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AVANT-PROPOS

Des petits aux grands écrans, des histoires destinées


à accompagner le sommeil des enfants à celles qui
occupent les adultes, des journaux quotidiens aux
livres d'Histoire, des fictions littéraires aux paraboles
religieuses, des fables politiques aux histoires drôles
ou à la publicité, les figures les plus diverses du récit
ponctuent nos existences. Le récit accompagne la vie
et la mort des plus humbles c o m m e des plus grands
hommes, il trace les limites de ce que chacun doit et
peut faire à travers ragots, potins ou éloges. Sur les
ondes et au cinéma, le retour, ces dernières années, des
plus traditionnelles formes de narration doit nous
inciter à examiner les modes de fonctionnement et les
fonctions de ce type de mise en texte.
Dans ce but, cet ouvrage veut introduire aux
recherches qui ont fondé la narratologie (1) c o m m e
théorie du récit, à la suite des travaux des formalistes
russes des années vingt (Propp, Tomachevski, Eikhen-
b a u m , Chklovski). Les études littéraires, bibliques,
cinématographiques, historiques, folkloriques, ethno-
logiques, les analyses de la presse, des contes comme
de la langue orale puisent largement dans les travaux
de ces vingt-cinq dernières années, si riches en
recherches et en applications qu'il n'est plus possible
de les ignorer aujourd'hui.
Rendre lisibles quelques thèses fondatrices et cer-
taines filiations, donner l'envie et les moyens de se

(1) Pour les racines aristotéliciennes de la théorie moderne du récit, voir


les travaux de P. Ricœur. U. Eco insiste lui aussi sur le fait que les schémas
de la Poétique s'adaptent à toutes les formes de narration.

3
reporter directement à des textes de base, tout ceci
sans enliser le propos dans les tours et détours des
querelles d'écoles ou dans une optique théorique
unique, tel est le projet de ce petit livre au titre
ambitieux dans son singulier. Il aurait été plus juste
de l'intituler Théorie(s) des récits afin de rendre
compte, d'une part, de l'ouverture d'un essai qui ne
privilégiera ni la narrativité fictionnelle ni la narrati-
vité « ordinaire » et, d'autre part, de ce qui est au
centre de la présente réflexion : le récit comm e objet
construit par des théories différentes, et relevant
d'une approche pluridisciplinaire.
L a narratologie peut être définie comme une bran-
che de la science générale des signes — la sémiologie
— qui s'efforce d'analyser le mode d'organisation
interne de certains types de textes. Ceci la rattache à
l'analyse de discours et à la linguistique textuelle qui
distingue les types de textes (argumentatif, explicatif,
descriptif, narratif, etc.) des types de discours où ils
se trouvent actualisés et mêlés (romans, films, bandes
dessinées, photoromans, faits divers, publicité, his-
toires drôles, etc.). E n examinant la mémorisation et
la compréhension, la « lisibilité » , l'attente du lec-
teur-auditeur, aussi bien que les instructions données
par l'énoncé lui-même, le présent essai déplace la
narratologie dans le sens d'une étude des stratégies
discursives (2) : quels sont les buts et les visées de tel
ou tel acte de discours qui passe par le relais de la nar-
ration ? Quels effets la mise en récit tend-elle à p r o -
duire sur le lecteur-auditeur ? Sur quels contrats
(accords et affrontements) s'établit la compréhension
d'une parabole ou d'un récit oral ?

(2) Pour un approfondissement des divers points théoriques qui seront ici
abordés, voir J.-M. Adam, Le texte narratif, Nathan-Université, 1985.

4
INTRODUCTION

LA NARRATOLOGIE DEPUIS PROPP

C'est en 1928 que le folkloriste Vladimir Propp


publie sa Morphologie du conte dont l'influence sera
déterminante trente ans plus tard (date de la traduc-
tion américaine) ; influence tout d'abord sur le structu-
ralisme de Lévi-Strauss par le biais de sa rencontre
avec Jakobson aux Etats-Unis pendant la guerre. Dès
1 9 6 0 , Lévi-Strauss attire l'attention sur Propp dans
un article intitulé « L a structure et la forme » (repris
dans Anthropologie structurale, II). Influence sur
l'analyse des mythes (Greimas), mais aussi sur l'étude
des contes (Bremond) et sur l'approche littéraire
(Barthes, Todorov, Genette). En 1 9 6 3 - 1 9 6 4 , il est
question de Propp dans le cours de sémantique
qu'A. J. Greimas donne à l'Institut H.-Poincaré. En
1 9 6 4 , C. Bremond publie son article sur le message
narratif dans le numéro 4 de la revue Communica-
tions. L'année suivante T . Todorov traduit certains
textes des formalistes russes dans Théorie de la
littérature (Seuil, coll. « Tel Quel » ) . En 1966 parais-
sent la Sémantique structurale de Greimas qui d o n -
nera naissance au courant de la sémiotique narrative
et surtout l'important numéro 8 de la revue Communi-
cations de l'Ecole pratique des Hautes Etudes (aujour-
d'hui EHESS), avec des articles de Barthes, Bremond,
E c o , Genette, Greimas, Metz et Todorov. Réédité
plusieurs fois et repris aujourd'hui dans la collection

5
« Points » (Seuil), ce numéro marque l'avènement
d'une narratologie d'inspiration structuraliste.
L a traduction française de l'ouvrage de Propp ne
date que de 1970 et il nous a fallu attendre 1978 pour
avoir accès aux cent Contes russes du recueil d'Afanas-
sief (1) à partir desquels Propp a travaillé ( 2 ) .
D'un point de vue historique, il faut savoir que la
tradition bibliographique française a tardé à tenir
compte des travaux du groupe de Bakhtine (3)
pourtant contemporains de ceux de Propp. A la
différence des recherches structuralistes et sémio-
tiques qui postulent qu'un récit possède en lui-même
un contenu immanent que (tente de) dégage(r) l'ana-
lyse, les travaux de Bakhtine, Volochinov et Medvedev
portent sur l'inscription du sujet dans son discours,
sur la compréhension comme forme du dialogue et
imposition d'une contre-parole. Dans cette optique, le
sujet est pris en considération par l'analyse dans sa
relation historique et sociale aux autres.
Cette coupure bibliographique reflète bien la d o u -
ble préoccupation de toute approche des faits de
langue : ou bien l'accent est mis sur le fonctionne-
ment du texte, sur sa structure et sa clôture, ou bien
l'attention porte sur ses fonctions, sur son inscription
dans une interaction verbale. Optique « interne » et
optique « externe » ont été longtemps séparées. On
rendra compte de la première et des « grammaires »
du récit aux chapitres II, III et IV quand il sera
question des travaux de Propp, de Bremond, de
T o d o r o v et de Greimas. Le chapitre suivant mettra,
lui, l'accent sur la possible conciliation des deux types

(1) Maisonneuve & Larose, 1978, trad. d'Edina Bozoky.


(2) Lire l'article de C. Bremond et J. Verrier : Afanassiev et Propp,
Littérature, n° 45, Larousse, 1982.
(3) Voir surtout T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique,
Seuil, 1981, et, dès 1966, les articles de J. Kristeva.

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d'approches, dans la ligne d'une tendance qui se
dessine dès 1972 avec Figures III de G. Genette. L a
même année paraissent Langages totalitaires et Théo-
rie du récit. Dans ces deux ouvrages, J.-P. Faye
décentre la définition de la narrativité en l'envi-
sageant comme « cette fonction fondamentale et
c o m m e primitive du langage qui, portée sur la base
matérielle des sociétés, non seulement touche à l'his-
toire, mais effectivement l'engendre » (Théorie du
récit, p. 1 0 7 ) . Cette sociologie des langages totali-
taires a l'économie narrative pour centre et elle tend à
montrer que le champ de production du langage n'est
pas seulement le reflet ou la trace des luttes (ou des
guerres) des classes sociales. En d'autres termes, il ne
peut être question, pour lui, d'entreprendre une
« analyse structurale » du récit historique fasciste. Il
se propose de « tenter de saisir ce point où les
structures narratives —- fictives ou non — engendrent
un procès et, par leurs transformations, ont un effet
sur un autre terrain : celui de l'action même et de ses
intérêts réels » (p. 1 1 2 ) .
Au plan de la dimension socio-historique de la
narration, on peut effectivement se demander si
l'Histoire n'est pas d'abord une narration. Pour
prendre l'exemple d'un récit biblique, celui de la
succession de David est non seulement une production
de la monarchie salomonienne, mais aussi, en retour,
un moyen d'asseoir et de (re)produire le pouvoir de
Salomon ( 4 ) . Des travaux comme ceux de L. Marin
sur le XVII siècle français vont aussi dans ce sens. Si
E

l'historien a besoin du roi qui lui donne un pouvoir-


écrire, il est aussi nécessaire au monarque dont le
pouvoir ne trouve son achèvement absolu que d'être
raconté : « Le récit est le produit d'une application

(4) Voir M. Clévenot, Approches matérialistes de la Bible, Cerf, 1976.

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de la force du pouvoir sur une écriture. (...) L'histoire
royale est le produit d'une application de la force du
pouvoir narratif sur les manifestations de la toute-
puissance politique » ( 5 ) .
De tout ceci, l'historien Augustin Thierry avait déjà
eu l'intuition en écrivant dans ses Récits des temps
mérovingiens ( 1 8 5 1 ) : « On a dit que le but de l'histo-
rien était de raconter, non de prouver ; je ne sais, mais
je suis certain qu'en Histoire le meilleur genre de
preuve, le plus capable de frapper et de convaincre
tous les esprits, celui qui permet le moins de défiance
et laisse le moins de doutes, c'est la narration
complète. » Barthes, dans son article sur « L e dis-
cours de l'histoire » ( 6 ) , et J.-P. Faye, dans La
critique du langage et son économie (Galilée, 1 9 7 3 ,
p. 23 et suiv.), se réfèrent également à lui.
L e présent ouvrage abordera la question de l'enon-
ciation narrative au chapitre V consacré aux recher-
ches du sociolinguiste américain W. L a b ov dont les
travaux sur le récit, entrepris en collaboration avec
Joshua Waletzky, datent de 1967 et 1972 (ce dernier
travail traduit en français en 1978 seulement). A la
suite de L a b o v , qui rejoint en cela certaines thèses du
groupe de Bakhtine, les analyses du récit glissent du
champ de l'écrit littéraire vers le plus complexe et le
plus mouvant domaine de l'oral et de la parole dite
« ordinaire ».

(5) L. Marin, Le récit est un piège, Minuit, 1978, et Pouvoir du récit et


récit du pouvoir, Actes de la Recherche en Sciences sociales, n° 25, 1979.
(6) Article de 1967 repris dans Poétique, n° 49, Seuil.

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CHAPITRE PREMIER

QU'EST-CE QU'UN RÉCIT ?

« Le caractère du récit n'est nullement


pressenti quand on voit en lui la relation
vraie d'un événement exceptionnel, qui a
eu lieu et qu'on essaierait de rapporter. Le
récit n'est pas la relation de l'événement,
mais cet événement même, l'approche de
cet événement, le lieu où celui-ci est appelé
à se produire, événement encore à venir et
par la puissance attirante duquel le récit
peut espérer, lui aussi, se réaliser.
« C'est là un rapport très délicat, sans
doute une sorte d'extravagance, mais elle
est la loi secrète du récit. Le récit est
mouvement vers un point (...) c'est de lui
seul que le récit tire son attrait, de telle
manière qu'il ne peut même « commen-
cer » avant de l'avoir atteint, mais cepen-
dant c'est seulement le récit et le mouve-
ment imprévisible du récit qui fournissent
l'espace où le point devient réel, puissant
et attirant » (Blanchot, Le livre à venir).

Raconter est une forme si courante, si quotidienne


et également répandue que se demander ce que c'est
q u ' u n récit peut paraître superflu. E n fait, s'interro-
ger sur la narration en général, c'est réfléchir sur une
façon de mettre en mots l'expérience quotidienne ;
c'est réfléchir aussi sur les différents types de discours
qui peuvent recourir à la narration.

Précisons dès maintenant que la narrativité ne dépend pas du


support figuratif. Une séquence d'images (fixes ou mobiles), un
mélange images-texte (bande dessinée, publicité), un texte écrit ou

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encore un message oral inséré dans une conversation peuvent
également raconter. Il convient donc d'abandonner le niveau
apparent de la mise en forme verbale et/ou iconique ( 1 ) , le niveau
de la manifestation, pour situer la notion de récit à un niveau plus
global et plus abstrait que l'on définira comme le type textuel.
Retenons comme grands types : le descriptif, l'explicatif, l'argu-
mentatif, le narratif, les types conversationnel, injonctif-instructif
et le type rhétorique-poétique. Retenons aussi qu'un discours réel
se caractérise par sa dominante (argumentative, par exemple) et
par le mélange de séquences de types différents (pas de narration
sans description, une argumentation recourt souvent au récit, à
l'explication et à la description, etc.). Le présent ouvrage étant
consacré au récit, il s'agit de se demander ce qui fait d'une
parabole, d'un spot publicitaire, d'une histoire drôle, d'un poème
de Baudelaire, d'un roman, d'un conte, d'une bande dessinée, etc.,
des manifestations différentes d'un même type textuel.

I. — Représentation et persuasion

Pour qu'on parle de « récit », il faut la représenta-


tion d' (au moins) un événement. Des événements
c o m m e l'assassinat de quelqu'un, un accident, une vie
même, ne deviennent des récits que lorsqu'ils sont
représentés, c'est-à-dire rapportés, racontés par un
journaliste, un publiciste, un biographe, un cinéaste,
etc., dans un journal, un livre, un film, etc. Toute
représentation est déjà une interprétation : un narra-
teur-témoin complète toujours sa perception fragmen-
taire d'un événement (un accident par exemple). L a
perception étant lacunaire, il comble « les blancs
instantanément et oublie désormais que c'étaient des
blancs, des vides. Ce qu'il a cru voir, il croit sincère-
ment l'avoir vu » ( 2 ) . Il en va de même dans toute
forme de narration. Le régime normal (classique) du
récit repose sur le déni des opérations de production

(1) Sur le récit iconique, voir A. Bergala, Initiation à la sémiologie du


récit en image, Ligue française de l'Enseignement et de l'Éducation
permanente, les Cahiers de l'Audio-visuel.
(2) N. Cru, Du témoignagne, Pauvert, coll. « Libertés », 1967, p. 29.

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(codage, montage), sur l'oubli qu'une instance orga-
nise la représentation et en règle la lecture. Les
événements semblent se raconter eux-mêmes pour
une oreille et un regard inattentifs aux traces du sujet
parlant-racontant, inattentifs ou insensibles aux fail-
les énonciatives qui marquent de leur(s) empreinte (s)
l'illusoire nappé narratif. Ce premier axe de l'énoncia-
tion narrative — ou narration — garde trace du
pourquoi et pour qui quelqu'un raconte. Sur ce plan,
disons qu'un récit ne trouve son sens qu'à accomplir
un certain effet sur celui (ou ceux) à qui (auxquels) il
est destiné.
Se pose dès lors la question essentielle de la
« lisibilité » (au sens large d'intelligibilité) du récit
par le lecteur-auditeur, la question du contrat à la
base de toute stratégie narrative. On peut poser que
l'énonciateur-narrateur choisit préalablement le
niveau de lisibilité-intelligibilité de son discours : il
évalue les connaissances de son interlocuteur (réel ou
potentiel) pour impliciter ce qui est connu de lui et
expliciter ce qui doit l'être (ce qu'il croit devoir
l'être). En d'autres termes, le contrat narratif à la
base de l'échange s'appuie sur un savoir (supposé)
partagé. Raconter, c'est toujours raconter quelque
chose à quelqu'un à partir d'une attente (bienveil-
lante ou méfiante), sur la base d'un horizon d'attente
(3) fondé en premier lieu sur la prévisibilité des
formes d'organisation du type narratif en général et
des genres de discours narratifs en particulier (récit
fantastique, journalistique, histoire drôle, etc.). Tout
lecteur-auditeur peut juger, à la fois, de la grammati-
calité (conformité ou non) du discours par rapport au

(3) Voir les travaux de l'Ecole de Constance sur l'esthétique de la


réception, de L. Dällenbach à Genève, de M. Charles en France (Rhétorique
de la lecture, Seuil, 1977).

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type récit et de l'acceptabilité interactionnelle (valeur,
intérêt, à propos, pertinence) de ce qui est raconté. Si
l'accord préalable manque, une action persuasive
peut être couplée avec une action interprétative-
explicative : au faire croire (persuasif) de l'énoncia-
teur-narrateur répondent (ou non) le croire (interpré-
tatif), l'adhésion (ou non) de l'énonciataire lecteur-
auditeur.
Ces questions, pourtant essentielles, des rapports
entre narration et persuasion, narration et conversa-
tion et, plus globalement, le problème des stratégies
discursives narratives ont été plus tardivement et
moins étudiées que le plan de l'Histoire racontée,
c'est-à-dire le plan événementiel des faits rapportés.
L a tradition narratologique a surtout été attentive à la
structure chronologique du récit.

II. — La dimension chronologique

Pour devenir un récit, un événement doit être


raconté sous la forme d'au moins deux propositions
temporellement ordonnées et formant une histoire
( 4 ) . Les théoriciens aboutissent tous à des définitions
de base du genre de celle-ci :
« Que par ce message, un sujet quelconque (animé ou inanimé, il
n'importe) soit placé dans un temps t, puis t + n et qu'il soit dit ce
qu'il advient à l'instant t + n des prédicats qui le caractérisaient à
l'instant t » (Bremond, Logique du récit, p. 99-100).

L e récit minimal suivant respecte en partie cette


définition :
[1] L'enfant a pleuré. Le papa Va pris dans ses bras.

(4) Dans le domaine figuratif, un tableau peut produire un effet narratif


en spatialisant la chronologie : l'événement temporellement lointain peut
être placé en arrière-plan et par un jeu sur la profondeur de champ l'opposi-
tion loin/proche figure l'opposition avant/après.

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Entre la première proposition narrative (première
phrase ici) et la seconde (deuxième phrase), il y a,
d'une part, un rapport de contiguïté-consécution
temporelle et causale et, d'autre part, présence d'un
acteur constant : l'enfant repris par V en pn2. Par
rapport à la définition, il n'est pas dit ce qu'il advient
en pn2 des prédicats qui caractérisaient l'enfant en
pn1 : a-t-il cessé de pleurer lorsque son papa l'a pris
dans ses bras ? Ce récit ne le précise pas et il est, en ce
sens, lacunaire. A priori, le lecteur-auditeur de [1]
postule un rapport entre pn1-pleurer et pn2-prendre
dans ses bras : soit une action consolatrice qui vient
apaiser (ou échoue dans ce sens) l'enfant. Cette
causalité narrative chrono-logique peut être rétablie
dans un énoncé du type : L'enfant a pleuré. Alors son
papa Va pris dans ses bras pour le consoler. De plus,
l'énoncé narratif pourrait préciser ce qu'il advient des
prédicats (tristesse, chagrin) de pn1 : L'enfant a
pleuré. Mais lorsque son papa l'a pris dans ses bras, il
s'est aussitôt calmé.
Ces premières remarques veulent surtout insister
sur les faits suivants :
— une jonction temporelle de type antériorité (t) postériorité
(t + n) est établie entre deux propositions ;
— cette jonction chronologique se double d'un rapport de causa-
lité : cause-pn1 consequence-pn2 ;
— enfin, le lecteur-auditeur d'un récit s'efforce toujours d'établir
une telle cohérence entre les propositions.

Même une histoire du genre :


L'enfant a pleuré. Le papa lui a donné le tome 1 de
l'Anthropologie structurale et L'Etre et le néant.

appellerait une reconstruction du genre : cet enfant


doit aimer (sinon Lévi-Strauss et Sartre) jouer avec
des livres ; le fait de les toucher a pu le distraire, etc.
Postuler une cohérence permet de maintenir le dis-

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cours sous l'empire du sens qui préside à tout échange
« normal ». En revanche,
L'enfant a pleuré. Le papa a pris l'Anthropologie structurale
et L'Etre et le néant.
introduit une incertitude plus grande : entre pn1 et
pn2, il n'y a plus d'acteur constant (l'anaphorique lui
a disparu), sauf à reconstruire une logique du genre :
le papa s'est emparé de ces livres pour aller s'enfer-
mer dans son bureau et ne plus entendre les cris de
son bambin, ou encore : le papa a retiré ces livres
dont la seule vue déclenchait chez l'enfant un chagrin
vraiment trop déchirant.
En fait, pour qu'il y ait récit, il faut que l'on puisse
postuler un enchaînement de propositions du type :
I : A est X à l'instant t1.
II : L'événement Y arrive à A (ou A fait Y) à l'instant t2.
III : A est X' à l'instant t3.

Les propositions (énoncés d'état) I ou III peuvent


être sous-entendues et donc reconstruites par le
lecteur-auditeur. Pour avoir un récit, il faut donc des
balises temporelles chargées de marquer la succession
des faits ( t l , t2, t3, tn) et un cours des événements
manifesté au moyen de prédicats en opposition (X et
X ' ) et qui décrivent l'état de l'acteur constant (A) en
différents points de la chronologie :

L a donnée la plus importante pour affirmer qu'une


suite de propositions constitue un récit cohérent se
situe au niveau :
— de la récurrence de A (l'acteur-personnage cons-
tant) ;
— des rapports entre les prédicats initial (X) et final
(X').

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L a permanence de l'acteur et la logique des rap-
ports entre les prédicats initiaux et finaux sont au
moins aussi importantes que la présence d'une j o n c-
tion temporelle. Il semble indispensable de déchrono-
logiser notre vision intuitive du récit pour la « relo-
gifier » (5) en considérant le texte narratif à partir :
a) de la constance des participants (acteurs) ;
b) de la logique des rapports entre les prédicats ;
c) de la succession des processus.

a) et b) n'étant pas des données linéaires, on aboutit à un


modèle tabulaire de base :

Constantes
Succession Acteurs Prédicats Temps

I Etat initial A l , A2... X t1


II Procés A l , A2... Y t2
III Etat final A l , A2... X' t3

(Temps = cours chronologiquement orienté des événements.


Préd. Y = événement qui transforme X.
Préd. X' — état en opposition avec X.
Procès = moteur de la transformation des prédicats X et X'.)

Le caractère strict de la jonction temporelle est


important et le narrateur qui reformulerait [1] de
cette façon : Le papa a pris l'enfant dans ses bras et
l'enfant a pleuré, raconterait une tout autre histoire
(à la limite on peut aboutir au faux témoignage). Il
faudrait, pour que cet ordre des propositions narra-
tives soit conforme à [ 1 ] , introduire un connecteur
temporel ou causal : Le papa a pris l'enfant dans ses
bras PARCE QU'il pleurait / DÈS QU'il a pleuré /
ALORS QU'il commençait à pleurer / AU MOMENT
OU il s'est mis à pleurer.

(5) Selon une expression de Barthes dans son Introduction à l'analyse


structurale des récits, dans Communications, n° 8, 1966, p. 12.

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Pour aller plus avant il faut cesser de raisonner sur
un récit minimal qui fonctionne c o m m e un exemple
de grammaire et tenter de saisir le récit en acte.

III. — La dimension configurationnelle,


le sens et l'effet

Au-delà d'un squelette des événements, reste la


question de l'acte d'énonciation d'un récit minimal
c o m m e ci-dessus ou plus complexe c o m m e les deux
suivants :
Un récit oral tout d'abord, récit d'un garçon de
onze ans cité par W . L a b o v dans son travail sur la
langue orale (Le parler ordinaire, p . 3 0 4 ) :
[2] 1 —- Quand j'étais en huitième...
non, c'était en neuvième...
2 y a un gars, i' m'a piqué mon gant.
3 I m'a pris mon gant
4 et il a été raconter que son père i' l'avait trouvé par terre en
ville.
— Et tu t'es bagarré avec lui ?
5 — J'y ai dit que c'est pas possible qu'i' l'avait trouvé par
terre en ville pa'ce qu'avec tous les gens qui passent y avait
eu que son père pour le trouver ?
6 Là-dessus il est devenu dingue.
7 Alors on s'est bagarré.
8 J'y ai couru après dans toute la rue en tapant dessus.
9 Il a dit qu'i' s' rend,
10 mais moi, j'ai continué à y taper dessus.
11 Alors i' s'est mis à chialer
12 et i' s'est barré chez lui le dire à son père.
13 Et son père, i' y a dit
14 qu'il a pas trouvé de gant.

Un récit écrit ensuite, récit destiné à l'oralisation


puisque inséré dans une pièce de théâtre de Camus
(Les justes, acte IV) :
[3] KALIAYEV. — Il ne faut pas dire cela, frère. Dieu ne peut
rien. La justice est notre affaire ! (Un silence.) Tu ne
comprends pas ? Connais-tu la légende de saint Dmitri ?

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FOKA. — Non.
KALIAYEV. — Il avait rendez-vous dans la steppe avec Dieu
lui-même, et il se hâtait lorsqu'il rencontra un paysan dont
la voiture était embourbée. Alors saint Dmitri l'aida. La
boue était épaisse, la fondrière profonde. Il fallut batailler
pendant une heure. Et quand ce fut fini, saint Dmitri courut
au rendez-vous. Mais Dieu n'était plus là.
FOKA. — Et alors ?
KALIAYEV. — Et alors il y a ceux qui arriveront toujours en
retard au rendez-vous parce qu'il y a trop de charrettes
embourbées et trop de frères à secourir.

L a dimension chronologique des épisodes et la


transformation des prédicats dont on a parlé ne
suffisent pas pour définir de tels récits. Il ne suffit pas
qu'un lecteur soit capable de suivre une histoire dans
ce q u ' on peut appeler sa dimension épisodique ; il doit
aussi pouvoir saisir ensemble ces événements succes-
sifs et dégager une configuration sémantique. Soit une
dimension configurationnelle qui recouvre ce qu'on
peut aussi appeler la macro-structure sémantique
d'un texte.
C o m m e l'a mis en évidence le philosophe du
langage Louis 0 . Mink ( 6 ) , le récit le plus humble est
toujours plus qu'une série chronologique d'événe-
ments. L'activité narrative combine un ordre chrono-
logique et un ordre configurationnel : suivre le dérou-
lement d'une histoire (ordre chronologique), c'est
déjà réfléchir sur les événements en vue de les
embrasser en un tout signifiant (ordre configuration-
nel) par un acte de jugement réflexif. Quand il lit un
récit, l'utilisateur de la langue a besoin de savoir, en
gros, de quoi il s'agit (il en va de même à l'oral, bien

(6) L. 0 . Mink, The Autonomy of Historical Understanding, History and


Theory, 1965, V, n° 1, Middletown; Philosophical Analysis and Historical
Understanding, Review of Metaphysics, XXL, 1968, n° 4, New Haven;
History and Fiction as Modes of Comprehension, New Literary History, I,
1969-1970, Charlottesville. Lire aussi Paul Ricœur, Pour une théorie du
discours narratif, La narrativité, CNRS édit., 1980.

