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Alfred de Musset, La Nuit de mai, 1835

Dans Les Nuits, Musset réfléchit aux rapports entre la souffrance et la poésie.
La Nuit de mai confronte en un long dialogue le Poète et sa Muse. Celle-ci exhorte le
Poète à chanter et l'invite à tirer parti de sa souffrance ; ses propos sont illustrés par
la figure du pélican, qui, selon une légende, s'ouvrirait les entrailles pour nourrir ses
petits.

Question sur le texte de Musset :


Montrez que le pélican est un héros romantique

I. Une situation pathétique (un être victime du destin).

1. La tristesse du décor :

"Dans les brouillards du soir // retourne à ses roseaux"


 La lumière du soleil est associée à la gaieté ; Musset a choisi au contraire
une ambiance crépusculaire, la lumière est soumise à une double atténuation, celle
du brouillard et celle de la fin du jour.
"Les brouillards", au pluriel, multiplient les écharpes de brumes, et leur
donnent une étrange épaisseur. En outre, le mot "brouillard" suggère l'humidité ;
l'atmosphère est triste, accablante, et la nuit s'annonce.
"ses roseaux" : les roseaux poussent habituellement dans des zones
marécageuses ; la végétation est donc associée à un lieu humide, à une eau
stagnante, ce qui nous éloigne là encore de la joie et de la vie.
L'adjectif possessif "ses" signifie que les roseaux sont le séjour habituel du
pélican – nous sommes bien loin d'un nid douillet.
 Les sonorités R et L (cette dernière dans le 1er hémistiche seulement)
dominent ; ce sont des liquides, le R a quelque chose de rude, de désagréable, et le
glissement du L évoque l'eau.

"L'Océan était vide et // la plage déserte"


 La solitude est absolue ; "vide" se réfère à l'absence de poissons, l'adjectif
"désert" fait plutôt penser que le pélican a cherché, en vain, une présence amicale
qui aurait pu le secourir.
 Le vers n'est pas coupé en deux hémistiches de 6 syllabes, mais en 7
+ 5 ; on peut arrêter imperceptiblement la lecture après la conjonction "et", pour
mieux faire sentir la déception de l'oiseau.

2. Une quête infructueuse.

Les "petits affamés courent sur le rivage" ; il est clair qu'ils risquent de mourir
de faim, et le pélican en est conscient, puisqu'il ne se contente pas d'un survol rapide
des flots : "il a des mers fouillé la profondeur", traduisant ainsi son angoisse.
Sa recherche de nourriture devient même "un long voyage", une expédition
dont la durée est soulignée par des allitérations en "L" ("Lorsque le pélican, lassé
d'un long voyage") et marquée par la répétition pesante du son ("lassé", "voyage").
Une pitoyable tentative de protection – il abrite "sa couvée" "de son aile
pendante" ne peut satisfaire l'appétit des oisillons ; l'adjectif "pendante" nous offre un
symbole de défaite, et l'oiseau, "mélancolique", "regarde les cieux" comme s'il
cherchait un secours divin, qui ne se manifeste pas.

Conclusion de cette partie : la situation pathétique dans laquelle est plongé


le pélican suscite la compassion du lecteur. Le malheur de l'oiseau provient de
causes extérieures, contre lesquelles il a lutté, sans pouvoir triompher : il n'a ramené
aucune proie des mers étrangement vides. On comprend que la fatalité s'acharne sur
l'animal et le plonge dans une situation désespérée. Le héros du récit s'inscrit donc
dans les conceptions du romantisme, qui aime a mettre en scène des personnages
frappés par le destin, anéantis par les coups du sort, et même promis à la mort : la
"pierre" sur laquelle est étendu le pélican, "sombre et silencieux", est déjà une
tombe.

II. Le sacrifice du pélican en fait un héros romantique admirable.

1. Le sacrifice librement consenti.

Nous sommes en présence d'une situation souvent exploitée par les écrivains
romantiques : un personnage se sacrifie pour sauver des êtres faibles, démunis ; le
lecteur éprouve à la fois de l'admiration et de la compassion pour le héros, capable
de pousser le dévouement et l'amour jusqu'à des sommets surhumains.

a) La présence du corps :
Les mots "cœur", "entrailles", "sanglante mamelle" donnent à ce sacrifice une
dimension concrète, matérielle, qui nous permet d'en imaginer l'horreur, et nous
invite à mesurer la douleur que l'animal s'inflige à lui-même.
Tous ces mots ont par ailleurs une dimension affective, évidente pour le cœur,
devenu traditionnellement le siège du sentiment. La "sanglante mamelle" sous-
entend la parodie cruelle de l'allaitement, loin de tout réalisme (le pélican est un
oiseau), et le terme "entrailles" se trouve dans une prière à la Vierge : "Jésus, le fruit
de vos entrailles".
Des allitérations en R préparent le mot "horreur", mis en valeur à la fin d'un
vers :
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
douleur,
Ivre [… ] tendresse et d'horreur.

b) Cependant, le "sacrifice" est comme redoublé, et le pélican craignant "que


ses enfants ne le laissent vivant" "se frapp[e] le cœur avec un cri sauvage" ; il s'agit
ici d'un suicide, dont on sait qu'il figure parmi les thèmes romantiques.

2. Un poète romantique, héros d'une allégorie qui est une mise en abyme.

L'allégorie est facile à déchiffrer, et Musset en place la clé dans la bouche de


la Muse :
"Poète, c'est ainsi que font les grands poètes".
Autrement dit, Musset parle de lui-même, et des "grands poètes" dont il estime
faire partie, manifestant ainsi un orgueil tout romantique !
Ce poète idéal est un héros romantique ; nous pouvons en dégager quelques
traits :
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
 Le voyage de la vie.

Ses petits affamés courent sur le rivage


 Les lecteurs sont avides…

Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;


 Le poète souffre ; il a traversé des malheurs qui lui ont "percé le cœur".

L'Océan était vide et la plage déserte ;


Pour toute nourriture il apporte son cœur.
 Le poète se sent seul au monde ; on peut aussi comprendre qu'il n'y a
qu'une seule source d'inspiration qui vaille : ses propres sentiments, sa propre
souffrance.

Et, regardant couler sa sanglante mamelle,


Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
 L'écriture est une façon de mourir ; le sang qui coule, c'est l'encre…

Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,


Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
 Le poète offre ainsi son cœur à ses lecteurs ; il a non seulement trouvé
dans ses malheurs une source d'inspiration, mais il a délibérément avivé sa
souffrance lors de l'écriture d'un poème ; on peut parler d'une forme de suicide,
accompli en toute connaissance de cause, pour donner aux lecteurs une nourriture
spirituelle.
On pourrait trouver un tel poète dans une œuvre… romantique, évidemment.
C'est bien le cas ici, le pélican est au fond un autoportrait.

III. Un être exemplaire qui acquiert une dimension divine.

La supériorité absolue du héros romantique, qui transcende l'humanité


ordinaire, est exprimée grâce aux allusions religieuses, qui transfigurent l'oiseau et
donnent à son sacrifice le sens d'une Passion. Le poète devient semblable au Christ.

Nous renvoyons ici à l'article de M. Robert Fotsing-Mangoua, Professeur à


l'université de Dschang (Cameroun). L'article est disponible sur le site pédagogique.

Conclusion :
a) Bilan.
b) Ouverture : Musset annonce dans une large mesure le "poète maudit" ; il
reste néanmoins extrêmement original, puisqu'il ne cherche pas à échapper à la
souffrance, mais la revendique au contraire comme une nécessité pour "les grands
poètes".

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