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Armand Colin

A PROPOS DE PHILOLOGIE
Author(s): Karl Uitti and Éric Hicks
Source: Littérature, No. 41, INTERTEXTUALITÉS MÉDIÉVALES (FÉVRIER 1981), pp. 30-46
Published by: Armand Colin
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23801919
Accessed: 02-03-2017 15:22 UTC

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Karl Uitti, Université de Princeton.

A PROPOS DE PHILOLOGIE

Il y a presque deux mille ans, au temps de l'empereur Nér


personnages de l'arbitre des élégances, l'écrivain Pétrone, se
jusque dans les dîners à la mode — inter cenandum — l'on ex
vernis de philologie. Ce sont évidemment les belles-lettres qu'il e
là, peut-être même les potins littéraires, — quelque chose qui
à nos bavardages de salon. En tout cas la philologie de Pétrone
gnée de tout ce que l'on pourrait entendre aujourd'hui par ce
recouvre bien des choses. On voit cependant que c'est un term
qui plonge ses racines au cœur de l'Antiquité classique, et qui
tunes diverses selon les époques, les pays, voire les disciplin
néanmoins une constante qui pourrait caractériser les usages
qu'a connus le terme « philologie » : il a désigné dans l'ensemb
et pratiques discursives qui se sont presque toujours montrée
formulation idéologique, à la systématisation. A leurs heures
reuses, la théorie et la pratique philologiques sont restées im
toute formulation théorique claire et nette. Ses qualités, sa na
damentalement celles que l'on associe à l'esprit conservateur, esse
non systématique, et même poétique.
Le grec philologia serait une réfection abstraite sur phil
le sens non seulement de « qui aime les mots », mais aussi «
ler », « qui aime les disputes », voire « bavard ». « La philologi
dès le départ, subordonnée à « philolo-gue, -giste, -isant » : c
dire de l'agent, non d'une cohérence interne propre, a prio
cette activité. Une tradition séculière oppose avec ténacité l'am
et l'amour de la sagesse pure, ou la philosophie — comparais
peu flatteuse pour la philologie. Sénèque, entre autres, dépl
nérescence de la philosophie de son temps en philologie :

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philosophia fuit, facta philologia est1 », regret qui trouve son écho chez ce
Britannique du XVIIe siècle, Whitlock (1654), cité par Y Oxford English Dic
tionary, à l'entrée « philologie » : « Whereas hee [Sénèque] complaineth Philo
sophy was turned into Philology; may not we too sadly complain, most of our
Christianity is become discoursive noise. » (On se rappelle la phrase célèbre
de Ionesco, « la philologie mène au crime ».) L'Antiquité au contraire tint
parfois en grande estime le philologue et la philologie; l'amoureux des mots
était un homme de goût, de science, connaissant à fond l'art littéraire et ses
valeurs, qui ne devait qu'à lui-même ses titres de noblesse. Pour Cicéron par
exemple, Homère était le philologue par excellence : « Homerus philologiae
omnis dux «Jugement que l'on a souvent repris; dans une formule bien frappée,
ce même Cicéron déclare en somme qu'un homme pouvait être de la plus
haute noblesse, quant à la naissance et à sa condition, sans accéder au rang
de philologue : « Homines nobiles illi quidem, sed nullo modo philologi2 ». Nous
avons là, assurément, l'un des antécédents de cette association dans la dis
tinction de clergie et chevalerie (voir le prologue de Chrétien à Cligès).
Force est de conclure que les termes de « philologie » et de « philologue »,
dont on ne paraît guère pouvoir se dispenser, doivent en partie leur longue
survie précisément aux sens différents qu'ils ont pu revêtir à différentes
époques; tout en restant fidèles à certaines constantes, ils se sont montrés
d'une grande souplesse. Portées aux nues ou dénigrées, les activités comprises
sous ces deux rubriques ont été, 1) traditionnellement opposées à toute
activité relevant de la philosophie « systématique », et, en même temps
2) orientées vers des préoccupations de langage, surtout le langage « concret »
de ce qui est devenu pour nous « la littérature ». Pour Cicéron, la pratique
éclairée des belles-lettres n'était, à tout prendre, que philologia; quant au
philologus, il en était en même temps l'auteur et l'interprète : on conjuguait de
la sorte création et interprétation. Textes et la textualité qu'ils incarnent n'ont
cessé d'orienter l'activité philologique : les valeurs de ces textes, leurs incidences
dans et sur le monde, ne peuvent être appréhendées que par la critique minu
tieuse de leurs attributs spécifiques (ce sera même, à l'occasion, comme on
le verra plus loin, une analyse poétique), mais il est évident que les attributs
que l'on peut considérer à juste titre comme spécifiques ont varié à travers
les années. Et même, l'on pourrait affirmer, je crois, avec justesse que chaque
fois que les formes littéraires et poétiques du discours étaient tenues en haute
considération, ce que nous appelons philologie, sous ce vocable ou d'autres

1. Ad Lucilium epistularum, éd. F. Haase, liv. XVIII, ép. 5 (108), 24, Leipzig, Teubner, 1897, p. 355.
Sénèque prend à parti le grammaticus « formaliste », qui, à la lecture de l'admirable phrase virgilienne, « fugit
irreparabile tempus », se contente de noter « que chaque fois que Virgile parle de la fugacité du temps, il
emploie le mot fugit ». Le « philosophe » de Sénèque, cependant, se penche sur ce vers et explique avec minu
tie son sens profond et, on le suppose, irrévocable — ce qui constitue, une fois pour toutes, sa référence
(voir p. 355 et sqq.).
2. Epistulae ad A tticum, éd. D. R. Shackleton Bailey, Liv. XIII, ép. 12, 3, Oxford, Clarendon Press,
1961, p. 172.

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(par exemple, grammatica ou clergiè), jouissait également d'une haute
estime. Les déclins périodiques qu'a connus la philologie peuvent être attri
bués dans l'ensemble, soit à l'usure, soit à la banalisation du mot lui-même
(et par conséquent l'adoption d'un autre terme), soit à la primauté donnée aux
formes non poétiques du discours (par exemple à la logique dans les cercles
de l'Université parisienne au xme siècle, à la pensée hégélienne ou « histoire »,
dans l'Europe du XIXe siècle).

A ses meilleures heures — qui me paraissent être aussi les plus caracté
ristiques —, la philologie a tenu que non seulement l'étude, mais également
la pratique des créations individuelles étaient les moyens les plus légitimes
de parvenir à la créativité — appelée tantôt Créateur ou Création, tantôt
Humanité ou, à l'apogée du romantisme, Peuple. « Per creaturas ad
Creatorem », tel était le dogme au xne siècle de cette admirable école de
Chartres3, dont on ne saurait mésestimer l'influence sur la poésie et la pensée
européennes, tant en latin qu'en langue vulgaire. Cette idée parvenait essen
tiellement du De nuptiis Mercurii et Philologiae de Martianus Capella, texte
au titre prometteur, mais que l'on a tendance à ignorer, si ce n'est à détester
(daté habituellement aux environs de 410 à 429). Certes les savants ont
admis, et cela de longue date, l'importance de ce remarquable prosimetrum
pour la transmission, de l'Antiquité tardive au haut Moyen Age, du concept
des Sept Arts libéraux4; mais le caractère foncièrement poétique du travail
entrepris par Martianus5, et partant le rôle exemplaire joué par le De nuptiis
dans la « philologie créatrice » des Chartrains, et surtout de leurs successeurs
ou homologues en langue vulgaire (par exemple, Chrétien de Troyes, le
poète d'Aucassin et Nicolette, Jehan de Meun, Dante), voilà ce que bien peu
de spécialistes se sont avisés de reconnaître. Dans l'ensemble, depuis la
Renaissance, la recherche a préféré s'orienter vers le « contenu » idéologique
du De nuptiis, contenu qui lui paraissait « confus » et « déroutant »; elle a
arraché les voiles de l'allégorie, ou à moins de s'en moquer, ignoré totalement
les élaborations poétiques essentielles de Martianus. Le De nuptiis devient
ainsi une sorte de manuel scolaire des arts libéraux, à la sauce mythologique,
concoction vaine et fictive, voire incompréhensible ou « délirante6 ». Alors

