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: essai de définition
O n pourrait d’emblée et sans détour penser la théâtralité dans le champ de la métaphysique, dans le topos, l’espace-lieu de
l’ontologie, pour saisir l’essence du théâtre. Or ce qui du théâtre se donne à voir, c’est non pas une ousiàmais bien plutôt la
représentation d’une œuvre dramatique. Et les Cyniques auraient raison de dire qu’ils voient bien le théâtre et non la théâtralité,
comme ils disent, pour réfuter la doctrine platonicienne des Idées, qu’ils voient bien un arbre et non l’arboréité. Du côté d’Aristote,
la notion de « quiddité », substantif scolastique qui traduit, faute de mieux, le to ti ên einaï – pourrait-elle en dire davantage ?
Littéralement, cette expression signifie « ce que c’était que d’être », selon Pierre Aubenque [1][1] Pierre Aubenque, Le problème de
l’être chez Aristote,..., ou « ce qu’elle [la forme] avait à être » selon Joseph Moreau [2][2] Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris,
PUF,.... D’une théâtralité ainsi entendue, on dira qu’elle est le « ce que c’était », pour le théâtre, « d’être le théâtre », en ce que la
théâtralité (= la forme) avait à être ; autrement dit, dans les deux acceptions, un donner à voir, un spectacle, une représentation. Ce
qui semble donc conforter l’idée d’une essence du théâtre.
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Cette idée que le théâtre devrait être pensé dans son essentialité à partir de la représentation a été énoncée notamment par Henri
Gouhier : « La représentation est inscrite dans l’essence de l’œuvre théâtrale, celle-ci n’existe réellement qu’au moment et dans le
lieu où s’accomplit la métamorphose. La représentation n’est donc pas un supplément dont à la rigueur on pourrait se passer ; elle
est une fin aux deux sens du mot : l’œuvre est faite pour être représentée ; là est la finalité ; du même coup, la représentation
marque un achèvement, le moment où l’œuvre est pleinement elle-même. » [3][3] Henri Gouhier : « La Théâtralité », Encyclopedia
Universalis,... Conception tout à fait aristotélicienne non pas du théâtre mais de sa forme, de son ousià, de son aspect, de sa
« quiddité ».
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C’est là une conception du théâtre et de la théâtralité qui restitue un primat de l’acte, en tant qu’achèvement d’une œuvre, comme
si celle-ci était en attente de sa pleine réalisation, en souffrance de son devenir scénique. Autrement dit, une œuvre dramatique
contient virtuellement sa possibilité de représentation, et son essence tient à la possibilité pour une œuvre – c’est-à-dire un texte
écrit – d’être en soi et par soi représentable.
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C’est ce qui, par ailleurs, distingue une pièce de théâtre de tout autre genre littéraire et, plus généralement, de toute autre œuvre
d’art (musicale notamment). À partir du moment où l’on accepte qu’il y ait une spécificité théâtrale, on peut admettre avec J.-
M. Piemme que « la théâtralité serait ce que le théâtre est seul à pouvoir produire, ce que les autres arts ne donnent pas, ne peuvent
pas produire » [4][4] J.-M. Piemme, « Alternatives théâtrales », 20-21 décembre 1984,.... Le texte de théâtre a ceci de particulier qu’il
ne tient son être – même s’il peut être lu et donné à l’activité de lecture, à l’interprétation du lecteur – que d’être joué par des
acteurs, destiné à être vu par des spectateurs, car, que serait un « spectacle sans spectateurs » ? Un non-sens. Ce sens est
profondément grec, il est marqué par l’esprit de la langue grecque : issu du verbe théaomaï qui signifie contempler, examiner, être
spectateur, puis, voir des choses en quelque sorte présentes et qu’on a sous les yeux, le théatron est le lieu où l’on assiste à un
spectacle, un lieu destiné à des représentations dramatiques. Précisons un point : le mot théâtre est construit sur le mot théa qui
signifie « l’aspect, l’apparence, sous laquelle, comme le dit Heidegger, quelque chose se montre, la vue dans laquelle il s’offre » [5][5]
M. Heidegger, « Science et méditation », Essais et.... Retenir cette définition du théâtre comme lieu d’où l’on regarde quelque chose
qui se montre, en se donnant au regard, pour le regard, c’est accorder et reconnaître non seulement un primat à l’acte, mais un
privilège aux spectateurs, les spectateurs au double sens qu’ils avaient chez les Grecs, à savoir, d’une part, les spectateurs-auditeurs
qui constituent le public, d’autre part, les choreutes du chœur satyrique, « spectateurs idéaux », en totale communion dans la vision
du dieu, avec leurs figures ou leurs masques [6][6] Cf. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 8, où....
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Toutefois, à y regarder de plus près, on peut, d’une part, s’interroger sur et donc relativiser le bien-fondé de cette visée et de cette
conception essentialiste du théâtre, dans la mesure où elle reste marquée du sceau de la métaphysique. S’il n’y a pas d’essence
absolue, transcendante du théâtre – ce qui serait une hérésie pour Platon, quand on sait que le théâtre, pour lui, constitue le plus
bas degré de la mimèsis, dont nous parlerons dans la deuxième partie de notre étude – ni même une sorte de substance immanente
aux propriétés immuables de type aristotélicien, il existe, en revanche, une théâtralité qui peut être définie à partir d’une pratique
théâtrale.
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Aussi bien pourrons-nous retenir deux définitions du théâtre permettant de justifier une spécificité de la théâtralité : « Le
dénominateur commun à tout ce qu’on a coutume d’appeler “théâtre” dans notre civilisation est le suivant : d’un point de vue
statique, un espace de jeu (scène), un acteur (gestuelle, voix) sur la scène et des spectateurs dans la salle. D’un point de vue
dynamique, la constitution d’un monde “fictif” sur la scène, en opposition au monde “réel” de la salle et, dans le même temps,
l’établissement d’un courant de “communication” entre l’acteur et le spectateur. [7][7] A. Girault, « Pratiques du théâtre », Théâtre
public,... » Par ailleurs, A. Rey et D. Couty écrivent : « C’est précisément dans le rapport entre le réel tangible des corps humains
agissants et parlants – ce réel étant construit par une construction spectaculaire – et une fiction ainsi représentée que réside le
propre du phénomène du théâtre. » [8][8] A. Rey et D. Couty, Le théâtre, Paris, Bordas, 1980,...
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On s’aperçoit, d’autre part, que cette conception essentialiste du théâtre suppose l’écriture d’un texte : un texte indispensable et,
par définition, virtuellement représentable, c’est-à-dire destiné à la représentation. Ce qui lui confère une spécificité qui le
distingue des textes appartenant à d’autres genres, en ceci très exactement que l’essentiel réside dans le devenir scénique du texte.
D’où l’inévitable question : la théâtralité ne serait-elle pas précisément ce qui n’est pas le texte ? Or, c’est la définition même qu’en
donne Roland Barthes : « La théâtralité, c’est le théâtre moins le texte. » [9][9] R. Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », Essais
critiques,... Il nous semble, qu’en vérité, il n’y a pas plus de théâtralité comprise comme « le théâtre moins le texte » qu’il n’y a de
théâtre entendu seulement comme un « agencement de composantes matérielles et idéelles extrêmement disparates, dont l’unique
existence est la représentation » [10][10] A. Badiou, « Dix thèses sur le théâtre », Comédie.... Barthes et Badiou, que nous venons de
citer, peuvent être renvoyés dos à dos car, sur ce point, ils oublient que le texte fait partie des composantes de la théâtralité au
même titre – et donc sans donner de primat au texte (textocentrisme) – que la voix, le caractère, le physique, bref, le jeu de l’acteur,
le costume, le décor, l’espace scénique et bien sûr la présence du spectateur. Cela dit, s’il est un peu facile, comme d’aucuns l’ont
fait, de limiter hâtivement la position de Barthes à la seule mais non moins percutante expression « la théâtralité c’est le théâtre
moins le texte », il faut lui rendre justice en complétant cette formule par ce qui suit immédiatement et qui, du même coup,
relativise son apparente absoluité, mettant ainsi en lumière l’auto-insuffisance du texte dramatique qui ne peut se passer de la
représentation et qu’il appartient au metteur en scène de « rendre visible » [11][11] L’expression est de Paul Klee, qui définit la
peinture....
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« Qu’est-ce que la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifient sur la
scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances,
lumières, qui submerge le texte de la plénitude de son langage extérieur. » [12][12] Cf. Barthes, ibid.
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La position de Barthes maintient donc un équilibre entre scène et texte ou, pour reprendre une expression de E. G. Craig, un
« déséquilibre dynamique » : elle refuse l’accaparement du théâtre par l’une de ses composantes (auteur, acteur, décorateur,
metteur en scène, etc.). Aussi, pour souligner davantage la teneur et la justesse de la pensée de Roland Barthes, devrons-nous
reconnaître que le théâtre grec, déjà, puis le théâtre élisabéthain, et le théâtre contemporain, enfin, ont, chacun, considéré la
théâtralité comme essentielle, mais sans connotation métaphysique, à l’écriture même de leur texte dramatique – ce qui fait de
celle-ci moins une donnée de « réalisation », comme le pensait H. Gouhier, qu’une « donnée de création », comme le dit R. Barthes
qui l’explicite ainsi : « Il n’y a pas de grand théâtre sans théâtralité dévorante : chez Eschyle, chez Shakespeare, chez Brecht, le texte
écrit est d’avance emporté par l’extériorité des corps, des objets, des situations. » [13][13] Ibid., p. 42.
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Nous savons par exemple qu’Eschyle, qui fut tout à la fois poète, dramaturge, acteur, metteur en scène, a aussi conçu le décor de
ses pièces, car il savait que le théâtre est une construction architecturale adaptée à la topographie et à la géographie. C’est ce que ne
manque pas de rappeler Nietzsche pour ce qui concerne notamment la mise en scène d’un drame dionysiaque : « La forme du
théâtre grec évoque un vallon solitaire, en montagne : c’est pourquoi il faut imaginer l’architecture de la scène semblable à la nuée
lumineuse que les Bacchantes qui divaguent dans la montagne aperçoivent de haut comme le décor majestueux où se révélera
l’image de Dionysos. » [14][14] Nietzsche, op cit., p. 73. Eschyle savait donc aussi, conséquemment à ses géniales intuitions de
metteur en scène, de décorateur, d’architecte, que le théâtre est un art visuel par excellence : un lieu de « voyeurisme »
institutionnalisé, un lieu où des spectateurs qui sont aussi des auditeurs, viennent voir un spectacle ; une pièce de théâtre n’est pas
écrite par un auteur dramatique grec pour être lue – ce n’est pas un « drame à lire » – mais pour être vue et regardée. Son
destinataire n’est pas un lecteur mais un spectateur qui participe à l’action sans pour autant être sur la scène, parce qu’il s’inscrit
dans le procès de communication dont l’acteur est le médiateur incontournable (quoi qu’en pense par ailleurs G. Mounin pour qui
il n’y a pas de communication au théâtre dès lors que le spectateur n’apporte pas de réponse à ce qui se dit, à lui aussi,
indirectement, sur la scène) : en cela, il y a prééminence du spectacle, de l’opsis sur le texte, c’est-à-dire sur le muthos, la fable.
