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Revue du CAER
35 | 2017
Le peuple. Théories, discours et représentations
Introduction
Le peuple, du mot à la chose. Quelques jalons dans l’histoire des idées
politiques
Marc Ortolani
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/etudesromanes/5522
DOI : 10.4000/etudesromanes.5522
ISSN : 2271-1465
Éditeur
Centre aixois d'études romanes de l'université d'Aix-Marseille
Édition imprimée
Date de publication : 20 décembre 2017
Pagination : 21-39
ISBN : 979-10-320-0141-7
ISSN : 0180-684X
Référence électronique
Marc Ortolani, « Introduction », Cahiers d’études romanes [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 02 juin
2018, consulté le 04 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/5522 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/etudesromanes.5522
Cahiers d'études romanes est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons
Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Introduction
Le peuple, du mot à la chose
Quelques jalons dans l’histoire des idées politiques
Marc Ortolani
Université Côte d’Azur – ERMES
Le mot « peuple » fait partie de ces termes que l’on pourrait qualifier de
transversaux, dans le sens où ils intéressent un très grand nombre de disciplines :
en l’occurrence, au-delà de la lexicographie, les sciences sociales en général (en
particulier l’histoire des idées et des idéologies), la philosophie politique, ou
encore la sociologie des pratiques culturelles 1.
1 Parmi les multiples références d’ouvrages relatifs au terme et au concept de peuple : Hélène
Desbrousses, Bernard Peloille, Gérard Raulet, Le peuple : figures et concepts entre identité et
souveraineté, Paris, De Guibert, 2003 ; Jean-Marie Paul (dir.), Le peuple, mythe et réalité,
21
Seulement, et c’est ce qui en fait l’un des intérêts, la chose qu’il désigne varie
considérablement à travers l’histoire, mais également d’une langue à l’autre,
d’une discipline à l’autre, d’une école de pensée à l’autre, et en fonction des aires
sociales et culturelles ou des présupposés idéologiques. Autant commencer, par
conséquent, en essayant de cerner une notion originelle mais complexe et qui
revêt, à l’évidence, plusieurs dimensions 2.
Si l’on fait le choix d’insister d’abord sur la dimension ethnologique de
la notion de peuple, il faut s’attarder sur la première définition que nous en
donnent les dictionnaires contemporains 3 : le peuple est « un ensemble d’êtres
humains formant une communauté structurée, d’origine commune », et c’est
pourquoi on l’assimile parfois à une ethnie. Mais les individus qui le composent
présentent aussi pour caractère une homogénéité relative de civilisation et sont
liés par un certain nombre de coutumes et d’institutions communes.
Un peuple apparaît donc comme une communauté unie par des
caractéristiques telles que la culture, les mœurs, la langue, les croyances. Aussi
le peuple désigne-t-il couramment aujourd’hui un ensemble d’individus qui ont
formé une communauté, partageant un sentiment d’appartenance et un destin
collectif. Cette communauté peut être fondée sur un passé commun (réel ou
supposé), souvent (mais pas toujours) un territoire commun, une langue ou
une culture communes, éventuellement une religion commune ; en tout cas des
valeurs et des pratiques communes et un certain sentiment d’appartenance. Il
peut s’agir d’une appartenance culturelle, nationale, voire religieuse : on pense
évidemment au « peuple élu » ou bien au « peuple chrétien ».
Ajoutons que, de ce point de vue, les adjectifs que l’on associe au substantif
peuple permettent parfois de préciser sa situation socioculturelle : le peuple
Rennes, PUR, 2007 ; Alain Badiou, « Vingt-quatre notes sur les usages du mot peuple »,
in Alain Badiou, Judith Butler, Georges Didi-Huberman et al. (dir.), Qu’est-ce qu’un peuple ?,
Paris, La Fabrique, 2013, p. 9 ; Michel Glatigny, Jacques Guilhaumou (dir.), Peuple et pouvoir :
études de lexicologie politique, Lille, Presses universitaires de Lille, 1981 ; Pascal Durand, Marc
Lits, « Introduction, peuple, populaire, populisme », Hermès, La Revue, 2005/2, p. 11-15 ;
Noms du peuple : multitude, masse, plèbe, nation, classe, Colloque, Université libre de Bruxelles
(Centre de recherche en philosophie), 2012.
2 Nous mesurons toute la difficulté de cette tentative de définition qui conduit à mobiliser des
terminologies (communauté, nation, citoyenneté…) qui sont toutes aussi délicates à manier,
tant leur charge symbolique, émotionnelle et idéologique est importante. Quant au terme
« peuple » lui-même, il est toujours aujourd’hui au cœur de débats politiques et, au-delà même
de l’effort de conceptualisation, il est également saturé et chargé émotionnellement.
