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SEMESTRE 6
Module : La Poésie contemporaine
(4)
Prof. Ijjou CHEIKH MOUSSA
L'odeur funèbre de la rose n'assiègera plus les grilles du tombeau; l'heure vivante dans les
palmes ne taira plus son âme d'étrangère... Amères, nos lèvres de vivants le furent-elle
jamais ?
J'ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée : la Mer en fête de nos songes,
comme une Pâque d'herbe verte et comme fête que l'on fête,
Toute la Mer en fête des confins, sous sa fauconnerie de nuées blanches, comme domaine
de franchise et comme terre de mainmorte, comme province d'herbe folle et qui fut jouée aux
dés...
Inonde, ô brise, ma naissance ! Et ma faveur s'en aille au cirque de plus vastes pupilles!...
Les sagaies de Midi vibrent aux portes de la joie. Les tambours du néant cèdent aux fifres de
lumière. Et l'Océan, de toutes parts, foulant son poids de roses mortes.
Sur nos terrasses de calcium lève sa tête de Tétrarque.
8
Introduction
« Le vrai drame du siècle est dans l’écart qu’on laisse croître entre l’homme temporel et
l’homme intemporel »1, affirme Saint-John Perse dans son Discours de Stokholm prononcé
lors de la réception du Prix Nobel de littérature le 10 décembre 1960. Toute son œuvre est
une quête de l'unité entre les deux versants de l’homme, celui de l’homme embourbé dans le
matériel, « l’homme usuel aveuglé d'astres domestiques »2 et celui de « l’homme éclairé » 3
assoifé d’infini, « le pèlerin d’amour et d’absolu »4, qui cherche inlassablement la présence
du « divin » dans les choses.
La quête spirituelle persienne s’opère hors des cadres religieux traditionnels. Le divin,
chez Perse est de l’ordre de l’immanence et non de la transcendance ; il n’est pas situé dans
un au-delà du monde où règne la Face de Dieu, mais ici-bas, dans « l’immédiat du monde ».
Lors d’une conversation rapportée par le poète Claude Vigée, Perse déclare à ce sujet :
L’appréhension du divin chez Perse se fait grâce à la participation aux forces vitales du
monde (Neiges, Pluies, Vents, Mers, Oiseaux) ; c’est par l’observation du monde que l’on
peut espérer accéder aux secrets du monde, à « l’énergie spirituelle dans le monde »6. Et le
rôle de la poésie est justement de révéler les secrets du monde, de témoigner de la présence
du divin dans les choses:
Et le rôle du poète est de « tenir pour nous liaison avec la permanence et l’unité de l’Être »8
1
SAINT-JOHN PERSE, POESIE. Allocution au banquet Nobel du 10 décembre 1960, in : Amers,
Paris : Pésie/Gallimard, 1970, p. 170.
2
SAINT-JOHN PERSE, Amers, VI, p. 64.
3
POESIE. Allocution au banquet Nobel du 10 décembre 1960,op.cit, p.170
4
SAINT-JOHN PERSE, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1972 p.450 .
5
Ibid., p. 1302-3
6
Id., Poésie, Allocution …, op.cit., p. 171.
7
Ibid., p. 169.
8
Ibid., p. 170.
9
Dans cette quête de l’Être, la mer occupe une place centrale ; elle est le « miroir
symbolique de toutes les recherches humaines, temporelles et éternelles9». Amers, écrit
pendant la Seconde Guerre mondiale et publié en 1957 chez Gallimard, est tout entier centré
sur l’élement maritime ; c’est un hymne « en l’honneur de la Mer . Une note de Perse pour
son traducteur suédois Erik Lindegren, explicite la thématique globale de ce long poème de la
mer :
« J'ai voulu exalter, dans toute son ardeur et sa fierté, le drame de cette condition
humaine, ou plutôt de cette marche humaine, que l'on se plaît aujourd'hui à ravaler et
diminuer jusqu'à vouloir la priver de toute signification, de tout rattachement
suprême aux grandes forces qui nous créent, qui nous empruntent et qui nous lient.
C'est l'intégrité même de l'homme - et de l'homme de tout temps, physique et moral,
sous sa vocation de puissance et son goût du divin - que j'ai voulu dresser sur le seuil
le plus nu, face à la nuit splendide de son destin en cours. Et c'est la Mer que j'ai
choisie, symboliquement, comme miroir offert à ce destin - comme lieu de
convergence et de rayonnement : vrai "lieu géométrique" et table d'orientation, en
même temps que réservoir de forces éternelles pour l'accomplissement et le
dépassement de l'homme, cet insatiable migrateur.