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On comprend alors pourquoi, à partir d’Aristote, le théâtre fut pendant longtemps considéré comme un genre littéraire – primat
du texte ou de la fable dans la composition d’une tragédie – et que l’aspect spectaculaire, l’opsis, fut relégué au rang des accessoires
et donc soumis à la loi, pour ne pas dire à la tyrannie du texte – celle que viendront renforcer en quelque sorte les hordes barbares
des critiques et autres littérateurs, ces « parasites de la culture », comme les désignera Nietzsche [15][15] Cf. Nietzsche, Le Gai
Savoir, § 366..
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Le passage de La Poétique, consacré moins au théâtre qu’aux règles de composition de la tragédie, est par lui-même assez clair pour
qu’on n’ait pas besoin de l’expliquer. En effet, l’opsis, le spectacle, est placé au sixième rang des parties qui constituent la tragédie :
après la fable (muthos), principe et âme de la tragédie, suivent les caractères (éthé), la pensée (dianoia) [16][16] Aristote, Poétique, 1450 b
4 : La pensée « consiste..., l’élocution (lexis) et, enfin, ce qu’Aristote appelle les édusmata qu’on traduit généralement par
« assaisonnements », dont les principaux sont le chant (mélos ou mélopoïa) et le spectacle (opsis), l’ultime accessoire dont pourrait
bien se passer la tragédie pour subsister et traverser les siècles : le texte suffit, pas besoin d’exhibition d’acteurs. Si la tragédie est,
d’abord, dans son principe et dans son âme un muthos (une fable), c’est qu’elle est destinée à être lue (la lecture, individuelle, se
faisait à haute voix), donc destinée à des lecteurs (chacun lisait pour soi) alors que sa représentation, sa mise en scène, son aspect
spectaculaire sont très exactement destinés à un public de spectateurs-auditeurs, car c’est bien pour lui qu’Eschyle, Sophocle et
Euripide ont écrit leurs textes, leurs œuvres dramatiques, leurs tragédies. Il ressort ainsi clairement que « le spectacle » (opsis), bien
que de nature à séduire le public (ê dè opsis psychagogikon mén), est tout ce qu’il y a d’étranger à l’art et de moins propre à la poétique ;
car le pouvoir de la tragédie subsiste même sans concours ni acteur, et, en outre, pour la mise en scène, « l’art de l’homme préposé
aux accessoires est plus important que celui du poète » [17][17] Ibid., 1450 b 16-21..
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Ajoutons cependant cette remarque : le spectacle, la mise en scène, le jeu de l’acteur, et partant, même si ce n’est pas dit mais
implicite, la présence des spectateurs n’appartiennent ni à l’art ni à la poétique ; il n’est pas nécessaire de donner à voir ce qu’il
suffit de lire ; et nous entrons de plain-pied dans la critique sans appel que Nietzsche adresse à l’encontre de la position d’Aristote :
« Contre Aristote qui ne compte l’opsis et le mélos que parmi les êdusmata de la tragédie : qui cautionne déjà le drame à lire. » [18][18]
Nietzsche, FP, 1869-1870, 3 [6] ; NT, t. 1, p. 21...
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Ce petit texte, bien que posthume, montre, en tout cas, que l’attaque dirigée contre Aristote, plus précisément, ici, contre la
primauté du texte, vise ce qui sera nommé plus tard, par Bernard Dort, le « textocentrisme ». C’est pourquoi, il est possible de
concevoir une musique sans texte, au sens où Nietzsche parle d’une musique dionysiaque, c’est-à-dire une musique créée « sans
image ni concept » en donnant voix à l’obscur des forces de la vie dont le chœur antique témoignera même s’il disposait d’un texte,
et que Nietzsche tentera de vivre sinon d’inscrire comme un projet. C’est seulement dans l’esprit de cette musique issue d’une
expérience dangereuse « dans le flot de la vie » que peut naître la tragédie. Il y aurait dès lors non plus un « drame à lire » mais une
tragédie à écouter – d’où serait évacuée la tyrannie du logos et celle du texte – ou encore un « drame musical » qui ne serait en fin de
compte qu’une rhapsodie composée à l’image du démembrement de Dionysos. Aristote, comme on l’a vu, condamne par avance le
côté exhibitoire du théâtre parce qu’il est « psychagogique », c’est-à-dire qu’il conduit l’âme vers le plaisir lequel est, selon Aristote,
la fin même de la mimèsis [19][19] Aristote, Poétique, 4, 1448 b : « ... tous les hommes... : c’est cela séduire. « L’assaisonnement » est un
agrément : c’est cela le spectacle. Plus tard, les Pères de l’Église n’auront plus qu’à recevoir cette leçon d’Aristote, qui vaut comme
caution – pour condamner les spectacles et le théâtre en particulier. Le jeu de l’acteur, sa voix, son physique, son tempérament
(critères d’ailleurs retenus par Aristote, suivant ainsi la tradition, dans la sélection des acteurs lors des concours d’art dramatique),
sa gestuelle, bref ce qui constitue sans doute une partie essentielle de la théâtralité, tout cela est superfétatoire, voire dangereux.
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Il n’y a pas à proprement parler d’art théâtral ; plus d’ « assaisonnement » puisque la puissance de la tragédie est suffisante : que
reste-t-il ? Un drame à lire. Par exemple, les pièces de Shakespeare. Pourtant, remarque Nietzsche, il y a là un « fait singulier, la
lecture d’une pièce de Shakespeare nous fait beaucoup plus d’effet que sa représentation » [20][20] FP, 1871, 9 [126], t. 1, p. 400..
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Enfin, si, comme nous l’avons vu, la théâtralité est ce qui, d’un texte, est proprement écrit et destiné au spectacle et à des
spectateurs, son but est aussi, pour une part, de séduire. Autrement dit, si la théâtralité, pour autant qu’elle soit propre au théâtre
(Piemme), et que l’on suive la doctrine d’Aristote qui l’exclut de l’art – et de ce fait l’acteur ne serait pas un artiste – mais aussi de la
poétique (Aristote ne parlera plus du spectacle dans son livre), si la théâtralité n’est donc, en tant que représentation, par nature et
définition, que pure séduction ou psychagogie, on mesure déjà ce que pourront être les conséquences de ce fait dans l’histoire du
théâtre. Celles-ci vont toucher le cœur même de toute représentation, c’est-à-dire les acteurs, voire le sujet de la représentation. En
outre, on ne peut parler de séduction sans séducteurs et séductrices. Une séduction qu’ils incarnent comme un charme irrésistible
à distance, mais aussi une corruption. Cocteau disait : « Le théâtre corrompt tout. » Comment dès lors échapper aux périls du
visible, aux charmes du divin ou du féminin, aux déguisements diaboliques, à la magie de l’absence, aux abîmes miroitants de la
surface, et même à la comédie de l’esprit ? On comprend par là que tous ces maîtres du discours de vérité qu’étaient Platon,
Aristote, saint Augustin aient exclu ou banni, hors de la cité idéale ou de la cité de Dieu, le théâtre et ses médiateurs, les acteurs,
ceux-là mêmes par qui la séduction devient chair. Car la séduction est ce qui, dans la langue, ne parle pas selon le sens, mais selon
la voix et le corps, le corps de la voix et la voix du corps. Autrement dit, la séduction joue à fond dans ce qui se donne pour : ce qui
peut se lire à la fois comme le « coup du don » et comme le « coup de foudre ». On peut encore l’entendre comme ce qui, dans
l’espace de la rencontre, s’offre dans l’ « entre-deux » ; par où la théâtralité, dans l’optique de la féminité va au-delà du simple
constat : le féminin nous séduit. Peut-être le féminin est-il déjà pour les femmes elles-mêmes ce à quoi elles ont un accès difficile et
précaire sinon par les voies du semblant, du « pour », autrement dit, du théâtral même.
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Jusqu’à présent, nous avons tenté de mettre en évidence, d’une part la possibilité d’une conception métaphysique de la théâtralité
en montrant qu’elle n’avait au fond de sens qu’à la condition où, premièrement, elle serait une forme spécifique et substantielle du
théâtre, et où, deuxièmement, la mise en scène aurait pour but de « rendre visible ». D’autre part, à propos de la controverse
relative à la définition de Barthes selon laquelle il n’y aurait de théâtralité que hors texte, il y a lieu de souligner que le texte fait
partie, au même titre que toutes les autres composantes (la scène avec ses décors et accessoires, les acteurs, les spectateurs), de la
théâtralité. La question est alors relancée : qu’en est-il exactement de la théâtralité ?
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Nous sommes partis de l’existence d’une théâtralité spécifique à une œuvre dramatique dans son lieu même de réalisation, la scène
de théâtre proprement dite, et impliquant toutes les composantes que nous avons évoquées. Nous devons à présent interroger
autrement l’existence d’une théâtralité hors théâtre. Cette question, surtout parce qu’elle constitue le fil conducteur de cette étude,
ne peut, ici, être totalement contournée.
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Nous voilà, en effet, devant un étrange paradoxe : ou bien la théâtralité détermine formellement l’ensemble ou la totalité des
caractéristiques du théâtre à proprement parler, ou bien elle est comme « l’absente de tout bouquet », autrement dit, seulement et
sans doute alors la plus puissante métaphore utilisée hors théâtre, excluant ce dernier de cela même qui aurait pu et dû être son
origine. En insistant sur la dialectique présence/absence, nous pouvons souscrire à la définition que Michel Corvin donne de la
théâtralité : « La théâtralité se définit par trois faits : elle est présence (l’adresse) ; elle ne vit que d’absence (ce qu’elle figure n’existe
pas) ; et pourtant elle fait que cette absence soit présence ; elle est à la fois une marque, un manque et un masque. » [21][21] Michel
Corvin, article « Théâtralité », Dictionnaire... On pourrait même dire que par son absence du théâtre, la théâtralité émerge
justement pour se présenter ailleurs. En ce sens, de la même façon que, comme l’écrivait Jacques Derrida : « Le théâtre est né dans
sa propre disparition » [22][22] Jacques Derrida, « Freud et la scène de l’écriture »,..., il est tout à fait concevable que la théâtralité
soit née dans sa propre dissolution, entraînant avec elle sa dissémination dans les autres genres (le roman notamment) et surtout
dans la totalité de tous les domaines de la vie, y compris la vie de l’esprit, voire la vie dite divine. Sans doute est-ce dans ce sens,
nous semble-t-il, qu’il faut parler d’une théâtralisation de la vie, comme si, dans la vie, était inscrite une tendance dont la
théâtralité du théâtre proprement dit ne serait qu’une conséquence.
