rédaction »), Davar, 8 octobre 1925, p. 3.
630 C'est à l'un des membres de l'aile droite du Bataillon que nous devons la description la plus
complète des lignes de partage qui le divisaient : Berl Reptor, « Les courants du Bataillon »,
Davar, 14 octobre 1925. Reptor deviendra avec le temps un militant important de l'aile gauche du
Mapaï.
631 Ben Ellul, « Reshamim Mimoetset Gdoud Haavoda » (« Conseil du Bataillon du travail.
Impressions »), Davar, 15 octobre 1925. Les comptes rendus de Ben Ellul, probablement le
correspondant de Davar dans la vallée de Jézréel, étaient hostiles au Bataillon.
632 Ben Aryé, « Mimoetset Gdoud Haavoda » (« Le conseil du Bataillon du travail »), Davar,
27 décembre 1925, p. 2.
633 Sh. Teveth, La Passion de David, op. cit., vol. II, pp. 287-300.
634 Yonathan Shapira pense que la lutte menée par la Histadrout contre le Bataillon était
uniquement une lutte pour le pouvoir et explique les actions de la centrale ouvrière comme autant
d'assauts dictés par sa stratégie de domination totale du processus de prise de décision, Ahdout
Haavoda, op. cit., p. 85. À la question : « Pourquoi Elkind a refusé de concéder sur son exigence
d'une caisse commune? » Y. Shapira répond : « L'idée de la caisse commune était pour lui ce qui
légitimait la demande de ses camarades de fonder une organisation indépendante de la Histadrout.
Ce besoin de légitimation d'une existence séparée s'était exprimé dès la convention constitutive du
Bataillon du travail », Ahdout Haavoda, op. cit., p. 86. Yossef Gomy pour sa part adopte les
explications formelles des chefs du parti Ahdout Haavoda : « A mon avis, dit-il, l'origine du conflit
est à chercher dans la conception générale de l'Ahdout [Haavoda] qui voulait mettre en place des
organismes sociaux capables de fonctionner », ibid., op. cit., p. 255.
635 H. Hadari, (éd.), Le Kibboutz Haméouhad, décisions et documents, op. cit., pp. 8-20.
636 Ibid., p. 218. Voir aussi le calendrier et tous les documents rapportés en annexe à l'ouvrage.
Voir encore Z. Tsour, Hakibboutz Haméouhad Beyishouva Shel Haaretz (Le Kibboutz Haméouhad
dans le peuplement du pays), vol. I (1927-1939), Tel-Aviv, Éditions du Kibboutz Haméouhad,
1979, pp. 19-31.
637 A. Shapira, La Ligne d'horizon, op. cit., p. 176.
638 Z. Tsour, Le Kibboutz Haméouhad dans le peuplement..., op. cit., p. 16.
639 Ibid., pp. 11-17. Lors de l'assemblée constitutive du Kibboutz Haméouhad, le kibboutz Ein-
Harod était composé de quatre exploitations : Ein-Harod, Yagour, Guesher et Ayélet-Hashahar, de
huit compagnies dispersées dans tout le pays et de plusieurs groupes collectivistes, y compris des
groupes du Hashomer Hatsaïr. A la réunion de préparation de cette assemblée, tenue à Haïfa le 23
avril 1927, était présent Meïr Yaari, qui représentait le Hashomer Hatsaïr. Yaari était alors le
principal dirigeant du Hashomer Hatsaïr et son idéologue. Yaari décidera finalement de ne pas
associer son mouvement à la fusion issue de l'assemblée constitutive et préférera créer son propre
mouvement kibboutzique. À la réunion de Haïfa, le Bataillon était présent aussi, mais il ne
répondit pas à l'invitation lancée par l'assemblée constitutive. Deux ans après la tenue de cette
assemblée, en 1929, les kibboutzim du Bataillon qui lui avaient survécu finiront par rejoindre le
Kibboutz Haméouhad (Tel-Yossef, Ramat-Rahel et Kfar-Guiladi).
640 A. Shapira, La Ligne d'horizon, op. cit., p. 176.
641 Z. Tsour, Le Kibboutz Haméouhad..., op. cit., p. 16.
642 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. III, p. 338.
643 Sh. Levitin, « La Ronde », De notre vie, vol. II, n° 8, 27 juillet 1923, p. 178.
644 H. Rokhel, « Parmi nous », ibid., vol. I, n° 1, 23 juillet 1921.
645 M. Beenstock, J. Metzer et S. Ziv, Immigration and Jewish Economy in Mandatory
Palestine, Jérusalem, The Maurice Falk Institute, 1993, pp. 1 et 8. Sur ce même sujet, on
consultera aussi avec profit le grand travail de R. Szerszewski, Essays on the Structure of the
Jewish Economy in Palestine and Israel, Jérusalem, the Maurice Falk Institute, 1968.
646 Ibid., p. 6.
647 D. Guiladi, Hayshouv Bitkoufat Haalya Karéviit (1924-1929). Behina Kalkalit Vépolitit (Le
Yshouv durant la quatrième alya. Etude économique et politique), Tel-Aviv, Am Oved, 1973, pp.
9-11.
648 M. Beenstock et al., Immigration and Jewish Economy, op. cit., p. 8.
649 D. Ben Gourion, « Shlihouteinou Baam » (« Notre mission dans le peuple »), 20 mars 1928,
De la classe à la nation, op. cit., p. 198.
650 Cité par Yossef Shapira, Hapoel Hatsaïr, op. cit., p. 413.
651 Ibid., p. 414.
652 Ibid., p. 416.
653 D. Ben Gourion au 34e conseil de la Histadrouth, 19 mars 1936, archives du mouvement
travailliste, IV-207, p. 35.
654 D. Guiladi, Le Yshouv durant la quatrième alya..., op. cit., pp. 9-11.
655 Ibid., pp. 38-39, 47, 53, 57.
656 Ibid., pp. 52-53, 66.
657 Ibid., p. 80. Voir aussi p. 260.
658 Ibid., pp. 174-175, 180.
659 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. III, p. 4, discours à la 5e convention de l'Ahdout
Haavoda, 26 octobre 1926.
660 Ibid., pp. 30-31
661 D. Guiladi, Le Yshouv durant la quatrième alya..., op. cit., pp. 194-195.
662 Cité par Yonathan Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 129 ; minutes de la réunion du
conseil tenu à Nahalat-Yéhouda, 6 février 1925.
663 D. Ben Gourion, « Shitat Péoulaténou » (« Notre méthode d'action »), janvier-février 1933,
De la classe à la nation, op.cit., p. 184.
664 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. III, p. 377.
665 D. Ben Gourion, « Borérout Véshvitot" (« Arbitrage et grèves»), novembre-décembre 1932,
De la classe à la nation, op. cit., p. 178.
666 B. Katznelson, « Erev Hakongress Ha-15 » (« À la veille du XVe congrès »), Recueil
Ahdout Haavoda, op. cit., p. 275.
667 M. Beilinson, « Hatnoua Hatsionit Véhistadrout Haovdim » (« Le mouvement sioniste et la
Histadrout »), Kountrass, octobre-novembre 1924, p. 7.
668 Y. Tabenkin, « Hartsaa » (« Conférence »), La Délégation Poalei Tsion de 1920 en Eretz-
Israël, op. cit., vol. I, p. 116.
669 D. Ben Gourion, « Notre méthode d'action », De la classe à la nation, op. cit., p. 182.
670 Id., « Hamasber Batsionout Oubétnouat Hapoalim » (« La crise du sionisme et du
mouvement ouvrier »), juin-juillet 1932, ibid., p. 239. Voir aussi « Lechtenou el Hasochnout » («
Pourquoi nous rejoignons l'Agence juive »), juin-juillet 1929, ibid., p. 208.
671 Id., « Hayéoud Haléoumi Shel Maamad Hapoalim » (« La vocation nationale de la classe
ouvrière »), février-mars 1925, ibid., p. 188.
672 Ibid., p. 189.
673 Id., « Hilouf Mishmarot » (« La relève »), janvier-février 1929, ibid., p. 267.
674 Id., « Hamiflagot Batsionout Vetnouat Hapoalim » (« Les partis du mouvement sioniste et le
mouvement ouvrier »), juillet-août 1931, ibid., p. 220.
675 Id., « Hapoel Batsionout » (« L'ouvrier dans le sionisme»), octobre-novembre 1932, ibid., p.
249.
676 Ibid., p. 250.
677 Ibid., pp. 250 et 257.
678 Ibid., p. 257.
679 Ibid., p. 259. Yossef Gorny a une approche tout à l'opposé de celle présentée ici. Pour Gomy
en effet, le slogan « De la classe à la nation », lorsqu'il apparaît, n'annonce en aucun cas l'abandon
des valeurs de classe et leur remplacement par d'autres, mais l'application de ces valeurs à tout le
peuple afin de lui donner une physionomie de classe : Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 259.
Voir aussi pp. 322 et 323 du même ouvrage, où Gorny soutient que, « à cette époque, le slogan "De
la classe à la nation" ne peut être interprété que dans un sens socialiste ».
680 Cité ibid., p. 317.
681 Voir le texte des décisions in Kountrass, vol. X, janvier 1925, pp. 18-20.
682 Yossef Shapira, Hapoel Hatsaïr, pp. 436-437. Voir aussi Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op.
cit., p. 317.
683 Ibid., pp. 438-441.
684 Ibid., p. 483.
685 Ibid., p. 484.
686 Ibid., pp. 483 et 485. Sur ce sujet, voir aussi D. Guiladi, Le Yshouv durant la quatrième
alya, op. cit., p. 252.
687 Ibid., pp. 449 et 451.
688 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. III, pp. 42-43.
689 Kountrass, janvier 1923, pp. 56-57. Rappelons que le congrès de Haïfa s'est tenu du 17 au
20 décembre 1922.
690 D. Ben Gourion, « La vocation nationale de la classe ouvrière », De la classe à la nation,
op. cit., p. 189.
691 Avner, « Habeinléoumiout basotsialiout » (« L'internationalisme dans le socialisme »),
Haahdout, nos 1-2, 4 septembre 1914, Recueil Haahdout, op. cit., p.534.
692 Discours de Ben Gourion devant le conseil du parti, tenu le 30 décembre 1921 à Jérusalem,
cité par Y. Gomy, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 49.
693 D. Ben Gourion, De la classe à la nation, op. cit., pp. 185-186 (souligné dans le texte).
Cette interprétation a tellement été « officialisée » par l'historiographie israélienne que des
chercheurs aussi méticuleux que Dan Horowitz et Moshé Lissak, ou encore Anita Shapira,
l'acceptent sans sourciller. Le comparant au mouvement révisionniste, Horowitz et Lissak disent
du mouvement travailliste qu'il a « développé une idéologie d'allégeance à la fois à la nation et à la
classe » (Du Yshouv à l'État, op. cit., p. 193). Mme Shapira pour sa part soutient que « le
mouvement travailliste eretz-israélien a été un phénomène caractéristique des cinquante années de
colonisation sioniste en Eretz-Israël : ses qualités socialistes lui ont permis de remplir un rôle de
première importance dans la réalisation du projet sioniste. C'est le sionisme qui a rendu ce
mouvement nécessaire et lui a conféré son originalité. Si bien que lorsque ses fonctions sionistes
n'ont plus eu de raison d'être, il [le mouvement travailliste] a perdu du coup son appétit socialiste »
(La Marche vers la ligne d'horizon, op. cit., p. 373).
694 I. Kolatt, « Ben-Gourion était-il socialiste? », in Ben-Gourion. Portrait d'un dirigeant de
mouvement ouvrier, op. cit., pp. 128-129.
695 Yonathan Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., pp. 188-190; Y. Gorny, Ahdout Haavoda, op.
cit., p. 419.
696 Yossef Shapira, Hapoel Hatsaü-, op. cit., p. 416.
697 Cité dans D. Guiladi, Le Yshouv durant la quatrième alya..., op. cit., pp. 168-169. Sur les
relations entre Haïm Weizmann et le mouvement travailliste, voir Y. Gorny, Shoutfout Vémaavak.
Haïm Weizmann Vétnouat Hapoalim bé-Eretz-Israël (Collaboration et Tei-Aviv, Éditions
Weizmann et le mouvement travailliste en Eretz-Israël), Tel-Aviv, Éditions du Kibboutz
Haméouhad, 1975, p. 62.
