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HUGUES DE VARINE

LA CULTURE
DES AUTRES

SEUIL
ISBN 2-02-004438-2.

(2) ÉD ITION S DU SEU IL, 1976.

ISBN de l'édition numérique: 979-10-93337-01-2


Il faudrait peut-être que ces intellectuels
s'avisent qu'il se passe quelque chose à
l'extérieur de leur paradis pour hommes
cultivés.
Richard Hoggart.
Introduction

Ce livre n'est pas une œuvre savante ; il n'est pas le


message d'un philosophe ; il n'a pas non plus de
prétention littéraire. Il est le fruit d'un hasard, ou plutôt
d'une multitude de hasards, échelonnés sur quinze ans,
rencontrés sur tous les continents. Je ne pouvais pas ne
pas l'écrire, car il représente l'expression de ma gratitude
pour tous ceux qui m'ont mené, par la main et par l'esprit,
à une certaine compréhension des problèmes de l'homme.
Je leur devais l'honnêteté de leur dire ce que j'avais
compris.
J'ai commencé ma vie active dans un poste culturel hors
de mon pays. Je l'ai poursuivie comme responsable d'une
organisation internationale culturelle, dix ans durant.
Pendant tout ce temps, j'ai parcouru, malheureusement
trop superficiellement, soixante-quinze pays dans toutes
les régions du monde. J'y ai pris des contacts, fait des
observations, rassemblé des impressions multiples ; en
fonction de ces expériences, j'ai essayé de transformer la
forme et les moyens de mon action professionnelle. J'ai
en grande partie échoué parce que j'essayais de concilier
des inconciliables : les grandes organisations
internationales ne sont pas réellement faites pour aider à
résoudre les vrais problèmes, elles existent pour
préserver et accroître les privilèges d'un petit nombre de
pays et de personnes. Quant aux États, pris
individuellement, leur générosité est encore moins
désintéressée.
Lorsque l'on découvre à la fois quelques-unes des réalités
les plus sombres du monde d'aujourd'hui et sa propre
incapacité d'y remédier avec les moyens conventionnels
dont on dispose, on est tenté, après une révolte initiale, de

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chercher d'autres solutions plus efficaces et d'écouter
des spécialistes. C'est alors que l'on commence à lire ce
qui a pu être écrit sur le sujet. Des milliers d'ouvrages,
d'articles, de thèses, de rapports d'experts ont été publiés
sur la culture, dans toutes les langues : je ne les ai pas
tous lus, mais j'en connais un bon nombre. Des centaines
de discours sont prononcés chaque année sur le même
sujet : je ne les ai pas tous entendus, mais j'ai dû en subir
un bon nombre (sans parler de ceux que j'ai moi-même
commis). Pendant le même temps, d'innombrables
ministères « de la Culture » ou administrations culturelles
de toutes sortes ont vu le jour, ainsi que des associations
de promotion, de défense, de création, d'éducation,
suivant une sorte de mode, pour ne pas dire d'activisme :
leurs responsables ont eu maintes occasions de
démontrer par leurs actes ce qu'ils entendent par culture
et comment ils comptent la servir. L'Unesco a publié déjà
de nombreux volumes de documentation sur ce qu'elle
appelle les « politiques culturelles » nationales. A travers
tout cela on ne trouve rien de véritablement novateur :
c'est toujours le même aspect de la culture, la même
définition, la même idée des relations entre peuples,
entre civilisations. Je n'y ai en tout cas pour ma part rien
découvert de nouveau ou d'utile pour mon action ou pour
la solution des problèmes qui m'étaient posés. Il y a bien
sûr des exceptions mais il n'est pas nécessaire d'en
parler déjà car nous ne manquerons pas d'occasions d'y
revenir en détail.
Déçu par la « littérature », j'ai essayé de la politique. Mai
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pensais pouvoir y trouver des encouragements, des
réponses, des possibilités de confrontations. J'ai été
encore une fois déçu, cette fois par le conformisme de
gauche, étrangement semblable à celui de droite ou du
centre. A part un certain engouement assez enfantin pour
des expériences dites « cubaine » ou « chinoise » que peu
de gens ont réellement eu la chance d'examiner sur place
avec tous les éléments d'informations nécessaires, le
domaine culturel est probablement le seul où la classe

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politique presque unanime ne veut pas de changement
réel, au moins en France (voir les divers programmes
politiques proposés par les partis lors de la campagne des
élections législatives de 1973) et dans la plupart des pays
soi-disant développés. Qui a critiqué en son temps la
politique aristocratique d'un Malraux ? Qui ose remettre en
cause la sacro-sainte équation : « culture = beaux-arts +
théâtre + musique savante + littérature » ? Nos
révolutionnaires, quelle que soit leur obédience, cherchent
désespérément à faire coïncider des théories culturelles
e
bourgeoises du XIX siècle avec l'authentique idéologie
e
marxiste de ce même XIX siècle, et cela pour ce qu'ils
croient être le plus grand bien de l'homme de la seconde
e
moitié du XX siècle.
Ce que je cherchais, je l'ai quand même trouvé, mais par
hasard et auprès d'individus isolés, dont beaucoup
n'avaient rien à voir avec la culture au sens traditionnel.
Chaque fois, ce fut pour moi un choc, d'autant plus fort qu'il
n'était pas prévu, pas cherché. Éducateurs comme Paulo
Freire, urbanistes comme Jorge Hardoy, philosophes
comme Roger Garaudy et Stanislas Adotevi, scientifiques
comme Prakash Agrawal, muséologues comme Mario
Vasquez, amis sans spécialité et sans statut social
reconnus, contestataires constructifs et persécutés, etc., ce
sont ces gens-là qui m'ont apporté des réponses, qui m'ont,
petit à petit, permis de trouver mes propres réponses, ou
au moins de poser correctement les questions essentielles.
C'est à eux que je dois la matière de ce livre.
Ce qui suit n'est ni une thèse, ni un traité : je ne
possède ni l'érudition ni le vocabulaire qui seraient
nécessaires. J'ai voulu m'exprimer simplement, avec mon
vocabulaire de tous les jours, un peu jargonique peut-être
après tant d'années au contact des organisations
internationales, dans un style contaminé par la
fréquentation d'autres langues et d'autres modes
d'expression. Je vais donc essayer de relater des
expériences personnelles, jeter par écrit d'innombrables
indignations accumulées, exprimer franchement mes
propres conclusions. Pour appuyer mon point de vue, je

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décrirai des situations concrètes, observées sur place ou
communiquées par des amis ou correspondants, je citerai
chaque fois que possible des faits jamais décrits encore
ou inaccessibles au plus grand nombre. Enfin, je poserai
des questions aux responsables et aux observateurs de
bonne foi et je marquerai l'état d'une recherche trop peu
connue, parfois individuelle, parfois collective, qui porte sur
les méthodes d'analyse de situations culturelles données,
sur les possibilités de la recherche critique, sur des
techniques d'expérimentation, sur des actions possibles,
utopiques ou réalistes, complexes ou simplistes.
Beaucoup ne comprendront pas la remise en cause de
valeurs supposées absolues ; d'autres n'accepteront pas ce
qu'ils prendront pour de la mauvaise conscience d'intellectuel
bourgeois ; certains enfin ne verront ici qu'idéalisme
internationaliste. Peut-être n'aurai-je réussi qu'à donner des
impressions fausses, qu'à choquer pour rien. Si c'est le cas,
je m'en excuse auprès des amis de tous pays que j'aurais
voulu aider, en faisant connaître leurs préoccupations et leurs
problèmes.
Car je voudrais que l'on comprenne enfin, et pas
seulement en paroles, que le danger que nous courons tous
n'est pas de nature démographique, économique,
idéologique, sociale, qu'il est avant tout culturel, que la
domination matérielle de l'homme blanc, mentalement sous-
développé et techniquement sur-développé, doit céder la
place à un effort conjugué et sans précédent de libération et
d'initiative culturelles, qui seul apportera à l'espèce humaine
une alternative à l'environnement nuisible qu'elle a comme
par mégarde enfanté.
Pour nous, possesseurs et esclaves de la civilisation
technicienne, c'est à la culture des autres que nous devrons
de pouvoir survivre.

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PREMIERE PARTIE

La culture et l'économie

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CHAPITRE I

La confusion culturelle

Lors d'une réunion d'ethnologues en Irak (1967),


j'assistai à une démonstration de techniques
d'enquête ethnographique dans le marché couvert
de Kerbela et dans un petit village de la plaine
mésopotamienne. Tout était prétexte à étude,
commentaire, intérêt, du point de vue de
l'anthropologie culturelle et sociale. On y enseignait
que chaque objet, chaque geste, chaque
environnement était représentatif d'une culture. Je
le crois volontiers et je me range sans hésiter aux
côtés des anthropologues, pour définir la culture
comme l'ensemble des solutions trouvées par
l'homme et par le groupe aux problèmes qui leur
sont posés par leur environnement naturel et
social.

Quelle culture et pour qui ?


Mais si l'on prétendait appliquer les mêmes
principes à un supermarché ou à un grand magasin,
à Bagdad ou à New York, il ne s'agirait plus de
culture mais tout simplement d'économie. Autrefois,
les comportements économiques, les mécanismes
de production et de commercialisation n'étaient
qu'un aspect particulier de tout un ensemble de
comportements et de mécanismes qui constituaient
une civilisation, mieux une culture, avec tous les

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autres facteurs matériels, sociaux, spirituels. Toute
l'activité humaine était orientée, mais évidemment
sans qu'on le dise et à plus forte raison sans qu'on
l'analyse, vers la culture. Maintenant, toute cette
activité n'est orientée que vers l'économie et, à
travers elle, vers la croissance. C'est ici que se
place la confusion initiale, fondamentale, celle qui
explique tout le reste. Les mêmes faits, les
mêmes gestes, les mêmes concepts ont changé
de signification. Après des millénaires, toutes les
forces de tous les hommes, toutes les ressources
de la nature ne sont plus consacrées à la
satisfaction de besoins matériels élémentaires ou
d'aspirations spirituelles, mais sont orientées vers
la croissance maximale au profit d'une faible
minorité de privilégiés : élites du pouvoir et de
l'argent à l'intérieur de chaque pays ; minorité de
pays, à l'échelle du globe.
A ce premier phénomène s'en ajoute un autre :
l'apparition d'une véritable discrimination culturelle.
Venant après le droit à la vie, à la liberté de pensée
et d'expression, à l'éducation et à bien d'autres
choses encore, tout homme possède un droit
imprescriptible à la culture. Cela a été proclamé par
l'Unesco au nom de ses 130 Etats membres qui,
tous sans exception, dénient à une partie au moins
de leurs citoyens ce même droit à la culture.
Entendons-nous : dans presque tous les pays, on a
le droit et même parfois le devoir d'admirer les
chefs-d’œuvre du passé, de respecter les
règlements d'urbanisme, de chanter des chants
folkloriques, de lire les œuvres des auteurs
classiques. Mais, et je le sais pour l'avoir éprouvé,
les organisations internationales, comme les
gouvernements et les groupes sociaux, ont toujours
systématiquement refusé de considérer le droit à la
culture comme signifiant d'une part le droit de
pratiquer sa culture propre, d'autre part celui
d'accepter ou de refuser la culture officielle, c'est-à-
dire, en bref : le droit au choix culturel. J'ai posé à

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plusieurs reprises la question, publiquement, dans
les réunions internationales ou nationales ;
administrativement, dans des correspondances ou
des rapports. Je n'ai jamais reçu de réponse et le
problème n'a jamais, à ma connaissance, été
sérieusement discuté, encore moins étudié en
profondeur. Et pourtant il se pose parfois avec
acuité, ou de façon dramatique, dans les pays
récemment libérés de la colonisation mais où la
culture reste un moyen de contrôle, d'oppression,
d'infiltration pour l'ancien colonisateur ou ses
émules. Là, la discrimination culturelle s'opère au
profit de l'Européen ou du cadre local acculturé, au
détriment de la masse de la population locale «
arriérée ».
La discrimination est surtout et le plus souvent
basée sur des critères économiques et sociaux.
Que penser de ce musée d'Ouidah, au Dahomey,
où l'entrée coûte 100 francs CFA, soit 2 francs
français, au moins une journée de vie pour une
famille normale ? A qui s'adressent ces maisons
de la culture dont les programmes d'activités
exigent de l'usager un niveau élevé de « cons-
cience culturelle », ces festivals de musique
classique ou moderne qui fleurissent un peu
partout, alors que les municipalités refusent
soigneusement leur autorisation aux festivals de
musique « pop » ?
J'ai souvent remarqué ce processus invariable
qui nourrit les bonnes consciences. Les nantis
pratiquent une politique culturelle conçue en
fonction de leurs propres besoins. Cette politique
est ensuite décrite comme s'adressant à tous, et
tous sont invités à en bénéficier. On en conclut
alors qu'elle est accessible à tous. C'est la nouvelle
version de la méthode Coué, dont sont
particulièrement adeptes les millionnaires amateurs
de résidences secondaires qui découvrent une
région « encore peu touchée par le progrès »,
c'est-à-dire socialement et économiquement

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déprimée, s'y installent et prétendent immédia-
tement stériliser l'environnement : plus de modifica-
tion du sol, plus de nouvelles constructions (à
l'exception des leurs), le minimum de moderni-
sation. Une théorie de la croissance zéro
exactement symétrique de la théorie de la
croissance maximale qui a fait la fortune de ces
mêmes millionnaires, dans les villes tentaculaires
dont ils cherchent à s'échapper.
La confusion n'est pas seulement voulue et
entretenue. Elle existe aussi, je le crains, dans
l'esprit même de ceux qui en sont responsables.
Autrefois, on ne parlait pas de la culture, elle se
faisait toute seule, en fonction des besoins, sans
qu'on éprouve la nécessité de la nommer, de la
subventionner, de la monter en épingle. Lorsque
Jules II protégeait et commanditait Michel-Ange,
lorsque les paysans roumains créaient leurs doinè,
lorsque les Incas ensevelissaient leurs morts,
lorsque les artisans africains sculptaient leurs
masques, ils auraient été bien étonnés si on leur
avait dit qu'ils produisaient de la culture. Puis un
jour, en Europe, on créa l'Instruction publique,
devenue plus tard Éducation nationale. La culture
fut alors inventée et considérée comme quelque
e
chose de fondamental et le XIX siècle lui attribua
une place de choix : privilège de la bourgeoisie et
de l'aristocratie, revendication des classes
laborieuses, tout le monde s'en empara. Puis on la
codifia ; elle devint facteur d'orgueil en France,
caractère racial en Allemagne, objet de négoce aux
États-Unis, etc. A chacun son génie. Les pays
socialistes, bien avant que la Chine s'en emparât
pour la révolutionner, y trouvèrent l'aliment de leur
propagande idéologique et politique. Enfin le reste
du monde, ébloui par l'auréole d'André Malraux,
s'empressa de créer partout des ministères de la
Culture, ou plus justement des Affaires culturelles.
On sépara donc une fois pour toutes la culture de la
vie et on lui donna une existence propre, une
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éthique, un code, un jargon. Mais ce n'était qu'un
début et le démantèlement continua et continue
encore. Ce furent ensuite la jeunesse, les sports,
les loisirs, l'information, le tourisme, plus
récemment l'environnement, qui reçurent leur auto-
nomie politico-administrative, tandis que l’Éducation
nationale ne conserva en général que l'ensei-
gnement. Chose curieuse, cette dernière cherche
maintenant, au moins en France, par le biais de
l'éducation permanente, à récupérer des activités
proprement culturelles, faisant ainsi à l'évidence
double emploi avec les tâches naturelles de
nombreux autres ministères, dont celui de la
Culture. Cependant, l’Éducation nationale avait
tellement perdu l'habitude de la culture que son
éducation permanente n'est en fait que de la
formation professionnelle.

Entretenir la confusion.
Faute de pouvoir contrôler globalement la culture,
on la découpe en tranches afin de pouvoir mieux
entretenir la confusion. Mais il faut aussi qu'elle soit
séparée de la vie, sinon elle devient vite
subversion. Ce principe est devenu fondamental
pour les milieux dirigeants et nous devons l'avoir
sans cesse présent à l'esprit. Il vaut pour les pays
libéraux et capitalistes, ainsi que pour les pays
dits socialistes, à l'exception de la Chine
probablement, au moins dans une certaine
mesure ; il vaut encore plus, si possible, pour les
pays en voie de développement, où toute
originalité risquerait de compromettre la survie
des régimes en place. C'est pourquoi une culture
qui apparaîtrait, même à tort, contestataire,
réformiste ou révolutionnaire, devrait obligatoi-
rement rester l'apanage des classes supérieures
qui ne peuvent en mésuser puisque leurs intérêts,
finalement, recoupent ceux du pouvoir. Par contre,
la culture, comme bien de consommation, ne
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présente aucun danger puisque, comme tous les
biens du même genre, elle passe des classes,
des personnes et des institutions qui la possèdent
et la mettent en valeur, à ceux qui ne la possèdent
pas et chez qui on en a au préalable fait naître le
besoin par les méthodes éprouvées de
l'éducation, du marketing et de la publicité. C'est
ainsi que la culture, de réponse spontanée,
individuelle ou collective, aux problèmes posés
par la vie et par l'environnement, est devenue
objet de loisirs, de délectation. On goûte la culture
comme une bonne sauce. Car il y a des choses
sérieuses, qu'on fait pendant les heures de travail,
et la culture qui peuple les loisirs, du moins pour
ceux qui peuvent se permettre des loisirs. Ciné-
clubs, théâtre, tennis, musique, expositions,
lecture, culture dite générale, voyages ou
excursions pour amateurs éclairés, décoration
intérieure, voire l'art floral à la japonaise, les
salles des ventes, tout cela fait partie du
programme de vie d'un petit nombre de nos
contemporains, dans les pays riches comme dans
les pays pauvres. La seule différence réside dans
le nombre de personnes qui peuvent en
bénéficier, proportionnellement à la population
totale : peut-être 10 % dans les pays indus-
trialisés, peut-être seulement 0,1 % au cœur de
l'Afrique ou de l'Asie, ou 0,000001 % dans la
jungle amazonienne. Mais cela importe peu et
nous savions déjà qu'il y a plus de privilégiés en
Occident qu'ailleurs.
On prétend que dans les pays socialistes, en
application des volontés de Lénine, l'accès à la
culture dite de masse est ouvert à tous ; c'est
apparemment vrai, si l'on considère les foules qui se
pressent dans les palais de la culture ; mais leur a-t-
on jamais demandé leur avis sur ce qu'elles
voulaient voir ou leur opinion sur ce qu'elles avaient
vu ?

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Je sais aussi que les loisirs sont actuellement
plus longs dans toutes les classes de la société
développée, que le tourisme social se répand,
que les avions charters mettent à la disposition
de tous (ou presque) le Taj Mahal, Samarkand ou
le Yucatán : j'ai beaucoup voyagé, j'ai côtoyé des
milliers de touristes ; mais je n'ai encore rencon -
tré ni la femme de ménage qui habite au
cinquième étage au-dessus de chez moi, ni le
balayeur sénégalais qui va se coucher quand je
pars au bureau, ni l'OS de chez Renault qui
risque par sa prochaine grève de m'empêcher de
toucher le dernier modèle de ma voiture
préférée, à temps pour les vacances.
Par contre, il est vrai que je pourrai, moi, en
profiter, alors qu'il y a vingt ans cela m'aurait été
impossible. Tout va donc bien, et je sais que grâce
à nos lois sociales et à l'augmentation du niveau
de vie, à la croissance de l'économie nationale, à
la démocratisation (mot clé) de l'éducation, du
tourisme, etc., chaque année verra un nombre
plus grand de mes concitoyens prendre le chemin
de la culture et des vacances. Mais ce sera
toujours bien peu et, aux autres, il ne restera que
le cinéma de quartier, la presse à grand tirage et
celle du cœur, surtout la télévision, avec son choix
limité, son information prédigérée et orientée,
invitation à l'abrutissement, qui ne devrait être
dans le meilleur des cas qu'un complément utile.
Là encore, seuls les privilégiés comme moi
pourront vraiment en profiter.
Il est vrai que nous avons l'éducation laïque,
gratuite et obligatoire, la même pour tous (car elle
n'existe pas partout et tous les pays n'en profitent
pas avec autant de libéralité, mais chez nous elle
existe !), qui non seulement nous donne une
formation professionnelle, mais aussi nous transmet
une culture, une connaissance du passé et de nos
traditions, nous offre une ouverture sur le monde
extérieur. Étrangement, les esprits les plus modérés

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admettent encore maintenant, après environ cent
ans de ce système, qu'il n'est pas parfait et que
ses résultats sont fonction de l'origine sociale, de
l'environnement et du niveau d'éducation des
parents. A vingt ans, 10 % de la population
masculine française est à la limite de
l'analphabétisme (il suffit pour le savoir d'avoir
participé au questionnaire d'incorporation d'une
classe de recrues du contingent), la majorité
n'acquiert que des automatismes et des
techniques d'expression et de production
(rarement les deux à la fois), et une infime minorité
profite à plein de cette éducation généreuse. C'est
cette minorité qui fatalement se trouvera disposer
des loisirs décrits plus haut et qui, à son tour,
fournira à ses enfants l'environnement propice à l'
« éclosion de leur intelligence ».
Et la politique ? Elle devrait s'efforcer de rétablir
l'équilibre, et je ne connais pas de projet politique
plus séduisant que de donner au peuple les
moyens de créer librement sa propre culture. Et si
cela ne se fait pas, que les intellectuels, le plus
souvent dans l'opposition en raison même de
leurs privilèges plus grands, s'insurgent et exigent
plus d'équité et de respect du droit de l'homme à
la culture ! Malheureusement, la démocratie, dont
se réclament tant de régimes politiques, n'est
qu'un mot et les intellectuels appartiennent à cette
même caste qui a l'argent, les loisirs, l'éducation,
le pouvoir. Ils peuvent être dans l'opposition,
comploter, se faire les apôtres du peuple : ils ne
peuvent pas se trahir eux-mêmes, ni
recommander autre chose que ce qu'ils
connaissent et apprécient, c'est-à-dire le loisir,
l'éducation, la culture enfin qu'ils représentent.
Car s'ils sont dans l'opposition, c'est bien qu'ils
espèrent un jour se trouver au pouvoir, donc
détenir les mêmes privilèges qu'ils critiquent chez
leurs anciens camarades d'école actuellement aux
leviers de l’État.

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Je l'ai bien senti lorsque, grâce aux sondages
d'opinion, la gauche française crut un instant,
pendant l'hiver 1972-1973, qu'elle avait une
chance de gagner les élections législatives.
J'essayai, avec quelques amis, de provoquer une
réflexion sur la politique culturelle d'un
gouvernement éventuel de gauche : non
seulement cela n'intéressait personne mais je me
rendis compte très clairement qu'il ne pouvait y
avoir aucun changement véritable, car les idées
étaient les mêmes sous des vocables légèrement
différents. On changerait des modalités infimes, on
donnerait satisfaction à des revendications
catégorielles, surtout matérielles ; à certains
indices on pouvait même craindre que la politique
culturelle de certaines composantes de la gauche,
notamment du parti communiste, soit nettement
plus réactionnaire et conformiste que celle de
l'actuel gouvernement. Quant à ceux qui sont au
pouvoir, ils mettent sans vergogne la culture au
service de leur politique. Les faits parlent.
Pourquoi, en 1973, en France, un organisme
d’État, voué à l'aménagement régional, aide-t-il à
consacrer 10 millions de francs (nouveaux) à un
festival appelé « Octobre à Bordeaux » ? Il se
trouve que le maire de la ville a été Premier
ministre : toutes les villes ne peuvent pas se payer
un centre Beaubourg de 500 millions (toujours
nouveaux)... Il se trouve aussi que, ce même mois
d'octobre 1973, l'Institut Pasteur licencie du
personnel, faute de crédits. Souvenons-nous, plus
loin de nous, d'Abou-Simbel et de Philae sauvés à
coup de millions de dollars (plus de 50 pour le
premier seulement), de l'Arts Center de Manille, de
l'Opéra de Sydney et de tant d'autres sanctuaires
de la culture pour le (très) petit nombre. Les fêtes
de l'anniversaire de la monarchie iranienne, en
1972, à Téhéran et Persépolis, ont eu ceci
d'insupportable qu'elles mêlaient l'une des cultures
les plus riches et variées du monde à un dessein

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politique et économique particulièrement contes-
table, dans une atmosphère de dictature et de
snobisme. Confusion habituelle et néfaste : les
cérémonies de Persépolis n'ont certes pas
rehaussé le prestige de l'Iran à l'étranger et je ne
pense pas qu'elles aient convaincu les Iraniens que
leur culture leur appartient encore. Mélanger le
Club Méditerranée et Cyrus, importer tout ce qui
est moderne et ne montrer la nation que par des
ruines, quelle propagande !
La centralisation culturelle, phénomène récent, a
aggravé une situation qui ne s'était jamais
manifestée aussi nettement. Les classes
possédantes (qu'elles aient le pouvoir, l'argent,
l'influence ou l'éducation) de chaque pays ont fait de
la culture un moyen de contrôle moral et intellectuel
privilégié. Cette situation de monopole est
extrêmement confortable ; elle est rentable, comme
tout monopole ; elle est généreuse du haut vers le
bas, procurant ainsi toutes les satisfactions du
paternalisme ; elle est sécurisante, puisque la
possession de cette culture est la condition
nécessaire pour accéder au pouvoir et qu'elle
provoque automatiquement l'intégration à la
classe supérieure de ceux qui sont admis à la
posséder.
Pour fermer le cercle de cette démonstration,
voyons les mécanismes de la communication et de
la gestion de la culture. L'école a déjà fait l'objet de
nombreuses critiques, certaines violentes, d'autres
plus feutrées. Pour le moment, les réformistes l'ont
emporté, tant en France que dans le monde, et
c'est Edgar Faure, et non pas Illich ou Freire, qui a
été choisi par le directeur général de l'Unesco pour
établir la prospective de l'éducation sur le plan
mondial. Donc, à moins d'un changement radical
imprévisible, l'école, le lycée, l'université, les
écoles d'ingénieurs, Normale supérieure ou l'ENA
continueront à véhiculer, à côté des techniques et
des connaissances indispensables à la vie en

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société et à l'exercice d'une profession, une culture
soigneusement distillée sous l'égide de ministres et
d'administrations, par des spécialistes chevronnés
élevés dans le sérail, qu'il serait scandaleux de
contester même en riant. Lorsqu'en mai 1968,
quelques étudiants suggérèrent, entre autres
provocations verbales, de brûler le Louvre, les
responsables officiels de la culture prirent la
menace très au sérieux et en parlent encore avec
un frisson rétrospectif. On continuera donc à
montrer l'école de Fontainebleau sans parler des
guerres de religion (mais le catalogue, dit-on, fera
date en histoire de l'art), à admirer Canot sans trop
s'appesantir sur les scènes qu'il montre, à plus
commenter Proust que Zola, à oublier l'existence
pendant plusieurs millénaires d'un pays appelé la
Chine, à citer les hauts faits de Faidherbe mais pas
l'empire du Bénin, à ignorer la musique de l'Inde, le
théâtre de l'Indonésie, le Nô, pour retrouver tout
cela plus tard, contre argent comptant, comme
consommateurs de loisirs, entre gens distingués.
De même au Pérou et au Venezuela, on étudiera
de préférence la peinture européenne, en oubliant
presque complètement les artistes indo-américains
d'autrefois ; aux Philippines ou en Corée, les
institutions d’État donneront la priorité aux
orchestres et aux musiques classiques des
Occidentaux ; en URSS, la peinture moderne
abstraite des capitalistes sera censurée comme
décadente tandis qu'en France on méprisera le
réalisme socialiste. Les pays africains exporteront
leurs troupes folkloriques et importeront des
musiciens étrangers pour aider à créer des
chorales qui chanteront des Noëls européens.
Tandis que la culture de l'Afrique de l'Ouest pourrit
au musée de Dakar, on construit un « musée
dynamique « à grands frais et on fait venir pour le
remplir, entre autres, une exposition sur Picasso
dont l'érotisme primaire choque des visiteurs non
préparés, musulmans de surcroît, sans aucun

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bénéfice éducatif. Mais ne rions pas : cela
s'appelle relations culturelles, promotion des
échanges, compréhension mutuelle.
Il est très instructif de parcourir les opuscules
publiés par l'Unesco sur la culture dans les
différents pays du monde. Cette collection reflète
de manière affligeante l'uniformité des politiques
culturelles : les pourcentages budgétaires changent
(ils ne sont de toute manière pas comparables,
puisque les bases de calcul sont différentes), mais
les faits demeurent. Ou bien les États sont forts et
leurs politiques culturelles sont autoritaires,
directives, de haut en bas ; ou bien ils sont faibles
et leurs politiques culturelles sont imposées de
l'étranger ou imitées de l'étranger. C'est le cas de
nombreuses ex-colonies.
Grâce à cette mondialisation des procédures
culturelles, nous pouvons, si nous sommes un peu
attentifs, voir naître devant nos yeux une
stratification voulue dans ses composantes, sinon
dans sa globalité, et encouragée à la fois par les
gouvernements, par les organisations interna-
tionales et par les diverses professions intellec-
tuelles, complices de l'establishment culturel. Cette
stratification vise à diviser le monde en deux
parties hiérarchisées : les détenteurs de la « vraie
culture », culture devenue universelle, fixée une
fois pour toutes par des arbitres infaillibles et dont
la préservation et les processus de reproduction et
de génération doivent être contrôlés et évalués par
les mêmes arbitres ; à l'autre extrême, les
défavorisés auxquels il convient de fournir la
possibilité d'accéder à la vraie culture. Je vois là un
véritable complot lourd de risques pour l'avenir, car
les initiateurs en sont les mêmes pays, groupes et
personnes qui détiennent déjà la totalité des
pouvoirs, des moyens et des techniques disponibles
dans notre monde. Jusqu'à présent il leur manquait
encore une ficelle du pouvoir, celle qui permet de
manipuler le pantin culturel. Ils sont en train de la
prendre bien en main et, si nous ne réagissons pas
19
rapidement, nous nous trouverons ligotés sans
espoir de libération autre que violente.

Du producteur au consommateur.
Peut-on identifier, même sommairement, les
acteurs de ce jeu ? « Du côté du manche », ils sont
peu nombreux mais bien organisés ; leurs relations
réciproques peuvent changer mais leur solidarité
ne peut être entamée ; ils fonctionnent comme une
mafia composée de groupes semi-autonomes mais
qui peuvent se souder en cas de nécessité. Une
première association se compose des adminis-
trateurs, des animateurs et des critiques. Les
administrateurs, dans tous les pays, ont depuis
quelques années quitté leur bureau pour intervenir
sur le terrain, pour choisir eux-mêmes ce qui a du
mérite et ce qui n'en a pas. Ils disposent des
crédits, des postes, des faveurs, des grands
moyens de communication de masse ; ils ont du
goût et des idées, les expriment bien et surtout
savent les mettre en forme de manière à les faire
accepter par l'administration puisqu'ils sont eux-
mêmes l'administration. Les animateurs, ou
professionnels de la culture, sont les courroies de
transmission. Ils peuvent certes faire preuve
d'initiative et d'indépendance d'esprit, mais alors ils
risquent leur carrière et leur instabilité
professionnelle est connue. Peu importe qu'ils
réussissent dans leur mission théorique, l'essentiel
est que les programmes qu'ils montrent plaisent
aux administrateurs et aux critiques. Ces derniers
sont censés représenter la vox populi. Il est
parfaitement exclu que le public réel comprenne
jamais leur vocabulaire abscons, d'un hermétisme
distingué, mais cela n'a pas d'importance car ils
agissent dans un circuit très restreint où l'on est
assez bien élevé pour accepter de confiance
l'opinion de personnalités aussi éminentes. Dans
le meilleur des cas, comme les animateurs, ils
20
diront qu'ils s'adressent, non pas à l'élite, mais aux
« nouvelles classes moyennes », à ces gens que
Paul Bourget, vers 1900, montrait excellemment
faisant l'étape, au prix le plus souvent de leur
identité, culturelle précisément.
Un deuxième groupe se compose des amateurs
et des scientifiques. Il est composite mais sa
solidarité n'est guère moins grande que celle du
groupe précédent, pour lequel il constitue le public
de référence. Les amateurs sont bien entendu les
premiers bénéficiaires de la politique culturelle : ils
sont originaires de la même caste que les
animateurs, les administrateurs et les critiques ; ils
ont les mêmes goûts et connaissent sur le bout du
doigt les codes utilisés. Quant aux scientifiques, il
va de soi que leur intérêt est le même : non
seulement ils sont consultés, ils participent aux
recherches nécessaires, mais encore ils bénéficient
en connaissance, en considération, en avantages
professionnels multiples, d'activités qu'ils
contribuent à rendre possibles. De toute manière,
même lorsqu'ils refusent de se compromettre ou
lorsqu'ils sont relativement tenus à l'écart, tout ce
qu'ils demandent est la tranquillité nécessaire à
l'achèvement de tâches plus ou moins
confidentielles, ou en tout cas fort peu applicables
à la vie réelle.
Viennent enfin les marchands, mais nous y
reviendrons en détail plus tard, car ils appartiennent
avant tout au secteur économique qui nous
occupera dans le chapitre suivant. Qu'il me suffise
de dire dès maintenant que, bien que formant un
groupe à part, leur solidarité avec les autres
catégories d'acteurs n'est pas moins grande et que
les « passerelles » sont nombreuses qui permettent
de passer, par exemple, d'un cabinet ministériel à
une société d'investissement artistique, d'une
galerie d'art à l'Institut de France, de l'expertise
auprès des tribunaux au journalisme, du musée ou
du théâtre à des situations fort bien rémunérées

21
dans le secteur privé. Il est donc tout naturel que
ces gens-là soient, comme on dit, en union de
pensée avec les responsables administratifs, les
critiques, les animateurs, les amateurs, etc.
Il est beaucoup plus difficile de décrire les
usagers, les prétendus bénéficiaires de la culture.
A l'exception d'une élite statistiquement sans
importance, ils forment une masse d'autant plus
informe qu'elle n'a jamais été organisée. C'est ce
que les animateurs des maisons de la culture
appelaient, d'un mot qui a fait fortune, le non-
public ; ceux qui, malgré tous les efforts, ne vont
pas dans les institutions culturelles, qui ne lisent
pas, qui ne connaissent pas Bach ou Breton,
Brecht ou de Staël. On en parle avec les accents
vibrants et véhéments des missionnaires
d'autrefois, se désolant du petit nombre de
prosélytes et de l'attachement des païens aux faux
dieux. On ne peut caractériser ces usagers
potentiels, ce public absentéiste et ingrat, que par
comparaison avec les consommateurs. Procédé
justifié puisque la culture est affaire de
consommation. Il y a peu d'années les
consommateurs étaient peu ou pas organisés,
l'information qui leur était destinée était
systématiquement truquée sous prétexte de
publicité ou de vulgarisation, les règlements
ignorés ou mal appliqués avec la complicité
passive des responsables officiels. Maintenant la
tendance change et des Ralph Nader apparaissent
dans tous les pays, les règlements sont exhumés
les uns après les autres, les abus sont divulgués
et mis sur la place publique. La culture et ses
usagers n'en sont encore qu'à l'âge pré-Nader. Qui
oserait critiquer le pouvoir culturel, la féodalité des
administrateurs, des animateurs et de leurs
satellites ? Lorsque, en France, André Malraux
régnait sur la culture, personne n'a jamais osé
mettre en doute sa compétence, l'excellence de
ses décisions. Droite, centre et gauche criaient au

22
génie. Et lorsque, en privé, j'osais contester telle
ou telle option, citant l'opinion unanime de
spécialistes reconnus, on me répondait en
substance : « Comment pouvez-vous dire cela ?
C'est un génie : regardez ses livres ! » Comme si
le fait d'avoir été à la fois ou successivement un
trafiquant d'antiquités, un écrivain, un amateur, un
guérillero, un militant politique et un administrateur
pouvait ipso facto conférer l'infaillibilité.
Comme si la bonne littérature donnait le droit de
ravaler Paris sans attendre le verdict des
spécialistes ou en le rejetant, d'offrir au Louvre des
e
fossés et un pont en faux XVII , de construire des
palais pour les théâtres d'avant-garde. Nous
sommes tous des consommateurs mal informés,
hypnotisés, victimes d'un autre opium du peuple.
Sous des noms divers, les palais de la culture
existent à Manille ou à Varsovie, à Rio et São Paulo
comme à Dakar et à Lisbonne. Le public y est aussi
mal informé, le non-public aussi méprisé.
C'est à une révolte du consommateur-usager de
la culture que je voudrais convier le lecteur et tous
ceux qui veulent jouer un rôle réel dans l'avenir de
leurs enfants et de la société. C'est à cette révolte
que je voudrais ici donner des arguments, un cadre
rationnel, des idées concrètes.

La culture, idée fausse ou trahison.


Je ne crois pas être le seul à en avoir assez de la
confusion qui environne le mot culture et les
politiques que l'on mène en son nom. Ces dernières
années, je me suis heurté à d'innombrables
personnes de bonne foi et de bonne volonté,
responsables, gens ordinaires, étudiants qui me
disaient, selon les cas :
« La culture, c'est bon pour vous autres
Européens... Vous avez le temps, l'argent. Pour
nous c'est un luxe superflu. »

23
« La culture, l'art, qu'est-ce que c'est ? C'est
pour les riches. »
Comment s'étonner du désespoir de ceux qui
ont compris qu'il ne s'agissait que d'une confusion
volontaire ? Je puis parler ici au nom de milliers de
collègues dans tous les pays, qui ont essayé, dans
des postes nationaux ou internationaux, de
promouvoir des politiques ou simplement des
actions réellement culturelles, et qui maintenant
renoncent au mot de culture et cherchent d'autres
étiquettes qui prêtent moins à confusion.
Lors de la conférence générale de l'Unesco
de 1968, un délégué du Kenya fit un plaidoyer
passionné pour le respect des cultures
nationales, sous l'égide de l'Unesco, et pour
l'accroissement des crédits consacrés au
patrimoine culturel de l'humanité. Il se trouvait que
je revenais alors du Kenya et de quelques autres
pays d'Afrique de l'Est. Les cultures nationales y
étaient — et sont toujours — méconnues, brimées,
violées, au bénéfice de modèles culturels et
technologiques d'importation européenne. Nairobi,
Mombasa, Kampala sont parmi les villes les plus
aliénées que je connaisse. L'université d'Afrique
de l'Est s'enorgueillit de ses traditions britanniques
et l'on y consacre des crédits importants et un
personnel hautement qualifié à l'étude de la
préhistoire et des mœurs des poissons. Mais à la
même époque, le gouvernement kenyan refusait
de consacrer le moindre argent à l'étude
anthropologique des populations actuelles, de
leurs caractères spécifiques, de leurs techniques,
de leurs coutumes, ce qui aurait pu permettre
d'orienter efficacement les programmes de
développement. De même le gouvernement
tanzanien obligeait les guerriers masaïs à porter le
pantalon au nom de la pudeur et de la dignité.
Peu après, se tint un séminaire international sur
« les musées et la recherche anthropologique en
Afrique ». Financé par la Fondation allemande

24
pour les pays en voie de développement, ce
séminaire voyagea pendant un mois en Tanzanie,
visita des sites préhistoriques, débattit gravement
de l'origine de l'homme. On n'y parla pratiquement
jamais des hommes actuels, du développement.
Étant arrivé moi-même pendant la dernière phase
de la réunion, qui se déroulait dans la petite ville
de Moshi, au pied du Kilimandjaro, je proposai
comme thème, pour une table ronde publique à
tenir devant la presse et la population locale, le
problème du développement communautaire :
institutions éducatives et culturelles, artisanat, etc.
Un autre invité à la table ronde était le
commissaire à la Culture du gouvernement
tanzanien. Très vite, nous en vînmes à une âpre
discussion que seule la courtoisie internationale,
de rigueur en pareil cas, et aussi évidemment le
respect dû à un haut fonctionnaire du pays hôte
empêchèrent de dégénérer en affrontement
idéologique. Pour moi, la communauté et ses
besoins immédiats, sa culture, ses caractères
humains et sociaux importaient seuls : l'artisanat,
par exemple, devait respecter à la fois l'esprit de
la tradition et les lois fonctionnelles, tout en
suivant le mécanisme simple du marché africain,
le rôle du pouvoir et de l'administration se limitant
à l'incitation et au contrôle de la qualité ; à ce prix,
il serait aisé de dégager, comme ce fut le cas en
Inde, un surplus de production à vendre à
l'extérieur du pays ou, sur place, aux touristes
étrangers.
Pour le commissaire à la Culture, au contraire,
l'artisanat, comme toutes les activités culturelles du
pays, devait être tourist oriented, c'est-à-dire se
guider exclusivement sur les besoins et les goûts
des touristes, afin de contribuer au développement
économique par l'entrée de nouvelles devises
fortes.
Ce n'est que bien longtemps après, en
réfléchissant à cette soirée de Moshi qui me

25
marqua profondément pour de multiples raisons,
que je découvris que j'étais entièrement dans mon
tort. Pour un Tanzanien comme ce commissaire, le
mot culture ne pouvait sans doute pas s'appliquer à
autre chose qu'à un produit touristique. Ce que
j'appelais, moi, culture, était sans doute rangé dans
son esprit sous une autre qualification, dans un
autre tiroir. Il ne pouvait y avoir de réelle
communication entre nous ce soir-là. La confusion
était totale et la faute en était, non pas à moi tout
seul, mais au monde auquel j'appartenais.
On sourira sans doute à cet exemple, choisi
parmi bien d'autres mais que je crois symboliser le
plus parfaitement une situation mondiale et la
menace la plus grave pour le développement,
l'indépendance, la compréhension. Quel que soit le
pays, capitaliste ou socialiste, industrialisé ou sous-
développé, dans la réalité des faits, la culture
vivante, c'est-à-dire le souci de l'homme et du
groupe social, n'est pas reconnue comme digne
d'une véritable attention, parce que cette attention,
cette priorité est attribuée à tort à des choses du
passé, mortes parce que séparées de leur contexte
vivant. Il en est de même de ce facteur essentiel de
la culture qu'est l'environnement, le cadre
écologique de la vie de l'homme. Selon un
processus analogue à celui mis en œuvre pour la
culture, on l'a noyé dans une immense confusion :
au lieu des musées on a créé des parcs naturels ;
au lieu du tourisme culturel, on a inventé le
tourisme vert ou rural ; de l'agriculture, on est
passé au jardin d'agrément. Pour reprendre un
cas africain, lorsque le gouvernement sénégalais
établit son premier parc national, celui du Niokolo,
il n'hésita pas, sur l'avis d'experts européens, à
proscrire les feux de brousse et la chasse libre
dans les zones délimitées pour le parc, puis il
acheta des lions... en France. On s'aperçut alors
que les gazelles mouraient de faim, faute de leur
nourriture habituelle, faite largement de pousses

26
fraîches sur brûlis... que les habitants de la
région, chasseurs depuis toujours, non pas pour
leur plaisir, mais par nécessité, refusaient
d'admettre la nouvelle réglementation... que les
lions mouraient faute de savoir chercher seuls
leur nourriture (élevés au zoo, ils attendaient
qu'on leur apporte la nourriture toute prête). Il
fallut d'urgence trouver des solutions, dont l'une
fut de mettre en prison les contrevenants à
l'interdiction de chasse, l'autre de donner à
manger aux lions des ânes vivants attachés à des
arbres. Depuis, toujours pour satisfaire les
touristes, on prépare à Kédougou, en pays basari,
proche du parc, une sorte de « jardin
anthropologique », pour montrer les sauvages,
comme il y a des jardins zoologiques. Où sont
dans tout cela la culture nationale et le souci d'un
environnement plus humain ? Mais aussi, qui a
les moyens d'aller au Sénégal en safari ?
J'en ai assez de la récupération systématique de
tout phénomène qu'on ne peut pas empêcher :
ainsi l'artiste vraiment contestataire, qui a trouvé un
chemin original, devient-il d'abord une vedette, puis
un tâcheron consciencieux qui reproduit
indéfiniment ce qui fut un jour imagination ou
révolte. Assez des affiches révolutionnaires de mai
1968, qu'on s'arrache à New York à prix d'or et
qu'on expose dans les musées d'art avant même
que les espoirs qui les suscitaient soient retombés.
Assez de la création au second degré de valeurs
esthétiques et finalement culturelles à partir
d'objets ou de rites, de musiques ou d'expressions,
chargés d'autres finalités dans un monde
radicalement différent, comme cet art nègre qui ne
prend sa vraie valeur occidentale que lorsqu'il est
exporté, c'est-à-dire que le cordon ombilical a été
coupé et qu'il est entré dans le circuit de la société
de consommation. Il en est de même pour les arts
dits populaires, pour le folklore, pour les naïfs. On
m'expliquait, il n'y a pas tellement longtemps (mars

27
1972), en Yougoslavie, que les artistes naïfs de ce
pays étaient encouragés officiellement à produire
parce qu'ils rapportent des devises fortes, si bien
que leurs œuvres relèvent plus de l'art industriel et
du travail à la chaîne que de l'art pour l'art. Le
même phénomène fut observé à Bali après la
dernière guerre : par simple goût du lucre, et par la
stupidité des touristes, ce qui avait été au début
création réelle est devenu aussi stéréotypé que les
coucous suisses. Nous retrouvons ici l'économie
qui montre son nez : elle était en fait sous-jacente
dans tout ce que nous avons dit auparavant, mais
j'ai essayé de cacher ses traces afin de simplifier
la démonstration. En fait il serait bien étrange que
seule la culture échappe à l'envahissement de
l'économique. Lorsque, avant le début de
l'industrialisation, avant l'éducation bourgeoise,
avant la naissance de la mafia de la culture, avant
donc les ministres des Affaires culturelles et les
critiques d'art, la culture était inexprimée parce que
vivante, non codifiée, diffuse et non pas diffusée,
elle accompagnait l'économie selon des relations
dialectiques, tantôt la précédant, tantôt la suivant,
mais ne se confondant jamais avec elle.
Maintenant, comme les loisirs, comme le sport
hippique, comme la santé, la culture peut
s'exprimer en chiffres, elle fait partie de
l'économie.

28
CHAPITRE II

L'économie de la culture

La prépondérance de l'économie et la décadence du


processus culturel sont des phénomènes extrêmement
récents. Ils n'avaient ni la même ampleur, ni la même
intensité il y a seulement quinze ans. C'est pourquoi on
ne peut se livrer à une analyse de la situation actuelle, et
à plus forte raison à sa critique ou à l'élaboration de
systèmes nouveaux, sans étudier sommairement, à
travers l'histoire, l'évolution du concept de culture dans
cette Europe qui lui a donné naissance, et les
conséquences de cette évolution, aussi bien sur l'Europe
que sur le reste du monde.

Brève histoire du concept.


e
Jusqu'au milieu du XVIII siècle, la culture comme
concept n'existe pas, car chacun, à sa place dans la
société, vit et pense de façon culturelle, sans le dire et
sans en tirer de théorie. La création est le fait de tous, en
fonction des problèmes qui se posent, des moyens
intellectuels et matériels disponibles. La diffusion des
connaissances s'effectue de façon largement spontanée.
Il s'agit d'une sorte de préhistoire de la culture, objet de
la convoitise des ethnologues qui tentent désespérément,
plus de deux siècles plus tard, à la fois d'en recueillir les
témoins objectifs et d'en comprendre la signification
réelle, malgré toutes les déformations intervenues

29
depuis, aussi bien dans les phénomènes eux-mêmes que
dans les structures mentales de ceux qui les étudient.
A partir du milieu du XVIII' siècle et jusqu'au début du
e
XX , nous pouvons observer une phase de codification. Le
concept de culture naît, au niveau de l'élite intellectuelle,
sans que le processus de création culturelle en soit
apparemment influencé. Simultanément, l'économie fait son
apparition, bien qu'elle soit encore en fait subordonnée à la
culture réelle. La lutte des classes marque le début d'une
prise de conscience de l'oppression de la majorité par une
minorité, dans les domaines matériel, social et culturel,
tandis que la colonisation se généralise, instaurant un autre
type d'oppression, non encore formulé. Cependant les
ouvriers et les paysans maintiennent une certaine
autonomie culturelle, de même que les peuples dominés en
raison de leur infériorité technologique et de la nécessité où
ils sont de lutter pour préserver leur identité. A l'issue de
cette période, on peut dire que la culture existe réellement
dans son acception actuelle, mais qu'elle ne s'est pas
encore imposée. Elle est largement un exercice spéculatif
pour une élite tandis que le fossé se creuse entre cette élite
et « les autres ».
De la généralisation de l'enseignement obligatoire à
l'indépendance des peuples colonisés, c'est-à-dire grosso
modo entre 1900 et 1970, une troisième phase se
caractérise par l'institutionnalisation de la culture. Dans la
plupart des pays se créent des ministères spécialisés, sans
parler de ceux consacrés à l'information, à la jeunesse, aux
sports, à l'environnement. Les postes d'attachés culturels à
l'étranger se multiplient, ainsi que les instituts culturels
(British Council, Alliance française, USIS, Goethe Institut...).
Des maisons de la culture, des centres culturels, des foyers
sociaux s'implantent dans les villes grandes ou petites.
Musées et bibliothèques publiques naissent à un rythme
affolant (un nouveau musée tous les 3,3 jours aux États-Unis
vers 1965). Les producteurs de cinéma, les artistes, la radio
et la télévision sont pris en charge par l’État ou au moins
subventionnés. Aux Pays-Bas, en 1969, les artistes
manifestent, occupent les musées pour protester contre les

30
inégalités des subventions gouvernementales, et demander
ce qui équivaut en fait à un salaire ; en 1972, l'exposition de
l'art contemporain, au Grand Palais de Paris, suscite des
protestations contradictoires contre le principe même de
l'initiative de l’État et contre le choix arbitraire des artistes
et des œuvres ; à New York, les Noirs et les femmes
demandent une représentation proportionnelle dans les
manifestations du Whitney Museum of American Art. Des
milliers d'associations sans but lucratif regroupent
professionnels, membres du public, consommateurs et
même institutions. Enfin, un réseau extraordinairement
complexe d'organisations internationales, gouverne-
mentales ou non gouvernementales, mondiales ou régio-
nales, linguistiques ou raciales, naît comme par miracle,
d'abord de la Société des Nations, puis plus
généreusement des Nations unies. Pour l'essentiel, aux
niveaux local, national, régional, international, le système
de l'institutionnalisation de la culture est en place vers
1960, toile d'araignée s'étendant sur toute la planète, sur
chaque pays, sur chaque communauté humaine, régissant,
autoritairement ou non, tout acte culturel, encadrant la
conservation du passé, la création du présent et la
diffusion. Ce système a adopté, sans le modifier et le plus
e
souvent sans le faire évoluer, le code hérité du XIX siècle.
Puisque l'Europe et son extension américaine avaient créé
à la fois le code et le système, ceux-ci furent imposés
successivement à toutes les colonies, territoires, satellites,
zones d'influence, États indépendants mais vaincus ou
dominés, de même que les idéologies et les doctrines
politiques (démocratie parlementaire, capitalisme,
socialisme). Le Corbusier bâtissant Chandigârh et Louis
Kahn la nouvelle Dacca sont les symboles de l'expansion
culturelle occidentale : Pigneau de Béhaine et Faidherbe ne
sont pas loin.
Depuis 1960 environ, si les pays de régime et d'idéologie
socialistes en sont restés à l'institutionnalisation qu'ils
cherchent à préserver par tous les moyens, les autres pays,
riches ou pauvres, capitalistes ou victimes du capitalisme,
ayant placé l'économie, la croissance et le profit au-dessus

31
de tout, leur ont subordonné la culture. Celle-ci est devenue,
à la fois, un secteur de l'économie (production,
conservation, diffusion), un facteur de la croissance
(éducation, propagande culturelle) et une occasion de profit
(spéculation). Cet aboutissement est naturel : une culture
vivante, libre, en continuelle création, comme ce fut le cas
e
jusqu'à la fin du XIX siècle, ne peut être autorisée
aujourd'hui car elle est subversive : elle est irréductible aux
lois de l'offre, de la demande et du profit, elle tolère ou
encourage l'autonomie de l'individu et du groupe, elle
rejette les moules et les normes, elle évolue selon ses
e
règles propres. Les codes mis en place par le XIX siècle,
pour leur part, ne peuvent être remis en question sans
danger pour la nouvelle société : les ordinateurs, si
perfectionnés qu'ils soient, ne peuvent utiliser que ce qu'ils
ont reçu en mémoire. Or, la vraie culture n'est pas fixe, elle
fluctue, et ses paramètres sont trop nombreux pour le plus
perfectionné des cerveaux électroniques. Enfin, l'exploi-
tation du domaine culturel à des fins économiques n'est
possible que si un solide corset institutionnel enserre le
tout, afin de ne pas risquer de mouvements incontrôlés et
d'assurer des marges bénéficiaires stables et garanties.
Il est d'ailleurs de la plus grande simplicité d'exprimer en
deux chiffres le grand paradoxe de notre époque, la raison
de notre impuissance culturelle et la conséquence de
l'intégration de la culture dans l'économie :
— L'économie et la technique, comme la politique,
suivent un rythme quinquennal : plans d'équipement,
réformes des programmes scolaires, prévisions
raisonnables, renouvellement des connaissances rentables
et des produits principaux de consommation, etc.
— La culture, les habitudes, le comportement des
individus suivent le rythme des générations, c'est-à-dire un
cycle d'au moins vingt-cinq ans.
Il serait parfaitement utopique, actuellement, de prétendre
se contenter d'aligner le rythme de la consommation sur
celui de la culture ; on a donc remplacé la culture par
l'innovation technologique et l'adaptation de la société à
l'environnement par une planification plus ou moins

32
autoritaire fondée sur des théories économiques. Notre
prétendue civilisation a fort bien réussi à stopper le rythme
naturel de la culture pour le remplacer par un processus de
création artificiel mais économiquement rentable : il y fallait
un code et un cadre institutionnel ; les deux étaient
disponibles. Il fallait aussi que les principaux intéressés,
les hommes, se laissent faire et même participent
activement comme producteurs et comme consom -
mateurs. Le but de ce chapitre est d'étudier le
mécanisme de cette participation.
Tous les secteurs de la culture sont actuellement
soumis à la dictature de l'économie. Dans tous les pays
du monde, la culture est l'un des éléments du
développement économique. Citons quelques exemples
de cette relation hiérarchique qui, pour la première fois
dans l'histoire de l'humanité et des civilisations, fait
passer l'homme au second plan et le profit de quelques-
uns au premier.

Un secteur de l'économie.
La culture est tout d'abord un ensemble de
phénomènes chiffrables, achetables et vendables.
Émissions de télévision, habileté artisanale, perfor-
mances sportives (Marcel Cerdan Junior ou Pelé),
œuvres d'art, pèlerinages religieux, fêtes comme Noël
font l'objet d'évaluations à quatre titres :
— Combien cela rapporte-t-il ?
— Quel support de publicité, de propagande ou de
prestige cela offre-t-il ?
— Quelle augmentation des cours peut-on en attendre
dans les années qui viennent ?
— Quelles sont les conséquences en termes de main-
d’œuvre, d'exportation et d'importation, de retombées
économiques locales, provinciales, nationales ?
La culture est un facteur de conditionnement de l'individu
comme consommateur et de la société comme ensemble
économique. C'est de l'éducation scolaire et permanente,

33
c'est de l'atmosphère culturelle générale, c'est de la mode et
du goût, que dépend le succès de nombreuses manipu-
lations hautement rentables. On connaît le cas, exemplaire,
de la mode vestimentaire : ce phénomène, autrefois culturel,
est devenu simple élément de la tactique des couturiers, des
spécialistes du prêt-à-porter, des grands magasins.
La culture est une matière première, comme le pétrole et
la bauxite, mais une matière vivante qu'on peut reproduire
à l'infini par simple duplication. Des industries entières sont
édifiées sur son exploitation : le livre, le disque, l'art dit
d'aéroport, les objets de piété, le tourisme dit culturel, etc.
On peut craindre que le monde manque de fer, d'eau
propre ou d'uranium ; mais tant qu'une seule peinture de
Rembrandt existera, il sera possible d'en tirer des millions
de reproductions ; tant qu'un Africain sera en vie, on pourra
lui faire sculpter des masques.
La culture ennoblit l'économie, en surimposant à la
valeur conventionnellement chiffrée en francs, dollars ou
livres, une autre valeur réputée plus riche et plus difficile
d'accès : le beau, le spirituel, l'intellectuel. En achetant une
œuvre d'art ou sa reproduction, en écoutant un disque, en
visitant un monument, nous dépensons notre argent mais
nous recevons en échange quelque chose d'appréciable,
une impression culturelle. Ce sera donc un argument
supplémentaire de vente et les commerçants ne s'y sont
pas trompés. Lors de l'exposition Goya, à Tokyo, en 1971,
les Japonais d'une part ont exigé le doublement des
valeurs d'assurances déclarées par les Espagnols, pour
montrer que l'artiste avait vraiment de la valeur, puis ils
reproduisirent la Maja vestida et la Maja desnuda sur le
recto et le verso de tous les paquets d'une grande marque
de cigarettes, les « Cherry » : valorisation économique de
la culture et valorisation culturelle d'un produit de
consommation courante.
La culture est un domaine de l'économie où les marges
bénéficiaires sont particulièrement fortes. Le producteur,
généralement travailleur indépendant, est traditionnellement
placé au bas de l'échelle des revenus, ou bien ses prix de
revient sont faibles par rapport au prix de vente. La valeur

34
économique du bien culturel est en effet fixée en dehors du
créateur. L'aventure d'un Van Gogh, qui enrichit plusieurs
générations de marchands et de collectionneurs, tout en
étant pauvre lui-même, est caractéristique et les seuls
artistes riches sont ceux qui se sont faits marchands,
comme ces agriculteurs qui vont vendre dans les villes
leurs légumes pour éviter les intermédiaires. Dans
beaucoup de pays, le créateur est d'ailleurs parfois
anonyme, inconnu, ou encore systématiquement écarté du
bénéfice de son œuvre. La vie est donc belle pour les
marchands et intermédiaires de tout poil qui se partagent
un fort beau gâteau. Quel chanteur du Sahel africain ou de
la jungle amazonienne a jamais perçu des droits d'auteur
sur la vente des disques qu'on lui a fait enregistrer ? Il a
reçu, probablement, quelques piécettes en pourboire, mais
le collecteur, le traducteur, le maquettiste, le technicien, le
fabricant de disques, les vendeurs et diffuseurs auront reçu
chacun leur part et la SACEM va toucher régulièrement son
pourcentage, qui ira arrondir le magot des artistes
syndiqués et assurés sociaux. Le chiffre d'affaires annuel
des grands marchands d'art « primitif » et des
commissaires priseurs de Paris, Zurich, New York, Londres,
ne peut être comparé sans scandale aux revenus moyens
de ceux qui ont fabriqué cet art ; leur prospérité, leur bonne
santé compensent sans doute, pour la plus grande gloire
de la culture et du monde dit civilisé, la famine et les
maladies qui règnent à l'état plus ou moins endémique
dans les villages de brousse et dans les bidonvilles où les
démarcheurs et charognards locaux vont découvrir pour
rien ce qui deviendra les merveilles du patrimoine de
l'humanité, dignes des musées et des grands
collectionneurs.
La culture est enfin un domaine commercial privilégié, où
les structures institutionnelles prennent en charge la
presque totalité des frais qui, dans d'autres secteurs de
l'économie, incomberaient aux exploitants et viendraient en
déduction des bénéfices. Le gouvernement, le mécénat, les
universités, les instituts de conservation, de recherche, de
présentation se chargent de tout, et même d'une grande

35
partie de la publicité. Les agents économiques, ceux qui,
loin d'être désintéressés, pensent avant tout au profit et à
sa croissance, se contentent de percevoir leur bénéfice.
Système exceptionnellement efficace dans un monde
dominé par l'économie. Les mécanismes n'en ont rien
d'original. Ils relèvent de la vieille loi de l'offre et de la
demande. Si j'ai tenu à entrer malgré tout dans le détail,
c'est parce qu'il faut démonter soigneusement le méca -
nisme pour apercevoir, à chaque rouage, les consé-
quences morales sur les hommes qui en sont les
acteurs, bon gré mal gré.

