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L a poésie,

Partie
1 des troubadours
aux slameurs
Chapitre

1 La tradition du vers rimé,


des troubadours à Cocteau
❯ MANUEL, PAGES 38-65

◗ Document d’ouverture créatures de l’Enfer, la puissance surnaturelle et magique


Augustin Hirsh (1833-1912), de la parole poétique ; il montre aussi, en particulier, à
Calliopé et Orphée, détail (1863), huile sur toile quel point la quête poétique (et musicale) tend, de façon
(1 x 1 m), Périgueux, musée du Périgord. tragique, vers un idéal (la Beauté, Eurydice) que même
l’artiste le plus accompli ne saurait atteindre.
1. Deux personnages singulièrement liés (question 1)
À gauche du tableau, on aperçoit Calliopé, muse de 3. Une œuvre néoclassique (question 3)
la poésie épique et de la grande éloquence tournée vers Ce tableau illustre le néo-classicisme ; il est représen-
Orphée à droite, musicien et aède mythique. Elle tient tatif de ce mouvement par les lignes très pures qui s’en
une harpe tandis qu’Orphée l’accompagne de son chant détachent ; le blanc très répandu sur la toile pourrait éga-
mélodieux. Calliopé dont le front est ceint d’une couronne lement figurer cette pureté qui correspond à la recherche
de lauriers, symbole apparent de sa suprématie sur ses d’une perfection esthétique et morale propre à ce style.
huit autres sœurs, également muses, est la fille de Zeus On remarque sur cette toile l’intérêt porté à l’Antiquité
et de Mnémosyne (la mémoire en grec) ; elle serait, par qui caractérise également le néo-classicisme qui s’épa-
ailleurs, la mère d’Orphée qu’elle aurait engendré avec le nouit particulièrement de la première moitié du XVIIIe
roi de Thrace, comme le rapportent notamment Hésiode siècle jusqu’à la première moitié du XIXe siècle environ.
puis Horace. Dans les mythes grecs, Orphée est moins La simplicité et la continuité des contours de ce tableau
connu pour être le fils de Calliopé que l’époux veuf et révèle aussi la réaction des artistes néo-classiques à l’exu-
inconsolable d’Eurydice qu’il tenta d’aller chercher dans bérance du style baroque et rococo.
le royaume de Perséphone pour lui faire regagner le monde
des vivants. Malgré la beauté impénétrable de son chant Texte 1
qui réussit à charmer les divinités infernales, il se retourne Ventadour, Chanson de l’alouette ❯ p. 40
(alors que cela lui avait été interdit) pour la regarder et la
perd à jamais. Il connaît une fin tragique et solitaire. 1. Situation du texte
Le poète est né vers 1125 à Ventadour en Limousin, mort
2. Calliopé et Orphée : figures de la poésie après 1195. Son origine est présentée comme modeste dans
(question 2) la vida qui lui est consacrée (fils d’un homme d’armes et
Calliopé et Orphée entretiennent un lien direct avec la d’une boulangère) mais elle laisse sous-entendre qu’il est le
poésie, elle en tant que muse de la poésie, lui, comme aède
bâtard du seigneur Ebles II de Ventadour, ou de Guillaume
et musicien ; or il n’est pas de poésie sans voix et sans
IX d’Aquitaine. Il devint le disciple d’Ebles qui l’instruisit
musique (ce que le tableau de Hirsh met clairement en
dans l’art de la composition lyrique dite trobar. Chassé
lumière). Le rapport que ces deux personnages mytholo-
de Ventadour pour avoir adressé ses premiers chants à
giques nourrissent avec la poésie est plus profond encore ;
la belle-fille de son seigneur, il suivit la cour d’Aliénor
ils figurent tous deux la création poétique ; Calliopé
d’Aquitaine, mariée à Henri II Plantagenêt, en Angleterre,
symbolise l’inspiration du poète ; elle est l’intermédiaire
puis passa au service de Raymond V de Toulouse pour finir
entre le divin et l’humain qui « possède le poète » et le fait
sa vie dans une abbaye.
bénéficier d’une faveur divine exceptionnelle. Dans son
Ion (-380 av. J.-C.), Platon développe cette conception de 2. Un court poème lyrique (questions 1 à 3)
la création poétique qui sera reprise plus tard par Ronsard La strophe est un huitain composé d’octosyllabes, avec
notamment dans son fameux « Hymne de l’automne » des rimes croisées. L’image qui ouvre le poème est celle
(1564). Fils de cette muse, Orphée représente aussi l’inspi- de l’alouette jouant avec un rayon de soleil. Le soleil et
ration que les Dieux insufflent à quelques poètes élus. Son l’oiseau annoncent le thème de la joie amoureuse, de
lien à la poésie semble plus complexe et plus riche encore l’émotion qui s’empare de l’être, l’anime et le transfi-
que celui de Calliopé ; il révèle, en effet, en charmant les gure. Le poète joue ici sur le double sens de mover (latin
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movere, « bouger ») que l’on retrouve en français dans « se lexical de la tristesse (« triste », « deuil », v. 2, « dolent »,
mouvoir » et « ému » : le mouvement physique est égale- v. 4, « déplaire », v. 9, « pleurant », v. 11, « amèrement »,
ment un mouvement du cœur. Par ailleurs, l’alouette et le v. 11) rencontre ainsi celui de la joie (« joyeusement »,
soleil appartiennent à la nature, ce qui permet d’associer le « chanter », « rire » utilisé trois fois, « convient »), saisis-
sentiment de joie à un sentiment naturel, évident pour qui- sant l’ambiguïté du cœur humain, capable de ressentir en
conque en est touché. La tonalité est ici lyrique : le « je » même temps ces deux extrêmes.
exprime un sentiment intime d’envie et d’admiration pour On pourrait donc proposer pour ce poème des titres
ceux qui ressentent la joie amoureuse. En quelques lignes, mettant en avant l’alliance de sentiments contraires dans
par le lexique des sentiments (« joie », « cœur » répété, le texte : « Une douloureuse joie », ou « une joyeuse
« douceur », « envie », « joyeux », « désir »), il donne à lire peine ». La poétesse place des termes antithétiques de
ses aspirations, son désir amoureux. même nature dans des structures ou constructions gram-
TICE On pourra consulter les sites : maticales parallèles : on relève au vers 4 « doux rire » et
- troubadours.locirdoc.fr/histoire1.php « dolent sentiment », avec une opposition des adjectifs,
- www.lemenetrier.com l’adverbe « amèrement » rime avec « joyeusement » dans
- www.bmvr-nice.com/.../images/.../troubadours- les deux derniers vers. On trouve aussi des constructions
moyen%age.pdf presque oxymoriques : « rire en deuil » (v. 2) et « rire en
pleurant » (v. 11). L’antéposition, dans le premier vers
Texte 2 qui sert de refrain, du groupe nominal « De triste cœur »
permet également d’accentuer l’antithèse avec le « joyeu-
Christine de Pisan, Poésies, « Rondeau » ❯ p. 41
sement » de la rime.
1. Situation du texte
4. … Pour dire une douleur intime (question 4)
Originaire de Pisano, elle quitte l’Italie très jeune avec
La poétesse est ici présentée comme un amuseur public,
son père appelé pour être médecin et astrologue à la cour
qui doit distraire son audience, amener la joie malgré des
de Charles V. Elle épouse un jeune homme de petite
douleurs personnelles : il faut « celer », « faire taire »,
noblesse qui obtient la charge de notaire et secrétaire de ce
agir « couvertement », en une expression « montrer tout le
dernier, mais veuve à 26 ans, avec trois enfants à charge,
contraire ». La dichotomie entre l’être (qui ressent for-
elle décide de vivre de sa plume, fait rare pour une femme
tement la douleur du deuil) et le paraître (rire, chanter)
de sa condition à cette époque. Recherchant les protecteurs
est marquée dès la première strophe, à la fois par l’op-
et mécènes, elle s’inspire de la tradition médiévale pour
position des deux champs lexicaux vue précédemment,
écrire tant des récits allégoriques que des poèmes courtois
et par l’expression de la contrainte : « c’est chose fort à
ou des œuvres savantes. Érudite et talentueuse, elle se fait
faire » v. 2, « Ainsi me faut », v. 5, et « Et si me faut »,
également remarquer par sa critique de l’image des femmes
v. 10. La subtilité de Christine de Pisan consiste à conci-
dans le célèbre Roman de la rose de Jean de Meung. Elle
lier cette contrainte (son rondeau plaît par sa musicalité,
s’impose ainsi à la cour de Charles VI et d’Isabeau de
par son refrain agréable) et l’expression de ses sentiments
Bavière (« Épître à Isabeau de Bavière », 1405) et se mêle
personnels (sa souffrance due à son deuil est clairement
à la vie politique en ces temps de rivalités entre princes
perçue par le lecteur).
(« Lamentation sur les maux de la France », 1410). Après
la bataille d’Azincourt (1415) et la capture de Jeanne d’Arc
(1418) elle se retire au cloître de Poissy où elle écrit un Texte 3
hommage à cette dernière et meurt en 1430. François Villon, Poésies diverses,
« Ballade des pendus » ❯ p. 42-43
2. Structure et composition du poème (question 1)
Le poème respecte certaines caractéristiques du 1. Situation du texte
rondeau : La « Ballade des pendus » est le poème le plus célèbre
– la présence de deux rimes seulement (en -ment et en de François Villon, avant même la « ballade des dames »
-aire) qui forment le schéma suivant : ABBA/ABA/ABB/ également connue. L’auteur l’a probablement composé
AA ; lorsqu’il était en prison, suite à l’affaire Ferrebouc où un
– la présence d’un refrain, constitué ici par tout le notaire fut blessé lors d’une rixe. Toutefois, cette grande
premier vers (« De triste cœur chanter joyeusement ») ballade composée de trois dizains, un quintil et de vers
et non seulement par le premier hémistiche, comme le décasyllabiques dépasse de loin l’incarcération de son
veut l’habitude. Ce vers est repris à la fin de la deuxième auteur et prend une dimension universelle, lançant un
strophe et à la fin du poème ; vaste appel à la charité chrétienne.
– le poème est composé de décasyllabes. Ses strophes 2. Une ballade paradoxale (questions 1 et 2)
s’organisent en : quatrain, tercet, quintil. Cet extrait de la « Ballade des pendus » de François
3. L’entrelacs des sentiments… (questions 2 et 3) Villon propose – si on la considère dans son intégralité,
La caractéristique principale de ce rondeau est de dix strophes de décasyllabes faisant ainsi correspondre,
juxtaposer deux sentiments contradictoires : le champ selon la règle, le nombre de strophes au nombre
9•
de syllabes par vers. Conformément au genre de la En effet, on y retrouve une tonalité contrastée souvent
« Ballade » pratiqué depuis Adam de la Halle en 1260, caractéristique de ce genre très pratiqué aux XVe et XVIe
Villon produit ici une chanson qui multiplie les effets siècles. D’un côté, le pathétique imprègne cette ballade
musicaux. On note d’abord un véritable jeu de répéti- par le spectacle réaliste et brutal des souffrances ; Villon
tions et d’échos : le refrain : « Mais priez Dieu que tous déploie des images fortes et crues évoquant la décompo-
nous veuille absoudre » rythme et clôt chaque strophe sition des corps : « pourriture », « yeux cavés ». Il révèle
avec insistance ; on relève également une disposition aussi la fragilité des pendus qui constitue une véritable
« en miroir » des rimes dans chaque strophe (ABABB/ source de pathétique. De l’autre côté, ce poème n’est pas
CCDCD), l’envoi reprenant la finale des strophes ; des dénué d’une tonalité grotesque et d’un certain humour
répétitions lexicales jalonnent également cette ballade noir (cf. les danses macabres) : les pendus sont balancés
(voir « Frères » v. 1 et v. 11 ; « humains », v. 1 et 34) ; de comme des marionnettes au gré du vent offrant ainsi une
nombreux impératifs se répètent aussi (voir « N’ayez », vision dérisoire de la mort. Le poète mêle ainsi à la réalité
v. 2 ; « Excusez-nous », v. 15 ; « Ne soyez », v. 29 et deux (les nombreux gibets du Moyen Âge dont le plus connu
fois « Priez » aux v. 30 et 35). Ces répétitions traduisent est celui de Montfaucon) une vision personnelle de la
l’obsession du pardon. mort qui n’est pas dénuée d’une attirance (voire d’une
Si la forme de cette ballade est canonique tout comme complaisance) pour l’horreur.
son lien à la chanson, elle n’en reste pas moins étonnante
et paradoxale par rapport au thème déployé. La « ballade », 4. Un appel fraternel et religieux (questions 6 et 7)
« chanson à baller » c’est-à-dire « à danser », se pratique « La ballade des pendus » rassemble en fait tous les
lors des fêtes de Cour et fait partie des jeux poétiques hommes dans un rappel commun de la mort ; l’idée de la
qu’affectionne par exemple Charles d’Orléans ; or, « Frères fraternité chrétienne ici développée vient du fait que tous
humains » par l’évocation macabre des cadavres de mauvais les êtres humains sont fils du même père et donc soumis
garçons pendus au gibet ne semble avoir aucune commune à la même destinée misérable, tragique et implacable.
mesure avec cet aspect divertissant. L’association para- On note, du reste, le glissement de l’apostrophe « Frères
doxale (« contre l’opinion ») entre la légèreté habituelle humains » (v. 1) à « Hommes » (v. 34) plus universelle
de la forme et la gravité du contenu reflète sans doute encore. Villon suggère par là que tout être péche et qu’il
l’inspiration carnavalesque de François Villon ; par pro- est soumis à une justice divine qui transcende la justice
vocation, il aime inverser les valeurs comme il le fait par humaine.
ailleurs dans sa « Ballade à son amie ». Le refrain par lequel se clôt chaque vers souligne la
3. Une danse macabre (questions 3 et 4) demande pressante de la miséricorde et la peur de ne pas
Dès le premier vers, le poète interpelle ses « Frères l’obtenir (cf. l’exclamative). L’ensemble de la « Ballade
humains » par l’apostrophe que l’on retrouve également des pendus » est une prière qui révèle un véritable et
aux vers 11 et au vers 34 (« Hommes ») ; la deuxième profond sentiment religieux chez Villon (noter le champ
personne du pluriel figure de façon récurrente dans la lexical religieux très développé) ; plus encore, le verbe à
ballade ; cette communauté à laquelle s’adresse Villon l’impératif « Priez » semble avoir une valeur performa-
est loin d’être abstraite et distante de lui. Il n’y a pas, en tive ; la parole poétique, qui est ici supplique, a le pouvoir
effet, d’un côté, les pendus qui sont condamnés à mourir, de sauver les pendus de l’enfer.
et de l’autre, ceux qui, n’ayant pas commis de crimes, Villon offre ici une représentation singulière et
échapperaient à la mort. Tous sont soumis à une même terrifiante des gibets du Moyen Âge ; il révèle plus profon-
condition qui rappelle leur finitude. L’utilisation obses- dément encore la fascination des poètes pour le macabre
sionnelle du pronom personnel « nous » montre bien que (cf. au XIXe siècle : « Danse macabre » de Baudelaire, « Le
tous les humains partagent le même sort. De façon plus Bal des Pendus » de Rimbaud) élargissant le champ de la
large encore, l’appel de Villon regroupe dans un même poésie au-delà des limites du lyrisme et de la quête d’une
espace poétique les vivants et les morts. Dès lors, le titre beauté canonique.
« Ballade des pendus » semble plus en adéquation avec
le contenu du poème que celui d’« Épitaphe Villon » qui TICE Voici ici une liste non exhaustive d’œuvres du
est l’abrégé du titre donné par Clément Marot dans son Moyen Âge et de la Renaissance représentant l’Enfer :
édition en 1533. La ballade a, en effet, une dimension – Landsberg, L’Enfer dans l’Hortus Delicarium (1180) ;
universelle que le pluriel du titre « Ballade des pendus » – L’Enfer, Notre-Dame de Paris, au bas des quatre der-
semble davantage refléter que « Épitaphe Villon » ; par nières voussures
ailleurs, l’expressivité du texte qui tient notamment à – Fra Angelico, Le Jugement dernier (1430) : il représente
l’adresse directe au lecteur évoquée plus haut ne cor- l’Enfer à la façon de Dante (cercles)
respond pas tout à fait au genre de l’épitaphe, composé – Jérôme Bosch, L’Enfer (fin du Moyen Âge), volet droit
habituellement à la troisième personne. On note toutefois du triptyque Le Jardin des délices ; on y voit notamment le
dans les deux titres la même insistance sur la mort dont déluge, de macabres méthodes de supplices et un paysage
le poète nous offre ici le spectacle dans une esthétique qui d’une ville en feu. Tout évoque le châtiment divin infligé
évoque celle des « danses macabres ». aux hommes.
• 10
Texte 4 circonstances, imitant les Italiens mais réinventant sans
Clément Marot, L’Adolescence clémentine, cesse, comme ici, l’art d’être bref, rapide, familier et
« Petite épître au roi », ❯ p. 44 persuasif.
1. Situation du texte
Le recueil de 1532 intitulé Adolescence clémentine peut Texte 5
être considéré comme celui de l’apprentissage poétique Louise Labé, Sonnets,
de Clément Marot. Il regroupe des poèmes datant déjà « Tant que mes yeux… », ❯ p. 45
parfois d’une quinzaine d’années, et en l’occurrence, la 1. Situation du texte
« Petite épître au roi » fut écrite par le poète de vingt-deux Avec Maurice Scève, Louise Labé est la figure domi-
ans désireux d’attirer l’attention de François Ier. nante du groupe des poètes lyonnais de la Renaissance.
Ce faisant, comme il le fit ailleurs pour l’épigramme, Femme d’un cordier, ce qui lui valut son surnom de
il renouvelait avec beaucoup de verve et de virtuosité le « belle cordière », elle présida un salon littéraire et chanta
vieux genre épistolaire et poétique latin. tour à tour la joie de vivre et le mal d’amour dans ses
vingt-quatre sonnets ou ses trois élégies. Influencée par
2. Effets de son, de sens et de rimes (questions 1 et 2)
Pétrarque, elle se montra toutefois d’une technique très
On fera classer, pour les discuter en les distinguant :
sûre et souvent originale dans l’expression d’un senti-
– les effets de son par transformation phonétique sur
ment amoureux authentiquement vécu et qui l’emporte
le mot rime : « rimailleurs », « rimassez », « rimaille »,
toujours, chez elle, sur les conventions littéraires.
« marri », « rimart », « rimante », « rimoyant »,
« rimette » etc., dont la série culmine dans le joli vers 25 : 2. Composition et effets (question 1 et 2)
« Tant rimassa, rima et rimona ». Composé de deux phrases, ce sonnet offre un bel
– et les effets de sens sur le même mot, à connota- exemple de dislocation expressive en rupture avec la
tions péjoratives, humoristiques ou ludiques comme : facture classique du genre. La première phrase compte
« rimailleur », « je m’enrime », « rimasse », etc. en effet neuf vers et déborde le cadre des quatrains pour
On appréciera par ailleurs les effets de rime obtenus s’achever dans le premier vers du premier tercet.
avec une virtuosité digne des Grands Rhétoriqueurs, et Composée d’une série de quatre subordonnées tempo-
parfois même avec incongruité, sur le mot lui-même : relles anaphoriques, elle voit sa principale concentrée sur
« rimailleurs/rime ailleurs » ; « rime assez/rimassez » ; un seul vers et prendre ainsi un relief exceptionnel par sa
« rimassé/Henri Macé » ; ou encore le distique final relégation tardive. La seconde phrase, fortement ouverte
« rimonna/rime on a » digne d’une moderne contrainte par l’adversatif « Mais », se décompose à son tour en une
oulipienne ! suite de subordonnées temporelles sur quatre vers, suivie
3. Le roi et le poète (questions 3 et 4) d’une principale concentrée en un seul vers. Le parallé-
Puisque ce poème est aussi une épître, on insistera sur lisme de structure est donc remarquable (8 vers/1 vers ;
la configuration épistolaire qui veut que ce texte soit une 4 vers/1 vers), la seconde phrase fonctionnant comme un
sorte de « lettre », adressée par le tout jeune poète à son écho amoindri de la première, dont elle décrit le renver-
souverain pour s’en attacher les faveurs. Dès le vers 5, le sement par un jeu de reprises lexicales ou d’oppositions
destinataire de la lettre et son émetteur sont rassemblés sémantiques.
dans une même phrase flatteuse et complice (« Et quand 3. Inversions et audaces (question 3)
vous plaît, mieux que moi rimassez ») qui semble accor- Offrande amoureuse, ce sonnet décrit avec audace
der au roi l’aisance d’un talent en regard des tentatives une situation inversée par rapport à la topique de la
laborieuses d’un apprenti qui ne manque pourtant pas de poésie amoureuse de l’époque. La femme n’est plus ici
virtuosité… Il est vrai que le vers 6, avec humour (« Des le réceptacle du désir amoureux masculin ; le « je », sujet
biens avez »), suggère déjà que cette aisance d’écriture féminin de renonciation, est ici premier et conduit le
n’est pas sans rapport avec une aisance matérielle, qui « jeu » amoureux en chantant les « grâces » de l’amant.
fait bien défaut à celui qui ne vit encore que bien mal de Le « toi » de ce dernier n’est en effet que placé en position
sa plume (v. 17-19) ! On notera qu’après un joli passage subalterne de « complément » et de destinataire passif.
dialogué (v. 9 et sq), l’épître retrouve, dans le sizain final, Les nombreuses inversions qui parcourent le poème
sa caractéristique épistolaire par la formulation explicite contribuent à illustrer cette essentielle position. On
d’une supplique plus traditionnelle : « Si vous supplie observera notamment la mise en relief des infinitifs en
qu’à ce jeune rimeur… » finale des vers 1 à 10, obtenue souvent par antéposition
Le jeune roi ne sera pas sourd aux requêtes du jeune des compléments d’objet : tout se passe ici comme si la
poète talentueux. Il fera de lui, en 1518, le « valet de rhétorique mimait par ses signes les postures du jeu amou-
chambre » de Marguerite d’Angoulême, sa soeur aînée, reux. De la même façon, on remarquera le procédé qui
future reine de Navarre et fine lettrée, qui demeurera consiste à postposer le sujet comme au vers 4 (« pourra
sa protectrice fidèle et bien utile… À la Cour, Marot ma voix »), de façon à souligner l’unité thématique de
se montrera le portraitiste ou le conteur de toutes les la strophe en inscrivant ainsi dans un chiasme à distance
11 •
(« mes yeux pourront », « pourra ma voix ») la double reflet de la condition humaine : la vie est passage, périple
dimension sensuelle et poétique de l’amour. comme le proclamait déjà Sénèque dans ses Lettres à
Lucilius : « la philosophie siège au gouvernail et dirige
4. Éros et Thanatos (questions 4 et 5)
les navigants ballottés d’écueil en écueil ».
Comme toujours chez la poétesse lyonnaise, amour
et mort, Éros et Thanatos, tissent ici des relations para- 3. Rome et le pays natal, deux espaces antithétiques
doxales. C’est que la durée, dimension essentielle de la (questions 2 et 3)
passion, est toujours menacée par la précarité de la vie Dans la suite du sonnet, Du Bellay oppose deux
humaine, exprimée dans la périphrase du vers 12, « ce espaces géographiques et affectifs ; Rome qu’il
mortel séjour ». Cette menace est encore inscrite dans condamne pour ses valeurs et son pays natal qu’il aime
l’opposition du subordonnant duratif « tant que », qui tant. Alors que Rome représente la gloire et la magni-
sert de cadre anaphorique à l’évocation de l’épanouisse- ficence par son architecture (« que des palais romains
ment amoureux, et du subordonnant ponctuel « quand » le front audacieux », v. 10), sa région figure la sim-
(v. 10), qui introduit la rupture dans son unique et brutale plicité (noter la simplicité du lexique et de la syntaxe
occurrence. De la même façon, à l’expansion dynamique pour qualifier son pays). Le « marbre dur » des palais
de la première phrase succède l’amenuisement de la romains contraste avec la fragilité de « l’ardoise fine »
seconde, ponctuée d’aveux d’impuissance (« tarir », de sa maison. De même, « le Loire gaulois » s’oppose au
v. 10 ; « cassée » et « impuissante », v. 11 ; « ne pouvant « Tibre latin » plus majestueux ; l’élévation du « Mont
plus », v. 13), avant que l’ultime décasyllabe ne rassemble palatin » se distingue du « Petit Liré » plus modeste. Le
menace et merveille de l’amour dans un somptueux et dernier vers s’achève par la célébration de « la douceur
sobre oxymore. angevine » ainsi mise en valeur ; l’Anjou représente un
lieu de retraite paisible et harmonieuse qui contraste
Texte 6 avec « l’air marin » (noter la formule phonétiquement
Du Bellay, Les Regrets, « sonnet XXXI » ❯ p. 46 dure), rappel du premier vers du poème. Du Bellay
préfère ainsi l’humilité à l’orgueil, le dénuement à la
1. Situation du texte richesse, le naturel à l’artifice. Ces oppositions s’accom-
Joachim du Bellay, né à Liré en Ajou en 1522, va faire pagnent d’un rythme particulier créé par les anaphores
partie, avec Ronsard, des poète qui initient le mouve- « Reverrais-je »/ « Plus que » et qui s’accélère dans les
ment de la Pléiade : il vise ) montrer que les œuvres tercets par l’énumération et la véhémence du ton.
écrites en français sont de valeurs égales à celles des
Neuf ans après la Défense et Illustration de la langue
Latins et des Grecs. Ses œuvres les plus célèbres sont
française, le poète fait entrer le Liré et la « douceur
La Défense et illustration de la langue française et
angevine » en poésie montrant ainsi que le français a une
Les Regrets. Ce dernier recueil regroupe des sonnets
valeur poétique qui n’a rien à envier au latin.
d’inspiration satirique et élégiaque composés à Rome
au moment où Du Bellay séjourne à la cour pontificale 4. Une douloureuse nostalgie (question 4)
entre 1533 et 1557. Plongé dans l’ennui et les fastes de Comme un écho au titre du recueil, Les Regrets, le poète
la vie romaine, il regrette son Anjou natal où il faisait si déplore ici de ne pouvoir rentrer dans son pays qui lui
bon vivre. manque cruellement (cf. l’exclamative du premier quatrain
2. Le voyage et ses variations (question 1) et l’interjection « Hélas ! » qui traduisent sa frustration et
Dans le premier quatrain de ce sonnet, Du Bellay sa tristesse). Le sonnet s’apparente à la fois à une plainte
déploie deux références épiques empruntées à l’Anti- (élégie) et à une méditation inquiète ; il paraît impossible à
quité ; il cite les deux héros-voyageurs les plus connus Du Bellay de retourner dans son pays natal : d’où l’interro-
de la mythologie grecque, Ulysse et Jason. Le héros gation du deuxième quatrain ; le futur (v. 5 et v. 8) esquisse
de L’Odyssée après avoir traversé de terribles épreuves également un avenir incertain pour le poète. Il tente par
infligées par Poséidon qui venge ainsi son fils, le cyclope l’écriture poétique de faire revivre son bonheur passé :
Polyphème, rentre chez lui, à Ithaque, conduit par les on note une volonté d’appropriation du pays natal par de
Phéaciens (Chant XIII) ; Jason, après avoir conquis nombreux déterminants possessifs et un désir de recréer
la toison d’or avec les Argonautes parvient à se fixer à l’atmosphère intime de l’enfance et de la jeunesse par
Corinthe. Si ces deux références à la mythologie grecque des détails très concrets et très évocateurs ainsi que par le
restent traditionnelles pour un auteur de la Pléiade, elles lexique hyperbolique qui reflète l’intensité de l’émotion.
sont ici curieusement subverties : les héros antiques La poésie possède donc le pouvoir de transporter le
sont rendus ordinaires par la simplicité et la familiarité poète et le lecteur dans une autre époque, un autre temps,
des vers 3 et 4 ; ils ne constituent pas des modèles pour un autre monde, ce qui explique pourquoi elle a, à travers
Du Bellay qui préfère à leur monde sa terre natale. Il les les siècles, tant d’affinités avec le thème du voyage ;
évoque, du reste, à la troisième personne du singulier, (cf. « L’Invitation au voyage » de Baudelaire, « Ma
non sans une certaine distance encore accentuée au vers 2 bohème » de Rimbaud, « Brise marine » de Mallarmé,
par le démonstratif : « cestuy-là ». Au-delà de tout topos « Emportez-moi » de Henri Michaux, « La Sphère » de
littéraire, il révèle avec originalité que le voyage est le Jules Supervielle…).
• 12
Texte 7 grâce à la virtuosité poétique de l’expression toute en
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, répétitions et redondances obsédantes.
« Si c’est aimer… » ❯ p. 48 Une certaine préciosité n’est par ailleurs pas absente
1. Situation du texte de ce poème ponctué d’alliances de mots ou d’antithèses
Le dernier tome des Amours de Ronsard comporte paradoxales (v. 1, 4, 7, 8, 12) jusqu’à la « pirouette » oxy-
deux volets : « Sur la mort de Marie » et « Sonnets pour morique du vers 16. Les effets de rythme et de sonorités
Hélène » (1578), ultime « envoi » poétique qui constitue contribuent encore à cette esthétique précieuse : écho de
une synthèse de la dimension spirituelle et de la dimen- finales rehaussé par le parallélisme syntaxique et séman-
sion sensuelle de la passion pour Hélène de Surgères, la tique (v. 4-5) qui réunit les deux premiers quatrains ;
dernière muse du poète, d’abord célébrée sur commande coupes expressives des vers 2, 8 et 12 qui donnent à
puis aimée sincèrement. Ronsard revient à l’inspiration entendre le trouble amoureux ; rime intérieure du vers 15
qui fait écho au vers 13 (« mal/fatal ») et semble presque
pétrarquiste, à une conception souvent éthérée de l’amour,
annoncer les accents tragiques du vers racinien ; pointe
mais son platonisme se fait désormais un peu critique. Il
finale enfin du poète exprimant et écrivant son mutisme…
en montre les limites, les insuffisances et souligne que,
sans la fusion des corps, la passion n’est pas accomplie.
Texte 8
2. Organisation et effets du madrigal (question 1)
Le madrigal emprunte au sonnet la structure des deux Tristan l’Hermitte, La Mer,
premiers quatrains composés d’alexandrins à rimes « Métamorphoses marines » ❯ p. 50-51
embrassées (abba). Il introduit ensuite une variation forte 1. Un opéra baroque (question 1)
dans les deux autres strophes en substituant aux tercets Soucieux de traduire la vie multiforme et ondoyante
des quatrains et en compliquant le jeu des rimes avec de la nature, le poète baroque « substitue aux normes
virtuosité : après un premier distique de rimes plates (cc), classiques d’ordre et de nombre des valeurs vitales, celles
le schéma métrique se transforme en « tresse » sonore, de la fluidité, de l’expansion, de la profusion » (Gérard
conjuguant deux nouvelles rimes selon la disposition Genette, Figures I, « L’or tombe sous le fer »). La per-
(dedcde). Cette complication a pour but de souligner la sonnification des éléments naturels est l’un des procédés
transe amoureuse au fil du texte. d’animation volontiers utilisés :
– le soleil lance des regards (v. 6),
3. Anaphores et gradation (questions 2 à 4)
– le temps et la nature sont dotés d’une psychologie
L’anaphore obsédante de l’expression « si c’est
(volonté : « se veut changer », « s’ennuie », « tristesse »)
aimer », associée au mode infinitif répété, à l’attaque des
(v. 11-13),
trois premières strophes, résonne comme un pathétique
– colère de la mer (« les ondes demi courroucées »)
cri d’amour. Cette reprise de type incantatoire souligne
(v. 22).
la gradation qui s’exprime dans la tonalité du poème :
dans le premier quatrain, l’obsession amoureuse prend 2. Des figures mythologiques (question 2)
encore la forme d’une contemplation éblouie dans la Les allusions aux figures mythologiques participent de
dévotion (« songer », « adorer ») ; dans le deuxième, elle ce désir d’exprimer ce vitalisme universel : aux vers 15-20
se fait explosion de sentiments douloureux (« souffrir », apparaissent les tritons, puis Iris sous les espèces d’un
« pleurer ») pour prendre dans les cinq vers suivants la arc-en-ciel. Mais au-delà de leur présence pittoresque, ils
forme paroxystique d’une maladie inguérissable qui expriment certaines des tendances majeures de l’imagi-
s’empare de tout l’être (« fièvre amoureuse »). naire baroque :
– les tritons sont des êtres doubles, mi-hommes mi-
Les trois derniers vers enfin reprennent, en la modulant,
poissons. « Ces figures marines, écrit Jean Rousset (La
l’anaphore initiale ; ils présentent une sorte d’acmé dans
Littérature à l’âge baroque en France) ont le mérite de
l’expression passionnelle. En effet, le verbe aimer y est
multiplier les enroulements, les spirales, les courbes
redit trois fois en deux vers et les deux occurrences des
qui se fondent les unes dans les autres… ». À l’image
vers 14 et 15 (rime et attaque) contribuent même à un effet
de cet enchevêtrement sinueux s’ajoute ici le détail des
de quasi « bégaiement » d’un cri d’amour démultiplié en
« écailles », suggérant le miroitement et les jeux de
écho et s’abîmant du jeu de mot souriant du vers 16…
lumière qui plaisent à l’imagination baroque (cf. aussi
4. Galanterie, virtuosité, préciosité (questions 3 et 5) la célèbre fontaine dite « du Triton » construite à Rome,
Poème d’amour, ce madrigal met en œuvre les thèmes place Barberini, par Le Bernin).
convenus de la galanterie passionnelle : éloge de la beauté – Iris et son arc-en-ciel sont l’un des symboles de la
de l’aimée (v. 4), regret de sa froideur (v. 5 et 8), adora- fugacité de toutes choses. La beauté (« les délices de ses
tion transie du chevalier servant pour sa dame (v. 1 et 4), yeux », v. 20) déployée un instant dans les cieux est celle
souffrances de l’amant éconduit (v. 7 et 8) qui culminent de l’illusion, du mirage : « Fragiles ornements, éclat faible
dans la métaphore de la maladie d’amour (v. 12). Assez et trompeur/Passagères beautés, filles de la vapeur/Des
proche parfois des douloureux accents lyriques de Louise faux biens d’ici-bas vous peignez l’inconstance ». Ainsi
Labé, le madrigal acquiert ici une profondeur pathétique parle un autre poète, Drelincourt, moralisant l’arc-en-ciel
13 •
qui devient l’emblème, double lui aussi, des séductions 2. L’inconstance amoureuse (questions 1 et 2)
du monde et de leur vanité. Le poète déplore ici l’inconstance de sa belle, selon un
3. L’art de l’illusion (question 3) thème cher aux poètes baroques. Les trois premiers quatrains
Pour exprimer les effets du clair-obscur, la première proposent ainsi des images traditionnelles du changement
strophe est structurée par des oppositions : entre le pluriel d’humeur féminin : la comparaison avec « l’Océan »
(v. 3 : « des jours et des nuits ») et le singulier (v. 4 : « En (v. 2), caractérisé par « son flux et son reflux » (v. 2) puis
même endroit ») ; entre les métaphores (« montagnes », la métaphore de la pêche (« appas », v. 5 et « prise », v. 7)
v. 9, et « sources », v. 10) appelant des connotations et enfin l’évocation de Pénélope (v. 11) servent à associer
antithétiques (masses immobiles, minéralité, panorama la femme aimée à une créature changeante, soumettant
spectaculaire pour les montagnes ; vivacité, mouvement, son prétendant à la puissance de son âme « incertaine »
élément fluide, localisation souvent secrète) et culminant (v. 1). La présence explicite ou implicite de la mer dans
dans le couple « ombre »/ « clarté ». ces trois images (le mythe d’Ulysse est étroitement lié à
l’élément marin) permet au poète d’appuyer le thème de la
On peut noter la prédilection du baroque pour tout ce
versatilité, d’un mouvement continuel (« toujours », v. 10,
qui fait écran (« brouillard » et « nuage », v. 5 et 7) et ce
« sans fin », v. 11) d’un éternel recommencement. Il s’agit
qui interdit la claire perception de la réalité (« la lumière
décline », v. 2) et ménage l’illusion. également d’un motif récurrent en poésie baroque (cf. le
poème de Tristan L’Hermite, p. 50) : l’eau est un élément
Les métamorphoses de l’eau, dans la troisième à la fois solide et insaisissable, transparent et source de
strophe, sont une mise en image de l’une des figures reflets, la mer est attirante et repoussante par sa grandeur
privilégiées de la rhétorique baroque : l’oxymore. L’eau, et sa force. Le poète est ainsi pris entre deux extrêmes :
mobile et fuyante, se transforme en son contraire, inerte l’amour qu’il ressent et la souffrance qu’il subit. Ces sen-
et minéral (« verre », métal, v. 26 ; « perles », v. 30). Le timents antithétiques gouvernent le poème dès le premier
baroque rejoint ici les confins de la préciosité : « Urbaine vers : « mon beau souci » est une expression contradictoire,
et composée, la préciosité se porte d’instinct vers la à la limite de l’oxymore. Le Littré définit un « souci »
pierre et le bijou ; elle voit la nature sous les espèces du comme l’« objet pour lequel notre inquiétude est éveillée »
métal et du minéral ; le monde précieux est un monde et qui va donc à la fois repousser le poète pour la « peine »
pétrifié ; or, argent, émail, pierreries… » (J. Rousset, La (v. 3) qu’il lui inflige, et l’attirer par sa « beauté » (v. 1).
Littérature à l’âge baroque en France). La mer, selon Cette contradiction se retrouve dans le deuxième quatrain
Tristan L’Hermite, déferle, entravée, « à longs plis de où le poète oscille entre la « liberté » (v. 6) et la « prise »
verre ou d’argent ». Et Gérard Genette affirme : « On peut (v. 7) associée au verbe « retenir » (v. 7). Dans la strophe
donc voir dans l’antithèse la figure majeure de la poétique suivante, les verbes « s’accomplisse » et « empêche »
baroque. […] L’opposition des mots restitue le contraste (v. 9-10) s’opposent, ainsi que, placés à la rime, les termes
des choses et l’antithèse verbale suggère une synthèse « effet » et « défait » (v. 10 et 12), le jeu sonore insistant
matérielle. » (Figures I, « L’or tombe sous le fer »).
sur le préfixe négatif du verbe. Enfin l’antithèse passe par
Au-delà des séductions de l’artifice suggérées par Jean les négations dans les deux dernières strophes : le poète
Rousset, Gérard Genette lit dans la poésie baroque un reprend le même verbe une fois avec une négation (« S’il
désir plus profond de surmonter les oppositions et de ne vous en souvient », v. 15) une fois sans négation (« Et
transformer le monde en un jeu de miroirs où chaque s’il vous en souvient », v. 16) puis il finit son texte par une
chose se reflète en son contraire. Ainsi la nature devient formule également négative (« De faire des serments et ne
œuvre d’art : ces plis soudains figés sur la grève évoquent les tenir pas », v. 20) la négation venant annuler la valeur
la sculpture, tout comme l’éclairage, dans la première positive du « serment ».
strophe, évoquait les tableaux des maîtres baroques du
clair-obscur (Le Caravage, Rembrandt, Rubens…). 3. Une source d’inspiration (questions 3 et 4)
La rigueur de la composition permet au poète de réunir
dans un même texte une déclaration d’amour en forme
Texte 9 d’éloge de la beauté et l’affirmation de son individualité.
Malherbe, Œuvre poétiques, Les champs lexicaux de l’amour et de la beauté s’impo-
« Beauté, mon beau souci… » ❯ p. 52 sent ainsi dans les deux premiers quatrains : « beauté »
1. Situation du texte (v. 1 et v. 8, à la rime), « beau » (v. 1), « yeux » (v. 5),
Poète de cour, attaché d’abord à Henri IV, Marie de « appas » (v. 5), « que j’aime et que je prise » (v. 5) et
Médicis puis à Richelieu, Malherbe est connu pour « amour » (v. 8), auquel on peu ajouter « aimant » (v. 17)
le travail sur la langue qu’il effectue à la fois dans ses sont des termes qui font partie du vocabulaire amoureux.
propres poésies et en commentant celles de poètes comme Ainsi le poète évoque également le motif de la prison
Desportes. Ses œuvres ont généralement été publiées amoureuse, présent dès la poésie médiévale, dans les
dans des ouvrages collectifs, et n’ont été rassemblées vers 6-7. Le champ lexical de la promesse prend le relais
qu’après sa mort. Le poème proposé se distingue par son dans les deux dernières strophes : « promis » (v. 14),
thème baroque, traité avec une rigueur et une précision de « foi » (v. 16), « serments » (v. 20) et « tenir » (v. 20)
la forme classique. montrent l’engagement de la dame envers le poète.
• 14
Cependant, la résolution de ce dernier s’affirme en – le plan ovale (observer le bassin) est également carac-
opposition avec l’instabilité de la femme aimée, ce qui téristique du baroque ; comme le souligne Jean Rousset
apparaît dans les rimes intérieures du poème : dans La Littérature de l’âge baroque en France : Circé et
– dans le premier quatrain, « résoudre » est répété aux le paon, (1985) : « le baroque distend [le] cercle, l’arrache
hémistiches des vers 3 et 4, répétition qui met en valeur à son centre unique, brise l’égalité de ses rayons ; au lieu
l’opposition des pronoms sujets « vous » et « je » ; du plan circulaire où le regard, en un instant unique,
– dans la troisième strophe, la locution temporelle « au et dans l’immobilité, peut assurer sa souveraineté sur
point » à l’hémistiche du vers 9 rime avec « sans fin » à l’espace tout entier, le Baroque invente l’ovale » (p. 170).
l’hémistiche du vers 11, accentuant là aussi l’opposition Ainsi, comme dans un labyrinthe, il n’y a plus de centre
temporelle des deux expressions, la première marquant la et le regard est comme perdu ; les points de vue se mul-
brièveté alors que la deuxième marque la durée. tiplient ici ;
– la quatrième strophe propose une double rime inté- – les lignes courbes relevées plus haut relèvent également
rieure : « avisez-y » et « promis » (v. 13-14) puis du baroque ; elles donnent l’impression de « regarder une
« souvient » (répété v. 15-16). Le quatrain fait ainsi entrer façade classique dans un miroir d’eau » (Rousset) ;
en résonance le futur (impératif de « avisez-y ») et le – on relève aussi la luxuriance de la végétation latérale
passé (« avoir promis ») : la promesse passée aurait dû qui n’est pas sans faire penser au foisonnement baroque.
déterminer un présent heureux pour le couple. Comme il Plus classiques, les lignes droites de la grille qui appa-
n’en est rien, l’avenir se charge de menaces. La deuxième raît à l’arrière-plan ; elles signalent une certaine sobriété ;
rime interne met l’accent sur les défauts de la belle : du reste, malgré l’abondance des courbes, on relève un
oublieuse dans le premier cas, infidèle dans le deuxième, traitement très géométrique des lignes sur cette estampe ;
la dame trompe par son comportement les promesses et cet élément renvoie davantage à l’esthétique classique
la réputation qu’inspirait sa beauté (« vous perdez votre qui vise rationalisation et ordre. La symétrie présente sur
gloire »). Cette idée se retrouve dans le dernier quatrain, cette estampe corrobore aussi ce principe. L’inspiration
où « autrement » rime avec « serment » (v.19-20). antique de ce « labyrinthe » correspond aussi au goût
Le poète s’inscrit donc dans la recherche de l’élévation des classiques pour l’Antiquité et pour l’imitation des
et veut que l’âme de sa belle corresponde à son apparence Anciens.
physique : il dénonce la frivolité, la légèreté féminine et 3. L’âpre quête de la sagesse (questions 3 et 4)
apparaît blessé non seulement dans son amour mais aussi Sur cette gravure de Le Clerc, les jets d’eau comme
dans son honneur (« quelque excuse », v.10, « vous rire de chez Ésope s’élèvent très haut pour s’engouffrer dans
moi », v. 14). Il inverse également les rôles traditionnels la terre et s’y perdre. Le thème du labyrinthe est donc
puisque Pénélope symbole de la patience et de la fidélité ici symboliquement représenté. Il figure la quête de la
amoureuse est ici évoquée pour la façon dont elle trompe sagesse. Par ailleurs, la dimension édifiante de la fable
ses prétendants : la femme est associée à la fausseté tandis est suggérée par la taille et la position des animaux. Le
que l’homme proteste de la constance de son amour. barbet et les canes sont enfermés dans le jardin et regar-
dent en hauteur pour s’enfuir ; le spectateur est saisi par
TICE Quelques pistes Les châteaux de Vaux-le-Vicomte,
le contraste entre leur taille dérisoire, leur position (en
Fontainebleau ou Saint-Germain-en-Laye offrent des
bas de l’estampe) et la hauteur vertigineuse des arcades
lignes classiques, de même que Versailles (mais pas dans
du jardin ; comme dans la fable d’Ésope, le barbet paraît
sa décoration). La Place des Vosges à Paris (ancienne
ridiculement « petit » par rapport aux canes : J. Bailly et
Place Royale) est aussi un exemple d’architecture
S. Le Clerc suggèrent ainsi la vanité des animaux, et par
classique : recherche d’équilibre dans les volumes, de
delà bien, sûr celle des hommes. N’oublions pas, en effet,
symétrie et de régularité dans les lignes. On retrouve cette
que le labyrinthe était l’endroit où Bossuet conduisait le
rigueur, cette pureté et cette simplicité dans les formes
Dauphin pour l’instruire.
poétiques classiques.
ACTIVITÉS Bien souvent, les labyrinthes de verdure de
Sébastien le Clerc apparaissent sous formes d’allées enche-
◗ Analyse d’image
vêtrées les unes aux autres qui forment un espace complexe,
Le Labyrinthe de Versailles ❯ p. 53 souvent rectangulaire. Des petites fontaines apparaissent à
1. Une composition toute en courbes (question 1) l’entrecroisée des allées ; ces méandres végétaux symboli-
Les lignes courbes prédominent sur cette gravure. sent la difficultés à trouver le chemin de la sagesse.

2. Entre baroque et classicisme (question 2)


Cette estampe mêle des éléments de l’esthétique Texte 10
baroque à des éléments classiques. Boileau, Art poétique ❯ p. 54
Le baroque révèle l’instabilité permanente du monde 1. Situation du texte
et le perpétuel mouvement qui le régit ; l’eau sur cette Bien que le XVIIe siècle en ait produit d’autres, et que
gravure et particulièrement les fontaines illustrent claire- celui-ci ne fut guère plus original dans les principes
ment ce principe : édictés, l’Art poétique de Boileau connut un succès
15 •
éclatant dès sa publication en 1674. Ce traité se contentait On relèvera enfin dans notre extrait ce qu’on pourrait
en fait de résumer, tardivement dans le siècle, la doctrine appeler une sorte de sacralisation de la langue (« nette »,
classique élaborée par les doctes dès avant 1660. Mais « pure ») qui est peut-être en définitive l’aspect le plus
l’ouvrage, destiné aux « honnêtes gens » plus qu’aux attachant de la poétique de Boileau.
spécialistes, plut en fait par ses accents d’une grande Bien que soumise à l’antériorité des « claires » idées, la
fermeté et par sa forme versifiée, noble et cadencée. Juste « langue révérée » (v. 6) apparaît ici comme dépositaire
avant l’extrait que nous citons, Boileau vient d’esquisser des vertus mêmes de « l’expression » (v. 3) poétique.
une brève histoire de la poésie française où des siècles
Mallarmé au XIXe siècle (voir manuel page 58), et Valéry
entiers sont ignorés mais où quelques noms servent de
au début du XXe (voir manuel page 59) se souviendront
jalons sur un itinéraire que le théoricien veut linéaire
évidemment de cette leçon classique.
vers toujours plus de clarté et de beauté formelle : Villon,
Marot, Ronsard, Desportes, Bertaut… Rien en revanche
sur d’Aubigné, Viau, les baroques ; rien non plus sur La Texte 11
Fontaine… ni sur les grands tragiques du siècle dont Jean de La Fontaine, Fables,
Boileau ne veut guère reconnaître la dimension poétique « Les Deux Amis » ❯ p. 55-56
en tant que telle. 1. Une fable vivante et plaisante (questions 1 et 2)
2. Un poème didactique (questions 1, 2 et 5) Cette fable assez brève se compose de plusieurs mou-
Le mode verbal majoritairement utilisé dans notre vements qui, par leur variété, conjurent l’ennui du lecteur
extrait est bien sûr le mode impératif (« apprenez, tra- et rendent l’ensemble plaisant. Du vers1 au vers 4, le
vaillez, hâtez-vous, polissez, ajoutez, effacez, etc. ») qui narrateur se livre à une présentation rapide des deux
témoigne de l’omniprésence de la fonction injonctive ou amis. Puis, il lance promptement le récit du vers 5 au vers
conative dans un discours essentiellement didactique. 23 ; tout d’abord, l’action (v. 5-11) ; un des deux amis
La première partie de l’extrait va du vers 1 au vers 13 inquiets qu’il arrive quelque malheur à l’autre se précipite
et est consacrée aux rapports nécessaires entre la clarté pour lui porter secours ; puis le dialogue se développe
de la pensée (v. 1-5) et la précision de la langue (v. 6-13) entre eux du vers 11 au vers 23 ; enfin, la fable s’achève
dont Boileau énonce l’indispensable complémentarité. par une longue morale (v. 24-32). Elle commence à la
manière d’un conte ; la contrée qui lui sert de cadre,
La seconde partie (vers 14 à 25) pourrait être intitulée « Monomotapa », évoque d’emblée un lieu éloigné et
« éloge de la lenteur » dans la mesure où le théoricien y imaginaire ; les groupes nominaux « ce pays-là » (v. 3) et
développe ses arguments en faveur d’un « soin » et d’un « le seuil de ce palais » (v. 9) ne précisent pas davantage
« travail » poétiques qui ne sauraient souffrir ni « hâte », le lieu malgré les démonstratifs. Du reste, le portrait des
ni improvisation, ni inachèvement. deux amis est moins peint qu’esquissé, comme dans le
On notera que l’expression de cette lenteur cultivée genre du conte qui laisse ainsi plus librement cours à
se fait, dans les vers 18 à 21, par une métaphore filée l’imagination du lecteur. Cette fable ne s’apparente pas
empruntée au registre des éléments naturels (campagne seulement à ce genre narratif ; elle emprunte certains de
et montagne) qui permet au poète, comme en un diptyque ses traits au théâtre : on note une certaine dramatisation
pictural, de mettre face à face la « promenade » aimable propre à ce genre avant que ne s’amorce le dialogue ; la
du « ruisseau » flâneur et le « débordement » redouté du prééminence du présent aux vers 7 à 11 offre au lecteur
« torrent » de boue et d’orage. l’illusion d’assister directement à une saynète ; les actions
3. Préférences et rejets (questions 3, 4 et 6) sont brèves et produisent du suspense. Le dialogue qui
Pour le théoricien scrupuleux et tatillon du classi- occupe une part importante et centrale dans la fable
cisme qu’est Boileau, la préférence va naturellement fait penser au dialogue théâtral. Avec habilité, Jean de
à ce « ruisseau qui, sur la molle arène […] lentement la Fontaine plonge ainsi le lecteur dans un monde fictif
se promène ». De même que le texte s’ouvrait par une plaisant grâce à une esthétique de la variété (noter aussi
recommandation de bien et clairement penser « avant l’hétérométrie).
donc que d’écrire » (v. 1), l’exécution même de l’ouvrage 2. Une amitié réciproque et idéale (questions 3 et 4)
poétique est soumise aux règles de la patience, de la L’amitié semble ici si parfaite qu’elle paraît irréelle.
surveillance et même, dans les derniers vers, de la répé- Les deux protagonistes sont dotés de qualités rares qui
tition quasi maniaque des gestes de finition (« Vingt fois se rattachent à l’amitié. L’ami étonné de voir son compa-
sur le métier remettez votre ouvrage »). Inversement, on gnon accourir chez lui se montre extrêmement prévenant
notera au fil du texte les interdits ou les refus édictés par à son égard ; le jeu de questions/réponses qui nourrit
la même logique précautionneuse et vigilante : traque son dialogue révèle à quel point il anticipe les besoins
des « excès » (v. 7), des « barbarismes » et « solécismes » éventuels et les désirs de son compagnon en y apportant
que l’écrivain s’amuse à faire rimer aux vers 10 et 11, de une réponse immédiate. (cf. la rapidité de sa réplique
la « vitesse » enfin (v. 15), mère de toutes les fautes quand qui apparaît à travers des phrases très brèves, dont une
elle n’est pas associée (comme dans le fameux oxymore : phrase nominale « En voici », v. 15, et un verbe à l’impé-
« Hâtez-vous lentement », v. 22). ratif « allons », v. 16). Le narrateur met ainsi en relief
• 16
le dévouement parfait de ce personnage. L’autre qui est Texte 12
accouru au chevet de celui qui lui est cher a agi de façon Heredia, Les Trophées,
entière et spontanée ; quoique son ami lui soit apparu « Les Conquérants » ❯ p. 57
« un peu triste » en songe (et non dans la réalité donc),
1. Situation du texte
il ne cherche pas à savoir si ce mauvais pressentiment
« Les Conquérants » forment un des cent dix-huit
est funeste ou non mais se déplace prestement en pleine
sonnets inclus dans Les Trophées (1893), recueil qui
nuit pour l’aider ; on relève ici un altruisme entier et
illustre l’esthétique parnassienne. Ce poète cubain, natu-
héroïque ; par ailleurs, il se montre reconnaissant du
ralisé français en 1893, retrace ici un des grands épisodes
« zèle » de son compagnon. L’amitié est ici parfaite et
de l’Histoire de l’homme : l’aventure des conquistadores
sans concession.
qui explorèrent et voulurent s’approprier une partie du
Le narrateur insiste sur la réciprocité du sentiment : monde, encore inconnue à l’époque.
on note à quel point il est difficile de distinguer « les
deux amis » par le pluriel qui les confond dans le titre 2. Un sonnet parfaitement ciselé (question 1)
et au cœur-même de la fable (cf. « deux vrais amis », Ce sonnet semble minutieusement construit et traduit
v. 1 ; « Les amis », v. 3). Les indéfinis soulignent aussi la recherche de perfection formelle propre à l’esthétique
qu’ils sont le miroir complet l’un de l’autre (« L’un », parnassienne. Le premier quatrain évoque le départ des
v. 2, « l’autre », v. 11). Le jeu des pronoms personnels à Conquistadors ; le quatrain suivant développe le voyage
l’intérieur du dialogue révèle également cette réciprocité vers des terres inconnues aux confins du monde occi-
absolue (remarquer notamment le chiasme dans l’énon- dental. La périphrase « le fabuleux métal » et l’allusion
ciation : « Je vous rends grâce… »/ « Vous m’êtes »). aux « mines lointaines » font déjà miroiter la suite du
La même bravoure caractérise d’ailleurs les deux person- poème (« le mirage doré » du premier tercet notamment).
nages. Celui qui se réveille chez lui lance : « J’ai mon L’élargissement spatial du vers 8 préfigure l’amplitude
épée » (v. 16). Il est donc prêt à se mettre en danger pour spatiale des deux derniers vers du sonnet ; le rêve de
sauver l’autre (cf. le parallélisme entre « Il s’arme », conquête devient ainsi cosmique. Sur le plan temporel, on
v. 10, « J’ai mon épée », v. 16). L’un est donc le double de glisse du présent du départ à une projection dans l’avenir
l’autre et ils semblent s’autosuffire complètement et vivre marquée notamment par le groupe verbal « ils allaient
en harmonie sans avoir besoin d’autrui. conquérir » et la périphrase « des lendemains épiques »
qui représentent les conquêtes espérées dans le futur. Ce
Cette amitié paraît, pour autant, invraisemblable et uto-
sonnet, malgré sa concision, développe un rêve épique
pique ; elle se déroule dans un cadre nocturne et onirique
d’une amplitude universelle.
qui suggère peut-être son irréalité (notons aussi la pré-
sence du songe et du conditionnel « N’auriez-vous […] », 3. Un rêve épique (questions 2 et 3)
v. 14). Plus encore, ce lien indéfectible et idéal ressort à Plusieurs détails renvoient à la couleur locale de
travers le caractère hyperbolique du sentiment (cf. l’anti- l’Espagne de l’époque et ressuscitent le rêve enfoui
thèse entre « un peu triste » et « accouru » qui traduit un d’aventure et de domination des Conquistadors au XVIe
dévouement sans bornes). siècle. Le « charnier », lieu où les oiseaux rapportent
leur proie est une image de l’Espagne ; « Palos » et
3. L’amitié, un lien naturel inestimable dans la société « Moguer » sont des ports d’où partit Christophe
(question 5) Colomb pour l’Amérique le 3 août 1492 (cf. note 2).
Jean de La Fontaine ne tranche pas sur la question « Cipango » est comme le signale également la note
ouverte posée au lecteur qui inaugure la morale : par la 3, le nom donné par Christophe Colomb au Japon ; les
suite, le pronom personnel « il » ne permet pas de valo- « blanches caravelles » (v. 12) évoquent directement ces
riser un ami par rapport à l’autre. Il est probable qu’en petits navires portugais et espagnols qui partirent à la
insistant sur l’amitié qui apparaît ici comme une affection conquête de l’Amérique du Sud et que redécouvre le
sincère et désintéressée, l’auteur critique indirectement XIXe siècle ; le lecteur baigne ainsi dans l’atmosphère
les relations artificielles qui règnent dans le monde de des grands voyages et des découvertes importantes de la
la Cour et des courtisans. Il distingue ainsi nettement Renaissance ; ce réalisme historique et géographique
l’amitié de la sociabilité comme Sénèque et Montaigne n’est pas pour autant incompatible avec le rêve ; il lui
avant lui. donne, à l’inverse, plus d’épaisseur et de consistance et
4. L’amitié ou le jeu de miroir (question 6) permet au lecteur un véritable voyage dans le passé. Ce
Le tableau de Kirby reproduit deux hommes qui se serrent sonnet transpose un monde onirique.
tendrement dans les bras ; l’amitié est ainsi rendue comme Les conquérants rêvent d’action et d’aventure (cf. la
dans la fable de Jean de la Fontaine par leur proximité ainsi comparaison à des prédateurs au vers 1 et les verbes
que par leur ressemblance physique ; ils paraissent phy- d’action : « partaient »/ « allaient conquérir »). Ils rêvent
siquement liés et presque fondus l’un dans l’autre (noter aussi de découvrir l’or et de le ramener en Europe « le
l’absence ou presque de contour sous le bras de l’un et sous fabuleux métal ». Le soleil suggéré par les termes « phos-
l’épaule de l’autre). On pourrait proposer plusieurs titres : phorescent » et « mirage doré » est une métaphore de ce
« Amis », « Jeu de miroir », « Double portrait »… trésor, tant convoité.
17 •
L’alliance étrange entre le rêve (du côté de l’imagi- « La nuit approbatrice allume les onyx
naire) et le réel (l’aventure et l’action) se développe à De ses ongles au pur Crime lampadophore,
travers plusieurs contrastes : d’abord, on relève une Du soir aboli par le vespéral Phoenix
opposition entre noblesse et sauvagerie (cf. antithèses De qui la cendre n’a de cinéraire amphore.
« gerfauts » et « charnier »/« misères » et « hau- Sur des consoles, en le noir Salon : nul ptyx,
taines »/« ivres » et « rêve »/« héroïque et brutal ») ; Insolide vaisseau d’inanité sonore,
ensuite, on note un contraste entre l’action (soulignée Car le Maître est allé puiser l’eau du Styx
par les verbes relevés plus haut) et le rêve (suggéré par Avec tous ses objets dont le rêve s’honore.
le lexique de l’intériorité « espérant »/« enchantait ») ; le
Et selon la croisée au nord vacante, un or
« mirage doré » signifie aussi peut-être que les naviga-
Néfaste incite pour son beau cadre une rixe
teurs accablés par le soleil hallucinent, croyant voir l’or
Faite d’un dieu que croit emporter une nixe
tant désiré ; la sublimation propre au rêve se développe
enfin à travers un vocabulaire mélioratif (« le fabuleux En l’obscurcissement de la glace, décor
métal ») ou des images minutieusement ouvragées De l’absence, sinon que sur la glace encor
(« l’azur phosphorescent de la mer des Tropiques », « le De scintillation le septuor se fixe. »
mirage doré »). 2. Une structure complexe (question 1)
Plus largement encore, ce sonnet constitue un hymne La comparaison des deux états de ce sonnet à la struc-
au Nouveau monde et à l’inconnu. ture complexe conduit à faire deux remarques :
4. La quête de l’inconnu (question 4) – sur le plan de la structure syntaxique d’abord : d’un
Les deux derniers vers laissent entrevoir l’élargissement état à l’autre du poème se dessine une nette accentua-
et l’amplification du rêve des Conquistadors ; le contre- tion de la structure conflictuelle, voire d’« annulation »
rejet met en valeur les « étoiles nouvelles » ; en naviguant interne, entre quatrains et tercets. Le « Et » de 1868, à
plus à l’Ouest, les navigateurs explorent une autre partie l’attaque du vers 9, devient au même endroit en 1887 un
du monde jusque-là inconnue et absente des cartes. Il est « Mais » fortement adversatif ; le « sinon que » du vers 13
probable que derrière le fantasme mercantile et aventurier se durcit en un « encor/Que » déchiré lui-même par l’en-
s’esquisse un rêve scientifique, celui d’élargir la connais- jambement (v. 13-14) ; enfin l’addition des parenthèses
sance du monde ; ces navigateurs acquièrent, en effet, une aux vers 7 et 8 renforce sensiblement l’effet de rupture
portée plus symbolique et plus héroïque encore en incarnant grammaticale et rythmique.
la libido sciendi. Ils reflètent ainsi la soif universelle et inta- – sur le plan de la logique sémantique ensuite, la lisi-
rissable de savoir propre au genre humain. Les « étoiles » et bilité linéaire du sonnet était à l’évidence plus « facile »
« le ciel » évoquent peut-être aussi de façon métonymique dans la version de 1868. D’un état à l’autre de son texte,
la quête du divin ; le poème se colore ainsi in extremis d’une Mallarmé s’est comme complu en effet à effacer la valeur
dimension religieuse et mystique qui lui donne plus de pro- dénotative des mots et au contraire à accentuer les « dia-
fondeur et d’amplitude encore. gonales » connotatives souvent très ambiguës, voire
hermétiques, multipliant notamment les effets métony-
Heredia réussit ainsi le défi d’évoquer avec une conci-
miques (v. 2, 3 et 9) ou encore l’emploi des abstraits pour
sion extrême la condition et la destinée humaine.
les concrets (« oubli » par exemple au v. 13, en lieu et
place d’« obscurcissement » dans le premier état).
Texte 13
3. Rimes, mots et sons rares (question 2)
Stéphane Mallarmé, Poésies,
L’allusion au « murmure », dans la correspondance
« Ses purs ongles… » ❯ p. 58
avec Cazalis, souligne bien sûr le côté musical et phoné-
1. Situation du texte tique de ce sonnet-défi. Il tient à cette alternance réduite
Grâce à son ami Cazalis qui en conserva et publia des deux rimes masculines si difficiles dans notre langue,
les divers états, nous connaissons bien l’histoire de ce en ixe et or. Ce champ est si étroit que Mallarmé paraît
célèbre sonnet mallarméen qui apparaît, dans une lettre devoir le déborder en créant ou feignant de créer, « par la
du poète précisément adressée à Cazalis en 1868, comme magie de la rime », le mot même de « ptyx » comme une
une sorte de défi : « J’extrais ce sonnet auquel j’avais une sorte d’apax ou de scandale lexical qui le ravit. En jouant
fois songé, écrit Mallarmé, d’une étude projetée sur la sur les mots mêmes du texte mallarméen, on pourrait ainsi
parole : il est inverse, je veux dire que le sens, s’il en a écrire que le ptyx est comme l’épreuve lexicale réussie de
un (mais je me consolerais du contraire grâce à la dose de ce « méant sonore » que poursuit inlassablement ici le
poésie qu’il renferme, ce me semble), est évoqué par un poète. On notera aussi qu’au vers 11 le mot « licornes »
mirage interne des mots mêmes. En se laissant aller à le apparaît phonétiquement comme le substantif de synthèse
murmurer plusieurs fois, on éprouve une sensation assez de ces deux phonèmes.
cabalistique ». Mais, au-delà des rimes, le sonnet propose encore des
Voici la première version que nous connaissions du jeux multiples d’assonances et d’allitérations, ou plus
sonnet : subtilement de disposition visuelle de voyelles dans des
• 18
sortes de « constellations » sonores et déclinables avec évoque, selon certains commentateurs, les étapes du
quelques variantes dont le plus bel exemple est celui des drame intellectuel du poète en marche vers la connais-
jeux en a, o, l, i : repérable à l’attaque du vers 2 dans sance ; selon d’autres, elle opposerait les pièces courtes,
l’« Angoisse ». Cette triple vocalise se répète et se dilate moment de délibération intense comme ici « Les Pas »,
dans le fameux vers 6 « aboli bibelot… » et réapparaît aux pièces longues, véritables foyers des grandes pro-
pour « mourir », toujours dans une attaque, au vers 10 : blématiques valéryennes : l’inspiration et la lucidité, le
« Agonise ». poète face à l’univers ou la vie et la mort comme dans le
célèbre « Cimetière marin ».
4. Figures de l’absence et du néant (question 5)
On relèvera tout d’abord à ce propos la densité des 2. Le silence des pas sur la page blanche
champs lexicaux en la matière : « vide », « nul », (questions 1 et 2)
« aboli », « inanité », « seul », « néant », « vacante », Le poème est formé de quatre quatrains, eux-mêmes
« agonise », « défunte », « nue », « oubli ». composés d’octosyllabes classiques rimés abab avec
Densité lexicale renforcée encore par certaines figures alternances régulières des rimes féminines et masculines.
rhétoriques, comme la conjonction au vers 4 d’une Tout le texte semble comme suspendu à un vide où
construction négative (« que ne recueille pas ») et d’une lentement une présence prend forme à défaut de visage.
double métaphore de l’absence et de la mort (« de cinéraire Ce vide, ce vertige quasi mallarméen de la page blanche,
amphore »). Dans le même esprit, on reviendra encore sur du papier neigeux, est comme matérialisé par l’hypallage
l’expression « nul ptyx » du vers 5 : ces deux simples du vers 4 des pas « muets et glacés ».
syllabes effectuent en effet comme une extrapolation L’anonyme possessif « tes », en attaque du premier
« au carré » de l’idée de nullité par la conjonction d’un vers, inaugure une hésitation qui durera tout au long du
prédicat et d’un substantif en lequel, on l’a vu, Mallarmé texte entre la femme aimée et la Muse inspiratrice que
se plaisait à imaginer un mot « nul » précisément, « qui la silencieuse et patiente « vigilance » (v. 3) du poète ne
n’existerait dans aucune langue. » cessera de prévoir ou d’espérer.
5. Le Maître et son septuor (question 3) On notera que cette attention, qui est aussi prévoyance
Si l’on respecte l’indication de Mallarmé lui-même, et précaution, est soulignée phonétiquement au fil des
selon laquelle ce poème n’a pas de sens, dans une pers- vers par les allitérations en a ou an et en conjuguées à
pective référentielle traditionnelle qui veut qu’un texte la consonance en s : « Silence/Saintement/placés/procè-
exprime ou représente quelque chose, on est bien conduit dent/glacés/personne/sont/ces/si/avancées/pensées/cet/
ici à le lire comme un magistral exemple d’autoréfé- douceur ». Cette évocation musicale d’un murmure,
rentialité : le sonnet, « allégorique de lui-même », ne d’une voix, mêlée au glissement discret d’un pas ou de
dirait rien d’autre que sa propre genèse d’écriture, son l’étoffe d’une robe féminine, assure la continuité ryth-
épuisante élaboration pour ne devenir que le « cadre » mique et sonore de tout le poème.
(v. 13) virtuel d’une configuration problématique d’un
sens à jamais indéterminé. 3. Éloge de la lenteur et montée du désir sacré
(questions 3 et 4)
Dès lors, le « Maître » du v. 7 est à considérer comme La figure féminine apparaît dès l’ouverture du poème
la figure emblématique du poète, toujours en quête de par le biais d’un tutoiement qui suggère une intimité
cette « absence » et de ce « néant » qui, dans la démarche précisée un peu plus loin par l’image du « lit de ma
hégelienne qu’admirait Mallarmé, sont le passage néces-
vigilance » (v. 3). Mais cette alliance du concret et de
saire au dévoilement de la Présence ou de l’Absolu.
l’abstrait révèle en fait l’ambiguïté de la présence fémi-
Pareillement, le « cadre » et le « septuor » du dernier
nine, à la fois amante de chair et poésie de transparence.
distique sont à lire comme des désignations métapho-
riques de l’espace littéraire même du sonnet, comme les La suite du poème enchaîne d’ailleurs des images qui
jalons ou balises de la scène de l’écriture où se joue le suggèrent à la fois l’attente amoureuse et le travail de
drame ontologique qui habite le créateur. l’inspiration : « lit » et « nourriture » de l’esprit, « baiser »
spirituel et « lèvres avancées » ou encore « cœur » et
« pas » dans le dernier vers.
Texte 14
Dans tous les cas, scandée par le rythme serein des
Paul Valéry, Charmes, « Les Pas » ❯ p. 59
paisibles octosyllabes, la marche de celle qui est attendue
1. Situation du texte se fait selon le tempo d’une lenteur alliant discrétion
Charmes (c’est-à-dire « poèmes » selon l’étymolo- et solennité : « Saintement, lentement placés… ». Bien
gie), comprend vingt-et-un textes de longueurs inégales, que parlant d’avancée ou de montée (« procèdent »),
de seize vers pour notre poème « Les Pas » à trois cent le poème semble ne décrire que la tension presque
dix pour « Fragments du Narcisse », et de mètres variés, immobile d’un désir fixé ou figé dans des poses quasi
auxquels une syntaxe volontiers archaïsante, des allité- chorégraphiques, indéfiniment ralenties pour préserver la
rations nombreuses et le retour de mots-clés (comme venue ou la déception de l’acmé (« car j’ai vécu de vous
« diamant ») donnent une unité. La structure du recueil attendre… »).
19 •
Ce cérémonial, où le poète joue le rôle d’un orant en qu’il y ait eu une lutte avec Dieu à un moment donné.
attente de la révélation, est souligné par tout un champ Il s’agit d’un récit assez mystérieux : Jacob, connu pour
lexical : « saintement », « ombre divine », « Dieux », sa ruse, son intelligence, et son refus de l’affrontement
« devine ». Dès lors l’artiste est bien le « devin », celui physique, affronte Dieu et le défait (l’ange « vit qu’il ne
qui est doté de transcrire le murmure des voix divines et pouvait l’emporter sur lui »). Il garde de ce combat une
inspirées. Attendre l’inspiration ou la Muse relève pour blessure et un nouveau nom.
lui de la même culture d’un désir sacré où il est promis à Dans le poème de Cocteau, il ne s’agit pas d’un combat
la fusion de noces physiques et/ou mystiques à l’horizon d’un homme et d’un ange-Dieu, mais celui d’un ange
de sa page, à l’horizon de son chant. contre un dieu (Apollon). L’ange incarne donc plutôt
l’homme révolté, qui défait successivement le dieu du
Texte 15 soleil, les rois et reines, les bêtes et les plantes (la nature)
Jean Cocteau, Le Chiffre sept ❯ p. 60 puis les soldats. Cocteau garde du récit biblique l’inten-
sité du combat et son brusque arrêt (« La trompette a
1. Situation du texte sonné, l’ange n’a qu’à se taire », v.15) coïncidant avec
En août 1952, Cocteau, à Santo-Sospir (villa du Sud l’apparition de l’aurore dans la Bible (ce qui suggère que
de la France où il séjourne avec des amis), écrit à Jean l’on est dans un rêve).
Marais : « Je travaille à un interminable poème de quatre-
Par ailleurs, ce combat de Jacob se mêle à différents
vingt douze strophes. Je te le dis parce que je sais qu’il
éléments tirés du livre de l’Apocalypse (le chiffre 7, que
te plaît que j’écrive des poèmes […] Nous sommes en
l’on a dans le titre et dans le premier vers de notre extrait,
plein mistral avec les volets qui claquent et une mer à et la « trompette »). On assiste à la dévastation et au ren-
rebrousse-poil. Francine [Weissweiller, la propriétaire versement du monde : « le char du soleil se fracassait au
de Santo-Sospir] peint la tempête. Doudou [Édouard sol » (v. 8), « les îles sombraient » (v. 10) avec, en point
Dermit] le calme, assis au milieu de la tempête. Genet culminant, un ange assassin (v. 11-12).
annonce qu’il arrive à Cannes. »
Des mythes antiques sont également convoqués :
Il s’agit du Chiffre 7 accompagné de la lithographie Apollon et son char accompagnant le lever et le coucher
reproduite dans le manuel, poème de 92 quatrains aux du soleil, mais aussi le suicide de Didon, abandonnée
rimes croisées. Voici le quatrain qui a été retiré entre les par Énée, qui se jette dans un bûcher (« les bûchers des
vers 12 et 13 : reines », v. 7). Des références au monde romain sont nom-
« Les femmes des soldats avortaient sur leur couche, breuses (« houlette », « quadrige », « soldats des Césars »)
La peur fuyait la mort, la mort frappait la peur. et participent de ce mélange des époques, inscrivant le
Alors l’ange se tut en s’essuyant la bouche poème comme la réécriture de mythes intemporels.
Devant un monde vide et frappé de stupeur. »
3. Un combat contre soi-même (questions 3 à 5)
2. Une réécriture des mythes (questions 1 et 2) Le poème indique clairement que la lutte est avant tout
Voici le récit du combat avec l’ange (Genèse 32, 25-33) : individuelle et intérieure, par la répétition anaphorique de
« Et Jacob resta seul. Un homme se roula avec lui dans la l’hémistiche « Voilà comment en nous » (v. 13-14). Ces
poussière jusqu’au lever de l’aurore. deux vers nous invitent à relire ceux qui précèdent : le
Il vit qu’il ne pouvait l’emporter sur lui, il heurta Jacob à nom « artère » rappelle les « veines » du vers 5, dans
la courbe du fémur qui se déboîta alors qu’il roulait avec un passage marqué par une lutte quasi-fratricide entre
lui dans la poussière. des chevaux (« les chevaux cabrés et ligotés […] L’un
Il lui dit : “ Laisse-moi partir, l’aurore s’est levée. l’autre s’insultaient et se mordaient le col ») tandis que
– Je ne te laisserai, répondit-il, que tu ne m’aies béni. ” l’interruption d’un cycle du vers 14 renvoie à la course
Il lui dit : “Quel est ton nom ? cyclique du char du soleil elle aussi interrompue (« le
– Jacob”, répondit-il. char du soleil se fracassait au sol », v. 8).
Il reprit : “On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu C’est donc tout un équilibre naturel qui se trouve bou-
as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté.” leversé, dans une lutte particulièrement violente : le
Jacob lui demanda : “De grâce, indique-moi ton nom. feu est convoqué à plusieurs reprises par les « foudres »
– Et pourquoi, dit-il, me demandes-tu mon nom ?” (v. 2), les « bûchers » (v. 7) et les « volcans » qui « ton-
Là-même, il le bénit. naient » (v. 10) – l’inversion du sujet et du verbe insistant
Jacob appela ce lieu Peniel c’est-à-dire – Face-de-Dieu – sur la puissance de l’image. Les hyperboles (« fracas-
car “j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve.” » sait », « sombraient », « tonnaient ») accentuent le bruit
Ce récit est étiologique (un récit ou une petite his- produit pour en faire un vacarme. Les comportements
toire qui veut expliquer une situation, une coutume, un deviennent paroxystiques (« les rois se jetaient », v. 7,
nom, etc.). Il s’agit d’un combat avec Dieu, représenté « s’insultaient et se mordaient », v. 6, avec une person-
par un ange. Le récit entend expliquer comment Jacob a nification des chevaux). Enfin, un organe synonyme de
été surnommé « Israël », qui signifie « Que Dieu lutte, se vitalité, les veines, sert ici à capturer et contraindre les
montre fort ». Si le nom d’Israël signifie cela, il faut donc chevaux (v. 5).
• 20
La régularité formelle du poème permet en quelque
Point de fuite
sorte de contenir le débordement et la violence de la lutte :
(quelque part sur la ligne d’horizon)
aux images surréalistes répond le rythme rassurant de
l’alexandrin coupé à l’hémistiche, comme dans le dernier
Ligne
vers, « Ce que l’ange a défait, d’autres le referont », où d’horizon
le préfixe négatif « dé » est finalement remplacé par son
contraire « re », proposant ainsi l’espoir d’une cyclicité Lignes
retrouvée, d’un renouveau de l’être. de fuite
TICE Rembrandt, Delacroix, Gauguin, Redon ou encore
Chagall ont repris ce mythe dans des tableaux et vitraux Du fait de ces lignes de fuite abruptes, les deux grands
(pour Chagall). L’ange est souvent identifiable par ses bâtiments ne laissent qu’une petite ouverture à l’horizon,
ailes, mais les peintres insistent surtout sur l’intensité écrasant le reste par leur masse imposante et sombre. Par
physique de la lutte. ailleurs, quelques détails renforcent la sensation d’in-
quiétante étrangeté : les personnages ressemblent à des
◗ Histoire des arts ombres, à des fantômes et ne font que renforcer l’aspect
Rythmes visuels ❯ p. 62 désertique du lieu ; le camion ouvert semble « vouloir
avaler » la petite fille au cerceau ; l’ombre de l’homme
1. Créer une sensation d’étrangeté (question 1) (ou d’une statue) et le poteau derrière recèlent un aspect
Les artistes occidentaux ont introduit de l’étrange dans menaçant, comme s’ils se cachaient pour attaquer la fille.
leurs œuvres par des moyens différents et pour des raisons La sensation d’étrangeté est véhiculée par chacun des
également différentes. éléments pris séparément, mais aussi par l’ensemble de
À Souillac, le sculpteur anonyme suggère un monde la composition. Celle-ci reste mystérieuse et la relation
surnaturel, celui de Dieu, régi par des lois et habité par entre les personnages floue. Une intrigue semble se
des êtres que le commun des mortels ne (re)connaît pas tramer, mais laquelle ?
forcément. L’étrangeté vient des animaux fantastiques – Fondateur de la peinture métaphysique en 1912, De
des griffons – qui ressortent d’autant plus qu’ils sont mis Chirico était apprécié par les surréalistes. André Breton
face à des animaux terrestres (des rats, un cerf, un ours, voit dans sa peinture une équivalence de l’espace du rêve
un aigle). Ces derniers, vivant dans les régions tempérées où se jouent des événements de la réalité remaniés par
(tel Souillac), étaient facilement identifiables par les l’inconscient du rêveur. Ainsi, elle symbolise ce qui, dans
fidèles. la vie, échappe à l’explication logique – les ambiances
Le recours aux animaux fantastiques étranges est malaisées ou joyeuses, les regards et les gestes qui cachent
fréquent au Moyen-Âge. Ils sont associés soit à l’uni- des messages codés plus ou moins compréhensibles.
vers divin qui dépasse la logique humaine, soit au Mal. 2. Effets d’une colonnade (question 2)
Des monstres hybrides peuplent souvent l’Enfer. À La façade de Banqueting House et celles des bâtiments
Souillac, le trumeau complexe pourrait être interprété dans le tableau de De Chirico comportent une suite de
dialectiquement : d’une part, il montre la supériorité colonnes (une colonnade) et des fenêtres. Dans le cas de
surnaturelle de l’ordre divin ; d’autre part, il met en Banqueting House, il s’agit de quatre colonnes au centre,
garde les fidèles de ce qui les attend en Enfer s’ils ne s’y flanquées de deux pilastres (colonnes rectangulaires) des
soumettent pas. La composition est à la fois organisée deux côtés. Tous encadrent les fenêtres. Dans le tableau,
et chaotique, symbolisant un ordre divin qui échappe il s’agit de colonnes qui portent des arcs (une arcade)
à première vue aux hommes mortels. Toutefois, un surplombées par des fenêtres.
regard attentif perçoit, à travers la composition et le
choix des protagonistes (animaux), une hiérarchie Dans le cas d’Inigo Jones, la colonnade renforce la
pertinente (cf. on pourra renvoyer à l’animation corres- régularité et l’harmonie qui régit tout le bâtiment, épigone
pondante dans le manuel enrichi). du classicisme : les mêmes éléments se répètent à des
rythmes égaux. Dans le cas de De Chirico, la régularité
Dans le tableau de Giorgio de Chirico, l’étrangeté vient monumentale des colonnades attire l’attention sur l’inco-
d’abord, comme le suggère la légende explicative, de hérence de la perspective et contraste avec le reste qui est
l’espace déstabilisé qui renvoie à une perte des repères, instable, fantomatique, peu rassurant.
au vertige. Les lignes de fuite de la perspective, qui
sont normalement beaucoup plus régulières et mènent 3. Des colonnes partout (question 3)
habituellement à un seul point de fuite, sont ici abruptes, La colonne est présente dans les trois œuvres. Élément
incohérentes entre elles et non convergentes. Vous architectural connu depuis l’Antiquité la plus éloignée,
pouvez comparer le schéma ci-dessous à la perspective elle est non seulement un élément porteur essentiel
de De Chirico. à la stabilité des bâtiments, mais devient rapidement
symbolique. Dans l’Occident chrétien, par exemple,
elle sera tout à tour symbole de l’incarnation du Christ
(notamment dans les Annonciations, voir Francesco del
21 •
Cossa ou Fra Angelico) ou du paganisme (la flagellation roi » de Clément Marot qui joue avec le mot « rime »
par les Romains du Christ attaché à une colonne chez et ses variations phonétiques produisant de nombreux
Michel-Ange). calembours dans son poème (« « Rimeur »/ « rime heur »/
La colonne de Souillac a un rôle porteur : elle soutient « rimonna »/ « rime on a ».
la poutre transversale (le linteau) du portail de l’église.
Du fait de sa position stratégique – il est impossible de Analyser la versification
la contourner –, elle a un rôle symbolique important. Elle 2 1. Voici la mesure de chaque vers : v. 1, décasyllabe ;
est entièrement sculptée et s’évase vers le haut et le bas, v. 2, octosyllabe ; v. 3, décasyllabe ; v. 4, octosyllabe ;
rappelant la forme d’un chapiteau et d’une base (sans v. 5, octosyllabe ; v. 6, alexandrin ; v. 7, octosyllabe ; v. 8,
l’être tout à fait, voir le schéma ci-dessous). La colonne octosyllabe ; v. 9, alexandrin ; v. 10, alexandrin ; v. 11,
détermine la verticalité de la composition et dicte la octosyllabe ; v. 12, alexandrin ; v. 13, alexandrin ; v. 14,
lecture de bas en haut. octosyllabe ; v. 15, décasyllabe ; v. 16, alexandrin ; v 17,
octosyllabe ; v 18, alexandrin. Jean de la Fontaine déploie
ici le principe de l’hétérométrie (variation du nombre de
chapiteau mètres dans un même poème) pour conjurer l’ennui du
lecteur.
2. On repère un enjambement du vers 7 au vers 8 et un du
vers 14 au vers 15.
3. La disposition des rimes varie dans l’ensemble de la
fable ; on relève des rimes croisées du vers au vers 4
fût de auxquelles succèdent des rimes plates/suivies.
colonne 4. La rime pauvre prédomine du vers 1 au vers 12.

Étudier le rythme du vers


3 1. Le poème est un sonnet : des vers isométriques
base
répartis en deux quatrains de rimes embrassées suivies
d’un sizain , disposé en deux tercets, de type CCDEED.
Sur la façade d’Inigo Jones, il y a quatre colonnes
2. « Comme on voit /sur la branche //au mois de mai/
et quatre pilastres par niveau. Uniquement décoratifs,
la rose
plaqués sur le mur en faible relief, ils n’ont pas de rôle
En sa bel/le jeunesse,// en sa premiè/re fleur
porteur, ne participent pas à la structure du bâtiment. Ils
Rendre le ciel/ jaloux// de sa vi/ve couleur,
donnent le ton au rythme régulier de la façade. Ils com-
Quand l’Au/be de ses pleurs// au point du jour/ l’arrose ; »
portent des bases et des chapiteaux.
Le rythme de ce quatrain est donc le suivant : 3342 ;
Dans le tableau de De Chrico, les colonnes portent les 3342 ; 4233 ; 4242.
arcades (colonnades avec arcs). Elles sont très simples, 3. « Afin que vif/et mort //ton corps/ ne soit que roses »
sans base ni chapiteau. Par les ombres qu’elles créent et Le rythme accentuel offre une structure en miroir : 4224 ;
parce qu’elles soulignent la perspective bancale, elles les termes accentués « vif » et « mort » soulignent le
renforcent le mystère et l’inquiétude qui se dégagent du paradoxe exprimé l’oxymore du premier hémistiche ; il
tableau. en va de même dans le second hémistiche. Se trouve ainsi
ARTS ET ACTIVITÉS Grâce à ces recherches, les élèves vont ramassé dans la pointe finale du sonnet le mouvement par
préciser et confirmer les termes architecturaux acquis lequel le poème, dans cet hommage à Marie, renverse la
grâce à cette double page. Pour la deuxième question, mort en vie éternelle.
on pourra partir de temples très connus tel le Parthénon 4 1. Toutes les rimes de ce poème sur la guerre sont en
(Athènes) ou la Maison carré (Nîmes). La similitude « cé » d’où son titre.
entre les temples antiques et les œuvres reproduites ici se 2. On retrouve notamment une rime intérieure (parfois
trouve dans la présence de la colonne avec ses chapiteaux, appelée homéotéleute) au début et à la fin du poème qui
fût, base, organisée en arcade ou en colonnade. forme une sorte de refrain : « J’ai traversé les ponts de
Cé ». Ce phénomène sonore et musical produit un rythme
◗ Analyse litteraire lancinant qui permet peut-être d’insister sur l’atmosphère
lourde et oppressante de la débâcle.
La versification ❯ p. 64-65
3. La rime pauvre figure dans tout le poème.
Étudier le jeu des rimes 4. Le vers employé est l’octosyllabe tandis que chaque
1 La rime équivoquée se présente de deux façons ; strophe forme un distique.
soit elle se fonde sur l’homonymie entre deux vocables 5. Ce poème mêle tradition et modernité ; il déploie une
de sens différents (« roux »/ « roue ») soit sous la forme strophe « classique » et un mètre régulier. Le poème
d’un calembour lorsqu’elle englobe plusieurs mots. reprend par ailleurs la technique du lai (poème médiéval)
Cette rime est omniprésente dans « la Petite Épître au formé d’octosyllabes et comprenant une rime unique.
• 22
On relève aussi de nombreuses allusions au Moyen inspiratrice, sa célébration n’exclut pas l’engagement
Âge dans ce poème : « éternelle fiancée » (référence à et la vision de la guerre que l’on retrouve aussi dans ce
l’amour courtois), « chevalier blessé », « château », recueil poétique (cf. l’entrelacement de l’épique et du
« lai » et « ponts » qui rappellent ceux que Lancelot et ses lyrisme amoureux dans l’apostrophe « ô ma France, ô ma
compagnons franchissent dans les romans de Chrétien de délaissée »).
Troyes. Toutefois, le poète est du côté de la modernité par
l’absence de ponctuation (cf. aussi au début du siècle les Écrire
poèmes du recueil Alcools d’Apollinaire). Plus encore, 5 Pour évaluer l’écriture du poème en « B », « D » ou
il affranchit la rime de son assujettissement au mot : la « V », on tiendra compte de plusieurs critères :
rime est ici phonétique (sauf dans le cas du mot « Cé » – l’adéquation de la production avec la forme demandée
qui évoque un lieu réel). Aragon se libère aussi du carcan (9 distiques d’octosyllabes avec une rime unique en
de la rime riche longtemps considérée comme un modèle fonction de la lettre choisie) ;
en poésie. Le minimalisme n’est pas incompatible avec – on valorisera les élèves qui, au-delà d’une réussite
la puissance de la parole poétique. Pour rendre compte formelle, auront mis en relation le son sélectionné avec le
du monde nouveau qui l’entoure (marqué par la Seconde sens du poème ; une unité sera ainsi appréciée ;
Guerre mondiale), Louis Aragon invente une poétique – on valorisera également ceux qui produisent avant tout
nouvelle qui brise également la séparation traditionnelle un texte poétique (originalité des images, musicalité et
entre lyrisme et épopée. Si Elsa Triolet est sa muse, son notamment rimes intérieures).