698 Archives du mouvement travailliste, IV-406, réunion du comité central du Mapaï du 29
mars 1931. Elie Shaltiel pense que « l'alliance entre le mouvement travailliste et Haïm Weizmann
est probablement la meilleure expression du pragmatisme prévoyant du mouvement travailliste »,
Pinhas Rothenberg, op. cit., vol. II, p. 613.
699 D. Guiladi, Du Yshouv à l'État, op. cit., p. 169.
700 Ibid., pp. 227-229, 236-238 ; voir aussi Yossef Shapira, Hapoel Hatsaïr, op. cit., p. 412.
701 D. Ben Gourion, « Pourquoi nous rejoignons l'agence juive », juin-juillet 1929, De la classe
à la nation, op. cit., p. 208.
702 Libre opinion, Haolam, XVI, 33, 24 avril 1928, cité dans Y. Shapira, Ahdout Haavoda, op.
cit., p. 187.
703 Ibid.
704 M. Beenstock et al., Immigration and the Jewish Economy, op. cit., pp. 4-5.
705 Archives du mouvement travailliste, IV-406/5, 13 novembre 1932, pp. 1-3.
706 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. VII, pp. 305-308.
707 Archives du mouvement travailliste, IV-406-405, 13 novembre 1932, p. 4.
708 Ibid., p. 2.
709 B. Katznelson, « Léshéélot Veïdaténou Hashlishit » (« [Réponses] Aux questions de notre 3e
convention »), Davar, 25 mars 1927, p. 2.
710 Yonathan Shapira, Ahdout Haavoda, op. cit., p. 192.
711 E. Shaltiel, Pinhas Ruhenberg, op. cit., vol. II, pp. 606-612.
712 I. Drori, Bein Yamin Lésmol. « Hahouguim Haézrahiim » Beshnot Haésrim (Entre droite et
gauche. « Les milieux civils [bourgeois] » pendant les années 1920), Tel-Aviv, Éditions
universitaires, 1990, p. 11.
713 Ibid., pp. 98-99.
714 Ibid., pp. 99-100.
715 Ibid., pp. 101-106. Voir M. Glickson, « Maassé Petah-Tikva » (« L'acte de Petah-Tikva »),
Haaretz, 18 décembre 1927, et « Mitzvat Hashaa » (« Ce que l'heure nous commande »), ibid., 20
décembre 1927.
716 A. Ruppin, L' Œuvre de peuplement agricole de l'Organisation sioniste [mondiale] en
Eretz-Israël (1907-1927), op. cit.
717 B. Katznelson, « Ruppin », Davar, 12 mars 1926, et Écrits, op. cit., vol. X, « Sur Ruppin »,
pp. 222-223.
718 M. Glickson, Im Hiloufei Mishmarot. Kovetz Maamarim (La Relève. Recueil d'articles),
Tel-Aviv, Éditions Hanoar Hatsioni, 1938, vol. I, pp. 286-291.
719 Ibid., p. 290.
720 Ibid., p. 289.
721 Ibid., pp. 290-291.
722 Ibid., p. 340. Voir aussi pp. 347-349.
723 Ibid., pp. 354-359.
724 Ibid., pp. 376-386.
725 Ibid., vol. II, pp. 503-505 ; Glickson développe le sujet dans les pages suivantes, pp. 506-
540.
726 Ministère de l'Éducation, Sefer Hahinouch Vehatarbout (Le Livre de l'éducation et de la
culture), Imprimerie nationale, 1951, p.6. Voir aussi Sh. Reshef, Zerem Haovdim Bahinouch (Le
Courant d'enseignement ouvrier), Tel-Aviv, Éditions de l'Université de Tel-Aviv et Éditions du
Kibboutz Haméouhad, 1980, pp. 13-16.
727 Archives du mouvement travailliste, D-06-34-012(4), rapport à la 4e convention de la
Histadrout, février 1933, p. 244.
728 M. Glickson, « A1 Haperek » (« À l'ordre du jour »), Haaretz, 7 janvier 1926.
729 Le Livre de l'éducation et de la culture, op. cit., pp. 3-9.
730 Sh. Reshef, Le Courant d'enseignement ouvrier, op. cit., pp. 69-75, 91-94 et 108. Reshef n'a
pas toujours une appréciation exacte des faits qu'il rapporte.
731 Ibid., p. 117. Le conseil de la culture avait tenu sa réunion au kibboutz Ein-Harod. Reshef
se réfère aux explications de Pogatchov, « Beit Hasefer Hamerkazi BaEmek » (« L'école régionale
de la vallée [de Jézréel] »), Hapoel Hatsaïr, 16e année, vol. XXIV, 23 avril 1926.
732 Ibid., p. 120.
733 Ibid., p. 123.
734 Ibid., pp. 128-129.
735 Ibid., pp. 128-130, 140-146.
736 Archives du mouvement travailliste, IV-215-1389.
737 Sh. Reshef, Le Courant d'enseignement ouvrier, op. cit., p. 191.
738 Archives du mouvement ouvrier, rapport de la commission de l'éducation à la 3e convention
de la Histadrout, juillet 1927, p. 342.
739 Archives du mouvement travailliste, IV-215-1495, « Tochnit Leïrgoun Hevrat Hayéladim »
(« Programme pour l'organisation de la Société des enfants »).
740 M. Avigal, Hazon Vehinouch (Vision et Éducation), Tel-Aviv, Tarbout Véhinouch, 1971, pp.
110-111.
741 Ibid., p. 97. Je remercie Mlle Ayelet Lévy, dont j'ai supervisé le mémoire de maîtrise, de
m'avoir signalé les recueils d'articles de Moshé Avigal et de Shmuel Yavnééli.
742 Sh. Reshef, Le Courant d'enseignement ouvrier, op. cit., p. 221.
743 M. Avigal, Vision et Éducation, op. cit., p. 116.
744 Archives du mouvement travailliste, IV-215-1389, « Introduction au programme d'études ».
745 Sh. Yavnééli, « Vikouah Shélo Beïto » (« Un débat qui n'est pas de propos »), in id. (éd.),
Léor Raaïon Haavoda. Leket Maamarim Beïnyanei Hinouch (A la lumière des idéaux du
mouvement travailliste. Recueil d'articles sur l'éducation), Tel-Aviv, Éditions du Comité de
l'Union des enseignants, 1938, p. 88.
746 Archives du mouvement travailliste, IV-215-358, «Propositions pour un programme
d'enseignement de l'histoire, 1935 ».
747 Sh. Reshef, Le Courant d'enseignement ouvrier, op. cit., p. 244.
748 Sh. Yavnééli, « Un débat qui n'est pas de propos », art. cit., p. 86.
749 Sh. Reshef, Le Courant d'enseignement ouvrier, op. cit., p. 223.
750 Ibid., p. 270.
751 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. VII, p. 204.
752 Archives du mouvement travailliste, IV-207, 4-8 octobre 1931, p. 76.
753 Ibid., D-06-34-012 (4), rapport à la 4e convention de la Histadrout, Tel-Aviv, février 1933,
p. 242.
754 Ibid., IV-215-1384, « Le réseau d'enseignement ouvrier en 1937 ». Ces données
correspondent à celles rapportées dans Le Livre de l'éducation et de la culture, op. cit., p. 14. Voir
aussi Centre des archives sionistes, J-17/190, rapport du département de l'Éducation pour l'année
1936-1937.
755 Archives du mouvement travailliste, IV-207, discours de Ben Gourion devant le 34e conseil
de la Histadrout, p. 243, 19 mars 1936, p. 25.
756 Ibid., D-06-34-012(4), rapport à la 4e convention de la Histadrout, p. 243.
757 Ibid., pp. 246-248.
758 Centre des archives sionistes, J-17/207, budget des établissements scolaires de
l'administration centrale de l'Éducation, année 1937-1938; Archives du mouvement travailliste, IV-
215-1389, «Le réseau d'enseignement ouvrier en 1937 ».
759 Ibid., Centre des archives sionistes, J-17/190.
760 Archives du mouvement travailliste, IV-215-1146.
761 Ibid., IV-215-1494, minutes de la réunion du Plénum de l'administration centrale de
l'Éducation tenue au kibboutz Yagour, 20 avril 1936.
762 Ibid., IV-215-1389, « Le réseau d'enseignement ouvrier en 1937 ».
763 Ibid., IV-207, discours de Ben Gourion devant le 26e conseil de la Histadrout, 4-8 octobre
1931, p. 73.
764 Sur les différentes opinions exprimées sur ce sujet, voir ibid., pp. 75-83.
765 Ibid., p. 73.
766 Ibid., discours de Ben Gourion devant le 34e conseil de la Histadrout, 19 mars 1936, pp. 25-
26.
767 Ibid., pp. 27-28 et 37.
768 Ibid., pp. 31-34.
769 Voir par exemple, B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. VII, « À propos des établissements
d'enseignement des ouvriers », 3 juillet 1935, pp. 201-205.
770 Archives du mouvement travailliste, IV-215-1389, « Le réseau d'enseignement ouvrier en
1937 ».
771 Sh. Reshef, Le Courant d'enseignement ouvrier, op. cit., p. 229.
772 Archives du mouvement travailliste, IV-207, 34e conseil de la Histadrout, 19 mars 1936, p.
41.
773 Centre des archives sionistes, J-17/6006, journal du lycée, été 1938. Le lycée a été fondé
sous forme de SARL par 8 maîtres. Voir dans ce même dossier le rapport du 7 avril 1938, remis
par l'inspecteur général de l'enseignement secondaire et le rapport sur la rentrée scolaire de 1938,
deuxième année d'existence de l'établissement.
774 Centre des archives sionistes, J-17/4389, Lettre adressée par le directeur de l'école à
l'administration centrale de l'enseignement, 22 août 1939.
775 Ibid.
776 Ibid. ; voir les correspondances datées du 21 mai, 13 juin, 11 août et 17 août 1939.
777 Ibid., lettre du directeur du lycée à l'administration centrale de l'enseignement, 22 août
1939.
778 Ibid., J-17/3562, rapport remis au directeur du département de l'éducation du Vaad Léumi.
779 Ibid., rapport sur l'année scolaire 1939-1940.
780 Ibid., J-17/3395, rapport sur l'année scolaire 1939-1940.
781 Ibid., J-17/3274, rapport sur l'année scolaire 1944-1945.
782 Ibid., J-17/3562, rapport sur l'année scolaire 1943-1944.
783 Ibid., J-17/3399, rapport sur l'année scolaire 1944-1945.
784 Ibid.
785 Ibid., 3-17/3562, rapport sur l'année scolaire 1943-1944, et J-17/3274, rapport sur l'année
1943-1944. Les données varient d'un rapport à l'autre, parfois de façon très marquée. Ainsi, pour
l'année scolaire 1942-1943, il est signalé que 5 % seulement des élèves des classes de troisième,
seconde, première et terminale auraient payé le maximum prévu et que 90 % des 374 élèves
auraient bénéficié d'une remise.
786 Archives du mouvement travailliste, IV-406/5, réunion des représentants des étudiants
Mapaï tenue le 27 février 1932, pp. 4-6.
787 Archives Beit-Berl, section comité central du Mapaï 23/27, 6 octobre 1937, pp. 18-19.
788 Ibid., p. 19.
789 Ibid., 8 décembre 1937, p. 12, sur l'intervention de Rémez, et 29 septembre 1937, p. 13, sur
l'intervention de Aharonovitz.
790 Archives Beit-Berl, 23/37, rencontre entre les représentants du Mapaï et les représentants du
comité exécutif du kibboutz Artzi-Hashomer Hatsaïr sur la question de l'unification, 31 mars 1937,
p. 13.
791 Ibid., 23/34, comité central, 14 février 1934.
792 Ibid., minutes du congrès de Réhovot, 10e séance (suite), 7 mai 1938, p. 3.
793 B. Katznelson, Écrits, op. cit., vol. VIII, p. 246. Voir aussi Archives du mouvement
travailliste, IV-406-94, dossier Mapaï, et l'intervention de Berl Locker sur l'Espagne et la Chine
(IVe congrès).
794 Minutes du congrès de Réhovot, 5e séance, 5 mai 1938, p. 13.
795 Ibid., 11e séance, 8 mai 1938, p. 9, et séance du dimanche après-midi, 9 mai 1939, p. 1.
796 Ibid., 13e séance, 8 mai 1938, p. 3.
797 Ibid., 10e séance (suite), 7 mai 1938, pp. 11 et 7; la numérotation des pages ne suit pas
l'ordre chronologique.
798 Ibid., 4e séance, mercredi soir, 4 mai 1938, p. 4.
799 Ibid., 10e séance, 7 mai 1938, p. 3.
800 Ibid., Yossef Shapira, 4e séance, mercredi soir, 4 mai 1938, p. 1.
801 Ibid., 7e séance, 5 mai 1938, p. 1 (1re partie) et p. 1 (2e partie).
802 Archives Beit-Berl, 23/31, comité central, 18-19 décembre 1931.
803 Ibid., minutes de la deuxième séance du IIe congrès du Mapaï, 3 décembre 1932, p. 32.
804 Ibid., 23/37, comité central, 29 septembre 1937, p. 32.
805 Ibid., 23/37, 6 octobre 1937. Voir aussi les minutes des réunions du comité central du 29
