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Cahiers d’études romanes

Revue du CAER
35 | 2017
Le peuple. Théories, discours et représentations

Introduction
Le peuple, du mot à la chose. Quelques jalons dans l’histoire des idées
politiques

Marc Ortolani

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/etudesromanes/5522
DOI : 10.4000/etudesromanes.5522
ISSN : 2271-1465

Éditeur
Centre aixois d'études romanes de l'université d'Aix-Marseille

Édition imprimée
Date de publication : 20 décembre 2017
Pagination : 21-39
ISBN : 979-10-320-0141-7
ISSN : 0180-684X

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Référence électronique
Marc Ortolani, « Introduction », Cahiers d’études romanes [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 02 juin
2018, consulté le 04 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/5522 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/etudesromanes.5522

Cahiers d'études romanes est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons
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Introduction
Le peuple, du mot à la chose
Quelques jalons dans l’histoire des idées politiques

Marc Ortolani
Université Côte d’Azur – ERMES

Après une définition du « peuple » du point de vue à la fois ethnologique, socio-économique


et politique, ainsi que des termes qui en sont dérivés, cet article se propose de retrouver
le sens de ce terme dans l’histoire des idées politiques, depuis ses origines gréco-latines
jusqu’aux questions qu’il pose aujourd’hui. Cette approche permet de rétablir le lien entre le
peuple et la démocratie, mais de souligner aussi les inquiétudes que le peuple suscite et par
conséquent les limites qu’il est nécessaire de poser à sa puissance.
Mots-clés : peuple, démocratie, histoire des idées politiques.
Dopo la definizione del « popolo » dal punto di vista etnologico, socioeconomico e politico,
come pure delle parole che ne derivano, questo saggio propone di ritrovare il senso della
parola nella storia delle idee politiche, dalle sue origini greco-latine fino alle questioni
che pone tuttora. Questo approccio permette di stabilire il legame che esiste tra popolo e
democrazia, ma anche di sottolineare le inquietudini che suscita il popolo e, quindi, i limiti
che è necessario porre alla sua potenza.
Parole chiave: popolo, democrazia, storia delle idee politiche.

Le mot « peuple » fait partie de ces termes que l’on pourrait qualifier de
transversaux, dans le sens où ils intéressent un très grand nombre de disciplines :
en l’occurrence, au-delà de la lexicographie, les sciences sociales en général (en
particulier l’histoire des idées et des idéologies), la philosophie politique, ou
encore la sociologie des pratiques culturelles 1.

1 Parmi les multiples références d’ouvrages relatifs au terme et au concept de peuple : Hélène
Desbrousses, Bernard Peloille, Gérard Raulet, Le peuple : figures et concepts entre identité et
souveraineté, Paris, De Guibert, 2003 ; Jean-Marie Paul (dir.), Le peuple, mythe et réalité,

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Seulement, et c’est ce qui en fait l’un des intérêts, la chose qu’il désigne varie
considérablement à travers l’histoire, mais également d’une langue à l’autre,
d’une discipline à l’autre, d’une école de pensée à l’autre, et en fonction des aires
sociales et culturelles ou des présupposés idéologiques. Autant commencer, par
conséquent, en essayant de cerner une notion originelle mais complexe et qui
revêt, à l’évidence, plusieurs dimensions 2.
Si l’on fait le choix d’insister d’abord sur la dimension ethnologique de
la notion de peuple, il faut s’attarder sur la première définition que nous en
donnent les dictionnaires contemporains 3 : le peuple est « un ensemble d’êtres
humains formant une communauté structurée, d’origine commune », et c’est
pourquoi on l’assimile parfois à une ethnie. Mais les individus qui le composent
présentent aussi pour caractère une homogénéité relative de civilisation et sont
liés par un certain nombre de coutumes et d’institutions communes.
Un peuple apparaît donc comme une communauté unie par des
caractéristiques telles que la culture, les mœurs, la langue, les croyances. Aussi
le peuple désigne-t-il couramment aujourd’hui un ensemble d’individus qui ont
formé une communauté, partageant un sentiment d’appartenance et un destin
collectif. Cette communauté peut être fondée sur un passé commun (réel ou
supposé), souvent (mais pas toujours) un territoire commun, une langue ou
une culture communes, éventuellement une religion commune ; en tout cas des
valeurs et des pratiques communes et un certain sentiment d’appartenance. Il
peut s’agir d’une appartenance culturelle, nationale, voire religieuse : on pense
évidemment au « peuple élu » ou bien au « peuple chrétien ».
Ajoutons que, de ce point de vue, les adjectifs que l’on associe au substantif
peuple permettent parfois de préciser sa situation socioculturelle : le peuple

Rennes, PUR, 2007 ; Alain Badiou, « Vingt-quatre notes sur les usages du mot peuple »,
in Alain Badiou, Judith Butler, Georges Didi-Huberman et al. (dir.), Qu’est-ce qu’un peuple ?,
Paris, La Fabrique, 2013, p. 9 ; Michel Glatigny, Jacques Guilhaumou (dir.), Peuple et pouvoir :
études de lexicologie politique, Lille, Presses universitaires de Lille, 1981 ; Pascal Durand, Marc
Lits, « Introduction, peuple, populaire, populisme », Hermès, La Revue, 2005/2, p. 11-15 ;
Noms du peuple : multitude, masse, plèbe, nation, classe, Colloque, Université libre de Bruxelles
(Centre de recherche en philosophie), 2012.
2 Nous mesurons toute la difficulté de cette tentative de définition qui conduit à mobiliser des
terminologies (communauté, nation, citoyenneté…) qui sont toutes aussi délicates à manier,
tant leur charge symbolique, émotionnelle et idéologique est importante. Quant au terme
« peuple » lui-même, il est toujours aujourd’hui au cœur de débats politiques et, au-delà même
de l’effort de conceptualisation, il est également saturé et chargé émotionnellement.
3 Les définitions qui suivent sont empruntées au Trésor de la langue française informatisé,
s.v. « Peuple ».

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Le peuple, du mot à la chose

sera tantôt civilisé ou barbare, voire primitif ; ce sera un peuple guerrier ou


commerçant, il sera autochtone 4, indigène ; nomade ou sédentaire, libre
ou opprimé.
Dans un deuxième cas de figure, on peut insister sur une dimension
davantage socio-économique de la notion de peuple. Il désigne alors tout
simplement l’ensemble des citoyens les plus nombreux et les plus modestes
d’une nation et, suivant un principe de stratification sociale, se définit par
opposition aux groupes ou classes dominantes, les élites privilégiées par la
naissance, par la fortune, la culture ou l’éducation.
De cette conception, on glisse volontiers parfois à une vision péjorative du
peuple : il devient alors un ensemble de personnes caractérisées par la vulgarité,
le manque de distinction et de manières, issues de la couche la plus démunie
socialement et culturellement de la société. Assorti d’un adjectif, le « petit »,
le « menu peuple », c’est celui qui appartient aux couches les plus modestes,
tandis que le « bas peuple » devient quasiment synonyme de « populace ». Cet
autre terme qui a peuple pour racine, correspond à la foule des miséreux (la
« canaille » qu’évoque Hegel), dont le rassemblement tourne vite à l’émeute et
dont l’action ne peut être que destructrice.
En prolongeant la réflexion relative aux dérivés du mot « peuple » dans la
langue française, il apparaît que celles-ci ne sont guère moins problématiques.
Par exemple, quelle est précisément aujourd’hui la coloration que l’adjectif
« populaire » apporte à ce qu’il qualifie ? Une classe, l’éducation, la culture, la
littérature, des usages, etc. Il y a encore quelques dizaines d’années, l’expression
« le bon peuple » avait peut-être encore un sens 5 ; on pouvait situer un
mouvement populaire, notamment sur l’échiquier politique ; on savait par
exemple ce qu’était le « peuple de gauche », on savait que la gauche avait « le
sens du peuple 6 ». Aujourd’hui les choses semblent plus compliquées : outre les
limites que révèle l’idée d’un peuple souverain 7, non seulement le qualificatif

