Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
net/publication/272938182
CITATIONS READS
3 3,035
1 author:
Michel Humm
University of Strasbourg
90 PUBLICATIONS 155 CITATIONS
SEE PROFILE
All content following this page was uploaded by Michel Humm on 07 April 2019.
Michel Humm
France (1945–1995), Paris, 1995, p. 3–17 ; cf. Ph. Poirrier, L’histoire culturelle, un « tournant mon-
dial » dans l’historiographie ?, Dijon, 2008.
2 Cf. J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), Pour une histoire culturelle, Paris, 1997 ; Ph. Poirrier, Les
enjeux de l’histoire culturelle, Paris, 2004 ; P. Ory, L’histoire culturelle, Paris, 20082 (2004).
3
A. L. Kroeber et C. Kluckhohn, Culture: A critical review of concepts and definition (Papers of the
Peabody Museum of American Archaeology and Ethnology, 47, 1), Cambridge (Mass.), 1952, ont
dénombré plus de 150 définitions différentes du mot « culture ».
Michel Humm
Mais l’« histoire culturelle » ne se limite pas à une histoire sectorielle (ou « quali-
tative ») de la culture (comme l’histoire de l’art, de la musique, de la littérature,
des idées ou des techniques, par exemple), car son ambition est beaucoup plus
vaste et prétend englober la totalité des champs d’investigation soumis à l’analyse
historique, selon une perspective qui vise à l’universel et non au particulier. On a
enfin une définition plus anthropologique, qui fait de la culture un ensemble
d’habitudes et de représentations mentales propres à un groupe donné, avec ses
coutumes et ses croyances, ses lois et ses techniques, ses arts et ses langages, sa
pensée et ses médiations, bref, ses « valeurs »: c’est celle vers laquelle nous allons
nous orienter pour tenter de définir ce que l’historiographie française des derniè-
res décennies appelle l’« histoire culturelle » 4 . Les différences d’approches et de
définitions, mais aussi des traditions historiographiques et culturelles parfois ra-
dicalement différentes, entraînent souvent confusions et incompréhension réci-
proques entre les différentes formes d’« histoire culturelle »: d’où la nécessité de
commencer par une approche historiographique qui en établisse la « généalo-
gie » 5 , avant de tenter d’en proposer, après d’autres, une définition. L’histoire
culturelle apparaîtra ainsi comme une des formes possibles de l’histoire sociale,
mais avec une ambition beaucoup plus vaste qui tend vers une explication plus
globale des phénomènes historiques. Une telle ambition rend naturellement né-
cessaire de définir, au moins rapidement, les types de sources et les méthodes
d’investigation de l’histoire culturelle.
6
J. G. von Herder, Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit, Riga, 1774;
Id., Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, 4 Teile, Riga/Leipzig, 1784–1791; G. W. F.
Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, 5 Bände, Berlin, 1819–1820.
7 Cf. J. Burckhardt, Die Cultur der Renaissance in Italien: ein Versuch, Bâle, 1860; Id., Griechische
B. Stollberg-Rilinger, Was heißt Kulturgeschichte des Politischen? (Zeitschrift für Historische For-
schung, Beiheft 35), Berlin, 2005; Th. Mergel, Kulturwissenschaft der Politik: Perspektiven und
Trends, in F. Jaeger & J. Rüsen (éd.), Handbuch der Kulturwissenschaften, vol. 3: Themen und Ten-
denzen, Stuttgart, 2004, p. 413–425; Id., Überlegungen zu einer Kulturgeschichte der Politik [2002],
in S. S. Tschopp (éd.), Kulturgeschichte, Stuttgart, 2008, p. 205–234.
12 Cf. S. S. Tschopp, Einleitung. Begriffe, Konzepte und Perspektiven der Kulturgeschichte, in S. S.
Tschopp (éd.), Kulturgeschichte, Stuttgart, 2008, p. 9–32; cf. par exemple, en histoire ancienne, les
Michel Humm
travaux d’E. Flaig, comme Ritualisierte Politik: Zeichen, Gesten und Herrschaft im alten Rom, Göt-
tingen, 2003.
