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La Lettre Entre Reel Et Fiction
La Lettre Entre Reel Et Fiction
TEXTES DE
SEDES
QUESTIONS DE LITTERATURE
à paraître
déjà paru
Ouvrages sous la direction de Gabriel Conesa
La poétique de Mallarmé, la fabrique des Iridées, par Danièle Wieckowski.
Faits de langue et sens des textes, ouvrage sous la direction de Franck Neveu.
Ainsi que le présent ouvrage.
@ 1998, E d i t i o n s S E D E S
ISBN 2 - 7 1 8 1 - 9 5 2 6 - 6
Jürgen Siess
Introduction
1. José-Luis Diaz (éd.), Ecrire à l'Ecrivain, Textuel, n° 24, 1994; Brigitte Diaz et Jürgen Siess
(éds.), Correspondance et formation littéraire, Elseneur, n° 13; Mireille Bossis et Charles A. Porter
(éds), L'Epistolarité à travers les siècles. Geste de communication et/ou d'écriture (Colloque de
Cerisy), Stuttgart, Steiner, 1990; Marie-Claire Grassi, L'Art de la lettre au temps de La Nouvelle
Héloïse et du romantisme, Genève, Slatkine, 1994; Roger Chartier, « Des secrétaires pour le peuple ?
Les modèles épistolaires de l'Ancien Régime entre littérature de cour et livre de colportage », dans
R. Chartier (éd.), La Correspondance. Les usages de la lettre au X I X siècle, Paris, Fayard, 1991.
Une première réflexion globale sur la lettre comme «objet sémio-
tique composite » a été proposée dans La Lettre, approches sémiotiques
publiée en 1988 sous la direction de A. J. G r e i m a s La correspondance
y est considérée à la fois comme « l'un des possibles de la structure de
l'échange généralisé» et comme «un phénomène culturel, circonscrit et
variable dans le temps et l'espace sociaux ». Les éléments de pragma-
tique déjà développés dans certaines contributions de ce v o l u m e ont
depuis été élaborés par des travaux portant sur les correspondances de
Rousseau et de Diderot ou encore sur les lettres fictionnelles chez
Madeleine de Scudéry et chez C r é b i l l o n La fécondité de ces diverses
études, mais aussi les avancées récentes de la linguistique, appellent
aujourd'hui à tenter une nouvelle synthèse des recherches d'inspiration
linguistique sur la lettre, du réel au fictionnel.
On peut en effet se demander dans quelle mesure les récentes études
de l'interlocution et de l'interaction fournissent de nouveaux modèles
d'analyse pour l'épistolaire. C'est ce que le présent ouvrage tente d'exa-
miner en deux temps. Une première partie met en place les éléments
d'une théorie de la lettre à dominante pragmatique. Un second volet
éprouve ces modèles d'analyse sur un corpus du X V I I I siècle, au centre
duquel figurent Les Liaisons dangereuses. Les considérations théo-
riques s'appuient toujours sur des exemples précis (que ce soient les
lettres de Truffaut ou les correspondances du X V I I siècle) et s'élabo-
rent à travers l'étude des textes (des lettres de Mme du Châtelet à
Aurélia Steiner de Marguerite Duras). Les analyses concrètes de la
seconde partie n'offrent pas une simple application de notions théo-
riques préexistantes : elles les développent à la lumière des données
puisées dans les lettres réelles du X V I I I siècle et le roman épistolaire
de Laclos. Un mouvement de va-et-vient s'établit ainsi entre le travail
de théorisation et l'étude concrète des corpus.
Les notions d'interaction, de genre de discours et de scène, d'énon-
ciation et de séquence sont au centre de ces réflexions Les perspectives
1. Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, R. Pomeau (éd.), Paris, GF-Flammarion ;
Laclos, Œuvres complètes, L. Versini (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1979.
s'affirme en même temps le pouvoir auquel prétend l'éditeur. Les dis-
cours se démultiplient et s'emboîtent les uns dans les autres, et cet agen-
cement est susceptible de désorienter le lecteur pour autant qu'il
cherche à se fier à telle parole ou à la tenir pour autorisée. Ceci n'im-
plique pas que Laclos croie en une perspective surplombant les diffé-
rents points de vue. Comme le soutient V. Géraud, il ne fait que cher-
cher à mettre le lecteur, à travers la reprise et le maniement de discours
autres, face au «miroir des interprétations ». Notons que cette analyse
des Liaisons dangereuses exploite le modèle des trois scènes d'énoncia-
tion que D. Maingueneau expose dans la partie théorique sur un texte
fictionnel d'une haute complexité.
Enfin, l'étude de Michèle Bokobza Kahan propose une analyse de la
dernière lettre de Mme de Tourvel perçue à la fois comme discours de la
folie et comme tentative d'interaction épistolaire. Cette lettre interceptée
par Mme de Volanges et rejetée du circuit de la communication contient
en effet toutes les marques linguistiques d'une altération de la pensée qui
déborde les limites de la lettre passionnée et tranche avec le mode d'ex-
pression habituel de la présidente. Derrière cette dérive, une analyse de
l'interaction que met en place cette lettre de la «folie» dévoile cependant
une forte sollicitation adressée à Valmont, à qui s'adresse en dernière ins-
tance cette lettre par les vertus du trope communicationnel1. De même,
elle montre que la construction de l'ethos de l'épistolière, qui reste dans
la continuité de l'image singulière précédemment construite par la prési-
dente, entre dans la logique d'une visée ambiguë. Le discours de la folie,
qui semble échapper aux normes de la communication, se présente néan-
moins comme la continuation d'une stratégie épistolaire.
L'ensemble des contributions réunies dans ce volume tente par des
voies diverses de conceptualiser et de décrire le discours épistolaire en pro-
posant des instruments d'analyse aussi bien aux linguistes attentifs au fonc-
tionnement du discours, qu'aux littéraires désireux de construire une poé-
tique de la lettre ou d'étudier des textes singuliers. Plutôt que d'appliquer
à la lettre réelle et à la lettre fictionnelle des types d'analyse différents, on
les considère ici comme tributaires des mêmes méthodes d'investigation.
La construction d'un modèle de base permet de passer d'une forme simple
à une forme complexe et de montrer les modifications subies par le dis-
cours épistolaire lorsqu'il est intégré dans un ensemble fictionnel.
Jürgen Siess
Université Caen
L'interaction épistolaire
INTRODUCTION
La communication épistolaire constitue un « genre du discours » qui
comporte de nombreuses espèces 1 : lettres personnelles, privées ou
intimes, vs lettres d'affaires, administratives ou protocolaires; lettres
d ' a m o u r ou de rupture, de faire-part ou de condoléances ; lettres de
recommandation, de réclamation, de licenciement; lettres circulaires,
lettres anonymes, lettres ouvertes... - sans parler du fait que les corres-
pondances «authentiques» ont inspiré ces simulations littéraires que
sont les «romans par lettres». Il serait évidemment fort intéressant de
comparer systématiquement le fonctionnement de ces fictions épisto-
laires à celui des correspondances non fictionnelles. Mais notre entre-
prise descriptive sera ici tout autre : nous nous intéresserons unique-
ment aux lettres authentiques, envisagées sous leur forme la plus « ordi-
naire », c'est-à-dire aux lettres qui parlent de choses et d'autres (aussi
quotidiennes et banales que possible), sans avoir d'enjeu capital, ni
d'autre fonction que d'entretenir le lien socio-affectif entre les
membres de l'échange. Ces lettres ordinaires (qui n'ont été à ce jour que
fort peu étudiées), nous les comparerons aux conversations ordinaires
(qui sont en revanche depuis une vingtaine d'années l'objet d'investi-
gations aussi nombreuses que minutieuses 3 l'objectif étant de voir
dans quelle mesure la communication épistolaire s'apparente à la com-
munication « en face à face », et dans quelle mesure elle en diffère.
Nous envisagerons d'abord contrastivement quelques caractéris-
tiques générales de ces deux formes d'échanges dialogués, puis nous
envisagerons quelques aspects plus particuliers du fonctionnement des
échanges épistolaires comparés aux échanges conversationnels oraux
(stratégies d'ouverture et de clôture, fonctionnement de l'alternance des
«tours d'écriture» par rapport à celui des tours de parole, organisation
1. Certaines références seront également faites au roman de Laclos, Les Liaisons dangereuses,
édition GF, 1996.
2. Exemple de cette impuissance de l'écrit à restituer les gestes :
« J'ai lu tous les livres que tu m'as prêtés pendant ma perme. A part Les Liaisons, qui est
comme ça, il y en a un que j'ai trouvé formidable [...] » (FT 67-8).
Sur cette question des moyens dont dispose l'écrit pour restituer les données paraverbales et
non verbales, voir notre étude sur le dialogue romanesque (1996).
— Le fait qu'elle se déroule en situation non partagée, ce qui
contraint le scripteur à spécifier, grâce au paratexte (enveloppe, en-tête,
signature) et à certains éléments du texte épistolaire, sa propre identité
comme celle de son/ses destinataire(s), ainsi que le cadre spatio-tem-
porel dans lequel s'inscrit son activité d'écriture.
Notons à ce propos qu'en français, les déictiques spatio-temporels
fonctionnent par rapport à la situation du seul émetteur : alors que le
latin peut écrire «Cum tibi scribebam [...]» (c'est le fameux «imparfait
épistolaire»), on a en français :
Pendant que je t'écris de mon lit de douleur [...],
Quand tu recevras cette lettre [...],
J'espère que tu supportes la prison. Tu en seras sorti, je pense, à la réception de
cette lettre (FT 57).
Et rappelons aussi ce fait souvent signalé 1 que cette distance spatio-
temporelle qui caractérise la relation émetteur-récepteur dans la com-
munication épistolaire constitue une donnée fondamentale de cette
forme de communication : on écrit parce qu'on est séparés, en même
temps que pour créer l'illusion qu'on est ensemble; du fait de l'existen-
ce de ce fossé, et pour tenter de le combler. La surabondance des réfé-
rences au cadre spatio-temporel dans le discours épistolaire a à cet
égard un statut bien paradoxal, puisqu'en même temps qu'elles produi-
sent un effet-de-présence, ces références soulignent aussi, puisqu'elles
seraient superflues en situation partagée, la réalité de l'absence.
Il est en tout cas certain que le «discours» épistolaire l'est non seule-
ment au sens usuel de ce terme, mais aussi au sens technique défini par
Benveniste : il est saturé d'indices d'énonciation, inscrivant fortement en
son sein la présence du scripteur, ainsi que celle du destinataire.
— La communication épistolaire implique en effet :
• une allocution, puisqu'à la différence par exemple du journal i n t i m e
la lettre est adressée à un (ou plusieurs) destinataire(s) précis et concret(s),
1. Sur cette thématique de la présence/absence, voir par exemple Landowski 1988 et Violi 1985, 1988.
2. On peut évidemment, à l'instar d'Anne Frank s'adressant à une Kitty imaginaire, maquiller
en correspondance un journal intime.
Quant au roman par lettres, il se caractérise par un emboîtement des circuits communicatifs,
selon un dispositif proche de celui qui a été décrit pour d'autres formes de communication litté-
raire (voir par exemple sur le théâtre Kerbrat-Orecchioni 1996b). Ce dédoublement des instances
émettrices et réceptrices a de nombreuses incidences sur la construction du discours, en ce qui
concerne en particulier la gestion des informations et le fonctionnement de ce que Barthes appel-
le le «code herméneutique ». Notons ici simplement que la position de l'analyste n'est pas du tout
la même selon qu'il travaille sur un corpus littéraire (dont il est au même titre que tout autre lec-
teur destinataire légitime), ou sur un corpus de lettres authentiques (auxquelles il n'a accès que
par effraction, et qu'il ne pourra interpréter que partiellement, faute de disposer de la totalité des
«informations préalables» pertinentes).
• et une interlocution, puisque toute lettre L1 appelle normalement
une réponse L2, telle que l'émetteur de L2 coïncide avec le destinatai-
re de L1, et réciproquement.
• En revanche, il ne semble pas que l'on puisse parler à propos du
discours épistolaire d'« interaction» à proprement parler. Ce terme
ajoute en effet à celui d'«interlocution» l'idée que tout au long de
l'échange, les différents participants «interagissent», c'est-à-dire exer-
cent les uns sur les autres diverses formes de contrôle et d'influence. Or
c'est bien ce qui se passe dans la communication en face à face : les spé-
cialistes de l'analyse conversationnelle ont suffisamment montré com-
ment le «locuteur en place» ne pouvait continuer à parler que si sa
parole était soutenue par des «signaux d'écoute» (ou «régulateurs»)
suffisamment fréquents ; comment il adaptait en permanence son com-
portement à celui de son partenaire d'interaction, naviguant au jugé et
au gré des réactions de son «copilote»; comment un tour de parole
pouvait être construit à plusieurs (interventions de l'auditeur sous
forme de «soufflages», rectificatifs, manifestations d'incompréhension,
etc.) ; comment toutes les composantes de l'échange pouvaient prêter à
«négociation» entre les interlocuteurs, et comment toute conversation
pouvait donc être définie comme une construction collective.
Mais rien de tel dans la communication épistolaire : sans doute une
lettre est-elle rédigée en fonction de l'image que le scripteur se fait de
son destinataire; mais celui-ci ne peut en aucune manière intervenir
directement dans le travail scriptural - tout au plus le scripteur peut-il
simuler de telles interventions, par exemple :
en prêtant fictivement à son destinataire telle remarque ou question
pouvant servir de base à tel commentaire ou apport d'information :
Quel long silence diras-tu...
Il sera peut-être amusant pour toi (pour moi, pas le moins du monde) d'ap-
prendre ce que nous allons manger aujourd'hui. (Journal d'Anne Frank, Le livre
de Poche, p. 207) ;
ou plus audacieusement encore, en anticipant sur la réponse qu'il solli-
cite de son destinataire, comme dans l'exemple authentique suivant :
Lors du colloque X j'ai fait votre connaissance et je vous ai exprimé tout de suite
mon intérêt pour vos travaux. J'espère que lors du prochain congrès internatio-
nal de pragmatique je pourrai vous rencontrer à nouveau. [...] Je garde un très
beau souvenir de ma conversation avec vous (toi) et j'ai voulu me remettre en
contact. Je dois vous (te - si tu le permets) dire que je prépare un numéro de
notre revue sur [...], et j'aimerais beaucoup y publier un article signé par toi [...],
et aussi traduire en espagnol ton ouvrage sur [...].
Superbe exemple de pseudo-négociation de la relation interperson-
nelle par le biais du pronom d'adresse \ intervenant entre deux énon-
ciateurs incarnés en un scripteur unique qui se charge à lui seul des
questions et des réponses.
Dans la terminologie d'E. Roulet, on dira que tout en pouvant com-
porter certaines formes de dialogisme (ou de «polyphonie», laquelle
consiste à mettre en scène différentes voix énonciatives), une lettre est
malgré tout de nature monologale (puisqu'elle est généralement pro-
duite par un seul et unique scripteur), cependant qu'une «correspon-
dance » est bel et bien de nature dialogale. On voit donc que la question
qui nous occupe ici de la comparaison entre «communication épistolaire »
et «communication en face à face» peut s'envisager à deux niveaux :
• celui des lettres isolées, envisagées comme des textes complets : on
les comparera aux conversations du point de vue de leurs stratégies
d'ouverture et de clôture ;
• celui des échanges de lettres : on les comparera aux échanges
conversationnels du point de vue de leur organisation séquentielle.
LETTRE CONVERSATION :
LES STRATEGIES D'OUVERTURE ET DE CLOTURE
L'ouverture
Dans la communication en face à face, les principaux «ouvreurs»
sont :
— La salutation («Bonjour!», «Salut!»), éventuellement accompa-
gnée d'un terme d'adresse, et/ ou d'un comportement gestuel approprié;
— La «salutation complémentaire», qui prend généralement la forme
d'une «question sur la santé du destinataire» («(Comment) ça va?»).
Le fonctionnement des lettres est à cet égard sensiblement différent,
puisque :
— Leur incipit ne comporte en principe pas de salutation : c'est la
formulation d'adresse qui en tient lieu.
Remarques :
• Dans Les Liaisons dangereuses, la formule d'adresse est systémati-
quement incorporée à la première phrase :
1. Dans cet autre exemple également authentique, au moins le passage du «tu» au «vous» est-
il justifié par un précédent usage en face à face :
« Chère collègue et amie,
Merci de votre-ta contribution (puis-je revenir au Tu auquel nous étions lors de notre dernière
entrevue à Lyon?) [...]. Aurais-tu la gentillesse de m'envoyer ton esquisse aussi par la poste [...].»
Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, [...]
Il faut vous obéir, Madame, [...]
Je suis triste et inquiète, ma chère Sophie.
Je vous aurais répondu plus tôt, mon aimable enfant, si [...]
J'ai reçu, Monsieur le Vicomte, la lettre dont vous m'avez honoré.
• Le paradigme des expressions appellatives utilisées à l'écrit ne
recouvre pas exactement celui de l'oral : outre que les possibilités de
variation sont nettement plus nombreuses, on y rencontre plus systé-
matiquement l'adjectif «cher» («Bonjour Monsieur» devient ainsi
«Cher Monsieur») 1 - on en «rajoute» en cordialité, sans doute pour
compenser les effets réfrigérants de la distance.
• En dépit de l'extrême diversité des formules appellatives attestées
dans les lettres - ainsi Truffaut s'adresse-t-il alternativement à son ami
Robert Lachenay par «Cher Robert », «Mon cher Robert », «Vieux
Robert », «Mon vieux Robert », «Vieux», «Cher vieux », «Mon cher
vieux », «Cher vieux troufion », et à Miou-Miou par : «Chère
Mademoiselle Miou-Miou, chère grande dame du temps présent, chère
anti-Zitrone », il semble bien que l'on souffre actuellement en France
une certaine pénurie d'appellatifs, et que l'on ne dispose pas toujours
d'une formule appropriée 2. D'où sans doute le recours de plus en plus
fréquent à la salutation en début de lettre («Bonjour (Madame)!»,
«Salut (Catherine) ! »), en particulier dans le courrier électronique, où
le modèle de l'échange en face à face est encore plus prégnant que dans
les échanges épistolaires «classiques».
— Quant aux «questions sur la santé du destinataire », elles sont
relativement rares en début de lettre. Sans doute est-ce l'impossibilité
où l'on se trouve d'y répondre immédiatement qui inhibe ce type d'ac-
te de langage, et qui va inciter à lui substituer un autre acte mieux adap-
té aux conditions de l'écrit (et qui ne se rencontre du reste qu'à l'écrit),
acte que l'on peut appeler « voeu portant sur le présent ou le passé - par
rapport à l'acte de lecture - du destinataire» (alors qu'une expression
votive porte normalement sur son avenir) :
1. Le seul cas (sur environ 500) où Truffaut fait l'économie de ce «cher» (ou de sa variante
familière «vieux») dans la formule appellative est la lettre adressée à Jean-Luc Godard en mai-
juin 1973 (p. 480) - or il s'agit d'un véritable réquisitoire qui commence ainsi : «Jean-Luc. Pour ne
pas t'obliger à lire cette lettre désagréable jusqu'au bout, je commence par l'essentiel : je n'entre-
rai pas en coproduction dans ton film. »
2. En particulier dans les lettres que les étudiants «avancés» écrivent à leur professeur : le pré-
nom est trop familier, le titre «(Cher) Monsieur/Madame» est trop cérémonieux, et «(Cher)
Monsieur Un Tel» n'est pas admis en français... (voir sur cette «crise des appellatifs» Les inter-
actions verbales 2, p. 52-54).
Cf. aussi ces deux exemples prélevés dans notre corpus :
« Ma très chère Catherine - Je sais que tu abhorres les possessifs mais moi je n'ai rien contre »
« *** Point d'en-tête, puisque tu es si difficile sur ce chapitre ».
J'espère q u e tu passes de b o n n e s vacances.
J'espère q u e vous allez bien et que R e n é Clair et c o n t e n t de vous (FT 168)
J'espère q u e vous avez passé un b o n séjour en N o r m a n d i e ( F T 735)
J'espère que vous aurez quitté l'hôpital q u a n d vous recevrez cette lettre ( F T 581).
C ' e s t é v i d e m m e n t la d i s j o n c t i o n s p a t i o - t e m p o r e l l e é m e t t e u r / r é c e p -
t e u r qui e x p l i q u e l ' é m e r g e n c e d e ce t y p e très p a r t i c u l i e r d ' a c t e d e lan-
gage, ainsi q u e la p r é s e n c e d ' a u t r e s a c t e s q u e n o u s a l l o n s m a i n t e n a n t
envisager.
— A l ' o u v e r t u r e d e s lettres se r e n c o n t r e n t e n effet a v e c u n e fré-
q u e n c e n o t a b l e les a c t e s s u i v a n t s :
- U n c o m m e n t a i r e s u r le c a d r e s p a t i a l o ù s e t r o u v e n t , s o i t le s c r i p t e u r
( c ' e s t le c a s le p l u s f r é q u e n t ) , s o i t le d e s t i n a t a i r e ( s u r u n m o d e g é n é r a -
l e m e n t plus h y p o t h é t i q u e ) , soit les d e u x (les d e u x « s i t e s » é t a n t alors
mis en b a l a n c e :
M e voici de n o u v e a u à Lyon, où j'ai r e t r o u v é grisaille et b o u l o t . »
Je t'écris de m o n lit où depuis dimanche m e tient cloué une angine carabinée.
( F T 123)
Je suppose que vous êtes déjà sur les pistes [...]
Je vous envie d ' ê t r e au soleil et j ' e s p è r e que vous n'y faites pas de mauvaises
rencontres. Ici [...]
ce r e m e r c i e m e n t p o u v a n t être f o r m u l é :
• explicitement :
Merci p o u r les petites nouvelles.
1. A la différence de ce qui se passe dans ces « commentaires de site » qui sont fréquents dans
les séquences d'ouverture des interactions orales en situation de visite, et qui portent au contraire
sur un site «partagé» (cf. Traverso, 1996, 111 sqq.).
• o u les d e u x :
• d e la p a r t d e la victime, u n r e p r o c h e :
Tu te doutes que je t'en veux, car enfin c'est assez ridicule de reprendre l'atti-
tude de silence c o m m e à ton départ, mais cette fois c'est plus e m b ê t a n t ( F T 99),
la r é a l i s a t i o n implicite p o u v a n t se c o n t e n t e r d ' u n e s i m p l e r e c o n n a i s -
s a n c e d e la f a u t e :
O u b i e n e n c o r e le d é s i r d e v o i r s a m i s s i v e s ' a c h e m i n e r a u p l u s v i t e
vers sa destination :
— E n ce qui c o n c e r n e la salutation :
D a n s L e s L i a i s o n s dangereuses, elle est très s y s t é m a t i q u e m e n t pré-
s e n t e e n clôture, s o u s la f o r m e « A d i e u ( m a c h è r e S o p h i e / m a c h è r e
a m i e / l a t r è s b e l l e d a m e , e t c ».
1. Il va de soi que cet «adieu» n'a pas dans ce contexte la valeur moderne d' une rupture défi-
nitive - mais il peut à cet égard être ambigu, comme on le voit à la fin des lettres XC (« Adieu,
adieu, Monsieur») et CXLIII («Adieu, Madame. Ne me répondez point. J'ai fait le serment sur
cette lettre cruelle de n'en plus recevoir aucune»).
D a n s les l e t t r e s « o r d i n a i r e s » d ' a u j o u r d ' h u i , les f o r m u l e s d e s a l u t a -
tion ne sont pas exclues e n clôture :
Sur ce au revoir et merci ( F T 32),
ces s a l u t a t i o n s se r e n c o n t r a n t s u r t o u t , soit s o u s la f o r m e p l u s o u m o i n s
cérémonieuse de «Recevez mes salutations distinguées/les
m e i l l e u r e s / b i e n sincères/les plus cordiales», soit sous différentes
f o r m e s familières ( « A l l e z s a l u t / T c h a o / B y e » ) ; ainsi q u e très n o r m a l e -
ment, puisqu'il s'agit alors de «vraies salutations» (produites en situa-
tion d e face à face), d a n s les e x p r e s s i o n s « D o n n e le b o n j o u r a u x
c o p a i n s » , « S a l u e b i e n d e m a p a r t t o u t e la p e t i t e f a m i l l e - alors q u e
les é c h a n g e s é p i s t o l a i r e s , n ' é t a n t p a s d e « v r a i e s i n t e r a c t i o n s » , r e n d e n t
plus difficiles les « v r a i e s s a l u t a t i o n s » .
A c c o r d o n s à ce p r o p o s u n e m e n t i o n spéciale à « J e t ' e m b r a s s e » et ses
v a r i a n t e s familières ( « G r o s s e s bises», « M i l l e b i s o u s » etc.), q u i v e r b a l i s e n t
s u b s t i t u t i v e m e n t u n c o m p o r t e m e n t n o n v e r b a l qu'il est e n la c i r c o n s t a n c e
impossible d e réaliser « p o u r d e vrai» : q u a n d dire, c'est n e p a s faire...
— O n p e u t t o u t e f o i s c o n s i d é r e r q u e d a n s les lettres, la c l ô t u r e est
réalisée avant tout :
1. Recommandations dont il faut d'ailleurs reconnaître qu'elles sont rarement suivies d'effet...
2. Formules qui sont très systématiquement tronquées par le « Rédacteur» des Liaisons : «J'ai
l'honneur d'être, etc.»
ainsi que des vœux prospectifs tels qu'on les rencontre aussi en com-
munication de face à face :
Portez-vous bien.
Je te souhaite bon courage pour la reprise.
Travaillez bien, ne vous découragez pas avant la fin, soignez-vous bien, ne vous
dispersez pas. (FT 285)
- Des «projets », pour reprendre le terme proposé par Traverso (1996,
p. 86-87) pour désigner les expressions telles que «A bientôt », «A plus
tard », etc. - sauf à préciser que si «A bientôt» signifie toujours «de se
revoir» en situation de face à face, dans une lettre il peut s'agir de :
• à bientôt la suite de cette lettre,
• à bientôt de te lire,
• ou à bientôt de te revoir.
Remarquons à ce sujet que des formules telles que :
A bientôt de te lire, A défaut/En attendant de te revoir, A bientôt, au moins par
écrit
indiquent que la lettre est généralement considérée comme un pis-aller :
on s'écrit faute de mieux, et de pouvoir se rencontrer - cela conformé-
ment à la définition du mot «lettre» dans le Robert (édition 1970) :
Ecrit que l'on adresse à quelqu'un pour lui communiquer ce qu'on ne peut ou
ne veut lui dire oralement.
— Enfin, une lettre comporte souvent en sa fin un appel à réponse,
qui peut être plus ou moins insistant, et diversement formulé :
- Enoncé à l'impératif :
Réponds-moi je t'en prie.
Raconte-moi vite tes vacances imprévues.
Ne me laisse pas sans nouvelles.
- Question, générale ou précise, isolée ou en batterie :
Et toi, que deviens-tu?
Et vous, comment ça va? le travail, l'école, la thèse, les barrages routiers...
- Formulation d'une espérance :
Je t'embrasse et souhaite de te lire bientôt.
En espérant de tes nouvelles [...]
Mes vacances ne sont qu'une terrible vacuité, que j'espère un mot écrit de ta
blanche main viendra combler sous peu.
1. C ' e s t la m ê m e idée qui sous-tend cette formule finale de la lettre C L des Liaisons :
« A d i e u , m a c h a r m a n t e a m i e ; l ' h e u r e a p p r o c h e enfin où je p o u r r a i te voir : je te quitte bien
vite, p o u r t'aller r e t r o u v e r plus tôt».
Mais qu'elle soit explicite ou implicite, renforcée («Réponds-moi
vite»), ou adoucie («Si tu as deux minutes écris-moi un petit mot»),
cette requête est en réalité toujours présente dans le filigrane du texte
épistolaire. A cet égard, toute lettre peut être considérée comme un
«macro-acte» signifiant en substance «Ecris-moi» :
Tiens-moi au courant de l'évolution des esprits à propos des loisirs hivernaux.
C'est un prétexte comme un autre pour te demander de m'écrire.
Au fait, quand est-ce que tu t'achètes ta voiture? Et le quartier il te plaît?
Autrement dit, j'attends une lettre de toi, en attendant de te revoir.
1. Et c'est parfois tant mieux, comme dans la situation plutôt scabreuse longuement évoquée
par Valmont au début de la lettre XLVIII.
2. Sur les reprises diaphoniques avec ou sans reformulation, voir aussi Grize 1988, p. 13-15.
« Si, c o m m e v o u s l e d i t e s , v o u s ê t e s r e v e n u d e v o s e r r e u r s » r e p r i s e
p a r M e r t e u i l , d a n s la l e t t r e L X V I I , d e l ' e x p r e s s i o n utilisée p a r V a l m o n t
d a n s la l e t t r e L V I I I , e t à n o u v e a u r e p r i s e p a r celui-ci d a n s la lettre
L X V I I I s o u s la f o r m e :
1. Cette lettre est analysée par Roulet (op. cit.,p. 76-82) du point de vue de ses procédés poly-
phoniques et diaphoniques.
Dans les Liaisons, la diaphonie nous permet parfois d'entendre quelques échos indirects de la
voix de certains personnages par ailleurs absents du texte romanesque (comme Sophie Carnay).
Car le « rédacteur» se permet de trier dans le matériel dont il est censé avoir hérité, en ne conser-
vant que «les lettres qui [lui] ont paru nécessaires, soit à l'intelligence des événements, soit au
développement des caractères », ainsi qu'il nous en avertit dans la préface (p. 72) et dans la note
de la lettre VII (quant à celle de la lettre CXII et le Nota en début de lettre LXXV, ils n'ont
d'autres fonction que de produire un «effet-de-réel»). En d'autres termes : un roman par lettres
est d'abord un roman, dans lequel tous les procédés utilisés doivent être mis au service du déve-
loppement de l'intrigue. Il ne faut donc pas attendre de ces lettres qu'elles nous reconstituent une
image fidèle des correspondances de l'époque (en ce qui concerne en particulier les rituels d'ou-
verture et de clôture, qui sont réduits à la plus simple expression, jusqu'à la désinvolture de ces
«J'ai l'honneur d'être, etc.»).
2. Lorsque l'on ne dispose pas des lettres antérieures, il n'est pas toujours possible de savoir si
l'on a affaire à de la diaphonie fictive ou réelle.
E C H A N G E E P I S T O L A I R E VS C O N V E R S A T I O N :
LEUR ORGANISATION SEQUENTIELLE
E n r è g l e g é n é r a l e , u n e l e t t r e a p p e l l e u n e r é p o n s e : le « c o n t r a t c o m -
m u n i c a t i f » q u i r e l i e l ' é m e t t e u r e t le r é c e p t e u r d ' u n m e s s a g e é p i s t o l a i r e
implique non seulement un «droit de réponse », mais u n «devoir de
r é p o n s e » - sauf exception bien sûr :
Cher Pierre Montaigne,
Il n'est pas question p o u r moi de laisser votre lettre sans réponse, car n o u s avons
des liens amicaux. Par contre je ne m e sens aucune obligation spéciale à l'égard
du Figaro dans lequel je suis insulté r é g u l i è r e m e n t et souvent de façon person-
nelle, sans r a p p o r t avec m o n travail. ( F T 612)
A i n s i la l e t t r e se t r o u v e - t - e l l e p r i s e d a n s u n e s t r u c t u r e d ' é c h a n g e ,
amorce d'une éventuelle «correspondance» :
La seule chose adroite q u e Lucien eût mise dans sa lettre était de supplier une
réponse.
Accordez-moi m o n pardon, et je vous jure, m a d a m e , u n silence éternel.
— Dois-je faire cette réponse ? se disait M m e de Chasteller. N e serait-ce pas
c o m m e n c e r une c o r r e s p o n d a n c e ? (Stendhal, Lucien Leuwen, G F 1982, I, p. 316)
E n v i s a g é e s o u s c e t angle, la c o m m u n i c a t i o n é p i s t o l a i r e s ' a p p a r e n t e
à la c o n v e r s a t i o n , p u i s q u ' e l l e e s t f o n d é e s u r le m ê m e p r i n c i p e d ' a l t e r -
n a n c e des rôles d ' é m e t t e u r et de r é c e p t e u r : de m ê m e q u e l'on parle
« c h a c u n s o n tour », o n é c r i t c h a c u n s o n t o u r . Il e s t d o n c p e r t i n e n t d e
voir c o m m e n t f o n c t i o n n e c o m p a r a t i v e m e n t le « s y s t è m e d e s t o u r s » à
l'oral et à l'écrit.
1. Notons que la carte postale ne fonctionne pas tout à fait de la même manière à cet égard.
2. Pour une comparaison plus systématique du fonctionnement du turn system à l'écrit et à
l'oral, voir De Rycker 1987.
— Surtout, l'intervalle temporel entre les tours (gap) est à l'écrit :
• infiniment plus long qu'à l'oral, ce qui a un certain nombre de
conséquences sur la construction du tour (comme le recours à ces pro-
cédés de connexion inter-tours que sont les reprises diaphoniques pré-
cédemment mentionnées),
• et aussi beaucoup plus variable, c'est-à-dire que les normes sont en
la matière flexibles et incertaines; elles n'en suscitent pas moins des
attentes très fortes, qui peuvent être comblées ou déçues, et qui vont
prêter à commentaire dans le texte épistolaire (où cette question du
«délai de réponse» est fréquemment thématisée).
A noter encore quelques différences annexes à ce niveau :
— L'échange épistolaire manifeste d'après De Rycker (1987, p. 634)
une tendance plus forte qu'à l'oral à l'équilibrage de la longueur des
tours.
— Les tours d'écriture sont mieux découpés que les tours de parole
(existence de signes démarcatifs clairs), et ils sont produits solitaire-
ment par le scripteur : rien de comparable à ces «régulateurs» et autres
« réparateurs » de l'oral, qui bien qu'émanant de l'auditeur, collaborent
activement à la construction du tour - le tour d'écriture (la lettre) est
bien une unité monologale, alors que le tour de parole est déjà une
construction interactive.
1. Cela pour simplifier car en fait une intervention peut comporter plusieurs actes de langage
(pour plus de détails, voir Les interactions verbales 1, chap. 4).
Les deux échanges sont ici complets, et successifs, mais on peut ren-
contrer dans les conversations des phénomènes de «troncation» (absence
d'une intervention attendue), ainsi que des schémas d'organisation plus
complexes que cette concaténation linéaire (échanges imbriqués, croi-
sés, enchâssés). Notons à ce propos que la complexité de ces schémas
croît en fonction du nombre des participants - mais les correspondances
sont heureusement le plus souvent de nature «dyadique».
