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Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1857),

“L’Ennemi”

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,


Traversé çà et là par de brillants soleils;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il en reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils,

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,


Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve


Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
-
- Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

❖ Introduction

Accroche :

Auteur et Oeuvre : Héritier du romantisme, contemporain du parnasse et précurseur du


symbolisme, Baudelaire inaugure la modernité poétique en s'intéressant à des sujets
délaissés jusqu'alors par la poésie qui permet au poète de faire de l'or à partir de la boue.
L'œuvre Les Fleurs du Mal, recueil poétique publié en 1857, fluctue entre idéal et mélancolie
que Baudelaire nomme spleen. Ces fleurs du mal peuvent être lues comme un drame de la
conscience que l’'oxymore sur lequel est formé le titre du recueil indique dès le départ.

Extrait : Le sonnet “L'Ennemi”, poème n°10 de la section “Spleen et Idéal” des Fleurs du
Mal, évoque le temps au double sens du terme : à la fois comme durée (le temps qui passe)
et comme état de l'atmosphère (pluie, orage, soleil). L'Ennemi est donc une allégorie
représentant le temps.

Problématique : Comment le poète exprime-t-il son angoisse ?

Plan : I - La progression du temps (les 2 quatrains)


A) La passé (1er quatrain)
B) Bilan de cette progression (2ème quatrain)

II - Réaction du poète face à l’emprise du temps (les 2 tercets)


A) L’espoir (1er tercet)
B) Un cri de désespoir (2ème tercet)

❖ Étude linéaire du texte

I - La progression du temps (les 2 quatrains) :

A) Le passé (1er quatrain) :

Vers 1 : Vers négatif, restrictif. Le poète se tourne vers son passé qu'il décrit à l'aide d'une
métaphore par le groupe nominal “un ténébreux orage”. Le nom commun “orage” symbolise
la colère, la violence. L'adjectif qualificatif “ténébreux” ajoute à cette violence une tonalité
nocturne associée au spleen. La jeunesse de l'auteur est décrite comme brève, révolue par
l’emploi du passé simple du verbe être.

Vers 2 : Le 2ème vers forme une antithèse opposant l'obscurité du 1er vers à la lumière. Le
groupe nominal “brillants soleils” est une périphrase métaphorique désignant les éclairs. Le
poète insiste sur des moments de bonheur, d'intensité, d'éclat mais ce sont des instants
brefs, éphémères. Il s'agit d'une vie placée sous le signe de la dualité opposant spleen et
idéal d'une manière conflictuelle.

Vers 3 : Le récit progresse dans le temps. On passe du passé simple au passé composé..
Les noms communs “tonnerre” et “pluie” sont les effets destructeurs de l'orage. Cette
destruction est confirmée par le nom commun “ravage” renforcé par l'emploi de l'adverbe
d'intensité “tel”.

Vers 4 : Dans ce vers, nous arrivons au présent, au bilan. L'emploi du verbe “rester”
suppose un sentiment de perte. Le nom commun “ jardin” est une métaphore désignant
l'âme du poète. Son jardin correspond à son for intérieur. Le poète est atteint au plus
profond de lui-même. Le groupe nominal “fruits vermeils” est une image représentant les
richesses morales et intellectuelles. Le poète se sent incapable d'exprimer ses richesses. Le
poète se sent appauvri, on perçoit son regret par l'emploi de la locution “bien peu”

Conclusion : Nous voyons une dégradation rapide sous les asseaux du temps qui passe. On
passe de l'extérieur à l'intérieur. Le temps s'infiltre dans la conscience du poète. Les rimes
suggèrent un conflit entre le spleen (orage-rivage) et l'idéal (soleils-vermeils).

B) Bilan de cette progression (2ême quatrain) :


Vers 5 : Bilan suggéré par l'emploi du présentatif “voilà” qui marque le temps présent, la fin
d'une évolution. L'expression “l'automne des idées” est une métaphore désignant la
vieillesse qui approche. Le poète est affecté intellectuellement, il est blessé dans le domaine
de la création. Le poète assiste à la chute de son inspiration.

Vers 6 : Métaphore filée du jardinier par l'emploi des noms communs “pelle” et “râteaux”
désignant les instruments employés. Emploi d'une tournure impersonnelle “il faut” marquant
le devoir, la nécessité. Le poète résiste désespérément à l'agression du spleen. Il essaie
d'empêcher la perte de son patrimoine.

Vers 7 : Spectacle de désolation, par l'emploi du groupe nominal “les terres inondées”. L'eau
submerge les lieux. Entre les vers 6 et 7, on est passé du terme poétique “jardin” au terme
plus neutre “terres”, et du singulier au pluriel. L'esprit du poète se divise et se dégrade.

