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reporter directement à des textes de base, tout ceci
sans enliser le propos dans les tours et détours des
querelles d'écoles ou dans une optique théorique
unique, tel est le projet de ce petit livre au titre
ambitieux dans son singulier. Il aurait été plus juste
de l'intituler Théorie(s) des récits afin de rendre
compte, d'une part, de l'ouverture d'un essai qui ne
privilégiera ni la narrativité fictionnelle ni la narrati-
vité « ordinaire » et, d'autre part, de ce qui est au
centre de la présente réflexion : le récit comm e objet
construit par des théories différentes, et relevant
d'une approche pluridisciplinaire.
L a narratologie peut être définie comme une bran-
che de la science générale des signes — la sémiologie
— qui s'efforce d'analyser le mode d'organisation
interne de certains types de textes. Ceci la rattache à
l'analyse de discours et à la linguistique textuelle qui
distingue les types de textes (argumentatif, explicatif,
descriptif, narratif, etc.) des types de discours où ils
se trouvent actualisés et mêlés (romans, films, bandes
dessinées, photoromans, faits divers, publicité, his-
toires drôles, etc.). E n examinant la mémorisation et
la compréhension, la « lisibilité » , l'attente du lec-
teur-auditeur, aussi bien que les instructions données
par l'énoncé lui-même, le présent essai déplace la
narratologie dans le sens d'une étude des stratégies
discursives (2) : quels sont les buts et les visées de tel
ou tel acte de discours qui passe par le relais de la nar-
ration ? Quels effets la mise en récit tend-elle à p r o -
duire sur le lecteur-auditeur ? Sur quels contrats
(accords et affrontements) s'établit la compréhension
d'une parabole ou d'un récit oral ?
(2) Pour un approfondissement des divers points théoriques qui seront ici
abordés, voir J.-M. Adam, Le texte narratif, Nathan-Université, 1985.
4
INTRODUCTION
5
« Points » (Seuil), ce numéro marque l'avènement
d'une narratologie d'inspiration structuraliste.
L a traduction française de l'ouvrage de Propp ne
date que de 1970 et il nous a fallu attendre 1978 pour
avoir accès aux cent Contes russes du recueil d'Afanas-
sief (1) à partir desquels Propp a travaillé ( 2 ) .
D'un point de vue historique, il faut savoir que la
tradition bibliographique française a tardé à tenir
compte des travaux du groupe de Bakhtine (3)
pourtant contemporains de ceux de Propp. A la
différence des recherches structuralistes et sémio-
tiques qui postulent qu'un récit possède en lui-même
un contenu immanent que (tente de) dégage(r) l'ana-
lyse, les travaux de Bakhtine, Volochinov et Medvedev
portent sur l'inscription du sujet dans son discours,
sur la compréhension comme forme du dialogue et
imposition d'une contre-parole. Dans cette optique, le
sujet est pris en considération par l'analyse dans sa
relation historique et sociale aux autres.
Cette coupure bibliographique reflète bien la d o u -
ble préoccupation de toute approche des faits de
langue : ou bien l'accent est mis sur le fonctionne-
ment du texte, sur sa structure et sa clôture, ou bien
l'attention porte sur ses fonctions, sur son inscription
dans une interaction verbale. Optique « interne » et
optique « externe » ont été longtemps séparées. On
rendra compte de la première et des « grammaires »
du récit aux chapitres II, III et IV quand il sera
question des travaux de Propp, de Bremond, de
T o d o r o v et de Greimas. Le chapitre suivant mettra,
lui, l'accent sur la possible conciliation des deux types
6
d'approches, dans la ligne d'une tendance qui se
dessine dès 1972 avec Figures III de G. Genette. L a
même année paraissent Langages totalitaires et Théo-
rie du récit. Dans ces deux ouvrages, J.-P. Faye
décentre la définition de la narrativité en l'envi-
sageant comme « cette fonction fondamentale et
c o m m e primitive du langage qui, portée sur la base
matérielle des sociétés, non seulement touche à l'his-
toire, mais effectivement l'engendre » (Théorie du
récit, p. 1 0 7 ) . Cette sociologie des langages totali-
taires a l'économie narrative pour centre et elle tend à
montrer que le champ de production du langage n'est
pas seulement le reflet ou la trace des luttes (ou des
guerres) des classes sociales. En d'autres termes, il ne
peut être question, pour lui, d'entreprendre une
« analyse structurale » du récit historique fasciste. Il
se propose de « tenter de saisir ce point où les
structures narratives —- fictives ou non — engendrent
un procès et, par leurs transformations, ont un effet
sur un autre terrain : celui de l'action même et de ses
intérêts réels » (p. 1 1 2 ) .
Au plan de la dimension socio-historique de la
narration, on peut effectivement se demander si
l'Histoire n'est pas d'abord une narration. Pour
prendre l'exemple d'un récit biblique, celui de la
succession de David est non seulement une production
de la monarchie salomonienne, mais aussi, en retour,
un moyen d'asseoir et de (re)produire le pouvoir de
Salomon ( 4 ) . Des travaux comme ceux de L. Marin
sur le XVII siècle français vont aussi dans ce sens. Si
E
7
de la force du pouvoir sur une écriture. (...) L'histoire
royale est le produit d'une application de la force du
pouvoir narratif sur les manifestations de la toute-
puissance politique » ( 5 ) .
De tout ceci, l'historien Augustin Thierry avait déjà
eu l'intuition en écrivant dans ses Récits des temps
mérovingiens ( 1 8 5 1 ) : « On a dit que le but de l'histo-
rien était de raconter, non de prouver ; je ne sais, mais
je suis certain qu'en Histoire le meilleur genre de
preuve, le plus capable de frapper et de convaincre
tous les esprits, celui qui permet le moins de défiance
et laisse le moins de doutes, c'est la narration
complète. » Barthes, dans son article sur « L e dis-
cours de l'histoire » ( 6 ) , et J.-P. Faye, dans La
critique du langage et son économie (Galilée, 1 9 7 3 ,
p. 23 et suiv.), se réfèrent également à lui.
L e présent ouvrage abordera la question de l'enon-
ciation narrative au chapitre V consacré aux recher-
ches du sociolinguiste américain W. L a b ov dont les
travaux sur le récit, entrepris en collaboration avec
Joshua Waletzky, datent de 1967 et 1972 (ce dernier
travail traduit en français en 1978 seulement). A la
suite de L a b o v , qui rejoint en cela certaines thèses du
groupe de Bakhtine, les analyses du récit glissent du
champ de l'écrit littéraire vers le plus complexe et le
plus mouvant domaine de l'oral et de la parole dite
« ordinaire ».
8
CHAPITRE PREMIER
9
encore un message oral inséré dans une conversation peuvent
également raconter. Il convient donc d'abandonner le niveau
apparent de la mise en forme verbale et/ou iconique ( 1 ) , le niveau
de la manifestation, pour situer la notion de récit à un niveau plus
global et plus abstrait que l'on définira comme le type textuel.
Retenons comme grands types : le descriptif, l'explicatif, l'argu-
mentatif, le narratif, les types conversationnel, injonctif-instructif
et le type rhétorique-poétique. Retenons aussi qu'un discours réel
se caractérise par sa dominante (argumentative, par exemple) et
par le mélange de séquences de types différents (pas de narration
sans description, une argumentation recourt souvent au récit, à
l'explication et à la description, etc.). Le présent ouvrage étant
consacré au récit, il s'agit de se demander ce qui fait d'une
parabole, d'un spot publicitaire, d'une histoire drôle, d'un poème
de Baudelaire, d'un roman, d'un conte, d'une bande dessinée, etc.,
des manifestations différentes d'un même type textuel.
I. — Représentation et persuasion
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(codage, montage), sur l'oubli qu'une instance orga-
nise la représentation et en règle la lecture. Les
événements semblent se raconter eux-mêmes pour
une oreille et un regard inattentifs aux traces du sujet
parlant-racontant, inattentifs ou insensibles aux fail-
les énonciatives qui marquent de leur(s) empreinte (s)
l'illusoire nappé narratif. Ce premier axe de l'énoncia-
tion narrative — ou narration — garde trace du
pourquoi et pour qui quelqu'un raconte. Sur ce plan,
disons qu'un récit ne trouve son sens qu'à accomplir
un certain effet sur celui (ou ceux) à qui (auxquels) il
est destiné.
Se pose dès lors la question essentielle de la
« lisibilité » (au sens large d'intelligibilité) du récit
par le lecteur-auditeur, la question du contrat à la
base de toute stratégie narrative. On peut poser que
l'énonciateur-narrateur choisit préalablement le
niveau de lisibilité-intelligibilité de son discours : il
évalue les connaissances de son interlocuteur (réel ou
potentiel) pour impliciter ce qui est connu de lui et
expliciter ce qui doit l'être (ce qu'il croit devoir
l'être). En d'autres termes, le contrat narratif à la
base de l'échange s'appuie sur un savoir (supposé)
partagé. Raconter, c'est toujours raconter quelque
chose à quelqu'un à partir d'une attente (bienveil-
lante ou méfiante), sur la base d'un horizon d'attente
(3) fondé en premier lieu sur la prévisibilité des
formes d'organisation du type narratif en général et
des genres de discours narratifs en particulier (récit
fantastique, journalistique, histoire drôle, etc.). Tout
lecteur-auditeur peut juger, à la fois, de la grammati-
calité (conformité ou non) du discours par rapport au
11
type récit et de l'acceptabilité interactionnelle (valeur,
intérêt, à propos, pertinence) de ce qui est raconté. Si
l'accord préalable manque, une action persuasive
peut être couplée avec une action interprétative-
explicative : au faire croire (persuasif) de l'énoncia-
teur-narrateur répondent (ou non) le croire (interpré-
tatif), l'adhésion (ou non) de l'énonciataire lecteur-
auditeur.
Ces questions, pourtant essentielles, des rapports
entre narration et persuasion, narration et conversa-
tion et, plus globalement, le problème des stratégies
discursives narratives ont été plus tardivement et
moins étudiées que le plan de l'Histoire racontée,
c'est-à-dire le plan événementiel des faits rapportés.
L a tradition narratologique a surtout été attentive à la
structure chronologique du récit.
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Entre la première proposition narrative (première
phrase ici) et la seconde (deuxième phrase), il y a,
d'une part, un rapport de contiguïté-consécution
temporelle et causale et, d'autre part, présence d'un
acteur constant : l'enfant repris par V en pn2. Par
rapport à la définition, il n'est pas dit ce qu'il advient
en pn2 des prédicats qui caractérisaient l'enfant en
pn1 : a-t-il cessé de pleurer lorsque son papa l'a pris
dans ses bras ? Ce récit ne le précise pas et il est, en ce
sens, lacunaire. A priori, le lecteur-auditeur de [1]
postule un rapport entre pn1-pleurer et pn2-prendre
dans ses bras : soit une action consolatrice qui vient
apaiser (ou échoue dans ce sens) l'enfant. Cette
causalité narrative chrono-logique peut être rétablie
dans un énoncé du type : L'enfant a pleuré. Alors son
papa Va pris dans ses bras pour le consoler. De plus,
l'énoncé narratif pourrait préciser ce qu'il advient des
prédicats (tristesse, chagrin) de pn1 : L'enfant a
pleuré. Mais lorsque son papa l'a pris dans ses bras, il
s'est aussitôt calmé.
Ces premières remarques veulent surtout insister
sur les faits suivants :
— une jonction temporelle de type antériorité (t) postériorité
(t + n) est établie entre deux propositions ;
— cette jonction chronologique se double d'un rapport de causa-
lité : cause-pn1 consequence-pn2 ;
— enfin, le lecteur-auditeur d'un récit s'efforce toujours d'établir
une telle cohérence entre les propositions.
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cours sous l'empire du sens qui préside à tout échange
« normal ». En revanche,
L'enfant a pleuré. Le papa a pris l'Anthropologie structurale
et L'Etre et le néant.
introduit une incertitude plus grande : entre pn1 et
pn2, il n'y a plus d'acteur constant (l'anaphorique lui
a disparu), sauf à reconstruire une logique du genre :
le papa s'est emparé de ces livres pour aller s'enfer-
mer dans son bureau et ne plus entendre les cris de
son bambin, ou encore : le papa a retiré ces livres
dont la seule vue déclenchait chez l'enfant un chagrin
vraiment trop déchirant.
En fait, pour qu'il y ait récit, il faut que l'on puisse
postuler un enchaînement de propositions du type :
I : A est X à l'instant t1.
II : L'événement Y arrive à A (ou A fait Y) à l'instant t2.
III : A est X' à l'instant t3.
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L a permanence de l'acteur et la logique des rap-
ports entre les prédicats initiaux et finaux sont au
moins aussi importantes que la présence d'une j o n c-
tion temporelle. Il semble indispensable de déchrono-
logiser notre vision intuitive du récit pour la « relo-
gifier » (5) en considérant le texte narratif à partir :
a) de la constance des participants (acteurs) ;
b) de la logique des rapports entre les prédicats ;
c) de la succession des processus.
