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Disons malgré tout que grosso modo les sécessionnistes ont dominé le 20ème
siècle. Au lieu de tenter une position plus juste du problème mal formulé par
le 19ème siècle, ils l’ont « refoulé » : est-ce que ça nous a avancés ? De toute
façon le problème cognait obstinément à la porte ; l’un des grands «
formalistes » récents, Genette, constatait en 1969 qu’on se servait souvent,
quand on cherchait à élucider les rapports entre un genre littéraire et son
environnement non-littéraire, de la formule « ce n’est pas un hasard si à la
même époque ». Suivait le relevé d’une analogie quelconque, dont on ne savait
pas si elle faisait solution ou problème, puisque, dit Genette, « tout se passe
comme si l’idée que ‘ce n’est pas un hasard’ dispensait de chercher
sérieusement ce que c’est, autrement dit de définir avec précision le rapport
dont on se contente d’affirmer l’existence » (Figures III, Seuil, 1972, p. 16). A
peu près au même moment, Meschonnic, pourtant lui aussi en bisbille avec les
idéologues, devait entendre trembler la porte, puisqu’il avançait, au début de
Pour la poétique, un nouveau concept : celui de « forme-sens ». A l’époque la
chose est tombée dans le vide, et j’en suis profondément navré.
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MW : Oui, vous comprenez bien, sauf que l’image du moule n’est pas bonne :
un gâteau qui se coule dans un moule ne modifie pas le moule, alors que
l’œuvre qui arrive modifie la matrice dont elle relève. Comme d’autres, les
notions fuyantes de « sensibilité » ou « culture » ont le mérite de la tentative
d’une corrélation ; à ce titre l’eïdos est, si vous y tenez, le moyen de
conceptualiser. Mais il me semble qu’il faut tracer une ligne de démarcation
plus nette entre les notions précédentes et l’eïdos : le « Zeitgeist » ou la «
sensibilité » ont servi le plus souvent à ignorer l’aspect ludique-esthétique des
œuvres et à privilégier les « idées » des écrivains. L’intérêt de l’eïdos est
d’abord le mot : il désigne en grec aussi bien l’idée que la forme. C’est ensuite
la chose : il conjoint la forme et l’idée-sens. Prenons l’exemple de la narration
: la narratologie nage largement, depuis quarante ans, dans l’abstraction
formaliste, comme si les formes-structures narratives n’avaient pas de sens. Il
faut relire par exemple les pages 246-261 des Figures III de Genette (sur le
passage de Jean Santeuil à La recherche) pour comprendre les avancées et les
limites de la narratologie privée d’eïdos : les changements narratifs entre les
deux œuvres proustiennes sont décrits rigoureusement, leur signification
s’ébauche (p. 256-257 : la conquête du « je » non comme retour à soi, mais
comme expérience difficile d’un rapport à soi vécu comme décentrement),
mais l’ébauche est stoppée rapidement : quel est le sens de cette « expérience
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Vous voyez, en tant que lecteur, je me demande: que faire, par exemple,
d’un Rabelais? Autrement dit, est-ce qu’il faut comprendre que votre
description des traits distinctifs de l’eïdos du positivisme s’applique à tous
les siècles antérieurs au XX°?
MW : Votre question va droit dans le mille : elle touche aux limites et aux
problèmes de la théorie de l’eïdos telle qu’elle se présente actuellement (et
j’espère que votre question l’aidera à s’améliorer ou à s’autodétruire). Dans le
principe l’eïdos devrait aider à élaborer une vraie périodisation de la
littérature (des littératures), c’est-à-dire à délimiter des époques-
synchronies. Exemple : l’oxymore de la relativité absolue semble définir
l’époque-synchronie littéraire du 20ème siècle souplement circonscrit. Mais si
la forme-sens de l’oxymore est celle de tout le 20ème siècle (« tout » signifie
dans tous les domaines-systèmes : culturel, politique, économique,
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d’un sensible habité par une puissance hétérogène : dans la littérature depuis
le 17ème siècle le savoir est transformé en non-savoir, le logos est identique
au pathos. C’est l’idée de l’œuvre entièrement calculée et en même temps
soustraite à la volonté (Proust, dit Rancière, et il faut ajouter au moins
Nabokov, Mandelstam). La question de Rabelais (par exemple) reste entière –
sauf si nous sommes victimes d’une erreur projective : peut-être devrions-
nous relire Rabelais en essayant de nous placer un tant soit peu dans les
conditions de création-lecture de l’époque de référence. Nous verrions alors
qu’il n’est pas possible de le compter parmi les modernes. Admettons. Cela
n’annule pas, de toute façon, la question de l’évolution-historicité-
périodisation au sein de la modernité (Régime Esthétique des Arts) : quelle
différence fondamentale entre Baudelaire et Saint-John Perse ? entre
Pouchkine et Mandelstam ? Rancière ne donne rien qui permette de répondre
à ces questions, ou plutôt il fournit des analyses qui poussent à la réponse
négative : aucune différence. Dans le Régime Esthétique des Arts, l’art se
contenterait de varier une seule et même immense forme-sens oxymorique.
L’évolution artistique ne serait-elle qu’une variation de l’identique, c’est-
à-dire une non-évolution ? Autant je ressens comme très pertinente la forme-
sens oxymorique, autant la non-évolution me laisse perplexe. Voilà, j’en suis
là.
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Il est clair que l’homme Mandelstam (remplacez par tout autre nom d’écrivain
ou poète) dans sa vie privée peut très bien avoir été croyant, mais l’homme
biographique n’est pas l’artiste. Il n’y a pas d’artiste chrétien au sens propre
de l’adjectif, et tout artiste est chrétien au sens métaphorique (même le
communiste Aragon, auteur de La semaine sainte). Une fois précisée ce
distinguo, on peut dire ceci :
Si on pense qu’un artiste est vraiment chrétien, cela veut dire qu’il perpétue
ou importe des structures cratiques dans son œuvre. C’est absolument
contradictoire : l’art étant fondamentalement acratique, Dostoïevski (ou tout
autre : Soljénitsyne, etc.) est chrétien ou écrivain, mais pas les deux à la fois.
Un artiste est fondamentalement moniste (Nabokov en est conscient), un vrai
chrétien est fondamentalement dualiste. Si l’on estime que Dostoïevski,
Soljénistyne, sont de véritables écrivains-artistes, alors il n’est plus possible
de parler de primat éthique (pouvoir religieux) à propos de la littérature russe
: le primat disparaît au profit d’une égalité-trinité renouvelée, modernisée
entre Beau, Vrai, Bien. Mais cette tri-unité est propre aussi à la littérature
française, américaine, etc.
CB: Merci à vous d‘avoir accepté d’éclaircir tous ces points. Je terminerai
par une question susceptible d’intéresser la communauté scientifique.
Vous semblez trouver dans la sensibilité et la forme de pensée des
philosophes contemporains des aliments qui nourrissent votre propre
réflexion. Votre travail a-t-il a son tour suscité des échos auprès de ceux
qu’il intéresse a priori le plus : les chercheurs russes?
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