Dans le cas des correspondances donc : il arrive qu'une suite de
lettres se présente bien comme une paire adjacente (lettre d'invitation
ou de requête suivie d'une réaction positive ou négative), mais le cas est
plutôt exceptionnel dans les correspondances privées. Plus communé-
ment, une lettre se présente comme une suite d'énoncés dotés de
valeurs illocutoires diverses, initiatives (informations - on «donne de
ses nouvelles » -, mais aussi éventuellement questions, conseils, recom-
mandations, requêtes, etc.) ou réactives (réponses, commentaires, etc.).
C'est-à-dire que se trouvent regroupées en un bloc compact et continu
produit par un seul et même énonciateur (i.e. en un même «tour»)
toutes sortes d'interventions qui seraient vraisemblablement à l'oral
réparties sur des tours différents. En conséquence, par rapport à l'orga-
nisation générale des conversations, les correspondances présentent le
plus souvent les caractéristiques suivantes :
— Les lettres qui les composent ont pour la plupart d'entre elles une
valeur à la fois initiative et réactive : elles ne sont qu'un maillon dans
une chaîne continue où il est fort difficile de découper des échanges
minimaux, comme on peut généralement le faire dans les conversations.
— Soit une lettre L1 composée d'une suite de n interventions : il va
de soi que le rédacteur de la réponse L2 ne va pas répondre à la totali-
té des interventions de L1, ni dans l'ordre où elles se présentent en L1.
En général, au lieu de traiter la totalité du matériel qui lui a été soumis,
il va trier dans la masse, et n'enchaîner que sur les points qui lui sem-
blent les plus importants (et qu'il a conservés en mémoire, car les effets
de la distance temporelle se font sentir aussi à ce niveau), tous les autres
éléments de L1 passant en quelque sorte «à la trappe ».
Alors que les échanges tronqués sont à l'oral exceptionnels, ils sont
dans les correspondances systématiques, et généralement bien acceptés
par le destinataire 1 (qui n'a pas lui non plus forcément en mémoire la
teneur complète de sa propre lettre). D'autre part, les interventions qui
composent L1 sont le plus souvent traitées dans le désordre (pour com-
poser cet objet ordonné qu'est L2) : non seulement donc les échanges
que l'on peut reconstituer (en «cassant» les blocs d'interventions
regroupés en L1 et en L2) sont souvent tronqués et systématiquement
1. Sauf exception là encore : « Dis donc, tu as oublié de répondre à ma question concernant [...]».
«croisés» (comme on le dit des rimes), mais ils s'organisent selon un
principe de couplage flou, et la plus extrême fantaisie structurale
Remarques : la correspondance de Truffaut montre bien que l'on
peut avoir tous les degrés entre d'une part, le vagabondage capricieux
des lettres privées, et à l'autre extrême, l'ordonnancement parfait des
lettres professionnelles (exemple de la correspondance avec son tra-
ducteur Yamada, qui lui demande toutes sortes de précisions auxquelles
Truffaut répond point par point et lettre en main).
Notons enfin que les formes modernes de communication épistolaire
permettent un traitement plus systématique des échanges : le courrier
électronique permet en effet de répondre, soit en utilisant la méthode
classique de regroupement des interventions, soit en composant un
«message de réponse» à partir de la reprise de certains éléments du
« message initial » à la suite desquels on insère dans l'ordre ses propres
réponses.
Ce type particulier de reprise diaphonique ne fait d'ailleurs qu'in-
formatiser une technique que permettaient déjà les bonnes vieilles
lettres d'antan, mais à laquelle on ne recourt que très exceptionnelle-
ment : c'est celle que l'on trouve à la fin de la fameuse lettre CLIII des
Liaisons :
[...] Deux mots suffisent.
R E P O N S E D E LA M A R Q U I S E D E M E R T E U I L
écrite au bas de la même Lettre.
Hé bien ! la guerre.
CONCLUSION
D e t o u t e s les a c t i o n s d e l ' h o m m e , r i e n n e d e m a n d e p l u s d e c i r c o n s p e c t i o n [ q u e
l ' a r t d e c o n v e r s e r ] , a t t e n d u q u e c ' e s t le p l u s o r d i n a i r e e x e r c i c e d e l a vie. Il y v a d e
g a g n e r o u d e p e r d r e b e a u c o u p d e r é p u t a t i o n . S'il f a u t d u j u g e m e n t p o u r écrire u n e
lettre, q u i est u n e c o n v e r s a t i o n p a r écrit e t m é d i t é e , il e n f a u t b i e n d a v a n t a g e d a n s l a
c o n v e r s a t i o n o r d i n a i r e , o ù il se f a i t u n e x a m e n s u b i t d u m é r i t e d e s g e n s [...]
o u p a r J.-P. A l b e r t ( 1 9 9 3 , p. 5 5 ) :
1. Voir par exemple dans la correspondance de Truffaut les pages 226-8, 299-302, 672, 677-8.
2. Il est évident que le courrier électronique prend pour modèle la communication en face à
face, par exemple en incorporant ces imitations graphiques des mimiques que sont les «smileys»,
dont le nombre ne cesse de s'accroître grâce à d'ingénieuses variations à partir du signe de
base « : —) » aussi le fait que l'une des consignes de la « Netiquette » est « Don't shout », ce qui veut
dire qu'il faut éviter l'usage trop systématique de la majuscule.
3. Par opposition au courrier électronique, le courrier postal est aujourd'hui appelé «snail
mail»...
Par différence avec la communication téléphonique, la lettre permet de mani-
fester à la fois proximité et distance. Même si en vérité elle constitue une cap-
tation du temps et de l'attention de l'autre plus lourde, elle ne s'impose pas, lais-
sant l'interlocuteur libre du rythme et du moment des échanges.
Risques réduits, liberté accrue : ce sont les avantages de la commu-
nication par lettres que soulignent nos deux auteurs. Or comme il est de
mise de conclure sur une note euphorique plutôt que dysphorique, c'est
sur ces deux citations que s'achèvera cette exploration très partielle du
fonctionnement comparé des échanges épistolaires et des échanges en
face à face.
Catherine Kerbrat-Orecchioni
Groupe de Recherches sur les Interactions Communicatives
Université Lumière Lyon 2
1. Cité ici dans la traduction d'André Meynieux (Mazenod, Paris, 1962). Texte malheureuse-
ment absent des recueils d'écrits autour de St. Pétersbourg publiés actuellement...
[...] cette définition, fausse sous bien des faces, est vraie par un côté : une lettre,
quelle que soit la nature du sujet, quelque éloignée qu'elle puisse être du ton de
la conversation, ne s'en écartera que pour y rentrer souvent. De là ces formes
consacrées dans le discours parlé, de là ces interruptions en style direct qui per-
mettent de couper le fil des idées, et de le renouer à son gré, et par conséquent
de lier et de détacher avec facilité les différentes parties d'une lettre.
Le style épistolaire, envisagé sous ce point de vue, emprunte véritablement à la
conversation la facilité de passer brusquement et sans préparation d'une idée à
une autre, et s'épargne ainsi l'extrême difficulté des transitions. C'est un des pri-
vilèges du genre. (1842, p. 189)
De cette souplesse et de ces changements plus ou moins brusques, la
lettre (1) témoigne assez bien : à chaque paragraphe son objet théma-
tique et ceci sans guère de transitions. La mise en avant de cette carac-
téristique générique, qui rappelle le « Rex tam multiplex propeque ad
infinitum varia » d'Erasme (1502), se retrouve chez Noël et de La Place :
Comme les objets de nos pensées, de nos intérêts, de nos affections sont aussi
divers que le sont les rapports des hommes entre eux, on ne saurait établir une
classification rigoureuse des différentes espèces de lettres dont le genre épisto-
laire se compose [...]. Il n'est point en littérature de genre plus varié, plus éten-
du; il comprend tout ce que la pensée embrasse, tout ce que la parole peut
exprimer. (1842, p. 189)
Comme le dit Lanson, il est « des ouvrages qui n'ont des Lettres que
le nom» (Intro, p. XXV). Il cite les lettres fictives de Varron, dans l'an-
cienne Rome, touchant des questions d'histoire et d'érudition, les
innombrables écrits de science, de philosophie, de politique, de théolo-
gie qui ont, par la suite, adopté cette forme ainsi que les pamphlets de
Pascal et Paul-Louis Courier. Notons, au passage, que chez ce dernier,
la correspondance de l'officier de l'armée napoléonienne embarqué, en
Italie, dans une guerre d'occupation, mêle récit factuel des événements
et parodie fictionnelle comme dans la célèbre lettre à sa cousine, du
1 novembre 1807, qui raconte, en imitant les romans noirs, une nuit
dans une ferme calabraise
Des formes les plus célèbres aux moins connues du roman par
lettres, il faut dire qu'elles miment la correspondance authentique et
qu'elles sont très tôt apparues comme une forme de mise en texte très
souple, permettant de varier, à la fois, les points de vue et la composi-
tion par l'insertion de descriptions, de narrations, de dialogues, de dis-
cours direct adressé au destinataire. La liberté de composition est l'ex-
plication principale de la fortune du genre. Les facilités de mise en
scène d'une intersubjectivité canalisée par le cadre très formel de
l'énonciation épistolaire, évite la complexité des romans polyphoniques
modernes et de la narration éclatée.
Il me semble que la question des formes épistolaires littéraires et fic-
tionnelles et l'hésitation que l'on peut ressentir quant au classement de
certaines correspondances d'hommes de lettres s'expliquent assez bien
1. Citée partiellement par Lanson, ce texte est magistralement étudié par Paul Siblot dans le
n° 16 des Cahiers de praxématique : « Les parties et le tout», pages 35-60, Montpellier, 1991.
quand on revient sur l'idée avancée par Bakhtine d'une distinction
entre genres premiers (simples) et seconds (complexes) qu'il considé-
rait comme «d'une grande importance théorique» (1984, p. 267).
Définissant les genres seconds, Bakhtine énumère le roman, le théâtre,
le discours scientifique et ce qu'il nomme le discours idéologique, qui
tous apparaissent dans les circonstances d'un échange culturel, majori-
tairement écrit, artistique, scientifique ou socio-politique. Les genres
premiers («simples») sont, quant à eux, définis par la quotidienneté et
la spontanéité de leur usage, c'est-à-dire par leur faible degré d'élabo-
ration. Ils vont de la réplique brève à l'ordre militaire, en passant par le
dicton et les usages ordinaires de la correspondance. La carte postale
envoyée par Colette à sa mère (7) a beau émaner d'un écrivain, elle relè-
ve des genres premiers, comme la correspondance que Flaubert adresse à
Louise Colet et la plupart des lettres de Rimbaud. De la même manière,
ce n'est pas parce que la lettre (12) est écrite par Corneille qu'elle relève
pour autant de la littérature et donc de l'art épistolaire. Sa requête pré-
sente un évident degré d'élaboration, déterminé par la complexité de
l'échange en cours et l'identité des interactants. Comme le dit Bakhtine,
lorsque la sphère de l'activité sociale (la formation socio-discursive) se
complexifie dans son organisation, les pratiques discursives (genres)
qu'elle exige se complexifient. On n'en bascule pas pour autant dans
l'art littéraire. L'élégance de l'écriture de Corneille, P.-L. Courier, Guez
de Balzac ou le génie de Rimbaud et de Flaubert ne transforment pas le
moindre de leurs écrits épistolaires en œuvre littéraire.
Le fait de considérer ou non les correspondances de Mme de
Sévigné ou de Guez de Balzac comme de la littérature tient au regard
que le lecteur et l'institution littéraire portent sur ces productions dont
le degré d'élaboration est indéniable. Les variations de l'histoire du
champ littéraire expliquent les changements de statut de ces formes dis-
cursives. La mise en scène des remerciements, en (8), et celle de la
requête, en (12), correspondent au degré d'élaboration du genre épis-
tolaire dans la société cultivée de l'époque. Seuls les développements de
la pratique épistolaire dans une faible couche de la population soumise
elle-même à des développements particuliers et à une complexité socia-
le croissante, expliquent qu'un genre, certes élaboré, mais pas littéraire
pour autant, puisse être pris pour de la littérature. Comme le dit A. J.
Greimas : «Pour que l'échange épistolaire soit accepté comme genre lit-
téraire, il faut encore qu'un œil étranger, celui du lecteur hors champ,
transperce l'intimité à peine inaugurée en la transformant en spectacle
et en configuration d i s c u r s i v e Comme le propose Lanson, le regard
L ' œ u v r e l i t t é r a i r e , q u i fictivise, d a n s le r o m a n p a r l e t t r e s , l e s a c t e u r s
d e l ' é c h a n g e é p i s t o l a i r e et d o n n e ainsi à lire l e u r c o u r r i e r d a n s u n c a d r e
r o m a n e s q u e unifié, est u n e o p é r a t i o n de complexification des p r a t i q u e s
épistolaires ordinaires. L a fiction r o m a n e s q u e part des f o r m e s é l é m e n -
t a i r e s p o u r les r é o r g a n i s e r d a n s u n t o u t d é t e r m i n é p a r s a v i s é e e s t h é -
t i q u e . C o m m e le d i t B a k h t i n e :
Les genres premiers, en d e v e n a n t c o m p o s a n t e s des genres seconds, s'y transfor-
ment et se d o t e n t d ' u n e caractéristique particulière : ils p e r d e n t leur r a p p o r t
immédiat au réel existant et au réel des énoncés d ' a u t r u i - insérée dans un
roman, par exemple, la réplique d u dialogue quotidien o u la lettre, tout en
conservant sa forme et sa signification q u o t i d i e n n e sur le plan du seul c o n t e n u
d u roman, ne s'intègre au réel existant q u ' à travers le r o m a n pris c o m m e un
tout, c'est-à-dire le r o m a n conçu c o m m e p h é n o m è n e de la vie littéraire-artis-
tique et non de la vie quotidienne. Le r o m a n dans son tout est un é n o n c é au
m ê m e titre q u e la réplique d u dialogue q u o t i d i e n ou la lettre personnelle (ce
sont des p h é n o m è n e s de m ê m e nature), ce qui différencie le r o m a n , c'est d ' ê t r e
un énoncé second (complexe). (1984, p. 270)
A . J. G r e i m a s a é g a l e m e n t f o r t b i e n c e r n é l a b a s e p r a g m a t i q u e d e l a
d i s t a n c i a t i o n f i c t i o n n a l i s a n t e c a r a c t é r i s t i q u e d e la l i t t é r a t u r e é p i s t o l a i -
re : « C e qui n'était q u ' u n e c o m m u n i c a t i o n o r d i n a i r e e n t r e a c t e u r s
"réels" devient u n e c o m m u n i c a t i o n "irréelle" e n t r e a u t e u r et lecteur.
R é d u i s a n t l ' i n t e r s u b j e c t i v i t é p r e m i è r e a u s t a t u t d e s i m p l e " f o r m e " lit-
téraire, u n e n o u v e l l e intersubjectivité, distincte d e celle-ci [...] s ' i n s t a u -
r e a i n s i [ . . . ] » ( 1 9 8 8 , p. 6 ) .
Jean-Michel A d a m
Université de Lausanne
Dominique Maingueneau
1. « Réponse du Provincial aux deux premières lettres de son ami », dans Pascal, Œuvres com-
plètes, Paris, Seuil, 1963, p. 379.
que la prétention illocutoire de l'énonciation, le cadre pragmatique que
le discours prétend imposer : on se doute qu'un grand nombre de lec-
teurs, et au premier chef ceux opposés à F. Mitterand, inverseront la hié-
rarchie et s'efforceront de ne voir que le cadre scénique ; pour eux, ce
n'est jamais que de la propagande électorale.
Tout discours entend convaincre en faisant reconnaître la scène
d'énonciation qu'il impose et à travers laquelle il se légitime : l'homme
politique qui pose son énonciation à travers une scénographie de cor-
respondance privée plutôt que de rapport d'expert ou de causerie au
coin du feu présuppose pragmatiquement qu'une telle scénographie
n'est pas un simple vecteur mais qu'elle définit un lieu de discours com-
mun pour ses co-énonciateurs, un lieu de discours qui est à la mesure du
sens à délivrer. La scénographie vient légitimer l'énoncé qui en retour
par son contenu montre que la scénographie de la correspondance pri-
vée est à la mesure des propos tenus par le candidat.
Cette scénographie épistolaire s'écarte plus nettement que les dix
premières Provinciales du dispositif de la lettre ouverte. On ne peut en
effet y établir de distinction entre récepteur adressé et public puisque
l'ensemble des électeurs est constitué en principe des mêmes éléments
que l'ensemble des récepteurs possibles d'une telle lettre : «Mes chers
compatriotes ». En fait, les choses sont un peu plus compliquées car ce
texte est passé par deux circuits de diffusion distincts. Il a paru dans 25
quotidiens, par voie d'insertion publicitaire, mais a aussi été adressé par
la poste à 2 millions de foyers. Tout se passe comme si le discours cher-
chait à jouer sur deux tableaux à la fois, en se présentant sur deux
espaces : l'un ouvertement médiatique, l'autre privé, mais pour le même
public. Pour affaiblir en quelque sorte la distance entre ces deux modes
de diffusion, la publication par voie de presse s'est faite dans des quoti-
diens régionaux, c'est-à-dire en privilégiant la relation de proximité.
Cette scénographie épistolaire entretient des relations délicates avec
la scène générique de programme électoral sur laquelle elle se déve-
loppe. D'ailleurs, dès le début du texte l'auteur a éprouvé le besoin de
dénier l'appartenance de son énoncé à ce genre :
Je ne vous présente pas un programme, au sens habituel du mot. Je l'ai fait en
1981 alors que j'étais à la tête du Parti socialiste. Un programme en effet est l'af-
faire des partis.
Toutefois, la modalisation autonymique « au sens habituel du mot »
permet de ne pas passer la frontière de la notion ; l'énonciateur «joue»
avec la notion de programme, il n'en sort pas. Alors que dans les
Provinciales la fiction épistolaire mondaine tranchait nettement sur la
scène générique du libelle théologique pour se constituer un nouveau
public, ici l'énonciateur se refuse à créer un contraste trop net : la scé-
nographie ne doit pas occulter la scène générique.
La difficulté que rencontre F. Mitterand n'est pas nouvelle. Dans une
étude sur l'usage des substantifs «programme», «projet», «proposi-
tion» aux élections législatives de 1978 1 J. Bastuji avait montré que le
choix de ces dénominations génériques était contraint par la langue;
comme « programme » - terme alors adopté par le Programme commun
de la Gauche - impliquait sujet collectif et systématicité, le Parti
Républicain et le RPR ont choisi d'autres noms dans le paradigme des
noms en pro-, préfixe associé à un schème de mouvement en avant :
«projet» et «propositions» étaient censés mieux en harmonie avec
leurs options politiques libérales. Dix ans plus tard, F. Mitterand ne se
contente pas de substituer un autre terme à «programme», il recourt à
une scénographie épistolaire. L'énonciateur peut ainsi se présenter
comme sujet qui parle en son nom propre, établissant une opposition
entre le représentant de parti qu'il était et l'individu qu'il est devenu
par l'onction présidentielle.
Cette scénographie de la correspondance privée invoque elle-même
la caution d'une autre scène de parole :
J'ai choisi ce moyen, vous écrire, afin de m'exprimer sur tous les grands sujets
qui valent d'être traités et discutés entre Français, sorte de réflexion en com-
mun, comme il arrive le soir, autour de la table, en famille.
Scène qui fait d'ailleurs l'objet d'une reprise dans l'autre lieu straté-
gique de la Lettre, à la fin :
En commençant cette lettre, j'écrivais que je vous parlerais, comme autour de la
table, en famille. Ce dernier mot n'est pas tombé par hasard sous ma plume. Je
suis né, j'ai vécu ma jeunesse au sein d'une famille nombreuse. Les leçons que
j'en ai reçues restent mes plus sûres références.
Ici l'énonciateur n'investit pas un ethos ironique pour briller dans un
cercle d'honnêtes gens, mais l'ethos affectueux et grave du père qui ras-
semble ses enfants dans l'organicité de la Patrie. L'électeur n'est pas
seulement censé lire une lettre, il doit aussi participer imaginairement à
une conversation en famille où le Président assume implicitement le
rôle du père. Cet enchâssement d'une scène de parole dans une autre,
d'une discussion en famille dans une lettre, n'a rien de surprenant : les
scénographies s'appuient fréquemment sur des scènes de parole que
j'appelle validées, c'est-à-dire déjà installées dans la mémoire collecti-
ve, que ce soit à titre de repoussoir ou de modèle valorisé. La conver-
sation familiale au repas est l'exemple d'une «scène validée» positive
dans la culture française. Le répertoire de ces scènes varie en fonction
du groupe visé par le discours, mais, de manière générale, à tout public,
fût-il vaste et hétérogène, on peut associer un stock de scènes qu'on peut
supposer partagées. La «scène validée» s'appuie sur un stéréotype
1. Inclusif est à prendre ici au sens d'un «nous» inclusif, qui comprend à la fois le «je» et le «tu».
et «le monde ». Si l'on admet la proposition d'Evelyne S a u n i e r selon
laquelle «on» marque la construction d'une instance subjective sans
qu'il y ait prise en compte d'une altérité énonciateurs/co-énoncia-
teurs/non-énonciateurs, l'effet produit ici est net : le «on» réfère à des
sujets étrangers à l'énonciation épistolaire, mais sans pour autant les
opposer aux participants de l'énonciation. Ce qui permet à la fois d'iso-
ler la communauté nationale, rassemblée «en famille », et de ne pas la
dissocier du reste de l'humanité, qui est censée attendre quelque chose
de la France. Le désignateur « le monde » va dans le même sens puisqu'il
distingue le reste des humains et les Français, mais sans vraiment les
opposer. Ces repérages personnels ne doivent pas être dissociés de la
scénographie de correspondance privée, qui présuppose pragmatique-
ment ce dont elle parle : le texte réfère à une communauté de Français
qui d'une certaine façon est constituée par cette lettre qui prétend cir-
culer dans un cercle d'intimes. Le dit et le dire s'étayent réciproquement.
Les Provinciales sont destinées à être lues intégralement ; le scrip-
teur se soumet aussi rigoureusement aux normes de discours des hon-
nêtes gens (un texte bref, ironique, clair...) pour modeler leur opinion.
Le texte ne fait pas autorité par sa seule présence, il invoque l'autorité
de ses lecteurs, de leur «bon sens ». Les contenus théologiques sont
taillés à la mesure d'une lettre qui satisfait aux normes de discours des
honnêtes gens (un texte bref, clair, vivant...); pour mobiliser ce public
en faveur des jansénistes et les constituer en arbitres légitimes du débat,
il faut se soumettre à leurs normes. En revanche, il y a un décalage évi-
dent entre la scénographie de correspondance privée de la Lettre à tous
les Français et la pesanteur de son contenu : c'est un programme élec-
toral, nécessairement l o n g et ardu. Le texte ne peut prendre effective-
ment allure de lettre que dans ses zones d'ouverture et de fermeture,
celles dont on pense que la plupart des lecteurs prendront connaissance.
Si la Lettre à tous les Français n'hésite pas à transgresser ainsi les limites
d'une lettre privée vraisemblable, c'est qu'on n'attend pas réellement
que le public lise intégralement une lettre aussi indigeste, mais seule-
ment... qu'il reçoive ce programme électoral comme une lettre. Le
texte doit avant tout faire reconnaître son statut pragmatique épistolaire,
avec tous les signes de distinction qui s'y attachent. Il doit faire autori-
té par son mode même d'existence discursive.
Alors que les Provinciales, texte clandestin, hors-la-loi, doit couper
toute relation à ses conditions de production, prétendre surgir de n'im-
porte où, la Lettre de F. Mitterand doit être associée à une mise en scène
Dominique Maingueneau
Université d'Amiens
Ruth Amossy
La lettre d ' a m o u r
du réel au fictionnel
1. Rappelons qu'E. Goffman distingue, dans toute interaction, les participants ratifiés, licites
des «bystanders», témoins d'un échange dont ils sont en principe exclus. Parmi les destinataires
licites, on trouve les allocutaires directs, ceux à qui le locuteur s'adresse («addressed recipients»)
et les allocutaires indirects, ceux qu'il prend en compte mais qu'il n'interpelle pas («unaddressed
recipients»). Erving Goffmann, Façons de parler (Paris, Minuit; 1 éd. en anglais, 1981), 1987.
2. Jean Giono, Ecrits pacifistes, Paris, Gallimard (coll. Idées), 1970.
3. Pour une analyse plus détaillée du format de réception et du dispositif énonciatif de ce texte,
on consultera Ruth Amossy, «L'ethos au carrefour des disciplines : rhétorique, pragmatique,
sociologie des champs », in L'Image de soi dans le discours. La construction de l'ethos, textes réunis
et présentés par Ruth Amossy (Lausanne, Delachaux et Niestlé), à paraître en 1999.
mains de lecteurs non prévus au départ («bystanders»), sans que leur
présence soit pour autant considérée comme transgressive ni même
indésirable. La lettre ouverte se caractérise donc par le dédoublement,
voire la démultiplication, de ses allocutaires.
La lettre d'amour est au contraire destinée à l'unique personne à
laquelle elle s'adresse. Tout lecteur autre que le partenaire de la relation
amoureuse apparaît en position de participant illicite, sinon de voyeur.
On n'est pas censé lire les lettres intimes destinés à d'autres ; ouvrir un
courrier qui ne vous est pas adressé quand il s'agit d'une correspon-
dance sentimentale est considéré comme une atteinte à la vie privée.
Encore faut-il tempérer cette affirmation par un rappel historique. Les
catégories du public et du privé telles que nous les connaissons aujour-
d'hui se sont élaborées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ; la cir-
culation de la correspondance familiale, amicale, voire amoureuse était
parfaitement admise à l'époque classique : les lettres d'amour de Guez
de Balzac, de Voiture ou de Bussy-Rabutin suffiraient à en témoigner.
On peut donc dire que la lettre ouverte inclut nécessairement un allo-
cutaire direct et indirect, tout en tolérant des participants non ratifiés.
La lettre d'amour, qui dans sa forme classique autorisait un allocutaire
indirect, n'inclut dans sa version contemporaine que l'allocutaire direct
et refuse toute autre forme de réception considérée comme « non rati-
fiée » et illicite.
A cela s'ajoutent plusieurs traits relatifs au statut social des partici-
pants qui dérivent du type de discours - polémique ou amoureux - dont
se réclame la lettre. Dans la lettre ouverte, l'allocutaire direct et indirect
représentent un groupe ou un courant d'opinion ; le locuteur figure à
son tour une instance sociale (l'écrivain, l'intellectuel) plus qu'il n'in-
carne un individu dans son unicité. Dans la lettre d'amour au contraire,
l'échange s'effectue entre deux individus dans leur singularité. Le statut
social des participants n'est pas nécessairement éludé, mais il est subor-
donné à leur personnalité irremplaçable.
Il est certain, boudeuse, que vous auriez raison si j'avais tort. Mais c o m m e n t
faire e n t e n d r e à u n e femme, c'est-à-dire à u n e âme active dans un corps inoc-
cupé, q u ' u n h o m m e accablé d'affaires p e u t voir écouler huit jours sans trouver
l'instant d'écrire une p h r a s e ( V e n d r e d i matin, 4 avril 1777).
Julie d e L e s p i n a s s e , v o u l a n t r e p r o c h e r a u c o m t e d e G u i b e r t u n e agi-
tation m o n d a i n e qui entrave leur correspondance, contraste l'avidité de
t o u t v o i r e t s a v o i r d e s o n a m a n t a v e c l ' i m a g e d e la f e m m e é t r a n g è r e à
ce m o n d e :
Vous ne m'avez point parlé des spectacles, vous ne me dites pas un mot de ce
que vous faites; vous n'avez point besoin de causer, vous n'avez besoin que
d ' ê t r e partout, et de voir tout. Je voudrais que Dieu pût vous faire d o n de la
puissance qu'il a d'être partout. P o u r moi, je serais au désespoir d'avoir ce
talent-là; je suis bien loin de désirer d ' ê t r e partout, car je voudrais bien n'être
nulle p a r t (Jeudi, 26 octobre 1775).
1. Dans le même ordre d'idées, on peut voir comment Julie de Lespinasse négocie son ethos
d'intellectuelle et d'amoureuse dans sa correspondance avec Guibert ; on consultera à ce propos :
J. Siess, «Effusion amoureuse et échange intellectuel. La pratique épistolaire de Julie de
Lespinasse », in L'Épistolaire, un genre féminin ?, études réunies et présentées par C. Planté, Paris,
Champion, 1998; J. Siess, «Julie de Lespinasse et ses miroirs : de l'épistolaire à l'entretien», in
L'Un(e) Miroir de l'Autre, études réunies par M. Véga-Ritter et A. Montandon, Clermont-
Ferrand, CRLMC, 1998.
est pris dans un système précis de normes et de préceptes. En préam-
bule à une série d'exemples, Richelet (1689) donne les grands principes
des «billets amoureux et galants» : l'épistolier entre tout de suite dans
le vif de la matière; il «explique sa pensée d'un air aisé et ingénieux »,
avec un style «vif et coupé, simple et naturel, mais sans bassesse»; «on
finit le Billet d'une façon naïve qui ne paraisse point étudiée, et qui, s'il
est possible, ait toujours quelque chose qui pique agréablement le cœur,
ou l'esprit, ou tous les deux ensemble ». Un modèle impersonnel d'ethos
se dégage là, celui de l'homme ou de la femme à la fois sensibles et spiri-
tuels, naturels et spontanés, qui manient sans affectation l'art de la lettre.
Le billet amoureux, même lorsqu'il contient une demande précise, se
distingue par ses enjeux relationnels. Sans doute les instructions concer-
nant la visite au peintre Girardet peuvent-elles ici justifier l'envoi d'un
billet avant l'arrivée imminente de l'amant. Elles apparaissent néan-
moins comme accessoires non seulement par la place seconde et réduite
qui leur est dévolue, mais aussi par le style neutre du passage qui
contraste avec l'ensemble. L'acte qui consiste à faire entreprendre une
démarche auprès d'un tiers constitue un but secondaire ; il est manifes-
tement subordonné à la mise en scène de la relation amoureuse.
Le but principal du discours épistolaire consiste ici en une sollicita-
tion visant à maintenir et raviver chez le partenaire des sentiments
amoureux qui forment la base d'une liaison déjà établie : «je vous prie
de [...] m'aimer toujours de même ». Le billet relève du phatique, puis-
qu'il s'agit de maintenir un contact par l'écriture ; mais il se donne aussi
comme une entreprise de séduction, car il veut ranimer l'ardeur d'un
amant qui semble se refroidir. Quant au format de réception, on relève-
ra que le billet s'adresse au partenaire seul, dans sa singularité : il se
place sur le plan de l'intimité la plus stricte. Le correspondant n'est pas
nommé, et n'est désigné que par le pronom personnel de la deuxième
personne («vous»), de même que l'épistolière se manifeste par le pro-
nom de la première personne, sans signature. Cette élision est autorisée
par le genre du billet et les règles de la rhétorique épistolaire.
Si l'on analyse les marques de la subjectivité dans le langage, on
remarquera que le jeu des pronoms personnels et l'usage des verbes
permettent à la locutrice d'établir une hiérarchie tacite en sa faveur.
Son rôle se marque par une série de verbes à la première personne du
singulier, où le verbe d'évaluation «je trouve que» fait l'objet d'une
répétition. Elle est relayée par un «je vous prie de» dans le sens de
l'instigation et non de la prière. On aura remarqué par ailleurs que tous
les verbes conjugués, qu'ils soient de sentiment ou d'évaluation, ont
1. P. Richelet, Les plus belles lettres françaises sur toutes sortes de sujets tirées des meilleurs
auteurs, Paris, Brunet, 1689, p. 1-2.
pour sujet le «je» de l'épistolière. Le «vous» apparaît toujours en posi-
tion de complément («je vous ai reproché », «je vous aime bien mieux »,
«vous corriger », «je vous prie»), ou dans les possessifs («votre lettre»,
« vos défauts » ; je souligne). Ainsi, la locutrice assume dans l'interaction
épistolaire une part active que ne reçoit pas le partenaire.
L'image de l'allocutaire se construit sur plusieurs plans. En-dehors
des indices d'allocution déjà mentionnés, on trouve d'une part ce qui est
dit explicitement sur sa personne, d'autre part ce qui est impliqué par
les compétences et les valeurs qui lui sont prêtées.
La description directe et explicite de l'allocutaire dérive d'un com-
mentaire métadiscursif : Mme du Châtelet la déduit de la précédente
lettre de Saint-Lambert et de l'ethos qui se dégage de son style. En effet
les qualificatifs de « galant » et de « tendre », diversement valorisés, s'ap-
pliquent indifféremment à l'amant et à sa lettre : «je vous ai reproché
de n'être pas assez galant, mais je trouve que votre lettre l'est trop» (je
souligne). Le texte joue sur la double acception de «galant» : «chercher
à plaire par des soins agréables, par des empressements flatteurs », dire
aux femmes « d'une manière fine et délicate, des choses qui leur plai-
sent» (articles «Galant» et «Galanterie» de l' Encyclopédie); ou le
faire en se conformant à un discours codé bien établi. «La Galanterie»,
note la réédition de 1747 de l'ouvrage de Richelet,
est un usage établi qu'il ne s'écrit guère de Lettres à une Dame, qu'on ne la loue sur
sa beauté, sur ses agréments, sur un je ne sais quoi qui plaît en elle [...] La
Galanterie au reste est un jargon qui s'apprend comme une autre Langue. Il n'y faut
point d'autre Dictionnaire, ni d'autre Grammaire, que l'usage du monde (XVI).
Selon l'épistolière, le discours de son correspondant se plie à un
modèle consacré tout à fait impersonnel. Le parfait galant est celui qui
l'est «trop» car il a recours à une langue apprise et conventionnelle qui
n'exprime pas des sentiments véritables.
A cette image stéréotypée du partenaire, la locutrice en oppose une
autre : celle de l'homme spontané qui réprimande sa dame au lieu de
l'encenser - et qui avait apparemment fait l'objet de ses reproches.
L'homme en colère est celui qui est véritablement «tendre», c'est-à-
dire plein de sensibilité amoureuse (dans le sens très général que
l' Encyclopédie assigne à ce terme en le liant à l'amour). Aussi Mme du
Châtelet lui donne-t-elle paradoxalement la préférence : «Je vous aime
mieux en colère et tendre que froid et galant ». Se laisser aller à la vio-
lence du sentiment est peut-être un défaut, mais c'est aussi un signe
d'amour, si bien que l'épistolière « prie » son destinataire de « garder ses
défauts », qui sont la condition et la preuve de sa passion.
1. P. Richelet, Les plus belles lettres françaises sur toutes sortes de sujets [...] avec des observa-
tions sur l'art d'écrire les lettres, Bâle, Tourneisen, 1747, p. XVI.