Constantes
Succession Acteurs Prédicats Temps
15
Pour aller plus avant il faut cesser de raisonner sur
un récit minimal qui fonctionne c o m m e un exemple
de grammaire et tenter de saisir le récit en acte.
16
FOKA. — Non.
KALIAYEV. — Il avait rendez-vous dans la steppe avec Dieu
lui-même, et il se hâtait lorsqu'il rencontra un paysan dont
la voiture était embourbée. Alors saint Dmitri l'aida. La
boue était épaisse, la fondrière profonde. Il fallut batailler
pendant une heure. Et quand ce fut fini, saint Dmitri courut
au rendez-vous. Mais Dieu n'était plus là.
FOKA. — Et alors ?
KALIAYEV. — Et alors il y a ceux qui arriveront toujours en
retard au rendez-vous parce qu'il y a trop de charrettes
embourbées et trop de frères à secourir.
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sûr). Il établit, au moins à titre d'hypothèse au début,
un sens global ou un thème donnant un sens à ce qu'il
lit ou entend. L a fonction cognitive de cette opération
est essentielle dans le traitement de toute information
un peu complexe. Sans de telles inférences globales,
nous serions incapables d'établir une cohérence dans
une séquence de plusieurs phrases. A défaut, on
aboutit tout simplement à la remarque de Foka en
[3] : « Et alors ? » Dans le contexte de l'échange
verbal, une telle réplique signale bien que le rapport
de pertinence entre les événements de la parabole et la
situation n'a pu être établi par l'auditeur. Le récit
perd sa signification de départ et l'échange se solde
par un échec de l'énonciateur-narrateur à transmettre
ce qu'il veut dire et à produire l'effet escompté sur son
auditeur.
En face de cette intention et à la base de l'attente
de celui qui écoute ou lit un récit, il y a généralement
la conclusion qui tire l'histoire en avant. Le lecteur
anticipe et dirige inconsciemment son attente en
direction du dénouement (ce que les histoires drôles
mettent bien en évidence). Saisir une suite de proposi-
tions comme un tout, c'est pouvoir mettre une fin en
rapport avec un début, c'est pouvoir lire le début
c o m m e promesse de la fin, c'est pouvoir dériver des
séquences de propositions (en trouvant dans le texte
les instructions nécessaires à cette opération) une
macro-structure sémantique organisant le(s) sens du
récit de telle sorte que l'on puisse savoir ce qu'il
signifie « globalement ».
Ces notions de macro-structure sémantique et de dimension
configurationnelle sont essentielles dans le traitement de l'informa-
tion narrative : « Même quand tous les faits sont établis, il reste
toujours le problème de leur compréhension dans un acte de
jugement qui arrive à les tenir ensemble au lieu de les voir en
série » (L. O. Mink). Comme on le précisera au chapitre V, le
narrateur peut veiller lui-même à la « bonne » lecture du sens
18
global de son intervention narrative. L'auditeur du récit oral [2] ne
peut que comprendre que Norris (le narrateur) est vraiment le plus
fort. En [3], en revanche, Kaliayev ayant mal guidé son auditeur se
trouve dans l'obligation de formuler lui-même le sens global de sa
parabole. La macro-structure sémantique de l'exemple [1] est, sans
contexte, plus difficile à établir. Au-delà d'un simple constat, on
peut entendre : « moi aussi j'aimerais qu'on me prenne dans les
bras », ou « lui au moins, il a un vrai papa », ou encore : « papa
ne me prend jamais dans les bras quand je pleure », etc. La macro-
structure sémantique configurationnelle est en rapport direct avec
la situation de discours — ce qu'on appelle sa dimension pragmati-
que — , en rapport avec un acte de discours accompli indirectement
par le récit : reprocher, conseiller, supplier, demander, etc.
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ronnement logique », comme l'appelait Faguet : Julien qui tire sur
Mme de Rénal ; Emma, la femme adultère qui meurt en châtiment
de ses fautes dans d'affreuses souffrances, etc.) alors, que peut-on
faire ? Si l'enchaînement des épisodes et leur aboutissement n'ont
aucune valeur exemplaire (...), je ne vois plus, non seulement pour
la phrase mais pour le texte tout entier du roman, qu'à chercher
une construction qui tienne debout non pas en référence à telle
« vraisemblance » psychologique ou sociale, mais en référence au
texte lui-même, à la logique de la langue travaillée, à sa justesse qui
est, comme le disait Flaubert, d'ordre musical »... (8).
De son côté, dans Bâtons, chiffres et lettres, Queneau a parlé de
« faire du roman une sorte de poème » et de (se) fixer « des règles
aussi strictes que celles du sonnet » : « Si la ballade et le rondeau
sont péris, il me paraît qu'en opposition à ce désastre, une rigueur
accrue doit se manifester dans l'exercice de la prose » (p. 28).
Dessinant un ordre non narratif du texte romanesque, il ajoute :
« On peut faire rimer des situations ou des personnages comme on
fait rimer des mots, on peut même se contenter d'allitérations »
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CHAPITRE II
L'HÉRITAGE FORMALISTE
(1) Traduit par Todorov dans le recueil des textes de ceux que leurs
détracteurs ont appelés les « Formalistes » russes : Théorie de la littérature,
Seuil, coll. « Tel Quel », 1965, p. 263-307. Dans sa préface, R. Jakobson
considère Tomachevski comme « l'un des plus fins et des plus fermes
représentants de l'équipe ».
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duction du discours narratif. De plus, il ne suffit pas
de choisir un thème intéressant pour que le lecteur-
auditeur s'intéresse au récit qui lui est fait, il faut
encore stimuler son attention et soutenir son intérêt.
Tomachevski insiste sur la nécessité de susciter une
émotion du type sentiment d'indignation ou de
sympathie :
« Il faut découvrir le rapport émotionnel contenu dans l'œuvre
(même si ce n'est pas l'opinion personnelle de l'auteur). Cette teinte
émotionnelle qui reste évidente dans les genres littéraires primitifs
(par exemple dans le roman d'aventures, où la vertu est récom-
pensée et le vice puni) peut être très fine et complexe dans les
œuvres plus élaborées et parfois elle est si embrouillée qu'on ne
peut pas l'exprimer par une simple formule » (p. 267).
22
« motifs » de base. Quant au sujet, il recouvre
l'ensemble de ces mêmes « motifs » , mais selon leur
succession dans l'énoncé narratif lui-même. Ainsi, un
écrivain ne peut-il emprunter que sa « fable » à un
fait divers. L e « sujet » c o m m e mise en texte toujours
spécifique fera de cette « fable » une œuvre littéraire
originale. Retenons que la notion de « fable » , qui
exige non seulement un indice temporel, mais aussi un
indice de causalité, permet de distinguer un simple
récit de voyage — dominé par la dimension c h r o n o l o -
gique — d'un récit véritable où chronologie et causa-
lité jouent le rôle dont on a parlé plus haut.
23
romans moralistes, la récompense des bons et le châtiment des
méchants dans le conte populaire merveilleux, comme les types
d'expositions définissent des genres de récits et des époques.
Tomachevski avance cette structure que nous reprendrons au
chapitre V : Parfois la situation initiale est équilibrée, puis
survient un nœud (motifs dynamiques détruisant l'équilibre de
départ) qui déclenche des péripéties (passage d'une situation à une
autre). La tension croît alors pour parvenir à son point culminant
juste avant le dénouement. Soit un rythme : situation initiale +
nœud, puis tension (thèse) + point culminant (antithèse) +
dénouement (synthèse).
24
Appel ou envoi du héros, elle-même déclenchée par la
fonction manque précédente. Comme des person-
nages très divers peuvent remplir des fonctions iden-
tiques, P r o p p va parler des « sphères d'action » des
personnages en centrant son analyse sur les fonctions
en tant que telles et non pas sur les personnages qui
les accomplissent ou sur les objets qui les subissent.
Ceci l'amène à définir ainsi la notion de fonction :
— une action dont le personnage-exécutant n'importe pas (action
désignée par des substantifs comme « interdiction », « interro-
gation », « fuite »).
25
nuit à l'un des membres de la famille ou lui porte préjudice » =
Méfait. On reconnaît ce début exemplaire de conte.
F. VIII : Méfait et F. VIIIA : Manque.
26
et qui, à la fin du conte, permettra de distinguer le vrai héros du
faux héros. C'est ce qui se passe aussi bien dans L'oiseau d'or
que dans L'Oiseau de feu où l'oiseau lui-même ou la princesse
n'acceptent de reconnaître que le fils cadet et dénoncent la
traîtrise des aînés. Le combat est suivi de :
F. XVIII : Victoire.
F. XIX : Réparation du méfait ou du manque.
A l'exception de Paul Larivaille, les commentateurs de Propp
négligent l'ensemble de trois fonctions situé entre l'obtention de
l'objet de la quête (XIX) et le retour définitif du héros. Sur le
chemin du retour :
F. X X : Retour.
Le héros est agressé :
F. XXI : Poursuite-Persécution du héros,
Puis il est secouru :
F. XXII : Secours-Héros sauvé.
Il faut signaler l'importance de cette série de fonctions dans les
contes merveilleux : elle constitue une séquence facultative mais
fréquente.
F. XXIII : le héros rentre secrètement chez son père, Arrivée
incognito du héros. On pense, bien sûr, au retour d'Ulysse, mais
dans Les trois nains de la forêt, Elsa revient métamorphosée en
cygne pour parler au roi son époux en secret; il s'agit là d'une
variante type du retour incognito.
F. XXIV : devant les Prétentions mensongères du (des) faux héros
— Imposture, il y a généralement :
F. XXV : Assignation d'une tâche difficile au Héros.
F. XXVI : Tâche difficile accomplie.
F. XXVII : Reconnaissance.
F. XXVIII : Découverte, faux héros démasqué(s).
F. XXIX : Transfiguration-Révélation du héros.
Ces fonctions s'enchaînent classiquement et une fin morale, bien
caractéristique du conte merveilleux, amène la punition des mé-
chants :
F. X X X : Châtiment.
et la récompense des bons :
F. XXXI : Mariage.
27
part, le couplage de certaines fonction, d'autre part,
les groupements de fonctions séparées par des déplace-
ments dans l'espace. A la suite de la séquence de
Préparation, cinq ensembles apparaissent, définissant
les cinq séquences virtuelles du conte canonique. C'est
dans le chapitre 9, intitulé « Le conte c o m m e tota-
lité », que Propp ébauche l'étude de la notion de
séquence. Il envisage trois formes de base dont il
faudra reparler : la succession (coordination comm e
ci-dessus), l'interruption (enchâssement), les schémas
complexes (entrelacement).
(3) Georges Polti, dans L'art d'inventer des personnages (Montaigne édit.,
1930), puis Etienne Souriau avec les Deux cent mille situations dramatiques
(Flammarion, 1950) ont aussi travaillé cette idée proppienne selon laquelle
les personnages sont avant tout ce qu'ils font.
28
Personnages
(actants) Sphères d'action (fonctions)
Auxiliaire = F. XV (Déplacement)
= F. XIX (Réparation VIII ou VIIIA)
= F. XXII (Secours-Héros sauvé)
= F. XXVI (Tâche difficile accomplie)
= F. XXIX (Transfiguration du héros)
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dessinent les trois grandes épreuves du héros qui accepte une tâche
(IX et X ) , accomplit l'exploit à la base de la liquidation du manque
initial (XIV, XVI et XVIII), enfin réussit l'épreuve finale qui permet
de le distinguer du faux héros. En D, le héros rencontre un adjuvant
magique qui lui donne (XII et XIII) d'abord le moyen (XIV) de
triompher de l'épreuve centrale et qui ensuite vient le secourir
(XXII). En E, le héros peut être reconnu (XVII, XXVII et XXIX) et,
en F, le faux héros est démasqué (XXVIII et XXX) après son action
contraire (XXI et XXIV).
2. L e s triades et la l o g i q u e d e s p o s s i b l e s n a r r a -
tifs. — A la différence de Propp, Bremond ne définit
pas le récit comme une chaîne syntagmatique fixe de
fonctions. Il met en avant le problème des bifurca-
tions narratives et du choix constant du récit entre
une série de directions possibles. Partant du fait que
la nature chronologique de toute histoire racontée
31
implique qu'un événement : 1) advient ( = avant) ;
2) se développe ( = pendant) ; 3) s'achève ( = après)
selon un rapport du conséquent à l'antécédent, Bre-
m o n d établit une « logique des possibles narratifs »
qui éclaire l'enchevêtrement des actions ainsi que les
virtualités et les actualisations décrites par les divers
types de récits. Un narrateur peut toujours choisir de
résumer d'un mot ou de détailler une série d'actions.
