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STRATÉGIES TEXTUELLES : LA LETTRE A LA FIN DU XIX e SIÈCLE

Author(s): Alain Pagès


Source: Littérature , OCTOBRE 1978, No. 31, POÉTIQUE DU LEURRE (OCTOBRE 1978), pp.
107-116
Published by: Armand Colin

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/41704453

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Alain Pages, Lycée de Meaux.

STRATÉGIES TEXTUELLES : LA LETTRE A LA FIN


DU XIXe SIÈCLE

Parler de « stratégies textuelles », c'est vouloir considérer le texte non


dans sa transparence signifiante, mais à partir de son étrangeté extérieure.
Les analyses de Michel Foucault posant le texte comme événement, comme
monument plutôt que comme document, conduisent à l'étude des situations
d'énonciation, des positions de l'écrit dans l'institution sociale, de la capa-
cité de mobilité et de circulation que portent en eux les énoncés de la pensée.
« L'énoncé circule, sert, se dérobe, permet ou empêche de réaliser un désir,
est docile ou rebelle à des intérêts, entre dans l'ordre des contestations et
des luttes, devient thème d'appropriation ou de rivalité l. » Or quel type
de texte semble le mieux confirmer cette hypothèse de la mobilité que la
lettre , envoyée par un expéditeur à un destinataire, et qui prend existence
du fait même de cet envoi?
Le xixe siècle fournit un terrain d'analyse intéressant pour une étude
de statut littéraire de la lettre : époque où à la fois on lit et publie les
correspondances anciennes, celles du xviie et du xvine, et où s'accumulent
dans les correspondances du moment des matériaux pour l'avenir - images
que l'écrivain entend, plus ou moins volontairement, transmettre à la « pos-
térité ». La lettre est fréquente, abondamment utilisée dans la pratique litté-
raire, mais elle régresse, en tant que forme textuelle, par rapport au statut
que lui avaient conféré les siècles classiques. « Genre littéraire », à vrai dire,
elle ne l'avait jamais été; mais, du moins, la rencontre d'un public, la codi-
fication grandissante de son usage, la faisaient exister en tant que « texte »,
c'est-à-dire en tant que production achevée ayant rompu avec son « avant-
texte 2 ». Au xviiie siècle, la lettre existait comme objet littéraire parce qu'un
public aristocratique soutenait sa diffusion. Moyen d'unification idéologique,

1. L'Archéologie du Savoir, Gallimard, 1969, p. 138.


2. Voir Jean Bellemin-Noël, Littérature n° 28, décembre 1977.

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elle se confondait avec les premières gazettes : journal et lettre n'étaient
encore que deux supports possibles d'un même mode d'écriture de l'informa-
tion. La communication privilégiée d'un expéditeur à un destinataire pouvait
se transformer aisément en communication ouverte à plusieurs destinataires,
et provenant même de plusieurs expéditeurs, comme le montre la Corres-
pondance littéraire de Grimm et Meister, où se rassemblaient des collabora-
tions diverses à l'adresse du cercle restreint des princes de l'Europe. Mais
après 1789, et encore moins après 1848, ces conditions sociales et idéolo-
giques de la transmission des « nouvelles » ne sont plus réalisées. La lettre
retombe dans le domaine de l'individuel et du hasard. L'époque d'une possible
codification formelle est définitivement révolue, puisque n'existe plus un public
capable d'appeler la réalisation d'une unité d'écriture.
Bien sûr, une certaine unité formelle subsiste, mais elle fonctionne plus
comme un signe de reconnaissance que comme une indication de quelconques
contenus. La forme de la lettre reste limitée à un début et une fin, à des
frontières textuelles, diverses mais codifiées, appelées par les circonstances
sociales, de façon presque automatique; réellement, elle se borne à un entou-
rage, à une enveloppe , dont les faces sont deux noms, celui de l'en-tête et
celui de la signature. Simple support, la lettre se situe alors aux antipodes
du genre littéraire : un genre se caractérise par une certaine permanence de
contenus, subsistant à travers des formes soumises à l'évolution historique.
La lettre, au contraire, apparaît comme une forme fixe, où s'investissent des
contenus différents. Forme-signe, signifiant manifeste mais signifié insaisis-
sable, elle occupe dans l'archéologie intellectuelle d'une époque une position
qu'il est nécessaire de décrire, et, si possible, d'interpréter.