3. Voir par exemple Winthrop Wetherbee, Platonism and Poetry in the Twelfth Century, Princeton
University Press, 1972, p. 83-92, surtout p. 90.
4. Par exemple, Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le moyen âge latin, p. 37 et suiv.
de la traduction anglaise par W. R. Trask, New York-Evanston, Harper and Row, 1963. Cf. Wetherbee,
op. cit., p. 83, et W. H. Stahl, « To a Better Understanding of Martianus Capella », Speculum, XL (1965),
p. 102-115.
5. La thèse de Fanny LeMoine (Bryn Mawr) est de loin la meilleure étude récente du « belles-lettrisme »
de Martianus — et il s'agit même d'une étude indispensable envers laquelle, je dois le dire ici, j'ai une grande
dette (Martianus Capella, A Literary Re-evaluation [Münchener Beitràge zur Mediàvistik und Renais
sance-Forschung, 10], Munich, Bei der Arbeo-Gesellschaft, 1972). Je ferai souvent allusion à cette étude
dans les pages suivantes. Nos citations du De nuptiis renverront d'autre part à l'édition publiée pour la
première fois en 1925 par Adolf Dick, revue et corrigée en 1969 par Jean Préaux (Stuttgart, Teubner).
6. Voir chez LeMoine, la discussion des remarques faites par F. Eyssenhardt (1866), H. Parker (1980)

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que pour Jean de Salisbury, Martianus est l'égal de Virgile (cf. LeMoine, p. 3),
qu'il figure, dans La Bataille des sept arts d'Henri d'Andeli (environ 1230),
parmi ceux qui se battent aux côtés de Grammaire (éd. L. J. Paetow, v. 325 :
Boéce, chose curieuse, et Macrobe, « vestu d'une chetive robe » (v. 220)
combattent dans les légions de Logique), c'est sur sa prétendue bizarrerie, son
incohérence, que la critique moderne a mis l'accent.
Et pourtant, comme l'a bien vu LeMoine7, l'on ne peut guère trouver
d'oeuvres poétiques aussi cohérentes que le De nuptiis sur le plan structural;
mieux encore, c'est un texte qui assume sa propre cohérence, comme on le
verra plus loin, en réfutant les attaques faites, à l'intérieur du poème même,
contre le principe de sa cohérence. De plus c'est une œuvre — une creatura
qui cherche à conter et à contenir — à incarner — un mythe que l'on pourrait
désigner sous le nom de principe de Créativité verbale. C'est, je crois, préci
sément cette conscience, ce désir de cohérence, joints à cette incarnation
mythique — cette expression exemplaire du mythe et de la poésie — qui a
attiré les poètes du xne siècle et qui a fait pour eux, du De nuptiis, un inter
texte déterminant, et pertinent au point de vue philologique (pour nous
d'autre part, c'est un exemple captivant de la glorification de la philologie, à
un moment critique de l'histoire littéraire européenne). Il faut cependant
comprendre le texte comme un tout, et non se borner à l'analyse de ses parties
constituantes. Posé dans sa totalité, il devient essentiellement l'emblème d'un
processus que nous pouvons dénommer intertextualité, quand nous cher
chons à apprécier la portée qu'il avait pour le xne siècle. Enfin, comme on
le verra, ce processus intertextuel se réalise dans des systèmes d'analyse
complexes.
Les impératifs matériels m'obligent à me borner ici à quelques hypothèses
générales. Une analyse plus approfondie de ces questions sera donnée ailleurs.
Le De nuptiis appartient à cet ensemble canonique d'œuvres latines du
Ve siècle grâce auquel — on peut le dire — une grande partie de la culture
antique a pénétré le moyen âge européen. L'époque qui s'étend de 350 à 550
environ fut une période d'activité intellectuelle d'une importance capitale.
Durant ces années terribles, alors même que les institutions et les valeurs de
l'Empire s'écroulaient sous les attaques, un petit nombre de penseurs, de
compilateurs et de poètes — on pense ici à saint Jérôme, Macrobe, saint
Augustin, Martianus, Boéce — ont élaboré un corpus de travaux qui allait,
en tant qu'ensemble, préserver la culture antique, mais de manière fort parti
culière, tout en devenant la pierre angulaire où allait s'édifier, par divers

et J. A. Willis (« notre auteur fait de ses sources un usage tellement ridicule qu'il y aurait quelque vraisem
blance à croire que Martianus n'était pas un « sanus homo », dans Martianus Capella and His Early
Commentators, University of London [thèse], 1952, p. 7). Cf. Curtius, op. cit., p. 38 : le De nuptiis « est
un gros livre, qui dépasse les 500 pages imprimées, mais que le lecteur moderne trouve insipide ».
7. Voir par exemple les schémas, p. 18 et sqq., où l'auteur montre que « la structure externe de l'ou
vrage offre une figure dont la symétrie est presque parfaite »; cf. p. 209-230, où l'on traite des schèmes,
numériques et autres, qui sont à l'œuvre dans le De nuptiis.

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moyens, le savoir, les arts et les sciences du XIIe siècle. Il n'est pas sans intérêt
que les monuments culturels d'un monde finissant se soient avérés indispen
sables à l'édification culturelle du nouvel ordre politique et social qui se
faisait.
Le De nuptiis n'est pas un texte chrétien. C'est néanmoins, de par ses
proportions et son dessein, une œuvre cosmologique, une élaboration mytho
poétique prototypique que sous-tend en grande partie la pensée néoplatoni
cienne. Rédigé en vers et (pour la plus grande partie) en prose, le poème
comporte une grande diversité de styles et de formes (on y relève, par exemple,
quelque quinze schèmes métriques); c'est une manière de satire ménippée où
« l'on amoncelle ce qu'il faut savoir et ce qu'il convient de taire », et où une
Satire bavarde « fandis tacenda farcinat, immiscuit/Musas deosque »
(liv. IX, v. 998). Il comprend neuf livres, allusion possible aux neuf Muses;
les deux premiers racontent :
— la « fabula » ou « mythe », c'est-à-dire la décision prise par Mercure
de se marier;
— son choix de Philologie comme épouse (c'est une jeune mortelle que
Mercure, avec le consentement de Jupiter, ramène aux cieux après
qu'elle eut bu la coupe d'immortalité *);
— les préparatifs au mariage;
— l'arrivée des hôtes survenus de tous les points du zodiaque.
Les livres III à IX sont consacrés, l'un après l'autre, au cadeap de
mariage de Mercure : les sept personnages féminins qui figurent les arts
libéraux (les arts latins, Grammaire, Dialectique, Rhétorique; les arts grecs,
ici latinisés, Géométrie, Arithmétique, Astronomie et Harmonie). Au début
du livre IX, Apollon fait état de la dot de Philologie : sept suivantes figurant
les arts de la divination. La longue cérémonie nuptiale se termine sur la douce
et mélodieuse berceuse (coemesin) chantée par Harmonie, alors que Jupiter et
les dieux (de même que les époux), s'apprêtent au coucher.
Comme l'a si brillamment montré LeMoine, le De nuptiis se déroule sur
deux niveaux, ou théâtres; la scène supérieure de la fabula, c'est-à-dire la
matière du récit sous son aspect pourrait-on dire « historique », et le théâtre
inférieur, celui de Yacte narratif, au présent grammatical. Le lieu de l'action
change périodiquement (à des fins particulières) entre les deux scènes. Le
théâtre inférieur est occupé par deux hommes, le narrateur aux cheveux blancs
et son fils Martianus. Au commencement de l'œuvre, après un poème limi
naire où le sujet de la fabula — un connubium divum — est énoncé, avec réfé
rence à « vous, copula deum sacra [..., qui] favorisez l'union des éléments dis
cordants par votre sainte révélation» (LeMoine, p. 21), le vieux narrateur

