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Histoire culturelle et histoire sociale

Article  in  Saeculum · December 2010


DOI: 10.7788/saeculum.2010.60.2.187

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Michel Humm
University of Strasbourg
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Histoire culturelle et histoire sociale

Michel Humm

Depuis deux ou trois décennies, l’histoire culturelle est à la mode, particulière-


ment dans l’historiographie française, au point qu’elle est devenue, pour certains
historiens un peu rétifs, une « véritable tarte à la crème de l’histoire française – et
pas seulement française » 1 . Pourtant, l’histoire culturelle « à la française », en mê-
me temps qu’elle produisait des œuvres inédites qui bouleversaient la manière de
faire de l’histoire, a développé une réflexion épistémologique sur son objet, sa
nature, ses méthodes et son champ d’investigation 2 . En fait, la notion d’« histoire
culturelle » ne correspond pas aux mêmes définitions ni aux mêmes approches
selon la culture nationale dans laquelle on se situe (française, allemande ou an-
glo-saxonne, sans parler des autres …) : « histoire culturelle », Kulturgeschichte et
Cultural Studies ne recouvrent pas exactement les mêmes réalités, non seulement
à cause de traditions historiographiques différentes qui définissent différemment
leurs objets d’étude et leurs problématiques historiques, mais aussi parce que les
termes « culture », Kultur et Culture ne correspondent pas nécessairement à la
même chose chez les uns et chez les autres 3 . Même en français, le mot « culture »
recouvre de nombreuses acceptions, et il n’est pas sûr que l’on en retrouve systé-
matiquement les mêmes d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre … On a
d’abord une définition philosophique, qui distingue l’existence humaine d’un
état de nature, avec des signes distinctifs et des marques symboliques, des systè-
mes de fonctions et de pratiques, des systèmes d’appropriation collective et des
états de « civilisation »: en ce sens, tout ce qui est un phénomène d’origine hu-
maine ou qui touche à l’humain peut être considéré comme « culturel ». Naturel-
lement, une telle définition ne permet pas de comprendre ce qu’on entend par
« histoire culturelle », étant donné que l’histoire a précisément pour objet l’étude
et la compréhension des sociétés humaines du passé, et que rien de ce qui est
humain ne sort de son champ d’investigation. On a ensuite une définition plus
« classique » et « éclairée », qui ramène la culture à un acquis, un processus au
cours duquel le sujet pensant sollicite et enrichit les facultés de son esprit (par
exemple quand on parle d’une personne « cultivée » ou qui a « de la culture »).

1 J. Le Goff et N. Rousselier, « Préface », dans F. Bédarida (éd.), L’Histoire et le métier d’historien en

France (1945–1995), Paris, 1995, p. 3–17 ; cf. Ph. Poirrier, L’histoire culturelle, un « tournant mon-
dial » dans l’historiographie ?, Dijon, 2008.
2 Cf. J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), Pour une histoire culturelle, Paris, 1997 ; Ph. Poirrier, Les

enjeux de l’histoire culturelle, Paris, 2004 ; P. Ory, L’histoire culturelle, Paris, 20082 (2004).
3
A. L. Kroeber et C. Kluckhohn, Culture: A critical review of concepts and definition (Papers of the
Peabody Museum of American Archaeology and Ethnology, 47, 1), Cambridge (Mass.), 1952, ont
dénombré plus de 150 définitions différentes du mot « culture ».

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Mais l’« histoire culturelle » ne se limite pas à une histoire sectorielle (ou « quali-
tative ») de la culture (comme l’histoire de l’art, de la musique, de la littérature,
des idées ou des techniques, par exemple), car son ambition est beaucoup plus
vaste et prétend englober la totalité des champs d’investigation soumis à l’analyse
historique, selon une perspective qui vise à l’universel et non au particulier. On a
enfin une définition plus anthropologique, qui fait de la culture un ensemble
d’habitudes et de représentations mentales propres à un groupe donné, avec ses
coutumes et ses croyances, ses lois et ses techniques, ses arts et ses langages, sa
pensée et ses médiations, bref, ses « valeurs »: c’est celle vers laquelle nous allons
nous orienter pour tenter de définir ce que l’historiographie française des derniè-
res décennies appelle l’« histoire culturelle » 4 . Les différences d’approches et de
définitions, mais aussi des traditions historiographiques et culturelles parfois ra-
dicalement différentes, entraînent souvent confusions et incompréhension réci-
proques entre les différentes formes d’« histoire culturelle »: d’où la nécessité de
commencer par une approche historiographique qui en établisse la « généalo-
gie » 5 , avant de tenter d’en proposer, après d’autres, une définition. L’histoire
culturelle apparaîtra ainsi comme une des formes possibles de l’histoire sociale,
mais avec une ambition beaucoup plus vaste qui tend vers une explication plus
globale des phénomènes historiques. Une telle ambition rend naturellement né-
cessaire de définir, au moins rapidement, les types de sources et les méthodes
d’investigation de l’histoire culturelle.

Kulturgeschichte, Cultural Studies et « histoire culturelle »

C’est dans l’espace germanique du XIXe siècle que la Kulturgeschichte connut


son plus grand développement. Le concept de Kultur y remontait au XVIIIe
siècle et s’appuyait sur la croyance des Lumières (Voltaire, Rousseau, les Ency-
clopédistes) dans le progrès culturel continu de l’humanité en direction d’une
« civilisation » bâtie sur la raison. C’est en effet avec les Lumières que la « culture »
a perdu une partie de son sens religieux pour adopter un caractère plus rationa-
liste, politique et social. C’est alors qu’on a commencé à accorder une égale di-
gnité historique à tous les faits de civilisation (cf. Voltaire, Essai sur les mœurs et
l’esprit des nations, 1756). Or c’est aussi à ce moment-là qu’apparaît l’interférence
entre la notion de « civilisation » et le vocable allemand « Kultur ». Avec Johann
Gottfried Herder et le philosophe Hegel, le romantisme allemand voyait dans
chaque réalisation humaine, même inconsciente, une partie de la Kultur-
geschichte, et reconnaissait en elle l’expression à la fois d’un Zeitgeist (« esprit
4 Cf. J.-P. Rioux, « Introduction. Un domaine et un regard », dans J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.),

op. cit., 1997, p. 13.


5 Ph. Poirrier, Les enjeux, op. cit., 2004, p. 13–43: « La construction d’une généalogie »; cf. P. Ory,

L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 29–44.

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d’une époque ») et d’un Volksgeist (« esprit d’une communauté ») 6 . En ce sens, la


Kulturgeschichte du romantisme allemand est fille de la pensée philosophique
allemande des XVIIIe et XIXe siècles. Mais cette Kulturgeschichte fut essentielle-
ment une « histoire des mœurs et de la civilisation » 7 ; celle-ci est ensuite tombée
en déclin, même si on en retrouve des traces dans la synthèse, fidèle à l’esprit des
Annales, de G. Duby et R. Mandrou sur l’Histoire de la civilisation française 8 .
On a parfois reproché à l’histoire de la civilisation, ou des civilisations, de n’avoir
été rien d’autre « qu’une sorte d’histoire générale sans l’événementiel » 9 . Toute-
fois, l’historiographie allemande du XXe siècle a conduit à une Kulturgeschichte
davantage orientée vers une histoire intellectuelle ou une sociologie culturelle : la
Kulturgeschichte s’intéressa ainsi à la famille, à la langue, aux mœurs, à la religion
et aux sciences 10 . Plus récemment toutefois, l’historiographie allemande a déve-
loppé le concept de Kulturgeschichte dans une perspective beaucoup plus large,
en ne limitant plus son analyse à un secteur restreint du champ historique. Cette
nouvelle Kulturgeschichte, portée par des historiens comme U. Daniel, B. Stoll-
berg-Rilinger ou Th. Mergel, s’intéresse désormais, dans une perspective « cultu-
raliste », à des domaines extrêmement variés et ouverts, auxquels l’histoire cultu-
relle traditionnelle en Allemagne ne s’était jamais vraiment intéressée, comme la
politique et le droit 11 . Ainsi, pour retenir cet exemple, au cœur d’une histoire
« culturaliste » de la politique et du droit se trouve l’analyse des processus de
médiation et de communication, dans laquelle l’étude des échanges de « signes »
conçus comme symboles, rituels ou cérémonies propres à certains groupes so-
ciaux joue un rôle plus important que celle des structures politiques et juridiques
elles-mêmes. Cette nouvelle Kulturgeschichte se rapproche ainsi des définitions
épistémologiques apportées ces dernières décennies par les tenants de l’histoire
culturelle « à la française » 12 .