Autographes et apocryphes
La lettre, on s'en doute, n'existe pas comme objet littéraire ou même
comme objet social, quand elle remplit simplement sa fonction de communi-
cation entre deux individus. C'est après seulement qu'elle commence à compter,
lorsqu'elle est rassemblée dans une collection, accède à état d'une réalité
matérielle à laquelle s'attache un culte intellectuel et/ou une valeur marchande.
De tous les autographes possibles - notes diverses, brouillons, etc. - la lettre
est sans doute le plus accessible, car le plus mobile, le plus dispersé. Si l'on
veut donc considérer l'usage social qui est fait de la lettre au xixe siècle, il
faut parler des collections d'autographes qui naissent en France dans les
années 1860. Les ouvrages du baron Feuillet de Conches, le guide de Lescure
à l'usage de l'amateur d'autographes, la fondation, le 1er janvier 1862, par
Charavay cadet du premier journal spécialisé, Y Amateur d'autographes 3, sont
3. Ces noms ne constituent que quelques indications sommaires : M. de Lescure, Les autographes
et le goût des autographes en France et à l'étranger. Portraits, caractères, anecdotes, curiosités, J. Gay,

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autant de faits qui marquent l'avènement d'une conscience nouvelle à l'égard
du document manuscrit. Au moment où se construisent les grandes interpré-
tations de l'histoire, celles de Michelet et d'Edgar Quinet, de Taine et de Renan
également, au moment ou naît la critique littéraire 4, le collectionneur d'auto-
graphes prend sa place dans la constitution d'une épistémé qui recueille les
événements du passé et les organise dans le sens d'une évolution.
Le passé devient un enjeu idéologique, et surtout le passé immédiat, ce
xviiie siècle révolutionnaire qu'il s'agit d'interpréter correctement. Un des
axes idéologiques de la critique littéraire s'organise autour de l'appropriation
ou du rejet de la pensée du siècle des Lumières 5 : période ouverte à l'interpré-
tation, lieu où sont puisées des références, où sont cherchés des points d'appui,
alors que le xviie siècle, au contraire, possède moins d'attrait polémique, reste
écarté de l'affrontement idéologique - les opinions opposées se rejoignant
toujours dans une même communion devant le modèle classique (ainsi les
pensées naturaliste et anti-naturaliste). Parmi plusieurs raisons possibles, une
au moins se comprend aisément : c'est que le xixe siècle collectionne vérita-
blement le xviiie, cherche son image dans l'époque qui le précède immédiate-
ment. Quêtes de références littéraires et collections d'objets témoignent d'une
même proximité : de Stendhal aux Goncourt le lien, sentimental ou intellectuel,
est constant. Le xvne siècle ne fournit pas - et ne peut pas d'ailleurs - cette
présence matérielle du document recueilli qu'offre en abondance le xvme. L'af-
frontement des années 1870-1890 entre la critique naturaliste et la critique
anti-naturaliste se réalise sur fond de grandes éditions des textes du xvine,
dans lesquelles se spécialise la maison Garnier-Frères : à côté de la Correspon-
dance littéraire de Grimm, les Œuvres Complètes de Voltaire et de Diderot
apparaissent sur la même période, les projets d'éditions s'enchaînant les uns
les autres6. Chaque fois, des correspondances achèvent ces publications,
livrent l'homme après l'œuvre, et cette masse de détails historiques dont sont
amateurs jusqu'à la passion des écrivains comme les Goncourt ou Mérimée.
Songeons à la préface de la Chronique de Charles X qui déclare n'attacher
d'importance qu'aux anecdotes, ou à cette phrase du Journal si souvent citée :
« Un temps dont on n'a pas un échantillon de robe et un menu de dîner,
l'histoire ne le voit pas vivre. » Dans cette évaluation du passé immédiat à