3 Les définitions qui suivent sont empruntées au Trésor de la langue française informatisé,
s.v. « Peuple ».
22
4 Irène Bellier (dir.), Peuples autochtones dans le monde. Les enjeux de la reconnaissance, Paris,
L’Harmattan, 2013.
5 Nous sommes déjà loin pourtant, malgré les servitudes auxquelles il est soumis, de l’exaltation
de la dignité et de la vertu du peuple qu’on trouve chez Péguy ou Michelet : Jean-Marie Paul,
« Le peuple et la France chez Michelet », in Jean-Marie Paul (dir.), Le peuple, mythe et réalité,
op. cit., p. 89-104 ; Juliette Grange, « Le peuple républicain dans Le Peuple de Michelet »,
2004, halshs-00279807.
6 Laurent Bouvet, Le sens du peuple : la gauche, la démocratie, le populisme, Paris, Gallimard, 2012.
7 Guy Hermet, Le Peuple contre la démocratie, Paris, Fayard, 1989.
23
24
14 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe xviiie-xixe siècles, Paris, Seuil,
1999 ; René Girault, Peuples et nations d’Europe au xixe siècle, Paris, Hachette, 1996.
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15 Sur l’évolution sémantique du terme, voir Aurora Savelli, « Sul concetto di popolo : percorsi
semantici e note storiografiche », Laboratoire italien. Politique et société, 2001/1, « Le peuple.
Formation d’un sujet politique », p. 9-24.
16 Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962.
17 Michel Grodent, « De dèmos à populus », Hermès, La Revue, 2005/2, p. 17-22.
18 Formule attribuée à Abraham Lincoln lors du célèbre discours de Gettysburg (19 novembre
1863) : « That this nation, under God, shall have a new birth of freedom, and that government of
the people, by the people, for the people, shall not perish from the earth. »
19 Pour une vue d’ensemble, Ugo Bellagamba, Karine Deharbe, Marc Ortolani et al., Histoire des
idées politiques, 3e éd., Paris, Studyrama, 2016.
26
au ve siècle av. J.-C., en souligne les multiples mérites 20. Il en rappelle d’abord
les principes fondés sur l’égalité : égalité des citoyens devant la loi (isonomie),
devant le pouvoir (isocratie) et droit égal de parler devant l’assemblée du
peuple (iségorie) ; puis les mœurs enviables qui en découlent parmi lesquelles
la philanthropia ; enfin, les fruits de la démocratie, étroitement liés aux
institutions 21 et aisément identifiables : liberté, égalité, fraternité. De même,
les sophistes (Protagoras par exemple) contribuent à fournir au peuple des
armes nouvelles : en enseignant l’art oratoire, celui de convaincre et d’emporter
l’opinion au sein d’une assemblée, bref, en « formant de bons citoyens », ils
alimentent à leur manière la démocratie 22.
Mais si la Grèce antique a inventé ce régime, elle a inventé aussi la critique
de la démocratie et, de fait, la méfiance à l’égard du peuple. Parmi les opposants
à la démocratie et qui critiquent donc le peuple, rappelons la position de
Xénophon, clairement aristocratique, pour qui le peuple est incompétent,
indiscipliné, divisé et ne manifeste aucun sens de la grandeur, en d’autres
termes aucune vertu. Mais c’est surtout Platon 23 qui dénonce le peuple comme
présentant des tares dangereuses : il est esclave de ses passions (comme un
animal) ; il est inconstant (dans ses amours comme dans ses haines), versatile,
incompétent (incapable de réflexion et de rigueur) ; il est sensible à la flatterie
(et c’est donc une proie facile pour les démagogues). De fait, la démocratie
en subit les conséquences : elle apparaît comme un régime où l’autorité est
éparpillée, où règnent l’individualisme, l’incompétence et la désinvolture. Qui
plus est, c’est un régime où tout est confondu (« anarchique et bigarré »), où
l’on ne reconnaît plus les compétences et les capacités de chacun, un régime
d’opposition, de division, et donc finalement de désordre (la « foire aux
constitutions »). Au final, un régime ingouvernable, dont la conséquence est
l’instabilité : la démocratie risque souvent de conduire à la tyrannie : « L’excès
de liberté conduit à la servitude… De l’extrême liberté naît la servitude la plus
complète et la plus atroce 24. »
20 Vincent Azoulay, Périclès. La démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme, Paris, A. Colin,
2010 ; Donald Kagan, Périclès. La naissance de la démocratie, Paris, Tallandier, 2011.
