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Autographes et apocryphes
La lettre, on s'en doute, n'existe pas comme objet littéraire ou même
comme objet social, quand elle remplit simplement sa fonction de communi-
cation entre deux individus. C'est après seulement qu'elle commence à compter,
lorsqu'elle est rassemblée dans une collection, accède à état d'une réalité
matérielle à laquelle s'attache un culte intellectuel et/ou une valeur marchande.
De tous les autographes possibles - notes diverses, brouillons, etc. - la lettre
est sans doute le plus accessible, car le plus mobile, le plus dispersé. Si l'on
veut donc considérer l'usage social qui est fait de la lettre au xixe siècle, il
faut parler des collections d'autographes qui naissent en France dans les
années 1860. Les ouvrages du baron Feuillet de Conches, le guide de Lescure
à l'usage de l'amateur d'autographes, la fondation, le 1er janvier 1862, par
Charavay cadet du premier journal spécialisé, Y Amateur d'autographes 3, sont
3. Ces noms ne constituent que quelques indications sommaires : M. de Lescure, Les autographes
et le goût des autographes en France et à l'étranger. Portraits, caractères, anecdotes, curiosités, J. Gay,
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1865; pour Feuillet de Conches, voir par exemple les Causeries d'un curieux, variétés d'histoire et d'art,
tirées d'un cabinet d'autographes et de dessins, H. Pion, 1862-1868, 4 volumes. Un initiateur, au début
du siècle : G. Peignot; un continuateur, à l'époque de Zola : Lorédan Larchey recueillant toutes sortes
de textes dans de petites plaquettes de format in-32, qu'il publie sous le titre de Documents pour servir à
l'histoire de nos mœurs. Pour le domaine anglais, voir A.N.L. Munby, The cult of the autograph letter in
England, London, 1962.
4. Voir G. Delfau, A. Roche, Histoire-Litter ature, Seuil, 1977, chap. 1-3.
5. De La Harpe à Lanson en passant par Sainte-Beuve : voir R. Fay olle, Sainte-Beuve et le
XIIF siècle, ou comment les révolutions arrivent, Colin, 1972; et aussi J.-R. Seba, Littérature n° 16,
décembre 1974; J.-M. Goulemot, Littérature n° 24, décembre 1976.
6. Diderot, Œuvres complètes, éd. J. Assézat et M. Tourneux, 1875-1877, 20 vol.; La Correspon-
dance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal et Meister, etc., éd. M. Tourneux,
1877-1882, 16 vol.; Voltaire, Œuvres complètes, éd. Louis Moland, 1877-1885, 52 vol.
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La production de la fiction
Rien n'est moins intact, moins original , que la lettre dans les recueils du
xixe siècle. L'histoire de toutes les éditions est celle du difficile avènement du
texte intégral, contre les coupures, les ratures, voir les additions : les Corres-
pondances de Balzac, de Stendhal, de Flaubert, de Mérimée, de G. Sand, de
Zola même en témoignent. Un exemple suffira. Prenons Balzac. La première
édition des lettres, celle de Laure de Surville, en 1856-1858, amalgame les
7. Sur cette affaire voir G. Girard, Le parfait secrétaire des grands hommes, ou les lettres de Sapho,
Platon , Vercingétorix, Cléopâtre, Marie-Madeleine , Charlemagne, Jeanne d'Arc et autres personnages
illustres mises au jour par Vrain-Lucas, 1924.
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8. Lettre du 21 décembre 1845 : éd. R. Pierrot, Bibliophiles de l'Originale, 1967-1971, t. Ill, p. 110,
et éd. Calmann-Lévy, Œuvres Complètes, 1876, t. XXIV, p. 481.
