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Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830),

Chapitre VI “L’Ennui” (l1 à l32)

❖ Introduction

Accroche : Le roman acquiert difficilement ses lettres de noblesse. Pourtant, au XIXe


siècle, de nombreux auteurs vont le plébisciter. Deux mouvements littéraires dominent alors
le genre romanesque : le réalisme et le naturalisme. Les auteurs cherchent à rendre compte
du monde qui les entoure et à représenter la réalité telle qu'elle est, sans l'idéaliser.

Auteur et Oeuvre : Œuvre majeure de Stendhal publiée en 1830, Le Rouge et le Noir est un
roman d'apprentissage où l'ambition et la passion amoureuse animent les personnages.
Explorant les tréfonds et les paradoxes de l'âme romantique, Stendhal annonce également
dans ce roman l'esthétique réaliste.

Extrait : Sous la Restauration. M. de Rênal, le maire de Verrières, engage Julien Sorel,


jeune paysan sensible et ambitieux, comme précepteur de ses enfants. Au chapitre 6, Julien
Sorel rencontre pour la première fois Madame de Rênal. Issus de milieux sociaux différents,
rien ne semble devoir réunir les deux personnages.

Problématique : Comment Stendhal réussit-il à faire de cet extrait une scène de rencontre
amoureuse en faisant naître sous nos yeux deux héros romanesques ?

Plan : Premier mouvement (lignes 1 à 7) : Une irruption dans un cadre symbolique


Deuxième mouvement (lignes 8 à 16) : L'élan de Mme de Rênal
Troisième mouvement (lignes 17 à 23) : Les pouvoirs de la parole et du regard
Quatrième mouvement (lignes 24 à 32) : La cristallisation

❖ Explication linéaire

Premier mouvement (lignes 1 à 7) : Une irruption dans un cadre symbolique :

Le titre du chapitre 6 “L'ennui” place le lecteur dans l'univers romantique de la mélancolie et


du mal de vivre. Dès le début du chapitre, Stendhal met en place le cadre d'une rencontre
amoureuse, créant un effet d'attente chez le lecteur. Les premières lignes accentuent cet
effet d'attente puisqu'elles sont constituées du champ lexical de la beauté : les noms
communs “la vivacité et la grâce “ et l’adjectif qualificatif attributif “naturelles”. Le début de
cet extrait à l’imparfait de l’indicatif dont la fonction est descriptive souligne les habitudes de
Mme de Rênal. Le cadre spatial est posé : les compléments circonstanciels de lieu “par la
porte fenêtre du salon”, “près de la porte d'entrée" et la proposition subordonnée relative “qui
donnait sur le jardin” sont utilisés pour retarder le moment de la rencontre et jouer ainsi avec
l'attente du lecteur. La mention du nom commun “le jardin” connote le secret et la douceur.
Cette scène s'inscrit dans une tradition littéraire. Le jardin est en effet le lieu des amants.
Les deux protagonistes franchissent un seuil pour se retrouver : Julien quitte l'univers
paternel et Mme de Rénal sort de son foyer. Ce double franchissement met à distance les
conventions sociales. Une rupture intervient par l'emploi du verbe au passé simple “elle
aperçut” qui contraste avec le début de l'extrait à l'imparfait. Cette impression tient
également du glissement du point de vue omniscient au point de vue interne (celui de Mme
de Rênal) pour dresser un portrait peu flatteur de Julien. En effet, alors que la scène laisse
présager un coup de foudre, Stendhal déjoue les attentes du lecteur en renversant les
codes de la rencontre amoureuse. Loin de l'image de l'amant qui subjugue, c'est le champ
lexical de l'enfance qui caractérise Julien : “jeune”, “presque encore enfant”, “pâle”, “pleurer”.
Les adverbes intensifs “encore”, “extrêmement”, “bien” accentuent le décalage entre ce que
le lecteur attend lors d'une rencontre amoureuse et le portrait de Julien. Le décalage est
aussi social puisque la périphrase “un jeune paysan” met en évidence la barrière sociale
entre le monde bourgeois de Madame de Rênal et le monde paysan de Julien. Mme de
Rênal est donc frappée par le portrait de Julien Sorel.

Deuxième mouvement (lignes 8 à 16) : L'élan de Mme de Rênal :

Le rapprochement qui s'opère tient à une méprise de Mme de Rênal : croyant qu'il pouvait
s'agir d'une jeune fille, elle agit avec naturel. La description du teint de Julien souligné par
l'adjectif qualificatif “blanc” renforcé lui-même par l'adverbe d'intensité “si” et celle des
yeux qualifiés de “doux” renforcés également par l'adverbe d'intensité “si” lui donnent un
aspect maladif. Ce portrait indirect de Julien montre à quel point il fait figure
d'intrus dans le monde de Mme de Rênal. Stendhal continue à inverser les codes amoureux
par le champ lexical de la modestie se rapportant à Julien par l'emploi de l'adjectif qualificatif
“pauvre”, du nom commun “créature”, du verbe “n'osait pas”, souligné lui-même par
l'adverbe à connotation ironique “évidemment”, et du participe passé “arrêtée”. Julien Sorel
est figé et privé d'initiative, il apparaît comme un anti-héros n'ayant aucune des qualités
viriles traditionnelles. Julien a d'emblée le pouvoir de faire oublier à Mme de Rênal ses
obligations sociales et familiales avec l'expression qualificative “distraite un instant de l'amer
chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur.” Stendhal s'amuse du quiproquo en la
juxtaposant à la proposition indépendante “Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas
s'avancer.” Cette juxtaposition est ironique car elle rappelle que Mme de Rênal ignore que
Julien et le précepteur sont la même personne.