21 Claude Mossé, Les institutions grecques, Paris, A. Colin, 1991.
22 Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, Paris, de Fallois, 1988 ;
Gilbert Romeyer Dherbey, Les sophistes, Paris, PUF, 2012.
23 Léon Robin, Platon, Paris, PUF, 2000 ; Luc Brisson, Jean-François Pradeau, Dictionnaire
Platon, Paris, Ellipses, 2007.
24 Platon, La République, livre VIII.
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28
Avec les penseurs romains, nous retrouvons le peuple, ne serait-ce que parce
que les institutions de la République lui réservent une place non négligeable 27.
Elles reposent, on le sait, sur trois éléments : un sénat aristocratique, des
magistratures électives et des assemblées du peuple des citoyens (les comices,
assemblées du populus romanus). Il existe différents types de comices : comices
curiates (les premières, remontant à l’époque où la population était divisée en
curies), dont le pouvoir essentiel est de voter l’investiture des magistrats qui leur
attribue l’imperium ; comices tributes ou assemblées de la plèbe, qui représentent
tout le peuple (puisque tout citoyen romain appartient à une tribu territoriale,
en général celle de son domicile), dont la fonction est d’élire les magistrats
inférieurs et de voter les lois ; comices centuriates (assemblées de l’armée) enfin :
les citoyens sont répartis en 195 centuries selon leur richesse et la capacité de
soutenir l’effort de guerre par une contribution fiscale. Ces comices élisent les
magistrats supérieurs (Consuls, préteurs et censeurs).
Rappelons ici que la notion de peuple, sous la République romaine,
s’entendait des patriciens et des plébéiens réunis qui participaient aux comices,
et non pas seulement des plébéiens qui, s’ils disposaient d’une assemblée, le
concile de la plèbe, n’ont jamais été considérés comme l’ensemble du peuple,
par les Romains. Tite-Live rappelle que le mécanisme de vote, dans les comices
centuriates, faisait prévaloir les votes de l’aristocratie, mais il rappelle, dans
le même temps, que personne n’était exclu du vote, au moins sur le plan de
la théorie. Ces différentes assemblées exercent des compétences législatives,
judiciaires (provocatio ad populum) et électorales, mais en réalité les comices
sont influencés par l’aristocratie et contrôlés par le sénat ; quant au mode
électoral, il favorise également l’aristocratie. Enfin, aucune de ces assemblées
n’a l’initiative ni le contrôle de ses réunions, pas plus qu’elle ne peut discuter
ou amender les projets de loi qui lui sont soumis. Enfin ce n’est que dans les
années 130 av. J.-C. que la pratique du vote secret y est introduite. Notons
qu’un représentant du peuple, le tribun de la plèbe (dont la charge est réservée
aux plébéiens) est censé défendre les intérêts du peuple face à l’aristocratie, et
placer le peuple sous sa protection. C’est donc une fonction qui l’expose à des
risques, et il dispose pour cela d’une protection particulière, la sacro-sainteté
tribunitienne (qui lui confère une sorte d’inviolabilité). Celui qui décrit cela
comme un système parfaitement équilibré (le régime mixte idéal, le « parfait
concert ») n’est autre que Polybe, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il
27 Michel Humbert, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Paris, Dalloz, 2014 ; Elizabeth
Deniaux, Rome, de la Cité-État à l’Empire. Institutions et vie politique, Paris, Hachette, 2001.
29
28 Cette maxime a été reprise par de nombreux auteurs, tels que John Locke par exemple ; elle
est aujourd’hui la devise de l’État du Missouri.
29 Pierre Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986.
30 Cicéron, De la République, I, 45.
31 Paul Veyne, Le pain et le cirque, Paris, Seuil, 1995 ; Catherine Virlouvet, La plèbe frumentaire
dans les témoignages épigraphiques : essai d’histoire sociale et administrative du peuple de Rome
antique, Rome, École française de Rome, 2009.
30
que si l’empereur est le père du peuple, et que par conséquent il peut le rappeler
à l’ordre voire le punir, il doit le faire pour son bien, comme agirait un médecin
avec son malade. Il faut savoir en effet être un bon César, c’est-à-dire user
de clémence 32, oublier la colère et œuvrer dans l’intérêt du peuple. L’empire
est aussi marqué par l’influence toujours présente du stoïcisme 33, notamment
chez un auteur comme Marc-Aurèle, qui, tout en étant empereur, se considère
comme un « citoyen du monde » : il fait partie de l’humanitas, ce qui le pousse
à des sentiments de solidarité (une certaine clémence vis-à-vis de l’esclavage,
une tolérance relative vis-à-vis des chrétiens), mais la notion de « peuple » ne
transparaît pas nettement dans son œuvre.
