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Stendhal, le Rouge et le Noir, linéaire n°12

Extrait de la Première partie, Chapitre VI

Situation du passage
Les cinq premiers chapitres du roman se sont attachés à la mise en place du
contexte : la ville de Verrières et ses principales figures y ont été décrites, notamment
son maire M. de Rênal, et l’épouse de ce dernier. Le chapitre V a permis au lecteur de
faire la connaissance du protagoniste, Julien Sorel. Stendhal a ainsi mis en parallèle
la solitude de Mme de Rênal, et celle de Julien. Il s’agit donc aussi de préparer leur
rencontre. C’est l’objet de l’extrait, qui ouvre le chapitre VI, intitulé « L’Ennui »,
chapitre consacré à l’arrivée de Julien chez les Rênal, pour y devenir le précepteur
des trois jeunes fils du maire. Stendhal ne va pas à proprement parler mettre en place
une scène de rencontre amoureuse traditionnelle : il va jouer sur les perceptions
qu’ont l’un de l’autre les personnages pour désamorcer de façon légèrement ironique
les codes de ce type de rencontre.

Problématique : Comment la scène de rencontre est-elle marquée par une


intensité émotionnelle tempérée par l’ironie du narrateur ?
ou
Une rencontre amoureuse vue par les deux personnages.

Composition : l’extrait est construit sur les points de vue des personnages, qui
peuvent nous permettre de délimiter trois étapes :

I. La rencontre vue par Mme de Rênal (l.1 à l.3 « que lui donnait l’arrivée du
précepteur »).

A. Le cadre de la rencontre et l’entrée en scène des personnages (l.1 à l.6 : « de


ratine violette »).

B. Une perception faussée de Julien (l.7 « Le teint de ce petit paysan » à l.13


« que lui donnait l’arrivée de ce précepteur »).

II. La rencontre vue par Julien (l.13 « Julien tourné vers la porte » à l.22 « qu’il
essuyait de son mieux »).

A. La perception auditive (l.13 « Julien tourné vers la porte » à l.16 « Que voulez-
vous ici, mon enfant ? »).

B. La perception visuelle (l.17 « Julien se tourna vivement » à l.22 « qu’il essuyait


de son mieux »).

III. L’union de l’émotion des deux personnages (l.23 « Mme de Rênal resta
interdite » à la fin)

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A. La réciprocité des regards (l.23 « Mme de Rênal resta interdite » à l.28 « de ce
jeune paysan »).

B. Bonheur et soulagement de Mme de Rênal (l.28 « Bientôt elle se mit à rire » à


la fin)

Remarque préliminaire : la rencontre amoureuse est un topos littéraire ( un


type de scène ou un thème abordé dans de nombreuses oeuvres). On en trouve
au théâtre, en poésie, dans les romans, et aussi maintenant au cinéma. Dans la
littérature du XVIe au XIXe, cette rencontre est d’ordinaire vue par les yeux
d’un homme sur une femme, dont on ne connaît pas le point de vue. Il y a
plusieurs explications à cela. D’abord, les écrivains féminins ont
historiquement toujours été peu nombreuses à ces époques (les conventions
sociales étant très fortes, et il était mal vu pour une femme d’écrire, et seules
certaines issues de milieux très aisés se le permettaient, comme Mme de La
Fayette par exemple) ; ensuite, même dans les romans écrits par des femmes, la
rencontre amoureuse étaient la plupart du temps vue par les yeux de l’homme.
Les choses ont bien sûr évolué au XXe.
Il est donc original de la part de Stendhal de proposer dans ce type de scène
une alternance du point de vue des deux personnages, ce qui nous donne accès
à leur intériorité, et permet de suivre une évolution parallèle de leurs émotions
et leurs sentiments. A la fin de la linéaire, qq exemples de rencontre
amoureuses célèbres, regardez quels sont les procédés utilisés par les auteurs.
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I. La rencontre vue par Mme de Rênal (l.1 à l.3 « que lui donnait l’arrivée du
précepteur »).

A. Le cadre de la rencontre et l’entrée en scène des personnages (l.1 à l.6 :


« de ratine violette »).