4 Irène Bellier (dir.), Peuples autochtones dans le monde. Les enjeux de la reconnaissance, Paris,
L’Harmattan, 2013.
5 Nous sommes déjà loin pourtant, malgré les servitudes auxquelles il est soumis, de l’exaltation
de la dignité et de la vertu du peuple qu’on trouve chez Péguy ou Michelet : Jean-Marie Paul,
« Le peuple et la France chez Michelet », in Jean-Marie Paul (dir.), Le peuple, mythe et réalité,
op. cit., p. 89-104 ; Juliette Grange, « Le peuple républicain dans Le Peuple de Michelet »,
2004, halshs-00279807.
6 Laurent Bouvet, Le sens du peuple : la gauche, la démocratie, le populisme, Paris, Gallimard, 2012.
7 Guy Hermet, Le Peuple contre la démocratie, Paris, Fayard, 1989.

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« peuple » a cessé d’être élogieux et devient plutôt encombrant 8, mais on assiste à


l’émergence de représentations concurrentes du peuple 9 : le « peuple-exclusion »
des courants populistes, le « peuple-opinion » qui s’exprime par les sondages, ou
bien le « peuple-émotion » qui se répand dans les médias. Parallèlement, face à
la crise de la représentation du peuple et un certain « décrochage citoyen », se
font jour de nouvelles formes de participation citoyenne 10.
De même, l’adjectif « populaire » n’est plus guère utilisé que pour
désigner certains produits de l’industrie du spectacle, et quelques vedettes
qualifiées – pour céder à l’anglicisme ambiant – de « people ». Quant au
terme « populisme », il n’a pas toujours été porteur des effets de stigmatisation
politique ou d’arrogance démagogique, dont il se pare naturellement
aujourd’hui. Il fut un temps où le terme était enveloppé de connotations plus
positives et servait, dans le champ littéraire, aux écrivains voulant faire droit au
quotidien et aux valeurs des petites gens. Depuis, le terme « populisme » a pris
une consonance péjorative, en raison de son usage par des démagogues, qui
prétendent parler « au nom du peuple » et en vue du bien du peuple, mais qui
ont banalement pour objectif la conquête du pouvoir 11, mais aussi parce que le
terme sert à dénoncer des discours politiques qui mobilisent le peuple contre
d’autres catégories (bobos, citadins, diplômés, gouvernants, patrons, etc.). Par
ailleurs, si indéniablement le populisme inquiète 12, la difficulté de cerner cette
notion demeure, et tient aussi à ses multiples visages 13 ainsi qu’à sa dimension
plastique : tout acteur politique peut devenir le « populiste » d’un adversaire,

8 Jean-Marie Paul, « Avant-propos. Qu’est devenu le peuple ? », in Jean-Marie Paul (dir.),


Le peuple, mythe et réalité, op. cit., p. 9-16.
9 Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France,
Paris, Gallimard, 1998.
10 Jean-Pierre Charbonneau, « De la démocratie sans le peuple à la démocratie avec le peuple »,
Éthique publique, 7, 2005/1 ; Marianne Doury, « La place faite au peuple/la place prise par le
peuple dans un dispositif de démocratie participative », Exercices de rhétorique, 7, 2016.
11 Pierre Birnbaum, Genèse du populisme. Le peuple et les gros, Paris, Pluriel, 1982 ; Yves Mény,
Yves Surel, Par le peuple, pour le peuple : le populisme et les démocraties, Paris, Fayard, 2000 ;
Roger Dupuy, La politique du peuple : xviiie-xxe siècle. Racines, permanences et ambiguïtés du
populisme, Paris, A. Michel, 2002 ; Catherine Colliot Thélène, Florent Guénard (dir.), Peuples
et populisme, Paris, PUF, 2014.
12 Pierre-André Taguieff, L’illusion populiste, Paris, Berg International, 2002 ; Hans-Georg Betz,
La droite populiste en Europe. Extrême ou démocratie ?, Paris, Autrement, 2004 ; Dominique
Reynié, Populisme : la pente fatale, Paris, Plon, 2011.
13 Jean-Pierre Rioux, Les populismes, Paris, Perrin, 2007 ; Guy Hermet, Les populismes dans le
monde, Paris, Fayard, 2001.

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Le peuple, du mot à la chose

le terme populiste devenant une arme de relégation ou de dénonciation (ou de


déqualification) contre des acteurs qui créeraient artificiellement une fracture
au sein de la communauté nationale.
Nous laisserons de côté dans cette définition l’acception quantitative du
terme peuple selon laquelle il correspond simplement à la foule, une multitude
de personnes rassemblées dans un lieu donné. Signalons simplement l’usage
du terme peuple comme adjectif, dans la mesure où l’on peut – semble-t-il –
« faire » peuple, « parler » peuple, voire carrément « être » peuple.
La troisième dimension de la notion de peuple est en même temps la plus
évolutive et la plus complexe : il s’agit de sa dimension politique. Déjà présente
sous l’Antiquité, grecque puis romaine, cette conception du peuple s’est
surtout renforcée au xixe siècle, lorsqu’elle s’est trouvée liée à des processus de
construction politique : le peuple est alors défini comme un groupe ayant des
droits politiques spécifiques, voire le droit de former une nation souveraine, en
vertu du principe qui triomphe à cette époque : le « droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes ». C’est ainsi qu’au xixe siècle, après le « printemps des peuples »,
les revendications du peuple italien ou du peuple allemand, pour ne retenir que
les exemples les plus connus, aboutissent à des constructions nationales 14.
La définition politique et juridique du peuple sera alors la suivante : « le
peuple est l’ensemble des citoyens d’un État ou des personnes constituant
une nation, par rapport aux gouvernants, et en référence aux principes
de citoyenneté ». Le peuple dont il s’agit ici n’est pas le peuple avec un p
minuscule mais avec une majuscule, un peuple sacralisé, capable de tenir tête
à deux autres autorités parées elles-mêmes d’une majuscule : Dieu et le Roi.
C’est donc un peuple institutionnalisé et doté d’une physionomie juridique :
il s’agit de l’ensemble des citoyens d’un pays qui exercent le droit de vote pour
désigner leurs gouvernants. Ce n’est donc plus le « peuple sujet » le « peuple
souverain ». Telle est clairement l’idée que l’on retrouve dans notre conception
de la souveraineté que l’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 définit
ainsi : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses
représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun
individu ne peut s’en attribuer l’exercice. »
Pour éclairer cette idée, il faut évidemment revenir à l’étymologie du
mot « peuple » : le terme est issu du latin populus qui désignait simplement
l’ensemble des citoyens romains. Cicéron écrit dans La République : « par

14 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe xviiie-xixe siècles, Paris, Seuil,
1999 ; René Girault, Peuples et nations d’Europe au xixe siècle, Paris, Hachette, 1996.