1865; pour Feuillet de Conches, voir par exemple les Causeries d'un curieux, variétés d'histoire et d'art,
tirées d'un cabinet d'autographes et de dessins, H. Pion, 1862-1868, 4 volumes. Un initiateur, au début
du siècle : G. Peignot; un continuateur, à l'époque de Zola : Lorédan Larchey recueillant toutes sortes
de textes dans de petites plaquettes de format in-32, qu'il publie sous le titre de Documents pour servir à
l'histoire de nos mœurs. Pour le domaine anglais, voir A.N.L. Munby, The cult of the autograph letter in
England, London, 1962.
4. Voir G. Delfau, A. Roche, Histoire-Litter ature, Seuil, 1977, chap. 1-3.
5. De La Harpe à Lanson en passant par Sainte-Beuve : voir R. Fay olle, Sainte-Beuve et le
XIIF siècle, ou comment les révolutions arrivent, Colin, 1972; et aussi J.-R. Seba, Littérature n° 16,
décembre 1974; J.-M. Goulemot, Littérature n° 24, décembre 1976.
6. Diderot, Œuvres complètes, éd. J. Assézat et M. Tourneux, 1875-1877, 20 vol.; La Correspon-
dance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal et Meister, etc., éd. M. Tourneux,
1877-1882, 16 vol.; Voltaire, Œuvres complètes, éd. Louis Moland, 1877-1885, 52 vol.

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laquelle se livrent avec ferveur les romanciers et critiques de l'époque réaliste,
le recueil de Correspondance joue un rôle important : il fournit une trace
visible, propose un contact, offre l'illusion d'une résurrection possible par
l'épuisement du détail.
Plus significative encore la lettre apocryphe, double inversé de l'auto-
graphe. Ici le vrai et le faux témoignent d'un même désir, celui de s'approprier
l'histoire. Une anecdote simplement nous servira d'emblème. Il s'agit du
procès et de la condamnation de Vrain-Lucas, faussaire de génie, le 17 février
1870 : ce dernier avait fourni pendant plusieurs années à Michel Chasles,
mathématicien célèbre de l'Académie des Sciences, une collection extra-
ordinaire de lettres, sur l'origine desquelles il gardait le secret, et qui tissait
entre les grands hommes du passé des réseaux inattendus, donnant en parti-
culier la preuve que la loi de l'attraction était due non à Newton mais à Pascal!
L'affaire fit grand bruit, comme on s'en doute, et après maints débats à l'Aca-
démie des Sciences, au cours desquels la naïve confiance de Michel Chasles
fut difficilement ébranlée, la supercherie fut découverte. Hélas! les contempo-
rains de Vrain-Lucas, aveugles, ne voulurent pas admettre cette évidence que
ce dernier leur criait pour sa défense : qu'il avait voulu rendre à la France les
biens intellectuels dont elle avait été injustement privée par les détours mysté-
rieux de l'histoire7... Cette folie créatrice est lourde de signification, comme
toutes les folies. L'acte de Vrain-Lucas montre deux choses : d'abord que son
époque pensait pouvoir lire l'histoire à la lettre, dans l'aveu immédiat et naïf
du témoignage; ensuite que le document n'existait que par la façon dont on le
transformait, dont on le maniait dans la quête herméneutique. La lettre appa-
raît comme une matière, un élément brut qui est intégré dans des constructions
interprétatives : non un texte, un événement, mais le passage vers un ailleurs,
le moyen d'une création des événements. Sans valeur d'usage à proprement
parler, mais prise dans le mouvement incessant que lui confère sa valeur
d'échange. Objet de collection enfoui dans l'accumulation de l'hétéroclite :
c'est-à-dire le contraire d'une œuvre lisible d'abord dans son autonomie.

La production de la fiction

Rien n'est moins intact, moins original , que la lettre dans les recueils du
xixe siècle. L'histoire de toutes les éditions est celle du difficile avènement du
texte intégral, contre les coupures, les ratures, voir les additions : les Corres-
pondances de Balzac, de Stendhal, de Flaubert, de Mérimée, de G. Sand, de
Zola même en témoignent. Un exemple suffira. Prenons Balzac. La première
édition des lettres, celle de Laure de Surville, en 1856-1858, amalgame les

7. Sur cette affaire voir G. Girard, Le parfait secrétaire des grands hommes, ou les lettres de Sapho,
Platon , Vercingétorix, Cléopâtre, Marie-Madeleine , Charlemagne, Jeanne d'Arc et autres personnages
illustres mises au jour par Vrain-Lucas, 1924.