6
J. G. von Herder, Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit, Riga, 1774;
Id., Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, 4 Teile, Riga/Leipzig, 1784–1791; G. W. F.
Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, 5 Bände, Berlin, 1819–1820.
7 Cf. J. Burckhardt, Die Cultur der Renaissance in Italien: ein Versuch, Bâle, 1860; Id., Griechische

Kulturgeschichte. Einleitung [1898], in S. S. Tschopp (éd.), Kulturgeschichte, Stuttgart, 2008, p. 33–


41.
8 G. Duby & R. Mandrou, Histoire de la civilisation française, 2 vol. (t. 1, Le Moyen âge et le XVIe

siècle ; t. 2, XVIIe–XXe siècle), Paris, 1958.


9 P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 33.
10
A. Weber, Kulturgeschichte als Kultursoziologie, Leiden, 1935.
11 U. Daniel, Kompendium Kulturgeschichte. Theorien, Schlüsselwörter, Francfort/Main, 2001;

B. Stollberg-Rilinger, Was heißt Kulturgeschichte des Politischen? (Zeitschrift für Historische For-
schung, Beiheft 35), Berlin, 2005; Th. Mergel, Kulturwissenschaft der Politik: Perspektiven und
Trends, in F. Jaeger & J. Rüsen (éd.), Handbuch der Kulturwissenschaften, vol. 3: Themen und Ten-
denzen, Stuttgart, 2004, p. 413–425; Id., Überlegungen zu einer Kulturgeschichte der Politik [2002],
in S. S. Tschopp (éd.), Kulturgeschichte, Stuttgart, 2008, p. 205–234.
12 Cf. S. S. Tschopp, Einleitung. Begriffe, Konzepte und Perspektiven der Kulturgeschichte, in S. S.

Tschopp (éd.), Kulturgeschichte, Stuttgart, 2008, p. 9–32; cf. par exemple, en histoire ancienne, les

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Celle-ci se distingue toutefois encore nettement des Cultural Studies « à l’amé-


ricaine » où l’on a tendance à privilégier l’étude des cultures minoritaires et/ou
minorées du monde occidental, et pour commencer de l’espace américain, a prio-
ri dominé par la référence au WASP (l’individu blanc, anglo-saxon et protestant).
Le champ d’étude des Cultural Studies se trouve ainsi fractionné entre gender
studies, gay and lesbian studies, African-American studies, Native-American stu-
dies, Asian-American studies ou Chicano studies, ou encore entre colonial et post-
colonial studies, etc. Ces enquêtes sur les cultures minoritaires se déploient sou-
vent dans une perspective militante et se justifient par des jugements de valeur,
implicite et explicite, ce qui les distingue fondamentalement de l’histoire cultu-
relle « à la française ». Certes, cette approche « communautariste » des Cultural
Studies apparaît bien éloignée de leurs origines britanniques, qui remontent aux
études de R. Hoggart sur l’alphabétisation de la classe ouvrière 13 . Même si le
Center for Contemporary Cultural Studies de Birmingham privilégie l’étude des
catégories sociales dominées, dans le prolongement d’une histoire sociale d’in-
fluence marxiste, l’attention est surtout portée à leur vécu quotidien, dans une
perspective qui n’est pas sans rappeler l’Alltagsgeschichte de l’historiographie al-
lemande des années 1980 14 : en cherchant à identifier les classes sociales d’après
leur vécu et leur imaginaire, l’école historique britannique s’est du coup rappro-
chée de l’histoire culturelle « à la française ». Ainsi, en prenant pour ainsi dire
exemple sur l’histoire culturelle développée en France dans les années 1970–80
(avec E. Le Roy Ladurie, P. Goubert, R. Chartier, F. Furet, etc.) 15 , Lynn Hunt a
proposé (en 1989), pour l’historiographie anglo-saxonne, « a new cultural his-
tory » 16 . L’année suivante, celle-ci a d’ailleurs trouvé une de ses voies d’expres-
sion dans la revue French Cultural Studies (Londres, 1990) 17 .
Dans l’historiographie française, l’histoire culturelle s’est constituée comme
courant historiographique autonome au cours des années 1970, et a connu un
grand succès dans les années 1980 (même s’il n’y a pas d’école française de l’his-
toire culturelle, comme on a pu parler de l’« école des Annales »). C’est ainsi que
l’histoire culturelle est, en France, « fille de l’histoire des mentalités » (R. Man-

travaux d’E. Flaig, comme Ritualisierte Politik: Zeichen, Gesten und Herrschaft im alten Rom, Göt-
tingen, 2003.
13 R. Hoggart, The Uses of Literacy: aspects of working-class life, Londres, 1957.
14 Voir par exemple E. P. Thompson, The Making of the British Working-Class, New York, 1963; cf.

A. Lüdtke (éd.), Alltagsgeschichte: zur Rekonstruktion historischer Erfahrungen und Lebensweisen,


Francfort, 1989.
15 E. Le Roy Ladurie, Les paysans du Languedoc, 2 vol., Paris, 1966 ; P. Goubert, Cent mille provin-

ciaux au XVIIe siècle : Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, 1966 ; R. Chartier, Lectures et
lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, 1987 ; F. Furet et alii, Livre et société dans la France du
XVIIIe siècle, Paris/La Haye, 1965 ; F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, 1978.
16
L. Hunt (éd.), The New Cultural History, Berkey – Los Angeles – Londres, University of Cali-
fornia Press, 1989.
17 French Cultural Studies: http://frc.sagepub.com/

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Histoire culturelle et histoire sociale

drou, G. Duby, Ph. Ariès) 18 , elle-même héritière de l’« école des Annales »
(L. Febvre, M. Bloch) 19 et de l’histoire sociale « à la française » (F. Braudel, E. La-
brousse) 20 . Mais l’histoire des mentalités souffrait d’un manque de réflexion épis-
témologique, car elle reposait, fondamentalement, sur l’idée hautement problé-
matique de l’existence d’une « psychologie collective », voire d’un « inconscient
collectif », qui définirait et expliquerait les attitudes ou les comportements de
groupes humains à un moment donné. C’est devant (ou à cause de) cette « insa-
tisfaction épistémologique » (P. Ory) que s’est affirmée, dans l’historiographie
française, l’histoire culturelle. Le concept d’histoire culturelle fut d’abord pro-
posé par des historiens modernistes (R. Chartier, M. Vovelle) 21 et contemporané-
istes (M. Crubellier, M. Agulhon, P. Ory, J.-F. Sirinelli, J.-P. Rioux, Ph. Poir-
rier) 22 , non sans rencontrer le scepticisme de certains médiévistes (cf. J. Le
Goff) 23 . Les antiquisants, par contre, ont été assez silencieux dans ce débat épis-
témologique, même s’ils ont pu « faire de l’histoire culturelle sans le savoir »
(P. Ory), comme Monsieur Jourdain de la prose 24 : c’est le cas, par exemple,
d’un certain nombre de travaux publiés par J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet,
F. Hartog, P. Veyne, J. Svenbro ou J. Scheid 25 . Il est vrai que la rareté des sources,