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peuple, il faut entendre, non tout un assemblage d’hommes groupés en un


troupeau d’une manière quelconque, mais un groupe nombreux d’hommes
associés les uns aux autres par leur adhésion à une même loi et par une certaine
communauté d’intérêt », en d’autres termes, des citoyens.
Ceci étant, il faut tout de même revenir à la notion originelle. En effet, si les
Romains ont inventé le mot populus 15, des notions proches existent déjà dans
la langue grecque 16. En fait, les Grecs anciens distinguaient plusieurs nuances
dans ce que nous appelons aujourd’hui le peuple : le genos soulignait l’origine
commune des Grecs ; l’« ethnos » comprenait aussi cette idée en y ajoutant celle
d’une culture commune ; le laos désignait plutôt la foule assemblée, le peuple
en armes, prêt à suivre un chef ; le plethos enfin signifiait la multitude, un grand
nombre d’hommes assemblés.
Mais une de ces notions – dégagée très tôt, puisque Homère (peut-être
huit siècles avant notre ère) l’utilise déjà – paraît essentielle : celle de demos,
qui signifie l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire justement le peuple pris
dans sa dimension politique 17. Or, il faut évidemment insister sur le fait que
demos est à l’origine du mot « démocratie », et qu’il existe donc un lien très
étroit entre les deux notions, à telle enseigne que l’on va mesurer le degré de
démocratie en fonction du nombre de ceux qui jouissent de droits politiques et
peuvent délibérer sur les affaires générales de la cité. Au ve siècle avant notre
ère, Hérodote explique déjà que la démocratie c’est le gouvernement de la
multitude, et aujourd’hui encore, la définition la plus connue de la démocratie
que l’on doit à Abraham Lincoln est là pour nous le rappeler : « La démocratie
est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple 18. »
En effet, depuis les origines, toute la pensée politique 19 ne s’éloigne
jamais de ce couple indissociable peuple/démocratie, à partir de l’exemple
fondateur d’Athènes. Parmi les grands défenseurs de la démocratie, Périclès,

15 Sur l’évolution sémantique du terme, voir Aurora Savelli, « Sul concetto di popolo : percorsi
semantici e note storiografiche », Laboratoire italien. Politique et société, 2001/1, « Le peuple.
Formation d’un sujet politique », p. 9-24.
16 Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962.
17 Michel Grodent, « De dèmos à populus », Hermès, La Revue, 2005/2, p. 17-22.
18 Formule attribuée à Abraham Lincoln lors du célèbre discours de Gettysburg (19 novembre
1863) : « That this nation, under God, shall have a new birth of freedom, and that government of
the people, by the people, for the people, shall not perish from the earth. »
19 Pour une vue d’ensemble, Ugo Bellagamba, Karine Deharbe, Marc Ortolani et al., Histoire des
idées politiques, 3e éd., Paris, Studyrama, 2016.

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Le peuple, du mot à la chose

au ve siècle av. J.-C., en souligne les multiples mérites 20. Il en rappelle d’abord
les principes fondés sur l’égalité : égalité des citoyens devant la loi (isonomie),
devant le pouvoir (isocratie) et droit égal de parler devant l’assemblée du
peuple (iségorie) ; puis les mœurs enviables qui en découlent parmi lesquelles
la philanthropia ; enfin, les fruits de la démocratie, étroitement liés aux
institutions 21 et aisément identifiables : liberté, égalité, fraternité. De même,
les sophistes (Protagoras par exemple) contribuent à fournir au peuple des
armes nouvelles : en enseignant l’art oratoire, celui de convaincre et d’emporter
l’opinion au sein d’une assemblée, bref, en « formant de bons citoyens », ils
alimentent à leur manière la démocratie 22.
Mais si la Grèce antique a inventé ce régime, elle a inventé aussi la critique
de la démocratie et, de fait, la méfiance à l’égard du peuple. Parmi les opposants
à la démocratie et qui critiquent donc le peuple, rappelons la position de
Xénophon, clairement aristocratique, pour qui le peuple est incompétent,
indiscipliné, divisé et ne manifeste aucun sens de la grandeur, en d’autres
termes aucune vertu. Mais c’est surtout Platon 23 qui dénonce le peuple comme
présentant des tares dangereuses : il est esclave de ses passions (comme un
animal) ; il est inconstant (dans ses amours comme dans ses haines), versatile,
incompétent (incapable de réflexion et de rigueur) ; il est sensible à la flatterie
(et c’est donc une proie facile pour les démagogues). De fait, la démocratie
en subit les conséquences : elle apparaît comme un régime où l’autorité est
éparpillée, où règnent l’individualisme, l’incompétence et la désinvolture. Qui
plus est, c’est un régime où tout est confondu (« anarchique et bigarré »), où
l’on ne reconnaît plus les compétences et les capacités de chacun, un régime
d’opposition, de division, et donc finalement de désordre (la « foire aux
constitutions »). Au final, un régime ingouvernable, dont la conséquence est
l’instabilité : la démocratie risque souvent de conduire à la tyrannie : « L’excès
de liberté conduit à la servitude… De l’extrême liberté naît la servitude la plus
complète et la plus atroce 24. »

20 Vincent Azoulay, Périclès. La démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme, Paris, A. Colin,
2010 ; Donald Kagan, Périclès. La naissance de la démocratie, Paris, Tallandier, 2011.
21 Claude Mossé, Les institutions grecques, Paris, A. Colin, 1991.
22 Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, Paris, de Fallois, 1988 ;
Gilbert Romeyer Dherbey, Les sophistes, Paris, PUF, 2012.
23 Léon Robin, Platon, Paris, PUF, 2000 ; Luc Brisson, Jean-François Pradeau, Dictionnaire
Platon, Paris, Ellipses, 2007.
24 Platon, La République, livre VIII.

