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LA LETTRE

ENTRE REEL ET FICTION


SOUS LA DIRECTION DE
JÜRGEN SIESS

TEXTES DE

J e a n - M i c h e l ADAM, R u t h AMOSSY, Michèle BOKOBZA KAHAN,


Violaine GÉRAUD, J a n HERMAN, C a t h e r i n e KERBRAT-ORECCHIONI,
D o m i n i q u e MAINGUENEAU, Georges-Elia SARFATI, j ü r g e n SIESS,
Françoise VOISIN-ATLANI

SEDES
QUESTIONS DE LITTERATURE

à paraître

Pour un humanisme romanesque, ouvrage coordonné par Gilles


Philippe et Agnès Spiquel.
Ouvrages sous la direction de Gabriel Conesa
Albert Cohen, au nom du père et de la mère, par Véronique Duprey.
Racine et notre temps, par Jean Emelina.

déjà paru
Ouvrages sous la direction de Gabriel Conesa
La poétique de Mallarmé, la fabrique des Iridées, par Danièle Wieckowski.
Faits de langue et sens des textes, ouvrage sous la direction de Franck Neveu.
Ainsi que le présent ouvrage.

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3


de l'Article 41, d'une part, que les «copies ou reproductions stric-
tement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une
utilisation collective» et, d'autre part, que les analyses et les
courtes citations dans le but d'exemple et d'illustration, «toute
représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le
consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause,
est illicite» (alinéa 1 de l'Article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce
soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les
Articles 425 et suivants du Code pénal.

@ 1998, E d i t i o n s S E D E S
ISBN 2 - 7 1 8 1 - 9 5 2 6 - 6
Jürgen Siess

Introduction

L'exploration d'un roman épistolaire polyphonique aussi complexe


que Les Liaisons dangereuses semble favoriser la rencontre entre spé-
cialistes du texte littéraire et linguistes. Les études littéraires ont depuis
longtemps constitué le roman par lettres en objet d'étude privilégié :
elles en ont élaboré une histoire et une poétique en même temps
qu'elles offraient des lectures d'œuvres particulières. Parallèlement, un
intérêt croissant pour les correspondances d'auteurs a redonné son
importance à la lettre réelle dans ses dimensions les plus diverses. Si on
a étudié la lettre à l'écrivain ou la formation littéraire dans la corres-
pondance, on s'est aussi penché sur «l'épistolarité à travers les siècles»
et sur les correspondances privées d ' i n c o n n u s La profusion des maté-
riaux historiques, la richesse des analyses ponctuelles, font plus que
jamais sentir la nécessité de trouver des principes d'organisation et de
conceptualiser cet objet mouvant et protéiforme qu'est la correspon-
dance. D'où le besoin d'une «théorie de la lettre », ou tout au moins de
modèles et de concepts opératoires.
Ces modèles, c'est la linguistique qui peut aujourd'hui les fournir
dans la mesure où elle s'attache à l'analyse du discours conçu comme
langage en acte et en situation. Se vouant à l'étude des formes dialo-
gales et des modes d'échanges verbaux, les sciences du langage éclai-
rent en effet l'interlocution et l'interaction des partenaires. A travers
l'analyse de l'énonciation et des relations entre locuteur et allocutaire,
elles tentent de dégager les lois propres à la dynamique qui sous-tend
divers genres de discours. Désormais l'épistolaire envisagé comme une
forme discursive, un mode d'échange soumis à des normes langagières
et culturelles, peut se donner comme objet d'investigation linguistique.

1. José-Luis Diaz (éd.), Ecrire à l'Ecrivain, Textuel, n° 24, 1994; Brigitte Diaz et Jürgen Siess
(éds.), Correspondance et formation littéraire, Elseneur, n° 13; Mireille Bossis et Charles A. Porter
(éds), L'Epistolarité à travers les siècles. Geste de communication et/ou d'écriture (Colloque de
Cerisy), Stuttgart, Steiner, 1990; Marie-Claire Grassi, L'Art de la lettre au temps de La Nouvelle
Héloïse et du romantisme, Genève, Slatkine, 1994; Roger Chartier, « Des secrétaires pour le peuple ?
Les modèles épistolaires de l'Ancien Régime entre littérature de cour et livre de colportage », dans
R. Chartier (éd.), La Correspondance. Les usages de la lettre au X I X siècle, Paris, Fayard, 1991.
Une première réflexion globale sur la lettre comme «objet sémio-
tique composite » a été proposée dans La Lettre, approches sémiotiques
publiée en 1988 sous la direction de A. J. G r e i m a s La correspondance
y est considérée à la fois comme « l'un des possibles de la structure de
l'échange généralisé» et comme «un phénomène culturel, circonscrit et
variable dans le temps et l'espace sociaux ». Les éléments de pragma-
tique déjà développés dans certaines contributions de ce v o l u m e ont
depuis été élaborés par des travaux portant sur les correspondances de
Rousseau et de Diderot ou encore sur les lettres fictionnelles chez
Madeleine de Scudéry et chez C r é b i l l o n La fécondité de ces diverses
études, mais aussi les avancées récentes de la linguistique, appellent
aujourd'hui à tenter une nouvelle synthèse des recherches d'inspiration
linguistique sur la lettre, du réel au fictionnel.
On peut en effet se demander dans quelle mesure les récentes études
de l'interlocution et de l'interaction fournissent de nouveaux modèles
d'analyse pour l'épistolaire. C'est ce que le présent ouvrage tente d'exa-
miner en deux temps. Une première partie met en place les éléments
d'une théorie de la lettre à dominante pragmatique. Un second volet
éprouve ces modèles d'analyse sur un corpus du X V I I I siècle, au centre
duquel figurent Les Liaisons dangereuses. Les considérations théo-
riques s'appuient toujours sur des exemples précis (que ce soient les
lettres de Truffaut ou les correspondances du X V I I siècle) et s'élabo-
rent à travers l'étude des textes (des lettres de Mme du Châtelet à
Aurélia Steiner de Marguerite Duras). Les analyses concrètes de la
seconde partie n'offrent pas une simple application de notions théo-
riques préexistantes : elles les développent à la lumière des données
puisées dans les lettres réelles du X V I I I siècle et le roman épistolaire
de Laclos. Un mouvement de va-et-vient s'établit ainsi entre le travail
de théorisation et l'étude concrète des corpus.
Les notions d'interaction, de genre de discours et de scène, d'énon-
ciation et de séquence sont au centre de ces réflexions Les perspectives

1. Aljirdas J. Greimas/Jean-Blaise Grize et al., La Lettre, approches sémiotiques, Actes du V I


Colloque interdisciplinaire, Fribourg, Editions Universitaires (la citation p. 5), 1998.
2. Patrizia Violi, «Présence et absence. Stratégies d'énonciation dans la lettre»; Jacques
Geninasca, «Notes sur la communication épistolaire», in Greimas, Grize, 1988, p. 27-35 et p. 45-54.
3. Anna Jaubert, La correspondance entre Henriette*** et J. J. Rousseau. La subjectivité dans le
discours, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1987 ; Benoît Melançon, Diderot épistolier. Contribution
à une poétique de la lettre au XVIII siècle, Boucherville, Québec, FIDES, 1996; Delphine Denis, La
Muse galante, Paris, Champion, 1997 ; Violaine Géraud, La Lettre et l'esprit de Crébillon fils, Paris,
SEDES, 1995; Bernard Bray, «Treize propos sur la lettre d'amour», dans l'excellent numéro de
Textuel consacré à la lettre d'amour, dirigé par José-Luis Diaz, 1992 ; Beugnot, Bernard, « Les voix de
l'autre. Typologie et historiographie épistolaires », dans B. Bray et C. Strosetki (éds), Art de la lettre,
art de la conversation à l'époque classique en France, Paris, Klincksieck, 1995, p. 47-59.
4. Voir D. Maingueneau, Les Termes clé de l'analyse du discours, Paris, Seuil (coll. Mémo),
1996; G. E. Sarfati, Eléments d'analyse du discours, Paris, Nathan (coll. «128»), 1995.
ouvertes par l'analyse conversationnelle permettent une etude contras-
tive de la conversation et de l'échange épistolaire. Catherine Kerbrat-
Orecchioni montre que la correspondance ne saurait être conçue
comme le reflet ou le prolongement d'une communication orale et face
à face. Elle constitue une interaction distincte qui, passant par un canal
écrit, se différencie par son caractère prémédité, la situation non parta-
gée des participants et la nature simulée des interventions de l'autre.
C. Kerbrat-Orecchioni étudie dans cette optique les séquences forte-
ment ritualisées d'ouverture et de clôture dans leur rapport à celles de
la conversation. La notion de « tours de parole » est relayée par celle de
«tour d'écriture» (de la demande à la réponse) empruntée à T. de
Rycker 1 pour qui une correspondance est une suite de paires de lettres.
La lettre est ainsi comprise comme un échange dans le sens où elle per-
met une alternance entre deux scripteurs. Notons que dans cette
optique, il n'y a interaction que s'il y a intervention de deux correspon-
dants : dans la lettre isolée, l'énonciation reste «monologale» (D.
Maingueneau). D'autres conceptions de l'épistolaire conçoivent néan-
moins l'« interaction » comme l'influence mutuelle qu'exercent l'un sur
l'autre le locuteur et l'allocutaire à l'intérieur même du discours épis-
tolaire, indépendamment de la réponse du correspondant.
Dans la perspective de la pragmatique textuelle Jean-Michel Adam
propose un modèle de l'organisation interne du texte épistolaire, en le
situant par rapport au modèle de composition prescrit par la rhétorique
ancienne. Traités et manuels réservaient une place importante à la « dis-
positio », aux règles de la composition d'une lettre. Si J.-M. Adam pro-
pose un découpage en cinq séquences (ouverture, séquences transac-
tionnelles, clôture) qui fait écho à la disposition en cinq parties prônée
par la rhétorique, il conçoit cependant ces séquences comme de véri-
tables unités interactionnelles. Dans cette optique la séquence transac-
tionnelle conclusive (la «péroraison») a pour fonction d'« achever de
convaincre [...] en préparant les futures interactions avec le destinataire ».
Adam montre ainsi comment la pragmatique en dépouillant la tradition
rhétorique de sa dimension normative, peut la reprendre, expliciter ses
implicites théoriques et les intégrer dans une théorie des textes.
Toute interaction est tributaire du genre de discours dans lequel elle
s'inscrit. Dans la perspective d'une typologie des discours, on peut parler
du discours épistolaire comme d'un type de discours qui se diversifie en
un certain nombre de genres de discours : lettre ouverte, lettre publicitai-
re, lettre privée, etc., eux-mêmes divisés en sous-genres : par exemple,
pour la catégorie du privé, lettre amoureuse, amicale ou familiale.

1. Teun de Rycker, «Turns at Writing : The Organization of Correspondence », in J.


Verschueren et M. Bertuccelli-Papi (éds.), The Pragmatic Perspective, Amsterdam-Philadelphia,
Benjamins, 1987, p. 613-647.
Lorsqu'on établit un classement, il faut cependant garder à l'esprit qu'en
raison de leur nature socio-historique les genres, définis comme des ins-
titutions de parole, sont instables et «ne se laissent pas ranger dans des
taxinomies compactes» (D. Maingueneau). Dans cette perspective, Jean-
Michel Adam propose de fonder les tentatives de classification sur les
différences entre les situations sociales d'interaction, à savoir sur la natu-
re des relations entre les correspondants et sur leur rapport à l'objet du
discours. Il offre ainsi, non pas une compartimentation, mais une taxino-
mie souple qui prend en ligne de compte l'appartenance possible d'un
texte à plusieurs catégories et établit une gradation entre correspon-
dances : intime, socialement distanciée, ouverte et enfin fictive.
Dominique Maingueneau ouvre d'autres perspectives sur les genres à
partir des notions de scène et de scénographie qu'il a développées dans
ses travaux antérieurs et qui sont exploitées à diverses reprises dans ce
volume pour une analyse de l'épistolaire comme tel (R. Amossy,
V. Géraud, M. Bokobza Kahan). D. Maingueneau n'utilise pas ici ces
notions pour étudier l'épistolaire comme catégorie distincte en se main-
tenant dans ses limites propres. Il différencie au contraire la lettre comme
genre de discours et la scénographie de la lettre privée, qui peut être mobi-
lisée par des discours qui relèvent d'autres genres (ceux du débat public,
par exemple). Il analyse ainsi l'exploitation du dispositif de la lettre pri-
vée dans des discours publics, qu'ils soient à visée persuasive comme le
programme électoral de François Mitterand (Lettre à tous les Français),
ou polémique comme le libelle dans les Provinciales de Pascal. Ainsi se
trouve posée, dans une perspective d'analyse de discours, l'idée d'un
«hypergenre» de la lettre dont les diverses scénographies peuvent s'ins-
crire dans des conjonctures et des champs discursifs variés.
Ruth Amossy reprend les notions d'interaction et de scénographie
pour mettre l'accent sur le dispositif énonciatif de la lettre d'amour, en
insistant sur la construction discursive d'une image du locuteur
(l'ethos) et de l'allocutaire. Elle montre comment ces images sont tri-
butaires d'un processus de stéréotypage : les représentations socio-cul-
turelles qui sous-tendent l'interaction épistolaire permettent aux parte-
naires d'exercer l'un sur l'autre une influence sur la base d'une doxa
partagée. En un deuxième temps, c'est la complexification du modèle
induite par le passage au fictionnel qui est mise en évidence. Après
avoir analysé un billet de Mme du Châtelet, R. Amossy examine une
lettre de la marquise de M*** de Crébillon pour montrer comment les
instances du locuteur et de l'allocutaire s'y démultiplient : elles sont dis-
posées sur trois plans distincts, auxquels correspondent trois interac-
tions divergentes qui se superposent sans se confondre. La multiplication
des voix, des points de vue, des objectifs et des lecteurs déstabilise la
lettre d'amour et lui confère une plurivalence qui contrevient aux
normes de la correspondance amoureuse réelle.
La question du dispositif d'énonciation propre au discours épistolaire
et de sa fictionnalisation est traitée sous un autre angle par Françoise
Voisin-Atlani. S'appuyant sur les travaux d'Emile Benveniste, elle
considère la lettre, et en particulier la lettre privée, comme une forme
spécifique d'énonciation où la subjectivité se construit dans une rela-
tion réciproque entre le locuteur et l'allocutaire. Pour qu'il y ait co-réfé-
rence, les paramètres énonciatifs (je et vous, temps et lieu) doivent être
explicités. De plus, l'instance de discours est dédoublée : moment d'écri-
ture et moment de lecture appartiennent à des présents différents, à des
lieux différents. Ce dispositif se trouve brouillé et déstabilisé par l'écri-
ture de Marguerite Duras dans Aurélia Steiner, qui est «construit point
par point à l'inverse de la lettre ordinaire ». Le je est éclaté en trois ins-
tances indéterminées, le destinataire reste une case vide ; le lecteur est
impliqué sans être destinataire. Ainsi le texte narratif déconstruit la
lettre comme genre dans lequel pouvait se constituer un je en tant que
sujet grâce à l'interrelation avec le vous.
Comment ces analyses de l'interaction et des genres de discours, du
dispositif d'énonciation et de la structure compositionnelle permettent-
elles d'éclairer la correspondance du X V I I I siècle, déjà abordée par
ailleurs dans certains exemples des articles théoriques (C. Kerbrat-
Orecchioni, R. Amossy) ? Les études particulières sont d'abord mises
en perspective sur une pratique de la lettre à l'époque, ou plutôt des uti-
lisations multiples qui sont faites de la forme épistolaire dans des dis-
cours très différents. Jürgen Siess présente une analyse des lettres
d'amour réelles au X V I I I siècle dans une perspective interactionnelle.
Il étudie les constituants de l'interaction épistolaire : le but, la situation
et le «cadre normatif ». Cette dernière notion lui permet d'éclairer l'im-
portance d'un ensemble de prescriptions et de règles consignées dans
les manuels (les «secrétaires», recueils et traités) auxquelles l'épistolier
se voit confronté. La mise en place et le développement de l'interaction
dans une lettre particulière nécessite un découpage en unités minimales
et une étude de leur enchaînement dans le texte. C'est pourquoi J. Siess
s'inspire de Jean-Michel Adam pour proposer l'analyse séquentielle
d'une lettre d'amour (Mme du Châtelet à Saint-Lambert).
Précédant un ensemble d'analyses des Liaisons dangereuses effec-
tuées dans le cadre de la pragmatique et de l'analyse de discours, le texte
de Jan Herman met en valeur l'apport de la narratologie à l'étude de la
correspondance fictionnelle. Plutôt que les séquences phatiques d'ouver-
ture caractéristiques de la lettre, il éclaire l'incipit et ses fonctions dans le
«récit par lettres» au XVIII siècle. Il développe et affine ici un modèle
d'analyse qu'il a mis en place dans un ouvrage marquant de 1989 sur le
roman épistolaire, Le Mensonge romanesque. S'inspirant de Barthes,
Lotman et A. Del Lungo, J. Herman entreprend une étude narratolo-
gique qui propose une typologie des fonctions de l'incipit principalement
illustrée par Les Liaisons dangereuses 1 : entrée en correspondance, en
texte, en histoire, en fiction. Mais il met aussi en lumière le jeu des incipit
(en incluant péritexte et prototexte, préface et notes) et son importance
pour le roman de Laclos : la première lettre, de Cécile Volanges, ne revêt
qu'une fonction formelle («codifiante»), la fonction «dramatique» étant
réservée à la lettre II (de Mme de Merteuil) qui, en tant que mise en
place de l'intrigue, figure comme le véritable incipit. A travers l'analyse
de la «phase propédeutique» du roman (Lettres I à XX) les diverses
fonctions de l'incipit sont dégagées, puis situées par rapport à la commu-
nication épistolaire et au récit constitué par les lettres.
L'analyse pragmatique de Georges-Elia Sarfati prend aussi en compte
le développement du récit mais en insistant principalement sur les trois
dimensions qu'elle dégage des lettres II et IV de Mme de Merteuil et de
Valmont : la problématique contextuelle, la dynamique textuelle et la sur-
face discursive. En ce qui concerne le contexte, G. Sarfati montre com-
ment ce qui précède l'action telle qu'elle apparaît dans les lettres est capi-
tal pour son développement. Pour la dynamique textuelle, il différencie
entre les données tactiques (le reflet des mouvements du désir et les
moyens par lesquels chacun essaie de réaliser son désir propre) et les
données thématiques (l'injonction de Mme de Merteuil : un projet, une
prescription/le refus de Valmont d'y obéir : un contre-projet, une insulte).
La troisième dimension est la plus complexe : elle comprend l'énoncia-
tion et l'interaction, l'ethos (le locuteur se présente à travers l'image qu'il
donne de l'autre) et l'argumentation (la logique de la vengeance déve-
loppée dans l'ordre de Merteuil, le raisonnement fondé sur la valeur de
la conquête de Valmont). Ainsi l'analyse intégrative de G. Sarfati illustre
les principes de pragmatique exposés dans ses Eléments d'analyse du dis-
cours (1997), et certaines notions proposées dans les «Perspectives géné-
rales », en les mettant à l'épreuve d'un texte particulier.
L'étude pragmatique des Liaisons dangereuses est reprise sur un
autre plan par Violaine Géraud à travers l'analyse du discours rappor-
té. Le discours direct ou indirect que rapporte l'épistolier n'est pas seu-
lement adressé à son destinataire direct mais aussi au lecteur implicite
qui figure comme destinataire indirect. L'emboîtement des discours
s'inscrit dans une interaction entre l'auteur et le lecteur qui passe par
«l'éditeur», l'épistolier qui cite une parole autre et le destinataire direct
de celui-ci. Si l'activité énonciative est le lieu où peut «s'exercer la
manipulation» (Merteuil face à Valmont, le vicomte face à la marquise),
elle vise toujours aussi le lecteur susceptible de subir l'emprise de l'au-
teur qui agit sur lui à travers l'éditeur et les correspondants. Dans le
« discours citant» de Merteuil et de Valmont qui y exhibent leur pouvoir,

1. Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, R. Pomeau (éd.), Paris, GF-Flammarion ;
Laclos, Œuvres complètes, L. Versini (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1979.
s'affirme en même temps le pouvoir auquel prétend l'éditeur. Les dis-
cours se démultiplient et s'emboîtent les uns dans les autres, et cet agen-
cement est susceptible de désorienter le lecteur pour autant qu'il
cherche à se fier à telle parole ou à la tenir pour autorisée. Ceci n'im-
plique pas que Laclos croie en une perspective surplombant les diffé-
rents points de vue. Comme le soutient V. Géraud, il ne fait que cher-
cher à mettre le lecteur, à travers la reprise et le maniement de discours
autres, face au «miroir des interprétations ». Notons que cette analyse
des Liaisons dangereuses exploite le modèle des trois scènes d'énoncia-
tion que D. Maingueneau expose dans la partie théorique sur un texte
fictionnel d'une haute complexité.
Enfin, l'étude de Michèle Bokobza Kahan propose une analyse de la
dernière lettre de Mme de Tourvel perçue à la fois comme discours de la
folie et comme tentative d'interaction épistolaire. Cette lettre interceptée
par Mme de Volanges et rejetée du circuit de la communication contient
en effet toutes les marques linguistiques d'une altération de la pensée qui
déborde les limites de la lettre passionnée et tranche avec le mode d'ex-
pression habituel de la présidente. Derrière cette dérive, une analyse de
l'interaction que met en place cette lettre de la «folie» dévoile cependant
une forte sollicitation adressée à Valmont, à qui s'adresse en dernière ins-
tance cette lettre par les vertus du trope communicationnel1. De même,
elle montre que la construction de l'ethos de l'épistolière, qui reste dans
la continuité de l'image singulière précédemment construite par la prési-
dente, entre dans la logique d'une visée ambiguë. Le discours de la folie,
qui semble échapper aux normes de la communication, se présente néan-
moins comme la continuation d'une stratégie épistolaire.
L'ensemble des contributions réunies dans ce volume tente par des
voies diverses de conceptualiser et de décrire le discours épistolaire en pro-
posant des instruments d'analyse aussi bien aux linguistes attentifs au fonc-
tionnement du discours, qu'aux littéraires désireux de construire une poé-
tique de la lettre ou d'étudier des textes singuliers. Plutôt que d'appliquer
à la lettre réelle et à la lettre fictionnelle des types d'analyse différents, on
les considère ici comme tributaires des mêmes méthodes d'investigation.
La construction d'un modèle de base permet de passer d'une forme simple
à une forme complexe et de montrer les modifications subies par le dis-
cours épistolaire lorsqu'il est intégré dans un ensemble fictionnel.

Jürgen Siess
Université Caen

1. « Le trope [communicationnel] opère un renversement de la hiérarchie des destinataires »,


ainsi lorsqu'on s'adresse au destinataire indirectement, à la troisième personne (il à la place de
vous). V. Kerbrat-Orecchioni, Les interaction verbales, 1990, t 1, p. 92.
PERSPECTIVES GENERALES
Catherine Kerbrat-Orecchioni

L'interaction épistolaire

INTRODUCTION
La communication épistolaire constitue un « genre du discours » qui
comporte de nombreuses espèces 1 : lettres personnelles, privées ou
intimes, vs lettres d'affaires, administratives ou protocolaires; lettres
d ' a m o u r ou de rupture, de faire-part ou de condoléances ; lettres de
recommandation, de réclamation, de licenciement; lettres circulaires,
lettres anonymes, lettres ouvertes... - sans parler du fait que les corres-
pondances «authentiques» ont inspiré ces simulations littéraires que
sont les «romans par lettres». Il serait évidemment fort intéressant de
comparer systématiquement le fonctionnement de ces fictions épisto-
laires à celui des correspondances non fictionnelles. Mais notre entre-
prise descriptive sera ici tout autre : nous nous intéresserons unique-
ment aux lettres authentiques, envisagées sous leur forme la plus « ordi-
naire », c'est-à-dire aux lettres qui parlent de choses et d'autres (aussi
quotidiennes et banales que possible), sans avoir d'enjeu capital, ni
d'autre fonction que d'entretenir le lien socio-affectif entre les
membres de l'échange. Ces lettres ordinaires (qui n'ont été à ce jour que
fort peu étudiées), nous les comparerons aux conversations ordinaires
(qui sont en revanche depuis une vingtaine d'années l'objet d'investi-
gations aussi nombreuses que minutieuses 3 l'objectif étant de voir
dans quelle mesure la communication épistolaire s'apparente à la com-
munication « en face à face », et dans quelle mesure elle en diffère.
Nous envisagerons d'abord contrastivement quelques caractéris-
tiques générales de ces deux formes d'échanges dialogués, puis nous
envisagerons quelques aspects plus particuliers du fonctionnement des
échanges épistolaires comparés aux échanges conversationnels oraux
(stratégies d'ouverture et de clôture, fonctionnement de l'alternance des
«tours d'écriture» par rapport à celui des tours de parole, organisation

1. Pour une typologie générale des lettres, voir Ermert 1979.


2. Cf. le numéro 21, 1982, de la revue Silex.
3. Pour une présentation synthétique de ces travaux, voir nos Interactions verbales.
en «échanges»). L'investigation sera menée à partir d'un corpus consti-
tué d'une part de lettres fournies par des proches (exemples «ano-
nymes », sans référence), et d'autre part de citations extraites de la
Correspondance de François Truffaut (Le Livre de Poche, 1988;
exemples référencés F T .
CARACTERISTIQUES GENERALES DE LA COMMUNICATION
EPISTOLAIRE PAR RAPPORT A LA COMMUNICATION EN FACE A FACE

La communication en face à face se caractérise par :


— Le fait qu'elle utilise le canal oral, c'est-à-dire un matériel sémio-
tique composite, fait de signes linguistiques et paralinguistiques de
nature auditive, mais aussi d'unités mimo-gestuelles de nature visuelle ;
— Son caractère improvisé au fil du déroulement de l'échange com-
municatif ;
— Le fait qu'elle a lieu en situation partagée : le cadre spatio-tempo-
rel est le même pour tous les participants, qui jouissent d'une «accessi-
bilité perceptive mutuelle» (ils sont à portée de voix et de regard, et
peuvent même éventuellement se toucher) ;
— Le fait enfin qu'elle implique à la fois :
• une allocution (le discours est adressé à un destinataire précis),
• une interlocution (il y a normalement alternance des rôles d'émet-
teur et de récepteur),
• et une interaction, c'est-à-dire que tout au long de l'échange com-
municatif, les différents participants exercent les uns sur les autres un
réseau d'influences mutuelles - parler, c'est échanger, et c'est changer
en échangeant.
La communication épistolaire se caractérise quant à elle par :
— Le fait qu'elle utilise le canal écrit, c'est-à-dire qu'elle ne restitue
de l'oral que les unités proprement linguistiques : les intonations et
autres phénomènes vocaux ne sont rendus que très faiblement par la
ponctuation (éventuellement complétée par quelques astuces typogra-
phiques), et les signes mimo-gestuels sont carrément exclus2;
— Son caractère prémédité, ainsi que la possibilité de raturer, et d'ef-
facer les ratures ;

1. Certaines références seront également faites au roman de Laclos, Les Liaisons dangereuses,
édition GF, 1996.
2. Exemple de cette impuissance de l'écrit à restituer les gestes :
« J'ai lu tous les livres que tu m'as prêtés pendant ma perme. A part Les Liaisons, qui est
comme ça, il y en a un que j'ai trouvé formidable [...] » (FT 67-8).
Sur cette question des moyens dont dispose l'écrit pour restituer les données paraverbales et
non verbales, voir notre étude sur le dialogue romanesque (1996).
— Le fait qu'elle se déroule en situation non partagée, ce qui
contraint le scripteur à spécifier, grâce au paratexte (enveloppe, en-tête,
signature) et à certains éléments du texte épistolaire, sa propre identité
comme celle de son/ses destinataire(s), ainsi que le cadre spatio-tem-
porel dans lequel s'inscrit son activité d'écriture.
Notons à ce propos qu'en français, les déictiques spatio-temporels
fonctionnent par rapport à la situation du seul émetteur : alors que le
latin peut écrire «Cum tibi scribebam [...]» (c'est le fameux «imparfait
épistolaire»), on a en français :
Pendant que je t'écris de mon lit de douleur [...],
Quand tu recevras cette lettre [...],
J'espère que tu supportes la prison. Tu en seras sorti, je pense, à la réception de
cette lettre (FT 57).
Et rappelons aussi ce fait souvent signalé 1 que cette distance spatio-
temporelle qui caractérise la relation émetteur-récepteur dans la com-
munication épistolaire constitue une donnée fondamentale de cette
forme de communication : on écrit parce qu'on est séparés, en même
temps que pour créer l'illusion qu'on est ensemble; du fait de l'existen-
ce de ce fossé, et pour tenter de le combler. La surabondance des réfé-
rences au cadre spatio-temporel dans le discours épistolaire a à cet
égard un statut bien paradoxal, puisqu'en même temps qu'elles produi-
sent un effet-de-présence, ces références soulignent aussi, puisqu'elles
seraient superflues en situation partagée, la réalité de l'absence.
Il est en tout cas certain que le «discours» épistolaire l'est non seule-
ment au sens usuel de ce terme, mais aussi au sens technique défini par
Benveniste : il est saturé d'indices d'énonciation, inscrivant fortement en
son sein la présence du scripteur, ainsi que celle du destinataire.
— La communication épistolaire implique en effet :
• une allocution, puisqu'à la différence par exemple du journal i n t i m e
la lettre est adressée à un (ou plusieurs) destinataire(s) précis et concret(s),

1. Sur cette thématique de la présence/absence, voir par exemple Landowski 1988 et Violi 1985, 1988.
2. On peut évidemment, à l'instar d'Anne Frank s'adressant à une Kitty imaginaire, maquiller
en correspondance un journal intime.
Quant au roman par lettres, il se caractérise par un emboîtement des circuits communicatifs,
selon un dispositif proche de celui qui a été décrit pour d'autres formes de communication litté-
raire (voir par exemple sur le théâtre Kerbrat-Orecchioni 1996b). Ce dédoublement des instances
émettrices et réceptrices a de nombreuses incidences sur la construction du discours, en ce qui
concerne en particulier la gestion des informations et le fonctionnement de ce que Barthes appel-
le le «code herméneutique ». Notons ici simplement que la position de l'analyste n'est pas du tout
la même selon qu'il travaille sur un corpus littéraire (dont il est au même titre que tout autre lec-
teur destinataire légitime), ou sur un corpus de lettres authentiques (auxquelles il n'a accès que
par effraction, et qu'il ne pourra interpréter que partiellement, faute de disposer de la totalité des
«informations préalables» pertinentes).
• et une interlocution, puisque toute lettre L1 appelle normalement
une réponse L2, telle que l'émetteur de L2 coïncide avec le destinatai-
re de L1, et réciproquement.
• En revanche, il ne semble pas que l'on puisse parler à propos du
discours épistolaire d'« interaction» à proprement parler. Ce terme
ajoute en effet à celui d'«interlocution» l'idée que tout au long de
l'échange, les différents participants «interagissent», c'est-à-dire exer-
cent les uns sur les autres diverses formes de contrôle et d'influence. Or
c'est bien ce qui se passe dans la communication en face à face : les spé-
cialistes de l'analyse conversationnelle ont suffisamment montré com-
ment le «locuteur en place» ne pouvait continuer à parler que si sa
parole était soutenue par des «signaux d'écoute» (ou «régulateurs»)
suffisamment fréquents ; comment il adaptait en permanence son com-
portement à celui de son partenaire d'interaction, naviguant au jugé et
au gré des réactions de son «copilote»; comment un tour de parole
pouvait être construit à plusieurs (interventions de l'auditeur sous
forme de «soufflages», rectificatifs, manifestations d'incompréhension,
etc.) ; comment toutes les composantes de l'échange pouvaient prêter à
«négociation» entre les interlocuteurs, et comment toute conversation
pouvait donc être définie comme une construction collective.
Mais rien de tel dans la communication épistolaire : sans doute une
lettre est-elle rédigée en fonction de l'image que le scripteur se fait de
son destinataire; mais celui-ci ne peut en aucune manière intervenir
directement dans le travail scriptural - tout au plus le scripteur peut-il
simuler de telles interventions, par exemple :
en prêtant fictivement à son destinataire telle remarque ou question
pouvant servir de base à tel commentaire ou apport d'information :
Quel long silence diras-tu...
Il sera peut-être amusant pour toi (pour moi, pas le moins du monde) d'ap-
prendre ce que nous allons manger aujourd'hui. (Journal d'Anne Frank, Le livre
de Poche, p. 207) ;
ou plus audacieusement encore, en anticipant sur la réponse qu'il solli-
cite de son destinataire, comme dans l'exemple authentique suivant :
Lors du colloque X j'ai fait votre connaissance et je vous ai exprimé tout de suite
mon intérêt pour vos travaux. J'espère que lors du prochain congrès internatio-
nal de pragmatique je pourrai vous rencontrer à nouveau. [...] Je garde un très
beau souvenir de ma conversation avec vous (toi) et j'ai voulu me remettre en
contact. Je dois vous (te - si tu le permets) dire que je prépare un numéro de
notre revue sur [...], et j'aimerais beaucoup y publier un article signé par toi [...],
et aussi traduire en espagnol ton ouvrage sur [...].
Superbe exemple de pseudo-négociation de la relation interperson-
nelle par le biais du pronom d'adresse \ intervenant entre deux énon-
ciateurs incarnés en un scripteur unique qui se charge à lui seul des
questions et des réponses.
Dans la terminologie d'E. Roulet, on dira que tout en pouvant com-
porter certaines formes de dialogisme (ou de «polyphonie», laquelle
consiste à mettre en scène différentes voix énonciatives), une lettre est
malgré tout de nature monologale (puisqu'elle est généralement pro-
duite par un seul et unique scripteur), cependant qu'une «correspon-
dance » est bel et bien de nature dialogale. On voit donc que la question
qui nous occupe ici de la comparaison entre «communication épistolaire »
et «communication en face à face» peut s'envisager à deux niveaux :
• celui des lettres isolées, envisagées comme des textes complets : on
les comparera aux conversations du point de vue de leurs stratégies
d'ouverture et de clôture ;
• celui des échanges de lettres : on les comparera aux échanges
conversationnels du point de vue de leur organisation séquentielle.
LETTRE CONVERSATION :
LES STRATEGIES D'OUVERTURE ET DE CLOTURE

L'ouverture
Dans la communication en face à face, les principaux «ouvreurs»
sont :
— La salutation («Bonjour!», «Salut!»), éventuellement accompa-
gnée d'un terme d'adresse, et/ ou d'un comportement gestuel approprié;
— La «salutation complémentaire», qui prend généralement la forme
d'une «question sur la santé du destinataire» («(Comment) ça va?»).
Le fonctionnement des lettres est à cet égard sensiblement différent,
puisque :
— Leur incipit ne comporte en principe pas de salutation : c'est la
formulation d'adresse qui en tient lieu.
Remarques :
• Dans Les Liaisons dangereuses, la formule d'adresse est systémati-
quement incorporée à la première phrase :

1. Dans cet autre exemple également authentique, au moins le passage du «tu» au «vous» est-
il justifié par un précédent usage en face à face :
« Chère collègue et amie,
Merci de votre-ta contribution (puis-je revenir au Tu auquel nous étions lors de notre dernière
entrevue à Lyon?) [...]. Aurais-tu la gentillesse de m'envoyer ton esquisse aussi par la poste [...].»
Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, [...]
Il faut vous obéir, Madame, [...]
Je suis triste et inquiète, ma chère Sophie.
Je vous aurais répondu plus tôt, mon aimable enfant, si [...]
J'ai reçu, Monsieur le Vicomte, la lettre dont vous m'avez honoré.
• Le paradigme des expressions appellatives utilisées à l'écrit ne
recouvre pas exactement celui de l'oral : outre que les possibilités de
variation sont nettement plus nombreuses, on y rencontre plus systé-
matiquement l'adjectif «cher» («Bonjour Monsieur» devient ainsi
«Cher Monsieur») 1 - on en «rajoute» en cordialité, sans doute pour
compenser les effets réfrigérants de la distance.
• En dépit de l'extrême diversité des formules appellatives attestées
dans les lettres - ainsi Truffaut s'adresse-t-il alternativement à son ami
Robert Lachenay par «Cher Robert », «Mon cher Robert », «Vieux
Robert », «Mon vieux Robert », «Vieux», «Cher vieux », «Mon cher
vieux », «Cher vieux troufion », et à Miou-Miou par : «Chère
Mademoiselle Miou-Miou, chère grande dame du temps présent, chère
anti-Zitrone », il semble bien que l'on souffre actuellement en France
une certaine pénurie d'appellatifs, et que l'on ne dispose pas toujours
d'une formule appropriée 2. D'où sans doute le recours de plus en plus
fréquent à la salutation en début de lettre («Bonjour (Madame)!»,
«Salut (Catherine) ! »), en particulier dans le courrier électronique, où
le modèle de l'échange en face à face est encore plus prégnant que dans
les échanges épistolaires «classiques».
— Quant aux «questions sur la santé du destinataire », elles sont
relativement rares en début de lettre. Sans doute est-ce l'impossibilité
où l'on se trouve d'y répondre immédiatement qui inhibe ce type d'ac-
te de langage, et qui va inciter à lui substituer un autre acte mieux adap-
té aux conditions de l'écrit (et qui ne se rencontre du reste qu'à l'écrit),
acte que l'on peut appeler « voeu portant sur le présent ou le passé - par
rapport à l'acte de lecture - du destinataire» (alors qu'une expression
votive porte normalement sur son avenir) :

1. Le seul cas (sur environ 500) où Truffaut fait l'économie de ce «cher» (ou de sa variante
familière «vieux») dans la formule appellative est la lettre adressée à Jean-Luc Godard en mai-
juin 1973 (p. 480) - or il s'agit d'un véritable réquisitoire qui commence ainsi : «Jean-Luc. Pour ne
pas t'obliger à lire cette lettre désagréable jusqu'au bout, je commence par l'essentiel : je n'entre-
rai pas en coproduction dans ton film. »
2. En particulier dans les lettres que les étudiants «avancés» écrivent à leur professeur : le pré-
nom est trop familier, le titre «(Cher) Monsieur/Madame» est trop cérémonieux, et «(Cher)
Monsieur Un Tel» n'est pas admis en français... (voir sur cette «crise des appellatifs» Les inter-
actions verbales 2, p. 52-54).
Cf. aussi ces deux exemples prélevés dans notre corpus :
« Ma très chère Catherine - Je sais que tu abhorres les possessifs mais moi je n'ai rien contre »
« *** Point d'en-tête, puisque tu es si difficile sur ce chapitre ».
J'espère q u e tu passes de b o n n e s vacances.
J'espère q u e vous allez bien et que R e n é Clair et c o n t e n t de vous (FT 168)
J'espère q u e vous avez passé un b o n séjour en N o r m a n d i e ( F T 735)
J'espère que vous aurez quitté l'hôpital q u a n d vous recevrez cette lettre ( F T 581).

C ' e s t é v i d e m m e n t la d i s j o n c t i o n s p a t i o - t e m p o r e l l e é m e t t e u r / r é c e p -
t e u r qui e x p l i q u e l ' é m e r g e n c e d e ce t y p e très p a r t i c u l i e r d ' a c t e d e lan-
gage, ainsi q u e la p r é s e n c e d ' a u t r e s a c t e s q u e n o u s a l l o n s m a i n t e n a n t
envisager.
— A l ' o u v e r t u r e d e s lettres se r e n c o n t r e n t e n effet a v e c u n e fré-
q u e n c e n o t a b l e les a c t e s s u i v a n t s :
- U n c o m m e n t a i r e s u r le c a d r e s p a t i a l o ù s e t r o u v e n t , s o i t le s c r i p t e u r
( c ' e s t le c a s le p l u s f r é q u e n t ) , s o i t le d e s t i n a t a i r e ( s u r u n m o d e g é n é r a -
l e m e n t plus h y p o t h é t i q u e ) , soit les d e u x (les d e u x « s i t e s » é t a n t alors
mis en b a l a n c e :
M e voici de n o u v e a u à Lyon, où j'ai r e t r o u v é grisaille et b o u l o t . »
Je t'écris de m o n lit où depuis dimanche m e tient cloué une angine carabinée.
( F T 123)
Je suppose que vous êtes déjà sur les pistes [...]
Je vous envie d ' ê t r e au soleil et j ' e s p è r e que vous n'y faites pas de mauvaises
rencontres. Ici [...]

- E n cas de lettre réactive : u n accusé de réception de la lettre à


laquelle on r é p o n d :
J'ai bien reçu votre petit mot.
T a lettre m'est p a r v e n u e avant m o n d é p a r t [...]

généralement accompagné d'un :


- Remerciement :

J'ai bien reçu votre lettre d u 1 juillet et je vous en remercie,

ce r e m e r c i e m e n t p o u v a n t être f o r m u l é :
• explicitement :
Merci p o u r les petites nouvelles.

Merci de votre bonne, longue et si drôle lettre ( F T 128),

• implicitement, par l'expression d'un sentiment approprié :


V o t r e lettre m ' a fait b i g r e m e n t plaisir. ( F T 169)
Quelle joie de t r o u v e r à m o n r e t o u r ton écriture d a n s a n t e dans m a boîte à
lettres !

1. A la différence de ce qui se passe dans ces « commentaires de site » qui sont fréquents dans
les séquences d'ouverture des interactions orales en situation de visite, et qui portent au contraire
sur un site «partagé» (cf. Traverso, 1996, 111 sqq.).
• o u les d e u x :

Merci p o u r ces petites nouvelles qui m ' o n t fait bien plaisir.

L ' e x t r ê m e f r é q u e n c e de cet acte de langage (qui peut être réitéré en


c l ô t u r e ) m o n t r e q u e s a u f e x c e p t i o n (lettres d e r e q u ê t e , de m e n a c e etc.),
l'envoi d ' u n e lettre est c o n s i d é r é c o m m e u n e m a r q u e d e sollicitude,
donc c o m m e une « action bienfaisante » qui mérite cette « rémunération
s y m b o l i q u e » q u ' e s t le r e m e r c i e m e n t .
- Si l ' e n v o i d ' u n e l e t t r e e s t é v a l u é p o s i t i v e m e n t , s o n n o n - e n v o i , o u
s o n envoi t r o p tardif, est au c o n t r a i r e é v a l u é n é g a t i v e m e n t , et va d o n c
entraîner :

• d e la p a r t d e la victime, u n r e p r o c h e :
Tu te doutes que je t'en veux, car enfin c'est assez ridicule de reprendre l'atti-
tude de silence c o m m e à ton départ, mais cette fois c'est plus e m b ê t a n t ( F T 99),

reproche généralement indirect ou adouci :


E n c o r e un grand silence qui é m a n e de toi. J'aurais bien aimé p o u r t a n t recevoir
tes impressions d'Afrique.
Point de nouvelles, bonnes nouvelles ?
C o n t e n t de recevoir enfin de tes nouvelles ( r e m e r c i e m e n t + reproche),

• d e la p a r t d u c o u p a b l e : u n e excuse, qui p e u t p r e n d r e les d i f f é r e n t e s


f o r m e s r e c o n n u e s p o u r c e t a c t e « r é p a r a t e u r » - d e la plus explicite à la
plus implicite :
demande de pardon :
Excusez-moi d ' ê t r e resté si longtemps sans écrire.
T o u t d'abord, je dois vous prier de me p a r d o n n e r d'avoir tant tardé à vous écrire
( F T 258),

g é n é r a l e m e n t a c c o m p a g n é e d ' u n e justification, laquelle p e u t réaliser à


elle seule ( i m p l i c i t e m e n t ) l'acte d ' e x c u s e :
Excuse-moi p o u r ce retard mais [...]
Sachant que je suis à un mois du tournage de Jules et Jim, vous p a r d o n n e r e z
peut-être m o n silence. ( F T 213)
D é j à la mi-mars ! V r a i m e n t je n'ai pas vu le temps passer...
R e n t r a n t juste de vacances, je trouve votre lettre datée du 28 juillet,

la r é a l i s a t i o n implicite p o u v a n t se c o n t e n t e r d ' u n e s i m p l e r e c o n n a i s -
s a n c e d e la f a u t e :

A v e c cinq semaines de retard, je réponds à votre si gentille lettre. ( F T 218)


Je r é p o n d s aujourd'hui seulement à votre lettre du 10 juillet et avec ces putains
de grèves françaises... ( F T 283)

1. Cf. Les Interactions verbales 1, chap. 4.


Ma chère Helen,
D'accord, je suis un salaud. Après mon télégramme d'il y a au moins huit jours
et qui se terminait par «lettre suit », je vous ai laissée tomber comme une vieille
chaussette de pur fil (j'ai en horreur le nylon) (FT 238),
et ces différents procédés pouvant être cumulés :
Avec cinq semaines de retard, je réponds à votre si gentille lettre. J'ai en effet
quitté le Molkenrain une dizaine de jours avant votre venue dans les parages et,
accablé de travail, je n'ai pas répondu à votre lettre m'annonçant ce déplacement.
Pardonnez-moi (FT 218) (aveu de la faute + justification + demande de pardon).
—Signalons enfin que l'on peut trouver dès l'ouverture la requête
d'une réponse, acte plus approprié à la séquence de clôture, mais qui
placé en incipit présente l'avantage de permettre un enchaînement sur
le «corps» de la lettre, constitué par l'apport de nouvelles :
Que devenez-vous depuis cette mémorable soirée ? Moi [...]
Salut ma douce, comment se sont passées ces vacances corses ? Les miennes
furent délicieuses et agitées : [...].

Les descriptions des séquences de clôture telles qu'elles se réalisent


dans les conversations en face à face ou téléphoniques ont mis en évi-
dence les faits suivants :
— La clôture est très souvent annoncée par une «préclôture» («Bon
c'est pas tout ça mais...»), suivie d'une «relance» initiée par l'un ou
l'autre des deux interlocuteurs, et qui peut en France être fort longue.
— Celui qui prend l'initiative de la clôture doit normalement s'en
justifier, comme s'il était en quelque sorte «coupable» d'avoir à mettre
un terme à l'entretien.
— L'acte-noyau de la séquence de clôture est la salutation (verbale
et/ou non verbale).
— Cette salutation peut être entourée, en plus de la justification, de
divers actes annexes (remerciements, vœux, bilan positif de la rencontre
et perspective d'une suite à cette rencontre), dont la fonction générale
est d'«euphoriser» la séparation, considérée comme un épisode intrin-
sèquement «dysphorique».
Qu'observe-t-on dans les clôtures de lettres ?
— La préclôture est exceptionnelle (et en tout état de cause, l'initiati-
ve de la relance ne peut venir que du responsable de la préclôture) : « Bon
je te quitte. Ah j'ai oublié de te dire que [...]. Allez cette fois je te quitte
pour de bon.»). En revanche, on peut rencontrer dans les lettres une
sorte de «postclôture» : c'est le fameux P.-S., qui transforme a posteriori

1. Voir entre autres Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 222-224 et Traverso, 1996, p. 75-88.


la c l ô t u r e e n p r é c l ô t u r e , et p e u t a v o i r u n e l o n g u e u r et d e s f o n c t i o n s
d i v e r s e s (additif, c o r r e c t i f etc.).
— L a j u s t i f i c a t i o n d e la c l ô t u r e est aussi f r é q u e n t e d a n s les lettres q u e
d a n s les c o n v e r s a t i o n s (ainsi d u reste q u e ces m o r p h è m e s d ' a u t o - e x h o r -
t a t i o n s c o m m e « B o n ! » o u « A l l e z ! », d o n t l a v a l e u r e s t d ' e x p r i m e r q u e
c'est à s o n corps d é f e n d a n t q u e l'on se r é s o u t à clore l'entretien) :
Il fait environ 40° à l'ombre, aussi ne saurais-je écrire davantage.
Il faut q u e je d o r m e , je te quitte.
Je ne puis pas vous écrire plus longtemps, car je suis en tournage. ( F T 594)
Il faut q u e je vous quitte, car le l a b e u r attend, et il n ' a i m e pas attendre. ( F T 128)
Bon, m a i n t e n a n t il faut q u e je te quitte p o u r aller raconter plein de bêtises à mes
étudiants.

A u x justifications classiques (portant sur q u e l q u e tâche urgente et impé-


r i e u s e o u q u e l q u e a u t r e e m p ê c h e m e n t à p o u r s u i v r e ) , v i e n t s ' a j o u t e r d a n s le
cas d e s l e t t r e s le s e n t i m e n t d ' a v o i r s e l o n les cas t o u t dit, o u t r o p à dire :
Je n'ai rien d ' a u t r e à te dire. A t t e n t i o n à m a nouvelle adresse [...] ( F T 84)
Bon. P a r d o n n e le grand blanc q u e je vais laisser mais le devoir m'appelle. D e
t o u t e façon les nouvelles n ' a b o n d e n t pas en ce m o m e n t . Alors à bientôt.
F i n a l e m e n t ça ne m e déplaît pas de quitter la France. Mais j'arrête, j'aurais trop
à te dire.
Il y a mille choses d o n t je voudrais t'entretenir, mais actuellement le temps me
m a n q u e . A bientôt.

O u b i e n e n c o r e le d é s i r d e v o i r s a m i s s i v e s ' a c h e m i n e r a u p l u s v i t e
vers sa destination :

O n a n n o n c e l'atterrissage. J e vais pouvoir p o s t e r cette lettre à l'aéroport.


Vite vite, la prochaine levée est dans cinq minutes.
Adieu, m a belle amie ; il faut vous quitter, car il est fort tard. Cette lettre m ' a
m e n é plus loin que je ne comptais; mais c o m m e j'envoie d e m a i n matin à Paris,
j'ai voulu en profiter, p o u r vous faire partager u n j o u r plus tôt la joie de votre
ami. (Liaisons, lettre X C I X ) .

Les justifications p e u v e n t être a c c o m p a g n é e s d'autre adoucisseurs,


c o m m e l'expression d ' u n regret, o u la p r o m e s s e d ' u n e suite :
Il est temps d'aller faire m a n g e r la bête. Je m ' a r r ê t e à regret.
J ' a b r è g e : je suis très pressé, une plus longue lettre suivra.

— E n ce qui c o n c e r n e la salutation :
D a n s L e s L i a i s o n s dangereuses, elle est très s y s t é m a t i q u e m e n t pré-
s e n t e e n clôture, s o u s la f o r m e « A d i e u ( m a c h è r e S o p h i e / m a c h è r e
a m i e / l a t r è s b e l l e d a m e , e t c ».

1. Il va de soi que cet «adieu» n'a pas dans ce contexte la valeur moderne d' une rupture défi-
nitive - mais il peut à cet égard être ambigu, comme on le voit à la fin des lettres XC (« Adieu,
adieu, Monsieur») et CXLIII («Adieu, Madame. Ne me répondez point. J'ai fait le serment sur
cette lettre cruelle de n'en plus recevoir aucune»).
D a n s les l e t t r e s « o r d i n a i r e s » d ' a u j o u r d ' h u i , les f o r m u l e s d e s a l u t a -
tion ne sont pas exclues e n clôture :
Sur ce au revoir et merci ( F T 32),

ces s a l u t a t i o n s se r e n c o n t r a n t s u r t o u t , soit s o u s la f o r m e p l u s o u m o i n s
cérémonieuse de «Recevez mes salutations distinguées/les
m e i l l e u r e s / b i e n sincères/les plus cordiales», soit sous différentes
f o r m e s familières ( « A l l e z s a l u t / T c h a o / B y e » ) ; ainsi q u e très n o r m a l e -
ment, puisqu'il s'agit alors de «vraies salutations» (produites en situa-
tion d e face à face), d a n s les e x p r e s s i o n s « D o n n e le b o n j o u r a u x
c o p a i n s » , « S a l u e b i e n d e m a p a r t t o u t e la p e t i t e f a m i l l e - alors q u e
les é c h a n g e s é p i s t o l a i r e s , n ' é t a n t p a s d e « v r a i e s i n t e r a c t i o n s » , r e n d e n t
plus difficiles les « v r a i e s s a l u t a t i o n s » .
A c c o r d o n s à ce p r o p o s u n e m e n t i o n spéciale à « J e t ' e m b r a s s e » et ses
v a r i a n t e s familières ( « G r o s s e s bises», « M i l l e b i s o u s » etc.), q u i v e r b a l i s e n t
s u b s t i t u t i v e m e n t u n c o m p o r t e m e n t n o n v e r b a l qu'il est e n la c i r c o n s t a n c e
impossible d e réaliser « p o u r d e vrai» : q u a n d dire, c'est n e p a s faire...
— O n p e u t t o u t e f o i s c o n s i d é r e r q u e d a n s les lettres, la c l ô t u r e est
réalisée avant tout :

- p a r u n é n o n c é p e r f o r m a t i f tel q u e « J ' a r r ê t e » , « J e te quitte », o u « J e


t ' a b a n d o n n e » ( F T 50), é v e n t u e l l e m e n t a c c o m p a g n é d ' u n m o d a l i s a t e u r
d é o n t i q u e (« Il f a u t q u e j e t e q u i t t e » ) ,
- e t / o u p a r u n é n o n c é p r é c i s a n t la n a t u r e d u lien s o c i o - a f f e c t i f qui
u n i t le s c r i p t e u r à s o n d e s t i n a t a i r e : e n s i t u a t i o n f o r m e l l e , c e s o n t l e s
f a m e u s e s «formules 2» («Je vous prie d'agréer /Veuillez a g r é e r / Soyez
a s s u r é de / Croyez à » + la s p é c i f i c a t i o n d ' u n s e n t i m e n t d e p r é f é r e n c e
positif) ; f o r m u l e s qui se r é d u i s e n t e n s i t u a t i o n plus familière à u n syn-
tagme adverbial ou nominal («Bien cordialement», «Très amicale-
m e n t », « A v e c t o u t e m o n a m i t i é », e t c . ) .
— Par ailleurs, on trouve en clôture des lettres certains actes
« e u p h o r i s a n t s » tels q u e :
- Le remerciement (qui généralement reprend un remerciement
antérieur : «Encore merci»).
- C e s « s o u h a i t s p o r t a n t s u r le p r é s e n t o u le p a s s é d u d e s t i n a t a i r e » q u i
ont été p r é c é d e m m e n t mentionnés :
J'espère que cette lettre te trouvera en b o n n e santé.
J'espère que de votre côté vous allez bien tous les quatre.
J'espère que vous avez passé de b o n n e s vacances et que la r e n t r é e s'est bien pas-
sée pour vous tous,

1. Recommandations dont il faut d'ailleurs reconnaître qu'elles sont rarement suivies d'effet...
2. Formules qui sont très systématiquement tronquées par le « Rédacteur» des Liaisons : «J'ai
l'honneur d'être, etc.»
ainsi que des vœux prospectifs tels qu'on les rencontre aussi en com-
munication de face à face :
Portez-vous bien.
Je te souhaite bon courage pour la reprise.
Travaillez bien, ne vous découragez pas avant la fin, soignez-vous bien, ne vous
dispersez pas. (FT 285)
- Des «projets », pour reprendre le terme proposé par Traverso (1996,
p. 86-87) pour désigner les expressions telles que «A bientôt », «A plus
tard », etc. - sauf à préciser que si «A bientôt» signifie toujours «de se
revoir» en situation de face à face, dans une lettre il peut s'agir de :
• à bientôt la suite de cette lettre,
• à bientôt de te lire,
• ou à bientôt de te revoir.
Remarquons à ce sujet que des formules telles que :
A bientôt de te lire, A défaut/En attendant de te revoir, A bientôt, au moins par
écrit
indiquent que la lettre est généralement considérée comme un pis-aller :
on s'écrit faute de mieux, et de pouvoir se rencontrer - cela conformé-
ment à la définition du mot «lettre» dans le Robert (édition 1970) :
Ecrit que l'on adresse à quelqu'un pour lui communiquer ce qu'on ne peut ou
ne veut lui dire oralement.
— Enfin, une lettre comporte souvent en sa fin un appel à réponse,
qui peut être plus ou moins insistant, et diversement formulé :
- Enoncé à l'impératif :
Réponds-moi je t'en prie.
Raconte-moi vite tes vacances imprévues.
Ne me laisse pas sans nouvelles.
- Question, générale ou précise, isolée ou en batterie :
Et toi, que deviens-tu?
Et vous, comment ça va? le travail, l'école, la thèse, les barrages routiers...
- Formulation d'une espérance :
Je t'embrasse et souhaite de te lire bientôt.
En espérant de tes nouvelles [...]
Mes vacances ne sont qu'une terrible vacuité, que j'espère un mot écrit de ta
blanche main viendra combler sous peu.

1. C ' e s t la m ê m e idée qui sous-tend cette formule finale de la lettre C L des Liaisons :
« A d i e u , m a c h a r m a n t e a m i e ; l ' h e u r e a p p r o c h e enfin où je p o u r r a i te voir : je te quitte bien
vite, p o u r t'aller r e t r o u v e r plus tôt».
Mais qu'elle soit explicite ou implicite, renforcée («Réponds-moi
vite»), ou adoucie («Si tu as deux minutes écris-moi un petit mot»),
cette requête est en réalité toujours présente dans le filigrane du texte
épistolaire. A cet égard, toute lettre peut être considérée comme un
«macro-acte» signifiant en substance «Ecris-moi» :
Tiens-moi au courant de l'évolution des esprits à propos des loisirs hivernaux.
C'est un prétexte comme un autre pour te demander de m'écrire.
Au fait, quand est-ce que tu t'achètes ta voiture? Et le quartier il te plaît?
Autrement dit, j'attends une lettre de toi, en attendant de te revoir.

Je conclurai en trois points ces quelques observations sur les moda-


lités comparées de l'ouverture et de la clôture dans la communication
épistolaire et dans la communication en face à face :
— Dans toute interaction, les phases d'ouverture et de clôture sont
des moments particulièrement délicats pour les interactants, d'où
d'ailleurs leur caractère fortement «ritualisé» (les rituels ayant précisé-
ment pour fonction d'offrir aux locuteurs des réponses toutes faites, et
des solutions immédiatement disponibles, aux problèmes communica-
tifs qu'ils rencontrent chaque fois qu'ils se trouvent mis en présence les
uns des autres).
Les stratégies mises en œuvre et les actes de langage réalisés en
ouverture et en clôture des lettres ressemblent à certains égards à ceux
qui ont été décrits pour les interactions en face à face. C'est que d'une
manière très générale, ces stratégies obéissent aux principes de polites-
se (le terme devant être pris au sens large) tels qu'ils ont été mis en évi-
dence dans le cadre de la pragmatique c o n t e m p o r a i n e
Rappel : dans cette perspective, les actes de langage se répartissent
en deux grandes catégories, sur la base des effets qu'ils sont susceptibles
d'avoir sur les « faces » des participants : effets négatifs pour les «FTAs »
(Face Threatening Acts : requête, critique, reproche etc.), effets positifs
pour les «FFAs» (Face Flattering Acts : compliments, remerciements,
vœux etc.). La politesse consiste, soit à adoucir par différents procédés
les «FTAs» (c'est la politesse négative), soit à produire des «FFAs» de
préférence renforcés (c'est la politesse positive).
Nos observations ont fait apparaître que dans notre société, l'envoi
d'une lettre est généralement considéré comme une «action bienfai-
sante» ou «FFA» (cf. le fonctionnement des remerciements), alors que
son non-envoi ou son envoi trop tardif, ainsi d'ailleurs que le fait d'avoir

1. Voir Kerbrat-Orecchioni, 1992, et 1996, chap. 8 à 10.


2. Car certains types de lettres sont au contraire globalement des FTAs (lettres de requête, de
réclamation, de rupture, d'injures etc.).
à y mettre un terme, sont plutôt considérés comme des « actions mena-
çantes» ou «FTAs» (cf. le fonctionnement des reproches, excuses et
justifications). On peut donc y voir le reflet d'un modèle (très vraisem-
blablement universel) fondé sur la valorisation du lien social : dans la
structure même des séquences d'ouverture et de clôture sont inscrites
une vision positive du contact, et négative de l'absence de contact -
qu'il s'agisse des contacts en face à face, ou à défaut, épistolaires.
Dans le cas de la lettre, il apparaît en outre que son caractère
d'« action bienfaisante » est fonction d'une part de la rapidité de l'envoi :
Comme si j'avais quelque chose à me faire pardonner - et pourtant ce n'est pas
le cas - je vous réponds dans les deux heures encore cette fois ! (FT 275)
- si en effet une réponse rapide est généralement le symptôme d'un
état affectif positif :
Je reçois à l'instant votre lettre et j'y réponds tout de suite, tant elle est sympa-
thique et me révèle un Moullet insoupçonné, plein d'humour, décontracté et
lucide (FT 125),
la lenteur est au contraire généralement plutôt mauvais signe :
J'ai un peu tardé à répondre à votre lettre, car cela me désole d'avance de vous
décevoir, mais je n'ai que très peu d'admiration pour l'œuvre de Georges
Brassens, même si je la connais assez bien (FT 347)
Si je n'ai pas répondu, Vicomte, à votre lettre du 19, ce n'est pas que je n'en aie
eu le temps; c'est tout simplement qu'elle m'a donné de l'humeur, et que je ne
lui ai pas trouvé le sens commun. (Liaisons, lettre CXXVII) ;
et d'autre part de la longueur de la lettre, de son intérêt, et plus géné-
ralement de sa «qualité», ces différents facteurs pouvant être mis en
balance par le scripteur lui-même ou par son correspondant :
Je suis dans une crise de déprime aujourd'hui et je n'arrive à rien dire d'inté-
ressant. J'aurais peut-être mieux fait d'attendre encore avant de te répondre.
Mais comme la déprime est chez moi chronique, peut-être n'est-ce pas la peine
de te faire patienter plus longtemps.
Vous m'écrivez souvent, je le reconnais, mais jamais aussi longuement que moi
et avec un tel luxe de détails, convenez-en. (FT 280)
— Un certain nombre de différences importantes ont été signalées
dans le fonctionnement à cet égard des lettres et des conversations, dif-
férences qui tiennent toutes aux propriétés particulières de la situation
de communication :
- La salutation, acte central dans les ouvertures et clôtures conversa-
tionnelles, est très exceptionnelle au début des lettres, et non systéma-
tique en leur fin : c'est que la salutation est un acte qui implique par excel-
lence une co-présence, et un contact physique entre les interlocuteurs.
1. Dans les conversations également, il a été montré que l'enchaînement était moins rapide en
cas de réaction négative (désaccord, refus) qu'en cas de réaction positive.
- Or la lettre s'écrit, on l'a dit et répété, sur fond de disjonction spa-
tiale et temporelle : il apparaît que cette donnée première hante vérita-
blement les coulisses de l'échange épistolaire, entraînant par exemple
tous ces commentaires sur le cadre que le scripteur a sous les yeux
(mais non point son « interscripteur ») ; ou la cordialité accrue des for-
mules d'ouverture et de clôture par rapport à celles en usage dans la
communication en face à face («Bonjour Monsieur» devient «Cher
Monsieur», et «Au revoir» devient «Bien amicalement»), formules
dont le rôle est bien évidemment de compensation, voire de conjura-
tion : il s'agit de déjouer les maléfices du « Loin des yeux, loin du cœur »,
et par toutes ces réassurances du lien affectif, de dénier les effets dévas-
tateurs de la distance physique :
Adieu, ma chère Sophie; je t'aime comme si j'étais encore au Couvent
(Liaisons, lettre I)
Je vous prie de croire mes belles minettes à ma grande amitié, que ne tempèrent
ni l'éloignement ni la rareté de vos nouvelles.
— Il importe enfin de mentionner ce fait important, qu'une lettre
débute souvent par quelque allusion à un «passé épistolaire» commun,
et plus précisément :
- soit à des informations précédemment communiquées par le scrip-
teur lui-même :
ça y est, il est né le divin enfant !
Je vous écrivais en avril que [...]. Hé bien finalement [...]
Tu vois, ma bonne amie, que je tiens parole (première phrase de la «lettre pre-
mière» des Liaisons),
- soit à une lettre antérieure de son correspondant, dont un passage
est repris « diaphoniquement » par le nouvel énonciateur.
Rappel : la diaphonie ainsi que l'a définie Roulet consiste à
« reprendre et réinterpréter dans son propre discours la parole du des-
tinataire, pour mieux enchaîner sur celle-ci» (1985 : 71). Après avoir
établi un certain nombre de distinctions (entre diaphonie explicite vs
implicite, effective vs potentielle), Roulet montre que les reprises dia-
phoniques sont rarement intégrales, étant généralement l'objet de
manipulations diverses (condensation, reformulation etc.) en fonction
des objectifs argumentatifs de l ' é n o n c i a t e u r
Les reprises diaphoniques peuvent prendre des formes variées :
Tu souhaitais dans ta dernière lettre, que je ne me rappelle que de mémoire, que
je sois plus «débridé». Cette fois tu vas être satisfaite.

1. Et c'est parfois tant mieux, comme dans la situation plutôt scabreuse longuement évoquée
par Valmont au début de la lettre XLVIII.
2. Sur les reprises diaphoniques avec ou sans reformulation, voir aussi Grize 1988, p. 13-15.
« Si, c o m m e v o u s l e d i t e s , v o u s ê t e s r e v e n u d e v o s e r r e u r s » r e p r i s e
p a r M e r t e u i l , d a n s la l e t t r e L X V I I , d e l ' e x p r e s s i o n utilisée p a r V a l m o n t
d a n s la l e t t r e L V I I I , e t à n o u v e a u r e p r i s e p a r celui-ci d a n s la lettre
L X V I I I s o u s la f o r m e :

Q u e l d o m m a g e que, c o m m e vous le dites, je sois revenu de mes erreurs !

d o n t la p l u s s p e c t a c u l a i r e est l ' a t t a q u e a b r u p t e p a r u n m o r p h è m e d ' a c -


c o r d o u d e d é s a c c o r d , c o m m e d a n s les e x e m p l e s suivants :
V r a i m e n t oui, je vous expliquerai le billet de D a n c e n y 1 (Liaisons, lettre LXIII)
O K d'accord, je vais tout de suite t'envoyer le bouquin.
Effectivement, j'aurais dû te prévenir que j'arriverais plus tard que prévu.
Il n'est pas utile, en effet, q u e vous rentriez le 26. (FT 131)
Mais si, habite bien à l'adresse indiquée !
Non, ce n'est pas par politesse que je vous ai dit que [...] (FT 220)
Non, il ne se passe pas dans m a vie toutes les choses que vous imaginez. ( F T 344)
Non, non, non, je ne vous b o u d e a b s o l u m e n t pas ( F T 261).

M a i s la f o n c t i o n d e ces r e p r i s e s est t o u j o u r s d e r a c c o r d e r la lettre


que l'on entreprend d'écrire à un courrier antérieur de son correspon-
d a n t , s é p a r é d e l'actuel p a r u n laps de t e m p s plus o u m o i n s long : elles
n o u s r a p p e l l e n t f o r t o p p o r t u n é m e n t q u e si l a l e t t r e e s t u n t e x t e m o n o -
l o g a l ( q u i p e u t m i m e r le d i a l o g u e p a r d e s p r o c é d é s d e d i a p h o n i e fictive
tels q u e « Q u e l l o n g s i l e n c e m e d i r a s - t u »), ce t e x t e e s t n o r m a l e m e n t
c o n ç u p o u r v e n i r s'insérer d a n s u n e série, c'est-à-dire d a n s u n véritable
échange dialogué (ou «dialogal»).

1. Cette lettre est analysée par Roulet (op. cit.,p. 76-82) du point de vue de ses procédés poly-
phoniques et diaphoniques.
Dans les Liaisons, la diaphonie nous permet parfois d'entendre quelques échos indirects de la
voix de certains personnages par ailleurs absents du texte romanesque (comme Sophie Carnay).
Car le « rédacteur» se permet de trier dans le matériel dont il est censé avoir hérité, en ne conser-
vant que «les lettres qui [lui] ont paru nécessaires, soit à l'intelligence des événements, soit au
développement des caractères », ainsi qu'il nous en avertit dans la préface (p. 72) et dans la note
de la lettre VII (quant à celle de la lettre CXII et le Nota en début de lettre LXXV, ils n'ont
d'autres fonction que de produire un «effet-de-réel»). En d'autres termes : un roman par lettres
est d'abord un roman, dans lequel tous les procédés utilisés doivent être mis au service du déve-
loppement de l'intrigue. Il ne faut donc pas attendre de ces lettres qu'elles nous reconstituent une
image fidèle des correspondances de l'époque (en ce qui concerne en particulier les rituels d'ou-
verture et de clôture, qui sont réduits à la plus simple expression, jusqu'à la désinvolture de ces
«J'ai l'honneur d'être, etc.»).
2. Lorsque l'on ne dispose pas des lettres antérieures, il n'est pas toujours possible de savoir si
l'on a affaire à de la diaphonie fictive ou réelle.
E C H A N G E E P I S T O L A I R E VS C O N V E R S A T I O N :
LEUR ORGANISATION SEQUENTIELLE

E n r è g l e g é n é r a l e , u n e l e t t r e a p p e l l e u n e r é p o n s e : le « c o n t r a t c o m -
m u n i c a t i f » q u i r e l i e l ' é m e t t e u r e t le r é c e p t e u r d ' u n m e s s a g e é p i s t o l a i r e
implique non seulement un «droit de réponse », mais u n «devoir de
r é p o n s e » - sauf exception bien sûr :
Cher Pierre Montaigne,
Il n'est pas question p o u r moi de laisser votre lettre sans réponse, car n o u s avons
des liens amicaux. Par contre je ne m e sens aucune obligation spéciale à l'égard
du Figaro dans lequel je suis insulté r é g u l i è r e m e n t et souvent de façon person-
nelle, sans r a p p o r t avec m o n travail. ( F T 612)

A i n s i la l e t t r e se t r o u v e - t - e l l e p r i s e d a n s u n e s t r u c t u r e d ' é c h a n g e ,
amorce d'une éventuelle «correspondance» :
La seule chose adroite q u e Lucien eût mise dans sa lettre était de supplier une
réponse.
Accordez-moi m o n pardon, et je vous jure, m a d a m e , u n silence éternel.
— Dois-je faire cette réponse ? se disait M m e de Chasteller. N e serait-ce pas
c o m m e n c e r une c o r r e s p o n d a n c e ? (Stendhal, Lucien Leuwen, G F 1982, I, p. 316)

E n v i s a g é e s o u s c e t angle, la c o m m u n i c a t i o n é p i s t o l a i r e s ' a p p a r e n t e
à la c o n v e r s a t i o n , p u i s q u ' e l l e e s t f o n d é e s u r le m ê m e p r i n c i p e d ' a l t e r -
n a n c e des rôles d ' é m e t t e u r et de r é c e p t e u r : de m ê m e q u e l'on parle
« c h a c u n s o n tour », o n é c r i t c h a c u n s o n t o u r . Il e s t d o n c p e r t i n e n t d e
voir c o m m e n t f o n c t i o n n e c o m p a r a t i v e m e n t le « s y s t è m e d e s t o u r s » à
l'oral et à l'écrit.

Le mécanisme d'alternance des tours de parole a été décrit dans


t o u t e sa c o m p l e x i t é p a r les f o n d a t e u r s d e l ' a n a l y s e c o n v e r s a t i o n n e l l e
(cf. S a c k s e t al. 1 9 7 4 ) , q u i o n t m o n t r é q u ' e n d e h o r s d e s c a s d ' i n t e r r u p -
t i o n et d e c h e v a u c h e m e n t de p a r o l e , les prises d e p a r o l e se s u c c é d a i e n t
à un rythme rapide, l'intervalle de silence m é n a g é entre deux tours
étant en principe fort bref (d'une demi-seconde à quelques secondes).
D a n s une correspondance, c h a q u e lettre peut être assimilée à u n
tour. Toutefois ces « t o u r s d ' é c r i t u r e » ne f o n c t i o n n e n t pas e x a c t e m e n t
c o m m e les t o u r s d e p a r o l e p u i s q u e 2 :
— L'écrit i g n o r e les i n t e r r u p t i o n s ( d é m a r r a g e d ' u n d e u x i è m e t o u r
a l o r s q u e le p r é c é d e n t n ' e s t p a s t e r m i n é ) , ainsi q u e les c h e v a u c h e m e n t s d e
p a r o l e ( a u q u e l o n n e s a u r a i t a s s i m i l e r le cas d e s l e t t r e s q u i se « c r o i s e n t » ) .

1. Notons que la carte postale ne fonctionne pas tout à fait de la même manière à cet égard.
2. Pour une comparaison plus systématique du fonctionnement du turn system à l'écrit et à
l'oral, voir De Rycker 1987.
— Surtout, l'intervalle temporel entre les tours (gap) est à l'écrit :
• infiniment plus long qu'à l'oral, ce qui a un certain nombre de
conséquences sur la construction du tour (comme le recours à ces pro-
cédés de connexion inter-tours que sont les reprises diaphoniques pré-
cédemment mentionnées),
• et aussi beaucoup plus variable, c'est-à-dire que les normes sont en
la matière flexibles et incertaines; elles n'en suscitent pas moins des
attentes très fortes, qui peuvent être comblées ou déçues, et qui vont
prêter à commentaire dans le texte épistolaire (où cette question du
«délai de réponse» est fréquemment thématisée).
A noter encore quelques différences annexes à ce niveau :
— L'échange épistolaire manifeste d'après De Rycker (1987, p. 634)
une tendance plus forte qu'à l'oral à l'équilibrage de la longueur des
tours.
— Les tours d'écriture sont mieux découpés que les tours de parole
(existence de signes démarcatifs clairs), et ils sont produits solitaire-
ment par le scripteur : rien de comparable à ces «régulateurs» et autres
« réparateurs » de l'oral, qui bien qu'émanant de l'auditeur, collaborent
activement à la construction du tour - le tour d'écriture (la lettre) est
bien une unité monologale, alors que le tour de parole est déjà une
construction interactive.

Envisagé dans une perspective pragmatico-fonctionnelle, un tour de


parole réalise un ou plusieurs actes de langage sur la base desquels va
s'effectuer l'enchaînement. Une suite d'actes (qui deviennent alors des
interventions 1 ayant des valeurs pragmatiques complémentaires
constitue un échange. Soit par exemple le début de dialogue suivant :
A — Salut !
B — Salut ! Où cours-tu comme ça ?
A — A la fac :
on dira que ce dialogue comporte trois tours de parole, mais deux
échanges binaires (on parle alors de «paire adjacente»), le premier
composé d'une intervention initiative de salutation suivie d'une inter-
vention réactive de même nature (l'échange est «symétrique»), et le
second d'une intervention initiative de question suivie d'une interven-
tion réactive de réponse.