8. Mercure avait d'abord envisagé d'épouser Sophie (la sagesse pure), Mantice (la prophétie) ou Psy
ché (l'âme du monde). La première cependant entend rester vierge, la seconde a une liaison avec Apollon,
et Cupidon a jeté son dévolu sur la troisième. Mercure n'a d'autre choix que celui d'une jeune mortelle, qu'il
faut au préalable immortaliser.

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déclare qu'il « œuvre sur quelque chose que l'on n'avait jamais imaginé ni
tenté auparavant ». Le fils proteste vivement que son père ait entamé un chant
sans en avoir préalablement donné le sens. Comme bien des critiques
modernes il voudrait savoir d'entrée de jeu où le vieil homme veut en venir,
ce qu'il veut dire. Sur quoi le père riposte : « Nec liquet Hymenaeo praelibante
disposita nuptias resultare? » (« Lorsque Hymen contemple une matière bien
ordonnée, n'est-il pas clair qu'on y chante mariage? ») La fabula, son sens
(c'est-à-dire sa référence), son ordre/son dire (aussi bien que l'évidente prise
en charge de ce dire), le rapport narrateur-auditeur, — tous sont inextricable
ment liés par la figure de la copula sacra : le poème n'est pas une allégorie
s'élaborant par simple décalage d'éléments constitutifs. Le De nuptiis amplifie
un conte fictif originel de type romanesque (le mariage entre Mercure et
Philologie renvoie évidemment à des textes romanesques plus anciens,
comme par exemple le conte d'Amour et Psyché dans L'Ane d'or d'Apulée);
il leur donne valeur et sens grâce à une ordonnance, une cohérence nouvelles.
A l'instar du fils, on nous somme de « nous réveiller » à la lumière du jour
(c'est-à-dire à la connaissance), comme s'éveille l'œuvre elle-même (operis
egersimon). La conclusion du livre IX reprend en les commutant certains
de ces motifs. Au moment où les dieux de la scène supérieure s'apprêtent au
coucher, le narrateur et son fils, bien éveillés, contemplent le soleil éclatant
de midi ®. Et, en contrepoint au thème de l'« éveil » du premier livre, où le
narrateur affirme la profondeur de son conte, il semblerait ici qu'il reprenne
en écho le désarroi de son fils devant l'entreprise poétique (liv. I, 2), lorsqu'en
lisant il demande à celui-ci d'« excuser ces sornettes [nugis] qui trahissent
notre gâtisme » (cf. LeMoine, p. 214, et aussi, le De nugis curialium de Gautier
Map). Le De nuptiis est un divertissement profond, — divertissement et pro
fondeur conjugués, et également indispensables.
Et maintenant je voudrais affirmer carrément, non seulement que Chré
tien de Troyes connaissait le De nuptiis — aussi bien qu'il connaissait
certains textes d'Ovide, la matière de Tristan, Wace, et Enéas —, mais que
cette connaissance explique en grande partie la nouveauté, ou la bizarrerie,
de son Érec et Énide (1170 environ)10, le premier vrai « roman arthurien »
connu.

Les analogies entre le De nuptiis et Érec foisonnent. En voici

9. Le contrepoint de la lumière et des ténèbres est cosmique : lorsqu'il fait jour aux cieux il
sur terre, et inversement.
10. Wetherbee, op. cit., p. 236 et sqq, parle « du système très élaboré des schèmes d'allusion
« philosophique » qui apparaît dans YÉrec et Énide de Chrétien de Troyes », mais sans se référe
ment à Martianus. Au lieu de se concentrer sur les aspects poétiques du texte de Chrétien, il i
côté « exceptionnel, sous l'angle littéraire, de ses allusions », et sur ses liens étroits, quant à ses
configurations », avec les derniers romans de Chrétien (il s'agit ici, du moins on le suppose, du
Voir aussi, du même, l'explication fort intéressante, et d'ailleurs très juste, de l'ouvrage anonym
chartrain, inspiré de Martianus, la Metamorphosis Goliae episcopi (1142 environ), p. 128 et sqq
« nouveauté » d'Érec et Énide, voir Jean Frappier, Chrétien de Troyes, Paris, Hatier, 1968, p. 1
tien ne s'est pas vanté sans raison que son histoire d'Érec et Énide durerait autant que chr
apporte une tonalité inconnue avant lui. »

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unes, parmi les plus importantes : 1) La fabula de Martianus et le conte de
Chrétien ont tous deux trait au mariage, un mariage entre un fiancé de haut
rang (le fils de Jupiter; le fils d'un roi) et une fiancée de rang « inférieur » (la
jeune mortelle Philologie; la fille d'un vavasseur ruiné), qui devient l'égale de
son époux (De nuptiis, I, 93; Érec et Énide, éd. Roques, v. 1484-1491); les
conséquences des deux mariages — c'est le moins que l'on puisse dire — sont
données pour profondes, et ils sont célébrés tous deux dans un lieu privilégié
(le palais de Jupiter, parmi l'assemblée des dieux; la cour d'Arthur, parmi les
chevaliers de la Table Ronde n). 2) Les couples Jupiter : Junon et Mercure :
Philologie correspondent, quant à leur rang et leurs rapports réciproques,
parfaitement à Arthur : Guenièvre et Érec : Énide. 3) Le prologue de Chré
tien est la réplique de l'exorde ébauché par Martianus : Chrétien souligne de
propos délibéré la « bele conjointure » de son texte (c'est-à-dire qu'il iden
tifie le mariage, qui constitue une forme de conjointure, à la belle ordon
nance de son récit — qu'il oppose aux histoires désarticulées de bas étage
colportées par les conteurs professionnels); c'est un texte « qui vivra aussi
longtemps que la Chrétienté » (cf. De nuptiis, V, 2) : « bele conjointure »
et « copula sacra » sont à tous égards des équivalents. 4) Le « premiers vers »
de Chrétien (v. 27-1796), texte que le regretté Jean Frappier a décrit comme
étant à lui seul un lai celtique parfait12, auquel la suite du roman donnerait
un sens plus profond (c'est-à-dire que le « couronnement » des protagonistes
« compléterait » leur mariage), correspond chez Martianus à la fabula des
livres I et II, qui deviendra grâce aux livres III à IX « un mythe cosmique de
portée souveraine et universelle, où la sagesse et le don divin 13 de l'intellect
se rejoignent pour ouvrir à l'humanité les portes du ciel » (LeMoine, p. 70) :
à partir du vers 1797 le texte d'Érec et Énide « réalise » le « premiers vers »
tout comme les livres III à IX réalisent la fabula de Martianus. De plus il
n'est peut-être pas entièrement fortuit qu'à l'image des livres I et II du De
nuptiis qui contiennent sept changements de lieu (suivis de sept livres consa
crés au sept arts), le « premiers vers » de Chrétien compte sept épisodes (scène
d'ouverture à la cour d'Arthur; accompagnement de Guenièvre par Érec,
affront; scène à la cour d'Arthur; l'hospitalité du vavasseur, Érec tombe
amoureux d'Énide; joute de l'épervier; Yder se rend, vaincu, à la cour d'Ar
thur; Érec et Énide arrivent triomphalement à la cour d'Arthur où la reine