13 R. Hoggart, The Uses of Literacy: aspects of working-class life, Londres, 1957.
14 Voir par exemple E. P. Thompson, The Making of the British Working-Class, New York, 1963; cf.
ciaux au XVIIe siècle : Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, 1966 ; R. Chartier, Lectures et
lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, 1987 ; F. Furet et alii, Livre et société dans la France du
XVIIIe siècle, Paris/La Haye, 1965 ; F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, 1978.
16
L. Hunt (éd.), The New Cultural History, Berkey – Los Angeles – Londres, University of Cali-
fornia Press, 1989.
17 French Cultural Studies: http://frc.sagepub.com/
drou, G. Duby, Ph. Ariès) 18 , elle-même héritière de l’« école des Annales »
(L. Febvre, M. Bloch) 19 et de l’histoire sociale « à la française » (F. Braudel, E. La-
brousse) 20 . Mais l’histoire des mentalités souffrait d’un manque de réflexion épis-
témologique, car elle reposait, fondamentalement, sur l’idée hautement problé-
matique de l’existence d’une « psychologie collective », voire d’un « inconscient
collectif », qui définirait et expliquerait les attitudes ou les comportements de
groupes humains à un moment donné. C’est devant (ou à cause de) cette « insa-
tisfaction épistémologique » (P. Ory) que s’est affirmée, dans l’historiographie
française, l’histoire culturelle. Le concept d’histoire culturelle fut d’abord pro-
posé par des historiens modernistes (R. Chartier, M. Vovelle) 21 et contemporané-
istes (M. Crubellier, M. Agulhon, P. Ory, J.-F. Sirinelli, J.-P. Rioux, Ph. Poir-
rier) 22 , non sans rencontrer le scepticisme de certains médiévistes (cf. J. Le
Goff) 23 . Les antiquisants, par contre, ont été assez silencieux dans ce débat épis-
témologique, même s’ils ont pu « faire de l’histoire culturelle sans le savoir »
(P. Ory), comme Monsieur Jourdain de la prose 24 : c’est le cas, par exemple,
d’un certain nombre de travaux publiés par J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet,
F. Hartog, P. Veyne, J. Svenbro ou J. Scheid 25 . Il est vrai que la rareté des sources,
Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe–XVIIIe siècle, 3 tomes, Paris, 1979 ; Id., L’iden-
tité de la France, 3 vol., Paris, 1986 ; E. Labrousse, Aspects de l’évolution économique et sociale de la
France et du Royaume-Uni (1815–1880), Paris, 1948 ; Id., Le mouvement ouvrier et les idées sociales
en France de 1815 à la fin du XIXe siècle, Paris, 1948 ; F. Braudel, E. Labrousse (éds.), Histoire éco-
nomique et sociale de la France, 4 tomes, Paris, 1970–1982.
21
R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, 1990 ; M. Vovelle, De la cave
au grenier : un itinéraire en Provence au XVIIIe siècle, de l’histoire sociale à l’histoire des mentalités,
Québec, 1980.
22 M. Crubellier, Histoire culturelle de la France (XIXe–XXe siècle), Paris, 1974 ; M. Agulhon, Ma-
rianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, 1979 ; P. Ory & J.-
F. Sirinelli, Les intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, 1986 ; J.-P. Rioux, J.-F.
Sirinelli, Histoire culturelle de la France : le vingtième siècle, 4, Le temps des masses, Paris, 1998 ; Ph.
Poirrier, Histoire des politiques culturelles de la France contemporaine, Dijon, 1996 ; Id., Les politiques
culturelles en France, Paris, 2002.
23 Voir supra, cité n. 1.
24
P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 37–38.
25 J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les grecs : études de psychologie historique, Paris, 1966 ; Id.,
Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1974 ; Id., L’Individu, la mort, l’amour : soi-même et l’autre
Michel Humm
en Grèce ancienne, Paris, 1989 ; P. Vidal-Naquet, Le chasseur noir : formes de pensée et formes de
société dans le monde grec, Paris, 1981 ; F. Hartog, Le miroir d’Hérodote : essai sur la représentation
de l’autre, Paris, 1980 ; P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination consti-
tuante, Paris, 1983 ; J. Svenbro, Phrasikleia : anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris,
1988 ; J. Svenbro & J. Scheid, Le métier de Zeus : mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-
romain, Paris, 1994.