septembre 1937, 17 novembre 1937 et 25 octobre 1939.
806 Ibid., 29 septembre 1937.
807 Ibid., 6 octobre 1937, p. 11.
808 Ibid., 29/31, comité central, 18-19 décembre 1931.
809 Ibid., 23/37, comité central, 6 octobre 1937, p. 14; et Archives du mouvement travailliste,
IV-207, dossier n° 34, rapport sur le 35e conseil de la Histadrout, in Pinkas, op. cit., pp. 84-87.
810 Archives Beit-Berl, 25/31, comité central, 3 mars 1951, p. 3.
811 Ibid., 23/37, comité central, 6 octobre 1937, pp. 3, 7, 11 et 13; 29 septembre 1937, pp. 12 et
21; 8 novembre 1937, p. 229.
812 Ibid., 23/31, comité central, 18-19 décembre 1931.
813 Minutes du congrès de Réhovot, 7e séance, 5 mai 1938, p. 3.
814 Ibid., 10e séance, 7 mai 1938, p. 3 (2e partie).
815 Archives Beit-Berl, 23/39, comité central, 22 novembre 1939, pp. 46-47 ; voir aussi
l'intervention de I. Bankover, 6 octobre 1937 : « Nous avons perdu l'habitude de tenir des élections
pour désigner nos institutions : il n'y a plus d'élections pour désigner le comité central; il n'y a plus
d'élections pour désigner notre comité exécutif », p. 6.
816 Voir les interventions de Tabenkin, Reptor et Shorer, ibid., 23/37, 17 novembre 1937 (p. 5),
8 novembre 1937 (pp. 4-5).
817 Ibid., 23/38, interventions de I. Ben Aharon, M. Namirovski (Namir) et E. Globman,
secrétaire du syndicat des employés des services lors du comité central du 15 décembre 1938, pp.
26-27, 38 et 39.
818 Ibid., 23/37, « Rencontre entre les représentants du Mapaï et les représentants du comité
exécutif du kibboutz Artzi-Hashomer Hatsaïr sur la question de l'unification », 31 mars 1937, p.
14.
819 Archives du mouvement travailliste, IV-207, dossier n° 34, 19 mars 1936, p. 25.
820 Archives Beit-Berl, 23/37, «Rencontre entre les représentants... », 31 mars 1937, pp. 3 et
10-18.
821 Ibid., comité central. Voir minutes des réunions (importantes) du comité central tenues les
26 septembre 1937, 6 octobre 1937 et 8 novembre 1937.
822 Ibid., comité central, 6 octobre 1937, pp. 15 et 11-12. Voir aussi le dossier 23/39, comité
central, 26 octobre 1939, p. 44, les déclarations faites à la suite de l'occupation des locaux du
comité exécutif, occupation qui a entraîné le procès de juillet 1940. Voir encore 23/37, réunions du
comité central du 29 septembre 1937 et du 8 novembre 1937, et enfin 23/38, 15 décembre 1938.
823 Ibid., « Rencontre entre les représentants... ».
824 Ibid., 23/37, comité central, 29 septembre 1937, pp. 12 et 14.
825 Ibid., minutes de la réunion du comité central des 5 et 6 février 1937, p. 24.
826 Ibid., comité central, 6 octobre 1937, p. 16.
827 Ibid., 29 septembre 1937, p. 33.
828 Ibid., p. 30.
829 Ibid., 23/32, comité central, 15 octobre 1938, p. 27. Ce passage est cité aussi dans M.
Avizohar, Béreï Sadouk-Idéalim Hévratiim Véléoumiim Véhishtakfoutam Béolama Shel Mapaï
([Reflets d']Un miroir brisé. Les idéaux sociaux et nationaux et leur perception au Mapaï), Tel-
Aviv, Am Oved, 1990, p. 317.
830 Ibid., p. 316.
831 Archives Beit-Berl, section Mapaï, minutes du procès, dossier n° 1 (1940).
832 M. Avizohar, [Reflets d']Un miroir..., op. cit., p. 316.
833 Archives Beit-Berl, 23/39, comité central, 22 novembre 1939, p. 43.
834 Ibid. Les guillemets sont dans le texte. Les critiques sont rapportées dans les déclarations et
interventions prononcées lors de la réunion houleuse de la section de Tel-Aviv tenue le 25 octobre
1939. La rencontre était ouverte aux militants du rang. À la suite de cette réunion publique, une
autre a été tenue, à huis clos. Ce qui a été dit lors de cette seconde réunion n'a jamais été consigné.
Les deux réunions étaient présidées par Sprinzak. C'est encore lui qui présidera celle que tiendra la
section le 22 novembre 1939, à la suite de la démission de Golda Meïr. Sprinzak ne prendra jamais
la peine de répondre à la question de Reptor.
835 Ibid., pp. 42-43.
836 Ibid., 23/38, comité central, 27 juillet 1938, pp. 4-5, 8 et 10.
837 Voir par exemple Archives du mouvement sioniste, IV-207, dossier 26-29, 26e conseil de la
Histadrout, tenu en octobre 1931, p. 25; et Archives Beit-Berl, 23/38, comité central, 15 octobre
1938, p. 37.
838 Ibid., 23/37, comité central, 25 octobre 1939.
839 Ibid., 23/39, comité central, 22 novembre 1939, p. 48.
840 Ibid., 23/39, 25 octobre 1939.
841 Voir ibid., dossiers 23/37, 23/38 et 23/39; voir les minutes des réunions du comité central
tenues les 3 février 1937, 29 septembre 1937, 25 octobre 1937, 6 octobre 1937, 27 juillet 1938, 25
octobre et 22 novembre 1939. Ada Frishman parle de « haine entre frères »; cette formule décrit
bien l'atmosphère de colère et de désillusion qui régna dans le parti au cours des deux années qui
précédèrent le déclenchement de la guerre (22 novembre 1939, pp. 47-48).
842 Ibid., 23/39, comité central, 25 octobre 1939, p. 15 (D. Ben Yérouham).
843 Ibid., Mapaï, comité central, tribunal supérieur, dossier n° 1, pp. 3-5. Sur Solel Boneh, voir
pp. 31-33 et 45-52.
844 Ibid., 23/39, comité central, 22 mai 1939, pp. 42 sq. et p. 37 (intervention de Golda Méir).
845 Ibid., 25 octobre 1939, p. 6.
846 Ibid., p. 20.
847 Ibid., p. 17.
848 Ibid., Mapaï, tribunal supérieur, dossier n° 1.
849 Ibid., p. 33, Pinhas Tuvin cite les propos d'Aran à la séance de la veille.
850 Archives du mouvement travailliste, IV-406-9-A, comité central, 20 décembre 1934, p. 6.
851 Archives Beit-Berl, 23/37, comité central, 7 novembre 1937, p. 6; voir aussi les réunions
des 8 et 17 novembre 1937.
852 Ibid., 6 octobre 1937, pp. 1-3 et 6 (Bankover). Sur le groupe B, voir I. lshaï, Siatiout
bétnouat Haavoda. Sia Bet Bémapaï (Les Groupes dans le mouvement travailliste. Le groupe B du
Mapaï), Tel-Aviv, Am Oved, 1978.
853 Voir plus spécialement les réunions du comité central des 29 septembre 1937 et 6 octobre
1937, celle du 15 décembre 1938 et celles des 25 octobre et 22 novembre 1939.
854 Ibid., 23/32, comité central, 20 février 1932 (non paginé).
855 Ibid., 23/37, comité central, 29 septembre 1937, pp. 15-24 et 34.
856 Ibid., 23/39, comité central, 25 octobre 1939, p. 10.
857 Ibid., A. Ziesling, p. 46.
858 Voir par exemple, ibid., p. 36, l'intervention de P. Kantor, un des dirigeants des employés de
la Compagnie d'électricité, contre Feinstein et Kitzis, deux dirigeants de la section du Mapaï de
Tel-Aviv et parmi les meneurs du conseil ouvrier de la même ville. À la fin des années 1930,
Feinstein et Kitzis étaient deux des dirigeants ouvriers les plus critiqués par les chômeurs.
859 Ibid., intervention de Beba Idelson au comité central du Mapaï, 22 novembre 1939, pp. 45-
46.
860 Archives du mouvement travailliste, IV-207, dossier nos 20 et 29, intervention de D. Ben
Gourion au conseil de la Histadrout, mars 1931, p. 18.
861 Ibid., dossier n° 21, intervention de M. Beilinson, conseil de la Histadrout, mars 1931, p.
53.
862 M. Yavnééli, ibid., conseil de la Histadrout, octobre 1931, p. 78.
863 I. Tabenkin, ibid., pp. 32-33.
864 M. Yaari, ibid.
865 Z. Zussman, Paar Véshivion Bahistadrout, Haashpaa Shel Haidéologuia Hashivionit
Véhaavoda Haaravit Al Scharo Shel Haoved Hayehoudi Bé-Eretz-Israël (Inégalité et égalité à la
Histadrout. L'influence de l'idéologie égalitaire et du travail arabe sur le salaire du travailleur juif
en Eretz-Israël), Ramat-Gan, Massada, 1974, pp. 7-9.
866 Sur le travail arabe en général et la lutte menée à son encontre, voir A. Shapira, Hamaavak
Hanichzav, Avoda Ivrit, 1929-1939 (La Bataille perdue, le travail juif, 1929-1939), Tel-Aviv,
Presses de l'Université de Tel-Aviv et Éditions du Kibboutz Haméouhad, 1976.
867 Z. Zussman, Inégalité et égalité à la Histadrout..., op. cit., pp. 10, 34-36, 43, 48, 51-52.
868 Ibid., pp. 13-25.
869 E. Nitzan, Ramat Hahaün Bé-Eretz-Israël Bemeshech Esrim Hashanim Haahoronot (Le
Niveau de vie en Eretz-Israël durant les vingt dernières années), Jérusalem, Office central de la
statistique, 1952, p..
870 Z. Zussman, Inégalité et égalité à la Histadrout..., op. cit., pp. 27-29.
871 S.N. Eisenstadt, Hahévra Haïsraélit. Reka, Hitpatchout Vébaaïot, Jérusalem, Magnès,
1967, p. 40. Ce livre est paru en anglais sous le titre The Israeli Society, Londres, Weidenfeld and
Nicholson, 1967. Dans son dernier livre sur la société israélienne, Hahevra Haisraélit
Bétmourotéa. Jérusalem, Magnès, 1989, Eisenstadt nuance son affirmation et croit pouvoir
soutenir que cette pratique n'a été le fait que des années de formation de la Histadrout. Mais même
dans cette édition revue, augmentée et corrigée, Eisenstadt écrit encore : « Au début, les salaires y
étaient attribués en fonction de la taille de la famille et, en partie, en fonction de l'ancienneté, mais
pas en fonction du poste occupé » (p. 147). La restriction qu'Eisenstadt apporte ici à sa
généralisation corrige à peine celle qui paraissait dans la première version de son étude. La réalité
était très loin de ce qui nous est rapporté même dans cette seconde version. Cet ouvrage est la
traduction en hébreu de l'original paru en anglais sous le titre The transformation of Israeli Society.
An Essay in Interpretation, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1985.
872 Z. Zussman, Inégalité et Égalité..., op. cit., pp. 59-64 et 69.
873 Archives du mouvement travailliste, rapport du comité exécutif à la 3e convention de la
Histadrout, p. 358. Jusqu'en novembre 1927, la monnaie utilisée en Palestine est la livre
égyptienne (LE). À cette date, la livre égyptienne est remplacée par la livre eretz-israélienne (LEI)
qui prend pour valeur la parité avec la livre sterling.
874 Ibid., IV-207, 22-28 décembre 1923, pp. 133-134. La même formulation est reprise dans le
rapport du comité exécutif remis à la 3e convention (voir p. 358).
875 Ibid.
876 Ibid., IV-208-1-81, lettre datée du 13 juin 1923. Ce dossier contient surtout des documents
relatifs à la commission de l'éducation, mais on y trouve aussi les rapports remis à la commission
du salaire.
877 Ibid. Voir les lettres et rapports datés du 6 juin 1923 (comité exécutif) et du 11 juin 1923
(commission de l'éducation). Voir également les autres rapports inclus dans ce dossier; certains ne
sont pas datés, mais tous, probablement, sont du même mois.
878 Ibid., minutes des travaux de la commission, non daté.
879 Archives du mouvement travailliste, rapport du comité exécutif à la 3e convention de la
Histadrout, pp. 359-360.
880 Ibid., IV-229-1.
881 Ibid., bibliothèque, rapport du comité exécutif à la troisième convention de la Histadrout,
pp. 361-363. Les cinq membres de la commission, qui signeront aussi l'annonce parue dans Davar,