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sûr). Il établit, au moins à titre d'hypothèse au début,
un sens global ou un thème donnant un sens à ce qu'il
lit ou entend. L a fonction cognitive de cette opération
est essentielle dans le traitement de toute information
un peu complexe. Sans de telles inférences globales,
nous serions incapables d'établir une cohérence dans
une séquence de plusieurs phrases. A défaut, on
aboutit tout simplement à la remarque de Foka en
[3] : « Et alors ? » Dans le contexte de l'échange
verbal, une telle réplique signale bien que le rapport
de pertinence entre les événements de la parabole et la
situation n'a pu être établi par l'auditeur. Le récit
perd sa signification de départ et l'échange se solde
par un échec de l'énonciateur-narrateur à transmettre
ce qu'il veut dire et à produire l'effet escompté sur son
auditeur.
En face de cette intention et à la base de l'attente
de celui qui écoute ou lit un récit, il y a généralement
la conclusion qui tire l'histoire en avant. Le lecteur
anticipe et dirige inconsciemment son attente en
direction du dénouement (ce que les histoires drôles
mettent bien en évidence). Saisir une suite de proposi-
tions comme un tout, c'est pouvoir mettre une fin en
rapport avec un début, c'est pouvoir lire le début
c o m m e promesse de la fin, c'est pouvoir dériver des
séquences de propositions (en trouvant dans le texte
les instructions nécessaires à cette opération) une
macro-structure sémantique organisant le(s) sens du
récit de telle sorte que l'on puisse savoir ce qu'il
signifie « globalement ».
Ces notions de macro-structure sémantique et de dimension
configurationnelle sont essentielles dans le traitement de l'informa-
tion narrative : « Même quand tous les faits sont établis, il reste
toujours le problème de leur compréhension dans un acte de
jugement qui arrive à les tenir ensemble au lieu de les voir en
série » (L. O. Mink). Comme on le précisera au chapitre V, le
narrateur peut veiller lui-même à la « bonne » lecture du sens

18
global de son intervention narrative. L'auditeur du récit oral [2] ne
peut que comprendre que Norris (le narrateur) est vraiment le plus
fort. En [3], en revanche, Kaliayev ayant mal guidé son auditeur se
trouve dans l'obligation de formuler lui-même le sens global de sa
parabole. La macro-structure sémantique de l'exemple [1] est, sans
contexte, plus difficile à établir. Au-delà d'un simple constat, on
peut entendre : « moi aussi j'aimerais qu'on me prenne dans les
bras », ou « lui au moins, il a un vrai papa », ou encore : « papa
ne me prend jamais dans les bras quand je pleure », etc. La macro-
structure sémantique configurationnelle est en rapport direct avec
la situation de discours — ce qu'on appelle sa dimension pragmati-
que — , en rapport avec un acte de discours accompli indirectement
par le récit : reprocher, conseiller, supplier, demander, etc.

L a dimension chronologique-séquentielle du récit a


été travaillée avec précision par Propp et ses succes-
seurs. C'est d'elle qu'il sera prioritairement question
dans les trois chapitres suivants. L a dimension confi-
gurationnelle, qui nous renvoie au-delà de la suite
d'événements affectant les acteurs-personnages vers
le récit en acte, sera, elle, abordée au chapitre V sur
le récit oral, les grammaires textuelles, les problèmes
de compréhension et de mémorisation et l'énonciation
narrative. L a coupure bibliographique dont il a été
question en introduction recoupe d o n c bien les deux
dimensions conflictuelles et complémentaires de tout
récit : la séquence qui ordonne les éléments les uns
après les autres et la figure qui les ordonne les uns à
côté des autres.
Poussé par le retour actuel du romanesque et de la narration la
plus classique sur les ondes comme au cinéma, j'ai délibérément
laissé de côté le déjà classique « nouveau roman » et toutes les
formes « nouvelles » de narration (7). Claude Simon pose claire-
ment le problème que je choisis de laisser en suspens : « A partir
du moment où il n'est plus possible de considérer le roman comme
une fable éducative, porteuse d'un ou de plusieurs sens institués
qu'illustrent ses péripéties et son dénouement-morale (son « cou-

(7) Lire Nouveau cinéma, nouvelle sémiologie de D. Chateau et F. Jost;


Le nouveau roman et Nouveaux problèmes du roman de J. Ricardou (Seuil) ;
Structure de la trilogie de Beckett de D. Sherzer (La Haye, Mouton, 1976).

19
ronnement logique », comme l'appelait Faguet : Julien qui tire sur
Mme de Rénal ; Emma, la femme adultère qui meurt en châtiment
de ses fautes dans d'affreuses souffrances, etc.) alors, que peut-on
faire ? Si l'enchaînement des épisodes et leur aboutissement n'ont
aucune valeur exemplaire (...), je ne vois plus, non seulement pour
la phrase mais pour le texte tout entier du roman, qu'à chercher
une construction qui tienne debout non pas en référence à telle
« vraisemblance » psychologique ou sociale, mais en référence au
texte lui-même, à la logique de la langue travaillée, à sa justesse qui
est, comme le disait Flaubert, d'ordre musical »... (8).
De son côté, dans Bâtons, chiffres et lettres, Queneau a parlé de
« faire du roman une sorte de poème » et de (se) fixer « des règles
aussi strictes que celles du sonnet » : « Si la ballade et le rondeau
sont péris, il me paraît qu'en opposition à ce désastre, une rigueur
accrue doit se manifester dans l'exercice de la prose » (p. 28).
Dessinant un ordre non narratif du texte romanesque, il ajoute :
« On peut faire rimer des situations ou des personnages comme on
fait rimer des mots, on peut même se contenter d'allitérations »

Dans ces conditions, les textes romanesques, s'ils « racontent »


encore quelque chose, le font selon l'ordre d'une dominante que je
dirai « poétique ». Le « tissu de chronologie, de causalité et de
tout un ensemble de lois aux couleurs naturelles » (9), qui définit le
récit, est remplacé par une « tresse verbale » (10). La progression
temporelle est emportée par un enfilage de motifs qui ne découlent
pas les uns des autres par nécessité logique (causale, psychologi-
que), mais se combinent selon un principe de ressemblance ou de
contraste formel, selon l'ordre « musical » de la langue travaillée
dont parle Claude Simon.

(8) Entretien, La Nouvelle Critique, n° 105, 1977, p. 41.


(9) A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Gallimard, 1972, p. 162.
(10) R. Jakobson, à propos du poète Khlebnikov, Questions de poétique,
Seuil, 1973, p. 17-18.

20
CHAPITRE II

L'HÉRITAGE FORMALISTE

Bien que la discussion des propositions de la


Morphologie du conte ait occupé le devant de la scène
théorique, il serait inexact d'attribuer à Propp seul la
paternité de la narratologie contemporaine. Pour cette
raison, il faut signaler les grandes lignes de l'article
« Thématique » de Théorie de la littérature (Poétique)
que Tomachevski publie à Leningrad en 1925 ( 1 ) .

I. — Thème, fable, sujet, motif

1. Le thème selon Tomachevski. — T o u t récit


qui a un sens possède un « thème » global (ce que l'on
a appelé plus haut sa macro-structure sémantique) et
chacune de ses parties comporte des sous-thèmes
locaux fixant le sens de tel ou tel épisode. T o m a -
chevski insiste sur le rapport entre le choix du thème
et l'accueil qu'il est susceptible de trouver chez le
lecteur. On retrouve là une idée dialogique essen-
tielle : l'image des représentations du lecteur-audi-
teur intervient activement dans le processus de p r o -

(1) Traduit par Todorov dans le recueil des textes de ceux que leurs
détracteurs ont appelés les « Formalistes » russes : Théorie de la littérature,
Seuil, coll. « Tel Quel », 1965, p. 263-307. Dans sa préface, R. Jakobson
considère Tomachevski comme « l'un des plus fins et des plus fermes
représentants de l'équipe ».

21
duction du discours narratif. De plus, il ne suffit pas
de choisir un thème intéressant pour que le lecteur-
auditeur s'intéresse au récit qui lui est fait, il faut
encore stimuler son attention et soutenir son intérêt.
Tomachevski insiste sur la nécessité de susciter une
émotion du type sentiment d'indignation ou de
sympathie :
« Il faut découvrir le rapport émotionnel contenu dans l'œuvre
(même si ce n'est pas l'opinion personnelle de l'auteur). Cette teinte
émotionnelle qui reste évidente dans les genres littéraires primitifs
(par exemple dans le roman d'aventures, où la vertu est récom-
pensée et le vice puni) peut être très fine et complexe dans les
œuvres plus élaborées et parfois elle est si embrouillée qu'on ne
peut pas l'exprimer par une simple formule » (p. 267).

Ce premier aspect de la thèse de Tomachevski


présente l'intérêt de donner la priorité à l'échange
verbal sur les structures narratives. On peut toutefois
regretter de ne pas trouver dans les propos des
formalistes une interrogation plus linguistique sur les
rapports du thème et de la signification en langue, du
thème et de la situation, du thème et de l'orientation
appréciative-évaluative de tout énoncé (p. 2 6 6 ,
Tomachevki parle pourtant du « jugement de valeur »
que le thème évoque) (2).

2. Le motif, la fable et le sujet. — L'unité


thématique globale peut être décomposée, toujours
selon Tomachevski, jusqu'aux plus petites unités
signifiantes : le héros est mort, le jour revient, le
cheval est capturé, etc. Chaque proposition comporte
un sens minimal qu'il propose de désigner par la
notion de motif. Ce qu'il appelle la fable est le produit
de la succession chronologique et causale de ces

(2) Sur ces dernières questions, voir le chapitre VII du Marxisme et la


philosophie du langage de Bakhtine-Volochinov, publié à Leningrad en 1929
et traduit aux Editions de Minuit.

22
« motifs » de base. Quant au sujet, il recouvre
l'ensemble de ces mêmes « motifs » , mais selon leur
succession dans l'énoncé narratif lui-même. Ainsi, un
écrivain ne peut-il emprunter que sa « fable » à un
fait divers. L e « sujet » c o m m e mise en texte toujours
spécifique fera de cette « fable » une œuvre littéraire
originale. Retenons que la notion de « fable » , qui
exige non seulement un indice temporel, mais aussi un
indice de causalité, permet de distinguer un simple
récit de voyage — dominé par la dimension c h r o n o l o -
gique — d'un récit véritable où chronologie et causa-
lité jouent le rôle dont on a parlé plus haut.

Le fait que certains « motifs » puissent être omis sans altérer la


causalité événementielle permet de distinguer des « motifs asso-
ciés » (propositions proprement narratives) et des « motifs libres »
(propositions jouant un rôle complémentaire, expansions descrip-
tives, par exemple). Ces dernières remarques de Tomachevski
feront l'objet du chapitre III, ci-dessous, où sera abordée la
question de l'ordre des événements du récit, c'est-à-dire la diffé-
rence entre l'ordre du sujet (le racontant) et l'ordre de la fable (le
raconté). Dans ce chapitre seront aussi définies les expansions des
propositions noyaux de la « fable » et examiné le rôle des motifs
statiques qui ne font pas avancer l'intrigue.
Je reviendrai page 97 sur la distinction proposée entre récit
objectif (d'un auteur) et récit subjectif (d'un personnage), mais
examinons surtout comment Tomachevski envisage le déroulement
de la « fable » : « On peut caractériser le développement de la
fable comme le passage d'une situation à une autre, chaque
situation étant caractérisée par le conflit des intérêts, par la lutte
entre les personnages » (p. 273). Tomachevski centre sa définition
sur la notion de personnage et sur le moteur narratif du conflit :
« Le développement dialectique de la fable est analogue au
développement du processus social et historique qui présente
chaque nouveau stade historique comme le résultat du conflit des
classes sociales au stade précédent et en même temps comme le
champ où se heurtent les intérêts des groupes sociaux constituant le
régime social du moment. » La fin de la « fable » apparaît
généralement dans une situation où les intérêts se réconcilient et où
disparaissent les conflits, toute situation de réconciliation entraî-
nant chez le lecteur la fin d'une attente. Les types de dénouements,
par exemple le triomphe de la vertu et la punition du vice dans les

23
romans moralistes, la récompense des bons et le châtiment des
méchants dans le conte populaire merveilleux, comme les types
d'expositions définissent des genres de récits et des époques.
Tomachevski avance cette structure que nous reprendrons au
chapitre V : Parfois la situation initiale est équilibrée, puis
survient un nœud (motifs dynamiques détruisant l'équilibre de
départ) qui déclenche des péripéties (passage d'une situation à une
autre). La tension croît alors pour parvenir à son point culminant
juste avant le dénouement. Soit un rythme : situation initiale +
nœud, puis tension (thèse) + point culminant (antithèse) +
dénouement (synthèse).

L a question d'un modèle théorique de la structure


de la « fable » est au centre des préoccupations
narratologiques. Si l'on a pu accorder autant
d'importance aux propositions de Propp dont il va
être question à présent, c'est probablement parce
qu'il a su commencer par limiter son propos à un
corpus particulier. Avant d'espérer aboutir à une
généralisation (à une grammaire du type textuel), il
était indispensable de travailler sur le conte merveil-
leux russe, sur certains récits mythiques (Greimas) ou
sur le récit oral des enfants des ghettos noirs des
Etats-Unis (Labov et Waletzky).

II. — La notion de fonction


des personnages chez Propp

1. Les fonctions. — A la lecture des cent contes


merveilleux d'Afanassiev, Propp a, comme tous les
auditeurs ou les lecteurs de ce genre de récits, été
frappé par le retour d'événements et de personnages
identiques. Un personnage est souvent, au départ, âgé
ou malade, en état de manque initial caractéristique,
de toute façon. Une tâche est alors proposée au(x)
h é r o s ; même s'il s'agit, chaque fois, de tâches très
différentes, l'action générale reste la même et Propp
propose de parler d'une fonction abstraite du type

24
Appel ou envoi du héros, elle-même déclenchée par la
fonction manque précédente. Comme des person-
nages très divers peuvent remplir des fonctions iden-
tiques, P r o p p va parler des « sphères d'action » des
personnages en centrant son analyse sur les fonctions
en tant que telles et non pas sur les personnages qui
les accomplissent ou sur les objets qui les subissent.
Ceci l'amène à définir ainsi la notion de fonction :
— une action dont le personnage-exécutant n'importe pas (action
désignée par des substantifs comme « interdiction », « interro-
gation », « fuite »).

Avec la fonction, Propp cerne le maillon élémen-


taire et fondamental du déroulement de l'intrigue. Il
découvre que le nombre des parties constitutives
« constantes, permanentes » du conte merveilleux
se limite aux 31 fonctions des personnages suivantes :
F. I : Eloignement-Absence (mort de la mère positive dans Peau
d'âne ou Cendrillon, mais aussi bien départ des parents pour le
maquis dans une nouvelle comme Mateo Falcone de Mérimée).
F. II : Interdiction-Prohibition (ou forme inverse de l'Ordre).
F. III : Transgression-Violation (ou Exécution de l'ordre).
Ces deux dernières fonctions, comme Lévi-Strauss et Greimas le
montreront à la suite de Propp, peuvent être couplées : une
interdiction est posée pour être transgressée, un ordre pour être
exécuté.
F. IV : Interrogation-Demande de renseignement.
F. V : Information (Propp parle aussi de Délation).
Ce nouveau couple de fonction apparaît dans Blanche-Neige, par
exemple, lorsque la marâtre interroge son miroir pour apprendre
que sa belle-fille est plus belle qu'elle.
F. VI : diverses formes de Tromperie.
F. VII : Complicité involontaire.
On trouve ce couple de fonctions dans Les trois nains de la forêt
(Grimm) lorsque la veuve-future marâtre trompe Elsa en lui faisant
croire qu'elle sera bonne avec elle si elle parvient à convaincre son
père de se remarier. Propp parle d'un pacte trompeur fréquent.
Involontairement, Elsa, qui accepte de servir d'intermédiaire, se
fait complice de celle qui devient sa marâtre et qui va ensuite,
rapidement, le persécuter. Soit la fonction VIII : « L'agresseur

25
nuit à l'un des membres de la famille ou lui porte préjudice » =
Méfait. On reconnaît ce début exemplaire de conte.
F. VIII : Méfait et F. VIIIA : Manque.

Avec ces fonctions, le récit commence. En fait, les sept premières


fonctions des personnages constituent la Préparation facultative de
tout récit merveilleux. La plupart des contes commencent par les
fonctions VIII ou VIIIA, c'est-à-dire par un méfait ou par un
manque (jeunesse, animal merveilleux, objet particulier, fécondité
en général). Dans une histoire destinée à de jeunes enfants, après
avoir appris que chaque membre de la famille possède un cheval, le
texte dit : « Mais le petit Indien, lui, n'avait pas de cheval et son
plus grand désir était d'en avoir un. » Un tel début fixe de façon
exemplaire un manque initial, moteur de la narration. Dans
L'oiseau d'or de Grimm et sa variante russe L'oiseau de feu, en
revanche, la Préparation comporte un méfait : l'oiseau merveil-
leux dérobe des pommes d'or, avant que n'apparaisse le manque :
l'oiseau lui-même dont le fils cadet a révélé l'existence en lui
arrachant une plume.

F. IX : Appel ou Envoi du héros, Mandement.


F. X : Début de l'action réparatrice ou Acceptation, par le héros,
d'une tâche difficile à accomplir afin d'effacer le méfait ou le
manque. Il s'agit d'aller chercher l'oiseau d'or ou l'oiseau de feu
dans les contes du même nom, cités plus haut.
F. XI : le Départ achève ce que l'on peut considérer, après la
préparation, comme une seconde séquence bien que ce point ne
soit pas envisagé par Propp.
F. XII : Héros mis à l'épreuve ou Première fonction du donateur.
F. XIII : Affrontement de l'épreuve.
F. XIV : Réception de l'aide et/ou Transmission de l'objet magique.
Dans Les trois nains de la forêt. Elsa accepte de partager avec
les nains son maigre repas. Comme elle se montre affable, ils
l'aident à remplir la tâche imposée par sa marâtre (trouver des
fraises sous la neige) et lui confèrent trois dons merveilleux. De
façon similaire, dans Les fées de Perrault, l'héroïne donne à
boire à une pauvre femme et elle reçoit en retour un don
comparable : à chaque parole qu'elle prononce, il lui sort de la
bouche une fleur ou une pierre précieuse.
Suit un nouveau déplacement dans l'espace :
F. XV : Déplacement-Voyage.
F. XVI : Combat au cours duquel le Héros est Marqué.
F. XVII : Héros marqué : c'est-à-dire qu'il est blessé ou qu'il s'est
emparé d'un objet ou d'une partie de l'animal combattu, ou
encore qu'il est connu de celui ou de celle qu'il vient de délivrer

26
et qui, à la fin du conte, permettra de distinguer le vrai héros du
faux héros. C'est ce qui se passe aussi bien dans L'oiseau d'or
que dans L'Oiseau de feu où l'oiseau lui-même ou la princesse
n'acceptent de reconnaître que le fils cadet et dénoncent la
traîtrise des aînés. Le combat est suivi de :
F. XVIII : Victoire.
F. XIX : Réparation du méfait ou du manque.
A l'exception de Paul Larivaille, les commentateurs de Propp
négligent l'ensemble de trois fonctions situé entre l'obtention de
l'objet de la quête (XIX) et le retour définitif du héros. Sur le
chemin du retour :
F. X X : Retour.
Le héros est agressé :
F. XXI : Poursuite-Persécution du héros,
Puis il est secouru :
F. XXII : Secours-Héros sauvé.
Il faut signaler l'importance de cette série de fonctions dans les
contes merveilleux : elle constitue une séquence facultative mais
fréquente.
F. XXIII : le héros rentre secrètement chez son père, Arrivée
incognito du héros. On pense, bien sûr, au retour d'Ulysse, mais
dans Les trois nains de la forêt, Elsa revient métamorphosée en
cygne pour parler au roi son époux en secret; il s'agit là d'une
variante type du retour incognito.
F. XXIV : devant les Prétentions mensongères du (des) faux héros
— Imposture, il y a généralement :
F. XXV : Assignation d'une tâche difficile au Héros.
F. XXVI : Tâche difficile accomplie.
F. XXVII : Reconnaissance.
F. XXVIII : Découverte, faux héros démasqué(s).
F. XXIX : Transfiguration-Révélation du héros.
Ces fonctions s'enchaînent classiquement et une fin morale, bien
caractéristique du conte merveilleux, amène la punition des mé-
chants :
F. X X X : Châtiment.
et la récompense des bons :
F. XXXI : Mariage.

Dans cette présentation, j'ai évité la liste purement


linéaire habituelle afin de mettre en évidence, d'une

27
part, le couplage de certaines fonction, d'autre part,
les groupements de fonctions séparées par des déplace-
ments dans l'espace. A la suite de la séquence de
Préparation, cinq ensembles apparaissent, définissant
les cinq séquences virtuelles du conte canonique. C'est
dans le chapitre 9, intitulé « Le conte c o m m e tota-
lité », que Propp ébauche l'étude de la notion de
séquence. Il envisage trois formes de base dont il
faudra reparler : la succession (coordination comm e
ci-dessus), l'interruption (enchâssement), les schémas
complexes (entrelacement).

2. Les sphères d'action des personnages. —


Propp a précisé que de nombreuses fonctions se
regroupent logiquement selon certaines « sphères
d'action » correspondant aux personnages qui les
accomplissent. Au chapitre 6, consacré à la « Réparti-
tion des fonctions entre les personnages », Propp
avance l'idée essentielle d'un nombre limité de « per-
sonnages » de base du conte merveilleux ( 3 ) . Comme
les travaux ultérieurs de Greimas (ci-dessous
chap. IV) le préciseront, il s'agit moins de « person-
nages » que de places plus abstraites. L a distinction
entre niveau du personnage et niveau de sa sphère
d'action peut être précisée comme niveau actantiel et
niveau des fonctions. Avant de reprendre ce point
avec les thèses de Greimas, retenons les sept sphères
d'action dégagées par Propp (tableau ci-contre).
Propp s'interroge aussi sur la question des attributs
des personnages et sur leur signification. Ce point
sera, lui aussi, revu à travers les travaux de Greimas,
nettement plus généraux.

(3) Georges Polti, dans L'art d'inventer des personnages (Montaigne édit.,
1930), puis Etienne Souriau avec les Deux cent mille situations dramatiques
(Flammarion, 1950) ont aussi travaillé cette idée proppienne selon laquelle
les personnages sont avant tout ce qu'ils font.

28
Personnages
(actants) Sphères d'action (fonctions)

Agresseur = F. VIII (Méfait)


(méchant)
= F. XVI (Combat avec le héros)
= F. XXI (Pour suite -Persécution )

Donateur = F. XII (Héros mis à l'épreuve)


(pourvoyeur) = F. XIV (Transmission de l'objet
magique)

Auxiliaire = F. XV (Déplacement)
= F. XIX (Réparation VIII ou VIIIA)
= F. XXII (Secours-Héros sauvé)
= F. XXVI (Tâche difficile accomplie)
= F. XXIX (Transfiguration du héros)

Princesse = F. XVII (Héros marqué)


(personnage = F. XXV (Assignation d'une tâche)
recherché) = F. XXVII (Reconnaissance)
et son père = F. XXVIII (Découverte du faux héros)
= F. XXX (Châtiment)
= F. XXXI (Mariage)

Mandateur = F. IX (Envoi du héros, mandement)

Héros = F. X (Début action-quête


réparatrice
= F. XIII (Affrontement de l'épreuve)
= F. XXXI (Mariage)

Faux héros = F. X (Début action-quête


réparatrice)
= F. XIII (Affrontement de l'épreuve)
= F. XXIV (Prétentions mensongères)
III. — La « Logique du récit » selon
C. Bremond

1. Reformulation du schéma unilinéaire de


Propp par C. Bremond. — Partant d'un examen
des thèses de Propp, Bremond commence par rempla-
cer le schéma unilinéaire de 31 fonctions par un
schéma comportant des niveaux différents : « Comme
dans une partition musicale les notes exécutées par
chaque instrument » (4) . Tout en conservant la chro-
nologie des fonctions (sauf l'enchaînement XXIII-
X X I V ) , Bremond propose de mettre en évidence les
rapports entre certaines fonctions et « la juxtaposi-
tion d'un certain nombre de séquences qui se superpo-
sent, se nouent, s'entrecroisent » (p. 2 9 ) .
Il est facile de systématiser ce que Bremond pré-
sente comme une « première approximation » et
d'introduire ainsi aux reformulations récentes de
l'analyse sémiotique (Greimas) ou morphologique du
conte (Larivaille). Sans expliciter ici mes désaccords
(de détail) avec les pages 3 0 - 3 1 , je crois nécessaire de
distinguer six niveaux : celui des déplacements (A),
celui du début, du milieu et de la fin du récit ou base
de l'histoire (B), les épreuves initiale, centrale et
finale du héros ( C ) , les épreuves liées à l'auxiliaire
magique (ou adjuvant) ( D ) , enfin deux niveaux de
différenciation entre héros et faux héros (E) et (F)
(tableau page 31).
En A, quatre déplacements dans l'espace ponctuent la progres-
sion du héros. Il me semble donc nécessaire de bien distinguer ce
premier niveau du reste du modèle canonique. En B, les trois temps
forts apparaissent nettement : le manque (ou méfait) de départ
(VIII ou VIIIA), sa liquidation (XIX) et l'apothéose finale (XXXI).
Le récit ne s'arrête pas en XIX en raison d'une agression (niveau F
ou D) qui amène un rebondissement essentiel au genre. En C, se

(4) Logique du récit, p. 30.

30
dessinent les trois grandes épreuves du héros qui accepte une tâche
(IX et X ) , accomplit l'exploit à la base de la liquidation du manque
initial (XIV, XVI et XVIII), enfin réussit l'épreuve finale qui permet
de le distinguer du faux héros. En D, le héros rencontre un adjuvant
magique qui lui donne (XII et XIII) d'abord le moyen (XIV) de
triompher de l'épreuve centrale et qui ensuite vient le secourir
(XXII). En E, le héros peut être reconnu (XVII, XXVII et XXIX) et,
en F, le faux héros est démasqué (XXVIII et XXX) après son action
contraire (XXI et XXIV).