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Dès lors, comme l’a remarqué fort judicieusement Josette Féral, « lexicalement peu définie, étymologiquement peu claire [malgré le
radical grec théaomaï que nous avons évoqué], la théâtralité semble relever de ce “concept tacite” que mentionnait M. Polany qui le
définit comme une « idée directement maniable mais qu’on ne peut décrire qu’indirectement et que l’on associe de façon
privilégiée au théâtre » [23][23] Jacqueline Feral, « La théâtralité. Recherches sur.... Il faut donc recentrer cette notion à travers le
concept d’espace théâtral. Reprenant les composantes de la théâtralité, elle estime que l’espace scénique, indépendamment de la
présence sur les planches des acteurs, est déjà par lui-même « porteur de théâtralité », à cette condition toutefois que « le
spectateur y a perçu des relations, mise en scène du spéculaire ». Ce qui est juste jusqu’à un certain point, car nous pensons que
l’espace scénique, non seulement implique la présence des comédiens, mais n’existerait pas sans eux. Il y a lieu ici de préciser que,
l’espace théâtral ne désigne pas, comme on a l’habitude de l’entendre, un décor, des accessoires, des objets, le cadre architectural de
l’action, ni même « l’image que ce cadre donne d’un référent spatio-temporel, situé ailleurs », comme l’écrit Anne Ubersfeld [24][24]
Anne Ubersfeld, L’école du spectateur, Paris, Éditions.... L’espace théâtral englobe l’espace scénique. « Or, le théâtre, ajoute-t-elle,
est déjà dans toutes ses manifestations, espace et on pourrait le définir comme un certain mode d’organisation de l’espace
( « l’espace, dit Artaud, naît d’une anarchie qui s’organise » ) [25][25] Ibid., p. 53.. Ou encore, « espace où évoluent des corps
parlants » [26][26] Ibid.. Or ces corps, ceux des comédiens, ne peuvent exister sur scène et dans l’espace théâtral que parce qu’ils
sont regardés par des spectateurs, c’est-à-dire des regardants. « Il suffit, dit A. Ubersfeld, pour qu’il y ait espace théâtral, qu’il y ait
des hommes unis par la fonction du regard : des regardants et des regardés », même si « le regard ne suffit pas à faire le
théâtre » [27][27] La fonction du regard est une fonction essentielle.... L’écoute y est tout aussi importante, ce que Nietzsche n’aura
pas manqué de rappeler quand il parle de l’ « auditeur-artiste » dans La Naissance de la tragédie. Pourrait-on souscrire à l’affirmation
de Guy Debord selon laquelle le spectacle « n’est pas identifiable au simple regard, même combiné à l’écoute » [28][28] Guy Debord,
La société du spectacle (1967), Paris,... ?
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Nous pourrions répondre oui, à condition que le spectacle ne se réduise pas à celui du théâtre au sens strict du mot. En ce sens, « il
est ce qui échappe à l’activité des hommes, à la reconsidération, à la correction de leurs œuvres. Il est le contraire du dialogue » [29]
[29] Ibid.. En un sens, nous serions également devant le spectacle que donnait à voir la tragédie grecque avant Euripide, puisque,
avec lui, dit et répète Nietzsche, c’est l’entrée sur scène du « deuxième spectateur », le penseur, le dialecticien, Socrate, celui « qui
ne comprenait pas la tragédie grecque ancienne et, pour cette raison, ne la respectait pas » [30][30] NT, § 12. et finira sa vie, si l’on
peut dire, dans le « dialogue platonicien [considéré] comme la fragile embarcation sur laquelle l’ancienne poésie naufragée s’était
réfugiée avec tous ses enfants : ils voguaient désormais vers un monde nouveau [...] jusqu’au saut mortel dans le drame
bourgeois » [31][31] Ibid., § 14..
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Nous insistons cependant sur le regard dans l’exacte mesure où il est, si l’on peut dire, l’élément privilégié du théâtre, et qu’il
renvoie inéluctablement à la notion de représentation. La théâtralité tient au regard et par le regard. Précisons. L’espace scénique
est l’espace autre ou, de l’autre, qui se crée à l’intérieur de l’espace réel jusqu’à même le déréaliser. C’est bien ce que Nietzsche dit
lorsqu’il reprend la théorie schlégélienne du chœur dionysiaque dans le § 8 de La Naissance de la tragédie [32][32] Ce texte, que nous
citons ici sans le commenter, sera..., car il répond à cette exigence qui fonde non seulement l’altérité de la fiction, mais plus
fondamentalement, celle de la théâtralité, et légitime la déréalisation : « Dans leurs théâtres [Nietzsche parle évidemment des
Grecs] qui s’élevaient en gradins concentriques, il était [...] loisible à chacun de ne pas voir, proprement, l’ensemble du monde
civilisé qui l’entourait et le regard saturé par le spectacle qui lui était offert, de s’imaginer soi-même choreute [...]. Et la force de
cette vision [du chœur satyrique] est assez intense pour émousser le regard et l’insensibiliser à l’impression de “réalité”, à la
présence des hommes civilisés qui sont disposés, là, en cercle, sur les gradins. » [33][33] NT, § 8. En d’autres termes, la théâtralité
c’est la présence de l’autre, dans le monde du réel, de l’invisible dans le visible. Donc, il s’agit bien d’une théâtralité hors théâtre,
dont le théâtre est, certes une conséquence, mais surtout l’une des modalités par lesquelles se manifeste la théâtralité, sans pour
autant s’y réduire. La théâtralité fait surgir l’altérité. Elle sera perçue, dira J. Féral, « comme une brisure dans l’espace », un clivage
dans le réel, pour que se montre sous toutes les apparences l’altérité.
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Or, comme nous l’avons dit, cette altérité ne se révèle qu’à condition d’être destinée, à la fois, à la représentation et au regard du
spectateur. Si cette altérité est, sans doute, d’un côté, liée au lieu scénique, ce lieu précisément d’où l’on regarde et qui n’est autre
que le théâtre, elle est surtout, de l’autre, essentiellement attachée à la présence et au jeu de l’acteur. Mais, plus précisément, la
théâtralité provient du lieu d’où l’on regarde, autrement dit, du spectateur et d’où surgit le personnage qu’incarne le comédien. En
ce sens, la théâtralité est ce qui a lieu dans l’entre-deux. Elle est donc moins une propriété du théâtre que sa condition d’émergence,
soit dans l’espace théâtral tel que nous l’avons défini, soit du côté de la féminité où s’investit l’altérité. Du coup, la théâtralité est ce
qui fait disparaître le monde dit de la « réalité », comme le dit Nietzsche. En s’insérant dans le réel, elle le fait disparaître
fictivement, par la médiation d’une fiction, peut-être même jusqu’à s’y substituer symboliquement, tout en y inscrivant la trace
d’une absence, d’un effacement, de ce qui justement se retire et ne peut se donner que « pour », que pour la représentation. On
comprend qu’il y a là un risque majeur tant pour la connaissance, c’est-à-dire la contemplation des Idées ou le savoir de l’essentiel
(ce qui définit la philosophie platonicienne), que pour les domaines de l’art, notamment la musique, lorsque celle-ci sera en
quelque sorte investie voire parasitée par le théâtre : cette théâtrocratie que dénonceront à la fois Platon dans les Lois (L. III, 701 a) et
plus tard Nietzsche dans sa véhémente critique de la musique wagnérienne (voir le premier post-scriptum du Cas Wagner).
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La théâtralité se présente donc moins comme une essence, une substance, une propriété, une forme, que comme une création d’un
espace ou comme un lieu de créativité entre un regardant et un regardé. Pour comprendre autrement cet espace, on pourrait le
comparer à l’espace transitionnel de Winnicott : de même que l’espace transitionnel n’a pas propriété physique empirique ou
qualitative, mais seulement symbolique, de même l’espace théâtral que crée la théâtralité n’a pas de propriétés spécifiques ; il est,
comme le premier, un espace interactif. En ce sens que le tout petit enfant vient au monde, inachevé, démuni, pour mettre en
œuvre et faire fonctionner un espace interactif (ou d’illusion) grâce au jeu (on sait que le jeu pour Winnicott est un procès
fondamental dans la construction de la personnalité de l’enfant), un espace, notons-le au passage, à l’intérieur duquel viennent
prendre place les « objets transitionnels », peu à peu relayés par des « phénomènes transitionnels » qui, eux, n’auront plus besoin
d’un support objet. Aussi étrange que cela puisse apparaître, le champ du transitionnel relève d’un paradoxe : pas plus qu’il ne vient
de l’extérieur, l’objet ne vient de l’intérieur [34][34] Cf. J.-B. Pontalis, « Naissance et reconnaissance.... C’est pourquoi le
transitionnel est neutre non pas au sens, tant s’en faut, de « l’horrible neutralité de l’il y a » avec ce qu’il contient de chaotique et
d’encombrant, selon Levinas, mais bien au contraire, au sens d’un espace de la proximité, d’un lieu de contact psychologique ou
psychique d’abord, préfigurant la rencontre éthique où, précisément, s’estompe peu à peu le support objet. En d’autres termes, le
champ transitionnel se verra transfiguré par une opération qui ouvrira l’individu (l’enfant) au-delà du regard des autres, à son
visage. On passera ainsi de l’espace psychique à l’espace éthique sans que le second vienne se substituer au premier, mais l’oriente
autrement. Une orientation signifiante qui laisse justement ouvert à l’infini le transitionnel sans jamais le fermer, ou l’enfermer
dans un objet (extérieur ou intérieur). Autrement dit, il permet le passage au « je » au même titre que le dire passe à travers le « dit »
mais sans s’y épuiser. Le transitionnel est la vérité (du) nomade. C’est pourquoi nous dirons qu’il est le lieu, le topos, l’espace-lieu de
la relation, c’est-à-dire de ce qui relie, met en relation activement, sans les neutraliser, ce qui vient du moi et ce qui vient du monde
ou d’autrui. Ne relevant pas de l’être, le transitionnel se refuse à toute ontologie. En ce sens, nous dirons que la théâtralité, loin
d’être signifiée par une philosophie de l’ousià, loin de s’actualiser exclusivement dans une représentation, bien qu’elle ait pris,
effectivement, dans l’histoire, cette destination, sous la forme de représentation théâtrale, la théâtralité s’inscrit, en tant qu’espace-
lieu-de-relation, dans la perspective d’une mè-ontologie, dont la signification ne s’épuise pas au donner à voir et au regard, mais
s’ouvre à l’ordre de l’écoute et de l’éthique.