L'image de l'allocutaire fait ainsi l'objet d'un commentaire qui joue
deux modèles l'un contre l'autre. Elle se dégage aussi, cependant, de la
doxa et des compétences qui lui sont prêtées. En effet, la lettre suppose
un correspondant capable de percevoir la pertinence du commentaire
métadiscursif, en possession des codes qui permettent de distinguer le
galant du tendre, et sensible aux oppositions et aux paradoxes énoncés
dans ces quelques lignes. En bref, un homme d'esprit.
A l'image de l'allocutaire répond en un jeu de miroirs l'ethos de la
locutrice. L'image de la femme d'esprit se dégage d'un discours qui sait
jongler avec les oppositions et formuler des conclusions paradoxales de
manière incisive. La locutrice maîtrise elle aussi les codes de la lettre
galante et amoureuse où, dit Richelet, «l'esprit [...] a autant de part que
le cœur». L'image de la locutrice et de son allocutaire sont ici parfaitement
symétriques, comme l'exige la scène générique du billet galant. Par contre,
une dissymétrie se fait jour en ce qui concerne la seconde dimension de
l'ethos, celle de l'«analyste». Malgré toutes ses compétences, Saint-
Lambert n'est pas du côté de l'analyse critique et de l'initiative raisonnée.
Face à lui, la locutrice apparaît comme une femme lucide capable de sai-
sir toutes les implications de la correspondance amoureuse. Elle s'octroie
de ce fait une certaine autorité : c'est elle qui analyse leur interaction épis-
tolaire ; c'est elle qui tire des conclusions et propose des comportements.
Notons que la clôture vient rééquilibrer la relation amoureuse et
moduler l'ethos de l'épistolière par le recours à la formule la plus simple
qu'on puisse imaginer : «Je vous aime beaucoup». Si elle manifeste la
naïveté non étudiée qui pique le cœur dont parlait Richelet, c'est essen-
tiellement par le contraste qu'elle établit avec la subtilité de la première
partie. La déclaration d'amour, modalisée par «beaucoup», y gagne un
ton de tendresse profonde qui tranche avec le brio de l'analyse précé-
dente, et exemplifie en toute naïveté le sentiment dont il est question.
L'ethos de l'épistolière pleine de verve et d'esprit s'y transforme en celui
de la femme aimante qui avoue ses sentiments sans souci de distinction.
LA LETTRE D'AMOUR FICTIONNELLE
En quoi la lettre fictionnelle se distingue-t-elle de la lettre réelle ?
Poser cette question, c'est supposer que l'ancrage référentiel de la cor-
respondance détermine ses caractéristiques formelles. C'est surtout
postuler que le roman, qui mime les lettres authentiques, les modifie par
le fait même de les intégrer dans son espace propre.
Semblable interrogation sur l'épistolaire fait écho à celle qu'avait
soulevée en son temps Philippe Lejeune au sujet de l'autobiographie
authentique et du roman personnel à la première personne 1 Selon le
1. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil (coll. Poétique), 1975; «Le pacte
autobiographique (bis) », in Poétique 56, nov., Paris, Seuil, 1983, pp. 417-434.
poéticien, rien ne distinguerait les deux types de textes au niveau de
leur forme et de leur structure. S'ils se différencient, c'est uniquement
par l'usage du nom propre et le pacte ainsi scellé avec le lecteur. Il y a
autobiographie quand le nom de l'auteur est identique à celui du narra-
teur (le je de l'énonciation) et à celui du protagoniste (le je de l'énoncé).
Est fictionnel un récit où le nom qui désigne à la fois le narrateur et le
protagoniste diffère du nom de l'auteur. Peut-on appliquer les mêmes
critères à la lettre d'amour ? Le je de la correspondance adressée à
Saint-Lambert met en scène un « personnage » qui renvoie au nom de
Mme du Châtelet; le lecteur en déduit tout naturellement qu'il s'agit
d'une correspondance réelle. Ce schéma ne s'applique pas à aux lettres
de la marquise de M*** ou de Mme de Tourvel, puisque ce n'est pas à
un auteur du même nom qu'on peut attribuer la lettre, mais à Crébillon
ou à Laclos. Pour le reste, il n'y aurait rien de changé.
En examinant les choses de plus près, on s'aperçoit cependant que la
question du nom propre, si elle est nécessaire, est loin d'être suffisante.
Dans les Lettres de la marquise de M*** ce n'est pas seulement parce
que le nom du je de l'énonciation et de l'énoncé ne correspond pas à celui
de l'auteur que la lettre fictionnelle se démarque de la lettre réelle.
D'autres différences les séparent, qui apparaissent clairement lorsqu'on
examine leur dispositif d'énonciation.
Loin d'évacuer la poétique, l'analyse pragmatique s'avère ainsi en
prise sur la narratologie. L'approche qui étudie les modalités de l'inter-
locution et de l'interaction peut s'alimenter à la discipline qui examine
les instances de narration et leur distribution générique. En l'occurren-
ce, elle doit faire appel aux modèles construits par les analyses du récit
à la première personne (G. Genette), et par une poétique du roman
épistolaire C'est donc à la jonction de la pragmatique et de la narra-
tologie qu'on reposera la question de la modification subie par la lettre
d'amour lorsqu'elle passe du réel au fictionnel.
Deux réponses en apparence contradictoires, en vérité complémen-
taires, s'imposent. Rien ne change, si on examine au niveau de la lettre
même tous les éléments relatifs au but, au cadre participatif et à la scène
d'énonciation de la lettre romanesque. Tout change, par contre, si on
considère l'ensemble d'un dispositif complexe où plusieurs plans se
superposent sans se confondre. En effet, la lettre fictionnelle dédouble
et souvent démultiplie chacune des composantes de l'énonciation et de
1. Citons entre autres les excellents travaux de : Jean Rousset, Forme et signification. Essais
sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, Corti, 1962 ; Janet Altman, Epistolarity :
Approaches to a Form, Columbia, Ohio State University Press, 1982; Jan Herman, Le Mensonge
romanesque : paramètres pour l'étude du roman épistolaire en France, Leuven, Rodopi, 1989. On
trouvera une présentation synthétique dans : Frédéric Calas, Le Roman épistolaire, Paris, Nathan
(coll. 128), 1996.
l'interaction. L'intégration dans une même lettre d'interactions diffé-
renciées produit une complexification et, éventuellement, une déstabi-
lisation de l'épistolaire qui est le propre du texte fictionnel.
Commençons par les acquis de la poétique des genres, selon laquelle
le roman épistolaire présente deux modèles principaux : il est dit
monodique quand il est composé des lettres d'un seul épistolier et poly-
phonique quand s'y entrecroisent les lettres de plusieurs épistoliers. Ces
divisions font intervenir des questions centrales pour la narratologie :
celles des instances de narration et des voix (qui parle ?), des points de
vue ou perspectives narratives (qui voit ?), des narrataires (à qui le nar-
rateur s'adresse-t-il ?).
Ainsi dans Les Lettres de la marquise de M*** l'épistolière fiction-
nelle dévide dans une correspondance monodique sa propre histoire,
qui est celle d'un amour malheureux : femme mariée séduite par le
galant comte de R***, elle meurt à l'issue de leur séparation. Cet
ensemble de lettres est présenté par une autre épistolière, une narratrice
extra-diégétique, Mme de ***, qui dit selon la mode de l'époque don-
ner à lire une correspondance authentique qu'elle a trouvée. A cela
s'ajoute le narrateur anonyme extérieur qui effectue la mise en scène de
Mme de*** et de la marquise de M***. Cette catégorisation recoupe
celle des voix et des points de vue. Si on se demande qui parle dans telle
lettre de la marquise de M***, on répondra que c'est l'épistolière fic-
tionnelle mais aussi le narrateur invisible qui rédige le texte qu'il attri-
bue à son personnage. Si on se demande qui voit on répondra bien sûr
qu'il s'agit de la marquise de M***, puisque ses lettres en focalisation
interne ne livrent explicitement que son point de vue. Cependant la pré-
face y ajoute l'angle de vision de Mme de*** qui non seulement mani-
pule la correspondance par une activité de sélection et de censure, mais
en offre aussi une évaluation. La poétique du roman épistolaire et la
narratologie du récit à la première personne permettent ainsi de décrire
une chaîne de locuteurs en marquant la multiplicité des voix et des
points de vue qui s'inscrit dans le seul je de la lettre fictionnelle.
Cette démultiplication des instances de narration se reproduit à
l'autre pôle de la chaîne de communication : les instances de réception
se hiérarchisent et se relaient en une série parallèle. On trouve ainsi au
niveau des personnages le destinataire des lettres de la marquise, le
comte de R***; à celui de la lettre de Mme de***, M. de ***; et sur le
plan du narrateur, un narrataire ou lecteur inscrit dans le texte. A cela
s'ajoute, comment il a souvent été remarqué, le fait que cette corres-
pondance monodique comprend un partenaire actif qui écrit et répond
à la marquise de M***, mais dont les lettres ne sont pas reproduites.
On empruntera à ces schémas narratologiques pour analyser le dis-
positif d'énonciation et les interactions dans la lettre fictionnelle. Dans
un premier temps, c'est le cadre participatif qui se trouve complexifié
en une série de plans situés à des nivaux différents. E n effet le discours
de la marquise est lu par, et influe sur, trois instances diffenciées :
Marquise de M***� (comte de R*** [M. de***])// narrataire
- m ê m e si seul le comte de R*** constitue un allocutaire direct
auquel le discours s'adresse explicitement, les autres constituant des
témoins plus ou moins illicites. D u point de vue de l'allocutaire, il faut
r e m a r q u e r qu'à chaque niveau s'effectue une pluralisation, puisqu'il se
voit chaque fois pris dans un nombre croissant d'interactions. Dans le
schéma de base, un allocutaire (le comte de R***) est confronté à une
seule locutrice (la marquise de M***). Lorsqu'on envisage le niveau du
récit cadre, c'est-à-dire de la lettre de l'éditrice, un autre allocutaire (M.
de***) est invité à lire et à réagir au discours de deux locutrices :
M m e de*** qui lui écrit et la marquise de M*** dont elle lui fait lire la
correspondance adressée à un autre. Enfin, le narrataire se situe face à
une triple instance d'énonciation : le narrateur qui a choisi de lui livrer
ce r o m a n épistolaire sous forme monodique, l'éditrice Mme de*** dont
il lit la lettre adressé à M. de ***, et la marquise de M*** dont il
déchiffre la correspondance adressée au comte de R***.
Je voudrais indiquer schématiquement à partir de la Lettre X I I I
c o m m e n t coexistent dans une même surface discursive trois interac-
tions distinctes qui comportent chacune leurs objectifs propres. O n exa-
minera en m ê m e temps les modalités selon lesquelles elles s'imbriquent
pour produire l'interaction multiple, mouvante et indéterminée qui
caractérise la lettre amoureuse dans le r o m a n épistolaire.
Sur le premier plan, celui de l'interaction de la locutrice avec son
allocutaire, on trouve une lettre du désordre amoureux. Son but global
est l'annonce d ' u n e séparation rendue indispensable par la menace que
constituent aux yeux de la marquise ses propres sentiments : «je vous
annonce [...] qu'il faut nous séparer à jamais [...] Je vais chercher loin
de vous un repos que je ne trouverai p e u t - ê t r e j a m a i s » (72).
L'injonction « n e cherchez pas à me revoir» est cependant démentie
dans la clôture : « Trouvez-vous demain à neuf heures du matin au jar-
din du... peut-être m'y rendrai-je» (73). O n peut bien parler dans ce
sens de «toutes ces pages écrites pour refuser ce qu'on a c c e p t e - ou
1. Le choix de ce texte (v. l'annexe) est motivé par le fait que l'œuvre de Crébillon fils a déjà
donné lieu à un nombre de remarquables analyses narratologiques et linguistiques d'inspirations
diverses, auxquelles il sera possible de renvoyer dans ce qui se veut une simple esquisse au servi-
ce d'une démonstration. Citons dès les années 1970, Philip Stewart, Le masque et la parole, Paris,
Corti, 1973; Bernadette Fort, Le Langage de l'ambiguïté dans l'œuvre de Crébillon fils, Paris,
Klincksieck, 1978; suivis des travaux de N. Boothroyd, V. Giraud et C. Dornier cités plus loin.
2. Violaine Géraud, La Lettre et l'esprit de Crébillon fils, Paris, SEDES, 1995, p. 176.
ne serait-ce pas plutôt pour accepter en refusant ? Ce qui soulève la
question du type d'interaction mis en place par une semblable missive.
Il ne s'agit pas de ce que le lecteur ou l'analyste décèlent à travers un
discours de dénégation ; il s'agit de la visée trouble et complexe de l'in-
teraction épistolaire elle-même.
La coexistence dans une même lettre d'une annonce de séparation
éternelle et de l'assentiment à une demande de rendez-vous manifeste
l'impossibilité de réduire le discours épistolaire à une seule de ses
facettes. Plus que d'inconscient du sujet, on parlera d'une interaction
qui constitue un appel à l'allocutaire à travers des formules de refus. De
même que «les dénégations multipliées », celles-ci sont «autant de for-
mules rituelles, mais aussi d'injonctions dissimulées ». On rejoint ici les
analyses de N. Boothroyd qui, à partir du schéma de la communication
de R. Jakobson, insistait sur l'importance de plus en plus grande que
prenait dans cette correspondance la fonction conative, qui met l'accent
sur le destinataire. Dans le cadre d'une analyse interactionnelle, on par-
lera de sollicitation indirecte.
Celle-ci implique un allocutaire en possession du savoir qui lui per-
met de déchiffrer une lettre dont les visées déclarées ne correspondent
pas à celles qui se construisent implicitement dans le discours. En clair,
le galant doit comprendre non seulement qu'il s'agit d'une réponse
positive et non d'un refus, mais aussi que cet assentiment ne peut pas se
faire sur un mode direct. La réponse affirmative au sentiment du parte-
naire et l'expression du sien propre obéissent au code social qui régle-
mente les rapports entre les sexes. Il est particulièrement contraignant
dans une société où les femmes imprégnées de la notion de «vertu»
craignent pour leur réputation. La marquise de M***, en envoyant sa
lettre sous cette forme contradictoire alors qu'elle aurait pu l'escamo-
ter, suppose et sans doute espère obscurément chez son allocutaire la
maîtrise du code qui lui permettra de l'interpréter à bon escient. Le fait
même de mettre cette lettre dans le circuit de l'échange marque un
appel et une demande, qu'ils soient ou non délibérés et conscients.
La sollicitation voilée s'exprime à travers une série d'interactions
dont chacune a sa cohérence propre, mais dont l'enchaînement se fait
sur le mode de la contradiction. On trouve ainsi :
• la levée des soupçons jaloux que la locutrice nourrissait à l'égard
de l'allocutaire
• l'excuse et la justification de cette jalousie par le sentiment qui la
suscite
1. Carole Dornier, Le Discours de maîtrise du libertin. Étude sur l'œuvre de Crébillon fils, Paris,
Klincksieck, 1994, p. 257.
Les deux locutrices construisent en effet une image de soi qui doit
être appropriée aux buts qu'elles poursuivent : d'une part, encourager
l'amant sans en avoir l'air, accepter la relation amoureuse au moment
même où elles s'en défendent; d'autre part, produire une impression
conforme à ce qu'on attend d'une femme vertueuse et respectable,
digne objet d'estime et d'amour. Elles élaborent cet ethos en proposant
à leur allocutaire des images stéréotypées qu'il lui sera aisé de déchif-
frer. De la faible femme incapable de résister à ses désirs à la femme
vertueuse qui garde l'entière maîtrise de ses sentiments, en passant par
la malheureuse entraînée malgré elle vers le «gouffre» de la passion,
toute la panoplie des stéréotypes féminins se déroule dans les textes des
deux épistolières. Mme de*** construit son ethos de façon délibérée, en
essayant de donner une image unidimensionnelle de sa personne : celle
de la femme raisonnable et vertueuse. La marquise de M***, dans la
lettre du désordre amoureux, alterne et superpose les images de telle
façon, qu'elle produit une représentation éclatée et contradictoire ; mais
c'est précisément celle-ci qui la présente en amoureuse livrée à la vio-
lence de sentiments conflictuels. L'image «incohérente» est elle aussi
puisée dans l'arsenal des rôles stéréotypés. C'est pour se défendre de
rejouer à son tour le rôle de l'amoureuse défaillante et livrée au chaos
de ses sentiments que Mme de*** construit son ethos sur une rationa-
lité qu'elle veut triomphante.
Ces deux ethos sont en réalité le fait du narrateur, qui expose et
oppose savamment ses personnages fictionnels. Par cette organisation,
par le procédé qui consiste à se mettre en abyme dans un personnage
d'éditrice qui sélectionne et ordonne les lettres, il projette une image de
soi qui inclut le savoir-faire et la sophistication. Celui qui fait écrire à ses
personnages féminins des analyses aussi fines du sentiment amoureux
et de ses effets ne peut être par ailleurs qu'un connaisseur lucide du
cœur humain. Mais il y a plus. De nombreux commentateurs ont relevé
la dimension intertextuelle affichée du récit, qui tient presque du pas-
tiche. Le discours des Lettres de la marquise de M***, usant du conven-
tionnel et du rebattu, est une reprise des Lettres portugaises : «le pas-
tiche affleure ou éclate dans les incohérences du sentiment et dans les
tournures de phrases ». Par la modulation des thèmes de l'amour des-
tructeur ou de la recherche du repos, il reprend les chefs-d'œuvre clas-
siques de la passion amoureuse. Par l'usage ironique des références
qu'il donne à voir en s'en distanciant, il prouve sa maîtrise. Dès lors se
construit l'ethos d'un littérateur cultivé qui manie la référence et la
réécriture avec assez d'aisance pour prendre des distances souvent iro-
niques par rapport à ses modèles.
1. Crébillon, Lettres de la Marquise de M*** au Comte de***, préface de Jean Dagen, Paris,
Desjonquères. 1990, p. 17.
Ainsi s'engage une interaction entre un narrateur qui s'adresse à un
public aristocratique cultivé susceptible de retrouver le jeu des allu-
sions, d'apprécier la beauté du style et les ruses de l'ironie, intéressé non
seulement par les profondeurs du cœur humain mais aussi par la repré-
sentation distanciée de la passion amoureuse dont le nourrit toute une
littérature du passé et du présent (on pense à Prévost et surtout à
Marivaux). C'est un jeu psychologique et littéraire auquel se livrent des
participants tous issus d'un même monde, communiant dans les mêmes
topoï et s'adonnant aux mêmes réflexions. Le narrateur présente un
ethos de littérateur plein de raffinement et féru de réflexivité, qui ne
peut en aucun cas se confondre avec celui de l'éditrice auquel il délègue
ironiquement, dans une lettre qui redouble celles de la marquise, une
partie de ses fonctions. L'interaction que le narrateur implicite noue
avec son lecteur supposé n'est pas moralisatrice ; tout au plus peut-il,
par l'entrecroisement des discours, le tissage intertextuel, le maniement
des codes et des topoï amoureux, soulever une interrogation sur le bien-
fondé des valeurs et des comportements de la marquise de M***.
Dès lors chaque énoncé se laisse déchiffrer à un triple niveau, qui
correspond aux trois interactions qui se superposent dans l'œuvre.
Prenons par exemple :
Je vais prier mon mari de me permettre d'aller à la campagne, passer des jours que
votre absence rendra tristes et languissants; mais quoi qu'il en puisse arriver, c'est
l'unique moyen de sauver ma vertu, et je ne saurais l'acheter trop chèrement (73).
Sur le plan de l'interaction entre la marquise et le comte, ce passage
annonce un départ destiné à consommer la rupture. Il vise à construire
l'ethos d'une femme qui attache le plus haut prix à la vertu et prétend
ne pas lésiner sur les sacrifices à accomplir. Derrière cette image volon-
tariste se dessine néanmoins celle, contradictoire, d'une amante qui
rechigne à une séparation qu'elle présente en termes mélancoliques par
les adjectifs subjectifs «tristes» et «languissants». Par ailleurs, la locu-
trice s'approprie sur le mode de la concession («quoi qu'il en puisse
arriver») les préceptes moraux et les règles de comportement qui ont
cours dans la doxa d'époque : s'exiler est «l'unique moyen de sauver
[sa] vertu», la vertu ne saurait s'acheter trop chèrement. La médiation
de la parole de l'autre introduit dans celle de la locutrice un discours de
la loi par ailleurs figuré par le mari (qui accorde ou refuse une «per-
mission»), et dont la marquise se fait l'écho sans enthousiasme. Dès lors
le discours de la locutrice oscille entre le devoir explicité et le sentiment
suggéré, pour construire l'image du désordre amoureux mais aussi pour
faire un aveu indirect (loin de vous je me languis) qui doit inciter
l'amant à ne pas la laisser accomplir son funeste dessein.
Le niveau de l'interaction entre Mme de*** et M. de*** ne s'inscrit
pas explicitement dans la matérialité du discours : il est à reconstruire
comme un jeu de perspectives découlant de la lettre initiale. L'éditrice
reprend sans doute à son compte la doxa sur la vertu et les sacrifices
qu'elle exige, mais non la voix de la passion qui la contredit. Dans la
mesure, cependant, où celle-ci pointe chez la marquise dans les replis du
discours de la loi, elle jette aussi la suspicion sur le discours de Mme de
*** dans son interaction avec un partenaire masculin. Celle qui s'effor-
ce de construire aux yeux de M. de***, comme la marquise aux yeux du
comte, un ethos tout de maîtrise et de raison ne craint-elle pas elle aussi
de passer des «jours tristes et languissants»? Ne le laisse-t-elle pas
entendre à son correspondant par le détour du discours épistolaire
d'une autre ? C'est ce que le narrateur laisse entendre à son narrataire
par le jeu d'échos qui s'instaure entre le discours moralisateur de la
marquise et celui de Mme de ***.
Ce dernier plan reste lui aussi implicite, puisque le narrateur qui ne
peut faire entendre directement sa voix se manifeste sur le mode de
l'indirection. Il apparaît non seulement dans les jeux d'échos et d'op-
positions qu'il suscite dans le texte, mais aussi dans le réseau intertex-
tuel qu'il tisse (et qu'on ne peut attribuer à la marquise). Ce fragment
épistolaire réveille l'écho d'une topique romanesque bien connue et
jette une lueur ironique sur les choix de cette nouvelle princesse de
Clèves qui accepte un rendez-vous au moment même où elle décide de
se retirer du monde pour ne pas céder à l'amour. Ainsi s'engage une
réflexion ouverte sur les attitudes dictées par la passion, et sur les pro-
blèmes dans lesquels se débat une femme qui, si elle croit encore à la
vertu, accorde un grand poids à l'amour et au désir. Fidèle à son ethos,
le narrateur ne tranche ni ne guide : en fin littérateur et en personne de
bon goût, il s'efface derrière les questions qu'il soulève.
La lettre fictionnelle superpose ainsi trois interactions divergentes,
auxquelles correspondent trois ethos et trois figures d'allocutaires dif-
férenciés. Elle déstabilise dès lors le discours épistolaire amoureux qui
se veut, dans les correspondances réelles, interaction visant à la réalisa-
tion d'objectifs déterminés. C'est qu'en démultipliant son dire - ses
plans d'énonciation - le texte démultiplie son faire. Le lecteur inscrit
dans le texte subit son influence tantôt en se laissant émouvoir par le
discours pathétique de la marquise, tantôt en acceptant la leçon morale
que dégage l'éditrice, tantôt en participant à un jeu littéraire qui situe
l'œuvre dans le champ, ou encore en s'ouvrant à la réflexion que la posi-
tion du narrateur induit. Ces plans ne sont à aucun moment hiérarchi-
sés. Ils ne renvoient pas en dernière instance à un sujet unifié qui inté-
grerait toutes les voix dans la sienne propre pour influencer son desti-
nataire dans un sens bien précis.
Le dispositif d'énonciation des Lettres de la marquise de M*** sou-
ligne ainsi, par la polyphonie que recèle un genre dit «monodique», la
différence entre la lettre fictionnelle et la lettre réelle. La correspon-
dance authentique renvoie à la personne empirique de l'épistolier qui
entend, à travers l'interaction épistolaire, déterminer des attitudes et
des comportements chez son partenaire. Le roman par lettres ne peut,
quant à lui, que renvoyer dans son hors-texte à un scripteur réel figuré
par le nom de l'auteur sur la couverture, et qui consiste en un point de
fuite. C'est pour échapper au vertige de cette pluralité sans ancrage que
le lecteur réel tente souvent de reconstruire une interaction univoque
avec une instance qu'il place dans un face à face imaginaire, et qui est
celle de l'auteur. Abolissant en un geste qui ignore la spécificité de
l'écriture fictionnelle tout le dispositif d'énonciation sur lequel repose
l'œuvre, il rétablit dans ses droits une relation fantasmatique entre un
auteur empirique comme être dans le monde (dont il sonde la biogra-
phie) et un lecteur empirique (qu'il incarne lui-même). Projection qui
apporte sa prime de plaisir, et qu'il serait intéressant d'analyser comme
l'une des interactions rendues possibles, voire sollicitées, par le disposi-
tif littéraire.
Ruth Amossy
Université de Tel Aviv
Lettres de la Marquise de M*** au comte de R***
Lettre XIII
Que voulez-vous que je vous dise? Je croyais que vous me trompiez; j'en étais
sûre, et mon cœur, pour peu que vous ayez parlé, empressé à vous justifier, a
démenti mes yeux, s'est démenti lui-même, et s'est livré aveuglément à la plus
parfaite confiance. Oui, je vous crois digne de mon estime : vous le voulez, j'ai
pu m'abuser; mon trop de délicatesse m'a égarée, je n'ai pas même dû vous
soupçonner si légèrement; mais vous m'êtes assez cher, mon amitié pour vous
est assez vive pour s'alarmer aisément : elle est jalouse, déraisonnable, gênante,
si vous le voulez; mais je vous l'ai promis, je serai quelquefois extravagante. Ne
soyez pas assez injuste pour m'en haïr : si vous m'aimez, je trouverai mon excu-
se dans votre cœur. Soyez content, s'il se peut, de l'assurance que je vous donne
d'être éternellement votre amie, et laissez-moi goûter le plaisir de vous voir le
mien, puisque je le puis sans remords. Ne cherchons point des malheurs que
nous pouvons éviter; et pendant qu'il nous reste un peu de raison, profitons-en
pour vaincre un penchant qui, sans son secours, pourrait devenir condamnable;
qui l'est déjà peut-être.
A quelle fatale situation me réduisez-vous? Je sens des mouvements que je
n'ose démêler : je fuis mes réflexions, je crains d'ouvrir les yeux sur moi-même,
tout m'entraîne dans un abîme affreux; il m'effraie et je m'y précipite. Je vou-
drais vous haïr, je sens que vous m'outragez, et je ne sais pourquoi je ne trouve
point de colère contre vous. Il y a des temps où je vous hais de ce que vous m'ai-
mez, il y en a d'autres où je vous haïrais bien davantage si vous ne m'aimiez pas.
Tout me dit que je ne dois pas vous aimer. mais vous me dites le contraire, et j'ai
honte de me trouver si faible contre vous. Je voudrais vainement me déguiser
mon désordre, tout me le rend présent, tout me le fait sentir : mon inquiétude
quand je ne vous vois pas, ma joie lorsque je vous retrouve, votre idée qui me
poursuit sans cesse, les projets honteux que je forme, étouffés quelquefois, et
revenant toujours avec plus d'empire. Ah !juste ciel ! comment fuir, lorsque mes
larmes, mes soupirs, jusqu'à mes efforts mêmes, tout irrite une passion malheu-
reuse? Ne devrait-ce pas être assez pour ne point achever le crime, que de se
sentir criminel ? Est-il rien de plus affreux que de se combattre sans cesse, sans
pouvoir jamais se vaincre? Le devoir est-il donc si faible contre l'amour?
Malheureuse que je suis ! Osé-je bien me flatter encore d'un reste de vertu, en
ai-je assez pour vous fuir, en ai-je même assez pour souhaiter d'en avoir ?
Ne croyez cependant pas que je vous aime, je ne me suis pas encore oubliée jus-
qu'à ce point; mais je ne répondrais pas de moi si je vous voyais encore. Cet
aveu ne vous rendra pas plus heureux, je puis vous le faire sans crime, puisque
je vous annonce en même temps qu'il faut nous séparer pour jamais. J'aurais dû
sans doute prendre plus tôt ce parti; mais j ai trop compté sur moi-même et je
ne vous ai pas imposé assez de silence; c'est une leçon pour l'avenir. Je sais qu'il
y a des moments de faiblesse, et je ne m'en crois pas plus exempte qu'une autre.
Je vais chercher loin de vous un repos que je ne trouverai peut-être jamais. Je
tâcherai de vous oublier. J'y dois faire tous mes efforts; ne cherchez pas à me
revoir, vous ne me coûtez déjà que trop de soupirs. Que sais-je même si, après
vous avoir vu, je pourrais accomplir la résolution que j'ai prise de vous fuir pour
toujours, moi qui commence à m'alarmer lorsque je suis un jour sans vous voir.
Que ne puis-je vous aimer sans honte ! vous n'auriez pas à vous plaindre de mon
insensibilité, et je n'aurais pas à rougir de mes sentiments; mais telle est ma
situation, que j'ai même a me reprocher la pitié que je vous donne.
La pitié ! Se peut-il que je m'aveugle au point de donner ce nom aux mouvements
qui m'agitent ? Vous-même, croiriez-vous que ce ne soit que de la pitié? Serait-il
possible que mon cœur fût si tourmenté pour aussi peu de chose ? Je vais prier
mon mari de me permettre d'aller à la campagne, passer des jours que votre
absence rendra tristes et languissants; mais quoi qu'il en puisse arriver, c'est
l'unique moyen de sauver ma vertu, et je ne saurais l'acheter trop chèrement.
Vous me demandez un rendez-vous, que voulez-vous que je vous dise, et que
puis-je vous dire, qui n'intéresse mon honneur ? Ne cherchons pas à nous rendre
plus malheureux, il ne nous servira de rien de nous attendrir l'un l'autre ; tâchez
de m'oublier, pour moi, je ne vous oublierai jamais ; mais du moins vous ne serez
pas témoin de ma faiblesse. Adieu... Je viens de relire votre lettre, et il me
semble que je ne puis, pour la dernière fois, vous refuser un moment d'entre-
tien. Trouvez-vous demain à neuf heures du matin au jardin du... peut-être m'y
rendrai-je. Pardonnez-moi ce doute, je suis dans un état d'incertitude et de dou-
leur où vous ne pourriez me voir sans pitié.
Françoise Voisin-Atlani
L ' i n s t a n c e d e la lettre
1. Tantôt c'est une langue commune, régulière, définie par sa vocalité et distinguée d'une
parole individuelle, tantôt c'est une langue universelle, modèle inné, abstrait, la «compétence»
qu'il s'agit de représenter, la «performance» ne se configurant qu'avec l'acquisition de langues
naturelles. Mais la distinction Langue /Parole peut aussi se voir mise en question et le Discours
devient à son tour l'objet linguistique. Le sémiotique est abandonné au profit d'une sémantique
de l'énoncé.
tout dialogue, ses embûches, ses stratagèmes, il construit un « espace lit-
téraire », une surface linguistique qui, tel un palimpseste, révèle les pro-
fondeurs ineffables du langage, un langage-processus qui peut aller jus-
qu'à déstabiliser une langue axiomatisée.
Alors que l'objet linguistique est nécessairement abstrait, désincar-
né, le Texte littéraire est le corps représenté de la langue, sa profération.
Une langue dans laquelle, finalement, tout locuteur est immergé lors
même qu'il en est l'incarnation énonciative : extérieure au sujet, elle le
constitue. Une subjectivité inscrite dans la langue. Il apparaît cependant
nécessaire, indispensable même, d'appréhender cette régularité linguis-
tique, pour aussi abstraite qu'elle soit, car l'épreuve du Texte montre
que celui-ci est bien souvent l'envers du fonctionnement énonciatif
représenté par la science linguistique. Ce point de vue permet le passage
d'une rive à l'autre, un pont construit au-dessus du précipice qui nous
institue comme êtres de langage.
PERSPECTIVES ENONCIATIVES FORMELLES
Il revient à E. Benveniste d'avoir établi, dans une perspective for-
melle, cet acte linguistique qui permet à tout être parlant de « se consti-
tuer comme sujet; parce que le langage seul fonde, dans sa réalité qui
est celle de l'être, le concept d ’ “ e g o ” et c'est pourquoi «bien loin de
servir à communiquer le langage sert à v i v r e Cet acte linguistique est
un acte subjectif d'énonciation que le langage autorise et dont la langue
porte les traces. Ainsi, la Langue devient ma propriété parce que je ne la
profère qu'en la faisant. Une langue aussi bien sociale qu'individuelle
où l'opposition saussurienne s'annule pour faire place à un Discours
qui réfère à la situation d'énonciation et qui prédique sur le monde.
Citons encore E Benveniste :
En première instance nous rencontrons l'univers de la parole, qui est celui de la
subjectivité [...]. Du seul fait de l'allocution, celui qui parle de lui-même instal-
le l'autre en face de soi et, par là se saisit lui-même, se confronte, s'instaure tel
qu'il aspire à être, et finalement s'historicise en cette histoire incomplète et fal-
sifiée. Le langage est donc ici utilisé comme parole, converti en cette expression
de la subjectivité instante et élusive qui forme la condition du dialogue
Le dialogue, oral par principe, est donc une langue actualisée, agie
par un énonciateur selon un mouvement circulaire : je s'adresse à un tu
qui représente l'altérité dans sa double dimension de différence et
d'identité. Interlocuteur tu est hors de moi mais il est aussi l'écho qui à
Q u e s e p a s s e - t - i l a l o r s d a n s l ' é n o n c i a t i o n é c r i t e ? C a r il f a u t « d i s t i n -
guer l'énonciation parlée de l'énonciation écrite. Celle-ci se m e u t sur
d e u x p l a n s : l'écrivain s ' é n o n c e e n é c r i v a n t et, à l ' i n t é r i e u r d e s o n écri-
t u r e , il f a i t d e s i n d i v i d u s s ' é n o n c e r . D e l o n g u e s p e r s p e c t i v e s s ' o u v r e n t à
l'analyse des formes complexes du discours, à partir d u cadre formel
e s q u i s s é
L a L e t t r e e s t b i e n la f o r m e é n o n c i a t i v e la p l u s p r o c h e d e c e t t e é n o n -
ciation parlée que Benveniste n o m m e dialogue et où « c h a c u n parle à
1. Nous renvoyons pour le raisonnement qui étaie ce point de vue à F. Atlani, On l'illusion-
niste. La Langue au ras du texte, PUL, 1981.