11. LeMoine, op. cit., p. 12, passim, a noté combien le théâtre supérieur du De nuptiis rappelait un
banquet (« symposium »); les festins des dieux chez Martianus sont repris dans Érec et Énide, dans les
scènes de fêtes et de célébrations courtoises (surtout dans les épisodes du mariage et du couronnement),
même si l'on peut les relier également aux descriptions des fêtes arthuriennes chez Wace. Il faut comparer
à ce propos le récit des meillors barons fait par le narrateur (Érec et Énide, v. 1667 et sqq.) avec le recen
sement des habitants des dieux donné par Juno prónuba.
12. Op. cit., p. 82-90.
13. Développant l'un des lieux communs de l'exorde, Chrétien, rappelons-nous, parle du devoir solen
nel qu'a le clerc de transmettre son érudition à d'autres, « tant con Dex la grasce l'an done » (v. 18). Il faut
encore noter que le schéma structural à deux niveaux trouvé dans le De nuptiis par LeMoine prévaut égale
ment dans Érec et Énide, où la démarche de la narration sui-référentielle (qu'incarne le narrateur-poète)
se fond dans le récit propre, sans s'y identifier pour autant.

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habille la fiancée de splendides vêtements neufs, dignes de son nouveau rangI4,
et où, conformément à la « coutume » du blanc cerf, Arthur lui donne un
baiser. De même, après leur mariage (et la phrase fatidique : « Amis, con mar
fus! » [v. 2503] prononcée par Énide, le couple connaît sept aventures (avec
deux interludes faisant office de sursis [pour un total de neuf épisodes]), qui
sont : le chevalier pillard et ses deux compagnons; les cinq chevaliers pillards;
le comte amoureux; Guivret le Petit (les protagonistes se reposent un moment
à la cour d'Arthur); Érec tue deux géants cruels, libère Cadoc de Cabruel;
le comte de Limors (à la suite de cet épisode, Érec et Énide renouvellent leurs
serments d'amour; Guivret, croyant Érec mort, vole au secours d'Énide; ce qui
s'ensuit n'est pas une aventure, mais un contretemps, qui amène Érec à
recouvrer sa santé); la Joie de la Cort. Peut-on dire que ces aventures reflètent,
au niveau de l'ascension chevaleresque d'Érec, la progression spirituelle et
intellectuelle assurée par les sept arts dans le poème de Martianus? A chaque
occasion, avec l'aide de sa femme, Érec surmonte un danger particulier.
(Notons aussi que les motifs lumière/ténèbres et sommeil/éveil, fondamentaux
pour le De nuptiis, trouvent leur réplique dans Érec et Énide [comme ils
le feront, à un degré moindre, dans le Perceval et nulle part ailleurs
dans l'œuvre de Chrétien], dans les nombreuses alternances entre nuit et
jour, les multiples contrastes entre veille et sommeil, qui jalonnent le
texte.)
On relève de nombreuses ressemblances de détail entre le De nuptiis
et le poème de Chrétien. Ainsi Chrétien se réfère-t-il aux arts libéraux, de
même qu'à sa culture latine (Macrobe), lorsqu'il fait donner à Érec, lors de
son couronnement, une « robe » splendide ornée des figures du quadrivium
(v. 6674-731 : nous reviendrons bientôt sur ce sujet). Chez Martianus Apol
lon est le frère et l'ami de Mercure; il est très favorable au mariage. Son rôle
est parallèle à celui de Gauvain (qui, rappelons-nous, est comparé au soleil,
dans Yvain). Junon défend le mariage de Mercure (liv. I, v. 37-38), malgré
lesinquiétudes de Jupiter, qui craint que Mercure ne s'adonne trop aux plai
sirs amoureux, et ne se complaise dans une longue lune de miel, plutôt que de
remplir son office de voyageur (liv. I, v. 35; cité par LeMoine, p. 56). C'est
en « rappelant les veilles nocturnes de Philologie, qui, loin de retenir Mer
cure, l'obligera à « remuer les ailes et chercher les limites les plus reculées du
monde » (LeMoine, p. 56 et s.), que Junon prend la défense de Philologie. Il
ne fait guère de doute que Chrétien n'ait transposé ce passage dans son récit
des médisances sur Érec, qui aurait « renoncé par amour charnel » à son
devoir de chevalier, provoquant ainsi la phrase d'Énide, « con mar fus! » :
Érec, après une nuit d'amour, dort d'un sommeil profond, tandis que veille,
mélancolique, Énide (« Cil dormi et cele veilla », v. 2475); elle pleure et songe

14. Le présent de Guenièvre, la nouvelle toilette d'Énide, pourraient bien faire allusion au fait que Phi
lologie, avant de monter aux cieux, abandonne les vêtements que sa mère Phronesie lui avait donnés; on
pense également à l'accueil que lui fait Juno Prónuba, sa vera genio.

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à la réputation ternie de son époux bien-aimé (v. 2476-2502). Ce que Jupiter
craignait pour Mercure s'est effectivement réalisé dans le cas d'Érec, et Énide
se conduit exactement comme Junon l'avait prédit de Philologie en pareille
circonstance. Tout au long du De nuptiis les valeurs numériques sont à
l'honneur (Mercure = quatre, Philologie = trois; ensemble — c'est-à-dire mariés
ou « conjoints » — ils « font » sept, chiffre de la connaissance); est également
à l'honneur Harmonie, qui (ce qui) constitue, en quelque sorte, la Beauté
jointe à la Sagesse (bele conjointure; de plus, l'un des sens du mot copula est
« accord musical », et « unir [par le mariage] » en est un autre, bien entendu).
A travers les sept aventures qui culminent dans la Joie de la Cort, Érec, avec
l'aide d'Énide, parvient à ce genre de connaissance — la connaissance de
soi, ou maturité qui justifie son couronnement (par Arthur), le port de la
« robe » des arts grecs (latinisés); c'est-à-dire qu'en sa personne est incarnée
la chevalerie à laquelle fait explicitement allusion Chrétien dans le prologue du
Cligès (1175 environ)15; il pourra en même temps se vêtir des arts de cler
gie (d'ores et déjà en langue vulgaire) auxquels fait encore allusion Cligès. Les
quatre arts du quadrivium habillent, pour ainsi dire, le jeune roi qui, on peut
l'affirmer, avait déjà vécu — connu — son « trivium » personnel en tant que
chevalier. (On a souvent remarqué qu'à la différence des autres romans de
Chrétien, la construction d'Érec et Énide repose sur la tripartition : 1) pre
miers vers; 2) mariage-Joie de la Cort; 3) couronnement (cf. Frappier, op.
cit., p. 87 : « Il a organisé la structure [de son Érec] à la manière d'un trip
tyque. ») Ainsi le texte de Chrétien — artefact poétique ou verbal, harmonieu
sement et méticuleusement construit, justifie pour ainsi dire qu'Érec se soit
enfin vêtu des arts « grecs » (ou « mathématiques ») : le texte atteint ainsi le
chiffre sept; chevalerie et clergie se conjuguent authentiquement dans une
bele conjointure de texte et de mariage à la fois. La métaphore de l'expé
rience d'Érec se fond avec la métonymie de la « robe », à peu près de la même
manière que la métaphore de la fabula chez Martianus est amenée à se fondre
dans la procession métonymique des sept arts. D'autre part — et là est la
vraie mesure de l'« invention » extraordinaire de Chrétien dans Érec et Énide
— les processus intertextuels qu'il met en jeu provoquent la fusion chevalerie/
clergie qui représente, bien entendu, le san de son poème, et la pierre de
touche de toute son œuvre. Chacun de ses romans constitue une nouvelle
méditation, et sur chevalerie et clergie, et sur leurs rapports réciproques.
La ré-écriture du De nuptiis par Chrétien — ou l'emploi intertextuel qu'il
en fait — appelle une analyse plus complexe que celle que je peux faire en ces
pages. J'espère cependant que ces remarques, malgré les limites que j'ai dû
observer, suffisent à démontrer : 1) la portée singulière du poème de Mar
tianus pour l'entreprise de Chrétien, 2) que sans le De nuptiis, Érec et Énide

15. Il faut remarquer que dans ce prologue Chrétien fait l'inventaire des textes que comprend son
œuvre; chacun est une ré-écriture de textes (ou de contes) plus anciens (Érec et Énide; un poème sur le roi
Marc et Yseut la Blonde, divers poèmes ovidiens).

