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PROPOSITION DE CORRIGÉ POUR LA DISSERTATION

RAPPEL DU SUJET

Juste la fin du monde est-elle une tragédie ?


Vous répondrez à cette question dans un développement structuré. Votre travail prendra appui sur la
pièce de Jean-Luc Lagarce que vous avez étudiée.

Juste la fin du monde est une pièce de théâtre qui fut écrite en 1990 dans le cadre d’une bourse Léonard
de Vinci alors que son auteur se sait atteint du Sida. La maladie incurable qui ronge le dramaturge n’est
pas sans influencer l’intrigue de la pièce puisqu’elle porte sur le retour amer chez ses parents d’un
écrivain qui se sait condamné. Après des années d’absence, Louis décide de revenir voir ses proches,
et ce qui devait offrir l’occasion à cette famille nucléaire de se retrouver et de se parler, enfin, va se
transformer en une véritable crise familiale et personnelle. Par son sujet, par son contexte, par son
écriture, cette pièce du théâtre contemporain ne semble pas laisser de place à l’univers théâtral de la
comédie.
Nous nous demanderons ainsi si l’on peut admettre que Juste la fin du monde est une tragédie, c’est-à-
dire si cette pièce présente les caractéristiques et enjeux qui font l’essence de ce genre littéraire.
Nous admettrons de prime abord que l’œuvre de Lagarce contient de nombreuses caractéristiques qui
peuvent l’assimiler aux pièces tragiques. Nous soulignerons ensuite que cette pièce contemporaine ne
peut contenir tous les aspects propres à ce genre défini et caractérisé par Aristote dans la Poétique et
qu’elle se rapproche même de d’autres genres littéraires. Notre devoir consistera in fine à prouver que
cette pièce de Lagarce n’en demeure pas moins une nouvelle forme de tragédie, celle du conflit tragique
familial et de l’incommunicabilité.

À première vue, rien ne semble dissocier Juste la fin du monde du genre tragique.
Lorsque l’on évoque le mot « tragédie », notre pensée se dirige rapidement vers la notion de mort. Notre
acception du terme nous amène à songer à la perte de la vie, à un événement brutal et malheureux qui
nous toucherait ou adviendrait à un être cher. Cette sombre information se retrouve dans la littérature
où la tragédie désigne une pièce de théâtre au dénouement tout aussi malheureux avec notamment
la mort volontaire ou subie du protagoniste, voire de certains membres de son entourage. Les pièces
tragiques suivent les derniers instants du personnage principal qui ne survivra pas au dénouement. Cette
caractéristique trouve son crédit dans la pièce de Jean-Luc Lagarce où le personnage principal, Louis,
annonce dès le prologue son destin fatal. Dans un monologue vibrant, Louis annonce sa « mort prochaine
et irrémédiable » et son souhait de revenir voir sa mère, sa petite sœur Suzanne et son petit frère Antoine
pour leur annoncer cette triste nouvelle après des mois d’absence. Si le lecteur n’assiste pas directement
au décès du personnage dans la pièce, l’épilogue présente un personnage songeur dans un espace-
temps clos et indéfini, certainement déjà post-mortem.
Dans une tragédie, le personnage principal a beau lutter de toutes ses forces et de toute son âme, il ne
parviendra pas à changer son destin, inéluctable. Cette notion de fatalité que les latins appelaient Fatum
est définie par Aristote dans la Poétique pour caractériser la tragédie antique. Quoi qu’il fasse, quels que
soient ses efforts, Louis ne pourra lutter contre son destin ni réussir à faire changer les choses. Si ce
grand frère tente de modifier le cours de son existence en revenant auprès des siens et en renouant le
contact avec ses proches, il n’arrivera pas à annoncer la douloureuse nouvelle de sa maladie, comme
un secret bien gardé et ses interlocuteurs ne semblent pas non plus à l’écoute. La composition de la
pièce de Lagarce présente de nombreuses successions de face-à-face entre Louis et sa mère, sa sœur
et son petit frère sans jamais donner l’occasion de véritables discussions. C’est notamment le cas de
la scène 4 où la Mère ressasse le passé inutilement en racontant à Catherine -la femme d’Antoine- les
« promenades du dimanche ».

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Ainsi cette pièce présente-t-elle de nombreuses caractéristiques qui l’apparentent au genre de la
tragédie. Mais cela suffit-il pour adhérer pleinement à cette thèse ?