Une demande largement provoquée.


Il faut bien commencer par la demande. Normalement, la
culture et les biens qui en découlent ne constituent pas une
offre. La production culturelle originale porte sa fin en elle-
même puisqu'elle correspond nécessairement à un besoin,
à une exigence vitale de l'individu et du groupe, mais en
dehors du cycle économique normal. Ce dernier ne vient
qu'en second, lorsque le dialogue culturel créateur est
accompli, comme une conséquence. On a vu plus haut que
ce n'était plus vraiment le cas aujourd'hui. L'ordre des
facteurs a été renversé : il y a une demande de biens, qui
provoque une offre de ces biens, lesquels ont reçu le
qualificatif culturel, par assimilation formelle avec leur
nature ancienne ou avec les véritables produits de la
culture vivante. La demande donc, comme toute demande
de biens, se fabrique, se provoque. C'est affaire de
promotion, comme le dentifrice ou la voiture. Les moyens
promotionnels sont les mêmes : le système éducatif (de
l'école à l'éducation permanente), le réseau d'information
qui le prolonge, la publicité enfin. Ces trois éléments
existent et complètent le très faible élément de demande
spontanée qui ne pourrait, au mieux, émaner que d'une
infime minorité de la population, surtout dans les pays les
plus pauvres. L'école, comme chacun sait, est le meilleur
instrument de culture : c'est là que l'enfant acquerra les

36
automatismes qui feront de lui un consommateur docile de
culture, respectueux des stéréotypes et des conventions
e
hérités de l'immense travail de codification du XIX siècle.
Il apprendra à aimer Rembrandt et Van Gogh, l'art
roman, Mozart, la religion de ses parents, les règles
d'hygiène, des éléments de morale courante, la façon de
commencer et de terminer ses lettres, et des milliers
d'autres choses qui à seize ans ne lui poseront plus de
problèmes. Vers vingt ans, il se révoltera brièvement et, à
trente ans, il sera devenu un parfait consommateur et
gaspilleur de tout et notamment de culture. Un petit
nombre, cas aberrants, échapperont à cette destinée pour
tomber dans la contestation systématique et l'inefficacité ou
dans l'orbite de mouvements refuges : ils se feront moines
ou hippies, militants politiques ou assistants sociaux,
exceptions qui confirment la règle. Pour la majorité, à partir
de trente ans, information publicitaire et publicité
informationnelle se relaient en toute amitié pour maintenir
les conditionnements et les automatismes à un niveau
compatible avec l'entraînement à la consommation
maximum. Heureusement, l'esprit critique aura alors
complètement disparu et les hommes-robots agiront par
modes, par snobismes et par intérêt. Cette description
passablement sombre ne s'applique pas seulement aux
pays les plus développés industriellement et
technologiquement : l'influence et l'intérêt de ces derniers
ont étendu les bénéfices du système à l'ensemble des
pays. Certains d'entre eux sont encore pour peu de temps
partiellement à l'abri, grâce à leur isolement ou à leur
nationalisme, mais partout les symptômes existent et
sautent aux yeux des observateurs les moins avertis :
programmes de télévision, systèmes scolaires, panneaux
publicitaires, presse, etc.
Ces demandeurs de culture se divisent en deux
catégories: ceux qui mènent, les locomotives, et ceux qui
sont menés. Les premiers ont assimilé les enseignements
du système, à tel point qu'ils en ont en quelque sorte
assumé le contrôle et la direction. Ils sont consommateurs

37
certes, mais aussi ils en tirent profit, soit matériellement,
soit moralement en se classant dans l'élite. Leur ancêtre et
leur modèle est peut-être le fameux « Boni » de
Castellane, coqueluche du Tout-Paris du début du siècle,
qui pour se tirer d'une relative pauvreté vendait les
meubles de ses amis et parents désargentés à des
relations plus fortunées ou à des nouveaux riches, dans
ses propres salons. La seconde catégorie de demandeurs
suit et imite, comme ces Parisiens, médecins et avocats, qui
achètent pendant le mois d'août, au bord des routes
bretonnes, chez des brocanteurs rustiques, pour 5, 10, 20
000 francs comptant, des meubles d'époque achetés par le
marchand, quelques mois auparavant, dans les salles de
ventes de Paris. Ou encore comme ces dirigeants africains
qui meublent leurs demeures des mêmes symboles
(fauteuils Louis XV, masques nègres, gravures de chasse à
courre) que leurs homologues et modèles européens.
Il existe, à côté de la demande privée, une demande
institutionnelle, due surtout aux organismes d’État et aux
groupements de mécènes (ces derniers essentiellement
en Amérique du Nord). Elle agit par accumulation dans
des buts apparemment désintéressés, mais en fait pour
renforcer les moyens d'éducation et d'information dont
nous avons vu qu'ils contribuaient à la demande privée. Il
y a donc un lien entre les deux, et les marchands le
savent bien qui s'efforcent d'établir et de conserver, avec
ces institutions, des relations étroites. Il va de soi en effet
que l'acquisition par la galerie nationale de Canberra d'un
Jackson Pollock pour 2 millions de dollars, la commandite
par la France du « Message biblique » de Chagall ou la
création par le Vatican d'un musée d'art sacré, pour ne
prendre d'exemples que dans un seul secteur de la
culture, ont des résultats à court et à long terme sur
l'ensemble de la demande en art moderne et
particulièrement en œuvres de Pollock, de Chagall ou
d'art sacré. Il serait naïf de croire que la demande privée
et la demande institutionnelle sont cloisonnées : il s'agit
du même phénomène.

38
En matière de comportement, le consommateur-deman-
deur de biens culturels a des attitudes bien caracté-
ristiques : tendances à l'accumulation (d'abord comme
collectionneur puis tôt ou tard comme spéculateur) ; rivalité
et concurrence en raison du prestige attaché aux symboles
culturels ; sensibilité à la mode, afin de ne pas se laisser
dépasser ou supplanter ; prosélytisme considéré comme
l'expression d'une générosité intellectuelle, d'un désir de
partager avec les moins évolués la vérité que l'on détient ;
absence de scrupules devant les procédés parfois illégaux
ou douteux qui sont nécessaires pour pallier l'insuffisance
de l'offre normale ; complexe de supériorité dû à la certitude
de faire partie d'une élite cultivée. Le public des grandes
premières théâtrales et musicales, des vernissages
d'expositions, des colloques, démontre clairement ces
comportements. Rappelons à cette occasion ce colloque de
1968, à Avignon, entre les soi-disant serviteurs de la culture
que sont les animateurs de maisons de la culture ;
l'ensemble des gens qui ne participaient pas aux activités
de ces dernières fut qualifié de non-public : arrogance qui
rejoint celle des propagandistes d'autrefois parlant de
païens et d'infidèles.
La demande de culture et de biens culturels n'implique
pas nécessairement l'appropriation physique ; elle
recherche surtout la consommation visuelle, auditive, la
lecture, la visite. Elle entraîne la stérilisation d'une fraction
croissante de la production culturelle du passé, de la vie
culturelle actuelle et de ce qui reste de créateur dans notre
monde. Cette stérilisation est compensée par la mise dans
le circuit économique de nouveaux biens innombrables,
secondaires pourrait-on dire, comme les reproductions, les
publications, les cartes de Noël, les calendriers, etc. Les
peuples scolarisés sont en effet, en matière culturelle, des
voyeurs perpétuellement avides d'impressions et d'images
nouvelles. Avant même d'avoir le temps d'assimiler leur
propre culture, ils passent à une autre, à l'occasion d'un
voyage ou d'une grande exposition, ou encore d'un
programme de télévision. Tel jeune couple de ma
connaissance, vivant dans un petit village du Nord de la

39
France, visita en 1973 l'Italie, en 1974 la Yougoslavie et la
Grèce, en 1975 la Turquie. Mais sa vie culturelle réelle, sa
connaissance de son environnement immédiat, ses
relations avec son propre pays en deviennent chaque
année moins intenses, plus improductives.
Cependant cette avidité même est un alibi et une
justification pour la demande acquisitive. Il faut montrer
plus à ce bon peuple. Pour rester membre de l'élite, il ne
suffit plus d'avoir vu, ce qui est à la portée du vulgaire, il
faut posséder.

Un filon bien exploité.


Tout cela explique pourquoi la demande existe,
pourquoi elle s'accroît. Il en résulte que l'offre pose un
problème : non seulement elle n'existe pas au départ,
mais encore il faut qu'elle se développe à peu près au
même rythme que la demande. Cette dernière voudra
nécessairement avoir un contrôle sur l'offre, ce qui
provoquera des tensions artificielles, toujours préju-
diciables aux faibles, c'est-à-dire dans notre cas à ceux
qui offrent.
Ici encore deux types d'offre doivent être considérés : la
création nouvelle et l'exploitation des ressources exis-
tantes. La création nouvelle, nous l'avons déjà vu, n'est
plus, au moins dans les pays technologiquement avancés,
véritablement culturelle, en ce sens qu'elle se veut déjà
offre et non pas solution à un problème vital. Les artistes
plasticiens, les écrivains, les musiciens, les artisans, les
sportifs, les liturgistes et les prédicateurs des religions
anciennes et nouvelles, les « designers ), les cuisiniers (la
liste n'est pas exhaustive !) ne sont plus vraiment des
acteurs du développement culturel, mais des experts
conscients de leur compétence, de leurs privilèges et de
leur place dans l'économie. On vend de tout et c'est l'image
de marque qui permet de faire accepter tel ou tel produit.
Les artistes se lient par des accords léonins à des
marchands ; les artisans s'adaptent à la demande

40
touristique ; les champions de football ou de boxe
s'achètent et se vendent ; les prédicateurs (au moins ceux
qui ont vraiment du succès) se constituent des empires
financiers, de même que les chanteurs pop ; les «
designers » ne se préoccupent que de vendre mieux tel
produit relativement ancien en le rhabillant de neuf.
On sera sans doute choqué par cette façon d'expliquer un
phénomène qui est habituellement décrit avec un
vocabulaire délicatement intellectuel. Je ne dis pas que
chaque individu est personnellement coupable de sacrifier la
culture à l'économie, je dis que l'ensemble du système est a-
culturel et que les créateurs y disparaissent derrière les
marchands. Quoi qu'il en soit, même ainsi manipulée,
l'offre n'est pas suffisante et il faut recourir à des méthodes
plus efficaces, notamment à l'exploitation systématique
des ressources culturelles du passé et des moyens
techniques modernes de communication. Les ressources
sont multiples : œuvres d'art, traditions, croyances, rites,
littérature écrite ou orale, musique savante ou populaire.
Une grande partie n'est pas encore connue, découverte,
inventoriée, comme le contenu des milliers de sites
archéologiques vierges, comme les cultures de tant
d'ethnies des cinq continents, comme ceux des arts d'hier
qui n'ont pas encore connu la consécration du bon goût.
Lorsque la mine se tarit ou est vraiment hors d'atteinte, il
reste la possibilité du musée accessible à tous, de la
bibliothèque, de la reproduction sur film, diapositive, bande
magnétique, papier, etc. ; ou encore la production de
copies, de fac-similés, enfin de faux de plus en plus
parfaits, indétectables.
Les agents d'exploitation sont très variés également,
mais ce ne sont jamais des professionnels de la culture :
détenteurs de biens culturels traditionnels, comme ce chef
local camerounais qui cherchait à vendre les pièces les
plus rares de son trésor familial pour s'acheter une
automobile ; paysans aux limites de la survie qui voient
dans les antiquités le moyen de doubler leur revenu
annuel, comme les 40 000 « huaqueros » du Costa Rica
ou comme les habitants pilleurs de tombes du village de

41
Kalinkaya en Turquie ; artisans traditionnels qui
abandonnent la fabrication d'objets rituels pour produire
par centaines des masques et des figurines à l'intention
des étrangers, comme les habitants du village artisanal de
Soumbodioune près de Dakar ; danseurs folkloriques
basques et avaleurs de feu qui se produisaient il y a
quelques années sur les berges de la Seine à Paris pour
les joyeux dîneurs des bateaux-mouches ; enfants des
environs de Taxila au Pakistan qui arrêtent les voitures sur
la route pour proposer de fausses statuettes du Gandhara;
curés de paroisses campagnardes qui vendent le mobilier
de leur église pour la moderniser...
Ce qui me paraît le plus grave dans tout cela n'est pas le
fait de désacraliser et de transformer en marchandises des
objets déjà morts et inutiles. Ce serait plutôt à encourager,
à condition qu'on ne les considère pas comme des biens
culturels mais comme des gadgets ou des bibelots entre
bien d'autres et des facteurs de prospérité économique
pour des pays et des hommes d'une extrême pauvreté. Ce
qui est dramatique, c'est le mensonge, l'hypocrisie, la
falsification perpétuelle qui entraîne la démoralisation, au
sens le plus fort et le plus étymologique, de milliers et de
milliers d'individus qui devraient être normalement des
créateurs de culture (artistes, artisans, paysans, ministres
du culte...) ou des révélateurs de culture (photographes,
éditeurs...). En en faisant des pourvoyeurs de biens
culturels à consommer, notre civilisation tue en eux la
conscience inexprimée de leur dignité d'hommes libres et
les insère dans un circuit dominé par ceux qui possèdent
l'argent, le savoir, le pouvoir. Ces individus, normalement
dépourvus d'importance économique, deviennent des
producteurs, au même titre que l'ouvrier non qualifié d'une
chaîne de construction automobile.
Tout cela pour le plus grand profit des intermédiaires. Il
n'est pas nécessaire de les décrire en détail. Ils sont innom-
brables, changeants, multiformes et nous en avons déjà
aperçu quelques types, notamment de la catégorie des
marchands. Il en est d'autres : critiques d'art, de théâtre, de
musique, de cinéma, aux jargons confidentiels, qui font ou

42
défont les réputations, qui créent des modes et qui
s'arrogent le droit de juger de tout ce qui est culturel. Chose
curieuse, ces gens qui ont élevé la subjectivité au niveau
d'une règle de vie sont officiellement, le plus souvent, des
professeurs, des conservateurs de musée, des historiens,
très sérieux et tenus professionnellement à l'objectivité :
défoulement ou hypocrisie ? Il y a aussi un type peu
répandu mais amusant, celui de voyageur-conférencier. On
m'en a signalé récemment un particulièrement astucieux. M.
X... a passé de nombreuses années en Océanie. Il était le
pourvoyeur attitré des antiquaires français en art de ces
régions qui, étant le plus souvent des colonies, ne sont
guère protégées contre ce genre de pillage. Il en revint
chargé de souvenirs, de photos, d'objets, ayant en outre
amassé une petite fortune. Mais il fallait continuer à vivre et
à profiter. M. X... devint donc conférencier itinérant, en
France d'abord, puis en Afrique francophone : il présentait
l'Océanie, éveillait des rêves de vahinés et de paradis
perdus, en échange d'honoraires. En Afrique, ces
honoraires étaient immédiatement réinvestis dans l'achat
d'art nègre qui était ensuite revendu avec les bénéfices
habituels (de l'ordre de 5 à 10 000 %, d'après mon
expérience de trafics similaires) à des marchands français.
Voici un homme qui aura pillé impunément deux zones
culturelles, cumulant les profits et ne payant d'impôts que
sur une fraction infime de ses gains. Utiliser l'argent des
Africains eux-mêmes pour exporter leur patrimoine (qui, lui,
est théoriquement protégé par la loi) et faire ainsi fructifier
l'expérience acquise dans des trafics louches à l'autre bout
du monde, n'est-ce pas admirable ?
Il n'y a pas que l'art : que penser, à l'autre extrême de la
gamme des phénomènes culturels, de l'attitude des
gouvernements qui encouragent, dans un pur esprit de
lucre, les paris mutuels sur les matches de football, les
courses, les combats de boxe ou de coqs, etc. ? Ces jeux
sont de tous les temps, mais leur ampleur actuelle effraye
par l'importance économique qu'ils prennent : des milliards
chaque année prélevés en majorité sur les plus pauvres,
sur les plus vulnérables à la tentation et à la publicité, sur

43
ceux qui payent déjà le plus d'impôts. La cité HLM de
Beauregard (La Celle-Saint-Cloud), à l'ouest de la banlieue
parisienne, ne posséda, de 1959 à 1965, comme seul lieu
de détente et de loisirs culturels, qu'un bar PMU situé
idéalement à l'arrêt de l'autobus. Les jours de paie, les
épouses devaient aller chercher leurs maris à l'autobus
pour éviter qu'ils ne dépensent leur salaire à boire et à
jouer.
On retrouvera plus loin d'autres intermédiaires, comme
les institutions officielles chargées du patrimoine ou de
l'enseignement et les sociétés anonymes d'investis-
sements. Je me bornerai à citer, en passant, pour la
France, la récente floraison d'associations sans but lucratif
(sic) constituées pour l'exploitation de la loi de 1971 sur la
formation continue et l'éducation permanente. Certes ces
associations ne distribuent pas de bénéfices. Toutes leurs
recettes émanent d'entreprises, de syndicats, du ministère
de l’Éducation nationale, pour le bien des salariés à
recycler, à promouvoir, à perfectionner. Elles sont ensuite
réparties en salaires à des dirigeants, enseignants, cadres,
conseillers techniques, orienteurs, âgés dans certains cas
de moins de vingt-cinq ans, titulaires de diplômes parfois
délivrés par leurs propres associations. La formule est
simple : A et B fondent deux associations d'éducation
permanente I et II. A sera président non salarié de I et
directeur salarié de II ; B sera président de II et directeur de
I. La loi est respectée et l'argent empoché. Dans d'autres
pays, le même type de racket porte d'autres noms : écoles
secondaires au Liban, universités privées aux Philippines
ou aux États-Unis, musées privés au Pérou, troupes
folkloriques en Afrique.

Recherche des responsables.


Quelles sont les causes de la commercialisation du bien
culturel et de la démoralisation de l'agent culturel ? Les
causes lointaines et générales sont, on l'a vu, la domination

44
de l'économie sur la société et la confusion culturelle. Mais il
y a aussi des causes immédiates, simples, concrètes.
1. Une action individuelle. Chaque personne est
actuellement plus ou moins liée à l'achat, à la vente ou à la
promotion commerciale de la culture, ou bien s'y prépare.
Comme collectionneur, touriste, marchand, critique,
enseignant, fouilleur clandestin, artiste créateur, interprète,
etc., nous transformons nous-mêmes chaque jour des
produits de la création culturelle continue de l'homme et de
la société en biens de consommation. Notre attitude est
révélatrice : nous calculons la valeur de ce que nous
possédons, le coût de nos moindres actes, nous
recherchons la bonne occasion à saisir, nous pensons tout
ce que nous-mêmes appelons culture en termes de
rentabilité. Cependant, de même que nous ne sommes plus
capables de créer, nous ne sommes plus capables d'être
des consommateurs conscients et organisés. La même mère
de famille qui choisira le beurre le moins cher chez son
crémier, se laissera rouler pendant les vacances par un
brocanteur qui lui refilera une fausse paire de chenets. Nous
nous rendons complices d'actes anti-culturels : comme ces
changements de mode vestimentaire dont certains éléments
sont en contradiction directe avec l'anatomie et l'hygiène,
mais qui établissent solidement la croissance économique
de la nation sur le gaspillage individuel des citoyens.

2. Une action gouvernementale. Les gouvernements sont


certainement tout aussi responsables de cet état de choses.
Depuis un demi-siècle, ils ont rendu possible, puis favorisé
et protégé l'essor du commerce actuel :
— directement en le subventionnant : bourses aux
créateurs, aide au cinéma, monopole des moyens de
communication, création d'institutions de propagande et de
diffusion, financement sous prétexte de relations
internationales...
— indirectement, par le jeu des exemptions d'impôts et
de l’Éducation nationale.

45
Les exemptions d'impôts, dont les États-Unis restent le
meilleur exemple et sont le champ d'application
systématique et privilégié, méritent plus qu'une mention.
Sait-on que jusqu'en 1971 environ, il était possible dans ce
pays, par un simple jeu légal d'écritures, de gagner de
l'argent sur l’état grâce à la culture ? Un contribuable
achetait en 1960 pour 1000 dollars un objet qu'il donnait,
parfois même avec réserve d'usufruit, à un musée en 1970,
ce qui lui permettait de déduire de son revenu imposable
de la même année la valeur estimée de l'objet cette année-
là, soit, au minimum, aux cours du marché, 10 000 dollars.
Il gagnait donc, sans rien faire d'autre, la fraction des 9 000
dollars de différence qu'il aurait dû sans cela donner au
fisc. Depuis, cet avantage exorbitant a été réduit mais les
exemptions de taxes continuent à être, aux États-Unis et
dans d'autres pays, un sérieux encouragement au marché
et expliquent partiellement le maintien de la demande à un
niveau aussi élevé.

3. Une action internationale. Celle-ci est plus


psychologique que matérielle mais elle a une grande
efficacité, notamment auprès des gouvernements. C'est
ainsi que l'éducation « fonctionnelle », le tourisme
culturel, le développement des moyens les plus
modernes de communication, des projets majeurs comme
Orient-Occident ou Abou-Simbel ont des motivations ou
des conséquences économiques non seulement
acceptées mais proclamées bien haut. C'est d'ailleurs
l'Unesco qui mit à la mode l'expression de bien culturel et
je me souviens de l'erreur révélatrice d'un traducteur, qui,
dans le programme et le budget soumis à la conférence
générale de 1966, traduisait « mise en valeur du
patrimoine culturel » par « exploitation of the cultural
heritage », à la grande joie du délégué britannique qui en
fit le thème d'une attaque virulente contre le sujet du
débat : le tourisme culturel et son impact sur le dévelop-
pement économique. Précisons que cela n'empêcha pas
le projet de passer au nom des idéaux de l'organisation.

46
Jadis aussi, la majorité des hommes était opprimée,
matériellement, socialement, parfois physiquement par une
minorité privilégiée. Mais cette majorité avait toujours
gardé sa liberté fondamentale de création et d'inter-
prétation culturelles, même dans le cas des esclaves noirs
du Sud des États-Unis ou du Nord du Brésil. Il y avait
différenciation entre les formes de vie et les expressions
de la pensée, non seulement à l'échelle du monde, mais
aussi au sein d'un même pays, parfois d'une même
province.
Depuis quelques décennies, et de façon croissante,
l'oppression de la majorité par la minorité s'est poursuivie et
s'est étendue à la culture. La liberté de création n'est plus :
elle a été asservie à l'économie, instrument de domination
au service de la minorité. La découverte de solutions
adaptées aux problèmes de la vie n'est plus le fait de
groupes humains, mais d'un petit nombre de techniciens
spécialisés, agissant au nom de l'humanité et réservant
les profits à une seule caste où se regroupent dans une
solidarité à toute épreuve hommes politiques, industriels,
commerçants, intellectuels.
Heureusement, cette évolution, quelque
catastrophique qu'elle soit pour notre civilisati on occi-
dentale, ne semble pas encore inéluctable ou irréver -
sible. Une part importante de l'humanité, décroissante
certes mais encore numériquement et géographi-
quement suffisamment représentative, lui échappe. On
peut citer la Chine, l'Inde, le Nigeria, le Mexique,
l'Indonésie, au moins pour une partie de leur population
et même de leurs élites. Dans les régions les plus
atteintes, comme l'Europe occidentale, l'Amérique du
Nord, des groupes sont en train de naître, encore faibles
et isolés, mais de plus en plus conscients de leur
mission, qui se préoccupent avant tout de retrouver ou
d'inventer des méthodes appropriées pour aboutir à une
renaissance, non pas artificielle mais spontanée, non
pas élitaire mais populaire, de la créativité culturelle et
de la liberté de décision. Certains, comme les émules de
Ralph Nader, s'y emploient négativement, par la

47
contestation au sein du système. D'autres, comme les
équipes constituées sur les doctrines de Paulo Freire ou
d'Ivan Illich, sont résolument constructifs. Les années
qui viennent seront décisives ; l'une des deux tendances
doit l'emporter, des économistes ou des libérateurs.

48
CHAPITRE III

Quelques cas particuliers

Il est intéressant d'étudier en détail certaines manifestations


économiques d'origine culturelle, afin de déceler l'ampleur du
phénomène décrit dans le chapitre précédent. Dans ses
relations avec l'économie, la culture n'est plus désormais
insignifiante ni même secondaire : elle est au contraire
d'importance majeure et conditionne parfois l'équilibre
monétaire d'un pays, ou l'emploi d'un nombre important de
personnes. Les trois exemples qui suivent sont très connus et
je n'essaierai pas de les décrire à nouveau sous tous leurs
aspects. J'essaierai seulement de faire ressortir certaines
caractéristiques qui ont une relation directe avec mon projet :
étudier la réalité de ce qu'il est convenu d'appeler
actuellement la culture. Deux de mes exemples, le trafic des
biens culturels et le tourisme, sont d'ampleur mondiale. Un
autre, le marché de l'art, est plutôt spécifique aux pays dits
occidentaux, ou industrialisés, qui comprennent l'Europe de
l'Ouest, l'Amérique du Nord, le Japon, l'Australie et les pays
qui, les uns après les autres, atteignent le même niveau de vie
et le même rythme de croissance. Les pays socialistes en sont
encore relativement préservés par leur système économique
et social.
Sans donc prétendre tout dire, ni même imposer mes
interprétations, j'espère provoquer une nouvelle réflexion sur
ces phénomènes, à partir de leurs composantes culturelles et
économiques et des relations entre celles-ci.

49
1. Le marché de l'art.
« La haute dignité reconnue à l'art par notre société
constitue l'endroit d'un système dont l'envers est la
commercialisation de l'art : le marché des tableaux est le lieu
de cette secrète alchimie qui opère la transmutation d'un
bien de culture en marchandise. » Cette phrase, extraite de
l'ouvrage magistral de Raymonde Moulin, le Marché de la
peinture en France (Paris, Éditions de Minuit, collection « Le
sens commun », 1967), résume bien le problème. Je crains
seulement que, de plus en plus, l'envers soit devenu
l'endroit, et vice versa. La « haute dignité » de l'art est,
depuis quelques années et surtout depuis les crises
monétaires des années 1971-1973, plus un argument
publicitaire qu'une reconnaissance sociale dans l'ordre
philosophique. Paradoxalement, les efforts déployés pendant
plusieurs décennies pour mettre l'art à la portée du plus
grand nombre semblent n'avoir abouti qu'à la promotion d'un
nouveau produit, en éveillant le besoin de sa possession, en
suscitant des mécanismes perfectionnés de production, de
valorisation, d'acquisition et de transmission. On verra, plus
loin, comment les essais de sauvetage de la culture par la
vulgarisation, la diffusion, l'action culturelle, ont en fait
complètement manqué leur but en stérilisant et en figeant un
peu plus des produits de consommation courante.
Mais tout d'abord, de quel art parlons-nous ? Le mot
recouvre maintenant toutes sortes de choses. Son acception
varie selon l'interlocuteur, mais, aux termes du marché, on
peut dire qu'est objet d'art tout objet, quelles que soient son
origine, sa destination initiale, sa signification culturelle, qui a
perdu sa fonction, est considéré pour lui-même et est
apprécié selon des critères de rareté (voire d'unicité),
d'esthétique, de curiosité ou de signification sentimentale
pour son acquéreur. L'objet peut relever de l'art proprement
dit (production d'un artiste reconnu comme tel), de
l'ethnographie, de l'archéologie, de la technologie, de la
spiritualité, même récemment de la minéralogie et de la

50
zoologie (voir la vogue des beaux papillons encadrés comme
ceux qui sont vendus par correspondance par le Diner's
Club de France). Il peut être acquis pour remplir une
nouvelle fonction ou comme bibelot, pour spéculer ou
pour « épater le bourgeois ». Il semble bien que le seul
point commun entre ces « objets d'art » soit l'étiquette
commerciale elle-même.
Dans l'ouvrage de Raymonde Moulin, l'art, limité d'ailleurs
à la peinture par le sujet, garde une certaine noblesse, un
sérieux, un caractère scientifique, bien que des références
abondantes soient faites aux « chromos » ou à l'art
mécanique de la reproduction. On voit aussi, dès ces
années 1952-1962 (période couverte par l'essentiel de
l'enquête ayant servi de base au livre), apparaître des
anomalies, des allusions à la spéculation, à la malhonnêteté
de certains marchands, à l'esprit de lucre des
collectionneurs, au rôle promotionnel des musées et des
responsables officiels de la culture. Il faut bien avouer que la
situation s'est bien détériorée depuis : ce qui était alors
exception et cas particulier est devenu la règle.
Tout le monde connaît la mode des inédits, en matière
de musique ancienne des XVIIe et XVIII ' siècles : le
succès de Telemann, d'Albinoni, de certains Français
mineurs de l'époque de la Révolution, maintenant des
premiers Espagnols, Portugais, Tchèques ou Slovaques,
joués, enregistrés, commentés. On a vu aussi la ruée des
amateurs sur les statues des églises de campagne
vendues par les curés après Vatican II ou plus simplement
cambriolées par des voleurs d'occasion. J'ai cité la
commercialisation des affiches de mai 1968 : pour qui a
connu l'atelier d'affiches de l'école des Beaux-Arts en
plein délire créateur, le collectif qui acceptait ou refusait
les propositions, l'enthousiasme des colleurs, les
discussions provoquées dans la rue par tel ou tel slogan,
par un dessin bien trouvé, cette commercialisation est un
véritable sacrilège. Des marchands, des jeunes astucieux
et sans doute promis à une belle carrière dans les
affaires, ont vite vu quel profit pouvait en être tiré. Ou bien
on allait à l'école des Beaux-Arts demander des paquets

51
d'affiches en prétendant qu'on les collerait, ou bien on
allait décoller des murs les affiches encore fraîches. Les
réalisateurs des affiches ont pu être blessés,
emprisonnés, exclus de l'école, peu importe. Il y avait là
une mine d'or : 100 francs à Paris, 100 dollars à New
York, une exposition de consécration au musée d'art
moderne de cette dernière ville, des livres, des articles.
Voilà un beau cas de récupération, non pas politique, mais
combien rentable, que l'on pourrait étendre à d'autres
produits de cette époque merveilleuse de création de
culture vraie que fut mai 1968.
En 1971, la galerie Kerchache, à Paris, organisait une
exposition (évidemment pour vendre) de sculptures sur
bois des îles Tabar. Un article du Monde, signé P. M.
Grand, vantait la découverte d'une nouvelle culture aux
antipodes, d'un art subtil et puissant. Tant mieux pour le
découvreur et vendeur qui avait (probablement en
personne puisque l'on a retrouvé la trace de deux Français
en 1970 dans les îles Tabar) violé ou fait violer les
sépultures ancestrales de cette ethnie d'un petit archipel
perdu au large des côtes nord-est de la Nouvelle-Guinée :
le Monde lui faisait de la publicité gratuite et lui tissait une
couronne de bienfaiteur de la culture.
Entrez dans une boutique de cadeaux ou de souvenirs
et regardez tous ces objets naturels ou usuels
transformés: ces vis de pressoir montées en lampes, ces
livres reliés découpés pour en faire des boîtes à cigarettes,
ces bracelets de cheville indiens réutilisés comme
cendriers. Elle est comique et rétrograde, l'indignation de
cette vieille dame d'au moins quatre-vingts ans, paysanne,
rencontrée en 1972 à Ars où elle accomplissait un
pèlerinage : elle ne pouvait admettre qu'on lui offre des
sommes d'argent pour elle considérables en échange d'un
joug à bœufs, conservé dans sa grange ; elle ne pouvait
admettre non plus que ses voisins vendent tout leur passé
de cette façon.
Tous ces objets, qui sont d'origine culturelle, sont
devenus des marchandises. R. Moulin décrit parfaitement
les responsables, ceux qu'elle appelle les acteurs du

52
marché : marchands, critiques d'art, collectionneurs,
institutions publiques ou privées, commissaires-priseurs,
peintres... Mais notre propos est plus vaste que le sien et
j'ajouterai quelques touches éparses. Au sujet des critiques
d'art, je citerai seulement cette phrase merveilleuse,
illuminatrice :

« Les enrichissantes confusions de notre


maintenant contradictoire n'agacent que les
puritains des vues étroites : nos panthéismes des
hautes aventures composent constructivement avec
toutes les magicités sacrales, sacrilèges inclus. »
(Michel Tapié, préface à une exposition Saura).

Je ne veux pas extrapoler et attribuer à chacun les


chefs-d’œuvre d'un seul. Il reste que cette profession de
critique est certainement responsable d'une vaste
entreprise de mythification et de mystification. Ainsi s'est
créé le mythe de l'art, dans des termes, avec un jargon,
une prétention, une arrogance, un mépris de la langue,
du lecteur, de l'art lui-même, qui constituent un abus de
confiance vis-à-vis du public. Cherchez de la véritable
critique : sauf de trop rares exceptions, vous n'en
trouverez pas, surtout en ce qui concerne l'art. On
remplit l'espace avec des descriptions superfétatoires ou
avec des louanges hermétiques. Les critiques, je le sais
par expérience des réunions internationales dites
culturelles, ne sont pas plus compréhensibles dans leurs
discours que par écrit. S'ils n'étaient que ridicules, il n'y
aurait que demi-mal (un gaspillage de plus et pas le pire,
de loin). Mais ils constituent l'essentiel des rouages
publicitaires du marché, ils participent à la créati on de la
demande, à l'orientation de l'offre. Leur verbiage fait
partie des conventions mondaines qui remplacent les
critères scientifiques ou passionnels d'un choix raisonné.
« Chez nous, on se prostitue pour 500 francs », disait un
critique à R. Moulin.
L'influence sur le marché international de l'art des
grandes expositions politiques n'a pas été suffisamment

53
souligné, probablement parce qu'il est de mauvais goût
de critiquer les réalisations culturelles du pouvoir, de tous
les pouvoirs et que même les plus gauchistes des
hommes de culture sont friands de « manifestations de
niveau international ». Le rôle de ces expositions mérite
pourtant d'être analysé, car il serait dangereux de le
sous-estimer. Ce n'est qu'un développement très récent
des relations culturelles internationales. Il s'agit de
manifestations de prestige organisées par des pays
pauvres économiquement mais riches en vestiges du
passé, soit comme une simple opération de relations
publiques, soit pour promouvoir le tourisme, soit encore
pour répondre à un chantage de la puissance invitante qui
promet en échange des avantages économiques et
commerciaux.
Il est certain en tout cas que ces expositions créent de
toutes pièces une demande de biens culturels ; ce fut le cas
pour la Corée, la Yougoslavie, l'Iran, la Colombie, etc. Le
marché de ce genre d'art se développe subitement à la suite
de grandes expositions monographiques organisées par les
gouvernements intéressés dans les pays riches et
collectionneurs. Il en est de même, mais au plan national,
pour les expositions d'initiative politique, telle celle qui eut
lieu à Paris en 1972 sur l'art contemporain. Ce genre de
manifestation, par la publicité qui lui est donnée, par les
manipulations de toutes sortes qu'elle autorise, par les
consécrations qu'elle décerne, entraîne des montées de
cours, parfois spectaculaires.
A l'époque considérée par R. Moulin, les sociétés
d'investissements en valeurs artistiques étaient
inexistantes. Maintenant elles pullulent littéralement, pour
ne parler que des firmes spécialisées et non pas de toutes
les sociétés ordinaires qui se garantissent, notamment
contre l'inflation, en faisant appel à des techniques
diverses, dont l'une s'intitule mécénat. Cela présage
l'avènement d'une véritable bourse internationale pour les
valeurs artistiques : dans la mesure où le marché de l'art
échappe aux agents individuels, disposant de capitaux
limités et soumis à des subjectivités trop fortes (il existe

54
encore, paraît-il, des collectionneurs qui hésitent à acquérir
des objets qu'ils trouvent franchement laids, quelles que
soient les perspectives de plus-value), et devient l'affaire de
professionnels de la finance et du négoce, l'art prend une
valeur en soi, analogue à celle d'une matière première ou
d'un produit manufacturé. La question n'est plus «de qui est
cette œuvre ?» ou «de quelle date ?», mais bien «combien
vaut-elle ?», «quelle est sa courbe de croissance ?»,
exactement comme pour l'étain ou l'action General Motors.
Nées aux États-Unis, les sociétés d'investissements
artistiques se sont aisément répandues en Europe, avec un
succès tout particulier en Suisse, pour les raisons
habituelles. Artemis, en Belgique, est capable d'acquérir un
bronze grec « attribué à Lysippe » (par qui ?) et de le mettre
en vente, à Munich, par l'intermédiaire d'un marchand
d'antiquités, pour 5 millions de dollars. Modarco, de Genève,
achète à Londres, en une journée, pour 600 000 livres
sterling d'objets d'art. Sofinarts, en France, achète et
restaure un monument historique pour y abriter ses
collections, sous la forme d'un club privé réservé aux seuls
porteurs de parts. Depuis le début de la crise monétaire et
économique, il n'y a pas de semaine où un journal financier
ou de grande information ne signale l'investissement
artistique comme un moyen sûr d'échapper à l'inflation en
offrant des taux d'intérêt, ou de plus-value en capital,
absolument inespérés.
Le marché de l'art joue actuellement un rôle éminemment
destructeur sur le plan culturel. Destruction de l'esprit par
abaissement de la valeur culturelle et esthétique au niveau
de la valeur purement monétaire (processus de
monétarisation). Destruction scientifique par l'abandon des
critères de qualité et de représentativité qui faisaient
autrefois la valeur de témoignage et de patrimoine des
collections des particuliers et des musées. Destruction de la
forme par les dégradations de toutes sortes dues à la
circulation abusive des biens culturels à des fins de prestige
politique ou personnel, à l'exploitation de sites anciens
comme des carrières de pierre, à la restauration ou à la

55
reconstruction d'ensembles sur la base de doctrines ou de
thèses esthétiques fausses ou insuffisamment établies.
Accaparement enfin par un petit nombre (collectionneurs-
spéculateurs) qui enterrent leurs collections dans des
chambres fortes, dans des musées poussiéreux ou réservés
de fait aux connaisseurs ou aux touristes.

2. Le trafic illicite des biens culturels.


Le problème du trafic était autrefois un cas particulier du
marché de l'art et aurait pu être traité simultanément. Mais,
depuis quelques années, son ampleur en est arrivée à le
faire concurrencer, en chiffre d'affaires, le marché licite dont
nous venons de voir les origines et les conséquences
culturelles. H présente aussi, de par son caractère illicite,
des traits particuliers d'un très haut intérêt pour faire
comprendre ce que l'on s'accorde à appeler maintenant la
culture et les biens culturels.
Plus d'un milliard de dollars par an, des milliers d'agents
répartis en gangs et filières couvrant tous les pays du
monde, des marchés florissants (Beyrouth, Zurich, New
York, Hong Kong, Singapour, Abidjan, Dakar, et bien d'autres
encore), des centaines de monuments et d'ensembles
mobiliers démantelés, voilà en quelques mots le bilan
journalistique. Œuvres d'art anciennes et modernes, inscrip-
tions, pièces archéologiques, collections ethnographiques,
spécimens minéralogiques, météorites, animaux reproduc-
teurs des jardins zoologiques, voilà le bilan pour le
patrimoine de chaque pays, voilà la gamme de ce qui se
vole, s'arrache, se découpe, s'échange, au mépris des lois
de chaque pays et de la morale scientifique, professionnelle,
personnelle, politique.
K. Pearson et P. Connor dans The Dorak Affair, Karl Meyer
dans Main basse sur le passé, Ph. Levantal dans un article
exhaustif de Connaissance des arts, bien d'autres encore,
notamment dans des journaux à grand tirage (comme le
Christian Science Monitor, le New York Times, le Sunday
Times, l'Observer, l'Espresso, le Times of India...) ont attiré

56
l'attention, démonté les mécanismes, dénoncé les
coupables, parfois avec un certain succès.
Ces coupables, il faut bien les clouer une fois de plus au
pilori:
— directeurs de grands musées ou de musées très riches,
soucieux de justifier leurs prétentions par l'acquisition de
collections toujours plus prestigieuses et par des records de
prix, se faisant entre eux une concurrence acharnée et
soignant plus leur publicité que leur réputation profes-
sionnelle ou scientifique ;
— collectionneurs sans scrupules, spéculateurs audacieux,
spécialistes des exemptions d'Impôts ou des opérations de
relations publiques, qui utilisent les musées à la fois pour
guider leurs investissements, pour les valoriser par des
expositions, pour servir leur prestige ;
— marchands renommés, qui n'avouent jamais d'où
viennent les objets qu'ils vendent, mais qui se disent sûrs de
leur authenticité, qui parlent d'égal à égal aux savants les
plus éminents et aux grands de ce monde, en comptant sur
eux pour leur donner des attestations de bonnes mœurs, si
nécessaire ;
— chefs d’État ou hauts fonctionnaires qui n'hésitent pas
à dilapider leur patrimoine national ou à exploiter celui des
autres pays, par goût du prestige ou par intérêt personnel ;
— experts internationaux et coopérants, stewards de
compagnies aériennes, commerçants, explorateurs,
diplomates, enseignants, voyageurs de tout poil qui se
constituent à bon compte des collections sans prix et
arrondissent leurs fins de mois en ajoutant négligemment à
leurs bagages quelques objets de valeur qui se vendront
bien au retour.
Ceux-là agissent naturellement au mépris des lois du
pays d'origine des objets acquis, ou de leur propre pays,
ou des deux. Parfois, pour rester dans un semblant de
légalité, ils profitent de pays de transit pour monter de
véritables firmes d'import-export ou pour leur accorder
leur clientèle fidèle. Combien de manipulations curieuses
se font sous le commode couvert du Liechtenstein ?
Toutes les marchandises culturelles « brûlantes » en

57
provenance des pays du Proche-Orient ont longtemps
transité par Beyrouth. Ce marché est, paraît-il, de l'avis
des Libanais eux-mêmes, bons juges en la matière, en
plein marasme : les objets qui ont une vraie valeur et qui
sont vraiment brûlants passent maintenant par Tel-Aviv !
Certes les lois existent : 130 pays en ont, généralement
très strictes, interdisant l'exportation des biens culturels,
les fouilles sans autorisation, instituant une licence
d'exportation, soumettant les marchands d'antiquités à
autorisation préalable, les obligeant à inscrire sur un
registre l'origine et la destination des objets qui passent
entre leurs mains, établissant musées, services du
patrimoine, finançant des missions d'archéologie et
d'ethnographie d'urgence.
Tout cela en pure perte : 40 000 paysans du Costa Rica
s'adonnent à l'archéologie clandestine ; les marchands de
l'avenue Firdousi à Téhéran sortent de leur tiroir les
formules de licences d'importation en blanc qu'ils achètent
à l'avance au département des Antiquités ; un jeune
coopérant français en Haute-Volta fait passer, en 1967, par
la valise diplomatique de son ambassade, un pilier de case
sculpté que le musée national avait refusé de laisser
exporter car il n'en possédait pas lui-même ; le président
de la République de Colombie arrête en 1972 toute
poursuite contre un trafiquant notoire de la place de
Bogota. qui venait d'exporter 3 000 pièces archéologiques
vers les États-Unis ; une archéologue américaine,
Clemency Coggins, a établi une liste de stèles mayas
ayant fait depuis longtemps l'objet de publications
scientifiques et récemment entrées en fraude, sous le
couvert de la bonne foi, dans les collections des musées
des États-Unis. La liste est longue, elle s'allonge chaque
jour.
Une convention de l'Unesco, adoptée en 1970, prétend
être un effort pour résoudre le problème du trafic. En fait, elle
représente un compromis inapplicable entre les exigences
opposées du protectionnisme le plus rigide (allez demander
à des pays pillés d'être souples !) et du libre-échangisme le
plus éhonté. Le Mexique, pays spolié mais qui venait en

58
1970 de passer un accord bilatéral avec les États-Unis et
craignait d'en voir l'application retardée, a servi d'instrument
aux pays nantis pour rogner les griffes du texte. C'est ainsi
que, avec la complicité de l'URSS et de la Hongrie, les
clauses les plus fermes et contraignantes ont été
supprimées tandis que celles qui pesaient sur les pays
exploités étaient maintenues et renforcées.
Quelques absurdités :
— chaque pays peut, en ratifiant la convention, faire des
réserves sur son texte ;
— il n'est fait aucune mention des pays de transit : un
objet syrien venant du Liban sera donc présumé licite aux
termes de la convention ;
— le pays d'exportation doit avoir réalisé un inventaire
complet de son patrimoine, y compris sans doute, mais la
convention n'ose quand même pas le préciser, des objets
encore enfouis dans des sites archéologiques inconnus ;
— un permis d'exportation est prévu mais laissé à la
discrétion de chaque pays ; dans le cas, mentionné plus
haut, de l'Iran, qu'est-ce que cela signifie ? Dans d'autres
pays, comme la Thaïlande, n'importe quel marchand peut
falsifier un permis : quel douanier européen ou américain
fera la différence ?
— la nomenclature elle-même des biens à protéger est
absurde : elle s'oppose à plusieurs reprises à celle du
Conseil de coopération douanière, laquelle est le fruit d'un
autre accord intergouvernemental, ratifié largement celui-là.
Le plus grave est que l'Unesco n'a pas jugé bon
d'intervenir activement dans la ratification et l'application
de la convention. Comme de coutume dans les organi-
sations internationales politiques, des réunions d'experts
ont été organisées en 1972 et 1973, mais leurs décisions
n'ont été suivies d'aucune action. Raisonnement de
juristes : « puisque nous avons fait un règlement, le pro-
blème est résolu, nous n'avons plus à nous en occuper ».
Le Conseil international des musées, seule organisation
internationale qui ait sérieusement essayé, par l'adoption
d'un code de déontologie et par une action de propagande et
d'information directe, de s'opposer efficacement au trafic, a

59
dû abandonner ce programme, au moment où il devenait
réellement utile, faute de moyens financiers.
Quelles sont les victimes de ce trafic ? Naturellement,
cela a été dit maintes fois, le patrimoine national des pays
perdants et la science en général. Également la coopération
internationale, empoisonnée par les relents de
malhonnêteté et de duplicité qui émanent d'un tel trafic
auquel sont parties « prenantes » des génies comme
Malraux, des millionnaires comme Norton Simon, des
politiciens comme Nelson Rockefeller. Mais la grande
victime, c'est la culture, c'est-à-dire l'homme. Comment
peut-on encore croire ces êtres à deux visages qui nous
disent que la culture est admirable, que la beauté est
nécessaire, que la science est la plus haute conquête de
l'humanité, que la compréhension entre les peuples est leur
objet final, et qui, en même temps, transforment la culture
en marchandise, provoquant la destruction de monuments
ou de sites entiers, enfreignent les lois des autres pays,
suppriment les fondements mêmes de la connaissance
scientifique et suscitent des protectionnismes, des
inimitiés, des barrières psychologiques et matérielles à la
coopération entre les peuples, entre savants et
simplement entre hommes de bonne volonté ?
Ou bien y aurait-il deux poids et deux mesures ? Nègres,
Rouges et Jaunes sont-ils donc trop arriérés pour être
dignes de posséder des objets qu'ils ont eux-mêmes
produits mais dont ils ne reconnaissent ni la vraie valeur, qui
ne peut être évaluée et fixée que par des «Occidentaux
cultivés», ni la beauté, qui se vend si cher ?

3. Le tourisme.
Parmi les traits authentiquement culturels du monde
e
industrialisé et du XX siècle, on doit classer le tourisme.
Dans les pays socialistes comme dans les pays
capitalistes, en Europe comme au Japon, toute personne
vivant en milieu urbain et disposant de moyens d'exis-
tence suffisants est tentée par le déplacement hors de

60
son cadre habituel de vie : le repos de l'individu urbain passe
par le changement d'idées et par le dépaysement. Le
tourisme devient donc un antidote, à la fois,
— à la fatigue et à l'ennui du travail quotidien ;
— à la banalité d'un environnement trop connu ;
— au caractère artificiel des informations et des
impressions reçues par les canaux habituels (lecture,
éducation, audiovisuel).
Sous toutes ses formes, c'est donc une réponse culturelle
qui, à son tour, engendre de nouveaux problèmes :
changement temporaire du cadre de vie, des horaires, des
types de contacts sociaux, du climat, des genres d'activités,
etc. Ces problèmes, ces questions posées, en raison même
de la courte durée de la période touristique, chaque année,
en raison aussi de la variété des impressions nouvelles
reçues pendant la phase de dépaysement, ne peuvent
entraîner de réponse culturelle que dans le cas de la
résidence secondaire (où la répétition des séjours provoque
la constitution d'une sorte de culture secondaire, faite de
transposition urbaine et d'interprétation rurale), mais
certainement pas pour le tourisme itinérant, le plus fréquent,
de bien loin.
J'ai rencontré des milliers de touristes, isolés ou en
groupes, pendant mes voyages professionnels. Moi-même,
je me suis bien souvent ressenti touriste, aux heures
d'inactivité et certains jours de fêtes pendant lesquels je ne
pouvais travailler. J'ai pu même parfois me considérer
comme une sorte de connaisseur en matière de psychologie
touristique, après tel voyage en Asie ou en Afrique. Tout
d'abord, il est bien évident que, comme tous les autres faits
culturels, le tourisme a été totalement récupéré par
l'économie. Le touriste n'est pas libre, ni de son choix
(publicité incessante et multiforme), ni de ses moyens de
transport (structures tarifaires, horaires), ni de ce qu'il pourra
voir (restriction des déplacements, localisation des
équipements touristiques, problèmes linguistiques, panur-
gisme), ni même de l'idée qu'il ramènera du pays ou de la
région visités. Il ne sera qu'un tout petit élément dans une
statistique et l'occasion d'une série de profits en cascade.

61
Ceci s'applique évidemment à la majorité des touristes,
mais non à la petite minorité qui, soit grâce à l'argent, soit
parce qu'elle « connaît quelqu'un là-bas », peut toujours
bien voir et voir plus que les autres, mais c'est encore une
affaire de privilèges.
Phénomène culturel, le tourisme est en même temps
facteur d'abrutissement culturel en ce qu'il annihile le pouvoir
d'initiative et la liberté de choix de l'individu.
On a dit que le tourisme était culturel et devait le devenir
plus encore. Cela ne peut être vrai que dans la mesure où,
parmi les distractions offertes aux touristes, se trouvent des
biens culturels : un touriste dispose de plus de temps et
d'argent, et même de simple curiosité, pour la
consommation culturelle que la même personne pendant sa
vie de travailleur. Mais c'est de consommation et non de
création qu'il s'agit ici : voici démystifié ce tourisme dit
culturel qui semble être le remède miracle au
développement des pays pauvres, sans ressources
naturelles, des régions défavorisées, des villes en perte de
vitesse..., tout en offrant à ses usagers, les touristes eux-
mêmes, les délices de l'accès reposant à la beauté de la
nature et de l'art..., et tout en permettant, paraît-il, la
préservation et la restauration d'un patrimoine culturel qui
devient celui de l'humanité tout entière, parce qu'il
n'intéresse plus du tout ses héritiers directs.
Car de ces derniers, il faut bien parler un peu : ce sont
les habitants de lieux ainsi offerts à la consommation-
délectation des foules vacancières. C'est là que se place le
vrai problème culturel, celui de la masse, et non plus d'un
certain nombre de privilégiés, même si ceux-ci se chiffrent
par millions. Je veux parler de la confrontation culturelle
entraînée par le flux touristique, qu'on doit malheu-
reusement considérer actuellement comme un facteur
essentiellement négatif du développement de l'homme. Le
scénario est immuable, même si l'intensité des effets
immédiats sur l'individu et sur la société varie en fonction
de multiples paramètres et malgré tous les efforts qui sont
faits, soit pour justifier le phénomène par des consi-

62
dérations économiques à court terme, soit pour en
dissimuler la vraie nature.
Le cadre est une communauté (ville ou village, province
ou nation) avec sa population, son environnement, ses
traditions, ses habitudes de vie, ses problèmes de survie et
de développement, ses structures mentales, ses conflits et
ses tensions internes. On introduit dans cette communauté
un groupe de touristes. Ceux-ci proviennent d'un cadre
entièrement différent, généralement plus riche, possédant
une culture qui s'estime plus raffinée, une technologie plus
avancée, des habitudes spécifiques, des structures
mentales qui ont probablement engendré un fort complexe
de supériorité. Le contact, de part et d'autre, n'est jamais
préparé : il est donc toujours brutal. Lorsque le groupe
touristique repart, il abandonne de l'argent et emporte des
souvenirs audiovisuels et des souvenirs-bibelots. Ceci pour
le visible et l'immédiat. Voyons maintenant l'invisible et le
durable.
Pour le touriste, l'apport est certainement positif, au
moins partiellement : ouverture d'esprit, connaissance des
autres, satisfaction d'une curiosité, peut-être même, dans le
meilleur des cas, sympathie et affaiblissement du complexe
de supériorité initial. C'est donc une activité favorable à
l'éducation, et cet argument est généralement retenu par
les avocats les plus désintéressés du tourisme. Pour
l'autochtone, cependant, il ne peut y avoir d'effet positif, à
l'exception de l'argent, qui n'est pas toujours lui-même un
facteur positif. Le contact est trop court, dans la majorité
des cas, pour que s'établisse un échange sur pied d'égalité.
Par contre, il y a aussi dépôt d'impressions : le complexe
de supériorité du visiteur est immédiatement perçu et
traduit soit en rejet, soit en complexe d'infériorité. Dans les
deux cas, il y a barrière au dialogue culturel et à la
communication humaine. Les symboles visibles de la
supériorité de l'autre sont enviés (vêtements, voitures,
appareils photos, bijoux...) et se transforment en besoins
nouveaux.

63
Graves également sont les comportements réellement
choquants de certains touristes, même s'ils sont
involontaires, par ignorance des coutumes ou des
croyances locales. Ainsi de la curiosité morbide des
visiteurs étrangers à Bénarès, désireux de voir et de
filmer la crémation des morts ; ainsi des voyeurs blancs
cherchant à apercevoir des femmes aux seins nus à Bali
; ainsi de la manie, pourtant innocente en soi pour un
Européen, de photographier tout ce qui paraît curieux
sans demander la permission, ou de se cacher pour
filmer si cette permission est refusée. L'excès de
générosité, purement financière d'ailleurs, est également
dangereux pour les prétendus bénéficiaires : il instaure
un esprit de mendicité, une fausse prospérité où le
montant du salaire est indépendant du service rendu et
donc ressenti soit comme une aumône, soit comme un
droit.

Quelques exemples.
Dans un village du centre de Bali, en 1970, je me trouvais
en compagnie de collègues javanais et balinais, pour une
tournée professionnelle. Nous fûmes stoppés dans la
traversée d'un village par une procession rituelle qui
accompagnait un symbole sacré d'un temple à un autre,
avec danses et orchestre. Je sortis de la voiture. Dès que
l'on remarqua un Blanc, la procession s'arrêta et l'un de
ses membres vint me demander, par le truchement de
mes compagnons, si je désirais que l'on danse pour moi
tout seul. A ma stupéfaction, on m'expliqua que les
villageois de cette partie de l'île étaient prêts à arrêter une
cérémonie religieuse pour s'exhiber aux touristes en
échange de 50 roupies. Je fis immédiatement le
rapprochement avec ce musée d'Utong en Thaïlande,
visité en 1966, non encore inauguré, mais où les
responsables thaïlandais avaient placé dans une vitrine
une relique de Bouddha provenant d'un Wat. La frénésie
touristico-culturelle atteint un tel degré que non seulement

64
la tradition et les choses les plus sacrées sont exploitées
à des fins combien profanes, mais aussi que l'on ne se
préoccupe même pas des convictions de ceux qui ont
encore un restant de foi.
En Colombie, la sierra Nevada de Santa Marta est encore
une sorte de refuge naturel pour des populations indiennes
ou métisses relativement homogènes et solides.
Récemment, des agences de voyage locales ont organisé
un pont aérien en hélicoptère, à partir de Barranquilla, pour
permettre aux touristes américains, par groupes de vingt, de
voir et de photographier, pendant une demi-heure, des
sauvages à l'état naturel.
En Turquie, la côte méridionale est en train de se
transformer en paradis pour touristes : soleil, plages, villes
et théâtres antiques, lauriers-roses, montagnes presque
vierges, bungalows tout confort, night-clubs, routes... Par
la même occasion, on chasse du bord de mer des milliers
de vacanciers habituels, familles de paysans pauvres du
plateau anatolien, qui naturellement n'apportent pas de
devises, ni même de ressources réelles au commerce
local. On transforme l'économie de la région en
métamorphosant des agriculteurs prospères, mais qui
travaillent dur pour un revenu relativement modeste
comparé aux revenus européens, en domestiques
travaillant seulement trois mois chaque année pour un
revenu total largement supérieur.
A Tahiti, le touriste américain a été presque supplanté par
le touriste militaire, plus nombreux et plus permanent.
Comme me le disait Bengt Danielsson, alors responsable du
Centre des sciences humaines de Polynésie, mais
récemment renvoyé pour non-conformisme plus ou moins
subversif, « les touristes étrangers viennent avec leur femme
et sans leur voiture, tandis que les militaires sont là sans leur
femme et avec leur voiture ». Sans commentaire.
Les autorités du nouvel État de Papouasie-Nouvelle-
Guinée, qui vient de recevoir l'indépendance, sont très
inquiets : ce pays, qui abrite les derniers « primitifs »,
ressource touristique inestimable, risque de se désagréger
sous l'influence de la pénétration de milliers de visiteurs. Il

65
est en effet dramatique de constater que ces responsables,
malgré leur intelligence, ne pensent pas un instant qu'ils
pourraient interdire le tourisme ou simplement le rendre très
difficile pendant quelque temps, pour protéger leurs
concitoyens. L'habitude s'est prise, à l'initiative des pays
développés et dans le sillage des organisations
internationales, de considérer le tourisme comme la
première ressource économique de tout pays récemment
indépendant et qui n'a pas par ailleurs assez de revenus
provenant du sous-sol ou de l'agriculture. Provoquer un flux
touristique est facile, d'autant plus que la demande dans ce
secteur est en croissance constante dans les pays nantis,
d'une part à cause de l'aliénation progressive de la vie
urbaine, d'autre part à la suite de l'enrichissement et de la
promotion socio-culturelle. En Nouvelle-Guinée, cela
pourrait s'avérer fatal pour un peuple aussi éloigné
culturellement, mentalement, économiquement de ses
visiteurs éventuels.
Surtout si l'on procède comme à Bali : en 1970, une
mission de la Banque mondiale fut appelée par le
gouvernement indonésien en vue de soumettre un «
master plan » pour le développement du tourisme à Bali,
dans une optique de croissance économique. La Banque
mondiale passa contrat à cet effet avec une entreprise
privée française, dont l'expérience passée avait consisté à
conseiller le gouvernement pour l'aménagement touristique
de la côte aquitaine. Lorsque je visitai Bali, la mission était
sur place depuis plusieurs semaines et allait repartir. Elle
n'avait alors rencontré aucun des responsables culturels
de l'île, ni au gouvernement local, ni à l'université, ni au
musée. Or, il s'agissait ni plus ni moins, en utilisant comme
appât la réputation culturelle de l'endroit, la beauté des
monuments, l'exotisme des traditions, les danses et la musique,
les peintres naïfs (?) et autres attractions, que de décupler en
quelques années le nombre des touristes venant chaque année à
Bali (soit environ 400 000 touristes, pour une population locale
de 2 millions, vers 1980).