J’ai pris la marche vers la Mer comme une illustration de cette quête errante de
l’esprit moderne, aimanté toujours par l’attrait même de son insoumission.10»
Annonce du plan
1. La composition du chant
2. Le cadre spatio-temporel
3. Les protagonistes
4. Poétique de l’éloge
9
Carol RIGOLOT, Saint-John Perse: la culture en dialogues, Paris : L'Harmattan, coll. « Critiques
littéraires », 2007, p. 182.
10
SAINT-JOHN PERSE, « Note pour un écrivain suédois sur la thématique d’Amers », in :
Œuvres complètes, op.cit., p. 569-570 .
11
Ibid., p. 570.
10
Dévéloppement
1. Composition du chant
11
du centre et en tant que somme (2+3) il symbolise l’union, l’immanence, c’est-à-dire la
présence de l’Être en la matière elle-même16 ; dans notre texte, il peut signifier les
retrouvailles, la rencontre de la Mer et du ‘’nous’’.
2. Cadre spatio-temporel
a. Le temps
Aucune description du soir. Le poète ne s’intéresse pas au soir pour le spectacle qu’il
peut offrir, le soir est choisi parce qu’il est le moment priviligié de la méditation. L’emploi de
l’article indéfini ‘’un’’ devant ‘’soir’’ peut avoir deux valeurs : une valeur de singularisation
qui l’extrait de l’ensemble des soirs, autrement dit, il s’agit d’un soir différent des autres soirs,
ou bien une valeur emphatique qui met l’accent sur sa qualité . Les deux valeurs se rejoignent
pour souligner le caractère exceptionnel de ce moment.
Le temps est aussi balisé par les temps verbaux qui tracent les étapes de la quête :
b. L’espace
16
Dans Chant pour un équinoxe, Saint-John Perse écrit : « Dieu l’épars nous rejoint dans la diversité »,
in : Œuvres complètes, op.cit., p. 437.
12
- par l’article qui les détermine : Ville au singulier et Mers au pluriel ⇒ Ville = espace
restreint, délimité ≠ Mers = espace immense, sans limites ;
- par leurs caractéristiques : l’espace de la Ville évoque la Rome antique et son
faste architectural , mais il est placé sous le signe du mineral, du /non-vie/: ‘’rostres’’,
‘’pierre publique’’, ‘’pampres de bronze’’, ‘’terrasses de calcium’’; tandis que celui
de la Mer évoque un espace primitif placé sous les signes du végétal et de la lumière,
de la /vie/: ‘’palmes’’, ’’sagaies de midi’’, ‘’fifres de lumière’’.
3. Les protagonistes
Schéma actanciel
Objet Destinataire
Destinateur (Mer, Être) (L’Humanité)
(la foule)
Quête
a. La Mer
La Mer est saisie dans sa réalité d’espace maritime et d’espace symbolique. Elle continue
à être ce qu’elle est tout en incorporant une réalité qui appartient à un mode d’être supérieur .
Elle se rapproche de ce que Mircéa Eliade, à la suite de Rudolf Otto17, appelle le « Tout-
autre » et qui se manifeste comme « une réalité d’un tout autre ordre que les réalités
naturelles »18. Etant « Tout-autre », elle est ineffable et innommable, c’est pourquoi elle est
17
Rudolf OTTO, Le Sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le
rationnel, trad. Fr. A. Jundt, Paris : Ed. Payot, 2001 (1ère édition 1949).
18
M. Eliade, Le sacré et le profane, Paris : Gallimard, coll. « Folio Essais », 1965, p. 16.
13
désignée par des périphrases : ‘’la grande chose fériée‘’, ‘’âme d’étrangère ‘’ et par des
caratérisations .