25
Il y a un risque et un enjeu. Le risque encouru sera de voir la vie (éthique) parasitée (presque) dès l’origine par un processus de
théâtralisation, tandis que l’enjeu mettrait en évidence ce qu’on pourra bien désigner comme une impropriété de cela même de ce
qui se donne pour.
26
À mesure que nous ouvrions des perspectives différentes sur la notion de théâtralité, nous nous apercevions de la difficulté à saisir
son unité pour en donner une définition. Comme si la notion finissait par nous échapper, que sa nature fuyante nous avait
finalement contraint à renoncer à la cerner, comme si l’analyse rencontrait en elle une résistance, révélant ainsi un inconscient
dont, en fin de compte, elle ne donnerait à voir, et donc à la représentation, que ce qui, en elle, est représentable. Comme si la
théâtralité ne tenait qu’à ce paradoxe absolu : à savoir que, irreprésentable, elle ne se présente et ne peut se présenter qu’à travers la
représentation. La théâtralité ne « produirait », si l’on peut dire, que de la représentation. En ce sens, ce qu’elle produit ou donne à
voir, en spectacle, comme spectacle, entendu au sens large (donc pas au sens strict de la scène, la représentation théâtrale)
n’apparaît pas vraiment, en vérité, ne se dévoile pas, ne se présente pas ou, dans la représentation, ne s’y présente pas.
27
Pour le dire autrement, en tant qu’elle appartient à la mimèsis, la théâtralité la révèle. Ce qui signifie que, la dissimulant, elle reste à
jamais, pour une part, imprésentable. Comme si, et c’est son paradoxe, de la théâtralité en tant que révélatrice de l’altérité de ce qui
se donne comme autre, quelque chose ne se donnait jamais à la représentation. Comme si, l’autre de « l’autre scène » restait
irrévocablement hors du champ de la représentation, ou de la théâtralisation. C’est par là que la théâtralité, dans différents
contextes, entretient un rapport intime avec la féminité. Plus encore, la première ne serait alors qu’une forme, voire la forme par
excellence à travers laquelle se révélerait la seconde. C’est en tout cas ce que laissent entendre un certain nombre de textes de
Nietzsche, ceux-là mêmes qui inscrivent la question de la femme dans le cadre plus général de la problématique de l’acteur [35][35]
Voir le célèbre § 361 du Gai Savoir..
74
Si, comme nous venons de le voir, l’enjeu du Trieb dont le destin est de procéder à une métaphorisation et à une théâtralisation de
la référence qui est, en l’occurrence, le nom du dieu, enjeu qui est la vérité – Aléthéia –, on serait près d’ouvrir une nouvelle
perspective dans l’investigation du fragment et au détour de laquelle on retrouvera les voies et peut-être les pièges de la
psychanalyse. Et, pour se faire, nous nous référerons à la méthode de lexicologie structurale mise en œuvre par Marcel Détienne
dans Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque.
75
Après avoir mis en évidence le rôle de la mémoire – Mnémosyne, d’où naquirent les neuf muses – dans la formation des traditions
orales sur lesquelles se fonda la civilisation grecque, mémoire à laquelle les poètes accordèrent un privilège fondamental – et pour
cause, puisqu’elle est à l’origine de leur inspiration par Muses interposées – M. Détienne indique avec justesse que, en face de
Mnémosyne, puissance de vie, se dresse Léthé, puissance d’oubli et de mort [95][95] Léthé est l’un des cinq fleuves des Enfers :
fleuve....
76
C’est en ce sens que, comme l’écrit M. Détienne : « Le champ de la parole poétique est équilibré par la tension de puissances qui se
répondent deux par deux : d’un côté, la Nuit, le Silence, l’Oubli ; de l’autre, la Lumière, la Louange, la Mémoire. » [96][96]
M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque,... Or cette parole poétique, la Dichtung, énonce une parole de louange
ou d’éloge que prononce le poète ; dans cette énonciation, le poète dit une parole de vérité, proprement assertorique ; c’est en cela
qu’il est un « Maître de vérité » : sa parole est incontestée et indémontrable, elle ne s’oppose ni au faux ni au mensonge ; étant une
structure de fiction, la parole poétique est compatible avec la vérité – Aléthéia/Wahrheit – laquelle s’oppose donc à
l’oubli, Léthé. Toutefois Léthé entretient un rapport à Aléthéia, et plus qu’un rapport, car elle ne va pas sans une part de Léthé, c’est-à-
dire d’oubli : Léthé y est inscrite en toutes lettres. Alors pourquoi cela voudrait dire que, comme M. Détienne le fera remarquer, « la
parole du poète est comme le chant des Sirènes, ces sœurs des Muses » [97][97] Ibid., p. 69. ? Le poète, Maître de vérité, connaît-il
l’art de séduire, de plaire, de charmer et de tromper ? Les paroles de vérité, d’Aléthéia, peuvent-elles tromper ? En effet, comme le
disent les Muses dans la Théogonie d’Hésiode : « Nous savons dire beaucoup de choses trompeuses, semblables à des réalités, mais
nous savons aussi dire, quand nous le voulons, des choses véridiques. » [98][98] Cité par M. Détienne, op. cit., p. 75. Autrement dit,
comme l’a bien vu M. Détienne, cela signifie que le poète, Maître de vérité, devient, par une sorte de dérive insidieuse de la vérité
vers l’oubli – et ce glissement est réciproque – par la médiation de la mimésis, le Maître de la tromperie et du mensonge. Ces
quelques brèves données nous engagent dans une nouvelle perspective dont nous ne pourrons proposer qu’une esquisse.
77
S’agissant de la création poétique, il apparaît qu’en premier lieu, comme le dit Nietzsche, « la sphère de la poésie n’est pas
extérieure au monde » [99][99] NT, § 8., autrement dit, à la réalité des choses mêmes ; de ce fait, elle ne peut apparaître « comme
une... chimère sortie du cerveau du poète » [100][100] Ibid.. Au contraire, elle se veut « l’expression sans fard de la vérité » [101][101]
Ibid., de la vérité naturelle (Naturwahrheit) ou dionysiaque, c’est-à-dire de la douleur originelle, les déchirements et les
contradictions du cosmos (antagonisme des forces) – la nature donne le spectacle de la douleur –, opposée à ce mensonge de la
culture, à la vérité dite culturelle, caractérisée par le maquillage, le fard, la feinte, le mensonge, le masque. Autrement dit par ce
qu’il y a de plus féminin et qui relève donc de la dissimulation, du cosmétique, ou encore de ce que Platon, dans le Gorgias,appelle la
flatterie (kolakeia) [102][102] Platon, Gorgias, 463 a - 466 a ; 501 b - 502 d., en tant qu’elle vise à l’agréable et au plaisir sans souci du
meilleur.
78
Pourtant, si La Naissance de la tragédie fait encore l’éloge du poète parce qu’il dit la « vérité sans fard », Zarathoustra, quant à lui,
condamne tout éloge du maquillage,parce que le poète et l’œuvre poétique – et cela n’est pas sans rappeler la condamnation
platonicienne, malgré la différence dans les intentions et les points d’attaque – induisent une « aliénation du corps par la
métaphore » [103][103] Derrida, « La parole soufflée », in L’écriture et... en tant que procédé – inconscient – de substitution, sorte de
poétique du transfert, qui spécifie le corps jusqu’à le confisquer et l’aliéner, c’est-à-dire à le rendre étranger à lui-même. Ainsi le
propre du corps est figuré, métaphorisé, ou, pour le dire autrement : le corps ment, le corps se met à mentir. Ne serait-on pas, du
coup, entrés dans le domaine de la pathologie et, plus précédemment, dans la sphère de l’hystérie laquelle, à l’inverse d’une « vérité
sans fard » du corps, présente une variété infinie de symptômes comme autant de métaphores de la vérité (inconsciente) du corps ?
79
Ne serait-on pas déjà, dans cette douleur du corps montrée – et celle du corps du dieu (Dionysos) est exemplaire – poétiquement, si
l’on peut dire, par images substitutives (ou symptômes) à la limite de la contrefaçon, de la Verstellung ? N’est-ce pas déjà le sens de
figurer (bilden), « mettre en scène », qui est ici signifié en tant que pratique de la fiction (Bildung) dont le destin est justement de
dissimuler, feindre, farder, maquiller la vérité (Wahrheit) ? Appelons cela comme on voudra : feinte, hypocrisie, mensonge, le tout
devant être entendu « au sens extra moral ».
80
Revenons au texte de Zarathoustra qui condamne le mensonge des poètes :
81
« Depuis que je connais mieux le corps, disait Zarathoustra à l’un de ses disciples, l’esprit n’est plus pour moi qu’une métaphore ; et
d’une façon générale, l’ “éternel” n’est aussi que symbole. »
82
Je te l’ai déjà entendu dire, répondit le disciple, et tu ajoutais alors : « Mais les poètes mentent trop. » Pourquoi disais-tu donc que
les poètes mentent trop ? —
83
Pourquoi ? dit Zarathoustra, tu le demandes ? Je ne suis pas de ceux à qui l’on demande leurs raisons. —
84
... —
85
Qu’est-ce donc que Zarathoustra t’a dit autrefois ? Que les poètes mentent trop ? Pourtant Zarathoustra est poète lui-même. Crois-
tu maintenant qu’il ait dit la vérité ? Pourquoi le crois-tu ?
86
Le disciple répondit : « Je crois en Zarathoustra. » Mais Zarathoustra secoua la tête en souriant. —
87
Je ne connais pas la foi qui sauve, dit-il, surtout si c’est la foi en moi. —
88
Mais à supposer que quelqu’un dise sérieusement que les poètes mentent trop, il aurait raison : nous mentons trop.
89
Nous savons trop peu et nous sommes incapables d’apprendre ; aussi sommes-nous bien forcés de mentir.
90
Et lequel d’entre nous poètes n’aurait jamais falsifié son vin ? « On a préparé dans nos caves plus d’une mixture vénéneuse, on y a
perpétré des choses innommables. » —[104][104] Zarathoustra, Livre II, « Des poètes », trad. Bianquis,...
91
En faisant l’aveu de ce qu’il ne dit pas, de ce qu’il oublie de dire, inconsciemment – la vérité ne va pas sans l’oubli (Aléthéia ne va pas
sans Léthé) –, le poète tragique sait [105][105] On peut le dire de l’homme de façon générale, dans..., lui l’initié du savoir, que « les
vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des
pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie mais
comme métal » [106][106] Le livre du philosophe, III, 1, Paris, Aubier, p. 183.... Or cette « monnaie effacée que l’on se passe en
silence » (Mallarmé repris par Lacan [107][107] Lacan, op. cit., p. 251.) n’est finalement que la vérité mise en service pour l’échange
verbal, la vérité mise en circulation entre les mots. La vérité : une métaphore en déplacement ou en quête de substituts, à l’instar
des personnages pirandelliens en quête d’auteur.