L'établissement d'une telle logique des bifurcations
possibles permet de percevoir, au-delà de la linéarité,
des liens de solidarité et d'enchaînement. A chaque
moment, un choix est effectué et, parmi des possibles,
un seul devenir se trouve actualisé. La conclusion de
Bremond s'écarte du postulat finaliste de Propp :
« ne jamais poser une fonction sans poser en même
temps la possibilité d'une option contradictoire »
{Logique du récit, p. 2 5 ) .
En généralisant les observations de Propp, Bre-
m o n d a tout naturellement été amené à postuler un
système beaucoup plus ouvert. Il note fort justement
que, si la fonction Lutte du héros avec le méchant
rend possible la fonction Victoire et non pas Echec,
c'est qu'elle ne s'applique qu'au corpus des contes
merveilleux russes qui exclut certaines options
contradictoires avec sa finalité profonde.
Pour préciser tout ceci, il convient donc de partir
du fait que tout processus actionnel se développe
selon trois moments ouvrant trois alternatives :
1) Virtualité : fonction qui ouvre ou non la possibilité d'un
processus (conduite à tenir, événement à
prévoir) ;
2) Actualisation : fonction qui réalise ou non cette virtualité ;
3) Résultat : fonction qui clôt le processus : résultat
atteint ou non.
32
tion, d'équilibre et de déséquilibre successifs faisant
de lui moins une suite linéaire d'événements qu'un
enchaînement de séries enclavées sur ce modèle où les
fonctions de la série 2 constituent le processus de
réalisation de la série 1 :
33
L a combinaison de ces deux triades élémentaires en
un schéma par enclave (Bremond, 1 9 6 6 , p. 63 et
1 9 7 3 a , p . 71) d'expression graphique bidimention-
nelle met bien en évidence la composition « en
profondeur » de tout énoncé narratif :
34
Reste posée une question essentielle : en quoi cette
logique des possibles possède-t-elle un caractère narra-
tif? L a réflexion critique menée par Bremond a
permis de rouvrir des alternatives et des itinéraires
possibles dans le schéma unilinéaire de Propp, mais elle
ne fait que poser les conditions d'une logique de
l'action. L e schéma proposé ci-dessus s'applique aussi
bien à une séquence narrative d'un conte merveilleux
qu'à un texte publicitaire argumentatif. Pour qu'il y ait
narration, il faut la médiation d'une intrigue qui
vectorise le parcours en conduisant d'un début à une
fin précise. En d'autres termes, à la grammaire des
actions et à l'inventaire des rôles entrepris par
Bremond, il convient d'ajouter la signification prise
par chaque événement dans son rapport à une finalité
qu'il sert ou dessert, et surtout l'acte de jugement qui
permet de prendre ensemble un tout vectorisé. Il faut
passer d'une grammaire de la logique des actions,
d'une grammaire du récit raconté, au discours qui
l'énonce, aux actes de discours narratifs.
Afin de mettre en évidence la façon dont une série
complexe de triades enchâssées peut former un récit,
examinons une courte rédaction scolaire proposée par
Horst Isenberg (Langages, 26, 1 9 7 2 , p. 5 9 - 7 4 ) :
[4] Il y a trois ans, je suis allé me promener avec mon frère. Nous
flânions dans les rues de Leipzig et nous ne faisions pas très
attention à la circulation. Soudain mon frère m'a tiré d'un
coup sur le côté. A un carrefour, nous avions voulu traverser
sans faire attention. Le feu était au vert. Mon frère et moi
sommes tout de même arrivés à temps de l'autre côté de la
rue. Depuis ce jour, je ne traverse plus la rue quand le feu est
au vert.
35
L'intérêt d'une telle structuration réside assurément dans la mise
en évidence de niveaux hiérarchiques d'enchâssement des séries
triadiques. La dernière phrase (P7) apparaît comme une clé : elle
signifie que l'enfant, au terme de l'événement narratif, accède à
l'ordre social adulte (celui du destinataire de la « rédaction »
scolaire, bien sûr) : le feu rouge/vert comme ordre de la Loi. La
lecture doit donc construire le récit en fonction de cette orientation
appréciative. On est ainsi amené à refuser l'hypothèse selon
laquelle la promenade-flânerie-inattention serait valorisée (conno-
tée positivement) et où, dès lors, le processus narratif irait dans le
sens d'une dégradation de cet état d'insouciance. On peut dire que
cet état de départ est connoté négativement et que le récit va dans
le sens de l'amélioration suggérée par le schéma. A l'oral, une
simple intonation suffirait pour établir l'orientation appréciative de
l'énoncé et lever ainsi toute ambiguïté. Le texte proposé ne fournit
guère que deux indices du sens dans lequel il doit être lu :
P2' : « Nous ne faisions pas très attention »
P4 : « Sans faire attention »
Si la dernière phrase (P7) semble lisible comme « depuis ce jour
je fais attention », c'est en raison du statut particulier de tout
énoncé négatif (5). Le narrateur qui déclare par deux fois que lui et
son frère n'étaient pas attentifs peut être considéré comme sous-
entendant une autre parole derrière la sienne : il faut faire
attention quand on se promène dans la rue ; parole adressée à lui-
même (comme à tous les enfants) par un autre énonciateur.
O. Ducrot propose fort justement de considérer tout énoncé non-p
36
comme comprenant à la fois une assertion de p et un rejet de cette
assertion : « Il est propre à la négation que l'on déchiffre en elle
l'assertion de ce qu'elle nie » (p. 53). Dans le cas présent,
typiquement narratif, les énoncés négatifs présupposent p : il faut
faire attention et donc, à l'issue de l'événement raconté, le sujet a
acquis un savoir et adopté un comportement conforme aux normes.
Par rapport à cette logique de niveau 1 (triade 1), la seconde
triade présente l'événement dangereux proprement dit (niveau 2)
et la troisième l'action résolutive (niveau 3 ) . Si la triade 3
constitue le noyau de la transformation, le noyau du niveau
événementiel, on peut dire que la triade 1 constitue, quant à
elle, le noyau sémantique à la base de la construction du sens
configurationnel.
37
réorganiser pour manifester l'évolution psychologique
ou morale d'un personnage. Le héros n'est donc pas
un simple instrument au service de l'action. Il est à la
fois fin et moyen du récit », (Logique du récit p. 2 5 ) .
Ainsi, dans le récit oral de Norris W., récit [2] cité
plus haut page 16, la prise en compte du jeu des
perspectives du narrateur et de son adversaire donne
plus de sens à l'enchâssement triadique (tableau
p. 3 7 ) .
Retenons, pour conclure, que Bremond restitue leur
mobilité et leur variabilité aux unités de la logique
actionnelle des récits et qu'il parvient à cerner ces
« éléments constitutifs dont c'est l'art du récit que
de nouer, d'embrouiller et de défaire l'écheveau »
(p. 2 9 ) . En ce sens, on ne saurait nier l'intérêt de sa
réflexion même si une suite d'actions ne suffit pas
pour qu'il y ait un récit. C'est la position d'Aristote
qui, dans La Poétique, donne une définition de
l'action qui annonce celle de C. Bremond : « C o m m e
dans les tragédies, les histoires doivent être agencées
en forme de drame, autour d'une action une, formant
un tout et menée jusqu'à son terme, avec un c o m -
mencement, un milieu et une fin [...] ; leur agence-
ment ne doit pas être semblable à celui des chro-
niques qui sont nécessairement l'exposé, non d'une
action une, mais d'une seule époque, comprenant
tous les événements qui se sont alors produits pour un
seul ou plusieurs hommes et qui n'entretiennent les
uns avec les autres que des relations fortuites » (59 a
17-21).
38
CHAPITRE III
I. — Ordre/désordre du récit
Rr a
(récit racontant) permet le calcul de la direction
des distorsions (après-coup rétrospectif ou anticipa-
tion), la distance temporelle entre les unités (seconde,
heure, jour, siècle) et enfin la durée propre de chaque
unité (« Ils vécurent heureux... » ) .
39
Considérons rapidement les deux récits de presse
suivants :
40
Paragraphe 1
— pn1 : Une fillette... a été portés (sic !) disparue pendant
24 heures, mobilisant... lyonnais,
— pn2 : avant d'être retrouvée hier matin... immeuble.
Paragraphe 2
— pn3 : Partie... à l'école lundi matin... jamais.
— pn4 : Vers 14 h... police
— pn5 : et des patrouilles étaient organisées.
Paragraphe 3
— pn6 : En fait... avait laissé... avant de disparaître...
écrivait notamment :
— pn7 : « J'en... pars... lapin,
— pn8 : je reviendrai quand je serais (sic !) majeure »
Paragraphe 4
— pn9 : Et c'est... a été retrouvée.
Si l'on distingue, comme Genette, le préconise, deux séries H etRE
reconstruit :
41
— Convenons de désigner numériquement l'ordre du récit
racontant (R ) et de le disposer sur un axe horizontal.
ra
42
M m e Elizabeth M . , une bleu marine et un pantalon
vieille dame polonaise, a tout noir. Us sont entres et ressor-
vu ou presque de sa fenêtre de te à nouveau avec quelque
la rue Ferdinand-Duval. Elle chose comme une petite saco-
ne veut pas donner son nom : che, une serviette. Sur le trot-
« Je suis étrangère, dit-elle, et toir, j'ai vu une homme en
j'ai peur. » « J'ai entendu un blouse blanche avec un pisto-
premier coup de feu. Et le let. II y avait aussi une petite
bruit de verre brisé. Cela voiture blanche, comme une
venait de chez Goldenberg. Renault, avec deux hommes
J'ai vu un homme sortir du dedans. Je suis formelle. Il y
restaurant. Un grand, avec un avait bien deux hommes. En
costume d'été bleu pâle, les tout, ils étaient quatre. Puis je
cheveux courts, noirs. Et puis n'ai plus rien vu parce qu'ils
j'entends une nouvelle fois ont continué dans la rue. »
des coups de feu qui viennent Les deux hommes armés, 4
de l'intérieur du restaurant. pied, étaient selon elle « des
Et alors, je vois un deuxième gens tout à fait normaux, élé-
homme sortir, les cheveux gants, bronzés, ou à la peau
plus longs, avec une chemise mate, comme des Arabes.
Plutôt beaux. » (...)
43
1. L'analyse indicielle. — Dans son « Introduc-
tion à l'analyse structurale du récit » ( 1 ) , Barthes
précise les notions encore vagues chez Tomachevski
de « motifs associés » et de « motifs libres ». Il
propose de distinguer les fonctions charnières, consti-
tutives du noyau de la « fable » : les « noyaux » ou
« fonctions cardinales » , des différents types de nota-
tions interstitielles qui viennent se greffer entre elles.
L'analyse indicielle de toutes ces notations complète
ce q u ' o n a dit au chapitre précédent de la logique
actionnelle et des séries triadiques constitutives des
séquences narratives de base.
44
L'informant « restaurant Jo Goldenberg » peut donner à lire un
indice : nom d'origine juive et donc restaurant juif probablement,
d'où l'hypothèse de l'attentat anti-sémite, etc. Devant la difficulté
pour les lecteurs du journal qui ne sont ni parisiens ni juifs de saisir
indices et informants, il n'est pas surprenant de voir l'article
complété par un encadré descriptif destiné à compléter les connais-
sances encyclopédiques défaillantes. La lisibilité d'un récit dépend
bien des savoirs partagés ou à donner au lecteur :
45
des réseaux de sens qui se développent et se transforment. Les
épisodes de La recherche ne se résument pas comme des contes ou
des nouvelles à dominante narrative fonctionnelle. De la même
manière, le témoignage cité plus haut de la vieille dame polonaise,
importe moins au niveau du noyau de l'histoire (déjà connu) qu'au
niveau des indices et des informants permettant d'identifier les
membres du commando.
46
se passer de la description qui ralentit toujours le
cours des actions (même si, au cours de ces pauses, le
récit est souvent en train de s'organiser).
Série événementielle
47
Dans les récits réalistes — disons « lisibles » en
raison de l'application de codes conventionnels — , les
séquences descriptives un peu plus étendues ont
besoin d'être motivées par des énoncés introducteurs.
Etudiant les procédés à l'œuvre chez Zola, Philippe
H a m o n (2) montre à quel point l'écriture du roman-
cier naturaliste est dominée par la série descriptive. Il
recense surtout quelques thèmes obligés destinés à
gommer les ruptures entre dominante narrative événe-
mentielle et dominante descriptive. Ces thèmes sont,
en fait, devenus progressivement des procédés du
discours « réaliste » en général (3) :
« a) Les milieux transparents : fenêtres, serres, portes ouvertes,
lumière crue, soleil, air transparent, larges panoramas, etc.