23 •
Chapitre

2 Libertés et audaces, de Musset à Apollinaire ❯ MANUEL, PAGES 66-89

◗ Document d’ouverture À côté du brio métrique naturel de l’auteur, on peut y


André Derain (1880-1854), Effets de soleil sur découvrir le goût de la jeune école romantique pour les
l’eau, Londres (1905), huile sur toile (0,85 x 1 m), séductions de l’exotisme oriental ou italien qui nourris-
Saint-tropez, musée de l’Annonciade. saient déjà les Orientales de Hugo. Mais surtout, exotisme
et couleur s’accompagnent chez Musset, notamment dans
1. Sur cette toile, André Derain s’est principalement cette « Venise », d’une recherche systématique d’audaces
attaché au miroitement formé par les rayons du soleil sur lexicales ou rythmiques, qui confinent parfois à la virtuo-
l’eau ; il peint ainsi un paysage crépusculaire et cosmique sité mais aussi à la provocation.
(attention au titre qui pourrait être trompeur avec le
toponyme « Londres » car rien ne permet de repérer sur le 2. Fantaisies métriques et strophiques (questions 1 et 3)
tableau des éléments caractéristiques de cette ville). C’est Comme dans d’autres poèmes célèbres de ses Contes
bien moins le genre du paysage qui est inédit dans cette d’Espagne et d’Italie (voir par exemple la ludique
œuvre que la technique et la conception de la peinture qui « Ballade à la lune »), Musset choisit ici une forme poé-
s’en dégage. tique simple mais originale pour exprimer avec fantaisie
des sentiments pourtant subtils.
2. André Derain est ici on ne peut plus loin du réalisme et
de la peinture figurative ; plus encore que dans d’autres Les 36 vers de « Venise » sont structurés en quatrains
tableaux (Le Pont de Charing Cross dit aussi Pont de comportant trois hexasyllabes suivis d’un quadrisyllabes.
Westminter…), l’artiste se détache ici de toute référence Nous sommes donc dans un système classiquement
identifiable empruntée au réel. On note en effet l’absence pair mais, nous le voyons, légèrement ou discrètement
d’une représentation qui formerait le miroir étriqué perturbé par l’impair puisque les quatrains sont en 3 + 1
du réel ; par là, cette toile n’est pas sans faire penser à et qu’ils sont au nombre de neuf !
certaines œuvres du peintre Turner comme le fameux Les rimes sont de forme suivie AA/BB avec alternance
Coucher de soleil sur le lac. Le paysage est représenté régulière de paires féminine et masculine.
sous forme de taches ou de masses de couleurs brutes et On profitera d’un tel poème pour faire rechercher aux
violentes qui caractérisent, en partie, la peinture fauviste. élèves les éléments qui se révèlent comme perturba-
Derain décompose et fragmente la lumière du soleil avec teurs de la stricte métrique classique.
un pointillisme presque scientifique ; en haut, un nuage
Par exemple :
rouge comme tordu qui s’inscrit dans d’autres nuages aux
– le jeu des anaphores : le « Pas » des vers 2 à 4 et surtout
couleurs bleutées et mauves semble se projeter en bas
le lancinant « Et » des vers 25 à 31 qui produisent un effet
de la toile dans l’eau. Le rejet de l’art figuratif apparaît
de cadencement et d’immobilité à la fois ;
également par l’absence de contours précis et délimités
– les insolites mots-hémistiches comme aux vers 15
entre les éléments du tableau. Comme le souligne le titre,
(« tourbillons ») ou 34 (« hallebardes ») ;
il ne s’agit pas de donner une pseudo-photographie du
– les diérèses nécessaires au vers 6 (« li/on ») ou au vers 19
réel (le soleil qui se reflète sur la Tamise, un soir) mais
(« nu/age ») pour obtenir le décompte de l’hexasyllabe ;
de suggérer les « effets » que produit ce phénomène ;
– les synérèses inversement nécessaires aux vers 27
André Derain montre ainsi les limites et les leurres du
et 28 : « escaliers » et « chevaliers » ;
réalisme impuissant à rendre compte de la totalité du réel.
– ou encore les rimes intérieures qui contestent les rimes
Il rappelle la subjectivité et la relativité de la perception
classiques comme dans le deuxième quatrain dans lequel
tout en suggérant l’épaisseur et l’intensité d’un regard
la diphtongue « on » se promène sur trois vers avant
instantané projeté sur le monde.
de réapparaître aux rimes masculines classiques des
vers 12-13 et 15-16.
Texte 1
3. Tons et tonalités (questions 2, 4 et 5)
Musset, Contes d’Espagne et d’Italie,
Les effets sonores sont présents dans ce poème notam-
« Venise » ❯ p. 68-69
ment par le jeu des anaphores et rimes intérieures décrit
1. Situation du texte ci-dessus, ou encore par les allitérations ludiques d’un
Alors qu’il vient d’être admis successivement au vers comme : « Sur son surplis » (v. 24). En revanche
Cénacle de Hugo et au salon de Nodier à la bibliothèque le lexique du son au sens strict est réduit (« graves » au
de l’Arsenal, Musset publie en 1830 son premier recueil vers 26 en fait-il partie par connotation ?) et essentielle-
de vers, les Contes d’Espagne et d’Italie. ment orienté vers l’évocation du silence qui semble peser
• 24
ici sur la « Sérénissime » : soit de manière directe, comme donne à lire la réalité brutale et « honteuse » d’une détresse
dans l’expression « tout se tait » (v. 33), soit de manière physique et morale difficilement soutenable.
indirecte dans des termes comme « graves » (v. 26),
2. Structure et suspense (questions 1 à 3)
« dorment » (v. 13) ou « veillent » (v. 35). De la même
Le poème de Forneret se présente ici comme une suc-
façon, le champ lexical de la couleur est peu présent
cession de strophes effilées, majoritairement des quintils,
directement en dépit de l’attaque « rutilante » du poème :
eux-mêmes inégaux puisqu’ils s’ouvrent sur un quadrisyl-
« Dans Venise la rouge… » et de l’adjectif « blancs » en
labe suivi d’un quatrain d’octosyllabes. À partir du vers 40,
prédicat des « escaliers » au vers 27.
les choses se compliquent formellement puisque nous avons
En revanche, le « ton » ou la « teinte » là aussi sont une sorte de huitain de quadrisyllabes avant que le poème ne
donnés par une série de termes qui nuancent ou « pas- se referme sur une ultime « strophe » proche de la prose !
tellisent » la description de la cité des Doges au coucher
Tout l’effet de « suspense » du texte vient de ce que,
du soleil par des effets de sfumato à l’italienne comme
dès le premier vers, le sujet et l’objet de l’action sont
« fume » au vers 13 et sa rime « brume » au vers 14,
innommés et réduits à une seule et brève, voire ellip-
« s’efface » au vers 17 et l’étonnant « Demi voilé » qui
tique, présence pronominale : « Il » pour le sujet (dont le
constitue à lui seul le vers 20.
lecteur, « averti » par le titre peut bien penser qu’il s’agit
À cela s’ajouterait encore le jeu de lumière en demi- du « pauvre honteux ») et « l’» pour l’objet.
teintes suggéré par le « falot » du vers 4 et l’« étoilé »
Or, c’est cet objet mystérieux qui est décrit comme
du vers 19.
soumis à une série de verbes d’action en ouverture de
De la sorte, couleurs et sons, ou plutôt murmures et chaque quintil (« percée » [v. 2], « regardée » [v. 4],
silences, ombres et nuances, jouent à l’unisson pour resti- « mouillée » [v. 11], « frottée » [v. 16], « pesée » [v. 21],
tuer non seulement l’atmosphère d’une Venise engourdie « touchée » [v. 26], « baisée » [v. 31], « palpée » [v. 36])
mais encore l’âme même du poète dont tous les motifs avant que la série ne s’accélère, frénétiquement pourrait-on
du décor dessinent les contours incertains. Définir d’un dire en reprenant un mot cher aux bohèmes, dans les vers
mot le registre dominant du poème est en effet difficile 41 à 48. Le lecteur ne peut donc, pendant toute la durée
et relève de la sensibilité de chaque lecteur, comme on du poème, qu’« imaginer » l’objet de cette sorte de recette
pourra le vérifier en procédant à des lectures à haute aux allures parfois « culinaires » comme le suggère le
voix : élégiaque, diront certains, en accentuant des termes champ lexical suivant : « mouillée » (v. 11), « frottée »
comme « seul » (v. 5), « graves » (v. 26), « morne » (v. 30) (v. 16), « réchauffée » (v. 17), « pesée » (v. 21) et plus loin
ou « tremble » (v. 32) ; fantaisiste, diront d’autres en « coupée » (v. 44), « lavée » (v. 45), « grillée » (v. 47),
privilégiant une diction marquée par les effets ludiques « mangée » (v. 48) ! Il faudra attendre la dernière phrase et
que nous avons relevés et le champ lexical plus positif des l’ultime mot pour que se révèle l’atroce vérité du poème :
« serein » (v. 7), « légers » (v. 15) ou « étoilés » (v. 19). « Si tu as faim, mange une de tes mains. » (v. 50-51) On
La vérité est probablement dans cet « entre deux » notera bien sûr, dans cette construction, le rôle majeur joué
tonalités que, ici comme dans beaucoup d’autres écrits par l’anaphore du « il l’a » qui, conjointe à l’effet ultra-
de Musset, le texte poétique restitue avec incertitude et dominant de la rime en « ée », crée, tout au long du poème,
délicatesse, faisant de l’hésitation et de la nuance, près un double effet de martèlement et d’irrémédiable qui n’est
d’un demi-siècle avant Verlaine (voir manuel, p. 130- pas pour rien dans la force du texte.
131), les indices formels d’une présence et d’une émotion
ontologiquement « hésitantes » elles aussi. 3. Une « misère » pathétique et dérisoire
(questions 4 et 5)
La révélation finale du poème est donc celle d’un
Texte 2
étrange cannibalisme dans lequel on retrouvera les carac-
Xavier Forneret, Vapeurs, ni vers ni prose,
téristiques de certains groupes dits « frénétiques » de la
« Un pauvre honteux » ❯ p. 70
bohème noire de l’époque. Cannibalisme symbolique
1. Situation du texte bien sûr, mais cannibalisme quand même qui voit l’image
L’élégie romantique ne s’est pas seulement exprimée dans de l’homme dévoreur de son propre corps offerte en
d’harmonieuses complaintes. Elle a eu aussi ses « bardes » emblème de la condition humaine la plus désespérée, la
étranges ou violents, crieurs et criards, anarchistes ou plus pathétique et en même temps la plus dérisoire.
excentriques qui n’acceptèrent pas les compromissions On profitera ainsi d’un tel poème – qui nous fait vio-
avec les groupes ou les modes littéraires de l’époque. lence – pour suggérer aux élèves la part de modernité
Pétrus Borel (1809-1859) et Xavier Forneret (1809-1884), douloureuse qui commence à s’y dessiner. Plus de vingt
que Breton saluera tous deux d’un même hommage dans ans avant les poèmes en prose du Spleen de Paris, Forneret
son Anthologie de l’humour noir, comptent au nombre de se risque ici à une évocation à la fois existentielle et sociale
ces « desperados » grinçants de la poésie romantique. d’un « mal de vivre » qui, de décennie en décennie, va se
Dans ses Vapeurs, ni vers ni prose de 1838, Forneret n’hé- révéler intolérable. Au point qu’il semble anticiper ici sur
site pas ainsi à recourir à la cruauté et à la crudité du langage. l’un des mots d’ordre les plus ironiquement tragiques que
Dans un style qui préfigure parfois celui de Lautréamont, il proférera Baudelaire dans un de ses petits poèmes en prose
25 •
au titre-programme insolite : « Assommons les pauvres ! » mal dans des poèmes tels que « Le Guignon » : celui du
En voici un extrait qui est presque comme la suite du texte « malaise » (l. 13) de la création poétique confrontée à cette
de Forneret : « Je sautai sur mon mendiant. D’un seul coup sorte de défi narquois que lui impose la « nature rivale » et
de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, que reprendra à son compte plus tard Mallarmé dans des
gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui textes comme « L’Azur » ou surtout « Renouveau », lui
briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, aussi traversé par une espèce de « vertige » oxymorique
étant né délicat et m’étant peu exercé à la boxe, pour assom- conjuguant désir, plaisir et souffrance.
mer rapidement ce vieillard, je le saisis d’une main par le Le choix narratif du poète est toutefois ici original
collet de son habit, de l’autre je l’empoignai à la gorge, et puisqu’il s’agit d’une « confession », avec ce que l’usage
je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un du terme latin de « confiteor » (emprunté au moment de
mur. […] Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le la liturgie chrétienne où le croyant « confesse » au Tout-
dos, assez énergique pour briser les omoplates, terrassé ce Puissant qu’il est fondamentalement pêcheur) ajoute
sexagénaire affaibli, je me saisis d’une grosse branche qui comme connotation religieuse ou sacrée à la simple
traînait à terre, et je le battis avec l’énergie obstinée des posture autobiographique dans sa forme de l’aveu.
cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteak. »
3. Le créateur en face de la Nature (question 3)
Texte 3 Si cet aveu est ici difficile, voire douloureux, c’est que
Baudelaire, Le Spleen de Paris, le noeud du processus créateur évoqué est bien celui
« Le “Confiteor” de l’artiste » ❯ p. 71 qui unit, dans une paradoxale mais nécessaire union,
l’« immensité » (l. 5) et l’extériorité de la nature à l’« inti-
1. Situation du Spleen de Paris mité » d’un « moi » fragile qui risque de s’y « noyer »
Quand il écrit les poèmes en prose de son Spleen de (l. 5) ou de s’y « perdre vite » (l. 10). Si « les choses
Paris, Baudelaire a connaissance des essais de petits pensent par moi » (l. 9), confie ou avoue le poète, ou si
maîtres du romantisme comme Lefèvre-Deumier ou « je pense par elles » (l. 9), c’est précisément aux libertés
Alphonse Rabbe. Surtout, il a été, dès 1842, un des rares de la prose qu’il convient ici d’accomplir, « sans arguties,
admirateurs des proses du Gaspard de la nuit d’Aloysius sans syllogismes, sans déductions », l’accouplement de
Bertrand qui lui inspireront directement son projet per- ces deux identités « rivales ».
sonnel comme en témoigne sa correspondance.
Un double champ lexical très contrasté exprime ainsi
Toutefois, l’entreprise de Bertrand se caractérisait prin- au fil des strophes du poème ce « duel » ontologique :
cipalement par une volonté d’« informer » la prose en
– celui du plaisir : « sensations délicieuses/intensité/
poème, de ciseler en elle, à grands renforts de procédés
habiles (refrains, couplets, rythmes et harmonies) des délice/enchanteresse » ;
unités textuelles d’une haute densité poétique. De la phrase – et celui de la souffrance : « douleurs/pointe acérée/trop
au poème, tout, dans Gaspard de la nuit, est organisé, intenses/malaise/souffrance/nerfs trop tendus/vibrations
concerté, afin de conjurer les trivialités du prosaïsme. Or, criardes et douloureuses/souffrir/rivale ».
Baudelaire a vite compris que sa propre démarche l’entraî- 4. La dernière phrase (question 5)
nait dans une voie bien différente de celle qui consiste à Les deux dernières lignes du poème résument ainsi le
spécifier le poème en prose tant à l’égard de la prose du procès de la création dans sa dimension une fois de plus
quotidien que de la prose poétique façon Chateaubriand oxymorique : « L’étude du beau est un duel où l’artiste
ou Nerval. La fin de sa fameuse lettre de 1862 à Arsène crie de frayeur avant d’être vaincu. » Entendons par là
Houssaye le disait d’ailleurs clairement : « Je faisais que l’écriture, et notamment la prose avec ses libertés et
quelque chose de singulièrement différent ». facilités, sera la « scène » de ce « duel », le lieu de dépense
En fait Baudelaire a essentiellement repris à Bertrand de « l’énergie » (l. 13) nécessaire à déployer pour qu’au
le procédé de « peinture pittoresque » qui lui était cher, terme d’une défaite/victoire advienne le « beau ». Nous
mais en l’appliquant cette fois à « la description de la vie reverrons plus tard dans l’histoire poétique du siècle –
moderne ». Le primat de l’image, important déjà dans les en prose mais aussi en vers – comment chez Mallarmé,
Fleurs du mal, prend ici tout son sens. C’est aux images dans un contexte théorique renouvelé par la philosophie
qu’il appartiendra en effet, par leurs motifs et leurs couleurs de Hegel, ce processus à la fois duel et dialectique sera
propres, d’interpeller « l’âme, la rêverie et la conscience ». reconduit et porté à des limites nouvelles.
Bertrand, en écrivant son Gaspard, songeait à Callot
et à Rembrandt ; Baudelaire, lui, veut faire de ses proses Texte 4
les répliques littéraires des scènes du quotidien moderne Arthur Rimbaud, Illuminations, « Fleurs »,
qu’un Daumier, qu’un Goya ou qu’un Charles Meryon « Les Ponts » ❯ p. 72
(1821-1868) offrent dans leurs dessins et gravures.
1. Situation du recueil
2. Un « Confiteor » (questions 1 et 4) Entre mai 1875, date à laquelle Rimbaud demande
Troisième pièce du Spleen de Paris, « Le Confiteor de à Verlaine d’adresser ses premiers poèmes en prose à
l’artiste » reprend un thème déjà traité dans les Fleurs du Germain Nouveau pour qu’il tente de les faire publier
• 26
à Bruxelles, et mai 1886, date du début de publication Dans « Fleurs », la dernière phrase du texte (« la mer
de ces proses dans La Vogue par les soins de Gustave et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des
Kahn, trois poètes auront donc veillé sur le destin jeunes et fortes roses ») connotait déjà une forme de théâ-
toujours énigmatique du dernier recueil rimbaldien, tralité « à l’antique », que l’on retrouve ailleurs dans les
les Illuminations. Ce titre, qui fait peut-être référence proses du recueil. Mais ici, reprenant le goût baudelairien
aux gravures colorées et aux painted plates chères aux pour une esthétique du « bizarre » (l. 1), le narrateur
anglais, apparaît pour la première fois en 1878 dans une s’éloigne résolument tant de ces réminiscences antiques
lettre de Verlaine à son beau-frère Charles de Sivry, qui que des espaces familiers ou rassurants du quotidien ;
restera pendant plusieurs années dépositaire du précieux par là Rimbaud construit d’un même « pas » un espace
manuscrit, avant que l’auteur des Poètes maudits ne le « introuvable » où les décors et architectures sont moins
récupère. aberrants qu’égarants.
Événement fondamental dans l’histoire de notre poésie, 4. Fragilité et fugacité des motifs et des mots
ces Illuminations, dont il dédaigna finalement la publica- (question 4)
tion, ne durent être pourtant qu’un événement comme un « Les Ponts » témoignent ainsi de l’accession précaire à
autre dans l’étrange histoire d’Arthur Rimbaud. un univers où les mots et la syntaxe servent de jalons et de
Évidemment animées par un formidable renouveau lignes de fuite (l. 3-4) à l’errance indéfiniment répétée de
d’ambition poétique, peut-être même par un sursaut Rimbaud le fugueur, le bohémien, le dromomane toujours
idéologique, elles étaient promises à la même déception inassouvi de notre poésie du XIXe siècle. Accession pré-
et à la même faillite que les entreprises précédentes du caire car ces architectures semblent bien défier les lois de
bohémien et du voyant. Aussi un malentendu persistera- la pesanteur et de l’équilibre et sont perçus comme autant
t-il indéfiniment autour d’une œuvre devenue pour nous de « chefs-d’œuvre en péril » d’instabilité et d’écroule-
le chef-d’œuvre du genre, mais éprouvée par son auteur ment, à la merci du langage, des mots et des images qui
comme son ultime et génial ratage. les construisent et les déconstruisent d’un même mou-
vement. Séparée par un tiret (l. 10), l’ultime phrase de
2. Féeries de « Fleurs » (question 2)
« Ponts », sa « chute », comme la dernière séquence de
Avec « Aube », « Phrases » ou encore « Ornières »,
nombreuses autres Illuminations (« Aube », « Parade »,
« Fleurs » appartient au nombre des proses des
« Villes I », « Matinée d’ivresse », etc.), « anéantit » ainsi
Illuminations qu’on pourrait qualifier du concept rimbal-
la « comédie » brillante mais fragile qui s’est jouée dans
dien de « féeries ». Dans ces textes brefs, fluides mais
les instantanés du langage. « Rideau ! », semble crier le
denses, c’est bien en effet d’une fête du langage qu’il
poète piéton, dramaturge et architecte à ces mots-comé-
s’agit, d’une célébration miraculeuse de ses capacités de
diens… « Je suis, avouera-t-il encore, dans l’ouverture
dévoilement plus que de représentation, d’avènement plus
cette fois du texte suivant, un éphémère et point trop
que de description. Dans ses trois phrases/paragraphes,
mécontent citoyen d’une métropole crue moderne… »
« Fleurs » se présente ainsi comme un poème de la genèse
(« Villes »).
des choses, de leur efflorescence, au sein des lexiques et
des rythmes d’un langage somptueux lui-même en état de
germination. René Char écrira ainsi, à propos de certaines ◗ Analyse d’image
Illuminations, qu’elles nous offrent « un mouvement Van Gogh, « Champ de blé
d’une dialectique ultra-rapide, mais si parfaite qu’elle aux corbeaux » ❯ p. 73
n’engendre pas un affolement mais un tourbillon ajusté et
précis qui emporte toute chose avec lui, insérant dans un 1. Situation de l’œuvre
devenir sa charge de temps pur ». Champs de blé aux corbeaux fut peint par Vincent
Van Gogh durant le dramatique et prodigieux mois de
On sera particulièrement sensible, dans « Fleurs », aux
juillet 1890 pendant lequel l’artiste, pourtant très déprimé
signes de ce mouvement tourbillonnaire d’efflorescence
par la maladie et les soucis de son frère Théo, a produit
qui, outre le rôle joué par les verbes de mouvement
pas moins de quatre autres chefs-d’œuvre : Champ
(« s’ouvrir », « semées », « entourent », « attirent »),
aux coquelicots, Racines et troncs d’arbre, Le Jardin
se marque, au cœur des images, par un anthropomor-
de Daubigny et Champ sous un ciel d’orage. Ces trois
phisme discrètement érotisé ou sexualisé : « des bouquets
dernières toiles ont d’ailleurs en commun un format très
de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose
original (environ 50x102 cm) qui propose une contrainte
d’eau ».
particulière d’étirement des plans et des perspectives en
3. Architecture et théâtralité des « Ponts » (question 3) longueur. C’est dans ce cadre que Vincent va inscrire
Avec « Métropolitain », « Promontoire », « Ornières » toutes les inquiétudes qu’expriment également les lettres
et surtout les deux « Villes », « les Ponts » appartient au de ce même mois : « Je désirerais, écrit-il ainsi à propos
sous-ensemble des Illuminations construites à partir de du fils de Théo, qu’il eût l’âme moins inquiète que la
motifs architecturaux ou urbanistiques totalement inédits, mienne qui sombre […] Je me sens raté ! Voilà pour mon
et qui trouvent dans le déploiement du verbe poétique compte ; je sens que c’est là le sort que j’accepte et qui ne
rimbaldien tropes et figures tout aussi inédits. changera plus. […] La perspective s’assombrit, je ne vois
27 •
pas l’avenir heureux du tout… » En effet, malgré l’expres- au cœur des blés mais semble s’interrompre brutalement
sion de ces toiles où, écrit-il encore, il mettra tout « ce que à l’épicentre de la composition ;
je vois de sain et de fortifiant dans la campagne », Vincent – la volée enfin et surtout des corbeaux, vaguement dis-
Van Gogh se tirera une balle dans la poitrine le 27 juillet persés dans la moitié gauche puis concentrés en effet dans
et décédera deux jours plus tard à l’aube. On l’enterrera le le quart supérieur droit sous la forme d’une diagonale
30 juillet dans le cimetière d’Auvers-sur-Oise. sinistre qui désigne, bien au-delà du cadre de l’œuvre,
une sorte de point aveugle et mortel vers lequel semble
2. Couleurs et traits (questions 1 et 2)
tendre désespérément toute l’énergie créatrice de l’artiste
Outre le format très allongé de cette toile, la puissance
malade. « À défaut d’être son dernier tableau, commente
des couleurs s’y fait vraiment impressionnante, surtout
encore en ce sens Bernard Zurcher, les Champs de blé aux
lorsqu’on a la chance de pouvoir la contempler dans la
corbeaux jettent son dernier cri de révolte peint. »
lumière parfaite du Rijksmuseum d’Amsterdam…
Dans Champ sous un ciel d’orage, peint quelques jours Texte 5
plus tôt, l’artiste avait fait le choix des simples couleurs Lautréamont, Les Chants de Maldoror ❯ p. 76
primaires (le bleu et le jaune) et de leur résultante, le vert,
pour superposer les deux plans du ciel et du champ. 1. Situation du texte
Comme le titre même l’indique, dans Champs de blé Lautréamont (1846-1870) est le pseudonyme de Isidore
aux corbeaux les choses sont un peu plus complexes. Lucien Ducasse qui mourut précocement de la phtisie.
Son unique texte Les Chants de Maldoror (1869) com-
Certes, le bleu du ciel, assombri jusqu’à se faire noir prennent six chants marqués par le triomphe absolu de
dans la lisière supérieure de la toile, et le jaune safrané l’imagination. La révolte la plus cinglante se mêle au
des blés créent une structure chromatique dominante dans satanisme le plus sombre : haine, sarcasmes, mépris du
deux plans horizontaux qui s’opposent. Mais le vert de la lecteur révèlent une vision éminemment pessimiste de
lisière du chemin de gauche et central, le rouge brun de l’homme. La lucidité cruelle de l’homme annihile toute
la terre même de ce chemin et, surtout, le noir du vol des note d’espoir même la plus intime.
corbeaux épars, contribuent à une dramatisation chroma-
tique qui n’existe pratiquement pas dans Champ sous un 2. Un autoportrait infernal et apocalyptique
ciel d’orage. (questions 1 et 2)
D’emblée, le héros se livre à un autoportrait sans
De la même façon, cette autre œuvre proposait un jeu
complaisance qui se compose de plusieurs mouvements.
de traits et de touches, marqués et courts certes, mais sans
La première phrase courte et simple contient une portée
cet empâtement incisif et torturé.
générale et présente le personnage dans son unité (cf. le
3. Perspective et motifs (questions 3 à 5) pronom personnel « je » et l’attribut « sale » qui donne
Cette violence de la toile se retrouve bien évidemment une des caractéristiques fédératrices de l’autoportrait).
dans le jeu de ses lignes, plans et perspectives. Dans son Puis, à partir de la deuxième phrase (l.1) jusqu’à la
très beau Van Gogh, paru chez Nathan en 1985, Bernard ligne 34, le narrateur montre comment son corps en putré-
Zurcher commente ainsi l’effet d’ensemble de cette œuvre faction, véritable cadavre vivant, loge tout un bestiaire
bouleversante : « Les Champs de blés aux corbeaux font répugnant et monstrueux. Ensuite de la ligne 34 (notons
complètement disparaître la perspective atmosphérique l’adverbe « cependant » qui amorce la dernière partie de
qui subsiste dans le tableau précédent. Dans une absolue l’extrait) jusqu’à la fin, le texte acquiert une dimension
frontalité, les épis de blé forment une masse compacte, universelle ; le mal qui ronge le poète dévaste, en fait,
obtenue par un enchevêtrement croisé de touches épaisses, tout le genre humain.
posées avec une véhémence contenue, un souffle « vital » Ce glissement de l’autoportrait individuel à un por-
qui les courbe de la gauche vers la droite. Le chemin de trait de l’humanité apparaît notamment par le système
terre, d’un rouge sang souligné par une large bordure verte, d’énonciation. Le héros s’adresse au lecteur à travers la
s’accroche désespérément le long de ce « grand pan de deuxième personne du pluriel (l. 13 et l. 32). À plusieurs
mur jaune » qu’il ne peut franchir. Le tableau est rigou- reprises, particulièrement, il l’implique dans sa souffrance
reusement divisé par les aplats de couleur ainsi formés, le à travers les injonctions à la deuxième personne « Prenez
seul trait d’union étant matérialisé par le vol des corbeaux garde » (l. 12) ; « Ne parlez pas » (l. 31) ; « sachez » (l. 36)
suivant une diagonale de mauvais augure… » C’est bien et « Va-t-en » (l. 48) ; ce dernier impératif exprime une
en effet un sentiment d’irrémédiable qui semble planer sur véritable brutalité à l’encontre du destinataire. Vers la fin
cette œuvre quasi ultime. Tout y paraît symbolique d’une du passage (l. 31 et sq.), on relève également une tentative
fatalité sans issue : de dialogue entre le poète et le lecteur : « Oui, oui […] je
– l’horizon bleu noir, peint comme « bouché » à l’excep- n’y faisais pas attention […] votre demande est juste. ».
tion des deux « boules » laiteuses et inquiétantes à gauche Le narrateur tente d’imaginer la question que son interlo-
et au centre ; cuteur pourrait lui poser sur le « glaive » implanté dans
– le tracé durement encadré du chemin qui ne mène ses reins. La fin (à partir de la ligne 46) s’achève, quant
absolument nulle part, qui s’ouvre comme une blessure à elle, à la manière d’un épitaphe semblable à celui qui
• 28
sera inscrit sur la tombe de Lautréamont (« Ci-gît un ado- libérer du mal. Un nihilisme sombre et pessimiste par-
lescent qui mourut poitrinaire : vous savez pourquoi. Ne court ainsi cet extrait du Chant IV. Lautréamont se livre à
priez pas pour lui. ») Il refuse ici aussi toute pitié et toute une généalogie et à une étiologie du mal qui conduit à la
compassion des autres qu’il congédie avec violence : « Va mort. Pour autant, l’élan dévastateur qui anime le poète se
t’en […] que je ne t’inspire aucune pitié ». Il souhaite combine parfois à l’humour.
certainement par ces adresses régulières au destinataire
4. Humour et humour noir (question 5)
lui rappeler, avec cruauté, sa misérable condition. Le
L’humour et l’humour noir plus particulièrement
poète se complaît même avec sadisme à faire souffrir le
se déclinent ici de différentes façons. On relève des
lecteur par l’acuité de détails réalistes et morbides qui
contrastes amusants entre un vocabulaire trivial et pro-
l’atteignent : « Prenez garde qu’il ne s’en échappe un,
saïque et un lexique savant « un énorme champignon,
et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre
aux pédoncules ombellifères »/« Elles ont regardé avec
oreille ».
attention les deux parties charnues qui forment le derrière
Cet autoportrait infernal et maléfique suggère une auto- humain, et se cramponnant à leur galbe convexe,… » (l. 4).
destruction terrible et glaçante. Par ailleurs, l’allusion aux « crapauds » chatouilleurs est
3. Une autodestruction cruelle (questions 3 et 4) humoristique et ludique (avant de prendre une dimension
À l’exception de la première phrase, le corps du poète plus morbide). On relève aussi parfois une logique amu-
apparaît décomposé, morcelé comme le suggèrent les sante et inattendue : « il y a un caméléon qui leur fait
nombreuses métonymies qui l’évoquent (« Sous mon une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : il
aisselle gauche […] sous mon aisselle droite […] Mes faut que chacun vive ». Enfin, le goût de la provocation
pieds […] L’anus […] »). Lorsque le lecteur semble pres- introduit également dans cet autoportrait singulier un
sentir le surgissement d’une intériorité qui rend au poète humour grinçant. Lautréamont s’en prend notamment de
son unité (« Cependant mon cœur bat », l. 8-9), aussitôt, façon irrévérencieuse aux poètes lyriques qui subliment
il replonge dans la décomposition morbide d’une chair en le monde de manière galvaudée « Je ne connais pas l’eau
putréfaction. Le corps, évoqué ainsi par ses parties, devient des fleuves ni la rosée des nuages ».
demeure d’un bestiaire monstrueux et répugnant. Le poète Cet autoportrait apocalyptique qui développe une
choisit des animaux emblématiques : les « crapauds » véritable métaphysique du mal n’est pas sans résonance
qui évoquent la laideur et le prosaïsme correspondent à la avec « L’Alchimie de la Douleur » de Baudelaire dans
tonalité démystificatrice de l’autoportrait. La « vipère » les Fleurs du Mal ou « Mauvais Sang » de Rimbaud dans
rappelle le serpent de la Genèse et constitue un animal Une Saison en Enfer.
maléfique parmi tous ; « crapauds » et « caméléon » sont
Vers l’oral du bac
évoqués comme des vampires qui « sucent la graisse
L’image de l’humanité que reflète cet extrait du
délicate qui couvre […] ses côtes » (l.17) : le « crabe »
Chant IV de Lautréamont est extrêmement sombre et pes-
fait souffrir le poète par ses « pinces » tout comme les
simiste ; ce texte rappelle le pessimisme de Schopenhauer.
« méduses » réputées pour la douleur que leur contact
Le poète relève le mal irrévocable et universel qui habite
avec le corps humain entraîne. Les « petits hérissons »
l’humanité ; il souligne sa cruauté et la solitude de l’in-
qui pourraient paraître a priori inoffensifs se colorent
dividu rongé par le mal et en proie à la dévastation des
eux aussi, malgré tout, d’une dimension inquiétante ;
autres.
ils forment de monstrueux avortons (« qui ne croissent
plus », l. 22). Même si le corps du poète est évoqué de
façon réaliste et médicale, cet étrange bestiaire donne une Texte 6
touche fantastique à l’autoportrait physique. La méta- Baudelaire, « L’Invitation au voyage » ❯ p. 78
morphose de l’organisme en excroissances difformes et
1. Situation du texte
monstrueuses va aussi dans ce sens ; la déshumanisation
Ce poème, écrit par Baudelaire en 1855, appartient au
du héros est ici complète. Le corps devient l’espace de
cycle dit des « amours de Marie Daubrun ». Il est à ce
l’altérité absolue comme le révèlent notamment quelques
sous-ensemble lyrique des Fleurs du mal ce que « Le
négations (« qui ne dérive pas encore de la plante, et qui
Balcon » était au cycle de Jeanne Duval ou « Harmonie
n’est plus de la chair », l. 7) ; cette vision horrible de la
du soir » à celui d’Apollonie Sabatier : une synthèse et
chair morte rappelle Frankenstein de Mary Shelley. Son
une sublimation avec ici, comme dans ces deux autres
impossible représentation reflète la souffrance solitaire
cas, une innovation formelle exceptionnelle, à la hauteur
et abyssale du poète qui évoque, non sans un certain
des émotions et des désirs exprimés.
masochisme, peut-être les ravages de l’automutilation
« martyr volontaire » (l. 48) ; la violence est ici, en effet, 2. Une forme originale au service de la musique
essentiellement tournée contre soi. Plus généralement, (questions 1 et 2)
le mal dont souffre le poète vient de « l’homme » ; il Les choix formels sont inédits sous la plume de
est intrinsèque à la nature humaine. L’énumération « Les Baudelaire, à commencer par celui des mètres impairs
athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins » (pentasyllabes et heptasyllabes), dont Verlaine fera plus
souligne qu’aucune entreprise humaine ne permet de se tard l’usage que l’on sait. Leur utilisation est sans doute
29 •
ici justifiée par la volonté du poète de donner à son texte – espace intérieur à la façon des maîtres de la peinture
l’allure et le tempo d’une ballade, d’une romance ou hollandaise (Vermeer, Ruysdaël) des XVIIe et XVIIIe siècles :
mieux encore d’une berceuse, si l’on veut bien considérer « meubles luisants/polis par les ans » (v. 15-16) ; « riches
la valeur du sommeil de la dernière strophe. plafonds » et « miroirs profonds » (v. 21-22).
Les strophes elles-mêmes, qui sont des douzains, sont On notera que le point d’intersection entre les deux
remarquables par leur schéma de rimes très élaboré, pôles géographiques de l’imaginaire baudelairien,
où se succèdent deux rimes suivies (ad), quatre rimes paysage exotique et décor flamand, se fait ici par la pré-
embrassées (bccb) puis de nouveau deux suivies (dd) et sence des « vaisseaux » (v. 30) à l’ancre, venus « du bout
quatre embrassées (effe). Cet enchaînement revient en fait du monde » (v. 34) et qui installent, dans la grisaille du
à structurer le douzain en un contrepoint subtil de deux Nord, la « chaude lumière » et l’« or » des tropiques.
distiques et de deux quatrains. 5. Voyage ou « invitation » ? (question 5)
Le triple refrain contribue, lui, à l’enchaînement musical Le titre même du poème souligne bien cette nouvelle
des douzains entre eux. Son effet mélodique, itératif et ambiguïté inscrite dans l’espace rêvé du voyage, comme
comme psalmodié, est accompagné au fil des strophes de dans la silhouette de la compagne invoquée. Plus que
nombreux autres effets sonores et rythmiques. On relèvera d’un voyage à entreprendre, il s’agit bien ici d’un voyage
ainsi, dans la première strophe, la cadence donnée par la à rêver ; plus que d’un « ailleurs » à atteindre, il s’agit
consonance en m (v. 1, 4, 5, 7), dont le discret « murmure » d’une « invitation » rêveuse à prolonger indéfiniment
est peut-être précisément celui de la « douce langue le désir ou la promesse d’une quête, dont le plaisir tient
natale » (maternelle ?), dont il sera question au vers 26 ; précisément dans la dilatation du moment antérieur à tout
on y appréciera encore le non moins discret brouillage premier pas, à tout départ effectif.
phonétique (« soleils », « mouillés », « ciels », « brillant »,
Texte heureux, dans la grisaille douloureuse du recueil,
« brouillés ») qui colore toute la strophe et renforce l’im-
« L’Invitation au voyage » semble ainsi accomplir de
précision sémantique. Dans le deuxième douzain, on sera
manière positive le vœu insolite qui figurait dans l’un des
sensible cette fois à la répétition de la voyelle nasale an/en
projets de la préface des Fleurs du mal (« ne rien savoir,
(« luisants », « ans », « chambre », « mêlant », « senteurs »,
dormir et encore dormir… ») et que répétait l’une des
« ambre », « splendeur, « langue », « orientale »), qui donne
pièces condamnées de 1857 intitulée « Le Léthé » : « Je
à la strophe sa musique et son « odeur » ; effet renforcé de
veux dormir ! dormir plutôt que vivre/Dans un sommeil
surcroît par un habile jeu de rimes intérieures, puisque la
aussi doux que la mort ». Le poème préserve ici jusqu’au
rime suivie en eur des vers 18-19 est doublée par la rime à
bout sa fragile béatitude, en niant précisément l’objet
distance de « senteurs » (v. 20) avec « splendeurs » (v. 23).
qu’il s’était assigné : le voyage.
3. Une compagne de voyage (question 3) C’est parce que celui-ci n’aura jamais lieu, parce que
Inspiré par la jeune Marie Daubrun, le poème met en le poème « s’endort » (v. 39-40) dans la musique de la
scène une compagne de voyage dont la « douceur » (v. 2) berceuse qu’il devient au fil des strophes, qu’une féli-
contraste apparemment avec le caractère des autres par- cité s’installe et s’étire jusque dans l’ultime distique,
tenaires féminines du poète dans Les Fleurs du mal. Non qui semble accomplir parfaitement cette stratégie du
seulement sa féminité paisible se fond dans les profils sommeil réparateur ou salvateur.
innocents de « l’enfant » et de la « sœur » (v. 1), mais elle
À cet égard, le « Là » indéterminé des refrains, s’il
laisse même entrevoir – ce qui est fort rare dans le recueil
désigne encore dans ses deux premières occurrences un
– la promesse d’un amour partagé et serein : « D’aller
lieu géographique imprécis mais désignable et désirable,
là-bas, vivre ensemble ! » (v. 3).
renvoie de manière autoréférentielle, lors de sa dernière
Toutefois, cette sérénité initiale, dans un mouvement énonciation, au lieu même du poème, de l’espace mesuré
proche de celui du « Balcon », est comme creusée et et protecteur du chant poétique : « Là tout n’est qu’ordre
minée par les méfiances ou angoisses habituelles du et beauté/Luxe, calme et volupté ».
poète-narrateur à l’endroit d’une compagne dont la
dualité trouble s’exprime dans les oxymores des vers 5-6
(« Aimer et mourir/Au pays qui te ressemble ») et 9-11 Texte 7
(« les charmes/si mystérieux/de tes traîtres yeux »). Verlaine, Jadis et Naguère,
« Art poétique » ❯ p. 78-79
4. Paysages « nouveaux » et décors symboliques
(question 4) 1. Des critiques et des refus (question 2)
Si l’on retrouve, ici ou là dans « L’Invitation », On relèvera au fil du poème :
quelques signes ou motifs du paysage exotique cher à – le refus de l’évidence ou de la rigueur lexicale : « Il faut
Baudelaire (« senteurs de l’ombre », v. 20, « splendeur aussi que tu n’ailles point/Choisir tes mots sans quelque
orientale », v. 23), c’est le paysage flamand et hollandais méprise » (v. 5-6) ;
qui domine l’espace du poème : – celui de la poésie satirique, de ses effets triviaux ou gro-
– espace extérieur : « soleils mouillés » (v. 7), « ciel tesques : « Fuis du plus loin la pointe assassine/L’esprit
brouillé » (v. 8), « canaux » (v. 29) ; cruel et le rire impur […] » (v. 17-18) ;
• 30
– la condamnation de la rhétorique ampoulée : « Prends meilleurs poèmes comme ici, à créer une poésie où les
l’éloquence et tords-lui son cou ! » (v. 21) ; sons ne sont plus que des « bulles » et les phrases que des
– le refus de la consécration éditoriale et de la sclérose de « souffles ». « Seul Verlaine, écrira plus tard Huysmans,
l’objet littéraire : « Et tout le reste est littérature » (v. 36) ; a pu laisser deviner certains au-delà troublants de l’âme,
– la dénonciation du joug et des impostures de la rime : « des chuchotements si bas de pensées, des aveux si mur-
[…] rendre un peu la Rime assagie […] qui dira les torts murés, si interrompus, que l’oreille qui les percevait
de la Rime ? » (v. 23, 25). demeurait hésitante ».
On remarquera sur ce point une opposition radicale
entre Verlaine et les membres du Parnasse contemporain Texte 8
qu’il fréquenta et qui prônaient au même moment (tel Apollinaire, Alcools, « Annie » ❯ p. 82
Banville dans son Petit Traité de versification française)
un retour à la rigueur du rythme et à « l’orthodoxie » de la 1. Situation du texte
rime néo-classique. En fait ici, Verlaine montre qu’il sait, « Annie » est le huitième poème d’Alcools, placé entre
comme un autre, jumeler les rimes riches, convenables « Crépuscule » et « La Maison des morts ». Malgré le
et convenues (« toujours »/« amours », « envolée »/« en ton différent de ce poème par rapport aux deux autres,
allée », v. 29-32) tout en ne se privant pas des accointances le thème abordé n’est pas si lointain puisqu’il s’agit ici
lexicales les plus approximatives ou les plus insolites : de regretter un amour mort, celui pour la jeune Anglaise
« assassine/cuisine » (v. 17-20), « son cou/jusqu’ou ? » Annie. On retrouve un motif présent par exemple dans
(v. 21-24), « matin/thym » (v. 34-35), et même l’ironique « La Chanson du Mal Aimé » et « Les sept épées », celui
« Rime »/« lime » (v. 25-28). de la femme castratrice.

2. Des préférences et des conseils (questions 2 et 3) 2. Un conte amoureux (questions 1 et 5)


En contrepoint de ces refus et interdits, Verlaine pro- La femme aimée est associée à une fleur, la rose, selon
digue des conseils et énonce des préférences formelles et un motif poétique venant de la littérature médiévale :
esthétiques originales : on pense à la première partie du Roman de la Rose de
Guillaume de Lorris (1237) dans laquelle le poète mal-
– le choix du mètre impair d’abord, « sans rien en lui qui
heureux essaye de pénétrer dans le jardin de sa belle. Les
pèse ou qui pose » (v. 4), pratiqué ici sur le mode du vers deux premières strophes insistent, par des répétitions, à
de neuf syllabes ; la fois sur le « jardin » (v. 3 et 7) et la « rose » (v. 3 et 5,
– le culte de l’hésitation et de l’imprécision (strophes 2 à la rime). L’association entre la maison, située dans le
et 3). Nul plus que Verlaine n’a aimé et recherché l’épar- jardin, et la fleur (« une villa/Qui est une grande rose »,
pillement et la dissipation du moi dans la discrète opacité v. 4-5) permet de sous-entendre celle de la femme, elle
des éléments de l’espace et du temps : pluies, brumes, aussi située dans le jardin (« Une femme se promène
crépuscules, souvenirs, regrets ; souvent/Dans le jardin ») et de la rose. On pense évidem-
– la préférence, à l’inverse de Rimbaud, amateur de ment aussi à Ronsard célébrant la beauté éphémère de ses
couleurs franches et primaires, pour la nuance contre la dames à travers celle de la rose. Le poète est quant à lui
couleur, pour l’ombre sur le trait, la silhouette sur le por- associé au tilleul (« quand je passe sur la route bordée de
trait ; toutes priorités qu’illustrait déjà merveilleusement tilleuls », v. 8) arbre symbolisant l’amitié ou l’amour, et
son poème intitulé « Mandoline ». surtout la fidélité. Il se présente donc comme celui qui
3. Mélodie et musique (questions 4 et 5) cherchera à pénétrer dans le jardin, c’est-à-dire à accéder
Le plus remarquable dans ce poème est bien sûr le primat à sa dame. Le titre, dédiant le poème à une femme en
absolu donné à « la musique encore et toujours ». Même particulier, permet par ailleurs au lecteur de s’attendre à
pendant « l’infernale saison » existentielle, au lendemain une charmante histoire d’amour.
de laquelle il écrit cet « Art poétique », Verlaine, loin de D’autres éléments nous engagent également à suivre la
partager le goût de son cadet pour les folles aliénations, voie d’un conte amoureux : le présent, utilisé dans la
les arrachements spectaculaires et les défis hallucinés, a description (« Il contient », v. 4, « qui est », v. 5, « Ses
continué d’évoluer vers une poésie qui soit pure mélodie, rosiers et ses vêtements n’ont », v. 11, « il en manque »,
pur accent, pur tempo intérieurs. Comme dans le domaine v. 12) et dans le récit (« Une femme se promène », v. 6,
visuel, sa sensibilité auditive est d’ailleurs tout en déli- « Quand je passe », v. 8, « Nous nous regardons », v. 9)
catesses et en « nuances ». À l’« opéra » rimbaldien de permet d’unifier le texte dans une certaine atemporalité,
la Saison en enfer, il préfère les berceuses, les sonates et indiquée d’emblée par le présentatif « il y a » (v. 2) placé
les « romances ». La musique, pour lui, n’est ni tapage, à la rime. L’adverbe « souvent » (v. 6) et le dernier mot
ni « tohu-bohu », elle est « adagio » tendre, nostalgique du poème « rite » renforcent cette impression d’habitudes
et langoureux. immuables.
On notera enfin la quête permanente de la transparence La structure du poème renvoie à un récit : la première
et de la légèreté (strophes 8 et 9). Cherchant à dissiper strophe plante le décor qui paraît merveilleux (avec son
sans cesse l’épaisseur du langage, à alléger le poids des « grand jardin » et sa grande villa-rose), dans la deuxième,
syllabes, des mots et des vers, Verlaine arrive, dans ses le « nous » opère un rapprochement, une rencontre furtive
31 •
entre le « je » et la « femme » se concluant par un échange une pause à la rime après « il y a » ou au contraire marquer
de regards (« Nous nous regardons », v. 9) et la troisième l’enjambement ? Sur quel ton lire le décisif « Nous nous
semble prolonger cet échange avec l’utilisation de la pre- regardons » ? Comme un vers teinté de nostalgie, avec
mière personne du pluriel et la désignation respectueuse, des points de suspension, ou teinté d’espoir avec un point
« dame », de celle qui auparavant n’était que « femme » d’exclamation ? À la surprise de voir des lieux inhabi-
(« La dame et moi suivons presque le même rite », v. 13). tuels dans un poème s’ajoute celle du mètre utilisé : on
ne trouve jamais le même mètre sur deux vers successifs.
3. Une déception amoureuse (questions 1, 2)
Très vite cependant, des détails dissonants apparais- On peut établir la longueur des vers de la manière
sent, laissant planer le doute sur une issue heureuse de suivante (si l’on prononce les « e » de fin de mot suivis
l’histoire : la femme, par exemple, est isolée (« toute de consonne) : premier vers, sept pieds ; deuxième, onze
seule », v. 7) et le décor se montre finalement pauvre, le pieds ; troisième, huit pieds ; quatrième, neuf pieds ; cin-
seul adjectif qualificatif présent étant « grand » (« grand quième, sept pieds ; sixième, dix pieds ; septième, sept
jardin » et « grande rose »). La dernière strophe est à cet pieds ; huitième, quatorze pieds ; neuvième, cinq pieds ;
égard révélatrice : la négation (v. 11), le « manque » (v.12) dixième, neuf pieds ; onzième, treize pieds ; douzième,
et pour finir l’adverbe « presque » (v.13) sonnent le glas neuf pieds ; treizième, douze pieds.
de cette histoire. La dame et le poète sont en effet séparés Neuf vers sur treize sont impairs, et le système de rimes
par cet adverbe marquant la divergence de leurs chemins. ne se montre pas plus régulier : la première est plate, puis
La dernière strophe nous invite à revoir l’image de la on a des rimes croisées et enfin embrassées, avec parfois
dédicataire du poème. Qualifiée de « mennonite », elle une vague assonance (« souvent »/ « regardons ») en guise
renvoie une image d’austérité (le mennonitisme est un de rime. La variété du vocabulaire utilisé, oscillant entre
mouvement anabaptiste implanté aux États-Unis dont des termes extrêmement banals, voire pauvres (l’adjectif
les membres ne vivent que d’agriculture, en bannissant « grand » répété, de même que « rose ») et des termes
tout ce qui est frivole et en restant fidèles aux moeurs et beaucoup plus recherchés comme « mennonite » renforce
aux costumes du XVIe siècle, d’où leur usage de crochets cette diversité.
au lieu de boutons) renforcée par le vers qui suit : « Ses Apollinaire montre, dans ce poème, sa facilité à s’ap-
rosiers et ses vêtements n’ont pas de boutons ». Le jeu proprier des thèmes et formes traditionnels pour les traiter
sur le double sens des « boutons » (ceux des vêtements sur un ton particulier, à la fois léger et grave : le lecteur
et ceux des roses) transforme l’absence d’ornementation est finalement touché par cette histoire inaboutie, s’ache-
en rigueur castratrice : la femme refuse la floraison, l’épa- vant « presque » sur une union. Le vers 13 est alors à lire
nouissement de la nature et, par extension, la réalisation en pensant à la création poétique : le poète suit « presque
de l’histoire d’amour. Il semble qu’Apollinaire reporte le même rite » que ses prédécesseurs, inscrivant sa diffé-
l’échec de sa relation avec Annie Playden sur la jeune rence subtile dans l’adverbe.
femme qui était d’un protestantisme sévère.
4. Le renouvellement de la tradition poétique Texte 9
(questions 3 à 5) Apollinaire, Alcools, « Zone » ❯ p. 84
Apollinaire reprend dans ce court poème, la complainte
de l’amoureux déçu déjà déployée dans « La Chanson du 1. Situation du texte
mal-aimé », mais avec un traitement particulier puisque le Le poème ouvre le recueil Alcools, ce qui ne corres-
ton se veut ici fantaisiste. Ainsi, le premier vers énonce pond pas à l’ordre chronologique de rédaction, mais bien
une bizarrerie géographique, puisqu’il n’y a pas de à un choix d’Apollinaire. En effet, cette place liminaire
« côte » au Texas. De la même manière, les villes citées, nous invite à porter notre attention sur la forme nouvelle
qui se trouvent aux États-Unis, ne sont pas texanes. Il faut du poème (le vers libre, mais surtout l’absence de ponc-
en conclure que ces lieux ne sont pas là pour planter un tuation) et sur son titre : faire entrer le lecteur dans le
décor réaliste mais plutôt pour leurs sonorités, et peut- recueil, c’est le faire entrer, par ce texte, dans une nou-
être aussi pour leur incongruité. « Texas », placé à la rime velle « zone » de la poésie, un espace transitionnel entre
avec « il y a » se prononce probablement à la française, tradition et modernité, dans lequel s’inscrit le reste du
tout comme « Galveston » dans lequel on peut alors lire le texte.
« veston » de la dernière strophe. Le ton est ainsi délibéré- 2. Un manifeste de la modernité… (questions 2 et 5)
ment ironique, le jeu de mots sur les « boutons » venant Ce qui frappe d’emblée le lecteur est la forme du
parachever le refus de basculer dans le pathétique d’une poème : le vers semble s’étirer sur la page, alors que
histoire manquée. les strophes se réduisent à un seul vers (peut-on même
La fantaisie se retrouve dans la composition formelle parler de « strophe » ?), les rimes sont approximatives
du poème, composé en vers libres et dénué de ponctua- (« Christianisme » / « Pie X », v.7-8) et, surtout, la
tion comme le reste du recueil. Le poète laisse au lecteur ponctuation disparaît. Le travail du sens se fait donc
le soin de choisir le ton sur lequel il veut lire le poème : conjointement avec le lecteur : comment, par exemple,
doit-on appuyer sur la fantaisie en marquant par exemple lire le vers 12 ? Le locuteur change selon le ton que l’on
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veut donner : est-ce le « je », qui semble décider « voilà créer un lien entre présent et passé : en se renouvelant à
la poésie » ? Est-ce le « tu » du vers précédent, qui lisait chaque nouvelle génération de croyants, elle propose à la
justement les journaux ? Ou sont-ce, personnifiées, les fois la stabilité de l’ancien et la force de la nouveauté. Le
« affiches qui chantent tout haut : voilà la poésie » ? « vous » adressé au Pape permet de le faire entrer dans
Cependant, le contenu répond à cette volonté d’afficher le dialogue tissé entre le « je » et le « tu ». Ce « tu » des
une forme moderne : le poète semble bannir la tradition vers 1 et 3 désigne le lecteur, ou en tous cas un lecteur,
dès le premier vers « À la fin tu es las de ce monde celui qui rejette l’ancien, mais aussi celui qui n’ose pas
ancien », repris par le vers 3 « Tu en as assez de vivre « entrer dans une église » et celui qui lit « les prospectus
dans l’antiquité grecque et romaine ». les catalogues les affiches ». Bref, le lecteur moderne, qui
cherche du nouveau dans la poésie.
Le parallélisme de ces deux vers nous oblige à com-
parer la première expression « tu es las » et la deuxième À partir du vers 15, le « je » qui n’était présent qu’im-
« tu en as assez » : l’opposition des niveaux de langue plicitement (dans les apostrophes, par exemple) s’impose
semble montrer l’évolution vers laquelle tend la poésie dans le poème : « J’ai vu ce matin… » (suit la descrip-
d’Apollinaire qui n’hésitera pas à combiner un vocabu- tion de ce qu’il voit) puis « J’aime la grâce de cette rue
laire suranné et un autre résolument familier. Le rejet des industrielle » au vers 23, le « je » faisant alors l’apologie
modèles classiques et antiques s’accompagne d’une des- du monde urbain et moderne. On peut alors se demander
cription du monde contemporain : la Tour Eiffel (1889), si le « tu » du début n’était pas un double du locuteur,
les « hangars de Port-Aviation » côtoient le « Pape Pie ce dernier s’adressant à lui-même et affinant petit à petit
X ». Mais il s’agit aussi de faire entrer le monde quotidien sa position, partant d’un refus de l’ancien et construisant
dans le poème, celui de la rue et des « belles sténo-dacty- image après image son amour du nouveau.
lographes », des « livraisons à 25 centimes ». La forme du premier vers nous invite à le lire de deux
On retrouve ainsi le champ lexical de l’ancienneté, en manières possibles : comme un alexandrin parfaitement
opposition avec celui de la nouveauté : « ancien » (v. 1) équilibré, avec césure à l’hémistiche, si l’on fait une
repris par « anciennes » (v. 4), « antiquité » (v. 3) repris par diérèse sur la syllabe « -cien », ce qui accentuerait la lon-
« antique » (v. 7), et « fin » (v. 1), s’opposent à « neuve » gueur pesante du mot, et rapprocherait la sonorité finale
(v. 5 et 16), « moderne » (v. 8) et surtout « matin » (répété de celle du mot « fin » en début de vers. Cette lecture est
aux v. 10, 12, 15, 18 et 19). L’auteur semble ainsi marteler bien sûr remise en cause par le vers 2 qui comporte 15
la nécessité de passer à un autre temps, d’entrer dans une ou 16 syllabes (selon que l’on prononce ou non le « – e »
nouvelle ère de la poésie. de « bêle ») et fait donc basculer le poème dans le vers
Après le rejet de l’ancien énoncé dans le vers 1, le libre. Le vers semble ainsi suivre le déroulement de la
deuxième vers se présente comme un manifeste de ce phrase, quitte à s’étirer sur 20 syllabes (v. 11) avec une
que peut être une image neuve, celle de la Tour Eiffel énumération que le poète ne veut pas couper sur plusieurs
comme un guide, une « bergère » gardant le « troupeau vers réguliers. Mais des vers très réguliers apparaissent
des ponts ». Par-delà cette double métaphore originale, également, comme les vers 19 et 20 : il s’agit de deux
c’est toute une image de la ville qui nous est présentée : alexandrins, en rimes suivies. Là également, Apollinaire
les ponts, anciens, sont sous la surveillance de l’édifice le ne cherche pas à oublier complètement les formes
plus contesté de la capitale, qui semble s’imposer par sa anciennes de la poésie, mais à se les approprier pour
grandeur et par son rôle (on rapprochera les sonorités de imposer son propre rythme au vers.
« bergère » à « bêle »). C’est aussi une alliance de la ville La place de la poésie semble donc se trouver dans l’ob-
et de la campagne qui se fait par cette image pastorale servation du monde, reflétant la richesse et la diversité de
(« bergère », « troupeau », « bêle ») et urbaine (« Tour », ce dernier. Ainsi, tout semble pouvoir être sujet poétique :
« ponts »). Enfin, c’est l’alliance de la féminité et de la « les prospectus les catalogues les affiches » deviennent
masculinité (forme phallique de la « Tour Eiffel »). Il lecture poétique (« voilà pour la poésie »). L’énumération
semble bien que le poète, dans ce vers, veuille s’éloigner sans virgules permet de juxtaposer les supports à la
d’une poésie « moutonnière » qui consisterait à suivre des manière d’un collage, d’une œuvre cubiste mettant à plat
modèles sans les remettre en question, sans raviver leur la réalité.
éclat par de nouvelles voies.
3. … qui s’approprie la tradition (questions 1, 3, 4, 5 ◗ Histoire des arts
et 6) Visions intérieures ❯ p. 86-87
En effet, Apollinaire ne dénigre pas l’héritage poétique
reçu. Le « Christianisme » et son représentant officiel, le 1. Animaux symboliques (question 1)
Pape, sont ainsi convoqués comme garants de la moder- Dans sa gravure, Goya fait référence à deux animaux
nité aux vers 7 et 8. Le poète met en avant le rôle unique de considérés comme ingrats et néfastes afin de souligner le
la religion : « seule » à être « toute neuve » et « simple », caractère ignoble du roi Ferdinand VII.
tout comme le christianisme, « seul en Europe » à être Les pieds et mains aux ongles crochus rappellent
moderne. Cette valorisation de la religion permet de les pattes d’un rat alors que les ailes font allusion à une
33 •
chauve-souris. Dans la culture occidentale, les rats sont 3. Comment représenter le monde intérieur (question 3)
depuis toujours associés à la saleté, à la propagation des Les trois artistes ont utilisé différents moyens pour
maladies, à l’abjection. La chauve-souris quant à elle, vit montrer qu’il s’agit de visions relatives à leur vie mentale,
dans l’obscurité et suce le sang des autres animaux. Grâce à leur imagination, à leurs rêves plutôt qu’à la réalité.
à la symbolique facilement reconnaissable des animaux, on Goya a représenté un être qui n’existe pas, un hybride
comprend vite le sentiment négatif et critique de l’artiste à entre homme, rat et chauve-souris.
l’égard du roi : c’est un être abject, épuisant les forces de son
Gauguin a utilisé des couleurs non réalistes, notamment
peuple, obscurantiste. De plus, sa tête cadavérique et son
le rouge vermillon de l’arrière plan. Il a aussi découpé
corps bossu recroquevillé renforcent cette interprétation.
la scène en deux : les Bretonnes reconnaissables à leur
Dans les arts visuels, comme dans la littérature, la res- bigoudènes d’un côté, et la lutte de Jacob avec l’ange
semblance à un animal révèle souvent le caractère d’une de l’autre ; le monde réel d’un côté, la vision intérieure
personne (cf. les Fables d’Ésope). Ainsi, les graveurs pro- de l’autre. Car, la présence de l’ange, comme celle du
testants utilisent les animaux pour critiquer les catholiques. monstre de Goya, indique que la scène est imaginaire.
En 1698, Charles le Brun produit toute une série de dessins Enfin, l’espace improbable bascule vers le spectateur.
montrant les liens entre la personnalité et la ressemblance
Max Ernst représente un espace peu cohérent, malgré
à un animal dans sa Méthode pour apprendre à dessiner les
le fait qu’il ait respecté la perspective (voir le corrigé de
passions. Encore aujourd’hui, les animaux se mélangent
« Rythmes visuels », chapitre 1). Quadrillé par des écha-
aux hommes, comme dans la série de bandes dessinées Les
faudages, cette « halle » est habitée par une compagnie
Aventures de Lapinot (1997-2003) de Lewis Trondheim,
incongrue : des nus féminins de style plutôt classique
qui met en scène un personnage à tête de lapin un peu
que Max Ernst découpait dans les recueils de poésie du
crédule, aux pérégrinations incroyables.
XIXe siècle, des musiciens, des hommes en uniforme, un
2. Titres aux significations multiples (question 2) âne… La femme qui semble examiner le jeune homme a
Si on prononce à haute voix le titre La Femme 100 un troisième œil à la place du ventre.
têtes, on se rend compte que, selon l’endroit où l’on Les trois œuvres contiennent donc des incohérences
met l’accent/fait la césure, plusieurs interprétations sont spatiales ou narratives, des juxtapositions incongrues,
possibles. des libertés du point de vue de la couleur et de l’espace.
Tout d’abord et tout simplement, « la femme cent Quoiqu’elles représentent des visions intérieures, on ne
têtes », c’est-à-dire « la femme qui a cent têtes ». Il est saurait les qualifier de fausses, car elles expriment un
vrai que dans certaines planches du roman-collage, la regard sur le monde, mettent en évidences des attitudes,
femme semble se multiplier. des émotions, des jugements, des ressentis qui existent
Ensuite, on pourrait lire « la femme sans tête », interpré- vraiment. Que l’artiste fasse appel à une situation his-
tation à l’opposé de la première. Dans certaines images, torique (Goya), à une scène vue (Gauguin) ou à une
en effet, la femme apparaît tronquée, sans tête. Dans la rêverie ou un fantasme (Max Ernst), ces œuvres renvoient
planche reproduite ici, on voit à gauche, accrochée à une dans tous les cas le spectateur à une introspection et une
poutre, un drapé fantomatique qui pourrait faire allusion analyse du monde, au-delà des apparences.
à cette lecture du titre.
ARTS ET ACTIVITÉS Les deux activités mèneront à un
En troisième lieu, on lit « la femme sang tête », approfondissement des thèmes suggérés ci-dessus.
référence au pouvoir vampirique de la femme. Les sur- Pour Gauguin, la couleur joue un rôle essentiel, elle est
réalistes, dont Max Ernst fait partie, sont fascinés par symbolique et mystique, pas réaliste. Vous pouvez vous
les attraits érotiques féminins qu’ils considèrent comme référer aux notices des œuvres commentées du musée
un mystère qui obsède et épuise les hommes. La femme d’Orsay (http://www.musee-orsay.fr/fr/collections/
nue se balançant sur les poutres ferait-elle allusion au jeu œuvres-commentees : par exemple, Paysannes bretonnes
érotique enivrant, mais dangereux ? de 1894, Arearea [Joyeusetés] peinte à Tahiti en 1892,
Enfin, on pourrait comprendre « la femme 100 têtes » Portrait de l’artiste en Christ jaune de 1890).
comme « la femme s’entête », une référence, peut-être, Les collages d’Une semaine de bonté de Max Ernst
à la persistance du personnage tout au long du roman- rappellent La Femme 100 têtes. À part les informations
collage, dans des situations très improbables, comme ici. objectives que l’on peut apporter sur le contexte, la
Ces différentes lectures suggèrent la multiplicité des genèse de l’œuvre et la motivation de l’artiste, chaque
significations, la subtilité des nuances de la langue et des élève pourrait laisser aller son imagination.
images. Ainsi est-il possible de commenter les collages,
comme nous l’avons fait plus haut, mais l’interprétation, ◗ Analyse litteraire
en fonction du parcours et des désirs de chacun, peut
Le poème en prose ❯ p. 88-89
varier. Le propre des surréalistes est justement de ne pas
imposer de lecture unique et d’admettre la validité des Analyser rythme et musicalité
lectures personnelles ainsi que la co-existence de plu- 1 1. Plusieurs mots peuvent poser des difficultés de
sieurs interprétations, même contradictoires. compréhension aux élèves :
• 34
– « bambochade » qui vient de l’italien (bambociata) des éléments du paysage à la femme aimée. Le poète suit
désigne un petit tableau de mœurs pittoresques dans le les méandres de l’imagination pure qui efface le réel.
genre de ceux que peignit Van Laer ; Le deuxième paragraphe amorce une nouvelle rupture
– « stoël » évoque un balcon de pierre ; marquée très nettement par la locution adverbiale « Tout à
– « bourguemestre » désigne le premier magistrat des coup » qui annonce le retour au réel (« Je reçus un violent
villes en Suisse, en Allemagne, En Belgique, aux Pays- coup de poing dans le dos »). La fin semble à nouveau
Bas… et plus communément le maire d’une ville ; onirique (cf. l’indéfini « une voix rauque et charmante »)
– « Rommelpot » désigne un instrument de musique ; qui indétermine l’origine de cette voix qui est peut-être le
– « estaminet » évoque un petit café où l’on consomme. fruit de la rêverie poétique.
Par ailleurs, quelques noms propres à décrypter appa- 2. Le titre introduit une tension entre le palpable « la
raissent au premier paragraphe : Soupe » et l’impalpable « les Nuages ».
– Harlem est un quartier de New York habité par la com- 3. Le mouvement du texte (voir la question 1) reflète
munauté noire ; tout d’abord cette tension ; ensuite, on relève la présence
– Jean Brueghel est le fils de Pieter Brueghel et fut lui- d’une dualité entre réel et imaginaire : « merveilleuses
même peintre (1568-1625) et auteur de tableaux de fleurs constructions de l’impalpable »/ « petite folle monstrueuse
et de paysages ; aux yeux verts »/« marchand de nuages ». Enfin,
– David Téniers est aussi un peintre flamand qui excella l’ambivalence de la femme rappelle aussi une tension
dans la peinture de scènes populaires flamandes ; présente dans le titre ; plusieurs antithèses jalonnent le
– Rembrandt est un peintre hollandais du XVIe siècle. poème ; « belle bien-aimée »/ « petite folle monstrueuse
2. Chaque phrase est constituée de plusieurs groupes aux yeux verts »/ « une voix rauque et charmante ».
nominaux enrichis d’une proposition subordonnée 4. Le poète apparaît ici comme un rêveur et « un voyant »
relative. Cette construction syntaxique mime la technique qui transcende les apparences pour fabriquer un monde
du peintre qui esquisse souvent sa toile par touches nouveau.
successives. Elle donne une fraîcheur inédite au tableau
Analyser l’écriture poétique
poétique qui surgit ainsi devant le lecteur.
3. Le rythme est créé par des répétitions et plus 4 Plusieurs éléments font de ce texte un poème : une
particulièrement des anaphores (notons que chaque musicalité par le rythme ternaire (ô délicatesse funeste,
paragraphe commence par la conjonction de coordination ô déplorable sacrifice sans exemple, ô moi imbécile de
« et » et que le même type de subordonnée apparaît de n’avoir pas compris à temps » par exemple), l’allitération
façon récurrente). Ce système de répétitions crée une en [r] « Sous le gaz criard et parmi le fracas infernal des
véritable musicalité. voitures… » qui suggère le cadre passé peu propice à la
rencontre. On relève aussi un langage poétique qui offre
2 1. Le poème d’Arthur Rimbaud est formé de la
un portrait inédit de l’être cher (notons la construction
reprise anaphorique du même présentatif « Il y a » qui étonnante « Tes yeux me luisent vaguement comme
crée un véritable effet de rythme. jadis ») ; enfin, ce poème fait surgir une sublimation de
2. Chaque image s’attache à un détail précis du paysage l’« ami » dont l’apparence prend ainsi une dimension
(notons la récurrence du singulier et les expansions esthétique. Le poète tente d’esquisser un dialogue
nominales qui déterminent chaque groupe nominal). fictif (cf. aussi jeux d’échos entre le « je » et le « tu »)
Rimbaud produit ainsi une vision singulière qui n’est pas pour retrouver par l’écriture le souvenir évanescent de
sans pittoresque. Apparemment aucun lien ne fédère une l’absent.
unité entre les images (cf. l’absence de mots de liaison à
l’exception de l’adverbe « Enfin » dans la dernière phrase). Écrire
Pourtant, quelques associations s’établissent parfois 5 Pour évaluer le poème en prose dont le titre serait « Feux
d’une phrase à l’autre (« un oiseau »/« un nid » ; « Au d’ombres », on pourrait tenir compte de plusieurs critères :
bois »/ « la lisière du bois »). Par ailleurs, des oppositions – on appréciera d’abord la capacité des élèves à produire
apparaissent parfois : « le chant » de l’oiseau, le silence un poème en prose en ayant recours à un langage
« de l’horloge » ; « le chant » de l’oiseau « arrête » le particulier, à une musicalité et à des images qui permettent
promeneur tandis que quelqu’un « le chasse » dans la de reconnaître l’essence poétique de leur production ;
dernière phrase. – on attendra que le titre soit exploité de façon thématique
dans le poème et qu’il se présente sous forme d’une vision
Analyser les jeux de tension et d’un tableau (importance du sens de la vue).
3 1. Le poème de Baudelaire commence par une action On valorisera particulièrement les élèves qui exploitent
qui s’enracine ainsi dans le réel (cf. les verbes d’action : l’oxymore du titre en produisant des tensions dans leur
« Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner »). poème à travers des figures d’opposition (antithèses, oxy-
Pourtant très vite, on bascule dans une rêverie qui allie mores, chiasmes…), des constructions inversées…

35 •
Chapitre

3 Mondes et mots du XXe siècle,


de Cendrars à Queneau
❯ MANUEL, PAGES 90-109

◗ Document d’ouverture avec le champ lexical du voyage ferroviaire qui apparaît


Kandinsky (1866-1944), Jaune-rouge-bleu (1925), naturellement : « je partis » (v. 3), « le voyageur » (v. 3),
huile sur toile (1,28 x 2,015 m), Paris, « coupés » (v. 5), « express » (v. 5), « train » (v. 7),
musée national d’Art moderne. « essieux » (v. 28), « rail » (v. 28), etc. Ce vocabulaire
inscrit le récit dans un cadre réaliste, renforcé par l’évo-
1. Peintre et théoricien, Kandinsky est universellement cation précise des lieux et des dates : « vendredi matin »,
reconnu comme l’inventeur de l’abstraction en peinture, « décembre » pour le temps (v. 1-2), avec un adverbe
qui se caractérise par un détachement de la référence temporel marquant le départ (« enfin »), « Kharbine »,
au réel : la composition devient libre, non figurative, (v. 4), « Transsibérien » (v. 14), « Oural » (v. 15), « en
et l’accent est mis sur les couleurs. Kandinsky propose montant dans le train » (v. 7) pour les marques spatiales.
l’abandon de toute relation à l’objet ou à la figure, la toile On peut noter également le côté exotique de ces noms
devient alors le lieu d’oppositions multiples de forces et pour un jeune Français. En effet, le voyage se présente
de couleurs qui bouleversent l’espace. de manière excitante : l’expression « je m’en souviens »
Son ouvrage, Du Spirituel dans l’art, écrit en 1910, est répétée avec une juxtaposition, montrant la joie du
propose de réfléchir aux rapports entre la forme et la souvenir qui jaillit dans la mémoire, puis l’excitation est
couleur, la peinture et la musique, tentant de définir la rendue par la nouveauté « il m’avait habillé de neuf », et
valeur expressive des formes et des couleurs et de leurs ensuite par « j’étais tout heureux » (v. 7 et 9), l’expres-
combinaisons. sion étant reprise presque à l’identique deux vers plus
Le tableau que nous étudions se présente en deux parties, loin avec « J’étais très heureux ». L’auteur y ajoute
avec à gauche des formes essentiellement géométriques l’adjectif « insouciant » car le texte bascule dans l’uni-
et à droite des lignes plus libres. Ce qui importe n’est plus vers de l’enfance (l’insouciance étant l’apanage de la
de représenter le réel mais de jouer avec les formes et jeunesse) par l’intermédiaire d’un objet, le « browning »
les couleurs dans l’espace du tableau. L’agencement des donné par le voyageur en bijouterie. On se trouve alors
lignes crée une dynamique ; la juxtaposition et l’entremê- transporté dans l’univers des contes, avec tout d’abord
lement des couleurs créent des harmonies, des sensations le jeu : « j’étais tout heureux de pouvoir jouer » repris
visuelles chez le spectateur du tableau. vers 12 par « je croyais jouer ». On trouve ainsi « le
2. Le titre du tableau est justifié par sa composition autour trésor », « les brigands », les « voleurs » qui croisent des
de trois couleurs primaires : une masse jaune à gauche, « saltimbanques ». L’auteur mélange les références his-
le rouge au milieu et le bleu à droite. On peut associer la toriques avec les contes et les œuvres d’aventures : les
masse circulaire, rayonnante et jaune au soleil, tandis que « Khoungouzes, les boxers de la Chine » côtoient « les
le rond bleu nuit serait la lune. Un autre titre serait alors saltimbanques de Jules Verne » et « Alibaba et les qua-
Du soleil à la lune, le rouge symbolisant le passage de rante voleurs ». À chaque évocation, ce sont des figures
l’un à l’autre, ou la fusion entre les deux. dangereuses qui apparaissent, les adjectifs (« terrible »,
« enragés ») mettant en relief le risque encouru à s’oppo-
Si l’on s’attache aux détails, le regard peut être attiré
ser à ces bandits. En effet, le récit imaginaire, développé
par des éléments au centre de la toile, semblables à des
par le jeune homme retombé en enfance, propose une
damiers : on peut donc suggérer le titre Damiers en
opposition très simple entre le héros et les méchants
suspension.
voleurs (cf. l’antithèse « défendre »/ « attaquer »), ces
Les titres précédents visent à rétablir un sens figuratif derniers venant de tous les horizons (Chine, Mongolie)
au tableau ; on peut également considérer que l’abstrac- et de tous les temps, y compris « les plus modernes ».
tion doit s’inscrire dans le titre et se tourner vers des noms L’histoire merveilleuse se termine par la comparaison
comme Composition en lignes courbes ou Éclatement du « comme un enfant ».
cercle.
2. Une recherche identitaire (questions 2 et 3)
Le vers 25 (« J’étais triste comme un enfant ») permet
Texte 1
de basculer de nouveau dans l’univers du voyage. Ce
Cendrars, La Prose du Transsibérien ❯ p. 92-93
n’est plus la joie de l’enfance qui envahit le « je », mais
1. Un récit de voyage (questions 1 et 2) une certaine langueur, une tristesse quant à son avenir
Le texte se présente tout d’abord comme le récit d’un symbolisé par ce « ferlin d’or » du vers 29 : en or, certes,
voyage, fait au passé (« ce fut », « on était », v. 1 et 2) mais qui paraît bien petit par sa valeur. Interrogation
• 36
aussi sur son passage à l’âge adulte qui s’accompagne Texte 2
de la découverte des femmes : Jeanne, la petite pros- Saint-John Perse, Amers ❯ p. 94-95
tituée, se rappelle à lui par son « épatante présence »,
puis se cache derrière l’image subtile du « froissis 1. Situation du recueil
La décennie 1950-1960 est marquée, dans l’écriture de
de femmes », dont les sonorités fuyantes (le « f » en
Saint-John Perse, par deux recueils : Amers, paru en 1957,
ouverture des deux mots, le « s » redoublé et le « e »
qui ne sera publié qu’à la veille de ses soixante-dix ans,
ouvert de la fin du vers) appuient le caractère à la fois
et Chronique, qui date de 1960 : un livre, disait-il, « du
sensuel et éphémère, les femmes étant comparées à des
grand âge », du « crépuscule réconcilié » et du « sommeil
vêtements que l’on froisse, avant de les enlever. Mais le
de l’être ». S’il est souvent lu comme le livre par excel-
thème de l’argent va s’associer à ce voyage (peut-être
lence de la plénitude marine, Amers est aussi sans doute
sous-jacent à l’évocation de la prostituée ?) avec les vers
le recueil du poète qui conjugue le plus somptueusement,
49 à 52 : « Ma pauvre vie/Ce châle/Effiloché sur des
dans ses versets, la triple thématique centrale dans toute
coffres remplis d’or ». Le paradoxe évoqué met l’accent
l’œuvre du poète : la quête humaine, la femme et la mer ;
sur l’inquiétude qu’éprouve le « je » à donner un sens à
trois « forces » qui, dans ce recueil majeur, se révèlent et
sa vie. Ce terme se retrouve ainsi répété quatre fois sur
s’expriment dans une même apothéose d’un désir triple
six vers, dont trois fois à la rime.
lui aussi : spirituel, sexuel et métaphysique.
3. Une recherche poétique (questions 4, 5, 6)
2. L’hymne à la mer et ses versets (question 1)
La vie est ainsi associée par deux fois à une couver-
Notre extrait propose ici un « morceau » très caracté-
ture, d’abord par une comparaison (« un plaid/Bariolé/
ristique du déploiement du verset de Saint-John Perse
Comme ma vie ») puis par une métaphore (« Ma
dans un déploiement qui « mime », par sa disposition
pauvre vie/Ce châle/Effiloché » v. 42-44). Décrite à la
même en courts paragraphes de trois à cinq lignes, les
fois positivement par ses couleurs et négativement par
sacs et ressacs de l’élément marin, élément nourri-
son manque d’épaisseur, la couverture ne remplit pas
cier de l’inspiration et structurant de l’écriture. Henri
sa fonction : « Ma vie ne me tient pas plus chaud que
Lemaître commente ainsi le choix et la manière du
ce châle » (v. 45). L’imbrication de différents procédés
verset dans les recueils du poète (L’Aventure littéraire
stylistiques permet au poète de creuser cette image asso-
du XXe siècle, Pierre Bordas, 1984) : « Le verset de
ciée au voyage et à la nuit, donc dans le prolongement
Saint-John Perse, si l’on veut, à toutes forces, le ratta-
du rêve et des rails.
cher à une filiation, est beaucoup plus pindarique que
Les rythmes du train vont ainsi envahir peu à peu claudélien, et occupe un espace rythmique variable
l’espace poétique avec des vers qui croissent et décrois- entre une forme condensée, qui n’est que le déborde-
sent régulièrement, jusqu’à en arriver à des vers très ment d’un vers long, et une forme déployée qui atteint
courts, composés parfois d’un seul terme : « Bariolé », toute l’amplitude d’une strophe de type pindarique.
« Écossais ». Mais ce sont aussi les répétitions, de sons ou Ici, le verset traduit les variations d’un mouvement
de termes, qui rappellent la cyclicité du voyage : « vie » oscillatoire de contractions et de dilatations, que vient
répété, anaphore de « Que je » dans les vers trisyllabiques encore souligner la modulation des sonorités, le plus
« Que je rêve/Que je fume », etc. Le vers 37 peut être plus souvent consonantiques […]. Il est peu de poètes qui,
particulièrement commenté : l’allitération en « r » établit autant que Saint-John Perse, confèrent à leur technique,
une proximité des termes, tandis que les expressions « Et comme fonction primordiale, le soin de produire une
le bruit éternel » et « dans les ornières du ciel », avec la sorte d’inaltérabilité de la substance phonétique, ryth-
rime interne et un nombre de syllabes identique (si l’on mique et sémantique du langage, fonction en relation
ne prononce pas les « e » muets) semblent encadrer les essentielle avec la recherche de l’Absolu dans la nature,
« roues en folie », évoquant par les sons et le rythme du dont le langage est le mode humain. »
vers l’écho du bruit des roues dans le ciel.
3. Théâtralité et animalité (questions 2 à 4)
Le texte nous permet donc d’établir un parallèle entre Ce verset de Saint-John Perse épouse parfaitement
la vie de l’auteur qui se déroule, et le parcours du train le double caractère dramaturgique et incantatoire de
sur ses rails. Grâce à l’imagination du poète, ce voyage sa poésie. Les « Tragédiennes », qui réapparaîtront
commence en enfance puis propose des images, des souvent dans Amers, ne sont pas encore présentes ici
juxtapositions de visions à la manière d’un voyageur dans le cortège des « Acteurs » de cette scène poétique
regardant par des vitres (v. 40-41 notamment). C’est le d’ouverture du recueil, où se pressent avec majesté
déroulement de ces images qui permet d’explorer l’es- « Prophètes », « Magiciennes », « Pâtres », « Pirates »,
pace poétique, de la même manière que le train poursuit « Nomades » et autres « Concessionnaires » du drame
sa course géographique. cosmique et historique. Toutefois, le réseau métapho-
TICE On fera remarquer la similarité entre la compo- rique qui se déploie ici installe bien les éléments de cette
sition de Sonia Delaunay et celle du poème : la frise est théâtralité très caractéristique de l’univers persien dont
linéaire et propose une juxtaposition de mots et de cou- les références semblent à la fois relever de la tragédie
leurs dans un harmonieux assemblage. grecque pour les décors et architectures et de la scène
37 •
symboliste pour l’horizon et certains motifs emblé- Texte 3
matiques (on songe au Claudel du Soulier de satin par Michaux, L’Espace du dedans,
exemple). On relèvera ainsi au fil du texte : « sur les « La Cordillera de los Andes » ❯ p. 96-97
degrés de pierre du drame » (l. 1), « ses grands Acteurs »
(l. 2), « une foule en hâte se levant aux travées » (l. 13), 1. Strophes, mètres et « écarts » (question 1)
« en masse vers l’arène » (l. 13-14), ou encore « la « La Cordillera de los Andes » est un poème composé
bouche peinte de son masque » (l. 15). de vingt-huit vers très libres répartis en quatre strophes
de respectivement 5, 7, 8 et 12 vers. C’est la longueur
Cette théâtralité, cette mise en scène somptueuse et
inhabituelle de certains vers (19, 22, 24, 26 et 27) qui
très « appareillée » de l’épopée humaine – certains cri-
oblige souvent les éditeurs du texte de Michaux à des
tiques n’ont-ils pas déploré parfois le caractère péplum
« écarts » ou « enjambements » typographiques : les vers
de l’écriture de Saint-John Perse – se déploie à travers
26 et 28 ne comptent pas moins en effet d’une trentaine
une symbolique marine, qui conjugue jusqu’à l’insolite
de syllabes chacun… À l’inverse, la deuxième strophe
les motifs de la « houle » minérale (« grands plissements
est assez homogène dans le choix de mètres, toujours
hercyniens », l. 16 ; « grands soulèvements », l. 21) et
ceux d’une animalité puissante et presque inquiétante compris entre l’heptasyllabe et le décasyllabe.
(« cheptel de monstres et d’humains », l. 11 ; « grands 2. Effets sonores et rythmiques (question 2)
muscles errants », l. 25 ; « anneaux de python noir », Ample ou bref, le vers libre de Michaux ménage ici un
l. 26-27). certain nombre d’effets sonores ou rythmiques, dont on
4. « Récitation » (question 5) relèvera au fil du texte les plus intéressantes :
Tout le mouvement marin s’opère sur cette scène par un – au vers 2, les assonances en [o] et [a], complétées par
déplacement venu de l’arrière-plan obscur vers le premier les allitérations en [d] et [r] ;
plan lumineux où se tient le poète : « la Mer qui vint à – aux vers 4 et 5, les assonances des diphtongues [an]/[en],
nous […] », « ainsi la Mer vint-elle à nous […] », « un complétées par la rime intérieure « Andes/s’étendent » et
peuple jusqu’à nous […] » ; mouvement qui prend tout la répétition finale de ce verbe ;
son sens dans la formule centrale et décisive de l’extrait : – aux vers 10-12, l’insolite jeu de « rimes » entre l’attaque
« Récitation en marche vers l’Auteur […] » (l. 15). Ce qui du vers 10, la rime du vers 11 et la deuxième syllabe
s’avance vers le poète-récitant, à travers les images et les du vers 12, qui reprennent en anaphore le monosyllabe
rythmes marins, c’est donc bien le murmure originel, la « nu » ; tandis que, dans le même temps, l’adjectif « noir »
parole ontologique, tout ce « croît de fables immortelles » revient en rime intérieure du vers 10 sur le vers 12 ;
(l. 11) et d’« intumescences du langage » (l. 21) enraci- – au vers 13, la reprise, dans une sorte d’étrange parono-
nées dans l’impétuosité. mase, de ces deux monosyllabes « nu » et « noir » dans le
Le poète est alors celui qui ouvre passage, qui offre seul mot de « nu/ages » ;
voie et voix à cette « Très grande chose en marche […] » – aux vers 15-16, encore une anaphore fonctionnant
(l. 28) qui n’a plus grand chose à voir avec l’inspira- comme une rime intérieure avec la reprise de « chiens » ;
tion au sens traditionnel du terme. Dans son bel essai – enfin, dans l’interminable vers 28, le cadencement très
sur Saint-John Perse et la découverte de l’être (PUF, accentué des quatre verbes de la première partie, suivi
1980), Dan-Ion Nasta analyse en ce sens les fonctions du cahotement de la seconde : « c’est chemin ;/sur ce,/
qui incombent dès lors au poète « servant » et « réci- on les pave ».
tant » du Chant à travers lequel, dit Perse, « le poète 3. « Une terre volcanique » (question 3)
tient pour nous liaison avec la permanence et l’unité Les deux premières strophes du poème décrivent un
de l’Être » : « Le mouvement de la houle, procédant paysage étrange, qui paraît d’abord marqué par l’effa-
par “grands soulèvements d’humeurs et grandes intu- cement de ses limites : « L’horizon d’abord disparaît ».
mescences du langage, par grands reliefs d’images”, L’anaphore de « qui s’étendent », au vers 5, suggère cette
déclenche une énergie élocutoire qui ne saurait avoir dilution « à l’infini » des lignes d’un paysage qui fait
son lieu initial dans le personnage du poète. Celui-ci perdre pied et perdre repères (« Un sol venu du dedans »,
choisit constamment une position subalterne reconnais- v. 7) ou échelle (« Les nuages ne sont pas tous plus hauts
sant par là l’ascendant de la Mer qui s’adjuge, en toute que nous », v. 3). L’altitude et l’immensité des Andes
occurrence, la parole inspirée et inspiratrice. Aussi se semblent ainsi conjuguer leurs effets pour engendrer
retranche-t-il tantôt derrière le scribe (transcripteur du désorientation et dépaysement, en même temps que le
texte neptunien) tantôt derrière l’officiant (“maître du
monochromatisme des lieux (le noir) distille appréhen-
chœur”) pour s’éclipser finalement derrière le récitant
sion (« sans accueil », v. 6) puis angoisse (« le nu noir du
(“chanteur du plus beau chant”). Il assume à tour de
mauvais », v. 12) devant cette triple évidence : stérilité,
rôle, et parfois simultanément, une fonction conserva-
aridité, nudité.
trice (reproduction et mémorisation du texte rituel), une
fonction liturgique (dans la procession strophique) et 4. Les « dangers » d’un monde (question 4)
une fonction herméneutique (interprétation des signes Dans la troisième strophe, la parole du poète intervient
de l’écriture marine). » pour commenter, sur un ton à la fois didactique et assertif,
• 38
les descriptions et impressions des deux premières. L’étude les deux premières strophes domine l’imparfait de l’indi-
génétique des manuscrits de Michaux montre que, dans un catif tandis que dans la dernière s’opère une rupture avec
premier état du texte, le poète avait inséré là quelques vers l’emploi du passé simple. L’imparfait installe une forme
en rapport explicite avec ses problèmes cardiaques, devenus de permanence et d’immobilité dans le poème ; le passé
plus menaçants avec l’altitude en Équateur et la raréfaction simple révèle une perte de cet équilibre qui est aussi har-
de l’oxygène. Il ne demeure trace de ce « danger » que sous monie et une accélération temporelle également marquée
la forme d’une proposition à caractère général dans les vers par la brièveté des phrases du dernier paragraphe « Les ans
18-20, qui présentent par ailleurs la particularité d’inscrire passèrent. Les orages moururent. Le monde s’en alla ». Le
des chiffres (« 3000 mètres ») dans le tissu des syllabes lecteur comprend rétrospectivement que l’amour a passé
poétiques. Le véritable danger est en réalité ici, comme le et que le poète nous livre sa trace fugitive et évanescente.
suggère le vers 20, d’être « étranger » à cet « étrange » Chaque paragraphe constitue, en partie, un épisode nar-
pays qui vous saisit au « cœur », non seulement en tant ratif de cette histoire intime ; la première strophe pourrait
qu’organe physiologique, mais surtout en tant que siège s’intituler « Apparition » pour évoquer le surgissement de
des émotions. l’amour ; la seconde, « premières notes discordantes » ;
5. Contemplation et méditation (question 5) malgré « l’été », le poème commence à se colorer d’une
Or, d’émotions le spectateur-écrivain n’en manque pas teinte plus sombre (« désarroi », violence avec l’adjectif
dans ce décor où les montagnes donnent l’impression « meurtrières » et première expression de l’éloignement) ;
d’être prêtes à « tomber » sur Quito, ses habitants et ses le dernier paragraphe évoque un « désert intérieur » causé
« étrangers » (v. 25-26)... Dans des formulations où renon- par la disparition du poète aux yeux de l’aimée. Lui-même
ciation quasi ethnographique (« trapus, brachycéphales ressent profondément le vide vertigineux de la séparation.
[…] », v. 21) le dispute à la contemplation quasi mystique 2. Au-delà du lyrisme et de la poésie traditionnelle
(« ce pèlerinage voûté », v. 23), Michaux s’interroge en (question 4)
fait sur les modalités de la survie de l’humain dans un Un certain lyrisme parcourt « Fastes » pour l’évoca-
décor inhumain : par un bel effet poétique la colonne tion du sentiment amoureux, topos de ce genre de poésie
montante des indigènes (v. 21-24) trace son ascension (notons la répétition des termes « aimais » et « cœur »).
à rebours de la chute des montagnes qui « tombent » et Plus encore, le texte est parsemé d’images et particulière-
réussit à imposer à la menace tellurique l’apparente séré- ment de personnifications de la nature (« l’été chantait »/
nité de « la vie quotidienne » (v. 24). « mer plus encore que la mer dont la longue pelle bleue
Dans les deux derniers vers de son poème, l’écrivain s’amusait à nos pieds »/« les orages moururent »). Cette
peut alors dire, en usant d’un « nous » collectif qui le fait nature animée qui embrasse les amants d’un halo pro-
participer au « tous » des indigènes (v. 27), la nouvelle tecteur rappelle une longue tradition lyrique ; pourtant,
« ivresse » d’une parole au « petit souffle » dont on peut René Char, poète de la liberté, mène bien plus loin sa
penser qu’elle n’est rien d’autre qu’une métaphore de la quête poétique. En effet, les images sont ici fragmen-
parole poétique. « L’opium » ici n’est plus la drogue, la tées, éclatées sans qu’aucune unité ne les fédère ; l’autre
mescaline, à laquelle Michaux a cédé en d’autres temps ; originalité repose sur leur « fulgurance » ; l’écriture est
c’est celui de « la grande altitude », qui donne à l’écrivain si concentrée et dense que le lecteur ne peut se livrer à
sa « voix basse », la possibilité de proférer humblement et une herméneutique confortable ; derrière chaque mot,
librement ses vers, d’en faire ce « peu » qui revient dans derrière chaque image se cache un monde. La poésie
la triple anaphore finale comme un murmure sur l’horizon apparaît ainsi comme la quête inédite d’une autre vérité,
du grand silence andin : « Peu se disputent les chiens, peu une « route par l’absolu » (cf. le deuxième paragraphe).
les enfants, peu rient ». Ainsi se mêle dans le tissu épars des mots et des images
abstraction et émotion bien au-delà des chemins explorés
Texte 4 jusque-là par la poésie.
Char, Fureur et Mystère, « Fastes » ❯ p. 98 3. Une élégie douloureuse (questions 5 et 6)
1. Fastes : une annale poétique intime « Fastes » apparaît comme une chanson triste et nostal-
(questions 1, 2 et 3) gique, une plainte poétique. La musicalité est créée par
« Fastes », nom masculin pluriel, conserve les sens du les anaphores (« L’été chantait »),/« Je t’aimais ») et les
latin fasti. Il désigne d’abord les tables chronologiques des répétitions lexicales (« mer » au premier paragraphe, « ton
Romains (1488 ; 1570, « fastes consulaires ») puis équi- cœur » aux deuxième et troisième strophes). On relève
vaut à « annales » vers 1620. René Char dresse ici avec aussi une musicalité audible par exemple au premier para-
une extrême concentration l’histoire d’un amour que le graphe avec l’allitération en [r]. Cette mélodie produit
temps a estompé. Dans ce poème en prose, le rapport au une atmosphère profondément nostalgique.
temps figure notamment par la saison évoquée, (« L’été ») Le premier et le deuxième paragraphe associent le poète
et par le sommaire « Les ans passèrent » qui inaugure le et la femme à la première personne du pluriel (« nous »/
dernier paragraphe. Par ailleurs, le système des temps « nos », « nous », « nous ») puis une séparation semble
verbaux renvoie également à l’étymologie du titre. Dans s’amorcer à la fin du poème (cf. l’opposition constante
39 •
entre première et deuxième personne du singulier). Le ton les flots, plus brillants et plus transparents que le ciel ou
s’assombrit. En effet, une certaine légèreté habite encore le sable. Les éclats du soleil apparaissent dans les taches
le premier paragraphe (le chant redondant de l’été, saison jaunes qui parsèment la mer. Cette prégnance du soleil
de l’amour et de la jeunesse et le terme « s’amusait ») ; donne à la toile une luminosité renforcée par le lissage de
l’amour semble encore offrir toutes ses promesses, malgré la matière : la couleur est déposée avec légèreté, comme
quelques notes déjà dissonantes, comme le « silence » et si la matière s’amincissait et que les êtres perdaient leur
surtout la « tristesse » de la mer ; le deuxième paragraphe épaisseur.
évoque de façon ambivalente un refuge protecteur pour
4. Des « totems » (question 4)
les amants (« nos maisons » et « nous étions entourés »)
Les figures sont représentées sous forme d’empilement
et une menace qui figure à travers l’aspérité des « pics
de figures géométriques (essentiellement des carrés et
d’écume » et les « vertus meurtrières ». La troisième des rectangles). Leur structure verticale, accompagnée de
strophe se lit comme une dissolution douloureuse de couleurs différentes, justifie l’appellation de « totems ».
l’amour et du souvenir. Le poète est paradoxalement Les êtres immobiles se figent, comme des sculptures,
empli par le vide de la perte amoureuse. Il possède dans la beauté solaire du paysage.
ce qui n’est plus comme le suggère le possessif dans le
groupe nominal « mon vide de bonheur ». La fin du poème
s’achève sur l’opposition entre l’amour intense du poète Texte 5
(« Je t’aimais » repris deux fois, l.9-10) et l’indifférence Apollinaire, Calligramme,
de la femme aux yeux de laquelle il n’existe plus (« ton « La mandoline, l’œillet et le bambou » ❯ p. 100
cœur justement ne m’apercevait plus », l. 9). L’absence de 1. Un calligramme polysémique (question 1)
réciprocité est ici terrible et cruelle. Voici la retranscription textuelle du calligramme
C’est peut-être avec la première strophe du poème que d’Apollinaire :
Figures au bord de la mer de Nicolas de Staël entre le plus
ô batailles la terre tremble comme une mandoline
en résonance : insistance sur l’été qui figure par la lumière
femme COMME LA BALLE A TRAVERS LE CORPS
crue et chaude qui accable les deux personnages qui appa-
LE SON
raissent sur le tableau sous la forme de deux blocs ; le bleu
TRAVERSE la vérité car la RAISON c’est ton ART
sur la toile rappelle « la mer » évoquée à deux reprises par
René Char et la couleur « bleue » elle-même citée.
Que cet œillet te dise
« Fastes » exprime bien l’antagonisme à l’œuvre dans la loi des odeurs
Fureur et Mystère : d’un côté, la « fureur », le désir qu’on n’a pas encore
intarissable de suggérer les mouvements les plus imper- promulguée et qui viendra
ceptibles de la nature et de la vie ; de l’autre côté, une un jour
réserve dans l’écriture et une concentration qui rendent la régner sur
poésie de Char « mystérieuse » et énigmatique. nos cerveaux
bien +
◗ Analyse d’image précise & subtile
que
De Staël, Figures au bord de la mer ❯ p. 99
les
1. Un titre tout simple (question 1) sons
Le titre nous invite à voir des personnes (« figures ») qui
présentes au premier plan, se dressant devant un fond de nous dirigent
couleur uniforme et qui est désigné par « au bord de la Je préfère ton nez
mer ». Dans le fond de la toile se détache le ciel, avec à
des masses pouvant évoquer des nuages. Le titre reprend tous tes
donc les éléments majeurs de composition du tableau. organes ô mon amie
Il est le trône de
2. Un décor unifié (question 2)
la
On peut reconnaître le ciel avec ses nuages plus foncés,
future
la mer et ses flots plus clairs, orangés. Le choix du rouge
SAGESSE
permet d’unifier le décor, faisant ainsi apparaître plus net-
tement les personnages, mais éloigne aussi ces éléments
O
de leurs couleurs réelles et donc de la peinture figurative.
nez de la pipe les odeurs cendre
3. Effets de lumière (question 3) fourneau y forgent les chaînes
La lumière écrasante du sud semble baigner tout le O
paysage, lui donnant une même couleur à la fois chaude univers infiniment déliées
et aveuglante. Les nuances de ce rouge amènent certaines qui lient les autres raisons formelles
délimitations entre les masses : la couleur orangée évoque O
• 40
Les difficultés de la transcription viennent du sens de « future » qui projettent le lecteur dans l’avenir). Il
la lecture ; le lecteur est habitué à lire horizontalement et propose d’autres liens et d’autres synthèses pour explo-
de gauche à droite (sauf dans le cas de certaines formes rer le monde.
poétiques rares comme les poèmes en acrostiche). Ici, il
3. D’autres liens pour explorer le monde (question 4)
est dérouté surtout par la circularité des mots qui forment
Le concept du lien de la synthèse est central dans ce
le corps de la mandoline ; par où commencer, par où
calligramme. « Le bambou » tisse typographiquement un
finir ? L’exercice est d’autant plus complexe qu’aucune
ponctuation ne guide le lecteur. Par ailleurs, la vertica- lien entre « la mandoline » et « l’œillet ». Dans le texte
lité des mots qui composent le manche de l’instrument du « bambou » des termes renvoient explicitement au lien
est insolite. Dans une moindre mesure, l’oeillet-même (« chaînes »/ « déliées » ; « lient »). Une synthèse s’opère
interroge sur la direction que doit prendre l’œil (horizon- aussi peut-être entre le féminin, « la mandoline » (cf.
tale ou verticale ?) tout comme les « o » du bambou qui l’apostrophe « femme ») et le masculin « le bambou » ;
s’appliquent à plusieurs vers. Cette présentation originale enfin, Apollinaire semble aller plus loin encore que
et déstabilisante crée une véritable polysémie dans la Baudelaire dans la voie des correspondances et des
lecture du calligramme qui fait ainsi librement appel à synesthésies ; il associe la vue (cf. les images poétiques),
l’imagination du lecteur ; il coopère au même titre que à l’ouïe (la mandoline et la musicalité relevée plus haut)
l’auteur à la création du sens. et à l’odorat (« odeurs », « nez »…). Il transcende ainsi le
monde des apparences pour explorer l’inconnu à travers
2. Pour une poésie nouvelle (questions 2 et 3) des liens nouveaux.
Le jeu visuel qu’offre la forme du calligramme n’est
pas toutefois un simple jeu de potache ; il dresse en
filigrane une nouvelle conception de la poésie. « La man- Texte 6
doline, l’œillet et le bambou » forment à ce titre une sorte Ponge, Le Parti pris des choses,
de manifeste poétique. Comme le proclame Apollinaire « Le Cageot » ❯ p. 102
dans sa Conférence sur l’Esprit Nouveau prononcée le 1. Cachot/cageot (question 1)
26 Novembre 1917, « […] la surprise, l’inattendu est un L’expression « À mi-chemin » qui ouvre le texte pour
des principaux ressorts de la poésie d’aujourd’hui ». Pour
désigner le rapprochement entre les deux termes de
le lecteur, au-delà de la forme, les sources de l’étonne-
« cachot » et « cageot » semble principalement justifiée
ment sont multiples ; pourquoi avoir choisi trois objets
par la simple proximité phonétique de ces mots qui ont en
empruntés au quotidien ? Ne serait-ce pas une manière
commun trois phonèmes. Cette paronomase n’est cepen-
de signifier que la poésie ne doit pas se limiter à la sphère
dant pas totalement innocente : sur le plan sémantique en
des idées et qu’elle peut célébrer le monde réel et les
effet, elle évoque l’idée d’emprisonnement contenue déjà
choses les plus anodines ? Pourquoi encore avoir élu trois
dans un autre paronyme : la « cage ». En construisant à sa
objets qui n’ont pas une beauté évidente ? Peut-être pour
manière, facétieuse comme souvent, l’étymologie de son
suggérer que la poésie ne doit pas se restreindre à une
« cageot », Francis Ponge induit ainsi le champ métapho-
quête esthétique ; elle doit renouveler le regard qu’elle
porte au monde moderne qui change sans cesse. La sur- rique de l’enfermement qu’il va ensuite développer avec
prise surgit aussi de l’association étrange des trois objets une subtile préciosité à propos des contenus de ce conte-
qui composent le calligramme. Quels rapports unissent, nant : les « fruits » (l. 2), qui vont devenir sous sa plume
en effet, « une mandoline, un œillet et un bambou » ? Le ces « denrées fondantes ou nuageuses qu’il renferme »
poète crée la surprise. Il choisit également des caractères (l. 5-6).
variés et originaux mêlant majuscules et minuscules, 2. Description/définition (question 2)
lettres et signes mathématiques (« + »), lignes courbes On a souvent dit de Ponge qu’il était un poète essen-
et lignes droites. Il produit ainsi une écriture d’avant- tiellement matérialiste. Certains ont retenu de ses
garde et souhaite peut-être répandre les innovations des déclarations sur la peinture de Chardin et son art de la
autres arts au domaine de la poésie. La juxtaposition des nature morte (« Peut-être tout vient-il de ce que l’homme
images dans ce calligramme et la forme étrange de l’œil- comme tous les individus du règne animal est en quelque
let rappellent peut-être les techniques du collage et de la façon en trop dans la nature ») l’un des points de départ
déformation que les cubistes opèrent à la même époque. de l’existentialisme. D’autres commentateurs encore ont
Il ne s’agit plus de représenter le réel mais d’inventer une rapproché sa démarche de celles des « nouveaux roman-
autre réalité. ciers » des années 1960 : en s’attachant à saturer le réel
La nouveauté de ce calligramme réside aussi dans la par une description précise et exhaustive, l’auteur du
volonté de promulguer « la loi des odeurs » qui prime sur Parti pris des choses rejoint sans doute en effet parfois
celle des sons dont le poète joue pourtant (notons la rime les tenants de l’« école du regard » qui, tel un Robbe-
intérieure « à travers »/« traverse » dans la mandoline). Grillet dans l’espace romanesque, parti de l’objectivité la
Apollinaire se fait ici prophète d’une poésie nouvelle plus concrète, s’ouvre en fait à un subjectivisme anthro-
(notons le futur à valeur prophétique « viendra », les pomorphique qui dévoile autant la présence agissante du
compléments circonstanciels de temps « un jour » et narrateur que celle de l’objet prétendument décrit.
41 •
Les allusions anthropomorphiques ne manquent pas la reprise systématique du « disgracieux » et de « et
dans ce « cageot » : « suffocation » (l. 2), maladie (l. 3), que […] » dans les vers 9 à 14.
« éclat sans vanité » (l. 7-8), « légèrement ahuri » (l. 8), 2. De la fragilité et de la dérision de l’inspiration…
« pose maladroite » (l. 8-9), « des plus sympathiques » (questions 2 et 3)
(l. 9-10). On les comprendra évidemment ici bien autre- Derrière son allure légère voire impertinente, ce poème
ment que comme la marque d’un retour néo-romantique n’est rien moins pourtant qu’un petit art poétique qui
à une forme d’animisme tel qu’on pouvait le rencontrer conte à sa façon la venue de l’inspiration, sa mise en œuvre
chez un Hugo par exemple. L’anthropomorphisme de dans l’écriture et ce qu’on appellera sa « volatilité ».
Ponge participe, lui, d’une véritable remise en question
Le vers 1, le plus long du poème sans doute pour cette
de la notion de réalité ou d’objectivité : de même que la
raison, évoque l’étirement du temps de « l’envie », du désir
psychologie contemporaine nous a appris que la « chose »
d’écrire se conjuguant avec l’attente éperdue de l’inspiration.
n’existe qu’à travers la conscience qui l’appréhende et
s’en empare, le poète installe ici les choses (« cageot », Le vers 2, lui, décrit le surgissement, à l’improviste,
« huître », « radio », ou « pain »), les donne à lire et à d’« un petit poème […] qui passe », non pas étranger
« jouir » à travers la multiplicité des points de vue portés mais extérieur au poète, tout en se présentant à sa portée,
sur eux en-deçà de tout a priori idéologique ou culturel. en s’offrant comme un petit animal qu’il faut encore
convaincre, séduire, caresser de douces paroles : « Petit,
3. Objets-textes-prétextes (question 3) petit, petit […] » (v. 3).
« S’il est possible de fonder une science dont la matière
serait les impressions esthétiques, je veux être l’homme Les vers 4 à 14, sur un rythme de plus en plus allègre,
de cette science », écrivait Ponge en 1941 dans La Rage frisant même la frénésie, expriment ensuite avec facétie,
de l’expression. Disons que le « cageot » est bien en ce humour mais aussi dérision, les ambitions du poète et son
sens un « objeu », un de ces objets-textes-prétextes, programme de travail.
insignifiants au regard de la tradition poétique, voués Ambitions qui sont celles de l’écrivain collectionneur,
pourtant à l’élaboration de multiples effets esthétiques rêvant successivement ses poésies comme un linéaire
virtuels générés dans la conscience d’un écrivain qui, « collier » (v. 5) de perles puis comme un compactus, un
nous dit Daniel Briolet, « les observe comme autant « comprimé » d’« œuvres complètes » (v. 7). Programme
d’actions exercées sur elle par la matière constitutive du qui s’apparente, lui, à ce petit atelier mi-ingénieux
monde extérieur ». mi-loufoque du Queneau des Exercices de style et des
expérimentations oulipiennes sur la rime (v. 9), le rythme
Texte 7 (v. 10), les mètres (v. 13) ou la prose (v. 14).
Queneau, L’Instant fatal Enfin, le distique final, qui commence, non sans humour
« Bon dieu de bon dieu… » ❯ p. 104 toujours, par un grossier « la vache » (alors que le vers 3
semblait s’adresser à un tout autre animal !), suggère en
1. Rimes et attaques (question 1) une chute brutale la dérobade du « petit poème », désigne
Ce petit poème de Raymond Queneau se compose de sa fin en même temps qu’il clôt précisément le texte qui
seize vers libres dont le plus long, le vers 1, comprend vient de s’écrire avant de « foutre le camp ».
seize syllabes (en faisant la synérèse dans « dieu ») et le
plus court, le vers 15, trois syllabes seulement. 3. « Enpapouètages » (questions 4 et 5)
Devant une telle verve, c’est à la langue de Rabelais que
Formellement il est structuré en deux « strophes »
d’inégal volume : d’abord un « bloc » textuel de quatorze l’on songe bien sûr, à son ingéniosité dans l’invention
vers, puis un distique final isolé qui fonctionne comme lexicale. La recette de Queneau est ici toute simple : décli-
une « chute » traditionnelle. ner, derrière le préfixe en, les formes verbales sérieuses
(« rythme », « rime », « lyre », « verse », « prose ») ou
Les vers ne comportent pas de rimes au sens strict du humoristiques (« papouète », « pégase ») suggérant les
terme mais on notera : actes de la création poétique.
– la dominante très large des rimes féminines. Tous les
vers se terminent en effet par un E muet à l’exception du Comme proposé dans le travail d’« écriture d’invention »
v. 3 (« petit ») et du v. 16 (« camp ») ; du manuel, voici quelques suggestions de la même veine
– la recherche systématique d’effets d’assonance ou pour continuer ce « travail » de déclinaison de Queneau :
de consonance dans les mots à la rime, souvent par « Viens ici que je t’enpapouète
« paquets » de trois vers du type : et que je t’enstyle
– « poème »/« passe »/« petit » (v. 1 à 3) ; et que je t’enrhume
– « enrime »/« enrythme »/« enlyre » (v. 9 à 11) ; et que je t’encadre
– ou « enpégase »/« enverse »/« enprose » (v. 12 à 14). et que je t’embrasse
Mais le véritable rythme est bien davantage donné dans et que je t’enberlificote
ce poème facétieux par les attaques des vers qui mul- et que je t’enplume
tiplient les effets anaphoriques : d’abord avec la série et que je t’enbarbouille
des « Tiens » et « Viens » dans les vers 2 à 8 ; puis par etc. »
• 42
◗ Histoire des arts à l’explication rationnelle, pour l’étrangeté du quotidien
Abstractions ❯ p. 106-107 et le plaisir.