92
Une vérité dont l’acteur est la figure par excellence : celui par qui le dieu Dionysos est rendu présent dans le dévoilement, dans la
vision ou le rêve, dans sa vérité glorieuse comme le fut son père Zeus devant Sémélé, sa mère. L’acteur est donc bien la médiation
par laquelle la nudité du dieu se dévoile ; nudité que les poètes tragiques, à travers les personnages héroïques, « psychopathiques »
dira Freud (on sait combien l’analyse ou la scène analytique est redevable à la théâtralité considérée par lui comme un modèle),
eux-mêmes considérés comme des métaphores (images substitutives) ou des masques (révélant-cachant la nudité) de Dionysos [108]
[108] NT, § 8 et 9., vont mettre en scène dans leurs pièces, sous couvert d’actions toujours représentées, puis données en
spectacle (opsis) devant un public : c’est le drame proprement dit. Le type d’instinct (Trieb) dont le poète est porteur, instinct
poétique en tant que puissance de la vie, est celui par lequel « la stèle se dévoile : poïein, c’est mettre debout » [109][109] Lacoue-
Labarthe, op. cit., p. 201.).
93
C’est dire que l’instinct poétique, dans son activité méta(eu)phorisante (bonne inspiration), signifie la vérité dévoilante, elle-même
restant voilée parce qu’elle est toujours déjà mise au secret, ou mise aux oubliettes. Il y a donc ici une dérive de la vérité vers l’oubli
dans la mesure où l’acteur parlant est mis à la place du dieu agissant : dérive ou, si l’on préfère, perversion, de l’agir par le langage
et plus précisément par la rhétorique. Ne peut-on dès lors parler de cet être intermédiaire, l’acteur, que par métaphore ? Ne peut-on
concevoir l’acteur, en tant que médiateur entre le texte et le public, entre le texte et sa représentation spectaculaire, que comme
celui qui parasite la relation (l’être-entre-deux), c’est-à-dire qui dérange, brouille et contrefait [110][110] Ibid., p. 207, n. 54. ?
Autrement dit, en tant qu’acteur, il imite l’actif (le dieu agissant) et en imitant l’action, il ne peut que la parler, comme si, d’emblée,
d’acteur il devenait orateur – ce que ne manquera pas de souligner par ailleurs, avec vigueur, Socrate dans sa « réplique
interprétante » (par où il paraît être lui aussi un comédien) à Calliclès [111][111] Cf. Gorgias, 502 a-d : « Socrate : Voir encore : cette....
Alors perversion ou subversion de l’agir et/ou de l’action ? Pour le moment ce qu’on peut dire c’est qu’il y a mimésis, imitation. Et
par imitation, il faut entendre ici la Nachmachung,le « faire-d’après », la contrefaçon [112][112] Lacoue-Labarthe, op. cit., p. 205. Voir
également.... Mais, plus profondément, on peut se demander s’il n’y a pas dans la parole – et dans la parole dite de l’acteur sur la
scène (comme aussi du sujet en analyse) – toujours déjà un acte manqué ? En ce sens, la parole parlée de l’acteur de théâtre (comme
celle, une fois encore, de l’analysant) en fin de compte ne serait pas la sienne, mais celle de l’autre (les personnages) ou de l’Autre
– dont Dionysos n’est qu’un nom, le nom du père du théâtre : c’est pourquoi il assure une fonction symbolique et il est sans visage,
sans figure et donc imprésentable sinon comme masque, donc « présent » ou visible dans son acte même de dissimulation [113][113]
Voir, par exemple, dans Les Bacchantes, le moment....
94
Devenu vecteur du Trieb, celui-ci étant lieu de mémoire, mémoire de signifiants, l’acteur devient, par cela même, l’interprète, non
seulement d’une vérité qui tient à ce que dans son dévoilement le signifiant – « Dionysos » – se métaphorise (Lacan), mais encore
une vérité qui tient debout [114][114] Derrida, « La parole soufflée », op. cit., p. 274 et dont l’instance littérale, prise à la lettre,
au pied de la lettre dès lors qu’il s’agit du piédestal d’une stèle(Lacoue-Labarthe) ou d’un monument (mon corps) [115][115] Lacan,
Écrits, p. 259 : « L’inconscient est le chapitre... – s’inscrit, en toutes lettres métaphoriquement, au lieu de l’Autre, c’est-à-dire ici au
lieu de la vérité (Aléthéia) dont on sait qu’elle a sa part dans l’oubli (Léthé).
95
Car, que devient une parole une fois dite ou chantée, un rêve une fois rêvé, une vision une fois vue ? Parole, dire, chant, rêve et
vision ne sont-ils pas des vérités « prêtes-à-l’oubli », prêtes à se laisser effacer à leur tour par d’autres paroles, dires, chants, rêves et
visions ? L’oubli serait-il, comme le pense J. D. Nasio « l’inconscient à venir » ? En ce sens, l’acteur ne serait-il pas le médiateur par
qui la vérité dans la parole, le dire, le chant, le rêve, la vision, se répète mais dont chaque répétition annule la précédente ? L’acteur,
qui n’agit pas, ne peut-il que répéter, dans la différence, le retour de ce qui s’est déjà dit, en annonçant, sur la scène (qui pourra
être, sur un autre plan, la scène de l’écriture) la venue de ce qui n’est pas encore ? Affaire de croyance ? Sans doute. Car, comme
l’écrira, plus tard, Antonin Artaud : « Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend
le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. » [116][116] A. Artaud, Le théâtre et la culture, OC, t. IV, Paris,...
96
Allons plus loin : l’acteur ne peut-il que répéter ce qui a déjà été dit ou écrit par l’auteur-poète ? Car si son acte est un acte de parole,
il n’annonce pas vraiment, sur la scène, ce qui n’est pas encore, mais lui ajoute quelque chose d’absolument nouveau et l’actualise ;
il accomplit le texte, sans toutefois le combler, car, littéralement et dans tous les sens, il l’engendre. Son texte n’est plus celui de
l’auteur : l’acteur est mis à la place de l’auteur. Par sa voix et ses gestes, ses paroles et sa danse, il recrée le texte : il l’interprète. D’un
côté, la vision, de parole parlée, se transfigure en parole parlante : celle-ci, par la voix de l’acteur-interprète, met à jour un « sens »
non encore « écrit » dans le texte d’origine. De l’autre, sa parole excède l’être naturel du texte de l’origine, elle-même marquée du
sceau de l’oubli. Ne lui faut-il pas, pour cela, disposer d’un « excédent de facultés d’adaptation » pour rendre visible et audible un
nouveau sens ?
97
Comment, dès lors, l’acteur pourrait-il encore être pensé comme vecteur d’un lieu de mémoire où la vérité s’est érigée en
monument (corps) ou en documents (souvenirs), où les événements (du monde) sont voilés, fictionnés, poétisés, métaphorisés, s’il
met fin à cette « érection métaphorique », selon une belle expression de J. Derrida, c’est-à-dire en faisant tomber et/ou jouer ce qui,
dans la langue, la fait être-debout ou tenir-debout, à savoir comme l’a bien souligné Heidegger, « dans l’œil du mot, dans les signes
de l’écriture, dans les lettres, grammata » [117][117] Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn,... ?
98
Nous trouvons ici un point de jonction où l’acteur se fait lecteur : l’un et l’autre jouent dans l’oralité, l’un et l’autre dénouent le
silence de l’écrit, réactivent et réactualisent le texte par la parole. Avec cette différence notable, il est vrai, que l’acteur va parachever
l’interprétation en y incluant la gestuelle, c’est-à-dire en engageant tout son corps (voix, mimique, mouvement...), autrement dit,
en composant corps et parole. Il est clair que gestes et parole déterminent le jeu de l’acteur. C’est dire que, par son jeu, l’acteur rend
non seulement possible pour le spectateur la relation au texte d’origine, mais en occupant la distance, l’écart qui sépare le texte du
spectateur, il fait advenir le texte dans un état second, autrement dit, interprété à travers des schèmata, pour reprendre la
terminologie aristotélicienne [118][118] Dans sa Poétique, Aristote énonce clairement l’une....
99
C’est en ce sens que l’acteur est un interprète, dans la mesure où non seulement il prend la place de l’écart, de l’entre-deux, mais
encore au sens où il fait entrer dans la séparation, dans l’écart, une nouvelle articulation qui va lier le spectateur au texte. Ajoutons
que cette position de l’acteur vaut également dans son rapport au personnage qu’il incarne. C’est précisément l’écart infinitésimal
qui l’en sépare, qui rend possible son action (c’est en cela même que se définit le jeu de l’acteur) et provoque l’illusion théâtrale.
Nous disons ainsi qu’ « il y a du jeu » (au sens où on l’entend généralement dans une pièce mécanique) et que se réalisent
pleinement dans et à travers le jeu de l’acteur à la fois l’adaptation (du texte, d’un personnage fictif) et la re-présentation (du texte
devant le public). Pour le dire en d’autres termes, le texte arrive au spectateur par la médiation de l’hypocrisis,c’est-à-dire par le
verbe et les gestes. En passant de l’écrit à l’oral, il y a nécessairement hypocrisie, car le jeu de l’acteur (hypocritès) est toujours
création sur scène d’une interprétation, on dirait « par-dessous » (hypo) le masque. Qu’il s’agisse, pour reprendre une expression de
Paul Ricœur, de déployer « le monde du texte », ou selon Nietzsche, de lire le « texte du monde », dans les deux cas, il s’agit
d’atteindre ce qui est visé hors du texte à savoir une parole interprétante qui met le texte en mouvement, en devenir, et donc, d’une
certaine façon, de le tenir à l’écart de lui-même.
100
Qui mieux que Nietzsche a su jouer sur les deux sens divergents, et non moins complémentaires, de l’interprétation sans pour
autant attribuer une prévalence et une prééminence au jeu par rapport à l’acte qui consiste à dégager le sens latent d’un texte, en
montrant qu’un « texte » est toujours déjà l’effet d’un jeu ? Ce qui peut donc vouloir dire qu’un texte n’a pas sa fin en lui-même,
autrement dit, qu’il est destiné à l’interprétation infinie, autant par l’acteur que par le lecteur, mais selon des pratiques et des
méthodes bien différentes. C’est à l’extension du concept de jeu à des activités qui ne sont pas ludiques au sens propre, que les
Grecs précisément ont été sensibles lorsque leurs dramaturges, qui l’ont rendu visible à travers la tragédie, nous ont enseigné le
mécanisme de la représentation dont les acteurs justement assurent la reprise sur la scène.