2. Saint Augustin, Les Confessions, Livre XI, chap. 14.
3. E. Benveniste, «L'appareil formel de l'énonciation », op. cit., t. 2, p. 88.
partir de soi. Pour chaque parlant le parler émane de lui et revient à lui,
chacun se détermine comme sujet à l'égard de l'autre ou des autres [...].
La langue [...] fournit l'instrument linguistique qui assure le double
fonctionnement, subjectif et référentiel du discours ». Adressée à vous,
mon interlocuteur-lecteur, j'attends qu'à votre tour vous m'écriviez,
vous me répondiez. Quelles sont les conditions de cette correspon-
dance ? La lettre, au même titre que le dialogue, est un acte d'énoncia-
tion et, comme tel, les correspondants doivent pouvoir co-référer
i d e n t i q u e m e n t Mais, alors qu'à l'oral les paramètres énonciatifs sont
implicites la lettre doit les expliciter afin de permettre la co-référence,
un ajustement du destinataire à son expéditeur. Par ailleurs, la lettre se
distingue formellement du dialogue en ce que l'instance de discours est
dédoublée : moment d'écriture et moment de lecture appartiennent à
des présents différents, à des lieux différents. La ligne de partage entre
l'advenu et l'à venir, nécessairement commune à l'oral, doit être expli-
citement liée à une temporalité objective (celle du calendrier), afin que
les partenaires puissent se trouver accordés sur le sens d'un hier, d'un
aujourd'hui ou d'un demain. Dater une lettre c'est enraciner une paro-
le éphémère dans l'Histoire : les lettres se gardent, se relisent et témoi-
gnent d'un temps révolu. Historiens, biographes, critiques, à leur tour
pourront lire ce qui ne leur était pas destiné. Enfin, si à l'oral l'interlo-
cuteur peut identifier le je qui lui parle, la lettre, en revanche, doit l'ex-
pliciter. C'est ainsi que l'adresse manifestée permet de vous identifier,
tandis que ma signature donne un sens à cette place vacante qu'est le je.
La lettre permet, on le voit, de mesurer le double fonctionnement de
la langue en établissant un lien formel entre les marques de la subjecti-
vité, instables, mobiles, vides de sens hors situation, et la référence situa-
tionnelle, objective, fixe, non linguistique, comme l'identité singulière
de chaque locuteur, le temps du calendrier, et/ou la détermination géo-
graphique d'un ici de la situation d'énonciation. Ajoutons que tout ce
qui concerne la référence situationnelle appartient à une désignation
sociale, qu'il s'agisse du calendrier, du lieu ou du Nom propre («Ce
qu'on entend ordinairement par nom propre est une marque conven-
tionnelle d'identité sociale telle qu'elle puisse désigner constamment et
de manière unique un individu unique [...] référence objective dans la
société 4»). Parler, écrire une lettre c'est tenter d'établir une relation
entre une subjectivité toute intérieure et ce qui est hors de moi. Tout ce
1. Paru au Mercure de France (1979), ce texte a été réédité dans la coll. Folio, Paris,
Gallimard, 1992, Navire Night qui servira ici de référence.
2. Que nous appellerons désormais Aurélia-Melbourne.
3. Que nous appellerons Aurélia-Vancouver.
Fin du troisième t e x t e :
E t p o u r M . D u r a s , t e l l e e s t b i e n la c o n d i t i o n d e s o n é c r i t u r e , « c e t
a n o n y m a t à s o i - m ê m e q u e l ' o n r e c è l e e t q u i , ici, s e n o m m e A u r é l i a
Steiner. L ' h i s t o i r e d ' A u r é l i a Steiner, o u p l u t ô t les m u l t i p l e s histoires de
t r o i s A u r é l i a Steiner, se c o n f o n d e n t a v e c l ' h i s t o i r e d e l ' é c r i t u r e :
Une écriture liée par filiation à la mort, l'envers du monde. Elle s'ap-
pelle Aurélia Steiner, quête d'identité et nomination tout à la fois, par
réflexion verbale.
Forme épistolaire, ces textes adressés à un vous dont le lecteur ne
connaîtra pas, avec certitude, ni l'identité ni les réponses. Nous lisons
des lettres et non une correspondance. Je / Aurélia Steiner, unique et plu-
rielle, toujours femme néanmoins, ne ménage aucune place à un vous
réversible en je. Vous ne devient jamais je sauf lorsque Aurélia Steiner
questionne et répond au nom d ' u n vous imaginé, en un conditionnel
fantasmatique :
J'aurais demandé : vous cherchez quelqu'un? Quelqu'un dont on vous aurait
parlé ? vous dites : c'est ça. Vous auriez repris : c'est ça, oui, quelqu'un que je
n'ai aucun moyen de reconnaître et que j'aime au-delà de mes forces
Aucune altérité pour Aurélia Steiner, aucune autre voix, je ne trans-
cende-t-il pas v o u s ? Mais, à la différence du point de vue linguistique,
si Tu n'existe que par Je, ici, nous l'avons dit, aucune réversibilité des
marqueurs énonciatifs.
Dans la chambre fermée de la plage, seule, je construis votre voix [....] celle du
dormeur millénaire, votre voix écrite désormais, amincie par le temps, délivrée
de l'histoire
1. Aurélia-Vancouver, p. 132.
2. Ibid., p. 130.
3. « [...] "je" est toujours transcendant par rapport à "tu" [...] Les qualités d'intériorité et de
transcendance appartiennent en propre au "je" et s'inversent en "tu" », E. Benveniste, «Structure
des relations de personnes dans le verbe », Problèmes de linguistique générale, t. 1, p. 235.
4. Aurélia-Vancouver, p. 130.
5. Ibid., p. 113.
6. Ibid., p. 126.
Vous dites : c'est ça. Vous auriez repris : c'est ça, oui, quelqu'un que je n'ai
aucun moyen de connaître, et que j'aime au-delà de mes forces 1
Ce qui paraîtrait étrange dans une correspondance ordinaire ou
même dans un dialogue ne l'est pas ici puisque c'est en elle seule, en son
corps, que «je suis informée de vous à travers m o i car «je ne vous
sépare pas de m o i C'est ainsi que le lecteur, perdu dans la dérive
identitaire d'un je à trois voix s'égare dans la multiplicité référentielle
des vous qui peuvent référer à un père inconnu, disparu ou mort ado-
lescent, l'âge même d'Aurélia Steiner.
Je m'appelle Aurélia Steiner. Je suis votre enfant
Les circonstances de cette mort, qu'en sait-elle elle-même ? Rien.
Pendu puis fusillé dans un camp de concentration devant Aurélia
Steiner, la mère agonisante, morte à la guerre, de la peste ? D'un
désastre à coup sûr, peu importe le temps, peu importe l'histoire, votre
voix écrite désormais, amincie par le temps, délivrée de l'histoire. Ce
père mort dans l'adolescence permet alors le passage à un vous jeune
comme lui, mais vivant
Aujourd'hui vous êtes un marin à cheveux noirs. Grand. Toujours cette mai-
greur de la jeunesse et de la faim.
Yeux bleus, cheveux noirs, comme lui le père fantasmé, comme elle
Aurélia Steiner la fille, la mère, Petite fille, Amour, Petite enfant. Cet
aujourd'hui marquant le déplacement opéré du père adolescent à
l'amant, à tous les amants,
Je dis : oui, tous étaient des hommes à cheveux noirs5,
au Désir, de lui, d'eux, d'elle,
j'ai attendu le jeune marin à cheveux noirs. C'est en l'attendant, lui, que je vous
écris [...] Je les rassemble à travers vous et de leur nombre je vous fais. Vous êtes
ce q u i n ' a u r a p a s lieu e t q u i , c o m m e tel, se v i t
Dans un monde où vous n'êtes pas en vie ils peuvent me tenir lieu de notre ren-
contre [...] Il n'y avait pas si loin entre eux et vous [...] Vous auriez pu être l'un
d'eux
Finalement, à l'instar de je, vous désigne une place d'adresse, forme
évidée de tout sens puisque sans identification spécifique, indéfini;
U n v o u s si p e u i d e n t i f i é q u ' i l p e u t m ê m e r é f é r e r , s a n s c r i e r g a r e , à
A u r é l i a S t e i n e r , la m è r e d ' A u r é l i a S t e i n e r :
C'était des jours d'été. La m o r t vous gagnait.
Vous voyiez encore, je crois mais déjà vous ne souffriez plus, déjà atteinte d'in-
sensibilité.
Vous baigniez dans le sang de m a naissance. Je reposais à vos côtés dans la pous-
sière du sol 3
l ' a u t r e p e r m e t t a n t a l o r s t o u t e s l e s c o m b i n a t o i r e s p o l y p h o n i q u e s . C e s
l e t t r e s a d r e s s é e s à q u e l q u ' u n c o m m e à p e r s o n n e o u à t o u t le m o n d e ,
l ' h i s t o i r e d ' u n e é c r i t u r e o ù t o u s l e s t e m p s s e s u p e r p o s e n t : u n e f a ç o n d e
n i e r le t e m p s o u d e c o n s t r u i r e l ' é t e r n e l p r é s e n t d ' u n e é n o n c i a t i o n s u s -
p e n d u e ? S i l a l e t t r e o r d i n a i r e s e d o i t d ' ê t r e d a t é e a f i n d ' e x p l i c i t e r l e
t e m p s d e l ' é c r i t u r e , ici, a u c u n r e p è r e n e p e r m e t le m o i n d r e a j u s t e m e n t
t e m p o r e l . S e u l e s t p r é s e n t l e r y t h m e d e l a j o u r n é e o u d u s o i r e n u n
a u j o u r d ' h u i q u e l ' é c r i t u r e s u i t , d a n s s a m o b i l i t é é n o n c i a t i v e .
A u r é l i a - M e l b o u r n e :
Il e s t t r o i s h e u r e s (p. 106)
1. R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, coll. Tel quel, 1997, p. 257.
2. Aurélia-Vancouver, p. 133.
3. Les Yeux verts, op. cit., p. 76 (c'est moi qui souligne).
Enfin, ce présent sans aucune valeur référentielle, adressé de sur-
croît à un vous fluctuant, abolit toute distinction entre temps d'écriture
et temps de lecture. Le lecteur ne peut alors éviter de partager cet ici-
maintenant d'Aurélia Steiner, l'impliquant alors fortement dans un rôle
de spectateur, de voyeur ou même, pourquoi pas ? d'un vous fantoma-
tique face à l'impossible unité d'un je absenté de lui-même parce que
dénué de toute parentèle, dés-orienté, abandonné. De même le langage,
tel les mots Aurélia Steiner, n'est-il alors qu'une forme vide, en attente,
en appel :
Cette lenteur, cette indiscipline de la ponctuation c'est comme si je déshabillais
les mots, les uns après les autres et que je découvre ce qui était au-dessous, le
mot isolé, méconnaissable [...]. Parfois c'est la place d'une phrase à venir qui se
propose. Parfois rien, à peine une place, une forme, mais ouverte, à prendre.
Mais tout doit être lu, la place vide aussi, je veux dire : tout doit être retrouvé
ENVOI
Françoise Voisin-Atlani
Université Paris 7-Denis Diderot
L ' i n t e r a c t i o n d a n s la l e t t r e d ' a m o u r
1. Pdfr pour Podefar (alias Swift) - Jonathan Swift, Œuvres, E. Pons (éd.), Paris, Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade), 1965.
2. Voltaire, Lettres d'Alsace à sa nièce Mme Denis, G. Jean-Aubry (éd.), Paris, Gallimard, 1960.
Celles-ci renvoient à des catégories sociales (classe, sexe, âge) aussi bien
qu'à des rôles (tuteur/enfant, par exemple). Comme le montre J. Cosnier
pour la conversation, ces données permettent aux partenaires de faire
«des hypothèses anticipatrices sur la suite possible» de l'interaction
L'analyse du discours doit donc les examiner en fonction de leurs consé-
quences possibles pour le développement de l'échange épistolaire.
Quant au terme de but, je l'emploie dans le sens de Brown et Fraser
(et de Kerbrat-Orecchioni) dans une acception qui est proche de la
notion de projet : ce que les participants tentent de faire, la visée glo-
bale qu'ils assignent à leur interaction 2. «Les buts préexistent dans une
certaine mesure à l'interaction, et ils lui sont donc extérieurs» : dans
cette perspective, ils sont reliés aux données de la situation, car ils sont
en partie déterminés par la catégorie sociale des participants (médecin,
intellectuel...) ou le sexe (une femme «naturellement» disposée à être
infirmière, ou disciple). En même temps, les buts sont «construits dans
l'interaction, et négociés en permanence entre les participants qui peu-
vent avoir des objectifs divergents, et effectuer en cours de route des
reconversions plus ou moins radicales ». De plus, Brown et Frazer distin-
guent entre deux types de buts ou de projets : le but global qui comporte
une suite de situations (visiter une ville/rencontrer quelqu'un) ; et le but
ponctuel qui se compose d'une suite de moments, qu'on peut le plus sou-
vent analyser en termes d'actes de langage (demander/promettre).
La notion de cadre normatif est proche de ce que Cosnier appelle
«ensemble de prescriptions et de proscriptions c o n v e n t i o n n e l l e s Ce
cadre comprend des contraintes sociales (règles de «négociation» et de
politesse, par exemple) aussi bien que des régularités linguistiques. On
peut les considérer comme des éléments généraux observables dans
diverses formes d'interaction verbale. Comment s'adresser à quelqu'un,
comment réagir à une adresse sont des règles qu'on est supposé res-
pecter dans une conversation comme dans un échange de lettres.
J'isolerai chacun de ces aspects pour en rappeler les principaux élé-
ments, et je tenterai d'en spécifier les modalités telles qu'elles apparais-
sent dans la correspondance réelle du X V I I I siècle. Il faut néanmoins
garder à l'esprit que les buts, la situation et le cadre normatif ne sont
1. On peut aussi se référer aux correspondances de couples mariés étudiés par Marie-Claire
Grassi (1994).
2. Voir les excellents «Treize propos sur la lettre d'amour» de Bernard Bray, in José-Luis
Diaz (éd.), Textuel, n° 24, La lettre d'amour, 1992, p. 9-17.
te à gagner l'amour de Guibert, et dans l'immédiat à recevoir une répon-
se à l'expression intense et directe de son sentiment.
Le locuteur doit en cas de besoin «renégocier» ou infléchir sa visée.
Elle s'intègre dans l'interaction telle que l'épistolier la dessine, avec les
réajustements ou modifications qu'il se voit obligé d'accepter afin de
maintenir ou de faire évoluer la relation. Il est courant, dans les corres-
pondances intimes de l'époque, que le /la partenaire dise vouloir se
contenter d'un rapport purement amical, obligeant l'autre trop empressé
à réorienter son projet. La redéfinition de l'objectif ne dépend pas tou-
jours de la réaction de l'autre : elle peut aussi s'effectuer à l'intérieur d'une
correspondance où l'épistolier éprouve le besoin de revoir son objectif
Le but est toujours d'influer sur les attitudes et les comportements de
l'autre. A la différence de la correspondance fictionnelle la lettre réelle
est destinée à faire (ré)agir le lecteur auquel elle s'adresse. Celui-ci est
un destinataire empirique connu de l'épistolier; c'est lui qu'il s'agit d'at-
teindre, et non pas un lecteur hypothétique à qui la lettre fictionnelle
s'adresse à travers son destinataire premier. Dans la correspondance
réelle celui qui s'assigne un but doit tenir compte des réactions possibles
de son allocutaire, de ses croyances, de l'idée qu'il peut se faire du locu-
teur. Il importe donc que l'image que le discours épistolaire construit de
l'autre, et les attentes auxquelles il cherche à s'adapter, soient aussi
fidèles que possible à la personne réelle et à ses dispositions.
LA SITUATION
Quels éléments peut-on retenir pour la situation des interlocuteurs
telle qu'elle s'inscrit dans la correspondance amoureuse ? Relevons le
sexe, l'âge, le statut social, le niveau culturel, mais aussi le genre de lien
affectif auquel chaque partenaire est disposé au départ.
Il faut souligner que le sexe et l'âge n'interviennent pas dans l'inter-
action comme données biologiques, mais comme constructions cultu-
relles. Le sexe dans cette perspective désigne l'image que l'on se fait
dans un contexte culturel donné de la féminité et de la masculinité, de
la différence des sexes. L'ensemble des traits caractéristiques attribués
à chaque sexe et les jeux d'oppositions qui le sous-tendent déterminent
les possibilités de relations entre les partenaires dans la lettre d'amour.
Il en va de même de l'âge et de la différence d'âge, qui reçoivent des inter-
prétations très différentes selon les sociétés et les époques. Les deux élé-
ments se combinent pour limiter l'éventail des possibilités offertes au
locuteur et à la locutrice dans l'échange épistolaire. Ainsi il est générale-
ment admis que la différence d'âge entre un homme mûr et une très jeune
fille autorise un lien amoureux tandis que l'inverse semble moins plau-
sible. Quant au statut social, sa fonction dans l'interaction dépend du poids
qui lui est octroyé dans une société donnée : les hiérarchies et la division
des états, qui sont déterminantes dans l'Ancien Régime, n'ont pas la
même importance dans une société à tendances égalitaires. Rappelons
qu'au milieu du X V I I I siècle déjà différents poids peuvent être
employés. Mauvillon, en 1751, insiste dans son Traité général du style sur
le respect que tout épistolier doit à un supérieur en indiquant les règles
à observer ; dix ans plus tard, Philipon de la Madelaine dans ses Modèles
de lettres sur différents sujets déconseille d'écrire à ou pour des aristo-
crates puisqu'ils ne veulent que des flatteurs ou des esclaves ».
On peut relever dans la lettre d'amour les signes linguistiques tan-
gibles de ces données situationnelles. Ces éléments, qui s'inscrivent de
façon explicite ou implicite dans le discours, entraînent pour la mise en
place et le développement de l'interaction certaines conséquences. Pour
analyser concrètement celles-ci en allant au-delà du simple repérage
des données, il faut cependant tenir compte de l'ancrage socio-histo-
rique du discours. En effet dans la correspondance amoureuse, les
conséquences qui découlent des éléments concernant le sexe, l'âge ou
le statut social des interlocuteurs sont indissociables des normes de
comportement en vigueur dans une société donnée.
Ainsi au XVIIIe siècle la femme est soumise à plus de contraintes
que l'homme et se trouve davantage exposée. Faret, dans son Art de
plaire, se voit obligé de défendre les femmes contre les hommes médi-
sants : « Les yeux des Basilics sont moins mortels, et moins à craindre à
la vie des hommes, que les regards des hommes vains et indiscrets ne
sont à redouter à l'honneur des honnêtes f e m m e s La femme doit
être sur ses gardes, tandis que l'homme peut se permettre des libertés
et n'a pas à craindre pour sa réputation. Rappelons que Madeleine de
Scudéry désigne comme le point le plus important de la morale des
honnêtes femmes «de douter de tout ce qu'on leur dit en g a l a n t e r i e
Quant au «commerce des lettres », l'épistolière ne doit pas avouer son
amour avant que l'homme ne se soit déclaré; le rôle d'initiateur est
g é n é r a l e m e n t p r é v u p o u r le p a r t e n a i r e m a s c u l i n 4 P o u r la f e m m e la
1. V. Janet Altman. « Epistolary Conduct : the evolution of the letter manual in France in the 18th
century». in Actes du VIII congrès international des Lumières. Studies on Voltaire, 1992, p. 868.
2. Nicolas Faret. L'Honnête Homme, ou l'Art de plaire à la Cour (1630. nombreuses réédi-
tions), M. Magendie (éd.). Paris, PUF, 1925, p. 99.
3. Cité par Isabelle Landy-Houillon : « Le féminin vu par les hommes. L'exemple des Treize
Lettres amoureuses de Boursault », in Christine Planté (éd.), L'Epistolaire, un genre féminin?
Paris, Champion. 1998, p. 94.
4. On peut considérer comme un cas exceptionnel les lettres de la Dame qui ouvrent le recueil
de Richelet (1689) qui prétend, non sans ironie, à une inversion des rôles : ici c'est la femme qui
se propose de faire la conquête del'homme.
sa nièce et amante déclare de façon abrupte son désir sexuel pour la
destinataire (lettre du 3 septembre 1753).
La distribution des rôles est cependant sujette à modification. Après
l'accueil enthousiaste réservé à La Nouvelle Héloïse, il est admis qu'un
homme imite le langage de la sensibilité féminine. Dans cet univers du
rousseauisme, dit Yannick Séïté dans une fine analyse de la correspon-
dance d'Henriette*** avec Jean-Jacques, «des lettres de femme peu-
vent penser, des lettres d'homme être passionnées ou efféminées 1»
Ainsi on trouve le « ton » sensible sous la plume d'un homme dans une
lettre d'A. Creuzer de Lesser (écrite vers 1800) : «je suis seul dans l'uni-
vers avec Julie et Saint-Preux je jouis délicieusement. Je partage leurs
plaisirs, leurs peines surtout, je pleure avec eux et je crois que j'en suis
digne, oui je le c r o i s ».
Le statut social est un autre élément déterminant de la situation
épistolaire au X V I I I siècle. Un membre de la noblesse peut à sa guise
s'adresser à un membre du Tiers Etat, tandis que l'inverse n'est possible
que si certaines conditions sont remplies (Mauvillon le rappelle en
1751). Même au sein de la noblesse, la question des hiérarchies et des
préséances reste importante. On peut citer à ce propos le cas de Julie de
Lespinasse qui demande à son partenaire qu'ils règlent leur rangs, que
Guibert lui donne une place «un peu bonne» (30-5-1773). Elle fait ici
allusion aux amours de son destinataire, certes, mais l'implicite de sa
demande est qu'il doit faire abstraction de la différence sociale qui les
sépare : elle attend que le comte de Guibert oublie que sa partenaire
n'est qu'une bâtarde. Ce qu'elle invoque comme compensation, ce ne
sont pas tant ses qualités intellectuelles ou son niveau culturel, mais
l'amour sans bornes que lui a voué le marquis de Mora, membre d'une
des plus grandes familles d'Espagne. On voit donc que le statut social et
la façon dont il détermine une relation personnelle ne sont pas seule-
ment une donnée de départ, mais un élément que l'interaction épisto-
laire peut tenter de renégocier.
La différence d'âge est aussi un facteur de la situation qui joue d'entrée
de jeu dans la relation épistolaire. «Les circonstances de l'âge dans la per-
sonne à qui l'on écrit, doivent régler le choix du style», affirme Du Plaisir
dans Sentiments sur les Lettres . Elle fait partie des conditions qui garan-
tissent, limitent ou entravent le développement d'une relation amoureuse.
La différence d'âge n'y fait pas obstacle dans la correspondance de Voltaire
1. «La plume qui m'est si étrangère, J.-J. Rousseau, Henriette... et la lettre», in Planté (éd.),
1998, p. 112.
2. Lettre à Coriolis d'Espinousse, in Grassi, 1994, p. 321.
3. Sentiments sur les Lettres (1683), éd. de 1975, p. 39. Le traité de Du Plaisir devait avoir un
grand impact à travers le recueil des Plus belles lettres, de Richelet, avec ses nombreuses rééditions.
avec sa nièce, Mme Denis, qui a dix-huit ans de moins que lui. Une femme
plus âgée peut aussi bien qu'un homme entretenir et même initier une cor-
respondance amoureuse (Mme du Châtelet, par exemple, a dix ans de plus
que le marquis de Saint-Lambert). Quand elle est dans la position du
demandeur, l'âge peut cependant devenir un facteur de complication.
Lorsque Marie du Deffand sollicite à soixante-huit ans l'amitié amoureuse
d'Horace Walpole, de vingt ans plus jeune qu'elle, elle est confrontée à des
réactions qui ne correspondent plus aux rôles prévus pour les deux sexes.
Dans leur relation épistolaire c'est le partenaire masculin qui se comporte
en personne pudique ou prude, c'est l'épistolière qui se voit obligée d'in-
fléchir sa visée à cause des réactions irritantes de son destinataire.
Une autre composante de la situation d'un épistolier face à son cor-
respondant est le niveau culturel des partenaires : savoir, esprit, goût,
connaissances et aptitudes dues à une formation particulière. Les deux
correspondants communient en général dans une même culture, qui se
traduit dans la mention de leurs occupations, dans leur style et dans
l'utilisation de références littéraires. Cette égalité favorise et consolide
la relation amoureuse, comme on peut le voir dans la correspondance
de la marquise du Châtelet et du marquis de Saint-Lambert, de la mar-
quise du Deffand et du comte Walpole, ou encore de Julie de
Lespinasse et du comte de Guibert. Il arrive cependant que l'un des
deux partenaires ait une grande avance sur l'autre. C'est le cas, par
exemple, de Diderot par rapport à Sophie Volland. Si l'épistolier se
penche en philosophe sur la femme qu'il peut former intellectuelle-
ment, il met constamment en valeur ce que sa partenaire peut lui
apprendre de son côté en matière de sensibilité, d'empathie ou de juge-
ment intuitif auquel les hommes n'auraient guère accès. Le partenaire
privilégié peut tenter de réduire, de dissimuler ou de niveler la diffé-
rence : dans tous ces cas il tâche d'arranger une situation acceptable
pour l'autre, permettant le développement de la relation. A l'inverse
une égalité ou une grande proximité dans les compétences culturelles
peut inciter celui qui est désavantagé sur un autre plan à se servir de ses
capacités intellectuelles et de son savoir pour se poser en égal.
LE CADRE NORMATIF
1. Bernard Bray, L'art de la lettre amoureuse, des manuels aux romans (1550-1700),
La Have/Paris, Mouton, 1967: Bernard Bray, «La traduction par François de Grenaille des
Lettere d'Isabella Andreini». dans Italia viva. Festschrift für Hans Ludwig Scheel, Tübingen, Narr,
1983, p. 128-136.
2. F. Grenaille, Nouveau Recueil de Lettres des Dames tant anciennes que modernes, Paris,
Quinet, t.2, 1642, p. 26
3. Anne-Thérèse de Lambert. Réflexions nouvelles sur les femmes (1727), suivies de Avis d'une
mère à sa fille, etc. Préf. de Milagros Palma. Paris : côté-femmes, 1989.
4. J. Altman, «La politique de l'art épistolaire au X V I I siècle », in Bernard Bray et Christoph
Strosetzki (éds.), Art de la lettre. Art de la conversation, Paris, Klincksieck, p. 131-144, ici 138.
Richelet prescrit « un style naturel, un arrangement aisé des matières,
une grande netteté dans l'expression et la science du Cérémonial ». Le
«naturel» est relié à la simplicité, au manque d'affectation; Du Plaisir
(1683) préconise un style «toujours égal, dénué de figures é l e v é e s
Une lettre d'amour trop bien écrite, comme le disait Madeleine de
Scudéry, risque de ne pas toucher. L'aisance et la simplicité dans l'ex-
pression n'éliminent pas l'esprit, bien au contraire : le X V I I I siècle
reprend à son compte l'idée selon laquelle « un discours qui n'est point
aidé de la voix ou de la présence, ne peut se soutenir que par des traits
d'esprit continuels », mais ceux-ci ne doivent pas ressembler à des
pointes. Le ton de la lettre, et le mélange éventuel des tons, sont égale-
ment traités : ainsi le sérieux s'oppose à l'enjoué; certains types de
lettres excluent ce dernier : «La tendresse n'est jamais enjouée ».
Les secrétaires prescrivent certaines formes d'adresse (Madame,
Mon Amie), celle-ci devant être séparée de la première phrase. Dans
l'anthologie de Marie-Claire Grassi on ne trouve que 14 adresses en
tête sur une ligne séparée dans un ensemble de 37 lettres (écrites
entre 1715 et 1815) - et une seule fois une apostrophe tendre, d'une
forme particulière, proche de la dédicace : «Pour toi seule» (d'un
homme à une femme, vers 1815). Emilie du Châtelet ou Julie de
Lespinasse n'usent guère de l'adresse séparée, mais apostrophent sou-
vent le destinataire dans la première phrase, ce qui relève d'une pra-
tique courante à l'époque : « Oui, mon ami, ce qui a le plus de pouvoir» ;
«Je cède au besoin de mon cœur, mon a m i (Lespinasse).
Les secrétaires et recueils codifient aussi l'ouverture, qui constitue
une partie indispensable de la lettre. Elle permet de gagner les bonnes
grâces du destinataire, et pour y parvenir l'épistolier doit respecter cer-
taines formes en tenant compte du type de lettre amoureuse qu'il rédi-
ge : lettre galante, tendre ou passionnée. Au-delà des règles explicites, il
y a aussi des conventions tacites. Marie-Claire Grassi note que « dans la
pratique, tout exorde est marqué par deux principaux aspects, réception
de la lettre, placée sous le signe de la jouissance, du rapport plaisir,
déplaisir, et éloge du c o r r e s p o n d a n t On en trouve un bel exemple
dans cette lettre d'Emilie du Châtelet de mars 1748 : «Il est bien doux
de s'éveiller pour relire vos lettres charmantes et pour sentir le plaisir
de vous adorer et d'être aimé de vous [...]».
1. Richelet, 1747, t. I
2. Du Plaisir, 1975, p. 27. Les citations suivant dans le texte ibid., p. 29, note 15, et p. 27.
3. Lespinasse (août 1774; janv. ou févr. 1774), 1906, p. 72, p. 121.
4. Grassi, L'Art de la lettre au temps de La Nouvelle Héloïse et du romantisme, Genève,
Slatkine, 1994, p. 191.
En ce qui concerne la lettre passionnée, Du Plaisir prescrit que
l'amant la commence «agréablement par une interrogation, par un
transport, et par toute autre marque du mouvement dont il est le plus
pressé 1». Le cœur passionné peut être dispensé de la captatio benevo-
lentiae; entrer dans le vif du sujet est considéré comme une marque
d'ardeur. On en retrouve des exemples chez Diderot : «Si je
souffre?//Plus que jamais» (5-6-1765). L'ouverture immédiate n'est
cependant pas réservée aux épistoliers masculins. On l'observe chez
Emilie du Châtelet ou Julie de Lespinasse. «Vous avez encore été sai-
gné! », «Je m'éveille, et ce n'est pas pour vous v o i r (Mme du
Châtelet, juillet et septembre 1748) - «Moi défiante, et avec vous! »,
«Mon ami, je vous fais victime », «Ha! s'il vous reste quelque b o n t é
(Mlle de Lespinasse).
Comme l'ouverture, la conclusion a des règles bien définies. La lettre
doit se terminer par une confirmation de la relation entre locuteur et
allocutaire, une formule d'adieu (avec adresse) et une souscription.
«Adieu, je vous aime passionnément, je brûle d'impatience de vous
rejoindre. Je travaille avec un empressement qui nuit souvent à ce que je
fais. Je ne veux plus jamais vous quitter si vous m'aimez, je vous le jure
bien », écrit Mme du Chatelet en mai 1749 à Saint-Lambert. La signature
est omise, pratique courante à l'époque dans les lettres amoureuses. Il
arrive souvent que l'adresse finale soit omise aussi, d'autant plus qu'elle
est considérée comme une pure formule de politesse, et non comme une
expression «naturelle ». Finir sans «cérémonie» - sans souscription -
apparaît à l'époque comme une «marque particulière de familiarité, d'in-
t i m i t é La fin abrupte, sans adresse ni signature, est fréquente dans les
billets d'Emilie du Châtelet à Saint-Lambert, qui peuvent se terminer sur
une simple information : «Vous aurez à dîner», ou relier une demande
d'information à un enjeu relationnel : « Avez-vous bien dormi? Je l'espè-
re, cela est nécessaire à mon bonheur» (septembre 1748). Dans les lettres
on peut cependant trouver l'autre extrême, une phrase finale qui expri-
me l'affect : «Cela me met au désespoir» (21-4-1749).
A rassembler les modalités de diverses correspondances intimes du
X V I I I siècle, on peut percevoir certains changements du cadre norma-
tif. On observe de plus en plus de liberté dans l'expression, les corres-
pondants se permettent des licences plus grandes par rapport aux pres-
criptions. Et à partir des Modèles de Lettres de Philipon de la Madelaine
(1761) cette tendance se confirme jusque dans certains manuels. En
1. Adam, 1992, p. 155. Voir aussi la contribution de J.-M. Adam (dans les «Perspectives géné-
rales») qui contient des développements précieux.
2. Kerbrat-Orecchioni, L'Enonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, Colin (coll.
Linguistique), 1980, p. 103.
seulement relever les différents actes, mais aussi déterminer la fonction
que chacun remplit dans l'interrelation des correspondants. Le premier
acte est l'invalidation des soupçons exprimés par le destinataire et de
ceux de l'épistolière ; il est suivi des reproches que la locutrice s'adres-
se et de sa demande de pardon ; puis de la demande qu'elle fait néan-
moins à son correspondant de séjourner à Nancy loin de sa rivale.
Quels sont dans cet enchaînement les indices qui marquent le début
d'une séquence? La première s'ouvre sur le connecteur «mais» : (6)
«mais elles [les deux dernières lettres] vous prouveront du moins que
j'étais bien loin de l'indifférence [...]». La seconde commence par un
verbe subjectif - (7) «Je me reproche de vous avoir soupçonné, je vous
en demande pardon » - mis en évidence par un changement de position
marquée entre le vous et le moi («Votre lettre y a remis le calme...»;
«je me reproche»). La troisième débute également par le connecteur
«mais» : (8) «mais je vous demande en grâce [...] ». Bien que les
marques grammaticales soient ici particulièrement claires, le découpa-
ge s'effectue principalement à partir d'unités interactionnelles relative-
ment autonomes. Chacune d'elles constitue une tentative d'impliquer
l'autre dans un certain type de relation : (6) l'implication de l'amant
dans une relation de confiance, (7) la sollicitation d'un pardon; (8) une
demande précise concernant le lieu de résidence et les fréquentations
du partenaire. On remarquera que l'exigence de rester à Nancy loin de
Mme de Boufflers est en quelque sorte amenée par le caractère conces-
sif des deux premières séquences centrées sur la confiance et la deman-
de de pardon, ainsi que par la transition qui est une confirmation de son
amour sans bornes : «Je m'abandonne à tout mon goût pour vous ». On
peut donc reconstruire l'enchaînement des séquences de deux manières
différentes. Si on s'en tient à la linéarité du texte, elles se suivent en
revêtant une égale importance (6-7-8). Si par contre les deux premières
viennent surtout préparer la demande de rester à Nancy loin des tenta-
tions, elles s'intègrent en quelque sorte dans la troisième (6+7→8).