1. Cela pour simplifier car en fait une intervention peut comporter plusieurs actes de langage
(pour plus de détails, voir Les interactions verbales 1, chap. 4).
Les deux échanges sont ici complets, et successifs, mais on peut ren-
contrer dans les conversations des phénomènes de «troncation» (absence
d'une intervention attendue), ainsi que des schémas d'organisation plus
complexes que cette concaténation linéaire (échanges imbriqués, croi-
sés, enchâssés). Notons à ce propos que la complexité de ces schémas
croît en fonction du nombre des participants - mais les correspondances
sont heureusement le plus souvent de nature «dyadique».
Dans le cas des correspondances donc : il arrive qu'une suite de
lettres se présente bien comme une paire adjacente (lettre d'invitation
ou de requête suivie d'une réaction positive ou négative), mais le cas est
plutôt exceptionnel dans les correspondances privées. Plus communé-
ment, une lettre se présente comme une suite d'énoncés dotés de
valeurs illocutoires diverses, initiatives (informations - on «donne de
ses nouvelles » -, mais aussi éventuellement questions, conseils, recom-
mandations, requêtes, etc.) ou réactives (réponses, commentaires, etc.).
C'est-à-dire que se trouvent regroupées en un bloc compact et continu
produit par un seul et même énonciateur (i.e. en un même «tour»)
toutes sortes d'interventions qui seraient vraisemblablement à l'oral
réparties sur des tours différents. En conséquence, par rapport à l'orga-
nisation générale des conversations, les correspondances présentent le
plus souvent les caractéristiques suivantes :
— Les lettres qui les composent ont pour la plupart d'entre elles une
valeur à la fois initiative et réactive : elles ne sont qu'un maillon dans
une chaîne continue où il est fort difficile de découper des échanges
minimaux, comme on peut généralement le faire dans les conversations.
— Soit une lettre L1 composée d'une suite de n interventions : il va
de soi que le rédacteur de la réponse L2 ne va pas répondre à la totali-
té des interventions de L1, ni dans l'ordre où elles se présentent en L1.
En général, au lieu de traiter la totalité du matériel qui lui a été soumis,
il va trier dans la masse, et n'enchaîner que sur les points qui lui sem-
blent les plus importants (et qu'il a conservés en mémoire, car les effets
de la distance temporelle se font sentir aussi à ce niveau), tous les autres
éléments de L1 passant en quelque sorte «à la trappe ».
Alors que les échanges tronqués sont à l'oral exceptionnels, ils sont
dans les correspondances systématiques, et généralement bien acceptés
par le destinataire 1 (qui n'a pas lui non plus forcément en mémoire la
teneur complète de sa propre lettre). D'autre part, les interventions qui
composent L1 sont le plus souvent traitées dans le désordre (pour com-
poser cet objet ordonné qu'est L2) : non seulement donc les échanges
que l'on peut reconstituer (en «cassant» les blocs d'interventions
regroupés en L1 et en L2) sont souvent tronqués et systématiquement

1. Sauf exception là encore : « Dis donc, tu as oublié de répondre à ma question concernant [...]».
«croisés» (comme on le dit des rimes), mais ils s'organisent selon un
principe de couplage flou, et la plus extrême fantaisie structurale
Remarques : la correspondance de Truffaut montre bien que l'on
peut avoir tous les degrés entre d'une part, le vagabondage capricieux
des lettres privées, et à l'autre extrême, l'ordonnancement parfait des
lettres professionnelles (exemple de la correspondance avec son tra-
ducteur Yamada, qui lui demande toutes sortes de précisions auxquelles
Truffaut répond point par point et lettre en main).
Notons enfin que les formes modernes de communication épistolaire
permettent un traitement plus systématique des échanges : le courrier
électronique permet en effet de répondre, soit en utilisant la méthode
classique de regroupement des interventions, soit en composant un
«message de réponse» à partir de la reprise de certains éléments du
« message initial » à la suite desquels on insère dans l'ordre ses propres
réponses.
Ce type particulier de reprise diaphonique ne fait d'ailleurs qu'in-
formatiser une technique que permettaient déjà les bonnes vieilles
lettres d'antan, mais à laquelle on ne recourt que très exceptionnelle-
ment : c'est celle que l'on trouve à la fin de la fameuse lettre CLIII des
Liaisons :
[...] Deux mots suffisent.
R E P O N S E D E LA M A R Q U I S E D E M E R T E U I L
écrite au bas de la même Lettre.
Hé bien ! la guerre.

CONCLUSION

La lettre est un objet étrange, tout à la fois complet et incomplet;


complet puisqu'il se présente comme un texte se voulant cohérent :
Je ne suis pas très content de cette lettre décousue (FT 564)
Pardonne l'incohérence de cette lettre, mais j'ai été dérangée six fois, montre en
main !
et doté de séquences liminaires d'ouverture et de clôture, ce qui l'appa-
rente à cette unité de l'oral qu'est la conversation ; mais en même temps
incomplet, puisque ce texte n'a de sens que par rapport à un autre texte
antérieur ou postérieur, ce qui apparente cette fois la lettre à une tout

1. Dans les Liaisons, on a en outre affaire à un entrelacs de correspondances dyadiques, ce qui


ne facilite pas la tâche du lecteur, puisque des échanges «suivis» se trouvent systématiquement
disjoints dans le texte romanesque.
2. « Certains », car l'on n'est pas tenu de reprendre et traiter la totalité du message initial. On
peut d'ailleurs aussi y introduire toutes les modifications que l'on veut - mais ce n'est guère
conforme à la déontologie du procédé.
autre unité de l'oral, le tour de parole - ce caractère «bâtard» de la
lettre se reflétant dans certaines de ses caractéristiques, comme l'abon-
dance des reprises diaphoniques, ainsi que les allures énumératives que
la lettre emprunte souvent, juxtaposant des paragraphes qui seraient
dans un texte autonome reliés par des connecteurs (c'est que sémanti-
quement, ils se rattachent moins aux précédents paragraphes de la
même lettre qu'à certains développements de la lettre à laquelle celle-
ci répond).
L'existence de formes discursives telles que la lettre (formes inter-
médiaires entre le dialogal et le monologal) prouve la nécessité d'ad-
mettre des degrés d'interactivité, représentables selon un axe graduel où
l'on trouverait, du plus fortement au plus faiblement interactif :
— les conversations familières en face à face ;
— d'autres situations de discours oral où l'alternance est plus rédui-
te (communication en classe), voire exclue (conférence magistrale);
— les échanges par courrier électronique, lequel emprunte le canal
écrit, mais s'apparente à bien des égards à la communication orale, du
f a i t d e l a p o s s i b i l i t é d ' u n e r é p o n s e q u a s i - i m m é d i a t e (cf. V i o l i , 1 9 9 8 ) ;

— les échanges épistolaires « classiques » ;


— les autres formes de discours écrit, sans adressage précis ni répon-
se prévue.
Par rapport à la conversation orale, la principale caractéristique de la
communication épistolaire est sa lenteur : les mots se forment lentement,
ils s ' a c h e m i n e n t l e n t e m e n t et l'on peut prendre son temps pour y
répondre. L e n t e u r qui peut être vue c o m m e u n inconvénient, mais aussi
c o m m e u n a v a n t a g e - a i n s i p a r B a l t a s a r G r a c i a n ( 1 6 8 4 / 1 9 9 0 , p. 8 8 ) :

D e t o u t e s les a c t i o n s d e l ' h o m m e , r i e n n e d e m a n d e p l u s d e c i r c o n s p e c t i o n [ q u e
l ' a r t d e c o n v e r s e r ] , a t t e n d u q u e c ' e s t le p l u s o r d i n a i r e e x e r c i c e d e l a vie. Il y v a d e
g a g n e r o u d e p e r d r e b e a u c o u p d e r é p u t a t i o n . S'il f a u t d u j u g e m e n t p o u r écrire u n e
lettre, q u i est u n e c o n v e r s a t i o n p a r écrit e t m é d i t é e , il e n f a u t b i e n d a v a n t a g e d a n s l a
c o n v e r s a t i o n o r d i n a i r e , o ù il se f a i t u n e x a m e n s u b i t d u m é r i t e d e s g e n s [...]

o u p a r J.-P. A l b e r t ( 1 9 9 3 , p. 5 5 ) :

1. Voir par exemple dans la correspondance de Truffaut les pages 226-8, 299-302, 672, 677-8.
2. Il est évident que le courrier électronique prend pour modèle la communication en face à
face, par exemple en incorporant ces imitations graphiques des mimiques que sont les «smileys»,
dont le nombre ne cesse de s'accroître grâce à d'ingénieuses variations à partir du signe de
base « : —) » aussi le fait que l'une des consignes de la « Netiquette » est « Don't shout », ce qui veut
dire qu'il faut éviter l'usage trop systématique de la majuscule.
3. Par opposition au courrier électronique, le courrier postal est aujourd'hui appelé «snail
mail»...
Par différence avec la communication téléphonique, la lettre permet de mani-
fester à la fois proximité et distance. Même si en vérité elle constitue une cap-
tation du temps et de l'attention de l'autre plus lourde, elle ne s'impose pas, lais-
sant l'interlocuteur libre du rythme et du moment des échanges.
Risques réduits, liberté accrue : ce sont les avantages de la commu-
nication par lettres que soulignent nos deux auteurs. Or comme il est de
mise de conclure sur une note euphorique plutôt que dysphorique, c'est
sur ces deux citations que s'achèvera cette exploration très partielle du
fonctionnement comparé des échanges épistolaires et des échanges en
face à face.

Catherine Kerbrat-Orecchioni
Groupe de Recherches sur les Interactions Communicatives
Université Lumière Lyon 2

1. Italiques introduites par nous.


Jean-Michel ADAM

Les genres du discours épistolaire


D e la r h é t o r i q u e à l ' a n a l y s e p r a g m a t i q u e
des pratiques discursives

LA CORRESPONDANCE DANS LA TRADITION RHETORIQUE


ET SCOLAIRE DU XIXe SIECLE
Dans le but d'historiciser le regard que nous pouvons porter aujour-
d'hui sur les formes du discours épistolaire, je partirai de réflexions
rarement citées 1 de G. Lanson, dans son introduction à un Choix de
lettres du XVIIe siècle, publié chez Hachette et réédité à plusieurs
reprises sous forme de manuel de textes du grand s i è c l e J'ai retenu ce
court texte et quelques manuels à succès du X I X siècle en raison de
leur influence et du fait qu'ils représentent assez bien la transition entre
le classicisme et notre modernité. Mes exemples et références encadre-
ront ainsi le corpus du XVIIIe siècle, objet principal du présent volume.
— Instruit de la tradition rhétorique et littéraire, Lanson propose
une rapide et éclairante histoire des conditions de production de l'épis-
tolaire. De l'ancienne Egypte, où elle devient «un exercice de scribes
diserts et d'écoliers faisant leur rhétorique» (Introduction, p. VIII), au
X V I I siècle, en passant par l'empire romain, les épîtres de Saint Paul et
l'art de Madame de Sévigné, Lanson note que la lettre remplissait
d'abord une importante et collective fonction d'information : « On s'as-
surait des correspondants pour savoir ce qui se passait dans le monde»
(Intro, p. XXII). Pour ne prendre qu'un exemple, la correspondance des
jésuites envoyés christianiser la Chine ou les Amériques remplissait,
sous forme de «relations», une fonction d'information aussi adminis-
trative qu'ethno-anthropologique. Les Lettres édifiantes et curieuses des
missions de l'Amérique méridionale (Utz, 1991) donnent une idée de
l'édition originale de la correspondance des missionnaires de la

1. Il est ignoré du petit livre, par ailleurs intéressant, de Geneviève Haroche-Bouzinac :


L'Epistolaire (Hachette 1995) et de la plupart des bibliographies des œuvres de Lanson.
2. Notée ci-après «Intro.» et suivie du numéro de la page de l'édition Hachette, non datée,
que je cite. Ce livre a probablement été écrit à la toute fin du X I X ou au tout début du X X
Compagnie de Jésus présents en Chine, Inde et Amérique coloniale
espagnole (l'édition originale, qui se compose de trente-quatre volumes,
s'étend de 1702 à 1776). On peut également lire l'édition, par Guy
Laflèche, de la correspondance des jésuites de la Nouvelle France, au
milieu du X V I I siècle : Les Martyrs canadiens (éd. Singulier, 6 volumes,
Québec). Je citerai plus loin (5) la lettre qui ouvre le troisième volume
de cette édition critique, lettre intitulée «Relation de ce qui s'est passé
en la mission des pères de la Compagnie de Jésus aux Hurons, pays de
la Nouvelle France, ès années 1648 et 1649» (1991, p. 33-34).
La naissance de la presse moderne, soutenue par le télégraphe, est
venue bouleverser cette fonction de la production épistolaire :
De nos jours, les journaux impriment ce que les lettres particulières contenaient
seules autrefois. [...] Les journaux, assistés du télégraphe, déflorent tous les évé-
nements; c'en est fait de la lettre narrative, comme Mme de Sévigné en écrivait
sur Vatel ou sur Turenne. Elle a perdu sa raison d'être (Lanson, Intro, p. XXII).
On est effectivement loin, déjà à l'époque de Lanson, des nécessités
d'un Tacite, demandant à Pline le Jeune de lui conter la mort de Pline
l'Ancien. Le rôle informatif des lettres classiques explique l'importance
des développements narratifs et descriptifs, voire des paroles relatées
sous forme de citations. Comme les jésuites de la Nouvelle France
transforment en martyrs les victimes des Iroquois, Pline le Jeune racon-
te les réactions de son oncle face à l'éruption du Vésuve en transfor-
mant les actes de ce dernier en comportement héroïque par une mani-
pulation narrative décrite par Umberto Eco dans le n° 12 de La Lettre
Internationale (1987). Des narrations d'ampleur collective aux menus
faits de la vie individuelle, le récit envahissait la correspondance. Ainsi
dans cette lettre de Lucie de Cotentin de Tourville, marquise de
Gouville, au comte de Bussy-Rabutin, en date du 10 novembre 1666 qui
thématise en ouverture à la fois le besoin de la correspondance et celui
de la conversation, et qui réintroduit les nécessités de la correspondance
au cœur même de l'épisode relaté :
(1). Vous êtes un ingrat de vous plaindre de moi. J'appelle Mlle Dupré à témoin
pour vous dire si je ne lui ai pas demandé mille fois votre adresse. Cependant
elle m'amusoit toujours, et me disoit que vous nous l'enverriez quand il vous
plairoit recevoir de nos lettres ; et il me semble, si je ne me trompe fort, que vous
m'aviez dit la même chose. Tenez-vous donc pour content et recevez mille ami-
tiés que la comtesse du Plessis me vient de prier de vous faire de sa part. Elle et
moi mourrons d'envie de vous voir ici. On vous contera mille choses qu'on ne
vous sauroit écrire.
Les nouvelles les plus fraîches sont de moi. qui fus volée hier au soir à huit
heures par des soldats. Je revenois de chez Mme de***. Voyez un peu le bon
naturel que j'ai pour vous ! comme ils me voloient, je leur donnai par mégarde
votre lettre, que je leur redemandai, songeant en ce moment que si je la leur lais-
sois, je perdrois votre adresse. Ils me la rendirent toute ensanglantée parce que
la glace de mon carrosse leur avoit écorché les mains. Je me comportois assez
bien en cette occasion, quoiqu'à vous parler franchement je mourusse de peur.
Ils volèrent le même soir un lieutenant aux gardes qui les prit prisonniers : ainsi
ils doivent être pendus cette semaine.
La cour ne reviendra ici qu'au mois de janvier. Les bals de Saint-Germain sont
les plus galans du monde; il n'y a rien de pareil aux dépenses qu'on y fait pour
les habits. On porte de l'or et de l'argent.
— Gustave Lanson énonce un point de vue largement partagé par
les maîtres de rhétorique :
L'erreur vient du mot dont on se sert. Il n'y a pas d'art épistolaire. Il n'y a pas de
genre épistolaire : du moins dans le sens littéraire du mot genre. Autant vaudrait
dire le genre oral, pour y faire rentrer à la fois les conversations privées, les
entretiens diplomatiques, et toutes les communications de pensées, qui se font
de vive voix, en dehors du genre oratoire. (Intro, p. II)
Lorsqu'il parle de « littérature épistolaire », Lanson donne à ce mot
sa connotation non nécessairement artistique. S'il n'exclut pas l'exis-
tence d'un éventuel genre épistolaire, il n'en fait pas pour autant un
«genre littéraire ». N'étant pas «une œuvre d'art destinée expressément
à produire une impression esthétique» (Intro, p. III), la «forme épisto-
laire» n'est pas un genre littéraire : «c'est la nécessité matérielle et
brute qui l'impose. On écrit ce qu'on ne peut pas dire, et voilà tout»
(Intro, p. II). A la même époque, dans le dernier chapitre de son Art
d'écrire enseigné en vingt leçons, Albalat s'appuie également sur la visée
du discours et les conditions pragmatiques de l'énonciation : «La lettre,
dans le train ordinaire, n'est pas un genre voulu, un travail de choix.
C'est une obligation. On a telle missive à envoyer, telle correspondan-
ce à faire, selon les hasards de la vie, parce qu'il vous arrive telle ou telle
chose» (1900, p. 315). Pour Lanson comme pour Albalat, ce sont, plus
largement, les circonstances de l'interaction socio-discursive en cours
qui dictent les règles d'écriture de chaque lettre :
Chaque espèce de lettre est régie par les règles qui s'appliquent aux manifesta-
tions verbales correspondantes, et celles-ci de leur côté sont soumises aux
convenances complexes et délicates qui s'appliquent à toutes les manifestations
extérieures de la personne humaine. (Intro, p. IV)
— La lettre est définie, par Lanson et par la tradition, comme «une
conversation avec une personne absente », mais une «conversation écrite ».
Il résume ainsi la filiation des pratiques discursives orales et écrites :
Pendant deux siècles, la pensée de la France habita les salons ou tendit par tous
les efforts et par tous les sacrifices à s'y faire recevoir. Si la littérature y perdit
parfois du sérieux et de la profondeur, si trop souvent elle préféra l'élégance à
la sévère beauté, elle y gagna en revanche certaines qualités qui multiplient la
force d'expansion et de séduction des idées, mais surtout elle y gagna l'incom-
parable richesse, l'éclat sans rival des correspondances. Précieux, jansénistes,
courtisans, bourgeois de Paris, prélats, philosophes, diplomates, capitaines, rois
même, femmes surtout, tout le monde en ces deux siècles, à la cour, en province,
et jusqu'au fond de l'Allemagne et de la Russie, de Louis XIV à Frédéric II, de
Guy Patin à Galiani, de Voiture au prince de Ligne, de Fénelon à Voltaire, de
Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon à Mme du Deffand et à la grande
Catherine, tout le monde, après le plaisir de causer, n'en connaît pas de plus
grand que le plaisir d'écrire. (Intro, p. XVIII; je souligne)
Le début du Roman par lettres (1829), texte inachevé de Pouchkine,
présente une mise en scène littéraire des caractéristiques principales de
l'épistolaire. La première lettre de Lise, qui s'est éloignée de St.
Pétersbourg, s'achève par une thématisation de la fonction informative
dont nous parlions plus haut :
(2). Ecris-moi, mon ange, tes lettres me causeront une grande joie. Que devien-
nent vos bals, que deviennent nos communes relations ? Bien que je sois deve-
nue une recluse, je n'ai pourtant pas tout à fait renoncé à la vaine agitation du
monde, - les nouvelles qui m'en parviennent m'intéressent.
A la fin de la réponse de son amie Sacha, après la satisfaction de
cette demande d'information, la question de la conversation et de l'ab-
sence sont clairement thématisées :
(3). Que te dire de Pétersbourg? Nous sommes encore en villégiature, mais
presque tout le monde est parti. Les bals commenceront dans deux semaines
environ. Le temps est splendide. Je me promène beaucoup. Ces jours-ci, nous
avions des invités à dîner, l'un d'eux a demandé si j'avais de tes nouvelles. Il a
dit que ton absence dans les bals se remarque comme une corde qui manque sur
un piano, et je suis parfaitement d'accord avec lui. J'espère toujours que cet
accès de misanthropie ne durera pas. Reviens, mon ange ; sans quoi je n'aurai
personne cet hiver à qui communiquer mes innocentes observations et les épi-
grammes que mon cœur formule. Adieu, ma chérie, réfléchis et ravise-toi.
La réponse de Lise met l'accent sur le caractère substitutif de la cor-
respondance :
(4). Tu dis que tu n'auras personne cet hiver à qui faire part de tes observations
satiriques, mais notre correspondance, à quoi sert-elle donc ? Ecris-moi tout ce
que tu remarqueras [...].
Tu vois : je bavarde avec toi comme d'habitude. Ne sois donc pas, toi, chiche de
ces entretiens entre absents. Ecris-moi aussi souvent et aussi longuement que tu
peux, tu ne peux t'imaginer ce que signifie l'attente du jour du courrier à la cam-
pagne. L'attente d'un bal n'est pas comparable.
Dans leurs Leçons de littérature française et de morale, ouvrage à suc-
cès du milieu du X I X siècle, Noël et de La Place - qui admettent l'exis-
tence d'un genre épistolaire - apportent une intéressante nuance.
Lorsqu'on définit la lettre comme une conversation ou un entretien :

1. Cité ici dans la traduction d'André Meynieux (Mazenod, Paris, 1962). Texte malheureuse-
ment absent des recueils d'écrits autour de St. Pétersbourg publiés actuellement...
[...] cette définition, fausse sous bien des faces, est vraie par un côté : une lettre,
quelle que soit la nature du sujet, quelque éloignée qu'elle puisse être du ton de
la conversation, ne s'en écartera que pour y rentrer souvent. De là ces formes
consacrées dans le discours parlé, de là ces interruptions en style direct qui per-
mettent de couper le fil des idées, et de le renouer à son gré, et par conséquent
de lier et de détacher avec facilité les différentes parties d'une lettre.
Le style épistolaire, envisagé sous ce point de vue, emprunte véritablement à la
conversation la facilité de passer brusquement et sans préparation d'une idée à
une autre, et s'épargne ainsi l'extrême difficulté des transitions. C'est un des pri-
vilèges du genre. (1842, p. 189)
De cette souplesse et de ces changements plus ou moins brusques, la
lettre (1) témoigne assez bien : à chaque paragraphe son objet théma-
tique et ceci sans guère de transitions. La mise en avant de cette carac-
téristique générique, qui rappelle le « Rex tam multiplex propeque ad
infinitum varia » d'Erasme (1502), se retrouve chez Noël et de La Place :
Comme les objets de nos pensées, de nos intérêts, de nos affections sont aussi
divers que le sont les rapports des hommes entre eux, on ne saurait établir une
classification rigoureuse des différentes espèces de lettres dont le genre épisto-
laire se compose [...]. Il n'est point en littérature de genre plus varié, plus éten-
du; il comprend tout ce que la pensée embrasse, tout ce que la parole peut
exprimer. (1842, p. 189)

STRUCTURE COMPOSITIONNELLE DE LA FORME EPISTOLAIRE


En dépit d'une indéniable diversité générique, la forme épistolaire
présente un certain nombre de constantes compositionnelles. Pour la
tradition médiévale une lettre comporte cinq parties : la salutatio, la
captatio benevolentiæ, la narratio, la petitio (demande ou objet de la
lettre) et la conclusio. La tradition classique réduit plus justement la
composition à trois grands ensembles : la prise de contact avec le desti-
nataire de la lettre qui correspond à l'exorde de la rhétorique, la pré-
sentation et le développement de l'objet du discours dont la notion rhé-
torique de narratio ne recouvre pas tous les possibles, enfin l'interrup-
tion finale du contact ou conclusion.
Dans une perspective pragmatique et textuelle, il est nécessaire de
partir de l'existence d'une macro-unité : le texte dialogal. Ce dernier
comporte un plan de texte contraignant : des séquences phatiques d'ou-
verture et de clôture, d'une part, des séquences transactionnelles consti-
tuant le corps de l'interaction, d'autre part. La forme épistolaire a beau
être monogérée, elle reprend, à sa manière, ce plan de texte dont les dif-
férents genres épistolaires règlent les variations tant formelles que sty-
listiques. On distinguera donc, très simplement, dans toute forme épis-
tolaire, le plan de texte de base suivant :
Facultatives et plus ou moins développées, les parties du plan de
texte < 2 > et < 4 > sont des zones discursives de transition (introduc-
tion-préparation et conclusion-chute) entre les moments initial et final
à dominante phatique et le corps de la lettre proprement dit. Elles com-
portent toutes les caractéristiques que la rhétorique accorde tradition-
nellement à l'exorde et à la péroraison : préparer, d'une part, la récep-
tion de l'échange en ménageant la face d'autrui (du familier au plus
solennel) et en introduisant le propos, d'autre part, récapituler et ache-
ver de convaincre en introduisant éventuellement plus de pathétique et
en préparant les futures interactions avec le destinataire (en particulier
sa réponse). La lettre suivante peut être ainsi décomposée :
(5). <1> Au révérend Père, le Père Claude de Lingendes,
Provincial de la Compagnie de Jésus
en la Province de France
Mon révérend Père,
< 2 >. La relation des Hurons que j'envoie à vostre Révérence, lui fera voir la
desroute et la désolation de ces pauvres Nations d'enhaut, le massacre de la
fleur de nos Chrestiens, la mort glorieuse de trois de leurs Pasteurs, et leur
retraite, avec une partie de leur troupeau, dans une Isle de leur grand Lac.
< 3 >. [...] Les Iroquois nous ont un peu donné de repos ici bas ; mais je ne sçai
si ce sera pour long-temps : nostre consolation est que les différences des temps
sont aussi bien sujettes à Dieu que celles des lieux, et que nous ne devons estre
que trop contens de tout ce qu'il plaira à sa divine Majesté d'en ordonner.
< 4 >. Quoi que c'en soit, vostre Révérence voit assez que nous avons besoin
d'un secours extraordinaire de ses Saincts Sacrifices et prières, c'est ce que nous
la prions très humblement de nous octroyer, et ce que nous espérons entière-
ment de sa bonté, et charité en nostre endroit,
< 5 >. De vostre Révérence,
De Kébec,
ce huit septembre 1649,
Serviteur très humble et très obéissant
en nostre Seigneur,
Hiérôme Lallement
Autour d'une dominante qu'en dépit de l'absence de réplique, on
peut dire dialogale - car elle ouvre sans cesse le discours sur le destina-
taire, par le biais d'incises interpellatives – le corps de toute lettre com-
porte des moments (séquences plus ou moins développées ou simples
constructions p é r i o d i q u e s descriptifs, narratifs, explicatifs-justificatifs,
1. Sur cette théorie des séquences, je renvoie à Les textes : types et prototypes, Nathan, coll.
F A C , 1992 et à « L ' a r g u m e n t a t i o n dans le dialogue», L a n g u e Française n° 112, Larousse, 1996.
argumentatifs. Le corps d'une lettre peut fort bien n'être constitué que
par la préparation d'un acte de discours délicat (remerciement, requête,
condoléances, etc.). En fait, toutes ces possibilités compositionnelles se
combinent très librement. C'est ce que montre fort bien, ici même, Jürgen
Siess qui, menant une analyse assez exemplaire d'une lettre, me dispense
d'exposer dans le détail la technique du découpage séquentiel d'un texte.
Comme le dit la citation de Noël et de La Place donnée plus haut,
< 3 > peut passer, plus ou moins librement selon les genres de corres-
pondance, d'un objet à un autre. Cette variation détermine le plan du
corps de la lettre et sa segmentation éventuelle (changements de para-
graphes liés à des changements d'objet du discours).
On a vu, plus haut, un exemple de narration avec le second para-
graphe de (1). Le fragment de lettre (2) est un bel exemple de segment
dominé par une requête - voir aussi, ci-après, les lettres (10) et surtout
(8) et (11). Au milieu du fragment (3), on trouve des discours relatés (de
façon indirecte ou narrativisée) et commentés : «[...] l'un d'eux a
demandé... Il a dit que..., et je suis parfaitement d'accord avec lui». On
pourrait encore ajouter ce passage, dominé par la description, du
Roman par lettres de Pouchkine :
(6). Avant-hier, on donnait un bal chez K... Il y avait un monde fou. On a dansé
jusqu'à cinq heures. K. V. était habillée très simplement; une mignonne robe de
crêpe blanc, sans même de guirlande de fleurs, et sur la tête et le cou pour un
demi-million de brillants : pas plus ! Z., selon son habitude, était habillée de
façon grotesque. Où va-t-elle chercher ses garnitures? Ce ne sont pas des fleurs
qu'on avait cousu sur sa robe, mais des sortes de champignons séchés. N'est-ce
pas toi, mon ange, qui les lui avais envoyés de la campagne ? [...]
Les deux portraits successifs ne diffèrent que par un passage de l'iro-
nie à la franche moquerie. Si l'ironie apparaît dans le contraste entre le
début du portrait de K. V. et la chute exclamative : «pas plus ! », le por-
trait de Z. est immédiatement sous le signe du grotesque et interrompu
par deux questions, la dernière ouvrant la lettre sur l'interlocutrice :
« n'est -ce pas toi, mon ange [...]».
DU GENRE AUX GENRES
Lanson dénonce les tentatives de classement :
Faut-il reconnaître vingt catégories de lettres avec le prétendu Démétrius de
Phalère, ou quarante et une avec Proclus, ou bien sept ou huit avec M. Merlet? Je
n'en sais rien et je ne m'en soucie guère. Tout cela est factice. Si on distingue la
lettre d'amitié et la lettre d'amour, la lettre de sollicitation et la lettre de consolation,
la lettre de blâme et la lettre de louange, la lettre narrative et la lettre descriptive,
pourquoi pas aussi la lettre de joie et la lettre de tristesse, la lettre d'inquiétude et
celle de sécurité, et puis la lettre champêtre, la lettre mondaine, la lettre psycholo-
gique, la lettre historique, en un mot autant de sortes de lettres qu'il peut y avoir de
sentiments dans le cœur humain, et d'objets à ces sentiments? (Intro, p. I)
Ce n'est pas tout à fait l'avis de Théodore H. Barrau, dans Méthode
de composition et de style. Dans ce manuel, publié chez Hachette à la fin
du X I X siècle (la quatorzième édition date de 1882), Barrau considère
trois sortes principales de lettres : les lettres d'amitiés, les lettres de poli-
tesse qui se distinguent des premières par une liberté moins grande et le
respect «de bienséances plus sévères », enfin les lettres d'affaires (com-
merciales ou administratives). A ces trois types, il ajoute encore les péti-
tions et les rapports.
La diversité des pratiques socio-discursives épistolaires a pour
conséquence l'existence non pas d'un genre, mais de genres. Le princi-
pe bakhtinien sur lequel je fonde ma réflexion est le suivant :
Chaque sphère [de l'activité et de la communication humaine] connaît ses genres,
appropriés à sa spécificité, auxquels correspondent des styles déterminés. Une
fonction donnée (scientifique, technique, idéologique, officielle, quotidienne) et
des conditions données, spécifiques pour chacune des sphères de l'échange ver-
bal, engendrent un genre donné, autrement dit, un type d'énoncé donné, relati-
vement stable du point de vue thématique, compositionnel et stylistique. Le style
est indissociablement lié à des unités thématiques déterminées et, ce qui est par-
ticulièrement important, à des unités compositionnelles : type de structuration et
de fini d'un tout, type de rapport entre le locuteur et les autres partenaires de
l'échange verbal (rapport à l'auditeur, ou au lecteur, à l'interlocuteur, au discours
d'autrui, etc.). Le style entre au titre d'élément dans l'unité de genre d'un énoncé.
(Bakhtine : Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1984,p. 269)
Je ne développe pas, car cette tripartition reste assez proche de la
triade rhétorique classique : sous la «thématique» Bakhtine revisite
l'inventio, sous la «composition» : la dispositio et sous le «style» : l'élo-
cutio. La forme épistolaire possède une caractéristique dialogique com-
mune à toutes les sortes de lettres : l'inscription de la situation énon-
ciative dans le t e x t e Si l'on considère les quatre paramètres primaires
de la situation - co-énonciateurs, temps et lieu de l'acte -, on se rend
compte que toutes les formes épistolaires les introduisent formelle-
ment, en < 1 > et en < 5 >. Le lieu et la date de l'énonciation, appuyés par
le cachet de la poste, les formules d'adresse et de politesse désignant le sta-
tut reconnu à l'autre par l'énonciateur et enfin la signature sont placés aux
frontières de la lettre. L'absence de l'interlocuteur et la nature spatio-tem-
porelle de cette séparation sont assurément le trait propre à cette forme
de dialogue différé, de conversation écrite fondée sur une absence.
Toutefois, la caractéristique principale de l'épistolaire est que l'interaction
en cours est thématisée dans le texte et en organise la structure.
1. Pour une réflexion générale sur les genres, dans une perspective d'analyse des discours et de lin-
guistique textuelle, je renvoie à mon article de la Revue Belge de Philologie et d'Histoire (n° 75,
Bruxelles, 1997) : «Genres, textes, discours : pour une reconception linguistique du concept de genre».
2. Idée défendue également par Patrizia Violi : « Présence et absence. Stratégies d'énonciation
dans la lettre », Actes du V I colloque interdisciplinaire de Fribourg : La lettre, approches sémio-
tiques, 1988, p. 27-35.
Les variations entre genres épistolaires proviennent des différences
entre situations sociales d'interaction. Ces différences dans les condi-
tions socio-discursives de production et de réception se traduisent par
des variations marquées de l'importance accordée à tel ou tel para-
mètre énonciatif, d'une part, à la structure thématique, compositionnelle
et stylistique, d'autre part. La signature est masquée ou totalement
absente dans la lettre anonyme. Le destinataire visé est démultiplié au-
delà du seul destinataire postiche dans la lettre ouverte, qui présente
également l'intérêt de remettre en cause le caractère secret ou protégé
de la correspondance. Le télégramme obéit à une loi d'économie supé-
rieure encore à celle du billet. C'est une banalité de dire que la corres-
pondance amoureuse ou amicale thématisent fortement l'absence de
l'autre et font de la distance spatio-temporelle un des objets importants,
voire l'objet unique, de la lettre; les déictiques se rapportant à l' ici-
maintenant de l'énonciation, d'une part, et au là-bas-plus tard de la lec-
ture, d'autre part, sont plus nombreuses que dans toutes les autres
sortes d'écrits personnels (journal intime et mémoires, par exemple).
Du côté de l'énonciateur, les lettres d'amour et d'amitié autorisent la
mise en avant d'une subjectivité plus grande et plus libre que dans la
lettre d'affaire. Toutes les formes de lettres ont pour particularité le fait
de proposer une image de l'autre. L'absence rend possible et favorise
cette construction, avec les risques que comporte le fait de proposer à son
interlocuteur une image de lui-même ... Sur ce point, lettres d'amour et
lettres d'affaires ne diffèrent que par la nature des liens de pouvoir entre
les partenaires de l'échange qu'exhibent les formules d'ouverture < 1 > et
de clôture < 5 > et les zones transitionnelles < 2 > et < 4 >.
En reconnaissant la diversité des pratiques discursives épistolaires, il
est évident qu'il convient de diviser la macro-catégorie de la forme épis-
tolaire en divers genres qui possèdent une historicité et qui sont direc-
tement liés à la diversité des pratiques socio-discursives dans lesquelles
les sujets sont engagés. Les genres épistolaires sont, comme tous les
genres, directement liés aux conditions de l'interaction : aux paramètres
du temps et du lieu social, aux interlocuteurs engagés dans l'interaction,
à l'objet du discours et, de plus, à une langue donnée. Cet ensemble
complexe de paramètres pragmatiques complémentaires impose ses
lois à la réalisation du texte particulier de chaque lettre.
Fidèle à la tradition rhétorique, mais également très proche d'une
pragmatique du discours, T. H. Barrau cerne les principaux paramètres
énonciatifs de la façon suivante :
Bien sentir qui l'on est et quelle est la personne à qui on s'adresse, et réfléchir
quelque temps aux objets sur lesquels on veut s'entretenir avec elle, telle est la
triple condition indispensable pour bien parler, et, par conséquent, pour bien
écrire. Ce n'est autre chose que la loi de la convenance appliquée sous ces trois
rapports au style épistolaire. (1882, p. 128)
On reconnaît là le triangle énonciatif Locuteur-Objet du discours-
Destinataire auquel il convient seulement d'ajouter les paramètres,
d'une part, des temps et des lieux décalés de l'écriture et de la lecture
et, d'autre part, de la langue et des connaissances plus ou moins parta-
gées par les partenaires de l'échange épistolaire.
Les variations de l'objet thématique du discours n'ont pas à être
caricaturalement divisées comme le propose ironiquement Lanson. Ces
dernières ne fournissent certainement pas la base des différences géné-
riques. En revanche, c'est la nature même de l'ensemble des paramètres
énonciatifs qui engendre des différences génériques majeures d'abord
et l'infinie variété ensuite. On peut probablement distinguer trois pre-
miers grands genres épistolaires séparés par les frontières graduelles de
l'intime et du social, c'est-à-dire par la nature des relations, d'une part,
entre les correspondants et, d'autre part, de ces derniers aux objets de
discours traités. Insistons sur le caractère fondamentalement graduel
des différences entre ces genres : les frontières génériques sont, par
définition, des zones où nombre de textes appartiennent tendancielle-
ment à plusieurs catégories.
ESSAI DE CLASSEMENT DES GENRES DU DISCOURS EPISTOLAIRE

La sphère des enjeux relationnels intimes définit le genre de la cor-


respondance intime : des lettres d'amour les plus érotiques aux lettres
amicales du type des exemples (2) à (4) et (6), en passant par la corres-
pondance que l'on peut dire familiale. Les relations entre les parte-
naires de l'échange vont de la relation amoureuse aux degrés variés des
relations familiales (famille restreinte et élargie), en passant également
par tous les degrés de l'amitié. Ces relations entre correspondants auto-
risent un ton peu formel (variant certes en fonction des époques, des
classes d'âge et des classes sociales). Elles permettent un appui souvent
elliptique sur les connaissances partagées par les correspondants : l'im-
plicite est massivement de mise. Les formes vont de la lettre fleuve à la
carte postale, en passant par le télégramme1.
Pour prendre un exemple de ce dernier type, Colette adresse à sa
mère, lors d'un voyage en Suisse, à Lausanne, une carte postale du port
d'Ouchy. A la fenêtre de sa chambre qu'elle signale sur la photo même,
elle ajoute le texte suivant :
(7). Ma chambre ! des fenêtres tout autour, quelle joie ! et quelle belle salle de
bains, je vois la Dent du Midi, des neiges blanches et bleues, le lac, la ville, les
bois, tout. Tu aimerais tout cela [...].
1. L'extraordinaire télégramme de plusieurs pages imaginé par Cohen, dans Belle du Seigneur,
est probablement le plus bel exemple d'exploitation parodique des normes du genre.
A ce fragment descriptif pluri-sémiotique, on pourrait ajouter aussi
bien la correspondance de Racine à son fils ou, plus célèbre, de Mme de
Sévigné à sa fille. Toutefois, la lettre (8), de Jean-Louis Guez de Balzac,
est un intéressant exemple de lettre de remerciement, dans le cadre
d'une correspondance familiale élargie. On notera surtout la façon dont
l'acte de discours - remercier - se trouve préparé et amplifié, comme
dirait la rhétorique, sous la plume d'un des meilleurs épistoliers du
grand siècle :
(8). à Monsieur de Forgues, commandant une compagnie en Hollande.
Monsieur mon cher cousin, < 1 >
Je crois être riche des biens que vous m'avez fait; un autre qui auroit reçu le
même présent ne vous en auroit pas la même obligation. < 2 > Mais l'opinion
des choses est la mesure de leur valeur; et parce que je n'ai ni l'âme ni les yeux
avares, je trouve les émeraudes de vos paons d'aussi grand prix que celles des
lapidaires. Pour le moins ce qui est mort et immobile chez eux, vit et se remue
dans ma basse-cour. Je connois mes richesses et en suis connu, et après avoir lu
jusqu'à ne voir goutte, je viens délasser ma vue travaillée dans cet admirable
vert, qui m'est tout ensemble un divertissement et un remède. Les vilains objets
n'offensent pas seulement mon imagination : ils provoquent encore ma bile, et
je pense que je ne recevrois une guenon du meilleur de mes amis que pour la
faire tuer. Mais je vous avoue que la beauté me plaît en quelque lieu que je la
rencontre. Toutefois, parce qu'elle est dangereuse sur le visage des femmes, j'aime
mieux la considérer en sûreté sur les plumes des beaux oiseaux et dans la pein-
ture des belles fleurs. Des plaisirs si chastes peuvent compatir avec le carême, et
sans offenser Dieu, je m'y amuse tous les jours une heure agréablement. < 3 > Je
vous en remercie de tout mon cœur, < 4 > et suis avec passion,
Monsieur mon cher cousin,
Votre, etc.
A Balzac, le VII mars MDCXXXIV. < 5 >
Cette première catégorie se satisfait aussi bien du simple billet, dont
la carte postale n'est qu'une variante, que des multiples feuillets de la
correspondance amoureuse ou de la fameuse lettre du 15 mai 1871 que
Rimbaud envoie à son ami Paul Demeny et dans laquelle il expose lon-
guement sa théorie du voyant (édition de La Pléiade, Gallimard, 1972,
p. 249-254), lettre ponctuée par trois poèmes dont le «Chant de guerre
parisien» sur la Commune, qu'il qualifie de «psaume d'actualité ».
Ce premier genre épistolaire ne comporte aucune limitation de lon-
gueur. En franchissant la frontière de la sphère des objets de discours
relevant des relations amicales, on passe - plus graduellement que radi-
calement, bien sûr - dans un genre de correspondance, plus contraint.

La sphère plus large et formelle de la socialité ou des enjeux relation-


nels «formels» implique des pratiques socio-discursives sur des objets de
discours moins intimes et avec un cercle plus large de personnes que l'on
peut considérer comme de simples «relations». La distance entre les cor-
respondants est donc nécessairement plus grande dans ce genre que dans
le précédent. La catégorie des «lettres de politesse» retenue par Barrau
correspond assez bien à ce genre de correspondance sociale plus forma-
lisé que le précédent :
Les sujets en sont aussi variés que les incidents de la vie sociale. On demande
ou l'on promet un service; on remercie d'une faveur obtenue; on félicite, on
encourage, on console; on adresse des conseils, des recommandations, des
reproches même; car un homme bien élevé met toujours de la politesse jusque
dans ses reproches et dans ses plaintes. Ces sortes de lettres exigent plus de soin
et d'art que les précédentes [...]. On ne saurait trop recommander, d'abord
l'exacte observation de toutes les convenances, et en second lieu la précision,
qui est comme une convenance de plus. Car on ne doit pas abuser du temps et
de l'attention de ceux à qui on écrit. (1882, p. 126)
Si, d'un point de vue pragmatique, les actes de discours dont parle ici
Barrau se retrouvent également dans la sphère intime de la précédente
catégorie (on l'a vu avec les remerciements de l'exemple (8) de Guez
de Balzac), disons que ce deuxième genre est, lui, nécessairement bref,
limité à l'objet «formel» de discours que la notion de «politesse»
recouvre mal aujourd'hui. Cette catégorie va des lettres qu'un étudiant
et son professeur échangent à propos d'un travail, aux condoléances et
autres missives relatives à des événements familiaux (naissances,
mariages) adressées formellement à des «connaissance», des collègues
de travail ou d'activités sociales (sports, loisirs, militantismes divers,
etc.). A propos de la correspondance entre professeur et (ancien) élève,
les lettres envoyées par Rimbaud à Georges Izambard basculent de la
deuxième dans la première catégorie par rupture nette des règles de
distanciation. En témoigne la fin de cet appel à l'aide du 5 sep-
tembre 1870, envoyé par un Rimbaud alors détenu à la prison de
Mazas :
(9). Ecrivez-moi aussi; faites tout ! Je vous aime comme un frère, je vous aime-
rai comme un père. < 4 >
Je vous serre la main
Votre pauvre
Arthur Rimbaud < 5 >
L'exemple de cette lettre, adressée, le 24 juin 1627, par Richelieu à
un parent d'un des plus acharnés duellistes de l'époque que le Cardinal
vient de faire saisir, juger et décapiter, est un bon exemple, à la fois, de
la deuxième catégorie et d'un acte de discours complexe mêlant condo-
léances et explications, regrets et promesses :
(10) A Monsieur de Montmorency.
Monsieur, < 1 >
L'accident qui est arrivé à M. de Bouteville me fait prendre la plume pour vous
témoigner qu'il n'y a aucun qui compatisse davantage que moi au déplaisir que
vous aurez de la perte d'une personne qui vous étoit si proche. < 2 > Le Roi a
été plus fâché que je ne vous puis dire, d'en venir à cette extrémité en son
endroit; mais les rechutes si fréquentes auxquelles il s'est porté volontairement,
en une chose qui combattoit directement son autorité, a fait que pour couper les
racines de ce mal si invétéré en son royaume, il a cru être obligé en conscience
et devant Dieu et devant les hommes, de laisser le cours libre à la justice en cette
occasion. En toute autre où il n'ira point de l'intérêt de son Etat, vous recevrez
sans doute des preuves de sa bonne volonté. < 3 > Pour moi, Monsieur, je vous
conjure de croire que toutes celles que vous désirerez de mon affection vous
feront voir plus clairement que mes paroles, < 4 > que je suis autant qu'on le
peut être, Monsieur,
Votre très affectionné serviteur. < 5 >
Cette deuxième catégorie exige une attention polie, une prudence,
moins ou pas d'implicite et une concentration assez stricte sur l'objet de
discours qui motive la lettre.

Plus loin sur l'échelle «formelle» et la distanciation, la catégorie de


la correspondance d'affaire, c'est-à-dire des lettres commerciales et
administratives, va plus loin encore que la précédente dans le sens de la
brièveté et de la limitation à l'objet de discours. Plutôt que de donner
des exemples de nos modernes correspondances administratives, je cite-
rai deux extrêmes du genre, un billet de déclaration de guerre de Louis
XIV au Duc de Savoie et, pour l'intéressant témoignage sur la condi-
tion des gens de lettres du grand siècle, une demande adressée à
Colbert, en 1678, par Corneille qui, avant d'être oublié, avait été inscrit
sur la liste des gens de lettres à pensionner et en avait d'ailleurs remer-
cié, en vers, le Roi en 1663 :
(11) Au Duc de Savoie, Victor-Amédée.
Septembre 1703
Monsieur, < 1 > puisque la religion, l'honneur, l'intérêt, l'alliance, et votre
propre signature ne sont rien entre nous, j'envoie mon cousin le duc de
Vendôme à la tête de mes armées, pour vous expliquer mes intentions. Il ne
vous donnera que vingt-quatre heures pour vous déterminer. < 3 >
LOUIS < 5 >
(12) A Colbert.
Monseigneur, < 1 >
Dans le malheur qui m'accable depuis quatre ans, de n'avoir plus de part aux
gratifications dont Sa Majesté honore les gens de lettres, je ne puis avoir un plus
juste et plus favorable recours qu'à vous, Monseigneur, à qui je suis entièrement
redevable de celle que j'y avois. < 2 > Je ne l'ai jamais méritée, mais du moins
j'ai tâché à ne m'en rendre pas tout à fait indigne par l'emploi que j'en ai fait. Je
ne l'ai point appliquée à mes besoins particuliers, mais à entretenir deux fils
dans les armées de Sa Majesté, dont l'un a été tué pour son service au siège de
Grave; l'autre sert depuis quatorze ans, et est maintenant capitaine de chevau-
légers. Ainsi, Monseigneur, le retranchement de cette faveur, à laquelle vous
m'aviez accoutumé, ne peut qu'il ne me soit sensible au dernier point, non pour
mon intérêt domestique, bien que ce soit le seul avantage que j'aie reçu de cin-
quante années de travail, mais parce que c'étoit une glorieuse marque de l'estime
qu'il a plu au Roi de faire du talent que Dieu m'a donné, et que cette disgrâce
me met hors d'état de faire encore longtemps subsister ce fils dans le service où
il a consumé la plupart de mon peu de bien pour remplir avec honneur le poste
qu'il y occupe. < 3 > J'ose espérer, Monseigneur, que vous aurez la bonté de me
rendre votre protection, et de ne pas laisser détruire votre ouvrage. Que si je
suis assez malheureux pour me tromper dans cette espérance, et demeurer exclu
de ces grâces qui me sont si précieuses et si nécessaires, je vous demande cette
justice de croire que la continuation de cette mauvaise influence n'affoiblira en
aucune manière ni mon zèle pour le service du Roi, ni les sentiments de recon-
noissance que je vous dois pour le passé, < 4 > et que, jusqu'au dernier soupir,
je ferai gloire d'être, avec toute la passion et le respect possible,
Monseigneur,
Votre très humble, très obéissant
et très obligé serviteur,
Corneille < 5 >
Dans cette catégorie, il existe une forme de lettre qui peut être plus
longue : le rapport. Dans tous les cas, la relation entre les corres-
pondants est définie par une relation hiérarchique ou marchande et
l'action est entièrement déterminée par une forme de commande
(commerciale ou institutionnelle). Le rapport rend compte d'une mis-
sion à une instance pour et par laquelle l'auteur a été mandaté. Les
longues lettres des missionnaires jésuites citées plus haut (6) représen-
tent une des versions ethno-anthropologiques les plus intéressantes du
sous-genre du rapport. La correspondance dite «d'affaires» recoupe
donc les sphères les plus diverses de l'administration civile et religieu-
se des états.

L'ouverture du nombre de partenaires engagés dans l'échange


débouche sur différents genres épistolaires. Il faut d'abord distinguer
les missives adressées à un interlocuteur-destinataire collectif (Epîtres
de St. Paul, «Lettre aux paysans» des Ecrits pacifistes de Jean Giono,
par exemple) et la lettre ouverte («J'accuse [...] », par exemple). Tandis
que la lettre adressées collectivement à une communauté se contente
de démultiplier le pôle énonciatif du destinataire, la lettre ouverte joue
sur la désignation-prétexte ou postiche d'un interlocuteur unique (le
Président Félix Faure dans le cas de Zola). En fait, le destinataire véri-
table de la lettre ouverte est représenté par la communauté des lec-
teurs. La lettre ouverte prend à témoin un auditoire élargi. Dans le cas
de «J'accuse [...] », cela va des lecteurs de L'Aurore du 13 janvier 1898
aux juges sommés d'entamer une action en justice à l'encontre de l'au-
teur de la lettre.
Le courrier des lecteurs présente également des variations impor-
tantes des paramètres de l'énonciation. L'auteur est à la fois celui qui a
écrit et envoyé la lettre au journal et la rédaction elle-même qui s'oc-
troie généralement le droit d'opérer des coupes. Ce type de correspon-
dance s'apparente aux lettres ouvertes par la démultiplication des des-
tinataires : le destinataire d'origine (journaliste ou rédaction dans son
ensemble), désigné dans la lettre, est redoublé par les lecteurs : une
lettre ouverte est, par définition, destinée à une double lecture.
Les pétitions, enfin, diffèrent par la nature du signataire : celui-ci se
démultiplie jusqu'à l'ensemble des signataires. La nature d'un rapport
de force déséquilibré explique - comme dans le cas de la lettre ouverte
d'ailleurs - cette variation importante d'un des paramètres énonciatifs.
C'est pour lever les résistances d'une instance de pouvoir supérieure que
des signataires se regroupent. La correspondance est ici aussi ouverte, à
tel point que la pétition et la lettre ouverte se combinent fréquemment.

Comme le dit Lanson, il est « des ouvrages qui n'ont des Lettres que
le nom» (Intro, p. XXV). Il cite les lettres fictives de Varron, dans l'an-
cienne Rome, touchant des questions d'histoire et d'érudition, les
innombrables écrits de science, de philosophie, de politique, de théolo-
gie qui ont, par la suite, adopté cette forme ainsi que les pamphlets de
Pascal et Paul-Louis Courier. Notons, au passage, que chez ce dernier,
la correspondance de l'officier de l'armée napoléonienne embarqué, en
Italie, dans une guerre d'occupation, mêle récit factuel des événements
et parodie fictionnelle comme dans la célèbre lettre à sa cousine, du
1 novembre 1807, qui raconte, en imitant les romans noirs, une nuit
dans une ferme calabraise
Des formes les plus célèbres aux moins connues du roman par
lettres, il faut dire qu'elles miment la correspondance authentique et
qu'elles sont très tôt apparues comme une forme de mise en texte très
souple, permettant de varier, à la fois, les points de vue et la composi-
tion par l'insertion de descriptions, de narrations, de dialogues, de dis-
cours direct adressé au destinataire. La liberté de composition est l'ex-
plication principale de la fortune du genre. Les facilités de mise en
scène d'une intersubjectivité canalisée par le cadre très formel de
l'énonciation épistolaire, évite la complexité des romans polyphoniques
modernes et de la narration éclatée.
Il me semble que la question des formes épistolaires littéraires et fic-
tionnelles et l'hésitation que l'on peut ressentir quant au classement de
certaines correspondances d'hommes de lettres s'expliquent assez bien

1. Citée partiellement par Lanson, ce texte est magistralement étudié par Paul Siblot dans le
n° 16 des Cahiers de praxématique : « Les parties et le tout», pages 35-60, Montpellier, 1991.
quand on revient sur l'idée avancée par Bakhtine d'une distinction
entre genres premiers (simples) et seconds (complexes) qu'il considé-
rait comme «d'une grande importance théorique» (1984, p. 267).
Définissant les genres seconds, Bakhtine énumère le roman, le théâtre,
le discours scientifique et ce qu'il nomme le discours idéologique, qui
tous apparaissent dans les circonstances d'un échange culturel, majori-
tairement écrit, artistique, scientifique ou socio-politique. Les genres
premiers («simples») sont, quant à eux, définis par la quotidienneté et
la spontanéité de leur usage, c'est-à-dire par leur faible degré d'élabo-
ration. Ils vont de la réplique brève à l'ordre militaire, en passant par le
dicton et les usages ordinaires de la correspondance. La carte postale
envoyée par Colette à sa mère (7) a beau émaner d'un écrivain, elle relè-
ve des genres premiers, comme la correspondance que Flaubert adresse à
Louise Colet et la plupart des lettres de Rimbaud. De la même manière,
ce n'est pas parce que la lettre (12) est écrite par Corneille qu'elle relève
pour autant de la littérature et donc de l'art épistolaire. Sa requête pré-
sente un évident degré d'élaboration, déterminé par la complexité de
l'échange en cours et l'identité des interactants. Comme le dit Bakhtine,
lorsque la sphère de l'activité sociale (la formation socio-discursive) se
complexifie dans son organisation, les pratiques discursives (genres)
qu'elle exige se complexifient. On n'en bascule pas pour autant dans
l'art littéraire. L'élégance de l'écriture de Corneille, P.-L. Courier, Guez
de Balzac ou le génie de Rimbaud et de Flaubert ne transforment pas le
moindre de leurs écrits épistolaires en œuvre littéraire.
Le fait de considérer ou non les correspondances de Mme de
Sévigné ou de Guez de Balzac comme de la littérature tient au regard
que le lecteur et l'institution littéraire portent sur ces productions dont
le degré d'élaboration est indéniable. Les variations de l'histoire du
champ littéraire expliquent les changements de statut de ces formes dis-
cursives. La mise en scène des remerciements, en (8), et celle de la
requête, en (12), correspondent au degré d'élaboration du genre épis-
tolaire dans la société cultivée de l'époque. Seuls les développements de
la pratique épistolaire dans une faible couche de la population soumise
elle-même à des développements particuliers et à une complexité socia-
le croissante, expliquent qu'un genre, certes élaboré, mais pas littéraire
pour autant, puisse être pris pour de la littérature. Comme le dit A. J.
Greimas : «Pour que l'échange épistolaire soit accepté comme genre lit-
téraire, il faut encore qu'un œil étranger, celui du lecteur hors champ,
transperce l'intimité à peine inaugurée en la transformant en spectacle
et en configuration d i s c u r s i v e Comme le propose Lanson, le regard

1. «Préface» des Actes du V I colloque interdisciplinaire de Fribourg : La lettre, approches


sémiotiques, 1988, p. 6.
d u l e c t e u r s u r la c o r r e s p o n d a n c e g a g n e r a i t à ê t r e p l u s h i s t o r i c i s a n t - la
lettre d e v e n a n t d o c u m e n t , archive - q u e littérarisant :
Les lettres nous d o n n e n t c o m m e les m é m o i r e s l'impression vive d u passé, et
m ê m e , en un sens, plus f o r t e m e n t encore q u e les mémoires. D a n s ceux-ci, n o u s
écoutons le récit d ' u n témoin oculaire, ou d ' u n acteur des é v é n e m e n t s : celles-là
nous font voir l ' h o m m e m ê m e vivant sa vie, le fait se d é g a g e a n t p é n i b l e m e n t ou
b r u s q u e m e n t de ses causes, et nous jettent au milieu des obscurités, des illu-
sions, des inachèvements, dont est plein le tourbillon confus des choses réelles.
Il y a longtemps que l'on a mis en lumière la valeur historique des Lettres de
Cicéron. C'est le t a b l e a u le plus vivant, le plus d r a m a t i q u e de l'agonie de la
R é p u b l i q u e romaine. (Intro, p. X X V I I ) .

L ' œ u v r e l i t t é r a i r e , q u i fictivise, d a n s le r o m a n p a r l e t t r e s , l e s a c t e u r s
d e l ' é c h a n g e é p i s t o l a i r e et d o n n e ainsi à lire l e u r c o u r r i e r d a n s u n c a d r e
r o m a n e s q u e unifié, est u n e o p é r a t i o n de complexification des p r a t i q u e s
épistolaires ordinaires. L a fiction r o m a n e s q u e part des f o r m e s é l é m e n -
t a i r e s p o u r les r é o r g a n i s e r d a n s u n t o u t d é t e r m i n é p a r s a v i s é e e s t h é -
t i q u e . C o m m e le d i t B a k h t i n e :
Les genres premiers, en d e v e n a n t c o m p o s a n t e s des genres seconds, s'y transfor-
ment et se d o t e n t d ' u n e caractéristique particulière : ils p e r d e n t leur r a p p o r t
immédiat au réel existant et au réel des énoncés d ' a u t r u i - insérée dans un
roman, par exemple, la réplique d u dialogue quotidien o u la lettre, tout en
conservant sa forme et sa signification q u o t i d i e n n e sur le plan du seul c o n t e n u
d u roman, ne s'intègre au réel existant q u ' à travers le r o m a n pris c o m m e un
tout, c'est-à-dire le r o m a n conçu c o m m e p h é n o m è n e de la vie littéraire-artis-
tique et non de la vie quotidienne. Le r o m a n dans son tout est un é n o n c é au
m ê m e titre q u e la réplique d u dialogue q u o t i d i e n ou la lettre personnelle (ce
sont des p h é n o m è n e s de m ê m e nature), ce qui différencie le r o m a n , c'est d ' ê t r e
un énoncé second (complexe). (1984, p. 270)

A . J. G r e i m a s a é g a l e m e n t f o r t b i e n c e r n é l a b a s e p r a g m a t i q u e d e l a
d i s t a n c i a t i o n f i c t i o n n a l i s a n t e c a r a c t é r i s t i q u e d e la l i t t é r a t u r e é p i s t o l a i -
re : « C e qui n'était q u ' u n e c o m m u n i c a t i o n o r d i n a i r e e n t r e a c t e u r s
"réels" devient u n e c o m m u n i c a t i o n "irréelle" e n t r e a u t e u r et lecteur.
R é d u i s a n t l ' i n t e r s u b j e c t i v i t é p r e m i è r e a u s t a t u t d e s i m p l e " f o r m e " lit-
téraire, u n e n o u v e l l e intersubjectivité, distincte d e celle-ci [...] s ' i n s t a u -
r e a i n s i [ . . . ] » ( 1 9 8 8 , p. 6 ) .

Jean-Michel A d a m
Université de Lausanne
Dominique Maingueneau

Scénographie épistolaire et d é b a t public

Dans cette contribution j'aborderai la lettre non pas comme genre


de discours mais comme scénographie de lettre privée, mobilisée par
des discours qui relèvent d'autres genres. Non pas n'importe quels
genres, mais ceux dont la finalité est de participer à des débats publics.
Il va donc falloir prendre en compte l'écart constitutif entre le caractè-
re privé de la relation épistolaire et le caractère public de son mode
d'existence discursive. Cette double restriction, du genre de discours à
la scénographie épistolaire et de la scénographie épistolaire aux genres
relevant du débat public, exclut donc aussi bien la lettre privée comme
genre, c'est-à-dire la «véritable» lettre d'individu à individu, que ces
lettres, publicitaires ou administratives par exemple, qui ne participent
pas du débat d'idées.
Je viens de parler de « scénographie » ; ce terme a pour moi un conte-
nu précis, à l'intérieur de ce que j'appelle la scène d'énonciation d'un
texte. La «scène d'énonciation» associe en fait trois scènes de parole,
dont deux seulement sont nécessairement présentes.
La scène englobante est celle qui correspond au type de discours, à
son statut pragmatique. Quand on reçoit un tract, on doit être capable
de déterminer s'il relève du type de discours religieux, politique, publi-
citaire..., autrement dit sur quelle scène englobante il faut se placer
pour l'interpréter, à quel titre il interpelle son lecteur. Caractérisation,
minimale certes, mais qui n'a rien d'intemporel : elle définit le statut des
partenaires et un certain cadre spatio-temporel. On ne peut pas parler
de scène administrative, publicitaire, religieuse, littéraire, etc. pour n'im-
porte quelle société et n'importe quelle époque.
La scène englobante ne suffit pas pour spécifier les activités discur-
sives dans lesquelles sont engagés les sujets. Car nous avons affaire à
des genres de discours particuliers, à des rituels socio-langagiers qui
définissent autant de scènes génériques. Le genre de discours implique
un contexte spécifique : des rôles, des circonstances (en particulier un
mode d'inscripton dans l'espace et dans le temps), un support matériel,
un mode de circulation, une finalité, etc. Les contributions de Catherine
Kerbrat-Orecchioni et Françoise Atlani à ce volume mettent en évi-
dence les caractéristiques de la « scène générique » épistolaire. Celle-ci
fait intervenir des propriétés à deux niveaux, le niveau du genre et celui
du sous-genre, spécifié en fonction de la scène englobante : le courrier
administratif ne relève pas de la même scène générique que la corres-
pondance privée ou publicitaire. Mais à l'intérieur de la correspondance
privée on peut, si l'analyse l'exige, opérer des subdivisions selon la visée
pragmatique (lettre d'amour, lettre de condoléances, lettre de vœux,
etc.), selon le support (courrier sur papier, électronique...). Les genres
et sous-genres ne sont tels que du point de vue à travers lequel on
construit la classification : du point de vue du genre épistolaire, la lettre
d'amour est un sous-genre, mais c'est aussi un des genres de l'expression
des sentiments amoureux. Dans la mesure où les genres sont des institu-
tions de parole socio-historiquement définies, leur instabilité est grande
et ils ne se laissent pas ranger dans des taxinomies compactes.
Ces deux «scènes», englobante et générique, définissent conjointe-
ment l'espace stable à l'intérieur duquel l'énoncé prend sens, celui du
type et du genre de discours. Dans bien des cas la scène d'énonciation
se réduit à ces deux scènes ; pourtant, une autre scène peut intervenir,
la scénographie, qui n'est pas imposée par le type ou le genre de dis-
cours, mais instituée par le discours même.
Considérons par exemple les dix premières Provinciales de Pascal,
texte sur lequel nous reviendrons plus longuement. D'un point de vue
générique il s'agit d'un ensemble de libelles, jansénistes en l'occurrence,
inscrits dans une controverse religieuse. Ces libelles ne se présentent
pas comme tels, mais comme une série de « lettres » adressées à un ami
de province. Ici la scène épistolaire n'est pas une scène générique, mais
une scénographie construite par le texte, la scène de parole dont il pré-
tend surgir. Ces libelles auraient pu se manifester à travers de tout
autres scénographies sans changer pour autant de scène générique. La
scénographie épistolaire, comme toute scénographie, a pour effet de
faire passer scène englobante et scène générique au second plan, si bien
que le lecteur se trouve pris dans une sorte de piège : il est censé rece-
voir ce texte comme une lettre, non comme un libelle.
Le choix de la scénographie n'est pas indifférent : le discours, en se
déployant à partir de sa scénographie, prétend convaincre en instituant
la scène d'énonciation qui le légitime. Il impose sa scénographie en
quelque sorte d'entrée de jeu; mais d'un autre côté c'est à travers son
énonciation même qu'il pourra légitimer cette scénographie qu'il impose
ainsi. Pour cela il lui faut faire accepter par ses lecteurs la place qu'il
prétend leur assigner dans sa scénographie et, plus largement, dans
l'univers de sens dont elle participe. Toute prise de parole est en effet, à
des degrés divers, une prise de risque, surtout quand il s'agit de genres
ou de types de discours qui ont besoin de s'imposer contre d'autres
points de vue, d'emporter une adhésion qui est loin d'être acquise.
Dans une scénographie s'associent une figure d'énonciateur et une
figure corrélative de co-énonciateur. Ces deux places supposent égale-
ment une chronographie (un moment) et une topographie (un lieu)
dont prétend surgir le discours. Ce sont trois pôles indissociables : dans
tel discours politique, par exemple, la détermination de l'identité des
partenaires de l'énonciation («les défenseurs de la patrie», «des
citoyens honnêtes», «des administrateurs compétents», «des
exclus»...) va de pair avec la définition d'un ensemble de lieux («la
France éternelle », «le pays des Droits de l'homme », «le carrefour de
l'Europe», «l'Europe chrétienne»...) et de moments d'énonciation
(«une période de crise profonde », «une phase de mutation»,...) à par-
tir desquels le discours prétend être tenu, de manière à fonder son droit
à la parole.
La scénographie, pour jouer pleinement son rôle, ne doit donc pas
être un simple cadre, un décor, comme si le discours survenait à l'inté-
rieur d'un espace déjà construit et indépendant de ce discours : l'énon-
ciation en se développant s'efforce de mettre progressivement en place
son propre dispositif de parole. Elle implique ainsi un processus en
boucle paradoxale. Dès son émergence, la parole suppose une certaine
situation d'énonciation, laquelle, en fait, se valide progressivement à
travers cette énonciation même. La scénographie est ainsi à la fois ce
dont vient le discours et ce qu'engendre ce discours ; elle légitime un
énoncé qui, en retour, doit la légitimer, doit établir que cette scénogra-
phie dont vient la parole est précisément la scénographie requise pour
raconter une histoire, dénoncer une injustice, présenter sa candidature
à une élection, etc. Plus le co-énonciateur avance dans le texte, et plus il
doit se persuader que c'est cette scénographie et nulle autre qui est à la
mesure du monde que configure le discours.
Une scénographie ne se déploie pleinement que si elle peut maîtri-
ser son propre développement, maintenir une distance à l'égard du co-
énonciateur. En revanche, dans un débat, par exemple, il est très difficile
pour les participants d'énoncer à travers leurs scénographies : ils n'ont
pas la maîtrise de l'énonciation et doivent réagir sur le champ à des
situations imprévisibles suscitées par les interlocuteurs. En situation
d'interaction vive c'est alors bien souvent la menace sur les faces et la
mise en scène de l'ethos qui passent au premier plan.
Nous avons choisi un exemple de genre de discours, le libelle religieux,
susceptible de scénographies variées. Mais il existe aussi des genres de
discours dont la scène d'énonciation se réduit à leur scène englobante et
leur scène générique : le courrier administratif, les rapports d'expert, les
ordonnances médicales, etc. se conforment aux routines de leur scène
générique. D'autres genres de discours peuvent à l'occasion susciter des
scénographies qui s'écartent d'un modèle préétabli. Ainsi, un fait divers
ou un manuel de grammaire obéissent à des routines, sans pour autant
être totalement contraints : on peut concevoir que le fait divers adopte
une scénographie de polar et le manuel de grammaire celle d'un récit
initiatique.
On peut donc répartir les genres de discours sur une échelle qui
aurait pour pôles extrêmes :
- d'une part, les genres, peu nombreux, qui s'en tiennent à leur scène
générique, qui ne suscitent pas de scénographies (cf. l'annuaire télé-
phonique, les ordonnances médicales, etc.) ;
- d'autre part, les genres qui par nature exigent le choix d'une scé-
nographie : c'est le cas des genres publicitaires, littéraires, philoso-
phiques... Il y a des publicités qui présentent des scénographies de
conversation, d'autres de discours scientifique, etc. Il y a, de même, une
grande diversité de scénographies qui permettent de constituer la situa-
tion d'énonciation narrative d'un roman.
Entre ces deux extrêmes se situent les genres susceptibles de scéno-
graphies variées mais qui le plus souvent s'en tiennent à leur scène
générique routinière.
Une telle variation apparaît largement liée à la finalité des genres de
discours. L'annuaire téléphonique, qui ne libère pas de scénographie,
est un genre purement utilitaire. En revanche, les genres publicitaires
mobilisent des scénographies variées dans la mesure où pour persuader
leur destinataire, ils s'efforcent de lui assigner une identité dans une
scène de parole qui soit valorisante pour lui comme pour l'énonciateur.
Notre contribution, nous l'avons dit, porte sur la scénographie de la
«lettre publique ». Ce n'est pas là une catégorie générique bien fondée,
elle permet seulement de regrouper commodément un certain nombre
de textes. « Public » est ici à prendre en deux sens :
- il s'agit de textes conçus pour être diffusés dans une large collecti-
vité, qui ne sont pas destinés à un individu ou un groupe d'individus;
- il s'agit en outre de lettres qui visent à participer directement à un
débat public existant ou à en ouvrir un.
On pourrait considérer que Les Liaisons dangereuses relèvent de
cette notion de «lettre publique» puisqu'elles sont imprimées pour un
vaste public et qu'elles interviennent dans divers débats sur l'éducation,
la morale, etc. En fait, il me semble qu'elles ne sont lettres «publiques»
ni au premier sens, ni au second. En effet, il ne s'agit pas de lettres mais
d'un roman par lettres, d'un agencement, dont les lettres sont seulement
les constituants. En outre, même si ce livre avait des intentions poli-
tiques, au sens large, même s'il a nourri des débats, une telle visée ne
pouvait être qu'indirecte. Nous ne considérons ici que les genres qui ont
pour finalité ouverte de nourrir le débat public. Notre propos porte en
effet sur des scénographies de lettre privée dans des genres non épisto-
laires qui visent à agir sur l'espace public. Or il existe aussi des lettres
publiques dont c'est la scène générique qui est épistolaire. C'est le cas
en particulier des «lettres ouvertes ». pour ce qui nous intéresse ici cette
distinction n'est pas insignifiante : la scène générique épistolaire se
trouve de plain-pied avec son statut, son mode d'intervention, alors que
la lettre privée servant de scénographie à un genre du débat public
entretient par nature une tension avec son mode d'intervention. Dans
de telles scénographies on n'a pas affaire à des lettres privées détour-
nées et adressées à un large public, mais à une mise en scène publique
de la relation épistolaire privée, dans une phénomène de double énon-
ciation qui peut prendre des formes très diverses. Comme la correspon-
dance privée n'est censée viser que des individus, la lettre publique
comme scénographie ne peut qu'être tropique : elle ne peut pas être
reçue littéralement, mais sur le mode du «comme si ».
Pour de tels textes on peut parler de « trope » puisque le destinatai-
re officiel de ces lettres, le récepteur adressé, n'est pas leur destinataire
principal, à savoir l'opinion publique. Pour l'interaction orale
C. Kerbrat-Orecchioni parle de «trope communicationnel» dans le
type de situation suivant :
Il y a trope communicationnel chaque fois que s'opère, sous la pression du
contexte, un renversement de la hiérarchie normale des destinataires; c'est-à-
dire chaque fois que le destinataire qui en vertu des indices d'allocution fait en
principe figure de destinataire direct, ne constitue en fait qu'un destinataire
secondaire, cependant que le véritable allocutaire, c'est en réalité celui qui a en
apparence statut de destinataire indirect
S'agissant de textes écrits pris dans un interdiscours serré, s'agissant
de textes à scénographie, on est évidemment obligé d'affiner cette pre-
mière caractérisation pour prendre la mesure de leur complexité.
A priori la correspondance privée implique un certain nombre de
conditions ; en particulier :
- la communication d'individu à individu ;
– le caractère différé de l'énonciation (le lecteur lit le texte dans une
situation décalée de celle de sa production) ;
- la possibilité, voire l'obligation morale, d'une réponse ;
– le caractère unique du texte (ce qui le distingue de l'imprimé) ;
- un certain nombre de propriétés de la conversation (liberté de
thème, de ton, variété des thèmes abordés, rejet de tout «jargon»...).