« b) Des personnages types comme le peintre, l'esthète, le
badaud, le promeneur, l'espion, la commère, le néophyte, l'intrus,
le technicien, l'informateur, l'explorateur d'un lieu, etc.
« c) Des scènes types comme l'arrivée en avance à un rendez-
vous, la surprise d'un secret, la visite d'un appartement, l'intrusion
dans un lieu inconnu, la promenade, la pause, le moment de répit,
l'accoudement à une fenêtre, la montée à un lieu élevé, l'aménage-
ment d'un local ou d'un décor, etc.
« d) Des motivations psychologiques comme la distraction, la
pédanterie, la curiosité, l'intérêt, le plaisir esthétique, la volubilité,
le désœuvrement, le regard machinal, la fascination, etc. » (Hamon,
1972, p. 473).
48
soit sur leur parole (dire), soit sur leur action (faire).
Dans Premier de cordée, par exemple, les descrip-
tions de paysages (essentielles au genre) sont souvent
amenées par des séquences de ce type :
(4) P. 469 de son article de 1972, Hamon dresse la liste des possibles
dans chacune de ces cinq catégories facultatives.
49
Il faudrait aussi insister sur le fait qu'une descrip-
tion est toujours transmission et acquisition d'un
savoir. Selon les types de fiction, ce savoir acquis par
un personnage peut jouer un rôle ou n'en jouer aucun
dans la suite de l'histoire racontée. L a description a,
de ce fait, une fonction plus ou moins importante à un
autre niveau : pour celui qui construit, par sa lecture,
la cohérence narrative et la lisibilité des énoncés. L e
plus souvent, différents points du récit se trouvent mis
en rapport.
Ajoutons enfin qu'une description joue sans cesse
sur le savoir encyclopédique du lecteur. A la diffé-
rence d'un texte de J. Verne, supposé enrichir le
savoir de son (jeune) lecteur, le récit de science-fiction
peut opérer de deux façons :
50
— Les yeux bleus! Dieux! s'exclame M. K. Qu'est-ce que tu
rêveras la prochaine fois F Je suppose qu'il avait les cheveux
noirs F
— Comment l'as-tu deviné F Elle était surexcitée.
— J'ai choisi la couleur la plus invraisemblable, répliqua-t-il
froidement.
— C'est pourtant vrai. Ils étaient noirs ! Et il avait la peau
très blanche ; oh, il était tout à fait extraordinaire ! Avec un
uniforme étrange (...).
51
On le voit, pour décrire Popeye ou Olive, quelques
éléments du tout qu'ils constituent suffisent. Soit le
paradoxe suivant : tout effet de représentation résulte
d'une censure. L'impossibilité de tout décrire impli-
que une opération de sélection et, à l'horizon de toute
description, se profile cette réduction du réel à des
stéréotypes (5) que dénonce avec virulence Breton
dans le Manifeste du surréalisme :
52
lence d'un personnage) et de l'opération de mise en
relation, on peut s'appuyer sur le schéma suivant
(détaillé dans A d a m et Petitjean, 1 9 8 9 ) :
53
On peut considérer cette formalisation comme la représentation
de la superstructure textuelle descriptive, c'est-à-dire comme un
moyen de rendre compte de l'organisation hiérarchique et de la
structuration forte de tout énoncé descriptif.
[11] D'ailleurs, en y regardant de très près, tout est rire chez elle.
Les cheveux gris qui se retroussent, le grain de beauté sur le
menton avec ce drôle de poil frisé, le vieux pantalon de
velours qui rigole à la pliure des genoux, et l'écharpe
immense, en tortillon autour de son cou maigre (fin du second
paragraphe du second récit de Paroles de femmes, p. 12).
54
L a projection de ce dispositif « en arbre » sur la
ligne de l'écriture fait de chaque précision une
parenthèse à l'intérieur d'une autre. La syntaxe,
envahie par les parenthèses, maintient la cohérence
du tout et des parties :
(les cheveux (gris) (qui se retroussent)) (le grain de beauté
(sur le menton) (avec ce (drôle de) poil (frisé))) (le (vieux)
pantalon (de velours) (qui rigole (à la pliure des genoux))) et
(l'écharpe (immense), (en tortillon) (autour de son cou
(maigre))).
55
explicitement l'isotopie du rire. L e portrait devient le
signe global d'une personne amusante à regarder.
56
Cet homme me donne des frissons dans le dos. Déjà son
nom, ce « gremetz », retentit comme un effondrement de
bottes sur le macadam. Ces lézards d'appareil ne sont pas des
hommes comme les autres. A l'exemple des nazis, il y a en eux
quelque chose de profondément déshumanisé, un espace
glacé, où rien d'autre ne prend place que l'obéissance servile
et la cruauté sans frein (Christian Charrière).
La compétence descriptive se fait ici arme dans un combat
politico-idéologique sans nuances. Tous les coups semblent per-
mis : intervention de type affectif (« cet homme me donne des
frissons dans le dos » ; énoncé qui figure sur le descripteur (je)
l'effet recherché sur le lecteur de l'article) ; dénomination tendan-
cieuse du référent (un « visage » devient « une face », terme
connoté négativement, sans parler de l'utilisation du signifiant
même du nom propre, jugé probablement peu français) ; métapho-
res (« lézards d'appareil », « espace glacé ») et comparaisons
(« effondrement de bottes... », « à l'exemple des nazis » ) , nota-
tions psychologiques (ici niées : « nulle vie intérieure », « quelque
chose de profondément déshumanisé ») ; termes évaluatifs (« pro-
fondément déshumanisé », « cruauté sans frein », « obéissance
servile » ) ; axiologiques enfin ( « inquiétantes silhouettes » ) .
57
tion réside dans la prise en compte du jeu des
dominantes narrative et descriptive, dans la prise en
compte aussi du pacte de lecture engagé. On a vu
rapidement comment s'organise la cohésion-cohé-
rence des systèmes descriptifs, il faut ajouter les
modalisations et autres évaluations. Comme le montre
fort bien l'exemple [ 9 ] , une description peut être
modalisée comme possible, probable, vraie ou fausse
(c'est bien le cas du texte de Bradbury). L a descrip-
tion peut être facultative ou nécessaire (ici, M. K. dé-
clare nettement : « Si tu travaillais un peu plus, tu ne
ferais pas de ces rêves stupides » ) , véridique, décep-
tive, possible ou impossible (soit indiscible : ici
« c'est insensé ! », « quelle sottise » ) .
Par rapport aux types de descriptions dégagés plus
haut, on comprend que les évaluations puissent porter
surtout sur le voir (normes esthétiques), sur le dire
(normes linguistiques du bien/mal dire, etc.), sur le
faire (normes technologiques : savoir-faire et normes
éthiques : devoir-faire, savoir-vivre). Au début d'un
récit, les dominantes normatives (systèmes de valeurs)
sont généralement posées pour agir ensuite comme
des opérateurs de lisibilité. Ph. Hamon ( 1 9 8 2 ) a
raison d'insister sur le rôle capital du normatif dans
un récit pour construire ou déconstruire la cohérence
et la lisibilité. Les différents codes se mêlent et, ici
encore, le sens résulte d'un jeu de dominantes.
58
CHAPITRE IV
LA SÉMIOTIQUE NARRATIVE
I. — Actants et acteurs
59
élaboré un modèle à six pôles actantiels combinant
trois relations :
60
L'énoncé d'un programme narratif (PN) se lit ainsi : le faire
(FT) transformateur d'un sujet opérateur (S2 ou Sop) vise à
transformer l'état initial de disjonction ou de conjonction
d'un sujet d'état (S1 ou Sét) et d'un objet de valeur (O) en un
état final de conjonction ou de disjonction Soit le récit
merveilleux type ou le héros (S2) vise a redonner la jeunesse ou la
liberté (O) à un sujet d'état (S1) qui l'a perdue. On verra plus loin
que cet énoncé narratif élémentaire constitue un premier pas en
direction de la mise en rapport de l'actant avec le parcours narratif
qui est le sien. Retenons aussi que ce premier axe
est domine par la modalité du vouloir (désir). Ajoutons que, selon la
théorie sémiotique, le sens est un effet de différence. La narrativité
correspond à la mise en place de ces différences dans une
succession d'états et de transformations.
61
D ,
taire
et, enfin, de la dynamique du schéma, le
modèle actantiel peut être ainsi représenté :
62
figure : c'est le niveau du discours dont il faut
rapidement dire un mot.
63
on peut aisément distinguer les QUALIFICATIONS des
acteurs : le roi est vieux au début (et jeune à la fin),
les aînés sont méchants, emportés, brutaux, le cadet,
quant à lui, doux et assez simple d'esprit. Ces
qualifications sont significatives au plan du récit (le
héros se distingue des héros négatifs) et au plan du
discours où les valeurs de simplicité et de douceur
connotent au niveau de l'intertexte biblique : « heu-
reux les simples en esprit car le royaume des cieux
leur appartient ». Aux qualifications, il faut ajouter
les RÔLES THÉMATIQUES qui distinguent les acteurs.
Soit une formule d'ensemble permettant de situer les
diverses composantes des « personnages » :
64
narratif de leurs rôles actantiels qu'au niveau sémantique de leurs
rôles thématiques et des indices qui permettent de préciser leurs
attributs psychologiques, biographiques, caractériels, sociaux.
65
Se lamentant déjà, de peur d'être assoiffés :
« Comment traverser la rivière
« Pour aller chez Maître Kanter ?
« La bière va bientôt m a n q u e r . . .
« Sans pont, comment s'en procurer ? »
O joie ! Maître Kanter arriva en bateau,
Apportant tonnes et tonneaux :
« Buvons, mes bons amis, car vous l'avez prouvé,
« Kanterbräu est si bonne
« Qu'on ne peut s'en passer. »
66
le savoir, le pouvoir et le vouloir-faire, rétablit la
conjonction :
67
la fille d'Hérodiade. Hérode, en se liant par contrat au vouloir de
celle qui vient de le séduire par sa danse (S4), perd le pouvoir qui
assurait la domination de son programme narratif.
(...) Alors le roi dit à la jeune fille : « Demande moi ce que tu
voudras, je te le donnerai. » Et il lui fit un serment : « Tout
ce que tu me demanderas, je te le donnerai, fût-ce la moitié de
mon royaume ! » Elle sortit et dit à sa mère : « Que faut-il
demander ? — La tête de Jean-le-Baptiste », répondit celle-
ci. Rentrant aussitôt en hâte auprès du roi, la jeune fille lui fit
cette demande : « Je veux que tout de suite tu me donnes sur
un plat la tête de Jean-le-Baptiste. » Le roi fut très contristé,
mais à cause de ses serments et des convives, il ne voulut pas
lui manquer de parole ». (...)
68
2. Le modèle canonique de la séquence narra-
tive.
Révisant le modèle de Propp, Greimas a, dans un premier temps,
distingué différents types de fonctions ou d'épreuves afin de
regrouper les 31 fonctions. On peut distinguer avec lui les fonc-
tions de déplacement (11, 15, 20, 23 de Propp), les fonctions
contractuelles élémentaires : Injonction/Acceptation, Affronte-
ment/Réussite, Conséquence, les fonctions performancielles enfin,
qui correspondent à l'enchaînement linéaire des trois épreuves de
base (Epreuve qualifiante, Epreuve principale, Epreuve glorifiante).
Cette première « grammaire » de l'enchaînement des fonctions a
été travaillée depuis dans deux directions : celle de la sémiotique
discursive de l'école de Greimas, d'une part, mais aussi celle
de l'analyse (morpho) logique du récit de Paul Larivaille, d'autre
part (5).
69
communiquer. L e héros se trouve ainsi placé dans
le cadre d'une communication (Don). En échange
(Contre-don), à l'autre bout du récit (la Sanction
finale), il sera reconnu comme héros par le Destina-
taire lui-même ou par un autre actant. On le voit,
cette structure contractuelle correspond aux deux
premiers axes du schéma actantiel. Selon l'axe de la
communication, le Destinateur informe le Sujet sur
l'être d'un Objet de valeur et, de plus, il le fait
vouloir. Un tel faire-vouloir visant à faire-faire (à
travers le recours éventuel à la modalité devoir)
correspond à la dominante persuasive qui caractérise
la Manipulation c o m m e la Sanction. Seule différence,
au moment de la Sanction finale, on peut parler d'un
double mouvement du Sujet vers le Destinataire
(rétribution ou transfert de l'Objet) et du Destina-
taire vers le Sujet (mouvement de reconnaissance). La
dominante peut être dite interprétative et non plus
persuasive (Manipulation) : le savoir porte cette fois
sur l'être du Sujet.