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textes, corrige le style, ajoute des liaisons; de même la deuxième édition, chez
Michel Lévy, procurée par Mme Hanska : cette dernière refuse de livrer les
textes ďabord, puis ne les donne que partiellement, et surtout les transforme,
étendant quelques lignes en longs paragraphes remplis de louanges à son
égard, c'est-à-dire détournant le contenu à son profit - interpolations ver-
beuses, balzaciennes peut-être, mais à leur manière! Voyez, par exemple, ce
passage, qui concerne la lecture faite par Balzac des Trois Mousquetaires ; on
lit dans l'édition, moderne, de R. Pierrot : « Les Trois Mousquetaires sont
exécrables. On est fâché d'avoir lu cela, n[ous] autres, lecteurs, instruits, nous
connaissons cela par cœur, c'est vulgaire; c'est à donner des nausées. » Et
dans l'édition Calmann-Lévy, ce paragraphe, alourdi des gloses de « l'Étran-
gère » : « Je comprends, chère comtesse, que vous ayez été choquée des Mous-
quetaires , vous si instruite, et sachant surtout à fond l'histoire de France, non
seulement au point de vue officiel, mais jusqu'aux moindres détails intimes
des petits cabinets du roi et du petit couvert de la reine. On est vraiment fâché
d'avoir lu cela, rien n'en reste que le dégoût pour soi-même d'avoir ainsi gas-
pillé son temps (cette précieuse étoffe dont notre vie est faite) 8. »
A peu de chose près, des accidents du même ordre déforment les volumes
de la Correspondance inédite de Stendhal, donnés en 1855 par le cousin et
exécuteur testamentaire du romancier, Romain Colomb, ou les volumes de la
Correspondance de Flaubert, dus à sa nièce, Caroline Commanville (Char-
pentier, 1887-1893); et des coupures, moins importantes sans doute, sont
cependant probables pour la première édition chez Fasquelle de la Corres-
pondance de Zola, constituée à partir de copies manuscrites faites par Alexan-
drine Zola ( Lettres de jeunesse , et les Lettres et les arts, 1907-1 908) 9. Quelles
raisons à toutes ces ratures? Volonté de préserver le souvenir immédiat, dira-
t-on, désir de ne pas choquer, de dissimuler l'intime... Voire. Notons que ces
transformations ne sont pas simplement d'effacement, mais aussi d'addition,
comme le montre l'action de Mme Hanska. On peut expliquer à la rigueur les
trous dans le texte, mais comment justifier ce détournement du sens qui est
pratiqué? Alors? D'autres raisons se mêlent aux premières : il s'agit de cons-
truire le culte du mort, tout en le maîtrisant, de dévoiler un secret, mais filtré,
déjà interprété. D'étranges figures de la castration rôdent autour des morts
glorieux, afin de mieux prévoir la postérité : Baudelaire soumis à sa mère, la
folie de Nietzsche prisonnière de la mère et de la sœur, Cosima gardienne
attentive du mythe Wagner...
Mais plus fondamentalement ces mutilations de la lettre doivent être expli-
quées par la façon complexe dont l'époque victorienne vit le dévoilement du

8. Lettre du 21 décembre 1845 : éd. R. Pierrot, Bibliophiles de l'Originale, 1967-1971, t. Ill, p. 110,
et éd. Calmann-Lévy, Œuvres Complètes, 1876, t. XXIV, p. 481.
9. Voir les introductions des Correspondances de Stendhal (éd. H. Martineau, Pléiade, 1968), de
Flaubert (éd. J. Bruneau, Pléiade, 1973) et de Zola (éd. B. Bakker, C. Becker, H. Mitterand, Presses de
l'Université de Toronto et C.N.R.S., t. I à paraître fin 1978).