1. Les Interactions verbales, Paris, Colin, 1990, t.1, p. 92.


Quand la lettre privée devient scénographie d'un genre du débat
public, elle n'exploite évidemment pas toutes ces virtualités, mais en
privilégie certaines, en fonction de son positionnement idéologique et
de la scène générique à laquelle elle est associée. On peut le voir dans
les deux textes qui vont illustrer notre propos : les dix premières
Provinciales de Pascal et la Lettre à tous les Français par laquelle
François Mitterand a présenté son programme aux électeurs lors de
l'élection présidentielle de 1988. Si cette dernière privilégie la dimen-
sion d'intimité, la lettre étant censée aller d'un membre de la famille à
un autre, les Provinciales mettent l'accent, entre autres choses, sur la
prise de distance à l'égard du jargon théologique et la liberté de ton.
Ces deux textes sont très différents par de multiples aspects : non
seulement par le type de discours ou l'époque concernés, mais encore
par le dispositif d'énonciation mobilisé. Nous ne les abordons pas à tra-
vers l'opposition traditionnelle entre « fond » (le message à faire passer)
et «forme» (le choix d'une scénographie épistolaire pour le faire pas-
ser) mais dans une perspective d'analyse du discours, en rapportant ces
scénographies aux champs discursifs dans lesquelles elles interviennent,
en se refusant à dissocier un «contenu» idéologique et un «cadre»
pragmatique.
Dans ces deux textes la scénographie épistolaire est exploitée d'une
manière qui a fait événement quand ils ont paru. C'est loin d'être tou-
jours le cas. Bien souvent en effet - et tout particulièrement à l'époque
classique, qui constitue en quelque sorte son âge d'or - la lettre n'est
qu'une sorte de moule passe-partout qui permet, en adressant un texte
(« Lettre à X au sujet de Y ») de mieux l'inscrire dans un débat. On com-
prend que la lettre se prête si bien à ce rôle. A l'instar du dialogue, elle
possède un statut de ce qu'on pourrait appeler un «hypergenre» auc-
torial. Si tant de textes de l'Antiquité, et de l'Europe classique ont
adopté ces scénographies, c'est sans doute que lettre et dialogue sont
des structures génériques aux contraintes pauvres et qui gardent une
relation étroite avec la conversation. Ils peuvent charrier toutes sortes
de contenus et s'accommodent des situations de communication les plus
variés, exploitant de manières différentes cette forme basique de la com-
munication verbale, l'échange d'individu à individu. La lettre publique
peut donc correspondre à des dispositifs extrêmement divers dont il
semble a priori difficile de recenser tous les cas de figure possibles.
La catégorisation générique la plus répandue pour les lettres qui
interviennent dans des débats publics est celle de la «lettre ouverte»,
dont l'exemple le plus fameux est le «J'accuse» de Zola. Mais ce dis-
positif de la «lettre ouverte» ne convient ni pour les dix premières
Provinciales ni pour la Lettre de F. Mitterand, textes dans lesquels la
relation épistolaire relève de la scénographie. Mais le dispositif de la
lettre ouverte permet de mieux cerner la spécificité de ces deux textes. La
lettre ouverte n'est pas une lettre privée, elle s'adresse ouvertement à
deux destinataires en même temps, l'un étant le récepteur adressé, l'autre
étant le public des lecteurs de la publication. Ainsi «J'accuse» est-il
adressé à un destinataire attesté, le Président de la République (d'où le
sous-titre «Lettre au Président de la République») mais aussi aux lec-
teurs de L'Aurore, et par-delà eux à l'ensemble de l'opinion. C'est égale-
ment le cas des Provinciales 11 à 16 et 17 à 18, qui sont adressées respec-
tivement «aux révérends Pères jésuites» et «au révérend Père Annat,
jésuite» mais qui sont diffusées clandestinement dans le grand public.
Nos deux exemples présentent une autre structure de double énon-
ciation. Les Provinciales 1 à 10 ne s'adressent pas à un destinataire
attesté mais construisent la fiction d'un échange épistolaire entre un
honnête homme de Paris et l'un de ses amis de province : «Lettre écrite
à un provincial par un de ses amis». La seconde lettre est même suivie
d'une brève «Réponse du Provincial aux deux premières lettres de son
ami », laquelle fait de la troisième lettre une lettre «pour servir de
réponse à la précédente ». Mais cette structure d'échange épistolaire
n'ira pas plus loin. La «Réponse» du provincial permet de citer deux
autres lettres, celle d'un membre de l'Académie française et celle
d'« une personne» à «une dame», deux épistoliers qui représentent en
quelque sorte le public cible de ces pamphlets.
Dans ces Provinciales la fiction de correspondance privée permet en
fait de construire deux places : celle d'un épistolier honnête homme qui
n'est pas versé en théologie et celle d'un destinataire de province tout
aussi peu spécialiste de théologie, le premier prétendant par ses lettres
tenir le second au courant d'une affaire qui fait alors grand bruit : la
Sorbonne menace de condamner certaines propositions, concernant la
grâce, du théologien janséniste Antoine Arnauld. A partir de la lettre 4
la polémique s'élargit aux pratiques des casuistes, qui sont expliquées et
commentées favorablement par un personnage de père jésuite com-
plaisant avec lequel s'entretient le scripteur. Avec la lettre 11, on l'a vu,
le dispositif change puisqu'on a affaire à des lettres ouvertes. Ce chan-
gement de dispositif de communication s'accompagne d'un change-
ment radical d'ethos : alors que le scripteur des dix premières lettres se
présente par son discours comme un homme du monde distancié et iro-
nique, le scripteur des lettres suivantes assume directement son statut
de janséniste pour interpeller violemment, voire sur un ton prophé-
tique, les adversaires des jansénistes. Dans les dix premières lettres la
soumission du scripteur à l'ethos et aux normes de la lettre mondaine
va de pair avec le caractère fictif de la scénographie épistolaire : la lettre
adressée au «provincial» feint d'ignorer qu'elle constitue un libelle. Il y
a construction d'une place de destinataire pour le public, qui est visé
indirectement par le mode même de diffusion et la scénographie choi-
sis. Ce public est explicitement désigné comme «les gens du monde »,
«les femmes mêmes» («Réponse du Provincial»). «Le provincial» per-
met d'inscrire la place de lecture de ces « gens du monde », qui sont eux
aussi des « provinciaux » en matière de controverse théologique. Ces dix
premières Provinciales ne se contentent d'ailleurs pas d'exhiber
quelques signes de leur appartenance aux genre épistolaire, elles adop-
tent les normes de communication en vigueur dans les genres mondains.
Il s'agit par là de faire admettre aux destinataires que cette affaire de
théologie est la leur dans la mesure où, précisément, elle est présentée
à travers leur discours et soumise à leurs critères d'évaluation.
Mais on ne peut pas s'en tenir à cette première caractérisation. Il
faut prendre en compte un troisième destinataire, implicite mais forte-
ment présent : le public de la controverse. Les Provinciales ne sont en
effet que des éléments d'un vaste réseau, celui des énoncés d'une
controverse qui dure depuis de longues années. On a affaire ici à l'équi-
valent d'une «histoire conversationnelle ». Cette aire de communica-
tion controversiale a son public, volatile comme tout public d'un évé-
nement qui s'étale dans le temps, mais dont le noyau est relativement
stable. Ce destinataire-là (les acteurs « professionnels » du débat théo-
logique) n'est pas le récepteur adressé («le provincial») ni le destina-
taire qu'il prétend se donner («les gens du monde»), mais un destina-
taire requis par la situation de controverse même dans laquelle inter-
viennent Les Provinciales. Ce public est d'ailleurs présent dans le texte
puisque les adversaires des jansénistes ont répondu par une série
d'autres lettres, auxquelles il est fait allusion dès les premiers mots de la
onzième lettre : «J'ai vu les lettres que vous débitez contre celles que
j'ai écrites à un de mes amis sur le sujet de votre morale ».
Dans ces dix premières lettres on peut donc distinguer un récepteur
textuel fictif, le provincial, et des récepteurs contextuels :
- les gens du monde, destinataire modèle de la scénographie de la
lettre mondaine, dont la place est marquée par « le provincial » et dési-
gné explicitement par la « Réponse du Provincial» ; ce destinataire est à
convertir en force active du débat ;
- le public déjà constitué par l'histoire de la controverse, par l'accu-
mulation des écrits antérieurs produits de part et d'autre depuis de
longues années.
Dispositif de communication qui n'est pas sans faire penser à la
double énonciation théâtrale : comme au théâtre les personnages de ces
premières Provinciales parlent entre eux, mais leur discours est en fait
destiné à un tiers invisible, à un public. Mais ici il s'agit de deux
publics distincts. L'analogie trouve néanmoins ses limites : le théâtre
crée de la fiction, l'espace scénique fonctionnant comme coupure, alors
que la lettre, même fictive, tend à faire vaciller la frontière qui la sépare
du «réel». C'est ainsi que le personnage du provincial s'est vu attribuer
diverses identités ; on s'est acharné à trouver des clés, comme si la lettre
avait une force authentifiante immédiate. Les jansénistes ont d'ailleurs
joué de cette force en insérant une réponse du provincial et des lettres
d'un académicien et d'une femme du monde, pour lesquels le public
s'est empressé de chercher des clés. Ce faisant, la scénographie épisto-
laire s'efforce de dénier son artifice : l'insertion de «vraies» lettres dans
la «fausse» authentifie cette dernière et permet même d'accréditer
l'idée que la diffusion de ces libelles imprimés ressemble à s'y
méprendre à la circulation d'une lettre manuscrite parmi les gens du
monde, qui la copient et la font passer de main en main :
vos deux lettres n'ont pas été pour moi seul. Tout le monde les voit, tout le
monde les entend, tout le monde les croit.
Et voici ce qu'une personne, que je ne vous marquerai en aucune sorte, écrit à
une dame qui lui avait fait tenir la première de vos lettres. Je vous suis plus obli-
gée que vous ne pouvez vous l'imaginer de la lettre que vous m'avez envoyée ;
elle est tout à fait ingénieuse et tout à fait bien é c r i t e
De fait, la lettre privée est censée circuler dans une sphère d'appar-
tenance qui se conforte à travers cette lettre même. Celle-ci ne se
contente pas de présupposer l'existence d'un réseau, d'une communauté,
elle contribue à les faire exister, à les maintenir. L'épistolier est un type
d'énonciateur nécessairement plus impliqué que l'auteur d'un livre, de
par la communauté qu'il institue avec ses destinataires : il les vise nom-
mément, directement, et non comme l'ensemble flou d'un lectorat
auquel le texte parvient de manière indéterminable.
Franchissons à présent plus de trois siècles pour considérer la Lettre
à tous les Français du président-candidat François Mitterand. Sa scène
englobante est celle qu'assigne le type de discours, politique en l'occur-
rence ; sa scène générique est celle du programme électoral ; sa scéno-
graphie est celle d'une lettre, d'une correspondance privée. Le lecteur
de la Lettre se trouve pris simultanément dans ces trois scènes, puisqu'il
est interpellé à la fois comme citoyen (scène politique), comme électeur
de l'élection présidentielle (scène du genre de discours) et comme indi-
vidu qui reçoit une lettre (scénographie). Le cadre scénique du texte
(scène englobante et scène générique) est néanmoins repoussé à l'ar-
rière-plan, au profit de cette scénographie épistolaire, laquelle marque
un écart par rapport aux normes alors dominantes de la communication
politique. Le lecteur est censé recevoir ce texte comme une correspon-
dance privée, non comme de la propagande électorale. Mais ce n'est

1. « Réponse du Provincial aux deux premières lettres de son ami », dans Pascal, Œuvres com-
plètes, Paris, Seuil, 1963, p. 379.
que la prétention illocutoire de l'énonciation, le cadre pragmatique que
le discours prétend imposer : on se doute qu'un grand nombre de lec-
teurs, et au premier chef ceux opposés à F. Mitterand, inverseront la hié-
rarchie et s'efforceront de ne voir que le cadre scénique ; pour eux, ce
n'est jamais que de la propagande électorale.
Tout discours entend convaincre en faisant reconnaître la scène
d'énonciation qu'il impose et à travers laquelle il se légitime : l'homme
politique qui pose son énonciation à travers une scénographie de cor-
respondance privée plutôt que de rapport d'expert ou de causerie au
coin du feu présuppose pragmatiquement qu'une telle scénographie
n'est pas un simple vecteur mais qu'elle définit un lieu de discours com-
mun pour ses co-énonciateurs, un lieu de discours qui est à la mesure du
sens à délivrer. La scénographie vient légitimer l'énoncé qui en retour
par son contenu montre que la scénographie de la correspondance pri-
vée est à la mesure des propos tenus par le candidat.
Cette scénographie épistolaire s'écarte plus nettement que les dix
premières Provinciales du dispositif de la lettre ouverte. On ne peut en
effet y établir de distinction entre récepteur adressé et public puisque
l'ensemble des électeurs est constitué en principe des mêmes éléments
que l'ensemble des récepteurs possibles d'une telle lettre : «Mes chers
compatriotes ». En fait, les choses sont un peu plus compliquées car ce
texte est passé par deux circuits de diffusion distincts. Il a paru dans 25
quotidiens, par voie d'insertion publicitaire, mais a aussi été adressé par
la poste à 2 millions de foyers. Tout se passe comme si le discours cher-
chait à jouer sur deux tableaux à la fois, en se présentant sur deux
espaces : l'un ouvertement médiatique, l'autre privé, mais pour le même
public. Pour affaiblir en quelque sorte la distance entre ces deux modes
de diffusion, la publication par voie de presse s'est faite dans des quoti-
diens régionaux, c'est-à-dire en privilégiant la relation de proximité.
Cette scénographie épistolaire entretient des relations délicates avec
la scène générique de programme électoral sur laquelle elle se déve-
loppe. D'ailleurs, dès le début du texte l'auteur a éprouvé le besoin de
dénier l'appartenance de son énoncé à ce genre :
Je ne vous présente pas un programme, au sens habituel du mot. Je l'ai fait en
1981 alors que j'étais à la tête du Parti socialiste. Un programme en effet est l'af-
faire des partis.
Toutefois, la modalisation autonymique « au sens habituel du mot »
permet de ne pas passer la frontière de la notion ; l'énonciateur «joue»
avec la notion de programme, il n'en sort pas. Alors que dans les
Provinciales la fiction épistolaire mondaine tranchait nettement sur la
scène générique du libelle théologique pour se constituer un nouveau
public, ici l'énonciateur se refuse à créer un contraste trop net : la scé-
nographie ne doit pas occulter la scène générique.
La difficulté que rencontre F. Mitterand n'est pas nouvelle. Dans une
étude sur l'usage des substantifs «programme», «projet», «proposi-
tion» aux élections législatives de 1978 1 J. Bastuji avait montré que le
choix de ces dénominations génériques était contraint par la langue;
comme « programme » - terme alors adopté par le Programme commun
de la Gauche - impliquait sujet collectif et systématicité, le Parti
Républicain et le RPR ont choisi d'autres noms dans le paradigme des
noms en pro-, préfixe associé à un schème de mouvement en avant :
«projet» et «propositions» étaient censés mieux en harmonie avec
leurs options politiques libérales. Dix ans plus tard, F. Mitterand ne se
contente pas de substituer un autre terme à «programme», il recourt à
une scénographie épistolaire. L'énonciateur peut ainsi se présenter
comme sujet qui parle en son nom propre, établissant une opposition
entre le représentant de parti qu'il était et l'individu qu'il est devenu
par l'onction présidentielle.
Cette scénographie de la correspondance privée invoque elle-même
la caution d'une autre scène de parole :
J'ai choisi ce moyen, vous écrire, afin de m'exprimer sur tous les grands sujets
qui valent d'être traités et discutés entre Français, sorte de réflexion en com-
mun, comme il arrive le soir, autour de la table, en famille.
Scène qui fait d'ailleurs l'objet d'une reprise dans l'autre lieu straté-
gique de la Lettre, à la fin :
En commençant cette lettre, j'écrivais que je vous parlerais, comme autour de la
table, en famille. Ce dernier mot n'est pas tombé par hasard sous ma plume. Je
suis né, j'ai vécu ma jeunesse au sein d'une famille nombreuse. Les leçons que
j'en ai reçues restent mes plus sûres références.
Ici l'énonciateur n'investit pas un ethos ironique pour briller dans un
cercle d'honnêtes gens, mais l'ethos affectueux et grave du père qui ras-
semble ses enfants dans l'organicité de la Patrie. L'électeur n'est pas
seulement censé lire une lettre, il doit aussi participer imaginairement à
une conversation en famille où le Président assume implicitement le
rôle du père. Cet enchâssement d'une scène de parole dans une autre,
d'une discussion en famille dans une lettre, n'a rien de surprenant : les
scénographies s'appuient fréquemment sur des scènes de parole que
j'appelle validées, c'est-à-dire déjà installées dans la mémoire collecti-
ve, que ce soit à titre de repoussoir ou de modèle valorisé. La conver-
sation familiale au repas est l'exemple d'une «scène validée» positive
dans la culture française. Le répertoire de ces scènes varie en fonction
du groupe visé par le discours, mais, de manière générale, à tout public,
fût-il vaste et hétérogène, on peut associer un stock de scènes qu'on peut
supposer partagées. La «scène validée» s'appuie sur un stéréotype

1. «Sémantique, pragmatique et discours», in Linx, Université de Paris X, n° 4, 1981, p. 7-45.


décontextualisé, popularisé par les médias. Il se produit d'ailleurs dans le
discours une interaction entre scénographie et scène validée : dans ce texte
la scène validée du repas familial accentue le caractère privé de la relation
épistolaire et enrichit le portrait du «garant» associé à cet ethos paternel.
En fait, il y a tension entre la scénographie épistolaire et la scène
validée de la discussion en famille : la discussion est une interaction
vivante, alors qu'une lettre suppose une énonciation monologale. Cette
tension ne peut être véritablement résolue, elle est partiellement mas-
quées par le mouvement du texte :
J'ai choisi ce moyen, vous écrire, afin de m'exprimer sur tous les grands sujets
qui valent d'être traités et discutés entre Français, sorte de réflexion en com-
mun, comme il arrive le soir, autour de la table, en famille.
Le groupe nominal «réflexion en commun» joue sur les deux
tableaux : « réflexion » va dans le sens de la pensée personnelle et « en
commun » dans le sens de la discussion. Mais comment une lettre peut-
elle être une « réflexion en commun » ? La dynamique de la lecture per-
met d'éluder la difficulté.
La Lettre, imaginairement, est censée circuler à l'intérieur d'une
communauté naturelle, une famille. Le texte s'attache ainsi à présenter
destinateur et destinataire comme appartenant à la même communau-
té, ce que marquent les adresses «Mes chers compatriotes» et le cir-
constanciel « entre Français ». Communauté inclusive désignée par une
série d'expressions nominales : «la France», «la République », «notre
pays», «la Nation». :
Vous le comprendrez. Je souhaite par cette lettre vous parler de la France. Je
dois à votre confiance d'exercer depuis sept ans la plus haute charge de la
République. Au terme de ce mandat, je n'aurais pas conçu le projet de me pré-
senter de nouveau à vos suffrages si je n'avais pas eu la conviction que nous
avions encore beaucoup à faire ensemble pour assurer à notre pays le rôle qu'on
attend de lui dans le monde et pour veiller à l'unité de la Nation.
La majuscule institue les référents en ensembles qui transcendent la
diversité empirique de leurs membres, tandis que le «notre» inclusif
efface l'altérité du destinataire. La phrase par laquelle l'énonciateur
s'exclut des partis (« Un programme en effet est l'affaire des partis. Pas
du Président de la République ou de celui qui aspire à le devenir») va
dans le même sens : entre le scripteur et les Français aucune division ne
s'interpose, la «Lettre» circule dans l'homogénéité d'une communauté
rassemblée imaginairement.
A cette série d'entités à valeur inclusive s'oppose leur complémen-
taire, en l'occurrence l'univers extérieur à la France, marqué par «on»

1. Inclusif est à prendre ici au sens d'un «nous» inclusif, qui comprend à la fois le «je» et le «tu».
et «le monde ». Si l'on admet la proposition d'Evelyne S a u n i e r selon
laquelle «on» marque la construction d'une instance subjective sans
qu'il y ait prise en compte d'une altérité énonciateurs/co-énoncia-
teurs/non-énonciateurs, l'effet produit ici est net : le «on» réfère à des
sujets étrangers à l'énonciation épistolaire, mais sans pour autant les
opposer aux participants de l'énonciation. Ce qui permet à la fois d'iso-
ler la communauté nationale, rassemblée «en famille », et de ne pas la
dissocier du reste de l'humanité, qui est censée attendre quelque chose
de la France. Le désignateur « le monde » va dans le même sens puisqu'il
distingue le reste des humains et les Français, mais sans vraiment les
opposer. Ces repérages personnels ne doivent pas être dissociés de la
scénographie de correspondance privée, qui présuppose pragmatique-
ment ce dont elle parle : le texte réfère à une communauté de Français
qui d'une certaine façon est constituée par cette lettre qui prétend cir-
culer dans un cercle d'intimes. Le dit et le dire s'étayent réciproquement.
Les Provinciales sont destinées à être lues intégralement ; le scrip-
teur se soumet aussi rigoureusement aux normes de discours des hon-
nêtes gens (un texte bref, ironique, clair...) pour modeler leur opinion.
Le texte ne fait pas autorité par sa seule présence, il invoque l'autorité
de ses lecteurs, de leur «bon sens ». Les contenus théologiques sont
taillés à la mesure d'une lettre qui satisfait aux normes de discours des
honnêtes gens (un texte bref, clair, vivant...); pour mobiliser ce public
en faveur des jansénistes et les constituer en arbitres légitimes du débat,
il faut se soumettre à leurs normes. En revanche, il y a un décalage évi-
dent entre la scénographie de correspondance privée de la Lettre à tous
les Français et la pesanteur de son contenu : c'est un programme élec-
toral, nécessairement l o n g et ardu. Le texte ne peut prendre effective-
ment allure de lettre que dans ses zones d'ouverture et de fermeture,
celles dont on pense que la plupart des lecteurs prendront connaissance.
Si la Lettre à tous les Français n'hésite pas à transgresser ainsi les limites
d'une lettre privée vraisemblable, c'est qu'on n'attend pas réellement
que le public lise intégralement une lettre aussi indigeste, mais seule-
ment... qu'il reçoive ce programme électoral comme une lettre. Le
texte doit avant tout faire reconnaître son statut pragmatique épistolaire,
avec tous les signes de distinction qui s'y attachent. Il doit faire autori-
té par son mode même d'existence discursive.
Alors que les Provinciales, texte clandestin, hors-la-loi, doit couper
toute relation à ses conditions de production, prétendre surgir de n'im-
porte où, la Lettre de F. Mitterand doit être associée à une mise en scène

1. Identité lexicale et régulation de la variation sémantique, Thèse de Doctorat de Linguistique,


Université de Paris X, 1996, p. 428 et suivantes.
2. Il y a quelque 47 pages...
de son élaboration, rapportée à la personne même de son auteur.
Différence entre deux scénographies épistolaires qui participe du sens
même que chacune entend instituer. L'anonymat du scripteur des
Provinciales et de son destinataire va de pair avec une énonciation qui
prétend prendre pour autorité les règles de bon sens communes aux êtres
doués de raison : peu importe d'où elles viennent puisqu'il s'agit d'un tri-
bunal aux règles universelles. Mais la Lettre ne peut prendre sens que rap-
portée à la familiarité d'un président-père déjà intimement connu, dont
la trajectoire biographique, l'âge, l'expérience fondent l'autorité.
Ceci nous oblige à réfléchir davantage sur la relation entre le récep-
teur et le scripteur de cette Lettre-programme. Certes - et tout est fait
pour qu'on s'en persuade - il semble qu'il n'y ait qu'un seul destinataire,
les Français, récepteur adressé et public effectif. Mais dans l'univers
médiatique dont participe cette énonciation politique, il y a un tiers
caché, un destinataire indirect - les politologues, les journalistes, tous
ceux qui sont appelés à gloser le texte présidentiel :
L'Ecrit présidentiel, avant même de parvenir à ses lecteurs affichés, flatte par sa
forme même ces porte-parole professionnels que sont les journalistes en leur
offrant la possibilité d'une performance - laudative ou péjorative, il importe peu
- qui les rend complices de celui qui est aussi, - et après tout comme eux - un
professionnel de l'écrit et de la représentation
L'écart qu'opère la scénographie épistolaire place les professionnels
du commentaire médiatique en posture d'exégètes : il faut bien qu'ils
interprètent cet acte énonciatif éloigné des usages dominants du mar-
keting politique. Pour que l'opinion pèse sur les appareils ecclésias-
tiques, les Provinciales jouaient un de ses destinataires contextuels, les
gens du monde, contre l'autre, les théologiens, pris en quelque sorte à
revers. La Lettre à tous les Français, en revanche, s'efforce de capter les
commentateurs médiatiques pour qu'ils influent sur l'opinion : il n'y a
pas mise en opposition des deux destinataires puisqu'il s'agit au contrai-
re de mobiliser les médias au service d'une meilleure séduction du des-
tinataire invoqué. On postule que ce sont les médias qui peuvent influer
sur l'opinion, par les discours qu'ils vont produire sur cette Lettre. Il y a
convergence désirée des deux destinataires.
Produit d'une équipe de communication, la Lettre est un signe qui
est voué à entrer dans un circuit prévisible de traitements et d'inter-
prétations. On le voit, cette Lettre ne se suffit pas à elle-même, elle est
inséparable de l'ensemble des énoncés qu'elle est supposée déclencher
par le seul fait qu'elle présente une scénographie épistolaire inattendue.
Elle ne s'inscrit pas dans une longue controverse, mais déploie ses
1. Patrick L e h i n g u e et B e r n a r d Pudal, « R e t o u r ( s ) à l'expéditeur. E l é m e n t s p o u r la décons-
truction d ' u n " c o u p " : la Lettre à tous les Français de François M i t t e r a n d », in L a communication
politique, Paris, P U F , 1991, p. 170.
antennes dans l'espace d'une campagne électorale où sont tenus de
multiples discours - à la radio, à la télévision, dans la presse écrite - non
seulement sur les propos des candidats mais encore sur leurs faits et
gestes de campagne, y compris, dans le cas de François Mitterand, sur le
processus même d'élaboration de sa Lettre, savamment orchestré.
Ce programme électoral qui se présente comme une lettre fait bien
autre chose qu'habiller un contenu indépendant de lui, exploiter un truc
de marketing politique : le discours de F. Mitterand a pu avoir un
impact, il a pu faire événement dans une conjoncture donnée parce que
précisément cette scénographie épistolaire, que ses concepteurs en
aient été conscients ou non, va au-delà du simple procédé. Sur ce point,
il en va du discours politique comme d'autres types de discours. Si un
philosophe met sous forme de dialogue une pensée qui n'a rien de dia-
logique, ce dialogue sera perçu comme un simple habillage rhétorique.
Pour que cette scénographie fasse sens, il fallait qu'elle soit en harmo-
nie non seulement avec les contenus mêmes qu'elle porte, mais encore
avec un certain état de la communication politique. Nous avons déjà
mis en évidence la façon dont l'énoncé, dès les premières lignes, justifie
sa scénographie : la « lettre » conteste la scène générique du « program-
me » et permet de définir une communauté politique imaginaire, une
famille. Mais à l'évidence une telle scénographie de la correspondance
privée participe également d'un mouvement de fond de la communica-
tion politique, où le discours tend à se rabattre sur la singularité bio-
graphique de sa source.
La Lettre à tous les Français couronne un type de discours politique
dans lequel l'électeur est de moins en moins construit comme sujet poli-
tique abstrait mais comme individu, ce qui est corrélatif d'une position
d'énonciateur qui se qualifie comme individu doué d'une biographie et
d'une image singulières et non comme porte-parole d'un collectif ou le
support d'une doctrine. Le choix même d'une scénographie épistolaire
privée tranche aussi sur la nouvelle norme de la communication poli-
tique, à savoir la télévision. En prenant la plume, en mettant en scène par
tout un battage médiatique approprié, l'acte de façonnage artisanal de
cette lettre, on ne va pas dans le sens contraire en fait : le candidat-pré-
sident se place à l'écart, comme un homme du fondement, de la parole
inscrite, immémoriale, des vraies valeurs contre les vains parleurs.
Dans un tout autre univers, les Provinciales aussi ont constitué un
événement que les commentateurs ne se sont pas fait faute de gloser :
la disqualification des autorités ecclésiastiques au profit de celle des
honnêtes gens, munis comme critère de jugement de leur seul «bon
sens », pour reprendre un concept cartésien bien venu en la circonstance.
En s'adressant au public cultivé à travers un usage de la langue où
convergent mondanité et rationalité, ces lettres frayent des voies qui
seront par la suite abondamment empruntées par les écrivains des
Lumières. L'anonymat du scripteur comme du récepteur adressé des
Provinciales participe d'une énonciation qui prend pour autorité les
règles universelles du jugement droit : peu importe d'où elles viennent
et à qui elles s'adressent puisqu'il s'agit d'un tribunal de raison.
On doit ainsi prendre en compte la dimension «médiologique» de la
communication épistolaire. A l'époque des Provinciales, au milieu du
X V I I siècle et dans le siècle suivant, le choix d'une scénographie épisto-
laire met la controverse en prise sur une activité discursive «moderne»,
qui constitue un des vecteurs privilégiés de la pensée et de la sociabilité.
L'établissement d'un réseau de correspondance avec des membres presti-
gieux d'un espace social est un signe majeur de l'importance de sa posi-
tion. Dans un monde où la presse est embryonnaire et la lettre bien sou-
vent destinée à des groupes de lecteurs, une bonne part des informations
de poids passe par elle. Que seraient l'Europe savante ou la République
des Lettres - aux deux sens du mot - sans la toile d'araignée que tissent
les correspondances ? Mais à la fin du X X siècle l'épistolaire relève d'ac-
tivités de paroles en voie de marginalisation : «la Lettre à tous les
Français se caractérise par sa différence expressive avec les mises en
forme attendues et présumées performantes du marketing politique. Elle
renoue apparemment avec un genre décrié, considéré comme obsolète ».
Le recours à une scénographie épistolaire ne peut donc pas provoquer les
mêmes effets de sens dans les deux cas; il se produit selon les conjonctures
une évaluation différente du statut de ce dispositif de communication.
Du fait même qu'elle creuse un écart par rapport au caractère public
de son mode de diffusion, une scénographie de lettre privée surgit et
circule dans un espace médiatique, là où peuvent se confronter les posi-
tions, un espace qui excède tout groupe, toute appartenance. Cet espace,
bien évidemment, les «lettres» l'ignorent; elles invoquent des commu-
nautés imaginaires, au-delà de tout partage, un Autre ultime. Ainsi « la
France », la «Patrie» pour la Lettre à tous les Français, au-delà des
médias et des électeurs, au-delà de l'élection présidentielle de 1988;
ainsi pour les premières Provinciales l'Eglise éternelle et la commu-
nauté des sujets de raison, au-delà de toute distinction entre les appa-
reils ecclésiastiques et les honnêtes gens, au-delà de la censure de la
Sorbonne. La «communauté d'appartenance» que présuppose la scé-
nographie épistolaire (les gens du monde, les électeurs) doit être sur-
plombée par une «communauté de transcendance» qui légitime le
détour, le trope à travers lequel elle se montre. La scénographie n'est
plus dès lors stratégie et artifice, elle est le lieu de discours où peuvent
se rejoindre ces deux communautés.

1. Lehingue et Pudal, 1991. p. 65.


Dans cette rapide étude nous avons appréhendé la lettre privée en
tant que scénographie mobilisée par un autre genre de discours, qui
relève du débat public ; configuration différente de celle du roman par
lettres, où à strictement parler il n'y a pas de scénographie épistolaire
mais un agencement de diverses lettres par un tiers. Ce que nous avons
appelé l'«hypergenre» de la lettre n'est utilisable comme scénographie
que si l'on oriente à chaque fois ses contraintes génériques. Le caractè-
re « privé » de la relation épistolaire, par exemple, peut ainsi être exploi-
té parce qu'il implique une intimité entre membres d'une communauté
naturelle (Lettre à tous le Français) ou pour son aptitude à traverser les
espaces de discours fermés, politique et religieux en l'occurrence (les
Provinciales). En adoptant une perspective d'analyste du discours nous
avons cherché à comprendre en quoi de telles scénographies pouvaient
s'inscrire dans des conjonctures et des champs discursifs variés, et y
faire événement. Ceci impliquait que l'on prenne en compte le paysage
médiologique dans lequel elles interviennent. Mais notre démarche n'a
pu être qu'allusive. La scénographie épistolaire est indissociable
d'autres dimensions du discours. En outre, elle prend place dans un
interdiscours multiforme que nous avons négligé. Au-delà, ce travail
participe du vaste mouvement de renouvellement des études textuelles
qu'autorisent les problématiques de l'énonciation et de la pragmatique,
mais le point de vue que nous avons choisi nous a obligé à prendre acte
de l'historicité radicale de notre objet.

Dominique Maingueneau
Université d'Amiens
Ruth Amossy

La lettre d ' a m o u r
du réel au fictionnel

LA LETTRE D'AMOUR : LES CORRESPONDANCES AUTHENTIQUES

La correspondance amoureuse se situe au confluent de deux types de


discours dont elle combine les règles et les contraintes. Elle obéit aux
impératifs du discours épistolaire comme interaction à distance et
échange. Elle emprunte par ailleurs ses formes et ses thèmes au dis-
cours amoureux, qui lui fournit toute une panoplie de scénarios : décla-
ration, séduction, sollicitation, querelle, refus, rupture, etc.
Les modalités du discours épistolaire et amoureux, ainsi que leur
division en genres et catégories, varient selon les époques ; on ne peut
donc analyser la lettre d'amour sans tenir compte de ses variations
socio-historiques. On peut néanmoins dégager certaines constantes de
son dispositif d'énonciation en la distinguant d'autres catégories géné-
riques relevant de l'épistolaire. Je tenterai de le faire en confrontant la
lettre d'amour avec la lettre ouverte, qu'étudient D. Maingueneau et J.-
M. Adam.

Le dispositif d'énonciation de la lettre d'amour s'élabore en fonction


de ses buts et de son cadre participatif. Chacune de ces composantes
subit une série de contraintes issues tantôt de la nature de l'épistolaire,
tantôt des traits inhérents au discours amoureux.
Contrairement à la lettre ouverte, qui se range parmi les genres à
finalité externe, la lettre qui déploie et module un discours amoureux
figure parmi les correspondances à enjeux relationnels . En effet la
lettre ouverte se réclame du discours polémique : dans une acception
que le Robert fait remonter à 1835, elle consiste en un «article de jour-
nal rédigé en forme de lettre et généralement de caractère polémique
ou revendicatif ». Comme toute polémique, la lettre ouverte a pour
visée essentielle de présenter au public une prise de position dans un

1. Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les Interactions verbales 1, Paris, Colin, 1990, p. 80.


débat en cours. La lettre d'amour se concentre au contraire, à l'instar de
tout discours amoureux, sur la gestion des rapports individuels entre les
participants; elle établit entre deux partenaires séparés dans l'espace
une interaction qui vise à la création, à la modification ou à la confir-
mation d'une relation affective. Dans ce sens elle privilégie la commu-
nication aux dépens de l'information, et l'interaction aux dépens de
tout projet dirigé vers l'extérieur. Sans doute permet-elle aux amants
d'échanger des nouvelles et n'exclut-elle pas les finalités externes ; mais
ces buts sont subordonnés aux enjeux relationnels.
Par ailleurs la lettre ouverte et la lettre d'amour se distinguent par
leur support matériel et leur canal de transmission. En effet, la corres-
pondance amoureuse, manuscrite sur papier, est destinée à circuler
entre les partenaires par les voies disponibles à leur époque. Au départ
envoyée par messager, elle a pu être livrée à la poste vers le milieu du
X V I I siècle, lorsque s'est instauré un service de courrier régulier en
France entre Paris et la Province. La lettre ouverte naît quant à elle
avec la presse moderne : elle est imprimée et diffusée dans les journaux;
elle connaît par ailleurs les honneurs de l'édition en librairie puisque la
dénomination de «lettre ouverte» s'étend à des textes publiés chez un
éditeur (Lettre ouverte à Harlem Désir de Julia Kristeva chez Rivages,
1990). On peut ainsi distinguer entre la lettre au sens propre du terme
telle qu'elle s'échange dans une correspondance livrée à la poste, et la
lettre comme forme empruntée par un discours publié et diffusé dans
des circuits étrangers au courrier ordinaire.
En ce qui concerne le cadre participatif, les deux genres épistolaires
se différencient par leur format de réception, c'est-à-dire par les catégo-
ries de destinataires qu'ils v i s e n t Comme le dit bien D. Maingueneau,
la lettre ouverte s'adresse à un allocutaire singulier ou collectif tout en
visant derrière lui un public qui, pour n'être pas désigné, n'en est pas
moins déterminant. Ainsi la Lettre ouverte aux paysans de Giono 2
(1938), qui est un appel à la paix, désigne comme allocutaire direct l'en-
semble de la classe paysanne mais tient compte en réalité de plusieurs
types d'allocutaires indirects (les dirigeants, les bourgeois, les intellec-
tuels, e t c Son caractère public l'expose par ailleurs à tomber entre les

1. Rappelons qu'E. Goffman distingue, dans toute interaction, les participants ratifiés, licites
des «bystanders», témoins d'un échange dont ils sont en principe exclus. Parmi les destinataires
licites, on trouve les allocutaires directs, ceux à qui le locuteur s'adresse («addressed recipients»)
et les allocutaires indirects, ceux qu'il prend en compte mais qu'il n'interpelle pas («unaddressed
recipients»). Erving Goffmann, Façons de parler (Paris, Minuit; 1 éd. en anglais, 1981), 1987.
2. Jean Giono, Ecrits pacifistes, Paris, Gallimard (coll. Idées), 1970.
3. Pour une analyse plus détaillée du format de réception et du dispositif énonciatif de ce texte,
on consultera Ruth Amossy, «L'ethos au carrefour des disciplines : rhétorique, pragmatique,
sociologie des champs », in L'Image de soi dans le discours. La construction de l'ethos, textes réunis
et présentés par Ruth Amossy (Lausanne, Delachaux et Niestlé), à paraître en 1999.
mains de lecteurs non prévus au départ («bystanders»), sans que leur
présence soit pour autant considérée comme transgressive ni même
indésirable. La lettre ouverte se caractérise donc par le dédoublement,
voire la démultiplication, de ses allocutaires.
La lettre d'amour est au contraire destinée à l'unique personne à
laquelle elle s'adresse. Tout lecteur autre que le partenaire de la relation
amoureuse apparaît en position de participant illicite, sinon de voyeur.
On n'est pas censé lire les lettres intimes destinés à d'autres ; ouvrir un
courrier qui ne vous est pas adressé quand il s'agit d'une correspon-
dance sentimentale est considéré comme une atteinte à la vie privée.
Encore faut-il tempérer cette affirmation par un rappel historique. Les
catégories du public et du privé telles que nous les connaissons aujour-
d'hui se sont élaborées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ; la cir-
culation de la correspondance familiale, amicale, voire amoureuse était
parfaitement admise à l'époque classique : les lettres d'amour de Guez
de Balzac, de Voiture ou de Bussy-Rabutin suffiraient à en témoigner.
On peut donc dire que la lettre ouverte inclut nécessairement un allo-
cutaire direct et indirect, tout en tolérant des participants non ratifiés.
La lettre d'amour, qui dans sa forme classique autorisait un allocutaire
indirect, n'inclut dans sa version contemporaine que l'allocutaire direct
et refuse toute autre forme de réception considérée comme « non rati-
fiée » et illicite.
A cela s'ajoutent plusieurs traits relatifs au statut social des partici-
pants qui dérivent du type de discours - polémique ou amoureux - dont
se réclame la lettre. Dans la lettre ouverte, l'allocutaire direct et indirect
représentent un groupe ou un courant d'opinion ; le locuteur figure à
son tour une instance sociale (l'écrivain, l'intellectuel) plus qu'il n'in-
carne un individu dans son unicité. Dans la lettre d'amour au contraire,
l'échange s'effectue entre deux individus dans leur singularité. Le statut
social des participants n'est pas nécessairement éludé, mais il est subor-
donné à leur personnalité irremplaçable.

Les buts et le format de réception de la lettre d'amour s'insèrent


dans un dispositif énonciatif qu'on peut étudier à plusieurs niveaux
étroitement corrélés. Le premier, dérivé d'une linguistique de l'énon-
ciation inspirée de Benveniste, s'attache à l'inscription du locuteur dans
la matérialité du discours à travers le jeu des pronoms personnels, les
déictiques, les temps verbaux (F. Voisin-Atlani), ou encore à travers les
diverses marques de la subjectivité dans le langage : adjectifs évaluatifs,
verbes occasionnellement ou intrinsèquement subjectifs, e t c

1. On consultera à ce propos Catherine Kerbrat-Orecchioni, 1980. L'Enonciation de la sub-


jectivité dans le langage, Paris, Colin.
Le deuxième niveau, qui s'inscrit dans une analyse des interactions,
s'attache à la construction de l'image de soi et de l'autre. Il suppose une
distribution des rôles préalable liée au genre : la «scène générique» de
D. Maingueneau qui est celle «du contrat attaché à un genre, à une "insti-
tution discursive" : l'éditorial, le sermon» et une «scénographie» qui n'est
pas imposée mais construite par le texte : «un sermon peut être énoncé à
travers une scénographie professorale, prophétique, e t c » La lettre ouver-
te comme la lettre d'amour allient une distribution des rôles préexistante
à une relative liberté dans le choix de la scénographie. Ainsi le locuteur de
la missive amoureuse peut se poser en amoureux transi qui mendie les
faveurs de sa belle, en figure parentale ou professorale qui guide la /le par-
tenaire, en femme vertueuse qui repousse les avances du prétendant.
L'interaction se réalise à travers la construction d'une image de soi
et de l'autre appropriées aux buts spécifiques de l'échange épistolaire.
Dans ce cadre, la posture adoptée par le sujet de l'énonciation, la repré-
sentation qu'il donne de lui-même dans son discours sont désignés par
le terme d'ethos (repris à la rhétorique d'Aristote, où il désigne la per-
sonne de l'orateur et l'autorité qu'elle confère à l'argument). La figure
de l'épistolier se met en place à partir de ce qu'il dit de sa propre per-
sonne, mais aussi et plus encore par les modalités de son dire. Celles-ci
sont plus éloquentes que ce que le locuteur dit de lui-même, car outre
qu'il n'est pas recommandé de se louer, le point de vue d'une personne
sur soi p e u t s e m b l e r p e u o b j e c t i f
C'est donc sur le plan de l'énonciation encore plus que sur le plan de
l'énoncé que se négocie dans le discours la figure du locuteur. La vivaci-
té de Mlle de Lespinasse, son caractère passionné, se disent dans son style
emporté plus encore que dans les descriptions qu'elle donne d'elle-
même : « [...] je compte les jours de votre absence. Mon Dieu! qu'ils
sont lents ! qu'ils sont longs ! qu'ils pèsent sur mon â m e ! [...] ». La des-
cription que donne Mme du Deffand de son correspondant, Horace
Walpole, témoigne de son esprit et de ses talents autant que du carac-
tère de son partenaire : «et à qui est-ce que j'écris? à un Scythe, à un
homme de pierre ou de neige, en un mot à un Anglais qui le serait par
s y s t è m e , s'il n e l'était p a r n a i s s a n c e »

1. Dominique Maingueneau, «Ethos, scénographie, incorporation», in L'Image de soi dans le


discours. La construction de l'ethos, op. cit. On consultera aussi Dominique Maingueneau, Le
Contexte de l'œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993.
2. C'est dans ce sens que O. Ducrot rappelle qu'il ne s'agit pas des affirmations flatteuses que
l'orateur peut faire sur sa propre personne dans le contenu de son discours, affirmations qui risquent
au contraire de heurter l'auditeur, mais de l'apparence que lui confèrent le débit, l'intonation, cha-
leureuse ou sévère, le choix des mots, des arguments... Le Dire et le dit, Paris, Minuit, 1984, p. 201.
3. Julie de Lespinasse, Lettres, édition établie et présentée par J. Dupont, Paris, La Table
ronde, 1997, p. 161.
4. Madame du Deffand, A Horace Walpole, Choix de lettres et préface de C. Thomas, Paris,
Mercure de France, 1996, p. 58.
Quel que soit le genre de lettre envisagée, la construction de l'ethos
est indissociable de la figure de l'allocutaire. C'est à son intention que
l'épistolier manifeste ou souligne dans son discours les éléments qui
permettent de reconstruire une image de soi positive adaptée à la situa-
tion. Pour produire l'impression désirée, il faut qu'il prenne en compte
les croyances, les normes, les valeurs de son partenaire :
dès la phase d'encodage, antérieurement à toute réponse ou simple réaction
émanant du destinataire, celui-ci se trouve déjà inscrit dans le discours de
l'émetteur, explicitement parfois (au moyen de marques d'allocution), implici-
tement toujours, dans la mesure où l'émetteur tient compte en permanence de
l'image qu'il s'est construite de son destinataire, et des compétences qu'il lui
prête [...] Ce qui implique encore qu'en son absence même, le «tu» exerce un
contrôle permanent sur le discours du «je 1».
L'analyse interactionnelle reprend ici ce que Chaim Perelman disait
de la communication argumentative : l'auditoire est une construction de
l'orateur, qui ne peut influencer son public que s'il tente de s'adapter à
sa doxa, ses croyances et ses évidences2. Ainsi Mme du Deffand, pour
adoucir un partenaire de vingt ans plus jeune qu'elle qui se refuse à ses
avances, se présente en femme spirituelle avec laquelle, selon les
normes supposées de son destinataire, il vaut la peine d'entretenir un
commerce.
Il faut en même temps que le locuteur se figure l'idée que l'allocu-
taire se fait de lui au moment où il prend la plume. Cette image pré-
existante constitue l'«ethos préalable» que le discours épistolaire se
doit de conforter, de nuancer ou de corriger en fonction de ses objectifs
propres. Le réajustement de l'image s'effectue de façon tantôt implicite,
tantôt déclarée. Elle peut se faire au niveau des modalités d'énoncia-
tion : le locuteur peut passer d'un ton léger à un ton grave, ou user d'un
style très simple pour corriger l'impression produite par un discours
trop soutenu ou trop sophistiquée. Mais le réajustement de l'image de
soi peut aussi se dire en toutes lettres. Ainsi, pour prendre un bel
exemple dans une lettre fictionnelle, la marquise de M*** écrit au
comte de R*** qui se plaint de sa gaieté et de son esprit railleur : «Que
savez-vous si je n'ai pas besoin de cet enjouement que vous me repro-
chez, pour vous cacher la moitié de votre bonheur, et pour me dérober
la confusion de vous dire que je vous a i m e ! »
Interdépendantes, l'image de soi et de l'autre doivent servir les buts
de l'épistolier. Il ne suffit pas que les représentations soient positives :

1. Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les Interactions verbales, op. cit., p. 14.


2. Chaim Perelman et L. Olbrechts-Tvteca. Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique,
Presses de l'Université libre de Bruxelles, 1970.
3. Crébillon fils, Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R***, présentation par E. Sturm,
texte établi et annoté par L. Picard, Paris, Nizet, 1970, p. 63. Les citations renvoient à la cette édition.
il f a u t q u ' e l l e s s o i e n t a p p r o p r i é e s à l ' i n t e r a c t i o n q u e l ' é p i s t o l i e r t e n t e
de m e t t r e en place. L'efficacité d ' u n e représentation d é p e n d de son
a d é q u a t i o n à l ' i n t e r a c t i o n d é s i r é e ; elle p e u t d a n s c e t t e p e r s p e c t i v e ê t r e
n e u t r e , voire p e u flatteuse. P o u r a m a d o u e r sa p a r t e n a i r e qui l'accuse
d ' i n d i f f é r e n c e a p r è s u n t r o p l o n g silence, B e a u m a r c h a i s se p r é s e n t e e n
h o m m e débordé, face à son a m a n t e désoeuvrée :

Il est certain, boudeuse, que vous auriez raison si j'avais tort. Mais c o m m e n t
faire e n t e n d r e à u n e femme, c'est-à-dire à u n e âme active dans un corps inoc-
cupé, q u ' u n h o m m e accablé d'affaires p e u t voir écouler huit jours sans trouver
l'instant d'écrire une p h r a s e ( V e n d r e d i matin, 4 avril 1777).

Julie d e L e s p i n a s s e , v o u l a n t r e p r o c h e r a u c o m t e d e G u i b e r t u n e agi-
tation m o n d a i n e qui entrave leur correspondance, contraste l'avidité de
t o u t v o i r e t s a v o i r d e s o n a m a n t a v e c l ' i m a g e d e la f e m m e é t r a n g è r e à
ce m o n d e :

Vous ne m'avez point parlé des spectacles, vous ne me dites pas un mot de ce
que vous faites; vous n'avez point besoin de causer, vous n'avez besoin que
d ' ê t r e partout, et de voir tout. Je voudrais que Dieu pût vous faire d o n de la
puissance qu'il a d'être partout. P o u r moi, je serais au désespoir d'avoir ce
talent-là; je suis bien loin de désirer d ' ê t r e partout, car je voudrais bien n'être
nulle p a r t (Jeudi, 26 octobre 1775).

O n voit q u e l ' i m a g e d e soi et d e l'allocutaire s o n t i n t e r d é p e n d a n t e s ,


e t t é m o i g n e n t d a n s le d i s c o u r s d ' u n j e u d ' i n f l u e n c e s m u t u e l l e s . L e l o c u -
t e u r c o n s t r u i t u n e i m a g e d e soi e n f o n c t i o n d e la r e p r é s e n t a t i o n qu'il se
f a i t d e s o n a l l o c u t a i r e e t d e l ' i d é e q u ' i l p e n s e q u e c e l u i - c i s e f a i t d e lui.
Il t e n t e d e n é g o c i e r s o n i m a g e , m a i s a u s s i c e l l e d e l ' a u t r e , e n f o n c t i o n d u
b u t qui est le sien.

D a n s la m e s u r e o ù elle m e t e n j e u les n o r m e s e t les v a l e u r s d e l'al-


locutaire, la c o n s t r u c t i o n d ' u n e i m a g e d e soi et d e l ' a u t r e est e n prise sur
les c o m p é t e n c e s c u l t u r e l l e s d e s d e u x p a r t e n a i r e s d e l ' i n t e r a c t i o n . C ' e s t
dire qu'elle passe nécessairement par un processus de stéréotypage qui
l'ancre dans l'imaginaire d ' u n e époque. L'impression que doit produire
le l o c u t e u r p o u r p a r v e n i r à s o n o b j e c t i f p r é c i s d é p e n d d e s r e p r é s e n t a -
t i o n s s o c i a l e s e n v i g u e u r a u m o m e n t o ù il p r e n d l a p l u m e . L ' i m a g e d u
séducteur ne varie pas seulement en fonction des goûts individuels d u
destinataire, mais aussi au gré des n o r m e s et des valeurs d ' u n e société

1. Beaumarchais, Lettres à une amoureuse, Postface de F. Weyergans, Paris, Le Seuil,


«L'Ecole des Lettres », 1996, p. 14.
2. Lespinasse, 1997, p. 312.
3. Pour une synthèse sur le stéréotype, on consultera Ruth Amossy, Les Idées reçues.
Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, 1991 ; Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot,
Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris, Nathan (coll. 128), 1997.
donnée. Il en va de même de l'allocutaire, que l'épistolier se représente
et inscrit dans son discours en fonction de schèmes collectifs prégnants.
Ni la figure de la jeune fille fraîchement émoulue du couvent, ni celle
de la femme vertueuse et dévote, toutes deux courantes au
XVIIIe siècle, ne circulent plus guère de nos jours. Les stéréotypes, qui
modèlent un style, une manière de dire et de voir, déterminent aussi
l'image de l'allocutaire et conditionnent la façon dont le locuteur
s'adresse à sa /son partenaire pour l'amener à ses vues. Le galant ne
déploiera pas les mêmes stratégies s'il imagine sa correspondante en
femme d'esprit et d'expérience, ou au contraire en être naïf dépourvu
de tout usage du monde.
La nécessité du stéréotypage peut néanmoins sembler paradoxale
dans le cas de la correspondance amoureuse. Ne constitue-t-elle pas un
échange privilégié entre deux êtres irremplaçables, qui doivent se dire
dans leur singularité ? Qui plus est, l'absence ne doit-elle pas être en
partie au moins compensée par l'évocation de la personne unique vers
laquelle se tourne le désir ? Il apparaît toutefois que la lettre d'amour
ne peut effectuer sa distribution des rôles, ni construire un ethos, sans
recourir à des modèles culturels. Pour adopter une posture valorisante,
le locuteur doit se référer aux représentations d'ores et déjà investies de
sens et de valeur que lui fournit un imaginaire d'époque.
Les stéréotypes ne sont pas simplement repris et reconduits par les
partenaires de l'échange amoureux. Chacun a tout loisir de les modifier,
de les réfuter ou de les retravailler. Cependant l'image des amants
construite par le discours épistolaire se mesure toujours aux représen-
tations prégnantes de l'époque. Prenons l'exemple de la femme de
sciences à partir du cas de Mme du Châtelet. Auteur d'ouvrages de phy-
sique et de philosophie, elle est la seule à son époque qui « aurait pu
prétendre se montrer à la fois physicienne et philosophe, [...] chanter
l'opéra la nuit et retrouver Newton le j o u r Pourtant, elle ne se pré-
vaut nullement de cette singularité dans sa correspondance amoureuse :
c'est que l'image de la «femme savante» n'était guère en faveur à
l'époque. Il n'est que de lire le commentaire malveillant de Mme du
Deffand, qui réduit l'intérêt qu'une femme manifeste pour les sciences
à une recherche extravagante de la distinction :
[Mme du Châtelet] est née avec assez d'esprit; le désir de paraître en avoir
davantage lui a fait préférer l'étude des sciences les plus abstraites aux connais-
sances agréables : elle croit par cette singularité parvenir à une plus grande
réputation, et à une supériorité décidée sur toutes les femmes2.
1. Elisabeth Badinter, Emilie, Emilie. L'ambition féminine au XVIII siècle, Paris, Flammarion,
1983, p. 256.
2. Emilie du Châtelet, Lettres d'amour au Marquis de Saint-Lambert, texte présenté par Anne
Soprani, Paris, Méditerranée (coll. Cachet volant) 1997, p. 251. Les citations renvoient à cette édi-
tion.
Face à l'image négative de la femme de sciences dans l'imaginaire de
l'époque, la locutrice se voit obligée de négocier son ethos. Elle le fait
en construisant une figure de l'amoureuse qui l'emporte sur toutes les
autres. Séparée de Saint-Lambert par son séjour à Paris, elle écrit : «Je
suis au désespoir d'être ici, et je travaille dix-huit heures sur vingt-
quatre sans voir encore rien de fixe dans la fin de mes travaux. Ce qui
est invariable et plus sûr qu'aucune vérité géométrique, c'est que je
vous aime à la folie. Oui, à la folie ! » (276). Dans l'ensemble, Mme du
Châtelet mentionne son œuvre scientifique pour souligner que son
ardeur à la tâche doit lui permettre de rejoindre au plus vite l'amant, ou
pour s'excuser d'être absorbée par autre chose que son amour : « Il est
important que je finisse mon livre, mais voilà la dernière fois de ma vie
que j'aurai quelque chose à faire qui ne sera pas vous» (231). «Ne me
reprochez pas mon Newton. J'en suis assez punie, je n'ai jamais fait de
plus grand sacrifice à la raison que de rester ici pour le finir» (217). Il
lui arrive même de s'excuser de l'altération qu'un labeur forcé peut
avoir apporté à ses traits. L'image de la femme qui sacrifie à la science
ses jours et ses nuits n'apparaît qu'en filigrane, toujours en relation avec
un ethos considéré comme féminin : celle qui s'inquiète de sa beauté, ou
qui s'adonne au s e n t i m e n t

Illustrons rapidement la façon dont les divers éléments relatifs au


dispositif d'énonciation se combinent dans une lettre d'amour à partir
d'un billet adressé par Emilie du Châtelet au marquis de Saint-Lambert
en août 1748 :
Je vous ai reproché de n'être pas galant, mais je trouve que votre lettre l'est
trop, et qu'elle n'est point assez tendre. Je vous aime bien mieux en colère et
tendre que froid et galant. Je trouve qu'il y aurait trop à perdre à vous corriger,
ainsi je vous prie de garder vos défauts et de m'aimer toujours de même.
Girardet est arrivé, je l'ai vu. Allez chez lui avant de venir ici, et prenez jour et
heure.
Je vous aime beaucoup. (104)
Le dispositif d'énonciation de ce texte dépend en un premier temps
des contraintes du genre dit «billet amoureux» qui était une catégorie
générique répertoriée. On sait que l'époque classique réglemente et
codifie les différents types de lettres, si bien que tout discours épistolaire

1. Dans le même ordre d'idées, on peut voir comment Julie de Lespinasse négocie son ethos
d'intellectuelle et d'amoureuse dans sa correspondance avec Guibert ; on consultera à ce propos :
J. Siess, «Effusion amoureuse et échange intellectuel. La pratique épistolaire de Julie de
Lespinasse », in L'Épistolaire, un genre féminin ?, études réunies et présentées par C. Planté, Paris,
Champion, 1998; J. Siess, «Julie de Lespinasse et ses miroirs : de l'épistolaire à l'entretien», in
L'Un(e) Miroir de l'Autre, études réunies par M. Véga-Ritter et A. Montandon, Clermont-
Ferrand, CRLMC, 1998.
est pris dans un système précis de normes et de préceptes. En préam-
bule à une série d'exemples, Richelet (1689) donne les grands principes
des «billets amoureux et galants» : l'épistolier entre tout de suite dans
le vif de la matière; il «explique sa pensée d'un air aisé et ingénieux »,
avec un style «vif et coupé, simple et naturel, mais sans bassesse»; «on
finit le Billet d'une façon naïve qui ne paraisse point étudiée, et qui, s'il
est possible, ait toujours quelque chose qui pique agréablement le cœur,
ou l'esprit, ou tous les deux ensemble ». Un modèle impersonnel d'ethos
se dégage là, celui de l'homme ou de la femme à la fois sensibles et spiri-
tuels, naturels et spontanés, qui manient sans affectation l'art de la lettre.
Le billet amoureux, même lorsqu'il contient une demande précise, se
distingue par ses enjeux relationnels. Sans doute les instructions concer-
nant la visite au peintre Girardet peuvent-elles ici justifier l'envoi d'un
billet avant l'arrivée imminente de l'amant. Elles apparaissent néan-
moins comme accessoires non seulement par la place seconde et réduite
qui leur est dévolue, mais aussi par le style neutre du passage qui
contraste avec l'ensemble. L'acte qui consiste à faire entreprendre une
démarche auprès d'un tiers constitue un but secondaire ; il est manifes-
tement subordonné à la mise en scène de la relation amoureuse.
Le but principal du discours épistolaire consiste ici en une sollicita-
tion visant à maintenir et raviver chez le partenaire des sentiments
amoureux qui forment la base d'une liaison déjà établie : «je vous prie
de [...] m'aimer toujours de même ». Le billet relève du phatique, puis-
qu'il s'agit de maintenir un contact par l'écriture ; mais il se donne aussi
comme une entreprise de séduction, car il veut ranimer l'ardeur d'un
amant qui semble se refroidir. Quant au format de réception, on relève-
ra que le billet s'adresse au partenaire seul, dans sa singularité : il se
place sur le plan de l'intimité la plus stricte. Le correspondant n'est pas
nommé, et n'est désigné que par le pronom personnel de la deuxième
personne («vous»), de même que l'épistolière se manifeste par le pro-
nom de la première personne, sans signature. Cette élision est autorisée
par le genre du billet et les règles de la rhétorique épistolaire.
Si l'on analyse les marques de la subjectivité dans le langage, on
remarquera que le jeu des pronoms personnels et l'usage des verbes
permettent à la locutrice d'établir une hiérarchie tacite en sa faveur.
Son rôle se marque par une série de verbes à la première personne du
singulier, où le verbe d'évaluation «je trouve que» fait l'objet d'une
répétition. Elle est relayée par un «je vous prie de» dans le sens de
l'instigation et non de la prière. On aura remarqué par ailleurs que tous
les verbes conjugués, qu'ils soient de sentiment ou d'évaluation, ont

1. P. Richelet, Les plus belles lettres françaises sur toutes sortes de sujets tirées des meilleurs
auteurs, Paris, Brunet, 1689, p. 1-2.
pour sujet le «je» de l'épistolière. Le «vous» apparaît toujours en posi-
tion de complément («je vous ai reproché », «je vous aime bien mieux »,
«vous corriger », «je vous prie»), ou dans les possessifs («votre lettre»,
« vos défauts » ; je souligne). Ainsi, la locutrice assume dans l'interaction
épistolaire une part active que ne reçoit pas le partenaire.
L'image de l'allocutaire se construit sur plusieurs plans. En-dehors
des indices d'allocution déjà mentionnés, on trouve d'une part ce qui est
dit explicitement sur sa personne, d'autre part ce qui est impliqué par
les compétences et les valeurs qui lui sont prêtées.
La description directe et explicite de l'allocutaire dérive d'un com-
mentaire métadiscursif : Mme du Châtelet la déduit de la précédente
lettre de Saint-Lambert et de l'ethos qui se dégage de son style. En effet
les qualificatifs de « galant » et de « tendre », diversement valorisés, s'ap-
pliquent indifféremment à l'amant et à sa lettre : «je vous ai reproché
de n'être pas assez galant, mais je trouve que votre lettre l'est trop» (je
souligne). Le texte joue sur la double acception de «galant» : «chercher
à plaire par des soins agréables, par des empressements flatteurs », dire
aux femmes « d'une manière fine et délicate, des choses qui leur plai-
sent» (articles «Galant» et «Galanterie» de l' Encyclopédie); ou le
faire en se conformant à un discours codé bien établi. «La Galanterie»,
note la réédition de 1747 de l'ouvrage de Richelet,
est un usage établi qu'il ne s'écrit guère de Lettres à une Dame, qu'on ne la loue sur
sa beauté, sur ses agréments, sur un je ne sais quoi qui plaît en elle [...] La
Galanterie au reste est un jargon qui s'apprend comme une autre Langue. Il n'y faut
point d'autre Dictionnaire, ni d'autre Grammaire, que l'usage du monde (XVI).
Selon l'épistolière, le discours de son correspondant se plie à un
modèle consacré tout à fait impersonnel. Le parfait galant est celui qui
l'est «trop» car il a recours à une langue apprise et conventionnelle qui
n'exprime pas des sentiments véritables.
A cette image stéréotypée du partenaire, la locutrice en oppose une
autre : celle de l'homme spontané qui réprimande sa dame au lieu de
l'encenser - et qui avait apparemment fait l'objet de ses reproches.
L'homme en colère est celui qui est véritablement «tendre», c'est-à-
dire plein de sensibilité amoureuse (dans le sens très général que
l' Encyclopédie assigne à ce terme en le liant à l'amour). Aussi Mme du
Châtelet lui donne-t-elle paradoxalement la préférence : «Je vous aime
mieux en colère et tendre que froid et galant ». Se laisser aller à la vio-
lence du sentiment est peut-être un défaut, mais c'est aussi un signe
d'amour, si bien que l'épistolière « prie » son destinataire de « garder ses
défauts », qui sont la condition et la preuve de sa passion.

1. P. Richelet, Les plus belles lettres françaises sur toutes sortes de sujets [...] avec des observa-
tions sur l'art d'écrire les lettres, Bâle, Tourneisen, 1747, p. XVI.
L'image de l'allocutaire fait ainsi l'objet d'un commentaire qui joue
deux modèles l'un contre l'autre. Elle se dégage aussi, cependant, de la
doxa et des compétences qui lui sont prêtées. En effet, la lettre suppose
un correspondant capable de percevoir la pertinence du commentaire
métadiscursif, en possession des codes qui permettent de distinguer le
galant du tendre, et sensible aux oppositions et aux paradoxes énoncés
dans ces quelques lignes. En bref, un homme d'esprit.
A l'image de l'allocutaire répond en un jeu de miroirs l'ethos de la
locutrice. L'image de la femme d'esprit se dégage d'un discours qui sait
jongler avec les oppositions et formuler des conclusions paradoxales de
manière incisive. La locutrice maîtrise elle aussi les codes de la lettre
galante et amoureuse où, dit Richelet, «l'esprit [...] a autant de part que
le cœur». L'image de la locutrice et de son allocutaire sont ici parfaitement
symétriques, comme l'exige la scène générique du billet galant. Par contre,
une dissymétrie se fait jour en ce qui concerne la seconde dimension de
l'ethos, celle de l'«analyste». Malgré toutes ses compétences, Saint-
Lambert n'est pas du côté de l'analyse critique et de l'initiative raisonnée.
Face à lui, la locutrice apparaît comme une femme lucide capable de sai-
sir toutes les implications de la correspondance amoureuse. Elle s'octroie
de ce fait une certaine autorité : c'est elle qui analyse leur interaction épis-
tolaire ; c'est elle qui tire des conclusions et propose des comportements.
Notons que la clôture vient rééquilibrer la relation amoureuse et
moduler l'ethos de l'épistolière par le recours à la formule la plus simple
qu'on puisse imaginer : «Je vous aime beaucoup». Si elle manifeste la
naïveté non étudiée qui pique le cœur dont parlait Richelet, c'est essen-
tiellement par le contraste qu'elle établit avec la subtilité de la première
partie. La déclaration d'amour, modalisée par «beaucoup», y gagne un
ton de tendresse profonde qui tranche avec le brio de l'analyse précé-
dente, et exemplifie en toute naïveté le sentiment dont il est question.
L'ethos de l'épistolière pleine de verve et d'esprit s'y transforme en celui
de la femme aimante qui avoue ses sentiments sans souci de distinction.
LA LETTRE D'AMOUR FICTIONNELLE
En quoi la lettre fictionnelle se distingue-t-elle de la lettre réelle ?
Poser cette question, c'est supposer que l'ancrage référentiel de la cor-
respondance détermine ses caractéristiques formelles. C'est surtout
postuler que le roman, qui mime les lettres authentiques, les modifie par
le fait même de les intégrer dans son espace propre.
Semblable interrogation sur l'épistolaire fait écho à celle qu'avait
soulevée en son temps Philippe Lejeune au sujet de l'autobiographie
authentique et du roman personnel à la première personne 1 Selon le
1. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil (coll. Poétique), 1975; «Le pacte
autobiographique (bis) », in Poétique 56, nov., Paris, Seuil, 1983, pp. 417-434.
poéticien, rien ne distinguerait les deux types de textes au niveau de
leur forme et de leur structure. S'ils se différencient, c'est uniquement
par l'usage du nom propre et le pacte ainsi scellé avec le lecteur. Il y a
autobiographie quand le nom de l'auteur est identique à celui du narra-
teur (le je de l'énonciation) et à celui du protagoniste (le je de l'énoncé).
Est fictionnel un récit où le nom qui désigne à la fois le narrateur et le
protagoniste diffère du nom de l'auteur. Peut-on appliquer les mêmes
critères à la lettre d'amour ? Le je de la correspondance adressée à
Saint-Lambert met en scène un « personnage » qui renvoie au nom de
Mme du Châtelet; le lecteur en déduit tout naturellement qu'il s'agit
d'une correspondance réelle. Ce schéma ne s'applique pas à aux lettres
de la marquise de M*** ou de Mme de Tourvel, puisque ce n'est pas à
un auteur du même nom qu'on peut attribuer la lettre, mais à Crébillon
ou à Laclos. Pour le reste, il n'y aurait rien de changé.
En examinant les choses de plus près, on s'aperçoit cependant que la
question du nom propre, si elle est nécessaire, est loin d'être suffisante.
Dans les Lettres de la marquise de M*** ce n'est pas seulement parce
que le nom du je de l'énonciation et de l'énoncé ne correspond pas à celui
de l'auteur que la lettre fictionnelle se démarque de la lettre réelle.
D'autres différences les séparent, qui apparaissent clairement lorsqu'on
examine leur dispositif d'énonciation.
Loin d'évacuer la poétique, l'analyse pragmatique s'avère ainsi en
prise sur la narratologie. L'approche qui étudie les modalités de l'inter-
locution et de l'interaction peut s'alimenter à la discipline qui examine
les instances de narration et leur distribution générique. En l'occurren-
ce, elle doit faire appel aux modèles construits par les analyses du récit
à la première personne (G. Genette), et par une poétique du roman
épistolaire C'est donc à la jonction de la pragmatique et de la narra-
tologie qu'on reposera la question de la modification subie par la lettre
d'amour lorsqu'elle passe du réel au fictionnel.
Deux réponses en apparence contradictoires, en vérité complémen-
taires, s'imposent. Rien ne change, si on examine au niveau de la lettre
même tous les éléments relatifs au but, au cadre participatif et à la scène
d'énonciation de la lettre romanesque. Tout change, par contre, si on
considère l'ensemble d'un dispositif complexe où plusieurs plans se
superposent sans se confondre. En effet, la lettre fictionnelle dédouble
et souvent démultiplie chacune des composantes de l'énonciation et de

1. Citons entre autres les excellents travaux de : Jean Rousset, Forme et signification. Essais
sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, Corti, 1962 ; Janet Altman, Epistolarity :
Approaches to a Form, Columbia, Ohio State University Press, 1982; Jan Herman, Le Mensonge
romanesque : paramètres pour l'étude du roman épistolaire en France, Leuven, Rodopi, 1989. On
trouvera une présentation synthétique dans : Frédéric Calas, Le Roman épistolaire, Paris, Nathan
(coll. 128), 1996.
l'interaction. L'intégration dans une même lettre d'interactions diffé-
renciées produit une complexification et, éventuellement, une déstabi-
lisation de l'épistolaire qui est le propre du texte fictionnel.
Commençons par les acquis de la poétique des genres, selon laquelle
le roman épistolaire présente deux modèles principaux : il est dit
monodique quand il est composé des lettres d'un seul épistolier et poly-
phonique quand s'y entrecroisent les lettres de plusieurs épistoliers. Ces
divisions font intervenir des questions centrales pour la narratologie :
celles des instances de narration et des voix (qui parle ?), des points de
vue ou perspectives narratives (qui voit ?), des narrataires (à qui le nar-
rateur s'adresse-t-il ?).
Ainsi dans Les Lettres de la marquise de M*** l'épistolière fiction-
nelle dévide dans une correspondance monodique sa propre histoire,
qui est celle d'un amour malheureux : femme mariée séduite par le
galant comte de R***, elle meurt à l'issue de leur séparation. Cet
ensemble de lettres est présenté par une autre épistolière, une narratrice
extra-diégétique, Mme de ***, qui dit selon la mode de l'époque don-
ner à lire une correspondance authentique qu'elle a trouvée. A cela
s'ajoute le narrateur anonyme extérieur qui effectue la mise en scène de
Mme de*** et de la marquise de M***. Cette catégorisation recoupe
celle des voix et des points de vue. Si on se demande qui parle dans telle
lettre de la marquise de M***, on répondra que c'est l'épistolière fic-
tionnelle mais aussi le narrateur invisible qui rédige le texte qu'il attri-
bue à son personnage. Si on se demande qui voit on répondra bien sûr
qu'il s'agit de la marquise de M***, puisque ses lettres en focalisation
interne ne livrent explicitement que son point de vue. Cependant la pré-
face y ajoute l'angle de vision de Mme de*** qui non seulement mani-
pule la correspondance par une activité de sélection et de censure, mais
en offre aussi une évaluation. La poétique du roman épistolaire et la
narratologie du récit à la première personne permettent ainsi de décrire
une chaîne de locuteurs en marquant la multiplicité des voix et des
points de vue qui s'inscrit dans le seul je de la lettre fictionnelle.
Cette démultiplication des instances de narration se reproduit à
l'autre pôle de la chaîne de communication : les instances de réception
se hiérarchisent et se relaient en une série parallèle. On trouve ainsi au
niveau des personnages le destinataire des lettres de la marquise, le
comte de R***; à celui de la lettre de Mme de***, M. de ***; et sur le
plan du narrateur, un narrataire ou lecteur inscrit dans le texte. A cela
s'ajoute, comment il a souvent été remarqué, le fait que cette corres-
pondance monodique comprend un partenaire actif qui écrit et répond
à la marquise de M***, mais dont les lettres ne sont pas reproduites.
On empruntera à ces schémas narratologiques pour analyser le dis-
positif d'énonciation et les interactions dans la lettre fictionnelle. Dans
un premier temps, c'est le cadre participatif qui se trouve complexifié
en une série de plans situés à des nivaux différents. E n effet le discours
de la marquise est lu par, et influe sur, trois instances diffenciées :
Marquise de M***� (comte de R*** [M. de***])// narrataire
- m ê m e si seul le comte de R*** constitue un allocutaire direct
auquel le discours s'adresse explicitement, les autres constituant des
témoins plus ou moins illicites. D u point de vue de l'allocutaire, il faut
r e m a r q u e r qu'à chaque niveau s'effectue une pluralisation, puisqu'il se
voit chaque fois pris dans un nombre croissant d'interactions. Dans le
schéma de base, un allocutaire (le comte de R***) est confronté à une
seule locutrice (la marquise de M***). Lorsqu'on envisage le niveau du
récit cadre, c'est-à-dire de la lettre de l'éditrice, un autre allocutaire (M.
de***) est invité à lire et à réagir au discours de deux locutrices :
M m e de*** qui lui écrit et la marquise de M*** dont elle lui fait lire la
correspondance adressée à un autre. Enfin, le narrataire se situe face à
une triple instance d'énonciation : le narrateur qui a choisi de lui livrer
ce r o m a n épistolaire sous forme monodique, l'éditrice Mme de*** dont
il lit la lettre adressé à M. de ***, et la marquise de M*** dont il
déchiffre la correspondance adressée au comte de R***.
Je voudrais indiquer schématiquement à partir de la Lettre X I I I
c o m m e n t coexistent dans une même surface discursive trois interac-
tions distinctes qui comportent chacune leurs objectifs propres. O n exa-
minera en m ê m e temps les modalités selon lesquelles elles s'imbriquent
pour produire l'interaction multiple, mouvante et indéterminée qui
caractérise la lettre amoureuse dans le r o m a n épistolaire.
Sur le premier plan, celui de l'interaction de la locutrice avec son
allocutaire, on trouve une lettre du désordre amoureux. Son but global
est l'annonce d ' u n e séparation rendue indispensable par la menace que
constituent aux yeux de la marquise ses propres sentiments : «je vous
annonce [...] qu'il faut nous séparer à jamais [...] Je vais chercher loin
de vous un repos que je ne trouverai p e u t - ê t r e j a m a i s » (72).
L'injonction « n e cherchez pas à me revoir» est cependant démentie
dans la clôture : « Trouvez-vous demain à neuf heures du matin au jar-
din du... peut-être m'y rendrai-je» (73). O n peut bien parler dans ce
sens de «toutes ces pages écrites pour refuser ce qu'on a c c e p t e - ou

1. Le choix de ce texte (v. l'annexe) est motivé par le fait que l'œuvre de Crébillon fils a déjà
donné lieu à un nombre de remarquables analyses narratologiques et linguistiques d'inspirations
diverses, auxquelles il sera possible de renvoyer dans ce qui se veut une simple esquisse au servi-
ce d'une démonstration. Citons dès les années 1970, Philip Stewart, Le masque et la parole, Paris,
Corti, 1973; Bernadette Fort, Le Langage de l'ambiguïté dans l'œuvre de Crébillon fils, Paris,
Klincksieck, 1978; suivis des travaux de N. Boothroyd, V. Giraud et C. Dornier cités plus loin.
2. Violaine Géraud, La Lettre et l'esprit de Crébillon fils, Paris, SEDES, 1995, p. 176.
ne serait-ce pas plutôt pour accepter en refusant ? Ce qui soulève la
question du type d'interaction mis en place par une semblable missive.
Il ne s'agit pas de ce que le lecteur ou l'analyste décèlent à travers un
discours de dénégation ; il s'agit de la visée trouble et complexe de l'in-
teraction épistolaire elle-même.
La coexistence dans une même lettre d'une annonce de séparation
éternelle et de l'assentiment à une demande de rendez-vous manifeste
l'impossibilité de réduire le discours épistolaire à une seule de ses
facettes. Plus que d'inconscient du sujet, on parlera d'une interaction
qui constitue un appel à l'allocutaire à travers des formules de refus. De
même que «les dénégations multipliées », celles-ci sont «autant de for-
mules rituelles, mais aussi d'injonctions dissimulées ». On rejoint ici les
analyses de N. Boothroyd qui, à partir du schéma de la communication
de R. Jakobson, insistait sur l'importance de plus en plus grande que
prenait dans cette correspondance la fonction conative, qui met l'accent
sur le destinataire. Dans le cadre d'une analyse interactionnelle, on par-
lera de sollicitation indirecte.
Celle-ci implique un allocutaire en possession du savoir qui lui per-
met de déchiffrer une lettre dont les visées déclarées ne correspondent
pas à celles qui se construisent implicitement dans le discours. En clair,
le galant doit comprendre non seulement qu'il s'agit d'une réponse
positive et non d'un refus, mais aussi que cet assentiment ne peut pas se
faire sur un mode direct. La réponse affirmative au sentiment du parte-
naire et l'expression du sien propre obéissent au code social qui régle-
mente les rapports entre les sexes. Il est particulièrement contraignant
dans une société où les femmes imprégnées de la notion de «vertu»
craignent pour leur réputation. La marquise de M***, en envoyant sa
lettre sous cette forme contradictoire alors qu'elle aurait pu l'escamo-
ter, suppose et sans doute espère obscurément chez son allocutaire la
maîtrise du code qui lui permettra de l'interpréter à bon escient. Le fait
même de mettre cette lettre dans le circuit de l'échange marque un
appel et une demande, qu'ils soient ou non délibérés et conscients.
La sollicitation voilée s'exprime à travers une série d'interactions
dont chacune a sa cohérence propre, mais dont l'enchaînement se fait
sur le mode de la contradiction. On trouve ainsi :
• la levée des soupçons jaloux que la locutrice nourrissait à l'égard
de l'allocutaire
• l'excuse et la justification de cette jalousie par le sentiment qui la
suscite

1. Ninette Boothroyd, « Les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** - le discours de


la passion : structure et modulations», in Studies on Voltaire, vol. 185, 1980, p. 205.
• l'assurance d'une amitié mutuelle et l'appel à résister à un amour
condamnable « pendant qu'il nous reste un peu de raison »
• l'analyse des contradictions qui agitent la locutrice
• une lamentation devant son impuissance à résister à ses sentiments
• le déni de son amour, auquel elle dit ne pas avoir encore succombé
• l'annonce de la séparation définitive d'avec l'allocutaire et la
demande de ne plus chercher à la voir
• le regret de n'être pas libre d'aimer l'allocutaire
• l'analyse de ses sentiments, en particulier la pseudo-pitié
• l'annonce d'un projet de départ à la campagne pour fuir l'allocutaire
• le refus du rendez-vous demandé par l'allocutaire
• l'acceptation (non définitive) de ce même rendez-vous
(Le double interligne sépare les groupes qui ne s'inscrivent pas dans
la suite logique de ceux qui précèdent.)
Tout ce qui concerne les soupçons jaloux et les sentiments amoureux
qui les suscitent est en contradiction flagrante avec la demande subsé-
quente de s'en tenir à l'amitié. La transition même est abrupte : l'aveu
de l'amour est démenti dans le même paragraphe par la déclaration de
pure amitié : «si vous m'aimez, je trouverai mon excuse dans votre
cœur. Soyez content, s'il se peut, de l'assurance que je vous donne d'être
éternellement votre amie, et laissez-moi goûter le plaisir de vous voir le
mien... » (71). Dans les quatre groupes d'énoncés qui suivent, la deman-
de faite au partenaire de vaincre avec elle le penchant qui les entraîne
est démentie par l'aveu de l'état de trouble dans lequel l'épistolière est
plongée et par la description de son impuissance à le combattre. Ces
aveux sont à leur tour suivis d'un démenti. L'annonce de la séparation
s'enchaîne sur l'expression du regret d'un amour que la locutrice aurait
voulu pouvoir consommer sans péché ni opprobre, et la constatation que
ce qu'elle veut appeler pitié est en fait un sentiment d'amour; s'ensuit
un mouvement de fuite, le projet de départ, suivi d'un refus du rendez-
vous demandé, qui se termine sur l'acceptation du même rendez-vous.
On voit que la contradiction et le démenti gouvernent la logique pas-
sionnelle de ces enchaînements dans une lettre où le désordre amou-
reux est non seulement thématisé (la marquise l'analyse finement) mais
aussi manifesté dans l'ordre du discours.
Ce n'est pas seulement le développement logique du discours qui est
affecté par le désordre amoureux, ce sont aussi les types d'interactions
que la lettre entend provoquer. Si le discours amoureux doit agir sur
son allocutaire et susciter les réactions et les comportements souhaités
par la locutrice, on comprend qu'elle demande au comte de R*** de
pardonner sa suspicion, de se contenter de sentiments d'amitié, de com-
battre comme elle cet amour, de ne pas chercher à la revoir. Il s'agit là
de demandes et d'injonctions aisément compréhensibles, même si elles
ne sont pas toujours compatibles entre elles. Mais quelle interaction
l'épistolière peut-elle espérer de son auto-analyse, de ses regrets, de ses
lamentations? N'est-ce pas là un discours solipsiste qu'elle dévide pour
elle-même, sans l'adresser à son prétendant dont ces passages analy-
tiques et sentimentaux ne peuvent qu'encourager les ardeurs au détri-
ment de ce qu'elle lui demande expressément? C'est seulement en les
replaçant dans une perspective interactionnelle qu'on s'aperçoit de la
fonction de ces passages. Autant que les autres, ils sont adressés. Quand
la locutrice s'exclame : «Malheureuse que je suis ! Osé-je bien me flat-
ter encore d'un reste de vertu, en ai-je assez pour vous fuir, en ai-je
même assez pour souhaiter d'en avoir? » (72), ces questions rhétoriques
où elle déplore sa faiblesse prennent un autre sens du fait d'être don-
nés à lire au partenaire. Elles lui disent l'effritement de la «vertu» qui
permettait à la marquise de repousser ses avances; elles l'incitent à
réitérer ses tentatives en l'assurant qu'il est près de toucher au but. De
même la description des mouvements contradictoires qui agitent le cœur
de la marquise ne sont pas simplement une auto-analyse à laquelle elle
se livre pour sa propre édification. Le fait de la soumettre à celui qui en
est la cause est en soi significatif : plutôt que de l'éloigner, l'analyse du
trouble amoureux qu'il provoque ne peut que toucher et encourager
l'amant dans ses projets. La description psychologique du désordre
amoureux, qui équivaut au plus puissant des aveux, se donne elle aussi
comme une incitation voilée. Ainsi, les séquences de lamentation et
d'auto-analyse doivent être reformulées en termes interactionnels
comme une sollicitation.
Comment l'interaction entre Mme de*** et M. de*** prend-elle le
relais de celle que met en place la lettre du désordre amoureux? Le dis-
cours épistolaire de l'éditrice, les commentateurs l'ont souligné, adopte
le point de vue de la morale. Elle se désole de ne pas trouver dans cette
correspondance amoureuse «plus de vertu» et tient un discours sen-
tencieux sur le «malheur» qu'entraîne la passion et sur la faiblesse d'un
cœur amoureux. Mme de*** annonce et redouble le langage de la mar-
quise qui utilise le même vocabulaire : «Ne cherchons point des mal-
heurs que nous pouvons é v i t e r ; «malheureuse que je suis ! » ; «j'ai honte
de me trouver si faible contre vous [...] Le devoir est-il donc si faible
contre l'amour?» (71-72); «du moins vous ne serez pas témoin de ma
faiblesse» (73 - je souligne). Elle parle par ailleurs de vertu et de
«crime». La lettre de l'éditrice, qui a par ailleurs une haute idée de la
marquise, vient ainsi souligner la dimension moralisatrice de son discours
épistolaire. Elle oriente la lecture qu'elle propose à son correspondant,
M. de***, en l'infléchissant dans un sens unique. Elle s'en donne d'au-
tant mieux les moyens qu'elle opère de son propre aveu une sélection,
ne retenant que soixante-dix lettres sur plus de cinq cents et les choi-
sissant en fonction de critères bien précis : «Il y en avait qui m'ont
révoltée par la trop grande passion : il m'a paru ridicule qu'on pût avoir
tant de faible pour un homme. J'en ai retranché plusieurs autres par des
raisons de bienséance et de ménagement» (42).
La lettre XIII est donc donnée à lire à M. de*** sous un double
angle. Il y déchiffrera les traces du désordre amoureux qui annonce au
séducteur sa conquête, en prenant plaisir à retrouver le tracé d'un par-
cours balisé, d'un rituel de la séduction. Il est invité par ailleurs par
l'éditrice à y reconnaître les traces de la faiblesse féminine et des
ravages causés par une passion débridée. Cependant, la dimension
morale est relativisée par l'interaction épistolaire dans laquelle
Mme de*** engage son partenaire de façon active. Pourquoi en effet lui
expédier cette correspondance amoureuse ? Sans doute le justifie-t-elle
en exposant son double objectif : le faire participer au plaisir d'une lec-
ture agréable en lui faisant apprécier les beautés d'un style féminin;
l'engager à publier cet ensemble de lettres. Au-delà, cependant, de ces
buts avoués se dessine une interaction moins innocente. Parlant de
l'amour et de la faiblesse, Mme de *** écrit : «J'aurais là-dessus bien
des choses à vous dire. Mais je suis femme, et vous ne croiriez peut-être
pas mes réflexions tout à fait désintéressées» (42). Dès lors, le discours
sur l'amour participe à une interaction entre personnes des deux sexes
dans laquelle il remplit une fonction. Les remarques sentencieuses et
moralisatrices ne sont pas seulement l'expression de vérités générales,
elles sont aussi une défense contre le partenaire. Bien qu'on ne sache
pas quelle relation les unit, la remarque « mais je suis femme... » permet
d'induire des enjeux personnels. On peut en conclure que «la réflexion
générale est un moyen d'établir une distance et d'adopter un ton moral,
expression d'une résistance ».
Qu'en est-il du narrateur qui ne laisse aucune trace explicite de sa
présence et dont le point de vue doit être entièrement reconstruit par
son lecteur ? En l'absence de tout indice textuel, le narrateur ne se
signale par aucune particularité : il n'a ni sexe, ni âge, ni statut social
déclarés. Une opposition nette se marque ici entre les deux épistolières
qui sont dotées d'un ethos précis et le narrateur, instance vide dont
l'image se profile fantomatiquement à travers le discours des autres.