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ne serait pas devenu le poème que nous connaissons, et, fait aussi important,
3) que la forme donnée par Martianus à son exaltation de Philologie, son per
sonnage, a inspiré à Chrétien d'autres louanges, bien à sa manière — créa
trice, « philologique » —, à ce que la Philologie (c'est-à-dire le savoir litté
raire, voire poétique) représentait pour lui. (Et, pourrait-on ajouter, étant
donné l'énorme importance que l'exemple non-pédantesque de Chrétien a eue
pour les écrivains qui l'ont suivi, à ce que la « philologie » voulait dire pour
la littérature médiévale, tout au moins jusqu'à Jehan de Meun.) Mais cepen
dant, le lecteur trouvera peut-être que j'insiste trop sur Martianus16 dans la
tradition chartraine, me rappelant que Chrétien ne mentionne jamais l'auteur
du De nuptiis, alors qu'il cite Macrobe, — et qui plus est, dans Érec et Énide,
au moment même où son narrateur s'attarde sur la description de la « robe »
d'Érec — invoquant pour « guarantor » (v. 6676) l'auteur du Commentaire sur
le songe de Scipion et des Saturnales, « qui an l'estoire mist s'antante, / qui
l'antendié, queje ne mante. / Macrobe m'anseigne a descrivre » (v. 6677 et s.).
Macrobe ne serait-il pas une « source » tout aussi pertinente que Martianus?
Et même si l'on peut admettre que Chrétien a emprunté, çà et là, quelques
détails à Martianus, a-t-on le droit d'affirmer qu'Érec et Énide constitue véri
tablement le genre d'ouvrage mythopoétique que typifie pour nous le De
nuptiis?
A ces objections nous pouvons répondre que le Commentaire de Macrobe
est précisément un commentaire, un traité conçu pour expliquer, sur le mode
systématique et érudit, le texte visionnaire et « mythopoétique » de Cicéron.
A la différence d'Érec et Énide, ce n'est en aucune façon un poème. Cepen
dant, en prenant le « poème » de Cicéron au sérieux — c'est-à-dire en divul
gant, quoique sous forme de traité, son « sens » — il glorifie et proclame préci
sément la valeur des élaborations mythopoétiques. Ainsi Macrobe pourrait
bien être l'autorité — le « guarantor » — du genre d'entreprise que représente
aussi bien le De nuptiis qu 'Érec et Énide. Chrétien semble dire que Macrobe
« s'est efforcé de comprendre, et en fait a compris, l'estoire » (c'est-à-dire
Le Songe de Scipion)-, ses propres orientations, ses besoins, ont guidé sa
compréhension. A mon sens, Chrétien n'établit pas une équivalence entre
son activité et celle de Macrobe; le commentateur de Cicéron lui aurait plu
tôt appris deux choses : 1) la valeur de « descrivre » (descriptio, ou l'activité
littéiaire, que l'on peut définir non seulement comme « description », mais, ce
qui nous intéresse davantage, comme « une disposition convenable, ordre,
transcription, ou copie ») et 2) la valeur du « commentaire », en l'occurrence
un « commentaire-copie » qui par la philologie reproduit en le transformant
un poème plus ancien : c'est ainsi qu'il assure que la clergie passe à la
16. Une étude récente sur Érec et Énide reconnaît le caractère mytho-poétique du poème; toutefois il
n'y est fait aucune mention de Martianus, et le texte est posé, essentiellement, comme le récit de l'apprentis
sage et de la consécration (« sacring ») d'un roi. Voir Donald Maddox, Structure and Sacring : The Syste
matic Kingdom in Chrétien 's Érec et Énide (French Forum Monographs, p. 8), Lexington (Ky.), French
Forum, Publishers, 1978, surtout p. 25-40.

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France (cf. le prologue de Cligés) : il donne en même temps aux contes
« modernes » — ce fonds d'amusements populaires décousus — cette forme ou
conjointure sous laquelle sa propre estoire deviendra aussi mémorable que
les histoires de l'époque gréco-latine. (On se rappelle ici l'idée de « surplus
mettre », que l'on trouve dans le Prologue aux Lais de Marie de France.)
L'idée de translatio, qui se trouve, bien entendu, à l'état latent dans le De
nuptiis, sous-tend toute l'activité de Chrétien. Ainsi la clergie de Chrétien
constitue-t-elle un progrès par rapport à la cléricature de Wace, qui glorifie,
dans le Brut et le Rou, certes la transcription des fez des anciens, mais qui,
s'il se montre maître de l'art d'écrire se contente de rattacher son savoir,
parfois de façon ambiguë, à la matière brute de sa narration, mais jamais à
une be le conjointure ou à un san 17.
Se référant à Macrobe {Comm., 1, 2), LeMoine définit le De nuptiis
comme une narrado fabulosa, c'est-à-dire un texte où la fabula, mise au ser
vice d'une vision intellectuelle ou spirituelle qui l'incorpore, sert cette vision
(et partant, la vérité). En soi, la fabula est creuse; elle exige une ré-écriture
(cf. la phrase de Chrétien, située au milieu de son Prologue, v. 13 et sqq. : « et
tret d'un conte d'avanture / une molt bele conjointure »); c'est ce que Chrétien
appelle, plus haut dans ce même Prologue, estuide. La pratique d'estuide, la
démarche qu'implique le mot « tret18 », me font croire que Chrétien, qui,
comme on vient de le voir, a trouvé utile de citer Macrobe, considérait son
propre ouvrage comme appartenant au mode de la narrado fabulosa. Alors que
Wace, clerc lisant, s'est montré nombre de fois disposé, rappelons nous, à
douter de la véracité de sa matière (par exemple l'épisode de la fontaine de
Barenton dans le Rou; voir éd. Andresen, v. 6419), alors que ses « sources »
sont, dit-il, des contes et des fables, cette matière est néanmoins traitée avec
candeur, comme si elle était « vraie » (ou « fausse »). Chez Chrétien cependant,
ce n'est pas tant le conte (ou la matière « historique ») qui est mise en valeur,
que la narrado, au sens où l'entend Macrobe et à la manière de Martianus.
Voilà son « originalité » dans le contexte arthurien : la matière arthurienne
n'est en soi ni vraie ni fausse — les contes sont une simple matière première —,
17. C'était peut-être la conscience de son rapport à Wace, et du dépassement de celui-ci par Chrétien,
qui conduisirent le copiste du ms. B. N. fr. 1450 (xme siècle) à interrompre sa transcription du Brut à la
description de la Table Ronde, pour faire appel au « témoignage » de Chrétien sur Arthur (le copiste a inter
polé à cet effet quelques vers de son crû); il avait, pour les mêmes raisons, copié avant de reprendre le texte
de Wace, les cinq romans de Chrétien qui sont parvenus jusqu'à nous. Dans ce volume (picard), on fait en
sorte que le texte de Wace « contienne » l'œuvre arthurienne de Chrétien : il se crée ainsi un « nouveau »
livre — ou san contextuel — comprenant le Brut, Chrétien, et de surcroît, Le Roman de Troie de Benoît de
Sainte-Maure, Le Roman d'Énéas et le Dolopathos. L'histoire « troyenne » de Benoît et l'histoire « romaine »
d"Enêas (romans antiques tous les deux), la « continuation » de cette histoire chez les Bretons, de Wace, et
le commentaire poétique de Chrétien sur l'« arthurianisme » se conjuguent avec un roman « savant » appar
tenant au cycle des Sept sages. (Voir Alfred Foulet et Mary B. Speer, On Editing Old French Texts
[E. C. Armstrong Monographs on Medieval Literature, 1 ], Lawrence [Ks.], Regents Press of Kansas, 1979,
p. 43.)
18. Cf., dans ce contexte, l'emploi du mot ductus (participe passé de duco) chez Martianus à la fin du
Liv. II, ainsi que la définition de ce mot au Liv. V, v. 470-472, en particulier ceci : « ductus (...) figuratus est,
cum aperte quid dicere prohibet uerecundia propter obscena et significatione alia atque integumentis uestita
monstratur » (voir LeMoine, p. 108).