Une telle reformulation m'apparaît comme un


premier pas important vers une nouvelle analyse du
conte merveilleux, mais Bremond, qui choisit ses
exemples chez La Fontaine, dans l' Odyssée comm e
dans la Bible, ne borne pas sa réflexion à un type
particulier de récit.

2. L e s triades et la l o g i q u e d e s p o s s i b l e s n a r r a -
tifs. — A la différence de Propp, Bremond ne définit
pas le récit comme une chaîne syntagmatique fixe de
fonctions. Il met en avant le problème des bifurca-
tions narratives et du choix constant du récit entre
une série de directions possibles. Partant du fait que
la nature chronologique de toute histoire racontée

31
implique qu'un événement : 1) advient ( = avant) ;
2) se développe ( = pendant) ; 3) s'achève ( = après)
selon un rapport du conséquent à l'antécédent, Bre-
m o n d établit une « logique des possibles narratifs »
qui éclaire l'enchevêtrement des actions ainsi que les
virtualités et les actualisations décrites par les divers
types de récits. Un narrateur peut toujours choisir de
résumer d'un mot ou de détailler une série d'actions.
L'établissement d'une telle logique des bifurcations
possibles permet de percevoir, au-delà de la linéarité,
des liens de solidarité et d'enchaînement. A chaque
moment, un choix est effectué et, parmi des possibles,
un seul devenir se trouve actualisé. La conclusion de
Bremond s'écarte du postulat finaliste de Propp :
« ne jamais poser une fonction sans poser en même
temps la possibilité d'une option contradictoire »
{Logique du récit, p. 2 5 ) .
En généralisant les observations de Propp, Bre-
m o n d a tout naturellement été amené à postuler un
système beaucoup plus ouvert. Il note fort justement
que, si la fonction Lutte du héros avec le méchant
rend possible la fonction Victoire et non pas Echec,
c'est qu'elle ne s'applique qu'au corpus des contes
merveilleux russes qui exclut certaines options
contradictoires avec sa finalité profonde.
Pour préciser tout ceci, il convient donc de partir
du fait que tout processus actionnel se développe
selon trois moments ouvrant trois alternatives :
1) Virtualité : fonction qui ouvre ou non la possibilité d'un
processus (conduite à tenir, événement à
prévoir) ;
2) Actualisation : fonction qui réalise ou non cette virtualité ;
3) Résultat : fonction qui clôt le processus : résultat
atteint ou non.

Toute séquence actionnelle d'un récit repose sur


l'alternance de phases d'amélioration et de dégrada-

32
tion, d'équilibre et de déséquilibre successifs faisant
de lui moins une suite linéaire d'événements qu'un
enchaînement de séries enclavées sur ce modèle où les
fonctions de la série 2 constituent le processus de
réalisation de la série 1 :

Selon que les événements favorisent ou contrecar-


rent un projet, deux possibilités se présentent :

33
L a combinaison de ces deux triades élémentaires en
un schéma par enclave (Bremond, 1 9 6 6 , p. 63 et
1 9 7 3 a , p . 71) d'expression graphique bidimention-
nelle met bien en évidence la composition « en
profondeur » de tout énoncé narratif :

Outre l' enclave, comme ci-dessus, les triades peu-


vent être soit linéairement enchaînées (bout à b o u t ) ,
soit accolées en parallèle pour rendre compte, par
exemple, de la complémentarité des perspectives :

On reconnaît là un schéma type des contes.

34
Reste posée une question essentielle : en quoi cette
logique des possibles possède-t-elle un caractère narra-
tif? L a réflexion critique menée par Bremond a
permis de rouvrir des alternatives et des itinéraires
possibles dans le schéma unilinéaire de Propp, mais elle
ne fait que poser les conditions d'une logique de
l'action. L e schéma proposé ci-dessus s'applique aussi
bien à une séquence narrative d'un conte merveilleux
qu'à un texte publicitaire argumentatif. Pour qu'il y ait
narration, il faut la médiation d'une intrigue qui
vectorise le parcours en conduisant d'un début à une
fin précise. En d'autres termes, à la grammaire des
actions et à l'inventaire des rôles entrepris par
Bremond, il convient d'ajouter la signification prise
par chaque événement dans son rapport à une finalité
qu'il sert ou dessert, et surtout l'acte de jugement qui
permet de prendre ensemble un tout vectorisé. Il faut
passer d'une grammaire de la logique des actions,
d'une grammaire du récit raconté, au discours qui
l'énonce, aux actes de discours narratifs.
Afin de mettre en évidence la façon dont une série
complexe de triades enchâssées peut former un récit,
examinons une courte rédaction scolaire proposée par
Horst Isenberg (Langages, 26, 1 9 7 2 , p. 5 9 - 7 4 ) :

[4] Il y a trois ans, je suis allé me promener avec mon frère. Nous
flânions dans les rues de Leipzig et nous ne faisions pas très
attention à la circulation. Soudain mon frère m'a tiré d'un
coup sur le côté. A un carrefour, nous avions voulu traverser
sans faire attention. Le feu était au vert. Mon frère et moi
sommes tout de même arrivés à temps de l'autre côté de la
rue. Depuis ce jour, je ne traverse plus la rue quand le feu est
au vert.

L'enchâssement des triades actionnelles permet de rendre


compte de la structure textuelle de ce récit simple :

35
L'intérêt d'une telle structuration réside assurément dans la mise
en évidence de niveaux hiérarchiques d'enchâssement des séries
triadiques. La dernière phrase (P7) apparaît comme une clé : elle
signifie que l'enfant, au terme de l'événement narratif, accède à
l'ordre social adulte (celui du destinataire de la « rédaction »
scolaire, bien sûr) : le feu rouge/vert comme ordre de la Loi. La
lecture doit donc construire le récit en fonction de cette orientation
appréciative. On est ainsi amené à refuser l'hypothèse selon
laquelle la promenade-flânerie-inattention serait valorisée (conno-
tée positivement) et où, dès lors, le processus narratif irait dans le
sens d'une dégradation de cet état d'insouciance. On peut dire que
cet état de départ est connoté négativement et que le récit va dans
le sens de l'amélioration suggérée par le schéma. A l'oral, une
simple intonation suffirait pour établir l'orientation appréciative de
l'énoncé et lever ainsi toute ambiguïté. Le texte proposé ne fournit
guère que deux indices du sens dans lequel il doit être lu :
P2' : « Nous ne faisions pas très attention »
P4 : « Sans faire attention »
Si la dernière phrase (P7) semble lisible comme « depuis ce jour
je fais attention », c'est en raison du statut particulier de tout
énoncé négatif (5). Le narrateur qui déclare par deux fois que lui et
son frère n'étaient pas attentifs peut être considéré comme sous-
entendant une autre parole derrière la sienne : il faut faire
attention quand on se promène dans la rue ; parole adressée à lui-
même (comme à tous les enfants) par un autre énonciateur.
O. Ducrot propose fort justement de considérer tout énoncé non-p

(5) Voir O. Ducrot, Les mots du discours, Minuit, 1980, p. 49-56.

36
comme comprenant à la fois une assertion de p et un rejet de cette
assertion : « Il est propre à la négation que l'on déchiffre en elle
l'assertion de ce qu'elle nie » (p. 53). Dans le cas présent,
typiquement narratif, les énoncés négatifs présupposent p : il faut
faire attention et donc, à l'issue de l'événement raconté, le sujet a
acquis un savoir et adopté un comportement conforme aux normes.
Par rapport à cette logique de niveau 1 (triade 1), la seconde
triade présente l'événement dangereux proprement dit (niveau 2)
et la troisième l'action résolutive (niveau 3 ) . Si la triade 3
constitue le noyau de la transformation, le noyau du niveau
événementiel, on peut dire que la triade 1 constitue, quant à
elle, le noyau sémantique à la base de la construction du sens
configurationnel.

3. L'importance des perspectives. — A la diffé-


rence de P r o p p , Bremond insiste sur l'importance des
personnages et des rôles narratifs : « L a séquence
peut, jusqu'à un certain point, se défaire et se

37
réorganiser pour manifester l'évolution psychologique
ou morale d'un personnage. Le héros n'est donc pas
un simple instrument au service de l'action. Il est à la
fois fin et moyen du récit », (Logique du récit p. 2 5 ) .
Ainsi, dans le récit oral de Norris W., récit [2] cité
plus haut page 16, la prise en compte du jeu des
perspectives du narrateur et de son adversaire donne
plus de sens à l'enchâssement triadique (tableau
p. 3 7 ) .
Retenons, pour conclure, que Bremond restitue leur
mobilité et leur variabilité aux unités de la logique
actionnelle des récits et qu'il parvient à cerner ces
« éléments constitutifs dont c'est l'art du récit que
de nouer, d'embrouiller et de défaire l'écheveau »
(p. 2 9 ) . En ce sens, on ne saurait nier l'intérêt de sa
réflexion même si une suite d'actions ne suffit pas
pour qu'il y ait un récit. C'est la position d'Aristote
qui, dans La Poétique, donne une définition de
l'action qui annonce celle de C. Bremond : « C o m m e
dans les tragédies, les histoires doivent être agencées
en forme de drame, autour d'une action une, formant
un tout et menée jusqu'à son terme, avec un c o m -
mencement, un milieu et une fin [...] ; leur agence-
ment ne doit pas être semblable à celui des chro-
niques qui sont nécessairement l'exposé, non d'une
action une, mais d'une seule époque, comprenant
tous les événements qui se sont alors produits pour un
seul ou plusieurs hommes et qui n'entretiennent les
uns avec les autres que des relations fortuites » (59 a
17-21).

38
CHAPITRE III

ORDRE ET PAUSES DE LA NARRATION

I. — Ordre/désordre du récit

On a vu que Tomachevski et les formalistes russes


distinguaient la fable (proche de l'inventio de la
rhétorique classique) et le sujet (la dispositio). G. G e -
nette a précisé tout ceci en opposant l'histoire (succes-
sion chronologique et causale des événements racon-
tés) et le récit (ordre textuel dans lequel ces événe-
ments apparaissent). Les distorsions entre l'histoire
racontée et le récit racontant peuvent être de p l u-
sieurs ordres : un événement est évoqué après coup
(« analepse » ou rétrospection plus largement) ou,
au contraire, anticipé (« prolepse » ) . Il faudrait
ajouter les ellipses possibles d'un événement (ellipses
qui ne modifient pas l'ordre chronologique de l'his-
toire racontée mais accélèrent la vitesse de déroule-
ment des événements), les amorces ou même les
répétitions.
L e classement des unités H (histoire racontée) et
r e

Rr a
(récit racontant) permet le calcul de la direction
des distorsions (après-coup rétrospectif ou anticipa-
tion), la distance temporelle entre les unités (seconde,
heure, jour, siècle) et enfin la durée propre de chaque
unité (« Ils vécurent heureux... » ) .

39
Considérons rapidement les deux récits de presse
suivants :

L e premier récit présente chronologiquement les


faits. Cette linéarité stricte du compte rendu contraste
avec les décalages entre l'ordre de la série H et r e

l'ordre de la série R de l'histoire de la petite


r a

Rozenne. Si chaque paragraphe de ce second récit,


considéré isolément, présente une suite chronologique
d'événements, c'est de paragraphe à paragraphe,
dans l'ordre du texte complet, qu'apparaissent des
décalages.
On peut découper ce second récit en neuf propositions narratives
(pn) ; je souligne les indications temporelles qui permettent d'ordon-
ner H :
re

40
Paragraphe 1
— pn1 : Une fillette... a été portés (sic !) disparue pendant
24 heures, mobilisant... lyonnais,
— pn2 : avant d'être retrouvée hier matin... immeuble.
Paragraphe 2
— pn3 : Partie... à l'école lundi matin... jamais.
— pn4 : Vers 14 h... police
— pn5 : et des patrouilles étaient organisées.
Paragraphe 3
— pn6 : En fait... avait laissé... avant de disparaître...
écrivait notamment :
— pn7 : « J'en... pars... lapin,
— pn8 : je reviendrai quand je serais (sic !) majeure »
Paragraphe 4
— pn9 : Et c'est... a été retrouvée.
Si l'on distingue, comme Genette, le préconise, deux séries H etRE

R , l'ordre chronologique H du texte (R ) peut être ainsi


ra re ra

reconstruit :

Afin de visualiser cette tension des deux séries en donnant plus de


rendement aux propositions de Genette :
— Convenons de désigner l'ordre de l'histoire racontée (H ) re

alphabétiquement et de le disposer selon un axe vertical.

41
— Convenons de désigner numériquement l'ordre du récit
racontant (R ) et de le disposer sur un axe horizontal.
ra

— Convenons, de plus, que l'ordre des événements racontés sera


envisagé comme un compte à rebours du plus lointain passé vers le
présent du lecteur du journal (point 0 à la conjonction des deux
axes), voire vers son futur : pn8 = pn9 et pn2 = A, pn1 = B,
pn5 = C, pn4 = D, pn3 = E, pn7 = F, pn6 = G.
— Convenons enfin que la représentation spatiale à laquelle je
propose d'aboutir découpe deux aires : une aire supérieure droite
prospective et une aire inférieure droite rétrospective par rapport à
l'axe présent du texte écrit-lisible, lui-même précédé par un avant-
texte (titre, sous-titre, par exemple).
Cette représentation schématique s'appuie sur quelques indica-
tions textuelles : indices temporels (lundi matin, hier matin, avant,
vers 14 h) ; changements de temps verbaux signalant les modula-
tions temporelles anticipatrices (futur) ou rétrospectives (plus-que-
parfait). A ceci viennent s'ajouter des données plus logico-séman-
tiques : les critères relevant de la connaissance encyclopédique du
monde de chaque lecteur-auditeur (dater la « majorité », le fait
que les patrouilles ne peuvent être organisées qu'une fois la police
prévenue, etc.).

Notons surtout, d'un point de vue textuel, que le


découpage du récit de presse en paragraphes corres-
p o n d — c o m m e c'est souvent le cas — aux ruptures
chronologiques rendues immédiatement lisibles par la
schématisation.

II. — Vitesse du récit :


narration et description

L e rythme d'un récit est extrêmement variable, il


dépend du n o m b r e plus ou moins grand de détails
injectés, de l'étendue des séquences descriptives et des
interventions de commentaire du narrateur. A l'in-
verse, un résumé ou une ellipse peuvent accélérer la
succession événementielle. Comparons le début du
premier récit cité lors du développement précédent
avec une partie de l'article qui lui fait suite :

42
M m e Elizabeth M . , une bleu marine et un pantalon
vieille dame polonaise, a tout noir. Us sont entres et ressor-
vu ou presque de sa fenêtre de te à nouveau avec quelque
la rue Ferdinand-Duval. Elle chose comme une petite saco-
ne veut pas donner son nom : che, une serviette. Sur le trot-
« Je suis étrangère, dit-elle, et toir, j'ai vu une homme en
j'ai peur. » « J'ai entendu un blouse blanche avec un pisto-
premier coup de feu. Et le let. II y avait aussi une petite
bruit de verre brisé. Cela voiture blanche, comme une
venait de chez Goldenberg. Renault, avec deux hommes
J'ai vu un homme sortir du dedans. Je suis formelle. Il y
restaurant. Un grand, avec un avait bien deux hommes. En
costume d'été bleu pâle, les tout, ils étaient quatre. Puis je
cheveux courts, noirs. Et puis n'ai plus rien vu parce qu'ils
j'entends une nouvelle fois ont continué dans la rue. »
des coups de feu qui viennent Les deux hommes armés, 4
de l'intérieur du restaurant. pied, étaient selon elle « des
Et alors, je vois un deuxième gens tout à fait normaux, élé-
homme sortir, les cheveux gants, bronzés, ou à la peau
plus longs, avec une chemise mate, comme des Arabes.
Plutôt beaux. » (...)

Le plus grand nombre de détails descriptifs vient


assurément enrichir le sens de ce fait divers (le
témoignage se caractérise par l'apport d'informations
supplémentaires), mais il modifie aussi considérable-
ment le rythme de la narration des événements. On
peut ajouter que les types de récits diffèrent en
fonction de leur quantité de notations descriptives ou
évaluatives : entre un conte ou une nouvelle et un
récit de Balzac ou de Jules Verne, la différence est,
bien sûr, énorme. Retenons que les notations de détail
permettent au lecteur-auditeur de construire du
sens ; elles contribuent à créer les effets nécessaires
à la représentation (souvenir ou imagination) des
lieux, des objets, des personnages et, plus globale-
ment, des circonstances. Voyons donc, à présent,
comment passer d'une analyse fonctionnelle à une
étude de ces types de notations.

43
1. L'analyse indicielle. — Dans son « Introduc-
tion à l'analyse structurale du récit » ( 1 ) , Barthes
précise les notions encore vagues chez Tomachevski
de « motifs associés » et de « motifs libres ». Il
propose de distinguer les fonctions charnières, consti-
tutives du noyau de la « fable » : les « noyaux » ou
« fonctions cardinales » , des différents types de nota-
tions interstitielles qui viennent se greffer entre elles.
L'analyse indicielle de toutes ces notations complète
ce q u ' o n a dit au chapitre précédent de la logique
actionnelle et des séries triadiques constitutives des
séquences narratives de base.

A) Des notations fonctionnelles secondaires, les « fonctions


catalyses », peuvent combler l'espace entre deux propositions
narratives de base. Alors que ces dernières impliquent une alterna-
tive (celle de la logique des possibles narratifs) et permettent de
poursuivre le récit dans un sens ou dans un autre, ces « catalyses »
viennent les compléter, elles « s'agglomèrent autour d'un noyau ou
d'un autre sans en modifier la nature alternative » (Barthes).

B) Entre les noyaux, peuvent aussi venir se greffer


— d'une part des indices-informants qui confèrent un lieu et un
temps à l'intrigue, qui servent à identifier la réalité du référent
et à enraciner une fiction dans le réel (âge d'un personnage ou
d'une personne, indications de lieu, d'époque, de jour et
d'heure). Dans le premier texte cité, entre les noyaux narratifs
(« pénètre dans le restaurant », « ouvre le feu », « ressort »,
« remonte... en continuant à tirer », « réussit à disparaître » ) ,
viennent se greffer les informants indispensables au repérage
de l'événement : « rue des Rosiers », « 13 h 10 », « restau-
rant Jo Goldenberg », « la rue Vieille-du-Temple » ;
— d'autre part des indices proprement dits. Tandis que les
informants correspondent à des données immédiatement signi-
fiantes et apportent une connaissance toute faite, liée à une
certaine logique du monde représenté, les indices « impliquent
une activité de déchiffrement », de reconstruction : il s'agit,
pour le lecteur, de lire un caractère ou une atmosphère.

(1) Communications, n° 8, 1966. Article repris dans le volume collectif


Poétique du récit, Seuil, coll. « Point », 1977.

44
L'informant « restaurant Jo Goldenberg » peut donner à lire un
indice : nom d'origine juive et donc restaurant juif probablement,
d'où l'hypothèse de l'attentat anti-sémite, etc. Devant la difficulté
pour les lecteurs du journal qui ne sont ni parisiens ni juifs de saisir
indices et informants, il n'est pas surprenant de voir l'article
complété par un encadré descriptif destiné à compléter les connais-
sances encyclopédiques défaillantes. La lisibilité d'un récit dépend
bien des savoirs partagés ou à donner au lecteur :

L'un des plus anciens quartiers juifs


de la capitale
bou-
cachères,hammam
LA rue des Rosiers, ger de peur de choquer. Sa enseignes en hébreu,
m au centre du Marais, population, décimée pen- cheries
à Paris, constitue le dant la guerre, notamment confessionnel et pâtisseries
cœur d'un des plus anciens au moment de la rafle du où l'on vend le pain au
et authentiques quartiers Vel'd'Hiv, s'est reconsti- sésame et des spécialités
juifs de la capitale. Au tuée. viennoises.
début du siècle encore, La C'est un des rares Le restaurant Golden-
rue Ferdinand-Vidal, à endroits où subsiste, malgré berg, célèbre — y compris i
l'angle de laquelle se trouve les nombreux immeubles l'étranger — pour sa carpe
le restaurant Goldenberg, rénovés, un peu de l'atmos- farcie et ton stroudel aux
s'appelait la rue aux Juifs, phère des anciens ghettos pommes, est depuis long-
nom que la municipalité de ashkénazes de l'Europe cen- temps un pôle mondain très
l'époque décidait de chan- trale : vieilles boutiques aux prisé des Parisiens.

En résumé, les différentes unités identifiées par


Barthes peuvent être ainsi ordonnées :

La prolifération de détails indiciels engendre, à la limite, un


autre type de narration. Si un texte comme La recherche du temps
perdu de Proust admet une causalité et une chronologie événemen-
tielle minimales, c'est que l'essentiel se passe au niveau sémantique

45
des réseaux de sens qui se développent et se transforment. Les
épisodes de La recherche ne se résument pas comme des contes ou
des nouvelles à dominante narrative fonctionnelle. De la même
manière, le témoignage cité plus haut de la vieille dame polonaise,
importe moins au niveau du noyau de l'histoire (déjà connu) qu'au
niveau des indices et des informants permettant d'identifier les
membres du commando.

Une approche trop exclusivement centrée sur les


unités fonctionnelles (objets du chapitre précédent)
manquerait la couche discursive du récit. L o r s d'un
résumé, la suppression d'un noyau altère la cohérence
de l'histoire racontée tandis que l'oubli d'un indice
altère directement la reconstruction de l'orientation
appréciative, des évaluations à la base du sens du
récit (la macro-structure sémantique configuration-
nelle dont on a parlé au chapitre 1 ) .
Les notations fonctionnelles principales (proposi-
tions narratives) doivent être distinguées des nota-
tions indicielles dans la mesure où leurs rapports
déterminent les types de récits, dans la mesure aussi
où leurs différences impliquent des régimes différents
de lecture : on peut parler d'une prévisibilité logique
dans le cas des fonctions, tandis qu'une prévisibilité
lexicale régit l'ordre descriptif.
Ces catégories ont été en partie reprises par les
psycholinguistes attentifs aux processus cognitifs de
lecture, mémorisation et compréhension. Je reviendrai
sur ce point au chapitre V (pages 9 2 à 1 0 4 ) .

2. Narration et description. — Les récits ne


peuvent se passer d'un minimum de description des
acteurs, des objets, du monde, du cadre de l'action.
Les données descriptives, qu'il s'agisse de simples
indices ou de fragments descriptifs plus longs, sem-
blent avoir pour fonction essentielle d'assurer le
fonctionnement référentiel du récit et de lui donner le
poids d'une réalité. Paradoxalement, le récit ne peut

46
se passer de la description qui ralentit toujours le
cours des actions (même si, au cours de ces pauses, le
récit est souvent en train de s'organiser).

A ) Le jeu des dominantes : la description dans la


narration. — A la différence du dialogue qui ne
ralentit pas la vitesse du récit, la description,
c o m m e le commentaire, introduit un ralentissement
au niveau de l'histoire racontée ( H ) et une sorte
r e

d'excroissance au niveau du texte ( R ) . A titre r a

d'exemple, voyons ce qui se passe dans ces quelques


lignes d'Eugénie Grandet de Balzac :
[5] (a) L'abbé Cruchot, (b) petit homme dodu, grassouillet, à
perruque rousse et plate, à figure de vieille femme joueuse, (c)
dit (d) en avançant ses pieds bien chaussés dans de forts
souliers à agrafes d'argent : (e) — Les des Grassins ne sont
pas venus?
— (f) Pas encore, (g) dit Grandet.
— (h). Mais doivent-ils venir? (i) demanda le vieux notaire
(j) en faisant grimacer sa face trouée comme une écumoire.
Entre le sujet (a) et le verbe de parole (c), comme entre ce
dernier et le contenu du discours direct (e), s'intercalent des
excroissances descriptives (b) et (d). La prise de parole du notaire
(h) est, de la même façon, l'occasion d'une expansion (j) sous forme
de métaphore descriptive appuyée sur une catalyse (« en faisant
grimacer »). De tels énoncés descriptifs disjoignent les unités
minimales de la narration. Du point de vue purement événementiel,
ces indices descriptifs et ces catalyses (« en avançant... », « en
faisant grimacer ») pourraient être supprimés. Le ralentissement
peut être ainsi figuré :
Série descriptive

Série événementielle

(a), (c), (g) et (i) correspondent à la désignation d'une prise de


parole; (b), (d) et (j) à des énoncés à dominante descriptive.

47
Dans les récits réalistes — disons « lisibles » en
raison de l'application de codes conventionnels — , les
séquences descriptives un peu plus étendues ont
besoin d'être motivées par des énoncés introducteurs.
Etudiant les procédés à l'œuvre chez Zola, Philippe
H a m o n (2) montre à quel point l'écriture du roman-
cier naturaliste est dominée par la série descriptive. Il
recense surtout quelques thèmes obligés destinés à
gommer les ruptures entre dominante narrative événe-
mentielle et dominante descriptive. Ces thèmes sont,
en fait, devenus progressivement des procédés du
discours « réaliste » en général (3) :
« a) Les milieux transparents : fenêtres, serres, portes ouvertes,
lumière crue, soleil, air transparent, larges panoramas, etc.
« b) Des personnages types comme le peintre, l'esthète, le
badaud, le promeneur, l'espion, la commère, le néophyte, l'intrus,
le technicien, l'informateur, l'explorateur d'un lieu, etc.
« c) Des scènes types comme l'arrivée en avance à un rendez-
vous, la surprise d'un secret, la visite d'un appartement, l'intrusion
dans un lieu inconnu, la promenade, la pause, le moment de répit,
l'accoudement à une fenêtre, la montée à un lieu élevé, l'aménage-
ment d'un local ou d'un décor, etc.
« d) Des motivations psychologiques comme la distraction, la
pédanterie, la curiosité, l'intérêt, le plaisir esthétique, la volubilité,
le désœuvrement, le regard machinal, la fascination, etc. » (Hamon,
1972, p. 473).

Fixant le cadre des fragments descriptifs, ces


signaux avertissent le lecteur du changement de
dominante textuelle, ils le préviennent du fait qu'un
nouveau pacte de lecture lui est proposé qui modifie
les données et ses horizons d'attente. Le vraisem-
blable de l'énoncé et l'embrayage/désembrayage des
différents pactes de lecture prend appui soit sur le
regard (voir) des personnages (acteurs ou narrateur),

(2) Voir les références bibliographiques, p. 122.


(3) Pour une application à Premier de cordée de R. Frison-Roche, lire B.
et J.-M. Adam, p. 114-132 de Le roman de montagne (Larousse).