1. Carole Dornier, Le Discours de maîtrise du libertin. Étude sur l'œuvre de Crébillon fils, Paris,
Klincksieck, 1994, p. 257.
Les deux locutrices construisent en effet une image de soi qui doit
être appropriée aux buts qu'elles poursuivent : d'une part, encourager
l'amant sans en avoir l'air, accepter la relation amoureuse au moment
même où elles s'en défendent; d'autre part, produire une impression
conforme à ce qu'on attend d'une femme vertueuse et respectable,
digne objet d'estime et d'amour. Elles élaborent cet ethos en proposant
à leur allocutaire des images stéréotypées qu'il lui sera aisé de déchif-
frer. De la faible femme incapable de résister à ses désirs à la femme
vertueuse qui garde l'entière maîtrise de ses sentiments, en passant par
la malheureuse entraînée malgré elle vers le «gouffre» de la passion,
toute la panoplie des stéréotypes féminins se déroule dans les textes des
deux épistolières. Mme de*** construit son ethos de façon délibérée, en
essayant de donner une image unidimensionnelle de sa personne : celle
de la femme raisonnable et vertueuse. La marquise de M***, dans la
lettre du désordre amoureux, alterne et superpose les images de telle
façon, qu'elle produit une représentation éclatée et contradictoire ; mais
c'est précisément celle-ci qui la présente en amoureuse livrée à la vio-
lence de sentiments conflictuels. L'image «incohérente» est elle aussi
puisée dans l'arsenal des rôles stéréotypés. C'est pour se défendre de
rejouer à son tour le rôle de l'amoureuse défaillante et livrée au chaos
de ses sentiments que Mme de*** construit son ethos sur une rationa-
lité qu'elle veut triomphante.
Ces deux ethos sont en réalité le fait du narrateur, qui expose et
oppose savamment ses personnages fictionnels. Par cette organisation,
par le procédé qui consiste à se mettre en abyme dans un personnage
d'éditrice qui sélectionne et ordonne les lettres, il projette une image de
soi qui inclut le savoir-faire et la sophistication. Celui qui fait écrire à ses
personnages féminins des analyses aussi fines du sentiment amoureux
et de ses effets ne peut être par ailleurs qu'un connaisseur lucide du
cœur humain. Mais il y a plus. De nombreux commentateurs ont relevé
la dimension intertextuelle affichée du récit, qui tient presque du pas-
tiche. Le discours des Lettres de la marquise de M***, usant du conven-
tionnel et du rebattu, est une reprise des Lettres portugaises : «le pas-
tiche affleure ou éclate dans les incohérences du sentiment et dans les
tournures de phrases ». Par la modulation des thèmes de l'amour des-
tructeur ou de la recherche du repos, il reprend les chefs-d'œuvre clas-
siques de la passion amoureuse. Par l'usage ironique des références
qu'il donne à voir en s'en distanciant, il prouve sa maîtrise. Dès lors se
construit l'ethos d'un littérateur cultivé qui manie la référence et la
réécriture avec assez d'aisance pour prendre des distances souvent iro-
niques par rapport à ses modèles.

1. Crébillon, Lettres de la Marquise de M*** au Comte de***, préface de Jean Dagen, Paris,
Desjonquères. 1990, p. 17.
Ainsi s'engage une interaction entre un narrateur qui s'adresse à un
public aristocratique cultivé susceptible de retrouver le jeu des allu-
sions, d'apprécier la beauté du style et les ruses de l'ironie, intéressé non
seulement par les profondeurs du cœur humain mais aussi par la repré-
sentation distanciée de la passion amoureuse dont le nourrit toute une
littérature du passé et du présent (on pense à Prévost et surtout à
Marivaux). C'est un jeu psychologique et littéraire auquel se livrent des
participants tous issus d'un même monde, communiant dans les mêmes
topoï et s'adonnant aux mêmes réflexions. Le narrateur présente un
ethos de littérateur plein de raffinement et féru de réflexivité, qui ne
peut en aucun cas se confondre avec celui de l'éditrice auquel il délègue
ironiquement, dans une lettre qui redouble celles de la marquise, une
partie de ses fonctions. L'interaction que le narrateur implicite noue
avec son lecteur supposé n'est pas moralisatrice ; tout au plus peut-il,
par l'entrecroisement des discours, le tissage intertextuel, le maniement
des codes et des topoï amoureux, soulever une interrogation sur le bien-
fondé des valeurs et des comportements de la marquise de M***.
Dès lors chaque énoncé se laisse déchiffrer à un triple niveau, qui
correspond aux trois interactions qui se superposent dans l'œuvre.
Prenons par exemple :
Je vais prier mon mari de me permettre d'aller à la campagne, passer des jours que
votre absence rendra tristes et languissants; mais quoi qu'il en puisse arriver, c'est
l'unique moyen de sauver ma vertu, et je ne saurais l'acheter trop chèrement (73).
Sur le plan de l'interaction entre la marquise et le comte, ce passage
annonce un départ destiné à consommer la rupture. Il vise à construire
l'ethos d'une femme qui attache le plus haut prix à la vertu et prétend
ne pas lésiner sur les sacrifices à accomplir. Derrière cette image volon-
tariste se dessine néanmoins celle, contradictoire, d'une amante qui
rechigne à une séparation qu'elle présente en termes mélancoliques par
les adjectifs subjectifs «tristes» et «languissants». Par ailleurs, la locu-
trice s'approprie sur le mode de la concession («quoi qu'il en puisse
arriver») les préceptes moraux et les règles de comportement qui ont
cours dans la doxa d'époque : s'exiler est «l'unique moyen de sauver
[sa] vertu», la vertu ne saurait s'acheter trop chèrement. La médiation
de la parole de l'autre introduit dans celle de la locutrice un discours de
la loi par ailleurs figuré par le mari (qui accorde ou refuse une «per-
mission»), et dont la marquise se fait l'écho sans enthousiasme. Dès lors
le discours de la locutrice oscille entre le devoir explicité et le sentiment
suggéré, pour construire l'image du désordre amoureux mais aussi pour
faire un aveu indirect (loin de vous je me languis) qui doit inciter
l'amant à ne pas la laisser accomplir son funeste dessein.
Le niveau de l'interaction entre Mme de*** et M. de*** ne s'inscrit
pas explicitement dans la matérialité du discours : il est à reconstruire
comme un jeu de perspectives découlant de la lettre initiale. L'éditrice
reprend sans doute à son compte la doxa sur la vertu et les sacrifices
qu'elle exige, mais non la voix de la passion qui la contredit. Dans la
mesure, cependant, où celle-ci pointe chez la marquise dans les replis du
discours de la loi, elle jette aussi la suspicion sur le discours de Mme de
*** dans son interaction avec un partenaire masculin. Celle qui s'effor-
ce de construire aux yeux de M. de***, comme la marquise aux yeux du
comte, un ethos tout de maîtrise et de raison ne craint-elle pas elle aussi
de passer des «jours tristes et languissants»? Ne le laisse-t-elle pas
entendre à son correspondant par le détour du discours épistolaire
d'une autre ? C'est ce que le narrateur laisse entendre à son narrataire
par le jeu d'échos qui s'instaure entre le discours moralisateur de la
marquise et celui de Mme de ***.
Ce dernier plan reste lui aussi implicite, puisque le narrateur qui ne
peut faire entendre directement sa voix se manifeste sur le mode de
l'indirection. Il apparaît non seulement dans les jeux d'échos et d'op-
positions qu'il suscite dans le texte, mais aussi dans le réseau intertex-
tuel qu'il tisse (et qu'on ne peut attribuer à la marquise). Ce fragment
épistolaire réveille l'écho d'une topique romanesque bien connue et
jette une lueur ironique sur les choix de cette nouvelle princesse de
Clèves qui accepte un rendez-vous au moment même où elle décide de
se retirer du monde pour ne pas céder à l'amour. Ainsi s'engage une
réflexion ouverte sur les attitudes dictées par la passion, et sur les pro-
blèmes dans lesquels se débat une femme qui, si elle croit encore à la
vertu, accorde un grand poids à l'amour et au désir. Fidèle à son ethos,
le narrateur ne tranche ni ne guide : en fin littérateur et en personne de
bon goût, il s'efface derrière les questions qu'il soulève.
La lettre fictionnelle superpose ainsi trois interactions divergentes,
auxquelles correspondent trois ethos et trois figures d'allocutaires dif-
férenciés. Elle déstabilise dès lors le discours épistolaire amoureux qui
se veut, dans les correspondances réelles, interaction visant à la réalisa-
tion d'objectifs déterminés. C'est qu'en démultipliant son dire - ses
plans d'énonciation - le texte démultiplie son faire. Le lecteur inscrit
dans le texte subit son influence tantôt en se laissant émouvoir par le
discours pathétique de la marquise, tantôt en acceptant la leçon morale
que dégage l'éditrice, tantôt en participant à un jeu littéraire qui situe
l'œuvre dans le champ, ou encore en s'ouvrant à la réflexion que la posi-
tion du narrateur induit. Ces plans ne sont à aucun moment hiérarchi-
sés. Ils ne renvoient pas en dernière instance à un sujet unifié qui inté-
grerait toutes les voix dans la sienne propre pour influencer son desti-
nataire dans un sens bien précis.
Le dispositif d'énonciation des Lettres de la marquise de M*** sou-
ligne ainsi, par la polyphonie que recèle un genre dit «monodique», la
différence entre la lettre fictionnelle et la lettre réelle. La correspon-
dance authentique renvoie à la personne empirique de l'épistolier qui
entend, à travers l'interaction épistolaire, déterminer des attitudes et
des comportements chez son partenaire. Le roman par lettres ne peut,
quant à lui, que renvoyer dans son hors-texte à un scripteur réel figuré
par le nom de l'auteur sur la couverture, et qui consiste en un point de
fuite. C'est pour échapper au vertige de cette pluralité sans ancrage que
le lecteur réel tente souvent de reconstruire une interaction univoque
avec une instance qu'il place dans un face à face imaginaire, et qui est
celle de l'auteur. Abolissant en un geste qui ignore la spécificité de
l'écriture fictionnelle tout le dispositif d'énonciation sur lequel repose
l'œuvre, il rétablit dans ses droits une relation fantasmatique entre un
auteur empirique comme être dans le monde (dont il sonde la biogra-
phie) et un lecteur empirique (qu'il incarne lui-même). Projection qui
apporte sa prime de plaisir, et qu'il serait intéressant d'analyser comme
l'une des interactions rendues possibles, voire sollicitées, par le disposi-
tif littéraire.

Ruth Amossy
Université de Tel Aviv
Lettres de la Marquise de M*** au comte de R***
Lettre XIII

Que voulez-vous que je vous dise? Je croyais que vous me trompiez; j'en étais
sûre, et mon cœur, pour peu que vous ayez parlé, empressé à vous justifier, a
démenti mes yeux, s'est démenti lui-même, et s'est livré aveuglément à la plus
parfaite confiance. Oui, je vous crois digne de mon estime : vous le voulez, j'ai
pu m'abuser; mon trop de délicatesse m'a égarée, je n'ai pas même dû vous
soupçonner si légèrement; mais vous m'êtes assez cher, mon amitié pour vous
est assez vive pour s'alarmer aisément : elle est jalouse, déraisonnable, gênante,
si vous le voulez; mais je vous l'ai promis, je serai quelquefois extravagante. Ne
soyez pas assez injuste pour m'en haïr : si vous m'aimez, je trouverai mon excu-
se dans votre cœur. Soyez content, s'il se peut, de l'assurance que je vous donne
d'être éternellement votre amie, et laissez-moi goûter le plaisir de vous voir le
mien, puisque je le puis sans remords. Ne cherchons point des malheurs que
nous pouvons éviter; et pendant qu'il nous reste un peu de raison, profitons-en
pour vaincre un penchant qui, sans son secours, pourrait devenir condamnable;
qui l'est déjà peut-être.
A quelle fatale situation me réduisez-vous? Je sens des mouvements que je
n'ose démêler : je fuis mes réflexions, je crains d'ouvrir les yeux sur moi-même,
tout m'entraîne dans un abîme affreux; il m'effraie et je m'y précipite. Je vou-
drais vous haïr, je sens que vous m'outragez, et je ne sais pourquoi je ne trouve
point de colère contre vous. Il y a des temps où je vous hais de ce que vous m'ai-
mez, il y en a d'autres où je vous haïrais bien davantage si vous ne m'aimiez pas.
Tout me dit que je ne dois pas vous aimer. mais vous me dites le contraire, et j'ai
honte de me trouver si faible contre vous. Je voudrais vainement me déguiser
mon désordre, tout me le rend présent, tout me le fait sentir : mon inquiétude
quand je ne vous vois pas, ma joie lorsque je vous retrouve, votre idée qui me
poursuit sans cesse, les projets honteux que je forme, étouffés quelquefois, et
revenant toujours avec plus d'empire. Ah !juste ciel ! comment fuir, lorsque mes
larmes, mes soupirs, jusqu'à mes efforts mêmes, tout irrite une passion malheu-
reuse? Ne devrait-ce pas être assez pour ne point achever le crime, que de se
sentir criminel ? Est-il rien de plus affreux que de se combattre sans cesse, sans
pouvoir jamais se vaincre? Le devoir est-il donc si faible contre l'amour?
Malheureuse que je suis ! Osé-je bien me flatter encore d'un reste de vertu, en
ai-je assez pour vous fuir, en ai-je même assez pour souhaiter d'en avoir ?
Ne croyez cependant pas que je vous aime, je ne me suis pas encore oubliée jus-
qu'à ce point; mais je ne répondrais pas de moi si je vous voyais encore. Cet
aveu ne vous rendra pas plus heureux, je puis vous le faire sans crime, puisque
je vous annonce en même temps qu'il faut nous séparer pour jamais. J'aurais dû
sans doute prendre plus tôt ce parti; mais j ai trop compté sur moi-même et je
ne vous ai pas imposé assez de silence; c'est une leçon pour l'avenir. Je sais qu'il
y a des moments de faiblesse, et je ne m'en crois pas plus exempte qu'une autre.
Je vais chercher loin de vous un repos que je ne trouverai peut-être jamais. Je
tâcherai de vous oublier. J'y dois faire tous mes efforts; ne cherchez pas à me
revoir, vous ne me coûtez déjà que trop de soupirs. Que sais-je même si, après
vous avoir vu, je pourrais accomplir la résolution que j'ai prise de vous fuir pour
toujours, moi qui commence à m'alarmer lorsque je suis un jour sans vous voir.
Que ne puis-je vous aimer sans honte ! vous n'auriez pas à vous plaindre de mon
insensibilité, et je n'aurais pas à rougir de mes sentiments; mais telle est ma
situation, que j'ai même a me reprocher la pitié que je vous donne.
La pitié ! Se peut-il que je m'aveugle au point de donner ce nom aux mouvements
qui m'agitent ? Vous-même, croiriez-vous que ce ne soit que de la pitié? Serait-il
possible que mon cœur fût si tourmenté pour aussi peu de chose ? Je vais prier
mon mari de me permettre d'aller à la campagne, passer des jours que votre
absence rendra tristes et languissants; mais quoi qu'il en puisse arriver, c'est
l'unique moyen de sauver ma vertu, et je ne saurais l'acheter trop chèrement.
Vous me demandez un rendez-vous, que voulez-vous que je vous dise, et que
puis-je vous dire, qui n'intéresse mon honneur ? Ne cherchons pas à nous rendre
plus malheureux, il ne nous servira de rien de nous attendrir l'un l'autre ; tâchez
de m'oublier, pour moi, je ne vous oublierai jamais ; mais du moins vous ne serez
pas témoin de ma faiblesse. Adieu... Je viens de relire votre lettre, et il me
semble que je ne puis, pour la dernière fois, vous refuser un moment d'entre-
tien. Trouvez-vous demain à neuf heures du matin au jardin du... peut-être m'y
rendrai-je. Pardonnez-moi ce doute, je suis dans un état d'incertitude et de dou-
leur où vous ne pourriez me voir sans pitié.
Françoise Voisin-Atlani

L ' i n s t a n c e d e la lettre

Du langage la linguistique ne s'occupe que dans la stricte mesure où


la langue figure des formes régulières, traversée parfois par un énon-
ciateur dont la voix morne ménage peu de profondeur au langage. Ces
régularités linguistiques sont représentées, formalisées diversement
selon le point de vue adopté 1 mais toujours en un parti pris d'oralité.
La place accordée à l'écriture est mince. Placée sous la dépendance de
la vocalité ou de l'intonation, le linguiste examine l'adéquation ou la
non-adéquation de notre graphie à notre langue orale. En son principe,
la linguistique n'intègre donc pas le Texte littéraire, trace singulière, à sa
perspective.
La critique littéraire contemporaine, en revanche, a une lourde tâche
concernant le Texte : elle doit accomplir le parcours obligé d'une
réflexion linguistique (signe, dialogue, énonciation, discours rapportés,
interactions verbales...) afin de rendre raison d'une langue «textile» qui
se nourrit de la parole orale quotidienne mais s'en distingue néanmoins
à plus d'un titre. Langue orale et langue écrite sont les deux rives du lan-
gage et aborder à l'une ou l'autre de ces rives n'est pas indifférent.
Peut-on passer d'une rive à l'autre ? En d'autres termes : comment
établir la relation entre une science linguistique - du général donc - et
un texte littéraire - toujours singulier - qui se joue de la langue et se
refuse souvent à faire le pas de l'oie ? Le passage de cette langue for-
melle au texte littéraire suppose un face à face complexe. En effet, si la
littérature n'est généralement pas une mise en scène figurative de ce
que les linguistes ont formalisé, elle rend néanmoins perceptible
Langue et Langage en des logiques qui ne se fondent pas nécessaire-
ment sur la Raison. Figuré pour un lecteur, le Texte scande le péril de

1. Tantôt c'est une langue commune, régulière, définie par sa vocalité et distinguée d'une
parole individuelle, tantôt c'est une langue universelle, modèle inné, abstrait, la «compétence»
qu'il s'agit de représenter, la «performance» ne se configurant qu'avec l'acquisition de langues
naturelles. Mais la distinction Langue /Parole peut aussi se voir mise en question et le Discours
devient à son tour l'objet linguistique. Le sémiotique est abandonné au profit d'une sémantique
de l'énoncé.
tout dialogue, ses embûches, ses stratagèmes, il construit un « espace lit-
téraire », une surface linguistique qui, tel un palimpseste, révèle les pro-
fondeurs ineffables du langage, un langage-processus qui peut aller jus-
qu'à déstabiliser une langue axiomatisée.
Alors que l'objet linguistique est nécessairement abstrait, désincar-
né, le Texte littéraire est le corps représenté de la langue, sa profération.
Une langue dans laquelle, finalement, tout locuteur est immergé lors
même qu'il en est l'incarnation énonciative : extérieure au sujet, elle le
constitue. Une subjectivité inscrite dans la langue. Il apparaît cependant
nécessaire, indispensable même, d'appréhender cette régularité linguis-
tique, pour aussi abstraite qu'elle soit, car l'épreuve du Texte montre
que celui-ci est bien souvent l'envers du fonctionnement énonciatif
représenté par la science linguistique. Ce point de vue permet le passage
d'une rive à l'autre, un pont construit au-dessus du précipice qui nous
institue comme êtres de langage.
PERSPECTIVES ENONCIATIVES FORMELLES
Il revient à E. Benveniste d'avoir établi, dans une perspective for-
melle, cet acte linguistique qui permet à tout être parlant de « se consti-
tuer comme sujet; parce que le langage seul fonde, dans sa réalité qui
est celle de l'être, le concept d ’ “ e g o ” et c'est pourquoi «bien loin de
servir à communiquer le langage sert à v i v r e Cet acte linguistique est
un acte subjectif d'énonciation que le langage autorise et dont la langue
porte les traces. Ainsi, la Langue devient ma propriété parce que je ne la
profère qu'en la faisant. Une langue aussi bien sociale qu'individuelle
où l'opposition saussurienne s'annule pour faire place à un Discours
qui réfère à la situation d'énonciation et qui prédique sur le monde.
Citons encore E Benveniste :
En première instance nous rencontrons l'univers de la parole, qui est celui de la
subjectivité [...]. Du seul fait de l'allocution, celui qui parle de lui-même instal-
le l'autre en face de soi et, par là se saisit lui-même, se confronte, s'instaure tel
qu'il aspire à être, et finalement s'historicise en cette histoire incomplète et fal-
sifiée. Le langage est donc ici utilisé comme parole, converti en cette expression
de la subjectivité instante et élusive qui forme la condition du dialogue
Le dialogue, oral par principe, est donc une langue actualisée, agie
par un énonciateur selon un mouvement circulaire : je s'adresse à un tu
qui représente l'altérité dans sa double dimension de différence et
d'identité. Interlocuteur tu est hors de moi mais il est aussi l'écho qui à

1. E. Benveniste, «La subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale,


Gallimard (coll. Tel), t. 1, 1986 (1966), p. 259.
2. E. Benveniste, «Forme et sens dans le langage», ibid., t. 2, p. 217.
3. E. Benveniste, «Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne »,
ibid., p. t. 1, p. 77.
son tour dira je. En établissant ainsi la réversibilité des places dans l'ins-
tance de discours, l'intersubjectivité dialogale permet de définir l'inter-
locuteur comme un co-énonciateur, réduisant par là l'autre au même.
Alter est toujours transcendé par ego.
Hors de l'acte d'énonciation, les marques je / tu sont vides (elles ne
réfèrent à personne en particulier) et ne désignent qu'une place dans le
dialogue, alors que dans l'instance présente de l'énonciation je et tu sont
identifiés à un Nom propre, une place sociale... L'énonciation est un
acte d'appropriation, toujours renouvelé, de ces marqueurs qui permet-
tent de se définir comme «sujet». Tandis que je / tu forment un couple
dont le sens est toujours unique dans l'acte énonciatif, il ne connaît ni la
complémentarité ni la réversibilité : forme vide qui marque l'absent,
pro-nom, invariant non personnel sans lequel toute activité de langage
s'avérerait impossible. Si il marque l'absent nécessaire à toute prédica-
tion, on marque une frontière entre l'espace dialogal défini par je / tu et
celui de il. Ligne de partage qui tantôt se teinte de subjectivité tantôt
trace une distance objective 1 Définir l'énonciation comme acte d'ac-
tualisation c'est lier la subjectivité au temps présent de l'énonciation,
temps mobile d'un maintenant toujours en devenir. Une parole éphé-
mère, un temps mobile dépendant d'un temps fixé, social : le temps
calendaire, car sinon comment rythmer un hier ou un demain ? Ainsi,
mobilité et fixité ne peuvent se concevoir l'un sans l'autre et c'est le
paradoxe sur lequel reposent à la fois la conscience du temps et l'iden-
tité de tout « sujet ». Hors du temps social, chronologique, qui désigne la
linéarité du temps, le temps mobile de l'énonciation se suspend en éter-
nité, «Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas
r e j o i n d r e l e p a s s é , il n e serait pas du t e m p s , il s e r a i t l ' é t e r n i t é D e
même q u e le d i a l o g u e d o i t i n c l u r e le tiers a b s e n t , le t e m p s p r é s e n t d e
l ' é n o n c i a t i o n d o i t inclure l'hier d i s p a r u . T e m p s d e la m é m o i r e et t e m p s
de l'histoire sont alors corrélés, f o n d a n t toute existence h u m a i n e .

Q u e s e p a s s e - t - i l a l o r s d a n s l ' é n o n c i a t i o n é c r i t e ? C a r il f a u t « d i s t i n -
guer l'énonciation parlée de l'énonciation écrite. Celle-ci se m e u t sur
d e u x p l a n s : l'écrivain s ' é n o n c e e n é c r i v a n t et, à l ' i n t é r i e u r d e s o n écri-
t u r e , il f a i t d e s i n d i v i d u s s ' é n o n c e r . D e l o n g u e s p e r s p e c t i v e s s ' o u v r e n t à
l'analyse des formes complexes du discours, à partir d u cadre formel
e s q u i s s é

L a L e t t r e e s t b i e n la f o r m e é n o n c i a t i v e la p l u s p r o c h e d e c e t t e é n o n -
ciation parlée que Benveniste n o m m e dialogue et où « c h a c u n parle à

1. Nous renvoyons pour le raisonnement qui étaie ce point de vue à F. Atlani, On l'illusion-
niste. La Langue au ras du texte, PUL, 1981.
2. Saint Augustin, Les Confessions, Livre XI, chap. 14.
3. E. Benveniste, «L'appareil formel de l'énonciation », op. cit., t. 2, p. 88.
partir de soi. Pour chaque parlant le parler émane de lui et revient à lui,
chacun se détermine comme sujet à l'égard de l'autre ou des autres [...].
La langue [...] fournit l'instrument linguistique qui assure le double
fonctionnement, subjectif et référentiel du discours ». Adressée à vous,
mon interlocuteur-lecteur, j'attends qu'à votre tour vous m'écriviez,
vous me répondiez. Quelles sont les conditions de cette correspon-
dance ? La lettre, au même titre que le dialogue, est un acte d'énoncia-
tion et, comme tel, les correspondants doivent pouvoir co-référer
i d e n t i q u e m e n t Mais, alors qu'à l'oral les paramètres énonciatifs sont
implicites la lettre doit les expliciter afin de permettre la co-référence,
un ajustement du destinataire à son expéditeur. Par ailleurs, la lettre se
distingue formellement du dialogue en ce que l'instance de discours est
dédoublée : moment d'écriture et moment de lecture appartiennent à
des présents différents, à des lieux différents. La ligne de partage entre
l'advenu et l'à venir, nécessairement commune à l'oral, doit être expli-
citement liée à une temporalité objective (celle du calendrier), afin que
les partenaires puissent se trouver accordés sur le sens d'un hier, d'un
aujourd'hui ou d'un demain. Dater une lettre c'est enraciner une paro-
le éphémère dans l'Histoire : les lettres se gardent, se relisent et témoi-
gnent d'un temps révolu. Historiens, biographes, critiques, à leur tour
pourront lire ce qui ne leur était pas destiné. Enfin, si à l'oral l'interlo-
cuteur peut identifier le je qui lui parle, la lettre, en revanche, doit l'ex-
pliciter. C'est ainsi que l'adresse manifestée permet de vous identifier,
tandis que ma signature donne un sens à cette place vacante qu'est le je.
La lettre permet, on le voit, de mesurer le double fonctionnement de
la langue en établissant un lien formel entre les marques de la subjecti-
vité, instables, mobiles, vides de sens hors situation, et la référence situa-
tionnelle, objective, fixe, non linguistique, comme l'identité singulière
de chaque locuteur, le temps du calendrier, et/ou la détermination géo-
graphique d'un ici de la situation d'énonciation. Ajoutons que tout ce
qui concerne la référence situationnelle appartient à une désignation
sociale, qu'il s'agisse du calendrier, du lieu ou du Nom propre («Ce
qu'on entend ordinairement par nom propre est une marque conven-
tionnelle d'identité sociale telle qu'elle puisse désigner constamment et
de manière unique un individu unique [...] référence objective dans la
société 4»). Parler, écrire une lettre c'est tenter d'établir une relation
entre une subjectivité toute intérieure et ce qui est hors de moi. Tout ce

1. Ibid., «Structure de la langue et structure de la société », p. 99.


2. Cf. la réflexion menée par P. Violi, in Greimas, Grize, 1998, p. 98-99.
3. A savoir : l'énonciateur, l'interlocuteur, le moment et le lieu d'énonciation. Ces paramètres
essentiels au dialogue sont implicitement compris par les partenaires de l'échange et s'ils peuvent
être explicités ce n'est pas la condition de l'acte d'énonciation.
4. E. Benveniste, «L'antonyme et le pronom en français moderne », op. cit., t. 2, p. 200-201.
qui n'est pas moi, l'autre en particulier, me constitue alors comme sujet.
C'est aussi ce qui permet à mon interlocuteur de se placer comme autre.
Si le dialogue connaît un implicite de «connivence», tout ce qui est
tu à dessein, il en va de même pour la lettre : on ne dit que ce que l'on
veut bien dire et l'on peut aussi juger inutile, face à certains partenaires,
d'en dire plus que de raison. Là résident tous les enjeux pragmatiques
du discours qui ne feront pas ici l'objet de notre réflexion.
Tout ce qui précède concerne la langue dans son emploi le plus ordi-
naire. Il est des textes qui désorientent constamment les éléments de la
combinatoire énonciative et font, du coup, advenir dans la langue ce qui
du langage est l'indicible nécessaire, la part obscure de toute énoncia-
tion : une identité finalement toujours en quête d'elle-même.
LE NOM VACANT D'AURELIA STEINER
On sait la fascination ou l'agacement que suscitent les textes de
Marguerite Duras. Rarement de l'indifférence face à cette géométrie
variable et toujours désespérée du désir et de l'amour, face à la solitu-
de glacée d'un je en quête d'identité, en dérive.
Le texte Aurélia Steiner, paru en 1979 1 est construit sous une forme
épistolaire. Ou plutôt il s'agit d'un texte tripartite, trois fragments,
signés chacun du même nom : Aurélia Steiner. Si l'usage veut qu'un
même Nom propre réfère à une personne unique, une première lecture
de ces trois textes fait supposer que tel n'est pas le cas.
En premier lieu, chacun de ces fragments se termine identiquement,
à une différence près : le lieu d'énonciation est différent tandis qu'il est
toujours lié à un présent d'énonciation qui ne diffère pas :
Fin du premier t e x t e :
Je m'appelle Aurélia Steiner
Je vis à Melbourne où mes parents sont professeurs
J'ai 18 ans
J'écris
Fin du deuxième t e x t e :
Je m'appelle Aurélia Steiner
Je vis à Vancouver où mes parents sont professeurs
J'ai 18 ans
J'écris

1. Paru au Mercure de France (1979), ce texte a été réédité dans la coll. Folio, Paris,
Gallimard, 1992, Navire Night qui servira ici de référence.
2. Que nous appellerons désormais Aurélia-Melbourne.
3. Que nous appellerons Aurélia-Vancouver.
Fin du troisième t e x t e :

Je m ' a p p e l l e Aurélia Steiner


Je vis à Paris où mes parents sont professeurs
J'ai 18 ans
J'écris

P a r cette triple localisation, ce n o m réfère à trois Aurélia Steiner


énonciatrices (toutes trois situées dans u n m ê m e m o m e n t d'énoncia-
tion), abolissant toute subjectivité singulière p o u r devenir u n « i m m e n s e
q u e l q u ' u n sans f i g u r e - «ce n o m sans sujet : Aurélia S t e i n e r » . N o m
erratique, n o m v a c a n t d ' u n e subjectivité plurielle, p u r vocable dési-
gnant plus u n e place q u ' u n p e r s o n n a g e unique.
« L e s m o t s A u r é l i a S t e i n e r n ' o n t p l u s s o n n é d a n s le c a m p . Ils o n t é t é
repris ailleurs, d a n s d ' a u t r e s étages, d a n s d ' a u t r e s z o n e s d u m o n d e
M e l b o u r n e , V a n c o u v e r o u Paris. A u r é l i a Steiner, d e u x mots, u n n o m ?
I n s t a n c i a t i o n b l a n c h e , ce n o m d é s i g n e s t r i c t e m e n t ce q u e je signifie :
u n e « f o r m e v i d e » , m a r q u e d e la s u b j e c t i v i t é d a n s sa d i m e n s i o n univer-
s e l l e e t s i n g u l i è r e . Ici, c e l l e q u i é c r i t , J e - A u r é l i a S t e i n e r , c o r r e s p o n d stric-
t e m e n t à c e t t e d i a l e c t i q u e . Celle qui écrit c'est l ' i n s t a n c e d e la lettre
nécessaire à l'écriture, et

L a p e r s o n n e qui se dévoile dans le gouffre ne se réclame d ' a u c u n e identité. Elle


ne se réclame que de ça, d'être pareille. [....] A tous. [....] E t c'est en d ev en an t
pers on n e pareille que nous quittons le désert, la société. Ecrire c'est n'être per-
sonne.

E t p o u r M . D u r a s , t e l l e e s t b i e n la c o n d i t i o n d e s o n é c r i t u r e , « c e t
a n o n y m a t à s o i - m ê m e q u e l ' o n r e c è l e e t q u i , ici, s e n o m m e A u r é l i a
Steiner. L ' h i s t o i r e d ' A u r é l i a Steiner, o u p l u t ô t les m u l t i p l e s histoires de
t r o i s A u r é l i a Steiner, se c o n f o n d e n t a v e c l ' h i s t o i r e d e l ' é c r i t u r e :

Je lui dis : je vais vous d o n n e r u n n o m


V o u s allez le p r o n o n c e r [...]
Je lui dis le n o m : Aurélia Steiner
Je l'écris sur u n e page blanche et je lui d o n n e

E t ce n ' e s t q u ' a p r è s s ' ê t r e n o m m é e q u e Je v o u s écris d e v i e n t J'écris,


les t r o i s t e x t e s s e t e r m i n a n t , c o m m e n o u s l ' a v o n s d é j à n o t é , s u r le m ê m e
mode.

1. Que nous nommerons Aurélia-Paris.


2. M. Blanchot, L'Espace littéraire, Folio/Essais, 1998, p. 27.
3. Aurélia-Vancouver, p. 130.
4. Aurélia-Vancouver, p. 142 (c'est moi qui souligne).
5. M. Duras, Introduction à Navire Night, 1992, dans le même recueil que Aurélia Steiner,
p. 10-11 (c'est moi qui souligne).
6. M. Duras, Les yeux verts, numéro spécial des Cahiers du cinéma, p. 6.
7. Aurélia-Vancouver, p. 144.
De je vous écris à j'écris, l'espace vacant d ' u n n o m de femme, Aurélia
Steiner, lequel peut aussi référer à une morte, Aurélia Steiner la m è r e
d'Aurélia Steiner morte en couches dans un camp de concentration,
Aurélia Steiner ma mère regarde devant elle le grand rectangle blanc de la cour
de rassemblement du camp. Son agonie est longue. A ses côtés l'enfant est
vivante

Une écriture liée par filiation à la mort, l'envers du monde. Elle s'ap-
pelle Aurélia Steiner, quête d'identité et nomination tout à la fois, par
réflexion verbale.
Forme épistolaire, ces textes adressés à un vous dont le lecteur ne
connaîtra pas, avec certitude, ni l'identité ni les réponses. Nous lisons
des lettres et non une correspondance. Je / Aurélia Steiner, unique et plu-
rielle, toujours femme néanmoins, ne ménage aucune place à un vous
réversible en je. Vous ne devient jamais je sauf lorsque Aurélia Steiner
questionne et répond au nom d ' u n vous imaginé, en un conditionnel
fantasmatique :
J'aurais demandé : vous cherchez quelqu'un? Quelqu'un dont on vous aurait
parlé ? vous dites : c'est ça. Vous auriez repris : c'est ça, oui, quelqu'un que je
n'ai aucun moyen de reconnaître et que j'aime au-delà de mes forces
Aucune altérité pour Aurélia Steiner, aucune autre voix, je ne trans-
cende-t-il pas v o u s ? Mais, à la différence du point de vue linguistique,
si Tu n'existe que par Je, ici, nous l'avons dit, aucune réversibilité des
marqueurs énonciatifs.
Dans la chambre fermée de la plage, seule, je construis votre voix [....] celle du
dormeur millénaire, votre voix écrite désormais, amincie par le temps, délivrée
de l'histoire

Ce vous auquel je / Aurélia Steiner s'adresse n'est guère plus identifié


que ne l'est le je énonciateur, y compris pour Aurélia Steiner. «Mais qui
êtes-vous? Q u i ? » d e m a n d e A u r é l i a - M e l b o u r n e «Je ne sais pas son
nom», répète Aurélia-Vancouver. Et puis encore : «Je vous aime au-
delà de mes forces. Je ne vous connais p a s O n notera au passage que
«Je vous aime au-delà de mes forces» peut être proféré, sans aucune
distinction, aussi bien par Aurélia Steiner que par la voix construite de
Vous quelques trois pages plus loin :

1. Aurélia-Vancouver, p. 132.
2. Ibid., p. 130.
3. « [...] "je" est toujours transcendant par rapport à "tu" [...] Les qualités d'intériorité et de
transcendance appartiennent en propre au "je" et s'inversent en "tu" », E. Benveniste, «Structure
des relations de personnes dans le verbe », Problèmes de linguistique générale, t. 1, p. 235.
4. Aurélia-Vancouver, p. 130.
5. Ibid., p. 113.
6. Ibid., p. 126.
Vous dites : c'est ça. Vous auriez repris : c'est ça, oui, quelqu'un que je n'ai
aucun moyen de connaître, et que j'aime au-delà de mes forces 1
Ce qui paraîtrait étrange dans une correspondance ordinaire ou
même dans un dialogue ne l'est pas ici puisque c'est en elle seule, en son
corps, que «je suis informée de vous à travers m o i car «je ne vous
sépare pas de m o i C'est ainsi que le lecteur, perdu dans la dérive
identitaire d'un je à trois voix s'égare dans la multiplicité référentielle
des vous qui peuvent référer à un père inconnu, disparu ou mort ado-
lescent, l'âge même d'Aurélia Steiner.
Je m'appelle Aurélia Steiner. Je suis votre enfant
Les circonstances de cette mort, qu'en sait-elle elle-même ? Rien.
Pendu puis fusillé dans un camp de concentration devant Aurélia
Steiner, la mère agonisante, morte à la guerre, de la peste ? D'un
désastre à coup sûr, peu importe le temps, peu importe l'histoire, votre
voix écrite désormais, amincie par le temps, délivrée de l'histoire. Ce
père mort dans l'adolescence permet alors le passage à un vous jeune
comme lui, mais vivant
Aujourd'hui vous êtes un marin à cheveux noirs. Grand. Toujours cette mai-
greur de la jeunesse et de la faim.
Yeux bleus, cheveux noirs, comme lui le père fantasmé, comme elle
Aurélia Steiner la fille, la mère, Petite fille, Amour, Petite enfant. Cet
aujourd'hui marquant le déplacement opéré du père adolescent à
l'amant, à tous les amants,
Je dis : oui, tous étaient des hommes à cheveux noirs5,
au Désir, de lui, d'eux, d'elle,
j'ai attendu le jeune marin à cheveux noirs. C'est en l'attendant, lui, que je vous
écris [...] Je les rassemble à travers vous et de leur nombre je vous fais. Vous êtes
ce q u i n ' a u r a p a s lieu e t q u i , c o m m e tel, se v i t

Dans un monde où vous n'êtes pas en vie ils peuvent me tenir lieu de notre ren-
contre [...] Il n'y avait pas si loin entre eux et vous [...] Vous auriez pu être l'un
d'eux
Finalement, à l'instar de je, vous désigne une place d'adresse, forme
évidée de tout sens puisque sans identification spécifique, indéfini;

1. Aurélia- Vancouver, p. 130.


2. Ibid., p. 128.
3. Ibid., p. 119.
4. Ibid., p. 127.
5. Ibid., p. 138.
6. Ibid., p. 140.
7. Ibid., p. 128-129.
vacance d u désir et q u ê t e d ' i d e n t i t é p a r u n e filiation paternelle, essen-
tielle m a i s impossible, n e f o n t q u ' u n p o u r A u r é l i a S t e i n e r . U n v o u s à
jamais muet, mort? p e r d u ? lointain?
O ù êtes-vous ?
Q u e faites-vous?
O ù êtes-vous p e r d u ?
[... ]
Est-ce que vous voyez encore ? [...]
Vous n ' e n t e n d e z plus rien p e u t - ê t r e 1
De tous vous ressortez, [...] inépuisable lieu du m o n d e [...].

U n v o u s si p e u i d e n t i f i é q u ' i l p e u t m ê m e r é f é r e r , s a n s c r i e r g a r e , à
A u r é l i a S t e i n e r , la m è r e d ' A u r é l i a S t e i n e r :
C'était des jours d'été. La m o r t vous gagnait.
Vous voyiez encore, je crois mais déjà vous ne souffriez plus, déjà atteinte d'in-
sensibilité.
Vous baigniez dans le sang de m a naissance. Je reposais à vos côtés dans la pous-
sière du sol 3

U n vous, d o u b l e t d u je, à l'agonie. A u r é l i a Steiner c ' e s t je, c ' e s t v o u s


m a i s c ' e s t a u s s i u n m o t q u i s e d é d o u b l e e n j e e t e n t i e r s a b s e n t , elle, j e
« a b s e n t é » d e soi :
Je d e m a n d e : Aurélia Steiner
Il ne r é p o n d pas. Il s'éloigne de moi [...].
Je dis q u e j'ai e n t e n d u parler d'elle p a r des v o y a g e u r s e n e s c a l e

T a n d i s q u e j e s ' i n d i f f é r e n c i e , v o u s s ' e f f a c e d a n s l ' i n d i s t i n c t i o n , l ' u n e t

l ' a u t r e p e r m e t t a n t a l o r s t o u t e s l e s c o m b i n a t o i r e s p o l y p h o n i q u e s . C e s

l e t t r e s a d r e s s é e s à q u e l q u ' u n c o m m e à p e r s o n n e o u à t o u t le m o n d e ,

c ' e s t l ' é c r i t d e A u r é l i a S t e i n e r , u n s i g n i f i a n t à l a r e c h e r c h e d ' u n s u j e t ,

l ' h i s t o i r e d ' u n e é c r i t u r e o ù t o u s l e s t e m p s s e s u p e r p o s e n t : u n e f a ç o n d e

n i e r le t e m p s o u d e c o n s t r u i r e l ' é t e r n e l p r é s e n t d ' u n e é n o n c i a t i o n s u s -

p e n d u e ? S i l a l e t t r e o r d i n a i r e s e d o i t d ' ê t r e d a t é e a f i n d ' e x p l i c i t e r l e

t e m p s d e l ' é c r i t u r e , ici, a u c u n r e p è r e n e p e r m e t le m o i n d r e a j u s t e m e n t

t e m p o r e l . S e u l e s t p r é s e n t l e r y t h m e d e l a j o u r n é e o u d u s o i r e n u n

a u j o u r d ' h u i q u e l ' é c r i t u r e s u i t , d a n s s a m o b i l i t é é n o n c i a t i v e .

A u r é l i a - M e l b o u r n e :

Il e s t t r o i s h e u r e s (p. 106)

L a lumière baisse derrière les a r b r e s il m e s e m b l e (p. 109)


L a nuit vient (p. 109)

A u t o u r de ce chat m a i g r e et fou, la nuit est v e n u e m a i n t e n a n t (p. 116)


A u r é l i a - V a n c o u v e r :

Je suis d a n s cette c h a m b r e o ù c h a q u e j o u r je v o u s écris. C'est le milieu d u j o u r


(p. 125)

1. Aurélia-Melbourne, p. 106-107 et 110-111.


2. Ibid., p. 140. (C'est moi qui souligne.)
3. Ibid., p. 133.
4. Ibid., p. 130.
Ou encore,
Voici que l'or du ciel devient laiteux. Et puis, gris (p. 132).
Des passés composés rythment, parfois, un passé toujours articulé au
moment de l'écriture :
Les voiliers sont immobiles, scellés à la mer de fer, ils sont encore dans le mou-
vement de la course où les a surpris ce matin l'évanouissement du vent (p. 125).
Dans l'après-midi une lente dislocation s'est produite entre les eaux vertes et
noires de la mer (p. 131).
Si l'on remarque des imparfaits, ce sont toujours des imparfaits
beaucoup plus aspectuels que temporels, comme il est d'usage dans
notre langue. Si l'on peut dire que l'imparfait n'est pas un «temps»,
c'est parce que sa forme n'indique aucune relation privilégiée avec le
temps de l'énonciation ou l'objectivité du temps chronique. A l'opposé,
le passé composé imprime toujours, même dans un strict récit, un lien
étroit avec l'énonciation tandis que le passé simple rythme, ordonne les
procès hors de l'énonciation. C'est ce qui explique qu'une suite de pro-
cès construits avec des passés composés nécessitent des marques spéci-
fiques (ensuite, alors, après etc.), lorsque l'on veut les ordonner chrono-
logiquement, là où des passés simples, indépendants du temps de
l'énonciation, indiquent en eux-mêmes la chronologie. En revanche, la
dépendance indifférente de l'imparfait au temps de l'énonciation ou à
celui d'un événement indépendant imprime une singularité : le point de
vue sur le déroulement du procès, l'aspect donc, est d'autant plus mar-
qué que sa dimension temporelle est faible. Que l'on omette de repérer
l'imparfait (par des embrayeurs ou des marques du temps narratif) et
ce «temps» immobile devient l'écho lointain d'un présent, «à voix
basse l'imparfait murmure derrière le présent [....] (il) est le temps de la
fascination : ça a l'air d'être vivant et pourtant ça ne bouge p a s ».
De même que les marques de la personne, par leur indétermination
ne réfèrent qu'à elles-mêmes, de même le présent énonciatif, coupé ici
de tout repère extra-linguistique, ne réfère qu'à l'acte d'écriture. Seul
cet acte agit l'Histoire, en un ici indifférent hors la chambre d'écriture,
chambre noire où se projette le temps toujours présent de la mémoire,
temps présent suspendu, l'éternité, «Je ne peux rien contre l'éternité
que je porte à l'endroit de votre dernier r e g a r d
Elle appelle au secours Aurélia Steiner, elle appelle à aimer tandis qu'elle se
souvient. Elle est à Melbourne, à Paris, à Vancouver [....] Elle ne peut être que
dans des lieux de cette sorte-là, où il ne se passe rien que la mémoire [....] Je les
vois comme des endroits de survie. C'est blanc, des pages blanches .

1. R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, coll. Tel quel, 1997, p. 257.
2. Aurélia-Vancouver, p. 133.
3. Les Yeux verts, op. cit., p. 76 (c'est moi qui souligne).
Enfin, ce présent sans aucune valeur référentielle, adressé de sur-
croît à un vous fluctuant, abolit toute distinction entre temps d'écriture
et temps de lecture. Le lecteur ne peut alors éviter de partager cet ici-
maintenant d'Aurélia Steiner, l'impliquant alors fortement dans un rôle
de spectateur, de voyeur ou même, pourquoi pas ? d'un vous fantoma-
tique face à l'impossible unité d'un je absenté de lui-même parce que
dénué de toute parentèle, dés-orienté, abandonné. De même le langage,
tel les mots Aurélia Steiner, n'est-il alors qu'une forme vide, en attente,
en appel :
Cette lenteur, cette indiscipline de la ponctuation c'est comme si je déshabillais
les mots, les uns après les autres et que je découvre ce qui était au-dessous, le
mot isolé, méconnaissable [...]. Parfois c'est la place d'une phrase à venir qui se
propose. Parfois rien, à peine une place, une forme, mais ouverte, à prendre.
Mais tout doit être lu, la place vide aussi, je veux dire : tout doit être retrouvé

ENVOI

Une énonciatrice solitaire au Nom Propre pluriel, un destinataire


muet à la silhouette fantomatique, un présent flottant entre éternité et
mobilité : ces fragments épistolaires bousculent, déstabilisent un «réel»
de la langue construit par le linguiste et, dans le même temps, confir-
ment l'abstraction linguistique et révèlent l'ineffable. Une construction
épistolaire à l'image d'une oralité énonciative, mais en-deçà ou au-delà
de toute référence (même fictive) : le lecteur assiste à la destruction de
tout embrayage sur une situation définie par des paramètres univoques.
Le Texte n'est plus la manifestation d'une situation unique et, par cela
même, implique très singulièrement le lecteur dans une adresse qui ne
lui est pas destinée, si ce n'est par la publication : ce ne sont pas des
lettres privées. La langue, libérée de ses amarres référentielles, mani-
feste par cette autonomie la part obscure de toute énonciation, son
envers nécessaire. Le silence de la parole ne peut s'exprimer que sous
une forme détournée, chaque écrivain en connaît l'âpre chemin. Et le
lecteur ? Ici, dans ce texte construit point par point à l'inverse de la
lettre ordinaire, il devra se dégager de la prise légiférante de la langue
pour entendre la résonance d'une langue évidée de toute valeur réfé-
rentielle. Une langue hors la loi agitée par l'impérieuse loi du Désir.

Françoise Voisin-Atlani
Université Paris 7-Denis Diderot

1. M. Duras, Les Yeux verts, op. cit., p. 49.


LA LETTRE AU XVIIIe SIECLE
Jürgen Siess

L ' i n t e r a c t i o n d a n s la l e t t r e d ' a m o u r

On a longtemps considéré la correspondance comme le reflet, le pro-


longement ou l'anticipation d'une communication orale en face à face.
La pertinence de ce topos de la correspondance-conversation est
aujourd'hui remise en question : on tend à concevoir l'échange épisto-
laire comme une forme spécifique d'interlocution et d'interaction.
L'interaction épistolaire se distingue par plusieurs traits : elle se consti-
tue dans le discours écrit, et en lui seul ; elle est différée dans le temps
et dans l'espace; elle est «monogérée», l'épistolier cherchant à mettre
en place une action qui implique le locuteur et l'allocutaire.
La correspondance amoureuse du X V I I I siècle, envisagée comme
un type particulier d'interaction épistolaire, sera ici analysée à l'aide
d'instruments empruntés à l'analyse conversationnelle et à la pragma-
tique. Il s'agit d'étudier la construction discursive d'un rapport entre
locuteur et allocutaire pour voir comment une relation intime se crée,
se développe ou se maintient dans l'écriture épistolaire. Dans la corres-
pondance réelle, cette construction discursive est censée avoir des effets
sur le partenaire empirique, sur le réel. On relève ici un trait qui dis-
tingue la lettre authentique de la lettre fictionnelle. Tandis que la cor-
respondance fictionnelle entend agir sur les représentations et les
croyances du lecteur sur le plan mental, imaginaire, la correspondance
réelle vise à influencer le destinataire dans ses attitudes et comporte-
ments : son but est de l'amener à agir dans le sens de l'épistolier.
Rappelons qu'on peut établir une première distinction entre lettres
à enjeux relationnels et lettres à finalité externe (circonstancielles, com-
merciales...) et que la correspondance intime (amoureuse, amicale...)
se distingue d'autres types de lettres à enjeux relationnels. La commu-
nication se fait ici dans un espace restreint, voire fermé ; des entreprises
y sont lancées, des «stratégies» développées dans une relation à ten-
dance exclusive. Le caractère intime de l'échange donne tout son poids
à la visée que le locuteur propose à son allocutaire : il conditionne et
modèle sa tentative de l'engager dans une relation étroite au sens plein
du terme; il vise à maintenir une relation intime, à confirmer ou à
renouveler une sollicitation.
Une esquisse du dispositif d'énonciation de la lettre à enjeux rela-
tionnels permettra de dégager les principaux éléments de l'interaction
dans la lettre amoureuse. Trois aspects principaux de l'interaction épis-
tolaire, le but, la situation et le cadre normatif, seront ensuite analysés
de près pour dégager leurs modalités dans la correspondance amou-
reuse du X V I I I siècle. En un dernier temps, les principes de l'analyse
séquentielle seront mis à l'épreuve sur une lettre de Mme du Châtelet
au Marquis de Saint-Lambert; le découpage en séquences permettra
d'examiner l'enchaînement des unités interactionnelles et le dévelop-
pement de l'interaction dans l'écriture épistolaire.
LE DISPOSITIF D'ENONCIATION DANS LA LETTRE D'AMOUR
Il faut distinguer le sujet écrivant et le récepteur empiriques des ins-
tances discursives qui participent à l'échange épistolaire. Au-delà du
dispositif interne de la lettre se situent d'un côté l'épistolier réel, de
l'autre côté son correspondant. A l'intérieur du dispositif d'énonciation
on trouve un je qui met en scène un rapport d'interlocution avec un
vous et qui place ce vous dans l'interaction. («Venez, ma Sophie ; venez.
Je sens mon cœur échauffé ») Le je épistolaire parle de lui-même et de
son allocutaire soit directement, soit indirectement. Par le jeu des pro-
noms personnels, il les situe dans une interaction où ils sont étroitement
reliés entre eux («Je ne veux pas vous faire vivre de r e m o r d s
Comme l'a bien vu Anna Jaubert, la lettre personnelle est «censée sup-
porter la moitié d'un dialogue entre deux êtres, [...] et le scripteur, libé-
ré de la présence physique de l'Autre, des interruptions, des mimiques,
ou de la simple nécessité de "passer" la parole, peut à loisir projeter un
Destinataire idéal, lecteur sur mesure des complaisances introspectives,
narratives parfois, et de toutes les e f f u s i o n s
Ainsi Julie de Lespinasse dans la première des lettres connues qu'el-
le a adressées à Guibert, met en scène l'allocutaire : «je veux au moins
vous parler encore une fois et m'assurer de vos nouvelles à Strasbourg.
[...] vous êtes bon et honnête. Oui, vous êtes une aimable et excellente
créature [...] ». Dès le début elle voit en lui le lecteur idéal qui a droit à
ses effusions : « Hé ! mon Dieu, pourquoi réunir tout ce qui peut plaire
et toucher ? [...] aidez-moi à me remettre en mesure, mon âme est bou-
leversée [...] ». Un destinataire idéal d'un tout autre genre est projeté
par Swift dans une lettre à Stella, «Mademoiselle la Philosophe» :

1. D i d e r o t , Lettres à Sophie Volland, J e a n V a r l o o t (éd.), Paris, Gallimard (coll. folio), p. 45


(2 juin 1759).
2. Julie de Lespinasse, C o r r e s p o n d a n c e entre Mademoiselle de Lespinasse et le comte de
Guibert, V i l l e n e u v e - G u i b e r t (éd.), Paris, C a l m a n n - L é v y , 1906, p. 417 (24-10-1775).
3. A n n a J a u b e r t , L a Lecture p r a g m a t i q u e , Paris, H a c h e t t e , 1990, p. 11.
4. Lespinasse, op. cit., 1906, p. 1-3, (13 mai 1773).
«Boire à la santé de Pdfr dix fois par matin... Vous êtes une leveuse de
coude, ma parole... Quant à moi, je lève chaque matin quinze cuillerées
de porridge au lait à la santé de Md. Voilà, ça c'est pour vous et pour
vot' lett', avec toutes sortes de sozes [sic] » (17 juillet 1712). L'épistolier,
avec des inflexions enfantines, suggère une coprésence des partenaires.
La main tenant la cuillère est attribuée au doyen Swift, le coude levé est
attribué à Madame : Stella (qui prend les eaux) apparaît en mère qui
occupe la place d'un buveur solide, salué par l'enfant admiratif et
tâchant de l 'imiter
Le locuteur construit dans le discours épistolaire des images de soi
et de l'autre («homme cruel », «femme sensible») ou leur attribue des
noms de substitution («l'indifférence», «l'instinct»). Ces images et ces
noms de substitution contribuent à établir et développer la relation
entre le je et le vous. Mme du Deffand, par exemple, se présente à
Walpole comme l'enfant qui se fait gronder, et qui en vérité mérite l'af-
fection de son «tuteur». Voltaire imagine sa relation avec sa nièce et
amante comme un rapport où le père peut s'attendre à ce que l'enfant
lui montre de la compassion : « Voilà, ma chère enfant ce qu'un oncle,
ou plutôt un père malade dicte pour sa f i l l e On voit que le locuteur
construit dans le discours épistolaire une relation imaginaire qui fait
partie du projet lancé à l'adresse de l'autre. La distribution des rôles
dépend du genre (lettre amoureuse), du cadre normatif (codes) et de la
visée de l'interaction que le genre implique (séduction, maintien, relance
d'une relation interrompue ou rompue...) Dans le jeu où il engage le
destinataire, le locuteur peut aussi faire intervenir un tiers désigné par
la troisième personne (il, elle). Il invoque l'image du tiers pour atteindre
un but auprès de l'allocutaire, pour l'amener à agir. Ainsi Diderot peint
Uranie, la sœur de Sophie, comme une séductrice qui menace leur rela-
tion, et tente dans une première phase de la correspondance de déta-
cher son amante de l'emprise de cette rivale inattendue.
LES CONSTITUANTS DE L'INTERACTION EPISTOLAIRE

Pour esquisser un modèle de l'interaction dans la lettre d'amour je


privilégierai trois aspects : la situation des interlocuteurs, le(s) but(s), le
cadre normatif. Je reprends ici des catégories proposées par l'analyse
conversationnelle et la psychologie sociale, pour les adapter à l'interac-
tion épistolaire. Je conçois la situation dans un sens restrictif. Elle com-
prend principalement le site, à savoir le cadre spatial et temporel de l'in-
teraction, et les participants avec les données qui les caractérisent.