Ses caractéristiques :
c. La foule
La foule est constituée de tous les hommes en quête d’Absolu et parmi lesquels figure le
poète, d’où l’emploi du pronom personnel sujet ‘’nous’’ et des déterminants possessifs
‘’notre’’ (2 occurrences) et ‘’nos’’ (4 occurrences). La foule est désignée à travers sa quête et
son rapport à la Mer. Ce rapport est celui de la vénération (voir les occurrences du mot
‘’fête’’ et ses dérivés) ; celui d’un inférieur avec son supérieur (‘’nous laisserez-vous …’’),
d’un vassal avec son suzerain (‘’sur nos terrasses de calcium lève sa tête de Tétrarque’’). La
foule est aussi présentée dans une situation d’attente, attente de la revélation et de la
communion avec la Mer (’’vigile’’, ‘’veille’’).
d. Le « Je »
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Dans la deuxième et la troisième strophe, le ‘’nous’’de la foule cède la place au ‘’je’’du
poète lyrique qui vient, non pour épancher son « moi » à la manière du poète romantique,
mais pour témoigner de son expérience spirituelle et de sa rencontre avec l’Être.
- Le ‘’je’’ est présenté comme un voyant, celui qui voit ce que les autres ne voient pas :
‘’J’ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée…’’
- Le ‘’je’’ est un être élu de naissance : ‘’Inonde, ô brise, ma naissance !’’
- Le « je » demande à être éclairé par la Mer, non pour lui même mais pour les autres
hommes (d’où l’emploi du verbe ‘’Inonde’’), pour leur transmettre les messages de la
Mer et partager sa vision avec eux:‘’Et ma faveur s’en aille au cirque de plus vastes
pupilles…’’
4. Poétique de l’éloge
Dans « Strophe III » d’Amers, pour renouveler leur art, les Tragédiennes réclament un grand
style :
« Ah ! qu’un grand style encore nous surprenne, dans nos années d’usure, qui
nous vienne de mer et de plus loin nous vienne, ah ! qu’un plus large mètre nous
enchaîne à ce plus grand récit des choses par le monde, derrière toutes choses de
ce monde, et qu’un plus large souffle en nous se lève, qui nous soit comme la mer
elle-même et son grand souffle d’étrangère ! » (p.47 )
- « l’invention » :
La mer est l’image même du sublime, incarnation du divin dans les choses ;
elle est personnifiée et douée d’une âme.
La célébration de la Mer comme lieu de l’Être ;
- l’emploi du verset, auquel on attribue une valeur originelle qui le situe en deçà des
catégories poétiques. Le verset persien imite le verset biblique des Psaumes qui célèbrent le
Créateur dan sa création. Sa forme plus étendue et plus souple que celle du vers, épouse et le
chant hymnique du poète et le mouvement de la Mer.
19
LONGIN, Traité du sublime, traduction de Boileau, Paris : Bibliothèque classique du livre de poche,
1995, p.74.
15
- l’emploi du coordonnant ‘’Et’’ à l’ouverture du poème ; ‘’Et vous, Mers…’’ qui imite
la syntaxe paratactique de la langue hébraïque et du style épique.
- le lexique emprunté à des savoirs spécialisés : l’architecture (‘’rostres’’, pierre
publique’’, pampres de bronze’’, ‘’terrasses’’ ; le juridique (‘’domaine de franchise’’, ‘’terre
de main morte’’) ; le domaine de la chasse (‘’sous sa fauconnerie de nuées blanches’’). Ce
lexique participe à la connaissance du monde.
- la multiplication des phrases nominales, trait du style persien. Selon Roger Caillois, ce
procédé « exprime la constatation pure, l’évènement enregistré sans description ni
commentaire dans une secheresse absolu d’expression »20.
- l’usage du vocatif qui contribue à créer une tonalité élévée dans la tradition de
l’hymne : ‘’ô foule ‘’, ‘’ô brise’’
- les figures de répétition à valeur incantatoire qui sont des substituts du mètre et de la
rime :
* parallélisme syntaxique :
- ‘’Les sagaies de Midi vibrent aux portes de la joie/ ‘’Les tambours du néant
cèdent aux fifres de lumière’’= Nom + de + nom + verbe + aux + nom + de +
nom.
- Les figures d’analogie sous forme de comparaisons avec ‘’comme’’, qui sont des
composantes majeures du langage figuré de l’écriture persienne et par lesquelles le poète
essaie de rendre l’invisible visible : « Par la pensée analogique et symbolique, par
l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille
chaînes de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se
transmet le mouvement de l’Être, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de
la science. »21
Conclusion
20
Roger CAILLOIS, Poétique de Saint-John Perse, Paris : Gallimard, 1972 (1ère édition 1954), p.
21
« Poésie. Allocution… », op.cit., p. 168.
16
La conclusion doit comporter une récapitulation de l’analyse et une ouverture, soit une
ouverture sur d’autres textes de Perse, soit sur d’autres auteurs ayant traité la même
thématique.
17