ainsi que le rapport du comité exécutif, sont : Ada Fishman, Meïr Yaari, Hillel Cohen, Rosa
Cohen, Moshé Beilinson. Rosa Cohen était la mère d'Itzhak Rabin.
882 Ibid., p. 362.
883 Ibid., pp. 362-363.
884 Ibid., IV-207, dossier 26/29, 4-8 octobre 1931, pp. 17-23.
885 Sh. Teveth, La Passion de David, op. cit., t. II, pp. 342-343 et 357-359. À en croire les
réponses – il n'y a aucune raison de ne pas le faire – au questionnaire remis aux employés et
journalistes du quotidien Davar en 1932, David Zakaï (lui aussi un ancien de la deuxième alya),
Berl Katznelson et Zalman Rubashov signalent payer des loyers de 4 et 3,50 LEI par mois pour des
appartements de trois pièces. Tous ces hommes avaient une famille. Dans le Tel-Aviv de la fin des
années 1920 et du début des années 1930, on trouvait à se loger très décemment pour un loyer de 3
ou 4 LEI (archives du mouvement travailliste, IV-228, dossier 61-B).
886 Ibid., rapport du comité exécutif à la 3e convention de la Histadrout, p. 363.
887 Sh. Teveth, La Passion de David. op. cit., vol. II, p. 354.
888 Y. Aharonovitz, « Lémaamaro Shel Yaffé » (« À propos de l'article de Yafé »), Davar, 10
janvier 1926, p. 2.
889 Rapport de la commission du salaire au secrétariat du comité central, 23 mai 1927. Ce
rapport donne un tableau très détaillé de la situation des comptes. Voir rapport du comité exécutif à
la 3e convention de la Histadrout, p. 362. Voir aussi, Sh. Teveth, La Passion de David, op. cit., vol.
II, pp. 360-361.
890 Archives du mouvement travailliste, IV-229.
891 Sh. Teveth, La Passion de David, op. cit., vol. II, p. 362.
892 Dans un article, « Sakhar Bahistadrout Bétnaïm Kalkaliim Mishtanim. Tnoudot Bédargot
Hamaskoret Hamishpahtit al Reka Hamahzoriout Hakalkalit Bashanim, 1924-1937 » («
Fluctuations économiques et égalité des salaires à la Histadrout. Le salaire familial et les bilans
économiques, 1924-1927 »), Itzhak Grinberg s'attache à montrer que le sort du salaire familial est
une illustration parfaite des processus suivis par l'économie du Yshouv, Université hébraïque de
Jérusalem, sans références bibliographiques, p. 10.
893 H. Arlosoroff, « Leshéélot Hayom » (« Questions du jour »), Hapoel Hatsaïr, n° 35, 26 juin
1927.
894 Archives du mouvement travailliste, IV-207, 24e conseil de la Histadrout, 24-25 mai 1930.
895 Ibid., IV-228, dossier 57B, et IV-229, dossier n° 6.
896 Ibid., dossier 21 et dossiers 57A et 57B.
897 Ibid., dossier 57A et dossier 65. Sur Namirovsky, voir IV-229 (1), la lettre datée du 4 mai
1927.
898 Ibid., dossier 57A.
899 Ibid., dossier n° 10.
900 Ibid., dossiers 57B et IV-229, dossier n° 6. Les deux notes de conclusion datent de janvier
1931.
901 Ibid., IV-207, dossier n° 25, minutes du conseil de la Histadrout tenu en mars 1931, p. 41.
902 Ibid., p. 51.
903 Ibid., p. 45.
904 Ibid., p. 49.
905 Ibid., p. 44.
906 Ibid., dossier n° 40, conseil de la Histadrout du 24 décembre 1939, p. 95.
907 Ibid., dossier n° 25, mars 1931, pp. 44-45.
908 Ibid., pp. 48 et 51-52. Voir aussi p. 43.
909 Ibid., p. 65.
910 Ibid., p. 54.
911 Ibid., IV-208, dossiers n° 287 A et 287 B.
912 Durant l'été 1932, une commission Tnuva est désignée (commission chargée d'étudier le
fonctionnement de Tnuva, la coopérative laitière de la Histadrout) : Kaplan, Gurfinkel et
Namirovsky sont membres de cette commission. Voir ibid., IV-208-1-181, dossier 22. Sur Tnuva-
Haïfa et Tnuva-Export, voir IV-228, dossier 494 ; sur Tnuva-Tel-Aviv, voir IV-228, dossier 233 ;
sur Tnuva-Jérusalem, voir IV-228, dossiers 57 A et 45 A. On peut comparer les résultats des
travaux de la commission Tnuva, éparpillés dans tous ces dossiers, aux données qui apparaissent
dans IV-229, dossier n° 6 et dossier 57B.
913 Ibid., IV-207, dossier n° 35, mars 1931.
914 M. Beilinson, « Shouv Raa Hola » (« De nouveau le mal affligeant ». Le titre de cet article
emprunte à l'Ecclésiaste 5,15 : « Et cela aussi est un mal affligeant/ qu'il s'en aille ainsi qu'il était
venu/ quel profit pour lui d'avoir travaillé pour du vent? »), Davar, 1er septembre 1925, p. 2.
915 B. Katznelson, conseil de la Histadrout des 22-28 décembre 1923, p. 48.
916 Archives du mouvement travailliste, IV-207, dossier n° 25, conseil de la Histadrout, mars
1931, pp. 57-59 et 62-66.
917 Ibid., pp. 55-56.
918 Ibid., pp. 60-61.
919 Ibid., pp. 49, 55-56 et 63.
920 Ibid., IV-229, dossier 15; IV-228, dossier 36; IV-228, dossier 65 (comité exécutif), et enfin
IV-228, dossier 219 (Davar). Voir aussi 214-IV-1495. L'accord sur l'échelle des salaires des
fonctionnaires des institutions de la Histadrout adopté lors de la 4e convention prévoyait que le
directeur de chaque institution soit personnellement responsable de l'application du règlement et
du respect auquel du niveau de salaire auquel chacun avait droit. Le directeur « sera
personnellement comptable devant la commission centrale de contrôle chaque fois qu'un salaire
aura été fixé sans que celle-ci ait expressément donné son accord ou en dépit des décisions ». Les
échelons de salaire étaient d'ailleurs prévus par le règlement adopté en même temps que l'accord :
– salaire de base : 7,50 L par mois; – salaire maximum (sans prime d'ancienneté) : 17,50 L par
mois; – salaire des médecins et ingénieurs : 30 L par mois.
921 Voir N. Gross et V. Metzer, Palestine in World War II. Some Economic Aspects, Jérusalem,
The Maurice Falk Institute for Economie Research in Israël, 1993, p. 62.
922 Archives du mouvement travailliste, 23/27 la statistique de 60 % est donnée par Zalman
Aharonowitz (Aran) lors de la réunion du comité central du 29 septembre 1939, p. 14. Elle avait
été déjà rapportée par I. Brumberg, de Hédéra, lors de la réunion du comité central du 6 octobre
1937. C'est encore Brumberg qui signalait la proportion de 70 %, relative aux employés dont le
salaire ne dépassait pas 12 livres par mois.
923 N. Rabin, lors de la réunion du comité central du Mapaï du 25 octobre 1939, p. 18. Néhémia
Rabin, le père d'Itzhak Rabin, était un des militants du syndicat des ouvriers du métal et membre
de la commission de contrôle de la Kupat Holim.
924 Archives du mouvement travailliste, IV-207, conseil de la Histadrout, dossier n° 40, pp. 90
et 114.
925 Ibid., dossier 26/29, 4-8 octobre 1931, pp. 10-11.
926 Ibid., IV-207, dossier 25, minutes de la réunion du 35e conseil de la Histadrout (7-10 février
1937) telles que publiées dans Pinkas, pp. 84 et 89.
927 Ibid., p. 90. Voir aussi les propos d'Israël Gurfinkel, chargé de la question de la cotisation
unifiée, p. 86.
928 Ibid., dossier n° 40, 24 décembre 1930, pp. 90-91.
929 Archives du mouvement travailliste, 23/37, réunion du comité central du Mapaï, 8
novembre 1937, p. 9. Les dirigeants du mouvement avaient pris l'habitude de faire de longs séjours
à l'étranger et trouvaient le temps de se reposer dans les villes d'eaux. Dans son article « Ben
Gourion, secrétaire de la Histadrout », paru dans le collectif Portrait d'un dirigeant de mouvement
ouvrier, Sh. Teveth rapporte qu'en 1921 (déjà!) Sprinzak se plaignait que, durant l'été de cette
année, « le comité exécutif [de la Histadrout] n'ait pas tenu de réunion pendant deux mois parce
que ses membres, qui s'étaient déplacés pour se rendre au congrès sioniste [tenu à Carlsbad, en
Tchéquoslovaquie], étaient restés à l'étranger bien après la clôture de la réunion » (p. 40). C'est
encore Teveth qui nous rapporte qu'entre la fin de sa campagne électorale auprès des organisations
sionistes de Pologne et le jour d'ouverture du XVIIIe congrès sioniste (21 août-4 septembre 1933, à
Prague), Ben Gourion a pris dix-huit jours de vacances dans les montagnes autrichiennes : La
Passion de David, op. cit., vol. III, p. 55. Les ouvriers de Tel-Aviv ne pouvaient que rêver devant
tant de privilèges, dont les dirigeants du mouvement, qui ne cessaient de vanter à leurs troupes les
vertus de la vie frugale et austère, usaient et souvent abusaient.
930 Archives Beit-Berl, 23/37, réunion du comité central du Mapaï du 29 septembre 1937, pp.
29-33 (voir la prise de bec entre Rémez et un militant de Tel-Aviv, Bendori).
931 Ibid., réunion du comité central, 25 octobre 1939.
932 Ibid., réunion du comité central du 29 septembre 1937, p. 3 (Ben Aharon); voir aussi pp. 17,
20 et 29, les formulations de B. Reptor et B. Bendori. Reptor et Bendori ont des phrases qui
reprennent, à quelques mots près, celles de Ben Aharon.
933 Ibid., p. 13.
934 Ibid., réunion du comité central du Mapaï, 6 octobre 1937, p. 11 (Brumberg de Hédéra) et p.
23 (Minkowski, de Kfar-Saba).
935 Ibid., réunion du comité central du 29 septembre 1939, p. 14.
936 Ibid., Réunion du comité central du 6 septembre 1937, p. 8.
937 Ibid., réunion du comité central du 25 octobre 1939, p. 21 (Rémez), p. 14 (Ben Yérouham).
938 Ibid., 23/28 réunion du comité central du Mapaï, 15 octobre 1938, pp, 27 et 29 (Ben
Aharon).
939 Ibid., 23/39, 25 octobre 1939, pp. 10, 13, 16 et 25, 47, 49.
940 Ibid., pp. 15-16.
941 Ibid., pp. 18-19, 34-35, 50-51.
942 Ibid., p. 51 (Kouchnir).
943 Ibid., p. 30; et Archives du mouvement travailliste, dossier n° 39 (sans autre précision),
réunion du comité exécutif de la Histadrout du 11 septembre 1939, p. 53 et, ibid., dossier n° 35,
réunion du comité exécutif du 29 octobre 1938. Les dossiers du conseil ouvrier de Tel-Aviv
débordent de lettres de supplications et d'appels à l'aide. Les chômeurs sont d'abord des ouvriers
non qualifiés. Parmi eux, l'ancien immigrant, venu au pays du temps de la deuxième alya, mais
aussi le tout nouveau. Des hommes à la santé détruite par un travail de bête de somme durant de
longues années – certains sont atteints de tuberculose –. des hommes qui ont vendu leurs meubles
et ne peuvent plus nourrir leurs enfants. Certains témoignent de leur passé héroïque – ouverture et
construction de routes, assèchement des marais, creusement et élargissement du port de Tel-Aviv –,
d'autres s'en tiennent à la description (pudique souvent, mais toujours déchirante) de la faim de
leur famille. Voir archives du mouvement travailliste, IV-250, dossiers 408, 358, 360, 250, 454.
944 Ibid., IV-207, dossier n° 40, conseil de la Histadrout du 24 décembre 1939, p. 20.
945 Ibid., p. 16.
946 Ibid., dossier 39 (sans autre précision), réunion du comité exécutif de la Histadrout du 21
septembre 1939, pp. 3-4.
947 Ibid., pp. 4-6.
948 Ibid., IV-207, dossier n° 4, 24 décembre 1939, pp. 11-12 et 101.
949 Sur les différentes propositions avancées pour faire fonctionner la solidarité, voir Archives