18 R. Mandrou, Introduction à la France moderne (1500–1640) : essai de psychologie historique, Paris,


1961 ; Id., Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle : une analyse de psychologie historique,
̊
Paris, 1968 ; G. Duby, « L’histoire culturelle », Revue de l’enseignement supérieur, n 44–45, 1969
(texte republié par J.-P. Rioux, J.-F. Sirinelli (éds.), Pour une histoire culturelle, Paris, 1997, p. 427–
432) ; Ph. Ariès, Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie depuis le XVIIIe
siècle, Paris, Paris, 1971 ; Id., Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours,
Paris, 1977 ; Id., L’homme devant la mort, 2 vol., Paris, 1977. Cf. Ph. Poirrier, Les enjeux, op. cit.,
2004, p. 45–73.
19 M. Bloch, Les Rois thaumaturges : étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale

particulièrement en France et en Angleterre, Strabourg, 1924 ; L. Febvre, Le problème de l’incroyance


au XVIe siècle : la religion de Rabelais, Paris, 1942.
20 F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, 1949 ; Id.,

Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe–XVIIIe siècle, 3 tomes, Paris, 1979 ; Id., L’iden-
tité de la France, 3 vol., Paris, 1986 ; E. Labrousse, Aspects de l’évolution économique et sociale de la
France et du Royaume-Uni (1815–1880), Paris, 1948 ; Id., Le mouvement ouvrier et les idées sociales
en France de 1815 à la fin du XIXe siècle, Paris, 1948 ; F. Braudel, E. Labrousse (éds.), Histoire éco-
nomique et sociale de la France, 4 tomes, Paris, 1970–1982.
21
R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, 1990 ; M. Vovelle, De la cave
au grenier : un itinéraire en Provence au XVIIIe siècle, de l’histoire sociale à l’histoire des mentalités,
Québec, 1980.
22 M. Crubellier, Histoire culturelle de la France (XIXe–XXe siècle), Paris, 1974 ; M. Agulhon, Ma-

rianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, 1979 ; P. Ory & J.-
F. Sirinelli, Les intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, 1986 ; J.-P. Rioux, J.-F.
Sirinelli, Histoire culturelle de la France : le vingtième siècle, 4, Le temps des masses, Paris, 1998 ; Ph.
Poirrier, Histoire des politiques culturelles de la France contemporaine, Dijon, 1996 ; Id., Les politiques
culturelles en France, Paris, 2002.
23 Voir supra, cité n. 1.
24
P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 37–38.
25 J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les grecs : études de psychologie historique, Paris, 1966 ; Id.,

Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1974 ; Id., L’Individu, la mort, l’amour : soi-même et l’autre

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et la difficulté parfois rencontrée d’établir la simple trame historique des événe-


ments, a pu pousser les antiquisants, plus précocément que leurs collègues étu-
diant les autres périodes historiques, à développer une nouvelle approche dans le
questionnement des sources pour dépasser un certain « positivisme » encore fré-
quent dans l’étude des périodes plus récentes. On en a sans doute une bonne
illustration dans l’œuvre de G. Dumézil qui, parti de la linguistique et du struc-
turalisme, fut amené à comparer entre elles les structures idéologiques que reflè-
tent les récits des mythes originels d’un certain nombre de populations anciennes,
de l’Inde à l’Irlande, de la Scandinavie aux populations caucasiennes, hittites et
iraniennes, en passant par ceux des anciens Grecs et des Romains, pour définir
finalement une structure idéologique commune censée refléter l’organisation so-
ciale des peuples préhistoriques « indo-européens », et par conséquent un « ima-
ginaire » commun (« l’idéologie des trois fonctions » serait le miroir d’une orga-
nisation sociale hiérarchisée dans laquelle les groupes sociaux se partageraient
respectivement les fonctions de souveraineté magico-religieuse et politique, de
force physique et militaire, et d’activité procréatrice et économique) 26 . C’est
d’ailleurs souvent par l’étude anthropologique de leurs mythes que les antiqui-
sants français ont renouvelé la compréhension des sociétés du monde antique, en
tentant par là de définir un certain nombre de représentations collectives que
l’historiographie traditionnelle avait souvent trop tendance à négliger, et de
comprendre ainsi des structures sociales ou des mécanismes institutionnels
jusque-là ignorés 27 .
Si chez les antiquisants, l’histoire culturelle a pu offrir un moyen de sortir des
apories de l’histoire événementielle et factuelle (souvent fortement marquée par
l’histoire politique et/ou militaire), chez les historiens modernistes et contempo-
ranéistes, elle présenta un moyen de sortir des paradigmes de l’histoire écono-
mique et sociale fortement marquées par les approches sérielles de l’histoire
quantitative 28 . L’histoire culturelle a surtout été un moyen d’échapper aux sché-

en Grèce ancienne, Paris, 1989 ; P. Vidal-Naquet, Le chasseur noir : formes de pensée et formes de
société dans le monde grec, Paris, 1981 ; F. Hartog, Le miroir d’Hérodote : essai sur la représentation
de l’autre, Paris, 1980 ; P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination consti-
tuante, Paris, 1983 ; J. Svenbro, Phrasikleia : anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris,
1988 ; J. Svenbro & J. Scheid, Le métier de Zeus : mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-
romain, Paris, 1994.
26 G. Dumézil, Le festin d’immortalité, esquisse d’une étude de mythologie comparée indo-euro-

péenne, Paris, 1924 ; Id., Le Problème des Centaures. Étude de mythologie comparée indo-euro-
péenne, Mâcon, 1929 ; Id., Ouranós-Váruna. Étude de mythologie comparée indo-européenne, Limo-
ges, 1934 ; Id., Mythe et épopée, 1, L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-
européens, Paris, 1968 ; Id., Mythe et épopée, 2, Types épiques indo-européens : un héros, un sorcier, un
roi, Paris, 1971 ; Id., Mythe et épopée, 3, Histoires romaines, Paris, 1973.
27 Voir par exemple les travaux de J.-P. Vernant, de P. Vidal-Naquet ou de P. Veyne cités supra n. 25.
28
On en a une illustration frappante dans l’œuvre historiographique de P. Chaunu qui, parti d’une
histoire quantitative encore marquée par les méthodes sérielles d’E. Labrousse, aboutit à une vision
« globalisante » de l’histoire, conçue comme une « science sociale » qui établit une homologie entre

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Histoire culturelle et histoire sociale

mas de l’analyse historique marxiste, qui reposait sur une philosophie matéria-
liste de l’histoire dans laquelle les « infrastructures » matérielles (richesses,
moyens économiques de production, classes sociales) déterminaient les « super-
structures » (culture, mœurs, idéologie, religion, etc.) (voir infra). Le succès de
l’histoire culturelle a donc coïncidé avec le déclin du marxisme et des pensées du
déterminisme socio-économique. Enfin, l’histoire culturelle s’est également affi-
chée comme une histoire renouvelée des institutions, mais aussi des cadres et des
objets de la culture. L’historiographie française a ainsi connu un glissement, de
l’économique au social, puis du social au culturel, en allant pour ainsi dire, sui-
vant la métaphore de M. Vovelle, « de la cave au grenier » 29 . C’est dans cette per-
spective que l’histoire culturelle a pu être définie comme une nouvelle forme
d’« histoire sociale ».