Ces deux composantes contractuelles encadrent
l'ensemble narratif. Greimas n'hésite pas à dire
70
qu'elles régissent les épreuves pratiques (du domaine
du faire) du reste du récit qui apparaît alors c o m m e
l'exécution du contrat par les deux parties contractan-
tes. Au niveau de la dimension pratique et de la
structure actionnelle, le Sujet doit acquérir ( C o m p é -
tence) les modalités (vouloir, savoir, pouvoir-faire)
qui lui permettront (Performance) de respecter, à
terme, son contrat (tableau p. 7 0 ) .
Faute de place, je ne peux que résumer rapidement un exemple
simple, choisi volontairement hors du corpus habituel des contes.
Astérix légionnaire de Goscinny et Uderzo (Dargaud, 1967)
commence (planches 5 à 11) par une séquence de Préparation
exemplaire. Obélix tombe amoureux de la belle Falbala. Le récit est
déclenché à la planche 12 par une séquence de Manipulation tout
aussi exemplaire : le facteur Pneumatix apporte un savoir double :
1) sur le fait que Falbala est fiancée avec Tragicomix; 2) sur le
fait que ce dernier a été enrôlé de force dans la légion romaine. Dès
lors, la rupture de l'équilibre s'étend au clan gaulois tout entier.
Tragicomix a été retiré de la sphère de l'échange matrimonial. En
ce lieu du texte, un méfait (f. VIII de Propp) a bien été commis par
les Romains et un manque est apparent. D'où l'émergence du désir
des héros : Astérix et Obélix décident de ramener l'Objet de valeur
soustrait à la sphère de l'échange matrimonial. Les deux héros
établissent un contrat, ils obtiennent (pl. 13) l'accord de leur chef
(pouvoir politique) et le soutien de Panoramix, le druide (pouvoir
magique religieux) qui leur donne l'indispensable potion magique.
Le contrat est un programme narratif : Astérix et Obélix, sujets
opérateurs (S2), conjoindront Falbala (sujet d'état S1),
Destinataire, à son Objet de valeur (O), son fiancé Tragicomix. Soit
une transformation conjonctive qui s'élargit, en fait, au
clan gaulois tout entier puisqu'il s'agit de replacer O dans la sphère
de l'échange :
71
mènent eux-mêmes les héros sur le lieu de la réalisation de leur
programme narratif). Elle est encadrée par deux déplacements
dans l'espace : Départ (pl. 14) et Voyage (pl. 30 à 36).
La séquence Performance (pl. 37 à 45) s'accomplit une fois
connu le lieu de détention de O : prisonnier des troupes de Scipion.
Le combat (pl. 43) mêle Histoire et bande dessinée fictive, c'est
grâce à Obélix et Astérix que César triomphe de ses adversaires et
en échange il leur rend leur « liberté ».
Le Retour se déroule sur une planche et demie (pl. 46-47) et il
comprend un combat éclair contre les éternels pirates. La sanction
finale (pl. 47-48) clôt le récit : le contrat est respecté dans la
mesure où Tragicomix retrouve Falbala et le clan et, en retour, la
valeur des deux sujets opérateurs est glorifiée. Page 47, Tragicomix
informe le groupe sur la valeur d'Astérix et d'Obélix : il interprète
lui-même le faire transformateur des sujets opérateurs et apporte la
sanction (contre-don) finale. Il glisse ainsi du rôle actantiel de
simple Objet à celui de Destinateurfinal,c'est-à-dire agent de la
reconnaissance et du contre-don.
72
cule autour des phases de la transformation : mise en
place, dans un premier temps, du sujet opérateur
(acquisition de la compétence : vouloir, savoir, pou-
voir faire = capacité de faire), réalisation, dans un
second temps du programme (performance c o m m e
mise en œuvre de la compétence du sujet), enfin
évaluation des états transformés et des performances
réalisées :
73
fonctions-prédicats simulent linguistiquement un
ensemble de comportements orientés vers un but. En
tant que succession, le récit possède une dimension
temporelle : les comportements qui y sont étalés
entretiennent entre eux des relations d'antériorité et
de postériorité » (p. 1 8 7 ) . Ceci permet d'opposer un
Avant à un Après correspondant à un renversement
de la situation qui, sur le plan de la structure
implicite, revient à une inversion des signes du
contenu. D'où la corrélation :
74
mule mal une relation de cause à effet ou plus
justement d'effet à cause car, on l'a souvent remar-
qué, le récit s'ordonne à partir de sa fin en remontant
jusqu'au début. L a dernière unité donnée est donc la
première logiquement » (p. 1 3 - 1 4 ) . On trouve chez
Genette la même idée de nécessité finaliste et de
détermination rétrograde du récit (9) et l'on reverra
ce point au chapitre suivant.
On peut aisément réexaminer en ce sens les récits proposés aux
chapitres précédents, à commencer par la rédaction scolaire citée
p. 3 5 . C'est parce que la fin pose que le narrateur est devenu un
enfant attentif (contenu posé comme valorisé, sorte d'objet de
valeur constitué à partir du faire cognitif interprétatif final) que
l'écolier raconte cette histoire de cette façon :
(9) Il faut lire ce qu'écrit Edgar Poe dans sa critique des Contes deux fois
contés de Hawthorne (Contes-Taies, éd. bilingue Aubier-Flammarion, n° 9,
1973, p. 355-363) et dans sa Genèse d'un poème, Pléiade, p. 984.
(10) « Elémentaire » s'oppose ici à complexe pour caractériser les
aspects les plus simples, réduits à l'essentiel, des catégories sémiotiques.
75
Soit un premier graphe :
76
Un tel modèle met moins l'accent sur les relations
que sur les opérations qui les fondent et donc sur les
parcours orientés. Les opérations logico-sémantiques
sur les contenus nous conduisent d'un point de départ
à un point d'arrivée.
Je pourrais prendre de nombreux exemples, mais,
puisque j'ai cité plus haut le récit biblique de la mort
de Jean-le-Baptiste, examinons quel parcours orienté
mène le Sujet d'état de la vie à la mort et comment
s'articulent programmes narratifs et structure élémen-
taire de la signification.
Au début, un équilibre entre le programme narratif
d'Hérodiade et l'anti-programme d'Hérode maintient
Jean en vie. Le massage de s1-vie à la mort finale
s'opère à partir d'un terme médian s1 - non-vie et par
les deux transformations de négation et d'assertion.
On peut situer le PN d'Hérode sur la deixis impli-
quant la complémentarité vie-non-mort et celui d'Hé-
rodiade sur l'autre deixis négativement connotée :
non-vie-mort. Au niveau du texte, les programmes
narratifs actualisent ces relations et, de plus, la n o n -
vie prend la figure du lieu du banquet, du plaisir et du
désir du corps, c'est-à-dire de la « souillure » (12)
où, par le serment, s'inverse l'anti-programme narra-
tif qui maintenait Jean en vie.
(12) C'est le terme que F. Belo oppose à l'ordre de la Loi dans sa Lecture
matérialiste de l'Evangile de Marc, C E R F , 1975.
77
(emprisonnement de Jean) succède le mouvement de
négation introduit par le contrat que passe Hérode
avec l'ordre non plus de la Loi (le prophète) mais de
la « souillure ». Le pôle non-vie est représenté par la
fusion du pouvoir acquis par la fille avec le vouloir et
le savoir de la mère. L a transformation introduite par
le dernier mouvement d'assertion est figurée dans le
texte précisément par l'assertion de la fille d'Héro-
diade : « je veux... » et l'ordre qu'Hérode est obligé
de donner à son tour.
Ce court exemple permet de comprendre comment
la structure profonde logico-sémantique reçoit dans
un premier temps une représentation narrative pour
passer ensuite dans le discours avec ses figures.
Dans le même sens, il est facile d'entreprendre une rapide
relecture du texte [2], cité p. 16., à la lumière du carré de la
vérédiction qui articule les catégories simples de l'être (E) et du
paraître (P).
78
d) en 13-14 enfin, le père contredit l'énoncé 4 (du paraître) déjà
nié par Norris en 5.
Soit le parcours suivant du carré de la vérédiction :
a) assertion du « gars » sur l'axe du mensonge
b) dénégation, par Norris, du paraître mensonger révélant
la fausseté ;
c) assertions du gars sur l'axe du secret , soit l'apparition
de son être réel (E) qui attend encore d'être totalement révélé ;
d) révélation de la vérité (E + P) par mise en évidence de la
contrariété entre l'assertion 4 et la vérité.
79
IV. — B i l a n et p e r s p e c t i v e s (14)
(14) Pour une réflexion sur les limites de la sémiotique, voir plus loin,
p. 116-117.
80
CHAPITRE V
STRUCTURE TEXTUELLE
ET ÉNUNCIATION NARRATIVE
I. — Propositions narratives
et structure séquentielle
1. La thèse de Labov et Waletzky. — Dès 1 9 6 7 ,
pour W . L a b o v et J. Waletzky ( 1 ) , un récit pleinement
élaboré comporte tout ou partie des six propositions
suivantes : Résumé, Orientation, Complication, Eva-
luation, Résolution et Coda. Entre cet essai et le
chapitre 9 de Language in the Inner City publié en
1972 ( 2 ) , la terminologie ne se transforme ni pour le
Résumé, ni pour l'Evaluation, ni pour la Coda définie
aussi comme Chute, mais elle hésite nettement pour
les propositions Orientation ( 1 9 6 7 ) ou Indication(s)
( 1 9 7 2 ) , Complication ( 1 9 6 7 ) ou Développement-
Action (1972) et Résolution (1967) ou Résultat ( 1 9 7 2 ) .
Le point essentiel de l'hypothèse de L a b o v et Waletzky
réside dans le regroupement de ces propositions en
deux ensembles : les unes purement narratives ( C o m -
81
plication-Développement-Action, Résolution-Résultat)
décrivent la charpente du récit, son organisation
logique, les autres « libres » ou facultatives lui donnent
une épaisseur énonciative. Cette distinction permet de
mettre l'accent sur la tension permanente entre les
deux dimensions de tout discours narratif : la dimen-
sion séquentielle, liée aux contraintes stylistico-théma-
tiques du genre et surtout à un schéma formel et
conventionnel inculqué dès le plus jeune âge et acquis
vers huit ou neuf ans, d'une part ; la dimension confi-
gurationnelle énonciative et interactive, ce qu'on peut
appeler aussi la dimension pragmatique de l'acte de
discours narratif, d'autre part.
En choisissant pour objet le récit oral et non plus
écrit, L a b o v et Waletzky — et leurs successeurs (3) —
sont amenés à prendre en compte l'inscription du
récit dans la conversation et ses tours de parole. Alors
que les modèles narratologiques examinés plus haut
ont été élaborés dans le cadre d'une tradition mar-
quée par la prédominance des études littéraires et à
partir de textes très dominés scripturalement par les
règles d'un genre et par la maîtrise de professionnels
de la parole-écriture (écrivains, publicistes, hommes
politiques, etc.), nous sommes, avec Labov, amenés à
considérer des textes dominés par une interaction
langagière en situation. A la différence d'une conduite
narrative dominée scripturalement et d o n c faible-
82
ment présuppositionnelle et plus dégagée du contexte
(lisible sans recours incessant à une interprétation
situationnelle), la conduite narrative orale « ordinaire »
repose sur une causalité interactive fondée sur l'appel
à F activité du (des) partenaire (s) communication-
nel(s). D ' o ù la différence bien connue entre des récits
distanciés, proches de F écrit, et ces récits opaques,
hétérogènes à souhait où l'histoire semble s'effacer
derrière les interventions du narrateur et ses interpel-
lations de son auditeur.
Centrant leur définition du noyau narratif moins
sur l'organisation temporelle et sur le squelette des
événements objectifs que sur la dimension évaluative
qui précise le point central du récit et met l'accent sur
les événements importants, L a b o v et Waletzky ont
quelque peu négligé la dimension structurelle. Sur six
macropropositions, les modèles de 1 9 6 7 et de 1 9 7 2 ne
comportent, chaque fois, que deux macropropositions
narratives : en 1967 : I) Complication + II) Résolution
et en 1 9 7 2 : I') Développement-Action + I I ) Résultat-
Conclusion (Labov écrit : « L a conclusion (...) marque
le terme de la série d'événements que décrit le récit » ,
1972, p. 298).
Il me semble difficile, d'une part, de ne pas partir
de la macroproposition Orientation (et Indications),
et, d'autre part, de poser des équivalences I = I' et
II = II'. Si l'on reprend la définition des auteurs eux-
mêmes et la règle de « narrative sequencing » avancée
plus tard par Labov (4) : Complication (I) et Dévelop-
pement-Action (F) présentent deux propositions nar-
ratives séparées par une jonction temporelle ( 1 9 7 2 ,
p. 2 9 5 , et 1 9 7 7 , p . 107) : la Complication déclenche
83
le Développement-Action. L a Résolution (II) diffère
du Résultat-Conclusion (II') c o m m e le processus dif-
fère de (et précède) l'état. Il semble préférable de
tenir compte d'une suite narrative Orientation (et
Indications) Complication qui déclenche
Action qui débouche sur la Résolution qui
mène au Résultat-Conclusion. On aboutit ainsi a la
série quinaire des macropropositions du noyau narra-
tif canonique complet envisagée aussi bien par des
poéticiens comme T . Todorov et P. Larivaille que par
les grammairiens du texte.