La situation évolue évidemment avec l’avènement de la philosophie
chrétienne 34, une pensée qui transcende les catégories sociales 35. Ce qui
compte désormais c’est l’homme (à la fois conçu à l’image de Dieu et ayant
vocation à l’éternité) et l’humanité tout entière. Aussi, si la notion de « peuple »
est utilisée, ce n’est pas en tant que catégorie sociale ou économique, ce n’est
pas non plus en tant que composante politique d’un quelconque régime
démocratique dont on a perdu le souvenir. Quand on parle du « peuple », c’est
le « peuple de Dieu », la chrétienté tout entière. La seule chose qu’enseignent
les auteurs chrétiens au peuple chrétien, c’est la soumission à l’autorité civile,
au motif qu’il n’y a pas d’autorité qui ne vienne d’en haut : Nulla potestas nisi a
deo. Saint Paul prône la soumission, la non-contestation à l’égard de l’autorité
politique, et va même jusqu’à demander au peuple chrétien de prier pour
l’Empire et pour l’Empereur 36. Toutefois, le mot peuple apparaît peu chez les
pères de l’Église ; un auteur comme saint Augustin se préoccupe des chrétiens
(les fidèles) et des païens ; il évoque les institutions (l’Empire, l’Église, la Cité),
mais peu le peuple 37.
32 Pierre Grimal, Sénèque, Paris, PUF, 1994 ; Gérard Salamon, « Sénèque, le stoïcisme et la
monarchie absolue dans le De clementia », Aitia, Regards sur la culture hellénistique au xxie s.,
2001/1 ; Mireille Armisen-Marchetti, « Les ambiguïtés du personnage de Néron dans le
De clementia de Sénèque », Vita Latina, 174, 2006, p. 92-103.
33 Marc Pena, Le stoïcisme et l’Empire romain, Aix-en-Provence, PUAM, 1990.
34 Simon Claude Mimouni, Le christianisme des origines à Constantin, Paris, PUF, 2006 ; Michel
Rouche, Les origines du christianisme, Paris, Hachette, 2007.
35 On pense notamment à l’épître aux Galates : « Il n’y a ni Juif, ni Grec, il n’y a ni esclave ni
homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. »
36 Joseph Holtzner, Paul de Tarse, Paris, Téqui, 2008 ; Alain Marchadour, L’événement Paul,
Paris, Bayard, 2009.
37 Agostino Trapé, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999 ; Peter Brown, La vie de saint Augustin, Paris,
Seuil, 2001 ; Catherine Salles, Saint Augustin, un destin africain, Paris, Desclée de Brouwer, 2009.
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41 Gianluca Briguglia, Marsile de Padoue, Paris, Garnier, 2014 ; Nestor Capdevila, « Empire et
souveraineté populaire chez Marsile de Padoue », Astérion. Philosophie, histoire des idées, pensée
politique, 7, 2010.
42 Quentin Skinner, Machiavel, Paris, Seuil, 1989 ; Léo Strauss, Pensées sur Machiavel, Paris,
Payot, 2007 ; Sandro Landi, Machiavel, Paris, Ellipses, 2014 ; Jean-Claude Zancarini, « Les
humeurs du corps politique. Le peuple et la plèbe chez Machiavel », Laboratoire italien.
Politique et société, 2001/1, « Le peuple. Formation d’un sujet politique », p. 25-33.
43 Paul-Alexis Mellet, Les traités monarchomaques. Confusion des temps, résistance armée et monarchie
imparfaite, 1560-1600, Genève, Droz, 2007.
33
44 Alain Dufour, Théodore de Bèze : poète et théologien, Genève, Droz, 2009 ; Irena Backus (dir.),
Théodore de Bèze (1519-1605), Genève, Droz, 2007.
45 Voltaire, Lettre à Madame de Damilaville (1er avril 1766), Œuvres complètes – Correspondance
générale, Paris, Th. Desoer, 1817, vol. 10, partie 2, p. 1028 ; François Quastana, Voltaire et
l’absolutisme éclairé (1736-1778), Aix-en-Provence, PUAM, 2003 ; Isabelle Wlodarczyk,
Voltaire. Écraser l’infâme, Paris, Oskar, 2015.