Beit-Berl, 23/39, réunion du comité central du 25 octobre 1939, pp. 9, 25-27, 32-33 et 48-51.
950 Archives du mouvement travailliste, IV-207, dossier n° 4, 24 décembre 1939, pp. 48-49 et
68-69.
951 Ibid., p. 74.
952 En théorie, la guerre d'indépendance a bien été un affrontement entre David et Goliath. En
pratique, les résultats de cette guerre ne s'expliquent que par la supériorité relative acquise par le
Yshouv sur les champs de bataille à partir de l'été 1948. C'est ainsi qu'a été obtenue, entre octobre
1948 et janvier 1949, la victoire sur l'Égypte qui devait mettre fin à la guerre. Ces faits, dans leurs
grandes lignes, n'étaient pas totalement inconnus. Ils viennent d'être exposés en détail et avec force
précisions dans une importante étude, toute récente, fondée sur l'exploitation d'archives aussi bien
israéliennes qu'étrangères et publiée par les soins des éditions du ministère de la Défense : A. Illan,
Embargo, Otzma ve Hakhra'a be Milkhemet Tachah (Embargo, puissance et décision dans la
guerre de 1948), Tel-Aviv, Maarakhot, 1995.
953 Au printemps 1992 (la coalition des droites et des partis religieux est encore au pouvoir
pour quelques semaines), deux lois fondamentales sont adoptées par la Knesset : la première sur la
liberté professionnelle, la deuxième sur la dignité et la liberté de l'homme. En mars 1994 (la
gauche est revenue au pouvoir depuis presque deux ans), un amendement ajouté sur proposition
des partis religieux viendra vider cette dernière de l'essentiel de son contenu.
954 Le 2 décembre 1948, la Cour suprême rendait un arrêt en ces termes : « La déclaration
[d'indépendance] ne fait qu'établir le fait même de la création de l'État en vue de sa reconnaissance
par le droit international. Elle exprime la volonté du peuple et sa profession de foi, mais elle ne
peut en aucune façon être considérée comme une règle constitutionnelle à la lumière de laquelle il
serait possible de vérifier la constitutionnalité des lois et ordonnances ». Cf. Claude Klein, Le
Système politique d'Israël, Paris, PLTF-Thémis, 1983, p. 29.
955 A. Shapira, Berl, op. cit., vol. II, p. 732.
956 Archives Beit-Berl 23/49, réunion du comité central du Mapaï du 4 août 1949, p. 2.
957 Ibid., 23/51, réunion du comité central du Mapaï du 3 mars 1951, p. 79(4).
958 N. Rotenstreich, « De la question du socialisme aujourd'hui », in Min Hayessod
(Capitalisme et Socialisme), vol.II, Tel-Aviv, Éditions Kadima, 1963, p. 13.
959 Un rapport détaillé et perspicace, rédigé par un expert de l'ONU qui avait passé, à la
demande du gouvernement israélien, une période de près de deux ans en Israël (1957-1959), rend
très bien compte de cette situation: Ph. Klein, « Proposais on Program and Administration of
Social Welfare in Israël », rapport n° TAO/ISR/29, New York, commission de l'assistance
technique des Nations unies, 3 janvier 1961, pp. 5-8. Ce rapport, tombé dans un oubli volontaire, a
récemment été déterré par Shoshana Merom, qui prépare une thèse de doctorat à l'Université
hébraïque. L'étude de ces questions ne fait que commencer.
960 Cf. N.T. Gross, « The Economie Regim During Israel's First Décade », Research Paper 208,
Jérusalem, The Maurice Falk Institute for Économie Research in Israël, 1995.
961 Même les études les plus « indulgentes » admettent que le Yshouv, c'est-à-dire Ben
Gourion, a refusé de changer ses ordres de priorité : voir l'article exhaustif, fort apologétique, de
Shabtaï Teveth, « Hahor Hashahor » (« Le trou noir »), Alpaïm, vol. X, 1994, pp. 111-195. Malgré
la guerre qu'il a déclarée à Tom Segev, auteur de l'acte d'accusation le plus dur jamais rédigé sur le
comportement de Ben Gourion durant la période de la Shoah, Hamilion Hashvii. Haïsraélim
Vehashoah (Le Septième Million. Les Israéliens et la Shoah), Jérusalem, Keter, 1991 (ce livre est
paru en français aux éditions Liana Lévi en 1994), Teveth est bien forcé de reconnaître
(indirectement) que Ben Gourion a refusé de changer les priorités d'action du Yshouv lorsqu'il est
devenu évident que les camps de concentration n'étaient pas que de concentration pour les juifs qui
y étaient déportés. Voici ce qu'écrit Teveth, citant les minutes de la réunion du comité central du
Mapaï tenue en août 1943 : « Certains proposent que la direction de l'agence juive cesse toute
activité en Eretz-Israël et mette tous ses budgets, y compris ceux du Keren Kayemet et du Keren
Hayessod, au service d'actions de sauvetage. À quoi Ben Gourion répond que la direction de
l'Agence juive ne peut utiliser cet argent que pour les activités au nom desquelles il a été réuni et
qu'elle agit sur mandat et selon les décisions du Congrès sioniste. » Là, Teveth cite Ben Gourion :
« Nous savons bien tous que la direction de l'agence juive n'a pas de pouvoir général sur le peuple
juif et ne peut donc mettre la main dans sa poche [celle du peuple juif] au moment où elle l'entend
et comme elle l'entend. Elle n'a pas plus de pouvoir de décider sur toutes les questions qui
concernent le peuple [juif]. Malheureusement, il n'y a ni organisme, ni organisation générale de ce
type. Il y a le Congrès juif américain, il y a le JOINT [Organisation d'assistance juive] et d'autres.
Mais [...] l'Agence juive [...] n'est organisation générale du peuple juif que pour ce qui est de la
reconstruction d'Eretz-Israël. Je ne veux pas me prononcer ici et décider de ce qui est le plus
important entre bâtir en Eretz-Israël et sauver un juif de Zaghreb. Il est possible que dans certaine
situation, il soit plus important de sauver un enfant de Zaghreb. Ce qu'il faut bien comprendre est
qu'il s'agit là de deux choses différentes », (p. 173 de l'article de Teveth). Ben Gourion a-t-il eu
raison, a-t-il fauté en persuadant le Yshouv de ne s'occuper que de lui-même? Les avis sont
nombreux et différents. D'autres questions se posent sur l'impuissance qu'a révélée l'Agence juive
dans sa relation à l'opinion publique internationale durant les années assassines. À lire le long
article de Teveth, on ne peut s'empêcher de rester pantois devant la résignation des dirigeants du
Yshouv à laisser se perpétuer le silence de la presse internationale sur le sort fait aux juifs dans les
pays occupés avant le début de l'extermination et surtout après. Teveth est silencieux sur cet aspect
du comportement des dirigeants du Yshouv, et quand il ne l'est pas, c'est dit en deux, trois phrases.
Voyant que la presse internationale ne rend même pas compte du discours de Ben Gourion devant
l'assemblée des représentants (Assefat Hanivharim) le 30 novembre 1942 (déclaré jour de grève,
de jeune et de contrition), pourquoi la direction du Yshouv n'est-elle pas passée à des techniques
moins conventionnelles, moins bon enfant? Pages de communiqué payées, par exemple. Les États-
Unis n'étaient pas sous régime de censure alors, à la différence de la Palestine. Pourquoi n'a-t-on
pas rédigé de livre noir? La méthode était courante. La direction du mouvement sioniste a fait
montre d'une prudence pour le moins exagérée, bien au-delà de ce qui était admis dans les relations
internationales du moment. Il semble qu'en l'espèce les dirigeants du sionisme organisé ont eu peur
des réactions des gouvernements alliés. Teveth est persuadé que « Ben Gourion a agi de toutes ses
forces sur le front du sauvetage. Si son activité avait eu la moindre chance d'entraîner un résultat, il
y aurait consacré le meilleur de son effort. Pour s'en convaincre, il suffit de signaler tout ce qu'il a
fait durant les trois derniers mois de 1942 et les trois premiers mois de 1943, période au cours de
laquelle il n'avait pas perdu tout espoir d'un sauvetage massif » (Teveth, p. 134 de l'article précité).
Qu'a donc été toute cette activité déployée par Ben Gourion durant ces six mois? Relevons avec
Teveth :
a) Discours devant l'assemblée des représentants du Yshouv;
b) Un télégramme au juge de la Cour suprême des États-Unis, Félix Frankfurter (personnalité
importante du judaïsme américain en ces années) pour le prier de faire intervenir l'opinion
publique juive américaine auprès du président Roosevelt afin que celui-ci intervienne à son tour
auprès de Churchill et l'engage à ouvrir Eretz-Israël aux enfants juifs qu'on pourra sauver des
mains des nazis.
c) Directives au délégué de l'Agence juive à New York, Nahum Goldman, et au délégué à
Londres, Berl Loeker, pour que, de leur côté, ils entreprennent des démarches auprès de Roosevelt
et de Churchill.
d) Intervention, à Jérusalem, auprès du représentant du gouvernement polonais en exil pour le
prier, lui aussi, d'intervenir auprès des autorités anglaises pour permettre le rapatriement des
enfants. (Teveth, pp. 124-135 de l'article précité). « Toute » cette activité n'apparaît pas sortir de
l'ordinaire d'un dirigeant. Elle n'apparaît pas non plus être à la mesure des problèmes dont elle est
censée s'occuper.
Ces dernières années, la question du Yshouv dans la Shoah est l'objet de recherches multiples.
Voir (en particulier) : D. Porath, Hanhaga Bemilkoud. Hayshouv Nokhah Hashoah, 1942-1945
(Des dirigeants dans le dilemme. Le Yshouv et la Shoah, 1942-1945), Tel-Aviv, Am Oved, 1986
(en anglais : The Blue and the Yellow Stars of David. The Zionist Leadership in Palestine and the
Holocaust, 1939-1945, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1990); Y. Weitz, Moudaout
Vehosser Onim, Mapaï Lenokhah Hashoah (1943-1945), Jérusalem, Yad Itzhak Ben Zvi, 1993 ; H.
Eshkoli (Wegman), Elem-Mapaï Nokhah Hashoah, 1939-1945 (Le Mutisme, le Mapaï et la Shoah,
1939-1945), Jérusalem, Yad Itzhak Ben Zvi, 1993; T. Freiling, David Ben Gourion Veshoat
Yehoudei Europa, 1939-1945 (David Ben Gourion et la Shoah des juifs d'Europe, 1939-1945),
thèse de doctorat, 2 vol., Jérusalem, Université hébraïque, 1990.
962 A titre d'exemple, et les exemples foisonnent : le 3 janvier 1951, la censure, à l'époque
service du ministère de l'Intérieur, interdisait aux troupes de théâtre, chanteurs et autres hommes de
spectacle, de donner de représentations en yddish. Seules des troupes ou hommes de scène
étrangers en tournée dans le pays étaient autorisés à se produire en cette langue. Des copies de la
lettre qui rappelait l'existence de cette interdiction avaient été envoyées à la section criminelle de la
police de Tel-Aviv ainsi qu'à l'État-major de la police (archives du ministère de la Culture). Je
remercie Mme Shulamit Aloni, ministre des Sciences et de la Culture, de m'avoir remis une copie
de ce document.
Glossaire