48
soit sur leur parole (dire), soit sur leur action (faire).
Dans Premier de cordée, par exemple, les descrip-
tions de paysages (essentielles au genre) sont souvent
amenées par des séquences de ce type :

[6] Ravanat et Servettaz firent halte un bon quart d'heure avant


d'entreprendre la grimpée de l'arrête. Ils soufflèrent longue-
ment, admirant le paysage — familier pour le vieux, tout
nouveau pour le jeune — des Alpes Grées. La journée était
magnifique et on pouvait discerner à l'infini vers le sud les
Alpes se succédant en plans étagés (...).

Soit la matrice des descriptions organisées autour


du thème du regard descripteur (4) :

Après une longue pause (descriptive) de l'action et


de la narration, on peut lire ceci :

[7] Les deux hommes ne prétaient au spectacle qu'une attention


distraite. Ils ne songeaient présentement qu'à se reposer, à
récupérer, comme disait Servettaz. D'ici au col, il fallait bien
compter trois heures. Ils repartirent en pleine chaleur,
Ravanat toujours devant (...).

Je n'insiste pas ici sur les autres formules (dire et


faire), d'autant plus qu'elles se mêlent généralement
et q u ' o n peut les résumer toutes trois par un syn-
tagme général (signalons le caractère facultatif des
unités et le choix nécessaire entre les composantes
disposées verticalement) :

(4) P. 469 de son article de 1972, Hamon dresse la liste des possibles
dans chacune de ces cinq catégories facultatives.

49
Il faudrait aussi insister sur le fait qu'une descrip-
tion est toujours transmission et acquisition d'un
savoir. Selon les types de fiction, ce savoir acquis par
un personnage peut jouer un rôle ou n'en jouer aucun
dans la suite de l'histoire racontée. L a description a,
de ce fait, une fonction plus ou moins importante à un
autre niveau : pour celui qui construit, par sa lecture,
la cohérence narrative et la lisibilité des énoncés. L e
plus souvent, différents points du récit se trouvent mis
en rapport.
Ajoutons enfin qu'une description joue sans cesse
sur le savoir encyclopédique du lecteur. A la diffé-
rence d'un texte de J. Verne, supposé enrichir le
savoir de son (jeune) lecteur, le récit de science-fiction
peut opérer de deux façons :

— il peut introduire une réalité délirante par rappport à notre


quotidien :
[8] La créature avait deux pieds et à peu près une taille humaine
mais sa tête évoquait plus le délire d'un estomac malade. Elle
avait d'immenses yeux à facettes qui saillaient sur son visage
vert petit pois. Une crête de courtes épines ornait le dessus du
grand crâne tandis que les narines et la bouche étaient
contenues dans une trompe façon tapir (G. Lucas, La guerre
des étoiles).

— il peut aussi déplacer ce qui semble banal au premier abord;


ainsi au début des Chroniques martiennes de Bradbury :
[9] Elle se redressa comme si son rêve l'avait frappée en plein
visage.
— Bizarre, murmura-t-elle. Très bizarre, mon rêve.
— Oh?
Visiblement il n'avait qu'une envie : aller retrouver son livre.
— J'ai rêvé d'un homme.
— Un homme !
— Un homme très grand. Près d'un mètre quatre-vingt-cinq.
— Ridicule ; un géant, un géant monstrueux.
— Pourtant, dit-elle, cherchant ses mots. Il avait l'air
normal. Malgré sa taille. Et il avait... oh, je sais bien que tu
vas me trouver stupide... Il avait les yeux bleus !

50
— Les yeux bleus! Dieux! s'exclame M. K. Qu'est-ce que tu
rêveras la prochaine fois F Je suppose qu'il avait les cheveux
noirs F
— Comment l'as-tu deviné F Elle était surexcitée.
— J'ai choisi la couleur la plus invraisemblable, répliqua-t-il
froidement.
— C'est pourtant vrai. Ils étaient noirs ! Et il avait la peau
très blanche ; oh, il était tout à fait extraordinaire ! Avec un
uniforme étrange (...).

Cette description du terrien par Ylla est assurément sous-


informante sur l'axe du rapport texte-lecteur en raison de sa
trop grande conformité au savoir encyclopédique partagé : mesurer
1,85 m, avoir les yeux bleus, les cheveux noirs et la peau blanche,
c'est être bien loin d'un monstre de La guerre des étoiles. Sur l'axe
des personnages : Descripteur-Ylla Descriptaire-M. K., cette
description est posée comme littéralement délirante et folle parce
que trop différente du savoir partagé des personnages. Dès lors, le
sens indirectement donné à construire par le lecteur devient non
pas le portrait de N. York, mais une information sur l'étendue du
savoir encyclopédique martien partagé par les personnages-acteurs
et différent du nôtre.

B) Structure du texte descriptif. — Les fragments


descriptifs constituent des séquences textuelles généra-
lement faciles à identifier. A l'ordre linéaire d'enchaî-
nement des événements, succède un ordre tabulaire et
le dévidement d'un lexique plus ou moins prévisible.
Disons que les phénomènes d'anticipation propres à
l'acte de lecture changent d'axe. A ce changement
dans les mécanismes d'anticipation et de construction
du sens, à cette modification des lois de prévisibilité
de l'énoncé s'ajoute, en corollaire, un mécanisme
d'élection-sélection, un choix portant sur ce qui peut
être sous-entendu et sur ce qui doit être donné. Un
exemple illustre bien un tel mécanisme :

[10] La pipe et les gros bras, l'œil fermé et le sourire de travers : le


voilà exactement comme sur les dessins avec sa fiancée, la
terrible Olive. (...) Avec ses gros croquenots et sa silhouette
sans grâce, Olive Oyl arrive en courant, les jambes cagneuses,
le chignon gras et lourd (Télérama, n° 1665).

51
On le voit, pour décrire Popeye ou Olive, quelques
éléments du tout qu'ils constituent suffisent. Soit le
paradoxe suivant : tout effet de représentation résulte
d'une censure. L'impossibilité de tout décrire impli-
que une opération de sélection et, à l'horizon de toute
description, se profile cette réduction du réel à des
stéréotypes (5) que dénonce avec virulence Breton
dans le Manifeste du surréalisme :

« Et les descriptions ! Rien n'est comparable au néant de celles-


ci ; ce n'est que superpositions d'images de catalogue, l'auteur en
prend de plus en plus à son aise, il saisit l'occasion de me glisser ses
cartes postales, il cherche à me faire tomber d'accord avec lui sur
des lieux communs. »

Le fonctionnement interne des séquences descrip-


tives se caractérise par un premier mécanisme : un
dévidement lexical du type : TOUT (Popeye ou Olive)
PARTIES (pipe, bras, œil, etc.). La hiérarchie de
l'énoncé descriptif repose tout entière sous l'autorité
d'un n o m , disons plus largement d'un thème-titre
(Popeye, par exemple). Les parties (constituant la
nomenclature prévisible) énumérées et qualifiées le
sont par rubriques (sous-thème organisant des paquets
de mots ou de phrases) : visage, membres, etc. Soit
un jeu de parenthèses sensible au niveau de la
linéarité de l'écriture :
(la pipe) E T (les (gros) bras), ((l'œil (fermé)) E T (le sourire
(de travers))).

Cette hiérarchie peut être figurée aisément sous la


forme d'un arbre (schéma p. 5 3 ) .
Afin de rendre compte non seulement de la descrip-
tion des parties, mais aussi des propriétés de l'objet
de la description (par exemple la taille ou la c o r p u -

(5) Voir le chapitre III de Les discours du cliché de R. Amossy et


E. Rosen, CDU-SEDES, 1982.

52
lence d'un personnage) et de l'opération de mise en
relation, on peut s'appuyer sur le schéma suivant
(détaillé dans A d a m et Petitjean, 1 9 8 9 ) :

53
On peut considérer cette formalisation comme la représentation
de la superstructure textuelle descriptive, c'est-à-dire comme un
moyen de rendre compte de l'organisation hiérarchique et de la
structuration forte de tout énoncé descriptif.

Quel que soit le point privilégié de l'arbre, la


description porte tout au premier plan. C'est le cas
dans les romans de C. Simon ou de Robbe-Grillet,
mais aussi dans le moindre récit ordinaire, lorsque
l'œil descripteur se fait loupe :

[11] D'ailleurs, en y regardant de très près, tout est rire chez elle.
Les cheveux gris qui se retroussent, le grain de beauté sur le
menton avec ce drôle de poil frisé, le vieux pantalon de
velours qui rigole à la pliure des genoux, et l'écharpe
immense, en tortillon autour de son cou maigre (fin du second
paragraphe du second récit de Paroles de femmes, p. 12).

L e poil, les cheveux et l'écharpe apparaissent sur le


m ê m e plan. Petits ou grands, les détails se trouvent
portés en avant, à égalité de traitement, par la seule
force de l'attention descriptive

54
L a projection de ce dispositif « en arbre » sur la
ligne de l'écriture fait de chaque précision une
parenthèse à l'intérieur d'une autre. La syntaxe,
envahie par les parenthèses, maintient la cohérence
du tout et des parties :
(les cheveux (gris) (qui se retroussent)) (le grain de beauté
(sur le menton) (avec ce (drôle de) poil (frisé))) (le (vieux)
pantalon (de velours) (qui rigole (à la pliure des genoux))) et
(l'écharpe (immense), (en tortillon) (autour de son cou
(maigre))).

Cette cohésion et cette concaténation vont de pair


avec une cohérence sémantique d'ensemble (ce qu'on
appellera plus loin une isotopie). Dans le cas présent,
deux cohérences isotopiques se superposent : l'isoto-
pie du contexte (la description d'une dame d'un
certain âge) fixe une cohérence générale, mais cette
première ligne de lisibilité du portrait est traversée
par une autre isotopie, introduite par le sous-thème,
par cette sorte de sous-titre du paragraphe : « tout
est rire chez elle ». Dès lors, la description est aussi
expansion et démonstration de cette affirmation ini-
tiale. Les signes « drôle » et « rigole » prolongent

55
explicitement l'isotopie du rire. L e portrait devient le
signe global d'une personne amusante à regarder.

C) Point de vue descripteur. — Ce qui vient d'être


dit nous renvoie à un autre principe organisateur de
tout discours descriptif, à savoir le point de vue ou
la position énonciative du descripteur. Un double
filtrage intervient toujours :
— du regard qui sélectionne et interprète ;
— du langage qui classe, ordonne, analyse, évalue,
présuppose, infère, explique ( 6 ) .

En effet, dénommer de façon « objective » ou


« subjective » , c'est toujours opérer un choix :
-— du regard qui sélectionne les éléments jugés
signifiants et oriente ainsi le savoir et les
inférences ;
— du langage qui dispose toujours de plusieurs
unités lexicales concurrentes pour opérer une
désignation. Toute désignation classe, sélectionne
de façon non innocente. Aucun mot, aucune
périphrase ne sont objectifs (la description d'Olive,
en [ 1 0 ] , en est un b on exemple). C'est toujours un
point de vue sur l'objet qui fait sens et donne une
cohérence aux sélections du regard et du langage.
Un exemple journalistique dont la violence polémique ne peut
s'expliquer (?) que par le fait qu'il a été écrit dans Le quotidien de
Paris et le 28 décembre 1979, c'est-à-dire au lendemain de
l'envahissement de l'Afghanistan par les troupes soviétiques :
[12] Derrière [M. Marchais], je vois se profiler d'inquiétantes
silhouettes. Celle de Maxime Gremetz, par exemple, dont le
visage de bureaucrate a quelque chose de pétrifié, un visage
que nulle vie intérieure ne meut ou n'irrigue, une face qui
n'est branchée que sur les rouages du mental.

(6) Voir C. Kerbrat-Oreccioni, L'énonciation. De la subjectivité dans le


langage, A. Colin, 1980, p. 145.

56
Cet homme me donne des frissons dans le dos. Déjà son
nom, ce « gremetz », retentit comme un effondrement de
bottes sur le macadam. Ces lézards d'appareil ne sont pas des
hommes comme les autres. A l'exemple des nazis, il y a en eux
quelque chose de profondément déshumanisé, un espace
glacé, où rien d'autre ne prend place que l'obéissance servile
et la cruauté sans frein (Christian Charrière).
La compétence descriptive se fait ici arme dans un combat
politico-idéologique sans nuances. Tous les coups semblent per-
mis : intervention de type affectif (« cet homme me donne des
frissons dans le dos » ; énoncé qui figure sur le descripteur (je)
l'effet recherché sur le lecteur de l'article) ; dénomination tendan-
cieuse du référent (un « visage » devient « une face », terme
connoté négativement, sans parler de l'utilisation du signifiant
même du nom propre, jugé probablement peu français) ; métapho-
res (« lézards d'appareil », « espace glacé ») et comparaisons
(« effondrement de bottes... », « à l'exemple des nazis » ) , nota-
tions psychologiques (ici niées : « nulle vie intérieure », « quelque
chose de profondément déshumanisé ») ; termes évaluatifs (« pro-
fondément déshumanisé », « cruauté sans frein », « obéissance
servile » ) ; axiologiques enfin ( « inquiétantes silhouettes » ) .

A u niveau plus général de la dénomination, dans un


roman, la moindre désignation d'un personnage ou
d'une partie de son corps fait système. Ainsi les
désignations d'Eugénie Grandet qui ne cesse d'être
« l'héritière » qu'au milieu du roman de Balzac et,
l'amour disparu, retrouve cette appellation é c o n o m i -
que qui devient bien un indice de la narration. D e
façon comparable, il faut renvoyer à une étude de
H . Mitterand sur le vocabulaire du visage dans
Thérèse Raquin ( 7 ) . L a dénomination « face » (ren-
contrée aussi ci-dessus) fait particulièrement sens au
niveau du système des personnages du texte de Z o l a .
En résumé, le fait essentiel en matière de descrip-

(7) Corrélations lexicales et organisation du récit : le vocabulaire du


visage dans Thérèse Raquin, La nouvelle critique, 1968, p. 21-28. Appli-
quée à un roman de Flaubert, la même recherche débouche sur des
remarques intéressantes : C. Gothot-Mersch, La description des visages
dans Mme Bovary, Littérature, n° 15, 1974.

57
tion réside dans la prise en compte du jeu des
dominantes narrative et descriptive, dans la prise en
compte aussi du pacte de lecture engagé. On a vu
rapidement comment s'organise la cohésion-cohé-
rence des systèmes descriptifs, il faut ajouter les
modalisations et autres évaluations. Comme le montre
fort bien l'exemple [ 9 ] , une description peut être
modalisée comme possible, probable, vraie ou fausse
(c'est bien le cas du texte de Bradbury). L a descrip-
tion peut être facultative ou nécessaire (ici, M. K. dé-
clare nettement : « Si tu travaillais un peu plus, tu ne
ferais pas de ces rêves stupides » ) , véridique, décep-
tive, possible ou impossible (soit indiscible : ici
« c'est insensé ! », « quelle sottise » ) .
Par rapport aux types de descriptions dégagés plus
haut, on comprend que les évaluations puissent porter
surtout sur le voir (normes esthétiques), sur le dire
(normes linguistiques du bien/mal dire, etc.), sur le
faire (normes technologiques : savoir-faire et normes
éthiques : devoir-faire, savoir-vivre). Au début d'un
récit, les dominantes normatives (systèmes de valeurs)
sont généralement posées pour agir ensuite comme
des opérateurs de lisibilité. Ph. Hamon ( 1 9 8 2 ) a
raison d'insister sur le rôle capital du normatif dans
un récit pour construire ou déconstruire la cohérence
et la lisibilité. Les différents codes se mêlent et, ici
encore, le sens résulte d'un jeu de dominantes.

58
CHAPITRE IV

LA SÉMIOTIQUE NARRATIVE

Depuis la publication de Sémantique structurale en 1966 et de


Du sens en 1970, une véritable école s'est constituée autour de
A.-J. Greimas. En 1976 paraissent à la fois son Maupassant. La
sémiotique du texte et Sémiotique et sciences sociales, les ouvrages
d'initiation se multiplient (voir la bibliographie donnée p. 123)
jusqu'à la parution du Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage en 1979. Ce qu'on appelle aujourd'hui l'école sémiotique
de Paris recouvre un ensemble extrêmement homogène de recher-
ches narratives et discursives. Au nom de Greimas, il faut associer
ceux de F. Rastier, de J.-C. Coquet, de C. Chabrol, de J. Courtés,
d'E. Landowski, etc. Le présent chapitre ne peut prétendre
introduire en quelques pages à une théorie d'ensemble aussi
rigoureuse, il s'agit avant tout de signaler quelques pistes intéres-
santes pour l'étude des récits, il s'agit aussi de signaler la filiation
de Propp à Greimas. Si ce dernier remanie les propositions
majeures de la Morphologie du conte, il les prolonge au moins sur
deux plans : celui des sphères d'action qu'il théorise en un modèle
plus abstrait (le schéma actantiel), celui de l'enchaînement consécu-
tif des fonctions qu'il théorise, d'une part, en opérant des regroupe-
ments de fonctions et, d'autre part, à la lumière du passage d'un
contenu initial à un contenu final (qui inverse le premier), pour
aboutir à une structure élémentaire de la signification (le carré
sémiotique).

I. — Actants et acteurs

1. Le schéma actantiel. — Révisant le chapitre 6


de l'ouvrage de Propp, Greimas a progressivement

59
élaboré un modèle à six pôles actantiels combinant
trois relations :

A) UNE RELATION DE DÉSIR relie celui qui désire, le sujet, à celui


qui est désiré : l'objet (1). Cet axe principal se trouve à la base des
énoncés narratifs élémentaires (EN) : les énoncés d'état selon
lesquels un sujet d'état (S1) est soit conjoint , soit disjoint
d un objet de valeur (O). A ces énonces d'état (conjonctifs ou
disjonctifs) répondent des énoncés de faire (faire transformateur
FT) conjonctifs ou disjonctifs qui assurent la transformation des
précédents. La catégorie de l'actant sujet se dédouble, dès lors, en
sujet d'état (S1) et sujet de faire ou sujet opérateur (S2) qui
peuvent être le même personnage-acteur (action réflexive) ou un
autre (action transitive). Les énoncés narratifs de base : et
se développent ainsi en programmes narratifs (PN)
assurant l'opération de transformation des EN de base. En résume,
il faut poser une double alternative :
— alternative au niveau des énoncés d'état :

— alternative au niveau des énoncés de faire :

(1) Lire à ce sujet : Un problème de sémiotique narrative : les objets de


valeur, A. J. Greimas, Du sens II, Seuil, 1983, p. 19-48.

60
L'énoncé d'un programme narratif (PN) se lit ainsi : le faire
(FT) transformateur d'un sujet opérateur (S2 ou Sop) vise à
transformer l'état initial de disjonction ou de conjonction
d'un sujet d'état (S1 ou Sét) et d'un objet de valeur (O) en un
état final de conjonction ou de disjonction Soit le récit
merveilleux type ou le héros (S2) vise a redonner la jeunesse ou la
liberté (O) à un sujet d'état (S1) qui l'a perdue. On verra plus loin
que cet énoncé narratif élémentaire constitue un premier pas en
direction de la mise en rapport de l'actant avec le parcours narratif
qui est le sien. Retenons aussi que ce premier axe
est domine par la modalité du vouloir (désir). Ajoutons que, selon la
théorie sémiotique, le sens est un effet de différence. La narrativité
correspond à la mise en place de ces différences dans une
succession d'états et de transformations.

B) UNE RELATION DE COMMUNICATION (plan du contrat) relie le


donateur de la quête ou Destinateur au Destinataire à travers le
Sujet et son Objet de valeur. Sur ce plan du Savoir, le Destinateur
établit un contrat sanctionné en fin de parcours. Tandis que le
D est celui qui fait vouloir le Sujet, le D
t e u r
est celui qui reçoit
t a i r e

l'Objet de la quête (Don) et qui peut, en retour (Contre-don),


reconnaître que le héros a bien rempli son contrat. On le voit, D t e u r

et D occupent une position hiérarchique supérieure (axe du


taire

Devoir) par rapport au Sujet et à l'Objet. Soit le schéma englobant :

C) UNE RELATION DE LUTTE peut empêcher à la fois la relation de


désir (le vouloir du Sujet) et la relation de communication-
transmission de l'objet de valeur. Sur cet axe secondaire du
pouvoir, s'opposent l'Adjuvant (qui assiste le Sujet) et l'Opposant
(qui contrarie ses actions), participants « circonstantiels » selon
Greimas.

Afin de rendre compte, à la fois, des rapports de


complémentarité entre les deux axes fondamentaux
qui unissent les quatre actants principaux de la
narration, de la position hiérarchique du D et du t e u r

61
D ,
taire
et, enfin, de la dynamique du schéma, le
modèle actantiel peut être ainsi représenté :

Retenons, dès à présent, que les modalités (savoir,


vouloir, pouvoir et devoir) jouent un rôle dans la
typologie actantielle (2) dans la mesure où un actant
se définit syntaxiquement par sa position dans l'en-
chaînement logique de la narration (le parcours
narratif) et morphologiquement par le contenu modal
particulier qu'il prend en charge. On va voir, avec
l'examen des programmes narratifs et de la syntaxe
du récit canonique, que l'actant-sujet acquiert plus ou
moins rapidement une partie (ou la totalité) des
valeurs modales qui lui permettent d'agir.
Avant d'examiner ce point, il faut considérer rapide-
ment comment on passe du niveau actantiel relative-
ment abstrait au niveau discursif des personnages-
acteurs par association de rôles thématiques et de
qualifications aux rôles actantiels. Ce dernier point,
pour être bien compris, doit être relié au fait que la
théorie sémiotique considère les trois niveaux sui-
vants : une « structure profonde » (la structure
élémentaire de la signification) où opère le modèle
achronique du carré sémiotique (ci-dessous III), une
« structure de surface » où le schéma actantiel
dispose narrativement les actants et les programmes
(grammaire narrative de surface : ci-dessus I et ci-
dessous II), un niveau de la manifestation (le récit tel
q u ' o n peut le lire) où l'actant prend littéralement

(2) Lire J.-C. Coquet, L'Ecole de Paris, p. 52-56 du recueil collectif


Sémiotique. L'Ecole de Paris, Hachette, 1982.

62
figure : c'est le niveau du discours dont il faut
rapidement dire un mot.

2. Actants, acteurs, qualifications et rôles thé-


matiques. — Prenons l'exemple type d'un conte
merveilleux s'ouvrant sur la maladie ou la vieillesse
initiale d'un roi qui demande à ses fils d'aller quérir
l'objet magique qui lui redonnera la jeunesse ou la
santé. A cette disjonction initiale répondront la guéri-
son et la jeunesse retrouvée (conjonction) de ce roi qui
récompensera celui de ses fils (le cadet) qui aura
triomphé des épreuves et punira les aînés fourbes
(anti-sujets) qui auront essayé de le tuer. On constate
aisément, dans ce récit minimal, que le même acteur
(le roi) occupe, à un niveau plus profond, deux
positions actantielles : Destinateur au début du conte
(c'est lui qui fait vouloir ses fils, c'est lui qui connaît
l'existence de l'objet de valeur), il devient Destina-
taire lorsqu'il reçoit l'objet de valeur. Le même acteur
peut aussi être Sujet et Destinataire (quête engagée
pour soi-même), le Sujet peut être son propre Destina-
teur (cas du héros qui « se doit » d'accomplir une
tâche).
En résumé, deux règles peuvent être énoncées : un même acteur
(a) peut occuper plusieurs pôles actantiels (A) ; comme la position
de Sujet est occupée au début du récit par trois acteurs (le fils cadet
et ses deux aînés) qui se distinguent ultérieurement en position de
sujet-héros (le cadet) et d'anti-sujets (les aînés), on peut généraliser
et dire : plusieurs acteurs (a) peuvent occuper une même position
actantielle (A) :

Dans ce début d'un conte merveilleux normand :


« Un roi assez vieux avait trois fils. Les deux aînés étaient
méchants, emportés, brutaux même. Quant au cadet, il était doux,
mais assez simple d'esprit »,

63
on peut aisément distinguer les QUALIFICATIONS des
acteurs : le roi est vieux au début (et jeune à la fin),
les aînés sont méchants, emportés, brutaux, le cadet,
quant à lui, doux et assez simple d'esprit. Ces
qualifications sont significatives au plan du récit (le
héros se distingue des héros négatifs) et au plan du
discours où les valeurs de simplicité et de douceur
connotent au niveau de l'intertexte biblique : « heu-
reux les simples en esprit car le royaume des cieux
leur appartient ». Aux qualifications, il faut ajouter
les RÔLES THÉMATIQUES qui distinguent les acteurs.
Soit une formule d'ensemble permettant de situer les
diverses composantes des « personnages » :

En résumé, et pour rattacher cette présentation des thèses de


Greimas à certaines remarques du précédent chapitre, disons qu'il
est tout aussi important de considérer les personnages au niveau

64
narratif de leurs rôles actantiels qu'au niveau sémantique de leurs
rôles thématiques et des indices qui permettent de préciser leurs
attributs psychologiques, biographiques, caractériels, sociaux.

Dans le cas du récit psychologique traditionnel, des


indices caractériels (niveau actoriel) sont à la source
(causale) de l'action. Chez Balzac, des caractères sont
posés, analysés, décrits afin de rendre Faction expli-
cite. L a causalité du récit psychologique repose donc
sur les qualifications et sur les rôles actantiels. Il faut
assurément distinguer, comme nous y invite T. T o d o -
rov ( 3 ) , personnages et « caractères ». Le person-
nage est un segment de l'univers représenté : un n o m
propre, un pronom personnel, un syntagme nominal
renvoyant à un acteur anthopomorphe suffisent pour
constituer un « personnage ». Dans notre exemple,
les qualificatifs des aînés ou de leur cadet manifestent
moins un déterminisme caractériel que des valeurs
socioculturelles.

II. — Des programmes narratifs


au récit canonique

1. Les programmes narratifs (PN). — L'énoncé


narratif de base, défini plus haut, peut être précisé à
la lumière de l'exemple d'un récit publicitaire :
[13] K A N T E R B R A U E S T SI B O N N E

Q U ' O N N E PEUT S'EN PASSER

Chapitre III. — Le pont détruit


Un matin, les gens du village
Après toute une nuit d'orage,
Virent avec consternation
Que le courant furieux avait brisé le pont.
Voilà les pauvres gens soudain bien désolés,

(3) La lecture comme construction, Poétique de la prose. Nouvelles


recherches sur le récit, Seuil, coll. « Points », n° 120, 1980.