• La première phrase pose le cadre de la rencontre :

- Nombreux compléments circonstanciels de lieu « par la porte-fenêtre » / « du


salon » / « qui donnait sur le jardin » et « près de la porte d’entrée » : la
description des lieux suit le mouvement de Mme de Rênal, de l’intérieur vers
l’extérieur.
- Le choix du « jardin » comme lieu de la rencontre est un lieu symbolique :
dans la littérature médiévale, les amants se retrouvent dans le jardin, où la
nature s’exprime, mais maîtrisée par la main de l’homme. C’est un lieu
édénique (voir la répétition du mot « grâce » qui qualifie Mme de Rênal)
- Le jardin est opposé au « salon », lieu des convenances sociales et du masque.

• Entrée en scène de Mme de Rênal :

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- Une insistance sur la beauté : « vivacité », « grâce » et « naturelles » la
qualifient. L’enchaînement des compléments circonstanciels qui soulignent le
parcours de Mme de Rênal accentue l’image de légèreté.
- L’effet de mouvement, avec le verbe d’action à l’imparfait « Mme de Rênal
sortait » qui introduit une durée et associe sa beauté à un sentiment de liberté.
En effet, Mme de Rênal est « loin du regard des hommes », ce que confirme
l’adjectif « naturelles » : elle est débarrassée des convenances liées à son statut
d’épouse bourgeoise, qui impliquent un maintien et un comportement
particuliers.

• La première vision de Julien :


- Le verbe de perception « elle aperçut » introduit le regard de Mme de Rênal
tout en coupant court à son mouvement : l’arrêt est marqué par le passage de
l’imparfait (temps de la durée) au passé simple (temps de l’action brève).
- La focalisation interne permet de dresser un bref portrait physique qui traduit
les premières impressions de Mme de Rênal (il ne s’agit pas d’un portrait
objectif, donc !) qui déjouent les codes de la rencontre amoureuse. En effet, le
portrait infantilise Julien : « jeune », « presque encore un enfant » d’une part,
la relative « qui venait de pleurer » et la précision hyperbolique « extrêmement
pâle » en font un personnage émotif et fragile d’autre part, loin de l’image d’un
amant potentiel. La description insiste également sur le statut social modeste de
Julien, donc très éloigné du monde bourgeois : il apparaît d’emblée comme un
« paysan » à Mme de Rênal. De fait, sa veste est de toile grossière (« ratine »)
et bien qu’elle soit « fort propre », Julien ne la porte pas, ce qui ne correspond
pas aux conventions bourgeoises : il est « en chemise bien blanche ».
- L’image de Julien statique et en pleurs contraste en plus avec l’image de Mme
de Rênal en mouvement et manifestement heureuse. Ils sont d’ailleurs
symboliquement séparés par plusieurs portes : la « porte-fenêtre du salon » et
la « porte d’entrée ». Rien ne semble donc rapprocher les deux personnages.

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B. Une perception faussée de Julien (l.7 « Le teint de ce petit paysan » à l.13
« que lui donnait l’arrivée de ce précepteur »).

• Le 2ème § prolonge le portrait physique de Julien en insistant sur son statut


social (« paysan »), sa fragilité (« teint […] blanc ») et son caractère enfantin
(adjectif « petit ») : le manque de virilité et son statut social inférieur sont donc
frappants. La répétition de l’intensif « si » va dans ce sens.