L’histoire culturelle, une histoire sociale des « représentations »

Si toute histoire peut être considérée comme « sociale », dans la mesure où il n’est
d’histoire que de groupes humains ou de collectivités humaines, et dans la mesure
également où toute histoire générale a forcément pour objet l’étude des situations
et des relations résultant des interactions humaines, il conviendra de se demander
en quoi l’« histoire culturelle » peut être considérée comme une nouvelle forme
d’« histoire sociale », sans pour autant se confondre avec l’histoire générale. L’his-
toire sociale traditionnelle, comme celle d’E. Labrousse ou de G. Alföldy par
exemple, avait essentiellement pour objet l’étude des groupes sociaux (couches,
ordres ou classes) dans leurs relations réciproques faites d’affrontements ou de
solidarité 30 . Les groupes sociaux étaient considérés comme des « structures »

l’évolution des structures quantitatives d’une civilisation (production de biens, alimentation, popula-
tions et démographie) et la succession des « systèmes de civilisation », définis par les connaissances, les
croyances religieuses et les comportements démographiques des sociétés humaines : H. et P. Chaunu,
Séville et l’Atlantique, 12 vol., Paris, 1955–1960 ; P. Chaunu, La Civilisation de l’Europe classique,
Paris, 1966 ; Id., L’expansion européenne : du XIIIe au XVe siècle, Paris, 1969 ; Id., Histoire, science
sociale. La durée, l’espace et l’homme à l’époque moderne, Paris, 1974 ; Id., « Démographie historique
et système de civilisation », MEFRM, 86, 1974, p. 301–321 ; Id., Le temps des réformes : histoire reli-
gieuse et système de civilisation. La crise de la chrétienté : l’éclatement (1250–1550), Paris, 1975 ; Id.,
Église, culture et société : essais sur Réforme et Contre-réforme (1517–1620), Paris, 1981.
29 M. Vovelle, De la cave au grenier, op. cit., 1980.
30
E. Labrousse, cf. ouvrages cités supra n. 20 ; G. Alföldy, Römische Sozialgeschichte, Wiesbaden,
1975: dans son avant-propos, l’auteur écrit que « l’objet de l’histoire sociale réside dans les structures
sociales, c’est-à-dire dans les facteurs durables qui en déterminent les caractères. On les découvre dans
les fondements et les critères de la structure sociale, dans le système même de cette structure, avec ses
couches, ordres ou classes divers, et enfin dans les relations réciproques entre les divers éléments de la
société, déterminées par les liaisons, les tensions, les conflits sociaux, par la perméabilité de la stratifi-
cation et aussi par le cadre politique général et le système de relations. Tant au point de vue de
l’histoire sociale que de celui de l’histoire ancienne, cette position pourrait certes apparaître comme
insatisfaisante ou erronée. Mais, comme modèle heuristique, elle demeure utilisable jusqu’à son rem-

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aux caractères durables, définis par leurs rapports avec les moyens de production
et leur participation aux institutions politiques : il s’agissait en quelque sorte
d’« essences » historiques (K. Popper parlait à leur sujet d’« essentialisme »), car
elles étaient « capables de conserver leur identité tout en changeant sans cesse au
cours du temps », ßedkllßce quißedklrß permettait à l’histoire labroussienne de
surmonter la contradiction entre le récit et la structure, entre l’explication narra-
tive (l’événement) et l’explication sociologique (les régularités) » (A. Prost) 31 .
Dans cette perspective historiographique, « les groupes sociaux constituaient
des acteurs collectifs, capables d’actions délibérées, d’émotions, de sentiments
(« la bourgeoisie a peur … », « les ouvriers sont mécontents … ») », et par consé-
quent « capables de conduites rationnelles, conformes à leurs intérêts objectifs et
donc susceptibles d’une explication historique » (A. Prost). Dans l’histoire d’ins-
piration marxiste, les faits « culturels » (l’idéologie, la politique, la religion, l’art)
constituaient la « superstructure », c’est-à-dire le « troisième étage » d’un édifice
dont les structures étaient d’abord déterminées par la réalité des rapports de pro-
duction (l’économie, au « premier étage ») et par celle des rapports sociaux (la
société, au « deuxième étage »). Autrement dit, la « culture » n’était pas considérée
comme pouvant être une entité historique autonome, car elle se trouvait soumise
au double déterminisme de l’économique et du social.
La recherche en histoire moderne et contemporaine a toutefois révélé des
contradictions flagrantes, dans des circonstances historiques déterminées, entre
certaines « structures » économiques et sociales, et les positions politiques, idéo-
logiques ou religieuses censées en être les produits. L’exemple fréquemment cité
est celui de l’attitude des patrons industriels français de 1936–1937 face à la loi sur
les quarante heures votée par le gouvernement du Front Populaire : alors que
leurs intérêts économiques bien compris auraient dû les pousser à accepter et à
« jouer le jeu » (moyennant des investissements relativement modérés, les « qua-
rante heures » auraient permis d’augmenter la rentabilité de l’appareil de produc-
tion, et donc les profits), ceux-ci se sont obstinés dans un « front du refus » qui
était davantage conforme à l’idée qu’ils se faisaient de leur rôle de patrons qu’à
leurs intérêts économiques plus ou moins immédiats 32 . Autrement dit, l’explica-
tion historique de l’attitude du patronat français à l’époque du Front Populaire
est fondamentalement liée à « un ensemble d’attitudes et de représentations qui ne
se laissent pas expliquer facilement par une logique économique » (A. Prost) : ce

placement par une meilleure conception » (traduction française, Histoire sociale de Rome, Paris, 1991,
p. 8).
31 A. Prost, « Sociale et culturelle indissociablement », dans J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), Pour une

histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 134–135 ; cf. K. Popper, The Poverty of Historicism, Londres,
1957.
32
A. Prost, loc. cit., dans J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), Pour une histoire culturelle, 1997, p. 135–
136 ; cf. P. Ory, La belle illusion : culture et politique sous le signe du Front Populaire, 1935–1938,
Paris, 1994.