De nombreuses caractéristiques font que la pièce de théâtre de Lagarce n’est pas totalement une
tragédie.
Si le sujet est grave, de nombreux passages sont plus plaisants et peuvent faire sourire voire rire le
lecteur ou le spectateur de cette pièce. Ces moments de l’œuvre où la tension est moins palpable et
où l’on sent une certaine forme de légèreté dans la pièce nous font penser à une comédie. Comme des
parenthèses, ces moments de la pièce contiennent des phrases au registre de langue bien plus familier,
bien éloigné de la noblesse des mots de la tragédie. La scène 7 de la première partie de la pièce en est un
exemple parfait dans la mesure où elle présente un échange comique entre Suzanne et Louis. La petite
sœur se plaint d’habitudes passées où Antoine lui rétorquait souvent « ta gueule Suzanne » lorsqu’elle
faisait part de son point de vue à ses frères. À son tour, Louis intervient pour répondre à sa sœur « Ta
gueule Suzanne » tel un leitmotiv fraternel. Cette phrase familière qui apparaît à plusieurs moments
de la pièce souligne les disputes sempiternelles entre Suzanne et ses frères lorsqu’ils étaient enfants.
Cette grossièreté est également répétée, comme un écho, dans la scène 8 de l’intermède mais cette
fois-ci c’est Antoine qui la prononce. Cette phrase crée ainsi un comique de mots car le lecteur retrouve
à certains moments de la pièce cette insulte à la fois dérangeante et drôle car elle reflète vraiment les
disputes d’enfance des trois personnages.
Bien que du genre théâtral, cette œuvre comporte de nombreux aspects qui peuvent la rapprocher d’un
autre genre littéraire, la poésie. Lorsque les personnages s’expriment longuement, la joute verbale
propre au théâtre s’efface pour des moments plus lents, pour des passages où les personnages font
part de leurs états d’âme. Les passages sont alors plus proches du lyrisme que du dramaturgique.
Ces moments sont de véritables créations littéraires où les mots sont choisis avec précision par le
dramaturge et placés avec maîtrise. Le texte devient alors un poème en vers libres. Dans la scène 5 de
la première partie, Louis rend compte d’un réveil qui est à l’origine de son retour dans sa famille. Cet
épisode onirique mêle la description d’un instant chargé d’émotions pour Louis et une écriture remplie
de figures de style, comme un poème. L’anaphore de « cela fait longtemps » et la présence du vers blanc
« Je ne sais pas si je pourrai bien la dire » ainsi que la mise en place du texte avec des retours à la ligne
très précis font de ce passage davantage un poème sur le rêve qu’une scène de tragédie.
Ainsi, bien que le sujet de la pièce soit grave, cette pièce peut contenir des passages bien différentes de la
tragédie, des scènes comiques et même poétiques.

Alors comment définir cette pièce de théâtre contemporain ? L’aspect tragique demeure mais
différemment des pièces antiques et classiques. Lagarce réinvente les codes : Juste la fin du monde est
ainsi une tragédie de la communication familiale.
La succession de conflits, de disputes et de reproches dans cette pièce de théâtre constitue son aspect
véritablement tragique. Chaque scène est l’occasion pour chaque personnage de faire part de reproches à
Louis. Son retour dans la famille est l‘occasion idéale pour déverser les griefs qui pèsent à son encontre
depuis de nombreuses années. Chacun y va de son lot de reproches. Dans la scène 3 de la première
partie, Suzanne reproche à Louis les cartes postales trop elliptiques qu’il lui envoyait. Les répliques de
Suzanne sont moralisatrices à l’image des nombreux « Ce n’est pas bien » qu’elle assène à son frère.
Antoine, quant à lui, s’attaque à son frère Louis dans la scène 3 de la deuxième partie et le ton est tout
aussi vindicatif. « Je te plains », « j’ai de la pitié pour toi » ou « lorsque tu nous quitteras encore » sont
autant de coups verbaux qui attaquent son frère. Aussi la pièce s’apparente-t-elle à un combat verbal
dans lequel Louis essuie nombre de critiques de la part de sa famille. Il s’agit ainsi d’une nouvelle forme
de tragédie : celle des reproches familiaux.
Le tragique de cette pièce consiste aussi et surtout dans le refus du conflit de la part de Louis. Le
protagoniste retourne voir ses proches pour leur annoncer une lourde nouvelle et rien ne sera dit de
sa part. Il s’agit alors d’une pièce du non-aveu. Dans les tragédies classiques, le personnage sème la
terreur et la pitié en avouant un fait horrible. Dans la pièce de Lagarce Louis reste muet. Il ne dit pas les
choses, il n’arrive pas à s’exprimer avec sincérité, à cœur ouvert et c’est en cela que réside le tragique
de la pièce. Juste la fin du monde est une pièce de l’incommunicabilité familiale. C’est en somme une

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nouvelle forme de tragédie, celle où les vraies choses ne se disent pas. Chaque tentative pour Louis
de révéler le secret de sa maladie et de sa mort prochaine est avortée car il n’arrive pas à transmettre
cette lourde information et car les personnages ne lui laissent pas forcément l’opportunité de le faire.
Lagarce met pleinement en mots cette difficulté à parler en utilisant à de nombreuses reprises la figure
de l’épanorthose. Celle-ci consiste pour le personnage de Louis à se corriger en répétant l’expression
donnée et en y ajoutant une précision. Le texte mime donc la difficulté d’avouer et l’échec est annoncé
dès le prologue avec le passage « pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision […] pour
annoncer, ma mort prochaine ». Seul le lecteur est mis dans la confidence de cette information cruciale,
témoin tout au long de la pièce de conversations autour d’une annonce qui n’aura jamais lieu.
e
Juste la fin du monde est donc une tragédie, mais sous une nouvelle forme : celle du XX siècle où les
conflits familiaux sont mis en lumière.

L’étude consistait à se demander si la pièce de Lagarce pouvait être considérée comme appartenant au
genre tragique. Il est vrai que de nombreux éléments font de cette pièce une œuvre proche de la tragédie
car elle présente une situation funeste pour le personnage principal, qui ne survivra pas, et pour qui, à
l’image du titre, il s’agit juste de « sa » fin de monde. Mais il n’est pas possible de limiter la pièce à cet
aspect car Lagarce présente une œuvre kaléidoscopique avec quantité de caractéristiques diverses :
des passages comiques et des extraits dignes d’un poème. En somme, Lagarce a permis de suivre la
mouvance du vingtième siècle en présentant des conflits familiaux qui n’ont pas lieu, des discussions qui
évitent les véritables sujets, un aveu crucial qui n’arrivera jamais. Louis est en cela un nouveau héros
tragique, un être torturé et dont le seul regret consistera en un cri qui ne sera jamais émis.

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