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pouvait occuper une place dans les États généraux […]. Les idées ont changé,
et même la classe des hommes faits pour composer le peuple se rétrécit tous les
jours davantage », pour se réduire aux laboureurs et ouvriers, dont la situation
l’émeut. Aussi – conclut-il – « Henri IV avait raison de désirer que son peuple
fût dans l’aisance, et d’assurer qu’il travaillerait à procurer à tout laboureur les
moyens d’avoir l’oie grasse dans son pot » 46.
Cependant la situation est compliquée, en particulier sur le plan politique,
car, d’un côté, la bourgeoisie a besoin du peuple pour promouvoir les libertés et
abattre les institutions héritées de la féodalité. D’un autre côté, elle s’en méfie au
moins pour deux raisons ; une raison sociologique d’abord : pour la bourgeoisie,
le peuple est une masse inorganique, un corps fondamentalement dispersé et
donc incapable d’exprimer la volonté générale et de vivre dans la concorde ;
une raison morale ensuite : le peuple est une masse indécise et capricieuse, sans
expérience, sans hauteur de vues et donc incapable de s’occuper des affaires
publiques ; bien au contraire, en raison de son impulsivité, il génère une vie
politique nécessairement instable 47.
En plus, en raison de sa situation économique, le peuple (qui est pauvre)
est assoiffé de réformes sociales (il veut réduire les inégalités, même celles qui
découlent de la nature) et en oublie l’intérêt général. Autrement dit, donner
le pouvoir au peuple, c’est prendre le risque de remplacer l’absolutisme
monarchique par un despotisme populaire. Enfin, le danger est de voir le
peuple, s’il parvient au pouvoir, se laisser facilement déposséder de ce pouvoir
par un tyran qui saurait capter son attention et lui accorder quelques faveurs.
Cette théorie est aussi défendue par Sieyès 48, qui vient très opportunément
rappeler une distinction purement intellectuelle entre le peuple et la nation.
Sieyès part du constat que le peuple ne présente pas un visage unitaire ;
c’est tout le contraire. Or, pour qu’il puisse jouer un rôle politique, il faut lui
donner une unité et une identité. Il propose donc de l’envisager non pas dans
46 Louis de Jaucourt, « Peuple », in Denis Diderot, Jean le Rond d’Alembert (dir.), L’Encyclopédie
ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772 ; Véronique Le Ru,
Subversives Lumières. L’Encyclopédie comme machine de guerre, Paris, CNRS, 2007 ; Jean
Haechler, L’Encyclopédie. Les combats et les hommes, Paris, Les Belles Lettres, 1998.
47 Sur la vision que l’on se fait du peuple et les discours qui l’accompagnent, voir Déborah
Cohen, La nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (xviiie-xxie siècles), Seyssel, Champ
Vallon, 2010.
48 Paul Bastid, Sieyès et sa pensée, Genève, Slatkine Reprints, 1978 ; Jean-Denis Bredin, Sieyès. La
clé de la Révolution française, Paris, Le Livre de Poche, 1990 ; Pierre-Yves Quiviger, Vincent
Denis, Jean Salem (dir.), Figures de Sieyès, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008.
35
49 Pour une vue d’ensemble, Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté
du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000 ; pour la période révolutionnaire, Marcel Gauchet,
La révolution des pouvoirs : la souveraineté, le peuple et la représentation, 1789-1799, Paris,
Gallimard, 1995 ; Ladan Boroumand, La guerre des principes. Les assemblées révolutionnaires
face aux droits de l’homme et à la souveraineté de la nation (1789-1794), Paris, EHESS, 1999,
p. 143-180.
50 Simone Goyard-Fabre, La philosophie du droit de Montesquieu, Paris, Klincksieck, 1979 ; Jean
Lechat, La politique dans « L’Esprit des lois », Paris, Nathan, 1998 ; Simone Goyard-Fabre,
Montesquieu, la Nature, les lois, la liberté, Paris, PUF, 1993 ; de ce point de vue, les glissements
sémantiques « peuple », « citoyen », « électeur » mériteraient aussi d’être interrogés.
36
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55 Agnès Steuckardt, « Les ennemis selon L’Ami du peuple, ou la catégorisation identitaire par
contraste », Mots. Les langages du politique, no 69, 2002, p. 7-22.
56 Benjamin Constant, cité par Olivier Nay, Histoire des idées politique, Paris, A. Colin, 2004,
p. 322.
57 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, IV, chap. vi.
58 Joseph Peter Stern, Hitler : le Führer et le peuple, Paris, Flammarion, 1995 ; Pierre Ayçoberry,
La question nazie. Essai sur les interprétations du national-socialisme, Paris, Seuil, 1979 ; Ian
Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, Paris, Gallimard, 2003.
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