1. Comprendre la forme et réveiller l’imagination 2. Densité et simplicité (question 2)


(question 1) D’un point de vue formel, les œuvres abstraites peuvent
Les artistes abstraits donnent souvent à leurs œuvres être très simples comme elles peuvent être très complexes.
des titres qui soulignent le caractère non narratif et non Certains artistes, comme Serra et Man Ray dans ces
illusionniste de leur production. Ils insistent soit sur deux exemples, préfèrent les compositions épurées,
les qualités intrinsèques de l’œuvre soit sur le potentiel fondées sur des formes géométriques : la bande de Serra
lyrique stimulant l’imagination du spectateur. forme des cercles, celle de Man Ray se déploie en spirale.
Ainsi, dans le titre de Kandinsky, le mot « composi- Le spectateur peut ainsi se concentrer et contempler ou
tion » fait référence à l’agencement des formes et des expérimenter cette forme unique (comme nous l’avons dit
couleurs – donc aux qualités intrinsèques de l’œuvre – et à propos du titre de Serra). La composition de Kandinsky
le chiffre « VI » indique que l’œuvre fait partie d’une comporte des cercles, spirales, mais aussi toutes sortes de
série. La sérialité et les titres chiffrés, qui mettent en évi- lignes et autres formes plutôt libres. Le regard du specta-
dence l’évolution de la recherche formelle, sont fréquents teur « voyage » dans le tableau en suivant les mouvements
dans les titres des œuvres abstraites. Jackson Pollock, ascendants et descendants.
Pietr Mondrian, Laszlo Moholy-Nagy y recourent égale- 3. Plonger dans l’œuvre (question 3)
ment. Dans son livre théorique majeur Du Spirituel dans Certaines œuvres abstraites sont monumentales et per-
l’art (1912), qui explique les principes de sa démarche mettent au spectateur de s’y plonger totalement. Au-delà
abstraite, Kandinsky définit la « composition » comme le de sa fonction contemplative, l’œuvre devient ainsi une
type d’œuvres le plus abouti, car le moins lié à la réalité. expérience phénoménologique.
Les deux autres types sont les « Impressions », rendant
Kandinsky, toujours dans Du spirituel dans l’art déjà
compte d’une expérience concrète avec des références
cité, compare la peinture à la musique qui suscite des
possibles à la réalité, et les « Improvisations », insistant
émotions fortes chez le spectateur, immergé dans l’œuvre
sur les sensations qui découlent d’une expérience.
grâce aux rythmes et aux mélodies. Le plaisir de l’audi-
De son côté, le titre de Richard Serra insiste sur la teur n’est pas lié à une narration ou à une ressemblance
forme principale de son œuvre : la bande. Comme avec la réalité. Les émotions suscitées sont néanmoins
Kandinsky, l’artiste américain met en avant les qualités fortes et, selon Kandinsky, la peinture, en se libérant de
formelles intrinsèques à sa sculpture. En effet, son œuvre l’imitation de la réalité, aura des effets similaires à la
prend sens quand le spectateur déambule à l’intérieur de musique. Les « compositions » (comme Composition
la bande laquelle, par ses inclinaisons et son contour ser- VI ici), que l’artiste considérait comme le genre le plus
pentin, déséquilibre ou désoriente le spectateur, donne le abouti à cette étape de sa réflexion, sont ainsi comparables
vertige, rend claustrophobe… Le titre invite à appréhen- à des symphonies musicales. Les formes, les couleurs et
der avec attention la forme de l’œuvre, forme qui, tout en les lignes équivalent aux sons, au timbre des instruments,
étant générique, est traitée ici de manière unique, créant aux gammes. Le spectateur doit s’y perdre pour en sortir
des sensations inédites. transformé.
Man Ray a appelé Champs délicieux sa rayographie Les artistes minimalistes dans les années 1960, dont
suggérant une interprétation poétique, faisant appel à
Serra fait partie, soulignent le caractère phénoménolo-
l’imagination du spectateur. Ensemble, les deux mots,
gique des œuvres, le rapport de celles-ci avec l’espace
« champs » et « délicieux », ne désignent pas un objet
environnant et, par conséquent, avec le spectateur qui
concret. Ils ne font d’ailleurs pas sens d’un point de vue
circule dans l’espace. Leur travail a suscité un débat
rationnel. Man Ray fait allusion au plaisir et à l’espace,
animé entre critiques et théoriciens d’art au États-Unis.
mais aussi à la notion de « champ magnétique », constitué
d’ondes invisibles à l’œil nu, dont on sent l’impact sans Au-delà de cette mise au point théorique, cette question
être capable de les décrire. En effet, ce titre fait référence pourrait être l’occasion pour chaque élève de décrire une
au recueil Les Champs magnétiques (1920) de Philippe expérience face à une œuvre monumentale dans un musée
Soupault et André Breton, considéré comme une des pre- ou à l’extérieur. Ou encore, la possibilité pour chacun de
mières tentatives d’écriture automatique. La technique laisser aller son imagination en devinant les sensations
des rayographies – l’artiste laisse choir des objets sur du que lui procurerait la promenade à l’intérieur de la bande
papier photosensible et le résultat dépend de la trace que de Serra ou face à la peinture de Kandinsky.
laisse cet objet – est analogue à l’écriture automatique, Vous pouvez vous connecter aux sites Internet consa-
car l’artiste est censé ne pas contrôler le processus créatif. crés aux expositions « Monumenta » qui ont lieu dans
Des images insoupçonnées, avec un aura poétique et mys- la nef du Grand Palais à Paris depuis 2007 (Anselm
térieux, surgissent grâce à ce procédé. Le titre de Man Kiefer en 2007 ; Richard Serra, justement, en 2008 ;
Ray fait référence à ce potentiel suggestif et renvoie, plus Christian Boltanski en 2010 ; Anish Kapoor en 2011).
largement, à l’intérêt des surréalistes pour ce qui échappe Le concept des ces expositions est l’interaction d’une
43 •
œuvre monumentale avec l’espace, point de départ d’une également une référence à un contre traditionnel (« sœur
expérience totale et immersive pour le spectateur. Vous Anne, ne vois-tu rien venir ? » dans Barbe-Bleue) à une
trouverez sur ces sites des vidéos, des photographies, des référence plus spécifique et contemporaine (glissement
dessins préparatoires, des interviews, des commentaires vers « Sainte-Anne », qui est un hôpital psychiatrique).
critiques. 3. Cet extrait propose une réflexion sur les mots en poésie :
comment explorer de nouveaux aspects du langage ? Cela
ART ET ACTIVITÉS À travers une recherche sur Internet
peut être en déconstruisant la graphie traditionnelle pour
et/ou dans les livres, les élèves vont approfondir leur
en adopter une que d’autres lecteurs pourraient apprécier.
connaissance de la diversité des approches abstraites. Ils
Cela peut aussi se faire en rapprochant deux termes aux
vont se familiariser avec les pionniers de l’art abstrait qui,
sonorités semblables pour n’en former qu’un, comme
comme Kandinsky, rompent avec la figuration au début
dans le titre. Ce peut être enfin en considérant les mots
des années 1910.
comme des éléments vivants « lettres arborescentes qui
Dès la naissance de l’abstraction, on distingue
fleurissent », avec la métaphore filée du jardin qui incite à
l’abstraction lyrique et l’abstraction géométrique. La
relier l’esprit et le mot par la vie.
première, dont Kandinsky est le plus éminent représen-
tant, se caractérise par l’utilisation de lignes libres et 2 1. Le texte explicite le rapport entre le mot et ce
de formes informelles, disposées de manière libre. La qu’il désigne. Il envisage ainsi à la fois la globalité du
seconde tendance privilégie les formes géométriques et mot (« EAU à cette place est très bien aussi ») et sa
les lignes horizontales, verticales et diagonales. Ainsi, décomposition voyelle après voyelle : « la première, le
les compositions du Hollandais Piet Mondrian (mouve- E », puis « le A » et enfin « J’ai donné toutes mes louanges
ment du néoplasticisme autour de la revue De Stijl) se à la forme du U ». Si le groupe nominal « verre d’eau »
fondent sur des grilles strictement orthogonales et des « rend bien compte de la parenté de matière entre le
couleurs primaires (bleu, rouge, jaune). D’autre part, le contenant et le contenu », le poète entend mettre l’accent
Russe Malevitch (mouvement suprématiste) cherche à sur la parenté entre le mot (le contenant) et le sens (le
réinventer le langage artistique en partant d’une forme contenu). De la même manière que l’eau fait apparaître
géométrique essentielle : le carré noir. le verre transparent que l’on remplit, comme le dit Ponge,
Il faut noter que, malgré leurs divergences formelles, ces l’œil (associé à l’eau par sa « diphtongue suivie d’une
trois artistes veulent exprimer et atteindre une nouvelle troisième voyelle ») du lecteur avisé fera apparaître le
spiritualité à travers l’art abstrait. Les préoccupations sens à travers le signe.
d’ordre spirituel apparaissent clairement dans leurs écrits. 2. Le mot est interprété d’abord comme un signe visuel
Ainsi, on pourra consulter : dont l’aspect, les contours, l’ancrage avec les autres
– Du spirituel dans l’art (1912) et Regards vers le passé lettres dans l’espace de la page vont signifier quelque
(1918) de Kandinsky ; chose, vont appuyer le sens. La représentation et l’objet
– Du cubisme et du futurisme au suprématisme (1915) de représenté sont alors étroitement liés, se répondant l’un
Malevitch ; l’autre.
– Réalité naturelle et réalité abstraite (1919-1920) de
Mondrian ; Étudier l’invention lexicale
– L’ouvrage Art en théorie (nouvelle édition, 2007) de 3 1. Le titre permet de fixer le contexte, celui d’une
Charles Harrison et Paul Wood contient des extraits des lutte importante, et donc de donner un sens plus précis
œuvres citées précédemment. aux néologismes. Par l’adjectif, il crée un lien avec le
dernier vers de notre extrait : « On cherche aussi, nous
◗ Analyse litteraire autres, le Grand Secret ». Le combat prend donc une
certaine envergure, une dimension presque mythique
Le mot en poésie ❯ p. 108-109
avec ce « secret ». Que chacun, que ce soient les lutteurs
Analyser le travail poétique sur le mot ou les spectateurs, cherche. S’agit-il alors d’un combat
1 1. Desnos relit le nom « poésie » en « p’oasis », pour le pouvoir ? D’un combat du Bien contre le Mal ?
presque comme un mot-valise. Les sonorités étrangères D’un David contre Goliath ?
du terme « oasis » lui donnent un aspect exotique, comme 2. Les néologismes sont nombreux. On peut relever
si la poésie pouvait encore être interrogée de manière ceux formés par déformation du suffixe ou du préfixe
nouvelle. Par ailleurs, dans sa signification l’oasis est (« endosque » au lieu de « endosse », « emparouille »
« l’endroit qui recèle de l’eau en plein désert, apportant au lieu de « s’empare », « écorcobalisse » au lieu de
la vie avec elle » : peut-être est-ce la fonction que Desnos « écorche »), ajout d’une lettre à un mot courant :
attribue à la poésie. « drâle » (« d » + « râle »), changement des premières
2. Le poème repose sur plusieurs principes de lettres du mot (« rague » au lieu de « drague ») ou encore
composition : la répétition d’une part, avec les anaphores un déplacement de mot d’une catégorie grammaticale à
de « nous sommes » puis de « je vois », et l’écriture une autre (« tocard », nom commun, devient un verbe,
phonétique d’autre part, avec des lettres majuscules qui « tocarde »). Tous ces néologismes accompagnent ceux
« écrivent » le mot uniquement par les sons. Il mêle qui sont totalement inventés (« pratèle », « libucque »,
• 44
« barufle », etc.). Le poète nous donne à voir un nouveau sens, ce qu’il représente au sens propre comme au sens
combat, où les combattants s’affrontent à coups de termes. figuré. Cette interprétation est appuyée par le fait que les
La lutte est cependant également physique, les sons lettres sont imprimées avec une typographie qui les met
traduisant une certaine violence dans le combat : « rape en relief, comme si elles avaient une épaisseur, comme
à ri et ripe à ra » avec ses « r » et l’inversion des voyelles si elles représentaient une terre sur laquelle le lecteur
suggère un bouleversement total, « écorcobalisse », pourrait accoster.
proche d’« écorcher », et « drâle » suggèrent eux la Le texte nous invite par ailleurs à nous pencher sur
souffrance physique provoquant les cris du vaincu. nos habitudes de lecture. En effet, il se lit non seulement
3. « Abrah » peut être associé à l’expression homonyme verticalement, mais aussi de bas en haut : il peut signifier
« à bras », qui prend tout son sens dans ce contexte de par là qu’un texte doit se lire de différentes manières, et
combat. Scandé trois fois, avec les points d’exclamation pas simplement dans un sens littéral, en une seule fois. Le
accentuant ce cri, il peut facilement rappeler un autre cri bas du texte (ce qui traditionnellement est la fin) ne serait
« à mort », comme dans un cruel jeu de cirque romain. en fait que le début d’une autre lecture.
Mais il peut également s’apparenter à un nom propre,
celui du vainqueur probablement, que des spectateurs Écrire
enthousiasmés célèbrent. On attend de l’élève les éléments suivants :
– qu’il choisisse un mot aux connotations symboliques
Analyser la poésie du mot fortes, ou polysémiques ;
4 Le mot s’inscrit dans l’espace de la page de la même – qu’il trouve des moyens visuels, typographiques, gra-
manière qu’une île peut s’inscrire dans l’espace maritime. phiques, calligraphiques de mettre ce mot en valeur ;
Le texte invite donc à se pencher sur le rapport entre le – que le texte d’explication mette en avant une démarche
mot, dans sa réalité de signe gravé sur une page, et son poétique.

45 •
Chapitre

4 Écritures contemporaines,
de Michel Deguy aux slameurs
❯ MANUEL, PAGES 110-127

◗ Document d’ouverture s’agit, par de multiples références, d’un hommage à des


Jean-Michel Basquiat (1960-1988), King Zulu musiciens qui ont marqué l’histoire du jazz. Basquiat
(1986), peinture, acrylique, et crayon gras sur parvient donc à reproduire, dans son tableau, ce qui fait
toile (2,02 x 2,54 m), Barcelone, MACBA, Fons l’essence de cette musique, dont le caractère improvisé
d’Art de la Generalitat de Catalunya. (le volontaire inachèvement du tableau) se fonde sur de
multiples références musicales (ce qu’on appelle des
1. L’inspiration de Basquiat vient de la culture afro- « citations »). Le tableau dégage, par la prégnance de
américaine (le père de Basquiat était haïtien) et en son magnifique fond bleu, une impression d’unité et
particulier du jazz, pour ce tableau. Il s’agit, derrière le d’harmonie montrant la proximité artistique de Basquiat
masque exagérant les spécificités physiques des Noirs, avec cette musique.
d’un hommage à Louis Armstrong, trompettiste ayant
fortement contribué à la notoriété de cette musique. Texte 1
Le masque fait référence à un épisode de sa vie : en Deguy, Gisants ❯ p. 112
1949, il est élu « Roi des Zulus » (« King Zulu ») une
des principales communautés afro-américaines de la 1. Un poème lyrique (questions 1 à 3)
Nouvelle-Orléans, sa ville natale. Lors du défilé du Le titre et le sous-titre du poème nous permettent de
carnaval, le trompettiste revêt un masque pour traverser le rattacher aux topoï de la poésie lyrique : un « car-
la ville, masque que Basquiat reproduit sur ce tableau, diogramme » se définit en effet comme un « tracé
presque au centre. Les autres éléments viennent de obtenu par enregistrement des mouvements du cœur »,
références encore plus pointues : le « G » en caractère considéré comme le siège des sentiments, de même que
gothique très précis est le logo d’un des premiers labels le sous-titre « mai » évoque le printemps, la tradition-
de jazz, Gennett di Richmond, qui a enregistré en nelle saison des amours et des émois sentimentaux. Le
1923 les premiers disques d’Armstrong. Cependant, le poème se présente donc comme la transcription des
numéro 5542 A qui se trouve en dessous ne correspond sentiments, probablement amoureux, du locuteur. Cette
pas à un de ses disques, il s’agit de l’enregistrement d’un impression se confirme à la première lecture, avec la
autre trompettiste aux origines du jazz, Bix Beiderbecke. présence de termes comme « cœur » (répété au v. 8),
Or, ce dernier était blanc, mais l’on trouve sur le tableau « amour » (v. 12) mais aussi celle d’un « tu » auquel
une élégante silhouette, blanche, à droite (avec un s’adresse le « je », le couple étant même rassemblé au
chapeau) qui pourrait accompagner la référence de vers 4 dans un « nous ».
l’étiquette à Bix. La figure principale, au premier plan à Le cadre se construit également comme un cadre amou-
droite, est une composition à partir de deux photos : le reux, avec la mention de la Seine et du pont Mirabeau dès
buste reprend celle de Bunk Johnson, trompettiste de la les deux premiers vers. Ces vers forment une référence
Nouvelle-Orléans, tandis que la tête, visiblement plus explicite au poème d’Apollinaire, célèbre en particulier
récente avec les lunettes de soleil, est copiée sur une pour les vers commençant le poème :
photo de Howard Mc Ghee, également trompettiste, aux « Sous le pont Mirabeau coule la Seine
sources du bebop, et qui a joué un rôle non négligeable Et nos amours
dans les carrières de Charlie Parker (le saxophoniste en Faut-il qu’il m’en souvienne
arrière-plan du tableau ?) et Miles Davis. La joie venait toujours après la peine »
2. Le tableau se compose donc de figures ou d’éléments L’absence presque totale de ponctuation dans le poème
(masque, étiquette) reproduits à partir d’originaux, mais aussi l’utilisation du vers libre font également
comme des photographies, jetés sur un fond bleu qui penser à Apollinaire (qui, ne l’oublions pas, a écrit le
n’est pas complet. La peinture pourrait donner le poème « Mai » dans Alcools).
sentiment d’être inachevée avec le haut de la toile laissé Deguy semble donc reprendre certains motifs tra-
en blanc, les traits qui ne semblent qu’esquissés des ditionnels, avec cette promenade amoureuse sur les
figures, le manque d’unité des fonds sur lesquels elles bords de Seine. Le premier vers, « La Seine était verte
se détachent (tantôt jaunes, tantôt blancs, par exemple à ton bras » donne l’image d’une femme soumettant les
à l’intérieur de la trompette). Cependant, le détail des éléments naturels comme suspendus à son mouvement,
références, la précision du masque et de l’étiquette allant « plus loin » puis « sous les collines » et même
montrent au contraire l’extrême rigueur de l’œuvre : il en « banlieue ». Cette inversion des rapports entre les
• 46
êtres et le paysage se traduit au vers 5 par « la banlieue Le poète nous invite ainsi, dans une forme libre, à
nous prisait » : la personnification donne ainsi des goûts revisiter les éléments essentiels à la vie : le rythme du
à la banlieue qui « prise », qui apprécie ses promeneurs. cœur, mais également le cycle du jour et de la nuit. Trop
On trouve également une apostrophe lyrique au vers 12, de jour (de lumière ?) nous est nuisible, mais le « jusant
le poète s’adressant à son amour (« ô mon amour para- de la nuit nous détoure les nuits », c’est-à-dire qu’il les
doxal ! »), c’est-à-dire le sentiment, ou la personne pour fait apparaître, les détache de leur fond pour les délimi-
laquelle il l’éprouve. ter. Le poète nous amène ainsi à aller chercher, au sein
Cependant, la belle histoire semble se dégrader au fur des rythmes essentiels, le rythme de son poème.
et à mesure, puisque le passé des premiers vers est rem-
placé par un conditionnel passé puis présent « J’aurais
◗ Analyse d’image
voulu j’aurais/tant besoin » marquant une distance dans
le couple : les désirs du « je » ne sont plus satisfaits. Mais Boltanski, Vitrine de référence ❯ p. 113
ce sont les vers suivants qui, en créant une image lyrique, 1. Un ensemble composite et fragmenté (question 1)
vont aussi la briser. En effet, l’image est celle de la prison De gauche à droite, figurent en haut des pièges et des
amoureuse, avec « un cœur comme un prisonnier » : le photographies. Au centre de l’œuvre, on repère deux
« je » y est décrit comme dépendant de ses sentiments, et photos d’identité distinctes et quatorze boulettes de terre ;
de ce fait « furieux ». La circularité du vers grâce à la sur la droite, en bas, la page jaunie d’un vieux livre de
double comparaison (« comme un prisonnier »/ « comme lecture au-dessous d’une page d’écriture, de quelques
un cœur ») qui fait se terminer le vers par le même mot photographies, puis tout à fait à droite, une épaisse mèche
qui l’a commencé (« cœur ») appuie cette image de l’en- de cheveux et un morceau de vêtement. L’ensemble paraît
fermement, comme si le vers ne pouvait sortir lui aussi ainsi totalement composite et fragmenté.
de ce « cœur ». Cependant, le lyrisme se trouve remis en
cause dans la fin de la phrase. 2. Archéologie et autobiographie (questions 2 et 3)
Les photographies, les cheveux, la page d’écriture
2. Mais un lyrisme moderne (questions 3 à 5)
et de lecture ainsi que le bout de vêtement relèvent du
Le vers 9 en effet va permettre au poème d’affirmer une
domaine autobiographique. Les boulettes de terre déno-
voie différente du lyrisme traditionnel : « le courage […]/
tent une dominante archéologique. Les objets les plus
chassera du lyrique le remords de soi ! ». C’est donc au
insolites de la composition sont ces boulettes ainsi que
sein même du siège des sentiments – ce cœur que le poète
les pièges ; ils ne semblent revêtir aucune dimension
ausculte – qu’il va trouver le « courage » (le « cœur »
personnelle et l’on peine à les rattacher directement à la
aurait dit Ronsard) de chasser le lyrisme. L’utilisation du
vie de l’artiste.
futur marque cette nouvelle étape, de même que la distor-
sion de la syntaxe dans le vers : la phrase s’allonge en effet Cette œuvre fait clairement ressortir l’aspect morcelé,
sur trois vers, mais avec une coupe après le déterminant éclaté et fragmentaire de cette curieuse mise en scène de
« d’», et la double comparaison du vers 8 vient couper le soi ; cette « vitrine de référence » pourrait être renommée
sujet logique (« courage ») de son verbe (« chassera ») « Morceaux de vie »/ « Fragments »/ « Bribes éparses ».
relégué deux vers plus loin. 3. Valeur artistique unique (question 4)
Le poème va alors se développer et se conclure sur Boltanski déteste sans doute le caractère figé et
des images paradoxales : « L’allongement du jour nous impersonnel des musées ; il préfère composer son
a privés de jours », « mon amour paradoxal », « du goût musée personnel à partir d’objets intimes (photos,
de rien sur le goût de tout » (avec l’antithèse « rien »/ « pages d’écriture et de lecture) qu’il place librement
tout »). Ce paradoxe provoque de la souffrance, évoquée et sans recherche apparente. Il n’est pas en quête de
par le verbe « priver » qui revient trois fois dans cette fin beauté ou d’esthétisme qui seraient pour lui une forme
de poème : la frustration d’abord subie (« nous a privés », d’artifice. Le sujet individualisé devient la source de la
avec le « nous » complément d’objet) devient plus composition et confère à l’œuvre une valeur artistique
volontaire ensuite (« nous nous privons ») et enfin acte unique.
déterminé (« le courage sera de priver »). C’est d’ailleurs
le mot « courage » qui opère un lien entre le sentiment 4. Évocation des camps de concentration
amoureux et la poésie : c’est lui qui « chassera du lyrique (question 5)
le remords de soi », donc qui éloignera la perte de soi du Au-delà de sa vie, Boltanski suggère ici les horreurs de
lyrisme, puis c’est lui qui cherchera à « priver le poème/ la seconde guerre mondiale et particulièrement des camps
du goût de rien sur le goût de tout ». Il ne s’agit donc de concentration. « Les pièges » renvoient à la mort et à la
pas, dans ces vers, de renoncer à exprimer, en poésie, les cruauté ; les boulettes de terre signalent peut-être le retour
différents sentiments éprouvés, y compris l’amour. Mais forcé et terrible à une forme d’animalité dans ces camps
il s’agit de leur trouver un nouveau mode d’expression, de l’horreur ; les cheveux et le bout de tissu évoquent la
sans se cantonner au lyrisme qui ne donne finalement que déshumanisation et l’impersonnalité auxquelles étaient
« le goût de rien ». réduites les victimes du nazisme.
47 •
Texte 2 patiemment revécu comme il avait été intensément vécu,
Jaccottet, Cahier de verdure ❯ p. 114 instrument surtout d’une restitution d’un lieu/moment
qui, lui-même, prend en charge la remémoration – par
1. Situation de l’auteur et du recueil
similitude et différence – d’autres lieux et d’autres
Philippe Jaccottet est né à Moudon, en Suisse, en
moments : « Cette floraison différait de celles […] »
juin 1925. Il publie ses premiers poèmes dès 1944 dans
(l. 17), « Elle n’évoquait ni […], ni […], ni […] » (l. 18).
le Cahier de Poésie dirigé par Edmond Jaloux, puis son
Là où la mémoire proustienne, dite « involontaire »,
premier recueil en 1945, Trois poèmes aux démons. Lors
reconstituait, dans un jeu d’écho temporel, le « temps
de son séjour à Rome en 1946, il se lie d’amitié avec
retrouvé » de l’existence, la mémoire du narrateur de
le poète Ungaretti. Sa première traduction paraît chez
Cahier de verdure ne cherche rien d’autre que la cap-
Mermod la même année : La Mort à Venise, de Thomas
tation d’un pur présent bienfaiteur dans la chaîne
Mann. À l’automne 1946, il est envoyé à Paris comme
des moments vécus : « C’était là simplement. Présent,
collaborateur des éditions Mermod où il reste plusieurs
tranquille, indéniable » (l. 23). Autrement dit, rien n’est
années. Il y fréquente les cercles littéraires, notamment
moins imparfait que l’imparfait dont use ici Jaccottet,
celui de la NRF avec Jean Paulhan, Marcel Arland,
temps indifférent, telle « l’éternité » rimbaldienne, aux
Francis Ponge, Jean Tardieu et se lie avec des poètes
« sillages » du passé comme aux mirages du futur, « pas
de sa génération comme Yves Bonnefoy, Jacques Dupin
non plus […] comme ce qui serait gros d’une annonce,
ou André du Bouchet. En 1953, il épouse Anne-Marie
d’une promesse, d’un avenir » (l. 22).
Haesler, peintre. Ils vivent depuis cette date à Grignan,
dans la Drôme. En plus de la création poétique et de 3. Reconquête de la beauté (questions 3 à 5)
diverses collaborations critiques, Philippe Jaccottet a On pressent par là l’idéal esthétique ou tout simplement
traduit aussi bien des auteurs allemands (Musil, Mann, le sens du « mot beauté » (l. 7), tel que le revendique
Hôlderlin) qu’italiens (Ungaretti, Leopardi, Cassola), Jaccottet et tel qu’il l’analyse dans son deuxième para-
espagnols (Gongora), grecs (Homère, L’Odyssée) ou graphe. Méfiant, comme un Yves Bonnefoy ou un
russes (Mandelstam). Il a reçu le Grand Prix de Poésie Jacques Réda, à l’endroit du « trop d’émotion » ou du
de la Ville de Paris en 1985, le Grand Prix national de « trop d’effet », l’auteur du Cahier de verdure revendique
Poésie en 1995, le Prix Hôderlin de la ville et de l’Uni- en effet le droit à la beauté en l’identifiant tout simple-
versité de Tûbingen en juin 1997 et le Grand Prix de ment à la justesse, à ce qu’il appelle encore (l. 13-14)
Poésie de la Société des gens de lettres en 1998. Cahier « l’ouverture la plus juste sur ce qui ne peut être saisi
de verdure est son dernier grand recueil paru chez autrement ».
Gallimard en 1990. Considéré par certains comme un « nouveau
2. Espace et temps (questions 1 et 2) lyrique », l’expression lui va bien si être lyrique, c’est
Comme souvent chez Jaccottet, le poème en prose a en effet oser l’expression de la beauté des « choses »,
tout simplement ici l’allure d’une « promenade », d’une des « êtres », des « lieux » ou des « moments » et si être
flânerie dont l’écriture prend en compte la remémoration, « nouveau » (après le grand effondrement post-surréa-
« au retour d’une longue marche, sous la pluie » (l. 1). Il liste du lyrisme dans la poésie du XXe siècle), c’est aussi
sera donc bien normal de trouver au fil de l’extrait des assumer ce projet poétique en se gardant du trop plein
signes à la fois de la saisie de l’espace naturel visité et des émotions comme du débordement des mots et des
des indices du phénomène même de la mémoire poétique images. La « justesse » chez Jaccottet, dans l’approche
à l’œuvre. Dans le premier paragraphe de notre texte, le de la beauté, passera donc par toutes les formes lexi-
poète pose d’ailleurs ces deux éléments avec la même cales et syntaxiques de l’approximation modeste, du
sobriété : l’expression « ce petit verger de cognassiers » tâtonnement dans le « dire » comme en témoigne par
(l. 2) désigne le lieu où la « chose vue » va se faire poème exemple dans le dernier paragraphe la multiplication
dans l’imprécision du point de vue « embué » (l. 2) de des différences et des négations pour évoquer pourtant
la « portière d’une voiture » et dans l’indétermination ce qui « était ». En commentant ses premiers recueils,
d’un « avril » printanier (l. 3). Le deuxième paragraphe Jean Starobinski avait identifié ainsi dans un des vers de
va d’ailleurs multiplier l’effet d’indétermination/surim- L’Ignorant (1956) la trajectoire de l’écriture de Jaccottet
pression des moments et des lieux (« les mêmes arbres en quête de la présence et de la beauté : « L’effacement
en d’autres lieux », l. 4), de la mémoire et de l’« oubli » soit ma façon de resplendir ».
(l. 6), en juxtaposant les trois modes verbaux du présent, On conviendra avec lui en effet, à méditer ce vers
du futur et du passé. ontologiquement oxymorique, que le lyrisme du poète de
Mais c’est dans le quatrième et dernier paragraphe, Grignan, tournant le dos à toute complaisance élégiaque,
après la longue méditation esthétique du troisième sur est bien celui d’un écrivain qui accède au bonheur d’être
laquelle nous allons revenir, que Jaccottet donne le plein au monde par le geste répété d’un discret « effacement »
volume de cette dilatation poétique du temps et de de tout ce qui pourrait altérer la splendide efflorescence
l’espace dans le présent de l’écriture poétique. Tout ce de la beauté : « Sous ces branches-là, dans cette ombre,
paragraphe est à l’imparfait duratif, indice d’un temps il n’y avait pas de place pour la mélancolie. » (l. 25-26).
• 48
Texte 3 3. La vie, une promesse à venir (question 4)
Gofette, La Vie promise ❯ p. 115 La formule du dernier hémistiche « vivre est autre
chose » ressemble presque à une maxime ; l’infinitif à
1. Vers un autre lyrisme (questions 1 et 2) valeur généralisante, le présent gnomique et l’indéfini
L’emploi de la ponctuation est très original dans ce lui confèrent, en effet, une valeur universelle. Le poète
poème ; à l’exception de l’interrogative des vers 8-9, suggère de façon discrète une autre vision de l’existence
aucune pause importante n’apparaît dans le texte. On sans livrer toutefois une leçon explicite, probablement
observe plus particulièrement une continuité entre parce que définir, c’est alourdir et figer la vie qui est
chaque quatrain ainsi qu’entre le dernier quatrain et renouvellement permanent. L’existence apparaît ainsi
le monostiche final. Cette ponctuation insolite produit comme une promesse (cf. le titre du recueil). Elle serait
une dynamique et une impression de mouvement qui ailleurs que dans l’activisme moderne ; peut-être dans
reflète sans doute la fébrilité de la vie moderne ; elle la capacité à saisir la promesse fragile qu’offre chaque
révèle aussi une écriture qui s’offre comme la quête instant, peut-être dans le regard sans cesse renouvelé que
difficile d’une définition de l’existence. Les énuméra- l’on porte au monde. La vie apparaît ainsi comme une
tions très nombreuses corroborent également ce sens et quête difficile de l’ineffable.
produisent un rythme particulier. Les éléments qui les
composent sont simples. On relève par exemple très peu
d’expansions nominales dans l’enchaînement entre les Texte 4
groupes nominaux. Goffette, sensible au rythme et à la Fourcade, En laisse ❯ p. 116-117
musicalité, tend vers un lyrisme sobre, dépouillé de 1. Situation du texte
toute exaltation, et fait confiance à la force des mots. Ce texte est extrait du poème intitulé « EN LAISSE »
De façon significative, la première personne n’apparaît qui donne lui-même son titre au recueil de 2005 paru chez
qu’une seule fois au début du texte. Par ailleurs, le POL simultanément avec deux autres livres de Dominique
lyrisme vient des nombreuses répétitions qui jalonnent Fourcade : sans lasso et sans flash et éponges modèle 2003.
le poème (notons la reprise de la formule « vivre est Le fragment présenté dans le manuel fait directement écho
autre chose » qui ouvre et clôt le poème, la répétition du à la fameuse et ignoble photographie d’agence prise dans
verbe « fendre » et de la subordonnée causale « puisque la prison d’Abou Ghraïb où l’on voit une soldate améri-
[…] »). Une douceur et une quiétude harmonieuses se caine tenir en laisse un prisonnier irakien dénudé. Fourcade
dégagent ainsi du poème. avait d’ailleurs lui-même fait figurer une reproduction de la
2. La vie de l’homme moderne, un mirage d’existence photo à l’intérieur de son livre.
(question 3) 2. Une prose poétique (questions 1 et 2)
Des vers 6 à 9, Goffette offre un reflet dérisoire de la Ce fragment d’en laisse est très représentatif de l’écri-
vie moderne faite d’actions vaines qui ne permettent pas ture poétique de Dominique Fourcade depuis le début
de vivre de façon absolue, d’être pleinement au monde. des années 2000. On dira, pour simplifier, qu’il s’agit
Jouer « à brasser l’air » consiste à se louer de ce que l’on bien d’une poésie en prose mais, comme très claire-
fait sans raison ; « brasser l’eau », c’est ne pas la saisir ; ment ici, travaillée par une sorte de vibration métrique
« brasser la poussière » est sans doute l’action la plus souterraine.
dérisoire ; elle suggère peut-être la vanité de l’homme Jusqu’à la ligne 19 de notre extrait nous avons affaire
moderne, l’invitant implicitement à une certaine humi- à une prose dépouillée de toute ponctuation et de
lité. L’énumération suivante se rapporte à des verbes toutes majuscules. En dépit du retrait de la plupart des
au participe présent qui révèlent des actions en train de connecteurs logiques au profit d’une très sobre parataxe,
s’accomplir. Chaque verbe est accompagné d’un mot elle demeure parfaitement lisible, alternant de brèves
(conjonction ou préposition) qui marque un but dans « strophes » (lignes 1 à 4, 8 à 12 ou 17 à 19).
l’action (« agissant comme », « brûlant pour », « allant
vers »). Or, cette intention révèle que chaque acte est Dans la seconde partie du texte, la « tentation » métrique
intéressé ; au lieu de rechercher la beauté de l’instant, paraît plus forte, notamment dans la strophe monorime
des « vers » 20 à 26 qui constituent une sorte de sizain
l’homme moderne fige ainsi l’existence et passe à côté
étonnant. Nulle gratuité pourtant dans ce format qui s’im-
de son essence. Cette critique surgit dans la question rhé-
pose pour exprimer quasi visuellement tout la force du
torique « récoltant quoi ? » et dans la réponse que le poète
motif de la « laisse » : le poème ici se fait dramatique-
donne lui-même : « le ver dans la pomme, le vent dans
ment maigre, étiré, comme une corde pour se pendre…
les blés ». Ces « récoltes » sont insignifiantes et futiles ;
On pourra d’ailleurs rapprocher visuellement la forme
elles ne peuvent se dresser comme des actes marquants
du texte fourcadien dans sa seconde partie et le détail du
dans le flux vertigineux de l’existence. On relève ainsi un
tableau de Botero reproduit page 117.
contraste entre les efforts de l’homme à agir (soulignés
par l’énumération des verbes) et la vacuité de ses entre- 3. Au révélateur de la photographie (questions 3 et 4)
prises. Ce poème d’une grande simplicité renferme, en À sa façon, ce texte est une sorte de variation poétique
fait, une méditation profonde sur l’existence. sur la pensée pascalienne du « qui veut faire l’ange fait la
49 •
bête ». Il s’ancre au cœur d’une problématique qui force regard poétique se pose sur le monde depuis toujours.
à penser l’humain dans son rapport ontologique au Chaque regard est par ailleurs vierge et neuf, vide de ceux
bestial à travers la métaphore paradoxale du lien/laisse. qui l’ont précédé et de ceux qui le suivront ; la lassitude
Dans le Cahier critique de poésie qui lui a été consacré ne peut ainsi gagner le poète : avec ses « yeux », qui
en 2006 (éditions Farrago) Fourcade s’en était expliqué en sont comme des fenêtres sur l’univers, il saisit l’instant
répondant à une question de Frédéric Valabrègue : « Ce qui fugace, mais plein, qu’il tente de restituer par l’écriture
a “démarré” ce texte [c’est…] plus que tout la laisse, le sans le figer.
lien entre la soldate et le prisonnier – ce lien, je savais qu’il Bien sûr, le « regard » n’est pas le seul fait de voir le
existait bien avant la parution de cette photographie, et monde, il est une « vision » (l. 12), une intériorisation
que jamais rien ne le trancherait, qu’il incarnait la réalité de du spectacle qui entoure le poète. Marqué du sceau de
la condition humaine telle que je l’avais comprise dès ma la subjectivité, comme tout « regard » humain, il prend
jeunesse absolument affolée, et qu’il induisait […] l’inter- néanmoins pleinement sa valeur dans la sensibilité
changeabilité des rôles entre le bourreau et la victime. particulière du poète. Celui-ci est capable de percevoir
Robot-chien je sais tout de toi […] Je suis l’écrivain dégoû- « l’accord soudain » entre sa finitude et la permanence
tant de tout çà. Et je dégoutte de tout çà ». du monde ; or cette aptitude n’est pas donnée à tous
Il y va ici plus que d’une répugnance pour la torture, (relevons le complément circonstanciel de temps « à ce
simple manifestation de la bestialité de l’humaine moment » qui marque combien la saisie de « l’accord
condition, à travers l’oxymorique représentation d’un soudain » est à la fois unique et fugace, notons aussi le
homme-chien victime d’une femme-enfant-bourreau, modalisateur « semble » qui suggère que cette perception
déguisée en homme ! On voit bien que ce qui traverse le est incertaine).
poème, c’est l’impératif et l’urgence de dire le lien non Par son regard, le poète apparaît comme une figure
dialectique – indéflectiblement gordien – qui relie l’hu- de l’humanité ; il est d’ailleurs désigné avant tout au
main et l’animal, l’ange et la bête, en un flux réversible début du texte par le terme générique « un homme ».
et/ou permutable, comme en témoignent les variations Le pronom personnel « il » ne permet pas davantage de
du système pronominal (lignes 20-26, 29-30 et 33-34). l’individualiser. Il est universel et transcende les époques.
Le plus troublant dans cette page est bien l’absence Sa vision est d’abord celle de tout homme qui observe
totale de démonstration au profit d’une pure exposition, le monde qui l’entoure non sans une certaine passivité
au sens photographique, d’une inhumaine évidence ou (« un homme assis », « le corps immobile », l. 2). Sa
révélation, toujours au sens de la photographie argen- contemplation l’aspire entièrement, probablement parce
tique : l’humain est ce qui fait défaut, ce qui manque… qu’elle lui rappelle sa propre condition vouée à la finitude
le plus humain dans l’ignoble photographie, c’est la part (« sa fragile durée humaine »). Pour autant, aucune note
de chien de l’homme à terre ; le moins humain, l’« inhu- tragique ne vient assombrir ce texte qui célèbre les vertus
main », c’est le sourire de la chienne de guerre ; et le et les pouvoirs de l’écriture poétique.
poème, nous l’avons vu, maigre lui-même comme une
laisse ou une corde où se pendre fait le lien, est le lien ; 2. L’écriture poétique, une création à part entière
ses lais sont la laisse immatérielle qui nous suspend dans (question 4)
l’entre-deux de l’incrédulité et de l’effarement… Jacques Ancet réactive ici pleinement le sens étymolo-
gique du terme poésie qui signifie d’abord « création ».
Le poète est celui qui par son écriture peut faire surgir
Texte 5 le monde à chaque instant. Il exerce un art sacré et dif-
Ancet, Lumière des jours ❯ p. 118 ficile ; en « [recueillant] dans un léger tissage des paroles
1. La poésie, un regard sur le monde (questions 1 à 3) ces figures éparses du devenir et les rendant un instant
Ce texte mêle étroitement le lexique de la vision à celui solidaires », il fait une œuvre véritable puisqu’il trouve
de la temporalité : et invente une unité à ce qui est brisé, fragile et éclaté.
Le verbe « recueillir » traduit un geste d’une extrême
– lexique de la vision : « fenêtre » (deux fois), « regarde »
précaution comme si le poète venait à effleurer quelque
(deux fois), « un pur regarder », « regard », « voit »,
chose d’infiniment rare et précieux. Le terme « prière »
« vitre », « spectacle », « yeux » (deux fois), « vision
renvoie aussi au pouvoir presque divin qu’il détient. Du
perdue », « voir », « Je regarde » ;
reste, il a le don d’animer ce qui, sans lui, serait inerte et
– lexique de la temporalité : « toujours », « depuis des
mort (relevons le champ lexical de la vie : « renaître »,
années, des siècles », « avant même la fenêtre et le corps
« surgissant », « vivacité », « engendré »).
immobile », « chaque fois » et « à chaque fois », « en
même temps », « les aubes et les crépuscules, les saisons La poésie est donc fabrication singulière et absolue du
lentes ou rapides », « de temps à autre », « à ce moment », monde qu’elle régénère ainsi sans cesse.
« l’instant absolu du monde », « d’abord » (deux fois), 3. Transport poétique (question 5)
« maintenant », « le temps ». Jacques Ancet semble comme transporté par les
L’extrait tisse ainsi un lien fort entre le regard du pouvoirs que lui confère l’écriture poétique. Le texte
poète et le temps décliné dans toutes ses variations ; le traduit ainsi une forme d’exaltation qui transparaît à
• 50
travers plusieurs procédés : les questions très expres- « v » et des « s » (cf. l’allitération du premier vers). Or, ces
sives (l. 13-14) reflètent une parole incarnée, orale et lettres sont celles qui composent le mot « vers », présent
vivante ; par ailleurs, on glisse progressivement du dès le début du poème. On a alors le sentiment que, loin
doute (cf. ces questions dont la première est au condi- d’être simplement une contrainte ludique et superficielle,
tionnel) à une certitude qui enthousiasme complètement la « règle sévère » que s’est imposée le poète rend compte
le poète : « Oui, écrire, ce serait d’abord cela… ». Le d’une recherche active sur le « vers », et donc sur la
polyptote sur « beau » à la fin du texte exprime égale- poésie.
ment l’exaltation du poète, face à l’immensité de son
2. Trouver sa voie poétique (question 4)
entreprise.
Le poème se présente comme une « recherche » (v. 11),
EXPRESSION ORALE Lecture à voix haute un parcours initiatique : l’essai évoqué dans le premier
Voici quelques poèmes ou recueils poétiques de Jacques quatrain doit être « pensé » (v. 2) puis « repensé » (v. 5).
Ancet qui pourraient entrer en résonance avec ce texte : Le poète doit accepter les « déchets de l’échec délétère »
– « Chronique d’un égarement » (2011) : on y voit aussi (v. 3) et, loin de se décourager, il faut qu’il « persévère »
une fenêtre « ouverte » et un regard qui tente de percevoir (v. 7) pour qu’il « pénètre ces secrets » (v. 10). Ce
ce qui est imperceptible et flou ; dernier terme met bien en évidence la quête essentielle
– « Les Morceaux de l’image » (2010) pour l’idée de frag- à laquelle se livre le poète : il s’agit de « créer » (v. 10).
ments épars du monde que le poète tente de rassembler ; L’utilisation de l’impératif de la deuxième personne du
– « Portrait du jour » (2010), poème à l’écriture lapidaire singulier et de l’infinitif, de même que les présentatifs
en adéquation avec l’instant qu’elle veut saisir ; « c’est » (v. 1, 2 et 10) permettent de généraliser le sujet
– « Portrait d’une ombre » (avril 2011) (même réflexion (le poète semble s’adresser autant à lui-même qu’à un
sur le regard et le temps). lecteur indéfini) et de le rendre atemporel. Cet aspect
trouve son aboutissement dans le vers final, qui se pré-
Dans tous les cas, la lecture que l’élève proposera devra
sente comme une « belle sentence » (v. 13) : « Réel est
être vivante et dépouillée de tout artifice oratoire pour éphémère, éternel est le rêve ». La suppression du déter-
mieux rendre la pureté des mots que recherche Jacques minant « le » devant « réel », l’utilisation du présent
Ancet. de vérité générale et la parfaite régularité rythmique
du vers nous convainquent du chemin parcouru par le
Texte 6 poète pour parvenir à cette vérité. Ce vers nous invite à
Salon, 37 poèmes, « S’exercer » ❯ p. 119 relire le poème pour redécouvrir le sens de la contrainte
choisie par Salon en n’utilisant que le « e ». La « règle
1. Une poésie traditionnelle et originale (questions 1 à 3) sévère » est d’abord un choix (« préférer », v. 5). C’est
Le poème est un sonnet aux rimes embrassées dans les aussi une traque du sens : « resserre » (v. 7), « serrés »
quatrains, et plates puis croisées dans les tercets, selon un (v. 12), « pressé » (v. 12). Il s’agit également d’avoir de
schéma habituel. Les vers sont des alexandrins, dont la l’ambition, de tendre vers les sommets du sens et non de
plupart respectent la césure à l’hémistiche. L’originalité tomber dans la facilité : « Redresse tes pensées et sens
vient de l’utilisation d’une seule voyelle, le « e ». Même l’effet se tendre » (v. 9), « le sens s’élève » (v. 12), avec
s’il s’agit de la voyelle la plus courante en français, l’exer- les verbes marquant un mouvement vertical. Surtout, le
cice présente des contraintes qui ne sont pas sans rappeler poète doit être actif, ce qui est montré par la multi-
la Grande Rhétorique dont Jean Marot étant un représen- plication des verbes à l’impératif, et par les verbes de
tant, et dont Clément Marot, le fils, hérita. Ces poèmes mouvement, en particulier « pénètre » (v. 10). Ce n’est
médiévaux tournaient souvent à l’exercice de style (ce qu’alors que le verbe, le langage, pressé de toutes parts,
qui n’était pas le cas pour Clément Marot cependant) pourra délivrer ses secrets : le « e » devient la « lettre-
visant à éblouir l’audience par une dextérité verbale, fée », lettre magique au contact de la beauté du monde
thématique que semble aborder Salon dans le titre et le (« entends le vent errer ») et qui parviendra au « Rêve ».
premier quatrain : « S’exercer, c’est tenter ces vers, les Ce dernier mot, paré d’une majuscule et rimant avec
révérer ;/C’est penser et tester le verbe de l’enchère » « s’élève », laisse libre cours à l’imagination du lecteur,
(v. 1-2). En mentionnant une « enchère » (qui se traduit pour, à son tour, peut-être trouver sa « lettre-fée ».
dans son poème par la monovocalisation) et par le champ
lexical de l’essai (« exercer », « tenter », « tester »), on
Texte 7
a l’impression que le poète s’inscrit dans cette tradition
Grand Corps Malade, Midi 20 ❯ p. 120-121
ludique du langage qu’il va pousser au maximum. Ainsi,
en plus des contraintes métriques, mathématiques pour- 1. Une recherche collective (questions 1 et 3)
rait-on dire, cherche-t-il à créer des effets sonores autour Le texte se présente sous une forme versifiée, avec le
de la lettre « e ». Les verbes du premier groupe à l’infinitif passage à la ligne, la majuscule en début de vers, et des
se multiplient, de même que les adjectifs formés sur des rimes suivies qui sont, dans la plupart des cas, suffisantes,
participes passés, pour accentuer la présence du « é ». voire riches. On remarque aussi, en-dehors des rimes,
On remarque également une forte présence des « r », des des effets sonores comme au vers 24 où « renaissance »,
51 •
« essence » et « sens » se répondent par les sons en même envahit effectivement le texte : « secondes », « espace-
temps que par le sens. Mais il y a aussi, comme dans une temps », « moments » (répété cinq fois) et « instant »
ballade ou un rondeau, présence d’un refrain sur deux (répété sept fois). Tous ces termes évoquent un temps
vers : « C’est tout sauf une légende, on espère juste toucher bref, fugace, qu’il s’agit donc de saisir rapidement : les
l’instant/Les quelques secondes du poète qui échappent à cinq sens sont utilisés pour jouir pleinement de ce moment
l’espace-temps » (v. 13-14, 29-30, 41-42). Ce retour de (v. 21-23 : « on voit », « on entend », « on goûte », « on
deux vers vient ponctuer le texte, marquant les étapes sent », « on touche »).
d’une recherche sur la démarche poétique. Celle-ci est L’écriture permet ainsi de passer dans un monde hors
annoncée dans les quatre premiers vers qui sont repris à de la réalité : « état second », « transe », « échappent à
l’identique dans les quatre derniers vers. Tous ces effets l’espace-temps », « coupure », « rêve »… Elle trans-
apparentent le texte à une poésie musicale, renvoyant le porte dans un monde à l’opposé du quotidien déceptif,
texte aux origines de la poésie chantée des troubadours. inondé de « quiétude », la rime « rêve »/« trêve » étant
L’introduction, qui sert donc aussi de conclusion, nous particulièrement significative (appuyée par le parallé-
présente l’objet du texte : la revendication d’une légiti- lisme de structure « comme un »). On remarquera à ce
mité de la poésie, du rôle du poète voulant ouvrir des propos la diversité du vocabulaire et des niveaux de
voies nouvelles à l’expression. Les termes « changer », langue : on passe du vers 15 avec « Les moments rares et
« route parallèle » et « furtive évasion » inscrivent le irréels que la quiétude inonde » au vers 18 « on oublie les
texte dans une perspective de renouvellement, avec la coups durs de la vie ». Le vocabulaire choisi et soutenu
métaphore de la route et du voyage. La métaphore de (« quiétude ») côtoie donc une expression beaucoup
l’encrier (« on a trempé notre plume dans ») associe le plus familière (« les coups durs »). Il s’agit, en plus de
concret et l’abstrait (« notre envie ») pour évoquer la toucher un large public en évoquant les mêmes idées
motivation du poète (« changer de vision »). Il s’agit dans des niveaux de langue différents, d’utiliser toutes les
effectivement d’une quête comme le montrent les termes ressources du langage pour mieux cerner l’idée que l’on
suivants : « on recherche » (v. 9), « on espère » (v. 13), veut saisir : le vers 37 « y a pas moyen que je m’arrête »
« Il existe, paraît-il » (v. 5). L’aspiration à écrire se veut va ainsi calquer, par la suppression familière du « il », le
collective : le « on » sujet (repris par « notre » dans rythme des mots jaillissant.
les premiers vers) et le présent majoritairement utilisé Ce moment hors de la réalité que le poète cherche à
dans le texte permettent dans un premier temps d’uni- atteindre par tous les moments s’apparente à un besoin
versaliser le propos, renvoyant à une quête atemporelle vital : « un souffle plus profond comme une seconde
du poète. Mais cette universalisation va se préciser par respiration » (v. 20). Distinguant ce souffle de celui de
la présence dans le texte de différents locuteurs qui l’inspiration poétique (v. 19), il évoque le moment de la
sont apostrophés : « Rouda, n’oublie jamais » (v. 16), création, où « on entend l’encre devenir vivante » (v. 21).
« Là où j’ai croisé Souleymane » (v. 32), « Tu l’as Les termes « souffle », « respiration », « vivante » appar-
déjà touché, Jacky » (v. 44). On comprend alors que tiennent au champ lexical de la vie : en même temps que
le texte s’adresse d’abord à une assemblée réelle, et le texte, c’est le poète qui renaît (« renaissance » v. 24)
que la recherche poétique n’est pas ici solitaire, mais par la magie de la création. Magie puisque toutes les lois
bénéficie de la force de l’expérience collective. Dès lors, de la nature et de la réalité s’en trouvent bouleversées, ce
le « je » ne se présente que comme délivrant sa propre qui est clairement montré par l’antithèse et le chiasme du
expérience afin d’apporter sa contribution au groupe, vers 27 : « Il fait jour en pleine nuit et il fait nuit en plein
et de l’encourager à poursuivre : « j’en suis témoin » jour ». Le poète s’élève à des hauteurs surnaturelles grâce
(v. 44), « j’ai croisé » (v. 32), « laisse-moi mon stylo, y à ce souffle : « on sympathise avec le vent et on tutoie
a pas moyen que je m’arrête » (v. 38, et v. 38-39, avec la les nuages » (v. 26), dans une proximité avec la nature
comparaison « envie d’écrire »/« envie de cigarette »). qui procure une certaine « puissance » (v. 23). Le poète,
Le locuteur inscrit donc le groupe dans une démarche pour un instant et par son rôle de créateur, se trouve à une
d’engagement, qui porte la marque à la fois de la sincé- hauteur divine : la mention du Nirvana (v. 33) appuie cet
rité dans sa démarche (l’écriture se présentant comme aspect de l’écriture. Le contraste entre la simplicité maté-
une envie, un besoin irrépressible) et de l’utilité dans rielle de l’écriture (« Pourtant je suis simplement assis là
ses finalités : « il est possible de combattre le mal par les devant ma feuille », v. 34) et la force du bouleversement
mots » (v. 12). La métaphore de la « flamme qui nous qui s’opère par les mots montrent bien la puissance de
éclaire brièvement » pour évoquer l’instant magique où l’écriture.
l’on crée renvoie traditionnellement au savoir mais aussi
au mythe du voleur de feu sacré (Prométhée) qui fait
de l’homme un animal différent. ◗ Histoire des arts
« L’art, c’est la vie » ❯ p. 124-125
2. Un art poétique (questions 2 et 4)
Le titre donne l’objet à la fois du poème et de la poésie 1. Des objets utiles et inutiles (question 1)
en général : il s’agit de « toucher l’instant », expression L’objet conçu par Loewy reste un objet utilitaire alors
qui revient dans le refrain. Le champ lexical du temps que ceux conçus par Duchamp et Oldenburg n’ont aucune
• 52
fonction. Celui d’Oldenburg est même la reproduction position plus ambiguë (Duchamp et Oldenburg), voire
d’un déchet, il ne sert donc doublement à rien ! à une adhésion inconditionnelle (Loewy). Dans tous les
Loewy fait partie de la tendance Streamline cas, ces artistes nous invitent à réfléchir à notre rapport
[« Aérodynamique »] qui naît aux États-Unis au début des et notre participation à la société de consommation, à la
années 1930, après la Grande Dépression de 1929. Le but fascination qu’elle exerce, la façon dont elle fonctionne.
de Loewy et de ses collègues (un groupe de cinq designers 2. Abandonner le sérieux (question 2)
appelé « The Big Five » [Les grands cinq]) est de relancer Les trois objets reproduits sont gais. Une fraîcheur s’en
l’économie américaine en relançant la consommation. Les dégage ; ils jouent avec les attentes du spectateur.
gammes de produits changent régulièrement de « look »
Le taille-crayon de Loewy rompt avec l’idée répandue
sans évoluer techniquement (cela coûterait en effet plus
au début du siècle selon laquelle les objets utilitaires
cher). Elles séduisent les consommateurs grâce à leurs ron-
doivent être uniquement fonctionnels, quelle que soit leur
deurs aérodynamiques, à leurs matières agréables à toucher,
apparence. Le designer égaye son objet avec des angles
à leurs couleurs vives. Cela contribue à l’augmentation des
arrondis, le chrome brillant qui réfléchit l’environnement.
ventes et, par conséquent, à la relance de la consommation.
La ressemblance avec une fusée ou une voiture futuriste
En même temps, les artistes du XXe siècle – qui, contrai- dynamise le geste quotidien de tailler son crayon.
rement aux designers, ne doivent ni produire des objets
L’objet de Duchamp est constitué d’éléments non
utilitaires ni respecter des contraintes techniques – ont
nobles de bricolage (les plaques de métal, une pelote de
commencé à récupérer, à reproduire ou à détourner les
ficelle, des vis) qui lui confèrent un aspect familier et sans
objets de la vie quotidienne. Duchamp est l’initiateur de
prétention. Comme nous l’avons dit, Duchamp rompt
cette tendance avec l’invention du ready-made. Le premier
avec les définitions traditionnelles et cherche à rendre
ready-made est une Roue de bicyclette datée de 1913 et
l’art plus proche des questionnements contemporains.
le plus célèbre est, sans doute, une pissotière appelée
Fontaine détournée en 1917. Parfois, Duchamp retouche Oldenburg fait de même avec un objet très coloré : la
les objets, les assemble (comme pour À bruit secret), mais peau de la pomme est d’un rouge éclatant qui attire l’œil.
souvent, il n’intervient pas du tout. Selon lui, l’essentiel est Mais, une fois face à cet objet, le spectateur trouve un
que l’artiste choisisse l’objet. L’œuvre est le résultat de la trognon anodin, loin des préoccupations spirituelles de
rencontre du créateur avec un objet, puis de la rencontre l’art traditionnel.
entre cet objet avec une institution qui le reconnaît (galerie, Dans la continuité de la réflexion amorcée à la ques-
musée) et avec le public. Duchamp met le doigt sur des tion 1, l’utilisation des objets menant au rapprochement
questions venues à maturité dans l’art au XXe siècle, après de l’art et de la vie, est liée à l’évolution des supports et
presque cinquante ans de remise en cause des codes tra- des techniques. Ainsi, au XXe siècle, les artistes peuvent
ditionnels avec Courbet, Manet, en passant par les fauves faire de l’art avec tout.
et les cubistes. Qu’est-ce qu’une œuvre dans un contexte
3. Un art drôle (question 3)
où les artistes revendiquent une liberté absolue ? Qu’est-ce
L’objet de Duchamp fait rire par son incongruité, il est
que l’originalité dans un monde où prédomine la produc-
complètement aléatoire. De plus, il met dans l’embarras
tion industrielle de masse et où s’imposent le cinéma et la
les musées, car on doit casser l’objet si on veut l’étudier
photographie, des arts mécaniques ? Ces questions restent
en détail. Son geste malin se joue de l’institution.
ouvertes encore aujourd’hui.
L’objet d’Oldenburg est drôle à cause du contraste entre
Oldenburg, artiste du Pop Art, continue cette tradition
le déchet banal représenté et sa taille gigantesque. De
en agrandissant, dès les années 1960, des objets de la vie
plus, il est placé sur le parvis d’un musée, geste provoca-
quotidienne et en les vendant dans son atelier appelé The
teur dans le sillage de Duchamp.
Store [« Le Magasin »]. Il veut faire un art accessible
à tous, gai, joyeux, agréable, attirant… un « art sexy », ART ET ACTIVITÉS 1. Loewy a fait des logos très connus
comme il le dit lui-même dans une interview. Dans les comme celui de Lu, de Shell et de la NASA. Son nom est
années 1970, Oldenburg commence à produire des sculp- peu connu du grand public car, encore aujourd’hui, à part
tures monumentales très colorées, disposées dans l’espace quelques stars (comme Philippe Starck), la personnalité
public. Un « Rouge à lèvre » à l’Université de Yale (New du designer s’efface derrière la marque qui l’emploie
Haven, Connectitut), un « Chapeau de cowboy » en train (IKEA).
d’« atterrir » sur la pelouse du parc de Salinas (Californie) 2. La seule sculpture géante d’Oldenburg en France et
interpellent les étudiants ou les promeneurs. la « Bicyclette ensevelie » au Parc de la Villette (Paris).
Beaucoup d’autres artistes utilisent des objets : le
mouvement Dada, les surréalistes, les nouveaux réa- ◗ Analyse litteraire
listes, Fluxus… Cette omniprésence de l’objet dans
Le langage poétique ❯ p. 126-127
l’art contemporain est naturellement liée à la société de
consommation dans laquelle nous vivons. Or l’attitude Analyser l’espace du poème
des créateurs peut aller d’une position franchement 1 1. Le poème s’inscrit dans l’espace de la page comme
critique (Martial Raysse du Nouveau réalisme) à une une persienne, en suivant des lignes horizontales laissant
53 •
un interstice, comme pour laisser passer la lumière, ou au d’être beau (beauté, devenant belleté) interroge sur la
contraire la bloquer. Seul le dernier vers se démarque par création des mots : le fait de changer « beau » en « belle »
le point d’interrogation. change-t-il le sens du mot ? Le vers « Belleté est limite »
2. Il y a évidemment un côté ludique dans ce poème, qui peut ainsi être compris de deux manières différentes : la
n’est pas sans rappeler un calligramme. Cependant, le beauté constitue une limite, ou le terme est, selon une
mot et l’objet choisis ne sont pas dénués de signification : expression plus familière, « limite », c’est-à-dire qu’il
le poète n’est-il pas celui qui cherche une lumière dans ne pourrait passer dans le vocabulaire usuel. L’autre
le langage ? Et le fait de dire le mot de manière aussi motif présent dans le poème est celui du « bonheur »
répétitive n’est-il pas comme un mantra dont un sens annoncé dans le premier vers : si le début du poème parle
caché pourrait surgir ? Le point d’interrogation de la de « peine », de « limite », on revient à la fin à « l’air/
fin permet de poser ces questions, tout en creusant la heureux » et la « joyeuse raillerie », associée cependant à
singularité du mot. la « mélancolie ».
2 1. Le poème se compose de tickets de cinéma 3. Le poème s’inscrit dans la verticalité par sa
disposition sur la page : l’œil est attiré par certains vers
visiblement détournés : les titres des différents films
(existent-ils d’ailleurs ?) forment une phrase « Comment beaucoup plus courts : « Promesse est », « d’être »,
j’ai tué/Mon amour/n’existe pas/j’en ai bien peur ». La « évidente », « heureux » et « Bile aérée ». On a
disposition de ces tickets nous invite à les lire comme l’impression d’un jeu de construction bâtissant une tour
une histoire dont la chronologie serait reconstituée par fragile, demandant au lecteur un travail de relecture
les dates des séances : la première le 1er avril 2002, la pour s’imprégner du sens global de l’édifice. Le dernier
dernière le 4 mai 2002. On laisse au lecteur le soin de vers est tellement énigmatique que l’on doit revenir en
s’imaginer la façon dont l’histoire s’est déroulée : une arrière pour tisser des réseaux de significations dans le
rencontre lors d’une première séance (un polar ?) puis poème : la « bile » qui peut renvoyer aux différentes
un amour naissant (« mon amour ») puis la désillusion « humeurs » médiévales (et donc au « bonheur » ou à
(il ne s’agissait pas d’un véritable amour). Mais on la « mélancolie » évoqués dans le poème) est qualifiée
peut également lire le poème de la façon suivante : par l’adjectif « aérée ». Or on trouve, juste avant ce vers,
« comment j’ai tué mon amour » « n’existe pas, j’en l’expression « air/heureux » et encore plus haut « sirène
ai bien peur ». Cela nous renverrait, ironiquement, à aérienne ». Le poème propose donc une réflexion sur le
l’absence d’histoire (le lecteur, toujours prompt à voir bonheur : est-il à chercher dans la beauté, c’est-à-dire
des histoires d’amour tragiques, ne serait que la dupe de dans la perfection formelle, ou dans l’air, c’est-à-dire la
son imagination). légèreté, le ciel, la nature (ou le vide, selon le sens que
2. Il s’agit donc bien d’un poème puisque l’artiste joue le lecteur lui donne) ?
avec les mots, proposant une pluralité de sens sans 4. On peut voir des vidéos du poète lisant ses textes sur le
apporter de réponse figée, définitive : le sens est ouvert. site www.dailymotion.com.
Par ailleurs, le fait que l’œuvre soit réalisée à partir de 4 1. Ce poème mêle des extraits de chansons avec des
simples tickets de cinéma permet de nous interroger vers composés par l’auteur, et mélange également le
également sur la poésie du quotidien : c’est l’œil de français et l’anglais. La première chanson citée vient de
l’artiste qui crée la poésie, même dans les plus petits la bande dessinée Lucky Luke (elle a été par la suite mise
événements de la vie banale. en musique par Claude Bolling pour les dessins animés).
3. On peut aller sur le site http://tapin.free.fr qui propose de L’expression « singing in a yellow dog blues » fait
nombreux exemples de poésies visuelles. Les enjeux sont référence à une chanson de blues (musique traditionnelle
de travailler sur des formes autres que typographiques. du Sud des États-Unis) chantée notamment par Louis
Armstrong, la chanson « J’ai la mémoire qui flanche » a
Analyser le langage poétique contemporain été composée et chantée par Jeanne Moreau.
3 1. Le poème déconcerte, tout d’abord par la difficulté 2. Le héros de bande dessinée est Lucky Luke, chantant
à saisir un sens littéral : on passe d’un sujet habituel en cette chanson à chaque fin d’album, sur fond de soleil
poésie, la beauté, à des « pinces à linge » pour finir sur couchant. Jolly Jumper est son cheval, quant au chien
la « bile ». Par ailleurs, le vocabulaire utilisé oscille entre jaune, il pourrait s’agir de Rantanplan.
l’oralité (« Hein ? ») et des mots plus rares (« la tendreté », Le « je » du poème lui ressemble par son côté voyageur (il
« des défileuses ») en passant par un néologisme évoque les « villes », « cités », « autoroutes », « plusieurs
(« belleté »). Enfin, la syntaxe n’est pas non plus facile pays » où il aurait vécu) et son côté solitaire (à chaque
à appréhender, les phrases étant distordues sur plusieurs ville correspond une femme, ce qui montre l’instabilité
lignes vers. amoureuse). Le « je » serait donc un voyageur solitaire,
2. Le poème semble procéder par glissement de syllabes mais au cœur des villes (le paysage évoqué est unique-
ou de sons d’une ligne à l’autre : le suffixe « -té » relie ment urbain).
ainsi différents noms (« beauté », « tendreté », « gravité », Le titre du recueil correspond à un graffiti que les soldats
« belleté », et « dignité ») créant une unité sonore dans le de l’armée américaine, débarquant en Normandie,
poème. Le fait de créer un autre terme désignant le fait voyaient sur des bateaux, du matériel ou des murs devant
• 54
lesquels ils passaient. La légende d’un « super GI », Écrire
toujours là avant les autres, vit le jour. Il s’agissait, plus On attend de l’élève les éléments suivants :
vraisemblablement d’un inspecteur du matériel chargé – le respect de la forme choisie (les vers libres) ;
de comptage, et qui aurait marqué de nombreuses pièces – une identification aisée des deux langues ;
dans les bateaux chargés du transport des soldats. Ces – des références à des chansons, donc des textes à carac-
derniers, intrigués, auraient alors repris le graffiti, y ajou- tère musical ;
tant le dessin d’un petit bonhomme dont seuls le nez et les – l’insertion judicieuse de ces chansons dans le texte :
yeux dépassent d’un mur. elles ne doivent pas constituer tout le texte.