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Marc Ortolani

L’approche d’Aristote est différente : plus prudente, plus réaliste, moins


aristocratique et moins rigide que celle de Platon, bien que le peuple l’inquiète
pareillement 25. Mais surtout, c’est une approche plus « scientifique » :
Aristote propose une typologie des différents types de régimes et donc une
étude des démocraties. Or, dans sa classification, la démocratie où les masses
urbaines détiennent le pouvoir grâce au système du misthos qui permet la
rémunération des charges publiques lui paraît dangereuse. Mais il y a une
autre idée qu’introduit Aristote à propos du gouvernement du peuple, c’est
que c’est le gouvernent des plus pauvres. Au critère numérique qui sert à
définir la démocratie (comme étant le gouvernement de la multitude) il ajoute
un critère économique : ce qui caractérise le gouvernement populaire, c’est
l’accès des pauvres au pouvoir. Or ce régime est le pire des régimes, parce
que le peuple risque d’oublier l’intérêt général. Et cela advient sous l’influence
d’un démagogue (parce que le peuple est influençable) qui réussit à capter la
confiance du peuple et, sous couvert de volonté populaire, parvient à substituer
à l’intérêt général des intérêts particuliers. Il n’est donc pas surprenant que
le régime idéal que propose Aristote soit éloigné de la démocratie populaire.
Sa politeia se situe entre une démocratie limitée et une oligarchie élargie :
un régime intermédiaire en quelque sorte, dirigé par des hommes vertueux,
représentant les classes moyennes.
Parallèlement s’est développée la pensée des cyniques (Antisthène, Diogène,
Cratès) dont l’influence ne doit pas être négligée. Mais à vrai dire, ils parlent peu
du peuple : les valeurs qui comptent pour eux sont la liberté, l’indépendance,
la vertu, le goût de l’effort, le rejet du plaisir, mais ils sont essentiellement
individualistes. Sur le plan politique (si on laisse de côté leurs provocations
permanentes), cela se traduit par une prise de distance à l’égard de la cité et le
rejet de la politique. À la cité, ils opposent deux univers biens plus vastes : la
Nature et la cosmopolis (la communauté universelle, l’humanité tout entière),
mais le peuple ne semble pas occuper une grande place dans leur réflexion 26.
On retrouve en partie cette attitude chez certains stoïciens qui privilégient le
goût de la liberté, la cosmopolis et une certaine abstention politique. Enfin, on
rencontre encore avec l’épicurisme cette forme d’apolitisme, de détachement,
et de mépris vis-à-vis de la politique.

25 Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 2004.


26 Léonce Paquet (dir.), Les cyniques grecs. Fragments et témoignages, Paris, LGF, 1992 ; Marie-
Odile Goulet-Cazé, L’ascèse cynique, Paris, Vrin, 2001.

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Le peuple, du mot à la chose

Avec les penseurs romains, nous retrouvons le peuple, ne serait-ce que parce
que les institutions de la République lui réservent une place non négligeable 27.
Elles reposent, on le sait, sur trois éléments : un sénat aristocratique, des
magistratures électives et des assemblées du peuple des citoyens (les comices,
assemblées du populus romanus). Il existe différents types de comices : comices
curiates (les premières, remontant à l’époque où la population était divisée en
curies), dont le pouvoir essentiel est de voter l’investiture des magistrats qui leur
attribue l’imperium ; comices tributes ou assemblées de la plèbe, qui représentent
tout le peuple (puisque tout citoyen romain appartient à une tribu territoriale,
en général celle de son domicile), dont la fonction est d’élire les magistrats
inférieurs et de voter les lois ; comices centuriates (assemblées de l’armée) enfin :
les citoyens sont répartis en 195 centuries selon leur richesse et la capacité de
soutenir l’effort de guerre par une contribution fiscale. Ces comices élisent les
magistrats supérieurs (Consuls, préteurs et censeurs).
Rappelons ici que la notion de peuple, sous la République romaine,
s’entendait des patriciens et des plébéiens réunis qui participaient aux comices,
et non pas seulement des plébéiens qui, s’ils disposaient d’une assemblée, le
concile de la plèbe, n’ont jamais été considérés comme l’ensemble du peuple,
par les Romains. Tite-Live rappelle que le mécanisme de vote, dans les comices
centuriates, faisait prévaloir les votes de l’aristocratie, mais il rappelle, dans
le même temps, que personne n’était exclu du vote, au moins sur le plan de
la théorie. Ces différentes assemblées exercent des compétences législatives,
judiciaires (provocatio ad populum) et électorales, mais en réalité les comices
sont influencés par l’aristocratie et contrôlés par le sénat ; quant au mode
électoral, il favorise également l’aristocratie. Enfin, aucune de ces assemblées
n’a l’initiative ni le contrôle de ses réunions, pas plus qu’elle ne peut discuter
ou amender les projets de loi qui lui sont soumis. Enfin ce n’est que dans les
années 130 av. J.-C. que la pratique du vote secret y est introduite. Notons
qu’un représentant du peuple, le tribun de la plèbe (dont la charge est réservée
aux plébéiens) est censé défendre les intérêts du peuple face à l’aristocratie, et
placer le peuple sous sa protection. C’est donc une fonction qui l’expose à des
risques, et il dispose pour cela d’une protection particulière, la sacro-sainteté
tribunitienne (qui lui confère une sorte d’inviolabilité). Celui qui décrit cela
comme un système parfaitement équilibré (le régime mixte idéal, le « parfait
concert ») n’est autre que Polybe, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il

27 Michel Humbert, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Paris, Dalloz, 2014 ; Elizabeth
Deniaux, Rome, de la Cité-État à l’Empire. Institutions et vie politique, Paris, Hachette, 2001.

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Marc Ortolani

porte sur ce système un regard plutôt complaisant, cachant volontairement


que la République est un régime aristocratique, et les devises de la République
n’y changent pas grand-chose. SPQR (Senatus Populusque Romanus) est
bien la devise de la République ; elle symbolise l’union du sénat romain (les
descendants des compagnons de Romulus, le fondateur de Rome) et du peuple
romain, la composante essentielle en quantité de la République. Mais c’est
plus un symbole qu’une réalité. De même, la maxime Salus populi suprema lex
est, généralement attribuée à Cicéron et inspirée de la loi des XII tables, est
plus un vœu qu’une réalité 28. Pour ce qui est de Cicéron justement, il est aussi,
comme Polybe, un défenseur du régime mixte 29. Cicéron est issu de la classe
moyenne (le parti politique qu’il a fondé est celui de la mediocritas, le parti des
« honnêtes gens »), mais il est hostile au parti populaire, les populares, qu’il
appelle la « pouillerie » et qu’il considère comme toujours prêt à la sédition.
Aussi, lorsque Cicéron sacrifie lui aussi à la tradition de la classification
des régimes politiques pour essayer d’approcher le régime idéal, ce qui le
conduit à aborder la démocratie, il adresse au peuple des critiques somme
toute traditionnelles. Tout d’abord, la démocratie a tendance à niveler, à
faire disparaître les hiérarchies entre les hommes et les degrés de dignité. Or,
l’équité, à laquelle il est très attaché, se traduit justement par la prise en compte
des qualités et des mérites de chacun. Ensuite, le peuple reste inconstant et
incapable d’identifier l’intérêt général, mais une autre chose l’effraie : c’est
que le peuple est trop sensible à la démagogie et la vie politique de Rome en
fournit une constante illustration. Mais ce qui l’inquiète par-dessus tout est que
le peuple est totalement irrationnel et donc incontrôlable : « la foule est plus
démente que la tempête ou l’incendie ». L’idéal serait donc celui d’un régime
mixte, composé d’« une autorité supérieure et royale, une part faite aux grands
et aussi des affaires laissées au jugement et à la volonté de la multitude 30 ».
Avec l’Empire, les auteurs s’intéressent moins au peuple : l’empereur sait
comment le contrôler, en particulier comment tenir la plèbe romaine par du
pain et des jeux 31. Quant aux penseurs politiques de cette époque, ils sont assez
timorés, à l’image de Sénèque par exemple, qui se contente d’expliquer à Néron