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Histoire culturelle et histoire sociale

sont précisément ces « attitudes » et ces « représentations », en tant qu’éléments


constitutifs de l’identité sociale de certains groupes humains, qui constituent les
fondements de l’histoire culturelle.
Plus qu’une négation de l’histoire sociale, l’histoire culturelle se revendique
comme une histoire sociale des cultures, une sorte d’anthropologie historique
« qui s’intéresse à l’homme tout entier » (J. Le Goff). L’histoire culturelle repose
en effet sur une définition anthropologique de la « culture »: dans son sens an-
thropologique et sociologique, le mot « culture » sert à désigner l’ensemble des
activités, des croyances et des pratiques communes à une société ou à un groupe
social particulier 33 . Selon une définition proposée par A. L. Kroeber et C. Kluck-
hohn, des anthropologues américains des années 1950, la culture consiste dans
« les modèles, explicites ou implicites, de comportements acquis et transmis par
des symboles » 34 . Dans le prolongement de ces définitions, l’historien culturaliste
P. Ory voit dans la culture, entendue au sens large, « l’ensemble des représenta-
tions collectives propres à une société » 35 . Une société, c’est en effet « un groupe
de plusieurs êtres humains » déterminé par une identité qui peut être nationale,
régionale, locale, confessionnelle, partisane, professionnelle, mais aussi, et de ma-
nière plus problématique, sociodémographique (classe d’âge), socioscolaire (pro-
motions d’élèves, d’anciens élèves), socioprofessionnelle (« classe ouvrière »,
« paysannerie », « cadres », etc.), socioculturelle (« intellectuels », « artistes »), so-
ciohistorique (« anciens combattants », « anciens déportés », « pieds-noirs » rapa-
triés, etc.). Or tout groupe social se définit par une identité qui peut être « in-
terne » (les membres du groupe sont explicitement désignés par eux-mêmes ou
par une institution propre comme en faisant partie) ou « externe » (le groupe est
alors créé par l’observateur, ou l’historien, pour les besoins de son observation).
Pour exister, toute société a en effet besoin de signes de reconnaissance (ou « sym-
boles ») qui en constituent le lien dans le cadre d’un pacte (implicite ou explicite)
de communication : ce sont ces signes de reconnaissance qui constituent les « phé-
nomènes symboliques », ou les « représentations », sur lesquels l’histoire cultu-
relle doit circonscrire son enquête. L’histoire culturelle permet par conséquent
de comprendre une société par ses modes de représentation (qu’ils soient artisti-
ques, idéologiques, ou qu’ils concernent les comportements sociaux) 36 . L’histoire
culturelle est donc bien une histoire sociale, mais une « histoire sociale des repré-

33 M.-A. Robert, Ethos. Introduction à l’anthropologie sociale, Bruxelles, 1968, p. 19.


34
A. L. Kroeber et C. Kluckhohn, Culture, op. cit., 1952, p. 357 : « Culture consists of patterns,
explicit and implicit, of and for behavior acquired and transmitted by symbols, constituting the dis-
tinctive achievement of human groups, including their embodiment in artifacts; the essential core of
culture consists of traditional (i. e. historically derived and selected) ideas and especially their attached
values; culture systems may, on the one hand, be considered as products of action, on the other as
conditioning elements of further action. »
35
P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 8.
36 Cf. R. Chartier, « Le monde comme représentation », dans Annales ESC, novembre/décembre

1989.

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Michel Humm

sentations » (P. Ory) 37 ou, si l’on préfère, « une histoire des représentations col-
lectives » (A. Prost) 38 . Antoine Prost souligne d’ailleurs combien l’histoire cultu-
relle et l’histoire sociale sont « indissociablement » liées 39 .
Pascal Ory résume finalement sa position en proposant la définition suivante :
« L’histoire culturelle est donc une modalité d’histoire sociale mais, à l’inverse du
projet, plus ou moins explicite, de l’histoire sociale classique – histoire de classes,
qui visait à la reconstitution de tous les modes de fonctionnement du groupe
étudié –, elle circonscrit son enquête aux phénomènes symboliques. On peut la
définir à son tour comme une histoire sociale des représentations » 40 . Mais que
sont exactement ces représentations ? Le terme « représentations » vient de la
théorie politique moderne (en dehors de la démocratie directe, il n’y a de démo-
cratie que représentative), mais il est utilisé au pluriel avec un sens collectif pour
désigner les formes d’expression collectives de groupes sociaux plus ou moins
étendus (classes sociales, groupes socio-professionnels, groupes ethniques, na-
tions, peuples, groupes religieux, bref, tout groupe humain qui s’auto-identifie
en fonction d’un certain nombre de pratiques ou de croyances). Suivant une dé-
finition pour ainsi dire étymologique, la « représentation » permet de rendre
« présent » ce qui est absent. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il y a quelque
chose de « réel » derrière les mots ou les discours utilisés par le groupe social qui
se « représente » d’une certaine manière : « tout est dans le regard », que le groupe
social porte sur lui-même ou que les autres portent sur lui. Les « signes de recon-
naissance » que les membres d’un groupe utilisent pour se reconnaître entre eux
deviennent des « symboles » (de symbolon) qui permettent d’établir le « lien » à
l’intérieur du groupe et à assurer sa « représentation » collective. Dans le projet
de l’histoire culturelle, c’est précisément « cette dimension collective du proces-
sus de représentation qui ßedkllßestßedklrß privilégiée » 41 . L’histoire culturelle
s’intéresse par conséquent à la spécificité culturelle d’un groupe social donné,
c’est-à-dire à l’ensemble des « représentations collectives propres à une société »:
elle étudie donc tout à la fois ce qui fait le « lien » entre les membres du groupe, et
ce qui le sépare des autres qui n’en font pas partie.

37 P. Ory, « L’histoire culturelle de la France contemporaine, question et questionnement », Ving-


̊
tième Siècle. Revue d’histoire, 1987, n 16, p. 67–82.
38 A. Prost, « Sociale et culturelle indissociablement », dans J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), Pour une

histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 134 sq.


39 A. Prost, « Sociale et culturelle indissociablement », dans J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), Pour une

histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 131–146 ; cf. aussi Ph. Poirrier, Les enjeux, op. cit., p. 35 sq.
40 P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 13.
41 P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 12.

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Histoire culturelle et histoire sociale

Vers une « histoire totale » ?

En un sens, l’histoire culturelle peut se présenter comme une « histoire totale »,


une histoire globalisante qui aurait pour objectif de tout expliquer, de rendre
compte de tous les éléments explicatifs en histoire, puisque « tout est culture ».
À côté des « représentations » qu’un groupe social peut se faire de lui-même, ou
que les autres se font de lui, l’histoire culturelle s’intéresse aussi à l’histoire des
idées, celle de leur diffusion dans le temps et dans l’espace, à condition que ces
idées définissent l’appartenance d’un certains nombre d’invidus à un groupe so-
cial, ou qu’elles définissent l’identité collective de ce groupe. Dans ce cadre, l’his-
toire culturelle s’intéresse aussi bien à l’histoire des idées traditionnelles, c’est-à-
dire des idées qui ont fait l’objet d’une sélection de la mémoire et d’une transmis-
sion temporelle, qu’à l’histoire des idées nouvelles, qu’une société importe géné-
ralement d’ailleurs, volontairement ou non, mais qu’elle adopte et qu’elle adapte,
pour des raisons et selon des processus que l’historien doit essayer de détermi-
ner : cela concerne notamment les échanges culturels complexes entre groupes
sociaux ou humains au départ étrangers l’un à l’autre, et les phénomènes d’« ac-
culturation » qui en résultent (comme, par exemple, la question de l’« hellénisa-
tion » du monde méditerranéen antique, à la suite de la colonisation grecque ar-
chaïque, des conquêtes d’Alexandre le Grand et de la formation d’un « empire
gréco-romain »; ou de l’« européanisation » du monde moderne et contemporain,
à la suite des « grandes découvertes » et de la colonisation européenne (XVIe–
XIXe siècles) ; dans la deuxième moitié du XXe siècle, on parlait d’« américanisa-
tion » du monde, et aujourd’hui de « mondialisation », avec une triple dimension
économique, sociale et culturelle) 42 . L’histoire culturelle s’intéresse ainsi aux va-
leurs d’une société ou de groupes sociaux, des valeurs qui sont à la fois le produit
de l’action et de l’histoire, en même temps qu’elles influencent le comportement
ultérieur des peuples. Bref, une étude qui porte sur l’histoire culturelle d’une
société permet de comprendre les processus de formation de son « identité col-
lective », mais aussi la nature de cette identité.
Pour Antoine Prost, il faut distinguer « entre ce que l’histoire culturelle ne veut
pas être et ce qu’elle est » 43 . Il faut d’abord distinguer clairement l’histoire cultu-
relle de ses « voisines immédiates », comme l’histoire économique, sociale et po-
litique à la Labrousse. Celle-ci s’était en effet fixée pour objectif de faire l’histoire

42 Cf. P. Veyne, « L’hellénisation de Rome et la problématique des acculturations », Diogène, 106,

1979, p. 3–29 ; Id., L’Empire gréco-romain, Paris, 2005 ; M. Humm, « Die Helleniesierung der Mittel-
meerwelt (Ende des 4. Jhdt bis Ende des 2. Jhdt) », dans E. Wirbelauer (éd.), Oldenbourg Geschichte
Lehrbuch: Antike, Munich, 2004, p. 45–66; W. R. Bascom & M. J. Herskovits, Continuity and
change in African cultures, Chicago, 1962; M. J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle
(trad. fr.), Paris, 1967.
43 A. Prost, « Sociale et culturelle indissociablement », dans J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), op. cit.,

1997, p. 131.