55 •
L ’homme
Partie
2 en questions,
du XVIe au XXIe siècle
Chapitre

5 Montaigne : l’homme retrouvé ❯ MANUEL, PAGES 142-161

◗ Document d’ouverture assimilent les incertitudes des postures humaines aux


Bibliothèque de Montaigne, mouvements généraux de l’univers ;
devises latines gravées sur les poutres – l’ivresse : elle suggère également le déséquilibre. À
partir de la ligne 8, l’homme que décrit Montaigne, c’est-
1. Sur les poutres de son cabinet de travail, Montaigne à-dire lui-même, est affecté d’une démarche d’homme
avait fait graver des citations de la Bible et des auteurs ivre (le comparant est introduit par « il va », qui conserve
grecs et latins dont la pensée lui était proche. Pour les sa charge sémantique) ; cette dernière est le fait de son
découvrir et en connaître le sens, on pourra se reporter essence même (« ivresse naturelle ») ;
aux deux sites suivants : – le réseau lexical du changement affecte la définition de
– http://www.chateau-montaigne.com/La-Tour- l’écriture : « Or les traits de ma peinture ne se fourvoient
Historique.html point, quoiqu’ils se changent et diversifient. » (l. 4) ; il est
– http://benjaminscisso.wordpress.com/2008/09/13/ développé par les expressions comme « le passage » (l. 10),
sentences-gravees-dans-la-librairie-de-montaigne/ « divers et muables accidents » (l. 13) ; il faut y ajouter
2. Il ne s’agit pas d’un simple ornement ; ces « sentences » le verbe « accommoder » (l. 11), qui marque la prise en
sont d’abord une source de réflexion constamment présente charge par l’écrivain des modifications de son être.
sous les yeux de Montaigne ; c’est aussi un façon de 2. Une écriture à l’image de son auteur
montrer que l’on dépend de la pensée des grands Anciens. (questions 3 et 4)
L’écriture de Montaigne ne peut donc être celle de la
Texte 1 stabilité, à la fois parce que son objet même – l’homme –
Montaigne, Essais, III, 2, « Du repentir » ❯ p. 144 est changeant, mais aussi en raison du cheminement de la
réflexion de l’auteur, toujours en évolution (« soit que je
1. Situation du texte sois autre moi-même », l. 14). Elle est expérimentation
Montaigne compose le livre III alors qu’il vit retiré sur (« toujours en apprentissage et en épreuve », l. 18).
ses terres, et le publie dans l’édition de 1588 ; l’extrait
C’est une réflexion en train de se construire que
proposé ouvre le chapitre 2, intitulé « Du repentir » ;
Montaigne offre à son lecteur : il la confronte à diverses
il contient une confirmation de la ligne de conduite
expériences (« c’est un contre-rôle de divers et muables
adoptée : aucun regret, aucun retour en arrière puisque
accidents […] contraires », l. 13-14), dont il rend compte
seule compte la vérité de l’homme, qui se conquiert par
pour ainsi dire en temps réel (« de jour en jour, de minute
la connaissance de soi. Le passage choisi n’illustre pas le
en minute », l. 11). Certaines métaphores confèrent un
titre du chapitre mais, dans le but de fonder une morale aspect artisanal à la démarche : « façonner » (l. 2), « traits
sur la conscience, essentiellement labile, il évoque la de ma peinture » (l. 3) ainsi que les deux occurrences du
démarche poursuivie par l’écrivain, qui insiste ici sur verbe peindre (« peins », l. 9) et « accommoder » (l. 11)
la fragilité d’une quelconque connaissance de l’homme, (voir manuel p. 147). Le sens du titre de l’œuvre est ainsi
tant la nature de celui-ci est en permanente évolution ; il éclairé : il présente l’état d’une pensée qui s’examine et se
refuse d’adopter une posture de maître à penser puisqu’il remet en question au fil de ses expériences et de ses obser-
est lui-même un homme, c’est-à-dire un esprit incertain vations. Elle ne peut se fixer à l’image de l’auteur qui ne
en constante réflexion, dont il esquisse les grands traits. sait « prendre pied » (l. 17) (voir Repères, manuel p. 149).
2. L’objet instable de l’écriture : l’homme 3. Des Essais au service de la connaissance de soi
(questions 1 et 2) et de l’autre (questions 5 et 6)
Montaigne rend compte de l’instabilité de la nature Montaigne a évolué par rapport à la conception qu’il
humaine et recourt pour cela à plusieurs figures d’analo- énonçait dans l’Avis au lecteur de 1580 : il s’intéresse
gie pour tenter de la communiquer au lecteur : désormais moins aux particularités de l’individu qu’à
– la métaphore de la balançoire : les polyptotes (« bran- des traits plus universels, qui apportent à chaque
loire » l. 5, « branlent » l. 5, « branle public » l. 6) lecteur sinon un enseignement du moins un aperçu sur
• 60
l’homme. « Chaque homme porte en lui la forme entière Montaigne met ici en cause les savoirs scientifiques,
de l’humaine condition » (l. 23-24) est une formule qui qui prétendent connaitre même l’univers (« ces gens qui
fonde la possibilité d’une connaissance sûre, assez loin se perchent à chevauchons sur l’épicycle de Mercure,
du scepticisme antérieurement cultivé ; elle justifie le fait qui voient si avant dans le ciel », l. 8-9) alors qu’ils sont
que Montaigne se saisisse de sa propre expérience et de sa incapables de livrer sur l’homme une vérité fiable (« ces
vie même, pour illustrer son propos. Elle pose qu’il y a en gens-là n’ont pu se résoudre de la connaissance d’eux-
chaque homme une part irréductible d’individualité, et en mêmes et de leur propre condition », l. 13-14).
même temps une part qui correspond à quelque chose de Ainsi il dénonce d’abord la présomption des savants et
commun, et de communicable. Mais cette certitude n’est philosophes, avant de revenir sur sa propre posture dans
en aucun cas le prétexte à un enseignement, Montaigne la deuxième partie du texte et montrer qu’il n’est jamais
s’en défend au début du passage, laissant aux « autres » satisfait de lui-même.
le soin de former l’homme, c’est-à-dire de le conduire à
la vertu. 3. La mise en cause des savants :
un raisonnement a fortiori (question 3)
La démarche est éminemment moderne ; elle ne
peut que trouver un écho chez le lecteur contemporain Le passage (l. 9-17) est construit en quatre étapes :
confronté aux découvertes de la psychologie des profon- – un constat, considéré comme acquis (l. 9-12) :
deurs, voire de la psychanalyse, qui ont contribué à ruiner, Montaigne est un lecteur lucide ; il connaît les différents
au XXe siècle, l’image d’un homme à jamais stable et défi- ouvrages scientifiques et philosophiques ayant pour
nissable, doté d’une essence garante de sa permanence, objet l’homme ; il y a constaté « tant de diversité et
(on pourra, pour élargir cet aspect de la réflexion, donner incertitude » (l. 11-12) qu’il en avoue plaisamment res-
à lire la conclusion de l’ouvrage de Michel Foucault, Les sentir une vraie souffrance physique (« ils m’arrachent
Mots et les choses, Gallimard, Bibliothèque des Idées, les dents », l. 9) ;
1966). – deux subordonnées de cause : elles soulignent
l’impossibilité, pour ces philosophes, de parvenir à la
connaissance de l’homme : « puisque ces gens-là n’ont
Texte 2 pu se résoudre de la connaissance d’eux-mêmes. »
Montaigne, Essais, II, 17, (l. 12-14) ; de même, ils sont incapables de simplement
« De la présomption » ❯ p. 145 décrire le fonctionnement de l’homme (« puisqu’ils ne
1. Situation du texte savent comment nous peindre et déchiffrer les ressorts
Ce passage est antérieur à l’extrait précédent : il fut qu’ils tiennent et manient eux-mêmes », l. 14-16) ;
composé probablement avant 1580. Il porte de nombreuses – une conclusion, sous forme d’une exclamation intro-
traces de la crise sceptique traversée par Montaigne duisant une forme d’interrogation rhétorique : « vous
autour de l’année 1576, date à laquelle il semble avoir pouvez penser […] comment je les croirais de la cause du
terminé la lecture de Sextus Empiricus. Ce philosophe de flux et reflux de la rivière du Nil ». (l. 16-17).
la fin du IIe siècle ap. J. -C. a refondé l’école sceptique, en On reconnaît dans ce passage le raisonnement a fortiori,
reprenant à son compte la doctrine de Pyrrhon (IVe siècle fréquent chez Montaigne, qui consiste à établir la vérité
avant J.-C.), son initiateur. Comme eux, Montaigne met d’une proposition à partir d’un cas encore plus évident.
en doute les grandes certitudes. Mais en outre, il déclare Ce procédé est emprunté au latin scolastique (a fortiori
s’intéresser par-dessus tout aux opinions et doctrines qui ratione) : il fonctionne par l’élargissement d’une conclu-
abaissent l’homme et le destituent de son illusoire royauté sion initialement limitée vers une autre conclusion, plus
sur la création. vaste. Ici, Montaigne implique son lecteur (« vous pouvez
Le chapitre XVII examine d’abord la fausse gloire, penser » l. 12) et l’amène à conclure à l’incapacité de la
l’estime de soi où se tient l’homme, avant de se livrer à un science à expliquer l’univers puisqu’elle ne peut même
véritable examen de conscience, au fil duquel Montaigne pas expliquer l’homme.
continue à dresser son portrait, et à se présenter comme 4. Montaigne, un homme qui doute (questions 4 et 5)
objet d’étude et d’expérience. Il fait en particulier réfé- La métaphore de la ligne 25 compare la gloire à un
rence dans ce chapitre à la beauté et à ses signes extérieurs liquide qui jaillirait sur Montaigne mais ne l’imprègne-
qui ne renvoient à aucune qualité morale. rait pas et ne modifierait pas sa couleur (« mais non pas
2. La vanité de l’homme : teint ») ; en d’autres termes, Montaigne reconnaît être
un portrait disqualifiant (questions 1 et 2) parfois saisi d’orgueil, mais proteste d’une sorte de vertu
La présomption témoigne des vanités qui caractérisent morale qui lui permet de conserver une idée lucide de
l’homme : gloires terrestres (rôle public, réussite sociale, lui-même sans céder à la présomption.
reconnaissance mondaine) et autres possessions éphé- Il incrimine la prédisposition naturelle de l’homme
mères. Elle engendre aussi la quête des vains savoirs que qui, comme une sorte de faute originelle, l’empêche
l’homme croit solides et éternels alors que l’évolution d’accéder spontanément à l’humilité (« par la trahison
scientifique et technique, par exemple, se charge de les de ma complexion », l. 21-22). Toutefois, il n’est pas
annihiler sans que l’on n’y puisse rien. dupe du regard des autres, même s’ils lui renvoient une
61 •
image flattée de lui-même (« et l’approbation d’autrui m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire
ne me paye pas », l. 27-28). […] », l. 9) : Montaigne refuse ce qui, dans les tableaux
Au total, la métaphore de la ligne 25 repose sur de l’époque, semble la loi, à savoir la pose destinée à la
l’opposition de l’être et du paraître, autour de laquelle postérité (« je me fusse mieux paré et me présenterais en
s’organise une bonne part de la philosophie morale une marche étudiée », l. 8).
classique, et que Montaigne reprend fréquemment à son Dès lors, le portrait annoncé se place sous le signe du
compte. En effet, elle fonde sur la diversité de l’homme, négatif et d’une sorte d’autocritique (« mes défauts s’y
sur sa division intime, la légitimité du doute, et par consé- liront au vif », l. 10), mais aussi sous celui de la vérité
quent du scepticisme. (« ma forme naïve », l. 10-11), c’est-à-dire proche de la
Une nouvelle métaphore conclut l’extrait ; elle illustre nature : il faut entendre par là non seulement la nature
le raisonnement mené et, en même temps, le représente de individuelle et personnelle de Montaigne, sujet premier
manière symbolique. Dans la logique de l’argumentation, du discours, mais aussi (comme cela apparaît tout au long
elle rend le raisonnement plus séduisant et relève de l’art des Essais), celle de l’homme en général.
de persuader. Elle met en œuvre une sorte de constat phy- En effet, les textes 1 et 2 montrent abondamment le choix
sique : assimilée à la « vue », la pensée de Montaigne se de la simplicité naturelle (texte 1 : « je propose une vie
veut un outil à la fois fiable et juste ; mais, lorsqu’elle est basse et sans lustre », l. 19) et de la modestie (texte 2 : « il
utilisée pour analyser le moi et le monde (« à l’ouvrer », est bien difficile, ce me semble, qu’aucun autre s’estime
l. 31), elle perd ses qualités (« elle se trouble », l. 31) et moins […] que ce que je m’estime. », l. 19-21). En même
ne permet plus d’accéder à la vérité. temps, Montaigne rappelle son postulat d’universalité
En outre, l’infinitif « à l’ouvrer » (l. 31) rappelle aussi (texte 1 : « chaque homme porte la forme entière de l’hu-
que la pensée de Montaigne, lorsqu’elle est soumise à la maine condition. », l. 23-24). De ce point de vue, le projet
réflexion et à l’examen, tout au long des Essais, et qu’elle de Montaigne est par conséquent réalisé au fil des pages.
devient à son tour objet d’expérimentation, s’obscurcit 3. Un projet paradoxal (questions 3 et 4)
elle-aussi. Ce livre est donc, de l’intention même de son auteur,
Ainsi s’énonce à nouveau l’essentiel de la démarche destiné à un usage « domestique et privé[e] » (l. 2). Et pour-
conduite par Montaigne : mettre à l’épreuve toutes les tant, Montaigne s’adresse délibérément à un lecteur tout
certitudes humaines, montrer la présomption de l’homme autre que ses « parents et amis » (l. 14) : « ainsi, lecteur… ».
qui croit pouvoir tout appréhender, établir comme seule Le projet d’écriture s’étend. L’écrivain vise la publication,
certitude le doute universel. c’est-à-dire la présentation à un public universel : de por-
trait intime, l’ouvrage devient œuvre littéraire.
Texte 3 Dans cette perspective, le chleuasme final – cette figure
Montaigne, Essais, « Au lecteur » ❯ p. 148 de pure rhétorique qui consiste à se dévaloriser et à mini-
miser la portée de son œuvre – apparaît comme ce qu’il est,
1. Situation du texte c’est-à-dire un artifice rhétorique. L’expression « un sujet
L’avis « Au lecteur » fut rédigé dès la première édition si frivole et si vain » (l. 15) ne saurait faire illusion. Le fait
des Essais (1580). Cette ouverture fonctionne sur le qu’elle constitue une reprise anaphorique de l’ensemble
mode à la fois de la captatio benevolentiae – la démarche de l’avis « Au lecteur » construit le paradoxe sur lequel
rhétorique qui consiste à se concilier d’avance les bonnes reposent les Essais : l’individu et son moi, caractérisés
grâces du lecteur – et de l’humilitas – posture bien plus par la vanité et la frivolité, emplis de présomption (voir
propre à Montaigne, et qu’on retrouve tout au long de texte 2, manuel p. 145), représentent pourtant la seule
l’ouvrage. Comme plusieurs chapitres, le livre lui-même voie plausible vers une meilleure connaissance de l’être
commence par mettre en doute sa propre validité, son
humain tout entier, avec ses qualités et ses manques, ce
utilité et son éventuelle portée didactique.
qui est précisément l’objet de la démarche de Montaigne.
2. Le projet annoncé et sa mise en œuvre Comme Montaigne, Gide interpelle son lecteur, au fil
(questions 1 et 2) de nombreux impératifs (par exemple : « jette mon livre
Il s’agit pour Montaigne de présenter à ses proches […] ne crois pas […] aie honte […] », l. 8-9). Toutefois,
(« la commodité particulière de mes parents et amis », au rebours de Montaigne, il motive cette invitation à ne
l. 4) un portrait de lui où ils le reconnaissent (« ils y puis- pas lire par un appel à l’autonomie du lecteur : « ne crois
sent retrouver… », l. 5) après sa mort (« la connaissance pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre »
qu’ils ont eue de moi », l. 7), une sorte de prolongement (l. 8-9). Est-ce pourtant vraiment si différent du propos
fait de mots à ces portraits que les nobles et les bourgeois de Montaigne ? Le lecteur de celui-ci, congédié (« Adieu
fortunés faisaient établir de leur vivant. donc », l. 15), poursuit sa lecture et sa découverte, à
Ainsi, ce portrait littéraire associera-t-il à la peinture travers l’homme universel, de lui-même. Nathanaël est
physique (la prosopographie) la description morale du invité plus directement à chercher sa posture (l. 13), afin
personnage (éthopée). Cette démarche suppose de la de se trouver lui-même : « crée de toi […] le plus irrem-
part de l’écrivain une absolue sincérité (« je veux qu’on plaçable des êtres » (l. 16-17).
• 62
Il semble donc que la plus irréductible différence entre Démocrite, né en 460 av. J.-C. à Abdère et mort en
Gide et Montaigne réside dans la place de ces passages : 370 av. J.-C., est aussi un des philosophes grecs présocra-
celui-ci commence les Essais par une adresse au lecteur, tiques. Il était réputé rire de toutes choses.
celui-là, reprenant au genre ancien de la ballade le terme La philosophie de Démocrite est atomiste : pour lui, la
d’Envoi, conclut ainsi Les Nouvelles Nourritures. nature est composée d’atomes et de vide. Ce matérialisme
EXPRESSION ÉCRITE Écriture d’invention L’exercice sera abondamment développé au premier siècle avant
associe une réflexion sur le plaisir et sur l’utilité, le Jésus-Christ par le poète latin Lucrèce dans De la Nature.
couple traditionnel des arts poétiques (docere et placere). Démocrite préfère une connaissance intellectuelle, plus
Du côté du plaisir, on pourra trouver la rencontre avec un fiable, à une démarche qui se fonde sur la sensibilité, plus
individu à la fois particulier, différent, ouvert ; avec une sujette à l’erreur. Cette position philosophique définit une
écriture spontanée (v. p. 147), vivante, qui interpelle son attitude prudemment sceptique, qui inspirera Sextus
lecteur. Du côté du savoir, les Essais offrent la représen- Empiricus, philosophe grec du IIe siècle avant Jésus-
tation d’un état de la pensée humaniste, suspendue entre Christ, dont Montaigne a été un lecteur assidu.
l’appétit des connaissances, et le doute sur leur validité ; L’opposition à laquelle se réfère Montaigne est un
ils proposent aussi une image de l’introspection, qui peut lieu commun de la tradition satirique antique. Ainsi,
constituer une invite à la réflexion sur soi. dans un de ses dialogues, Lucien (IIe siècle après J.-C)
fait rencontrer Démocrite et Héraclite chez Jupiter et
leur fait adopter les attitudes opposées évoquées dans
Texte 4 le chapitre 50 :
Montaigne, Essais, I, 50, « De Démocrite
« LE MARCHAND. – Par Jupiter ! Quel contraste ! L’un ne
et Héraclite » ❯ p. 150
cesse de rire ; l’autre a l’air d’assister à un enterrement,
1. Situation du texte il ne cesse de pleurer. Hé ! l’ami ! Qu’as-tu donc à rire ?
Le titre de l’essai fait signe vers ce qui sera la pensée DÉMOCRITE. – Tu le demandes ? Tout ce que vous faites
sceptique de Montaigne dans sa dimension ironique. me semble risible, et vous par-dessus le marché. […]
Le début du chapitre examine les conditions dans LE MARCHAND. – Et toi, mon cher, pourquoi pleures-tu, car
lesquels le jugement peut s’exercer : l’empirisme et je préfère causer avec toi ?
la prudence sont de règle, les hésitations et les tâton- HÉRACLITE. – Je regarde toutes les choses humaines, ô
nements aussi. Montaigne fait remarquer dès le livre I étranger, comme tristes et lamentables, et rien qui n’y
combien la connaissance d’un objet dépend à la fois des soit soumis au destin : voilà pourquoi je les prends en
circonstances et des changements du moi comme du pitié, pourquoi je pleure, Le présent me semble bien peu
monde. En même temps, il pose comme un principe que de chose, l’avenir désolant : je vois l’embrasement et la
toutes les circonstances sont favorables aux découvertes ruine de l’univers : je gémis sur l’instabilité des choses. »
et aux progrès du savoir : ainsi, il applique son esprit, (traduction d’Eugène Talbot, 1912)
avec le même fruit « tantôt à un sujet vain et de néant La préférence de Montaigne va à Démocrite parce
tantôt à un sujet noble et tracassé. » (I, 50). De même, que l’attitude railleuse lui parait davantage rabaisser
pour connaître l’homme, il convient de le considérer l’homme. En effet, pour Héraclite, les faiblesses de
dans toute la variété et la vanité de ses occupations et celui-ci dépendent de la nature même du monde et de
de ses postures. L’exemple de Démocrite et Héraclite sa mobilité permanente ; en revanche, ce que Démocrite
intervient alors pour éclairer l’insignifiance de la condi- condamne dans l’homme, c’est la présence d’un vide
tion humaine. moral (la vanité), analogique du vide cosmique. Ainsi
Montaigne adhère davantage à la condamnation morale
2. Démocrite et Héraclite, deux postures en tension
portée par Démocrite : « elle est plus dédaigneuse et […]
(questions 1 et 2)
nous condamne plus que l’autre.» (l. 9-10). Dans la pensée
Héraclite d’Éphèse (VIe siècle avant Jésus-Christ) est
du philosophe grec, il reconnaît son propre regard : «je ne
un philosophe grec présocratique. Sa pensée se caracté-
pense point qu’il y ait tant de malheur en nous comme il
rise par une totale défiance à l’égard du raisonnement et
y a de vanité […] » (l. 13).
de l’exercice de l’intelligence. Cette posture lui a valu
une réputation d’atrabilaire, et le reproche de mépriser 2. Juger et condamner l’homme (questions 3 et 4)
l’homme et son prétendu savoir. Est-ce une légende ? La vision que Montaigne a de l’homme ne se résume
on dit qu’il pleurait devant la réalité de la condition certes pas à sa vanité, mais ce défaut essentiel provient
humaine, les faiblesses et les vanités comme l’instabilité précisément d’un manque de jugement du sujet sur lui-
des choses. même : défaut qui est en lui-même un manque, un vide,
Pour lui, le monde et les êtres changent en permanence qui fait des hommes « des vessies pleines de vent »
et l’univers entier est éternellement en devenir ; tout est (l. 17).
en mouvement, en évolution, au long d’un cycle. On Les conséquences ne sont pas négligeables ;
reconnait là une source des plusieurs des aspects essen- Montaigne ne reprend pas à son compte, à ce stade, la
tiels de la pensée de Montaigne. condamnation portée par Héraclite, mais en revanche, il
63 •
propose, au rire de Démocrite, une motivation décisive : 2. Du connu à l’inconnu : un principe d’éducation
notre vacuité est inopérante, en bien comme en mal. (questions 1 et 4)
(« Nous ne pourrions ni le troubler, ni l’altérer » (l. 23) ; Le grand reproche que Montaigne adresse à l’homme,
« il ne nous estimait capable ni de bien ni de mal faire » tout au moins à celui qui se laisse aller à la spontanéité
(l. 24-25)) du jugement non éclairé, c’est de ne considérer que son
Inversement, il intensifie l’attitude de déploration environnement immédiat, physique et moral. La méta-
d’Héraclite (« commisération » (l. 12)) par la référence phore de la vue (« la vue raccourcie à la longueur de notre
à la misanthropie de Timon d’Athènes (Ve siècle avant nez », l. 3 ; « nous, qui ne regardons que sous nous », l. 7)
Jésus-Christ), dont Plutarque (Ier siècle après Jésus- rend compte de l’insuffisance de l’imagination : « son
Christ) rapporte divers traits et anecdotes. Mais il voit imagination ne concevait autre plus élevée grandeur… »
dans cette haine, qui est une affection c’est-à-dire une (l. 16), lorsque celle-ci n’est pas nourrie par l’expérience.
passion, l’effet d’une certaine attention portée à la créa- C’est pourquoi il est si important de voyager et de se
ture humaine, attention qui s’oppose radicalement au confronter aux autres : la « fréquentation du monde »
mépris de Démocrite. (l. 1) constitue en effet pour le moi, un « miroir » (l. 24)
indispensable à la connaissance de soi (« nous connaître
EXPRESSION ECRITE Écriture d’invention de bon biais » l. 24) qui reste le projet et l’objectif fonda-
Il serait efficace de donner aux élèves de larges extraits mentaux de Montaigne.
du dialogue de Lucien, Sectes à vendre ; on en trouve Au reste, l’expérience du voyage lui est familière :
le texte sous le titre ancien de Les Sectes à l’encan sur outre ses déplacements motivés par ses missions poli-
le site Internet suivant : http://remacle.org/bloodwolf/ tiques, il a effectué en Suisse, en Allemagne et en Italie,
philosophes/Lucien/table.htm. un périple que relate son Journal de voyage (demeuré
Les arguments en faveur de la vanité de l’homme inédit jusqu’au XVIIIIe siècle).
pourront s’inspirer des différents extraits de Montaigne :
3. Une expérience proche (questions 2 et 3)
textes 2 et 7, manuel p. 145 et 154.
Montaigne a recours à un véritable apologue en une
Les arguments opposés se fonderont plutôt sur les réali- phrase, à partir duquel il laisse réfléchir son lecteur : le
sations de l’homo faber, y compris les plus récentes. prêtre, qui étend à l’humanité toute entière les conséquences
d’un phénomène atmosphérique local, est l’image propo-
Texte 5 sée au lecteur qui, trop aisément, généralise ses propres
Montaigne, Les Essais, I, 26, affections. Le procédé, parfaitement à sa place dans la rhé-
« De l’institution des enfants » ❯ p. 151 torique argumentative, fait partie de ceux qui impliquent
le destinataire : le pronom « nous » répété (l. 2, 17, 24) et le
1. Situation du texte possessif correspondant (« nos guerres civiles » l. 9) renfor-
Après l’essai « du pédantisme » (I, 25), dans lequel cent l’association ; le recours à la proximité historique des
Montaigne dénonce les maîtres dont la tête « meublée de guerres de religion joue le même rôle.
science » et dépourvue de jugement et de vertu, l’essai 26
L’exemple des guerres civiles relève de la même stra-
du livre I consacré à « l’Institution des enfants » pro-
tégie argumentative : par manque d’imagination, donc
longe, en la renouvelant, la réflexion sur les conditions
de lucidité, leurs victimes, qui sont certes à plaindre, se
les meilleures pour conduire un esprit jeune jusqu’à l’âge
placent tout de même au centre du monde, et croient que
adulte. L’essai est destiné à Diane de Foix, « comtesse de
celui-ci n’a d’yeux que pour elles.
Gurson », protectrice de Montaigne, prête à accoucher.
En reprenant l’opposition entre le savoir emprunté, On voit comment l’argumentation met le fait indéniable
venu d’autrui, et simplement mémorisé, et l’expérience qu’est l’égoïsme et l’aveuglement humains, au service d’un
construite, acquise, fruit de l’exercice du jugement, véritable retournement : l’homme, replié sur le malheur de
Montaigne se place dans la tradition de la pensée huma- sa condition, est invité à la reconsidérer en rapport avec
niste : l’éducation est au cœur des préoccupations du l’univers. Cette démarche préfigure clairement l’approche
XVIe siècle ; ainsi Érasme (De l’éducation, 1529) récuse
que le XVIIIe siècle aura de la relativité des choses humaines
l’héritage et les méthodes scholastiques et propose une (cf. Voltaire, Micromégas, manuel p. 195).
pédagogie fondée sur le jeu, faisant place à l’implication EXPRESSION ECRITE Écriture d’invention
de l’élève et à la pratique. Du côté de l’avantage des voyages d’étude, on trouvera
D’évidence, la problématique pédagogique est vite l’apprentissage des langues, la découverte des cultures, et
débordée : en offrant des conseils à une jeune mère, plus généralement, celle de l’Autre.
Montaigne en vient à questionner sa propre méthode, Mais précisément, la confrontation à l’Autre constitue
et sa propre expérience des progrès du jugement, en rela- la difficulté majeure : ainsi, on ne se satisfera pas de
tion notamment avec l’extension du monde connu (voir considérations limitées aux obstacles matériels (coût des
manuel p.157, et les chapitres consacrés au Nouveau séjours…) ; on attendra une réflexion, inspirée en partie
monde et aux « Cannibales » (I, 31), par exemple, manuel de Montaigne, sur ce défaut inhérent à l’homme qui le
p. 472). conduit à tout évaluer à l’aune de son petit univers.
• 64
Texte 6 moins un rapprochement. Dès lors se déploie une forme
Montaigne, Essais, I, 20, « Que philosopher, de dialogue, le lecteur étant interpellé au moyen d’inter-
c’est apprendre à mourir » ❯ p. 152 rogations rhétoriques (l. 7), « qui de nous ne se moque ? »
(l. 13), et associé par Montaigne par l’emploi constant du
1. Situation du texte pronom « nous ». C’est encore le rôle que jouent les cita-
Dans un siècle où l’espérance de vie se voit limitée tions, ironiquement prêtées à la voix de la nature dans la
aussi bien par les conditions matérielles de l’existence prosopopée qui commence à la ligne 17 : elles établissent
(d’où l’importance accordée par les Humanistes à l’hy- une complicité culturelle qui conduit le pôle adverse ou
giène, à la médecine, au corps. Cf. Rabelais, Gargantua, indécis que représente le lecteur à partager le point de vue
manuel p. 483 et 486), que par les circonstances histo- de Montaigne.
riques (guerres de religion, avec leurs conséquences
épidémiques), il n’est pas étonnant de voir Montaigne 3. Convaincre et persuader (questions 3 et 4)
s’interroger sur la mort et sur les attitudes de l’homme Le texte associe des arguments d’ordre rationnel à des
face à elle. Partagé entre l’ascèse stoïcienne et l’adhésion formules dans lesquelles, fréquemment, le balancement
spontanée aux voluptés de la vie, Montaigne développe rhétorique introduit une dimension poétique. Ainsi la
plusieurs arguments destinés à amoindrir la crainte phrase « le long temps vivre et le peu de temps vivre est
qu’inspire la mort. rendu tout un par la mort » (l. 8-9) relève à la fois de
la raison la plus arithmétique (faut-il rappeler que l’un
Sa réflexion reprend les raisonnements de Cicéron ou des sens de ratio est « calcul ») et d’un art oratoire qui
de Lucrèce et plus généralement, de la sagesse antique, réunit parallélisme et antithèse. On ne s’étonnera pas de
et invite le lecteur à pratiquer un véritable entraînement, voir ici préfiguré le raisonnement que Pascal déploie pour
de manière à s’accoutumer à ce qui n’est en définitive, convaincre et persuader le libertin de la validité du pari
que le fruit de notre pensée : en effet la peur de la mort, (voir manuel, p. 175).
dit Montaigne, ne peut que précéder celle-ci puisqu’elle
La stratégie argumentative de Montaigne met en
disparaît avec la vie. Ainsi, la sagesse humaine consiste-
œuvre des images destinées à susciter les réflexions du
t-elle à dominer la source d’angoisse et de doute qu’est
lecteur et son acquiescement : assimilation de la mort et
notre imagination.
de la naissance (l. 1 à 6), relativisation de la durée de la
2. Figures de la mort (questions 1, 2 et 5) vie (l. 7 à 16), intégration de l’homme dans l’ordre des
Quatre figures d’analogie remarquables traduisent la choses (l. 19 à 24), démystification biologique de la
vision que Montaigne a de la mort. Il l’envisage en parti- nature même de la vie (l. 27 à 30). Ces raisonnements
culier du point de vue du passage (l. 17) et le qualifier de visent tous à souligner le statut naturel de la mort et par
« chose de si bref temps » (l. 8). Cet aspect est développé conséquent, à rendre vaine la crainte qu’en a l’homme.
dans le second paragraphe du texte, où s’opère une rela- Ainsi l’acte de « philosopher » que revendique le titre de
tivisation de la durée de la vie au regard de l’éternité. l’essai isole-t-il dans la pensée antique, et en particulier
L’instant du passage est relativisé a fortiori de même : à dans le stoïcisme, la dimension naturaliste.
cet amenuisement de la durée est censé correspondre un ACTIVITÉS Exposé
amenuisement de la crainte : « est-ce raison de craindre si Les principaux représentants du stoïcisme sont Zénon,
longtemps… » (l. 7). Chrysippe, Sénèque, Épictète et Marc Aurèle. Né à la
Dans la tradition de l’épicurisme, revisité par le chris- fin du IVe siècle av. J.-C., ce courant a connu, après une
tianisme, la mort est présentée comme « l’origine d’une éclipse, une nouvelle fortune à la Renaissance. On notera
autre vie » (l. 4). Qu’il s’agisse de la recomposition des notamment :
atomes dissous par la mort ou de l’accès à la vie éternelle, – du point de vue des conceptions physiques : tout est
l’image assure également une fonction apaisante, ména- corporel, la connaissance ne peut être que sensible ;
geant l’espoir d’une autre vie. – du point de vue des conceptions morales : l’homme se
Il n’est alors pas étonnant de rencontrer deux formules distingue des autres êtres par la conscience et la raison,
qui reprennent cette image en la prolongeant : « C’est la qui le conduisent à privilégier l’amour de la science et
condition de votre création, c’est une partie de vous » de la vérité, le souci de la famille et de la société, la tem-
(l. 24-25) fait passer de l’espoir à la familiarité – démarche pérance, le courage, la bienfaisance, la grandeur d’âme.
que Montaigne réitère à plusieurs reprises dans le même C’est pour cette raison que le stoïcisme a été souvent
chapitre, insistant sur la nécessité de s’accoutumer à la réduit à l’image d’une résistance ferme au malheur.
mort. Enfin, l’expression « une des pièces de l’ordre de
l’univers » (l. 19) élargit le point de vue en suggérant ◗ Analyse d’image
implicitement la notion philosophique de nécessité, Holbein, L’Astrologue ❯ p. 153
commune au stoïcisme et à l’épicurisme. Les Simulacres de la Mort (1538) est une suite de qua-
Cette façon de faire prendre conscience à l’individu de rante et une gravures sur bois, œuvres de Hans Holbein le
son appartenance au cosmos instaure entre Montaigne Jeune. Ces emblèmes représentent les diverses postures
et son lecteur une relation de quasi-identité ou tout au de la Mort, mise en scène dans la vie quotidienne face
65 •
à des figures variées : juge, évêque, médecin, avocat, Plutarque, celle des écrivains de l’école sceptique, per-
paysan… mettent de le situer entre 1576 et 1578.
Une citation de Job (non reproduite) surmonte la D’après lui, c’est à la demande de son père qu’il a traduit
gravure et explique le sens anecdotique de la scène. en 1569 la Théologie naturelle de Raymond Sebond. Ce
L’astrologue (le terme a longtemps été équivalent à celui théologien espagnol plaçait l’homme en haut de l’échelle
d’astronome) est censé dévoiler la date de sa mort à des êtres, isolé très au dessus de tous les autres ; but
l’homme qui l’interroge. Le visage de celui-ci, visible à ultime de toute la création, il est dans cette perspective le
gauche de la gravure, très schématisé, respire l’angoisse maitre du monde présent et à venir.
du questionnement. En réalité, tout en prétendant les défendre, Montaigne
L’astrologue contemple une représentation du cosmos, dans le chapitre 12 du livre II des Essais s’oppose en
sous la forme d’une sphère armillaire : c’est un instru- partie aux idées de Sebond. Aussi le terme d’Apologie –
ment utilisé dès le IIe siècle av. J.-C. en Grèce et en Chine. qui signifie défense et louange – se trouve-t-il employé
L’origine du mot est le latin armilla, qui désigne un de manière presque antiphrastique. L’homme n’est, aux
anneau de fer, un bracelet. En effet, la sphère armillaire yeux de Montaigne, qu’un des éléments de la nature, un
est une combinaison de cercles emboîtés, permettant de animal comme les autres. À part les domaines politiques
représenter les mouvements des astres. C’est une sphère et religieux, où les faits dépassent les capacités de l’intel-
armillaire simple faite de deux cercles perpendiculaires ligence humaine, il peut et doit se fier au jugement de sa
qui a permis à Ptolémée de déterminer l’heure de l’équi- raison. Et pourtant, le pyrrhonisme de Montaigne sape au
même moment ces fondements rationalistes : l’écrivain
noxe. Elle permet de représenter de manière mobile les
s’oriente vers une philosophie plus douce, trouve dans la
saisons, les mouvements des étoiles et du Soleil.
nature appui, refuge et diversion ; il prend désormais pour
Ainsi l’astrologue tente de lire dans le ciel l’avenir de modèle les simples, paysans ou ignorants. L’Apologie
son client, en s’aidant d’un livre ou grimoire. marque ainsi un tournant dans la pensée de Montaigne :
La Mort, représenté par un squelette, lui présente sa prudence intellectuelle le conduit à cultiver à jamais
un crâne, symbole de toute mort et en particulier de la le doute, la suspension du jugement et le sens de la
sienne. Elle tient un discours (non reproduit) qui figure relativité.
sous la gravure :
2. Primauté de l’expérience (questions 1 et 2)
Tu dis par Amphibologie Ce texte associe la relation d’expériences réelles,
Ce qu’aux aultres doibt advenir vécues par Montaigne et d’exemples puisés dans le quo-
Dy moi donc par Astrologie tidien ou dans la tradition critique. Mais tous donnent à
Quand tu debvras a moy venir voir des opérations des sens, mises en relation avec l’in-
La scène signifie donc littéralement l’impossibilité terprétation (souvent déviée) qu’en fait la raison : le texte
pour l’homme de connaitre d’avance le jour de sa mort. se partage entre la vue et l’ouïe, ainsi que l’organisation
De manière symbolique, elle dénonce la prétention des des paragraphes le montre.
charlatans qui disent lire l’avenir dans les astres. À un Tout le premier paragraphe (l. 1 à 23) est consacré aux
niveau allégorique, elle rappelle, comme l’ensemble des impostures de la vue : le premier exemple est constitué
Simulacres de la Mort, que celle-ci est omniprésente et d’une « expérience fictive » et il faut comprendre le sub-
n’épargne pas même ceux qui, forts d’une vaine science jonctif initial « qu’on loge » comme l’expression d’une
(astrologue ou médecin…), font métier de la dominer. hypothèse. L’exemple de la poutre relève de la même
L’emblème remplit ici la fonction de memento mori, stratégie hypothétique.
expression latine qui signifie « souviens-toi que tu dois Le deuxième exemple est une expérience vécue par
mourir ». Lorsque les généraux vainqueurs parcouraient Montaigne mais aussi par ses lecteurs qu’il invite à s’asso-
Rome sur leur char triomphal, un esclave leur murmu- cier à ses conclusions (« nous assurer aux galeries », l. 5).
rait cette phrase à l’oreille pour les inviter à prendre Dans ces trois cas, la raison n’a pas assez de force pour
conscience de la vanité relative de leur statut. commander au corps, contre les conclusions qu’il tire de ses
On retrouve là des principes récurrents chez Montaigne, perceptions. Malgré la sécurité objective que représentent
tels que la dénonciation de la présomption ou l’accou- des « filets de fer », et même, selon une gradation convain-
tumance à la mort. cante, des « galeries […] de pierre », encore plus solides, le
corps humain éprouve les marques physiques de la peur, et
en particulier la paralysie (« ne le transisse » l. 4-5).
Texte 7
Une autre expérience de Montaigne, partagée elle
Montaigne, Essais, II, 12,
aussi par tout un chacun, est celle du vertige en mon-
« Apologie de Raymond Sebond » ❯ p. 154
tagne (l. 11 à 21). La remarque consacrée à l’illusion de
1. Situation du texte la sécurité offerte par « un arbre ou bosse de rocher »
Montaigne semble n’avoir pas écrit cet essai d’un (l. 16), loin de contredire l’expérience initiale, en sou-
seul jet : l’influence manifeste des Œuvres morales de tient les conclusions et confirme le peu de fiabilité de
• 66
la vue (« une évidente imposture de la vue », l. 21). Ici C’est pourquoi l’expérience, qui demeure un moyen pri-
encore, Montaigne décrit avec précision les symptômes vilégié de percevoir la différence, mérite cette place dans
physiques : « horreur et tremblement de jarrets et de l’ouvrage, en position à la fois de conclusion et de point
cuisses » (l. 13), où le mot « horreur » a le sens hérité du d’orgue. Au reste, plus que le monde sensible, l’objet de la
latin de « chair de poule ». curiosité et de la libido sciendi de Montaigne est lui-même,
Enfin, Montaigne convoque le sens de l’ouïe (l. 28 à dans l’épaisseur de sa propre énigme. Ainsi, loin de se
32) pour mettre en évidence l’impuissance de la raison à poser en exemple, il s’offre en sujet d’expérience, et après
s’opposer aux effets des perceptions : dans ces exemples, avoir exploré les attitudes des Sages et des Rois devant la
les réactions du sujet de l’expérience (« j’en ai vu qui vie, il en vient à livrer des confidences sur lui-même qui
[…] » l. 28, « plusieurs » l. 32 – voir « Expression de lui permettent de préciser moins son être que sa méthode.
la subjectivité », manuel p. 160) échappe également à 2. « Jouir de son être » (Essais, III, 13)
l’emprise de l’esprit : « perdre patience » (l. 29), « s’en (questions 1, 4 et 5)
émeuvent jusques à la colère et à la haine » (l. 32). L’essentiel dans l’existence est, pour l’homme, de
La référence à Démocrite (l. 22-23, voir texte 4, se livrer tout entier à son existence : les occupations
manuel p. 150) ressortit aux exemples, si fréquents dans réputées sérieuses, importantes, fondamentales (celles
les Essais, empruntés au domaine littéraire : c’est ainsi que Pascal qualifiera de « divertissement », voir manuel
qu’il faut interpréter l’expression « il se devait aussi faire p. 175), le sont bien moins que l’effort pour bien vivre.
étouper les oreilles » (l. 24) qui renvoie à l’épisode de C’est pour cette raison que la valeur exemplaire
l’Odyssée où Ulysse empêche de cette manière ses mate- de l’individu ne dépend pas de son statut social, de sa
lots d’entendre les Sirènes. « fortune » (l. 19) : le terme désigne ici à la fois le hasard
(latin fortuna) qui distribue les conditions, et, de manière
3. Incertitudes de la connaissance (question 3)
plus moderne, les conditions elles-mêmes. Quant à la
Bien que le propos de cet extrait ne vise pas directe-
« nature », elle renvoie précisément à ce bien vivre que
ment la connaissance, celle-ci apparaît au lecteur comme
Montaigne définit à l’aide d’équivalences : « n’avez-vous
fondamentalement entachée d’incertitudes qui provien-
pas vécu ? » (l.15) est explicité par l’expression « méditer
nent à la fois du fait que les sens interprètent faussement
et manier votre vie » (l. 17) ; le latin meditari signifie « se
les perceptions, et de ce que la raison, ne parvenant pas à
préparer, s’exercer » ; de ce fait, le verbe fait écho au titre
être la maîtresse du corps, ne peut pas non plus les régir.
même des Essais (voir manuel p. 149). Et l’on reconnait
ACTIVITÉS Exposé En grec le verbe skeptô signifie « exa- dans « manier » le latin manus : il s’agit dans les deux
miner ». Pour Pyrrhon (IVe siècle av. J.-C.), fondateur de cas de la véritable activité humaine, qui réside non pas
l’école pyrrhonienne ou sceptique, rien n’est certain ; dans les « violentes occupations et laborieuses pensées »
le sage doit s’en tenir à l’examen et s’abstenir de tout (l. 11-12) mais le flux même de la vie, ce que Montaigne
jugement. Sa pensée inspire les philosophes éléates appelle « vivre à propos » (l. 23).
comme Zénon, qui conteste le témoignage des sens, ou
Si bien que la sagesse consiste, en définitive, à faire
les sophistes comme Protagoras et Gorgias, pour qui il
bien et pleinement ce que l’on fait, danser ou dormir.
n’y a pas de science, mais des opinions variables selon
La formule qui ouvre l’extrait se fonde sur la figure de
les individus et même, dans les individus, selon les
l’antanaclase, qui demande d’opposer au sens premier
circonstances.
des termes un sens plus plein, qui reflète précisément
Le scepticisme grec a été transmis par Diogène Laërce
l’intensité de l’activité vitale.
et Sextus Empiricus, auteur des Hypotyposes pyrrho-
niennes au IIe siècle après Jésus-Christ. ap. J. -C. 3. De l’exemple au modèle (questions 2 et 3)
C’est par eux essentiellement que Montaigne a connu Le premier exemple est celui de Montaigne lui-même
la pensée sceptique. dans des activités qui symbolisent la mise à l’écart des
occupations sérieuses au profit de passe-temps agréables :
la danse, le sommeil, la promenade et même les fonctions
Texte 8 vitales (« les actions qu’elle nous a enjointes pour notre
Montaigne, Essais III, 13, besoin […] », l. 5 à 7).
« De l’expérience » ❯ p. 155 L’exemple de César et d’Alexandre (l. 8 à 13) propose
1. Situation du texte une réflexion sur les rapports entre l’otium et le negotium,
Le dernier chapitre, un des plus longs des Essais, s’inti- au profit du premier. Enfin, Montaigne élargit son propre
tule de façon signifiante « De l’expérience ». Celle-ci est cas à un « nous » qui inclut la généralité humaine ainsi
en effet, le second moyen (après la raison) qu’a l’homme que le lecteur (l. 13 à 24).
de progresser dans le sens de son désir, c’est-à-dire vers Ce recours à l’implicite adhésion du lecteur relève
la connaissance. Montaigne montre bientôt que cette de la persuasion : à ce stade des Essais, Montaigne ne
progression est toute relative tant la nature propose des convoque plus la raison, mais bien plus volontiers, tire
objets dissemblables à notre raison qui tente de trouver les fruits de la complicité qu’il a instaurée tout au long de
le semblable. l’œuvre avec le lecteur.
67 •
ACTIVITÉS Recherches des Arnolfini, un tableau de fiançailles (ou de mariage,
1. Le fondateur de l’épicurisme est Épicure (IVe siècle on ne sait pas exactement) qui représente un marchand
av. J.-C.). Cette doctrine fonde une morale sur une riche et sa compagne. Les deux protagonistes dominent
physique, c’est-à-dire un système qui rend compte de la la composition. Ils se tiennent droit, leur visages sont
nature, dans la continuité de la pensée de Démocrite (voir sereins, leur gestes chaleureux, mais mesurés. Ils sont
manuel p. 150) ; l’univers se compose de deux éléments, habillés avec goût, mais sans ostentation, comme l’indi-
les atomes et le vide. Les premiers, par leur combinaison, quent les fourrures discrètes qui bordent le manteau de
forment les corps ; leur mouvement est nécessaire ; à l’homme et les passementeries travaillées sur la robe de
l’origine, ni Dieu, ni Providence. L’âme est mortelle, et la femme. Tout cela contribue à la sensation solennelle
la mort n’est que le passage à une autre forme : ni Enfers, et la dignité qui se dégage des personnages. À travers de
ni Paradis. nombreux éléments (les socquettes sont le symbole de la
La morale épicurienne a son fondement dans la sen- domesticité bien gérée, le chien de la fidélité, le chapelet
sation interne du plaisir et de la douleur, qui sont pour de la foi, etc.), Van Eyck suggère la fidélité et la vertu
l’homme les seuls critères du Bien et du Mal. La sagesse des deux fiancés qui deviennent ainsi l’incarnation de
consiste à chercher le premier, à éviter le second. Il s’agit l’idéal de cette époque empreinte de rationalité, prônant
toutefois d’un plaisir qui est simplement la satisfaction le plaisir et le raffinement, mais toujours ancrée dans la
des désirs naturels et nécessaires, dans une vie tranquille morale chrétienne.
et sobre, exempte du trouble des passions. Les thèmes abordés par la fresque de la Chapelle
On reconnait là l’une des sources d’inspiration de l’ex- Sixtine, un des chef-d’œuvres de la Renaissance ita-
trait, qu’il s’agisse de « l’appétit » (l. 7), ou de l’expression lienne, sont semblables. Même s’il peint les nus et les
de la ligne 9 : « par conséquent nécessaires et justes » qui muscles de manière quasi scientifique, Michel-Ange
caractérise les « plaisirs humains et corporels ». aspire principalement à rendre la grandeur spirituelle
de la Création divine. Dans ce but, il souligne la dignité
2. Dans le De natura rerum, poème didactique, Lucrèce des deux figures dominantes – Dieu le Père et Adam –
fonde sur la physique épicurienne un raisonnement visant de plusieurs manières : leur monumentalité sculpturale,
à conclure que, s’il n’y a ni dieux, ni autres vies, l’homme chacune fait presque trois mètres ; leurs visages sereins,
n’a rien à craindre car la mort est une fin absolue. Ainsi, mais concentrés ; leurs gestes intenses, mais retenus ;
dans une Antiquité où les hommes vivaient dans la enfin, dans le cas d’Adam, la nudité est idéalisée sans
familiarité de divinités innombrables (chaque arbre, aucun défaut. Contrairement à Van Eyck, Michel-Ange
chaque source avait sa nymphe, chaque action humaine peint très peu d’éléments dans le décor et ce fond neutre
son dieu), l’athéisme devient synonyme d’apaisement et renforce l’importance des figures principales. Par ailleurs,
de tranquillité. la façon dont Adam est ici représenté – beau, illuminé,
Il peut paraître alors paradoxal que le XXe siècle, qui conscient et prêt à accepter la grâce que Dieu lui octroie –
n’ignore pas non plus l’athéisme, semble avoir renouvelé rend, par extension, dignes tous les hommes car, ils sont,
l’angoisse devant la mort. Le théâtre de Ionesco, et en selon la Bible, les descendants d’Adam.
particulier Le Roi se meurt (1962) met en scène diverses
formes de cette peur. Dans l’extrait, le personnage du roi Dans ces deux œuvres, la dignité des personnages
a visiblement ignoré les leçons de l’épicurisme antique : répond à la vision humaniste qui définit l’homme comme
« on aurait dû me prévenir » vise bien évidemment la un sujet indépendant, au centre de tout, contrairement au
reine Marguerite mais derrière le pronom indéfini, il Moyen Âge où il était entièrement soumis à la volonté
est légitime de lire toute la tradition philosophique que divine toute puissante.
résume la formule de Montaigne « apprendre à mourir » 2. Un homme qui avance (question 2)
(Essais, I, 20). La gravure Nova Reperta suggère le progrès humain
par sa composition ainsi que par le choix des objets repré-
◗ Histoire des Arts sentés de part et d’autre de l’axe central.
L’homme créateur ❯ p. 158-159 Tout d’abord, la composition s’ouvre par un person-
nage (Les Temps nouveaux) qui entre dans l’espace de la
1. L’homme est noble et beau (question 1) gravure. En suivant son bâton, on continue vers la droite
Dans ces deux œuvres de nature et de style diffé- pour rejoindre à l’autre bout le personnage barbu (les
rents, Michel-Ange et Van Eyck ont représenté la figure Temps anciens) qui sort de l’image. Stradanus organise
humaine de manière respectueuse, soulignant sa dignité. la composition en fonction d’un mouvement linéaire et
Van Eyck est un peintre flamand qui fait la transi- évoque donc une temporalité linéaire. Rappelons que
tion entre le « gothique international » médiéval et la jusqu’alors, le temps était perçu comme un cycle rythmé
Renaissance. Par son goût pour le détail et le rendu pré- par les saisons. Les serpents qui se mordent la queue,
cieux, il reste proche du premier, mais il est un renaissant portés par les deux personnages, en sont le symbole. Le
par ses décors réalistes et la monumentalité de ses figures. graveur a subtilement joué avec le sens de la lecture en
Cette dernière caractéristique se ressent dans le portrait Occident où l’on parcourt une image (comme un texte
• 68
d’ailleurs) de gauche à droite. Le spectateur avance avec personne (« je », « moi ») ; le sentiment est présenté
les personnages qui sont une métaphore de son regard. comme un argument indubitable.
On constate d’ailleurs que les codes visuels ont évolué d. Le jugement de Montaigne se fait entendre par l’adverbe
depuis. Aujourd’hui, si on veut représenter le futur, on de modalisation « certes », qui marque la concession que
le mettra plutôt à droite, pour mieux coller au regard qui fait le locuteur à son adversaire.
avance dans cette direction.
Analyser les marques de subjectivité
La nouvelle perception du temps va de pair avec l’idée
selon laquelle plus le temps passe, plus l’homme s’amé- 2 a. Essais, II, 6
liore, apprenant de ses expériences. C’est ce qu’indiquent – Marques du locuteur : quinze occurrences du pronom
les objets, tous légendés en bas de la gravure de manière personnel de 1re personne en fonction sujet, adjectif pos-
très pédagogique, posés de part et d’autre du canon et de sessif associé (« ma vie »).
la presse à imprimerie. Ces deux inventions marquent – Verbes d’affectivité et de jugement : « me sentir », « j’ai
pour Stradanus le début d’une nouvelle ère. Ainsi, par trouvé », « j’ai constaté », « j’espère », etc.
exemple, le bois est remplacé par le métal et l’alambic – Ponctuation expressive : exclamation, points de suspen-
par une horloge mécanique, le dispositif est une autre sion figurant le cheminement de la réflexion.
allusion à la nouvelle perception rationnelle et linéaire du Il s’agit ici pour Montaigne de partager son expérience
temps. personnelle (on relève ainsi : « j’en ai fait l’expérience ») :
il évoque un épisode de sa vie, une maladie, pour rappeler
Les problématiques abordées dans cette œuvre, la ratio-
qu’il faut s’accoutumer à l’idée de mort comme on s’ha-
nalité du temps, le progrès, l’avancement vers un avenir
bitue à celle de la maladie, que la peur que l’on en a vient
meilleur et la foi dans l’amélioration de l’humanité sont
de l’ignorance dans laquelle on est de ses symptômes. Sur
caractéristiques de l’humanisme.
le même type de fonctionnement que l’apologue, l’extrait,
3. Des créateurs (question 3) qui a débuté sur une forme de maxime, invite finalement à
Les trois œuvres représentent l’homme en tant que une généralisation (« on ») dans le prolongement même de
sujet indépendant et agissant. Dans ce sens, toutes font l’expérience personnelle de Montaigne. L’homme imagine
référence à sa capacité à créer. la mort bien plus impressionnante qu’elle ne l’est sans
Dans la fresque de Michel-Ange, Adam est un homme doute ; il est donc préférable de s’y habituer (« on ne peut
qui pense et qui agit ; il participe pleinement à l’événe- jamais trop s’y prémunir »).
ment. De créature divine, il devient créateur. b. Essais, II, 12
Dans le tableau de Van Eyck, le peintre s’est représenté – Marques du locuteur : pronoms personnels de 1re per-
lui-même dans le reflet du miroir accroché sur le mur et sonne du singulier, dans les premières phrases puis du
a écrit « Van Eyck fut là ». Il a souligné la présence du pluriel, associés à des verbes de perception (« je vois »,
peintre, créateur de cette image. « nous pouvons percevoir »).
– Modalisateurs : « parfaitement », « qui plus est ». Il est
Dans la troisième œuvre, à travers les objets du premier
à noter que ces deux modalisations sont affirmatives et
plan, le graveur a suggéré le créateur, inventeur et savant
absolues.
(la presse à imprimerie, le canon, l’horloge). – Procédés rhétoriques : une interrogative (« qui sait
ART ET ACTIVITÉS Van Eyck est associé à l’invention si… »).
de la peinture à huile. Il a, plus précisément, amélioré Le raisonnement par la réciproque (« et qui plus est :
cette technique qui s’est par la suite propagée dans toute aucun sens ne peut découvrir un autre ») joue un rôle de
l’Europe. Grâce à l’huile, le peintre peut revenir sur les renchérissement et on peut le considérer comme signalant
détails, faire des retouches, cacher les repentirs, mais aussi l’implication, sinon la présence même du locuteur.
rehausser les effets de lumière et préciser le clair-obscur. Il s’agit ici pour Montaigne de mettre en question la limite
de la connaissance fondée sur la perception ; il engage le
◗ Analyse littéraire lecteur à adhérer à son raisonnement en engageant une
forme de dialogue avec lui puis en l’associant aux étapes
L’expression de la subjectivité ❯ p. 160-161 de son argumentation.
Repérer les marques de subjectivité c. Essais, III, 5
1 a. L’utilisation du pronom personnel de 1re personne – Marques de l’énonciation : interpellation du desti-
du pluriel « nous » marque la subjectivité. Il s’agit ici nataire de l’essai, l’homme ; l’interlocution (« tu »)
d’associer le lecteur à l’expérience de Montaigne. présuppose et implique la présence d’un « je », associée à
b. La présence du locuteur est affirmée par le biais du des marques d’oralité (ponctuation expressive – adverbe
pronom personnel de 1re personne « je » ; l’interjection et exclamative : « Oui, pauvre homme, tu en as assez
« Dieu merci », relevant de l’oralité, donne à entendre la […] ! » ; interrogatives rhétoriques : « trouves – tu donc ?
voix de Montaigne et l’affirmation de sa liberté. […] Penses-tu ? »).
c. Montaigne se manifeste sous la forme du verbe de – Marques de jugement : termes dévalorisants (subs-
jugement « sentir » associé au pronom de première tantif « tes laideurs » ; adjectifs : « pauvre homme » ;
69 •
« [tes lois] partiales et imaginaires », « incertaines et 3 Écrire
discutables ») ; adverbes de modalisation (« assez mal- Il s’agit ici d’un entraînement à l’écriture d’inven-
heureux »/« trop heureux ») ; métaphores dépréciatives tion. L’exploitation la plus variée possible des outils
(« tu te cramponnes »). envisagés dans le cours (modalisation, pronoms,
Comme dans un débat oral, la voix du locuteur se fait jugements…) est attendue. Mais on valorisera aussi la
entendre par les accusations qu’il lance contre l’homme, réflexion sur la notion de « majesté » mise en ques-
Montaigne condamne ses satisfactions rapides et mes- tion dans sa dimension de représentation ; on pourra
quines qui le conduisent à accepter ce qu’il croit être le préalablement engager une recherche sur les portraits
bonheur : « tu ne crains pas d’offenser les lois naturelles » des hommes au pouvoir, réalisés à différentes périodes
et à refuser la supériorité de la Nature par présomption, historiques. De même, une enquête sur les gravures des
sans voir qu’il crée son propre malheur (cf. la première Indiens rapportées par les explorateurs peut permettre
phrase). d’enrichir l’imaginaire.

• 70
Chapitre

6 L’homme du XVIIe siècle, entre ciel et terre


❯ MANUEL, PAGES 162-185

◗ Document d’ouverture engagées par le roi, pour favoriser l’essor économique


Henri Testelin (1616-1690), Présentation du royaume.
des membres de l’Académie des sciences par Colbert On pourra compléter cette analyse en se reportant au site
à Louis XIV (v. 1680), huile sur toile suivant : http://www.docsciences.fr/Pouvoir-et-sciences.
(520 x 90 cm), musée national des chateaux
de Versaille et de Trianon Texte 1
Ce tableau de Testelin est un carton de tapisserie pour La Rochefoucauld, Maximes,
une tenture narrant l’Histoire du Roi Louis XIV. Colbert « II. De la société » ❯ p. 164
présente au roi les membres de l’Académie des Sciences
créée en 1666. 1. Situation du texte
Déçu dans ses ambitions après la mort de Louis XIII,
À l’arrière-plan, on voit l’Observatoire dont l’édifica-
La Rochefoucauld rassemble peu à peu les remarques
tion fut dirigée et achevée en 1671 par Claude Perrault.
et les observations qu’il a pu effectuer durant la période
1. Le tableau offre un résumé de l’ensemble des mondaine et militaire de sa vie : il a quarante-cinq ans
connaissances de l’époque : la terre est évoquée, au en 1658 lorsqu’il commence à rédiger ses Maximes, il
premier plan, par un globe terrestre à gauche et un globe a soixante-cinq ans lors de la dernière édition de son
céleste à droite, ainsi qu’un sextant, le plan du canal royal œuvre.
des Deux-Mers, aujourd’hui canal du Midi, et des instru-
La première édition, en 1664, parait en Hollande, et
ments de géométrie ; sur la table, une accumulation de
l’année suivante en France. Le succès est assuré, à la fois
livres – dont l’Histoire naturelle de Claude Perrault – et
par une vision lucide et désabusée du monde, et par une
de planches (entre autres, un plan de forteresse visible-
mise au jour sans concession du jeu des passions. Pour La
ment de Vauban). On remarque aussi, au troisième plan,
Rochefoucauld, la véritable et fondamentale motivation
des squelettes d’animaux.
de l’homme est ce qu’il appelle l’amour-propre, c’est-
Quelques éléments renvoient au ciel : l’échappée cen- à-dire l’amour de soi qui pousse l’individu à raisonner
trale située en haut du tableau, mais qui n’est pas sans et surtout à agir en fonction de son propre intérêt. Les
ressembler à un décor de théâtre, dans les plis multiples contemporains se reconnaissent dans cette philosophie
des rideaux ; la sphère armillaire (voir manuel, p. 153), pessimiste selon laquelle l’homme est incapable de
dans la partie supérieure gauche, évoque les espaces stel- rechercher le bien absolu.
laires ; le globe céleste à droite et la lunette astronomique
à gauche de l’Observatoire. Plusieurs hommes d’église, 2. Observer l’homme (questions 1 et 4)
reconnaissables à leur calotte et à leur rabat, figurent dans L’écriture de La Rochefoucauld est à la fois
l’assistance : parmi eux, l’abbé Jean-Baptiste du Hamel, descriptive et prescriptive : tout en analysant le
premier secrétaire de l’Académie des Sciences. fonctionnement des rapports sociaux, le passage mul-
2. Ce tableau témoigne de la volonté de Louis XIV tiplie les injonctions : on ne compte pas moins de sept
d’utiliser les sciences pour conforter la place du royaume occurrences de la forme verbale « il faut » à laquelle
en Europe. Ainsi, l’œuvre met en scène, dans un cadre s’ajoutent « on doit » (l. 31) et aussi « il faudrait »
théâtral, les personnages essentiels de la Cour : à la droite (l. 11, 12), et « doivent » (l. 22, 23, 24).
du roi, les savants présentés par le ministre Colbert, Le premier paragraphe définit l’objet de la réflexion en
à sa gauche, la Cour avec notamment le frère du Roi, distinguant la société de l’amitié (l. 1) : conformément à
Monsieur, en habit rouge. la tradition des moralistes et des philosophes, tel Cicéron
L’Académie des Sciences, créée par le Roi, l’Obser- dans le De Republica, La Rochefoucauld sépare ce qui
vatoire, financé par sa cassette personnelle, sont des relève des sentiments (« élévation et dignité », l. 3) et ce
représentations de la volonté personnelle de Louis XIV qui met en jeu l’utilité. En effet, le mot « société » vise
de favoriser les disciplines scientifiques : pour lui, le les relations (« commerce particulier », l. 4) que peuvent
rayonnement de la France passait par le développement développer les individus à l’intérieur de ce milieu fermé
des connaissances ; il a ainsi encouragé de nombreux qu’est la Cour (« les honnêtes gens », l. 5), relations faites
scientifiques de toute l’Europe à venir travailler à Paris, d’intérêts convergents ou en conflit, d’appui et de ser-
finançant par des pensions leurs travaux de recherche. vices mutuels ou de pièges.
Enfin, le canal du Midi rappelle la politique de déve- Le deuxième paragraphe montre la nécessité des
loppement des communications terrestres et fluviales diverses formes de politesse (l. 11, 17-18, 25) pour
71 •
qu’une relation mutuelle profite aux deux individus entre naturel en nous pour nous en pouvoir défaire », qui admet
lesquels elle s’établit. que l’amour propre est un défaut incoercible, s’oppose
Le troisième énumère des attitudes correspondant à la aux préceptes moraux reconnus, selon lesquels l’homme
nécessité ci-dessus. doit tout faire pour s’améliorer.

3. Vivre en société (questions 2 et 3)


La première des attitudes préconisées par le moraliste Texte 2
est bien peu morale : c’est la dissimulation (« savoir La Fontaine, Fables,
cacher ce désir », l. 11). Il en découle des attitudes recon- « Le Rat et l’Éléphant » ❯ p. 166
nues comme facteurs de liant social (« le bon sens […] 1. Situation du texte
des égards », l. 17). Il faut aussi une forme d’humilité Le second recueil des Fables, contenant les livres VII
(l. 23) qui, paradoxalement, n’est pas incompatible avec à XI, suit de dix ans le premier. En effet, dès 1668, La
l’orgueil aristocratique : le moraliste fait état de la « supé- Fontaine avait publié ses fables les plus connues, celles
riorité par la naissance ou par des qualités personnelles » des livres I à VI, sans doute élaborées à partir de 1660.
(l. 22) ; on peut remarquer que le « nous » (« nous avons », Mais au XVIIe siècle, la fable n’est qu’un genre mineur,
l. 21) l’inclut dans cet ensemble. au regard des grands genres que sont le poème drama-
Une série de prescriptions clôt la maxime : la principale tique, héroïque, l’ode ou l’épître. De fait, la fable est
est la liberté (l. 27) qui permet de préserver le bien-être essentiellement alors un matériel pédagogique, destiné
de l’autre, en sachant parfois ne pas lui infliger une pré- à l’enseignement d’une écriture agréable, au service
sence importune (l. 30-32). Dans la même perspective, La de l’art de persuader, et secondairement, à l’instruction
Rochefoucauld préconise l’attention au plaisir de l’autre morale des enfants.
(« le divertissement des personnes avec qui on veut La Fontaine remet à l’honneur ce petit genre en en
vivre », l. 33), mais aussi la simulation : la dernière ligne faisant une source de réflexion pour des lecteurs adultes :
du passage constitue une invitation non déguisée à une réflexion car source de méditation sur des comportements
forme de mensonge social. En effet, l’expression « ils humains et miroir réfléchissant les comportements de ses
soient persuadés » (l. 37) renvoie une image des relations lecteurs.
calquées sur les artifices de la rhétorique persuasive ; Les fables du deuxième recueil présentent des carac-
cette forme d’hypocrisie sort de l’ordinaire, en effet, elle tères particuliers : leurs sources sont plus diverses que
n’est pas vouée au profit de celui qui la pratique : c’est celles du premier recueil. Plus qu’Ésope, fabuliste grec
une attitude qui consiste à manifester le plaisir éprouvé à du VIe siècle av. J.-C., et Phèdre, son traducteur latin du
rendre service, et par là, à faire oublier que nous rendons Ier siècle ap. J.-C., La Fontaine suit divers recueils de
service. On voit donc que l’essence des relations sociales, fables indiennes, dites de Pilpay, traduites et adaptées, au
telles que La Rochefoucauld les conçoit, réside dans une fil des siècles, en espagnol, grec et latin ainsi que celles
grande attention portée aux sentiments d’autrui et à des humanistes, tel Abstémius, le bibliothécaire du duc
ses désirs. d’Urbin au XVe siècle, ou d’auteurs plus récents comme
C’est que l’obstacle non moins essentiel est le défaut Bonaventure des Périers (Nouvelle Récréation et joyeux
humain fondamental qui paralyse les relations ; il est devis, 1558). En outre, les sujets se complexifient : satire
désigné sans être nommé, mais décrit dans ses effets sociale, réflexion morale et philosophique, actualité poli-
(« on se préfère toujours […] on leur fait presque toujours tique, et les personnages y sont de plus en plus humanisés,
sentir […] », l. 9-10) ; le lecteur reconnaît aisément dans voire humains.
ces périphrases l’amour de soi, l’éternel amour-propre
2. L’art de persuader (questions 1, 2 et 4)
contre lequel toutes les attitudes précédemment évoquées
On peut dire, en considérant la fable du point de vue
ont pour unique but de préserver les êtres amenés à se
de l’argumentation, que la morale constitue la thèse de
côtoyer.
l’auteur. Ainsi, sa place la plus traditionnelle est soit au
ACTIVITÉS Recherches début, soit à la fin. Il est plus rare, en effet, qu’elle adopte
La maxime appartient aux genres du fragment, c’est- la disposition de la thèse « éclatée », diffuse tout au long
à-dire des genres brefs, qui ne donnent pas lieu à des du texte. Ici, les dix premiers vers portent non la leçon
développements circonstanciés (voir manuel, p. 176) ; mais les réflexions de La Fontaine : celui-ci propose une
le latin maxima sententia signifie : « pensée très impor- « image » (v. 9) de l’orgueil français, fidèle en cela à la
tante ». La rhétorique argumentative l’emploie pour définition même du moraliste, observateur bien plus
illustrer une vérité générale (d’où l’usage du présent de que précepteur. Mais, aux vers 26-27, se fait à nouveau
même nom), en association souvent avec l’exemple, qui entendre la voix du fabuliste, et réapparaît la dimension
illustre un cas particulier. La maxime est le plus souvent réflexive du propos, manifeste dans la forme pronominale
caractérisée par une syntaxe symétrique (parallélisme ou du verbe « nous ne nous prisons pas ». Enfin, le quatrain
antithèse), ainsi que par la présence d’un paradoxe, c’est- final apporte un complément de sens, en l’occurrence
à-dire d’une idée qui s’oppose à l’opinion commune. un rappel à l’humilité, et, par conséquent, une critique
Ainsi la remarque de la ligne 12 : « puisqu’il est trop des Français en général, et du roi en particulier : en effet,
• 72
Louis XIV mène alors une guerre de conquêtes contre Tous deux également invitent, plus ou moins directement
les Pays-Bas et l’Espagne qui l’oppose à presque toute leurs contemporains, à modifier leurs comportements.
l’Europe ; il s’enorgueillit de sa politique victorieuse (au Les réflexions sur l’amour-propre et l’orgueil demeu-
moins jusqu’au traité de Nimègue en 1678). En définitive, rent pertinentes : leurs applications, dans des contextes
si « thèse » il y a, elle se présente ici comme éclatée, ce historiques et sociaux autres, dépassent aujourd’hui
qui n’est pas la moindre originalité de cette fable. encore le domaine moral.
Le récit vient alors illustrer le propos ; l’anecdote
n’apporte pas d’arguments nouveaux : le pittoresque, Texte 3
l’agrément et même le sourire en sont visiblement les
Saint-Simon, Mémoires, « Continuation
fins, conformément à l’esthétique que La Fontaine expli-
du spectacle de Versailles » ❯ p. 168
cite dans l’Avertissement qui ouvre le deuxième recueil :
« [j’ai] cherché d’autres enrichissements et étendu davan- 1. Situation du texte
tage les circonstances de ces récits… » Les Mémoires se voulaient une œuvre historique et
Le recours à des octosyllabes qui viennent rompre le politique ; ce que la postérité y apprécie, c’est le regard
rythme de l’alexandrin, est à la fois d’ordre mimétique d’un observateur, l’ironie d’un analyste impitoyable,
et satirique. Le vers court mime en effet le pas pesant de et l’écriture d’un grand seigneur qui, comme le dit
l’éléphant (v. 13 à 17) ; il contribue à faire visualiser sur Chateaubriand (Mémoires d’Outre-tombe), écrivait « à la
diable des pages immortelles ».
la page l’empilement des personnages : « Sur l’animal à
triple étage/Une sultane… » ; le passage à l’alexandrin Lorsque Saint-Simon évoque la mort du Grand Dauphin,
(v. 18) introduit dans le rythme une dissymétrie qui, elle il est partie prenante dans le deuil de la Cour : le fils de
aussi, illustre la démarche et prolonge l’énumération en Louis XIV laissait espérer aux grands seigneurs un réta-
en soulignant humoristiquement le caractère hétéroclite. blissement de leurs prérogatives et l’affaiblissement de la
puissance administrative accordée à la bourgeoisie. Sa mort
3. L’animal en société ? (questions 3 et 5) signe la fin de bien des espérances ; Saint-Simon conserve
La Fontaine s’est rallié au parti-pris de décence adopté un œil scrutateur qui perce à jour les comportements, les
par Le Maistre de Sacy qui, dans sa traduction de Phèdre, faux-semblants comme les vraies douleurs.
a édulcoré la comparaison entre un âne et un sanglier. En
effet, chez Phèdre, l’âne s’enorgueillissait de ses attributs 2. La scène (questions 1, 4 et 5)
mâles ; chez Le Maistre, le Rat comparait sa queue à la C’est l’auteur lui-même qui place ce récit sous le signe du
trompe de l’éléphant. La Fontaine choisit chez ce dernier théâtre : le titre « Continuation du spectacle de Versailles »
la dimension physique, ce qui lui permet par un jeu de fait de la scène observée une représentation théâtrale dont
mot de désigner la dimension sociale : « occuper ou plus Saint-Simon est le spectateur averti (« n’empêchait pas de
ou moins de place » (v. 22) fait référence à la recherche bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits »,
des places, qui marque l’entourage du roi ; de même, l. 32). Le terme « continuation » étend à l’ensemble de la
l’hémistiche « plus ou moins importants » use de l’un des Cour la portée satirique et critique du passage.
termes qui caractérisaient les Grands. Le Rat, de son côté, Le réseau lexical du regard et celui du bruit composent
est marqué par une petitesse hyperbolique qui renvoie à la les deux dimensions du « spectacle », qui s’avère à la
position sociale des petites gens. Ainsi sont représentées fois texte et représentation. On relève le lexique de la
les classes sociales : les animaux choisis fonctionnent vue : « on lisait » (l. 1), « s’en remarquaient » (l. 10),
comme autant de métaphores des rangs. « aisé à remarquer » (l. 21) ; les objets observés : « mou-
C’est ce que dit explicitement le premier quatrain, qui vements » (l. 4 et 26), « les yeux fichés à terre et reclus en
oppose à « l’homme d’importance » le simple « bour- des coins » (l. 22), « maintien chagrin et austère » (l. 31)
geois » (v. 2 et 3). La fable propose bien deux niveaux et « des changements de posture » (l. 35) ; les sons et
paroles : « les mugissements contenus » (l. 7), « tiraient
d’interprétation, mais seule la dimension sociale est
des soupirs » (l. 14), « louaient […] plaignaient […]
explicitement évoquée. L’allusion à l’hybris royale n’est
s’inquiétaient […] » (l. 15-17), « quelque exclamation »
que seconde : on peut y voir une manifestation de l’indis-
(l. 24) et beaucoup d’autres occurrences.
pensable prudence des écrivains du Grand Siècle.
L’expression de la ligne 12, qui associe deux termes
4. Une illustration descriptive (question 6) triviaux « boutique » et « balayeurs », traduit le mépris
Il apparaît alors clairement que l’illustration contempo- de Saint-Simon pour ceux des Grands qui ne voient dans
raine de François Chauveau n’est que descriptive : aucun la mort du Grand Dauphin que la fin de leur carrière. À
indice, aucun trait, ne fait écho aux deux lectures de la travers cette métaphore, ils sont rabaissés au niveau des
fable. valets dont il est question dans les lignes précédentes.
ACTIVITÉS Vers la question de corpus Certes, l’attitude du narrateur est critique envers les
Les deux textes proposent, tout au moins, pour partie, simulations et les faux-semblants de la Cour ; mais l’art et
une description d’attitudes humaines, et plus particulière- l’écriture ôtent une partie de sa virulence au texte, qui finit
ment, de l’homme en société. par présenter la scène comme une comédie, à la fois au
73 •
sens où un bon nombre de comportements sont joués, et où les impôts : de riches financiers s’engageaient à verser
les postures percées à jour suscitent le sourire et le plaisir chaque année à l’état une somme fixée (somme « ferme »,
du spectateur et du lecteur. On voit comment l’ironie a d’où leur nom de « fermiers généraux »), en échange de
pour fonction d’estomper ce que la scène pourrait avoir de quoi ils acquéraient le droit de se rembourser, souvent
pathétique voire d’horrible, dans l’hypocrisie généralisée. avec excès, sur les impôts qu’ils percevaient auprès du
Ne subsiste qu’un regard lucide, englobant et distancié. peuple.
3. Les acteurs (questions 2 et 3) Parmi eux, on distinguait les « Partisans », qui ne se
Le regard de Saint-Simon introduit dans la foule des chargeaient que d’une partie d’un impôt. Cette fonction,
courtisans une classification qui est fonction à la fois de accessible à de petites gens moyennement fortunées, leur
la qualité de l’acteur et du rôle qu’il adopte. Le pronom permit souvent de constituer rapidement d’énormes for-
indéfini de la première ligne (« on lisait apertement sur tunes, qui leur faisaient oublier leurs origines modestes,
les visages ») renvoie au spectateur privilégié qu’est le et les rendaient haïssables, non seulement au peuple, mais
narrateur. Ceux de la ligne 2 réfèrent à la foule qui com- aussi à la grande bourgeoisie et à l’aristocratie. Les mora-
mente la nouvelle. listes ne furent pas les seuls à les critiquer : on connaît la
satire de Lesage, Turcaret, représentée en 1709.
« Les sots » constituent « le plus grand nombre » : ce
sont de mauvais acteurs (l. 14 à 15), leur texte est aussi Dans Les Caractères, le personnage du financier ou
mauvais (l. 28-29) et produit un effet déplorable. du partisan (que La Bruyère dissimule sous l’abrévia-
« Les plus fins » (l. 16) font tout de même partie du tion transparente PTS), est présenté principalement dans
groupe précédent, et ne savent pas adapter leur texte le chapitre VI intitulé « Des biens de fortune ». En effet,
(« n’en laissaient pas douter par la fréquence de leurs La Bruyère classe la société et les passions – morales et
répétitions », l. 19). sociales – par thèmes, par lieux, par groupes : les femmes
(III), le cœur (IV), la société et la conversation (V), les
La sincérité constitue le second axe du classement : biens de fortune (VI), la ville (VII) et la Cour (VIII), les
« D’autres, vraiment affligés » (l. 19) : acteurs mauvais Grands (IX), le souverain et la république (c’est-à-dire
parce que sincères, ils sont eux aussi percés à jour (« un l’État) (X), l’homme (XI), les jugements (XII), la mode
effort aussi aisé à remarquer que les sanglots », l. 20) ; (XIII), les usages (XIV) et la chaire (XV).
« Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favo-
rable » (l. 30) : meilleurs acteurs (« maintien chagrin et Le point de vue du moraliste est celui d’un observateur,
austère », l. 31), ils sont l’occasion pour l’écrivain de non d’un réformateur ; bien que son regard soit mordant
manifester sa perspicacité (l. 31-40). et satirique, voire dénonciateur, son idéal semble être
celui d’une société et d’une vertu qui appartiennent au
Au reste, même les sincères n’échappent pas à la passé ; la dénonciation de l’époque construit en creux
condamnation. Leur douleur est causée non par la un monde où les codes antérieurs fixaient des limites
mort, mais par la perte de leurs espérances : « de cabale
que les bourgeois ne franchissaient pas pour parvenir,
frappée » signale leur appartenance au groupe de ceux qui
où les marchands et les fermiers généraux n’accédaient
attendaient la venue au pouvoir du Dauphin.
pas aux plus hautes fonctions, où chacun occupait une
4. Texte écho (question 6) juste place.
Albert Cohen se fait lui aussi le spectateur lucide et
2. Exemples et idées (questions 1, 3 et 4)
ironique d’une réception, mais son regard est relayé par
Dans cet extrait, les fragments successifs conjuguent
le personnage de Solal, présenté moins comme un parti-
l’anecdote et l’idée, le cas particulier et la vérité générale.
cipant que comme un observateur averti.
Ainsi, l’« homme fort riche » (l. 1) est dépeint à travers
L’ironie se manifeste ici surtout par la narration de quelques actions significatives (l. 2-3). Les deux mar-
petites scènes, faites de gestes dont l’apparente insigni- chands du fragment 6 sont les sujets d’un court récit qui
fiance est décryptée et le sens mis à jour : ainsi, la rotation en quelques lignes (l. 13 à 16) embrasse presque toute une
machinale du verre masque un ensemble de sentiments vie, et l’éducation des enfants. À partir de ces exemples,
et de désirs, restitués avec un point de vue omniscient : le lecteur est invité à dégager l’idée générale, au terme
« triste en réalité » (l. 4), « hélas déjà pris en main […] d’une démarche inductive. Il en va a fortiori de même
rival haï » (l. 6), « feignant d’écouter » (l. 7). La pensée pour les trois fragments consacrés aux personnages de
est révélée sous forme d’un fragment de monologue inté- Sosie (l. 29), Arfure (l. 34) et Champagne (l. 43).
rieur « (ne pas se faire d’ennemis même chétifs) » (l. 9),
Inversement, d’autres fragments déploient un raison-
caractérisé par une syntaxe inachevée.
nement déductif, en proposant une approche générale
(« un homme », l. 6, l. 21 ; « le financier », l. 19 ; « une
Texte 4 sorte de gens », l. 25 ; « les partisans », l. 61).
La Bruyère, Les Caractères ❯ p. 170
Le personnage d’Arfure fait correspondre un certain
1. Situation du texte nombre de privilèges et de marques sociales d’honneur
On appelait Ferme générale l’organisation qui a à l’accroissement de la fortune ; il s’agit de la fortune
permis pendant des siècles à la monarchie de collecter de son mari, obtenue grâce à un impôt (voir 1. Situation
• 74
du texte, ci-dessus). L’ironie de La Bruyère se manifeste Texte 5
dans le contraste entre la position d’Arfure par rapport à Pascal, Pensées, fragment 230 ❯ p. 172
l’Église avant et après son ascension : éloignée au début
de la chaire, voyant et entendant mal, elle se trouve 1. Situation du texte
ensuite au premier rang, « l’orateur s’interrompt » Le fragment 230, intitulé « Disproportion de l’homme »,
(l. 39) devant elle. En définitive, ce que La Bruyère occupe dans l’Apologie une place que justifie son inspi-
dénonce, c’est le fait que l’Église elle-même s’associe à ration, puisée aux sources de la philosophie traditionnelle
des marques d’honneur mondaines et matérielles, alors et en même temps dans les découvertes fondatrices
que l’un de ses fondements théologiques est l’humilité de la science. S’y entrecroisent les grands topoï de la
et le mépris des richesses. pensée humaine, à la fois admirative et craintive devant
l’immensité de l’univers, et les conclusions d’observa-
Le fragment 25 met en œuvre deux comparaisons, il
tions récentes, rendues possibles par l’invention de la
établit une analogie entre les opérations de préparation
lunette astronomique et du microscope (perfectionnés par
d’un festin, dissimulées aux yeux des convives, et les
Galilée dès 1609).
moyens par lesquels les partisans parviennent à la fortune ;
de même, entre ces moyens et les machines, le personnel Mais le projet de Pascal n’est en rien scientifique : de
du théâtre, invisibles pendant la représentation. Dans les ces regards portés sur le monde se dégage une vision
deux cas, les procédés, les ressorts appartiennent aux arts tragique de l’homme, évincé à jamais de la place centrale
mécaniques, c’est-à-dire manuels, méprisés par la société que lui avait octroyée une tradition séculaire. Et de cette
raffinée, et réservés aux classes laborieuses. Ainsi, le situation tragique, Pascal attend qu’elle bouleverse le
processus d’accession à la richesse est-il condamné par lecteur et le fasse se tourner vers Dieu, véritable centre
les codes mêmes de la société à laquelle ont accédé les du cosmos.
partisans. 2. L’homme entre les infinis (questions 1 et 3)
3. Pauvres riches ! (questions 2 et 5) Les deux infinis auxquels Pascal fait référence sont
Comme le titre du chapitre l’indique, La Bruyère s’en bien évidemment l’infiniment grand (« la nature entière
prend, non à la richesse en elle-même, mais à l’inadé- dans sa haute et pleine majesté », l. 1) et l’infiniment petit
quation entre les marques d’honneur qu’elle confère et (« ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse »,
l’extraction, l’origine des gens qui en bénéficient. l. 34-35). Mais ils ne sauraient se réduire à cette antithèse
éloquente : leur point commun, ce qui crée en réalité le
L’expression « biens de fortune » renvoie, selon le
vertige de l’infinité, c’est l’image d’un emboîtement
dictionnaire de l’Académie, aux biens que le hasard seul
sans limite, d’un approfondissement perpétuel de l’objet
procure. Mais on peut aussi lire dans ces « biens » les
considéré (« et trouvant encore dans les autres la même
avantages que procure la fortune, au sens moderne.
chose sans fin et sans repos », l. 33). La métaphore
La Bruyère passe en revue un certain nombre d’insuf- contemporaine, triviale mais juste, des poupées russes,
fisances et de lacunes que la richesse ne parvient pas à pourrait donner une idée approchée de la vision pasca-
combler. Les partisans constituent l’une des ses cibles lienne : vision en effet dans la mesure où l’imagination
privilégiées (fragments 7, 15,16, 18). Plus générale- vient suppléer au regard (« que divisant encore ces der-
ment, il s’en prend aux différences entre l’apparence de nières choses, il épuise ses forces en ces conceptions »,
grandeur que confèrent aux gens riches leurs biens, et la l. 25).
réalité de leur être, à la fois moral et social (fragments 1,
4, 9, 13, 25). Dès lors, la question centrale (l. 19) admet une double
réponse : infiniment petit au regard des espaces sidéraux,
ACTIVITÉS Vers la question de corpus il est infiniment grand par rapport à l’atome. La question
Le fragment 1 oppose les signes extérieurs de la purement rhétorique invite le lecteur d’une part, à se
richesse (satisfactions matérielles, prestige social, accès perdre à son tour dans la rêverie cosmique, d’autre part,
à la noblesse), et le bonheur personnel, inaccessible la à éprouver à la fois par l’imagination et par la raison,
plupart du temps aux gens visés, parce qu’il repose sur l’instabilité irrémédiable de sa position dans l’univers.
une intériorité, un être essentiel et authentique.
3. Du tout au rien (questions 2, 4 et 5)
La Rochefoucauld montre au contraire de La Bruyère
La comparaison de la Terre avec un « petit cachot »
qu’une certaine inauthenticité est nécessaire pour vivre
vise à réduire la dimension relative de notre planète
ensemble, et que cultiver les apparences est un vice
(c’est l’effet de l’épithète) et par conséquent d’humilier
indispensable.
la superbe de l’homme qui se veut roi de la Création. En
La Fontaine se situe dans la perspective adoptée par La même temps, la métaphore du « cachot » transforme ce
Bruyère, tout comme Saint-Simon ; en effet, ce dernier roi en un prisonnier : l’idée, héritée des considérations
se situe plutôt du coté de la dénonciation des apparences. de la philosophie antique, est fondée sur l’impossibilité
En définitive, les trois textes en question présentent une de s’affranchir des limites du globe. C’est une autre
image de l’homme malheureux, condamné à agir plus ou façon de rappeler à l’homme sa finitude physique, mais
moins contre ce qui est sa vérité. aussi, comme Platon le fait dans le Phédon, d’illustrer
75 •
l’emprisonnement moral volontaire que représente la précédent, par exemple, la présente. Des fragments qui
soumission aux passions. s’organisent autour de la métaphore du « roseau pensant »
Le discours de Pascal use ici des procédés de la émergent toute la noblesse de l’homme et en même temps,
persuasion : recours aux images, prédominance de l’ima- la contradiction fondamentale qui le construit.
gination, implication du lecteur par le pronom « nous » Si dans d’autres passages tels ceux consacrés au pari,
(l. 9) et le possessif correspondant (l. 1 et 36). En dépit au divertissement (voir manuel, p. 175), Pascal fait appel
de la construction rigoureuse du diptyque (l. 1 à 19 et aux expériences quotidiennes de ses destinataires et à
l. 20 à 38), et de la référence constante aux acquis de la leur pratique de la mondanité, lorsqu’il est question d’at-
science, le fragment 230 fait beaucoup moins appel à la teindre à l’essence de l’homme, il ne le considère plus
raison qu’au sentiment du lecteur. Même si celui-ci est que sous l’angle de la pensée.
loin encore d’admettre la nécessité de Dieu, il est suscep- Ainsi, l’homme évoqué dans le fragment 230 (voir
tible d’être affecté par ce qu’il est à même de percevoir manuel, p. 172), atome perdu dans l’infini, reconquiert
comme par ce que l’invite à imaginer Pascal. De plus, au une grandeur (c’est le terme même employé par Pascal)
sentiment de vertige évoqué s’ajoute celui de l’indécision tout aussi essentielle que sa faiblesse. Seulement, ce
absolue quant à sa place dans la Création ; l’Apologie qui lui est désormais dénié, c’est le droit de tirer vanité
peut alors légitimement proposer la recherche d’un point de cette faculté. La démarche est la même que dans la
fixe, central et rassurant. réflexion sur les deux infinis : l’homme est à la fois géant
Le lecteur d’aujourd’hui, en dépit ou peut-être à cause et minuscule, penseur et roseau, parce qu’il est esprit et
des nouveaux progrès de la science, n’échappe pas à ce corps, Ange et Bête. Tel est le propos de toute la première
vertige, même si ce dernier ne déclenche pas une quête partie de l’Apologie.
similaire. De fait, les plus grands savants se sont inter-
2. Puissance du langage (questions 1 et 2)
rogés sur des aspects de la matière et du monde qui ne
Pascal recourt ici délibérément à l’art de plaire : le
diffèrent pas sensiblement des sujets d’observation des
roseau, végétal des plus fragiles, renvoie à un topos que
contemporains de Pascal. Paradoxalement, alors que,
dans la deuxième moitié du XXe siècle, la philosophie La Fontaine par exemple exploitera (I, 22) à son tour.
vient définitivement à bout de la permanence illusoire C’est l’une des rares occurrences, dans Les Pensées, d’un
de l’homme, celui-ci se voit confronter, d’une manière élément de la nature. L’image rend compte de la misère
encore plus aiguë, à une constante de sa condition, cette physique de l’homme, et de sa grandeur intellectuelle.
finitude dont le théâtre de l’absurde s’est abondamment La formulation métaphorique de cette dualité est
fait l’écho (voir manuel, p. 286). récurrente dans l’œuvre ; on pourra mentionner en écho de
TICE On trouvera des œuvres picturales qui tentent de nombreux autres fragments et par exemple, « Contrariétés
restituer de manière concrète l’expérience de l’infini : étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme
en prenant pour origine le ruban de Möbius, que l’œil à l’égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres
ne peut cesser de parcourir, un artiste comme Maurits choses » (XXI), où se retrouvent à la fois une métaphore
Cornelis Escher (1898-1971) a construit des édifices dont le comparant est emprunté à la nature (« ver de terre »)
impossibles, escaliers ou passerelles, qui proposent eux et la même conception de la dualité humaine, au service
aussi un parcours sans fin, ou des évocations proches de d’une stratégie de la contradiction : « Quelle chimère
la mise en abîme, qui reproduisent la démarche de Pascal est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel chaos,
(Le Ciel et la Mer, Nature morte avec sphère réfléchis- quel sujet de contradiction ? Juge de toutes choses, imbé-
sante, Dessiner.). C’est à partir du même ruban qu’a été cile ver de terre ; dépositaire du vrai, amas d’incertitudes ;
conçu, par exemple, le logo du recyclage. gloire, et rebut de l’univers. S’il se vante, je l’abaisse ; s’il
s’abaisse, je le vante, et le contredits toujours, jusqu’à ce
Voir les sites suivants :
qu’il comprenne, qu’il est un monstre incompréhensible. »
http://www.snof.org/art/escher.html
http://www.mcescher.com/ L’autre métaphore, « chimère », est à rapprocher du
Plus généralement, les constructions géométriques (tel terme « monstre » : dans l’Antiquité, la chimère était un
le tableau de Vasarely, Boo) qui s’écartent d’une vision être composite, à la fois femme et oiseau, c’est-à-dire très
figurative de la notion, offrent au regard des formes exactement au croisement de l’humain et de l’animal.
variées de parcours sans limites. Le fragment 348 joue sur les deux sens du verbe « com-
prendre » : par l’étymologie (du latin comprehendo), il
désigne le fait de prendre à deux bras, d’entourer, et par
Texte 6
là de s’approprier, de manière physique ou intellectuelle.
Pascal, Pensées, fragments 347 et 348 ❯ p. 176
Ainsi l’expression « l’univers me comprend » renvoie à
1. Situation du texte l’encerclement physique : l’homme est inclus parmi les
Pour Pascal, la fonction définitoire de l’homme est la objets qui peuplent l’univers. La figure est celle de la
pensée. C’est elle qu’il propose à la médiation des liber- syllepse, qui, peut-être paradoxalement, aboutit ici non
tins : pour ces « honnêtes gens » cultivés, en effet, l’image à unifier mais à souligner la contradiction foncière de
de l’homme est loin d’être aussi dévalorisante que le texte l’homme.
• 76
3. Penser juste (question 3) 4. Un message de détachement (question 4)
La grandeur de l’homme réside dans sa capacité à Les Vanités ont été l’objet d’un véritable engouement
penser c’est-à-dire à se différencier de la nature dont il est au début du XVIIe siècle : associées à l’essor de la Contre-
cependant un des éléments. Pascal vise ici la conscience Réforme, elles dispensent un message de détachement.
réflexive (dans une démarche qui n’est pas sans évoquer Les richesses matérielles, autant de créations artificielles
celle de Descartes) ; mais sa perspective est bien moins et vaines, rappellent les biens auxquels un homme devrait
philosophique que morale : il s’agit de « bien penser », renoncer, non seulement à sa mort, mais surtout dans une
ce qui signifie, dans la perspective de l’Apologie, fonder vie conforme aux enseignements de l’Église. Vanitas
sur l’expérience de la contradiction le sentiment de la vanitatum et omnia vanitas, « Vanité des vanités, tout est
nécessité d’un Dieu sauveur. vanité », cette parole extraite de l’Ecclésiaste (I, 2) figure
souvent sur ces représentations, parfois accompagnée
ou remplacée par l’injonction latine : Memento mori,
◗ Analyse d’image « souviens-toi que tu vas mourir » (voir manuel, p. 153).
Simon Renard de Saint-André, Ces citations se font l’écho du vertige qui saisit l’homme
Vanité-Nature morte ❯ p. 177 devant la mort et de ses inquiétudes devant l’immensité
1. Le genre de la vanité d’un univers écrasant, et les œuvres picturales se voient
Un nouveau genre de nature morte, connu sous investies de la mission d’accompagner le renouveau chré-
le nom de « vanité », accompagne le développement tien (voir manuel, p. 175).
du mouvement baroque dans lequel il privilégie la TICE Le XVIIIe siècle, qui voit se développer une image
dimension lyrique sous la forme de la déploration. Les moins religieuse de l’homme, exclut la méditation sur la
thèmes en sont les réflexions de l’homme sur l’amour, mort, tout comme le XIXe siècle, encore plus matérialiste :
la mort, la fuite du temps et les mutations de la nature ; aussi le genre perd-il de son succès. Il sera toutefois revi-
ils ont inspiré des poètes comme Mathurin Régnier sité par des artistes fascinés par la mort comme Cézanne
ou Malherbe mais aussi des peintres et des graveurs, (Nature morte, crâne et chandelier, 1866 ; Trois Crânes,
en Italie, en Espagne, en Belgique et en Flandre. En 1901-1906), Waterhouse (La Boule de cristal, 1902) ou
France, le mouvement se développe essentiellement par Braque (Crâne, collier et crucifix, 1938). Plus récem-
l’intermédiaire de la communauté flamande de Saint- ment, les grands conflits mondiaux ou les fléaux d’une
Germain-des-Prés, où se sont illustrés des peintres nouvelle espèce comme le SIDA ont suscité à nouveau les
comme Renard de Saint-André, originaire d’Anvers, ou méditations sur les grandes peurs humaines et la fragi-
encore Philippe de Champaigne, Georges de la Tour et lité de l’homme : en témoignent les œuvres de Picasso
le graveur Abraham Bosse. (Crâne de bœuf devant une fenêtre, 1942) ou Andy
Warhol (Autoportrait au crâne).
2. Un symbole de la mort (question 1)
Le tableau présenté met en scène un crâne, symbole On pourra visiter par exemple les sites Internet du Grand
sans équivoque de la mort ; en position centrale, il attire Palais ou du musée Maillol à Paris qui proposent les archives
le regard. Il est encadré dans un triangle composé de cinq des expositions qu’ils ont accueillies en 2009 et 2010 sur le
éléments : les partitions blanches sur lesquelles il repose, thème de la représentation de la mort dans l’art.
la couronne de lauriers placée à la convergence des lignes
médianes et diagonales, le ruban rouge à droite, le luth Texte 7
en diagonale, enfin les roses fanées. La profondeur de Bossuet, Sermon sur la mort ❯ p. 178
l’arrière-plan, très sombre, contribue au relief du crâne.
1. Situation du texte
La couronne de lauriers, qu’on rencontre fréquemment
Le Sermon sur la mort fait partie d’un ensemble de
dans les Vanités, est un élément ambigu : elle renvoie au
prédications commandées à Bossuet pour le Carême de
couronnement éternel dans l’au-delà mais aussi à la gloire
1662 au Louvre. Ce genre de sermon n’était pas pro-
humaine, en particulier militaire.
noncé au cours d’un office religieux ; il était destiné
3. La fuite du temps (questions 2 et 3) à dispenser un enseignement moral et religieux à une
D’autres éléments font référence à la finitude de assemblée composée essentiellement des Grands, de la
l’homme et à la fuite du temps : une montre et un sablier Cour et du roi. Bossuet n’est alors encore qu’un jeune
sont disposés à l’un et l’autre bout du luth ; une bougie prêtre de l’Est (il est archidiacre de Metz) ; mais il est
éteinte fume à l’arrière-plan. souvent appelé à Paris en raison de sa réputation nais-
Enfin, la vanité des gloires humaines est représentée sante de prédicateur.
par la dégradation des objets : la couronne de lauriers des- Le sermon est un genre littéraire, doté d’une fonction
séchée, le luth aux cordes cassées. Les fleurs, les rubans, didactique. Il appartient au type de discours argumen-
l’instrument et la partition évoquent les plaisirs des sens : tatif et l’on y retrouve les éléments constitutifs de l’art
la vue et l’odorat, le toucher et l’ouïe. Tous ces éléments oratoire : l’invention ou choix du sujet, la disposition
illustrent de façon convergente le caractère éphémère des ou organisation de la progression, l’élocution ou mise
plaisirs terrestres. en forme littéraire du texte, la mémorisation et enfin,
77 •
l’action, à la fois déclamation et mise en scène, outil dans une perspective proche de celle de Montaigne (voir
déterminant de la persuasion. manuel, p. 144).
L’art oratoire de Bossuet est l’héritier de la tradition On reconnaît aisément la référence à la vision de Pascal
rhétorique, des grands orateurs et rhéteurs de l’Antiquité dans la phrase « si je jette la vue devant moi, quel espace
comme Cicéron et Quintilien, ainsi que des prédicateurs infini où je ne suis pas ! Si je la retourne en arrière, quelle
chrétiens, comme François de Sales ou l’Oratorien suite effroyable où je ne suis plus ! » (l. 24-25). Mais l’infini
Bérulle, ou encore Vincent de Paul. temporel s’est substitué à l’infini spatial : de même que
Dans son contenu, le sermon se présente comme un dis- Pascal inquiétait le libertin en le suspendant entre l’infini-
cours spirituel et moral : prenant volontiers pour point de ment grand et l’infiniment petit, le projet de Bossuet est de
départ des lieux communs (les loci de la rhétorique), il vise tenir les Grands en suspens entre l’infini de l’avenir et celui
à convaincre et à persuader un auditoire mondain et à le du passé, autrement dit, de les perdre dans l’Éternité.
conduire à une réformation de ses modes de vie et de pensée. Beckett, dans Fin de partie, offre une image de
2. Une méditation partagée (questions 1, 2 et 3) l’homme quelque peu similaire : Hamm prédit à Clov une
S’adressant à un auditoire plus préoccupé de ses plai- mutation qui ressemble beaucoup aux derniers instants,
sirs que de son salut, à un jeune roi qui menait alors à cette mort évoquée dans le Sermon. Ce n’est pas un
une vie peu exemplaire et commençait à se griser de hasard si Hamm convoque la représentation de l’infini :
l’accroissement de son pouvoir, Bossuet met en œuvre « l’infini du vide sera autour de toi » (l. 9) et l’image
une argumentation fondée sur l’une des préoccupations de l’homme, être minuscule perdu dans l’univers : « tu
principales de tout Grand : assurer sa descendance, la y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe. »
pérennité de son nom, la durée de sa race. À ces ambi- La réappropriation de la métaphore signale la réécriture
tions d’éternité, il oppose dans le premier paragraphe du lieu commun, qui elle-même témoigne d’une certaine
l’expérience, relativement fréquente, des funérailles permanence des grandes problématiques humaines.
(« on entend dans les funérailles », l. 2) ; il évoque les ACTIVITÉS Lecture d’image
propos des assistants, qui révèlent une inconscience de Le tableau de Bigot est une vanité (voir manuel,
la durée accordée à l’homme, et de l’universalité de p. 177) qui rassemble plusieurs des éléments signifiants
la mort. Bossuet donne ainsi à entendre la banalité de déjà repérés : un crâne, une représentation de la beauté
formules dont la justesse ne frappe plus ceux qui les féminine, la bougie, dont la flamme est aussi fragile que
énoncent : « Voilà, dit-on, ce qu’est l’homme ! » (l. 5). le souffle vital, et le miroir, symbole de l’illusion qu’est
À ces voix, qui livrent dans une brève prosopopée, des le monde, mais aussi, par le jeu du reflet, figuration de
paroles que chacun des assistants a pu avoir l’occasion l’infini. La balance du premier plan, ainsi que le sablier
de prononcer (« chacun rappelle en son souvenir », l. 4), rappellent les efforts de l’homme pour mesurer le monde
vient s’ajouter la voix de Bossuet : « J’entre dans la vie et en particulier le Temps, en oubliant qu’il est infini.
pour en sortir bientôt » (l. 11). Mais ce « je » est un
artifice rhétorique : il porte un discours que la prédica-
tion vise à faire assumer par les assistants (c’est aussi ◗ Histoire des Arts
la fonction du pronom pluriel : « tout nous appelle à Lumières et ténèbres ❯ p. 182-183
la mort », l. 13-14). Le deuxième paragraphe dans son
1. Visages expressifs (questions 1 et 2)
ensemble devient ainsi le reflet de la méditation que
Dans les deux tableaux, les expressions des protago-
l’auditoire est amené à développer et mime en quelque
nistes sont mises en avant et dramatisées par les contrastes
sorte les pensées suscitées chez lui par le sermon.
violents entre ombres et lumières.
3. Entre instant et éternité (questions 4, 5 et 6) Dans le tableau de La Tour, le visage de l’Enfant Jésus
La métaphore filée du théâtre commence à la ligne 20, est très illuminé ou « surexposé ». Cela estompe les
avec l’image d’une humanité dont chaque génération, détails et lui donne une présence surnaturelle, comme
défilant devant les précédentes, offre le spectacle d’un si la lumière venait de lui (même si Jésus tient une
cortège ininterrompu : « d’autres nous verront passer qui bougie dans la main, ce qui donne lieu à un contre-jour
doivent à leurs successeurs le même spectacle » (l. 21-22). magistral.) Ainsi, le spectateur est d’abord attiré par le
Elle est reprise par l’image des figurants (« on ne m’a visage illuminé de l’Enfant dont l’expression n’a rien
envoyé que pour faire nombre », l. 26), personnel secon- d’enfantin. Il est sérieux, concentré, rivé sur Joseph, la
daire qui illustre l’idée de la contingence de l’homme bouche entrouverte comme si c’était lui qui dictait au
sur terre (« et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, vieux charpentier les marches à suivre. Il regarde atten-
quand je serais demeuré derrière le théâtre. », l. 28). tivement les morceaux de bois par terre ébauchant une
Cette métaphore fait partie des ressources littéraires croix qui présage son destin tragique. Ce type de repré-
de l’écriture baroque : le topos du theatrum mundi cesse sentation de Jésus en enfant grave, déjà conscient de son
cependant ici de désigner le monde de l’illusion ; comme sacrifice futur qui doit racheter les péchés des hommes,
chez Sponde ou Chassignet, il matérialise le constat du est connu depuis le Moyen Âge. Le plus souvent, il est
passage rapide, du changement soudain et permanent figuré avec sa mère en bébé sévère qui lit un livre (voir
• 78
la Vierge auvergnate dans la collection du Metropolitan émotions complexes qui animent les personnages, mais
Museum à New York, http://www.metmuseum.org/toah/ aussi en suscitant des émotions chez le spectateur qui, ne
works-of-art/16.32.194). voyant pas tout, doit passer du temps à méditer sur ces
En face, Joseph a le visage tendu, à moitié dans l’ombre. scènes et peut ressentir de l’angoisse face à l’inconnu.
La lumière de la bougie surexpose son front et révèle ses D’autre part, les zones sombres ont une fonction
rides soulevées par l’effort de concentration. Son regard purement plastique. L’arrière-plan noir de La Tour fait
fixe renforce cette sensation de sérieux solennel. Les ressortir les personnages qui occupent toute la surface du
ombres creusent les pommettes et le relief du nez, rendent tableau. Le Caravage représente un paysage au lointain,
les traits plus tranchés, plus austères. Le fait qu’une grande mais tous les détails sont très sombres à l’endroit où se
partie de la tête reste dans l’ombre renforce l’effet drama- passe la scène pour que le spectateur puisse se concentrer
tique, car, le spectateur ne voit pas tout, mais sent, alarmé sur la relation dramatique entre les personnages.
par ses ombres noires, que quelque chose d’important se Pour Rembrandt, il s’agit moins de suggérer une ambiance
joue ici. Comme Joseph, le spectateur découvre avec un angoissante, que de représenter les changements atmosphé-
effroi retenu le symbole funeste ébauché sous la dictée de riques. Il fait preuve d’une extraordinaire technicité, car il
l’Enfant. Ainsi, le peintre invite le spectateur (forcément est très difficile de rendre ces effets par la technique de la
un chrétien à l’époque où le tableau fut peint) à méditer gravure. Beaucoup d’éléments doivent être regardés à la
sur le sacrifice du Christ avec émotion et dignité, comme loupe : les pécheurs à gauche, le troupeau de bétail avec son
le fait Joseph. berger au dessus, les amoureux dans les buissons à droite
Par ses traits tendus, sa calvitie surexposée, ses rides (voir l’animation). Peut-être, en cachant des éléments dans
creusées, son visage en partie plongé dans l’ombre, l’ombre, Rembrandt a-t-il voulu représenter le mystère de la
Joseph ressemble à Abraham dans le tableau du Création divine (on est toujours dans le monde chrétien). Il
Caravage. Les deux protagonistes sont en effet des pères, invite le spectateur à bien regarder le monde, car les choses
confrontés à la mort de leurs fils. Joseph, descendant du les plus proches sont parfois les plus difficiles à repérer,
roi David, père nourricier de Jésus et mari terrestre de comme les amants au premier plan qui sont les figures les
la Vierge Marie (dont le vrai époux est Dieu le Père), a plus grandes, mais les moins visibles.
la révélation de la mort tragique à laquelle est destiné
son enfant adoptif. Abraham a reçu de Dieu l’ordre de ART ET ACTIVITÉS
tuer son fils, longuement attendu, pour prouver sa foi. 1. Vous trouverez beaucoup de tableaux représentant le
Son expression grave, son front crispé – on le voit aux sacrifice d’Isaac, alors que Joseph charpentier reste un
sillons des rides très prononcés à cause des ombres, sujet plus rare. Le culte de Joseph n’était pas très répandu,
comme pour Joseph –, son regard sombre expriment son il l’était en Lorraine où exerçait La Tour. En revanche, le
tourment renforcé par le clair obscur violent qui renvoie sacrifice d’Isaac qui préfigure celui du Christ et montre
à sa lutte intérieure. aux fidèles qu’ils doivent obéir à un Dieu qui est toujours
Si Joseph est comparable à Abraham, ce n’est pas vrai juste, était un thème iconographique très fréquent.
pour les deux enfants. Serein et imperturbable face au 2. Vous trouverez de nombreuses peintures de Rembrandt
sinistre présage, l’Enfant Jésus de La Tour contraste avec qui jouent avec le clair-obscur. Une des plus mystérieuses
celui du Caravage. Le peintre italien représente Isaac en est La Ronde de nuit où la jeune femme au coq semble
train de comprendre pourquoi son père l’a amené sur irradier la scène de sa lumière intérieure. Un mystère que
la colline. Abraham maintient son visage avec fermeté, les spécialistes n’ont pas encore percé.
voire avec violence. Le clair-obscur transforme la bouche
d’Isaac en une cavité noire, creuse ses traits, fait ressortir ◗ Analyse littéraire
ses cernes et son regard terrifié. Les formes de l’argumentation ❯ p. 184-185
Si on trace la diagonale descendante (de gauche à Identifier les pôles de l’argumentation
droite, du haut vers le bas) on remarque que le visage 1 1. L’émetteur de l’argumentation présentée dans
d’Isaac fait pendant à celui de l’ange (à gauche), envoyé l’extrait est clairement identifiable : le pronom personnel
par Dieu. Serein, mais ferme, le messager divin montre
de 1re personne « je » renvoie à La Bruyère : « j’entends
à Abraham le bélier qu’il doit sacrifier à la place de
corner à mes oreilles ». Il s’adresse aux hommes, sous
son fils. Son visage imperturbable, éclairé avec plus de
la forme d’une apostrophe « petits hommes » et d’une
douceur, est une élément apaisant dans cette composition
interrogative directe (« qui vous a passé […] ? »)
où la violence du clair-obscur correspond à la cruauté de
2. Le procédé manifeste est l’antithèse, qui met en lumière
l’action, mettant en avant les émotions contradictoires
la présomption des hommes. La Bruyère les présente avec
d’Abraham, d’Isaac et du spectateur témoin de cette
ironie comme des êtres vaniteux qui tirent leur prétention
scène bouleversante.
de fausses valeurs des plus médiocres : leur taille est
2. Des zones d’ombre (question 3) dérisoire au regard de l’univers (huit pieds font entre
D’une part, comme nous l’avons dit, les zones sombres 2,12 m et 2,38 m selon la valeur du pied en usage après la
contribuent aux effets dramatiques en révélant les réforme de Colbert en 1668).
79 •
La conclusion prend la forme d’une interrogative rhéto- – rien ne se crée de soi-même ; exemples : la nature envi-
rique : « Qui vous a passé cette définition ? » ; la réponse ronnante (« ces arbres-là, ces rochers […] »), le cosmos
sous-entendue (« personne ») met en question tout l’an- (« cette terre, et ce ciel […] »), l’homme particulier qu’est
thropocentrisme sur lequel se fondent, depuis l’antiquité, Dom Juan (« vous êtes là […] ») ;
les philosophies de l’homme. – la Création est admirable ; exemples : « ces nerfs, ces
os… ».
Identifier les types d’arguments La tirade s’ouvre sur la réfutation préalable d’une objec-
2 « Le Loup et l’Agneau » de Jean de La Fontaine tion supposée : celle de l’incompétence de Sganarelle. Il
y a donc là une sorte de thèse seconde, affirmant la com-
1. La thèse du loup est la suivante « j’ai raison de te pétence de l’ignorant. L’unique argument repose sur une
manger ». Dans le cadre de l’argumentation, un débat idée présentée comme une vérité générale : « on en est
porte sur des valeurs, non sur des faits. La « valeur » bien moins sage le plus souvent ». Ensuite, la réfutation
incarnée par la thèse du loup relève de la justice et du procède par affirmations sans démonstration (« je vois les
droit – c’est ce que ses arguments successifs visent à choses mieux que vous »).
démontrer. La portée de la fable réside dans la critique Les expressions « on en est bien moins sage le plus souvent »
d’un droit qui ne repose que sur la force. et « ce monde n’est pas un champignon qui soit venu tout
2. les quatre arguments du loup sont : seul » visent à convaincre. Elles sont rares, le discours de
– v. 5 : trouble apporté à la jouissance ; Sganarelle est une caricature de discours argumenté.
– v. 17 : rumeurs de médisance, manque de respect,
Les expressions « Est-ce que vous vous êtes fait tout
offense ;
seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre
– v. 20-22 : responsabilité collective de la famille ;
mère pour vous faire ? » ; « ces nerfs, ces os, ces veines
– v. 24 : devoir de vengeance.
[…] » visent à persuader : plus nombreuses, elles visent
Ce sont autant de contre-vérités : le loup a pour motiva-
à inclure l’énonciateur et le destinataire, tenant du pôle
tion l’aventure et la faim (v. 3) ; son but est de justifier
opposé, dans le discours.
un acte fondé sur la seule force. Sa stratégie argumenta-
En même temps, par le procédé de l’énumération, voire
tive ne repose donc pas sur la valeur intrinsèque de ses
de l’accumulation, elles tendent à solliciter l’admiration
arguments, mais sur une violence qui les rend inutiles. il
devant la nature.
incarne l’attitude humaine de la mauvaise conscience qui
tente de trouver de bons motifs au mal.
Écrire
3. L’agneau analyse les propos du loup d’un point de
vue rationnel, pour montrer qu’ils ne sont pas fondés : sa 4 Le débat pose la question des effets de la sincérité
démonstration apporte des arguments fondés sur des faits dans un groupe social : Alceste, principal protagoniste, est
(v. 12-13, par exemple), non sur des valeurs. un misanthrope qui entend vivre dans une franchise totale
même s’il doit se brouiller avec toute une société ; il refuse
Identifier la démarche en cela les préceptes de La Rochefoucauld (voir manuel,
p. 164). Récusant tout comportement destiné à assurer
3 Don Juan, Molière (III, 1)
la satisfaction d’autrui, il prône des rapports humains
1. Sganarelle défend la thèse qu’un Créateur, une puissance dépourvus d’hypocrisie et qui se veulent transparents.
divine, est à l’origine du monde : « je comprends fort bien Philinte incarne une position moins absolue et plus réa-
que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon liste, qui fait la part de la bienséance – la nécessité de
qui soit venu tout seul en une nuit ». ménager l’autre, quitte à lui cacher sa pensée.
2. Ses arguments dérivent de l’argument physico- On attendra le transfert de cette posture dans le monde
téléologique, qui vise à prouver l’existence de Dieu par contemporain. Les arguments seront davantage développés
l’ordre du monde et sa beauté, œuvre d’une Intelligence que dans l’extrait proposé, les exemples plus nombreux.
suprême. On valorisera les exemples choisis dans un domaine dif-
Sganarelle en propose deux : férent de celui du maquillage, proposé par Philinte.