28 Cette maxime a été reprise par de nombreux auteurs, tels que John Locke par exemple ; elle
est aujourd’hui la devise de l’État du Missouri.
29 Pierre Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986.
30 Cicéron, De la République, I, 45.
31 Paul Veyne, Le pain et le cirque, Paris, Seuil, 1995 ; Catherine Virlouvet, La plèbe frumentaire
dans les témoignages épigraphiques : essai d’histoire sociale et administrative du peuple de Rome
antique, Rome, École française de Rome, 2009.

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que si l’empereur est le père du peuple, et que par conséquent il peut le rappeler
à l’ordre voire le punir, il doit le faire pour son bien, comme agirait un médecin
avec son malade. Il faut savoir en effet être un bon César, c’est-à-dire user
de clémence 32, oublier la colère et œuvrer dans l’intérêt du peuple. L’empire
est aussi marqué par l’influence toujours présente du stoïcisme 33, notamment
chez un auteur comme Marc-Aurèle, qui, tout en étant empereur, se considère
comme un « citoyen du monde » : il fait partie de l’humanitas, ce qui le pousse
à des sentiments de solidarité (une certaine clémence vis-à-vis de l’esclavage,
une tolérance relative vis-à-vis des chrétiens), mais la notion de « peuple » ne
transparaît pas nettement dans son œuvre.
La situation évolue évidemment avec l’avènement de la philosophie
chrétienne 34, une pensée qui transcende les catégories sociales 35. Ce qui
compte désormais c’est l’homme (à la fois conçu à l’image de Dieu et ayant
vocation à l’éternité) et l’humanité tout entière. Aussi, si la notion de « peuple »
est utilisée, ce n’est pas en tant que catégorie sociale ou économique, ce n’est
pas non plus en tant que composante politique d’un quelconque régime
démocratique dont on a perdu le souvenir. Quand on parle du « peuple », c’est
le « peuple de Dieu », la chrétienté tout entière. La seule chose qu’enseignent
les auteurs chrétiens au peuple chrétien, c’est la soumission à l’autorité civile,
au motif qu’il n’y a pas d’autorité qui ne vienne d’en haut : Nulla potestas nisi a
deo. Saint Paul prône la soumission, la non-contestation à l’égard de l’autorité
politique, et va même jusqu’à demander au peuple chrétien de prier pour
l’Empire et pour l’Empereur 36. Toutefois, le mot peuple apparaît peu chez les
pères de l’Église ; un auteur comme saint Augustin se préoccupe des chrétiens
(les fidèles) et des païens ; il évoque les institutions (l’Empire, l’Église, la Cité),
mais peu le peuple 37.

32 Pierre Grimal, Sénèque, Paris, PUF, 1994 ; Gérard Salamon, « Sénèque, le stoïcisme et la
monarchie absolue dans le De clementia », Aitia, Regards sur la culture hellénistique au xxie s.,
2001/1 ; Mireille Armisen-Marchetti, « Les ambiguïtés du personnage de Néron dans le
De clementia de Sénèque », Vita Latina, 174, 2006, p. 92-103.
33 Marc Pena, Le stoïcisme et l’Empire romain, Aix-en-Provence, PUAM, 1990.
34 Simon Claude Mimouni, Le christianisme des origines à Constantin, Paris, PUF, 2006 ; Michel
Rouche, Les origines du christianisme, Paris, Hachette, 2007.
35 On pense notamment à l’épître aux Galates : « Il n’y a ni Juif, ni Grec, il n’y a ni esclave ni
homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. »
36 Joseph Holtzner, Paul de Tarse, Paris, Téqui, 2008 ; Alain Marchadour, L’événement Paul,
Paris, Bayard, 2009.
37 Agostino Trapé, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999 ; Peter Brown, La vie de saint Augustin, Paris,
Seuil, 2001 ; Catherine Salles, Saint Augustin, un destin africain, Paris, Desclée de Brouwer, 2009.

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Avec la chute de l’Empire romain, le mot peuple continue – semble-


t-il – d’être peu utilisé, si ce n’est, toujours comme synonyme de chrétienté :
Charlemagne est ainsi qualifié par Alcuin d’York 38 de Rector populi christiani,
illustrant la confusion du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel 39. L’Empereur
s’est emparé d’une mission religieuse et, mettant en œuvre les principes du
césaropapisme, il exerce un ministère qui consiste à conduire le peuple chrétien
sur la voie du salut, en même temps qu’il combat les païens et les infidèles.
Au Moyen Âge, le peuple revient dans une formule attribuée à saint
Thomas d’Aquin 40 (Omnis potestas a deo sed per populum) qui mérite sans doute
une explication : sur la base de l’affirmation de saint Paul (il n’y a pas d’autorité
qui ne vienne de Dieu) et en raison de la faiblesse du pouvoir temporel, l’Église
a longtemps défendu l’idée selon laquelle il appartenait au spirituel de dominer,
voire d’englober, le temporel. Dans l’esprit du sacerdotalisme médiéval, l’État
devait être soumis à l’Église et le pape pouvait donc exercer un contrôle politique
sur le pouvoir temporel (qu’il s’agisse de l’empereur ou des rois) : c’est avec la
réforme grégorienne que triomphent les principes de la théocratie pontificale.
Saint Thomas, en revanche, se place dans une perspective différente, envisageant
de dégager le temporel de l’emprise du spirituel. Rappelons qu’il s’inspire de la
pensée d’Aristote pour lequel la société est naturelle, et est donc naturelle aussi
l’autorité (le « principe directeur ») qui la dirige. C’est pourquoi il réintroduit
le peuple, pour donner au pouvoir temporel un fondement naturel laïc et pour
le soustraire à l’influence du spirituel. Ainsi, dans l’analyse thomiste, Dieu est
simplement à l’origine du principe du pouvoir (le pouvoir in abstracto), mais
le pouvoir in concreto n’existe que par l’intermédiaire du peuple. Cela explique
la seconde formule que l’on doit à saint Thomas : Ad populum pertinet electio
principum. Ici aussi, il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette citation :
d’abord parce que le populus en question n’est pas la multitude (c’est la sanior
pars, une sorte d’aristocratie formée des barons du royaume) ; ensuite parce
que l’élection n’est envisagée que de manière théorique, simplement comme
l’expression d’une préférence. Par conséquent, il ne faut pas voir en saint

38 Matthias M. Tischler, « Alcuin, biographe de Charlemagne », Annales de Bretagne et des Pays


de l’Ouest, 111, 2004/3, p. 443-459.
39 Henri-Xavier Arquillière, L’augustinisme politique : essai sur la formation des théories politiques
au Moyen Âge, Paris, Vrin, 2006 ; Henri-Irénée Marrou, Saint Augustin et l’augustinisme, Paris,
Seuil, 2003.
40 Louis Jugnet, La pensée de saint Thomas d’Aquin, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1999 ; Paul
Dubouchet, Thomas d’Aquin, droit politique et métaphysique, Paris, L’Harmattan, 2011 ; Jean-
Pierre Torrell, Saint Thomas d’Aquin, l’homme et son œuvre, Paris, Cerf, 2012.