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secret autobiographique. Il s'agit à la fois de dire et de ne pas dire, de main-
tenir une tension dialectique entre l'ouvert et le fermé. Le projet des Confessions
ou des Mémoires - écriture tournée ouvertement en direction du lecteur -
commence à disparaître derrière le dessin du Journal , confidences pour soi-
même, avant de l'être à l'intention d'autrui, destinées à atteindre le public,
mais après le détour d'une attente soigneusement méditée. Telle l'attitude
d'Edmond de Goncourt, souhaitant dans son testament que l'on publie son
Journal seulement vingt ans après sa mort - et, en même temps, violant lui-
même son propre secret en faisant paraître de son vivant neuf volumes, de
1887 à 1896. Comme le «journal», la lettre possède le statut ambigu d'un
texte qui hésite entre l'usage privé et l'usage public, et dont la publication
n'est jamais certaine ni définitive. Il y a là une stratégie du secret, que la lettre
et le journal manifestent par leurs caractéristiques convergentes : véhicule
du secret, la lettre en représente l'apparition et le retrait, mime le jeu de la
dissimulation par la précarité de son existence textuelle. La main qui censure,
au xixe siècle, sait que la supression qu'elle opère s'inscrit dans la forme d'un
texte déjà marqué par l'inachevé et le discontinu.
A cette incertitude qui touche la fonction du texte et son intégralité
s'ajoutent d'autres incertitudes, concernant les origines. On a vu que la signi-
fication de l'apocryphe ne devait pas être négligée : en faussant la signature,
l'apocryphe manifeste la tentation de la fiction, et rappelle que l'usage de la
lettre appartient aussi à la technique romanesque. Il subsiste, dans les recueils
de Correspondances du xixe siècle, à une époque où l'écriture réaliste a oublié
le procédé du récit par lettres, une marque de la fiction; elle porte sur la
nature du destinataire. Les titres des volumes l'annoncent d'eux-mêmes.
Citons : de Mérimée Les Lettres- à une inconnue (1874), Les Lettres à une
autre inconnue (1875), Une Correspondance inédite (1897), où les noms des
destinataires sont refusés aux lecteurs. Le même jeu du secret est proposé, au
moins dans les titres, par Les Lettres à l'Étrangère de Balzac (1899), ou Les
Lettres à l'Amazone de Rémy de Gourmont (1914). Peu importe que le lecteur
arrive finalement à connaître le nom dissimulé. Ce qui compte, c'est ce que
cette pratique révèle : texte incomplet dans sa constitution, entre le brouillon
fragmentaire et l'achèvement de l'œuvre, la lettre est aussi incomplète dans
son mode d'être, située entre le document autobiographique et le roman d'une
existence. Elle est prise tout entière dans le système du faux ou de la fiction :
fiction immanente du texte, travaillée de transformations d'effacement ou
d'addition; fiction transcendante des origines : du destinateur-héritier, qui
fabrique le recueil; du destinataire-personnage, qui se dilue dans l'abstraction
romanesque.

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La valorisation de l'intime

Pour la critique du xixe siècle, le biographe est perçu à travers les caté-
gories du romanesque. Voyez, par exemple, à propos de la Correspondance de
Balzac, cette réaction de Paul Bourget : « Elle est intéressante comme un
roman, cette correspondance, et c'en est un, le plus saisissant, sinon le plus
beau de ceux que Balzac a composés, le plus réel, et qui sert de type à tous les
autres, qui les explique et qui décéle le mieux son goût personnel des choses, ce
petit frisson nouveau que l'écrivain porte en lui et dont il pénètre toutes ses
phases pour leur donner l'accent, la flamme, la vie 10. » De là naît facilement
l'idée, topos de la critique, que si l'écrivain a pu écrire une « comédie humaine »,
c'est parce qu'il avait lui-même vécu cette diversité humaine.
La confusion de la biographie et de la fiction accompagne l'usage lui-même
fictionnel de la lettre. Cette attitude intellectuelle trahit une contradiction dans
la façon dont est assumée la dichotomie fondamentale qui permet la pensée
critique : le couple de 1'« homme » et de 1'« œuvre ». En fait, les deux termes
de la distinction sont déséquilibrés. La catégorie de 1'« homme », très vite, ne
fonctionne plus de façon limitée, comme une explication de 1'« œuvre ». Elle
tend à la prolifération autonome, à une expansion qui va créer la fiction au
sein même de la biographie et de l'explication. Ainsi est valorisé, au-delà de
toute mesure, l'intime. La lettre par excellence, la lettre mythique, est la lettre
d'amour; les titres des volumes de la Correspondance de Mérimée, cités pfus
haut, l'indiquent. La critique recherche l'essence du biographique dans le
couple formé par l'écrivain et l'égérie, cette « immortelle bien-aimée » de
Beethoven, par exemple. Ainsi sont forgés et forcés ces parallèles qui alimentent
le discours critique et constituent le recueil de Correspondance : deux à deux
idéal, que le biographe impose non seulement à un Musset ou à un Liszt, mais
même à un Gambetta ou à un Anatole France11! Bien sûr sont exclues les
femmes légitimes données à l'écrivain par les liens - non réels, non biogra-
phiques réellement - du mariage. Le critique, comme le romancier, obéit
dans sa fiction au mythe de « l'amour occidental », décrit jadis par Denis de
Rougemont. L'écrivain du xixe siècle est un « célibataire », pour reprendre
une expression de Jean Borie, mais d'abord par l'image que transmet de lui
la critique.
Vie publique et vie intime sont opposées, comme s'affrontent l'apparence
et la réalité, le côté-Jekyll et le côté-Hyde. « Il y avait en lui deux personnages,
dit Taine à propos de Mérimée, l'un qui, engagé dans la société, s'y acquittait
correctement de la besogne obligée et de la parade convenable; l'autre qui se