101
Ainsi il ne sera donc pas impossible de penser que l’acteur est celui qui, en tant qu’interprète, en rusant avec les parures de
l’oralité – belle et pertinente expression que nous empruntons au titre d’un livre du psychanalyste Jean-Richard Freymann [119][119]
Cf. Jean-Richard Freymann, Les parures de l’oralité.... – déplace et brouille les frontières du texte, de la scène de l’écriture
considérée commun haut-lieu de l’optique grecque [120][120] Heidegger, op. cit. : « Les Grecs considéraient la..., comme si la place
était dans les marges, c’est-à-dire à côté (para) du texte ou de l’écrit : n’est-ce pas ainsi que nous avions défini le théâtral ?
102
La théâtralité de l’acteur n’est-elle pas en fin de compte parasitaire, et partant, dérangeante et marginale ? Peut-on dire alors que la
mise en scène du texte par le jeu de l’acteur, où la parole est nécessairement liée à une mise en scène du corps entier, est toujours
en excès ? Et qu’en excédant le texte, l’acteur-interprète y crée de la marge, c’est-à-dire ce blanc ou ce trou laissé vide qu’aucune
parole y compris la sienne, paradoxalement, ne peut ni ne doit combler, à moins d’y substituer un ou plusieurs symptômes ?
Comment ne pas penser, lorsque l’acteur représente le corps du dieu souffrant et qu’il théâtralise la douleur, qu’il y a là une
similitude frappante avec, d’une part, le « devenir-théâtre » des apôtres selon saint Paul [121][121] Cf. le verset suivant dans la
Première Épître de Paul..., et d’autre part, la représentation du corps en souffrance de l’hystérique ? Et pour préciser un peu plus,
ne peut-on lire, dans cette exhibition d’un corps imaginaire qui se débat avec l’oralité [122][122] On peut également y lire
l’investissement de la rhétorique..., une mise en scène qui aurait partie liée à un conflit entre un désir que le réel ne pourrait
satisfaire et celui de le soumettre au regard de l’autre ? Ce regard dont nous savons qu’il est celui des spectateurs, quels qu’ils soient
par ailleurs, et sans lequel la théâtralité n’existerait pas, tout simplement. Ce regard n’engage-t-il pas nécessairement une
séduction, peut-être même une soumission qu’on pourrait qualifier d’hypnotique et que l’on retrouverait incidemment à travers
une demande d’amour, peut-être incomprise, peut-être fantasmée, mais toutefois rendue, si l’on peut dire, sous la forme du don,
même pour – rien ? Une comédie de l’amour ?
103
S’il fallait ici franchir un nouveau pas – de sens – mais nous n’en sommes qu’au seuil, nous dirions que le regard de Platon sur les
acteurs, et, plus tard, le regard de Nietzsche sur ceux qu’ils désignera comme des « comédiens par excellence » – regards croisés en
quelque manière – se focalisent sur leur aspect féminin avec tout ce que cela comporte de composantes et de connotations
négatives, et notamment le côté « exhibition » voire « prostitution ». Étrange Trieb qui mettrait alors l’actrice à la place de
Dionysos ! Finalement, ne serait-ce pas dans le principe de partage entre féminité et masculinité que s’opère, et dans le contexte
nietzschéen se justifie, la distinction entre l’acteur et Dionysos ? Qu’est-ce qui dans et par le Trieb – disons l’inconscient – fait jouer
la virilité du dieu à sa part féminine, c’est-à-dire le fait exister comme acteur sur le mode de l’absence ? Or l’aspect efféminé du
dieu, dont témoignent à la fois l’iconographie, les vases, les coupes [123][123] On peut consulter avec profit le remarquable
travail... et le texte de la tragédie (Eschyle), ne rend-il pas compte d’une certaine façon de son ambivalence, de son ambiguïté
bisexuelle au point d’avoir été surnommé « l’Oblique » par la tradition ? Enfin, ne pourrait-on pas envisager de lire (le jeu de)
l’acteur comme un palimpseste(du jeu) du dieu, et le Trieb, ce par quoi le texte-vision du dieu est effacé au profit du texte joué-
représenté de l’acteur ? Le théâtre n’est-il pas le lieu, non seulement d’où l’on regarde, mais davantage encore où l’imitation se
montre comme originale, où elle est obvie moins parce qu’elle est copie que parce qu’elle est création ?
Notes
[1]
Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p. 462. Nous renvoyons à toute son interprétation de la quiddité, p. 460-
482.
[2]
Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris, PUF, 1962, p. 95.
[3]
Henri Gouhier : « La Théâtralité », Encyclopedia Universalis, vol. 22, p. 436. Une telle conception « essentialiste » permettrait par voie
inductive, selon Gouhier, de déceler « à travers les différences, une espèce d’essence qui poserait la raison d’être et esquisserait une
structure fondamentale de l’œuvre théâtrale ». Mais ce serait, nous semble-t-il, omettre tout ce qui, dans l’histoire du théâtre, constitue la
diversité et les différences des pratiques théâtrales qui varient selon les civilisations, les cultures et les époques, même si la plupart, sinon la
totalité, répondent, d’une manière ou d’une autre, à un besoin proprement humain, profondément ancré dans la nature humaine : le
besoin de se transformer, de se métamorphoser, de devenir autre, le goût du masque et du déguisement, par où l’homme est un comédien.
[4]
J.-M. Piemme, « Alternatives théâtrales », 20-21 décembre 1984, cité par Jacqueline Feral, « La théâtralité. Recherches sur la spécificité du
langage théâtral », Poétique,no 75, 1988, p. 360 ; pour l’ensemble de l’article p. 347-361.
[5]
M. Heidegger, « Science et méditation », Essais et conférences, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1973, p. 57-58.
[6]
Cf. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 8, où Nietzsche rapporte, en l’approfondissant, la thèse célèbre de Schlegel du « spectateur
idéal », OC, t. 1, Paris, Gallimard, p. 72 (nous écrirons désormais en abrégé NT pour La Naissance de la tragédie, et FP pour les Fragments
posthumes des Œuvres complètes chez Gallimard).
[7]
A. Girault, « Pratiques du théâtre », Théâtre public, no 5-6, juin 1975, p. 14.
[8]
A. Rey et D. Couty, Le théâtre, Paris, Bordas, 1980, p. 185.
[9]
R. Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Paris, Le Seuil, coll. « Tel quel », 1964, p. 41.
[10]
A. Badiou, « Dix thèses sur le théâtre », Comédie française, Les Cahiers, no 15, POL, 1995, p. 19.
[11]
L’expression est de Paul Klee, qui définit la peinture en tant qu’art qui rend visible.
[12]
Cf. Barthes, ibid.
[13]
Ibid., p. 42.
[14]
Nietzsche, op cit., p. 73.
[15]
Cf. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 366.
[16]
Aristote, Poétique, 1450 b 4 : La pensée « consiste dans la faculté de trouver le langage qu’implique la situation, ce qui dans les discours est
l’œuvre de la politique et de la rhétorique ».
[17]
Ibid., 1450 b 16-21.
[18]
Nietzsche, FP, 1869-1870, 3 [6] ; NT, t. 1, p. 213.
[19]
Aristote, Poétique, 4, 1448 b : « ... tous les hommes prennent plaisir aux imitations ».
[20]
FP, 1871, 9 [126], t. 1, p. 400.
[21]
Michel Corvin, article « Théâtralité », Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1991, p. 820-821.
[22]
Jacques Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 342.
[23]
Jacqueline Feral, « La théâtralité. Recherches sur la spécificité du langage théâtral », Poétique, no 75, 1988, p. 348 ; M. Polany, « The tacite
dimension », rapporté par J. Baillon, « D’une entreprise de théâtralité », Théâtre public, juin 1975, p. 109-112.
[24]
Anne Ubersfeld, L’école du spectateur, Paris, Éditions sociales, 1981, p. 52.
[25]
Ibid., p. 53.
[26]
Ibid.
[27]
La fonction du regard est une fonction essentielle au théâtre. Le regard s’inscrit comme séparé de sa propre extériorité dans le même temps
que les actants se regardent.
[28]
Guy Debord, La société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 23.
[29]
Ibid.
[30]
NT, § 12.
[31]
Ibid., § 14.
[32]
Ce texte, que nous citons ici sans le commenter, sera repris un peu plus loin.
[33]
NT, § 8.
[34]
Cf. J.-B. Pontalis, « Naissance et reconnaissance du “soi”. Pour introduire à l’espace potentiel », Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard,
1977, p. 178. Il s’agit du passage où le psychanalyste reprend la thèse de Winnicott sur l’espace transitionnel. La théorie de Winnicott est
exposée dans l’un de ses ouvrages majeurs, Jeu et réalité.
[35]
Voir le célèbre § 361 du Gai Savoir.
[36]
Aristote, Poétique, 1448 b 5-23 : « Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce
qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes
prennent plaisir aux imitations. [...] Une raison en est encore qu’apprendre est très agréable non seulement aux philosophes mais
pareillement aux autres hommes. »
[37]
Sharon Marie Carnicke, « L’instinct de théâtralité : Evreinov et la théâtralité », Revue des études slaves, t. 53, fasc. 1, 1981, p. 97-108. Cet article
fait partie d’un ensemble que la revue a consacré à cet auteur sous le titre « Nicolas Evreinov l’apôtre de la théâtralité ». Parmi les essais
théoriques d’Evreinov, citons : L’apologie de la théâtralité ; Le théâtre pour soi ; Le théâtre en tant que tel ; Le théâtre chez les animaux. Il est en outre
l’auteur d’une trentaine de pièces de théâtre.
[38]
NT, § 2, p. 46.
[39]
NT, § 1, p. 45.
[40]
Cf. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme ; Hölderlin, Hypérion et la mort d’Empédocle ; Emerson, Les forces éternelles de la
nature et La critique du temps présent ; Wagner, L’œuvre d’art de l’avenir. Voir Charles Andler, Nietzsche, sa vie, son œuvre, t. 1, Paris, Gallimard,
1958, p. 43, p. 69 sq., p. 340 sq. ; Paul-Laurent Assoun, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1980, p. 104-110.
Remarquons que l’on ne peut, d’un trait de plume, biffer ces influences, pas plus d’ailleurs que toutes les autres, sous prétexte qu’elles ne
serviraient que les intérêts de l’historien, et ne faire valoir que l’apport décisif de Nietzsche lui-même ; car, s’il les a constamment intégrées
pour les réévaluer dans ses perspectives, on peut simplement renvoyer le lecteur à toutes ses reconnaissances de dettes.
[41]
Dans Le livre du philosophe, Nietzsche écrit : « L’homme ne découvre que très lentement combien le monde est infiniment compliqué.
D’abord il se l’imagine tout à fait simple, aussi superficiel qu’il est lui-même. Il part de lui-même, le résultat le plus tardif de la nature, et il
se représente les forces, les forces originelles, de la même manière que ce qui se passe dans sa conscience. Il prend les effets des
mécanismes les plus compliqués, ceux du cerveau, pour des effets identiques à ceux des origines... Aussi croit-il avoir expliqué quelque
chose avec le mot “instinct” et reporte volontiers les actions à finalité inconscientes dans le devenir originel des choses » (trad. A. Kremer-
Marietti, édit. bilingue, Paris, Aubier-Flammarion, 1969, p. 95).