• Mais les impressions de Mme de Rênal introduisent en plus un quiproquo : elle


prend Julien pour « une jeune fille déguisée ». Ceci tient à deux facteurs :
- Son apparence physique fragile : le « teint », caractérisé par la blancheur,
couleur d’ailleurs qui domine le portrait de Julien, puisqu’il porte également
une « chemise bien blanche », avec un effet d’insistance avec l’adverbe
intensif. Mais également « ses yeux si doux » : son regard ne correspond pas à
la détermination traditionnellement associée à la masculinité, accentue son
apparence androgyne et souligne le caractère sensible de Julien. Celui-ci est
accentué par son indécision : il « n’osait pas lever la main jusqu’à la
sonnette », ce qui donne l’image d’un personnage timide, voire craintif. Elle le
perçoit d’ailleurs comme « une pauvre créature ».
- Nous sommes toujours en focalisation interne : « l’esprit un peu romanesque
de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ». La phrase insiste sur le fait que
l’interprétation de Mme de Rênal (« eut l’idée que ») est biaisée par son
« esprit un peu romanesque ». Autrement dit, elle est influencée par ses
lectures (« romanesque ») et projette une fiction sur la réalité (« une jeune fille
déguisée ») : le travestissement est un ressort narratif assez fréquent
notamment dans la littérature romantique. Elle se fait d’ailleurs tout un
scénario en imaginant que cette jeune fille « venait demander quelque grâce à
M. le maire », son époux. Il y a là de l’ironie car le lecteur sait déjà que
l’existence de Mme de Rênal est bien loin d’être romanesque.
Remarque : Mme de Rénal n’est pas le seul personnage à être influencé par ses
lectures (romanesques). Cela sera le cas d’une figure majeure du roman du
XIXe, Emma Bovary, et à un moindre degré, Louise Roland, la mère de
famille dans Pierre et Jean de Maupassant.
- Le quiproquo est total, puisque Julien est le précepteur qu’elle redoute tant. En
effet, précise le narrateur, l’apparition de Julien la « distrai[t] un instant de
l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. » L’adjectif « distraite »
montre qu’elle se fait une image d’un précepteur en antithèse de celle que
renvoie Julien : elle imagine donc un homme mûr, imposant, solennel, sûr de
lui. L’expression de son ressenti, « amer chagrin » souligne d’ailleurs
l’inquiétude et la tristesse qu’elle éprouve à l’idée de confier ses enfants à un
tel homme. Le décalage entre l’interprétation et la réalité génère là encore de
l’ironie, d’autant plus qu’au lieu d’éprouver un coup de foudre comme dans
une scène de rencontre amoureuse traditionnelle, « elle eut pitié de cette pauvre
créature ».
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II. La rencontre vue par Julien (l.13 « Julien tourné vers la porte » à l.22
« qu’il essuyait de son mieux »).

A. La perception auditive (l.13 « Julien tourné vers la porte » à l.16 « Que


voulez-vous ici, mon enfant ? »).

• Le narrateur change alors de focalisation et se place du point de vue de Julien :


- Sa posture indique qu’il n’a pas vu Mme de Rênal : il est « tourné vers la
porte », donc elle est hors de son champ de vision.
- De ce fait il est saisi par la surprise (« Il tressaillit ») lorsqu’il réalise sa
présence au dernier moment : elle a eu le temps de se rapprocher
considérablement de lui (« tout près de son oreille »), et le premier contact est
auditif : « voix douce ». L’effet de surprise est souligné par le passage au
discours direct : on entend véritablement, comme Julien, la voix de Mme de
Rênal (« - Que voulez-vous ici, mon enfant ? »).

• L’attitude de Mme de Rênal prolonge le quiproquo : elle est maternante,


rassurante, vis-à-vis de Julien qu’elle continue de prendre pour un « enfant ».
Le possessif dans « mon enfant » vise à le rassurer, de même que sa « voix
douce ». La phrase elle-même est simple et naturelle, sans formule de
convenance, ni reproche, ni suspicion : c’est une interrogative ouverte qui
laisse à l’interlocuteur toutes les possibilités de réponse. Là encore, on est loin
d’une rencontre amoureuse.

B. La perception visuelle (l.17 « Julien se tourna vivement » à l.22 « qu’il


essuyait de son mieux »).