26 G. Dumézil, Le festin d’immortalité, esquisse d’une étude de mythologie comparée indo-euro-
péenne, Paris, 1924 ; Id., Le Problème des Centaures. Étude de mythologie comparée indo-euro-
péenne, Mâcon, 1929 ; Id., Ouranós-Váruna. Étude de mythologie comparée indo-européenne, Limo-
ges, 1934 ; Id., Mythe et épopée, 1, L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-
européens, Paris, 1968 ; Id., Mythe et épopée, 2, Types épiques indo-européens : un héros, un sorcier, un
roi, Paris, 1971 ; Id., Mythe et épopée, 3, Histoires romaines, Paris, 1973.
27 Voir par exemple les travaux de J.-P. Vernant, de P. Vidal-Naquet ou de P. Veyne cités supra n. 25.
28
On en a une illustration frappante dans l’œuvre historiographique de P. Chaunu qui, parti d’une
histoire quantitative encore marquée par les méthodes sérielles d’E. Labrousse, aboutit à une vision
« globalisante » de l’histoire, conçue comme une « science sociale » qui établit une homologie entre
mas de l’analyse historique marxiste, qui reposait sur une philosophie matéria-
liste de l’histoire dans laquelle les « infrastructures » matérielles (richesses,
moyens économiques de production, classes sociales) déterminaient les « super-
structures » (culture, mœurs, idéologie, religion, etc.) (voir infra). Le succès de
l’histoire culturelle a donc coïncidé avec le déclin du marxisme et des pensées du
déterminisme socio-économique. Enfin, l’histoire culturelle s’est également affi-
chée comme une histoire renouvelée des institutions, mais aussi des cadres et des
objets de la culture. L’historiographie française a ainsi connu un glissement, de
l’économique au social, puis du social au culturel, en allant pour ainsi dire, sui-
vant la métaphore de M. Vovelle, « de la cave au grenier » 29 . C’est dans cette per-
spective que l’histoire culturelle a pu être définie comme une nouvelle forme
d’« histoire sociale ».
Si toute histoire peut être considérée comme « sociale », dans la mesure où il n’est
d’histoire que de groupes humains ou de collectivités humaines, et dans la mesure
également où toute histoire générale a forcément pour objet l’étude des situations
et des relations résultant des interactions humaines, il conviendra de se demander
en quoi l’« histoire culturelle » peut être considérée comme une nouvelle forme
d’« histoire sociale », sans pour autant se confondre avec l’histoire générale. L’his-
toire sociale traditionnelle, comme celle d’E. Labrousse ou de G. Alföldy par
exemple, avait essentiellement pour objet l’étude des groupes sociaux (couches,
ordres ou classes) dans leurs relations réciproques faites d’affrontements ou de
solidarité 30 . Les groupes sociaux étaient considérés comme des « structures »
l’évolution des structures quantitatives d’une civilisation (production de biens, alimentation, popula-
tions et démographie) et la succession des « systèmes de civilisation », définis par les connaissances, les
croyances religieuses et les comportements démographiques des sociétés humaines : H. et P. Chaunu,
Séville et l’Atlantique, 12 vol., Paris, 1955–1960 ; P. Chaunu, La Civilisation de l’Europe classique,
Paris, 1966 ; Id., L’expansion européenne : du XIIIe au XVe siècle, Paris, 1969 ; Id., Histoire, science
sociale. La durée, l’espace et l’homme à l’époque moderne, Paris, 1974 ; Id., « Démographie historique
et système de civilisation », MEFRM, 86, 1974, p. 301–321 ; Id., Le temps des réformes : histoire reli-
gieuse et système de civilisation. La crise de la chrétienté : l’éclatement (1250–1550), Paris, 1975 ; Id.,
Église, culture et société : essais sur Réforme et Contre-réforme (1517–1620), Paris, 1981.