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Michel Humm

de groupes sociaux ou de classes sociales dans leurs relations complexes d’affron-


tement et de solidarité : cette histoire d’inspiration marxiste tenait pour acquise
l’existence des groupes sociaux et des classes, qui étaient perçus sur le mode de
l’évidence, comme des réalités dures autour desquelles s’organisait l’histoire et
dont l’existence dans la longue durée n’avait rien de problématique. Surtout, le
« matérialisme historique » de cette histoire d’inspiration marxiste faisait reposer
toute l’explication historique, à la base, sur les forces économiques (« l’infras-
tructure ») qui déterminaient les jeux d’influence et les luttes des classes sociales
(le « deuxième étage » de l’édifice). Au-dessus (le « troisième étage »), l’idéologie,
la culture et la politique (considérées comme « la superstructure ») étaient déter-
minées par les rapports de production : la culture n’était donc pas vraiment in-
tégrée dans la synthèse historique, sinon sous la forme d’une dépendance, d’une
traduction ou d’une inculcation au bénéfice de la classe dirigeante (maîtresse des
moyens de production et du capital financier). En réalité, comme on l’a vu à
propos de l’attitude du patronat industriel français à l’époque du Front Popu-
laire, les comportements collectifs de certains groupes sociaux n’obéissent pas
toujours à leurs intérêts économiques immédiats, mais peuvent parfois corres-
pondre à des formes de représentation collective éloignée de toute logique éco-
nomique (l’idée que l’on se fait de son statut ou de son groupe, et du rôle qu’il
devrait jouer en fonction de l’image qu’on se fait de lui) : il arrive parfois que le
groupe n’existe que dans la mesure où il est parole et représentation, c’est-à-dire
« culture ». Bref, alors que l’analyse historique marxiste reposait sur une philo-
sophie matérialiste de l’histoire, dans laquelle les « infrastructures » matérielles
(richesses, moyens économiques, classes sociales) déterminaient les « superstruc-
tures » (culture, mœurs, idéologie, religion, etc.) dans un lien de causalité uni-
voque, l’histoire culturelle étudie ces « superstructures » idéologiques au même
titre de causalité historique que les « infrastructures » matérielles. Certes, l’his-
toire culturelle est avant tout une histoire sociale, mais une histoire sociale qui
ne se limite plus à inventorier les classes sociales et à expliquer leurs solidarités et
leurs luttes par le seul jeu de l’intérêt économique. Elle doit toutefois éviter les
dérives qui tendent à remplacer une causalité exclusive par une autre : l’histoire
culturelle montre au contraire que les deux types de causalité interagissent le
plus souvent.
Ensuite, l’histoire culturelle ne doit pas être confondue avec celle des objets
culturels : l’histoire de la littérature, de la peinture, de la sculpture, de la musique,
du théâtre, bref, de toutes les formes d’art. Ces formes d’histoire « sectorielles »
sont souvent occupées à définir leur territoire propre, sans grands rapports avec
l’histoire générale. L’histoire culturelle ne doit pas non plus être confondue avec
l’histoire des idées, même si on est ici plus proche d’une histoire culturelle au
plein sens du terme : il n’y a pas d’histoire culturelle si l’histoire des idées se
contente d’énoncés extraits de leurs contextes, détachés des circonstances qui les
ont suscités et des hommes qui les ont formulés, et sans prendre en considération

20 Saeculum 61/II (2010)


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Histoire culturelle et histoire sociale

les publics concrets auxquels ils s’adressaient 44 . Il en est de même avec l’histoire
des politiques culturelles, qui ne peut pas se confondre avec l’histoire culturelle
proprement dite 45 . Pour P. Ory, l’histoire culturelle ne se confond pas avec les
histoires « qualitatives » vouées respectivement aux arts (comme l’histoire de
l’art), aux sciences et aux idées 46 . Ces histoires qualitatives « se distinguent assez
nettement de la démarche culturaliste »: elles sont en fait articulées autour de
jugements de valeur (ce qui est Beau, en histoire des arts, ce qui est Vrai, en
histoire des sciences, et ce qui est Bon, en histoire des idées). Ces « histoires
qualitatives » privilégient la singularité sur l’ordinaire, l’analyse sur la synthèse,
les grands personnages, génies des arts, de la science ou de la pensée (Michel-
Ange, Mozart, Pasteur, Platon, Descartes, Rousseau), ou les grands moments
(l’invention des rayons X, la découverte du radium, etc.), en une sorte d’« histoire
bataille » dont les vainqueurs sont finalement déterminés par la postérité. L’his-
toire culturelle se différencie en effet des « histoires qualitatives » en ce qu’elle
accorde toute son importance au « mesurable » et au « médiatique ». Bref, l’his-
toire culturelle se distingue par la préférence qu’elle accorde au « social » par rap-
port au « politique », au « typique » par rapport à l’exceptionnel, au collectif par
rapport à l’individuel, au rejet d’une histoire qui ne serait dominée que par des
événements singuliers ou par de grandes figures, et à la préférence donnée à une
histoire qui repose sur l’étude de ce qui change de manière diffuse et progres-
sive 47 . En fait, l’histoire culturelle ne veut plus être considérée comme une forme
d’histoire parmi d’autres (histoire politique, histoire économique, histoire so-
ciale, etc.) : elle prétend à une explication plus globale et aspire à remplacer l’« his-
toire totale » d’hier.

Quelle méthode pour l’histoire culturelle ?

En 1977, dans un colloque franco-hongrois sur « Objet et méthodes de l’histoire


de la culture », l’historien médiéviste J. Le Goff insérait l’histoire culturelle au
sein du champ de l’anthropologie historique qu’il définissait ainsi :
« L’anthropologie historique s’intéresse à l’homme tout entier à l’intérieur de sociétés his-
toriques globales. Elle étudie, selon le programme de Michelet dans sa préface de 1869 à
l’Histoire de France qu’il est à peine besoin de moderniser, aussi bien l’histoire matérielle
que l’histoire morale des sociétés, l’histoire du biologique que l’histoire de l’imaginaire.
C’est une histoire totale. Dans le domaine de la culture, cherchant à saisir l’homme en
société tout entier, elle étendrait son attention de l’écrit à l’oral et au geste – intégrant ainsi

44 Cf. Ph. Poirrier, Les enjeux, op. cit., 2004, p. 148–150.


45 Cf. J.-P. Rioux, Politiques et pratiques culturelles dans la France de Vichy, Paris, 1988.
46
P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 13–16.
47 Cf. M. Glencross, « French cultural history from theory to practice », Modern & Contemporary
̊
France, novembre 1999, n 7/4, p. 512–516.