66
Typique également le cas de la Côte-d'Ivoire. Il était normal
que ce pays, dont l'orientation résolument capitaliste et a-
culturelle est bien connue, veuille exploiter le filon
touristique. Qu'il l'ait fait de cette façon est absolument
incroyable et permet de tirer des conclusions intéressantes
sur l'avenir du tourisme en Afrique. Le « projet > touristique
de la Côte-d'Ivoire s'organise autour de l'hôtel Ivoire, à
Abidjan. 750 chambres, 30 étages, cette « tour d'ivoire » se
veut un observatoire de l'Afrique, à l'épreuve de tous les
dangers que les visiteurs pourraient courir dans un continent
aussi peu hygiénique : même les ananas sont importés par
avion des États-Unis (la Côte-d'Ivoire est l'un des principaux
producteurs et exportateurs d'ananas au monde). Au bas de
l'édifice, on trouve de tout, théâtre-opéra, supermarché,
piscines et patinoire sur glace, plusieurs restaurants et bars,
des night-clubs, casino, bowling, tennis, sauna, un magasin
d'antiquités qui est la plaque tournante du trafic clandestin
en Afrique occidentale. Un projet, dont je ne sais pas le sort,
prévoyait, en 1968, avec la complicité notamment de
l'Unesco et de ses experts, un environnement immédiat
composé du musée national, d'un jardin zoologique et d'un
village africain où chaque case servirait un menu « ethnique
» différent. On accède bien entendu à l'hôtel par des cars
climatisés, à partir d'un aéroport également climatisé.
Ensuite, ayant fait connaissance avec l'Afrique, on peut
repartir vers d'autres horizons aussi enrichissants.
Ce qui précède concerne naturellement surtout les pays en
voie de développement. Mais le problème existe aussi dans
les pays riches d'Europe, d'Amérique ou d'Asie. L'effet du
tourisme s'y fait sentir plus subtilement et les échanges se
font ici entre peuples de niveaux culturel, économique,
technologique comparables. C'est oublier que si les
touristes sont comparables entre eux, ils ne le sont jamais
avec les populations visitées, même à l'intérieur d'un seul
pays. Les habitants de la Bretagne, du Périgord, des
Cévennes, pour ne prendre que des exemples français, le
savent bien, qui ont dû, depuis quinze ou vingt ans, subir
l'invasion des gens des villes, hommes d'affaires, hauts
fonctionnaires, intellectuels ou spéculateurs d'Amsterdam,

67
de Paris, de Londres ou de Bruxelles, venus à la recherche
de la nature, des monuments historiques, de la
gastronomie, du folklore et d'un « environnement encore
intact ». Mais qu'en est-il en réalité? Ce sont des apôtres de
la croissance maximale, des profiteurs du capitalisme
international, des détenteurs du pouvoir qui, ayant quitté
leur environnement habituel, recherchent ailleurs un milieu
différent, à l'économie antique et pittoresque, aux mœurs
pures et traditionnelles, aux modes de vie sains et calmes.
Pour en profiter vraiment et longtemps, ils vont tout faire
pour figer, stériliser, tuer toute possibilité de développement,
de progrès, de changement ; ils deviennent les apôtres de la
croissance zéro ; ils veulent protéger les « pauvres paysans
» contre eux-mêmes, contre la pollution, contre le mauvais
goût. Et ils mettront au service de leurs envies leur argent
(en accaparant les terres et les bâtiments), leurs relations
(en faisant pression à tous les niveaux de décision et en
provoquant des plans d'aménagement et des normes
d'occupation), leur compétence et leur pouvoir (en tournant
les règlements ou en imposant des politiques conçues en
haut lieu par des technocrates).
Et il n'y aura même pas, à la longue, le résultat favorable
d'une certaine influence réciproque, d'un plus grand bien-
être sur place, d'une plus grande compréhension de la part
des « étrangers ». Car jamais, dans ces conditions
d'inégalité et d'oppression, il ne pourra y avoir de
communication entre locaux et immigrés : leurs vies sont
différentes, leurs langages sont incompatibles. Encore
heureux si ne s'instaure pas progressivement un climat de
défiance et d'hostilité.
Je n'ai voulu parler ici que de situations banales,
rencontrées quotidiennement, affectant des régions entières,
parfois des pays comme l'Espagne, situations que personne
ne s'avise de trouver étranges. J'ai laissé volontairement
de côté les grands scandales de notre temps,
heureusement plus limités géographiquement : accapa-
rement du domaine montagnard et du littoral, destruction
des cultures locales dans les zones les plus fréquentées

68
comme la Côte d'Azur et la Costa Brava. Ces cas sont
maintenant des faits historiques auxquels rien ne peut être
changé. La meilleure preuve en est que ce sont les
anciens immigrants, les résidents secondaires établis
depuis deux générations ou plus, qui prétendent défendre
ces régions contre les nouveaux. On aura tout vu !

Changer le tourisme.
Il est urgent de changer d'attitude vis-à-vis du
tourisme, de le prendre pour ce qu'il est : un fait et un
danger. En tant que fait, il faut le connaître, l'accepter,
l'étudier, le contrôler, en acquérir finalement la maîtrise.
Il faut aussi le démystifier et notamment ne plus y
annexer l'adjectif culturel, ridicule, hypocrite et trompeur.
Comme danger, il faut, d'urgence, lui trouver des
antidotes et remédier à ses effets culturels les plus
sérieux. A mon avis, quatre séries de mesures doivent
être prises, soit par les gouvernements, soit par les
populations concernées (notamment en transformant les
syndicats d'initiative en syndicats d'autodéfense) :
— l'éducation des touristes, notamment en matière de
comportement vis-à-vis du pays visité, de sa culture, de ses
traditions, devrait être obligatoire, comme les visas ou les
vaccins ;
— les populations visitées devraient être protégées
par la limitation des zones accessibles, l'établissement
de quotas d'admission, une préparation psychologique,
une surveillance attentive des touristes et leur expulsion
automatique en cas de mauvaise conduite (l'accès d'un
endroit ou d'une région par les touristes n'est pas un
droit, c'est une faveur qui implique partage et échange) ;
— la promotion et l'organisation d'un tourisme de rap-
prochement culturel, à bon marché, difficile, voire
modérément dangereux, encourageant les contacts,
l'exploration des zones caractéristiques même si elles ne
sont pas riches en monuments ; permettant la vie chez
l'habitant, la compréhension des usages et des rites,

69
avec des programmes d'éducation et d'encadrement des
touristes par des moniteurs locaux (étudiants par
exemple);
— l'initiation aux problèmes et aux réalisations du pays à
l'époque actuelle : montrer autre chose que la nature
sauvage, les monuments, la misère pittoresque, et insister
sur les aspects positifs du présent.
En bref, il faut que, progressivement, le touriste, une fois
sorti de chez lui, se sente temporairement en état
d'infériorité, donc réceptif, désireux de s'adapter, tandis
que l'autochtone doit être conscient de sa supériorité sur
son propre terrain, face à un visiteur moins adapté à
l'environnement, moins informé, moins habile, ne
maîtrisant pas la langue. Le touriste doit vouloir
apprendre, et l'hôte désirer communiquer, par simple
sympathie humaine, certaines de ses valeurs propres.
Pendant une phase de transition (les touristes aussi
suivent le cycle d'adaptation par génération), il semblerait
possible de parquer les touristes ordinaires, qui longtemps
encore seront économiquement les plus rentables, dans
des sortes de réserves du type hôtel Ivoire, tandis qu'un
effort serait fait pour les autres, afin de lancer le
changement de tendance. Les pays les plus pauvres
devraient en faire un point important de leur programme
gouvernemental, de même que pour le contrôle de leurs
ressources naturelles, car il s'agit d'une autre façon
d'exploiter et de gaspiller. Les pays riches, émetteurs de
touristes, devraient au moins intensifier une action
d'éducation avant le départ, de l'école au troisième âge, par
l'écrit, l'audio-visuel, l'exposition.

70
DEUXIEME PARTIE

La culture des riches

71
CHAPITRE IV

Le complexe de la Joconde

Puisque les liens entre culture et économie sont si étroits,


il est normal que la prépondérance économique de certains
pays ou groupes de pays entraîne ipso facto leur
prépondérance culturelle. La culture dominante est la
culture des riches.
Ainsi l'Asie, relativement épargnée par l'impérialisme
culturel jusqu'à ces dernières années à cause de son
éloignement, de son poids démographique, de son riche
et original passé culturel, a fini par sécréter d'abord une
puissance économique majeure, le Japon, lequel est
devenu immédiatement le principal centre d'hégémonie
culturelle. A l'inverse, la Chine ne peut prétendre à un tel
rôle tant qu'elle n'aura pas atteint un poids spécifique
suffisant dans le registre de l'économie.
Grâce à son argent et à son influence régionale et
mondiale, malgré sa mauvaise image de marque héritée de
la guerre, le Japon, seul dans la région, a pu multiplier les
initiatives, avec naturellement la complicité active aussi bien
des grandes organisations internationales que des autres
pays riches : réunions d'experts, envoi de missions,
expositions, attribution de bourses, interventions sur le
marché de l'art, rôle accru et parfois dominant dans les
institutions culturelles d'organisations telles que l'ASPAC
(Asian Pacific Council). Plus encore, il subventionne, par sa
nouvelle Fondation culturelle, des universités jusqu'aux

72
États-Unis, et ses ressortissants inondent les sites les plus
célèbres des cinq continents.
Cette histoire est celle de tous les pays actuellement
riches et hautement développés. Ceux-ci constituent un
ensemble remarquablement homogène et solidaire. J'ai
ressenti au plus profond de moi-même les tensions
intolérables que provoquent le choc culturel, l'affrontement
de civilisations entre ces sociétés riches et le reste de
l'humanité.
Chaque fois que je visitais l'un de ces pays dits du tiers
monde, j'apparaissais, que je le veuille ou non, comme un
messager de la haute culture dont j'étais l'héritier, malgré
mes prétentions internationalistes et neutralistes. Chaque
fois que j'organisais une réunion d'experts, j'apportais dans
sa préparation un acquis culturel qui finissait par s'imposer
aussi aux participants extérieurs à mon monde, car il était
bien entendu que c'était moi qui fixais les règles du jeu.
Chaque fois que je rentrais à mon bureau, après avoir
effleuré, l'espace de quelques jours ou semaines, une autre
réalité, d'autres valeurs, d'autres situations, je souffrais de
mon impuissance à comprendre réellement les problèmes
posés, à les faire comprendre à mon entourage, et enfin à
proposer des solutions réelles.
Car je participe réellement, de toute ma culture
personnelle, à cette situation de monopole, intolérable et
scandaleuse pour l'autre, qu'il soit prolétaire européen ou
paysan des tropiques. Mais pour cette raison aussi, je me
dois d'aider à démonter le mécanisme complexe des
pratiques et de la vie culturelles de mon monde à moi, qui
est aussi celui des minorités privilégiées d'Europe,
d'Amérique du Nord et du Japon, sans parler des élites au
pouvoir dans le reste du monde.

Naissance du système
L'évolution récente du pouvoir culturel dans l'aire
considérée suit le schéma classique de la concentration des
pouvoirs. Aux époques préindustrielles, il appartient à la

73
société dans son ensemble et est réparti presque également
entre tous ses éléments : provinces, groupes tribaux ou
locaux, familles, individus. C'est une répartition spatiale où la
ville n'est pas privilégiée par rapport à la campagne, les
bourgeois pas plus considérés que les paysans. En musique
par exemple, rythmes et thèmes populaires et savants
s'influencent mutuellement sans qu'une hiérarchie de valeurs
soit mise en place : on ne compare pas en vue de
déterminer autoritairement ou de façon doctrinaire ce qui est
« le mieux », « le meilleur » etc. Il est alors difficile de
distinguer la culture élaborée de la culture spontanée. Des
cas extrêmes existent (Versailles et la maison du paysan
pauvre vers 1700), mais on trouve entre eux toutes les
étapes et toutes les transitions. Cette situation correspond à
des structures de pouvoir politique, religieux, économique,
relativement décentralisées, d'abord féodales, puis semi-
fédérales (cas des principautés, des apanages, des
provinces, des comtés, etc.). C'est la conservation partielle
de ce système, à tous points de vue, qui donne à la Grande-
Bretagne et à certains pays fédéraux ou d'unification récente
leur aspect très particulier dans le tableau d'ensemble du
développement culturel.
La révolution industrielle, en provoquant des
regroupements de la population dans les villes de moyenne
importance, transforme profondément les structures de la vie
sociale et économique. Simultanément, l'apparition d'une
technologie avancée qui conditionne le développement,
suppléant et bientôt remplaçant pour une large part l'effort
individuel, modifie les circonstances et les éléments de la
prise de décision. Celle-ci appartient alors à un nombre réduit
de personnes qualifiées, à même de comprendre les
nouveaux paramètres de la vie en société et de la croissance
économique, cette dernière prenant d'ailleurs progres-
sivement le pas sur la première. De même, le pouvoir culturel
s'affaiblit dans les zones rurales et se renforce dans les
centres urbains : les problèmes les plus nombreux et les plus
difficiles ne se posent plus en effet aux sociétés paysannes,
en perte de vitesse (exode de la jeunesse, stagnation socio-
économique, attachement à des valeurs traditionnelles) mais

74
surtout aux ensembles urbains, traumatisés par l'indus-
trialisation et donc placés en face de la nécessité d'une
adaptation biologique, psychologique et matérielle à de
nouvelles conditions de vie (habitat, nourriture, rapports
sociaux, isolement, ruptures de solidarité).
Avec l'époque postindustrielle, l'essentiel de l'activité
réellement productive, la majorité de la population qualifiée et
active, le dynamisme et les moyens matériels d'action se
concentrent dans les grandes métropoles et bientôt dans les
mégalopoles, qui deviennent les sièges de la presque totalité
des pouvoirs réels : politique, économique, social, enfin
culturel. Cette centralisation se renforce d'elle-même par la
prise de contrôle de tous les éléments encore faiblement
indépendants, ou leur destruction : mouvements
autonomistes, particularismes, excroissances hérétiques,
survivances rurales... La reconquête des espaces ruraux par
les gens des villes au titre des loisirs entraîne une
uniformisation des modes de vie et de pensée qui consacre
définitivement la création d'une culture métropolitaine.
Cette culture métropolitaine est autoritaire, puisque
étroitement liée à un pouvoir technocratique pratiquement
sans bornes, et stéréotypée dans la mesure où toutes les
métropoles tendent à se ressembler dans leurs problèmes et
dans les solutions qui sont apportées à ceux-ci. Cela
d'autant plus que la presque totalité des problèmes posés à
l'homme de cette époque relèvent de solutions non plus
culturelles mais techniques ou administratives et
réglementaires, échappant donc à la diversité qu'impose
toute intervention réellement humaine. C'est ainsi que
certains problèmes sont réglés en même temps, dans
différents pays, par des commissions de techniciens et des
laboratoires d'études, en fonction de considérations
abstraites : taux d'alcoolémie dans le sang pour les
conducteurs, limitations de vitesse sur routes et autoroutes,
questions de stationnement : des décisions sont prises et
imposées par intervention de la police à une population qui
jamais ne les acceptera consciemment. Au mieux les
nouveaux comportements deviendront des réflexes de
Pavlov.

75
A ce point de son évolution, qui paraît irréversible au
moins dans les conditions actuelles de la société et de
l'économie, la culture ne peut plus cacher ses tares et son
éloignement de l'homme ; elle est devenue monstrueuse.
D'où des réactions parfois brutales, telles que les
mouvements de la jeunesse et des travailleurs en 1968 ou
l'essor de la criminalité dans les grandes villes américaines,
ou au contraire une apathie, un désintéressement
aboutissant à un matérialisme béat : carpe diem, la
satisfaction des besoins biologiques et physiologiques,
la constatation résignée du métro-boulot-dodo, si
manifeste dans les banlieues des villes tentaculaires
d'Occident ou du Japon et dans les rues des capitales
communistes, si propice aussi à tous les fascismes et à
toutes les subversions.

La culture au service de la politique


Si, dans sa courte vue, le pouvoir politique, qui a fini
par se confondre avec le pouvoir économique et le
pouvoir culturel, se satisfait assez bien de l'apathie, il ne
peut admettre la violence. Il y répond donc d'une façon
grossièrement et brutalement répressive, généralement
sans autre résultat que l'enclenchement de cette spirale
de violence décrite par Helder Camara. Il s'aperçoit
alors, mais trop tard, que le problème essentiel est
d'origine culturelle et qu'il faut absolument préserver
chez le citoyen l'illusion au moins d'un certain équilibre.
Il trouve alors, invariablement, deux solutions complé -
mentaires : la création d'une administration spécialisée,
dite en général ministère des Affaires culturelles, et un
programme de décentralisation culturelle. L'adminis-
tration centrale se voit confier trois tâches : propagande,
surveillance, protection. Le tout concerne évidemment
l'ordre établi, politique autant que culturel, c'est-à-dire le
patrimoine. La décentralisation, pour sa part, consiste en
l'octroi à des zones qui n'appartiennent pas aux aires
métropolitaines, de certains moyens dits d' « animation

76
culturelle › qui sont prélevés sur les métropoles pour être
mis à la disposition des villes moyennes et plus rarement
des campagnes, de préférence aux périodes de
déplacements cycliques des populations métropolitaines
vers les espaces ruraux ou de loisirs.
Parmi les conséquences de ce processus, on trouve
notamment :
— la mise à sens unique de tous les moyens de
communication sociale, du sommet qui sait vers la base qui
écoute ;
— la spécialisation des individus en deux catégories :
les techniciens qui résolvent tous les problèmes posés par la
vie moderne et fournissent des solutions préfabriquées, et
les administrés ou usagers qui reçoivent ces solutions ;
— le passage de la notion de création pour un usage, à
celle de production pour une consommation.
Il serait fastidieux de citer les innombrables symptômes de
cette maladie. Chacun de nous peut trouver autour de lui
des manifestations évidentes de la culture métropo-
litaine, de son autoritarisme, et peut observer des
tentatives de décentralisation de cette culture, sans que
celle-ci perde pour autant son caractère stéréotypé. En
France, en Suède, en Belgique, aux États-Unis, 80 % du
total de l'activité culturelle originale, de l'édition à la musique,
des arts plastiques au théâtre, du cinéma à la poésie, sont
produits ou au moins trouvent leur consécration dans les
limites des agglomérations métropolitaines. De même 80 %
de l'action décentralisée sont conçus, contrôlés, financés,
c'est-à-dire soumis à approbation et à jugement de
valeur, par des organismes publics ou privés qui ont leur
siège dans la capitale ou à la rigueur dans une autre
métropole. Prenons deux cas : dans l’État de New York,
entre 1969 et 1970, le budget d'intervention du New York
State Council on the Arts, sorte de ministère de la culture de
l’État, est passé de 6 à 20 millions de dollars, qui sont
dépensés à partir d'un centre qui n'est pas à Albany, la
capitale administrative, mais à New York City, en fonction
des idées et des préférences de l'équipe centrale. Lorsque la
France voulut susciter l'initiative et l'imagination des centres

77
provinciaux de développement culturel, en 1971, elle créa un
Fonds d'interventions culturelles géré par un comité
interministériel et une équipe d'administrateurs résidant à
Paris. On pourrait citer mille exemples, notamment les
festivals qui fleurissent de juillet à septembre dans les
petites villes européennes, dans des villages, dans des
granges ou des abbayes, précisément au moment où les
habitants des grandes villes visitent ces lieux : ils y
retrouvent avec plaisir les orchestres ou les troupes
théâtrales auxquels ils sont habitués.
Sauf pour la Yougoslavie, il en est de même pour les
pays socialistes européens, quelles que soient leurs
prétentions à la décentralisation et au fédéralisme. En fait,
dans ces pays, la centralisation des pouvoirs est encore
plus forte peut-être que dans les pays capitalistes, et la
mainmise sur la culture est presque absolue, avec l'accent
mis sur la propagande politico-culturelle et sur le rôle
missionnaire des intellectuels et des savants de la vieille
école. La Yougoslavie, cas intéressant, présente une
certaine originalité, peut-être due à son relatif sous-
développement et à l'inexistence de métropoles
gigantesques : grâce à l'autogestion, les institutions
culturelles de chaque république fédérée ont une action
réellement non centralisée qui s'applique jusqu'au fond des
campagnes, remplissant par là la tâche d'éducation
indispensable à l'autogestion.
D'autres exceptions sont plus intéressantes encore et
montrent que, dans certains cas bien délimités et dans les
pays les plus avancés dans la voie de la post-
industrialisation, le monopole centraliste du pouvoir culturel
n'est pas absolu et que des individus, des groupes, parfois
même la majorité de la population, pour des activités
ponctuelles, sont capables d'inventer, de créer, d'agir
culturellement. Il faut d'abord mettre à part la dernière
grande période d'activité culturelle globale, la guerre de
1939-1945. Pour des raisons évidemment indépendantes
de la volonté des gens, il fallut revenir pendant quelques
années et dans une grande partie de l'Europe, à la période
préindustrielle ou au moins, dans les villes, à celle de la

78
révolution industrielle. Or cela fonctionna ; rappelons-nous
les miracles de création spontanée et d'initiative qui
marquèrent l'histoire des camps de concentration et des
maquis de résistance, permettant la survie de milliers de
personnes, dans des conditions qui seraient considérées
par nos contemporains comme infra-humaines et relevant
seulement des zones les plus misérables des pays en voie
de développement. Plus récemment, on retrouve des cas
moins spectaculaires et surtout souvent moins spontanés ou
moins déterminants : agriculture biologique comme réponse
aux dangers de la pollution et des engrais chimiques,
passion du bricolage comme réponse à la disparition de
l'artisanat d'entretien. Cette fraction, d'ailleurs trop faible et
en décroissance constante par rapport à l'ensemble des
activités humaines, mérite cependant d'être mentionnée pour
une raison fondamentale : son existence même montre que
l'homme est encore capable de réagir culturellement lorsqu'il
en sent le besoin et que la liberté lui en est laissée : il faudra
que nous nous en souvenions dans la suite de cette
recherche.

La notion de patrimoine
La concentration du pouvoir culturel dans quelques mains
et sa quasi-confusion avec les pouvoirs économique et
politique, la cessation presque absolue de toute création
spontanée et son remplacement par une soumission aveugle
aux modèles techniques ou cybernétiques, la profes-
sionnalisation, la sacralisation et l'exploitation du producteur
de culture entraînent l'apparition, relativement nouvelle en ce
qui concerne l'ensemble de la population, du concept de
patrimoine culturel. Ce dernier est sans doute l'une des
grandes découvertes des sociétés postindustrielles. Le
présent technique est trop inhumain, l'individu est trop
aliéné, la société trop bloquée, pour qu'il ne soit pas
nécessaire, vital, de se tourner vers le passé et de se
reposer dans la conscience rassurante de la possession et
de la jouissance d'un ensemble de biens que l'on n'a rien fait

79
pour créer, mais qui nous ennoblissent, qui nous rendent
notre dignité d'hommes. Quant aux biens culturels produits à
l'heure actuelle par ceux d'entre nous que la société a
chargés de maintenir la fonction de créateur, ils seront
automatiquement intégrés au patrimoine, en vertu d'une
assimilation formelle où les modèles du passé servent
d'étalons.
Le patrimoine peut être privé, national ou international.
Nous avons vu, à l'occasion de l'étude du marché de l'art,
combien la propriété privée des biens culturels, dans un
temps de prépondérance de l'économie et dans des
systèmes sociaux fondés sur l'argent et sur la croissance,
contribuait à transformer ces biens en instruments de
spéculation, en signes monétaires, et entraînait une
circulation souvent illicite et en tout cas préjudiciable à la
connaissance scientifique et aux relations internationales.
D'autres facteurs doivent ici entrer en ligne de compte : le
prestige social qui s'attache à la possession de l'œuvre
d'art, que l'on retire de la fréquentation des artistes et des
galeries ; le besoin, inculqué par l'école et le milieu social
ou professionnel, entretenu par la presse et la radio, de se
tenir au courant de la production littéraire, théâtrale,
cinématographique, musicale ; l'émulation dans la maîtrise
des idées ; la possession de ce qu'il est convenu d'appeler
la « culture générale »; tout cela justifie et explique la
tendance à la consommation de biens culturels par les
membres de cette fraction des sociétés modernes qui
détient à la fois le pouvoir économique et la décision
politique. C'est, si l'on reprend les termes de l'analyse
économique, un véritable marché intellectuel qui suscite le
patrimoine et s'en nourrit.
Devant les abus de cette appropriation, les États ont dû
réagir en étendant la notion de patrimoine national. Autrefois
limité aux biens de l’état et aux monuments majeurs ayant
fait l'objet d'une procédure de classement ou d'inventaire, il
englobe maintenant la totalité des biens culturels produits
dans le passé et en cours de production, même s'ils ne sont
pas encore connus ou s'ils ne sont pas considérés comme
ayant une valeur exceptionnelle : de peur de se tromper, on

80
fait tout entrer dans le patrimoine national. Devant
l'immensité des problèmes qui se posent ipso facto aux
administrations nationales comme aux organismes privés ou
mixtes qui se chargent de ce patrimoine, devant
l'accroissement des risques dus à une consommation
intensive de culture — l'érosion touristique par exemple —,
devant l'internationalisation provoquée par la circulation des
personnes et des biens — encore le tourisme —, enfin à la
suite de vingt ans d'efforts des organisations internationales,
la notion de patrimoine culturel de l'humanité est apparue ;
elle a trouvé son expression juridique dans une recom-
mandation et une convention adoptées par l'Unesco en 1972
sur la protection de ce patrimoine, et son application pratique
dans la création d'un Fonds international des monuments et
dans diverses campagnes internationales telles que celles
de Abou-Simbel, Borobudur, Venise, etc. Comme à cette
notion de patrimoine culturel les nations gaspilleuses et
polluantes ont ajouté depuis 1972 celle de patrimoine
naturel de l'humanité, nous nous trouvons devant un
tableau effarant : l'humanité, qui a confié à l'appareil
technologique la plupart des problèmes relevant autrefois
des initiatives culturelles, se trouve pour la première fois
devant une masse considérable de biens, mobiliers et
immobiliers, souvent anciens et donc altérés ou fragiles,
qu'il faut inventorier, conserver, restaurer, mettre en valeur,
puisque la culture humaine y est renfermée tout entière.
Toute production nouvelle de tels biens, du fait des
artistes, des écrivains, etc., ne fait qu'accroître cette
masse qui n'a de chances de survivre qu'en étant retirée à
l'usage de l'homme et stérilisée avant d'être rendue à sa
contemplation. Le mécénat qui, dans les temps anciens,
qu'il ait été étatique ou privé, royal ou bourgeois,
s'appliquait essentiellement à la promotion de la création
culturelle et notamment du secteur le plus élevé ou savant
de celle-ci, doit maintenant consacrer l'essentiel de ses
forces, non seulement financières mais aussi d'enthou-
siasme et d'intelligence (quitte à y épuiser l'un et l'autre), à
la seule préservation, ou au mieux à ce qu'on appelle la
mise en valeur, c'est-à-dire la présentation, l'ostentation au

81
sens étymologique. Autrefois, par exemple, le mécénat
aurait été nécessaire pour la rédaction et la production
d'une pièce de théâtre. Si celle-ci avait été jugée digne du
succès par le public, si sa valeur culturelle avait été
immédiatement consacrée, le financement de ses repré-
sentations ultérieures n'aurait pas posé de problèmes.
Maintenant, tous les théâtres ou presque doivent leur
survie aux subventions permanentes de gouvernements ou
de fondations. De même, la création architecturale, dans
les campagnes, les bourgs, les petites villes a toujours été
spontanée : architecture sans architectes, dit-on, oubliant
de préciser que le diplôme d'architecte, garanti par le
gouvernement, est de création récente. Maintenant, cet
âge est révolu et le gouvernement français, après avoir
édicté des milliers de règlements, si complexes que l'on
affirme qu'on ne pourrait plus jamais rien construire s'il n'y
avait les indispensables dérogations, a entrepris de
financer l'assistance architecturale gratuite : les paysans, les
citadins propriétaires de résidences secondaires sont-ils
retombés en enfance, sont-ils devenus des sous-primitifs,
qu'il faille leur donner un tuteur gratuit ? Si oui, pourquoi ?
Un cas particulier intéressant, car il atteint les limites de
l'absurde, est celui des États-Unis. Comme pour beaucoup
d'autres choses, ce pays de toutes les avant-gardes et de
tous les excès, le plus riche et le plus avancé
techniquement, constitue à la fois une exception et
probablement un modèle de ce qui va arriver dans les
autres pays du monde industrialisé. Pendant les 150
premières années de leur existence de nation
indépendante, correspondant à la phase de la révolution
industrielle et de l'industrialisation rapide, les États-Unis
ont refusé de reconnaître la valeur culturelle des ethnies et
groupements (essentiellement indiens et noirs) qui avaient
gardé une certaine créativité. En même temps, les
migrations européennes apportaient avec elles leur propre
patrimoine, mais singulièrement abâtardi, puisque le plus
souvent, à part le cas de guerre, l'émigration naît de
l'incapacité d'apporter des solutions culturelles à ses
propres problèmes dans son propre environnement.

82
Depuis que le pays est entré dans la phase
postindustrielle, il a simultanément sacralisé l'héritage
primitif des Noirs et des Indiens et entrepris d'accumuler à
tout prix un patrimoine composite et allogène, accueillant
dans son sein des objets, des symboles, des littératures,
des musiques, des religions mêmes, provenant de tout le
monde extérieur. Au lieu d'être, comme ils s'en vantent, un
creuset, un melting pot culturel, les États-Unis sont
maintenant un lieu d'accumulation stérile de biens
arrachés au reste de l'humanité, alors que dans ce pays,
plus qu'ailleurs, la technique a pris le relais de la culture
dans la vie de l'homme. Et l'entretien même de ce
patrimoine pose des problèmes de plus en plus
inextricables : déficits records du Metropolitan Opera de
New York ou de l'Art Institute de Chicago,
commercialisation abusive du secteur artistique, difficile
existence des universités, dégradation physique et
mentale des dernières populations indiennes, décadence
des cultures noires et chicanos du Sud, nécessité pour
l’État fédéral et les États de consacrer des sommes
croissantes à la culture tout en perdant des ressources
fiscales appréciables en exemptions de taxes au secteur
privé, et tant d'autres faits, présents tous les jours dans la
presse, dans les réunions des hauts responsables, dans
les bulletins professionnels, dans les conversations.
L'extraordinaire projet des fêtes du bicentenaire en 1976,
comparable seulement, mutatis mutandis, aux cérémonies
de 1972 en l'honneur de la monarchie perse, à Téhéran et
Persépolis, marque le fond de l'absurde : tout le monde
aux États-Unis, depuis 1971, à condition d'avoir un atome
de responsabilité, cherche des idées, propose des plans,
rassemble des documents, prend des contacts dans le
pays et au-dehors, dans le but naïf de montrer, entre
autres, que les États-Unis ont une culture qui leur est
propre, qu'ils ont heureusement assimilé les cultures des
autres peuples, et qu'ils sont une sorte de miroir culturel
du monde. Ce narcissisme est touchant en un sens et
consternant aussi : un tel peuple, le plus grand d'entre les
grands, a-t-il donc besoin de se convaincre lui-même et

83
de convaincre le reste du monde de sa propre valeur ? Ne
serait-ce pas qu'il s'est tellement rendu esclave de la
technique et de la matière, qu'il ne peut plus rencontrer
que fiction culturelle et que patrimoine mort ou volé ?

Accumulation et consommation
Je vais tenter ici de résumer les deux séries de
considérations qui précèdent sur le pouvoir et l'avoir culturels
:
1. La concentration des pouvoirs, dont le pouvoir
culturel, en un nombre limité de mains, entraîne la perte de
l'initiative culturelle pour la majorité de la population, son
remplacement par l'innovation technologique aux mains de
spécialistes anonymes et irresponsables, et la
professionnalisation des créateurs, limités en nombre et
liés étroitement au pouvoir.
2. A la création de culture, est substituée une accu-
mulation de patrimoine qui suppose l'apparition de tâches
nouvelles d'inventorisation, de protection et de mise en
valeur.
3. Pour diverses raisons, dont les impératifs de la
protection, le patrimoine est revendiqué par le pouvoir au
niveau national et même international. Il y a donc
collectivisation de la propriété et de la décision en matière de
culture.
4. Le rôle des créateurs n'est plus dorénavant de fournir
des réponses à des problèmes ou à des questions
d'importance pour l'homme et la société, mais d'ajouter au
patrimoine.
Pour toutes ces raisons, à l'initiative culturelle succède
dans les sociétés postindustrielles la consommation
culturelle. C'est d'ailleurs bien de consommation qu'il s'agit
dans le « droit à la culture » édicté par l'Unesco parmi les
droits de la personne humaine. Les essais de reprise de
l'initiative sont considérés comme subversifs (mai 1968 et
le « printemps » de Prague en Europe occidentale, 1971-

84
1973 au Chili, l'expérience de Paulo Freire dans le Nord-
Est du Brésil en 1963, et tant d'autres) ou comme
appartenant en propre aux situations de sous-
développement : ils sont alors considérés par les nantis
avec une évidente commisération comme s'ils ne
pouvaient en aucun cas s'appliquer à des sociétés aussi
évoluées que les nôtres (révolution culturelle en Chine,
expérience de l'autogestion en Yougoslavie, campagne
d'alphabétisation à Cuba dans les années 1960).
Dans les pays riches et techniquement avancés, la
consommation culturelle a, définitivement semble-t-il,
conquis droit de cité. Les trois pouvoirs, politique,
économique et culturel, ont conjugué leurs forces pour
l'imposer. Le premier a mis tout le système éducatif, de la
maternelle à l'université et à la formation permanente, à
son service : il s'agit de créer dès l'enfance, et ensuite de
renforcer, un besoin culturel d'après des normes
strictement contrôlées politiquement. Le pouvoir
économique, on l'a déjà vu, assure la parfaite harmonie du
commerce et de la culture, afin que le cycle de la
consommation du patrimoine s'intègre bien dans les
structures de demande et d'offre qui sont celles de
l'ensemble de la vie économique moderne, faisant
contribuer, au second degré, la culture à la croissance et au
profit. Enfin, le pouvoir culturel assure une promotion
constante au couple production/diffusion, notamment par un
financement d'origine fiscale ou parafiscale (exemptions
d'impôts...) et par l'organisation de la décentralisation.
Il faut avouer qu'après des tâtonnements et des échecs,
tout cela est maintenant parfaitement au point, en URSS
comme aux États-Unis et au Japon, en Suède comme en
Suisse ou en Espagne. Le système est en place.

La mythologie
Bien que, originellement, la culture soit un concept
global, recouvrant toutes les relations de l'homme avec
son environnement et avec la société, dans les pays les

85
plus industrialisés, où ces relations ont, après une longue
évolution, fini par être confiées à des règlements et à des
normes techniques, le sens donné à la culture est d'autant
plus restrictif que son champ d'application se limite à un
patrimoine et qu'elle a conservé très peu de liens avec la
vie réelle, en train de se faire. On assiste aussi à un effort
de raffinement, au passage de la culture vécue à la culture
parlée, l'acteur d'autrefois se transformant soit en
spectateur docile, soit en guide volubile. D'où l'abandon
d'un grand nombre de significations, de relations, de
contenus. Choisissons quelques exemples.

Culture et politique. Tous les grands systèmes


actuellement en vigueur et la plupart de ceux qui sont
préconisés par les opposants dans les pays du monde qui se
dit libre sont les produits d'une évolution culturelle qui s'est
interrompue au tout début de la révolution industrielle, c'est-
e
à-dire dans les dernières décennies du XVIII siècle. Ils ne
doivent rien, pour l'essentiel, à la transformation de la
culture, de la société, de la vie tout entière, qui a suivi
l'industrialisation. Les systèmes ont été plus ou moins
adaptés, replâtrés, consolidés, mais ils n'ont pas changé.
Une tentative de rénovation réellement radicale, comme la
Commune de Paris en 1871, n'avait aucune chance parce
qu'elle dressait des exigences culturelles contre des
impératifs économiques. Des pays comme l'Allemagne et
l'Italie, arrivés plus tard à l'unité, n'ont pu qu'emprunter les
systèmes existants car l'initiative culturelle leur avait été
enlevée avant l'unification. Dans les pays socialistes, un
seul système a été véritablement novateur, celui de
l'URSS. Les autres sont soit des copies mal venues, soit
une expérience (la Yougoslavie), soit encore une
recherche permanente mais dans un pays pas totalement
industrialisé et donc non comparable (la Chine). Je crois
personnellement que les révolutionnaires russes de 1917
n'ont réussi à imposer leur système qu'en raison de l'état
largement préindustriel du pays et de la mentalité de sa
population. Depuis, malgré l'accession à l'indépendance

86
de près de cent pays sur tous les continents, j'affirme
qu'aucun régime politique vraiment nouveau n'a été
inventé et que nous vivons tous, en pleine ère
postindustrielle, sur des concepts politico-culturels hérités
soit de l'humanisme franco-anglo-saxon du xvire siècle,
soit des analyses socio-économiques germano-slaves du
e
XIX siècle. La politique n'émane plus d'un processus
culturel.

Culture et vie sociale. Depuis déjà près d'un demi-siècle,


les définitions officielles de la culture excluent systéma-
tiquement des domaines tels que le sport, l'expression
populaire libre, le cinéma et la photographie d'amateur,
l'hygiène, la nutrition, la vie domestique, l'organisation
sociale du travail. Le Mexique de 1968, après Pierre de
Coubertin et pour des raisons différentes, avait compris
combien sport et culture étaient synonymes, au moins pour
le temps des jeux Olympiques (au moment même d'ailleurs
où il brisait l'élan culturel de sa jeunesse). L'Allemagne de
1972, tout en associant encore sport et culture, n'a vu dans
les Jeux qu'une occasion de foire universelle, de commerce
et de prestige national. Ce serait dans la vie domestique et
dans le travail que nos contemporains pourraient encore
parfois essayer d'exercer leurs initiatives culturelles. Mais
c'est impossible, puisque les modèles de la vie sociale et
culturelle sont confiés à des spécialistes travaillant à
l'honoraire, tels que décorateurs ou psychiatres. Pour les
pauvres, ce sont des journalistes qui fournissent des
recettes de type courrier du cœur ou proposent des
questionnaires d'apparence scientifique. La plupart des
questions touchant à la vie en société, aux relations entre
humains, relèvent maintenant du droit écrit et de
professions codifiées : le droit coutumier a pratiquement
disparu, devant l'uniformisation des règlements. Bien sûr il
y a des avantages à cela. Les multiples procès qui enve-
nimaient autrefois les relations entre voisins, parents,
employeurs et employés ont maintenant cédé partiellement
la place à l'affichage d'avis, aux interventions de la police, à

87
l'invocation incantatoire des droits des uns et des devoirs
des autres. On pouvait autrefois être amis ou ennemis, on
est maintenant des étrangers. Ce système ne marche pas
toujours. Pour des questions particulièrement graves et qui
auraient autrefois relevé d'une sorte d'auto-régulation
culturelle, la loi est parfois inapplicable, précisément parce
qu'elle n'a pas fait appel à une longue maturation culturelle:
voir l'alcoolisme au volant, la drogue, l'avortement, la
protection de l'environnement par les particuliers. La
limitation des naissances, domaine culturel s'il en fut,
responsabilité privée, vient elle-même de passer dans le
domaine de la loi écrite.

Culture et science. La science n'est plus un phénomène


culturel. L'Unesco, comme la majorité de ses États
membres, distingue soigneusement science et culture
(l'éducation est encore autre chose), et les cloisons sont
complètement étanches entre les deux secteurs. Dans la
plupart des pays, les musées scientifiques ne dépendent pas
des mêmes administrations que ceux d'art et d'histoire. En
France, un effort a été fait en nommant des animateurs
scientifiques dans les maisons de la culture,
malheureusement sans leur donner les moyens matériels
d'avoir une action réellement efficace de prise de conscience
scientifique dans la population. Pour que Léonard de Vinci
reçoive droit de cité dans la culture, il est heureux qu'il ait
peint quelques tableaux. En sens inverse, il ne viendrait à
personne, à notre époque, l'idée étrange que Laennec,
Pasteur ou Fleming aient joué un rôle culturel quelconque.
Le fanatisme classificateur l'interdit. D'ailleurs les hommes
de culture se gardent de fréquenter trop souvent les
hommes de science qui le leur rendent bien. Mais, quand on
en vient à connaître ces hommes, on s'aperçoit qu'en
général les culturels refusent les préoccupations
scientifiques et proclament bien haut leur allergie pour les
sciences exactes, tandis que les savants ont des
préoccupations culturelles constantes et sont parfois des
créateurs au sens le plus fort et noble du terme.

88
Culture et technique. J'ai déjà essayé de démontrer que
la technique avait remplacé la culture, depuis l'indus-
trialisation, comme pourvoyeuse de solutions aux
problèmes de l'homme. Mais la culture s'est vengée :
toute technique, dans la mesure où elle joue un rôle dans
la vie normale, est considérée comme étrangère au
domaine culturel. Elle n'obtient reconnaissance et consi-
dération que si elle est employée et donc ennoblie par tel
artiste ou tel compositeur. Un ordinateur est certainement
un appareil beaucoup trop difficile à comprendre pour
l'esprit cultivé ordinaire ; mais tout le monde est d'accord
pour trouve qu'il est maintenant un merveilleux instrument
de musique, un médiateur privilégié entre le peintre et son
œuvre, un créateur de composition littéraire pour
l'écrivain. Il y a toute une mode des expositions qui
démontre combien la technique (laser, holographie...)
apporte du nouveau à la création esthétique.

Culture et fonction. Certes, le bien culturel a cessé d'être


fonctionnel, sauf comme bibelot pour ceux qui ont les
moyens de se l'offrir, mais on peut dire aussi que la qualité
culturelle s'acquiert le plus souvent lorsque la fonction
disparaît ; la création moderne doit être, dans toute la
mesure du possible, non fonctionnelle. C'est ce qu'on
appelle l'art pour l'art, qui existait autrefois comme
transcendance de la culture mais qui maintenant occupe
toute la scène et a même progressivement remplacé tous
les autres modes de création. L'usage et la fonction sont du
domaine de la technique et de l'économie. Certains
créateurs, conscients de ce que cette dichotomie a de
ridicule, essayent de revenir en arrière et de nous
convaincre que leur but est de faire œuvre utile,
fonctionnelle. Malheureusement ces créateurs sont déjà si
coupés de l'usager, des problèmes de la vie, qu'ils n'ont pu
souvent écrire que de très belles pages, tandis que leurs
œuvres manquaient leur but. Malgré leur bonne volonté et
leur intelligence, ce ne sont que des technocrates de la
culture. C'est le cas en architecture. Le Corbusier a raté la

89
cité radieuse de Marseille et le musée de Tokyo ; Niemeyer
a raté Brasilia ; Louis Kahn a raté la Seconde Capitale de
Dacca. Combien de bâtiments qui prétendent donner à
l'usager les avantages et les conforts que celui-ci devrait
rechercher dans son logement ! Lorsque tout ne se passe
pas comme prévu, l'architecte dit : « Mes projets n'ont pas
été respectés, mon œuvre n'est pas entretenue, utilisée,
mise en valeur comme il faudrait, ces gens sont des
barbares... » Les vraies raisons sont ailleurs : culturel-
lement, l'édifice n'a pas tenu compte de ses usagers réels.
Combien d'architectes ont réellement vécu ou travaillé dans
les bâtiments qu'ils ont construits ? Il y a naturellement des
exceptions, mais elles sont généralement en faveur de
réalisations individualisées, réservées à l'architecte lui-
même ou à un de ses clients millionnaires. Dans un autre
domaine, celui des objets d'usage courant, la dimension
culturelle est parfois mentionnée. Dans certains cas, comme
au Design Centre de Haymarket à Londres, l'esthétique
industrielle est considérée comme un argument de vente,
un auxiliaire de la technique, un facteur de publicité. Nous
retombons ici dans l'exploitation de la culture par
l'économie. Dans d'autres cas, comme dans les
départements de « design » créés par les musées d'art
moderne, on passe très vite de l'étude des composantes
réellement culturelles de la production industrielle (forme,
durée, usage, esthétique, prix) qui forme la base de toutes
ces institutions, à la présentation d'objets curieux, beaux,
rares, le plus souvent inutiles ou bizarres, alibis artistiques
de la civilisation industrielle. Finalement ce sont seulement
les associations de consommateurs qui, dans les pays très
développés, conservent vivante la dimension culturelle,
mais il ne viendrait à l'idée de personne de le leur
reconnaître. Et pourtant elles sont bien le rempart de la
liberté, de l'initiative, de la critique constructive, du respect
de l'individu, de l'étude collective et désintéressée des
fonctions sociales. Il est seulement regrettable qu'elles
soient condamnées à la défensive, faute d'être associées
à la conception et à la décision.

90
Culture et éducation. L'éducation n'est pas, et n'a jamais
été, un facteur d'initiative culturelle, un promoteur de
culture. Dans sa dimension familiale, elle transmet certaines
valeurs du passé, pêle-mêle avec des préjugés et des
recettes sociales. Dans sa dimension scolaire, elle
communique des techniques stéréotypées nécessaires à
l'insertion dans la vie et dans l'économie. Dans les deux
cas, l'éducation est donc essentiellement une institution de
conditionnement social, politique, économique. Qu'elle se
veuille aussi au service de la culture est un symptôme
typique de la mythologie de notre temps. J'ai eu l'occasion
de le constater en participant à des activités liées à une
organisation internationale vouée à la promotion de
l'éducation par l'art. On y déplore l'absence ou la faiblesse
des moyens d'éducation artistique à l'école, dans les pays
les plus développés ; on y étudie sérieusement les
méthodes permettant de développer la sensibilité esthétique
par l'utilisation des musées, du dessin, des reproductions de
chefs-d’œuvre : c'est-à-dire que l'on veut apprendre aux
enfants à créer de l'inutile ou au moins du superflu, alors
même qu'on ne leur permet pas d'être maîtres de leur corps,
de connaître leur environnement, de vivre librement en
société, de décider par eux-mêmes de leur avenir. Est-ce
aveuglement d'intellectuels inconscients du monde où ils
vivent, ou est-ce complicité avec un système qui a pour but
d'encourager le superflu pour mieux contrôler l'essentiel et
le nécessaire ?
La culture et l'homme. Enfin, comme il était inévitable, la
culture a complètement divorcé d'avec l'homme, cet
homme qui était pourtant autrefois à la fois sa fin et son
auteur. Malraux l'a solennellement proclamé à Versailles
devant une assemblée internationale de jeunes : « La
e
culture, au XX siècle, a remplacé Dieu. » Elle se place
donc au-dessus de l'homme et il est naturel que ses
responsables et ses créateurs soient les prêtres, les
intermédiaires privilégiés, les intercesseurs de cette
nouvelle religion d'une nouvelle société. Eux seuls savent
distinguer ce qui est du domaine culturel et ce qui n'en est

91
pas ; ils possèdent les clés du beau et du bon, c'est à eux
de choisir ce qui mérite de passer à la postérité. Leur
charge est lourde mais grandiose : tout ce que notre temps
a hérité ou créé dans le domaine de l'esprit leur est confié.
Je me rappelle un colloque de conservateurs de musées
d'art moderne, en 1962, à Paris. Tous les participants,
directeurs des principaux musées du monde occidental,
furent unanimes à affirmer, dans une résolution destinée à
avoir des lecteurs dans le monde entier, qu'ils étaient, ex
e
officio, chargés de sélectionner ce qui, au XXI siècle,
représenterait non seulement l'art mais l'ensemble de la
e
culture du XX siècle. Le plus fort est que, sincèrement, ils
s'en croyaient capables et n'étaient pas effrayés de leur
responsabilité. On voit maintenant le résultat de cette
prétention : contestation, commercialisation, stérilisation du
musée, et en fin de compte paralysie. Mais c'est toujours
au nom de ce principe que les centres Beaubourg, les
Lincoln Center, et bien d'autres sont construits et vivent leur
existence artificielle et coûteuse.

Le complexe de la Joconde
La décantation radicale dont nous venons d'esquisser un
tableau incomplet et que certains appelleraient « affinement
» ou « purification » de la culture a produit un phénomène
e
caractéristique de cette seconde moitié du XX siècle : le
complexe de la Joconde. A force de dépouiller la culture de
tout ce qui faisait d'elle une création continue de l'homme par
l'homme, on en a fait une valeur en soi, équivalent exact de
ce que les chrétiens appellent la vérité révélée. La culture
est et existe par elle-même et les membres de l'élite
intellectuelle du monde européen (ou ceux qui lui sont
assimilés) en sont les gardiens et les grands prêtres :
chargés de l'entretien de la flamme, de l'exégèse, du
prosélytisme. Ils ont le monopole de la vérité, celle-ci couvre
à la fois le fond et la forme et s'impose à tous. La culture a
en outre ses temples et ses vendeurs du temple, ses
adorateurs inconditionnels et ses hérétiques, ses païens,
son inquisition.

92
Les temples de cette culture sont les théâtres, les musées,
les bibliothèques, les opéras. Les centres culturels de la
nouvelle génération, construits à coup de millions, en sont
les cathédrales. Maisons de jeunes, foyers ruraux, salles
d'expositions jouent le rôle de chapelles. Les grands
festivals, Salzbourg, Aix, Avignon, sont les lieux de
pèlerinage. Mais chaque sanctuaire a ses vendeurs, ses
commerçants tout proches : dès avant son ouverture, le
centre Beaubourg est investi de toutes parts de galeries
d'art, d'ateliers, d'antiquaires, de studios de cinéma ou de
publicité, d'appartements modernisés pour membres de
l'élite, qui finiront bien par l'étouffer tout en l'utilisant comme
un signal publicitaire, un symbole de standing, un facteur
promotionnel : on y retrouve l'atmosphère de Lourdes ou de
Kyoto.
Quant au public, il se divise en deux catégories : ceux qui
ont la foi et qui connaissent les codes d'une part, les
infidèles d'autre part. Toutes les idéologies finissent par en
arriver là, une nouvelle division de la société aboutissant à
une nouvelle discrimination, fondée sur le niveau culturel qui,
comme par hasard, coïncide presque exactement avec le
niveau social, économique, de pouvoir. Ceci se traduit tout
d'abord par le mode d'expression : les mouvements
politiques dits d'intellectuels, tels que le PSU en France, le
SDS aux États-Unis, en savent quelque chose. Une grande
partie des malentendus et des quiproquos qui ont fini par
séparer en 1968 ouvriers et étudiants viennent de là.
Le langage n'est pas le même. Et les intellectuels,
persuadés d'avoir un mode d'expression spécifique et plus
perfectionné, un mode de pensée plus logique, veulent bien
essayer de former les autres, les prolétaires, en leur
apprenant les mécanismes indispensables, mais ils ne
veulent pas et, pire, ne peuvent sans doute pas apprendre
les langages qui leur permettraient de rejoindre leurs
interlocuteurs, au moins à mi-chemin. Pourquoi cela ? Si les
modes de pensée et d'expression des « classes inférieures »
étaient si simples, il serait aisé de les assimiler et de les
utiliser. En fait, non seulement ils ne sont ni simples ni faciles

93
à apprendre, mais ils recouvrent un monde entièrement
différent, un monde où l'homme et la vie l'emportent sur les
idées, un monde auquel on refuse l'initiative culturelle et
auquel on impose, pour la remplacer, le crédit, le PMU et la
télévision. J'imagine que c'est pour remédier à cette division
que la Chine a entrepris de faire travailler ses intellectuels
dans les champs et à l'usine, périodiquement : il n'y a pas là
uniquement formation de l'esprit, c'est aussi l'apprentissage
d'un langage, l'obligation d'une communication à double
sens, et horizontalement, sur un pied d'égalité.
En matière de haute culture, à ce public d'infidèles qu'il faut
instruire de la vraie foi, on propose la Joconde, le théâtre de
Brecht et de Genêt, les films de Resnais et de Fellini, le Taj
Mahal et Angkor, les peintures de Lascaux et du Tassili, Pol-
lock et Picasso, Marcuse et Boulgakov... Comment s'étonner
si, à part les happy few de l'argent, de la diplomatie et de la
critique, tout le monde se contente de suivre le guide,
d'apprécier la culture comme la gastronomie, de confiance et
au nombre d'étoiles, d'applaudir ce qui est décrété « in » et,
faute de pouvoir acquérir des originaux de 2 millions de
dollars, d'accrocher sur son mur des chromos de Van Gogh
ou du Parthénon ?
Car cette religion a ses mythes, ses légendes sacrées, sa
cosmogonie. Les mythes, pour ne parler que d'eux, sont
complexes et tenaces, mais il suffit de les démonter pour
trouver le vide intérieur et aussi la très petite parcelle de
vérité qui leur a donné naissance. Ils peuvent aussi être un
effort inconscient ou parfaitement orchestré de
conditionnement mental.
Le mythe de l'art international me paraît une
escroquerie plus grosse que les autres. La production
artistique d'avant-garde, telle qu'elle est conçue, réalisée
et vendue à New York, Londres, Paris, Amsterdam,
Stockholm, Darmstadt, São Paulo, Venise et autres
capitales culturelles (sic), a, paraît-il, valeur internationale
et le reste du monde a les yeux fixés sur elle pour l'imiter.
Je doute fortement que les mendiants de Calcutta, les
Sénégalais de Nanterre et les Indiens de l'Amazone aient

94
les yeux fixés sur cette culture-là. Et je sais par
expérience personnelle que très peu de gens dans le
monde sous-développé s'en préoccupent, en dehors des
cercles confidentiels d'intellectuels formés en Europe ou
aux États-Unis. Mais ici, on discute très sérieusement des
valeurs internationales véhiculées par cette production. Il
y a quelques années, au cours d'un colloque national
tenu dans le Midi de la France, plusieurs esprits de
qualité discutaient de la situation de l'art moderne en
France et concluaient que leur pays avait perdu sa place
de capitale culturelle mondiale. Comment la lui rendre ?
Des cas étaient étudiés, des analyses faites sur les
politiques culturelles scandinaves, américaines ou autres.
Le gouvernement était critiqué pour son inaction, son
manque de soutien à l'art. Depuis cette date, le
gouvernement a fait quelque chose : d'abord l'exposition
1972, puis le centre Beaubourg. Est-ce la réponse ? A
mon avis, oui. C'est la réponse à une question mal
posée. Le problème n'est pas de refaire de la France la
capitale culturelle de l'humanité comme le proposait
Malraux, mais de redonner aux Français l'initiative
culturelle, et cela aucun centre d'art contemporain ne le
réussira.
Autre mythe : l'engagement de l'artiste et en général
de l'intellectuel. Le complexe de la Joconde a un
corollaire : à la notion de chef-d’œuvre correspond celle
de génie créateur. Au rôle du chef-d’œuvre comme
fondement et modèle de la culture correspond le rôle de
l'intellectuel comme guide et gourou de la société :
Maurras et Jean-Paul Sartre, à des époques différentes
et selon des chemins différents, furent des gourous. D'où
la nécessité d'un engagement... mais aussi la naissance
d'un orgueil et finalement d'un égocentrisme absolument
insupportables. J'assistais, en 1971, à New York, à un
colloque-manifestation organisé conjointement, dans un
centre culturel sauvage de Greenwich-Village, par un
groupe d'artistes contestataires de la ville (Art Workers
Coalition) et par une délégation d'étudiants de Kent State

95
University (Ohio), en commémoration du 13 mai de cette
année-là, lorsque quatre étudiants avaient été tués par la
garde nationale sur le campus même. Tout laissait présager
l'unanimité dans cette protestation d'intellectuels contre un
régime et sa police. Mais la veille, la police de New York
avait saisi, à une exposition publique, quelques œuvres
d'art politique, composées de drapeaux américains
défigurés ou tournés en dérision. Des artistes avaient été
interpellés puis relâchés au bout de quelques heures. D'où
l'incident : les hôtes du colloque prétendirent assimiler la
«détention» (sic) de quelques œuvres d'art et l'atteinte à
leur mission de créateurs et à leur liberté, avec l'événement
sanglant de Kent State. La réaction des étudiants, dont l'un
des leaders était un ancien combattant du Vietnam, fut
brutale et pendant quelques instants on eut l'impression
que s'affrontaient des grands prêtres de la haute culture et
des gens ordinaires confrontés à des problèmes beaucoup
plus simples, car ils étaient de vie et de mort. Les étudiants
luttaient pour la liberté; les artistes voulaient leur liberté.
Bien d'autres mythes pourraient être dépeints ici, à
commencer par celui de l'environnement, de la valeur en
soi et pour soi de chaque arbre et de chaque chapelle
romane en ruine, de la fuite devant toute architecture
nouvelle, des halles de Baltard devenues chef-d’œuvre.
Enfin, parmi les plus néfastes, le mythe de la civilisation
des loisirs comme support de la culture, mythe inventé
par des gens qui ont des loisirs et qui n'ont rien de mieux
à faire que d'admirer les chefs-d’œuvre du patrimoine
mondial, utopie des utopies, délectation suprême,
communion intime de l'homme de la rue avec la Joconde
ou avec Guernica. Mais Guernica a été mis à l'abri, avec
l'accord de Picasso, à New York dans un musée. Cela
n'a empêché ni My-Lai ni les bombardements de Hanoi.

96
Le système à l’œuvre
Comment fonctionne-t-il, ce système culturel, dans les faits ?
Je ne prétends rien révéler ici de nouveau, mais il faut bien
compléter, même brièvement, le tableau.
La création. Le producteur culturel a sa légende. Il serait
un prolétaire, opprimé par l'establishment, naturellement
solidaire des travailleurs, ses frères. C'est l'utopie de
Fernand Léger et des artistes de gauche, les plus militants.
D'où un certain hippyisme débraillé, pour « faire peuple »,
et qui n'exclut pas une soif inextinguible d'honneurs et de
subventions, de la part du gouvernement ou du mécénat
capitaliste. Lors d'une exposition récente sur « travail et
invention », réalisée en plein centre du complexe sidérur-
gique du Creusot, deux ensembles d’œuvres étaient mis en
relation : celles qui émanaient du travail naturel et de
l'invention spontanée (fonctionnelle ou esthétique) de
travailleurs anciens ou actuels et celles qui provenaient
d'un artiste (Fernand Léger). La contradiction était flagrante
mais plus remarquable encore était le symbolisme d'une
œuvre collective exécutée par un groupe d'agents de
maîtrise. On leur avait demandé de créer, ensemble et
avec leurs matériaux et leurs techniques propres, une
œuvre. Le résultat fut un jeu géant de 421 en acier. On
pourrait consacrer des pages d'analyse à cet exemple.
Pour moi, il représente la critique parfaite de l'absurdité du
système actuel : invités à produire quelque chose de
gratuit, ces travailleurs ont instinctivement reproduit, peut-
être comme un défoulement, l'un des principaux éléments
quotidiens de ce qui leur reste de culture.
Mais il y a une autre réalité, qui s'applique à l'artiste
classique : la complicité commerciale entre le producteur, les
agents commerciaux, le présentateur et le consommateur.
C'est là qu'on peut mesurer le degré de liberté culturelle de
l'artiste, de l'écrivain, du musicien, de l'architecte, du
médecin, de l'enseignant, de certains animateurs culturels
qui tentent de pratiquer loyalement leur métier et d'inventer
une pédagogie nouvelle. De Picasso demandant des

97
honoraires supplémentaires pour signer sa peinture murale
de l'Unesco, à Vasarely exploitant sa mine artistique dans
son château ; de Barnard soignant sa publicité photogénique
à Soubiran faisant une conférence à Abidjan sur Larrey,
chirurgien de l'Empire ; de Darryl Zanuck à Walt Disney, de
Vollard à Wildenstein : tout un monde nébuleux qui vit sur la
culture, qui se grise de mots et dans lequel il est impossible
de distinguer le créateur du spéculateur, le génie du play-
boy. Et puis aussi cette autre forme de création, au second
degré pourrait-on dire, qui consiste à utiliser une vis de
pressoir mangée aux vers pour en faire, comme lampadaire,
l'orgueil d'un intérieur petit-bourgeois ou un élément
d'appartement-témoin. L'intégration du passé, même faux,
même travesti, dans un présent artificiel, permet au
décorateur de se donner l'auréole d'un homme cultivé, ou
même d'un créateur.