29 M. Vovelle, De la cave au grenier, op. cit., 1980.
30
E. Labrousse, cf. ouvrages cités supra n. 20 ; G. Alföldy, Römische Sozialgeschichte, Wiesbaden,
1975: dans son avant-propos, l’auteur écrit que « l’objet de l’histoire sociale réside dans les structures
sociales, c’est-à-dire dans les facteurs durables qui en déterminent les caractères. On les découvre dans
les fondements et les critères de la structure sociale, dans le système même de cette structure, avec ses
couches, ordres ou classes divers, et enfin dans les relations réciproques entre les divers éléments de la
société, déterminées par les liaisons, les tensions, les conflits sociaux, par la perméabilité de la stratifi-
cation et aussi par le cadre politique général et le système de relations. Tant au point de vue de
l’histoire sociale que de celui de l’histoire ancienne, cette position pourrait certes apparaître comme
insatisfaisante ou erronée. Mais, comme modèle heuristique, elle demeure utilisable jusqu’à son rem-
Michel Humm
aux caractères durables, définis par leurs rapports avec les moyens de production
et leur participation aux institutions politiques : il s’agissait en quelque sorte
d’« essences » historiques (K. Popper parlait à leur sujet d’« essentialisme »), car
elles étaient « capables de conserver leur identité tout en changeant sans cesse au
cours du temps », ßedkllßce quißedklrß permettait à l’histoire labroussienne de
surmonter la contradiction entre le récit et la structure, entre l’explication narra-
tive (l’événement) et l’explication sociologique (les régularités) » (A. Prost) 31 .
Dans cette perspective historiographique, « les groupes sociaux constituaient
des acteurs collectifs, capables d’actions délibérées, d’émotions, de sentiments
(« la bourgeoisie a peur … », « les ouvriers sont mécontents … ») », et par consé-
quent « capables de conduites rationnelles, conformes à leurs intérêts objectifs et
donc susceptibles d’une explication historique » (A. Prost). Dans l’histoire d’ins-
piration marxiste, les faits « culturels » (l’idéologie, la politique, la religion, l’art)
constituaient la « superstructure », c’est-à-dire le « troisième étage » d’un édifice
dont les structures étaient d’abord déterminées par la réalité des rapports de pro-
duction (l’économie, au « premier étage ») et par celle des rapports sociaux (la
société, au « deuxième étage »). Autrement dit, la « culture » n’était pas considérée
comme pouvant être une entité historique autonome, car elle se trouvait soumise
au double déterminisme de l’économique et du social.
La recherche en histoire moderne et contemporaine a toutefois révélé des
contradictions flagrantes, dans des circonstances historiques déterminées, entre
certaines « structures » économiques et sociales, et les positions politiques, idéo-
logiques ou religieuses censées en être les produits. L’exemple fréquemment cité
est celui de l’attitude des patrons industriels français de 1936–1937 face à la loi sur
les quarante heures votée par le gouvernement du Front Populaire : alors que
leurs intérêts économiques bien compris auraient dû les pousser à accepter et à
« jouer le jeu » (moyennant des investissements relativement modérés, les « qua-
rante heures » auraient permis d’augmenter la rentabilité de l’appareil de produc-
tion, et donc les profits), ceux-ci se sont obstinés dans un « front du refus » qui
était davantage conforme à l’idée qu’ils se faisaient de leur rôle de patrons qu’à
leurs intérêts économiques plus ou moins immédiats 32 . Autrement dit, l’explica-
tion historique de l’attitude du patronat français à l’époque du Front Populaire
est fondamentalement liée à « un ensemble d’attitudes et de représentations qui ne
se laissent pas expliquer facilement par une logique économique » (A. Prost) : ce
placement par une meilleure conception » (traduction française, Histoire sociale de Rome, Paris, 1991,
p. 8).
31 A. Prost, « Sociale et culturelle indissociablement », dans J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), Pour une
histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 134–135 ; cf. K. Popper, The Poverty of Historicism, Londres,
1957.