1. Pdfr pour Podefar (alias Swift) - Jonathan Swift, Œuvres, E. Pons (éd.), Paris, Gallimard
(Bibliothèque de la Pléiade), 1965.
2. Voltaire, Lettres d'Alsace à sa nièce Mme Denis, G. Jean-Aubry (éd.), Paris, Gallimard, 1960.
Celles-ci renvoient à des catégories sociales (classe, sexe, âge) aussi bien
qu'à des rôles (tuteur/enfant, par exemple). Comme le montre J. Cosnier
pour la conversation, ces données permettent aux partenaires de faire
«des hypothèses anticipatrices sur la suite possible» de l'interaction
L'analyse du discours doit donc les examiner en fonction de leurs consé-
quences possibles pour le développement de l'échange épistolaire.
Quant au terme de but, je l'emploie dans le sens de Brown et Fraser
(et de Kerbrat-Orecchioni) dans une acception qui est proche de la
notion de projet : ce que les participants tentent de faire, la visée glo-
bale qu'ils assignent à leur interaction 2. «Les buts préexistent dans une
certaine mesure à l'interaction, et ils lui sont donc extérieurs» : dans
cette perspective, ils sont reliés aux données de la situation, car ils sont
en partie déterminés par la catégorie sociale des participants (médecin,
intellectuel...) ou le sexe (une femme «naturellement» disposée à être
infirmière, ou disciple). En même temps, les buts sont «construits dans
l'interaction, et négociés en permanence entre les participants qui peu-
vent avoir des objectifs divergents, et effectuer en cours de route des
reconversions plus ou moins radicales ». De plus, Brown et Frazer distin-
guent entre deux types de buts ou de projets : le but global qui comporte
une suite de situations (visiter une ville/rencontrer quelqu'un) ; et le but
ponctuel qui se compose d'une suite de moments, qu'on peut le plus sou-
vent analyser en termes d'actes de langage (demander/promettre).
La notion de cadre normatif est proche de ce que Cosnier appelle
«ensemble de prescriptions et de proscriptions c o n v e n t i o n n e l l e s Ce
cadre comprend des contraintes sociales (règles de «négociation» et de
politesse, par exemple) aussi bien que des régularités linguistiques. On
peut les considérer comme des éléments généraux observables dans
diverses formes d'interaction verbale. Comment s'adresser à quelqu'un,
comment réagir à une adresse sont des règles qu'on est supposé res-
pecter dans une conversation comme dans un échange de lettres.
J'isolerai chacun de ces aspects pour en rappeler les principaux élé-
ments, et je tenterai d'en spécifier les modalités telles qu'elles apparais-
sent dans la correspondance réelle du X V I I I siècle. Il faut néanmoins
garder à l'esprit que les buts, la situation et le cadre normatif ne sont

1. J. Cosnier, «L'éthologie du dialogue », in C. Kerbrat-Orecchioni et C. Cosnier (éds.),


Décrire la conversation, Lyon, Presses Univ. de Lyon, 1987, p. 308.
2. Penelope Brown et Colin Fraser, «Speech as a marker of situation », in Klaus R. Scherer et
Giles, H. (éds.), Social Markers in Speech, Cambridge, Cambridge University Press/Paris,
Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1979, p. 33-62 (ici 39-40) ; Kerbrat-Orecchioni,
Les interactions verbales, 1-3, Paris, Colin (coll. Linguistique), 1990, t. 1, p. 80.
3. Brown et Fraser, ibid.
4. Jacques Cosnier, «La psychanalyse, le langage et la communication », in Psychothérapies 4,
1984, p. 212-221 (ici p. 215, note 2).
séparés que pour les besoins de l'analyse : dans le discours épistolaire,
ils sont interdépendants.
LE BUT

Le but général et les buts particuliers renvoient aux enjeux relation-


nels qui sont constitutifs de la correspondance amoureuse. Il est intéres-
sant de les étudier tels qu'ils apparaissent dans une seule lettre, mais aussi
dans une correspondance entière. On peut distinguer deux types princi-
paux de visée globale, la sollicitation et le maintien, le développement ou
la reprise d'une relation amoureuse. Citons pour ce deuxième type de
visée l'échange épistolaire entre M. de Boufflers et Mme de Sabran qui,
séparés pendant neuf mois, puis pour une année entière lorsque le
Chevalier de Boufflers se trouve au Sénégal, entretiennent une corres-
pondance qui sauvegarde une relation intense entre les amants d é s u n i s
Je me limiterai ici à la sollicitation. Dans cette demande adressée à
l'autre de répondre à l'amour qu'on lui porte, il faut distinguer différents
buts subordonnés à l'objectif général auquel ils peuvent être intégrés.
Celui ou celle qui sollicite peut tenter d'inciter l'autre à faire une pro-
messe, à prendre un engagement ; il peut essayer de détacher l'autre d'une
rivale/d'un rival, de le faire revenir, de l'amener à avoir des remords (à
reconnaître ses torts, à se justifier); il peut demander son soutien ou son
indulgence 2 Mais la sollicitation amoureuse peut aussi, dans des cas
extrêmes, se tourner en son contraire, lorsque la victime s'exclame par
exemple : «achevez votre œuvre, tuez-moi ». Cet exemple montre crûment
ce qui caractérise bien des discours épistolaires : le but affirmé peut en
cacher un autre. La demande d'être abandonné ou poussé au suicide peut
avoir comme implicite l'attente que l'autre vous retrouve ou le désir qu'il
vous revigore par son amour. La menace de rompre avec l'autre a parfois
plus d'un objectif. L'épistolier peut la proférer pour annoncer la rupture,
mais son but consiste éventuellement à éloigner l'autre d'une rivale/d'un
rival ou à l'amener à faire preuve de plus d'ardeur ou d'assiduité. Plusieurs
buts peuvent se succéder ou s'enchaîner dans la même lettre. Ainsi dans
une lettre où Julie de Lespinasse avoue son amour à Guibert
(30 mai 1773) elle aligne divers objectifs : elle attend que son destinataire
la console, sollicite fortement ses réponses, fait entendre qu'il devrait lui
marquer une confiance pleine et entière, lui demande de lui offrir une
bonne place dans son estime (et éventuellement dans le cercle de ses
intimes). Ces buts ponctuels s'intègrent dans la visée principale qui consis-

1. On peut aussi se référer aux correspondances de couples mariés étudiés par Marie-Claire
Grassi (1994).
2. Voir les excellents «Treize propos sur la lettre d'amour» de Bernard Bray, in José-Luis
Diaz (éd.), Textuel, n° 24, La lettre d'amour, 1992, p. 9-17.
te à gagner l'amour de Guibert, et dans l'immédiat à recevoir une répon-
se à l'expression intense et directe de son sentiment.
Le locuteur doit en cas de besoin «renégocier» ou infléchir sa visée.
Elle s'intègre dans l'interaction telle que l'épistolier la dessine, avec les
réajustements ou modifications qu'il se voit obligé d'accepter afin de
maintenir ou de faire évoluer la relation. Il est courant, dans les corres-
pondances intimes de l'époque, que le /la partenaire dise vouloir se
contenter d'un rapport purement amical, obligeant l'autre trop empressé
à réorienter son projet. La redéfinition de l'objectif ne dépend pas tou-
jours de la réaction de l'autre : elle peut aussi s'effectuer à l'intérieur d'une
correspondance où l'épistolier éprouve le besoin de revoir son objectif
Le but est toujours d'influer sur les attitudes et les comportements de
l'autre. A la différence de la correspondance fictionnelle la lettre réelle
est destinée à faire (ré)agir le lecteur auquel elle s'adresse. Celui-ci est
un destinataire empirique connu de l'épistolier; c'est lui qu'il s'agit d'at-
teindre, et non pas un lecteur hypothétique à qui la lettre fictionnelle
s'adresse à travers son destinataire premier. Dans la correspondance
réelle celui qui s'assigne un but doit tenir compte des réactions possibles
de son allocutaire, de ses croyances, de l'idée qu'il peut se faire du locu-
teur. Il importe donc que l'image que le discours épistolaire construit de
l'autre, et les attentes auxquelles il cherche à s'adapter, soient aussi
fidèles que possible à la personne réelle et à ses dispositions.
LA SITUATION
Quels éléments peut-on retenir pour la situation des interlocuteurs
telle qu'elle s'inscrit dans la correspondance amoureuse ? Relevons le
sexe, l'âge, le statut social, le niveau culturel, mais aussi le genre de lien
affectif auquel chaque partenaire est disposé au départ.
Il faut souligner que le sexe et l'âge n'interviennent pas dans l'inter-
action comme données biologiques, mais comme constructions cultu-
relles. Le sexe dans cette perspective désigne l'image que l'on se fait
dans un contexte culturel donné de la féminité et de la masculinité, de
la différence des sexes. L'ensemble des traits caractéristiques attribués
à chaque sexe et les jeux d'oppositions qui le sous-tendent déterminent
les possibilités de relations entre les partenaires dans la lettre d'amour.
Il en va de même de l'âge et de la différence d'âge, qui reçoivent des inter-
prétations très différentes selon les sociétés et les époques. Les deux élé-
ments se combinent pour limiter l'éventail des possibilités offertes au
locuteur et à la locutrice dans l'échange épistolaire. Ainsi il est générale-
ment admis que la différence d'âge entre un homme mûr et une très jeune
fille autorise un lien amoureux tandis que l'inverse semble moins plau-
sible. Quant au statut social, sa fonction dans l'interaction dépend du poids
qui lui est octroyé dans une société donnée : les hiérarchies et la division
des états, qui sont déterminantes dans l'Ancien Régime, n'ont pas la
même importance dans une société à tendances égalitaires. Rappelons
qu'au milieu du X V I I I siècle déjà différents poids peuvent être
employés. Mauvillon, en 1751, insiste dans son Traité général du style sur
le respect que tout épistolier doit à un supérieur en indiquant les règles
à observer ; dix ans plus tard, Philipon de la Madelaine dans ses Modèles
de lettres sur différents sujets déconseille d'écrire à ou pour des aristo-
crates puisqu'ils ne veulent que des flatteurs ou des esclaves ».
On peut relever dans la lettre d'amour les signes linguistiques tan-
gibles de ces données situationnelles. Ces éléments, qui s'inscrivent de
façon explicite ou implicite dans le discours, entraînent pour la mise en
place et le développement de l'interaction certaines conséquences. Pour
analyser concrètement celles-ci en allant au-delà du simple repérage
des données, il faut cependant tenir compte de l'ancrage socio-histo-
rique du discours. En effet dans la correspondance amoureuse, les
conséquences qui découlent des éléments concernant le sexe, l'âge ou
le statut social des interlocuteurs sont indissociables des normes de
comportement en vigueur dans une société donnée.
Ainsi au XVIIIe siècle la femme est soumise à plus de contraintes
que l'homme et se trouve davantage exposée. Faret, dans son Art de
plaire, se voit obligé de défendre les femmes contre les hommes médi-
sants : « Les yeux des Basilics sont moins mortels, et moins à craindre à
la vie des hommes, que les regards des hommes vains et indiscrets ne
sont à redouter à l'honneur des honnêtes f e m m e s La femme doit
être sur ses gardes, tandis que l'homme peut se permettre des libertés
et n'a pas à craindre pour sa réputation. Rappelons que Madeleine de
Scudéry désigne comme le point le plus important de la morale des
honnêtes femmes «de douter de tout ce qu'on leur dit en g a l a n t e r i e
Quant au «commerce des lettres », l'épistolière ne doit pas avouer son
amour avant que l'homme ne se soit déclaré; le rôle d'initiateur est
g é n é r a l e m e n t p r é v u p o u r le p a r t e n a i r e m a s c u l i n 4 P o u r la f e m m e la

d é c e n c e et la p u d e u r s'imposent, tandis q u e l ' h o m m e p e u t se p e r m e t t r e

d ' e x p r i m e r s o n désir p a r des allusions é r o t i q u e s qui p e u v e n t aller très loin,


selon le s t a t u t d u locuteur et d e l'allocutaire. Ainsi Voltaire s'adressant à

1. V. Janet Altman. « Epistolary Conduct : the evolution of the letter manual in France in the 18th
century». in Actes du VIII congrès international des Lumières. Studies on Voltaire, 1992, p. 868.
2. Nicolas Faret. L'Honnête Homme, ou l'Art de plaire à la Cour (1630. nombreuses réédi-
tions), M. Magendie (éd.). Paris, PUF, 1925, p. 99.
3. Cité par Isabelle Landy-Houillon : « Le féminin vu par les hommes. L'exemple des Treize
Lettres amoureuses de Boursault », in Christine Planté (éd.), L'Epistolaire, un genre féminin?
Paris, Champion. 1998, p. 94.
4. On peut considérer comme un cas exceptionnel les lettres de la Dame qui ouvrent le recueil
de Richelet (1689) qui prétend, non sans ironie, à une inversion des rôles : ici c'est la femme qui
se propose de faire la conquête del'homme.
sa nièce et amante déclare de façon abrupte son désir sexuel pour la
destinataire (lettre du 3 septembre 1753).
La distribution des rôles est cependant sujette à modification. Après
l'accueil enthousiaste réservé à La Nouvelle Héloïse, il est admis qu'un
homme imite le langage de la sensibilité féminine. Dans cet univers du
rousseauisme, dit Yannick Séïté dans une fine analyse de la correspon-
dance d'Henriette*** avec Jean-Jacques, «des lettres de femme peu-
vent penser, des lettres d'homme être passionnées ou efféminées 1»
Ainsi on trouve le « ton » sensible sous la plume d'un homme dans une
lettre d'A. Creuzer de Lesser (écrite vers 1800) : «je suis seul dans l'uni-
vers avec Julie et Saint-Preux je jouis délicieusement. Je partage leurs
plaisirs, leurs peines surtout, je pleure avec eux et je crois que j'en suis
digne, oui je le c r o i s ».
Le statut social est un autre élément déterminant de la situation
épistolaire au X V I I I siècle. Un membre de la noblesse peut à sa guise
s'adresser à un membre du Tiers Etat, tandis que l'inverse n'est possible
que si certaines conditions sont remplies (Mauvillon le rappelle en
1751). Même au sein de la noblesse, la question des hiérarchies et des
préséances reste importante. On peut citer à ce propos le cas de Julie de
Lespinasse qui demande à son partenaire qu'ils règlent leur rangs, que
Guibert lui donne une place «un peu bonne» (30-5-1773). Elle fait ici
allusion aux amours de son destinataire, certes, mais l'implicite de sa
demande est qu'il doit faire abstraction de la différence sociale qui les
sépare : elle attend que le comte de Guibert oublie que sa partenaire
n'est qu'une bâtarde. Ce qu'elle invoque comme compensation, ce ne
sont pas tant ses qualités intellectuelles ou son niveau culturel, mais
l'amour sans bornes que lui a voué le marquis de Mora, membre d'une
des plus grandes familles d'Espagne. On voit donc que le statut social et
la façon dont il détermine une relation personnelle ne sont pas seule-
ment une donnée de départ, mais un élément que l'interaction épisto-
laire peut tenter de renégocier.
La différence d'âge est aussi un facteur de la situation qui joue d'entrée
de jeu dans la relation épistolaire. «Les circonstances de l'âge dans la per-
sonne à qui l'on écrit, doivent régler le choix du style», affirme Du Plaisir
dans Sentiments sur les Lettres . Elle fait partie des conditions qui garan-
tissent, limitent ou entravent le développement d'une relation amoureuse.
La différence d'âge n'y fait pas obstacle dans la correspondance de Voltaire

1. «La plume qui m'est si étrangère, J.-J. Rousseau, Henriette... et la lettre», in Planté (éd.),
1998, p. 112.
2. Lettre à Coriolis d'Espinousse, in Grassi, 1994, p. 321.
3. Sentiments sur les Lettres (1683), éd. de 1975, p. 39. Le traité de Du Plaisir devait avoir un
grand impact à travers le recueil des Plus belles lettres, de Richelet, avec ses nombreuses rééditions.
avec sa nièce, Mme Denis, qui a dix-huit ans de moins que lui. Une femme
plus âgée peut aussi bien qu'un homme entretenir et même initier une cor-
respondance amoureuse (Mme du Châtelet, par exemple, a dix ans de plus
que le marquis de Saint-Lambert). Quand elle est dans la position du
demandeur, l'âge peut cependant devenir un facteur de complication.
Lorsque Marie du Deffand sollicite à soixante-huit ans l'amitié amoureuse
d'Horace Walpole, de vingt ans plus jeune qu'elle, elle est confrontée à des
réactions qui ne correspondent plus aux rôles prévus pour les deux sexes.
Dans leur relation épistolaire c'est le partenaire masculin qui se comporte
en personne pudique ou prude, c'est l'épistolière qui se voit obligée d'in-
fléchir sa visée à cause des réactions irritantes de son destinataire.
Une autre composante de la situation d'un épistolier face à son cor-
respondant est le niveau culturel des partenaires : savoir, esprit, goût,
connaissances et aptitudes dues à une formation particulière. Les deux
correspondants communient en général dans une même culture, qui se
traduit dans la mention de leurs occupations, dans leur style et dans
l'utilisation de références littéraires. Cette égalité favorise et consolide
la relation amoureuse, comme on peut le voir dans la correspondance
de la marquise du Châtelet et du marquis de Saint-Lambert, de la mar-
quise du Deffand et du comte Walpole, ou encore de Julie de
Lespinasse et du comte de Guibert. Il arrive cependant que l'un des
deux partenaires ait une grande avance sur l'autre. C'est le cas, par
exemple, de Diderot par rapport à Sophie Volland. Si l'épistolier se
penche en philosophe sur la femme qu'il peut former intellectuelle-
ment, il met constamment en valeur ce que sa partenaire peut lui
apprendre de son côté en matière de sensibilité, d'empathie ou de juge-
ment intuitif auquel les hommes n'auraient guère accès. Le partenaire
privilégié peut tenter de réduire, de dissimuler ou de niveler la diffé-
rence : dans tous ces cas il tâche d'arranger une situation acceptable
pour l'autre, permettant le développement de la relation. A l'inverse
une égalité ou une grande proximité dans les compétences culturelles
peut inciter celui qui est désavantagé sur un autre plan à se servir de ses
capacités intellectuelles et de son savoir pour se poser en égal.
LE CADRE NORMATIF

On doit mettre la situation en perspective sur le cadre normatif, qui


revêt une fonction importante dans l'échange épistolaire. Ce cadre
concerne un ensemble de règles qui s'appliquent à l'interaction en fonc-
tion des données situationnelles. Dans la correspondance amoureuse,
des codes explicites ou tacites dont l'application varie selon le sexe,
l'âge ou le statut du locuteur et de l'allocutaire, doivent être respectés.
Il en résulte que le discours épistolaire est soumis à une série de
contraintes ou, selon la formule déjà citée de J. Cosnier, de prescriptions
et de proscriptions. A l'époque moderne, où l'écriture intime est rap-
portée à la spontanéité d'un sujet qui exprime librement ses sentiments,
les conventions qui président à la lettre d'amour restent le plus souvent
tacites. Tout au plus se dégagent-elles des anthologies qui prennent la
suite des recueils de lettres célèbres. Au X V I I I siècle, l'ensemble des
règles et des normes qui interviennent dans la correspondance amou-
reuse sont consignées dans des secrétaires, recueils de lettres modèles
et traités du style épistolaire. (Il faut mentionner au passage que ces
manuels sont loin de disparaître à l'époque romantique et qu'on en
trouve des exemples et des rééditions tout au long du X I X s i è c l e
Rappelons que depuis l'âge classique, « l'art de la lettre» peut former
une partie ou une annexe du traité de style (Eléazar de Mauvillon :
Traité général du style, 1751) mais également du manuel de savoir-vivre
(Antoine de Courtin : Nouveau Traité de civilité, 1672). Le discours sur le
style épistolaire est rattaché à une stylistique générale, et la rhétorique
s'ouvre sur une éthologie : normes d'écriture et normes de comporte-
ment apparaissent comme deux dimensions d'un même espace. La rhé-
torique traite d'une part des moyens d'expression, proposant un ensei-
gnement des codes de l'écriture épistolaire, d'autre part elle contient des
éléments d'apprentissage de la conduite sociale, initiant les épistoliers
novices à ce qui est convenable en fonction du sexe, du statut, de l'âge.
Dans les éléments concernant la conduite on trouve des normes
générales de bienséance. Souvent les prescriptions de savoir-vivre dif-
fèrent selon le sexe de l'épistolier : «Un homme bien élevé doit tou-
jours écrire poliment », rappelle la réédition du recueil de Richelet en
1 7 4 7 les épistoliers sont tenus de montrer des «égards de respect », du
ménagement, de la discrétion, de l'estime. Le seul genre de discours
épistolaire susceptible de quelque licence est le discours amical, tandis
que les lettres amoureuses doivent suivre «l'usage du monde» (dis-
cours galant) ou trouver la juste proportion entre les sentiments et l'es-
prit (discours passionné). De même les règles imparties aux épistolières
renvoient aux normes de comportement des femmes. Des exigences
telles que «délicatesse du goût », maîtrise du sentiment et pudeur se
projettent sur fond de bienséance et de vertu; elles s'inscrivent dans un
système de valeurs que les correspondances sont supposées respecter.

1. Voir Roger Chartier, « Des secrétaires pour le peuple ? », op. cit.


2. Traité général du style avec un traité particulier du style épistolaire, Amsterdam, Mortier
1751 ; Nouveau Traité de civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, Paris, Josset
1672 (avec un important chapitre sur la rédaction des lettres; nombreuses rééditions). Cf. Grassi,
Art. "Lettre", in Alain Montandon (éd.), Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre,
Paris, Seuil, 1995, p. 543-566.
3. «Observations sur l'Art d'écrire des Lettres », in Richelet, Les plus belles Lettres françaises
sur toute sorte de sujets, Paris, 1747, 7 éd., revue et augmentée, par M. B. L. M., Bâles, Tourneisen,
p. III (les citations suivantes p. XVIII sq et XVI sq).
François Grenaille, l'éditeur du Nouveau Recueil de Lettres des
Dames (1642), qui donne une traduction des lettres d'Isabella Andreini,
actrice et poétesse italienne, reconnaît avoir apporté certaines «correc-
tions » à cette correspondance (celle-ci sera dès l'âge classique promu
au rang d'un modèle du discours a m o u r e u x :
Je ne crois pas avoir désobligé les Dames en rendant cette dépêche encore plus
honnête qu'elle n'était, la bienséance m'est beaucoup plus à cœur que la poli-
tesse. Qu'on prenne garde sur la fin, que si notre amante prie Dieu pour le suc-
cès de son amour, elle ne veut pas qu'il favorise des dissolutions vicieuses, mais
une affection innocente.
Respecter la politesse, à savoir la simple civilité due à l'épistolière en
n'altérant pas son texte, compte moins que le respect de la bienséance,
qui consiste pour la femme à ne pas dévoiler la vivacité de sa passion.
Grenaille s'érige ainsi en censeur du discours passionné qui lorsqu'il
s'agit d'une femme, doit être corrigé : l'honnêteté et l'innocence passent
avant toute chose 2 Notons que la codification des comportements
sociaux des femmes et ses applications apparaissent comme un domai-
n e réservé aux hommes : les auteurs des secrétaires, des recueils et des
traités sont masculins. Les auteurs femmes ne semblent exprimer leurs
vues propres que dans les traités d'éducation (que l'on pense à Anne-
Thérèse de Lambert), qui ont une réception très limitée en comparai-
son des manuels de savoir-vivre et des secrétaires
Quant aux règles et normes purement rhétoriques de l'«art de la
lettre », elles concernent la disposition, le style, mais aussi des instruc-
tions matérielles sur la présentation extérieure de la missive. La façon
de disposer sur la page l'adresse ou le corps de la lettre font l'objet de
prescriptions minutieuses. Il n'est pas jusqu'à la façon de plier la lettre
et de mettre le cachet qui ne soit indiquée. Le X V I I I siècle hérite de
codes stricts sur toutes ces matières, qui concernent le discours épisto-
laire en général. Comme l'a bien vu Janet Altman, les manuels de la
première moitié du X V I I I siècle conservent les styles et les sujets du
X V I I et constituent «un moyen privilégié d'inculquer ces normes éta-
blies par les institutions monarchiques, codes de comportement qui se
veulent universels et é t e r n e l s La réédition annotée du recueil de

1. Bernard Bray, L'art de la lettre amoureuse, des manuels aux romans (1550-1700),
La Have/Paris, Mouton, 1967: Bernard Bray, «La traduction par François de Grenaille des
Lettere d'Isabella Andreini». dans Italia viva. Festschrift für Hans Ludwig Scheel, Tübingen, Narr,
1983, p. 128-136.
2. F. Grenaille, Nouveau Recueil de Lettres des Dames tant anciennes que modernes, Paris,
Quinet, t.2, 1642, p. 26
3. Anne-Thérèse de Lambert. Réflexions nouvelles sur les femmes (1727), suivies de Avis d'une
mère à sa fille, etc. Préf. de Milagros Palma. Paris : côté-femmes, 1989.
4. J. Altman, «La politique de l'art épistolaire au X V I I siècle », in Bernard Bray et Christoph
Strosetzki (éds.), Art de la lettre. Art de la conversation, Paris, Klincksieck, p. 131-144, ici 138.
Richelet prescrit « un style naturel, un arrangement aisé des matières,
une grande netteté dans l'expression et la science du Cérémonial ». Le
«naturel» est relié à la simplicité, au manque d'affectation; Du Plaisir
(1683) préconise un style «toujours égal, dénué de figures é l e v é e s
Une lettre d'amour trop bien écrite, comme le disait Madeleine de
Scudéry, risque de ne pas toucher. L'aisance et la simplicité dans l'ex-
pression n'éliminent pas l'esprit, bien au contraire : le X V I I I siècle
reprend à son compte l'idée selon laquelle « un discours qui n'est point
aidé de la voix ou de la présence, ne peut se soutenir que par des traits
d'esprit continuels », mais ceux-ci ne doivent pas ressembler à des
pointes. Le ton de la lettre, et le mélange éventuel des tons, sont égale-
ment traités : ainsi le sérieux s'oppose à l'enjoué; certains types de
lettres excluent ce dernier : «La tendresse n'est jamais enjouée ».
Les secrétaires prescrivent certaines formes d'adresse (Madame,
Mon Amie), celle-ci devant être séparée de la première phrase. Dans
l'anthologie de Marie-Claire Grassi on ne trouve que 14 adresses en
tête sur une ligne séparée dans un ensemble de 37 lettres (écrites
entre 1715 et 1815) - et une seule fois une apostrophe tendre, d'une
forme particulière, proche de la dédicace : «Pour toi seule» (d'un
homme à une femme, vers 1815). Emilie du Châtelet ou Julie de
Lespinasse n'usent guère de l'adresse séparée, mais apostrophent sou-
vent le destinataire dans la première phrase, ce qui relève d'une pra-
tique courante à l'époque : « Oui, mon ami, ce qui a le plus de pouvoir» ;
«Je cède au besoin de mon cœur, mon a m i (Lespinasse).
Les secrétaires et recueils codifient aussi l'ouverture, qui constitue
une partie indispensable de la lettre. Elle permet de gagner les bonnes
grâces du destinataire, et pour y parvenir l'épistolier doit respecter cer-
taines formes en tenant compte du type de lettre amoureuse qu'il rédi-
ge : lettre galante, tendre ou passionnée. Au-delà des règles explicites, il
y a aussi des conventions tacites. Marie-Claire Grassi note que « dans la
pratique, tout exorde est marqué par deux principaux aspects, réception
de la lettre, placée sous le signe de la jouissance, du rapport plaisir,
déplaisir, et éloge du c o r r e s p o n d a n t On en trouve un bel exemple
dans cette lettre d'Emilie du Châtelet de mars 1748 : «Il est bien doux
de s'éveiller pour relire vos lettres charmantes et pour sentir le plaisir
de vous adorer et d'être aimé de vous [...]».

1. Richelet, 1747, t. I
2. Du Plaisir, 1975, p. 27. Les citations suivant dans le texte ibid., p. 29, note 15, et p. 27.
3. Lespinasse (août 1774; janv. ou févr. 1774), 1906, p. 72, p. 121.
4. Grassi, L'Art de la lettre au temps de La Nouvelle Héloïse et du romantisme, Genève,
Slatkine, 1994, p. 191.
En ce qui concerne la lettre passionnée, Du Plaisir prescrit que
l'amant la commence «agréablement par une interrogation, par un
transport, et par toute autre marque du mouvement dont il est le plus
pressé 1». Le cœur passionné peut être dispensé de la captatio benevo-
lentiae; entrer dans le vif du sujet est considéré comme une marque
d'ardeur. On en retrouve des exemples chez Diderot : «Si je
souffre?//Plus que jamais» (5-6-1765). L'ouverture immédiate n'est
cependant pas réservée aux épistoliers masculins. On l'observe chez
Emilie du Châtelet ou Julie de Lespinasse. «Vous avez encore été sai-
gné! », «Je m'éveille, et ce n'est pas pour vous v o i r (Mme du
Châtelet, juillet et septembre 1748) - «Moi défiante, et avec vous! »,
«Mon ami, je vous fais victime », «Ha! s'il vous reste quelque b o n t é
(Mlle de Lespinasse).
Comme l'ouverture, la conclusion a des règles bien définies. La lettre
doit se terminer par une confirmation de la relation entre locuteur et
allocutaire, une formule d'adieu (avec adresse) et une souscription.
«Adieu, je vous aime passionnément, je brûle d'impatience de vous
rejoindre. Je travaille avec un empressement qui nuit souvent à ce que je
fais. Je ne veux plus jamais vous quitter si vous m'aimez, je vous le jure
bien », écrit Mme du Chatelet en mai 1749 à Saint-Lambert. La signature
est omise, pratique courante à l'époque dans les lettres amoureuses. Il
arrive souvent que l'adresse finale soit omise aussi, d'autant plus qu'elle
est considérée comme une pure formule de politesse, et non comme une
expression «naturelle ». Finir sans «cérémonie» - sans souscription -
apparaît à l'époque comme une «marque particulière de familiarité, d'in-
t i m i t é La fin abrupte, sans adresse ni signature, est fréquente dans les
billets d'Emilie du Châtelet à Saint-Lambert, qui peuvent se terminer sur
une simple information : «Vous aurez à dîner», ou relier une demande
d'information à un enjeu relationnel : « Avez-vous bien dormi? Je l'espè-
re, cela est nécessaire à mon bonheur» (septembre 1748). Dans les lettres
on peut cependant trouver l'autre extrême, une phrase finale qui expri-
me l'affect : «Cela me met au désespoir» (21-4-1749).
A rassembler les modalités de diverses correspondances intimes du
X V I I I siècle, on peut percevoir certains changements du cadre norma-
tif. On observe de plus en plus de liberté dans l'expression, les corres-
pondants se permettent des licences plus grandes par rapport aux pres-
criptions. Et à partir des Modèles de Lettres de Philipon de la Madelaine
(1761) cette tendance se confirme jusque dans certains manuels. En

1. Du Plaisir, 1975, p. 33.


2. Emilie du Châtelet, Lettres d'amour au Marquis de Saint-Lambert, Paris, éd. A. Soprani, 1997.
3. Lespinasse (été 1774; 23-9-1774; janv. 1776), 1906, p. 90, p. 163, p. 500.
4. Grassi, 1994, p. 180.
effet Philipon plaide pour plus de liberté au profit du «sentiments, et
montre un profond intérêt pour le « développement du style personnel
comme signe d'un caractère individuel ».
Il faudrait y ajouter des innovations dues à la vogue de la corres-
pondance fictionnelle. Ainsi Diderot épistolier profite de sa lecture de
Richardson : l'expression directe du for intérieur rappelle Pamela et
Clarissa, on retrouve le principe d'« écrire dans et pour le moment» du
romancier anglais. Dans les lettres de Julie de Lespinasse on peut
entendre le ton sensible de La Nouvelle Héloïse, mais l'épistolière
adapte ce ton à une voix féminine qui est dans la lignée de Françoise de
Graffigny ou de Claudine de T e n c i n
L'INTERRELATION DU BUT, DE LA SITUATION ET DU CADRE NORMATIF
La situation, le but et le cadre normatif sont, on l'a vu, dans une
interrelation étroite qui modèle l'interaction épistolaire et autorise ses
développements. Ainsi, la manipulation de certaines règles rhétoriques
peut être mise au service d'un but particulier. On le décèle dans la lettre
du 15 septembre 1760 écrit par Diderot à Sophie Volland, qui vise à la
détacher de sa sœur Uranie qui selon l'épistolier constitue une véritable
rivale, pour empêcher son amante de s'éloigner de lui. Ce n'est qu'après
un récit et un portrait de société que le locuteur gratifie sa destinataire
d'une adresse, qui toutefois ne la donne à voir que comme moitié d'un
couple, Sophie-Uranie : «ah mes amies ». L'adresse personnelle se fera
encore attendre, et la formule « Madame » qui suit est plus que neutre.
Dans la disposition de sa lettre même, dans l'ajournement et la neutra-
lité de l'apostrophe le locuteur qui désire ramener à lui sa partenaire
manifeste son dépit et sa jalousie. «M'oubliez-vous là dans le tumulte
des fêtes et dans les bras de votre sœur. Madame, ménagez un peu sa
santé, et songez que le plaisir a aussi sa f a t i g u e Le jeu sur les possi-
bilités de l'adresse et de l'entrée en matière a une fonction dans la pour-
suite de l'objectif amoureux.
De même la clôture de la lettre d'amour avec la modulation éven-
tuelle de ses contraintes formelles, qui participe du cadre normatif, a un
impact sur la bonne réalisation du but global. Dans la lettre déjà citée
d'Emilie du Châtelet (mai 1749) la phrase «Je ne veux plus jamais vous
quitter si vous m'aimez, je vous le jure bien» utilise un performatif
(jurer) qui redouble la promesse de ne pas quitter le partenaire : cette

1. Altman, 1995, p. 141. Pour la notion de sentiment v. Philipon de la Madelaine, Modèles de


Lettres sur différents sujets. Nouv. éd., augmentée, Lyon, Bruyset Ponthus, 1771, p. 10, 29.
2. V. Jürgen Siess, «Effusion amoureuse et échange intellectuel. La pratique épistolaire de
Julie de Lespinasse», in Planté, 1998, p. 117-131.
3. Diderot, 1984, p. 155.
clôture réaffirme la position de l'épistolière à l'égard de son destinataire.
Mais la réitération du but constitue aussi une sollicitation détournée, et
néanmoins très forte, sous la forme d'un rappel de la condition à rem-
plir par Saint-Lambert («si vous m'aimez bien»). Le correspondant est
appelé à confirmer dans sa réponse son engagement profond dans la
relation amoureuse.
Un écart par rapport aux formes prescrites pour la clôture est mobi-
lisé chez Diderot pour d'autres finalités. «Vous baiserez au bout de
cette ligne, car j'y aurai baisé aussi. Là, là », écrit-il à Sophie (le 31 août
1760). Ici le blanc semble signifier le sentiment ou le geste expressif qui
se distingue de la signature conférant à la lettre son caractère officiel.
L'implicite est que le sentiment parle mieux que le langage qui est
réduit à des formules. Les lèvres pressées sur la feuille sont supposées
permettre la rencontre intime des correspondants en dépit de la distance
spatio-temporelle. La parfaite symétrie qu'imagine l'épistolier a cepen-
dant un « verso », et c'est celui-ci qui importe dans la perspective de l'in-
teraction épistolaire. En donnant à sa correspondante des instructions
précises, l'épistolier trahit un désir plus profond : celui de garder son
pouvoir sur sa partenaire, dont le départ prolongé en compagnie de sa
mère le contrarie, et qu'il aurait voulu (dit-il) pouvoir plonger dans un
sommeil de deux mois pour diriger ses r ê v e s
SEQUENCES ET UNITES INTERACTIONNELLES
On a vu que l'interaction épistolaire intègre selon des modalités
variables le but de l'épistolier, les données de la situation et le cadre
normatif. Pour analyser dans une lettre particulière la mise en place et
le développement de l'interaction épistolaire, il faut voir comment elle
se constitue en unités minimales et comment celles-ci sont reliées entre
elles dans l'enchaînement du texte. A ce stade un découpage en séquences
s'avère nécessaire. Les questions que soulève une analyse séquentielle
seront examinées sur un exemple, la lettre que Mme du Châtelet adres-
se à Saint-Lambert le 1 mai 1748 (v. l'annexe, avec les séquences
numérotées).
Je reprends le terme de séquence dialogale proposé par Jean-Michel
A d a m tout en l'employant assez librement. Dans sa typologie Adam
distingue deux formes de séquences dialogales, les séquences phatiques

1. Voir J. Siess, « Passion et pouvoir. Lespinasse et D i d e r o t dans leurs lettres d'amour », in


Recherches s u r Diderot et sur l'Encyclopédie, n° 20, 1996, p. 7-20.
2. Jean-Michel A d a m , Les textes : types et prototypes, Paris, N a t h a n (coll. fac. linguistique),
p. 145-163. R a p p e l o n s la définition que d o n n e A d a m (ibid., p. 30) de la séquence, i n d é p e n d a m -
m e n t du type de texte (narratif, descriptif, argumentatif, explicatif, dialogal) : le texte est consti-
tué de séquences, les séquences sont constituées de ( m a c r o - ) p r o p o s i t i o n s . – La citation qui suit
dans le texte, p. 155.
(ouverture et clôture) et les séquences transactionnelles qui constituent
le corps de l'interaction. Il conçoit l'échange épistolaire comme une
forme d'interaction particulière, monogérée (« sans intervention direc-
te d'autrui»), qu'on peut néanmoins mettre en parallèle avec l'interac-
tion conversationnelle : «les formules d'adresse et les salutations finales
[...] correspondent très exactement aux séquences phatiques et le corps
de la correspondance aux séquences t r a n s a c t i o n n e l l e s
Quels critères peut-on retenir pour délimiter une séquence, quelles
sont les marques qui permettent d'en repérer le début ? Deux des critères
proposés par Adam semblent particulièrement appropriés à l'analyse de
l'organisation séquentielle de la lettre. Le premier est d'ordre théma-
tique : on change de séquence transactionnelle en changeant de sujet. Le
deuxième est d'ordre grammatical : certains organisateurs permettent de
relever un changement de séquence - des connecteurs comme mais ou si,
des adverbes comme cependant ou certainement, et divers organisateurs
temporels. On peut y ajouter que certains types de verbes peuvent mar-
quer un changement de séquence, tels les verbes locutoires (en particu-
lier lorsqu'ils renvoient à la communication épistolaire).
Cependant dans la correspondance un changement de séquence
n'est pas nécessairement lié à un indice grammatical : un organisateur
n'introduit pas toujours une séquence, laquelle peut débuter sans être
annoncée par un connecteur ou un verbe. C'est dire qu'aucun critère
formel absolu ne préside au découpage des séquences. Les marques
grammaticales peuvent tout au plus servir d'auxiliaires. Faut-il alors se
contenter du critère thématique ? Si on a recours aux thèmes, il ne faut
pas oublier que dans le discours épistolaire, ils ne peuvent avoir aucune
autonomie : ils prennent sens par la fonction qu'ils remplissent dans
l'interaction, par la façon dont ils modèlent la relation entre les parte-
naires. Dans cette perspective, il semble que les types d'interaction
offrent un critère plus approprié que le changement de sujet pour déli-
miter les séquences et étudier leur enchaînement. J'essaierai donc de ne
prendre en considération les critères formels et thématiques que dans
la mesure où ils permettent de vérifier ou de préciser un découpage en
séquences effectué à partir d'unités interactionnelles.
Prenons un exemple emprunté à la lettre de Mme du Châtelet du
1 mai 1748, où il s'agit de lever les soupçons des deux partenaires. Il y
a là un ensemble d'actes qui impliquent les deux interlocuteurs et leurs
rapports mutuels. Pour effectuer un découpage séquentiel il faut non

1. Adam, 1992, p. 155. Voir aussi la contribution de J.-M. Adam (dans les «Perspectives géné-
rales») qui contient des développements précieux.
2. Kerbrat-Orecchioni, L'Enonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, Colin (coll.
Linguistique), 1980, p. 103.
seulement relever les différents actes, mais aussi déterminer la fonction
que chacun remplit dans l'interrelation des correspondants. Le premier
acte est l'invalidation des soupçons exprimés par le destinataire et de
ceux de l'épistolière ; il est suivi des reproches que la locutrice s'adres-
se et de sa demande de pardon ; puis de la demande qu'elle fait néan-
moins à son correspondant de séjourner à Nancy loin de sa rivale.
Quels sont dans cet enchaînement les indices qui marquent le début
d'une séquence? La première s'ouvre sur le connecteur «mais» : (6)
«mais elles [les deux dernières lettres] vous prouveront du moins que
j'étais bien loin de l'indifférence [...]». La seconde commence par un
verbe subjectif - (7) «Je me reproche de vous avoir soupçonné, je vous
en demande pardon » - mis en évidence par un changement de position
marquée entre le vous et le moi («Votre lettre y a remis le calme...»;
«je me reproche»). La troisième débute également par le connecteur
«mais» : (8) «mais je vous demande en grâce [...] ». Bien que les
marques grammaticales soient ici particulièrement claires, le découpa-
ge s'effectue principalement à partir d'unités interactionnelles relative-
ment autonomes. Chacune d'elles constitue une tentative d'impliquer
l'autre dans un certain type de relation : (6) l'implication de l'amant
dans une relation de confiance, (7) la sollicitation d'un pardon; (8) une
demande précise concernant le lieu de résidence et les fréquentations
du partenaire. On remarquera que l'exigence de rester à Nancy loin de
Mme de Boufflers est en quelque sorte amenée par le caractère conces-
sif des deux premières séquences centrées sur la confiance et la deman-
de de pardon, ainsi que par la transition qui est une confirmation de son
amour sans bornes : «Je m'abandonne à tout mon goût pour vous ». On
peut donc reconstruire l'enchaînement des séquences de deux manières
différentes. Si on s'en tient à la linéarité du texte, elles se suivent en
revêtant une égale importance (6-7-8). Si par contre les deux premières
viennent surtout préparer la demande de rester à Nancy loin des tenta-
tions, elles s'intègrent en quelque sorte dans la troisième (6+7→8).
ANALYSE SEQUENTIELLE D'UNE LETTRE DE MADAME DU CHÂTELET
Examinons à présent la lettre d'Emilie du Châtelet. Voici, sous
forme schématique, les principaux actes qui permettent d'effectuer un
découpage en séquences 1 :
(1) Remerciement pour la lettre tendre (code épistolaire) - (2)
assentiment donné à l'absence prolongée de l'amant - (3) justification
du départ de l'amante et demande d'assentiment - (4) regrets concer-
nant l'impossibilité des retrouvailles - (5) demande de vérification
concernant la réception des dernières lettres - (6) levée des soupçons

1. Les chiffres en italique désignent des séquences métadiscursives.


que l'amant a eus par rapport à l'amante - (7) demande de pardon
d'avoir soupçonné l'amant - (8) demande de ne pas fréquenter la
femme qu'elle considère comme une rivale - (9) sollicitation d'un
amour plus fort - (10) confirmation de son amour constant et exclusif –
(11) demande d'un amour réciproque - (12/12) commentaire sur sa
propre lettre - (13) nouvelle levée des soupçons à l'égard de l'amant -
(14/14) nouvelle sollicitation d'un amour fort - (15) réaffirmation des
sentiments de l'amante - (16) annonce de clôture (code épistolaire) -
(17) séquence de clôture (qui s'avère une fausse sortie) - (17') annonce
de l'envoi d'un livre - (18) réitération des regrets - (19/19) séquence de
clôture - (19') post scriptum.
On remarque que les actes et séquences ne sont pas toujours déli-
mités conformément aux paragraphes. Par ailleurs les séquences qui se
suivent dans l'ordre énuméré ci-dessus forment quatre groupes princi-
paux. Un premier ensemble métadiscursif, qui occupe une place à part,
sera traité plus loin. Pour les trois autres, on peut distinguer : la « négo-
ciation » du comportement des deux partenaires face à la séparation (2-
3-4, 18), la levée mutuelle des soupçons/la réaffirmation d'un amour
exclusif (6-7-8, 10, 13), la sollicitation d'un amour plus profond (9,11,
14). Chaque groupe de séquences délimite un but partiel qui concourt
à la réalisation du but global. La séparation nécessite une attitude et des
comportements qui permettent de maintenir la relation en dépit d'une
absence prolongée. Les craintes et les suspicions mutuelles (d'infidélité
ou d'intérêt excessif pour un tiers) doivent être dissipées pour consoli-
der une relation soumise à l'épreuve de la distance. La sollicitation d'un
amour plus fort concerne la relation dans son principe : seule l'intensité
du sentiment peut servir de base à une relation qui engage profondé-
ment les deux partenaires. Ainsi, les deux premiers groupes de
séquences sont liées au maintien de la relation dans des circonstances
précises, tandis que le troisième appelle un développement de la relation
à longue échéance.
La disposition des séquences dans chaque série et les modalités du
regroupement sont aussi à souligner dans la mesure où elles ne dési-
gnent pas seulement un élément de structuration, mais affectent la
dynamique interactionnelle. Les séquences qui ont trait au même groupe
d'actes s'enchaînent de façon à le mettre en relief : ainsi 2,3,4 marquent
l'assentiment réciproque à la séparation ; 6, 7, 8 signalent la levée des
soupçons. Néanmoins, l'ordre de la lettre n'est pas purement linéaire.
Une séquence similaire peut faire l'objet de reprises à des moments dif-
férents (le regret face à la séparation dans 4 et 18, la levée des soupçons
à l'égard de Saint-Lambert, dans 7 et 13). Le principe de la discontinui-
té peut l'emporter, comme on le voit dans le troisième groupe où s'ex-
prime la sollicitation : là une même demande se trouve modulée dans
des séquences dispersées dans le corps de la lettre (9,11,14).
Comment chacun des groupes de séquences, avec sa disposition et
ses règles d'enchaînement particuliers, participe-t-il de l'interaction et
de ses enjeux relationnels ? Dans l'assentiment donné à la séparation,
chacun doit reconnaître à l'autre le droit de s'absenter lorsque les impé-
ratifs de son existence l'imposent : Saint-Lambert, qui est officier, doit
remplir ses fonctions en suivant le prince, Mme du Châtelet a des obli-
gations personnelles liées à son engagement avec Voltaire qu'elle ne
peut négliger. Que la concession faite à l'amant apparaisse en premier
lieu renforce la position de l'épistolière lorsqu'elle demande la réci-
proque. Le principe du «donnant-donnant» n'est à aucun moment for-
mulé clairement : il s'exprime tacitement dans la juxtaposition des
séquences. C'est donc l'ordre dans lequel sont disposées deux
séquences à l'intérieur d'un même groupe qui permet de dégager le
sens global de l'interaction : une négociation inavouée fondée sur un
principe de réciprocité.
Mais Mme du Châtelet fait plus que négocier l'assentiment donné à
son prppre départ. Elle entend surtout mettre en place une relation fon-
dée sur le respect réciproque des besoins et des intérêts de l'autre. Elle
se présente en femme essentiellement préoccupée par le bien-être du
partenaire; elle donne l'exemple d'une générosité qui va jusqu'au sacri-
fice de ses propres plaisirs. Elle propose ainsi une relation qui concilie
le pouvoir de la raison et la puissance de l'affect. En effet, la force du
désir ne fait pas taire la raison : l'absence douloureuse est acceptée
lorsque le devoir l'exige. D'un autre côté, le sentiment n'est pas pour
autant mis au second plan. Pour compenser l'aspect éventuellement
trop rationnel de ce qui précède, cependant, une nouvelle séquence
entièrement consacrée à l'expression hyperbolique du regret semble
nécessaire (4) : «cette idée [de ne pas avoir attendu la Saint-Stanislas à
Lunéville - pour vous voir] fait le malheur de ma vie ». La reconnais-
sance de l'autre, de ses besoins et de la libre disposition de ses activités,
n'empêche pas la force du sentiment. La disposition, qui réserve l'ex-
pression emphatique des sentiments pour la fin leur confère même une
force accrue. L'importance de l'affect est par ailleurs soulignée par la
reprise de la séquence du regret (18), séparée cette fois de toute autre
considération, vers la fin de la lettre (après la fausse clôture [17]).
Le second groupe de séquences est construit de façon similaire,
comme on a pu le voir dans l'analyse esquissée plus haut. Par contre, le
troisième groupe tranche sur les deux autres par son ordonnance. L'acte
de sollicitation ne s'exprime pas, on l'a dit, dans une suite de séquences,
mais dans une reprise et une modulation de la même demande en des
points divers de la lettre (9, 11, 14). La première sollicitation est en
quelque sorte dissimulée par la position qui lui est assignée : elle appa-
raît entre les séquences 8 et 10 dont elle ne participe pas (la levée des
soupçons; la confirmation de son amour) : «Vous avez été amoureux de
la plus aimable femme du monde, et cependant vous n'avez jamais
aimé. Je mérite bien moins qu'elle d'être aimée, et cependant je ne puis
être heureuse si vous ne m'aimez davantage». La séquence (11) - «Si
vous m'aimez comme je le veux être, comme je mérite de l'être, comme
il faut aimer enfin pour être heureux, je n'aurai que des grâces à rendre
à l'amour» - renforce l'idée que l'épistolière seule possède un savoir
sur ce qu'est l'amour véritable. L'assertion qui portait sur Saint-
Lambert seul - «vous n'avez jamais aimé» (Mme du Châtelet souligne)
- revêt l'aspect d'une vérité générale : «comme il faut aimer pour être
heureux ». Par ailleurs, la répétition joue sur les variations et les diffé-
rences. La séquence (11) reprend les termes de la séquence (9) : aimer,
«je mérite... », «heureuse/x», mais renforce la sollicitation qui ne s'ex-
primait que de façon oblique. En effet, Mme du Châtelet abandonne la
modestie au profit d'une affirmation de sa propre valeur («comme je
mérite de l'être ») et le bonheur qui s'allie à l'amour n'est pas seulement
promis à l'épistolière, mais aussi à son correspondant. De plus, elle
exprime directement son désir : «si vous m'aimez comme je le veux
être ». La dernière expression de la sollicitation dans la séquence (14)
revient à l'idée exprimée en (9) d'une insuffisance des sentiments de
Saint-Lambert, sur laquelle pesait une dépréciation tacite, en portant
sur elle un jugement sévère : «je ne crains rien de vous que la faiblesse
de vos sentiments. Mais songez que c'est le plus grand de tous les
crimes ». Elle passe ensuite à la formulation positive de la sollicitation
en mettant en valeur les capacités de son destinataire et au potentiel de
bonheur qu'elles recèlent : «Vous m'avez fait voir comment vous écri-
vez quand vous aimez, écrivez-moi toujours de même et je serais trop
heureuse ! » (14). L'épistolière passe ainsi dans les différentes séquences
de sollicitation de la critique à la valorisation, du reproche à l'encoura-
gement, sans qu'on puisse déceler une progression linéaire.
Cette interaction fondée sur une sollicitation qui revêt tantôt un
aspect positif, tantôt un aspect négatif, apparaît comme une tentative de
stimuler le partenaire. Elle semble vouloir susciter une dynamique.
L'alternance de l'accusation et de la promesse, du jugement sévère et de
l'appréciation, paraît contenir en elle la possibilité d'éveiller en l'autre
des dispositions à s'écarter de sa routine, à changer d'attitude en
entrant dans les projets de l'épistolière. Il s'agit dès lors d'une tentative
de développer une relation plutôt que de la maintenir. Dans un seul
groupe de séquences, par ailleurs réduites quantitativement et disconti-
nues, se manifeste ainsi un but qui reçoit un poids considérable. La
place modeste que la sollicitation occupe dans la lettre et les modalités
d'une insertion dans l'enchaînement séquentiel qui lui donne peu de
visibilité dissimulent et révèlent tout à la fois son importance.
Les séquences métadiscursives réfléchissent l'activité épistolaire. Il y
est question de l'acheminement du courrier, du style et de l'expression
des lettres, de la longueur excessive de la missive ou de la nécessité de
conclure. Certaines de ces séquences renvoient à des finalités externes
plutôt qu'à des enjeux relationnels, et semblent de ce fait occuper une
place à part. Il s'agit de vérifications concernant la bonne transmission
et réception des lettres, soumises aux vicissitudes du courrier. Il n'y a
dans la lettre ni adresse ni séquence d'ouverture ; la séquence phatique
se limite à une indication de lieu et de temps (0) :
A Cirey
le 1 mai
Par contre on trouve une note préliminaire (à la place que pourrait
occuper l'adresse) qui contient une demande relative au bon fonction-
nement de la communication épistolaire : « 5e. Je les numéroterai doré-
navant, faites-en de même des vôtres : crainte qu'il ne s'en perde ». On
peut la considérer comme une première séquence métadiscursive.
La deuxième séquence métadiscursive se trouve, bien plus loin, dans
le corps de la lettre. Cette séquence (5), qui suit l'expression des plus
vifs regrets, semble d'autant plus isolée qu'elle opère un passage abrupte
par rapport à ce qui précède : (4) « Cette idée fait le malheur de ma vie »
- (5) «Je ne vous ai pas encore dit que je vous ai écrit toutes les postes ».
D'autres séquences à valeur phatique obéissent au code épistolaire
dans la mesure où elles se composent de formules consacrées : (16) «Il
faut pourtant finir ». (19) «Adieu, je vous quitte enfin, mais votre idée
ne me quitte point ». On trouve une forme plus élaborée dans le double
topos de la longueur exagérée de la lettre, qui risque d'ennuyer son des-
tinataire, et de l'expression qui n'arrive jamais à rendre pleinement le
sentiment : (12) «Cette lettre est bien longue, et bien ridiculement pleine
de détails. Je ne la trouve pas aussi tendre que mon cœur. Croyez que je
vous aime encore plus que je ne le dis. » Ces formules toutes faites sont
cependant modulées de façon à prendre un tour original («Je ne la
trouve pas aussi tendre que mon cœur») et surtout à reprendre et
confirmer une interaction. Ainsi dans (17) «Adieu, je vous aime pas-
sionnément et je vous aimerai toute ma vie si vous le voulez », la deuxiè-
me proposition est liée à la demande d'amour, à la sollicitation d'un
sentiment plus passionné de la part du correspondant. Une séquence
métadiscursive peut aussi être directement reliée à une interaction
qu'elle prépare ou à laquelle elle contribue. Le commentaire sur les
lettres que Saint-Lambert devrait recevoir incessamment annonce ainsi
la première séquence de la levée des soupçons : (5) «Vous ne serez pas
content des deux dernières, (6) mais elles vous prouveront du moins
que j'étais bien loin de l'indifférence dont vous me soupçonniez ».
A travers les séquences métadiscursives, l'activité épistolaire prend
une valeur en soi. La lettre de l'amant remplace le plaisir de la rencontre
et en tient lieu, comme le marque la séquence d'ouverture : (1) «il faut
que je vous dise tout le plaisir que m'a fait votre lettre : après celui de
vous voir, je n'en puis avoir de plus vif». A la limite, la lettre se substi-
tue à la présence du partenaire ; elle procure plus qu'un plaisir, elle est
capable d'apporter le bonheur : (14) «Vous m'avez fait voir comment
vous écrivez quand vous aimez, écrivez-moi toujours de même et je
serais trop heureuse ! » Réciproquement, écrire une lettre à l'amant est
présenté comme l'occupation la plus passionnante qui puisse être : (15)
«Je crois que je vous écrirais tout le jour et toute la nuit, si je ne crai-
gnais de vous excéder. Toutes les autres occupations sont bien fades en
comparaison. » On voit que dans le contexte de l'interaction, l'écriture
épistolaire est mise au même rang que la rencontre amoureuse. Les
séquences métadiscursives montrent comment le but – le maintien et le
développement de la relation amoureuse - peut se réaliser à travers
l'échange épistolaire lui-même. L'acte d'écrire est considéré dans son
autonomie, indépendamment des activités extradiscursives.
EN GUISE DE CONCLUSION

Le développement de l'interaction épistolaire peut ainsi être analy-


sé à l'aide d'un découpage séquentiel qui montre comment les unités
s'agencent et s'enchaînent dans une lettre d'amour particulière. L'unité
interactionnelle a été privilégiée dans la mesure où elle semblait rendre
compte de l'organisation de la lettre comme discours dialogal.
L'exemple choisi - la lettre de Madame du Châtelet au marquis de
Saint-Lambert - a permis de mettre en perspective les unités interac-
tionnelles sur le but global. Une analyse complète de cette lettre devrait
inclure une étude, que nous ne pouvons entreprendre ici, des éléments
relatifs à la situation et au cadre normatif.

Jürgen Siess
Université de Caen
Lettre d'Emilie du Châtelet à François de Saint-Lambert (1er mai 1748)

A Cirey
le 1 mai
5e. Je les numéroterai dorénavant, faites-en de même des vôtres : crain-
te qu'il ne s'en perde.
(1) Pourquoi faut-il que je doive la lettre la plus tendre que j'aie encore reçue
de vous au chagrin de n'en avoir point eu de moi ? Il faut donc ne vous point
écrire pour se faire aimer ? Mais si cela est ainsi, vous ne m'aimerez bientôt plus,
car il faut que je vous dise tout le plaisir que m'a fait votre lettre : après celui de
vous voir, je n'en puis avoir de plus vif. (2) Cependant cette lettre qui me rend
si heureuse m'annonce que je ne vous verrai point ! Mais je suis assez juste pour
ne vous en savoir pas mauvais gré. Vous me connaissez bien peu, si vous croyez
que pour avoir le plaisir de vous voir, je voudrais vous empêcher de voyager
avec le prince. Croyez-vous que j'aie oublié que d'avoir fait la route à cheval, en
revenant, a pensé vous rendre votre mal au foie ? Croyez que je n'oublie rien de
ce qui vous touche, que votre santé, votre bonheur, votre fortune sont mes pre-
miers soins. Vous sentez qu'avec cette crainte de l'effet que vous fait l'exercice
violent du cheval, je n'accepterais pas l'idée de venir ici en poste. Il n'y aurait
aucun des inconvénients que vous pouvez craindre de ce côté-ci : tout y est dans
une sécurité parfaite. Mais cela vous ferait mal, vous dérangerait de toute façon,
et pourrait n'être pas ignoré à Lunéville. Je renonce donc à cette espérance,
quoique j'en aie une impatience dont assurément vous seriez content, si vous en
étiez témoin.
(3) Je ne ferai certainement rien à Paris qui me fût aussi agréable, je ne dis pas
que de vous voir ici, mais même de vous y attendre. Cependant, cela m'est
impossible. J'ai eu toutes les peines du monde à retenir M. de V ici jusqu'au 9,
qui sera de demain en huit. Je devais partir le mercredi, comme je vous l'ai mar-
qué, mais j'ai obtenu de remettre au jeudi, afin de recevoir encore une lettre de
vous le mercredi, qui est le jour que la poste arrive ici. Ces maudits papiers que
je vous avais mandés que j'avais pris pour mon prétexte, sont arrivés aujour-
d'hui. Mais tous ces prétextes-là n'auraient jamais pu me mener jusqu'au 20.
D'ailleurs, quand je le pourrais, vous partez avec le prince, et il n'est point sûr
du tout qu'il voulût passer par ici en s'en allant. Cela lui ferait perdre deux ou
trois jours qu'il aimera mieux passer de plus avec sa sœur. S'il avait à me venir
voir, ce serait plutôt en allant en Lorraine, mais cela ne m'avancerait de rien.
Soyez sûr que puisque je ne vous attends pas, cela m'est impossible. Car,
quoique je voie très clairement que, quand je vous attendrais, vous ne pourriez
y venir, je vous donnerais cette satisfaction, et j'aurais le plaisir de vous donner
cette marque de mon amour, si cela était possible. M. de V a reçu des lettres qui
le pressent de partir. Après avoir dit que je ne voulais partir que jeudi, je n'ose
changer si tôt d'avis, car lui, il voudrait partir demain. Toutes mes affaires sont
en l'air et dépendent de l'exécution d'une transaction qu'il faut que j'aille pres-
ser et, en vérité, j'ai déjà trop tardé.
(4) Après vous avoir dit toutes mes raisons, il faut que je vous parle de mes
regrets. Je vous assure que je suis au désespoir. Je ne me console point de n'avoir
pas attendu la Saint-Stanislas à Lunéville. Si vous m'aviez donné cette idée le
jour de M. La Galaizière, j'y serais encore ! Cette idée fait le malheur de ma vie.
(5) Je ne vous ai pas encore dit que je vous ai écrit toutes les postes. Celle où
vous n'en avez point reçu, vous deviez certainement en avoir une. Je vous en ai
adressé quatre chez Panpan, je ne le soupçonne pas d'infidélité. Tâchez, je vous
prie, de les retrouver. Vous ne serez pas content des deux dernières, (6) mais
elles vous prouveront du moins que j'étais bien loin de l'indifférence dont vous
me soupçonniez. Voyez quel pouvoir vous avez sur moi, et combien il vous est
aisé d'apaiser l'orage qui se levait dans mon âme ! Votre lettre y a remis le calme
et le bonheur. (7) Je me reproche de vous avoir soupçonné, je vous en deman-
de pardon. Je m'abandonne à tout mon goût pour vous, (8) mais je vous deman-
de en grâce : soyez beaucoup à Nancy. Je crains les coquetteries, et les insinua-
tions du baron. Rien ne vous parle de moi, et mon cœur, tout sensible qu'il est,
est bien peu de chose au prix de tant de charmes ; (9) voyez combien vous êtes
obligé de m'aimer pour me rassurer contre des craintes si justes. Mon âme est
sensible et emportée ; je crains tout de la vôtre, je l'avoue. Vous avez été amou-
reux de la plus aimable femme du monde, et cependant vous n'avez jamais aimé.
Je mérite bien moins qu'elle d'être aimée, et cependant je ne puis être heureu-
se si vous ne m'aimez davantage. Il est bien sûr que je ne le puis être que par
vous, j'ai assez combattu le goût qui m'entraîne vers vous pour avoir senti tout
son pouvoir. (10) Mais que voulez-vous dire, que je suis accoutumée à prendre
des engouements pour des passions? Je vous jure que depuis quinze ans je ne
me suis connue qu'un goût, que jamais mon cœur n'a eu rien à se refuser ni à
combattre, et que vous êtes le seul qui m'ayez fait sentir qu'il était encore
capable d'aimer.
(11) Si vous m'aimez comme je le veux être, comme je mérite de l'être, comme
il faut aimer enfin pour être heureux, je n'aurai que des grâces à rendre à
l'amour. (12) Cette lettre est bien longue, et bien ridiculement pleine de détails.
Je ne la trouve pas aussi tendre que mon cœur. Croyez que je vous aime encore
plus que je ne le dis.
(13) Il me reste encore quelque impression de toutes les réflexions que j'ai faites
depuis la dernière poste. Je me suis crue sacrifiée et oubliée, votre lettre a dissi-
pé toutes mes craintes et transporté mon cœur. N'allez pas abuser du pouvoir
que vous avez sur moi ! Vous pourriez me tromper, il est vrai, mais je vous en
crois incapable ; (14) je ne crains rien de vous que la faiblesse de vos sentiments.
Mais songez que c'est le plus grand de tous les crimes. Vous m'avez fait voir
comment vous écrivez quand vous aimez, écrivez-moi toujours de même et je
serais trop heureuse ! (15) Je crois que je vous écrirais tout le jour et toute la
nuit, si je ne craignais de vous excéder. Toutes les autres occupations sont bien
fades en comparaison. (16) Il faut pourtant finir. (17) Adieu, je vous aime pas-
sionnément et je vous aimerai toute ma vie si vous le voulez.
(17') Vous aurez le Dispensary par la première poste. Je m'étais flattée de vous
le donner ici. (18) Vous ne pouvez vous imaginer tous les charmes que je me
figurais de votre séjour ici ! Le prince sera bien heureux à mes dépens.
(19) Adieu, je vous quitte enfin, mais votre idée ne me quitte point. (19') J'ai
parlé de vous à Mme de Boufflers dans ma dernière lettre, vous avez raison.
Jan Herman

« Revenez, m o n cher vicomte, revenez »


L e r o m a n p a r l e t t r e s e t les e n j e u x d e l ' i n c i p i t

« PAR OU COMMENCER ? »
« Par où commencer?» demandait naguère Roland Barthes dans
l'article inaugural de la revue Poétique A cette question fondatrice de
tout acte critique, iLrépondait en suggérant «d'établir d'abord les deux
ensembles-limites [du texte], initial et terminal, puis d'explorer par
quelles voies, à travers quelles transformations, quelles mobilisations, le
second rejoint le premier ou s'en différencie ». Il s'agissait en somme de
définir le passage - à travers la «boîte-noire» - d'un équilibre à l'autre.
Dans la perspective de Barthes, le début de l'investigation critique ne
posait pas moins de problèmes que le geste inaugural du texte littérai-
re lui-même. La question se pose donc doublement à quiconque s'inté-
resse à l'incipit : par où commencer l'étude de l'ouverture narrative ?
Quand, ensuite, la boîte noire à traverser offre au lecteur le choix de
plusieurs entrées et plusieurs sorties, la question de Barthes s'impose
avec plus d'évidence encore. En effet, où commencent Les Liaisons
dangereuses ? Et où la boîte noire se referme-t-elle ? Pourquoi le jeu de
cartes épistolaire a-t-il été battu de manière à commencer la partie sans
risques par une lettre de Cécile à Sophie - «Tu vois, ma bonne amie, que
je tiens parole,... » - et à garder les as pour le second service -
« Revenez, mon cher vicomte, revenez... » ?
Le roman par lettres, sous sa forme canonique, se présente comme
une série de lettres dont la succession dans le récit dépend d'une sélec-
tion préalable opérée dans un dossier plus vaste. C'est le cas des confi-
gurations épistolaires les plus complexes comme Les Liaisons dange-
reuses, La Nouvelle Héloïse, Delphine, Le Paysan perverti, mais égale-
ment des constructions monodiques comme Les Lettres de la Marquise.
De par le code narratif adopté, dont l'avertissement ou l'avis au lecteur
forment le dépôt, le récit par lettres se prête à différentes structurations,

1. Roland Barthes, «Par où commencer?», in Poétique 1 (1970), p. 4.


à différentes v e r s i o n s L'incipit est ainsi appelé à arrêter la fuite de ses
différents possibles. Répondre à la question de Barthes que la chrono-
logie s'impose comme une contrainte obligatoire, en ce qu'elle dicte
dans l'immense majorité des cas le choix de la première lettre, ne résout
qu'en partie le problème. Comme on le verra, le respect d'une présen-
tation chronologique des lettres fait fi des codes inauguraux élaborés
par la pratique rhétorique et systématisés par différentes théories du
discours plus récentes. Dans Les Liaisons dangereuses, par exemple, les
fonctions inaugurales du récit, constituant dans l'ensemble le code de
l'incipit, se concentrent dans la deuxième lettre. L'examen attentif du
dossier porte à croire, en effet, que le roman par lettres implique une
remise en question du concept de « limite » textuelle et en particulier de
l'incipit. C'est donc par la définition de ce code qu'il faut commencer.
ESSENTIALISME ET FONCTIONNALISME
L'emboîtement des problématiques inaugurales, auquel il faudra
essayer tout à l'heure de mettre un cran d'arrêt, pose encore, ici, la ques-
tion des «limites» : l'incipit où commence-t-il, où se termine-t-il? Andrea
Del Lungo, à qui nous devons l'étude la plus approfondie et la plus étof-
fée sur la question, estime que « tout texte doit à son début se rapporter
d'une part à l'arbitraire de son origine et de l'autre de ses limites, de son
système démarcatif qui a pris le nom depuis Iouri Lotman de "cadre" ».
L'importance de cette notion dans la définition lotmannienne de l'œuvre
d'art est bien connue : s'il est vrai que l'œuvre d'art est «le modèle fini
d'un monde i n f i n i et que le cadre - cadre de tableau, la rampe au
théâtre, le début et la fin d'une œuvre littéraire ou musicale,... - sépare
le texte artistique du non-texte, c'est à l'auteur qu'incombe d'en choisir
les limites ; limites qui unifient l'œuvre et qui réalisent le passage « d'une
parole qui n'est pas le texte à une parole qui est le texte ».
L'idée de cadre est capitale pour l'étude de l'incipit. Il semble que
par rapport à ce concept lotmannien deux conceptions, l'une essentia-
liste, l'autre fonctionnaliste, se partagent le champ de la critique.
Raymond Jean est, à nos yeux, l'un des spécialistes qui représentent la
première option. A première vue, ses idées semblent directement inspi-
rées de I. Lotman : «l'importance de la phrase-seuil vient d'abord tout
simplement de ce qu'elle réalise dans le livre le passage du silence à la
parole, d'un avant à un après, d'une absence à une œuvre». Et R. Jean
continue :

1. Quoiqu'implicitement, cette idée sous-tend l'important article d'Henri Coulet «Les Lettres
occultées des Liaisons dangereuses», in Revue d'Histoire littéraire de la France LXXXV (1982),
p. 600-614.
2. Andrea Del Lungo, «Pour une poétique de l'incipit», in Poétique 94 (1993), p. 133.
3. Iouri Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, chapitre 3.
Ce n'est pas une narration qui commence, une histoire qui s'annonce : c'est une
parole écrite qui prolonge un texte silencieux qu'elle fait apparaître, découvre,
révèle et, en même temps, «produit», mais ne crée pas, artificieusement ou
magiquement [...] Tout se passe presque toujours comme si la coupure, la rup-
ture initiale du récit indiquait que ce récit avait déjà été commencé ailleurs
Il faudra revenir sur ce propos. Mais notons d'abord que, dans la
conception de R. Jean, l'incipit est un lieu stratégique du texte, localisable
à son début, comme le marque suffisamment le titre de son étude.
Souscrivons par ailleurs à la remarque d'A. Del Lungo à l'adresse de R.
Jean comme quoi la notion de point ou de lieu stratégique - tel l'incipit -
ne prend son sens que par rapport à l'opération de lecture2. Ce dialogue
entre A. Del Lungo et R. Jean, en ce qu'il implique le déplacement du
pivot centralisateur et unificateur de l'œuvre de l'auteur au lecteur, tra-
duit le glissement d'une conception essentialiste à une conception fonc-
tionnaliste de l'incipit. L'incipit se définit, et définit ses propres limites
tant par rapport au texte que par rapport au non-texte, à partir des fonc-
tions - en l'occurrence codifiante, séductive, informative, dramatique -
qu'il assume en réponse aux questions cardinales posées par le lecteur et
que l'on peut résumer avec Claude Duchet : Qui? Où? Q u a n d En
d'autres termes, l'incipit se termine où le lecteur sent que le récit arrête
sa volonté propédeutique et se fie uniquement à l u i - m ê m e
Là où l'approche essentialiste définit l'incipit comme un seuil5,
comme u n lieu s t r a t é g i q u e et c o m m e pierre angulaire d ' u n c a d r e 6 , la
conception fonctionnaliste peut pratiquement se d i s p e n s e r de dire, a
priori, ce q u ' e s t u n incipit et d ' e n d é f i n i r les limites. S'il c o ï n c i d e a v e c u n
ensemble de fonctions propédeutiques (Traversetti et Andreani), s'il
équivaut à « une zone (plutôt qu'un point) stratégique de passage dans
le t e x t e , d a n s la f i c t i o n , d o n t l e s l i m i t e s s o n t s o u v e n t m o b i l e s e t i n c e r -
taines et d o n t l ' a m p l e u r p e u t v a r i e r c o n s i d é r a b l e m e n t s e l o n les cas ( D e l
L u n g o », l ' i n c i p i t n e c o ï n c i d e p a s f o r c é m e n t a v e c le d é b u t du texte.

1. Raymond Jean, «Ouvertures, phrases-seuils », in Critique 228 (1971).


2. A. Del Lungo, art. cité, p. 133.
3. Claude Duchet, « Idéologie de la mise en texte », in La Pensée 215 (1980), p. 85.
4. L'idée est de Bruno Traversetti et Stefano Andreani, in Incipit. Le techniche dell'esordio nel
romanzo europeo, Turin, Nuova ERI, 1988, p. 97 : «L'incipit è il limite post quem tutti i contenu-
ti argomentativi ed espressivi del raconto possono dispiegarsi in perfetta autonomia, comme ele-
menti di un universo compiuto ».
5. Victor Brombert insiste en outre sur ce que le seuil textuel peut avoir de récalcitrant : «The
inaugural verbal act separates the text from what it was not yet, defines it and confines it. [...] One
can speak of a breaking-in (an effraction) or a violation which works both ways : a violation not
only of the textual space, but of the reader's habits and comforts ». [Victor Brombert, «Opening
signals in narrative» in New Literary History XI-3 (1980), p. 495].
6. La conception essentialiste se traduit également dans le propos d'Aldo Nemesio pour qui
l'incipit s'achève là où le lecteur peut faire une première pause de lecture. Voir Aldo Nemesio, Le
prime parole, l'uso dell'incipit nella narrativa dell'Italia unita, Edizione dell'Orso, 1990, p. 88.
11 Del Lungo, art. cité, p. 137.
Peu importe en effet, dans la conception fonctionnaliste, que l'incipit
coïncide avec les premières phrases du texte, comme le veut l'approche
essentialiste Sur le plan de la théorie du discours narratif, la question
que soulève la définition (ou indéfinition) fonctionnaliste de l'incipit
est de savoir si elle maintient l'idée de cadre qui, elle, semblait, dans la
vision lotmannienne, nécessaire à la définition de l'œuvre même. Sont
ici en cause, au-delà de la définition de l'incipit, la notion de texte et le
concept analytique d'unité textuelle.
LIAISONS PROBLEMATIQUES
A ce stade de notre réflexion, l'on peut déjà observer que les for-
mules épistolaires développées par le roman du X V I I I siècle semblent
grever la plupart des essais de définition, tant essentialistes que fonc-
tionnalistes, d'au moins trois difficultés, que le cas complexe des
Liaisons dangereuses permettra tour à tour d'illustrer. Il est par ailleurs
tout à fait étonnant que les essais de définition les plus poussés, élabo-
rés pour la plupart à partir des modèles romanesques des X I X et
X X siècles, glissent complètement à côté des modèles épistolaires,
comme si ceux-ci n'avaient pas été développés avant ceux-là.
Prototexte
Si nous avons cité tout au long un passage de l'étude de Raymond
Jean, c'était afin de souligner que, pour ce qui regarde le récit par
lettres, «l'ailleurs» où le texte a déjà commencé n'est pas le non-texte.
Nous avons eu l'occasion de montrer que même les variantes les plus
simples, que Jean Rousset appelait « m o n o d i q u e s du récit épistolaire
suggèrent, le plus souvent au travers d'un discours préfaciel, l'existence
d'un prototexte, d'un dossier à la fois plus vaste et plus amorphe de
m a n u s c r i t s Si donc nous pouvons affirmer avec Claude Duchet que le
texte littéraire a toujours déjà c o m m e n c é c'est en effet parce qu'il a
déjà été lu, non pas tant par ce que C. Duchet appelle «la tribu sociale »,
que par une instance que le récit épistolaire inscrit dans sa structure
profonde et qui assurera, en l'absence d'un vrai narrateur, l'organisa-
tion du récit : le rédacteur.

1. C'est là le parti pris de l'étude d'Aldo Nemesio, art. cité p. 90 : «Per scelta metodologica
arbitraria, abbiamo deciso di esaminare che cosa accade all'inizio di un testo annalizzando preva-
lentemente I primi due o tre paragrafi, in modo molto flessibile ».
2. Jean Rousset, «Une forme littéraire : le roman par lettres», in Forme et signification, Paris,
Corti, 1962, p. 65-108.
3. Voir pour un examen détaillé de cette question notre livre Le Mensonge romanesque.
Paramètres pour l'étude du roman épistolaire en France, Amsterdam, Rodopi et Leuven, Presses
universitaires, 1989, 245 p.
4. Claude Duchet, «Pour une socio-critique, ou variations sur un incipit », in Littérature 1
(1971), p. 431.
Cet ouvrage, ou plutôt ce recueil, que le public trouvera peut-être encore trop
volumineux, ne contient pourtant que le plus petit nombre des lettres qui com-
posaient la totalité de la correspondance dont il est extrait.
(Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, préface du rédacteur)
Les lettres constituant le récit ont toujours déjà été lues, dans la
mesure même où le «déjà-là» textuel est inhérent au code du récit par
lettres, le texte «silencieux» faisant partie intégrante du «texte» pro-
prement dit. Rien de plus normal, par conséquent, à ce que le récit épis-
tolaire, dans son incipit, se définisse par rapport à ce prototexte.
Péri texte
Une autre difficulté, à laquelle se heurte la conception essentialiste,
concerne précisément le seuil d'entrée en écriture que serait l'incipit :
Limite fondatrice de la représentation, ligne de partage entre la diégèse et le
monde, l'incipit est un point critique de toute première importance parce qu'il
est une frontière, un bord
L'essentialisme ramène évidemment à la rhétorique qui lui a légué
le concept même de l'incipit, dont la formule canonique est le très
médiéval «incipit liber ». En outre, comme borne initiale, l'incipit assu-
me les fonctions de l'exorde antique, dont les fonctions étaient d'attirer
l'attention du public en résumant l'affaire tout en éveillant sa bien-
veillance, au moyen de la captatio benevolentiae En même temps qu'il
est moment de passage du silence à la parole, l'incipit implique, dans la
même tradition rhétorique, le premier contact entre le destinateur et le
d e s t i n a t a i r e d u m e s s a g e , e n t r e l ' a u t e u r et le l e c t e u r C ' e s t b i e n e n cela
qu'il est « e x o r d i u m dicendi ».