Les œuvres. De quelles manipulations ne sont-elles pas


l'objet ? Molière joué en combinaisons vaguement spatiales ;
tableaux vendus, exposés, revendus, réexposés, re-
revendus ; chaîne sans fin des bénéfices en circuit fermé et
sans impôts, où l'on gagne à tous les coups, à condition
d'être du bon milieu et de connaître le conservateur de
musée ou l'expert qui vous donnera un tuyau ; Bach en
musique de jazz ; des foules en transe écoutant un festival,
classique, moderne ou pop ; des croisières musicales à
20000 francs par personne... Et toute l'industrie de la repro-
duction : photos de tableaux prises par des éditeurs japonais
au Rijksmuseum d'Amsterdam, publiées puis revendues à
des éditeurs milanais pour éviter de payer deux fois 200
florins au musée ; fabricants de disques qui s'emparent de la
musique ethnique non savante pour en faire d'autant plus de
bénéfices qu'on n'a à payer ni les auteurs ni les musiciens.
Toutes les cultures du monde en livres de poche ou par
fascicules mensuels en vente dans les kiosques à journaux.
Groupes scolaires français, travailleurs d'usine soviétiques,
troupeaux de touristes en Italie entraînés devant des
monuments, des sites ou des tableaux à admirer. Le
polyptyque de Van der Weyden de Beaune placé dans

98
un bunker de béton pour conserver ses pourboires au
guide qui ne connaît de l'art que les larmes dans les
yeux des damnés et les grains de fraises des bois vus à
la loupe, alors que l'environnement naturel du tableau,
son cadre architectural, son atmosphère existent encore
à quelques dizaines de mètres.

Le public. Sans importance : ou bien il sait et alors tout


cela est fait pour lui d'abord ; ou bien il se laisse façonner
dans le moule qui a été conçu pour lui, il admire de
confiance, et alors il est choyé par les animateurs culturels,
les critiques et les ministres ; ou encore il n'accepte pas, n'a
pas le temps, ne sait pas, voudrait autre chose (par exemple
manger, ou s'amuser, ou se reposer), alors c'est le non-
public, un groupe négatif que l'on essaiera de ramener à la
droite voie, les païens à convertir et à baptiser, pardon... à
cultiver.

Les valeurs culturelles. Se rapportent généralement


exclusivement à notre civilisation. Elles se composent, nous
l'avons vu, d'un patrimoine multiforme à conserver et d'un
dynamisme créateur étroitement lié à la croissance
e
économique et au profit. L'Espagnol du XVI siècle
prétendait convertir le monde américain ; le Français du 'axe
voulait répandre les idéaux républicains, humanitaires et
démocratiques dans l'Afrique barbare ; l'Européen cultivé du
>ce essaye de convertir les autres, à commencer par son
voisin, à ses valeurs culturelles. De tout cela il ressort
l'éducation et l'action culturelle, chères à ceux qui nous
gouvernent : écoles et universités, biennales, programmes
de télévision, fonds d'intervention, décentralisation, tournées
de conférences, même distribution de livres de littérature
classique aux jeunes mariés. Tout cela rentre dans l'action
culturelle, pêle-mêle. Il ne faut surtout pas examiner les
modalités ou le contenu. Mais pourquoi s'étonner si une telle
action est contestée de partout ?

La contestation. C'est le grand alibi de la culture actuelle


dans les pays de démocratie libérale et aussi dans les

99
dictatures capitalistes. Lorsque M. Druon, fraîchement
nommé ministre des Affaires culturelles, ironisait sur les
hommes de culture qui se présentaient à son ministère, avec
la sébile d'une main et le cocktail Molotov de l'autre, il usait
d'une image séduisante et pouvait être certain que la
provocation serait ressentie, mais il se trompait
profondément sur le fond du problème. Si la politique
culturelle d'un gouvernement ne maintient pas un
pourcentage minimal de subversion, elle ne peut que
sombrer dans l'indifférence et le ridicule ; c'est alors la
politique entière de ce gouvernement qui pourrait paraître
odieuse. La culture ne peut, en d'autres termes, être
crédible, que si elle est raisonnablement contestataire.
L'homme de culture, style 1976, est le fou du roi, auquel on
peut tout passer. De temps à autre, on peut même le tuer et
l'emprisonner car il n'est pas mauvais pour la crédibilité de la
culture qu'elle ait ses martyrs. Le gouvernement américain
l'avait bien compris depuis l'époque de Johnson, en laissant
libéralement la presse s'opposer à la guerre du Vietnam, à la
corruption de l'administration, à l'intervention de la CIA au
Chili. Pour la majorité des Américains, il est merveilleux
d'avoir un régime si libéral : on peut dire ce qu'on veut du
pouvoir... Certes, mais pendant ce temps-là le pouvoir fait ce
qu'il veut.
Je ne plaisante malheureusement pas : M. Malraux était
plus fort que M. Druon. Son ministère avait très bien
organisé la récupération de la contestation et de la
subversion, sans en avoir peur : Chinois et Vietnamiens ont
montré et surabondamment prouvé, dans le domaine
politique qui est chez eux à 100% culturel, que la subversion
n'a de chances de réussir que si la majorité de la population
est culturellement acquise, c'est-à-dire en fait si la
subversion devient l'œuvre de cette majorité. Toute
subversion, gauchiste par exemple, qui s'adresse unique-
ment à une caste dont le cœur et la tradition sont résolument
réactionnaires, ne peut être qu'exercice intellectuel. Les
mouvements américain, allemand, polonais, français de
1968 ont échoué parce qu'ils restaient épidermiques et

100
étaient complètement séparés de l'homme réel. Si le
printemps tchécoslovaque a été si dangereux pour
l'hégémonie soviétique, c'est parce qu'il s'agissait
vraiment d'un mouvement parti du tréfonds de la
population dans son ensemble.
A culture bourgeoise, subversion bourgeoise : il n'y a
pas de quoi faire peur à un ministre. Les maisons de la
culture de Grenoble ou Chalon-sur-Saône, les centres
culturels sauvages de Hambourg ou Los Angeles,
peuvent devenir des nids de révolutionnaires : tant qu'ils
n'atteignent toujours que les mêmes 10 % de la
population, il n'y a pas de danger.
A la séquence oppression — subversion — répression,
le système culturel, plus subtil, substitue une séquence
transposée qui s'exprime ainsi : éducation — subversion
— récupération. La culture des riches est une vaste
entreprise d'intoxication populaire.
Mais ce à quoi doivent s'attacher ceux qui veulent
vraiment rendre l'initiative culturelle au peuple et à l'homme,
c'est à résister à l'intoxication et au conditionnement, à lutter
contre le complexe de la Joconde, à retrouver les vieilles
composantes de la culture, non pas à partir d'une politique
imposée par en haut, non pas à partir de grands prêtres,
mais à la base de l'édifice, là où les problèmes se posent et
doivent être résolus.

101
CHAPITRE V

Les arbitres du goût

Un code intangible...
Toute culture possède son code. Celui-ci n'a, d'un
point de vue général, qu'une importance relative
puisque, par définition, le groupe qui donne naissance à
une culture possède la maîtrise parfaite du code de
cette culture : les deux sont étroitement liés et se
suffisent. Dans le monde trans-national et trans-culturel
où nous vivons, cependant, la nébuleuse sociale
composée des classes possédantes et « cultivées » des
pays industrialisés a donné naissance à une
construction culturelle extrêmement complexe, très
sophistiquée, faite d'emprunts à de multiples passés et à
de multiples systèmes étrangers les uns aux autres. Le
code qui sous-tend cette culture (ou plutôt cette
construction culturelle) est de toute évidence très
difficile à apprendre et à utiliser, mais sa maîtrise, par la
même occasion, présente deux avantages complé-
mentaires : assurer la cohésion des classes qui la
possèdent en en faisant une caste homogène, et servir
d'instrument à la domination qui sera exercée par cette
caste sur le reste de l'humanité. L'usage d'un tel code
est en effet comparable à la pratique de rites de magie
qui assure au sorcier une place incontestée dans la
tribu.
Pour la première fois dans l'histoire du monde,
quelques millions d'individus (peut-être 100, si l'on prend

102
pour base de calcul les classes supérieures et
moyennes-supérieures, représentant environ 10 % du
tiers riche de l'humanité, et les très peu nombreuses
élites européanisées des pays du tiers monde) ont
réussi, en moins de deux siècles, à constituer un code
remarquable : toutes les traditions s'y recoupent, plus ou
moins bien assimilées, en strates parfois difficilement
reconnaissables ; traditions verticales remontant à la
plus haute antiquité et perpétuellement remises en
question au cours des siècles, affinées, complétées ;
traditions venant horizontalement d'autres pays, voire
d'autres continents, par approches successives, produits
d'invasions ou de conquêtes. Ce code prétend être le
produit de ce qu'il y a de meilleur dans le génie humain ;
il peut — presque — répondre à toutes les questions et
assurer à ses détenteurs, combiné avec l'ensemble des
techniques qu'il a permis de mettre au point, ce pouvoir
total sur la nature et le monde que Dieu, selon la Bible,
donna au premier homme : « Qu'il domine sur les
poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux,
toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui
rampent sur la terre » (Gen. 1,26). Car la Bible dit aussi,
présageant le code dont nous parlons : « Dieu modela
encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les
oiseaux du ciel, et il les amena à l'homme pour voir
comment celui-ci les appellerait : chacun devait porter le
nom que l'homme lui aurait donné » (Gen. 2,19). On
retrouve ici l'idée orientale, présente dans toutes les
religions et cosmogonies pré-sémitiques et sémitiques,
selon laquelle c'est le nom qui donne aux choses leur
réalité. Un code culturel, un rituel magique sont-ils autre
chose qu'un ensemble de noms donnés aux choses et
aux problèmes de la vie, afin de leur donner une réalité
et d'avoir barre sur eux ? La possession d'un tel code, la
conscience de sa semi-perfection, l'impression de
supériorité qu'il donne, tout cela a suscité à la fois un
orgueil de caste et le désir d'utiliser un aussi bel
instrument de domination. J'emploie ici comme ailleurs à
dessein le mot « caste », et non pas « classe », car sa

103
composition ne coïncide pas exactement avec
l'ensemble des classes traditionnelles ni avec l'une
d'entre elles. D'autre part, il n'y a pas, parmi ceux qui ne
bénéficient pas de la plénitude de cette culture et sur
lesquels le code étend son emprise, de véritable
conscience de classe : seulement un fort complexe
d'infériorité plus caractéristique du système de caste que
du système de classe. Il s'agit bien ici d'un néo-féodalisme
humaniste. Ses bénéficiaires disposent d'un droit,
héréditaire ou octroyé, de domination et d'exploitation que
compense, ou voudrait compenser, un devoir d'assistance,
d'éducation et de générosité à l'égard des masses. Chose
curieuse, cette situation est particulièrement nette et
exemplaire dans les pays socialistes européens, y compris
en URSS, sans doute en raison de leur volontaire
isolement et de l'absence encouragée de sens critique de
la part de la population. L'appareil politico-culturel de ces
pays détient le pouvoir (idéologique, donc politique et en fin
de compte économique) en raison de sa possession du
code. Le musée, de façon caractéristique, y est encore l'un
des moyens privilégiés d'éducation-endoctrinement par
accumulation d'idées reçues. Non seulement les
expositions (artistiques, historiques, commémoratives,
scientifiques...) reflètent, comme partout mais de façon plus
stricte et moins imaginative qu'ailleurs, le savoir autorisé ou
même imposé, mais encore les moyens d'animation,
réduits au guidage le plus autoritaire, ne laissent aucun
champ à la participation ou même au regard personnel. Il
suffit, pour s'en rendre compte, de visiter le musée de
l'Ermitage à Leningrad ou la galerie Tretyakov à Moscou et
d'y observer les groupes de visiteurs fermement encadrés
par des conférencières rébarbatives. Les pays occidentaux
ont eu la pudeur, ou l'hypocrisie, de raffiner la méthode s'ils
n'ont bien évidemment, dans la plupart des cas, pas
renoncé au contenu.

104
... qui s'impose à tous...
Le code culturel a de nombreux usages, dont voici
quelques-uns :
— permettre une exploitation efficace et intensive du
patrimoine composite constitué à partir d'idées, d'objets, de
textes, d'habitudes, parfois émanant de la caste dirigeante,
parfois glanés ici ou là l'exploitation est évidemment faite à
l'entier bénéfice, à la fois intellectuel et matériel, de cette
caste ;
— assurer l'enrichissement continu de ce patrimoine,
notamment par le détournement d'éléments de patri-
moines étrangers et de cultures moins fortes et moins
sûres d'elles ; de ce type d'action relève le célèbre exode
des cerveaux ou brain drain qui s'applique autant à la
culture qu'à la science ou à la technique, s'agissant d'une
recherche et d'une attraction de tout ce qui peut exister
ailleurs comme esprits créateurs ou simplement comme
talents ;
— organiser le maintien de la prépondérance de la caste
dirigeante, par le refus de la communication du code à la
plus grande partie des humains ; cela est rendu possible par
les barrières soigneusement accumulées au-devant des
éléments clés du code, ne laissant accessibles que les
parties les plus superficielles de la culture, aussi par le
monopole exercé par cette caste sur les moyens d'éducation
et d'information ;
— parvenir cependant à coopter, en leur ouvrant l'accès
au code, des individus soigneusement triés parmi la masse
et qui possèdent certaines qualités particulièrement
recherchées.
Pour tous ceux qui sont restés « à l'extérieur », le code a
sécrété un ensemble de slogans simples qui visent à
satisfaire la curiosité et l'ambition du plus grand nombre. Il
y a aussi tout l'appareil de la culture qui reste accessible,
de façon formelle et pour ainsi dire extérieure. Dans la
plupart des pays, tout le monde peut de la même façon et
pour le même prix aller au musée, au théâtre, au cinéma, à

105
l'église, au bord de la mer, en Espagne ; on peut aussi,
sans difficulté ni discrimination, acheter un livre, une revue,
contempler la télévision chez soi ou au bistrot, faire
pousser des fleurs dans son jardinet, même meubler à sa
guise sa résidence principale ou secondaire. Mais toutes
ces libertés élémentaires méritent un examen plus attentif.
D'une part, le système est organisé de telle façon qu'il est
plus facile de faire certaines choses que d'autres : les
émissions les plus « culturelles » de la télévision sont
programmées à des heures où la plupart des travailleurs
manuels doivent se reposer ; les meilleurs programmes
restent indéfiniment à l'affiche des cinémas d'exclusivité, à
des prix élevés et dans les quartiers les plus chics et
centraux, alors que les salles des quartiers populaires
montrent des films de série B ou de pure pornographie ;
toute une production imprimée, périodique ou non,
s'adresse aux couches populaires et les entretient dans
un primitivisme intellectuel consternant. D'autre part, pour
tout le reste, pour ce qui appartient vraiment à la haute
culture, la grande masse de la population, même dans les
pays les plus développés industriellement et éducati-
vement, ne dispose pas des clés qui lui permettraient
d'entrer au tréfonds de la culture. Tout effort fait par le
peuple pour conquérir ces clés a jusqu'à présent été
lettre morte, c'est pourquoi l'éducation permanente n'a
jamais dépassé le stade de la formation professionnelle
continue ou de la culture dite générale. Le monde de la
culture est comme ces villes de province, endormies sur
leur bourgeoisie vieillotte, où il est presque impossible de
pénétrer dans les salons de la bonne société, de faire
son trou, comme on dit.
Naturellement, tout ce que je décris ici reste fatalement
assez simpliste : le tableau ne devrait pas être aussi
contrasté. Il existe des quantités de stades intermédiaires et
nombre de gens, à force d'essayer de percer les secrets de
la caste dirigeante, parviennent à un niveau enviable de
connaissance du code. Le Noir de Johannesburg a moins de
chances de réussir que l'ouvrier de Detroit et celui-ci encore
moins que le petit commerçant suédois. Mais dans

106
l'ensemble la situation est celle-là : l'accès à la culture
dépend de la possession d'un code qui est lui-même
jalousement préservé par un nombre limité de personnes,
ces personnes que j'appelle les arbitres du goût et qui sont à
la fois juges et parties.
Il ne serait sans doute pas possible d'expliciter ici, dans
son intégralité, le code de la culture des riches : il est conçu
pour être incommunicable, autrement que par la subtile
alchimie de l'hérédité, de l'environnement social, de la facilité
que donnent l'argent et le pouvoir. Mais il suffit de savoir qu'il
existe et nous verrons qu'il est relativement fragile. J'espère
seulement que mes lecteurs, qui appartiennent sans doute
en presque totalité, comme moi, à la catégorie de ceux qui
ont appris ce code dès le berceau, en prendront conscience
si ce n'est déjà fait et se rendront compte des conséquences
qu'ils doivent en tirer pour eux-mêmes et dans leurs relations
avec les autres.

... au nom du bon goût...


Je voudrais, par contre, aller plus avant dans l'analyse
de ce qui, pour la majorité de nos contemporains, remplace
ce code dont ils sont exclus : un vocabulaire et un système
de références truquées, instruments de communication,
d'éducation et en général de mainmise sur la grande masse
des hommes, ce que l'on résume d'un mot : le bon goût. Je
ne dis pas que le goût, sens personnel de la beauté d'un
objet, d'un ensemble, d'une formule, n'existe pas. Chacun le
possède et il n'y a pas lieu d'aller chercher plus loin que le
dicton populaire : « des goûts et des couleurs on ne discute
pas ». Malheureusement, les gens qui se disent cultivés et
qui sont reconnus comme tels sur la foi de leur propre
jugement, ont pris l'habitude d'en discuter, ou plutôt de
chercher à imposer aux autres leur propre opinion.
D'où la naissance du BON GOÛT.
Le goût est essentiellement affaire d'adjectif, le plus
souvent au comparatif et même au superlatif. Ses

107
jugements sont sans appel et aucun attendu ne les
accompagne. Ils ont la prétention d'être objectifs. Il y a
quatre ans environ, le musée national de Colombo, à
Ceylan, modernisa certaines de ses salles, en les
décorant de couleurs vives (vert, violet, rose, etc.). Les
premiers experts européens qui virent le résultat
poussèrent des cris et condamnèrent radicalement le
directeur du musée, pour faute de mauvais goût, mais
personne ne pensa à s'enquérir des goûts des Ceylanais
en matière de couleurs. Plus près de nous, il n'y eut pas
une voix informée pour protester lors de l'exposition de
l'école de Fontainebleau, à Paris en 1972 : des historiens
d'art reconnus avaient monté en épingle, dans une
exposition gigantesque, plus particulièrement les œuvres
des peintres italiens et des artistes maniéristes (Benvenuto
Cellini entre autres) qui furent les fondateurs ou les
inspirateurs de cette école ; en cela ils consacraient, avec
des arguments pseudo-objectifs, empruntés à l'histoire de
l'art, la valeur esthétique, ou plutôt de bon goût, d’œuvres
manifestement de second ordre. Les critiques emboîtèrent
le pas, de confiance, et le Primatice fut sacré l'un des
grands maîtres de la peinture de tous les temps. Les
savants me diront qu'ils n'ont jamais voulu dire cela : peut-
être, mais c'est ainsi qu'ils ont été compris. Autre exemple :
le même cendrier ou bibelot, s'il est placé sur la table d'un
intérieur paysan ou ouvrier, sera taxé de mauvais goût ; s'il
est exhibé par l'une des vedettes de la société intellectuelle,
il sera admiré. Pourquoi le style nouille et le style art-déco,
après avoir fait fureur, ont-ils fait l'objet d'un tel dégoût qu'on
les donnait comme exemples d'horreur esthétique, pour
redevenir à la mode au bout de vingt ou trente ans ? Où est
l'objectivité ? Où est la nécessité de pousser à tout bout de
champ des clameurs admiratives ou d'exprimer un mépris
total ? Chacun devrait avoir le droit d'aménager son
environnement à sa guise et d'adapter comme il l'entend les
modes qui prévalent autour de lui, sans se heurter à des
tabous ou à des classements sommaires.

108
... monopole de quelques-uns
Cette prétention au bon goût naît, à mon sens, de la
situation de monopole qu'occupent un très petit nombre de
personnes : les arbitres du goût. Ce sont eux qui créent le
vocabulaire, qui lancent les modes, qui font et défont les
réputations (et accessoirement qui font et défont le marché
de la culture). Ils sortent ou font comme s'ils sortaient
d'Oxford, de Cambridge, de Princeton, d'UCLA, de la
Sorbonne, de Nanterre, de Louvain, d'Uppsala et de vingt
autres universités du même calibre. Ils en parlent le
langage avec un accent spécial et sont en tout les oracles
du. moment. Leur célébrité et, de ce fait, leur assurance ne
sont pas nécessairement basées sur la compétence : elles
sont le résultat d'un statut social (titres universitaires ou
professionnels, appartenance à une famille cultivée,
possession d'une collection, simples liens d'amitiés avec
de grands personnages) ou d'un plébiscite émanant du
petit groupe des détenteurs du code culturel.
Il y a parmi eux les savants, spécialistes de l'une ou l'autre
des sciences humaines, ceux que les Anglo-Saxons
appellent scholars, parfois même connoisseurs. Ceux-ci, qui
se tiennent jalousement en dehors de la mêlée mondaine et
voudraient bien accréditer l'idée que leur discipline fait, elle
aussi, partie des sciences exactes, n'hésitent pas à
cautionner des jugements de valeur, soit inconsciemment en
fournissant des arguments pseudo-objectifs qui viendront
appuyer une appréciation subjective, soit par égoïsme et
intérêt personnel. On aboutit ainsi à des absurdités
qu'illustrent les anecdotes suivantes, où les savants ont joué
un rôle en soi neutre. Lorsqu'en 1966 l'archéologue anglais
Mellaart étudia et publia dans l'Illustrated London News le
fameux trésor de Dorak, d'origine douteuse et disparu
depuis, il ne pensait certainement qu'à communiquer au
monde scientifique des documents nouveaux et qu'il jugeait
importants. En réalité, ce faisant, non seulement il identifiait
les objets en question, mais encore il leur communiquait
automatiquement une valeur esthétique dont nous avons vu
qu'elle est étroitement liée à la valeur commerciale. En 1968,

109
le Louvre acquit une croûte en vente publique pour une
somme dérisoire ; après nettoyage, restauration et étude, la
croûte s'avéra être un Poussin authentique. Un vrai Poussin
peut parfaitement n'être qu'une croûte et avoir cependant
e
une grande importance pour l'histoire de l'art du XVII siècle,
mais pour le public soi-disant averti c'est surtout une œuvre
de maître dont la valeur esthétique, de ce seul fait, est
établie et ne peut plus être discutée. Depuis, le Louvre est
en procès, accusé en quelque sorte d'escroquerie. A côté de
ces cas stupides, il y en a d'autres plus scandaleux, comme
ces liens entre historiens d'art ou conservateurs de musées
et collectionneurs privés qui aboutissent aux États-Unis à
des manipulations financières et esthétiques très étranges.
C'est aussi grâce aux savants que l'on peut identifier les faux
: tout collectionneur vous assurera qu'il achète des œuvres
d'art par plaisir, par goût, par amour de la beauté ; mais
démontrez-lui qu'il a acquis un faux et ce dernier deviendra
automatiquement indigne d'un statut esthétique quelconque.
Ce fut le cas des faux Vermeer peints par le Flamand Van
Meegeren. S'agissait-il de chefs-d’œuvre, dignes d'êtres
admirés par notre goût ? Oui, répond-on, s'il s'agit de
véritables Vermeer, non si ce sont des faux. Pourquoi ? Les
savants qui, à la suite d'examens de laboratoire et
d'analyses stylistiques, avaient conclu à la falsification
n'avaient pourtant exprimé qu'un jugement objectif, fondé sur
la science et l'histoire de l'art.
Les critiques sont les plus connus de nos arbitres. Ils
sont légion et, pour l'art seulement, une association
internationale leur est consacrée. Mais il en existe de
toutes sortes, s'intéressant à tous les domaines de la
haute culture : spectacles, cinéma, littérature, jurys de
prix divers. Il y en a toujours eu (voir Diderot et Sainte-
Beuve) mais les critiques modernes ont accès au grand
public par l'intermédiaire de la grande presse, des
périodiques spécialisés, même des journaux dits
populaires, féminins, du cœur, etc. Leur influence s'est
donc accrue, en même temps que leur jargon s'affinait et
devenait de moins en moins compréhensible, tout en
prétendant s'adresser à l'homme de la rue : paradoxe

110
curieux. L'importance des critiques est considérable et
elle a été sous-estimée. Leur rôle est ambigu, comme
celui de tout responsable d'information. Font-ils le goût
des autres ou reflètent-ils ce goût ? Je suis
personnellement convaincu qu'ils reflètent le goût de leur
caste et qu'ils interprètent en le vulgarisant le code
culturel afin de façonner le goût de la grande masse des
consommateurs de culture. En effet ils interviennent en
amont de la consommation, avant que le grand public ait
la moindre chance de se forger sa propre opinion. Cette
préséance leur permet d'une part d'orienter les choix du
public, d'autre part de conditionner ses réactions. Sauf
exception, ces réactions sont conformes à la critique, ce
qui semble justifier a posteriori la prétention du critique
d'être le porte-parole de tout le public. Bien qu'il se dise
presque toujours de gauche, le critique est donc avant
tout un instrument de domination intellectuelle au service
d'une culture de caste. Non seulement il assure la
promotion et la propagande de formes culturelles qu'il
considère ouvertement comme supérieures, mais encore
il entretient, par son vocabulaire, son comportement, sa
condescendance, un complexe d'infériorité chez les
lecteurs non initiés.
Ceux que l'on appelle les créateurs, et que je préfère
pour ma part nommer les producteurs de culture, se sont
mis récemment à jouer le même jeu, d'abord au sujet de
leurs propres œuvres, maintenant aussi au sujet du
monde en général, de leurs collègues, de la vie, de la
protection de la nature, de la torture. Ils ont, paraît -il, un
message à apporter, qui dépasse en densité tous les
autres et qui ne peut se limiter à tel mode d'expression
littéraire ou artistique. Ils font donc assaut de déclarations
métaphysiques avec les critiques : émulation productive
d'un incroyable pathos. Ces producteurs expliquent leurs
œuvres, jugent celles des autres, portent un défi au
monde moderne, par la parole et par l'écrit, par le film et
le magnétoscope. C'est un phénomène absolument
nouveau et qui touche plus ou moins tous les
producteurs: l'architecte qui montre du doigt des

111
merveilles invisibles et méconnues dans son édifice ;
l'écrivain qui présente ses personnages ; le peintre qui
anime son exposition par des interviews ou un dialogue
avec le public... Pourquoi tout cela n'était-il pas déjà
visible dans l’œuvre elle-même ? Il n'y a que deux
possibilités : ou bien l'auteur ne sait pas s'exprimer de
façon claire et convaincante avec son art et sa technique
propres ; ou bien le public est considéré comme si
stupide qu'on ne le croit pas capable de distinguer
l'intention de l'auteur. Dans les deux cas, on ne voit pas
très bien les raisons de cette frénésie d'expression par
tous les moyens, de ce prosélytisme agressif qui n'ont
que de lointains rapports avec la culture.
Restent les locomotives, membres de ce tout petit
univers où se créent les modes. Elles sont les
compléments indispensables des critiques et des
producteurs. Des consommateurs privilégiés, disposant
directement ou par alliance du pouvoir, de l'argent, du
prestige de la naissance ou de la fonction, qui
représentent l'épine dorsale de la culture internationale
et en sont la justification réelle. Les Rothschild, Rocke-
feller, Thyssen, Agnelli, Mellon, Matarazzo, Ishibashi,
Lambert ; mais aussi les princes régnants ou non, les
écrivains et philosophes célèbres, quelques acteurs de
cinéma ou de théâtre. Le pays d'origine n'a pas d'impor-
tance : c'est par eux et à leur niveau que la culture est
supranationale. Plusieurs centaines d'entre eux sont de
toutes les inaugurations, de tous les vernissages, de
toutes les premières représentations. Ils font l'événement.
Leur façon de vivre sert de modèle aux rêves de toutes
les moyennes bourgeoisies et de sujet d'admiration ou de
haine aux classes populaires.
Je tiens à ajouter ici, comme en post-scriptum, une
catégorie plus récente et aussi plus restreinte, qui se recrute
dans les autres catégories sans se confondre avec aucune,
celle des experts. Ce titre est de plus en plus répandu et
d'autant plus utilisé qu'il n'est pas codifié et ne correspond à
aucune qualification précise. Ce sont des experts qui

112
évaluent la valeur d'une œuvre, attestent son authenticité,
rendent compte de la rentabilité d'un projet d'action
culturelle, révisent des plans et des programmes. Et
naturellement les experts sont légion dans les organisations
internationales dont ils vivent et qui vivent d'eux : ce sont eux
qui créent la culture universelle qui est ensuite propagée
sous le couvert des Nations unies. On ne soulignera jamais
assez la place occupée par les experts dans le cirque
culturel moderne : codificateurs, propagandistes, unifica-
teurs, simplificateurs, ils accumulent dans les rapports la
substantifique moelle de la culture des riches, prédigérée.

Le système de références
Tout code suppose l'existence d'un système de
références, le nôtre plus que tout autre. Tout d'abord,
nous trouvons un modèle central, un étalon culturel :
l'héritage européen. On ne sait pas très bien ce que cela
veut dire, car il est partiellement grec, romain, sémitique,
germanique, slave, celtique. Il est fortement marqué de
christianisme et, plus récemment, de marxisme, les deux
touchant d'ailleurs souvent les mêmes personnes,
successivement ou même simultanément. La moyenne se
situerait au plan intellectuel dans l'humanisme de la
Renaissance, au moral dans un christianisme affadi, au
politique dans un courant réformateur (social-démocratie).
Mais tout cela reste très diffus, marqué de trop d'apports
extérieurs pour que les constituants soient clairement
reconnaissables. L'avantage est que l'on trouve dans
l'apport européen ce que l'on veut y trouver et qu'il couvre
bien des choses.
Mais il y a un point commun, le sens de la supériorité
absolue du modèle européen sur tous les autres, qui en fait
la pierre de touche, même inconsciente, de tout jugement
culturel. C'est certainement un reflet du christianisme, avec
sa notion d'infaillibilité et de perfection, et d'ailleurs à travers
les âges, européanité et christianité ont toujours été
promues et répandues ensemble. J'ai vu, il y a une dizaine

113
d'années, un film de Jean Laude consacré à l'art nègre.
Cette œuvre, qui eut son moment de célébrité et fut très
prisée des spécialistes, m'avait frappé car il était impossible
d'y reconnaître une culture étrangère, tant l'européanisation
était totale : la singularisation de l'objet-chef d’œuvre, la
logique de la présentation, l'intellectualisme raffiné du
commentaire, tout suggérait que l'auteur avait purement et
simplement projeté sa propre culture sur des objets
étrangers à celle-ci. L'Amérique, et surtout les États-Unis, a
été encore plus loin dans l'absolutisme. Les cultures et les
modèles voisins (indien, noir, mexicain) n'ont pas été
reconnus comme tels : ils ont été systématiquement broyés,
assimilés, consommés. Une exposition récente (octobre
1973) tenue au Metropolitan Museum de New York sur les
Indiens d'Amérique, était significative : cette culture,
montrée sous son seul aspect artistique, était totalement
vidée de sa substance et transformée par le système de
références utilisé par les réalisateurs. Aucune émotion,
autre que purement esthétique, n'y passait. C'est ce même
modèle que nos compatriotes, lorsqu'ils voyagent,
véhiculent avec eux. Cette innocente manie, stigmatisée par
Daninos, de toujours rechercher des points de
comparaison avec sa petite patrie et non pas de se
déterminer par rapport à l'environnement nouveau, mais
de situer cet environnement par rapport à soi et à sa
culture, est absolument caractéristique d'un état d'esprit
acquis à l'école et en famille, puis encouragé tout au long
de la vie.
Le modèle très perfectionné que nous utilisons et
propageons est un composé hybride d'un passéisme
frénétique et d'un avant-gardisme sans nuances. L'une
des deux références essentielles est l'âge : « Est-ce
ancien ? » Si oui, ce doit être beau et on admire de
confiance. Sinon on se méfie et on attend pour porter un
jugement que les arbitres du goût se soient prononcés.
Les bâtiments industriels construits par Ledoux pour les
Salines royales d'Arc-et-Senans, datant d'avant la
Révolution française, sont classés comme monuments
historiques et dûment admirés comme tels. D'autres

114
bâtiments industriels construits par un architecte inconnu
entre 1850 et 1900 au Creusot, très représentatifs du
type de construction fonctionnelle du début de l'époque
industrielle en France, sont trop récents et pas assez «
esthétiques » pour être considérés comme de valeur
culturelle.
L'autre référence est la nouveauté : « Est-ce vraiment
original ? » Si oui, la valeur est certaine et l'on doit s'y
intéresser sous peine d'être dépassé. Sinon, c'est un
plagiat ou en tout cas on court le risque de paraître
démodé.
Ces deux points de vue contradictoires sont plus proches
et compatibles qu'il n'y paraît ; notre incapacité d'initiative
culturelle nous amène à rejeter le présent quotidien et à
privilégier soit le passé sacralisé, soit tout ce qui peut nous
donner le frisson et l'espoir d'un avenir plus digne de l'idée
que nous nous faisons de nous-mêmes. C'est aussi dans
tous les cas un conformisme prudent, tiré de l'expérience de
l'homme de la rue qui a été souvent pris au piège des
engouements de mauvais goût : art Saint-Sulpice, acadé-
misme, pompiérisme, etc.
Dans les pays socialistes où le code culturel et le système
de références sont imposés par l'appareil politique et
idéologique, le processus est analogue, bien que moins
hypocrite. Les censeurs du parti remplacent les critiques, les
gens bien en cour remplacent les locomotives, les savants et
les experts sont membres de l'Académie des sciences ou
attendent de le devenir, les marchands n'existent pas mais
leur place est tenue par d'innombrables fonctionnaires
culturels. Pour le passé, les critères sont les mêmes que
dans les pays capitalistes, avec encore plus de dogmatisme;
pour le présent, ils sont très différents : au lieu de reposer
sur l'originalité et la valeur vénale, ils font intervenir
uniquement ou presque la valeur de propagande, le service
rendu à la société. En cela, ils seraient plus proches de la
vraie culture s'ils consentaient à reconnaître une certaine
liberté de création et le droit à l'appréciation critique, de la
part de l'individu comme de la société.

115
C'est, étrangement, parmi les hippies et chez certains
gauchistes très jeunes que l'on trouve le seul effort, à ma
connaissance, de remise en cause du système de
références de la culture occidentale à l'intérieur de celle-ci.
Cela ne va pas sans exagération ni naïveté, mais au moins il
y a là quelque chose de nouveau, bien que trop
individualiste et égoïste. La plupart des codes les plus
superficiels sont rejetés — aspect extérieur, relations et
hiérarchies sociales, valeur du travail et de l'argent — tandis
que quelques notions très simples sont redécouvertes.
Malheureusement, le conditionnement est tel que l'on revient
vite, pour les détails certes mais de façon significative, à des
habitudes qui relèvent du code culturel méprisé. J'ai passé
ainsi quelques heures avec une commune hippie du
Nevada, en nomadisation vers l'Inde, à travers l'Europe.
Après une longue discussion, très échauffée, sur quelques
thèmes assez classiques de contestation de la culture
bourgeoise (hygiène, nourriture notamment) je fus sollicité
d'aider le groupe pour deux problèmes apparemment très
graves, l'acquisition à tarif réduit de grandes quantités de
céréales « Quaker Oats » et de pilules vitaminées. H
semblait que les membres de la commune ne pouvaient pas
continuer à vivre sans ces deux éléments pourtant assez
peu compatibles avec leur genre de vie et leurs principes.
J'étais déçu... Mais à y bien réfléchir, il y avait là une leçon :
on peut renoncer à tout ce qui compose la culture officielle,
art, morale, littérature, mode de vie, religion, mais on ne peut
renoncer aussi aisément à ce qui constitue aussi la culture,
bien que les ministères du même nom ne s'en préoccupent
pas, l'alimentation, certains préjugés matériels, etc.
Quant aux gauchistes, ce n'est pas surprenant qu'ils
aient fait de la Chine de Mao Tsé-toung leur modèle.
Certes ils ne pourront sans doute jamais se défaire assez
résolument du carcan culturel de l'Occident pour
expérimenter en vraie grandeur les avantages et les
inconvénients de ce modèle tant vanté ; mais ils ont raison
d'y voir l'unique voie de renouveau à l'heure actuelle ;
remise en question permanente et de plus en plus

116
approfondie des valeurs supposées établies, refus de
l'acculturation imposée par l'Occident, volonté de
n'accepter dans le nouveau code que des éléments
préalablement assimilés, digérés par la masse du peuple,
préférence donnée au fonctionnel sur l'esthétique, respect
des procédures de sélection dialectique. Même si
l'exemple chinois est largement idéalisé par des
spectateurs placés à l'extérieur (au moins culturellement),
il possède en lui-même une grande valeur didactique : il
montre que la voie européo-centriste n'est pas la seule,
qu'il peut y avoir d'autres codes et d'autres finalités. J'ai
toujours été frappé par l'attitude de nombreux intellectuels
et hommes de culture européens devant la révolution
culturelle chinoise des années 1966-1968. Malgré leurs
idées de gauche, parfois même gauchistes, ils regrettaient
unanimement les « excès iconoclastes », supposés ou
véridiques, de la révolution, les destructions de
monuments, la fermeture des musées, la réduction à
quelques stéréotypes de la production littéraire ou
musicale, etc. Il y avait là pour eux, d'après les normes
européennes, une démarche apparemment a-culturelle
qu'ils ne pouvaient pas comprendre, encore moins
accepter, puisqu'ils lui appliquaient leur propre code et lui
attribuaient leur propre finalité. Cette réaction subjective
a, le plus souvent, annulé l'effet bénéfique de contagion
qu'aurait pu avoir la révolution culturelle auprès de ses
sympathisants occidentaux.

Les trois cercles de la culture


Grâce au code et au système de références, il est
possible de répartir les phénomènes d'apparence
culturelle en trois catégories, que j'appellerai cercles car
je les crois concentriques, la caste des riches et des
puissants se trouvant au centre de l'ensemble, le
contrôlant et en recevant les fruits.

117
1. A l'intérieur, la haute culture, comme la haute
couture, est le fait des gens qui en ont les moyens. C'est un
produit de luxe qui fait le prestige d'un pays. De l'avis
général, ses patries de prédilection sont l'Europe
(occidentale et centrale), la Russie, l'Amérique du Nord,
Israël, le Japon, les grandes métropoles de l'Amérique
latine et la Chine (antique). Cette haute culture se compose
presque exclusivement de la production artistique, littéraire,
musicale, audio-visuelle, et des modes de vie liés aux
classes dominantes de ces pays ou de ces villes
(gouvernants, aristocratie, haute bourgeoisie, universi-
taires). A ce cercle s'applique le code dans sa totalité et
l'éducation dite bourgeoise est à son service, ainsi que la
plupart des institutions. Pendant mon service militaire, en
1960, au centre d'instruction de Montlhéry près de Paris,
j'avais un sous-lieutenant instructeur qui enseignait aux
recrues, dont 50 % étaient des paysans bretons, à baiser la
main des dames, en spécifiant que c'était un des traits
essentiels de la culture française.

2. Les éléments culturels tolérés appartiennent


originellement à des cultures populaires, primitives,
marginales, ou à des phénomènes anormaux (art brut). Dès
qu'un nombre suffisant d'arbitres du goût les ont examinés,
étudiés, mis en conformité avec le système de références,
ces éléments, séparés de leur contexte d'origine, sont
absorbés, transposés et finalement disparaissent purement
et simplement dans la haute culture. J'en veux pour
exemples le jazz, les arts préhistoriques ou ceux des
civilisations de niveau dit préhistorique, les modes de vie
polynésiens (par l'intermédiaire du Club Méditerranée et des
plages de la Côte d'Azur), l'habillement et les attitudes des
Indiens et des cow-boys des plaines américaines, les
peintures balinaises. Ces dernières sont un exemple
curieux : provenant d'une créativité millénaire, pas encore
appliquée à la peinture, elles furent suscitées par un
peintre belge installé à Bali dans les années 1920 pour
l'amour d'une danseuse locale ; découvertes par la

118
critique occidentale et aussitôt revendiquées comme une
branche exotique de l'art naïf international, elles sont
devenues objets de musée, de collection et maintenant
de commerce d'aéroport. Le mouvement créateur a été
tué en moins de cinquante ans par l'intégration dans la
culture des riches d'Occident. Parfois, les éléments
culturels étrangers sont seulement associés à la culture
dominante tout en retenant une part de leur identité,
comme certains aspects des religions et des mystiques
orientales, l'art nègre... En 1964, lors d'une visite officielle
au Brésil du président du Sénégal, Léopold Sédar
Senghor, ce dernier fit, devant les étudiants de
l'université de Bahia, un discours dans lequel il établit un
parallèle entre négritude et latinité. Il était touchant
d'entendre à quel point cet homme écartelé entre deux
cultures et entre deux mondes, mais qui avait choisi une
fois pour toutes les codes et systèmes de références de
l'Europe, tout en prétendant rester africain, tentait avec
un certain désespoir de démontrer l'égalité et la
nécessaire coexistence des deux civilisations. Il ne
pouvait pour cela que livrer sa culture d'origine, pieds et
poings liés, à l'autre, la conquérante. Senghor, arbitre du
goût, poète français, sélectionné par la caste dominante
de l'Europe et formé par elle, en possédant tous les
secrets, ne pouvait qu'apporter sa contribution à
l'intégration de cette négritude, déjà transformée par les
prismes des Blancs, dans une latinité mythique. Voilà un
autre de ces mythes dont nous avons déjà vu la
puissance et l'ambition universaliste. C'est à Dakar même
que j'écoutais le discours de Bahia, après un voyage en
Afrique qui était mon premier contact avec ce continent.
Et conscient plus des différences que des ressem -
blances, je m'émerveillais que l'on puisse ainsi célébrer
en Amérique, continent de l'ethnocide, l'alliance d'une
civilisation européenne avec une africaine. J'ai mieux
compris plus tard, lorsque j'ai constaté toutes les
conséquences des alchimies coloniales. N'oublions pas
en effet qu'en 1969, au festival panafricain d'Alger, la

119
théorie senghorienne de la négritude était battue en
brèche par les Africains eux-mêmes, comme la
conséquence d'une aliénation d'origine coloniale. Les
contestataires d'Alger, malheureusement, étaient plus
jeunes, mais tout aussi aliénés, cette fois par le néo-
colonialisme. Les meilleurs d'entre eux sortaient des
mêmes universités et écoles que leurs aînés et s'ils en
avaient tiré des conclusions différentes, c'était toujours
pour les exprimer selon les codes et les systèmes de
référence de l'Europe.
3. Autour du noyau culturel protégé et sacralisé par la
caste élue, se trouve le cercle de l'intolérance. Il regroupe
sans discrimination tous les faits, coutumes, produits,
proches ou lointains, qui sont exclus de la haute culture
parce qu'ils sont incompatibles avec le système de
références : barbarie, mauvais goût, ou tout simplement
absence de qualification culturelle. Tout cela est rejeté,
d'abord par les ministères, les responsables locaux, les
élites détentrices du code et du bon goût. Les juges les plus
éclairés et les esprits les plus ouverts vont jusqu'à parler de
culture populaire et certains pays lui élèvent des musées,
très vite dissimulés sous les mots grecs, et savants,
d'ethnologie, de technologie, ou encore défigurés par les
vocables étranges de folklore ou d'exotisme.
Franchissant sans complexes les limites des trois cercles
concentriques et dressant une sorte de pont entre eux, se
trouve une catégorie bâtarde, que j'appellerai anti-culturelle,
fruit à la fois de l'absurdité des gens de goût, des excès de la
commercialisation culturelle et de l'aliénation de la grande
masse de la population. J'y rangerai pêle-mêle les faux, l'art
d'aéroport, les plagiats de tous ordres, l'industrie porno-
graphique, la presse à scandales, les campagnes
publicitaires, enfin, mot suprême et de création récente, le
«kitsch». Ces produits dégénérés émanent d'une confusion
des genres, des styles, des cultures, des époques. Ils
utilisent une partie des références de la haute culture,
notamment pour les faux et les plagiats et par l'utilisation

120
des chefs-d’œuvre à des fins publicitaires (« Et après vous
être bronzé au soleil... Visitez un musée en Espagne. »
Page publicitaire de l'Office national du tourisme espagnol,
Paris Match 1281, 24 novembre 1973). Ils poussent à
l'extrême les motifs populaires, en les dépouillant de leur
signification et en les combinant de façon illogique, comme
pour l'art d'aéroport et le kitsch. Ils utilisent des media
culturels pour flatter certains instincts naturels, tout en
parant le contenu de leur production d'alibis intellectuels,
comme pour la pornographie. Il est révélateur de lire les «
prières d'insérer » qui figurent sur la couverture des romans
érotiques ou simplement sexuels américains et britan-
niques : presque pas d'allusion au but réel de l'ouvrage,
mais des appâts psychologiques, littéraires, des compa-
raisons flatteuses avec des auteurs consacrés. Le plus
étrange, mais aussi le plus révélateur est que nombre
d'éléments de cette catégorie de productions anti-
culturelles finissent par être récupérés par les arbitres du
goût, notamment le kitsch, une partie de la pornographie et
pratiquement tout l'art publicitaire. Il y a là une sorte de
contre-snobisme, de désir de choquer, ou tout simplement
une lassitude du conformisme culturel qui entraîne à des
excès en sens inverse, comme une compensation.
En fin de compte, ai-je bien choisi le titre de ce chapitre :
arbitres du goût ? On peut arbitrer entre deux opinions,
deux possibilités, deux partis. Il ne semble pas qu'en
matière culturelle le choix existe. Les gens de goût
n'arbitrent pas car ils possèdent la vérité et l'imposent par
droit de naissance, de fortune, de fonction, ou en raison de
la tâche que la société leur confie de créer du patrimoine,
de l'administrer, de le conserver, de le mettre en valeur, de
le faire connaître et admirer, ou encore simplement parce
que c'est leur intérêt matériel. Ce sont plutôt des dictateurs
de la culture et mai 1968 les appelait avec raison des
mandarins. Nous sommes tous soumis à leur loi, et si nous
n'y prenons garde nous deviendrons très vite, tous, des
consommateurs aveugles, si nous ne le sommes pas déjà.

121
CHAPITRE VI

L'impérialisme culturel

Nous avons vu que la culture des riches, la haute culture


dite internationale, porte en elle-même la certitude de son
excellence et de sa suprématie sur toutes les autres cultures
du passé et du présent. Elle est non seulement la meilleure,
mais aussi la seule vraie culture, puisqu'elle est composée
d'une sélection raffinée de ce qui a été produit dans le
monde entier, sélection effectuée par des arbitres du goût à
l'infaillibilité indiscutable.
Théoriquement, cette « meilleure culture ne devrait pas
nécessairement être dominante, donc dominatrice —
surtout puisqu'elle vante ouvertement la vertu de tolérance.
Malheureusement, imitant avec un grand retard les religions
monothéistes révélées, principalement le christianisme et
l'islam, la haute culture est essentiellement propagandiste.
Elle agit exactement de la même façon et dans le même
e
esprit que les dominicains au XIII siècle, les jésuites au
e e
XVI , l'ordre des missions étrangères au XIX : mission-
naires, missions culturelles, centres culturels, distributions
d'avantages alléchants en espèces et en nature, éven-
tuellement appels à l'intimidation et à la force pour protéger
les envoyés, goût des statistiques, utilisation de l'éducation
comme véhicule... En matière de relations internationales, la
culture des riches en est à un stade médiéval de
discrimination entre les bons et les mauvais, nouveau
symptôme de néo-féodalisme, mais cette fois à l'échelle
internationale.

122
La propagande culturelle du monde européen et
méditerranéen s'est d'ailleurs longuement identifiée avec
la propagande religieuse des divers cultes : églises
chrétiennes ou islam. Les missionnaires de Londres, de
Paris ou du Caire, de même qu'ils ouvraient la voie aux
militaires et aux marchands, se faisaient, inconsciemment
peut-être, des initiateurs culturels : introduction de
langues véhiculaires nouvelles, de morales étrangères et
inadaptées, de Modes vestimentaires, de musiques,
d'habitudes hygiéniques et alimentaires, de tabous
sexuels, voire sexistes, etc. Il suffit, pour s'en convaincre,
d'écouter non pas tellement les victimes de cette
oppression, mais tout simplement les oppresseurs eux-
mêmes lorsqu'ils décrivent leurs propres intentions
civilisatrices et lorsqu'ils critiquent les actions de leurs
rivaux. La franchise brutale de certains missionnaires
e e
religieux ou laïcs du XIX et du XX siècle n'a d'égal à cet
égard que la lucidité de leurs critiques vis-à-vis des
propagateurs de l'islam : nos administrateurs coloniaux
ne Gratifiaient-ils pas ce dernier de tous les torts dans le
processus de sous-développement dont souffrent les
pays africains ? Mais les envoyés de l'université El -Azhar
du Caire utilisent avec autant d'à-propos les mêmes
arguments auprès de leurs catéchumènes du Sahel,
contre les représentants de l'Occident.
C'est ainsi que le pouvoir créateur de ceux qu'il était
autrefois convenu d'appeler les indigènes, maintenant les
autochtones, a été modifié et réorienté en fonction de
normes et de critères extérieurs. Il est par exemple
évident qu'en Afrique, les méthodes de construction de
l'habitat dans les zones de pénétration européenne ont
été modifiées : le palais des rois d'Abomey, les quartiers
les plus traditionnels d'Ibadan en sont la preuve.
Ayant été visiter en 1964 un village, également haut
lieu spirituel, Sha, au cœur du plateau central nigérian,
j'ai pu constater que ce village, élevé sur une colline
assez escarpée, avait été abandonné par sa population,
les installations culturelles seules restant utilisées, au
moins provisoirement. Un nouveau village s'était

123
construit dans la vallée, selon des normes plus
modernes, proche de l'eau et de la piste. A deux heures
de l'après-midi, je vis toute une troupe d'enfants se
précipitant vers l'école missionnaire : tous étaient
entièrement nus dans des sarraus gris ; les mission-
naires essayaient en effet de leur inculquer les notions
européennes de propreté (assez absurdes en pleine
brousse et dans un climat tropical), mais surtout la
pudeur.
Les missionnaires existent encore mais, depuis le
concile de Vatican II et l'orientation nouvelle prise par le
Conseil œcuménique des Églises, ils cherchent de moins en
moins à violenter les cultures, la mentalité et les spiritualités
locales. Par contre, à mesure que la religion sortait du
Moyen Age, la haute culture et ses agents propagateurs s'y
enracinaient très solidement. Ce qui était autrefois
conséquence directe ou indirecte de l'action religieuse
missionnaire est maintenant l’œuvre des agents culturels,
des attachés culturels, des enseignants détachés, des
experts de coopération, et en général de tout Européen ou
Nord-Américain en voyage dans le tiers monde. Là où les
religions et idéologies impérialistes classiques ont échoué —
polythéisme romain, puis islam, christianisme et enfin,
semble-t-il, le marxisme — soit par rejet, soit par assimilation
syncrétiste, il est probable que la haute culture échouera
aussi, mais non sans avoir causé un préjudice irréparable à
la capacité des hommes de déterminer par eux-mêmes et
pour eux-mêmes le niveau et le contenu de la culture qu'ils
veulent se donner.
A tout abus dans les relations entre hommes et entre
groupes humains, il faut des alibis ou des justifications
morales. Dans le cas présent, c'est un manuel scolaire
récent, Cours de géographie -- 2°, par P. Gourou et L.
Papy, éditions Hachette, 1966. qui fournit à la fois l'alibi et
la justification de tous les impérialismes culturels, dans les
accents les plus modernes mais étrangement semblables
à ceux qu'utilisaient les contemporains de Jules Ferry :

124
(p. 197) : C. Une hiérarchie de civilisations.
1° [...] Un groupe doté de techniques rudimentaires
de production ne peut maîtriser des techniques évo-
luées d'organisation de l'espace ; des ramasseurs ne
sont pas des organisateurs d'empires. A l'inverse, des
formes rudimentaires d'organisation politique ne
peuvent coexister avec des techniques perfectionnées
de production ; une formation politique limitée au
village indépendant ne peut fabriquer des
automobiles.
2° Cette interdépendance de la production et de
l'organisation rend possible l'établissement d'une
échelle des civilisations... Au sommet de la hiérarchie
se placent les civilisations supérieures riches en
hommes et en activités... les techniques d'organisation
de l'espace sont assez développées pour donner
naissance à de grands et durables États... L'Histoire a
compté une douzaine de ces civilisations supérieures
(pharaonique, mésopotamienne, crétoise, gréco-latine,
perse, chinoise, indienne, arabe, inca, maya,
européenne moderne).
On remarquera que les civilisations supérieures, sauf une,
appartiennent au passé et ont été largement assimilées par
la haute culture, qui correspond à la civilisation européenne
moderne. On notera aussi avec quelque stupéfaction que les
critères principaux utilisés pour reconnaître la supériorité
d'une civilisation sont la capacité de créer des villes, de
fabriquer des automobiles, de donner naissance à des États
et d'organiser des empires : c'est l'aveu, et il est consternant
que des jeunes soient soumis à de telles théories. C'est ainsi
que l'on persuade une génération que la civilisation
européenne est la seule civilisation supérieure existant
actuellement et qu'elle doit être considérée comme le
modèle absolu.

125
L'acculturation.
L'acculturation est le passage d'une société ou d'un
individu à un état culturel considéré comme supérieur,
c'est-à-dire s'approchant le plus possible des formes
culturelles des pays riches, en un mot de la haute culture.
Elle provoque nécessairement l'abandon ou la défiguration
des formes culturelles antérieures (normalement plus
fonctionnelles et en tout cas de création locale et
spontanée) et la soumission absolue à des critères ou à
des normes fixés ailleurs par d'autres sociétés et d'autres
individus, dans d'autres conditions d'environnement et de
vie. Cet abandon est provoqué par plusieurs facteurs.
1. L'inadaptation croissante de la culture traditionnelle à
des conditions techniques nouvelles qui sont imposées par
le progrès et le développement. Les colonies des pays
européens, devenues indépendantes dans les années
1945-1965, avaient été pourvues par leurs anciennes
métropoles de structures sociales, économiques, techni-
ques, industrielles, même politiques — administratives,
législatives et judiciaires —, propres à la culture
occidentale-européenne, de telle façon que les pays
dominés ont dû, lors de leur libération, adopter les formes
culturelles correspondantes, sans pouvoir ni revenir aux
traditions locales, ni inventer leurs propres solutions. C'est
ainsi qu'en Haute-Volta les impôts doivent être payés, à
l'européenne, en espèces, alors que les propriétaires
agricoles n'ont pas d'argent mais possèdent des bovins : le
gouvernement étant incapable de faire le recensement de
ceux-ci et de concevoir un impôt en nature, et les
agriculteurs n'aimant pas vendre leurs bêtes sans une
absolue nécessité vitale, non seulement les impôts ne
rentrent pas mais encore les usines de conservation de
viande créées à grands frais par l’État ne peuvent tourner
faute de matière première à traiter.
En Inde, la Révolution verte a imposé en quelques années
des normes nouvelles, impliquant d'importants investis-
sements et surtout une modification des habitudes

126
ancestrales en matière d'agriculture, d'engrais, d'irrigation. Le
résultat de cette acculturation forcée qui prétendait faire
couvrir en cinq ans une évolution parcourue par les paysans
européens en cent, fut la prééminence des grands
propriétaires terriens et la prolétarisation rapide des petits
cultivateurs analphabètes, à l'exception de quelques zones
1
pilotes . L'introduction de toute nouvelle technologie,
lorsqu'elle ne se fait pas à l'initiative des gens et avec leur
participation réelle, provoque donc, non pas une révolution
2
culturelle mais une division entre privilégiés et opprimés, ces
derniers étant ceux qui n'avaient pas atteint le seuil
minimal de technicité nécessaire pour survivre en
hommes libres. Le même phénomène se manifeste dans
des zones relativement industrialisées, et les banlieues
des capitales africaines en sont l'exemple : lorsque le
gouvernement sénégalais voulut imposer le système
français des habitations à loyer modéré aux habitants
des quartiers « africains » de Dakar, il se heurta à une
véritable opposition locale. Les habitants ne pouvaient
comprendre comment en échange d'un habitat gratuit —
qui leur avait toujours appartenu par droit d'occupation
ou même qui leur rapportait de l'argent par sous-location
— ils devaient payer des loyers pour jouir d'avantages de
confort et d'hygiène qu'ils n'avaient pas demandés. Mais

1. Voir sur ce point le récent ouvrage de René Dumont : La Croissance... de


la famine !, Éditions du Seuil, coll. « Techno-critique », 1975.
2
De Lénine : « ... Aujourd'hui, le centre de gravité se déplace : il porte sur le
travail pacifique d'organisation " culturelle "... il est bien vrai qu'à présent le
centre de gravité de notre travail porte sur l'action éducative... Deux tâches
essentielles s'offrent à nous, qui font époque. C'est d'abord de refondre notre
appareil administratif... Notre seconde tâche est d'engager une action
culturelle pour la paysannerie. Or ce travail parmi les paysans a pour objectif
économique la coopération. Si nous pouvions les grouper tous dans des
coopératives, nous nous tiendrions des deux pieds sur le terrain socialiste.
Mais cette condition implique un tel degré de culture de la paysannerie... que
cette organisation généralisée dans les coopératives est impossible sans une
véritable révolution culturelle » (Œuvres. complètes, Éditions sociales, Paris,
1963, tome 33, p. 487-488).