32
A. Prost, loc. cit., dans J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), Pour une histoire culturelle, 1997, p. 135–
136 ; cf. P. Ory, La belle illusion : culture et politique sous le signe du Front Populaire, 1935–1938,
Paris, 1994.
1989.
Michel Humm
sentations » (P. Ory) 37 ou, si l’on préfère, « une histoire des représentations col-
lectives » (A. Prost) 38 . Antoine Prost souligne d’ailleurs combien l’histoire cultu-
relle et l’histoire sociale sont « indissociablement » liées 39 .
Pascal Ory résume finalement sa position en proposant la définition suivante :
« L’histoire culturelle est donc une modalité d’histoire sociale mais, à l’inverse du
projet, plus ou moins explicite, de l’histoire sociale classique – histoire de classes,
qui visait à la reconstitution de tous les modes de fonctionnement du groupe
étudié –, elle circonscrit son enquête aux phénomènes symboliques. On peut la
définir à son tour comme une histoire sociale des représentations » 40 . Mais que
sont exactement ces représentations ? Le terme « représentations » vient de la
théorie politique moderne (en dehors de la démocratie directe, il n’y a de démo-
cratie que représentative), mais il est utilisé au pluriel avec un sens collectif pour
désigner les formes d’expression collectives de groupes sociaux plus ou moins
étendus (classes sociales, groupes socio-professionnels, groupes ethniques, na-
tions, peuples, groupes religieux, bref, tout groupe humain qui s’auto-identifie
en fonction d’un certain nombre de pratiques ou de croyances). Suivant une dé-
finition pour ainsi dire étymologique, la « représentation » permet de rendre
« présent » ce qui est absent. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il y a quelque
chose de « réel » derrière les mots ou les discours utilisés par le groupe social qui
se « représente » d’une certaine manière : « tout est dans le regard », que le groupe
social porte sur lui-même ou que les autres portent sur lui. Les « signes de recon-
naissance » que les membres d’un groupe utilisent pour se reconnaître entre eux
deviennent des « symboles » (de symbolon) qui permettent d’établir le « lien » à
l’intérieur du groupe et à assurer sa « représentation » collective. Dans le projet
de l’histoire culturelle, c’est précisément « cette dimension collective du proces-
sus de représentation qui ßedkllßestßedklrß privilégiée » 41 . L’histoire culturelle
s’intéresse par conséquent à la spécificité culturelle d’un groupe social donné,
c’est-à-dire à l’ensemble des « représentations collectives propres à une société »:
elle étudie donc tout à la fois ce qui fait le « lien » entre les membres du groupe, et
ce qui le sépare des autres qui n’en font pas partie.
histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 131–146 ; cf. aussi Ph. Poirrier, Les enjeux, op. cit., p. 35 sq.
40 P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 13.
41 P. Ory, L’histoire culturelle, op. cit., 20082 (2004), p. 12.
1979, p. 3–29 ; Id., L’Empire gréco-romain, Paris, 2005 ; M. Humm, « Die Helleniesierung der Mittel-
meerwelt (Ende des 4. Jhdt bis Ende des 2. Jhdt) », dans E. Wirbelauer (éd.), Oldenbourg Geschichte
Lehrbuch: Antike, Munich, 2004, p. 45–66; W. R. Bascom & M. J. Herskovits, Continuity and
change in African cultures, Chicago, 1962; M. J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle
(trad. fr.), Paris, 1967.
43 A. Prost, « Sociale et culturelle indissociablement », dans J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (éd.), op. cit.,
1997, p. 131.