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Michel Humm

une histoire du corps des hommes en société. Si elle reste fondée sur une analyse des
structures sociales et des mécanismes conflictuels qui sont le moteur de leurs transforma-
tions, elle donne un rôle essentiel à l’histoire culturelle au sens large, dans la mesure où
celle-ci unit des phénomènes arbitrairement et dangereusement répartis par le marxisme
dogmatique entre infrastructures et superstructures. Réalités et représentations s’y retro-
uvent étroitement et dynamiquement liées. » 48
L’anthropologie historique deviendrait ainsi le point ultime et l’aboutissement du
travail de la recherche historique :
« La science historique pourrait donc évoluer vers une structure concentrique qui, autour
d’un noyau dur, l’histoire économique et sociale, se développerait en histoire culturelle et
s’épanouirait en anthropologie historique. » 49
Pour J. Le Goff, l’histoire culturelle fournirait donc simplement « un pont avec
l’anthropologie », en permettant « d’intégrer plus facilement des réalités humai-
nes que l’idée de civilisation intégrait moins bien. » 50 Mais finalement, J. Le Goff
ne fait rien d’autre, ou rien de plus, que de l’histoire culturelle, même sans le dire :
en définissant l’anthropologie historique, il donne à la culture une définition an-
thropologique et fournit, finalement, une définition assez complète des finalités
et des méthodes de l’histoire culturelle. Autrement dit, la méthode de l’histoire
culturelle n’est pas fondamentalement différente de celle de l’anthropologie his-
torique, à ceci près qu’elle insistera davantage sur la perspective historique de
l’enquête (contexte et évolution historiques). P. Ory, quant à lui, insiste sur la
« spécificité de l’approche culturaliste par rapport aux autres sciences sociales,
principalement à la sociologie et à l’anthropologie » 51 : pour lui, ce qui distingue
l’histoire culturelle de ces deux disciplines, c’est « moins une question d’objet que
de méthode ».
L’histoire culturelle n’exclut aucune source a priori : en fait, à l’instar de l’his-
toire ancienne où la rareté des sources disponibles a fait depuis longtemps néces-
sité vertu, « tout est source » dans cette démarche. L’étude culturaliste utilise le
moindre indice susceptible de servir ses desseins, qui visent à atteindre « l’imagi-
naire social » 52 ou à reconstituer les représentations constitutives de l’identité
sociale d’un groupe humain : la compréhension de la représentation de Soi ou de
la représentation de l’Autre passe, par exemple, par l’étude des sources iconogra-
phiques (ou cinématographiques, en histoire contemporaine) bien plus que ne le

48
J. Le Goff et B. Kopeczi (éds.), Objet et méthodes de l’histoire de la culture, Paris/Budapest,
CNRS/Akadémiai Kiadó, 1982, p. 247 (cité par Ph. Poirrier, Les enjeux, op. cit., 2004, p. 40).
49 Ibidem, p. 247.
50 J. Le Goff, « L’Histoire », dans Y. Michaud (éd.), Université de tous les savoirs, vol. II, L’Histoire,

la sociologie et l’anthropologie, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 59–75.


51 P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 25 ; cf. Ph. Poirrier, Les enjeux, op. cit., 2004,

p. 321–353 (« Histoire culturelle et sciences sociales »).


52 P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 96, définit l’imaginaire social « comme le lien

unissant entre elles un certain nombre de représentations pour leur donner sens ».

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Histoire culturelle et histoire sociale

fait l’histoire générale ou l’histoire sociale traditionnelle 53 . L’histoire culturelle


s’intéresse également, et de manière privilégiée, aux phénomènes de médiation
(tradition, éducation, information, diffusion, propagande) et de réception
(écoute, perception, réaction), conformément aux démarches des autres sciences
sociales (sociologie, anthropologie) : ses méthodes et ses sources sont donc direc-
tement tributaires de la variété et de la spécificité de ses champs d’étude. L’imagi-
naire collectif d’un groupe humain déterminé peut être compris et analysé moins
par son contenu (objectif) que par sa perception (subjective), qui peut être va-
riable selon l’identité sociale du groupe et le moment, comme l’ont par exemple
montré le travail d’A. Corbin sur Le miasme et la jonquille 54 , ou ceux de G. Vi-
garello sur Le propre et le sale ou Le sain et le malsain 55 . Il en est de même, dans le
cadre des Gender Studies, pour la représentation sociale des genres sexués ou des
âges de la vie 56 . L’histoire culturelle recherche donc davantage des « formes » ou
des « valeurs » (par définition subjectives) 57 que des « faits » (censés être objectifs),
ce qui entraîne, selon P. Ory, quatre obligations pour l’historien culturaliste dans
le traitement des documents 58 :
– une « obligation de neutralité » face aux jugements de valeur exprimés par ses
sources (sur le Beau ou le Laid, le Bien et le Mal, le Vrai et le Faux, etc.), de
manière à pouvoir expliquer les raisons qui ont conduit un groupe social à tel
ou tel système de représentation ;
– une « obligation de situation » pour pouvoir clairement définir la force d’une
production culturelle selon le degré de notoriété de l’auteur du document ;
– une « obligation de distinction » pour pouvoir définir l’« horizon d’attente »
du document lui-même, qui ne correspond pas nécessairement à l’objet re-
cherché par l’historien ;

53
Cette démarche est fréquemment utilisée en histoire ancienne ; voir, par exemple : T. Hölscher,
Römische Bildsprache als semantisches System, Heidelberg, 1987; F.-H. Pairault Massa, Iconologia e
politica nell’Italia antica. Roma, Lazio, Etruria dal VII al I secolo a. C., Milan, 1992; D. Briquel, Le
regard des autres. Les origines de Rome vues par ses ennemis (début du IVe siècle / début du Ier siècle
av. J.-C.), Besançon, 1997. Sur le cinéma comme « source » et comme « objet culturel » (pour l’histo-
rien culturaliste), voir Ph. Poirrier, Les enjeux, op. cit., 2004, p. 159–169.
54 A. Corbin, Le miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe–XIXe siècles, Paris,

1982.
55 G. Vigarello, Le propre et le sale : l’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, 1985 ; Id., Le sain

et le malsain : santé et mieux-être depuis le Moyen-Âge, Paris, 1993.


56 Cf. S. Boehringer, L’homosexualité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, 2007.
57
G. Hofstede, Vivre dans un monde multiculturel, Paris, 1994, p. 24 : « On peut définir une valeur
comme la tendance à préférer un certain état des choses à un autre. C’est un sentiment orienté, avec un
côté positif et un côté négatif. Les valeurs définissent : le bien et le mal, le propre et le sale, le beau et le
laid, le naturel et ce qui est contre nature, le normal et l’anormal, le cohérent et l’insensé, le rationnel et
l’irrationnel ». Ibid., p. 25 : « les valeurs font partie des choses que les enfants apprennent dès leur
jeune âge, de façon souvent inconsciente. Les psychologues du développement pensent que, dès dix
ans, la plupart des enfants ont un système de valeurs solidement acquis et qu’il devient très difficile de
le modifier au-delà de cet âge ».
58 P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 54–57.