[42]
FP, 11 [415], OC, t. XIII, p. 365.
[43]
C’est pourquoi si l’apparence n’a pas de profondeur, « entrer dans l’apparence » sera sans doute découvrir une infinité de nouvelles
apparences ou, en termes nietzschéens, une infinité de masques.
[44]
FP, 9 [35], ibid., p. 28.
[45]
FP, frag. cité, OC, p. 366 : « La métaphysique, la morale, la religion, la science – ne sont considérées dans ce livre que comme différentes
formes de mensonge : c’est avec leur aide que l’on croit à la vie. “La vie doit inspirer confiance” : la tâche ainsi définie est énorme. Pour la
résoudre, il faut que l’homme soit déjà par nature un menteur, il faut plus que toute autre chose, qu’il soit artiste.... Et il l’est en effet :
métaphysique, morale, religion, science – rien que des progénitures de sa volonté d’art, de mensonge, de fuite devant la “vérité”,
de négation de la “vérité”. Ce pouvoir même, grâce auquel il fait violence à la réalité par le mensonge, ce pouvoir d’artiste par excellence de l’homme
– il l’a d’ailleurs en commun avec tout ce qui est : lui-même est en effet un morceau de réalité, de vérité, de nature – lui-même est aussi un
morceau de génie du mensonge... » Voir aussi FP, 17 [3], OC, t. XIV, p. 268.
[46]
Ibid.
[47]
GS, § 361.
[48]
NT, § 5.
[49]
Cf. Gabriel Abensour, « Blok face à Meyerhold et Stanislavski ou le problème de la théâtralité », in Revue des études slaves, 1982, p. 671-679 ;
cf. p. 671.
[50]
Heidegger, qui rapporte l’intégralité du fragment, ajoute que ce manque de principe organisateur rend « fort malaisé une représentation
cohérente de l’esthétique en tant que physiologie » ; cf. Heidegger, Nietzsche, Paris, Gallimard, vol. 1, p. 90.
[51]
Cf. « Là où je trouve à redire », in Nietzsche contre Wagner, « L’esthétique n’est en fait qu’une physiologie appliquée », OC, t. VIII, p. 349 ; voir
encore Le Cas Wagner, ibid.,p. 33.
[52]
FP, 17 [9], t. XIV, p. 276.
[53]
Cf. Heidegger, op. cit., p. 91-92.
[54]
Ibid., p. 93.
[55]
Cf. Grotowski, Vers un théâtre pauvre, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971, p. 19.
[56]
On sait que le spectacle de théâtre chez les Grecs n’avait rien d’un divertissement ; c’est d’ailleurs l’un des reproches que Nietzsche
adressera aux représentations théâtrales de son temps.
[57]
NT, § 8, p. 73 ; cf. H. C. Baldry, Le théâtre tragique des Grecs, trad. P. Darmon, Paris, Maspero, 1975.
[58]
NT, § 8, p. 76.
[59]
Il peut être intéressant de remarquer qu’on retrouve le « Da » dans le fameux jeu de la bobine de l’enfant et qui symbolise, selon Freud, le
retour de la mère, c’est-à-dire le retour de sa présence ici, devant l’enfant.
[60]
Cf. Jean-Pierre Vernant, « La figure des dieux III : Dionysos », Figures, idoles, masques,Paris, Juilliard, coll. « Conférences, essais, et leçons du
Collège de France », 1990, p. 216.
[61]
Ibid., p. 225, entrée que Vernant signifie ainsi : « Irruption subite, comme si Dionysos chaque fois surgissait d’ailleurs : étranger, monde
barbare, au-delà. Irruption conquérante qui, de cité en cité, de lieux en lieux, étend et assure le culte du dieu. Toute la tragédie, dans son
déroulement, illustre cette “venue” : elle donne à voir l’épiphanie dionysiaque. »
[62]
NT, § 10 : « Il y a une tradition irrécusable pour dire que la tragédie grecque, dans sa forme la plus ancienne, n’avait pas d’autre objet que les
souffrances de Dionysos et que, pendant très longtemps, ce fut justement le seul héros présent sur la scène. Mais on peut affirmer avec une
égale certitude que Dionysos, jusqu’à Euripide, n’a jamais cessé d’être le héros tragique et que toutes les figures illustres du théâtre grec,
Prométhée, Œdipe, etc., ne sont que des masques de ce héros primitif. »
[63]
Cf. Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 226.
[64]
Cf. Jacques Derrida, « Le facteur de la vérité », Poétique, no 21, 1975, p. 96-147, repris dans La carte postale, Paris, Aubier-Flammarion, 1980,
p. 441-524. Remarquons que le facteur, avant d’être le porteur distributeur de lettres, était, au XVI e siècle, étymologiquement parlant aussi,
« celui qui a fait » – le factor, de factum, supin de facere= faire – c’est-à-dire l’écrivain, l’artiste, et même Dieu en tant que créateur ; à partir du
XVIIIe siècle, il sera le fabricant d’orgues, de clavecins, de pianos.
[65]
GS, préface, § 4 ; cf. Sarah Kofman, « Baubo, perversion théologique et fétichisme », Nietzsche et la scène philosophique, Paris, coll. « 10/18 »,
1979, p. 263-304.
[66]
Cf. Peter Sloterdijk, Le penseur sur scène, 1986, trad. Hans Hildebrand, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 86.
[67]
Philippe Lacoue-Labarthe, « Note sur Freud et la représentation », Digraphe, no 3, 1974, repris sous le titre « La scène est primitive », in Le
sujet de la philosophie. Typographie I,Paris, Aubier-Flammarion, 1979, p. 206.
[68]
FP, 9[53] ; NT, OC, p. 380.
[69]
Walter Benjamin, Illuminationen, I, Éd. Suhrkamp, 1961, p. 70, cité par Charles Rosen, « Lecture de Benjamin », in Critique, 1978, p. 258.
[70]
Ibid., p. 333.
[71]
La séparation d’avec Instinkt n’est pas vraiment pertinente dans les textes de Nietzsche, car elle ne deviendra opératoire que dans l’optique
freudienne : Trieb y sera traduit par « pulsion », pour tenter de la séparer de l’instinct, trop marqué semble-t-il, par et dans le discours de la
biologie. De plus, la traduction par « pulsion » se justifie, car elle est principalement référée à la sexualité humaine. L’instinct, au sens strict,
désigne un modèle inné de comportement, un schéma de réaction qui se transmet héréditairement dans une espèce déterminée, et qui est
relatif à la satisfaction d’un type de besoin. Alors que la sexualité humaine est caractérisée par l’absence d’une telle prédétermination fixe.
Elle ne se montre pas sous le signe du besoin mais sous celui du désir. Pour Nietzsche, la distribution et la recomposition du mot Trieb avec
d’autres termes en donne une image quasi hypertrophiée. On peut en lire la liste (plus de soixante termes), pourtant exhaustive, dressée
par P. L. Assoun dans son ouvrage Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 1980, p. 90. C’est précisément dans un chapitre intitulé « Instinct et
pulsion » qu’Assoun reconstruit le champ sémantique de l’un et de l’autre chez les deux auteurs. Nous retiendrons, pour ce qui nous
concerne, à travers l’histoire du concept de Trieb chez Nietzsche, d’une part, celui que Nietzsche appelle justement le Kunsttrieb prototype
de l’instinct : l’instinct artistique – et qui est de part en part inconscient ; naturel avant d’être humain et de prendre place dans le psychique,
le Kunsttrieb, bien qu’unitaire, apparaît à travers la dualité (d’instincts) apollinien/dionysiaque. Il est défini dès La Naissance de la
tragédie comme une force de la nature, inconsciente, d’où surgissent le duo des « puissances artistiques » qui sont figurées chez les Grecs
par Apollon et Dionysos. Mais nous retiendrons, d’autre part, un sens que Nietzsche détermina dès sa leçon inaugurale à Bâle sur Homère et
la philologie classique, en 1869 : à savoir qu’à partir de la pratique philologique, il est possible de déterminer et de « sonder le plus profond
instinct de l’homme, l’instinct de parole (Sprachinstinkt) » (cité par Assoun, op. cit., p. 87). Art et parole ou langage seront ainsi des
déterminations essentielles dans l’œuvre ultérieure de Nietzsche : depuis le lieu d’où ils surgissent – la nature et l’homme – jusqu’à leur
ultime manifestation et définition dans La Volonté de puissance (cf. L. Assoun, op. cit., p. 149). On sait que le premier sens auquel s’attacha
Heidegger pour déterminer la volonté de puissance est celui de « la volonté de puissance en tant qu’art » (cf. Nietzsche, t. 1, p. 11-199).
[72]
Titre de Jean Tardieu qu’emprunte J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 507.
[73]
Ibid.
[74]
NT, § 8. Sur la métaphore, Le livre du philosophe, Paris, Aubier, bilingue, III, et parmi les lectures qui en ont été faites, voir Sarah
Kofman, Nietzsche et la métaphore, Paris, Payot, 1972, III, 4.
[75]
Lacan, op. cit.
[76]
NT, § 8. On pourrait voir ici l’idée et même le symptôme de l’obsession, dans la mesure où ce mot, par son étymologie latine, indique déjà
l’idée de siège : obsidere : action d’assiéger et qu’en ce dernier tiers du XIXe siècle on définissait comme « l’image ou le mot qui s’impose à
l’esprit malgré lui ». Cf. le mot « obsession » dans Oscar Bloch et von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF,
1932.
[77]
Cf. Sarah Kofman, op. cit., p. 164. On sait que S. Kofman vise la thèse de Heidegger.
[78]
Ibid., p. 139.
[79]
Le livre du philosophe, § 118.
[80]
W. Jankélévitch et B. Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978, p. 18.
[81]
Ph. Lacoue-Labarthe, « Typographie », in Mimesis. Des articulations, Paris, Aubier-Flammarion, 1975, p. 208.
[82]
Ibid.
[83]
Lacan, op. cit., p. 741.
[84]
S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 242.