Vers 8 : C’est un vers pessimiste. Image de chute par l'emploi du nom commun “trous”, de
destruction par l'emploi du verbe “creuse” et de la mort par l'emploi du nom commun
“tombeaux”. Ces termes dressent un tableau désolant.

Conclusion : Ce 2ème quatrain évoquant l'automne s'achève sur une image lugubre,
pessimiste. C'est un présage de la fin, de la mort qui s'annonce.

II - Réaction du poète face à l'emprise du temps (les 2 tercets) :

A) L'espoir (1er tercet) :

Vers 9 : Le poète s'interroge. La question introduite par la locution “qui sait si” exprime une
espérance vague mais présente. L'expression “les fleurs nouvelles que je rêve” rappelle le
titre du recueil poétique. Les fleurs sont symboles de vie et de beauté. Le poète espère une
seconde vie, un second souffle, une seconde jeunesse. Ce vers apparaît léger, joyeux avec
l'emploi de l'allitération en [ai].

Vers 10 : Le nom commun “sol” marque ici le dernier état dans la dégradation du poète. Le
poète s'est encore appauvri. La comparaison “comme une grève” produit 2 effets : d'une
part, le poète est submergé par les forces contraires de la nature, et d'autre part, tout est
rasé. Cette terre est devenue stérile, rien ne pousse.

Vers 11 : Ce vers contraste avec le précédent. On a une longue périphrase désignant les
forces créatives, les capacités de créer. Le nom commun “aliment” suggère une force vitale.
L’adjectif qualificatif “mystique” est un adjectif baudelairien qui désigne les forces spirituelles,
la capacité pour le poète à déchiffrer le monde. Par l’emploi du nom commun “vigueur”, le
poète espère un élan. Cet espoir est ici douteux, on le voit par l’emploi du conditionnel
“ferait”.

Conclusion : Ce 1er tercet correspond au printemps, synonyme de renaissance, de


renouveau, d’espoir.

B) Un cri de désespoir (2ème tercet) :


Vers 12 : Le désespoir s'exprime par une exclamation doublée sonore “O douleur ! O
douleur !” appuyée par l'emploi de l'interjection “O”. Ce cri exprime la souffrance. L'allégorie
“Le Temps mange la vie” fait du temps une espèce de monstre, d'ogre. C'est une image très
forte. Nous avons une sorte d'antithèse, de conflit entre les noms communs “temps” et “vie”.
Le nom commun “temps” est sujet du verbe manger, il est donc présenté comme victorieux,
supérieur. Le temps devient donc un obstacle à la quête poétique de l'idéal.

Vers 13 : La périphrase “l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur” désigne le temps
apparaissant comme une hantise, une obsession. L'adjectif qualificatif “obscur” est
polysémique; d'une part, il renvoie au spleen, d'autre part, il est synonyme d'invisible,
d'insaisissable. Le nom commun “cœur” est employé pour dire que l'ennemi touche l'homme
au plus profond de son être appuyé par l'emploi du verbe ronger. Le pronom personnel
“nous” dépersonnalise le poète puisque l'on est passé du personnel “je” à l'universel “nous”.
Le Temps est donc l'ennemi de tous les hommes.

Vers 14 : Métaphore filée du cœur. Le nom commun “sang” symbolise la vie qui part. L'ordre
des mots dans ce vers suggère la lente victoire du temps puisque le temps se déploie
suivant le volume croissant des verbes : “croit”, puis “se fortifie”. Le temps est de plus en
plus oppressant et l'homme est de plus en plus affaibli. Le temps est donc représenté
comme une sorte de vampire.

Conclusion : Ce 2ème tercet marque donc l'hiver.

❖ Conclusion

Synthèse : Baudelaire reprend le thème de la conscience du temps qui passe, synonyme


d’angoisse et de mélancolie pour exprimer son mal être. Le temps est la cause et
l’instrument principaux du spleen. La présentation du temps comme un mal universel est
récurrente chez Baudelaire.

Ouverture : (à voir lecture linéaire 2)

❖ Vocabulaire

Métaphore filée : métaphore que l’auteur construit sur plusieurs lignes.

Spleen : anglicisme qui désigne l’ennui de toutes choses, une mélancolie profonde, voire un
certain dégoût de la vie.

Polysémique : qui a plusieurs sens.

Locution : groupe de mots formant une unité de sens et ayant la même fonction qu’un mot.
(ex : locution verbale (avoir l’air, prendre garde), adverbiale (en vain, tout de suite), conjonctive (dès que, pour
que), prépositive (auprès de, jusqu’à)).

Présentatif : terme, locution servant à présenter, à mettre en situation une nouvelle


information.

Interjection : Mot invariable pouvant être employé isolément pour traduire une attitude
affective de la personne qui s'exprime (ex. ah !, oh !, zut !).

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