• 80
Chapitre

7 L’homme au temps des lumières ❯ MANUEL, PAGES 186-207

◗ Document d’ouverture 2. Le bonheur en soi (questions 1, 3 et 4)


Fragonard, La Fête à Saint-Cloud, huile sur toile « Contentement » vient du verbe latin contineo, qui
(2,16 x 3,35 m), Paris, banque de France. exprime l’idée d’emplir complètement, d’enserrer
quelque chose entre deux limites. Le substantif désigne
1. Plaisirs et rêveries (question 1) donc une satisfaction pleine et entière. Dans le texte, un
Les personnages manifestent plaisir et admiration à la réseau sémantique développé réunit des mots relevant du
vue du feu d’artifice qui couronne la Fête à Saint-Cloud. sème de complétude :
Toutefois, la femme en robe à paniers appuie langou- – « s’y reposer toute entière et rassembler là tout son
reusement sa joue contre l’épaule de son compagnon, être » (l. 12) ;
image de la rêverie qui, au XVIIIe siècle, représente une – « que ce sentiment seul puisse la remplir toute entière »
des facettes du bonheur d’exister (voir manuel, p. 188) (l. 18) ;
2. Les joies de la famille (question 2) – « un bonheur suffisant, parfait et plein » (l. 20) ;
Le groupe de gauche représente les joies de la famille, – « on se suffit à soi-même comme Dieu » (l. 27).
qui sont redécouvertes au XVIIIe siècle, avec le dévelop- Ainsi, c’est l’image du plein qui rend le mieux compte,
pement d’une classe bourgeoise. La mère et les enfants pour Rousseau, du bonheur qu’il connaît.
jouent (sorte de loterie ?) ; au sol, un jeu de croquet.
Le bonheur tel que Rousseau dit l’avoir éprouvé n’est
influencé ni par le passé, ni par l’avenir. L’être demeure
Texte 1 dans un éternel présent : « le présent dure toujours […]
Rousseau, Les Rêveries sans aucune trace de succession » (l. 14-15). Il n’est pas
du promeneur solitaire ❯ p. 188 non plus dépendant de l’extérieur : le seul sentiment
1. Situation du texte éprouvé est celui « de notre existence » (l. 17).
Après avoir déposé les Confessions sur l’autel de Et pourtant, un élément naturel, c’est-à-dire tout de même
Notre-Dame et rédigé les Dialogues, Rousseau croit avoir extérieur, semble nécessaire à Rousseau : il s’agit de l’eau,
achevé son entreprise de justification contre les calomnies soit du lac de Bienne, soit courante (« au bord d’une belle
et le complot dont il a toujours imaginé être la victime. rivière ou d’un ruisseau », l. 24). Bachelard (L’Eau et les
C’est dans un état d’esprit apaisé qu’il entreprend d’écrire Rêves, 1942) distingue les rêveries suscitées par « les eaux
les Rêveries du promeneur solitaire, même si, en 1776, claires […] et les eaux courantes », de celles liées aux « eaux
il éprouve encore des moments d’inquiétude. L’ouvrage dormantes – les eaux mortes ». Aux premières, il associe
se veut le récit d’errances dans les environs de Paris, les conditions objectives du narcissisme. Pour Rousseau,
ponctuées de cueillettes botaniques et de réflexions sur les eaux du lac ne sont pas immobiles : il laisse son bateau
la nécessité d’une réforme morale, sur l’accident qui lui « dériver au gré de l’eau » (l. 23), et s’accommode du « lac
est survenu lors d’une promenade à Ménilmontant, ou sur agité » (l. 18). On voit que les eaux nécessaires au bonheur
le bonheur éprouvé à l’île Saint-Pierre en septembre et rousseauiste sont bien celles qui favorisent le narcissisme.
octobre 1765 (Cinquième promenade), ou encore auprès
3. Ce que l’homme appelle bonheur (question 2)
de madame de Warrens (Dixième promenade, inachevée).
À l’image du plein s’oppose en quelques endroits celle
L’écriture de la rêverie apporte à Rousseau l’occasion du vide : ainsi, le faux bonheur « laisse le cœur inquiet
non pas de revivre un moment, mais d’en méditer les et vide » (l. 10). En effet, le bonheur communément
effets sur son être. C’est toujours le moi de Rousseau éprouvé ne s’affranchit pas du temps ni du désir (l. 3 à
qui sert de chambre d’écho aussi bien à la nature qu’aux 5 ; l. 10-11) : il dépend des « choses extérieures », elles-
impressions éprouvées en son sein. Il atteint ainsi une mêmes soumises au changement et à la dégradation (l. 2
sorte d’extase qui se nourrit de souvenirs, d’imagination et 3). C’est donc « un état fugitif » (l. 9).
et surtout du sentiment même de l’existence.
Il est intéressant de noter qu’à l’inverse, le vrai bonheur
Dans l’île Saint-Pierre, le bonheur de Rousseau est fait
ignore le vide : l’âme heureuse se maintient « sans aucun
d’activités qui ne mobilisent pas, en profondeur, l’esprit et
autre sentiment de privation » (l. 15). La possibilité même
le corps : pas de travail, presque pas de lectures ni de lettres,
du manque est niée.
mais de l’herborisation, quelques travaux des champs, une
sorte d’oisiveté heureuse. Rousseau aurait aimé passer sa 4. Malheur et bonheur antiques (question 5)
vie dans cette île, et y arrêter le temps. L’ironie du destin a La conception de Rousseau, sans y faire expressément
voulu qu’il en soit chassé par un arrêté d’expulsion. référence, reflète certaines des idées du courant stoïcien,
81 •
en particulier, la nécessité du détachement. L’extrait de peuvent paraître que sinistres, seul le passé renferme le
Sénèque, qui pose les conditions de La Vie heureuse, bonheur suprême – inaccessible.
offre l’image topique de l’homme soumis à l’esclavage Paradis ou âge d’or voient l’homme vivre oisif (v. 48),
des passions. Elles le conduisent à éprouver plaisir ou des dons d’une nature exubérante et prodigue, en paix
douleur en relation avec ce que Rousseau appelait les avec la Création et les animaux les plus féroces (v. 30).
choses extérieures, et que Sénèque désigne sous le nom Il ne connaît aucun besoin, ni alimentaire (v. 38-39), ni
général de « Fortune », c’est-à-dire de « Hasard » (l. 4). vestimentaire (v. 34 et 40).
Le bonheur, lui, est décrit par l’image de la complétude : Pour Voltaire au contraire, ce mythe ne renvoie à
la possession du vrai nous remplira d’une joie immense aucune vérité : il suppose malicieusement que lorsque
(l. 6). Il postule également une forme d’éternité : cette tel était l’état initial de l’humanité (v. 30 sq.), ce n’était
joie est « inaltérable » (l. 6). pas le bonheur qui en découlait, mais le dépouillement et
En revanche, Sénèque attribue à l’empire de la les privations (v. 33-34, 36, 45).
« raison » (l. 10) ce que Rousseau fait dépendre du senti- Voltaire recourt au rythme léger du décasyllabe, pour
ment (l. 17 et 27). évoquer le bonheur terrestre. Il s’inscrit ainsi dans une
ACTIVITÉS Lecture d’image Le tableau rassemble les tradition héritée de l’Antiquité (Ovide après Hésiode), et
signes de la rêverie : revivifiée notamment à l’époque baroque (voir manuel,
– un cadre naturel ; p. 51), au début du XVIIe siècle, par des poètes comme
– une position surplombante (terrasse, collines) ; Théophile de Viau ou Saint-Amant, qui ont chanté les
– l’eau (la Saône, à gauche) ; prestiges du monde sensible.
– le geste enthousiaste du philosophe solitaire qui com- 3. Satire de l’Âge de fer (question 3)
munique avec la nature et avec Dieu. Voltaire ironise sur les tenants du mythe, notamment
les moralistes d’inspiration chrétienne ou stoïcienne,
Texte 2 auxquels il s’oppose point par point. Dès le premier
Voltaire, Le Mondain ❯ p. 190 vers, l’expression qui les désigne, « qui veut », est
1. Situation du texte dédaigneuse ; le vers 7 les disqualifie en rejetant sur eux
Après le bon accueil réservé aux Lettres philosophiques l’accusation de rébellion contre l’ordre des choses. Ainsi,
(1734), Voltaire écrit en moins de six mois, ce poème où le début du poème ne constitue nullement une concession
se ressent l’influence de son séjour à Paris, de ses succès à la thèse opposée, mais sa réfutation. Elle apparaît sous
mondains, des plaisirs de l’Opéra et des réceptions. Le la forme de citations masquées qui donnent à entendre
bonheur qu’il éprouve l’incite à l’optimisme ; le ton du les voix de l’austérité : « ce temps profane » (v. 8), « ce
poème est non seulement ironique à l’égard des partisans siècle de fer » (v. 21), expressions par lesquelles les pré-
de l’austérité, mais parfois provocant lorsqu’il fait l’éloge dicateurs désignent le siècle ; « mon cœur très immonde »
sans réserve du luxe et du bien-être matériel. (v. 13) qui taxe d’impureté le cœur humain trop attaché
L’environnement économique et politique joue son rôle aux réalités du monde. En définitive, ce à quoi Voltaire
dans cette vision des choses : après la mort de Louis XIV, s’attaque déjà dans Le Mondain, c’est à une vision trop
en 1715, la Cour ne demande qu’à oublier l’austérité pessimiste du monde, qui ne sait pas en voir et en appré-
quasi janséniste imposée par Mme de Maintenon. Aux cier les aspects heureux, et qui situe dans un au-delà la
côtés du Régent, on rencontre les « roués », cyniques et récompense éventuelle et les châtiments certains réservés
libertins. aux hommes.
L’économie connaît un développement considérable, 4. Plaisirs romains (question 5)
favorisé par la paix, la colonisation de la Louisiane, la Le roman de Pétrone, Satyricon, donne à voir une
reconstruction de la flotte, et la résorption progressive des représentation d’un monde jouisseur qui n’ignore aucun
dettes. Malgré la faillite du système de Law (1720), la des plaisirs matériels. Le passage intitulé par la tradi-
politique efficace de l’abbé Dubois prépare à Louis XV tion « le festin de Trimalcion » dépeint les prouesses
un début de règne heureux. gastronomiques et esthétiques d’un riche parvenu,
qui offre à ses convives un régal à la fois du goût et
2. Critique de l’Âge d’or (questions 1, 2 et 4)
de la vue. Ainsi, cette « poule en bois sculpté » (l. 3)
Un courant de pensée, qui renaît périodiquement, situe
ménage une série de surprises, depuis les œufs de paon
dans un passé irrémédiablement disparu l’Âge d’or du
à leur contenu savoureux. L’exaltation du raffinement,
genre humain (v. 1-3). D’après les Travaux et les Jours
de la succession des étonnements, caractérise ainsi une
d’Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.), l’histoire humaine suit
époque impériale fastueuse où la richesse, notamment
une lente dégradation, passant par l’âge d’argent, puis
celle des affranchis, comme Trimalcion, permet de se
d’airain, puis de fer. Cette lecture mythique rejoint la tra-
procurer tous les plaisirs.
dition chrétienne selon laquelle l’Homme fut chassé du
Paradis terrestre à jamais (v. 4), et condamné à travailler TICE Les sites indiqués offrent un panorama assez
et à souffrir pour vivre. Dès lors, l’avenir et le présent ne complet des illustrations, littéraires ou picturales du
• 82
mythe. On effectuera les rapprochements suggérés avec comme usant toujours de la Raison (« ceux qui raison-
les Métamorphoses d’Ovide (Ier siècle ap. J.-C.). nent » l. 13 ; « le philosophe », l. 14), non sans éprouver,
en tant qu’humain, des passions : colère (l. 15), mépris
Texte 3 pour certains adversaires (l. 16). En outre, le Philosophe
Voltaire, Correspondance, n’est pas qu’un intellectuel, c’est aussi un homme
« Lettre à Damilaville » ❯ p. 192 d’action et pas seulement dans le domaine juridique :
son œuvre bienfaisante s’étend jusqu’au monde du
1. Situation du texte travail qui, à l’époque, coïncide avec l’agriculture.
Voltaire s’est engagé en faveur de plusieurs victimes Ses connaissances encyclopédiques lui permettent de
de l’arbitraire judiciaire ; il a réussi à réhabiliter leur développer les techniques, qui doivent contribuer au
mémoire, en conduisant à la manière d’un journaliste des progrès et au bien être du genre humain. C’est ce
enquêtes après ou en parallèle avec les procès. que signifient les allusions de la ligne 20 et l’expression
L’affaire Calas (1761-1762) le voit prouver que l’ins- « rendre la terre fertile et ses habitants plus heureux »
truction contre des protestants prétendument fanatiques (l. 20-21), mais aussi le développement des lignes 22
avait été menée sans rigueur, sous l’emprise d’un préjugé à 26 où sont énumérés les moyens d’améliorer les sur-
défavorable. L’acquittement des Sirven est son combat faces cultivées (« défriche les champs incultes »), leur
suivant : dès 1765, il proclame leur innocence et, résident rendement (« augmente le nombre des charrues » l. 22)
alors à Ferney, intervient pour eux par l’entremise de et les conditions de vie (l. 23 à 25).
son ami Damilaville avec qui il échange une abondante Toutefois, par un retournement qui constitue une sorte
correspondance. de chute, Voltaire détourne plaisamment cet autoportrait
Étienne Damilaville (1723-1768) faisait partie du en prétendant rendre hommage à Damilaville. Au-delà du
groupe des philosophes rassemblés autour du baron compliment adressé à un ami, on peut y lire l’expression
d’Holbach ; il a collaboré à l’Encyclopédie (on lui doit de l’universalité du Philosophe, qui s’incarne dans des
entre autres l’article « Paix »). Pendant que Voltaire hommes divers et qui vise au bonheur du genre humain
séjournait, par prudence, à Ferney, il fut à plusieurs (cf. p. 202-203).
reprises son intermédiaire juridique et politique. 3. Combattre des idées (question 3)
2. Être philosophe (questions 1 et 2) S’il n’est pas qu’un intellectuel, le Philosophe n’est
Voltaire se dépeint dans cette lettre, en exposant les pas non plus un saint. En effet, Voltaire ne nie pas avoir
raisons de ses prises de parti, notamment en faveur des toujours fait preuve d’une hostilité radicale envers
Calas et des Sirven. Les trois premiers paragraphes de la L’Année littéraire, un journal bimensuel (« deux fois
lettre s’ouvrent sur le pronom de première personne. Le par mois », l. 16) dont le rédacteur était Élie Fréron.
premier titre de fierté qu’évoque Voltaire, c’est son œuvre Celui-ci, défenseur systématique de la monarchie et de
d’historien : Histoire de Charles XII (1731), Le Siècle de la religion, ne pouvait que s’opposer aux philosophes,
Louis XIV (1750), Histoire de l’empire de Russie (1759), à leurs actions et à leurs combats. Ce n’est pas pour
et plus tard, Le Précis du siècle de Louis XV (1768). autant qu’il fut protégé par cette même monarchie : le
Cependant, loin de prétendre à l’objectivité, il fait de directeur de la Librairie, Malesherbes (un partisan et
l’œuvre historique soit une apologie du prince civili- ami des Philosophes) et plus tard, le garde des Sceaux,
sateur, soit un instrument de critique à l’égard des Miromesnil, lui furent hostiles.
obscurantismes et des préjugés. Mais au-delà de cette attaque individuelle, Voltaire s’en
Au sujet des affaires Calas et Sirven, l’apparente prend à des adversaires plus généraux : « le fanatisme »
modestie dont il fait état (« je n’ai donc fait que ce que (l. 9) et « les enfants du fanatisme » (l. 11) qu’il évoque
font tous les hommes » l. 6-7) représente une pétition de comme autant d’allégories, « le mensonge et la persécu-
principe éclairante : il est de la nature humaine (« j’ai tion » (l. 12). Ces forces se manifestent par le refus d’user
suivi mon penchant » l. 7) de secourir les opprimés. On de la Raison : « Des gens qui ne raisonnent pas » (l. 13).
reconnaît là une des thèses essentielles de la philosophie Ainsi, dans cette lettre, Voltaire recense les adversaires
des Lumières. auxquels il s’est confronté, et surtout dénonce à nouveau,
Le troisième paragraphe rappelle que les combats vol- comme dans toute son œuvre, les causes universelles de
tairiens sont motivés par la haine du fanatisme, auquel leur aveuglement.
s’opposent « la vérité et la tolérance » (l. 10). En effet, TICE Il est aisé de trouver des renseignements précis sur
à la suite de l’affaire Calas, Voltaire publie en 1763 le les deux affaires. On notera que Voltaire a retardé son
Traité sur la tolérance, œuvre militante en même temps intervention dans l’affaire Sirven jusqu’au moment où il
qu’analytique : il y expose les origines de l’intolérance, a réussi à réhabiliter les Calas. Il faut dire que les Sirven
qui trouvent sa source dans les superstitions, les préjugés s’étaient réfugiés auprès de Voltaire à Ferney et avaient
et les fanatismes religieux. été jugés par contumace. On soulignera ainsi d’une part
Voltaire élargit alors le portrait, et passe à celui du son souci de l’efficacité, de l’autre un véritable art de la
Philosophe, homme des Lumières. Celui-ci est présenté stratégie.
83 •
On pourra se reporter, entre autres, aux sites suivants : Texte 4
– http://www.memo.fr Voltaire, Traité sur la tolérance ❯ p. 194
– http://www.institutfrancais.com
1. Situation du texte
◗ Analyse d’image La fin du règne de Louis XIV connaît une intensifica-
tion de l’austérité religieuse et des persécutions contre
Prévost, Cochin, Frontispice les Protestants et les Jansénistes. Avec le Régent (1715),
de l’Encyclopédie ❯ p. 193 l’oppression s’adoucit, ce qui n’empêche pas l’Église
1. L’Encyclopédie comme manifeste des Lumières de prendre de nombreuses mesures vexatoires contre
Symbole des Lumières, l’Encyclopédie est la plus grande les hétérodoxies. Entre 1761 et 1763 se déroule l’affaire
aventure éditoriale et intellectuelle du XVIIIe siècle. Diderot Calas, drame de l’intolérance contre une famille de
et d’Alembert, en collaboration avec cent soixante-douze protestants (cf. texte 3, manuel, p. 192). Voltaire prend
rédacteurs, souhaitent présenter l’état des connaissances, parti puis intervient, entre autres, en rédigeant le Traité
puisque, pour eux, c’est leur progrès qui garantit le progrès sur la tolérance qu’il publie en 1763 à Genève, puis
social. Plaçant l’homme au centre de l’univers, l’œuvre diffuse auprès des Grands, des princes d’Allemagne et de
présente les savoirs qui, selon d’Alembert, « peuvent se l’Europe des Lumières.
réduire à trois espèces : l’histoire, les arts tant libéraux que Le Traité attribue les erreurs de la Justice à un parti pris
mécaniques et les sciences proprement dites, qui ont pour religieux, et passe de l’éloge de la tolérance à celui de
objet les matières de pur raisonnement ». La visée pédago- la liberté de pensée, c’est-à-dire à l’établissement d’une
gique des encyclopédistes se traduit dans la multiplication forme de religion naturelle, exempte de superstition, de
des illustrations : 2 885 planches répondant au principe de dogmes, de rites et donc de fanatisme. Voltaire s’inspire
Diderot énoncé dans le « Prospectus » : « Un coup d’œil des réflexions antérieurement conduites par Locke, phi-
sur l’objet ou sur sa représentation en dit plus long qu’une losophe anglais du XVIIe siècle, auteur d’un Essai (1667)
page de discours. » La preuve en est donnée par l’estampe, et d’une Lettre sur la tolérance (1689) et par Bayle. Il
envoyée à tous les souscripteurs de l’Encyclopédie, qui montre que le bien des sociétés, ce qu’il appelle « l’inté-
offre au lecteur non seulement une vision synthétique rêt des Nations », suppose le pluralisme religieux. Le
du contenu de l’ouvrage mais surtout un manifeste des chapitre XXIII, qui clôt le Traité, est une « Prière » à
Lumières : les Arts, les Sciences, les facultés humaines, la un dieu universel et rationnel. Il est suivi de deux autres
quête de la Vérité et l’Instruction. chapitres qui rendent compte de la réussite de Voltaire et
2. Une construction conceptuelle (question 1 à 6) du réexamen de l’affaire Calas.
Le décor est celui du temple de la Connaissance : 2. Une stratégie argumentative (questions 1 et 2)
cette construction d’architecture ionique évoque l’anti- Le chapitre XXV donne la parole à la nature. Cette
quité gréco-romaine, encore considérée comme un âge prosopopée justement célèbre en fait ainsi le garant et la
d’or même si le XVIIIe siècle, à la suite de la Querelle cause fondamentale de la liberté de conscience.
des Anciens et des Modernes (1687-1716), continue
Son discours recourt au développement de lieux
à prendre vis-à-vis d’elle une distance critique. C’est
communs ou topoï :
aussi le début de fouilles archéologiques en Grèce et en
– la faiblesse physique de l’homme : « Je vous ai tous fait
Asie mineure.
naître faibles » (l. 1) ;
Un flot de lumière semble émaner de la Vérité, figure – le caractère éphémère de la vie humaine : « pour végéter
féminine que la Raison, couronnée, et la Philosophie, à quelques minutes sur la terre » (l. 2) ;
sa droite, cherchent à dévoiler. Elles incarnent à la fois – la finitude de l’homme et le caractère inévitable de la
les valeurs et la stratégie des Lumières. Un groupe, au mort : « pour l’engraisser de vos cadavres » (l. 2).
premier plan à gauche, lui apporte une offrande. Tous les Ces lieux font partie d’un fond commun : ils ont
regards des personnages de la partie gauche du tableau été développés par exemple par Bossuet (voir manuel,
sont tournés vers elle Au centre, figurent des représenta- p. 178) et Pascal (voir manuel, p. 176) ; ils acquiè-
tions de tous les domaines traités par l’Encyclopédie qui rent ainsi un pouvoir de conviction que leur confèrent
occupe ainsi le point focal de la gravure. leur ancienneté et leur enracinement dans une pensée
L’Imagination qui tient une guirlande de fleurs, s’ap- commune.
prête à la couronner, ce qui suggère la réconciliation des Sont employés aussi des procédés rhétoriques et une
deux instances, l’imagination apportant à la vérité les figure d’analogie :
embellissements de l’art. – anaphores (« puisque… », l. 3 ; « quand… », l. 4-5 ;
La Théologie lève la main et les yeux au ciel, comme c’est moi seule…, l. 12, 14, 18, 22).
cherchant la source des savoirs et de la vérité. Du bras – accumulation de segments binaires : « à l’indécision et
gauche, la Philosophie tente de la ramener sur terre, illus- aux caprices » (l. 19-20) ; « de province en province, de
tration des thèses de d’Alembert qui dans le préambule ville en ville » (l. 21) ;
de l’Encyclopédie nie l’existence d’une source transcen- – antithèses et oppositions : « fureurs de l’école… la voix
dante de la connaissance. de la nature » (l. 11) ; « inspirer la justice… n’inspirent
• 84
que la chicane » (l. 23) ; « celui qui m’écoute… et celui Texte 5
qui ne cherche… » (l. 23-24). Voltaire, Micromégas ❯ p. 195
– allégorie : « il y a un édifice immense… » (l. 26 à 31) qui
1. Situation du texte
représente la religion naturelle à laquelle les hommes ont
Dès 1739, Voltaire imagine la situation d’un voyageur
ajouté les créations artificielles mentionnées plus haut,
qui découvre notre Terre. La Relation du voyage de
que Voltaire appelle « les ornements les plus bizarres…
Monsieur le baron de Gangan, (voir manuel, p. 197).
les plus inutiles » (l. 28)
Frédéric de Prusse admire ce « voyageur céleste » qui
Ces procédés visent la persuasion par le biais d’une
réduit « à sa juste valeur ce que les hommes ont coutume
rhétorique rythmée et imagée.
d’appeler grand ». Micromégas rassemble en effet une
3. Une nature maternelle (questions 3 et 4) série de situations qui donnent lieu aux deux géants visi-
La nature a donné à l’homme la pensée (« c’est moi qui teurs de porter un regard critique sur les comportements
le fais penser », l. 6), nécessaire aux opérations de l’es- et les attitudes intellectuelles des hommes.
prit, et surtout à l’élaboration d’une morale rationnelle Micromégas, habitant de Sirius, est banni de la Cour
(« une petite lueur de raison pour vous conduire », l. l8) ; pour avoir affronté les autorités religieuses. Il rencontre
elle lui permet de travailler (« des bras pour cultiver la sur Saturne le secrétaire de l’Académie des Sciences. On
terre », l. 7). le voit, la mésaventure du géant de Sirius évoque pour
Elle apporte à l’homme la possibilité de survivre le lecteur du XVIIIe siècle une actualité toujours renouve-
malgré les maux qu’il s’inflige à lui-même (guerres, lée, d’autant qu’il reconnaît dans ce secrétaire le savant
l. 13 ; division de classes, l. 15-16) : elle lui a en effet Fontenelle et son style mondain.
donné des sentiments, « un germe de compassion » Le lecteur d’aujourd’hui, de son côté, trouvera là avec
(l. 8) et de concorde (« qui vous unit encore malgré intérêt l’origine de l’expression : « vu de Sirius », qui
vous », l. 12). Cette personnification confère à la nature rappelle qu’avec un certain recul, bien des événements
un statut maternel, réécriture récurrente d’un topos perdent de leur importance.
fondamental.
2. Voir, toucher, comprendre (questions 1, 3 et 4)
On voit que pour Voltaire, rationalité et affectivité Les gestes des deux voyageurs correspondent à nos
appartiennent en propre à la nature de l’homme. perceptions ; ils mettent en jeu les sens de la vue et du
Superstition et rites, dogmes et systèmes sont des toucher :
inventions humaines, des créations artificielles qui – déplacement : « en allant et en revenant » (l. 8) ; l’humour
s’écartent de la claire raison naturelle ; le Dictionnaire du conteur consiste ici à les montrer faisant plusieurs fois
philosophique (1764) développe abondamment ce point le tour de la terre, comme s’il s’agissait d’un jardin de
de vue. La nature fait coexister ses créatures, qui, malgré quelques mètres carrés ;
leur variété, ont en commun la raison et une forme de – rapprochement de l’organe de la vue et de l’objet consi-
religion naturelle, la reconnaissance d’un créateur déré : « ils se baissèrent, ils se couchèrent » (l. 10) ; il
unique. Sur ce principe, tous les hommes qui écoutent s’agit de rendre plus efficace l’opération du sens de la
la nature ne peuvent être que d’accord, et tolérer par vue, donc de favoriser l’observation.
conséquent, toutes les formes que peut prendre cette – mise en œuvre d’un nouveau sens, le toucher : « ils
reconnaissance. tâtèrent partout » (l. 10).
Les personnages en sont encore ici au stade de l’obser-
4. L’origine du mal (question 5)
vation, sans l’intermédiaire d’un instrument.
Les sociétés humaines ont introduit des différences
ne reposant que sur l’imagination ; les hommes s’écar- Leur première conclusion est l’absence d’habitants sur
tent ainsi de la nature, et suscitent sectes et conduites la terre. Voltaire met ironiquement en cause le raisonne-
d’intolérance. ment du Saturnien : « le nain, qui jugeait quelquefois un
peu trop vite, décida d’abord… » (l. 14), où « d’abord »
C’est l’un des aspects fondamentaux de la pensée des
a le sens classique de « d’emblée ». Son erreur consiste à
Lumières (voir manuel, p. 202-203) que de rappeler à faire une confiance trop entière à ses perceptions (voir
l’homme son unité originelle, illustré notamment par la Montaigne, manuel, p. 154). De fait, le narrateur confie
figure du bon sauvage, que l’on rencontre outre Rousseau, au discours de Micromégas la critique de cette démarche :
chez Diderot (voir manuel, p. 198-199). on ne peut raisonner qu’à partir de perceptions assurées
EXPRESSION ÉCRITE Écriture d’invention La consigne (« vous ne voyez pas avec vos petits yeux…. », l. 17-18) ;
exclut volontairement le domaine des religions : il est et plus loin, « vous avez mal senti » (l. 20).
dans la vie quotidienne bien des occasions de se montrer Dans les lignes qui suivent cet extrait, Voltaire imagine
intolérant. C’est à favoriser cette prise de conscience chez que le collier de Micromégas se rompt, et qu’un des dia-
les élèves que vise l’exercice. On pourra, si nécessaire, mants se trouve faire l’office d’une forte loupe à l’aide de
suggérer des situations dans lesquelles il n’est pas laquelle les voyageurs finissent par voir une baleine, puis
spontané d’accepter la différence. un vaisseau et ses passagers.
85 •
On est passé de l’observation naturelle à l’observation Diderot demeura tout d’abord assez loin de cet engoue-
aidée, c’est-à-dire de l’usage du corps à celui des sens ment : opposé aux thèses de Rousseau (voir le Discours
prolongés par un instrument. Voltaire développe ainsi par sur l’origine des inégalités…, manuel, p. 200), il avait
le biais du conte, une réflexion sur la méthode scientifique. même rompu avec lui ; il avait entendu raconter, chez
le baron d’Holbach, les atrocités des deux camps com-
3. Vu de Sirius… (question 2)
mises pendant la guerre du Canada. Cependant, lorsqu’en
Le narrateur s’amuse à restituer le point de vue des
1771 paraît le Voyage autour du monde, relation par
deux géants sur notre globe ; il traduit leurs impressions
Bougainville de ses expériences, Diderot compose un
pour le lecteur :
article élogieux, séduit sans doute par la célébration de
– les mers : « cette mare… qu’on nomme la Méditerranée,
la liberté sexuelle à Tahiti, mais aussi par la façon de
et cet autre petit étang… grand Océan » (l. 6) ;
poser le problème de la colonisation européenne, avec ses
– le globe terrestre : « la taupinière » (l. 7) ; « si irrégu-
bienfaits et ses dommages. Le Supplément qui développe
lier… si ridicule » (l. 21-22) ;
cet article (dès 1772) sera publié en 1796. On y retrouve
– les hommes : « les petits êtres qui rampent ici » (l. 11) ;
toute l’ambiguïté de la pensée de Diderot, ses rêveries sur
– les fleuves et rivières : « ces petits ruisseaux » (l. 23) ;
le bonheur lié à un état social profondément anarchique,
– les montagnes : « ces petits grains pointus » (l. 24).
qui coexistent avec par exemple, les conseils à Catherine
Ce recours au point de vue interne marque pour le II sur l’éducation nécessaire de « l’homme civil et policé
lecteur l’étrangeté du regard des voyageurs, et l’invite à contre l’homme sauvage et naturel ».
prendre par l’imagination le même recul par rapport, non
plus aux aspects physiques de la terre, mais aux aspects Au début du dialogue, deux interlocuteurs, A et B,
moraux et politiques de notre façon d’être au monde. commentent le Voyage. L’un d’eux prétend détenir un
supplément qui explicite la pensée de Bougainville et qui
L’illustration de Monnet (p. 195) ne rend pas compte relate le discours d’un vieillard tahitien.
de la portée philosophique du passage : elle donne à voir,
simplement, d’un point de vue externe, l’événement 2. La civilisation, principe du Mal (questions 2, 3 et 4)
dépouillé de sa signification. Les Européens se targuent de représenter le siècle
des Lumières : dans le contexte de la colonisation,
VERS L’ORAL DU BAC Devant un tel texte, il est essentiel que l’expression fait davantage référence aux sciences et
les élèves comprennent, dès la classe de Première, l’enjeu aux techniques qu’aux conceptions du monde. « C’est
philosophique que représente la réflexion de Voltaire sur pourquoi le vieillard les qualifie d’inutiles » (l. 28). Le
les conditions dans lesquelles s’élabore la connaissance. Il développement du goût du luxe (cf. Voltaire, Le Mondain,
faut donc qu’ils fassent la distinction entre les opérations p. 190) est taxé de « besoins superflus » (l. 30) ; il reflète
des sens et l’interprétation qu’en fait le cerveau, ce qui une recherche sans fin des « commodités de la vie »
constitue les perceptions. Le texte souligne précisément
(l. 33) et des améliorations matérielles à la condition
combien celles-ci diffèrent, d’une part en fonction de la
de l’homme. Le vieillard les évoque sur le mode de la
qualité des sens, d’autre part, de la qualité du raisonnement.
concession dédaigneuse : « Poursuis jusqu’où tu voudras
Elles sont donc étroitement liées à l’individu qui observe et
ce que tu appelles commodités de la vie » (l. 32).
leur fiabilité est donc toute relative.
L’importation de ces principes de vie dans l’île de
Tahiti correspond à un renversement radical des
Texte 6
valeurs. Ainsi les Européens ont introduit le principe de
Diderot, Supplément au voyage la possession individuelle (« je ne sais quelle distinction
de Bougainville ❯ p. 198 du tien et du mien », l. 5). En effet, à la suite de Rousseau,
1. Situation du texte Bougainville et ses officiers imaginent que la première
Du Dictionnaire de Bayle, Diderot a repris l’idée qu’un humanité a connu la communauté des biens et l’absence
athée peut être vertueux. Dans l’Essai sur le mérite et la de jalousie, et que c’est la civilisation qui a amené « des
vertu de Shaftesbury (trad. 1745), il lit que la morale n’a fureurs inconnues » (l. 7).
pas besoin de la religion chrétienne, et que la vertu est Le discours du Tahitien constitue un réquisitoire,
le résultat d’un calcul naturel des conditions du bonheur construit de manière binaire, sur cette opposition entre
présentes. Pour lui, l’homme est bienfaisant parce que son les apports nuisibles de la civilisation, et le mode de vie
bonheur est lié au bonheur de tous. Ces idées seront mises heureux des insulaires. Elle se marque par la récurrence de
en œuvre, entre autres, dans le Supplément au voyage de la conjonction « et » avec une valeur adversative : « Nous
Bougainville. sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur
À l’issue de son périple autour du monde entre 1766 […] nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté
et 1769, Bougainville avait montré à la Cour et à Paris d’effacer […] » (l. 3 à 11) ; le lexique porte également la
un Tahitien nommé Aotourou. Le succès de cette présen- charge des antithèses (« libre […] esclavage » l. 10-11 ;
tation entraîna un intérêt enthousiaste pour ce nouveau « esclave […] asservir » l. 19-20 ; « commodités de la vie
« Bon sauvage » et l’image d’une nature heureuse qu’il […] biens imaginaires » l. 33-35). Il s’agit là au demeu-
apportait avec lui. rant d’un thème classique, déjà présent chez les historiens
• 86
anciens du Ier siècle (voir Tacite, Vie d’Agricola, discours du développement des arts (c’est-à-dire des métiers mettant
de Galgacus ; et les discours prêtés aux Scythes sauvages en œuvre une technique), liés au progrès des sciences.
par Quinte-Curce). On retrouve là le goût du philosophe de Genève pour les
systèmes, ensemble de raisonnements et d’idées dont la
3. Vivre selon la Nature (questions 1 et 5)
cohérence interne est censée garantir la vérité.
Le bonheur des Tahitiens sert de support à la présenta-
tion par Diderot d’un homme qui saurait, au cœur même C’est pourquoi, comme on l’a dit souvent, le Discours
de la civilisation, demeurer proche de la Nature, c’est- sur les sciences et les arts et le Discours sur l’origine
à-dire d’un Bien qui n’aurait plus rien de métaphysique. de l’inégalité, forment un diptyque : ils présentent un
En effet, l’état des Tahitiens est l’innocence (l. 2), c’est-à- tableau de l’humanité première, avant l’espèce de chute
dire, étymologiquement, l’absence non seulement du Mal que représente l’entrée en société. Pour Rousseau en
mais de son idée même. En découlent l’égalité (l. 22) et la effet, l’homme est né bon ; c’est la société et ses institu-
liberté (l. 10), et la satisfaction simple des besoins vitaux tions qui l’ont corrompu.
(« tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possé- Certes, l’état primitif de l’homme, état de nature où il
dons » l. 29 à 32), et comme conséquence, la possibilité vivait dans l’innocence et la bonté, est une reconstruction
de jouir de l’instant (« rien ne nous paraît préférable de l’esprit, une hypothèse féconde destinée à montrer
au repos », l. 38). La vision de Diderot semble retrouver comment le mal a pu surgir dans le monde. Mal non
ainsi, à la tradition épicurienne (voir Montaigne, manuel, point moral au sens où les mythologies et les religions le
p. 155), un fondement pré-culturel, des racines profondé- considèrent, mais mal social qui fait de l’état de nature un
ment implantées au sein de la Nature. second paradis perdu à jamais, l’histoire, pas plus que le
temps théologique, ne revenant sur ses pas.
4. Texte écho (question 6)
Article 1 – Liberté, égalité, fraternité : le raisonnement 2. Fiction et réalité (questions 1 et 5)
du Tahitien établit l’identité fraternelle, au sein de la Le texte s’ouvre par la récusation des « témoignages
nature, entre les Européens et les insulaires. incertains de l’Histoire » (l. 1). En compensant ainsi
Articles 2 et 4 – Absence de distinction discriminatoire : l’absence de certitudes par l’imagination du possible,
les Tahitiens refusent l’esclavage qu’on veut leur imposer. Rousseau ne prétend pas transformer celui-ci en certain.
La tournure interro-négative, qui transforme la question
ACTIVITÉS Le mythe du sauvage heureux dans un initiale en pur jeu rhétorique, vise à susciter l’adhésion
monde proche de la nature provoque, au XVIIIe siècle, un totale du lecteur, une empathie avec l’écrivain, et par
foisonnement d’œuvres : là à lui faire accepter l’hypothèse sur laquelle repose la
– les Dialogues avec un sauvage amériquain (1703) du réflexion. Il faut en effet revenir à l’étymologie du terme :
baron de La Hontan ; il s’agit d’une idée qui est posée (thèse) comme fonde-
– Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoe ; ment (hypo-) d’un raisonnement.
– dans les Lettres Persanes (1721) de Montesquieu, le
Dans la deuxième partie du texte, on trouve le polyptote
chapitre consacré aux Troglodytes.
« supposons […] suppositions » (l. 21-22), l’anaphore
– les deux discours de Rousseau (Discours sur les
« supposons […] supposons » (l. 21-24) suivie d’une période
Sciences et les Arts, 1751 ; Discours sur les origines de
anaphorique multipliant les propositions complétives objet
l’inégalité, 1755) ;
(« que sans forges […], que ces hommes […], qu’ils eussent
– L’Ingénu (1767) de Voltaire ;
[…] qu’ils eussent […] » l. 24, 25, 26, 28). Rousseau sou-
– Paul et Virginie (1788) de Bernardin de Saint-Pierre.
ligne ainsi le statut hypothétique de la page : faute de traces
Ces représentations correspondent au mythe de l’Âge
et de preuves (ce qui constitue précisément l’Histoire), le
d’or (cf. recherches, p. 191) et au besoin de compensation
penseur est contraint de recourir à l’imagination.
qu’éprouvent les hommes séparés à jamais de la Nature.
Ainsi reconstitue-t-il les causes qui, dans la nuit des
temps, ont été à l’origine des regroupements sociaux :
Texte 7 – accroissement de la population, insuffisance de la nour-
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements riture naturelle (cueillette, chasse), (l. 21-22) ;
de l’inégalité parmi les hommes ❯ p. 200 – découverte miraculeuse (« tombés du ciel entre les
1. Situation du texte mains des sauvages », l. 25) de l’agriculture (« deviné
La question posée par l’Académie de Dijon porte sur la comment il faut cultiver la terre… » et toute la série des
longue tradition qui admet simultanément l’égalité naturelle opérations agricoles, l. 27- 29) ;
et l’inégalité civile. Au XVIIe siècle, pour des philosophes – nécessité de préserver les cultures contre les prédateurs
du droit comme Grotius ou Pufendorf, pour des penseurs « homme ou bête » (l. 33).
de la politique comme Hobbes ou Locke, la seconde ne Tous ces éléments conduisent à définir la propriété et le
contredit en rien la première, dans la mesure où elle est le partage de la terre (l. 37).
fait de l’État, et nécessitée par l’exercice de tout pouvoir. 3. Le bonheur primitif (questions 2, 3 et 4)
En plein siècle des Lumières, Rousseau s’élève contre une L’état de nature est décrit par Rousseau en relation avec
inégalité née de l’accumulation des biens, elle-même issue le mythe de l’Âge d’or : nature maternelle qui fournit le
87 •
nécessaire (l. 4), familiarité avec les merveilles du monde Les peintres et les sculpteurs reprennent les canons
(l. 6 à 10), absence de la conscience du temps (l. 11 à 16). antiques des proportions parfaites. Comme les Anciens,
On se reportera à la recherche effectuée p. 191, à propos ils idéalisent les corps, tout en respectant l’exactitude
du poème de Voltaire, Le Mondain. anatomique. Très souvent, ils représentent des nus dont
Ce bonheur de l’homme primitif pourrait ne pas les drapés, plus ou moins fournis, renvoient également à
paraître très éloigné de l’animalité. En fait, Rousseau l’Antiquité. C’est le cas du Citoyen heureux de Pigalle.
s’inspire, pour décrire l’homme naturel, de l’Histoire De leur côté, les architectes réutilisent les ordres antiques,
générale des voyages (1748) qui résume des récits de c’est-à-dire les colonnes, les chapiteaux et les entable-
voyageurs rapportant les traits originaux des populations ments (la partie posée directement sur les colonnes)
sauvages comme Pierre Kolbe, Description du Cap de disposés selon des règles précises, imitant les temples
Bonne Espérance (Amsterdam, 1741) dont il a copié des grecs. Nous les retrouvons dans les deux exemples
extraits sur un carnet de notes, ou d’autres sources qui se publiés dans ce chapitre : les bains de Crucy et la Rotonde
recoupent. Mais, loin de les citer, il présente la plupart des de Jefferson.
détails comme relevant de la connaissance partagée, de 2. Différentes interprétations du modèle antique
l’évidence, signifiant ainsi que la question n’est pas celle (question 2)
de leur authenticité mais de leur signification. Les deux bâtiments utilisent le répertoire complet des
En particulier, il attribue à l’homme sauvage une per- éléments antiques – colonnes, chapiteaux, frontons, arcs,
ception du temps limitée à l’instant présent (« les projets corniches, coupoles. On remarque que si l’on trace l’axe
[…] s’étendent à peine jusqu’à la fin de la journée », central, les deux sont parfaitement symétriques. Ils sont
l. 13). De fait, il est des peuples dont la langue ignore le par ailleurs très épurés, le décor est discret, le rythme
futur verbal. Le bonheur consiste donc dans l’absence de dicté par les colonnes est régulier. En effet, l’économie
désirs et de prévisions destinées à le satisfaire (l. 6). des moyens et la retenue sont parmi les « vertus » antiques
très prisées. Les deux bâtiments ont une coupole avec
4. Relecture voltairienne (question 6)
ouverture zénithale inspirée de l’architecture romaine.
La lettre de Voltaire réplique à la plupart des conceptions
énoncées par Rousseau dans l’ensemble du Discours (par Il y a toutefois des différences au niveau de la structure
exemple, la supériorité de la santé des sauvages, forts de et du choix des sources antiques. Tout d’abord, Crucy
leur communion avec la nature). Dans le passage considéré, étale sa façade à l’horizontale et celle-ci comporte beau-
l’expression « des couleurs plus fortes » (l. 3) renvoie à la coup d’éléments : deux entrées latérales avec frontons
deuxième partie du texte qui, avec la rhétorique analysée plus décorés par bas-reliefs, soutenus par une colonnade ;
haut, dresse une liste détaillée des travaux agraires (l. 28-29). une grande entrée principale avec des bas-reliefs en
frise reposant également sur une colonnade ; deux suites
« Le plus grand médecin de l’Europe, les maladies
d’arcades qui font le lien entre les deux extrémités. Le
dont je suis accablé » (l. 11) s’oppose ironiquement aux
bâtiment de Jefferson est plus petit et comporte un seul
« modiques besoins » (l. 4) de l’homme sauvage. Enfin,
élément central qui est en forme de cercle. Le fronton n’a
la phrase « Les exemples de nos nations […] presque
aucune décoration sculptée (juste une horloge). Le reste
aussi méchants que nous » (l. 13) répond parfaitement à
de la rotonde non plus.
la formule de Rousseau : « la tentation et les moyens de
cesser de l’être » (l. 2). Le bâtiment rectangulaire de Crucy renvoie aux temples
grecs et utilise l’ordre dorique pour les arcades et l’ordre
On relèvera de nombreuses manifestations de l’ironie
ionique pour les colonnades du fronton et de l’entrée cen-
voltairienne : « votre nouveau livre » (l. 1) sous entend que
trale. Ces ordres étaient considérés par beaucoup comme
Rousseau est coutumier de l’exaltation du monde primitif
les plus épurés et les plus parfaits. Les Bains sont d’un
au détriment de l’homme. L’expression « les horreurs
blanc immaculé, sans aucune touche colorée.
de la société humaine » rassemble une hyperbole et un
paradoxe, de même que l’expression « marcher à quatre Jefferson, quant à lui, s’inspire des rotondes romaines,
pattes » (l. 6), qui réduit à l’attitude physique l’analyse notamment le Panthéon de Rome. Il utilise l’ordre corin-
que Rousseau fait du social et du moral. thien qui était plus utilisé dans l’Empire romain.
S’y ajoute l’antithèse : « tant d’esprit […] bêtes » (l. 5). Les éléments architecturaux, d’une blancheur éclatante,
Enfin, la formule finale constitue un reproche implicite – colonnes, frontons, corniches – ressortent sur le rose vif
adressé à Rousseau qui a fui Genève, après la condamna- des murs. Est-ce une liberté de la part de Jefferson que de
tion de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles. peindre d’une couleur si vive son bâtiment, s’opposant
au parti pris de Crucy ? Rien n’est moins sûr, car depuis
1810, après les recherches en Italie de l’architecte fran-
◗ Histoire des arts çais Jacques Ignace Hittorff, on sait que les temples et les
Un art pour le progrès ❯ p. 204-205 statues antiques étaient en réalité très colorés.
1. L’éternelle Antiquité (question 1) 3. Une figure réaliste et idéalisée à la fois (question 3)
Depuis la Renaissance, l’Antiquité fait figure de réfé- Le Citoyen heureux rappelle l’Antiquité par sa nudité
rence absolue dans le domaine des arts. et le drapé qui couvre son sexe et sa jambe droite.
• 88
Les nus, notamment masculins, sont très fréquents ◗ Analyse littéraire
dans l’Antiquité, et, depuis la Renaissance, l’art occi- Le discours citationnel ❯ p. 206-207
dental en regorge, malgré quelques frottements avec
Identifier les types de citation
des religieux appelant à la pudeur (cf. animation de
Michel-Ange dans le manuel numérique). Le nu permet 1 a. La citation de Térence homo sum humani a me
de souligner la beauté du corps qui renvoie à la vertu nihil alienum puto est signalée par des italiques. Elle
morale. vient illustrer le commentaire qu’en fait Dumarsais, qui
joue sur le mot « humanité » et traduit en termes d’intérêt
Ainsi, dans la veine antique, la nudité du Citoyen est
pour le sort des autres (« la mauvaise ou la bonne fortune
idéalisée. Son corps est très musclé et idéalement propor-
de son voisin ») la pensée plus générale de Térence.
tionné. La pose est très étudiée, évoquant la mesure et la
b. Selon l’axiome du sage Locke, il ne saurait y avoir
méditation.
d’injure, où il n’y a point de propriété.
Or, la figure comporte des détails anatomiques d’une Rousseau annonce clairement la citation de Locke par
précision naturaliste. Les plis du ventre, les veines des le groupe prépositionnel : « selon l’axiome… ». Elle
pieds, les ongles des orteils, les rides que l’on devine sur est signalée par les italiques. Le recours au langage des
le visage concentré étaient des éléments que les Grecs, mathématiques (« axiome ») vise à accréditer l’idée d’une
notamment à l’époque classique, lissaient au nom de pensée rigoureuse et vraie ; la citation fonctionne donc
l’idéal. comme un argument d’autorité.
4. Un art humaniste et pédagogique (question 4) c. La citation de Voltaire est explicitement signalée par
Les trois œuvres montrent le désir des artistes de des guillemets, sans verbe introducteur : « Dieu de tous
contribuer à l’amélioration de la société et à l’égalité des les êtres ». Insérée au fil du texte, elle illustre la notion, le
hommes, problématiques qui sont au centre de la pensée concept que représente l’expression.
des Lumières. d. La formule de Bayle « de jour en jour plus éclairé »,
soulignée par des guillemets, lui est attribuée par le verbe
Crucy fait un projet de bains publics, lieu qui doit être
de parole « avait prédit ». La pensée de Bayle vaut ici
partagé par tous les citoyens. La question de l’hygiène est
argument d’autorité, dans la mesure où l’histoire lui a
centrale : tout le monde a le droit d’être propre. Ce prin-
donné raison.
cipe permet de diminuer ainsi la propagation des maladies,
et de construire une société saine. L’agencement de la
Identifier la fonction de la citation
façade explicite les valeurs qui doivent souder la com-
munauté : ordre (régularité des rythmes), retenue (pas de 2 a. Le passage pose la question de la langue, en
surcharge de décor), calme (prédominance des éléments tant qu’écho d’une classe sociale. L’expression entre
horizontaux et verticaux), réciprocité (symétrie). guillemets « langue de la nation » renvoie aux décisions
de la Convention qui a instauré une politique linguistique
Jefferson construit une bibliothèque pour une des
nationale pour accélérer la généralisation du français, au
premières universités américaines qui veut proposer une
détriment du latin et des patois. Même si, faute de maîtres,
éducation de qualité pour tous. Le campus aéré et sain
ce projet a d’abord échoué, l’accès au français parlé à
invite à l’étude, mais aussi à la proximité avec la nature,
la Cour est un des aspects du combat pour l’égalité. La
comme le prônaient les Lumières. Or, en remplaçant la
citation a pour effet d’éclairer le projet de la convention :
chapelle traditionnelle par une bibliothèque, Jefferson
inscrire l’égalité jusque dans le langage.
promeut la laïcité, un des principes de la société libre
b. Montesquieu pose comme hypothèse une prise de
selon lui, également héritée des Lumières. La pureté de
position qui n’est pas la sienne : celle d’un partisan
ce bâtiment renvoie aux valeurs que nous avons évoquées
de l’esclavage, dont il fait entendre la voix dans une
pour Crucy (ordre, etc.)
perspective polémique. Ici, la citation est inventée, mais
Le Citoyen heureux de Pigalle personnifie le bonheur ressemble au discours effectif des esclavagistes.
des gens auquel doivent aspirer les gouvernants. Ainsi, c. La visée polémique du passage repose sur le croisement
Louis XV, dont la statue surplombait le citoyen (débou- de plusieurs voix que Rousseau donne à entendre. On note :
lonnée depuis), doit assurer le bien-être de ces sujets. – d’une part, celle de La Fontaine, portée par les citations
La prospérité du royaume – symbolisée par le sac plein en italiques de la fable « Le Corbeau et le Renard » ;
de denrées – leur est destinée autant qu’à lui. Le souci – d’autre part, celle de l’enfant qui voit les préceptes
égalitaire est un des principes fondateurs de la pensée des moraux transgressés : « on ment donc quelquefois ? »;
Lumières. voix fictive, celle-là ;
ART ET ACTIVITÉS Le Voltaire nu de Pigalle reprend – s’y ajoutent celles des maîtres de l’enfant qui relaient
la pose du Citoyen heureux, mais son corps est encore le discours de la fable : « ceux qui disent monsieur du
plus réaliste. Le philosophe est âgé et on le voit. Ce souci Corbeau… », et celle du narrateur polémiste qui montre le
de transparence et de vérité est aussi une des valeurs de danger du texte analysé (cf. l’exclamative « Monsieur ! »
l’époque des Lumières. Par ailleurs, le sculpteur souligne, ou la tonalité ironique dans l’expression : « auront bien
par contraste, la vivacité du philosophe vieillissant. des affaires avant d’avoir expliqué ce du. »)
89 •
Étudier un texte polémique Voltaire use ici avec ironie de l’autocitation : les italiques
3 1. Les italiques signalent les propos exacts du roi ; la
représentent ses propres paroles, l’exclamative souligne
son erreur de jugement. La cible n’est pas tant Frédéric II
première citation concerne un mot blessant de Frédéric,
que lui-même et son manque de clairvoyance.
qui fut rapporté à Voltaire. Ensuite, celui-ci présente sous
la forme d’un lexique les paroles courtoises prononcées en Écrire
toute occasion, et la pensée réelle du roi, ainsi convaincu
d’hypocrisie. Le changement d’attitude est souligné à la fin 4 Cet exercice peut servir d’entraînement à la
du passage par le recours à des temps du passé, en particulier dissertation comme à une écriture d’invention qui
le verbe de parole à l’imparfait de répétition « disait-il » ; cet poserait la question du bonheur. Il peut être intéressant
emploi suggère que l’affirmation du roi, citée en italiques, de commencer le travail par une préparation orale autour
de ce vaste sujet.
n’avait pas plus de vérité alors qu’en 1752.
On montrera aux élèves que la même citation, par
2. Salomon, fils du roi David, régna sur le royaume exemple a ou b, peut être un argument d’autorité si elle
d’Israël vers 970 av. J.-C., et apporta quarante ans de est présentée comme une vérité préalablement établie,
paix ; il fit édifier à Jérusalem un Temple magnifique que suit un raisonnement, ou un exemple si elle vient
pour abriter les Tables de la Loi dans l’Arche d’alliance. après celui-ci. Quant à l’usage polémique, il devra être
Il aurait rédigé les Proverbes, le Cantique des cantiques marqué par des signes linguistiques comme dans le texte
et l’Ecclésiaste. Il incarne la justice et la prospérité. de Montesquieu.

• 90
Chapitre

8 L’homme face à lui-même,


de Hugo à Le Clézio
❯ MANUEL, PAGES 208-233

◗ Document d’ouverture contre la misère, l’évolution a été lente et trente ans ont
Katharina Fritsch (née en 1956), passé. C’est ici le député qui prend la parole, l’homme
Toschgesellschaft [La tablée] (1988), politique engagé que les élèves peuvent connaître par ses
sculpture, AG, Frankfurt am Main. prises de position contre la peine de mort dans Le Dernier
jour d’un condamné ou Claude Gueux, ou encore contre
1. Connais-toi toi même (question 1) le travail des enfants dans le poème « Melancholia »,
La sculpture de Katharina Fritsch évoque l’image que textes souvent étudiés au collège.
l’homme moderne se fait de lui-même. Ce questionne-
ment hante les œuvres littéraires et artistiques à partir de 2. Unité et diversité (questions 1 et 2)
la révolution industrielle. Dès les années 1890, les travaux C’est la voix de Hugo orateur qui sert de cadre au dis-
de Freud ont mis en évidence la distinction à établir entre cours et que nous trouvons aux lignes 3 à 6, puis 26 et
conscience et inconscient, et l’origine des névroses et 27, et enfin 31 et 32. À l’intérieur de ce cadre, il met en
autres défaillances du psychisme. La psychanalyse aide scène la parole d’un homme qui aurait pu annoncer, il y
ainsi à comprendre la nature des forces qui pèsent sur l’être a quatre siècles, aux peuples qui se battaient sans cesse
humain : on ne peut plus, dès lors, se contenter d’incriminer à l’intérieur même de la France, entre villes ou entre
le hasard ou des dieux qui n’existent plus. La sculpture offre provinces, que ces guerres intestines cesseraient et que le
donc une représentation de l’introspection, premier modèle pays connaîtrait l’unité. Mais cet orateur lui-même rap-
de l’étude du Moi, tentative de rechercher un moi pur, porte d’autres paroles (l. 8-9), contemporaines de l’état
séparé de l’extérieur qui l’abîme. C’est ainsi une réécriture de division et le constatant. Ensuite cet orateur, dans une
du précepte socratique : « connais-toi toi-même », éclairé prosopopée, donne la parole à un « concile souverain »
par la démarche psychanalytique du monde contemporain. – métaphore désignant l’Assemblée nationale – qui
En même temps, on a une représentation des résultats de s’adresse au peuple (l. 18-19) en légiférant sur la paix. On
cette introspection : tous les hommes sont, à un certain observe donc un emboîtement complexe de discours
niveau, identiques ; l’individu a disparu des conceptions du directs, Victor Hugo incarnant tour à tour ces différents
monde. Enfin, le titre de l’œuvre suggère que l’homme est tribuns du passé porteurs d’un message de paix qui se
avant tout un être matériel, avant tout soumis à ses fonctions prolonge dans le présent.
biologiques, comme, ici, la quête de la nourriture. Dans une visée de persuasion, l’orateur procède par
2. Une intériorité abyssale (question 2) accumulations qui amplifient la portée du discours, dont
Les progrès scientifiques et techniques se sont accom- il faut rappeler qu’il est effectivement prononcé en public,
pagnés d’une désaffection pour la métaphysique ; malgré et renforcent l’expression des idées. C’est tout d’abord
l’accroissement des connaissances, ou à cause de lui, les une énumération (l. 5-6) des différentes provinces fran-
limites du monde physique semblent sans cesse repoussées çaises qui se sont souvent affrontées au cours des siècles
dans un infini toujours plus vaste. Il en est de même pour passés. Hugo évoque ainsi l’époque de la diversité
l’intériorité de l’homme, forme demeurée ouverte avec la provinciale, préparant l’antithèse avec l’entité unifiée
découverte de l’inconscient. Et dans la mesure où « chaque qu’est à présent la France. Aux lignes 12 et 13, c’est une
homme porte la forme entière de l’humaine condition », énumération des armes utilisées qui montre à la fois la
(Montaigne, voir chapitre 5, manuel, p. 142-161), la pers- diversité des moyens utilisés et leur inutilité, puisque
pective s’élargit en une exploration infinie des énigmes de cette panoplie destructrice sera remplacée par une simple
notre état. La disparition de la surface colorée de la table urne en bois, « l’urne du scrutin » (l. 14). L’accumulation,
peut symboliser celle des assises certaines de la connais- là encore, prépare l’antithèse et met alors en valeur le
sance, des bases mêmes de la conscience de soi. contraste entre la lourdeur des moyens de faire la guerre
et la simplicité de la paix.
Texte 1
3. Un orateur visionnaire (questions 3 et 4)
Hugo, Discours d’ouverture
Hugo construit une opposition radicale entre la vision
du congrès de la Paix à Paris ❯ p. 210
d’un passé lointain où les hommes étaient divisés, enra-
1. Situation du texte cinés dans des régions belliqueuses, et celle d’une unité
Hugo a eu un parcours politique complexe. Du fonda- à venir. C’est ce qu’indique, aux lignes 23-24, l’anti-
teur du Conservateur littéraire à l’engagement républicain thèse entre les attributs du sujet qui sont les noms des
91 •
provinces d’antan : « Vous ne serez plus la Bourgogne, c’est surtout le bouleversement intellectuel qu’a provoqué
la Normandie… » et le dernier attribut « vous serez la guerre dont il rend compte ici.
la France ». La même antithèse joue entre le pluriel
2. La civilisation en danger (question 1)
« des peuplades ennemies » et le singulier, où le déter-
La particularité de la première phrase apparaît net-
minant indéfini a également sa valeur numérale « un
tement : l’emploi réitéré (quatre occurrences) de nous
peuple ».
pour désigner les civilisations signale une prosopopée.
Le texte fonctionne sur le mode d’une extrapolation Ce sont elles qui prennent la parole. Elles annoncent une
implicite : le procédé vise en fait à montrer, en prenant prise de conscience : après la Première Guerre Mondiale,
l’unité nationale comme exemple du possible, que la elles ont fait l’expérience de leur vulnérabilité. Cette
réunion pacifique de peuples qui se sont combattus est annonce initiale dramatise la situation et souligne le
aussi envisageable sur un plan plus large, à l’intérieur danger encouru, celui d’un retour à une forme de chaos,
de l’Europe, parce qu’elle correspond à ce que Hugo de barbarie.
nomme « les desseins de Dieu » (l. 32) et qui est en fait
le sens de l’Histoire. Si l’orateur fait référence au passé, 3. Fragilité des civilisations (questions 2, 3 et 6)
c’est pour proposer une vision optimiste de l’avenir, Une civilisation, d’après les éléments contenus dans le
tourné vers l’espoir d’un avènement des « États-unis premier paragraphe, se définit par un ensemble de savoirs,
d’Europe », pour des peuples qui se sont tant combat- de croyances, de productions de l’esprit humain qui se
tus, il y a peu, au cours des guerres de la Révolution sont accumulées au fil des siècles ; elles ont jeté leur
puis de l’Empire. L’avenir lui donnera raison, mais il éclat comme un brasier ; comme l’indique la métaphore
faudra attendre encore plusieurs guerres très meurtrières, de la ligne 7 : « la terre apparente est faite de cendres »,
et plus d’un siècle de déchirements. Ainsi, il fait naître il en reste des éléments résiduels, qui forment un socle
cette espérance que l’homme puisse dépasser les conflits commun. Les cultures antiques, objet d’études séculaires,
liés aux nationalismes, même si cela paraît utopique. Le sont assimilées à « d’immenses navires » (l. 9) qui ont fini
raisonnement induit chez les auditeurs est le suivant : par couler, malgré l’impression de puissance qu’ils déga-
puisque les hommes ont déjà accompli dans d’autres geaient. Dans le deuxième paragraphe, l’emploi réitéré
circonstances, pour constituer des états, ce qui paraissait du substantif « nom », qui apparaît aux lignes 12, 14 et
inimaginable (« Oh ! le songeur ! », l. 27), ils peuvent 15, indique que ce qui nous semble solide, permanent,
aussi, à plus grande échelle, dans l’avenir, surmonter voire éternel, peut un jour n’être plus qu’un nom, c’est-
leurs divergences pour atteindre la paix universelle. à-dire la trace d’un objet disparu. Ainsi, des nations
puissantes (« France, Angleterre, Russie ») pourrait un
Le discours du Dalaï-lama apporte certaines nuances à jour ne subsister que le souvenir, comme celui des cités
la thèse optimiste de Hugo : il ne nie pas l’importance de enfouies depuis longtemps dans les sables : « Élam,
la paix, mais précise qu’à elle seule, celle-ci ne suffit pas Ninive, Babylone ».
à assurer le bonheur de l’homme. En effet, la paix qui ne
Le tableau de F. Flameng, qui montre Verdun en
s’accompagne pas de liberté (« les souffrances d’un pri-
juillet 1916, place au premier plan les destructions de la
sonnier politique », l. 3), de respect des droits de l’homme
ville, les murs effondrés, ce qui représente la violence de la
(« un déboisement incontrôlé », l. 5) ou de démocratie
guerre mais aussi les ruines d’une civilisation. La cathé-
reste un vain mot. La situation du Tibet, envahi par la
drale qui apparaît à l’arrière-plan est un signe ambigu :
Chine et pacifié, certes, mais réduit au silence, est évi-
symbolise-t-elle la permanence des valeurs religieuses et
demment celle que le prix Nobel de la paix évoque ici :
spirituelles de la civilisation européenne malgré la guerre,
c’est pour cela qu’il oppose une paix apparente et illusoire
ou peut-elle être vue comme une survivance impuissante
à la seule qui compte vraiment (« la paix de l’esprit »,
du passé, un vague souvenir qui se perd dans le lointain
l. 8), qui ne peut être atteinte par le seul « développement
de valeurs que la guerre a anéanties ?
matériel » (l. 12). C’est bien le chef spirituel d’une nation
qui s’exprime alors, et réclame une synthèse entre les 4. Le paradoxe des valeurs (questions 4 et 5)
satisfactions matérielles de l’homme et ses idéaux de vie. Le paradoxe est exprimé de manière précise à la ligne 30 :
« Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de
Texte 2 vertus ». En effet, Valéry se fonde sur l’expérience de la
Première Guerre mondiale vue du côté français. Le peuple
Valéry, La Crise de l’esprit ❯ p. 212
allemand, qui représente l’aboutissement d’une certaine
1. Situation du texte civilisation dont l’auteur semble faire l’éloge, et qui est
L’essai dont est tiré ce texte fait partie d’un ensemble associé à des valeurs éminentes comme « le travail »,
plus vaste, Variété, publié en 1924. Lui succéderont diffé- « l’instruction » et « la discipline », a engendré des com-
rents ouvrages, de Variété II à Variété V en 1944, qui sont portements destructeurs et a été responsable de la mort
des recueils d’essais et de commentaires sur des sujets d’un grand nombre d’hommes. Le paradoxe est là : ce sont
divers, littéraires et philosophiques. En 1922, Valéry a déjà ces vertus qui ont rendu possibles ces manifestations des
donné une conférence en Suisse sur la crise de l’esprit et, pires horreurs. Le choc créé par ce paradoxe est souligné
en avril 1924, il a vu défiler les fascistes à Rome. Mais aussi par l’hyperbole des lignes 26-27 : « les grandes vertus
• 92
des peuples allemands ont engendré plus de maux que dans des conditions aussi terribles que celles des camps.
l’oisiveté n’a créé de vices ». Dans cette formule, Valéry Les valeurs humaines reconnues sont inopérantes : ainsi,
retourne en quelque sorte la sentence : « l’oisiveté est mère l’amitié et même la simple considération de ceux qui n’ont
de tous les vices » pour l’invalider. aucune chance de survie est inutile (« ne valent même pas
Les deux piliers de la civilisation : « Savoir et Devoir » la peine qu’on leur adresse la parole », l. 30-31). La force
sont par conséquent affaiblis, objet de crainte ou de doute, d’adaptation (« la lutte pour la vie », l. 25) sans aucune
qui se traduit dans l’interrogation : « vous êtes donc considération morale, devient la règle absolue, comme
suspects ? ». Les valeurs jusqu’alors les plus solides en l’indique l’expression : « la loi inique est ouvertement en
apparence semblent remises en cause. En effet, l’His- vigueur » (l. 26). L’oxymore « loi inique » indique bien
toire récente l’a confirmé, le développement de l’esprit qu’il s’agit d’un univers à part où la règle existe mais ne
humain, de l’organisation rationnelle et des techniques, saurait être juste, où la férocité et le crime sont la loi.
qui peut être la preuve de progrès de la civilisation, a failli 3. En contrepoint : la civilisation (question 2)
entraîner l’anéantissement des civilisations, voire de Les marques d’un pays civilisé, où l’homme échappe
l’humanité. au classement immédiat entre élus et damnés, sont totale-
ACTIVITÉS Lecture comparée Le texte de Théodore ment opposées à ce qui caractérise le Lager. L’évolution
Monod reprend l’opposition traditionnelle entre la violence des civilisations lui a fait quitter l’état initial de barbarie :
qui relève de la nature, celle des animaux, qui tuent pour dans le tissu social peu à peu créé, « l’homme n’est pas
se nourrir, et ne tuent que des espèces différentes, et celle seul » (l. 9). La société joue un rôle modérateur, tempé-
qui est l’œuvre de l’homme, violence inutile parce que rant les forces brutales et les énergies (« qu’un individu
consacrée à la seule destruction, entre êtres de la même grandisse indéfiniment en puissance », l. 11) et inverse-
espèce. Monod souligne ironiquement que l’un des acquis ment, venant à l’aide des malheureux (« qu’il s’enfonce
majeurs de l’esprit humain – l’éducation – est dévoyé et inexorablement […] jusqu’à la ruine totale », l. 12) et
mis au service de cette violence anti-naturelle, dans le incluant des « ressources » (l. 13) dans lesquelles puiser
cadre des écoles de guerre. en cas de difficulté. Une société développe à la fois une
loi, c’est-à-dire une contrainte extérieure, et une morale
(qui est une loi intériorisée), qui modèrent la loi du plus
Texte 3
fort. Le paragraphe esquisse ainsi l’antithèse complète du
Primo Levi, Si c’est un homme ❯ p. 214 fonctionnement à l’intérieur du camp.
1. Situation du texte 4. La disparition (question 4)
Primo Levi, docteur en chimie italien entré dans la À plusieurs reprises, Primo Levi fait référence à la
Résistance italienne, a été déporté à Auschwitz en 1944. transformation de l’homme, quand il est dans un camp
Profondément traumatisé, survivant à des épreuves ter- de concentration, en une bête sauvage : c’est le sens de
rifiantes avant d’être libéré par l’Armée rouge, il choisit l’adverbe « férocement » (l. 21) et l’adjectif « féroce »
d’évoquer son expérience dans Si c’est un homme. (l. 22). Le mot « désintégration » est aussi significatif,
Ce livre est un récit autobiographique, mais aussi une surtout dans l’expression : « en voie de […] » : le latin
analyse sans complaisance du fonctionnement des camps. integer signifie « intact, sans blessure ». L’homme au
L’auteur veut témoigner contre l’oubli et la banalisation, camp est à l’inverse vu comme atteint dans son corps,
et montrer de manière très précise et lucide la déshuma- considéré comme déjà mort. Cette forme de déshuma-
nisation dont les déportés étaient victimes et acteurs. nisation est confirmée par des expressions minimisant
L’univers du camp est disséqué jusque dans ses règles les les restes de présence : « poignée de cendres » (l. 37)
plus inhumaines. et « numéro matricule » (l. 38). Ils ne sont plus que des
2. Un monde binaire (questions 1 et 3) hommes en sursis, déjà privés de leur statut d’humains et
L’auteur précise lui-même qu’il s’agit ici d’une méta- réduits, non pas même à un nom comme les civilisations
phore. Les mots sont empruntés au lexique religieux, en mortes qu’évoque Valéry (voir manuel, p. 212) mais à un
particulier chrétien, selon lequel certains hommes sont simple numéro. Enfin, ce simple souvenir est lui-même
choisis (« élus », l. 3) par Dieu pour être sauvés de la condamné à disparaître, comme le montre la dernière
mort et promis à la vie éternelle, et d’autres destinés à phrase de l’extrait (l. 40).
la damnation, c’est-à-dire condamnés aux flammes de VERS L’ORAL DU BAC Le tragique peut se définir
l’Enfer. Ces notions s’appliquent à la vie dans le camp de aujourd’hui comme l’inscription de l’inévitable dans le
concentration, puisque la vie y est d’une dureté telle que quotidien, et sa forme moderne est l’absurde, c’est-à-dire
le destin des hommes y est scellé brutalement, certains la situation de l’homme dans un univers que le sens a
étant condamnés d’avance, d’autres qui « ont su s’adap- quitté, et où la vie, inéluctablement conclue par la mort,
ter » y devenant très forts ; ils sont ainsi assimilés à des n’est en lien avec aucune transcendance. Ainsi le Lager
élus : ils pourront survivre. réunit des êtres dont le destin est d’avance scellé, et qui
Aussi celui qui résiste au Lager est un homme revenu vivent, sans espoir ni but, avant de mourir d’une mort
aux instincts les plus primaires, qui réussit à s’imposer sans signification.
93 •
Cette tonalité tragique est destinée à faire impression bassesse par-dessus cinquante années et nous disent au
sur le lecteur, en le plaçant dans la situation d’un spec- contraire qu’il y a une justice morte et une justice vivante.
tateur contemplant des victimes impuissantes – c’est le Et que la justice meurt dès l’instant où elle devient un
principe du témoignage construit par Primo Levi. confort, où elle cesse d’être une brûlure, et un effort sur
ACTIVITÉS Recherches documentaires On signalera soi-même. » (repris dans Actuelles II)
l’existence de camps de concentration, d’extermination, On pourra proposer les captations disponibles sur
et d’autres plus « spécialisés » destinés à des détenus par- Internet sur les sites http://www.dailymotion.com ou
ticuliers (politiques…). On pensera à Nuit et brouillard, http://culturebox.france3.fr
de Resnais (1955), à Shoah de Lanzmann (1985) et, dans Dans cette scène située à l’acte II, Kaliayev, le person-
un registre fort différent, à La vie est belle de Benigni nage qui a renoncé à l’attentat contre le grand duc Serge,
(1998). n’intervient pas ; ce sont les réactions que son refus a
provoquées qui nourrissent le dialogue.
Texte 4 2. Systèmes et valeurs (questions 1, 2 et 3)
Camus, Les Justes ❯ p. 216 Deux thèses s’opposent nettement dans ce dialogue, à
1. Situation du texte travers d’un côté le personnage de Stepan qui considère
Dans la « prière d’insérer », Camus précise son projet : que la révolution est un but ultime qui justifie tous les
« En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, actes, même les plus violents et destructeurs (l. 2, 37-38,
appartenant au Parti socialiste-révolutionnaire, organisait 40 ; de l’autre, Dora et Annenkov, qui affirment qu’il
un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du existe des limites, que tout ne peut être fait au nom d’un
tsar. Cet attentat et les circonstances singulières qui l’ont idéal, en particulier lorsqu’il s’agit de tuer, et des enfants
précédé et suivi font le sujet des Justes. Si extraordinaires de surcroît (l.4-5 ; 30).
que puissent paraître, en effet, certaines des situations de Stepan accuse certains membres du groupe de révolu-
cette pièce, elles sont pourtant historiques. Ceci ne veut tionnaires d’être velléitaires et faibles dans leurs actions.
pas dire, on le verra d’ailleurs, que Les Justes soient une En particulier, il leur reproche de ne pas prendre en
pièce historique. Mais tous les personnages ont réellement compte suffisamment la misère et la faim des enfants
existé et se sont conduits comme je le dis. J’ai seulement russes, qui selon lui pèse davantage que la mort de deux
tâché de rendre vraisemblable ce qui était déjà vrai. » enfants privilégiés comme le sont ceux du grand-duc.
Camus a procédé dans son œuvre par cycles succes- Dora préfère la vie humaine à l’idéologie, parce qu’un
sifs, constitués d’un roman, d’un essai et d’une pièce acte terroriste ne résoudra en rien les problèmes
de théâtre. Après le cycle de l’Absurde vient celui de la sociaux de la Russie de 1905 : « la mort des enfants du
Révolte, qui se compose de La Peste, de L’Homme révolté grand-duc n’empêchera aucun enfant de mourir de faim »
et de la pièce Les Justes. Ici se trouve posée la question (l. 30) ; la destruction ne suffit pas. Si elle évoque à la
du meurtre politique, commise par un terroriste qui, ligne 31 « un ordre » et « des limites », c’est pour réaf-
pour défendre une cause, est prêt à tuer indistinctement. firmer la valeur de la vie humaine, et dénoncer un idéal
La mort est chez Camus l’objet d’une interrogation, en révolutionnaire capable de justifier un meurtre ; à cette
particulier la mort des enfants, mort absurde et incompré- thèse s’oppose l’idée optimiste de Stepan (l. 27), que la
hensible par excellence (voir manuel, p. 218) révolution mène à « guérir tous maux ».
La pièce est aussi un écho des Mains sales (1948), de
Sartre, qui met en scène un jeune militant, engagé chez un 3. La fin et les moyens (question 4)
politicien qu’il doit tuer, parce que le parti le juge traître Face aux membres du groupe qui semblent douter,
à la cause. Sartre traite lui aussi des paradoxes de l’enga- Stepan, par l’expression « vous vous reconnaîtriez tous
gement politique. Comment demeurer fidèle à ses idéaux les droits », proclame que la foi révolutionnaire néglige
tout en respectant la nature humaine ; doit-on « se salir les les obstacles de la morale commune. L’optimisme de
mains » pour un idéal ? cette foi justifie toute action, qui ne peut qu’aboutir à
une fin heureuse : « une Russie libérée du despotisme ».
Les Justes fut créée en 1949 dans une mise en scène de
Sa position n’est pas sans rappeler celle que préconise
Paul Oettly, principal collaborateur de Camus au théâtre,
Machiavel (Le Prince, 1513), et que résume le proverbe
avec Serge Reggiani, Maria Casarès (voir manuel,
« la fin justifie les moyens ». La violence de son ton
page 217) et Michel Bouquet. Elle fut assez bien reçue,
(indiquée par la didascalie) souligne celle des propos,
mais Camus jugeait : « chaleureusement accueilli par les
mais laisse aussi entendre que les motifs politiques et
uns […] froidement exécuté par les autres. Match nul par
idéologiques ne sont pas toujours purs et peuvent se com-
conséquent ». Attaqué par Jean Daniel, il répondit ainsi :
biner à des déterminismes psychologiques beaucoup plus
« Le raisonnement “moderne”, comme on dit, consiste
individuels.
à trancher : “Puisque vous ne voulez pas être des bour-
reaux, vous êtes des enfants de chœur” et inversement. 4. De la théorie au théâtre (question 5)
Ce raisonnement ne figure rien d’autre qu’une bassesse. On trouve dans la position extrême de Stepan des
Kaliayev, Dora Brilliant et leurs camarades réfutent cette échos du Catéchisme révolutionnaire de Netchaïev.
• 94
La révolution violente devient l’unique but du révo- se traduit par les efforts constamment répétés de l’ouvrier
lutionnaire, ce qui exclut toute autre pensée et « toute ou « prolétaire » (l. 40), efforts essentiellement physiques.
sensibilité » (l. 14-15). Cette posture s’exprime dans la Le texte prend alors une dimension politique autant que
détermination de Stepan, qui refuse d’être attendri par la symbolique : les dieux sont comparés au patronat qui, sur
mort des enfants et oppose à l’humanisme et à la com- terre, épuise la force des hommes.
passion de Dora une attitude passionnée, déterminée Mais c’est aussi tout homme qui est concerné, dans la
et dénuée de « tout sentiment tendre et amollissant ». mesure où chacun aime la vie, fuit la mort et y est malgré
(l.6-7) tout condamné. La phrase « c’est le prix qu’il faut payer
La structure dialogique de l’œuvre théâtrale permet pour les passions de cette terre » (l. 19) est au présent,
d’exposer, et simultanément de mettre en question, la expression d’une vérité gnomique. Dans les trois occur-
thèse du primat de la révolution. rences du mot « passion », la première renvoie à la fois au
sens de « souffrance » et à celui, plus général, de « senti-
ments exclusifs et violents ».
TEXTE 5
Camus, Le Mythe de Sisyphe ❯ p. 219 Ainsi, l’expression « Sisyphe est le héros absurde »
(l. 16) résume la pensée de Camus : l’homme est héroïque
1. Situation du texte dans la mesure où il lutte pour jouir de la vie, mais l’issue
Le cycle de l’Absurde est le premier où différents de ses efforts étant nécessairement rendue vaine par la
genres sont représentés, avant celui de la Révolte. À côté mort, toutes ses actions et même son triomphe momen-
du roman L’Étranger et de la pièce de théâtre Caligula, tané perdent leur sens.
Le Mythe de Sisyphe a le statut d’un essai.
4. La grandeur tragique de la condition humaine
Les parutions de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe en (question 4)
1942 ne sont distantes que de quelques mois, les deux Ce qui fait le tragique de notre condition, c’est l’issue
textes se nourrissent vraisemblablement l’un de l’autre. fatale de la vie. Or, face à ce destin, la lucidité est évidem-
Le sujet en est l’homme, qui tire sa grandeur du goût qu’il ment douloureuse (« tourment », l. 42). Mais elle confère
a pour les sensations premières dans un contact heureux à l’homme sa grandeur dans la mesure où elle lui permet
avec le monde, mais surtout de la conscience, qui met la de connaître sa misère. L’inspiration de Camus rejoint la
société à distance et permet de porter un regard critique vision de Pascal chez qui le même renversement carac-
sur sa condition. téristique établit la faiblesse de la condition humaine,
2. Les plaisirs et les jours (question 1) pour fonder la grandeur de l’homme sur la conscience
Sisyphe refuse de regagner les Enfers après avoir qu’il en a (voir manuel, p. 174-175).
obtenu la permission des dieux de retourner sur la terre. 5. Le tableau d’André Masson (question 5)
Il retrouve à nouveau la vie et les sensations heureuses André Masson est un peintre surréaliste qui a connu et
qui l’accompagnent. Son bonheur réside dans les joies fréquenté Breton, Aragon et Eluard, et illustré des œuvres
simples et naturelles, à échelle humaine ; il prend une de Sade et de Georges Bataille. Il ne croit pas que la pein-
dimension sensuelle et hédoniste (« revu le visage de ce ture puisse rester abstraite et se passer totalement de la
monde », « goûté l’eau et le soleil », l. 9-10, « ses joies », figuration. L’acte de peindre est pour lui un jaillissement
l. 14) : il est en quelque sorte sous le charme de ses retrou- de formes qui s’imposent. On voit, dans son illustration
vailles avec les éléments (l.11-12). On pourra évoquer des de l’œuvre de Camus, Sisyphe aux prises avec la matière
scènes de L’Étranger dans lesquelles Meursault semble même du rocher. Le personnage, figuré par la ligne tour-
ne vivre vraiment qu’à travers un contact physique avec le mentée d’un contour, s’oppose aux masses grises du bloc
monde (cf. les épisodes de la baignade avec Marie, ou les de pierre ; par leur tension, les lignes rendent compte de
derniers moments heureux sur la plage, avant le meurtre, l’effort, et par leur concavité, elles représentent l’insertion
partie I). du rocher dans le corps de Sisyphe. Ainsi Masson semble
3. Images du travail (questions 2 et 3) suggérer que cette masse informe fait désormais partie
Dans les lignes 21 à 28, Camus décrit le labeur tita- de l’homme et figure en quelque sorte le destin dont il ne
nesque que constitue le châtiment imposé à Sisyphe. peut se départir.
Tout signale la rudesse de la tâche : « l’effort d’un corps EXPRESSION ÉCRITE Réflexion
tendu » (l. 21), « le visage crispé » (l. 23) et le « long « Les mythes sont faits pour que l’imagination les
effort » (l. 26). C’est aussi l’idée de répétition qui est anime » : cette citation suggère la permanence des
soulignée par l’expression : « cent fois recommencée » grandes questions humaines transmises par la fiction
(l. 22). Ce travail est donc une torture, puisque tous simple que sont les mythes. Chaque époque les préserve,
les efforts ne conduisent qu’à voir « la pierre dévaler en mais les présente aussi avec un cadre et des personnages
quelques instants », le complément de temps marquant qui varient parfois des originaux. Les transformations et
la vanité de l’action. Ce tableau n’est pas sans évoquer réécritures que leur fait subir l’imagination leur appor-
le contexte historique dans lequel s’inscrit l’œuvre : le tent un éclairage renouvelé qui témoigne d’un contexte
travail mécanique instauré par la révolution industrielle particulier.
95 •
TICE Les destinées de Prométhée, Tantale ou Atlas sens moderne (ouvrage esthétique), signifiant ainsi que
offrent des symboles aisément compréhensibles de la l’homme a besoin aussi de la vie de l’esprit.
destinée humaine : le progrès et ses dangers, les désirs
3. Un humanisme inhumain (questions 3 et 4)
inassouvis, les rêves et les remords.
Aveuglés par l’attente du progrès matériel, d’un bien-
être immédiat lié aux techniques, les contemporains ne
texte 6 voient pas qu’une libération authentique fait sa place à
Camus, L’Été ❯ p. 221 l’art, à l’intelligence et à l’esprit. Pis, ils considèrent ces
activités comme « un obstacle et un signe de servitude »
1. Situation du texte
(l. 15). En effet, les révolutions du XXe siècle, quelle que
Lorsqu’en 1954 paraît L’Été, éclate la guerre d’indé-
soit l’idéologie dont elles se sont réclamées, ont eu une
pendance algérienne, qui va profondément bouleverser
forte tendance à brimer les intellectuels, et à étouffer les
Camus. Sa terre natale est restée pour lui un lieu sym-
productions artistiques qui ne se mettaient pas au service
bolique et réel auquel l’unit un lien charnel très fort. En
du régime. Ainsi, symboliquement, non contents alors de
1952, il a fait un voyage en Algérie où il puise l’inspiration
différer de Prométhée, les hommes modernes en devien-
pour « Retour à Tipasa », qui trouvera place dans L’Été.
nent les ennemis, prêts à renouveler son supplice (« ils
Cette œuvre se présente comme un essai, genre souple
le cloueraient au rocher », l. 20-21) s’il revenait en leur
où l’écriture se calque sur les inflexions de la pensée, et
apportant la liberté. La conclusion de l’apologue porte
donne à voir une réflexion en phase d’élaboration. De
condamnation contre les persécutions et les violences
1952 en effet date la rupture avec Jean-Paul Sartre, qui
qu’exercent les régimes dictatoriaux qui prétendent
avait critiqué le précédent essai de Camus, L’Homme
assurer le bonheur matériel de l’homme.
révolté (1951). Ce passage, qui reprend le grand mythe
grec de Prométhée, s’inscrit aussi dans le prolongement On reconnaît là une idée qui traverse l’œuvre et la pensée
de l’essai de 1942, Le Mythe de Sisyphe (voir manuel, de Camus, et qui a été à l’origine de sa rupture avec Sartre.
p. 219) : à l’écoute de la révolte humaine, l’écrivain, Si celui-ci intitule sa conférence de 1945 L’existentialisme
comme le Titan, ne peut qu’offrir sa protestation. est un humanisme (voir manuel, p. 222), Camus récuse
une formule qui ne rend pas compte des camps staliniens
2. Un homme mal libéré (questions 1 et 2) ni de l’oppression totalitaire. Ainsi, dans Les Justes, (voir
Les figures de Prométhée et de l’homme moderne manuel, p. 216), il met en scène des hommes comme Stepan
s’opposent et se complètent. Comme celui qu’a connu qui, pour la révolution, sont prêts à tuer et abandonne
Prométhée, l’homme d’aujourd’hui figure une humanité tout humanisme au nom d’une idéologie. En un sens, ils
écrasée : « privé de feu et de nourriture » (l. 5), il « souffre mettent en avant le corps plutôt que l’esprit en privilégiant
par masses prodigieuses » (l. 8). Cependant la conces- une forme de libération matérielle des hommes, qui échap-
sion initiale (« On pourrait dire sans doute […] », l. 1) peraient ainsi à la misère, alors que précisément leur action
reconnaît dans l’histoire du XXe siècle un début de révolte, s’oppose à l’humanité. Dans Le Mythe de Sisyphe (voir
« une convulsion historique qui n’a pas son égale » (l. 4), manuel, p. 219) l’homme, à l’image de Sisyphe, se trouve
allusion transparente à la Révolution soviétique qui elle confronté à la matière et à une tâche absurde. Cependant,
aussi a pris naissance dans « les déserts de la Scythie » (l. c’est par la conscience qu’il a de son destin absurde, et en
3). En cela, il est proche de Prométhée, « ce révolté dressé somme par l’exercice de l’esprit, qu’il dépasse sa condition
contre les dieux » (l. 2) et « ce persécuté » (l. 5). misérable et atteint à une certaine grandeur. Les deux textes
Et pourtant, Camus note une différence importante avec précédents illustrent donc assez clairement ce reproche
le mythe : ce contemporain n’a pas acquis le bonheur ni formulé par Camus à l’encontre de l’homme moderne, prêt
la liberté, et demeure englué dans un destin misérable : à anéantir l’homme au nom de l’homme lui-même.
« il n’est encore question pour cet homme que de souffrir
TICE Les grandes figures de la révolte convoquées ont,
un peu plus » (l. 10), dans l’attente d’un mieux encore à
à des degrés divers, incarné le nécessaire conflit entre
venir.
l’action violente nécessitée par une situation, et la vision
En effet, Prométhée représente celui qui est intervenu en de l’homme qui l’inspire et la motive. On éclairera à
faveur de l’homme, certes pour lui donner « le feu » c’est- partir de ces recherches les réponses diverses apportées
à-dire les moyens matériels de pourvoir à son existence par les héros de l’histoire et on les mettra en rapport avec
en dominant la nature, mais essentiellement pour le faire les images qu’en ont données les récits et les mythes.
accéder à « la liberté ». La dénonciation de Camus porte
sur le fait que l’homme moderne s’en tient aux choses Texte 7
matérielles : il « n’a besoin et ne se soucie que de tech-
Sartre, L’existentialisme est un humanisme ❯ p. 222
niques » (l. 14). Alors que Prométhée voulait libérer « les
corps et les âmes » (l. 17), l’homme contemporain ne voit 1. Situation du texte
qu’une priorité : « libérer le corps » (l. 18) ; son désir ne Dans l’œuvre de Sartre, le cheminement intellectuel
vise que les techniques et l’amélioration des conditions passe à la fois par la création romanesque et l’élaboration
d’existence. Camus associe au sens classique du mot d’une pensée qui trouve sa forme dans le genre de l’essai.
« arts » (l. 13), qui désigne les pratiques des métiers, son L’écrivain et philosophe a déjà publié La Nausée en 1938,
• 96
Les Mouches et L’Être et le Néant en 1943 et Huis clos et politique.
en 1945 : il s’est donc déjà illustré de façon magistrale L’autre exemple (l. 17 à 20) envisage « un fait plus indi-
aussi bien dans les écrits de fiction que dans les œuvres viduel » (l. 17), celui du mariage, qui signifie l’adhésion
de réflexion, non sans éveiller oppositions et polémiques. aux conceptions sociales occidentales, marquées par la
Il prononce en 1945 la conférence L’existentialisme est monogamie et le primat de la procréation. On a donc ici
un humanisme, qui sera publiée en 1946 : en réponse aux affaire à un raisonnement a fortiori, dans la mesure où la
critiques et objections des communistes, des humanistes proposition, si elle est vraie dans ce cas extrême d’indi-
et des chrétiens, il y expose sa conception de l’homme et vidualisme qu’est le mariage, l’est à plus forte raison
définit l’existentialisme. pour tous les actes qui ont déjà, en eux, une dimension
2. Choisir (question 1) collective.
Selon le philosophe, l’homme est « responsable » : ce 4. Responsabilité de l’individu (question 4)
mot-clé de l’existentialisme signifie que chaque action Que Sartre prête à l’ouvrier la pensée suivante : « je
humaine engage l’ensemble de l’humanité. Les premières veux être résigné pour tous » (l. 16), ne signifie nulle-
phrases explicitent cette proposition en analysant l’acte ment que l’ouvrier – pas plus que l’homme en général
de choisir, qui définit, en quelque sorte, tous les instants – soit conscient, sur le moment, de la signification de son
de l’existence. Agir, c’est faire un choix, et ce choix, choix. Le sens est simplement que l’ouvrier qui accepte
qui concerne l’individu, a des répercussions – au niveau sa condition sans révolte trouve ainsi normal que les
symbolique – sur tous les hommes : en effet, ce choix autres ne se révoltent pas, et que par conséquent il les
correspond à une certaine conception de l’homme, qui engage, même s’il ne s’en rend pas compte, sur la voie
est ainsi affirmée même si l’on n’en a pas conscience. On de l’acceptation résignée du statut de dominé. Ainsi il ne
remarquera la récurrence du verbe « choisir » qui est au faut pas lire l’expression « je veux » au sens propre, mais
cœur de l’argumentation, et l’abondance des connecteurs la comprendre comme l’indication d’un mécanisme qui
logiques (« mais », « en effet », « si » et « ainsi » dans engage la responsabilité de l’individu : son choix, avec
les dix premières lignes) signalant une forte articulation ses conséquences, est l’effet non d’une détermination
caractéristique de l’essai. extérieure, mais de sa volonté.
3. Individu et humanité (questions 2 et 3) On retrouve la même idée aux lignes 19-20, dans
Il n’est pas clair d’emblée pour chacun que les choix l’exemple relevant des choix faits dans la vie privée,
faits par un homme soient lourds de conséquences pour puisque Sartre affirme dans une formule qui peut sur-
tous. Sartre développe l’idée en l’étayant d’exemples, prendre qu’en me mariant, « j’engage non seulement
et la répète sous des formes différentes, ce qui confère moi-même, mais l’humanité tout entière sur la voie de la
à son propos une allure didactique prononcée et au rai- monogamie ». Ainsi le raisonnement général est appliqué
sonnement celle d’une démonstration. Le destinataire parallèlement aux deux exemples, qui illustrent le reten-
est impliqué par l’emploi constant du pronom pluriel tissement universel des actes individuels.
« nous », les abstractions sont représentées par des EXPRESSION ÉCRITE Écriture d’invention Sans
pronoms neutres (« ceci ou cela », l. 5) ou soulignées par prétendre développer chez les élèves une pensée philo-
des tournures clivées (« ce que nous choisissons, c’est sophique, on les initiera à dégager des cas concrets de la
[…] », l. 7). L’idée centrale sur laquelle repose le dis- vie quotidienne un sens, une portée signifiante ; on les
cours est que l’attitude humaine choisie est posée comme aidera ainsi à effectuer une lecture du réel et à accéder à
bonne (l. 7-8), non seulement pour l’individu, mais pour son interprétation.
l’ensemble des hommes – c’est dire en somme qu’elle
est fondamentalement morale. Le second membre du ◗ Analyse d’image
syllogisme, est que l’attitude choisie à un moment donné
fait l’individu, le crée en quelque sorte – et c’est là le sens Photographie de presse ❯ p. 223
même de la doctrine existentialiste (l. 8-9). La conclu- 1. Composition et cadrage (questions 1 et 2)
sion est alors qu’un choix individuel élit une image de Le cliché montre un enfant suivi de deux autres plus
l’homme qui se trouve avoir une valeur universelle, grands, et précédé d’un adulte ; il est armé d’un fusil-
comme l’indique la formule « cette image est valable mitrailleur et coiffé d’un béret de couleur kaki, accréditant
pour tous et pour notre époque toute entière » (l. 10), son identité militaire. Cette image, en plan américain, se
idée reprise encore aux lignes 17 et 19 (« l’humanité tout compose de trois parties délimitées par les trois lignes
entière »). verticales des corps en marche, à gauche et à droite avec,
Les exemples viennent illustrer les notions : celui de en position centrale, le jeune garçon armé.
l’engagement dans une ligne syndicale (l. 12 à 17) répond Le triangle dessiné par son corps et ses membres, dont
en même temps à la critique que les communistes adres- la pointe est signifiée par sa tête, marque la position
saient à Sartre, accusant l’existentialisme de conduire à affirmée et stable de sa démarche. La diagonale de son
la résignation ; Sartre renvoie le reproche sur le christia- fusil, ainsi que son regard, entraînent le lecteur vers
nisme. L’exemple a donc une portée à la fois polémique le hors-champ et contribuent aussi au dynamisme du
97 •
cliché. En opposition avec cet aspect décidé, plusieurs la ligne 5. En se lançant dans l’action humanitaire, ils
éléments soulignent le statut enfantin du combattant : le sont prêts à suivre « l’émotion qui retrouve ses droits »
cadrage resserré, les hautes herbes du premier plan qui (l. 5), ainsi que leur sensibilité (l. 22) : ainsi, utilisant
le dépassent, la taille du garçon habillé d’un tee-shirt une terminologie et une formule qui fait écho aux
bleu, la plongée, provoquent l’étonnement et le malaise Maximes de La Rochefoucauld, l’auteur affirme qu’ils
du spectateur. écoutent davantage leur « cœur » que leur « raison ».
Dans une antithèse qui laisse imaginer qu’il n’est pas
2. La visée du cliché (questions 3 et 4)
dupe, Finkielkraut oppose « l’homme humanitaire [qui]
Le choix du personnage vise à créer une réaction à
cède à la pitié » (l. 30) à celui qui était sous « l’emprise
une situation d’opposition, à la limite du paradoxe : la
du philosophe », c’est-à-dire convaincu que l’individu
présence d’un enfant dans une œuvre artistique connote n’est rien, et que seule la société mérite d’être défen-
le plus souvent la jeunesse, l’innocence et la naïveté, les due. Attentif au contraire à la douleur du prochain,
jeux, en somme, la paix. Ici, l’image dénonce la guerre l’homme de l’âge humanitaire est décrit comme
qui ôte toute innocence à l’enfance, la responsabilité d’un un « sauveteur sans frontière » (l. 19) qui agit dans
monde adulte qui entraîne les enfants dans un combat l’urgence pour soulager la « détresse » de tout homme.
dont ils ignorent tout et les engage à jouer avec de vraies L’humanitaire est donc valorisé par opposition à la
armes comme ils le feraient avec un déguisement de cruauté induite par l’idéologie, mais l’éloge comporte
Zorro ou de Rambo, mettant en jeu leur « vraie » vie dont une part de nuance ironique.
ils ne savent pas qu’elle est unique.
3. Des idéologies dévastatrices (questions 2 et 3)
TICE On pourra souligner la considérable multiplication Marx et Hegel renvoient à l’idéologie marxiste, qui a
des reportages de guerre depuis la Première Guerre conduit à la doctrine politique communiste, dont Trotski
mondiale, favorisée et poursuivie grâce aux progrès a été un acteur marquant. Selon l’auteur, ces idées ont
techniques, à la miniaturisation et à la généralisation du engendré des régimes criminels. Nombreux sont les
format 24 × 36. termes qui appartiennent au lexique de la violence des-
On insistera sur le rôle de Life, revue de l’agence tructrice : « victimes » (l. 4), « violence » (l. 8), « féroces »
Magnum fondée en 1936 et disparue en 1972, du fait (l. 11), ou l’expression imagée : « vies écrasées par l’His-
du développement de la télévision (voir le site : http:// toire » (l. 16). « L’écrasement » (l. 17) des hommes pour
etudesphotographiques.revues.org/index396.html). des raisons idéologiques aboutit à la métaphore ironique :
Parmi les grands photographes de la Seconde Guerre « omelette humaine » (l. 26) ; fondée sur l’expression cou-
mondiale, on citera Robert Capa ou Henri Cartier- rante, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, elle
Bresson. On pourra donner à lire un extrait du chapitre désigne le consentement aux idéologies meurtrières, et
« Photos-chocs » (Mythologies [1957], p. 105 sq., Seuil) suggère l’idée de destruction massive et de déshumani-
dans lequel Roland Barthes montre déjà les limites des sation des victimes dont le corps est broyé et les droits
représentations du monde offertes par la presse. sont niés dans un même élan idéologique. C’est en effet
au nom de l’idéologie issue de l’œuvre de Marx que des
Texte 8 politiques liberticides et criminelles, que ce soit le goulag
de l’ère soviétique ou les procès politiques sous le régime
Finkielkraut, L’Humanité perdue ❯ p. 224
de Mao, ont été conduites, provoquant des millions de
1. Situation du texte morts. L’expression : « destin culinaire » (l. 26) file la
Le livre d’Alain Finkielkraut ne propose pas une métaphore d’une humanité devenue proie de grands ogres
histoire du XXe siècle, mais une réflexion et un ques- nés de ces idéologies ; une réaction salutaire a eu lieu.
tionnement : avons-nous su tirer les leçons de ce siècle
4. Le scandale moderne du Mal (question 4)
terrible ? La génération humanitaire, qui est au centre de
La thèse adverse est formulée explicitement aux
ce passage, est définie en opposition aux idéologies des-
lignes 8-12. Certains hommes, aveuglés par l’idéologie,
tructrices et est donc valorisée, mais l’auteur montre par
ont pu penser que « l’avènement de l’égalité » ou « la
la suite les limites d’une pensée qui ne prend en compte
moralisation définitive et universelle » pouvaient justi-
que la souffrance des victimes. On trouve sur Internet
fier les actes les plus atroces. On ne peut plus, d’après
des éléments utiles avec l’enregistrement de l’émission
Finkielkraut, justifier le « Mal » par « les intérêts supé-
« Apostrophes » de Bernard Pivot, en 1996, lors de la
rieurs de l’humanité » (l. 9). Il considère que les idéaux
parution du livre : l’auteur explique précisément quelle
politiques, même les plus séduisants en apparence, ne
analyse il propose dans son ouvrage.
doivent pas amener l’homme à fermer les yeux sur les
2. L’éloge de l’humanitaire (question 1) crimes commis en leur nom. Ainsi, la violence faite à
Finkielkraut valorise ceux qui privilégient le secours l’homme est injustifiable ; l’idée s’appuie sur un argu-
aux victimes face à l’idéologie, qui veulent aider avant ment d’autorité tiré de l’œuvre de Lévinas (l. 13-14),
tout les hommes quels qu’ils soient, « dans quelque selon qui la tentative de justifier la souffrance d’autrui
camp que les ait situés l’Histoire et quel que soit le signe est, à l’opposé de toute morale, à l’origine du Mal
idéologique de leur oppresseur », comme il l’indique à absolu.
• 98
5. Réagir contre l’inhumain (question 5) chimères » (l. 6). L’exemple du tremblement de terre (l. 9)
Pour parvenir à l’indépendance de l’Inde, Gandhi a illustre cette démesure inévitable entre les prétentions de
proposé une désobéissance non-violente, s’interdisant, l’écrivain et l’efficacité de son discours.
comme il l’écrit dans Tous les hommes sont frères, de tuer
3. La solitude féconde (questions 2 et 3)
son prochain (l. 4), même si on est menacé. Pour lui, toute
L’écrivain se veut un être voué à la solitude : en effet,
« atteinte à la personne est un crime contre l’humanité »
d’une part, l’image traditionnelle du créateur le peint à
(l. 5-6). Seul le respect de l’absolue justice peut construire
l’écart des hommes sinon du monde, d’autre part, on peut
un monde sans violence (l. 7).
lire dans cet enfant « fragile, inquiet, réceptif excessive-
On réfléchira aux deux attitudes : l’intervention huma- ment » (l. 11-12) un autoportrait où Le Clézio esquisse
nitaire ou la non-violence, sachant que les contextes ou une biographie ambiguë, choisissant comme comparai-
les motifs peuvent être bien différents. Dans le cas de son un être féminin venu sous la plume d’un écrivain
Gandhi, celui qui est non-violent est impliqué dans le également ambivalent (l. 12).
conflit et il choisit de ne pas répondre à la violence qui
La solitude aimée et voulue se ressent dès lors de cette
lui est faite, à lui personnellement. Dans le cas de l’aide
humanitaire, celui qui intervient est extérieur au conflit, il dualité foncière : par une généralisation qui s’ancre
fait aussi le choix de pas intervenir militairement – encore dans la valeur topique de l’image, et par une personni-
que les deux puissent être associés – mais il apporte un fication tout aussi topique, elle devient la compagne et
soutien à celui qui est victime de la violence. Il soulage la maîtresse, le substitut de l’amour impossible. D’où
sa faim ou soigne ses blessures. Les deux attitudes ne les antithèses multipliées, qui infusent de souffrance ce
sont pas contradictoires, mais l’intervention humanitaire « bonheur contradictoire » (l. 15) : « douleur et délec-
requiert dans certains cas de faire cesser les combats, tation » (l. 16) opposent le plaisir et la douleur (« un
donc d’intervenir aussi militairement pour faire taire les mal sourd et omniprésent », l. 17) ; l’oxymore « triomphe
armes et laisser une chance de survie aux hommes. dérisoire » rend compte de l’insatisfaction essentielle qui
détermine l’écrivain à écrire, et peut-être d’un sentiment
humaniste de vanité. La métaphore de la ligne 18 illustre
Texte 9 cette antithèse : la « plante […] nécessaire » représente
Le Clézio, Discours lors de la remise l’élément favorable, source de fécondité ; mais son
du prix Nobel ❯ p. 226 caractère vénéneux évoque une corrosion intérieure, une
1. Situation du texte douleur permanente (qui reprend une autre métaphore,
Le Clézio a, dès son premier roman, Le Procès verbal « une petite musique obsédante », l. 17) et qui ne peut
(1963), obtenu succès et reconnaissance de la critique. être que létale.
Avec des personnages qui vivent pour certains au plus 4. Naissance du texte (questions 4 et 5)
près de leurs sensations, à travers le thème de la ville fas- Le Clézio propose un portrait de l’écrivain en train
cinante et effrayante, mais avec aussi un goût manifeste d’écrire, il fait entrer le lecteur dans le processus d’une
pour l’ailleurs, il a su donner vie à un univers particulier. création essentiellement solitaire. Après avoir évoqué la
Passionné par la mythologie maya, il crée chez Gallimard chambre et l’écran de l’ordinateur, il élabore une méta-
une collection de textes sur les mythes du monde entier, et phore filée, où l’écriture est associée à l’espace naturel
son intérêt pour les cultures éloignées de la nôtre l’amène de la forêt. Chaque piste suivie par l’écrivain, chaque mot
aussi à considérer les œuvres francophones comme une ou idée débusquée au hasard lui apparaît neuve, encore
part légitime de la littérature française. inconnue et méconnaissable, c’est dans ce sens qu’il
2. Impuissance des mots (question 1) faut entendre l’emploi de l’indéfini « quelque chose ».
L’écrivain tend vers l’action ; l’image qu’il a de lui- Ce gibier qui s’échappe a jailli devant ses yeux et ne
même est celle d’un homme engagé, qui ne peut se lui appartient pas vraiment, il est l’objet d’une quête.
contenter d’être un simple témoin ; ses moyens d’agir L’expression désigne en définitive l’œuvre littéraire, en
sont les mots et les rêves qu’ils suscitent chez ses lec- ce qu’elle naît le plus souvent d’un hasard heureux, d’une
teurs (l. 2). L’évidence de ce mécanisme n’en assure rencontre verbale (« c’était au hasard », l. 25), et non
cependant pas l’efficacité : la réception de l’œuvre, toute d’une idée préconçue. Le texte acquiert ainsi progressive-
favorable qu’elle soit, ne la transforme pas en outil de ment le statut d’un art poétique, et la citation masquée de
changement. En un mot, l’écrivain sait, dès l’abord, la Bérénice (« malgré lui, malgré elle », l. 25) réaffirme la
vanité de ses efforts (« une voix lui souffle que cela ne dimension intertextuelle qui nourrit toute création.
se pourra pas », l. 4-5) et finit par douter même de leur Ainsi est rompue l’initiale solitude, puisque l’écrivain
légitimité (« Est-ce vraiment à l’écrivain de chercher est associé à ceux qui l’ont précédé. Loin de s’enfermer
des issues ? », l. 7). Ainsi Le Clézio résume-t-il l’oppo- dans « une attitude négative » (l. 26), il réaffirme la
sition entre l’engagement et l’esthétique, renouvelant permanence du pouvoir des mots, malgré (ou en raison
la question parnassienne d’un art fermé sur lui-même. de) leur statut « complexe, difficile » (l. 29). En effet, si
De fait, l’écriture s’inscrit davantage dans l’imaginaire « les arts de l’audiovisuel » (l. 28) représentent une voie
et reste en dehors du réel : « les rêves ne sont que des immédiate pour l’expression d’une vision du monde, la
99 •
littérature impose un effort de décryptage, demande un propagande américaine (voir question 4) et en parodiant
travail, suppose un lecteur toujours actif. C’est à ce prix l’héroïsme.
qu’elle donne à lire des représentations de l’homme, aussi
2. Une destruction négative ou positive (question 2)
instables et fluctuantes que l’est l’homme lui-même (voir
Comme mentionné dans la question 1, il s’agit, d’une
manuel, p. 144).
part, d’une représentation négative de la destruction et,
En définitive, la conception que Le Clézio livre de la d’autre part, d’une héroïsation de celle-ci.
littérature, même s’il n’écrit jamais le mot homme, est
Dans l’image du film, les deux hommes sont menacés
profondément humaniste. Légitimement, elle se réclame
par l’explosion, ils paraissent petits et impuissants. Le
des grands ancêtres, Byron et Victor Hugo (l. 30), avec
côté arbitraire est suggéré par l’obus tombé juste à côté
lequel l’extrait entretient des rapports lisibles. Outre le
d’eux : quelques centimètres de plus et les deux hommes
recours à la métaphore de la forêt (« c’est cela sa forêt »,
auraient été déchiquetés.
l. 23, et « L’arbre, commencement de la forêt… », texte
écho, l. 1), qu’on trouve dans la Préface de La Légende L’affiche de propagande évite, justement, la figure
des Siècles, les deux extraits posent l’écrivain comme humaine. L’action se passe dans un monde inanimé et
solitaire mais également uni à l’humanité (« solitairement presque abstrait, peuplé de machines et de bâtiments
[…] solidairement », l. 5-6). Certes, Hugo énonce avec industriels. La légende suggère que la destruction de la
plus de confiance sa foi dans la mission de l’écrivain, puissante industrie allemande, qui nourrit l’armée du
mais il ne prétend pas ici changer directement le monde ; Reich, est une réussite pour l’armée britannique. On sous-
l’œuvre littéraire, miroir offert au lecteur, est pour celui- entend que par la destruction de cette centrale allemande,
ci l’occasion de réfléchir. les soldats anglais protègent leur peuple. Le dessin laisse
imaginer le danger que représenterait cet ensemble indus-
ACTIVITÉS Préparer un débat Le débat propose, sur un triel tentaculaire qui s’étale à perte de vue.
autre mode, une réflexion sur l’efficacité, les vertus et les
modalités d’action comparées de l’image et du texte. Il 3. Plonger le spectateur dans l’action (question 3)
prépare ainsi à un ensemble de sujets de dissertation qui L’affiche Back Them Up ! est constituée essentiel-
posent ce problème. lement de lignes oblique qui suggèrent le dynamisme
La technique du débat est exposée pages 234-235, celle et l’action. Les cheminées d’usine, en bas à gauche, et
de la dissertation pages 240-241. l’avion britannique, en haut à droite, sont les obliques les
plus prononcées.
Les premières forment des « obliques descendantes ».
◗ Histoire des arts En effet, ces lignes « descendent », car le regard occiden-
Représenter la guerre ❯ p. 230-231 tal se déplace de gauche à droite (comme pour la lecture).
1. La guerre comme sujet (question 1) Ce type de lignes suggère la défaite, l’effondrement,
Les œuvres se réfèrent à la guerre de trois manières selon les codes des images en Occident. En revanche,
différentes. l’avion va vers le haut, suivant une « oblique ascendante
» (ici, on peut parler de diagonale, car la ligne coïncide
Le film de Milestone est une narration qui fait renaître a
avec la diagonale du quadrangle). Traditionnellement, les
posteriori les événements de la Grande Guerre. Il se fonde
obliques ascendantes suggèrent la victoire, la réussite, un
sur le récit d’un témoin, l’écrivain allemand Remarque
avenir meilleur.
qui a participé aux combats. Comme le sous-entendent
les corps crispés et vulnérables dans cette image, le film Le point de vue choisi par Gardner est une « plongée »
(comme le livre de Remarque) prend une position très vertigineuse, cela veut dire que le spectateur se trouve
critique face à la Grande Guerre. Il dénonce la dévalori- au-dessus de la scène, qu’il domine. Notons que le
sation de la vie humaine que le conflit entraîne. point de vue contraire s’appelle « contre-plongée » et
induit un spectateur en contrebas, dominé. La plongée
L’affiche de Gardner est une affiche de propagande
et les obliques déstabilisent l’espace et suggèrent que le
produite pendant la guerre. Son but est de promulguer
spectateur se trouve également dans un avion, immergé
l’idée que la guerre est nécessaire et d’en persuader la
dans l’action. Ainsi, le public s’identifie au pilote, se sent
majeure partie de la population. Pour atteindre ses buts,
impliqué dans les combats. Ce procédé d’entraînement,
la propagande peut dévoyer la réalité, montrant sous un
d’empathie émotionnelle, est souvent utilisé dans les
jour héroïque des actes de destruction. Pendant les deux
images de propagande.
guerres mondiales en Europe, tous les pays belligérants
utilisent des images de propagande pour maintenir le 4. Un mémorial anti-héros (question 4)
moral de la population civile et l’inciter à souscrire à des On peut diviser le mémorial de Kienholz en trois
emprunts de guerre. parties. La dalle noire marque clairement le centre par sa
L’installation de Kienholz est une œuvre faite en saillie et par sa couleur noire.
pleine guerre du Vietnam. Comme le film À l’Ouest rien À gauche, l’artiste détourne des éléments de la
de nouveau, Kienholz critique âprement la guerre, sans propagande américaine. On y voit une affiche utilisée
raconter les événements, en détournant des éléments de la pour la mobilisation de la Première Guerre mondiale,
• 100
représentant Uncle Sam (symbole de l’État américain), 4. Cette nouvelle met en cause l’usage du pathos pour
pointant le spectateur de manière agressive avec la vendre, même au prix d’un mensonge, une réalité qu’on
légende I Want You [« Je te veux »]. Devant, Kienholz va jusqu’à fabriquer pour la photographier. Le danger de
a parodié la chanteuse Kate Smith devenue célèbre en tels procédés est l’intensification du pathétique au risque
chantant de manière émouvante l’hymne américain, de le banaliser. On peut penser que Daeninckx met aussi en
incitant les citoyens à adhérer à la guerre, sans réflé- cause le lecteur qui recherche et achète ce type d’émotions.
chir aux causes et aux conséquences du conflit. À côté, 5. La connaissance du contexte permet de tisser des liens
Kienholz a fait une réplique du monument d’Iwo Jima entre les événements de la fiction et ceux du monde, dans
situé à Rosslyn en Virginie, qui s’inspire d’une photo la mesure où ces derniers servent de source d’inspiration ;
du reporter Joe Rosenthal montrant les marines plan- à travers l’œuvre imaginaire, il est alors possible de
tant le drapeau sur l’île japonaise d’Iwo Jima pendant dégager la portée du référent, c’est-à-dire le sens ou du
la Seconde Guerre mondiale. Cette image est devenue moins l’un des sens du texte.
l’icône de la puissance militaire américaine. 3 1. Le nom « principes » accompagné de l’adjectif
Kienholz a couvert tous les éléments de poussière antéposé « grands » désigne les idées morales
grisâtre, atténuant les couleurs de l’affiche, diminuant fondamentales selon lesquelles s’organise l’action
ainsi l’exaltation. Il a mis par ailleurs Kate Smith dans humaine : recherche du Bien, fuite du Mal. Mais
une poubelle et a fait monter les marines sur une chaise l’expression a toujours une connotation critique : les
de café. Tous ces éléments indiquent qu’il s’agit d’une principes du Bien, que la pratique ne met jamais en
parodie de la propagande et traduisent l’attitude critique œuvre, restent toujours de « belles idées » sans aucune
de l’artiste face au nationalisme conquérant qui domine concrétisation bénéfique à l’homme.
son pays. 2 et 3. Par « combattants de la Révolution », Finkielkraut
Au milieu, on trouve une dalle de granit noir avec une désigne toutes les forces qui se sont elles-mêmes ainsi
croix blanche qui rappelle une tombe. Kienholz a inscrit à désignées. Il y a eu d’abord les révolutionnaires russes
la craie les noms de tous les pays, y compris des empires qui ont lutté contre le tsarisme et ses partisans, puis
très civilisés et puissants, qui ont disparu à cause des tous les mouvements de libération et d’indépendance
guerres. Il a laissé exprès des parties vierges, suggérant au cours du XXe siècle, de la Chine à Cuba, de l’Algérie
que l’on peut encore en « enterrer » d’autres. au Vietnam. Mais Finkielkraut vise aussi les auteurs
de violence moins politiques, qui s’abritent derrière la
Enfin, à droite, l’artiste a collé une photo grandeur
notion de Révolution pour excuser leurs exactions. Ainsi,
nature d’un diner, un wagon-restaurant rapide typique
les « moujiks », anciens paysans du régime tsariste,
des villes américaines. Les deux personnages tournent le
devinrent les premières victimes de la machine soviétique
dos à la scène et au monde dont ils semblent totalement
qui se proposait initialement de les libérer.
désintéressés. Kienholz suggère que la consommation les
Pendant la guerre d’indépendance qui opposa le Biafra au
pousse à être passifs et repus, laissant passer des choses
Nigéria, de 1968 à 1970, d’innombrables enfants Biafrais
inadmissibles. La propagande leur fait « avaler » les
moururent de faim.
informations comme ils mangent de hamburgers.
Ce dernier exemple est doublement intéressant puisqu’il
renvoie à la création de Médecins sans frontières, à l’insti-
◗ Analyse littéraire gation de Bernard Kouchner et de Max Récamier : jeunes
La notion de contexte ❯ p. 232-233 médecins, ceux-ci avaient d’abord répondu à l’appel de la
Croix-Rouge pour servir dans les hôpitaux de fortune des
Le contexte d’un mot
insurgés biafrais. Refusant de quitter le lieu des combats,
1 a. « Image » : photographie, instantané de vie.
comme la Croix Rouge le voulait devant l’impossibilité
b. « Vivre » : profiter de l’instant présent. de remplir la mission, ils témoignèrent des atrocités qu’ils
avaient vues et décidèrent de créer, en 1971, M.S.F. ;
Le contexte d’une œuvre désormais, cette organisation humanitaire revendiquerait
2 1. TICE Didier Daeninckx insère dans des fictions un le droit à l’ingérence et à la communication, contraire-
état du monde contemporain : il y combat particulièrement ment aux idées d’Henri Dunant, le fondateur de la Croix
pour la vérité et contre l’injustice, l’illégalité, la raison Rouge (1863).
d’état, s’intéresse aux marginaux et plus généralement 3. TICE On envisagera l’importance du mouvement des
aux victimes de l’Histoire et de la société. « nouveaux philosophes » caractérisé par la prise de
2. En 1998, on faisait état de divers foyers de guerres conscience de l’inhumanité concrète du marxisme, et le
ethniques et civiles : combats au Kosovo ; état d’urgence développement d’un nouvel humanisme qui prétend agir
au Sri Lanka ; intervention du Sénégal et de la Guinée en pour l’homme en ignorant délibérément les idéologies.
Guinée Bissau ; sans parler du Tadjikistan, du Congo, du 4. Est mise en cause ici l’attitude qui consiste à ne s’engager
Chili et de l’Angola… qu’en fonction de l’idéologie de ceux que l’on se propose de
3. Le slogan de Paris Match était : « Le poids des mots, le sauver, et à considérer que seuls les révolutionnaires victimes
choc des photos ». des forces contre-révolutionnaires méritent l’intérêt.
101 •
Au contraire, Finkielkraut préconise d’en revenir à 4 1. TICE On pourra se rapporter au site personnel du
« l’universalisme naïf » qui présida à la création de la caricaturiste.
Croix Rouge : il s’agit de préserver toutes les vies 2. La chute du mur de Berlin fut accueillie dans le
humaines, quelle que soit leur idéologie. monde avec une euphorie qu’il est difficile aux élèves
Le titre de l’ouvrage signifie clairement que la prédomi- d’aujourd’hui d’imaginer. Le dessin de Plantu s’en fait
nance des idéologies révolutionnaires a fait perdre de vue l’écho et donne à l’événement historique une dimension
le fondement moral de toute action humaine, qui est de affective, de fête populaire, de liesse générale, qui le
faire concrètement du bien à l’homme. « L’humanité », dépasse ; le dessin tient parfaitement compte, à travers
avec son double sens, fait référence aussi bien à l’en- l’exagération de la caricature, du contexte historique.
semble des hommes (d’où l’universalisme) qu’au Ainsi le violoncelliste à gauche rappelle le geste de
sentiment d’humanité envers les hommes, d’où l’expres- Rostropovitch, les colonnes de la porte de Brandebourg
sion du texte étudié dans le manuel, p. 224 : « L’homme dansent, le char qui la couronne s’anime et le soleil brille
humanitaire cède à la pitié ». (l. 30) sur le drapeau allemand.