9. Voir les introductions des Correspondances de Stendhal (éd. H. Martineau, Pléiade, 1968), de
Flaubert (éd. J. Bruneau, Pléiade, 1973) et de Zola (éd. B. Bakker, C. Becker, H. Mitterand, Presses de
l'Université de Toronto et C.N.R.S., t. I à paraître fin 1978).
ni
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Pour la critique du xixe siècle, le biographe est perçu à travers les caté-
gories du romanesque. Voyez, par exemple, à propos de la Correspondance de
Balzac, cette réaction de Paul Bourget : « Elle est intéressante comme un
roman, cette correspondance, et c'en est un, le plus saisissant, sinon le plus
beau de ceux que Balzac a composés, le plus réel, et qui sert de type à tous les
autres, qui les explique et qui décéle le mieux son goût personnel des choses, ce
petit frisson nouveau que l'écrivain porte en lui et dont il pénètre toutes ses
phases pour leur donner l'accent, la flamme, la vie 10. » De là naît facilement
l'idée, topos de la critique, que si l'écrivain a pu écrire une « comédie humaine »,
c'est parce qu'il avait lui-même vécu cette diversité humaine.
La confusion de la biographie et de la fiction accompagne l'usage lui-même
fictionnel de la lettre. Cette attitude intellectuelle trahit une contradiction dans
la façon dont est assumée la dichotomie fondamentale qui permet la pensée
critique : le couple de 1'« homme » et de 1'« œuvre ». En fait, les deux termes
de la distinction sont déséquilibrés. La catégorie de 1'« homme », très vite, ne
fonctionne plus de façon limitée, comme une explication de 1'« œuvre ». Elle
tend à la prolifération autonome, à une expansion qui va créer la fiction au
sein même de la biographie et de l'explication. Ainsi est valorisé, au-delà de
toute mesure, l'intime. La lettre par excellence, la lettre mythique, est la lettre
d'amour; les titres des volumes de la Correspondance de Mérimée, cités pfus
haut, l'indiquent. La critique recherche l'essence du biographique dans le
couple formé par l'écrivain et l'égérie, cette « immortelle bien-aimée » de
Beethoven, par exemple. Ainsi sont forgés et forcés ces parallèles qui alimentent
le discours critique et constituent le recueil de Correspondance : deux à deux
idéal, que le biographe impose non seulement à un Musset ou à un Liszt, mais
même à un Gambetta ou à un Anatole France11! Bien sûr sont exclues les
femmes légitimes données à l'écrivain par les liens - non réels, non biogra-
phiques réellement - du mariage. Le critique, comme le romancier, obéit
dans sa fiction au mythe de « l'amour occidental », décrit jadis par Denis de
Rougemont. L'écrivain du xixe siècle est un « célibataire », pour reprendre
une expression de Jean Borie, mais d'abord par l'image que transmet de lui
la critique.
Vie publique et vie intime sont opposées, comme s'affrontent l'apparence
et la réalité, le côté-Jekyll et le côté-Hyde. « Il y avait en lui deux personnages,
dit Taine à propos de Mérimée, l'un qui, engagé dans la société, s'y acquittait
correctement de la besogne obligée et de la parade convenable; l'autre qui se
10. « Le roman de la vie de Balzac », République des Lettres, 24 décembre 1876. La réaction de Zola
n'est guère différente dans le long article qu'il consacra au même sujet (repris dans les Romanciers Natu-
ralistes, O.C., Cercle du Livre Précieux, éd. Henri Mitterand, t. XI, p. 25-58).
1 1. Voir, par exemple, J. de Lacretelle, L'amour sur la place, 1964, anthologie de lettres d'amour du
xixe siècle.
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12. Préface aux Lettres à une inconnue, Michel Lévy frères, 1874.
13. Avertissement mis en tête d'Une Correspondance inédite, Calmann-Lévy, 1897.
14. Ibid., quelques lignes plus haut.
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Homme ^ Œuvre
û . -
Discours Discours
intime public
15. Revue des Deux Mondes, 15 février 1880, repris dans Le Roman naturaliste.
16. Ce n'est que depuis quelque temps, avec le livre de Michel Serres, Feux et signaux de brume, Zola
(Grasset, 1975), que cette tradition critique a perdu de sa force. Voir aussi, même si cette réflexion n'a rien
à voir avec l'ampleur de celle de Michel Serres, A. Pagès, « En partant de la théorie du Roman Expérimen-
tal », Cahiers naturalistes, n° 47, 1974.
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