ANALYSE SEQUENTIELLE D'UNE LETTRE DE MADAME DU CHÂTELET
Examinons à présent la lettre d'Emilie du Châtelet. Voici, sous
forme schématique, les principaux actes qui permettent d'effectuer un
découpage en séquences 1 :
(1) Remerciement pour la lettre tendre (code épistolaire) - (2)
assentiment donné à l'absence prolongée de l'amant - (3) justification
du départ de l'amante et demande d'assentiment - (4) regrets concer-
nant l'impossibilité des retrouvailles - (5) demande de vérification
concernant la réception des dernières lettres - (6) levée des soupçons
Jürgen Siess
Université de Caen
Lettre d'Emilie du Châtelet à François de Saint-Lambert (1er mai 1748)
A Cirey
le 1 mai
5e. Je les numéroterai dorénavant, faites-en de même des vôtres : crain-
te qu'il ne s'en perde.
(1) Pourquoi faut-il que je doive la lettre la plus tendre que j'aie encore reçue
de vous au chagrin de n'en avoir point eu de moi ? Il faut donc ne vous point
écrire pour se faire aimer ? Mais si cela est ainsi, vous ne m'aimerez bientôt plus,
car il faut que je vous dise tout le plaisir que m'a fait votre lettre : après celui de
vous voir, je n'en puis avoir de plus vif. (2) Cependant cette lettre qui me rend
si heureuse m'annonce que je ne vous verrai point ! Mais je suis assez juste pour
ne vous en savoir pas mauvais gré. Vous me connaissez bien peu, si vous croyez
que pour avoir le plaisir de vous voir, je voudrais vous empêcher de voyager
avec le prince. Croyez-vous que j'aie oublié que d'avoir fait la route à cheval, en
revenant, a pensé vous rendre votre mal au foie ? Croyez que je n'oublie rien de
ce qui vous touche, que votre santé, votre bonheur, votre fortune sont mes pre-
miers soins. Vous sentez qu'avec cette crainte de l'effet que vous fait l'exercice
violent du cheval, je n'accepterais pas l'idée de venir ici en poste. Il n'y aurait
aucun des inconvénients que vous pouvez craindre de ce côté-ci : tout y est dans
une sécurité parfaite. Mais cela vous ferait mal, vous dérangerait de toute façon,
et pourrait n'être pas ignoré à Lunéville. Je renonce donc à cette espérance,
quoique j'en aie une impatience dont assurément vous seriez content, si vous en
étiez témoin.
(3) Je ne ferai certainement rien à Paris qui me fût aussi agréable, je ne dis pas
que de vous voir ici, mais même de vous y attendre. Cependant, cela m'est
impossible. J'ai eu toutes les peines du monde à retenir M. de V ici jusqu'au 9,
qui sera de demain en huit. Je devais partir le mercredi, comme je vous l'ai mar-
qué, mais j'ai obtenu de remettre au jeudi, afin de recevoir encore une lettre de
vous le mercredi, qui est le jour que la poste arrive ici. Ces maudits papiers que
je vous avais mandés que j'avais pris pour mon prétexte, sont arrivés aujour-
d'hui. Mais tous ces prétextes-là n'auraient jamais pu me mener jusqu'au 20.
D'ailleurs, quand je le pourrais, vous partez avec le prince, et il n'est point sûr
du tout qu'il voulût passer par ici en s'en allant. Cela lui ferait perdre deux ou
trois jours qu'il aimera mieux passer de plus avec sa sœur. S'il avait à me venir
voir, ce serait plutôt en allant en Lorraine, mais cela ne m'avancerait de rien.
Soyez sûr que puisque je ne vous attends pas, cela m'est impossible. Car,
quoique je voie très clairement que, quand je vous attendrais, vous ne pourriez
y venir, je vous donnerais cette satisfaction, et j'aurais le plaisir de vous donner
cette marque de mon amour, si cela était possible. M. de V a reçu des lettres qui
le pressent de partir. Après avoir dit que je ne voulais partir que jeudi, je n'ose
changer si tôt d'avis, car lui, il voudrait partir demain. Toutes mes affaires sont
en l'air et dépendent de l'exécution d'une transaction qu'il faut que j'aille pres-
ser et, en vérité, j'ai déjà trop tardé.
(4) Après vous avoir dit toutes mes raisons, il faut que je vous parle de mes
regrets. Je vous assure que je suis au désespoir. Je ne me console point de n'avoir
pas attendu la Saint-Stanislas à Lunéville. Si vous m'aviez donné cette idée le
jour de M. La Galaizière, j'y serais encore ! Cette idée fait le malheur de ma vie.
(5) Je ne vous ai pas encore dit que je vous ai écrit toutes les postes. Celle où
vous n'en avez point reçu, vous deviez certainement en avoir une. Je vous en ai
adressé quatre chez Panpan, je ne le soupçonne pas d'infidélité. Tâchez, je vous
prie, de les retrouver. Vous ne serez pas content des deux dernières, (6) mais
elles vous prouveront du moins que j'étais bien loin de l'indifférence dont vous
me soupçonniez. Voyez quel pouvoir vous avez sur moi, et combien il vous est
aisé d'apaiser l'orage qui se levait dans mon âme ! Votre lettre y a remis le calme
et le bonheur. (7) Je me reproche de vous avoir soupçonné, je vous en deman-
de pardon. Je m'abandonne à tout mon goût pour vous, (8) mais je vous deman-
de en grâce : soyez beaucoup à Nancy. Je crains les coquetteries, et les insinua-
tions du baron. Rien ne vous parle de moi, et mon cœur, tout sensible qu'il est,
est bien peu de chose au prix de tant de charmes ; (9) voyez combien vous êtes
obligé de m'aimer pour me rassurer contre des craintes si justes. Mon âme est
sensible et emportée ; je crains tout de la vôtre, je l'avoue. Vous avez été amou-
reux de la plus aimable femme du monde, et cependant vous n'avez jamais aimé.
Je mérite bien moins qu'elle d'être aimée, et cependant je ne puis être heureu-
se si vous ne m'aimez davantage. Il est bien sûr que je ne le puis être que par
vous, j'ai assez combattu le goût qui m'entraîne vers vous pour avoir senti tout
son pouvoir. (10) Mais que voulez-vous dire, que je suis accoutumée à prendre
des engouements pour des passions? Je vous jure que depuis quinze ans je ne
me suis connue qu'un goût, que jamais mon cœur n'a eu rien à se refuser ni à
combattre, et que vous êtes le seul qui m'ayez fait sentir qu'il était encore
capable d'aimer.
(11) Si vous m'aimez comme je le veux être, comme je mérite de l'être, comme
il faut aimer enfin pour être heureux, je n'aurai que des grâces à rendre à
l'amour. (12) Cette lettre est bien longue, et bien ridiculement pleine de détails.
Je ne la trouve pas aussi tendre que mon cœur. Croyez que je vous aime encore
plus que je ne le dis.
(13) Il me reste encore quelque impression de toutes les réflexions que j'ai faites
depuis la dernière poste. Je me suis crue sacrifiée et oubliée, votre lettre a dissi-
pé toutes mes craintes et transporté mon cœur. N'allez pas abuser du pouvoir
que vous avez sur moi ! Vous pourriez me tromper, il est vrai, mais je vous en
crois incapable ; (14) je ne crains rien de vous que la faiblesse de vos sentiments.
Mais songez que c'est le plus grand de tous les crimes. Vous m'avez fait voir
comment vous écrivez quand vous aimez, écrivez-moi toujours de même et je
serais trop heureuse ! (15) Je crois que je vous écrirais tout le jour et toute la
nuit, si je ne craignais de vous excéder. Toutes les autres occupations sont bien
fades en comparaison. (16) Il faut pourtant finir. (17) Adieu, je vous aime pas-
sionnément et je vous aimerai toute ma vie si vous le voulez.
(17') Vous aurez le Dispensary par la première poste. Je m'étais flattée de vous
le donner ici. (18) Vous ne pouvez vous imaginer tous les charmes que je me
figurais de votre séjour ici ! Le prince sera bien heureux à mes dépens.
(19) Adieu, je vous quitte enfin, mais votre idée ne me quitte point. (19') J'ai
parlé de vous à Mme de Boufflers dans ma dernière lettre, vous avez raison.
Jan Herman
« PAR OU COMMENCER ? »
« Par où commencer?» demandait naguère Roland Barthes dans
l'article inaugural de la revue Poétique A cette question fondatrice de
tout acte critique, iLrépondait en suggérant «d'établir d'abord les deux
ensembles-limites [du texte], initial et terminal, puis d'explorer par
quelles voies, à travers quelles transformations, quelles mobilisations, le
second rejoint le premier ou s'en différencie ». Il s'agissait en somme de
définir le passage - à travers la «boîte-noire» - d'un équilibre à l'autre.
Dans la perspective de Barthes, le début de l'investigation critique ne
posait pas moins de problèmes que le geste inaugural du texte littérai-
re lui-même. La question se pose donc doublement à quiconque s'inté-
resse à l'incipit : par où commencer l'étude de l'ouverture narrative ?
Quand, ensuite, la boîte noire à traverser offre au lecteur le choix de
plusieurs entrées et plusieurs sorties, la question de Barthes s'impose
avec plus d'évidence encore. En effet, où commencent Les Liaisons
dangereuses ? Et où la boîte noire se referme-t-elle ? Pourquoi le jeu de
cartes épistolaire a-t-il été battu de manière à commencer la partie sans
risques par une lettre de Cécile à Sophie - «Tu vois, ma bonne amie, que
je tiens parole,... » - et à garder les as pour le second service -
« Revenez, mon cher vicomte, revenez... » ?
Le roman par lettres, sous sa forme canonique, se présente comme
une série de lettres dont la succession dans le récit dépend d'une sélec-
tion préalable opérée dans un dossier plus vaste. C'est le cas des confi-
gurations épistolaires les plus complexes comme Les Liaisons dange-
reuses, La Nouvelle Héloïse, Delphine, Le Paysan perverti, mais égale-
ment des constructions monodiques comme Les Lettres de la Marquise.
De par le code narratif adopté, dont l'avertissement ou l'avis au lecteur
forment le dépôt, le récit par lettres se prête à différentes structurations,
1. Quoiqu'implicitement, cette idée sous-tend l'important article d'Henri Coulet «Les Lettres
occultées des Liaisons dangereuses», in Revue d'Histoire littéraire de la France LXXXV (1982),
p. 600-614.
2. Andrea Del Lungo, «Pour une poétique de l'incipit», in Poétique 94 (1993), p. 133.
3. Iouri Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, chapitre 3.
Ce n'est pas une narration qui commence, une histoire qui s'annonce : c'est une
parole écrite qui prolonge un texte silencieux qu'elle fait apparaître, découvre,
révèle et, en même temps, «produit», mais ne crée pas, artificieusement ou
magiquement [...] Tout se passe presque toujours comme si la coupure, la rup-
ture initiale du récit indiquait que ce récit avait déjà été commencé ailleurs
Il faudra revenir sur ce propos. Mais notons d'abord que, dans la
conception de R. Jean, l'incipit est un lieu stratégique du texte, localisable
à son début, comme le marque suffisamment le titre de son étude.
Souscrivons par ailleurs à la remarque d'A. Del Lungo à l'adresse de R.
Jean comme quoi la notion de point ou de lieu stratégique - tel l'incipit -
ne prend son sens que par rapport à l'opération de lecture2. Ce dialogue
entre A. Del Lungo et R. Jean, en ce qu'il implique le déplacement du
pivot centralisateur et unificateur de l'œuvre de l'auteur au lecteur, tra-
duit le glissement d'une conception essentialiste à une conception fonc-
tionnaliste de l'incipit. L'incipit se définit, et définit ses propres limites
tant par rapport au texte que par rapport au non-texte, à partir des fonc-
tions - en l'occurrence codifiante, séductive, informative, dramatique -
qu'il assume en réponse aux questions cardinales posées par le lecteur et
que l'on peut résumer avec Claude Duchet : Qui? Où? Q u a n d En
d'autres termes, l'incipit se termine où le lecteur sent que le récit arrête
sa volonté propédeutique et se fie uniquement à l u i - m ê m e
Là où l'approche essentialiste définit l'incipit comme un seuil5,
comme u n lieu s t r a t é g i q u e et c o m m e pierre angulaire d ' u n c a d r e 6 , la
conception fonctionnaliste peut pratiquement se d i s p e n s e r de dire, a
priori, ce q u ' e s t u n incipit et d ' e n d é f i n i r les limites. S'il c o ï n c i d e a v e c u n
ensemble de fonctions propédeutiques (Traversetti et Andreani), s'il
équivaut à « une zone (plutôt qu'un point) stratégique de passage dans
le t e x t e , d a n s la f i c t i o n , d o n t l e s l i m i t e s s o n t s o u v e n t m o b i l e s e t i n c e r -
taines et d o n t l ' a m p l e u r p e u t v a r i e r c o n s i d é r a b l e m e n t s e l o n les cas ( D e l
L u n g o », l ' i n c i p i t n e c o ï n c i d e p a s f o r c é m e n t a v e c le d é b u t du texte.
1. C'est là le parti pris de l'étude d'Aldo Nemesio, art. cité p. 90 : «Per scelta metodologica
arbitraria, abbiamo deciso di esaminare che cosa accade all'inizio di un testo annalizzando preva-
lentemente I primi due o tre paragrafi, in modo molto flessibile ».
2. Jean Rousset, «Une forme littéraire : le roman par lettres», in Forme et signification, Paris,
Corti, 1962, p. 65-108.
3. Voir pour un examen détaillé de cette question notre livre Le Mensonge romanesque.
Paramètres pour l'étude du roman épistolaire en France, Amsterdam, Rodopi et Leuven, Presses
universitaires, 1989, 245 p.
4. Claude Duchet, «Pour une socio-critique, ou variations sur un incipit », in Littérature 1
(1971), p. 431.
Cet ouvrage, ou plutôt ce recueil, que le public trouvera peut-être encore trop
volumineux, ne contient pourtant que le plus petit nombre des lettres qui com-
posaient la totalité de la correspondance dont il est extrait.
(Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, préface du rédacteur)
Les lettres constituant le récit ont toujours déjà été lues, dans la
mesure même où le «déjà-là» textuel est inhérent au code du récit par
lettres, le texte «silencieux» faisant partie intégrante du «texte» pro-
prement dit. Rien de plus normal, par conséquent, à ce que le récit épis-
tolaire, dans son incipit, se définisse par rapport à ce prototexte.
Péri texte
Une autre difficulté, à laquelle se heurte la conception essentialiste,
concerne précisément le seuil d'entrée en écriture que serait l'incipit :
Limite fondatrice de la représentation, ligne de partage entre la diégèse et le
monde, l'incipit est un point critique de toute première importance parce qu'il
est une frontière, un bord
L'essentialisme ramène évidemment à la rhétorique qui lui a légué
le concept même de l'incipit, dont la formule canonique est le très
médiéval «incipit liber ». En outre, comme borne initiale, l'incipit assu-
me les fonctions de l'exorde antique, dont les fonctions étaient d'attirer
l'attention du public en résumant l'affaire tout en éveillant sa bien-
veillance, au moyen de la captatio benevolentiae En même temps qu'il
est moment de passage du silence à la parole, l'incipit implique, dans la
même tradition rhétorique, le premier contact entre le destinateur et le
d e s t i n a t a i r e d u m e s s a g e , e n t r e l ' a u t e u r et le l e c t e u r C ' e s t b i e n e n cela
qu'il est « e x o r d i u m dicendi ».
1. Bernhild Boie et Daniel Ferrer, Genèses du roman contemporain. Incipit et entrée en écriture,
Paris, CNRS, 1993, p. 20.
2. On trouve des traces de l'origine rhétorique du concept de l'incipit dans l'étude de
Raymond Jean qui le définit comme «la phrase-seuil (qui) oriente, dirige, met en mouvement et
reproduit par anticipation tout le roman» (R. Jean, art. cité, p. 139).
3. Voir à ce sujet Aron Kibedi-Varga, Rhétorique et littérature, Paris, Didier, 1970, p. 70-71.
4. « Dès lors, l'incipit, c'est le lieu de la première rencontre du lecteur avec l'auteur» (R. Jean,
art. cité, p. 139).
p a s L e s L i a i s o n s d a n g e r e u s e s d ' i n t r o d u i r e l a p r o b l é m a t i q u e d e l a fic-
t i o n n a l i s a t i o n d è s le d o u b l e p é r i t e x t e :
Il e s t e n e f f e t e x t r ê m e m e n t d i f f i c i l e , c o m m e l ' a b i e n m o n t r é M a u r i c e
C o u t u r i e r , « d e s é p a r e r les seuils m a n i f e s t e m e n t hors-texte, o ù l ' a u t e u r
c h e r c h e à s e d é p r e n d r e d e s o n t e x t e [...] d e s s e u i l s o r i e n t é s v e r s le t e x t e
l u i - m ê m e et q u i e n f o n t déjà p r e s q u e partie, c o m m e l ' a v e r t i s s e m e n t ,
l ' a v a n t - p r o p o s , la p r é f a c e o u la p o s t f a c e A v e c J e a n - L o u i s M o r h a n g e ,
o n p e u t é v o q u e r d a n s ce c o n t e x t e la n o t i o n d ' a b î m e o n t o l o g i q u e . E n
e f f e t , à s a p r e m i è r e c o n f r o n t a t i o n a u t e x t e f i c t i o n n e l , le l e c t e u r é p r o u -
ve q u e l q u e difficulté à quitter son univers familier p o u r entrer au
m o n d e fictionnel :
D e s t r o i s r e m a r q u e s f o r m u l é e s ici à l ' é g a r d d e s t h é o r i e s e s s e n t i a l i s t e
et fonctionnaliste de l'incipit, il apparaît que l'étude des processus
inchoatifs d u r o m a n épistolaire aura à r e n d r e c o m p t e d u triple rapport
qu'entretient l ' « i n c i p i t », d ' a b o r d avec le proto-texte, ensuite avec le
péri-texte et e n f i n a v e c le texte m ê m e dans la m e s u r e où le d é b u t est
i n s é p a r a b l e d e la fin. P a r ailleurs, a u f u r e t à m e s u r e q u e le r o m a n p a r
lettres se r a p p r o c h e d'une configuration polyphonique en multipliant
les instances élocutives, u n e a p p r o c h e f o n c t i o n n e l l e d e l'incipit s ' i m p o -
se avec plus de nécessité. U n appareil méthodologique distinguant
entre incipit, f r a g m e n t inchoatif et p h a s e propédeutique pourra sans
d o u t e r e n d r e c o m p t e d e la c o m p l e x i t é d e s p r o b l é m a t i q u e s i n c h o a t i v e s
d u r o m a n p a r lettres. U n e telle é t u d e n'est p a s des limites d e cet article.
Aussi l ' e x a m e n qui suit se limitera-t-il à tracer q u e l q u e s pistes à l'aide
de l'appareil m é t h o d o l o g i q u e mis en place dans ce qui précède.
D é p o s i t a i r e d e la f o n c t i o n c o d i f i a n t e , l ' é v o c a t i o n d e la s i t u a t i o n p r é -
épistolaire et e n particulier d u p a c t e épistolaire - d o n t L e s L i a i s o n s dan-
g e r e u s e s g a r d e n t les t r a c e s d a n s la p r e m i è r e l e t t r e (« Tu vois, m a b o n n e
a m i e , q u e j e t e t i e n s p a r o l e , [ . . . ] ») - c o n s t i t u e u n e p r e m i è r e c o n s t a n t e
inchoative d u r o m a n p a r lettres. A d m e t t o n s p a r ailleurs et p o u r l'instant
q u e l'incipit d ' u n r o m a n épistolaire participe a u m o i n s d ' u n d o u b l e
code : légitimation du texte m ê m e et installation de l'univers diégé-
tique : e n t r é e en texte et e n t r é e en histoire, donc.
L ' E N T R E E EN TEXTE
L ' i n c i p i t d e Valérie d e M m e d e K r ü d e n e r le m o n t r e e n s u f f i s a n c e : le
s i l e n c e r o m p u p a r le t e x t e p e u t e n m ê m e t e m p s i m p l i q u e r l ' é m e r g e n c e
d ' u n p r o t o t e x t e . Il n ' e s t p a s r a r e que le p a s s é immédiat sur lequel
s ' o u v r e la l e t t r e e s t l u i - m ê m e d é j à t e x t u e l . D a n s c e s c a s d e f i g u r e , l'in-
cipit s u g g è r e u n d é c a l a g e t e m p o r e l e n t r e le d é b u t t e x t u e l e t le d é b u t
p r o t o t e x t u e l . E t d u c o u p la f o n c t i o n c o d i f i a n t e se d é p l a c e : l'incipit
recèle l'intervention d'une instance organisatrice, d ' u n e m a i n qui
c o u p e , q u i p r i v i l é g i e d a n s le d o s s i e r p r o t o t e x t u e l t e l l e l e t t r e p l u t ô t q u e
telle autre. O r , c e t t e m a i n trieuse, s é l e c t i o n n a n t e , o r g a n i s a t r i c e , est-elle
t e n u e à j u s t i f i e r s o n c h o i x . . . ? D è s les v a r i a n t e s m o n o d i q u e s les p l u s
s i m p l e s , il e s t c l a i r q u e l a f o n c t i o n c o d i f i a n t e e m b r a s s e u n d o u b l e
niveau : justifier la lettre, justifier le récit par lettres. La face visible du
recueil de lettres se doit de justifier son agencement, sa structure, son
organisation par rapport à la face invisible, sous-jacente, prototextuelle.
Telle justification est le plus souvent le fait d'une préface, qui peut être
elle-même épistolaire :
Je ne vous envoie que ce que j'ai cru digne d'être lu; et dans plus de cinq cents
qui me sont tombées entre les mains, je n'en ai réservé que soixante-dix; ce n'est
pas que les autres fussent plus mauvaises; mais [...]
(Crébillon, Lettres de la marquise, 1732)
Plus le décalage entre les dossiers prototextuel et textuel est grand,
plus l'encadrement préfaciel s'impose. Ou plutôt, du point de vue auc-
torial, une des fonctions de la préface est précisément d'instaurer ce
décalage, comme garantie de la soi-disant authenticité du texte. Les
codes rhétoriques qui traversent le discours préfaciel ayant fait l'objet
d'un excellent article d'Elisabeth Zawisza nous nous dispensons de
cette partie de l'enquête. Toujours est-il que les reflets que l'incipit
contient, tant du péritexte que du prototexte, s'avèrent des éléments
constitutifs des codes inchoatifs du roman par lettres.
Par quel paramètre le choix effectué par le rédacteur dans le dossier
prototextuel est-il dicté ? C'est poser la question de la fonction drama-
tique de l'incipit : à partir de quel moment la correspondance devient-
elle suffisamment intéressante pour être mise au jour et quel événe-
ment en décide. L'entrée en texte dépend d'un paramètre inscrit dans la
diégèse : c'est le plus souvent, on s'en doute, un départ. Dans Lettres du
Chevalier Dorigny à son ami Mercourt (1771) de Le Comte, l'existence
du prototexte se justifie par le départ de Mercourt du collège. En
revanche, l'entrée en texte, c'est-à-dire l'émergence à la surface tex-
tuelle de ce prototexte, est, quant à elle, justifiée par la sortie de collè-
ge de Dorigny. C'est le départ de Doriginy qui rend la correspondance
assez intéressante pour être publiée, en ce qu'il fournit matière à récit
par la vie de débauche qu'il inaugure.
Par rétrospection, l'incipit du récit épistolaire s'ouvre donc tant sur
un espace textuel que sur un espace diégétique, qui peuvent, l'un et
l'autre, s'avérer fort complexes. En témoigne le discours justificateur du
rédacteur de Valérie :
Ce fut au milieu de ces rêves, de ces fictions et de ces souvenirs, que je fus sur-
pris un jour par le récit touchant d'une de ces infortunes qui vont chercher au
fond du cœur des larmes et des regrets. L'histoire d'un jeune suédois, d'une
naissance illustre, me fut racontée par la personne même qui avait été la cause
innocente de son malheur. J'obtins quelques fragments écrits par lui-même : je
ne pus les parcourir qu'à la hâte ; mais je résolus de noter sur-le-champ les traits
1. Elisabeth Zawisza, «Pour une rhétorique des préfaces romanesques des Lumières », in
Australian Journal o f French Studies (1995), p. 155-168.
principaux qui étaient gravés dans ma mémoire. J'obtins après quelques années
la permission de les publier.
(Préface)
A l'inverse des Lettres de la Marquise, le dossier prototextuel est
fragmentaire et l'éditeur a dû y mettre du sien. Entre un prototexte
lacunaire auquel supplée l'éditeur par un travail de rédaction et un pro-
totexte qui, par son volume, excède de beaucoup le texte effectivement
publié, s'étale toute une gamme de possibles.
L'ENTREE EN HISTOIRE
Une autre gamme de possibles se développe au niveau de l'entrée en
histoire. La mise en place de deux épistoliers et d'une situation com-
municationnelle s'expliquant par le passé immédiat (« Je ne sais si vous
vous souvenez que nous n'avons lié ensemble qu'un commerce d'ami-
tié [...]») s'élargit progressivement à un passé plus lointain («Je suis
cependant fâchée, sachant l'envie que vous avez de vous consoler de
l'infidélité de Madame de H***, de ne pouvoir vous aider [...] »). Ce
passé s'avère pratiquement sans importance pour l'intrigue des Lettres
de la marquise citées ici, si ce n'est qu'il contribue à l'établissement du
contexte. Il n'en va pas toujours ainsi. Alors qu'un changement survenu
dans la situation préépistolaire (un départ) explique l'entrée en corres-
pondance et, dans un grand nombre de cas, l'entrée en texte, l'entrée en
histoire, quant à elle, se définit par rapport à un passé plus éloigné, que
nous appellerons ici, pour le besoin de l'enquête, la prédiégèse.
Par des manœuvres parfois fort habiles, l'incipit peut récupérer la pré-
diégèse, ce dont témoigne une importante sédimentation d'images et de
péripéties au début d'un roman par lettres. La récupération peut être mini-
male et se limiter à l'évocation du contexte antérieur à la correspondance,
sans que celui-ci interfère avec les événements à venir. Elle peut être maxi-
male quand le passé prédiégétique s'insinue dans le présent. L'incipit en
perd aussitôt son autonomie : en effet, certains faits antérieurs ont été géné-
rateurs de la situation épistolaire actuelle et seront d'une importance capi-
tale pour le déploiement de l'intrigue. Les romans de Mme Riccoboni
offrent un taux d'exemple intéressant à l'une et à l'autre variante.
Les Lettres de Fanni Butlerd (1757) mettent en situation deux per-
sonnes sur le point de devenir amants, sans référence aucune à la situa-
tion antérieure à la lettre. L'incipit, de manière parfaitement autonome,
ouvre le texte sur le dedans : «Après avoir réfléchi sur votre songe, je
vous félicite, milord, de cette vivacité d'imagination qui vous fait rêver
de si jolies choses ».
Combien différente cette entrée en histoire des propos initiaux des
Lettres de milady Juliette Catesby (1759), qui n'en adoptent pas moins la
formule monodique de la narration par lettres :
C'est au grand trot de six chevaux avec des relais bien disposés, l'air de l'em-
pressement, que je vais très vite, accompagnée de gens dont je me soucie peu,
chez d'autres dont je ne me soucie point du tout. J'abandonne mes amis les plus
chers; je vous quitte, vous que j'aime si tendrement. Eh, pourquoi ce départ,
cette hâte ? Pourquoi me presser d'arriver où je ne désire point d'être, pour
m'éloigner... de qui?... De milord d'Ossery... Ah, ma chère Henriette, qui
m'eût dit que je l'éviterais un jour ! [...]
Ce dialogue intérieur dérobe au destinataire, et au lecteur, une par-
tie de la réalité, qui demande à être expliquée plus amplement. Dans la
suite, au fur et à mesure que le récit avance, les différents aspects de
cette explication seront mis en perspective et approfondis : en dévoilant
progressivement les vrais motifs de l'éloignement initial, le récit ne fait
qu'expliquer la cause de la distance, et en définitive, justifier sa propre
existence.
L'énigme posée par l'incipit (fonction dramatique) dicte ensuite la
structure du récit. Non seulement Juliette est amenée à expliquer le
mystère de sa conduite, il faut aussi qu'on lui explique le mystère du
comportement de Milord d'Ossery à son égard. L'énigme est donc
double et l'épistolière n'est elle-même informée que d'une partie de la
vérité. La position de l'épistolier face à l'énigme posée par l'incipit est
un paramètre structural du récit par lettres en ce qu'il détermine le
nombre de portées sur lesquelles le récit sera orchestré. Les Lettres de
Milady Juliette Catesby se développent sur deux portées : d'une part, un
long récit rétrospectif, « Histoire de milady Juliette Catesby et de milord
d'Ossery », doublement incluse dans la lettre 14, expliquera au destina-
taire et au lecteur une partie de l'énigme, d'autre part, une suite de
lettres est nécessaire pour que soit expliquée à l'épistolière même la
partie de la vérité qu'elle ignore.
Les Lettres d'Elisabeth-Sophie de Vallière (1772) présentent un cas
de figure plus ou moins analogue, sauf que le bouleversement impli-
quant la mise en histoire est une énigme complète aux yeux mêmes de
l'épistolière au moment de l'entrée en texte :
Mon silence vous inquiète, vous alarme, vous afflige... Ah! Je n'en doute pas.
Depuis dix jours, j'ai plusieurs fois essayé de vous écrire; mais le serrement de
mon cœur, l'abondance de mes larmes... Oh, ma chère Hortence, votre amie
n'est plus dans la situation où vous la laissâtes; elle n'est plus la nièce d'une
femme respectée, l'héritière désignée d'une grande fortune : elle ne tient à per-
sonne [...]
L'énigme est complète : l'épistolière ne sait plus qui elle est. Le mys-
tère de son origine sera dévoilée à Sophie au même rythme qu'au des-
tinataire et au lecteur. Le récit se développera, comme dans les Lettres
de milady Juliette Catesby, sur une double portée textuelle, l'une dévoi-
lant progressivement le passé à travers la lecture de plusieurs cahiers
trouvés par l'épistolière, et l'autre assurant la transmission de ce savoir
nouvellement acquis au destinataire et au lecteur, au travers d'une cor-
respondance dont les étapes s'espacent au rythme des découvertes
faites par l'épistolière.
L'incipit énigmatique est donc un générateur de polyphonie épisto-
laire, au sein même de la variante monodique. Quant à l'Histoire de
Miss Jenny (1764), l'élément catalyseur de l'entrée en histoire est enco-
re l'énigme :
Je me vois obligée, madame, de justifier ma conduite à vos yeux, ou de vous lais-
ser croire qu'elle est très singulière, peut-être très blâmable. Par leurs proposi-
tions brillantes, deux personnes attirent actuellement sur moi l'attention d'une
foule de spectateurs. Chacun me juge au gré de ses idées et me condamne sur
ses propres principes. Imagine-t-on des motifs raisonnables de dédaigner une
grande fortune ? [...]
Double facteur nodal, de la mise en texte et de la mise en histoire,
l'énigme posée par l'incipit détermine la forme autant que le fond de
l'œuvre. En l'occurrence, le moment de l'écriture se situe après les évé-
nements à raconter; l'épistolière détient tous les fils du savoir. Aussi le
discours épistolaire se développera-t-il sur la seule portée rétrospective
renfermée dans l'énorme lettre constituant la quasi totalité du récit.
Une deuxième lettre à la fin, écrite longtemps après la première, rend
compte de la situation nouvelle de l'épistolière.
De notre démonstration ressort que l'incipit énigmatique (c'est-à-dire
le rapport problématique établi entre le présent et le passé) est un para-
mètre générateur du récit par lettres en ce que, d'abord, il cumule la fonc-
tion dramatique (mise en histoire) et la fonction codifiante (mise en
texte). La construction du roman, dont nous n'avons jusqu'à présent
envisagé que les variantes monodiques, s'en trouve ensuite déterminée.
Et à son tour, la construction du récit est indissociable de la fonction
informative : l'incipit énigmatique est susceptible de multiplier les voix
participant à la résolution de l'énigme. L'énigme peut en effet se poser au
destinataire, au destinateur ou au deux. Jenny n'a qu'à transmettre son
savoir au destinataire ; Juliette aura besoin de l'autre pour compléter son
propre savoir, Sophie est à peine plus instruite que son destinataire.
Ainsi, en faisant participer plus activement le destinataire à la réso-
lution de l'énigme, le récit a le moyen de mettre en place des configu-
rations épistolaires dialogales. La variante de ce que J. Rousset appelle
le «duo épistolaire », où deux intrigues différentes se côtoient dans le
même récit sans interférer - c'est notamment le cas des Mémoires en
forme de lettres de deux personnes de qualité (1765) de Mme Benoist -
ne nous intéresse pas ici. Les romans de Mme Le Prince de Beaumont,
qui privilégié dans trois de ses romans la formule dialogale, permettent,
à plus d'un égard, de compléter la gamme esquissée à partir des romans
de Mme Riccoboni. Ainsi, en leur début, les Mémoires de madame la
baronne de Batteville (1766) inscrivent explicitement l'énigme généra-
trice du récit :
Vous avez raison, ma chère, je suis heureuse; mais il s'en faut beaucoup que
vous ayez la moindre idée de la nature du bonheur dont je jouis; et sans de cer-
taines circonstances, il ne tiendrait qu'à moi de le regarder comme une infortu-
ne. Ce discours est une énigme pour vous, j'en suis sûre, et n'en deviendrait pas
plus intelligible quand je vous l'aurais expliqué.
Ce propos n'éveille pas seulement la curiosité du lecteur, mais éga-
lement de la destinataire de la lettre, Mme du Castelet, qui de son côté
sollicite un aveu complet. La confidence, et donc le récit rétrospectif
comblant les lacunes informatives, se fera pourtant attendre, car
[...] j'eusse fort souhaité m'acquitter de la parole que je vous ai donnée; mais le
récit des événements de ma vie n'est bon qu'à être dit et ne vaudrait rien, je
pense, à être lu. D'ailleurs, je ne voudrais faire cette confidence qu'à vous, et les
lettres sont sujettes à mille accidents.
Le récit rétrospectif ne se justifie donc pas de la simple demande de
la part du destinataire, il attend un catalyseur plus fort, un événement.
Cet événement se produira et il sera le fait de la destinataire et d'une
lettre-réponse où est incidemment évoquée l'arrivée d'un nommé des
Essarts. Après l'échange de deux lettres de part et d'autre, le récit
rétrospectif est enfin déclenché :
Quel nom avez-vous prononcé, ma chère ? Pouviez-vous prévoir les maux que
vous m'alliez causer ? Il n'était pas besoin de me rappeler le lieu où j'ai vu M. des
Essarts pour la première fois; je travaille en vain depuis dix-sept ans à l'effacer
de ma mémoire, ou plutôt à l'arracher de mon cœur. [...] Après vous avoir
découvert une passion qui a fait en même temps le délice et le tourment de ma
vie, je ne puis remettre à vous faire la confidence entière que je vous ai promise.