65
Se lamentant déjà, de peur d'être assoiffés :
« Comment traverser la rivière
« Pour aller chez Maître Kanter ?
« La bière va bientôt m a n q u e r . . .
« Sans pont, comment s'en procurer ? »
O joie ! Maître Kanter arriva en bateau,
Apportant tonnes et tonneaux :
« Buvons, mes bons amis, car vous l'avez prouvé,
« Kanterbräu est si bonne
« Qu'on ne peut s'en passer. »

L'étude des rapports entre actants et programmes


narratifs implique la prise en compte des modalités
surdéterminantes que sont le savoir, le vouloir et le
pouvoir. Le statut des actants est lié à l'acquisition ou
à la perte de ces valeurs modales (auxquelles on peut
ajouter le devoir). Des vers 1 à 4, les villageois (Sét)
constatent une rupture de l'instrument d'une conjonc-
tion spatiale (le pont) encore mystérieuse. Dans une
sorte de « préparation » antérieure au récit, un anti-
sujet (« courant furieux ») a provoqué le déséqui-
libre de l'univers (manque initial type). Les vers 5 et
6 précisent le contenu de la disjonction et l'objet de
valeur en posant un état de manque : être assoiffé ou
de disjonction qui appelle une résolution conjonctive :

simplement. Les vers 7 à 10 précisent l'objet de


valeur et la disjonction en faisant émerger la modalité
vouloir du sujet d'état (aller chez Maître Kanter). Le
sujet d'état ne peut transformer lui-même sa situation
(devenir sujet opérateur de la transformation) en
raison du non-pouvoir constaté dès le début (pont
brisé) et d'un non-savoir : « comment traverser ? »
et « comment s'en procurer ? » Cette incompétence
du sujet d'état le maintient en position d'attente
passive tandis qu'aux vers 11 et 12 un sujet opéra-
teur, agent du faire transformateur (FT) et possédant

66
le savoir, le pouvoir et le vouloir-faire, rétablit la
conjonction :

(Maître Kanter (sujet opérateur) assure la transformation


qui « fait être » conjoint le sujet d'état et son objet (O) de valeur).

Les derniers vers et la reprise du slogan confirment


que l'ensemble de la transformation jonctive a servi à
constituer progressivement la marque de bière en
objet de valeur avec lequel il faut tout faire (acheter)
pour être conjoint. L e glissement du plan des person-
nages au plan des lecteurs de la publicité a lieu autour
d'une modalité de type savoir-vouloir débouchant sur
la recherche du produit à vendre. L a séparation des
sujets d'état et opérateur transforme Maître Kanter en
méta-sujet gratifiant dans une opération transitive
et non réfléchie caractéristique
du discours publicitaire.
Je n'ai pas la place de multiplier les études, mais il faut ajouter
au moins l'exemple d'un récit plus complexe et d'un tout autre
genre, celui de la mort de Jean-le-Baptiste dans l'évangile de Marc
(VI, 14-29 ; voir aussi Matthieu XIV, 1-12).
Dans l'ordre du récit apparaissent Hérode (S1), Jean-le-Baptiste
(S2) et Hérodiade (S3). Jean (S2) dénonce, du point de vue du code
symbolique juif, l'union incestueuse de S1 et de S3. De cette
dénonciation découle un premier programme narratif (PN1), celui
d'Hérodiade : faire mourir S2 :

où O = la vie. Si Hérodiade (S3) possède le vouloir (« voulait le


faire mourir » ) , elle ne possède ni savoir-faire, ni surtout pouvoir
faire ( « elle ne le pouvait pas » ) en raison d'un antiprogramme de
Hérode (S1) tendant à maintenir le prophète en vie (« Hérode
craignait Jean, sachant que c'était un homme juste et saint »). S1
« sait » que S2 est conjoint à la loi juive dont il se trouve lui-même
disjoint en raison de son alliance, si l'on en croit la parole de Jean
énonçant l'ordre symbolique qui règle les rapports de parenté.
Outre ce savoir, Hérode possède le pouvoir et le vouloir, son
programme narratif domine donc celui d'Hérodiade. Cet état initial
du récit est rompu par l'intrusion d'un quatrième personnage, S4,

67
la fille d'Hérodiade. Hérode, en se liant par contrat au vouloir de
celle qui vient de le séduire par sa danse (S4), perd le pouvoir qui
assurait la domination de son programme narratif.
(...) Alors le roi dit à la jeune fille : « Demande moi ce que tu
voudras, je te le donnerai. » Et il lui fit un serment : « Tout
ce que tu me demanderas, je te le donnerai, fût-ce la moitié de
mon royaume ! » Elle sortit et dit à sa mère : « Que faut-il
demander ? — La tête de Jean-le-Baptiste », répondit celle-
ci. Rentrant aussitôt en hâte auprès du roi, la jeune fille lui fit
cette demande : « Je veux que tout de suite tu me donnes sur
un plat la tête de Jean-le-Baptiste. » Le roi fut très contristé,
mais à cause de ses serments et des convives, il ne voulut pas
lui manquer de parole ». (...)

Ce récit biblique me paraît extrêmement intéressant et démons-


tratif dans la mesure où la fille d'Hérodiade, qui a obtenu la
modalité du pouvoir qui manquait au programme narratif de sa
mère, ne possède ni le savoir ni le vouloir lui permettant de
constituer son propre PN. L'association des modalités de la mère
avec le pouvoir acquis par la fille permet le triomphe du programme
narratif de mort (PN1). Après avoir acquis auprès de sa mère la
modalité du savoir, S4 peut manifester son vouloir (« je veux ») et
amener ainsi le roi à abandonner le pouvoir et le vouloir (« il ne
voulut pas lui refuser ») de son anti-PNl. La mise à mort de S2
aboutit à la disjonction voulue par Hérodiade d'abord, sa fille
ensuite et Hérode lui-même enfin.

En conclusion, et conformément à la thèse de


Greimas, la narrativité apparaît c o m m e « l'irruption
du discontinu dans la performance discursive d'une
vie, d'une histoire, d'un individu, d'une culture »
(Greimas), irruption qui introduit des états entre
lesquels apparaissent des transformations. Dans un
premier temps, la narrativité peut être décrite « sous
la forme d'énoncés de faire affectant les énoncés
d'état, ces derniers étant les garants de l'existence
sémiotique des sujets en jonction avec les objets
investis de valeurs » ( 4 ) .

(4) Art. cité n. 1, p. 60.

68
2. Le modèle canonique de la séquence narra-
tive.
Révisant le modèle de Propp, Greimas a, dans un premier temps,
distingué différents types de fonctions ou d'épreuves afin de
regrouper les 31 fonctions. On peut distinguer avec lui les fonc-
tions de déplacement (11, 15, 20, 23 de Propp), les fonctions
contractuelles élémentaires : Injonction/Acceptation, Affronte-
ment/Réussite, Conséquence, les fonctions performancielles enfin,
qui correspondent à l'enchaînement linéaire des trois épreuves de
base (Epreuve qualifiante, Epreuve principale, Epreuve glorifiante).
Cette première « grammaire » de l'enchaînement des fonctions a
été travaillée depuis dans deux directions : celle de la sémiotique
discursive de l'école de Greimas, d'une part, mais aussi celle
de l'analyse (morpho) logique du récit de Paul Larivaille, d'autre
part (5).

Pour Greimas et les sémioticiens, la structure


narrative de base (l' « algorithme narratif ») corres-
p o n d en fait à l'organisation logique de quatre
énoncés qui ne sont pas toujours tous manifestés dans
les récits :
Manipulation + Compétence 4- Performance + Sanction.
Ceci permet de préciser la triade des épreuves
performancielles :
— L'Epreuve qualifiante apparaît comme le lieu de l'acquisition,
par le héros, de la Compétence (cette dernière définie avant tout
comme l'acquisition, en plus d'un vouloir-faire, d'un pouvoir et
d'un savoir-faire (on l'a vu plus haut avec l'exemple biblique).
— L'Epreuve principale est la réalisation, l'accomplissement de
la Performance du Sujet-héros.
— L'Epreuve glorifiante apparaît, quant à elle, comme le lieu de
la reconnaissance du sujet-héros, soit la Sanction du contrat établi
au début du récit dans la Manipulation qui n'est pas une séquence
d'épreuve à proprement parler, mais qui permet la mise en place
d'une structure contractuelle organisant tout le récit : un destina-
teur fait savoir (et vouloir) au sujet-héros quel doit (devoir) être
l'objet de sa quête.

Dans le conte merveilleux, la séquence de Manipula-


tion introduit la nécessité d'aller chercher un objet à

(5) L'analyse (morpho)logique du récit, Poétique, n° 19, Seuil, 1974.

69
communiquer. L e héros se trouve ainsi placé dans
le cadre d'une communication (Don). En échange
(Contre-don), à l'autre bout du récit (la Sanction
finale), il sera reconnu comme héros par le Destina-
taire lui-même ou par un autre actant. On le voit,
cette structure contractuelle correspond aux deux
premiers axes du schéma actantiel. Selon l'axe de la
communication, le Destinateur informe le Sujet sur
l'être d'un Objet de valeur et, de plus, il le fait
vouloir. Un tel faire-vouloir visant à faire-faire (à
travers le recours éventuel à la modalité devoir)
correspond à la dominante persuasive qui caractérise
la Manipulation c o m m e la Sanction. Seule différence,
au moment de la Sanction finale, on peut parler d'un
double mouvement du Sujet vers le Destinataire
(rétribution ou transfert de l'Objet) et du Destina-
taire vers le Sujet (mouvement de reconnaissance). La
dominante peut être dite interprétative et non plus
persuasive (Manipulation) : le savoir porte cette fois
sur l'être du Sujet.
Ces deux composantes contractuelles encadrent
l'ensemble narratif. Greimas n'hésite pas à dire

70
qu'elles régissent les épreuves pratiques (du domaine
du faire) du reste du récit qui apparaît alors c o m m e
l'exécution du contrat par les deux parties contractan-
tes. Au niveau de la dimension pratique et de la
structure actionnelle, le Sujet doit acquérir ( C o m p é -
tence) les modalités (vouloir, savoir, pouvoir-faire)
qui lui permettront (Performance) de respecter, à
terme, son contrat (tableau p. 7 0 ) .
Faute de place, je ne peux que résumer rapidement un exemple
simple, choisi volontairement hors du corpus habituel des contes.
Astérix légionnaire de Goscinny et Uderzo (Dargaud, 1967)
commence (planches 5 à 11) par une séquence de Préparation
exemplaire. Obélix tombe amoureux de la belle Falbala. Le récit est
déclenché à la planche 12 par une séquence de Manipulation tout
aussi exemplaire : le facteur Pneumatix apporte un savoir double :
1) sur le fait que Falbala est fiancée avec Tragicomix; 2) sur le
fait que ce dernier a été enrôlé de force dans la légion romaine. Dès
lors, la rupture de l'équilibre s'étend au clan gaulois tout entier.
Tragicomix a été retiré de la sphère de l'échange matrimonial. En
ce lieu du texte, un méfait (f. VIII de Propp) a bien été commis par
les Romains et un manque est apparent. D'où l'émergence du désir
des héros : Astérix et Obélix décident de ramener l'Objet de valeur
soustrait à la sphère de l'échange matrimonial. Les deux héros
établissent un contrat, ils obtiennent (pl. 13) l'accord de leur chef
(pouvoir politique) et le soutien de Panoramix, le druide (pouvoir
magique religieux) qui leur donne l'indispensable potion magique.
Le contrat est un programme narratif : Astérix et Obélix, sujets
opérateurs (S2), conjoindront Falbala (sujet d'état S1),
Destinataire, à son Objet de valeur (O), son fiancé Tragicomix. Soit
une transformation conjonctive qui s'élargit, en fait, au
clan gaulois tout entier puisqu'il s'agit de replacer O dans la sphère
de l'échange :

Au cours de la séquence d'acquisition de la Compétence, qu'on


peut désigner comme Qualification, Astérix et Obélix apprennent
où se trouve O (en Afrique) et ils décident, pour le retrouver, de
s'engager dans la légion étrangère romaine. Ils suivent une
instruction militaire mouvementée qui tient lieu d'humoristique
séquence d'acquisition des modalités [savoir et surtout pouvoir-
faire). Ils sont qualifiés-compétents [vouloir + savoir + pouvoir
faire) au terme des planches 14 à 29. Cette séquence est surtout le
lieu de la rencontre d'un adjuvant (ici les soldats romains qui

71
mènent eux-mêmes les héros sur le lieu de la réalisation de leur
programme narratif). Elle est encadrée par deux déplacements
dans l'espace : Départ (pl. 14) et Voyage (pl. 30 à 36).
La séquence Performance (pl. 37 à 45) s'accomplit une fois
connu le lieu de détention de O : prisonnier des troupes de Scipion.
Le combat (pl. 43) mêle Histoire et bande dessinée fictive, c'est
grâce à Obélix et Astérix que César triomphe de ses adversaires et
en échange il leur rend leur « liberté ».
Le Retour se déroule sur une planche et demie (pl. 46-47) et il
comprend un combat éclair contre les éternels pirates. La sanction
finale (pl. 47-48) clôt le récit : le contrat est respecté dans la
mesure où Tragicomix retrouve Falbala et le clan et, en retour, la
valeur des deux sujets opérateurs est glorifiée. Page 47, Tragicomix
informe le groupe sur la valeur d'Astérix et d'Obélix : il interprète
lui-même le faire transformateur des sujets opérateurs et apporte la
sanction (contre-don) finale. Il glisse ainsi du rôle actantiel de
simple Objet à celui de Destinateurfinal,c'est-à-dire agent de la
reconnaissance et du contre-don.

L'état le plus récent de la sémiotique de Greimas a


permis le passage d'une analyse narrative centrée sur
le parcours du Sujet-héros (sur son faire pratique) à
une analyse attentive aux opérations cognitives (faire
cognitif). Cette dimension cognitive s'incarne dans le
faire persuasif des sujets (faire savoir et faire croire)
et dans le faire interprétatif lié, entre autres, à la
phase de reconnaissance finale.
L e développement d'un programme narratif s'arti-

72
cule autour des phases de la transformation : mise en
place, dans un premier temps, du sujet opérateur
(acquisition de la compétence : vouloir, savoir, pou-
voir faire = capacité de faire), réalisation, dans un
second temps du programme (performance c o m m e
mise en œuvre de la compétence du sujet), enfin
évaluation des états transformés et des performances
réalisées :

L'importance du rôle de Destinateur final comme


interprète des états transformés, évaluateur des résul-
tats et de la conformité de la performance par rapport
au contrat, apparaît certes dans les formes populaires
du conte, mais aussi dans le film célèbre de John
Sturges : Les sept mercenaires ( 1 9 6 0 ) . On pourrait
examiner en ce sens le rôle joué par le vieux mexicain
établi en dehors du village et qui, après avoir fixé les
contrats, évalue par son discours de clôture la double
transformation du village et du plus jeune mercenaire.

III. — La structure élémentaire


de la signification

1. L'opposition des contenus. — D'un point de


vue structurel, pour comprendre une histoire, pour
essayer de saisir le récit comme un tout signifiant, il
convient d'être attentif à ses bornes. L'étude des
situations initiale et finale permet généralement de
remonter le cours de la démonstration narrative.
Ceci a été travaillé par Greimas dès ses premières
études sur le récit mythique. Dans Du sens, il définit
le récit c o m m e une succession d'énoncés « dont les

73
fonctions-prédicats simulent linguistiquement un
ensemble de comportements orientés vers un but. En
tant que succession, le récit possède une dimension
temporelle : les comportements qui y sont étalés
entretiennent entre eux des relations d'antériorité et
de postériorité » (p. 1 8 7 ) . Ceci permet d'opposer un
Avant à un Après correspondant à un renversement
de la situation qui, sur le plan de la structure
implicite, revient à une inversion des signes du
contenu. D'où la corrélation :

Cette formule a été critiquée et déclarée ou trop puissante (6) ou


trop particulière : « de nombreux textes ne respectant pas l'inver-
sion des contenus » (7.). Ceci paraît évident et il faut noter qu'une
notice de montage ou une recette de cuisine (type textuel instructif
par excellence) substituent respectivement le solidaire (final) à
l'épars (initial) et le cuit (final) au cru (initial). Cependant, à la
différence du type textuel narratif, il faut dire qu'aucune opération
orientée sur ces contenus n'intervient.

L a généralisation de l'hypothèse de l'inversion des


contenus doit être opérée avec prudence et sur un
autre plan. C'est, par exemple, celui qu'adopte
C. Chabrol dans Le récit féminin (8) : « L a transfor-
mation est choisie en fonction des contenus et séquen-
ces finales et non l'inverse, comme le discours mani-
feste porterait à le croire » (p. 1 2 2 ) . Dans ce travail
sur le courrier du cœur et les « enquêtes » du journal
Elle, Chabrol insiste sur le fait que la succession
logique des propositions narratives est souvent réa-
lisée sous une forme temporelle qui n'est qu'un
simulacre de temporalité : « Son avant-après dissi-

(6) F. Rastier, Essais de sémiotique discursive, Marne, 1973, p. 163.


(7) C. Chabrol, De quelques problèmes de grammaire narrative et
textuelle, dans Sémiotique narrative et textuelle, Larousse 1973, p. 17.
(8) La Haye-Paris, Mouton édit., 1971.

74
mule mal une relation de cause à effet ou plus
justement d'effet à cause car, on l'a souvent remar-
qué, le récit s'ordonne à partir de sa fin en remontant
jusqu'au début. L a dernière unité donnée est donc la
première logiquement » (p. 1 3 - 1 4 ) . On trouve chez
Genette la même idée de nécessité finaliste et de
détermination rétrograde du récit (9) et l'on reverra
ce point au chapitre suivant.
On peut aisément réexaminer en ce sens les récits proposés aux
chapitres précédents, à commencer par la rédaction scolaire citée
p. 3 5 . C'est parce que la fin pose que le narrateur est devenu un
enfant attentif (contenu posé comme valorisé, sorte d'objet de
valeur constitué à partir du faire cognitif interprétatif final) que
l'écolier raconte cette histoire de cette façon :

2. Le carré sémiotique. — L'inversion des conte-


nus prend tout son sens lorsqu'on passe au niveau
plus profond de la structure élémentaire (10) de
l'organisation de la signification. L'articulation des
deux espaces contraires :

débouche sur le carré sémiotique à partir de deux


opérations :
a) Un contenu de signification (sème s) ne peut être posé sans
qu'on pose simultanément son contradictoire (opération de néga-
tion, relation de contradiction).
b) Une opération d'assertion, d'ordre cette fois conjonctif, unit le
nouveau terme à son terme présupposé.

(9) Il faut lire ce qu'écrit Edgar Poe dans sa critique des Contes deux fois
contés de Hawthorne (Contes-Taies, éd. bilingue Aubier-Flammarion, n° 9,
1973, p. 355-363) et dans sa Genèse d'un poème, Pléiade, p. 984.
(10) « Elémentaire » s'oppose ici à complexe pour caractériser les
aspects les plus simples, réduits à l'essentiel, des catégories sémiotiques.

75
Soit un premier graphe :

Ce graphe montre qu'il faut passer par le contradictoire


pour atteindre le contraire (s2). Ainsi, étudiant ce qu'il appelle
l'univers de Bernanos (11), Greimas pose-t-il un premier parcours
du type :

L'opération symétrique, partant de s2, produit s1


par negation et par assertion. Soit un second
parcours envisage par Greimas :

L a mise en corrélation des deux parcours forme le


carré sémiotique qui, construit à partir des opérations
de dénégation et d'assertion, instaure six relations :
— de contrariété : il existe une presupposition réciproque entre les

Dans le cas du discours de Bernanos, Greimas


range le premier parcours du carré dans une dimen-
sion (deixis) caractérisée comme celle du mensonge et
le second dans une deixis de la vérité. Ainsi se dessine
un univers particulier (je résume et simplifie) :

(11) Sémantique structurale, p. 222-256.

76
Un tel modèle met moins l'accent sur les relations
que sur les opérations qui les fondent et donc sur les
parcours orientés. Les opérations logico-sémantiques
sur les contenus nous conduisent d'un point de départ
à un point d'arrivée.
Je pourrais prendre de nombreux exemples, mais,
puisque j'ai cité plus haut le récit biblique de la mort
de Jean-le-Baptiste, examinons quel parcours orienté
mène le Sujet d'état de la vie à la mort et comment
s'articulent programmes narratifs et structure élémen-
taire de la signification.
Au début, un équilibre entre le programme narratif
d'Hérodiade et l'anti-programme d'Hérode maintient
Jean en vie. Le massage de s1-vie à la mort finale
s'opère à partir d'un terme médian s1 - non-vie et par
les deux transformations de négation et d'assertion.
On peut situer le PN d'Hérode sur la deixis impli-
quant la complémentarité vie-non-mort et celui d'Hé-
rodiade sur l'autre deixis négativement connotée :
non-vie-mort. Au niveau du texte, les programmes
narratifs actualisent ces relations et, de plus, la n o n -
vie prend la figure du lieu du banquet, du plaisir et du
désir du corps, c'est-à-dire de la « souillure » (12)
où, par le serment, s'inverse l'anti-programme narra-
tif qui maintenait Jean en vie.

Le double mouvement de négation puis d'assertion


se narrativise et prend figure dans les deux transfor-
mations successives : à l'état initial de tension entre
les programmes qui réduit la vie à une non-mort

(12) C'est le terme que F. Belo oppose à l'ordre de la Loi dans sa Lecture
matérialiste de l'Evangile de Marc, C E R F , 1975.

77
(emprisonnement de Jean) succède le mouvement de
négation introduit par le contrat que passe Hérode
avec l'ordre non plus de la Loi (le prophète) mais de
la « souillure ». Le pôle non-vie est représenté par la
fusion du pouvoir acquis par la fille avec le vouloir et
le savoir de la mère. L a transformation introduite par
le dernier mouvement d'assertion est figurée dans le
texte précisément par l'assertion de la fille d'Héro-
diade : « je veux... » et l'ordre qu'Hérode est obligé
de donner à son tour.
Ce court exemple permet de comprendre comment
la structure profonde logico-sémantique reçoit dans
un premier temps une représentation narrative pour
passer ensuite dans le discours avec ses figures.
Dans le même sens, il est facile d'entreprendre une rapide
relecture du texte [2], cité p. 16., à la lumière du carré de la
vérédiction qui articule les catégories simples de l'être (E) et du
paraître (P).

Ce surprenant récit oral comporte quatre prises de parole au


niveau de la manifestation (paroles rapportées par le narrateur
Norris) :
a) en 4, assertion du voleur : « il a été raconter que son père... ».
Le « gars » fait passer le vol pour ce qu'il n'est pas et
énonce un paraître mensonger ;
b) en 5, dénégation de Norris : « J'y ai dit que c'est pas
possible... », soit une dénégation du paraître dont Norris révèle
la fausseté ;
c) en 9 et en 12, les assertions du gars (« il a dit... », « le dire à
son père ») révèlent sa faiblesse et sa couardise, son être
véritable ;

78
d) en 13-14 enfin, le père contredit l'énoncé 4 (du paraître) déjà
nié par Norris en 5.
Soit le parcours suivant du carré de la vérédiction :
a) assertion du « gars » sur l'axe du mensonge
b) dénégation, par Norris, du paraître mensonger révélant
la fausseté ;
c) assertions du gars sur l'axe du secret , soit l'apparition
de son être réel (E) qui attend encore d'être totalement révélé ;
d) révélation de la vérité (E + P) par mise en évidence de la
contrariété entre l'assertion 4 et la vérité.

En conclusion retenons seulement que le soubasse-


ment linguistique des thèses sémiotiques élaborées
depuis la Sémantique structurale, en 1 9 6 6 , semble
être, en fait, la sémantique générative. Comme l'écrit
J. Peytard : « L'axiome de la « sémantique généra-
tive » est de proposer, sous l'influence de la logique
des prédicats, un modèle non ordonné, où les éléments
sémantiques sont posés à l'origine. Mais qu'est-ce que
le « carré sémiotique » (...) sinon un appareil logico-
sémantique antérieur à toute syntaxe organisatrice
d'un ordre de concaténation qui intègre des relations
en nombre limité : contradiction/contraire/implica-
tion ? » (page 27) ( 1 3 ) . Avec le carré sémiotique se
constitue un modèle — micro-univers sémantique —
d'une sémantique fondamentale opératoire ailleurs
que dans le seul domaine de la narrativité.

(13) Sur quelques relations de la linguistique à la sémiotique littéraire, La


Pensée, n° 215, octobre 1980.

79
IV. — B i l a n et p e r s p e c t i v e s (14)

L a sémiotique narrative a considérablement affiné le


modèle de Propp : elle a distingué les parcours
antagonistes du sujet et de l'anti-sujet, approfondi la
relation complexe du sujet et de l'objet et distingué
sujet d'état et sujet de faire, elle a enfin modalisé ce
dernier en plus ou moins « compétent » et les objets
de valeur en plus ou moins « désirables » (ce qui se
répercute sur le sujet d'état). C o m m e le souligne
Greimas dans Du sens II :
Alors que naguère on ne parlait que de la circulation des objets, on
peut procéder maintenant aux calculs de compétence modale,
inégale, de deux sujets face à un objet de valeur (...). Alors que, en
lisant Propp, on n'avait affaire qu'à des êtres et des objets fortement
iconisés situés sur la dimension pragmatique du récit, il s'agit
maintenant de compétitions et d'interactions cognitives où des sujets
modalement compétents briguent des objets modalisés, alors que la
dimension événementielle, référentielle de leurs agissements, n'est
tout au plus qu'un prétexte à des joutes autrement plus importan-
tes » (p. 10-11).

Depuis quelques années, l'approfondissement de la


dimension cognitive des discours a amené l'introduc-
tion d'une modalité du /croire/ ; en effet, en articulant
le faire-savoir en « faire persuasif », d'une part, et
« faire interprétatif » , d'autre part, persuader appa-
raît c o m m e , avant tout, un faire-croire. L a mise en
évidence de la compétence modale a entraîné une
(re)définition « cognitive » du sujet et un écrasement
de la dimension « pra(gma)tique ». Aujourd'hui, la
syntaxe narrative de surface est, dans son ensemble,
interprétée par l'Ecole de Paris en termes de syntaxe
modale.

(14) Pour une réflexion sur les limites de la sémiotique, voir plus loin,
p. 116-117.