• La mise en mouvement de Julien permet d’introduire (enfin !) les premiers


éléments d’une thématique amoureuse :
- Le mouvement est soudain ainsi que l’indique l’adverbe dans « Julien se tourna
vivement » permet d’introduire la perception visuelle et même un premier
échange de regard, qui fait partie des codes de la rencontre amoureuse. En
effet, il est « frappé du regard rempli de grâce de Madame de Rênal ».
- Le terme « frappé » évoque un coup violent, et répond lui aussi aux codes de la
rencontre amoureuse (on parle de « coup de foudre » !).
- Le fait que plus rien n’existe soudain que l’autre renforce l’idée de rencontre
amoureuse : « il oublia tout, même ce qu’il venait faire ». Il en perd même le
sens de l’audition : « Madame de Rênal avait répété sa question ».
- Il perçoit en effet Mme de Rênal comme un être hors du commun par sa
beauté (« étonné de sa beauté »). La surprise est donc redoublée, mais s’inscrit
bien, cette fois, dans une perspective amoureuse.
- Mais notons que ce ressenti de Julien est toujours en décalage avec celui de
Mme de Rênal qui le prend pour une jeune fille.

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• De ce fait, Julien doit se reprendre et adopter une contenance qui siée
davantage au statut auquel il prétend :
- Celui de précepteur, qu’il revendique dans sa première déclaration « - Je viens
pour être précepteur, Madame », ce qui met fin au quiproquo.
- Celui d’un homme face à une femme, et non d’un enfant face à une mère. Tout
le début du texte souligne en effet les décalages multiples entre les deux
personnages (statut social, âge, état d’esprit).
- De ce fait Julien tente de reprendre la main sur ses émotions : l’apparence
fragile et émotive qu’il renvoie le rend « honteux de ses larmes », c’est
pourquoi il les « essuyait de son mieux ». Mais ironiquement, la maladresse du
geste et l’impossibilité de cacher ses pleurs tend à l’infantiliser encore
davantage. Il se veut maître de ses émotions, mais il ne parvient pas du tout à
cacher sa sensibilité. On sait d’ailleurs que ce sera une caractéristique de Julien
tout au long de son parcours : il a du mal à porter un masque.
-
III. L’union de l’émotion des deux personnages (l.23 « Mme de Rênal resta
interdite » à la fin)

A. La réciprocité des regards (l.23 « Mme de Rênal resta interdite » à l.28


« de ce jeune paysan »).

• Il y a un rapprochement des deux personnages dans le dernier paragraphe qui


laisse place à une relation potentiellement amoureuse :
- La surprise chez Mme de R. fait écho à la surprise précédente de Julien :
« Mme de Rênal resta interdite » introduit un arrêt du personnage avec le verbe
d’état « resta » et la prive comme Julien de certaines de ses facultés (elle est
« interdite », donc muette).
- Les deux personnages sont mis sur un plan parallèle via la mention de leurs
« teints » respectifs : celui « si éblouissant » de Mme de Rênal, et « les joues si
pâles d’abord et maintenant si roses » de Julien. On remarque que Julien
reprend des couleurs, comme s’il reprenait vie, et la couleur rose peut suggérer
symboliquement un basculement amoureux.
- L’« air doux » de Mme de Rênal fait écho aux « yeux si doux » de Julien
précédemment.
- Le rapprochement est évident avec l’échange de regard (verbe de perception
réflexif « se regarder ») et l’intimité des corps (ils étaient fort près l’un de
l’autre », avec l’adverbe « fort » qui insiste sur une distance très réduite). On
est donc au paroxysme de l’intensité émotionnelle.
- Mme de Rênal semble d’ailleurs rajeunir (elle a trente ans) comme l’indique le
complément circonstanciel de manière « avec toute la gaîté folle d’une jeune
fille », comme si elle se rapprochait aussi par l’âge de Julien, qui est toujours
qualifié de « jeune paysan ».

• Un sentiment amoureux réciproque ?

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- Le dernier paragraphe insiste à nouveau sur la forte impression que produit la
beauté de Mme de Rênal sur Julien : « un être aussi bien vêtu et surtout une
femme avec un teint aussi éblouissant » avec des termes mélioratifs renforcés
par les adverbes d’intensité « aussi ».
- Julien assume ses larmes, il ne cherche plus à les cacher et elles deviennent
même évidentes : « Madame de Rênal regardait les grosses larmes, qui
s’étaient arrêtées sur les joues » de Julien.