Je reviendrai plus loin sur les caractéristiques de
V Orientation, mais retenons que les Indications sur le
temps (moment de l'action), le lieu, les personnes-
personnages, leur activité ou leur situation, intervien-
nent dans cette proposition qui signale qu'un récit est
commencé. L a b o v insiste sur l'importance de la
référence au temps : « Pour commencer un récit, le
mécanisme fondamental consiste à se référer à un
événement passé au moyen d'un adverbe de temps
marqué clairement comme séparé et distinct du temps
de l'acte de parole » ( 1 9 7 7 , p. 106).
84
sur le côté » , une Complication-Pn2 apparaît, suivie
non pas par une Action mais, c o m m e c'est souvent le
cas (voir le récit [13] cité p . 65) par une Pn3-Evalua-
tion : « A un carrefour, nous avions voulu traverser
sans faire attention. L e feu était au vert. » Le retour
en arrière marqué par le temps du verbe signale bien
une suspension (et non une poursuite) de l'action
narrative. L a phrase suivante est une pn4-Résolution
exemplaire : « M o n frère et m o i sommes tout de
même arrivés à temps de l'autre côté de la rue » , tan-
dis que la fin est plus une -Morale qu'une
Conclusion-Résultat (Pn5) : « Depuis ce jour, je ne
traverse plus la rue quand le feu est au vert. »
L a Complication prend souvent la forme d'un
événement ou d'une action ayant un caractère inat-
tendu (une menace, par exemple) tandis que la
Résolution résulte de l'action d'un personnage ou
d'un acteur anthropomorphe et, plus rarement, d'un
événement fortuit. Ces deux macropropositions carac-
térisent une structure narrative que l'on peut ainsi
schématiser :
85
Niveau global Niveau local
Macro-proposi- Micro-proposi-
tions tions Temps Lieu Acteurs et Faire
(7)
Dans A l corrige A2
Pn3 (8) t3
la A2 se rend
Action (9) t4
rue
(10)
3. Essai d e d é f i n i t i o n d u r é c i t . — L a tradition
narratologique a amplement décrit les suites de p r o -
positions narratives auxquelles U. Eco fait allusion
dans son Apostille au Nom de la rose : « En narrativi-
té, le souffle n'est pas confié à des phrases, mais à des
macropropositions plus amples, à des scansions
d'événements. » L e modèle de la séquence narrative
de base que je viens de proposer a pour but de théori-
ser cette observation et de définir ce qui assure le lien
des propositions, leur empaquetage sous forme de
« macropropositions » elles-mêmes liées entre elles
pour former une séquence.
Six constituants doivent être réunis pour que l'on
puisse parler de récit.
86
(A) Succession d'événements : « Où il n'y a pas suc-
cession, il n'y a pas récit » (C. Bremond).
87
opérateur (agent de la transformation dont il va être
question plus loin) — semble être un facteur d'unité
de l'action. Cette question est discutée par Aristote au
chapitre 8 de La Poétique :
L'unité de l'histoire ne vient pas, comme certains le croient, de ce
qu'elle concerne un héros unique. Car il se produit dans la vie d'un
individu unique un nombre élevé, voire infini, d'événements dont cer-
tains ne constituent en rien une unité ; et de même un seul homme
accomplit un grand nombre d'actions qui ne forment en rien une action
unique (51 a 16).
88
contenu inversé (un sujet d'état [S] est disjoint d'un
certain objet de valeur : 0 ) et contenu posé (le sujet
d'état est, à la fin du récit, conjoint à l'objet qu'il
convoitait).
D'une façon moins directement inspirée de l'étude
des contes merveilleux, on peut simplement se conten-
ter de l'idée de prédicats d'être, d'avoir ou de faire
définissant le sujet d'état S en l'instant t puis en l'ins-
tant t + n. Soit la formule des situations initiale et
finale qui réunit les trois premières composantes (A, B
et C) et souligne leurs relations :
Situation initiale : [S est/fait/a ou n'a pas X, X', etc. en t]
Situation finale : [S est/fait/a ou n'a pas Y, Y', etc. en t + n].
89
ou « dénouement » . L a définition de l'action unique
c o m m e tout permet à Aristote de distinguer le récit de
la chronique ou des annales :
[...] Les histoires doivent être agencées en forme de drame, autour
d'une action une, formant un tout et menée jusqu'à son terme, avec un
commencement, un milieu et une fin, pour que, semblables à un être
vivant un et qui forme un tout, elles procurent le plaisir qui leur est
propre ; leur structure ne doit pas être semblable à celle des chroniques
qui sont nécessairement l'exposé, non d'une action une, mais d'une
période unique avec tous les événements qui se sont alors produits,
affectant un seul ou plusieurs hommes et entretenant les uns avec les
autres des relations fortuites ; car c'est dans la même période qu'eurent
lieu la bataille navale de Salamine et la bataille des Carthaginois en
Sicile, qui ne tendaient en rien vers le même terme ; et il se peut de
même que dans des périodes consécutives se produisent l'un après
l'autre deux événements qui n'aboutissent en rien à un terme un (59 a
17-21).
90
Les deux extrêmes permettent de redéfinir la c o m -
posante (A) en l'intégrant dans l'unité actionnelle
du procès : m l = A V A N T L E PROCÈS (action i m m i -
nente = t),m5 = APRÈS L E PROCÈ S (accomplisse-
ment récent = t + n ) . Le procès lui-même se divise en
trois moments :
m2 = Début du procès (commencer à, se mettre à).
m3 = Pendant le procès (continuer à).
m4 = Fin du procès (finir de).
91
dans Manhattan Transfer ( 1 9 2 5 ) , « pas un instant
l'ordre des causes ne se laisse surprendre sous l'ordre
des dates. Ce n'est point récit : c'est le dévidage bal-
butiant d'une mémoire brute et criblée de trous, qui
résume en quelques mots une période de plusieurs
années, pour s'étendre languissamment sur un fait
minuscule » ( 1 9 4 7 , p. 2 1 ) . Au lieu de relier causale-
ment des événements, raconter, chez Dos Passos, « c'est
faire une addition » . De la m ê m e manière, dans
L'Etranger, les phrases semblent juxtaposées : « En
particulier on évite toutes les liaisons causales, qui
introduiraient dans le récit un embryon d'explication
et qui mettraient entre les instants un ordre différent
de la succession pure » ( 1 9 4 7 , p . 1 4 3 ) . A. R o b b e -
Grillet va dans le m ê m e sens dans Pour un nouveau
roman : « Le récit, tel que le conçoivent nos critiques
académiques — et bien des lecteurs à leur suite —
représente un ordre. [...] Tous les éléments tech-
niques du récit — emploi systématique du passé
simple et de la troisième personne, adoption sans
condition du déroulement chronologique, intrigues
linéaires, courbe régulière des passions, tension de
chaque épisode vers une fin, etc. — , tout visait à
imposer l'image d'un univers stable, cohérent, conti-
nu, univoque, entièrement déchiffrable » ( 1 9 6 3 ,
p. 3 6 - 3 7 ) .
L a « logique » narrative m e semble parfaitement
cernée par R. Barthes lorsqu'il parle d'elle c o m m e
d'une logique très impure, un semblant de logique,
une logique endoxale, liée à nos façons de raisonner
et pas du tout aux lois du raisonnement formel :
Tout laisse à penser, en effet, que le ressort de l'activité narrative est
la confusion même de la consécution et de la conséquence, ce qui vient
après étant lu dans le récit comme causé par ; le récit serait, dans ce
cas, une application systématique de l'erreur logique dénoncée par la
scolastique sous la formule post hoc, ergo propter hoc [...] (1966,
p. 10).
92
Cet écrasement de la logique et de la temporalité
est, avant tout, réalisé par la « logique » m a c r o p r o p o -
sitionnelle dont rend compte le schéma séquentiel
proposé plus haut, schéma qui — en privilégiant Pn2
et Pn4 — hiérarchise les relations, autrement simple-
ment chronologiques et linéaires, entre les cinq
moments (m) de tout procès. On comprend mieux
ainsi la notion de « scansion d'événements » dont
parle U. Eco et la conception aristotélicienne de « tout
d'une action ». On comprend aussi que la c o m p i -
lation de faits rangés par ordre de dates des c h r o -
niques, annales, etc., puisse être déclarée non narra-
tive aussi bien par Aristote que par Bérardier de
Bataut : dans ce cas on n'assiste pas à une mise en
intrigue dominée par l'introduction d'une probléma -
tique marquée par la Complication-Pn2 et la Résolu-
tion-Pn4.
93
nuer. C'est là le fondement qui la soutient » (p. 5 8 1 ) .
On retrouve la m ê m e idée chez Lessing qui, dans ses
Réflexions sur la fable, unit les composantes (E) et
(F) dans une définition très aristotélicienne de Faction
c o m m e suite de changements qui, pris ensemble,
« forment un tout » . Pour Lessing, l'unité de l'en-
semble provient de l'accord de toutes les parties en
vue d'une seule fin : « L a fin de la fable, ce pourquoi
on l'invente, c'est le principe moral. » Claude Simon,
dans son discours de réception du Nobel, précise dans
le même sens le processus de fabrication de la fable :
Selon le dictionnaire, la première acception du mot « fable » est la
suivante : « Petit récit d'où l'on tire une moralité. » Une objection vient
aussitôt à l'esprit : c'est qu'en fait le véritable processus de fabrication
de la fable se déroule exactement à l'inverse de ce schéma et qu'au
contraire c'est le récit qui est tiré de la moralité. Pour le fabuliste, il y a
d'abord une moralité [...] et ensuite seulement l'histoire qu'il imagine à
titre de démonstration imagée, pour illustrer la maxime, le précepte ou
la thèse que l'auteur cherche par ce moyen à rendre plus frappants
(1986, p. 16).
94
narration fantastique, la première de toutes les consi-
dérations est tout naturellement « celle d'un effet à
produire » (ibid.) et cette conception de l'effet n'est
pas sans conséquences sur la dimension même de
l'œuvre : « Si un ouvrage littéraire est trop long pour
se laisser lire en une seule séance, il faut nous résigner
à nous priver de l'effet prodigieusement important
qui résulte de l'unité d'impression ; car, si deux séances
sont nécessaires, les affaires du monde s'interposent,
et tout ce que nous appelons l'ensemble, totalité, se
trouve détruit du coup » (p. 9 8 6 ) .
Sur la base de toutes ces observations, il est bien
nécessaire d'ajouter au modèle quinaire de la séquence
narrative de base une macroproposition évaluative
finale (« morale » = qui donne — de façon
explicite ou non et, selon les genres narratifs, plus ou
moins facilement déductible à partir d'indices à
décrypter par le lecteur — le sens configurationnel de
la séquence.
Les écrivains mettent bien en évidence cette c o m -
plémentarité narrative entre séquence et configura-
tion. Ainsi Milan Kundera, dans L'Art du roman, parle
de « l'art de l'ellipse » c o m m e d'une nécessité qu'il
explique en des termes fort proches de ceux d'E. A.
Poe : « Imaginez un château si énorme q u ' o n ne peut
l'embrasser du regard. Imaginez un quatuor qui dure
neuf heures. Il y a des limites anthropologiques qu'il
ne faut pas dépasser, les limites de la mémoire, par
exemple. A la fin de votre lecture, vous devez être
encore en mesure de vous rappeler le commencement.
Autrement le roman devient informe, sa " clarté archi-
tectonique " s'embrume » ( 1 9 8 6 , 9 4 ) . L a structure du
récit garantit la maîtrise de la diversité des éléments :
assurant la cohésion, elle permet la mémorisation
c o m m e la lisibilité des énoncés.
95
4. Comprendre, mémoriser. — L'interprétation
est guidée par la connaissance du monde du texte, par
l'effet des macrostructures sémantiques construites et
par la structure séquentielle identifiée :
96
L a notion de macro-structure sémantique ou de
base thématique des textes peut être complétée, au
niveau du déroulement de la suite textuelle, par l'idée
de continuité thématique ou plutôt isotopie. Impor-
tant dans une linguistique attentive au texte comme
unité de discours, le concept d'isotopie a été avancé
par Greimas. Dans Du sens, prolongeant sa réflexion
sur le problème de l'unité du discours isotope, il parle
d'un « ensemble redondant de catégories séman-
tiques qui rend possible la lecture uniforme du récit »
(p. 1 8 8 ) . Pour qu'un lecteur-auditeur perçoive un
texte c o m m e un tout, il faut qu'il parvienne, d'une
part, à poser une macro-structure sémantique et,
d'autre part, qu'il en dérive une certaine continuité
sémantique. L a résolution des ambiguïtés d'un
énoncé est guidée par une telle recherche d'une
lecture unique (contestée, par exemple, par le récit
fantastique comme hésitation indécidable entre deux
isotopies, au moins). Au plan des acteurs, Greimas
parle d'une isotopie actorielle manifestée par le
phénomène général de l'anaphore (Le cadet... il... le
plus jeune fils... cet enfant... etc.). A un niveau plus
macro-structurel, les quatre termes du carré sémio-
tique seront dits isotopes. Ils induisent bien une lec-
ture uniforme du discours.