Agence juive (pour Israël)

Le mandat confié à la Grande-Bretagne par la Société des Nations en


1920 prévoyait l'établissement d'une Agence juive chargée de représenter
le peuple juif auprès de la puissance mandataire. Le paragraphe 4 du
texte du mandat (adopté en 1922) accordait à l'Organisation sioniste
mondiale statut d'agence juive et recommandait la création d'une «
Agence juive élargie afin d'assurer la participation de tous les juifs
désireux d'œuvrer à l'établissement d'un foyer national juif [en Palestine]
». L'Assemblée constitutive de l'agence juive (élargie) s'est tenue à
Zurich en 1929. Cette assemblée était composée à 50 % de représentants
délégués par l'Organisation sioniste mondiale et à 50 % de représentants
d'organisations juives non sionistes et de personnalités venues de vingt-
six pays. Le premier président de l'Agence juive, Haïm Weizmann, qui
était aussi le président de l'Organisation sioniste mondiale, sera le
premier président de l'État d'Israël.

Alya

Littéralement : « montée ». Désigne le retour en Eretz-Israël. Ce retour


a toujours été tenu pour une élévation spirituelle en même temps qu'il
était une « montée » physique. Le retour peut être le fait d'un individu ou
d'un groupe organisé plus ou moins nombreux. Le premier grand retour a
été celui qui a mis fin à l'exil de Babylone. L'immigration en masse a
repris, en 1882, avec l'alya dite des Bilouïm (« Bilou » : initiales des
quatre premiers mots du verset « Maison de Jacob, allons et marchons [à
la lumière de Dieu] », Ésaïe, II, 5). Ce sont les nouveaux immigrants de
la deuxième alya qui ont introduit la pratique de la numérotation des «
vagues » d'immigration pour se distinguer de leurs prédécesseurs et de
leurs successeurs. La numérotation s'arrête à cinq (en général), avec le
déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Les vagues qui ont suivi
ont été désignées soit par leur composition sociologique ou géographique
(alya des enfants, alya des pays arabes...), soit par leur « statut » (alya
clandestine, dite aussi alya B), etc. Toutes les dates sont approximatives
et données surtout à titre d'indication.
Première alya: 1882-1902; deuxième alya: 1904-1914; troisième alya:
1919-1923; quatrième alya: 1924-1928; cinquième alya : 1933-1939.

Asséfat Hanivharim

Littéralement : « assemblée des élus ». « Parlement » du Yshouv


durant la période du mandat. Élue au suffrage universel au scrutin
proportionnel (intégral). Les consultations étaient prévues tous les quatre
ans, mais, à cause des dissensions au sein du Yshouv, il n'y en eut que
quatre entre 1920 et 1944 (1920, 1925, 1931, 1944). La première
assemblée s'est désignée «institution suprême chargée de réguler la vie
publique nationale du peuple juif en Eretz-Israël et son représentant
unique pour ses affaires intérieures et extérieures ». L'Asséfat
Hanivharim se réunissait à intervalles très irréguliers pour des sessions
allant d'un à quatre jours. La première assemblée n'eut que deux sessions
et la troisième dix-huit. L'assemblée élue en 1944 tiendra sa dernière
séance de travail en 1948, quelque temps avant que le parlement de l'État
(qui prend nom de « Knesset ») ne tienne sa première session (février
1949). Voir Knesset Israël et Vaad Léumi.

Bataillons juifs

Unités d'engagés volontaires juifs dans l'armée britannique. Quatre au


total. Le premier à être créé (1916) était composé de juifs de Palestine
exilés par le gouvernement ottoman ; il fut organisé en Égypte. Le
deuxième était composé en grande partie de juifs russes qui habitaient
alors la Grande-Bretagne mais n'avaient pas encore été naturalisés. Le
troisième était composé de volontaires venus des États-Unis et du
Canada. Ces deuxième et troisième bataillons furent organisés en
Grande-Bretagne. Le quatrième fut organisé en Palestine même et n'était
composé que de volontaires habitant le pays. Après la guerre, les
bataillons stationneront en Palestine. Ils seront démantelés par leur armée
d'accueil en 1920 pour avoir dépêché des unités lors des accrochages
avec les Arabes qui auront éclaté cette même année dans le nord du pays
et près de Jérusalem.

Bilouün

Voir Alya.

Brit Shalom

Alliance pour la paix : organisation juive fondée en 1926, qui prônait


le rapprochement entre juifs et Arabes.

Eretz-Israël

Littéralement : « terre d'Israël », le pays du peuple d'Israël.


L'appellation apparaît pour la première fois dans Samuel I (frontières non
définies) comme le « pays » d'habitation du peuple juif. Les limites du
pays sont décrites dans le livre des Rois II (territoires des douze tribus).
La carte ci-dessous montre ce que réclamait le mouvement sioniste
pour y installer le foyer national (proposition soumise par l'OSM à la
conférence de la paix de Paris, 1919).
Il ne faut pas confondre Eretz-Israël avec le royaume d'Israël (ou du
Nord) fondé par Jéroboam Ier (933-911 av. J.-C.). Les frontières du pays
d'Israël ont beaucoup changé au cours des siècles : de la promesse faite à
Abraham (qui parle d'une région limitée au sud par le « fleuve d'Égypte »
– rivière d'El Arish, Nord-Sinaï – et le « Grand Fleuve »-Euphrate, au
nord-est) à la Palestine du mandat dessinée en 1922, beaucoup plus
grande que la région réclamée par les sionistes à la conférence de Paris.
Au début du xxe siècle, lorsque les sionistes parlent d'Eretz-Israël c'est, en
gros, à la carte de 1919 qu'ils font allusion.
Limites revendiquées par l'OSM à la Conférence de Paris
(1919)
Les écritures usent de plus d'une appellation pour nommer ce pays : «
la Terre sainte », « le pays de la Beauté », « le pays désirable », « le pays
des Hébreux », etc. Le nom « Palestine » lui est attribué par les Romains
après la révolte de Bar-Kochba, en 135 de l'ère chrétienne.

Galout ou Gola

« Exil ». A donné l'adjectif « galoutique ». On peut parler


indistinctement de « galout », « gola » ou « diaspora ». En hébreu
moderne, l'adjectif « galoutique » a, en général, une consonance
péjorative.
Goy

« Étranger », « non-juif gentil », « nation » ; pluriel : goyim.

Haganah

Littéralement : « défense ». Organisation de défense armée fondée par


l'Ahdout Haavoda à son congrès du 12 juin 1920. Liée à la Histadrout,
qui la finançait. L'engagement y était volontaire et ouvert à tous sans
distinction d'appartenance politique. La création de ce corps rend inutile
le groupe Hashomer, qui, jusque-là, remplissait plus ou moins les
fonctions que la Haganah s'était définies. La Haganah sera toujours
frappée de suspicion de la part des autorités du gouvernement
mandataire, ce qui explique son caractère semi-clandestin. Durant la
Seconde Guerre mondiale, pourtant, l'armée britannique collaborera avec
elle pour mettre en place les patrouilles d'assaut (voir Palmah). Jusqu'à la
veille de la guerre d'indépendance, la Haganah réussit à entraîner près de
20 000 hommes et femmes. La Haganah deviendra « Tsahal » (armée de
défense d'Israël) aussitôt proclamée l'indépendance de l'État.

Hanoar Haoved

La « Jeunesse laborieuse » : mouvement de jeunesse pionnière fondé


en 1924 par la Histadrout. En fait, il était dirigé par l'Ahdout Haavoda et
le Hapoël Hatsaïr, puis, après la fusion de ces deux partis, en 1930, par le
Mapaï.

Hashomer

La « Garde » : organisation des gardes juifs formée avant la Première


Guerre mondiale. Voir Haganah.

Hashomer Hatsaïr
La « Jeune Garde » : mouvement pionnier sioniste socialiste fondé à
Vienne en 1916. Devient parti politique en 1946 et participe à la
formation du parti Mapam (Parti ouvrier unifié) en 1948.

Keren Hayessod

Principale institution financière de l'OSM puis de l'Agence juive.


Établie en 1920. L'argent collecté servait à couvrir les dépenses liées à
l'immigration, à l'intégration des nouveaux immigrants, et à l'installation
des colonies agricoles (kibboutzim et moshavim surtout). Jusqu'à la
création de l'État, le Keren Hayessod couvrait aussi, en partie, les
dépenses liées à la défense du Yshouv.

Keren Kayémet (Lélsraël)

Fonds (produit de collectes) établi par l'OSM en 1901. Destiné à la


réhabilitation des terres en vue de leur exploitation et au reboisement du
pays.

Knesset Israël

Littéralement : « ensemble d'Israël », « communauté d'Israël ».


Appellation que se donne le Yshouv organisé. Knesset Israël sera
reconnue par le gouvernement mandataire en 1928. Les Arabes
musulmans refuseront de s'organiser en communauté. L'appartenance au
« groupe » était « volontaire », en ce sens qu'un membre d'un groupe (juif
ou musulman) pouvait s'en détacher s'il le voulait (et donc rejeter son
autorité). C'est ainsi que les juifs ultra-orthodoxes (Agoudat Israël)
refusèrent en bloc leur inclusion dans les structures sionistes élues (au
niveau municipal et au niveau du pays). Ne pas confondre avec Knesset
(nom que prend le Parlement de l'Etat d'Israël). Voir Asséfat Hanivharim
et Vaad Léumi.
Mahanot Haolim

Littéralement : « camps de nouveaux immigrants ». Mouvement de


jeunesse pionnière (scolarisée) fondé par le Kibboutz Haméouhad en
1927. A créé de nombreux kibboutzim.
En 1945, le mouvement se scinde : les partisans du Mapaï se joignent
au mouvement Gordonia (du nom de Gordon) et au Jeune Maccabi pour
fonder un nouveau mouvement de jeunesse lié au mouvement
kibboutzique, Union des kvoutzot et kibboutzim.