Bon nombre de r o m a n s semblent pouvoir dissocier avec aisance ce


q u ' o n a p p e l l e le « t e x t e » d u « h o r s - t e x t e » . C e p e n d a n t , d a n s u n e m a j o r i -
té de romans du X V I I I siècle, et en particulier dans le corpus des
romans épistolaires polyphoniques, un débrayage net et clair du
« texte » et d u « h o r s - t e x t e » se r é v è l e p o u r le m o i n s p r o b l é m a t i q u e . L e s
Liaisons dangereuses, L a P a y s a n n e pervertie, Les Sacrifices de l ' a m o u r
i n s t a l l e n t le c o n t a c t e n t r e a u t e u r e t l e c t e u r d è s l e s p é r i t e x t e s . E t si, p o u r
r e p r e n d r e l ' i d é e d e « l ' e n t r é e e n é c r i t u r e » , le p é r i t e x t e i m p l i q u a i t l ' e n -
trée e n texte ( f o n c t i o n c o d i f i a n t e ) et l'incipit l ' e n t r é e e n fiction (fonc-
tion dramatique) ? La solution a été p r o p o s é e , mais elle n ' e m p ê c h e r a

1. Bernhild Boie et Daniel Ferrer, Genèses du roman contemporain. Incipit et entrée en écriture,
Paris, CNRS, 1993, p. 20.
2. On trouve des traces de l'origine rhétorique du concept de l'incipit dans l'étude de
Raymond Jean qui le définit comme «la phrase-seuil (qui) oriente, dirige, met en mouvement et
reproduit par anticipation tout le roman» (R. Jean, art. cité, p. 139).
3. Voir à ce sujet Aron Kibedi-Varga, Rhétorique et littérature, Paris, Didier, 1970, p. 70-71.
4. « Dès lors, l'incipit, c'est le lieu de la première rencontre du lecteur avec l'auteur» (R. Jean,
art. cité, p. 139).
p a s L e s L i a i s o n s d a n g e r e u s e s d ' i n t r o d u i r e l a p r o b l é m a t i q u e d e l a fic-
t i o n n a l i s a t i o n d è s le d o u b l e p é r i t e x t e :

N o u s croyons devoir prévenir le public, que, malgré le titre de cet ouvrage et ce


q u ' e n dit le r é d a c t e u r dans sa préface, n o u s ne garantissons pas l'authenticité de
ce recueil et q u e n o u s avons m ê m e de fortes raisons de p e n s e r que ce n'est q u ' u n
roman.
( A v e r t i s s e m e n t de l'éditeur)

Il e s t e n e f f e t e x t r ê m e m e n t d i f f i c i l e , c o m m e l ' a b i e n m o n t r é M a u r i c e
C o u t u r i e r , « d e s é p a r e r les seuils m a n i f e s t e m e n t hors-texte, o ù l ' a u t e u r
c h e r c h e à s e d é p r e n d r e d e s o n t e x t e [...] d e s s e u i l s o r i e n t é s v e r s le t e x t e
l u i - m ê m e et q u i e n f o n t déjà p r e s q u e partie, c o m m e l ' a v e r t i s s e m e n t ,
l ' a v a n t - p r o p o s , la p r é f a c e o u la p o s t f a c e A v e c J e a n - L o u i s M o r h a n g e ,
o n p e u t é v o q u e r d a n s ce c o n t e x t e la n o t i o n d ' a b î m e o n t o l o g i q u e . E n
e f f e t , à s a p r e m i è r e c o n f r o n t a t i o n a u t e x t e f i c t i o n n e l , le l e c t e u r é p r o u -
ve q u e l q u e difficulté à quitter son univers familier p o u r entrer au
m o n d e fictionnel :

T o u t e lecture de fiction implique q u e le lecteur quitte m e n t a l e m e n t le m o n d e


dans lequel se déroule sa vie quotidienne p o u r se t r a n s p o r t e r dans u n autre
m o n d e , celui de la fiction. Le sentiment d'effort et de difficulté éprouvé au
d é b u t de la lecture semble t é m o i g n e r q u e ce passage ne va pas de soi, q u ' e n t r e
les deux m o n d e s u n seuil doit être franchi. Si o n lit avec p e u d'attention les pre-
miers mots de quelques r é c i t s

J.-L. M o r h a n g e s u g g è r e q u e l ' e f f o r t q u e n é c e s s i t e l ' e n t r é e e n fiction


est le fait d u seuil initial d u texte. M a i s est-ce q u e l ' i d é e m ê m e d ' a b î m e
o n t o l o g i q u e e t le s e n t i m e n t d e m a l a i s e n ' i m p l i q u e n t p a s t o u t a u c o n t r a i -
r e q u e l ' e n t r é e e n f i c t i o n e s t d i f f i c i l e m e n t l o c a l i s a b l e ? L ' i d é e d e J.-L.
Morhange renferme au moins un argument en faveur d'une approche
fonctionnaliste d e l'incipit tant qu'il s'agit d u r o m a n épistolaire poly-
p h o n i q u e , o ù l'univers fictionnel se délimite d e m a n i è r e assez floue.
L e p é r i t e x t e p a r t a g e e n effet a v e c l'incipit c e r t a i n e s fonctions pri-
mordiales en réponse aux questions, bien connues des rhétoriciens :
Q u i s ? Q u i d ? U b i ? Q u i b u s auxiliis ? C u r ? Q u o m o d o ? Q u a n d o ?
R é p o n d a n t encore fortement d'un enracinement rhétorique, Jean-
P i e r r e G o l d e n s t e i n , q u a n t à lui, d é f i n i t l ' o u v e r t u r e t e x t u e l l e d e m a n i è -
r e assez v a g u e : « E n g é n é r a l , l ' o u v e r t u r e f o u r n i t a u l e c t e u r t o u s les élé-
m e n t s d o n t il a u r a b e s o i n p o u r l a b o n n e c o m p r é h e n s i o n d e l ' a c t i o n e t
les d i s p o s e d e f a ç o n à p r o d u i r e l ' i n t é r ê t r o m a n e s q u e A n d r e a D e l
L u n g o s'y p r e n d avec b e a u c o u p plus de précision et c'est à son idée q u e
n o u s n o u s r a n g e r o n s p a r la suite :

1. Maurice Couturier, La Figure de l'Auteur, Paris, Seuil, 1995, p. 48


2. Jean-Louis Morhange, «Incipits narratifs. L'entrée du lecteur dans l'univers de la fiction »,
in Poétique 104 (1995), p. 387. Nous soulignons
3. Jean-Pierre Goldenstein, Pour lire le roman, Bruxelles-Paris, A. De Boeck-Duculot, 1985, p. 77.
Les enjeux et les fonctions de l'incipit sont très complexes, mais nous croyons
pouvoir les résumer en quatre points : commencer le texte (fonction codifiante) ;
intéresser le lecteur (fonction séductive); mettre en scène la fiction (fonction
informative) ; mettre en marche l'histoire (fonction dramatique).
Or, les variantes épistolaires développées par la prose narrative du
XVIIIe siècle témoigneront tant de la concentration de ces différentes fonc-
tions dans un lieu que de leur dispersion dans différentes unités textuelles.
Avant d'élargir l'horizon et de confronter le dossier épistolaire -
dans ses variantes monodiques, dialogales et polyphoniques - à la double
approche - essentialiste et fonctionnaliste - discutée dans ce qui précè-
de, formulons une troisième et dernière remarque. Elle concerne encore
les limites de l'incipit.
Texte
S'il est vrai qu'au premier contact avec le texte proprement dit, c'est-
à-dire au début de la, lettre de Cécile Volanges à Sophie Carnay, s'ins-
crit une fonction codifiante en ce que la première phrase du roman jus-
tifie l'existence du support narratif - la lettre - par une promesse faite
au couvent (et il faudra y revenir), on voit beaucoup moins bien com-
ment cette innocente lettre inaugurale des Liaisons dangereuses pour-
rait mettre en branle l'intrigue (fonction dramatique) ou comment elle
éveillerait l'intérêt du lecteur (fonction séductive) sauf à travers l'es-
quisse du caractère naïf, par trop visible dans le style de la lettre, d'une
des protagonistes. Même si la valeur propédeutique du véritable début
des Liaisons n'est pas nulle, la deuxième lettre, de la marquise de
Merteuil au vicomte de Valmont, répond infiniment mieux à la défini-
tion fonctionnaliste de l'incipit :
Revenez, mon cher vicomte, revenez : que pouvez-vous faire chez une vieille
tante dont tous les biens vous sont substitués? Partez sur-le-champ! J'ai besoin
de vous. Il m'est venu une excellente idée, et je veux vous en confier l'exécution.
Ce peu de mots devrait suffire; [...]
Justifiant l'existence de la lettre même (fonction codifiante), la dis-
tance n'est évoquée que pour être aussitôt supprimée. La mise en place
de l'intrigue (fonction dramatique) montée par Mme de Merteuil est
inséparable de la suppression de cette distance : Valmont sera l'exécu-
teur des plans (de «l'excellente idée») de la marquise. Valmont est
d'ailleurs censé comprendre à demi-mot et l'attente est créée (fonction
séductive) : quelle est cette idée ? Elle ne sera dévoilée que pas à pas :
Madame de Volanges marie sa fille : c'est encore un secret ! Mais elle m'en a fait
part hier. Et qui croyez-vous qu'elle ait choisi pour gendre? Le comte de Gercourt.
Qui m'aurait dit que je deviendrais la cousine de Gercourt? J'en suis dans une
fureur !... Eh bien ! Vous ne devinez pas encore ? Oh ! L'esprit lourd ! [...]

1. A. Del Lungo, art. cité, p. 138.


Un jeu de questions et de réponses met progressivement en place
l'univers fictionnel (fonction informative). L'installation de l'espace-
temps où l'aventure aura lieu nécessite, comme on le verra dans la suite,
un retour en arrière :
Eh bien ! Vous ne devinez pas encore ? Oh ! L'esprit lourd ! Lui avez-vous donc
pardonné l'aventure de l'Intendante? Et moi, n'ai-je pas encore plus à me
plaindre de lui, monstre que vous êtes**? [...]
Au travers de ce jeu dialogique, technique typique des procédures
inchoatives du roman par lettres, se crée une tension qui aura besoin
d'une une note infrapaginale pour se détendre :
Pour entendre ce passage, il faut savoir que le comte de Gercourt avait quitté la
marquise de Merteuil pour l'intendante de ***, qui lui avait sacrifié le vicomte de
Valmont, et que c'est alors que la marquise et le vicomte s'attachèrent l'un à l'autre.
Outre que cette courte analyse montre que les procédures inchoa-
tives du roman épistolaire ne sont pas le fait du seul texte épistolaire,
mais qu'elles ont besoin de s'appuyer sur une autre dimension de la
constellation narrative comme le proto-texte ou le péri-texte, elle fait
voir la nécessité de distinguer, dans l'étude de ces procédures, entre l'in-
cipit proprement dit et ce que nous sommes enclin à appeler un frag-
ment inchoatif Ce distinguo admis, on est en droit d'affirmer que l'inci-
pit, qui coïncide donc avec le début du texte proprement dit, et les dif-
férents fragments inchoatifs constituent la phase propédeutique du récit.
La volonté propédeutique du texte s'achèverait dès lors à l'endroit
où les quatre fonctions inchoatives s'avèrent remplies. Or, pour le lec-
teur que je suis, la phase propédeutique des Liaisons dangereuses, qui
implique la mise en place d'un tissu complexe d'au moins trois intrigues
(cf. la fonction dramatique), s'achève aux environs de la lettre 20 : le
pacte libertin conclu entre Valmont et la Merteuil pour ruiner le comte
de Gercourt à travers la séduction de Cécile (intrigue 1) est pour un
temps subordonné à la séduction de la présidente de Tourvel (intrigue 2),
au prix de laquelle la Merteuil est prête à redonner au pacte libertin
avec Valmont un caractère sexuel (intrigue 3) :
[...] voici mes conditions. Aussitôt que vous aurez eu votre belle dévote, que
vous pourrez m'en fournir une preuve, venez, et je suis à vous. Mais vous n'igno-
rez pas que dans les affaires importantes, on ne reçoit de preuves que par écrit.
(Lettre 20, de la Merteuil à Valmont)
A partir de ce moment de l'histoire, le récit acquiert son autonomie.
Il est clair que la longueur de la phase propédeutique risque d'effilo-
cher le concept même d'incipit. D'autre part, une situation pareille
éclaire d'un jour plus nuancé l'idée lotmannienne de cadre. Dans la
citation suivante, le cadre n'apparaît pas comme une donnée topolo-
gique du texte, se localisant à son début et à sa fin comme le veut la
conception essentialiste de l'incipit, mais comme une image perçue et
complétée par le lecteur au fur et à mesure qu'il recueille les réponses
à son questionnaire :
Le texte doit répondre à certaines exigences du lecteur qui, abordant la lecture
d'un livre, a intérêt à recevoir l'idée la plus complète possible du genre, du style
du texte, des codes artistiques types qu'il doit disséminer dans sa conscience pour
recevoir le texte. Ces renseignements, il les puise pour l'essentiel dans le début
Dans Les Liaisons dangereuses, l'effet de cadre de la lettre 20 est
d'autant plus remarquable que le passage cité est comme un embryon
où le dénouement est contenu en germe. Il suffit d'un seul fait -
Valmont devenant amoureux de sa victime - pour que l'engrenage des
trois intrigues se détraque : la marquise de Merteuil refusera d'honorer
le pacte et la «guerre» qui s'ensuivra entraînera la destruction, morale
ou effective, de tous les personnages. Le passage cité, dont l'effet de
cadre est particulièrement fort, est l'un de ceux où, comme le disait jadis
Georges Poulet, «s'introduit subrepticement, dans un roman qui est
celui de la conquête préméditée d'une victime par un séducteur, un
autre roman imprévisible qui est celui de la conquête non préméditée
d u s é d u c t e u r p a r la v i c t i m e Le lecteur p e u t désormais prévoir ce qui
p o u r les l i b e r t i n s e s t i m p r é v i s i b l e . A u n i v e a u d u « s a v o i r » n a r r a t i f , le lec-
t e u r p r e n d d é f i n i t i v e m e n t le p a s s u r les libertins.

D e s t r o i s r e m a r q u e s f o r m u l é e s ici à l ' é g a r d d e s t h é o r i e s e s s e n t i a l i s t e
et fonctionnaliste de l'incipit, il apparaît que l'étude des processus
inchoatifs d u r o m a n épistolaire aura à r e n d r e c o m p t e d u triple rapport
qu'entretient l ' « i n c i p i t », d ' a b o r d avec le proto-texte, ensuite avec le
péri-texte et e n f i n a v e c le texte m ê m e dans la m e s u r e où le d é b u t est
i n s é p a r a b l e d e la fin. P a r ailleurs, a u f u r e t à m e s u r e q u e le r o m a n p a r
lettres se r a p p r o c h e d'une configuration polyphonique en multipliant
les instances élocutives, u n e a p p r o c h e f o n c t i o n n e l l e d e l'incipit s ' i m p o -
se avec plus de nécessité. U n appareil méthodologique distinguant
entre incipit, f r a g m e n t inchoatif et p h a s e propédeutique pourra sans
d o u t e r e n d r e c o m p t e d e la c o m p l e x i t é d e s p r o b l é m a t i q u e s i n c h o a t i v e s
d u r o m a n p a r lettres. U n e telle é t u d e n'est p a s des limites d e cet article.
Aussi l ' e x a m e n qui suit se limitera-t-il à tracer q u e l q u e s pistes à l'aide
de l'appareil m é t h o d o l o g i q u e mis en place dans ce qui précède.

1. I. L o t m a n , op. cit., p. 305, nous soulignons.


2. G e o r g e Poulet, E t u d e s s u r le temps h u m a i n , Paris, Plon, 1952, t o m e 2, p. 77.
L'ENTREE EN CORRESPONDANCE

O n parle volontiers de l'inachèvement d'une œuvre ou d'un manuscrit; mais


[...] o n ne p e u t g u è r e e n v i s a g e r d ' œ u v r e i n c o m m e n c é e . O n r e g r e t t e parfois
q u ' u n texte ne se soit pas a r r ê t é plus tôt, et très s o u v e n t qu'il n e c o n t i n u e pas
p l u s l o i n ; m a i s a r r i v e - t - i l j a m a i s q u ' o n s o u h a i t e q u ' u n t e x t e ait c o m m e n c é e n
a m o n t o u en aval du d é b u t 1

La question n'est pas que rhétorique. Le r o m a n épistolaire n'est-il


p a s t r i b u t a i r e d e l a d i s t a n c e , q u i e n c o n s t i t u e l e s i n e q u a n o n ? Il e s t e n
e f f e t c o m m u n é m e n t a d m i s q u e le d i s c o u r s é p i s t o l a i r e d o i t s o n e x i s t e n -
ce à l'absence d e l'autre, d e q u e l q u e n a t u r e qu'elle s o i t M a i s e n m ê m e
temps que la première phrase d'une correspondance (et de chaque
n o u v e l l e c o r r e s p o n d a n c e d a n s les c o n s t r u c t i o n s p o l y p h o n i q u e s ) établit
la s i t u a t i o n a c t u e l l e d ' u n l o c u t e u r face à u n allocutaire a b s e n t , elle ren-
voie, et fort s o u v e n t de m a n i è r e explicite, à u n e situation antérieure de
non-distance et de présence. L e présent empreint de l'idée de distance
se r e s s e n t t r è s f o r t e m e n t d u p a s s é , le p l u s s o u v e n t i m m é d i a t . L a f o n c -
t i o n c o d i f i a n t e justifiant l'existence m ê m e d e la lettre a p p a r a î t d è s lors
c o m m e i n s é p a r a b l e d e la d i a l e c t i q u e p r é s e n t / p a s s é , distance / présence.
T o u t e n l ' é v o q u a n t , l ' i n c i p i t s u p p r i m e l e « t e x t e s i l e n c i e u x » (cf. R . J e a n )
e n le r e m p l a ç a n t p a r le t e x t e p r o p r e m e n t dit, q u i n e d o i t s o n e x i s t e n c e
q u ' à l a d i s t a n c e . L e r o m a n é p i s t o l a i r e , e n s o n d é b u t , vit d ' u n a i l l e u r s . Il
s ' o u v r e s u r le d e d a n s d u t e x t e a u t a n t q u e s u r le d e h o r s :

J ' a b a n d o n n e m e s a m i s les p l u s c h e r s ; j e v o u s q u i t t e , v o u s q u e j ' a i m e si t e n d r e -


m e n t [...]
( M m e R i c c o b o n i , L e t t r e s d e M i l a d y J u l i e t t e C a t e s b y , 1759, 1.1)
O h , m a c o m p a g n e chérie, vous que j'aimai dès m e s plus j e u n e s ans, vous d o n t
l ' é l o i g n e m e n t m e fit s e n t i r l e s p r e m i e r s t r a i t s d e la d o u l e u r , s o y e z - m o i f i d è l e .
[ ... ]
( M m e R i c c o b o n i , Lettres d ' E l i s a b e t h - S o p h i e d e Vallière, 1772,1.1)
J ' a i r e ç u t a l e t t r e , C h a r l e s [...] J e n e t ' a i p a s q u i t t é s a n s r e g r e t , m o n a t t e n d r i s s e -
m e n t a d û t e le p r o u v e r [ . . . ]
( M m e R i c c o b o n i , L e t t r e s d e M y l o r d R i v e r s , 1777, 1.1)
T u dois avoir reçu toutes m e s lettres, E r n e s t : depuis q u e j'ai quitté Stokholm,
j e t ' a i é c r i t p l u s i e u r s fois. T u p e u x m e s u i v r e d a n s c e v o y a g e , q u i s e r a i t e n c h a n -
t e u r , s'il n e m e s é p a r a i t p a s d e t o i [...]
( M m e d e K r ü d e n e r , V a l é r i e , 1802, 1.1)

1. B. Boie et D. Ferrer, art. cité, p. 21.


2. Il est vrai que la distance entre épistoliers n'est pas forcément spatiale. La correspondance
entre Saint-Preux et Julie dans la première partie de La Nouvelle Héloïse, par exemple, met en
place deux épistoliers vivant sous le même toit. L'existence de la lettre se justifie par la distance
inscrite dans les codes sociaux. Par la suite, la raison d'être du discours épistolaire tient alternati-
vement au respect et à la transgression de ces codes. Voir à ce sujet notre article «Ton regard
m'apprendra tes plus secrètes pensées. La rhétorique de la distance dans Delphine», in Tilkin
(Françoise) (éd.), Le Groupe de Coppet et le monde moderne. Actes du VIe colloque de Coppet,
Genève, Droz, 1998, p. 237-249.
L a m i s e e n place d e d e u x épistoliers se d o u b l e s o u v e n t , et t a n t qu'il
s'agit d'une c o r r e s p o n d a n c e confidentielle, d ' u n pacte épistolaire
c o n c l u e n t r e les épistoliers. L a n o t e i n f r a p a g i n a l e a u b a s d e la d e u x i è -
m e lettre d e s L i a i s o n s d a n g e r e u s e s , o ù ce p a c t e e n t r e V a l m o n t e t la
M e r t e u i l est i m p l i c i t e m e n t é v o q u é , t é m o i g n e e n suffisance d e l'éclate-
m e n t d e l'incipit, là o ù les f o r m u l e s m o n o d i q u e s et d i a l o g a l e s c o n s i -
g n e n t le p a c t e a u d é b u t d e la p r e m i è r e l e t t r e d ' u n e c o r r e s p o n d a n c e
entre confidents :

Ce matin, m o n p r e m i e r soin est d'instruire m o n amie de ce que j'ai vu. J e m e


flatte qu'elle me tiendra de m ê m e les promesses qu'elle m ' a faites, de m'écrire
souvent et toujours en anglais. [...]
(Mme B o u r n o n - M a l l a r m é , Mémoires de Clarence Welldone, 1780,1.8)
Nous nous écrirons s o u v e n t ; ce sera m o n p r e m i e r plaisir, le seul p e u t - ê t r e et
c'est d'avance m a consolation. [...]
(Sénancour, Isabelle, 1833)
Envoyez-moi votre journal, et faites votre profit d u m i e n [...]
M a n d e z - m o i ce que vous faites, et r e n d e z - m o i confidence p a r confidence [...]
(Dorat, Les Malheurs de l'inconstance, 1772, 1.6 du duc au vicomte)
[...] nous nous sommes promis, vous le savez, de n'avoir jamais rien de caché
l'une p o u r l'autre, et d ' a d o u c i r ainsi nos peines. [...]
(Dorat, ibid., 1.8 de M m e de Syrcé à M m e de Lacé)
N o u s nous s o m m e s promis de nous écrire souvent; [...]
(Le C o m t e (?), Lettres du chevalier Dorigny, 1771,1.1)

D é p o s i t a i r e d e la f o n c t i o n c o d i f i a n t e , l ' é v o c a t i o n d e la s i t u a t i o n p r é -
épistolaire et e n particulier d u p a c t e épistolaire - d o n t L e s L i a i s o n s dan-
g e r e u s e s g a r d e n t les t r a c e s d a n s la p r e m i è r e l e t t r e (« Tu vois, m a b o n n e
a m i e , q u e j e t e t i e n s p a r o l e , [ . . . ] ») - c o n s t i t u e u n e p r e m i è r e c o n s t a n t e
inchoative d u r o m a n p a r lettres. A d m e t t o n s p a r ailleurs et p o u r l'instant
q u e l'incipit d ' u n r o m a n épistolaire participe a u m o i n s d ' u n d o u b l e
code : légitimation du texte m ê m e et installation de l'univers diégé-
tique : e n t r é e en texte et e n t r é e en histoire, donc.

L ' E N T R E E EN TEXTE

L ' i n c i p i t d e Valérie d e M m e d e K r ü d e n e r le m o n t r e e n s u f f i s a n c e : le
s i l e n c e r o m p u p a r le t e x t e p e u t e n m ê m e t e m p s i m p l i q u e r l ' é m e r g e n c e
d ' u n p r o t o t e x t e . Il n ' e s t p a s r a r e que le p a s s é immédiat sur lequel
s ' o u v r e la l e t t r e e s t l u i - m ê m e d é j à t e x t u e l . D a n s c e s c a s d e f i g u r e , l'in-
cipit s u g g è r e u n d é c a l a g e t e m p o r e l e n t r e le d é b u t t e x t u e l e t le d é b u t
p r o t o t e x t u e l . E t d u c o u p la f o n c t i o n c o d i f i a n t e se d é p l a c e : l'incipit
recèle l'intervention d'une instance organisatrice, d ' u n e m a i n qui
c o u p e , q u i p r i v i l é g i e d a n s le d o s s i e r p r o t o t e x t u e l t e l l e l e t t r e p l u t ô t q u e
telle autre. O r , c e t t e m a i n trieuse, s é l e c t i o n n a n t e , o r g a n i s a t r i c e , est-elle
t e n u e à j u s t i f i e r s o n c h o i x . . . ? D è s les v a r i a n t e s m o n o d i q u e s les p l u s
s i m p l e s , il e s t c l a i r q u e l a f o n c t i o n c o d i f i a n t e e m b r a s s e u n d o u b l e
niveau : justifier la lettre, justifier le récit par lettres. La face visible du
recueil de lettres se doit de justifier son agencement, sa structure, son
organisation par rapport à la face invisible, sous-jacente, prototextuelle.
Telle justification est le plus souvent le fait d'une préface, qui peut être
elle-même épistolaire :
Je ne vous envoie que ce que j'ai cru digne d'être lu; et dans plus de cinq cents
qui me sont tombées entre les mains, je n'en ai réservé que soixante-dix; ce n'est
pas que les autres fussent plus mauvaises; mais [...]
(Crébillon, Lettres de la marquise, 1732)
Plus le décalage entre les dossiers prototextuel et textuel est grand,
plus l'encadrement préfaciel s'impose. Ou plutôt, du point de vue auc-
torial, une des fonctions de la préface est précisément d'instaurer ce
décalage, comme garantie de la soi-disant authenticité du texte. Les
codes rhétoriques qui traversent le discours préfaciel ayant fait l'objet
d'un excellent article d'Elisabeth Zawisza nous nous dispensons de
cette partie de l'enquête. Toujours est-il que les reflets que l'incipit
contient, tant du péritexte que du prototexte, s'avèrent des éléments
constitutifs des codes inchoatifs du roman par lettres.
Par quel paramètre le choix effectué par le rédacteur dans le dossier
prototextuel est-il dicté ? C'est poser la question de la fonction drama-
tique de l'incipit : à partir de quel moment la correspondance devient-
elle suffisamment intéressante pour être mise au jour et quel événe-
ment en décide. L'entrée en texte dépend d'un paramètre inscrit dans la
diégèse : c'est le plus souvent, on s'en doute, un départ. Dans Lettres du
Chevalier Dorigny à son ami Mercourt (1771) de Le Comte, l'existence
du prototexte se justifie par le départ de Mercourt du collège. En
revanche, l'entrée en texte, c'est-à-dire l'émergence à la surface tex-
tuelle de ce prototexte, est, quant à elle, justifiée par la sortie de collè-
ge de Dorigny. C'est le départ de Doriginy qui rend la correspondance
assez intéressante pour être publiée, en ce qu'il fournit matière à récit
par la vie de débauche qu'il inaugure.
Par rétrospection, l'incipit du récit épistolaire s'ouvre donc tant sur
un espace textuel que sur un espace diégétique, qui peuvent, l'un et
l'autre, s'avérer fort complexes. En témoigne le discours justificateur du
rédacteur de Valérie :
Ce fut au milieu de ces rêves, de ces fictions et de ces souvenirs, que je fus sur-
pris un jour par le récit touchant d'une de ces infortunes qui vont chercher au
fond du cœur des larmes et des regrets. L'histoire d'un jeune suédois, d'une
naissance illustre, me fut racontée par la personne même qui avait été la cause
innocente de son malheur. J'obtins quelques fragments écrits par lui-même : je
ne pus les parcourir qu'à la hâte ; mais je résolus de noter sur-le-champ les traits

1. Elisabeth Zawisza, «Pour une rhétorique des préfaces romanesques des Lumières », in
Australian Journal o f French Studies (1995), p. 155-168.
principaux qui étaient gravés dans ma mémoire. J'obtins après quelques années
la permission de les publier.
(Préface)
A l'inverse des Lettres de la Marquise, le dossier prototextuel est
fragmentaire et l'éditeur a dû y mettre du sien. Entre un prototexte
lacunaire auquel supplée l'éditeur par un travail de rédaction et un pro-
totexte qui, par son volume, excède de beaucoup le texte effectivement
publié, s'étale toute une gamme de possibles.
L'ENTREE EN HISTOIRE
Une autre gamme de possibles se développe au niveau de l'entrée en
histoire. La mise en place de deux épistoliers et d'une situation com-
municationnelle s'expliquant par le passé immédiat (« Je ne sais si vous
vous souvenez que nous n'avons lié ensemble qu'un commerce d'ami-
tié [...]») s'élargit progressivement à un passé plus lointain («Je suis
cependant fâchée, sachant l'envie que vous avez de vous consoler de
l'infidélité de Madame de H***, de ne pouvoir vous aider [...] »). Ce
passé s'avère pratiquement sans importance pour l'intrigue des Lettres
de la marquise citées ici, si ce n'est qu'il contribue à l'établissement du
contexte. Il n'en va pas toujours ainsi. Alors qu'un changement survenu
dans la situation préépistolaire (un départ) explique l'entrée en corres-
pondance et, dans un grand nombre de cas, l'entrée en texte, l'entrée en
histoire, quant à elle, se définit par rapport à un passé plus éloigné, que
nous appellerons ici, pour le besoin de l'enquête, la prédiégèse.
Par des manœuvres parfois fort habiles, l'incipit peut récupérer la pré-
diégèse, ce dont témoigne une importante sédimentation d'images et de
péripéties au début d'un roman par lettres. La récupération peut être mini-
male et se limiter à l'évocation du contexte antérieur à la correspondance,
sans que celui-ci interfère avec les événements à venir. Elle peut être maxi-
male quand le passé prédiégétique s'insinue dans le présent. L'incipit en
perd aussitôt son autonomie : en effet, certains faits antérieurs ont été géné-
rateurs de la situation épistolaire actuelle et seront d'une importance capi-
tale pour le déploiement de l'intrigue. Les romans de Mme Riccoboni
offrent un taux d'exemple intéressant à l'une et à l'autre variante.
Les Lettres de Fanni Butlerd (1757) mettent en situation deux per-
sonnes sur le point de devenir amants, sans référence aucune à la situa-
tion antérieure à la lettre. L'incipit, de manière parfaitement autonome,
ouvre le texte sur le dedans : «Après avoir réfléchi sur votre songe, je
vous félicite, milord, de cette vivacité d'imagination qui vous fait rêver
de si jolies choses ».
Combien différente cette entrée en histoire des propos initiaux des
Lettres de milady Juliette Catesby (1759), qui n'en adoptent pas moins la
formule monodique de la narration par lettres :
C'est au grand trot de six chevaux avec des relais bien disposés, l'air de l'em-
pressement, que je vais très vite, accompagnée de gens dont je me soucie peu,
chez d'autres dont je ne me soucie point du tout. J'abandonne mes amis les plus
chers; je vous quitte, vous que j'aime si tendrement. Eh, pourquoi ce départ,
cette hâte ? Pourquoi me presser d'arriver où je ne désire point d'être, pour
m'éloigner... de qui?... De milord d'Ossery... Ah, ma chère Henriette, qui
m'eût dit que je l'éviterais un jour ! [...]
Ce dialogue intérieur dérobe au destinataire, et au lecteur, une par-
tie de la réalité, qui demande à être expliquée plus amplement. Dans la
suite, au fur et à mesure que le récit avance, les différents aspects de
cette explication seront mis en perspective et approfondis : en dévoilant
progressivement les vrais motifs de l'éloignement initial, le récit ne fait
qu'expliquer la cause de la distance, et en définitive, justifier sa propre
existence.
L'énigme posée par l'incipit (fonction dramatique) dicte ensuite la
structure du récit. Non seulement Juliette est amenée à expliquer le
mystère de sa conduite, il faut aussi qu'on lui explique le mystère du
comportement de Milord d'Ossery à son égard. L'énigme est donc
double et l'épistolière n'est elle-même informée que d'une partie de la
vérité. La position de l'épistolier face à l'énigme posée par l'incipit est
un paramètre structural du récit par lettres en ce qu'il détermine le
nombre de portées sur lesquelles le récit sera orchestré. Les Lettres de
Milady Juliette Catesby se développent sur deux portées : d'une part, un
long récit rétrospectif, « Histoire de milady Juliette Catesby et de milord
d'Ossery », doublement incluse dans la lettre 14, expliquera au destina-
taire et au lecteur une partie de l'énigme, d'autre part, une suite de
lettres est nécessaire pour que soit expliquée à l'épistolière même la
partie de la vérité qu'elle ignore.
Les Lettres d'Elisabeth-Sophie de Vallière (1772) présentent un cas
de figure plus ou moins analogue, sauf que le bouleversement impli-
quant la mise en histoire est une énigme complète aux yeux mêmes de
l'épistolière au moment de l'entrée en texte :
Mon silence vous inquiète, vous alarme, vous afflige... Ah! Je n'en doute pas.
Depuis dix jours, j'ai plusieurs fois essayé de vous écrire; mais le serrement de
mon cœur, l'abondance de mes larmes... Oh, ma chère Hortence, votre amie
n'est plus dans la situation où vous la laissâtes; elle n'est plus la nièce d'une
femme respectée, l'héritière désignée d'une grande fortune : elle ne tient à per-
sonne [...]
L'énigme est complète : l'épistolière ne sait plus qui elle est. Le mys-
tère de son origine sera dévoilée à Sophie au même rythme qu'au des-
tinataire et au lecteur. Le récit se développera, comme dans les Lettres
de milady Juliette Catesby, sur une double portée textuelle, l'une dévoi-
lant progressivement le passé à travers la lecture de plusieurs cahiers
trouvés par l'épistolière, et l'autre assurant la transmission de ce savoir
nouvellement acquis au destinataire et au lecteur, au travers d'une cor-
respondance dont les étapes s'espacent au rythme des découvertes
faites par l'épistolière.
L'incipit énigmatique est donc un générateur de polyphonie épisto-
laire, au sein même de la variante monodique. Quant à l'Histoire de
Miss Jenny (1764), l'élément catalyseur de l'entrée en histoire est enco-
re l'énigme :
Je me vois obligée, madame, de justifier ma conduite à vos yeux, ou de vous lais-
ser croire qu'elle est très singulière, peut-être très blâmable. Par leurs proposi-
tions brillantes, deux personnes attirent actuellement sur moi l'attention d'une
foule de spectateurs. Chacun me juge au gré de ses idées et me condamne sur
ses propres principes. Imagine-t-on des motifs raisonnables de dédaigner une
grande fortune ? [...]
Double facteur nodal, de la mise en texte et de la mise en histoire,
l'énigme posée par l'incipit détermine la forme autant que le fond de
l'œuvre. En l'occurrence, le moment de l'écriture se situe après les évé-
nements à raconter; l'épistolière détient tous les fils du savoir. Aussi le
discours épistolaire se développera-t-il sur la seule portée rétrospective
renfermée dans l'énorme lettre constituant la quasi totalité du récit.
Une deuxième lettre à la fin, écrite longtemps après la première, rend
compte de la situation nouvelle de l'épistolière.
De notre démonstration ressort que l'incipit énigmatique (c'est-à-dire
le rapport problématique établi entre le présent et le passé) est un para-
mètre générateur du récit par lettres en ce que, d'abord, il cumule la fonc-
tion dramatique (mise en histoire) et la fonction codifiante (mise en
texte). La construction du roman, dont nous n'avons jusqu'à présent
envisagé que les variantes monodiques, s'en trouve ensuite déterminée.
Et à son tour, la construction du récit est indissociable de la fonction
informative : l'incipit énigmatique est susceptible de multiplier les voix
participant à la résolution de l'énigme. L'énigme peut en effet se poser au
destinataire, au destinateur ou au deux. Jenny n'a qu'à transmettre son
savoir au destinataire ; Juliette aura besoin de l'autre pour compléter son
propre savoir, Sophie est à peine plus instruite que son destinataire.
Ainsi, en faisant participer plus activement le destinataire à la réso-
lution de l'énigme, le récit a le moyen de mettre en place des configu-
rations épistolaires dialogales. La variante de ce que J. Rousset appelle
le «duo épistolaire », où deux intrigues différentes se côtoient dans le
même récit sans interférer - c'est notamment le cas des Mémoires en
forme de lettres de deux personnes de qualité (1765) de Mme Benoist -
ne nous intéresse pas ici. Les romans de Mme Le Prince de Beaumont,
qui privilégié dans trois de ses romans la formule dialogale, permettent,
à plus d'un égard, de compléter la gamme esquissée à partir des romans
de Mme Riccoboni. Ainsi, en leur début, les Mémoires de madame la
baronne de Batteville (1766) inscrivent explicitement l'énigme généra-
trice du récit :
Vous avez raison, ma chère, je suis heureuse; mais il s'en faut beaucoup que
vous ayez la moindre idée de la nature du bonheur dont je jouis; et sans de cer-
taines circonstances, il ne tiendrait qu'à moi de le regarder comme une infortu-
ne. Ce discours est une énigme pour vous, j'en suis sûre, et n'en deviendrait pas
plus intelligible quand je vous l'aurais expliqué.
Ce propos n'éveille pas seulement la curiosité du lecteur, mais éga-
lement de la destinataire de la lettre, Mme du Castelet, qui de son côté
sollicite un aveu complet. La confidence, et donc le récit rétrospectif
comblant les lacunes informatives, se fera pourtant attendre, car
[...] j'eusse fort souhaité m'acquitter de la parole que je vous ai donnée; mais le
récit des événements de ma vie n'est bon qu'à être dit et ne vaudrait rien, je
pense, à être lu. D'ailleurs, je ne voudrais faire cette confidence qu'à vous, et les
lettres sont sujettes à mille accidents.
Le récit rétrospectif ne se justifie donc pas de la simple demande de
la part du destinataire, il attend un catalyseur plus fort, un événement.
Cet événement se produira et il sera le fait de la destinataire et d'une
lettre-réponse où est incidemment évoquée l'arrivée d'un nommé des
Essarts. Après l'échange de deux lettres de part et d'autre, le récit
rétrospectif est enfin déclenché :
Quel nom avez-vous prononcé, ma chère ? Pouviez-vous prévoir les maux que
vous m'alliez causer ? Il n'était pas besoin de me rappeler le lieu où j'ai vu M. des
Essarts pour la première fois; je travaille en vain depuis dix-sept ans à l'effacer
de ma mémoire, ou plutôt à l'arracher de mon cœur. [...] Après vous avoir
découvert une passion qui a fait en même temps le délice et le tourment de ma
vie, je ne puis remettre à vous faire la confidence entière que je vous ai promise.
Suit une énorme lettre truffée elle-même de lettres incluses, avant
que reprenne, après 200 pages, la correspondance qui, relançant le récit
dans le présent, pourra réparer le passé. Le récit, dialogique, se déve-
loppe à nouveau sur la double portée du passé réparé dans le présent.
L'incipit, la cheville ouvrière de cette double orientation du récit, est ici
un mécanisme à double détente : un épistolier évoque l'énigme, à son
interlocuteur est abandonné le soin de déclencher le récit et, ensuite, de
réparer les injustices du passé.
Dans les Lettres d'Emerance à Lucie, on ne verra se déclencher le récit
rétrospectif en réponse à un déclic antérieur qu'à la fin de la lettre 14 :
[...] mais il est des moments où mes malheurs se retracent à mes yeux d'une
manière si terrible, que je me sens à peine la force de les supporter. Je suis
actuellement dans un de ces moments douloureux : je me hâte de finir cette
lettre ; je n'ai que des images tristes à vous offrir; pourquoi vous ferais-je parta-
ger des maux que vous ne pourriez soulager.
Ici encore la mise en histoire énigmatique se déclenche en deux
temps. Le récit rétrospectif ne se fera qu'à la demande explicite de la
destinataire, qui, instruite de ce nouveau savoir, sera à même de répa-
rer le passé. Voici la réponse de Lucie :
Je me flattais vainement d'avoir mérité votre amitié, votre confiance et votre
estime; non, Madame, vous ne m'aimez pas, puisque vous n'osez me faire par-
tager vos malheurs. [...] Je quitterai tout et ne vous quitterai vous-même
qu'après avoir arraché vos funestes secrets.
La portée rétrospective vient s'inscrire au milieu d'un présent dont
la narration s'écrit sur une portée commencée longtemps avant et qui
se poursuivra longtemps encore après la confidence. L'énigme, à double
détente, s'inscrit, comme un fragment inchoatif, au milieu d'une corres-
pondance. Mais le récit rétrospectif ne fait pas qu'évoquer l'énigme qui
fait le malheur d'Emerance - la perte de sa fille à Toulouse -, il contri-
bue en quelque sorte à la résoudre en ce qu'il permet de reconnaître en
Annette, la fille adoptive de Mme du Castelet, la propre fille d'Emerance.
L'énigme, le «blanc textuel », est un des facteurs générateurs de la
très variable géométrie du récit par lettres. Logée au début du texte et
coïncidant avec l'incipit dans les modalités monodiques, l'énigme prend
davantage l'aspect d'un fragment inchoatif au fur et à mesure que la
constellation épistolaire se complique, comme dans les romans dialo-
gaux de Mme Le Prince de Beaumont et, a fortiori, dans les configura-
tions polyphoniques. Ainsi, dans Les Liaisons dangereuses, la lettre 102
de la présidente de Tourvel à Madame de Rosemonde :
Vous serez bien étonnée, Madame, en apprenant que je pars de chez vous aussi
précipitamment. Cette démarche va vous paraître bien extraordinaire : mais que
votre surprise va redoubler encore quand vous en saurez les raisons !
Bien que le départ précipité de la présidente - départ qui, à la lumiè-
re de nos hypothèses rappelle celui de Juliette Catesby fuyant milord
d'Ossery - suscite encore une lettre justificatrice à Madame de Rosemonde
- rappelant celle qu'écrivait Miss Jenny à la comtesse de Roscomond -,
cette dernière n'a plus besoin d'aucune confidence pour être parfaite-
ment éclairée sur les motifs de cette fuite : elle en a trop vu, entendu, lu.
L'économie du récit ne demande plus de récit rétrospectif, le lecteur
étant suffisamment instruit par les 101 lettres qui précèdent l'aveu de la
présidente :
J'ai été. ma chère belle, plus affligée de votre départ que surprise de sa cause;
une longue expérience, et l'intérêt que vous inspirez, avaient suffi pour m'éclai-
rer sur l'état de votre cœur; et s'il faut tout dire, vous ne m'avez rien ou presque
rien appris par votre lettre. Si je n'avais été instruite que par elle, j'ignorerais
encore quel est celui que vous aimez; car en me parlant de lui, tout le temps,
vous n'avez pas écrit son nom une seule fois.
(Lettre 103)
Le non-dit, le vide présumé, n'en est pas un : l'énigme avait trouvé sa
résolution avant même d'avoir été évoquée. Le savoir du lecteur excè-
de celui du personnage. Il faudra revenir sur cette question, qui tient
évidemment à la fonction informative de l'incipit. Par cette première
lettre à Madame de Rosemonde commence en réalité l'histoire de la
composition du texte même : c'est la première de celles qui se rassem-
bleront entre les mains de l'octogénaire. Fragment inchoatif donc, inci-
pit de l'histoire de la constitution du recueil épistolaire même.
A l'autre bout de la gamme, donc, l'incipit énigmatique, qui, au
X V I I I siècle, apparaît comme une structure inchoative topique, non
seulement du récit par lettres, mais également du roman-mémoires, du
récit fantastique, pornographique, etc. Innombrables, en effet, les récits
se logeant dans un discours épistolaire :
Vous l'exigez, Madame, ce récit qui va rouvrir mes plaies [...]
(Delacroix, Mémoires du chevalier de Gonthieu, 1766)
Vous me pressez de faire un détail circonstancié de tout ce qui m'est arrivé
depuis mon enfance [...]
(Anonyme, Histoire d'Amande, 1768)
Vous exigez, ma très chère amie, que j'écrive l'histoire de ma vie [...]
(Lesbros de la Versane, Les Caractères de Femmes, 1769)
Vous ne vous contentez pas, Madame, du récit que je vous ai fait, à diverses
reprises, des différentes aventures de ma vie [...]
(Gueulette, Mémoires de Mademoiselle de Bontemps, 1738)
Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m'attendais
pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner tout entière, et d'en
faire un livre à imprimer [...]
(Marivaux, La Vie de Marianne, 1731)
Que le récit s'étale sur plusieurs lettres, comme chez Marivaux et
Lesbros de la Versane, ou qu'il se fasse, à la manière de l'Histoire de
Miss Jenny en une seule fois, ne change rien au fait qu'il débute par la
mise en scène d'une situation communicative épistolaire qui se double
de la structure conversationnelle question/réponse. Le plus souvent le
destinataire est demandeur, comme en témoignent ce récit fantastique
de Bibiena ou la très galante Thérèse Philosophe :
Vous le voulez, Madame, je vous obéis. Je pourrais m'en défendre : l'ordre que
vous me donnez ne s'accorde point avec vos railleries sur le récit que je vous ai
fait de vive voix.
(Bibiena, La Poupée, 1747)
Quoi! Monsieur, sérieusement, vous voulez que j'écrive mon histoire? Vous
désirez que je vous rende compte des scènes mystiques de mademoiselle
Eradice avec le très révérend Père Dirrag [...]
(Marquis d'Argens?, Thérèse Philosophe, 1748)
Ensuite, l'incipit des récits de Bibiena, Marivaux et Gueulette ren-
voie explicitement à une situation préépistolaire où une partie du récit
a déjà été faite de vive voix. Ce faisant, l'incipit épistolaire de récits
rétrospectifs, omniprésent dans la prose narrative du XVIIIe siècle,
cumule les fonctions codifiante, dramatique et informative : il justifie
l'existence du texte même par une exigence ou promesse visant à don-
ner à un récit commencé ailleurs une forme plus solide. En même
temps, la nature lacunaire de ce récit silencieux, de ce prototexte donc,
aiguillonne la curiosité du destinataire, et du lecteur. Il faut, en effet et
pour finir, dire un mot du lecteur et du lien entre les fonctions séductive
et informative de l'incipit.
L'ENTREE EN FICTION
On a déjà évoqué que les variantes polyphoniques du roman par
lettres procèdent par hiérarchisation des masses informatives : le lec-
teur en sait plus long que tous les personnages. On peut désormais ajou-
ter que cette hiérarchisation du savoir est inséparable de la dispersion
des différentes fonctions inchoatives et de l'effilochage du concept
même d'incipit. Les formules monodiques et dialogales, en revanche,
dans la mesure même où elles concentrent les fonctions inchoatives
dans l'incipit, tendent à mettre à l'unisson le savoir des personnages et
du lecteur. A cette homogénéisation de la masse informative sera
consacrée la dernière section de cette étude.
Dans un récit par lettres, la narration est médiatisée par l'énoncé
d'un actant intérieur à la diégèse, l'épistolier. La difficulté qui ressort de
cette médiatisation est de taille, nous l'apprenons par Janet Altman :
L'auteur de fiction épistolaire doit affronter un problème fondamental : le
romancier (A) doit faire en sorte que son épistolier (B) s'adressant à un destina-
taire (C), parle un langage qui lui permette de communiquer avec un lecteur (D).
Comment concilie-t-il les exigences de l'histoire (la communication entre auteur
et lecteur) avec les exigences du discours entre personnages-épistoliers ?
Considéré sous l'angle de l'auteur (A), le message transmis au desti-
nataire (C) de la lettre doit se modeler sur le souci d'informer le lecteur
(D). Or les contingences inhérentes à la communication entre épisto-
liers ne coïncident pas forcément avec cette préoccupation de l'auteur.
C'est dire qu'à cause de certaines contraintes propres à la situation
épistolaire, on risque de se heurter à un désaccord entre deux niveaux
communicatifs. Le lieu de ces contraintes en même temps que de ces
heurts est l'incipit. Au moins deux phénomènes méritent d'être étudiés
par rapport à ce désaccord initial.

1. Janet Altman, Epistolarity, approaches to a form, Ohio State UP, 1982, p. 202, notre tra-
duction.
Fictionnalisation
Le premier concerne le référent de l'énoncé épistolaire. « L e réfé-
rent n'a pas de réalité », disait R o l a n d Barthes : «ce qu'on appelle réel
n'est jamais q u ' u n code de r e p r é s e n t a t i o n Et Gillian Lane-Mercier
renchérit :
Le référent est médiatisé par le travail scriptural, par l'idéologie de l'œuvre, par
la fiction, et ne trouve sa cohérence que relativement à sa place au sein du sys-
t è m e et a u x fonctions dictées p a r le n a r r a t e u r [...]

Cela revient à dire q u ' a u début d'un récit, le lecteur ne saisit que le
signifié des signes ; le réseau informatif permettant de saisir le référent
au sein de l'univers fictionnel se construit pas à pas. La situation se com-
plique avec le récit p a r lettres où l'information initiale ne peut être
a p p r é h e n d é e correctement que par le destinataire de la lettre pour qui
le système référentiel est déjà fonctionnel, puisqu'il en fait partie. Pour
le lecteur, la rencontre avec l'information qu'apportent les premières
phrases du r o m a n est plus problématique. L'incipit se fait ainsi déposi-
taire d ' u n e enquête sur les mots. A ce propos, on peut citer une
r e m a r q u e de R. Barthes, formulée dans un autre contexte, mais perti-
nente pour le nôtre :
Mais le sens des mots connu, qu'allez-vous en faire ? Ce qu'on appelle les certi-
tudes du langage ne sont que les certitudes de la langue, du dictionnaire.
L'ennui, ou le plaisir, c'est que l'idiome n'est jamais que le matériau d'un autre
langage, qui ne contredit pas le premier, et qui est, celui-là, plein d'incertitudes :
à quel instrument de vérification allez-vous soumettre ce second langage, pro-
fond, vaste, symbolique, dont est faite l'œuvre, et qui est précisément le langa-
ge des sens multiples
La mise en place de l'univers fictionnel et, par voie de conséquence,
la progressive fictionnalisation (au sens d'« intégration à l'univers fictif»)
de l'information verbale, s'adapte à la gamme qui mesurait les sédi-
ments d ' u n passé énigmatique dans l'incipit. O n peut donc reprendre ici
les m ê m e s exemples. Les romans de M m e Riccoboni se prêtent avec
d ' a u t a n t plus de pertinence à cet exercice que les mots à fictionnaliser
se trouvent souvent imprimés en italiques comme autant de citations
extraites d ' u n e lettre reçue. Les italiques mettent on ne peut mieux en
évidence le décalage entre deux systèmes référentiels. Extraites à un
contexte où elles s'intégraient parfaitement à un univers fictionnel déjà
en place, ces paroles d e m a n d e n t à être fictionnalisées, c'est-à-dire
recontextualisées, par le lecteur :

1. Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 87.


2. Gillian Lane-Mercier, La Parole romanesque, Ottawa, Presses universitaires et Paris,
Klincksieck, 1989, p. 25.
3. Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 18.
Mon silence vous inquiète, vous alarme, vous afflige... Ah! Je n'en doute pas.
(Riccoboni, Lettres d'Elisabeth-Sophie de Vallière)
La gamme des possibles s'étale entre une fictionnalisation rapide et
linéaire et une mise à l'unisson des savoirs plus lente. Les Lettres
d'Adélaïde de Dammartin (1766) illustrent bien la première option :
La personne dont vous me parlez avec tant de chaleur, m'est absolument incon-
nue. J'ignorais que ma mère eût une parente mariée en Bretagne et sans doute
elle-même ne le savait pas. Si Madame de Kerlanes est de la maison d'Estelan,
maison qui m'est chère à tous égards, je suis prête à répondre à votre attente et
si deux mille louis peuvent faciliter l'établissement de mademoiselle de
Kerlanes, je consens de tout mon cœur à les donner.
Dans les bouts de phrases par nous soulignés, Adélaïde se rend le
porte-parole de la destinataire (et du lecteur). Les questions qu'ils sou-
lèvent trouvent immédiatement une réponse satisfaisante. L'activité de
reconstruction contextuelle par le lecteur s'équilibre au rythme d'un
jeu de question/réponse soujacent. Ce jeu peut devenir très explicite,
comme en témoignent les Lettres de Milady Juliette Catesby, déjà citées.
Ajoutons néanmoins que le jeu dialogique y revêt un caractère ambigu,
dans la mesure où il dissipe une série de questions en même temps qu'il
en pose d'autres qu'il laisse sans réponses. Il semble, en effet, que l'in-
cipit énigmatique s'accompagne d'une plus lente fictionnalisation :
J'abandonne mes amis les plus chers; je vous quitte, vous que j'aime si tendre-
ment. Eh, pourquoi ce départ, cette hâte ? Pourquoi m'empresser d'arriver où je
ne désire point d'être, pour m'éloigner... de qui?... De milord d'Ossery... Ah,
ma chère Juliette, qui m'eût dit que je l'éviterais un jour ! N'est-ce pas le même
objet dont la privation forcée a pensé me coûter la vie [...]
Lieu du désaccord de deux systèmes référentiels, l'incipit est forte-
ment entaché des signes du narrateur, on vient d'en relever quelques
avatars. Les signes de lecture ne sont pas moins nombreux, pour autant.
Ils feront l'objet de notre deuxième remarque.

Chaque fois que le narrateur rapporte des faits qu'il connaît parfai-
tement, mais que le lecteur ignore, il produit ce que R. Barthes appelait
un « signe de lecture, car ce n'aurait pas de sens que le narrateur se don-
nât à lui-même une information 1». Ces signes de lecture sont légion
dans le roman par lettres dont le début est très souvent marqué par un
excès d'information et par une espèce de redondance narrative,
qu'émaillent presque invariablement des formules telles que «comme
vous le savez », «je vous rappelle que... ». Les formules polyphoniques
n'échappent d'ailleurs pas à la règle :

1. Roland Barthes, «L'analyse structurale des récits», in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1966,
p. 38-39.
V o u s savez q u e je ne suis entré dans votre maison que sur l'invitation de
M a d a m e votre m è r e [...]
(Rousseau, L a Nouvelle Héloïse, 1761)
V o u s savez que la sœur de m o n mari, Louise d ' A l b é m a r , est m o n amie intime.
( M m e de Staël, Delphine, 1802)

Q u a n t a u x f o r m u l e s m o n o d i q u e s e t d i a l o g a l e s , il e s t i m p o r t a n t d ' o b -
s e r v e r q u e la r e d o n d a n c e i n f o r m a t i v e e s t m o i n s m a r q u é e d a n s les inci-
pit é n i g m a t i q u e s q u e d a n s les incipit d o n t la f o n c t i o n i n f o r m a t i v e est
p u r e m e n t c o n t e x t u a l i s a n t e . Ici e n c o r e la d i m e n s i o n é n i g m a t i q u e d e l'in-
c i p i t ( c ' e s t - à - d i r e la f a ç o n p r o b l é m a t i q u e d ' a p p r é h e n d e r le r a p p o r t
e n t r e le p r é s e n t d e l ' é c r i t u r e e t le p a s s é p r é d i é g é t i q u e ) e s t d é t e r m i n a n t e .
C e l a n o u s p a r a î t é v i d e n t é t a n t d o n n é q u e les incipit é n i g m a t i q u e s s'ou-
v r e n t sur u n e situation qui est aussi i n c o n n u e au destinataire (et parfois
m ê m e a u d e s t i n a t e u r ) q u ' a u lecteur, t a n d i s q u e les incipit c o n t e x t u a l i -
s a n t s e s q u i s s e n t d e v a n t le l e c t e u r u n d é c o r d é j à c o n n u a u d e s t i n a t a i r e .
Voici quelques traces de redondance informative du dernier type,
c u e i l l i e s d a n s d e u x m o n o d i e s w e r t h é r i e n n e s , o ù le r ô l e c a t a l y s e u r d u
passé est très réduit :
Je t'ai quitté, aimable c o m p a g n o n de m a jeunesse, sage am i qui réglait les mou-
v e m e n t s t r o p d é s o r d o n n é s de m o n cœur [...] m o n imagination. Tu sais c o m m e
j'ai besoin de cette belle faculté [...] Je t'ai déjà dit comment j' ai fait la connais-
sance de la comtesse [...] Te rappelles-tu ce b e a u coucher de soleil, o ù nous célé-
b r â m e s e n s e m b l e un grand souvenir?
( M m e de K r ü d e n e r , Valérie, 1804)
Tu le sais, cousine, depuis m o n union avec M. d ' A l b e ; il n ' a été jaloux que de
m o n amitié p o u r toi. [...] T u sais que cette vaste propriété appartient depuis
longtemps à la famille de M. d ' A l b e [...]
( M m e Cottin, Claire d'Albe, 1798)

L a r e d o n d a n c e , facteur p r e s q u e inévitable au d é b u t d ' u n récit p a r


lettres, est p o u r t a n t plus malaisé à a p e r c e v o i r d a n s u n incipit énigma-
t i q u e c o m m e celui des Lettres à M i l a d y Juliette Catesby, déjà cité à plu-
s i e u r s r e p r i s e s , m a i s d o n t la s u i t e r e c è l e u n e s u r p r i s e :
Je suis donc partie ; m e voilà à cinquante milles de Londres, et je ne suis point
m o r t e ; assurez-en milord Carlile. Malgré ses prédictions, je ne me suis point
évanou i e au pied du p r e m i e r hêtre ; les grâces désolées ne m ' o n t point élevé ce
joli t o m b e a u dans lequel il me voyait déjà. [...]

C e n ' e s t q u ' à la fin d e la p r e m i è r e l e t t r e q u e le l e c t e u r a p p r e n d q u e


la d e s t i n a t a i r e e t s o n m a r i , m i l o r d Carlile, é t a i e n t a u c o u r a n t des p é r i p é -
t i e s q u i o n t m o t i v é le d é p a r t d e J u l i e t t e . O n a a p p a r e m m e n t e s s a y é d e la
d é c o u r a g e r afin d e la d é t o u r n e r d e sa folle e n t r e p r i s e . A u t a n t d i r e q u e l'in-
f o r m a t i o n v é h i c u l é e p a r c e t t e lettre est d e ce fait h a u t e m e n t r e d o n d a n t e .
L ' a u t e u r é p r o u v e q u e l q u e p e i n e à m e t t r e à l ' u n i s s o n le s a v o i r d u l e c t e u r
e t c e l u i d u d e s t i n a t a i r e , q u i e n sait p l u s long. O n a v u q u e les f o r m u l e s
p o l y p h o n i q u e s t e n d r o n t à i n v e r s e r la s i t u a t i o n e n d o n n a n t a u l e c t e u r le
principe unificateur de l'œuvre, le détenteur du savoir narratif, le pôle à
partir duquel le récit peut être recréé.
Même rapides, ces quelques réflexions pourront peut-être contri-
buer à mieux comprendre l'enjeu du débat sur l'incipit dès qu'on se
risque sur le terrain du récit par lettres. L'effilochage du concept même
d'incipit et la dispersion subséquente des fonctions inchoatives, les
décalages grandissants entre mise en texte, mise en histoire et mise en
fiction au fur et à mesure qu'on se rapproche des configurations poly-
phoniques, le déplacement du principe unificateur de l'auteur au lec-
teur... remettent fondamentalement en question la notion même de
texte au X V I I I siècle. Le cadre de l'œuvre, dont l'incipit était l'une des
pièces angulaires s'effondre. L'œuvre est à l'œuvre, scriptible comme
aurait dit R. Barthes.

Jan Herman
Katholieke Universiteit Leuven
Georges-Elia Sarfati

D e la m i s e e n intrigue
E t u d e linguistique des L e t t r e s II et I V
des Liaisons dangereuses

L'avantage et l'inconvénient de la lettre, c'est qu'elle


livre par principe, la teneur purement concrète de
notre vie mentale du moment, et qu'elle garde le silen-
ce sur ce que l'on ne veut ou ne peut pas dire; [...]
Georg Simmel

INTRODUCTION
L'un des buts de cette étude est de montrer, surtout dans une pers-
pective pédagogique, qu'il est possible d'analyser un texte en le soumet-
tant à différents niveaux d'analyse, sans nécessairement «charger» par
trop son interprétation, et, tout en restant attentif à ses divers modes
d'organisation, de l'éclairer à l'aide des principales perspectives déve-
loppées en sciences du langage (problématique contextuelle, dynamique
textuelle - incluant la tactique et la thématique -, surface discursive -
comprenant l'énonciation l'argumentation et l'axiologie). Ce croisement
de perspectives définit les grandes lignes d'une analyse «intégrative» du
texte. Un parti différent eût consisté à éclairer notre texte sous un seul
jour. Mais plutôt que de privilégier un seul plan d'étude (par exemple
argumentatif), différents compétences ont été mobilisées pour rendre
compte de l'organisation d'un fragment de l'œuvre. S'il est vrai que
devant un texte la pléthore des concepts produits dans les différents arts
du sens reste bien en deçà des possibilités réelles d'application, il nous a
semblé utile de rassembler sous forme d'indications sûres ce qui pouvait
en être extrait dans la perspective d'une épreuve académique.
LA PROBLEMATIQUE CONTEXTUELLE
C'est au jeu du désir que les grands protagonistes des Liaisons dan-
gereuses que sont Merteuil et Valmont déploient tactiques et visées. De
sorte que si, comme le montre R. Pomeau, l'immense construction
épistolaire de Laclos s'offre au lecteur comme une mécanique bien
réglée 1 il est tout aussi vrai que c'est au calcul de la raison soumise à la
logique du bon plaisir que pareil ajustement doit tant sa force que son
efficacité. Et puisque c'est la rencontre et l'antagonisme de deux puis-
sances de séduction qui tissent le fil de ce roman par lettres, il peut être
« utile » (selon une catégorie dont use le « rédacteur » pour accréditer la
lecture de cette correspondance) d'éclairer le moment initial au cours
duquel l'intrigue ultérieure se noue, où en quelque sorte l'intrigue
prend d'abord corps dans les termes d'un contrat libertin.
Merteuil veut convaincre Valmont de le suivre dans un plan de ven-
geance qu'elle a conçu contre Gercourt. Valmont repousse la proposi-
tion de Merteuil; il s'assigne un nouveau but, plus digne, selon lui, d'un
véritable libertin.
Il est singulier que la compréhension du ressort de l'intrigue soit ici
- par la recherche d'un effet de vraisemblance romanesque - confiée au
paratexte. C'est en effet une indication infra-paginale - encore œuvre
du «rédacteur», c'est-à-dire artefact du narrateur, qui assume l'éclairage
de l'arrière-plan contextuel du propos fortement allusif de Merteuil :
Qui m'aurait dit que je deviendrai la cousine de Gercourt? J'en suis dans une
fureur ! [...] Eh bien ! vous ne devinez pas encore ? oh l'esprit lourd ! Lui avez-
vous donc pardonné l'aventure de l'Intendante ? Et moi, n'ai-je pas encore plus
à me plaindre de lui, monstre que vous êtes**? (p. 82)
** Pour entendre ce passage, il faut savoir que le comte de Gercourt avait quit-
té la marquise de Merteuil pour l'Intendante de **, qui lui avait sacrifié le
vicomte de Valmont, et que c'est alors que la marquise et le vicomte s'attachè-
rent l'un à l'autre [...] (p. 82)
L'échange épistolaire fait donc fond sur une double mémoire d'évé-
nement, et, incidemment sur une double mémoire discursive :
** Comme cette aventure est fort antérieure aux événements dont il est question
dans ces lettres, on a cru devoir en supprimer toute la correspondance. (ibid.)
La lettre de Merteuil suppose nombre d'événements (notamment le
souvenir de sa relation avec Valmont). Ces divers aspects d'une situa-
tion à présent révolue conditionnent donc, de part et d'autre, la dyna-
mique du présent échange. On peut les figurer ainsi :
- contexte présuppositionnel initial :
Gercourt - Merteuil
Valmont - l'Intendante
- contexte présuppositionnel ultérieur :
Gercourt - l'Intendante
Valmont - Merteuil

1. « [...] l'imagination combinatrice qui est la sienne trouve à s'employer dans la mise au point
d'une intrigue aux mécanismes bien ajustés» (Introduction, éd. GF-Flammarion, 1996, p. 18).
Cette simple schématisation constitue l'arrière-plan qui fonde la
mémoire commune de Merteuil et Valmont, au-delà de leur séparation.
Merteuil en projette l'actualisation dans des termes nouveaux :
- contexte référentiel actuel :
Gercourt- Cécile Volanges
- contexte référentiel possible :
Valmont- Cécile Volanges
On hésite d'ailleurs sur le terme le plus adéquat pour caractériser ce
qui se noue ou ce qui se joue d'emblée. «Libertin» est un terme
d'époque qui se laisse aisément traduire aujourd'hui par celui de «per-
vers» puisque les contenus de savoir qui circulent de l'un à l'autre
(Merteuil-Valmont et Valmont-Merteuil) demeurent insus des tiers
qu'ils concernent (Cécile Volanges, la présidente de Tourvel) qui sont
pourtant bien constitués en enjeux de rivalité autant qu'en objets de
convoitise. Si bien qu'au jeu du désir, l'objet du désir n'est pas un mais
pluriel, non pas unificateur mais diviseur. Artisans d'un drame qu'ils
actionnent jusqu'à encourir leur propre ruine, Merteuil et Valmont
introduisent par leur éthique un principe diabolique.

LA DYNAMIQUE TEXTUELLE

Les données tactiques


La dynamique de la mise en intrigue procède d'abord d'une disposi-
tion (sinon d'une disponibilité réelle) des moyens respectifs dont
Merteuil et Valmont jouissent, et qui servent d'arrière-plan ou de toile
de fond à leurs stratagèmes.
Aussi la notion de stratégie de discours n'est pas, dans le cas de leur
écriture, une simple métaphore militaire dès lors que l'on souligne les
données tactiques inhérentes à chaque propos. Elles ne sont que l'exact
reflet des mouvements du désir dont la violence, la ruse ou l'emprise
trouvent à se loger dans l'intervalle même des lettres quand ce n'est
directement dans leur agencement. Car le rapport de force qu'institue
d'emblée Merteuil ne s'instaure pas en face d'un Valmont désarmé. Il
suppose toute la réalité de forces en présence qui font de ces person-
nages des stratèges. Stratèges qui aiment à jouer ensemble, l'un avec
l'autre et l'un contre l'autre, autant qu'en cherchant à plaire ils goûtent
qu'il est pour eux aimable de jouer des sentiments en se jouant des
autres. Voilà donc ce qu'exprime le premier échange, véritable passe
d'arme qui se trame entre Merteuil et Valmont. Attaquante, Merteuil
montre quelques-uns de ses atouts maîtres et les fait valoir à Valmont
pour le gagner à ses vues ; défenseur mais surtout rebelle au désir impé-
rieux de celle-ci, Valmont contre-attaque, énumérant les raisons de son
refus qui ne sont autres que celles que lui dicte son propre désir. Désir
qu'exalte plus encore l'orgueil de se dépasser en secouant le joug que
voudrait lui imposer Merteuil, afin de jouir doublement : d'un but qu'il
juge plus haut (la présidente et non Cécile) et de la vexation infligée à
son ancienne maîtresse pour preuve de son absolue liberté. Si bien que
la recherche d'alliance qui paraissait fondée sur une connivence que
l'on croyait acquise tourne vite à l'affrontement. On retiendra d'abord
de cette mise en intrigue qu'elle est une déclaration de guerre qui, par
la seule réponse de Valmont, a changé de nature et d'objet
Valmont est requis au titre de complice et de serviteur, Merteuil fei-
gnant de l'enjoindre au titre de «héros». Et s'il en doutait, elle entend
lui fournir toutes les raisons de croire que sa vengeance est avant tout la
sienne. Valmont est facticement placé au centre de ce stratagème, quand
il n'est qu'un moyen, et incidemment regretté de n'être plus une fin.
Mais, à l'instar de Valmont, Cécile Volanges - tout comme du reste
sa mère - sont les adjuvants que Merteuil souhaite voir concourir à sa
quête2. A l'intérieur de cette fonction que Merteuil leur assigne, le sta-
tut de tous trois diffère toutefois. Il ne sont pas de la même façon auxi-
liaires, ni requis aux mêmes fins. Si Valmont apparaît très tôt (y compris
à ses propres yeux ce dont atteste la vivacité de sa réponse) comme pur
moyen, la mère et la fille font figure d'instruments au service d'un des-
sein que Merteuil veut commun, entre elle et Valmont. A l'horizon de
ce calcul, on voit encore Cécile s'insinuer en objet présumé du désir de
Valmont. Car Merteuil en préjuge, suggérant que la jeune fille serait la
contrepartie positive de tout ce plan. C'est sans doute cette nuance qui
dépend des métamorphoses de Valmont sous la plume de Merteuil. De
là toute l'insistance de la marquise, dès le préambule de sa lettre, à tenir
la tante de Valmont pour un obstacle qu'il lui faudrait promptement
écarter. De là encore son cynisme - qu'elle prête aussi à Valmont -
quand elle entend lui faire comprendre que, sans rien perdre du profit
qu'il vient de réaliser auprès de sa vieille parente, il serait encore dans
son intérêt de rejoindre Paris. Mais cette parente n'est qu'en apparen-
ce un obstacle, placé pour le besoin de la cause en position d'opposan-
te. A la vérité, l'ascendant que Merteuil veut exercer sur Valmont est si
visible qu'il lui faut bien exagérer l'importance de cette tante. Pour ce
faire, dans la partie qui s'engage, les protagonistes exposent leur plan :
chacun dispose alors ses pièces, exhibe ou dispute à l'autre ses atouts.

1. Pour une analyse convergente, cf. Ronald C. Rosbottom, « Dangerous Connections », in


Lloyd R. Free (éd.), Laclos. Critical Approaches to Les Liaisons dangereuses, Madrid, Porrua
Turanzas, 1978, p. 183-221.
2. Cette notion désigne, en narratologie, « la tension entre le sujet et l'objet de valeur visé »
(Greimas et Courtès, 1979).
3. Cf. infra : «l'ethos».
Merteuil d'abord ordonne. Dans les deux sens où elle intime un
ordre, et pour en permettre l'exécution, décrit par le menu comment et
envers qui Valmont doit agir. Partant, le commandement se fait ordon-
nancement. Si Merteuil s'institue sans le dire véritable «héros» de l'in-
trigue (qualification qu'elle réserve flatteusement à Valmont pour le
décider), elle en est surtout la seule véritable instigatrice. Par sa lettre,
elle instancie une requête dont les contenus explicitent la nature de son
objet de quête et les manières d'y atteindre. Elle lui en fait directement
part - comme d'un mobile commun : tirer vengeance de Gercourt en
bafouant son mariage. Comme dans tout contrat libertin, l'objet de
quête s'avère complexe, puisqu'il agrège plusieurs motions qui toutes
reviennent à prendre le parti du plaisir : transgresser pour assouvir au
mépris des conventions, transgresser pour moquer, pour briller. Cette
triple visée se cristallise, globalement suggérée par le motif de la ven-
geance, comme ce que deux libertins partagent, ce pourquoi ils s'allient.
Le fait que le contrat d'alliance proposé soit ici marqué du sceau de
la différence des sexes, les motifs susceptibles de forcer l'adhésion (ici
de Valmont) décuplent pour ainsi dire les raisons d'y souscrire, puisqu'il
s'agit de plaire tout en sachant que l'on plaît : plaire à la complice
(Merteuil), plaire à Cécile pour finalement se complaire à soi-même
triomphant. Si pour Merteuil la perspective de tirer vengeance de
Gercourt tient tout entier dans la satisfaction de nuire, pour Valmont
qui refuse d'être seulement instrument du désir (avec le regret feint de
n'en être pas l'objet), il s'agit aussi d'être lui-même le centre irradiant
d'une action rayonnante, l'ordonnateur de son propre désir.
Le scénario de Merteuil - et Merteuil elle-même - se trouvent assez
brutalement écartés, même si Valmont, par une ironie graduelle qui
annonce la vexation finale, renvoie à Merteuil le discours de la confi-
dence. Il n'est plus question de Gercourt, l'affaire de l'Intendante
appartient au passé : la jeune Cécile est repoussée comme un faible
appât. En frustrant le désir de vengeance de Merteuil - qui est aussi
désir d'emprise - Valmont, loin de le dissiper, le fera changer d'objet,
prenant ainsi le risque de s'offrir comme cible, pressentant - mais sans
peut-être encore pouvoir juger de sa démesure - que cette contrarian-
te contradiction, avec le danger qui peut en résulter pour lui, ajoutera
au piquant de l'entreprise. Dans la réponse qu'il fait à Merteuil,
Valmont se place donc au centre d'un contre-scénario de conquête, en
qualité de sujet principal d'une quête dont il aura été le seul à décider.
Pourtant, Merteuil n'en est pas tout à fait absente, même si elle est récu-
sée. Valmont lui assigne même plusieurs rôles à la fois, bien plus nom-
breux que ceux qu'elle-même tenait à lui attribuer. Elle est ainsi succes-
sivement placée par Valmont en position de témoin (spectatrice), de com-
plice (confidente) et, après avoir été blessée par lui, de véritable antago-
niste (opposante et rivale). Dans son propre plan, Valmont s'assure l'ap-
pui de deux personnages adjuvants - dans les mêmes termes que
Merteuil : un premier qui a rang de moyen (confidente et conseillère)
qui n'est autre que la marquise ; un autre, instrument au service de ses
buts : la parente, si décriée par Merteuil, mais dont le naïf esprit de
famille reste encore pour son neveu une source d'intérêt qu'elle est loin
de soupçonner. Quant à l'objet de quête, Valmont l'a résolument situé
- du moins le croit-il - hors d'atteinte de toutes les prétentions de
Merteuil : il s'agit de Mme de Tourvel - la Présidente -, dont le mari,
dans le scénario de Valmont, occupe une position analogue à celle de
Gercourt dans le projet de Merteuil (puisqu'il se trouve dans le rôle vir-
tuel du «sot»). Si le plan de séduction exposé par Merteuil appelle une
réponse rigoureusement différente - un scénario placé en opposition -,
l'effet de symétrie demeure toutefois entier en ce qui concerne, de part
et d'autre, l'économie de la dynamique actantielle.
Une toute petite différence - très significative - distingue Valmont
de Merteuil au plan de leur disposition affective : tandis que Merteuil
ne paraît investie d'autre passion que celle de tirer vengeance de
Gercourt, elle affirme encore vivre avec détachement la présence d'un
amant («vous voyez, écrit-elle, que l'amour ne m'aveugle pas»). Quant
à Valmont, mû par une soif de conquête qu'épargne le ressentiment, il
se dit « amoureux » de celle qu'il veut conquérir. Cette différence, dans
le jeu des forces investies ici et là, pèsera de tout son poids dans le
déroulement de l'intrigue. Mais du point de vue des proportions, des
grands cadres topiques, le dispositif d'action de Valmont rappelle en
tout point celui de Merteuil. Au-delà du désaccord profond dont la
lettre de Valmont formule les termes, Merteuil et Valmont demeurent les
fidèles sectateurs de l'éthique libertine qui les pousse à agir, au nom de
laquelle ils s'affrontent : de part et d'autre, c'est la même logique du
désir transgresseur, la même instrumentalisation apparente des autres
pour atteindre leurs buts.