Toute comparaison manifeste une bi-isotopie sus-
ceptible d'être développée au long d'une chaîne :
« cette fille était belle c o m m e une madone » entraîne
la concurrence d'une bi-isotopie de l'humain et du
religieux. Toute isotopie constitue donc pour le lecteur-
auditeur, une grille de lecture qui tend à rendre
homogène la surface du texte en levant les ambiguïtés
éventuelles. Ce concept permet d'approcher une autre
réalité des discours : leur hétérogénéité (poly) isoto-
pique. Une histoire drôle joue systématiquement sur
un tel glissement d'une isotopie (contextuelle) à une
97
autre, le discours littéraire est travail sur la (poly)iso-
topie et l'on peut, en fait, se demander s'il existe
vraiment des discours uniquement monologiques, non
ambigus, et si la communication ne comporte pas, en
permanence, le risque du malentendu.
Le caractère polysémique et poly-isotopique du récit
littéraire est unanimement admis, mais cette caracté-
ristique ne doit pas masquer qu'aucun discours n'est
réellement et totalement univoque et unilinéaire. Les
récits « lisibles » et déclarés « cohérents » résultent
tous d'un paradoxe : des sous-ensembles hétérogènes
(et poly-isotopiques) se combinent pour donner à lire
un texte isotope et un monde (devenu) homogène.
Lire un texte, c'est construire un (des) parcours
isotopique (s), c'est se frayer un chemin à travers les
clichés, les stéréotypes ou, au contraire, l'hétérotopie
et l'inattendu.
98
connu uniquement des Indiens et des anthropolo-
gues » ( 6 ) . L a conclusion tirée de cette expérience est
nette : les sujets testés ne disposaient pas de schèmes
implicites (ni macrostructure sémantique liée à leurs
connaissances du m o n d e représenté, aux schèmes
actionnels et aux scénarios stockés en mémoire, ni
structure narrative de type quinaire) comparables à
ceux qu'ils appliquaient spontanément aux histoires
conventionnelles. Tout lecteur-auditeur aborde un
récit avec, à l'esprit, un schéma global préconstruit.
Par des régulations sociales et par des renforce-
ments constants, la production de récits structurés le
plus souvent selon l'ordre canonique se trouve favo-
risée. Les plus précoces narrations (contes, histoires
destinées aux jeunes enfants) mettent en place des
structures cognitives qui gouvernent la production
aussi bien que la compréhension et la mémorisation
des récits. Entre neuf et onze ans, le rappel des
événements et de l'information globale ressemble de
plus en plus à celui des adultes, conforme à l'ordre de
la superstructure textuelle. Avec l'âge, s'effectue une
indéniable homogénéisation des critères de jugement
de l'importance de l'information ( 7 ) . Le chercheur
américain Jean M. Mandler va très loin dans ce sens
en rapportant une expérience menée au Libéria. Des
groupes de Libériens de six à cinquante ans, scolarisés
et non scolarisés, alphabétisés et illettrés, auraient
tous produit les mêmes structures de rappel que des
99
étudiants américains entendant les mêmes récits. Ces
données semblent, de plus, confirmées par des tra-
vaux entrepris avec des lecteurs dyslexiques, des
sourds lisant sur les lèvres, des enfants présentant des
troubles du langage. De là à parler d'un universel
cognitif élaboré progressivement à partir de l'audition
des récits transmis par voie orale, il n'y a qu'un pas,
franchi sans hésitation, semble-t-il, par Mandler.
En résumé, les opérations cognitives sont probable-
ment et schématiquement les suivantes : le sujet
élabore des significations (il rappelle un savoir de sa
mémoire à long terme) à partir des données perçues et
traitées (identifiées). La signification est construite
par cycles sur la base des micropropositions regrou-
pées en paquets retenus afin d'assurer la liaison avec
les propositions traitées lors du cycle suivant. Quand
les propositions retenues ne permettent pas de recons-
truire une compréhension-représentation du texte, un
retour en arrière (mémoriel et/ou textuel) est néces-
saire et le sujet peut construire lui-même de nouveaux
ponts entre les paquets de propositions. L'information
stockée en position de Pn1 -Orientation sert d'informa-
tion de base, de point d'ancrage pour l'adjonction
d'informations nouvelles. En cours de lecture-audi-
tion, l'information traitée est appréciée en fonction de
sa nouveauté et par rapport aux attentes et aux
anticipations.
100
tion narrative et d'insertion du récit dans une situa-
tion d'échange verbal. A trop marquer la stabilité
séquentielle du type textuel narratif, on risque de
manquer le mouvement qui caractérise tout acte de
discours. L a prise en compte de l'ajustement constant
des systèmes de repérage de l'énonciateur-narrateur
et de l'énonciateur-lecteur-auditeur doit nous aider à
ne pas considérer la « langue du récit » c o m m e un
instrument normé et clair, objectif et neutre, mais
comme un système ouvert sur l'accommodation inter-
subjective.
101
tial et final, etc.), le lecteur-auditeur doit pouvoir
s'appuyer sur certains éléments textuels : aussi rigou-
reux, précis et bien mené soit-il, un acte de discours
narratif peut toujours se solder par un échec. Tout
énonciateur-narrateur se préoccupe d'obtenir une
écoute attentive. Cette orientation vers l'autre struc-
ture l'énonciation narrative et l'analyse doit
tenir compte d'une composante interactionnelle essen-
tielle : l'intention. Il ne s'agit pas d'une simple
intention de communiquer une suite événementielle
(il ne faut donc pas s'en tenir à la dimension
épisodique et séquentielle d'une histoire c o m m e celle
de saint Dmitri), mais il s'agit surtout d'une intention
de produire un effet au moyen de la reconnaissance
par l'interprétant (lecteur-auditeur) d'une totalité
signifiante : la dimension configurationnelle de l'his-
toire, dans le contexte de l'échange.
L a reconnaissance par l'interprétant de l'intention
de l'énonciateur repose sur une compétence préala-
ble : savoir et pouvoir suivre une histoire. Entendons
par là, comprendre un contenu (actes, paroles, pen-
sées, sentiments des acteurs) comme successif et
c o m m e régi par une direction particulière. L'analyse
de la structure séquentielle a montré que la Conclu-
sion (Pn5) de toute histoire constitue un pôle d'attrac-
tion ; le lecteur-auditeur est comme poussé en avant
par les macropropositions narratives successives et il
complète cette impulsion par une attente. Le fait que
toute narration se déroule dans le temps ajoute à cette
attente une incertitude : le dénouement peut être
retardé, des alternatives et des bifurcations peuvent
survenir.
L a structure narrative ne rend la « Morale » -
ni déductible ni prévisible, mais avant tout accep-
table dans l'ordre de la continuité logique. Disons
acceptable après-coup, en un regard rétrospectif sur
102
les rapports de la fin avec la chaîne événementielle.
Le fait que l'acceptabilité importe plus que la prévi-
sibilité explique que le narrateur puisse parfois, par
un résumé P n O , dévoiler l'issue de son histoire.
L'enchaînement ne doit pas être seulement a c c e p -
table, mais aussi édifiant, surprenant, intéressant.
L a compréhension de l'intention peut être assistée à
trois niveaux :
a) La logique séquentielle de l'histoire racontée et du texte comme
récit, la dimension épisodique, avec ses redondances internes, peut se
suffire à elle-même.
b) Une Morale explicite, indiquant le but didactico-moral de la nar-
ration, orientant le calcul interprétatif, voire donnant une injonction,
peut faciliter le jugement réflexif et guider le passage de l'ordre chrono-
logique-séquentiel à l'ordre configurationnel.
c) Des évaluations injectées en divers points du récit, suspendant
parfois le cours des événements, peuvent venir réduire les erreurs
dans le passage de l'épisodique à une saisie d'ensemble qui
embrasse les événements dans une totalité. Les commentaires
évaluatifs visent à réduire les erreurs interprétatives en élucidant la
valeur du récit. Ils mettent en avant la dimension globale, configu-
rationnelle, qui subsume les diffractions chronologiques des évé-
nements.
103
intentions. Ni Kaliayev ni le contexte n'amènent Foka
à comprendre la signification de la légende. On peut
parler d'un échec de l'acte de narration. Cette échec
ne se situe pas au niveau du sens littéral de l'histoire,
mais au niveau du sens à dériver, au niveau du calcul
interprétatif du sens en situation. Au sens littéral
d'un énoncé, tout calcul d'interprétation ajoute des
règles d'appropriation conversationnelle : ici que
vient faire cette légende dans le contexte de l'échange
(conversation et situation) ? Reconstruire la force et
la visée d'un récit, c'est passer du sens littéral au sens
en situation d'interaction (et/ou en contexte).
Il me semble possible de développer dans une telle
direction une remarque de L a b ov :
104
alors ? ». Tout énonciateur est tenu de justifier
son occupation (monologique) de l'espace social de
l'échange verbal (le temps de son récit).
L a narratologie a certainement trop négligé le fait
que tout récit s'échange contre une double reconnais-
sance : reconnaissance de l'intention vue c o m m e une
proposition particulière et reconnaissance du sujet
énonciateur lui-même. De plus, le résultat de tout
échange est soumis à une incertitude et à une prise de
risque : ne pas intéresser (le désir de) l'autre. Racon-
ter est une entreprise risquée toujours ouverte sur une
possible incompréhension. L'homogénéité séquen-
tielle de la machine narrative est avant tout un moyen
de lutter contre une telle menace, mais il faut y ajou-
ter les autres propositions identifiées par L a b o v et
Waletzky.
105
Ce point me semble essentiel, car en définissant
ainsi les macropropositions, on se trouve bien dans le
cadre d'une conception énonciative des unités linguis-
tiques. L a b o v et Waletzky retrouvent sans le savoir
les thèses de Bakhtine et Volochinov qui ont si
fortement insisté sur le fait qu'à la base de la division
du discours en parties « on trouve l'ajustement aux
réactions prévues de l'auditeur ou du lecteur » ( 1 9 7 7 ,
p. 1 5 8 ) . On peut appliquer mot à mot aux macropro-
positions ce que ces derniers disent des paragraphes :
« Dans certains de leurs traits essentiels, ils sont
analogues aux répliques d'un dialogue. Il s'agit, en
quelque sorte, de dialogues affaiblis et transformés en
énonciations-monologues » (ibid.).
106
tiale (explicite ou implicite) qui précède souvent une
prise de parole narrative. Ainsi dans cet exemple tiré
de l'interview d'un ancien responsable de la CIA,
publiée par Le Point (18 août 1 9 8 0 , n° 4 1 3 , p . 9 2 ) :
108
Les Indications constitutives de toute Orientation (ou Exposition
ou Etat initial Pn1) peuvent être ainsi représentées :
109
ou encore l'énoncé de l'exemple [15] :
[15] Je vais vous raconter une histoire.
[19] Une fois, j'ai réussi à convaincre un gars... Old Doc Simon,
c'était... j'ai réussi à le convaincre de ne pas appuyer sur la
gâchette.
[20] Moi tiens ma mère elle a r'çu une moi tiens ma mère elle r'çu
une p une autre fois ma mère quand elle était môme elle a
r'çu elle a r'çu une fé une fessée à l'ortie // les fesses toutes
nues // ça fait mal ///
110
Par son intervention laborieuse marquée par les
répétitions et la rapidité initiale du débit (absence de
pause), le jeune narrateur tente de s'emparer de la
parole et de retenir l'attention intéressée de ses
camarades de cinq ans et demi. Sans respirer, et en
enchaînant rapidement ses mots, il tente d'abord
d'occuper massivement un espace sonore qui ne lui
est pas concédé d'emblée. Dans un second temps, les
pauses prouvent que l'attention des pairs a enfin été
captée. Cette réussite d'une prise de parole par un
narrateur non investi institutionnellement (sa position
dans le groupe) de pouvoir tient au caractère forte-
ment évaluatif du Résumé. Sans un Résumé aussi
édifiant, il lui aurait été impossible de s'imposer.
L e Résumé sert d o n c à passer de la conversation
au récit et surtout à imposer la prise de parole nar-
rative.