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Le peuple, du mot à la chose

Thomas un démocrate ; c’est simplement un auteur qui utilise le mot populus


pour réduire l’emprise de l’Église sur le pouvoir temporel.
Au sortir du Moyen Âge, un auteur comme Marsile de Padoue (xive s.) fait
à son tour référence au peuple en le replaçant au service de sa théorie 41. Dans
la lutte entre le pape et l’empereur, Marsile représente le courant temporaliste,
celui qui défend le pouvoir temporel de l’empereur contre les empiétements
pontificaux. Il rejette ainsi la plenitudo potestatis du pape, et, pour donner plus
de force au pouvoir temporel, il se dit partisan d’une monarchie élective, le roi
puisant sa légitimité dans le pouvoir populaire. Le peuple disposerait ainsi des
moyens de s’exprimer, mais non directement, plutôt par l’intermédiaire de sa
partie prépondérante, l’honorabilitas.
Avec la Renaissance, la conception que l’on se fait du peuple reste encore
marquée par la pensée antique, celle de Cicéron notamment. Pour Machiavel,
qui pourtant se dit républicain, le peuple est versatile, ingrat, les hommes
sont mauvais, envieux, et s’ils n’étaient pas aussi paresseux, ils seraient pires
encore 42. On retrouve d’ailleurs à peu près la même idée chez Jean Bodin, qui
reprend les critiques formulées par les penseurs grecs : « la multitude porte en
elle le désordre » ; le peuple est fondamentalement corruptible et turbulent, il
est toujours en révolte, toujours en sédition.
Plus intéressants sont les monarchomaques protestants 43, qui combattent
la tendance absolutiste de la monarchie, se disent partisans d’une monarchie
tempérée, limitée et défendent pour cela plusieurs idées. François Hotman
(auteur de la Franco Gallia, une histoire des origines de la monarchie française)
soutient que la monarchie repose sur le principe de l’élection et que, par
conséquent, la souveraineté est à la fois partagée et révocable (par le peuple
ou quelqu’un qui le représente). Mais on peut évoquer surtout ici la pensée de
Théodore de Bèze, un humaniste, théologien protestant, à la fois, traducteur

41 Gianluca Briguglia, Marsile de Padoue, Paris, Garnier, 2014 ; Nestor Capdevila, « Empire et
souveraineté populaire chez Marsile de Padoue », Astérion. Philosophie, histoire des idées, pensée
politique, 7, 2010.
42 Quentin Skinner, Machiavel, Paris, Seuil, 1989 ; Léo Strauss, Pensées sur Machiavel, Paris,
Payot, 2007 ; Sandro Landi, Machiavel, Paris, Ellipses, 2014 ; Jean-Claude Zancarini, « Les
humeurs du corps politique. Le peuple et la plèbe chez Machiavel », Laboratoire italien.
Politique et société, 2001/1, « Le peuple. Formation d’un sujet politique », p. 25-33.
43 Paul-Alexis Mellet, Les traités monarchomaques. Confusion des temps, résistance armée et monarchie
imparfaite, 1560-1600, Genève, Droz, 2007.

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de la Bible, professeur, prédicateur, ambassadeur et poète 44. Après avoir été le


plus proche disciple de Calvin, il prend sa suite à Genève où il devient le chef
de l’Église réformée. Sur le plan des idées politiques, Théodore de Bèze est
notamment l’auteur d’un ouvrage intitulé Du droit des magistrats sur leurs sujets
(1574) où il explique que la finalité de l’État est dans la prospérité de tous les
membres du corps social et affirme pour cela la « souveraineté du peuple ».
Évidemment, la notion est très différente du concept contemporain du même
nom : le peuple correspond en fait à la communauté originelle ; il existe avant
les magistrats qui n’œuvrent que pour faire prévaloir ses intérêts. Selon lui, il
appartient donc aux États généraux (qui représentent le peuple) de choisir le
souverain et les principaux magistrats (gouvernants) ; ce sont eux également
qui décident de la paix et de la guerre ; ce sont eux qui font les lois. Théodore
de Bèze défend donc l’idée d’un « contrat » entre le peuple et le souverain, les
monarchomaques étant les premiers – semble-t-il – à utiliser cette métaphore
du contrat pour qualifier les liens existant entre le souverain et ses sujets. Ce
n’est pas encore le contrat social, mais le peuple est déjà partie prenante, ou
du moins sa sanior pars. Mais ce sont surtout les conséquences du contrat qui
retiennent l’attention. D’une part, l’obéissance du peuple est conditionnelle :
elle repose sur le respect par le roi de ses promesses. Dans le cas où le souverain
se comporte comme un tyran, la résistance est légitime. D’autre part, le peuple
peut aller jusqu’à déposer le souverain s’il a démérité.
La question du peuple se pose évidemment à nouveau de manière urgente
au xviiie siècle, avec les Lumières et la Révolution. La bourgeoisie, qui sera le
premier acteur de la Révolution de 1789, se méfie toujours du peuple ignorant
et incontrôlable. Voltaire lui-même ne croit pas qu’il puisse un jour s’améliorer :
« J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute
que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils
mourraient de faim avant de devenir philosophes 45. »
Dans l’Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt nous livre du peuple une vision
essentiellement économique. Sans doute – regrette-t-il – « autrefois en France,
le peuple était regardé comme la partie la plus utile, la plus précieuse, et par
conséquent la plus respectable de la nation. Alors on croyait que le peuple

44 Alain Dufour, Théodore de Bèze : poète et théologien, Genève, Droz, 2009 ; Irena Backus (dir.),
Théodore de Bèze (1519-1605), Genève, Droz, 2007.
45 Voltaire, Lettre à Madame de Damilaville (1er avril 1766), Œuvres complètes – Correspondance
générale, Paris, Th. Desoer, 1817, vol. 10, partie 2, p. 1028 ; François Quastana, Voltaire et
l’absolutisme éclairé (1736-1778), Aix-en-Provence, PUAM, 2003 ; Isabelle Wlodarczyk,
Voltaire. Écraser l’infâme, Paris, Oskar, 2015.