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tout comme pour lui, chrétien du xne siècle, il ne pouvait guère y avoir de
vérité référentielle dans la fabula de Martianus. Inversement, la narrado, sous
la forme qu'il lui donne, a des rapports étroits avec la vérité. J'ose affirmer que
Chrétien « croyait » au « mythe de la poésie », à l'efficacité de certaines dic
tions et configurations poétiques sui-référentielles.
Ce que je viens de dire doit nous aider, je pense, à comprendre la méfiance
systématique, chez Chrétien, vis-à-vis de textes qui prétendent transmettre
une madère donnée pour vraie, soit explicitement soit implicitement. (On
songe à YÉneas, qui suppose pour le moins un rapport entre l'« histoire » de
Virgile et, en ce milieu du xne siècle, l'histoire des Bretons; on songe encore à
Wace, dont il a déjà été question, mais surtout on songe au Tristan.) Je pense
que le De nupdis, et peut-être aussi le Commentaire de Macrobe, s'ils ne lui
ont pas fourni exactement le modèle d'Érec et Énide 19 — mais bien entendu,
tout dépend de ce que l'on entend par « modèle » —, ont constitué pour Chré
tien un intertexte suffisamment puissant, et de plus, fondé sur la philologie,
pour lui permettre de rectifier certaines inconséquences dans la textualité nais
sante du roman médiéval; il a pu, aussi, exploiter cette textualité, procédé
créateur, de manière intertextuelle et agréable, pour entamer une œuvre dont
l'impact futur sur la production littéraire en langue vulgaire peut être difficile
ment évalué. Autrement dit, le De nupdis a aidé Chrétien (et le récit en langue
vulgaire tout entier) à se libérer des chaînes de l'histoire « réelle », ou plus
vraisemblablement encore, « prétendue » réelle; l'on a démontré récemment que
Cligès20 est la glorification de cette libération. Il n'y a rien de plus concret que
l'Érec et Énide de Chrétien; dans la hiérarchie des valeurs littéraires du
XIIe siècle, aucun texte n'illustre mieux la capacité conservatrice, non idéolo
gique, mais ô combien puissante, de ce que certains d'entre nous aimons
encore à appeler Mater Philologia21.

La manière dont le De nupdis a fonctionné dans le contexte du xne siècle


montre très pertinemment, je crois, la compréhension générale de la démarche

19. Ici même, Paul Zumthor a pu affirmer qu'il n'existait pas de modèle à Érec et Énide : « Certes, en
remontant le cours du temps, l'historien des textes arrive presque toujours à un point aveugle, à un texte qui,
selon toute apparence, n'actualise aucun modèle : mettons, Y Érec de Chrétien de Troyes. » On peut néan
moins, si l'on se place au point de vue des procédés illustrés par le De nuptiis et certains imitateurs char
trains, qui avaient trouvé en Martianus un « modèle » — et c'est bien là mon point de vue —, considérer
Érec et Énide comme une « refonte » authentique : conte et « modèle » s'y conjuguent. Une telle refonte
constitue, à mon avis, une actualisation véritable.
20. Voir surtout Michelle A. Freeman, The Poetics of Translatio Studii and Conjointure : Chrétien de
Troyes's Cligés (French Forum Monographs, 12), Lexington (Ky.), French Forum, Publishers, 1979.
21. A mon sens, chercher à « dire » ce dont « il s'agit » dans un texte comme Érec et Énide est une
entreprise féconde en contradictions, et peut-être même une entreprise dangereuse. Mais il ne faudrait pas
comprendre pour autant que je refuse « sens » et « vérité » au texte de Chrétien. Le poème traite, et de la
manière la plus immédiate, des valeurs sociales : le mariage, la chevalerie, l'ordre, l'harmonie. C'est même,
dans cette refonte de la fabula d'ordre cosmique et d'harmonie écrite par Martianus, un emblème merveil
leux de vraie courtoisie que nous présente Érec et Énide. Le Mercure du De nuptiis exprimait la volonté de
Jupiter, son père; de même, Érec — avec l'aide d'Énide : Philologie — incarne la perfection, et l'articulation,
de l'ordre idéal chevaleresque arthurien. C'est bien cette articulation que Chrétien, grâce au « bien dire » et
au « bien aprandre » de sa cléricature (v. 12), nous fait sentir et comprendre. Mais comme l'on a vu plus

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philologique à l'époque; elle offre également l'exemple d'une application bien
particulière de cette démarche. Le texte de Martianus, cosmologique et poéma
tique, tel que les Chartrains et leurs successeurs l'ont lu et imité, était la syn
thèse emblématique de deux sortes d'intertexte : le rapport réciproque, ou
dialogue, entre le Mot et l'Humanité; et, sur le plan technique, l'expression
même des démarches textuelles qui plaisaient le plus à certains auteurs-clés
du XIIe siècle. Ce fonctionnement respecte également la spécificité propre de
la démarche — ce que j'appelais, il y a environ dix ans22 — le concret, l'histo
rique et le dialogique, trois constantes qui caractérisent, d'une manière ou
une autre, la pratique de la philologie, quels que soient le but, l'endroit, ou
l'époque.
C'est donc le concret qui prédomine dans l'activité philologique, tout
comme, forcément, des préoccupations qui sont, souvent de manière intrin
sèque, historiques (et je n'entends pas, par « historique », le « diachronique »).
Le philologue appartient à son temps — qui n'y appartient pas? — ainsi que le
texte qu'il étudie et/ou ré-écrit, mais comme l'indiquent les utilisations du
De nuptiis au xne siècle, ni texte ni philologue ne sont d'un temps. Il est de la
nature de l'activité philologique de relier des temporalités abstraites. C'est ce
qu'a fait, de multiples façons concrètes, la philologie textuelle de la Renais
sance23; c'est également ce qu'a fait, à sa manière, la clergie du xne siècle; et
c'est ce que fera plus tard la philologie du xixe siècle, nourrie du roman
tisme 24. Pour cette dernière, il semblerait que les langues humaines n'aient été,