Suit une énorme lettre truffée elle-même de lettres incluses, avant
que reprenne, après 200 pages, la correspondance qui, relançant le récit
dans le présent, pourra réparer le passé. Le récit, dialogique, se déve-
loppe à nouveau sur la double portée du passé réparé dans le présent.
L'incipit, la cheville ouvrière de cette double orientation du récit, est ici
un mécanisme à double détente : un épistolier évoque l'énigme, à son
interlocuteur est abandonné le soin de déclencher le récit et, ensuite, de
réparer les injustices du passé.
Dans les Lettres d'Emerance à Lucie, on ne verra se déclencher le récit
rétrospectif en réponse à un déclic antérieur qu'à la fin de la lettre 14 :
[...] mais il est des moments où mes malheurs se retracent à mes yeux d'une
manière si terrible, que je me sens à peine la force de les supporter. Je suis
actuellement dans un de ces moments douloureux : je me hâte de finir cette
lettre ; je n'ai que des images tristes à vous offrir; pourquoi vous ferais-je parta-
ger des maux que vous ne pourriez soulager.
Ici encore la mise en histoire énigmatique se déclenche en deux
temps. Le récit rétrospectif ne se fera qu'à la demande explicite de la
destinataire, qui, instruite de ce nouveau savoir, sera à même de répa-
rer le passé. Voici la réponse de Lucie :
Je me flattais vainement d'avoir mérité votre amitié, votre confiance et votre
estime; non, Madame, vous ne m'aimez pas, puisque vous n'osez me faire par-
tager vos malheurs. [...] Je quitterai tout et ne vous quitterai vous-même
qu'après avoir arraché vos funestes secrets.
La portée rétrospective vient s'inscrire au milieu d'un présent dont
la narration s'écrit sur une portée commencée longtemps avant et qui
se poursuivra longtemps encore après la confidence. L'énigme, à double
détente, s'inscrit, comme un fragment inchoatif, au milieu d'une corres-
pondance. Mais le récit rétrospectif ne fait pas qu'évoquer l'énigme qui
fait le malheur d'Emerance - la perte de sa fille à Toulouse -, il contri-
bue en quelque sorte à la résoudre en ce qu'il permet de reconnaître en
Annette, la fille adoptive de Mme du Castelet, la propre fille d'Emerance.
L'énigme, le «blanc textuel », est un des facteurs générateurs de la
très variable géométrie du récit par lettres. Logée au début du texte et
coïncidant avec l'incipit dans les modalités monodiques, l'énigme prend
davantage l'aspect d'un fragment inchoatif au fur et à mesure que la
constellation épistolaire se complique, comme dans les romans dialo-
gaux de Mme Le Prince de Beaumont et, a fortiori, dans les configura-
tions polyphoniques. Ainsi, dans Les Liaisons dangereuses, la lettre 102
de la présidente de Tourvel à Madame de Rosemonde :
Vous serez bien étonnée, Madame, en apprenant que je pars de chez vous aussi
précipitamment. Cette démarche va vous paraître bien extraordinaire : mais que
votre surprise va redoubler encore quand vous en saurez les raisons !
Bien que le départ précipité de la présidente - départ qui, à la lumiè-
re de nos hypothèses rappelle celui de Juliette Catesby fuyant milord
d'Ossery - suscite encore une lettre justificatrice à Madame de Rosemonde
- rappelant celle qu'écrivait Miss Jenny à la comtesse de Roscomond -,
cette dernière n'a plus besoin d'aucune confidence pour être parfaite-
ment éclairée sur les motifs de cette fuite : elle en a trop vu, entendu, lu.
L'économie du récit ne demande plus de récit rétrospectif, le lecteur
étant suffisamment instruit par les 101 lettres qui précèdent l'aveu de la
présidente :
J'ai été. ma chère belle, plus affligée de votre départ que surprise de sa cause;
une longue expérience, et l'intérêt que vous inspirez, avaient suffi pour m'éclai-
rer sur l'état de votre cœur; et s'il faut tout dire, vous ne m'avez rien ou presque
rien appris par votre lettre. Si je n'avais été instruite que par elle, j'ignorerais
encore quel est celui que vous aimez; car en me parlant de lui, tout le temps,
vous n'avez pas écrit son nom une seule fois.
(Lettre 103)
Le non-dit, le vide présumé, n'en est pas un : l'énigme avait trouvé sa
résolution avant même d'avoir été évoquée. Le savoir du lecteur excè-
de celui du personnage. Il faudra revenir sur cette question, qui tient
évidemment à la fonction informative de l'incipit. Par cette première
lettre à Madame de Rosemonde commence en réalité l'histoire de la
composition du texte même : c'est la première de celles qui se rassem-
bleront entre les mains de l'octogénaire. Fragment inchoatif donc, inci-
pit de l'histoire de la constitution du recueil épistolaire même.
A l'autre bout de la gamme, donc, l'incipit énigmatique, qui, au
X V I I I siècle, apparaît comme une structure inchoative topique, non
seulement du récit par lettres, mais également du roman-mémoires, du
récit fantastique, pornographique, etc. Innombrables, en effet, les récits
se logeant dans un discours épistolaire :
Vous l'exigez, Madame, ce récit qui va rouvrir mes plaies [...]
(Delacroix, Mémoires du chevalier de Gonthieu, 1766)
Vous me pressez de faire un détail circonstancié de tout ce qui m'est arrivé
depuis mon enfance [...]
(Anonyme, Histoire d'Amande, 1768)
Vous exigez, ma très chère amie, que j'écrive l'histoire de ma vie [...]
(Lesbros de la Versane, Les Caractères de Femmes, 1769)
Vous ne vous contentez pas, Madame, du récit que je vous ai fait, à diverses
reprises, des différentes aventures de ma vie [...]
(Gueulette, Mémoires de Mademoiselle de Bontemps, 1738)
Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m'attendais
pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner tout entière, et d'en
faire un livre à imprimer [...]
(Marivaux, La Vie de Marianne, 1731)
Que le récit s'étale sur plusieurs lettres, comme chez Marivaux et
Lesbros de la Versane, ou qu'il se fasse, à la manière de l'Histoire de
Miss Jenny en une seule fois, ne change rien au fait qu'il débute par la
mise en scène d'une situation communicative épistolaire qui se double
de la structure conversationnelle question/réponse. Le plus souvent le
destinataire est demandeur, comme en témoignent ce récit fantastique
de Bibiena ou la très galante Thérèse Philosophe :
Vous le voulez, Madame, je vous obéis. Je pourrais m'en défendre : l'ordre que
vous me donnez ne s'accorde point avec vos railleries sur le récit que je vous ai
fait de vive voix.
(Bibiena, La Poupée, 1747)
Quoi! Monsieur, sérieusement, vous voulez que j'écrive mon histoire? Vous
désirez que je vous rende compte des scènes mystiques de mademoiselle
Eradice avec le très révérend Père Dirrag [...]
(Marquis d'Argens?, Thérèse Philosophe, 1748)
Ensuite, l'incipit des récits de Bibiena, Marivaux et Gueulette ren-
voie explicitement à une situation préépistolaire où une partie du récit
a déjà été faite de vive voix. Ce faisant, l'incipit épistolaire de récits
rétrospectifs, omniprésent dans la prose narrative du XVIIIe siècle,
cumule les fonctions codifiante, dramatique et informative : il justifie
l'existence du texte même par une exigence ou promesse visant à don-
ner à un récit commencé ailleurs une forme plus solide. En même
temps, la nature lacunaire de ce récit silencieux, de ce prototexte donc,
aiguillonne la curiosité du destinataire, et du lecteur. Il faut, en effet et
pour finir, dire un mot du lecteur et du lien entre les fonctions séductive
et informative de l'incipit.
L'ENTREE EN FICTION
On a déjà évoqué que les variantes polyphoniques du roman par
lettres procèdent par hiérarchisation des masses informatives : le lec-
teur en sait plus long que tous les personnages. On peut désormais ajou-
ter que cette hiérarchisation du savoir est inséparable de la dispersion
des différentes fonctions inchoatives et de l'effilochage du concept
même d'incipit. Les formules monodiques et dialogales, en revanche,
dans la mesure même où elles concentrent les fonctions inchoatives
dans l'incipit, tendent à mettre à l'unisson le savoir des personnages et
du lecteur. A cette homogénéisation de la masse informative sera
consacrée la dernière section de cette étude.
Dans un récit par lettres, la narration est médiatisée par l'énoncé
d'un actant intérieur à la diégèse, l'épistolier. La difficulté qui ressort de
cette médiatisation est de taille, nous l'apprenons par Janet Altman :
L'auteur de fiction épistolaire doit affronter un problème fondamental : le
romancier (A) doit faire en sorte que son épistolier (B) s'adressant à un destina-
taire (C), parle un langage qui lui permette de communiquer avec un lecteur (D).
Comment concilie-t-il les exigences de l'histoire (la communication entre auteur
et lecteur) avec les exigences du discours entre personnages-épistoliers ?
Considéré sous l'angle de l'auteur (A), le message transmis au desti-
nataire (C) de la lettre doit se modeler sur le souci d'informer le lecteur
(D). Or les contingences inhérentes à la communication entre épisto-
liers ne coïncident pas forcément avec cette préoccupation de l'auteur.
C'est dire qu'à cause de certaines contraintes propres à la situation
épistolaire, on risque de se heurter à un désaccord entre deux niveaux
communicatifs. Le lieu de ces contraintes en même temps que de ces
heurts est l'incipit. Au moins deux phénomènes méritent d'être étudiés
par rapport à ce désaccord initial.
1. Janet Altman, Epistolarity, approaches to a form, Ohio State UP, 1982, p. 202, notre tra-
duction.
Fictionnalisation
Le premier concerne le référent de l'énoncé épistolaire. « L e réfé-
rent n'a pas de réalité », disait R o l a n d Barthes : «ce qu'on appelle réel
n'est jamais q u ' u n code de r e p r é s e n t a t i o n Et Gillian Lane-Mercier
renchérit :
Le référent est médiatisé par le travail scriptural, par l'idéologie de l'œuvre, par
la fiction, et ne trouve sa cohérence que relativement à sa place au sein du sys-
t è m e et a u x fonctions dictées p a r le n a r r a t e u r [...]
Cela revient à dire q u ' a u début d'un récit, le lecteur ne saisit que le
signifié des signes ; le réseau informatif permettant de saisir le référent
au sein de l'univers fictionnel se construit pas à pas. La situation se com-
plique avec le récit p a r lettres où l'information initiale ne peut être
a p p r é h e n d é e correctement que par le destinataire de la lettre pour qui
le système référentiel est déjà fonctionnel, puisqu'il en fait partie. Pour
le lecteur, la rencontre avec l'information qu'apportent les premières
phrases du r o m a n est plus problématique. L'incipit se fait ainsi déposi-
taire d ' u n e enquête sur les mots. A ce propos, on peut citer une
r e m a r q u e de R. Barthes, formulée dans un autre contexte, mais perti-
nente pour le nôtre :
Mais le sens des mots connu, qu'allez-vous en faire ? Ce qu'on appelle les certi-
tudes du langage ne sont que les certitudes de la langue, du dictionnaire.
L'ennui, ou le plaisir, c'est que l'idiome n'est jamais que le matériau d'un autre
langage, qui ne contredit pas le premier, et qui est, celui-là, plein d'incertitudes :
à quel instrument de vérification allez-vous soumettre ce second langage, pro-
fond, vaste, symbolique, dont est faite l'œuvre, et qui est précisément le langa-
ge des sens multiples
La mise en place de l'univers fictionnel et, par voie de conséquence,
la progressive fictionnalisation (au sens d'« intégration à l'univers fictif»)
de l'information verbale, s'adapte à la gamme qui mesurait les sédi-
ments d ' u n passé énigmatique dans l'incipit. O n peut donc reprendre ici
les m ê m e s exemples. Les romans de M m e Riccoboni se prêtent avec
d ' a u t a n t plus de pertinence à cet exercice que les mots à fictionnaliser
se trouvent souvent imprimés en italiques comme autant de citations
extraites d ' u n e lettre reçue. Les italiques mettent on ne peut mieux en
évidence le décalage entre deux systèmes référentiels. Extraites à un
contexte où elles s'intégraient parfaitement à un univers fictionnel déjà
en place, ces paroles d e m a n d e n t à être fictionnalisées, c'est-à-dire
recontextualisées, par le lecteur :
Chaque fois que le narrateur rapporte des faits qu'il connaît parfai-
tement, mais que le lecteur ignore, il produit ce que R. Barthes appelait
un « signe de lecture, car ce n'aurait pas de sens que le narrateur se don-
nât à lui-même une information 1». Ces signes de lecture sont légion
dans le roman par lettres dont le début est très souvent marqué par un
excès d'information et par une espèce de redondance narrative,
qu'émaillent presque invariablement des formules telles que «comme
vous le savez », «je vous rappelle que... ». Les formules polyphoniques
n'échappent d'ailleurs pas à la règle :
1. Roland Barthes, «L'analyse structurale des récits», in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1966,
p. 38-39.
V o u s savez q u e je ne suis entré dans votre maison que sur l'invitation de
M a d a m e votre m è r e [...]
(Rousseau, L a Nouvelle Héloïse, 1761)
V o u s savez que la sœur de m o n mari, Louise d ' A l b é m a r , est m o n amie intime.
( M m e de Staël, Delphine, 1802)
Q u a n t a u x f o r m u l e s m o n o d i q u e s e t d i a l o g a l e s , il e s t i m p o r t a n t d ' o b -
s e r v e r q u e la r e d o n d a n c e i n f o r m a t i v e e s t m o i n s m a r q u é e d a n s les inci-
pit é n i g m a t i q u e s q u e d a n s les incipit d o n t la f o n c t i o n i n f o r m a t i v e est
p u r e m e n t c o n t e x t u a l i s a n t e . Ici e n c o r e la d i m e n s i o n é n i g m a t i q u e d e l'in-
c i p i t ( c ' e s t - à - d i r e la f a ç o n p r o b l é m a t i q u e d ' a p p r é h e n d e r le r a p p o r t
e n t r e le p r é s e n t d e l ' é c r i t u r e e t le p a s s é p r é d i é g é t i q u e ) e s t d é t e r m i n a n t e .
C e l a n o u s p a r a î t é v i d e n t é t a n t d o n n é q u e les incipit é n i g m a t i q u e s s'ou-
v r e n t sur u n e situation qui est aussi i n c o n n u e au destinataire (et parfois
m ê m e a u d e s t i n a t e u r ) q u ' a u lecteur, t a n d i s q u e les incipit c o n t e x t u a l i -
s a n t s e s q u i s s e n t d e v a n t le l e c t e u r u n d é c o r d é j à c o n n u a u d e s t i n a t a i r e .
Voici quelques traces de redondance informative du dernier type,
c u e i l l i e s d a n s d e u x m o n o d i e s w e r t h é r i e n n e s , o ù le r ô l e c a t a l y s e u r d u
passé est très réduit :
Je t'ai quitté, aimable c o m p a g n o n de m a jeunesse, sage am i qui réglait les mou-
v e m e n t s t r o p d é s o r d o n n é s de m o n cœur [...] m o n imagination. Tu sais c o m m e
j'ai besoin de cette belle faculté [...] Je t'ai déjà dit comment j' ai fait la connais-
sance de la comtesse [...] Te rappelles-tu ce b e a u coucher de soleil, o ù nous célé-
b r â m e s e n s e m b l e un grand souvenir?
( M m e de K r ü d e n e r , Valérie, 1804)
Tu le sais, cousine, depuis m o n union avec M. d ' A l b e ; il n ' a été jaloux que de
m o n amitié p o u r toi. [...] T u sais que cette vaste propriété appartient depuis
longtemps à la famille de M. d ' A l b e [...]
( M m e Cottin, Claire d'Albe, 1798)
Jan Herman
Katholieke Universiteit Leuven
Georges-Elia Sarfati
D e la m i s e e n intrigue
E t u d e linguistique des L e t t r e s II et I V
des Liaisons dangereuses
INTRODUCTION
L'un des buts de cette étude est de montrer, surtout dans une pers-
pective pédagogique, qu'il est possible d'analyser un texte en le soumet-
tant à différents niveaux d'analyse, sans nécessairement «charger» par
trop son interprétation, et, tout en restant attentif à ses divers modes
d'organisation, de l'éclairer à l'aide des principales perspectives déve-
loppées en sciences du langage (problématique contextuelle, dynamique
textuelle - incluant la tactique et la thématique -, surface discursive -
comprenant l'énonciation l'argumentation et l'axiologie). Ce croisement
de perspectives définit les grandes lignes d'une analyse «intégrative» du
texte. Un parti différent eût consisté à éclairer notre texte sous un seul
jour. Mais plutôt que de privilégier un seul plan d'étude (par exemple
argumentatif), différents compétences ont été mobilisées pour rendre
compte de l'organisation d'un fragment de l'œuvre. S'il est vrai que
devant un texte la pléthore des concepts produits dans les différents arts
du sens reste bien en deçà des possibilités réelles d'application, il nous a
semblé utile de rassembler sous forme d'indications sûres ce qui pouvait
en être extrait dans la perspective d'une épreuve académique.
LA PROBLEMATIQUE CONTEXTUELLE
C'est au jeu du désir que les grands protagonistes des Liaisons dan-
gereuses que sont Merteuil et Valmont déploient tactiques et visées. De
sorte que si, comme le montre R. Pomeau, l'immense construction
épistolaire de Laclos s'offre au lecteur comme une mécanique bien
réglée 1 il est tout aussi vrai que c'est au calcul de la raison soumise à la
logique du bon plaisir que pareil ajustement doit tant sa force que son
efficacité. Et puisque c'est la rencontre et l'antagonisme de deux puis-
sances de séduction qui tissent le fil de ce roman par lettres, il peut être
« utile » (selon une catégorie dont use le « rédacteur » pour accréditer la
lecture de cette correspondance) d'éclairer le moment initial au cours
duquel l'intrigue ultérieure se noue, où en quelque sorte l'intrigue
prend d'abord corps dans les termes d'un contrat libertin.
Merteuil veut convaincre Valmont de le suivre dans un plan de ven-
geance qu'elle a conçu contre Gercourt. Valmont repousse la proposi-
tion de Merteuil; il s'assigne un nouveau but, plus digne, selon lui, d'un
véritable libertin.
Il est singulier que la compréhension du ressort de l'intrigue soit ici
- par la recherche d'un effet de vraisemblance romanesque - confiée au
paratexte. C'est en effet une indication infra-paginale - encore œuvre
du «rédacteur», c'est-à-dire artefact du narrateur, qui assume l'éclairage
de l'arrière-plan contextuel du propos fortement allusif de Merteuil :
Qui m'aurait dit que je deviendrai la cousine de Gercourt? J'en suis dans une
fureur ! [...] Eh bien ! vous ne devinez pas encore ? oh l'esprit lourd ! Lui avez-
vous donc pardonné l'aventure de l'Intendante ? Et moi, n'ai-je pas encore plus
à me plaindre de lui, monstre que vous êtes**? (p. 82)
** Pour entendre ce passage, il faut savoir que le comte de Gercourt avait quit-
té la marquise de Merteuil pour l'Intendante de **, qui lui avait sacrifié le
vicomte de Valmont, et que c'est alors que la marquise et le vicomte s'attachè-
rent l'un à l'autre [...] (p. 82)
L'échange épistolaire fait donc fond sur une double mémoire d'évé-
nement, et, incidemment sur une double mémoire discursive :
** Comme cette aventure est fort antérieure aux événements dont il est question
dans ces lettres, on a cru devoir en supprimer toute la correspondance. (ibid.)
La lettre de Merteuil suppose nombre d'événements (notamment le
souvenir de sa relation avec Valmont). Ces divers aspects d'une situa-
tion à présent révolue conditionnent donc, de part et d'autre, la dyna-
mique du présent échange. On peut les figurer ainsi :
- contexte présuppositionnel initial :
Gercourt - Merteuil
Valmont - l'Intendante
- contexte présuppositionnel ultérieur :
Gercourt - l'Intendante
Valmont - Merteuil
1. « [...] l'imagination combinatrice qui est la sienne trouve à s'employer dans la mise au point
d'une intrigue aux mécanismes bien ajustés» (Introduction, éd. GF-Flammarion, 1996, p. 18).
Cette simple schématisation constitue l'arrière-plan qui fonde la
mémoire commune de Merteuil et Valmont, au-delà de leur séparation.
Merteuil en projette l'actualisation dans des termes nouveaux :
- contexte référentiel actuel :
Gercourt- Cécile Volanges
- contexte référentiel possible :
Valmont- Cécile Volanges
On hésite d'ailleurs sur le terme le plus adéquat pour caractériser ce
qui se noue ou ce qui se joue d'emblée. «Libertin» est un terme
d'époque qui se laisse aisément traduire aujourd'hui par celui de «per-
vers» puisque les contenus de savoir qui circulent de l'un à l'autre
(Merteuil-Valmont et Valmont-Merteuil) demeurent insus des tiers
qu'ils concernent (Cécile Volanges, la présidente de Tourvel) qui sont
pourtant bien constitués en enjeux de rivalité autant qu'en objets de
convoitise. Si bien qu'au jeu du désir, l'objet du désir n'est pas un mais
pluriel, non pas unificateur mais diviseur. Artisans d'un drame qu'ils
actionnent jusqu'à encourir leur propre ruine, Merteuil et Valmont
introduisent par leur éthique un principe diabolique.
LA DYNAMIQUE TEXTUELLE
1. Désigne selon Benvéniste «tous les genres où quelqu'un s'adresse à quelqu'un, s'énonce
comme locuteur et organise ce qu'il dit dans la catégorie de la personne ».
marquent le décalage entre envoi («Paris, ce 4 août 17**») et réception
(«Du château de..., 5 août 17**»).
L'ethos, le jeu des désignations
L'organisation actantielle mise en évidence investit également l'image
que chaque énonciateur entend donner de lui-même. Mais cette image
de soi (l'ethos) ne se conçoit pas sans son complément fonctionnel qui
tient tout entier dans la recherche de l'effet (pathos) que l'énonciateur
cherche à produire sur son destinataire. C'est notamment par le jeu des
désignations - celles dont chacun des protagonistes affuble l'autre - que
l'on peut tenter de mettre au jour quelques valeurs signifiantes de ce
rapport (ethos/pathos).
Tout au long de sa lettre, Merteuil gradue ses effets. Elle appelle
Valmont «mon cher Vicomte» (§ 1) pour lui enjoindre de regagner
Paris, l'oblige «en fidèle chevalier» (§ 1), lui prêtant, s'il obéit à son pro-
jet, les qualités de «héros» (§ 1). Exposant le mobile de sa vengeance,
mais retardant le moment d'en qualifier l'objet, feignant de mettre la
perspicacité de Valmont à l'épreuve, elle le nomme « esprit lourd » (§ 2)
puis «monstre» par allusion au passé. Détaillant les moyens de ridicu-
liser Gercourt, elle flatte en Valmont le libertin expérimenté, suggérant
d'un trait qu'il est l'initiateur tout désigné de la tromperie (§ 3. «si une
fois vous formez cette petite fille [...]»), qualité qu'elle réitère au
moment de vanter les attraits de Cécile (§ 4. «l'héroïne de ce nouveau
roman mérite tous vos soins»). Mais à proportion des qualités requises
pour un tel stratagème, Merteuil prête encore à Valmont les indispen-
sables traits du commun des hommes (§.4.«mais, vous autres hommes,
vous ne craignez pas cela [...]») dont il se distingue heureusement par
ses talents de séducteur hors pair. Du moins, cette dernière qualité que
Merteuil reconnaît à Valmont s'infère-t-elle, par contraste, du portrait
moral qu'elle brosse hâtivement de son amant du jour (§5. «Il n'a pas
assez de tête pour une aussi grande affaire»).
Aux désignations dont l'affuble Merteuil, font écho celles que
Valmont lui destine. Récusant les injonctions de Merteuil, il insinue
qu'elle est un despote (§ 1. «vous feriez chérir le despotisme [...]») puis
l'appelle «ma très belle marquise» (§ 1). Résolu à lui faire part de son
propre dessein, il laisse entendre à Merteuil, que l'on devine irritée,
qu'elle est sa meilleure confidente (§ 2. «Dépositaire de tous les secrets
de mon cœur [...] »). Feignant de ménager sa susceptibilité, il la nomme
encore «ma très belle amie» (§ 2). Lui ayant annoncé son «projet» (§ 3)
et fait part des conditions du stratagème mis en place pour y réussir (§ 4),
il la suppose moins expérimentée ou moins patiente que lui (§ 4. «ce que
vous ignorez, c'est combien la solitude ajoute à l'ardeur du désir»). Et
laissant par là même entendre qu'elle ne sait pas rester seule et mécon-
naît par conséquent le bénéfice que le désir peut tirer de l'attente, il
décoche l'insulte (§ 5. «j'ai dans ce moment un sentiment de reconnais-
sance pour les femmes faciles qui m'amène naturellement à vos
pieds»), avant de conclure d'une anaphore intensive (§ 5. «adieu, ma
très belle marquise, sans rancune»).
La comparaison des systèmes de désignations respectifs montre que
la gradation qui opère à l'intérieur de chaque lettre s'augmente de la
surenchère à laquelle procède Valmont en regard des termes employés
par Merteuil : au «mon cher Vicomte» (L. II, § 1) Valmont répond par
«ma très belle marquise» (L. IV, § 1), tandis qu'au qualificatif taquin
d'«esprit lourd» (L. II, § 3) répond celui, injurieux, de «femme facile»
(L. IV, § 5). Chez les deux protagonistes des Liaison le portrait qu'ils
dessinent l'un de l'autre se déduit des indices explicites (qualités énon-
cées) autant que des indices implicites (qualités impliquées) qui traver-
sent leur propos. Dans le même temps, ce rapport du dit et du non dit
règle en grande partie une construction de l'ethos de chacun par le dis-
cours de l'autre. C'est d'abord de ce que dit Merteuil de Valmont que se
déduit l'image de Merteuil, et d'après ce que Valmont affirme ou insi-
nue de Merteuil qu'on se forme une image de lui. Ce jeu de représen-
tations spéculaires pose les conditions d'une construction inversée de
l'ethos des personnages. Ainsi l'ethos se montre autant qu'il s'infère de
ce qui se montre. Du coup, c'est du point de vue de la réception que naît
l'effet pathétique.
La dynamique verbo-modale et le « caractère » des personnages
Il faut également envisager ce niveau à partir d'une perspective glo-
bale. De ce point de vue la Lettre II constitue, en termes d'actes de
parole, une INJONCTION, à laquelle la Lettre IV fait écho avec une
valeur de REFUS D'OBEISSANCE. Mais ces deux actes de parole ne sont
que les effets macrotextuels de deux écritures qui abondent en modali-
tés déontiques (marques de l'obligation, de la permission, de l'interdic-
tion; verbes concessifs et performatifs). Cette dynamique verbo-moda-
le contribue à forger le ton de ces lettres, informant leurs récepteurs
(destinataire fictif dans chaque cas, lecteur des Liaisons) sur le « carac-
tère » de leurs auteurs. Ce plan de formation du sens, qui dépend entiè-
rement de l'acte de lecture, s'infère directement des points précédents.
La reconstruction des personnages qu'autorise la réception du texte
permet de dégager certains indices de caractère sous forme de mar-
queurs éthico-pathétiques : c'est pour agir l'un sur l'autre que Merteuil
et Valmont associent dans leurs lettres telle ou telle présentation d'eux-
mêmes.
Merteuil apparaît globalement comme un personnage autoritaire. Cet
hyper-marqueur se déduit des différents marqueurs spécifiques impli-
qués par ses propres énoncés. Au §1 elle apparaît tour à tour pressante
(«revenez, revenez !», «partez sur le champ»), presque méprisante («j'ai
besoin de vous») et condescendante («je veux bien vous instruire de
mes projets [...] »), en sachant aussi se montrer possessive (« mais jurez-
moi [...]») et édifiante («vous servirez l'amour et la vengeance», «oui,
dans vos Mémoires [ ... ] »).
Au § 2 elle se montre colérique («j'en suis dans une fureur ! ») et sus-
ceptible (« n'ai-je pas encore plus à me plaindre [...] »), avant de s'affir-
mer conciliante («Mais je m'apaise [...]»).
Au § 3 elle s'affirme encore irritable («vous avez été ennuyé cent
fois ainsi que moi [...]»), aussi bien que confiante («vous connaissez
[...] »), mais aussi provocante («Prouvons-lui donc qu'il n'est qu'un sot
[...]») et cynique («comme nous nous amuserions le lendemain [...]»).
Au § 4 - jouant sur deux registres - Merteuil se fait conseillère
(«ajoutez-y que je vous la recommande [...]») sans rien perdre de sa
supériorité («vous n'avez plus qu'à me remercier et m'obéir [...]»).
Au § 5 elle ne laisse pas de s'affirmer dominatrice («j'exige que vous
soyez chez moi [...]»,« et vous reviendrez à dix souper [...] ») tout en se
montrant magnanime («je vous rendrai votre liberté [...]») et désin-
volte («je ne m'occuperai plus de vous [...]»).
Valmont, quant à lui, apparaît indépendant et entreprenant. Cette
dominante éthico-pathétique se déduit également des différents mar-
queurs spécifiques impliqués par les termes de sa lettre.
Au § 1 il s'affirme d'emblée désobéissant (« [...] je regrette de ne plus
être votre esclave», «[...] je me vois forcé de vous désobéir [...]»), sous
le double rapport de l'ironie et de la désobligeance.
Au § 2 il se montre complice («Ne vous fâchez pas et écoutez-moi»),
contrariant (« Que me proposez-vous ? »), sûr de lui et vaniteux («vous-
même [...] vous serez saisie d'un saint respect, et direz avec enthou-
siasme : "voilà l'homme selon mon cœur"»).
Au § 3 il paraît encore complice (« vous connaissez [...]»), puis auda-
cieux («voilà [...] l'ennemi digne de moi») et ambitieux («[...] le but où
je prétends atteindre»).
Au § 4 il affirme plus encore son côté rebelle : tour à tour catégo-
rique («vous saurez donc [...]») et amusé («je lui en prépare [...]»), il
se montre opportuniste («Heureusement, il faut être quatre pour jouer
au wisk») et malicieux («vous devinez que j'ai consenti [...] »), abusif et
provocant («Elle ne se doute pas de la divinité que j'y adore [...]»).
Au § 5, son opposition à Merteuil gagne en violence : d'abord puis-
samment évocateur («[...] livré à une passion aussi forte [...]»), il
s'avoue obstiné et entier («je n'ai plus qu'une idée [...]»), complaisant à
l'égard de lui-même et plus ironique que jamais à l'égard de Merteuil,
jouant de la double entente («[...] j'ai besoin d'avoir cette femme [...]
car où ne mène pas un désir contrarié [...] »), puis allusif (« [...] que nous
sommes heureux [...]») avant de se montrer insultant («[...] femmes
faciles [...]») et désinvolte («[...] sans rancune [...]»).
Par comparaison de ces lignes de progression éthico-pathétiques res-
pectives, tous deux se montrent calculateurs et enjoués. Toutefois le
cynisme de Merteuil l'emporte sur celui de Valmont, peu rancunier et
sachant cultiver chez Merteuil le souvenir de l'affront.
1. Le champ lexical illustre cette notion de façon systématique : «mission d'amour », «prosé-
lyte», «zèle», «ferveur», «prêchons», «oeuvre» (indiquant par là que les libertins sont une sorte
de protestants), «patronne», « saint ». Quant à Mme de Tourvel elle est, rappelons-le, la «divini-
té» que Valmont «adore».
2. Ce terme désigne, depuis Aristote, l'étude des «lieux» du discours. Un topos (pl. topoï) est
«un axiome normatif socialisé» (F. Rastier) ou «un lieu commun argumentatif» (O. Ducrot).
En ayant recours à l'autorité de la doxa, Valmont trouve hors de la
situation qui l'oppose à Merteuil les moyens de mettre en cause la sien-
ne. En explicitant les grandes lignes de cette éthique, il se montre polé-
mique - car il n'est rien de plus provocant ni de plus singulier que d'ex-
pliciter ce que tout le monde sait. Au demeurant, ces maximes sont bien
celles, sinon du héros, du moins de l'homme fier et opiniâtre à l'effort.
En explicitant les principes qui guident sa conduite, Valmont paraît
rappeler Merteuil à l'ordre du bon sens. Ces deux recours argumenta-
tifs se fondent sur un savoir partagé qui fait l'hétérogénéité du texte de
Valmont : symboles culturels («le myrte et le laurier») et préceptes
gnomiques dont Valmont, pour contredire l'amoralisme intéressé de
Merteuil, paraît se faire - lui qui n'en a pas davantage qu'elle - comme
une morale par provision. Avec le commentaire désinvolte qui suit la
citation de La Fontaine (« On peut citer de mauvais vers, quand ils sont
d'un grand poète»), Valmont, dans un mouvement paradoxal, met iro-
niquement à distance une morale d'emprunt dont il use seulement dans
l'occasion pour en faire une maxime - révocable comme toutes les
autres - de son bon plaisir.
Ces références alléguées comme des fondements à son caprice ne
sont que les verbalisations élégantes de convictions plus triviales qui, à
l'examen, se laissent traduire en lieux communs : «un effort est toujours
récompensé », «qui ne tente rien n'a rien ». D'autres topiques, égale-
ment explicitées pour l'occasion, régissent la part d'insolence et de
vexation que Valmont met dans son raisonnement. On peut ainsi inter-
préter comme un écho direct à certaines croyances exprimées par la
marquise les remarques qui - dans la mémoire de sa lettre - émaillent
une fois de plus à distance celle de Valmont :
- L. IV, § 4 : « les femmes se défendent si mal » paraît bien être une
réplique à la supposition de Merteuil, à peine démentie, que le naturel
des femmes risque d'effrayer les hommes (L. II, § 4, à propos de Cécile :
« [...] et nullement maniérée. Mais vous autres hommes ne craignez pas
cela ») ;
- L. IV, § 5: «mais ce que vous ignorez, c'est que la solitude ajoute à
l'ardeur du désir» paraît bien contredire la confidence de Merteuil
dérogeant par exception à ses habitudes (L. II, § 4 : «Je ne recevrai per-
sonne qu'à huit, pas même le régnant chevalier»).