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Le peuple, du mot à la chose

pouvait occuper une place dans les États généraux […]. Les idées ont changé,
et même la classe des hommes faits pour composer le peuple se rétrécit tous les
jours davantage », pour se réduire aux laboureurs et ouvriers, dont la situation
l’émeut. Aussi – conclut-il – « Henri IV avait raison de désirer que son peuple
fût dans l’aisance, et d’assurer qu’il travaillerait à procurer à tout laboureur les
moyens d’avoir l’oie grasse dans son pot » 46.
Cependant la situation est compliquée, en particulier sur le plan politique,
car, d’un côté, la bourgeoisie a besoin du peuple pour promouvoir les libertés et
abattre les institutions héritées de la féodalité. D’un autre côté, elle s’en méfie au
moins pour deux raisons ; une raison sociologique d’abord : pour la bourgeoisie,
le peuple est une masse inorganique, un corps fondamentalement dispersé et
donc incapable d’exprimer la volonté générale et de vivre dans la concorde ;
une raison morale ensuite : le peuple est une masse indécise et capricieuse, sans
expérience, sans hauteur de vues et donc incapable de s’occuper des affaires
publiques ; bien au contraire, en raison de son impulsivité, il génère une vie
politique nécessairement instable 47.
En plus, en raison de sa situation économique, le peuple (qui est pauvre)
est assoiffé de réformes sociales (il veut réduire les inégalités, même celles qui
découlent de la nature) et en oublie l’intérêt général. Autrement dit, donner
le pouvoir au peuple, c’est prendre le risque de remplacer l’absolutisme
monarchique par un despotisme populaire. Enfin, le danger est de voir le
peuple, s’il parvient au pouvoir, se laisser facilement déposséder de ce pouvoir
par un tyran qui saurait capter son attention et lui accorder quelques faveurs.
Cette théorie est aussi défendue par Sieyès 48, qui vient très opportunément
rappeler une distinction purement intellectuelle entre le peuple et la nation.
Sieyès part du constat que le peuple ne présente pas un visage unitaire ;
c’est tout le contraire. Or, pour qu’il puisse jouer un rôle politique, il faut lui
donner une unité et une identité. Il propose donc de l’envisager non pas dans

46 Louis de Jaucourt, « Peuple », in Denis Diderot, Jean le Rond d’Alembert (dir.), L’Encyclopédie
ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772 ; Véronique Le Ru,
Subversives Lumières. L’Encyclopédie comme machine de guerre, Paris, CNRS, 2007 ; Jean
Haechler, L’Encyclopédie. Les combats et les hommes, Paris, Les Belles Lettres, 1998.
47 Sur la vision que l’on se fait du peuple et les discours qui l’accompagnent, voir Déborah
Cohen, La nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (xviiie-xxie siècles), Seyssel, Champ
Vallon, 2010.
48 Paul Bastid, Sieyès et sa pensée, Genève, Slatkine Reprints, 1978 ; Jean-Denis Bredin, Sieyès. La
clé de la Révolution française, Paris, Le Livre de Poche, 1990 ; Pierre-Yves Quiviger, Vincent
Denis, Jean Salem (dir.), Figures de Sieyès, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008.

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sa dimension sociologique, mais dans une dimension davantage juridique,


comme une personne morale qu’il appelle la « Nation », une entité imaginaire
qui serait l’incarnation symbolique du peuple. Mais comme la « Nation » est
justement une notion abstraite, dénuée d’existence physique, il faut trouver
le moyen de la faire exister dans la vie politique. Cela sera possible à travers
ses « représentants » (les députés, représentants de la nation) qui vont agir en
son nom.
À partir de là, s’opposent deux conceptions de la souveraineté : souveraineté
nationale, reposant sur les thèses de Montesquieu, et souveraineté populaire,
s’appuyant sur l’analyse de Rousseau 49. La souveraineté nationale est celle
de 1791. Selon Sieyès, la souveraineté n’appartient pas au peuple mais à la
nation ; elle réside dans la collectivité tout entière prise dans sa globalité et sa
permanence, c’est pourquoi elle n’est pas divisible. De là découle la formule de
la Constitution de 1791 : « La souveraineté est une indivisible, inaliénable et
imprescriptible. Elle appartient à la Nation ; aucune section du peuple ni aucun
individu ne peut s’en attribuer l’exercice. »
Cette théorie débouche directement sur le modèle du gouvernement
représentatif : les représentants de la Nation la représentent et, parce qu’ils
expriment la volonté générale, assument les fonctions de gouvernement.
Derrière ce système, se trouvent les idées de Montesquieu, qui, lui aussi,
se méfie du peuple : dans l’Esprit des lois (1748), il écrivait sans doute : « le
peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de
son autorité », mais Montesquieu sait aussi que le peuple est dangereux : « le
peuple saura-t-il conduire une affaire ? Non il ne saura pas. Le peuple n’est pas
propre à gérer par lui-même ». La solution est finalement habile : elle permet
d’écarter le roi ; elle permet d’écarter le peuple et confie le pouvoir à une sorte
d’aristocratie élective (fondée sur le suffrage censitaire) 50.

49 Pour une vue d’ensemble, Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté
du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000 ; pour la période révolutionnaire, Marcel Gauchet,
La révolution des pouvoirs : la souveraineté, le peuple et la représentation, 1789-1799, Paris,
Gallimard, 1995 ; Ladan Boroumand, La guerre des principes. Les assemblées révolutionnaires
face aux droits de l’homme et à la souveraineté de la nation (1789-1794), Paris, EHESS, 1999,
p. 143-180.
50 Simone Goyard-Fabre, La philosophie du droit de Montesquieu, Paris, Klincksieck, 1979 ; Jean
Lechat, La politique dans « L’Esprit des lois », Paris, Nathan, 1998 ; Simone Goyard-Fabre,
Montesquieu, la Nature, les lois, la liberté, Paris, PUF, 1993 ; de ce point de vue, les glissements
sémantiques « peuple », « citoyen », « électeur » mériteraient aussi d’être interrogés.

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Le peuple, du mot à la chose

La souveraineté populaire, au contraire, c’est celle du jacobinisme


montagnard de 1793, celle de Robespierre, Saint-Just, Billaud-Varenne 51,
dont les thèses s’inspirent de la pensée de Rousseau 52, et s’opposent en tous
points à la théorie de la souveraineté nationale.
L’idée de départ est que, tous les hommes étant égaux en droits, chacun
détient une parcelle de souveraineté égale à celle des autres, selon une
conception atomiste du corps politique qui apparaît comme totalement
nouvelle. Suivant cette logique, la démocratie implique que chacun participe
directement et personnellement à la formation de la « volonté générale ». Pour
Rousseau, « toute loi que le peuple n’a point ratifiée est nulle ; ce n’est pas une
loi ». Il faut donc imaginer un système où le peuple peut intervenir directement
et à tout moment dans les affaires publiques 53. Telle est la condition d’une
véritable démocratie, que Robespierre définit ainsi en 1794 : « La démocratie
est un État où le Peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait
par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne
peut pas faire lui-même 54. »
Cela laisse entendre qu’évidemment, pour des raisons pratiques, des
représentants du peuple seront élus (avec pour le peuple une participation
obligatoire aux élections), mais il faut limiter leur autonomie par un mandat très
bref, par le principe du mandat impératif et enfin la possibilité pour le peuple
de les destituer. Ces conceptions vont inspirer directement la constitution
montagnarde de 1793 qui institue le suffrage universel, le scrutin direct,
des mandats législatifs brefs, un droit de veto accordé au peuple, le recours
au référendum, et un système d’adoption des lois où des assemblées locales
doivent préalablement être consultées. En somme, un système complexe et