80
CHAPITRE V

STRUCTURE TEXTUELLE
ET ÉNUNCIATION NARRATIVE

I. — Propositions narratives
et structure séquentielle
1. La thèse de Labov et Waletzky. — Dès 1 9 6 7 ,
pour W . L a b o v et J. Waletzky ( 1 ) , un récit pleinement
élaboré comporte tout ou partie des six propositions
suivantes : Résumé, Orientation, Complication, Eva-
luation, Résolution et Coda. Entre cet essai et le
chapitre 9 de Language in the Inner City publié en
1972 ( 2 ) , la terminologie ne se transforme ni pour le
Résumé, ni pour l'Evaluation, ni pour la Coda définie
aussi comme Chute, mais elle hésite nettement pour
les propositions Orientation ( 1 9 6 7 ) ou Indication(s)
( 1 9 7 2 ) , Complication ( 1 9 6 7 ) ou Développement-
Action (1972) et Résolution (1967) ou Résultat ( 1 9 7 2 ) .
Le point essentiel de l'hypothèse de L a b o v et Waletzky
réside dans le regroupement de ces propositions en
deux ensembles : les unes purement narratives ( C o m -

(1) Narrative Analysis : Oral Versions of Personal Experience, dans


Essays on the Verbal and Visual Arts, June Helm edit., Seattle-London,
1967.
(2) Tome 1 de la traduction française, Le parler ordinaire, la langue dans
les ghettos noirs des Etats-Unis, Minuit, 1978.

81
plication-Développement-Action, Résolution-Résultat)
décrivent la charpente du récit, son organisation
logique, les autres « libres » ou facultatives lui donnent
une épaisseur énonciative. Cette distinction permet de
mettre l'accent sur la tension permanente entre les
deux dimensions de tout discours narratif : la dimen-
sion séquentielle, liée aux contraintes stylistico-théma-
tiques du genre et surtout à un schéma formel et
conventionnel inculqué dès le plus jeune âge et acquis
vers huit ou neuf ans, d'une part ; la dimension confi-
gurationnelle énonciative et interactive, ce qu'on peut
appeler aussi la dimension pragmatique de l'acte de
discours narratif, d'autre part.
En choisissant pour objet le récit oral et non plus
écrit, L a b o v et Waletzky — et leurs successeurs (3) —
sont amenés à prendre en compte l'inscription du
récit dans la conversation et ses tours de parole. Alors
que les modèles narratologiques examinés plus haut
ont été élaborés dans le cadre d'une tradition mar-
quée par la prédominance des études littéraires et à
partir de textes très dominés scripturalement par les
règles d'un genre et par la maîtrise de professionnels
de la parole-écriture (écrivains, publicistes, hommes
politiques, etc.), nous sommes, avec Labov, amenés à
considérer des textes dominés par une interaction
langagière en situation. A la différence d'une conduite
narrative dominée scripturalement et d o n c faible-

(3) Jefferson, Some technical considerations of a dirty joke, p. 219-248


de Schenkeim, Studies in the organisational interaction, New York, Acade-
mic Press, 1978 ; Ryave, On a achievement of a series of stories, p. 113-132
de Schenkeim, 1 9 7 8 ; Sacks, On the analysability of stories by children,
p. 329-345 de Gumperz-Hymes, Directions in Sociolinguistics : the ethno-
graphy of communication, New York, 1972, et An Analysis of the course of a
joke's telling in conversation, p. 337-353 de R. Bauman et J. Sherzer,
Explorations in the ethnography of speaking, London, Cambridge University
Press, 1974). Lire aussi, par exemple, C. Dannequin, La fessée aux orties,
Etudes de Linguistique appliquée, n° 37, Didier, 1980.

82
ment présuppositionnelle et plus dégagée du contexte
(lisible sans recours incessant à une interprétation
situationnelle), la conduite narrative orale « ordinaire »
repose sur une causalité interactive fondée sur l'appel
à F activité du (des) partenaire (s) communication-
nel(s). D ' o ù la différence bien connue entre des récits
distanciés, proches de F écrit, et ces récits opaques,
hétérogènes à souhait où l'histoire semble s'effacer
derrière les interventions du narrateur et ses interpel-
lations de son auditeur.
Centrant leur définition du noyau narratif moins
sur l'organisation temporelle et sur le squelette des
événements objectifs que sur la dimension évaluative
qui précise le point central du récit et met l'accent sur
les événements importants, L a b o v et Waletzky ont
quelque peu négligé la dimension structurelle. Sur six
macropropositions, les modèles de 1 9 6 7 et de 1 9 7 2 ne
comportent, chaque fois, que deux macropropositions
narratives : en 1967 : I) Complication + II) Résolution
et en 1 9 7 2 : I') Développement-Action + I I ) Résultat-
Conclusion (Labov écrit : « L a conclusion (...) marque
le terme de la série d'événements que décrit le récit » ,
1972, p. 298).
Il me semble difficile, d'une part, de ne pas partir
de la macroproposition Orientation (et Indications),
et, d'autre part, de poser des équivalences I = I' et
II = II'. Si l'on reprend la définition des auteurs eux-
mêmes et la règle de « narrative sequencing » avancée
plus tard par Labov (4) : Complication (I) et Dévelop-
pement-Action (F) présentent deux propositions nar-
ratives séparées par une jonction temporelle ( 1 9 7 2 ,
p. 2 9 5 , et 1 9 7 7 , p . 107) : la Complication déclenche

(4) P. 104-110 de Therapeutic Discourse (New York-London, Academic


Press Inc., 1977, avec la collaboration de David Fanshel).

83
le Développement-Action. L a Résolution (II) diffère
du Résultat-Conclusion (II') c o m m e le processus dif-
fère de (et précède) l'état. Il semble préférable de
tenir compte d'une suite narrative Orientation (et
Indications) Complication qui déclenche
Action qui débouche sur la Résolution qui
mène au Résultat-Conclusion. On aboutit ainsi a la
série quinaire des macropropositions du noyau narra-
tif canonique complet envisagée aussi bien par des
poéticiens comme T . Todorov et P. Larivaille que par
les grammairiens du texte.
Je reviendrai plus loin sur les caractéristiques de
V Orientation, mais retenons que les Indications sur le
temps (moment de l'action), le lieu, les personnes-
personnages, leur activité ou leur situation, intervien-
nent dans cette proposition qui signale qu'un récit est
commencé. L a b o v insiste sur l'importance de la
référence au temps : « Pour commencer un récit, le
mécanisme fondamental consiste à se référer à un
événement passé au moyen d'un adverbe de temps
marqué clairement comme séparé et distinct du temps
de l'acte de parole » ( 1 9 7 7 , p. 106).

2. L'hypothèse séquentielle. — De cette première


analyse des propositions de base du noyau narratif,
retenons que les propositions (phrases ou sous-
phrases) se regroupent en paquets de macroproposi-
tions ( P n ) étiquetables c o m m e Pn1-Orientation (et
indications) + Pn2-Complication + Pn3-Action + Pn4-
Résolution + Pn5-Résultat.
L'examen rapide de l'exemple [4] (cité p. 3 5 ) ,
exemple fourni par H. Isenberg, permet de préciser
ceci : les deux premières phrases dessinent l'Orienta-
tion-Pnl ou situation initiale du récit. Avec la troi-
sième phrase : « Soudain m o n frère m'a tiré d'un coup

84
sur le côté » , une Complication-Pn2 apparaît, suivie
non pas par une Action mais, c o m m e c'est souvent le
cas (voir le récit [13] cité p . 65) par une Pn3-Evalua-
tion : « A un carrefour, nous avions voulu traverser
sans faire attention. L e feu était au vert. » Le retour
en arrière marqué par le temps du verbe signale bien
une suspension (et non une poursuite) de l'action
narrative. L a phrase suivante est une pn4-Résolution
exemplaire : « M o n frère et m o i sommes tout de
même arrivés à temps de l'autre côté de la rue » , tan-
dis que la fin est plus une -Morale qu'une
Conclusion-Résultat (Pn5) : « Depuis ce jour, je ne
traverse plus la rue quand le feu est au vert. »
L a Complication prend souvent la forme d'un
événement ou d'une action ayant un caractère inat-
tendu (une menace, par exemple) tandis que la
Résolution résulte de l'action d'un personnage ou
d'un acteur anthropomorphe et, plus rarement, d'un
événement fortuit. Ces deux macropropositions carac-
térisent une structure narrative que l'on peut ainsi
schématiser :

Chacune de ces macropropositions permet — à titre


d'exemple — de regrouper sous forme de paquets les
14 (micro)propositions du texte [2] cité p. 16 :

85
Niveau global Niveau local
Macro-proposi- Micro-proposi-
tions tions Temps Lieu Acteurs et Faire

(1) A2 (le gars) nie


(2) [être un voleur]
t1 Ecole (?)
Orientation (3) Mensonge secret
(4)

Pn2 (5) Sortie A l (Norris) affirme


Complication
t2 Ecole
(6) [A2 est un voleur]
A2 devient « dingue »

(7)
Dans A l corrige A2
Pn3 (8) t3
la A2 se rend
Action (9) t4
rue
(10)

Pn4 (11) Dans A2 pleure et


t5
Résolution (12) les rues fuit chez A3

Pn5 (13) Chez le A3 nie la négation


t6
Situation (14) père du de A2 en Pn1
finale gars Mensonge dévoilé

3. Essai d e d é f i n i t i o n d u r é c i t . — L a tradition
narratologique a amplement décrit les suites de p r o -
positions narratives auxquelles U. Eco fait allusion
dans son Apostille au Nom de la rose : « En narrativi-
té, le souffle n'est pas confié à des phrases, mais à des
macropropositions plus amples, à des scansions
d'événements. » L e modèle de la séquence narrative
de base que je viens de proposer a pour but de théori-
ser cette observation et de définir ce qui assure le lien
des propositions, leur empaquetage sous forme de
« macropropositions » elles-mêmes liées entre elles
pour former une séquence.
Six constituants doivent être réunis pour que l'on
puisse parler de récit.

86
(A) Succession d'événements : « Où il n'y a pas suc-
cession, il n'y a pas récit » (C. Bremond).

Pour qu'il y ait récit, il faut une succession mini-


male d'événements survenant en un temps t puis t + n.
Paul Ricœur a souligné l'importance de cette t e m p o -
ralité minimale en formulant l'hypothèse suivante :
« Le caractère c o m m u n de l'expérience humaine, qui
est marqué, articulé, clarifié par l'acte de raconter
sous toutes ses formes, c'est son caractère temporel.
Tout ce q u ' o n raconte arrive dans le temps, prend du
temps, se déroule temporellement ; et ce qui se déroule
dans le temps peut être raconté » ( 1 9 8 6 , p . 1 2 ) . Ce
critère de temporalité n'est toutefois pas un critère
définitif : de nombreux autres types de textes (recettes
et chroniques, par exemple) comportent une dimen-
sion temporelle qui ne les transforme pas en récits
pour autant. Pour qu'il y ait récit, il faut que cette
temporalité de base soit emportée par une tension : la
détermination rétrograde qui fait qu'un récit est
tendu vers sa fin (t + n), organisé en fonction de cette
situation finale.

(B) Unité thématique (au moins un acteur-sujet S) :


« Où [...] il n'y a pas implication d'intérêt humain
[...], il ne peut y avoir de récit » (C. Bremond).

Dans Logique du récit, C. Bremond parle d'« un


sujet quelconque (animé ou inanimé, il n'importe) »
( 1 9 7 3 , p . 9 9 - 1 0 0 ) , placé « dans un temps t, puis t +
n » , ce qui permet de réunir les composantes A et B.
Dans une définition plus ancienne, il insiste sur le
caractère anthropomorphe de ce sujet et élargit la
définition à l'idée d'« implication d'intérêt humain » .
L a présence d'un acteur (S) — au moins un, indivi-
duel ou collectif, sujet d'état (patient) et/ou sujet

87
opérateur (agent de la transformation dont il va être
question plus loin) — semble être un facteur d'unité
de l'action. Cette question est discutée par Aristote au
chapitre 8 de La Poétique :
L'unité de l'histoire ne vient pas, comme certains le croient, de ce
qu'elle concerne un héros unique. Car il se produit dans la vie d'un
individu unique un nombre élevé, voire infini, d'événements dont cer-
tains ne constituent en rien une unité ; et de même un seul homme
accomplit un grand nombre d'actions qui ne forment en rien une action
unique (51 a 16).

L a mise en garde d'Aristote doit être retenue, Puni-


cité de Facteur (principal) n'est pas le garant de
l'unité d'action. Retenons quand même que la ques-
tion de l'acteur principal est une question importante
mais qu'elle n'a de sens que mise en rapport avec les
autres composantes : avec la succession temporelle
(A) d'abord, avec des prédicats (C) caractérisant ce
sujet ensuite.

(C) Des prédicats transformés : « Qu'il soit dit ce


qu'il advient à l'instant t + n des prédicats qui
[...] caractérisaient [le sujet d'état S] à l'instant t »
(C. Bremond).

Je vois, pour m a part, une trace de cette définition


à la fin du chapitre 7 de La Poétique : « Pour fixer
grossièrement une limite, disons que l'étendue qui
permet le passage du malheur au bonheur ou du b o n -
heur au malheur à travers une série d'événements
enchaînés selon la vraisemblance ou la nécessité four-
nit une délimitation satisfaisante de la longueur » (51
a 6 ) . Cet exemple choisi par Aristote correspond à la
notion d'inversion des contenus dont on a vu qu'elle a
longtemps été la clé de la définition du récit par la
sémiotique narrative de Greimas : opposition entre

88
contenu inversé (un sujet d'état [S] est disjoint d'un
certain objet de valeur : 0 ) et contenu posé (le sujet
d'état est, à la fin du récit, conjoint à l'objet qu'il
convoitait).
D'une façon moins directement inspirée de l'étude
des contes merveilleux, on peut simplement se conten-
ter de l'idée de prédicats d'être, d'avoir ou de faire
définissant le sujet d'état S en l'instant t puis en l'ins-
tant t + n. Soit la formule des situations initiale et
finale qui réunit les trois premières composantes (A, B
et C) et souligne leurs relations :
Situation initiale : [S est/fait/a ou n'a pas X, X', etc. en t]
Situation finale : [S est/fait/a ou n'a pas Y, Y', etc. en t + n].

(D) Un procès : « Où il n'y a pas intégration dans


l'unité d'une même action, il n'y a pas [...] récit »
(C. Bremond).

Cette idée d'unité de l'action (qui est à la source de


la règle d'unité du théâtre classique) est mise en
avant par Aristote en plusieurs points de La Poétique
et c'est en son n o m qu'il ne se satisfait pas de l'unicité
du héros (B) :
[...] L'histoire, qui est imitation d'action, doit être représentation
d'une action une et qui forme un tout ; et les parties que constituent les
faits doivent être agencées de telle sorte que, si l'une d'elles est déplacée
ou supprimée, le tout soit troublé et bouleversé. Car ce dont l'ajonction
ou la suppression n'a aucune conséquence visible n'est pas une partie
du tout (51 a 30).

L a notion d'action une et qui forme un tout est


ainsi précisée par Aristote : « Forme un tout, ce qui a
un commencement, un milieu et une fin » ( 5 0 b 2 6 ) .
Cette triade sera, à l'époque classique, reprise systé-
matiquement par les termes de « début » ou « exposi-
tion » , « nœu d » ou « développement » , « conclusion »

89
ou « dénouement » . L a définition de l'action unique
c o m m e tout permet à Aristote de distinguer le récit de
la chronique ou des annales :
[...] Les histoires doivent être agencées en forme de drame, autour
d'une action une, formant un tout et menée jusqu'à son terme, avec un
commencement, un milieu et une fin, pour que, semblables à un être
vivant un et qui forme un tout, elles procurent le plaisir qui leur est
propre ; leur structure ne doit pas être semblable à celle des chroniques
qui sont nécessairement l'exposé, non d'une action une, mais d'une
période unique avec tous les événements qui se sont alors produits,
affectant un seul ou plusieurs hommes et entretenant les uns avec les
autres des relations fortuites ; car c'est dans la même période qu'eurent
lieu la bataille navale de Salamine et la bataille des Carthaginois en
Sicile, qui ne tendaient en rien vers le même terme ; et il se peut de
même que dans des périodes consécutives se produisent l'un après
l'autre deux événements qui n'aboutissent en rien à un terme un (59 a
17-21).

C'est à ces propos d'Aristote que se réfère P. Ricoeur


lorsqu'il définit le mode de composition verbale qui
constitue, selon lui, un texte en récit. Le muthos
comme « assemblage des actions accomplies » est une
opération de mise-en-intrigue : « L a mise-en-intrigue
consiste principalement dans la sélection et dans
l'arrangement des événements et des actions racontées,
qui font de la fable une histoire “complète et entière”
ayant commencement, milieu et fin » (1986, p . 13).
Pour qu'il y ait récit, il faut donc une transforma-
tion des prédicats (C) au cours d'un procès. L a notion
de procès permet de préciser la composante t e m p o -
relle (A) en abandonnant l'idée de simple succession
temporelle d'événements. L a conception aristotéli-
cienne d'action une, formant un tout, n'est probable-
ment pas autre chose que le procès transformationnel
suivant, dominé par la tension dont je parlais plus
haut :
Situation initiale Transformation Situation finale
(agie ou subie)
AVANT PROCÈS APRÈS

90
Les deux extrêmes permettent de redéfinir la c o m -
posante (A) en l'intégrant dans l'unité actionnelle
du procès : m l = A V A N T L E PROCÈS (action i m m i -
nente = t),m5 = APRÈS L E PROCÈ S (accomplisse-
ment récent = t + n ) . Le procès lui-même se divise en
trois moments :
m2 = Début du procès (commencer à, se mettre à).
m3 = Pendant le procès (continuer à).
m4 = Fin du procès (finir de).

Ainsi redéfinie, l'unité de l'action dont parle Aris-


tote ressemble, en fait, aux cinq macropropositions
narratives constitutives de la séquence narrative élé-
mentaire. Pour passer de la simple suite linéaire et
temporelle des moments ( m l , m 2 , etc.) à un récit
proprement dit, il faut opérer une narrativisation de
ce procès, passer de la chronologie à la logique singu-
lière du récit qui introduit une problématisation par
le biais des macropropositions Pn2 et P n 4 .

(E) Une causalité narrative : « L e récit explique et


coordonne en m ê m e temps qu'il retrace, il subs-
titue l'ordre causal à l'enchaînement chronolo-
gique » (Sartre, 1 9 4 7 , p. 1 4 7 ) .

Dans sa célèbre « Explication de L'Etranger »


( 1 9 4 3 ) , Sartre part de cette définition (E) du récit
pour expliquer en quoi le roman de Camus ne peut
pas être considéré c o m m e un récit. Il développe la
même idée dans un essai de 1 9 3 8 sur Dos Passos :
« L e récit explique : l'ordre chronologique — ordre
pour la vie — dissimule à peine l'ordre des causes —
ordre pour l'entendement ; l'événement ne nous
touche pas, il est à mi-chemin entre le fait et la loi »
( 1 9 4 7 , p. 2 0 ) . Si l'écrivain américain invente littéra-
lement « un art de conter » , c'est que, notamment

91
dans Manhattan Transfer ( 1 9 2 5 ) , « pas un instant
l'ordre des causes ne se laisse surprendre sous l'ordre
des dates. Ce n'est point récit : c'est le dévidage bal-
butiant d'une mémoire brute et criblée de trous, qui
résume en quelques mots une période de plusieurs
années, pour s'étendre languissamment sur un fait
minuscule » ( 1 9 4 7 , p. 2 1 ) . Au lieu de relier causale-
ment des événements, raconter, chez Dos Passos, « c'est
faire une addition » . De la m ê m e manière, dans
L'Etranger, les phrases semblent juxtaposées : « En
particulier on évite toutes les liaisons causales, qui
introduiraient dans le récit un embryon d'explication
et qui mettraient entre les instants un ordre différent
de la succession pure » ( 1 9 4 7 , p . 1 4 3 ) . A. R o b b e -
Grillet va dans le m ê m e sens dans Pour un nouveau
roman : « Le récit, tel que le conçoivent nos critiques
académiques — et bien des lecteurs à leur suite —
représente un ordre. [...] Tous les éléments tech-
niques du récit — emploi systématique du passé
simple et de la troisième personne, adoption sans
condition du déroulement chronologique, intrigues
linéaires, courbe régulière des passions, tension de
chaque épisode vers une fin, etc. — , tout visait à
imposer l'image d'un univers stable, cohérent, conti-
nu, univoque, entièrement déchiffrable » ( 1 9 6 3 ,
p. 3 6 - 3 7 ) .
L a « logique » narrative m e semble parfaitement
cernée par R. Barthes lorsqu'il parle d'elle c o m m e
d'une logique très impure, un semblant de logique,
une logique endoxale, liée à nos façons de raisonner
et pas du tout aux lois du raisonnement formel :
Tout laisse à penser, en effet, que le ressort de l'activité narrative est
la confusion même de la consécution et de la conséquence, ce qui vient
après étant lu dans le récit comme causé par ; le récit serait, dans ce
cas, une application systématique de l'erreur logique dénoncée par la
scolastique sous la formule post hoc, ergo propter hoc [...] (1966,
p. 10).

92
Cet écrasement de la logique et de la temporalité
est, avant tout, réalisé par la « logique » m a c r o p r o p o -
sitionnelle dont rend compte le schéma séquentiel
proposé plus haut, schéma qui — en privilégiant Pn2
et Pn4 — hiérarchise les relations, autrement simple-
ment chronologiques et linéaires, entre les cinq
moments (m) de tout procès. On comprend mieux
ainsi la notion de « scansion d'événements » dont
parle U. Eco et la conception aristotélicienne de « tout
d'une action ». On comprend aussi que la c o m p i -
lation de faits rangés par ordre de dates des c h r o -
niques, annales, etc., puisse être déclarée non narra-
tive aussi bien par Aristote que par Bérardier de
Bataut : dans ce cas on n'assiste pas à une mise en
intrigue dominée par l'introduction d'une probléma -
tique marquée par la Complication-Pn2 et la Résolu-
tion-Pn4.

(F) Une évaluation finale (Morale) : « Même quand


tous les faits sont établis, il reste toujours le p r o -
blème de leur compréhension dans un acte de juge-
ment qui arrive à les tenir ensemble au lieu de les
voir en séries » (L. O. Mink, 1 9 6 9 - 1 9 7 0 ) .

Cette dernière composante — dite « configurante »


par P. Ricoeur à la suite du philosophe du langage
Louis 0 . Mink — est probablement la clé de la spéci-
ficité du récit. On la trouve également chez Bérardier
de Bataut :
Il est bien peu de gens qui soient en état, par eux-mêmes, de tirer les
véritables conclusions des faits qu'ils lisent. Il faut donc que l'écrivain
supplée à cette incapacité, pour donner à son ouvrage l'utilité qui lui
convient (1776, p. 321-322).

A propos de la fable, il ajoute : « Sa partie la plus


essentielle est la maxime de morale qu'elle veut insi-

93
nuer. C'est là le fondement qui la soutient » (p. 5 8 1 ) .
On retrouve la m ê m e idée chez Lessing qui, dans ses
Réflexions sur la fable, unit les composantes (E) et
(F) dans une définition très aristotélicienne de Faction
c o m m e suite de changements qui, pris ensemble,
« forment un tout » . Pour Lessing, l'unité de l'en-
semble provient de l'accord de toutes les parties en
vue d'une seule fin : « L a fin de la fable, ce pourquoi
on l'invente, c'est le principe moral. » Claude Simon,
dans son discours de réception du Nobel, précise dans
le même sens le processus de fabrication de la fable :
Selon le dictionnaire, la première acception du mot « fable » est la
suivante : « Petit récit d'où l'on tire une moralité. » Une objection vient
aussitôt à l'esprit : c'est qu'en fait le véritable processus de fabrication
de la fable se déroule exactement à l'inverse de ce schéma et qu'au
contraire c'est le récit qui est tiré de la moralité. Pour le fabuliste, il y a
d'abord une moralité [...] et ensuite seulement l'histoire qu'il imagine à
titre de démonstration imagée, pour illustrer la maxime, le précepte ou
la thèse que l'auteur cherche par ce moyen à rendre plus frappants
(1986, p. 16).

Edgar Poe, à propos d'un tout autre genre narratif,


aboutissait déjà à la même conclusion dans sa
« Méthode de composition » de La Genèse d'un poème :
« Je puis dire que m o n poëme avait trouvé son c o m -
mencement, — par la fin, c o m m e devraient c o m m e n -
cer tous les ouvrages d'art ; [...] » ( 1 9 5 1 , p. 9 9 1 ) .
« Un plan quelconque, digne du n o m de plan, doit
avoir été soigneusement élaboré en vue du dénoue-
ment, avant que la plume attaque le papier. Ce n'est
qu'en ayant sans cesse la pensée du dénouement
devant les yeux que nous pouvons donner à un plan
son indispensable physionomie de logique et de cau-
salité — en faisant que tous les incidents, et parti-
culièrement le ton général, tendent vers le développe-
ment de l'intention » (p. 9 8 4 ) . Pour le maître de la

94
narration fantastique, la première de toutes les consi-
dérations est tout naturellement « celle d'un effet à
produire » (ibid.) et cette conception de l'effet n'est
pas sans conséquences sur la dimension même de
l'œuvre : « Si un ouvrage littéraire est trop long pour
se laisser lire en une seule séance, il faut nous résigner
à nous priver de l'effet prodigieusement important
qui résulte de l'unité d'impression ; car, si deux séances
sont nécessaires, les affaires du monde s'interposent,
et tout ce que nous appelons l'ensemble, totalité, se
trouve détruit du coup » (p. 9 8 6 ) .
Sur la base de toutes ces observations, il est bien
nécessaire d'ajouter au modèle quinaire de la séquence
narrative de base une macroproposition évaluative
finale (« morale » = qui donne — de façon
explicite ou non et, selon les genres narratifs, plus ou
moins facilement déductible à partir d'indices à
décrypter par le lecteur — le sens configurationnel de
la séquence.
Les écrivains mettent bien en évidence cette c o m -
plémentarité narrative entre séquence et configura-
tion. Ainsi Milan Kundera, dans L'Art du roman, parle
de « l'art de l'ellipse » c o m m e d'une nécessité qu'il
explique en des termes fort proches de ceux d'E. A.
Poe : « Imaginez un château si énorme q u ' o n ne peut
l'embrasser du regard. Imaginez un quatuor qui dure
neuf heures. Il y a des limites anthropologiques qu'il
ne faut pas dépasser, les limites de la mémoire, par
exemple. A la fin de votre lecture, vous devez être
encore en mesure de vous rappeler le commencement.
Autrement le roman devient informe, sa " clarté archi-
tectonique " s'embrume » ( 1 9 8 6 , 9 4 ) . L a structure du
récit garantit la maîtrise de la diversité des éléments :
assurant la cohésion, elle permet la mémorisation
c o m m e la lisibilité des énoncés.