Troisième mouvement (lignes 17 à 23) : Les pouvoirs de la parole et du regard :

La phrase interrogative “Que voulez-vous ici, mon enfant ?” n'annonce en rien le coup de
foudre. L'apostrophe “mon enfant” connote une tendresse, un élan maternel. Par la suite, le
narrateur adopte le point de vue de Julien Sorel afin que le lecteur comprenne ce qui conduit
le jeune homme à mettre du temps à répondre. A l'immobilité évoquée précédemment,
s'oppose le mouvement qui l'anime par la phrase déclarative “Julien se tourna vivement”.
L'adverbe “vivement” traduit l'étonnement, voire la peur, mais il signale aussi toute la fougue
de Julien et toute son énergie. Le croisement des regards, moment attendu du lecteur dans
la rencontre amoureuse, crée un changement de climat comme le souligne le champ lexical
du trouble : “frappé”, “oublia” ( répété 2 fois) et “étonné”. Julien
est impuissant et subit le regard de Mme de Rênal. Les substantifs “grâce” et “beauté”
renvoient à un idéal dont Mme de Rênal semble être l'incarnation. La force de cette
rencontre fait perdre aux personnages la conscience de la réalité comme
le souligne la gradation : “il oublia une partie de sa timidité.”, “il oublia tout”. Julien répond
enfin à sa question et essaie d'effacer la figure enfantine par le geste symbolique “tout
honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux” comme pour faire oublier la part
enfantine qui est en lui. Le lecteur assiste donc au croisement des regards des deux
personnages.

Quatrième mouvement (lignes 24 à 32) : La cristallisation :

L'adjectif qualificatif attributif “interdite” dans la phrase “Mme de Rênal resta interdite”
révèle l'effet sidérant du coup de foudre. Mais Stendhal joue aussi sur la polysémie de cet
adjectif : Madame de Rênal est aussi “interdite” au sens de la morale bourgeoise et
religieuse car elle est déjà mariée. Les regards des deux personnages se croisent
mutuellement avec l'expression “près l'un de l'autre à se regarder”. Les points de vue
alternent selon un rythme rapide, ce qui traduit la réciprocité des émotions. L'idéalisation
mise en place est accentuée. En effet, Julien Sorel est surpris par la beauté du visage de
Mme de Rênal : le nom commun “un teint” qualifié d' “éblouissant”, adjectif renforcé par
l'adverbe d'intensité “si”, par son élégance vestimentaire avec le groupe nominal : “un être
aussi bien vêtu” et par son caractère avec le groupe nominal “un air doux”. La fascination de
Julien pour Mme de Rênal est donc mise en lumière. Cette fascination est mutuelle comme
en témoignent les adverbes intensifs de la phrase suivante qui dévoilent le point de vue de
Mme de Rênal sur Julien Sorel : “les joues si pâles d’abord et maintenant si roses”,
annonçant le rouge de la passion amoureuse. Cette métamorphose de Julien est propre au
roman d'apprentissage où le lecteur assiste à la perte de la candeur enfantine et à la
naissance du héros. Mme de Rênal se transforme elle aussi sous les yeux de Julien et du
lecteur. Le champ lexical du rire : “se mit à rire”, “avec toute la gaieté folle”, “se moquait” et
“bonheur” vient casser le sérieux du monde bourgeois par une légèreté toute adolescente.
Dans le groupe nominal prépositionnel “toute la gaieté folle d'une jeune fille”, le complément
du nom “d'une jeune fille” remonte le temps et rend Madame de Rênal à sa jeunesse et à sa
disponibilité sociale. L'apparition de Julien transforme alors Mme de Rênal. La dernière
phrase exclamative de l'extrait au discours indirect libre, avec l'interjection “Quoi” met en
évidence le surgissement de l'émotion chez Madame de Rênal. En effet, Julien et Mme de
Rênal redoutaient cette rencontre. Elle craignait un précepteur âgé et sévère. Julien pensait
être accueilli avec un certain mépris. Il y a donc un soulagement réciproque qui accroît la
surprise.

Mme de Rênal accède donc à une dimension sacrée aux yeux de Julien Sorel. Le
processus de cristallisation est en cours.

❖ Conclusion

Synthèse : Ce coup de foudre provoque la transformation des personnages. Le lecteur


assiste à la naissance de leur amour, un amour impossible pourtant…

Ouverture :
❖ Vocabulaire

Polysémie : qui a plusieurs sens.

Candide : qui manifeste une grande ingénuité allant jusqu'à la crédulité.

❖ Remarque

Le concept de la cristallisation a été inventé par Stendhal dans son ouvrage De l'amour,
publié en 1822, pour décrire le phénomène d'idéalisation à l'œuvre au début d'une relation
amoureuse.

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