Les représentations axiologiques
Elles concernent notamment les personnages évoqués par Merteuil
et Valmont (Gercourt, Cécile etc.) dont les images, également rendues
par des marqueurs - lexicaux mais aussi éthico-pathétiques inférés de
ceux-ci - sont soumises à un mouvement de valorisation ou de dévalo-
risation. Ces mouvements qui correspondent, logiquement, aux intérêts
investis dans leur tactiques respectives par les deux protagonistes font
en outre écho à l'ethos qu'ils affichent l'un de l'autre. De part et d'autre
donc, les marques axiologiques abondent.
Au point de vue de Merteuil, trois personnages se prêtent ainsi à des
stratégies évaluatives. Gercourt tout d'abord : Merteuil s'ingénie, pour
pousser Valmont à la suivre, à le rendre détestable. De ses conceptions
elle fait d'implacables défauts. Ses aspirations en matière de mariage ne
sont à ses yeux que «présomptions», «préventions», «préjugés»,
marques de la « sottise » et du « ridicule » du personnage. Parce qu'elle
se tient offensée par lui, elle veut que Valmont l'aide à en faire « la fable
de Paris».
Elle intime ainsi à Valmont l'ordre de revenir, sa « vieille tante » ne
pouvant soutenir la comparaison avec Cécile Volanges, ce «bel objet»
dont, pour prix de sa connivence, il pourrait bientôt jouir. Pour faire
valoir l'intérêt qu'il aurait à la suivre, Merteuil dresse de Cécile un por-
trait dont l'évocation devrait suffire à attirer Valmont. De l'indication
générale à la touche de détail, Merteuil multiplie les éloges. Portrait en
antithèse, où les contraires finalement s'annulent («vraiment jolie » / « nul-
lement maniérée» - ce qui s'entend comme «simple» et «naturelle»).
Par touches successives, les intensifs soutiennent des descriptions de
traits qui informent aussi sur le caractère («gauche... (comme on ne
l'est pas)»/«un certain regard langoureux»). En promettant Cécile,
Merteuil s'engage sur sa foi de femme d'expérience (« à la vérité » / « [...]
qui promet beaucoup en vérité ») et qui représente ainsi à Valmont ce
qu'elle sait ou croit savoir du goût des hommes. Ce en quoi Gercourt le
«sot», à lire Merteuil, ressemble à Valmont le «héros» [...].
En opposition directe, à «l'excellente idée de Merteuil », Valmont
place «le plus grand projet» qu'il ait «jamais formé ».
Après avoir affirmé «Combien on [le] punirait, en [le] forçant de
retourner à Paris» (§4), et établi en quoi son «éternelle tante» peut
servir d'autres intérêts que les «biens» dont il vient d'hériter, Valmont
déploie sa propre échelle de valeurs.
Du point de vue axiologique, sa tactique consiste, on l'a vu, à récuser
Cécile Volanges au profit de la présidente de Tourvel. Si Valmont
demeure fidèle au passé qui le rattache toujours à Merteuil, c'est, en
dépit de Gercourt dont il ne prononce pas même le nom, qu'il lui pré-
fère aujourd'hui comme avant une femme d'une plus haute condition :
à «l'aventure de l'Intendante», vainement évoquée par Merteuil, il
entend ajouter à présent l'amour d'une «présidente». De sorte que
Merteuil n'aura été qu'une passade entre deux liaisons d'importance.
Au jeu du désir, Valmont tient la difficulté pour l'un de ses articles de
foi. C'est par cette surenchère de l'éthique libertine qu'il entend aussi
surpasser (c'est-à-dire dépasser et supplanter) Merteuil.
Il est ainsi caractéristique qu'il oppose tout uniment au portrait que
Merteuil fait de Cécile un portrait moral de celle-ci suivi de celui de
Mme de Tourvel. Ce portrait moral de Cécile Volanges, Valmont l'infère
très exactement des termes employés par Merteuil. Elle la disait
«jolie», «gauche», «nullement maniérée », Valmont devine qu'en face
de lui il aura une «jeune fille » qui « n'a rien vu », « ne connaît rien », sera
«sans défense ». Et quand il récuse Cécile, il trahit doublement
Merteuil : lui échappant comme instrument de sa vengeance, il la
repousse comme pourvoyeuse et, quoi qu'il en dise, comme confidente.
La difficulté de l'entreprise prime pour Valmont les attraits que repré-
senteraient pour un autre l'extrême jeunesse («quinze ans»), l'inexpé-
rience et la beauté naissante («un bouton de rose»). Il se trouve enfin
que la présidente vérifie en tous points les aspirations de Valmont. Le
genre de femme qu'elle est, ses activités («messe», «prières», «pieux
entretiens» etc.) authentifient rétrospectivement l'éloge qu'il fait de la
conquête - lointain écho de l'art d'aimer - qu'il s'est plu à évoquer sur
un mode parodique en rappelant qu'il s'agit d'une mission sacrée. A
ceci près que la présidente confesse la vraie religion. Fidèle à son plai-
doyer, il entend convertir à sa foi celle qu'il appelle tour à tour « enne-
mi» (digne de lui), «divinité» et «bon ange ».
Il est enfin remarquable qu'à travers la toponymie qui sert de repè-
re au déploiement de la stratégie de chacun, s'annonce une topologie
concrète - véritable scène du cours des choses. Ainsi, ce qui se lie dans
ces lettres, se délie dans la part de jouissance réelle qui n'accédera pas à
la formulation.
CONCLUSION
Au terme de cette étude, quelques remarques de synthèse s'impo-
sent. Le principe de l'analyse intégrative ici mis en œuvre a consisté à
appliquer à un extrait d'œuvre l'apport de différents points de vue théo-
riques dont chacun coïncide avec un niveau de structuration du texte.
Le premier échange de lettres, entre Merteuil et Valmont, a été exa-
miné en tant que moment décisif du développement ultérieur des
Liaisons dangereuses. La description de cet ensemble textuel repose sur
certaines distinctions préalables qui articulent dans le détail la condui-
te de l'analyse.
Un premier distinguo consiste à discriminer deux plans fondamen-
taux de l'économie linguistique du corpus : la dynamique textuelle
d'une part, la surface discursive d'autre part. Chacun de ces deux plans
se subdivisent en niveaux d'organisation distincts.
L'examen de la dynamique textuelle prend en compte l'étude des
principaux mécanismes sémantiques abstraits qui gouvernent le corpus.
Ainsi :
- les données tactiques coïncident pour l'essentiel avec l'organisation
actantielle du texte. Mais elles supposent, préalablement, l'examen des
données d'arrière-plan contextuel sur lesquelles l'intrigue engagée fait
fond. Il s'agit, dans le cadre de l'échange Merteuil/Valmont, d'examiner
de quelle manière les protagonistes définissent leurs finalités et préten-
dent disposer des moyens qui sont les leurs pour y atteindre (d'où la
dénomination de tactique) ;
- les données thématiques coïncident avec l'agencement des grandes
isotopies dont la mise au jour de certaines permet, en outre, de mieux
identifier les mécanismes de cohésion sémantique de chaque texte.
Dans le cas des Liaisons, nous avons été plus particulièrement attentif
à la relation de dépendance thématique qui unit les lettres l'une à
l'autre, autorisant ainsi une analyse comparative. La disposition «en
miroir» de la réponse de Valmont rappelle, au plan de la découpe dis-
cursive, l'économie de la lettre de Merteuil sur laquelle elle est en
quelque sorte «calquée».
L'examen de la surface discursive consiste à rendre compte de la
façon dont s'organise concrètement la texture du texte. Nous avons pri-
vilégié une perspective pragmatique, en ce sens exact où le corpus épis-
tolaire est appréhendé sous le rapport du primat de l'énonciation et de
l'argumentation.
Le niveau pragmatico-énonciatif regroupe les différents plans de for-
mation du texte en tant que production d'un sujet parlant :
- l'étude des marques d'interaction consiste d'abord à relever les
modalités les plus apparentes de l'énonciation (dispositif déictique et
personnel balisant chaque lettre) ;
- l'étude des personnages occupe l'essentiel des deux autres plans
d'organisation de l'énonciation. Nous avons tenté de montrer qu'une
prise en compte de la subjectivité linguistique, loin de se limiter au
repérage, somme toute trivial, des occurrences de «l'appareil formel de
l'énonciation» (E. Benvéniste), doit en outre prendre en compte l'ana-
lyse du positionnement dialogique de chaque énonciateur. D'où l'étude
de l'ethos que nous avons ici articulée à celle des désignations et de la
dynamique verbo-modale des lettres. De manière à formuler certaines
hypothèses sur le «caractère» des personnages. C'est dans le cadre de
ce niveau d'analyse qu'est avancée la notion de «marqueur éthico-
pathétique » dont l'identification s'infère de l'acte de lecture.
Le niveau pragmatico-argumentatif a été différencié de manière à
rendre compte de l'organisation du plan argumentatif des lettres. Son
étude suit la progression suivante :
- l' aspect rhétorique a été considéré comme partie intégrante de l'ar-
gumentation. Nous nous sommes surtout attaché à montrer comment le
développement d'une figure (la métaphore filée dans la réponse de
Valmont) servait de point d'appui au déploiement d'une stratégie de
discours spécifique ;
- l'aspect topique a été envisagée à partir de deux exemples expli-
cites de recours argumentatif au sens commun. C'est aussi dans ce cadre
que la question de l'hétérogénéité énonciative du texte (usage de cita-
tions, recours à des références culturelles) a été examinée.
L'étude de la lettre-réponse de Valmont a été privilégiée comme cas
exemplaire d'argumentation développée en réplique à une autre énon-
ciation (celle de Merteuil).
Le niveau des représentations axiologiques a été étudié à partir de
l'image que Merteuil et Valmont construisent des autres personnages
évoqués dans leurs lettres. L'analyse de ce dernier niveau complète
celui de l'ethos ; de même elle complète celle du niveau tactique-actan-
tiel puisqu'il met en œuvre la valeur reconnue à chaque personnage et
sa place dans les plans concertés par les protagonistes des Liaisons.
L'articulation de ces différents prismes définit le principe d'une ana-
lyse intégrative. Au point de vue de la réception, les divers niveaux
d'analyse concourent simultanément à la production du sens, de sorte
que s'il y a lieu de les différencier c'est au vu d'une double exigence
méthodologique et pédagogique. La tâche du commentaire consiste
alors à délinéariser chaque plan d'organisation du texte, pour en expli-
citer la compréhension par une interprétation qui en reconnaît le rôle
dans le procès d'intégration du sens.
Georges-Elia Sarfati
Université de Tel Aviv
Violaine Géraud
A h ! c r o y e z - m o i , V i c o m t e , q u a n d u n e f e m m e f r a p p e d a n s le c œ u r d ' u n e a u t r e ,
elle m a n q u e r a r e m e n t d e t r o u v e r l ' e n d r o i t s e n s i b l e , et la b l e s s u r e est i n c u r a b l e .
T a n d i s q u e j e f r a p p a i s celle-ci, o u p l u t ô t q u e je dirigeais v o s c o u p s , je n ' a i p a s
oublié q u e cette f e m m e était m a rivale, q u e vous l'aviez t r o u v é e u n m o m e n t pré-
férable à moi, et q u ' e n f i n vous m ' a v i e z placée a u - d e s s o u s d'elle.
1. « [...] je m'écriai d'une voix molle et tendre : "Ah dieu j'étais si bien là !" et lors du dénoue-
ment qui confond Prévan : "Ecoutez-moi, lui dis-je, vous aurez un agréable récit à faire [... ]" ».
Après les propos vagues et d'usage, Prévan s'étant rendu maître de la conver-
sation, prit tour à tour différents tons, pour essayer celui qui pourrait me plaire.
Je refusai celui du sentiment, comme n'y croyant pas; j'arrêtai par mon sérieux
sa gaieté qui me parut trop légère pour un début; il se rabattit sur la délicate
amitié ; et ce fut sous ce drapeau banal, que nous commençâmes notre attaque
réciproque.
La situation de maîtrise à laquelle prétend Prévan est totalement
vaine, et le discours est narrativisé de façon à montrer que c'est lui qui
est en fait dominé. Le DI subordonne la parole de Prévan en même
temps que Mme de Merteuil affirme sa volonté de toute-puissance, au
travers d'un processus d'analyse objective et objectivante d'autrui : la
dissection du comportement de l'interlocuteur, l'analyse pertinente de
la situation et la révélation des tactiques d'ailleurs peu imaginatives que
le séducteur croit mettre en place alors qu'elles lui sont inspirées, se
mêle au récit des conversations. C'est en effet au fil de ces échanges de
paroles, condensés pour être narrés, que Mme de Merteuil conduit
Prévan à prétendre la séduire.
Mais en même temps qu'elle se montre maîtresse du jeu, elle montre
qu'elle seule fait advenir des paroles qu'elle est également seule, dans
sa lettre, à choisir ou non de rapporter, selon la modalité qui entre dans
ses stratégies. Le discours narrativisé, parce qu'il absorbe les actes
d'énonciation dans la trame narrative qui révèle les stratagèmes et leur
superposition, offrira le meilleur modèle linguistique pour exprimer la
sujétion psychologique que les roués cherchent inlassablement et
implacablement à établir. Or, en même temps qu'il trahit la volonté
d'assujettissement d'autrui, le discours narrativisé manifeste toute la
liberté du «rapporteur». Et comme c'est à Valmont qu'est destinée la
narration, c'est à lui qu'elle donne à apprécier l'intelligence et la force
de sa vengeance, sa souveraineté sur la fatuité masculine. Préfigurant
l'ultimatum qu'elle opposera à celui, symétrique, de Valmont, le récit de
la manière dont elle corrige ce petit-maître de Prévan 1 peut se lire,
pour le destinataire, comme pour le lecteur, comme un apologue ou
comme une prophétie. Car s'il est d'abord une manœuvre de séduction
par laquelle Mme de Merteuil tente de séduire Valmont en se donnant
le beau rôle, dans la manipulation perverse de Prévan, le DI et le dis-
cours narrativisé sont aussi donnés à entendre comme étant commina-
toires pour Valmont. Par un récit des plus flatteurs dans lequel domine
le DD, le Vicomte a en effet participé, par sa lettre 79, à la légende de
Prévan. Il est donc relié à lui par la solidarité masculine, qu'exalte cette
fameuse lettre 79.
C o m m e n t m i e u x m o n t r e r le m é p r i s d a n s l e q u e l o n t i e n t la parole, e n
t a n t q u ' e l l e est p a r e x c e l l e n c e le lieu o ù s ' e x e r c e la l i b e r t é d e l ' a u t r e ?
L e d é s i r h o m o s e x u e l n ' e s t p a s s e u l e n j e u . E n l ' o c c u r r e n c e , la t r a n s -
g r e s s i o n est d a v a n t a g e celle d e la loi d e c o o p é r a t i o n q u i v a u t e n prin-
c i p e p o u r t o u t é c h a n g e d e p a r o l e , q u e celle d e la « n o r m e » sexuelle.
PAROLES SUBORDONNEES ET « E M P R I S E »
A u s s i le d i s c o u r s i n d i r e c t , e t a f o r t i o r i , le d i s c o u r s n a r r a t i v i s é , e n t a n t
qu'ils a c c o r d e n t la s u p r é m a t i e à l ' e x p o s é des stratégies, p o u r r a i e n t - i l s
extérioriser linguistiquement u n e volonté de d o m i n a t i o n et d'appro-
p r i a t i o n a g r e s s i v e s d e l ' a u t r e , u n e v o l o n t é d ' « e m p r i s e » . C e t e r m e gal-
v a u d é en langage c o u r a n t a u n e signification précise en psychanalyse.
F r e u d a b o r d e c e t t e p u l s i o n d a n s s e s Trois essais s u r la t h é o r i e d e la s e x u a -
lité ; e l l e se d o n n e à v o i r d a n s la c r u a u t é e n f a n t i n e , d a n s le s a d o - m a s o -
c h i s m e e t l a p u l s i o n d e m o r t . P. B a y a r d c o n s a c r e d e u x c h a p i t r e s d e s o n
Paradoxe du m e n t e u r à cette « e m p r i s e » qu'il c o m m e n c e par distinguer
d e la « m a î t r i s e » , e n se f o n d a n t s u r d e s t r a v a u x p s y c h a n a l y t i q u e s :
Alors que la situation de maîtrise est pertinente p o u r des situations où il s'agit
d ' e x e r c e r sa force o u son contrôle, - y compris sur soi-même et son appareil psy-
chique, l'emprise introduit à u n territoire o ù règne et des sujétions b e a u c o u p
moins perceptibles et des tyrannies d ' a u t a n t plus impitoyables qu'elles sont
secrètes
C ' e s t l ' e m p r i s e q u i v a d i s t i n g u e r la m a n i è r e d o n t le p e r v e r s se r a p -
p o r t e a u x a u t r e s et à la société, e n m a n i p u l a n t l ' i n c o n s c i e n t d e s a u t r e s
p o u r assurer sa toute-puissance :
1. Dans la Lettre 63, Mme de Merteuil relate à Valmont qu'il lui a donné l'idée de provoquer
une cassure dans la vie des deux jeunes premiers : « Il lui faut donc des obstacles à ce beau Héros
de Roman, et il s'endort dans la félicité ! Oh ! qu'il s'en rapporte à moi, et je lui donnerai de la
besogne; et ou je me trompe ou son bonheur ne sera plus tranquille ».
2. P. Bayard, 1993, p. 147.
3. Vocalité, ton, caractère que se donne l'orateur pour convaincre, qui se montre au travers de
l'énoncé sans s'y dire explicitement. Voir notamment les analyses de D. Maingueneau, Le
Contexte de l'œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 137 à 154.
PAROLES SUBSTANTIVEES, PERVERSION DE L'ECHANGE
Un autre procédé linguistique pourrait également exprimer le pro-
cessus de l'emprise, en assujettissant grammaticalement la parole rap-
portée à l'exposé des stratégies : la substantivation du discours rappor-
té, la transformation d'un acte d'énonciation en un nom qu'actualise un
déterminant :
La défense a commencé par être franche : mais un songez que je pars, pronon-
cé bien tendrement, l'a rendue gauche et insuffisante
Ce message ainsi rapporté était adressé à Mme de Tourvel. Or la
substantivation opérée ajoute sa propre signification connotative à ce
qui est dénoté. Valmont veut montrer à Mme de Merteuil qu'il est
maître du jeu, et que ses paroles dépendent de ses stratégies. Il exhibe
une émotion feinte, un ton emprunté («prononcé bien tendrement»). Il
s'agit pour lui de prouver à sa correspondante combien il demeure froi-
dement calculateur, et avec quel scrupule il respecte leurs principes. Ce
faisant, il donne à admirer l'art consommé avec lequel il théâtralise des
affects, dont celui seul qui les ressent est captif. De même, la parole est-
elle captive de la phrase dans laquelle un article indéfini l'actualise dans
la fonction grammaticale de sujet. Cet article indéfini, par sa valeur
sémantique, prélève un élément au hasard dans une série de référents
qu'il pose comme tous identiques; il actualise l'énonciation rapportée
comme un « é l é m e n t - t y p e C'est pourquoi il tend à lui enlever sa natu-
relle originalité d'acte de parole engagé dans une situation d'énoncia-
tion par définition unique. Il la dérobe à la loi de pertinence qui la liait
à Mme de Tourvel, pour la faire entrer dans celle qui unit les deux roués.
En revanche, lorsqu'elle est actualisée par un démonstratif, la paro-
le qui est substantivée conserve sa naturelle unicité d'acte d'énoncia-
tion, par définition singulier. Le démonstratif sélectionne un référent, et
le m o n t r e , du fait d e son sémantisme déictique 4 c o m m e particulier.
M a i s o n v a v o i r q u e la p a r o l e a i n s i s u b s t a n t i v é e n ' e n e s t p a s m o i n s le
signe d e l ' e m p r i s e d e celui qui l'a p r o n o n c é e , et d e la division d e celui
q u i la r a p p o r t e :
1. Lettre 24 de Valmont à Mme de Tourvel. Cette exclamation est donnée au DD dans la lettre
23 où Valmont relate l'effet produit sur la prude de l'acte de charité qu'il a monté de toutes pièces
avec l'aide de son chasseur pour l'attendrir. Cette lettre 23, très pathétique et imitant plus ou
moins parodiquement le drame sérieux est presque tout entière au DD.
2. L'activité d'explication de texte à laquelle se livrent les deux roués est le lieu d'une réflexion
métalinguistique indissociable d'une ironie d'auteur, par laquelle Laclos réfléchit sur l'œuvre qu'il
est en train d'écrire, et s'en dégage intellectuellement, comme il se dégage des traditions roma-
nesques qui nourrissent son inspiration.
3. Voici ce qu'écrit, là encore ironiquement, Mme de Merteuil à propos de l'adjectif «cruel»
dans la lettre 5 destinée à Valmont; elle y parle du Chevalier son amant à qui elle compte faire
une scène, parce qu'elle «a de l'humeur» : «Il m'appellerait perfide et ce mot de perfide m'a tou-
jours fait plaisir; c'est, après celui de cruelle, le plus doux à l'oreille d'une femme, et il est moins
pénible à mériter ». On notera au passage que les mots «perfide» et «cruelle» auraient pu être en
italiques, parce qu'ils relèvent du discours cité.
[...] l'effet n'en est pas moins manqué. C'est le défaut des Romans. L'Auteur se
bat les flancs pour s'échauffer, et le Lecteur reste froid. Héloïse est le seul qu'on
en puisse excepter; et malgré le talent de l'Auteur, cette observation m'a tou-
jours fait croire que le fonds en était vrai.
En affirmant à Valmont qu'il a manqué son «effet», la Marquise le
renvoie à sa vérité, d'être psychologiquement divisé : le Vicomte est
déclaré mauvais rhétoriqueur, incapable de bien écrire une lettre
d'amour crédible, non parce qu'il feint, comme s'amuse à le lui reprocher
la Marquise, des sentiments qui ne sont pas éprouvés, mais parce qu'il est,
contre ses principes, amoureux. Ce que la Marquise tait, elle le laisse
entendre par son allusion à La Nouvelle Héloïse : dans le commentaire
critique de Mme de Merteuil, la passion s'écrit en creux. La passion que
toutes les froides stratégies des Liaisons dangereuses font flamber.
PAROLES EN ITALIQUE, PAROLES DETOURNEES
Les paroles rapportées et substantivées apparaissent en caractères
italiques. Or, dans Les Liaisons, de nombreux mots et expressions sont
transcrits dans ce même caractère, marqueur d'une non-coïncidence
énonciative. Quoiqu'ils soient grammaticalement intégrés à l'énoncé, la
typographie attire l'attention sur leur signifiant, en tant qu'il s'inscrit
dans une hétérogénéité énonciative :
Vous êtes cause que je suis arrivée indécemment tard chez Mme de Volanges,
et que toutes les vieilles femmes m'ont trouvée merveilleuse.
Les deux expressions en italiques ont été prononcées par les
convives de Mme de Volanges, et notamment par «toutes les vieilles
femmes » auprès desquelles Mme de Merteuil passe pour un parangon
de vertu. C'est donc aussi par bribes qu'est rapportée la parole d'autrui
qui alors, presque toujours, va relever de la double, voire de la triple
entente, et enclencher un processus d'ironie. C'est notamment le cas
lorsque les italiques mentionnent qu'un terme a été repris au destina-
taire auquel la lettre répond :
Cette femme qui vous a rendu les illusions de la jeunesse vous en rendra bientôt
aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide et esclave; autant vaudrait
être amoureux. Vous renoncez à vos heureuses témérités.
Dans cet extrait de la lettre 10, Mme de Merteuil, qui répond à la
lettre 6 de Valmont, le cite sans guillemets, subrepticement donc. Car à
la différence des guillemets qui ajoutent un énoncé en le maintenant
extérieur, l'italique permet d'incorporer un énoncé dans un autre, en
signalant simplement qu'il n'est pas sur la même ligne énonciative.
1. Lettre 51.
Mais parce qu'elle relève de la typographie et non des usages manus-
crits, on pourrait être tenté d'attribuer l'italique à l'éditeur, qui est l'une
des figures du romancier. C'est bien finalement ce dernier qui signale à
l'attention du lecteur ce jeu qui consiste à détourner et à s'approprier, non
sans malice, la parole de l'autre, pour la mettre à distance, en révéler l'im-
pertinence, la tourner en dérision. Aussi, dès qu'on attribue, comme il
semble réaliste de le faire, l'italique au romancier, son emploi est-il une
sorte de lapsus qui laisse le dispositif s'échapper comme fictif, et le roman
s'avouer comme subterfuge : faille inconsciente que découvre le lecteur
qui exercerait à son tour, par cette découverte, sa propre emprise ?
Ajoutons que les épistoliers usent volontiers de la citation littéraire
qui apparaît en italique dans le texte. Le romancier, plus encore que les
correspondants, en tire souvent un effet humoristique ou ironique. On
appréciera l'humour qui vient du détournement de deux vers d'une tra-
gédie racinienne, et de leur trop parfaite adaptation à une situation de
pur libertinage. Cette citation se trouve dans l'épisode de la lettre 71 où
Valmont raconte à Mme de Merteuil comment il a enlevé la Vicomtesse
de ***, pour une nuit d'amour, à la fois à son mari et à son amant, tous
deux présents dans la demeure où Valmont était lui aussi invité :
[...] et elle arriva chez moi vers une heure du matin
[...] dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil
La syntaxe et l'italique montrent conjointement que la citation est
intégrée en même temps qu'humoristiquement dévoyée. Et elle frappe
par le parfait à-propos qui en fait l'irrésistible élégance :
Quant au changement de ma figure, fiez vous-en à votre Pupille. L'amour y
pourvoira 1
Une note signale que la citation en italiques provient des Folies
amoureuses de Régnard. L'humour tient ici moins à la citation elle-
même, qu'à la trop parfaite congruence du titre de l'œuvre dont elle est
extraite, par rapport à la situation dans laquelle se trouve le Vicomte. Sa
mine altérée, qui l'oblige à se faire passer pour malade, vient en réalité
du zèle qu'il déploie pour parfaire l'éducation de la pupille de
Mme de Merteuil, la jeune Cécile.
La citation littéraire autorise même des notes humoristiques de l'édi-
teur, comme celles où il feint de ne pas savoir si Mme de Merteuil, dans
sa lettre autobiographique 81, cite un auteur ou invente une citation :
[...] si j'ai su tour à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou
rejeter loin de moi.
Ces tyrans détrônés devenus mes esclaves.
1. Nous prenons polyphonie aux deux sens du terme : la polyphonie distingue comme on l'a vu
un genre de roman par lettres qui comprend plusieurs épistoliers et elle s'oppose alors à la mono-
die. Mais la polyphonie a aussi un sens linguistique. La notion a été introduite par M. Bakhtine pour
désigner le fait que plusieurs «voix» puissent s'exprimer sans qu'aucune ne soit dominante.
O. Ducrot nomme « polyphonie » les phénomènes de non-prise en charge. Ainsi, dans le mécanis-
me de l'ironie, le locuteur n'assume pas le point de vue qu'il exprime et en fait endosser la respon-
sabilité à un énonciateur qui est ironisé. Voir Ducrot, Le Dire et le Dit, Paris, Minuit, 1984.
2. Lettre 6 de Valmont à Mme de Merteuil.
bras pour (symboliquement) « franchir un fossé », il dépeint son trouble,
et recourt au DD pour faire éclater, non sans perversité, l'ingénuité de
la jeune femme, et ensuite l'interpréter comme une promesse de félici-
tés futures. Ce montage auquel le DD participe lui sert d'argument, car
il cherche à démontrer à Mme de Merteuil qui voulait lui confier une
autre mission, séduire la future épouse de Gercourt, qu'il a raison de
désirer la « Céleste Dévote ». Toutefois, peut-être Valmont a-t-il inventé
ce lapsus afin qu'il soit révélateur...
Car le discours indirect n'est pas libre de toute dépendance, par rap-
port au discours citant. Il relève lui aussi du choix stratégique de l'épis-
tolier, et il n'est qu'un trompe-l'œil, dans la mesure où l'énonciateur du
discours citant fait comme s'il restituait fidèlement la parole qu'il rap-
porte, alors qu'il conserve, à son égard, toutes ses prérogatives de rap-
porteur, plus ou moins fidèle. Le discours indirect est donc par nature du
côté de la feinte, de la théâtralisation, puisqu'il se donne presque tou-
jours à entendre pour ce qu'il n'est pas : il n'est que très rarement, en
effet, une restitution comparable à un enregistrement, quoiqu'il soit
censé tel. Aussi, sous couvert de transcription exacte, va-t-il permettre
dans Les Liaisons de secrets trafics. Le DD joue en effet sur la loi de sin-
cérité, loi du discours qui fait que tout énonciateur est réputé a priori sin-
cère, et passera, en conséquence, pour un rapporteur sincère dans la pré-
tention que présuppose le DD à citer mot pour mot la parole de l'autre.
On ne s'étonnera donc pas que Laclos, qui manifeste ainsi quelle est
son « emprise » de créateur sur la langue, aille exploiter cette naturelle
contradiction du fait linguistique qu'on nomme discours direct. En cela
il agit avec le matériau linguistique comme ses personnages de roués
agissent avec leur victime : il établit son « emprise » d'écrivain en déce-
lant, puis en jouant sur la division intrinsèque du DD, sur son paradoxe.
Et ce paradoxe n'est pas sans rappeler celui du comédien chez Diderot :
si le bon comédien joue d'autant mieux les sentiments qu'il ne se les
approprie pas affectivement, le bon rapporteur du DD jouera d'autant
mieux avec la parole, qu'elle restera à distance de lui, sera déclarée
autre, et linguistiquement maintenue dans cette altérité qui la fait croire
intacte. Dans les deux cas, la vérité est celle que la comédie construit,
vérité du dire qui ne coïncide pas avec celle du dit et qui entretient une
relation paradoxale avec les sentiments.
Aussi est-ce en usant du discours direct que Valmont met en scène
Prévan dans la lettre 79 qui narre comment le fameux Prévan a séduit et
perdu de réputation trois femmes à la fois. Valmont donne d'abord la paro-
le à son héros pour deux longues tirades qu'il fait sur le lieu de rendez-vous
du duel qui devait l'opposer à trois rivaux. Il leur tient un discours qui fon-
dera des valeurs masculines, dont la reconnaissance commune aboutira à la
solidarité entre ces hommes qui étaient venus pour se battre :
Je sais, ajouta-t-il, qu'on gagne rarement le sept et le va; mais quel que soit le
sort qui m'attend, on a toujours assez vécu quand on a eu le temps d'acquérir
l'amour des femmes et l'estime des hommes.
Valmont met dans la bouche de Prévan une métaphore destinée à
montrer son «caractère de joueur ». L'italique sert ici à marquer une
modalisation autonymique, qui exhibe comme légèrement déplacée
l'expression empruntée à un autre registre, au vocabulaire du jeu. Cette
exhibition confère au personnage, à travers les paroles rapportées au
DD, un e t h o s de grand seigneur libertin, propre à lui faire incarner aux
yeux de Mme de Merteuil, comme à ceux du lecteur, les valeurs qui
furent celles, plus tôt dans le siècle, des petits maîtres tels que les a
peints Crébillon, valeurs dont ont hérité les roués :
[...] le coénonciateur incorpore, assimile ainsi un ensemble de schèmes qui cor-
respondent à une manière spécifique de se rapporter au monde en habitant son
propre corps
Valmont ne se contente pas de donner la parole à Prévan, il montre
bien comment l'aristocrate libertin se «rapporte au monde et habite
son propre corps ». C'est ainsi que le personnage devient, pour la desti-
nataire de la lettre, Mme de Merteuil, comme pour le lecteur, un per-
sonnage séduisant : il «incorpore» des valeurs masculines autant
qu'aristocratiques, avec une souveraine aisance.
Encore faut-il préciser en quoi les valeurs qu'«incorpore» Prévan
pour la destinataire de la lettre sont masculines. Elles s'exaltent par le
mépris des femmes, par leur ravalement sadien au rang d'objets. Prévan
est donc un séducteur misogyne, et son discours est affecté par Valmont
d'un ethos typiquement aristocratique, aussi désinvolte que généreux,
qui campe sous nos yeux de lecteur un homme prêt à perdre la vie avec
la même insouciance qu'il perdrait au jeu :
Je ne vous cache pas, continua-t-il donc, que la nuit que je viens de passer m'a
cruellement fatigué. Il serait généreux à vous de me permettre de réparer mes
forces. J'ai donné des ordres pour qu'on tînt ici un déjeuner prêt; faites-moi
l'honneur de l'accepter. Déjeunons ensemble, et surtout déjeunons gaiement.
On peut se battre pour de pareilles bagatelles ; mais elles ne doivent pas, je crois,
altérer notre humeur.
V a l m o n t , p a r le D D , d é g a g e c o m p l è t e m e n t s a r e s p o n s a b i l i t é d ' é n o n -
ciateur. C e t t e responsabilité d e ce qui est d o n n é p o u r u n e «plaisante-
r i e » e s t e n d o s s é e p a r l e s e u l P r é v a n , d o n t il d i t , d a n s c e t t e m ê m e l e t t r e
7 0 , q u ' i l n e « l ' a i m e p a s M a i s il a j o u t e , c e q u i e s t p l u s r é v é l a t e u r :
[...] je l'ai e m p ê c h é longtemps [...] de paraître sur ce que nous appelons le grand
t h é â t r e ; et il y faisait des prodiges sans en avoir plus de réputation.
1. On peut penser aux maximes qui ponctuent le théâtre cornélien, ou à celles, évidemment,
de La Rochefoucauld. On peut notamment relever dans les citations que nous avons données : « on
a toujours assez vécu quand on a eu le temps d'acquérir l'amour des femmes et l'estime des
hommes » ; « On peut se battre pour de pareilles bagatelles ; mais elles ne doivent pas, je crois, alté-
rer notre humeur ».
2. «Il me reste à vous dire que ce Prévan, que vous ne connaissez pas, est infiniment aimable,
et encore plus adroit. Que si quelque fois vous m'avez entendu dire le contraire, c'est seulement
que je ne l'aime pas, que je me plais à contrarier ses succès [...] ».
sentences libertines mémorables. Il le laisse donc monter sur le «grand
théâtre », celui sur lequel les gens de la bonne société se donnent la comé-
die. Mais peut-être aussi compte-t-il, en provoquant habilement la
Marquise pour laquelle il feint de reproduire (pour laquelle il brode,
embellit - invente ?) les paroles de Prévan, exclure définitivement celui-
ci du «grand théâtre », y triompher seul après s'être débarrassé, par la
vengeance d'une femme, de son rival le plus menaçant.