haut, et comme le démontrent les autres romans de Chrétien, la « chevalerie arthurienne » est entièrement
fonction du texte : du point de vue idéologique, elle ne précède pas ce texte. Dans Yvain par exemple, le
monde arthurien n'est aucunement le lieu qui convient au héros; il n'y trouve point sa place légitime. Il serait
bien difficile en vérité d'extraire un mythe arthurien cohérent de l'ensemble de l'œuvre de Chrétien.
22. Voir mon article, « Philology : Factualness and History », dans Literary Style : A Symposium,
éd. Seymour Chatman, Londres-New York, Oxford University Press, 1971, p. 111-132, surtout p. 112 et
121.
23. Je voudrais citer à ce propos Montaigne, esprit concret s'il en fût, et pour qui la « philologie »,
telle que nous la comprenons, était une valeur capitale : « Zenon disoit qu'il avoit deux sortes de disciples :
les uns, qu'il nommoit (piAaAoyovç, curieux d'apprendre les choses, qui estoyent ses mignons; les autres
Àoyo(piAovç, qui n'avoyent soing que du langage » (Pléiade, I, 26, p. 172a). Certes, « le bien dire » est une
« belle et bonne chose », mais non pas en lui-même. Pour Montaigne, « la force et les nerfs ne s'empruntent
pas », seuls « les atours et le manteau s'empruntent ». Paradoxalement, mais peut-être moins qu'il n'y
paraît, lorsque Montaigne privilégie « les choses » par rapport au « langage », il souligne la valeur de la
« philologie ». (Je dois remercier ici mon collègue et ami François Rigolot, qui a attiré mon attention sur ce
passage.)
24. Il serait fort utile de dresser l'inventaire minutieux du commentaire antiphilologique, surtout pour
l'Allemagne du xixe siècle qui a joué, à tant d'égards, un rôle d'avant-garde; on y gagnerait une meilleure
compréhension des présupposés qui fondent bien des critiques adressées par l'époque moderne à la philo
logie comme « science » ou « non-science ». Hegel, par exemple, estime que l'« encyclopédie philosophique »
finira par « excommunier » « ces simples agrégats de savoir », parmi lesquels il range la philologie; il parle
du « ganz gelehrt werdende und zur Wortweisheit tendierende Philologie » (voir Hermann Glockner, Hegel
Lexikon, III, Stuttgart, Frommanns Verlag, 1938, p. 1792). L'attitude de Nietzsche était bien plus ambiguë.
Ses attaques répétées contre la philologie de son temps (dans l'ensemble, classique) semblent viser moins
la philologie elle-même que sa profanation par ceux qui, de son point de vue, ne se préoccupaient que de
détails futiles. La philologie authentique était pour Nietzsche l'œuvre de grands poètes : écrivains, penseurs ou
musiciens; « Les plus grands événements de la philologie sont la venue de Goethe, de Schopenhauer et de
Wagner : juchés sur leurs épaules, nous regardons au loin. Le v* et le vie siècles sont encore à décou
vrir. » (« Nous les philologues », d'après l'édition des œuvres complètes en langue anglaise [trad. C. Lévy],
t. VIII, Edinbourg-Londres, Foulis, 1911, p. 120). On voit que le point de vue de Nietzsche n'est pas très

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en définitive, que des textes vivants et dynamiques : de grands livres à étudier
— à lire si l'on veut — à ré-écrire, afin de les rendre compréhensibles à une
modernité nouvelle. Dans chaque cas, c'est la confrontation dialogique qui
dicte le rapport entre philologie et « texte »; il faut au minimum deux éléments,
ayant tous deux — on le suppose — leurs propres postulats, voire même leurs
préjugés. Dans les cas complexes — qui sont le plus souvent de règle dans le
dialogue philologique —, il se produit, pour ainsi dire simultanément, des
ensembles de nœuds. C'est ainsi par exemple que le Cligès de Chrétien repré
sente, entre autres, une ré-écriture et d'Ovide et de Wace, ainsi que du Tristan,
et dans un sens, de son propre Érec et Énide; il parvient de la sorte à devenir
cette méditation sur la narration romanesque que nous avons illustrée ici. Cet
ouvrage si profondément philologique, La Littérature européenne et le moyen
âge latin de Curtius, est non seulement la confrontation de ce grand érudit
avec son ensemble canonique de textes (posé comme devenir), mais aussi un
dialogue avec la Geistesgeschichte de son temps, qu'il détestait (et trouvait
molle); c'était également, bien entendu, sa réponse à la barbarie totalitaire qui
gangrénait la société où il vivait. Cligès et l'œuvre de Curtius sont « démodés »
tous les deux, et c'est en partie ce qui fait leur éternelle et étonnante jeunesse. Il
suffit de comparer ces grands poèmes à tant d'écrits théoriques et critiques
(sans parler des romans), avec leur mauvaise foi antiphilologique manifeste, de
la fin des années 60 et du début des années 70 : on peut y voir comment
« être démodé » peut assurer une pertinence durable, alors qu'inversement, le
refus du concret, de l'historique, et du dialogique mène, inéluctablement, à
l'illisibilité. Comme les vrais poèmes, le document véritablement philologique
n'est jamais, en tant que tel, dépassé.
J'ai indiqué que l'activité philologique est par nature antitotalitaire; on ne
peut l'intégrer dans aucun système extérieur à moins, évidemment, qu'il ne
s'agisse d'une philologie corrompue, qui ne représente plus, à proprement
parler, une activité philologique authentique. Je m'explique, aussi simplement
que possible.
Lorsque le jeune Joseph Bédier, en 1893, publia son étude des fabliaux
du Moyen Age (Les Fabliaux : Études de littérature populaire et d'histoire
littéraire du moyen âge), il savait bien que son travail allait ruiner les analyses
précédentes de ces textes par Gaston Paris, non seulement dans leurs conclu
sions, mais dans leurs présupposés mêmes. Gaston Paris était son maître.
Après avoir loué la probité intellectuelle et la générosité de Gaston Paris,
Bédier devait écrire : « L'étude des faits m'a conduit à des conclusions
contraires. Je sens combien elles sont téméraires, se heurtant à une si redou
table autorité. Je ne les exprime pas sans tremblement : je les exprime pour
tant » (p. 22 et sqq). Et puis, plus précisément : « Par là du moins, M. G. Paris

different des valeurs chartraines, ni de celles du xne siècle en général. Cependant Hegel nous rappelle
— peut-être même de façon troublante — Sénèque.