• 102
L e texte théâtral
Partie
3 et ses représentations
du XVIIe siècle à nos jours
Chapitre

9 La parole théâtrale en question ❯ MANUEL, PAGES 246-273

◗ Document d’ouverture « trahissez » à deux reprises et les trois COD renvoyant


Comédie, de Samuel Beckett, mise en scène chacun au statut de Phèdre). La mort de Phèdre constitue
de Christian Rist, avec Sylvie Chenus, une offense ou un danger : Phèdre doit donc vivre. Œnone
Catherine Laborde, Christian Rist, Vincennes, joue ainsi sur des valeurs morales, cherchant à éveiller
théâtre de l’Aquarium, la Cartoucherie, 2000. un sentiment de culpabilité, à provoquer un sursaut
d’orgueil, mais espérant aussi une réaction dictée par la
1. La mise en scène de la parole (question 1) jalousie ou la haine (v. 13 à 16). Plus loin, elle rappellera
« À l’avant-scène, au centre, se touchant, trois jarres à Phèdre sa présence indéfectible, son abnégation et sa
identiques, un mètre de haut environ, d’où sortent trois fidélité, évoquant sa mort prochaine (v. 33 à 40).
têtes, le cou étroitement pris dans le goulot. […] Elles
La répartition de l’alexandrin en trois temps entre
restent rigoureusement de face et immobiles d’un bout à
les deux personnages marque un premier tournant dans
l’autre de l’acte. Visages sans âge, comme oblitérés, à peine
l’échange. La mention du nom « Hippolyte » par Œnone
plus différenciés que les jarres. […] Voix atones sauf aux
provoque un bouleversement chez Phèdre (v. 9-10) que la
endroits où une expression est indiquée. Débit rapide. »
nourrice interprétera faussement. Cette méprise sur les
« Visages sans âge comme oblitérés », « visages impas- réactions de Phèdre (« colère », « frémir à ce funeste
sibles, voix atone », selon les recommandations de Beckett, nom », v. 11-12) conduit Œnone à vouloir exploiter ce
trois personnages prisonniers des jarres : ce dispositif qu’elle croit être un sentiment de rejet, comme le montre
empêche tout mouvement, toute gestuelle. Les corps sont le caractère injonctif du passage (impératifs d’ordre et de
immobiles, proches mais séparés, tournés vers le public ; défense, généralement placés en début de vers).
ils ne peuvent se voir, se tourner les uns vers les autres,
entrer en communication entre eux. Les dialogues s’appa- L’objectif d’Œnone est alors de faire dire à Phèdre le
rentent alors davantage à des soliloques, et le spectacle est mal qui la ronge, de lui faire avouer le « crime » (v. 23)
la mise en scène de la parole, puisque la seule dynamique ou l’« affreux projet » (v. 27) source de tourments et de
est produite par le discours, à destination du public. remords. La multiplication des phrases interrogatives
souligne cette volonté de « faire dire » ; le discours de la
2. La mise en lumière (question 2) nourrice est par ailleurs dominant dans la première moitié
Fond sombre sur lequel se détachent les jarres et les de l’extrait. Le lexique du « dire » (v. 43) se décline en
têtes des trois personnages (triangle amoureux classique interrogatives ou négatives (v. 30) ; ne point dire, c’est
– le mari, la femme, la maîtresse) : Beckett voulait aussi refuser d’en dire plus (v. 29) ou se taire (v. 31, 42) ; mourir
que les têtes se confondent avec les jarres, dans une sorte est alors la possibilité du silence (v. 30). Lorsque l’aveu
d’uniformisation ou d’effacement des individualités. se dessine, il est tout aussi difficile à formuler (v. 51).
Les têtes sont tour à tour éclairées par un projecteur
(seul le début de la pièce montre les trois personnages 2. Comment dire ? (question 4)
éclairés) qui, véritable metteur en scène, distribue la Phèdre reprend la parole d’Œnone (v. 20-21, 24-25),
parole, l’interrompt : « La parole leur est extorquée par retarde l’aveu en évoquant les conséquences funestes de la
un projecteur se braquant sur les visages seuls, le transfert parole, en prévoyant la réaction d’Œnone (v. 42), en insistant
d’un visage a l’autre est immédiat, la réponse à la lumière sur sa culpabilité (v. 46). Lorsqu’elle semble décidée à parler
est instantanée. » (Beckett) On ne pourra que souligner le et que toutes les conditions de l’énonciation sont réunies
contraste entre la mise en scène et le titre « Comédie ». (v. 50 : voir le jeu sur les pronoms et la structure en chiasme),
elle hésite encore (voir la formulation interrogative du v. 52),
évoque son ascendance, son « sang » (détour par Vénus et
Texte 1 Ariane). Survient alors l’aveu de l’amour, mais sans que
Racine, Phèdre, Acte I, scène 3 ❯ p. 250-253 l’objet de cet amour soit défini. Le nom ne sera d’ailleurs
1. Comment faire dire ? (questions 1 à 3) pas prononcé par Phèdre, mais par Œnone (voir le rôle de
Œnone tente de rappeler à Phèdre ses devoirs de la périphrase au vers 66) comme si dire était impossible ;
fille, d’épouse et de mère (voir les verbes « offensez », l’aveu se formule donc de manière indirecte (v. 68).
• 108
3. Une parole tragique (question 5) seules didascalies concernent ce personnage et mettent
Si l’on considère qu’au théâtre, « dire, c’est faire », en relief son état d’inconfort, voire d’infériorité. L’aveu
l’aveu constitue donc en soi un acte coupable (ce que nécessite de sa part un véritable courage : il s’agit de
souligne Phèdre aux v. 45-46). La référence à la malé- surmonter ses appréhensions sur l’inutilité de son aveu
diction touchant la famille de Phèdre (fatum) constitue (l. 54) ou sur les conséquences qu’il pourra avoir. H2
aussi un autre exemple du registre tragique, ainsi que le manifeste également une relation difficile non seulement
lexique de la furor et de la fatalité. Il ne s’agit pas d’amour avec H1 mais avec les autres aussi (l. 45).
(malgré l’affirmation répétée de Phèdre), mais de passion,
sentiment destructeur qui se manifeste physiquement
Texte 3
et qui conduit à la mort. La dernière réplique d’Œnone
Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard,
(référence aux dieux, à la « race » maudite, métaphore
Acte III, scène 8 ❯ p. 256-257
des v. 71-72) manifeste cette prise de conscience du
tragique, de l’enchaînement inéluctable des actes né 1. Structure de l’extrait (question 1)
de cette parole, de cet aveu. La première étape est un jeu de fausses sorties :
celle de Dorante d’abord – ce qui provoque l’aparté de
Texte 2 Silvia – puis celle de Silvia (l. 7-8). À partir de la ligne 9
Sarraute, Pour un oui ou pour un non ❯ p. 254-255 s’élabore le dialogue entre les deux personnages –
caractéristique du dépit amoureux – où il s’agit de dire
1. Le dit et le non-dit (question 1) mais surtout de faire dire. Enfin, la tirade de Silvia
Le lexique de la parole, aisément repérable, domine amène à la troisième étape, celle du duo amoureux, de
cet extrait. Il s’agit de dire, de ne pas dire, de ne pas la reconnaissance mutuelle et de la « réconciliation »
pouvoir dire, de mots que l’on ne peut dire, qui ont été annoncée à la ligne 8.
dits, qui ne veulent rien dire mais qui disent tout, d’une
certaine façon. Le texte progresse à partir du dit et du 2. Sortir ou rester ? (question 2)
non-dit qu’il faut dire : l’action progresse donc à partir du L’aparté de Silvia et les didascalies marquent le jeu
dialogue, du jeu sur les mots, sur les expressions toutes des regards entre les deux personnages. L’observation
faites (« que veux-tu que je te dise ! », « je te l’avais bien de Silvia (« il regarde si je tourne la tête ») fait écho à
dit »), les reprises entre les personnages, et non d’actions la didascalie « Elle le regarde aller ». Se révèle aussi,
extérieures. par la gestuelle, le jeu des fausses sorties : « Il s’en
va » (voir les multiples occurrences du verbe « aller »
2. Un aveu difficile (question 2) dans ce passage), « Dorante reparaît pourtant », « il
La difficulté à dire, la difficulté de l’aveu, est claire- revient », « feignons de sortir afin qu’il m’arrête » et
ment visible dans l’usage des points de suspension, signe enfin la demande de Dorante : « Restez ». Ces revire-
d’une parole hésitante, en suspens ; on remarquera aussi ments et déplacements soulignent à la fois l’hésitation,
les formes négatives (l. 15, 17…), le lexique du rien le doute voire l’inquiétude des deux personnages, la
(l. 13, 21…), les processus de rectification (l. 33-35). La confusion des sentiments (« je ne l’aime plus », « je
parole reste inachevée, se corrige, hésite, ne parvient pas l’aime encore ») et la stratégie mise en place par Silvia
à dire, s’esquive. (l. 7-8) qui inverse ainsi la situation initiale.
3. L’effacement des personnages (question 3) 3. Faire dire sans dire (question 3)
Cette dénomination marque la perte d’une identité Les répliques, dans la deuxième étape, s’enchaînent
en tant que personnages. Ce ne sont que des êtres de par la reprise de termes en fin et début d’énoncé.
langage, des supports conventionnels d’un discours (afin On repérera par exemple : « à vous »/« à moi »
de permettre la représentation), ils extériorisent la parole. (l. 9-10), « « sans rien me dire »/« je vous répondrais
On reliera cette déconstruction du personnage tradition- bien »/« Répondez-donc » (l. 16-18), « vous ne sauriez
nel à la crise du langage (voir repères, manuel p. 263). On m’aimer »/« Je suis sensible à son amour » (l. 22-23),
pourra prolonger sur le Nouveau Roman auquel appar- « un homme qui part »/« Je ne partirai point » (l. 27-28),
tient Nathalie Sarraute. « Que vous importent mes sentiments »/« Ce qu’ils
4. La dynamique du discours (question 4) m’importent » (l 31-32). On remarque aussi l’alter-
H1 est celui qui interroge, qui questionne, qui mène nance d’affirmations et de questions, de formulations
l’interrogatoire afin d’obtenir, dans le cadre de la fable, affirmatives et négatives, la réponse à une question par
une explication sur leur éloignement. Il est aussi celui qui une question rhétorique. S’élabore ainsi le discours
encourage (l. 14, 29, 44), qui rassure, qui pousse H2 à amoureux qui, d’une opposition apparente, aboutit
l’aveu. Ce dernier refuse, esquive, tente de se justifier, de à un aveu indirect et à une réconciliation. Il s’agit de
minimiser l’incident, se réfugie derrière l’impossibilité faire dire (voir l’importance dans ce passage du lexique
de dire, les convenances, les codes de la conversation de la parole et du silence – « vous êtes trop heureux que
(« personne ne l’ose […] on n’en entend jamais parler », je me taise »), sans se dévoiler, sans prendre le risque
l. 23 ; « rien dont il soit permis de parler », l. 27-28). Les d’entendre son amour nié ou rejeté.
109 •
4. Masque et parole vraie (question 4) que Rosette, cachée, entende cette parole et perde ses illu-
C’est paradoxalement sous le masque de Lisette sions. La stratégie de Camille consistera dans un premier
que Silvia peut « parler à cœur ouvert ». En mettant temps à jouer la coquette (l. 21 à 23), à séduire Perdican.
en cause la force de l’amour qu’éprouverait pour elle Elle joue aussi l’étonnée, fait semblant de remarquer
Dorante, elle lui fait entendre les craintes de la jeune l’absence de la bague, lui rappelant indirectement un
fille abandonnée : légèreté d’esprit, distractions d’un gage d’amour. Elle l’accuse ensuite (l. 39-40), l’amenant
jeune homme bien né et sollicitations extérieures, dif- ainsi à affirmer vigoureusement, dans la même réplique,
férence de condition, inconséquences de son attitude… son honnêteté (« je ne mens jamais ») et son amour pour
tout cela aura raison de l’amour de Dorante. À cette elle (« Je t’aime Camille »).
peinture elle oppose la solitude future de la servante, de
3. Un discours féministe ? (questions 3 et 4)
la jeune fille blessée qui aura cru naïvement à cet amour,
Camille dément la versatilité des femmes : il s’agit
jeune fille désormais étrangère au monde (l. 45-46). Par
d’un simple changement de langage (l. 40-41) et non d’un
l’enchaînement des questions rhétoriques et de procédés
changement de « pensée ». Ce changement de langage,
hypothétiques, elle fait entendre à la fois son amour –
ou mensonge, est rendu nécessaire par l’emprise de la
de manière indirecte – et sa plainte inquiète.
société. Celle-ci juge la femme, lui impose une conduite,
5. « Le triomphe de l’amour » (questions 5 et 6) des principes et, par cette rigueur, la force à mentir
Le jeu sur le langage, le dit et le non-dit (l. 57-58), le (l. 44-46). Désignant la femme comme un « être faible et
marivaudage amoureux se poursuivent encore, mais violent », un « petit être sans cervelle », Camille étend la
Silvia a obtenu ce qu’elle voulait : la demande en pratique du mensonge (l. 47), expliquant ainsi ses chan-
mariage de Dorante à Lisette. Elle peut ainsi donner libre gements d’attitude à l’égard de Perdican, mais justifiant
cours à sa joie, ne doutant plus de la profondeur et de la ainsi par avance sa tromperie.
constance (voir la répétition du verbe « changer » à la Camille reproche à Perdican sa duplicité et son
forme négative) des sentiments de Dorante (l. 67-68) et orgueil, orgueil excessif qui l’a conduit à faire de Rosette
considérer la partie gagnée, l’épreuve finie : « Enfin, j’en l’instrument de sa vengeance (l. 66 à 75). Mais la jeune
suis venue à bout ». fille a reproduit en fait le même schéma dans cette scène :
Cette scène marque donc « le triomphe de l’amour » elle agit par vengeance (l. 5) et se sert de Rosette qu’elle
car, au-delà de l’aveu et du duo amoureux, chacun a ne songe d’abord même pas à secourir.
réussi à dire et à faire dire la puissance du sentiment L’issue n’est pourtant pas celle qu’attendait
éprouvé et la joie qu’il ressent de cet amour partagé. Camille : Perdican joue sur la situation (« je te trouve
Silvia a pu s’avouer et avouer à l’autre le sentiment amou- hardie de décider à quel instant ») et réaffirme son désir
reux, Dorante a reconnu en elle la noblesse de cœur (« je d’épouser Rosette, tout en suggérant l’orgueil et le
te respecte ») et peut ainsi l’aimer. manque de lucidité de Camille sur ses propres sentiments
(l. 79-80).
Texte 4 4. Le jouet de deux enfants (question 5)
Musset, On ne badine pas avec l’amour ❯ p. 258-260 Rosette, ballottée entre les deux jeunes gens, sert
1. Le dispositif scénique (question 1) alternativement les projets de vengeance de Camille et
Au début de l’extrait, deux personnages sont en scène, Perdican. Elle est le jouet entre deux enfants orgueilleux
Camille et Rosette. Camille fait ensuite sortir Rosette et capricieux qui ne parviennent pas à se dire leur amour.
(l. 4), se retrouve brièvement seule sur scène avant l’ar- Image de l’honnêteté et de la pureté, elle sera celle qui
rivée de Perdican (l. 6). Rosette assiste donc cachée à subira les conséquences de ce jeu dangereux, annoncé
l’entretien entre les deux jeunes gens (Camille – comme par le titre de la pièce. Son évanouissement dans la scène
le spectateur – connaît sa présence, pas Perdican) ; puis préfigure le dénouement : assistant cachée (sans que les
Camille montre Rosette à Perdican (l. 52-53). jeunes gens le sachent) à la scène d’aveu mutuel entre
Camille et Perdican, elle mourra.
Ce dispositif scénique est à mettre en relation avec la
scène 3 de l’acte III : Perdican avait donné rendez-vous
à Camille et Rosette, a déclaré son amour à Rosette, Texte 5
Camille étant cachée – ce que Perdican savait (l. 66-67). Ionesco, La Cantatrice chauve ❯ p. 262-263
Musset utilise ainsi plusieurs fois dans la pièce le disposi-
1. Parler : oui, mais pour quoi ? (question 1)
tif du témoin caché, jouant sur la double énonciation,
Tous accueillent la proposition du pompier avec une
donnant à entendre à ce personnage ce qu’il n’est pas
joie disproportionnée, comme le montrent les didascalies
censé savoir.
(l. 3, 5, 18 et 25). La narration des anecdotes devient une
2. La stratégie de Camille (question 2) véritable cérémonie requérant un silence quasi-religieux
Camille doit, comme elle l’a annoncé à Rosette, donner (l. 14), un exercice difficile pour l’orateur que l’on doit
la preuve de la duplicité de Perdican. Son objectif est encourager. La fin d’une fable doit être immédiatement
donc d’amener Perdican à lui déclarer son amour, afin suivie d’une autre (l. 34, 46, 49), un mot en appelle un
• 110
autre (l. 41 par exemple), comme si le silence n’était pas 2. La parodie du discours scientifique (question 2)
permis. Peu importe le sens, l’essentiel est que le silence Le discours présente apparemment les signes d’un dis-
ne s’installe pas, que la parole meuble le vide. cours organisé, d’un raisonnement logique et objectif
(« Étant donné […] », « attendu d’autre part […] », « il
2. Les fables et leur réception (questions 2 et 3)
est établi que […] », « considérant d’autre part », « les
Les anecdotes, définies par le pompier comme des
faits sont là »…). Mais ces connecteurs introduisent des
« fable [s] expérimentale [s] » (l. 28) mettent en scène
affirmations où les mots, les référents, semblent reliés
des animaux qui rappellent les fables traditionnelles. De
de manière arbitraire ou illogique. À cela s’ajoutent
même, on attend une morale (l. 39-40). Mais la repré-
les répétitions de fragments, d’expressions, de syllabes,
sentation des animaux est quelque peu étonnante, les
comme si le discours s’enrayait, comme si plusieurs
histoires multiplient les incohérences ; la représentation
énoncés se superposaient, se mêlaient, s’interrompaient.
du réel, quelque peu décalée, fantastique et de plus en
On remarquera aussi, par exemple, les insultes à peine
plus violente, ne donne pas lieu à une morale repérable
déguisées (« Conard »), les allusions scatologiques (l. 16)
ou explicite. par le biais du bégaiement, les néologismes (« assavoir »
Lorsque le discours ne comble pas l’attente, la colère l. 16, qui fige en un mot une expression toute faite) les
(l. 34) ou les reproches surgissent (l. 44, par exemple). Se inventions (les différentes formes de tennis, de hockey…).
crée aussi une forme de compétition, de jalousie entre les
locuteurs, chacun complète ou ajoute un élément du récit 3. Cette fatrasie a-t-elle un sens ? (question 3)
ou une anecdote, souvent par le biais d’une opposition Ce discours semble n’être qu’une association mécanique
(« Par contre », l. 58). Les réactions sont donc exces- de mots, une fatrasie, un chaos verbal. Pourtant, Beckett
souligne lui-même (voir la citation de la question 1) la
sives, que ce soit dans l’approbation ou la désapprobation,
structure de ce soliloque et les thèmes qui le composent.
et révèlent indirectement les tensions sous-jacentes.
On observera aussi les liens sonores entre les mots, la
3. Les enjeux de la conversation : absurde et faillite progression d’une expression à une autre (« l’homme
du langage (question 4 et 5) en Bresse », « l’homme enfin bref », « l’homme en bref
Les fables multiplient les non-sens et mettent en enfin », l. 26 et sq., par exemple), ce qui met en relief la
évidence l’absurde. On peut mentionner les dysfonc- musique du langage. La quasi-absence de ponctuation
tionnements du langage (« un autre bœuf », « un autre participe de ce travail sur le rythme qui structure le dis-
chien »), les liens faussement logiques (« En consé- cours. On retrouve enfin des expressions ou des énoncés
quence », l. 35), l’inversion des caractéristiques (le veau rappelant des thèmes beckettiens : l’absence de dieu,
qui accouche d’une vache) ou l’incohérence de certaines son silence ; la petitesse de l’homme, sa quête de « diver-
situations, déclarations ou personnifications (le coup de tissement » ; les tentatives dérisoires de l’homme pour
poing du serpent, l. 57 ; la mort du renard qui « se brisa expliquer et dominer le monde.
en mille morceaux » ; l’exclamation finale). Ces éléments
4. Les réactions des personnages : faire taire Lucky
créent le comique, comique de l’absurde ou du non-sens.
(question 4)
Le dialogue s’élabore à partir de la répétition de schémas Les didascalies insérées dans le texte théâtral
ou d’affirmations (l. 6 à 11) stéréotypées ; le pompier concernent Lucky et l’intonation de son discours. Les
propose de raconter des anecdotes, mais demande à didascalies en marge du texte donnent des indications
ce que personne ne l’écoute (l. 19 à 22) ; les réactions sur les réactions des personnages (Estragon, Vladimir,
des auditeurs sont excessives ou agressives. Tous ces Pozzo : doubles du spectateur ?). Celles-ci mettent
éléments soulignent l’impossibilité d’un véritable dia- l’accent sur une attitude de plus en plus négative, malgré
logue, d’une conversation, d’un échange porteur de sens. la bonne volonté initiale de Vladimir et Estragon, sur la
Le comique de l’absurde accentue ainsi la faillite du progression de la douleur, de la souffrance, jusqu’à
langage : les personnages parlent pour combler le vide, l’agression physique finale. Le discours de Lucky, par
peu importe le sens. le dérèglement qu’il met en mots, s’oppose aux énoncés
logiques et rassurants qui nous donnent une vision
Texte 6 apaisée du monde (n’oublions pas que Lucky obéit à une
injonction de Pozzo lui ordonnant de penser). Il constitue
Beckett, En attendant Godot ❯ p. 264-265
alors quelque chose d’« inaudible », que l’on doit faire
1. Étude de la structure (question 1) taire, ce à quoi s’emploient les autres personnages.
L’évocation d’un Dieu (l. 3), de « sa divine apathie […]
athambie […] aphasie » au début du soliloque renvoie à
Texte 7
l’insensibilité du ciel (première partie de la citation). À
Novarina, L’Origine rouge ❯ p. 267
partir, approximativement, de la ligne 17, le discours se
centre sur l’homme et son « rapetissement » (l. 27-28). 1. La déconstruction du personnage (question 1)
Enfin, on repère dans une troisième étape le lexique des Les personnages ne sont pas identifiés par un patronyme
éléments naturels (l. 52 et sq.) et l’image correspondant à mais désignés par des fonctions ou des périphrases. On
la dernière partie de la citation. remarquera le lexique religieux (sans oublier la citation
111 •
d’Origène) et la présence d’opposition (la désignation se dans la surface blanche. Rauschenberg envisageait en
construit aussi par la négative) : « Panthée » s’oppose au effet l’art comme un reflet de la vie. L’œuvre doit être,
« bonhomme nihil » comme le tout s’oppose au rien (ils selon lui, ancrée dans la vie.
sont pourtant unis à la ligne 15), un des personnages est Le carré blanc de Malevitch flotte dans l’espace de la
un « contresujet », et « l’illogicien » se caractérise par ce pure spiritualité que rien n’encombre. La peinture a pour
qu’il n’est pas (voir le logicien absurde de Rhinocéros de cet artiste une très haute valeur spirituelle, elle est capable
Ionesco). Certains personnages sont réduits à des têtes, d’amener le spectateur dans une autre dimension. Alors
associées ou non à un patronyme : si « Jean Terrier » que Rauschenberg est plutôt attaché aux aspects éphé-
semble désigner un personnage précis, le personnage mères et concrets de la réalité immédiate. La peinture est
féminin est indifférencié (« la tête d’une femme »). Ces le réceptacle des événements brefs et changeants qui se
différents procédés participent de la déconstruction du passent autour.
personnage théâtral.
2. Du blanc immaculé partout (question 3)
2. Faire parler le corps (question 2) La notion de vide est mise en avant par la blancheur des
Le titre de la pièce renvoie à une interrogation sur murs de toutes les salles.
l’origine et la nature de l’homme : qu’est-ce que
l’homme ? Il faut donc couper le corps humain (voir L’accrochage (la façon dont les œuvres sont disposées)
le personnage de la femme coupée en deux et le discours du centre Pompidou rend hommage à une exposition de
du logicien, l. 5) pour examiner ce qu’il contient : faire l’artiste français Yves Klein en 1958 qui eut lieu dans la
« parler » le corps (l. 13), mais le risque est de le faire petite galerie parisienne Iris Clert. Au départ, l’exposition
mourir (voir le jargon médical, « ne débranchez pas le devait s’intituler « La Spécialisation de la sensibilité à
huit B ») ou de désorganiser la parole, de déstructurer l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée »,
le langage (l. 25). Le corps est lui-même éclaté, perd mais l’artiste a fini par accepter le titre, « Exposition du
son unité première, il est source de confusion (les pieds vide », donné par la critique.
« sont en fait ceux de Jean Terrier », « sauf si c’est un Klein n’y expose, certes, rien, mais crée un événement
homme », l. 9). très particulier. Pour mieux comprendre les intentions
de l’artiste, rappelons d’abord qu’il est l’inventeur d’un
3. Un nouveau langage (question 3)
bleu, le « International Klein Blue » ou le « IKB », appelé
La parole est ici jeux sur les mots (l. 1), reprises plus
encore le « bleu Klein ». Il a fait de nombreux mono-
ou moins décalées d’expressions figées ou de la vie cou-
rante, les répliques s’enchaînent apparemment sans lien chromes avec ce bleu saturé et vibrant. Pour l’exposition
logique. Cette déstructuration du langage nous oblige chez Iris Clert, Klein colle sur les enveloppes d’invita-
en tant que spectateurs à abandonner nos schémas tion des timbres bleus, peint la vitrine en bleu, puis fait
habituels de raisonnement pour « que nous comprenions passer le spectateur par un rideau bleu et lui fait servir un
encore nos oreilles ». cocktail de couleur bleue. Le visiteur est par conséquent
« imbibé » de bleu – dans tous les sens du terme – avant
On pourra prolonger par l’étude de la mise en scène ;
d’entrer dans la galerie blanche, mais hantée par la pein-
des images sont disponibles sur le site de Valère Novarina.
ture immatérielle qu’il porte en lui. Les rayonnements
Voir aussi les ressources sur le site www.sceren.com.
du bleu sont disponibles pour l’esprit seul. La peinture
est pour Klein, comme pour Malevitch, une porte vers la
◗ Histoire des Arts quatrième dimension, celle de la pure spiritualité.
Des riens signifiants ❯p. 270-271 Lors de l’exposition au centre Pompidou, il n’y avait
ni timbres bleus, ni rideaux bleus, ni cocktails bleus à
1. Un blanc spirituel et un blanc matériel
l’entrée. Chaque salle, destinée à un artiste, compor-
(questions 1 et 2)
Les œuvres de Malevitch et de Rauschenberg sont tait des inscriptions expliquant la démarche de son
toutes les deux blanches. Toutefois, elles comportent concepteur. Ainsi, le visiteur attentif pouvait rapidement
quelques différences. comprendre que les vides ne répondaient pas à la même
motivation.
La première est constituée de deux variantes de blanc
superposées. Le carré blanc d’une teinte plus grise est À l’instar de Malevitch et Klein, certains artistes invi-
dessiné à l’intérieur du champ blanc crème. Il est incliné taient à une contemplation spirituelle. D’autres, plutôt
sur une diagonale ascendante. Malevitch voulait repré- proches de Rauschenberg, proposaient de se concentrer
senter le mouvement, voire l’élévation, vers la quatrième sur la matérialité de l’espace existant. D’autres encore,
dimension (là où se recoupent l’espace et le temps) qui incitaient le spectateur à laisser son imagination construire
était pour lui totalement spirituelle. des structures, suggérant que les possibilités sont plus
riches qu’un projet fixé à jamais.
L’œuvre de Rauschenberg est constituée de plusieurs
parties de format vertical, disposées côte à côte. La 3. Du blanc (question 4)
surface est lisse et brillante, le blanc est le même partout. Naturellement, les trois exemples sont réunis par l’uti-
Les ombres des spectateurs ou des passants se reflètent lisation du blanc.
• 112
Dans la civilisation occidentale, le blanc, qui avec le Étudier un dialogue
noir est une non-couleur fondamentale, est attaché aux 2 1. Célimène est le personnage qui parle le plus, elle
valeurs de pureté, d’ordre, de sérénité.
mène donc le jeu. Les marquis, Acaste et Clitandre
Depuis la Renaissance, on associe le blanc à l’idéal servent, en lançant le nom des « cibles » (Damon, Timante
antique. Avec Newton, on apprend que le blanc est la et Géralde), à provoquer le discours de Célimène, soit
somme de toutes les couleurs du prisme lumineux. Il les différents portraits. Eliante et Philinte, observateurs,
équivaut à la pure lumière, à l’unité. commentent, apprécient le jeu qui se déroule sous leurs
On sait aujourd’hui que les œuvres et bâtiments yeux.
antiques étaient très colorés, même criards. Toutefois, 2. La société mondaine se met en scène : nous avons
l’aura du blanc comme modèle originel de la beauté pure ici une mise en abyme du théâtre dans une pièce
persiste encore aujourd’hui. où Célimène joue le premier rôle. Les personnages
ARTS ET ACTIVITÉS 1. On peut choisir un exemple qui va secondaires ont pour fonction de mettre en valeur cette
dans le sens de la spiritualité et un autre plutôt ancré dans actrice, dont le jeu sera apprécié par Eliante et Philinte,
la matérialité du lieu, afin d’enrichir la réflexion entamée figures du spectateur. Il s’agit aussi, pour Molière, d’offrir
avec les questions. aux spectateurs de la Cour le spectacle de leur propre
2. Ce carré est une des premières œuvres abstraites. existence, où le paraître est plus important que l’être, où
En effet, Malevitch, Mondrian et Kandinsky dépassent l’hypocrisie domine, où la conversation – qui comble le
au même moment l’imitation de la nature et inventent vide de leur existence – consiste à médire de l’autre tout
l’abstraction. en faisant valoir la maîtrise de la parole.

◗ Analyse littéraire Étudier un monologue


La parole théâtrale ❯p. 272-273 3 1. Lorenzo s’adresse principalement à lui-même.
Étudier discours et didascalies Mais en imaginant la scène du meurtre, en se projetant
dans l’avenir, il parle aussi au duc (« je lui dirai ») et le
1 1. Les deux dernières didascalies montrent la
monologue prend la forme d’un dialogue fictif dans le
réaction – ou l’absence de réaction – des personnages. deuxième paragraphe et Lorenzo commente son propre
Le comportement de Serge, visiblement vexé, fait écho au stratagème. Enfin, il interpelle la lune (dernière ligne).
rire de Marc, plutôt moqueur. Les didascalies « un temps »
2. Lorenzo tente de prévoir dans les moindres détails
et « après un temps » rythment le discours, marquant
une pause, comme une hésitation des personnages à le déroulement du meurtre. Ne voulant rien laisser au
poursuivre ce qui risque de dégénérer en conflit. Mais on hasard, il répète le dialogue qu’il aura avec le duc. Ceci
note aussi la didascalie de la ligne 23 qui donne l’impression peut révéler sa détermination, mais aussi sa peur de ne
d’une interruption de la scène, comme si l’on retrouvait pouvoir mener l’acte à son terme. Il est aussi partagé
les personnages plus tard, comme s’il y avait eu une ellipse. entre les conséquences funestes du meurtre (« Que ma
mère […] ») et le désir de reconnaissance (« Cela pourra
2. Cette indication évoque ici l’aparté puisque le
les étonner, même Philippe »).
personnage fait comme si l’autre ne pouvait l’entendre. Ce
discours est donc destiné au public, comme le montrent
Écrire
l’utilisation de la troisième personne, les informations
qu’il délivre sur Marc et le jugement que porte Serge sur 4 On attendra des élèves qu’ils travaillent non
son ami et la société. seulement sur le discours théâtral, mais aussi sur les
On pourra prolonger par l’étude d’extraits de la pièce didascalies. Le monologue devra mettre en évidence
afin de faire saisir l’importance des silences ; des vidéos les réactions de Serge, réactions que l’on peut aisément
sont disponibles sur Internet. déduire de l’extrait. On valorisera le travail sur le langage.

113 •
Chapitre

10 Du renouvellement à l’éclatement des formes ❯ MANUEL, PAGES 162-185

◗ Document d’ouverture Le discours se fait alors sentencieux (l. 15 et 16, par


La guerre de Troie n’aura pas lieu, de Jean exemple), catégorique et injonctif. Le commandeur se
Giraudoux, mise en scène de Nicolas Briançon, pose en observateur critique de la situation.
Paris, théâtre Sylvia-Montfort, novembre 2006 Nous voyons donc clairement l’opposition des
caractères entre le père de famille, lié affectivement à
1. La composition de l’espace scénique (question 1)
ses enfants, et le commandeur qui, habitué à diriger et
Le décor se réduit à quelques éléments qui servent à
ordonner, persuadé de détenir les vraies réponses, donne
rappeler, en trois espaces scéniques séparés, le contexte
froidement une leçon de morale et juge sans connaître.
historique (le palais antique en arrière-plan), le cadre (la
Centré sur lui-même, il exprime ses désagréments phy-
table et les sièges), les enjeux du discours (la tribune de
siques et se retire de la scène.
l’orateur). Ces éléments jouent essentiellement sur la
verticalité et l’horizontalité structurant l’espace et déter- 3. Le pathétique dans le drame bourgeois (question 3)
minant les lieux de l’action. Le pathétique est visible dans la situation et le per-
sonnage du père tourmenté (expression de sa douleur,
2. Regard et posture (question 2) de sa souffrance). Mais on notera aussi la mort de la
Sur cette image, peu de regards se croisent. L’orientation mère (l. 6) et l’image d’une famille meurtrie. Cécile
des corps et des visages (donc du regard) évoque davan- tente de faire comprendre au commandeur à quel point
tage un repli sur soi ou une projection vers un ailleurs ses reproches sont déplacés mais en vain (voir l’évolution
(dirigée vers l’espace du public) qu’une communication dans l’apostrophe, l. 10 et 12).
entre les personnages. Seule la figure féminine et le jeune
garçon assis au bord de la scène échappent à ce schéma. 4. Du caractère à la « condition » (question 4)
On passe, avec le drame bourgeois, de la notion de
« caractère » à celle de « condition » : condition sociale
Texte 1 ou familiale, elle est incarnée par un personnage qui en
Diderot, Le Père de famille ❯ p. 276 exprimera les « devoirs », « avantages » ou « embarras ».
1. La désignation des personnages (question 1) Cet ancrage social s’associe aux thèmes de la famille et
Le personnage de Cécile mis à part, la désignation s’ef- de l’argent et détermine le choix des personnages-fonc-
fectue à partir d’une caractéristique, d’une fonction. tions : homme de lettres, philosophe, commerçant, juge,
Ainsi, on repère « le père de famille », sans que celui-ci avocat, politique, citoyen, magistrat, financier, grand sei-
se voit attribuer un nom ; même principe pour « le com- gneur, intendant, mais aussi père de famille, époux, sœur,
mandeur », beau-frère du précédent. Cette démarche est frères (Entretiens sur le fils naturel). Ceci, à la différence
révélatrice des enjeux du drame bourgeois : mettre des genres théâtraux précédents, permet une plus grande
en scène des caractères et non des individus particuliers, empathie du spectateur (voir la question 1) : « Pour peu
afin que le processus d’identification, la projection du que le caractère fût chargé, un spectateur pouvait se dire
spectateur sur le personnage (statut, fonction) soient plus à lui-même, ce n’est pas moi. Mais il ne peut se cacher
efficaces (perspective didactique et morale du drame que l’état qu’on joue devant lui, ne soit le sien ; il ne
bourgeois). peut méconnaître ses devoirs. Il faut absolument qu’il
s’applique ce qu’il entend. »
2. À chaque personnage un discours (question 2)
Le discours du père est essentiellement affectif. Il est
marqué par les phrases exclamatives et interrogatives (l. 1) Texte 2
qui expriment l’inquiétude d’un père devant l’absence Hugo, Ruy Blas ❯ p. 277-278
inexpliquée de son fils. Les phrases négatives (l. 4 et 14) 1. Un dénouement progressif (questions 1 et 2)
soulignent l’abandon, le désarroi ; la reprise du pronom Le début de la scène est marqué par la demande de
« il », sans précision sur l’identité (l. 14), montre claire- pardon et le ton de la supplication pour Ruy Blas. Il
ment que le seul objet des pensées du père est son fils. demande son pardon, mais se heurte à son refus. Le mot
Le discours du commandeur est un discours qui se « jamais » à l’initiale du vers marque la fermeté de ce
veut plus objectif et raisonnable (l. 2). Il se fait aussi refus, il est repris par Ruy Blas à la forme interrogative
reproche (l. 5 et 8) et entend donner une leçon d’éduca- puis réitéré par la reine sous une forme accentuée, sem-
tion. Le commandeur est celui que l’on doit écouter (l. 13 blant marquer ainsi une décision définitive, irréversible.
et 21) car il détient – en tout cas le croit-il – le savoir. Parallèlement à cet échange créant un jeu d’écho, il faut
• 114
noter le déplacement de Ruy Blas vers la table qui porte (voir les didascalies mettant en évidence l’union physique
la fiole de poison, mouvement qui le conduit vers la des amants). Ainsi cette mort est associée à la joie, à
mort. Enfin, le lexique est aussi celui de l’achèvement : la consolation, l’amour : les amants semblent réunis
« éteins-toi » (v. 3), « rien » (v. 3-4) répété deux fois, au-delà de la mort, dans une forme d’éternité.
le participe « finis » (v. 4) et la formule « Voilà tout » Cette scène, fortement dramatisée, resserre progressive-
(v. 5). Cette étape, scène de rupture (voir le chiasme du ment l’espace scénique pour se concentrer sur le couple.
vers 4 et le passé composé du vers 6), pourrait donc ainsi L’héroïsme de Ruy Blas, le sacrifice de sa vie ne peuvent
constituer un dénouement, le refus de pardon et la mort que provoquer l’admiration chez le spectateur et le
de Ruy Blas. pardon de la reine, son amour réaffirmé, le « merci »
Le geste de Ruy Blas provoque une modification dans ultime ne peuvent que l’émouvoir. Victor Hugo joue aussi
le comportement de la reine. Ce changement se marque sur la double énonciation théâtrale (« Que fait-il ? », v. 3,
par la gestuelle (« se levant et courant vers lui ») indi- par exemple) afin de renforcer l’émotion ; le spectateur
quant un double mouvement. Parallèlement, la notation est le témoin privilégié d’une scène qui doit rester secrète.
« éperdue » confirme une évolution des sentiments. Mais il s’agit aussi de montrer la mort sublime d’un
De plus, la ponctuation devient expressive car la reine laquais devenu digne de la reine par sa grandeur
s’interroge et interroge Ruy Blas, l’exclamation « Don d’âme : figure du pardon absolu (« Vous me maudissez, et
César ! » révèle sa peur. On remarquera aussi le change- moi je vous bénis », v. 4), Ruy Blas prend une dimension
ment d’énonciation (« Qu’avez-vous fait ? Dis-moi »), le christique, sa mort est un sacrifice pour sauver la reine :
ton de la supplique, le serment d’amour renouvelé et le on pourra étudier la position des personnages (image de la
pardon accordé. Enfin, la didascalie « l’entourant de ses Pieta ?), le discours adressé à Dieu, l’expression « cœur
bras » marque la réunion des amants. crucifié » – diérèse – et le lexique religieux.
2. Un dénouement de drame romantique (question 3) La mort de Ruy Blas est la seule issue possible :
Cette scène transgresse plusieurs règles de la tra- sur le plan dramaturgique, elle résout, de façon tra-
gédie classique. Tout d’abord, elle montre la mort sur gique, l’amour impossible entre une reine et un laquais
scène, à la fois l’absorption du poison et la mort de Ruy par un suicide qui marque l’accession du personnage à
Blas, elle impose le corps sur scène (cf. le grotesque) et l’héroïsme et au sublime. Mais Ruy Blas est aussi l’in-
mêle les genres (la mort renvoie à la tragédie, mais la carnation du peuple ; sa mort symbolise donc l’échec de
fiole de poison appartient plutôt au mélodrame). Ensuite, l’alliance de l’être social et de l’être individuel, elle est
elle présente une scène d’amour contraire aux conven- révélatrice d’une société bloquée où le peuple n’a pas
tions sociales entre une reine et un laquais. Enfin, Victor le présent, pour rappeler la préface de Victor Hugo. Le
Hugo disloque de façon particulièrement significative suicide est donc le seul moyen de poursuivre le rêve
l’alexandrin (étudier le procédé de la stichomythie, la qui ne pouvait que se briser contre la réalité sociale, la
voix agonisante de Ruy Blas jusqu’à la chute), ce dernier contrainte sociale ne pouvant permettre à Ruy Blas d’être
renfermant parfois en outre des formules familières (v. 11 laquais, amant de la reine et ministre.
et début du v. 12). Là encore, ce mélange des genres, des 4. La reconquête d’une identité (question 5)
registres, des langages est encore à mettre en relation Le jeu des noms est particulièrement significatif dans
avec les enjeux du drame romantique. cette scène. « Don César » est le nom de l’« autre », c’est
3. Ruy Blas, ou la mort d’un héros romantique un nom usurpé. Ruy Blas le refuse car il veut être reconnu,
(question 4) être aimé pour lui-même. Au vers 9, il rectifie le nom
La grandeur du héros trouve d’abord sa source dans employé par la reine car l’affirmation de son identité passe
la nature même de la mort. Le suicide est un choix, par la reconquête de son nom. Pour la première fois, la
il peut être perçu comme un signe de la liberté du reine l’appelle aussi Ruy Blas, et ceci se révèle important
personnage, il correspond ainsi à la vie passée de Ruy pour ce dernier : en effet, la reconquête du nom, donc
Blas. On remarquera aussi sa lucidité et son calme exté- de soi, passe par la reconnaissance de l’autre de ce que
rieur : il affronte la mort dans une attitude stoïque, il l’on est véritablement. En affirmant qui il est, Ruy Blas
se donne l’ordre de mourir. Ce suicide s’apparente à un sort de l’aliénation où le confinaient son déguisement et
acte d’héroïsme, c’est aussi la seule issue pour la reine son mensonge, sa noblesse morale fait que sa condition
et pour lui-même : « J’aurais agi de même ». Il assume d’homme du peuple n’apparaît plus comme inférieure.
donc l’entière responsabilité de son acte et ôte ainsi à la Cette reconnaissance s’effectue en deux temps : tout
reine toute responsabilité à l’égard de son suicide. De d’abord avec une certaine distance (« Ruy Blas » est
même, l’expression « pauvre ange » souligne la tendresse associé au vouvoiement), puis de façon proche par l’em-
au moment même où il meurt ; dans ce moment à la ploi du tutoiement qui symbolise l’acceptation de l’autre.
fois tragique et pathétique, il ne pense qu’au salut de Cette reconnaissance est achevée lorsque la reine pro-
la reine : « Fuyez d’ici !/Tout restera secret. » (v. 19-20). nonce spontanément ce nom au moment de la mort. Le
Sa mort prend un caractère sublime qui renforce le pathé- « Merci » de Ruy Blas marque la satisfaction, la joie d’être
tique. On remarquera encore l’importance de la gestuelle aimé pour lui-même, comme le « je t’aime » constitue la
115 •
seule véritable déclaration d’amour de la reine, la seule reine annonce elle-même un avenir menaçant (utilisation
destinée à Ruy Blas et non à don César. Ainsi, Ruy Blas du futur à la ligne 55). La machine infernale est donc
retrouve son intégrité, il n’est plus ce moi éclaté entre enclenchée.
être et paraître.
Texte 4
Texte 3 Giraudoux, Électre ❯ p. 282
Cocteau, La Machine infernale ❯ p. 280-281
1. Un récit d’apparence classique… (question 1)
1. Le décalage personnage-langage (question 1) La mort, du héros tragique ou des personnages impor-
Le langage courant, voire familier de Jocaste et tants, si elle ne constitue pas un élément obligatoire dans
Tirésias, les diminutif et appellation (« Zizi », « Ma petite le dénouement d’une tragédie ou d’une pièce recourant au
biche ») apparaissent déplacés dans la bouche de la reine registre tragique, apparaît néanmoins comme récurrente.
de Thèbes et du devin. Ces procédés désacralisent les Mais sa représentation sur scène, parce qu’elle peut
personnages, les rapprochent du personnage commun. heurter le spectateur, n’est pas autorisée par la règle
Ils créent aussi un effet comique par le décalage (fonc- classique de bienséance et le dramaturge utilise alors
tion-langage) qu’ils mettent en évidence. généralement le récit pour raconter la mort sans la
On pourra aussi analyser le processus de désacralisation montrer explicitement.
en travaillant sur les préoccupations ou désagréments Giraudoux ne déroge pas à la règle dans cet extrait
soulignés par Jocaste (odeur, douleurs physiques par d’Électre où, pour venger la mort de son père, Oreste,
exemple), incongrus dans un contexte tragique. poussé par sa sœur, tue le couple Clytemnestre-Égisthe.
Le récit de cette double mort est assumé par le personnage
2. Le fantôme, un personnage comique (question 2)
du Mendiant, énoncé destiné aux autres personnages
La transformation du nom est déjà un premier
sur scène mais aussi au spectateur, selon le principe de
élément du comique : « Laïos » devient « Laïus », terme la double énonciation. La tirade du Mendiant, qui pré-
qui renvoie de manière péjorative à un discours abondant sente donc les caractéristiques du récit et du dénouement,
mais creux. Comble de l’ironie, ce fantôme ne peut se faire a pour but de décrire l’action se déroulant hors-scène, afin
comprendre (ce qui constitue pour Jocaste une preuve de de rendre visible aux spectateurs ce qui ne l’est pas. Le
son identité…) et ne parvient pas à se faire entendre. Il ne récit du double meurtre, qui constitue le dénouement
peut se manifester que dans la puanteur (l. 6-7) et la des- d’Électre et la résolution de l’action, semble présenter
cription du soldat réduit ce personnage au « trou noir de les caractéristiques du dénouement classique et remplit
la bouche qui parle ». De même, l’explication (l. 22-25) ainsi différentes fonctions. En effet, le théâtre classique
est source de comique, en dissociant image et son, et en du XVIIe siècle, s’inspirant du théâtre grec et des principes
révélant l’impuissance du fantôme : « alors il ne savait énoncés par Aristote, pose la règle de bienséance qui
plus comment s’y prendre ». Le personnage du fantôme interdit la représentation de la mort sur scène. Le double
est donc, comme celui de la reine et du devin, démythifié, crime d’Oreste se déroule alors hors-scène et son récit est
désacralisé. assumé par le personnage du Mendiant, dans une longue
3. La dimension satirique (question 3) tirade.
Jocaste s’attaque principalement aux pouvoirs divi- Celle-ci présente les caractéristiques de la narration :
natoires de Tirésias (l. 8-9, par exemple) qui semble un les temps dominants sont le passé simple (« délièrent »,
simple disséqueur de « volailles », voire un charlatan. l. 1, « précipita », l. 2), l’imparfait (« découpait », l. 20,
Elle privilégie aussi le peuple comme interlocuteur, et « secouait », l. 22) et le plus-que-parfait (« avait frappé »
l’oppose à Tirésias ou Créon, la parole prophétique ou l. 8) ; le narrateur s’efface presque totalement, le « je »
politique (l. 60), comme pour marquer l’éloignement apparaissant seulement dans la dernière réplique.
entre ceux qui détiennent le pouvoir et le peuple. En effet, la fonction du récit est de rendre apparent ce
4. Une nouvelle écriture du tragique (question 4) qui est caché au spectateur, donc permettre à ce dernier
La dimension parodique de la scène exclut le tragique de localiser et de percevoir, à travers différents sens, la
classique. Mais une représentation plus moderne du scène des meurtres, de la « vivre ». Le mendiant guide
tragique apparaît : l’atmosphère est étouffante, pesante donc le spectateur dans la course d’Oreste, en locali-
(les odeurs, l’orage – dans l’antiquité considéré comme sant les différentes actions : « à travers la cour » (l. 2),
une manifestation de la colère divine) comme le sou- « de la niche en marbre » (l. 4), « dans son dos » (l. 6).
ligne Jocaste. Le sang (l. 17) rappelle le meurtre commis, L’enchaînement rapide des actions est mis en évidence
la phrase inachevée sur la reconnaissance d’Œdipe (l. 62) par l’accumulation des verbes d’action (« se précipita »,
– reconnaissance impossible si l’on considère qu’elle n’a l. 2, « atteignit », l. 3, par exemple) et la répétition de la
jamais revu son fils depuis l’abandon – annonce la venue conjonction « et ». Ce rythme rapide est soutenu par des
d’Œdipe ; les souffrances physiques de la reine prennent propositions souvent brèves.
un caractère prémonitoire, la répétition de « J’étouffe » D’autre part, le récit du Mendiant inscrit des détails qui
préfigure la mort par pendaison de Jocaste. Enfin, la doivent permettre au spectateur de visualiser ce qui est
• 116
invisible : « elle se cramponnait au bras droit d’Égisthe », Clytemnestre n’est pas dans cet extrait la meurtrière de
« le lacet de sa cuirasse se prit dans une agrafe de son mari, celle qui a sacrifié ses enfants, mais la figure
Clytemnestre » (l. 21) ; il supplée aussi l’absence de la mère (le terme est présent à trois reprises) : « tout
d’audition : « il entendit crier dans son dos une bête » est sensible et mortel dans une mère, même indigne »,
(l. 6). Enfin, ce récit inscrit la résolution de l’action : « Oreste avait l’impression que c’était une autre mère,
le Mendiant annonce « voici la fin », la mort d’Égisthe et une mère innocente qu’il tuait ». Le geste d’Oreste
de Clytemnestre étant l’aboutissement du désir de ven- devient un assassinat, un crime injuste dont il perçoit
geance d’Électre, une forme de punition pour l’assassinat d’ailleurs toute l’horreur, comme le montrent son atti-
d’Agamemnon. tude et son aveuglement volontaire : « Il avait frappé au
Ainsi, le récit de ces deux morts ôte au spectateur hasard sur le couple, en fermant les yeux » (l. 8). Le per-
la vision d’une double mort tout en lui permettant de sonnage d’Égisthe, loin d’être traité de façon négative par
connaître les événements qui se déroulent hors scène, Giraudoux, meurt pour un crime qui n’est plus le sien :
respectant apparemment ainsi la règle de bienséance. il est « désespéré de mourir en criminel quand tout de
lui était devenu pur et sacré ». Les termes de « loyauté »
2.… Mais en réalité perverti (questions 2 et 3)
et d’« innocence » renvoyant à Égisthe amplifient cette
Mais Giraudoux, dans la réécriture du mythe, pervertit ce
présentation : Égisthe est rattrapé par son passé, mais
récit d’apparence classique : le personnage du Mendiant
meurt quand il est devenu autre. Là encore, le geste
n’est pas le simple narrateur d’un événement passé.
d’Oreste peut sembler injuste, tout au moins déplacé
Si l’utilisation dominante des temps du passé semble temporellement.
présenter l’événement raconté comme appartenant au
C’est donc un dénouement ambigu que propose ici
passé – il s’agirait alors d’un récit a posteriori –, cette illu-
Giraudoux, ambigu car le récit accentue la violence
sion se dissipe dans les dernières lignes de l’extrait : la voix
de l’acte, et ne respecte donc la bienséance classique
d’Égisthe, qui vient du hors-scène, perturbe la narration en
révélant le décalage temporel, décalage confirmé par la qu’en apparence, et ambigu par le sens que prend le
dernière réplique du mendiant « J’ai raconté trop vite. Il geste d’Oreste, plus matricide et régicide qu’acte de
me rattrape » (l. 28). Ainsi, le présent est raconté comme « justice » ou de réparation.
un passé, ou mieux encore, le passé anticipe le présent. Le
statut du récit se trouve modifié : la narration est alors Texte 5
prophétie, comme l’annonçaient dès le début de la tirade Sartre, Les Mouches ❯ p. 283
le passé composé et le futur : « Il a eu tort. Il ne la touchera
jamais plus » (l. 3). Le Mendiant n’est donc pas un nar- 1. Deux crimes différents (question 1)
rateur traditionnel mais la figure du devin, de celui qui Égisthe, qu’Oreste ne désigne qu’une fois par son nom,
a accès au futur, de celui qui peut raconter des événements est « un autre meurtrier » un « criminel » qui a usurpé
qui ne se sont pas encore produits. Cette confusion entre le le pouvoir. Il est aussi celui qui n’a pas assumé son crime
passé, le présent et le futur, accentue le parallélisme entre (l. 4-5) et que le peuple a accepté par lâcheté. C’est sur
le meurtre d’Agamemnon et la mort du couple, le deu- le peuple que repose maintenant la culpabilité (l. 7-8).
xième événement étant à la fois conséquence et répétition Oreste au contraire revendique son crime au lieu de
du premier. le cacher, il libère donc le peuple d’Argos des Erinnyes.
Il est digne d’être roi (même s’il refusera la fonction) à la
3. Une violence amplifiée (question 4) différence d’Égisthe.
D’autre part, ce récit, qui brouille les repères tempo-
rels, loin d’évacuer la violence de la scène, l’amplifie. 2. Le pouvoir divin et le pouvoir humain (question 2)
La récurrence du verbe « saignait » et l’utilisation du Jupiter s’est auparavant présenté à Oreste (note 3)
terme « bête » (l. 6) évoquent une scène de la bouche- comme un charmeur de mouches. À cette histoire Oreste
rie, mettant ainsi en relief la brutalité du meurtre. Les substitue celle du charmeur de rats, s’identifiant au joueur
quatre phrases marquent la prise de conscience progres- de flûte (on repérera aisément les liens comparant-com-
sive d’Égisthe, prise de conscience d’un meurtre qui a paré). Il s’approprie donc le pouvoir divin, ou plutôt,
lieu par surprise. L’agression d’Oreste est redoublée par il ôte le pouvoir au dieu pour le donner à l’homme.
celle de l’oiseau (« il y avait encore cet oiseau qui le Assumant son acte, il emporte avec lui les mouches, libé-
giflait de ses ailes et l’attaquait du bec », l. 15), les verbes rant le peuple d’Argos.
d’action à l’imparfait marquant à la fois la répétition, la 3. Oreste, un homme libre ? (question 3)
durée de l’agression et donc l’importance de la douleur et Oreste accepte son destin en tuant le couple
de la souffrance. Clytemnestre-Égisthe : il ne peut agir sur le passé. En
4. Un meurtre « injuste » ? (question 5) revanche, il se distingue du héros tragique en choisis-
Enfin, le geste d’Oreste, qui pouvait peut-être appa- sant son présent et son futur. En effet, il s’affranchit du
raître comme une vengeance justifiée par le meurtre pouvoir divin en refusant le trône (l. 19 et 20) ; il assume
d’Agamemnon, se révèle, à travers les commentaires du la responsabilité du meurtre, il devient ainsi un homme
Mendiant (narrateur omniscient), beaucoup plus ambigu. libre. Ainsi, conformément au héros sartrien, Oreste
117 •
assume ses actes, choisit son destin, définit lui-même le le pantalon ouvert, la répétition de la désinfection et l’ob-
sens de son existence. Il se libère et libère son peuple. servation attentive qu’elle provoque à chaque fois…) ;
par le jeu sur les mots (confusion coite/coïte, et l’enchaî-
Texte 6 nement logique avec le verbe « baiser », la pause (l. 41)
permettant de mieux apprécier le jeu verbal, comme dans
Jarry, Ubu roi ❯ p. 284-285
un spectacle comique) ; par la référence scatologique qui
1. Les sources du comique (questions 1 et 2) se poursuit aux lignes 42-43.
Pour analyser les sources du comique, on analysera : On notera aussi que le rire est présent à travers les per-
– le comique de répétition (interrogation sur l’identité, sonnages (l. 13) mais révèle ici l’inanité de la proposition.
réponse, question sur les revenus, réponse et décision
toujours identique d’Ubu, quelle que soit la réponse) ; 2. Une mise en abyme du théâtre ? (question 2)
– le comique de langage (voir la question 2) ; La première réplique de l’extrait contient le terme
– le comique de situation et de caractère (soif d’argent et « comédie » que l’on peut interpréter, outre le sens
de pouvoir, appétit inextinguible des Ubu, enchaînement courant, comme une référence à l’univers théâtral.
des morts tellement horrible – voir les lignes 11 à 13, les Cette « comédie » jouée « tous les jours », « suit son
hyperboles – qu’elle en devient grotesque) ; cours » et risque de « signifier quelque chose », obser-
– le comique de l’absurde ainsi créé. vée par « une intelligence » qui serait « de se faire des
On étudiera notamment, pour le comique de langage : idées, à force de nous observer ». Cette « intelligence »,
– les dénominations décalées et répétitives (« la caisse à observateur extérieur qui s’interroge sur ce qu’il voit,
Nobles et le crochet à Nobles […] »), inventant ainsi de cherche à comprendre et à interpréter, ne serait-elle pas
nouveaux « objets » ; cette figure du spectateur qui se demande le sens de ce
– la dénomination des lieux, des expressions incongrues à quoi il assiste, c’est-à-dire la pièce elle-même, Fin de
(« les sous-sols du Pince-Porc », l. 12-13, par exemple) ; partie ? On pourra aussi étudier la lunette (de théâtre), et
– l’utilisation d’un niveau de langue particulièrement le fait que Hamm et Clov observent eux-mêmes un lieu,
familier qui contraste avec la fonction de roi, les insultes. le monde extérieur.
2. Une farce grinçante sur l’arbitraire du pouvoir 3. Images de l’humanité (question 3 et 4)
(questions 3, 4 et 5) L’univers, la pièce de la maison, les personnages
Cette scène fait rire par sa démesure, par son carac- semblent morts. La réponse de Hamm (l. 5) est sur
tère excessif qui lui donne une certaine irréalité. Si l’on ce point étonnante. Il semblerait que la vie soit niée et
considère que la pièce est une parodie et met en scène rejetée ; l’existence d’une puce ou d’un morpion consti-
une parodie du pouvoir, cela renvoie indirectement à tuerait alors une autre forme de vie à partir de laquelle
une réalité possible, même si les schémas sont exa- « l’humanité pourrait se reconstituer ». Les exclamations
gérés. Le père Ubu est la figure de la dictature, de angoissées de Hamm et la frénésie avec laquelle Clov
la tyrannie, celle qui, indifférente à la vie humaine, s’attaque à l’insecte révèlent ce rejet de l’existence
s’approprie les biens de son peuple tout entier. humaine.
L’automatisme des réponses du père Ubu fait rire mais
Les deux personnages restent cloîtrés dans une pièce,
interpelle aussi, tout comme le « programme poli-
le seul contact avec l’extérieur se fait visuellement, grâce
tique » énoncé (l. 49-52).
à la lunette (l. 17). Ils répètent les mêmes gestes tous les
Le père Ubu officie dans « la grande salle du palais », jours, les mêmes mots, les mêmes situations, et refusent
ordonne (voir la répétition des impératifs), insulte et toute autre manifestation de vie. Tout questionnement
humilie, a le pouvoir de vie ou de mort et ne dédaigne philosophique ou métaphysique est immédiatement rejeté
pas d’exécuter lui-même la sentence qu’il a prononcée (l. 13), l’homme, en retrait du monde, est réduit à ses
(l. 20). Peu importe la réponse du Noble, ce dernier fonctions organiques (l. 42-44).
sera puni de mort : le caractère dérisoire des motifs
invoqués (l. 33) révèle la tyrannie et le caractère
sanguinaire du personnage. Enfin, tel un tyran, il ◗ Histoire des arts
concentre tous les pouvoirs et entend tout diriger, et ce, Un personnage, plusieurs vies ❯ p. 290-291
pour son unique profit (l. 49-52). Sa monstruosité est
1. Un moment dramatique (questions 1)
telle qu’elle est soulignée par les remarques de la mère
Klimt a peint la dernière scène de Roméo et Juliette. Il a
Ubu (l. 7 et 40).
représenté les deux jeunes amoureux morts, car empêchés
par leurs familles de vivre leur passion.
Texte 7 La composition est clairement séparée en deux.
Beckett, Fin de partie ❯ p. 282-287
Dans la partie gauche, sur une légère oblique ascen-
1. Les sources du comique (question 1) dante, toute en blanc, Juliette attire immédiatement
Une des sources du comique est le comique de farce : le regard. Roméo lui fait pendant sur une oblique des-
par le jeu sur les gestes (les grattements répétés de Clov, cendante. Le religieux, sans doute le père Laurent qui a
• 118
marié les deux amoureux, se trouve dans l’ombre, dans le Elle se trouve sur une oblique ascendante, suggérant
prolongement du corps de Juliette. Sa silhouette sombre une élévation, une spiritualité. L’interprétation de Klimt
contraste avec la robe lumineuse de la jeune femme. Ses insiste sur l’innocence et de la vertu sacrifiée, le blanc
gestes amples et son visage grave suggèrent qu’il s’agit étant la couleur qui convient à ces qualités. De plus,
d’un moment dramatique. L’espace sur la scène est aéré, depuis le XIXe siècle, la mariée est en blanc et, quoique
on se concentre sur les personnages. secrètement, Juliette est l’épouse de Roméo.
En revanche, la partie droite est beaucoup plus dense, La Juliette de la BD est blonde, habillée en noir,
avec beaucoup de protagonistes. Au centre, le roi et la allongée par terre, entourée de pétales rouge vif, sur une
reine, puis, vers la droite, les nobles et, enfin, dans le coin oblique descendante qui instille la chute, la mort, l’ef-
droit, les gens du peuple. Tous, au-delà des distinctions fondrement. L’interprétation des auteurs est orientée vers
sociales, sont saisis par le moment dramatique. Les visages le deuil de Roméo qui va se suicider peu après, croyant
sont rivés sur la scène. La reine tient un mouchoir, la dame que sa bien-aimée est morte. Le rouge et le noir nous
du balcon agrippe, tendue, la paroi. L’homme en noir est renvoient à la passion dévorante et tueuse, contrairement
comme happé par la scène, tendu vers l’avant. Un autre à la mise en scène de Klimt qui souligne l’innocence et
spectateur, devant, empoigne la chaise de son voisin. le mariage. À la lecture du texte de Shakespeare, les deux
Malgré la retenue toute classique du tableau, Klimt a su interprétations sont valables.
rendre ce moment de saisissement quand, après de mul- ARTS ET ACTIVITÉS
tiples rebondissements, Roméo et Juliette meurent. En 2. Comme dans le film de Baz Luhrman, les protagonistes
représentant le public diversifié ébahi devant la puissance de West Side Story portent des vêtements de leur époque ;
de l’amour, Klimt insiste sur l’universalité de ce sujet. le décor et la musique sont également modernes. Adapté
2. Un Roméo moderne (questions 2) d’une représentation de Broadway, dirigé par Robert
Roméo est de toute évidence un garçon du XXe siècle. On Wise, le film sort en 1957 et obtient un immense succès.
le voit à ses vêtements, la veste bleue rappelle la mode des Depuis, la comédie musicale a été adaptée maintes fois
années 1990. La cravate est plutôt fantaisiste. La chemise sur scène. La musique célèbre de Leonard Bernstein a
ouverte, portée au-dessus du pantalon. On peut appeler largement contribué à ce large succès.
cela un « look » décontracté. Sa coiffure aussi est moderne. L’action se passe à Manhattan (West Side) et non pas à
Vérone ; deux bandes, non pas deux familles, s’affrontent
3. Une tragicomédie (question 3) – celle des « Jets » (Américains blancs), et celle des
En publiant le texte intégral de Roméo et Juliette de « Sharks » (Portoricains immigrés). Roméo s’appelle
Shakespeare chez un éditeur de bandes dessinées (Vent Tony et fait partie du premier groupe et Juliette devient
d’Ouest), David Amorin et Hélène Macé font bénéficier à Maria et appartient au second. Les noms sont changés,
l’œuvre classique, réputée difficile, des attraits d’un genre le lieu aussi. Le film touche à des problèmes qui n’exis-
plus accessible, la bande dessinée. Le thème de l’amour taient pas au temps de Shakespeare – l’émancipation
impossible est alors réécrit avec les codes humoristiques du des femmes et l’intégration des minorités immigrées –
neuvième art : ainsi les « cœurs-pétales de rose » ridiculisent- typiques de l’Amérique des années 1950.
ils le caractère topique de la scène de dénouement tragique ;
de même, Roméo, avec ses airs de voyou décoiffé, s’éloigne
de la figure candide de l’adolescent et renvoie davantage aux ◗ Analyse littéraire
héros comiques comme Gaston Lagaffe ; Juliette, quant à Les registres au théâtre ❯ p. 292-293
elle, n’est plus qu’une chevelure fauve. Identifier les registres
En même temps, ce dessin se double d’une tension dra- 1 Le registre tragique s’accompagne du registre
matique forte : le regard sombre et douloureux de Roméo pathétique. On repérera l’évocation de la fortune ou
laisse présager une histoire tragique, et le corps de Juliette, de l’infortune, le lexique du destin et la soumission du
enfoui dans les bras de son bien-aimé, comme une exubé- personnage tragique (« Livre-toi […] »), l’image de la
rante forme noire qui s’étale sur la moitié de la couverture chute brutale associée à l’orgueil, le passage au néant.
et dont le visage est caché, ne peut évoquer qu’un destin Le registre pathétique est particulièrement visible dans
funeste. À mi-chemin entre l’univers comique de la bande l’expression de la plainte, de la souffrance, des larmes.
dessinée et celui, tragique, de deux adolescents condam-
nés, la couverture est alors particulièrement fidèle à aux Analyser les ressorts du comique
tragicomédies shakespeariennes.
2 1. Cette tirade constitue un véritable exercice
4. Deux Juliette (question 4) de style, comme le montrent les termes « agressif »,
La Juliette de Klimt et celle d’Amorin et Macé sont « amical »… La diversité des styles alliée au caractère
assez différentes. Seules la position allongée et le port de répétitif de l’exercice est déjà source de comique. De
longues robes les rapprochent. plus, le caractère hyperbolique de chacune des répliques,
La première est brune, porte une robe blanche. Elle est l’accumulation des périphrases pour désigner le nez
allongée sur un lit, entourée de pétales de roses blanches. renforcent l’effet.
119 •
2. Le vicomte est ridiculisé sur plusieurs points : d’une n’est autre que lui-même. Ses paroles accusatoires
part Cyrano manifeste sa maîtrise du discours en faisant prennent donc un sens particulier, il énonce sans le
la démonstration au vicomte de toutes les modalités savoir ce qui sera son châtiment futur, et ce, à double
possibles ; d’autre part, il annihile le reproche en se titre : en tant que criminel, et en tant qu’hôte de lui-même.
moquant de lui-même, avec humour et maestria.
Écrire
Repérer l’ironie tragique 4 À partir des analyses précédentes, on travaillera sur
3 1 et 2. Œdipe ne connaît pas encore sa véritable les textes de Jarry, Beckett (En attendant Godot et Fin de
identité, il ne sait donc pas que le criminel dont il parle partie) et Ionesco.