127
ils furent bien obligés de s'y plier : le progrès et le déve-
loppement sont, paraît-il, à ce prix.
2. Le mépris enseigné par les méthodes modernes
d'éducation et d'information, pour les formes culturelles
anciennes considérées comme inférieures. Ce mépris pour
ce qui est primitif est le fait, presque unanimement, des
secteurs éduqués de la population ; il transparaît dans la
presse locale, dans les discours des autorités, dans les
agissements des responsables de tout niveau. On
reconnaîtra avec complaisance certains éléments sortis de
leur contexte et dont la valeur esthétique ou philosophique
aura été établie par les maîtres à penser européens, mais
on est réellement honteux de tout le reste du passé. Ceux
qui ne se comportent pas, qui ne vivent pas et ne pensent
pas à l'européenne sont des sauvages qu'il faut éduquer :
ce sera le rôle des coopérants que l'on fera venir
d'Europe soit au nom des liens d'amitié qui ont survécu
aux liens coloniaux, soit par l'intermédiaire des
organisations internationales. Récemment des colons
colombiens établis près de la frontière du Venezuela ont
été condamnés pour avoir chassé et tué des Indiens qui
étaient leurs voisins ; ils en vendaient les peaux tannées
sur le marché de Caracas. Le plus horrible n'est pas le
fait lui-même mais la bonne conscience, l'étonnement de
ces Blancs qui n'avaient jamais pensé qu'il pouvait être
répréhensible de tuer des êtres aussi arriérés. Combien
de fois, au cours de mes missions professionnelles, les
collègues qui me guidaient sur place refusaient de me
faire traverser un quartier populaire de leur ville, ou de
s'écarter des routes principales dans la campagne, en
me disant : « il n'y a rien à voir ». Des clivages se
produisent ainsi au sein de la population entre les alliés
des Européens, les acculturés, et les autres. Ce fut le
problème du Chili d'Allende : les acculturés étaient
suffisamment nombreux et forts pour écraser les pauvres
et les marginalisés du développement. C'est aussi le
fond du problème en Afrique australe. La culture des
riches, une fois acquise, provoque la naissance d'un

128
complexe de supériorité et d'un comportement agressif
et oppressif envers la masse restée encore proche de sa
tradition et de son environnement réel.
3. Une action de propagande et de contrainte, par une
alternance de séduction et de sanctions.
La situation de déséquilibre qui résulte du fossé
artificiellement créé entre les acculturés et leurs
compatriotes retardés sur la voie du développement
technique et économique est potentiellement si dange-
reuse qu'il est indispensable d'accélérer le processus
d'acculturation et de le rendre obligatoire. Si la violence
est utilisée systématiquement, soit en temps de crise, soit
par désir d'aller très vite, on peut assister à un ethnocide
physique : le cas le plus connu est celui des Indiens
d'Amérique décrit par Dee Brown (Bury my Heart at
Wounded Knee) et Robert Jaulin (le Livre blanc de
l'ethnocide en Amérique). Il dure encore, malgré la prise
de conscience et l'indignation du monde entier, dans le
bassin de l'Amazone. Un autre cas, plus symbolique mais
moins connu, est celui des habitants de Denpasar qui, il y
a seulement un demi-siècle, allèrent sans armes au-
devant des mitrailleuses hollandaises pour défendre
spirituellement le droit de Bali à l'indépendance culturelle
et politique. L'obligation d'acculturation peut prendre une
forme plus douce, celle de la publicité : campagnes en
faveur de la vaccination ou de la limitation des
naissances, encouragements à consommer des produits
occidentaux, incitation à se blanchir la peau ou à
décrêper ses cheveux comme c'est la mode actuellement
dans certains pays africains... C'est cette forme d'action
qui est naturellement la plus répandue depuis la dernière
guerre : l'ethnocide sanglant ne peut plus s'appliquer
sans risque qu'à des populations peu nombreuses, mal
connues, et réellement très arriérées ; ou encore à
l'occasion d'une guerre civile : il est évident que les
conflits du Vietnam, du Biafra, du Bangla Desh, ne sont
pas du tout des accidents d'origine politique, mais bien
des péripéties de l'acculturation forcée. Dans chaque cas

129
le rebelle est celui qui veut garder son identité, son
pouvoir d'initiative culturelle contre un pouvoir national lié
au système de la culture internationale : combats
d'arrière-garde peut-être pour ceux qui croient que
l'acculturation est inévitable et que ses effets positifs sont
finalement supérieurs à ses conséquences négatives.
Pour moi ces conflits sont facteurs d'espoir car ils
démontrent la vitalité de l'indépendance culturelle : après
tout le Bangla Desh et les révolutionnaires vietnamiens
ont gagné leur combat, en tout ou en partie, même si les
résultats ne sont pas aussi brillants qu'ils avaient pu
l'espérer.
Quoi qu'il en soit, pour l'instant, dans la plupart des
pays pauvres, les élites ont été presque entièrement
conquises à la culture des riches et leur processus
d'acculturation est pratiquement terminé, même s'il leur
en reste un mauvais goût dans la bouche et ce sentiment
de culpabilité si bien reflété par Stanislas Adotevi dans
Négritude et Négrologues ou par Eldridge Cleaver dans
Soul on Ice. Les pays riches, sous l'apparence de la
coopération et de l'aide, ont provoqué ce processus et ils
s'efforcent encore maintenant de garder en vigueur et en
activité tout l'appareil d'oppression éducative et culturelle
qui l'a rendu possible. J'ai rencontré en 1966 et 1968,
respectivement à Katmandou et à Abidjan, les responsables
européens de deux collèges religieux subventionnés et
protégés par les gouvernements locaux. Curieusement, c'est
presque dans les mêmes termes que ces pédagogues m'ont
expliqué que leur rôle était avant tout de former les élites du
pays : enfants des hommes au pouvoir, des nobles, des
grands bourgeois, des intellectuels. « Vous comprenez, me
dit ce jésuite irlandais rencontré à Katmandou, ce sont ces
enfants-là (ses élèves) qui auront le pouvoir plus tard ; c'est
donc sur eux que nous devons concentrer le peu de moyens
dont nous disposons... » Sous-entendu : ils seront les mieux
placés pour relayer et faire fructifier notre enseignement et
provoquer progressivement l'acculturation de l'ensemble de
la population. Pour quoi travaillait ce jésuite ? Il disait

130
franchement qu'il ne cherchait pas à convertir ses élèves et
l'Irlande n'a pas de prétentions colonialistes. Il travaillait
évidemment au service de l'impérialisme culturel de
l'Occident, avec la forte conscience de faire le bien et de
remplir son rôle de propagateur de la vraie culture.

L'exploitation
Si l'acculturation peut, dans l'optique de la culture
dominante, être justifiée par le souci de promotion des
masses sous-développées, l'exploitation sans vergogne des
civilisations une fois pour toutes considérées comme
inférieures n'a jamais éprouvé le besoin de se justifier : elle
est un privilège de la caste supérieure et prend des formes
diverses qu'il n'est pas toujours facile de reconnaître.
Je ne reviendrai pas sur les détournements et les pillages
culturels dont j'ai déjà beaucoup parlé : marché de l'art et
des antiquités, trafic clandestin et illicite, déformation du
sens et de la valeur des productions culturelles étrangères
par leur intégration forcée à la culture des riches, création de
musées publics et de collections privées à partir du
patrimoine des autres et sans demander l'avis de ceux-
ci... Mais aussi butin scientifique, par la dissémination à
travers le monde d'explorateurs, d'anthropologues,
d'archéologues, de linguistes, d'ethno-musicologues qui
enquêtent, fouillent, enregistrent, photographient, relèvent,
notent, achètent, pour finalement tout rapporter chez eux,
soutenir leurs thèses et enrichir le capital de
connaissance de leur institution et de leur caste. Cette
spoliation, sans contrepartie autre que l'acculturation
forcée, représente, au prix du marché capitaliste, des
sommes largement supérieures à la totalité de l'aide
fournie au tiers monde depuis que le concept lui-même
existe. Je ne veux pas quitter ce sujet sans mentionner
la campagne organisée par l'Unesco pour le sauvetage
des monuments de Nubie, pendant les années 1960. Elle
e
eut des conséquences étranges, comme l'envoi sur la 5
Avenue à New York d'une chapelle pharaonique de très

131
basse époque ; elle fut aussi l'occasion de bonnes
affaires. Une mission archéologique polonaise, officielle,
dirigée par le Pr Michalowski, principal orientaliste et
égyptologue polonais, plus tard président d'un comité
international des musées d'archéologie, trouva et fouilla
une basilique paléochrétienne sur le site de Faras, en
Nubie soudanaise. Cette église était décorée d'un
ensemble de fresques en très bon état de conservation,
que l'on dut naturellement détacher et soumettre à un
traitement de conservation. Alors, la Pologne négocia
avec le Soudan le partage de cet ensemble unique,
moitié pour le musée national de Varsovie, moitié pour le
musée de Khartoum. Procédure parfaitement légale,
dont l'origine se trouve dans la Bible (le jugement de
Salomon), mais qui a divisé pour toujours une œuvre
exceptionnelle, au nom d'une opération de type
commercial : donnant, donnant. On se croit devant
l'exploitation d'une carrière de pierres.
Je ne veux pas non plus insister à nouveau sur
l'exploitation de l'exotisme, des hommes primitifs et de leur
environnement naturel et culturel, que représente le tourisme
international, baptisé culturel par l'Unesco parce que l'avidité
d'impressions culturelles lui sert d'alibi. Qu'on se rappelle
cependant que le tourisme est maintenant considéré comme
un fait et comme un droit par les classes aisées des sociétés
industrialisées. Toute atteinte à ce droit est insupportable
et les plus vives protestations se font entendre lorsque par
exemple le gouvernement de l'Inde ou celui du Nigeria
compliquent les procédures d'importation temporaires des
caméras, appareils photos et magnétophones, même si la
raison en est l'existence d'un trafic de ces équipements,
entretenu par les jeunes touristes attirés par des profits
faciles et non concernés par l'économie d'un pays dont on
veut bien admirer les religions et les paysages, mais que
l'on ne considère pas comme une nation moderne digne
de respect.
La seule exploitation touristique a de multiples facettes
et elle s'accompagne d'une véritable consommation
culturelle : érosion mécanique des sites et monuments,

132
dégradations par vandalisme ou par défiguration mercan-
tile du cadre, industrie pseudo-artisanale, création de
véritables cités hôtelières, gastronomiques, vouées aussi
à l'automobile ou aux loisirs nocturnes. L'un des hauts
lieux de ce phénomène (il y en a beaucoup d'autres
malheureusement, sur tous les continents) se trouve à
Pamukkale (Anatolie occidentale) : cette ancienne station
thermale romaine a été transformée en piège à touristes,
les thermes transformés en ateliers de réparations
d'automobiles, les ruines artistement réparties dans les
cours et les jardins des hôtels, motels, établissements de
bains, etc. Une étude complète devrait être entreprise
des capitaux engagés et des profits réalisés du fait du
tourisme, de leur répartition entre pays riches et sources
locales, des conséquences économiques sur le pays, des
agissements des compagnies aériennes opérant comme
des sociétés multinationales avec la complicité des
banques nationales, régionales et internationales de
développement.
Mais il faut aussi se rendre compte, sans s'abriter
derrière de commodes classifications, des liens entre
culture et exploitation économique du tiers monde. Les
richesses de toutes sortes recelées par celui-ci sont
indispensables à la croissance économique des pays
riches. Il faut donc d'abord trouver ces richesses, puis en
obtenir le transfert et si possible le contrôle, au pr ofit des
sociétés européennes et américaines. La première phase
est sans problème : la découverte de ressources
nouvelles est de l'avantage de tous. Mais leur utilisation
est une autre question, dont la réponse ne dépend pas
seulement des désirs des usagers (les industriels et les
pays développés) mais bien entendu des pays
possesseurs, qui cherchent les moyens de se développer
eux-mêmes. La solution appliquée généralement jusqu'à
maintenant est de conditionner les pays riches en
ressources (matières premières et biens culturels) à laisser
la libre disposition de celles-ci aux pays riches en
technologie en échange de quelques menus services
appelés assistance technique, et de royalties calculées au

133
plus juste. Ce conditionnement préalable, nécessaire pour
le maintien de la croissance du monde riche, est d'abord de
nature culturelle et repose surtout sur les facteurs suivants:
— une reconnaissance de la supériorité culturelle et
technologique des pays riches ;
— la création à tous les niveaux de la société de besoins
en produits de consommation, par la création d'automa-
tismes culturels ;
— l'appartenance à un système (capitaliste ou socialiste
selon le cas) qui assure une prétendue protection et la
garantie de bénéficier des bienfaits de la culture dominante
»;
— une réponse aux exigences d'un développement
basé sur les modèles sociaux, culturels et économiques
des pays développés, par l'exploitation de ressources
naturelles dont la valeur relative baisse, obligeant à
accroître sans cesse la production.
Notons en passant l'importance de la distribution par les
pays riches de bourses d'études ou de perfectionnement,
dans des domaines très variés. Ces bourses, destinées
théoriquement à permettre l'acquisition de mécanismes
techniques ou à faire la connaissance des cultures
européennes et nord-américaines dans un but scientifique
désintéressé, ont en fait pour raison d'être une mise en
condition préalable par une immersion même de courte
durée dans la culture d'accueil, présentée dès le début
comme supérieure et enviable. Grâce à cette faveur qui lui
est faite, le bénéficiaire de la bourse est supposé devenir, à
son retour au pays, un propagandiste, un agent de
coopération économique, parfois même un collaborateur
politique. Autrement, pourquoi l'Asia Foundation, orga-
nisation américaine de statut privé, vouée à l'aide culturelle
à l'Asie du Sud et à l'Extrême-Orient, aurait-elle été financée
par la CIA ?
De l'exploitation purement économique, on passe assez
facilement à celle de l'action culturelle à des fins politiques.
Toute l’œuvre d'éducation entreprise par la France en
Afrique noire depuis 1960 — infiniment plus importante que
celle d'un siècle de colonisation — et les organismes

134
culturels multilatéraux de la francophonie (l'Association des
universités partiellement ou entièrement de langue française
— AUPELF — et l'Agence culturelle francophone) ne sont-ils
pas des moyens pour la France dans le premier cas, pour la
France, le Canada et la Belgique dans le second, de
renforcer la cohésion d'une zone linguistique afin d'en faire
une zone d'influence contrebalançant le Commonwealth qui,
depuis que le Royaume-Uni est entré dans le Marché
commun, n'est plus guère qu'un instrument dit de solidarité,
en réalité d'impérialisme politico-culturel ? La Common-
wealth Foundation, le Commonwealth Institute, le British
Council, la branche britannique de la Fondation Gulbenkian,
tant d'autres organismes plus ou moins connus sont des
instruments de l'anglophonie, variété britannique, et
véhiculent une certaine conception des liens entre culture et
politique.
Quant à l'USIS et aux fondations américaines de tous
ordres, organes polyvalents et multiformes de la propa-
gande américaine, présents dans tous les pays sous des
aspects plus ou moins reconnaissables, ils s'efforcent de
pallier les inconvénients et de combler les lacunes d'une
politique officielle trop exclusivement économique en
donnant une coloration culturelle à l'utilisation du gros bâton
et du dollar. Il faut reconnaître, à la décharge des fondations
privées américaines, que leurs buts avoués et réels sont en
général extrêmement généreux et que leur réputation est
plus due à leur nationalité et à certaines erreurs
secondaires et parfaitement excusables, qu'à une politique
délibérée de leur part pour propager la culture américaine
ou les idées politiques de ce pays. Je dois cependant leur
dire ici, avec toute l'amitié que j'ai pour nombre de leurs
dirigeants, que leurs efforts en vue de l'objectivité et de
l'indépendance ne sont que rarement reconnus par les
bénéficiaires. Car il faut bien dire que pour les masses
opprimées de Bolivie, du Pérou ou du Pakistan,
l'intellectuel sorti de Harvard, l'artiste fraîchement arrivé
d'un stage à Greenwich Village, tout comme l'officier
diplômé des écoles de bérets verts de la zone du canal

135
de Panama, peuvent difficilement persuader leurs conci -
toyens moins favorisés que leur révolte contre
l'impérialisme américain est sincère : leur crédibilité est
fortement contestée, même si, à des yeux impartiaux,
leur honnêteté est incontestable et si, comme cela arrive
souvent, leur révolte date précisément de leur voyage à
l'étranger. N'oublions pas dans ce tableau de
l'exploitation de la culture à des fins politiques, le rôle
joué (ou celui qu'on leur attribue) par les écoles des
cadres, les universités spécialisées « de l'amitié des
peuples », les stages organisés à Prague ou à Moscou.
Si la méthode est différente, les buts recherchés et les
résultats sont en général les mêmes.

Le national-impérialisme
Même si la culture des riches, la haute culture, e st
une, même si sa vocation et son caractère
internationaux sont reconnus, les vieux particularismes
nationaux survivent, qui séparent les pays riches au
nom d'intérêts difficiles à cerner et surtout à expliquer
rationnellement, mais rattachés aux luttes internes pour
le monopole des divers pouvoirs au sein de la caste
possédante. Par conséquent, l'impérialisme culturel use
encore essentiellement des mécanismes de statut
national dont les objectifs sont étroitement nationalistes
même s'ils contribuent finalement au triomphe de la
culture dominante. Rappelons-nous cette vieille histoire,
malheureusement vraie, de la division linguistique belge
qui se reproduisait dans le Congo colonial, avec ses
écoles françaises et ses écoles flamandes. Pensons
aussi aux rivalités, bien nettement culturelles, entre les
systèmes capitaliste et socialiste, si dérisoires en face
des problèmes réels de la plus grande partie de
l'humanité.
Pour chacun des grands pays colonisateurs (Royaume-
Uni et France, dans une moindre mesure Belgique, Pays-
Bas, Espagne, Italie, Allemagne), pour les deux grandes

136
métropoles néo-coloniales de l'après-guerre (États-Unis et
URSS), et d'une certaine façon, mais plus spécifiquement,
pour le Japon, le problème est le suivant :
1. établir, défendre et, si possible, élargir des zones
d'influence établies sur les traditions du passé colonial,
sur les conséquences de la dernière guerre, et sur les
intérêts actuels des élites au pouvoir ;
2. amener les masses des divers pays à renoncer aussi
volontairement que possible à leur identité et à leur initiative
culturelles pour devenir des imitateurs de la culture
dominante, des consommateurs de produits finis, des
fournisseurs de matières premières et des alliés fidèles dans
le jeu d'échecs des puissances.
Deux modes d'action sont normalement utilisés, les
relations culturelles et la coopération technique. Il est
largement temps de démystifier les relations culturelles
avec l'étranger. La France a depuis longtemps occupé
une place de choix dans celles-ci. D'abord en matière de
doctrine : la France est un pays remarquable par sa
culture très avancée et par l'influence qu'elle exerce
traditionnellement sur le reste du monde par ses arts, sa
littérature, sa gastronomie, sa mode, son bon goût, son
génie créateur. Elle a donc une vocation à réaliser et une
mission à remplir : continuer sans relâche à briller aux
yeux éblouis et envieux des autres pays, montrer le
chemin du vrai et du beau, contribuer à l'amélioration de
l'homme et de la vie. Cette remarquable doctrine n'est
remise en cause pratiquement par personne, ni en
France ni parmi les élites du tiers monde formées en
e
France ; elle a justifié la colonisation du Canada au XVII
e
et au XVIII siècle, celle de l'Indochine et de l'Afrique
e
sous la III République, le maintien de l'ordre en Algérie
de 1954 à 1962. A partir de là, un énorme projet
civilisateur s'est formé, que gèrent les diverses
administrations responsables de la Coopération culturelle
(cinq ministères au moins et l'ex-Office de radio-
télévision). Le budget qui lui est consacré est
certainement le plus important du monde, dans sa
catégorie, tant en valeur absolue qu'en proportion du

137
produit national brut. Des milliers d'enseignants sont
dispersés dans le tiers monde, des conseillers
pédagogiques, des missions d'experts, des campagnes de
fouilles, des tournées de conférences et de troupes
théâtrales, des présentations de mode et des semaines du
cinéma, des heures d'émissions radio-diffusées en
d'innombrables langues, des expositions itinérantes, des
milliers de bourses d'études, des centres culturels, des
laboratoires de langues, des universités entières, tant
d'autres aspects d'une immense machinerie au service du
prestige de la France et de sa place de grande puissance.
Ceci n'est pas un instrument de coopération, bien qu'on
veuille le faire croire, et les crédits budgétaires
correspondants ne devraient jamais être comptabilisés dans
l'aide au développement. C'est une action d'impérialisme
culturel et les crédits qui lui sont affectés sont des
investissements hautement profitables.
(Ouvrons ici une parenthèse : comme je m'adresse à un
public essentiellement français, je risque parfois de donner à
d'autres l'impression fausse que l'impérialisme culturel est
plus particulièrement le fait de la France. Ceci est
absolument faux : tous les grands pays se comportent de la
même manière, avec des modalités différentes. Je n'en veux
pour preuve que le célèbre ouvrage de Lederer et Burdick,
The Ugly American ou l'Empire américain de Claude Julien.
L'expérience que je puis moi-même avoir des accords
culturels bilatéraux et de l'action des missions culturelles des
pays d'Europe et d'Amérique du Nord, ou du Japon, dans les
pays en voie de développement m'a appris que le national-
impérialisme sévissait partout, quels que soient les systèmes
politiques et les idéologies.)
L'impérialisme linguistique est certainement le plus
important. L'instrument de communication qu'est la langue
est en effet la première condition de l'établissement de liens
culturels fructueux, ultérieurement, dans les domaines
jumeaux de l'économie et de la politique. Il n'est pas
indifférent à la France que le roi d'Afghanistan (maintenant
détrôné mais on ne peut tout prévoir) ait fait ses études au
lycée Janson-de-Sailly à Paris, que le général Chéhab,

138
président de la République libanaise dans les années 1960,
soit un ancien élève des écoles militaires françaises, que M.
Senghor soit un des grands poètes vivants de langue
française, que des accords commerciaux puissent être
rédigés et discutés en français, qu'un ministre des
Communications sorti d'une école française d'ingénieurs ait
à trancher du choix d'un système de télévisions couleurs.
Le danger de voir basculer Liban et Syrie, Cameroun ou
Cambodge dans la zone linguistique anglaise est de nature
à faire frémir les responsables et à provoquer une
multiplication des crédits culturels affectés à ces pays. Les
statistiques publiées annuellement par les services des
relations culturelles veulent indiquer l'extension réelle de
l'influence culturelle française, alors qu'elles sont en fait
l'état d'un marché : celui qui, parlant plus ou moins français,
est susceptible de choisir la France comme partenaire, de
préférence à d'autres.
Les arts et les autres symboles de la haute culture ne
sont finalement que les supports de la langue française,
des véhicules, des arguments publicitaires. Il convient de
les exploiter au mieux car plus les sous-développés
auront envie d'accéder aux niveaux supérieurs de l'esprit
que représente le modèle culturel français, plus ils seront
tentés d'apprendre le français et d'acquérir en France.
L'Alliance française, comme le British Council ou le Goethe
Institut, est un instrument intéressant de cette politique. Les
prospectus sont un amalgame significatif et parfaitement
ahurissant d'arguments publicitaires, culturels et écono-
miques, du genre : « en apprenant le français, vous serez
plus cultivé et vos relations d'affaires seront facilitées »
(paraphrase libre sous ma propre responsabilité).
On n'hésite d'ailleurs pas, entre pays riches, à se
concurrencer âprement : à la fin des années 1950, l'univer-
sité américaine de Beyrouth développait l'enseignement du
français, pour attirer à la langue anglaise, outil du business,
une élite libanaise traditionnellement francophone ; au même
moment, et pour des motifs analogues bien qu'inverses,
l'ambassade de France à Beyrouth tentait de convaincre une
administration parisienne ultra-chauvine de la nécessité de

139
créer un enseignement universitaire de la langue anglaise
dans l'université française locale. Les Américains ont profité
de tous les reculs de l'influence française ou belge dans
certains pays africains, pour introduire d'abord des
enseignants et des membres du Peace Corps, avant-
gardes involontaires et souvent de bonne foi des sociétés
multinationales et de la CIA. L'impérialisme culturel a
horreur du vide et le pays pauvre qui se libère ne fait que
changer de domination ; il reste en tout cas aux prises
avec la haute culture, même si la langue véhiculaire
change.
Il y a quelques années encore, sur tel site archéo-
logique de Syrie, le drapeau français flottait chaque jour
et était amené chaque soir : on est là en pleine épopée
coloniale, le fusil étant remplacé par la pelle et la pioche
de l'archéologue.
Mais, dira-t-on, tout cela est normal et a toujours existé.
Un pays digne de ce nom, dès qu'il en a les moyens, veut
faire connaître sa langue, sa culture, ses arts. Cela n'a rien
que de normal et après tout les pays sous-développés ne
se gênent pas pour faire circuler leurs expositions, leurs
troupes folkloriques, leurs produits artisanaux. Effec-
tivement tout serait parfait s'il s'agissait seulement de faire
connaître notre culture, en l'étalant largement. Ce n'est pas
le cas : il s'agit bien d'assurer la domination d'un modèle
culturel précis. Il y a clairement désir de convaincre de la
supériorité d'une culture sur une autre. Et c'est ce que je
considère comme inacceptable, c'est pourquoi je l'appelle
impérialisme culturel. Il y a stérilisation des cultures locales
et mise à leur place de quelque chose d'extérieur,
d'étranger. Si la langue arabe n'a pas pu s'adapter
réellement aux besoins des sciences et des techniques
modernes, c'est bien à cause de l'obligation où se sont
trouvés les Arabes, pendant près de cent ans, c'est-à-dire
pendant toute la révolution industrielle, d'apprendre et de
pratiquer d'abord le turc, puis l'anglais ou le français, s'ils
voulaient avoir accès au monde moderne. En 1960, dans la
République arabe unie du colonel Nasser, on discutait
beaucoup de ce problème à l'université de Damas et dans

140
les ministères techniques de la province syrienne. De
nombreux jeunes fonctionnaires et professeurs, des
intellectuels nationalistes s'exaspéraient de ne pouvoir
développer leur pays dans sa langue nationale. Mais
d'autres, bien intégrés à l'Occident et à ses techniques,
issus de l’École centrale de Paris ou du MIT, souriaient
dédaigneusement. Dans le même temps, leurs voisins
libanais ne se posaient même pas le problème : l'arabe était
la langue de communication pour les domestiques, et à la
rigueur celle de la délectation littéraire.
Au-delà des relations culturelles, les nécessités du
développement économique ont fait naître la notion de
coopération technique. J'y attache une certaine importance
parce que, on l'a vu plus haut, la technique a remplacé la
culture pour la solution de la plupart des problèmes de la
vie moderne : agriculture, hygiène, équipement ménager,
transports, communications sociales, etc. Or la
coopération technique, encore plus franchement que les
relations culturelles, est un instrument d'exploitation
systématique. J'ai déjà mentionné le cas de la télévision
en couleurs, mais ce que l'on appelle l'aide liée est encore
plus spectaculaire : un pays riche apporte une assistance
financière à un pays plus pauvre à la condition que ce
dernier dépense l'essentiel des crédits dans le pays
prêteur ou donateur. Ce lien, s'ajoutant à ceux qui sont le
résultat des relations culturelles, des habitudes
linguistiques, des accords politiques, aboutit à enfermer le
prétendu bénéficiaire dans une zone d'influence qui
promet à ses citoyens une dépendance totale, y compris
culturelle, vis-à-vis de la métropole néo-coloniale ; cas de
l'Amérique latine, ou du moins de pays comme le
Guatemala ou le Brésil, dont la culture est actuellement
étroitement dépendante de celle des Etats-Unis, qu'il
s'agisse des voitures, des films et programmes de
télévision, des produits pharmaceutiques ou encore de la
signalisation urbaine.
Nous assistons maintenant, par le biais de la coopération
technique couplée aux stratégies économiques, à la division
verticale du monde en trois zones : l'hémisphère américain

141
dépendant de la subculture d'Amérique du Nord ;
l'Eurafrique dépendant de la subculture d'Europe
occidentale ; enfin le monde Asie-Pacifique dépendant du
système nippo-australo-américain en train de se constituer.
Les seules exceptions relèvent d'une quatrième zone, moins
homogène, que l'on peut dire socialiste, où la dépendance
idéologique vis-à-vis des modèles marxistes est marquée
sans toutefois qu'un modèle culturel ait jamais été imposé.
J'ai assisté, en 1972, à une réunion de travail tenue à la
préfecture de Thiès, au Sénégal, pour la programmation
d'un musée régional dans cette ville : en plus de moi, un
autre Blanc était présent. A l'issue de la réunion, je
demandai qui il était ; on me répondit qu'il était l'attaché
culturel français. Comme je m'étonnais, on m'expliqua
qu'aucune décision comportant un aspect financier ou
technique ne pouvait être prise sans la participation d'un
expert officiel français. Lorsque j'appris que le conseiller
culturel du président de la République était français, que
quatorze organismes, la plupart d'origine et d'administration
françaises, s'occupaient simultanément de réforme agraire
et de développement rural, je compris, une fois de plus,
que l'indépendance était un leurre. Il en est souvent de
même en Afrique anglophone, dans la péninsule arabique,
en Amérique centrale, dans les archipels polynésiens. Tant
que la dépendance technique sera aussi étroite, aucune
autonomie culturelle ne pourra exister et l'impérialisme
triomphera.

L'impérialisme collectif
Observer le fonctionnement du système des Nations
unies est un spectacle fascinant pour ceux qui en
connaissent les règles et les arcanes. Mais il est
probablement déprimant pour les autres. Une chose est
certaine : ce système, dans sa forme actuelle, est géré par
les pays riches comme un instrument d'exploitation des
pays pauvres, avec le consentement enthousiaste — et
naturellement aveugle — de ces derniers. Comme le

142
pouvoir technique, économique et politique des
organisations qui le composent est extrêmement faible et
leur efficacité douteuse, leur influence est surtout
culturelle. La fiction veut une égalité parfaite mais qui
n'existe que dans les votes qui concrétisent formellement
des décisions prises en conciliabules de couloirs. Il n'y a
pas d'égalité dans les langues : ce sont les représentants
des pays riches qui s'expriment dans leur idiome naturel ;
les autres doivent utiliser une langue qui leur est
étrangère. Pas d'égalité non plus dans les programmes
d'activités : il y a les pays qui reçoivent les missions
d'experts, les subventions, les conseils et d'autres qui
nomment les experts et qui fournissent les moyens de
réaliser les projets. Pas d'égalité financière : il y a les pays
qui paient (environ 20) et ceux qui reçoivent (environ 110)
et auxquels on fait volontiers remarquer que leur devoir est
surtout de gratitude. Pas d'égalité dans les décisions :
quelle que soit la répartition des postes, ce sont les
fonctionnaires des grandes puissances ou ceux qui
peuvent leur être assimilés parce qu'ils sont acceptables
par ces puissances et qu'ils ont fait leurs études chez
elles, qui préparent les dossiers, proposent les décisions.
Les appareils technocratiques des nations riches trouvent
dans les organisations des Nations unies leur reflet
multiplié par le nombre des grands pays représentés.
Quant aux pays pauvres, ils croient encore, dans
l'ensemble, aux grandes organisations internationales. Pour
les élites gouvernementales, qui ne peuvent pas ne pas
connaître leurs défauts, elles sont un alibi au conservatisme
et à la docilité envers les puissances technologiques. Pour
les petits fonctionnaires et les masses, elles sont une sorte
de légende, un espoir mille fois déçu mais qui reste parfois
le seul possible. Bien sûr le nombre des désillusionnés, des
amers, des révoltés s'accroît dans le sein des organisations
comme dans les différents pays. Mais le moment est encore
loin où leur voix pourra être entendue ; trop d'intérêts
contraires sont en jeu. On pourrait croire que, s'agissant ici
de culture, l'Unesco seule est en cause. Ce serait vrai si je
considérais seulement la haute culture, l'éducation

143
traditionnelle et les sciences. Mais la vraie culture des pays
pauvres, et leur survie, dépendent de la vie rurale (la FAO),
la vie des prolétaires dépend des conditions de travail (le
BIT), le tourisme dépend pour une large part du transport
aérien (l'OACI), l'hygiène, la santé et la vie familiale
dépendent de la médecine (l'OMS), la majorité des enfants
du monde dépendent d'une alimentation rare (l'Unicef), des
millions de réfugiés vivent dans des conditions infra-
humaines (le HCR). Or toutes ces organisations reposent
sur le même postulat : le modèle culturel absolu se trouve
réalisé dans les nations prospères ; leur prospérité même
en porte témoignage et leurs experts, qui l'ont rendue
possible, sont à même de résoudre tous les problèmes des
autres pays. Comment se fait-il alors qu'en dix ans, dans
cinquante pays, je n'aie pas constaté l'application réelle
d'un seul rapport d'expert ? Pourquoi faut-il envoyer trois
années de suite trois experts différents, originaires de pays
différents, pour le même projet dans le même pays ?
Il y a d'autres organisations internationales, dites non
gouvernementales, souvent professionnelles, théoriquement
non politiques. Certaines, comme la Croix-Rouge ou le
Comité olympique, ont été longtemps des exemples
méritoires d'indépendance et de dévouement réels aux plus
hauts idéaux ; mais depuis quelques années leur image est
de plus en plus ternie par l'intervention de la politique, à tous
les niveaux, malgré les responsables eux-mêmes. D'autres,
plus strictement limitées dans leurs objectifs, sont le lieu d'un
débat permanent entre les partisans d'un véritable
internationalisme, d'une vraie coopération culturelle fondée
sur la dignité, l'égalité et la réciprocité, et les tenants d'un
système de club où des spécialistes de haut niveau se
retrouvent de temps à autre pour agiter des problèmes
techniques, tandis que les pays qui se disent socialistes
s'efforcent de préserver un statu quo confortablement
passéiste. J'ai trop souvent personnellement ressenti et
déploré cette situation pour entrer ici dans une polémique
nécessairement partiale. L'esprit international et la volonté
de coopération doivent exister d'abord dans les esprits,
avant de faire l'objet d'une institutionnalisation.

144
L'ambiguïté des organisations internationales, gouverne-
mentales ou non, n'est jamais plus évidente que dans ces
réunions, colloques, conférences, qui se multiplient et qui
suivent pratiquement toujours le même schéma : une partici-
pation internationale aussi représentative que possible,
géographiquement, professionnellement et idéologiquement,
et un groupe d'experts choisis en raison de leurs attaches
avec la haute culture et la technologie des pays
industrialisés. Au lieu d'échanges entre êtres humains
disposant chacun d'une part d'expérience, de compétence et
de connaissance, il n'y a qu'une série de leçons magistrales,
suivies de débats truqués, dont les conclusions pourraient
aisément être rédigées à l'avance.
Le plus remarquable, peut-être, dans ce jeu, est la
solidarité des pays riches et développés pour la défense et
la propagande de leur culture. Certes la guerre idéologique
fait rage dans ces organisations mais elle s'arrête toujours
lorsqu'il s'agit de protéger certains principes, dont le premier
est celui de la suprématie absolue de la civilisation blanche
sur toutes les autres. Notons que les Japonais sont devenus
récemment des Blancs d'honneur, comme l'Allemagne nazie
les avait faits aryens d'honneur. Ceci s'applique à
l'économie et à la technique, mais pas encore à la culture.
On est prêt à leur envoyer pour quelques jours la Vénus de
Milo et la Joconde, mais pas encore à montrer sur le même
plan des œuvres de leurs artistes. C'est là que se voit la
discrimination culturelle : quelle considération réelle est
accordée à la production de telle ou telle culture ? Dans
tous les débats tenus à l'Unesco sur la protection du
patrimoine culturel ou sur les échanges culturels entre pays,
une opinion parfaitement logique est toujours mise en avant
par les pays riches : si l'on veut empêcher les trafics illicites,
il faut rendre possible et faciliter les échanges licites. On ne
pourrait qu'applaudir, si les pays riches acceptaient le
principe d'échanges sur un pied d'égalité ; malheu-
reusement, si la moindre croûte est bien suffisante pour les
pauvres, seuls les chefs-d’œuvre sont dignes des pays
riches détenteurs de la vraie culture.

145
Il n'y a pas d'indépendance politique sans indépen-
dance culturelle : cette dernière est faite de la liberté de
penser et de créer, d'accepter ou de refuser, en se
référant à un système de valeurs propre et original. Au
contraire l'adoption d'un système de valeurs créé à
l'extérieur de sa propre culture signifie automatiquement
une aliénation de la liberté et de l'indépendance, y
compris au plan politique.
L'indépendance économique, elle aussi, suppose
l'indépendance culturelle. Car pour être libre de produire et
de consommer, il faut pouvoir décider d'abord du genre de
vie que l'on veut mener en fonction de sa tradition, de son
environnement et de l'idée que l'on se fait de son avenir et
de sa société.
Par conséquent, l'impérialisme culturel est à la fois la
condition et l'instrument de toutes les dominations. Mis au
service d'une seule culture considérée comme dominante,
il exclut ipso facto tout développement qui lui serait
extérieur. Il rejette l'originalité et l'initiative comme
marginales ou comme subversives, à supprimer ; parfois
même il ne les reconnaît pas.
Outre la création de liens de dépendance, l'impérialisme
culturel a des conséquences graves : il stoppe brutalement
la continuité culturelle locale, comme l'esclavagisme a
e
stoppé le développement technique de l'Afrique du XVI
e
au XIX siècle ; il supprime la possibilité et même le goût
de l'initiative, en dehors de la culture dominante et de son
cadre rigide fixé une fois pour toutes (nous avons vu que
cette culture réservait le monopole de l'initiative aux
arbitres du goût et aux techniciens) ; il provoque un
incroyable gaspillage de ressources culturelles, de talents,
de bonnes volontés. Que de Mozart assassinés, chaque
jour, par nos missions culturelles, en Afrique, en Amérique,
en Asie, en Polynésie, partout où la culture des riches
prétend exercer son influence généreuse et bienfaisante !
Non, nous ne pouvons plus simplement admettre que
l'action culturelle, la coopération technique sont des gestes
désintéressés qui contribuent au développement des pays
pauvres. Non, nous ne pouvons plus considérer que notre

146
culture, nos normes, nos modes de pensée, notre logique
sont nécessairement des cadeaux utiles. Non, nous ne
pouvons pas honnêtement continuer à prétendre que nous
n'avons rien à apprendre des autres mais que les autres
ont tout à apprendre de nous. Reconnaissons que, quelles
que soient les qualités de notre culture et de notre
civilisation technicienne, elles peuvent, comme certains
médicaments, tuer le patient qui les reçoit. Reconnaissons
aussi qu'il n'y a pas de culture parfaite, qu'il n'y a pas une
seule solution à tous les problèmes, que l'avenir culturel,
politique, économique du monde réside, comme le dit
Roger Garaudy, dans un véritable dialogue de civilisations.

147
CHAPITRE VII

L'opium du peuple

La culture des riches, c'est l'opium du peuple.


Plus que la religion, car toute religion comprend une part de
révolution et apporte un réveil à ceux qui sont sincères...
Plus que la démagogie, car la démagogie n'est pas
vraiment durable et ne trompe que ceux qui veulent bien
se laisser tromper...
La culture des riches endort les inquiétudes parce qu'elle
prétend répondre à toutes les questions et qu'elle semble
consacrée par le passé...
La culture des riches enseigne le respect des valeurs
acquises : le bon goût, le beau, l'autorité, l'humanisme, mais
elle ne crée aucune valeur nouvelle...
La culture des riches stérilise l'initiative culturelle en la
remplaçant par la contemplation...

Le loisir
La seule parade que les sociétés industrielles aient
trouvée à l'asservissement de l'homme à la technique et à
l'économie s'appelle la civilisation des loisirs. L'idée, sinon
le mot, existe derrière toutes les théories modernes,
marxistes, capitalistes, autoritaires, libérales, mente anar-
chistes. Il faut diminuer le temps de travail pour accroître le

148
temps libre, les deux étant opposés ; le premier est un mal
nécessaire, le second seul est fécondant et libérateur. Ils se
partagent toute la fraction de la vie qui n'est pas consacrée
aux fonctions vitales de sommeil ou de nourriture. La
dialectique du travail et du loisir reflète la vieille nostalgie du
paradis perdu, la notion d'un domaine du bonheur qu'il faut
reconquérir et qui constitue l'essentiel des revendications de
l'homme à partir du moment où son existence quotidienne
est assurée. On nous annonce (depuis des années, mais le
temps moyen de travail est encore en France de 43 heures
et le temps légal de 40 heures, pour cinq jours) la semaine
de 4 jours, puis celle de 3 jours, progressivement, mais en
tout cas avant l'an 2000. On nous dit que l'homme retrouvera
ainsi sa dignité : les cadences, le travail à la chaîne, le
ramassage des ordures, le balayage des rues ne dispa-
raîtront pas nécessairement, mais leurs effets sociaux et
psychologiques seront plus que compensés par le temps de
loisir. La femme prendra sa retraite à 50 ans, l'homme à 55
ans. Comme la vie sera plus longue, la femme disposera de
30 ans, et l'homme de 20 ans de loisirs, à temps complet. A
l'extrême inverse de la vie, dès la jeunesse, l'enseignement
obligatoire jusqu'à 20 ans permettra à tous les jeunes d'être
en vacances 5 mois par an. Ce qui ferait environ 55 ans de
loisirs, pour 25 ans de travail. Le temps de travail, dans ces
conditions, occuperait une place si infime dans la vie des
hommes que toute peine en serait éliminée.
Mentionnons tout de suite ici que l'on voit mal le peu de
personnes restant actives faisant vivre tant d'inactifs ; que
nombre de tâches devront encore être remplies, tout en étant
inacceptables pour des individus si heureux, parce que sales,
dangereuses, honteuses, ou ressenties comme telles ; que
l'expérience a prouvé que plus on était à la retraite jeune, plus
on avait envie de retrouver un travail, non plus pour gagner le
pain quotidien, mais comme occupation.
Malgré tout, c'est bien à peu près ce que capitalisme et
socialisme, avec des modalités différentes, nous promettent
pour après-demain ; c'est même ce que les régimes sociaux-
démocrates des pays scandinaves ont commencé à donner à
leurs populations. Mais comment occuper cette quantité

149
incroyable de loisirs qui ne peut tout de même pas être
consacrée entièrement au repos ? Essentiellement par la
culture. Car voici la recette du bonheur : travaillons le moins
possible et cultivons-nous le reste du temps ; allons au
théâtre, jouissons de l'environnement, faisons du sport,
lisons, écoutons de la musique, voyageons à travers le
monde, reposons-nous, retrouvons les joies du dialogue et de
la communication. Autant de slogans qui ont cours dans le
monde riche. On ne voit pas très bien comment ces beaux
principes pourraient s'appliquer sans l'existence préalable
d'une vaste population d'esclaves, probablement constituée
par des immigrés en provenance du tiers monde, qui devront
effectuer tous les travaux durs, sales, non automatisables
que la population blanche ne voudra plus accomplir. Pour
ceux-là, logés dans des ghettos à la périphérie des villes
tentaculaires ou maintenus chez eux comme agriculteurs ou
comme mineurs, la culture consistera en des cours
d'alphabétisation accélérée et en une formation profes-
sionnelle minimale. Avec une bonne police, on s'en tirera très
bien. Ils n'auront pas vraiment besoin de loisirs puisque leur
niveau culturel n'est guère élevé et qu'ils ne pensent, c'est
bien connu, qu'à nourrir eux-mêmes et leur famille. Comme
leurs salaires seront maintenus très bas par un sous-emploi
chronique, il n'en sera que plus facile d'atteindre les objectifs
fixés en fonction des besoins des citoyens à part entière. Le
système n'est pas nouveau : il existait à Sparte et à Athènes
e
au VI siècle avant Jésus-Christ. C'est donc aux sources
mêmes de notre civilisation et de notre culture que nous
retournons.
Mais je m'aperçois que par pudeur j'ai mis tout ce qui
précède au futur, comme s'il ne s'agissait que d'une
prophétie. En fait, tout cela existe déjà, non pas à une
échelle aussi massive, mais bien rodé, avec des résultats
que nous pouvons étudier et apprécier. La Suède, la Suisse,
l'Allemagne, avec respectivement des Grecs, des Italiens,
des Turcs, ont montré l'exemple. La France n'est pas en
retard, avec ses Ibériques, ses Nord-Africains, ses
Sénégalais et ses Maliens. Voyez Fos et la région de l'étang
de Berre, avec ses îlots de verdure réservés aux cadres

150
industriels, pourvus de zones de détente et de loisirs, mais
aussi ses communes surpeuplées avec 20 ou 30 %
d'immigrés en campements de fortune, ou victimes de logeurs
abusifs ; voyez la couronne de Paris, où il n'y a plus de
bidonvilles, mais où on n'a pu reloger leurs habitants : à
nouveau les marchands de sommeil en profitent. Voyez les
lois, les circulaires qui sont édictées dès que des problèmes
se présentent, pour expulser les éléments dangereux, appeler
de nouvelles couches d'immigrants analphabètes, donc non
revendicateurs... Mais voyez aussi les équipements de loisirs
réalisés pour les bénéficiaires de la nouvelle civilisation
postindustrielle.
On peut distinguer trois types de loisirs. Le loisir-repos,
qui est détente de l'esprit et du corps, changement
d'activité, recherche de gratuité de l'effort. Pour lui, on
assiste à la mise au point d'une culture de l'environnement :
généralisation des résidences secondaires, popularisation
des sports équestres, nautisme, sports d'hiver et d'été,
randonnées à pied, en kayak, à cheval, en bicyclette, en
péniche et généralement retour à la terre et à la nature (qui
comprend le goût du rustique en habillement et en mobilier).
Il s'agit de loisir et de culture orientés contre la ville
considérée comme associée au travail dont elle partage la
malédiction. La diminution prévue et systématiquement
encouragée de la population rurale compense la
déshumanisation des villes par la libération d'habitats et
d'espaces propices aux loisirs. On a constaté d'autre part
que le citoyen, une fois éloigné de sa résidence habituelle,
livré à des activités physiques ou champêtres, se trouve
dans un état de totale abdication civique : on peut lui faire
accepter des dévaluations, de nouvelles lois draconiennes
sur le maintien de l'ordre, des augmentations de prix et bien
d'autres choses qui entraîneraient de vigoureuses
protestations en temps ordinaire.
Le temps consacré à la relaxation, mais non pas
nécessairement au sommeil, est largement employé à la
consommation culturelle : visite de monuments et de sites
célèbres, rencontres avec des civilisations exotiques, surtout

151
l'audio-visuel (cinéma, amateurisme-photo-ciné-magnétopho-
nique, télévision).
De toute manière le choix de l'individu est extrêmement
limité: il est conditionné par d'innombrables impressions
auditives ou visuelles et par les émulations de la vie sociale.
Il y a les voyages organisés et les guides imprimés, qui vous
balisent d'étoiles des itinéraires minutés. Seuls les riches, les
intellectuels, certains non-conformistes qui en ont les moyens
ou le courage, c'est-à-dire une très petite minorité, ont
réellement le pouvoir de sortir des sentiers battus. La grande
majorité a bien peu de chances d'échapper au tourisme de
groupe, aux plages et stations de ski les plus encombrées,
aux musées du dimanche après-midi, au western du samedi
soir, ou, dans les meilleurs cas, à l'appartement en
copropriété sur la Costa Brava. On m'a raconté l'histoire à
peine croyable de ces copropriétaires d'un immeuble de la
banlieue de Paris qui avaient fait construire, toujours en
copropriété mais en Espagne, un immeuble sur la plage, où
leurs appartements respectifs occupaient la même place
qu'en banlieue. La concierge elle-même était à la même
place.
Il y a encore le loisir-délectation. Qu'il s'agisse d'un match
de rubgy, ou de Georges de La Tour, nous devons
reconnaître que beaucoup d'hommes éprouvent des désirs
d'un genre particulier, relevant de l'enthousiasme, du
fanatisme, de l'esthétisme, et dont l'application dépend en
grande partie de l'éducation reçue et de l'environnement
social. Ici, la culture au sens large, et même sportive,
triomphe et tout est fait en haut lieu pour encourager une
tendance qui est probablement la meilleure diversion par
rapport aux tracas quotidiens et à la vie de travail. On peut y
classer la chasse, la pêche, certaines passions bricoleuses,
la peinture du dimanche, l'amour ressenti pour des vedettes
de la chanson ou de l'écran déclenchant des hystéries
collectives, enfin naturellement le mysticisme religieux ou
simplement spiritualiste (tel que la mode actuelle du
bouddhisme et de l'hindouisme). C'est le domaine qui est
laissé à la culture spontanée et tous les encouragements lui
sont donnés, soit par l'industrie (chaînes stéréophoniques,

152
publications de luxe, équipements sophistiqués, souvenirs
religieux, reproductions et reliques), soit par les services
officiels (expositions de haute qualité, centres culturels,
ateliers de création, sanctuaires).
La caractéristique de cette forme d'activité culturelle est
d'être exceptionnelle, anormale, inhabituelle, non fonc tion-
nelle. Le pêcheur se refuse à consommer des prises qu'il
croit polluées ; l'amoureux de l'art, et même le peintre du
dimanche cherchent à la fois une évasion et un
dépaysement de la routine quotidienne, le geste qui sort, au
sens propre, de l'ordinaire. Chacun le fait au niveau de son
ambition et de ses possibilités : le loisir-délectation est un
trop-plein.
Enfin, reste le loisir-éducation. C'est une préoccupation
constante de nos gouvernements et des classes aisées au
pouvoir, lorsqu'elles se sentent « un devoir de contribuer à
l'élévation des masses populaires ». Il faut utiliser le temps de
loisir :
— pour enseigner le respect de l'environnement ;
— pour faire connaître le patrimoine national ;
— pour mettre en valeur les capacités physiques de chacun;
— pour perfectionner les qualifications professionnelles, et
tant d'autres objectifs, là encore presque indifféremment
poursuivis par le secteur privé, l'administration et les
commerçants. Au fond tout se passe comme si le loisir devait
être une occasion de compléter l'action et de pallier les
lacunes des établissements d'enseignement : l'éducation du
citoyen-consommateur, du citoyen-producteur, du citoyen-
patriote. Les caractéristiques sont les mêmes que celles de
l'éducation classique : des connaissances préfabriquées,
sans choix possible (et pourtant nous avons en général à
faire à des adultes), figées dans un cadre strict ; l'éveil d'un
espoir fallacieux, celui d'accéder enfin à la haute culture, et
par là à un niveau plus élevé du pouvoir.
N'oublions pas que le loisir et sa composante culturelle
sont devenus des nécessités économiques sur lesquelles
repose une grande partie de notre monde. Le marché du
loisir et du superflu entraînerait dans sa chute, si le retour

153
en arrière était encore possible, un secteur majeur de
l'emploi, de la production à la distribution et aux services.
Aucun gouvernement ne pourrait accepter une révolution
qui amènerait une crise aussi brutale. Une solution doit donc
être recherchée dans une réorientation radicale et une
reconversion progressive, plutôt que dans la destruction.

Qui décide ?
J'avais l'intention de parler ici de mon expérience
personnelle des équipements culturels pour touristes dans
le tiers monde, dont j'ai vu tant d'exemples au cours de mes
voyages : Taiwan, Algérie, Pérou, Etats-Unis, pour ne
nommer que des pays plus touchés que d'autres. Mais,
pendant que je corrigeais mon manuscrit, j'ai pu étudier en
détail un parfait exemple de politique concertée de
promotion d'une culture opium du peuple. Qui ne connaît,
dans le Sud-Ouest de la France, le Périgord noir, petit «
pays » renommé pour sa gastronomie, ses paysages et ses
sites préhistoriques : Lascaux, Rouffignac, Font de Gaume,
la Madeleine, le Moustier, Cap-Blanc, etc. ? Région
essentiellement agricole, le Périgord a connu depuis de
nombreuses années une lente décadence : transformation
de l'économie rurale, dépopulation par émigration vers
Bordeaux et Paris, dégradation du patrimoine. Par contre,
récemment, un mouvement de retour au pays des émigrés,
le développement du tourisme, l'intérêt porté au Périgord
par des fonctionnaires amoureux de préhistoire, de bonne
chère et de paysages, ont annoncé un retournement de la
tendance, une chance de reconversion du pays par le
tourisme culturel : équipements d'hébergement, ouverture,
aménagement, restauration de musées, sites, monuments,
festivals, stations de plein air.
D'où, en 1973, la mise au point et l'adoption dans les
bureaux de l'administration à Paris, avec l'aide de quelques
notables locaux et d' « experts de haut niveau », d'un plan de
développement du Périgord noir. Les études préliminaires
avaient démontré qu'un tel développement ne pouvait se
concevoir que dans une perspective globale d'aménagement

154
du territoire tenant compte de la dominante agricole de la
zone considérée. Il était recommandé de faire preuve
d'imagination pour :
1. redonner vie à l'agriculture ;
2. rendre à la population résidente le goût et le désir de
rester sur place et de découvrir ses propres solutions de
développement ;
3. organiser et canaliser le flux touristique afin qu'il profite
réellement au développement sans inonder le pays et sans
briser ses structures traditionnelles ;
4. enfin, repenser les problèmes de l'insertion des
résidents secondaires dans le contexte naturel et surtout
humain.

Le tout aurait pu naturellement être conçu et mis en œuvre


par des responsables autant que possible recrutés sur place,
ainsi que par les collectivités locales et les associations
représentatives de la population. En fait, il s'agissait de
choisir entre le développement économique, social et culturel
d'une population donnée, et l'aliénation de cette population
et de sa région au profit d'une politique faisant intervenir trois
éléments : un patrimoine caractéristique des choix de la
haute culture (grottes et monuments historiques, écologie
scientifique), des arbitres du goût (administrateurs et
experts, plus de nombreux résidents secondaires amateurs
d'art et de nature), étrangers à la région mais liés au pouvoir
central politique et culturel, enfin un public à éduquer, soit
pendant les vacances, soit dans le cadre d'activités
scolaires.
Malheureusement, une fois de plus, on choisit en fonction
des intérêts économiques et politiques de la caste dominante
et la civilisation des loisirs l'emporta. L'administration écarta
résolument toute mesure culturelle, sociale et économique
réellement tournée vers les gens du pays ; prit l'avis de
résidents secondaires et d'experts-visiteurs, tout en rejetant le
contrôle réel des élus et responsables locaux ; privilégia les
programmes touristiques et de loisirs au détriment des autres.
En bref, on décida de transformer le Périgord noir en région
pilote pour la consommation de la haute culture :

155
aménagement de grottes et sites ; stérilisation de vastes
surfaces par leur transformation en réserves biologiques,
parcs, sites protégés ; contrôle de toutes les transformations
de l'habitat et du paysage en fonction de l'esthétique et de
critères dits scientifiques ; effort pour transformer, au nom
de l'accueil et du profit immédiat, des agriculteurs en
jardiniers et en domestiques du tourisme saisonnier ;
multiplication des parkings et des hébergements ;
organisation de centres d'éducation active réservés aux
enfants des villes ; d'autres projets encore, tous concourant
au même objectif, ouvrir un nouveau domaine privilégié à la
civilisation des loisirs.
C'est à ce moment que j'ai découvert qu'il n'y avait pas
tellement de différences entre la France, pays industrialisé et
propagateur de la haute culture, et le plus sous-développé des
pays du tiers monde. L'exploitation systématique des
consommateurs de loisirs culturels y est la même, menée par
les mêmes personnes : les arbitres du goût qui représentent
les intérêts de la caste dominante. C'est l'histoire des réserves
d'Indiens des États-Unis transformées en parcs d'attraction
pour vacanciers des classes moyennes ; c'est celle des parcs
naturels en Afrique, retirés à l'initiative des paysans pour
permettre les safaris ; c'est enfin partout la culture devenue
moyen d'oppression et de domination. Le processus est le
même, toujours : la croissance économique exige l'accu-
mulation de la main-d’œuvre dans les villes, avec les risques
« culturels » que cela comporte ; on établit donc, sous le nom
d'action culturelle, avec ses corollaires d'aménagement du
territoire, de protection de la nature, de promotion touristique,
etc., des mécanismes compensatoires utilisant un matériel
préalablement codifié et sacralisé ; on en donne le contrôle,
non pas aux usagers, mais aux arbitres du goût (c'est
naturellement surtout vrai des maisons de la culture et autres
centres culturels) ; enfin on se débrouille pour rendre ce
système aussi profitable que possible, afin de le faire
contribuer doublement à la croissance économique. Quant au
coût réel, social et culturel, ne pouvant être chiffré, ne pouvant
même pas être évalué dans le court terme, il n'est pris en
compte par personne.

156
Un droit ou un devoir ?
Pour l'usager, le loisir peut se consommer dans des
endroits différents, mais partout l'effet demeure, selon les cas,
abrutissant, hypnotisant, tranquillisant, ou encore servant de
dérivatif.
— A la maison, la télévision a pris, surtout auprès des
jeunes et des vieux, la place de toutes les occupations
traditionnelles, lecture, travaux d'aiguille, jeux de cartes,
jeux d'adresse, petit bricolage à la veillée, rédaction de
lettres, activités diversifiées, utiles ou éducatives. En
échange, la télévision apporte en deux dimensions un
message simple, parfois intelligent, toujours éphémère. La
vision d'un fait ne peut remplacer l'expérience directe : si
l'information donnée est remarquable par son exactitude
et par sa puissance d'évocation, la culture ainsi acquise
par contre ne peut être que superficielle. Elle donne des
impressions, des prétentions, mais elle ne permet pas
d'élaborer de nouvelles structures mentales, car en sont
exclues toutes les possibilités de recherche, de choix,
sans compter que la qualité de reproduction, même si elle
s'est améliorée depuis vingt ans, reste extrêmement
médiocre, dans la plupart des cas.
A la maison également, mais surtout en week-end, en
vacances ou à la campagne, le bricolage fonctionnel, le
jardinage, la décoration intérieure restent le refuge, le
moyen d'expression culturelle autonome de beaucoup,
surtout en France, en Angleterre et naturellement partout
dans les couches les plus modestes de la population qui
doivent fabriquer avec leurs mains ce que la bourgeoisie
achète tout fait. Les Anglo-Saxons, étant entrés les
premiers dans la société industrielle, sont les plus
avancés et ont porté cette activité au niveau d'un art
national. L'inconvénient de ce type de loisirs, incon-
testablement créateurs et sources d'initiatives, est leur
individualisme. Leur but est le plus souvent de se
distinguer du voisin, de se fabriquer une coquille
confortable et bien isolée, en réaction contre un monde

157
standardisé. Ils ont d'ailleurs maintenant été largement
récupérés par la culture officielle et par l'économie :
campagnes de publicité, publications spécialisées, style
fermette, opus incertum, etc.
— Dans la communauté, l'activité de loisirs prend trois
formes distinctes, mais également de nature ou d'origine
culturelles :
1. La consommation de biens culturels prédigérés dans
des institutions prévues à cet effet : musées aux Etats -
Unis, universités populaires en Europe du Nord, maisons
de la culture en France, bibliothèques publiques en
Angleterre, pour ne citer que quelques exemples de
spécialités nationales. Ce système présente l'avantage de
donner à l'establishment ou à l'administration une
mainmise presque absolue sur la culture ainsi diffusée :
propagande et lavage de cerveau, ou promotion sociale
et neutralité tranquillisante ; le public est appelé à profiter
de l'action culturelle décidée et orientée par les arbitres
du goût. On retrouve ici ce que nous avons dit plus haut
de la culture-délectation et de la culture-éducation.
2. La participation à des groupements sportifs,
ludiques, ou encore artistiques, de caractère local : clubs,
chorales, sociétés de pêche, associations boulistes, amis
des sapeurs-pompiers, etc. Ces groupements, que nous
retrouverons plus loin, sont potentiellement une source
inépuisable d'initiative culturelle, mais il est rare qu'on les
encourage à aller plus loin que l'application minimale d'un
objectif statutaire déjà restreint.
3. La contestation, au sein d'autres groupes, ceux-là de
résistance et de proposition. On a vu ces dernières années
des centaines d'associations pour la protection de la nature se
créer, ainsi que des groupes d'action municipale (un
mouvement politique français porte même ce nom). Ou bien
ces groupements sont récupérés par un parti politique qui les
encadre et finit par les absorber, en détruisant à la fois leur
spontanéité et leur crédibilité, ou bien ils se cantonnent dans
la critique stérile et ne sont capables de proposer des
solutions que si une personnalité d'exception en prend la tête.