10. « Le roman de la vie de Balzac », République des Lettres, 24 décembre 1876. La réaction de Zola
n'est guère différente dans le long article qu'il consacra au même sujet (repris dans les Romanciers Natu-
ralistes, O.C., Cercle du Livre Précieux, éd. Henri Mitterand, t. XI, p. 25-58).
1 1. Voir, par exemple, J. de Lacretelle, L'amour sur la place, 1964, anthologie de lettres d'amour du
xixe siècle.

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tenait à côté ou au-dessus du premier, et, d'un air narquois ou résigné, le regar-
dait faire 12. » Et Brunetière ajoute en écho : « A peine trouvera-t-on trace en
ce volume de P" autre " Mérimée; et je ne pense pas qu'on s'en plaigne, si
l'on y voit non pas tomber mais commencer à se dénouer le masque d'indiffé-
rence qu'il mettait volontiers 13. » Cette théorie du double est intéressante,
car elle s'applique sur la catégorie dichotomique de l'homme et l'œuvre. Un
glissement de sens est opéré, une nouvelle équivalence implicite surgit dans le
discours critique, tendant à assimiler vie intime et œuvre intime, et vie publique,
et œuvre publique. Dans le cas de Mérimée, écrivain jugé mineur et consacré
en revanche, comme grand épistolier, la théorie de la double vie entraîne une
idée de l'œuvre double. Le recueil de Correspondance apparaît comme l'œuvre
de l'homme véritable, l'œuvre la plus intéressante et la plus riche, comme,
finalement, la deuxième œuvre - celle que fait surgir le critique, et qui permet
de racheter les insuffisances de la première. Cette deuxième œuvre naît, incon-
nue d'abord, mais vite prometteuse de proximités, de connaissances immé-
diates; sans le détour de l'œuvre achevée, mais à la mesure du critique-lecteur :
la Correspondance de Mérimée, dit Brunetière, fait partie de ces correspon-
dances qu'on peut lire « pour elles-mêmes et pour elles seules, pour le seul
agrément du tour, pour l'envie de plaire qu'elles respirent, pour l'accès ou l'en-
trée qu'elles nous donnent, si je puis ainsi dire, dans une conversation spiri-
tuelle, élégante et polie 14 ».
L'exemple de Mérimée n'est qu'un cas limite, sans doute. Toute œuvre
publique n'est pas forcément dévaluée, bien évidemment. Mais il est une partie
de cette œuvre qui n'échappe pas à cette dégradation, c'est celle qui fait
concurrence le plus nettement au discours intime : le discours public, c'est-
à-dire la préface, le manifeste, l'article critique, etc. Entre deux types de dis-
cours explicatifs, le didactisme assuré du manifeste et l'aveu incertain de la
lettre, le biographe choisit le deuxième, qui lui donne, croit-il, un événement
pur, dégagé des vains bavardages de la raison consciente. Ou, plus exacte-
ment, dans le système critique construit sur une épistémologie du binarisme, il
n'y a pas de place pour la prise en compte à la fois du discours intime et du
discours public. Un seul peut être interprété, chargé de signification, évalué :
il se trouve que c'est le moins explicite, le plus plastique, le moins critique jus-
tement, comme s'il se passait un affrontement de catégories empêchant qu'un
discours critique prenne en charge un autre discours critique. Voici comment
peut être figuré le cheminement conceptuel opéré :

12. Préface aux Lettres à une inconnue, Michel Lévy frères, 1874.
13. Avertissement mis en tête d'Une Correspondance inédite, Calmann-Lévy, 1897.
14. Ibid., quelques lignes plus haut.

