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Francis Ponge, Le parti pris des choses, “Le Pain”

La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique
qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la
Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four
stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses... Et
tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec
application couche ses feux, - sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges :
feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois.
Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes
des autres, et la masse en devient friable...
Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de
consommation.

❖ Introduction

Accroche : Refusant la conception traditionnelle de la poésie et resté insensible au


surréalisme, Francis Ponge (1899-1988) a suivi une voie très personnelle. Poète, il écrit
d'abord contre la poésie. Il lui reproche ses complaisances pour les mollesses du lyrisme,
ses paroles toutes faites et conventionnelles.

Auteur et Oeuvre : Poète matérialiste, Ponge décide d'échapper aux pièges de la


subjectivité et de l'effusion, en portant toute son attention sur les objets, y compris les plus
triviaux (le cageot, la bougie, la cigarette, l'huître,...). C'est pourquoi, il publie son recueil
poétique “Le parti pris des choses” en 1942 dans lequel il se concentre sur la matérialité du
quotidien, le recueil se présentant comme une suite de poèmes descriptifs.

Extrait : Le poème en prose “Le Pain” souligne l'intérêt du poète pour le


quotidien, l'ordinaire, qui devient soudain objet poétique.

Problématique : Comment Francis Ponge réussit-il le pari de prendre quelque chose


d’ordinaire pour créer un texte poétique ?

Plan : Le titre
Paragraphe 1 : Aspect extérieur du pain : description générale
Paragraphe 2 : Aspect extérieur du pain : description se précisant
Paragraphe 3 : Aspect intérieur du pain
Paragraphe 4 : Chute brutale et conclusion
❖ Explication linéaire

Le titre :

“Le Pain”, il s'agit du titre du poème présentant l'objet comme une entrée du dictionnaire
avec l'article défini “Le”. L'auteur prépare le lecteur à lui faire lire une définition du nom
commun “Le pain”. En effet, Ponge souhaite que son texte puisse se substituer au
dictionnaire, à ce Littré qui le fascinait, enfant, quand il y découvrait un “monde verbal” aussi
réel que le monde des choses.

Paragraphe 1 : Aspect extérieur du pain : description générale :

Présentation générale du pain : Utilisation du connecteur logique “d'abord” soulignant le


début. Le pain est un objet quotidien, banal. Il est pourtant source d'émerveillement pour
Francis Ponge. L'adjectif qualificatif attributif “merveilleuse” (du latin “mirabilis” signifiant
admirable, étonnant) à connotation méliorative laisse transparaître l'admiration et la
fascination du poète. L'ordinaire devient donc étonnant et prodigieux par une valorisation de
la croûte du pain. L'auteur décrit une vue d'ensemble de la surface du pain par l'emploi de
l'adjectif qualificatif “panoramique”. La description commence par une vision lointaine du
pain le comparant à des chaînes de montagne par l'énumération de trois noms propres “Les
Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes” créant ainsi un rythme ternaire. S'étend alors
devant nos yeux tout un monde. L'auteur donne de l'importance à cet objet familier et banal.
En le faisant, cette description provoque une émotion esthétique mais prend également une
dimension géographique. L'auteur, par ailleurs, fait l'éloge de travail manuel. On peut à ce
stade rappeler l'étymologie du nom “poésie” (du grec “poiein” qui signifie faire, créer). Ce
lien étroit entre le boulanger et le poète est d'emblée créé par l'association des paronymes
“pain” et “main”.

Paragraphe 2 : Aspect extérieur du pain : description se précisant :

Description et démonstration de l'auteur se précisent par l'emploi des connecteurs logiques


“Ainsi, donc”. Le groupe nominal “masse amorphe” désigne un élément sans forme,
mollesse renforcée par l'allitération en [m]. Il s'agit d'une réécriture de la genèse du monde
grâce à un objet chargé de symboles. Le monde est créé à partir d'une matière amorphe.
On retrouve l'idée d'un créateur non identifié par l'emploi d'un verbe d'action au passé
simple, à la voix passive “fut glissée”. Cette ellipse (glissée par qui ?) permet d'éluder la
question de Dieu, d'une création divine. La masse se transforme petit à petit. Cette masse
correspondant à la matière n'est pas permanente, elle est immanente, c'est-à-dire qu'elle
change et se transforme. L'infinitif “éructer” signifiant “émettre bruyamment par la bouche”
ou “lancer, proférer des injures” prend un sens “géologique” ici. Le nom commun “le four
stellaire” est le four dans lequel cuit le pain. Il est comparé à l'univers. L'adjectif qualificatif
“stellaire” fait passer les braises du four aux étoiles de la
voûte céleste. La proposition subordonnée relative “ou durcissant elle s'est façonnée en
vallées, crêtes, ondulations, crevasses…” souligne que le temps de cuisson permet de
transformer la pâte en un monde réel avec ses divers reliefs. D'ailleurs, le verbe pronominal
à la voix passive “s'est façonnée” donne l'idée que le pain, comme le monde, se transforme
en prenant du relief sans créateur. Les aspérités du pain sont donc comparées au relief de
la Terre. Cette création du monde produit un agencement harmonieux et logique “si
nettement articulés” souligné par l'emploi des deux adverbes consécutifs “si nettement”
laissant transparaître l'admiration et la fascination du poète. La proposition subordonnée
relative “où la lumière avec application couche ses feux,” rappelant le coucher du soleil sur
le globe terrestre, est la métaphore désignant l'intérieur du four. Le changement de
description entre la croûte et la mie est symbolisé par l'usage du tiret. Avant celui-ci, la
description est méliorative; après celui-ci, il y a une rupture : la description devient
dévalorisante. Le groupe nominal “sans un regard” marque le mépris, le groupe nominal “la
mollesse ignoble” à connotation péjorative renvoie au corps humain sans noblesse. L'objet
est personnifié. L'expression dans son intégralité souligne une dimension humaine, morale
et dévalorisante de l'objet.