95
4. Comprendre, mémoriser. — L'interprétation
est guidée par la connaissance du monde du texte, par
l'effet des macrostructures sémantiques construites et
par la structure séquentielle identifiée :

A) La connaissance du monde. — Stockée dans la


mémoire à long terme, elle rend possible l'établisse-
ment de connexions et la construction de blocs locaux
cohérents de propositions. C'est elle qui permet, par
exemple, d'ajouter, dans un récit, les liaisons non
exprimées entre les faits et/ou les propositions.
Ainsi entre les propositions du récit [4], cité p. 35, le lecteur
rétablit la proposition courir pour traverser la rue entre « mon
frère m'a tiré d'un coup sur le côté » et « mon frère et moi sommes
tout de même arrivés à temps de l'autre côté de la rue ». La
connaissance des feux de signalisation permet de compléter la
dernière phase : « je ne traverse plus la rue quand le feu est au
vert » pour l'interpréter dans le sens : « au vert pour les
voitures ».

Bien sûr, les récits peuvent comporter d'autant plus


de trous qu'ils interviennent entre des interlocuteurs
qui se connaissent et partagent les mêmes savoirs (les
mêmes souvenirs, les mêmes références).

B) Les macro-structures sémantiques. — Quand il


lit un texte, ou une séquence d'un texte, comme
quand il converse avec quelqu'un, un utilisateur de la
langue a besoin de savoir de quoi il est question, en
gros. Pour établir des relations de cohérence locale
(comprendre des phrases ou des sous-phrases), il
faut, au moins à titre d'hypothèse, établir un sens
global ou un « thème » pour l'ensemble du texte ou
de la séquence. Les titres (à l'écrit) c o m m e les
résumés (à l'oral surtout) qui précèdent souvent les
récits permettent de construire de telles m a c r o -
structures sémantiques assistant la mémoire et la
production d'inférences correctes.

96
L a notion de macro-structure sémantique ou de
base thématique des textes peut être complétée, au
niveau du déroulement de la suite textuelle, par l'idée
de continuité thématique ou plutôt isotopie. Impor-
tant dans une linguistique attentive au texte comme
unité de discours, le concept d'isotopie a été avancé
par Greimas. Dans Du sens, prolongeant sa réflexion
sur le problème de l'unité du discours isotope, il parle
d'un « ensemble redondant de catégories séman-
tiques qui rend possible la lecture uniforme du récit »
(p. 1 8 8 ) . Pour qu'un lecteur-auditeur perçoive un
texte c o m m e un tout, il faut qu'il parvienne, d'une
part, à poser une macro-structure sémantique et,
d'autre part, qu'il en dérive une certaine continuité
sémantique. L a résolution des ambiguïtés d'un
énoncé est guidée par une telle recherche d'une
lecture unique (contestée, par exemple, par le récit
fantastique comme hésitation indécidable entre deux
isotopies, au moins). Au plan des acteurs, Greimas
parle d'une isotopie actorielle manifestée par le
phénomène général de l'anaphore (Le cadet... il... le
plus jeune fils... cet enfant... etc.). A un niveau plus
macro-structurel, les quatre termes du carré sémio-
tique seront dits isotopes. Ils induisent bien une lec-
ture uniforme du discours.
Toute comparaison manifeste une bi-isotopie sus-
ceptible d'être développée au long d'une chaîne :
« cette fille était belle c o m m e une madone » entraîne
la concurrence d'une bi-isotopie de l'humain et du
religieux. Toute isotopie constitue donc pour le lecteur-
auditeur, une grille de lecture qui tend à rendre
homogène la surface du texte en levant les ambiguïtés
éventuelles. Ce concept permet d'approcher une autre
réalité des discours : leur hétérogénéité (poly) isoto-
pique. Une histoire drôle joue systématiquement sur
un tel glissement d'une isotopie (contextuelle) à une

97
autre, le discours littéraire est travail sur la (poly)iso-
topie et l'on peut, en fait, se demander s'il existe
vraiment des discours uniquement monologiques, non
ambigus, et si la communication ne comporte pas, en
permanence, le risque du malentendu.
Le caractère polysémique et poly-isotopique du récit
littéraire est unanimement admis, mais cette caracté-
ristique ne doit pas masquer qu'aucun discours n'est
réellement et totalement univoque et unilinéaire. Les
récits « lisibles » et déclarés « cohérents » résultent
tous d'un paradoxe : des sous-ensembles hétérogènes
(et poly-isotopiques) se combinent pour donner à lire
un texte isotope et un monde (devenu) homogène.
Lire un texte, c'est construire un (des) parcours
isotopique (s), c'est se frayer un chemin à travers les
clichés, les stéréotypes ou, au contraire, l'hétérotopie
et l'inattendu.

C) La structure séquentielle. — Lorsqu'un inter-


locuteur annonce : « je vais vous raconter une histoire »
ou lorsqu'un texte (ou une simple séquence) se donne
à lire c o m m e un récit, une attente et un principe de
classement des informations se trouvent mis en
action. On ne mémorise guère que ce que l'on c o m -
prend (5) et l'on comprend surtout ce que l'on recon-
naît. De nombreux travaux ont prouvé que les lec-
teurs-auditeurs d'une même communauté résument
sans difficulté des récits conventionnels tandis qu'ils
sont déroutés par un récit mythique non conforme à
leurs attentes : « L a personne du héros varie, les épi-
sodes se suivent sans aucun lien apparent (c'est-à-
dire causal). L'organisation de l'histoire est obscure.
L'histoire, bien sûr, suit un ordre bien établi, mais

(5) M.-F. Erlich et C. Leluc, Mémoire inférentielle et niveau de compré-


hension d'un texte, Psychologie française, n° 3-4, t. XXIII, 1978.

98
connu uniquement des Indiens et des anthropolo-
gues » ( 6 ) . L a conclusion tirée de cette expérience est
nette : les sujets testés ne disposaient pas de schèmes
implicites (ni macrostructure sémantique liée à leurs
connaissances du m o n d e représenté, aux schèmes
actionnels et aux scénarios stockés en mémoire, ni
structure narrative de type quinaire) comparables à
ceux qu'ils appliquaient spontanément aux histoires
conventionnelles. Tout lecteur-auditeur aborde un
récit avec, à l'esprit, un schéma global préconstruit.
Par des régulations sociales et par des renforce-
ments constants, la production de récits structurés le
plus souvent selon l'ordre canonique se trouve favo-
risée. Les plus précoces narrations (contes, histoires
destinées aux jeunes enfants) mettent en place des
structures cognitives qui gouvernent la production
aussi bien que la compréhension et la mémorisation
des récits. Entre neuf et onze ans, le rappel des
événements et de l'information globale ressemble de
plus en plus à celui des adultes, conforme à l'ordre de
la superstructure textuelle. Avec l'âge, s'effectue une
indéniable homogénéisation des critères de jugement
de l'importance de l'information ( 7 ) . Le chercheur
américain Jean M. Mandler va très loin dans ce sens
en rapportant une expérience menée au Libéria. Des
groupes de Libériens de six à cinquante ans, scolarisés
et non scolarisés, alphabétisés et illettrés, auraient
tous produit les mêmes structures de rappel que des

(6) W. Kintsch et T. A. van Dijk au sujet d'un mythe appache sur


l'origine du maïs et du daim : Comment on se rappelle et on résume des
histoires, Langages, 40, 1975, p. 112.
(7) Voir G. Denhière et J. Langevin, La comparaison et la mémorisation
de récits : aspects génétiques et comparatifs, Document n° 156, ERA 235,
Paris VIII, 1981. Pour un panorama international, voir le n° 356, 1981-
1982 du Bulletin de Psychologie ; voir aussi Il était une fois..., dirigé par
G. Denhière aux Presses Universitaires de Lille, 1984.

99
étudiants américains entendant les mêmes récits. Ces
données semblent, de plus, confirmées par des tra-
vaux entrepris avec des lecteurs dyslexiques, des
sourds lisant sur les lèvres, des enfants présentant des
troubles du langage. De là à parler d'un universel
cognitif élaboré progressivement à partir de l'audition
des récits transmis par voie orale, il n'y a qu'un pas,
franchi sans hésitation, semble-t-il, par Mandler.
En résumé, les opérations cognitives sont probable-
ment et schématiquement les suivantes : le sujet
élabore des significations (il rappelle un savoir de sa
mémoire à long terme) à partir des données perçues et
traitées (identifiées). La signification est construite
par cycles sur la base des micropropositions regrou-
pées en paquets retenus afin d'assurer la liaison avec
les propositions traitées lors du cycle suivant. Quand
les propositions retenues ne permettent pas de recons-
truire une compréhension-représentation du texte, un
retour en arrière (mémoriel et/ou textuel) est néces-
saire et le sujet peut construire lui-même de nouveaux
ponts entre les paquets de propositions. L'information
stockée en position de Pn1 -Orientation sert d'informa-
tion de base, de point d'ancrage pour l'adjonction
d'informations nouvelles. En cours de lecture-audi-
tion, l'information traitée est appréciée en fonction de
sa nouveauté et par rapport aux attentes et aux
anticipations.

II. — Evaluation, Énonciation

On a vu que, dans les récits les plus homogènes et


structurés, les macropropositions narratives organi-
sent la cohésion-cohérence textuelle (globale c o m m e
locale) selon un ordre séquentiel. Cette réduction nar-
rative de l'hétérogène en une séquence textuelle ne
doit pas occulter le double mouvement d'organisa-

100
tion narrative et d'insertion du récit dans une situa-
tion d'échange verbal. A trop marquer la stabilité
séquentielle du type textuel narratif, on risque de
manquer le mouvement qui caractérise tout acte de
discours. L a prise en compte de l'ajustement constant
des systèmes de repérage de l'énonciateur-narrateur
et de l'énonciateur-lecteur-auditeur doit nous aider à
ne pas considérer la « langue du récit » c o m m e un
instrument normé et clair, objectif et neutre, mais
comme un système ouvert sur l'accommodation inter-
subjective.

1. Reconnaître une « intention » : l'ouverture


dialogique du récit. — Revenons sur le récit [3] cité
p. 16 sans restituer ici le contexte du dialogue entre
les deux personnages. L'intérêt de cet exemple réside
dans le fait que le récit est supposé répondre à une
nécessité d'explication : faire comprendre (savoir)
quelque chose en faisant connaître la légende de saint
Dmitri. Au terme du récit, Foka pose pourtant une
question que tout b on narrateur parvient générale-
ment à éviter et dont L a b o v écrit :
« Il y a bien des façons de raconter la même histoire, et on peut
lui faire dire des choses fort différentes, ou rien du tout. L'histoire
qui ne dit rien s'attire une remarque méprisante : « Et alors ? »
Cette question, le bon narrateur parvient toujours à l'éviter, il sait
la rendre impensable. Il sait faire en sorte que, son récit terminé, la
seule remarque appropriée soit : « Vraiment? » ou toute autre
expression apte à souligner le caractère mémorable des événements
rapportés » (1972, p. 303).

A cause de la réaction de Foka, Kaliayev est obligé


de relire lui-même son récit. Il passe ainsi du plan de
Faction des personnages au plan cognitif de la Morale
à tirer de cette légende dans le contexte de la
conversation en cours.
A défaut de pouvoir opérer une analyse précise
(programmes narratifs, opposition des contenus ini-

101
tial et final, etc.), le lecteur-auditeur doit pouvoir
s'appuyer sur certains éléments textuels : aussi rigou-
reux, précis et bien mené soit-il, un acte de discours
narratif peut toujours se solder par un échec. Tout
énonciateur-narrateur se préoccupe d'obtenir une
écoute attentive. Cette orientation vers l'autre struc-
ture l'énonciation narrative et l'analyse doit
tenir compte d'une composante interactionnelle essen-
tielle : l'intention. Il ne s'agit pas d'une simple
intention de communiquer une suite événementielle
(il ne faut donc pas s'en tenir à la dimension
épisodique et séquentielle d'une histoire c o m m e celle
de saint Dmitri), mais il s'agit surtout d'une intention
de produire un effet au moyen de la reconnaissance
par l'interprétant (lecteur-auditeur) d'une totalité
signifiante : la dimension configurationnelle de l'his-
toire, dans le contexte de l'échange.
L a reconnaissance par l'interprétant de l'intention
de l'énonciateur repose sur une compétence préala-
ble : savoir et pouvoir suivre une histoire. Entendons
par là, comprendre un contenu (actes, paroles, pen-
sées, sentiments des acteurs) comme successif et
c o m m e régi par une direction particulière. L'analyse
de la structure séquentielle a montré que la Conclu-
sion (Pn5) de toute histoire constitue un pôle d'attrac-
tion ; le lecteur-auditeur est comme poussé en avant
par les macropropositions narratives successives et il
complète cette impulsion par une attente. Le fait que
toute narration se déroule dans le temps ajoute à cette
attente une incertitude : le dénouement peut être
retardé, des alternatives et des bifurcations peuvent
survenir.
L a structure narrative ne rend la « Morale » -
ni déductible ni prévisible, mais avant tout accep-
table dans l'ordre de la continuité logique. Disons
acceptable après-coup, en un regard rétrospectif sur

102
les rapports de la fin avec la chaîne événementielle.
Le fait que l'acceptabilité importe plus que la prévi-
sibilité explique que le narrateur puisse parfois, par
un résumé P n O , dévoiler l'issue de son histoire.
L'enchaînement ne doit pas être seulement a c c e p -
table, mais aussi édifiant, surprenant, intéressant.
L a compréhension de l'intention peut être assistée à
trois niveaux :
a) La logique séquentielle de l'histoire racontée et du texte comme
récit, la dimension épisodique, avec ses redondances internes, peut se
suffire à elle-même.
b) Une Morale explicite, indiquant le but didactico-moral de la nar-
ration, orientant le calcul interprétatif, voire donnant une injonction,
peut faciliter le jugement réflexif et guider le passage de l'ordre chrono-
logique-séquentiel à l'ordre configurationnel.
c) Des évaluations injectées en divers points du récit, suspendant
parfois le cours des événements, peuvent venir réduire les erreurs
dans le passage de l'épisodique à une saisie d'ensemble qui
embrasse les événements dans une totalité. Les commentaires
évaluatifs visent à réduire les erreurs interprétatives en élucidant la
valeur du récit. Ils mettent en avant la dimension globale, configu-
rationnelle, qui subsume les diffractions chronologiques des évé-
nements.

Dans le premier cas a), l'ordre narratif donne à


l'interprétant l'instruction de calculer la conclusion
de l'histoire visée par l'énonciateur-narrateur et ceci
sur la base des macropropositions narratives. Dans le
second cas b), les évaluations localisées dans l'évalua-
tion finale réinterprètent l'histoire après-coup.
Dans les deux cas, le récit est tourne vers une c o m -
munication qui implique la saisie de sa double
dimension, de sa tension constitutive : succession
ordonnée d'événements (séquence textuelle) et tota-
lité (configuration).
Dans l'exemple [ 3 ] , Foka a beau se rendre compte
que Kaliayev essaie de lui dire quelque chose, il ne
reconnaît ni ce qu'il cherche à lui dire ni ses

103
intentions. Ni Kaliayev ni le contexte n'amènent Foka
à comprendre la signification de la légende. On peut
parler d'un échec de l'acte de narration. Cette échec
ne se situe pas au niveau du sens littéral de l'histoire,
mais au niveau du sens à dériver, au niveau du calcul
interprétatif du sens en situation. Au sens littéral
d'un énoncé, tout calcul d'interprétation ajoute des
règles d'appropriation conversationnelle : ici que
vient faire cette légende dans le contexte de l'échange
(conversation et situation) ? Reconstruire la force et
la visée d'un récit, c'est passer du sens littéral au sens
en situation d'interaction (et/ou en contexte).
Il me semble possible de développer dans une telle
direction une remarque de L a b ov :

« Si nous comprenons qu'un récit joue un rôle semblable dans un


discours à un simple acte de parole, nous supposons en retour que
l'auditeur puisse répondre de façon appropriée à cet acte. Notre
plus générale caractérisation de la place du récit dans le dialogue
est qu'il se donne comme une proposition générale. Il n'est pas
indispensable que l'auditeur soit d'accord avec la proposition, ou
même qu'elle lui déplaise. Il peut, cependant, indiquer au narrateur
qu'il a compris comment ce récit doit être interprété, qu'il tend, de
toute évidence à avancer une proposition particulière » (1977,
p. 109, je souligne).

Cette notion de « proposition générale » rejoint ce


que j'ai désigné comme la dimension configuration-
nelle du discours narratif ou comm e sa macro-
structure sémantique. Le récit est moins suspendu à
un accord ou à un désaccord sur la macroproposition
sémantique de l'histoire qu'à une reconnaissance de
la configuration sur la base de laquelle le récit (et
donc la parole de l'énonciateur-narrateur) signifie. Si
le récit « veut » signifier quelque chose pour quel-
qu'un, on comprend qu'il doive éviter ces fatidiques
« Oh ! pff ! », « Ça tient pas ! » et autres « Et

104
alors ? ». Tout énonciateur est tenu de justifier
son occupation (monologique) de l'espace social de
l'échange verbal (le temps de son récit).
L a narratologie a certainement trop négligé le fait
que tout récit s'échange contre une double reconnais-
sance : reconnaissance de l'intention vue c o m m e une
proposition particulière et reconnaissance du sujet
énonciateur lui-même. De plus, le résultat de tout
échange est soumis à une incertitude et à une prise de
risque : ne pas intéresser (le désir de) l'autre. Racon-
ter est une entreprise risquée toujours ouverte sur une
possible incompréhension. L'homogénéité séquen-
tielle de la machine narrative est avant tout un moyen
de lutter contre une telle menace, mais il faut y ajou-
ter les autres propositions identifiées par L a b o v et
Waletzky.

2 . Les propositions « libres » . — Il a déjà été


question de l'Orientation (et des Indications), mais
cette macroproposition joue un rôle important dans
l'ancrage interactionnel du récit. J'envisagerai aussi
les cas du Résumé, de la Chute (ou Coda) et de
l'Evaluation. Retenons que, pour L a b o v, chacune de
ces propositions s'inscrit dans un dialogisme de base :
l'Orientation (Pn1), et ses Indications, est une réponse
à une série de questions implicites : qui ? quand ?
quoi ? où ? L e Résumé (PnO) répond à une question
du type : de quoi s'agit-il ? Les propositions qui
assurent le développement ( P n 2 et P n 3 ) répondent à
une question qui traduit bien l'attente : et après,
qu 'est-ce qui s'est passé ? le résultat final (Pn4 et P n 5 )
correspond à une interrogation du type : comment
cela s'est-il fini ? L'Evaluation est supposée répondre
à l'implicite « Et alors ? ». L a Chute, elle, a pour p a r-
ticularité d'écarter toute question en montrant que les
précédentes n'ont plus de raison d'être.

105
Ce point me semble essentiel, car en définissant
ainsi les macropropositions, on se trouve bien dans le
cadre d'une conception énonciative des unités linguis-
tiques. L a b o v et Waletzky retrouvent sans le savoir
les thèses de Bakhtine et Volochinov qui ont si
fortement insisté sur le fait qu'à la base de la division
du discours en parties « on trouve l'ajustement aux
réactions prévues de l'auditeur ou du lecteur » ( 1 9 7 7 ,
p. 1 5 8 ) . On peut appliquer mot à mot aux macropro-
positions ce que ces derniers disent des paragraphes :
« Dans certains de leurs traits essentiels, ils sont
analogues aux répliques d'un dialogue. Il s'agit, en
quelque sorte, de dialogues affaiblis et transformés en
énonciations-monologues » (ibid.).

A) Orientation et contrat énonciatif. — Le fait


qu'un récit puisse s'inscrire dans un échange, et venir
de ce fait interrompre un dialogue, a amené L a b o v à
avancer une règle d'orientation narrative : si le
locuteur se réfère à un événement antérieur au
moment de l'interlocution, si, de plus, cet événement
ne peut être interprété comme formant un acte de
parole complet, alors son interlocuteur doit entendre
cette référence c o m m e l'orientation d'un récit à venir.
L a maxime conversationnelle (et cognitive) qui veut
que les propos soient en rapport avec le thème de la
conversation n'est donc rompue qu'en apparence par
ce type d'enchaînement. En fait, bien souvent, un
Résumé vient atténuer la brutalité de l'enchaînement
ou bien, très vite, une Evaluation, en précisant le but
de la prise de parole, évite à l'énonciataire-auditeur
(mais aussi à tout lecteur) un travail de reconstruc-
tion trop laborieux.
Autour de l'Orientation, se profilent les problèmes
du contrat énonciatif liant énonciateur (narrateur) et
énonciataire (auditeur-lecteur) et de la question ini-

106
tiale (explicite ou implicite) qui précède souvent une
prise de parole narrative. Ainsi dans cet exemple tiré
de l'interview d'un ancien responsable de la CIA,
publiée par Le Point (18 août 1 9 8 0 , n° 4 1 3 , p . 9 2 ) :

[14] (Pierre Desgraupes) : Qu'entendez-vous par « pénitentiels » ?


(Général Vernon Walters) : Je vais vous raconter une his-
toire (8) Le « pénitentialisme » voilà
ce qui nous pèse, monsieur Desgraupes !
(P. D.) : C'est intéressant, votre histoire...

L e passage du dialogue au monologue narratif


intervient ici explicitement et la conclusion du Géné-
ral, en reprenant le m o t incriminé, semble dire : j'ai
répondu à votre demande d'explication. L e journa-
liste, en reconnaissant l'intérêt de l'histoire, confirme
qu'un effet (de sens) a bien été produit et que
l'interruption du dialogue n'a pas violé la maxime qui
veut que l'on parle à propos, dans l'axe du thème de
la conversation :

Dans ce type d'échange, le récit est parti d'une


« question initiale » ( 9 ) . L a logique conversation-
nelle de la question initiale introduit une obligation

(8) Suit une parabole que je cite dans le n° 30 de la revue Pratiques


(Metz, 1981).
(9) F. Jacques, Dialogiques, PUF, 1979, p. 159-166.
réciproque : le narrateur se trouve forcé de choisir
une réponse admise dans le champ de la question
(sauf s'il se dérobe, s'il opte pour la rupture, voire le
conflit ouvert). De son côté, l'auditeur-interprétant
peut postuler, au moins dans un premier temps, une
volonté coopérative de l'énonciateur-narrateur. Il peut
donc essayer d'établir un rapport entre l'histoire (en
apparence hors sujet) et sa question initiale.
H. P. Grice a proposé de désigner par co-opérative
principle (10) ce genre de postulat conversationnel. Il
s'agit d'une sorte de contrat énonciatif implicite des-
tiné à éviter toute rupture de l'homogénéité des
échanges. Une double contrainte se trouve à la base
de toute énonciation :

a) Contrainte de compatibilité avec les présupposés et le cadre


sémantique de l'échange (sa macro-structure sémantique ou
thématique) ;
b) Contrainte d'informativité : c'est elle que met en évidence la
réplique « C'est intéressant, votre histoire », soit l'exact opposée
du fatidique « Et alors ? » qui peut toujours sanctionner une
narration.

L e caractère coopératif de l'énonciation ( 1 1 ) se


trouve autant à la base de l'interprétation que de la
production du récit. L'énonciateur-narrateur cherche
à produire le plus d'effet possible sur son interlocu-
teur. Or, une telle efficacité s'obtient au prix d'un
certain degré de coopération. Cette dernière constitue
bien, dès lors, un moyen au service d'une stratégie
discursive.

(10) Logique et conversation, traduction française dans le n° 30 de Com-


munications (Seuil, 1979).
(11) C'est la thèse développée par U. Eco dans son Lector in fabula au
sous-titre éloquent : « ou la Coopération interprétative dans les textes narra-
tifs ».

108
Les Indications constitutives de toute Orientation (ou Exposition
ou Etat initial Pn1) peuvent être ainsi représentées :

La première phrase de l'exemple [13], cité p. 65, présente bien


les Circonstances temporelles (Tps) du Monde : « Un matin après
toute une nuit d'orage », la Composante : Acteurs-agents (« les
gens du village ») qualifiés (« consternation ») et la Composante
événementielle de la Situation initiale : « orage » et « pont
brisé ».

B) Résumé, entrée-préface et tours de parole. — Il


faut bien distinguer le commencement d'un récit
(Pnl-Orientation) de l'ouverture d'un tour de parole
narratif réalisé par des « entrées-préfaces » ou, plus
largement, par un Résumé. L'énonciateur qui veut
entammer un récit doit interrompre les tours de
parole pour monopoliser l'espace interactif et se
transformer en narrateur. Pour ce faire, il dispose
d'énoncés que H. Sacks désigne c o m m e des « entrées-
préfaces » :

16] J' vais t'en raconter une bien bonne


17] Tu connais la dernière ?
[18] Tiens, à propos, ça me rappelle...

109
ou encore l'énoncé de l'exemple [15] :
[15] Je vais vous raconter une histoire.

Toutes ces tentatives appellent en retour un signe


(verbal ou non verbal) d'acquiescement ou de refus.
Selon le statut de l'énonciateur, selon l'attention
bienveillante, narquoise ou méfiante de l'énonciataire,
la narration s'engagera (ou non) de façon plus ou
moins favorable.
Au lieu de simples entrées-préfaces, il est souvent
fait appel à un Résumé destiné à imposer la prise de
parole narrative en dévoilant, avec le sujet de l'his-
toire, son intérêt et son but. Ainsi dans l'exemple
suivant :

[19] Une fois, j'ai réussi à convaincre un gars... Old Doc Simon,
c'était... j'ai réussi à le convaincre de ne pas appuyer sur la
gâchette.