Michel Humm
les publics concrets auxquels ils s’adressaient 44 . Il en est de même avec l’histoire
des politiques culturelles, qui ne peut pas se confondre avec l’histoire culturelle
proprement dite 45 . Pour P. Ory, l’histoire culturelle ne se confond pas avec les
histoires « qualitatives » vouées respectivement aux arts (comme l’histoire de
l’art), aux sciences et aux idées 46 . Ces histoires qualitatives « se distinguent assez
nettement de la démarche culturaliste »: elles sont en fait articulées autour de
jugements de valeur (ce qui est Beau, en histoire des arts, ce qui est Vrai, en
histoire des sciences, et ce qui est Bon, en histoire des idées). Ces « histoires
qualitatives » privilégient la singularité sur l’ordinaire, l’analyse sur la synthèse,
les grands personnages, génies des arts, de la science ou de la pensée (Michel-
Ange, Mozart, Pasteur, Platon, Descartes, Rousseau), ou les grands moments
(l’invention des rayons X, la découverte du radium, etc.), en une sorte d’« histoire
bataille » dont les vainqueurs sont finalement déterminés par la postérité. L’his-
toire culturelle se différencie en effet des « histoires qualitatives » en ce qu’elle
accorde toute son importance au « mesurable » et au « médiatique ». Bref, l’his-
toire culturelle se distingue par la préférence qu’elle accorde au « social » par rap-
port au « politique », au « typique » par rapport à l’exceptionnel, au collectif par
rapport à l’individuel, au rejet d’une histoire qui ne serait dominée que par des
événements singuliers ou par de grandes figures, et à la préférence donnée à une
histoire qui repose sur l’étude de ce qui change de manière diffuse et progres-
sive 47 . En fait, l’histoire culturelle ne veut plus être considérée comme une forme
d’histoire parmi d’autres (histoire politique, histoire économique, histoire so-
ciale, etc.) : elle prétend à une explication plus globale et aspire à remplacer l’« his-
toire totale » d’hier.
Michel Humm
une histoire du corps des hommes en société. Si elle reste fondée sur une analyse des
structures sociales et des mécanismes conflictuels qui sont le moteur de leurs transforma-
tions, elle donne un rôle essentiel à l’histoire culturelle au sens large, dans la mesure où
celle-ci unit des phénomènes arbitrairement et dangereusement répartis par le marxisme
dogmatique entre infrastructures et superstructures. Réalités et représentations s’y retro-
uvent étroitement et dynamiquement liées. » 48
L’anthropologie historique deviendrait ainsi le point ultime et l’aboutissement du
travail de la recherche historique :
« La science historique pourrait donc évoluer vers une structure concentrique qui, autour
d’un noyau dur, l’histoire économique et sociale, se développerait en histoire culturelle et
s’épanouirait en anthropologie historique. » 49
Pour J. Le Goff, l’histoire culturelle fournirait donc simplement « un pont avec
l’anthropologie », en permettant « d’intégrer plus facilement des réalités humai-
nes que l’idée de civilisation intégrait moins bien. » 50 Mais finalement, J. Le Goff
ne fait rien d’autre, ou rien de plus, que de l’histoire culturelle, même sans le dire :
en définissant l’anthropologie historique, il donne à la culture une définition an-
thropologique et fournit, finalement, une définition assez complète des finalités
et des méthodes de l’histoire culturelle. Autrement dit, la méthode de l’histoire
culturelle n’est pas fondamentalement différente de celle de l’anthropologie his-
torique, à ceci près qu’elle insistera davantage sur la perspective historique de
l’enquête (contexte et évolution historiques). P. Ory, quant à lui, insiste sur la
« spécificité de l’approche culturaliste par rapport aux autres sciences sociales,
principalement à la sociologie et à l’anthropologie » 51 : pour lui, ce qui distingue
l’histoire culturelle de ces deux disciplines, c’est « moins une question d’objet que
de méthode ».
L’histoire culturelle n’exclut aucune source a priori : en fait, à l’instar de l’his-
toire ancienne où la rareté des sources disponibles a fait depuis longtemps néces-
sité vertu, « tout est source » dans cette démarche. L’étude culturaliste utilise le
moindre indice susceptible de servir ses desseins, qui visent à atteindre « l’imagi-
naire social » 52 ou à reconstituer les représentations constitutives de l’identité
sociale d’un groupe humain : la compréhension de la représentation de Soi ou de
la représentation de l’Autre passe, par exemple, par l’étude des sources iconogra-
phiques (ou cinématographiques, en histoire contemporaine) bien plus que ne le
48
J. Le Goff et B. Kopeczi (éds.), Objet et méthodes de l’histoire de la culture, Paris/Budapest,
CNRS/Akadémiai Kiadó, 1982, p. 247 (cité par Ph. Poirrier, Les enjeux, op. cit., 2004, p. 40).