51 Lucien Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989.


52 Julien Boudon, Les Jacobins. Une traduction des principes de Jean-Jacques Rousseau, Paris, LGDJ,
2006 ; Alfred Dufour, François Quastana, Victor Monnier, Rousseau, le droit et l’histoire des
institutions, Genève, Université de Genève / PUAM, 2013.
53 « À l’instant que le peuple est légitimement assemblé en corps souverain, toute juridiction
du gouvernement cesse, la puissance exécutive est suspendue, et la personne du dernier
citoyen est aussi sacrée et inviolable que celle du premier magistrat, parce qu’où se retrouve
le représenté, il n’y a plus de représentant » : Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762),
Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 132, cité par Michèle Riot-Sarcey, « Introduction : De
la souveraineté », Revue d’histoire du xixe siècle, no 42, « La souveraineté populaire, expériences
et normalisations en Europe (1800-1848) », 2011, p. 7-17.
54 Georges Labica, Robespierre. Une politique de la philosophie, Paris, La Fabrique, 2013 ;
Marc Belissa, Robespierre. La fabrication d’un mythe, Paris, Ellipses, 2013 ; Hervé Leuwers,
Robespierre, Paris, Fayard, 2014.

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pratiquement inapplicable… et qui ne sera d’ailleurs jamais appliqué en raison


de la dictature de Robespierre mise en place pour deux raisons : pour sauver
la « patrie en danger » et justement… pour le « salut du peuple » ! Mais dans
la conception du peuple que se fait Robespierre, on s’éloigne de la vision
théorique de Rousseau. Sa vision subjective de peuple implique une sélection
et un certain nombre d’exclusions politiques et sociales : notamment en sont
naturellement exclus ceux qui d’eux-mêmes s’opposent à la Révolution, et que
l’on qualifie d’« ennemis du peuple 55 », un « contre-peuple » en quelque sorte.
De tels excès inspirent sans doute la pensée d’un Benjamin Constant : de
Rousseau, il tire la conviction que le pouvoir fonde sa légitimité sur le peuple
et que la loi n’est bonne que lorsqu’elle résulte de la volonté de ceux à qui elle
s’applique. Mais il faut toutefois se garder du despotisme du peuple et, pour
cela, ne pas lui accorder une souveraineté sans limites : « Lorsqu’on établit que
la souveraineté du peuple est illimitée, on crée et l’on jette au hasard dans la
société humaine un degré de pouvoir trop grand par lui-même, et qui est un mal
en quelque main qu’on le place. » En d’autres termes, « le peuple qui peut tout
est aussi dangereux, plus dangereux qu’un tyran 56 ». Quant à Tocqueville, il ne
cache pas ses inquiétudes au regard des progrès de la démocratie et de l’égalité
qu’il découvre en Amérique et qui atteindra bientôt la France. Il annonce sur
un ton prophétique que « l’espèce d’oppression, dont les peuples démocratiques
sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde » et
que le peuple y sera réduit à « une foule innombrable d’hommes semblables
et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et
vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme » 57.
Cela montre en tout cas, à quel point la notion de peuple a largement été
utilisée, voire instrumentalisée, et ce pour servir de multiples projets. Le peuple
peut ainsi devenir un alibi de l’action, l’entité au nom de laquelle l’action politique
est entreprise, parce que son bonheur est devenu l’objectif du politique, et parfois
quels que soient les moyens ; l’exemple extrême étant celui de la politique
de Hitler au service du « Volk » (du peuple-race allemand) 58. Ou bien, autre

55 Agnès Steuckardt, « Les ennemis selon L’Ami du peuple, ou la catégorisation identitaire par
contraste », Mots. Les langages du politique, no 69, 2002, p. 7-22.
56 Benjamin Constant, cité par Olivier Nay, Histoire des idées politique, Paris, A. Colin, 2004,
p. 322.
57 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, IV, chap. vi.
58 Joseph Peter Stern, Hitler : le Führer et le peuple, Paris, Flammarion, 1995 ; Pierre Ayçoberry,
La question nazie. Essai sur les interprétations du national-socialisme, Paris, Seuil, 1979 ; Ian
Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, Paris, Gallimard, 2003.

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Le peuple, du mot à la chose

exemple, le peuple qu’incarnent les « nouvelles couches » sociales urbaines 59


se voit proposer une mission politique mise en forme théorique par la pensée
marxiste : le peuple (tout au moins une fraction qu’est le prolétariat, bénéficiant
d’une sorte d’exaltation messianique) est investi d’une mission révolutionnaire,
une fois qu’il se sera dégagé de l’influence de « l’opium du peuple » qui annihile
son action 60. C’est le peuple de Talleyrand qui offre à tous les révolutionnaires
ce conseil avisé : « Il faut agiter le peuple avant de s’en servir. »
Tout cela pour conclure que la notion de « peuple » est objet de discours
multiples ; elle est aussi objet de savoir. Mais on se rend compte que dans ce
domaine, les perspectives de recherche ne sont pas épuisées, loin de là ! Et l’on
mesure à quel point les organisateurs du colloque dont on publie ici les actes
ont eu raison de tenter d’éclairer, par le croisement de théories, de discours et
de représentations, une notion si polysémique et si mouvante. Même si, sur
le plan politique, le débat revient sans cesse aux mêmes interrogations, autour
du risque d’accorder sa confiance au peuple : le danger est toujours celui de
l’indécision (« le peuple ne sait pas ce qu’il veut », dit Hegel 61) ; c’est celui de
l’incompétence et de l’obstination, que rappelle Victor Hugo, pour qui « le
peuple est un âne qui se cabre ».
À ces formules peu élogieuses, préférons celle plus mitigée, et au moins plus
policée, que l’on trouve chez Rousseau dans le Contrat social : « De lui-même
le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La
volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas
toujours éclairé. »

59 Danielle Tartakowsky, « Appels au Peuple et Peuple en marche », in Jean-Louis Robert,


Danielle Tartakowsky (dir.), Paris le peuple. xviiie-xxe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne,
1999, p. 159-171. Pour une approche davantage culturelle du peuple parisien, Nathalie Preiss,
Jean-Marie Privat, Jean-Claude Yon (dir.), Le peuple parisien au xixe siècle : entre sciences et
fictions, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2013.
60 Maurice Barbier, La pensée politique de Karl Marx, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Jean-Yves
Calvez, La pensée de Karl Marx, Paris, Seuil, 2006.
61 Pour Hegel, le peuple est assimilable à la « populace », une sorte de préhumanité réduite, par
sa condition économique, à être gouvernée par ses instincts et ses besoins : Catherine Colliot-
Thélène, La démocratie sans « démos », Paris, PUF, 2011, p. 88.

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