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Homme/ Œuvre Discours / Discours

Homme ^ Œuvre
û . -

Discours Discours
intime public

Au départ se trouvent une opposition intellectuelle,


l'œuvre, qui fonctionne comme catégorie abstraite, et
types de discours qui sont deux aspects de la pratique
biographique - celle dont Sainte-Beuve est l'instigateur
établit des relations entre ces quatre termes, deux r
explicatives ou causales, et une relation de disjonct
d'inexpliqué. Le discours intime donne 1'« homme »,
et le discours public reste hors système, renvoyé à la
bavardage - masse informe qu'il faut nier ou oublier
Ce schéma abstrait n'est sans doute pas vérifié par
tants de la théorie biographique. Disons simplement
dance très forte - un présupposé récurrent - du di
tout cas il se vérifie pour le cas d'un écrivain com
« lectures » qui ont été faites du créateur des Rougon-
oubli constant du théoricien du naturalisme. Brunetiére formule en 1880,
dans la Revue des Deux Mondes 15 , une condamnation contre le Roman
expérimental , qui a fourni pendant un siècle la base de toutes les appréciations
sur Zola, déclaré poète « épique », mais piètre théoricien 16. C'est que la pensée
critique ne cherche aucun lien explicatif permettant de relier le discours et le
récit, la cohérence du théorique et l'ordre de l'imaginaire. Au contraire, elle
est prise dans une logique biographique qui lui apparaît d'autant plus forte
qu'elle découvre une homologie entre l'opacité de l'univers romanesque et le
secret qui tisse le discours intime. En fait, elle se réalise en appliquant l'une
sur l'autre deux fictions, celle, personnelle, qu'elle construit à partir du discours
intime, et celle, extérieure, qui lui est donnée par l'œuvre. La lettre est l'opéra-
teur de cet imaginaire biographique : née du faux, et productrice, à son tour, de
fiction.

15. Revue des Deux Mondes, 15 février 1880, repris dans Le Roman naturaliste.
16. Ce n'est que depuis quelque temps, avec le livre de Michel Serres, Feux et signaux de brume, Zola
(Grasset, 1975), que cette tradition critique a perdu de sa force. Voir aussi, même si cette réflexion n'a rien
à voir avec l'ampleur de celle de Michel Serres, A. Pagès, « En partant de la théorie du Roman Expérimen-
tal », Cahiers naturalistes, n° 47, 1974.

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De toutes les analyses qui ont précédé, on peut mettre en évidence deux
traits constitutifs de la lettre au sein de l'institution littéraire du xixe siècle :
1. La lettre apparaît, d'abord, sous son aspect matériel, comme un objet
recherché, non pour lui-même, mais pour le pouvoir qu'il permet : la possibi-
lité de maîtriser la signification de l'histoire, en permettant la création de l'évé-
nement jusqu'alors caché. De ce point de vue, ce qui importe c'est moins le
détail du témoignage que le témoignage lui-même. Le signifiant l'emporte sur le
signifié; la lettre est un signal, un indice.
2. La lettre est, ensuite, caractérisée par un mode de publication parti-
culier, où l'attente, le détour, la transformation sont autant d'accidents de
parcours qui modifient le matériau initial, et le font passer du niveau de l'au-
thentique à celui de la fiction. Ce qui apparaît alors c'est la capacité de circu-
lation étonnante qui s'attache à ce type de texte : circulation matérielle d'abord,
au terme de laquelle le texte s'insère dans le recueil; circulation interpréta-
tive, ensuite, par laquelle le texte devient un élément de la fiction biographique.
Forme sans signifié, c'est-à-dire non lisible par elle-même, la lettre ne prend
sa signification qu'intégrée à un niveau supérieur, soit d'ordre matériel, soit
d'ordre intellectuel. Écriture fragmentée, marquée par la déchirure ou la glose,
elle s'oppose aux modes d'écriture autonomes que sont l'œuvre de fiction ou le
discours théorique.
Ces deux traits sont résumés dans le conte d'Edgar Poe analysé par
Lacan, « La lettre volée 17 ». L'usage qui y est fait du document dérobé est un
usage non significatif : seul le signifiant compte, et le pouvoir qu'il permet. Ce
pouvoir se manifeste par la circulation ou le vol : le cheminement du texte en
des mains qui l'intègrent - c'est-à-dire le font signifier - à des ordres différents,
soit celui de la reine, soit celui du Ministre. Car l'enjeu du conte de Poe est
bien la construction d'un récit biographique; la lettre volée en détermine l'orien-
tation selon la place qu'elle occupe dans l'institution sociale du sens. Termi-
nons par cette idée d'un texte à la présence étrange, marginale par rapport aux
codes de l'écriture, qui a livré son message avant même qu'on ait commencé
à le lire, et à qui manque la liberté d'une autonomie. Texte voué à être confis-
qué ou dérobé.

17. Jacques Lacan, Écrits , Seuil, 1966.

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