158
C'est cependant là que se retrouvent les bonnes volontés, de
grandes compétences et l'enthousiasme.
— Au loin, les loisirs procurent le dépaysement par le
contact avec des cultures étranges, exotiques. Je n'y
reviendrai pas, n'ayant que trop parlé déjà du tourisme dit
culturel. Je noterai cependant au passage la contribution du
tourisme à la tranquillité des esprits dans nos pays riches :
on va en général visiter des pays moins pollués, moins
industrialisés, moins riches, plus attachés au passé, mais
aussi moins hygiéniques, moins confortables, moins bien
organisés. Pour nos esprits et nos corps accoutumés à une
certaine douceur de vivre, la conséquence de ces voyages
au long cours est, entre autres, un renforcement de la
conscience, non pas tellement de nos privilèges, mais de
notre supériorité. Que c'est bon de se retrouver chez soi
après avoir côtoyé ces misères, souffert de cette chaleur,
senti ces odeurs, subi ces regards... ! Après tout, les choses
ne vont pas si mal à la maison.
Consommation aveugle ou contestation stérile : il ne
semble pas qu'il y ait, pour l'instant, une troisième voie dans
notre société industrialisée. Les loisirs, nous l'avons vu,
doivent être l'instrument de la libération vis-à-vis du travail
et de la promotion sociale de l'individu : que l'on en critique
les modalités ou qu'on les accepte, on n'a pas le droit d'en
remettre en cause le principe fondamental. Dans ces
conditions, il est naturel que, de-ci, de-là des révoltes
éclatent, qui dépassent de loin la contestation, cette
dernière étant toujours récupérée, si elle ne s'éteint pas
d'elle-même. Révoltes toujours violentes, de ceux qui en ont
assez des loisirs dirigés, de l'encadrement de la culture, de
ceux qui refusent l'apaisement donné par l'opium, ou qui
refusent de l'administrer aux autres : étudiants-gangsters en
Allemagne, SDS, Weathermen, Vicelords et tant d'autres
groupements aux États-Unis ; manifestations de « casseurs
» et remous désorganisés au sein de certaines maisons de
jeunes, en France. Pour ceux qui ne sont pas violents par
nature, les vraies drogues fournissent des échappatoires,
qui sont une autre forme de révolte. Tout cela est très

159
négatif et encore minoritaire, mais permet aux autorités de
faire peur à la grande majorité de la population et de
montrer que le choix est entre la « vraie » culture, celle qui
parle du beau et refuse l'implication politique, et la contre-
culture subversive qui remet en cause les conquêtes sociales
et matérielles de notre civilisation.
C'est à ce stade que l'on perçoit les effets de l'opium du
peuple. Culture, conservation du patrimoine, maintien de
l'ordre établi deviennent synonymes. Le passé, peu
dangereux, est sacralisé ; la création contemporaine,
soumise aux arbitres du goût et aux critères de l'élite, ainsi
qu'aux limitations de l'art pour l'art, ne va jamais plus loin que
la contestation intellectuelle et jargonique. De plus, on peut, à
l'aide de cette culture et en exploitant astucieusement les
résultats de l'impérialisme culturel, donner au peuple
l'impression que le monde entier a les yeux fixés sur sa
culture et en attend la vérité sur le beau et le bon.
Impérialisme au-dehors, opium du peuple au-dedans, la
culture des riches n'est vraiment adaptée qu'à la caste qui
lui a donné naissance. Pour cette caste, et à juste titre,
cette culture est bonne, elle est facteur d'inspiration et
d'initiative, essentielle à la vie comme l'oxygène. Elle est
ma culture et j'en suis fier à bien des égards. Mais que l'on
ne me parle pas d'en faire la Culture en soi, le modèle à
imposer généreusement à tous les autres. Il y a mieux à
faire et cette culture qui est la mienne peut m'apporter, à
moi, des éléments qui me permettront d'adopter un
comportement qui me libère moi-même de mes complexes
de supériorité, qui m'apprenne à vivre avec les autres dans
la dignité partagée et enfin qui m'aide à libérer les autres
de mes propres démons.
Car le quart de siècle qui vient sera déterminant : ou bien
la culture des riches renforcera son emprise et elle sera
renversée, avec le risque de perdre pêle-mêle ce qu'elle a de
mauvais comme ce qu'elle a de meilleur ; ou bien, parce
qu'elle est très avancée, très élevée, très intelligente, elle
s'ouvrira au dialogue des cultures. Comment ? D'abord en
cessant volontairement d'être un opium, en provoquant plus

160
qu'elle ne tranquillise, en encourageant la création plus que la
conservation, en favorisant l'initiative plus que la
contemplation.

161
CHAPITRE VIII

Une pédagogie pour le futur

J'ai essayé, dans les chapitres précédents, d'analyser


aussi clairement que possible la nature et les grandes
tendances actuelles de l'évolution de la culture de la caste
au pouvoir dans les pays riches : une culture exclusive,
dominante, impérialiste, sûre d'elle-même. Les conclusions
sont, je l'avoue, assez consternantes.
Pour les optimistes, je donne dans le travers des
intellectuels de gauche qui cherchent essentiellement à
donner mauvaise conscience sur la base d'affirmations sans
preuves et d'arguments truqués ou au moins largement
extrapolés. Je leur réponds que la mauvaise conscience
peut devenir un point de départ pour la réflexion
constructive de l'homme de bonne foi ; que l'examen de
conscience chrétien et l'autocritique marxiste sont des
moyens d'avancer toujours plus sur la voie du progrès en
corrigeant au fur et à mesure ses erreurs et ses illusions ;
qu'à l'inverse le complexe de supériorité dont nous souffrons
tous plus ou moins est générateur d'autosatisfaction et de
maintien de tous les privilèges et de toutes les oppressions ;
enfin que le rapport sur les limites de la croissance (du MIT
et du Club de Rome, qui ne sont pas des organismes
gauchistes et qui ont été justement critiqués pour la
partialité de leur approche) présentait certaines prophéties
qui n'ont guère attendu pour se réaliser, au moins
partiellement. Devant un tel tableau, les déçus, eux, soit
chercheront comme les Romains du Bas-Empire à jouir le

162
plus possible d'une culture condamnée avant sa disparition
inéluctable, soit, comme les hippies, se réfugieront dans une
prétendue contre-culture qui n'est que démission indivi-
dualiste par la perte de la foi en l'homme et adoption de
modes spiritualistes idéalisées qui ne débouchent sur rien de
concret pour l'avenir.

Des hypothèses de travail


Apparemment, la situation est sans issue : les codes, les
systèmes, les habitudes s'opposent à un changement à court
terme et l'effet d'entraînement venant des mystiques
combinées de la croissance à tout prix et de la culture
dominante ne peuvent provoquer qu'une énorme accélération
des tendances constatées actuellement. On peut facilement,
même si c'est de façon simpliste, décrire dans ses grandes
lignes la situation probable de notre haute culture dans le
contexte politique, économique et social des nations riches, à
la fin de ce siècle.
— Les villes, ayant atteint une extension maximale, les
campagnes étant réduites, sur leur plus grande surface, au
rôle de zones de loisirs, l'homme sera devenu un être
entièrement conditionné par des modes de vie normalisés et
contrôlés par la technologie.
— Les idéologies qui se partagent actuellement le
monde des Blancs et des riches se seront rapprochées par
le double souci de l'autodéfense vis-à-vis des réactions
agressives-défensives venant du tiers monde et de
l'exploitation plus rationnelle et efficace de ce même tiers
monde, de même que par le double mouvement de
socialisation des pays capitalistes et de libéralisation des
pays communistes.
--- La domination du monde riche sur le monde pauvre
(s'appuyant sur l'écart croissant des économies et des
technologies) sera absolue et se traduira notamment par
l'universalisation forcée de la haute culture et par l'esclavage
de fait de toutes les populations défavorisées, soit au

163
bénéfice des élites locales, soit au service des pays
industrialisés.
— L'éducation et l'action culturelle auront achevé leur
évolution et seront devenues, sous le couvert d'une
démocratisation statistique, les instruments parfaits de
conditionnement et d'asservissement des masses par la
diffusion de connaissances techniques fonctionnalisées
associées à des éléments culturels sélectionnés et
prédigérés par des fonctionnaires délégués au confort
moral des citoyens et à la promotion de la production et
de la consommation.
— Devant les révoltes suscitées par la dureté du système,
ainsi que devant les déviationnismes inévitables, tels que les
fautes de goût, les survivances de la créativité individuelle et
collective, ou encore le simple refus individuel de
consommation, le pouvoir élèvera des barrières (les normes
contraignantes) et instituera des procédures répressives
correspondant à l'excommunication (exclusion de la prise de
décision) et à l'autodafé (censure).
Si tout cela se réalisait, ce serait sans doute, pour l'espèce
humaine, le début de la fin. Comme l'ont fait Sicco Mansholt
et le Club de Rome, il est justifié de lancer un cri d'alarme,
une mise en garde solennelle. Il reste peu de temps pour
reconnaître nos erreurs et décider des mesures à prendre
pour changer le cours de notre évolution culturelle en une
révolution culturelle.

L'initiative culturelle
Car il ne faut pas désespérer : mes raisons d'être
pessimiste sont partagées par beaucoup mais aussi mes
raisons de croire en une possibilité de survie et de
réorientation dans la bonne direction.
La culture des riches, qui a tant de responsabilités
dans la situation actuelle, doit en prendre résolument
d'aussi grandes dans l’œuvre de redressement. C'est à
elle qu'il appartient, après s'être établie en culture

164
dominante, de rendre l'initiative culturelle à l'homme,
comme la condition du développement de toute société.
Notre culture peut le faire parce que, si elle accepte de
lutter contre ses propres démons, elle rassemble par ailleurs
toutes les conditions pour être la mieux adaptée aux
conditions de la vie moderne, du monde industrialisé.
Les circonstances sont favorables : les crises qui se
développent et s'accentuent depuis quelques années —
agricole dans le tiers monde, monétaire et sociale dans les
pays riches, économique et énergétique partout —
fournissent une excellente occasion, la dernière peut-être,
de réfléchir aux objectifs et aux méthodes qui devront être
assignés à la révolution culturelle dans les années qui
viennent. En effet, si les bouleversements qui s'annoncent
se réalisent effectivement, tous les changements, toutes les
révolutions seront possibles, pendant ce très court laps de
temps qui voit non seulement les soubresauts violents des
sociétés en transformation, mais aussi des possibilités
exceptionnelles d'action constructive. Mais pour saisir
l'occasion et en faire un facteur de progrès pour tout
l'homme et pour tous les hommes, il faut être prêt.
A l'intérieur des sociétés industrialisées, depuis un siècle
mais surtout depuis la dernière guerre, de nombreuses
personnes ont pris conscience des risques courus par la
civilisation et ont proposé des solutions. Certaines d'entre
elles, et ce sont celles qui m'intéressent ici, ont fait des
expériences et ont obtenu des résultats analysables. La
liste en serait trop longue et il faut se contenter de quelques
cas choisis pour leur caractère exemplaire.
— Les efforts de collectivisme et de communautarisme, les
plus limités comme les communautés de Marcel Barbu dans
la France de l'immédiat après-guerre ; les plus détournés de
leur idée originale par un romantisme congénital, telle
Auroville près de Pondichéry ; les plus égoïstes comme les
communes hippies ; les plus marqués religieusement comme
les rassemblements de Taizé : tous ont montré la valeur et la
fragilité des initiatives isolées de reconstruction culturelle.
Leur diversité et leur isolement les condamnent à l'exception
ou à la disparition mais leur existence même prouve qu'un

165
très grand nombre de personnes, surtout des jeunes, sont
réellement disposées à changer de vie pour inventer un
nouveau monde. Le sens de la solidarité humaine subsiste
aussi, chez les jeunes et dans certaines professions,
enseignante, médicale, sociale. Le service civil national et
international, les appels en faveur des grandes catastrophes
trouvent toujours un contingent important de volontaires
susceptibles de sacrifier quelques mois et parfois quelques
années de leur carrière pour servir. L'extraordinaire
expérience de l'organisation d'origine suisse Terre des
Hommes et le succès des différents corps de volontaires du
progrès en témoignent, ainsi que l'activité bénévole des
organisations d'aide aux immigrés.
— Dans presque tous les pays hautement développés,
des groupements de citoyens se sont constitués pour
répondre aux oppressions et aux déviations du système, du
pouvoir et de l'argent. Secours rouge et groupes d'action
municipale en France, organisations de consommateurs aux
États-Unis, clubs au Danemark, commissions ouvrières en
Espagne, conseils ouvriers en Pologne : j'énumère
volontairement des types d'action très différents, mais qui me
paraissent relever tous de l'initiative culturelle spontanée,
partie de la base. Ces groupements ont tous plus ou moins
comme origine un refus des solutions technologiques ou
politiques imposées par le gouvernement ou les groupes de
pression au nom de l'ordre et du profit.
— L'éducation, elle aussi, a vu des expériences et des
réussites locales. Ce fut surtout le cas aux États-Unis (et de
façon dispersée dans d'autres pays, comme l'université de
Vincennes en France) où, sur certains campus, on eut le
courage de s'engager dans la voie de la gestion collective de
l'enseignement et de la pédagogie, brisant les cloisonnements
de disciplines et les hiérarchies professorales. Le même
exemple est donné par diverses innovations pédagogiques,
généralement déjà anciennes mais dont, significativement,
l'importance est surtout apparue ces dernières années, depuis
que l'on cherche désespérément à réformer l'Éducation
nationale (Summerhill en Angleterre, méthodes Freinet et
Decroly en France et en Belgique). Bien que plus décevante

166
dans ses réalisations pratiques parce que fortement récupérée
par le pouvoir, l'éducation permanente, à la manière
scandinave (université populaire communautaire), à la
manière slave (enseignement complémentaire orienté vers la
maturité politique et une meilleure participation à la
production et au système socialistes), à la manière
britannique (cours du soir) ou encore à la française (formation
continue), a fait suffisamment d'expériences pour qu'il soit
possible de concevoir maintenant un modèle, théorique peut-
être mais suffisamment étayé et réaliste, comme l'essayent
l'Unesco et Bertrand Schwartz, chacun de son côté.
— Toujours dans le domaine de l'éducation, mais plus
orientés vers la culture au sens le plus traditionnel de
connaissance du patrimoine et de créativité esthétique, au
sens aussi d'information, bibliothèques et musées, maisons
de jeunes et maisons de la culture ont connu ces dernières
années des expériences ponctuelles fascinantes et riches
de promesses. Des centres culturels d'un type nouveau
(parfois appelés musées lorsqu'ils utilisent principalement le
langage de l'objet), émergeant de ghettos, de
communautés, de bidonvilles, sont nés depuis 1965 aux
Etats-Unis : Harlem et Brooklyn à New York, Watts à Los
Angeles, Anacostia à Washington. Au Mexique, avec les
réalisations en cours dans la banlieue de Mexico. Aux Pays-
Bas : l'Agora de Dronten, près de Lelystad. En Allemagne
fédérale : Hambourg. En France : Le Creusot et sa
communauté urbaine. En Espagne : Badalona en
Catalogne. Nous en savons maintenant assez pour
esquisser ce que j'appellerai volontiers une théorie des
coopératives de développement mobilisation des organes
représentatifs, institutionnels ou non, culturels ou non, d'une
communauté donnée, sur un programme concerté de
développement, en vue d'une reconquête de l'initiative et
finalement du pouvoir culturel au niveau local.
On constatera que tous les exemples cités ici concernent
des actions ponctuelles, à l'initiative d'individus isolés ou de
petits groupes qui, en aucun cas, ne se sont haussés au
niveau du pouvoir d’État, ni même plus simplement des partis
politiques. Dans certains cas, le pouvoir a encouragé,

167
subventionné, voire officiellement patronné une expérience ;
mais il n'en a jamais accepté les conclusions au point de
reconsidérer le système en vigueur et d'envisager de le
remplacer, même partiellement (on sait ce qu'il est advenu de
ce seul essai, à moitié réussi, de révolution culturelle en
Europe, celle du printemps 1968 en Tchécoslovaquie). Ou
bien l'initiative privée a été récupérée au titre d'un secteur
pilote qui sert à ranger au magasin des accessoires les
idées nouvelles ; ou bien elle a été, dès que son succès
s'est avéré politiquement dangereux, classée comme
subversive et comme telle broyée, ce qui n'est que trop
facile dans un monde où l'argent est toujours nécessaire.
Ainsi du Chili étranglé économiquement, et aussi en 1970-
1971 d'un projet très intéressant, élaboré par des artistes
de New York, d'installation de centres d'initiative culturelle
dans les principales banlieues de la ville. Il y fallait des
sommes importantes et il suffit que l’état et les fondations
refusent d'un commun accord toute subvention, pour que
le programme soit purement et simplement abandonné.
Mais si, d'un côté, on trouve des idées, une expérience,
des éléments de méthode, sans le pouvoir de les réaliser à
grande échelle, d'autre part, nous constatons dans la masse
de la population une insatisfaction généralisée provenant de
la prise de conscience de plus en plus aiguë des défauts du
système. L'homme, animal pensant, donc culturel, ne peut
longtemps accepter d'être privé de sa principale fonction,
qui est d'inventer des solutions intelligentes et/ou
biologiques aux défis de son environnement. Il est normal
qu'il se rebelle finalement contre tout système qui
prétendrait lui imposer des solutions technologiques
préparées en dehors de lui, même si ces solutions sont
théoriquement parfaites. Cette insatisfaction de l'homme, qui
devient parfois rébellion ouverte contre ses maîtres (voir la
Commune de 1871 en France, 1968 aux États-Unis et au
Mexique, en Allemagne, en France et en Pologne ; voir
aussi les désintégrations socioculturelles que l'ont peut
observer au Danemark et en Europe méridionale de 1971 à
1974), peut être le plus important facteur de changement,

168
soit par explosion à l'occasion d'une crise, soit
volontairement par un accès de lucidité des responsables.
Mais là encore, il faut être prêt et, pour être prêt, avoir
étudié en détail la documentation disponible, avoir
expérimenté les diverses propositions, en avoir évalué le
coût technique, financier et surtout humain, en avoir défini
les finalités et les risques, avoir enfin élaboré et testé une
pédagogie. Je ne puis, à moi tout seul, qu'établir une
première liste d'éléments, incomplète mais pouvant servir
d'exemple, pour inviter ceux qui sont convaincus à apporter
leur pierre à l'édifice.

Des principes d'action


Sur la base de l'analyse de la culture des riches, faite aux
chapitres précédents, plusieurs principes fondamentaux
peuvent être dégagés qui devraient inspirer la révolution
culturelle.

1. La culture est un ensemble qui englobe tout l'homme,


au sein d'un environnement total et dans une continuité
ininterrompue qui s'achemine du passé vers l'avenir. Un
objet, un phénomène, une règle morale, un comportement ne
peuvent donc être considérés qu'en fonction d'un contexte
complexe, composé d'espace et de temps, et par rapport à
l'homme.

2. La culture est l'instrument mis au point par l'homme


pour satisfaire aux nécessités de sa vie. C'est donc l'homme
qui doit être le sujet de sa culture. Le seul critère que l'on
puisse employer pour juger la culture, la société qui lui a
donné naissance et la valeur des comportements est donc
subjectif et peut s'exprimer ainsi : tel acte, tel fait, tel objet a-
t-il été conçu et voulu librement par l'homme pour lui-même?
Ou au contraire a-t-il été imposé à l'homme par un système
intermédiaire — groupe social dominant, pouvoir politique,
colonisateur, expert —, dans un but de paternalisme,
d'oppression ou de répression ?

169
3. La culture est l'aboutissement de trois impulsions
simultanées :
— un problème à résoudre ;
— l'enseignement de la tradition ;
— l'influence d'un facteur innovateur qui peut être soit
une technique nouvelle, soit l'apport d'une autre culture, le
tout étant catalysé par l'initiative individuelle et sociale.

4. Par conséquent le patrimoine, au sens le plus large


de généalogie culturelle de l'homme, ne peut être une fin en
soi, mais il est une composante indispensable. Il convient de
le connaître et d'être capable de l'utiliser sans le stériliser,
c'est-à-dire de le transformer. Ses éléments sont destinés à
être consommés, non pas comme le prévoit la croissance
économique, mais comme l'impose l'évolution de l'homme et
de la société : processus biologique que, par analogie avec
l'assimilation chlorophyllienne, j’appellerai l'assimilation cultu-
relle.

5. De même et pour la même raison, la technologie


doit être maintenue sous étroit contrôle, au servic e de
l'homme et de tous les hommes. Pas question de marcher
sur la luné quand 4 millions d'enfants meurent au
Bengale. Les problèmes sont trop grands et les capacités
de l'homme trop limitées pour oublier les premiers et
gaspiller les secondes. Il n'y a qu'une seule logique, celle
qui prend sa source dans l'homme : aucune recherche,
aucune application ne peut trouver en elle-même sa fin,
dans lé prestige sa justification, dans la curiosité de
quelques-uns son explication. Mais au contraire des
priorités devraient être établies par une consultation
permanente des usagers et par une remise en question
permanente des orientations et des valeurs.

6. Tout ce qui est étranger, étrange ou simplement


différent doit être considéré comme un élément de progrès, à
condition de reconnaître :
— l'égale valeur des codes propres à chaque culture ;

170
— le droit à la même considération pour chaque homme,
chaque société, chaque culture ;
— l'apport indispensable de chacun à l'évolution de
l'humanité tout entière.

7. Aucune culture n'a le droit de s'imposer aux autres


comme culture dominante, ni d'exploiter les autres à son
propre et seul profit. Par contre toute culture a intérêt à
accepter, à encourager et à organiser les échanges, les
dialogues, les influences mutuelles, sur un pied d'égalité
absolue, dans la conscience claire qu'au progrès technique
des unes correspond souvent chez les autres un état moral
supérieur.
8. Enfin, objectif final, toute action prétendue culturelle,
c'est-à-dire toute politique concertée d'encouragement de
l'initiative et de l'innovation culturelles, doit viser à la
provocation et non à l'assoupissement. Ce n'est pas d'opium
que l'homme a besoin, mais d'incitations et d'impulsions.

Inventer une pédagogie


Au service de ces principes, il faut avant tout et d'urgence
inventer une pédagogie. Attention, je ne prétends pas
suggérer ici une pédagogie complète (je ne puis qu'en
proposer des éléments, en fonction d'un état de ma
documentation, de mes recherches et des résultats connus
des recherches d'un certain nombre d'amis à travers le
monde), ni une pédagogie valable partout. Il ne m'appartient
pas — et ce serait contraire à mes convictions —, à moi qui
participe à la culture des riches, d'offrir aux autres peuples
et aux autres cultures des solutions toutes faites. Par contre
il est de ma responsabilité de participer, à ma place et avec
l'expérience que j'ai eu la chance d'accumuler, à la
transformation de ma propre culture et au changement de
l'image qu'elle donne d'elle-même.
D'abord, il faut rendre à l'initiative culturelle sa place dans
la vie quotidienne de l'homme et dans le système social. Pour
cela, je propose :

171
— que le temps de travail soit immédiatement réhabilité
comme temps privilégié de l'initiative culturelle, en donnant
au travailleur les responsabilités de gestion, d'organisation,
de contrôle, d'innovation, qui lui reviennent en propre, en tant
que créateur supérieur, dominant la technique ; simul-
tanément que le travailleur reçoive les moyens d'assumer
réellement ces responsabilités ;
— que le temps de repos et de loisir, maintenu dans
des limites raisonnables en fonction des besoins
physiques et psychiques de l'homme, soit affecté à la
délectation culturelle, c'est-à-dire au bénéfice gratuit du
fruit de sa propre activité et de celle des autres, dans le
passé notamment, en toute liberté de choix et sans
référence à des codes obligatoires ;
— que le reste du temps, particulièrement ce qui sera
gagné en réduisant la durée de travail par la découverte de
nouvelles solutions techniques, soit consacré à l'application
culturelle, c'est-à-dire au service de la communauté :
accroissement de ses propres connaissances et quali-
fications, action politique, assistance sociale, commu-
nication de son expérience aux autres, coopération au
développement local, national et international.
Tout cela n'est possible que si cela se fait dans une
structure et dans un esprit de décentralisation. Ce n'est pas
par des décrets ou des lois qu'on pourra rendre l'initiative
culturelle à l'homme, c'est par une transformation radicale
des cellules de base de la société : famille, école, atelier,
village, quartier, municipalité, entreprise. C'est par la
multiplication des changements locaux que l'on changera
l’État et l'ensemble de la nation. Il ne faut donc pas attendre
la révolution d'en haut, mais la commencer par le bas.
L'Europe et l'Amérique du Nord dans la seconde moitié du
e
XX siècle n'en sont pas au même point que la Chine et leur
passé n'est pas le même. La révolution culturelle imposée
par en haut, en fonction d'une analyse idéologique, est sans
doute impraticable chez nous. Mais elle peut venir des efforts
conjugués des militants, des petits dirigeants syndicaux, des
élus locaux, de certains petits patrons, d'enseignants du
primaire et du secondaire, d'individus qui se révéleront des

172
entraîneurs et des animateurs spontanés. Et si par miracle, à
l'occasion d'une crise du pouvoir, de nouvelles autorités
prenaient la direction des affaires publiques dans un ou
plusieurs pays, et encore si ces autorités étaient
progressistes, sincères, de bonne foi, honnêtes et
clairvoyantes, alors je dirais que leur seul devoir serait de
permettre ce mouvement sans essayer de le contrôler
autoritairement, ni de lui donner un contenu préfabriqué.
Autre conclusion essentielle d'une recherche sur la
nouvelle pédagogie : le besoin d'un total décloisonnement
socio-professionnel. Deux siècles d'industrialisation et de
technologie ont enfermé chaque homme et chaque femme
dans une spécialisation qui les conditionne. De l'ouvrier qui
serre chaque instant le même boulon sur une machine
différente à la mère de famille qui fait la vaisselle trois fois
par jour et la lessive une fois, et au généticien spécialiste
des anomalies de la reproduction chez les scorpions du
désert californien, l'homme passe le plus clair de sa vie
dans un casier numéroté, d'où il ne peut s'évader que par le
rêve ou l'amateurisme le plus souvent stérile socialement et
culturellement. Il faut que l'individu, de la naissance à la
mort, soit à même par un système efficace de compen-
sations et d'incitations, de passer d'un casier à l'autre,
d'expérimenter des modes de vie, des techniques, des
façons de penser, de raisonner ou de souffrir, de se réjouir,
de s'exprimer qui appartiennent à d'autres catégories
d'individus. Osmose sociale et culturelle qui seule rendra
possible la coopération à tous les niveaux et dans tous les
domaines. Décloisonnement en particulier du temps de
travail et du temps d'éducation : pourquoi ne pas généraliser
le système du travail estival ou à mi-temps pour les élèves
et les étudiants qui, jusqu'ici, n'a été que la pénible
obligation des étudiants les plus démunis ou les moins
gâtés ? Les diplômés y gagneraient certainement en
maturité et leur contestation même prendrait une nouvelle
dimension d'être nourrie à des sources plus variées
d'expériences. Pourquoi ne pas remanier le service national,
l'appliquer à tous, sans distinction de santé ou de sexe, en
faire une école de défense nationale contre tous les dangers

173
— sociaux, culturels, militaires, physiologiques — et toutes
les agressions au sein même de la population et de
l'environnement naturel (l'idée du poisson dans l'eau que
nos militaires ont expérimentée en Indochine et en Algérie
mais n'ont jamais voulu appliquer en France même) ? Ce
service national serait une partie de la scolarité obligatoire
et un élément important de la préparation à la prise d'initiative.
Tout aussi nécessaire est l'égalisation dans les rapports entre
individus, au niveau de la dignité humaine et de la capacité
d'initiative. Paulo Freire a magnifiquement analysé la relation de
dépendance entre éducateur et éduqué, source de blocages et
d'inaptitudes à un développement intellectuel normal chez le
second, encouragement à la prétention dominatrice chez le
premier. Il a proposé, et démontré pratiquement l'efficacité
d'établir sur un même plan l'éducateur et l'éduqué, pour aboutir
à un véritable processus dialectique où les rôles sont
transformés dans un système à double sens, pour permettre à
chacun d'apporter à l'autre les éléments dont il dispose de
formation humaine et donc d'éducation. Nous devrions adopter
ce nouveau système de relations dans tous les rapports
humains, non seulement professeur-élève, mais parent-enfant,
patron-ouvrier, vieux-jeune, c'est-à-dire briser les hiérarchies
pour recréer des systèmes binaires de partage et d'échange.
Je suis conscient du caractère largement utopique de cette
proposition : l'important n'est pas, je le répète une fois encore,
d'en obtenir la reconnaissance légale et ce livre n'est pas une
proposition de loi, mais il faut changer lentement l'attitude de
chacun envers chacun. Il ne s'agit pas de nier dans l'absolu
l'utilité de l'autorité, mais de la compléter par la reconnaissance
mutuelle de l'apport de chacun à l’œuvre commune.

Les moyens
Deux instruments doivent être conçus pour rendre possible
la nouvelle pédagogie. Il faut d'abord un langage renouvelé,
ou plutôt des langages nouveaux. Notre monde est arrivé au
bout des langages : l'histoire de la tour de Babel se reproduit
tous les jours entre nous. Le biologiste et le sociologue, le

174
technicien et le journaliste, l'écrivain et l'agriculteur emploient
constamment les mêmes mots et expressions dans des sens
non seulement différents, mais parfois sans aucun rapport
entre eux. Des intellectuels prétendent résoudre les
problèmes de la société et de la culture par la « prise de
parole » dans les usines : comme les ouvriers sont bien
élevés, ils ne se moquent pas ouvertement mais l'audience
des « gens cultivés » a singulièrement baissé au fur et à
mesure que leur langage se jargonisait. En fait on assiste,
dirai-je en jargon, à la multiplication des jargons
catégoriels.
Pire, la communication, devenue audio-visuelle, n'est plus
qu'à deux dimensions. Le monde et la vie sont observés
surtout par l'intermédiaire de descriptions ou d'images. La
plupart de nos contemporains, dans les pays dits
développés, ont perdu tout contact avec la chose réelle,
avec l'objet à trois dimensions, avec les situations
concrètes, à l'exception de celles qui les touchent
personnellement. Qu'est-ce que le Vietnam ? Des photos
de correspondants de guerre. Qu'est-ce que la vie à la
campagne ? Pour des millions d'enfants défavorisés de
Paris et de sa banlieue, ou de New York, ou de Berlin, c'est
dans le meilleur des cas un jardin public, dans le pire un
programme en noir et blanc à la télévision ou les images
d'un manuel scolaire. Qu'est-ce que le travail manuel pour
un intellectuel ? Une phrase tirée d'un traité idéologique ou
d'un manuel d'économie. Qu'est-ce qu'une peinture de
maître pour un ouvrier ? Soit 1 million de dollars, soit une
photo dans un magazine ou un livre de poche. De même
pour l'infiniment petit et l'infiniment grand, pour la lune et
les volcans, pour ces innombrables connaissances qui sont
maintenant à la portée de chacun, mais seulement en deux
dimensions... La culture a accru son audience mais elle ne
se consomme que par intermédiaires obligés, elle se
consomme à plat.
Il nous faut donc recréer de véritables langages,
compréhensibles par tous, refusant les patois discrimi-
nateurs et le scientisme inutile, utilisant au maximum la
réalité comme élément du discours. Le sens du toucher doit

175
être revalorisé et la rhétorique dépréciée. Cela signifie un
effort de simplicité, une épuration du dictionnaire, et
finalement une volonté de bon sens. Pour cela nous
disposons de langues anciennes — anglais, français, etc.
—, vivantes, assez riches pour satisfaire tous les besoins
de la communication sociale. Une seule, l'anglais, est
internationale et il faut la reconnaître comme telle, lu i
donner le rôle de seconde langue et de moyen technique
privilégié de communication entre tous les hommes. A
cette condition toutes les autres langues, même celles
qui ne sont pas encore écrites couramment, pourront —
et devront — demeurer des moyens de culture et
d'expression, des instruments de différenciation et
d'identité. Les vocabulaires professionnels doivent rester
des modes d'expression technique et non pas être
promus au rang d'instruments du pouvoir, par la
préservation des codes secrets de la haute culture et de
la technologie de pointe. Nous pouvons aussi utiliser le
langage des chiffres et des symboles, ces derniers
surtout : pourquoi chercher toujours la concision scien -
tifique et ne pas, au contraire, revaloriser la parabole, la
fable, la comparaison, le proverbe ? Les civilisations à
base orale ont beaucoup à nous apprendre, sur cette
mnémotechnie de l'image littéraire. Nous avons enfin le
langage des objets et de la chose réelle. Pourquoi ne pas
faire apprendre la nature aux enfants, sur le terrain, en
intégrant les vacances dans l'année scolaire par le « devoir
de vacances-observation » ? Pourquoi ne pas faire constituer
par chaque école, comme au Mexique, sa propre collection
d'objets, rassemblés par les élèves et les professeurs
ensemble, sur l'histoire, la nature, la vie quotidienne ?
Pourquoi ne pas faire éclater les musées en plein air, par
des itinéraires d'observation, associant sentiers de
randonnée et techniques muséographiques ? Pourquoi
enfin ne pas concevoir l'éducation permanente comme
une recherche collective sur des thèmes réels, dans des
situations réelles ?
Cette pédagogie peut facilement être appliquée à toutes les
situations de la vie, non pas pour servir un enseignement

176
classique et statique, mais essentiellement afin de mettre
chaque individu à même de :
— s'informer sur un sujet vraiment important (esprit de
recherche) ;
— en apprécier les divers aspects à la fois subjectivement
et objectivement (esprit critique) ;
— décider en toute conscience et liberté des mesures à
prendre pour résoudre les problèmes posés (esprit
d'initiative).
Cette procédure, libératrice et créatrice à la fois, qui doit
servir de mécanisme de base à notre vie de tous les jours,
doit également dépasser le simple stade du débat individuel,
pour imprégner l'existence collective. C'est alors que la
liberté prendra sa dimension véritable, non plus égoïste mais
altruiste, que la création deviendra à la fois satisfaction
personnelle et service commun
On trouve, dans l’œuvre éducatrice de Paulo Freire et
dans ses ouvrages, la description de ce que peut être dans
la pratique cette pédagogie. Tous ceux qui se sont
consacrés au travail à la base, les militants des
mouvements politiques, confessionnels, syndicaux, savent
bien qu'elle seule, au-delà des échecs apparents dus à la
résistance du système, permet un véritable développement
de tout l'homme et de toute la société. Il s'agit bien, comme
le demande Paulo Freire, de faire de l'homme-objet un
homme-sujet, un sujet libre et intelligent de sa propre
existence.
C'est pourquoi les débats académiques actuels, même
lorsqu'ils s'intitulent pédagogiques, ne sont en fait que
méthodologiques. Le problème n'est pas de réformer l'école,
l'université, l'éducation des adultes, ou de les remplacer par
quelque chose de plus ou moins mécaniste (comme
l'éducarte d'Ivan Illich). Il est de changer une société
orientée entièrement vers le profit en société orientée vers
le développement, de transformer le producteur en créateur.
Et tout cela, c'est au niveau de la famille que cela
commence, et au niveau de la collectivité humaine que cela
finit. Le problème n'est pas de laisser les enfants faire ce
qu'ils veulent, en réaction contre l'autorité parentale

177
excessive d'autrefois. Ni d'aboutir à l'anarchie municipale
sans toucher à la technostructure gouvernementale. Mais
seulement de faire étudier les problèmes, de leur proposer
des solutions, d'adopter celles-ci et de les appliquer, en
commun. Cela prend du temps et demande de l'énergie,
certes, et cela met en danger l'efficacité technocratique, la
croissance et le profit maximal. Mais il est aisé de répondre
que le temps perdu pour la croissance est gagné pour
l'éducation et que l'énergie individuelle ainsi dépensée prend
toute sa valeur par son application au bien commun, donc
que le processus devient positif si nous remplaçons tout
simplement la croissance par le développement, comme
objectif final de la société,
Le deuxième instrument de la pédagogie de l'initiative est
la libre disposition de toute l'information, c'est-à-dire une
banque populaire de données. J'espère que cette
expression, inspirée du jargon de l'informatique, sera
acceptée, faute d'une qui soit plus évocatrice. Si la culture
des riches, c'est-à-dire de la caste au pouvoir, telle que
nous la connaissons, est oppressive parce qu'elle choisit à
l'avance les décisions qu'elle imposera au nom du goût ou
de l'efficacité, de l'autorité ou du rendement, à la masse des
citoyens, alors nous devons rendre à ces citoyens, avec
l'initiative, la libre disposition des données de base de
chaque situation. Car l'initiative est exigeante, elle suppose
une information totale, aussi objective que possible,
disponible entièrement et à tout moment, présentée de
manière aisément compréhensible. Ceci est important car
c'est sur le système d'information que repose le cercle
vicieux qui protège le pouvoir en place. Depuis toujours, les
autorités de tout niveau préservent leur monopole du
pouvoir par l'exclusivité de l'information ; et lorsque tel
contestataire, tel opposant politique s'avise de critiquer un
homme en place, la politique d'une municipalité ou d'un
gouvernement, on lui répond : « Vous ne savez pas de quoi
vous parlez, car vous ne possédez pas les éléments
d'appréciation dont moi, je dispose... Alors taisez-vous, vous
n'êtes qu'un irresponsable... » Cette logique est spécieuse,
mais efficace, car elle est convaincante pour le grand public.

178
La démocratie n'est pas le fait de donner le pouvoir de voter
à chacun ; elle est la libre disposition de l'information : il
n'est pas besoin d'une révolution pour conquérir l'égalité,
mais il en faudra peut-être une pour connaître les dossiers.
Une vraie information (je ne parle pas ici de propagande ou
d'information générale sur le monde, mais d'information pour
la prise de décision) suppose que tous les techniciens, tous
les intellectuels, tous ceux qui, ayant une parcelle de
compétence sociale, scientifique, administrative ou technique,
ont une responsabilité de service public
— mettent à la disposition de tous les connaissances
qu'ils possèdent ;
— orientent leurs efforts vers une meilleure couverture
des besoins sociaux en information et en données.
Les ghettos de savants sont inacceptables ; l'exploitation
des laboratoires de recherches à des fins individuelles ; la
mise au secret de découvertes vitales pour l'humanité à des
fins exclusives de profit et de domination ; le détournement
de budgets, d'équipements, de personnels, pour la
destruction et la dissuasion politique ou militaire, biologique,
chimique, nucléaire ; le refus des grands esprits et des petits
chercheurs de vulgariser réellement leurs travaux ou
d'enseigner pour l'intérêt commun : autant de comportements
inadmissibles, parfois criminels.
Il y a aussi beaucoup de données qui sont immédiatement
disponibles et directement utilisables, qui ne découlent pas
nécessairement de recherches scientifiques poussées, mais
qui reflètent la vie (sociologie, ethnologie), la nature
(biologie, écologie), le passé (histoire, archéologie), l'habileté
accumulée le long des siècles. Tout ce qui constitue notre
patrimoine, au sens le plus large, l'héritage culturel et naturel
que nous avons reçu et qu'il nous appartient de transformer,
d'aménager, d'utiliser « en bons pères de famille », c'est-à-
dire sans le gaspiller et en le faisant fructifier pour les
générations à venir. Là aussi les données sont essentielles :
on se demande comment il est possible de décider d'un plan
d'urbanisme sans connaître l'évolution de la ville depuis son
origine, l'écologie de son territoire ou la mentalité de ses
habitants. On se demande comment on peut construire un

179
immeuble à loyer dit social, sans avoir déjà expérimenté soi-
même les conditions de vie qu'il offrira.
Tout cela suppose la création, certes progressive, mais
immédiate dans son principe, d'un gigantesque réseau
documentaire regroupant, pour sa programmation, son admi-
nistration, une alliance étroite des usagers, des scientifiques
et des gestionnaires. Il serait temps d'abolir les privilèges des
savants, qui leur permettent de décider seuls de l'orientation
de leurs travaux, comme les privilèges des responsables
administratifs d'autoriser et de financer seulement ce qui leur
paraît intéressant pour la politique de leur gouvernement ou
pour leur propre avancement, ou encore en fonction de leurs
goûts intellectuels personnels. Seuls les usagers comptent et
ont le droit de faire connaître leurs besoins en données de
tous ordres, car c'est à eux qu'il appartiendra, en fait et en
dernier ressort, de prendre l'initiative. Or le réseau
documentaire, potentiellement, existe : universités, écoles,
bibliothèques, archives, musées, centres de recherche, tous
les services publics pourraient être réorganisés dans ce but,
leur personnel recyclé, leur budget et leur équipement
repensés.
Voilà quelques éléments de réflexion pour l'élaboration
d'une pédagogie de l'initiative, à l'usage des pays développés
et des détenteurs de la haute culture. Mais nous ne devons
pas oublier notre principe fondamental, celui de la pluralité
des cultures : tout développement n'atteint son but que s'il
prend en compte aussi la culture des autres.

180
TROISIEME PARTIE

La culture des autres

181
CHAPITRE IX

Les autres et leur culture

On voudrait nous faire croire — les hommes politiques,


l'Unesco, les intellectuels — qu'il y a la Culture et rien d'autre.
e
Pourquoi alors ne pas l'écrire avec un K ? L'homme du XX
siècle aurait-il réussi la synthèse de toutes les cultures du
passé et de tous les efforts du présent en une seule culture,
parfaite et suffisante ? J'ai essayé de montrer pourquoi je ne
le pensais pas et de brosser le tableau que m'inspirent mes
observations personnelles dans de nombreux pays et dans le
mien propre.

Les autres et nous


Il faut donc bien en arriver à cette culture des autres que
j'ai si continuellement opposée à la culture des riches, à là
haute culture. Serait-elle meilleure ? Certainement pas, mais
elle existe, elle est différente par ses qualités et par ses
défauts, elle mérite donc à la fois d'être étudiée et d'être
reconnue comme un partenaire égal dans le dialogue des
civilisations. Naturellement, il s'agit de cultures au pluriel et je
dois expliquer pourquoi j'ai usé du singulier dans les titres de
ce livre et de ce chapitre. J'ai voulu exprimer l'idée simple
selon laquelle, pour nous les riches, les tenants de la haute
culture, les autres étaient perçus comme une sorte de
nébuleuse dont la diversité ne peut être ressentie clairement,
mais dont l'unité, de façon révélatrice, naît de leur différence,
parfois de leur opposition avec nous. J'ai voulu aussi dire

182
qu'à mon avis, le problème, pour nous, était un : nous
devons reconnaître le droit des autres à la culture et leur
droit de s'exprimer et de se développer dans le langage de
leur culture.
Mais il est de la plus haute importance, afin de nous
convaincre de la relativité de notre culture et de la replacer
dans une perspective globale et pluraliste, que nous
apprenions à distinguer telle ou telle culture, à l'observer
dans son ensemble, sans la comparer à la nôtre, c'est-à-dire
sans lui appliquer nos critères et notre système de
références. C'est un exercice très instructif et qui nous
amène à bien des changements d'attitudes. Ayant vécu au
Liban pendant deux ans, je me souviens d'avoir été choqué,
au début, par le comportement habituel des commerçants ou
des hommes d'affaires que je rencontrais soit pour des
achats quotidiens, soit pour les besoins de mon travail ;
d'autres résidents étrangers étaient, comme moi,
profondément scandalisés et se posaient des problèmes de
morale professionnelle. Ce n'est qu'après quelques mois de
séjour et une expérience plus profonde des rapports
personnels avec les Libanais, que je compris que le sens
des mots, que les valeurs n'étaient pas les mêmes qu'en
France, que tout le système social était différent et que ses
références étaient faussement exprimées dans le même
vocabulaire. A partir de ce moment, je cessai de juger par
rapport à moi-même et je pus aisément aboutir à des
relations d'excellente coexistence et même d'étroite
coopération, sans rien abandonner de ma propre culture,
mais sans tenter de modifier en rien la culture de mes vis-à-
vis. Je fus confirmé dans mon analyse lorsque je dus exercer
mon travail, à temps partiel, en Syrie à partir de Beyrouth : je
découvris une autre culture et un autre sens des mots, et
j'eus à me dédoubler en quelque sorte : les références et les
valeurs, les systèmes n'étaient pas du tout les mêmes de
part et d'autre de la frontière. Et pourtant, pour le Français
moyen, il n'est pas facile de distinguer un Libanais d'un
Syrien : cette même année 1960, un expert français
d'agriculture, venu à Beyrouth pour présider un jury

183
d'examen, et hôte d'honneur d'un banquet officiel, com-
mença son discours de remerciements à peu près en ces
termes : « Dans l’École X dont j'ai été longtemps le directeur,
nous avons beaucoup d'élèves de ces pays-ci ; je ne pourrais
dire exactement combien de Libanais, car dans nos registres
d'inscription, tous étaient marqués comme TURCS. » Il
pensait sans doute faire rire, comme sa femme qui, au même
banquet, s'étonnait de manger avec des couverts en argent et
disait à son voisin libanais : « Je croyais qu'aux colonies on
mangeait avec ses doigts. »
Cette confusion dans notre façon de voir la culture des
autres est relativement récente, de même que notre
complexe de supériorité. L'histoire nous enseigne la
modestie et la relativité.
L'évolution des cultures, dans le passé, a privilégié tantôt
l'une, tantôt l'autre des régions du monde et c'est
relativement récemment que l'Europe, à peine sortie du
Moyen Age, a commencé à imposer sa loi sur les autres
peuples : religion, politique, commerce, économie, morale,
toutes les justifications ont été avancées tour à tour. Depuis
moins de trente ans, le reflux est commencé, avec la
décolonisation et la prise de conscience de la force
potentielle que détient la très grande majorité des hommes.
Depuis deux ou trois ans seulement, cette majorité a
commencé, encore bien timidement, à se donner les armes
de sa libération politique et économique. Que va-t-il se
passer ? Je ne veux pas me risquer à jouer les prophètes,
mais les années qui viennent seront sans doute non
seulement passionnantes malgré les difficultés de
reconversion qui s'annoncent pour tous, riches comme
pauvres, mais aussi décisives pour ce qui fait l'objet de cet
ouvrage : les hommes et les sociétés recouvreront-ils
l'initiative culturelle ? La culture des riches saura-t-elle jouer
un rôle constructif et positif, c'est-à-dire contribuer à la
libération des forces vives de l'humanité, ou se condam -
nera-t-elle elle-même à la fin ridicule des dinosaures ? Déjà
des signes apparaissent, dans des réactions épouvantées
des nantis en danger. On parle, un peu partout, de mettre fin
au système des compagnies multinationales pour redonner

184
le vrai pouvoir de décision aux gouvernements nationaux.
Peut-être finira-t-on par donner le pouvoir aux hommes, tout
simplement.
Cela n'ira pas sans souffrances, notamment pour les
pauvres qui deviendront plus pauvres encore. Mais ce n'est
pas d'eux que je crains un recul : ils sont si habitués à
souffrir, leur ressort humain est tel, qu'il devrait leur être
possible de subir un peu plus, grâce à l'espoir d'une
amélioration réelle. J'ai surtout peur des élites de ces pays
qui cherchent à s'affranchir. Elles ont tellement à perdre
dans cette affaire ! Leur solidarité objective avec les
exploiteurs les a si longtemps favorisées qu'il n'est pas sûr
qu'elles sacrifient leur confort et leur pouvoir aujourd'hui
pour le bien de leur peuple demain.

Quelques-uns des « autres » : au loin...


Si l'on veut rester optimiste et garder foi dans l'homme, on
peut trouver des arguments d'espoir dans la vitalité de
nombreux pays qui ont encore suffisamment de potentiel
culturel pour être prêts à saisir les occasions d'une
renaissance. Car c'est bien de renaissance qu'il s'agit. La
culture des autres doit pouvoir renaître en tant que facteur
révolutionnaire et libérateur, afin de reprendre, sur un pied
d'égalité, le dialogue interrompu avec la haute culture
imposée par l'Europe et l'Amérique du Nord pendant deux
siècles. Je voudrais ici donner quelques-unes de mes
raisons d'espérer, en signalant à la fois les facteurs de
renouveau et les menaces que les pays riches mis pour une
fois en situation de défensive pourraient faire peser sur eux.
C'est l'Inde qui vient naturellement la première à l'esprit.
Une Inde que la propagande occidentale a essayé de faire
passer pour le pays du désespoir et de la misère, des
cadavres de Calcutta aux bûchers de Bénarès, mais qui est
en fait la grande puissance créatrice et ouverte sur l'avenir
que Michel Tréguer montrait à la télévision française un
mercredi d'avril de 1972. Présentée par Vikram Sarabhai,
disparu depuis, trop tôt, comme son prédécesseur à la

185
Commission de l'énergie atomique, l'Inde apparaissait
comme quelque chose de très prometteur : recherche
scientifique active et diversifiée, agriculture en voie de
rénovation, télévision entièrement consacrée à l'éducation
et Conçue sur place sans experts imposés, mais aussi
danse, musique, immense variété culturelle, passé
prestigieux, enfin problèmes tels, à l'échelle d'un sous-
continent d'un demi-milliard d'hommes, qu'ils sont un défi
permanent, une invite à inventer du neuf. Cela m'a rappelé
un discours à des experts étrangers, en 1969, dans lequel
le ministre de l’éducation de l'époque, V.K.R.V. Rao, traitait
du problème de l'emploi en Inde : dans une envolée
indignée, il contait que les Nations unies avaient envoyé,
pour faire un rapport sur la main-d'œuvre en Inde, des
experts néerlandais. Comment, concluait-il, peut-on
demander aux spécialistes d'un pays de 10 millions
d'habitants de résoudre en quelques semaines les
problèmes de l'Inde C'est aux Indiens eux-mêmes qu'il
revient de trouver leurs propres solutions, c'est à ce prix
qu'ils réussiront. Tout en Inde, pour le visiteur vraiment
e
curieux, évoque le XXI siècle, même si beaucoup de
points d'interrogation subsistent : surtout la bureaucratie
effrayante héritée de la période coloniale, la subversion
étrangère et toujours la propagande des riches, des
touristes, des gens charitables, pour qui l'Inde ne pourra
jamais sortir de sa misère, De quel droit prononçons-nous
ce verdict ?
Il suffit pour être certain du contraire d'étudier un détail :
je choisis l'artisanat, que je connais mieux. Admirable
réalisation, due à l'héritage et aux disciples de Gandhi, que
ces Cottages Industries qui, de New Delhi au plus petit
village du Kerala ou du Rajasthan, emploient des millions
d'artisans et leur donnent toute leur valeur économique,
humaine, culturelle, en leur faisant produire des milliers
d'articles usuels qui ainsi n'auront pas à être importés.
L'Inde n'est pas tombée dans l'erreur de nombreux pays
sous-développés et des experts internationaux qui prônent
l'artisanat seulement pour les touristes et l'exportation, ce
qui conduit, comme en Afrique et dans certains pays

186
d'Amérique latine, d'une part à l'art dit d'aéroport, d'autre
part à l'abrutissement des artisans transformés en ouvriers
à la chaîne. Il n'y a pas non plus en Inde de ces dames
américaines bien intentionnées qui emploient leurs loisirs à
enseigner la poterie aux « natives », comme je l'ai vu au
Nigeria et en Thaïlande. L'Inde a tout d'abord créé un
marché national (500 millions de consommateurs...) en
stimulant l'utilisation privilégiée d'objets de forme et de
matériaux traditionnels, fabriqués sur place. Grâce à ce
marché, elle peut organiser un immense système de
production nationale, assuré de débouchés sûrs, avec des
méthodes artisanales certes, mais rationalisées quand c'est
nécessaire, conservant à la fois leur qualité et leur
séduction, respectant des normes modernes de productivité
et de rentabilité, adoptant intelligemment des innovations
simples en matière d'équipement et de matières premières,
enfin reposant en grande partie sur l'initiative individuelle et
sur un réseau de véritables coopératives au niveau local, à
celui des États et au niveau national. Le succès a permis
de sauver des formes culturelles, certes (mais ce n'était
pas le premier but, remarquons-le), mais surtout de
maintenir en activité rentable, à temps complet ou partiel,
de très nombreux travailleurs, tout en créant un secteur
économique florissant, sans importations coûteuses et
même, depuis quelques années, exportateur.
Il est surprenant que cet exemple, largement par la faute
des organisations internationales et des pays en voie de
développement eux-mêmes, ne soit pas plus étudié et imité. Il
est vrai que cela supposait un degré d'indépendance et
d'initiative que bien peu de pays du tiers monde ont encore.
Je saisis ici l'occasion de stigmatiser une attitude trop
courante des pays pauvres, qui vient sans doute de leur
conditionnement culturel à la suite de la colonisation et de
l'action récente des Nations unies. Seuls ( ou presque), les
Européens et Américains du Nord paraissent habilités à
donner des conseils ou à coordonner des organismes de
coopération. Un pays du tiers monde fera rarement
confiance à un ressortissant d'un autre pays du tiers monde,
surtout s'il appartient à la même région géographique.