Dans ce premier cas, l'énonciataire-auditeur a beau


apprendre l'issue positive de l'histoire qui va lui être
contée, son intérêt reste suscité par le caractère
exceptionnel de l'événement. L a saturation évaluative
du Résumé permet d'indiquer, d'entrée de jeu, l'inté-
rêt de ce qui suit. Ici encore, je suis tenté de renvoyer
aux thèses du groupe de Bakhtine sur l'importance,
dans tout acte d'énonciation, de l'accent de valeur ou
appréciatif : « Toute énonciation comprend avant
tout une orientation appréciative. » A cette forme
d'évaluation, la thèse dialogique et interactionnelle
donne toute sa force : F appréciatif-évaluatif est
tourné vers l'énonciataire.
L'exemple suivant est, sur ce point, exemplaire :

[20] Moi tiens ma mère elle a r'çu une moi tiens ma mère elle r'çu
une p une autre fois ma mère quand elle était môme elle a
r'çu elle a r'çu une fé une fessée à l'ortie // les fesses toutes
nues // ça fait mal ///

110
Par son intervention laborieuse marquée par les
répétitions et la rapidité initiale du débit (absence de
pause), le jeune narrateur tente de s'emparer de la
parole et de retenir l'attention intéressée de ses
camarades de cinq ans et demi. Sans respirer, et en
enchaînant rapidement ses mots, il tente d'abord
d'occuper massivement un espace sonore qui ne lui
est pas concédé d'emblée. Dans un second temps, les
pauses prouvent que l'attention des pairs a enfin été
captée. Cette réussite d'une prise de parole par un
narrateur non investi institutionnellement (sa position
dans le groupe) de pouvoir tient au caractère forte-
ment évaluatif du Résumé. Sans un Résumé aussi
édifiant, il lui aurait été impossible de s'imposer.
L e Résumé sert d o n c à passer de la conversation
au récit et surtout à imposer la prise de parole nar-
rative.

C) La Chute ou « Coda ». — Il faut distinguer la


fin d'un récit (Pn5) de la clôture d'un tour de parole
réalisée au moyen de cette proposition. La Chute, qui
signale la fin d'un tour de parole, permet de résoudre
le problème de toute parole narrative : comment
finir ? Comment indiquer une clôture qui réintro-
duise le dialogue et place de nouveau l'énonciataire
en position d'énonciateur ? L a Chute est destinée à
ramener les interlocuteurs au présent de l'échange.
L a b o v insiste sur le fait qu'il s'agit d'écarter toute
nouvelle question à propos du récit. Les formules
peuvent être laconiques :
[21] Et pis voilà.
[22] C'est tout.

ou plus nettement évaluatives :


[23] Ouais, c'te bagarre, ç'a été une des plus importantes.

111
ou plus nettement centrées sur les conclusions à tirer
p o u r le présent (« Morale ») :
[13] « Buvez, mes bons amis, car vous l'avez prouvé,
« Kanterbräu est si bonne
« Qu'on ne peut s'en passer. »
[24] Vous savez, ce gars qui m'a sortie de l'eau ?
Eh bien, V travaille comme détective à Union
City, et je le revois de temps en temps.
[25] Et depuis ce jour là / Véronique / é' veut pu y aller // é' veut pu
passer par l'allée.

D) L'Evaluation. — De façon transversale, il a déjà


été question des données évaluatives. Une Evaluation
en forme peut être localisée au milieu et en fin de récit
c o m m e dans les exemples [4] (p. 3 5 ) et [13] (p. 6 5 ) .
L'Evaluation peut aussi envahir tout le récit c o m m e le
note L a b o v au sujet de l'exemple [2] (cité p. 16) qu'il
étudie à la fin du Parler ordinaire.
Dans Therapeutic Discourse, L a b o v avance une
Règle de réponse narrative qui complète ce que j'ai dit
de l'Orientation et de la question initiale : « Si A
demande une information à B et que B commence
aussitôt un récit (c'est le cas de [14]), alors A
comprend que la partie évaluative du récit apportera
l'information requise » (p. 1 0 9 ) . Entre les récits qui
comportent des évaluations élaborées et ceux qui,
sans évaluation, demandent à l'auditeur-lecteur d'opé-
rer sans aide tout le calcul interprétatif, on peut
observer divers degrés :
a) L e narrateur peut interrompre son récit afin de
situer lui-même l'intérêt de l'histoire. A l'extrême, le
récit devient la simple toile de fond d'une interaction
au cours de laquelle l'énonciateur joue peut-être son
identité propre. A la question posée naguère par
Barthes : « Contre quoi échange-t-on le récit ? »
S. Consoli répond fort justement : « contre un affect
suscité chez le destinataire et lui-même communica-

112
ble au narrateur (...). L a manière dont il est répondu
à l'attente corrélative de toute énonciation, l'espace
du désir de l'Autre qui se dilate et s'anime tout au
long d'une production discursive, définissent une
exigence propre au récit qui se construit et qui joue à
chaque instant sa survie sur l'intérêt qu'il continue à
produire chez le destinataire ».
b) L e narrateur peut rapporter ses sentiments
passés afin de dramatiser son récit. Il peut aussi
placer les évaluations dans la bouche de ses person-
nages ; ainsi au beau milieu de l'exemple [14] :

Le roi se retourne vers son Premier Ministre et dit : « Je


savais que les Américains étaient bizarres, mais aussi bizarres
que cela, je ne le savais pas. »

Ce type d'Evaluation enchâssée dans un discours


rapporté de personnages supplée à l'absence d'énoncé
interprétatif de l'énonciateur-narrateur lui-même. De
tels énoncés concourent à la lisibilité du faire des
acteurs (faire événementiel) et même s'ils semblent
produits à distance, ils confirment la double perspec-
tive de toute narration : raconter une histoire en
l'interprétant pour en guider le décodage.
c) L'évaluation par le simple faire des acteurs : en
[4] (p. 3 5 ) l'évaluation passe par la description du
seul faire des deux frères : « A un carrefour, nous
avions voulu traverser sans faire attention. L e feu
était au vert. » Le retour temporel en arrière marque
bien le décrochage évaluatif.
En résumé, les procédés évaluatifs suspendent, à
des degrés divers, l'action narrée et le plus léger
décrochage attire l'attention du lecteur-auditeur. Il
faudrait recenser les données gestuelles, le phonétisme
expressif et les modulations prosodiques (à l'oral)
jointes aux intensificateurs (quantificateurs, répéti-

113
tions, énoncés rituels ou onomatopées), aux néga-
tions, modaux, interrogation, impératif, futur, utilisa-
tion de ou, superlatifs, aux explicatives (restrictives
ou causales), aux parallélismes (rapprochements
d'événements), mais soulignons, pour aller à l'essen-
tiel, qu'à la tension entre événements successifs (plan
séquentiel) et configuration macrosémantique s'ajoute
une tension entre propositions purement narratives et
données évaluatives.
3. Grammaire des positions de la voix narrative. —
D u point de vue de l'acte de narration, il est utile de
distinguer — à la suite des travaux de G. Genette —
différentes positions possibles de la v o i x narrative.
Cette variété de positions et les contraintes de base
qui la régissent expliquent assez bien la diversité des
modes de narration et les variations que l'on constate
parfois à l'intérieur d'un même récit.

A ) Dès lors qu'un récit est engagé, il y a au moins


une v o i x narrative qu'il ne faut pas confondre avec
l'auteur, sujet biographique, historique, situé hors
du champ textuel. La v o i x narrative peut être pré-
sentée c o m m e tout à fait extérieure à l'histoire
racontée : on parle généralement alors de narrateur
hétérodiégétique. Si le narrateur est incarné dans un
personnage de l'histoire, on parle alors de narrateur
homodiégétique.
Cette première distinction a des conséquences sur le
choix des indices de personne. La narration homodié-
gétique est généralement à la première personne [ J E ] ,
tandis que la narration hétérodiégétique est plutôt à
la troisième personne [ I L ( S ) / E L L E ( S ) ] . Une excep-
tion du type de celle du V O U S de La modification de
Michel Butor semble pouvoir être assimilée à une nar-
ration hétérodiégétique et ne remet donc pas en cause
la distinction de départ.

114
B ) Le point de vue — ocularisation (voir) comme
auricularisation (entendre) — choisi par la v o i x nar-
rative peut varier. Une narration homodiégétique à la
première personne impose une focalisation interne.
Seul un récit à narrateurs multiples permet alors de
faire varier la focalisation qui reste, de toute façon,
interne.
Dans une narration hétérodiégétique — en
I L ( S ) / E L L E ( S ) — , on a affaire à une focalisation zéro
si la v o i x narrative omnisciente sonde divinement les
reins et les cœurs des personnages en nous communi-
quant ce qu'ils voient, entendent, (res)sentent et
savent. Une focalisation externe présente, en revanche,
les actions et les événements sans en expliquer les
causes, motifs, etc. ; elle est proche du simple procès-
verbal. A une focalisation interne correspond, en
revanche, une localisation de la v o i x narrative dans la
perspective d'un personnage (un seul ou plusieurs suc-
cessivement).
Les conséquences de ces trois types de perspectives
sur la réception du récit sont importantes. Les effets de
vérité, plus grands dans les deux premiers cas, laissent
la place à une subjectivité déclarée — de la v o i x narra-
tive elle-même ou des personnages — lorsque la focali-
sation est interne. L'éclatement de la vérité est alors
potentiel : éclatement d'une vérité symétrique à l'écla-
tement du (des) sujet(s) lui(eux)-même(s).

C) D u point de vue de l'acte de communication nar-


rative, les relations entre le narrateur et son narrataire
(destinataire — T U / V O U S — du récit) varient dans
le récit hétérodiégétique. Si l'histoire semble se racon-
ter elle-même, le narrateur est implicite : « personne
ne parle ici » (Benveniste) et, dans ce cas, en l'absence
de J E , le T U / V O U S du narrataire ne peut que rester,
lui aussi, implicite. Lorsque le narrateur intervient

115
explicitement, il peut éventuellement s'adresser à un
narrataire explicite.
Dans un récit homodiégétique, la narration est pré-
sentée ou bien c o m m e implicitement rédigée par un
narrateur sans narrataire explicite ou bien c o m m e
explicitement rédigée pour un destinataire qui peut
être explicite ou non.
Cette grammaire de base de la narration donne une
idée de la complexité des relations et des contraintes
qui s'exercent, dans tous les genres narratifs, sur les
rapports du raconter (la narration), du raconté (l'his-
toire) et du racontant (le récit c o m m e texte). Cette
complexité des possibles explique l'extraordinaire
diversité des récits. La possibilité de jouer avec et
contre les contraintes de ces constituants explique,
quant à elle, la subversion et l'inventivité des formes
narratives ordinaires aussi bien que littéraires. On
peut sans crainte affirmer que les formes nouvelles de
narration s'inventent à l'intérieur de ces contraintes.
Ici c o m m e ailleurs dans tout ce qui a trait au langage
humain, la créativité prend appui sur l'existence de
règles généralement implicites dont le présent ouvrage
avait pour but de donner une idée.

116
CONCLUSION

Le fait que nous ayons aussi bien parlé d'un récit


oral, d'un fait divers, de récits publicitaires ou bibli-
ques que de bande dessinée (et nous aurions pu par-
ler de cinéma ou de théâtre) ne doit pas faire oublier
le noyau dur qui reste l'objet de la narratologie : la
F A B L E , c'est-à-dire « le schéma fondamental de la
narration, la logique des actions et la syntaxe des
personnages, le cours des événements ordonné tem-
porellement » (U. E c o , 1985, p . 133). Le chapitre I I I
a insisté sur les décalages fréquents entre le récit
c o m m e fable (histoire racontée) et comme S U J E T
(récit racontant), sur cette sorte de séquence textuelle
de propositions avec ses décalages chronologiques, ses
parenthèses descriptives et ses pauses évaluatives
(chapitre V ) .
Si le chapitre IV a souligné l'apport certain des
travaux de sémiotique narrative, il nous faut pourtant
signaler un risque évident et marquer ce qui nous
sépare de cette sémiotique. Dans l'introduction de Du
sens II, Greimas dessine le « nouveau visage de la
sémiotique » (p. 18) :
« N'ayant l'ambition au départ que de s'occuper de la seule classe
des discours narratifs, elle a cherché, naturellement, à se construire
une syntaxe narrative. On s'est aperçu alors que celle-ci pouvait être
utilisée et rendait indifféremment compte de toutes sortes de
discours : tout discours est donc « narratif ». La narrativité se
trouve dès lors vidée de son contenu conceptuel » (p. 17-18, je
souligne).

117
En définissant le projet sémiotique c o m m e une
« narrativité généralisée » et en considérant cette
dernière c o m m e « le principe organisateur de tout
discours » , Greimas et Courtés ( 1 9 7 9 , p. 2 4 9 ) diluent
l'objet discursif dans une sémantique très « p r o -
fonde » qui prétend rendre compte, dans les mêmes
termes, de poèmes, de textes explicatifs, argumenta-
tifs, descriptifs ou injonctifs-instructionnels. On est en
droit de se demander si un tel modèle n'est pas trop
puissant et trop généralisateur.
Au contraire, nous avons insisté sur la spécificité
du texte narratif. L e mouvement du chapitre V en
direction de la lecture, de la compréhension et des
instructions de lecture portées par la surface textuelle
c o m m e par la structure séquentielle a souligné la
nécessité d'une approche différente, reliant textualité
(de « surface » : le racontant) et lecture-compréhen-
sion. Tout texte — et le récit c o m m e les autres — dit
un certain nombre de choses en en présupposant,
sous-entendant, implicitant au moins autant : on ne
peut effectivement jamais tout dire. Les m a c r o p r o p o -
sitions résultent autant d'un tassement de l'infor-
mation (résumé) que d'une expansion (inférences) à
partir du texte. L a textualité ne se définit pas par sa
clôture structurale, mais par son ouverture en direc-
tion du lecteur/auditeur défini c o m m e interprétant.
En 1 9 7 9 , U. Eco a publié Lector in Fabula, traduit
en français en 1 9 8 5 seulement. Dans cet ouvrage, il
choisit résolument le même objet que nous : « le
phénomène de la narrativité, exprimée verbalement,
en tant qu'interprétée par un lecteur coopérant »
(p. 9 ) . L e chapitre V doit permettre de comprendre et
d'élargir le propos même d'U. E c o : « étudier c o m -
ment le texte (une fois produit) est lu et comment
toute description de la structure du texte doit, en
même temps, être la description des mouvements de

118
lecture qu'il impose » (p. 1 0 ) . Son approche de la
« coopération » interprétative apparente sa démarche
à celle d'une pragmatique textuelle attentive aux
données instructionnelles.
Parler ainsi de pragmatique textuelle, c'est s'intéres-
ser aux règles qui gouvernent le fonctionnement du
discours narratif c o m m e communication, c'est tenir
compte d'une pragmatique de la communication
narrative, c'est aussi passer des contraintes linéaires
de la séquence événementielle à la signification glo-
bale (macro-structure sémantique) du texte c o m m e
locale des mots qui disent les événements et les
personnages. Fait de mots, le moindre récit fourmille
d'indices dont la valeur sémantique pour le lecteur/au-
diteur échappe souvent au narrateur lui-même. L e
plus souvent toutefois, les indices choisis le sont
délibérément « dans l'hypothèse que le destinataire
(grâce au stock de représentations qu'il partage avec
l'émetteur) saura les reconstruire (...). L'écrivain (...)
ne cesse de proposer au lecteur des énoncés dont il
a lui-même soigneusement calculé au préalable la
valeur d'indice (c'est-à-dire les inférences auxquelles
le lecteur sera conduit, pour autant qu'il partage le
même univers culturel que lui) » (Flahaut, 1981
p. 3 0 7 ) . Ainsi se construisent la réalité du raconté et
l'efficacité d'une narration.
L a triple mimesis élaborée par P. Ricœur dans
Temps et récit approche une grande partie de ce que
l'on peut considérer c o m m e l'objet de la pragmatique
textuelle.
L a première mimesis ou plan de la préfiguration —
située en amont de la textualité — est celle de
l'intrigue c o m m e composition d'actions enracinées
dans du préconstruit. Mémoire de ce que le texte
prend en charge et tente de rendre intelligible, elle
marque l'ancrage de la composition narrative dans la

119
compréhension pratique du lecteur. En effet : « Imiter
ou représenter l'action, c'est d'abord précomprendre
ce qu'il en est de l'agir humain : de sa sémantique, de
sa symbolique, de sa temporalité. C'est sur cette pré-
compréhension, c o m m u ne au poète et à son lecteur,
que s'enlève la mise en intrigue et, avec elle, la mimesis
textuelle et littéraire » (Ricœur, 1 9 8 3 , p . 1 0 0 ) .
L a deuxième mimesis, plan de la succession et de la
configuration, est le « pivot de l'analyse » (Ricœur,
1 9 8 3 , p . 8 6 ) . On peut la définir c o m m e une activité
productrice d'intrigue qui consiste à prendre ensemble
une succession d'actions pour en faire un tout organisé
ayant un commencement et une fin. C o m m e média-
tion, le moment de l'opération configurative fait d'évé-
nements individuels une histoire, il compose en un
tout des facteurs hétérogènes. En d'autres termes, la
mise en intrigue permet de rassembler une succession
d'événements en un tout signifiant faisant « figure » ,
doté d'un commencement, d'une complication, d'une
résolution et d'une fin, et susceptible d'être suivi par
qui lit ou entend l'« histoire » . C'est essentiellement
sur ce moment de la mimesis que le chapitre V vient
d'insister.
L a troisième mimesis ou plan de la refiguration,
aval du texte, « marque l'intersection du m o n d e du
texte et du m o n d e de l'auditeur ou du lecteur. L'inter-
section, donc, du m o n d e configuré [...] et du m o n d e
dans lequel l'action effective se déploie et déploie sa
temporalité spécifique » (Ricœur, 1 9 8 3 , p . 1 0 9 ) . Ce
m o m e n t où le lecteur s'approprie le m o n d e de l'œuvre
se trouve encore dans l'œuvre elle-même. En d'autres
termes, l'effet produit par le texte, cette « reconfigura-
tion » de l'expérience du lecteur que la lecture effec-
tue, n'est pas vraiment extérieur au texte lui-même et
à sa signification. Ricœur oppose récit historique et
récit fictionnel à partir de la prétention à la vérité par

120
laquelle se définit la troisième relation mimétique
( 1 9 8 4 , p . 1 2 ) . Soulignons au passage que c'est bien
l'objet de la dernière réplique du narrateur des Justes
dans l'exemple [3] — p . 1 6 - 1 7 — que de donner le
sens du récit configuré en explicitant l'intersection du
m o n d e du récit et du m o n d e dans lequel se déroule
l'échange entre Kaliayev et Foka. C'est « dans l'audi-
teur o u dans le lecteur » , souligne encore Ricœur, que
« s'achève le parcours de la mimesis » , « l'activité
mimétique ne trouve pas le terme visé par son dyna-
misme dans le seul texte poétique, mais dans le specta-
teur ou le lecteur » ( 1 9 8 3 , p. 7 7 ) .
L e triple aspect de l'activité mimétique permet de
souligner l'importance de la mimesis 2 , lieu de passage
d'un amont (mémoire) à un aval (attente) du texte.
Ceci débouche sur un heureux refus de renfermement
dans la « clôture » (structurale) du texte. Mais, en
contrepartie, si une place importante est accordée au
lecteur (point d'articulation entre mimesis 2 et mimesis
3 ) , la thèse de Paul Ricœur néglige son symétrique
entre mimesis 1 et mimesis 2 : le producteur d u récit.
Enfin, les limites de ces propositions pour une théorie
générale du récit apparaissent dans le privilège accor-
dé à l'art narratif : P. Ricœur place le récit ordinaire
dans la mimesis 1 ( 1 9 8 4 , p. 2 3 0 et 3 7 ) en ne situant
dans la mimesis 2 que les grandes œuvres légitimées et
valorisées par l'institution littéraire. J'espère avoir
montré les limites d'une telle position.

121
EN GUISE D'ÉPILOGUE

A propos de « La nuit de la San Lorenzo »

« Ce n'est pas un film sur la Seconde Guerre


mondiale. Ce n'est pas non plus un film historique. Il
traduit au contraire un désir actuel : celui de raconter
une histoire, non pas l'histoire mais simplement une
belle histoire : une fable, ou peut-être une légende ou
une chanson de geste. C'est ce besoin qu'éprouve la
mère devant son enfant endormi, au début du film. Et
puis, vous savez, nous sommes de très mauvais
historiens : nous partons d'un fait réel pour inventer
une métaphore. Toute communauté existe grâce à ces
récits qu'elle se raconte à elle-même ; ils empruntent
à la réalité, et puis les conteurs s'en emparent ; les
faits se modifient, soit qu'on les exalte, soit qu'on les
oublie » (Paolo et Vittorio Taviani, Le Nouvel Obser-
vateur du 30 octobre 1 9 8 2 ) .

La fin du « Nom de la rose » :

« (...) Plus je me récite l'histoire (...), moins je


réussis à comprendre si elle recèle une trame allant
au-delà de la séquence naturelle des événements et
des temps qui les relient. Et c'est dur pour un vieux
moine, au seuil de la mort, que de ne point savoir si
la lettre qu'il a écrite contient un certain sens caché,
et si elle en contient plus d'un, beaucoup, ou point du
tout » (Umberto E c o , 1 9 8 0 ) .

122
BIBLIOGRAPHIE

A) NARRATOLOGIE ET POETIQUE

A1) Sur les travaux de Propp :


Propp, Morphologie du conte, Seuil, coll. « Points », n° 12, 1970.
Lévi-Strauss ( C ) , La structure et la forme est accessible dans le t. II de son
Anthropologie structurale, Plon, 1973.
Greimas (A. J.), Sémantique structurale, Larousse, 1966, p. 172-201.
Bremond ( C ) , Logique du récit, Seuil, 1973, p. 11-47.
Mélétinski (E.), L'étude structurale et typologie du conte, p. 202-254 de
l'édition « Points » de la Morphologie du conte.

A2) Sur la logique du récit :


Textes de base de C. Bremond : son livre Logique du récit (Seuil, 1973)
et deux articles surtout : La logique des possibles narratifs (Communica-
tions, n° 8, 1966, p. 60-76) ; Les bons récompensés et les méchants
punis, morphologie du conte merveilleux français (p. 96-121 de Sémioti-
que narrative et textuelle, Larousse, « L », 1973).
Applications : à un conte nivernais p. 213-222 de Linguistique et
discours littéraire (J.-M. Adam, Larousse, « L », 1976) ; à L'aiguille
creuse de Leblanc, p. 115-151 de Pratiques du récit (Halté et Petitjean,
CEDIC, coll. « Textes et non-textes », 1977) ; au roman policier p. 173-
180 de Le roman policier (J. Dupuy, Larousse, coll. « Textes pour
aujourd'hui », 1974).

A3) Sur l'ordre du récit :


Genette (G.), Figures III, Seuil, 1972, p. 71-144.
Ricardou (J.). Le nouveau roman, Seuil, coll. « Ecrivains de toujours »,
n° 92, 1973, p. 26-47 et 139-140.
Todorov (T.), Les catégories du récit littéraire, Communications, n° 8, 1966.
Applications :
Lyotard (J.-F.), Petite économie libidinale d'un dispositif narratif : la Régie
Renault raconte le meurtre de Pierre Overney, Des dispositifs pulsionnels,
UGE, « 10/18 », n° 812, p. 179-224. Pour une analyse de l'essai de
Lyotard, lire Boyer (Ph.), Double narration autour d'un meurtre, Change,
n° 34-35, Seghers-Laffont, p. 80-87.

123
Maldidier (D.) et Robin (R.), Du spectacle au meurtre de l'événement :
reportages, commentaires, éditoriaux de presse à propos de Charléty (mai
1968), Pratiques, n° 14, Metz, 1977.
Janot (Y.), Un récit d'anticipation : Le matin vert de Ray Bradbury. Futur
antérieur et idéologie, Pratiques, n° 14.

A4) Sur la description :

Outre les articles des écrivains eux-mêmes :


Zola (1880), De la description, Le roman expérimental, t. X, Œuvres
complètes, Cercle du Livre précieux, 1968.
Robbe-Grillet, Temps et description dans le récit d'aujourd'hui, Pour un
nouveau roman, Idées/Gallimard n° 45.
Il faut surtout lire les travaux de Ph. Hamon :
— 1972 : Qu'est-ce qu'une description ?, Poétique, n° 12.
— 1973 : Un discours contraint, Poétique, 16.
— 1981 : Analyse du descriptif, Hachette-Université.
— 1982 : Texte et idéologie. Pour une poétique de la norme, Poétique,
n°49.
— 1991 : La description littéraire, Macula.

Il faut aussi lire les travaux de J. Ricardou :


— 1967 : Problèmes du nouveau roman, Seuil, p. 91-121.
— 1971 : Pour une théorie du nouveau roman, Seuil, p. 33-38.
— 1973 : Le nouveau roman, Seuil, p. 124-136.
— 1978 : Nouveaux problèmes du roman, Seuil, p. 24-88.
— 1979 : L'ordre des choses ou une expérience de la description métho-
dique, Pratiques, num. spécial, p. 75-84, Metz.
— 1982 : Le théâtre des métamorphoses, Seuil.

Adam (Jean-Michel) et Petitjean (André), Le texte descriptif, Nathan,


1989.
Adam (Jean-Michel), La description, « Que sais-je ? » , n° 2783, PUF, 1993.

A5) Lectures complémentaires :

Bal (Mieke), Narratologie, Klincksieck, 1977.


Barthes (Roland), S/Z, Seuil, 1970.
— Analyse textuelle d'un conte d'E. Poe, in Sémiotique narrative et
textuelle, Chabrol éd., Larousse, « L », 1973.
Rimmon-Kenan (Sholomith), Narrative Fiction, Methuen, London & New
York, 1983.
Todorov (Tzvetan), Poétique (1968), Seuil, 1973.

124
B) SEMIOTIQUE

B l ) Ouvrages de base :

Ouvrage de référence :
Greimas (A.J.) et Courtés (J.) Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie
du langage, Hachette-Université, 1979.

Ouvrages de base de A. J. Greimas :


— Sémantique structurale, Larousse, 1966.
— Du Sens. Essais sémiotiques, Seuil, 1970.
— Maupassant. La sémiotique du texte, Seuil, 1976.
— Du sens II, Seuil, 1983.
Ouvrages d'introduction à la sémiotique de Greimas :
— Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Hachette-Université,
1976, Joseph Courtés.
— L'analyse sémiotique des textes, Groupes d'Entrevernes, Presses Universi-
taires de Lyon, 1979.
— Les enjeux de la sémiotique, PUF, 1979, Anne Hénault.
— Sémiotique du récit. Méthodes et applications, Louvain-La-Neuve, Cabay
édit., 1981, N. Everaert-Desmedt.

B2) Lectures complémentaires :

Ali Bouacha (A.), Bertrand (Denis), Lectures de récits, B E L C , 1981.


Coquet (Jean-Claude), Sémiotique littéraire, Mame, 1973.
Entrevernes (Groupe de), Signes et paraboles, Seuil, 1977.
Hénault (Anne), Narratologie, sémiotique générale, PUF, 1983.
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Patte (Aline et Daniel), Pour une exégèse structurale, Seuil, 1978.

C) ENONCIATION

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cercle de Bakhtine, Seuil, 1981.

D) LINGUISTIQUE TEXTUELLE

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E) DIVERS

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126

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