Les interprétations que le lecteur peut dégager de ce double-jeu, à la
fois permis et dérobé par le DD, sont plurielles : désir d'humilier son
ancienne maîtresse, et à travers elle, de ravaler le sexe féminin ? Rivalité
entre hommes, chacun voulant être consacré «mâle dominant» aux
yeux des femmes ? Homosexualité refoulée ? Ces interprétations pro-
cèdent en tout cas d'une même origine : la guerre inlassable que livrent,
jusqu'au cœur du désir et au plus profond de l'amour, les hommes, pour
défendre leur masculinité et leur identité que les femmes paraissent
menacer. L'ardeur de la défense pourrait être proportionnelle à la fra-
gilité de l'identité masculine.
PAROLES DONNEES EN SPECTACLE
Dans le roman, les traits d'esprit sont très souvent lancés au DD, ce
qui tient d'abord au fait que la conversation mondaine où l'on apprécie
les saillies forme le référentiel ultime de la lettre. Ces traits d'esprit pro-
cèdent d'une connivence aristocratique qu'ils entretiennent en retour,
même s'ils font surtout le plaisir du lecteur. Plaisir de l'entente, parfois
associé à une sorte de voyeurisme, plaisir qui suppose et nourrit une com-
plicité dans la manipulation perverse de l'autre, ces bons mots lancés au
discours direct comme à la volée entrent dans la stratégie du romancier
au moins autant, si ce ne n'est plus, que dans celle de l'épistolier.
Ce dernier, en plaçant ses bons mots dans la bouche d'autres énon-
ciateurs, se conforme au code mondain, au bon goût qui préconise
qu'on évite de trop visiblement se mettre en valeur, puisque dans la
bonne compagnie, on brille d'autant mieux qu'on a moins l'air d'y son-
ger. Le code aristocratique impose de constamment se montrer grand
seigneur, sans jamais paraître le vouloir. Le DD, parce qu'il fait jaillir le
bon mot comme s'il était spontané, le fait passer pour «naturel». Non
seulement la lettre ne doit pas être le lieu d'une vantardise de mauvais
aloi, mais elle est contrainte par les lois de la conversation mondaine.
Son style, tel le «négligé» des femmes, n'est qu'une affectation
consommée. La lettre ne doit pas sembler apprêtée pour plaire. Et doit
plaire quand même. Le roman reproduit cette esthétique aristocratique
d'un naturel, pur produit d'un art dont les artifices se dissolvent dans
leur propre élaboration, par l'excès de leur raffinement.
Dans la lettre mondaine comme dans le roman par lettres, la parole,
pour pouvoir être visiblement donnée en spectacle, doit être déléguée,
prétendue assumée par un autre. Ainsi est-ce apparemment afin de
valoriser son chasseur que Valmont lui attribue un bon mot. Cette paro-
le rapportée au DD se situe dans la lettre 44 adressée à Mme de
Merteuil. Valmont y narre comment il tente de convaincre la camériste
de Mme de Tourvel de lui « livrer les poches de sa maîtresse ». Son chas-
seur étant l'amant de cette femme de chambre, il lui demande son aide.
A quoi le chasseur répond :
Monsieur sait sûrement mieux que moi [...] que coucher avec une fille, ce n'est
que lui faire ce qui lui plaît : de là, à lui faire faire ce que nous voulons, il y a sou-
vent bien loin.
Pour accréditer sa fidélité de rapporteur, et ne pas se déclarer l'in-
venteur du propos, Valmont respecte le niveau de langue («coucher»,
et non les euphémismes ordinaires, tels «accorder ses bontés», «ses
faveurs» pour une femme, «rendre ses hommages», pour un homme).
Le DD autorise ici la transgression du tabou de la sexualité. Comme
dans le théâtre de Marivaux, il justifie par un registre de langue ratta-
ché à la condition ancillaire, la crudité du propos.
Mais est-ce cette crudité qui en fait le sel? Ce serait trop simple.
C'est ici moins le «dire», trop apparemment destiné à choquer pour
véritablement amuser, que le «dit», qui va frapper le lecteur. Cette
parole, s'élevant contre une idée communément admise, renverse le
pouvoir de l'homme, dont l'activité serait soumise à l'apparente passi-
vité féminine. Celle-ci est du même coup dénoncée comme une comé-
die, dérobant la toute-puissance des femmes. Mais qui joue la comédie ?
Celui qui prétend renverser les rôles traditionnellement attribués à l'un
et l'autre sexe, laissant transparaître l'angoisse de la castration ? Celle à
qui la lettre contenant ce bon mot s'adresse, et qui se montre, dans la
relation érotique, plus agissante qu'agie 1? Il n'est pourtant pas certain
que Mme de Merteuil soit pleinement et toujours maîtresse du jeu. Elle a
beau jouer la comédie avec autant de brio que son correspondant, son
pouvoir n'est jamais que celui qu'elle se donne en se mettant adroitement
en scène. Mais, telle une héroïne racinienne et tel Valmont lui-même, elle
demeure prisonnière de forces qui la dépassent et déterminent, en pro-
fondeur, l'action romanesque. Aussi au travers de la prolifération d'une
parole libertine le roman nous conduit-il peut-être paradoxalement, à une
1. Elle montre notamment l'étendue de son pouvoir dans la lettre 10, ou elle narre comment elle
a allumé une feinte querelle pour ensuite conduire son amant le Chevalier dans sa petite maison.
2. On retrouve d'ailleurs à la base de l'intrigue des Liaisons la triangulation de l'amour qui
fonde les tragédies raciniennes : Mme de Merteuil aime Valmont qui aime Mme de Tourvel,
comme Phèdre aime Hippolyte qui aime Aricie, comme Pyrrhus aime Andromaque qui aime
Hector...
vision janséniste de la condition humaine. Car sur la scène des Liaisons,
les personnages sont écrasés par une sorte de fatum. On pourra le nom-
mer «passion», ou «inconscient». Toujours est-il que ce fatum se mani-
feste dans le dénouement avec éclat.
Trop d'éclat pour qu'on y croie ? Est-ce finalement vers la liberté
dans la jouissance, vers la jouissance d'une intelligence souveraine, et
débarrassée de ses préjugés que s'ouvriraient Les Liaisons dangereus es ?
On a accusé le dénouement punissant les méchants d'être postiche, et de
faire in extremis rentrer dans l'ordre un roman profondément fauteur de
troubles. C'est peut-être vrai. Mais peut-être aussi Laclos a-t-il voulu sin-
cèrement écrire un dénouement édifiant. Si l'œuvre garde finalement le
secret de son ultime signification, c'est peut-être parce qu'elle ne se relie
à la vie de Laclos que par un lien perdu, un lien qui reste à ce jour secret
et échappe à l'emprise du lecteur. Ce militaire scrupuleux, bon père de
famille, fut aussi un homme des Lumières, prônant sincèrement l'éman-
cipation des femmes. Sa biographie en fait l'homme d'un seul amour, sa
femme Marie-Soulange, qu'il aima jusqu'à sa mort, comme le révèle la
correspondance entre les deux é p o u x Or cette relation obscure entre
le roman et le romancier, est reproduite et démultipliée par le genre
choisi, qui ne donne jamais la parole à l'auteur, qui interdit, par essence,
son intrusion dans la n a r r a t i o n On peut aussi considérer que le com-
plexe enchâssement des paroles rapportées ne pouvait que brouiller un
message dont l'œuvre se serait voulue porteuse. Quel est donc l'objet
des Liaisons, qui en justifierait la structure irréductiblement polypho-
nique ? Que la parole soit rapportée directement ou indirectement, tou-
jours elle apparaît divisée comme l'être qui la profère, comme celui qui
la rapporte, ou encore comme chacun de ceux, à qui elle est donnée à
lire, et à interpréter. C'est la stratification des significations, leur mou-
vance, leurs paradoxes, qui font le véritable enjeu de l'œuvre. Autant dire
qu'elle construit une scénographie paradoxale dont la particularité est
qu'elle fait proliférer l'activité interprétative du lecteur. A un autre
niveau, cette activité interprétative est reproduite au cœur du texte,
reflétée par les incessants commentaires métadiscursifs, et les explica-
tions de texte que suscitent la production et la citation des lettres, lettres
en permanence dévoyées, retranscrites, aliénées, détournées, comme le
sont aussi les paroles rapportées, comme le sont aussi les êtres, victimes
de ces dangereuses liaisons... labyrinthe où le lecteur erre, sans qu'un fil
ne lui soit, par quelque Ariane, tendu. Aussi est-ce peut-être l'acte de lec-
ture lui-même qui fait l'objet des Liaisons dangereuses. Telle est en tout
cas l'hypothèse séduisante de P. Bayard :
1. Plusieurs centaines de lettres où Laclos parle de son emprisonnement à Picpus, de ses cam-
pagnes militaires, et exprime son amour pour sa femme et leurs enfants.
2. Sauf dans le lapsus que peut être l'emploi de l'italique.
Le roman de Laclos raconte moins une histoire de libertinage qu'il ne met en
scène ; au miroir des échecs d'interprétation des personnages, notre difficulté à
le saisir, cela au moyen d'un dispositif qui suscite le vertige. Selon cette inter-
prétation, le roman de Laclos serait l'une des plus belles œuvres jamais écrite
sur sa propre lecture 1
Mais ce « miroir des interprétations » où vient se réfléchir une écri-
ture qui excède, comme toute grande écriture, toute lecture, est aussi,
plus généralement, tendu à tout acte d'énonciation rapporté par les
lettres, à toute parole au travers de laquelle, sans cesse, une identité sai-
sit en une autre ce qui la divise et la défait.
Violaine Géraud
Université Paris IV-Sorbonne
D i s c o u r s d e la f o l i e e t s t r a t é g i e é p i s t o l a i r e
La dernière lettre de M m e de Tourvel
1. «L'acte de langage est effectivement accompli même s'il est reçu comme nul et non avenu.
En effet tout acte de langage prétend par son énonciation même à la légitimité », D. Mainguenau,
Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Bordas, 1990, p. 9.
Dans ce contexte qu'en est-il de la lettre même, au plan de l'interac-
tion entre Mme de Tourvel et son allocutaire ? Les deux critères de défi-
nition de l'épistolaire, substitut de l'oral et caractère privé de l'échan-
ge 1 s'y trouvent d'emblée fragilisés. D'une part l'oralité est curieuse-
ment mise en relief par l'exercice de la dictée, tout à fait inhabituel chez
Mme de Tourvel : «Lettre CLXI / La Présidente de Tourvel à... / (Dictée
par elle et écrite par sa femme de chambre) ». D'autre part, un trait
essentiel de la correspondance intime est remis en cause par l'éclate-
ment apparent du schéma de la communication : comme le signale
Mme de Volanges (lettre 160), la lettre semble être adressée à une mul-
tiplicité de destinataires. Etayant l'assertion selon laquelle cette lettre
«ne s'adresse à personne pour s'adresser à trop de monde», la configu-
ration contextuelle suscite un effet de suspicion sur un discours carac-
térisé par une mouvance aussi inhabituelle. Ces deux constituants de la
«prise de parole» de Mme de Tourvel déstabilisent la «scène géné-
rique » attachée à l'échange épistolaire et présupposent une « scénogra-
phie » d é l i r a n t e Le dispositif énonciatif se présente comme probléma-
tique et demande à être appréhendé comme tel.
Enfin, l'instabilité et la mouvance des allocutaires affecte le statut
générique du texte et rend difficile sa détermination. La question de
savoir s'il fonctionne comme un acte interlocutif et communicatif diffé-
ré pose dès lors p r o b l è m e De quelle régulation relève ce discours épis-
tolaire ? Lettre de pénitence, lettre de confidence, lettre de séduction,
lettre de rupture, lettre d'adieu ou lettre amoureuse, chaque genre épis-
tolaire induit un type d'échange reposant sur des règles interaction-
nelles et énonciatives particulières. Or, la lettre de Mme de Tourvel est
tout cela à la fois. Il semble par conséquent que la flexibilité et l'inor-
ganisation relative du discours épistolaire caractérisent une lettre de
folie. Elles problématisent en même temps l'interprétation du texte, ce
qui explique les divergences d'identification évoquées plus haut.
1. Vaumorière en 1690 définit ainsi la lettre : «Ecrit que nous envoyons à une personne absen-
te pour lui faire savoir ce que nous lui dirions si nous étions en état de lui parler », cité dans,
Haroche-Bouzinac, L'Epistolaire, Paris, Hachette, 1995. De nos jours, les définitions ont peu
changé : le dictionnaire encyclopédique Larousse : «Ecrit sur feuille de papier, adressé person-
nellement à quelqu'un et destiné à être mis sous enveloppe pour être envoyé par la poste», le
Robert : « écrit que l'on adresse à quelqu'un pour lui communiquer ce qu'on ne peut ou ne veut lui
dire oralement ».
2. Je reprends la terminologie proposée par D. Mainguenau qui différencie entre la «scène
englobante », la « scène générique » et la « scénographie », les trois constituant la « scène d'énon-
ciation » instituée par le discours tout en permettant le déploiement de celui-ci. « Ethos, scénogra-
phie, incorporation », dans R. Amossy (éd.), L'Image de soi dans le discours. La construction de
l'ethos, Lausanne, Delachaux et Nestlié, à paraître en 1999.
3. Certains critiques littéraires partagent l'avis de Mme de Volanges; v. A. J. J. Cohen
«Prolégomènes à une sémiotique du monologue», in H. Parret et H. G. Ruprecht (éds.),
Exigences et perspectives de la sémiotique, Recueil d'hommages pour A. J. Greimas (Amsterdam,
Benjamins), 1985, pp. 149-159; cf. aussi T. Todorov, Littérature et signification, 1967.
C'est donc en tentant d'analyser les mécanismes discursifs qui désta-
bilisent le dispositif énonciatif et le cadre générique, produisant un effet
déconcertant de fluctuation et d'indétermination, qu'il sera possible
d'éclairer le fonctionnement du discours de la folie dans la situation
interactionnelle propre à l'échange épistolaire. Deux questions interdé-
pendantes et complémentaires surgissent dans ce contexte. Dans quel-
le mesure un «je» délirant et narcissique assume-t-il un contrat inter-
subjectif? Et si l'on admet l'existence d'une situation dialogique, par
rapport à qui et selon quelles modalités la locutrice du discours épisto-
laire délirant construit-elle une image de soi, un ethos ?
On étudiera les marques linguistiques d'un discours épistolaire qui se
donne comme délirant avant de se demander s'il participe de l'interac-
tion épistolaire et de ses règles ou s'il est au contraire, comme le voulait
Mme de Volanges, exclu du circuit de la communication. Rappelons
néanmoins la vocation épistolaire de ce texte dans le cadre spécifique de
l'ensemble du recueil : numérotation de la lettre, en-tête signalant l'iden-
tité du locuteur, localisation spatio-temporelle en bas de page. Ces
indices référentiels ancrent le discours dans la réalité interactionnelle de
l'épistolaire et constituent un point de départ justifiant l'analyse qui suit.
LE DISCOURS DE LA FOLIE ET SES MARQUES LINGUISTIQUES
1. Alain J.-J. Cohen, op. cit. Selon l'auteur la lettre 161 doit être considéré comme un mono-
logue reflétant un état psychique où «la position narcissique a rarement été aussi comblée ».
2. A propos de l'interaction conversationnelle, notons la remarque judicieuse de Diderot :
« C'est une chose bien singulière que la conversation, surtout quand la compagnie est un peu nom-
breuse. Voyez les circuits que nous avons faits. Les rêves d'un malade ne sont pas plus hétéroclites.
Cependant comme il n'y a rien de décousu ni dans la tête d'un homme qui rêve, ni dans celle d'un
fou, tout se tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les
chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d'idées disparates », cité dans Haroche-Bouzinac, p. 92.
3. La Nouvelle Héloïse, La Pléiade, Gallimard, p. 15.
En faisant intervenir les divers registres de la parole orale et en épou-
sant les méandres d'une pensée désordonnée, la lettre 161 semble donc
répondre aux conventions d'écriture d'un certain genre épistolaire. Les
marques discursives de la perturbation mentale pourraient fort bien corres-
pondre à un modèle du discours passionné. Elles apparaissent néanmoins
comme transgressives non par leur nature, mais par leur emploi excessif
On note un foisonnement de marqueurs linguistiques relevant du
registre de l'oral comme les interjections «Quoi!», «Mais quoi!»,
« Oh ! », « Ah ! », « Dieu ! » ; les vocatifs « cruel ! », « auteur de mes fautes »,
«mon aimable ami!»; les répétitions lexicales «c'est lui [...] c'est lui
[...] », «Où sont les amis qui me chérissaient, où sont-ils?», «toi [...] toi »,
«c'est toi, c'est bien toi», «Ne nous séparons plus, ne nous séparons
jamais» et les répétitions syntaxiques «ne te lasseras-tu [...] ne te suffit-
il pas... », «c'est pour t'avoir vu que j'ai perdu le repos; c'est en t'écou-
tant que je suis devenue criminelle ». Abondent également dans le texte
les phénomènes dialogiques comme les vocatifs évoqués plus haut, les
interpellations interrogatives : «Pourquoi te refuser à mes tendres
caresses ? [...] Quels sont ces liens que tu cherches à rompre?», «que
fais-tu ? », et les impératifs «reçois-moi dans tes bras ; cache-moi dans ton
sein », «Tourne vers moi tes doux regards ! », «Laisse-moi», etc.
L'accumulation excessive, l'omniprésence des éléments qui rappro-
chent le texte écrit de l'oral le dotent d'un caractère pathologique. Les
appellatifs fortement subjectifs manifestent des oppositions qui confir-
ment la relation affective conflictuelle liant l'épistolière à son corres-
pondant et soulignent le trouble dans lequel elle est plongée. Les oppo-
sitions entre lesquelles elle se trouve prise sont particulièrement
visibles dans le § 5 où se déploie l'énonciation successive de sentiments
contradictoires - rejet du motif de la rupture : «Quelle illusion funeste
m'avait fait te méconnaître », espoir d'un rétablissement des liens rom-
pus : «Ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais », suivi d'un déli-
re paranoïaque d'où se dégage l'effroi devant un «monstre» et le sen-
timent d'être persécutée par celui qui prépare un «appareil de mort ».
Par ailleurs, les énoncés répétitifs, qui brisent constamment la continui-
té du discours, deviennent les signes de l'obsession qui hante l'esprit de
Mme de Tourvel. Le maniement de la répétition, mais aussi la fragmen-
tation du discours, l'incohérence apparente de l'enchaînement des
reprises qui ne découlent pas de la séquence précédente signalent la dis-
continuité et le désordre d'un discours que la locutrice de maîtrise plus.
1. Diderot, dans Eléments de physiologie, note : «Si la sensation était aussi forte dans l'absence,
comme dans la présence de l'objet, on verrait, on toucherait, on sentirait toujours, on serait fou».
m o d a l i t é s p r o p r e s à la c o m m u n i c a t i o n p u r e m e n t i n f o r m a t i v e p e r m e t à
la l o c u t r i c e d e m a i n t e n i r u n e d i s t a n c e v i s - à - v i s d u p a r t e n a i r e . M m e d e
M e r t e u i l n e m a n q u e p a s d'ailleurs d e r e l e v e r c e t e f f o r t d e m a î t r i s e d e soi
qui consiste principalement à dissimuler d ' a b o r d l ' a m o u r interdit, ensui-
te les i n c e r t i t u d e s et les p e i n e s d u e s a u x i n f i d é l i t é s d u l i b e r t i n :
Savez-vous que cette f e m m e a plus de force que je ne croyais? Sa défense est
bonne ; et sans la longueur de sa lettre, et le prétexte qu'elle vous d o n n e p o u r
rentrer en matière dans sa phrase de reconnaissance, elle ne se serait pas d u tout
trahie. (Lettre 33)
O n n e r e t r o u v e a u c u n e t r a c e d e s d y s f o n c t i o n n e m e n t s r e l e v é s d a n s la
d e r n i è r e lettre qui a p p a r a î t , à la l u m i è r e d e c e t t e c o n f r o n t a t i o n , c o m m e
un discours éclaté m a r q u é p a r l'exagération et l'exaltation. Ainsi cer-
taines m a r q u e s qui n e s o n t p a s e n soi d e s s i g n e s d e p e r t u r b a t i o n le
d e v i e n n e n t q u a n d o n les r a p p o r t e a u x n o r m e s f i x é e s p a r le d i s c o u r s
épistolaire antérieur de M m e de Tourvel.
C ' e s t d a n s cette p e r s p e c t i v e qu'il c o n v i e n t d ' e x a m i n e r les s é q u e n c e s
d ' o u v e r t u r e e t d e c l ô t u r e d u d i s c o u r s d e la folie. R a p p e l o n s q u e t r o i s
parties principales c o m p o s e n t g é n é r a l e m e n t u n e lettre : la s é q u e n c e
d ' o u v e r t u r e , le c o r p s d e la l e t t r e e t la s é q u e n c e d e c l ô t u r e , o u p o u r
e m p l o y e r la t e r m i n o l o g i e d e la r h é t o r i q u e c l a s s i q u e : l ' e x o r d e , l a n a r r a -
t i o n e t la c o n c l u s i o n . F o r t e m e n t r i t u a l i s é e s , les s é q u e n c e s e n c a d r a n t e s
répondent à des codes plus déterminés que ceux qui régissent la
s é q u e n c e c e n t r a l e d e la l e t t r e , e l l e - m ê m e s u s c e p t i b l e d e s e s u b d i v i s e r e n
plusieurs parties.
D ' u n p o i n t d e v u e i n t e r a c t i o n n e l , la s é q u e n c e d ' o u v e r t u r e , c o m m e
son n o m l'indique, ouvre l'échange e n r é p o n d a n t à u n e série de critères
obligés : rituels d e politesse, d é f i n i t i o n d e la s i t u a t i o n é t a b l i e o u à é t a -
blir e n t r e les p a r t e n a i r e s à t r a v e r s l ' é l a b o r a t i o n d ' u n e t h o s , etc.
L ' a t t e n t i o n s'y c o n c e n t r e s u r la r e l a t i o n a v e c l ' a l l o c u t a i r e a u d é t r i m e n t
du contenu.
U n e o u v e r t u r e à c a r a c t è r e a g o n a l p a r a î t t r a n s g r e s s i v e , m ê m e si l ' a b -
sence de préliminaires et l'emploi d u t u t o i e m e n t relèvent de codes de
c i v i l i t é q u e la l e t t r e p a s s i o n n é e p e r m e t d ' e n f r e i n d r e . C o n v o q u a n t i p s o
f a c t o c e l u i à q u i elle s ' a d r e s s e , la l o c u t r i c e l ' i n t e r p e l l e d i r e c t e m e n t e n uti-
lisant u n e a n a p h o r e qualificative é t r o i t e m e n t liée à la p r é s e n c e d e la
subjectivité énonciative : « E t r e cruel et malfaisant, ne te lasseras-tu
point de m e p e r s é c u t e r ? » L a force illocutoire d ' u n tel d é t o n a t e u r
i m p l i q u e d è s le p r e m i e r m o t u n e i n t e r l o c u t i o n d o n t l e s t r a c e s p e r s i s t e n t
d a n s l ' e n s e m b l e d u d i s c o u r s . A la fois i n t e r j e c t i o n , i n t e r p e l l a t i o n e t i n t e r -
r o g a t i o n , c e t é n o n c é s i g n a l e la p r é s e n c e d ' u n e s u b j e c t i v i t é e n v a h i s s a n t e
q u i a b o l i t les f r o n t i è r e s s p a t i a l e s e t t e m p o r e l l e s e n m a t é r i a l i s a n t la p r é -
s e n c e o b s é d a n t e ( s i g n a l é e p a r le v e r b e « s e l a s s e r » ) d e l ' a b s e n t . L a s u b -
jectivité é n o n c i a t i v e se p o s i t i o n n e à l ' e n c o n t r e d e l ' o b j e t d é n o t é t o u t e n
l'appelant à elle, créant un mouvement simultané de rapprochement et
de rejet contenu dans le jugement évaluatif de dépréciation.
Pour Mme de Tourvel, une telle attitude s'oppose aux normes qu'el-
le a établies dans ses autres lettres. Cet écart signale une modification
de l'interaction avec Valmont, qui est par ailleurs mise en évidence par
la séquence de clôture dans laquelle le vouvoiement est repris. Les
séquences d'ouverture et de clôture se font écho ; un même énoncé y est
modulé avec un passage notable du « tu » au « vous » : « ne te lasseras-tu
point de me persécuter?» «Pourquoi me persécutez-vous ?».
L'usage du déictique « tu » demande à être distingué ici de son utili-
sation ordinaire dans la lettre passionnée : il indique une transforma-
tion de la situation énonciative que l'interpellation négative accentue
lourdement. Sans doute le tutoiement signale-t-il ici, selon la norme,
l'appartenance des deux interlocuteurs à une même sphère de familia-
rité et d'intimité. Il exprime une volonté de rapprochement amplement
étayée par les éléments subjectifs de la phrase d'introduction tout entière
centrée, par sa forme vocative et interrogative, sur la subjectivité des
deux partenaires. Cependant ce rapprochement s'effectue sur un mode
négatif. C'est seulement au moment où elle annonce la rupture que la
locutrice enfreint les règles rigoureusement respectées jusque-là. Cette
transgression souligne l'altération de son état et la situation paradoxa-
le dans laquelle elle se trouve en annihilant une passion qu'elle conti-
nue d'éprouver malgré elle. Le passage du «tu» au «vous» de la
séquence de clôture inscrit donc le conflit dans le texte de la lettre.
La reprise des codes de politesse contrastant avec l'usage inhabituel
du « tu » interrompt le délire et adoucit le rythme précipité du discours.
Le vouvoiement produit un effet de distanciation vis-à-vis de l'allocu-
taire et, réflexivement, vis-à-vis de soi. Dans la mesure où le discours
conclusif ressemble aux séquences de clôture d'autres lettres, il s'asso-
cie à un état psychique autre que pathologique ; il signale un moment
d'accalmie qui permet à Mme de Tourvel d'obéir à nouveau aux règles
conventionnelles et de retrouver sa voix d'antan. Ce retour n'est cepen-
dant pas le signe d'une santé psychique retrouvée. Il participe en fait de
la fluctuation du discours de la folie en marquant l'alternance des
moments de clairvoyance et de délire.
Dans ce discours qui porte les marques discursives d'une perturbation
qui signale un discours de la folie s'établit néanmoins une interaction
entre les deux partenaires, interaction altérée certes mais pas totalement
aliénée. L'analyse qui suit tend à en dégager les ressorts principaux.
LES INTERACTIONS DANS LE CHAMP DE LA FOLIE
1. Dans la lettre 142 de Valmont à la marquise de Merteuil, le premier dit l'attente d'une
réponse à la lettre suggérée par Merteuil, recopiée et envoyée à Mme de Tourvel : «J'espérais
pouvoir vous renvoyer ce matin la réponse de ma bien-aimée ; mais il est près de midi, et je n'ai
encore rien reçu. J'attendrai jusqu'à cinq heures [...] Toujours rien, l'heure me presse beaucoup ».
2. Terme proposé par C. Kerbrat-Orecchioni, in Les Interactions verbales, Paris, Armand
Colin, 1990, t.1.
m i s e n c a u s e p a r le d i s c o u r s d e la folie. L ' e n j e u p r i n c i p a l d e c e t t e i n t e r -
a c t i o n t o u r n e a u t o u r d e l ' é m i s s i o n d ' u n a p p e l l a n c é à l ' a u t r e q u e la
s é q u e n c e d e la c l ô t u r e v i e n t c o n f i r m e r . Q u e c e t a p p e l n e s o i t j a m a i s d i t
o u v e r t e m e n t , qu'il n e s ' a v o u e ni p a r r a p p o r t à soi ni p a r r a p p o r t à
l ' a u t r e , r e l è v e b i e n e n t e n d u d e la p o s i t i o n d i s c u r s i v e d e s s u j e t s e n s i t u a -
t i o n d e c o n f l i t . Il s i g n a l e a u s s i c e p e n d a n t u n e p o s t u r e a d o p t é e p a r l a
l o c u t r i c e q u i n o u s r e n v o i e à l a n o t i o n d ' e t h o s . J e l ' a b o r d e r a i ici à t r a v e r s
les q u e s t i o n s s u i v a n t e s : Q u ' a d v i e n t - i l d e l ' e t h o s d e la p r é s i d e n t e q u a n d ,
a u seuil d e la m o r t , elle é c r i t u n e d e r n i è r e fois à s o n a m a n t ? Q u e l l e i m a g e
d e soi essaie-t-elle d e c o n s t r u i r e et q u e l l e i m a g e d e l ' a u t r e se fait-elle a u
m o m e n t p r é c i s d e la d i c t é e ? F i n a l e m e n t , y a-t-il l i e u d e d i s t i n g u e r e n t r e
u n e t h o s p r é e x i s t a n t et u n e t h o s « d é l i r a n t » , o u n'existe-t-il p a s p l u t ô t u n e
logique qui relie d e s i m a g e s e n a p p a r e n c e o p p o s é e s ?
L'ETHOS PLURIEL DE M M E DE T O U R V E L
P o u r la m a r q u i s e , à l ' o p p o s é d e M m e d e V o l a n g e s , l a d i m e n s i o n
pragmatique du langage apparaît c o m m e fondamentale. Parler c'est
a g i r s u r les a u t r e s . S e u l e s les i n t e n t i o n s i l l o c u t o i r e s d e l ' é n o n c i a t e u r
c o m p t e n t : t o u t discours est o r i e n t é vers l'allocutaire et vise à agir sur
lui. A p a r t i r d e c e t t e r è g l e , il i m p o r t e d e c o n s t r u i r e u n e i m a g e d e s o i c o r -
r e s p o n d a n t a u x a t t e n t e s d u p a r t e n a i r e , ce q u i i m p l i q u e la n é c e s s i t é p o u r
le l o c u t e u r d e c o n s t r u i r e p r é a l a b l e m e n t u n e i m a g e d e l ' a u t r e e n f o n c -
t i o n d e l a q u e l l e il é d i f i e s o n p r o p r e e t h o s . D a n s l e c a d r e d e c e j e u s p é -
c u l a i r e , les r e p r é s e n t a t i o n s c u l t u r e l l e s p a r t a g é e s p a r l ' e n s e m b l e d ' u n
g r o u p e s o c i a l , e n l ' o c c u r r e n c e le « m o n d e » d e s s a l o n s d e la n o b l e s s e
p a r i s i e n n e d u r o m a n , j o u e n t u n rôle c a p i t a l M a n i a n t à s o n profit les
stéréotypes, Merteuil construit un personnage en représentation adapté
Entre cette première lettre et celle qui fait l'objet de notre analyse,
la passion amoureuse a amené l'héroïne a enfreindre les interdits de la
société et à sacrifier pour l'amour de Valmont son statut de femme
honorable et respectée. Une fois «le voile déchiré» (lettre 143), la posi-
tion de la présidente est celle d'une personne psychiquement malade
qui se réfugie dans un couvent pour y mourir. A travers le déploiement
d'un discours délirant s'effectue dans la lettre 161 la mise en place d'un
ethos qui recoupe l'image élaborée par les derniers témoignages de
Mme de Volanges et corrobore le rôle désormais assigné à la présiden-
te par le regard extérieur. En effet l'énonciation adopte un rythme sac-
cadé, fragmenté, décousu d'où ressort l'image d'une femme perturbée
qui étale sans pudeur sa douleur et sa passion. Enfreignant les codes de
la politesse rigoureusement observés dans le passé, elle apparaît comme
quelqu'un que la «mort assurée et prochaine» place désormais en
dehors de la société. Une dimension tragique s'attache à l'ethos de la
présidente qui apparaît comme un être frappé par une passion fatale.
Cette dimension particulière au personnage relie l'ethos «vertueux»
que la présidente a construit au fil des interactions interpersonnelles, à
l'ethos «fou» de la fin. La revendication d'un statut d'exception perdure
en effet depuis la négation de l'amour : «Non, je n'oublie point, je n'ou-
blierai jamais ce que je me dois, ce que je dois à des nœuds que j'ai for-
més, que je respecte et que je chéris» (lettre 78). Elle se poursuit avec
la reconnaissance du sentiment interdit : «mais cet empire que j'ai
perdu sur mes sentiments, je le conserverai sur mes actions; oui, je le
conserverai, j'y suis résolue ; fût-ce aux dépens de ma vie» (lettre 90) et
s'exprime jusqu'à l'« abdication » : « Qui sait si nous n'étions pas nés l'un
pour l'autre ! si ce bonheur ne m'était pas reservé, d'être nécessaire au
sien ! [...] Quelle autre femme rendrait-il plus heureuse que moi?»
(Lettre 132). Dans le discours de la folie, l'unicité du personnage est
mise en évidence par la dimension tragique, exceptionnelle dans un
roman de libertinage, qui s'attache à son ethos. A travers une énoncia-
tion délirante s'élabore une image de soi agrandie par l'ampleur du mal
qui le frappe.
Refusant la dégradation infligée par l'outrage de Valmont (manipulé
par la marquise de Merteuil), la lettre de Mme de Tourvel vise à confir-
mer sa supériorité aux yeux de l'allocutaire et à réhabiliter la femme
humiliée. Cet objectif se heurte néanmoins à celui, non moins important,
de l'appel détourné lancé à l'autre. Ces enjeux opposés donnent au dis-
cours de la folie un caractère d'ambiguïté qu'il convient de souligner.
La construction d'un ethos qui se maintient dans la continuité de
l'image singulière de la présidente dément la conception de l'illisibilité
du discours de la folie réduit à une pure déficience cognitive que pro-
posait Mme de Volanges. L'analyse de la lettre montre au contraire que
le discours de la folie permet le jaillissement d'une vérité profonde liée
à l'image de soi. Alors que pour tous les locuteurs des Liaisons, à des
degrés divers et pour des motifs parfois opposés, le langage est conçu
comme une activité visant à influer sur l'autre et que par conséquent la
construction de l'ethos ne repose jamais sur la transparence d'une sin-
cérité qui dit l'être profond, une situation interactionnelle transparente
paraît paradoxalement envisageable dans la sphère de la folie.
Mais les pistes se brouillent quand la résurgence d'une maîtrise de
soi, signalée par le vouvoiement, conduit Mme de Tourvel à reprendre
sa voix d'antan et à opérer une distanciation par rapport au reste du dis-
cours de la folie. Sans le nier puisqu'elle ne l'efface pas, elle s'en éloigne
en réadoptant les stratagèmes connus. Dans la situation d'énonciation
où la raison semble être revenue, elle formule implicitement, comme on
a pu le voir, le souhait d'une reprise de la relation amoureuse.
Ni articulation d'un délire soustrait à tout ancrage référentiel, ni
symbole d'une transparence interpersonnelle idéale et par conséquent
impossible, le discours de la folie est frappé d'une ambiguïté qui signa-
le la participation de la folie aux activités interactionnelles de l'homme
et à son devenir.
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