Au plan macrotextuel, les deux lettres se distinguent d'emblée par


leur remarquable symétrie. Leur statut respectif de lettre d'initiative
(L. II) et de lettre de réponse (L. IV) est une donnée d'ordre pragma-
tique qui explique a priori sans doute cette mutuelle cohérence :
Merteuil en appelle à Valmont, sa lettre est tout entière une injonction,
Valmont lui répond ; tout dans sa lettre cherche à lui échapper.
Voici comment ce vis-à-vis s'agence :
§ 1. Merteuil ordonne, en réponse, § 1 Valmont désobéit;
§ 2. Merteuil fait part de l'idée d'un projet, § 2 Valmont fait part de
l'idée d'un autre projet;
§ 3. Merteuil dévoile le motif de son projet, § 3 Valmont fait connaître
le but du sien ;
§ 4. Merteuil fait valoir les attraits de Cécile, § 4 Valmont dit qu'il a
l'intention de séduire Mme de Tourvel ;
§ 5. Merteuil prescrit les premières mesures de son stratagème, § 5
Valmont exalte son propre projet et insulte Merteuil.
On aura remarqué que ce singulier ajustement tient, paragraphe par
paragraphe, à un mécanisme de coréférence et de rétroréférence carac-
téristique d'une énonciation produite en réplique à une autre énoncia-
tion. Autrement dit, la relation intertextuelle qui existe entre ces deux
lettres détermine l'étroite intrication des échanges à venir. Les configu-
rations tactiques et thématiques exposées là, sont celles-là mêmes qui
seront encore mises en œuvre par la suite. Ces textes sont des produc-
tions linguistiques à repérage semi-ouvert, au sens où leur compréhen-
sion dépend d'un noyau d'information qui leur est extérieur (une note
du rédacteur clarifie pour le lecteur l'arrière-plan de l'intrigue, dans une
sorte de «hors texte»); au sens également où la compréhension de
chaque lettre dépend de celle qui précède ou qui suit (on ne peut ainsi
ignorer l'échange simultané et intercalé qui se produit entre Cécile
Volanges et Sophie Carnay, avant même que Merteuil ne fasse état de
l'existence de Cécile). La rigoureuse symétrie soulignée jusqu'alors
n'est toutefois pas complète. Dans le dernier moment de sa réponse,
cherchant à échapper plus que cavalièrement à l'emprise de Merteuil,
Valmont lui oppose un autre scénario.
Au plan de l'organisation thématique, notamment dans la découpe
de chaque lettre, les deux textes sont marqués par l'usage de la pro-
gression à thème divisé : un hyperthème détermine le développement
de chacune (dans le cas de Merteuil, il s'agit de son «excellente idée»;
dans celui de Valmont, du «plus grand projet» qu'il ait «jamais
formé»). La cohérence isotopique de l'ensemble tend notamment à la
réitération de marques lexicales et temporelles occurrentes dans les
deux lettres, avec certains effets de contraste. On relèvera dans la lettre
de Merteuil deux isotopies : celle de la confidence (à l'égard de
Valmont) et celle de la vengeance (à l'égard de Gercourt mais dont elle
entend confier « l'exécution » à Valmont). Dans la lettre de Valmont, on
trouve de semblables marquages, notamment relatifs à l'éthique liberti-
ne ainsi qu'à la passion qu'il éprouve (pour la présidente de Tourvel).
Il convient aussi de souligner, par incidence, la construction pour
ainsi dire oblique du portrait de Cécile Volanges dont certains traits
spécifiques se relèvent d'abord dans la lettre de Merteuil, pour trouver
leur contrepartie négative sous la plume de Valmont (qui en fait un
archétype de proie facile). C'est par contraste que Mme de Tourvel lui
est opposée comme un but plus haut, avant de l'être à Merteuil comme
un attrait plus digne. La cohérence sémantique tient enfin aux différents
mécanismes de l'isotopie temporelle, que l'on envisage chaque lettre
pour elle-même ou en la rapportant à l'autre. Le présent de l'énoncé
coïncide avec le temps de l'énonciation, et, à de rares moments près, c'est
le temps qui domine la formulation de Merteuil et de Valmont. Il faut
souligner ici le parallélisme spécifique d'une construction, au point
nodal de chaque propos : le «vous connaissez» de Merteuil (au § 3) -
introduisant une description morale de Gercourt - auquel fait exacte-
ment écho le «vous connaissez» de Valmont (également au § 3 de sa
réponse) embrayant sur un portrait de Mme de Tourvel.
Mais tandis que le propos de Merteuil engage Valmont à courir une
entreprise qui exploite les traces du passé (conquérir Cécile pour se ven-
ger de Gercourt), la réponse de Valmont engage un projet libre de toute
référence commune au passé, et que Valmont lui-même envisage dans un
avenir libre de toute dépendance à l'égard de Merteuil. Aussi les méca-
nismes de l'isotopie temporelle intègrent-ils une part de futur : dans la
lettre de Merteuil qui prescrit sa conduite à Valmont (§3 «Vous recevrez
cette lettre demain matin [...]»), dans la réponse que lui fait Valmont
quand, sans appel, il projette littéralement son «triomphe» (§ 2), expo-
sant le stratagème qui le lui apportera (§4. «Vous saurez donc que le pré-
sident est en Bourgogne [...]»). Les temps sont donc ceux du discours
LA SURFACE DISCURSIVE

Les marques de l'interaction


Il s'agit des marques dialogiques apparentes sur lesquelles s'articu-
lent les autres niveaux de formation du sens (depuis les données tac-
tiques jusqu'au données argumentatives). On signalera les grands
repères périphériques qui encadrent ces lettres, indiquant qu'une rela-
tion épistolaire est une forme du dialogue différé. Les indices déictiques
se correspondent deux à deux. Le contexte spatial de l'énonciation est
signalé en en-tête, indiquant non le lieu d'où parle chaque énonciateur,
mais celui de son destinataire. Merteuil écrit de Paris « au château de
[...] » ; Valmont écrit «du château de [...] à Paris ». De même, les marques
d'allocution sont explicitées, en préambule : «La marquise de Merteuil
au vicomte de Valmont », et «Le vicomte de Valmont à la marquise de
Merteuil». Les coordonnées temporelles, indiquées dès après les for-
mules de salutations, achèvent de pourvoir chaque lettre de coordon-
nées énonciatives stables. Enfin, les dates qui suivent chaque signature

1. Désigne selon Benvéniste «tous les genres où quelqu'un s'adresse à quelqu'un, s'énonce
comme locuteur et organise ce qu'il dit dans la catégorie de la personne ».
marquent le décalage entre envoi («Paris, ce 4 août 17**») et réception
(«Du château de..., 5 août 17**»).
L'ethos, le jeu des désignations
L'organisation actantielle mise en évidence investit également l'image
que chaque énonciateur entend donner de lui-même. Mais cette image
de soi (l'ethos) ne se conçoit pas sans son complément fonctionnel qui
tient tout entier dans la recherche de l'effet (pathos) que l'énonciateur
cherche à produire sur son destinataire. C'est notamment par le jeu des
désignations - celles dont chacun des protagonistes affuble l'autre - que
l'on peut tenter de mettre au jour quelques valeurs signifiantes de ce
rapport (ethos/pathos).
Tout au long de sa lettre, Merteuil gradue ses effets. Elle appelle
Valmont «mon cher Vicomte» (§ 1) pour lui enjoindre de regagner
Paris, l'oblige «en fidèle chevalier» (§ 1), lui prêtant, s'il obéit à son pro-
jet, les qualités de «héros» (§ 1). Exposant le mobile de sa vengeance,
mais retardant le moment d'en qualifier l'objet, feignant de mettre la
perspicacité de Valmont à l'épreuve, elle le nomme « esprit lourd » (§ 2)
puis «monstre» par allusion au passé. Détaillant les moyens de ridicu-
liser Gercourt, elle flatte en Valmont le libertin expérimenté, suggérant
d'un trait qu'il est l'initiateur tout désigné de la tromperie (§ 3. «si une
fois vous formez cette petite fille [...]»), qualité qu'elle réitère au
moment de vanter les attraits de Cécile (§ 4. «l'héroïne de ce nouveau
roman mérite tous vos soins»). Mais à proportion des qualités requises
pour un tel stratagème, Merteuil prête encore à Valmont les indispen-
sables traits du commun des hommes (§.4.«mais, vous autres hommes,
vous ne craignez pas cela [...]») dont il se distingue heureusement par
ses talents de séducteur hors pair. Du moins, cette dernière qualité que
Merteuil reconnaît à Valmont s'infère-t-elle, par contraste, du portrait
moral qu'elle brosse hâtivement de son amant du jour (§5. «Il n'a pas
assez de tête pour une aussi grande affaire»).
Aux désignations dont l'affuble Merteuil, font écho celles que
Valmont lui destine. Récusant les injonctions de Merteuil, il insinue
qu'elle est un despote (§ 1. «vous feriez chérir le despotisme [...]») puis
l'appelle «ma très belle marquise» (§ 1). Résolu à lui faire part de son
propre dessein, il laisse entendre à Merteuil, que l'on devine irritée,
qu'elle est sa meilleure confidente (§ 2. «Dépositaire de tous les secrets
de mon cœur [...] »). Feignant de ménager sa susceptibilité, il la nomme
encore «ma très belle amie» (§ 2). Lui ayant annoncé son «projet» (§ 3)
et fait part des conditions du stratagème mis en place pour y réussir (§ 4),
il la suppose moins expérimentée ou moins patiente que lui (§ 4. «ce que
vous ignorez, c'est combien la solitude ajoute à l'ardeur du désir»). Et
laissant par là même entendre qu'elle ne sait pas rester seule et mécon-
naît par conséquent le bénéfice que le désir peut tirer de l'attente, il
décoche l'insulte (§ 5. «j'ai dans ce moment un sentiment de reconnais-
sance pour les femmes faciles qui m'amène naturellement à vos
pieds»), avant de conclure d'une anaphore intensive (§ 5. «adieu, ma
très belle marquise, sans rancune»).
La comparaison des systèmes de désignations respectifs montre que
la gradation qui opère à l'intérieur de chaque lettre s'augmente de la
surenchère à laquelle procède Valmont en regard des termes employés
par Merteuil : au «mon cher Vicomte» (L. II, § 1) Valmont répond par
«ma très belle marquise» (L. IV, § 1), tandis qu'au qualificatif taquin
d'«esprit lourd» (L. II, § 3) répond celui, injurieux, de «femme facile»
(L. IV, § 5). Chez les deux protagonistes des Liaison le portrait qu'ils
dessinent l'un de l'autre se déduit des indices explicites (qualités énon-
cées) autant que des indices implicites (qualités impliquées) qui traver-
sent leur propos. Dans le même temps, ce rapport du dit et du non dit
règle en grande partie une construction de l'ethos de chacun par le dis-
cours de l'autre. C'est d'abord de ce que dit Merteuil de Valmont que se
déduit l'image de Merteuil, et d'après ce que Valmont affirme ou insi-
nue de Merteuil qu'on se forme une image de lui. Ce jeu de représen-
tations spéculaires pose les conditions d'une construction inversée de
l'ethos des personnages. Ainsi l'ethos se montre autant qu'il s'infère de
ce qui se montre. Du coup, c'est du point de vue de la réception que naît
l'effet pathétique.
La dynamique verbo-modale et le « caractère » des personnages
Il faut également envisager ce niveau à partir d'une perspective glo-
bale. De ce point de vue la Lettre II constitue, en termes d'actes de
parole, une INJONCTION, à laquelle la Lettre IV fait écho avec une
valeur de REFUS D'OBEISSANCE. Mais ces deux actes de parole ne sont
que les effets macrotextuels de deux écritures qui abondent en modali-
tés déontiques (marques de l'obligation, de la permission, de l'interdic-
tion; verbes concessifs et performatifs). Cette dynamique verbo-moda-
le contribue à forger le ton de ces lettres, informant leurs récepteurs
(destinataire fictif dans chaque cas, lecteur des Liaisons) sur le « carac-
tère » de leurs auteurs. Ce plan de formation du sens, qui dépend entiè-
rement de l'acte de lecture, s'infère directement des points précédents.
La reconstruction des personnages qu'autorise la réception du texte
permet de dégager certains indices de caractère sous forme de mar-
queurs éthico-pathétiques : c'est pour agir l'un sur l'autre que Merteuil
et Valmont associent dans leurs lettres telle ou telle présentation d'eux-
mêmes.
Merteuil apparaît globalement comme un personnage autoritaire. Cet
hyper-marqueur se déduit des différents marqueurs spécifiques impli-
qués par ses propres énoncés. Au §1 elle apparaît tour à tour pressante
(«revenez, revenez !», «partez sur le champ»), presque méprisante («j'ai
besoin de vous») et condescendante («je veux bien vous instruire de
mes projets [...] »), en sachant aussi se montrer possessive (« mais jurez-
moi [...]») et édifiante («vous servirez l'amour et la vengeance», «oui,
dans vos Mémoires [ ... ] »).
Au § 2 elle se montre colérique («j'en suis dans une fureur ! ») et sus-
ceptible (« n'ai-je pas encore plus à me plaindre [...] »), avant de s'affir-
mer conciliante («Mais je m'apaise [...]»).
Au § 3 elle s'affirme encore irritable («vous avez été ennuyé cent
fois ainsi que moi [...]»), aussi bien que confiante («vous connaissez
[...] »), mais aussi provocante («Prouvons-lui donc qu'il n'est qu'un sot
[...]») et cynique («comme nous nous amuserions le lendemain [...]»).
Au § 4 - jouant sur deux registres - Merteuil se fait conseillère
(«ajoutez-y que je vous la recommande [...]») sans rien perdre de sa
supériorité («vous n'avez plus qu'à me remercier et m'obéir [...]»).
Au § 5 elle ne laisse pas de s'affirmer dominatrice («j'exige que vous
soyez chez moi [...]»,« et vous reviendrez à dix souper [...] ») tout en se
montrant magnanime («je vous rendrai votre liberté [...]») et désin-
volte («je ne m'occuperai plus de vous [...]»).
Valmont, quant à lui, apparaît indépendant et entreprenant. Cette
dominante éthico-pathétique se déduit également des différents mar-
queurs spécifiques impliqués par les termes de sa lettre.
Au § 1 il s'affirme d'emblée désobéissant (« [...] je regrette de ne plus
être votre esclave», «[...] je me vois forcé de vous désobéir [...]»), sous
le double rapport de l'ironie et de la désobligeance.
Au § 2 il se montre complice («Ne vous fâchez pas et écoutez-moi»),
contrariant (« Que me proposez-vous ? »), sûr de lui et vaniteux («vous-
même [...] vous serez saisie d'un saint respect, et direz avec enthou-
siasme : "voilà l'homme selon mon cœur"»).
Au § 3 il paraît encore complice (« vous connaissez [...]»), puis auda-
cieux («voilà [...] l'ennemi digne de moi») et ambitieux («[...] le but où
je prétends atteindre»).
Au § 4 il affirme plus encore son côté rebelle : tour à tour catégo-
rique («vous saurez donc [...]») et amusé («je lui en prépare [...]»), il
se montre opportuniste («Heureusement, il faut être quatre pour jouer
au wisk») et malicieux («vous devinez que j'ai consenti [...] »), abusif et
provocant («Elle ne se doute pas de la divinité que j'y adore [...]»).
Au § 5, son opposition à Merteuil gagne en violence : d'abord puis-
samment évocateur («[...] livré à une passion aussi forte [...]»), il
s'avoue obstiné et entier («je n'ai plus qu'une idée [...]»), complaisant à
l'égard de lui-même et plus ironique que jamais à l'égard de Merteuil,
jouant de la double entente («[...] j'ai besoin d'avoir cette femme [...]
car où ne mène pas un désir contrarié [...] »), puis allusif (« [...] que nous
sommes heureux [...]») avant de se montrer insultant («[...] femmes
faciles [...]») et désinvolte («[...] sans rancune [...]»).
Par comparaison de ces lignes de progression éthico-pathétiques res-
pectives, tous deux se montrent calculateurs et enjoués. Toutefois le
cynisme de Merteuil l'emporte sur celui de Valmont, peu rancunier et
sachant cultiver chez Merteuil le souvenir de l'affront.

Aspects de la figuralité (la métaphore filée comme stratégie)


A l'injonction de Merteuil, Valmont répond par une dérobade. Cet
effort de dégagement se conçoit d'autant mieux qu'il sera situé en
regard de l'allusion réitéré que fait Merteuil à leur ancienne relation :
Ce peu de mots devrait suffire; et, trop honoré de mon choix, vous devriez
venir, avec empressement, prendre mes ordres à mes genoux : mais vous abusez
de mes bontés, même depuis que vous n'en usez plus ; et dans l'alternative d'une
haine éternelle ou d'une excessive indulgence, votre bonheur veut que ma bonté
l'emporte. (L. II, § 1).
Au demeurant, c'est précisément au nom de cette complicité d'an-
ciens amants que Merteuil la dominatrice - qui sait se montrer tout à la
fois menaçante et prévenante - ordonne, comme si ce passé qu'elle a en
commun avec Valmont lui conférait toujours un droit sur lui. A la
réponse qu'il lui fait, on comprend que Valmont reconnaît cette préten-
tion de Merteuil. Son évocation amusée du passé où il se joue de
Merteuil montre que s'il s'insurge c'est non seulement par envie de lui
échapper mais encore par désir de ne demeurer fidèle qu'à lui-même :
[...] et tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plai-
sir le temps où vous m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je désire de
les mériter de nouveau, et de finir par donner, avec vous, un exemple de
constance au monde. (L. IV, § 1)
Se refusant à être son « esclave », il n'entend pas obtempérer, met-
tant ironiquement à distance le qualificatif que lui tend Merteuil (« et
tout monstre que vous dites que je suis...»). On sera ici attentif à la
façon dont annulant une conclusion attendue, Valmont inaugure un
autre raisonnement. Annonçant à Merteuil une probable reprise de leur
commerce amoureux, d'un seul mot («Mais»), le vicomte engage un
plaidoyer imagé en faveur de la conquête amoureuse :
Mais de plus grands intérêts nous appellent ; conquérir est notre destin ; il faut le
suivre : peut-être au bout de la carrière nous rencontrerons-nous encore ; car, soit
dit sans vous fâcher, ma très belle maîtresse, vous me suivez au moins d'un pas
égal ; et depuis que, nous séparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la
foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette mission d'amour, vous avez
fait plus de prosélytes que moi. Je connais votre zèle, votre ardente ferveur; et si
ce Dieu-là nous jugeait sur nos œuvres, vous seriez un jour la patronne de quelque
grande ville, tandis que votre ami serait au plus un saint de village. (L. IV, §1)
C'est, par précaution oratoire (§ 1. «sans vous fâcher », «Ne vous
fâchez pas [...]») autant que par ironie, la première raison que Valmont
donne de sa désobéissance. Une justification générale, toute entière
puisée dans l'éthique libertine. Cette même éthique qu'il a en commun
avec Merteuil et qui lui interdit et la soumission (à son ordre) et la sujé-
tion (à son désir). Il en résulte un éloge de l'inconstance, une mise en
mots du libertinage par le biais d'une métaphore filée dont la progres-
sion régulière suggère qu'un libertin est une espèce de croisé - conqué-
rant et missionnaire. Prêtre-soldat du Dieu-désir («ce Dieu-là»),
Valmont rappelle l'axiome divin de la religion 1 qu'il professe
(«conquérir est notre destin») avant de développer son discours.
Discours où, à la faveur d'une comparaison («vous me suivez au moins
d'un pas égal [...]»), Valmont feint d'établir entre lui et Merteuil une
impossible parité. S'il se compare, c'est pour s'abaisser, mais non pas au
jeu de la volonté. Il prétend Merteuil son modèle et son exemple, pour
récuser doublement en elle la maîtresse. S'il finit par l'exalter («je
connais votre zèle [...]») c'est pour se donner comme un humble imi-
tateur. Et comme tout fidèle sincère de la religion d'amour, son désir est
de progresser sans cesse (« Ce langage vous étonne, n'est-il pas vrai?
[...] c'est pour m'y perfectionner, que je me vois forcé de vous déso-
béir»), rendant des plus improbables une reprise avec Merteuil.
Aspects de la topique
L'éthique libertine est exposée par Valmont comme postulat et comme
fin. Si elle sert de point d'étai au refus qu'il oppose à Merteuil, au nom des
valeurs dont elle s'est prévalue pour le commander (et lui «recomman-
der» Cécile), ses maximes orientent la suite de son raisonnement. Une
première fois (§ 2) au moment de faire part de son projet à Merteuil,
après avoir dénoncé la banalité du sien (« Vingt autres peuvent y réus-
sir comme moi»), il se presse d'ajouter :
L'amour qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte et le laurier
[...] ou plutôt il les réunira pour honorer mon triomphe.
Une seconde fois (§ 3) au moment de dévoiler son projet en faisant
connaître quel but il poursuit, il conclut en citant La Fontaine :
Et si de l'obtenir je n'emporte le prix,
J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.

1. Le champ lexical illustre cette notion de façon systématique : «mission d'amour », «prosé-
lyte», «zèle», «ferveur», «prêchons», «oeuvre» (indiquant par là que les libertins sont une sorte
de protestants), «patronne», « saint ». Quant à Mme de Tourvel elle est, rappelons-le, la «divini-
té» que Valmont «adore».
2. Ce terme désigne, depuis Aristote, l'étude des «lieux» du discours. Un topos (pl. topoï) est
«un axiome normatif socialisé» (F. Rastier) ou «un lieu commun argumentatif» (O. Ducrot).
En ayant recours à l'autorité de la doxa, Valmont trouve hors de la
situation qui l'oppose à Merteuil les moyens de mettre en cause la sien-
ne. En explicitant les grandes lignes de cette éthique, il se montre polé-
mique - car il n'est rien de plus provocant ni de plus singulier que d'ex-
pliciter ce que tout le monde sait. Au demeurant, ces maximes sont bien
celles, sinon du héros, du moins de l'homme fier et opiniâtre à l'effort.
En explicitant les principes qui guident sa conduite, Valmont paraît
rappeler Merteuil à l'ordre du bon sens. Ces deux recours argumenta-
tifs se fondent sur un savoir partagé qui fait l'hétérogénéité du texte de
Valmont : symboles culturels («le myrte et le laurier») et préceptes
gnomiques dont Valmont, pour contredire l'amoralisme intéressé de
Merteuil, paraît se faire - lui qui n'en a pas davantage qu'elle - comme
une morale par provision. Avec le commentaire désinvolte qui suit la
citation de La Fontaine (« On peut citer de mauvais vers, quand ils sont
d'un grand poète»), Valmont, dans un mouvement paradoxal, met iro-
niquement à distance une morale d'emprunt dont il use seulement dans
l'occasion pour en faire une maxime - révocable comme toutes les
autres - de son bon plaisir.
Ces références alléguées comme des fondements à son caprice ne
sont que les verbalisations élégantes de convictions plus triviales qui, à
l'examen, se laissent traduire en lieux communs : «un effort est toujours
récompensé », «qui ne tente rien n'a rien ». D'autres topiques, égale-
ment explicitées pour l'occasion, régissent la part d'insolence et de
vexation que Valmont met dans son raisonnement. On peut ainsi inter-
préter comme un écho direct à certaines croyances exprimées par la
marquise les remarques qui - dans la mémoire de sa lettre - émaillent
une fois de plus à distance celle de Valmont :
- L. IV, § 4 : « les femmes se défendent si mal » paraît bien être une
réplique à la supposition de Merteuil, à peine démentie, que le naturel
des femmes risque d'effrayer les hommes (L. II, § 4, à propos de Cécile :
« [...] et nullement maniérée. Mais vous autres hommes ne craignez pas
cela ») ;
- L. IV, § 5: «mais ce que vous ignorez, c'est que la solitude ajoute à
l'ardeur du désir» paraît bien contredire la confidence de Merteuil
dérogeant par exception à ses habitudes (L. II, § 4 : «Je ne recevrai per-
sonne qu'à huit, pas même le régnant chevalier»).
Les représentations axiologiques
Elles concernent notamment les personnages évoqués par Merteuil
et Valmont (Gercourt, Cécile etc.) dont les images, également rendues
par des marqueurs - lexicaux mais aussi éthico-pathétiques inférés de
ceux-ci - sont soumises à un mouvement de valorisation ou de dévalo-
risation. Ces mouvements qui correspondent, logiquement, aux intérêts
investis dans leur tactiques respectives par les deux protagonistes font
en outre écho à l'ethos qu'ils affichent l'un de l'autre. De part et d'autre
donc, les marques axiologiques abondent.
Au point de vue de Merteuil, trois personnages se prêtent ainsi à des
stratégies évaluatives. Gercourt tout d'abord : Merteuil s'ingénie, pour
pousser Valmont à la suivre, à le rendre détestable. De ses conceptions
elle fait d'implacables défauts. Ses aspirations en matière de mariage ne
sont à ses yeux que «présomptions», «préventions», «préjugés»,
marques de la « sottise » et du « ridicule » du personnage. Parce qu'elle
se tient offensée par lui, elle veut que Valmont l'aide à en faire « la fable
de Paris».
Elle intime ainsi à Valmont l'ordre de revenir, sa « vieille tante » ne
pouvant soutenir la comparaison avec Cécile Volanges, ce «bel objet»
dont, pour prix de sa connivence, il pourrait bientôt jouir. Pour faire
valoir l'intérêt qu'il aurait à la suivre, Merteuil dresse de Cécile un por-
trait dont l'évocation devrait suffire à attirer Valmont. De l'indication
générale à la touche de détail, Merteuil multiplie les éloges. Portrait en
antithèse, où les contraires finalement s'annulent («vraiment jolie » / « nul-
lement maniérée» - ce qui s'entend comme «simple» et «naturelle»).
Par touches successives, les intensifs soutiennent des descriptions de
traits qui informent aussi sur le caractère («gauche... (comme on ne
l'est pas)»/«un certain regard langoureux»). En promettant Cécile,
Merteuil s'engage sur sa foi de femme d'expérience (« à la vérité » / « [...]
qui promet beaucoup en vérité ») et qui représente ainsi à Valmont ce
qu'elle sait ou croit savoir du goût des hommes. Ce en quoi Gercourt le
«sot», à lire Merteuil, ressemble à Valmont le «héros» [...].
En opposition directe, à «l'excellente idée de Merteuil », Valmont
place «le plus grand projet» qu'il ait «jamais formé ».
Après avoir affirmé «Combien on [le] punirait, en [le] forçant de
retourner à Paris» (§4), et établi en quoi son «éternelle tante» peut
servir d'autres intérêts que les «biens» dont il vient d'hériter, Valmont
déploie sa propre échelle de valeurs.
Du point de vue axiologique, sa tactique consiste, on l'a vu, à récuser
Cécile Volanges au profit de la présidente de Tourvel. Si Valmont
demeure fidèle au passé qui le rattache toujours à Merteuil, c'est, en
dépit de Gercourt dont il ne prononce pas même le nom, qu'il lui pré-
fère aujourd'hui comme avant une femme d'une plus haute condition :
à «l'aventure de l'Intendante», vainement évoquée par Merteuil, il
entend ajouter à présent l'amour d'une «présidente». De sorte que
Merteuil n'aura été qu'une passade entre deux liaisons d'importance.
Au jeu du désir, Valmont tient la difficulté pour l'un de ses articles de
foi. C'est par cette surenchère de l'éthique libertine qu'il entend aussi
surpasser (c'est-à-dire dépasser et supplanter) Merteuil.
Il est ainsi caractéristique qu'il oppose tout uniment au portrait que
Merteuil fait de Cécile un portrait moral de celle-ci suivi de celui de
Mme de Tourvel. Ce portrait moral de Cécile Volanges, Valmont l'infère
très exactement des termes employés par Merteuil. Elle la disait
«jolie», «gauche», «nullement maniérée », Valmont devine qu'en face
de lui il aura une «jeune fille » qui « n'a rien vu », « ne connaît rien », sera
«sans défense ». Et quand il récuse Cécile, il trahit doublement
Merteuil : lui échappant comme instrument de sa vengeance, il la
repousse comme pourvoyeuse et, quoi qu'il en dise, comme confidente.
La difficulté de l'entreprise prime pour Valmont les attraits que repré-
senteraient pour un autre l'extrême jeunesse («quinze ans»), l'inexpé-
rience et la beauté naissante («un bouton de rose»). Il se trouve enfin
que la présidente vérifie en tous points les aspirations de Valmont. Le
genre de femme qu'elle est, ses activités («messe», «prières», «pieux
entretiens» etc.) authentifient rétrospectivement l'éloge qu'il fait de la
conquête - lointain écho de l'art d'aimer - qu'il s'est plu à évoquer sur
un mode parodique en rappelant qu'il s'agit d'une mission sacrée. A
ceci près que la présidente confesse la vraie religion. Fidèle à son plai-
doyer, il entend convertir à sa foi celle qu'il appelle tour à tour « enne-
mi» (digne de lui), «divinité» et «bon ange ».
Il est enfin remarquable qu'à travers la toponymie qui sert de repè-
re au déploiement de la stratégie de chacun, s'annonce une topologie
concrète - véritable scène du cours des choses. Ainsi, ce qui se lie dans
ces lettres, se délie dans la part de jouissance réelle qui n'accédera pas à
la formulation.
CONCLUSION
Au terme de cette étude, quelques remarques de synthèse s'impo-
sent. Le principe de l'analyse intégrative ici mis en œuvre a consisté à
appliquer à un extrait d'œuvre l'apport de différents points de vue théo-
riques dont chacun coïncide avec un niveau de structuration du texte.
Le premier échange de lettres, entre Merteuil et Valmont, a été exa-
miné en tant que moment décisif du développement ultérieur des
Liaisons dangereuses. La description de cet ensemble textuel repose sur
certaines distinctions préalables qui articulent dans le détail la condui-
te de l'analyse.
Un premier distinguo consiste à discriminer deux plans fondamen-
taux de l'économie linguistique du corpus : la dynamique textuelle
d'une part, la surface discursive d'autre part. Chacun de ces deux plans
se subdivisent en niveaux d'organisation distincts.
L'examen de la dynamique textuelle prend en compte l'étude des
principaux mécanismes sémantiques abstraits qui gouvernent le corpus.
Ainsi :
- les données tactiques coïncident pour l'essentiel avec l'organisation
actantielle du texte. Mais elles supposent, préalablement, l'examen des
données d'arrière-plan contextuel sur lesquelles l'intrigue engagée fait
fond. Il s'agit, dans le cadre de l'échange Merteuil/Valmont, d'examiner
de quelle manière les protagonistes définissent leurs finalités et préten-
dent disposer des moyens qui sont les leurs pour y atteindre (d'où la
dénomination de tactique) ;
- les données thématiques coïncident avec l'agencement des grandes
isotopies dont la mise au jour de certaines permet, en outre, de mieux
identifier les mécanismes de cohésion sémantique de chaque texte.
Dans le cas des Liaisons, nous avons été plus particulièrement attentif
à la relation de dépendance thématique qui unit les lettres l'une à
l'autre, autorisant ainsi une analyse comparative. La disposition «en
miroir» de la réponse de Valmont rappelle, au plan de la découpe dis-
cursive, l'économie de la lettre de Merteuil sur laquelle elle est en
quelque sorte «calquée».
L'examen de la surface discursive consiste à rendre compte de la
façon dont s'organise concrètement la texture du texte. Nous avons pri-
vilégié une perspective pragmatique, en ce sens exact où le corpus épis-
tolaire est appréhendé sous le rapport du primat de l'énonciation et de
l'argumentation.
Le niveau pragmatico-énonciatif regroupe les différents plans de for-
mation du texte en tant que production d'un sujet parlant :
- l'étude des marques d'interaction consiste d'abord à relever les
modalités les plus apparentes de l'énonciation (dispositif déictique et
personnel balisant chaque lettre) ;
- l'étude des personnages occupe l'essentiel des deux autres plans
d'organisation de l'énonciation. Nous avons tenté de montrer qu'une
prise en compte de la subjectivité linguistique, loin de se limiter au
repérage, somme toute trivial, des occurrences de «l'appareil formel de
l'énonciation» (E. Benvéniste), doit en outre prendre en compte l'ana-
lyse du positionnement dialogique de chaque énonciateur. D'où l'étude
de l'ethos que nous avons ici articulée à celle des désignations et de la
dynamique verbo-modale des lettres. De manière à formuler certaines
hypothèses sur le «caractère» des personnages. C'est dans le cadre de
ce niveau d'analyse qu'est avancée la notion de «marqueur éthico-
pathétique » dont l'identification s'infère de l'acte de lecture.
Le niveau pragmatico-argumentatif a été différencié de manière à
rendre compte de l'organisation du plan argumentatif des lettres. Son
étude suit la progression suivante :
- l' aspect rhétorique a été considéré comme partie intégrante de l'ar-
gumentation. Nous nous sommes surtout attaché à montrer comment le
développement d'une figure (la métaphore filée dans la réponse de
Valmont) servait de point d'appui au déploiement d'une stratégie de
discours spécifique ;
- l'aspect topique a été envisagée à partir de deux exemples expli-
cites de recours argumentatif au sens commun. C'est aussi dans ce cadre
que la question de l'hétérogénéité énonciative du texte (usage de cita-
tions, recours à des références culturelles) a été examinée.
L'étude de la lettre-réponse de Valmont a été privilégiée comme cas
exemplaire d'argumentation développée en réplique à une autre énon-
ciation (celle de Merteuil).
Le niveau des représentations axiologiques a été étudié à partir de
l'image que Merteuil et Valmont construisent des autres personnages
évoqués dans leurs lettres. L'analyse de ce dernier niveau complète
celui de l'ethos ; de même elle complète celle du niveau tactique-actan-
tiel puisqu'il met en œuvre la valeur reconnue à chaque personnage et
sa place dans les plans concertés par les protagonistes des Liaisons.
L'articulation de ces différents prismes définit le principe d'une ana-
lyse intégrative. Au point de vue de la réception, les divers niveaux
d'analyse concourent simultanément à la production du sens, de sorte
que s'il y a lieu de les différencier c'est au vu d'une double exigence
méthodologique et pédagogique. La tâche du commentaire consiste
alors à délinéariser chaque plan d'organisation du texte, pour en expli-
citer la compréhension par une interprétation qui en reconnaît le rôle
dans le procès d'intégration du sens.

Georges-Elia Sarfati
Université de Tel Aviv
Violaine Géraud

Discours r a p p o r t é et stratégies épistolaires


dans Les Liaisons dangereuses

Les rituels propres à la lettre en exhibent la situation d'énonciation;


or la lettre mondaine, allant plus loin dans cette exhibition, prétend se
faire entendre comme une parole, comme engagée dans un échange
conversationnel. L'exigence de l'élégance mondaine lui impose même
d'effacer ce qu'elle aurait de trop visiblement «écrit», de s'inscrire dans
le paradoxe qui est aussi celui du texte théâtral, d'une écriture qui se
renie. De ce fait, la parole rapportée ne saurait avoir le même statut
dans un roman épistolaire que dans un autre genre de roman. En
posant comme point de départ que rapporter les paroles d'un autre
énonciateur, c'est inclure une situation d'énonciation dans une autre, on
pourra observer en quoi la lettre offre un cas particulier de cet ordinai-
re système d'inclusion. Cette particularité servira de base à notre
réflexion. Instituant la fiction «conversationnelle» qui en retour l'insti-
tue, la lettre se présente elle-même comme un discours que l'on pour-
rait qualifier de «direct», parole comme restituée directement, dont
l'énonciateur serait aussi le rapporteur.
Dans ce cadre particulier d'une énonciation qui s'exhibe telle et va
ensuite enchâsser d'autres énonciations, et reproduire de la sorte l'in-
clusion de certaines lettres en d'autres lettres, le choix de la modalité
(DD, DI) selon laquelle la parole est rapportée pourrait être révéla-
teur : qu'est-ce qui en motive le choix ? Le discours rapporté rapporte
en fait un acte d'énonciation, défini par un couple d'interlocuteurs, une
situation spatio-temporelle, et qui se trouve au milieu d'autres données
référentielles :
Le DR pose crucialement la question du sens d'un énoncé, c'est-à-dire d'un évé-
nement de parole unique dans une situation particulière d'énonciation [...].
Car ce qui caractérise tout discours DR (DD comme DI), c'est que la
situation d'énonciation dans laquelle et à travers laquelle le message cité

1. Voir article de J. Authier, « Repères dans le champ du discours rapporté », in L'Information


grammaticale, n° 56 (janvier 1993).
prend tout son sens n'est pas une donnée de fait, comme dans un acte de
parole ordinaire, mais n'est présenté qu'à travers la description qu'en
donne le discours citant. Un acte d'énonciation peut être représenté de
deux manières radicalement différentes (dont, faut-il le préciser, l'une ne
découle pas, syntaxiquement, de la transformation de l'autre). Le dis-
cours direct maintient une séparation claire entre discours citant et dis-
cours cité, au contraire du discours indirect qui reformule la parole qu'il
rapporte, la condense ou la traduit, afin que le discours citant l'intègre. Or
ni Laclos ni les épistoliers n'usent indifféremment du discours direct, et du
discours indirect. Choisir l'homogénéité ou l'hétérogénéité énonciatives
relève d'une stratégie qui ne sera jamais univoque, dans la mesure ou celle
de l'épistolier sera automatiquement doublée par celle de l'auteur.
On peut considérer que la parole rapportée entre alors dans une
stratégie pragmatique qui fait préférer à l'épistolier tel type de discours
ou tel autre. Cette stratégie n'apparaîtra que mise en relation avec celle
du roué et avec celle du romancier : comme la lettre est un discours
adressé à un destinataire, le roman épistolaire emboîte, en même temps
que les énonciations, les stratégies que ces énonciations développent en
fonction du destinataire de l'énoncé. Car tout en prétendant avoir une
visée immédiate par rapport à leur destinataire, ces paroles sont rap-
portées en même temps que réfléchies, et on peut le supposer défor-
mées, et pourquoi pas, inventées, afin de circonvenir le destinataire de
la lettre. Comme cette double stratégie est enfin transcendée par celle
que le romancier fomente à l'adresse du lecteur, celui-ci se retrouve
ainsi pris dans un réseau de discours s'emboîtant en même temps que
les stratégies que ces discours inventent, de sorte qu'aucune parole rap-
portée, à quelque niveau que l'on se situe, n'est plus fiable ni a priori
plus vraie, ni même plus autorisée.
LA STRUCTURE DE L'ŒUVRE : MISE EN ABYME DES ENONCIATIONS
Les lettres qui composent Les Liaisons dangereuses sont prétendues
«Recueillies dans une société et publiées pour l'instruction de quelques
autres par M. C... de L...» On peut alors admettre que ce cadre englo-
bant l'ensemble de la correspondance reproduit et englobe celui que
constitue les lettres qui incluent d'autres lettres, cadre qui à son tour
reproduit et englobe celui de chaque lettre incluant des paroles rappor-
tées. C'est ainsi que Les Liaisons se structurent par un système de succes-
sives inclusions des discours, jusqu'à la mise en abyme des énonciations.
C'est par cette mise en abyme des énonciations que Les Liaisons
dangereuses s'inscrivent dans un genre, celui du roman par lettres poly-
phonique 1 qu'on oppose à ceux qui sont monodiques, tels les Lettres
1. Ce terme n'a pas ici son sens linguistique, mais signifie que le roman par lettres compte plu-
sieurs épistoliers.
portugaises. Les Liaisons semblent toutefois renchérir sur la polyphonie
qui définit très précisément leur position générique dans la littérature,
en la surexploitant. Peut-être même sont-elles sur le point de déborder
ce cadre générique, en le poussant à ses limites ; il n'empêche qu'elles
en justifient aussi pleinement la pertinence. Car, comme toute œuvre est
le produit d'une situation d'énonciation, l'œuvre institue et justifie au
travers de son déploiement, cette situation d'énonciation qui la situe
génériquement. Le lecteur est en effet confronté à un « rituel discursif
imposé par tel ou tel genre » que D. Maingueneau a analysé et dénom-
mé une « scénographie » :
Cette situation d'énonciation de l'œuvre, on l'appellera scénographie, en pre-
nant garde à rapporter l'élément graphie non à une opposition empirique entre
support oral et support graphique mais à un processus fondateur, à l'inscription
légitimante d'un texte stabilisé. Elle définit les statuts d'énonciateur et de
coénonciateur
L'inscription des Liaisons dans le genre épistolaire polyphonique ou
plurivocal (à plusieurs épistoliers) est en effet «légitimante», mais elle
va légitimer le fait que la signification de l'œuvre ne puisse définitive-
ment se stabiliser, sauf à considérer qu'elle est une scénographie para-
doxale destinée à ne stabiliser que sa propre instabilité. D'abord, elle
superpose les statuts d'énonciateurs (auteur, épistolier, personnage) et
de coénonciateurs (lecteur, correspondant, destinataire d'un énoncé
rapporté) : une lettre écrite pour un destinataire invoqué (Valmont écrit
à/invoque Mme de Tourvel), est recopiée et donnée à lire, et offerte en
spectacle à un destinataire qu'on pourra dire « pré-invoqué » dans la
mesure où le pacte qui associe les deux roués suppose une double ingé-
rence fondée sur une obligation de sincérité préétablie. Les deux roués
ne vont pourtant, en s'écrivant, cesser de contrecarrer ou d'éviter ce
pacte qui les unit. Ainsi, alors que la scénographie est celle du roman
épistolaire plurivocal, elle enchâsse les lettres comme autant de scènes
génériques codées par les usages de la correspondance, qui eux-mêmes
sont ritualisés par la conversation mondaine.
Encore faut-il préciser que cet enchâssement se fait par un proces-
sus de focalisation sur une scène générique initiatrice et intégrante : le
pacte de transparence que les deux roués feignent d'avoir conclu va jus-
tifier qu'ils recopient les lettres qu'ils écrivent ou reçoivent. C'est cette
scène générique intégrante qui légitime par conséquent le déploiement
de l'œuvre, en rendant possible sa structuration par l'emboîtement des
énonciations. Or cette scène générique intégrante est aussi un lieu de
paradoxe, puisqu'elle procède d'une obligation de sincérité que chaque

1. Le Contexte de l'œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 123.


2. La scène générique est une scène de parole conçue à travers l'ensemble des contraintes par
lesquelles elle relève d'un genre. Voir D. Maingueneau 1993.
lettre va s'efforcer de transgresser, le pacte se transformant sous les
yeux du lecteur en une lutte sans merci pour accéder à la domina-
tion/séduction de l'autre. Ce paradoxe ne fait d'ailleurs que réfléchir
celui de la scénographie de la correspondance, laquelle emprunte sa
scène générique à la réalité pour se réaliser comme roman. Les lettres
sont en effet autant de briques agencées par un nouveau Dédale. Les
Liaisons valident une scénographie-machine, qui laisse apparemment
toute liberté au lecteur, qui semble même supposer sa toute-puissance.
Mais elle vise en fait à pervertir ce lecteur qu'elle invoque, à en faire un
complice, puisque le dispositif a été armé afin que le plaisir de lire et
d'interpréter rejoigne la jouissance des roués, et avec elle se confonde.
L'œuvre est précédée d'un Avertissement de l'éditeur qui refuse de
garantir l'authenticité du discours citant-cadre, celui du Rédacteur,
dont il remet en cause la Préface. Cette Préface prétendait avoir
recueilli la correspondance, selon une convention dont plus personne, à
la fin du X V I I I siècle, n'est dupe. Que le discours préfaciel subvertisse
la convention de la correspondance arrachée à la réalité pour mieux
valoriser son statut fictionnel, voilà qui n'est que très ordinaire au siècle
des Lumières. Mais ce qui nous intéresse, c'est le déni du Rédacteur par
l'Editeur. Certes ce déni redonne au romancier sa place : mais quelle
place ? Car on peut penser qu'en enlevant au «discours citant », par rap-
port auquel les lettres auraient un statut de «discours cité», toute auto-
rité, l'éditeur barre définitivement l'accès à un discours autorisé. Dès
lors, peu importe que Laclos ait sincèrement voulu servir la cause de
l'éducation des filles, ou qu'il ait souhaité rétablir dans son dénouement
un ordre moral, puisque l'enchâssement dynamique des énonciations et
de leurs stratégies fait de la parole un lieu d'illusions, où la signification,
qui se diffuse au travers de la polyphonie structurelle, ne se stabilise plus.
Très fréquemment en effet, régulièrement même, les lettres en
incluent d'autres, de telle sorte que la lettre accède au statut de discours
citant, d'autres lettres devenant autant de discours cités : le procédé
s'exhibe, par exemple, lorsque la lettre 40, de Valmont à Merteuil, se
poursuit après les lettres 41 de Tourvel à Valmont, et 42 de Valmont à
Tourvel, ou lorsqu'une lettre, telle la 73 de Valmont à Cécile Volanges,
est déclarée, dans une parenthèse suivant le nom de l'épistolier et de la
destinataire : «(Jointe à la précédente) », jointe en l'occurrence à la
lettre 72 du Chevalier Danceny à Cécile Volanges. Ce système d'inclu-
sion qui a pour fonction de mettre en abyme les énonciations met aussi
en abyme les explications de texte qui accompagnent les citations de
lettres. Car citer permet de commenter, d'expliciter, de critiquer... Les
deux roués ne produisent leurs lettres que pour exhiber leur pouvoir et
l'affirmer plus encore en se livrant parallèlement à une activité de cri-
tique littéraire, dans laquelle la Merteuil excelle tout particulièrement.
Discerner la vérité qu une écriture prétendrait dérober, c est presque
s'emparer de l'âme de l'épistolier, du moins pénétrer celui-ci, prétendre
le vaincre :
[...] il n'y a rien de si difficile en amour, que d'écrire ce qu'on ne sent pas. Je dis
écrire d'une façon vraisemblable : ce n'est pas qu'on ne se serve des mêmes
mots; mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange et cela suf-
fit. Relisez votre lettre : il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase 1
Sans cesse divulguées, les lettres sont trahies, et mieux elles sont dis-
séquées, davantage elles donnent libre cours à la volonté de totale
domination sur cet Autre qui devient explicable et qui est de ce fait
désacralisé, ravalé, c o m m e son « E p î t r e a u r a n g d ' o b j e t d o n t o n dis-
pose à sa guise.

O n se d o i t aussi d ' é v o q u e r la t r o p c é l è b r e lettre d e r u p t u r e e n c h â s -


s é e d a n s la l e t t r e 141, l e t t r e a t y p i q u e , c a r elle p r o c è d e d u d é d o u b l e m e n t
de la m ê m e épistolière, la Marquise de Merteuil, sans pourtant que
celle-ci ne l'avoue, et qu'elle est recopiée ensuite par Valmont qui
l'adresse aussitôt à la P r é s i d e n t e de Tourvel ; elle est plus p r o f o n d é m e n t
u n m e s s a g e m o r t i f è r e q u ' u n e f e m m e adresse à sa rivale :

A h ! c r o y e z - m o i , V i c o m t e , q u a n d u n e f e m m e f r a p p e d a n s le c œ u r d ' u n e a u t r e ,
elle m a n q u e r a r e m e n t d e t r o u v e r l ' e n d r o i t s e n s i b l e , et la b l e s s u r e est i n c u r a b l e .
T a n d i s q u e j e f r a p p a i s celle-ci, o u p l u t ô t q u e je dirigeais v o s c o u p s , je n ' a i p a s
oublié q u e cette f e m m e était m a rivale, q u e vous l'aviez t r o u v é e u n m o m e n t pré-
férable à moi, et q u ' e n f i n vous m ' a v i e z placée a u - d e s s o u s d'elle.

Toute la t r a g é d i e des Liaisons est dans cette inclusion des mises à


morts en un geste finalement autodestructeur, le coup revenant sur
celle qui l'a p o r t é , a p r è s a v o i r é t é r é p e r c u t é p a r V a l m o n t q u i l'avait diri-
gé sur M m e de Tourvel; trajectoires balistiques réglées par un génial
artilleur. L e s manipulations de lettres dévoyées permettent entre ces
lettres les p l u s dangereuses liaisons et vont ainsi justifier le titre de
l'œuvre.

Or les é n o n c é s , c o m m e o n le v e r r a , n e coïncident pas avec ce q u e


l'énonciateur croit savoir et maîtriser de lui-même, et ne cessent
d ' é c h a p p e r à l ' e n t e n t e d e celui q u i se fait fort d ' e n a v o i r la p l e i n e m a î -
trise, celle que tout énonciateur imagine a priori posséder sur son
p r o p r e é n o n c é . A i n s i la M e r t e u i l e n t e n d - e l l e l ' a m o u r q u e V a l m o n t n e
p e n s e q u e f e i n d r e , a u - d e l à d e la r h é t o r i q u e q u e le r o u é a a g e n c é e p o u r
n ' ê t r e q u ' u n p i è g e o ù t o m b e r a la v e r t u e u s e P r é s i d e n t e . . . Les Liaisons
p o u r r a i e n t révéler à q u e l p o i n t l'être, a u t a n t q u e s o n langage, s o n t divi-
sés, s a n s q u e p o u r a u t a n t c e t t e d o u b l e d i v i s i o n les m e t t e n t l ' u n e t l ' a u t r e
en coïncidence.

1. Lettre 33, commentant la lettre 24.


2. La majuscule fonctionne alors comme une marque de distance ironique.
Réfléchir sur les discours que rapportent Les Liaisons, c'est décou-
vrir que leur propre vérité leur échappe, comme l'inconscient au
conscient.

PAROLES RAPPORTEES, PAROLES ALIENEES


Si l'on commence par s'interroger sur ce qui motive le choix, aussi
bien pour l'épistolier que pour le romancier, du discours indirect, on
pourra tenter d'établir une relation entre la dépendance syntaxique et
d'autres formes de dépendance, notamment psychologiques. Laclos
semble en effet utiliser le discours indirect pour montrer comment
l'épistolier aliène la parole qu'il rapporte, se l'approprie, comme il vou-
drait s'aliéner son énonciateur.
Dans la première lettre de Cécile Volanges à Sophie Carnay, le dis-
cours indirect et l'absence de variation délibérée dans le sémantisme de
la proposition introductrice, ressortissent à un discours enfantin, scan-
dent le texte par une sorte de comptine :
Maman m'a dit que je la verrai tous les jours à son lever [...] Cependant Maman
m'a dit si souvent qu'une demoiselle devait rester au couvent jusqu'à ce qu'elle
se mariât [...] Il vient d'arriver un carrosse à la porte, et Maman me fait dire de
passer chez elle tout de suite.
Ce procédé est clairement révélateur de la totale soumission de la jeune
fille à peine sortie du couvent à l'autorité maternelle. L'assujettissement
syntaxique correspond bien ici à un assujettissement moral et social; il
fonctionne comme le signe de l'aliénation dans laquelle les jeunes filles
sont maintenues, thème, on le sait, cher à Laclos. Cette jeune fille naïve
pourrait aussi représenter le lecteur, qui va être initié au long du roman
à développer son propre jugement, mais qui sera aussi, comme la jeune
fille, perverti.
Placée dans une subordination syntaxique, la parole rapportée par
les roués trahit leur volonté de domination psychologique, lisible, par
exemple, dans la lettre 85 où Mme de Merteuil relate à Valmont com-
ment elle s'est vengée de Prévan. Dans cette lettre, Mme de Merteuil
n'utilise que deux fois le D D et use massivement du DI. Or ce DI, bien
souvent, cède la place au discours narrativisé par lequel la parole n'est
plus cité que très librement et en substance, pour mieux faire apparaître
la situation pragmatique de l'échange. C'est en effet cette situation que
l'épistolière observe et analyse attentivement, afin de montrer à
Valmont la supériorité de son intelligence en même temps que sa jouis-
sance à manipuler un homme à qui elle donne savamment le change :

1. « [...] je m'écriai d'une voix molle et tendre : "Ah dieu j'étais si bien là !" et lors du dénoue-
ment qui confond Prévan : "Ecoutez-moi, lui dis-je, vous aurez un agréable récit à faire [... ]" ».
Après les propos vagues et d'usage, Prévan s'étant rendu maître de la conver-
sation, prit tour à tour différents tons, pour essayer celui qui pourrait me plaire.
Je refusai celui du sentiment, comme n'y croyant pas; j'arrêtai par mon sérieux
sa gaieté qui me parut trop légère pour un début; il se rabattit sur la délicate
amitié ; et ce fut sous ce drapeau banal, que nous commençâmes notre attaque
réciproque.
La situation de maîtrise à laquelle prétend Prévan est totalement
vaine, et le discours est narrativisé de façon à montrer que c'est lui qui
est en fait dominé. Le DI subordonne la parole de Prévan en même
temps que Mme de Merteuil affirme sa volonté de toute-puissance, au
travers d'un processus d'analyse objective et objectivante d'autrui : la
dissection du comportement de l'interlocuteur, l'analyse pertinente de
la situation et la révélation des tactiques d'ailleurs peu imaginatives que
le séducteur croit mettre en place alors qu'elles lui sont inspirées, se
mêle au récit des conversations. C'est en effet au fil de ces échanges de
paroles, condensés pour être narrés, que Mme de Merteuil conduit
Prévan à prétendre la séduire.
Mais en même temps qu'elle se montre maîtresse du jeu, elle montre
qu'elle seule fait advenir des paroles qu'elle est également seule, dans
sa lettre, à choisir ou non de rapporter, selon la modalité qui entre dans
ses stratégies. Le discours narrativisé, parce qu'il absorbe les actes
d'énonciation dans la trame narrative qui révèle les stratagèmes et leur
superposition, offrira le meilleur modèle linguistique pour exprimer la
sujétion psychologique que les roués cherchent inlassablement et
implacablement à établir. Or, en même temps qu'il trahit la volonté
d'assujettissement d'autrui, le discours narrativisé manifeste toute la
liberté du «rapporteur». Et comme c'est à Valmont qu'est destinée la
narration, c'est à lui qu'elle donne à apprécier l'intelligence et la force
de sa vengeance, sa souveraineté sur la fatuité masculine. Préfigurant
l'ultimatum qu'elle opposera à celui, symétrique, de Valmont, le récit de
la manière dont elle corrige ce petit-maître de Prévan 1 peut se lire,
pour le destinataire, comme pour le lecteur, comme un apologue ou
comme une prophétie. Car s'il est d'abord une manœuvre de séduction
par laquelle Mme de Merteuil tente de séduire Valmont en se donnant
le beau rôle, dans la manipulation perverse de Prévan, le DI et le dis-
cours narrativisé sont aussi donnés à entendre comme étant commina-
toires pour Valmont. Par un récit des plus flatteurs dans lequel domine
le DD, le Vicomte a en effet participé, par sa lettre 79, à la légende de
Prévan. Il est donc relié à lui par la solidarité masculine, qu'exalte cette
fameuse lettre 79.

1. On se souvient de la lettre 79 destinée à Mme de Merteuil dans laquelle Valmont relate


comment Prévan s'est moqué de trois femmes avec une habileté qui n'a d'égale que leur cruel
mépris ; Prévan s'est fait seconder par leurs amants respectifs, ensemble rencontrés sur le lieu du
duel, et convaincus que seules leurs maîtresses étaient coupables.
L e d i s c o u r s n a r r a t i v i s é m a r q u e d o n c la s u p r é m a t i e d ' a n a l y s a n t et d e
s t r a t è g e d e l'épistolier qui e n use. L o r s q u e M m e d e M e r t e u i l l'utilise
p o u r r e l a t e r u n t ê t e à t ê t e a v e c Cécile, elle choisit, au m é p r i s des p a r o l e s
qui sont à peine un confus m u r m u r e , de c o m m e n t e r l'expressivité du
corps. E l l e r a p p o r t e d o n c , p l u t ô t q u e d e s é n o n c é s , les signes s o m a t i q u e s
qui apparaissent, lorsqu'elle examine attentivement l'énonciatrice :

Elle est n a t u r e l l e m e n t très caressante, et je m ' e n amuse quelquefois : sa petite


tête se m o n t e avec u n e facilité incroyable; et elle est alors d ' a u t a n t plus plai-
sante qu'elle ne sait rien, a b s o l u m e n t rien, de ce qu'elle désire tant de savoir. Il
lui p r e n d alors des impatiences tout à fait drôles ; elle rit, elle se dépite, elle pleu-
re, et puis elle m e prie de l'instruire, avec u n e b o n n e foi réellement s é d u i s a n t e

C o m m e n t m i e u x m o n t r e r le m é p r i s d a n s l e q u e l o n t i e n t la parole, e n
t a n t q u ' e l l e est p a r e x c e l l e n c e le lieu o ù s ' e x e r c e la l i b e r t é d e l ' a u t r e ?
L e d é s i r h o m o s e x u e l n ' e s t p a s s e u l e n j e u . E n l ' o c c u r r e n c e , la t r a n s -
g r e s s i o n est d a v a n t a g e celle d e la loi d e c o o p é r a t i o n q u i v a u t e n prin-
c i p e p o u r t o u t é c h a n g e d e p a r o l e , q u e celle d e la « n o r m e » sexuelle.

PAROLES SUBORDONNEES ET « E M P R I S E »

A u s s i le d i s c o u r s i n d i r e c t , e t a f o r t i o r i , le d i s c o u r s n a r r a t i v i s é , e n t a n t
qu'ils a c c o r d e n t la s u p r é m a t i e à l ' e x p o s é des stratégies, p o u r r a i e n t - i l s
extérioriser linguistiquement u n e volonté de d o m i n a t i o n et d'appro-
p r i a t i o n a g r e s s i v e s d e l ' a u t r e , u n e v o l o n t é d ' « e m p r i s e » . C e t e r m e gal-
v a u d é en langage c o u r a n t a u n e signification précise en psychanalyse.
F r e u d a b o r d e c e t t e p u l s i o n d a n s s e s Trois essais s u r la t h é o r i e d e la s e x u a -
lité ; e l l e se d o n n e à v o i r d a n s la c r u a u t é e n f a n t i n e , d a n s le s a d o - m a s o -
c h i s m e e t l a p u l s i o n d e m o r t . P. B a y a r d c o n s a c r e d e u x c h a p i t r e s d e s o n
Paradoxe du m e n t e u r à cette « e m p r i s e » qu'il c o m m e n c e par distinguer
d e la « m a î t r i s e » , e n se f o n d a n t s u r d e s t r a v a u x p s y c h a n a l y t i q u e s :
Alors que la situation de maîtrise est pertinente p o u r des situations où il s'agit
d ' e x e r c e r sa force o u son contrôle, - y compris sur soi-même et son appareil psy-
chique, l'emprise introduit à u n territoire o ù règne et des sujétions b e a u c o u p
moins perceptibles et des tyrannies d ' a u t a n t plus impitoyables qu'elles sont
secrètes

C ' e s t l ' e m p r i s e q u i v a d i s t i n g u e r la m a n i è r e d o n t le p e r v e r s se r a p -
p o r t e a u x a u t r e s et à la société, e n m a n i p u l a n t l ' i n c o n s c i e n t d e s a u t r e s
p o u r assurer sa toute-puissance :

1. Lettre 38 de la Marquise de Merteuil à Valmont.


2. Parmi les lois du discours d'O. Ducrot ou maximes conversationnelles d'H.P. Grice, la loi
de coopération impose tacitement aux interlocuteurs de «coopérer» ensemble pour «jouer le jeu»
de l'échange verbal.
3. P. Bayard, Le Paradoxe du menteur, Paris, Minuit, 1993, p. 147.
4. Idem, p. 131.
Dans la relation d'emprise, il s'agit toujours et très électivement d'une atteinte
portée à l'autre en tant que sujet désirant qui, comme tel, est caractérisé par sa
singularité, par sa spécificité propre. Ainsi ce qui est visé, c'est toujours le désir
de l'autre dans la mesure même où il est foncièrement étranger, échappant, de
par sa nature, à toute saisie possible. L'emprise traduit donc une tendance très
fondamentale à la neutralisation du désir d'autrui, c'est-à-dire à la réduction de
toute altérité, de toute différence, à l'abolition de toute spécificité ; la visée étant
de ramener l'autre à la fonction et au statut d'objet entièrement assimilable 1
Or, c'est bien, en effet, «la réduction de toute altérité, de toute dif-
férence» et «l'abolition de toute spécificité» de l'énonciation rapportée
que produisent le DI et le discours narrativisé. Une collusion peut donc
être établie entre le modèle linguistique du DI ou du discours narrati-
visé, retenus pour rapporter l'énonciation, et la finalité d'emprise,
qu'extériorise constamment l'énoncé du roué.
On peut considérer que cette extériorisation se fait par le choix d'ho-
mogénéiser les marquages énonciatifs, et par le commentaire métadiscur-
sif accompagnant la citation du discours rapporté ; ainsi dans ce passage de
la lettre 57 de Valmont à Mme de Merteuil où il est question de Danceny :
Enfin je le sais par cœur, ce beau héros de Roman ! il n'a plus de secret pour
moi. [...]
D'abord, il m'a paru que son système était qu'une demoiselle mérite beaucoup
plus de ménagement qu'une femme, comme ayant plus à perdre. Il trouve, sur-
tout, que rien ne peut justifier un homme de mettre une fille dans la nécessité
de l'épouser ou de vivre déshonorée, quand la fille est infiniment plus riche que
l'homme, comme dans le cas où il se trouve. [...] L'embarras ne serait pas de
combattre ses raisonnements, quelque vrais qu'ils soient. Avec un peu d'adres-
se, et aidé par la passion, on les aurait bientôt détruits; d'autant qu'ils prêtent
au ridicule, et qu'on aurait pour soi l'autorité de l'usage. Mais ce qui empêche
qu'on ait prise sur lui c'est qu'il est heureux comme il est.
La première phrase, par sa modalité exclamative, lance l'ironie que
cristallise la périphrase anaphorisant Danceny et que marque aussi
(comme souvent dans le roman) l'usage de la majuscule, «ce beau héros
de Roman ». On aura noté que cette ironie a aussi un fonctionnement
métalinguistique : clin d'œil à l'adresse des lecteurs du roman avec les-
quels s'établit une connivence dans la mise à distance. Mais cette ironie
est d'abord destinée à souligner le triomphe de l'analyste, la puissance
de sa perspicacité. Suit un exposé de la conversation qui a conduit à
cette victoire, et qui est paradoxalement déceptif : Valmont y avoue ne
plus savoir « que f a i r e » pour mettre Danceny dans les bras de Cécile.
Danceny est prétendu percé à jour, et entre dans un archétype, celui du
Céladon, du «héros de roman ».

1. R. Dorey, « De l'emprise à la nouvelle pulsion d'emprise », dans Nouvelle revue de psycha-


nalyse, Paris, Gallimard, 1981, p. 138-139.
2. « Que faire à présent ? Je n'en sais rien, mais je n'espère pas que la petite soit prise avant le
mariage, et nous en serons pour nos frais; j'en suis fâché mais je n'y vois pas de remède ».
Mais sa typification fait qu'il échappe pour le moment aux liaisons
dangereuses, qu'il apparaît protégé par la force de son sur-moi et unifié
par son bonheur. En cela, il ne peut qu'exciter la volonté d'emprise,
c'est-à-dire le désir qu'auront les deux roués de découvrir le point de
division que tout homme porte en lui, en secret. C'est ainsi que la des-
tinataire de la lettre, la Marquise de Merteuil, va décider de susciter une
cassure propre à mettre au jour cette faille, en révélant à la mère de
Cécile la correspondance secrète entre le Chevalier et la jeune f i l l e
Ainsi l'emprise vient-elle s'exercer au lieu même de la jouissance, ce point de
division en l'autre, où il se révèle contradictoire avec lui-même. et elle consiste,
après avoir repéré ce point, à l'élargir, à le rendre aussi béant que possible.
Prendre l'emprise sur quelqu'un, c'est le diviser davantage qu'il ne l'est natu-
rellement. C'est donc se placer au cœur même d'où les forces partent pour divi-
ser la psyché, et qui a nom l'inconscient. Exercer son emprise sur quelqu'un
revient, si l'on peut dire, à en devenir l'inconscient
Toutefois, Valmont, dans la lettre où il prétend «savoir par cœur»
Danceny, et malgré qu'il en ait, laisse transparaître sa propre division
psychique, que ne manquera pas d'entrevoir sa destinataire, la
Marquise de Merteuil. Lorsqu'en effet il compare les amours débu-
tantes de Danceny et de Cécile à celles qu'il vit, lui qui se dit «moins
pressé de jouir », il prend moins l ' e t h o s du libertin que celui du philo-
sophe. Et il déduit de cette comparaison paradoxale qu'entre lui et le
jeune chevalier de Malte «il n'y a que la différence du plus au moins ».
A contrario de son ethos de sage, c'est bien sa propre passion amou-
reuse que manifeste, le simple fait qu'il se compare à un jeune amant
éperdu d'amour. Pareille contradiction entre l'ethos du désengagement
affectif et la réalité sous-jacente que suggère l'analogie ne pourra qu'af-
fleurer à la conscience Mme de Merteuil, et à celle du lecteur, renfor-
çant, chez tous deux, la conviction que Valmont aime, plus qu'il ne le
sait, ou plus qu'il ne le dit, sa « Céleste Dévote ». C'est ainsi qu'il s'offre,
bien sûr sans le vouloir, à l'emprise de la Marquise. C'est également
ainsi que Laclos offre son roman à l'«emprise» du lecteur, un lecteur
qui lui aussi est initié et conduit à discerner les failles, pour les rendre
plus béantes encore.

1. Dans la Lettre 63, Mme de Merteuil relate à Valmont qu'il lui a donné l'idée de provoquer
une cassure dans la vie des deux jeunes premiers : « Il lui faut donc des obstacles à ce beau Héros
de Roman, et il s'endort dans la félicité ! Oh ! qu'il s'en rapporte à moi, et je lui donnerai de la
besogne; et ou je me trompe ou son bonheur ne sera plus tranquille ».
2. P. Bayard, 1993, p. 147.
3. Vocalité, ton, caractère que se donne l'orateur pour convaincre, qui se montre au travers de
l'énoncé sans s'y dire explicitement. Voir notamment les analyses de D. Maingueneau, Le
Contexte de l'œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 137 à 154.
PAROLES SUBSTANTIVEES, PERVERSION DE L'ECHANGE
Un autre procédé linguistique pourrait également exprimer le pro-
cessus de l'emprise, en assujettissant grammaticalement la parole rap-
portée à l'exposé des stratégies : la substantivation du discours rappor-
té, la transformation d'un acte d'énonciation en un nom qu'actualise un
déterminant :
La défense a commencé par être franche : mais un songez que je pars, pronon-
cé bien tendrement, l'a rendue gauche et insuffisante
Ce message ainsi rapporté était adressé à Mme de Tourvel. Or la
substantivation opérée ajoute sa propre signification connotative à ce
qui est dénoté. Valmont veut montrer à Mme de Merteuil qu'il est
maître du jeu, et que ses paroles dépendent de ses stratégies. Il exhibe
une émotion feinte, un ton emprunté («prononcé bien tendrement»). Il
s'agit pour lui de prouver à sa correspondante combien il demeure froi-
dement calculateur, et avec quel scrupule il respecte leurs principes. Ce
faisant, il donne à admirer l'art consommé avec lequel il théâtralise des
affects, dont celui seul qui les ressent est captif. De même, la parole est-
elle captive de la phrase dans laquelle un article indéfini l'actualise dans
la fonction grammaticale de sujet. Cet article indéfini, par sa valeur
sémantique, prélève un élément au hasard dans une série de référents
qu'il pose comme tous identiques; il actualise l'énonciation rapportée
comme un « é l é m e n t - t y p e C'est pourquoi il tend à lui enlever sa natu-
relle originalité d'acte de parole engagé dans une situation d'énoncia-
tion par définition unique. Il la dérobe à la loi de pertinence qui la liait
à Mme de Tourvel, pour la faire entrer dans celle qui unit les deux roués.
En revanche, lorsqu'elle est actualisée par un démonstratif, la paro-
le qui est substantivée conserve sa naturelle unicité d'acte d'énoncia-
tion, par définition singulier. Le démonstratif sélectionne un référent, et
le m o n t r e , du fait d e son sémantisme déictique 4 c o m m e particulier.
M a i s o n v a v o i r q u e la p a r o l e a i n s i s u b s t a n t i v é e n ' e n e s t p a s m o i n s le
signe d e l ' e m p r i s e d e celui qui l'a p r o n o n c é e , et d e la division d e celui
q u i la r a p p o r t e :

1. Lettre 44, de Valmont à Mme de Merteuil.


2. «L'article UN actualise l'être comme un élément-type, c'est-à-dire comme un exemplaire
qui vaut pour tous ceux de la classe à laquelle ils appartiennent». P. Charaudeau, Grammaire du
sens et de l'expression, Paris, Hachette, 1992, p. 166.
3. Loi du discours qui fait que l'énonciateur s'adapte autant au coénonciateur qu'à la situation
d'énonciation dans laquelle ils sont tous deux engagés.
4. La deixis signifie en grec l'action de montrer, de désigner. On a coutume, en linguistique,
d'en réserver l'usage aux démonstratifs embrayeurs qui trouvent leur référent dans la situation
d'énonciation. Or, dans notre occurrence, le démonstratif a un fonctionnement anaphorique, et
renvoie à un terme déjà présent dans l'énoncé, il a donc un fonctionnement mémoriel.
Content de vous adorer en silence, je jouissais au moins de mon amour; et ce
sentiment pur, que ne troublait point alors l'image de votre douleur, suffisait à
ma félicité; mais cette source de bonheur en est devenue une de désespoir,
depuis que j'ai vu couler vos larmes; depuis que j'ai entendu ce cruel Ah! mal-
heureuse 1 Madame, ces deux mots retentiront longtemps dans mon cœur !
Cette lettre 24 est ensuite envoyée (en même temps que sa réponse,
la lettre 26) à Mme de Merteuil, qui en critique le style dans la lettre 33 :
Relisez votre lettre, il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase.
La Marquise reproche à Valmont une rhétorique dont l'artifice
dénonce le mensonge. Mais quand Valmont ment-il et à qui ? La senti-
mentalité hyperbolique de la lettre 24, si elle est d'abord destinée à
émouvoir Mme de Tourvel, a aussi été écrite dans la perspective de la
donner à lire à Mme de Merteuil. Celle-ci, comme le lecteur complice
de l'auteur avec lequel Laclos construit une relation métalinguistique
la r e c e v r a c o m m e u n e p a r o d i e d u d i s c o u r s a m o u r e u x , n o t a m m e n t celui
h é r i t é d e la p r é c i o s i t é . D è s lors, la c a r a c t é r i s a t i o n d u n o m p r o c é d a n t d e
la s u b s t a n t i v a t i o n d e la p a r o l e r a p p o r t é e p a r l ' é p i t h è t e d e « c r u e l si
elle est consolante pour Mme de Tourvel, destinataire déclarée de la
lettre, doit être appréciée comme habilement ironique, par Mme de
Merteuil.
Mais que doit en penser le lecteur et quelle est, ici, la stratégie du
romancier ? Valmont recopie ses lettres à la Présidente pour les adres-
ser ensuite à Mme de Merteuil, parce qu'il escompte que celle-ci, en sui-
vant pas à pas ses progrès, lui gardera toute son estime, et ressentira
pour lui de l'admiration. Toutefois, par la lettre 33, Mme de Merteuil
montre qu'elle n'a pas apprécié la parodie comme telle, qu'elle a au
contraire pris la lettre comme «sérieuse», trop sérieuse même.
Exploitant la liberté de tout destinataire d'un énoncé ironique, qui est
de pouvoir rester ou de revenir à son gré au pied de la lettre, elle refu-
se d'entrer dans le jeu que lui proposait Valmont, et elle triomphe ainsi
de celui qui se prétendait ironiste, en ironisant sur son ironie :

1. Lettre 24 de Valmont à Mme de Tourvel. Cette exclamation est donnée au DD dans la lettre
23 où Valmont relate l'effet produit sur la prude de l'acte de charité qu'il a monté de toutes pièces
avec l'aide de son chasseur pour l'attendrir. Cette lettre 23, très pathétique et imitant plus ou
moins parodiquement le drame sérieux est presque tout entière au DD.
2. L'activité d'explication de texte à laquelle se livrent les deux roués est le lieu d'une réflexion
métalinguistique indissociable d'une ironie d'auteur, par laquelle Laclos réfléchit sur l'œuvre qu'il
est en train d'écrire, et s'en dégage intellectuellement, comme il se dégage des traditions roma-
nesques qui nourrissent son inspiration.
3. Voici ce qu'écrit, là encore ironiquement, Mme de Merteuil à propos de l'adjectif «cruel»
dans la lettre 5 destinée à Valmont; elle y parle du Chevalier son amant à qui elle compte faire
une scène, parce qu'elle «a de l'humeur» : «Il m'appellerait perfide et ce mot de perfide m'a tou-
jours fait plaisir; c'est, après celui de cruelle, le plus doux à l'oreille d'une femme, et il est moins
pénible à mériter ». On notera au passage que les mots «perfide» et «cruelle» auraient pu être en
italiques, parce qu'ils relèvent du discours cité.
[...] l'effet n'en est pas moins manqué. C'est le défaut des Romans. L'Auteur se
bat les flancs pour s'échauffer, et le Lecteur reste froid. Héloïse est le seul qu'on
en puisse excepter; et malgré le talent de l'Auteur, cette observation m'a tou-
jours fait croire que le fonds en était vrai.
En affirmant à Valmont qu'il a manqué son «effet», la Marquise le
renvoie à sa vérité, d'être psychologiquement divisé : le Vicomte est
déclaré mauvais rhétoriqueur, incapable de bien écrire une lettre
d'amour crédible, non parce qu'il feint, comme s'amuse à le lui reprocher
la Marquise, des sentiments qui ne sont pas éprouvés, mais parce qu'il est,
contre ses principes, amoureux. Ce que la Marquise tait, elle le laisse
entendre par son allusion à La Nouvelle Héloïse : dans le commentaire
critique de Mme de Merteuil, la passion s'écrit en creux. La passion que
toutes les froides stratégies des Liaisons dangereuses font flamber.
PAROLES EN ITALIQUE, PAROLES DETOURNEES
Les paroles rapportées et substantivées apparaissent en caractères
italiques. Or, dans Les Liaisons, de nombreux mots et expressions sont
transcrits dans ce même caractère, marqueur d'une non-coïncidence
énonciative. Quoiqu'ils soient grammaticalement intégrés à l'énoncé, la
typographie attire l'attention sur leur signifiant, en tant qu'il s'inscrit
dans une hétérogénéité énonciative :
Vous êtes cause que je suis arrivée indécemment tard chez Mme de Volanges,
et que toutes les vieilles femmes m'ont trouvée merveilleuse.
Les deux expressions en italiques ont été prononcées par les
convives de Mme de Volanges, et notamment par «toutes les vieilles
femmes » auprès desquelles Mme de Merteuil passe pour un parangon
de vertu. C'est donc aussi par bribes qu'est rapportée la parole d'autrui
qui alors, presque toujours, va relever de la double, voire de la triple
entente, et enclencher un processus d'ironie. C'est notamment le cas
lorsque les italiques mentionnent qu'un terme a été repris au destina-
taire auquel la lettre répond :
Cette femme qui vous a rendu les illusions de la jeunesse vous en rendra bientôt
aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide et esclave; autant vaudrait
être amoureux. Vous renoncez à vos heureuses témérités.
Dans cet extrait de la lettre 10, Mme de Merteuil, qui répond à la
lettre 6 de Valmont, le cite sans guillemets, subrepticement donc. Car à
la différence des guillemets qui ajoutent un énoncé en le maintenant
extérieur, l'italique permet d'incorporer un énoncé dans un autre, en
signalant simplement qu'il n'est pas sur la même ligne énonciative.

1. Lettre 51.
Mais parce qu'elle relève de la typographie et non des usages manus-
crits, on pourrait être tenté d'attribuer l'italique à l'éditeur, qui est l'une
des figures du romancier. C'est bien finalement ce dernier qui signale à
l'attention du lecteur ce jeu qui consiste à détourner et à s'approprier, non
sans malice, la parole de l'autre, pour la mettre à distance, en révéler l'im-
pertinence, la tourner en dérision. Aussi, dès qu'on attribue, comme il
semble réaliste de le faire, l'italique au romancier, son emploi est-il une
sorte de lapsus qui laisse le dispositif s'échapper comme fictif, et le roman
s'avouer comme subterfuge : faille inconsciente que découvre le lecteur
qui exercerait à son tour, par cette découverte, sa propre emprise ?
Ajoutons que les épistoliers usent volontiers de la citation littéraire
qui apparaît en italique dans le texte. Le romancier, plus encore que les
correspondants, en tire souvent un effet humoristique ou ironique. On
appréciera l'humour qui vient du détournement de deux vers d'une tra-
gédie racinienne, et de leur trop parfaite adaptation à une situation de
pur libertinage. Cette citation se trouve dans l'épisode de la lettre 71 où
Valmont raconte à Mme de Merteuil comment il a enlevé la Vicomtesse
de ***, pour une nuit d'amour, à la fois à son mari et à son amant, tous
deux présents dans la demeure où Valmont était lui aussi invité :
[...] et elle arriva chez moi vers une heure du matin
[...] dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil
La syntaxe et l'italique montrent conjointement que la citation est
intégrée en même temps qu'humoristiquement dévoyée. Et elle frappe
par le parfait à-propos qui en fait l'irrésistible élégance :
Quant au changement de ma figure, fiez vous-en à votre Pupille. L'amour y
pourvoira 1
Une note signale que la citation en italiques provient des Folies
amoureuses de Régnard. L'humour tient ici moins à la citation elle-
même, qu'à la trop parfaite congruence du titre de l'œuvre dont elle est
extraite, par rapport à la situation dans laquelle se trouve le Vicomte. Sa
mine altérée, qui l'oblige à se faire passer pour malade, vient en réalité
du zèle qu'il déploie pour parfaire l'éducation de la pupille de
Mme de Merteuil, la jeune Cécile.
La citation littéraire autorise même des notes humoristiques de l'édi-
teur, comme celles où il feint de ne pas savoir si Mme de Merteuil, dans
sa lettre autobiographique 81, cite un auteur ou invente une citation :
[...] si j'ai su tour à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou
rejeter loin de moi.
Ces tyrans détrônés devenus mes esclaves.