187
L'organisation internationale à laquelle j'ai appartenu
possédait une agence régionale en Asie, dirigée depuis sa
création par un expert d'origine américaine. Lorsqu'il s'agit
de remplacer ce dernier, il me parut tout naturel de faire
appel à un expert de la région qui, ethniquement,
culturellement, linguistiquement, psychologiquement, se
trouverait appartenir au même monde. Le refus fut unanime
et l'un des collègues asiatiques en qui j'avais le plus
confiance me dit clairement et amicalement : a Jamais un
pays asiatique ne pourra admettre qu'une organisation
internationale professionnelle soit représentée sur place par
un autre Asiatique : on ne pourrait pas lui faire confiance ; il
faut absolument nommer un non-Asiatique... » Dans le
même temps, mon organisation participait à la création, en
Amérique latine, d'une association régionale profes-
sionnelle. Lorsque à Santiago du Chili, en 1972, nous
discutâmes du secrétariat de cette association, comme
j'exprimais l'opinion que l'Amérique latine était si avancée
en matière professionnelle et dans la coopération régionale
qu'il était indispensable de trouver un collègue latino-
américain de très grande qualité pour assumer le
secrétariat général de l'association, il me fut répondu que
jamais les professionnels de la région ne feraient confiance
à l'un d'entre eux : l'organisation internationale devait
nommer un spécialiste étranger. Or je sais qu'en Asie
comme en Amérique latine des organisations se créent à
l'initiative locale et sans l'apport de spécialistes étrangers :
on n'hésite pas à faire confiance à des responsables de la
même aire géo-culturelle. Alors pourquoi deux poids et
deux mesures ? Cela me paraît à la fois simple et
significatif. Lorsque l'initiative est réellement locale ou
régionale, c'est-à-dire que tous les codes culturels sont
locaux, aucun problème ne se pose et l'on reste
jalousement entre soi, ce qui est bien normal. Mais si
l'initiative vient de l'extérieur, c'est-à-dire en fait toujours de
la culture dominante, alors, instinctivement, on demande à
cette culture dominante d'assumer toute la charge, ce qui
implique en quelque sorte un refus d'accepter et d'assimiler
cette initiative étrangère. Cette attitude est néfaste, même

188
si elle est assez naturelle dans l'état de passivité et de
défensive où se trouvent la plupart des pays du tiers
monde. Je pense cependant que ces pays devraient, s'ils
veulent vraiment se libérer, s'attacher, soit à refuser
purement et simplement les initiatives extérieures qu'ils ne
voudraient pas assimiler, soit à les accepter mais alors à
les prendre en charge entièrement...
En Indonésie, les traces de vitalité culturelle sont
différentes mais aussi fortes qu'en Inde. Ce qui m'a le plus
frappé, c'est la capacité de créer de l'art, sans se laisser
impressionner par le prétendu art international ou par le
tourisme, c'est-à-dire sans faire de concessions à
l'esthétique blanche : improvisations musicales, décor
architectural, théâtre, littérature, tout cela est en
permanence renouvelé bien que restant dans la ligne d'une
certaine continuité culturelle. Centres culturels populaires
installés en plein air dans de simples hangars, au centre des
villes ; palais princiers devenus à certaines heures des
rendez-vous musicaux de la population ; nouvelles variantes
religieuses... Après les soubresauts d'une instabilité
politique aux résultats souvent sanglants, l'Indonésie est
restée un exemple de la coexistence de cultures
superposées dans le temps, tout en étant d'origines
ethniques et géographiques différentes ; fonds traditionnels
de Java et de Sumatra, des Célèbes et de Bornéo, de l'Inde,
de Malaisie, de Chine, islam, animisme, christianisme
hollandais : creuset du Sud-Est asiatique, où l'influence
européenne, trop récente, n'a jamais pu pénétrer très
profondément, l'archipel indonésien pourrait être le berceau
d'une renaissance littéraire et artistique, si les actifs
économiques conjugués du pétrole et du tourisme ne
bouleversent pas les données sociales en provoquant des
aliénations culturelles plus graves que celles apportées par
la colonisation.
L'Algérie, dans une tout autre région du monde, offre des
possibilités aussi grandes, malgré un traumatisme colonial
plus marqué et une population très peu nombreuse pour un
territoire trop vaste. Ce pays, qui a eu le triste avantage, sur
les autres pays arabes et africains voisins, de conquérir son

189
indépendance avec plus de difficultés et de douleur, donc
d'attacher plus de prix à ne pas en gâcher les suites, pourra
peut-être découvrir le premier un processus culturel
permettant de dégager une formule politique nouvelle. A force
de persévérance, d'imagination et d'application, malgré les
échecs, les erreurs, les retours en arrière, l'hostilité de
beaucoup, au-dehors comme au-dedans, mais avec une foi,
que certains qualifient d'utopique et que je trouve admirable,
en l'homme et en ses possibilités créatrices, les Algériens
sont en train de refaire, plus tard et différemment, l'essai d'un
socialisme partiellement autogestionnaire dont la
Yougoslavie pionnière mais plus dogmatique au départ n'a
pu démontrer toute l'efficacité. Peut-être pourrait-on voir,
grâce à l'Algérie, un pays arabe moderniser l'islam et en
faire un instrument de progrès ; inventer un socialisme
dépouillé de l'européanisme d'un certain marxisme ; ne pas
sacrifier l'agriculture à une industrialisation pourtant
nécessaire. Si c'est réussi, et c'est la raison de mon
intérêt, ce serait la preuve qu'un pays tout entier peut
ressaisir l'initiative culturelle et en faire un instrument
politique.
Initiative que le Chili n'a pas pu — ou pas su —
promouvoir lors de la trop courte expérience Allende. Ce
dernier, porté au pouvoir dans la foulée des réformes
partielles mais déjà hardies de Eduardo Frei, grâce à elles et
à un effort d'éducation en grande partie inspiré par Paulo
Freire, a constitué une équipe remarquable, dévouée, très
acquise au socialisme le plus radical, vers lequel la poussait
en outre une avant-garde d'extrême gauche, très
contestataire. Mais les hommes au pouvoir au Chili de
septembre 1971 à septembre 1973 étaient surtout des
intellectuels, des idéologues, des théoriciens, des bourgeois
de gauche. Ils se sont sciemment aliéné les classes
bourgeoises dont ils sortaient, sans suffisamment renforcer
le soutien que leur apportaient les classes populaires, qui ne
furent jamais en totalité derrière eux. J'en ai expérimenté un
aspect des plus décevants, dans des conversations privées
mais surtout au cours d'une soirée passée dans une ferme
collective d’État près de Linarès, à 300 km au sud de

190
Santiago, en mai 1972. La réforme agraire avait été rapide et
énergiquement menée, mais les paysans n'avaient pas été
préparés à prendre la terre et à la faire fructifier avec des
méthodes modernes, à la façon des anciens propriétaires.
Leur niveau d'éducation était insuffisant et probablement
analogue à celui des paysans russes de 1923 dont Lénine
disait qu'il leur faudrait une révolution culturelle pour entrer
dans le mouvement de coopération. Ces paysans n'avaient
certainement jamais été soumis au système de
conscientisation de Paulo Freire : leur sens critique était
pratiquement inexistant. Aussi, le gouvernement, au lieu de
donner tout de suite la terre aux paysans, la répartit entre
des fermes modèles d’État, où les paysans devaient être
éduqués par des conseillers envoyés par l'administration de
l'agriculture. Lors de ma visite, il était évident que ces
paysans n'étaient pas prêts à se battre pour un système qui
ne leur semblait pas réellement plus avantageux que l'ancien,
mais seulement plus exigeant en travail. Il était évident que le
gouvernement travaillait pour le peuple, mais pas par le
peuple, ni avec lui, et qu'il risquait fort de ne pas survivre à
l'étranglement économique que lui faisaient subir les pays du
monde qui se dit libre.
Et pourtant le Chili a montré qu'une solution socialiste
pouvait être proposée, et réalisée, dans un pays où la liberté
restait totale : durant mes deux séjours, en mai 1972 sous
Allende, comme en février 1967 sous Frei, les journaux de la
capitale étaient terriblement critiques et parfois même
insultants pour le gouvernement, impunément, ce qui ne
pourrait jamais arriver en Europe. Malgré les erreurs,
l'initiative était non seulement autorisée, mais encouragée.
Des amis qui vécurent là-bas me disaient avant le coup
d’État : « C'est la foire, mais quand on croit à quelque chose,
on peut le faire : tout est possible. » J'ai participé, à distance,
aux travaux préparatoires d'un vaste projet, abandonné
depuis naturellement, pour le développement culturel du
Grand Nord chilien, la région d'Arica proche de la frontière
du Pérou et de la Bolivie. Il s'agissait d'une remarquable
entreprise de conversion agricole, avec la participation de
chercheurs de l'Universidad del Norte, et surtout, on

191
l'espérait, des gens eux-mêmes. Il fallait, après avoir étudié
au préalable les populations des vallées isolées dans la
Cordillère et avoir fait connaissance avec leur culture et leurs
problèmes (voir la méthode de Paulo Freire encore), dans
leur vocabulaire et à leur niveau de décision, élaborer avec
eux une politique de développement local et régional établi
sur les structures mentales et les usages traditionnels, mais
aussi sur les possibilités réelles du terrain, du climat, de la
main-d’œuvre. Tout cela à partir des ressources locales,
sans prêts de la Banque mondiale et sans experts
occidentaux : on peut transformer un pays de l'intérieur, avec
les ressources locales, cela s'appelle l'initiative culturelle.
Un cas à suivre dans les années qui viennent, qui ne
manquera pas d'être instructif et exemplaire, dans un sens ou
dans l'autre, est celui du nouvel État de Papouasie-Nouvelle-
Guinée. Je le choisis pour sa difficulté : je n'ai pas de solution
à proposer mais on y a le choix entre un ethnocide et autre
chose d'inconnu. En effet, comme ce fut vrai des colonies
françaises et anglaises d'Afrique, la Papouasie-Nouvelle-
Guinée a été poussée vers l'indépendance par le gouver-
nement australien, en partie pour faire des économies, en
partie pour appliquer des convictions anticolonialistes. La
moitié de la population en est encore à une technologie de
l'âge de pierre et à une économie de chasse : on lui a imposé
un parlement, un gouvernement et une administration, un
système judiciaire, un code, des divisions administratives
territoriales, enfin une économie basée essentiellement sur
les matières premières et sur le tourisme. Aucune réelle unité
politique, géographique ou culturelle ne lie les diverses
composantes du pays. Et pourtant, individuellement, elles ne
peuvent constituer des États viables. Tout le monde sait, et
les ministres du pays mieux que quiconque, que toutes les
régions du territoire vont être envahies par des prospecteurs
miniers, des experts des Nations unies et des touristes qui
viendront s'ajouter à une déjà forte densité de missionnaires
et aux pilleurs d'antiquités qui connaissent le chemin depuis
longtemps. Tout cela formera un gang d'exploiteurs qui
chercheront naturellement à attiser les rivalités et les
particularismes locaux. La sécession avortée de l'île de

192
Bougainville, riche en cuivre, illustre la réalité de ces craintes.
Le gouvernement veut lutter contre une trop rapide désa-
grégation en installant un Institut des cultures chargé, non de
protéger mais d'éduquer et de provoquer la prise d'initiative.
Aura-t-il le temps ? Lui en laissera-t-on le pouvoir ? La
Nouvelle-Guinée serait pourtant un exemple merveilleux de
développement par inspiration locale, si les organisations
internationales et les pays « bienfaiteurs », prenant à la lettre
les idées de Paulo Freire. se bornaient à contribuer à la
conscientisation des populations locales. Les résultats
exprimés par les statistiques du PNB ne seraient sans doute
pas convaincants de longtemps, mais il semble qu'on puisse
faire confiance à l'imagination et à la créativité des citoyens
du nouvel État pour faire évoluer et progresser rapidement,
mais à leur propre pas, les formes culturelles traditionnelles
vers des solutions entièrement nouvelles qui, bonnes ou
mauvaises, seraient les leurs. Mais cela sera-t-il autorisé ? Il
faudrait que les touristes s'abstiennent de venir dans ce
nouveau paradis des « charters » ; que les prospecteurs
attendent à l'extérieur que le gouvernement les appelle au
fur et à mesure des besoins et pour son seul compte ; que
les experts des Nations unies soient choisis non pas parmi
les théoriciens de l'enseignement technique ou du tourisme
culturel mais parmi les meilleurs conscientiseurs de terrain,
en vue de former aussi vite que possible des leaders parmi
les habitants eux-mêmes ; enfin que les anthropologues ne
viennent dans le pays que pour obéir aux requêtes du
gouvernement en matière d'étude des zones les plus
menacées d'acculturation et cela seulement en vue de la
mise au point et de l'application de programmes spécifiques
de développement.
L'Afrique noire, me dira-t-on, ne figure pas dans cet
échantillon. C'est vrai et je m'en excuse auprès de mes amis
africains. Mais je ne puis me forcer à être optimiste pour ce
continent. Les colonisations européennes concurrentes
avant 1960, la lutte des impérialismes depuis l'ont partagé
en zones séparées par des barrières linguistiques et
culturelles, idéologiques et économiques, administratives,
religieuses, actuellement infranchissables. Comment com-

193
muniquer d'un pays à l'autre si les câbles téléphoniques
passent par Londres et Paris ? Comment coopérer si deux
pays africains se relancent à la tête des griefs datant de la
guerre de Cent Ans ou des conquêtes de Napoléon et du
blocus continental ? Les Nigérians n'ont pas pour ancêtres
les Gaulois, mais ils boivent le thé à cinq heures et leurs
juges portent perruque. En 1968, au cours d'un voyage
circulaire dans onze pays d'Afrique, deux collègues
rencontrés à 3 000 km de distance et qui ne se connais-
saient pas me dirent : « Vous autres, Européens, avez tué
en nous, Africains, ce qui était notre meilleure qualité, notre
principal atout dans la course au développement, vous avez
tué la solidarité. » Et en effet, cette vertu créatrice de
culture, qui fut longtemps l'un des traits dominants des
sociétés africaines, est encore une nostalgie mais n'est plus
assez forte pour sous-tendre un effort positif. Elle a été
détruite par l'administration coloniale, par l'école mission-
naire, par la rupture des structures sociales traditionnelles,
par l'émigration vers les petites villes et les grandes
métropoles. Il faudrait que les intellectuels. les responsables
politiques, les planificateurs africains entreprennent un très
long programme de remodelage de leurs pays respectifs,
pour que la solidarité renaisse, sous une nouvelle forme,
dans un but de coopération au développement. Il suffirait que
les élites instruites et les foules urbanisées se remettent à
l'école des groupes moins acculturés et moins aliénés, qui
vivent dans la brousse, afin de ressusciter le pouvoir
d'initiative solidaire. Mais cela supposerait l'abandon des
formes de gouvernement héritées de l'Europe et une reprise
de l'inspiration tribale, allant à rebours de plus de dix ans
d'efforts pour tuer les vieilles traditions culturelles. N'oublions
pas, pour apprécier la possibilité de l'Afrique à redonner vie à
son pouvoir créateur, que ses intellectuels expriment des
idées de gauche, anti-impérialistes, pan-africanistes, en
s'appuyant sur des citations empruntées à Kant, Descartes,
Hegel, Marx et tant d'autres, sans négliger Shakespeare et
Molière ou La Fontaine. L'Afrique noire est donc pour moi un
point d'interrogation et je crois, à regret, que sa libération
réelle ne pourra que suivre celle des autres pays dominés,

194
c'est-à-dire devra attendre que la culture dominante soit
découronnée et ses possesseurs ramenés à leur niveau réel.
Car l'Afrique a été le continent le plus récemment décolonisé
(et encore seulement partiellement), ainsi que le plus
marqué, depuis la terrible hémorragie qui a bloqué son
e
évolution dès le XV siècle pour un demi-millénaire.
Volontairement, je ne m'étendrai pas sur le grand modèle
chinois, que je ne connais pas personnellement et qui semble
trop unique et spécifique pour être réellement utilisable ici,
mais il faut bien entendu en tenir compte, car il pèse d'un
poids immense, surtout psychologique, sur l'avenir du monde.
Je puis seulement témoigner, à son sujet, qu'il représente
l'espoir, pour beaucoup de jeunes et de moins jeunes, de
revenir un jour à la pluralité des centres de décision, de
rompre la domination impérialiste des grands pouvoirs, de
faire connaître la volonté des pauvres de décider seuls de
leur propre avenir, dans les termes de leur culture.
A partir des quelques exemples ci-dessus, limités certes
mais choisis parmi des centaines d'observations directes, je
crois que l'on peut aboutir à une conclusion modérément
optimiste, au moins en ce qui concerne les matériaux de
l'avenir. Il y a une énorme réserve de possibilités, de vertus
créatrices dans le monde non industrialisé, probablement
plus, technologie mise à part, que dans le monde des nantis.
Il y a des trésors d'imagination, d'originalité, d'adaptabilité,
de non-conformisme qui, à l'occasion d'un renversement des
rapports de forces, dû par exemple à une crise économique,
peuvent entraîner, au moins dans un certain nombre de
nations pilotes, cette révolution culturelle en profondeur qui
rendra possible une redistribution de l'initiative à l'échelle
mondiale.

... et à notre porte


Les autres ne sont pas seulement à l'extérieur de nos
frontières, ils existent chez nous, dans les pays riches,
capitalistes ou socialistes. C'est le tiers monde de l'intérieur
dont parle Dom Helder Camara, composé de tous les

195
marginaux, de tous les laissés-pour-compte du dévelop-
pement et de la croissance. Ils vivent à notre porte, nous les
rencontrons tous les jours. Dans les quartiers riches de Paris,
la stratification sociale est horizontale et l'étage des
anciennes chambres de domestiques contient souvent plus
d'habitants que les autres étages réunis. Dans les quartiers
pauvres ou récemment modernisés, c'est une stratification
verticale : d'un côté les immeubles modernes des plus ou
moins nantis, de l'autre les hôtels meublés, les pensions des
marchands de sommeil où le manœuvre sénégalais loue 90
francs par mois le droit de dormir ou de séjourner 8 heures
sur une paillasse qui a deux autres titulaires quotidiens. En
banlieue, c'est un chancre, celui des cités HLM « pour
étrangers », des quartiers gitans à Marseille, des « enfants
du soleil » à Naples, parfois des bidonvilles, des cités de
transit, des foyers d'accueil, des campements des
chiffonniers d'Emmaüs. A la campagne, c'est le saupou-
drage des petites fermes sans espoir, des retraités à la
limite de l'assistance publique, des ouvriers agricoles
vivant avec six enfants, ou dix, dans des baraques datant
de la dernière guerre, de veuves aux ressources juste
suffisantes pour ne pas mourir de faim.
Tous ceux-là, qui n'ont pas droit à la culture des riches,
n'auraient-ils droit à aucune culture ? Ils ne sont pas
vraiment des consommateurs rentables, car leurs
ressources sont trop faibles. Ils n'ont accès qu'à des
publications à bon marché, lorsqu'ils savent lire
couramment, aux boutiques de friperie, aux bureaux
d'entraide. C'est une sous-culture, inférieure à tous les
points de vue, mais surtout inférieure par le désespoir vite
atteint, le sentiment d'être rejeté. La seule initiative culturelle
qui leur reste consiste à inventer des moyens de ne pas
mourir de faim et de froid, à faire appel à une solidarité
élémentaire à laquelle répondent les autres démunis et
quelques organisations bienfaisantes qui ne peuvent que
parer au plus pressé sans réellement construire du durable.
Ce n'est même plus la catégorie de pauvres décrite par
Richard Hoggart. Ce sont des misérables, c'est-à-dire des
pauvres qui ont pu comparer leur condition à celle de leurs

196
voisins moins défavorisés. Ils ont déjà, à de nombreuses
reprises, fait l'effort et eu l'espoir d'en sortir, mais ils ont
toujours échoué et, finalement, ont renoncé. Bien sûr, parmi
eux, il y a de vraies épaves, comme c'est inévitable dans
toute société mais je me refuse à considérer des centaines
de milliers, peut-être des millions d'individus, comme des
épaves — ou alors notre civilisation ne mérite pas de
survivre. Et leur nombre ne fait que croître, aussi vite que
celui de la majorité qui s'embourgeoise et qui prospère dans
la consommation et dans l'inflation.
Car plus la société de consommation se perfectionne, plus
l'inflation apporte une prospérité brillante et ostentatoire, plus
aussi ces marginaux se multiplient, voient se fermer les
dernières portes, disparaissent aux yeux des nantis et des
repus. C'est uniquement un problème de dignité et de morale
pour les responsables et pour les riches, car il est exclu que
ces marginaux, ce tiers monde de l'intérieur représentent un
danger politique quelconque. Ils votent rarement et leur état
de dénuement ne les mettra jamais, de près ou de loin, en
contact avec la politique.

Immigrés et minorités nationales


Juste au-dessus de ce cercle le plus bas et le plus
désespéré du sous-développement intérieur des pays riches,
se trouve la grande masse des immigrés et des minorités
nationales opprimées et discriminées. C'est-à-dire, pour les
premiers, les Turcs et Yougoslaves en Allemagne, les Nord-
Africains et les Portugais en France, les Italiens en Suisse,
les Indiens et les Jamaïcains en Angleterre, les Chicanos
(Mexicains) aux Etats-Unis. Et pour les secondes, les Noirs et
les Indo-Américains aux Etats-Unis, les Polonais et les
Italiens intégrés depuis longtemps en France, les Kurdes en
Turquie, en Irak et en Iran, les diverses ethnies nationales
d'Union soviétique, les Lapons en Scandinavie, les
Esquimaux du Groenland et du Nord canadien, les
aborigènes d'Australie, les Basques en Espagne... Chacun
peut ajouter à cette liste les exemples qui lui viennent à

197
l'esprit. J'ai pour ma part découvert récemment un problème
analogue, mais étonnant car il s'agissait d'une combinaison
des deux catégories : les Andalous de Catalogne, dans la
banlieue de Barcelone. Au sein d'un même pays, on trouve
des représentants d'une ethnie importante, illustre, prenant
place parmi les plus évoluées et politiquement importantes du
pays, exploités, méprisés, exclus de tout ce qui est social par
une autre ethnie, d'une importance analogue, mais pas
supérieure. Les Andalous des faubourgs de Barcelone sont
réellement enfermés dans des sortes de ghettos d'où ils ne
sortent que pour travailler à des métiers trop durs ou trop
sales pour les nobles catalans. Ils vivent dans des cités
spécialement conçues pour être facilement isolées par la
troupe en cas de troubles, placées dans les zones les plus
insalubres et inondables. Peut-être faut-il ajouter à cette
catégorie les réfugiés politiques et les rapatriés, au moins
tant qu'ils n'ont pas été intégrés dans la société d'accueil. Ils
constituent des groupes loin d'être négligeables : que l'on se
rappelle en France le million de rapatriés d'Algérie et surtout,
après la dernière guerre, les personnes « déplacées » en
Europe centrale, sans parler des 300 000 réfugiées
palestiniens qui végètent dans des camps du Liban riche et
bourgeois.
Pour l'ensemble du monde développé, les immigrés
récents et non intégrés peuvent être estimés à environ 5-
10% de l'ensemble de la population (mais une proportion
plus grande de la force de travail) ; les minorités nationales
peuvent, dans certains pays, atteindre de 5 à 15%. Ils
constituent autant de kystes culturels, possèdent leur
propre identité mais sont relégués par leur statut social et
leur niveau économique au bas de l'échelle. Les uns, parmi
les immigrés, pourront rentrer au pays. Les autres, la
majorité, sont enracinés plus ou moins profondément, pour
des raisons diverses, souvent de force majeure. Mais ils ont
leur culture à eux, souvent leur langue et leur religion,
toujours leurs habitudes qu'ils voudraient conserver.
Tous ces groupes ne doivent pas être oubliés : ils sont
nécessaires, paraît-il, à l'économie des pays post-
industrialisés. Ils constituent un réservoir de main-d’œuvre

198
peu qualifiée, peu exigeante, à bon marché. Ils ont peu de
droits et beaucoup de devoirs. Beaucoup ne votent pas,
soit parce qu'ils n'ont pas la nationalité de leur pays de
résidence, soit parce qu'ils ne savent pas s'exprimer
suffisamment bien. Sous le nom d'action sociale et
d'intégration, le gouvernement les maintient à la limite de la
survie et leur donne juste assez pour ne pas risquer de
troubles sociaux ou de grèves. Les syndicats les
soutiennent mollement, surtout verbalement en temps
ordinaire, mais ne les défendront jamais si le gouvernement
les expulse en cas de crise de l'emploi. La vindicte publique
s'attache à eux dès qu'un meurtre est commis par l'un des
leurs ou qu'on a vu un immigré dans un rayon de cent
mètres autour du lieu d'un crime.
C'est donc un sous-prolétariat, tel que Marx et Lénine
n'auraient pu l'envisager, un peuple d'esclaves volontaires ou
involontaires, environ 15 millions pour l'ensemble de l'Europe
occidentale, 25 à 30 millions pour les États-Unis.
Et pourtant tous ont leur culture : ils ont un patrimoine
hérité du passé de leur ethnie, de leur société, de leur pays
d'origine, mais qu'ils ont dû quitter soit de force, soit poussés
par la misère ou la nécessité d'aller chercher de quoi faire
vivre leur famille. Ils ont un droit sur ce patrimoine, et non
pas seulement sur celui du pays dit d'accueil. Ils ont aussi
une créativité vivante, d'autant plus forte et inventive qu'elle
est, et a été longtemps, le seul recours contre le malheur.
Cette créativité ne peut s'exercer le plus souvent que dans le
cadre pouilleux de bidonvilles, mais alors quelle explosion
étrange et méconnue. J'ai visité un jour de 1967 une
exposition au musée des arts populaires de Santiago (Chili)
qui présentait les résultats d'une enquête dirigée par des
élèves d'un lycée de Concepción, à 500 km au sud, dans un
bidonville de la périphérie. Jeux, instruments de musique,
solutions ingénieuses aux problèmes de la vie quotidienne,
transposition de produits de la haute culture en termes bon
marché... Nous manquons d'études et de certitudes sur ces
cultures, car les recherches sont en général faites dans
*
l'abstrait, par des analystes scientifiques qui s'intéressent

199
aux faits et non à leurs conséquences, encore moins aux
moyens d'y remédier.
L'action de Muse à New York et du Neighborhood Museum
d'Anacostia à Washington, musées-centres culturels de
quartier, a montré non seulement les possibilités qui existent
mais aussi des voies nouvelles pour l'initiative culturelle
dans des environnements du type ghetto. Aux environs du
premier nommé, dans le quartier de Bedford-Stuyvesant,
célèbre communauté noire de Brooklyn, des associations
d'habitants ont rénové une partie des maisons, recréé une
atmosphère agréable, renouvelé les relations sociales et
familiales. Certaines rues ont maintenant un caractère
charmant et vieillot, mais admirablement entretenu, de
banlieue cossue, nettement plus propre et calme que les
quartiers bourgeois (et blancs) environnant le parc de ce
même Brooklyn. De même à Anacostia, une action
vigoureuse, menée par le musée, après des essais
infructueux d'animation culturelle artistique classique, a
permis, il y a cinq ans, de diminuer sensiblement le fléau
constitué par les rats pour l'hygiène et l'économie de la
communauté, et cela grâce à l'initiative et à la participation de
cette communauté, et particulièrement des jeunes.
Un autre exemple, plus ancien et choisi en URSS, est celui
de la minorité arménienne. Grâce à des encouragements
intelligents et à une politique systématique d'incitation et de
promotion culturelle, les Arméniens de la RSS d'Arménie
sont devenus, en un demi-siècle, ce qu'on pourrait appeler
une des ethnies dirigeantes parmi les peuples d'Union
soviétique ; ce peuple a beaucoup apporté au dévelop-
pement intellectuel, scientifique, technique. Simultanément,
l'URSS a établi en Arménie socialiste une sorte de foyer
national arménien qui exerce incontestablement une
attraction et une fascination sur les Arméniens de la
diaspora, même sur les moins suspects d'idées socialistes.
Quel dommage que l'URSS n'ait pas appliqué les mêmes
méthodes à d'autres grandes minorités, comme les
Ukrainiens, et ait adopté à leur égard une politique
d'intégration systématique qui a fait perdre des trésors
d'initiative culturelle potentielle. Quel dommage aussi que les

200
Turcs n'aient pas fait la même chose pour leurs propres
Arméniens après la Première Guerre mondiale, et
maintenant pour les Kurdes.
Il semble que les groupes sociaux ou ethniques opprimés,
ou plus simplement mis en concurrence avec des groupes
voisins plus importants et politiquement ou culturellement
dominants, aient une vitalité culturelle unique. Leur pouvoir
d'imagination est considérablement aiguisé, ainsi que la
faculté typiquement culturelle d'adaptation à des situations
difficiles ou même dangereuses. Faire appel à ces dons,
pour servir au développement de la société globale, tout en
donnant à leurs détenteurs la fierté de leur culture et de leur
existence, serait probablement de bonne morale et de
bonne politique. Il faut montrer que des gens d'origine
différente, ethnique, culturelle, professionnelle, peuvent
ensemble créer quelque chose de vivable. Les grands pays
européens sont la preuve vivante que c'est possible : n'ont-
ils pas depuis au moins un millénaire été construits à partir
de composantes très différentes ?

La France de Guy Lux


A un niveau de dépendance et de misère beaucoup moins
marqué, nous trouvons les catégories dites « populaires »,
que certains sociologues appellent « la France de Guy Lux ».
Ouvriers, employés et paysans, s'ils ne sont pas des
étrangers, s'ils ont reçu essentiellement le même genre
d'éducation que la bourgeoisie, s'ils parlent la même langue
et jouissent des mêmes droits civiques, sociaux et
économiques, sont en fait, on l'a déjà vu, exclus de la haute
culture par ignorance des codes et du système de références.
Leur vie se passe aux antipodes de celle des arbitres du
goût: on dirait vulgairement qu'ils ne sont pas sur la même
longueur d'onde. Ils ne sont plus en proie au besoin immédiat
mais ils sont bien conscients que leur prospérité est fragile, et
d'autant plus que leur initiative culturelle est nulle, illusoire.
Elle ne fait pas partie des choses que des syndicats peuvent
négocier autour d'un tapis vert. La cogestion, forme nouvelle

201
du paternalisme, peut-être... L'autogestion, jamais ! Ouvriers
et paysans sont essentiellement des producteurs, qu'un
siècle de coopératives, de syndicalisme et de progrès social
n'a pas mis à l'abri des récessions, des abus sociaux, de
l'abrutissement par le travail à la chaîne ou par les travaux
purement physiques.
Eh bien, ceux-là aussi, quoi qu'en pensent les arbitres du
goût, ont leur culture et elle n'est pas encore complètement
absorbée par la société de consommation, bien qu'elle soit
très menacée. Cela se remarque dans plusieurs domaines
particuliers :
— la nourriture : surtout à la campagne, avec la survi-
vance des régionalismes culinaires ;
— la décoration du foyer : avec la persistance du bibelot,
du chromo, du souvenir de voyage, et un certain culte de la
famille;
— l'éducation des enfants : avec le maintien de certains
principes moraux, d'habitudes héritées de l'apprentissage
d'autrefois, d'une participation à la vie matérielle de la famille,
d'un langage vernaculaire plus simple que celui de l'école,
mais aussi plus créateur et vivant ;
— le sport et en général l'utilisation du temps de
loisir.
Chose effarante : dans les pays développés, dans le
rayon d'action de la haute culture, l'étude de ces phéno-
mènes s'appelle ethnographie ou « arts et traditions
populaires » et le résultat en est soigneusement exclu des
musées d'art et des tableaux de la culture dite nationale.
C'est du secondaire, du naïf, du pittoresque, qui n'a pas de
vraie importance ; cela fait partie, en fait, de l'environnement
naturel, comme si la population pauvre était une branche de
la zoologie. De bons esprits attachent une valeur rédemptrice
au travail à la campagne ; d'autres voudraient faire du travail
à l'usine un moyen de faire connaître aux fils de riches les
classes défavorisées. Autant de manières de cacher le refus
de considérer ces gens comme des égaux.
Du coup le potentiel culturel de ces couches rurales ou
urbaines, étranglé par la généralisation de la consommation,
ne trouve plus guère à s'exercer que dans le cadre restreint

202
de la famille et dans celui plus spécialisé et professionnel du
syndicalisme. Les plus créateurs peuvent en effet trouver un
exutoire à leur besoin d'initiative et à leur don de construction
sociale dans le militantisme syndical. Il ne faudra pas l'oublier
au jour de la révolution culturelle, car c'est parmi les militants,
non pas politiques, mais syndicaux, que l'on pourra trouver les
éléments les plus capables de lancer quelque chose de
nouveau. Cela au moins dans les pays de syndicalisme de
combat où celui-ci est à la fois l'école et le conservatoire de
l'initiative, pour la majorité des gens. Pour moi, l'avenir du
syndicalisme n'est pas dans la politique des partis classiques,
mais dans le développement culturel, et les syndicats
pourraient devenir facilement le cadre d'un nouvel appareil
éducatif.
Une expérience intéressante, quoique trop limitée, a été
faite il y a quelques années par la Smithsonian Institution de
Washington. Cet organisme officiel du gouvernement
américain, doté d'un statut mixte et d'une large autonomie,
doit être suivi de près en raison du très grand nombre
d'idées et d'initiatives intéressantes qui peuvent servir les
problèmes que j'étudie ici. Il a donc organisé un festival
culturel américain, tenu annuellement pendant quelques
jours à l'époque de la fête nationale, sur le Mall de la
capitale, c'est-à-dire une sorte d'esplanade entre des
bâtiments officiels. Le festival a pour but de montrer la
diversité des cultures dites populaires autochtones ou
importées, d'origine européenne ou non. L'une des
réalisations les plus remarquables concernait la culture
des travailleurs de la métallurgie. Une équipe d'ouvriers,
occupée à monter une structure métallique, en plein milieu
du Mall, vécut ainsi pendant des heures et des jours sous
les yeux des badauds, répétant les mêmes gestes
professionnels, chantant les mêmes chants, mangeant les
plats habituels aux heures habituelles, portant les
vêtements fonctionnels les plus usuels, le tout commenté
au micro par l'un d'eux. On eut à cette occasion la
révélation de tout un microcosme naturel qui ne devait
pratiquement rien à la haute culture et qui n'était plus
ethnographique puisque postindustriel.

203
Il faudrait encore décrire, au degré supérieur, la plus
proche de la haute culture et qui lui appartient par bien des
aspects, la culture des jeunes. Je me bornerai à la
mentionner, laissant au lecteur le soin de faire ses propres
observations et de se demander quel apport cette forme de
culture pourrait faire à une entreprise vraiment collective de
développement culturel. Pour moi, je suggérerai seulement
que les jeunes sont les seuls à pouvoir donner à un tel
développement une de ses dimensions indispensables :
celle de l'utopie. La révolution culturelle chinoise aurait-elle
été la même sans les gardes rouges ? La révolution cubaine
et les révolutions africaines seraient-elles les mêmes sans
les divers groupes de pionniers que chaque nouveau régime
crée et utilise comme une force d'avant-garde ? Pour que la
révolution culturelle réussisse il faut qu'un certain pouvoir
soit donné à l'imagination. Seuls les jeunes en sont vraiment
capables. Parmi les cultures des autres, celle des jeunes est
la plus précieuse mais c'est aussi la plus spontanée, la plus
indestructible, parce qu'elle est éternellement recom -
mencée.
Je conclurai ce rapide survol des diverses cultures en
insistant à nouveau sur le foisonnement culturel qui est
extérieur à la culture des riches. La prépondérance de celle-
ci repose sur la prédominance économique de la caste qui en
a le monopole. Que le pouvoir économique soit atténué et
partagé et toutes les conditions seront réunies pour retrouver
cette pluralité des cultures dans le monde et dans chaque
pays qui est la condition sine qua non d'un développement
équilibré de l'homme, par l'homme.

204
CHAPITRE X

De l'acculturation au syncrétisme

« Notre société occidentale qui se dit officiellement


tolérante, bienfaisante pour les autres, continue, malgré les
bons sentiments exprimés, ce chemin de l'histoire d'incom-
préhension, d'irrespect, de destruction, d'anéantissement de
la culture des petits peuples. »

Cette phrase est tirée de l'avant-propos d'Ammassalik ou


la Civilisation obligatoire, par le Dr Robert Gessain, titulaire
de la chaire d'anthropologie au Museum national d'histoire
naturelle et ancien directeur du Musée de l'homme à Paris. Il
s'agit de l'histoire récente d'un petit groupe d'Esquimaux de
la côte Est du Groenland : traditions, croyances, art,
économie, technologie, mais surtout vie quotidienne la plus
banale, relations familiales et enfin relations avec l'homme
blanc et la civilisation technique. Lors de leur premier contact
avec les Européens, dans les années 1880-1884, ces
Esquimaux étaient 470 environ et leur territoire recouvrait
plusieurs centaines de kilomètres de côtes. Ils étaient
chasseurs de phoques, vivaient dans des maisons familiales,
pratiquaient une sorte de transhumance et leur religion était
étroitement liée à l'environnement et à la survie. En raison de
l'étroitesse de la population, la vie sociale était resserrée et
sans inhibition. L'habitat était préhistorique, encore proche
des traditions sibériennes, et le fer venait de faire son
apparition.
En 1966, lors du second séjour du Dr Gessain (le premier
se situant en 1935), ils sont 2 500. Mais leur culture est en

205
voie de disparition très rapide. Pour la plupart, la chasse et la
pêche ne sont plus que des occupations du dimanche ; le
luthéranisme s'est superposé à la religion ancienne qu'il a
tendance à remplacer ; le costume s'européanise tandis
que les vêtements originaux, conçus pour la pêche, la
chasse et des modes de vie « primitifs 2., deviennent
symboles de fête, objets de folklore. Le métissage a pris
des proportions considérables ; l'hygiène et la médecine
moderne ont supprimé la plus grande partie des maladies
anciennes et de la mortalité infantile mais doivent lutter
maintenant contre les nouvelles affections importées
d'Europe.
Dans cette affaire, l'impérialisme, au sens que je lui ai
donné plus haut, ne peut être invoqué. Pour le Danemark,
malgré le commerce des phoques et des peaux d'ours,
Ammassalik n'est pas important et coûte relativement cher,
d'autant plus que la population s'accroît rapidement. C'est
l'histoire d'une charité trop grande, mal appliquée,
finalement meurtrière. Il suffit de lire le livre pour connaître,
de chapitre en chapitre, ce conte vrai du bonheur forcé, à
l'européenne. Ce qui m'a frappé le plus, c'est le côté
anticulturel de cette acculturation, particulièrement net chez
les Esquimaux, en raison de l'environnement hostile. Si en
effet la culture, c'est l'adaptation au milieu et l'invention de
solutions aux problèmes de la vie, les Ammassalimiut de
1880 étaient un peuple hautement cultivé, ayant atteint un
équilibre satisfaisant avec la nature, le climat, les ressources
alimentaires, aboutissant notamment à un équilibre
démographique. En 1966, cette évolution millénaire et cet
équilibre ont été gommés, réduits à rien. A la place, les
colonisateurs danois, conscients de leur supériorité sur ces
indigènes en retard de plusieurs civilisations, ont imposé en
quelques années des solutions techniques qui nient la
nature, le climat et les ressources alimentaires locales, tout
en créant des conditions de vie entièrement artificielles, ne
nécessitant aucun effort, aucune initiative : habitat de type
scandinave avec chauffage central, éclairage électrique et
mobilier fonctionnel ; vêtements européens ou transposition
en matériaux modernes des habits esquimaux ; nourriture

206
en grande partie importée avec une diététique nouvelle,
inspirée des principes et habitudes du Danemark ; hôpital et
assistance médicale gratuite (et sanatorium !) ; éducation
scolaire à l'occidentale ; emploi garanti au service du
gouvernement ou allocations sociales ; lois et règlements
omniprésents. C'est-à-dire que les Européens font vivre les
Esquimaux comme des Européens, non pas dans
l'environnement, mais contre lui.
Ce livre devrait être non seulement lu mais médité : il ne
fait pas le procès des seuls Danois, mais de toute la culture
dominante, de toutes les acculturations forcées ou octroyées:
« Les Ammassalimiut sont en train de s'adapter aux
nouvelles conditions créées par la grande révolution
alimentaire et technique qu'ils viennent de subir en deux
générations. La sélection se fait désormais plus sur les
capacités d'immunisation que sur la résistance au froid,
plus sur la capacité de supporter les horaires à l'école et
au bureau que sur l'habileté, la rapidité, la force à la
chasse. »
Il y a des ethnocides qui tuent physiquement, d'autres qui
détruisent culturellement. La révolution technologique est à
l'opposé de la révolution culturelle : son efficacité immédiate
est grande mais elle est dirigée contre l'homme. On
comprend facilement pourquoi les peuples ainsi acculturés
sont devenus incapables d'un développement voulu et
conçu par eux-mêmes. Le développement réel étant
nécessairement exprimé par chaque peuple dans le
langage de sa culture, si ce peuple n'a plus de culture
vivante, son développement ne peut être qu'un simple
progrès technologique imposé de l'extérieur, avec l'aide
d'experts. On aimerait pouvoir convaincre de ce
raisonnement les ministres des pays du tiers monde qui
viennent faire antichambre chez les Grands ou dans les
organisations internationales, pour mendier les recettes de
l'accroissement du produit national brut et du bonheur à
l'européenne et qui repartent ayant signé l'indispensable

207
accord culturel et des contrats d'experts qui assureront une
acculturation rapide.

La culture du tanakè
Tous les peuples, heureusement, ne sont pas aussi
désarmés que les Ammassalimiut ; j'ai pu constater, au
cours de mes voyages, qu'il existe une réponse des pauvres
à la culture des riches, une culture-parasite (au sens du
poisson-pilote, du rémora ou de l'oiseau pique-boeuf) qui se
nourrit du gaspillage de la société de consommation. Cette
culture est aussi internationale que la haute culture, mais
elle en inverse les caractéristiques principales : elle est
fondée sur la pénurie au lieu de l'être sur l'abondance ; elle
émane du pauvre et non du riche ; elle transgresse toutes
les règles de la société capitaliste, comme celles de la
société socialiste ; elle satisfait le nécessaire, sans s'étendre
au superflu ; elle ne transforme pas de matières brutes, mais
recycle des produits industriels. Elle est bien vivante du cap
Nord à la Terre de Feu, des villages de pêcheurs de Taiwan
aux faubourgs d'Accra, des barrios de Lima aux souks de
Kerbelah. Je l'appelle la culture du tanakè, parce que tanakè
est le mot arabe proche-oriental, lui-même fabriqué à partir
de l'américain tank, pour tout objet réalisé à partir d'une
boîte, d'un bidon, d'un emballage métallique abandonné. J'ai
fait la connaissance de ce phénomène au Liban et en Syrie
vers 1960, et je l'ai ensuite régulièrement retrouvé, un peu
partout, au cours de chaque voyage, dès que je m'écartais
des itinéraires officiels pour trouver les gens ordinaires.
Voici, à titre d'exemple, un échantillonnage, correspondant à
une collection d'objets ou de reproductions d'objets que j'ai
rassemblée pendant dix ans :
— partout : les maisons des bidonvilles et, dans les cités
ouvrières, les annexes, des décors extérieurs, des abris à
outils, des accessoires de jardinage, notamment des cache-
pots ;
— Dahomey et Ghana : lampes-pigeon faites à partir de
boîtes de bière (Belgian Export) ou de lait concentré,

208
coupées en deux, une capsule d'eau minérale étant utilisée
pour faire une collerette au tuyau portant la mèche ;
— Nigeria du Nord : flacon à khôl (fard à yeux) en zinc,
copié sur les flacons en boyaux de chat traditionnels ;
— Irak : pompe à main composée d'un cylindre à deux
ouvertures et d'un piston coulissant, servant à puiser le
pétrole dans un baril et à le transférer dans une lampe ou
une bouteille ; façonnée dans une boîte de sauce tomate
grecque ;
— Kenya : bracelet de perles (tribu des Masaïs) imité
d'un bracelet-montre, le cadran étant remplacé par un simple
bouton de chemise de sport, blanc ;
— Taiwan : dans un village de pêcheurs au nord de
Taipeh, décor entier du toit d'une pagode, en plastique
découpé de couleurs vives, représentant des dragons et
des personnages mythologiques ;
— Concepción (Chili) : instrument de musique à cordes
composé d'une planchette, de trois fils de fer cloués sur cette
dernière à leurs extrémités et d'une canette de bière pour
tendre les fils ;
— Ghana : « mamy-wagon », petits véhicules de
transport en commun, décorés de couleurs vives, de scènes
rustiques, de sentences religieuses, de porte-bonheur ;
— Dacca (Bangla Desh) : taxi-scooters ou taxi-vélos,
pourvus de bavolets, de dais, de caisses et de sièges
décorés, peints, brodés, parsemés de clous et de chutes de
plastique ;
— Bahia (Brésil) : amulette yoruba de fabrication locale,
composée d'un coussinet de plastique bleu et d'un morceau
de bois blanc.
L'une des lampes-pigeon, faite d'une boîte de bière
belge, fut l'objet d'une discussion passionnée au sein
d'une assemblée d'élèves et de professeurs de l'école
normale de Porto-Novo, au Dahomey, réunis en présence
de hauts fonctionnaires dahoméens et de muséologues
de plusieurs pays d'Afrique occidentale, un soir de 1970.
Avec un collègue allemand, le Pr Zwernemann, j'avais
acheté exprès cette lampe, pour 10 francs CFA (0,20
francs français) sur le marché d'Ouidah, autre ville du

209
littoral dahoméen dont le rôle de centre culturel
traditionnel est reconnu d'une partie importante de la
population du pays. Nous utilisâmes la lampe pour
illustrer un court exposé, suivi d'un long débat, sur la
signification et le langage de l'objet : la lampe devint
successivement élément de connaissance de l'économie,
de la société, de la création esthétique, de la technologie,
de la vie familiale. Parmi l'assistance, un petit nombre
d'intellectuels et de fonctionnaires s'opposèrent à ce
qu'un objet aussi ordinaire et trivial pût être considéré
comme facteur culturel et instrument de démonstration,
encore moins comme pièce de musée ; mais la majorité
exprima son accord avec notre point de vue. Quelqu'un
demanda que l'action culturelle soit fondée « sur ce qui se
passe dans la rue ».
Cette scène est restée, dans ma mémoire, très
significative : les tenants de la haute culture rejettent la
culture du tanakè, comme ils rejettent ses auteurs, tandis que
celle-ci est facilement perçue comme culture par les esprits
moins acculturés.
Il s'agit bien en effet d'une culture à part entière, sorte
d'image négative de la haute culture : elle a sa technique
(transposition artisanale des techniques sophistiquées de la
société industrielle), sa production de demi-série (les lampes
sont fabriquées par dizaines d'exemplaires), son art surtout
décoratif. C'est une culture qui s'applique à des sociétés non
industrialisées mais vivant dans un monde et à une époque
où l'industrialisation ne peut être ignorée et provoque des
changements obligatoires. La société marginale, composée
de réfractaires ou surtout de personnes opprimées et
exploitées, est placée dans un environnement où les biens
de consommation sont rares et précieux, ainsi que les
matières premières, par manque d'argent et à cause de sa
non-insertion dans le circuit économique national et
international. Un habitant de Ouidah a besoin de s'éclairer la
nuit ; son acculturation partielle lui a fait abandonner la
lampe en terre traditionnelle et l'huile comme combustible,
pour adopter le pétrole, bon marché en petites quantités.
Mais les lampes fabriquées industriellement sont trop chères

210
pour une famille normale. Si l'on pouvait en acheter une, ce
ne serait sans doute que pour en faire un symbole de «
standing », une œuvre d'art exotique à montrer aux amis et
aux visiteurs, l'équivalent, toutes choses égales, des
masques nègres chez un collectionneur européen. Pour
l'usage courant, on a créé une imitation de la lampe
industrielle, avec les matériaux dont on peut disposer sur
place, c'est-à-dire de la ferraille, des boîtes en fer-blanc ou
en aluminium, ramassées sur les tas d'ordures ou rachetées
au cafetier du coin. Ce sera un forgeron de village, avec un
équipement rudimentaire, mais en appliquant son habileté
ancestrale à un matériau aussi peu noble qu'il est abondant,
qui fabriquera des lampes pour les usagers du marché local.
Le prix de 10 francs CFA, très bas pour un Européen,
correspond aux normes économiques de la société non
industrialisée. Une mèche tressée, faite en Europe, coûte
exactement le même prix sur le même marché ; on fera donc
des mèches de fortune, avec de la charpie ou de vieux
chiffons déjà réutilisés cent fois.
Le même raisonnement pourrait aisément être répété avec
d'innombrables objets usuels, dont les plus étranges sont
peut-être les haches et couteaux en verre de bouteille taillé,
façonnés et utilisés couramment par certains groupes
d'aborigènes d'Australie, qui remplacent les outils
paléolithiques en silex.
On peut rattacher à la culture du tanakè des phénomènes
variés, mais tous de nature fortement culturelle, qui se
retrouvent dans le monde entier mais jamais sans doute
avec un tel foisonnement qu'en Afrique. Je me souviens
ainsi de cet orchestre camerounais, d'ailleurs fort connu à
Yaoundé, dont l'un des instruments était un couvercle de
carter d'automobile ; et de ces constructions du Nord du
Nigeria, case de sorcier dans le village de Sha et palais de
l'émir de Kano, où l'un des motifs principaux du décor
architectural, en simple argile modelée à Sha, en paillettes
de mica à Kano, était la silhouette, vue d'en dessous, d'un
avion quadrimoteur ; et encore de ces extraordinaires
mélanges musicaux que l'on retrouve à peu près partout

211
dans le monde, témoignant des influences du jazz ou de
l'introduction d'instruments européens.
Avec la culture du tanakè, nous nous trouvons clairement
devant un phénomène d'initiative culturelle spontanée, que
l'on peut sans doute qualifier de syncrétisme, réaction
d'autodéfense de sociétés qui refusent l'oppression des
riches, non pas consciemment mais spontanément, et qui,
ne pouvant rester absolument autonomes, cherchent
astucieusement à utiliser certaines retombées de la haute
culture, pour les transformer en de véritables créations
originales : c'est la nouvelle culture du pauvre.

Des formes religieuses nouvelles


L'un des meilleurs symptômes de créativité culturelle a
toujours été l'apparition de nouvelles formes religieuses ou
la transformation de formes anciennes, tandis que
l'impérialisme culturel se manifeste notamment par
l'imposition d'une religion dominante, sous une forme très
rigide. Le christianisme missionnaire, jusqu'à une époque
récente, refusait tout accommodement avec les cultures
évangélisées, lui qui avait, dans les premiers siècles de
son histoire, systématiquement assimilé nombre de fêtes,
de rites, de croyances, d'édifices, même de concepts du
paganisme gréco-romain et des religions orientales ou
germaniques. Mais le latin était, jusqu'en 1965, la langue
véhiculaire du catholicisme, tandis que les prosélytes
anglicans se faisaient les apôtres, non seulement de Dieu
mais d'un puritanisme très hypocrite et très victorien.
Chose curieuse, il faut reconnaître en passant que, dans
ce domaine au moins, l'islam fut plus habile et plus
respectueux des cultures locales, du moins en Afrique où
son avance fut aidée par le remarquable développement
d'un islam noir, très marqué, et de ses nombreuses
confréries, structures de transition et d'adaptation entre la
religion importée et la spiritualité locale.
Tandis que nos sociétés occidentales, devant l'affai-
blissement du sentiment chrétien, chargeaient les

212
théologiens de rajeunir le langage, les rites et la doctrine —
dans un réflexe caractéristique de conservation d'un
«patrimoine spirituel» —, les autres sociétés gardaient
l'initiative religieuse et ne cessaient de combiner avec plus
ou moins de bonheur les traditions locales et la religion des
Blancs.
Historiquement, ce processus est bien connu. Il s'est
manifesté, pour ne pas remonter au déluge et rester dans le
domaine commode de la colonisation, en Amérique latine,
e
dès l'arrivée des Espagnols et au XIX siècle. Qui est
réellement Notre-Dame de Guadalupe, patronne du
Mexique ? La mère du Dieu des chrétiens ou une divinité
aztèque ? D'où vient l'inspiration de l'incroyable festival qui
se déroule sur le parvis de sa basilique, pendant au moins
une semaine chaque année ? Il s'agit sans doute d'un
syncrétisme spontané, d'un acte anti-théologique, sorti de
l'esprit profondément religieux d'un peuple. Le
christianisme n'est qu'une façade commode, susceptible
d'amadouer les envahisseurs devenus élites au pouvoir,
comme les thèmes des jeux, danses et mystères
représentés pendant les fêtes de décembre ne sont
historiques, contemporains, européens que d'apparence.
Les fêtes de Guadalupe sont la rébellion culturelle et
spirituelle de tout un peuple, offertes à des dieux qui
parlent sa langue et qui ont continué de vivre et d'agir avec
l'homme et pour l'homme, à travers toutes les vicissitudes
politiques.
Même impression à Bahia, ou plutôt dans la banlieue de
la ville, en visitant le sanctuaire célèbre de Nosso Senhor
do Bonfim, crucifix miraculeux, pèlerinage chrétien annexé
depuis longtemps par les Noirs de la région pour leurs
cérémonies, fortement teintées de christianisme mais
surtout d'origine africaine et à dominante yoruba. Pendant
des années, il leur avait été interdit d'entrer dans l'église
pour leurs festivals. Le parvis était donc devenu peu à peu
un lieu de culte en plein air, incroyablement vivant,
scandale pour les âmes bien pensantes et chrétiennes.
Vers 1965, le desservant du pèlerinage, pour la première
fois, ouvrit l'église aux Noirs pour leur culte. Cet

213
œcuménisme d'un nouveau genre relança le scandale. Je
ne sais ce qui arriva depuis. Mais je puis témoigner que
cette vitalité religieuse des Noirs de Bahia n'est qu'un
symbole parmi bien d'autres d'une vie culturelle intense,
peut-être moins acculturée qu'en Afrique noire.
On a vu, dans les années 1950, s'épanouir au sud de
l'Indochine le caodaïsme, rassemblement de personnages
hétéroclites, Bouddha, Jésus-Christ, Victor Hugo et je ne sais
qui encore. On a vu se répandre au Gabon et au Congo la
secte de N'Gol, où le Christ, comme dieu mâle principal du
panthéon local, est représenté sous les traits du général de
Gaulle, et la croix latine remplacée par la croix de Lorraine au
fronton des églises.

On pourrait citer de très nombreux autres exemples, pris


dans les pays industrialisés eux-mêmes : les musulmans
noirs de Malcolm X aux États-Unis ; les innombrables
groupuscules organisés autour de gourous indiens sérieux
ou farfelus, du grand Shri Aurobindo à l'inénarrable Mahara
Ji ; les néo-chrétiens d'origine hippie. Tous ces
mouvements, correspondant parfois à d'incontestables
convictions religieuses, représentent soit des actes
individuels et collectifs de refus de la société industrielle et
de la haute culture, soit des agressions contre elles. Ils
s'accompagnent de manifestations culturelles annexes :
diététique particulière, attitudes vestimentaires, vie en
communauté, dont le seul point commun, la seule
justification est de prendre ses distances, négativement, par
rapport à la société dont on rejette l'oppression.
Plus donc qu'un renouveau des vieilles religions,
dévaluées par leur association séculaire avec la haute
culture et avec la caste dominante, on assiste à une
floraison de religions nouvelles, pas assez fortes pour
s'affranchir des traditions, mais assez vivaces pour
regrouper autour d'elles des masses importantes de
fidèles qui sont de ce fait pratiquement perdus pour la
société de consommation, et parfois la mettent en danger,
par la violence ou par la non-violence.

214
Ceci est particulièrement important en tant que symptôme
pour qui veut mesurer le potentiel culturel d'une ethnie,
d'un groupe social, d'une minorité, d'une classe. Le
processus de l'initiative spirituelle est largement parallèle et
très étroitement lié à celui de l'initiative culturelle. Il y a
donc fort à parier qu'un groupe fortement engagé dans
l'innovation religieuse sera disponible pour une autonomie
culturelle accrue ou même pour la véritable révolution
culturelle. Enfin, les militants et les prêtres des religions
nouvelles, comme les hérétiques ou simplement les
novateurs vrais des religions anciennes, sont généralement
agents de changement et donc d'inestimables alliés pour
toute action culturelle radicale.

Des essais de renouvellement politique


Les mêmes principes s'appliquent au syncrétisme
politique. Le tiers monde, comme les marginaux des
sociétés postindustrielles, se voit dans l'impossibilité de
copier servilement les modèles que les anciens
colonisateurs et les politiciens professionnels d'aujourd'hui
prétendent leur imposer. Aussi, très vite, à la suite d'une
révolution, d'un putsch, ou par la volonté d'un homme
d’état, les concepts de démocratie parlementaire, de
socialisme, d'autogestion, de libéralisme, parfois même de
fascisme se modifient et s'imprègnent des réalités locales.
Dix ou vingt ans après les indépendances, le régime d'un
Houphouët-Boigny en Côte-d'Ivoire, d'un Abdul Razzak en
Malaisie, d'un Jomo Kenyatta au Kenya, n'ont plus que de
très lointains rapports avec les conseils donnés au départ
de l'ex-métropole. De même les mouvements de
contestation politique dans les pays capitalistes, à l'Est
comme à l'Ouest, ne suivent guère les orthodoxies de droite
ou de gauche.
Mais plus encore que la volonté consciente des hommes
politiques et des militants, c'est la conscience collective et
l'initiative culturelle des nations pauvres qui modèlent
progressivement la forme, puis le fond des régimes : au

215
niveau du village ou du district, les plus étranges alchimies
se produisent. Et dans les pays encore soumis à une
dictature de l'extérieur ou de l'intérieur, les réactions de
défense qui se font jour dans la population permettent
l'établissement de structures et de systèmes
authentiquement politiques, bien que souvent déconcertants
pour un observateur étranger.
Dans tout projet politique syncrétiste, il faut distinguer
entre ce qui est pastiche plus ou moins heureux des
schémas européens (et en particulier de leur vocabulaire),
habillés d'un placage « indigène » afin de les faire mieux
passer, mais visant en fait les mêmes objectifs et tablant sur
l'amitié exigeante des partenaires développés, et ce qui est
effort de libération de l'homme et de la société, par la
recherche de doctrines, de structures et de méthodes de
gouvernement susceptibles d'offrir au peuple des moyens
de s'exprimer et de participer à son développement.
Malheureusement ces tentatives sont, dans l'état actuel
des choses, vouées à l'échec, au moins dans leurs
ambitions les plus élevées, à cause de plusieurs facteurs :
— elles sont concurrencées par des priorités absolues
concernant la survie immédiate de populations entières, le
maintien de rythmes d'inflation acceptables, et par les
tensions internes des coalitions politiques au pouvoir ;
— elles sont soumises à des pressions souvent insup-
portables de la part de sociétés multinationales, d’États «
pro-tecteurs » ou d'organisations internationales vendues à
ces derniers, pressions qui vont dans le sens du
conformisme le plus stérilisant ;
— elles dépendent d'un facteur temps : un groupe
réformateur, et à plus forte raison un groupe
révolutionnaire, dispose de peu de temps pour changer le
système, c'est-à-dire pour entreprendre les changements
qui rendront la révolution irréversible ; il est donc obligé de
céder sur un point pour avancer sur un autre, ce qui n'est
pas favorable à la révolution culturelle indispensable, qui
est un tout ;
— elles reposent, le plus souvent, sur des mesures
impopulaires qui doivent être prises dès le début de l'action,

216
en contradiction réelle avec le programme électoral et en
contradiction apparente avec l'idéologie avouée ; cela risque
de déclencher des mouvements de protestation, sources de
la spirale de violence qui ne guette pas seulement les
régimes totalitaires, mais aussi les dirigeants les mieux
intentionnés.
L'échec lui-même importe peu. Les essais tentés ne
sont que la partie visible, très modeste et nécessairement
émoussée, d'un immense effort de recherche et
d'imagination qui se fait actuellement dans presque tous
les pays en voie de développement, rarement au niveau
du pouvoir officiel, le plus souvent dans les milieux
d'opposition, avec l'espoir de dégager un jour les lignes de
force d'un « nouveau marxisme » adapté, de façon
culturelle, aux problèmes spécifiques de chaque pays ou
de chaque région. Dans la recherche théorique, c'est
certainement l'Amérique latine qui a été le plus loin et ses
élites réelles sont presque toutes engagées à son service.
Toute crise qui affaiblirait durablement l'empire des États-
Unis, et son emprise sur le continent, verrait sans doute
une floraison, anarchique mais prometteuse, de solutions
et de systèmes originaux. En Asie, l'exemple de la Chine,
déjà suivi dans une certaine mesure au Nord-Vietnam et en
Corée du Nord, montre la voie de l'autonomie globale et
des conditions culturelles du développement. L'Afrique,
trop dominée, où l'indépendance est encore un mot vide de
tout contenu réel, selon la thèse de Stanislas Adotevi, n'en
est pas encore là mais devra bien un jour faire la synthèse
entre des structures traditionnelles qui, qu'on le veuille ou
non, sont tribales et des réalités modernes qui veulent qu e
l'unité nationale transcende les différences ethniques et
culturelles. La vraie indépendance sera certainement à ce
prix.
Juste un mot, en terminant, pour signaler que le
syncrétisme existe même dans le domaine, pourtant réservé
à la haute culture avons-nous dit, du grand art. Ce n'est
évidemment qu'exceptionnel parce que, dans l'art plus que
partout ailleurs, les codes sont essentiels, mais cela existe et
l'on trouve, comme pour la culture matérielle, la religion,

217
l'idéologie, des phénomènes artistiques qui utilisent certains
éléments européens, tout en s'écartant, pour l'essentiel, de la
haute culture. J'en connais un exemple particulièrement
frappant : l'atelier-village de Vekutu, en Rhodésie. Là s'est
installée, par et pour des artistes appartenant tous à la
majorité opprimée de la population, une sorte de commu-
nauté collectiviste, composée de sculpteurs africains, artistes
spontanés sans formation académique, pas « naïfs » non
plus, mais utilisant l'art comme un moyen d'exprimer des
sentiments métaphysiques ou très physiques, avec un style
qui leur est propre et qui n'a jamais été en contact avec
d'autres formes d'art plastique, traditionnelles ou
européennes.
Que cette production artistique commence à avoir un vif
succès en Europe, à être cotée sur le marché de l'art
moderne, n'a que peu d'importance : les artistes de Vekutu
reçoivent le fruit de la vente des œuvres dont ils acceptent
de se séparer, et ils mènent avec cet argent une vie à la fois
traditionnelle et moderne, dont ils sont, presque, les seuls
maîtres. Il faut ici rendre hommage à l'homme qui a rendu
possible cette expérience devenue réalité, Frank McEwen,
l'un de ceux qui ont beaucoup fait pour que l'initiative
culturelle vive et revive.

218
CHAPITRE XI

Intégration ou libération

L'étude et l'analyse, si critiques soient-elles, laissent


insatisfait, tant qu'une solution d'espoir n'a pas été dégagée.
Les éléments positifs de la situation actuelle, au sein de la
culture des riches comme de celle des autres, ne sont rien
sans un plan d'ensemble. Ce plan doit être cohérent,
réaliste, acceptable par les intéressés eux-mêmes. Il serait
absurde de prétendre proposer ici un tel plan, puisqu'il ne
peut être que le résultat de recherches et d'efforts collectifs,
qu'une création au plus haut point culturelle. Je me
contenterai d'apporter ma contribution à son élaboration en
offrant successivement quelques-uns des matériaux qui lui
seront nécessaires.
En effet, tout ce qui précède m'amène à tenter de répondre
à trois questions :
— Quels obstacles, d'ordre non culturel, faudra-t-il
surmonter au préalable, si l'on veut établir — ou rétablir — le
dialogue des cultures ?
— Quelles mesures, d'ordre surtout politique, devrons-
nous prendre, pour combler le fossé qui sépare, dans tous
les domaines, sociétés riches et sociétés pauvres ?
— Quelle pédagogie adopterons-nous pour lancer enfin
le processus du développement de l'homme ?