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– une « obligation de temporalité » liée à la nécessaire contextualisation histo-


rique menée par tout historien.
En fait, comme l’avait vu C. E. Schorske, l’histoire culturelle n’a pas de métho-
dologie particulière ni de concepts obligés, mais repose sur un travail de recher-
che historique qui essaie de croiser deux approches :
« L’historien [culturaliste] cherche à situer et à interpréter l’œuvre [culturelle] dans le
temps et à l’inscrire à la croisée de deux lignes de force : l’une verticale, diachronique, par
laquelle il relie un texte ou un système de pensée à tout ce qui les a précédés dans une même
branche d’activité culturelle – peinture, politique, etc. –, l’autre, horizontale, synchro-
nique, par laquelle l’historien établit une relation entre le contenu de l’objet intellectuel
et ce qui se fait dans d’autres domaines à la même époque. » 59

Conclusion

Historiographiquement, l’histoire culturelle n’est pas véritablement une « nou-


veauté » et peut légitimement se réclamer du travail d’« enquête » (historia) sur
les pratiques collectives de certains peuples allogènes mené par Hérodote, le
« père » de l’écriture de l’histoire 60 , au Ve siècle av. J.-C. 61 Pour A. Prost, « plus
qu’une découverte, il faudrait parler d’une redécouverte », car des historiens
comme R. Mandrou, Ph. Ariès ou M. Crubellier l’ont déjà illustrée par leurs tra-
vaux, sans parler de L. Febvre, même si l’histoire culturelle d’aujourd’hui n’est
sans doute plus tout à fait la même que celle d’hier. Une définition proposée par
J.-F. Sirinelli synthétise tout ce qui a été dit :
« L’histoire culturelle est celle qui s’assigne l’étude des formes de représentation du monde
au sein d’un groupe humain dont la nature peut varier – nationale ou régionale, sociale ou
politique –, et qui en analyse la gestation, l’expression et la transmission. Comment les
groupes humains représentent-ils et se représentent-ils le monde qui les entoure ? Un
monde figuré ou sublimé – par les arts plastiques ou la littérature –, mais aussi un monde
codifié – les valeurs, la place du travail et du loisir, la relation à autrui –, contourné – le
divertissement –, pensé – par les grandes constructions intellectuelles –, expliqué – par la
science –, et partiellement maîtrisé – par les techniques –, doté d’un sens – par les
croyances et les systèmes religieux ou profanes, voire les mythes –, un monde légué, enfin,
par les transmissions dues au milieu, à l’éducation, à l’instruction. » 62
Pour J.-P. Rioux, l’histoire culturelle se décline finalement en quatre branches,
« quatre massifs » 63 :

59 C. E. Schorske, Vienne fin de siècle. Politique et culture, Paris, 19832 (1979).


60 Cicéron (De legibus, I, 5) faisait déjà d’Hérodote le « père de l’histoire » (pater historiae).
61 Cf. F. Hartog, Le miroir d’Hérodote, op. cit., 1980 ; P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082

(2004), p. 29.
62 J.-F. Sirinelli (éd.), Histoire des droites en France, Paris, 1992, vol. 2, p. iii.
63 J.-P. Rioux, loc. cit., 1997, p. 17–18.

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Histoire culturelle et histoire sociale

– l’histoire des politiques et des institutions culturelles : la capacité des institu-


tions politiques à modeler une société, qu’il s’agisse de ses idéaux, de ses ac-
teurs ou de sa culture politique, a d’abord été observée dans l’étude de la
construction de l’État en France, où l’on « inventa l’État avant la Nation »,
mais qui peut s’observer ailleurs et en d’autres temps 64 ;
– l’histoire des médiations et des médiateurs, au sens strict d’une diffusion ins-
tituée de savoirs et d’informations, mais aussi, au sens plus large, d’inventaire
des « passeurs », des supports véhiculaires et des flux de circulation de
concepts, d’idéaux et d’objets culturels 65 ; le territoire de cette histoire cultu-
relle est immense, et va « des manières de table à l’école, du rite religieux à la
mode, de la fréquentation des beaux-arts aux fêtes, de la lecture au sport, du
travail aux loisirs », tout ce dont l’étude permet de passer « du signifiant au
signifié, des flux aux stocks »;
– l’histoire des pratiques culturelles, longtemps considérée comme l’histoire
culturelle la plus pertinente (voire comme la seule histoire culturelle qui exi-
ste), qui fixe à l’horizon de sa recherche le « socio-culturel », « tout en revisi-
tant la religion vécue, les sociabilités, les mémoires particulières, les promo-
tions identitaires ou les us et coutumes des groupes humains » 66 ;
– enfin l’histoire des signes et des symboles exhibés, des lieux de mémoire 67 : il
s’agit d’une histoire à la fois intime, allégorique et emblématique qui met en
valeur les outillages mentaux et les évolutions des sens, en mêlant les objets, les
pratiques et les rêves, « une sorte de nec plus ultra, ou d’Eldorado culturel,
plus difficilement accessible, mais très prégnant ».
Dans cette perspective, l’histoire culturelle peut, selon P. Ory, constituer en fin de
compte l’une des trois seules histoires possibles, avec l’histoire politique et l’his-

64
Cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges, op. cit., 1924 ; G. Duby, Guerriers et paysans. VIIe–XIIe
siècle : premier essor de l’économie européenne, Paris, 1973 ; Id., Le Moyen Âge de Hugues Capet à
Jeanne d’Arc, Histoire de France Hachette, I, Paris, 1987 ; C. Nicolet, Le métier de citoyen dans la
Rome républicaine, Paris, 1976 ; M. Humm, Appius Claudius Caecus. La République accomplie,
Rome (BEFAR 322), 2005.
65 Cf. H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, 1948 ; P. Riché, Éducation et

culture dans l’Occident barbare, VIe–VIIIe siècles, Paris, 1962 ; R. Chartier, Lectures et lecteurs, op.
cit., 1987 ; Id., Culture écrite et société : l’ordre des livres, XIVe–XVIIIe siècle, Paris, 1996 ; R. Chartier
& H.-J. Martin (en collaboration avec J.-P. Vivet), Histoire de l’édition française, 4 vol., Paris, 1983–
1986 (t. 1, Le livre conquérant ; t. 2, Le livre triomphant, 1660–1830 ; t. 3, Le temps des éditeurs : du
romantisme à la Belle Époque ; t. 4, Le livre concurrencé, 1900–1950) ; sur « le rôle pionnier des histo-
riens du livre » dans le développement de l’histoire culturelle en France, voir Ph. Poirrier, Les enjeux,
op. cit., 2004, p. 75–101.
66 Cf. M. Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, Paris, 19972

(1978) ; J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 20012 (1985) ; Id., Quand faire, c’est croire. Les rites
sacrificiels des Romains, Paris, 2005.
67 Cf. P. Nora, Les lieux de mémoire, Paris, 7 vol., 1984–1992 ; idée reprise récemment en Allemagne

pour tenter de l’appliquer à l’histoire ancienne : E. Stein-Hölkeskamp & K.-J. Hölkeskamp (éds.),
Erinnerungsorte der Antike. Die römische Welt, Munich, 2006 ; voir aussi Ph. Poirrier, Les enjeux,
op. cit., 2004, p. 200–204.

Saeculum 61/II (2010) 25


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Michel Humm

toire économique : les autres histoires sont soit des histoires « transversales »
(l’histoire des relations internationales, l’histoire sociale proprement dite …), soit
des parties de l’histoire culturelle (l’histoire religieuse ou intellectuelle, l’anthro-
pologie historique …). L’histoire culturelle est donc bien plus qu’une simple
variante de l’histoire sociale : elle a vocation à tendre vers une forme d’histoire
« totale ».

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