B. Bonheur et soulagement de Mme de Rênal (l.28 « Bientôt elle se mit à rire »


à la fin)

• Le rire et la gaité de Mme de Rênal montrent sa métamorphose : il y a une


insistance sur ce changement d’état d’esprit avec :
- La répétition de verbes réflexifs (« se mit à rire », « se moquait d’elle-même »,
« se figurer tout son bonheur »)
- Ils sont associés à un champ lexical du rire : « rire », « moquait », « gaité
folle ».
- Mme de Rênal se montre par-là heureuse, et ce de façon très intense, point sur
lequel insiste la tournure superlative « ne pouvait se figurer tout son bonheur ».
- Il y a un effet de contraste avec l’expression « amer chagrin » qui caractérisait
Mme de Rênal au paragraphe précédent.

• Mais on peut douter que ce bonheur soit lié à un sentiment amoureux, et on


retrouve là une marque de l’ironie du narrateur :
- En effet, elle « se moqu[e] d’elle-même » avant tout (d’avoir pris Julien pour
ce qu’il n’est pas, en l’occurrence)
- Son « bonheur » est lié au soulagement que le précepteur ne ressemble pas à
l’image qu’elle s’en était faite, et non pas au pouvoir de séduction de Julien.
C’est ce que souligne la dernière phrase au discours indirect libre, qui nous
donne accès à ses pensées, avec l’interjection « Quoi » qui souligne le
surgissement de l’émotion chez Madame de Rênal : « c’était là ce précepteur
qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et
fouetter ses enfants ! »
- L’image qu’elle avait en tête du précepteur est effectivement en totale antithèse
avec celle de Julien : sa « chemise bien blanche » et sa « veste fort propre »
s’oppose aux adjectifs « sale et mal vêtu », et l’émotivité et la douceur du
regard de Julien ne permettent pas d’imaginer qu’il « viendrait gronder et
fouetter » les enfants Rênal. Par conséquent, la joie de Mme de Rênal est de
l’ordre du soulagement, et non de l’amour.

Conclusion

Il s’agit donc d’une scène qui s’inscrit dans le topos de la rencontre amoureuse
en jouant d’une intensité émotionnelle fondée sur l’authenticité et la simplicité des
personnages. Le texte suspend le cours du temps et permet à J et à Mme de R de se
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rencontrer hors des convenances sociales dont ils sont tous deux victimes, ce qui
garantit leur sincérité. Le narrateur nous donne accès à leurs pensées et à leurs
émotions grâce au jeu des focalisations internes. Tout cela correspond à priori à une
scène de rencontre amoureuse traditionnelle… Mais ce n’est pas le cas : les
quiproquos et décalages entre Mme de Rênal et Julien, permis là aussi par le jeu des
points de vue, introduisent de l’ironie. Celle-ci demeure discrète et tendre, mais elle
est bien présente.
On comprend mieux pourquoi ce chapitre s’ouvrait sur une citation de l’opéra
de Mozart, Les noces de Figaro : « Non so più cosa son, cosa facio » (« je ne sais
plus qui je suis, ni qui je fais ») C’est une réplique de Chérubin et il s’agit bien d’une
référence à une scène de rencontre amoureuse. Mais Les noces de Figaro sont une
comédie et Chérubin est un personnage de jeune homme, puéril et maladroit, qui est
facilement attiré par les femmes. En outre, il est travesti en fille au cours de l’intrigue
et celle-ci comporte de nombreux quiproquo. Tout cela nous donnait déjà des indices
sur le fait que Stendhal allait déjouer les codes de la scène de rencontre amoureuse.

Annexe : quelques textes sur la rencontre amoureuse.

Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1846 (récit du Chevalier Des Grieux)


J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus
tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais
quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le
coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions
pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en
resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui
paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers. Elle me
parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille
avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me
trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et
facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse
de mon cœur.
Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître
embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de
connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être
religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je
regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit
comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle
qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré,
et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses
parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me
suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne
prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du ciel,
puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de
tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma
perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que si elle voulait

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faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais
ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné
mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ;
mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges : j’ajoutai mille
choses pressantes.

Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, 1869


Frédéric, jeune étudiant en droit, emprunte un bateau sur la Seine pour rentrer dans sa
famille en Normandie. Il rencontre alors Mme Arnoux, la femme d’un négociant.
Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans
l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il
fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière
elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et
semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de
petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez
droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.
Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour
dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il
affectait d’observer une chaloupe sur la rivière.
Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse
des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme
une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait
connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle
fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde,
dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites.

Deux extraits qui détonent avec les précédents : quand la rencontre amoureuse ne se
présente pas sous les meilleurs auspices ! Ici les codes sont inversés, un personnage va
manifester son indifférence voire son aversion pour la femme qu’il rencontre (mais qui
deviendra un amour passionné par la suite).

Marcel Proust, Un Amour de Swann, 1913


Swann est un homme fortuné et séducteur., qui évolue dans un milieu mondain privilégié. On
lui présente un jour Odette de Crécy, qui ne va pas lui plaire au premier abord !
Mais, tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la réalisation plus ou
moins complète d'un rêve né de la vue d'un visage ou d'un corps que Swann avait, spontanément,
sans s'y efforcer, trouvés charmants, en revanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette
de Crécy par un de ses amis d'autrefois, qui lui avait parlé d'elle comme d'une femme ravissante
avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile

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qu'elle n'était en réalité afin de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui
faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d'un genre de beauté
qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion
physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont
l'opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop
fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands
qu'ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient
toujours l'air d'avoir mauvaise mine ou d'être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette
présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à voir ses collections qui l'intéressaient
tant, « elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses », disant qu'il lui semblait qu'elle le
connaîtrait mieux, quand elle l'aurait vu dans « son home » où elle l'imaginait « si confortable avec
son thé et ses livres », quoiqu'elle ne lui eût pas caché sa surprise qu'il habitât ce quartier qui devait
être si triste et « qui était si peu smart pour lui qui l'était tant ». Et après qu'il l'eut laissée venir, en le
quittant, elle lui avait dit son regret d'être restée si peu dans cette demeure où elle avait été heureuse
de pénétrer, parlant de lui comme s'il avait été pour elle quelque chose de plus que les autres êtres
qu'elle connaissait, et semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d'union
romanesque qui l'avait fait sourire. Mais à l'âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann, et où
l'on sait se contenter d'être amoureux pour le plaisir de l'être sans trop exiger de réciprocité, ce
rapprochement des cœurs, s'il n'est plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend
nécessairement l'amour, lui reste uni en revanche par une association d'idées si forte, qu'il peut en
devenir la cause, s'il se présente avant lui. Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme dont
on était amoureux ; plus tard sentir qu'on possède le cœur d'une femme peut suffire à vous en rendre
amoureux.

Aragon, Aurélien, incipit du roman, 1944


La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui
déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il
avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal
augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer
dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les
cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était
blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale,
d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite,
pâle, je crois… Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup.
Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.
Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté
pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même
pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait
obsédé, qui l'obsédait encore :
Je demeurai longtemps errant dans Césarée…
En général, les vers, lui… Mais celui-ci lui revenait et revenait. Pourquoi ? c'est ce qu'il ne
s'expliquait pas. Tout à fait indépendamment de l'histoire de Bérénice… l'autre, la vraie…
D'ailleurs il ne se rappelait que dans ses grandes lignes cette romance, cette scie. Brune alors,
la Bérénice de la tragédie. Césarée, c'est du côté d'Antioche, de Beyrouth. Territoire sous
mandat. Assez moricaude, même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de
voiles. Césarée… un beau nom pour une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en tout cas.
Césarée… Je demeurai longtemps… je deviens gâteux. Impossible de se souvenir : comment

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s'appelait-il, le type qui disait ça, une espèce de grand bougre ravagé, mélancolique,
flemmard, avec des yeux de charbon, la malaria… qui avait attendu pour se déclarer que
Bérénice fût sur le point de se mettre en ménage, à Rome, avec un bellâtre potelé, ayant l'air
d'un marchand de tissus qui fait l'article, à la manière dont il portait la toge. Tite. Sans rire.
Tite.
Je demeurai longtemps errant dans Césarée…

Aurélien - Louis Aragon - Incipit

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