• 120
Chapitre

11 Cérémonies théâtrales ❯ MANUEL, PAGES 294-321

◗ Document d’ouverture aussi le maître de cérémonie qui préside à l’ouverture


L’Illusion comique, de Pierre Corneille, de la pièce.
mise en scène de Jean-Marie Villegier, Paris, 3. La fin de l’illusion théâtrale (questions 3 et 4)
théâtre de l’Athénée, février 1997. En tant que personnage omniscient qui annonce le
1. Une mise en scène de l’illusion théâtrale… devenir des personnages (l. 25-27), leur mort prochaine,
(question 1) connue ou inconnue d’eux, il détruit l’illusion théâtrale,
Les différents niveaux des plateaux, structurés par les l’impression que l’histoire se déroule au fur et à mesure
lignes horizontales et leur hauteur progressive, marquent qu’on la regarde. Il détruit tout suspense quant au futur
un rétrécissement progressif de l’espace qui conduit des personnages. Il rappelle aussi à plusieurs reprises que
l’œil vers l’arrière-plan central où est représentée la le spectateur assiste à une représentation théâtrale
pièce jouée à l’intérieur de L’Illusion comique (voir (cf. lexique) : l. 4, 11, 12, 42-43, 60-61 notamment. Le
manuel, p. 310). Au premier plan et au centre, est assis spectateur a l’impression d’avoir accès au moment qui
le personnage d’Alcandre, figure du dramaturge mais précède le lever de rideau, lorsque les acteurs se prépa-
aussi spectateur de la scène : celui qui regarde l’image rent à jouer leur personnage.
ou le spectacle se trouve dans la même ligne de structure Le statut du prologue change : parfois ce personnage
qu’Alcandre. se place du côté des spectateurs (l. 14-15) lorsqu’il
2. …servie par une esthétique en clair-obscur évoque la différence entre les personnages de l’histoire et
(question 2) les « personnes réelles » (spectateurs, mais aussi acteurs) ;
Les jeux de lumière permettent de mettre dans le plus souvent, il se distingue à la fois des spectateurs et
l’ombre ce qui n’appartient pas – a priori – au spec- des personnages-acteurs, dans un statut intermédiaire,
tacle : on aperçoit, à droite et à gauche, les balcons comme le montre l’utilisation des troisième et deuxième
pour les spectateurs, tandis que l’espace scénique où personnes : « Ces personnages vont vous jouer l’histoire
évoluent les personnages de la pièce emboîtée est bril- d’Antigone », « ils vont pouvoir vous jouer leur histoire ».
lamment éclairé. Les couleurs en sont vives, l’arbre en 4. L’entrée dans le tragique (question 5)
fleurs, blanc, évoque le printemps, le ciel est d’azur, Le devenir des personnages est fixé (voir l’utilisation
tout respire le bonheur et l’image du couple s’oppose récurrente du futur) et ne peut être modifié (voir les
à l’homme assis, solitaire. Ces contrastes accentuent formules d’obligation et le lexique de la fatalité). Les per-
l’opposition entre l’espace du « public » et l’espace sonnages se partagent entre ceux qui savent (Antigone,
scénique, entre le « réel » et ce qui est présenté comme le Messager) et ceux qui ne savent pas (Hémon, par
vrai (cf. l’illusion de Pridamant qui croit voir la vie de exemple). Le prologue saisit le moment avant que la
son fils se dérouler sous ses yeux). machine tragique ne s’enclenche, nous approchant au
plus près de la crise et de son dénouement.
Texte 1
Anouilh, Antigone ❯ p. 296-297 Texte 2
1. Une scène d’exposition ? (question 1) Artaud, Le Théâtre et son double ❯ p. 298-299
Ce discours présente les personnages de la pièce : 1. Théâtre et peste (questions 1 et 2)
identité, physique, liens familiaux ou fonctions. Il rap- Le parallèle entre le théâtre et la peste (l. 2, 9, 15,
pelle les événements passés (l. 16-25, l. 30-33), situe 22, 28, par exemple) construit l’extrait. Le premier
l’action et énonce le conflit (l. 60-70) et indique le point commun est le mouvement d’extériorisation,
thème de la pièce (l. 4). de « révélation » de « ce fond de cruauté latente », des
2. Qui est le prologue ? (question 2) « possibilités perverses de l’esprit » habituellement
À la fois personnage et fonction, ce personnage-pro- refoulées. Ce n’est pas le théâtre (ou la peste) qui est
logue informe les spectateurs, il les interpelle, jouant mauvais ou cruel en soi, mais la vie, les forces libérées,
d’une certaine manière le rôle du metteur en scène en une sorte de pulsion « noire » qui existe en tout homme.
présentant les groupes répartis sur la scène, selon un Il est créateur de chaos, de « carnage », mais, comme la
ordre d’importance, en faisant part de ses attentes (l. 11). peste, il « est fait pour vider collectivement les abcès »
Il se place en marge de l’action, il décrit et commente, (on expliquera l’image). En outre, l’issue peut être sal-
ressemblant sur ce point au chœur antique. Mais il est vatrice ou destructrice (voir la désagrégation possible
121 •
du corps social), mais son action est finalement « bien- l’immobilisme et l’hypocrisie d’un pouvoir arbitraire
faisante » : elle oblige l’homme à prendre conscience de que la parole d’un valet va faire vaciller, comme le
ce qui existe en lui (on voit le lien avec la psychanalyse, montrera l’échec, même atténué, du comte.
les notions d’inconscient et de refoulement) et le théâtre
2. Les procédés de la satire (question 2)
permet cette extériorisation des « forces […] noires »
Les procédés de décalage, l’ironie, les paradoxes, les
et sa réalisation virtuelle, dans le cadre du théâtre, à
oppositions, soutiennent la satire et mettent en évidence
l’image du rêve dans le domaine psychanalytique. Ainsi,
l’injustice et l’absurdité de cette société. On remarquera,
le théâtre, comme la peste, permet ensuite à l’homme
par exemple :
de s’élever dans « une attitude héroïque et supérieure ».
– « veux courir une carrière honnête » (l. 11-12)/« partout
Son action est donc, paradoxalement, « bienfaisante »,
je suis repoussé » (l. 13) ;
car si le théâtre crée le chaos, il permet ensuite de le
– la censure par des « princes mahométans, dont pas un, je
dépasser.
crois, ne sait lire » ; la disproportion entre « une comédie »
2. Théâtre et cérémonie (question 3) et l’énumération des pays qui se sentent attaqués ;
Artaud entend retrouver la dimension métaphysique – l’opposition entre l’expression « un système de liber-
du théâtre (voir notamment la référence aux mythes à tés sur les ventes de production » (l. 48-49) et la longue
la ligne 5) et conçoit le spectacle théâtral comme une énumération, rythmée par l’anaphore « ni » des inter-
cérémonie, un rituel révélant le « sacré », c’est-à-dire dictions ou restrictions et l’existence de censeurs, qui
« l’équivalent naturel et magique des dogmes auxquels annule la première expression ; le choix du titre « journal
nous ne croyons plus ». inutile » (l. 55), qui montre l’absence de danger repré-
senté par cet écrit, et la réaction suscitée ;
3. Le retour aux sources antiques ? (question 4)
– l’expression paradoxale « par malheur j’y étais
On retrouve chez Artaud la notion de « catharsis » ou
propre » (l. 58) et la conséquence absurde « il fallait un
de « purgation des passions », cette fonction du théâtre
calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint » (l. 58) ;
qui consiste à représenter sur scène ce qui peut inspirer
– le renversement final : « pour prix d’avoir eu par mes
« pitié » et « terreur » au spectateur, afin que ce dernier
soins son épouse, il veut intercepter la mienne » (l. 69).
quitte le théâtre en quelque sorte « purifié ». Le théâtre
a donc une fonction auprès de l’homme, du citoyen, 3. Une réflexion philosophique sur le sens de
même si l’approche d’Artaud est nécessairement plus l’existence (question 3)
moderne, et plus extrême. Beaumarchais intègre cette critique au récit rétrospectif
de Figaro. En effet, l’attitude du comte amène une inter-
rogation sur le sens de l’existence : « Est-il rien de plus
Texte 3 bizarre que ma destinée ? ». Les différentes questions
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro ❯ p. 300-301 montrent un personnage en quête d’un sens, alors que sa
1. Une critique audacieuse (question 1) vie n’est qu’une accumulation d’expériences se termi-
Dans ce très long monologue, Figaro s’attaque d’abord nant par un échec ou amenant à la désillusion. Le sort
au Comte Almaviva qui s’est simplement « donné la peine semble s’être acharné sur Figaro qui ne parvient plus
de naître » et, à travers lui, à la noblesse et ses privilèges. à trouver une cohérence, un fil directeur, un sens à sa
À ceux-ci, il oppose le mérite et l’honnêteté, le travail et « destinée ». Le personnage cherche pourtant à agir (l. 6),
la volonté, bien mal récompensés par cette société figée à s’adapter à la société, à apprendre (l. 12, 36-37, par
et hiérarchisée. Chaque expérience ou tentative pour exemple), mais les formulations négatives et les phrases
sortir de sa condition et exercer un métier honnête est exclamatives manifestent son désarroi, son incompréhen-
suivie d’un échec. Figaro dénonce aussi le pouvoir de sion en même temps que sa colère.
la censure, qui peut ruiner une carrière de dramaturge ou 4. Figaro, une figure emblématique de la philosophie
de journaliste, la légèreté de la justice. Il ne reste plus à des Lumières ? (question 4)
Figaro que le retour à son métier initial de voleur (l. 59), La complexité du discours qui mêle narration, analyse
puisque toutes ses tentatives échouent. Mais là encore, de soi, critique ironique et amère, interrogation sur l’exis-
« chacun pillait autour de moi en exigeant que je fusse tence, donne au personnage de Figaro une dimension
honnête », la société hypocrite l’exclut. Si le comte bien supérieure à celle du valet traditionnel de comédie.
apparaît provisoirement comme un sauveur (allusion au Mais l’enseignement qui se dégage de ce texte est aussi
Barbier de Séville), il se révèle lui aussi ingrat et jaloux une philosophie ou une morale de l’action : la pre-
de ses prérogatives lorsque son désir veut s’exprimer, mière ligne manifeste toute la détermination du valet
lorsqu’il se pose en noble. (visible dans le récit de son existence) qui refuse (voir la
L’audace de cette critique du pouvoir en place et des répétition) de céder au comte, de lui laisser exercer son
institutions tient au fait qu’il la fait porter par le person- pouvoir ; au-delà de la situation ponctuelle, il manifeste
nage d’un valet qui montre, sous une monarchie absolue son refus de se soumettre à l’arbitraire et à l’injustice et
de droit divin, toutes les contradictions du système. entend se battre pour son bonheur, incarnant ainsi un
Mais Beaumarchais, par le biais de Figaro, révèle idéal philosophique.
• 122
Texte 4 Cette fraternisation peut donc se révéler dangereuse
Brecht, Maître Puntila et son valet Matti ❯ p. 304-305 pour le valet-chauffeur si le maître est d’humeur chan-
geante, ou si le valet s’assoupit (l. 37-38). Le maître aura
1. Une relation dominant-dominé (questions 1 et 2) d’autant plus de pouvoir qu’il aura fait croire au valet que
Bertold Brecht reprend la thématique traditionnelle ce dernier est son égal.
du couple maître-valet, et les caractéristiques qui
l’accompagnent : vouvoiement d’un côté, tutoiement de 3. Et chez les femmes ? (question 5)
l’autre. Le maître est celui qui interroge, son discours On retrouve dans l’extrait de Hilda cette volonté
est sec, direct, inquisiteur et suspicieux (l. 13). On du maître de fraterniser avec la domestique (l. 10, par
remarquera cependant l’accentuation de certains traits : exemple). Mais ce désir se heurte au refus de Hilda
l’ignorance du maître (question sur l’identité de celui qui entend se conformer strictement à son statut, garder
qu’il emploie, question manifestant au mieux son indif- sa place, c’est-à-dire peut-être son indépendance. Le
férence, l. 2 et 6), la remise en cause de l’humanité de discours de Mme Lemarchand, tout en se prétendant
Matti (l. 16-18) puisqu’il est chauffeur. On notera aussi généreux et humaniste, révèle en réalité sa condescen-
l’attente patiente du maître par Matti (l. 10) qui montre dance (les interrogations rhétoriques – l. 2 et sq., l. 15-17,
que le monde de Puntila s’organise autour de celui qui le lexique péjoratif pour désigner la fonction) et sa colère
le dirige et de ses désirs. devant l’attitude de Hilda (l. 10-14).

2. Une fraternisation possible ? (questions 3 et 4)


La relation maître-valet évolue car Matti se révolte Texte 5
face au comportement méprisant du maître (l. 14), il Genet, Les Paravents ❯ p. 306-307
revendique son humanité (« Vous ne pouvez pas traiter 1. La beauté du Mal (question 1)
un homme de cette façon », l. 15, « Je ne me laisserai L’oxymore « un aussi beau monstre » montre l’am-
pas traiter comme une bête de bétail » l. 20), manifeste biguïté du personnage et l’indécision de celui qui le
ainsi son refus de tout supporter : « je n’attendrai pas considère. L’appellation « monstre » (dont il peut être
dans la rue que vous ayez l’obligeance de sortir » (voir les utile de rappeler le sens étymologique) renvoie aux actes
formulations négatives et l’ironie de la dernière expres- cruels commis par le sergent (l. 20), actes qui inspirent la
sion). Il décide de partir (l. 23-24), montrant ainsi son terreur (l. 7, 10, la didascalie « d’une voix blanche », à
indépendance. deux reprises). Il apparaît inhumain dans ses crimes,
Cette attitude du « valet » provoque un changement son absence de limites (« il sait la conduire jusqu’à son
dans l’attitude du « maître » qui reconnaît en son chauf- terme, cette splendeur »), sa détermination, sa froideur ou
feur « un homme », se montre cordial, l’invite à boire insensibilité. Ce sont ces caractéristiques qui provoquent
avec lui. On remarque l’utilisation du « on » qui unit les à la fois l’effroi et la fascination et construisent cette
deux hommes (l. 27) et le terme « frère » à la ligne 40 qui esthétique du Mal : le « monstre » est alors « beau »
suggère une égalité et identité entre le maître et le valet, (voir aussi l. 23-24).
comme si les différences sociales étaient balayées. Il ne peut être alors que « gracié » parce qu’il a l’amour
Nous avons donc l’impression, avec les deux dernières de ceux qui l’entourent (l. 28-29), il est, par avance,
répliques, d’assister à une nouvelle rencontre, comme si absous de ses crimes.
un cinéaste tournait à nouveau la scène en supprimant ce 2. La figure du héros guerrier : un modèle qui
qui révélait un antagonisme ou une hiérarchie : nouvelle provoque effroi et fascination (question 2)
présentation des personnages (c’est maintenant le maître Les statuts différents du lieutenant et du général
qui se présente en premier), passage de la fonction au peuvent en partie expliquer la différence de réactions :
nom (l. 3 et 40), formules de civilité et partage de l’aqua- le lieutenant voit le « monstre » agir et en éprouve de
vit pour marquer la convivialité du moment. l’effroi mêlé à une certaine fascination ; il ose à peine
Le rapport maître-valet se révèle ainsi plus complexe : en parler comme si évoquer le sergent pouvait porter
les deux personnages-fonctions semblent pouvoir malheur (parole magique) ou parce que les scènes vues
fraterniser si l’un sait faire reconnaître à l’autre son reviennent en mémoire. Le général, qui est davantage
humanité. La paix sociale semble possible (l. 39-40) en situation d’observateur et d’organisateur, éprouve
dans une estime mutuelle (l. 26-27, 33 et 40). Mais on clairement de l’admiration (l. 10-11 par exemple, la
peut remarquer que la distinction entre le « tu » et le didascalie, l. 20), il est pleinement satisfait car le sergent
« vous » persiste, que le discours de Puntila laisse planer constitue à ses yeux un moteur qui entraîne les hommes
une menace ou évoque un danger, même si ceux-ci sont dans la guerre, un modèle qui conduira à la victoire. Peu
aussitôt niés (l. 36-38). On relèvera aussi certaines inco- importe les crimes commis (l. 20) il est « trop tard pour
hérences apparentes dans le discours du maître (l. 30-32) reculer », « quand le combat est accepté, il faut le mener
qui peuvent montrer son entière adhésion, son indiffé- jusqu’à la damnation ».
rence, ou les effets de l’alcool (à relier aux indications sur Le héros ou le modèle guerrier est non le héros médiéval
le personnage double de Puntila). traditionnel, alliant qualités physiques et morales, mais
123 •
celui qui incarne la Force froide et résolue, capable de Texte 6
barbarie. La référence à Durandal (voir note 2) inscrit Vinaver, Les Travaux et les Jours ❯ p. 308
le personnage dans le mythe guerrier, construisant un
pont entre la lutte contre les Sarrasins (d’où l’emploi de 1. Une ouverture peu classique (question 1)
ce terme dans la bouche du général) sous Charlemagne et Le lecteur, et encore davantage le spectateur, ne trouve
la guerre d’Algérie. Le sergent est donc cette épée (c’est- pas dans cette ouverture de pièce les éléments informatifs
à-dire l’instrument et non le chevalier) qui « se plonge traditionnels de la scène d’exposition. S’il perçoit facile-
jusqu’à la garde », image frappante suggérant la force ment le contexte de l’action (un espace professionnel,
sanguinaire. Il est « au pouvoir », il est à la fois le modèle les bureaux, les accessoires qui permettent de différen-
à suivre pour le général « qu’on le veuille ou non », le cier les emplois – voir les didascalies initiales), il lui est
protecteur (l. 25) des hommes selon le Général, figure à la beaucoup plus difficile de trouver de prime abord une
fois proche et lointaine pour le sergent (l. 29) mais surtout cohérence dans le discours, et d’identifier précisément
celui qui peut les mener vers la « damnation ». les personnages. En effet, les répliques s’enchaînent
sans se répondre – apparemment – marquant le choix de
3. Guerre, mort et théâtralité (questions 3 et 4) Vinaver d’une écriture discontinue : pas de lien logique,
Le premier mouvement de la phrase énumère les attri- pas de relation cause-conséquence qui permettraient de
buts traditionnels des soldats tandis que le deuxième construire une histoire cohérente et solide. Ce procédé
renvoie au maquillage. Dans ses indications sur les per- est accentué par l’absence de ponctuation, l’absence de
sonnages, Jean Genet a écrit : « Si possible, ils seront précision quant à l’identité du destinataire dans de nom-
masqués. Sinon, très maquillés, très fardés (même les breuses répliques, et l’utilisation de pronoms personnels
soldats). Maquillages excessifs, contrastant avec le réa- sans que l’on sache à qui ou à quoi ils renvoient (« lui »,
lisme des costumes. […] Aucun visage ne devra garder l. 1, 7, 19, par exemple).
cette beauté conventionnelle des traits dont on joue trop
au théâtre comme au cinéma. » Le fard constitue donc 2. Une écriture discontinue (question 2)
un élément important de mise en scène, il prend aussi Le caractère discontinu des répliques déstabilise le lec-
dans ce passage une signification plus précise : on peut teur-spectateur qui perd ses repères. Ce dernier doit donc
l’analyser comme étant le masque qui dépersonnalise, progressivement (mais c’est sans doute plus facile pour le
déshumanise ou le maquillage qui, par son caractère lecteur que pour le spectateur) élaborer des hypothèses
excessif, renvoie au masque de théâtre dans les farces ou de lecture, tenter des « connexions » entre les répliques
parodies (Genet recommande l’utilisation de postiches) ; pour retrouver un (?) sens à ce discours. Ce qui déroute
il s’agirait aussi, grâce au maquillage, de faire disparaître le lecteur est pourtant, selon Vinaver, le fonctionnement
toute trace de peur afin de présenter un visage déterminé, d’une conversation réelle : « Le réalisme ? C’est peut-
ou de masquer, dissimuler le squelette que chaque soldat être ce à quoi mon écriture théâtrale aboutit. Car il n’est
– futur mort — constitue. Le dernier mouvement de la pas exclu que celle-ci colle de très près à la réalité de la
phrase fait glisser le mouvement, la progression guerrière conversation humaine dans le quotidien. Cette conversa-
(« on doit y aller », l. 31) vers la mort (« tue », « sque- tion, la nôtre, si on l’écoute attentivement, est avant tout
lette », « tués », l. 32-33), déjà présentée comme certaine discontinue, faite de fragments réfractaires. » (Écrits II).
et réalisée (futur antérieur). La mort immédiate et brutale Ces « fragments réfractaires » se laissent malgré tout
du Général (voir la didascalie l. 34-36) sonne comme une appréhender – au moins partiellement. On comprend pro-
confirmation du discours (celui-ci prend rétrospective- gressivement le lien entre les personnages et les actions
ment une valeur prophétique). mises en scène : Nicole est en conversation téléphonique
Marche inéluctable vers la mort, semant elle-même la avec une cliente, conversation dont elle rendra compte à une
mort, la guerre est donc une « entreprise infernale » ou tierce personne (à partir de la ligne 25), Jaudouard rappelle
une « boucherie héroïque » si l’on peut oser ce rappro- à Yvette les règles et principes de l’entreprise familiale,
chement avec Voltaire. Elle est synonyme de barbarie et Yvette et Anne ont une conversation privée portant sur
de cruauté, elle conduit non des soldats mais de futurs les liens amoureux entre Nicole et Guillermo, Jaudouard
squelettes, grimés pour faire croire à la vie. Elle est ce semble se rapprocher d’Yvette. En revanche, l’intrusion du
théâtre, cette comédie (on analysera le lexique théâtral personnage prénommé Cécile dans la conversation (l. 19)
dans la dernière réplique de l’extrait) dont les soldats suscite de nouvelles questions.
sont les acteurs, grimés et affublés de postiches, tels des 3. Les sources du comique (question 3)
clowns, le Général le metteur en scène (l. 40), comédie Cette discontinuité dans l’écriture, alliée à l’absence de
grinçante aux rôles bien définis : toute confusion est ponctuation, crée une forme de puzzle que le spectateur
punie de mort. doit tenter de reconstituer ; comme dans ce jeu, il recherche
Mais Genet, dans cet extrait comme dans ses œuvres, les liens, les phénomènes d’écho et de variation, les rap-
nous fait aussi voir ce que le Mal peut avoir de fascinant prochements syntaxiques ou sonores. Il tente de combler
pour l’homme qui éprouve le besoin de se fabriquer les ellipses et les vides et s’amuse des jeux sur les mots.
des héros, des guides et des modèles, aussi sombres et Ainsi, l’expression oxymorique « c’est moche d’être
terrifiants – par leur anormalité – soient-ils. belle » constitue un premier paradoxe, déjà amusant en
• 124
soi, qui plus est si on le rapproche de l’indication spatiale 5. Un « théâtre du quotidien » ? (question 5)
« au fond du couloir » ; la réplique d’Anne à la ligne 7 Le théâtre de Vinaver ne montre pas des personnages
soit introduit une nouvelle situation d’énonciation, soit héroïques mais des hommes et des femmes de la vie
constitue la réponse à la remarque précédente d’Yvette. quotidienne, dans leur activité, leur travail. Il mime
Même indécision pour l’expression « la première fois il par son écriture la conversation éclatée (cf. citation de
y a sept ans » qui peut se comprendre aussi bien dans la question 2) et nous donne à entendre des discussions
la conversation professionnelle que dans la conversation sur des sujets tout aussi communs que les personnages.
sur l’amour (l. 12). La réplique de la ligne 18 juxtapose Pourtant, la juxtaposition dans l’exergue des citations
deux dénominations qui ne prennent leur sens que si on d’Hésiode, d’André Giraud, ministre de l’Industrie, et de
l’attend la ligne 15. Ainsi, les répliques se télescopent La Quête du Saint-Graal montre la démarche de Vinaver :
dans un dialogue qui ne semble avoir ni queue ni tête à unir ordinaire ou banalité et mythe, unir discours
première vue tant les thèmes et le lexique s’opposent : le mythique et discours économique, donner à la banalité
décalage est particulièrement visible entre le discours de des personnages et du quotidien une dimension mythique,
Jaudouard (l. 17-18), celui d’Anne (l. 19) et de nouveau créer ce « va-et-vient entre le quotidien, l’actualité et le
celui de Jaudouard (l. 20), et crée un dialogue absurde, mythique » et représenter la condition humaine.
source de comique. Pourtant, ce jeu sur la discontinuité
permet un jeu sur le sens du dialogue : le chien évoqué
Texte 7
à la ligne 11 amène la remarque de Jaudouard sur la peur
à la ligne suivante, alors que les deux énoncés n’ont pas L’Illusion comique, Corneille ❯ p. 310-311
de rapport ; le « chien » trouve son prolongement dans le 1. Situer l’extrait
« loup » (l. 36) qu’il n’est pas « chez Cosson » (l’est-il La pièce présente trois niveaux d’enchâssement :
ailleurs ?) – même si la suite de la phrase lève l’ambi- – la pièce-cadre, qui raconte comment Pridamant fait
guïté. La remarque d’Anne à la ligne 15 peut être soit la appel au magicien Alcandre pour retrouver son fils Clindor
réponse à la question d’Yvette (l. 15), soit un jugement qu’il n’a pas revu depuis leur brouille dix ans auparavant.
sur Cécile (l. 23). Enfin, les deux dernières répliques, Ces deux personnages, toujours présents sur scène (dans
l’une évoquant la colère du mari, l’autre le sérieux du la grotte d’Alcandre), interviennent régulièrement pour
professionnel, forment un contraste comique. commenter ce qui se déroulent sous leurs yeux ;
4. Le monde du travail, entre sphère professionnelle – les aventures passées de Clindor, grâce à la « baguette
et sphère intime (question 4) magique » d’Alcandre : le jeune homme est le valet d’un
Le monde du travail apparaît, d’après les didascalies soldat fanfaron, Matamore (voir manuel, p. 321), et amant
sur le décor, comme un espace hiérarchisé et cloisonné, d’Isabelle ;
mais qui n’est pas hermétique. On notera cependant – un fragment de tragédie (scènes 2 à 5 de l’acte V) que
les différentes mentions sur le caractère métallique, donc Pridamant, comme le spectateur de L’Illusion comique,
fonctionnel et froid, du mobilier. prend pour la suite des aventures de Clindor et d’Isabelle.
Le discours de et sur l’entreprise, présent dans les 2. Le théâtre dans le théâtre (question 1)
répliques de Nicole, Jaudouard, et Yvette (dans la La scène 5 du dernier acte marque, au début, l’illusion
deuxième moitié de l’extrait) est un discours d’abord théâtrale (Pridamant croit avoir assisté à la mort de son
stéréotypé et commercial (la fidélisation du client, l. 4) fils – v. 16) puis la révélation de l’illusion théâtrale par
mais oppose ensuite deux types d’entreprise : l’entreprise Alcandre qui explique à Pridamant les ressorts et buts du
Cosson, de type familial (l. 17-18, « le style de la maison » piège qu’il lui a tendu. En effet, Alcandre interrompt, dans
l. 34), et l’entreprise Beaumoulin ou Mixwell (on pourra un discours ambigu (v. 19, par exemple), les lamentations
étudier le jeu sur les mots) de taille plus conséquente, du père affligé, et la didascalie (l. 23-24) révèle le disposi-
mais avec des valeurs différentes (l. 36-37). tif et laisse voir les coulisses de « la pièce dans la pièce ».
Il ne s’agit pas pour Vinaver de dénoncer dans cet extrait Corneille, lors de la création de la pièce en 1636, intitule
les dures conditions de travail ; la dénonciation du fonc- son œuvre L’Illusion comique. Procédant à différentes
tionnement du monde de l’entreprise viendra plus tard. modifications, il donne une nouvelle version en 1660 et
Il s’agit ici de rendre compte des liens entre domaine abrège le titre initial en L’Illusion, gardant ainsi le thème
privé et domaine professionnel qui se tissent sur le principal de l’œuvre : le jeu sur les apparences, le paraître,
lieu de travail. La juxtaposition, précédemment étudiée, la fiction, le mensonge. En effet, les personnages ne sont
des deux niveaux de conversation, l’un portant sur les que des « spectres », ils se mentent (à eux-mêmes et aux
relations amoureuses qui naissent au sein de l’entreprise, autres – voir, par exemple, le cas de Matamore qui vit dans
l’autre sur le rapport entreprise-clientèle et les valeurs de un monde d’illusions). L’illusion est aussi bien sûr (et le
Cosson, le montrent. Cet entrelacs, ce tissage se fait par titre complet le rappelle) théâtrale, comme le montre la
le biais du texte théâtral qui mêle intime et entreprise ; mise en abyme, Pridamant confondant représentation et
on pourra ainsi étudier comment l’affectif se mêle au réalité, fiction et réel. Que faire de l’adjectif « comique » ?
matériel lorsque le moulin à café devient survivance du Le registre comique est présent dans la pièce, notamment
mari mort (l. 26)… à travers le personnage de Matamore ; nous avons, comme
125 •
dans une comédie, un dénouement heureux. Mais ce serait La scène 2 nous propose la préparation de la pre-
oublier que le nom « comédie » – et l’adjectif « comique » mière répétition (distribution des rôles, présentation de
qui en découle – désignait alors toute pièce de théâtre l’action) et la scène 3 le début de cette pièce improvi-
indépendamment de son genre. C’est donc bien l’illusion sée. Mais, à l’intérieur de cette scène, Colette et Blaise
théâtrale qui est au centre de l’œuvre, mais cette pièce jouent le rôle de spectateurs (cf. indications et didascalie
baroque met aussi en scène le topos du theatrum mundi. l. 36-38). Les didascalies nous renseignent ainsi sur les
différents niveaux d’enchâssement, sur le passage de la
3. Éloge du théâtre (question 2)
pièce-cadre à la pièce emboîtée (l. 40) et sur le retour
Après avoir révélé le piège qu’il lui a tendu, Alcandre
à la pièce-cadre, lorsque Colette ne peut s’empêcher de
expose les règles et les vertus de l’art du comédien. Cet
réagir (l. 71) provoquant ainsi l’irritation de Merlin (l. 73)
art « si difficile » est un « noble métier » que les acteurs
qui d’acteur redevient metteur en scène (même évolution
exercent pour gagner leur vie (noter l’insistance sur la
à la ligne 47). On relèvera bien sûr le lexique théâtral
rétribution dans la didascalie et aux vers 32, 51-52, par
renvoyant au jeu et à la comédie.
exemple) mais aussi pour « (ravir) à Paris un peuple tout
entier ». Les comédiens visent à donner l’illusion sans s’y 2. Une comédie pour qui ? (question 2)
laisser prendre : « Mais la scène préside à leur inimitié » Merlin fait correspondre le caractère des personnages et
(v. 34), « Et, sans prendre intérêt à chacun de leurs rôles,/ des acteurs improvisés (l. 17-18). Il attribue donc le rôle
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,/Se trouvent à la en fonction du caractère de chacun, comme le montre
fin amis comme devant. » (v. 36-38). Le théâtre est aussi l’énumération des lignes 18 à 24. Mais ce qu’il cache
ce « doux asile » (v. 44) pour les exclus ou ceux qui sont à Lisette et Blaise est l’objectif final : en changeant,
en fuite (v. 42), il est le lieu du partage et de la concorde le temps du spectacle, les couples constitués, il entend
(v. 31-32). En outre, par le piège tendu à Pridamant, « voir un peu la mine que feront Lisette et Blaise à toutes
Alcandre cherche non seulement à réunir un père et son les tendresses naïves », les rendre « un peu alarmés et
fils, mais aussi à guérir Pridamant de ses préjugés envers le jaloux » (l. 6). Il fait de Colette son alliée (« nous sommes
théâtre et le métier de comédien. La représentation théâtrale convenus tous deux ») afin de donner la comédie aux
est ainsi dotée d’une fonction initiatique ou cathartique. deux autres personnages. On repère donc la mise en
Pour bien comprendre la portée de ce discours, il peut abyme du théâtre et le procédé de l’illusion théâtrale :
être nécessaire pour les élèves de rappeler le contexte Lisette et Blaise vont-ils croire à ce qu’ils voient ?
historique : à une époque où l’Église condamne les comé- 3. Jeu ou réalité ? (question 3)
diens pour immoralité et menace de les excommunier s’ils Les remarques de Blaise (l. 25-26), de Lisette (l. 28-29)
ne renient pas leur profession avant de mourir, Corneille montrent l’inquiétude des deux personnages : le jeu
cherche à vaincre les dernières réticences envers le théâtre doit rester un jeu (voir notamment l’opposition entre
qui a déjà pour lui les faveurs de la Cour et d’une partie « jouer » et « vrai », les formulations négatives) et ne
importante du public. pas se confondre avec la réalité (cf. la réitération du
4. Pridamant, figure du spectateur (questions 3 et 4) sentiment amoureux). Lisette souligne son peu d’« endu-
Le magicien Alcandre incarne le dramaturge – metteur rance » (l. 29) comme si elle craignait que la comédie
en scène plus qu’auteur – qui fait voir à Pridamant, figure ne se transforme en réalité, comme si l’histoire fictive
du spectateur de théâtre, une double représentation du pouvait influer sur leur histoire « réelle ». Cette confu-
réel. La répétition insistante du verbe « voir » dans l’extrait sion, cette porosité entre les deux mondes se manifeste
(v. 7, 25-28) est significative du rôle dévolu au théâtre, ce lorsque, par exemple, Colette interrompt la scène entre
trompe-l’œil qui vise à brouiller la frontière entre le réel Merlin et Lisette (l. 71-72) : l’interrogation « est-ce du
et le fictif : Pridamant a donc cru que le rôle que tenait son jeu » renvoie indirectement au jeu théâtral, et la remarque
fils acteur était sa vie réelle. Son incrédulité, lorsque ses sur l’absence-présence révèle la confusion entre Colette-
yeux sont dessillés, se manifeste par la répétition du verbe personnage-personne et Colette-actrice. La réplique de la
« voir » et les phrases exclamatives. La dernière réplique ligne 75 relève du même principe.
résume à elle seule ce principe d’illusion qui touche aussi 4. Qui est Merlin ? (questions 4 et 5)
le spectateur dans la salle : « J’ai pris sa mort pour vraie, et Merlin est le personnage central de ces trois scènes
ce n’était que feinte ». pour différentes raisons. Il est l’interlocuteur du Maître,
On pourra utiliser l’iconographie à la page 295 pour il occupe donc une position supérieure aux autres domes-
étudier la mise en scène de ce « théâtre dans le théâtre ». tiques (ceci est aussi visible dans la répartition de la
parole). Il est le créateur – double du dramaturge – et
le metteur en scène de la pièce : il en définit la forme,
Texte 8
il distribue les rôles (l. 18-24) – acteur, il garde pour lui
Marivaux, Les Acteurs de bonne foi ❯ p. 312-314
le premier et le plus valorisant –, complimente (l. 27, 30,
1. Les niveaux d’enchâssement (question 1) 33-34) ou réprimande les comédiens, corrige leur jeu
La pièce-cadre est mise en place dans la scène 1 (l. 47-48). Il rappellera aussi à Colette la distinction entre
dans laquelle Éraste demande à Merlin un impromptu. l’acteur et le personnage (l. 73-74).
• 126
Son ambiguïté vient du fait qu’il joue avec ses com- 3. Les sources du comique (question 3)
pagnons, et se joue d’eux. On l’a vu dans ses intentions Cet extrait joue sur les différentes formes de comique
cachées (scène 1), on le voit aussi dans les compliments traditionnelles (par exemple, le comique de gestes – acti-
ironiques et moqueurs qu’il adresse à chacun (scène 2). vité fébrile du directeur, signes de colère excessive –), la
Cet impromptu semble être pour lui l’occasion non seule- dimension caricaturale du personnage, l’humour (auto-
ment de gagner de l’argent (l. 10), de se mettre en valeur parodie et autodérision) et les ressorts de l’absurde. En
(l. 2-3, 21), mais aussi de tenter une expérience qui sera effet, pour convaincre le grand premier rôle masculin
peut-être douloureuse pour ses compagnons, même s’il de jouer le rôle d’un cuisinier, le directeur se lance dans
affirme vouloir « les écouter et les instruire » (l. 10) – une argumentation aussi vide que la coquille d’œuf qu’il
leçon à relier à la destruction de l’illusion théâtrale et à évoque, dans une parodie du discours, de la glose savante
l’analyse du titre de la pièce. de l’art dramatique (l. 36-44) qui « surinterprète ». Cet
excès trouve sa fin absurde dans l’aveu même du direc-
teur qui ne comprend pas davantage ce qu’il vient de
Texte 9
déclarer (l. 46).
Pirandello, Six personnages
en quête d’auteur ❯ p. 315-316 4. Une certaine image du théâtre (question 4)
Au-delà de sa portée comique, ce procédé de mise en
1. Une troupe en action ? (question 1)
abyme donne l’illusion au spectateur d’assister à une
Une mésentente manifeste règne entre le directeur et
répétition et offre une image du microcosme théâ-
l’ensemble de la troupe. Celui-ci semble d’abord avoir
tral : fonction des différents personnages, construction
une certaine autorité sur elle. Il prend les décisions,
du décor, décision quant aux costumes et accessoires,
choisit les éléments du décor, leur disposition sur scène,
place et gestuelle des comédiens. Il montre surtout au
les accessoires et costumes : on remarque les phrases
spectateur l’envers du décor dans un parti pris gro-
injonctives et l’utilisation de l’impératif, les didascalies
tesque et caricatural, démystifie la magie du théâtre en
indiquant ses déplacements (l. 11, par exemple). Mais ces mettant en évidence le fonctionnement parfois difficile
actions et paroles semblent marquer, par leur abondance d’une troupe de théâtre, entre tentatives pour asseoir
et leur aspect trop catégorique voire agressif (l. 20), une son autorité (le directeur) et conflits naissants. Apparaît
certaine fébrilité. Assez rapidement, les choix, plus aussi une certaine conception du travail du metteur en
généralement la parole du directeur, seront contestés scène : le respect à la lettre des didascalies présentes
(l. 25 et 29) ; ceci est visible dans le discours (« c’est dans le texte (l. 27) montre que le directeur conçoit
ridicule ! », l. 29) et dans les réactions (principalement son rôle comme celui d’un simple exécutant. Enfin,
le rire et l’ironie) des acteurs notées dans les didascalies les phrases comme « Vous aurez aussi à représenter la
(l. 34, 38 et 39). Le directeur perd visiblement toute coquille des œufs que vous battez » ou « un jeu où, les
autorité en « se fâchant tout rouge », en s’enferrant dans rôles étant distribués, vous qui interprétez le vôtre êtes
un discours abscons et absurde, en tentant inutilement de intentionnellement le pantin de vous-même » soulignent
(re) conquérir son pouvoir (l. 39-40), en manifestant son le décalage entre une forme de représentation théâ-
incompétence. trale, abstraite et hermétique, et la réalité qu’elle est
2. Parodie et autodérision (question 2) censée illustrer.
On peut parler ici d’une double mise en abyme théâ-
trale puisque Pirandello met en scène des comédiens ◗ Histoire des arts
répétant une autre pièce de Pirandello. Les noms des
personnages lus par le souffleur (l. 2, 17 et 18) sont en Affiches de spectacle ❯ p. 318-319
effet ceux du Jeu des rôles, pièce écrite et représentée 1. Une combinaison savante (questions 1 et 4)
par Pirandello en 1918. Mais la répétition présentée ici Les affiches sont généralement conçues par des gra-
constitue une parodie de la pièce d’origine : dans cette phistes – métier né au XXe siècle – qui produisent aussi
dernière, il n’est question ni de cuisinier ni d’œufs à battre des brochures, des livrets, des dépliants et les maquettes
(l. 21-24), mais de soirée habillée dans un lieu luxueux. des livres. Les graphistes veillent particulièrement à
En faisant jouer, dans Six personnages en quête d’au- l’équilibre entre le texte et l’image. Leur but est de trans-
teur, une version bouffonne du Jeu des rôles, Pirandello mettre clairement un message, mais aussi de surprendre
s’amuse à se parodier lui-même et aussi à ironiser sur et d’accrocher le spectateur avec une image pertinente.
les critiques faites à l’encontre de ses œuvres, souvent Cela est particulièrement important aujourd’hui, car la
jugées complexes, voire intellectuelles. Cette autodérision concurrence est grande dans un monde saturé d’images.
est prise en charge par le discours du directeur, caricatural Toulouse-Lautrec fut l’un des initiateurs du XIXe siècle.
et grotesque (l. 31-34, et « les obscurités du dialogue », Des artistes contemporains célèbres, tel Andy Warhol, ont
l. 48). Jouant sur la double énonciation propre au discours eu une formation de graphiste.
théâtral, Pirandello lance un clin d’œil aussi humoristique Les trois affiches de cette double page contiennent à
que complaisant à ses spectateurs dont il cherche à gagner la fois du texte et de l’image. Dans celle de Toulouse-
la sympathie et la complicité. Lautrec, le texte nous informe sur le lieu du spectacle – le
127 •
Moulin rouge – répété trois fois en rouge vif, à gauche, 3. Le suspens (question 3)
donc immédiatement perçu par le spectateur. L’artiste Stahl et Arpke annoncent dans leur affiche la tension
a choisi de dessiner un seul grand « M » pour les trois dont est imprégné le film de Wiene. Celui-ci met en scène
inscriptions, permettant au spectateur de commencer la un scientifique obsessionnel et peu scrupuleux qui, par ses
lecture de manière claire. À côté, en lettres noires, sont expériences audacieuses et peu précautionneuses sur des
mentionnées la nature du spectacle – un concert bal –, la êtres vivants, provoque malheurs et meurtres. L’affiche
vedette – La Goulue, une danseuse célèbre de cancan –, annonce le mal. En effet, un sentiment d’inquiétude se
et la fréquence – tous les soirs. L’image illustre le dégage à la vue des torsions formelles du dessin et de
spectacle. Au centre, on voit la Goulue, située sous la typographie. La chambre oppressante se referme sur
l’inscription de son nom. Elle attire l’attention, habillée elle-même et semble briser la fenêtre. La perspective des
en rouge vif et blanc éclatant, en train d’exécuter un murs, de la chaise et de la table est tordue et bancale.
cancan. L’affiche de Toulouse-Lautre est donc parfaite- Les objets semblent s’animer d’une manière inquiétante
ment lisible et annonce clairement de quel spectacle il – le dossier de la chaise grandit, la table se penche. Le
s’agit. contraste entre jaune et noir, correspondant à l’éclairage
Dans l’affiche pour Le Cabinet du docteur Caligari, de la bougie, mais très exagéré, renforce le malaise.
on ne peut lire que le titre du film, inscrit en forme d’arc
dans la partie supérieure. Contrairement à l’affiche pré- ◗ Analyse littéraire
cédente, la typographie (la fonte/forme des lettres) est Le personnage de théâtre ❯ p. 230-231
ici très complexe. Ses torsions font écho à l’image qui
Étudier le discours et la représentation
montre une pièce bancale et déserte, avec un bougeoir
d’un personnage
tordu, une chaise au dossier exagéré et une fenêtre qui
semble écrasée. On peut imaginer que c’est le cabinet 1 1. La tirade de Matamore illustre son égocentrisme
du docteur Caligari, ou une partie de celui-ci. Les et sa vantardise : il fait son propre éloge, se mesure au
mêmes couleurs se retrouvent dans l’inscription et dans monde, se compare à un dieu pour célébrer son pouvoir et
le visuel. Le sol rouge correspond au « D » du Dr. Le son courage. Les hyperboles, métaphores, parallélismes
jaune prédomine à la fois dans le texte et dans l’image. et gradations construisent cet autoportrait parodique.
Cette affiche ne donne aucune précision sur l’intrigue du 2. Le personnage de Matamore dans la pièce de Corneille
film, le lieu et la date de projection. Elle se concentre sur trouve son origine dans le « miles gloriosus » de la
l’ambiance du film, suggère que le spectateur ressentira comédie antique (Aristophane et surtout Plaute), type du
une grande tension. soldat fanfaron et lâche que l’on retrouve aussi dans la
Cieslewicz a un autre parti pris pour son affiche. Il commedia dell’arte sous les traits du Capitan, parodie du
donne quelques informations claires à propos du spec- « héros » militaire espagnol.
tacle : le nom du dramaturge est Beckett ; le lieu est 3. La mise en scène de Giorgio Strehler reprend la
le théâtre Maly ; le titre de la pièce, en polonais et en représentation traditionnelle du « matamore » : chapeau
anglais, est inscrit en noir dans un carré blanc en bas. à plumes, épée, attitude volontaire et orgueilleuse ; les excès
L’image est en décalage par rapport au titre. Un parapluie (moustache démesurée, attitude exagérément affirmée,
abrite un espace rempli de pastilles colorées, deux mains costume brillant) soulignent la dimension parodique et en
tiennent le carré avec le nom de la pièce. Les couleurs font un personnage ridicule. La mise en scène de Brigitte
sont acides et criardes. Le spectateur est libre de faire ses Jaques-Wajeman est intéressante : elle met l’accent non
interprétations ; il peut se voir lui-même mis en abyme, sur la vantardise du personnage, mais sur sa capacité à
livret de la pièce en mains ; ou encore voir dans ce visuel créer un monde par l’imagination. C’est un clown, une
une préfiguration de l’absurde beckettien. marionnette (cf. les fils) – on étudiera le maquillage, le
costume décalé par rapport à ce que le personnage est
2. Le spectacle (question 2)
censé incarner – qui vit dans l’illusion créée par la parole.
Seule l’affiche de Toulouse-Lautrec représente le
Il appartient au monde des rêves et suscite ainsi (on le voit
spectacle annoncé. En effet, comme nous l’avons dit, la
dans la posture de Clindor) davantage de sympathie.
danseuse de cancan La Goulue, qui est le clou de la repré-
sentation, se trouve au centre. Elle est justement figurée
en train de danser. Par ses couleurs, elle attire l’attention Étudier la symbolique des personnages
et ressort d’autant plus que les autres personnages sont 2 Ce dialogue confronte deux hommes, deux
en ombres chinoises. Les spectateurs forment un cercle caractères. À l’expérience et au savoir de l’un (Hoederer)
autour de la vedette. Le personnage au premier plan, s’opposent l’idéalisme et la détermination apparente de
coupée à la taille, a pour fonction de faire rentrer le spec- l’autre. Il s’agit donc pour Hoederer de mettre au défi
tateur dans la scène. C’est comme si l’on était derrière Hugo de le tuer afin, paradoxalement, de le dissuader
un homme, dans la continuité du cercle que l’on voit à d’agir, en lui montrant la différence entre l’idée
l’arrière plan. Toulouse-Lautrec suggère que le spectacle du meurtre et la réalité du crime. C’est pourquoi
est gai, fascinant et spectaculaire. Hoederer désigne à plusieurs reprises Hugo comme un
• 128
« intellectuel » : « tu réfléchis trop : tu ne pourrais pas ». – en développant des choix de décor et de costumes, et
La pensée du crime empêcherait sa réalisation ; Hugo plus généralement de mise en scène, qui situent le person-
au contraire valorise sa propre volonté (« si je l’avais nage dans un contexte précis, ou au contraire, lui donne
décidé ») ou l’ordre du Parti. une dimension plus moderne (exemple de Dom Juan),
voire intemporelle ;
– par la gestuelle, qui permet par exemple d’opposer deux
Écrire
types, deux caractères (cf. Hugo et Hoederer dans l’exer-
3 Voici quelques éléments de réponse :
cice 2 ci-dessus) ;
– grâce à l’incarnation du personnage par un acteur – par la diction, l’intonation qui permet de saisir les sub-
(corps, visage, voix) ; tilités, l’implicite ou le comique du texte (voir les extraits
– par le costume, les accessoires qui mettent en relief des des Femmes savantes, de Pour un oui ou pour un non, de
caractéristiques du personnage (voir la représentation Fin de partie…) ;
traditionnelle de Figaro, de Matamore et les interpréta- – à travers les procédés d’interpellation du public par un
tions différentes qu’offrent de nouvelles mises en scène personnage (cf. le prologue dans Antigone), plus efficaces
– cf. iconographies, manuel p. 321) ; lors de la représentation théâtrale.

129 •
Chapitre

12 Entrées en scène ❯ MANUEL, PAGES 322-343

◗ Document d’ouverture « l’homme au paradoxe » ou « l’homme paradoxal »,


L’Ordinaire, de Michel Vinaver, oppose le comédien « sensible » (l. 1) « qui joue […]
mise en scène de Michel Vinaver d’âme » (l. 12-13) à celui « qui jouera de réflexion »
et Gilone Brun, Comédie-Française, 2009. (l. 16). En privilégiant le second, Diderot s’oppose à
l’opinion courante qui considère que l’acteur doit partir de
1. Situer la pièce son intériorité, éprouver les sentiments qu’il joue. Ainsi,
S’inspirant d’un fait divers réel survenu en 1972 (un Diderot souligne dans le titre ce parti pris contraire
accident d’avion laisse quelques rescapés qui doivent pra- à l’idée générale, à la conception traditionnelle du jeu
tiquer le cannibalisme pour survivre), Michel Vinaver écrit théâtral (ou doxa) qui voudrait que la sensibilité d’un
L’Ordinaire pour décrire une situation extraordinaire. acteur soit sa qualité première et essentielle (remarque :
2. Le choix du décor (question 1) bien d’autres formes de paradoxe présentes dans l’œuvre
La première création en 1983 à Chaillot propose une justifient aussi le titre).
mise en scène que l’auteur qualifie lui-même d’« hyper- 2. Les procédés de l’argumentation (question 2)
réaliste ». Celle de la Comédie-Française en 2009, qui On remarquera la distinction créée par les temps
unit le travail de Michel Vinaver et Gilone Brun, offre un verbaux (le jeu du premier type de comédien est envi-
espace au décor épuré et symbolique. La froideur des sagé sous la forme hypothétique (l. 1-4) ; le futur de
couleurs et du matériau peut évoquer le paysage enneigé l’indicatif est utilisé pour le second). On notera aussi les
et glacé de la Cordillère des Andes, la froideur du métal connecteurs logiques soulignant l’opposition (« Au lieu
de l’avion ; c’est aussi un espace blanc, sur lequel vont que », l. 4, 16 et 27). L’énoncé joue aussi sur l’opposition
s’inscrire les actions et paroles des personnages. « Même entre un lexique mélioratif et un lexique péjoratif, sur
si je pars de la platitude comme matériau, tout le travail les antithèses (l. 7, par exemple), les structures négatives
aussi bien d’écriture que de mise en scène et de direction (anaphore, l. 20) qui valorisent l’un et dévalorisent impli-
d’acteurs consiste à faire apparaître les reliefs, c’est-à- citement l’autre (portrait par la négative). On montrera
dire les aspérités, les rugosités », écrit Michel Vinaver enfin la différence dans la structure et le rythme des
(extrait de Michel Vinaver metteur en scène, entretien phrases, plus saccadé lorsque le locuteur évoque le comé-
avec Évelyne Ertel, revue Registres, numéro spécial dien sensible, plus ample pour l’évocation du second.
Vinaver, I, 2008, Presses de la Sorbonne Nouvelle ; repris
en postface de L’Ordinaire, Babel, Actes Sud, 2009). 3. Le travail du comédien (question 3)
Diderot est en cela fidèle au principe de mimesis :
Gilone Brun explique dans un entretien (site de La
l’acteur doit être d’abord un « observateur continu de nos
Terrasse) la disposition scénique : un « vaste pro-
sensations » (l. 7) qui joue « d’étude de la nature humaine »
montoire » qui s’avance vers la salle, le public, afin de
(l. 17) ; il s’agit donc d’un travail continu, qui suppose une
souligner la continuité des deux espaces, de favoriser la
observation « réfléchi[e] » du monde, des hommes. La deu-
circulation de la parole et de la vue entre les deux, faire
xième étape consiste à imiter (l. 4, 17) ce qu’il a su observer
« éclater le cadre de la scène ».
sur les autres et sur lui-même (l. 6), c’est un « copiste ». Il
3. Les personnages (question 2) offre ainsi au spectateur un miroir, « une glace » (l. 24) et
Les personnages sont tous face au public, mais un seul saura s’améliorer (l. 7-9), se renouveler car il trouve hors
est debout. On remarquera la solitude des uns, le repli sur de lui la source de son jeu (l. 26).
soi (personnage de droite) ou la permanence du statut social Être comédien est donc un travail (l. 19) dans lequel
(homme d’affaires à gauche), l’entraide et le réconfort (per- il faut montrer de la constance, de la rigueur, de la
sonnages centraux). Le personnage debout, les bras tendus réflexion ; il faut savoir observer pour imiter et ensuite
vers le ciel, tient à la main une radio, seul contact avec le transformer sur scène, à partir du modèle idéal construit
monde extérieur. Cette image offre ainsi différentes atti- (l. 17-18). L’avantage de cette « méthode » pour l’acteur
tudes ou réactions humaines face à l’événement. est l’égalité de jeu (voir le lexique très abondant dans le
texte, notamment les lignes 18 à 20, et les figures rhéto-
Texte 1 riques qui le soulignent, particulièrement les anaphores,
Diderot, Paradoxe sur le comédien ❯ p. 324 l. 25, par exemple) proche de la perfection (l. 19).
1. Deux conceptions du jeu de l’acteur (question 1) 4. Les limites du jeu sensible (question 4)
Diderot, par le biais d’un locuteur qui sera désigné À toutes ces qualités, Diderot oppose les défauts du
(dans la dernière partie de l’œuvre) par les périphrases comédien sensible. Le principal est l’inégalité de jeu
• 130
due notamment à la spécificité théâtrale – la succession que tu dis qui est le contraire du morceau », l. 45).
des représentations (l. 1-4, l. 12-16). Cette inconstance
4. Texte et jeu, mot et corps (questions 4 et 5)
est soulignée par les multiples antithèses et les procédés
L’entrée en scène constitue ce moment difficile qui
d’inversion. L’autre défaut est l’absence de progression
détermine et préfigure la suite, réussie ou manquée.
possible, de renouvellement ou d’enrichissement puisque
Claudia oppose une expérience précédente (l. 2-3)
le comédien sensible joue à partir de lui, de ses sensations
positive, à celle présentée ici (l. 56), manquée. En effet,
ou émotions, et donc limite son jeu à sa propre personne
l’osmose entre le personnage et l’acteur doit précéder
(l. 27). À l’infini de l’un s’oppose le fini de l’autre.
l’entrée en scène, et les premiers gestes, les premières
5. Et aujourd’hui ? (question 5) paroles permettent d’une certaine façon de voir si
Les deux ouvrages, celui de Diderot et celui de l’exercice sera ou non réussi. La mise en condition qui
Stanislavski, semblent se répondre et s’opposer à plus précède ce moment passe par une compréhension du
d’un siècle de distance. Stanislavski développe la thèse texte théâtral.
selon laquelle l’acteur doit partir de lui, travailler sur En effet, en même temps que Jouvet analyse et critique
son intériorité pour ensuite « le porter sur scène ». le jeu de l’élève, il commente le texte de Molière. Il
On notera la répétition des adjectifs possessifs et des rappelle la situation d’Elvire, ses dispositions religieuses
pronoms réfléchis. L’acteur est, selon Stanislavski, le qui expliquent son caractère « extatique » et « céleste »,
« terrain [le] plus fertile pour l’inspiration » alors que il montre qu’elle ne parle plus à Dom Juan puisqu’elle ne
Diderot invitait l’acteur à s’ouvrir au monde extérieur. La l’aime plus d’un amour terrestre (l. 38-39), elle est tournée
diversité des rôles constitue pour le metteur en scène une vers elle-même, habitée par Dieu. Cet « état de transe »
difficulté (voir les interrogations rhétoriques du deuxième (l. 54) doit être le moteur du jeu de Claudia, doit devenir
paragraphe) que l’acteur ne peut surmonter qu’en puisant son « sentiment », permettant ainsi d’unir mot et corps.
en soi, en vivant réellement son rôle (dernier paragraphe).
Texte 3, Document 4, Texte 5
Texte 2 Ionesco/Lavelli, Le Roi se meurt ❯ p. 328-331
Jaques-Wajeman, Elvire Jouvet 40 ❯ p. 326-327
1. Le rôle des didascalies (question 1, texte 3)
1. Qui est Elvire ? (question 1) Les didascalies sont nombreuses à l’ouverture de cette
Elvire, jeune fille séduite puis abandonnée par Dom pièce. Elles concernent d’abord le décor, le décrivant
Juan (début de la pièce) s’est retirée dans un couvent avec beaucoup de précision. Elles donnent ensuite une
« pour expier la faute ». Elle n’est plus animée par la indication sur les effets sonores (dernier paragraphe de
vengeance, mais veut prévenir Dom Juan, lui « faire part la longue didascalie initiale). Les didascalies suivantes
d’un avis du Ciel », l’amener au repentir pour lui éviter précisent l’intonation (« annonçant »), le costume des
le châtiment divin. personnages (l. 2, par exemple), leurs déplacements,
2. Comment jouer ? Ce qu’il ne faut pas faire entrée et sortie (l. 11 et 12, l. 18). Il s’agit ainsi de poser
(question 2) les éléments qui serviront de cadre et de ligne directrice,
Louis Jouvet reproche à l’élève sa « conscience » trop les éléments classiques d’une scène d’exposition. Mais on
présente, la distance trop grande entre le personnage et remarque aussi que les didascalies donnent, à travers. les
elle. D’une certaine manière, Claudia intellectualise le consignes sur l’habit, des informations sur le caractère
rôle et ne peut donc rendre compte de l’état d’Elvire. À la et comportent pour certaines des notations subjectives
conscience, à la raison, à la volonté qui produisent l’artifice (voir les didascalies concernant Marie).
ou l’erreur de jeu, Louis Jouvet oppose l’inconscience d’El- 2. Le décor et les accessoires (question 2, document 4)
vire, son état « extatique », « céleste », son « égarement » La couronne et le sceptre, attributs traditionnels du
dans un discours « qui jaillit d’elle inconsciemment ». roi, indiqués dans la didascalie (l. 2) identifient le per-
Louis Jouvet lui reproche d’être dans un démarche sonnage de Bérenger Ier. Au-dessus du roi, un lustre
analytique, explicative, voire argumentative (l. 18). imposant ; à l’arrière-plan, un fauteuil sur une table basse
Ceci influe sur la diction (l. 13-15, 33-34), sur la figure le trône auquel on accède par un escabeau ; à gauche
gestuelle (l. 25-28, l. 31, l. 36-37), la position du corps un fauteuil roulant. Ces différents éléments renvoient au
(l. 38-40), les expressions du visage (l. 40-42). titre : un roi vieillissant (le fauteuil roulant) proche de
la mort, un roi « de pacotille » (attributs dégradés de la
3. Ce qu’il faut faire (question 3)
royauté), qui s’illusionne sur son pouvoir.
Louis Jouvet oppose la véritable comédienne à la
« tricheuse » (l. 7). Ce que doit retrouver Claudia, ce 3. Le Roi se meurt selon Jorge Lavelli
que doit trouver tout comédien est ce que Jouvet appelle (questions 3 et 4, texte 5)
ailleurs le « sentiment », à l’intérieur de soi (l. 1-2, Les choix portent :
l. 7) et ne peut venir de l’extérieur (l. 8). Cela lui permet – sur le décor et l’éclairage : présence d’« une immense
d’être en accord avec le personnage, de ne pas « perdre » cloche » (l. 2), « traces sur les murs » (l. 11) et « dispro-
le texte (l. 49), de ne pas le trahir (« avec un sens de ce portion des portes » (l. 13) ;
131 •
– sur le costume des personnages : Lavelli souligne l’ab- échec des « jeunes étudiants, braves et déterminés » qui
sence de « parti pris historique » (l. 20 et 42-43). se sont fait « massacrer en vain » pour une chimère,
La mise en scène est donc conçue, dans la scène la république. Le meurtre d’Alexandre, le sacrifice
d’exposition et dans la pièce entière, afin de mettre en individuel est donc inutile, sur un plan personnel
relief les thèmes importants de la pièce et souligner (Lorenzaccio ne redeviendra jamais Lorenzo) et sur un
le processus de dégradation, de manière parodique. Il plan politique. Le discours final de Côme est un discours
ne s’agit pas de célébrer la richesse, l’opulence, le luxe de soumission, soumission au cardinal Cibo – véritable
d’un palais royal, mais de représenter « la dévastation du vainqueur – annoncée aussi dans le dialogue qui précède.
monde » (l. 23) et « la dégradation du roi » (l. 64). Ainsi, 3. Mise en scène de l’échec et thématique du double
les murs sont les preuves du vieillissement (« humidité (question 2, document 7 et texte 8)
présente », l. 11 ; « vestiges d’une décoration qui appar- En jouant sur les doubles et la « renaissance » du duc
tient au passé », l. 12-13), la disproportion des portes de Médicis à travers le personnage de Côme, Krejca
figure « l’état de transformation ou de disparition » montre qu’« une nouvelle dictature s’annonce, que rien
(l. 14) ; les attributs de la royauté (l. 22) sont dévalorisés n’a changé » (l. 63). Les hommes sont interchangeables
par leur matière (les couronnes sont « en tôle ») ou par (« Côme est la métamorphose d’Alexandre », l. 62)
leur caractère utilitaire et polyvalent (« un sceptre qui est seul compte le pouvoir politique, le mode de gouver-
à la fois signe de la royauté, bâton de vieillesse et arme de nement. Cette thématique du double se retrouve aussi
défense », l. 34-36). Les costumes jouent aussi sur l’ana- chez le personnage de Lorenzo (l. 64-64) : Lorenzaccio
chronisme, le mélange des styles, l’accumulation des assassiné « ou plutôt un autre Lorenzo ») se retrouve aux
diverses fonctions des personnages ; différents symboles pieds de Côme, double d’Alexandre. L’histoire peut donc
se mêlent (voir la description du costume de Bérenger et recommencer, que ce soit l’histoire politique ou l’histoire
la comparaison intéressante de Lavelli) mais quasiment individuelle entre les deux hommes. L’utilisation des
tous mettent l’accent sur l’usure, la vieillesse, la dégra- masques illustre cette forme de dépersonnalisation.
dation : « les vêtements de Marguerite sont très abîmés »,
La réponse de Krejca (l. 33-48) souligne le dédouble-
on retrouve l’image du rideau pour le costume de Marie
ment de Lorenzo en plusieurs personnages (l. 36-38),
(l. 43). Enfin, la métamorphose des décors (les trappes,
et les relations étroites mais complexes entre le duc et
les portes qui s’enfoncent…) figure la mort progressive
Lorenzo (« il tue son double, son ami ; c’est peut-être
du roi, renvoie au spectacle que le public regarde (l. 73),
aussi une sorte de père »).
image de notre condition pour Lavelli : « J’ai cherché à
mettre en valeur « la théâtralité de l’existence » ». Cette thématique du double est caractéristique du
héros romantique, en quête de son identité (voir l’extrait
de Ruy Blas).
Texte 6, Document 7, Texte 8
/ , Lorenzaccio ❯ p. 331-336 4. Re-création ou trahison ? (question 3, textes 6 et 8)
Krejca supprime toute référence historique précise
1. Situer l’extrait (l. 6-9), afin de lui donner une portée plus générale, intem-
Drame romantique complexe, Lorenzaccio mêle diffé- porelle (« n’importe quelle ville de l’univers […] quelle
rentes intrigues : celle de Lorenzo qui consiste à tuer le que soit l’époque », l. 11 et 12) à la réflexion qu’engendre
duc pour retrouver une vertu passée (l. 8, 10-12) ; celle la pièce. Les acteurs « sont vêtus d’un costume de base »,
du groupe des républicains emmené par Philippe Strozzi sans recherche excessive de la « couleur locale » chère
(leur objectif est de renverser le pouvoir incarné par le aux romantiques, le décor est minimal (voir l’iconogra-
tyrannique duc de Médicis) ; la troisième, la moins pré- phie). La mise en scène (présence des praticables, jeu
sente dans la pièce, est celle menée par le cardinal Cibo avec la marotte, les masques…) donne à voir les arti-
qui veut que le pouvoir demeure dans la famille Médicis fices théâtraux, c’est-à-dire la théâtralité de l’existence
et reste sous l’influence du pape et de l’empereur Charles humaine, le « carnaval » (l. 19 et 65). Enfin, il met en
Quint (voir note 2 et ligne 49). scène (question 2) la continuité politique et l’inanité du
2. Un meurtre inutile (question 1, texte 6) geste de Lorenzo en introduisant des éléments (tapis,
C’est dans la dernière scène que le cardinal, peu doubles…) non présents dans la pièce écrite par Musset.
présent dans la pièce, réapparaît et clôt, avec son Une mise en scène témoigne du parti pris du metteur
protégé Côme, la pièce. Son action souterraine, ses en scène, de son interprétation de l’œuvre. Si Krejca fait
chantages et manigances lui permettent de triompher subir à la pièce des transformations importantes (cet
dans la scène 8. Les deux premières intrigues se soldent extrait n’en révèle que certaines), il ne semble pas pour
par un échec : échec de Lorenzo qui ne peut retrouver autant « trahir » l’œuvre : il lui donne une portée poli-
son innocence perdue (l. 13-15), qui n’est pas parvenu, tique importante, dans une réflexion sur les liens entre
par son meurtre, à reconquérir le peuple (l. 17-22) et qui l’individu, le collectif et le pouvoir, passé et présent ;
meurt assassiné par lui (l. 36-37) ; échec du clan Strozzi ceci n’est pas très éloigné des objectifs qu’Hugo assi-
qui voit succéder à Alexandre de Médicis ce « planteur gnait au drame romantique, dans la préface de Cromwell
de choux », Côme de Médicis, pâle double du premier ; notamment.
• 132
5. La mise en scène du dénouement (question 4, ◗ Histoire des arts
document 7) L’étoffe des héros ❯ p. 340-341
On notera : le décor minimaliste, les cubes déplaçables
qui permettent de varier la construction de l’espace, les 1. Les vêtements expriment les personnages
personnages à l’arrière-plan ; la hauteur différente des (questions 1)
cubes et les postures des personnages permettent de Naturellement, une partie de la réponse dépend de la
rendre compte d’une hiérarchie. On remarquera aussi les disposition personnelle du spectateur et de ses goûts.
lignes différentes des regards. Toutefois, les costumes, comme les images, sont réfléchis
et conçus avec soin. Ils obéissent à des codes formels qui
peuvent varier selon le contexte.
Texte 9
Ainsi, prise dans une danse déchaînée, la bacchante est
Vitez, Le Théâtre des idées ❯ p. 337
habillée d’une tunique ample et légère. Dans ses mains,
1. Le rôle du metteur en scène (question 1) elle tient un voile de couleurs très vives. Le flottement
Le metteur en scène est un « interprète » dans la mesure des étoffes renvoie à la liberté des bacchantes, femmes
où il est l’intermédiaire entre le texte et les acteurs (puis, très sensuelles qui faisaient partie de la suite du dieu
plus largement, entre le texte et le spectateur), il donne Dionysos. Les couleurs sont chaudes et symbolisent
sens au texte (« les signes laissés sur le papier »), le l’énergie, la passion, la lumière. Bakst a choisi des tissus
révèle, comme « le devin, le médium, l’augure ou l’arus- légers qui répondent à la nature de la danse passionnelle
pice » donnait du sens aux phénomènes ou entrailles qu’il et permettent des mouvements amples. Les motifs floraux
observait, interprétait les signes constituant les auspices. et végétaux rappellent la nature dans laquelle se passent
Vitez par cette comparaison semble conférer une dimen- les rites dionysiaques (voir l’animation). Ce genre de
sion religieuse au metteur en scène, mais c’est notamment costumes aériens, libres et colorés, loin des normes clas-
pour mettre l’accent sur le lien temporel (entre le texte siques du ballet, a fait la gloire des Ballets russes au début
« des siècles passés » et la représentation contemporaine) du XXe siècle.
que permet ce travail d’interprétation du metteur en Dans la mise en scène de Marthaler, les costumes sont
scène. Plus encore, selon Vitez, le metteur en scène opère plutôt « ringards », ni élégants ni recherchés. Les shorts
ce même mouvement de révélation pour les acteurs, flottants, le survêtement, les tee-shirts courts et serrés, les
proche de la maïeutique : « il découvre ce qu’il cache marcels larges, sont typiques de la mode des années 1980.
en eux, ce qu’ils ont envie de dire » (l. 5). Cette mise en Les personnages ont l’air ridicules avec leurs chaussettes
lumière de ce qui est caché, ce processus d’extériorisa- noires tendues bien visibles et leurs grandes lunettes. Le
tion est possible parce que le metteur en scène sait voir et côté grotesque, non élégant, même un peu lourd, de ces
détient, d’une certaine manière, la vérité (l. 6-7). Mais le costumes correspond à l’esprit de la pièce et provoque le
metteur en scène a cette faculté, non parce qu’il serait un rire. À cela s’ajoute le côté daté et démodé, immédiate-
élu, mais parce qu’il est le regard extérieur qui observe, ment reconnaissable par le public en 1995 (date de cette
déchiffre, ce qui est donné et non pas ce que l’acteur croit représentation).
donner : il peut ainsi indiquer « ce qu’il a vu et compris »
Dark Vador porte un costume noir qui répond bien à
(l. 10)
sa personnalité sombre – il a basculé du côté obscur.
2. Le travail de « dépossession » Son habit est donc opaque et son ample cape noire
(questions 2 et 3) inspire la peur et le mystère. En effet, il est à la tête de
Cette « dépossession » est un processus nécessaire, l’armée maléfique et son histoire est inconnue de tous
inhérent au travail de metteur en scène pour Vitez jusqu’au dénouement (c’est à la fin que Luke Skywalker
(l. 12-13) qui évoque Stanislavski : « Le metteur en découvre en blessant mortellement Dark Vador que
scène meurt dans l’acteur ». Le premier s’efface au celui-ci est son père). Le costume a également des
profit du second lorsque la pièce est jouée, est née (d’où aspects futuristes, inhérents aux films de science fiction.
l’intérêt du terme « création » pour une pièce). Cette Le casque robotique et les panneaux de contrôle sur sa
transmission du pouvoir pour le metteur en scène, cet poitrine et sur sa ceinture renvoient à sa double nature
accès à l’autonomie pour les acteurs (ces « enfants trop d’homme-machine.
grands », l. 19) peut se faire avec difficulté : la compa- Les trois costumes répondent au caractère des person-
raison parents-enfants insiste sur le lien affectif et le nages et/ou contribuent à créer une ambiance particulière.
rapport d’autorité entre le metteur en scène et les acteurs. Par leur couleur et leur forme, ils suscitent des émotions
Certains (l. 18-19) – tels des parents surprotecteurs ou chez le spectateur.
intrusifs – ne peuvent se résoudre à se séparer du fruit
qu’ils ont créé, d’autres préfèrent ne pas « voir » ce sur 2. Êtres lumineux et êtres sombres (question 2)
quoi ils n’ont plus de pouvoir (l. 16-17). L’ingratitude ou On peut dire, en effet, que les costumes de la Bacchante
l’absence de reconnaissance constitue donc un facteur de et de Dark Vador s’opposent.
la relation entre le metteur en scène et les acteurs, et plus Même si la première n’est pas dépourvue de côtés
largement, la pièce créée. sombres (elle est réputée dévorer les hommes après l’acte
133 •
sexuel), son costume et sa danse inspirent une sensation 2. Les statues de femmes nues, dans différentes poses,
de liberté, de légèreté, de lumière, de proximité avec la figurent les femmes séduites par Dom Juan : elles mettent
nature. De son côté, Dark Vador est prisonnier de son en évidence le Dom Juan séducteur, le libertin de mœurs.
costume opaque et des machines qui maintiennent arti- 3. Les deux images mettent chacune l’accent sur un
ficiellement son souffle. Sa silhouette raide se déplace aspect différent de Dom Juan : d’un côté, le libertin
lentement. Ses mouvements contraints s’opposent aux de pensée, celui qui bafoue la religion et proclame que
gestes débordants de la Bacchante. « deux et deux sont quatre » ; de l’autre, le libertin de
3. Les effets grotesques (question 3) mœurs, « épouseur à toutes mains ». Loin de s’exclure,
De manière générale, les effets grotesques proviennent ces deux aspects se rassemblent.
des effets de contraste et des décalages. 2 Pour mettre en scène les témoignages de réfugiés de
Dans la mise en scène de Marthaler, on observe un différents pays, Ariane Mnouchkine choisit des plateaux
fossé entre les costumes ridicules et les gestes très sur roulettes que des personnages font évoluer sur la
solennels des personnages. À cela s’ajoute le fait qu’ils scène. Le plateau central amène les personnages, les
portent de manière pompeuse des objets de la vie quoti- plateaux plus petits donnent des éléments qui servent,
dienne : une poubelle très ordinaire et un coussin. Leur de manière concrète ou symbolique, à situer le
pas cérémonieux imite les parades militaires. Toutefois, contexte. Les acteurs accessoiristes, tout en cherchant à se
chacun lève la jambe à sa manière et le résultat est plutôt dissimuler, se laissent voir (jeu sur l’illusion théâtrale) ;
chaotique et drôle. L’ensemble de tous ces éléments par- les personnages du centre, dans cet espace restreint,
ticipe à la satire. enfermés doublement sur eux-mêmes, semblent coupés
de l’extérieur.
ARTS ET ACTIVITÉS 1. Les Ballets russes étaient très
populaires au début du XXe siècle. De nombreux artistes
Imaginer le jeu de l’acteur
tels Pablo Picasso, Henri Matisse, Nathalie Gontcharova,
George Braque ont participé à la conception des décors 3 Les propositions peuvent être multiples, comme
et des costumes. La première femme de Picasso, Olga, le prouvent les nombreuses adaptations différentes de
était danseuse aux Ballets russes. De nombreux dessins Tartuffe. On écartera cependant toute proposition qui
liés aux costumes et aux décors sont conservés au centre montrerait une erreur de compréhension du texte et qui
Pompidou. ne serait pas justifiée.

◗ Analyse littéraire Analyser une mise en scène

La mise en scène ❯p. 343 4 Le drame bourgeois s’attache à la représentation


Étudier les accessoires et le décor de types, sociaux ou familiaux, et a un but didactique,
moraliste comme l’indique le titre de la pièce Le Fils
1 1. La croix sépare, en un axe vertical, la scène ; elle naturel ou les Épreuves de la vertu (voir l’étude du
oppose et isole l’un de l’autre les deux personnages, texte Le Père de famille, manuel p. 276, et le paragraphe
Dom Juan et Elvire, qui se font pourtant face : d’un sur le drame bourgeois, p. 288). On voit ici un homme
côté le libertin provocateur, athée, qui transgresse âgé, allongé, peut-être malade ou fatigué, entouré par
les lois divines, séduit les femmes et les enlève des de jeunes gens qui constituent en partie sa famille, en
couvents (Elvire en est un exemple) ; de l’autre la costumes d’époque. Il est le centre des regards et la main
femme abandonnée qui s’est tournée vers Dieu de la jeune femme qu’il tient, l’expression des visages,
pour y chercher le réconfort, qui avertit Dom Juan de sont l’image d’une entente heureuse. On rapprochera
l’imminence du châtiment divin (voir Elvire Jouvet 40, cette mise en scène des tableaux de Greuze (voir
manuel p. 326-327). Ainsi est mis en scène un des axes l’iconographie p. 288) et on développera le travail sur les
majeurs de la pièce. lignes directrices, le traitement des couleurs.

• 134
L e roman
Partie
4 et ses personnages
de l’illusion au soupçon
Chapitre

13 La naissance du personnage,
des bergers de L’Astrée aux libertins de Laclos
❯ MANUEL, PAGES 358-381

◗ Document d’ouverture Eris, déesse de la Discorde et destinée à la plus belle.