219
Le monde de la misère et de la souffrance
Des siècles de rapports d'inégalité, donc de domination et
d'exploitation, ont créé une situation, d'ordre essentiellement
psychologique, qui pourrait, si l'on n'y prend pas garde,
condamner à elle seule à l'échec toute tentative de
rapprochement entre dominants et dominés. En voici les
principaux éléments :
1. La pauvreté, qui, le plus souvent, se nomme misère.
Seule la haute culture appartient exclusivement aux riches et
procède de l'abondance. Toutes les autres cultures ont leur
origine dans une situation de pénurie. C'est la pauvreté et
l'insuffisance technique qui font créer des réponses adaptées
à un environnement hostile. Malheureusement, depuis quel-
ques décennies, depuis que les riches ont étendu sur le
monde, notamment par la généralisation de l'éducation et
des moyens de communication de masse, le spectacle de
leur orgueilleuse affluence, depuis aussi que les apôtres du
développement économique ont pénétré partout, depuis que
le parlementarisme libéral et les idéologies socialistes ont
répandu les promesses démagogiques dans les campagnes
les plus reculées, les pauvres ont pris conscience de leur
infériorité et sont devenus des misérables. Ils se trouvent
dans la situation d'une belle fille défigurée dans un accident
et qui habite une maison que l'on a équipée à son intention
de nombreux miroirs : à chaque instant elle reconnaît sa
nouvelle laideur et il y a beaucoup à parier que son
comportement en sera affecté, ainsi que son équilibre
psychique.
Les exemples sont si nombreux que l'on hésite à choisir.
En Indonésie, un chef de service dans un ministère gagne
environ 35 dollars par mois, tandis que l'expert des
Nations unies qui est envoyé à son aide pour l'aider à
résoudre un problème technique est payé 1 500 dollars.
Au Brésil, dans le Nord-Est, la télévision locale abuse de
films américains de série B qui portent les images de la
civilisation la plus confortable et la plus gaspilleuse du
monde à chaque ouvrier analphabète et affamé, à chaque

220
chômeur vivant dans deux pièces avec dix enfants. En
France, les cités de transit et les foyers pour immigrants,
installés à proximité de quartiers résidentiels, voient se
développer toutes les frustrations sans remédier à la
discrimination sociale et culturelle.
2. La souffrance, fruit de l'exploitation et de la violence. Il
faut lire Dinalva, journal d'une jeune travailleuse
brésilienne, pour découvrir ce que peut être une vie, la vie
de tous les membres d'une famille, vouée à l'exploitation
capitaliste la plus éhontée, sans espoir d'en sortir
autrement que par une violence qui déclenche l'engrenage
de la répression, ou par un militantisme qui n'est pas à la
portée de tous les courages. Souffrance des ouvriers de
Hong Kong et de Corée, sacrifiés à la valeur ajoutée ;
souffrance des travailleurs agricoles du Chili et de
Colombie, condamnés aux travaux forcés et vivant en plein
e e
XX siècle une vie que la haute culture attribue au XII ;
souffrance des mineurs de Johannesbourg, victimes de
l'injustice institutionnelle, séparés de leur famille, assignés
à résidence, astreints à des contrôles dégradants ;
souffrance du Sénégalais solitaire qui balaye les caniveaux
de Paris en plein hiver ; souffrance de tous les réfugiés
sans ressources, livrés à la charité internationale.
Tout cela est d'autant plus grave que le potentiel culturel
de l'individu et du groupe est atteint. Au-delà d'un certain
degré de peine physique et morale, qui peut s'apparenter
à la torture, la faculté de se redresser et d'assumer sa
propre existence, son environnement naturel, la société à
laquelle on appartient, s'émousse et disparaît. C'est sans
doute ce que voulaient éviter les bonzes de Saigo n, ou le
Tchécoslovaque Jan Palach, en s'immolant par le feu.
Pour ceux qui ont vu cet horrible film, diffusé par
l'ambassade de l'Inde à Paris en janvier 1972, sur les
atrocités de la guerre de libération au Bangla Desh, il est
clair qu'un peuple, lorsqu'il a atteint un certain degré
d'oppression, puis de douleur brute, perd son ressort vital,
au moins pendant un certain temps. De même qu'il est
prouvé que des enfants, soumis à des privations et à de

221
grandes souffrances pendant les premières années de leur
vie, perdent toute chance d'un développement mental
normal. N'y aurait-il pas là le secret du grand argument des
racistes de tout poil, des ségrégationnistes bourgeois :
faites souffrir suffisamment un peuple, sous-alimentez ses
enfants, brimez-les constamment, exploitez-les jusqu'au
bout, et vous finirez bien par en faire réellement des
inférieurs, au cerveau atrophié ? Ensuite, il suffira de dire,
avec la bonne conscience de celui qui a tout oublié, qu'ils
sont nés comme cela. On voit aujourd'hui au Bangla Desh
les résultats de ce traitement de choc, résultats prédits avec
exactitude, dès 1970, par le gouverneur pakistanais de
l'époque, limogé peu après comme trop proche des futurs
rebelles.
3. La dépossession, brutale ou progressive, de tout ce
qui fait l'environnement, d'un certain patrimoine commu-
nautaire, de certains droits coutumiers, qui aboutit en fin de
compte à faire de l'individu un étranger dans un monde
devenu autre, qu'il ne reconnaît plus, conçu par des
techniciens ou des économistes, pour des fins autres que
les siennes. Cette dépossession entraîne très certainement
non seulement des traumatismes, mais aussi une inca-
pacité au moins temporaire de s'adapter à un nouveau
milieu, totalement étranger et artificiel.
Le quartier du Marais à Paris illustre parfaitement ce point.
Quartier historique certes, contenant de nombreux chefs-
d’œuvre d'architecture tombés en désuétude ou défigurés
par des transformations anarchiques ; mais surtout, pour
moi, quartier vivant, objet depuis près de deux siècles d'une
réaffectation globale, maison par maison, bloc par bloc, rue
par rue ; exemple remarquable des transformations urbaines
spontanées et de l'histoire d'une civilisation ; symbole de la
progression du Paris résidentiel vers l'ouest. La communauté
d'habitants avait, au cours des générations, conquis l'espace
tout entier et, sans planification préalable, avait constitué là
un tissu urbain nouveau, de caractère très culturel, puisque
strictement adapté aux besoins individuels et collectifs de la
communauté elle-même, bien que les règles étatiques de

222
l'urbanisation scientifique n'aient guère été respectées. Le
tout pour et par une population d'artisans, de petits
commerçants, de rentiers, de petits industriels, sans grande
importance économique à l'heure actuelle, et par conséquent
sans réel pouvoir politique.
Il fallait bien que la haute culture, qui avait créé le Marais
il y a trois siècles et ne l'avait guère occupé plus d'un grand
siècle et encore pas seule, récupère ce qui lui avait
échappé par une usurpation inconcevable des modestes,
des petits, qui croyaient avoir gagné la Révolution de 1789
et les suivantes. Alors les autorités décrétèrent que le
Marais constituait un ensemble unique du patrimoine
historique et artistique français et que l'on devait le nettoyer,
le restaurer, lui donner enfin une vocation culturelle :
tourisme, musées, centres culturels, commerces d'art,
bibliothèques, écoles spécialisées ; et pourquoi pas des
habitations, mais salubres, élégantes, des jardins
reconstitués à l'ancienne, pour gens de bon goût. Pour cela,
il fallait stériliser l'ensemble du quartier : on le stérilisa ; il
fallait expulser les habitants pour détruire les additions
hérétiques et les excroissances hideuses : on les expropria,
avec naturellement de confortables indemnités prévues par
la loi ; il fallait rentabiliser l'opération : on livra une grande
partie des espaces libérés aux promoteurs et spéculateurs ;
il fallait reloger les expulsés : on ne les relogea pas. Et les
anciens habitants durent aller, par eux-mêmes, se reclasser
comme ils le purent, se réadapter à de nouveaux
environnements, plus propres et modernes, mais aussi,
dans la plupart des cas, à au moins 50 km de Paris... avec
la perspective exaltante et bien « culturelle » de pouvoir
revenir de temps à autre bénéficier, avec les touristes
étrangers, d'un secteur sauvegardé illustrant bien la qualité
de la culture française. Grâce à cela, le Marais est en train
de devenir un modèle international de restauration des
quartiers historiques des villes ; on en fait le sujet de
colloques ; on y tient un festival ; les ambassades, les
grandes sociétés internationales, les artistes à la mode, les
célibataires snobs s'y installent ; des rues entières vont
devenir musées ou souks à antiquités et tableaux ; le

223
mausolée de l'art moderne, le centre Beaubourg,
symboliquement, s'élèvera à la périphérie. Mort d'une
culture, d'un genre de vie, de métiers, d'un urbanisme, qui
n'étaient certes pas beaux au sens de la haute culture, mais
qui étaient incontestablement plus chargés de sens culturel
sous la saleté et la trivialité, que les beaux édifices curetés,
blanchis, égayés d'espaces verts, fréquentés par de beaux
messieurs et de belles dames, animés par la musique de
Mozart ou par celle de Boulez.
C'est cela que les responsables de la Médina de Tunis ont
voulu éviter en exigeant que la rénovation de cette ville
ancienne fût conçue, entreprise et réalisée avec ses habitants
et qu'aucun de ceux-ci ne fût expulsé de force. Preuve que
certains responsables des pays dits en voie de dévelop-
pement peuvent avoir plus de sensibilité culturelle que des
savants, des politiciens, des hommes d'affaires qui abritent
leur égoïsme et leurs sordides calculs derrière une oriflamme
culturelle.
4. La discrimination, fruit de la condescendance des
riches, elle-même faite à la fois de mépris viscéral et de
charité ostentatoire. Je ne veux pas parler ici de
ségrégation raciale : la discrimination culturelle est
beaucoup plus répandue, d'autant qu'aucune voix ne s'est
encore élevée pour la condamner. Elle est subtile en ce
qu'elle s'appuie sur un raisonnement implicite que l'on peut
résumer ainsi :
Ces gens-là sont différents de nous puisqu'ils n'ont
pas la même culture. Cette culture différente est
inférieure d'après les critères et les références de la
nôtre. Nous avons le devoir de leur communiquer
notre culture. Mais, parce qu'ils sont différents, nous
devons procéder de manière à nous faire comprendre,
sans quoi ces esprits assez frustes ne pourront
s'élever jusqu'à nous. Donc, il faut mettre au point une
action culturelle adaptée, dans un langage simple, à
leur portée.

224
D'où l'existence de quantités d'institutions et de systèmes
pour la vulgarisation de la haute culture, spécialement
inventés pour le peuple, permettant de réserver les
institutions les plus sophistiquées de la haute culture pour
ceux qui sont vraiment dignes de les comprendre. J'eus,
il y a quelques années, le dialogue suivant avec l'un des
grands responsables des « Amis » du musée Carnavalet,
le musée d'histoire de la Ville de Paris :
— Je viens de voir dans la presse que la Ville de
Paris avait créé, à l'Hôtel de Ville, une exposition
permanente d'urbanisme, destinée à informer les habi-
tants sur les projets de modernisation et de transfor-
mation de la ville. Pourquoi cette exposition à l'Hôtel de
Ville et pas au musée Carnavalet ?
— Il n'y pas de raison...
— Pourtant, la plupart des musées historiques
de villes considèrent de leur mission d'informer le
public sur l'urbanisme moderne et de le faire
participer à l'élaboration de la politique urbaine. Ces
musées ont en général une section permanente de
prospective.
— Mais vous n'y pensez pas ! Le public de ce genre
d'exposition n'est pas du tout celui du musée
Carnavalet. Ils nous casseraient tout !

Refuser ou construire
L'influence des facteurs qui viennent d'être énumérés sur le
potentiel d'initiative et de création des individus et des
sociétés s'exerce sous la forme de réactions, en général
purement émotionnelles, voire passionnelles, mais dont il faut
tenir compte car elles peuvent modifier du tout au tout les
chances de succès d'une politique de développement et de
coopération. Elles peuvent aussi, si on n'y remédie pas,
constituer un obstacle définitif à tout dialogue ultérieur entre la
haute culture et la culture des autres, quels que soient les
efforts déployés par ailleurs par les responsables de l'une ou
de l'autre.

225
La réaction la plus spontanée et la plus générale est la
défiance, qui, dans certains cas extrêmes, va jusqu'à la haine.
Plusieurs siècles de relations de domination, d'exploitation,
de discrimination ont creusé un fossé tellement infran-
chissable qu'il n'y a plus de confiance possible entre les
deux côtés. Marx et ses successeurs appelaient à la lutte
des classes, qui est déjà une expression de cette défiance
et qui, à certains moments (1871, 1917, 1934-1939, 1968
par exemple), peut atteindre la haine. Mais ce n'est pas
suffisant, et beaucoup d'opprimés ne se sentent pas
concernés par la lutte des classes, surtout dans les pays où
les classes de l'Europe industrielle ne signifient pas grand-
chose. Faut-il considérer qu'il y a des classes entre les
pays? Où se placent les sociétés multinationales ? Les
élites bureaucratiques des pays socialistes, les
technocrates des pays capitalistes libéraux, les petits
fonctionnaires préten-tieux du tiers monde forment-ils une
classe ? Quelle classe représentent les petits Blancs des
anciennes colonies africaines, ou du Sud des États-Unis ?
Est-il vrai, comme le voudrait Garaudy, que les
scientifiques, les techniciens, les intellectuels constituent
partout avec les travailleurs manuels un bloc historique
nouveau ? Ou bien en fait sont-ils le plus souvent les alliés
objectifs de la bourgeoisie, par l'intermédiaire d'une sorte
de droit de propriété indivis sur la culture des riches ?
Conséquences logiques de la défiance, trois attitudes sont
possibles, qui détermineront différents types de
développement culturel :
— la résignation, propre en général aux sociétés
souffrant d'une extrême misère combinée à un
surpeuplement catastrophique : d'où l'incapacité de réagir et
une sorte de désespoir impuissant ;
— la résistance, source de risques certains pour la
masse, peu exaltante à court terme, mais payante à long
terme, qui peut prendre diverses formes : passive, comme la
non-violence d'un Gandhi ; active, comme le Vietnam l'a
pratiquée pendant plus de vingt ans ;
— enfin la révolte, rarement unanime et reposant à la
fois sur une idéologie libératrice forte et sur un nombre

226
limité de militants déterminés, qui prend actuellement la
forme de la guérilla dans de nombreux pays.
Si la résignation s'accompagne généralement d'une
démission culturelle (et d'une acculturation), la résistance et
la révolte sont hautement créatrices et constituent des
facteurs positifs de développement, à la condition qu'elles
finissent par déboucher sur une révolution globale et
constructive.
La culture de la misère et de la souffrance est
essentiellement une école de fermeté morale. Elle produit
peu de biens matériels, peu de technologie utile ; elle
ignore tout superflu, tout art pour l'art, toute métaphore
spéculative, tout intellectualisme gratuit. Elle est
entièrement orientée vers la survie, parfois vers la lutte, elle
crée des valeurs. Elle forge des déterminations et des
dispositions d'esprit, les unes négatives comme la haine qui
entraîne les blocages ou un nationalisme d'autodéfense, les
autres fortement créatrices et comme telles favorables à la
reprise de l'initiative culturelle, comme la solidarité
élémentaire, la capacité de survivre dans la dignité à des
conditions de vie infra-humaines, la fierté de sa propre
existence et la conscience de sa valeur personnelle, le
militantisme et le dévouement à ses frères et à la cause de
la libération totale de l'homme. Ce sont des vertus et des
atouts que ne possèdent plus les tenants de la haute
culture. L'individualisme, le confort matériel, le sentiment
d'avoir toujours raison et d'être supérieurs quelles que
soient les circonstances, tout cela rend les nantis
absolument incapables d'affronter des situations de crise.
Quelqu'un me disait un jour, après avoir vu le Vietnam du
Nord écrasé sous les bombes américaines : « Après des
années de massacres des populations civiles et de
destructions sans pouvoir riposter, les habitants de Hanoi
résistent et reconstruisent, élèvent leurs enfants,
produisent, vivent (presque) normalement. Je ne donnerais
pas huit jours aux Parisiens, ou aux New-Yorkais, exposés
dans les mêmes conditions au même traitement, pour
capituler sans condition. » Je le crois volontiers et je pense

227
sérieusement que la culture des autres a plus de chances
d'être celle de demain que la culture des riches.

Renoncer à la domination
Ce fossé qui s'est créé et qui semble s'approfondir chaque
jour davantage, comment le maîtriser ? D'abord en montrant
notre bonne foi et notre détermination, par l'élimination du
principe même de domination, source de l'inégalité et de la
misère. Pour cela, je vois quatre objectifs prioritaires :
— stabiliser le fossé, qui actuellement s'élargit sans
cesse, entre le mieux-être des nantis et le moins-être des
pauvres, en rétablissant la justice dans les termes de
l'échange, en indexant les cours des matières premières, en
encourageant les régimes progressistes et les expériences
novatrices de développement ;
— remplacer l'exploitation systématique des ressources
naturelles, des richesses touristiques et de la main-d’œuvre
déplacée, par l'instauration d'un système fondé sur l'échange
des services, plutôt que sur le marché des biens ;
— arrêter toutes les opérations et tous les appareils de
propagande et de publicité visant à instaurer des zones
d'influence et un régime de consommation dans les sociétés
pauvres, par l'exposition au spectacle tentant du confort des
riches ;
— décoloniser l'éducation des membres du tiers monde
de l'extérieur comme de celui de l'intérieur, en donnant la
priorité aux recherches pédagogiques sur les recherches
méthodologiques, en remaniant immédiatement toute
l'assistance éducative, les systèmes d'administration et de
financement des universités-kystes, et en encourageant la
détermination d'objectifs nationaux, à partir de critères
spécifiques.
Ou aura sans doute remarqué que je n'ai pas mentionné
une seule fois l'aide financière, monétaire ou économique à
proprement parler. Cette aide est trop souvent liée, elle sent
trop mauvais pour qu'on puisse fonder sur elle une politique.
Culturellement, elle est néfaste dans la mesure où elle
maintient la prépondérance de l'économique et met les pays

228
bénéficiaires entre les mains des technocrates du
développement. Tant que les conditions énumérées ci-dessus
ne sont pas remplies, toute augmentation de l'aide signifiera
seulement un accroissement de la dépendance des opprimés
(je ne comprends pas dans l'aide au développement, la
charité, c'est-à-dire l'intervention en cas de grandes
catastrophes). De même, pour les pauvres des sociétés
riches, ce n'est pas l'augmentation des salaires ou des
avantages sociaux qui compte le plus, c'est le changement
des conditions culturelles d'insertion dans la société qui sera
déterminant. Il suffit pour s'en persuader de regarder la société
américaine, où près d'une personne sur dix est assistée par
l’état ou les villes, c'est-à-dire retirée du circuit de la société
humaine, en devenant l'équivalent de ces lions captifs qui ont
désappris à se nourrir par eux-mêmes. Par ce système, on
évite les remous immédiats, mais on interdit tout progrès et
toute meilleure qualité de vie.
Dès que l'objectif préliminaire est atteint, on arrive à ce qui
devrait être actuellement le seul but de toute société humaine :
réduire la misère et la souffrance, non seulement chez nos
proches, nos concitoyens et nos amis, c'est-à-dire ceux qui
pensent comme nous, mais la misère et la souffrance de tous,
sans distinction de systèmes politiques ou de rentabilité
économique. Cela signifie une série de mesures radicales, à
prendre simultanément ou successivement, et qui constituent
en fait une part importante du programme de la révolution
culturelle :
1. Reclasser les priorités, en faisant passer au premier
plan l'acquisition des connaissances utiles à l'amélioration
des conditions d'existence et de développement de la race
humaine, et à l'accroissement de ses facultés d'adaptation
biologique et culturelle, cela au détriment des opérations de
prestige, de destruction ou de connaissance pour elle-même.
2. Concevoir, organiser et réaliser la redistribution
massive des capitaux, de la technologie, de la main-d’œuvre
et des ressources naturelles, de manière que cesse la
division actuelle capitaux-technologie/force de travail-matières
premières, qui constitue l'origine des complexes respectifs de

229
supériorité et d'infériorité et finalement celle du déséquilibre
planétaire entre nantis et défavorisés.
3. Reconvertir en conséquence l'ensemble des systèmes,
des alliances et des marchés, en vue d'une division
internationale des compétences et des responsabilités. Au
tiers monde, conformément aux observations que j'ai déjà
faites, reviendraient entre autres des tâches spécifiques pour
lesquelles il est particulièrement bien préparé :
— inventer de nouvelles valeurs morales et culturelles,
mission pour laquelle les cultures opprimées ont acquis une
capacité exceptionnelle ; ce sont les pauvres qui doivent
changer le monde, ce sont eux qui le peuvent ; je ne serai
contredit en cela ni par les chrétiens véritables, ni par les
marxistes authentiques. Mais le changement ne peut
intervenir que par ce que ces peuples et ces hommes ont de
plus fort : l'esprit ;
— organiser le gardiennage du patrimoine et son
entretien : patrimoine intellectuel, par la reconnaissance
de la pluralité des points de vue et de la validité de chacun
(nous avons vu que la haute culture, unitaire et
intolérante, ne le pouvait pas) ; patrimoine matériel
(naturel et culturel) par le contrôle du gaspillage individuel
et institutionnel, par le sens de la continuité et par la
prospective. Seules en sont capables des sociétés qui,
ayant souffert dans le passé, sont intéressées au premier
chef à ne pas rater leur avenir ;
— orienter les consciences, par l'envoi de prophètes
capables d'enflammer et de mobiliser les foules les plus
abruties par la matière ou assommées par la résignation, afin
de leur faire regarder l'utopie avec des yeux neufs et accepter
les conséquences du changement à apporter au monde et à
la société.
Soit dit en passant, il serait certainement plus utile que
l'Unesco et les agences nationales de relations culturelles
organisent la traduction et la publication dans toutes les
langues des œuvres de ces prophètes, actuellement
condamnés à la semi-clandestinité, plutôt que de diffuser des
œuvres littéraires du passé, importantes assurément mais

230
trahies par la traduction et toutes choisies selon le système
de références de la haute culture.
4. Arrêter au moins, et si possible diminuer, la
croissance lorsqu'elle est contraire au développement et
orientée seulement vers le profit d'une faible minorité de
l'espèce. C'est-à-dire refuser la croissance basée sur la
souffrance et sur la misère des deux tiers de l'humanité. Cet
objectif nécessitera évidemment une reconversion de
l'appareil économique actuel, mais il faut comprendre que
l'effort d'imagination nécessaire et ensuite la mise en œuvre
d'une nouvelle société sont des buts bien dignes des
prétentions de la haute culture et pas impossibles à atteindre
si l'on envisage d'y associer vraiment la culture des autres,
avec son potentiel inexploité.

Construire un nouvel ordre culturel


Car si cette utopie devient, ne serait-ce que très
partiellement, réalité, il restera à en tirer les leçons et les
conséquences logiques pour définir de nouvelles relations
entre l'actuelle culture dominante et les autres, le tout à partir
de deux slogans :
— Échanger dans l'égalité, c'est-à-dire instaurer des relations
à double sens, où l'aide et l'assistance sont remplacées par la
coopération, chacun donnant et recevant, enseignant et étant
enseigné, choisissant et étant choisi. Je suis persuadé que,
même actuellement, si l'on oubliait les échelles de valeurs
d'origine économique, tout pays, aussi pauvre soit-il, aussi peu
développé technologiquement, pourrait facilement trouver des
substituts à beaucoup de ses besoins en matière de biens
d'équipement et de consommation : compensations d'ordre
moral, intellectuel, esthétique, religieux, littéraire, mais aussi
introduction de nouvelles techniques, de nouvelles matières
premières, de nouveaux modes de vie. L'erreur que nous
commettons trop souvent est de vouloir calculer les termes de
l'échange sur un même étalon, le nôtre : comme si, dans le
commerce franco-allemand, par exemple, l'un de ces deux pays

231
prétendait fixer unilatéralement à la fois le prix de ses
importations et celui de ses exportations.
J'imagine que les jeunes des pays riches gagneraient
beaucoup dans certains domaines à aller passer un an ou trois
mois de leur vie scolaire ou universitaire dans une famille sud-
américaine, africaine ou asiatique, et dans un établissement
d'éducation d'une autre région du monde, pour acquérir, non
pas une langue utile, mais une culture, pour connaître la vie
dans un autre environnement, enfin pour réfléchir aux
rapports humains sous un éclairage différent. Ne pourrait-
on comptabiliser le service qui serait ainsi rendu par un
pays à la jeunesse d'un autre, de même que l'on compta-
bilise des sacs de pommes ou des barils de pétrole ?
— Donner au culturel le pas sur l'économique, dans les
relations internationales, c'est-à-dire organiser la solidarité
entre individus et sociétés : non pas la solidarité intéressée,
celle qui consiste à n'empêcher de mourir de faim que ceux
qui peuvent être utiles par leur place dans la géo-politique ou
leur richesse en matières premières ; mais la solidarité dans
l'invention collective de solutions adaptées à un monde
commun. Il y aurait là de nouveaux débouchés pour les
organisations internationales qui, cessant d'être au service
de l'impérialisme et de la haute culture, pourraient se
consacrer sérieusement à la réflexion, avec l'aide de tous
ceux qui ont quelque chose à dire. J'ai toujours observé par
exemple qu'à de rares exceptions près les Indiens ne
participaient pas vraiment aux débats internationaux,
simplement parce qu'ils devaient non seulement s'exprimer
dans une langue étrangère, mais surtout adapter leur pensée
à des formes de raisonnement différentes des leurs. Cela
n'arriverait pas si chacun pouvait et devait s'exprimer à
l'intérieur de ses propres structures mentales et intellec-
tuelles, ainsi que culturelles, tous faisant effort non pour
traduire, mais pour comprendre. A ceux qui me diront : «mais
ce serait la tour de Babel», je répondrai simplement que le
système actuel est une tour de Babel pour les autres.
L'important n'est pas de connaître les mots (qui de toute
façon sont souvent employés dans des sens différents à

232
l'intérieur d'une même langue), mais de s'imprégner du fond
de la pensée et cela peut se faire autrement qu'en écoutant
un discours, simplement en vivant avec quelqu'un, en
connaissant ses problèmes sur place, en échangeant avec
lui de la sympathie.

Choisir clairement l'objectif


J'ai longtemps cru, dans l'innocence de mon âme et
l'optimisme de la jeunesse irresponsable, que, si l'on
réussissait à rassembler un certain nombre de conditions
telles que celles que je viens d'énumérer, il en résulterait
automatiquement un bonheur plus grand pour les sociétés
et les peuples défavorisés qui pourraient alors se
développer seuls. C'est à la suite d'un court séjour aux
Philippines que je découvris la profondeur de mon erreur. Il
n'y a pas d'action culturelle neutre, car toute action, par
définition, est orientée : c'est un vecteur, qui porte une
idéologie et conditionne ceux à qui il s'adresse.
Je passais trois à quatre jours à Manille, en mission, en
septembre 1970. J'y découvris par hasard l'existence du
PRRM (Philippine Rural Reconstruction Movement) du Dr
Ravier, une organisation d'éducation rurale et de
mobilisation des moyens humains pour le développement
économique. Je rentrai en France vivement séduit par le
système Ravier et... je découvris par des amis qu'existait,
aux Philippines, un autre mouvement servant
apparemment le même but, dirigé par J. Montemayor, la
Free Farmers Federation. J'eus de grandes difficultés à
distinguer les deux organisations qui, pourtant, étaient
entre elles à couteaux tirés et dont on me disait
l'irréductibilité idéologique. Malgré le vocabulaire assez
hermétique pour moi, je finis par comprendre que le
mouvement du Dr Ravier visait à l'intégration des paysans
dans le système, tandis que le second refusait cette
intégration et cherchait à libérer entièrement l'homme pour
le rendre capable de décision autonome et de

233
développement voulu. J'ai rencontré depuis cette dualité à
peu près dans tous les pays.
C'est ainsi que je découvris que, dans le monde actuel, les
théoriciens du développement se divisent en deux camps :
celui de l'intégration et celui de la libération. Le premier veut
transformer l'homme-objet en une partie docile d'un système
efficace et productif, quelle que soit par ailleurs la valeur du
système ; le second cherche à affranchir l'homme-sujet du
système quel qu'il soit.
Le choix que nous ferons entre ces deux termes —
intégration ou libération — sera déterminant. Encore faut-il
que ce choix soit éclairé, repose sur une argumentation
sérieuse, que l'on en apprécie bien les conséquences. Or il
n'est pas toujours facile de s'y retrouver dans les
professions de foi généralement exprimées dans le même
langage, avec le même vocabulaire, apparemment dans le
même but généreux.

L'intégration : pour un asservissement plus étroit


La solution de l'intégration vise officiellement à offrir aux
pauvres, aux non-développés, aux autres en un mot, les
bienfaits de cette civilisation qui a permis à l'Europe et à ses
diverses annexes de parvenir au stade postindustriel et au
bien-être de la société de consommation. Dans le chapitre sur
l'impérialisme culturel, nous avons déjà vu le contenu et la
signification de cette intégration ; voyons-en maintenant le
processus.
1. La propagande. Il s'agit, à partir d'une conviction et en
s'appuyant sur une technologie de la communication qui a
atteint son maximum d'efficacité dans la capacité de violer les
consciences, de pénétrer les cerveaux et d'atteindre à
l'hypnose collective, de convaincre les populations mises en
état d'infériorité économique, politique, technique, de la
supériorité de fait et de droit de la culture des riches :
publicité, presse, radio, télévision, mais surtout éducation
dans la famille et à l'école, éducation dite permanente, action

234
répétée des intellectuels, tout est mis à contribution pour
parvenir au but recherché.
La propagande vise au conditionnement, à l'établissement
d'automatismes intégraux et à l'élimination de tous les
facteurs de critique ou de doute. Ainsi, pour prendre un
exemple qui m'est cher, un Africain ne sera pas autorisé à
considérer sa culture traditionnelle ou actuelle comme
supérieure, à l'exception des éléments préalablement choisis,
décantés, transformés intellectuellement par nos arbitres du
goût, donc éléments aliénés devenant facteurs d'aliénation à
leur tour. Par contre, l'ensemble de la culture dominante,
transmise par des moyens variés, sera directement imposé
comme un tout cohérent et parfait, un objectif ultime. Au fond,
il s'agit bien de constituer et de faire miroiter un paradis
culturel, d'autant plus attrayant qu'il paraît rendre possibles
toutes les promotions : économique, sociale, politique,
intellectuelle. Enfin, séduction suprême, on laisse aux
intégrés l'illusion que le seul fait d'accéder à cette culture
dominante permet de recouvrer un certain degré d'initiative
culturelle.
2. L'intoxiqué, le conditionné est alors prêt pour la
seconde étape : l'initiation, ou la conversion. Elle consiste,
sous la direction de maîtres éclairés, appartenant à la caste
des arbitres du goût, à se soumettre absolument au pouvoir
de la culture dominante, à en accepter les codes et les
systèmes de références, comme on choisit de croire à une
religion révélée. Comme toute initiation, les rites et les
symboles sont nécessaires : les examens et les diplômes,
la carrière, les stages de perfectionnement, les récom -
penses diverses telles que titres de prestige ou
académiques, décorations. Mais ce n'est pas le plus
important, qui est l'accès à la caste privilégiée, c'est-à-dire
aux privilèges eux-mêmes. Le fait que l'immense majorité
des victimes de la propagande n'accède jamais au bonheur
suprême de l'initiation importe peu. Ce qui compte, c'est
l'espoir, l'attente à la porte. Les privilèges sont si grands
(notamment la domination du monde et la jouissance d'un
violent complexe de supériorité) qu'ils ne peuvent être

235
partagés que par un petit nombre mais qu'ils méritent d'être
convoités par tous.
3. Enfin vient la phase de l'exploitation et de l'oppression
de la grande masse des convertis, par l'oligarchie des initiés.
De cela il a été parlé abondamment ici et il n'est pas
nécessaire d'y revenir.
Rappelons-nous les dernières années de la guerre
d'Algérie : les colons d'origine européenne parlaient aussi
d'intégration. Il fallait faire des musulmans des Français à
part entière. Mais lorsqu'on demandait à un « Pied-Noir » s'il
accepterait de marier sa fille à un « Arabe », les réponses
étaient diverses quant aux explications et aux alibis, mais le
refus était unanime. Or quelle intégration est possible sans
le mélange des sangs ?
Il vaut mieux ne pas insister ici sur les résultats de la
prétendue intégration culturelle : essentiellement la création
d'une caste de citoyens de seconde zone, maintenus dans
cette qualité mais capables de soutenir et de développer la
prospérité de leurs maîtres. Je voudrais seulement lancer un
appel à tous les esprits de bonne foi : ne vous laissez pas
abuser par l'apparente générosité du mot d'intégration.
L'égalité culturelle acquise dans ces conditions ne peut être
que factice et trompeuse. La vraie intégration signifierait
partage, ce qui est impossible car les riches ne peuvent
accepter de diminuer leur richesse, économique ou
culturelle, en la partageant. Si ces nantis heureux
possesseurs de la haute culture communiquaient réellement
à d'autres tout leur code et tout leur système de références,
c'en serait fini de leur domination. Ce qui est impossible ne
peut être une solution. Abandonnons donc l'intégration
comme solution, et luttons contre elle comme oppression.

236
La libération : utopie créatrice
Tout autre est la solution libératrice. Je n'ai rien de
fondamental à ajouter à ce que Paulo Freire a écrit, après
l'avoir démontré dans la réalité du travail sur le terrain, dans
deux ouvrages essentiels que tous les hommes de bonne
volonté doivent lire et méditer :
— L’Éducation, pratique de la liberté, rapport pratique
de 1967 ;
— Pédagogie des opprimés, essai théorique de 1970.
Le mot clé de la pensée de Paulo Freire est conscien-
tizaçâo qui, d'après l'auteur lui-même, est le fait « d'ap-
prendre à percevoir les contradictions sociales, politiques et
économiques, et à agir contre les éléments d'oppression
contenus dans la réalité ».
En d'autres termes, la conscientisation est le processus
qui permet à l'homme de se transformer, par ses propres
forces, d'objet en sujet. Dans l'intégration, on l'a vu, l'homme
reste objet du développement, de l'éducation, de
l'apprentissage de la haute culture, et en fin de compte de la
propagande. La conscientisation, elle, débouche direc-
tement sur la prise — ou la reprise — de l'initiative culturelle
puisque l'individu et son groupe ou sa communauté, libérés
de l'oppression d'un système culturel et social orienté vers le
profit et la croissance, peuvent enfin considérer leur environ-
nement sans préjugé, l'étudier, poser les problèmes, choisir
les solutions, les appliquer et les juger par eux-mêmes ;
individuellement et collectivement, dans un processus
naturel de décision.
Qu'est-ce à dire dans la pratique ?
— Au niveau de l'individu : une transformation de toute
l'éducation, non seulement dans son système, mais dans
son contenu, dans le comportement de ses acteurs. Comme
le suggère Paulo Freire, il n'y a plus un éducateur et un
éduqué, mais deux humains égaux qui se trouvent
alternativement en position d'éducateur et d'éduqué,
permettant l'établissement d'une spirale d'éveil de la
conscience et de la capacité d'innover. Ceci évidemment
non seulement à l'école, mais dans la famille et dans la vie

237
adulte. Parents et enfants s'éduquent mutuellement, les uns
disposant d'une expérience passée et d'une connaissance
acquise, les autres d'une ouverture d'esprit et d'une
disposition critique, ainsi que d'une expérience propre d'une
autre sorte et d'un autre monde. L'adulte pour sa part, se
trouve en situation d'éducation permanente, formant son
esprit, son expérience, sa qualification au contact de sa
famille, de ses camarades de travail, de ses voisins et des
membres de la communauté.
Cela signifie un complet remodelage des divers rouages de
la société, afin de permettre à chacun de ses membres de
profiter à chaque instant de toutes les potentialités
d'éducation.
— Au niveau du groupe : la décentralisation des
décisions, c'est-à-dire l'abandon à chaque collectivité des
décisions réelles la concernant par la seule mise à sa
disposition des moyens d'information objective nécessaires ;
et la soumission à cette collectivité, pour avis et proposition,
de toutes les décisions l'intéressant partiellement à un titre
ou à un autre. Ceci implique évidemment le remplacement
e e
de la démocratie individualiste héritée des XVIII et XIX
siècles européens, par un fédéralisme. complexe recouvrant
étroitement les divisions sociales traditionnelles, tout en
conservant la flexibilité nécessaire à l'évolution. Il y aurait
sans doute là le moyen de résoudre les problèmes posés par
les minorités, les structures tribales, les multiculturalismes : il
n'est pas nécessaire que les travailleurs immigrés participent
à toutes les décisions de politique étrangère du pays
d'emploi, mais il est indispensable qu'ils soient consultés et
écoutés sur les questions d'intérêt local, comme le logement,
les équipements collectifs, ainsi que sur les réglementations
sociales.
— Au niveau de la collectivité régionale et nationale :
l'instauration d'un système d'information à double sens par
un dialogue entre les représentants du peuple et ce dernier,
en dehors même des périodes électorales. Aucune grande
décision d'importance nationale, impliquant des choix
culturels, ne devrait être prise par les instances gouverne-
mentales (exécutif ou législatif) sans un débat en profondeur

238
où chaque élu engage sa responsabilité, donc une
consultation avant et une reddition de comptes après.
— En général, la suppression de toute institution culturelle
d’État et la remise des responsabilités culturelles (avec les
moyens de financement correspondants) aux collectivités
locales et à l'initiative privée collective, le contrôle étant remis
à des organismes coopératifs susceptibles d'apprécier et de
réprimer les menaces à la liberté collective et les tentatives
d'oppression.
Il est certain, et il ne faut pas craindre ici de se répéter,
que l'éducation et la pédagogie sont les conditions du
succès d'une telle politique, que leur transformation totale
doit accompagner exactement, chez les non-privilégiés et
les opprimés comme chez les nantis, la révolution culturelle.
Les deux mouvements sont d'ailleurs étroitement liés puisque
la révolution culturelle débloquera l'éducation des « autres »
en permettant à ces derniers de décider eux-mêmes de son
contenu.
Bien sûr ce processus de changement a ses dangers. Il
est non seulement possible mais certain que de nombreux
groupes s'efforceront de paralyser les entreprises une fois
entamées, soit pour rétablir un état antérieur (oppression
de droite), soit pour imposer un système totalitaire déma-
gogique (oppression de gauche), soit encore pour faire
triompher une nouvelle caste plus jeune et dynamique, qui
reprendrait l'essentiel de la haute culture sous un voca-
bulaire nouveau. Plus probable encore est la récupération
d'une partie du processus par le régime en place, ce
dernier acceptant un minimum de transformations
devenues inéluctables, pour éviter le pire. Ces risques sont
certains mais il faut les courir en cherchant à les éviter. De
toute manière des progrès ne pourront manquer d'être
accomplis, même si l'idéal n'est pas atteint.
Dans l'immédiat, l'urgent est de trouver et d'organiser des
matériaux pour une pédagogie, à tous les niveaux de la vie
et de la société. Paulo Freire nous en propose une qui a fait
ses preuves pour les adultes dans une société largement
analphabète, opprimée et en état de dénuement physique et
moral ; quelques groupes dans les pays riches l'utilisent avec

239
succès, en essayant de l'adapter à des conditions locales
différentes, mais surtout pour les travailleurs immigrés. Le
même travail doit être effectué dans chaque pays, pour les
jeunes d'âge scolaire, pour l'information, pour les
comportements sociaux, pour les vieux, pour les parents,
pour les diverses catégories de travailleurs, pour les relations
politiques... Enfin, et surtout, il faudra réfléchir très vite à la
nécessaire dialectique entre culture et technique. Cette
dernière, je le crois profondément, a tendance à supplanter
la culture ; mais la supprimer ou simplement lutter contre elle
serait un retour au passé, une absurdité. II faut seulement
rendre à la culture sa responsabilité, c'est-à-dire à l'homme
son initiative, en faisant de la technique une servante de
l'homme et non un facteur tout-puissant et incontrôlé d'une
quelconque mécanique du développement économique : il
faut donc réintégrer la technique dans la culture.
Il n'est évidemment pas possible de trouver de nombreux
exemples, exactement réussis, de ce qui précède : on sait
que Paulo Freire, pour avoir trop bien réussi au Brésil, fut
exilé et son œuvre récupérée par l’état comme un moyen
d'intégration ; au Chili, la suite de l'expérience aida les
réformes de Frei et la révolution pacifique d'Allende, mais
fut brisée par le blocus impérialiste et la réaction des
anciennes castes privilégiées ; à Cuba, le même blocus,
auquel s'ajoute la lourde mais nécessaire protection
soviétique, ne permet pas à l'initiative culturelle de prendre
son essor, pourtant bien entamé au moment de la
campagne d'alphabétisation ; en Chine, des résultats
sensationnels ont été, semble-t-il, obtenus mais je ne puis
honnêtement les apprécier.

Conscientisation et conscience nationale


Il est important de parler ici d'un cas particulier de la
lutte culturelle libératrice, assez impur peut-être dans son
origine et dans certaines de ses motivations, mais
important pour le présent et pour l'avenir : la recherche
de l'identité nationale.

240
Dans tous les pays anciennement colonisés et récemment
devenus formellement indépendants, le problème se pose de
l'amalgame de groupements ethniques, culturels, sociaux
différents, à l'intérieur de frontières artificielles héritées de
décisions colonialistes ou d'accords internationaux pris sur
l'initiative européenne. Le jour de l'indépendance, le danger
(devenu souvent malheureusement une réalité) est qu'une
ethnie, une culture, parfois même une seule tribu ou une
caste, prenne le pouvoir et impose une nouvelle domination ;
ce qui ferait immédiatement tomber l'ensemble du pays de
Charybde en Scylla. D'où les protestations, en Inde du Sud à
majorité dravidienne, contre la prépondérance de New Delhi
et de la langue hindi ; d'où au Burundi la lutte sanglante des
Hutus contre les Tutsis et vice versa ; d'où en Afrique du
Nord le problème kabyle et berbère, et en Irak celui des
Kurdes. Hégémonies d'autant moins acceptables qu'elles
sont plus proches, et qui se terminent en général par des
affrontements très violents qui font dire aux observateurs
européens, du haut de leur supériorité oublieuse de deux
guerres mondiales provoquées en Europe par des luttes de
clans : « On vous l'avait bien dit... ces gens-là sont
incapables de s'entendre ! »
Le problème est donc de passer, le plus vite possible, de
cultures ethniques, héritages des mosaïques de peuples
d'autrefois, à des cultures nationales, expressions de la
réalité contemporaine et susceptibles de développements
unificateurs ; pour cela il faut susciter une identité nationale et
un potentiel créateur collectif, unissant des éléments de
chacune des cultures composantes considérées comme
complémentaires et non antagonistes ou exclusives. Cet idéal
ne fut pas toujours atteint et plusieurs cas peuvent se
présenter.
a. Certains pays ont purement et simplement adopté la
culture dominante et le modèle proposé par l'ancienne
métropole : projet sans aucune chance de succès à long
terme mais profondément traumatisant pour la majorité de
la population, aboutissant à la fois à la stérilisation de toute
créativité et à l'obsession du développement économique,
seule manière de réaliser les promesses de la culture des

241
riches dans une société malgré tout restée pour la majorité
au niveau de la pénurie (cas de la Côte-d'Ivoire).
b. Dans d'autres pays, on l'a vu, une ethnie impose sa
propre culture, ses propres concepts, ses codes et ses
systèmes de références, sa religion.
c. Quelques pays enfin ont tenté (sans toujours y réussir,
mais après tout le processus est en cours et nul ne doit
préjuger des résultats à long terme) d'encourager le multi-
centrisme culturel, permettant aux originalités de se faire jour
et comptant sur elles pour susciter une émulation fructueuse.
Seule cette dernière solution m'intéresse ici car elle montre
la voie. Je crois pouvoir dire, par exemple, que le Niger a
entrepris et assez largement réussi, au moins jusqu'aux
derniers remous politiques, conséquences de faits
extraordinaires (sécheresse, famine, découverte de
ressources minières), une politique systématique d'iden-
tification et d'unité culturelles, sans tomber trop dans le
piège de l'intégration. J'ai moi-même expérimenté le
succès de l'un des instruments de cette politique : le
Musée national de Niamey, créé dès 1958 à l'initiative de
l'ex-président Hamani et de l'ancien président de
l'Assemblée nationale Boubou Hama.
Il s'agit d'une institution originale, qui n'a sans doute
aucun équivalent dans le monde, rassemblant des
éléments, peut-être disparates mais collectivement
significatifs, de toutes les cultures ethniques du pays,
reconstituant ainsi sur un vaste terrain facilement
accessible et librement visitable, la mosaïque nationale.
10% de la population du pays s'y rend chaque année et je
puis témoigner du profond sens de propriété et
d'appartenance qui inspire le public, du président jusqu'aux
nomades touareg venus en trois semaines de méhari à la
capitale. C'est le seul musée africain que je connaisse où le
visiteur européen se sente dépaysé, car il ne reconnaît pas
ses codes habituels, mais où Haoussas, Peuhls ou
Sonrhais sont chez eux et partagent le sentiment
d'appartenir à la même nation. C'est dans la même direction
que vont les activités non muséographiques du musée :
alphabétisation, artisanat, promotion de phénomènes

242
culturels modernes locaux, tels que la mode ou la musique,
les contes ou la littérature orale ; initiation à la nature et à
l'environnement. Un musée peut-être, par le nom ou par la
pédagogie de l'objet et de la chose réelle, mais surtout un
creuset symbolique de l'existence nationale.
Je ne puis résister à citer au passage des extraits d'un
discours prononcé le 22 octobre 1965, par Tun Abdul Razak,
alors vice-Premier ministre de Malaisie, lors d'une conférence
de la Société malaisienne des orientalistes, à l'université de
Malaisie :
« ... La Malaisie est le creuset des plus importantes
traditions culturelles de l'histoire humaine. Ici les
cultures de la Chine, de l'Inde, du Moyen-Orient, de
l'Europe et la culture indigène malayo-polynésienne se
sont rencontrées dans un même pays, comme elles ne
l'ont fait nulle part ailleurs dans le monde. Donc le défi
qui est aujourd'hui porté au gouvernement de ce pays
est de développer et d'harmoniser ces diverses cultures,
afin que nous soyons à même d'en dégager une culture
vraiment nationale... Dans le développement de notre
société, notre politique doit être non pas de changer les
formes actuelles de notre culture au sens où nous
imposerions un nouveau schéma culturel à notre peuple,
mais plutôt nous devons développer les traditions et le
mode de vie existant, et en faire un mode de vie
compatible avec le développement moderne et avec les
aspirations nationales de notre peuple...
Notre programme de développement ne comprend
pas seulement le développement de notre économie et
celui d'un niveau de vie plus élevé, mais il inclut en
outre le développement d'autres choses essentielles au
peuple d'une nation heureuse : le développement d'une
personnalité libre, libre de sourire, libre de prier, libre de
parler, libre de choisir son propre mode de vie et libre
de progresser par la mise en œuvre de son propre
effort et de sa propre capacité...
Nous sommes intéressés à connaître les moyens qui
s'offrent à nous pour changer le comportement de

243
notre peuple et son attitude devant la vie, de manière
qu'il entretienne un esprit de responsabilité et de
confiance en soi...
Notre politique est non seulement de construire un
peuple unifié mais aussi de le faire se tenir debout sur
ses propres pieds... »
Le livre dont je tire ces extraits, Strategy for Action, sortit
de presse en mars 1969. Le 13 mai de cette même année,
des émeutes raciales sans précédent éclataient dans tout le
pays et faisaient reculer dangereusement les remarquables
objectifs fixés par Tun Abdul Razak. Je sais, après ma
dernière visite, qui date de 1970, que la Malaisie a repris sa
marche en avant. L'essentiel est bien de fixer clairement le
but à atteindre et de ne pas se laisser arrêter par les
obstacles.

Pour une science de l'homme appliquée au


développement
Parmi les instruments de toute politique d'identification
nationale, comme de toute pédagogie de conscientisation
en général, se trouve une connaissance réelle du peuple.
Paulo Freire, par ses cercles de culture, cellules de base
de sa méthode d'éducation, a proposé une méthode
d'approche de ce qu'il faut bien appeler l'anthropologie
culturelle et sociale appliquée au développement.
J'ai rencontré, au cours des dernières années, beaucoup
d'anthropologues : la plupart sont des gens sérieux,
honnêtes, parfois engagés dans une lutte épique contre
l'injustice, l'ignorance, l'oppression et l'ethnocide. C'est ainsi
qu'un grand nombre d'entre eux mène depuis longtemps un
combat de retardement contre la destruction des Indiens de
l'Amazonie. Malheureusement leur œuvre reste limitée par
trois facteurs essentiels :
— la recherche anthropologique est généralement
fondamentale, visant la connaissance en soi, sans application
à l'homme et à son développement ;

244
— elle s'exprime toujours dans le langage et selon les
codes de la haute culture, donc ne peut être d'aucune réelle
utilité pour ceux qui ne sont pas de cette culture ;
— les anthropologues appartiennent eux-mêmes à cette
culture dominante et sont même en majorité complètement
étrangers aux cultures étudiées : l'avenir de ces cultures ne
les intéresse pas vraiment, sauf à titre sentimental ; il n'a
aucune influence sur leurs enfants, par exemple.
J'ai découvert en 1972, en Équateur, le fond du problème de
l'anthropologie. On venait de trouver à l'est du pays, dans le
bassin de l'Amazone, du pétrole. D'où un risque pressant
d'ethnocide culturel pour les populations pas encore
acculturées de cette région. Dans le même temps, les
civilisations métisses de l'altiplano andin et les civilisations
noires de la côte Pacifique souffraient des influences
délétères d'une colonisation économique galopante et de
l'invasion touristique : prolétarisation, commercialisation du
patrimoine, démoralisation... L’Équateur allait devenir en
quelques années une nation culturellement pourrie, aliénée,
technologisée, comme ses voisines d'Amérique du Sud,
sans avoir jamais eu à donner son avis. Chose curieuse,
soit dit en passant, les rares anthropologues équatoriens
existants enseignaient tous aux États-Unis et au Canada.
Je pus cependant discuter avec un ami, architecte et
archéologue, mais surtout Équatorien resté au pays, d'un
projet passionnant qu'il avait formé et qui, je l'espère, verra
bientôt le jour, d'Institut national d'anthropologie appliquée,
destiné à connaître et à mettre en valeur les ressources
humaines, culturelles, matérielles disponibles, de manière à
constituer un facteur de développement autonome, un
facteur d'initiative, ainsi qu'un guide pour les efforts du
gouvernement. Le même projet, ou à peu près, est en voie
de réalisation en Nouvelle-Guinée, dont j'ai dit le dilemme.
A tous les anthropologues j'adresse cette supplication :
oubliez vos intérêts scientifiques, personnels, matériels
pour ne penser qu'aux hommes. Dans les sociétés
opprimées, toute recherche qui n'est pas utilisable pour la
conscientisation et la libération de l'homme et de la société

245
est criminelle, parce qu'elle détourne du seul objectif vrai
des moyens de connaissance et donc d'action.
Mais il faut surtout inventer une anthropologie nouvelle,
une science qui permette de combiner la connaissance et
l'action, dont le but principal ne soit pas la présentation et la
publication de communications au monde des savants réunis
en congrès. Il faut que la science de l'homme s'humanise et
qu'elle soit utilisable par les hommes. J'ai rencontré, dans le
monde entier, des anthropologues en mission, qu'ils viennent
d'Europe ou des États-Unis, ou qu'ils soient envoyés dans
une région éloignée d'un pays par l'université d'une grande
ville de ce pays. J'ai constaté les réactions des gens, et
surtout des responsables locaux ; j'ai pu faire des
observations de première main sur ce qui restait de ces
missions, sur le profit qu'en tirait le pays ou la région pour son
développement : pratiquement rien d'utilisable. Un monde
sépare toujours l'anthropologue (physique, social, culturel) de
la population qu'il étudie, un monde fait de la différence des
modes de vie, de pensée, de décision, des relations de
dépendance, des niveaux économiques, des langages, etc.
La recherche anthropologique peut parfois renforcer la haute
culture, peut améliorer même la connaissance et la
compréhension que celle-ci a des autres (ce qui n'est pas en
soi un résultat négligeable), mais elle contribue trop souvent à
l'oppression et à l'aliénation car tout son mécanisme est fondé
sur l'inégalité.
Paulo Freire demande que s'établisse une nouvelle
relation entre l'éducateur et l'éduqué et que la conception
«bancaire» de l'éducation soit remplacée par une conception
«conscientisante» fondée sur les problèmes réels. Je
demande, en étendant ce raisonnement, que s'établisse une
nouvelle relation entre le spécialiste des sciences humaines
et l'individu ou la société étudiée, et finalement entre
l'administrateur et l'administré. Tant que ces relations seront
hiérarchisées, il n'y aura aucun espoir de voir s'instaurer un
processus de développement solidaire ; lorsque l'objectif
politico-économique d'intégration ne sera plus imposé
comme allant de soi, mais que l'objectif socioculturel de

246
libération sera décidé et appliqué collectivement, alors il
sera possible de progresser vraiment.

247
Épilogue

Ce travail ne peut pas avoir de conclusion. Il est en lui-


même un constat, le fruit d'une aventure vécue au service
d'une certaine idée de la coopération culturelle, le fruit
aussi d'une expérience variée, étendue géographiquement,
mais très superficielle. Ce n'est pas à moi de suggérer au
lecteur la voie à emprunter pour l'avenir. Chacun de nous
doit, en matière de culture, faire ce qu'il peut et REAGIR en
homme conscient, critique, créateur, au sujet de son propre
développement, lequel ne peut avoir lieu que dans le cadre
d'une collectivité, d'une communauté. J'ai voulu seulement,
en rendant une part de ce que j'ai reçu, encourager une
réflexion.
L'expérience relatée ici s'est arrêtée, pour l'essentiel, au
milieu de 1973. Depuis ce moment, nous vivons des
événements dont nul ne peut, avec sérieux, prévoir les
conséquences à moyen ou long terme au sein de chaque
pays et encore moins sur le plan international. Jusqu'ici les
gouvernements et les organisations internationales ont paré
tant bien que mal aux conséquences les plus dramatiques de
ces événements, par des mesures d'opportunisme politique et
de cuisine économique. Mais il ne semble pas que les
véritables causes aient été décelées, encore moins
analysées, ni que des solutions à long terme aient été
trouvées ou même cherchées. Les menaces qui pèsent sur la
vie de centaines de millions d'individus en Afrique et en Asie,
loin d'être dissipées, sont seulement dissimulées aux yeux
des nantis par des événements plus croustillants et moins
déprimants. Les mécanismes de la domination et de
l'oppression ont été sensiblement renforcés à la suite des

248
craintes soulevées par la crise de l'énergie. L'entente et la
solidarité entre les grandes puissances se sont affermies et la
Chine elle-même a montré qu'elle savait, le cas échéant,
oublier les grands principes. Il faudra sans doute du temps
pour que toutes les nations riches en matières premières
industrielles ou agricoles, mais pauvres en pouvoir, en
technologie et en liberté, trouvent le courage et les moyens
de suivre l'exemple donné par les pays producteurs de
pétrole. Les fluctuations des cours mondiaux des matières
premières montrent bien les tergiversations des responsables
et l'efficacité relative des mesures de protection à court terme
prises par les nantis, ainsi que la solidité des liens de
dépendance qui se sont établis dans le cadre de la nouvelle
division internationale du travail.
Quoi qu'il en soit, même un changement radical de
l'équilibre économique mondial ne suffira pas à rétablir la
justice et la solidarité. Il restera des pays très pauvres et
certains riches pourront disparaître de la scène sans que les
problèmes des autres soient résolus pour autant. Même si la
société de consommation s'affaiblit et se déplace, même si
ses bénéficiaires changent, sa réalité et son danger ne
disparaîtront pas. Il me paraît théoriquement possible, et
même pratiquement probable, que le système actuel puisse
changer de mains sans changer de contenu. Plusieurs pays
anciennement pauvres et sous-développés sont prêts à
prendre la relève des pays riches : Iran, Brésil, Mexique,
pour citer les plus importants. Leur modèle économique est
exactement le même que celui des États-Unis ou de
l'Allemagne fédérale. Car, nous l'avons vu, ce qui importe
réellement, c'est l'objectif qui est fixé au progrès et au
mouvement : croissance du profit ou développement de
l'homme.
Je pense que la crise aura lieu. Quand et comment ? Je
ne me risquerai pas à le prophétiser. Je ne la souhaite pas
mais je la considère comme inéluctable à plus ou moins
long terme. D'autres en ont fait la démonstration par
l'économique et la statistique ; je crois avoir montré ici que
le point de rupture était atteint aussi sur le plan humain et

249
culturel. Certes, il serait théoriquement possible de l'éviter
mais les décisions à prendre relèvent, dans l'atmosphère
actuelle, du domaine de l'utopie. René Dumont a décrit celles
de ces décisions qui appartiennent à l'économie ; je crois en
avoir énuméré clairement d'autres, plus spécifiquement
culturelles, mais tout aussi irréalistes psychologiquement.
Cette crise, que l'on ne s'y trompe pas, sera à la fois
économique et culturelle. Sur ce dernier point, elle peut se
marquer par l'abandon de toutes les valeurs de la culture
dominante, de tout le code, du leadership des arbitres du
goût. Un tel bouleversement, qui ne manquera pas d'avoir
des conséquences positives, risquerait d'entraîner aussi la
disparition de valeurs véritables et irremplaçables, un recul,
le retour à une barbarie d'autant plus dangereuse qu'elle
serait artificielle : la culture dominante, par une réaction
viscérale des cultures opprimées, serait alors détruite, dans
ce qu'elle a de mauvais comme dans ce qu'elle a de bon.
Alors que cette même culture, si elle perdait son caractère
oppressif et agressif, si elle n'était plus confisquée par un
petit nombre en vue d'un profit de nature essentiellement
économique, pour redevenir l'une des cultures à égalité
avec les autres, pourrait contribuer de façon significative au
développement de tout l'homme et de tous les hommes.
Mais pour permettre cette reconversion, il n'y a pas de
temps à perdre. Pour les plus lucides des riches, pour ceux
qui désirent avancer, après Jésus et Marx, sur la voie de
l'égalité et de la solidarité entre les hommes, il faut, dès
maintenant, se préparer à la crise et créer les conditions
d'une bonne crise. C'est-à-dire, par exemple :
— remplacer le profit par l'homme comme objectif de
toute action technique ou sociale ;
— contribuer personnellement au réalignement des
cultures, à leur dialogue constant et encourager le métissage
culturel ;
— renforcer l'initiative individuelle et surtout collective
partout où elle est encore possible ;
— instaurer spontanément dans son environnement
immédiat, familial, professionnel, social, une méthode de
coopération et une pédagogie de l'échange qui favorisent la

250
prise de pouvoir à tous les niveaux et l'amélioration des
capacités de l'exercer ;
— accepter d'autres vérités venues d'autres cultures et
écouter les prophètes et les missionnaires que ces cultures
nous envoient parfois.
C'est en fin de compte de chaque homme et de chaque
cellule sociale que dépend tout développement culturel et
que dépendra la manière dont les crises à venir seront
abordées, supportées, surmontées. Ceux qui exercent
aujourd'hui la domination et qui trop souvent bénéficient des
fruits de l'oppression y perdront certains privilèges matériels
souvent abusifs, mais ils y gagneront à la fois la liberté de
l'esprit et l'enrichissement dû à la confrontation avec les
autres. Ceux qui viennent de subir des années, des
décennies, parfois des siècles de dépendance politique,
économique et par-dessus tout culturelle, ceux-là peuvent et
doivent passer du mirage d'une prospérité matérielle imitée
de l'Occident à la réalité d'un développement spécifique
voulu et choisi par eux-mêmes.
Le vrai problème n'est pas de supprimer les affrontements :
ceux-ci auront toujours lieu. Il est d'accepter que les gagnants
ne soient pas toujours les mêmes. Il est aussi de comprendre
que la tâche historique des vaincus est d'éduquer les
vainqueurs.

251
Notes bibliographiques

Cet ouvrage n'est pas d'érudition. On a évité la pratique des


références en bas de page. Toutefois, certains auteurs, livres
ou articles ont été cités dans le texte. D'autres ont largement
contribué à la formation de mon expérience et de mes idées.
C'est pourquoi j'ai voulu donner ici une courte liste de titres, en
reconnaissance pour leurs auteurs.

Adotevi, Stanislas S., Négritude et Négrologues, Paris,


Bourgois, coll. « 10/18 », 1972.
Araneta, Gemma Cruz, Hanoi Diary, Manila, 1968 (chez
l'auteur)
Brown, Dee, Bury My Heart at Wounded Knee, New York, Holt
Rinehart, 1971.
Burnham, Bonnie, The Art Crisis, New York, St Martin's Press,
1975.
Caumont, Robert de, et Tessier, Marc, Les Groupes d'action
municipale, Paris, Editions universitaires, coll. «Citoyens»,
1971.
Cleaver, Eldridge, Un Noir à l'ombre (Soul on Ice), Paris,
Editions du Seuil, coll. « Combats », 1972.
Dinalva, jeune travailleuse brésilienne, Paris, Editions
ouvrières, 1972.
Dumont, René, L'Utopie ou la Mort, Paris, Editions du Seuil,
coll. « L'histoire immédiate », 1973.
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253
Ta b l e

Introduction ..................................................................... 3

1. La culture et l'économie

I. La confusion culturelle ...... .......................................... 8


Quelle culture et pour qui ? — Entretenir la
confusion — Du producteur au consommateur —
La culture, idée fausse ou trahison
II. L'économie de la culture ...... ..................................... 29
Brève histoire du concept — Un secteur de
l'économie — Une demande largement provoquée
— Un filon bien exploité — Recherche des
responsables
III. Quelques cas particuliers ...................................... 49
1. Le marché de l'art. — 2. Le trafic illicite des biens
culturel. — 3. Le tourisme. — Quelques exemples
— Changer le tourisme

254
2. La culture des riches

IV. Le complexe de la Joconde ……………………… ..72


Naissance du système — La culture au service de
la politique. — La notion de patrimoine —
Accumulation et consommation — La mythologie —
Le complexe de la Joconde — Le système à
l’œuvre
V. Les arbitres du goût ............................................... 102
Un code intangible — qui s'impose à tous. — ... au
nom du bon goût.... — ... monopole de quelques-
uns — Le système de références — Les trois
cercles de la culture

VI. L'impérialisme culturel .......................................... 122


L'acculturation — L'exploitation — Le national-
impérialisme — L'impérialisme collectif
VII. L'opium du peuple ............................................... 148
Le loisir — Qui décide ? — Un droit ou un devoir ?

VIII. Une pédagogie pour le futur ............................... 162


Des hypothèses de travail — L'initiative culturelle
— Des principes d'action —- Inventer une
pédagogie — Les moyens

3. La culture des autres

IX. Les autres et leur culture ....................................... 182


Les autres et nous — Quelques-uns des
«autres» : au loin.... -— ... et à notre porte —
Immigrés et minorités nationales — La France
de Guy Lux

255
X. De l'acculturation au syncrétisme…………………... 205
La culture du tanakè — Des formes religieuses
nouvelles — Des essais de renouvellement
politique
XI. Intégration ou libération ......................................... 219
Le monde de la misère et de la souffrance —
Refuser ou construire — Renoncer à la domination
— Construire un nouvel ordre culturel -— Choisir
clairement l'objectif -— L'intégration : pour un
asservissement plus étroit — La libération :
utopie créatrice — Conscientisation et
conscience nationale — Pour une science de
l'homme appliquée au développement

Épilogue ........................................................................ 248

Notes bibliographiques……………………………….. . 252

256

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