49 Ibidem, p. 247.
50 J. Le Goff, « L’Histoire », dans Y. Michaud (éd.), Université de tous les savoirs, vol. II, L’Histoire,
unissant entre elles un certain nombre de représentations pour leur donner sens ».
53
Cette démarche est fréquemment utilisée en histoire ancienne ; voir, par exemple : T. Hölscher,
Römische Bildsprache als semantisches System, Heidelberg, 1987; F.-H. Pairault Massa, Iconologia e
politica nell’Italia antica. Roma, Lazio, Etruria dal VII al I secolo a. C., Milan, 1992; D. Briquel, Le
regard des autres. Les origines de Rome vues par ses ennemis (début du IVe siècle / début du Ier siècle
av. J.-C.), Besançon, 1997. Sur le cinéma comme « source » et comme « objet culturel » (pour l’histo-
rien culturaliste), voir Ph. Poirrier, Les enjeux, op. cit., 2004, p. 159–169.
54 A. Corbin, Le miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe–XIXe siècles, Paris,
1982.
55 G. Vigarello, Le propre et le sale : l’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, 1985 ; Id., Le sain
Michel Humm
Conclusion
(2004), p. 29.
62 J.-F. Sirinelli (éd.), Histoire des droites en France, Paris, 1992, vol. 2, p. iii.
63 J.-P. Rioux, loc. cit., 1997, p. 17–18.
64
Cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges, op. cit., 1924 ; G. Duby, Guerriers et paysans. VIIe–XIIe
siècle : premier essor de l’économie européenne, Paris, 1973 ; Id., Le Moyen Âge de Hugues Capet à
Jeanne d’Arc, Histoire de France Hachette, I, Paris, 1987 ; C. Nicolet, Le métier de citoyen dans la
Rome républicaine, Paris, 1976 ; M. Humm, Appius Claudius Caecus. La République accomplie,
Rome (BEFAR 322), 2005.
65 Cf. H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, 1948 ; P. Riché, Éducation et
culture dans l’Occident barbare, VIe–VIIIe siècles, Paris, 1962 ; R. Chartier, Lectures et lecteurs, op.
cit., 1987 ; Id., Culture écrite et société : l’ordre des livres, XIVe–XVIIIe siècle, Paris, 1996 ; R. Chartier
& H.-J. Martin (en collaboration avec J.-P. Vivet), Histoire de l’édition française, 4 vol., Paris, 1983–
1986 (t. 1, Le livre conquérant ; t. 2, Le livre triomphant, 1660–1830 ; t. 3, Le temps des éditeurs : du
romantisme à la Belle Époque ; t. 4, Le livre concurrencé, 1900–1950) ; sur « le rôle pionnier des histo-
riens du livre » dans le développement de l’histoire culturelle en France, voir Ph. Poirrier, Les enjeux,
op. cit., 2004, p. 75–101.
66 Cf. M. Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, Paris, 19972
(1978) ; J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 20012 (1985) ; Id., Quand faire, c’est croire. Les rites
sacrificiels des Romains, Paris, 2005.
67 Cf. P. Nora, Les lieux de mémoire, Paris, 7 vol., 1984–1992 ; idée reprise récemment en Allemagne
pour tenter de l’appliquer à l’histoire ancienne : E. Stein-Hölkeskamp & K.-J. Hölkeskamp (éds.),
Erinnerungsorte der Antike. Die römische Welt, Munich, 2006 ; voir aussi Ph. Poirrier, Les enjeux,
op. cit., 2004, p. 200–204.
Michel Humm
toire économique : les autres histoires sont soit des histoires « transversales »
(l’histoire des relations internationales, l’histoire sociale proprement dite …), soit
des parties de l’histoire culturelle (l’histoire religieuse ou intellectuelle, l’anthro-
pologie historique …). L’histoire culturelle est donc bien plus qu’une simple
variante de l’histoire sociale : elle a vocation à tendre vers une forme d’histoire
« totale ».