[85]
Lacan, op. cit., p. 256. Il convient de noter que les préoccupations de Lacan ne sont pas celles de Heidegger, non seulement parce que Lacan
ne s’intéresse pas à la différence ontologique établie par Heidegger, mais parce que celui-ci, inversement, ne s’intéresse pas à la
psychanalyse, à ce qu’il appelle la « psychologie des profondeurs moderne ». Quant à leur réflexion respective au sujet de la Dichtung, si
Lacan en parle comme d’un procédé inconscient lié naturellement au plan du vécu du poète, Heidegger, en revanche, se démarque
nettement de ce point de vue. Si « la poésie n’est pas le processus psychique de la production des poèmes », il est clair, selon Heidegger, que
la Dichtung, étymologiquement parlant, n’a rien à voir avec dichten.« Dichten – que signifie au juste ce mot ? Il vient de l’ancien haut
allemand tithôn, et est en rapport avec le dictare latin, qui est une forme fréquentative de dicere = dire. Dictare,redire quelque chose, le dire à
haute voix, le “dicter”, exposer quelque chose par la langue, le rédiger, que ce soit un essai, un rapport, une dissertation, une plainte ou une
supplique, une chanson ou ce qu’on voudra. Tout cela s’appelle dichten [...]. Depuis le XVIIIe siècle seulement, l’usage du mot dichten a été
réservé à la composition de constructions langagières que nous appelons “poétiques” (poetisch), que nous appelons depuis des
“poésies” (Dichtungen). Au départ, le poétiser (das Dichten) n’a pas de rapport privilégié avec le poétique (das Poetische). [...] “Poétique” vient
du grec poïein,poïésis – faire, produire quelque chose. Le mot se situe sur le même axe de signification que tithôn, à ceci près que sa
signification est encore plus générale. [...] Ce mot [tithôn-dicere] a la même racine que le grec deiknumi. Cela veut dire : montrer, rendre
quelque chose visible, manifeste ; non en un sens général, mais sur la voie d’un montrer particulier. [...] Poétiser : un dire sur le mode du
signe qui rend manifeste » (Heidegger, Les hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin, trad. de l’allemand par François Fédier et Julien
Hervier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1988, p. 39-40). Il est clair que, selon Heidegger, et avec justesse,
le dichten précède la Dichtung en tant que « poésie » à proprement parler. Mais la question peut être posée de savoir si le « condenser » ne
serait pas une certaine forme que pourrait prendre le dire du « poétiser » originel ? En outre, dans cette perspective,
le Zarathoustra donnerait à voir ou se présenterait comme une forme « poématique » du « poétiser ».
[86]
Ibid., p. 742.
[87]
GS, Préface, § 4.
[88]
NT, § 8.
[89]
Lacan, op. cit., p. 406.
[90]
NT, § 8.
[91]
Ibid.
[92]
Ibid.
[93]
Ibid.
[94]
GS, § 347.
[95]
Léthé est l’un des cinq fleuves des Enfers : fleuve de l’oubli, il sépare la surface de la Terre du monde d’Hadès.
[96]
M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1973, p. 23.
[97]
Ibid., p. 69.
[98]
Cité par M. Détienne, op. cit., p. 75.
[99]
NT, § 8.
[100]
Ibid.
[101]
Ibid.
[102]
Platon, Gorgias, 463 a - 466 a ; 501 b - 502 d.
[103]
Derrida, « La parole soufflée », in L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 277, note.
[104]
Zarathoustra, Livre II, « Des poètes », trad. Bianquis, Paris, Aubier bilingue, p. 273-274. Il est une longue tradition, à la fois sémite et grecque,
qui associe symboliquement vin et connaissance, le premier faisant accéder à la seconde, mais dans la mesure où le participant est un
initié. Ce que nous voudrions simplement ajouter, c’est que le mensonge dont il s’agit, n’a pas, ici, et on le comprend aisément, de sens
moral, puisqu’il s’agit de poésie (Dichtung). Au contraire, son sens et donc sa présence, dans l’activité poétique, a fortiori chez les poètes
tragiques, est inconscient, c’est-à-dire a-moral ou extra-moral ; autrement dit, il occupe une place, la place même de la censure dont parle
Lacan.
[105]
On peut le dire de l’homme de façon générale, dans la mesure où chacun dispose d’un psychisme dont l’activité inconsciente est celle-là
même que Nietzsche, avant Freud, qualifie d’artistique ; cf. S. Kofman, op. cit., III, § 1.
[106]
Le livre du philosophe, III, 1, Paris, Aubier, p. 183 – Voir commentaires suivants : Articles de J. J. Goux dans Tel Quel, nos 33, 35, 36 ; J. Derrida,
« La mythologie blanche », in Marges, Paris, Minuit, 1975, p. 247-324 ; S. Kofman, op. cit., chap. III, 1 ; B. Pautrat, Versions du Soleil, Paris, Le
Seuil, 1971, p. 185-192.
[107]
Lacan, op. cit., p. 251.
[108]
NT, § 8 et 9.
[109]
Lacoue-Labarthe, op. cit., p. 201.
[110]
Ibid., p. 207, n. 54.
[111]
Cf. Gorgias, 502 a-d : « Socrate : Voir encore : cette vénérable et merveilleuse forme de poésie, la tragédie, que cherche-t-elle, à quoi s’efforce-
t-elle ? Est-ce à plaire uniquement, comme je le crois ; ou bien, si quelque idée capable de flatter et de charmer les spectateurs est mauvaise,
s’ingénie-t-elle pour le taire, et si quelque autre est désagréable, mais utile, prend-elle soin de le dire et de le chanter, que cela plaise ou
non ? De ces deux façons de se comporter, quelle est, selon toi, celle de la tragédie ? – Calliclès : Il est évident, Socrate, qu’elle tend plutôt à
l’agréable et au plaisir des spectateurs. – Socrate : N’avons-nous pas dit, tout à l’heure, que c’était là de la flatterie ? – Calliclès :
Certainement. – Socrate : Mais si on enlève à la poésie la musique, le rythme et le mètre, ce qui reste, n’est-ce pas simplement le langage ?
– Calliclès : C’est évident. – Socrate : Or ce langage s’adresse à la foule et au peuple ? – Calliclès : Cela paraît vrai. – Socrate : C’est donc un
discours relevant de la rhétorique ; le poète, en effet, ne te semble-t-il pas faire au théâtre métier d’orateur ? – Calliclès : Je le crois. »
[112]
Lacoue-Labarthe, op. cit., p. 205. Voir également la distinction bien établie par J. Derrida entre Nachahmung (imitation)
et Nachmachung (contrefaçon) (cf. « Economimésis », in Mimésis. Des articulations, Paris, Aubier-Flammarion, 1975, p. 70).
[113]
Voir, par exemple, dans Les Bacchantes, le moment où Dionysos se présente déguisé en jeune Lydien devant Penthée qui, de ce fait, ne le
reconnaît point.
[114]
Derrida, « La parole soufflée », op. cit., p. 274.
[115]
Lacan, Écrits, p. 259 : « L’inconscient est le chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le
chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs. À savoir :
« — dans les monuments : et ceci est mon corps, c’est-à-dire le noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la
structure d’un langage et se déchiffre comme une inscription qui, une fois recueillie, peut sans perte grave être détruite ;
« — dans les documents d’archives aussi : et ce sont les souvenirs de mon enfance, impénétrables aussi bien qu’eux, quand je n’en connais
pas la provenance ;
« — dans l’évolution sémantique : et cela répond au stock et aux acceptions du vocabulaire qui en est particulier, comme au style de ma vie
et à mon caractère ;
« — dans les traditions aussi, voire dans les légendes qui, sous une forme héroïsée, véhiculent mon histoire ;
« — dans les traces, enfin, qu’en conservent inévitablement les distorsions nécessités par le raccord du chapitre adultéré dans les chapitres
qui l’encadrent, et dont mon exégèse rétablira le sens. »
[116]
A. Artaud, Le théâtre et la culture, OC, t. IV, Paris, Gallimard, p. 18, cité par Derrida, op. cit., p. 279.
[117]
Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1972, p. 74 ; et Derrida, ibid.
[118]
Dans sa Poétique, Aristote énonce clairement l’une des règles fondamentales de la composition de la tragédie, et qui vaut autant pour le
poète que pour l’acteur : « Il faut composer les mythes et leur donner l’achèvement de l’élocution en en mettant autant que possible les
situations sous les yeux [...] et en leur donnant autant que possible le complément des attitudes [littéralement les figures, les schèmata] »
(1455 a 23-30).
[119]
Cf. Jean-Richard Freymann, Les parures de l’oralité. Re-penser la clinique psychanalytique,Paris, Springer-Verlag, coll. « Hypothèses », 1992.
[120]
Heidegger, op. cit. : « Les Grecs considéraient la langue optiquement, en un sens relativement large, à savoir du point de vue de l’esprit. »
Mais il ajoute un peu plus loin que « les Grecs connaissaient également le caractère oral de la langue, la phonè ».
[121]
Cf. le verset suivant dans la Première Épître de Paul aux Corinthiens : « Je pense que Dieu nous a exhibés les derniers, nous les apôtres, comme
voués à la mort, parce que nous sommes devenus spectacle pour le monde, et pour les anges et pour les hommes » (4, 9). Notons que la
Vulgate traduit le mot grec theatron par spectaculum.
[122]
On peut également y lire l’investissement de la rhétorique dans la musique et la tragédie ou encore celui de la critique historique et la
critique d’art.
[123]
On peut consulter avec profit le remarquable travail que Françoise Frontisi-Ducroux a consacré à une cette partie archéologique du dieu
aux masques dans son livre magnifiquement illustré : Le dieu-masque : une figure du Dionysos d’Athènes, Paris, La Découverte, 1991.
Résumé
Français
En considérant la théâtralité moins comme l’essence du théâtre, lui-même haut lieu de
la mimésis, que comme sa condition d’émergence, nous voulons mettre en évidence ce qui
pourrait la révéler par-delà le texte et la scène : altérité, imprésentabilité, féminité. Bien que
liée intimement au lieu et au jeu de la représentation, impliquant acteurs, spectateurs et
décors, la théâtralité se présentera plus comme un lieu de créativité, un espace transitionnel
où se joue (de) la vérité. On en mesurera l’enjeu à travers une relecture intertextuelle de La
naissance de la tragédie et de fragments posthumes de la même période, en interrogeant la
légitimité d’un instinct théâtral qui serait l’une des formes essentielles du Kunsttrieb dont le
destin est de procéder à une métaphorisation de « Dionysos agissant » et à une poétisation
dévoilante de la vérité dont l’acteur deviendra finalement l’interprète en cela même qu’il en
joue sur le mode de l’absence et qu’il ouvre un texte vers cet autre qui ne s’y présente jamais
comme tel.
Français
Considering theatrality less as the essence of theatre, which is the high place for Mimesis,
than the condition of its emergence, we would like to bring to force what could express it
above text and performance : alterity, impresentability, feminity. Even if it seems closely
related to place and acting of the representation, including the actors, the spectator and the
setting, theatrality will prove to be a place for creativity, a transitional space in which truth
can be performed. We will assess its stakes through a second intertextual reading of The
Birth of Tragedy and of posthumous extracts from the same period ; we can at the same time
wonder over the legitimacy of a theatral instinct which would be one of the essential forms of
the « Kunstriels » ; its fate is to act as a metaphor of an « acting Dionysos » and to a
revealing poetisation of truth for which the actor eventually turns out to be the interpret in so
far as he plays on it on bein