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me reconnaîtra comme de son école. Parmi ceux qui la forment, il n'en est pas
un qui soit à son égard comme le famulus du docteur Faust. Tous ont appris
de lui la recherche scrupuleuse et patiente, mais indépendante et brave, du
vrai : la soumission du travailleur, non à un principe extérieur d'autorité, mais
aux faits, et aux conséquences qu'il en voit découler; la défiance de soi, la
prudence à conclure, mais aussi, quand il croit que les faits ont parlé, l'honnê
teté qui s'applique à redire ce qu'ils ont dit » (p. 23; c'est nous qui soulignons).
Pour Bédier, le système de Gaston Paris, fondé comme il était sur les bases
d'un réductionnisme évolutionniste et génétique, trahissait les textes en les
subordonnant à un parti pris idéologique, inversant leurs rapports légitimes; le
système était totalitaire aussi bien qu'inhumain. « Il faut renoncer à ces stériles
comparaisons de versions, qui prétendent découvrir des lois de propagation, à
jamais indécouvrables : car elles n'existent pas. Il faut abandonner ces vains
classements [...] qui négligent les éléments locaux, différentiels [...] de ces
récits, — les seuls intéressants. » Le respect qu'avait Bédier pour le philologue
Paris le conduisit, en tant que philologue, à continuer son oeuvre en redonnant
une perspective philologique authentique à ce qui était devenu, chez Gaston
Paris, un « principe extérieur d'autorité » — déterministe, fermé, non concret,
totalitaire. Il a redonné vie à l'entreprise philologique en dénonçant la manière
dont elle commençait à se corrompre. En agissant ainsi, Bédier cherchait à
suivre l'exemple de son maître. S'il est vrai que l'approche de Bédier porte la
marque évidente de l'histoire sociologique de Taine, Bédier a également contri
bué fortement à la sous-discipline qu'il appelait, de façon tout à fait moderne,
la novellistique : description, catégorisation et analyse du récit, en soi et pour
soi. (Je suis persuadé que Propp, quant à lui, connaissait bien Les Fabliaux.)
En attendant, Bédier ne voyait pas la nécessité de « remplacer » la philologie
par autre chose. (Inversement, il faut remplacer par autre chose les systèmes
non philologiques, totalitaires — en « -isme » —, et souvent de manière vio
lente; le « structuralisme » cède le pas au « post-structuralisme », et ainsi de
suite. De là une crise de succession et d'angoisse, que trouvent inéluctable
ceux, au moins, qui font encore cas de la continuité et de la mesure de liberté
qu'elle assure.) Pénétrée de ce que j'appellerai le « sens philologique », l'œuvre
de Bédier représente et l'affirmation des valeurs de la philologie, et un renou
veau de cette activité; c'est une œuvre qui repose sur un ensemble dialogique
binaire : Bédier / corpus textuel et Bédier / Gaston Paris. Tous deux sont
ancrés dans l'histoire; tous deux sont résolument concrets; le systématique,
mis à l'épreuve, échoue.
Mais voici que Les Fabliaux de Bédier sont « démodés » à leur tour,
comme le montrent les travaux plus récents de Per Nykrog et de Jean Rychner.
Mais sans l'étude de Bédier, ces analyses philologiques du caractère générique
du fabliau — plus récentes, mais tout aussi « conservatrices » —, n'auraient
jamais vu le jour. Dans ce sens, Rychner « continue » Bédier, comme Bédier
avait « continué » Gaston Paris. Tout comme l'œuvre de Chrétien de Troyes et

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Le Roman de la Rose avaient fait revivre Ovide et Martianus Capella, Bédier
revit, de la manière la plus authentique, en ceux qui le « continuent ».
Il s'agit ici d'une démarche textuelle mettant en jeu, comme l'avait fait la
refonte du De nuptiis chez Chrétien, des êtres humains qui pour ainsi dire y
entrent, et qui, bien entendu, l'incarnent. Sous son aspect le plus élémentaire,
c'est un processus d'articulation incessant, continu (et changeant sans cesse);
c'est ce que rend, rappelons-nous, la formule des Chartrains : « per creaturas
ad Creatorem ». Au mieux — ce qui a été historiquement le cas — cette arti
culation est le lieu (un locus amoenus) où le rapport entre textes et hommes
est le plus créateur et le moins corrupteur. Et, selon le mot de Curtius, s'il
existe de mauvais philologues, ils ont souvent quelque chose à nous dire.
Ce que j'ai appelé jusqu'ici « philologie » pourrait être entendu dans le
sens plus large de « discours-dans-la-culture », quelque chose qui engage,
comme l'a dit Bédier avec courage, mais humblement aussi, je crois, la respon
sabilité du participant-pratiquant, à un degré qui n'est pas des moindres. Dans
ce sens, comme l'ont si bien montré nos exemples du xne siècle, le discours
philologique est toujours, au moins, analogue au discours poétique. Ne cher
chons-nous pas tous, dans une certaine mesure, à connaître notre Créateur,
à atteindre, et à transmettre à d'autres, une parcelle de connaissance? Certes,
la « phénoménologie de la littérature » de Curtius n'est plus au centre de nos
préoccupations, mais nous ne pouvons, sinon à nos risques et périls, rester
indifférents à son « sens philologique ». Loin d'être une simple propédeutique à
d'autres disciplines (ce que, bien entendu, elle a parfois été aussi), la philologie
est le terrain le plus propice et le plus avantageux aux rencontres des activités
consacrées au discours. Je voudrais donner ici un dernier exemple de ce que
j'essaie d'avancer.
C'est en tant que philologue que ce grand linguiste, Jules Gilliéron, le
créateur de la géographie linguistique, formula d'abord ce qui allait devenir le
mot d'ordre de toute sa recherche à venir : chaque mot a sa propre histoire.
Dans un article peu connu, paru dans la Romania de 1883 (« La Claire Fon
taine, chanson populaire française : Examen critique des diverses versions »),
il a étudié des dizaines de versions de cette charmante petite chanson. Il avait
espéré reconstituer YUrtext (c'était à l'époque la visée principale des cri
tiques de textes, y compris Gaston Paris), mais il a été obligé de conclure, au
contraire, que l'« original » perdu était en fin de compte un faux problème. Les
poèmes relevant de la tradition orale sont, disait-il, « constamment remaniables
et renouvelables »; ce sont des systèmes de contraintes et de production, qui
vivent par leurs variantes et par leur renouvellement. Et même, comme il
devait le postuler plus tard, tout langage vivant mérite d'être considéré,
concrètement, comme un tel système. La réponse que Gaston Paris a jointe à
l'article de Gilliéron est touchante, et à mon sens caractéristique de l'humilité
respectueuse, et de la continuité de la recherche philologique; l'aîné du jeune
philologue écrivait : « Les efforts ingénieux de M. Gilliéron ne réussiront sans

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doute pas à persuader les lecteurs, puisqu'ils ne suffisent plus à le persuader
lui-même; mais son travail méritait d'être communiqué au public qui s'inté
resse à ces études, comme le premier de ce genre qu'on ait entrepris25. » Si
la vérité est ce qui « rend compte » des choses, alors le philologue se méfie
par principe de la vérité. On raconte que Renan, un philologue s'il en fut
jamais un, avait dit un jour : « Le malheur quand on cherche la vérité c'est
qu'on finit par la trouver. » Par ailleurs, si c'est la vérité qui nous importe, ou
les petites vérités qu'apportent, et qu'incarnent, les activités que j'ai évoquées
ici, il est grand temps de rouvrir le « dossier de la philologie ». Ce n'est pas
qu'on parviendrait de la sorte, à esquisser un jour une théorie de la philologie :
ce serait à mon avis un contresens, une monstruosité. Mais, et ce sera ma
conclusion, plutôt parce que nous pourrions ainsi, grâce à notre connaissance
de nos intertextes, nous rendre vraiment compte de nos capacités intertex
tuelles et du sens qu'elles ont pour notre vie.

Traduit par Éric Hicks (Université de Valenciennes.)

25. Les paroles de Gaston Paris furent prophétiques. L'exemple de Gilliéron, par le truchement de
son œuvre (et par ceux qui l'ont suivi) en géographique linguistique a eu une grande influence, surtout en
Suisse. L'intérêt témoigné par Paul Zumthor, entre autres, à la « poétique de l'oralité » doit tout autant à
la tradition de Gilliéron et à ses incarnations (tel le monumental Franzôsisches-Etymologisches Wôrterbuch
de W. von Wartburg) qu'à la linguistique saussurienne. Cette tradition vit encore dans les études textuelles
consacrées par Jean Rychner à certains fabliaux, et dans les principes adoptés par Rupert T. Pickens dans
son édition, plus récente, de toutes les versions connues des chansons de Jaufré Rudel (The Songs of Jaufre
Rudel [Studies and Texts, 41], Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1978).

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