Paragraphe 3 : Aspect intérieur du pain :

Il y a transformation de la matière. La description de l'intérieur du pain est très péjorative. La


mie est personnifiée. Elle est caractérisée par deux adjectifs qualificatifs épithètes liés
coordonnées “lâche et froid”. Le terme “lâche” a le sens de ne pas être compact et de ne
pas être courageux. La mollesse de l'intérieur du pain est comparée à une éponge. Le pain
se façonne comme le poème : on passe de l'informe (la pâte du pain/ les mots) à un objet
plein de sens (le pain/ le poème). D'ailleurs, dans le nom “éponge”, on retrouve le
patronyme “Ponge” ! La comparaison aux éponges renvoie à la création des premiers
organismes vivants. Le thème du végétal avec les noms communs “feuilles” et “fleurs”
comparées à des “sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois” est personnifié.
La flore et l'humain se mêlent. Après la création, on arrive à l'achèvement, à la finitude, à la
mort. Le champ lexical de la décomposition est souligné par l'emploi des verbes au présent
de l'indicatif “rassit”, “fanent”, “se rétrécissent”, “se détachent” et l'adjectif qualificatif “friable”.
D'ailleurs, les points de suspension après l'adjectif qualificatif “friable” tendent à suggérer
combien la disparition est terrible ou renforcent la valeur durative de l'histoire du pain à
l'image de celle de la Terre. Par extension. Le poète nous offre une sorte de vanité : le pain
devenant un objet de réflexion sur la fragilité des choses.

Paragraphe 4 : Chute brutale et conclusion :

Chute du poème, dernière phrase complexe du poème créant une véritable rupture
délibérée. Phrase visuellement isolée du reste du poème commençant par la conjonction de
coordination “Mais” à valeur d'opposition. Le texte jusqu'ici descriptif devient injonction
proposant une action comme en témoigne l'emploi de l'impératif présent “brisons-la”. Francis
Ponge rompt l'éloge poétique pour nous inviter à la consommation. La phrase verbale “le
pain doit être dans notre bouche” a un double sens : il doit l'être pour le manger ainsi que
pour en parler. Ce n'est pas un hasard si ce poème s'achève sur le nom commun
“consommation”. L'auteur nous incite à consommer, c'est-à-dire à profiter des choses
simples de la vie. Le pain est un objet banal, un objet de consommation destiné à nourrir les
hommes, c'est la nourriture première de toute civilisation. II s'agit également d'une nourriture
symbolique et religieuse. C'est le corps du Christ dans la religion chrétienne. Mais à trop
vouloir sacraliser les choses, on devient incapable de les considérer pour ce qu'elles sont
réellement. C'est pourquoi, Ponge rappelle la réalité matérielle de l'objet, le rôle essentiel du
pain. Il s'agit d'une simple invitation prosaïque à la consommation, rien de plus. Il faut
savourer le pain comme on savoure les mots, autrement dit : prenons le parti du pain, tout
simplement.

❖ Conclusion

Synthèse : Objet du quotidien, Ponge met en avant toute l’étendue des possibles dans la
création poétique : à l’image du boulanger, le poète effectue un travail d’artisan sur la
langue.

Ouverture :

❖ Vocabulaire

Complaisance : disposition à s'accommoder aux goûts, aux sentiments d'autrui pour lui
plaire.

Triviaux : ordinaire, commun, banal.

Paronyme : se dit de mots presque homonymes.


(ex. éminent et imminent).

Voûte céleste : concept astronomique issu de l'Antiquité, qui décrit l'hémisphère situé au-
dessus de l'observateur, lui permettant de positionner les différents astres dans le ciel et de
leur donner des coordonnées précises.

Aspérité : inégalité d'une surface.

Patronyme : nom de famille transmis par le père.

Vanité : caractère de ce qui est frivole, insignifiant ; chose futile, illusoire.

Injonction : ordre, commandement impératif sous peine de sanction.

Sacraliser : revêtir quelqu'un, quelque chose d'un caractère sacré, les considérer comme
sacrés.

Genèse : manière dont une chose se forme, se développe.

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