111
ou plus nettement centrées sur les conclusions à tirer
p o u r le présent (« Morale ») :
[13] « Buvez, mes bons amis, car vous l'avez prouvé,
« Kanterbräu est si bonne
« Qu'on ne peut s'en passer. »
[24] Vous savez, ce gars qui m'a sortie de l'eau ?
Eh bien, V travaille comme détective à Union
City, et je le revois de temps en temps.
[25] Et depuis ce jour là / Véronique / é' veut pu y aller // é' veut pu
passer par l'allée.
112
ble au narrateur (...). L a manière dont il est répondu
à l'attente corrélative de toute énonciation, l'espace
du désir de l'Autre qui se dilate et s'anime tout au
long d'une production discursive, définissent une
exigence propre au récit qui se construit et qui joue à
chaque instant sa survie sur l'intérêt qu'il continue à
produire chez le destinataire ».
b) L e narrateur peut rapporter ses sentiments
passés afin de dramatiser son récit. Il peut aussi
placer les évaluations dans la bouche de ses person-
nages ; ainsi au beau milieu de l'exemple [14] :
113
tions, énoncés rituels ou onomatopées), aux néga-
tions, modaux, interrogation, impératif, futur, utilisa-
tion de ou, superlatifs, aux explicatives (restrictives
ou causales), aux parallélismes (rapprochements
d'événements), mais soulignons, pour aller à l'essen-
tiel, qu'à la tension entre événements successifs (plan
séquentiel) et configuration macrosémantique s'ajoute
une tension entre propositions purement narratives et
données évaluatives.
3. Grammaire des positions de la voix narrative. —
D u point de vue de l'acte de narration, il est utile de
distinguer — à la suite des travaux de G. Genette —
différentes positions possibles de la v o i x narrative.
Cette variété de positions et les contraintes de base
qui la régissent expliquent assez bien la diversité des
modes de narration et les variations que l'on constate
parfois à l'intérieur d'un même récit.
114
B ) Le point de vue — ocularisation (voir) comme
auricularisation (entendre) — choisi par la v o i x nar-
rative peut varier. Une narration homodiégétique à la
première personne impose une focalisation interne.
Seul un récit à narrateurs multiples permet alors de
faire varier la focalisation qui reste, de toute façon,
interne.
Dans une narration hétérodiégétique — en
I L ( S ) / E L L E ( S ) — , on a affaire à une focalisation zéro
si la v o i x narrative omnisciente sonde divinement les
reins et les cœurs des personnages en nous communi-
quant ce qu'ils voient, entendent, (res)sentent et
savent. Une focalisation externe présente, en revanche,
les actions et les événements sans en expliquer les
causes, motifs, etc. ; elle est proche du simple procès-
verbal. A une focalisation interne correspond, en
revanche, une localisation de la v o i x narrative dans la
perspective d'un personnage (un seul ou plusieurs suc-
cessivement).
Les conséquences de ces trois types de perspectives
sur la réception du récit sont importantes. Les effets de
vérité, plus grands dans les deux premiers cas, laissent
la place à une subjectivité déclarée — de la v o i x narra-
tive elle-même ou des personnages — lorsque la focali-
sation est interne. L'éclatement de la vérité est alors
potentiel : éclatement d'une vérité symétrique à l'écla-
tement du (des) sujet(s) lui(eux)-même(s).
115
explicitement, il peut éventuellement s'adresser à un
narrataire explicite.
Dans un récit homodiégétique, la narration est pré-
sentée ou bien c o m m e implicitement rédigée par un
narrateur sans narrataire explicite ou bien c o m m e
explicitement rédigée pour un destinataire qui peut
être explicite ou non.
Cette grammaire de base de la narration donne une
idée de la complexité des relations et des contraintes
qui s'exercent, dans tous les genres narratifs, sur les
rapports du raconter (la narration), du raconté (l'his-
toire) et du racontant (le récit c o m m e texte). Cette
complexité des possibles explique l'extraordinaire
diversité des récits. La possibilité de jouer avec et
contre les contraintes de ces constituants explique,
quant à elle, la subversion et l'inventivité des formes
narratives ordinaires aussi bien que littéraires. On
peut sans crainte affirmer que les formes nouvelles de
narration s'inventent à l'intérieur de ces contraintes.
Ici c o m m e ailleurs dans tout ce qui a trait au langage
humain, la créativité prend appui sur l'existence de
règles généralement implicites dont le présent ouvrage
avait pour but de donner une idée.
116
CONCLUSION
117
En définissant le projet sémiotique c o m m e une
« narrativité généralisée » et en considérant cette
dernière c o m m e « le principe organisateur de tout
discours » , Greimas et Courtés ( 1 9 7 9 , p. 2 4 9 ) diluent
l'objet discursif dans une sémantique très « p r o -
fonde » qui prétend rendre compte, dans les mêmes
termes, de poèmes, de textes explicatifs, argumenta-
tifs, descriptifs ou injonctifs-instructionnels. On est en
droit de se demander si un tel modèle n'est pas trop
puissant et trop généralisateur.
Au contraire, nous avons insisté sur la spécificité
du texte narratif. L e mouvement du chapitre V en
direction de la lecture, de la compréhension et des
instructions de lecture portées par la surface textuelle
c o m m e par la structure séquentielle a souligné la
nécessité d'une approche différente, reliant textualité
(de « surface » : le racontant) et lecture-compréhen-
sion. Tout texte — et le récit c o m m e les autres — dit
un certain nombre de choses en en présupposant,
sous-entendant, implicitant au moins autant : on ne
peut effectivement jamais tout dire. Les m a c r o p r o p o -
sitions résultent autant d'un tassement de l'infor-
mation (résumé) que d'une expansion (inférences) à
partir du texte. L a textualité ne se définit pas par sa
clôture structurale, mais par son ouverture en direc-
tion du lecteur/auditeur défini c o m m e interprétant.
En 1 9 7 9 , U. Eco a publié Lector in Fabula, traduit
en français en 1 9 8 5 seulement. Dans cet ouvrage, il
choisit résolument le même objet que nous : « le
phénomène de la narrativité, exprimée verbalement,
en tant qu'interprétée par un lecteur coopérant »
(p. 9 ) . L e chapitre V doit permettre de comprendre et
d'élargir le propos même d'U. E c o : « étudier c o m -
ment le texte (une fois produit) est lu et comment
toute description de la structure du texte doit, en
même temps, être la description des mouvements de
118
lecture qu'il impose » (p. 1 0 ) . Son approche de la
« coopération » interprétative apparente sa démarche
à celle d'une pragmatique textuelle attentive aux
données instructionnelles.
Parler ainsi de pragmatique textuelle, c'est s'intéres-
ser aux règles qui gouvernent le fonctionnement du
discours narratif c o m m e communication, c'est tenir
compte d'une pragmatique de la communication
narrative, c'est aussi passer des contraintes linéaires
de la séquence événementielle à la signification glo-
bale (macro-structure sémantique) du texte c o m m e
locale des mots qui disent les événements et les
personnages. Fait de mots, le moindre récit fourmille
d'indices dont la valeur sémantique pour le lecteur/au-
diteur échappe souvent au narrateur lui-même. L e
plus souvent toutefois, les indices choisis le sont
délibérément « dans l'hypothèse que le destinataire
(grâce au stock de représentations qu'il partage avec
l'émetteur) saura les reconstruire (...). L'écrivain (...)
ne cesse de proposer au lecteur des énoncés dont il
a lui-même soigneusement calculé au préalable la
valeur d'indice (c'est-à-dire les inférences auxquelles
le lecteur sera conduit, pour autant qu'il partage le
même univers culturel que lui) » (Flahaut, 1981
p. 3 0 7 ) . Ainsi se construisent la réalité du raconté et
l'efficacité d'une narration.
L a triple mimesis élaborée par P. Ricœur dans
Temps et récit approche une grande partie de ce que
l'on peut considérer c o m m e l'objet de la pragmatique
textuelle.
L a première mimesis ou plan de la préfiguration —
située en amont de la textualité — est celle de
l'intrigue c o m m e composition d'actions enracinées
dans du préconstruit. Mémoire de ce que le texte
prend en charge et tente de rendre intelligible, elle
marque l'ancrage de la composition narrative dans la
119
compréhension pratique du lecteur. En effet : « Imiter
ou représenter l'action, c'est d'abord précomprendre
ce qu'il en est de l'agir humain : de sa sémantique, de
sa symbolique, de sa temporalité. C'est sur cette pré-
compréhension, c o m m u ne au poète et à son lecteur,
que s'enlève la mise en intrigue et, avec elle, la mimesis
textuelle et littéraire » (Ricœur, 1 9 8 3 , p . 1 0 0 ) .
L a deuxième mimesis, plan de la succession et de la
configuration, est le « pivot de l'analyse » (Ricœur,
1 9 8 3 , p . 8 6 ) . On peut la définir c o m m e une activité
productrice d'intrigue qui consiste à prendre ensemble
une succession d'actions pour en faire un tout organisé
ayant un commencement et une fin. C o m m e média-
tion, le moment de l'opération configurative fait d'évé-
nements individuels une histoire, il compose en un
tout des facteurs hétérogènes. En d'autres termes, la
mise en intrigue permet de rassembler une succession
d'événements en un tout signifiant faisant « figure » ,
doté d'un commencement, d'une complication, d'une
résolution et d'une fin, et susceptible d'être suivi par
qui lit ou entend l'« histoire » . C'est essentiellement
sur ce moment de la mimesis que le chapitre V vient
d'insister.
L a troisième mimesis ou plan de la refiguration,
aval du texte, « marque l'intersection du m o n d e du
texte et du m o n d e de l'auditeur ou du lecteur. L'inter-
section, donc, du m o n d e configuré [...] et du m o n d e
dans lequel l'action effective se déploie et déploie sa
temporalité spécifique » (Ricœur, 1 9 8 3 , p . 1 0 9 ) . Ce
m o m e n t où le lecteur s'approprie le m o n d e de l'œuvre
se trouve encore dans l'œuvre elle-même. En d'autres
termes, l'effet produit par le texte, cette « reconfigura-
tion » de l'expérience du lecteur que la lecture effec-
tue, n'est pas vraiment extérieur au texte lui-même et
à sa signification. Ricœur oppose récit historique et
récit fictionnel à partir de la prétention à la vérité par
120
laquelle se définit la troisième relation mimétique
( 1 9 8 4 , p . 1 2 ) . Soulignons au passage que c'est bien
l'objet de la dernière réplique du narrateur des Justes
dans l'exemple [3] — p . 1 6 - 1 7 — que de donner le
sens du récit configuré en explicitant l'intersection du
m o n d e du récit et du m o n d e dans lequel se déroule
l'échange entre Kaliayev et Foka. C'est « dans l'audi-
teur o u dans le lecteur » , souligne encore Ricœur, que
« s'achève le parcours de la mimesis » , « l'activité
mimétique ne trouve pas le terme visé par son dyna-
misme dans le seul texte poétique, mais dans le specta-
teur ou le lecteur » ( 1 9 8 3 , p. 7 7 ) .
L e triple aspect de l'activité mimétique permet de
souligner l'importance de la mimesis 2 , lieu de passage
d'un amont (mémoire) à un aval (attente) du texte.
Ceci débouche sur un heureux refus de renfermement
dans la « clôture » (structurale) du texte. Mais, en
contrepartie, si une place importante est accordée au
lecteur (point d'articulation entre mimesis 2 et mimesis
3 ) , la thèse de Paul Ricœur néglige son symétrique
entre mimesis 1 et mimesis 2 : le producteur d u récit.
Enfin, les limites de ces propositions pour une théorie
générale du récit apparaissent dans le privilège accor-
dé à l'art narratif : P. Ricœur place le récit ordinaire
dans la mimesis 1 ( 1 9 8 4 , p. 2 3 0 et 3 7 ) en ne situant
dans la mimesis 2 que les grandes œuvres légitimées et
valorisées par l'institution littéraire. J'espère avoir
montré les limites d'une telle position.
121
EN GUISE D'ÉPILOGUE
122
BIBLIOGRAPHIE
A) NARRATOLOGIE ET POETIQUE
123
Maldidier (D.) et Robin (R.), Du spectacle au meurtre de l'événement :
reportages, commentaires, éditoriaux de presse à propos de Charléty (mai
1968), Pratiques, n° 14, Metz, 1977.
Janot (Y.), Un récit d'anticipation : Le matin vert de Ray Bradbury. Futur
antérieur et idéologie, Pratiques, n° 14.
124
B) SEMIOTIQUE
B l ) Ouvrages de base :
Ouvrage de référence :
Greimas (A.J.) et Courtés (J.) Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie
du langage, Hachette-Université, 1979.
C) ENONCIATION
125
Marin (Louis), Le récit est un piège, Minuit, 1978.
Todorov (Tzvetan), Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique. Ecrits du
cercle de Bakhtine, Seuil, 1981.
D) LINGUISTIQUE TEXTUELLE
E) DIVERS
126