Moshav

Pluriel : moshavim. Exploitation agricole de type coopératiste. Il existe


plusieurs types de moshavim, qui vont de l'exploitation proche de la
forme individuelle « privée » sur un lopin de terre à l'exploitation proche
du « regroupement » kibboutzique.

Moshava

Peuplement agricole privé; désignait (en général) les villages agricoles


fondés à partir de la première alya ou avant (Petah-Tikva, par exemple).
Pluriel : moshavot. Ne pas confondre avec Moshav. Les moshavot sont
pour la plupart devenues des villes.

Olé

« Immigrant », « nouvel immigrant » ; féminin : ola ; pluriel : olim.

Organisation sioniste mondiale (OSM)

Fondée par Theodor Herzl au Ier congrès sioniste (Bâle, août 1897).
C'est lors de ce congrès que fut adoptée la résolution connue sous la
dénomination « programme de Bâle », qui reste l'une des meilleures
définitions à la fois du sionisme et des moyens qu'il entendait se donner
pour réussir sa tâche – l'OSM étant son bras séculier :
« Le sionisme aspire à la création, en Palestine, d'un foyer national
pour le peuple juif garanti par le droit public.
« À cette fin, le Congrès envisage d'employer les moyens suivants :

« 1. l'encouragement de façon appropriée à l'installation en Palestine


d'agriculteurs, artisans et commerçants juifs;
«2. l'organisation et l'unification de toutes les communautés juives
grâce à des institutions appropriées locales et générales, conformément
aux lois de leurs pays respectifs;
« 3. le renforcement du sentiment juif et de la conscience nationale
[juive] ;
« 4. il entreprendra toutes les démarches préparatoires en vue d'obtenir
des gouvernements le consentement nécessaire pour atteindre le but du
sionisme. »
En plus de son activité auprès de tous les gouvernements pour
défendre la cause du sionisme, l'OSM a consacré le meilleur de ses
moyens financiers (produits des collectes) et de son énergie à développer
le peuplement juif en Eretz-Israël et à encourager l'immigration dans le
pays. Voir aussi Agence juive.

Palmah

Initiales de plougot mahatz, compagnies (patrouilles) de choc. Unité


(de neuf patrouilles) composée de volontaires juifs de Palestine, créée,
armée et entraînée par l'armée britannique en 1941. Durant la guerre, le
Palmah était partie intégrante de l'armée britannique (avec l'assentiment
de la Haganah). Pendant la guerre d'indépendance, le Palmah, organisé en
bataillons et régiments, constituait les troupes de choc de l'armée
israélienne. Il lui a fourni, jusqu'au début des années 1980, un grand
nombre de ses généraux et plusieurs chefs d'état-major, dont Itzhak
Rabin. Le 7 novembre 1948, Ben Gourion mettra fin à l'existence semi-
indépendante des patrouilles au sein de l'armée, vestige de l'époque
préétatique.

Shtettl

Localité (village en général) peuplée seulement de juifs (dans les pays


de l'Europe de l'Est). Ne pas confondre avec « ghetto », quartier auquel
était confiné l'habitat juif dans les villes d'Europe.

Tsahal

Initiales d'« armée de défense d'Israël » en hébreu. Institué par


ordonnance du gouvernement provisoire quelques jours après la
déclaration d'indépendance et proclamé « seule force armée légale de
l'État ». Le Léhi (combattants pour la liberté d'Israël) et l'Etsel
(organisation armée nationale) – organisations militaires de droite qui ne
reconnaissaient pas l'autorité de la Haganah – acceptent aussitôt son
autorité. Menahem Begin, Premier ministre de 1977 à 1983, avait
commandé l'Etsel (Irgoun) et Itzhak Shamir, Premier ministre de 1983 à
1984 et de 1986 à 1992, était de l'équipe dirigeante du Léhi (groupe
Stern).

Vaad Léumi

Littéralement : « Comité national », que la puissance mandataire


refusera de désigner par ce nom, lui préférant celui de General Council.
Élu par l'Asséfat Hanivharim pour une période d'un an (en principe).
Sorte d'exécutif, chargé surtout de la représentation du Yshouv auprès du
haut-commissaire. Le Comité national établira peu à peu de véritables
départements responsables de certains services publics de la communauté
juive : département religieux, instruction et culture, santé, presse. Il aura
aussi un département municipal. Les secrétaires du Vaad Léumi seront
successivement David Yellin (1920-1929), Pinhas Ruttenberg (1929-
1931), Itzhak Ben Zvi (1931-1944) et David Rémez (1944-1948). Voir
Knesset Israël et Asséfat Hanivharim.

Yshouv

Littéralement : « peuplement », « domaine habité », « petite localité ».