1. Lettre 110 de Valmont à Mme de Merteuil.


La note de l'éditeur indique en effet :
On ne sait si ce vers, ainsi que celui qui se trouve plus haut, Ses bras s'ouvrent
encor, quand son cœur est fermé, sont des citations d'Ouvrages peu connus; ou
s'ils font partie de la prose de Mme de Merteuil.
Cette feinte hésitation montre combien la citation littéraire est inté-
grée par une œuvre qui entretient une relation aussi féconde que le plus
souvent humoristique, ou ironique, à l'intertextualité.
Participant d'une riche polyphonie énonciative structurant, à tous les
niveaux, Les Liaisons, les citations comme les autres expressions mises
en italiques attirent l'attention sur l'activité énonciative. C'est que celle-
ci est aussi bien le lieu où peut s'exercer la manipulation de l'autre, s'ef-
fectuer son emprise, que celui où l'être apparaît si irréductiblement tra-
versé de forces contraires, qu'il reste finalement insondable, comme le
sont les intrications des discours dans le roman. Homogène, puisqu'il
forme l'œuvre magistrale et unique de Laclos, hétérogène, parce qu'il
démultiplie les voix, le discours des Liaisons est finalement inaliénable :
les paroles n'y sont rapportées que pour montrer comment la super-
conscience de son créateur va jusqu'à prévoir que son œuvre la dépas-
se, lui échappe. La polyphonie semble organisée afin que le roman soit
plus perméable aux forces qui, pour un lecteur actuel, pourraient être
celles de l'inconscient.

PAROLES EN DIRECT, PAROLES JOUEES


Bien des paroles sont aussi rapportées au discours direct. Le fait
qu'elles demeurent dans une hétérogénéité énonciative et qu'elles ne
soient pas placées dans une dépendance syntaxique ne doit pourtant pas
nous abuser. La candeur du rapporteur peut être feinte, au contraire de
celle de Mme de Tourvel, donnée pour vraie par Valmont dans la lettre 6 :
Ma tante cependant s'y trompa comme vous, et se mit à dire : «L'enfant a eu
peur»; mais la charmante candeur de l'enfant ne lui permit pas le mensonge, et
elle répondit naïvement : «Oh non, mais [...] ». Ce seul mot m'a éclairé
Paradoxalement, le libertin rapporte une parole ingénument échap-
pée, pour convaincre Mme de Merteuil que la Présidente de Tourvel
pourrait être «sensible». Relatant un épisode où il la prend dans ses

1. Nous prenons polyphonie aux deux sens du terme : la polyphonie distingue comme on l'a vu
un genre de roman par lettres qui comprend plusieurs épistoliers et elle s'oppose alors à la mono-
die. Mais la polyphonie a aussi un sens linguistique. La notion a été introduite par M. Bakhtine pour
désigner le fait que plusieurs «voix» puissent s'exprimer sans qu'aucune ne soit dominante.
O. Ducrot nomme « polyphonie » les phénomènes de non-prise en charge. Ainsi, dans le mécanis-
me de l'ironie, le locuteur n'assume pas le point de vue qu'il exprime et en fait endosser la respon-
sabilité à un énonciateur qui est ironisé. Voir Ducrot, Le Dire et le Dit, Paris, Minuit, 1984.
2. Lettre 6 de Valmont à Mme de Merteuil.
bras pour (symboliquement) « franchir un fossé », il dépeint son trouble,
et recourt au DD pour faire éclater, non sans perversité, l'ingénuité de
la jeune femme, et ensuite l'interpréter comme une promesse de félici-
tés futures. Ce montage auquel le DD participe lui sert d'argument, car
il cherche à démontrer à Mme de Merteuil qui voulait lui confier une
autre mission, séduire la future épouse de Gercourt, qu'il a raison de
désirer la « Céleste Dévote ». Toutefois, peut-être Valmont a-t-il inventé
ce lapsus afin qu'il soit révélateur...
Car le discours indirect n'est pas libre de toute dépendance, par rap-
port au discours citant. Il relève lui aussi du choix stratégique de l'épis-
tolier, et il n'est qu'un trompe-l'œil, dans la mesure où l'énonciateur du
discours citant fait comme s'il restituait fidèlement la parole qu'il rap-
porte, alors qu'il conserve, à son égard, toutes ses prérogatives de rap-
porteur, plus ou moins fidèle. Le discours indirect est donc par nature du
côté de la feinte, de la théâtralisation, puisqu'il se donne presque tou-
jours à entendre pour ce qu'il n'est pas : il n'est que très rarement, en
effet, une restitution comparable à un enregistrement, quoiqu'il soit
censé tel. Aussi, sous couvert de transcription exacte, va-t-il permettre
dans Les Liaisons de secrets trafics. Le DD joue en effet sur la loi de sin-
cérité, loi du discours qui fait que tout énonciateur est réputé a priori sin-
cère, et passera, en conséquence, pour un rapporteur sincère dans la pré-
tention que présuppose le DD à citer mot pour mot la parole de l'autre.
On ne s'étonnera donc pas que Laclos, qui manifeste ainsi quelle est
son « emprise » de créateur sur la langue, aille exploiter cette naturelle
contradiction du fait linguistique qu'on nomme discours direct. En cela
il agit avec le matériau linguistique comme ses personnages de roués
agissent avec leur victime : il établit son « emprise » d'écrivain en déce-
lant, puis en jouant sur la division intrinsèque du DD, sur son paradoxe.
Et ce paradoxe n'est pas sans rappeler celui du comédien chez Diderot :
si le bon comédien joue d'autant mieux les sentiments qu'il ne se les
approprie pas affectivement, le bon rapporteur du DD jouera d'autant
mieux avec la parole, qu'elle restera à distance de lui, sera déclarée
autre, et linguistiquement maintenue dans cette altérité qui la fait croire
intacte. Dans les deux cas, la vérité est celle que la comédie construit,
vérité du dire qui ne coïncide pas avec celle du dit et qui entretient une
relation paradoxale avec les sentiments.
Aussi est-ce en usant du discours direct que Valmont met en scène
Prévan dans la lettre 79 qui narre comment le fameux Prévan a séduit et
perdu de réputation trois femmes à la fois. Valmont donne d'abord la paro-
le à son héros pour deux longues tirades qu'il fait sur le lieu de rendez-vous
du duel qui devait l'opposer à trois rivaux. Il leur tient un discours qui fon-
dera des valeurs masculines, dont la reconnaissance commune aboutira à la
solidarité entre ces hommes qui étaient venus pour se battre :
Je sais, ajouta-t-il, qu'on gagne rarement le sept et le va; mais quel que soit le
sort qui m'attend, on a toujours assez vécu quand on a eu le temps d'acquérir
l'amour des femmes et l'estime des hommes.
Valmont met dans la bouche de Prévan une métaphore destinée à
montrer son «caractère de joueur ». L'italique sert ici à marquer une
modalisation autonymique, qui exhibe comme légèrement déplacée
l'expression empruntée à un autre registre, au vocabulaire du jeu. Cette
exhibition confère au personnage, à travers les paroles rapportées au
DD, un e t h o s de grand seigneur libertin, propre à lui faire incarner aux
yeux de Mme de Merteuil, comme à ceux du lecteur, les valeurs qui
furent celles, plus tôt dans le siècle, des petits maîtres tels que les a
peints Crébillon, valeurs dont ont hérité les roués :
[...] le coénonciateur incorpore, assimile ainsi un ensemble de schèmes qui cor-
respondent à une manière spécifique de se rapporter au monde en habitant son
propre corps
Valmont ne se contente pas de donner la parole à Prévan, il montre
bien comment l'aristocrate libertin se «rapporte au monde et habite
son propre corps ». C'est ainsi que le personnage devient, pour la desti-
nataire de la lettre, Mme de Merteuil, comme pour le lecteur, un per-
sonnage séduisant : il «incorpore» des valeurs masculines autant
qu'aristocratiques, avec une souveraine aisance.
Encore faut-il préciser en quoi les valeurs qu'«incorpore» Prévan
pour la destinataire de la lettre sont masculines. Elles s'exaltent par le
mépris des femmes, par leur ravalement sadien au rang d'objets. Prévan
est donc un séducteur misogyne, et son discours est affecté par Valmont
d'un ethos typiquement aristocratique, aussi désinvolte que généreux,
qui campe sous nos yeux de lecteur un homme prêt à perdre la vie avec
la même insouciance qu'il perdrait au jeu :
Je ne vous cache pas, continua-t-il donc, que la nuit que je viens de passer m'a
cruellement fatigué. Il serait généreux à vous de me permettre de réparer mes
forces. J'ai donné des ordres pour qu'on tînt ici un déjeuner prêt; faites-moi
l'honneur de l'accepter. Déjeunons ensemble, et surtout déjeunons gaiement.
On peut se battre pour de pareilles bagatelles ; mais elles ne doivent pas, je crois,
altérer notre humeur.

1. «Jouer sept fois la mise sur une carte».


2. « Il s'agit en fait de cette représentation corporelle de l'énonciateur que doit construire le lec-
teur à partir d'indices de divers ordres fournis par le texte [...] L'ethos implique donc une police taci-
te du corps, une manière d'habiter l'espace social ». D. Maingueneau nomme le processus par lequel
le lecteur donne une vocalité, puis une corporalité à l'énonciateur une «incorporation» (1993, p. 139).
3. D. Maingueneau, 1993. p. 140.
4. «Le soir venu, il courut sa triple carrière avec un succès égal; au moins s'est-il vanté depuis,
que chacune de ses nouvelles maîtresses avait reçu trois fois le gage et le serment de son amour.
Ici, comme vous le jugez bien les preuves manquent à l'histoire; tout ce que peut faire l'Historien
impartial, c'est de faire remarquer au Lecteur incrédule, que la vanité et l'imagination exaltées
peuvent enfanter des prodiges [...]». Même lettre 79 de Valmont à Mme de Merteuil.
O r , c e t t e d é s i n v o l t u r e s p e c t a c u l a i r e , c e t t e t h é â t r a l e s u p é r i o r i t é s u r les
f e m m e s et sur la m o r t , v o n t d e pair avec u n e s o u v e r a i n e maîtrise d e la
l a n g u e . V a l m o n t p a r e P r é v a n d ' u n i n d é n i a b l e s e n s d e la f o r m u l e , q u i
c o n c l u t s e s d e u x tirades, e n j o u a n t s u r les p a r a l l é l i s m e s e t les a n t i t h è s e s , e n
d é g a g e a n t , a u m o i n s e n p a r t i e , l ' é n o n c é d e la s i t u a t i o n d ' é n o n c i a t i o n , e t e n
a p p e l a n t u n e i n t e r p r é t a t i o n g é n é r i q u e . C e s f o r m u l e s t e n d e n t v e r s la s e n -
t e n c e , la m a x i m e , la d e v i s e , g e n r e s a r i s t o c r a t i q u e s s'il e n e s t T o u t e f o i s ,
c'est V a l m o n t qui manifeste, a u x y e u x d e sa c o r r e s p o n d a n t e , sa supérieu-
re h a b i l e t é r h é t o r i q u e e n m e t t a n t d a n s la b o u c h e d e P r é v a n d ' a u s s i spiri-
t u e l l e s p a r o l e s . S o u s c o u v e r t d ' a m u s e r la M a r q u i s e p a r u n e r e l a t i o n d e s
p l u s p i q u a n t e s , il f a i t p a r a d e , o n l ' a u r a c o m p r i s , d e s a s u p é r i o r i t é d ' h o m -
m e . J u s q u ' à q u e l p o i n t v e u t - i l p i q u e r l a M a r q u i s e , à l a q u e l l e il a a u p a r a -
v a n t r a p p o r t é , d a n s la lettre 70 et b i e n s û r a u D D , les m o t s p a r lesquels
P r é v a n s'était v a n t é e n public d ' ê t r e c a p a b l e d e la d é s h o n o r e r ?
A D i e u ne plaise, dit-il en se levant, que je d o u t e de la sagesse de M m e de
Merteuil ! Mais j'oserai croire qu'elle la doit plus à sa légèreté q u ' à ses principes.
Il est p e u t - ê t r e plus difficile de la suivre que de lui plaire; et c o m m e on ne
m a n q u e guère, en c o u r a n t après u n e femme, d ' e n r e n c o n t r e r d'autres sur son
chemin, comme, à tout prendre, ces autres-là peuvent valoir autant et plus qu'elle ;
les uns sont distraits par un goût nouveau, les autres s'arrêtent de lassitude; et
c'est p e u t - ê t r e la f e m m e de Paris qui a eu le moins à se défendre. P o u r moi,
ajouta-t-il ( e n c o u r a g é par le sourire de quelques femmes), je ne croirai à la vertu
de M m e de Merteuil, q u ' a p r è s avoir crevé six chevaux à lui faire m a cour.

V a l m o n t , p a r le D D , d é g a g e c o m p l è t e m e n t s a r e s p o n s a b i l i t é d ' é n o n -
ciateur. C e t t e responsabilité d e ce qui est d o n n é p o u r u n e «plaisante-
r i e » e s t e n d o s s é e p a r l e s e u l P r é v a n , d o n t il d i t , d a n s c e t t e m ê m e l e t t r e
7 0 , q u ' i l n e « l ' a i m e p a s M a i s il a j o u t e , c e q u i e s t p l u s r é v é l a t e u r :
[...] je l'ai e m p ê c h é longtemps [...] de paraître sur ce que nous appelons le grand
t h é â t r e ; et il y faisait des prodiges sans en avoir plus de réputation.

D è s lors, q u a n d V a l m o n t est-il s i n c è r e ? L o r s q u ' i l r a p p o r t e , s o i - d i s a n t


e x a c t e m e n t , les p a r o l e s d e P r é v a n , e t q u ' i l le m e t e n s c è n e d e f a ç o n à le
m e t t r e en valeur, ou lorsqu'il affirme à M m e de Merteuil, qu'il a barré à
s o n rival l'accès a u « g r a n d t h é â t r e » ? E n c o r e faut-il être attentif a u t e m p s
q u ' u t i l i s e V a l m o n t , à l ' a s p e c t a c c o m p l i , d u p a s s é c o m p o s é q u i d o n n e le
p r o c è s (« ai e m p ê c h é ») c o m m e r é v o l u . D a n s s e s l e t t r e s , V a l m o n t o f f r e à
P r é v a n de belles tirades o r n é e s de q u e l q u e s traits spirituels et de q u e l q u e s

1. On peut penser aux maximes qui ponctuent le théâtre cornélien, ou à celles, évidemment,
de La Rochefoucauld. On peut notamment relever dans les citations que nous avons données : « on
a toujours assez vécu quand on a eu le temps d'acquérir l'amour des femmes et l'estime des
hommes » ; « On peut se battre pour de pareilles bagatelles ; mais elles ne doivent pas, je crois, alté-
rer notre humeur ».
2. «Il me reste à vous dire que ce Prévan, que vous ne connaissez pas, est infiniment aimable,
et encore plus adroit. Que si quelque fois vous m'avez entendu dire le contraire, c'est seulement
que je ne l'aime pas, que je me plais à contrarier ses succès [...] ».
sentences libertines mémorables. Il le laisse donc monter sur le «grand
théâtre », celui sur lequel les gens de la bonne société se donnent la comé-
die. Mais peut-être aussi compte-t-il, en provoquant habilement la
Marquise pour laquelle il feint de reproduire (pour laquelle il brode,
embellit - invente ?) les paroles de Prévan, exclure définitivement celui-
ci du «grand théâtre », y triompher seul après s'être débarrassé, par la
vengeance d'une femme, de son rival le plus menaçant.
Les interprétations que le lecteur peut dégager de ce double-jeu, à la
fois permis et dérobé par le DD, sont plurielles : désir d'humilier son
ancienne maîtresse, et à travers elle, de ravaler le sexe féminin ? Rivalité
entre hommes, chacun voulant être consacré «mâle dominant» aux
yeux des femmes ? Homosexualité refoulée ? Ces interprétations pro-
cèdent en tout cas d'une même origine : la guerre inlassable que livrent,
jusqu'au cœur du désir et au plus profond de l'amour, les hommes, pour
défendre leur masculinité et leur identité que les femmes paraissent
menacer. L'ardeur de la défense pourrait être proportionnelle à la fra-
gilité de l'identité masculine.
PAROLES DONNEES EN SPECTACLE
Dans le roman, les traits d'esprit sont très souvent lancés au DD, ce
qui tient d'abord au fait que la conversation mondaine où l'on apprécie
les saillies forme le référentiel ultime de la lettre. Ces traits d'esprit pro-
cèdent d'une connivence aristocratique qu'ils entretiennent en retour,
même s'ils font surtout le plaisir du lecteur. Plaisir de l'entente, parfois
associé à une sorte de voyeurisme, plaisir qui suppose et nourrit une com-
plicité dans la manipulation perverse de l'autre, ces bons mots lancés au
discours direct comme à la volée entrent dans la stratégie du romancier
au moins autant, si ce ne n'est plus, que dans celle de l'épistolier.
Ce dernier, en plaçant ses bons mots dans la bouche d'autres énon-
ciateurs, se conforme au code mondain, au bon goût qui préconise
qu'on évite de trop visiblement se mettre en valeur, puisque dans la
bonne compagnie, on brille d'autant mieux qu'on a moins l'air d'y son-
ger. Le code aristocratique impose de constamment se montrer grand
seigneur, sans jamais paraître le vouloir. Le DD, parce qu'il fait jaillir le
bon mot comme s'il était spontané, le fait passer pour «naturel». Non
seulement la lettre ne doit pas être le lieu d'une vantardise de mauvais
aloi, mais elle est contrainte par les lois de la conversation mondaine.
Son style, tel le «négligé» des femmes, n'est qu'une affectation
consommée. La lettre ne doit pas sembler apprêtée pour plaire. Et doit
plaire quand même. Le roman reproduit cette esthétique aristocratique
d'un naturel, pur produit d'un art dont les artifices se dissolvent dans
leur propre élaboration, par l'excès de leur raffinement.
Dans la lettre mondaine comme dans le roman par lettres, la parole,
pour pouvoir être visiblement donnée en spectacle, doit être déléguée,
prétendue assumée par un autre. Ainsi est-ce apparemment afin de
valoriser son chasseur que Valmont lui attribue un bon mot. Cette paro-
le rapportée au DD se situe dans la lettre 44 adressée à Mme de
Merteuil. Valmont y narre comment il tente de convaincre la camériste
de Mme de Tourvel de lui « livrer les poches de sa maîtresse ». Son chas-
seur étant l'amant de cette femme de chambre, il lui demande son aide.
A quoi le chasseur répond :
Monsieur sait sûrement mieux que moi [...] que coucher avec une fille, ce n'est
que lui faire ce qui lui plaît : de là, à lui faire faire ce que nous voulons, il y a sou-
vent bien loin.
Pour accréditer sa fidélité de rapporteur, et ne pas se déclarer l'in-
venteur du propos, Valmont respecte le niveau de langue («coucher»,
et non les euphémismes ordinaires, tels «accorder ses bontés», «ses
faveurs» pour une femme, «rendre ses hommages», pour un homme).
Le DD autorise ici la transgression du tabou de la sexualité. Comme
dans le théâtre de Marivaux, il justifie par un registre de langue ratta-
ché à la condition ancillaire, la crudité du propos.
Mais est-ce cette crudité qui en fait le sel? Ce serait trop simple.
C'est ici moins le «dire», trop apparemment destiné à choquer pour
véritablement amuser, que le «dit», qui va frapper le lecteur. Cette
parole, s'élevant contre une idée communément admise, renverse le
pouvoir de l'homme, dont l'activité serait soumise à l'apparente passi-
vité féminine. Celle-ci est du même coup dénoncée comme une comé-
die, dérobant la toute-puissance des femmes. Mais qui joue la comédie ?
Celui qui prétend renverser les rôles traditionnellement attribués à l'un
et l'autre sexe, laissant transparaître l'angoisse de la castration ? Celle à
qui la lettre contenant ce bon mot s'adresse, et qui se montre, dans la
relation érotique, plus agissante qu'agie 1? Il n'est pourtant pas certain
que Mme de Merteuil soit pleinement et toujours maîtresse du jeu. Elle a
beau jouer la comédie avec autant de brio que son correspondant, son
pouvoir n'est jamais que celui qu'elle se donne en se mettant adroitement
en scène. Mais, telle une héroïne racinienne et tel Valmont lui-même, elle
demeure prisonnière de forces qui la dépassent et déterminent, en pro-
fondeur, l'action romanesque. Aussi au travers de la prolifération d'une
parole libertine le roman nous conduit-il peut-être paradoxalement, à une

1. Elle montre notamment l'étendue de son pouvoir dans la lettre 10, ou elle narre comment elle
a allumé une feinte querelle pour ensuite conduire son amant le Chevalier dans sa petite maison.
2. On retrouve d'ailleurs à la base de l'intrigue des Liaisons la triangulation de l'amour qui
fonde les tragédies raciniennes : Mme de Merteuil aime Valmont qui aime Mme de Tourvel,
comme Phèdre aime Hippolyte qui aime Aricie, comme Pyrrhus aime Andromaque qui aime
Hector...
vision janséniste de la condition humaine. Car sur la scène des Liaisons,
les personnages sont écrasés par une sorte de fatum. On pourra le nom-
mer «passion», ou «inconscient». Toujours est-il que ce fatum se mani-
feste dans le dénouement avec éclat.
Trop d'éclat pour qu'on y croie ? Est-ce finalement vers la liberté
dans la jouissance, vers la jouissance d'une intelligence souveraine, et
débarrassée de ses préjugés que s'ouvriraient Les Liaisons dangereus es ?
On a accusé le dénouement punissant les méchants d'être postiche, et de
faire in extremis rentrer dans l'ordre un roman profondément fauteur de
troubles. C'est peut-être vrai. Mais peut-être aussi Laclos a-t-il voulu sin-
cèrement écrire un dénouement édifiant. Si l'œuvre garde finalement le
secret de son ultime signification, c'est peut-être parce qu'elle ne se relie
à la vie de Laclos que par un lien perdu, un lien qui reste à ce jour secret
et échappe à l'emprise du lecteur. Ce militaire scrupuleux, bon père de
famille, fut aussi un homme des Lumières, prônant sincèrement l'éman-
cipation des femmes. Sa biographie en fait l'homme d'un seul amour, sa
femme Marie-Soulange, qu'il aima jusqu'à sa mort, comme le révèle la
correspondance entre les deux é p o u x Or cette relation obscure entre
le roman et le romancier, est reproduite et démultipliée par le genre
choisi, qui ne donne jamais la parole à l'auteur, qui interdit, par essence,
son intrusion dans la n a r r a t i o n On peut aussi considérer que le com-
plexe enchâssement des paroles rapportées ne pouvait que brouiller un
message dont l'œuvre se serait voulue porteuse. Quel est donc l'objet
des Liaisons, qui en justifierait la structure irréductiblement polypho-
nique ? Que la parole soit rapportée directement ou indirectement, tou-
jours elle apparaît divisée comme l'être qui la profère, comme celui qui
la rapporte, ou encore comme chacun de ceux, à qui elle est donnée à
lire, et à interpréter. C'est la stratification des significations, leur mou-
vance, leurs paradoxes, qui font le véritable enjeu de l'œuvre. Autant dire
qu'elle construit une scénographie paradoxale dont la particularité est
qu'elle fait proliférer l'activité interprétative du lecteur. A un autre
niveau, cette activité interprétative est reproduite au cœur du texte,
reflétée par les incessants commentaires métadiscursifs, et les explica-
tions de texte que suscitent la production et la citation des lettres, lettres
en permanence dévoyées, retranscrites, aliénées, détournées, comme le
sont aussi les paroles rapportées, comme le sont aussi les êtres, victimes
de ces dangereuses liaisons... labyrinthe où le lecteur erre, sans qu'un fil
ne lui soit, par quelque Ariane, tendu. Aussi est-ce peut-être l'acte de lec-
ture lui-même qui fait l'objet des Liaisons dangereuses. Telle est en tout
cas l'hypothèse séduisante de P. Bayard :

1. Plusieurs centaines de lettres où Laclos parle de son emprisonnement à Picpus, de ses cam-
pagnes militaires, et exprime son amour pour sa femme et leurs enfants.
2. Sauf dans le lapsus que peut être l'emploi de l'italique.
Le roman de Laclos raconte moins une histoire de libertinage qu'il ne met en
scène ; au miroir des échecs d'interprétation des personnages, notre difficulté à
le saisir, cela au moyen d'un dispositif qui suscite le vertige. Selon cette inter-
prétation, le roman de Laclos serait l'une des plus belles œuvres jamais écrite
sur sa propre lecture 1
Mais ce « miroir des interprétations » où vient se réfléchir une écri-
ture qui excède, comme toute grande écriture, toute lecture, est aussi,
plus généralement, tendu à tout acte d'énonciation rapporté par les
lettres, à toute parole au travers de laquelle, sans cesse, une identité sai-
sit en une autre ce qui la divise et la défait.

Violaine Géraud
Université Paris IV-Sorbonne

1. Bayard, 1993, p. 183.


Michèle Bokobza Kahan

D i s c o u r s d e la f o l i e e t s t r a t é g i e é p i s t o l a i r e
La dernière lettre de M m e de Tourvel

La dernière lettre de Mme de Tourvel occupe une place singulière


dans Les Liaisions dangereuses. Définir cette singularité nécessite la
prise en considération d'au moins trois niveaux du dispositif énonciatif
qui caractérise la lettre fictionnelle insérée dans un réseau polypho-
nique. Dans les limites de la lettre elle-même on trouve d'une part la
locutrice, Mme de Tourvel, et un allocutaire, le vicomte de Valmont ;
d'autre part le narrateur qui assume la responsabilité du récit et son lec-
teur supposé. Dans l'ensemble du roman, il faut cependant aussi tenir
compte d'un autre locuteur fictionnel, lecteur illicite qui prend l'initia-
tive d'intercepter la lettre et de l'envoyer à un allocutaire illicite, en
l'occurrence Mme de Volanges à Mme de Rosemonde.
Au plan de l'échange entre le narrateur et son allocutaire, l'insertion
de la lettre 161 soulève un problème. Dans le cadre de l'économie
exemplaire d'une compilation de lettres reposant sur le principe de
«l'intelligence des événements» et du «développement des caractères»
(préface du rédacteur), le lecteur est en droit de s'interroger sur l'utili-
té d'une lettre qui ne remplit pas de rôle dans l'intrigue romanesque ni
ne contribue à l'enrichissement du topos de la folie déjà largement
décrit dans les lettres de Mme de Volanges adressées à Mme de
Rosemonde (lettres 147,149,154,160 et 165). Il peut également s'éton-
ner qu'une lettre comme celle écrite par un Valmont «repenti» ait été
délibérément supprimée (note du rédacteur en bas de la lettre 154)
pour des raisons qui cessent d'être appliquées quelques pages plus loin.
A l'intérieur du récit, le statut de la lettre 161 est défini par Mme de
Volanges, l'une des protagonistes du roman. Lectrice illicite, elle
invoque l'incohérence du discours et l'omission du nom du destinataire
pour ne pas l'envoyer à Valmont, l'allocutaire présumé. Arguant la folie
de la présidente de Tourvel, Mme de Volanges se prononce sur l'inapti-
tude de sa «jeune amie» à «entendre» le message du libertin (lettre
154) ou à émettre un message cohérent selon les normes de l'échange
épistolaire (lettre 160). Au nom d'une folie qui, selon ses nombreux
témoignages, provoque des états paroxystiques de perte de soi et l'ef-
fondrement des repères délimitant les frontières entre le réel et l'ima-
ginaire, il lui paraît naturel d'exclure la présidente du champ interrela-
tionnel. Par cet acte d'exclusion, elle la «tue» prématurément en cir-
conscrivant sa parole «folle» dans une sphère où seul le déploiement
d'un monologue délirant, et donc incompréhensible, est envisageable.
Des dires de Mme de Volanges ressort une conception particulière du
langage. Pour elle, le discours épistolaire est perçu comme un échange
libre et heureux entre deux interlocuteurs identifiés et localisés, sous-
trait aux conditions concrètes de la situation d'interlocution et aux pro-
priétés spécifiques des interlocuteurs. C'est bien au nom d'une certaine
conception réductrice du langage comme de la folie que la locutrice fic-
tionnelle intercepte le courrier d'une autre épistolière.
Le narrateur choisit d'introduire à l'intérieur du récit une lettre dont
le statut épistolaire est nié par Mme de Volanges. Le lecteur reçoit dès
lors simultanément deux messages contradictoires. Le premier est celui
du narrateur qui, en lui imposant de lire une lettre, octroie à celle-ci le
statut d'un discours épistolaire doté d'une fonction de communication
interpersonnelle ; le second est celui d'un épistolier fictionnel qui consi-
dère cette lettre comme le déploiement d'un discours délirant coupé de
toute possibilité de communication. Il semble donc que le narrateur, en
choisissant d'introduire dans l'ensemble épistolaire la lettre d'une per-
sonne malade, refuse indirectement l'image stéréotypée de la folie pro-
posée par un personnage qui par ailleurs incarne dans le roman la bêti-
se et la mesquinerie. Bien plus, en ôtant à cette missive toute fonction
romanesque - à défaut de récepteur, la lettre n'influe pas sur le cours
de l'intrigue - il focalise l'éclairage sur un discours de la folie adressé à
un autre et par conséquent reconnu comme un acte de langage accom-
p l i Dès lors s'esquisse une conception du discours délirant différente
de celle que suggère Mme de Volanges. De cette divergence découle,
semble-t-il, une idée de la folie qui s'écarte elle aussi des images sté-
réotypées véhiculées par Mme de Volanges. L'intérêt de cette lettre
réside par conséquent dans la tentative, non seulement d'inscrire la
folie dans la matérialité du langage, mais aussi de montrer qu'elle pro-
voque une altération plutôt qu'une rupture des normes de la communi-
cation qui rendrait le texte illisible.

1. «L'acte de langage est effectivement accompli même s'il est reçu comme nul et non avenu.
En effet tout acte de langage prétend par son énonciation même à la légitimité », D. Mainguenau,
Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Bordas, 1990, p. 9.
Dans ce contexte qu'en est-il de la lettre même, au plan de l'interac-
tion entre Mme de Tourvel et son allocutaire ? Les deux critères de défi-
nition de l'épistolaire, substitut de l'oral et caractère privé de l'échan-
ge 1 s'y trouvent d'emblée fragilisés. D'une part l'oralité est curieuse-
ment mise en relief par l'exercice de la dictée, tout à fait inhabituel chez
Mme de Tourvel : «Lettre CLXI / La Présidente de Tourvel à... / (Dictée
par elle et écrite par sa femme de chambre) ». D'autre part, un trait
essentiel de la correspondance intime est remis en cause par l'éclate-
ment apparent du schéma de la communication : comme le signale
Mme de Volanges (lettre 160), la lettre semble être adressée à une mul-
tiplicité de destinataires. Etayant l'assertion selon laquelle cette lettre
«ne s'adresse à personne pour s'adresser à trop de monde», la configu-
ration contextuelle suscite un effet de suspicion sur un discours carac-
térisé par une mouvance aussi inhabituelle. Ces deux constituants de la
«prise de parole» de Mme de Tourvel déstabilisent la «scène géné-
rique » attachée à l'échange épistolaire et présupposent une « scénogra-
phie » d é l i r a n t e Le dispositif énonciatif se présente comme probléma-
tique et demande à être appréhendé comme tel.
Enfin, l'instabilité et la mouvance des allocutaires affecte le statut
générique du texte et rend difficile sa détermination. La question de
savoir s'il fonctionne comme un acte interlocutif et communicatif diffé-
ré pose dès lors p r o b l è m e De quelle régulation relève ce discours épis-
tolaire ? Lettre de pénitence, lettre de confidence, lettre de séduction,
lettre de rupture, lettre d'adieu ou lettre amoureuse, chaque genre épis-
tolaire induit un type d'échange reposant sur des règles interaction-
nelles et énonciatives particulières. Or, la lettre de Mme de Tourvel est
tout cela à la fois. Il semble par conséquent que la flexibilité et l'inor-
ganisation relative du discours épistolaire caractérisent une lettre de
folie. Elles problématisent en même temps l'interprétation du texte, ce
qui explique les divergences d'identification évoquées plus haut.

1. Vaumorière en 1690 définit ainsi la lettre : «Ecrit que nous envoyons à une personne absen-
te pour lui faire savoir ce que nous lui dirions si nous étions en état de lui parler », cité dans,
Haroche-Bouzinac, L'Epistolaire, Paris, Hachette, 1995. De nos jours, les définitions ont peu
changé : le dictionnaire encyclopédique Larousse : «Ecrit sur feuille de papier, adressé person-
nellement à quelqu'un et destiné à être mis sous enveloppe pour être envoyé par la poste», le
Robert : « écrit que l'on adresse à quelqu'un pour lui communiquer ce qu'on ne peut ou ne veut lui
dire oralement ».
2. Je reprends la terminologie proposée par D. Mainguenau qui différencie entre la «scène
englobante », la « scène générique » et la « scénographie », les trois constituant la « scène d'énon-
ciation » instituée par le discours tout en permettant le déploiement de celui-ci. « Ethos, scénogra-
phie, incorporation », dans R. Amossy (éd.), L'Image de soi dans le discours. La construction de
l'ethos, Lausanne, Delachaux et Nestlié, à paraître en 1999.
3. Certains critiques littéraires partagent l'avis de Mme de Volanges; v. A. J. J. Cohen
«Prolégomènes à une sémiotique du monologue», in H. Parret et H. G. Ruprecht (éds.),
Exigences et perspectives de la sémiotique, Recueil d'hommages pour A. J. Greimas (Amsterdam,
Benjamins), 1985, pp. 149-159; cf. aussi T. Todorov, Littérature et signification, 1967.
C'est donc en tentant d'analyser les mécanismes discursifs qui désta-
bilisent le dispositif énonciatif et le cadre générique, produisant un effet
déconcertant de fluctuation et d'indétermination, qu'il sera possible
d'éclairer le fonctionnement du discours de la folie dans la situation
interactionnelle propre à l'échange épistolaire. Deux questions interdé-
pendantes et complémentaires surgissent dans ce contexte. Dans quel-
le mesure un «je» délirant et narcissique assume-t-il un contrat inter-
subjectif? Et si l'on admet l'existence d'une situation dialogique, par
rapport à qui et selon quelles modalités la locutrice du discours épisto-
laire délirant construit-elle une image de soi, un ethos ?
On étudiera les marques linguistiques d'un discours épistolaire qui se
donne comme délirant avant de se demander s'il participe de l'interac-
tion épistolaire et de ses règles ou s'il est au contraire, comme le voulait
Mme de Volanges, exclu du circuit de la communication. Rappelons
néanmoins la vocation épistolaire de ce texte dans le cadre spécifique de
l'ensemble du recueil : numérotation de la lettre, en-tête signalant l'iden-
tité du locuteur, localisation spatio-temporelle en bas de page. Ces
indices référentiels ancrent le discours dans la réalité interactionnelle de
l'épistolaire et constituent un point de départ justifiant l'analyse qui suit.
LE DISCOURS DE LA FOLIE ET SES MARQUES LINGUISTIQUES

La lettre est souvent comparée, voire assimilée, à une conversation.


Richelet, dans Les plus belles Lettres des meilleures auteurs (1689), affir-
me qu'«écrire et parler à un absent, c'est la même chose». Les traces
d'oralité dans le discours épistolaire ne jettent pas sur lui la suspicion;
bien au contraire, elles lui permettent de mieux remplir la fonction qui
lui est attribuée : pallier l'absence, créer l'illusion d'une présence. Dans
un même ordre d'idées, le désordre de la pensée, qui s'inscrit spontané-
ment au fil des mots tracés sur la feuille, correspond au désordre appa-
rent de toute conversation naturelle 2 Il s'apparente à l'expression
d ' u n e sincérité j u s t e m e n t a p p r é c i é e p a r le(s) destinataire(s), et va jus-
q u ' à c o n s t i t u e r la p r e u v e p r i n c i p a l e d ' u n e p a s s i o n a m o u r e u s e véritable,
c o m m e le n o t e R o u s s e a u : « u n e l e t t r e d ' u n a m a n t v r a i m e n t p a s s i o n n é ,
s e r a l â c h e , d i f f u s e , t o u t e e n l o n g u e u r s , e n d é s o r d r e , e n r é p é t i t i o n s ».

1. Alain J.-J. Cohen, op. cit. Selon l'auteur la lettre 161 doit être considéré comme un mono-
logue reflétant un état psychique où «la position narcissique a rarement été aussi comblée ».
2. A propos de l'interaction conversationnelle, notons la remarque judicieuse de Diderot :
« C'est une chose bien singulière que la conversation, surtout quand la compagnie est un peu nom-
breuse. Voyez les circuits que nous avons faits. Les rêves d'un malade ne sont pas plus hétéroclites.
Cependant comme il n'y a rien de décousu ni dans la tête d'un homme qui rêve, ni dans celle d'un
fou, tout se tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les
chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d'idées disparates », cité dans Haroche-Bouzinac, p. 92.
3. La Nouvelle Héloïse, La Pléiade, Gallimard, p. 15.
En faisant intervenir les divers registres de la parole orale et en épou-
sant les méandres d'une pensée désordonnée, la lettre 161 semble donc
répondre aux conventions d'écriture d'un certain genre épistolaire. Les
marques discursives de la perturbation mentale pourraient fort bien corres-
pondre à un modèle du discours passionné. Elles apparaissent néanmoins
comme transgressives non par leur nature, mais par leur emploi excessif
On note un foisonnement de marqueurs linguistiques relevant du
registre de l'oral comme les interjections «Quoi!», «Mais quoi!»,
« Oh ! », « Ah ! », « Dieu ! » ; les vocatifs « cruel ! », « auteur de mes fautes »,
«mon aimable ami!»; les répétitions lexicales «c'est lui [...] c'est lui
[...] », «Où sont les amis qui me chérissaient, où sont-ils?», «toi [...] toi »,
«c'est toi, c'est bien toi», «Ne nous séparons plus, ne nous séparons
jamais» et les répétitions syntaxiques «ne te lasseras-tu [...] ne te suffit-
il pas... », «c'est pour t'avoir vu que j'ai perdu le repos; c'est en t'écou-
tant que je suis devenue criminelle ». Abondent également dans le texte
les phénomènes dialogiques comme les vocatifs évoqués plus haut, les
interpellations interrogatives : «Pourquoi te refuser à mes tendres
caresses ? [...] Quels sont ces liens que tu cherches à rompre?», «que
fais-tu ? », et les impératifs «reçois-moi dans tes bras ; cache-moi dans ton
sein », «Tourne vers moi tes doux regards ! », «Laisse-moi», etc.
L'accumulation excessive, l'omniprésence des éléments qui rappro-
chent le texte écrit de l'oral le dotent d'un caractère pathologique. Les
appellatifs fortement subjectifs manifestent des oppositions qui confir-
ment la relation affective conflictuelle liant l'épistolière à son corres-
pondant et soulignent le trouble dans lequel elle est plongée. Les oppo-
sitions entre lesquelles elle se trouve prise sont particulièrement
visibles dans le § 5 où se déploie l'énonciation successive de sentiments
contradictoires - rejet du motif de la rupture : «Quelle illusion funeste
m'avait fait te méconnaître », espoir d'un rétablissement des liens rom-
pus : «Ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais », suivi d'un déli-
re paranoïaque d'où se dégage l'effroi devant un «monstre» et le sen-
timent d'être persécutée par celui qui prépare un «appareil de mort ».
Par ailleurs, les énoncés répétitifs, qui brisent constamment la continui-
té du discours, deviennent les signes de l'obsession qui hante l'esprit de
Mme de Tourvel. Le maniement de la répétition, mais aussi la fragmen-
tation du discours, l'incohérence apparente de l'enchaînement des
reprises qui ne découlent pas de la séquence précédente signalent la dis-
continuité et le désordre d'un discours que la locutrice de maîtrise plus.

Rappelons aussi les procédés phatiques caractéristiques de l'échange


passionnel qui inscrivent l'omniprésence de l'allocutaire dans l'énoncé.
Ils présentent une situation de face à face dans laquelle un contact direct
et immédiat est établi avec le partenaire. Dans cette lettre également la
locutrice se positionne par rapport à un allocutaire qu'elle imagine pré-
sent. Mais à travers son énonciation singulière, elle dépasse les limites
généralement assignées au discours épistolaire :
[...] c'est lui [...] Je ne me trompe pas; c'est lui que je revois. Oh ! mon aimable
ami ! reçois-moi dans tes bras ; cache-moi dans ton sein : oui, c'est toi, c'est bien
toi! [...] Pourquoi te refuser à mes tendres caresses ? Tourne vers moi tes doux
regards !
Le discours tend ici à un rapprochement maximal qui s'apparente en
dernière instance à une interaction sexuelle : c'est bien le désir profond
qui se dégage de ce passage. La présence de l'allocutaire, qui hante le
texte tout entier, atteint à un degré extrême quand son absence effecti-
ve semble abolie et qu'advient une réelle confusion, elle-même corréla-
tive de la folie 1 entre l'illusion imaginaire et la situation réelle.

Une mise en perspective de la lettre 161 sur les autres lettres de


Mme de Tourvel en confirme l'aspect transgressif : on mesure mieux les
dysfonctionnements du discours en le confrontant avec les autres mis-
sives de la présidente. En effet la perturbation se laisse saisir non seu-
lement par rapport aux normes de l'échange épistolaire et des règles de
l'époque (les codes, les secrétaires), mais aussi par rapport aux normes
construites par Mme de Tourvel elle-même.
Tout au long de l'échange épistolaire instauré par la présidente, on
remarque son effort pour établir (lettre 26), puis de préserver, les élé-
ments interactionnels constitutifs d'une situation d'énonciation propre
au genre de la lettre fonctionnelle. L'élaboration du dispositif énoncia-
tif de la lettre 26 relève de la volonté d'«objectiver» la situation de
communication pour mieux faire place au message véhiculé. La dis-
jonction spatiale et temporelle qui sépare le locuteur de son allocutaire
est exhibée par la signalisation des interlocuteurs : en-tête, signature,
adresse, date de l'écriture de la lettre, etc. Elle est aussi mise en éviden-
ce par la mention des décalages spatio-temporels entre l'écriture et la
lecture contenues dans les séquences encadrantes, qui mettent en
valeur l'objectif informatif de la lettre : «Sûrement, Monsieur, vous
n'auriez eu aucune lettre de moi, si ma sotte conduite d'hier au soir ne
me forçait d'entrer aujourd'hui en explication avec vous [...] il faut donc
vous expliquer tout» ; et à la fin : «je serais vraiment peinée qu'il restât
aucune trace d'un événement qui n'eût jamais dû exister».
Le désir de communiquer avec l'autre dépasse bien entendu la néces-
sité d'un simple échange d'informations. Néanmoins le soin de suivre les

1. Diderot, dans Eléments de physiologie, note : «Si la sensation était aussi forte dans l'absence,
comme dans la présence de l'objet, on verrait, on toucherait, on sentirait toujours, on serait fou».
m o d a l i t é s p r o p r e s à la c o m m u n i c a t i o n p u r e m e n t i n f o r m a t i v e p e r m e t à
la l o c u t r i c e d e m a i n t e n i r u n e d i s t a n c e v i s - à - v i s d u p a r t e n a i r e . M m e d e
M e r t e u i l n e m a n q u e p a s d'ailleurs d e r e l e v e r c e t e f f o r t d e m a î t r i s e d e soi
qui consiste principalement à dissimuler d ' a b o r d l ' a m o u r interdit, ensui-
te les i n c e r t i t u d e s et les p e i n e s d u e s a u x i n f i d é l i t é s d u l i b e r t i n :
Savez-vous que cette f e m m e a plus de force que je ne croyais? Sa défense est
bonne ; et sans la longueur de sa lettre, et le prétexte qu'elle vous d o n n e p o u r
rentrer en matière dans sa phrase de reconnaissance, elle ne se serait pas d u tout
trahie. (Lettre 33)

O n n e r e t r o u v e a u c u n e t r a c e d e s d y s f o n c t i o n n e m e n t s r e l e v é s d a n s la
d e r n i è r e lettre qui a p p a r a î t , à la l u m i è r e d e c e t t e c o n f r o n t a t i o n , c o m m e
un discours éclaté m a r q u é p a r l'exagération et l'exaltation. Ainsi cer-
taines m a r q u e s qui n e s o n t p a s e n soi d e s s i g n e s d e p e r t u r b a t i o n le
d e v i e n n e n t q u a n d o n les r a p p o r t e a u x n o r m e s f i x é e s p a r le d i s c o u r s
épistolaire antérieur de M m e de Tourvel.
C ' e s t d a n s cette p e r s p e c t i v e qu'il c o n v i e n t d ' e x a m i n e r les s é q u e n c e s
d ' o u v e r t u r e e t d e c l ô t u r e d u d i s c o u r s d e la folie. R a p p e l o n s q u e t r o i s
parties principales c o m p o s e n t g é n é r a l e m e n t u n e lettre : la s é q u e n c e
d ' o u v e r t u r e , le c o r p s d e la l e t t r e e t la s é q u e n c e d e c l ô t u r e , o u p o u r
e m p l o y e r la t e r m i n o l o g i e d e la r h é t o r i q u e c l a s s i q u e : l ' e x o r d e , l a n a r r a -
t i o n e t la c o n c l u s i o n . F o r t e m e n t r i t u a l i s é e s , les s é q u e n c e s e n c a d r a n t e s
répondent à des codes plus déterminés que ceux qui régissent la
s é q u e n c e c e n t r a l e d e la l e t t r e , e l l e - m ê m e s u s c e p t i b l e d e s e s u b d i v i s e r e n
plusieurs parties.
D ' u n p o i n t d e v u e i n t e r a c t i o n n e l , la s é q u e n c e d ' o u v e r t u r e , c o m m e
son n o m l'indique, ouvre l'échange e n r é p o n d a n t à u n e série de critères
obligés : rituels d e politesse, d é f i n i t i o n d e la s i t u a t i o n é t a b l i e o u à é t a -
blir e n t r e les p a r t e n a i r e s à t r a v e r s l ' é l a b o r a t i o n d ' u n e t h o s , etc.
L ' a t t e n t i o n s'y c o n c e n t r e s u r la r e l a t i o n a v e c l ' a l l o c u t a i r e a u d é t r i m e n t
du contenu.

U n e o u v e r t u r e à c a r a c t è r e a g o n a l p a r a î t t r a n s g r e s s i v e , m ê m e si l ' a b -
sence de préliminaires et l'emploi d u t u t o i e m e n t relèvent de codes de
c i v i l i t é q u e la l e t t r e p a s s i o n n é e p e r m e t d ' e n f r e i n d r e . C o n v o q u a n t i p s o
f a c t o c e l u i à q u i elle s ' a d r e s s e , la l o c u t r i c e l ' i n t e r p e l l e d i r e c t e m e n t e n uti-
lisant u n e a n a p h o r e qualificative é t r o i t e m e n t liée à la p r é s e n c e d e la
subjectivité énonciative : « E t r e cruel et malfaisant, ne te lasseras-tu
point de m e p e r s é c u t e r ? » L a force illocutoire d ' u n tel d é t o n a t e u r
i m p l i q u e d è s le p r e m i e r m o t u n e i n t e r l o c u t i o n d o n t l e s t r a c e s p e r s i s t e n t
d a n s l ' e n s e m b l e d u d i s c o u r s . A la fois i n t e r j e c t i o n , i n t e r p e l l a t i o n e t i n t e r -
r o g a t i o n , c e t é n o n c é s i g n a l e la p r é s e n c e d ' u n e s u b j e c t i v i t é e n v a h i s s a n t e
q u i a b o l i t les f r o n t i è r e s s p a t i a l e s e t t e m p o r e l l e s e n m a t é r i a l i s a n t la p r é -
s e n c e o b s é d a n t e ( s i g n a l é e p a r le v e r b e « s e l a s s e r » ) d e l ' a b s e n t . L a s u b -
jectivité é n o n c i a t i v e se p o s i t i o n n e à l ' e n c o n t r e d e l ' o b j e t d é n o t é t o u t e n
l'appelant à elle, créant un mouvement simultané de rapprochement et
de rejet contenu dans le jugement évaluatif de dépréciation.
Pour Mme de Tourvel, une telle attitude s'oppose aux normes qu'el-
le a établies dans ses autres lettres. Cet écart signale une modification
de l'interaction avec Valmont, qui est par ailleurs mise en évidence par
la séquence de clôture dans laquelle le vouvoiement est repris. Les
séquences d'ouverture et de clôture se font écho ; un même énoncé y est
modulé avec un passage notable du « tu » au « vous » : « ne te lasseras-tu
point de me persécuter?» «Pourquoi me persécutez-vous ?».
L'usage du déictique « tu » demande à être distingué ici de son utili-
sation ordinaire dans la lettre passionnée : il indique une transforma-
tion de la situation énonciative que l'interpellation négative accentue
lourdement. Sans doute le tutoiement signale-t-il ici, selon la norme,
l'appartenance des deux interlocuteurs à une même sphère de familia-
rité et d'intimité. Il exprime une volonté de rapprochement amplement
étayée par les éléments subjectifs de la phrase d'introduction tout entière
centrée, par sa forme vocative et interrogative, sur la subjectivité des
deux partenaires. Cependant ce rapprochement s'effectue sur un mode
négatif. C'est seulement au moment où elle annonce la rupture que la
locutrice enfreint les règles rigoureusement respectées jusque-là. Cette
transgression souligne l'altération de son état et la situation paradoxa-
le dans laquelle elle se trouve en annihilant une passion qu'elle conti-
nue d'éprouver malgré elle. Le passage du «tu» au «vous» de la
séquence de clôture inscrit donc le conflit dans le texte de la lettre.
La reprise des codes de politesse contrastant avec l'usage inhabituel
du « tu » interrompt le délire et adoucit le rythme précipité du discours.
Le vouvoiement produit un effet de distanciation vis-à-vis de l'allocu-
taire et, réflexivement, vis-à-vis de soi. Dans la mesure où le discours
conclusif ressemble aux séquences de clôture d'autres lettres, il s'asso-
cie à un état psychique autre que pathologique ; il signale un moment
d'accalmie qui permet à Mme de Tourvel d'obéir à nouveau aux règles
conventionnelles et de retrouver sa voix d'antan. Ce retour n'est cepen-
dant pas le signe d'une santé psychique retrouvée. Il participe en fait de
la fluctuation du discours de la folie en marquant l'alternance des
moments de clairvoyance et de délire.
Dans ce discours qui porte les marques discursives d'une perturbation
qui signale un discours de la folie s'établit néanmoins une interaction
entre les deux partenaires, interaction altérée certes mais pas totalement
aliénée. L'analyse qui suit tend à en dégager les ressorts principaux.
LES INTERACTIONS DANS LE CHAMP DE LA FOLIE

Le procédé de confrontation avec les autres lettres de Mme de


Tourvel qui a permis de confirmer l'aspect transgressif de la lettre 161,
montre paradoxalement l'existence d'une situation de communication
et d'une interaction véritable dans l'espace même du discours délirant.
En effet le vouvoiement de la fin, signe d'une distanciation et d'une
capacité de recul vis-à-vis de la situation, engendre une reprise de
«négociations» relationnelles sur le mode des lettres antérieures. La
formule conclusive rappelle les nombreuses dénégations émises aupa-
ravant par une femme déchirée par les instances morales et religieuses
d'un surmoi qui lui interdit d'aimer un libertin : «je m'en tiens à vous
prier, comme je l'ai déjà fait, de ne plus m'entretenir d'un sentiment
que je ne dois pas écouter, et auquel je dois encore moins répondre»
(lettre 50), «Laissez-moi, ne me voyez-plus; ne m'écrivez plus, je vous
en prie ; je l'exige. Cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi»
(lettre 56). La clôture de la lettre 161, en reprenant un type d'interac-
tion courant dans les autres lettres, marque en fait un appel à l'autre.
Se référant pour la première fois à la célèbre épître de rupture de
Valmont : «ne m'avez-vous pas mise dans Fimpossibilité de vous écou-
ter comme de vous répondre ?», Mme de Tourvel exprime le regret
d'avoir été mise dans une situation où tout dialogue devient impossible.
Or, l'acte d'écrire l'impossibilité d'écrire constitue une négation de
l'énoncé qui suspend le décret fatal. Un bref regard sur les autres clô-
tures des lettres adressées à Valmont - «Adieu, Monsieur» (lettres 41,
43, 67, 78, 136), «Adieu, adieu, Monsieur» (lettre 90) - permet une
superposition qui conduit à interpréter ce dernier « adieu » comme un
engagement à poursuivre un dialogue ardemment désiré, une sollicita-
tion que seul Valmont aurait pu comprendre. La lettre remplit bien la
fonction de maintenir la liaison et constitue un pont jeté entre deux
subjectivités, une ultime chance de les réunir.

Malgré l'apparente confusion, un ordre se dégage lorsqu'on tient


compte du fait que la lettre de Mme de Tourvel est une réponse à celle
de Valmont. La cohérence de l'interaction est maintenue malgré les
procédés du narrateur qui s'emploie à brouiller les pistes en se jouant
du principe d'alternance. L'intervalle temporel relativement long qui
sépare le moment de la réception de la lettre de Valmont datée du
26 novembre et la réponse de Mme de Tourvel du 5 décembre, est rem-
pli par dix-neuf lettres d'autres épistoliers. L'écart spatio-temporel qui
sépare les deux lettres isole la seconde pour accentuer son aspect déli-
rant et son caractère de soliloque. Lu comme une réponse à une lettre
qui s'efface quelque peu dans la mémoire du lecteur, l'appelatif chargé
de significations affectives n'est plus un cri lancé par une voix délirante
dans le vide d'un «séjour de ténèbres ». C'est la réaction directe à la
lettre de Valmont, une réplique suscitée par le locuteur devenu allocu-
t a i r e Elle s'intègre parfaitement dans l'enchaînement du dialogue et
découle naturellement de la situation imposée par la trahison de
Valmont. Elle répond à une lettre dont la teneur vexatoire a infligé à
l'allocutaire, devenue locutrice, une blessure narcissique mortelle signa-
lant la force perlocutoire du refrain «ce n'est pas ma faute» de
Valmont. Un tel dispositif justifie l'absence de préambules et l'entrée
immédiate dans le vif du sujet; attitude qui dit l'ampleur du mal, la gra-
vité de l'état psychique de la présidente, mais non pas son incapacité à
communiquer.

L'un des éléments de transgression majeurs qui se dégagent du dis-


cours de Mme de Tourvel se rapporte à l'interpellation d'autres allocu-
taires, et donc à l'infraction du contrat épistolaire bilatéral. Il semble
cependant incorrect de placer ces interactions intermédiaires sur le
même plan que celles instaurées avec Valmont car un point important
distingue les unes des autres. Une configuration quelque peu différente
détermine les séquences dirigées vers les autres allocutaires. Lorsqu'il
s'agit de ceux-ci, la locutrice éprouve le besoin de les définir, de les
situer par rapport à sa propre subjectivité : «Et toi, que j'ai outragé ; toi,
dont l'estime ajoute à mon supplice ; toi, qui seul enfin aurais le droit de
te venger », et «Vous qui m'invitiez à le fuir, aidez-moi à le combattre;
et vous qui, plus indulgente, me promettiez de diminuer mes peines,
venez donc auprès de moi». Dans l'échange avec l'amant, de telles pro-
cédures, qui ont pour but d'objectiver les rôles fonctionnels des interlo-
cuteurs, sont inexistantes; seule la présence intersubjective importe.
Cette constatation nous amène à l'hypothèse que l'on se trouve ici face
à un «trope c o m m u n i c a t i o n n e l Ces allocutions concernent vérita-
blement Valmont qui, en devenant le témoin de souffrances morales et
affectives qui ne lui sont pas directement exposées, peut comprendre
l'ampleur du mal dont il est la cause. Aussi Mme de Tourvel s'adresse-
t-elle finalement à son amant même lorsqu'elle parle aux autres.
Pour conclure, on constate qu'une interaction altérée mais non alié-
née se réalise à travers une lettre dont les «enjeux relationnels» sont

1. Dans la lettre 142 de Valmont à la marquise de Merteuil, le premier dit l'attente d'une
réponse à la lettre suggérée par Merteuil, recopiée et envoyée à Mme de Tourvel : «J'espérais
pouvoir vous renvoyer ce matin la réponse de ma bien-aimée ; mais il est près de midi, et je n'ai
encore rien reçu. J'attendrai jusqu'à cinq heures [...] Toujours rien, l'heure me presse beaucoup ».
2. Terme proposé par C. Kerbrat-Orecchioni, in Les Interactions verbales, Paris, Armand
Colin, 1990, t.1.
m i s e n c a u s e p a r le d i s c o u r s d e la folie. L ' e n j e u p r i n c i p a l d e c e t t e i n t e r -
a c t i o n t o u r n e a u t o u r d e l ' é m i s s i o n d ' u n a p p e l l a n c é à l ' a u t r e q u e la
s é q u e n c e d e la c l ô t u r e v i e n t c o n f i r m e r . Q u e c e t a p p e l n e s o i t j a m a i s d i t
o u v e r t e m e n t , qu'il n e s ' a v o u e ni p a r r a p p o r t à soi ni p a r r a p p o r t à
l ' a u t r e , r e l è v e b i e n e n t e n d u d e la p o s i t i o n d i s c u r s i v e d e s s u j e t s e n s i t u a -
t i o n d e c o n f l i t . Il s i g n a l e a u s s i c e p e n d a n t u n e p o s t u r e a d o p t é e p a r l a
l o c u t r i c e q u i n o u s r e n v o i e à l a n o t i o n d ' e t h o s . J e l ' a b o r d e r a i ici à t r a v e r s
les q u e s t i o n s s u i v a n t e s : Q u ' a d v i e n t - i l d e l ' e t h o s d e la p r é s i d e n t e q u a n d ,
a u seuil d e la m o r t , elle é c r i t u n e d e r n i è r e fois à s o n a m a n t ? Q u e l l e i m a g e
d e soi essaie-t-elle d e c o n s t r u i r e et q u e l l e i m a g e d e l ' a u t r e se fait-elle a u
m o m e n t p r é c i s d e la d i c t é e ? F i n a l e m e n t , y a-t-il l i e u d e d i s t i n g u e r e n t r e
u n e t h o s p r é e x i s t a n t et u n e t h o s « d é l i r a n t » , o u n'existe-t-il p a s p l u t ô t u n e
logique qui relie d e s i m a g e s e n a p p a r e n c e o p p o s é e s ?

L'ETHOS PLURIEL DE M M E DE T O U R V E L

Les Liaisons dangereuses

Toute réflexion sur l'ethos dans Les Liaisons convoque au premier


chef le personnage de la marquise de Merteuil, qui représente
l ' e x e m p l e le p l u s é d i f i a n t d e la m i s e e n a c t e d ' u n e r é f l e x i o n c o m p l e x e
s u r les p r o b l è m e s d u l a n g a g e d a n s s a r é a l i s a t i o n i n t e r a c t i o n n e l l e . S e s
lettres illustrent l'efficacité d ' u n d i s c o u r s p e r f o r m a t i f q u i r e p o s e s u r la
prise en c o m p t e de l'identité p e r s o n n e l l e et sociale de l'allocutaire en
fonction d e laquelle elle a d o p t e u n e t h o s q u i r é p o n d a u x a t t e n t e s d e
l ' a u t r e , c o m m e l ' e x p l i q u e b i e n le p o s t - s c r i p t u m s o u v e n t c i t é à C é c i l e :
Vous voyez bien que, q u a n d vous écrivez à q u e l q u ' u n , c'est p o u r lui et n o n pas
p o u r vous : vous devez donc moins c h e r c h e r à lui dire ce q u e vous pensez, q u e
ce qui lui plaît davantage. (Lettre 55)

P o u r la m a r q u i s e , à l ' o p p o s é d e M m e d e V o l a n g e s , l a d i m e n s i o n
pragmatique du langage apparaît c o m m e fondamentale. Parler c'est
a g i r s u r les a u t r e s . S e u l e s les i n t e n t i o n s i l l o c u t o i r e s d e l ' é n o n c i a t e u r
c o m p t e n t : t o u t discours est o r i e n t é vers l'allocutaire et vise à agir sur
lui. A p a r t i r d e c e t t e r è g l e , il i m p o r t e d e c o n s t r u i r e u n e i m a g e d e s o i c o r -
r e s p o n d a n t a u x a t t e n t e s d u p a r t e n a i r e , ce q u i i m p l i q u e la n é c e s s i t é p o u r
le l o c u t e u r d e c o n s t r u i r e p r é a l a b l e m e n t u n e i m a g e d e l ' a u t r e e n f o n c -
t i o n d e l a q u e l l e il é d i f i e s o n p r o p r e e t h o s . D a n s l e c a d r e d e c e j e u s p é -
c u l a i r e , les r e p r é s e n t a t i o n s c u l t u r e l l e s p a r t a g é e s p a r l ' e n s e m b l e d ' u n
g r o u p e s o c i a l , e n l ' o c c u r r e n c e le « m o n d e » d e s s a l o n s d e la n o b l e s s e
p a r i s i e n n e d u r o m a n , j o u e n t u n rôle c a p i t a l M a n i a n t à s o n profit les
stéréotypes, Merteuil construit un personnage en représentation adapté

1. A propos du stéréotype dans l'éthos voir R. A m o s s y : « L ' E t h o s au c a r r e f o u r des disciplines :


rhétorique, p r a g m a t i q u e , sociologie des c h a m p s » , in L ' I m a g e de soi dans le discours. L a construc-
tion de l'ethos, op. cit.
à la situation, afin d'amener son allocutaire à remplir la fonction qu'el-
le lui a assignée sans qu'il se sente manipulé.
Face au personnage de la marquise se dessine celui du Libertin qui,
pleinement conscient des stratégies relationnelles et de leur potentiali-
té manipulatrice, agit toujours en sorte de lire dans les autres sans lais-
ser lire en soi. Dans ce roman libertin qui est aussi et surtout un roman
du langage, un partage a priori simple divise les « acteurs » de l'intrigue
en deux camps, celui des dupes et celui des manipulateurs, celui des
dominés et celui des dominateurs, ou encore, pour reprendre les termes
de la présidente, celui des « victimes » et celui des « êtres cruels et mal-
faisants ». On le sait, au fil des échanges, les choses se compliquent, les
frontières s'effacent, le théoricien pour avoir oublié sa propre subjecti-
vité en arrive à s'auto-détruire. Pris à leur propre piège, Valmont
comme Merteuil ne réussissent plus à lire en eux-mêmes et s'aveuglent
sur leur propre compte. Il n'en reste pas moins qu'aux Libertins s'op-
posent dans le récit des individus intelligents, conscients des artifices de
la société et des règles qui la régissent, qui tentent de se faire une place
en choisissant une voie personnelle.
Tel est le cas de Mme de Tourvel, qui suit dans la construction de son
ethos d'autres règles que celles édictées par Mme de Merteuil.
L'ethos de Mme de Tourvel dans sa correspondance antérieure
Quand elle s'engage dans l'échange épistolaire avec Valmont,
Mme de Tourvel construit à l'attention de son allocutaire une image de
soi qui reflète ses propres représentations de Valmont. Face au libertin,
il importe qu'elle se présente comme une femme différente de ses
autres conquêtes. Dès la première lettre qu'elle lui adresse, elle écrit :
Accoutumée à n'inspirer que des sentiments honnêtes, à n'entendre que des dis-
cours que je puis écouter sans rougir, à jouir par conséquent d'une sécurité que
j'ose dire que je mérite, je ne sais ni dissimuler ni combattre les impressions que
j'éprouve. L'étonnement et l'embarras où m'a jetée votre procédé; je ne sais
quelle crainte, inspirée par une situation qui n'eût jamais dû être faite pour moi ;
peut-être l'idée révoltante de me voir confondue avec les femmes que vous
méprisez, et traitée aussi légèrement qu'elles ; toutes ces causes réunies ont pro-
voqué mes larmes, et ont pu me faire dire, avec raison je crois, que j'étais mal-
heureuse. (Lettre 26)
Les avertissements de Mme de Volanges (lettres 9 et 32), sa connais-
sance de la société mondaine et des héros du jour, suffisent pour qu'el-
le doute de la sincérité du séducteur malgré l'attrait immédiat qu'elle
éprouve pour lui. Son savoir lui permet de pressentir inconsciemment
la menace que représente son sentiment naissant pour l'image qu'elle
se fait d'elle-même et qu'elle projette pour les autres. L'accumulation
des justificatifs énoncés dans le passage cité vise à construire un dis-
cours rhétorique apte à démentir l'aspect impulsif et incontrôlé que son
exclamation spontanée « Ah ! malheureuse ! » avait permis à Valmont
d'interpréter, non sans justesse, comme la révélation involontaire d'un
sentiment amoureux (lettres 23 et 24).
Ce besoin de rétablir une image de soi liée à une représentation qu'el-
le entend préserver, celle de la femme vertueuse, apparaît à un stade
encore plus précoce de la liaison, dans la première lettre adressée à
Mme de Volanges où elle mentionne la présence de Valmont au château :
Notre retraite est égayée par son neveu le vicomte de Valmont, qui a bien voulu
nous sacrifier quelques jours. Je ne le connaissais que de réputation, et elle me
faisait peu désirer de le connaître davantage : mais il me semble qu'il vaut mieux
qu'elle. Ici, où le tourbillon du monde ne le gâte pas, il parle raison avec une
facilité étonnante, et il s'accuse de ses torts avec une candeur rare. Il me parle
avec beaucoup de confiance, et je le prêche avec beaucoup de sévérité. Vous qui
le connaissez, vous conviendrez que ce serait une belle conversion à faire.
(Lettre 8)
Connaissant la réputation de Valmont, Mme de Tourvel procède à la
construction d'une nouvelle image du libertin. Ce simple effort révèle
en soi l'intérêt qu'elle porte à cet homme. Il importe pour elle de corri-
ger l'image préalable du vicomte afin de pouvoir préserver la sienne
propre. A travers un réseau lexical lié à la religion, elle confirme l'ethos
de la « vertu heureuse » qui la constitue tout en essayant d'y introduire
et d'y intégrer, en la modifiant, l'image du «vice» qui se rapporte au
libertin. Ses tournures, formées par le style d'une dévotion religieuse
douce en harmonie avec l'environnement, concordent avec la percep-
tion qu'elle a de sa personne. Elles laissent néanmoins transparaître la
joie de l'amour naissant, ne serait-ce que par la longueur du passage qui
se rapporte au neveu de Mme de Rosemonde.
Ce passage est extrêmement révélateur dans la mesure où il s'adres-
se à celle qui sera le dernier juge de cette liaison. Même si elle pronon-
ce une critique ouverte à l'égard du monde qui «gâte» et pervertit les
hommes, la présidente révèle son besoin de reconnaissance sociale : elle
cherche un assentiment dans le regard des autres pour préserver une
image de soi qui repose en grande partie sur des stéréotypes culturels :
épouse fidèle, femme vertueuse et croyante. Consciente de l'incongrui-
té de l'intrusion de Valmont dans son univers, elle déploie un discours
qui tente de persuader son amie de l'inaltérabilité de son image.
Cependant la suite du passage amènera Mme de Volanges à recons-
truire un ethos différent de celui que Mme de Tourvel essaie de proje-
ter. C'est qu'elle laisse apparaître les mécanismes de la dénégation ins-
crite dans un discours où chaque énoncé est nié par son contraire :
[...] mais je ne doute pas, malgré ses promesses, que huit jours de Paris ne lui fas-
sent oublier tous mes sermons. Le séjour qu'il fera ici sera au moins autant de
retranché sur sa conduite ordinaire : et je crois que, d'après sa façon de vivre, ce
qu'il peut faire de mieux est de ne rien faire du tout. (Ibid.)
En affichant son indifférence envers une cause «perdue», elle tente
d'annuler l'impression d'accorder trop d'intérêt à un homme que tout
oppose à elle. Mais à l'encontre de ce qui est dit se manifeste un senti-
ment qui menace l'ethos consciemment mis en place par la locutrice.
Mme de Volanges ne s'y trompe pas, qui discerne ce qui échappe à
Mme de Tourvel. C'est pour cette raison qu'elle s'empresse de lui
répondre afin de «causer» avec elle «au sujet du vicomte de Valmont ».
Ce décalage apparaît ainsi entre l'ethos que construit en toute conscience
le discours de Mme de Tourvel : femme forte, dévouée à son mari et à
la religion, et celui que reconstruisent ses interlocutrices : femme forte
certes mais non invulnérable qui risque de se perdre à vouloir jouer
avec le feu. Cet écart révèle l'ampleur à la fois de la fierté et de la fai-
blesse du personnage. C'est pour avoir surestimé ses forces que la chute
de Mme de Tourvel est fatale.

Entre cette première lettre et celle qui fait l'objet de notre analyse,
la passion amoureuse a amené l'héroïne a enfreindre les interdits de la
société et à sacrifier pour l'amour de Valmont son statut de femme
honorable et respectée. Une fois «le voile déchiré» (lettre 143), la posi-
tion de la présidente est celle d'une personne psychiquement malade
qui se réfugie dans un couvent pour y mourir. A travers le déploiement
d'un discours délirant s'effectue dans la lettre 161 la mise en place d'un
ethos qui recoupe l'image élaborée par les derniers témoignages de
Mme de Volanges et corrobore le rôle désormais assigné à la présiden-
te par le regard extérieur. En effet l'énonciation adopte un rythme sac-
cadé, fragmenté, décousu d'où ressort l'image d'une femme perturbée
qui étale sans pudeur sa douleur et sa passion. Enfreignant les codes de
la politesse rigoureusement observés dans le passé, elle apparaît comme
quelqu'un que la «mort assurée et prochaine» place désormais en
dehors de la société. Une dimension tragique s'attache à l'ethos de la
présidente qui apparaît comme un être frappé par une passion fatale.
Cette dimension particulière au personnage relie l'ethos «vertueux»
que la présidente a construit au fil des interactions interpersonnelles, à
l'ethos «fou» de la fin. La revendication d'un statut d'exception perdure
en effet depuis la négation de l'amour : «Non, je n'oublie point, je n'ou-
blierai jamais ce que je me dois, ce que je dois à des nœuds que j'ai for-
més, que je respecte et que je chéris» (lettre 78). Elle se poursuit avec
la reconnaissance du sentiment interdit : «mais cet empire que j'ai
perdu sur mes sentiments, je le conserverai sur mes actions; oui, je le
conserverai, j'y suis résolue ; fût-ce aux dépens de ma vie» (lettre 90) et
s'exprime jusqu'à l'« abdication » : « Qui sait si nous n'étions pas nés l'un
pour l'autre ! si ce bonheur ne m'était pas reservé, d'être nécessaire au
sien ! [...] Quelle autre femme rendrait-il plus heureuse que moi?»
(Lettre 132). Dans le discours de la folie, l'unicité du personnage est
mise en évidence par la dimension tragique, exceptionnelle dans un
roman de libertinage, qui s'attache à son ethos. A travers une énoncia-
tion délirante s'élabore une image de soi agrandie par l'ampleur du mal
qui le frappe.
Refusant la dégradation infligée par l'outrage de Valmont (manipulé
par la marquise de Merteuil), la lettre de Mme de Tourvel vise à confir-
mer sa supériorité aux yeux de l'allocutaire et à réhabiliter la femme
humiliée. Cet objectif se heurte néanmoins à celui, non moins important,
de l'appel détourné lancé à l'autre. Ces enjeux opposés donnent au dis-
cours de la folie un caractère d'ambiguïté qu'il convient de souligner.
La construction d'un ethos qui se maintient dans la continuité de
l'image singulière de la présidente dément la conception de l'illisibilité
du discours de la folie réduit à une pure déficience cognitive que pro-
posait Mme de Volanges. L'analyse de la lettre montre au contraire que
le discours de la folie permet le jaillissement d'une vérité profonde liée
à l'image de soi. Alors que pour tous les locuteurs des Liaisons, à des
degrés divers et pour des motifs parfois opposés, le langage est conçu
comme une activité visant à influer sur l'autre et que par conséquent la
construction de l'ethos ne repose jamais sur la transparence d'une sin-
cérité qui dit l'être profond, une situation interactionnelle transparente
paraît paradoxalement envisageable dans la sphère de la folie.
Mais les pistes se brouillent quand la résurgence d'une maîtrise de
soi, signalée par le vouvoiement, conduit Mme de Tourvel à reprendre
sa voix d'antan et à opérer une distanciation par rapport au reste du dis-
cours de la folie. Sans le nier puisqu'elle ne l'efface pas, elle s'en éloigne
en réadoptant les stratagèmes connus. Dans la situation d'énonciation
où la raison semble être revenue, elle formule implicitement, comme on
a pu le voir, le souhait d'une reprise de la relation amoureuse.
Ni articulation d'un délire soustrait à tout ancrage référentiel, ni
symbole d'une transparence interpersonnelle idéale et par conséquent
impossible, le discours de la folie est frappé d'une ambiguïté qui signa-
le la participation de la folie aux activités interactionnelles de l'homme
et à son devenir.

Michèle Bokobza Kahan


Université de Tel Aviv
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ÉDITION : Bertrand Thévenot Imprimerie Chirat
MAQUETTE ET MISE EN PAGE : Sedes 42540 Saint-Just-la-Pendue
N° éditeur 1682 Dépôt légal octobre 1998 N° 6158
DU billet amoureux au roman par lettres, cet ouvrage
examine l'échange épistolaire dans ses dimensions lin-
guistiques et littéraires. Il le fait à la lumière de la pragmat ique et
de l'analyse conversationnelle qui proposent aujourd'hui des
concepts opératoires pour une théorie de la lettre. DansLa Lettre
entre réel et fiction, les notions et les modè les élaborés dans une
première partie sont mis à l'épreuve et développés à travers des
analyses concrêtes port a nt sur un cornus du X V I I I siècle, et en
particulier sur Les Liaisons dangereuses.
E livre propose des instruments de travail aussi b ie n
C aux spécialistes d'analyse de discours qu'aux «lité-
raires» désireux de construire une poétique de la lettre ou d' é tu-
dier des correspondances particulières. Aux étudiants de l i t é ra-
ture, il offre un cadre méthodologique et socio-culturel dans
lequel ils peuvent analyser d a n s toute sa complexité le roman
polyphonique de Laclos.
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