Georges de la Tour (1593-1652), Le Tricheur à l’as Repoussant les présents d’Athéna et Héra, Pâris offre la
de carreau (XVIIe siècle), huile sur toile pomme à Aphrodite qui lui a promis en échange Hélène,
(1,06 x 1,46 m), Paris musée du Louvre. reine de Sparte, épouse de Ménélas. Céladon joue ici le
rôle de Pâris, les trois grâces sont devenues trois jeunes
1. Le jeu des regards filles candidates à un prix de beauté, la dimension mytho-
La composition souligne la complicité entre les trois logique et son enjeu tragique ont disparu, les protagonistes
personnages qui forment un groupe soudé par la proxi- ne sont plus des déesses mais des bergères. La scène est
mité des corps et qui pourrait faire l’objet d’un tableau à transposée du Mont Ida à l’univers pastoral de la plaine
lui seul. La diagonale gauche/droite qui partage la toile du Forez – région natale de l’auteur – dans la Gaule du Ve
les rejette en effet du côté gauche, alors que la victime est siècle. L’épisode mythique est théâtralisé ; le jugement de
isolée sur la droite. Le jeu des regards souligne la com- Pâris est devenu une représentation donnée en l’honneur
plicité des tricheurs : regards en coin de mauvais augure, de Vénus et une jeune fille y joue d’ordinaire le rôle de
la joueuse regarde fixement la serveuse qui regarde de Pâris, mais l’imagination d’Honoré d’Urfé laisse libre
son côté les cartes du jeune noble tout en jetant un coup cours à sa fantaisie. Céladon s’est déguisé en fille pour
d’œil sur la gauche, vers le tricheur qui, à moitié retourné,
approcher Astrée. Surtout, le parti pris narratif – un récit
regarde derrière lui. Le jeu des regards anime la scène :
rétrospectif – modifie l’éclairage de la scène : celle-ci est
les yeux ouverts, vigilants, du trio contraste avec les yeux
racontée par Astrée elle-même à son amie Diane, après la
mi-clos du jeune noble attentif et concentré, qui ne sur-
disparition de Céladon qu’elle croit mort.
veille pas ce qui se trame autour de lui.
Les invraisemblances sont nombreuses, mais ne
2. L’implication du spectateur gênaient pas le lecteur de l’époque. Au contraire, elles
Le spectateur est impliqué dans la scène par le regard étaient perçues comme un charme supplémentaire
du tricheur. Il est rendu complice d’une malhonnêteté, conféré au récit. Rapin définit ainsi au XVIIe siècle la
invité à admirer le tour de passe-passe ou incité au vraisemblance : « tout ce qui est conforme à l’opinion du
silence ? Le jeu des regards circule de droite à gauche public ». Est donc vraisemblable ce qui est conforme à
(la courtisane, la servante, le tricheur) puis revient vers l’idéal de vie et aux valeurs des groupes sociaux cultivés.
le spectateur pour l’englober. La peinture a toujours une L’invraisemblance réside ici dans le procédé romanesque
visée morale réelle ou prétendue telle, c’est le cas ici : le récurrent du déguisement employé une nouvelle fois ici
tableau résonne comme une mise en garde et comme une par d’Urfé et qu’utilisera à plusieurs reprises Céladon
condamnation du jeu. Les pièces posées sur la table, les pour approcher Astrée. Il vivra ainsi auprès d’elle déguisé
cartes, le vin évoquent en outre les plaisirs illusoires de la en druidesse ! Difficile de croire qu’Astrée ne se doute
vie. Le jeune naïf est soumis à trois tentations figurées ici de rien, ne devine pas son soupirant dans le juge Orithie,
par le vin, le jeu, la chair. Avec son collier, son décolleté soupirant revu la veille et qui lui a offert la fameuse
plongeant, la femme est une courtisane. Avec son plumet, guirlande (l. 5-6) et ne reconnaît pas non plus sa voix.
la future victime va se faire « plumer ».
La manière dont elle tombe dans le panneau grossier
du serment exigé par son juge, d’autant plus qu’elle ne
Texte 1 manifeste pas une grande impatience à emporter le prix,
Honoré D’Urfé, L’Astrée ❯ p. 360-361 accuse l’artifice romanesque.
1. Une réécriture (questions 1 et 2) 2. Une scène équivoque ou « le serpent dans la
Le texte est une réécriture du jugement de Pâris. bergerie » (Gérard Genette) (question 3)
Devant le jeune troyen comparaissent Aphrodite, Héra Le récit est imprégné d’érotisme et joue avec les bien-
et Athéna qui se disputent la pomme d’or lancée par séances. « Le serpent » de la sensualité est ainsi entré
139 •
dans la bergerie romanesque. La situation est osée : Ce qui pourrait devenir abstrait et ennuyeux est animé
Astrée apparaît nue devant Céladon lui-même déguisé ici par une situation équivoque et dramatisée par l’enjeu :
en fille. Sa nudité est évoquée indirectement à travers la Céladon a innocemment révélé son stratagème, Astrée
description des cheveux (l. 4-5) et soulignée à plusieurs tient donc sa vie entre ses mains, elle tranche en sa faveur
reprises de façon euphémisée (« en cet état », l. 7), allu- et préfère aller se rhabiller ! L’épisode soulève donc une
sive (l. 18-20). La jeune fille soulignant qu’elle n’a fait série de questions morales qui faisaient les délices des
que se plier à la coutume, évoquant sa honte (l. 9-13), salons. L’amour selon d’Urfé, ce qu’il appelle « l’hon-
revenant sur sa nudité et le caractère insupportable de neste amitié », doit être fondé sur l’estime réciproque, la
celle-ci (l. 47), d’où sa hâte à se rhabiller. maîtrise du désir. À cette condition, il pourra procurer un
L’impatience de Céladon (l. 1), la honte de la jeune bonheur durable.
bergère signalent « l’intrusion d’Éros dans la pastorale » Le style noble et raffiné est à l’unisson. Hyperboles
(Gérard Genette). Le deuxième paragraphe accentue (l. 4, 10, 32, 35, 37, 41…), euphémisation (l. 4-6), com-
l’érotisme : jeu des regards, symptômes du désir chez pliments galants (l. 10-11), interrogation oratoire en
l’un, honte de l’autre, absence de paroles, seuls les corps forme de reproche rompant le silence (l. 14), double litote
parlent et avec quelle éloquence ! Le caractère rétrospectif de la ligne 16, antithèse de la ligne suivante : décidément,
du récit contribue à cette érotisation en dévoilant d’emblée les bergers d’Honoré d’Urfé maîtrisent la langue et le
la véritable identité d’Orithie. Le plaisir éprouvé par le subjonctif comme en témoigne le tour recherché clôturant
jeune berger est sans équivoque et souligné (l. 8 et 12). Ce la réponse d’Astrée. On notera la formulation en forme
dernier pousse l’avantage que lui procure son incognito et d’antithèse doublée d’un paradoxe des lignes 25-26, la
propose avec rouerie un marché à la jeune fille. L’épisode personnification mythologique et emphatique d’Éros,
des cheveux rajoute à la grâce et à l’érotisme de la scène. ligne 39, l’emploi par Céladon du vocabulaire du
La gêne qui pourrait être ressentie par un lecteur est « service d’amour », le chiasme savant d’Astrée résumant
amortie par la grâce de la bergère, sa gêne, mais aussi la situation, lignes 43-44.
l’humour gracieux qui préside à l’entrevue : impatience
comique du juge qui le pousse à expédier les autres can- Texte 2
didates, effarement devant la nudité qu’il voit ainsi pour
Paul Scarron, Le Roman comique ❯ p. 362-363
la première fois et lui coupe la parole. Ainsi, il « change
deux ou trois fois de couleur », au risque d’être démas- 1. Un narrateur ironique (question 1)
qué (l. 12) et d’interrompre sa contemplation ! C’est en Comme à son habitude, Scarron fait intervenir son
« riant » (l. 35) qu’il révélera à Astrée le bon tour qu’il narrateur à maintes reprises, interrompant le récit pour
vient de lui jouer. ajouter son grain de sel, contribuant ainsi puissamment à
la tonalité tantôt comique, tantôt ironique du récit. Dès les
3. Raffinement des cœurs et du style (questions 4 et 5)
premières lignes, sa présence se manifeste : « nous » de
La noblesse des sentiments vient atténuer ce que la
la ligne 1 (que reprendra avec humour Stendhal dans sa
scène pouvait avoir de choquant au regard des bien-
Chartreuse de Parme, « nous avouerons que notre héros
séances. Le stratagème du héros, sa fourberie (le coup
était fort peu héros en ce moment »), le narrateur résu-
du serment), l’humiliation qu’il impose à celle qu’il
aime, sont excusés par le caractère absolu de l’amour mant l’épisode précédent : le récit scarronien bifurque
qu’il lui porte. Lorsqu’il se démasque, il rappelle qu’il souvent, abandonnant une intrigue pour une autre, puis
agit au nom d’« Amour » (l. 39), qu’il a risqué la mort revenant la première. Au « nous » succède le « je » qui se
en pénétrant dans le temple, preuve s’il en fallait. Gages lance dans une longue comparaison mythologique (l. 3-6)
d’amour (guirlande, cheveux), serments renouvelés, rela- chargée d’insister sur la fâcheuse posture du cavalier. La
tion dame/serviteur (l. 38), honte de la jeune fille, dispute comparaison se poursuit sur une digression à propos de la
intérieure finale qui agite celle-ci à partir de la ligne 43 fortune (l. 6-7), aussitôt interrompue pour raison narra-
renvoient à l’univers des salons. Sous le romanesque et tive : l’effet comique est garanti. Le narrateur traite avec
l’invraisemblance du récit affleurent les grands thèmes de familiarité et désinvolture son personnage de « notre petit
prédilection qui occupent les conversations mondaines. avocat », souligne la toute-puissance de l’auteur sur son
Rappelons que le titre interminable de l’œuvre d’Urfé personnage (l. 6-7), de même que l’emploi des possessifs
(que nous résumons !) est « L’Astrée de messire Honoré (« notre troupe », l. 9). Ceux-ci installent en outre une
d’Urfé […] où par plusieurs histoires et sous personnes connivence narrateur/lecteur.
de Bergers, et d’autres, sont déduits les divers effets de L’impertinence du narrateur se manifeste encore par
l’honneste Amitié ». Ainsi la scène au temple est-elle les périphrases emphatiques désignant ses héros, « l’in-
l’occasion d’un débat intérieur rapidement rapporté fortuné Ragotin » (l. 9) ou « le citoyen du parnasse »
(l. 42-46) mais très construit (« car »/« toutefois »/ (l. 32) ou par les commentaires enjoués que suscitent
« enfin » : que doit faire Astrée ? Opter pour l’honneur leurs mésaventures, ainsi de la précision comique des
et venger la honte endurée ou pardonner à l’amour ? lignes 12-13 ou de la remarque ironique de la ligne 21. Le
Comment concilier pudeur et amour, amour et dignité ? chapitre se clôt sur une nouvelle intervention explicite du
Jusqu’où s’exercent les droits de l’amant et de l’amour ?). narrateur annonçant sa volonté de mettre un point final au
• 140
récit avec une souveraineté désinvolte. le bizarre, voire le fantastique, le burlesque se caractérise
par le traitement trivial d’un sujet noble, mythologique
2. Gags à gogo (questions 2 à 4)
et héroïque ou inversement l’emploi d’un style épique et
La scène est rendue vivante par le rythme allègre du
noble pour traiter un sujet trivial. Ragotin est désigné par
récit : succession de verbes d’action et de mouvement
un qualificatif épique (« infortuné », l. 9), Roquebrune est
des lignes 9 à 21 ; simple parataxe relatant avec minutie
« le poète » (l. 25) ou encore évoqué par une périphrase
l’enchaînement des situations. Avec l’adverbe « aus-
emphatique « citoyen du Parnasse » (l. 32). La remise des
sitôt » (l. 9) repris ligne 14, le récit s’accélère après la
armes prend un tour solennel et amusant avec le verbe
longue intervention du narrateur et s’emballe, mimant
« résigna », aux connotations ecclésiastiques ; l’adjectif
l’emballement du cheval jusqu’à la chute de Ragotin
« martial » achève de ridiculiser Roquebrune qui joue les
rendue sensible grâce au rythme décroissant de la phrase
matamore.
des lignes 20-21.
Le comique tient d’abord au personnage. Ragotin 3. Un récit parodique (question 5)
est la tête de turc du Roman comique dont le titre annonce La situation de départ rappelle le roman héroïque
la couleur. Le chapitre XX donne la mesure de la puis- emprunté à la tradition chevaleresque et précieuse. Ragotin
sance comique du personnage, anti-héros par excellence. et Roquebrune sont deux soupirants qui tentent de s’attirer
Avocat de province, entiché de théâtre, il suit une troupe les faveurs d’une belle en rivalisant par leurs prouesses,
errante et tombe amoureux d’une des comédiennes. Or Ragotin s’est affublé d’un attirail guerrier (épée, carabine,
le personnage prête à rire, comme le montre l’extrait : bandoulière, baudrier) ; leur exploit se déroule en public,
mauvais cavalier, peureux, radin (il court à la fin après à la manière d’un tournoi visant à éprouver leur aptitude
son cheval), physiquement disgracié comme se plaît à à caracoler sur un cheval. Mais la démonstration tourne
le rappeler Scarron, il est petit (« notre petit avocat »), court et les deux chevaliers malheureux rentrent dans les
son caractère chétif est évoqué par le jeu des périphrases carrosses sous les quolibets après avoir connu une chute
désignant son postérieur, l. 10-11 et 13). humiliante montrant leur maladresse. On retrouve ici
certains des aspects du roman de Cervantès : chevalier
Comique de répétition encore. Scarron enchaîne les
courtisant une belle inaccessible, aveuglement, vanité des
gags à la manière d’un spectacle de cirque : d’abord un personnages, ironie du narrateur à l’encontre de son héros
impressionnant numéro d’écuyer de Ragotin, ensuite (cf. « notre tout neuf aventurier », texte écho, l. 1). Plus
encore plus impressionnant, celui du fat Roquebrune. En encore que Scarron, Cervantès parodie les clichés épiques
un court chapitre, l’infortuné héros subit pas moins de du roman de chevalerie.
« trois disgrâces devant sa maîtresse », note le narrateur :
sa chute devant toute l’assemblée, sa course après son
cheval, son attirail de guerre dérisoire qui encombre le Texte 3
carrosse. Madame de La Fayette,
Comique de geste bien sûr, très visuel, la posture La Princesse de Clèves ❯ p. 364-365
des personnages est décrite avec une extrême précision, 1. Un narrateur omniscient (question 1)
l’enchaînement des faits détaillé au cours d’une longue Le lecteur suit d’abord la progression de Nemours
phrase (l. 12 à 21) découpée en brèves séquences selon pas à pas, franchissement de la palissade, avancée vers
une parataxe qui semble faire un arrêt sur image sur le cabinet et dissimulation « derrière une des fenêtres ».
chacun des mouvements et se succède comme dans un En même temps, le narrateur fait entrer son lecteur dans
film muet. On est dans la farce. Celle-ci culmine avec les sentiments de son personnage (l. 6 et 9). À partir de
Roquebrune qui finit le derrière à l’air devant toute l’as- la ligne 10, il s’efface derrière ce dernier pour découvrir
semblée. L’effet comique est accentué par le fait que le au lecteur la scène qui s’offre à ses yeux. Le lexique du
spectacle et se déroule devant une assistance choisie qui regard (le verbe « voir » est repris trois fois à la seule
réagit aux exploits : « plaisir » (l. 23), rires (l. 35-36), ligne 10) est insistant et souligne la curiosité indiscrète de
« grande huée » (l. 37). Comique de situation double Nemours et l’intensité du désir qu’il reflète. Le narrateur
donc : une scène de ridicule publique, deux héros en n’intervenant que pour évoquer les sentiments qui agitent
fâcheuses postures. Tous deux sanctionnés pour leur pré- la princesse tels qu’ils apparaissent à Nemours (l. 12, 13
tention, le plus présomptueux payant double. et 21), cette dernière indication prenant la forme d’une
Comique de langage aussi dans le traitement de confirmation au présent de vérité générale par le narrateur
la scène. Celle-ci est traitée sur le mode du burlesque de la certitude de Nemours.
héroïco-comique au travers de la comparaison épique et Le narrateur intervient plus longuement, de manière
noble qui ouvre le récit et compare Ragotin à Phaëton, impersonnelle (« on », l. 22, troisième personne, et
rapprochement évidemment disproportionné qui ne fait tournure passive, l. 25) dans le second paragraphe et se
qu’accentuer le ridicule du personnage. On retrouve pose en analyste : il commence par affirmer à l’aide
ici les indices du burlesque : exagération comique et d’une litote ce qu’a d’indicible l’émotion du prince. La
mélange du noble et du trivial. À la différence du gro- phrase qui suit tente d’élucider les raisons de celle-ci,
tesque qui se développe au XVIIe siècle et qui insiste sur un ensemble de circonstances réunies dont le caractère
141 •
exceptionnel explique un trouble si puissant. l’amour que lui porte la princesse ; révélation nocturne
Le troisième paragraphe plonge le lecteur dans l’intimité qui ne fait qu’accroître sa passion et son impatience ;
de l’indiscret au moyen de tournures indirectes (« il pensa – d’où la gradation, « ce prince était aussi tellement hors
que », l. 29, « il crut que », l. 30), exposant les termes du de lui-même ». Le spectacle auquel vient d’assister le
débat, les hésitations, la résolution et les craintes qui en prince lui fait perdre ses moyens ordinaires, ce qui est
découlent. Celles-ci sont rapportées sous la forme d’une surprenant chez un séducteur comme lui. Il reste « immo-
triple exclamative disposée en gradation (« trouble », bile », perd du temps, tergiverse, puis finit par connaître la
« crainte », « peur ») exprimant les pensées intérieures de peur, d’où les exclamatives presque étonnées du narrateur.
Nemours, la voix du narrateur se confondant avec celle de Les sentiments de Mme de Clèves sont évoquées
son personnage dans la dernière exclamative. de façon indirecte, à travers le regard de Nemours qui
2. Poésie de la scène (question 2) n’en perçoit que les signes physiques car la scène est
Le cadre spatial et temporel, campé avec précision et muette : abandon de la jeune femme, désordre des
insistance, contribue à installer un climat poétique qui cheveux (l. 11), qui traduisent un état inhabituel chez
rend la scène sensible au cœur du lecteur : c’est l’été, il elle. Celle-ci se croit seule, peut déposer un moment le
fait chaud, comme le rappelle le narrateur (l. 10), ce qui masque qu’imposent les convenances et le théâtre de
explique le négligé de la princesse, d’où un surcroît de la Cour. C’est pourquoi la scène a quelque chose de si
sensualité. Les fenêtres sont ouvertes (l. 5) rapprochant exceptionnel pour Nemours. Ce dernier suit les gestes
d’autant l’objet du désir et rendant possible enfin une de la jeune femme. Ceux-ci lui révèlent progressivement
explication (l. 31-32, Nemours prend la décision de sa passion pour lui, la scène du flambeau venant confir-
pénétrer dans le cabinet). On est « au milieu de la nuit » mer son amour. Des gestes et mouvements on passe aux
(l. 23), comme dans un conte, mais la nuit est ici calme, sentiments qui transparaissent : « avec une grâce et une
chaude, trouée de lumière. La romancière a composé douceur » (l.18), « avec une attention et une rêverie »
l’éclairage de la scène à la manière d’un tableau, selon un (l. 21). Peu à peu Mme de Clèves s’abîme dans une
effet de clair/obscur qui rajoute à la beauté et à la poésie rêverie amoureuse. Du visage nous savons peu de choses,
de celle-ci : nuit du jardin/« beaucoup de lumières (l.4), les termes qui le qualifient sont très généraux et d’ordre
lumière du flambeau (l. 19). moraux, ainsi de la « douceur » qui revient aux lignes
28 et 34, qualité requise dans les salons. La passion est
Le lieu est secret, retiré, protégé par une double
d’autant plus ressentie qu’elle passe uniquement par les
haie de palissades « fort hautes ». C’est une première
regards et les mouvements du corps sans l’intermédiaire
épreuve franchie avec aisance par Nemours ; d’emblée,
du langage qui la trahirait nécessairement.
on est plongé dans l’atmosphère du conte ou du roman
de chevalerie : prince charmant défiant tous les obstacles 4. « Une canne… fort extraordinaire »
pour approcher sa belle. La scène se déroule dans un (questions 4 et 5)
endroit qualifié par une hyperbole élogieuse de « plus Mme de La Fayette ne décrit guère, d’où l’importance
beau lieu du monde » (l. 23). C’est un jardin, lieu qui des rares objets évoqués comme le portrait, la lettre ou
évoque le thème courtois du jardin d’amour, de l’hortus ici la canne. Surtout lorsqu’ils sont sur-signalés par une
amoenus des latins. Le décor du cabinet, les rares objets hyperbole qui en suggère la richesse, sa connotation exo-
mentionnés suggèrent la richesse. La canne introduit tique accroît encore son caractère exceptionnel. L’objet
une note d’exotisme qui renforce l’enchantement. Le joue un rôle narratif : sa circulation est précisée aux lignes
silence des lieux, le calme qui préside à la scène ajoutent 15 à 17 et trahit la passion de Mme de Clèves. Surtout,
à la poésie du moment. Enfin, le caractère singulier de elle remplit une fonction symbolique : métonymiquement
la situation confère à celle-ci quelque chose de mysté- rattachée à Nemours, substitut de ce dernier, elle en pallie
rieux : c’est une scène d’effraction avec un regardant et l’absence, objet amoureux, fétiche, qui sert de support
un regardé, un jeu de regards qui se fait plus complexe au fantasme amoureux. On notera la délicatesse des
lorsque Nemours regarde la jeune femme regarder son gestes, le choix attentif de la couleur des rubans, le geste
portrait. sensuel par lequel elle noue ces derniers à la canne, dans
un geste érotique qui rappelle en même temps l’univers
3. Les sentiments des personnages (question 3)
de la chevalerie, la dame récompensant le chevalier vain-
Le trouble croissant de Nemours est souligné à travers
queur de son ruban.
plusieurs indices :
– tout naît du regard, « il la vit d’une si admirable beauté », La dimension troublante de cette scène de voyeurisme,
les mots sont hyperboliques, l’effet est instantané : un la présence incongrue d’une canne mystérieuse ont
« transport » qu’il a peine à maîtriser, litote expressive ; inspiré les illustrateurs comme en témoigne la gravure
– des lignes 10 à 21, le narrateur décrit ce que voit de la page 365 (manuel). C’est la canne, qui trace une
Nemours, la beauté de la princesse offerte à son regard diagonale à l’intérieur de ce « tableau dans le tableau »
indiscret, d’où l’effet produit sur le prince : litote de la que constitue la fenêtre du pavillon qui attire le regard du
ligne 22, jouissance sans mélange qui tient aux circons- spectateur conduit par celui de Nemours.
tances mais aussi au fait que Nemours a la preuve de Texte 4
• 142
Marivaux, La Vie de Marianne ❯ p. 366-367 La tactique est habile, Marivaux se pose en défenseur de
Marianne, accrédite une nouvelle fois ce qu’il affirmait
1. De l’utilité des Avertissements (questions 1 et 2)
dans l’Avertissement de la première partie du livre : « on
Notre extrait constitue l’intégralité de l’Avertissement
rédigé par Marivaux qui précède la deuxième partie du pourrait soupçonner cette histoire d’avoir été faite exprès
roman. Précisons que la première partie elle-même avait pour amuser le public, je crois devoir avertir que je la
fait déjà l’objet d’un Avertissement. L’auteur éprouve tiens moi-même d’un ami qui l’a réellement trouvée ».
donc ici le besoin d’interrompre le récit de son héroïne Il n’est qu’un intermédiaire et Marianne est une jeune
pour prendre la parole. Son Avertissement s’inscrit dans femme ayant vraiment existé. Il s’efface donc dans ce
une stratégie narrative qui a un double but : d’une part, plaidoyer derrière son personnage : « Marianne n’a point
répondre aux critiques soulevées à propos de la première songé », « Marianne n’a aucune forme d’ouvrage »,
partie, d’autre part, conforter l’authenticité du récit. Il « c’est une femme qui pense », etc. Tactique habile qui
fonctionne donc comme un procédé d’authentification permet à Marivaux de conforter le lecteur dans l’idée
caractéristique des narrations à la première personne qui que Marianne est bien réelle, de renforcer ainsi l’effet
s’épanouissent au XVIIIe siècle. de vraisemblance et surtout de défendre la forme de son
ouvrage en soulignant la cohérence entre celle-ci et son
Avertir signifie prévenir le lecteur au double sens de
auteur présumé, « une femme qui pense » et qui raconte
signaler afin de prévenir mais aussi d’anticiper les réac-
sa vie à bâtons rompus à une amie. La réfutation porte
tions d’un lecteur que le contenu ou la forme de l’ouvrage
sur trois points : premièrement, Marianne n’a pas voulu
pourrait heurter (cf. l. 3). À la différence de la Préface
faire un roman ; deuxièmement, ce n’est pas un auteur
souvent plus développée, à visée plus générale, qui
mais une femme qui a vécu et rapporte son expérience ;
expose les circonstances de la rédaction et les intentions
troisièmement, et elle conte les choses naturellement
de l’écrivain. L’originalité de l’Avertissement réside ici
comme elles lui viennent sur le mode de la conversation.
dans le double jeu de Marivaux qui ne se présente pas
comme l’auteur de La Vie de Marianne, façon adroite Le paragraphe suivant introduit par « pourtant » a pour
d’esquiver les critiques en renvoyant celles-ci au véritable but de rassurer le lecteur réticent en annonçant ce qui suit
auteur, Marianne. Il se pose donc en défenseur de celle-ci et en promettant moins de… « réflexions ».
tout en se retranchant derrière elle. Ainsi Marivaux main- L’Avertissement se clôt sur un paragraphe qui opère
tient-il la fiction d’un récit autobiographique authentique. un changement de ton. Marivaux se fait polémique en
reprenant l’un des grands thèmes de son œuvre : la cri-
2. Habileté marivaldienne (questions 3 et 4)
tique des préjugés de classe, des distinctions fondées sur
L’Avertissement entreprend donc de répondre aux
la naissance et non sur le mérite. Il répond ici à ceux qui
critiques adressés à la première partie de La Vie de
ont crié au scandale à propos d’une scène célèbre qui a
Marianne. Celles-ci sont au nombre de deux : d’abord
défrayé la critique du XVIIIe siècle, celle de la « querelle
l’excès de digressions d’ordre moral interrompant le
du cocher » au cours de laquelle Marianne doit subir la
récit. Le reproche est exposé en deux temps : de manière
grossièreté d’un cocher parce qu’elle n’a pas d’argent
générale aux lignes 2-3 et affiné aux lignes 9-10. Critique
pour payer sa course. Le Marivaux réaliste, observateur
de fond qui repose sur un présupposé : un roman doit
du peuple parisien, chroniqueur de la rue a fait scandale.
plaire et non faire réfléchir, il y a des traités de morale
La réponse est sèche et méprisante : « il y a des gens qui
pour cela. La deuxième critique porte davantage sur la
croient » (l. 31), il leur oppose « ceux qui sont un peu plus
forme, le style trop cru, trop réaliste de l’ouvrage qui a
philosophes » (l. 32), c’est à eux qu’il s’adresse (« ces
choqué.
gens-là », l. 34). Une litote (« ne seront pas fâchés »)
La réponse est solidement étayée. Dans le premier ferme le ban en prenant la défense d’une scène qui vise
paragraphe, Marivaux commence par rappeler avec à l’universel et dévoile l’homme sous le masque de la
une feinte modestie (« a paru plaire ») le succès de son condition sociale.
ouvrage, « bien des gens » l’ont apprécié, en revanche
« d’autres lecteurs », implicitement en nombre beaucoup 3. Le roman selon Marivaux (question 5)
moins grand, ont émis des critiques. Marivaux balaie La conception du roman de Marivaux transparaît à
celles-ci au moyen d’une double interrogation oratoire travers l’Avertissement. On en retiendra quelques traits :
qui place le lecteur mécontent devant ses contradictions le réalisme des situations (lieux, conditions sociales,
(pourquoi se plaindre ici de ce qu’on admire ailleurs ?) langage), quitte à choquer les bienséances ; le naturel qui
tout en prenant le lecteur de l’Avertissement à témoin mêle récit et réflexion ; un ton personnel par l’emploi
du caractère absurde d’une telle attitude. Marivaux s’en de la première personne qui permet d’entrer dans l’inté-
prend ensuite à la conception du roman défendue par ses riorité d’un personnage qui n’est ni héroïque ni noble ;
adversaires. La défense est habile et le reproche réfuté des héros sans naissance qui doivent se réaliser par leurs
d’emblée par une concession apparente (« si vous regar- seuls mérites et non grâce à leur naissance ; la forme du
dez… », l. 11) dans laquelle Marivaux feint de se ranger roman mémoire, autobiographie fictive qui joue sur la
dans le camp de ses détracteurs ; le « mais » de la ligne 14 superposition du passé et du présent, le décalage entre ce
annule celle-ci. La Vie de Marianne n’est pas un roman. que le narrateur-personnage était et ce qu’il est devenu.
143 •
4. De Marivaux à Laclos (question 6) ses sentiments d’alors. Le récit établit avec précision
Alors que Marivaux s’efforce de maintenir l’illusion les circonstances de la rencontre : la date, « la veille de
d’authenticité de son ouvrage, se retranche derrière mon départ d’Amiens », les lieux, une cour d’auberge,
Marianne et prend fait et cause pour elle, Laclos met en haut lieu du roman picaresque, les faits, l’arrivée du
scène un éditeur fictif qui commence par mettre en garde « coche d’Arras », le mobile qui pousse les jeunes gens,
le lecteur sur le caractère douteux de l’ouvrage qu’il « la curiosité » (l. 7). Avec le « mais », qui amorce une
publie ! Démentant par avance la préface du rédacteur qui rupture et prépare l’événement décisif, commence le
suit. Rédacteur tout aussi fictif d’ailleurs, derrière lequel récit du coup de foudre. Le récit est entrelacé de com-
se dissimule Laclos. Qui croire ? Ironie de Laclos bien mentaires après-coup de Des Grieux commentant son
sûr, dont les arguments de l’éditeur pour défendre sa thèse état d’esprit d’alors : son innocence (l. 16), sa timidité
constituent au passage une satire féroce, par l’antiphrase (l.17, 19-20), preuves de la maturité du héros qui analyse
qui s’y déploie, des mœurs du siècle. les raisons de cet amour soudain. La remarque de la
ligne 27 concernant Manon est faite après-coup et ne
Texte 5 peut être le fait d’un jeune homme de 17 ans qui ignore
alors tout de la vie. Le modalisateur « sans doute » à
Abbé Prévost, Manon Lescaut ❯ p. 368-369
la ligne 28 est une supposition postérieure elle aussi à
1. Un dispositif narratif complexe (questions 1 à 3) la rencontre. À ces nombreux commentaires escortant
La Véritable histoire du chevalier Des Grieux et de le récit il faut ajouter les réflexions qui annoncent le
Manon Lescaut fait partie du tome VII des Mémoires d’un caractère funeste de cette soudaine passion (l. 29, 36). À
Homme de Qualité qui s’est retiré du monde. L’Homme la ligne 40, Des Grieux livre au présent son incompré-
de Qualité est un marquis qui a voyagé et connu bien des hension encore actuelle devant son comportement. De
aventures, au cours de ses errances. Celui-ci rencontre même, la remarque sur Manon de la ligne 43 est celle du
une première fois Des Grieux à Pacy sur Eure au moment narrateur d’aujourd’hui et non du naïf dont il pointe une
où le chevalier accompagne Manon qui doit être déportée. nouvelle fois le manque d’expérience (l. 46).
Mais c’est deux ans après, à Calais, que ce dernier lui
2. Un regard ironique et tragique (questions 4 et 5)
raconte son histoire. Des Grieux s’est alors retiré chez un
La rencontre est placée sous le signe de la fatalité,
parent au retour de son voyage dans le Nouveau Monde
conférant d’emblée au texte une tonalité tragique.
après la mort de Manon. C’est le début du récit de Des
L’arrivée de Manon bouleverse les plans de Des Grieux.
Grieux qui constitue notre extrait.
« J’avais marqué le temps de mon départ » (l. 7), l’inter-
Le roman de Prévost se présente donc sous la forme jection « Hélas ! » et le conditionnel passé qui la suit
d’un récit dans le récit comme le montrent les six pre- colorent d’emblée de regrets le récit et insistent sur le
mières lignes. L’« Homme de Qualité » dit « je » et avertit caractère fatal de la rencontre. Un jour plus tôt et tout
le lecteur qu’il va rapporter fidèlement, selon un procédé aurait été différent. L’allusion à l’innocence perdue
d’authentification romanesque courant au XVIIIe siècle, le inscrit le thème de la culpabilité et le regard du père au
récit que Des Grieux lui a fait. La reprise de l’adjectif cœur de cette confession. Le récit de la rencontre sou-
« fidèle » (l. 3) assorti du qualificatif « exact » insiste sur ligne la force irrésistible de la passion comme le montrent
la véracité du récit. La vraisemblance est renforcée par la les hyperboles (« si charmante », « enflammé », « trans-
précision des lignes 1-2. Le récit a été écrit « presqu’aus- port », « si éclairé »), la rapidité du changement opéré
sitôt après avoir été entendu », ce premier narrateur cède est souligné, « tout d’un coup » (l. 18). Les oppositions
la place à la ligne 7 à un second narrateur, Des Grieux, qui entre le jeune homme d’avant et celui d’après la ren-
prend désormais en charge le récit à la première personne, contre (l. 16-19 vs. l. 20) soulignent la métamorphose.
le premier narrateur devenant narrataire et s’effaçant du S’ensuit alors une succession d’initiatives, d’actions
récit comme il s’y engage (l. 5). C’est donc un récit – on inattendues qui surprennent encore aujourd’hui le nar-
devrait dire une longue confession rétrospective – qui rateur et qui sont accomplies comme dans un rêve : « je
commence. L’originalité de celle-ci tient à deux éléments m’avançai » (l. 20), « je lui demandai », (l. 22), « je lui
principaux : au décalage temporel qui sépare le moment parlai d’une manière » (l. 26), « je combattis » (l. 29),
de l’énonciation des événements rapportés (trois ans) – le jeune homme timide est méconnaissable et prend de
entre temps, Des Grieux a mûri ; à l’extrême jeunesse des l’assurance, « je l’assurai » (l. 37). La transformation
héros – Des Grieux a 17 ans lorsqu’il rencontre Manon et qui se produit en lui met en évidence la toute-puissance
celle-ci 15 ans et demi. de la passion. Ligne 29, une brève prolepse annonce
Ce décalage temporel est inscrit dans la narration les malheurs à venir ; aux lignes 36-37, Des Grieux
qui superpose constamment deux époques : celle des revient sur le rôle du destin en évoquant « l’ascendant
faits rapportés, celle où le jeune chevalier raconte sa de[s] destinée[s] », c’est elle qui peut seule expliquer
rencontre. La première est évoquée par une alternance ce penchant fatal, comme le suggère le « plutôt » recti-
de récit et de discours rapporté au style indirect, la ficatif, bien plus que les charmes de Manon. Il rappelle
seconde ajoute au récit les commentaires du héros, non sans complaisance qu’il est voué au malheur (« qui
celui-ci analysant non sans ironie son comportement et m’entraînait à ma perte »). Autant de considérations qui
• 144
renvoient au pessimisme de Prévost. La présence muette Texte 6
de Tiberge, témoin de la rencontre, lui confère le rôle du Montesquieu, Lettres persanes ❯ p. 370-371
confident tragique.
1. Règlement de comptes au sérail (question 1)
Les signes prémonitoires des malheurs à venir s’ac- Dans ces dernières lettres, le roman philosophique
cumulent donc sur cette passion naissante. Le charme
sombre dans le déchaînement des passions et le sang :
du récit tient à l’ironie qui vient contrebalancer la
Usbek a fait exécuter l’amant de Roxane, la favorite
gravité sombre du récit de ce coup de foudre. Ironie de
du sérail dont il est sincèrement épris. C’est une lettre
Des Grieux à l’égard de lui-même, soulignant à maintes
de Solim, l’eunuque, qui a dévoilé la liaison (lettre
reprises sa timidité excessive, son innocence, se moquant
CLIX). Roxane laisse alors éclater sa fureur et règle ses
de son « éloquence scolastique », souriant trois ans après
comptes avec le sultan dans une lettre pleine de bravade
de sa métamorphose soudaine, de ses audaces, le voilà
qui s’ouvre sur un aveu (« oui », l. 1) qui récapitule les
qui promet à la jeune inconnue de l’arracher aux griffes
fautes commises en toute connaissance de cause. Quatre
de ses parents ; on notera la discrète ironie du « je l’assu-
verbes énumèrent celles-ci sous forme d’une gradation
rai » (l. 37), de l’exagération emphatique de sa promesse
dans la gravité des crimes mise en valeur par le rythme
de la ligne 39. Des Grieux se voit déjà en preux chevalier
croissant (5-6-9) : « trompé », « séduit », « joué », « et
prêt à enlever sa belle.
j’ai su ». L’antithèse « affreux sérail »/« lieu de délices et
L’homme mûri par les épreuves qui raconte la scène de plaisirs » (on notera les pluriels pleins de sous-enten-
n’est plus dupe de l’attitude de Manon, ce qui accentue la dus) implique un renversement des règles du sérail, une
naïveté et le ridicule du rôle qu’il a joué alors, il revoit la inversion de l’ordre despotique d’Usbek. Cette première
scène avec une distance empreinte d’ironie. Celle-ci est phrase sonne comme un défi. Roxane appuie là où ça fait
perceptible à plusieurs indices : on relèvera la discrète mal (l. 4), en rappelant indirectement qu’elle n’a jamais
valeur ironique de l’adverbe « ingénument » (l. 23). La aimé Usbek ; elle répond à la violence par la violence en
nature du sentiment de Des Grieux n’échappe pas à la faisant exécuter les sbires de ce dernier et le proclame
fine mouche qu’est Manon, le « c’était malgré elle » qui avec l’ironie du désespoir : « je meurs bien accompa-
pourrait être interprétée comme du style indirect libre, gnée » (l. 7). La suite de la lettre solde les comptes et
rapporte les propos de la jeune fille et vise à apitoyer le
ironise sur la naïveté d’Usbek (« Comment as-tu… ? »,
jeune homme. La notation « elle n’affecta ni rigueur ni
Roxane lève le masque et multiplie les révélations : le
dédain » est amusante, et pour cause, Manon a vu immé-
pouvoir que s’est arrogé son maître n’est jamais que celui
diatement le parti qu’elle pouvait prendre de l’intervention
qu’elle a bien voulu lui concéder (antithèse paradoxale de
inespérée du bavard. Nous ne savons rien des véritables
la l. 10) ; pis encore, elle ne l’a jamais aimé et n’a fait que
sentiments de la jeune fille : joue-t-elle la comédie en
lui jouer la comédie (lexique du paraître et du mensonge
cherchant à apitoyer Des Grieux ? N’est-ce pas noircir
qui émaille le propos, répétition de « paraître », du verbe
le personnage ? En tout cas ses propos rapportés au style
« tromper »), l’amour d’Usbek et Roxane était bâti sur
indirect (l. 32-34) jouent sur la corde sensible, on est
un malentendu, une méprise de celui-ci et la comédie de
en plein pathétique. Elle en rajoute en prenant une pose
sa favorite. Une formule brillante en forme de paradoxe
persuasive (« douceur de ses regards », « air charmant
(l. 19) résume la situation : le bonheur dans le mensonge.
de tristesse »). Quand on connaît Manon, on peut mettre
en doute l’innocence de son attitude, le chevalier note La force de la lettre – ce qu’elle a de terrible pour son
d’ailleurs son comportement étonnant pour une jeune fille destinataire – c’est son caractère posthume. Usbek ne
(« sans paraître embarrassée », l. 22). peut plus rien changer, tout a déjà eu lieu et l’irréparable
commis. Le suicide ôte à ce dernier l’occasion de se
3. Un topos renouvelé, la scène de la première venger.
rencontre (question 6)
Prévost traite de manière originale une scène attendue : 2. Une tragédie épistolaire (questions 2 et 3)
– par le choix d’un récit rétrospectif à la première per- La lettre revêt une dimension théâtrale dans sa
sonne mêlant sentiment d’alors et d’aujourd’hui, jouant forme comme dans la situation et les personnages
sur le décalage des époques ; qu’elle met en scène. Jean Goldzinck, dans son étude
– par le caractère tragique revêtu par ce qui est ordinai- sur le roman (Lettres persanes, « Études littéraires »,
rement traité sur le mode de l’éblouissement et du plaisir ; PUF) parle à propos de cette lettre de « pastiche en prose
– par la présence de l’ironie ; des monologues ou des tirades tragiques ». Comme au
– par l’ambiguïté de Manon dont le lecteur ignore les théâtre en effet, Roxane s’adresse directement à son
intentions et les sentiments. interlocuteur, à la différence notable que la lettre est lue
– par le plaisir que le narrateur prend à raconter la de façon posthume, mais elle s’apparente à un ultime
scène, revivant l’apparition de Manon se détachant sur monologue dans lequel Roxane énumère les raisons
le fond banal d’une cour d’auberge, « elle me parut si de se plaindre et justifie sa vengeance. La lettre est un
charmante », l’adjectif sera repris d’ailleurs ; il revoit son coup de théâtre, la théâtralité de la situation est souli-
visage, ses regards, elle est encore « la maîtresse de (s) gnée, Roxane est à sa table et rédige sa dernière lettre
cœur » (l. 20). (« je vais mourir », l. 3), nous sommes au dénouement.
145 •
Comme dans un monologue tragique, « je » et « tu » se beau sang du monde », celui-ci est d’ailleurs expédié
succédent, les temps employés sont ceux de la déclama- en quelques mots. Est-ce l’amour qui a engendré la
tion théâtrale ; la lettre utilise les ressources de la double haine pour Usbek ou l’inverse, ombre et lumière du
énonciation puisque le lecteur est institué en confident personnage ?
de l’héroïne. Le cadre évoqué – le huis clos – et son
unité de lieu – l’univers cruel du sérail et de l’orient avec Texte 7
ses personnages types comme l’eunuque – évoquent le
Denis Diderot, Jacques le fataliste ❯ p. 372-373
Racine de Bajazet.
Roxane apparaît avec tous les traits de l’héroïne 1. Jacques ou le valet philosophe (question 1)
tragique : comme Phèdre, elle choisit de se donner la Le fragment de récit des lignes 1 à 7 expose le thème
mort par le poison. La décision est prise, irrévocable, qui de la disputatio : « l’attachement singulier des femmes
dramatise la scène : futurs immédiats de la ligne 4, pré- pour les animaux », thème qui fait sourire le lecteur
sents des lignes 22-23, indications scéniques (« le poison mais, comme toujours chez Diderot, un détail engendre
me consume », « la plume me tombe des mains »), qui une réflexion d’ordre philosophique. Fidèle à son rôle
décrivent de façon très visuelle l’agonie du personnage. dans le roman, le maître consulte son valet (l. 8), la
Le rythme de la dernière phrase rappelle celui des vers mécanique bavarde est enclenchée, elle revêt sous une
par sa régularité et s’achève sur un alexandrin. La para- allure désinvolte « à sauts et à gambades », une forme
démonstrative : d’abord une double observation rapportée
taxe et ses pauses traduisent l’affaiblissement progressif,
au style indirect et introduite par le verbe « remarquer »
le ralentissement des battements cardiaques (4-6-6). La
(l. 9, 11) et que le maître est invité à faire sienne. Elle
fureur, l’énergie, la passion de Roxane évoquent celle
tient dans un double constat universel (« quelle que fût »,
des héroïnes bafouées de la tragédie racinienne. La mort,
l. 9) mis en valeur par le parallélisme de la formulation :
comme dans toute bonne tragédie, suscite ici l’admiration
tous les malheureux ont des chiens, tous ces chiens
et la pitié (l. 21)
sont rendus malheureux par leur éducation. Jacques tire
Le registre est celui, noble et soutenu, de la tragé- la conséquence logique (« d’où il conclut », l. 14) de
die dont elle reprend la rhétorique : « oui »/ « non », ce constat énoncé sous la forme d’une loi universelle :
hyperboles (l. 4 et 6, avec la métonymie « le plus beau « tout homme voulait commander à un autre ». Au style
sang du monde »), périphrase emphatique de la ligne 6 direct, à la ligne 17, Jacques illustre de manière concrète
(« ces gardiens sacrilèges »), la tournure noble « mon et plaisante cet énoncé un peu trop abstrait, en faisant
ombre s’envole » (l. 5), interrogations oratoires (l. 4, 6, 8), des rapports homme/chien une métaphore de l’humanité
anaphore des lignes 12 à 15, oppositions soulignées des (l. 17-20). Il termine sa démonstration en appliquant à
« je » et des « tu » qui ont de la lettre un ultime face à face. son cas personnel la loi qu’il vient d’illustrer (l. 19-20) :
3. Une héroïne des Lumières ? (question 4) « que suis-je autre chose que son chien ? ». Les caprices
On retrouve dans la lettre des idées chères à du maître et la soumission du valet fournissent le prétexte
Montesquieu. D’abord la lettre arrache le masque de d’une reformulation plus générale de la loi énoncée pré-
modération arboré par Usbek. Le voyageur philosophe cédemment : « les hommes faibles sont les chiens des
vantant la raison, la tolérance, critiquant les préjugés, hommes forts. » Enoncé pessimiste, les rapports sociaux
s’avère un despote cruel qui fait de la femme sa chose sont des rapports dominants/dominés.
et ne supporte pas l’acte de rébellion qu’elle vient de Une objection du maître, reprenant le terme d’« atta-
commettre. Comme Montesquieu, Roxane proclame le chement » déjà employé à la ligne 6, interrompt la verve
primat de la nature : « j’ai réformé tes lois sur celles de la du valet, soulevant une contradiction logique : pourquoi
nature ». Les termes sont empruntés au lexique politique une femme puissante et riche aurait-elle besoin de s’en-
et philosophique très présent par ailleurs dans la lettre, ticher d’animaux de compagnie ? La loi énoncée par
invitant le lecteur à replacer celle-ci dans le contexte Jacques n’est-elle pas valable que pour les humbles et
d’un siècle philosophique. Roxane revendique les droits les faibles ? L’objection est balayée du revers de manche
de la nature et de la justice sur un régime d’oppression ; d’une ellipse : « c’est leur satire », faute d’aimer les autres
la lettre est une exaltation de la liberté (l. 10-11) et des hommes, les « grandes dames » se rabattent sur leur
droits du désir au nom desquels elle a conduit la révolte chien. Diderot aborde ici l’autre grand instinct qui meut
et mis sens dessus dessous le sérail. Roxane ne se repent la nature humaine, le désir sexuel. C’est lui qui explique
que d’une chose : sa soumission, les compromis qu’elle cet attachement paradoxal de la « grande dame ».
a acceptés en feignant l’amour pour son tyran. Usbek 2. Originalité du couple maître/serviteur
incarne ici le despote oriental gouvernant ses sujets selon (questions 2 à 4)
ses caprices (l. 9-10). Le suicide peut être alors lu comme « Vous avez là un serviteur qui n’est pas ordinaire » : la
l’acte héroïque par lequel Roxane reprend sa liberté et réflexion du marquis, homme cultivé, libertin à qui on ne
dispose enfin d’elle-même. le fait pas, est un hommage à Jacques et à son esprit. Si
Mais Roxane est une héroïne ambiguë conduite ici par ce dernier emprunte nombre de ses traits au valet molié-
la fureur, la vengeance plus que par l’amour « du plus resque, il se distingue de celui-ci par sa verve. Jacques est
• 146
un impénitent bavard, c’est lui qui occupe le terrain de la fois les révélations de la marquise sur sa jeunesse et son
conversation comme le montre sa tirade, il montre une éducation. C’est d’ailleurs la seule lettre de ce type dans
prédilection pour les idées philosophiques comme ici ; le roman. Si le « vous » est ici moins fréquent que dans
c’est un esprit qui manie le paradoxe comme le prouve les autres lettres c’est qu’il s’agit avant tout d’une lettre
l’utilisation brillante de l’exemple de la domestication autobiographique.
animale pour expliquer la vie sociale. À partir d’un fait – D’où bien sûr l’emploi des temps du passé (imparfait/
apparemment anecdotique (« l’attachement singulier des passé simple) renvoyant à l’adolescence de la marquise ;
femmes pour les animaux »), il généralise à l’ensemble de temps du récit entrecoupés des temps du discours ren-
la vie sociale. Des Arcis ponctue l’explication de Jacques voyant au moment de l’énonciation : présent des lignes 1,
d’un « cela est singulièrement vu » (l. 34). Jacques est 3, 5 ou passé composé des lignes 2, 5, 6, 8, 14, 17, 18,
un original, l’adjectif « singulier » et l’adverbe qui en 20, désignant un passé encore proche dont les effets se
découle caractérisent sa tournure d’esprit, il se rattache au mesurent encore au moment où la marquise écrit sa lettre
Neveu et à sa « pantomime des gueux », autre métaphore et dont elle fait de Valmont le témoin et le garant.
de la comédie sociale. La fonction de cette lettre est double. Informative pour
Le couple traditionnel de la comédie est profondé- Valmont, qui découvre un aspect de Merteuil inconnu de
ment renouvelé : le maître sert ici de faire valoir, c’est lui et, par voie de conséquence – Laclos jouant ici de la
lui qui demande à Jacques son avis (l. 8), tout le monde double énonciation inhérente au roman épistolaire – pour
écoute religieusement ce dernier, le maître relance par le lecteur. La lettre éclaire ainsi la personnalité de cette
une objection, puis finit pas se ranger à l’avis de son dernière et les mobiles de son libertinage. Deuxième fonc-
valet : le « non » de la ligne 38 est comique. La relation tion, narrative cette fois, qui s’inscrit dans les rapports
de pouvoir semble ici inversée, c’est Jacques qui parle ambigus des deux libertins : la lettre est une réponse hau-
et l’emporte en imposant son avis. Néanmoins (l. 21-26), taine aux mises en garde de Valmont à propos du danger
ce dernier rappelle qu’il est « le chien de son maître », encouru par la marquise, laquelle fait l’objet d’un pari
soumis à ses caprices (mis en évidence par l’anaphore de Prévan, autre libertin redoutable qui s’est vanté publi-
de la tournure « lorsque/et que »), renonçant à sa propre quement de la séduire. La réponse Mme de Merteuil est
volonté pour satisfaire les exigences de celui-ci. Jacques cinglante et s’ouvre sur une double interrogative chargée
s’avère donc malgré sa supériorité intellectuelle, un valet de rappeler à Valmont à qui il a affaire. Piquée dans son
obéissant, reconnaissant dans le chien son semblable. Lui orgueil, celle-ci va donc lui révéler combien il se méprend
aussi fait partie de ces « homme[s] faible[s] [qui] sont les en croyant Prévan capable de la séduire.
chiens des hommes forts. » 2. L’orgueil de Merteuil (question 3)
Écrite dans une Tchécoslovaquie soumise à la censure, Il se manifeste à travers une série d’indices :
la pièce de Milan Kundera Jacques et son maître, publiée – la missive s’ouvre sur un « moi » précédé d’un « mais »
en 1981, est un hommage au roman de Diderot et une mettant en évidence le caractère exceptionnel de l’auteur
apologie de la liberté. La photographie illustre l’origina- de la lettre ;
lité du couple : rien ne semble les distinguer socialement, – la répétition insistante du « je » par lequel la marquise
le maître tourné vers Jacques semble attendre une rappelle tout ce qu’elle a accompli pour devenir ce qu’elle
réponse, c’est le valet vers qui sont tournés les regards. est, « je » sujet de verbes d’action décrivant ses efforts ;
Celui-ci contemple le ciel, n’est-il pas l’homme de la – le « je » renforcé par les nombreux possessifs (« mes
pensée, celui qui affirme que « tout est écrit là-haut » ? principes », « mes profondes réflexions », « mon
S’il porte le parapluie, attribution dévolue au domestique, ouvrage »…), qui reflètent la fermeté, la certitude d’un
l’objet semble bien décalé, anachronique, donnant une personnage qui s’efforce de ne pas être dépossédé de sa
dimension intemporelle au propos, tout comme le décor personnalité et de son corps : ainsi revendique-t-elle la
nu éloigné de toute illusion référentielle. maîtrise de son visage (« je tâchai même de régler les
divers mouvements de ma figure », l. 15, « sur ma physio-
Texte 8 nomie », l. 20, « sûre de mes gestes », l. 26) ;
– la fréquence de la forme pronominale (l. 2, 16, 18…)
Choderlos de Laclos,
qui trahit un être tourné vers lui-même, se prenant en
Les Liaisons dangereuses ❯ p. 374
charge, refusant d’être transformée en objet passif d’une
1. Fonctions de la lettre LXXXI (questions 1 et 2) éducation asservissante ;
On retrouve naturellement dans cet extrait les indices – on relèvera les nombreuses marques d’autosatisfaction
caractéristiques de l’écriture épistolaire : comme le « j’ai su » de la ligne 8 et repris à la ligne 20,
– pronoms personnels et possessifs de la première et de même que les moments où la marquise prend Valmont
de la deuxième personne, le « je » omniprésent de la à témoin de sa supériorité comme aux lignes 14 ou 20-21,
marquise, le « vous » du destinataire, le vicomte de évoquant même l’admiration de celui-ci ;
Valmont, ex-amant, complice et rival. On ne se tutoie – lexique laudatif ponctuant le commentaire que la
pas évidemment entre aristocrates libertins. Le « vous » marquise s’adresse à elle-même tout en répondant à son
est ici en position de confident, recevant pour la première interlocuteur (« profondes réflexions », l. 5, « observer,
147 •
réfléchir » qualités opposées à « étourdie et distraite », sur le comédien. Chez le libertin, pas de considérations
l. 8-9, « cette puissance », l. 20) morales, aucun souci d’autrui, Merteuil suit les règles
– une syntaxe sèche, ferme, faite d’une série d’affir- qu’elle s’est « prescrites », cherche ce qui lui est « utile »
mations s’ouvrant sur des verbes d’action et reflétant (« cette utile curiosité », l. 11). Le libertin est un pragma-
l’énergie du personnage. tique avant l’heure, et s’adapte aux circonstances (ainsi
elle profite de sa condition de fille, pour s’instruire à
3. Une démarche méthodique (questions 4 et 5) l’insu des adultes, l. 7-8).
Merteuil est une fille des Lumières et une création 4. Une féministe avant l’heure ? (question 6)
d’un officier d’artillerie féru de mathématiques. Son Il y a des accents féministes dans l’évocation indirecte
lexique traduit cette attitude rationaliste : Merteuil, en de la condition féminine que fait la marquise lorsqu’elle
héritière du Descartes des Règles pour la direction de écrit, lignes 6-7 : « dans le temps où, fille encore, j’étais
l’esprit, se donne des « règles » auxquelles elle ne déroge vouée par état au silence et à l’inaction », deux traits
pas (l. 2), des « principes » – le terme est repris (l. 2-3)–, qui caractérisent l’assujettissement de la femme, privée
elle cherche à « régler » (l. 15) sa physionomie ; les termes de parole et d’initiative, ou encore ces principes « reçus
renvoyant à l’activité intellectuelle émaillent son propos : sans examen » (l. 4) inculqués à la femme. Mais rien ne
« réflexions » (l. 5), « observer et réfléchir » (l. 8), « je serait plus faux pour autant que de la qualifier de fémi-
m’étudiais » (l. 16), « pensée » (l. 23), reprise des verbes niste. Merteuil s’émancipe des préjugés en se prescrivant
« observer » et « régler » aux lignes 26. ses propres règles, c’est une femme libre, maîtresse de
En bonne rationaliste, elle pratique la méthode son corps et de sa pensée (l. 22-23). Sa liberté de mœurs
expérimentale : d’abord elle observe (l. 8), écoute (« je tranche avec celle de ses compagnes (Tourvel, Volanges
recueillais avec soin », l. 10), la précision « avec soin » dans le roman). Mais c’est aussi une femme seule dont
(l. 10), qui sera reprise plus loin, insiste sur le caractère la liberté a besoin d’un confident-miroir, Valmont, pour
méthodique de la démarche ; avec le paragraphe suivant, exister, condamnée à feindre pour parvenir à ses fins, qui
elle décrit la phase d’expérimentation, la jeune fille qu’elle mène enfin une quête solitaire, individualiste, affirmant
était mettant en pratique ses observations : « m’apprit à son moi aux dépens des autres et dans une indifférence
dissimuler » (l. 11) (règle de prudence), « j’essayai » absolue pour ses égales qu’elle méprise souverainement,
(l. 13), « je tâchai » (l. 15), « je m’étudiais » (l. 16), elle comme le montre le début de sa lettre.
tente même des expériences, tâtonne, pratique la méthode
des essais et des erreurs (l.17) ; le « c’est ainsi » de la
ligne 20 énonce avec orgueil le résultat obtenu, tout cela a
◗ Analyse d’image
supposé un travail, comme le montrent les verbes cités et Fragonard (1732-1806), Le Verrou (1778),
le verbe « travailler » (l. 23), qui conserve sa connotation huile sur toile (73 x 93 cm), Paris,
de souffrance lié à son sens étymologique. Le dernier musée du Louvre. ❯ p. 375
paragraphe expose les résultats obtenus qui confirment la 1. Situation de l’œuvre
justesse des expériences : l. 25, à la fin du texte, le résultat Le Verrou est une œuvre de commande destinée au
est à la hauteur des efforts entrepris et les justifie. marquis de Véri. On considère aujourd’hui que l’œuvre
Une telle démarche est caractéristique du libertin avait un pendant, L’Adoration des bergers, peinte en
selon Laclos. Celui-ci est un cérébral et non un jouisseur, 1775, Fragonard ayant voulu opposer amour profane et
le but proclamé n’est pas la recherche du plaisir physique amour sacré.
mais la réalisation d’un projet de maîtrise de soi, comme le
prouve la formule qui pourrait être la devise » du libertin : 2. La « diagonale du désir » (D. Arasse) (question 1)
« je puis dire que je suis mon ouvrage ». Le libertin riva- Le critique a voulu souligner la composition de la toile,
lise avec dieu, rejetant son statut de simple créature. Il est barrée par une diagonale qui oriente le regard sur les
à la fois créateur et créature, fille ici de ses œuvres. D’où personnages et le fameux verrou, enjeu de la scène. La
l’importance de la volonté ; Malraux, dans Le Triangle diagonale divise le tableau selon un effet de contraste
noir, a qualifié Mme de Merteuil de « personnage le plus d’éclairage en une zone d’ombre sur la gauche et une
volontaire de la littérature française. » Le rêve du libertin zone claire où se tiennent les deux protagonistes dont les
est un rêve de puissance : sur soi, son corps, ses émotions vêtements blancs et les chairs roses accroissent l’effet de
d’où l’importance primordiale de la maîtrise de celui-ci, lumière. La diagonale, qui va du lit au coin de la porte,
la marquise « dissimul[e] ce qui l’attire » (l. 11), tente de met en relation les deux espaces et les deux moments
« guider ses yeux à [s]on gré » (l. 13), s’efforce de « régler de la scène : les préparatifs du séducteur, le lit où se
les divers mouvements de [s]a figure » (l. 15), va même dénouera le petit drame qui se joue.
jusqu’à tenter de « réprimer les sensations et émotions les Effectivement, il n’y a pas de sujet dans cette partie
plus violentes comme la douleur et la joie (l. 18-19) », du tableau, au sens où il n’y a pas de personnages, juste
etc. Le libertin maîtrise parfaitement son corps à la façon des drapés, des plis, donc finalement, comme le rappelle
d’un comédien, il sait feindre les émotions (on relèvera Arasse, « de la peinture ». Le « rien » évoqué par le
le lexique du paraître). On pense au Diderot du Paradoxe critique est démenti par l’accumulation des accessoires
• 148
représentés : table, pomme, amoncellement des draps, à la violence de la scène inspirée par l’Enfer de Dante.
oreillers, lit, tenture rouge aux multiples plis, le tout Ugolin, enfermé avec ses deux fils et ses deux petits-fils
occupant plus de la moitié de la toile et contribuant à dans une tour, est condamné à mort par la faim. Il dévore
dramatiser la scène. Le dispositif voulu par le peintre dis- ses enfants pour se soustraire à son sort.
tingue donc l’action elle-même, sur la droite et les objets De l’esquisse à l’œuvre finie, Carpeaux garde la com-
qui suscitent chez le spectateur l’interprétation. position pyramidale dominée par Ugolin, recroquevillé
3. Une scène érotique (question 2) sur lui-même dans une sombre méditation. La facture
Les objets représentés expriment de façon métony- vigoureuse et expressive, l’élan dramatique du person-
mique l’érotisme de la scène. Fragonard peint un espace nage qui s’effondre à gauche, le renfermement d’Ugolin
intime et érotique, une chambre et un lit, ce dernier avec sa qui se ronge les doigts – éléments présents dans les deux
tenture rouge est théâtralisé, la couleur rouge qui envahit versions – dénotent l’envie du sculpteur de créer un effet
l’espace suggère le désir sexuel, comme la pomme qui fort et de secouer émotionnellement le spectateur.
trône sur la table basse et renvoie à un symbole sexuel 2. Différences infimes (question 2)
mais aussi à la pomme d’Ève. La mollesse sensuelle des Comme nous l’avons souligné, Carpeaux reste très
oreillers, les draps, renforcent l’atmosphère de sensua- fidèle à son esquisse pour la composition générale d’Ugo-
lité. Le désordre des draps, la chaise et le vase renversé lin. Il y a tout de même quelques petites différences.
comme l’emmêlement de la draperie suggèrent l’intensité
des ébats. Le vase est une métaphore traditionnelle du Le détail est plus précis dans la sculpture de bronze.
sexe féminin. Tout dit ici le désir. On pourra consulter Ainsi voit-on mieux l’expression d’Ugolin et de son fils
Histoires de peintures de Daniel Arasse, qui propose une à gauche. Le regard, les rides, les muscles du père sont
interprétation suggestive du baldaquin et des oreillers. détaillés ainsi que la bouche béante du fils. De même,
l’enfant mort en bas, sous une forme encore embryonnaire
4. Un tableau libertin (question 3) dans l’esquisse, se distingue seulement dans le bronze.
Fragonard s’inscrit dans la grande tradition de la pein-
Au-delà de ces différences déterminées par le matériau
ture galante et libertine qui traverse le siècle et dont il
et ses possibilités techniques, Carpeaux a consciemment
fut, avec Boucher, l’un des représentants les plus illustres.
introduit quelques changements infimes dans la composi-
La toile est d’ailleurs souvent utilisée pour illustrer les
tion. Il a, par exemple, relevé la tête d’Ugolin, afin qu’on
Liaisons dangereuses (on pense notamment à la scène
puisse mieux voir son expression sombre, ainsi que celle
du viol de Cécile). Même atmosphère nocturne, même
du grand fils à gauche, faisant ressortir sa bouche béante et
climat d’effraction qui place le spectateur en position de
ses yeux hagards. L’élément le plus frappant est l’exagéra-
voyeur, même violence du jeune homme. L’ambiguïté de
tion du pied gauche d’Ugolin qui rappelle, dans le bronze,
la scène a suscité bien des débats, assistons-nous à une
un squelette et renforce le côté morbide de la scène.
étreinte passionnée ou bien à un viol (comme semble le
suggérer la résistance de la jeune femme) ? 3. Qualifier les esquisse (question 3)
Différentes épithètes pourraient qualifier les esquisses.
Il faut trouver des mots qui rendent compte de leurs
◗ Histoire des arts
qualités par défaut : facture plus spontanée que dans les
De l’esquisse à l’œuvre ❯ p. 378-379 œuvres finalisées, inachèvement fréquent et, dans certains
1. L’esprit de l’esquisse (questions 1) cas, expressivité.
Les deux esquisses annoncent en effet l’esprit des Toujours est-il, il y a une différence dans la perception
œuvres finales. de l’étude et de l’esquisse aux différentes époques. Sans
Chez François Boucher, on distingue bien dans les rentrer dans les détails techniques, on constate, à travers
deux œuvres la grande naïade qui semble se soulever sur les deux exemples reproduits ici, qu’au XVIIIe siècle,
la diagonale ; le monstre marin qui surgit en dessous ; la Boucher soigne avec minutie son étude, alors qu’au XIXe
deuxième naïade appuyée sur son épaule. La disposition siècle, annonçant le symbolisme, Carpeaux privilégie
des personnages sera gardée telle quelle, au détail près de l’intuition et la spontanéité.
la naïade qui nous regarde. Nous vous proposons ci-dessous une liste non exhaus-
Plus largement, à travers les rehauts de craie blanche de tive d’adjectifs donnés à titre d’exemple. Il serait utile de
l’étude, on devine la luminosité sensuelle des corps de la demander aux élèves d’argumenter leur réponse. Cela
version finale. De même, les trois figures dans le dessin contribuera à aiguiser leur sens de l’observation et à
suivent trois directions différentes et les corps sont en développer leur capacité à décrire les images de manière
tension. Cela annonce les mouvements contradictoires, pertinente :
les tensions des figures et le dynamisme tournoyant de • Inachevé : le but des esquisses et des études n’est pas
l’huile. de fixer définitivement les postures et les expressions,
La composition de plâtre de Carpeaux est également mais de les suggérer. L’inachèvement contribue à cette
très proche de la version finale en bronze. Dans les indétermination. Il est clairement visible dans la sculp-
deux, on sent le geste nerveux de Carpeaux faisant écho ture de Carpeaux où les expressions des personnages et
149 •
l’enfant prostré aux pieds d’Ugolin sont très approxi- manifeste la présence du narrateur, et dans le texte 4, un
matives. Dans l’œuvre de Boucher, l’inachèvement dialogue entre narrateur et narrataire (ce qui souligne de
caractérise plutôt l’arrière plan. Les vagues sont juste nouveau une forte présence de la voix narrative). Dans les
suggérées, elles deviendront beaucoup plus précises dans textes 2 et 3, il est en même temps personnage principal
la version finale. de l’histoire (on notera l’emploi du terme « mémoires »
• Rapide, spontané : la sensation d’une rapidité sponta- dans le texte 2).
née est très sensible dans la plâtre de Carpeaux. On peut 2. Les incipits proposés dans les textes 2 et 4 mettent
imaginer les doigts de l’artiste pétrissant la matière de davantage l’accent sur l’acte même de narration que
manière presque intuitive. Chez Boucher, le geste rapide sur l’histoire elle-même. Le texte 2 se présente comme
transparaît par endroit, notamment dans les stries des une justification par le personnage narrateur, le « paysan
rehauts et les traces de lavis de sanguine. Dans la version parvenu », de l’écriture de ses mémoires (fictifs ici) et du
finale du tableau, toute trace du doigt de l’artiste dispa- titre choisi : ce narrateur proteste de la sincérité de son
raîtra au profit d’un rendu lisse comme de la porcelaine. propos au nom de la « franchise » qui le caractérise. Le
• Suggestif, expressif : du fait de cette facture apparente, texte 4 engage à travers le dialogue initial entre narrateur
l’esquisse est plus expressive que la version finale et ce, et narrataire une réflexion sur l’entreprise romanesque
pour les deux œuvres. Rappelons que l’esquisse/l’étude elle-même : le narrateur joue avec les attentes du
est une œuvre plus intime, produite par l’artiste seul, lecteur, en refusant un certain nombre de codes du genre
alors que les œuvres définitives, de grand format dans les romanesque par ses réponses désinvoltes et provocantes
deux cas ici, sont coproduites dans l’atelier avec l’aide (voir aussi question 3).
des apprentis. Le côté expressif, notamment dans le cas 3. L’incipit du roman de Diderot institue un jeu avec les
de Carpeaux, est lié au fait que l’esquisse est proche des modèles romanesques et, notamment, avec la relation
impressions et sensations personnelles de l’artiste. qu’entretient traditionnellement le narrateur avec son
lecteur. Pour cela, le récit inscrit explicitement la figure du
ARTS ET ACTIVITÉS narrataire-lecteur. On peut relever différentes modalités
1. En regardant les œuvres de Boucher, on se rend de cette inscription :
facilement compte que Le Lever du soleil est typique – le dialogue que semble instaurer le jeu de questions-
de sa production que l’on classe habituellement dans le réponses entre narrateur et lecteur ;
style Rococo. Le dynamisme, les chairs traitées comme – l’emploi de la deuxième personne, « vous » ;
de la porcelaine, l’érotisme latent, la légèreté des sujets – un jeu provocant avec les attentes du lecteur, que ce
sont des éléments que l’on retrouve partout. Dans ce début de roman semble traiter avec désinvolture, et avec
sens, la peinture de Boucher s’oppose à l’esprit strict et ses conceptions du roman (dont le narrateur rejette ici
moralisant du classicisme. les « ressources » habituelles, notamment celles mises
Dans la rubrique « Œuvres choisies » du site du musée traditionnellement en place dans un incipit : présentation
du Louvre, on trouvera trois œuvres commentées qui des personnages, cadre spatial…). Le narrateur s’exonère
aideront à mieux définir le travail de ce peintre : Diane de sa fonction de gestion du récit, répondant à chaque
sortant du bain de (1742), Renaud et Armide (1734) et Le question par une pirouette. Alors qu’il semble se refuser
Déjeuner (1739). au jeu de l’omniscience, où un narrateur entretient une
2. Pour cette activité, on peut partir du texte de Dante. relation de savoir avec le lecteur, il manifeste cependant
Il serait intéressant de confronter la Divine Comédie, sa toute puissance par sa provocation même.
qui interprète de manière dramatique un fait historique
(Ugolino della Gherardesca, mort en 1289, a vraiment Analyser des choix de focalisation
existé) à la sculpture de Carpeaux, qui dramatise à son 2 1. Le texte 1 adopte un point de vue externe : la scène
tour la version de Dante. semble perçue à travers le regard d’un narrateur extérieur
Par ailleurs, il existe de nombreuses interprétations qui n’en sait pas plus que ce qu’il voit ; les personnages
picturales, plus ou moins libres, de l’œuvre de Dante ne sont pas nommés (« une demoiselle », « un jeune
(La Porte de l’Enfer de Rodin au musée d’Orsay ; les homme ») ; ils sont décrits uniquement en fonction de
sages Paolo et Francesca d’Ingres au musée Condé de leur apparence et la précision « dont il avait assassiné
Chantilly, et ceux, plus sensuels, d’Ary Scheffer à la plusieurs pies, geais et corneilles » est seulement apportée
Walace Collection). par déduction du gibier porté en bandoulière.
2. Le texte 2 adopte un point de vue omniscient :
◗ Analyse littéraire le narrateur semble tout connaître des personnages
(notamment pour ce qui concerne la figure historique du
Les jeux de la narration ❯ p. 380-381
duc de Guise) : leur passé (généalogie de mademoiselle
Étudier la voix narrative de Mézière, promesse de mariage effectuée dans le
1 1. Pour les textes 1 et 4, le narrateur est extérieur à passé entre sa famille et celle des Guise), leurs pensées
l’histoire, mais on peut relever des marques de jugement (y compris les plus secrètes comme le sentiment amoureux
évaluatif dans le texte 1, marques par lesquelles se qui unit mademoiselle de Mézière et le duc de Guise, sans
• 150
compter la crainte éprouvé par le duc à l’égard du duc de De façon plus nette, le récit anticipe à deux reprises sur
Lorraine ou sa douleur à l’annonce du mariage avec le des événements à venir (prolepse) par rapport au temps
prince de Montpensier), leurs projets (ceux de la maison de l’histoire : « que l’on a depuis appelé le Balafré »,
de Bourbon qui craint le pouvoir des Guise). La précision « qui n’avait pas encore autant d’ambition qu’il en a eue
sur le surnom du duc de Guise (« que l’on a depuis appelé depuis », témoignant ainsi du savoir du narrateur sur la
le Balafré ») témoigne de l’omniscience du narrateur vie du duc de Guise.
puisqu’elle projette le lecteur dans le futur.
Écrire
Étudier l’organisation du récit
4 Pour ce travail d’écriture, on sera particulièrement
3 1. Le passage proposé dans le texte 2 de l’exercice attentif :
2 s’apparente à une forme de sommaire puisque nous est – au niveau de langue et au respect de la dimension histo-
résumée en quelques lignes l’histoire de mademoiselle rique du langage (texte du XVIIe siècle) ;
de Mézière, depuis ses origines familiales jusqu’à la – au souci de fidélité avec ce que l’on connaît des person-
décision de son mariage avec le prince de Montpensier. nages (jeunesse de Mademoiselle de Mézière et du prince
La naissance de l’amour entre l’héroïne et le duc de Guise de Montpensier, amour réciproque de l’héroïne et du duc
est relatée en trois phrases. de Guise, douleur extrême du duc face à ce mariage) ;
2. L’évocation de la promesse de mariage entre – à la prise en compte des caractéristiques de l’événement
mademoiselle de Mézière et le duc du Maine, rappelée au à raconter : un mariage seigneurial du XVIIe siècle qui est
début et à la fin du passage, constitue une sorte d’analepse exclusivement une manœuvre politique orchestrée, à son
puisqu’il s’agit d’un événement antérieur au moment profit, par la maison de Bourbon ; situation de l’héroïne
évoqué : amour pour le duc de Guise, renversement de face à ce mariage de raison.
situation par le mariage avec le prince de Montpensier. On veillera donc tout particulièrement au souci de

151 •
Chapitre

14 Le triomphe du personnage au XIXe siècle


❯ MANUEL, PAGES 382-431

vraisemblance historique et psychologique. des deux peintres placés au premier plan.


◗ Document d’ouverture Texte 1
Gustave Caillebotte (1848-1894), Balzac, Gobseck ❯ p. 384-385
Les Peintres en bâtiment (1877),
1. Un portrait balzacien typique (question 1)
huile sur toile, col. privée. ❯ p. 384
Tout roman balzacien s’ouvre sur un portrait en bonne
Le tableau représente quatre peintres peignant la devan- et due forme du héros, selon un ordre quasi immuable.
ture d’une boutique de marchand de vin parisien comme On retrouve ici un modèle du genre. Le portrait est inséré
le montrent les bouteilles peintes sur la vitrine. Juché sur dans une longue analepse, le récit que Derville fait de cir-
son échelle, le peintre arbore un canotier, marque de sa constances décisives de sa vie dans lesquelles Gobseck a
prééminence hiérarchique – il s’agit en effet du peintre en joué un rôle clé. C’est Derville donc qui brosse le portrait
lettres, l’aristocrate des artisans peintres – cependant que de l’usurier avec une volonté didactique évidente, faire
le chef d’équipe observe. saisir à ses interlocuteurs et à travers eux à ses lecteurs
1. Un motif triangulaire pour une construction la personnalité mystérieuse de cet homme. De là les mul-
géométrique (question 1) tiples comparaisons destinées à éclairer le personnage.
La toile frappe par sa construction géométrique, Derville commence par décrire avec une extraordinaire
marque de fabrique du peintre : ligne oblique et fuyante minutie le visage de Gobseck ; de bas en haut, tout y passe
fortement marquée de la perspective trouant la toile. avec une série de gros plans sur des détails physiques :
Celle-ci n’est pas frontale mais déplacée vers la gauche, la face, les cheveux, les yeux, le nez, les lèvres. Deux
redoublée par les lignes des façades, balcon, trottoir. La dernières remarques concernant la voix et l’âge clôturent
perspective choisie met en évidence grâce à la ligne de ce premier volet. À partir de la ligne 17, Derville élargit
fuite, le motif triangulaire : triangle formé par la trottoir au milieu matériel, selon une progression caractéristique
et le ciel, ce même motif est repris et installé au premier de la philosophie balzacienne : l’individu est le produit
plan et au centre du tableau par les deux échelles. Les du milieu qui l’entoure en même temps qu’il secrète ce
deux échelles renvoient à un ustensile de peintre en même même milieu, extériorisant sur celui-ci sa personnalité
temps qu’elle évoque la composition picturale fondée sur profonde. En deux phrases suggérant la nudité du cadre
l’échelle des plans imposée par la perspective. Le point de de vie de l’usurier, tout est dit : c’est un univers froid au
vue choisi fait du spectateur un passant. À droite le sujet, double sens du terme, monocolore, sans vie. À compter
à gauche la rue rectiligne où s’affairent de rares piétons. de « ses actions », (l. 20), Derville évoque les habitudes
de Gobseck, de son réveil (l. 21) au soir qui voit le per-
2. Modernité contemplative (question 2)
sonnage se métamorphoser.
Rattaché aux impressionnistes, dont il était l’ami et
souvent le mécène en raison de sa fortune personnelle, 2. Un personnage mystérieux (question 2)
Caillebote occupe une place singulière au sein du mouve- Par ses caractéristiques physiques : on notera l’abon-
ment. Un sujet comme celui-ci le rattache à la modernité dance des adjectifs que l’on pourra demander aux élèves
impressionniste : Caillebote peint le quotidien, le nouveau de classer selon ce qu’ils désignent (couleur, forme,
décor de la ville haussmanienne avec ses alignements taille). Les qualificatifs caractérisant les couleurs sont
dénoncés par Hugo dans Les années funestes (cf. « Plus nombreux, « pâle », « blafard », « vermeil dédoré »,
de caprice, plus de carrefour méandre,/ Tel est le mot « gris cendré », etc., avec un trait commun, l’absence de
d’ordre actuel »), les passants, les anonymes, le spectacle couleur, une sorte de neutralité décolorée (le « gris » est
de la rue. Mais dans certaines de ses toiles, comme celle- la couleur gobseckienne, l. 9) où domine d’entrée de jeu
ci, ou « Les Raboteurs de parquet », il peint l’homme au la blancheur qualifiée de « lunaire », avancée avec des
travail, l’ouvrier dans ses postures et ses efforts. En cela, précautions oratoires par Derville (l. 6-7).
il peut être rapproché du naturalisme d’un Zola qui Gobseck semble avoir perdu tout ce qui fait la vie :
publie la même année L’Assommoir. la vivacité, l’éclat, la lumière. D’ailleurs il la craint et
Caillebote pratique ici une sorte de discrète mise porte à cette fin une casquette à visière (l. 11-12). On
en abyme en choisissant non de peindre l’artiste dans relèvera le « jaune » de ses « yeux de fouine », couleur
son atelier mais en représentant quatre peintres dans le qui renvoie à la duplicité et annonce la couleur du
décor en plein air de la rue. À la différence des raboteurs personnage ! Les tournures négatives et les préfixes pri-
montrés en pleine action, le tableau tranche ici par son vatifs accentuent l’étrangeté du personnage : les traits
atmosphère contemplative, mettant en valeur le regard sont « impassibles » (l. 9), les yeux « n’avaient point de
• 152
sourcils », le vermeil est « dédoré », « il ne s’emportait cloporte animalise encore le personnage et l’associe à un
jamais », « jeu muet de ses muscles » (l. 33), « rire à ensemble de traits négatifs : le cloporte vit dans les lieux
vide » (l. 34). sombres (Gobseck se cache de la lumière), humides où
Les notations accumulées par l’avoué soulignent la règne le pourrissement. La vie du cloporte est synonyme
laideur de son modèle : « nez grêlé » comparé à une encore de vie confinée et médiocre. Le terme est enfin
« vrille » lui conférant un aspect caricatural et gro- une insulte. On commentera la comparaison avec Bas-de-
tesque, laideur accentuée par les autres traits physiques Cuir, héros qui hante le roman balzacien et notamment les
(minceur des lèvres, petitesse des yeux). La petitesse propos de Vautrin dans Le Père Goriot et qui renvoie ici
caractérise encore l’usurier avec ses « petits yeux », ses à la sauvagerie secrète du héros. Rappelons qu’il saigne
« lèvres minces » qui rappellent « les petits vieillards de ses victimes comme « on égorge un canard ». Toute la
Rembrandt ». De même, il parle « bas ». Tout est restreint, violence contenue dans ce vieillard inoffensif éclate dans
resserré, étroit, sans grandeur ni énergie apparentes. Sa ces deux comparaisons des lignes 28 à 30 et 34.
vieillesse enfin est soulignée par une comparaison pic- 4. L’anti-Vautrin (question 4)
turale (l. 14), il fait « vieux » mais son âge est incertain La mort hante ce portrait : absence de vie, de couleur,
(l. 16-17), son intérieur évoque celui des « vieilles filles », cheveux « gris cendré », « talus de cendres » recouvrant
tout y est usé « râpé », son visage arbore ses « rides cre- la flamme (l. 20), froideur, vie de cloporte, personnage
vassées » (l. 32). qui économise ses mots, ses gestes, ses mouvements, ses
Les mœurs du personnage renforcent cette impression. sentiments (commentaire capital de Derville, l. 26-27).
Ses actions se définissent sur le mode négatif : « s’inter- L’humanité balzacienne se divise en deux catégories :
rompait » (l. 24), « se taisait », « afin de ne pas forcer » ceux qui veulent, désirent, gaspillent sans compter l’éner-
(l .25), « économisait » (l. 26), « s’écoulait sans faire gie vitale comme Vautrin, Rastignac ou Raphaël Valentin,
plus de bruit » (l. 27), etc. Comme le note Balzac: « sa ceux qui, à l’instar de Gobseck ou de l’antiquaire cente-
contenance était toujours négative » (l. 36). De même, sa naire de La Peau de chagrin, économisent celle-ci ; au
chambre est sans vie, sans chaleur, c’est un « froid sanc- prix du dessèchement, de la stérilité, de l’immobilité, ils
tuaire » (l. 18), monochrome, marquée par l’usure qui achètent la longévité.
reflète l’avarice de son propriétaire. La mort hante ce por- L’homme présente une double face contradictoire :
trait : absence de vie, de couleur, cheveux « gris cendré », déshumanisé par sa fonction, incarnation de l’argent,
« talus de cendres » recouvrant la flamme (l. 20). Sa « l’homme-billet » est un caméléon, un être de métamor-
chambre a quelque chose de funèbre, le rapprochement phose (l. 30-31) qui semble « vers le soir », à l’instar d’un
avec les « vieilles filles », personnage balzacien récurrent, animal (Derville parle ici comme un zoologue), avoir ses
insistent sur l’absence de sexualité du personnage. habitudes : il redevient alors un homme « ordinaire »,
3. Le rôle des images (question 3) « ses métaux se métamorphosaient en cœur humain ».
La description balzacienne procède par images, pas Prédateur implacable le jour, il s’humanise « vers le soir »
moins d’une douzaine ici qui tentent de rendre la person- ce qui engendre chez lui une activité inhabituelle : frotte-
nalité insaisissable du personnage. Deux comparaisons ment des mains, esquisse de sourire.
d’abord avec le métal aux connotations suggestives (le
vermeil dédoré et le bronze) comme pour souligner la Texte 2
pâleur extrême et la vieillesse de l’usurier usé par les ans
Gustave Flaubert, Madame Bovary ❯ p. 386
pour la première, pour insister sur la dureté de cœur de
ce dernier, au passage comparé à Talleyrand, réputé pour 1. Le mélange des voix, un texte polyphonique
son cynisme, son arrivisme, son absence de sensibilité. (questions 1 et 2)
Gobseck est ensuite animalisé, rapproché de la fouine, Le texte mêle style direct, indirect et indirect libre et
animal associé à une série de connotations déprécia- témoigne de la virtuosité flaubertienne. L’extrait s’ouvre
tives (curiosité, indiscrétion, dimension carnassière) qui sur le tableau édifiant d’une famille comblée interrompu
reflètent l’aspect inquiétant de sa personnalité. L’image par l’exclamative « Erreur ! » (l. 6) attribuable au narra-
de la vrille et ses connotations négatives suggère son teur qui vient apporter un démenti discrètement ironique ;
côté perçant, piquant, annoncé par le « nez pointu ». la phrase, « les titres ne lui manquaient point » (l. 6-7),
Progressivement, ce qui apparaissait comme un vieillard peut être attribuée au narrateur, mais aussi traduire sous
insignifiant, laid, un peu craintif se teinte d’une dureté, la forme du style indirect libre la pensée d’Homais. Le
d’une cruauté latente. Déjà, la face « lunaire » (l. 7) paragraphe suivant (l. 8-13) démarre sur une ellipse
donnait le ton : la lune est associée à la nuit, la froideur, le introduisant un flottement (qui parle ?), Flaubert ayant
changement (lunatique), à Saturne dieu nocturne, à la mort supprimé une formule introductive du style « Homais se
dans la mythologie antique (cf. Hécate et ses chiens). La décida à rédiger une lettre dans laquelle… ». Le para-
comparaison avec une horloge fait de lui un mécanisme graphe commence donc par une double tournure infinitive
bien réglé, sans âme, dont le mouvement semble iné- (« s’être signalé », « avoir publié ») et se présente comme
puisable puisqu’il puise dans le sommeil l’énergie dont la lecture d’une demande officielle adressée au préfet par
il a besoin dans la journée (l. 21-23). L’analogie avec le le pharmacien, celui-ci parlant de lui-même à la troisième
153 •
personne, une parenthèse du narrateur interrompant le au burlesque : l’étoile de gazon ! La précision des « deux
texte de la lettre pour résumer sur le mode indirect (« et il tordillons d’herbe » achève de ridiculiser le mauvais goût
rappelait ») la suite de celle-ci. Les points de suspension du pharmacien et son soin maniaque. La dernière image
précédant la parenthèse marquant là encore l’ironie de est celle d’un Homais tournant mécaniquement en rond
Flaubert épargnant au lecteur le bavardage fastidieux de autour de son parterre.
son personnage. À la ligne 12, on notera une rupture avec Les propos homaisiens sont aussi l’occasion pour le
l’emploi de la première personne qui annonce le retour romancier d’exercer son ironie caustique, relevons-en
à la voix d’Homais rapportée au style direct, alors que quelques marques :
la troisième personne (« à ses frais ») était attendue. On – l’emploi de l’adjectif aux connotations dépréciatives
relèvera la nouvelle parenthèse qui contient une précision « hilare » pour qualifier la famille ;
du narrateur rectifiant l’imposture homaisienne. Puis, – les superlatifs qui renvoient au registre épique de façon
à nouveau, le style direct avec toutes les marques de parodique, Homais est béni des dieux ;
celui-ci, sous la forme d’une exclamative d’Homais. Le – le style administratif et pseudo-scientifique d’Homais
narrateur reprend le cours du récit à la ligne 16, marquant avec sa numérotation qui montre sa maladresse, le déca-
le changement d’opinion d’Homais, les italiques repre- lage comique entre sa prétention et l’aspect insignifiant
nant les termes de sa pétition. de ses travaux (allusion aux « observations sur le puceron
2. L’ironie flaubertienne (questions 3 et 4) laniger ») ;
Elle est omniprésente, s’insinuant dans le décalage – la majuscule emphatique mise au mot « pouvoir » et
qu’introduit le mélange des voix. Ironie qui s’exerce reflétant l’obséquiosité ;
sur les propos du pharmacien et sur son attitude. La – les italiques qui reprennent les termes d’Homais : titre
description des ingrédients du bonheur d’Homais est de son grand-œuvre sur le cidre, avec sa tournure latine,
empreinte d’une ironie joyeuse : exagérations comiques les formules stéréotypées ponctuant sa missive (l. 18-19),
des superlatifs concluant le tableau (l. 5), ironie née du la disproportion de la comparaison grandiloquente avec
décalage entre le ravissement et ses causes dérisoires Henri IV qui montre la servilité du personnage ;
(les activités prosaïques et naïves des enfants) et la tâche – l’emploi du terme dépréciatif d’« apothicaire » pour le
répétitive d’Irma qui découpe des rondelles de papier désigner (l. 20).
(comme Binet tourne des toupies dans le roman !) ; la 3. Une satire féroce (question 5)
prétention politico-culturelle ridicule de leurs prénoms : Comme son nom l’indique, Homais incarne
prénom emphatique du premier, donné en hommage au l’« Homme », le « Bourgeois » du XIXe siècle, représen-
grand homme, référence à l’héroïne de Racine dans un tant d’une classe en plein essor. L’extrait le montre en son
étalage de culture, enfin le nom de l’inventeur américain apothéose, c’est l’homme nouveau fabriqué par l’histoire.
Benjamin Franklin en guise de prénom pour le troisième Chez lui, nulle sensibilité, nul sens de l’honneur mais un
rejeton, incarnation du positivisme d’un apothicaire féru positivisme étroit et un matérialisme épais. Il trône au
de science et de progrès. La première démarche entamée milieu de sa famille, la sainte famille bourgeoise, qui
fait sourire : l’énumération de ses mérites ridiculise la constitue l’alpha et l’omega du bonheur bourgeois.
lettre – rien d’héroïque ni de digne d’intérêt, les travaux C’est un conformiste qui s’adapte aux circonstances,
invoqués relevant de l’activité normale d’un membre de tour à tour libéral et anti-clérical, nostalgique de l’empire,
sa profession, Homais pousse le ridicule jusqu’à citer sa monarchiste quand il le faut, tournant à tous les vents
thèse (on relèvera l’ironie du « jusqu’à » du narrateur) ! comme la girouette de Yonville, prêt à toutes les com-
Le comique devient théâtral avec la didascalie de la promissions avec le pouvoir. C’est le serviteur servile et
ligne 14, qui montre un Homais effectuant un numéro sans état d’âme de l’ordre établi, il fera ainsi arrêter le
de cirque, que l’imparfait (« enfin s’écriait-il » et non mendiant aveugle qui nuit à la tranquillité des voyageurs.
« s’écria-t-il » attendu) semble indiquer comme se répé- Homais s’érige ici en intellectuel, en savant, rappelant
tant. Le « Alors » de la ligne suivante et la reprise des ses mérites scientifiques. C’est encore l’homme du lieu
passé simple note avec une fausse objectivité le revire- commun comme en témoigne son style accumulant les
ment et le reniement politique d’Homais, l’abaissement clichés. Bref, le prototype de la médiocrité d’une époque
de ce dernier est pointé du doigt par l’emploi de » même » haïe par Flaubert.
(l.18), Homais est décidément prêt à tout. Flaubert se
fait de plus en plus incisif, polémique : Homais devient Texte 3
l’espion du préfet, l’emploi des verbes « vendit », « se
Alexandre Dumas,
prostitua » (l.17) laisse percer la réprobation morale. Le
Les Trois Mousquetaires ❯ p. 387-389
fameux « et » flaubertien ouvrant le dernier paragraphe
relie ce dernier au précédent par un lien de conséquence : 1. Une tonalité fantastique (question 1)
après tous ses efforts, Homais attend sa récompense, L’exécution de Milady, moment hautement dra-
« chaque matin » insiste ironiquement sur sa ténacité matique et justement célèbre, est précédée d’une
obsessionnelle, son goût des décorations et des honneurs. description qui n’est pas sans rappeler un poème en prose
L’extrait se termine sur une trouvaille narrative qui confine d’Alosyus Bertrand tiré de Gaspard de la nuit. L’influence
• 154
du romantisme noir et de « l’école frénétique » est ici larmes de d’Artagnan (« je pleure sur vous », l. 43), visi-
patente avec un côté roman gothique. La construction de blement le plus sincère et le plus affecté. Ligne 60, les
la description fait penser à un tableau : d’abord, à l’ar- mousquetaires, qui ne sont pas allés symboliquement sur
rière-plan, ce qui attire le regard, la lune qui éclaire toute l’autre rive et assistent de loin à l’exécution, sont « tombés
la toile, ensuite la ville. Dumas multiplie les adverbes et à genoux », dans une attitude d’effroi sacré devant ce qui
les repères spatiaux pour orienter le regard et composer est présenté comme un châtiment céleste. Milady, de son
son tableau (« en face », l. 4, « sur l’autre rive », l. 5, « à côté, apparaît pathétique dans sa peur de mourir (l. 27, 28,
gauche », l. 7, etc.) La tonalité est clairement fantastique : 44), une brève notation rappelle le caractère démoniaque
– l’insistance sur l’heure d’abord ; l’heure est fatidique, de la condamnée (l. 40-41). Elle tente même une ultime
« minuit », (l. 1) heure du crime et du jugement, « heure fuite (l. 67), puis finit par se résigner sous le coup d’un
sinistre » comme le note le romancier (l. 12) ; pressentiment (l. 70-72).
– l’insistance sur l’ambiance nocturne (l. 1, 3, 5, 7) ; 3. Dimension mythologique de la scène
– l’effet pictural de clair obscur : lumière de la lune (questions 3 et 4)
contrastant avec la présence sombre de la ville, blancheur La mise en scène est particulièrement soignée,
de la rivière couleur d’« étain fondu »/ombre des arbres ; d’abord Dumas campe le cadre de l’exécution (éclairage,
– l’atmosphère dramatique renforcée par le caractère tour- décor, atmosphère), ensuite il fait entrer ses personnages
menté du ciel qui porte « les dernières traces de l’orage », qui se tiennent dans une attitude grave et solennelle (file
« ciel orageux » (l. 6), une touche de couleur (« de gros silencieuse en forme de cortège funèbre, puis à genoux)
nuages cuivrés », l. 6) accentue l’étrangeté du moment ; qui confère au récit sa majesté (attitude de prière des
– l’adjectif « ensanglantée » annonce le drame à venir, mousquetaires, pose de Milady à la fin, récapitulation
la lune elle-même a perdu sa rondeur rassurante, elle est des crimes évoquant les chefs d’accusation de ce tribunal
« échancrée », l’exécution va se dérouler dans un paysage nocturne). La mise en scène est théâtrale, nous sommes
sinistre (l. 1-2) ; au dénouement : décor, spectateurs, acteurs (Milady et le
– le paysage désert avec son « moulin abandonné », sa bourreau), scène surélevée, séparée par la rivière (le talus)
chouette qui rajoute une note lugubre, le « silence de sur lequel a lieu la mise à mort, le manteau rouge, comme
mort » qui pèse (l. 16) ; le rideau de théâtre, dans lequel sa tête est enveloppée.
– la comparaison des lignes 11-12 tire la description vers
Le personnage du bourreau et la présence forte de
le fantastique tel que le romantisme noir qui a marqué
la rivière confèrent une dimension mythologique à la
Dumas l’a cultivé : le paysage s’anime, prend un aspect
scène. Le bourreau est le représentant de la justice de
hallucinatoire et cauchemardesque avec la mention des
Dieu, aussi décline-t-il l’argent d’Athos, il n’accomplit
« nains difformes accroupis ». La tournure fantastique
pas une vengeance. Il a revêtu les atours de sa fonction
s’accentue encore avec le paragraphe qui suit : hostilité,
qui le distinguent et le mettent à part, il accomplit ses
violence des éléments suggérée par les connotations
gestes à la façon d’un rite, avec lenteur (l. 77-79). Il
des images (« serpentait », « comme un cimeterre »),
rappelle Charon, nautoniers des Enfers conduisant les
la comparaison de la foudre avec un cimeterre annonce
âmes des morts. La Lys, au nom hautement symbolique
la décollation de Milady, le terme de « cimeterre » sera
qui connote la royauté, la pureté mais aussi la marque
repris l. 75.
infâmante imprimée sur le dos des condamnés (Milady
2. Des mousquetaires embarrassés (question 2) porte d’ailleurs une fleur de Lys sur l’épaule gauche), est
On rappellera aux élèves que les héros ont un lourd un écho à l’Achéron. Milady passe sur l’autre rive, celle
contentieux avec Milady : espionne du cardinal et donc des morts.
adversaire irréductible des mousquetaires, ex-épouse
d’Athos qu’elle a trahi, meurtrière de Clémence
Texte 4
Bonacieux, la maîtresse de d’Artagnan, assassin du frère
du bourreau, la liste de ses forfaits est longue. Néanmoins Émile Zola, La Fortune des Rougon ❯ p. 390-391
la situation est gênante : quels que soient ses crimes, il 1. Le contexte historique (question 1)
s’agit d’une femme, de plus désarmée et seule, qui va être Zola publie le plan des Rougon-Macquart et le
exécutée froidement. Le lecteur attend de son côté avec premier feuilleton de La Fortune des Rougon en 1870,
impatience le moment où celle-ci sera punie. au moment où le régime de Napoléon III s’effondre et
L’embarras des mousquetaires est visible : c’est le où la République est proclamée, le 4 septembre 1870.
bourreau qui mène ici le jeu, d’Artagnan et ses compa- Premier roman de la saga, l’ouvrage relate le coup d’état
gnons suivent, silencieux. Les cris de la jeune femme en province et plus particulièrement en Provence, dans le
provoquent la pitié de d’Artagnan (l. 28-31), Dumas doit Var. Plassans est une transposition d’Aix où Zola a passé
préserver la sympathie du lecteur pour ses héros, montrer son enfance et de Lorgues, ville varoise.
leur émotion. Chacun des protagonistes lésés va tour à Le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte,
tour montrer sa noblesse en pardonnant, selon une gra- Prince-Président élu de la IIe République met fin au
dation dans le pathétique qui récapitule pour le lecteur régime républicain par un coup d’état sanglant à Paris ;
du feuilleton les forfaits de Milady et se termine sur les dans les jours qui suivent, la province s’embrase,
155 •
notamment les vieille terres républicaines du sud-est. Le forment « une masse noire » (l. 10, 28), une « bande »
Var se soulève mais la révolte est vite écrasée comme le (l. 18), terme péjoratif qui connote en outre le désordre,
conte le roman qui relate les événements intervenus entre repris ligne 36. Miette éprouve une crainte secrète à la
le 7 et le 11 décembre. Zola s’est inspiré de faits réels vue de celle-ci. Les notations de chaos sonore et visuel
et s’est abondamment documenté sur cette insurrection abondent, transcrites à travers des images épiques qui à
varoise. L’Empire est rétabli l’année suivante à la suite la fois la grandissent mais en même temps expriment sa
d’un plébiscite (21 au 21 novembre 1852). violence : la foule est tour à tour « ouragan », « foudre
d’un orage », « tempête » (l. 6, 7, 9, 29), « flot », « flots
2. L’insurrection vue par deux jeunes gens
vivants » (l. 15, 26), « torrent » (l. 26).
(questions 2 et 3)
Le premier paragraphe rapporte l’arrivée des insurgés Zola multiplie les notations auditives hyperboliques
à travers le point de vue de Sylvère et Miette. Le récit qui reflètent la colère de la foule. Celle-ci fait « un rou-
suit l’ordre de la découverte progressive (répétition lement », elle a une « voix de tempête » (l. 9, 29), chante
des « puis ») par les deux jeunes gens de la rumeur avec une « furie vengeresse » (l. 11). C’est un « flot
qu’ils entendent : « des bruits venaient », « peu à peu hurlant » (l. 15), un « éclat assourdissant » (l. 30), sa voix
ils s’accentuèrent », « puis on distingua », « s’avançait est un « rugissement » (l. 45) (animalisation qui rappelle
rapidement », « approche », « Sylvère écoutait mais ne le Hugo des Châtiments représentant le peuple sous les
pouvait saisir » (l. 1-9). Au départ, ils ne perçoivent que traits allégoriques du lion).
« des bruits confus » ; on relèvera l’abondance du lexique Dans la foule, l’individu se fond, perd son individualité.
auditif (« bruits », l. 1, « cahots », l. 2, « grondement », Sylvère et Miette ne voient qu’« une masse noire », « une
l. 3, « piétinements », l. 5, « roulement », l. 5, « brou- bande », des bruits. L’abondance des pluriels insistent
hahas », l. 5, etc.). Ces bruits sont difficiles à identifier sur cette dimension collective et confuse. Les insurgés
comme le montrent les indéfinis et les comparaisons, qui sont désignés soit par des pluriels, soit par des noms à
sont comme autant de suppositions tentant d’en cerner la valeur collective (« bande », l. 18, « petite armée », l. 45,
cause (l. 2, 4, 7). L’adjectif « étrange » (l. 6) insiste sur le « masse noire », l. 10). À partir de la ligne 32, on assiste à
caractère mystérieux, insolite de ce bruit. Il faut attendre un élargissement et une amplification épiques : la nature
la dernière phrase du paragraphe pour que se révèle la semble rejoindre les insurgés pour ne faire qu’un avec eux
cause du tumulte sous la forme encore indistincte d’« une et former « un peuple invisible et innombrable » (l. 40).
masse noire » et d’un chant. Le récit est un morceau de bravoure épique, bon point
Le romancier omniscient reprend la parole pour décrire de départ pour voir ou revoir avec les élèves le registre
les sentiments de Miette, l’enthousiasme de Sylvère. épique. On relèvera ici quelques uns des principaux pro-
Montés sur un talus, les deux jeunes gens regardent cédés en se limitant aux lignes 29 à 47 :
passer la foule. Regard du romancier et des personnages – un décor grandiose : « la paix morte et glacée de l’hori-
se confondent pour suivre la progression de la foule (« la zon » (l. 25-26), nocturne et mystérieux ;
foule descendait », l. 24, « au coude du chemin se mon- – des pluriels épiques et des noms collectifs ;
traient de nouvelles masses noires », « quand les derniers – des hyperboles (« assourdissant », « monstrueuses », « à
bataillons apparurent », l. 29). On pourra repérer les tous les coins », « tout entière », etc.). Le texte s’achève
nombreuses sensations visuelles et auditives qui servent sur une ultime hyperbole zolienne qui souligne l’unité des
à décrire la scène. insurgés et de la nature ;
– des images qui renvoient au domaine de l’orage, de la
On notera la divergence de sentiments entre Sylvère et
tempête, de l’eau, d’éléments naturels dynamiques. Elles
Miette : « joie et enthousiasme » (l. 12) de l’un, tristesse et
procèdent de l’amplification épique qui mêle l’homme et
secrète jalousie de l’autre qui voit dans la République une
le cosmos, grandit l’action humaine en l’assimilant aux
rivale. Le changement de ton est donné avec l’expression
forces naturelles ;
« l’enfant pâle » pour désigner Miette. Le narrateur entre
– le surnaturel : la nature semble s’animer ; elle est
dans les sentiments de la jeune fille (« il lui sembla »,
personnifiée (cf. « la campagne endormie s’éveilla en
l. 18, exclamative et style indirect libre des lignes 19-23).
sursaut, elle frissonna », l. 32-33), le récit prend ici un
Tout le roman est construit ainsi sur l’entrelacement
tour poétique, presque sensuel ;
d’une idylle pleine de naïveté romantique et la violence
– une syntaxe épique : ample phrase construite sur une
de l’histoire qui va broyer les deux amoureux.
accumulation caractéristique du registre épique, qui court
3. Un récit épique (questions 4 et 5) de la ligne 35 à 44, et rapporte le mouvement de propaga-
Les romans de Zola sont émaillés de nombreuses scènes tion du chant national ;
de foule. Celle-ci fait son entrée dans le roman et c’est – un lexique et des références guerrières et patrio-
l’une des nouveautés introduites par Zola. À son égard tiques destinés à faire du peuple le seul dépositaire des
pourtant, il montre souvent – à l’instar d’Hugo – un senti- valeurs républicaines héritées de 1789 ; l’image du peuple
ment ambivalent : admiration pour le peuple qui reflète ses entonnant La Marseillaise renvoyant à un souvenir ancré
sympathies socialistes et républicaines, angoisse sourde dans la mémoire nationale est d’ailleurs une transposition
devant la violence sourde dont il est porteur. Les insurgés littéraire de la frise de Rude figurant sur l’arc de triomphe.
• 156
Texte 5 Hugo qui montre la bataille sous tous les angles, Stendhal
Stendhal, La Chartreuse de Parme ❯ p. 392-393 peint le chaos et offre, grâce au choix du point de point de
vue interne, une vision fragmentaire qui vise à restituer la
1. Candide à Waterloo (questions 1 et 2) confusion et l’absurdité de l’affrontement. Celui-ci est vue
D’emblée, le ton est donné par l’apostrophe lancée à à travers un point de vue limité doublement, parce qu’indi-
Fabrice traité de « blanc-bec » (l. 3), c’est-à-dire jeune viduel et parce que celui d’un naïf qui découvre pour la
« homme sans expérience et sûr de soi », le maréchal des première fois la guerre. C’est le baptême du feu pour
logis ne se trompe pas sur les qualités de soldat du héros. Fabrice (l. 28). Brinquebalé au rythme incompréhensible
Le point de vue employé souligne cette inexpérience. Il de l’escorte, il n’a que le temps d’enregistrer une juxtapo-
sera d’ailleurs qualifié de « béta » un peu plus tard (l. 14), sition de sensations. En se plaçant à ras de terre, en faisant
Les événements en effet sont perçus par Fabrice, l’em- voir Waterloo par un anti-héros qui pourrait être n’importe
ploi de la focalisation interne est une mise en œuvre du quel autre soldat anonyme, Stendhal confère une véracité
« réalisme subjectif » stendhalien. On relèvera les nom- supérieure à son récit et parvient à un réalisme supérieur.
breux verbes de perception qui renvoient tous à Fabrice : La présence de Ney, vu de loin, démystifié – il est présenté
perceptions visuelles (« regardant », l. 2, « s’aperçut », comme « le plus gros de ces généraux » – reflète le parti
l. 4, « vit », l. 7, « contemplait », l. 16, etc.), perceptions pris stendhalien : ôter tout caractère héroïque à la guerre,
auditives qui traduisent le bruit et la fureur de la bataille souligner sa cruauté (vision symbolique du cheval agoni-
(l. 23, 33, 34). sant qui devient une allégorie des horreurs de la guerre,
Les qualificatifs traduisent les sentiments du person- on pourra faire un rapprochement avec Guernica), horreur
nage : pitié (« malheureux », l. 2), admiration (« fameux », entrevue en passant (« cri sec » des deux hussards, l. 23-24),
l. 16), effroi (« horrible », l. 25). Ils traduisent également sans appuyer mais évoquée en quelques termes réalistes et
son incompréhension des événements : indéfinis, mouve- crus ramenant la mort à sa sèche brutalité et à son horreur
ments saccadés de l’escorte, emploi du « on », « il avait (l. 25 à 27).
beau regarder » (l. 31), modalisateur (l. 33), enfin « il ne
comprenait rien du tout. » Texte 6
L’incompréhension de Fabrice est soulignée : Honoré de Balzac, Illusions perdues ❯ p. 394-395
« curiosité » déplacée du héros, question naïve (« quel
1. Situation du texte
maréchal ? »), adjectif « singulière » (l. 19) qui traduit