Dans l'ouvrage, ce mot est presque toujours utilisé dans le sens de «
population juive » de Palestine, ce sens que lui attribuaient déjà les
nouveaux immigrants de la première alya. Les hommes de la deuxième
alya distinguaient entre ancien et nouveau Yshouv, entre la population
juive installée dans le pays avant les années 1880 et celle sur les lieux
depuis la première alya. Le mot peut aussi signifier (selon le contexte), «
entité politique » (des juifs de Palestine) ou encore la période historique
qui va de 1882 à 1948.
INDEX
ADLER, Max : 50
AGNON, Shmuel Yossef : 522
AHAD HA'AM (Asher Zvi GINSBERG) : 80, 82, 89, 134
AHARONOWITZ, Yossef : 78, 116, 266, 278, 286, 297, 299, 300,
304, 317, 322, 337, 351, 353, 377, 405, 452, 457, 458, 462, 467
ALLENBY, Edmund Henry Hynman : 107, 207
ALON, Igal : 308, 510, 511, 519
ALTERMANN, Nathan : 522
ANILEWICZ, Mordekhaï : 493
ARAFAT, Yasser : 517
ARAN, Zalman (AHARONOWITZ, Ziama) : 290, 422, 423, 426, 428,
430, 437, 438, 475, 479, 482
ARLOSOROFF, Haïm : 43-47, 59, 60, 246, 295, 297, 298, 302, 303,
317, 338, 351, 354-356, 362, 365-367, 416, 451, 461
AVIGAL, Moshé : 387
A VINERI, Shlomo : 84
A VIZOHAR, Meïr : 427
BALFOUR, Arthur James : 107, 494
BAR YEHOUDA : voir IDELSON, Israël
BARAM, Moshé : 415
BARRÉS, Maurice : 44, 228, 522
BAUER, Otto : 45
BEENSTOCK, Michaël : 335
BEGIN, Menahem : 510
BEILINSON, Moshé: 195, 294, 345, 441, 467, 468, 470, 471
BEN AHARON, Itzhak : 413, 427, 482, 490
BEN GOURION, David (GRUEN) : 26, 35, 36, 38, 40-43, 47, 51-53,
58, 59, 61, 71, 77, 80, 107, 108, 113, 115-119, 122, 123, 125, 126, 129-
138, 140-148, 153, 157, 159-161, 164-166, 168, 171, 172, 174-177, 179,
180, 184-194, 197-201, 211, 219, 220, 222, 224, 227, 232, 233, 235, 255,
259, 271, 277, 280-286, 289-293, 300-304, 307, 308, 311, 313, 315-319,
321-324, 327-329, 332-334, 337, 340, 344-351, 353, 355-360, 364, 374-
377, 379, 386, 392, 394-398, 402, 407-411, 414, 417, 420-424, 426, 427,
431, 437, 441, 451, 452, 454-458, 461, 462, 464, 472, 473, 475, 476,
480, 494-501, 504, 509, 510, 514, 519
BEN YÉROUHAM, Dov : 226, 481, 483
BEN ZVI, Itzhak (SHIMSHELEWITZ) : 35, 51, 59, 107, 108, 119,
131-133, 146, 157, 164, 168, 258, 290, 302, 310, 357, 366, 402, 456
BENDORI, Feibush : 426
BERGMANN, Shmuel Hugo : 86, 112
BERGSON, Henri : 209
BERNADOTIE (comte) : 496
BERNSTEIN, Eduard: 45, 139, 151, 231, 258
BIALIK, Haim Nahman : 80, 223
BISMARCK, Otto von : 276
BLOCH, David (BLUMENFELD, Ephraïm) : 129, 147, 148, 164, 168,
234
BLUM, Léon : 50, 258, 265
BLUMENFELD, Kurt : 362, 363, 376
BOGRASHOV, Haïm (Dr) : 398
BOROCHOV, Ber : 31, 33, 35, 50, 51, 58, 94, 113, 116, 119, 124, 126-
130, 132, 136, 137, 142, 143, 150, 163, 181, 215, 238, 248, 259
BRENNER, Yossef Haïm : 63, 91, 105, 134, 158, 238, 266, 309
BRINKER, Menahem : 91
BRODNY, Isaac : 462
BROMBERG, 1 : 413
CABET, Étienne : 149
CARLYLE, Thomas : 151
COHEN, Abe : 67
CORRADINI, Enrico : 44, 156, 228, 243, 244, 245, 354
DAN, Hillel : 449
DASHEVSKI, Pinhas : 80
DAYAN, Moshé : 296, 308, 510, 519
DAYAN, Shmuel : 296
DÉAT, Marcel : 265
DILTHEY, Wilhelm : 151
DIZENGOFF, Meïr : 116, 364, 371
DJILAS, Milovan : 70
DOSTOÏEVSKI, Fedor : 151
DOUBNOV, Shimon : 80
DREYFUS, Alfred (affaire) : 22, 25, 258
DRORI, Ygal: 371, 373
DRUMONT, Édouard : 78
EINSENSTADT, Shmuel N. : 447
ELKIND, Menahem: 257, 277, 301, 304, 308, 310, 311, 316, 318, 321,
322, 323, 325, 326, 328, 329, 330
ESHKOL, Lévy (SHKOLNIK) : 59, 290, 302, 449, 451, 452, 510, 519
FAURE, Paul : 265
FICHTE, Johann Gottlieb : 113
FISHMAN, Ada : 351, 432, 489
FORD, Henry : 368
FOURIER, Charles : 149
FRENKEL, Jonathan : 127, 150-153, 180
FREUD, Y. : 413
FRIEDMAN, Avshalom : 306
GAULI, Israël : 510
GLICKSON, Moshé : 201, 371-377, 379, 388
GOLDBERG, Néta (HARPAZ) : 164
GOLOMB, Eliahou : 52, 164, 193, 229, 297, 307, 310, 426, 462, 463
GORDON, Aharon-David : 31, 46, 58, 60, 66, 75-77, 82-86, 88-113,
119, 136-138, 146, 182, 209, 214, 217, 227, 228, 238, 239, 245, 261,
266, 270, 303, 322, 329, 351, 377, 511, 519, 522
GORNY, Yossef: 138, 188, 190, 295
GRABSKI, Wladyslaw : 336
GRAMSCI, Antonio : 140
GRUEN, David : voir BEN GOURION, David
GUILADI, Dan : 340
GURFINKEL, Israël (GOURI) : 462, 463, 466, 473, 482, 483
HAZAN, Jacob : 420, 421, 424, 457
HEFFETZ, Mona : 392
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich : 509
HERDER, Johann Gottfried : 23, 28, 86, 87, 522
HERZL, Theodor: 25, 82, 124, 125, 149, 157, 294, 372
HILFERDING, Rudolf : 50, 139, 213
HIRSHOWITZ, Ben Zion (Dr) : 320, 321
HITLER, Adolf : 52, 79, 260, 348, 410, 442, 513
HOBBES, Thomas : 95
HORIN, Itzhak : 470
HOROWITZ, Dan : 26, 28, 34, 37
HOROWITZ, David : 290, 325, 330
HOUSHI, Abba : 428, 430, 431, 470, 471 IDELSON, Beba: 418, 441
IDELSON, David : 382, 383, 384, 387, 390, 391
IDELSON, Israël (BAR YEHOUDA) : 472, 473, 481
ISRAELI, Bentzion : 499
JABOTINSKY, Zeev (Vladimir) : 32, 57, 66
JAURÈS, Jean : 45, 50, 134, 139, 151, 213, 231
JOUVENEL, Henry de : 67
KANIEVSKI : 466
KANT, Emmanuel : 23, 45, 151
KAPLAN, Eliezer : 59, 426, 462, 470, 471
KAPLANSKI, Shlomo : 148, 149, 150, 164, 168, 193, 194, 197, 350,
364
KATZNELSON, Berl : 34, 35, 40-43, 47, 50, 51, 55, 58, 59, 63, 78-83,
88, 89, 97, 98, 107, 108, 113, 118, 119, 136-138, 140, 145, 150, 153,
157-159, 162-165, 167-172, 174-177, 181, 191, 192, 195, 200, 205-273,
276, 278, 283, 286, 289, 293, 294, 297, 298-304, 309, 311, 317, 321,
329, 332, 343, 345, 351-356, 358, 362, 366-369, 374-376, 391, 396, 397,
409, 412, 413, 417, 426, 427, 437, 438, 451, 454, 456, 463, 464, 471,
487, 490, 499, 510, 511, 519, 522
KAUTSKY, Karl : 139, 240, 263
KITZIS, Yossef : 427, 428, 430
KOLATT, Israël: 122, 175, 182, 207, 358, 359
KOOK, Grand Rabbin : 518, 521
KOPILEWITZ, Yehouda (ALMOG): 308, 309, 318
KOUSHNIR, Yohanan : 428
KROEGEL, Annie : 286
LABRIOLA, Antonio : 139, 140
LANDAUER, Gustav : 264
LANDOBERG, Itzhak (SADEH) : 308, 309, 314, 318, 330
LASSALLE, Ferdinand : 149
LAVI : voir LEVKOWITZ, Shlomo
LAVON : voir LOUBLIANIKER, Pinhas
LÉNINE (Vladimir Illitch Oulianov, dit) : 48, 161, 193, 213, 240, 263,
407
LEVKOWITZ, Shlomo (LAVI) : 38, 135, 224, 297, 305, 311, 312,
313, 318, 319, 329, 352, 409
LOEBKNECHT, Karl : 264
LIFSCHITZ, David : 433
LISSAK, Moshé : 26, 28, 34, 37
LOCKE, John : 23, 95
LOKKER, Berl : 499
LONGUET, Jean : 258
LOUBLIANIKER, Pinhas (LAVON) : 290, 429, 430, 500
LUFBAN, Itzhak : 337, 354
LUFT, Zvi : 354
LUKÁCS, Georgy : 140
LUXEMBURG, Rosa : 139, 263, 264
MAN, Henri de : 265, 266
MARX, Karl : 22, 23, 45, 46, 91, 139, 140, 151, 159, 208, 213, 231,
263
MAZZINI, Giuseppe : 113
MACDONALD, Ramsay : 240, 258
MEÏR, Golda (MEÏERSON) : 290, 426, 435, 465, 473, 485, 488, 502,
511, 519
MERLINO, Saverio : 50
MERLIO, Gilbert : 47
METZER, Yaakov : 335
MICHELET, Jules : 113, 522
MICHELS, Robert : 70
MICKIEWICZ, Adam : 113
MILL, John Stuart : 23
MINZ, Matithyahou : 127, 129
MOELLER VAN DEN BRUCK, Arthur : 46
MOND, Alfred (Lord MELCHETT) : 363
MUSSOLINI, Benito : 260, 265
NAMIROWSKY, Mordechaï (NAMIR) : 290, 428, 439, 440
NETSER, Dvora : 428
NETSER, Shraga : 428
NIETZSCHE, Friedrich : 91, 209
NORDAU, Max : 25, 82, 124
OPPENHEIMER, Franz : 56, 148, 149, 150
OWEN, Robert : 149
PÈRES, Shimon : 510, 514
PERLSON : 451
PERSITZ, Shoshana : 391
PÉTAIN, Philippe : 523
POGATCHOV, Sh.-Z. : 383, 384
POLANI, Yéhouda : 382, 383, 387, 390, 391
PROSZENSKI : 40
PROUDHON, Pierre Joseph : 20, 156
RABIN, Itzhak : 436, 514, 517, 523, 524
RABIN, Néhémia : 436
RABINOWITZ, Aharon : 422
RAFALKES, Nahum : 128, 160
RÉMEZ, David : 58, 59, 113, 164, 167, 175, 195, 222, 234, 286, 306,
309, 310, 311, 314, 315, 317, 366, 396, 398, 404, 414, 426, 431, 434,
436-438, 456, 460, 473, 475, 478, 483
RENAN, Ernest : 522
REPTOR, Berl : 428, 429
RESHEF, Shimon : 384, 385
RÉUVÉNI, Aharon : 226
ROBACHOV, Zalman (SHAZAR) : 157, 456, 487
ROTENSTREICH, Nathan : 500
ROTHSCHILD (famille) : 380
ROTHSCHILD (Lord) : 107
RUPPIN, Arthur : 55, 56, 66, 201, 278, 361, 362, 372, 374, 375, 376
RUTENBERG, Pinhas : 369, 370
SADEH : voir LANDOBERG, Itzhak
SAPIR, Yossef: 510
SCHOPENHAUER, Arthur: 151
SCHORSKE, Carl : 84
SCHWEID, Eliezer : 88, 89
SHALTIEL, Élie : 34, 369
SHAMIR, Itzhak : 496
SHAPIRA, Anita : 34, 36, 37, 168, 205, 209, 211, 220, 221, 222, 330,
331, 499
SHAPIRA, Yonathan : 184, 286, 288, 289
SHAPIRA, Yossef : 412
SHARETT, Moshé (SHERTOK) : 366, 367, 403, 410, 426, 429, 500
SHAZAR : voir ROBACHOV, Zalman
SHERF, Zeev : 404
SHERTOK, Moshé : voir SHARETT, Moshé
SHIMONI, David (SHIMONOWITZ): 226
SHKOLNIK, Lévy : voir ESHKOL, Lévy
SHOHAT, Israël : 307, 308, 309, 310, 377
SIMMEL, Georg : 151
SOKOLOV, Nahum : 372, 376
SOREL, Georges: 38, 91, 92, 153, 208, 209, 355
SPENGLER, Oswald : 46, 156
SPRINZAK, Yossef : 53, 59, 322, 338, 352, 354, 366, 413, 426, 429,
431, 432, 433, 436-438
STALINE (Joseph Vissarionovitch Djougachvili, dit) : 421
SYRKIN, Nahman: 46, 47, 50, 119, 125, 129, 148-161, 163, 237, 238,
246, 284 TABENKIN, Itzhak : 58, 62, 108, 113, 118, 129, 132, 137, 141,
157, 160, 164, 167, 168, 171, 174-176, 186, 187, 190, 224, 227, 229,
284, 286, 305, 312, 329-332, 345, 352, 396, 410, 413, 424, 441, 442,
457, 510, 519
TEVETH, Shabtaï: 51, 131, 132, 134, 135, 327
TOCQUEVILLE, Charles Alexis de : 23
TOLSTOÏ, Léon: 91
TOUVIN, Pinhas : 436
TREITSCHKE, Heinrich von : 522
TROTSKY (Lev Davidovitch Bronstein, dit Léon): 240
TRUMPELDOR, Yossef : 80, 232, 306, 307
TSEMAH, Shlomo : 135, 182
USSISHKIN, Menahem : 127, 201, 251, 254, 361, 363, 372, 376
VANDERVELDE, Emile : 50, 67, 258, 490
WEIZMANN, Haïm: 201, 251, 294, 361, 362, 372, 376, 494
WERBER, Fishel : 413, 425
YAARI, Meïr : 271, 272, 329, 420, 421, 424, 441, 442, 457, 458, 465
YAFFÉ, Eliezer: 230, 231, 296, 297, 298, 300, 329, 377, 440, 458
YANAÏT, Rahel : 302
YAVNÉÉLI, Shmuel: 157, 164, 284, 382, 383, 388, 389, 390, 398,
441, 442, 449, 451, 452, 453
ZANGWILL, Israël : 125
ZIESLING, Aharon : 439, 440
ZIV, Sanny : 335
ZUSSMAN, Zvi : 444, 445, 446
Index établi par Carmen Fernandez
« L'espace du politique »

Collection dirigée par Pierre Birnbaum

Hannah Arendt, L'Impérialisme (traduit de l'anglais par Martine


Leiris).
Claude Aubert, Yves Chevrier, Jean-Luc Domenach, Hua Chang-
Ming, Roland Lew,Wojtek Zafanolli, La Société chinoise après Mao.
Entre autorité et modernité.
Bertrand Badie, Les Deux États. Pouvoir et société en Occident et en
terre d'Islam.
–, L'État importé. L'occidentalisation de l'ordre politique.
–, La Fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur
l'utilité sociale du respect.
Jean-François Bayard, L'État en Afrique.
Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Le Long Remords du pouvoir.
Le Parti socialiste français (1905-1992).
Pierre Birnbaum, La Logique de l'État.
Georges Balandier, Le Détour.
Raymond Boudon, L'Art de se persuader.
Martin Broszat, L'État hitlérien. L'origine et l'évolution des structures
du Troisième Reich (traduit de l'allemand par Patrick Moreau).
Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une
chronique du salariat.
Christophe Charle, Les Élites de la République (1880-1900).
Jean-Luc Domenach, Chine, l'archipel oublié.
Jacques Donzelot, L'Invention du social. Essai sur le déclin des
passions politiques.
Raphaël Draï, La Sortie d'Égypte. L'invention de la liberté.
–, La Traversée du désert. L'invention de la responsabilité.
François Dupuy et Jean-Claude Thoening, L'Administration en miettes.
Pierre Favre, Naissance de la science politique en France (1870-
1914).
Maurice Godelier, La Production des grands hommes.
Nancy Green, Les Travailleurs immigrés juifs à la Belle Époque. Le «
Pletz » de Paris (traduit de l'anglais par Michel Courtois- Fourcy).
Catherine Grémion et Philippe Levillain, Les Lieutenants de Dieu. Les
évêques de France et la République.
Jürgen Habermas, Après Marx (traduit de l'allemand par René
Ladmiral et Marc B. de Launay).
–, Théorie de l'agir communicationnel. Tome 1 : Rationalité de l'agir
et rationalisation de la société (traduit de l'allemand par Jean-Marc
Ferry). Tome 2: Critique de la raison fonctionnaliste (traduit de
l'allemand par Jean-Louis Schlegel).
Guy Hermet, Le Peuple contre la démocratie.
–, Les Désenchantements de la liberté. La sortie des dictatures dans
les années 90.
Albert O. Hirschman, Bonheur privé, action publique (traduit de
l'anglais par Martine Leiris et Jean-Baptiste Grasset).
–, Deux siècles de rhétorique réactionnaire (traduit de l'anglais par
Pierre Andler).
–, Défection et prise de parole (traduit de l'anglais par Claude
Besseyrias).
–, Un certain penchant à l'autosubversion (traduit de l'anglais par
Pierre-Emmanuel Dauzat).
Paula Hyman, De Dreyfus à Vichy. L'évolution de la communauté juive
en France, 1906-1939 (traduit de l'anglais par Sabine Boulongne).
Georges Lavau, À quoi sert le Parti communiste français?
Yves Mény, La Corruption de la République.
Serge Moscovici, L'Âge des foules. Un traité historique de psychologie
des masses.

–, La Machine à faire des dieux.


Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires.
Jacques Rondin, Le Sacre des notables. La France en décentralisation.
Richard Sennett, Autorité (traduit de l'anglais par Férial Drosso et
Claude Roquin).
Theda Skocpol, États et Révolutions sociales. La révolution en France,
en Russie et en Chine (traduit de l'anglais par Noëlle Burgi).
Zeev Sternhell, Naissance de l'idéologie fasciste.
Charles Tilly, La France conteste, de 1600 à nos jours (traduit de
l'anglais par Éric Diacon).

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